OEUVRES DE PIERRE BORDAGEA LA LIBRAIRIE L'ATALANTE Les guerriers du silence GRAND PRIX DE L'IMAGINAIRE 1994 PREAMBULE L'homme qui pense comme son temps disparait avec son temps, dit le vieil adage. Que savons-nous des Grandes Guerres de la Dispersion ? Que savons-nous du systeme premier d'ou, selon la legende, sont originaires l'ensemble des peuples humains dissemines dans la Galaxie ? Des abimes nous separent des autres rameaux humains. Les rares nouvelles que nous recevons d'eux sont comme des gouttes infimes humectant les levres d'un naufrage du Mitwan. Les griots celestes sont plutot avares de details. On devine que les autres peuples continuent de parler la meme langue que la notre, un terranz deforme et/ou truffe d'idiotismes. Nous pourrions donc comprendre nos freres si, par la magie d'une technologie inspiree, ou redecouverte, nous avions la possibilite de rompre ces distances inconcevables qui nous maintiennent dans l'isolement. J'ai consacre toute mon existence a l'etude des connaissances du passe, mais je ne vivrai pas assez longtemps, helas ! pour exaucer mon voeu le plus cher : partir vers la plus proche des planetes conquises, rencontrer les hommes qui l'habitent, evoquer avec eux les meandres de nos evolutions respectives. A l'evidence, nous sommes a jamais enfermes dans ces prisons de l'espace-temps auxquelles nous ont condamnes les Grandes Guerres de la Dispersion. Nous avons perdu le tout, nous sommes redevenus des parties, des fragments, nos connaissances se sont volatilisees dans ces gouffres qui se tendent entre nous. Et, bien que l'aveu m'en coute, je reconnais aujourd'hui que le Cercle des griots celestes, cette confrerie que j'ai meprisee, abhorree, combattue - par jalousie, sans aucun doute -, est le seul lien fiable entre les communautes humaines, la navette ultime et fragile qui, inlassablement, s'obstine a tisser la tapisserie humaine a travers les immensites cosmiques. Je vous enjoins par cette note de faire tout ce qui est en votre pouvoir pour accueillir et entendre les visiteurs du ciel. Pour les proteger des forces obscures dont le projet est de trancher ce dernier lien afin de plonger les mondes humains dans une nuit tragique et definitive. Je vous le demande avec d'autant de force que j'ai moi-meme ete un soldat de ces legions obscures. D'elles je ne sais pas grand-chose, sinon qu'elles surgissent d'un lointain passe, qu'elles se reconnaissent entre elles par le symbole de l'>, ou >, un animal que je n'ai jamais reussi a identifier-il me suffira de preciser ici qu'il s'agit d'un hybride chimerique, probablement symbolique, de rampant, d'oiseau et d'insecte. Je devins donc, pendant quelques annees, l'un de ces monstres au regard froid charges de preparer l'avenement des tenebres. Si ancienne et mysterieuse est l'organisation des anguizeurs - ou enguiseurs - que je croyais, en m'engageant dans ses rangs, exhumer quelque secret qui m'aurait permis de m'evader de ma prison spatiotemporelle, chevaucher ces dragons eblouissants qui volent sur les flots cosmiques. Je ne tardai pas a dechanter, decouvrant assez vite de quel bois etait fabriquee l'engeance des anguizeurs, celui dont on fait les assassins, les violeurs, les intrigants, les destructeurs, les exterminateurs. Je n'ai pas le temps de vous raconter les epreuves que je subis pour me sortir de leurs griffes, les precautions extremes que je dus observer dans ma vie quotidienne, les multiples tentatives d'assassinat dirigees contre ma personne, sachez seulement que leur puissance est redoutable, qu'ils se dresseront un jour ou l'autre sur votre route si vous choisissez le parti de la liberte, de la connaissance, de la lumiere, et prenez conscience qu'en protegeant les griots vous ne preserverez pas seulement l'existence des chanteurs de l'espace, vous vous erigerez en gardiens de la Creation, en garants de la vie. Gair Alphalis, dit le Reclus de Bel Flern, Galban la seche, sixieme planete du systeme de Scyrt. Il se demanda ce qu'il fichait la, allonge sur cette terre blessante d'ou montait une suffocante odeur de moisissure. Les souvenirs qui grouillaient a la surface de son esprit etaient insaisissables. Seules persistaient une impression de deplacement fulgurant et la douleur intense qui dissipait peu a peu l'ombre d'un vertige. Il se sentait ecrase, las, aussi faible qu'un nouveau-ne. Ce retour a la conscience dans cette cave sombre avait tout d'une naissance. D'une renaissance. Le voile allait bientot se dechirer, et sa memoire lui serait restituee. Il devait seulement attendre la fin du processus, oublier la sensation de vulnerabilite que lui valait son immobilite forcee. Il tenta de lever un bras, mais ne parvint pas a le bouger d'un millimetre. Ses yeux, s'accoutumant a l'obscurite, discernerent les pierres d'une voute. Il ne se trouvait donc pas a l'interieur d'une grotte ou d'une cave naturelle. Les pierres, parfaitement taillees et emboitees, le renvoyaient a d'autres reveils, a d'autres moments d'inertie et d'angoisse. Aucun bruit ne troublait le silence que sa propre respiration, malaisee, sifflante. Il reussit enfin a tourner legerement la tete et a promener son regard sur les murs habilles d'une mousse brune, presque noire. Une envolee de marches dans un recoin de la salle, un escalier tournant, antique a en juger par l'usure des pierres et le delabrement de son noyau central. Des fourmillements parcoururent ses doigts. Un bon signe : ils recouvraient leur sensibilite, leur souplesse. Sa main gauche eprouvait maintenant la consistance de la terre qui tapissait le sol de la piece souterraine. Une surface plus dure se devinait sous la couche friable et superficielle, les plaques lisses d'un carrelage peut-etre, ou d'une dalle de beton. Sa main droite, elle, maintenait un objet serre contre le haut de sa cuisse. Son pouce effleura un fil tendu qui emit un son envoutant. Sa kharba, son heptacorde, sa lyre de griot... Ce bout de fil suffit a devider la pelote entiere de ses souvenirs. Il sut alors qu'il gisait sur un chaldran, un noeud chaldrien, et que l'heure de la delivrance etait proche. > Ages d'une quinzaine d'annees, les adolescents avaient surgi comme des ombres des ruines de l'immense cite dont l'opulence et la misere s'etalaient autrefois sur les deux rives du P-ril maintenant asseche. Les motifs ecarlates brodes sur leurs longues chasubles noires representaient de petits animaux qui tenaient de l'insecte, du reptile et de l'oiseau. Joshya Kaarbi avait fini par dominer la souffrance de la renaissance, s'habituer a la pesanteur, desserrer les machoires de l'etau qui lui broyait la poitrine et la gorge. Il s'etait ensuite releve, avait gravi l'escalier a vis et parcouru un tunnel etroit qu'obstruaient par endroits des eboulis de terre et de pierre. Lorsqu'il avait enfin debouche a l'air libre, Shain, la geante bleue, se levait dans une floraison de corolles mauves et roses. Joshya Kaarbi avait promene un regard incredule sur les paysages de Zperanz, cinquieme planete et la seule habitable du systeme de Shain. Il n'avait pas ete surpris par la splendeur de l'aube de Zperanz, un spectacle auquel il avait assiste a plusieurs reprises, mais par le silence, un silence de cimetiere, et l'aspect desertique du plateau qui s'etendait jusqu'aux contreforts de la chaine montagneuse du P-tan. S'il n'avait pas reconnu la dentelle scintillante des sommets enneiges, il aurait pu croire que la Chaldria l'avait expedie par erreur sur un monde inconnu et sterile. La vegetation luxuriante qui avait autrefois recouvert le plateau avait disparu et devoile une roche nue, grise, torturee, traversee de part en part par la blessure profonde du P-ril. Il ne restait de Port-Songe, la capitale de Zperanz, que des monticules de terre et de pierre emprisonnes par une lepre rampante, brunatre, epineuse. Plus une trace des ponts aux arches majestueuses qui enjambaient le cours d'eau, des batiments sur pilotis, des maisons enfouies dans les arbres, des ruelles, des escaliers, des terrasses, des pontons... > Perplexe, Joshya Kaarbi degagea la kharba de sa ceinture de tissu, observa pendant quelques instants la conque lisse et brillante parsemee de taches phosphorescentes, les sept cordes tendues au-dessus de l'ouverture chantournee. L'instrument qui l'accompagnait depuis plus de cinquante ans de Log ne lui avait pas encore livre tous ses secrets. Il lui suffisait de gratter les cordes avec l'ongle du pouce pour en tirer des notes cristallines a la puissance etonnante, accordees a sa voix, a son harmonie intime. La kharba, que les non-inities prenaient pour un simple coquillage musical, ne se contentait pas de soutenir le chant de son partenaire, elle le magnifiait, elle le glorifiait. Elle seule avait le pouvoir d'ouvrir la porte des archives humaines, elle l'aidait a se projeter et se maintenir dans la >, elle lui soufflait les histoires et les mots justes, elle lui etait aussi indispensable que son coeur, ses poumons ou son foie. Jamais un griot n'aurait songe a se produire sans son heptacorde. Joshya chassa ses pensees melancoliques et caressa du plat de la main la surface ronde et lisse de la kharba. Un vent leger jouait dans ses cheveux, dans les pans de sa toge et de sa tunique longue. > Les adolescents le fixaient avec une expression indefinissable, entre interet, ferocite et mepris. Leurs cheveux sales, emmeles, encadraient des visages emacies ou brillaient des yeux fievreux. Ils n'avaient sur les os qu'une peau brune, dessechee, constellee de croutes noires, de cicatrices, de tatouages plus ou moins estompes. Leurs cous puissants, leurs epaules larges et leurs mains aux doigts carres etaient les derniers vestiges de leur patrimoine zperanzien. Joshya Kaarbi se souvint de la bienveillance joviale des hommes et des femmes aux corps massifs venus l'ecouter lors de son dernier passage - meme si, a la fin de son chant, quelques voix s'etaient elevees pour reclamer la dissolution du Cercle des griots. > Joshya faillit pivoter sur lui-meme et prendre ses jambes a son cou. Il y renonca : sa fuite n'aurait pas seulement aiguillonne l'agressivite de ses vis-a-vis, elle se serait revelee inutile. Affaibli par la renaissance, il peinait toujours a se deplacer sur cette planete a la gravite legerement plus forte que sur la plupart des autres mondes. Et puis l'occasion lui etait offerte de porter le Verbe, de celebrer la grande famille humaine dispersee dans la Galaxie. Qu'il s'exprime devant une assemblee fervente ou un auditoire restreint et hostile n'avait aucune espece d'importance ! La catastrophe qui s'etait abattue sur Zperanz, qui avait transforme les vallees en deserts, detruit l'orgueilleuse Port -- Songe et sans doute les cites mineures des bords du P-ril, avait laisse une poignee de survivants, et ceux-la, les rescapes, avaient plus que d'autres besoin d'entendre son chant. Quand il leur aurait fait le don du Verbe, il pourrait s'entretenir avec eux, essayer de comprendre les raisons de la decheance de Zperanz. Un siecle et demi, un souffle a son echelle de temps, suffisait largement a conduire une civilisation a sa perte. Il avait constate des effondrements plus rapides, provoques par des cataclysmes naturels, des guerres ou l'effritement brutal des structures sociales rongees par les antagonismes. Joshya cala la kharba contre son ventre et posa les extremites de ses pouces sur les deux cordes opposees : la bourdonne, la plus longue, la plus grave, et la chanterelle, la plus courte, la plus claire. Les premieres notes s'envolerent, impregnees de tristesse. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre la transe, cet etat second ou les pensees s'estompaient, ou son corps et sa gorge devenaient les caisses de resonance du Verbe. > Il n'avait aucun effort a fournir pour se rememorer les noms et les aventures des heros de la Dispersion humaine - bien qu'elle s'etendit sur une periode de plusieurs siecles et regroupat des milliers de personnages. Il n'avait meme pas besoin de reflechir, porte par les notes de l'heptacorde et le son de sa voix. Le chant chassait sa souffrance, le rendait joyeux, presque euphorique. > hurla un garcon. Ce n'etait pas l'habitude des spectateurs que de manifester pendant le chant d'un griot (un comportement sacrilege et puni de mort sur bon nombre de mondes), mais Joshya Kaarbi n'en tint pas rigueur au perturbateur. Mieux, il eprouva un regain d'interet pour son auditoire : l'apprenti qu'il avait cherche en vain durant toutes ces annees se trouvait peut-etre parmi ces adolescents. Mourir sans laisser de successeur etait une malediction chez les griots de la fraternite de Cerculum et, meme si aucune loi ne l'y contraignait, Joshya ressentait la necessite urgente de transmettre son heritage. -- Anguiz ! >> hurlerent les adolescents. Plusieurs d'entre eux se leverent et effectuerent une serie de cabrioles en gesticulant et poussant des hurlements. Leurs chasubles noires se retroussaient sur leurs jambes, leurs bassins et leurs poitrines. Le griot vit qu'ils etaient depourvus d'organes sexuels. Il ne s'agissait pas d'une mutation, mais d'une mutilation : les plaies s'etaient infectees et avaient abandonne d'horribles cicatrices sur leurs bas-ventres. Ils s'etaient interdit toute possibilite de se reproduire - une precaution inutile, il n'y avait pas une seule femme parmi eux. Joshya poursuivit son chant, la meilleure facon de ramener le calme dans son auditoire. -- Ezam Shain ! cracha un garcon. -- A bas Ezam Shain !gronda un second. -- A mort Shain ! >> glapirent les autres. Les vituperations des adolescents sortirent definitivement Joshya Kaarbi de sa transe. Ses pouces cesserent de gratter les cordes de la kharba. Il redevint un simple voyageur aux prises avec la solitude et la peur. Il ne s'etait pas ecoule une demi-journee depuis sa renaissance et, comme son organisme ne supporterait pas un deuxieme transfert rapproche, il ne fallait pas compter sur la Chaldria pour le sortir de cette situation. Il ne lui restait plus qu'a engager la conversation. Il remisa son heptacorde dans sa large ceinture de tissu avant de demander d'une voix forte : > Les garcons se resserrerent autour de lui. Il lut de la folie dans leurs yeux exorbites. Ils ne portaient pas d'arme, et pourtant ils ressemblaient a des soldats implacables, a des anges exterminateurs. Son regard fut attire par l'animal rouge brode sur le tissu reche de leur vetement : tete ronde, bec pointu, pattes puissantes, griffes en eventail, corps allonge et recouvert de deux rangees de plumes, queue recourbee qui s'achevait par un dard en forme de crochet. Il avait deja remarque ce symbole au cours de ses autres voyages, mais il ne parvint pas a se rappeler dans quel lieu ni en quelles circonstances. Les rayons de Shain, maintenant haut dans le ciel, lui frappaient avec durete les epaules, la nuque et le crane. Il transpirait a grosses gouttes sous ses vetements traditionnels de griot, la toge et la tunique longue resserree a la taille par une cordelette. Un adolescent se detacha du groupe, approcha son visage a deux pouces du sien et le devisagea avec une ardeur provocante. Fouette par son odeur pestilentielle, Joshya se recula d'un pas. > Un sourire sardonique etira les levres de l'adolescent. La pression de ses yeux immenses et clairs ne se relacha pas. L'animal incruste sur le devant de sa chasuble semblait saigner comme une blessure au coeur. > La douceur de sa voix enrobait le fil tranchant du fanatisme. Ses propos evoquaient les divagations d'une organisation plus ou moins clandestine dont les responsables de Port-Songe avaient entretenu Joshya cent cinquante ans plus tot. Ses devots prechaient l'avenement du vide purificateur, le retour au silence glacial d'avant l'explosion originelle, la fin de l'illusion humaine. Le griot n'y avait prete qu'une attention distraite sur le moment : les sectes apocalyptiques et autres groupuscules fanatiques proliferaient dans les marges des societes humaines, et les adorateurs du Vide, peu nombreux de surcroit, ne lui avaient pas semble plus dangereux que d'autres. Les rayons bleutes de Shain miroitaient sur les feuilles de la vegetation rampante et entretenaient l'illusion qu'un incendie se propageait dans les ruines. > demanda Joshya. Les garcons bruirent comme des roseaux couches par le vent. > L'interlocuteur de Joshya s'exprimait avec une emphase grotesque, typique des individus habites par les dogmes. -- Quand l'homme se sera efface, alors la Creation recouvrera sa purete originelle. -- Le jardin terrestre, l'Eden du premier peuple ? >> L'adolescent secoua lentement la tete. -- Ou sont vos pretres ou vos chefs ? -- Ils ont accompli le sacrifice supreme, ils se sont effaces avec les autres. Ils nous ont donne l'ordre d'attendre le passage du griot avant de les rejoindre dans l'infini du Vide. -- Je ne pense pas que ce soit pour le simple plaisir d'entendre la voix de l'espace, n'est-ce pas ? >> La reponse se dessina dans l'esprit de Joshya Kaarbi en meme temps qu'il posait la question, et son sang se gela dans ses veines. Pas maintenant, pas si tot, pas comme ca, il n'etait pas alle au bout de sa route, il n'avait pas forme de successeur, il n'etait pas pret... -- Absurde ! La Chaldria n'est qu'un element de la Creation. On ne fait pas disparaitre une planete en pulverisant un seul de ses cailloux, on ne tue pas un etre en lui arrachant un cheveu ou un bout d'ongle. -- Detruisez l'esprit des hommes, et vous supprimerez son jardin, arretez le chant des hommes, et vous restaurerez le Silence. >> La main de l'adolescent happa le poignet du griot avec une telle soudainete qu'il n'eut pas le temps de se jeter en arriere. Il tenta de se degager, mais chacun de ses mouvements ne fit qu'aviver la douleur qui montait de ses os. -- Que cesse le chant des hommes ! hurlerent les autres. Que s'efface la Creation ! >> Les adorateurs du Vide glorieux avaient extermine la population de Zperanz, transforme la planete en desert et charge une petite troupe d'executer le visiteur celeste. Depuis combien de temps l'attendaient-ils dans les ruines de Port-Songe ? Ebranle par une formidable envie de vivre, Joshya se debattit encore, en pure perte. Aux effets de la gravite et de la renaissance s'associait une mutation physiologique engendree par les voyages repetes sur les flots de la Chaldria, la > -ou correction chaldrienne -, une sorte de declin progressif de la densite physique, comme si, a chaque transfert, les voyageurs semaient quelques-unes de leurs particules sur les formidables courants cosmiques. Un souffle d'air ou un filet d'eau ne peut deplacer une montagne. L'adolescent plongea sa main libre dans la ceinture de tissu du griot et se saisit de l'heptacorde, qu'il brandit comme un trophee. > gemit Joshya, les larmes aux yeux. Son interlocuteur l'enveloppa d'un regard indechiffrable. > Il lanca la kharba par-dessus son epaule en direction des autres. Une douleur atroce laboura le ventre de Joshya, comme si on venait de lui arracher les tripes. L'instrument rebondit a plusieurs reprises avant de heurter violemment l'arete d'un rocher. Les cordes se briserent dans une succession de plaintes etouffees. Le griot baissa la tete pour ne pas voir les adolescents pietiner la conque en poussant des glapissements de betes sauvages. Des larmes brulantes et ameres lui roulerent sur les joues. Il allait mourir sur ce monde deja mort. Il ne reverrait plus jamais Venter, la planete du Cercle, la seule terre dans cet univers ou il se sentit chez lui. Les adolescents le harcelaient comme des martrillons, les petits charognards criards des mondes du Kolk. Les rayons de Shain lui brulaient la nuque et les epaules, un grand froid se diffusait en lui, qui etouffait ses velleites de revolte. Recueilli par son maitre a l'age de neuf ans, il s'etait devoue tout entier au Verbe, sans jamais entrer dans sa vie d'homme, sans jamais connaitre la chaleur d'une amitie ou d'un amour. Des regards s'etaient pourtant poses sur lui, qui exprimaient un interet sincere, un desir de partage. Mais il n'evoluait pas sur le meme plan spatio-temporel que les autres etres vivants, et il avait evite de nouer des liens affectifs qui n'auraient debouche que sur des regrets. > Joshya n'avait pas apprivoise la solitude, mais le chant lui avait donne du bonheur. En reduisant sa kharba en pieces, ses bourreaux l'avaient ampute de sa derniere raison de vivre. L'existence d'un griot n'etait qu'un long apprentissage du renoncement. De la mort. L'adolescent lacha enfin le poignet de Joshya, qui tomba a genoux. Secoue de sanglots, le griot attendit le coup de grace. Il se demanda s'il ne revait pas quand il vit son bourreau s'accroupir devant lui, le petit animal rouge sang se detacher de la chasuble noire, sauter a terre et, la queue redressee, s'avancer vers lui d'une demarche maladroite. CHAPITRE PREMIER LA REVEUSE Mes six ans venaient tout juste de sonner quand je fus admise dans le dome celeste de la Cite des Nues. Bien que pres d'un siecle se soit ecoule depuis ce jour, je m'en souviens comme si cette scene se jouait encore sous mes yeux, je me souviens des details avec une precision effarante, des sons, des couleurs, des odeurs, je me souviens surtout du sourire et du regard merveilleux du griot celeste. Il me fixait avec une expression de bonte que je n'ai jamais observee chez quelqu'un d'autre. Il ne parlait pas et, pourtant, j'eus l'impression de l'entendre me raconter l'immensite de l'espace, les distances inconcevables qu'il avait parcourues pour nous rendre visite, pour nous rappeler que nous n'etions pas seuls dans l'univers, que notre planete, Jezomine, ou Jezseptime, septieme fille de l'etoile Jez, n'etait qu'un monde habite parmi tant d'autres, que nous appartenions a la grande famille humaine eparpillee dans la Galaxie. Je ne suis pas restee longtemps en sa compagnie, car une foule innombrable se pressait a la porte du dome, mais le trop bref instant pendant lequel nous sommes restes face a face m'a marquee plus qu'aucun evenement de ma modeste existence, j'inclus ici la ceremonie de mon mariage et la naissance de chacun de mes enfants. Je plains les generations qui, comme celle de mes arriere-grands-parents, n'ont jamais eu l'occasion de rencontrer un griot celeste. Je m'estime privilegiee et me sens tenue de partager cette benediction avec les malchanceux. C'est la raison pour laquelle j'ai entrepris de rediger ces carnets, et aussi, sans doute, parce que l'ecriture est la maniere la plus efficace de ressusciter les rares moments de bonheur dans une existence frappee du sceau de la rudesse et de l'ingratitude. Les carnets d'Astael, Jezomine. Depuis maintenant plus de trois jours, les spheres d'harmonie jaillissaient des tours du palais et s'envolaient en grappes scintillantes au-dessus des toits pentus de la Cite des Nues. Bon nombre d'entre elles se desagregeaient avant meme d'avoir franchi les remparts et liberaient des notes prolongees, aigues ou graves, qui retombaient en pluie sur les rues et les places ornees de rubans de tissu. > La main sur la poignee de la porte, Jozbeth leva les yeux sur la visiteuse et fronca le nez, un double mouvement qui creusa les rides sur son front et aux coins de ses yeux. Puis elle tira machinalement sur les manches de sa robe, l'un de ces vetements traditionnels en laine d'anouelle, pratiques mais peu seyants, que les jeunes femmes repugnaient dorenavant a porter. -- Le ciel est si vaste >>, dit Kaleh. Les yeux clairs de Jozbeth revinrent se poser sur son interlocutrice. > Incapable de soutenir le regard acere de la vieille femme, Kaleh observa la ruelle ou flottaient une multitude de rubans accroches aux fenetres et aux frontons. Des farandoles rieuses et braillardes battaient la terre seche et soulevaient des nuages de poussiere ocre qui s'echarpaient sur les aretes et les angles des toits de tuiles plates. En contrebas, des barques glissaient paresseusement sur le fil lisse et encore sombre du fleuve Sherdi. La-haut, dans le bleu fonce du ciel, les rayons naissants de Jez, l'etoile du systeme, enflammaient les spheres d'harmonie qu'un vent mollasson poussait en direction du massif des Mysteres. -- Qu'est-ce qui te fait penser que tu recevras une reponse ? -- N'es-tu pas la plus grande reveuse de la Cite des Nues ? >> Jozbeth agrippa le col arrondi de la robe de soie de Kaleh, l'abaissa d'un coup sec, examina pendant quelques instants la longue et fine cicatrice qui partait sous la clavicule de la jeune femme et mourait sur la courbe naissante de son sein gauche. > Kaleh ne repondit pas ni ne chercha a se soustraire a l'examen de la vieille femme. Pourtant, si un angailleur venait a la surprendre dans cette ruelle de la ville basse, elle subirait immediatement le chatiment reserve aux soltanes qui sortaient des limites de leur quartier. Elle poussa un soupir de soulagement quand Jozbeth remonta le col de sa robe et recouvrit la cicatrice de l'insolte, le signe distinctif des courtisanes. -- C'est... mon fils. >> Le murmure de Kaleh se perdit dans la rumeur de la cite sous-tendue par les harmoniques des spheres. Elle baissa la tete afin de dissimuler la montee de ses larmes. Deux hommes qui passaient tout pres lui jeterent un regard a la fois admiratif et intimide. Leurs faces burinees, leurs cheveux ras, leurs mains puissantes, leur allure gauche et leurs vetements rustiques les designaient comme des journaliers des oasis ou des guides qui conduisaient les caravanes de marchandises a travers les etendues desertiques du Mitwan. -- Treize ans. -- Il a quel age maintenant ? -- Onze. >> Jozbeth hocha la tete, puis s'effaca pour inviter Kaleh a entrer. La jeune femme eut un fremissement de joie en franchissant le seuil. Elle avait entendu dire que Jozbeth, la reveuse la plus renommee de la Cite et de tout le royaume des Nues, ne distillait ses consultations qu'au compte-gouttes. La plupart de ceux qui la sollicitaient se voyaient opposer une fin de non-rece-voir dont la secheresse, voire la mechancete, ne les empechait pas de revenir frapper a sa porte les semaines, les mois ou les annees suivants. C'etait donc un privilege que d'etre admise dans sa maison - un privilege qui avait probablement un cout. Kaleh se demanda si elle avait prevu assez de saquins. La porte se referma sur elle. Le contraste entre la rumeur de la Cite et le silence de la maison, entre la lumiere du jour et la penombre de l'entree, lui donna l'impression d'etre passee dans un autre monde. Elle frissonna. Comme a chaque fois qu'une excitation montait en elle, une serie d'ondulations parcoururent l'interieur de son sein gauche. Elle avait mis trois ans a s'habituer a la presence de son soltan, le delai moyen qu'il fallait au parasite pour modifier le metabolisme de son organisme d'accueil. La douleur, parfois insoutenable, l'avait tenue eveillee des nuits entieres, mais, meme s'il continuait de s'agiter avec frenesie lors des grosses chaleurs ou des grands froids, le soltan ne la faisait plus souffrir desormais. Jozbeth preceda la visiteuse dans un couloir, puis l'introduisit dans une petite piece ou regnait une odeur capiteuse. Apres que ses yeux se furent accoutumes a l'obscurite, Kaleh discerna deux fauteuils habilles de tissus clairs, une table basse et un tapis de laine qui recouvrait en partie les dalles rugueuses et marbrees. Des istys blanches jaillissaient d'un grand vase comme l'un de ces geysers bouillants et laiteux qui se dormaient regulierement en spectacle dans les cours interieures de la ville haute. Kaleh eprouva le besoin de parler, de soulager la tension qui aiguillonnait son soltan. -- Soltane ? J'ai vu deux vies en toi, la tienne et celle de ton parasite. -- Vous savez ce que les angailleurs nous feraient a toutes les deux s'ils me decouvraient dans votre maison ? >> Jozbeth acquiesca d'un mouvement de tete qui ramena deux meches grises sur son front. -- Je ne suis pas une putain de la ville haute, coupa la vieille femme d'une voix dure. Chez moi, on paie apres la consultation. Assieds-toi. >> Kaleh se laissa choir sur le fauteuil que lui designait Jozbeth. Elle s'appliqua a respirer profondement afin de ralentir son rythme cardiaque. Elle regrettait maintenant la decision qui l'avait entrainee dans l'antre de la reveuse : elle avait peur de ce qu'elle allait entendre, de ce qu'elle allait decouvrir. Le soltan interpretait son trouble physiologique comme les premices d'une joute amoureuse et la preparait en consequence. De son sein gauche partaient des pincements ineffables qui vibraient et s'amplifiaient dans son corps comme dans la caisse de resonance d'un instrument de musique. Si elle n'enrayait pas le processus maintenant, les effleurements de l'air et de la soie sur sa peau se transformeraient en caresses irresistibles, un croisement de jambes un peu appuye ou un contact involontaire suffiraient a la precipiter dans un abime de plaisir. Entre elles, les courtisanes appelaient ces orgasmes incontroles les >, un surnom qui designait egalement les soltans eux-memes : les parasites aiguisaient la receptivite sensorielle de leurs hotesses afin de provoquer des desordres organiques, saper les defenses immunitaires et renforcer leur propre emprise. Ils bloquaient puis annihilaient le mecanisme de l'ovulation, un systeme de contraception radical pour les courtisanes dont l'activite, de surcroit, s'accommodait mal des saignements menstruels. En contrepartie de ses bons offices, le parasite volait de nombreuses annees d'existence a son organisme d'accueil. Il continuait de se developper, finissait par atteindre le coeur et etouffer les diastoles. Les soltanes depassaient rarement les quarante ans et evitaient de gaspiller leur courte existence en plaisirs qui ne leur rapportaient pas un saquin. Kaleh s'astreignit a rester immobile et a suspendre son souffle, la technique rudimentaire mais efficace que les matrones lui avaient enseignee juste apres la greffe. Le tenta-tueur s'eloigna, la laissant dans une frustration latente qui se consumerait dans le prochain embrasement de ses sens. > La voix eraillee de Jozbeth horripila la soltane. Assise dans le fauteuil d'en face, la robe remontee sur les genoux, la vieille femme l'examinait d'un regard a la fois inquisiteur et lointain. Les souvenirs affluerent en force dans l'esprit de Kaleh, les parfums violents et sucres de l'oasis, le murmure de l'eau, la brulure de l'air, la douceur de l'herbe, le sourire lumineux de Raj, les caresses ensorcelantes de Raj, le corps nu et sombre de Raj, le sexe dresse et intimidant de Raj, le poids, la sueur, l'odeur, la semence de Raj... > Jozbeth se pencha, lui prit les mains et plissa les yeux. Surprise par la chaleur de ses paumes, Kaleh eut un mouvement de recul, mais ne put echapper a la poigne de fer de la reveuse. -- Mort ? Comment... comment pouvez-vous en etre aussi... -- Sure ? Tu ne serais pas venue me consulter si tu ne croyais pas au pouvoir des reveuses. Je me sers de tes songes comme d'une clef qui ouvre de multiples portes. Ou d'un fil qui me guide dans les multiples trames. C'est ton pere qui s'est charge de le tuer, ainsi que l'exige la coutume dans les oasis. D'un coup de poignard en plein coeur. Puis il a ramene l'objet du delit, son penis et ses testicules, a ta mere pour lui montrer qu'il avait accompli son devoir de chef de famille. >> Kaleh etouffa un gemissement. Elle gardait de Raj l'image d'un garcon vigoureux, joyeux, dont la temerite le poussait sans cesse a defier les pieges et les mirages du Mitwan. Aussi loin qu'elle s'en souvint, ils s'etaient toujours aimes, et ils n'avaient pas eu l'impression de commettre une faute lorsque leurs corps s'etaient unis. Mais on ne transigeait pas avec l'honneur des filles dans les oasis : son pere avait sequestre Kaleh les sept derniers mois de sa grossesse, puis il l'avait vendue aux emissaires des matrones quelques heures a peine apres son accouchement. Jusqu'a la fin de l'annee derniere, elle avait vecu avec la certitude qu'il avait tue son fils et epargne la vie de Raj. Puis, six mois plus tot, une inquietude avait grandi en elle, un manque inexplicable, suffocant, l'avait rongee de l'interieur comme un deuxieme parasite. Plusieurs de ses clients lui ayant parle des pouvoirs extraordinaires de Jozbeth la reveuse, elle avait pris la decision de sortir de ses quartiers pour se rendre dans la ville basse. Le desordre joyeux regnant depuis trois jours sur la Cite des Nues lui avait facilite les choses : elle n'avait pas entrevu l'ombre d'un angailleur dans les ruelles sinueuses qui descendaient, parfois a pic, vers les quartiers populeux de la rive droite du Sherdi. >, reprit Jozbeth. La respiration et le rythme cardiaque de Kaleh s'accelererent, et, a nouveau, elle s'offrit aux stimulations sensorielles du soltan. Les mains de Jozbeth lui broyaient les siennes comme des pinces chauffees a blanc. De temps a autre, l'eclat d'un rire transpercait les murs et s'echouait dans la penombre de la petite piece ou brillaient les yeux exorbites de la reveuse. -- Ton pere, son grand-pere, n'a pas eu le courage de l'egorger. Il l'a abandonne dans le desert, puis il est revenu a l'oasis en pleurant. Ton pere... >> La vieille femme partit en arriere comme si elle avait recu un choc. De sa robe s'exhalait maintenant une odeur aigre qui masquait le parfum des istys. La sueur collait ses cheveux a ses joues et a ses tempes. > La revelation de la mort de son pere ne suscita en Kaleh qu'une indifference teintee de nostalgie. Elle ne s'etait jamais sentie proche de cet homme, un monstre d'orgueil emmure vivant dans ses certitudes. Elle l'avait toujours associe a la secheresse, tronc noueux, fruit ratatine, terre craquelee... Pourtant, la reveuse venait d'affirmer qu'il avait verse des larmes apres avoir abandonne l'enfant dans le desert. Son pere, pleurer ? Se pouvait-il vraiment que quelques gouttes d'eau se fussent ecoulees d'un corps aussi aride ? -- Aucune de tes portes n'ouvre sur elle. Ca ne veut pas dire qu'elle est morte, seulement que vos trames ne sont plus reliees. -- J'etais proche d'elle pourtant. -- Alors c'est que tu as solde les comptes avec elle. Elle t'a donne tout ce qu'elle pouvait te donner, tu as pris tout ce que tu pouvais prendre. Tu es sortie de son attraction. >> Pour Kaleh, qui rencontrait des difficultes grandissantes a se rememorer son visage, sa mere incarnait la femme des oasis, anonyme, silencieuse, apaisante, comme l'ombre d'un grand rocher dans la fournaise du Mitwan. Elle s'etait donnee sans compter a ses cinq enfants, trouvant toujours temps et energie pour nourrir, bercer, cajoler, laver, rassurer, soigner. Elle n'avait pas prononce un mot quand elle avait decouvert la grossesse de Kaleh, sa fille la plus jeune, elle etait sortie dans le crepuscule et n'etait rentree que le lendemain a l'aube, les yeux rouges, les joues creusees, les cheveux en bataille, les vetements dechires et macules de terre. > Tiree brutalement de sa reverie, Kaleh etablit soudain la relation entre les paroles de Jozbeth et l'angoisse indechiffrable qui l'avait attiree dans l'antre de la reveuse : un reveil brutal de sa fibre maternelle, un besoin urgent de savoir ce qu'etait devenu le petit etre luisant et chiffonne sorti de son ventre. Un feu devorant se deversait des paumes de la vieille femme et repandait dans son corps une chaleur intense, a la limite du supportable. Elle macerait dans un bain de sueur, une sensation qui lui rappelait les ceremonies de purification dans les katwas, les salles souterraines noyees de vapeur brulante. Son hochement de tete decrocha quelques gouttes de son front et de ses joues. -- Quoi ? >> Jozbeth confirma ses dires d'un clignement de paupieres. Toutes les terreurs d'enfant de Kaleh etaient remontees a la surface de son esprit lorsque la vieille femme avait prononce le mot >. Les populations des oasis vivaient dans la peur perpetuelle des creatures qui peuplaient le desert profond, tellement mysterieuses que leur description variait d'un puits a l'autre, parfois meme d'un membre a l'autre d'une meme famille. Fanfaron a ses heures, Raj affirmait qu'un jour il partirait dans le desert profond et ramenerait une de leurs depouilles, >. Leurs ecailles de couleur ocre, leur aspect horrible et leur ferocite sans borne etaient pour l'instant les seules caracteristiques qui faisaient l'unanimite. Les explorateurs officiels du palais, escortes par des detachements de la garde d'elite, n'avaient jamais reussi a rapporter un specimen vivant ou mort de leurs expeditions, pas meme un squelette. Les seules traces que les skadjes laissaient de leur passage etaient les restes des cadavres qu'ils n'avaient pas devores entierement. Il n'y avait rien de plus angoissant, pour les enfants mais aussi pour les adultes, que de vivre sous la menace constante d'un predateur tellement secret qu'il en etait devenu legendaire. -- C'est la deuxieme fois que tu emets des doutes sur mes paroles, soltane ! gronda Jozbeth. Fais attention : les portes de tes reves risquent de se refermer. A jamais. >> Mal a l'aise, Kaleh essaya de se detendre, mais, entravee par sa robe imbibee de sueur et les serres de la vieille femme, elle ne reussit qu'a accentuer l'inconfort de sa position. Le soltan lui donnait des coups repetes dans le sein gauche, comme autrefois son fils avait laboure son ventre a coups de poing et de pied. -- Les reves donnent instantanement les reponses. Je parle des reves de vision, des reves qui relient toutes les trames, le passe, le present et l'avenir. -- Vous la... voyez ? -- Pas comme je te vois. Le reve me transporte en elle. Les cris de l'enfant l'ont alertee et elle s'en est approchee avec l'extreme prudence qui caracterise les siens. Elle a d'abord envisage de le dechiqueter, parce qu'il est un petit d'etre humain et que le bruit des humains blesse sa paix interieure, puis, sans trop savoir pourquoi, elle a choisi de l'epargner, de le soustraire a la chaleur de la Source de vie d'en haut qui brule sa peau tendre et fragile. Elle s'est penchee sur lui, elle l'a ramasse, elle a failli le relacher quand il s'est mis a hurler, elle a de nouveau ecoute le chant de sa forme et, en depit de ses horribles cris, elle a discerne en lui une forme de beaute qu'elle n'aurait pas crue possible chez les etres humains. Qu'est-ce qu'elle connait des hommes, a part cette tendance au vacarme qui en fait d'insupportables profanateurs ? Elle l'a emmene dans le nid qu'elle partage avec une dizaine des siens. >> Kaleh crut discerner de la souffrance dans le visage grimacant et la respiration saccadee de la vieille femme. Elle devina alors que, comme les plaisirs extremes des courtisanes se payaient en annees de vie, les reves de Jozbeth lui volaient son energie et acceleraient son vieillissement. C'etait la raison pour laquelle, sans doute, elle donnait si peu de consultations. >, je parle d'un etat provisoire. Elle peut etre male ou femelle, ou male et femelle en meme temps, selon les exigences du Tout-qui-est-dans-rien. >> Jozbeth se mit a trembler. Serrant toujours aussi fermement les mains de Kaleh, elle entraina la jeune femme dans une serie de mouvements convulsifs qui lui secouerent durement les bras, les epaules et la poitrine. Le soltan cessa de s'agiter et entra dans une phase d'inertie, sa maniere a lui d'exprimer desarroi et inquietude. Si elle se prolongeait pendant plus d'une semaine, la torpeur du parasite entrainait son organisme d'accueil dans une forme de langueur qui pouvait degenerer en anemie pernicieuse. Kaleh avait assiste a l'agonie de plusieurs de ses consoeurs touchees par > : ces femmes, symboles de l'amour, de la beaute, de la fete des sens, n'etaient plus que des squelettes habilles d'une peau fletrie, verdatre, dont la vie s'etait refugiee tout entiere dans les yeux. > Des spasmes ebranlerent Jozbeth et ballotterent les deux femmes d'un accoudoir a l'autre de leurs fauteuils. > Le visage de Jozbeth s'etait transforme en un masque effrayant, sculpte dans un bloc de terreur et de souffrance. Kaleh se debattit, mais la pression des doigts de la vieille femme, aussi puissants et coupants que des serres, ne se relacha pas. > Jozbeth bascula en arriere avec une telle soudainete que Kaleh, ejectee de son fauteuil, heurta de plein fouet les genoux de la reveuse avant de perdre l'equilibre et de tomber lourdement. Bien qu'amortie par le tapis, sa chute lui coupa la respiration et l'abandonna un long moment aux prises avec une douleur aigue a la hanche et au sternum. Le sang circulait a nouveau dans ses mains engourdies. Elle percut les mouvements sinueux du soltan dans son sein gauche. Elle en fut soulagee : son parasite et elle revenaient dans le monde des sens, dans cette realite un moment estompee par les divagations de la reveuse. Car, elle en etait convaincue desormais, les revelations de Jozbeth n'etaient qu'un tissu de mensonges, des fariboles de bonne femme pourvue d'une imagination delirante et guettee par la folie ! Elle se traita d'idiote et se jura de ne plus jamais consulter une de ces marchandes de fausses verites. Raj, assassine, emascule par son pere ? Son pere, poignarde par le frere de Raj ? Elle n'y croyait pas, meme si les vengeances de ce genre etaient frequentes dans les oasis. Son fils, eleve par des skadjes ? Invraisemblable ! Reputees pour leur ferocite, les creatures du desert profond n'auraient jamais epargne un petit d'homme abandonne sur leur territoire. Aussi ridicule que cette histoire de femelle qui devenait male selon les exigences du tout qui est dans le rien, ou encore que cette histoire de sons meurtriers ! Kaleh se releva, rajusta sa robe detrempee, disciplina ses cheveux de ses doigts ecartes. En colere contre la reveuse et surtout contre elle-meme, elle plongea la main dans sa large ceinture de soie et en extirpa sa bourse, resolue a payer son du et a filer sans demander son reste. Elle espera qu'elle ne croiserait pas le chemin d'un angailleur soupconneux entre la ville basse et le quartier des soltanes. > demanda-t-elle d'une voix seche. Elle garda les yeux baisses. Forte de sa nouvelle determination, elle ne voulait meme plus croiser le regard hallucine de la vieille femme. Elle mourait d'envie d'etre rechauffee par les rayons ardents de Jez. > En l'absence de reponse, elle finit par lever les yeux sur le fauteuil de la reveuse. La position de Jozbeth, robe remontee sur les cuisses, tete renversee contre le dossier, meches en travers du visage, bouche entrouverte, bras ecartes, l'intrigua puis l'alarma. Elle attendit encore quelques instants avant de se rapprocher de la vieille femme et de lui poser le pouce et le majeur sur les jugulaires. Le pouls de la reveuse ne battait plus. Kaleh verifia encore a trois reprises, admit enfin que Jozbeth etait morte. Elle se mordit les levres, suffoquee par un debut de panique. Si elle ne voulait pas attirer l'attention sur elle, elle n'avait pas d'autre choix que de filer et de regagner aussi vite que possible sa maison du quartier des soltanes. Le parasite aiguisait a nouveau ses recepteurs sensoriels, exacerbait chacune de ses perceptions, les caresses de l'air, les frottements de la soie, l'entrelacs des odeurs, les arabesques tracees par les gouttes de sueur, le fourmillement de ses mains, la douleur sourde a sa hanche et sa cage thoracique. Par chance, la ruelle etait deserte lorsqu'elle entrouvrit la porte. Les notes des spheres scintillantes qui se desagregeaient au-dessus des toits dominaient a present la rumeur assourdie de la ville. Jez, deja haut dans le ciel, brillait de tous ses feux et deposait sur les facades cette lumiere rougeatre qui recouvrait d'un perpetuel voile sanguin la Cite et le royaume des Nues. Kaleh parcourut une succession de ruelles sans croiser ame qui vive. Elle marchait d'un pas soutenu en s'efforcant de maitriser sa respiration et sa peur. Elle s'engagea dans un raidillon vers les quartiers des tisserands, des drapiers, des tailleurs et des teinturiers. Au labyrinthe tortueux, sale et sombre de la ville basse succedaient des rues larges, gorgees de lumiere, pavees de dalles lisses, bordees de boutiques, ornees parfois de buissons fleuris ou de fumerolles de sources chaudes. Ici egalement, des rubans colores dansaient le long des fenetres, des volets, dans les arbustes, au-dessus des toits. Depuis que les gardiens du dome avaient annonce le passage imminent des griots celestes, la cite tout entiere s'etait paree de ces fines et legeres bandes de tissu qui faseyaient et fredonnaient a la moindre brise. Elle traversa la place du Mendhuri ou les marchands d'epices venus des oasis du bord du Mitwan installaient leurs etals dans un foisonnement de teintes vives. Des bouches circulaires decoupees a meme le sol vomissaient a intervalles reguliers des hommes coiffes de turbans qui portaient de gros sacs de jouale, une fibre textile sauvage noire et tres resistante qu'on cultivait sur les pentes du massif des Mysteres. Les marchandises, pratiquement toutes acheminees par les barges fluviales, etaient reparties dans les differents quartiers de la Cite des Nues par un systeme de tubes, de nacelles et de poulies installe a l'interieur des collines. Kaleh n'avait jamais explore les > ainsi surnommes car le systeme servait egalement a recueillir et evacuer les dechets que transportaient d'autres barges jusqu'aux immenses fosses peuplees de grandes gravelles nettoyeuses -, mais quelques-uns de ses clients lui en avaient parle comme d'une merveille technologique que les actuels techniciens du palais seraient probablement incapables de concevoir et meme de copier. Elle ne perdit pas de temps a contempler le spectacle fascinant de ces porteurs aux torses muscles et luisants de sueur qui jaillissaient des entrailles du sol comme des tritrilles de leurs terriers. Pourtant, leur peau brune et ferme devait changer agreablement de celle, molle et parfumee, des habitues du quartier des plaisirs. Les habitants des oasis ou des agglomerations mineures du royaume frequentaient rarement les maisons des soltanes de la Cite des Nues. Le cout prohibitif des nuits d'amour n'etait pas la seule raison de leur timidite : les courtisanes passaient pour des creatures diaboliques, expertes en drogues et en poisons, des succubes qui profitaient du sommeil de leurs clients pour aspirer leur virilite. > Kaleh tressaillit. Elle venait tout juste de s'engager dans l'artere droite qui montait en pente douce vers le quartier des plaisirs. L'epouvante lui scia les jambes. Elle savait que l'ordre lui etait adresse, mais elle evita de se retourner et continua de marcher tout en jetant des coups d'oeil affoles a droite et a gauche. Les rubans formaient au-dessus de sa tete une voute instable et bruissante. Ton fils est vivant, une femelle skadje l'a recueilli, il fuit dans le desert... > Elle accelera le pas. Elle etait sortie de ses quartiers pour apaiser son inquietude de mere, pas pour transgresser les edits royaux ni semer le trouble dans les familles. Le mensonge n'avait pas tue la reveuse, seule la verite avait ce pouvoir. Le fils que Raj lui avait donne etait vivant. Elle devait a tout prix le retrouver, le baigner de tendresse. L'amour qu'elle avait connu avec ses clients n'etait qu'une grossiere caricature de celui qu'elle aurait eprouve pour son enfant si la loi des oasis ne les avait pas separes. En larmes, affolee par des claquements precipites de pas derriere elle, elle remonta sa robe et se mit a courir, consciente que sa reaction signait son aveu de culpabilite. Elle se jeta dans une venelle qui s'ouvrait entre deux facades inclinees et se perdait un peu plus loin dans la penombre. Ses bottines au cuir encore rigide lui blessaient les orteils et le haut des chevilles. Des ondulations frenetiques chevauchaient les battements de son coeur a l'interieur de son sein gauche ; elles traduisaient l'indecision de son soltan alarme par ce brusque remue-menage. Croyant qu'elle avait seme son poursuivant, Kaleh lanca un coup d'oeil par-dessus son epaule. Un gemissement s'echappa de ses levres : l'angailleur vetu de noir avait fondu sur elle a la vitesse d'un oiseau de proie. Sa face, aussi bleme et rigide qu'un masque mortuaire, crevait la semi-penombre a moins de cinq pas. Le symbole de son autorite apparaissait entre les pans flottants de sa cape : l'angaille, le petit dragon rouge et brillant habille de plumes. A bout de souffle, la gorge et les poumons en feu, les jambes flageolantes, Kaleh tomba a genoux sur la terre battue de la venelle. CHAPITRE II QUI-VIENT-DU-BRUIT Nous devons maintenant conclure, Sire, mesdames et messieurs, que les skadjes n'ont existe que dans l'imagination fertile des habitants des oasis. Les nombreuses expeditions qui se sont succede dans le desert n'ont rapporte ni specimen ni squelette, ni meme fragment d'os. Les recits des oaseurs ou des guides caravaniers nous en fournissent des descriptions differentes, voire contradictoires, ce qui tendrait a prouver leur caractere fantaisiste, pour ne pas dire farfelu. Si l'esprit humain se nourrit aussi de fantasmes et de terreurs, comme l'affirment nos confreres specialistes en psychologie, disons alors que les skadjes sont les objets des fantasmes et des terreurs les plus repandus dans les oasis. Nous ne recommandons pas pour autant de mettre fin aux expeditions dans le desert profond, nous proposons seulement d'en modifier les objectifs : les etendues du Mitwan nous paraissent en effet riches de ressources cachees qui pourraient, si nous apprenions a les identifier et a les exploiter, concourir a renforcer la grandeur et la perennite du Royaume. Nous voulons ici parler des pierres aux couleurs somptueuses, de ces etranges fleurs minerales que les oaseurs appellent les > ou encore de la fantastique energie degagee par les creatures des roches. Extrait d'un discours de Haion Sangl, explorateur officiel du palais de la Cite des Nues, Jezomine. Qui-vient-du-bruit s'apercut avec effarement que Danseur-dans-la-tempete, son compagnon de nid prefere, avait roule dans la poussiere. Les vents continuaient de pousser les boules transparentes vers le coeur du desert. Elles se desagregeaient l'une apres l'autre en liberant leurs effroyables sons. Aussi loin que portaient ses capteurs a lumiere, Qui-vient-du-bruit ne discernait pas de fin a ce deferlement. Il lui semblait que les spheres meurtrieres recouvriraient la voute celeste jusqu'a la fin des temps. Elles modifiaient la direction et l'intensite des rayons de Source de vie d'en haut dont la clarte, habituellement orangee, avait pris une etrange teinte brune. Les grandes dunes se coiffaient d'une ecume instable entre les reliefs rocheux et tourmentes. Qui-vient-du-bruit interrompit sa course, revint en arriere et se pencha sur Danseur-dans-la-tempete. Il observa tin moment le corps inerte deja recouvert d'une fine couche de poussiere rouge, puis il ferma ses capteurs a lumiere afin qu'aucune stimulation ne perturbe leur echange. Il etait le seul du nid a posseder ce genre de capteurs, cette enveloppe lisse, ces quatre membres allonges, cette touffe de poils noirs sur sa tete. Le seul a conserver le meme sexe alors que les autres se metamorphosaient au gre des besoins, des envies. Le seul a prendre appui sur ses extremites alors que les autres avancaient par bonds ou reptations. Il buvait a lui seul autant que tous les occupants du nid, une eau qu'il devait ensuite evacuer par le petit appendice entre ses membres inferieurs qui etait, selon Autre-mere, le signe distinctif des faiseurs de bruit males. Il s'efforca de chasser la fatigue et l'irritation pour recueillir le silence de son compagnon foudroye. Le vacarme des spheres et le raffut du petit etre qui battait a l'interieur de lui l'avaient depuis longtemps coupe des autres membres du nid egailles dans le desert. Il rencontrait d'insurmontables difficultes a maintenir les echanges a distance. Sa constitution n'etait guere adaptee aux exigences de son environnement. Autre-mere lui avait appris qu'il n'etait pas ne dans le nid. Elle l'avait decouvert abandonne sur un rocher, son enveloppe tendre et fragile deja brulee par les rayons de Source de vie d'en haut. Malgre ses epouvantables cris, elle l'avait sauve de la mort sans savoir pourquoi, sans doute parce que telle etait la volonte du Tout qui est dans rien. Issu du monde du bruit, il avait ete adopte comme un veritable compagnon par la communaute d'Autre-mere. Ses particularites organiques l'empechaient de prendre part a l'ensemble des activites du nid, entre autres aux metamorphoses et aux echanges de fluides, mais les enfants du Tout lui avaient enseigne les regles elementaires de la survie, ils lui avaient appris a se proteger des rayons ardents de Source de vie d'en haut, a detecter les nappes d'eau pure, a chasser et depecer les tritrilles, a interpreter les nuances infinies du silence. Ils lui avaient egalement transmis la peur et la douleur du bruit. Oh, ils ne craignaient pas les insinuations sifflantes du vent dans les rochers, ni les chants de sable a l'incomparable beaute, ni encore les craquements et crissements familiers du desert profond, non, ils designaient le tapage entretenu par les hommes depuis leur arrivee sur ce monde. Cela avait commence par un grondement insupportable et s'etait poursuivi par une rumeur devorante qui cernait peu a peu le coeur du Mitwan. La memoire d'Autre-mere et des compagnons les plus anciens conservait le souvenir d'une tempete de spheres sonores semblable a celle-ci, qui s'etait declenchee des temps et des temps plus tot et avait decime un grand nombre des leurs. Le silence de Danseur-dans-la-tempete annoncait qu'il s'appretait a interrompre prematurement son cycle. Qui-vient-du-bruit ne percut aucun regret dans sa decision, seulement une souffrance inexprimable et le soulagement d'echapper au deluge des sons meurtriers. Et de la reconnaissance pour lui, le seul a avoir rebrousse chemin afin de l'assister dans son depart. C'etait la, peut-etre, que residait la beaute jadis entrevue par Autre-mere dans le petit d'homme abandonne par les siens. Les enfants du Tout ignoraient la compassion. Aucun d'eux ne serait revenu en arriere pour prendre soin d'un blesse. La loi implacable du desert ne s'y pretait pas, mais Danseur-dans-la-tempete appreciait la presence de Qui-vient-du-bruit dans ce moment de transition - meme si son compagnon soufflait plus fort qu'une rafale de chizz, repandait une odeur plus apre que celle d'une gravelle en rut et lui retournait un silence ebranle par des coups repetes et puissants. Un flot de sensations s'ecoula dans l'esprit de Qui-vient-du-bruit. Le mourant le remerciait de ses attentions en lui confiant ses souvenirs les plus precieux, les danses dans les tourbillons de sable qui lui avaient valu son dernier nom. Pendant quelques instants, le petit d'homme flotta avec legerete au milieu des spirales enivrantes, epousa le rythme changeant et secret des elements, chanta avec le choeur grisant de son monde. Puis les sensations s'estomperent, il ne percut rien d'autre qu'un silence sans intention, et il sut que Danseur-dans-la-tempete avait acheve son cycle. Des gouttes ameres de sa source interieure deborderent de ses capteurs a lumiere. Une perte navrante pour un corps qui reclamait de telles quantites de liquide. Son organisme avait des reactions etranges, mysterieuses, comme les tensions soudaines de son appendice male, parfois aussi dur que la roche, ou les accelerations brutales du petit etre qui battait a l'interieur de lui. Son enveloppe elle-meme se fendait avec une facilite deconcertante sur les aretes des rochers, sur les piquants ou les griffes des tritrilles. Des coupures, profondes ou non, suintait un liquide rouge qui finissait par s'epaissir et former une croute foncee, le flux vital selon Autre-mere. Les enfants du Tout, eux, ne gaspillaient presque jamais leur flux vital : des ecailles solides protegeaient leur enveloppe et, si d'aventure elle venait a se dechirer, il ne sortait de la blessure qu'une bulle sombre qui, tres vite, donnait naissance a une nouvelle ecaille. Il contempla de nouveau le corps inerte de son compagnon et le trouva beau dans l'abandon de la mort. Danseur-dans-la-tempete avait entame sa mutation lors du precedent echange des fluides. Les tentacules transparents qui lui couronnaient la tete brillaient d'un eclat particulier. Les courbes lourdes de ses anneaux suggeraient qu'il avait ete feconde, qu'il emportait une deuxieme vie dans l'autre monde. Les excroissances acerees qui lui servaient a dechirer la chair de ses proies retroussaient les plis de son museau, si dur et pointu qu'il pouvait crever d'un seul coup la terre la plus seche. Ses cartilages desormais inutiles fremissaient aux souffles du vent comme les piquants desseches des carcasses des tritrilles. Des flots d'amertume jaillirent encore des capteurs de Qui-vient-du-bruit. Il n'etait pas presse de reprendre sa course : le bruit des hommes ne lui causait pas vraiment de peur et de douleur, seulement de l'irritation quand il devenait trop insistant. Lui, l'etre inadapte, fragile, offrait une meilleure resistance aux sons que les enfants du Tout. Et meme, il lui arrivait de trouver presque autant de beaute au deluge des spheres qu'a l'ineffable chant des sables. Il se demanda ou etait passee Autre-mere, se redressa sur ses deux membres posterieurs et observa le desert. Il ne repera pas la longue silhouette de sa protectrice sur les pentes des dunes. D'insaisissables tourbillons traversaient le moutonnement rouge et se brisaient sur les reliefs. Les spheres se pressaient en vagues tumultueuses au-dessus de lui, s'entrechoquaient, eclataient dans une tempete de sons, lui donnaient l'impression que le ciel craquait de toutes parts. Le silence reviendrait quand les vents les auraient eloignees, mais, avant, elles auraient peut-etre extermine les derniers enfants du Tout. Un feu brulant se repandit dans le corps de Qui-vient-du-bruit. Autre-mere comparait ce phenomene a la rage desesperee des tritrilles cernes de toutes parts. Meme lorsque la lutte etait perdue d'avance, leur instinct de survie les poussait a se battre jusqu'a l'extreme limite de leurs forces. Chez Qui-vient-du-bruit, le feu interieur se traduisait par une envie devastatrice de s'agiter, de crier, de frapper. Il s'en etait toujours abstenu, car il ne tenait pas a blesser d'une maniere ou d'une autre ses compagnons de nid, mais il lui etait arrive de rester suffoquant et tremblant pendant une revolution complete de Monde d'en bas. A l'idee qu'il pouvait etre definitivement separe des autres enfants du Tout, il fut assailli de pensees terribles a l'encontre des hommes. Il n'avait rien en commun avec les faiseurs de bruit, meme si son nom et son corps ne laissaient planer aucun doute sur ses origines. Les longues colonnes humaines qu'il avait apercues au loin ressemblaient a de gigantesques griffes de tumulte et de fureur qui laceraient la paix splendide du desert profond. Les hommes semblaient avoir envahi Monde d'en bas dans le seul but de le blesser, de l'affaiblir, d'aneantir les creatures silencieuses et magnifiques qui l'habitaient depuis la nuit des temps. Danseur-dans-la-tempete avait choisi d'achever son cycle plutot que de s'exposer au deluge des sons. Le vent avait tire un voile epais et rouge sur son cadavre. Qui-vient-du-bruit songea tout a coup que, si les echanges avec ses autres compagnons s'etaient interrompus, c'etait peut-etre qu'ils avaient eux aussi renonce a la vie. Et avec eux les occupants de tous les nids du desert. L'eau amere deborda a nouveau de ses capteurs a lumiere. Il demeura sans bouger pres du corps de Danseur-dans-la-tempete jusqu'a ce que Source de vie d'en haut eut disparu a l'horizon et que Froid qui tombe eut gobe toutes les formes dans son immense gueule obscure. Le chizz particulierement violent soulevait une telle quantite de sable qu'on ne distinguait plus les innombrables points lumineux, les grains de matiere dans l'espace infini selon Autre-mere. Les organes capteurs de ses compagnons de nid, les tentacules transparents du sommet de leur tete, leur permettaient d'entendre le chant des formes, y compris ceux qui resonnaient a des temps et des temps de Monde d'en bas. Par les echanges silencieux, les enfants du Tout avaient donne un apercu de leurs perceptions au petit d'homme : l'environnement proche et lointain s'offrait a eux comme une infinite de chants qui s'organisaient en choeurs a la complexite harmonieuse, fascinante, energisante. Les couper du silence, comme l'avaient fait les hommes, les privait de leur langage, de leur substance. Meme lorsqu'ils donnaient la mort aux tritrilles - et aussi aux etres humains quand les chaleurs implacables du cycle de grand Feu maintenaient leurs proies favorites au fond de terriers inaccessibles -, ils n'alteraient jamais la beaute de leurs chants. Le cycle vital, traquer, tuer, manger, nourrissait des cycles plus vastes qui se jetaient eux-memes dans les vagues infinies de la creation. Qui-vient-du-bruit avait mange de la chair humaine, au gout plus apre que celle des tritrilles. Avant de lui en proposer, les compagnons du nid lui avaient demande si cela le genait. Pourquoi aurait-il du etre gene ? Il partageait leur existence et, si les circonstances leur imposaient de se nourrir de chair humaine, il n'y voyait aucun inconvenient. Ce n'etait pas parce que les hommes avaient la meme forme que lui, les memes membres etires, la meme enveloppe fragile, les memes poils sur la tete, le meme flux de vie rouge et fluide, qu'il appartenait au meme monde qu'eux. Les caresses habituellement agreables de Froid qui tombe se faisaient mordantes. Elles accentuaient le sentiment de solitude et de tristesse de Qui-vient-du-bruit. Sa gorge seche, douloureuse, reclamait avec insistance de l'eau. Malgre sa fatigue, il evita de s'allonger de crainte d'etre enseveli sous les nappes de sable tendues par le chizz. Les particules cinglaient son enveloppe et le contraignaient a garder fermes ses capteurs a lumiere. Les spheres continuaient de se desagreger dans un vacarme incessant qui, par intermittence, reproduisait de facon grossiere l'harmonie des choeurs des formes. Lorsqu'il reprit conscience, Source de vie d'en haut brillait d'un eclat vif dans le ciel totalement degage et le silence regnait sur le desert profond. Apres s'etre assoupi debout, il s'etait allonge sans s'en rendre compte sur le tumulus qui s'etait forme au-dessus du corps de Danseur-dans-la-tempete. Des grains irritants s'etaient glisses sous les voiles protecteurs de ses capteurs a lumiere et a l'interieur de sa gueule. Il se releva et, d'une serie de secousses, se debarrassa de l'epaisse couche de poussiere qui teintait de rouge son enveloppe. Le chizz avait bouleverse le desert avant de se retirer. Des dunes avaient pousse ca et la, d'autres s'etaient evanouies, des cretes rocheuses etaient apparues, d'autres s'etaient englouties dans les ondulations de sable. Une infinite de formes nouvelles, de nuances nouvelles, de chants nouveaux se terraient dans l'omnipresence du rouge. Il essaya de reprendre contact avec ses compagnons de nid, mais a son echange ne repondit qu'un calme morne, et il sut qu'ils avaient tous acheve leur cycle. Il ne communiquerait plus jamais avec Autre-mere, elle qui avait devine sa beaute interieure sous l'offense de ses cris. L'eau amere s'ecoula sur ses joues et accentua sa soif. Alors il partit en quete d'une nappe, la seule decision qu'il fut capable de prendre dans la detresse qui grandissait en lui. Il apercut de nombreux tumulus semblables a celui qui s'elevait au-dessus de Danseur-dans-la-tempete. Pris de panique, les enfants du Tout avaient fui les sons meurtriers, mais, debordes par la vitesse et la quantite des spheres, ils etaient tous tombes dans le coeur du desert. Le chizz, en les recouvrant, avait erige les socles ou s'agregeaient deja les embryons de dunes. Autre-mere lui avait transmis la splendeur enchanteresse du chant de l'eau, mais il serait passe a cote de la plupart des puits si ses compagnons ne l'avaient pas assiste dans sa quete. Il leur suffisait de se mettre a l'ecoute des choeurs des formes pour detecter la presence de nappes plus ou moins profondes a des temps et des temps de distance. Il s'immobilisa au sommet d'une grande dune et referma ses capteurs a lumiere. Les rayons de Source de vie d'en haut cognaient sur son enveloppe comme sur une roche brulante. Il percut les grattements caracteristiques d'un tritrille non loin de la. Il fut traverse par l'envie de plonger ses crocs dans la viande palpitante et tendre de l'une de ces boules de piquants. Bien que courts et peu pratiques en comparaison de ceux de ses compagnons de nid, ses crocs lui permettaient d'arracher des morceaux de chair, de les macher, de combler sa faim et de reconstituer ses forces. Il discerna encore les frissonnements de la brise brulante, les craquements des roches, un lointain chant de sable, d'autres choeurs diffus. Rien qui indiquat la presence d'une nappe d'eau dans les environs, soit qu'il n'y en eut pas, soit qu'il fut incapable de l'entendre. Il se deplaca de dune en dune sans obtenir de resultat. Le feu de Source de vie d'en haut transpercait maintenant son enveloppe. Il lui semblait que tout etait sec a l'interieur de lui. En versant une grande partie de son eau pour ses compagnons de nid, il s'etait condamne a une mort a breve echeance. Il peinait de plus en plus a s'arracher du sable meuble qui roulait et s'enfoncait sous les extremites de ses membres. Il se sentait peu a peu gagne par le decouragement, le renoncement. Plus personne ne partagerait ses jeux, ses chasses, ses etonnements, ses peurs et ses roulades dans la gueule tenebreuse de Froid qui tombe, plus personne ne lui montrerait la beaute de Monde d'en bas. Il se rememora l'immense soulagement de Danseur-dans-la-tempete avant de mourir. N'etait-ce pas une invitation a rejoindre Autre-mere et les siens dans l'autre cycle, dans l'autre existence ? Perdu dans ses pensees, il marcha jusqu'a ce que Source de vie d'en haut s'abime a l'horizon dans un faste ecarlate. Sa langue enflee occupait tout l'interieur de sa gueule. Alors il s' allongea sur le sable et, comme son compagnon prefere, il attendit que la mort vienne le delivrer de ses tourments. Un eclat de lumiere le reveilla. Les grains de matiere dans l'espace infini brillaient d'un vif eclat dans l'obscurite glaciale de Froid qui tombe. Grand Cercle changeant se promenait tout la-haut, pale, demi-plein, proche de son compere Petit brillant. Toujours allonge sur le flanc, dans un etat de faiblesse extreme, Qui-vient-du-bruit percut la presence de plusieurs formes, confirmee par une nuee d'odeurs fortes. Incapable d'entendre les vibrations les plus lointaines, il avait appris, a force d'imiter ses compagnons, a discerner les chants les plus proches. Le son l'informait instantanement de la nuance de la forme : terreur des tritrilles au fond de leurs terriers, mefiance exacerbee des rampants de sable, tranquillite minerale des creatures de roche, agressivite et rapacite des faiseurs de bruit... Il se redressa, un mouvement qui le vida de ses dernieres forces, et scruta les environs. Des lumieres vacillantes l'encerclaient, comme si une pluie de grains de matiere dans l'espace etait tombee autour de lui. Des silhouettes animales et humaines emergeaient de l'obscurite. Un gout de chair et de sang lui envahit la gorge, reveilla son instinct de chasseur, lui donna un regain d'energie. Recouvert d'une peau lisse et brillante, l'homme le plus proche tenait une lumiere au bout d'un de ses tentacules et, de l'autre, tirait un grand animal au bout d'une corde. Qui-vient-du-bruit detendit ses membres posterieurs et lui sauta a la gorge. Cette nuit de cauchemar serait la derniere pour Kaleh. Elle ne pouvait pas remuer a l'interieur de son etroit cercueil de bois. On lui avait lie les pieds et les mains, croisees sur sa poitrine. Ses hurlements et ses suppliques avaient glisse sur la determination de ses tortionnaires. Elle avait pleure toutes les larmes de son corps lorsque les premieres pelletees de terre avaient frappe le couvercle, elle avait hurle toute son epouvante, sa colere, sa detresse, mais les chocs s'etaient repetes a une cadence reguliere, lancinante, de plus en plus sourds, de plus en plus lointains. Des filets de poussiere s'etaient ecoules sur sa peau glacee. Lorsqu'elle s'etait rendu compte que plus personne ne pouvait l'entendre, elle avait roule dans une vague de terreur qui, longtemps plus tard, l'avait rejetee haletante, brisee, presque folle. Puis, dans le silence de sa tombe, les souvenirs avaient afflue dans le plus grand desordre. De temps a autre, le soltan remuait dans son sein gauche avec une violence inhabituelle qui ravivait les douleurs des premiers temps. Il avait compris que son organisme d'accueil s'etait transforme en un piege mortel, et ses ondulations forcenees ressemblaient a des tentatives desesperees de s'evader de sa prison de chair. Un geignement continu s'echappait des levres entrouvertes de Kaleh et deposait un filet de salive sur son menton. Ses yeux brouilles par les larmes s'ouvraient sur une obscurite indechiffrable. Environnee de vide, elle baignait dans une odeur de terre impregnee des relents de sa sueur, de son urine, de ses excrements, de sa peur. Ses bras replies lui comprimaient les seins et commencaient a s'engourdir, le bois rugueux lui blessait les epaules, le dos et les fesses. Elle n'avait pas reussi a corrompre l'angailleur qui l'avait arretee. Certaines de ses consoeurs lui avaient pourtant raconte qu'elles s'etaient sorties des serres de ces dragons de malheur en leur offrant de l'argent ou un acompte sur une nuit d'amour, mais celui-la etait reste inflexible. Il avait d'abord donne un coup de poing dans la bourse qu'elle lui avait offerte, puis il l'avait repoussee avec brutalite lorsque, surmontant son aversion, ravalant son orgueil, elle etait tombee a genoux pour le debraguetter. Il lui avait attache les bras dans le dos, avait decouvert la cicatrice du soltan et l'avait conduite, par un itineraire tortueux, au batiment des sentences ou siegeaient les magistrats de la justice des Nues. Si l'argent et le sexe venaient a bout de la plupart des hommes, y compris les angailleurs, rien d'autre ne paraissait embraser celui-la que cette procession dans les ruelles populeuses de la Cite des Nues. Homme a la face austere, au crane chauve, au corps decharne, il etait de ces gardiens de la loi que seuls excitent le chatiment des coupables, le sentiment du devoir accompli, l'honneur de servir dans les legions secretes et terribles du dragon ecarlate. Elle l'avait relance a plusieurs reprises au cours du trajet, lui promettant une puis plusieurs nuits d'amour comme il n'en avait jamais connu, mais ses supplications ne lui avaient valu qu'un regard meprisant, une bordee d'insultes ou une grele de coups de pied. Le magistrat au visage poudre de blanc ne lui avait meme pas laisse l'opportunite de se defendre. Emberlificote dans les plis de sa toge pourpre, il avait ecoute l'angailleur d'un air grave, puis il avait prononce la sentence, immediatement executable. Il n'avait pas besoin d'autre preuve que la cicatrice du soltan et la parole du gardien de la loi ; la vie d'une courtisane ne valait pas plus qu'un haussement de paupieres fatigue. Etouffant un baillement, il avait felicite l'angailleur de sa perspicacite et declare que le Royaume des Nues se devait de > afin d'accueillir avec dignite les griots celestes, les emissaires de la grande fraternite humaine. Kaleh aurait parie que, comme la plupart des dignitaires du palais, il frequentait les maisons des soltanes et abandonnait une bonne partie de sa fortune dans les bras de ses consoeurs. Elle avait ete conduite sous bonne escorte en dehors de la ville, a cet endroit sinistre qu'on appelait la plaine des vivants-morts, une vaste etendue cernee d'une muraille naturelle de rochers gris. Au bout d'un sentier, deux terrassiers avaient creuse une fosse de la longueur et de la profondeur d'un homme. L'angailleur s'etait drape dans sa cape noire et avait rappele le verdict du magistrat d'une voix gonflee d'importance. Les notes tonitruantes des spheres musiciennes resonnaient avec force dans l'atmosphere desolee des lieux. On avait ensuite retire ses vetements a Kaleh, on lui avait lie les pieds, les mains, on l'avait couchee dans le cercueil en bois brut pose au bord du trou. Elle s'etait debattue avec l'energie du desespoir, mais les hommes, dont l'angailleur, s'etaient mis a quatre pour la maitriser et l'allonger entre les planches raboteuses. Lorsqu'ils avaient fixe le couvercle, c'etait comme si chaque coup de marteau enfoncait les clous dans sa propre chair. Ses cris inutiles lui avaient blesse la gorge et s'etaient acheves en rales sourds, presque inaudibles. Sans doute n'y avait-il aucune mort agreable, mais celle-la etait assurement la pire de toutes, une interminable plongee dans l'horreur. Elle se reveilla en sursaut. Elle avait fini par s'assoupir, epuisee par ses cris, ses larmes et ses contorsions. Il lui fallut un peu de temps pour se rappeler qu'on l'avait enterree vivante, le chatiment reserve aux soltanes surprises hors de leurs quartiers. Une nouvelle crise de sanglots la secoua de la tete aux pieds. Elle n'avait meme pas la possibilite d'interrompre son supplice, de mettre fin a ses jours. Elle sentit pointer, au-dela de l'epouvante, une certaine ivresse, comme les premieres manifestations de la griserie provoquee par l'alagiane, une fleur du massif des Mysteres dont on tirait un alcool doux et sournois. Elle en deduisit qu'elle commencait a manquer d'oxygene et roula dans une nouvelle vague de panique. Son soltan ne s'agitait plus, resigne, fige dans une inertie definitive. Ses souvenirs s'entrechoquaient, le corps brun et souple de Raj se confondait avec les corps lourds des hommes a qui elle avait vendu du plaisir, le visage de la vieille reveuse se superposait a celui de sa mere, l'angailleur prenait les traits anguleux de son pere... Ses pensees s'effilochaient, perdaient de leur coherence. Elle se sentait aussi minuscule et glacee que dans sa chambre de la maison familiale. Les skadjes, les creatures mysterieuses du desert, allaient s'insinuer dans la piece, l'enlever et la devorer. Elles avaient deja emporte son fils, mais elles ne l'avaient pas mange. Il avait survecu dans la fournaise du Mitwan, c'etait desormais une certitude, la seule a laquelle elle pouvait se raccrocher. Elle avait donne naissance a un etre d'exception, et la voix de Jozbeth, qui dominait a present son vacarme interieur, la rendait euphorique, presque heureuse. Sans doute n'etait-ce qu'une illusion, l'eclat d'un reve mourant, mais elle s'en fichait : aucun angailleur, aucun magistrat ne pourrait lui reprendre son orgueil de mere, sa derniere consolation. CHAPITRE III HELAL WEHUD Je t'adresse ce message, a toi qui as traverse l'immensite de l'espace afin de rendre visite a la branche humaine de Jezomine. Des abimes de temps nous separent, je suis redevenu poussiere tandis que tu demeures un etre de chair et de sang. Je sais que les voies de l'Intelligence universelle sont indechiffrables, mais entends mon temoignage, entends ma voix, elle te relie au passe, elle te renvoie a tes racines, elle te permet de renouer le lien avec les disparus. Combien de generations se sont succede depuis ton depart, combien de civilisations ont-elles peri, combien de tyrans se sont dresses, combien ont ete renverses, combien de familles se sont dechirees, combien de morts ont-elles enterres ? Je sais, oh oui, je sais que pour toi ces evenements, petits ou grands, n'ont guere plus de realite ni de consistance que le glissement d'un nuage dans nos cieux, mais accepte de respirer avec nous, et tu soulageras nos descendants d'un passe qui ne leur appartient pas. Si tu le souhaites, tu decouvriras mon histoire, notre histoire, dans les carnets que, je l'espere de tout coeur, on te remettra. J'ai fait tout ce qui etait en mon pouvoir, bien limite, helas ! pour briser les murs symboliques qui maintiennent les Jezominis a l'ecart des envoyes celestes. Mais tu connais mieux que personne le coeur des hommes, toujours prompts a dresser des barrieres. Les angailleurs, les serviteurs du dragon rouge, les gardiens de la loi des Nues, sont - etaient ? -des geoliers de la pire espece, tu t'en rendras bien vite compte a la lecture de ces quelques pages. La bienvenue au visiteur des cieux, Livre de Verite des Wehud, Jezomine. Une foule immense se deversait dans les rues et sur les places du quartier royal. Les habitants de la Cite des Nues, des villes mineures et des oasis du Mitwan se pressaient pour contempler le griot dans le dome celeste. C'etait egalement - surtout ? -pour eux l'occasion unique d'admirer les splendeurs du palais. La chance ne se representerait plus jamais d'etre admis dans le coeur interdit de la ville. Les generations precedentes s'etaient eteintes sans avoir eu ce privilege. Resistant de son mieux aux poussees desordonnees de la multitude, Helal Wehud songea avec amertume que son pere et sa mere auraient pu, auraient du l'accompagner s'ils n'avaient pas ete, chacun a sa facon, victimes de la loi des oasis. Il le regrettait surtout pour sa mere, cette femme silencieuse et devouee qui n'avait exprime qu'un seul reve, un seul souhait, penetrer un jour dans le dome celeste et rencontrer un griot. Elle etait morte l'annee precedente, vaincue par le chagrin, mais elle avait cesse de vivre bien avant, depuis le jour ou la malediction avait frappe leur maison, ce jour terrible ou le ventre de Kaleh, la plus jeune de ses filles, avait commence a s'arrondir. Les coutumes des oasis avaient entraine la famille dans une spirale meurtriere ; elle avait d'abord emporte le pere de Helal, ses deux freres puis sa soeur ainee, et enfin sa mere. Helal Wehud n'avait pas assassine le cousin de Raj qui avait decapite sa soeur et cloue sa tete sur le portail d'une grange. Ce code de l'honneur, ce culte de la vengeance qui opposait les familles pendant plusieurs generations et aboutissait souvent a l'extinction pure et simple de l'une d'elles, lui paraissait de plus en plus absurde. Il etait le dernier survivant de son clan, le seul desormais a pouvoir empecher la dispersion des terres et des biens. Avant de s'eteindre, sa mere lui avait fait promettre de briser le cercle de la vengeance, de choisir au plus vite une epouse courageuse et de batir une famille sur les ruines de l'ancienne. Les paroles de la mourante refletaient ses propres convictions. Il avait la ferme intention d'assecher le fleuve de sang qui n'avait cesse de grossir depuis le bannissement de Kaleh et la mort de Raj, de consacrer tout son temps a son travail, toute son energie aux champs d'epices, au verger et au cheptel d'anouelles. Les occasions de se marier se presenteraient d'elles-memes des qu'il aurait remis de l'ordre dans un domaine laisse a l'abandon. Les femmes des oasis appreciaient les hommes travailleurs, durs a la tache, et, quand ses terres auraient recouvre leur splendeur, quand les mauvaises herbes et les ronces seraient arrachees, les arbres tailles, les anouelles tondues, les allees degagees, les canaux d'irrigation nettoyes, la maison rafraichie, elles tourneraient autour de lui comme un essaim de bessilles autour d'un pot de confiture. Il n'aurait alors qu'a jeter son devolu sur la plus genereuse de formes et de coeur. Helal etait parvenu a moins de cinq cents pas du dome celeste. Des gardes armes de batons ou de crosses canalisaient tant bien que mal la multitude entre les hauts murs du palais. Les portes de bronze et les volets clos interdisaient a quiconque de penetrer dans les cours interieures. De la splendeur des batiments, on ne distinguait que les pierres taillees des facades, les sculptures des linteaux et l'extraordinaire finesse des toitures, un foisonnement de formes harmonieuses dont les plus elancees s'achevaient en aiguilles. Parfois, les ramures des grands arbres debordaient au-dessus des ruelles et transformaient la lumiere de Jez en poudre scintillante et volatile. C'etaient sans conteste ces voutes vertes et frissonnantes qui Produisaient la plus forte impression sur Helal. Les oaseurs n'etaient pas habitues a une telle profusion vegetale. Eux, ils devaient sans cesse irriguer leurs terres pour obtenir, au bout de Plusieurs generations, des arbres fruitiers qui depassaient rarement la taille d'un homme. > Helal se retourna et faillit bousculer la jeune femme qui le fixait avec attention, avec egalement un soupcon d'effronterie. Il ne l'avait pas remarquee jusqu'alors, sans doute parce qu'elle s'etait tenue derriere les deux hommes a la forte corpulence et richement vetus qui le suivaient depuis le debut. Elle les avait doubles a la faveur d'une bousculade, mais, visiblement subjugues par sa beaute, ils n'avaient pas emis la moindre protestation. Car elle etait d'une beaute stupefiante en depit de sa robe de laine d'anouelle elimee et de ses bottines usagees. Son visage basane trahissait ses origines rurales. Quelques meches sombres et torsadees depassaient du chapeau de paille conique et flambant neuf dont la laniere, nouee sous son menton, mettait en valeur la regularite et la finesse de ses traits. Un reflexe entraina Helal a evaluer ses hanches : rondes, larges sous le tissu ecru dont les broderies avaient perdu leurs teintes vives. > Il prit conscience aussitot de la stupidite de sa question - plus d'un siecle de Jezomine que les portes du palais de la Cite des Nues n'avaient pas ete ouvertes a la population ! Les yeux noirs de la femme se plisserent de malice et son sourire devoila des dents saines, bien plantees. > Elle appuya ses paroles d'un mouvement de tete qui agita ses meches sombres. -- Bel Neg. >> Helal connaissait le puits de Bel Neg : situe a une vingtaine de lieues de Bel Troan, soit une journee de marche, il servait de depot de laine d'anouelle et de point de depart aux caravanes qui transportaient les balles jusqu'aux barges du fleuve Sherdi. Simple communaute rurale a ses debuts, Bel Neg avait peu a peu accede au rang de bourg, puis de cite. Bruyante, animee, l'agglomeration comptait ce qu'il fallait de bars, de restaurants, de katwas et de maisons de plaisir pour satisfaire les oaseurs venus livrer leur production de laine, les negociants de la Cite des Nues et les guides du Mitwan. -- Bel Troan. -- Vous vous occupez d'un domaine, n'est-ce pas ? -- Qu'est-ce qui vous fait dire ca ? >> Une nouvelle bousculade declencha l'intervention energique des gardes casques postes a intervalles reguliers sur un cote de la ruelle. Helal saisit le poignet de son interlocutrice et la maintint plaquee contre lui jusqu'a l'apaisement des remous. Il percut, au travers des etoffes, l'opulence et la fermete de sa poitrine. Une flambee de desir l'embrasa de la tete aux pieds. Il n'avait pas tenu de femme dans ses bras depuis... depuis plus de deux ans. Il n'avait pas vraiment goute la chair fade, les caresses distraites et la volupte simulee de la derniere, une courtisane d'une maison de Bel Neg justement. Quelques coups de baton appuyes endiguerent les debordements de la multitude et ramenerent l'ordre dans la ruelle. > Confus, Helal libera la jeune femme qu'il continuait de serrer contre lui. Elle se frotta energiquement le poignet cercle de marques rouges. -- Vos mains... >> Il leva sur elle un regard interrogateur. La solitude commencait a lui peser, et meme a le ronger. Il aurait donne cher pour se retrouver en tete-a-tete avec elle dans une chambre fraiche et aspergee d'essence de fleurs. > S'agissait-il d'un compliment ou d'un reproche dans une bouche aussi adorable ? Les deux hommes corpulents pretaient une oreille discrete mais attentive a leur conversation, comme s'il leur importait de connaitre l'opinion d'une belle et jeune femme sur les mains d'un oaseur. Les leurs etaient blanches, delicates, un raffinement accentue par leurs nombreuses bagues et leurs ongles nacres. De riches negociants de la Cite des Nues, probablement. >, dit encore la jeune femme. Helal devisagea d'un air severe les deux bourgeois ; ils se detournerent aussitot et feignirent de s'interesser aux dentelles de chevrons qui soutenaient les avant-toits. La ruelle se retrecissait au fur et a mesure qu'ils approchaient du dome celeste, et les rayons de Jez, pratiquement au zenith, se coulaient avec parcimonie entre les murs cribles de meurtrieres. La penombre offrait en tout cas une fraicheur appreciable. Il suffisait de traverser un passage degage et inonde de lumiere pour eprouver la chaleur torride qui ployait la Cite des Nues sous son joug. Cependant, la fournaise n'etait pas seule responsable de la transpiration d'Helal sous ses vetements de jouale, une etoffe a la fois plus legere et plus solide que la laine d'anouelle. > Elle l'examina pendant quelques instants d'un air songeur. > Un courant puissant et continu les poussa hors de la ruelle sombre et les entraina dans une allee plus large bordee d'arbres aux feuillages translucides. Reparties tous les cinq pas, des sculptures representaient des animaux existants, anouelles, serpiques, effroles, et d'autres des monstres de legende, skadjes du Mitwan et draguelines de Tarze principalement. Tout au fond se dressait le dome celeste, un edifice imposant flanque de quatre tours musiciennes. La facade claire, percee d'une porte monumentale, se coiffait d'une coupole habillee de pierres noires et scintillantes. L'equilibre et l'harmonie qui se degageaient de l'ensemble fascinerent Helal et lui firent negliger sa jolie voisine. Elle-meme ne lui pretait plus attention d'ailleurs, subjuguee par l'atmosphere enchanteresse des lieux. A la rumeur sourde accompagnant la foule dans le labyrinthe des ruelles succedait un silence stupefait, berce par le babil des fontaines. Cette enclave du coeur interdit de la Cite des Nues ressemblait a un petit paradis, mais Helal, qui trimait pourtant du matin au soir sous les rayons ardents de Jez et dans l'irrespirable poussiere du Mitwan, n'en concut aucune amertume, aucune jalousie : le griot, le voyageur de l'espace, le lien entre les communautes humaines, devait etre accueilli dans un cadre digne de lui. > La voix de la jeune femme le tira de son ravissement. > Helal eut besoin d'un petit moment pour reprendre pied dans le monde reel. -- Sans doute, mais ca ne vous dit pas encore de quel feu elle brule. >> Jez commencait a deserter le ciel quand ils atteignirent l'entree du dome. Aux gardes de faction sur le parvis se melaient des angailleurs, les gardiens noirs et zeles de la loi, les serviteurs du dragon ecarlate, les hommes les plus redoutes du royaume. Helal les craignait, comme tout sujet des Nues, mais il n'avait Pour eux ni respect ni estime. Il les assimilait a des srangules, les insectes parasites du desert qui etranglaient leurs proies, serpiques ou trainiers, dans leurs pattes puissantes et enduites d'une substance paralysante. Par chance, les angailleurs ne mettaient que tres rarement les pieds dans les oasis et ne s'immiscaient jamais dans les vengeances familiales pourtant prohibees par les edits royaux. L'idee germait en lui qu'il n'avait pas effectue la procession du dome celeste pour voir le griot mais pour rencontrer la femme de sa vie. Plus il la regardait, plus il conversait avec elle, et plus il etait convaincu qu'Ezabel etait l'epouse qu'il attendait, qu'il meritait, l'ame soeur envoyee par le ciel. Elle lui avait confie qu'elle travaillait tantot comme journaliere dans les vergers et les plantations de Bel Neg, tantot comme serveuse dans le petit restaurant de sa mere. Elle avait ajoute qu'elle prefererait, et de loin, s'occuper de sa propre maison, de son propre domaine. > Elle leva les yeux sur le ciel ensanglante par la lumiere crepusculaire de Jez. -- Vous... euh... vous avez quelque part ou dormir ? >> Elle secoua la tete. > Il garda pendant quelques instants les yeux rives sur l'encadrement de pierre noire de la porte monumentale. Des rais obliques tombaient des pierres translucides de la coupole et s'enchevetraient en figures chatoyantes. Des senteurs d'encens s'echappaient du batiment, se melaient aux parfums des fleurs et aux odeurs des corps comprimes qui baignaient dans leur sueur depuis l'aube. -- Me prenez-vous donc pour l'une de ces ecervelees qui ne prisent que les vetements de soie et les bains de lait d'anouelle ? -- Il s'agit de... ma soeur. Elle habite un quartier du haut de la ville. >> Il se mordit les levres avant de lacher dans un souffle : > Elle marqua sa surprise d'un haussement des sourcils et d'une crispation des levres qui creusa des ridules sur ses joues et son menton. Ils etaient presque arrives au seuil de la porte monumentale, ou une mosaique precieuse supplantait les dalles rugueuses du parvis. -- Pourquoi me racontez-vous ca ? >> Helal chercha des traces d'agressivite ou de mepris sur les traits et dans les yeux noirs d'Ezabel, mais il n'y vit rien d'autre qu'une attention bienveillante. -- Vous tenez donc a vous rapprocher de moi ? >> Il se frotta le lobe de l'oreille gauche entre le pouce et l'index, signe chez lui d'embarras. Des hommes et des femmes poussaient des exclamations d'emerveillement en decouvrant l'interieur du dome. La multitude se faisait de plus en plus pressante malgre la presence des gardes et des angailleurs, mais l'euphorie qui s'emparait d'Helal n'avait pour l'instant rien a voir avec la presence du griot celeste. -- Au moins une fois maintenant ! -- Ca veut dire que... enfin, il faudra que je songe tot ou tard a fonder une famille. >> Elle relira son chapeau conique et secoua la tete pour liberer une somptueuse chevelure noire, une cascade sombre et brillante dans laquelle il eut aussitot envie de plonger son visage. > Il lui lanca un regard interrogateur avant d'etre projete a l'interieur du dome par une nouvelle poussee de la foule. Saisis par la fraicheur, ils s'engagerent dans l'allee delimitee par deux haies de gardes, d'une etroitesse telle qu'ils ne pouvaient plus avancer tous les deux de front. Les rayons qui tombaient des pierres transparentes convergeaient vers une estrade dressee au centre de l'immense salle, eclairaient les gerbes de fleurs, les tissus precieux, les volutes d'encens entrelacees au-dessus des vasques. Les froissements des vetements et les glissements des semelles sur le carrelage lisse ne parvenaient pas a briser le silence solennel, presque ecrasant, qui rappelait a Helal l'atmosphere sepulcrale des grandes katwas de Bel Troan. Il se pencha sur l'epaule d'Ezabel qui marchait devant lui et chuchota : > Il croyait l'avoir devine, mais il preferait s'en assurer avant de se laisser aller a sa joie. Elle se retourna, lui lanca un regard provocant, designa les gardes figes dans leurs uniformes frappes de la lance et du glaive, puis, avant de reprendre sa marche en direction de la cloche de verre, lui posa l'index sur la bouche. Bien que fugitif, le contact de son doigt abandonna un sillage a la fois frais et brulant sur les levres de Helal. Il fut traverse par une puissante envie de l'etreindre, de couvrir sa nuque et son cou de baisers, puis il se dit que ces choses-la ne se faisaient surement pas dans le dome celeste, encore moins en presence d'un griot, et il reporta toute son attention sur la scene inondee de lumiere. Du visiteur celeste il ne vit d'abord qu'une vague silhouette coiffee d'un tarbouche blanc, drapee dans des etoffes claires et encadree par un imposant bataillon de gardes en armes. Son visage fonce, presque noir, s'encadrait d'une epaisse barbe blanche. Helal crut lire de la tristesse et de la souffrance dans son regard. Il s'en etonna : les griots etaient-ils donc sujets a la melancolie, a la nostalgie, comme de simples mortels ? Arc-boute sur ses jambes, l'oaseur resista de son mieux au courant qui l'entrainait vers une porte derobee entre deux piliers. Le griot lui souriait, mais ses yeux globuleux et noirs exprimaient une douleur poignante, indicible, aussi profonde et mysterieuse que l'espace. Il ressemblait davantage a un captif qu'a un etre de legende. Helal se rappela que le visiteur avait franchi une distance inimaginable entre Jezomine et un autre monde habite, et il eprouva le sentiment a la fois exaltant et effrayant d'entrouvrir la porte d'un univers fabuleux. Le flot humain le poussa inexorablement vers la sortie. Des coups de coude et de genou le ramenerent a la realite dans le couloir etroit et sombre qui donnait sur une seconde salle. La main plaquee sur le sommet de son chapeau, Ezabel restait a ses cotes au prix de contorsions acharnees. Cris et odeurs s'amplifiaient dans le passage exigu et confine. L'enervement grossi par plusieurs heures d'attente sous les rayons de Jez et jusqu'alors canalise par les angailleurs trouvait la sa premiere occasion de deborder. Helal entoura les epaules d'Ezabel et, la maintenant serree contre lui, deploya toute sa vigueur d'oaseur pour se frayer un passage jusqu'a l'autre piece. Des colonnes etincelantes convergeaient vers une grande cloche de verre posee sur un socle. Helal comprit les raisons de la cohue lorsqu'il apercut le goulot d'etranglement forme par les haies des gardes. Les visiteurs n'avaient pas d'autre choix que d'accomplir un tour presque complet de la cloche avant d'etre diriges vers la sortie. >, dit Ezabel. Elle lui sourit malgre la bousculade, visiblement heureuse de partager cette journee avec lui. Ce n'etait, il l'esperait, que le debut d'une aventure longue et feconde, la grande aventure de leur vie. Ils arriverent devant un large ecriteau dont ils eurent tout juste le temps de parcourir le texte avant d'etre balayes par une nouvelle convulsion de la foule et plaques contre la paroi de verre de la cloche. Enfant sauvage capture dans le desert du Mitwan par l'expedition de Kehion Huggar, savant et explorateur officiel de la Cour des Nues. Les reactions du captif rappellent l'attitude des skadjes telle que decrite par certains temoignages oculaires et tendraient a prouver l'existence de ces creatures legendaires. > Helal s'interrompit, intrigue par l'enfant qui se tenait a quatre pattes de l'autre cote du verre. Il gardait la face tournee vers le sol de terre rouge, un comportement de bete sauvage effrayee par la proximite des hommes. On ne distinguait de lui que ses cheveux emmeles et colles par la poussiere, son dos brun, presque noir, pele par endroits, ses bras aussi secs que des branches de cornoyer et couverts de cicatrices. Helal avait pratiquement accompli le tour de la cloche quand l'enfant releva la tete. L'oaseur contint, il ne sut comment, le cri qui monta de son ventre avec la violence d'un geyser. Ce visage, ces yeux, cette expression... Il se retrouvait tout a coup face a Kaleh, cette soeur bien-aimee chassee de la maison familiale a l'age de treize ans. L'enfant en etait le portrait tout crache, le sosie, le double surgi du passe. Subjugue, Helal remonta le courant et revint se coller contre la cloche sans tenir compte des protestations ni des menaces. Le garcon se redressa sur ses deux jambes et posa les mains a plat sur le verre. Le long regard qu'ils echangerent conforta l'oaseur dans son intuition. Il se rememora le chuchotement de sa mere etendue sur son lit : > Helal descendit son visage a hauteur de celui de l'enfant. Bien que tres faible, la chance qu'il fut le fils de Kaleh, son neveu, n'etait pas nulle. Le garcon se figea dans une posture d'ecoute, d'attention en tout cas, les yeux clos, les bras ballants le long des jambes a demi flechies. Helal sentit grandir une presence en lui, une bulle qui gonfla a partir de son bas-ventre et emplit peu a peu sa poitrine, ses membres, sa tete. Il eut un petit moment de panique, une brusque envie de se debattre, un peu comme s'il flottait dans une masse liquide et qu'il commencait a manquer d'air, puis il entendit un chant apaisant, pas vraiment un chant d'ailleurs, un bercement, une sorte d'ample respiration, quelque chose qui evoquait le murmure ou le battement du silence. Un flot d'images et de sensations qui ne lui appartenaient pas se deversa en lui, chaleur, luminosite aveuglante, brulures, mouvements tourbillonnants, contact avec une peau froide, rassurante, penombre et fraicheur du nid, murmure des nappes d'eau, grattements des tritrilles, longues traques dans le coeur glace des nuits du Mitwan, gout de la chair tiede et du sang, jeux et roulades sur les pentes des dunes avec des creatures ondulantes, ecailleuses, coiffees d'une couronne d'excroissances transparentes... Helal recevait une invraisemblable quantite d'informations en meme temps, et pourtant chacune etait d'une clarte inouie, chacune etait l'element indispensable et limpide d'une fresque globale qui s'etendait sur plus d'une decennie de Jezomine. L'enfant sauvage lui transmettait ses souvenirs. Les monstres legendaires du desert, les skadjes, l'avaient recueilli et eleve comme l'un des leurs. Les spheres musiciennes expediees depuis la Cite des Nues avaient decime tous les membres de son clan d'adoption et, alors qu'il s'appretait a les rejoindre dans les mondes de l'au-dela, des hommes l'avaient capture. Helal conserverait jusqu'a la fin de ses jours cette memoire etrangere et pourtant familiere, un heritage d'autant plus precieux que, il en etait convaincu, il ne reverrait plus jamais son neveu, le deuxieme survivant de son clan, cet enfant du miracle qui avait attire sur sa famille la malediction des oasis. Il ne se debattit pas quand deux gardes s'emparerent de lui et le trainerent sans menagement hors du dome. Il jeta un ultime regard au garcon par-dessus son epaule, crut deviner qu'il lui adressait un signe d'adieu, mais les miroitements du verre, la brutalite des gardes et ses propres larmes avaient sans doute altere sa perception. > Penchee sur Helal, Ezabel l'enveloppait d'un regard inquiet. Les gardes l'avaient ejecte avec une telle brutalite qu'il s'etait effondre de tout son long sur les dalles rugueuses. Son expulsion manu militari avait reduit au silence les hommes et les femmes qui s'echangeaient leurs impressions sur la petite place deja plongee dans les tenebres. Les premieres etoiles et Zael, le plus grand des satellites de Jezomine, deposaient une clarte argentine sur les pierres lisses du dome et les toits environnants. Helal se releva, s'essuya les joues d'un revers de manche, remit un peu d'ordre dans sa tenue et rassura la jeune femme d'un sourire. > Il la prit par le bras et, fendant la foule, l'entraina dans la ruelle sombre qui s'enfoncait entre les batiments du coeur interdit de la Cite des Nues. > s'impatienta Ezabel. Il s'arreta et la fixa avec gravite, avec solennite meme. Non loin d'eux filerent des silhouettes bruissantes que l'obscurite transformait en spectres. > Elle se haussa sur la pointe des pieds, lui passa les bras autour du cou et l'embrassa avec une fougue telle qu'il en eut le souffle coupe. > CHAPITRE IV KEHION HUGGAR La perle d'obedience est mon honneur et ma fierte, La clef qui m'ouvre les Nues, La pierre courtisane est ma honte, ma pauvrete, La chaine qui me rive au connu, La perle d'obedience est ma pitance, ma manne, La main qui me nourrit, La pierre courtisane est ma perte, ma soltane, Le parasite qui me detruit. Chant de la perle d'obedience, Cour des Nues, Jezomine. L'enfant sauvage se jeta sur la nourriture avec une voracite qui tira des grimaces ou des sourires aux privilegies admis a le contempler de plus pres. On l'avait delivre de sa prison de verre, mais, comme il avait arrache la gorge d'un garde juste avant sa capture, on lui avait passe une courte chaine autour du cou, fixee a un anneau scelle dans le mur. Meme si son prisonnier avait cesse de s'agiter et de geindre, Rehion Huggar ne voulait prendre aucun risque. Une cinquantaine de courtisans tries sur le volet se pressaient dans la petite salle. Des proches de la famille royale, des confreres de Kehion, des officiers superieurs de la garde d'elite et des responsables dut tout-puissant corps des angailleurs, aisement reconnaissables a : leur uniforme noir, a leur mine sinistre et au dragon ecarlate brode sur le devant de leur tunique. Tous ceux-la pouvaient lui etre utiles dans la demarche qu'il allait bientot entreprendre afin de recueillir de nouveaux subsides et de realiser son grand projet : ramener un specimen skadje vivant ou mort a la Cour, une decouverte qui validerait sa theorie de l'existence d'une autre forme de vie sur Jezomine, intelligente et anterieure a l'apparition de l'homme. Karkel Judin, l'un des maitres du protocole, supervisait le repas de l'enfant sauvage avec la meme pompe solennelle et ridicule que s'il s'etait agi d'un hote de marque. Il se parfumait de facon outrageuse, comme tous les courtisans, et portait des habits aux couleurs vives surcharges de rubans, de broderies et : de dentelles. Les femmes portaient des robes sobres en comparaison, resserrees a la taille, concues pour mettre en valeur la rondeur de leur poitrine et de leurs hanches. Elles se rattrapaient sur leurs coiffures, de veritables monuments capillaires eriges a la gloire de la complexite et sertis de broches ou de peignes en pierre du Mitwan. Kehion Huggar avait opte, quant a lui, pour la tenue austere des savants royaux, une veste cintree, un pantalon bouffant d'un brun sombre legerement moire, une chemise blanche dont la seule fantaisie etait le jabot. Sa chevelure deja grisonnante se deversait en toute liberte sur ses epaules. Ce soir, le souverain et son epouse paraitraient dans leur loge ; du theatre des Hauts-Dits, la Cour tout entiere se rassemblerait pour entendre le chant du visiteur celeste. Une activite de ruche regnait dans les couloirs, les appartements et les galeries du ; palais royal. Le hasard avait voulu que la capture de cet enfant sauvage coincide avec le passage du griot. Pouvait-on parler de hasard ? L'irruption des spheres musiciennes dans le coeur du Mitwan avait ruine l'expedition de Kehion Huggar. Il avait traque les >> skadjes pendant plusieurs mois avec un luxe de precautions et, alors qu'il allait toucher les dividendes de sa patience, alors que les guides autochtones l'avaient conduit tout pres de l'entree d'un nid dissimule dans un massif rocheux, les spheres musiciennes avaient surgi dans le ciel tendu d'ecarlate par les rayons de Jez. A l'aide de sa longue-vue, Kehion avait observe des mouvements furtifs et des trainees de poussiere entre les rochers. Il en avait deduit que les notes tonitruantes des spheres avaient chasse de leur habitat les skadjes habitues au silence profond du desert. L'expedition s'etait aussitot lancee a leur poursuite, mais le chizz avait efface toutes les traces, et on n'avait trouve aucun skadje, vivant ou mort. Rien d'autre qu'un paysage recompose de dunes et de roches. Rien d'autre que cet enfant nu et plus feroce qu'une grande gravelle sauvage. > Kehion Huggar feignit de se plonger dans une intense reflexion pour se donner le temps d'observer son interlocutrice : Lajah Sanjefoz, une cousine germaine de la souveraine, une femme tres haut placee dans la hierarchie des Nues. Belle de surcroit, mariee a l'un des generaux de la garde d'elite, reputee pour ses infidelites et sa cruaute. On disait d'elle qu'apres avoir donne naissance a trois enfants elle avait reclame et obtenu la greffe d'un parasite dans son sein gauche, comme les soltanes de la ville haute, une methode contraceptive radicale et une facon non moins radicale d'accroitre l'intensite des plaisirs charnels. Malgre lui, Kehion baissa les yeux sur la poitrine de la Jeune femme et tenta de reperer la fine cicatrice laissee par l'operation, mais, bien que profond, le decollete de sa robe ne devoilait pas la peau entre la clavicule et la naissance du sein. D'elle emanait un parfum fleuri qui ne masquait pas tout a fait son odeur musquee. -- Pas besoin d'etre savant pour deviner cela, monsieur repliqua Lajah Sanjefoz avec une pointe d'agacement. Vous l'avez capture dans le desert, n'est-ce pas ? Comment a-t-il survivre dans un environnement aussi ingrat ? >> Autour d'eux resonnaient les voix et les rires des hommes des femmes repartis par petits groupes et lances dans des eussions animees. > Elle eut une petite moue de perplexite. -- Les coutumes des oasis, madame, l'honneur familial, culte de la vengeance conduisent parfois a ce genre d'aberration. >> Elle s'absorba pendant quelques instants dans la contemplation des moulures et arabesques du plafond. Sans etre l'une des plus prestigieuses du palais, la salle des expositions offrait un cadre magnifique avec ses dalles de pierre precieuse, ses murs couverts de mosaiques ou de tentures figuratives, ses poutres sculptees et agencees de maniere aussi complexe que les meches blondes de Lajah Sanjefoz. -- Il s'agit sans doute des... skadjes. -- J'ai lu votre opinion a ce sujet sur l'ecriteau que vous avez eu la... maladresse de placer a cote de la cloche de verre. >> Elle poussa un long soupir avant de poursuivre, d'une voix forte>> Vous, monsieur, vous qui passez pour l'un de savants les plus respectables des Nues, vous croyez donc a l'existence de creatures ? >> L'eclat de Lajah Sanjefoz attira l'attention des courtisans et des servantes. Seuls les bruits de mastication et de deglutition de l'enfant sauvage retentirent dans le silence soudain tombe sur la salle des expositions. Karkel Judin, le maitre du protocole, renonca lui-meme a regarder manger cet etrange convive > eut ete un terme plus approprie, encore qu'euphemique, pour decrire les manieres d'un invite qui plongeait directement la bouche, le nez et les cheveux dans les plats, recrachait les aliments qui ne lui convenaient pas, ingurgitait le reste avec la gloutonnerie d'une grande gravelle des bords du Mitwan - et s'interessa a la polemique qui s'amorcait entre la cousine germaine de la souveraine et l'un des explorateurs officiels du royaume. Craignant de s'enfermer dans un piege, Kehion s'efforca de garder son calme et de peser chacun de ses mots. > est en l'occurrence hors de propos, madame. Ma conviction s'est etablie sur un faisceau de conjectures. -- Vous considerez donc un ramassis de superstitions comme un faisceau de conjectures ! Votre conception de la science... -- Les legendes reposent la plupart du temps sur l'imaginaire, la derive fantasmatique, je vous l'accorde, mais l'existence des skadjes, elle, est authentifiee par une multitude de temoignages concomitants consignes dans les archives. -- Votre naivete m'etonne, monsieur. Et m'effraie. Quoi ? Les esprits les plus brillants de la Cour ne seraient pas capables de faire la difference entre l'experience et la superstition ? >> Kehion avait maintenant la sensation d'etre une cible degagee, evidente, offerte a tous les traits. Il chercha en vain des signes ou des lueurs de complicite sur les visages et dans les yeux qui le cernaient. Il se demanda quelle erreur il avait bien pu commettre qui lui valut ainsi les foudres de la cousine de la souveraine, puis il devina qu'elle n'etait elle-meme qu'un pion manipule par une faction de courtisans - ou de confreres - empoisonnes par la jalousie. -- Voulez-vous dire, monsieur, que vous jugez illegitime la presence humaine sur Jezomine ? -- La question ne se pose pas. Nous n'avons pas la possibilite de revenir en arriere. Je me demande seulement si nous avons evolue dans la bonne direction... -- Certes non, puisque nous avons egare la connaissance de nos ancetres et que nos esprits les plus eclaires accordent davantage d'attention a de stupides croyances qu'au developpement de notre civilisation ! Nous avons regresse, monsieur, et vous etes l'un de ceux qui illustrent mieux que tout discours l'amplitude de notre decadence. -- Je parlais precisement de developpement... >> Kehion transpirait a grosses gouttes sous ses vetements, conscient que ses derniers reves s'arrachaient de lui comme de petales fanes. -- Reproduire ? Mais, monsieur, aucun savant du royaume n'est capable de reproduire les splendeurs technologiques du passe ! A qui la faute si nous n'avons pas enrichi nos connaissances ? -- Aucun savoir, aucune technologie n'a jamais apporte l'essentiel. Je pressens que les skadjes pourraient nous enseigner ce qui nous manque. -- Gardez vos pressentiments pour vous, monsieur ! Notre souverain distribue ses perles d'obedience avec un peu trop de generosite. Nous n'avons pas besoin de parasites qui sacrifie les prebendes royales a leurs chimeres, mais de batisseurs, constructeurs, de visionnaires. >> Apres lui avoir jete un sourire et un regard venimeux, Lajah Sanjefoz pivota sur elle-meme et s'eloigna dans un froissement d'etoffe qui resonna, aux oreilles du savant, comme une promesse de disgrace. Kehion Huggar s'engagea dans le passage qu'empruntaient les courtisans pour se rendre dans le quartier des soltanes. Cette succession tortueuse de couloirs, d'escaliers et de galeries permettait au souverain et aux grands du Royaume de quitter l'enceinte du palais sans attirer l'attention. Elle debouchait trois ou quatre lieues plus loin sur une courette interieure cernee de hauts murs. Une vingtaine d'hommes en gardaient l'acces, des soldats d'elite qui dissimulaient des dagues enduites de poison sous leurs haillons de mendiants. Kehion remonta sa manche pour leur montrer le sceau royal, la perle d'obedience, la pierre transparente sertie dans le creux de son avant-bras, juste au-dessus du poignet. On l'appelait > ou > par commodite, mais elle n'etait pas de nature minerale, elle se ramifiait dans la chair comme les racines d'une plante ou les tentacules d'un parasite. Lorsqu'un courtisan etait frappe de disgrace, il fallait parfois lui couper le bras tout entier pour la lui retirer. De cette etrange matiere Kehion ne savait pas grand-chose, sinon qu'elle avait la faculte de se reproduire a l'infini, un peu comme le levain ou la mere de vinaigre, et qu'elle etait conservee dans une chambre secrete du Palais des Nues. Ni lui ni ses confreres n'avaient recu l'autorisation de l'examiner, encore moins de l'analyser : on ne touchait pas a ce symbole du pouvoir royal, l'un des deux piliers du royaume avec le dragon ecarlate des angailleurs. Il n'avait ressenti aucune douleur lorsque, la veille de son admission officielle a la cour, les administrateurs lui avaient insere sa perle dans la peau de son avant-bras a l'aide d'une seringue. De la taille d'un grain de giphogo au depart, elle avait peu a peu atteint le volume d'un oeuf de petite gravelle domestique. Lors des periodes de grand froid, Kehion entrevoyait sous sa peau les ramifications claires qui partaient de sa circonference et se prolongeaient desormais jusqu'a son epaule (du moins il lui semblait ressentir leur presence au reveil, quand il etirait ses membres engourdis). Aussi limpide qu'une goutte d'eau, elle se troublait parfois, comme si elle s'emplissait d'un nuage blanchatre. Son champ d'experimentation se limitant a sa propre perle - et, de facon plus episodique, a celles des femmes qui partageaient son intimite -, Kehion avait observe qu'elle reagissait a ses humeurs et a ses fluctuations organiques. Sa fragilite apparente dissimulait en tout cas une elasticite et une resistance remarquables : ses tentatives recurrentes de l'inciser avec la pointe d'un scalpel, une experience irresistible pour un curieux de son espece, s'etaient soldees par autant d'echecs. Aucune des nombreuses theories elaborees par ses confreres, contemporains ou anciens, a propos de la structure, de la nature et de l'originede la perle d'obedience n'avait trouve grace a ses yeux. La plupart relevaient de la cretinerie pure. Ce fatras d'ignorance et de superstition aurait prete a rire s'il n'avait emane d'esprits aussi erudits et prestigieux. Le sceau royal etait seulement devenu une part de lui-meme. Et un rappel permanent de sa condition courtisan, qui lui interdisait de s'opposer a la volonte royale. Il restait apres tout suffisamment de domaines a explorer pour etancher son eternelle soif d'apprendre. Age maintenant de quarante-deux ans, Kehion Huggar se mefiait des idees preconcues, des principes communement admis. L'histoire, sa deuxieme discipline, lui avait appris a relativiser les doctrines officielles, a mesurer la fragilite et l'instabilite des connaissances humaines. Il lui avait suffi quelquefois de remonter a la source des informations, temoins, lieux, pour s'apercevoir que la memoire collective reposait sur des verites sans fondement, sur de purs fantasmes alimentes par l'interet, la haine ou la peur. La presence du griot ravivait son emerveillement d'enfant et soulevait en lui un grand nombre de questions pour lesquelles il ne recevrait certainement pas toutes les reponses. Il avait consulte les archives royales comme son statut d'historien et d'explorateur officiel l'y autorisait. Il avait appris certaines choses sur les griots, entre autres leurs rapports tres particuliers avec le temps et leur mode de recrutement. Il avait longtemps cru qu'il deviendrait un visiteur celeste, qu'il apprendrait le secret du voyage dans l'espace, qu'il explorerait d'autres mondes, qu'il connaitrait d'autres civilisations, d'autres formes de pensee, mais les annees s'etaient ecoulees et, a l'age de vingt-cinq ans, il avait renonce a son reve, ou, plus exactement, il l'avait circonscrit aux territoires meconnus de sa planete : il avait inventorie et classifie un nombre incalculable d'especes vegetales et animales, il avait, avec l'aide des guides autochtones, trace des pistes a peu pres fiables dans les contrees desertiques, bref, il avait concouru de son mieux a parfaire la connaissance de Jezomine, ou Jezsep-time, septieme planete du systeme de Jez. Les archives royales du palais mentionnaient les visites d'une vingtaine de griots. Un intervalle d'environ cent cinquante ans s'ecoulait entre chacun de leurs passages ; cela faisait donc plus de deux millenaires que les voyageurs celestes rendaient visite au peuple des Nues. Les descriptions des temoins qui avaient eu le privilege d'approcher un griot etaient etrangement similaires - peau sombre, presque noire, barbe claire, yeux globuleux et fonces, tarbouche blanc, toge drapee sur l'epaule, ample tunique, et surtout, detail insolite, une luminosite qui paraissait jaillir de l'interieur meme du corps -, comme si les vingt visites avaient ete effectuees par un seul et meme personnage, une idee absurde a l'echelle du temps de Jezomine, mais recevable sur le Plan cosmique. Une polemique avait oppose la veille deux factions de courtisans. Pas du tout, retorquaient les autres. Le griot n'est qu'un vagabond de l'espace, un homme qui colporte ses histoires de monde en monde. -- Blaspheme ! Le celeste precede le terrestre, tout comme l'idee precede la realisation, tout comme l'amour precede la conception. -- On peut concevoir sans amour, la realisation engendre parfois l'idee, tout comme l'appetit vient en mangeant. Quant au griot, qui peut certifier ses origines celestes ? -- Nos savants, peut-etre... >> Les uns et les autres s'etaient donc tournes vers le petit groupe de savants qui s'etaient bien gardes d'intervenir dans la polemique. Kehion Huggar avait laisse a ses confreres plus ages le soin de repondre. Le titre de savant royal ne protegeait pas des intrigues, et il suffisait de deplaire a un membre influent de la Cour pour tomber en disgrace, perdre sa prebende, sa perle d'obedience, se faire chasser du palais comme un vulgaire portefaix de la ville basse. Kehion ne prendrait surement pas le risque de mecontenter les uns ou les autres en se melant a une dispute qui n'avait aucun sens. Pour lui le griot n'etait ni inferieur ni superieur au souverain des Nues, ni meme a aucun autre etre humain de Jezomine, il ne vivait pas sur le meme plan spatio-temporel, voila tout. Il avait garde son raisonnement pour lui tandis que ses confreres s'enfoncaient dans l'un de ces embrouillaminis semantiques qui debouchaient immanquablement sur d'autres querelles, d'autres intrigues, d'autres disgraces. Son oeuvre, son grand oeuvre, valait bien une poignee de menues lachetes courtisanes - elles n'avaient pas suffi a lui eviter la morsure venimeuse de cette serpique de Lajah Sanjefoz. Il salua les gardes d'un hochement de tete, traversa la cour et parcourut la ruelle sinueuse donnant sur le quartier des soltanes. Curieusement, alors que les passages etaient plus etroits et sombres que ceux du palais, la chaleur s'y faisait plus dense plus etouffante. Etait-ce l'excitation qui s'emparait des hommes devant les portes des soltanes de la ville haute ? La proliferation des foyers de metal et de pierre ou grillaient les viandes et legumes des restaurants des rues ? Une particularite geophique, geologique, climatique ? Ou encore la honte cuisante des hommes qui desertaient le lit conjugal pour s'etourdir dans les bras des expertes en volupte ? Kehion lui-meme delaissait parfois Loziah, son epouse, pour passer la nuit avec une soltane du nom de Kaleh. Bien que meritante, attentive et encore desirable, Loziah supportait difficilement la comparaison avec la soltane. Faire l'amour avec elle revenait a manger un plat ordinaire apres avoir goute des mets aux saveurs ensorcelantes. Elle ne lui adressait aucun reproche lorsqu'il revenait a l'aube, vide de ses forces et d'une grosse poignee de saquins, elle se contentait de pleurer en silence. Il lui promettait alors de ne plus jamais frequenter le salon de Kaleh, mais son corps reclamait avec vehemence les caresses de la sultane, et il finissait toujours par capituler, noyant ses remords dans d'absurdes justifications biologiques, se disant que les choses auraient ete differentes si Loziah lui avait donne un ou plusieurs enfants. Il transpirait a grosses gouttes dans la ruelle pentue. Les paves inegaux eclabousses de lumiere rouge, les facades en pierre blanche, les escaliers bordes de rambardes en fer forge, les volets colores et tires comme des paupieres trop maquillees donnaient au quartier un charme canaille que Kehion preferait a la majeste oppressante du palais. Le ciel se tendait d'un voile mordore qui preludait au crepuscule. Il ne lui restait pas beaucoup de temps avant le chant du griot. Il espera que Kaleh serait libre : il avait ressenti le besoin imperieux d'une etreinte, meme breve, au sortir de la conversation avec Lajah Sanjefoz. Ni le roi ni la reine n'avaient manifeste leur intention d'examiner l'enfant sauvage, et cette absence d'interet semblait confirmer l'hypothese d'un complot. Il lui fallait oublier ses tracas dans des bras accueillants, s'immerger dans un bain de volupte pure, tarir le flot tumultueux de ses pensees. Il croisa deux courtisans qu'il connaissait de vue et repondit a leur salut d'un hochement de tete. La complicite etait immediate entre amateurs des plaisirs extremes. On signait un grand nombre d'armistices ou de contrats dans les salons des soltanes ou sur les terrasses ombragees des gargotes, on y traitait des affaires de la plus haute importance sans jamais se departir d'un ton aimable, enjoue, comme si, desencombres de ce desir tyrannique qui les avait attires dans ces lieux, les hommes s'autorisaient enfin a se montrer sous un jour detendu. Il entrevit la maison de Kaleh, reconnaissable entre tout avec sa tourelle et sa facade recouverte de paragel, une plante grimpante aux fleurs mauves. Il pressa le pas, taraude par l'inquietude. Un silence inhabituel figeait la ruelle deserte qui plongeait vers les quartiers commercants de la ville moyenne, s'arreta devant le perron de la maison, s'essuya le front d'un revers de manche. Le volet du salon, ouvert, signalait que la soltane etait disponible. Soulage, il gravit les marches et tira a plusieurs reprises sur la chaine de la cloche. > Kehion tressaillit. Un homme et une femme sortirent d'un recoin ombrage et s'avancerent dans sa direction, des oaseurs a en croire leurs vetements grossiers et leur teint hale. > Kehion lui trouva effectivement une certaine ressemblance avec la soltane. La femme etait d'une grande beaute dans ses atours rustiques. > Son ton emphatique et sa reverence, usuels dans l'enceinte du palais, lui parurent deplaces, voire ridicules, face a ces deux habitants des oasis. > La fatigue avait creuse leurs traits. Les joues de l'homme s'ombraient de barbe, les cheveux de la femme pendaient en meches piteuses sous son chapeau de paille conique. Ils n'avaient probablement pas trouve de chambre libre dans les rares auberges de la ville haute, prises d'assaut des le premier envol des spheres musiciennes. -- Peut-etre que sa disparition a un rapport avec son fils, dit l'homme. -- Son... fils ? >> Le savant ne reussit pas a masquer sa surprise malgre l'exercice quotidien de l'impassibilite courtisane. Kaleh ne lui avait pas confie qu'elle avait eu un fils, mais elle ne parlait jamais d'elle-meme, c'etait toujours lui qui s'epanchait, qui l'entretenait de ses infortunes, de ses besoins, de ses desirs, de ses reves. Il ne connaissait d'elle que sa beaute, la douceur de sa peau, le feu apaisant de sa bouche, l'extraordinaire sensibilite de son ventre. L'oaseur lanca un coup d'oeil a sa compagne avant de reprendre : > Kehion descendit les marches et s'approcha du couple. Son coeur s'etait emballe, comme si son corps avait percu avant son esprit la veracite des paroles de l'oaseur. > CHAPITRE V MARMAT TCHALE Le jour vient ou nous revelerons au monde l'etendue de nos secrets, ou nous lui apprendrons notre histoire cachee, ou nous le guiderons vers la voie que nous avons patiemment tracee au travers des siecles. Ce jour-la, l'humanite goutera le feu froid de l'Anguil, le dragon d'ecaille et de plumes venu du neant pour nous ramener dans le sein du neant. Ce jour-la, la matiere s'effondrera sur elle-meme, car l'univers des formes ne repose que sur les fondations humaines. Ce jour-la, le grand reve entretenu par le desir et la souffrance s'estompera enfin, le Vide entamera son regne glace, sterile, le Silence s'etendra comme une aile infinie et engloutira les ultimes grains de matiere. Ainsi debarrasses de la fureur humaine et de ses illusions, nous recevrons la dissolution derniere, nous retournerons a l'inexistence primordiale promise par l'Anguil, au froid eternel. L'Anguil est plus ancien que la plus ancienne pensee, plus ancien que le premier monde. Les griots celestes croyaient l'avoir vaincu a l'issue des Grandes Guerres de la Dispersion, mais ils ne sont pas les seuls a utiliser l'energie de la Chaldria. Le dragon dompte le temps, envahit l'espace, tend sa queue, sort ses griffes, ouvre son bec immense pour nous devorer tous. Je vous le dis en verite, il n'est pas destin plus glorieux que de bruler dans le froid de l'Anguil. Cependant, nous ne connaitrons pas l'effacement supreme si nous n'exterminons pas les griots, ces propagateurs de la malediction humaine. Je vous exhorte, freres, a prendre maintenant tous les risques, a vous abattre sur les visiteurs celestes sans leur laisser la moindre chance de s'enfuir sur les flots de la Chaldria. Le sermon du dragon, verset premier, Le Livre clandestin de l'Anguil, Jezomine. La puanteur de ses rejets rendait irrespirable l'air du nid transparent ou les hommes avaient a nouveau enferme Qui-vient-du-bruit. La douleur qui montait du milieu de son corps dominait les autres rumeurs. Pris de fringale, il avait englouti bien plus de nourriture qu'il ne pouvait en contenir. Il en avait regurgite une grande partie, s'etait etendu sur le sol dur et froid, mais l'amertume et l'inquietude l'avaient empeche de plonger dans l'oubli du sommeil. Les images s'etaient bousculees sous son crane. Spheres musiciennes au-dessus du Mitwan. Jeux et courses entre les spirales de sable. Corps inerte de Danseur-dans-la-tempete. Chasse aux tritrilles. Etreintes fascinantes dans la douceur du nid. Ronde de visages de l'autre cote de la matiere transparente. Rideaux de poussiere ephemeres souleves par le chizz. Apparition de silhouettes humaines et animales dans l'obscurite de Froid qui tombe. Cerne par les faiseurs de bruit, il avait bondi sur l'homme aux vetements brillants, lui avait enfonce ses crocs dans la gorge et arrache la moitie du cou avant d'etre emberlificote dans une curieuse peau aux fils souples et coupants. Ses ruades n'avaient servi a rien, sinon a resserrer les liens qui le comprimaient. Les hommes lui avaient ensuite desserre les machoires et verse un peu d'eau dans la bouche, puis ils l'avaient installe en travers sur l'echine d'un grand animal et s'etaient remis en chemin sans attendre le lever de Source de vie d'en haut. L'un d'eux, qui semblait le plus important - le chant de sa forme resonnait plus fort que ceux de ses compagnons -, etait venu l'observer a plusieurs reprises tandis qu'ils se dirigeaient vers une grande oasis eclairee par des flammes. La, on l'avait pousse dans une cage et debarrasse de la peau aux fils souples et coupants. A travers les barreaux, l'homme important lui avait tendu un recipient empli d'eau fraiche. Il en avait bu le contenu avec avidite, puis, embrase par un feu interieur, il s'etait jete de tout son poids sur les montants. L'homme important s'etait recule avec la vivacite effrayee d'un rampant de sable. La matiere, aussi dure que la roche, n'avait pas cede. Blesse, meurtri, Qui-vient-du-bruit avait compris qu'il ne parviendrait pas a s'echapper, que ses geoliers tenaient desormais son avenir entre leurs mains, et il avait resolu de se laisser mourir. Ils avaient hisse la cage sur un vehicule traine par plusieurs animaux, atteint la rive d'une nappe etiree au bout de plusieurs cycles de marche, puis ils etaient montes dans une construction flottante qui les avait deposes au pied de l'enceinte du grand nid des hommes. Qui-vient-du-bruit avait refuse de boire et de manger jusqu'a ce qu'on le libere du nid transparent et qu'on l'emmene dans ces etranges grottes illuminees ou rodaient des rumeurs hostiles. Des formes tres dures avaient traverse son enveloppe comme les piquants d'un tritrille. Elles n'avaient provoque aucune blessure, aucun ecoulement du flux de vie, mais elles l'avaient meurtri Profondement dans sa chair. Il decelait de la curiosite, du degout et de la peur dans les capteurs a lumiere des faiseurs de bruit. Il avait failli se precipiter sur eux et dechirer leurs etranges peaux colorees. Il n'aurait pas pu les vaincre tous - ils etaient plus nombreux que les grains lumineux de matiere dans l'espace -, mais ils soufflaient sur son feu interieur et l'entrainaient dans des acces de rage terribles et inutiles. Il comprenait pourquoi les spheres volantes avaient extermine les enfants du Tout : leurs sons contenaient toute la durete, toute la souffrance des hommes. Affole par les odeurs, il avait oublie ses resolutions et s'etait jete sur la nourriture avec une ferocite decuplee par les cycles de privation. Ni les expulsions intempestives de ses restes puants ni les ecoulements repetes par son appendice male n'avaient reussi a le soulager. Il croupissait maintenant dans le nid transparent, vautre dans ses rejets, aussi faible qu'une proie videe de son flux de vie. Un leger courant d'air et la sensation d'un mouvement le tirerent de sa torpeur. Des silhouettes en partie eclairees se pressaient tout autour du nid transparent. Il ressentit aussitot leur agressivite et devina qu'elles etaient venues dans l'intention de le tuer. La lumiere des flammes se reflechissait par intermittence sur les griffes longues et luisantes qui jaillissaient de leurs mains. L'instinct de survie de Qui-vient-du-bruit reprit le dessus, il oublia la douleur du milieu de son corps et se releva. La matiere transparente se soulevait par a-coups, hissee par trois hommes arc-boutes sur une corde quelques pas plus loin, elle-meme enroulee autour d'un cercle suspendu et reliee au sommet du nid par un systeme complexe d'anneaux et de crochets. Qui-vient-du-bruit reconnut quelques-uns des faiseurs de bruit qui avaient assiste a son repas. Certains d'entre eux portaient sur la tete de hautes touffes de poils dores ornees de pierres brillantes et d'objets etranges. Les poitrines de ceux-la etaient volumineuses et molles, comme gonflees d'air ou d'eau. Il ne comprenait pas leur langage, ces sons aigus qui mutilaient le silence et qui, visiblement, le prenaient pour cible, mais il decelait du mepris et de la colere dans leurs expressions et leurs gestes. Leur attitude lui faisait oublier sa resignation, sa faiblesse, lui redonnait l'envie de se battre. Il observa la meute de ses agresseurs lorsque le bas du nid s'eleva au-dessus de sa face. Il ne vit aucune breche dans leurs rangs serres. Alors, il choisit sa proie et attendit le moment propice pour passer a l'attaque. Le griot s'avanca sur la scene et tira des plis de son vetement un instrument de musique de la taille d'un oeuf de grande gravelle du Mitwan. La caisse de resonance, ovale, n'etait pas faite de metal, ni de bois, ni de pierre, mais d'une matiere claire, sillonnee de veines noires et phosphorescente par endroits. Si des cordes tendues brillaient au-dessus de la partie creuse, on ne distinguait pas de manche ni de clef, ni aucune autre piece caracteristique des instruments ordinaires. Le griot le placa dans ses paumes jointes, a hauteur de sa poitrine, et posa les extremites de ses pouces sur deux des cordes. L'acoustique etait telle, dans la grande salle des spectacles du palais, que les froissements de ses vetements resonnaient avec une nettete insolite, presque derangeante. Les visages poudres et maquilles se tournaient tantot vers la scene, tantot vers le balcon ou le souverain et son epouse s'etaient installes quelques instants plus tot. Les parures du couple royal, couleurs bleues, dentelles blanches, broderies dorees, contrastaient violemment avec les tenues entierement noires de la dizaine d'angailleurs qui les escortaient. Des vagues de chuchotements couraient d'une loge a l'autre, d'une travee a l'autre, poussees par une imperceptible brise. Les commentaires allaient bon train sur la sante du souverain des Nues, qu'on trouvait vieilli, amoindri, depuis sa derniere apparition en public. Aucun des cinq mille permanents de la Cour n'aurait voulu manquer le spectacle, quel que fut son rang. Les maitres du protocole les avaient repartis selon les regles d'une etiquette complexe que seuls pouvaient decrypter une poignee d'inities. L'oeil non averti voyait simplement que la famille royale occupait les loges surplombant les cotes de la scene, que les grands courtisans se serraient sur les balcons des niveaux superieurs, que le corps des savants se pressait sur les premieres rangees du parterre et enfin que les autres, la grande majorite, s'entassaient sur les sieges disponibles ou dans l'espace restreint du paradis. Un emplacement avait ete reserve aux delegues royaux des cites Le griot s'avanca sur le devant de la scene et promena ses yeux globuleux sur l'assistance. Son visage n'exprimait ni la compassion infinie ni l'exuberance communicative que lui pretaient les legendes, mais c'etait un conteur, un comedien, un homme qui portait la parole humaine de monde en monde, et il pouvait tres bien dissimuler ses bonnes intentions et son immense bonte sous un masque de severite, a la facon des acteurs du theatre traditionnel jezomini. Sa coiffure tronconique etait aussi blanche que ses cheveux, sa barbe et la toge drapee sur l'epaule. Une cordelette serrait a la taille sa tunique bigarree. L'ensemble soulignait le noir de sa peau, un noir profond qu'on ne connaissait pas sur Jezomine, pas meme dans les oasis du coeur du Mitwan. Les ongles de ses pouces pincerent les cordes de son instrument. Les premieres notes captiverent instantanement le public. La musique du griot celeste n'avait rien a voir avec les compositions sophistiquees, symetriques, des maitres spheristes de Cour : insaisissable, deconcertante, elle s'insinuait dans le corps et l'esprit sans transiter par le sens de l'ouie, elle plongeait les spectateurs dans un envoutement qui ressemblait a de l'hypnose. > Il ne chantait pas, du moins selon les regles chorales en vigueur a la Cour des Nues ; ses phrases, scandees par les modulations de sa voix, ressemblaient a des incantations. > Une puissante emotion etreignait les confreres de Kehion Huggar repartis sur les trois premieres rangees du parterre. Les larmes coulaient sur les joues de certains d'entre eux, d'autres dissimulaient leurs traits bouleverses sous l'eventail de leurs doigts. La voix du griot resonnait en Kehion avec force, traversait son esprit et s'abimait directement dans les trefonds de sa memoire cachee, pas vraiment la sienne d'ailleurs, une memoire plus vaste qui renfermait d'autres etres, d'autres lieux, d'autres epoques. Il ne voyait ni n'entendait les ancetres jezomini, mais il lui semblait percevoir leur presence, plonger dans un passe loin tain, s'inserer dans leur trame. Kehion etait alle examiner le garcon sauvage avant le chant du griot : le fils de Kaleh, la ressemblance etait indeniable. Conforte dans ses convictions par sa conversation avec Helal Wehud, il se faisait fort d'obtenir des subsides royaux pour organiser une nouvelle expedition dans le Mitwan, capturer un skadje legendaire et, par la meme occasion, reduire ses detracteurs au silence - dont cette serpique de Lajah Sanjefoz, a qui il se ferait un plaisir de rendre la monnaie de sa piece. Il lui fallait cependant lever quelques incertitudes : le temoignage d'un oaseur etait-il recevable a la Cour des Nues ? Reussirait-il a renverser la tendance et a revenir en grace aupres du souverain Jezomine ? La disparition de Kaleh avait-elle un rapport avec la conspiration ourdie contre lui ? Kehion avait tourne et retourne ces questions dans sa tete jusqu'a ce que retentissent les premieres notes de l'instrument du visiteur celeste. Depuis, il se laissait porter par le torrent d'emotions gonfle chaque instant par les inflexions envoutantes de la voix du griot. Marmat Tchale, je peux voir tout cela car j'appartiens au Cercle celeste des griots, j'ai de votre histoire une perspective que vous ne soupconnez pas, je suis celui qui vole d'un monde a l'autre de la Voie lactee par des raccourcis de temps, je vous demande de me croire, o freres, je vous implore de me croire, je viens en ami, les mains tendues, empli de la joie des retrouvailles. >> Le griot marqua une pause sans cesser de jouer de son instrument. Kehion essuya machinalement les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Bien que trempe de sueur, il s'abstint de retirer sa veste : la decence interdisait aux hommes de se montrer en bras de chemise a la Cour. Il leva les yeux sur le balcon royal et discerna, ou crut discerner, un soupcon d'exasperation sur le visage farde du souverain des Nues. Mais la chevelure exuberante de la reine, une femme qui gagnait en corpulence a mesure qu'elle avancait en age, masquait en partie les traits du monarque, ainsi que la penombre de la loge assombrie par les uniformes des angailleurs. Dans les rangees du parterre et les autres loges, en revanche, les spectateurs semblaient fascines ou bouleverses par la prestation du griot. Les faces blafardes se decoupaient comme des masques tragiques sur l'obscurite a peine effleuree par les lueurs des lustres suspendus. Kehion essaya de reperer Loziah dans les travees les plus Proches. Il lui fut impossible de reconnaitre la coiffure de son epouse dans la foret de monuments capillaires enrubannes et torsades. Elle avait passe plus de trois heures dans les mains de sa coiffeuse et choisi sa plus belle robe, taillee dans une seule piece d'un tissu vert qui mettait en valeur la blancheur de sa peau. Kehion l'avait trouvee particulierement seduisante et s'etait montre fier de lui tenir le bras jusqu'a l'entree de la salle. Il n'envisageait pas cependant de cesser ses relations avec Kaleh. La soltane n'apaisait pas seulement ses tourments et ses sens, elle le plongeait dans un bain de felicite pure dont il sortait euphorique. Il refusait de preter attention au murmure alarmiste qui lui annoncait la disparition definitive de la belle soltane. Je les ai supplies d'abattre ces remparts, et ils m'ont chasse a coups de pierres, voila ce qu'elles ont fait, les generations qui vous ont precedes, elles ont essaye de me tuer a coups de pierres, tout comme Mairon, l'ancien assassin, le saint homme du Mitwan. Fous, vous ne voulez pas ecouter d'autre voix que celle de l'orgueil, vous ne voulez pas comprendre que vos pensees et vos actes ont une consequence sur le reste de l'univers. Se peut-il, freres de Jezomine, que vous ayez renie vos origines ? Se peut-il que vous vous croyiez seuls et abandonnes dans l'immensite cosmique ? Se peut-il que vous soyez epouvantes comme des enfants dans le coeur des nuits noires ? J'etais venu a vous avec un esprit de paix, des paroles de joie plein la bouche, et voici l'accueil que vous m'avez reserve, vous m'avez installe sur un piedestal, vous m'avez empeche de rencontrer mes freres... >> Kehion essuya ses larmes. Comme lui, ses confreres sanglotaient sans retenue, touches par la tristesse infinie impregnant la voix du griot. Il se demanda s'il n'avait pas reve quand, apres avoir laisse son epouse a l'entree de la salle de spectacle, il etait alle se soulager dans les latrines malodorantes et pratiquement hors d'usage situees dans les sous-sols du batiment. Bien qu'il n'y eut personne dans la piece basse et sombre, il avait entendu des chuchotements, si clairs qu'il avait eu l'impression d'etre mele a une conversation. Tout en deboutonnant sa braguette, il avait cherche a comprendre d'ou tombaient ces voix. Il avait repere sur l'un des murs la bouche d'un conduit qui avait servi jadis a laver les latrines a grande eau. Il avait reconstitue de memoire les plans du palais et estime que ces messes basses se tenaient dans l'atelier de maintenance de la salle de spectacle, la ou les serviteurs commandaient les imposants mecanismes de circulation d'eau. Il avait a plusieurs reprises suspendu sa miction pour saisir les paroles des conjures. Car il s'agissait bien de conjures qui projetaient d'assassiner quelqu'un cette nuit, une personnalite tres importante a en croire leurs propos. L'arme choisie etait une dague dont on enduirait la lame de guizarpael, un poison violent en vogue a la Cour. Les chuchotements s'etaient interrompus, et Kehion etait reste un long moment dans les latrines en depit de la puanteur, se demandant s'il devait prevenir les angailleurs, les serviteurs du dragon ecarlate. La neutralite etant la soeur jumelle de la lachete, il avait pris la decision de se taire. Certains intriguaient deja contre lui, il ne tenait pas a etre embringue dans l'un de ces complots qui attiraient les foudres royales sur l'une ou l'autre faction. Et puis il n'aimait pas les angailleurs : ces spectres noirs occupaient une place preponderante dans la vie des Nues, plus influents desormais que les conseillers religieux et les savants officiels. Que des courtisans s'etripent entre eux, quelle importance ? Au nom de quoi, au nom de qui vous etes-vous arroge le droit de priver votre peuple du Verbe celeste ? Je vous parle maintenant, je vous supplie de me croire, les premiers hommes et les premieres femmes qui se poserent sur cette planete ne voulaient pas rebatir les murs et les remparts de leur ancien monde, non, ils aspiraient seulement a vivre en harmonie, ils avaient jete les anciennes croyances et les idees de conquete, vous ne vous en souvenez pas, car des vides se sont creuses dans vos memoires, mais je suis votre memoire vivante, je suis la voix qui retentit d'un bout a l'autre de l'univers. J'entends maintenant les hommes et les femmes de ces temps pour vous tres anciens, ils vous demandent par ma bouche d'abattre ces remparts, ils vous exhortent a chasser vos peurs et a redecouvrir la joie pure des coeurs simples, oh, la joie magnifique des coeurs simples. Je me souviens de Jez, la femme qui donna son nom a votre etoile, son coeur debordait d'amour, ses yeux exprimaient la sagesse, c'etait une femme belle, bonne et forte. Elle vous contemple la-haut de son oeil rouge et brillant, freres, elle souffre en silence quand elle voit ce que vous faites du monde qui porte son nom. Je vous raconterai son histoire quand j'aurai epuise ma colere et mon chagrin. En vous retirant dans vos remparts, en vous coupant de votre peuple, c'est de vous-memes que vous vous retirez, c'est de vous-memes que vous vous coupez. Vous appelez cela la Cour du royaume, freres, moi, Marmat Tchale, j'appelle cela une basse-cour, un rassemblement de parasites emplumes et stupides. Qu'apportez-vous a votre monde pendant que vos freres suent sang et eau dans les oasis ? Qu'apportez-vous a votre monde pendant que vos freres fabriquent vos maisons, vos vetements , vos chaussures, vos draps, vos meubles, vos matelas, vos ustensiles et vos carrosses ?Je ne vois dans cette salle que du vide, des vides qui se creusent, je ne vois que vanite, corruption, intrigues, j'entends gronder le malheur, le dragon qui finira par vous devorer comme il a devore l'ancien monde, car, croyez-moi, les griots se souviennent des temps avant les temps, et ravauder la trame est leur seul souci, leur seul bonheur. >> Les crocs de Qui-vient-du-bruit s'enfoncerent dans la gorge du faiseur de bruit coiffe d'une haute touffe de poils dores. La chair odorante ne lui offrit aucune resistance. Des soubresauts secouerent la proie et un horrible bruit s'echappa de sa bouche, entrouverte. Ses poils dores s'affaisserent et se repandirent, comme des ruisseaux d'eau vive sur sa face, ses epaules et sa poitrine volumineuse. La surprise et l'horreur paralyserent les autres hommes, qui se contenterent de hurler et d'agiter leurs longues griffes a distance. Arc-boute sur ses jambes, Qui-vient-du-bruit rejeta la nuque en arriere et emporta dans sa gueule la moitie du cou de sa victime. Elle s'affaissa en se vidant de son flux de vie. Il recracha le morceau de chair pour choisir une deuxieme proie. Malgre leur nombre, malgre leurs longues griffes, les autres hommes restaient petrifies par la peur et gardaient leurs capteurs a lumiere tournes vers le corps agonisant de leur compagnon. Qui-vient-du-bruit repera une breche etroite au milieu de la meute. Se rua dans le passage avec une telle vivacite que les plus proches de ses adversaires, saisis, s'ecarterent. Exploita ce recul pour traverser leurs rangs. L'un d'eux, plus valeureux que les autres, tenta de lui barrer le passage. Il esquiva sa longue griffe ; d'un bond et fila sans se retourner vers ce qui lui semblait etre la sortie de la grotte. Des claquements precipites retentirent derriere lui. Les faiseurs de bruit s'etaient ressaisis et lances a sa poursuite, mais, meme affaibli par la douleur au milieu de son ventre, il n'eut aucun mal a les semer dans les passages eclaires par des flammes ou des pierres lumineuses. Frappees d'effroi par son apparition, d'autres silhouettes croisees dans les grottes suivantes n'essayerent meme pas de se mettre en travers de son chemin. ? Il courut un long moment avant d'apercevoir, au milieu d'un nid, une petite nappe d'eau dans un bassin sureleve. Il en but quelques gorgees pour chasser de sa gorge le gout du flux de vie, s'aspergea la face, se redressa et se tint a l'ecoute des bruits : le vacarme de ses poursuivants s'etait reduit a une rumeur sourde, moins perceptible encore que le raffut du petit etre qui battait a l'interieur de lui. Il ne capta pas de forme alentour, ni agressive ni amicale, mais un chant a la fois lointain et proche. Un chant envoutant, bouleversant. Il evoquait les grands cycles de la Creation transmis par les enfants du Tout, les sons mysterieux qui emportaient vers d'autres realites, vers d'autres mondes. Qui-vient-du-bruit n'en avait jamais entendu de semblable et, pourtant, il paraissait s'elever tout pres de la, dans cette realite, dans ce temps. La rumeur de ses poursuivants enfla dans la semi-obscurite de l'habitation des hommes. Un hoquet faillit provoquer un nouveau rejet du trop-plein de nourriture. Il decida de partir a la recherche de la source du chant, comme il se serait mis en quete d'une nappe souterraine dans le coeur du Mitwan. Il se concentra pour en determiner la direction et s'engagea dans l'un des nombreux passages qui partaient du nid. > Kehion se souvenait de ses conversations avec Kaleh la soltane. Selon elle, le mepris des courtisans envers les gens du peuple finirait par attirer la ruine sur le royaume des Nues. Il retorquait que la Cour regroupait les elites du royaume, religieuse, scientifique, artistique, et qu'aucune societe ne pouvait evoluer sans un soutien inconditionnel a ses elites. Mais, disait-elle, une societe ne peut meme pas survivre sans ses oaseurs sans ses caravaniers, ses tisserands, ses forgerons... Elle s'arrangeait pour avoir le dernier mot en capturant sa bouche et en le precipitant dans un gouffre de volupte, la ou n'existaient ni principes ni barrieres, simplement des sensations et des palpitations pures. Il ne pouvait plus se passer de Kaleh. Si elle avait disparu a jamais, si elle etait... morte, alors sa propre existence se transformerait en une lente noyade dans un ocean de nostalgie et d'ennui. -- Assez ! >> Tombe des cintres, le cri resta un long moment suspendu dans le silence stupefait. Le griot avait cesse de jouer de son instrument et leve un regard interrogateur vers les lustres ou les bougies se consumaient dans une odeur prononcee de cire chaude. > Machinalement, Kehion tenta de reconnaitre la voix surgie d'un balcon plonge dans la penombre. Masculine, sans aucun doute, mais deformee par une colere qui l'envoyait se percher dans les aigus. Aucune expression de peur ou d'indignation ne se lisait sur les traits du griot immobile, seulement de la tristesse dans ses yeux ronds. C'etait pourtant la premiere fois dans l'histoire des Nues qu'un Jezomini osait interrompre le chant d'un visiteur celeste : aucun sacrilege de cette sorte n'etait consigne dans les archives royales. > Kehion lanca un regard vers la loge royale et la decouvrit videe de ses occupants. Des murmures soulignerent l'apparition sur la scene d'un homme encagoule, enroule dans une cape, arme d'une dague a la lame fine et luisante. Le tout donnait une impression de ballet parfaitement orchestre. La conversation qu'il avait surprise dans les latrines revint a la memoire de Kehion. La personnalite condamnee etait donc le griot celeste, l'homme qui avait traverse l'espace pour donner a Jezomine des nouvelles de la grande famille humaine eparpillee dans la Galaxie. Les conjures avaient recu le soutien, explicite ou non, du souverain des Nues et des grands courtisans, une hypothese corroboree par le depart discret du couple royal et la Passivite des officiers du corps des angailleurs. Une action de cette envergure n'aurait eu aucune chance de reussite sans le concours d'un reseau puissant de relations, un reseau dont ne faisaient partie ni Kehion Huggar ni, a en croire leurs bouilles ahuries, ses confreres de l'Academie. Les savants royaux avaient encore beaucoup a apprendre de cette science balbutiante qu'ils appelaient avec emphase la psykemetrie. Les plus grands esprits des Nues, ou presentes comme tels, etaient tenus a l'ecart des decisions qui mettaient en jeu l'avenir de la civilisation jezomini. Ce constat remplit Kehion de colere et d'amertume, plus encore que la sentence prononcee contre le visiteur celeste. Tandis que son bourreau s'approchait de lui, le griot ferma les yeux. Adressait-il une priere a la Chaldria ? Aux dieux de ses ancetres ? > Kehion avait deja entendu cette voix, mais il ne parvenait pas a lui associer un visage. Que retiendrait l'histoire de cette nuit ? La rumeur, sans doute, de la mort du griot entretenue par quelques indiscretions. Jezomine s'isolerait du reste de l'univers, les grands courtisans pourraient s'etourdir en fetes et intrigues sans qu'une voix tombee du ciel vienne de temps a autre les rappeler a leurs devoirs. Kehion se demanda pourquoi les conjures avaient decide d'executer le visiteur celeste sur la scene du theatre royal plutot que de l'eliminer en toute discretion. La reponse se dessina aussitot, lumineuse : si personne se levait maintenant pour manifester son desaccord, les courtisans et les representants des oasis seraient lies par un pacte de culpabilite et de sang, ils appartiendraient tous a cette generation qui aurait sacrifie le griot sur l'autel des privileges. Et lui, Kehion Huggar, revulse par cette complicite forcee, ne trouvait pas le courage de s'interposer, il ne songeait qu'a preserver une existence deja rongee par les remords et le mepris de soi-meme. Parvenu a deux pas du griot, l'executeur masque leva la dague enduite de poison foudroyant. A cet instant, deux evenements se deroulerent simultanement sans qu'il fut possible a Kehion d'etablir de correlation entre eux. Une lumiere vive eblouissante, inonda la scene, eclaboussa les loges et les balcons les plus proches. Elle semblait se focaliser sur le griot, ou plus exactement flotter au-dessus de lui comme une corolle inversee. Mais ce n'etait pas son eclat qui avait entraine le bourreau a reculer : une forme brune avait bondi sur la scene, lui avait agrippe le bras, le lui avait tordu jusqu'a ce que la dague lui echappe des mains, puis lui avait plante ses dents dans la gorge par-dessus l'etoffe de la cagoule. Kehion reconnut l'enfant sauvage qu'il avait capture dans le jvlitwan. Il n'eut pas le temps de se demander comment il avait pu s'evader de la cloche d'exposition, ni comment il s'etait introduit dans le theatre des Hauts-Dits ; il ne put que fremir de surprise et d'horreur lorsque les vertebres du bourreau se briserent dans un craquement lugubre. Un glapissement domina les murmures d'effroi qui montaient de l'assistance : > Des angailleurs surgirent des coulisses, d'autres degringolerent des balcons. Plus question de mise en scene desormais, l'urgence faisait voler en eclats les precautions, les apparences, les symboles. Kehion vit ou crut voir le griot saisir l'enfant sauvage par le poignet, puis, alors que les silhouettes noires des angailleurs se ruaient vers eux dans un fracas de bottes, un eclair aveuglant balaya la scene. Apres avoir reconduit son epouse a leur domicile, Kehion gagna le quartier des soltanes par le passage habituel. La maison de Kaleh etant toujours fermee, il s'assit sur les marches du perron et y demeura jusqu'a l'aube, perdu dans ses pensees. La lumiere celeste avait sauve le griot et le garcon sauvage des lames des angailleurs. Les conjures n'avaient retrouve sur la scene que le cadavre exsangue de l'executeur des hautes oeuvres. Selon les premieres rumeurs, un groupe de courtisans avait ete charge d'executer le griot tandis qu'un second s'occupait d'assassiner le garcon sauvage. Pourquoi les comploteurs avaient-ils decide de les tuer tous les deux ? Quel rapport pouvait-il bien y avoir entre un visiteur celeste et un enfant qui avait grandi dans le coeur du Mitwan ? Le garcon sauvage avait egorge la cousine de la reine en personne, Lajah Sanjefoz - une perte qui ne suscitait aucune peine chez Kehion. Personne ne l'avait empeche de se faufiler dans le theatre des Hauts-Dits et de voler au secours du griot, negligence qui couterait leur tete a quelques gardes et angailleurs. Kehion fixa d'un oeil distrait sa perle d'obedience, ce symbole a la fois honorifique et humiliant de la condition courtisane. Il ne percerait jamais le mystere du fils de Kaleh, il ne connaitrait jamais la verite sur ce complot, il ne s'etourdirait plus jamais dans les bras de sa belle courtisane. Sa vie serait dorenavant un fardeau trop lourd a porter. CHAPITRE VI LOGON Bien qu'ayant passe les trois quarts de mon existence dans les centres du savoir, jamais je n'ai trouve de definition satisfaisante du mot >. Je sais, ou crois savoir, que la Chaldria est indissociable de la fonction de griot, qu'elle porte, nourrit et inspire les visiteurs celestes, mais je ne suis pas parvenu a determiner si elle recouvrait une realite physique, si elle ressortait seulement du symbole, de la mythologie, ou si elle representait un ensemble de regles, une ethique, voire une religion. De meme, les reponses de ceux qui se revendiquent specialistes, voire exegetes, de l'univers des griots n'ont pas assouvi ma curiosite. Sans doute me jugera-t-on presomptueux, mais pour moi les discours des gardiens officiels de la connaissance ne sont qu'un fatras d'idees reductrices plus ou moins transformees en principes, en lois, en dogmes. Je prefere encore les histoires rapportees par les gens du Peuple, elles ont le merite de la fantaisie, de la poesie. Les grammaires anciennes consultees dans les bibliotheques particulieres ou publiques ne m'ont pas eclaire sur l'etymologie du mot >. Je suppose qu'on peut l'apparenter a caldarilla ,tres ancienne du mot > ou >, lui-meme tire de caldu, >, et que, par consequent, il vehicule une idee de chaleur extreme. Il me plait de comparer cette hypothese a la notion de chaleur primordiale, une theorie physique sur laquelle nos plus grands savants semblent s'accorder. J'aime a penser que les griots volent sur les eclats de l'explosion originelle, sur les souffles de la Creation. [***] Seul un griot lui-meme serait en mesure de definir correctement Chaldria, mais, helas pour moi, je fais partie des >, de ces generations qui n'auront pas la chance d'approcher un visiteur celeste. Depuis l'age de sept ans, je passe une grande partie de mes nuits a contempler le ciel etoile, dans l'espoir fou d'entrevoir une lumiere, un signe, un phenomene. J'atteindrai bientot les cinquante-ans, eh oui ! un demi-siecle, et je refuse toujours d'ecouter la voix de la raison. Je vis dans une solitude extreme, a l'ecart des autres, comme une jeune fille gardant sa virginite pour le prince de ses reves, me consacrant corps et ame aux voyageurs cosmiques, guettant l'occasion qui ne se presentera sans doute jamais. Avec mes illusions, dans mes illusions. Desormais, seul le bucher de cremation pourra me delivrer d'une existence placee sous le signe de l'obstination et de la sterilite. Jow Rasmo, fondateur de l'ermitage du Montgriot, Jezomine. Les pics sombres crevaient la mer de nuages et se dressaient dans la lumiere comme de gigantesques pointes de lances. Aussi loin que portait son regard, Seke ne distinguait rien d'autre que ces iles nues aux flancs abrupts, cernees par des vagues figees et legerement teintees de rouge par les rayons d'Ur levant. Aux temps d'equinoxe, des vents hurlants tombaient des cieux, soufflaient sans discontinuer pendant six ou sept jours, ouvraient des breches dans la chape brumeuse et revelaient les gouffres insondables qui se tendaient entre les massifs montagneux. Ils devoilaient egalement le ruban clair du sentier se prelassant sur les pentes. Il conduisait, selon Marmat Tchale, a Hernaculum, la capitale du continent Nube. Le reste de l'annee, soit quatre cent trente-sept jours, le paysage demeurait immuable, n'etaient-ce les changements de luminosite et de nuances apportes par les differentes saisons. Seke n'avait pas mis a profit les absences frequentes de son maitre pour explorer Logon, le monde ou ils sejournaient depuis maintenant pres de cinq armees planetaires. >, avait dit le griot. Seke avait passe la plus grande partie de son temps a se familiariser avec son corps, ses pensees et ses sensations d'homme, a renier sa nature d'enfant du Tout, a rendre acceptable sa condition d'etre humain. Pourtant, malgre le port des vetements, malgre l'acquisition du langage oral et de manieres plus ou moins conformes aux usages humains, il n'appartenait pas encore a la communaute des hommes. Au fond de lui, il restait une creature du desert. Il lui semblait parfois entendre les formes de ses compagnons de nid ; il se retournait, croyant decouvrir les corps ondulants de Danseur-dans-la-tempete ou d'Autre-mere, mais il n'apercevait que ces sommets effiles qui transpercaient l'ocean des nuages et se jetaient dans le ciel eclabousse de lumiere. Il lui arrivait de pleurer en repensant aux temps d'avant ce temps. Marmat lui avait explique que c'etait la facon naturelle des hommes d'exprimer la tristesse, le chagrin ou la douleur, mais ces ecoulements le deroutaient toujours autant, sans doute parce qu'il avait vecu ses premieres annees dans un milieu ou l'eau etait une benediction, une forme rarissime et somptueuse. Un reflexe le poussait encore a retenir ses larmes, de peur d'assecher un corps pourtant gonfle d'humidite (le puits de la Maison ne tarissait jamais). Seke gravit les rochers qui dominaient la vieille demeure de Pierre noire. De son passe d'enfant du Tout, il avait garde une vigueur et une souplesse nettement superieures a celles des confreres de Marmat qui, de temps a autre, surgissaient de l'ocean des nuages. Ces derniers peinaient a gravir la pente habillee d'une lande reche et se presentaient a la porte tellement extenues qu'ils avaient besoin d'un long moment pour reprendre leur souffle et prononcer leurs premiers mots. Ils portaient pourtant le Verbe d'un monde a l'autre et franchissait des distances inconcevables a des vitesses defiant le temps. A son disciple s'etonnant de leur faiblesse physique, Marmat avait repondu : >. Le contraste entre la legerete infinie du vide et la gravite des planetes. Il n'est qu'un mot pour decrire la souffrance du griot : la Chaldria. -- La... Chaldria ? >> Seke ressentait parfois, en bas de la colonne vertebrale, une chaleur fulgurante qui le ramenait cinq annees en arriere. Sur la scene du theatre de Jezomine. Face a une mer de visages larmoyants et de chevelures extravagantes. A cet instant precis ou un flot de lumiere vive les avait soustraits, Marmat et lui, a la vindicte de leurs agresseurs. Seke avait entrevu une derniere fois l'homme secoue par les spasmes a ses pieds, l'assassin auquel il avait arrache la moitie du cou, puis, happe par une bouche a la puissance infinie ilavait flotte dans une atmosphere sans couleur, sans odeur, sans saveur, il avait perdu connaissance, il etait revenu a lui aux prises avec une sensation de deplacement vertigineux et une nausee tenace, il s'etait reveille dans un endroit sombre, ecrase par une force implacable, baignant dans son urine et son vomi, la gorge impregnee du gout du sang. Dix jours de Logon lui avaient ete necessaires pour se remettre du voyage. Dix jours avant de pouvoir remuer bras et jambes, se lever, esquisser quelques pas, ingurgiter la nourriture amere proposee par le griot. Il se souvenait vaguement qu'ils avaient traverse une ville etalee sur les bords d'une faille, explore les montagnes pelees en quete d'un gite, echoue en pleine nuit dans cette masure abandonnee ou regnait une suffocante odeur de pourriture. Si nous acceptons d'etre ses serviteurs, si nous l'abordons avec humilite et confiance, elle exalte ce qu'il y a de meilleur en nous, elle nous guide sur des chemins radieux. >> En depit de leurs cinq annees de vie commune, Seke ne connaissait pas grand-chose de Marmat. Le griot jouait de son mieux son role de maitre, mais il lui arrivait souvent de disparaitre et de revenir en loques au bout de plusieurs jours, les cheveux et la barbe sales, les yeux injectes de sang, repandant autour de lui une forte odeur d'alcool. Parfois il paraissait sur le point de s'epancher, de vider un sac trop lourd a porter, puis il secouait la tete, se renfrognait ou bien s'allongeait et sombrait dans un sommeil agite. Seke n'avait jamais ose lui demander pourquoi on entendait une telle tristesse dans son chant intime Il n'avait meme pas ose lui reveler qu'il percevait les sons des formes. Arrive au sommet du pic, Seke contempla pendant quelques instants l'oeil sanguin d'Ur au-dessus du moutonnement nuageux. On n'etait pas encore entre dans l'ur-sah, cette saison magnifique ou l'air se faisait plus brulant qu'un four, mais la chaleur deja forte annoncait une journee delicieusement torride. En contrebas, la maison, une construction sommaire, aurait pu se confondre avec les rochers environnants sans le repere geometrique du potager delimite par les murets de pierres seches. Il ne poussait sur ce lopin de terre que deux varietes de legumes verts ainsi qu'un tubercule et une sorte de cereale aux gros grains et au gout apre qui constituaient l'ordinaire du griot et de son disciple. Le corps de Seke, habitue depuis toujours a la viande crue, avait d'abord rejete cette alimentation. Ses expeditions autour de la maison et dans les rochers n'avaient donne aucun resultat. Il n'avait pas detecte de forme vivante alentour, hormis les herbes de la lande dont le murmure racontait la rudesse et l'opiniatrete. Les premiers temps, des envies brutales l'avaient traverse de sauter a la gorge du griot ou de ses visiteurs afin d'assouvir son besoin de sang frais, mais, comprenant d'instinct que, sans la protection de Marmat, il n'aurait aucune chance de survivre dans un environnement aussi deroutant, il les avait contenues tant bien que mal et avait fini par s'habitue a la saveur de cette pitance qu'il preparait lui-meme pendant les absences de son maitre. Il fallait d'abord jeter les tubercules coupes en petits morceaux dans l'eau fremissante de la pirigne, un recipient taille dans un materiau brun qui degageait une chaleur permanente, puis, apres une demi-journee de cuisson, ajouter les cereales et les legumes. > Seke retira ses chaussures, sa tunique, son pantalon de toile, offrit son corps a la caresse ardente des rayons d'Ur, attendit d'etre empli de chaleur pour s'elancer et bondir d'un rocher l'autre. L'exercice le ramenait aux temps ou il devalait les dunes en compagnie de Danseur-dans-la-tempete, mais ne reveillait pas les ivresses anciennes. Une part de lui-meme etait restee a jamais sur son monde d'origine. Il continua de sauter sur les rochers, prenant de plus en plus de risques, s'ecorchant les pieds sur les aretes coupantes. La sueur l'habillait d'une moiteur sensuelle. Une energie puissante, presque douloureuse, gorgeait son appendice male. Marmat lui avait parle de ces >, un phenomene normal chez les hommes en bonne sante. > Marmat avait visiblement voulu ajouter quelque chose, mais il s'etait tu, et Seke avait entrevu de la detresse dans ses yeux sombres. La souffrance du griot sans doute, la Chaldria. Un liquide epais avait effectivement coule du lung de Seke l'annee suivante. Ces emissions s'etaient produites la nuit la plu part du temps, au sortir de reves peuples de joutes confuses l'avaient laisse vibrant et couvert de sueur sur sa couche. Des rigoles tiedes et poisseuses s'etaient etirees sur son ventre avec une douceur floconneuse. Il n'aurait su dire s'il en eprouvait de l'inquietude ou du soulagement, seulement l'impression d'un etourdissement furtif, d'une jouissance derobee. Il se laissa tomber d'une hauteur de cinq hommes et se recut en souplesse sur un large eperon. Il percut alors des chants de formes derriere lui. Pas loin, une centaine de pas. Quatre hommes. Les chants de deux d'entre eux avaient la limpidite caracteristique des griots ; les deux autres, plus confus, discordants, appartenaient probablement a leurs disciples. Seke eut juste le temps d'escalader les rochers et d'enfiler son pantalon avant de voir les quatre hommes emerger de l'ocean des nuages et monter vers la maison de Marmat Tchale. Ils se rendaient sans doute a Hernaculum, au quartier de la Chute sans fin, un endroit que les griots appelaient entre eux le noeud chaldrien, ou chaldran. Il devala les rochers sans prendre le temps de passer sa tunique ni ses chaussures et fendit la lande pour se porter a leur rencontre. Il connaissait l'un d'eux, Zaul Samari, un homme age a la peau claire et aux yeux delaves qui etait deja venu rendre visite a Marmat a plusieurs reprises. Et il avait deja rencontre son disciple, Yorgal, un garcon robuste a la mine renfrognee pour lequel il n'eprouvait aucune sympathie. Les deux autres en revanche lui etaient inconnus : le griot, assez grand et maigre, ressemblait a bon nombre de ses confreres avec sa barbe fournie, son visage emacie, son tarbouche blanc, sa crosse noueuse et sa toge drapee par-dessus sa longue tunique. Le disciple, quant a lui, paraissait singulierement frele, une impression accentuee par la finesse de ses membres et de ses traits. Il portait, posee sur ses cheveux blonds coupes ras, une calotte d'un vert eclatant assorti a la couleur de ses yeux et au vert plus sombre de sa tunique et de son pantalon. Le regard et le sourire timides qu'il adressa a Seke suffirent a nouer entre eux un debut de complicite. Des gouttes de sueur sillonnaient le visage ravine de Zaul Samari. Marmat disait de Zaul qu'il etait l'un des plus anciens griots, voire le plus ancien, et que son refuge, niche dans le massif de l'Ormaki, se trouvait a plus de six jours de marche d'Hernaculum. Marmat avait designe une foret d'aiguilles serrees au-dessus de la mer des nuages : > Croisant son regard interrogateur, le griot n'avait pas laisse le temps a Seke de poser sa question avec ses mots encore balbutiants. > Zaul palpa machinalement sa kharba, l'heptacorde traditionnelle des voyageurs celestes dont l'extremite arrondie depassait de sa large ceinture de tissu. Seke captait, au-dela de son chant melodieux, la tristesse commune a tous les griots, plus marquee chez lui, amplifiee par l'age. > Seke lanca un bref regard au disciple blond de l'autre griot et sentit monter en lui un trouble inexplicable qu'il tenta de dissimuler en enfilant precipitamment sa tunique. > Comme a chaque fois que les circonstances le conduisaient a prendre la parole, ses mots etaient haches, hesitants. Curieuse experience que le langage humain. Combien s'etaient revelees difficiles les premieres onomatopees, les premieres syllabes ! Il avait longtemps refuse d'expulser le moindre son de sa gorge et son maitre avait deploye une patience infinie pour l'amener a >. Puis il avait du apprendre a nouer les relations entre les mots et les formes, entre les mots et les actes, les sensations, les emotions, les sentiments. La ou un echange instantane suffisait aux anciens compagnons du nid pour transferer les formes de leur esprit, les hommes avaient besoin de nombreuses combinaisons de syllabes pour transmettre une part infime de leurs intentions. Cela revenait a lancer une pluie de pierres sur un tritrille pour s'assurer qu'au moins une le toucherait. Precis quand il designait un objet concret, brin d'herbe, caillou, montagne, table, arbre, vetement, etc., le langage humain perdait considerablement de son efficacite lorsqu'il s'agissait de traduire les notions abstraites. Seke se rememorait parfaitement ce moment terrible ou Danseur-dans-la-tempete agonisant lui avait communique les souvenirs de ses ballets dans les tourbillons de sable. Leur echange n'avait dure que le temps d'un eclair et, pourtant, Seke avait capte les emotions et l'ivresse de son compagnon avec la meme intensite que s'il les avait lui-meme vecues. Si Danseur-dans-la-tempete avait du s'exprimer avec des mots, les sons n'auraient pas traduit la richesse de son experience, et son precieux tresor aurait ete a jamais perdu pour le Tout. Vivant desormais parmi les hommes, Seke se devait d'utiliser leur mode de communication. Il comprenait les propos de Marmat Tchale ainsi que l'essentiel de ses conversations avec ses confreres du Cercle. Son maitre disait que le terranz, la langue des peuples humains disperses dans la Galaxie, avait tendance a se deformer sur certains mondes : > Le langage articule se pretait effectivement a la dissimulation. Des contradictions se glissaient entre les sons et les formes intimes des interlocuteurs. Certains proclamaient leur amour pour leurs freres la ou ils ne ressentaient que de l'indifference, voire du mepris, pour ces hommes disperses dans l'immensite cosmique comme des enfants arraches du ventre de leur mere. L'acquisition du langage impliquait par consequent un apprentissage de la tromperie, de la mefiance. La pauvrete des mots, decalage entre l'expression et l'intention rendaient impossible l'echange total des skadjes du desert du Mitwan (ainsi Marmat Tchale appelait-il les enfants du Tout). Le mode de transmission oral renvoyait chacun a son individualite, a ses tricheries, ce que le griot appelait son >. Seke n'avait pas encore appris a delimiter son jardin ni a garder ses secrets. Il formulait avec la plus grande exactitude possible les sensations et les pensees qui lui traversaient la tete, habitude heritee de son passe d'enfant du Tout et souvent generatrice de conflits. Il lui etait arrive par exemple de reveler par le verbe les pensees cachees des hotes de Marmat Tchale. Le griot lui avait ensuite reproche de declencher des reactions de colere et de repli la ou des mots judicieusement choisis auraient pu ouvrir un passage et rapprocher les points de vue. >, dit Seke. Bien qu'il s'exprimat a mi-voix, il gardait toujours cette impression detestable de blesser le silence. -- Ce ne sera pas la peine. >> Seke se retourna et apercut la silhouette epaisse de Marmat Tchale dans l'embrasure de la porte. Le griot n'avait pas pris le temps de se changer. Des taches de terre souillaient sa toge blanche qui, dechiree par endroits, pendait le long de sa hanche Les accrocs de sa tunique bariolee devoilaient en partie sa peau sombre. Son sourire ne parvenait pas a deplisser sa mine chiffonnee. > Seke comprenait maintenant pourquoi, avant de s'ecrouler sur sa paillasse, son maitre lui avait demande de preparer une soupe cinq ou six fois plus copieuse qu'a l'habitude. Le deuxieme griot s'appelait Eyland Volgen. Arrive depuis peu sur Logon, il vivait momentanement dans une habitation troglodyte des monts voisins du Sleggar dont on pouvait admirer les cretes en forme de croissant dans la direction de l'astre couchant. Il observait un long temps de silence avant de prendre la parole, les paupieres baissees, comme s'il forgeait ses reponses au plus profond de lui, une impression de lenteur et de prudence accentuee par sa voix posee et son langage chatie. Son disciple avait aide Seke a preparer le repas et en avait profite pour lui glisser son nom a l'oreille : Jaife. Installes sur de vieux coussins autour de la table basse, les trois griots plongeaient a tour de role leurs grandes cuilleres dans la pirigne et avalaient leur soupe dans un concert de lapements et d'aspirations. Leurs visages, caresses par les lueurs ambrees des deux minosoles serties dans la pierre des murs, flottaient sur une mer de penombre. Assis en tailleur a meme la terre battue, les disciples attendaient que leurs maitres eussent termine leur repas pour se servir a leur tour. Chaque fois que le regard de Seke rencontrait celui de Jaife, son trouble augmentait sans qu'il lui fut possible d'en determiner la cause. Les yeux fouineurs de Yorgal venaient regulierement se poser sur lui comme des insectes agacants. -- Recemment non, repondit Marmat. Cela fait cinq ans que je n'ai pas quitte Logon. Mais on a cherche a m'assassiner lors de mon dernier voyage. Et lors des voyages precedents. -- Les reactions de la Chaldria semblent de plus en plus lentes. Si elle continue a perdre ainsi de sa precision, de sa vigilance, nous serons entierement livres a nous-memes, et il n'y aura bientot plus un seul griot dans l'univers, plus un seul lien entre les communautes humaines. Qui faut-il blamer ? lanca Zaul Samari apres avoir avale une gorgee de soupe et s'etre essuye les levres d'un energique revers de manche. Le vehicule ou le conducteur ? Que savons-nous des intentions de la Chaldria ? A-t-elle seulement des intentions ? >> Il devisagea ses interlocuteurs avant de baisser les yeux sur les volutes de fumee qui montaient de la pirigne. -- Maitre Zaul, sans nous les peuples humains se retrouveraient dans l'isolement le plus complet, protesta Eyland Volg a l'issue d'un long moment de silence. Et vous savez aussi bien que moi a quelles extremites, a quelles catastrophes conduit l'oubli. Les Grandes Guerres de la Dispersion... -- Nous cherissons la memoire, l'histoire, parce qu'elles legitiment notre fonction, coupa Zaul. La Chaldria nous a ete revelee au cours des Guerres de la Dispersion, mais elle ne nous appartient pas. Et peut-etre, peut-etre nous sera-t-elle bientot retiree, peut-etre, peut-etre avons-nous accompli notre temps. Marmat Tchale designa les trois disciples d'un geste du bras. -- Le temps est une donnee tres relative, vous etes bien places pour le savoir. Laissons-nous, laissons-leur une chance de poursuivre l'oeuvre entreprise par nos peres, offrons-leur une possibilite de corriger nos erreurs. -- Je me suis toujours senti soutenu dans mes voyages et mes interventions, fit Eyland Volgen avec une precipitation inhabituelle. Je n'ai pas le sentiment d'avoir failli a ma tache. -- N'avez-vous pas subi une agression lors de votre de voyage, comme maitre Marmat, comme moi-meme ? >> Eyland Volgen hesita quelques instants avant d'acquiescer d'un hochement de tete et de plonger d'un geste sec sa cuillere dans la pirigne. La lueur des minosoles soulignait les aretes de ses arcades sourcilieres et de son nez. Sa barbe bouffait avec une luxuriance insolite sous son visage have, presque aride. Seke captait des courants tourmentes sous la surface limpide de son chant, mais c'etait vers le murmure indefinissable de Jaife qu'allait sans cesse son attention. -- Nous ne leur voulons pourtant que du bien, intervint Marmat Tchale. -- Leur bien a notre facon. >> Les trois hommes mangerent sans ajouter un mot, s'ecarterent pour permettre a leurs disciples d'acceder a la pirigne, se releverent et remirent un semblant d'ordre dans les plis de leurs toges. -- Ce n'est surement pas a moi d'en decider, repondit Zaul Samari, mais a la prochaine assemblee du Cercle. Et nous devrions nous mettre en chemin si nous voulons garder une chance d'arriver a Hernaculum avant la nuit. >> Joignant le geste a la parole, il ordonna a Yorgal de se lever d'une pression soutenue sur l'epaule, sans lui laisser le temps d'ingurgiter la cuilleree de soupe suspendue entre la table et sa bouche. Eyland Volgen n'eut qu'a se saisir de son baton pour inciter Jaife a sauter sur ses pieds et a se diriger vers la sortie. Le regard intense qu'adressa ce dernier a Seke avant de quitter la piece avait quelque chose d'une invitation, d'une supplique. La veille encore, l'idee n'aurait pas effleure le disciple de Marmat d'abandonner ses reperes, de descendre sous la mer des nuages, de s'aventurer sur les lacets du sentier, mais, aujourd'hui, il brulait d'envie de suivre Jaife, de decouvrir en sa compagnie d'autres aspects de Logon, la faille d'Hernaculum, le noeud chaldrien. Il resta assis, les doigts crispes sur le manche de la cuillere. La decision ne lui appartenait pas, et Marmat ne l'estimait pas pret a affronter la communaute des hommes : il ne maitrisait pas encore le langage, et ses pulsions incontrolables risqueraient de declencher des reactions d'incomprehension ou d'hostilite. Il ne bougea pas tandis que son maitre se preparait dans sa chambre. Bien qu'affame, il ne songea pas a se resservir en soupe, n'avait jamais souffert de la solitude jusqu'alors, sans doute parce qu'elle lui avait permis de renouer avec le silence rassurant de son enfance, mais il commencait maintenant a ressentir ses affres, une sensation d'abandon, de desolation. Il vit passer la silhouette de Marmat a ses cotes, et il eut envie de pleurer comme lorsqu'il repensait a ses anciens compagnons du Mitwan. > Il lui fallut un petit moment pour prendre conscience que le griot s'adressait a lui. La lumiere ambree des minosoles adoucis-sait et rendait debonnaire le visage de son maitre. Il avait passe le tarbouche, la toge et la tunique bariolee que Seke avait laves la veille dans le bassin de pierre de la salle d'eau. -- Leve-toi ! Il est temps pour toi de descendre dans monde des hommes. >> CHAPITRE VII HERNACULUM En tant que femme, j'ai toujours ressenti comme une injustice la coutume qui reserve aux seuls hommes la fonction de griot. Suffit-il donc d'etre pourvu a la naissance d'un penis et de testicules pour avoir le privilege de visiter le vaste univers ? Au nom de quel principe stupide et oublie les femmes sont-elles tenues a l'ecart de la Chaldria ? Eh bien, aussi desolant que cela puisse paraitre, les etudes recentes tendraient a prouver que la raison en est biologique. Il semble (j'eprouve et j'eprouverai toujours une certaine reticence a elever cette hypothese au rang de certitude) que la physiologie feminine ne puisse pas resister aux fantastiques accelerations des flux cosmiques. La faute en incombe(rait) au systeme endocrinien, celui des hommes se revelant apte aux transports celestes, celui des femmes refusant de se plier aux exigences de la Chaldria. Mon cher ami Elser Amink, eminent specialiste des glandes endocrines, affirme qu'il faut voir dans cette inegalite une forme de protection biologique de la fonction maternelle et, par extension, de la perennite de l'espece humaine. Les Hommes sont par essence des semeurs, pretend-il, et les femmes les terres qui recoivent leur semence. Quel serait le destin d'une espece dont les semeurs seraient incapables de feconder leurs terres ? Vous seriez donc, mes soeurs, les champs immuables condamnes a etre laboures par les socs volages des chers laboureurs ! Force m'est de reconnaitre qu'en tant que terre je ressens moi-meme un plaisir immense a etre cultivee, retournee, irriguee. Cependant, l'explication d'Elser - un excellent ami mais un bien pietre laboureur - n'est pas de nature a me convaincre entierement (je vous avais prevenues). Il se hate de plaquer un vernis biologique, scientifique donc, sur un materiau que je devine surtout culturel. Qui releve de l'inconscient, collectif et individuel. Que nous pourrions aussi bien denommer mythique, religieux ou psychologique. Mon intuition - ma > personnelle -me souffle que de la fonction nait l'organe. Je veux dire par la que, si notre societe admettait l'idee de la femme griot - la griotte ? - notre fichu systeme endocrinien, a mes soeurs et a moi-meme, accepterait sans doute la mutation reclamee par la Chaldria. Tout simplement parce que, une fois le principe passe dans l'inconscient collectif, notre physiologie entamerait son travail d'adaptation. Combien d'exemples avons-nous sous les yeux d'etres vivants ayant evolue en fonction de leur environnement ? Les cous des zerfes ne se sont-ils pas allonges pour accompagner la croissance des cyclents, les arbres millenaires dont les feuilles tendres constituent la nourriture favorite des mammiferes de nos plaines ? La carapace des tapiques ne s'est-elle pas epaissie pour resister aux terribles averses de grele du pays de Phau ? Et notre peau, a nous humains de Siltair, ne s'est-elle pas foncee et epaissie pour tolerer les rayons brulants de Rhu, l'etoile de notre systeme ? Elane Tascle, Philosophe et poetesse du siecle de Daphien II, Siltair (> en dialecte siltong) HERNACULUM... >>Marmat Tchale designait les taches blanches disseminees sur les parois abruptes de la faille. Car, davantage que d'une vallee, il fallait bien parler d'une faille, d'une blessure beaucoup plus etroite, profonde et tenebreuse que les gorges environnantes. Le sentier y plongeait en lacets serres, s'eclipsait par intermittence dans les rochers, reapparaissait au milieu de la pente quasi verticale, se jetait en contrebas dans une obscurite impenetrable qui, d'en haut, paraissait presque liquide. De vagues reminiscences effleurerent l'esprit de Seke. Les batiments d'Hernaculum s'etageaient sur plusieurs niveaux qu'a vue il evalua a six ou sept. >, marmonna Yorgal comme s'il avait epouse le cours de ses pensees. Le disciple de Zaul Samari arborait cet air a la fois bute et blase cense traduire son autorite sur les deux autres apprentis. Il avait parcouru a plusieurs reprises le trajet entre le massif de l'Ormaki et la capitale du continent Nube, et il sautait sur toutes les occasions d'etaler sa pretendue superiorite sans tenir compte des remarques ni des coups d'oeil reprobateurs de son maitre. > Seke et Jaife n'eurent pas besoin de se consulter du regard pour savoir qu'ils se debrouilleraient pour lui fausser compagnie a la premiere occasion. Ils en avaient assez de ses outrances verbales, de ses manieres brutales, de cette detestable manie qu'il avait de leur souffler son haleine a la face tout en leur administrant de grandes claques dans le dos. Ils ne tenaient pas a partager leurs impressions avec un pisse-vinaigre tel que Yorgal. Il les avait provoques, railles, bouscules jusqu'au crepuscule, roulant ses gros muscles des qu'ils manifestaient des signes d'agacement, presumant sans doute que ses bras et ses cuisses larges comme des troncs d'arbre suffisaient a proscrire toute velleite de rebellion. Seke, qui n'aurait eu besoin que d'une fraction de seconde pour le frapper ou le mordre a l'un de ses points faibles - la gorge, le plexus, le bas-ventre -, avait contenu tant bien que mal ses bouffees de rage. De crainte, d'abord, que son maitre Marmat ne le renvoie dans la masure du Xubet ; pour ecarter, ensuite, tout risque de represailles sur Jaife, de plus faible constitution. Le couvercle nebuleux s'etait empourpre. Seke se souvint vaguement que, cinq ans plus tot, il avait assiste au coucher d'Ur sous la mer des nuages, il avait marche sous ce voile couleur de braise d'ou tombaient des colonnes obliques qui s'ecrasaient en mares sanglantes sur les pentes. Le silence epais buvait les bruits et accentuait la sensation d'oppression engendree par la chaleur moite. Bien qu'ils eussent parcouru des pays grandioses, longe des precipices insondables, traverse de somptueux enchevetrements de rocs et de buissons aux branches rampantes, Seke se sentait, sous ce plafond bas, coupe du reste de l'univers, de l'espace infini, des grands cycles du temps. Il preferait de loin le ciel au-dessus des cimes, flamboyant, majestueux, vetu d'une infinite de nuances. -- Ouais, et les dechus viendront te ronger le peu de cervelle qui te reste ! >> s'esclaffa Yorgal en frappant violemment Jaife entre les omoplates. Projete vers l'avant, le disciple d'Eyland Volgen se retint au bras de Seke. Il prit le temps de rajuster sa calotte avant de se redresser, les yeux embues de larmes, les poings serres colere. -- Tout le monde en parle a Hernaculum... -- Tout le monde ? Tu ne devrais pas ecouter les bonimenteurs des bas-fonds ! La Chaldria t'a choisi pour etre un griot celeste, pas un colporteur de ragots ! -- Alors dites-moi ce que deviennent les cretins qui ne reussissent pas l'epreuve du noeud chaldrien... >> Zaul consulta ses confreres du regard. La fatigue creusait ses rides, voutait ses epaules, rendait sa demarche chancelante. Pendant le trajet, Seke avait cru a plusieurs reprises qu'il allait s'effondrer sur le sentier. > Un rictus plissa le nez de Yorgal, lui remonta les pommettes et aiguisa son air provocant. > Zaul haussa les epaules, tira d'un coup sec sur un pan de sa toge et, s'appuyant sur son baton, se lanca dans le sentier saupoudre de rouille par la lumiere tamisee d'Ur. La nuit s'etait posee en silence lorsqu'ils s'engagerent dans les premiers faubourgs d'Hernaculum. La lumiere des grandes minosoles serties dans les murs ou dressees sur les places revelait des pans de facade claire, des colonnes, des escaliers, les margelles de bassins, les voutes arrondies de porches, les perspectives des ruelles qui serpentaient entre les constructions. Des envolees de passerelles reliaient les quartiers de la ville agrippes aux deux parois de la faille. Des contreforts de pierre soutenaient les batiments qui s'avancaient au-dessus du vide comme des marcheurs imprudents. Une certaine harmonie se degageait de cette profusion minerale. Seke captait un chant coherent et immuable au-dela du desordre apparent, un appel envoutant qui montait des profondeurs de la faille et evoquait le choeur du cycle infini de la Creation tel qu'avait essaye de le lui transmettre Autre-mere. Le spectacle absorbait entierement l'attention de Jaife qui marchait a ses cotes et dont les yeux se posaient comme des insectes eblouis sur les voussures des innombrables portes. S'ils n'avaient rencontre que des silhouettes isolees a l'entree de la ville, ils evoluaient desormais au milieu d'une foule tumultueuse. Pas la peine de chercher des femmes dans les rues, leur avaitsouffle Yorgal. Y en a pas ! >> Des... femmes ? Marmat Tchale avait quelquefois aborde le sujet des femmes, ou de la femme, au retour de ses voyages, mais il n'avait pas juge bon de developper, et Seke avait cru deviner qu'il evoquait ces etres humains qui, dans ses souvenirs de la Cour de Jezomine, avaient des visages ronds, de hautes touffes de poils, des voix aigues et des poitrines enflees. Yorgal etait revenu a la charge quelques instants plus tard avec un sourire egrillard. > Seke s'etait demande a quelles activites le disciple de Zaul faisait allusion, puis l'observation soutenue des rues d'Hernaculum avait accapare son esprit et relegue ses interrogations au second plan. La plupart des hommes qui se pressaient autour d'eux etaient vetus de tuniques longues et de toges en tout point semblables a celles des griots. Leurs tarbouches et leurs barbes fournies accentuaient la ressemblance et, s'il n'avait capte le vacarme sous-jacent de leurs rumeurs intimes, Seke se serait cru environne d'une multitude de repliques de son maitre. Il evoluait tout a coup dans un univers de rumeurs dissonantes, blessantes. Ces hommes presumaient qu'il suffisait de passer les tenues traditionnelles des voyageurs celestes pour se revetir de leur prestige, de leur grandeur, mais le simple mimetisme ne pouvait pas tromper les perceptions d'un petit d'homme eleve, par Autre-mere et ses compagnons. Le petit groupe s'arreta pres d'une fontaine pour permettre a Azul Samari, extenue, de reprendre son souffle. Bien qu'a l'ecart et moins frequentee, la petite place resonnait des cris et des rires qui tombaient des balcons ou montaient des terrasses inferieures. La lumiere d'une minosole sertie dans l'arche d'un pont lechait les dalles du sol recouvertes par endroits d'une mousse brune. Ils s'assirent sur la margelle du bassin et contemplerent quelques instants les jets courbes vomis par les gueules des statues. Si les museaux et les queues allonges des creatures de pierre leur donnaient une vague ressemblance avec les enfants du Tout, leurs yeux, leurs ailes et leurs pattes repliees evoquaient plutot les dragons migrateurs de la saison de l'ur-phah. Eyland Volgen designa d'un ample geste du bras les silhouettes qui traversaient la place comme des ombres. -- Pourquoi sont-ils si nombreux ? demanda Jaife. -- Hernaculum a ete fondee au-dessus d'un reseau de noeuds chaldriens. Comme ses habitants voient souvent des griots se promener dans leurs rues, ils croient qu'il suffit de se vetir comme eux et d'inventer des histoires a dormir debout pour leur ressembler. -- Mais comment reconnaitre les vrais des faux ? >> Avisant les yeux et la mine effares de son condisciple, Seke mesura sa chance d'avoir passe son enfance chez les skadjes du Mitwan. Il avait pris du retard sur son apprentissage de la condition humaine, mais Autre-mere et les siens lui avaient offert un present inestimable en lui enseignant l'ecoute du son des formes. Ses perceptions, pourtant moins fines que celles de ses anciens compagnons, suffisaient a en faire un etre humain different, insensible aux apparences. Il comprenait egalement, dans la nuit bruissante d'Hernaculum, que cette difference le tiendrait a l'ecart des autres jusqu'a la fin de son existence. Habitues depuis toujours a cultiver la dissimulation et les enjeux strategiques qui en decoulaient, les autres n'accepteraient pas d'n'avait pas ete un skadje a part entiere, Seke ne serait jamais vraiment un homme. faux, il a encore ses couilles ! Yorgal ! s'etrangla Zaul. Ben quoi ! La Chaldria, faut bien qu'elle se nourrisse, elle aussi. Chaldria comme chatrer, tout le monde sait ca ! >> Zaul leva les yeux au ciel et poussa un soupir excede. La-haut, les tenebres avaient escamote le plafond nuageux, et le pourtour des rares trouees, aussi incertaines que des songes, se parait d'un gris brillant depose par la lumiere des etoiles et d'Urxila, le premier des satellites de Log. -- Ca ne vous serait pas difficile de me le prouver, maitre ! -- Plus facile, sans doute, que de te reclamer ta confiance, disciple ! Et puis on ne peut pas montrer une absence. -- Moi, je saurais faire la difference entre celui qui est encore un homme et celui qui n'a plus rien entre les... -- Je parlais du desir, non des organes. Parfois je me demande si tu n'es pas incurablement idiot ! >> Les yeux de Yorgal s'injecterent de rage lorsqu'il croisa les regards moqueurs de Jaife et Seke. Meme s'il ne pouvait tenir ses condisciples pour responsables de cette petite humiliation ses traits crispes et ses gros poings serres auguraient de represailles feroces. > Un eclat de voix monta d'un niveau inferieur et couvrit la fin de sa phrase. Le silence retomba progressivement sur la place, berce par le chuchotement des jets d'eau, les conversations lointaines et les frottements des chaussures des passants. > Ce fut Marmat Tchale qui se chargea de repondre : -- De quoi vivent-ils ? -- Des communautes agricoles ont continue d'exploiter les terres de l'Anube. Elles fournissent l'essentiel de leur subsistance aux habitants d'Hernaculum ainsi qu'aux populations des trois villes mineures du continent Nube. -- Elles gagnent quoi en echange ? >> Marmat puisa dans le creux de sa main un peu d'eau avec laquelle il s'aspergea le visage et le cou. Le blanc de ses yeux, de ses dents et de sa barbe tranchait sur le fond d'obscurite, de plus en plus dense a mesure que declinait la lumiere de la minosole. -- Quel genre de promesses ? -- La protection des visiteurs celestes, par exemple. Ou les bonnes graces de la Chaldria. -- Voila pourquoi on rencontre tant de faux griots a Hernaculum, ajouta Eyland Volgen. Ils exploitent la credulite des paysans de l'Anube pour gagner leur vie sans se fatiguer. Le verbe factice est leur metier, leur gagne-pain. >> Une brise s'etait levee, si legere qu'elle se contentait d'effleurer les visages sans jouer dans les cheveux ni les barbes. Comme l'indiquaient les plis de son front, l'explication de Marmat avait souleve en Jaife d'autres interrogations, d'autres incertitudes. -- Seule la Chaldria a le pouvoir de choisir ceux qui portent le Verbe dans l'univers. La Chaldria ou les griots ? lanca Yorgal avec hargne. J'ai l'impression qu'on doit surtout plaire a son maitre ! Si la Chaldria m'a choisi, et vous affirmez qu'elle m'a choisi, qu'est-ce qu'elle attend pour me sortir de la, pour m'expedier sur d'autres mondes ? >> Zaul se releva avec difficulte et vint planter l'extremite de son baton entre les pieds de son disciple. -- Libre ? Elle ne m'a pas demande mon avis pour m'enlever de ma famille et de ma planete ! >> Les traits rudes de Yorgal n'exprimaient plus la colere mais une souffrance profonde, sincere, qui deformait sa voix, lui tordait les mains et lui embuait les yeux. Seke percevait maintenant sa musique intime, un chant bouleversant, la blessure toujours vive du deracinement. Cette constatation, si elle ne suffisait a faire jaillir un courant de sympathie pour le disciple de Zaul, diluait au moins le venin du ressentiment. -- Mes parents, ma famille... >> De grosses larmes roulaient maintenant sur les joues de Yorgal ombrees d'une barbe naissante. deja retournes a la poussiere au moment meme ou je me reveillaisdans le fond de cette foutue faille ! -- La Chaldria exige beaucoup, elle donne encore plus. >> Yorgal sauta sur ses jambes avec une telle soudainete que le vieux griot esquissa un pas de recul. > La bouche entrouverte, les levres tremblantes, Zaul Samari parut se tasser un peu plus sous la violence de l'attaque. > Ils descendirent dans les quartiers des niveaux inferieurs par des escaliers tortueux. Les flammes de grandes vasques eclairaient les ruelles et les passerelles. Les passages se resserraient et presentaient parfois des pentes si raides qu'il leur fallait s'agripper aux rambardes grossieres sculptees dans la roche. Sur les petites places noyees de penombre, ils fendaient des grappes de badauds suspendus aux paroles de conteurs assis sur des chaises hautes ou debout sur des balcons. Le langage semblait etre l'activite principale d'Hernaculum. La nuit se peuplait de voix graves qui se repondaient en echos tonitruants, chuchotants, menacants. Les bonimenteurs dont avait parle Zaul Samari, des ersatz de griots qui s'inventaient des voyages extraordinaires et subjuguaient leur auditoire par la seule force de leur imagination. -- Pourquoi laisse-t-on faire ces faux griots ? demanda Jaife alors qu'ils parcouraient une venelle etroite et deserte. -- Les autorites d'Hernaculum jugent sans doute qu'ils sont necessaires a l'equilibre general, repondit Eyland Volgen. -- Les autorites ? -- Le conseil nubial. Elu tous les dix ans par les habitants d'Hernaculum et des trois autres villes du continent. >> Les flammes dansantes des vasques tiraient de l'obscurite des visages figes et leves vers les silhouettes des conteurs. Vetements de toile, teints hales, cous epais, bras puissants, la majorite des auditeurs venaient des communautes agricoles de l'Anube. Seke captait des bribes de phrases, des fragments terrifiants ou burlesques, les promesses de jours meilleurs ou de vengeances terribles. Sans la presence de son maitre, il se serait arrete pour ecouter les recits des bonimenteurs. Quelque chose l'attirait au-dela de leurs gesticulations, de leurs outrances, une envie de se laisser bercer par leur rythme, par leur faconde, comme si des verites profondes se cachaient derriere les arabesques des mensonges, comme si leurs fables revelaient la condition humaine mieux qu'aucun enseignement, qu'aucune explication. Il y avait dans leur inventivite, dans leur jubilation, une forme de generosite qui rappelait a Seke la vigueur du chant de Marmat Tchale dans le theatre de Jezomine. Ils s'engagerent dans une succession de passerelles qui, de loin, semblaient jetees sur le vide. Seke s'apercut alors que des reliefs plus ou moins eleves emergeaient comme des iles des tenebres de la faille. Exactement comme les pics des massifs montagneux au-dessus de la mer des nuages. Ils servaient de points d'appui aux piles des passerelles et de bases aux constructions dont les toitures, les terrasses et les escaliers s'enchevetraient de maniere si etroite qu'il etait impossible, a l'oeil nu, de savoir ou commencait l'un et ou s'arretait l'autre. Les flammes peinaient a repousser une obscurite de plus en plus dense, Seke regretta de ne pas pouvoir decouvrir l'extraordinaire complexite de la ville a la lumiere du jour. On entendait encore les voix des conteurs, dispersees, feutrees, isolees et affaiblies par le silence des bas-fonds. Les auditoires se faisaient plus clairsemes plus misereux egalement, les cheveux etaient emmeles, les vetements en lambeaux, les membres squelettiques. Il regnait ici une atmosphere menacante ; le chant des profondeurs prenait une resonance lugubre, presque desesperante. Les coups d'oeil furtifs et repetes que Jaife jetait a Seke accentuaient son allure d'enfant effraye, sa maigreur, sa fragilite apparente. -- Pas trop tot ! >> grogna Yorgal. Ils traversaient une passerelle d'ou ils distinguaient le toit arrondi et clair d'une construction, ainsi que, quelques metres plus bas, les chapiteaux anguleux d'enormes colonnes. Aucun autre edifice a la ronde, aucun escalier, aucune voie d'acces. La rumeur des niveaux superieurs se desagregeait en plainte sourde. Les flammes des vasques et les minosoles, qui brillaient des deux cotes de la faille comme des etoiles de forte magnitude, ne parvenaient pas a penetrer l'ocean de tenebres ou baignait le batiment. La passerelle donnait une trentaine de pas plus loin sur une esplanade jonchee de rochers tortures. -- Reste plus qu'a sauter dans le vide, ricana Yorgal. Ca fait partie du jeu ! >> CHAPITRE VIII OLPHAN Nous ne pourrons pas, nous ne pouvons pas eluder cette question : faut-il s'affranchir de l'influence des griots celestes ? Faut-il fermer notre monde a ces etres mysterieux qui nous rendent visite moins d'une fois par siecle et ne connaissent de notre histoire que ses convulsions brutales ? Faut-il entendre la parole de voyageurs qui ne vivent pas sur le meme plan temporel que nous ? Faut-il lever les yeux sur ces emissaires du Verbe universel ou les tourner vers nous-memes, nous observer sans jugement, regarder nos verites sans peur ni haine ? En d'autres termes, faut-il nous abandonner au chant des griots ou composer nos propres chants, leur confier les clefs de notre destinee ou nous prendre nous-memes en charge ? Aux voix qui s'eleveront, qui clameront que les griots sont les indispensables navettes qui ravaudent l'etoffe humaine a travers les immensites spatiales, je dirai : les peuples humains disperses dans la Galaxie sont-ils condamnes a ne tramer qu'une seule et meme etoffe ? Qu'en est-il de l'influence de l'environnement sur l'etre vivant ? De la gravite, du climat, de la richesse en oxygene ? Qu'en est t-il des croisements avec d'autres especes, avec d'autres formes de vie ? Je vous invite a penser autrement : si l'humanite a ete disseminee par les Grandes Guerres de la Dispersion - les bien nommees -, c'est sans doute qu'il y avait une raison, une excellente raison. Peut-etre fallait-il creer des courants nouveaux et puissants pour empecher notre espece de devenir une mare stagnante, croupie, sterile. Peut-etre fallait-il ouvrir de nouvelles voies, engendrer de nouvelles evolutions, provoquer de nouvelles mutations. Au nom de Lenguize, le groupe de reflexion auquel nous appartenons, certains de mes confreres et moi, je vous pose encore une fois la question : et si les griots celestes n'etaient que les eclats d'un reve ancien et brise ? H. K. Bazel, Prolegomenes au traite des autonomies planetaires, Academie des sciences sociales de Lipliil, cinquieme des Mondes du Kolk, ou Kolkan 5. Les trois griots et leurs disciples descendirent l'escalier monumental avec une extreme prudence. Epannelees directement dans la roche, les marches inegales et tournantes s'incurvaient en leur milieu tant elles avaient ete battues. Aucune rampe ni garde-corps ne les bordait, et Jaife effectua pratiquement toute la descente en gardant les epaules et les mains collees a la paroi. Seke et Jaife avaient vraiment cru que Yorgal, joignant le geste a la parole, s'etait jete dans le vide lorsqu'ils l'avaient vu courir et sauter par-dessus un rocher avec un hurlement suraigu et prolonge. Puis, constatant que sa disparition ne semblait pas emouvoir leurs maitres, ils s'etaient approches et avaient distingue les premieres marches. La bouille hilare de Yorgal s'etait dressee devant eux comme un diable farceur jaillissant de sa boite. Le cri de peur et le sursaut de Jaife lui avaient valu une bordee d'injures, de grimaces et de moqueries. L'escalier de la Chute sans fin datait, selon Eyland Volgen, d'une epoque anterieure a l'arrivee des premiers visiteurs celestes, taille trois ou quatre millenaires plus tot par les premiers habitants de Logon. Les tenebres qui l'assiegeaient etaient tellement denses qu'il semblait se perdre dans un gouffre sans fond. Le silence absorbait le sifflotement agacant de Yorgal et les expirations rauques de Zaul Samari. Ils arriverent enfin sur un large eperon d'ou partait un etroit pont de pierre qui donnait, cinquante pas plus loin, sur un portail orne de sculptures et d'inscriptions indechiffrables dans l'obscurite. Seke ne discerna du batiment que les futs clairs et rainures de quelques colonnes. Il se demanda comment la population de Logon s'y etait prise pour construire ce monument, combien de temps il avait fallu, combien d'hommes y avaient travaille. Peut-etre avaient-ils beneficie d'une aide surnaturelle ? La puissance du choeur des formes revelait une presence inhumaine, surhumaine. L'hypothese cadrait avec les mythes de la dispersion humaine qu'avait entrepris de lui raconter Marmat Tchale, des recits d'aventuriers et de conquerants qui s'etaient eleves au rang de dieux - ces legendes ressemblaient etrangement aux recits heroiques des bonimenteurs d'Hernaculum. Eyland Volgen designa le portail d'un mouvement du bras empreint de solennite. -- Ca nous fait une belle jambe !maugrea Yorgal. A quoi ca sert de nous conduire devant si nous ne sommes pas prets a la franchir ? J'appelle ca de la cruaute inutile ! -- Qui decide que le disciple est pret ? >> demanda Seke. Yorgal pointa un index rageur sur Zaul Samari qui, adosse a la paroi rocheuse, s'appliquait a reprendre son souffle. -- Pourtant, nous avons deja voyage une fois sur les flots chaldriens, et nous sommes toujours vivants, intervint Jaife. -- Nous etions sous la protection de nos maitres. Mais ils ne seront pas toujours derriere nous. Nous devons apprendre a voler de nos propres ailes, pas vrai ? >> Eyland Volgen acquiesca d'un hochement de tete. -- Vous trois, ce que vous voulez. Nous, nous allons passer de l'autre cote de ce pont. >> Eyland Volgen fixa un long moment Jaife avant de pivoter sur lui-meme et de s'avancer sur le pont. Marmat Tchale et Zaul Samari lui emboiterent le pas. Les silhouettes des trois griots s'evanouirent peu a peu dans les tenebres. D'un coup de menton, Yorgal designa l'envolee des marches grises le long de la paroi verticale. > Il prit d'autorite Jaife par le bras et le tira vers l'escalier. Sans le regard implorant que lui lanca le disciple d'Eyland Volgen, Seke ne les aurait pas suivis. Quelque chose le retenait en cet endroit, pas seulement le chant des formes, aussi envoutant que le babil d'une source souterraine, mais un courant invisible et tenace qui l'entrainait irresistiblement vers le pont, vers le portail, vers le coeur d'une spirale qu'il pressentait d'une puissance infinie et qui lui rappelait l'ivresse des danses dans les tourbillons de sable. Une voix lui chuchotait que la, entre ces colonnes, se terrait le secret des cycles des temps et des temps percu par Autre-mere et les enfants du Tout. Il ne comprenait pas pourquoi Yorgal, qui s'etait presente devant cette porte a plusieurs reprises, n'avait pas tente d'en franchir le seuil ni d'en percer le mystere. Il lui fallut croiser une nouvelle fois le regard de Jaife, exorbite par la peur et la douleur, pour briser l'envoutement et se lancer a contrecoeur dans l'escalier. Il se sentait tenu de proteger le disciple d'Eyland Volgen. Il y avait, dans sa reaction, une part d'attirance et de mystere aussi forte que l'attraction des profondeurs, davantage meme puisqu'elle l'incitait a lutter contre ses aspirations. L'elan qui le poussait vers son condisciple etait d'une autre nature que l'affection respectueuse qu'il vouait a son maitre Marmat ou l'attachement joyeux qui l'avait uni a Autre-mere et ses compagnons. Bien que nouveau et deroutant - il ne connaissait Jaife que depuis moins d'un jour -, ce sentiment occultait toute autre emotion, tout autre desir. > Il relacha Jaife au premier tiers de l'escalier, au moment ou Seke parvenait a leur hauteur. Oubliant toute prudence, le disciple d'Eyland Volgen gravit les marches quatre a quatre comme s'il avait une cohorte de demons a ses trousses. -- Jaquebout. Un horrible rapace de chez moi. -- Que vont-ils faire de l'autre cote du portail ? >> Yorgal haussa les epaules. > Ils remonterent dans les quartiers ou les conteurs, inlassables, animaient la nuit de la voix et du geste. Des vasques ne s'elevaient plus que des flammeches peu a peu etouffees par les tenebres. On ne trouvait plus de lumiere que dans les yeux des auditeurs assembles en groupes sur les places ou sur les terrasses. Les cruches et les gourdes qui circulaient de main en main n'etaient pas etrangeres a l'eclat trouble de leurs regards. Seke proposa d'ecouter l'un des orateurs, un homme a la barbe clairsemee, a la voix harmonieuse et puissante. Si Jaife accepta avec empressement, Yorgal protesta qu'ils avaient nettement mieux a faire, entre autres se rendre immediatement dans une maison tenue par des femmes : ils ne disposaient que de trois jours pour prendre un peu de bon temps... Mais, voyant que ses deux condisciples se melaient au groupe des auditeurs, des paysans de l'Anube, Yorgal fit contre mauvaise fortune bon coeur, revint sur ses pas et s'assit sur le rebord d'un muret, les bras croises, le front plisse. Seke faillit lui demander pourquoi il les attendait au lieu de foncer vers la maison de tous les plaisirs. Ce n'etait surement pas de la generosite de la part d'un etre comme Yorgal, plutot le besoin de les attirer dans son monde, d'en faire les temoins de son desespoir, les sujets de son royaume d'ombre. Cependant, le disciple de Zaul s'etait eclipse quand l'orateur eut range son instrument et commence a recueillir les dons de ses auditeurs. Seke ne l'avait pas vu s'eloigner, entierement absorbe par le conte, et aussi par le contact troublant de Jaife a ses cotes. Sans doute Yorgal avait-il perdu patience et estime que la compagnie des deux autres ne lui etait plus indispensable ? Sa disparition les arrangeait dans le fond : ils ne seraient pas contraints d'inventer un stratageme pour le semer dans le labyrinthe d'Hernaculum. En revanche, ils se retrouvaient desormais sans guide dans une cite qu'ils ne connaissaient pas. Les paysans de l'Anube s'egaillaient apres avoir jete des fruits, des morceaux de viande sechee et des galettes de cereales dans la hotte de bois du conteur. > L'argent ? Seke savait que, sur bon nombre de mondes, des peuples echangeaient des marchandises contre de petits symboles representant une certaine valeur, sur Jezomine par exemple ou, selon Marmat, ces objets d'echange s'appelaient les saquins, mais, comme il n'en avait jamais vu, il ne savait meme pas a quoi ca ressemblait. Marmat disait que l'argent n'avait pas cours sur Logon, qu'on continuait de pratiquer le bon vieux troc herite des temps anciens de la dispersion humaine, mais les deux apprentis griots n'avaient pas de marchandise ni de service a echanger contre un lit ou un repas. > Le conteur avait interrompu l'inventaire du contenu de sa hotte pour lever des yeux brillants sur Seke et Jaife. > La mine interdite de ses vis-a-vis l'incita a poursuivre : -- Ca ressemble a une de vos histoires >>, avanca Seke. Et aux provocations de Yorgal, pensa-t-il. Le conteur se redressa, glissa les lanieres de sa hotte autour de ses epaules et s'avanca vers les deux disciples. Il avait beau essayer de se vieillir, sans doute pour se donner une apparence de sage, sa barbe peu fournie ne parvenait pas a travestir sa jeunesse, trahie egalement par une allure vigoureuse. Sa toge, sa tunique et son tarbouche se parsemaient d'accrocs et de pieces de tissu qui en denoncaient l'usure. Son instrument, une coque de bois evidee sur laquelle etaient tendues cinq cordes tressees, n'etait qu'une imitation grossiere de la kharba des griots. -- Avons-nous un autre choix ? -- Venir avec moi par exemple. >> Il designa sa hotte d'une inclinaison de la tete. -- Vous ne nous connaissez pas... -- Vous etes de futurs griots, n'est-ce pas ? C'etait mon reve de toujours de visiter l'univers, mais la Chaldria ne m'a pas choisi et je n'ai jamais pu m'envoler de Logon. Pas meme me rendre a pied au-dessus du ciel du Nube. Je vous hebergerai et, en echange, vous me parlerez de vos mondes d'origine. -- Comment savez-vous que... -- Vous n'etes pas d'ici ? Il faudrait etre aveugle pour ne pas s'en apercevoir ! -- En quoi nos mondes vous interessent-ils ? -- Vous avez besoin de vous nourrir, j'ai besoin de nourrir mes histoires. Un echange equitable, non ? >> Jaife implora silencieusement Seke d'accepter la proposition du conteur. Ils avaient finalement quelque chose a troquer, leurs souvenirs des temps d'avant ce temps, les paysages et la vie quotidienne de leur enfance, si lointains qu'ils semblaient appartenir a quelqu'un d'autre. Seke entendit a nouveau les voix des griots mettre en garde leurs disciples contre les bonimenteurs des bas-fonds, mais il finit par acquiescer d'un mouvement de tete. Olphan, le conteur, habitait dans une maison batie sur l'une des cimes du fond de la faille. Plutot que d'une maison, d'ailleurs, il s'agissait d'un ensemble de constructions imbriquees ou les terrasses des unes servaient de toits aux autres, ou les passerelles qui partaient de balcons donnaient sur des portes d'entree, ou il fallait parfois traverser des enfilades de pieces eclairees par des torches et peuplees de silhouettes vacillantes. Seke aurait ete incapable de dire s'ils se trouvaient plus haut ou plus bas que leur point de depart. Ils avaient monte et descendu un nombre incalculable d'escaliers, de ponts et de passages dans le dedale d'Hernaculum, traversant des quartiers ou regnaient des odeurs suffocantes, ou rodaient des ombres pitoyables, de pauvres bougres qui, selon le conteur, vivaient de la charite publique en attendant d'etre possedes et ronges par les dechus de la Chute sans fin. Qu'est-ce qui les attire ici ? -- La source chaldrienne. Comme la lumiere les insectes. Le prestige des griots. L'espoir peut-etre de faire un jour partie des elus. >> Le conteur avait hesite avant de poursuivre : -- Je croyais que les histoires etaient les purs reflets de la realite. >> Par-dessus son epaule, Olphan avait lance un regard de biais a Seke. > Ils entrerent dans une piece ou l'obscurite restait impenetrable malgre la lumiere agonisante d'une petite minosole posee sur une table basse. A l'aide d'une piralume, Orphan embrasa une torche murale dont la flamme joyeuse debusqua des coussins, des tapis, des couvertures depliees, des etageres, des ustensiles de cuisine, un paravent de bois qui dissimulait en partie un bec de metal sculpte et un bassin circulaire de pierre. Il invita ses deux hotes a s'asseoir sur les banquettes, se defit de sa hotte et commenca d'etaler les vivres sur la table basse. Un leger sifflement sous-tendait le silence profond ou baignait la maison. > Un mouvement dans un recoin de la piece repondit a la question de Jaife. Une silhouette emergea d'un amas de couvertures, se redressa et se rapprocha d'une demarche hesitante. Seke contint a grand-peine un cri de surprise lorsqu'elle entra dans le halo mouvant de la torche. Entierement nu, le corps qu'il decouvrait presentait des differences etonnantes avec ceux qu'il connaissait le sien et celui de Marmat Tchale, qui se lavait devant lui. Tout en courbes, il n'etait pas pourvu d'un lung, du moins on ne distinguait qu'un buisson de poils sombres dans la partie creuse entre les cuisses et le ventre. Cependant, l'attention de Seke se dirigea surtout vers les rondeurs de la poitrine. Elles eveillaient en lui une nostalgie poignante, elles le renvoyaient a un monde perdu, a des temps enfouis dans les couches tres anciennes de sa memoire. > Belle ? Dissemblable et troublante sans aucun doute, enfouie dans sa chevelure noire qui ruisselait sur ses epaules et tombait en pluie sur ses hanches. Elle deposa un baiser sur le front d'Olphan. Seke percevait de la confusion dans son chant ; une forme ne s'etait jamais developpee, comme la corolle d'une fleur de sable qui n'aurait jamais pu s'epanouir. Jaife se releva et s'inclina avec deference. -- Elle ne vous repondra pas, precisa Olphan. On coupe la langue des filles du Nube a leur deuxieme anniversaire. >> Jaife palit legerement. -- Les hommes se destinent au Verbe, les femmes au silence. -- C'est... absurde ! >> Suffoque par l'indignation, le disciple d'Eyland Volgen reprit empire sur lui-meme a l'issue d'une longue inspiration. -- On dit chez nous qu'il suffit du chant d'une seule femme pour epuiser toute l'energie de la source chaldrienne. -- Une superstition n'est pas un fait ! >> Ezmaida s'approcha de Jaife, qu'elle dominait d'une demi-tete, et lui caressa la joue du dos de la main. La tendresse de son geste et de son sourire bouleversa Seke. Elle revint ensuite s'asseoir aux cotes d'Olphan et l'aida a etaler les vivres sur la table basse. Negligeant les legumes et les fruits, Seke se jeta sur la viande sechee. Son gout et sa consistance, tres proches de ceux de la viande humaine, reveillerent en lui le souvenir des repas partages dans la fraicheur du nid du Mitwan. Elle provenait, selon le conteur, des siumphes, les grands mammiferes qu'on trouvait a l'etat sauvage et domestique dans les plaines septentrionales de l'Anube. Jaife s'etonna que la population d'Hernaculum s'obstinat a s'entasser sous la chape nuageuse du Nube au lieu d'investir les grands espaces de l'Anube et de beneficier ainsi des rayons d'Ur. -- Sans doute, mais elle ne se donne qu'a tres peu de monde. >> Le regard d'Olphan se leva vers l'unique ouverture de la piece, une fenetre de forme ogivale tendue d'un impenetrable voile d'ombre. Ezmaida suivait la conversation avec attention, les sourcils fronces, soulignant les paroles des interlocuteurs de murmures, de mouvements de la tete ou de la main. La flamme odorante de la torche tissait sur sa peau une trame changeante et fascinante d'ombre et de lumiere. Des envies repetees, lancinantes, traversaient Seke de se blottir dans ses bras, de poser la tete sur sa poitrine, de se recroqueviller dans sa chaleur, dans sa douceur, comme il s'etait roule autrefois contre les ecailles d'Autre-mere et de ses compagnons. -- Vous savez ou se trouve la source chaldrienne ? >> Le conteur pointa l'index vers le bas. -- Les dechus, ce sont les hommes qui se sont approches de trop pres de la source ? >> Les yeux agrandis par l'effroi, Olphan acquiesca d'un hochement de tete. Ezmaida lui pressa affectueusement l'epaule comme pour l'aider a dissiper sa terreur. -- Si j'avais croise le chemin d'un dechu, je ne serais pas la pour vous en parler. -- Comment savez-vous qu'ils existent, alors ? -- Vous les entendrez tout a l'heure. Et vous saurez. En attendant, le moment est venu de payer votre dette. Parlez-moi un peu de vos mondes. >> Jaife s'executa sans se faire prier, visiblement soulage de vider un sac trop plein de non-dits. Il venait de Kolkan 5, cinquieme des mondes du Kolk, un ensemble de planetes regroupees autour d'une etoile binaire dont les eclipses entrainaient d'enormes ecarts de temperature. Septieme garcon d'une famille de vingt-neuf membres - par >, il fallait entendre un groupe constitue de cinq meres et de trois peres -, il avait passe son enfance a Liplul, la capitale administrative du Kolk, une agglomeration de plus de deux cents millions d'habitants etablie tout autour de la mer interieure des Songes. Il avait habite pendant douze annees planetaires au mille cent douzieme etage d'une pyramide de six kilometres de hauteur, reliee aux autres constructions par des tubes suspendus et aspirants. On pouvait aller d'un bout a l'autre de Liplul sans jamais toucher terre, encore moins la mer des Songes dont l'eau, tres acide, ne mettait qu'une dizaine de secondes a reduire un corps a l'etat de squelette. Les courses dans les tubes aspirants etaient l'un des jeux les plus repandus sur Kolkan 5, les competiteurs s'equipant de propulseurs afin de multiplier leur vitesse par trois ou quatre. Jaife avait lui-meme remporte six victoires qui avaient fait de lui le heros de sa famille et de sa pyramide. En dehors de ces competitions tres prisees sur les trois plus grands mondes du Kolk, Liplul etait une ville ennuyeuse, peuplee de diplomates, de delegues des regions, de representants des mondes mineurs, de fonctionnaires, d'hommes d'affaires et de prostitues des deux sexes. Elle comptait egalement une importante population d'hybrides d'humains et de sephiens, entassee dans les etages inferieurs des pyramides et dans les fondations de la cite des origines. -- Les premiers habitants des mondes du Kolk. Les deux especes ont pu se meler parce que les sephiens sont des creatures mimebiologiques, c'est-a-dire qu'ils transforment leur metabolisme pour le rendre compatible avec celui de leurs conquerants. Un reflexe de defense. Comme ils sont incapables de se battre, le melange des genes est a la fois une garantie d'evolution et leur seule chance de survie. -- Ils ressemblaient a quoi avant de se transformer ? >> Jaife haussa les epaules. -- Tu viens pourtant d'affirmer qu'ils sont incapables de se battre... -- Leur nature humaine domine a present leur part sephienne. Et puis ils ont ete pousses a la revolte par les clans mineurs qui cherchent a renverser les clans dominants. >> Jaife reprima un frisson. -- A quel age es-tu parti de ton monde ? >> Jaife s'abima pendant quelques instants dans un silence melancolique. Seke, qui finissait de macher son six ou septieme morceau de viande, fut a nouveau frappe par la finesse de ses traits. Ezmaida se leva et se dirigea d'une demarche ondoyante vers un angle de la piece d'ou elle revint avec un recipient de pierre. Elle en sortit des galettes brunes dont l'odeur evoquait les tubercules cultives dans le potager de Marmat Tchale. -- Tu serais devenu un dechu sans la protection du griot, pas vrai ? >> Le hochement de tete de Jaife decrocha les larmes qui perlaient a ses cils. Toujours a genoux, Ezmaida contourna la table, le saisit par les epaules et l'attira contre elle. Seke fut a nouveau taraude par l'envie de poser la tete sur cette poitrine genereuse et palpitante. Jamais sa solitude ne lui avait paru a ce point oppressante. Il errait comme un grain de matiere dans un univers infiniment froid. La tristesse de Jaife, la confusion d'Ezmaida, la curiosite d'Olphan se confondaient avec le chant lointain et lugubre des profondeurs. > Seke prit conscience que le conteur s'adressait a lui. Ezmaida releva la tete et, sans cesser d'etreindre Jaife, l'invita a s'exprimer d'un geste de la main. > Il n'aurait fallu qu'une fraction de seconde a Danseur-dans-la-tempete ou a un autre enfant du Tout pour evoquer la chaleur et la secheresse du Mitwan, la beaute des chants de sable, les effleurements du vent brulant, le murmure enchanteur des sources, les chasses aux tritrilles, les excursions nocturnes dans les oasis ecrasees de sommeil. > Un hurlement l'interrompit, lugubre, qui lui glaca le sang. > CHAPITRE IX LE FOND DE CADECT Beni sois-tu quand le griot vient te chercher, La joie terrasse la peine de la separation, Honores jusqu'a la septieme generation, Les tiens esperent ton retour du passe. Chant de l'apprenti celeste, Livre second des Wehud, archives de la bibliotheque royale des Nues, Jezomine. Tantot aigus, tantot graves, les hurlements planaient un long moment dans la penombre de la piece avant de se dissoudre dans le silence. Ils arrivaient par vagues successives, perforaient les murs comme des lames, cisaillaient les nerfs. Les mains posees sur les oreilles, les yeux baisses, Olphan et Ezmaida s'etaient recroquevilles sur eux-memes, et Jaife n'avait pas tarde a les imiter. Il ne songeait meme pas a ramasser sa calotte tombee a ses pieds. Ses doigts se tordaient d'epouvante dans ses cheveux herisses. Immobile sur son coussin, Seke se concentrait sur les sons, s'efforcant de percevoir leurs intentions, leurs formes cachees sous leur resonance lugubre. Differents des bruits des hommes, ils provenaient d'un lointain ailleurs, ils ouvraient des breches sur un autre espace, un autre temps. Ce n'etaient pas non plus les murmures ineffables des grands cycles de la Creation, ils contenaient des nuances a la fois plaintives et menacantes qui confirmaient les craintes d'Olphan et les dires de Yorgal. Seke dirigea son attention vers sa respiration et oublia les limites de son corps. Ainsi procedaient Autre-mere et les siens lorsque la faim les poussait a chercher leur nourriture dans les oasis et que le moindre faux mouvement, le moindre bruit auraient risque de trahir leur presence. Les cris etaient bien l'expression d'un malheur, d'une decheance, meme s'il etait impossible de leur associer une forme precise. Proferes pour depecer, pour dechirer, ils jaillissaient de partout a la fois comme une nuee de chausserilles de l'ur-phah, puis ils ne formaient qu'un seul et meme ululement a la puissance terrifiante, a la facon d'un vent d'equinoxe se ruant dans les gorges. A en croire les reactions d'Orphan et d'Ezmaida, les habitants d'Hernaculum avaient trouve pour seule parade de se claquemurer dans leurs maisons et de se boucher les oreilles jusqu'au retour du silence. La curiosite de Seke se fit soudain plus forte que sa frayeur, irresistible. Il se leva et, baillonnant la petite voix interieure qui le suppliait de retourner a sa place, se precipita vers la sortie. Il localisa la porte bien que la torche eut cesse de bruler depuis un bon moment, traversa l'enfilade de pieces par laquelle ils etaient arrives, entrevit des silhouettes figees dans l'obscurite, buta sur un objet qu'il ecarta d'un coup de pied, parcourut le couloir en quelques foulees et passa sur la terrasse d'ou partaient plusieurs passerelles. Le coeur battant, il ne decela pas un mouvement, pas un fremissement dans la nuit si noire qu'il ne voyait pas a cinq pas devant lui. Hernaculum n'etait qu'un gouffre insondable d'ou emergeaient les taches grisatres des habitations les plus proches. Il franchit une passerelle au pas de course, deboucha sur une deuxieme terrasse, s'engouffra dans un escalier tournant qui donnait sur une ruelle pentue. A la moiteur des heures precedentes avait succede une fraicheur piquante, aussi penetrante qu'une bise de la saison de l'ur-jen. Seke ne discerna rien dans la ruelle ni dans les suivantes, ni sur le pont aux arches elegantes qui enjambait la faille ni sur l'autre bord. Il se concentra sur les cris en esperant qu'ils lui indiqueraient une direction, mais ils s'eloignaient desormais comme les echos d'un orage finissant. Seke explora plusieurs places et ruelles sans resultat. Le silence se posait a nouveau sur la nuit deserte et, avec lui, la moiteur familiere du continent Nube. Balancant entre soulagement et frustration, il decida de rebrousser chemin. Il se trompa de pont a plusieurs reprises et mit un temps fou a retrouver la maison d'Olphan. Les lumieres rallumees de chaque cote de la faille transformaient les parois en ciels fuyants et parsemes d'etoiles. Des mines rongees par l'inquietude l'encerclerent lorsqu'il poussa la porte de la piece. Pas seulement Olphan, Ezmaida et Jaife, mais des voisins qui l'avaient entendu sortir et qui etaient venus aux nouvelles. Les yeux brillants, son condisciple l'accueillit avec une ferveur qui lui rechauffa le coeur. -- Tu les as... vus ? >> demanda Jaife. Seke secoua lentement la tete. Les hommes commenterent l'evenement avec Olphan. Ezmaida et une autre femme plus agee, vetue d'une robe grise, se lancerent dans une conversation silencieuse en se servant de leurs mains et de leurs yeux. Une gourde de peau atterrit dans les mains de Seke. Encourage par ses vis-a-vis, il en porta le goulot a ses levres et but une gorgee d'un alcool amer qui lui incendia la gorge et lui emplit les yeux de larmes. A peine eut-il tendu la gourde a Jaife qu'une chaleur intense, a la limite du supportable, se diffusa dans sa tete, dans son corps, que les formes se mirent a tanguer, non seulement les flammes des torches, mais aussi les murs, les meubles, les corps, le sol... Il vacilla, entendit des rires avant de s'affaisser, prit encore conscience que des bras le retenaient, le portaient dans un coin de la piece, l'allongeaient sur une couche confortable, lui retiraient ses chaussures, etalaient une couverture sur ses jambes. Il sombra dans un sommeil hante par les cauchemars. Une sensation prolongee de chaleur et de mouvement le reveilla. La nuit se peuplait de ronflements et d'expirations sifflantes. Un charivari nauseeux, douloureux, regnait sous son crane ; sa langue, le > des enfants du Tout, avait triple de volume. Un frottement insistant s'exercait sur son lung empetre dans ses vetements. Il glissa la main sous la couverture, entra en contact avec une peau souple et brulante, epousa l'arrondi d'une hanche, le haut d'une fesse, le creux d'une aine, la surface legerement bombee d'un ventre. Il pensa qu'il errait encore dans l'un de ces songes confus qui lui derobaient des plaisirs impalpables. Sa main s'egara entre des cuisses entrouvertes, merveilleusement lisses, se fourvoya dans des replis humides et chauds. Interdit, il la retira et la maintint suspendue jusqu'a ce qu'une autre main saisisse son poignet et l'invite a caresser deux rondeurs souples et tendres. Puis, tandis qu'il explorait enfin ces attributs feminins qui l'avaient tant fascine avant le passage des dechus, des doigts se faufilerent a l'interieur de son pantalon et s'emparerent de son lung. Des ondes fulgurantes lui irradierent le bas-ventre. Il se mit a trembler, mais ne chercha pas a se soustraire a ce contact. De meme il se laissa faire lorsque les doigts degagerent son lung de sa prison de tissu et le guiderent vers les replis humides qu'il avait effleures quelques secondes plus tot. Maintenant, il sentait la pression de deux fesses contre son bas-ventre. La femme -- Ezmaida ? -accomplissait cette succession de gestes en lui tournant le dos. Ils s'emboitaient l'un dans l'autre comme les enfants du Tout lors de leurs transes de fecondation. Le lung de Seke s'insinua dans un conduit souple et moite qui l'enserrait avec une douceur incomparable. Il ne savait toujours pas s'il evoluait dans un reve ou la realite, il devinait seulement que la femme l'avait accueilli en elle. Elle bougeait lentement contre lui. Chacun de ses mouvements s'accompagnait d'un frottement a peine perceptible et d'une expiration bruyante. La main posee sur la poitrine de sa partenaire, il se sentait tout entier contenu dans son souffle, dans son battement, il baignait dans une chaleur voluptueuse, euphorique, comparable a celle de Danseur-dans-la-tempete dans les tourbillons de sable. La jouissance les surprit tous les deux comme une tempete des flaneurs imprudents. Elle poussa un interminable gemissement, remua frenetiquement le bassin et fut parcourue de tremblements avant de s'abandonner contre lui. Il eut la sensation de se projeter tout entier en elle, puis, hors d'haleine, abasourdi, il flotta un long moment entre reve et realite. La femme sortit de sa torpeur, souleva la couverture et s'evanouit dans les tenebres de la piece. Bien que saisi par une desagreable fraicheur, Seke n'essaya pas de la retenir. La violence du plaisir rodait deja en lui comme un souvenir insaisissable. La boisson offerte par les voisins d'Olphan n'etait sans doute pas etrangere a son inertie. Il mit pourtant du temps a se rendormir, harcele par une nuee de questions sans reponses. A son reveil, un flot de lumiere vive s'engouffrait par la fenetre. Le regard complice d'Ezmaida, vetue d'une robe blanche et assise pres de la table basse, le ramena aux evenements de la nuit. Les fremissements qui couraient sur sa peau et l'odeur inhabituelle de son corps indiquaient qu'il n'avait pas reve, qu'il s'etait reellement passe quelque chose entre cette femme et lui. Il remonta son pantalon tire-bouchonne a ses pieds et emprisonna son lung, tendu et douloureux comme tous les matins. Un bruit d'ecoulement attira son attention. Il apercut les vetements de Jaife poses sur le paravent tire devant le bassin circulaire et le bec metallique. A l'etroit dans son enveloppe d'homme, il lui tardait maintenant de rejoindre son maitre Mar-mat. Seul le griot pourrait demeler les sentiments qui l'encombraient et l'empecher de s'engager dans des chemins sans issue. Olphan dormait toujours a poings fermes sur la large couche installee dans un recoin sombre de la piece. Son ronflement dominait le brouhaha des habitations contigues. Seke dut vaincre ses reticences pour rejoindre Ezmaida pres de la table basse. Il sentait confusement que leur rapprochement nocturne, meme furtif, etait une double trahison envers le conteur et envers Jaife. Il comprenait desormais l'enthousiasme de Yorgal quand il evoquait les plaisirs prodigues par les femmes. Il saisit les fruits secs qu'Ezmaida lui presentait sans la fixer dans les yeux ni lui rendre son sourire. Le frolement des doigts de l'epouse du conteur declencha une serie de frissons sur son avant-bras. Son corps manifesterait son besoin d'exulter a chaque occasion, parce que la fulgurance du plaisir etait maintenant fichee dans sa memoire. Chaque fois que son lung se dresserait, il repenserait a cette nuit, a la douceur ensorcelante du nid secret des femmes, a l'ivresse magnifique de la fusion. > Vetu de son ensemble vert sombre, coiffe de sa calotte, Jaife s'avancait vers la table basse. Seke ne repondit pas, petrifie par l'apparition du disciple d'Eyland Volgen. Un tumulte violent s'etait leve dans son esprit, ou se melaient les incertitudes et les remords. > Comme il ne bougeait pas, Ezmaida saisit Seke par la main, l'entraina vers le paravent, lui montra le bassin de pierre et, d'un geste du bras, lui ordonna de se deshabiller. Il mourait d'envie de se baigner. L'eau emporterait peut-etre les spectres nocturnes, le rendrait a son innocence originelle. Il commenca a retirer ses vetements. Ezmaida attendit que le bassin fut entierement vide pour actionner une petite vanne placee sous le bec metallique. L'eau jaillit en force, se pulverisa sur le fond de pierre lisse et souleva une legere brume dont la fraicheur surprit Seke. Par signes, la femme du conteur lui montra comment refermer la vanne et l'invita a enjamber le bord du bassin. Elle eut un sourire enigmatique quand son regard tomba sur le lung de l'apprenti griot, puis elle ramassa les vetements, les posa sur la tranche du paravent et se retira. > Consternes, Seke et Jaife virent la silhouette de Yorgal se detacher de la foule massee sur la petite place. Ils n'avaient pas parcouru beaucoup de chemin depuis qu'ils avaient franchi le pont jete au-dessus du precipice. Ils avaient decide de visiter la ville pendant la journee et de regagner la maison du conteur au crepuscule. Mal reveille, grincheux, Olphan s'etait contente de leur rappeler leur promesse de lui parler de leurs mondes. Il leur avait egalement donne le moyen de se reperer dans Hernaculum : il leur suffirait de demander aux passants la direction de l'archipel des Xous, puis de l'ile des Sergs, >. Hernaculum etait divisee en deux parties, la rive orientale et la rive occidentale, et decoupee en quartiers dont les noms correspondaient a leur situation geographique : les hauts, les medians, les bas, les fonds, les archipels et la Chute sans fin, la source chaldrienne. La mine chiffonnee de Yorgal trahissait le manque de sommeil et une humeur execrable. Des taches maculaient sa veste boutonnee sur le cote et son pantalon de coton epais. > Il soulignait ses propos d'un sourire entendu et d'un regard salace, mais le son de sa forme exprimait la tristesse et la frustration. > Jaife repondit qu'un habitant d'Hernaculum avait consenti a les heberger. -- Comment nous as-tu trouves ? -- Je suis revenu a la place ou je vous ai laisses hier soir. Un homme m'a dit qu'il vous avait vus du cote de l'archipel des Xous. -- Pourquoi nous cherchais-tu ? >> Yorgal se pencha vers eux avec une mine de conspirateur. -- Quels trucs ? >> Yorgal haussa les epaules. > Seke se concentra sur le son de l'apprenti de Zaul, mais il n'entendit rien d'autre qu'un chant diffus impregne de lassitude et de tristesse. > Seke et Jaife se consulterent du regard et, sans prononcer un mot, se mirent d'accord pour suivre leur condisciple. Ils parcoururent d'abord la faille sur toute sa largeur par le reseau des passerelles et des ponts qui reliaient les archipels et les iles. Ils traversaient parfois des gouffres si profonds qu'on n'en voyait pas le fond et qu'on se demandait comment les batisseurs etaient parvenus a monter et etayer les tabliers. Au-dessus d'eux, la ville s'evasait de chaque cote comme un cone et se coiffait, tout en haut, de son eternel couvercle nebuleux emaille d'argent par les rayons d'Ur. Des colonnes etincelantes s'evanouissaient et se reformaient au gre des vents et des mouvements des nues. >, murmura Jaife d'un air songeur. A peine esquisse dans l'obscurite, le gigantisme d'Hernaculum se revelait dans toute sa dimension a la lumiere du jour. Les constructions, claires pour la plupart, s'etendaient a perte de vue sur les pentes grises et le long du fond obscur de la gorge. La topographie de la ville avait necessite une quantite invraisemblable d'ouvrages suspendus. On apercevait dans le lointain, enlisee dans les tenebres, une tache blanche qui etait sans doute le temple du noeud chaldrien. Les communautes agricoles du Nube devaient abattre un travail titanesque pour alimenter l'agglomeration totalement demunie de ressources, hormis l'eau puisee dans les nappes phreatiques et acheminee vers les habitations par des aqueducs et des conduits souterrains. Si les conteurs gagnaient leur subsistance par l'exercice du verbe, comment se nourrissaient ceux qui n'avaient rien a echanger ? Etaient-ils condamnes a grossir les rangs de ces pauvres heres qui hantaient les ruelles des bas-fonds et croupissaient dans leur desespoir en attendant le passage des dechus ? La rive orientale ressemblait comme une jumelle a sa soeur occidentale. Meme enchevetrement de constructions, de venelles, de terrasses, d'escaliers, de passerelles. Les seules differences etaient la couleur des pierres des facades, legerement plus jaune, ainsi que l'agencement des rues, larges et pavees de dalles ocre. Ils suivirent d'abord un chemin perpendiculaire a la faille dans la direction du nord, puis ils entamerent leur descente par un escalier en spirale fore dans la roche. Ils atteignirent la ceinture des quartiers medians ou regnait une grande agitation devant les etals dresses par des paysans de l'Anube. Affame, Jaife n'eut qu'a faire valoir sa condition de disciple pour recueillir des fruits, des galettes, des morceaux de viande sechee et une gourde d'une boisson parfumee que Yorgal appela le >. Un vieillard vetu d'un ensemble et d'un bonnet de laine grossiere lui baisa la main avec une ferveur embarrassante. Puisque les traits et les vetements de ces trois-la ne ressemblaient pas a ceux des natifs de Logon, et que les moyens de communication etaient depuis longtemps interrompus entre les peuples humains dissemines dans la Galaxie, ils ne pouvaient etre que des apprentis griots, des privilegies qui avaient vogue sur les flots de la Chaldria. Et le simple fait de les toucher etait une benediction, la promesse d'une bonne recolte ou d'une annee faste. Aussi les trois disciples rencontrerent-ils les pires difficultes a se depetrer de la foule rameutee par le vieil homme. Ils s'en tirerent par de vagues promesses d'intercession aupres de leurs maitres griots et, lorsqu'ils seraient devenus des visiteurs celestes a part entiere, aupres de la Chaldria elle-meme. Apres qu'on leur eut attribue a chacun une besace bourree de vivres et une gourde de vin d'herbes, ils s'engagerent enfin dans une ruelle deserte avec l'impression persistante d'avoir effectue un long sejour dans les tentacules d'une hydre celeste des mythes de la Dispersion. Ils atteignirent les bas-fonds au moment ou les rayons d'Ur, deja haut dans le ciel, teintaient d'or la chape nuageuse. Dans cette partie de la ville regnait une odeur tenace de decomposition. Les hommes qu'ils croiserent, les uns vetus de hardes, les autres entierement ou partiellement nus, ne leur preterent aucune attention. Seke ne captait plus le choeur lointain des profondeurs dans l'atmosphere hostile, etouffante. D'ailleurs, il n'entendait pratiquement plus les formes, ni les chants individuels qui evoluaient tout pres de lui, ni les choeurs a l'amplitude magnifique, encore moins les chuchotements des grands cycles de temps. Peut-etre son rapprochement avec la femme avait-il altere la qualite de ses perceptions. Olphan n'affirmait-il pas qu'il suffisait du chant d'une femme pour epuiser toute l'energie de la Chaldria ? Yorgal repoussa sechement un mendiant qui le suivait depuis un bon moment en marmottant ses suppliques. L'homme roula a terre et poussa un glapissement suraigu qui retentit comme un signal. Une troupe menacante surgit aussitot des ruelles et des places adjacentes. Les lames de couteaux brillaient dans les mains de quelques-uns, d'autres agitaient des batons, d'autres encore brandissaient des pierres aux aretes tranchantes. Cheveux emmeles, yeux immenses et fievreux, hardes nauseabondes. Des squelettes habilles de peau. > Ils ne vouaient pas non plus aux apprentis griots la meme veneration que les paysans de l'Anube. Avaient-ils seulement la faculte de comprendre qu'ils agressaient de futurs voyageurs celestes ? Seke se rememora le comportement des tritrilles accules devant leur nid, l'energie farouche avec laquelle ils combattaient bien que l'issue de la chasse ne fit aucun doute. Les yeux de Jaife, ecarquilles par la terreur, l'imploraient d'intervenir, de renverser le cours d'une destinee qui semblait se briser dans les bas-fonds d'Hernaculum. Leur seule chance, c'etait de frapper vite et fort, d'exploiter la confusion pour prendre la fuite. Seke se defit de sa besace, de sa gourde, puis les projeta de toutes ses forces sur le groupe deploye dans la ruelle. Les squelettes s'eparpillerent en bruissant comme des epis desseches. Il se jeta a la gorge du moins rapide et referma les machoires sur ses cartilages. Le gout du sang le projeta des annees en arriere, ranima cette tension irreelle de la chasse, cette vibration particuliere des muscles et des nerfs. Il relacha sa premiere proie et en frappa une deuxieme au bas-ventre, avec une force telle qu'il sentit craquer les os au bout de son pied. Surexcite par les cris, dans un etat second, il esquiva une lame qui sifflait vers sa poitrine, saisit le bras qui passait a portee de main, le tira en arriere et le brisa comme du bois mort. > Les agresseurs avaient recule, et Yorgal et Jaife s'etaient deja engouffres dans la breche. Seke percuta une ombre qui se dressait devant lui et se lanca a toutes jambes sur les traces de ses condisciples. Talonnes par la peur, ils coururent sans s'arreter jusqu'a ce qu'ils n'entendent plus rien d'autre que le crepitement de leurs pas. Quand ils eurent seme leurs poursuivants, ils reprirent leur souffle au milieu d'une passerelle etroite qui surplombait un ensemble de constructions entassees sur un eperon rocheux. La lumiere d'Ur peinait a s'immiscer entre les parois et les habitations resserrees. Ils partagerent le contenu des deux besaces et des deux gourdes restantes. Bien qu'amer, le vin d'herbes s'associa aux aliments pour les revigorer. Plusieurs gorgees furent necessaires a Seke pour chasser le gout du sang de sa gorge et dissiper sa frenesie. Adosses a la rambarde de la passerelle, Jaife et Yorgal lui jetaient des regards intrigues. -- Ta lachete, elle, est tres humaine ! >> siffla Jaife. Un rictus de colere deforma les levres de Yorgal. Seke crut un moment qu'il allait s'emparer de son condisciple et le jeter dans le vide. -- Peut-etre, mais moi, je ne montre pas mes gros muscles a la premiere occasion ! Pour une fois qu'ils pouvaient servir a quelque chose ! >> Yorgal considera Jaife d'un air torve puis designa Seke d'un coup de menton. > Il tira de la poche de sa veste un couteau a la lame courbe et au manche sculpte dans une matiere blanche et lisse. -- Il etait comment, ton monde ? >> La question de Jaife eut pour effet de desamorcer l'agressivite de Yorgal. -- Je suis curieux de savoir quelle planete a pu enfanter des hommes de ton genre. >> Yorgal balaya d'un revers de main le ton sarcastique de son interlocuteur et dit, avec un sourire crispe : ton genre ne font certainement pas de vieux os. >> Le fracas de la chute les avertit qu'ils s'approchaient du fond de Cadect. Cela faisait un bon moment qu'ils avaient laisse derriere eux les habitations des fonds et qu'ils n'avaient pas croise de passant. Le chemin, taille dans le roc, s'etait resserre pour se faufiler entre les reliefs. Aux facades et aux terrasses des maisons, aux arches et aux parapets des passerelles et des ponts, avait succede un roc nu, gris, tout en angles et en lames. La penombre s'impregnait d'une brume humide et froide qui rendait le sol glissant. La chute se devoila subitement derriere un repli de la paroi. Majestueuse, elle tombait d'une hauteur que Seke evalua a plus de deux mille pas et s'abimait dans un bouillonnement d'ecume qui occultait en partie le bassin de retenue d'ou s'evadaient deux canaux. Ils s'en approcherent jusqu'a ce que les premieres gouttes leur cinglent le visage et les epaules. Seke ne vit personne dans les environs. > Yorgal se retourna et lui decocha un regard etrange. Un regard de fou. -- Deux ? Qu'est-ce que tu fais de... >> Le disciple de Zaul tira son couteau de sa poche, saisit Jaife par la taille, le plaqua contre lui et lui posa la lame sur le cou. son genre n'ont rien a faire dans les rues d'Hernaculum. >> CHAPITRE X JAIFE Les Guerres de la Dispersion ont fait plusieurs dizaines de milliards de morts, mais elles ont eu l'incontestable merite de pousser les hommes a explorer la Galaxie, a ouvrir de nouvelles voies stellaires, a decouvrir de nouvelles planetes habitables. Mon propos n'est pas ici de porter un jugement sur la guerre, mais de constater que la technologie utilisee a des fins militaires, destructrices donc, a radicalement change le cours de l'histoire, entrainant l'humanite - les humanites ? -- dans une nouvelle evolution dont nul ne sait encore ou elle la -les ? -menera. Les techniciens ont concu des vaisseaux toujours plus performants, toujours plus autonomes ; les militaires ont engage des combats toujours plus loin dans l'espace. Ils sont d'abord sortis du systeme solaire originel, qui comptait deux planetes et trois satellites habites ainsi qu'une vingtaine de stations spatiales, ils se sont installes sur des mondes qu'ils ont transformes afin de les rendre aptes a recevoir la vie humaine, ils y ont etabli des bases ou ils pouvaient fabriquer de nouveaux appareils, de nouvelles armes, deporter des populations bardees de nanotec qui leur servaient a la fois de cobayes, de main-d'oeuvre et d'armees de reserve. Puis les grands vaisseaux qui traversaient l'espace grace a la technologie dite de la > (courbe ubique) sombrerent l'un apres l'autre au cours des grandes batailles disputees dans un espace d'environ vingt annees-lumiere (une annee, dans cette unite de mesure, correspond a une revolution complete de la planete etalon autour de son etoile). Les batiments qui avaient echappe aux missiles a tres longue portee se fourvoyerent dans les champs de mines invisibles ou, victimes d'avaries, se perdirent a jamais dans les labyrinthes inextricables de l'espace-temps. Les populations deportees, elles, continuaient de croitre sur leurs mondes d'adoption. Coupees des autres rameaux de l'humanite, elles se crurent abandonnees et commencerent a forger leurs propres mythes, a s'inventer leur propre histoire. Il serait passionnant, d'ailleurs, d'etudier l'influence du milieu sur l'inconscient collectif, la facon dont l'etre humain s'est insere dans son nouvel environnement tout en conservant les mythes et les archetypes originels. Et aussi de comprendre pourquoi les acquis technologiques se sont delites si rapidement. Comment avez-vous eu connaissance de tous ces faits, me demanderez-vous, puisque vous etes vous-meme le rejeton d'une de ces communautes humaines isolees sur leurs mondes ? A question pertinente, reponse evidente : les griots celestes. Le griot, plus exactement, qui m'a accorde l'immense privilege d'une longue conversation en tete-a-tete, lui, le grand voyageur, et moi, le petit historien en quete desesperee de formes et de couleurs pour completer ma fresque. Ainsi donc, puisque nous avons perdu le secret du voyage interstellaire, puisque les gouvernements antagonistes de notre planete n'ont pas la volonte de construire ni d'entretenir des flottes celestes, puisque nos savants n'ont ni les capacites ni les moyens de concevoir de nouveaux systemes de transport, les griots sont les vestiges tres precieux des Grandes Guerres de la Dispersion, les derniers liens entre les populations humaines. Eux ont perce le secret du voyage, du transfert quasi instantane (avec, selon mon interlocuteur, les insolubles problemes de temps qui s'associent au deplacement plus rapide que la lumiere). C'est dire leur importance. S'ils venaient a disparaitre, nous perdrions davantage que des porteurs de nouvelles, que des temoins de notre evolution, nous serions prives des symboles memes de l'unite humaine, nous entrerions dans une nouvelle periode de regression dont nous aurions sans doute beaucoup de mal a nous remettre. Car, j'en suis persuade, bien que nous soyons separes des autres rameaux par des annees-lumiere, nous conservons notre creuset commun, notre matrice unique, nous restons solidaires en toute chose, en bien et en mal, en developpement et en recul. Nous connaitre, nous comprendre, c'est aussi connaitre et comprendre nos freres humains perdus dans la Galaxie, c'est observer leur evolution et la rapporter a la notre, c'est leur permettre d'observer la notre et de la rapporter a la leur. Aussi, je vous conjure de renoncer a ce projet absurde de fermer nos portes aux visiteurs celestes - et de condamner avec la plus grande severite les apotres de l'Anquizz, qui proposent de sacrifier les griots sur l'autel d'une autonomie planetaire aussi dangereuse qu'illusoire. Au moins, au moins jusqu'a ce que nous ayons dechiffre a notre tour le mystere du voyage sur les flux cosmiques, ou que nous ayons invente une nouvelle maniere d'affronter le vide. Contrairement a ce qu'affirment les manipulateurs de l'Anquizz, l'isolement ne signifie pas la souverainete. Je pense au contraire qu'il nous entrainerait sur la pente fatale de la decheance, de l'oubli et de la disparition. Comme une branche qui se detache du tronc et se condamne au pourrissement. Discours sur la necessite des griots, Redw'n Aphordian, historien de Jables, capitale du continent Noir, planete Tar Nov. Si tu bouges, je le creve ! >> La lame sinueuse s'enfonca dangereusement dans le cou de Jaife. Seke guetta le moment propice. La penombre estompait les formes, les saillies rocheuses, le sol inegal et luisant, les rideaux gris et bouffants souleves par la chute. L'eau ruisselait sur les visages, plaquait les etoffes sur les corps, les cheveux, les fronts et les joues. la creve ! >> La voix rauque de Yorgal se perdit dans le grondement de la cataracte. De sa main libre, il entreprit de degrafer les attaches de la tunique vert sombre de Jaife, l'empecha de regimber en maintenant la lame appuyee sur sa veine jugulaire, lui denuda les epaules, abaissa les manches l'une apres l'autre, arracha le vetement et decouvrit la large bande de tissu blanc qui lui enserrait le torse. Le contraste entre l'apparence fragile de Jaife et le physique epais de Yorgal bouleversa Seke. Il tressaillit lorsque le bandage s'affaissa et libera deux rondeurs semblables a celles d'Ezmaida. Abasourdi, il lui fallut un bon moment pour prendre conscience que le disciple d'Eyland Volgen etait une femme. > Tout se mettait en place tout a coup, la fragilite et la finesse de Jaife, le trouble que Seke avait ressenti lors de leur premiere rencontre, la confusion de ses perceptions, son attirance inexplicable... La fonction de griot etant strictement reservee aux hommes, Jaife avait dissimule ses attributs de femme afin d'etre admise comme apprenti d'Eyland Volgen. Mais comment un voyageur celeste, un maitre griot, avait-il pu se laisser abuser par un simple deguisement ? > Il s'interrompit pour contenir un soubresaut de Jaife et cracha par terre avant de poursuivre : -- Pourquoi as-tu invente cette histoire de rendez-vous avec nos maitres ? demanda Seke. -- Vous etes des disciples obeissants, et je voulais etre bien sur que vous me suivriez. -- Et qu'est-ce que tu comptes faire de... d'elle ? >> Le regard brulant de Jaife lechait la face de Seke. Des frissons lui parcouraient l'echine, lui disaient que c'etait elle qui l'avait rejoint sur sa couche au milieu de la nuit, elle qui s'etait frottee contre lui, qui l'avait accueilli en elle et entraine dans les convulsions du plaisir. La peau qu'il avait exploree, la poitrine qu'il avait caressee, le nid secret qu'il avait investi n'appartenaient pas a Ezmaida, mais a Jaife, son condisciple. Sa condisciple. > Il devisagea Seke avec intensite avant d'ajouter : > Les yeux de Jaife lancaient la meme supplique muette que face aux misereux des bas-fonds d'Hernaculum. > Seke avait injecte toute la force de sa conviction dans sa voix, mais le langage, il en etait conscient, ne reussirait pas a briser la determination de Yorgal. Tout au plus pourrait-il, avec un peu de chance, endormir sa vigilance. -- Elle a fait le voyage entre Kolk et Logon, et la Chaldria ne s'est pas assechee... -- Je l'ai dit hier : elle etait sous la protection de cet epouvantail d'Eyland Volgen. >> Seke se rememora la conversation de la veille entre Jaife et Olphan. Il comprenait maintenant pourquoi il... elle avait defendu les femmes avec une telle conviction. Les reactions d'Ezmaida lui apparaissaient egalement sous un jour nouveau : l'epouse du conteur avait devine que Jaife et elle appartenaient au meme sexe, et elle lui avait temoigne sa solidarite et sa complicite d'une caresse sur la joue. De meme, au matin, elle avait instantanement compris ce qui s'etait passe entre ses deux jeunes hotes au cours de la nuit. -- Elle savait qu'elle violait la loi des griots. J'appelle ca une vraie saloperie, pas de la superstition. >> Les yeux rives sur la lame, Seke sentait monter en lui une colere noire, une envie feroce de se jeter sur Yorgal. Sa respiration et son rythme cardiaque s'etaient acceleres, la tension de son corps l'elancait jusqu'aux extremites de ses doigts. Maintenant il trouvait magnifiques les traits de Jaife, meme deformes par la souffrance et la peur, maintenant il avait un besoin urgent d'elle, besoin de l'etreindre, de jouir sans entrave de sa presence, de sa difference. > La lame de Yorgal glissa avec une lenteur crispante sur la poitrine de Jaife. Le gemissement de terreur qui s'echappa des levres de la jeune fille arracha un sourire a son bourreau. -- Mon maitre Marmat dit que c'est la Chaldria, et elle seule, qui choisit les disciples. Elle n'a pas pu se tromper. -- Ton maitre, il se planque derriere la Chaldria pour justifier ses caprices ! Les chaldrans ne sont que des portes ouvertes sur les flux cosmiques. Et les jaquebouts ne sont pas presses de les ouvrir a leurs disciples. -- Tu devrais peut-etre les ouvrir toi-meme. >> Yorgal suivit des yeux la danse de sa lame sur la peau bleme de Jaife. Elle tremblait de la tete aux pieds. Sa calotte avait glisse sur l'arriere de son crane et s'etait coincee entre son cou et son epaule. Le halo dore de sa chevelure tranchait sur le fond gris de la chute. -- Allons tous les trois au temple du noeud chaldrien, et laissons nos maitres decider >>, proposa Seke. Il discerna tres nettement la crispation des traits de Yorgal ainsi que les lueurs sombres qui brasillerent dans ses yeux. Il n'entendait pas le son de sa forme, mais il captait sa peur, si dense qu'elle en etait presque visible, presque palpable. > Le disciple de Zaul leva la main pour appuyer ses paroles. Le couteau resta suspendu dans les airs un bref instant. Seke s'engouffra aussitot dans l'ouverture. Il se detendit comme un ressort, franchit l'intervalle d'un bond, saisit le poignet de Yorgal au-dessus de la tete de Jaife et s'arc-bouta sur ses jambes pour l'empecher d'abaisser son bras. > L'attaque obligea Yorgal a relacher son etreinte et permit a Jaife de se degager. > hurla Seke. Elle fila comme une ombre le long de la paroi humide. Le grondement de la chute absorba rapidement le claquement precipite de ses semelles sur la roche. Rassure, Seke se concentra sur l'epreuve de force a laquelle l'invitait Yorgal. En mauvaise posture, glissant sur le sol humide, il ployait dangereusement sous le poids et la pression de son condisciple. Il se concentrait pour l'instant sur la lame suspendue quelques pouces au-dessus de sa tete. Le disciple de Zaul avait pour seule tactique d'imposer sa puissance decuplee par la rage, d'exploiter le double avantage offert par son poids et son arme. Seke l'encouragea dans cette voie tout en deplacant peu a peu ses points d'appui, puis, apres avoir resiste encore pendant quelques instants, il se deroba brusquement d'un pas de cote. Yorgal trebucha, se retablit d'un coup de reins, amorca un mouvement de pivot en imprimant une trajectoire circulaire a son bras. Seke esquiva la lame d'un retrait du torse et mit a profit le desequilibre de son adversaire pour lui sauter sur le rable, lui passer les bras autour du cou et lui planter ses dents sous la nuque. Ses machoires n'etaient pas aussi puissantes que celles des enfants du Tout, mais elles avaient appris a broyer les os et dechirer les cuirs les plus coriaces. Il continua a serrer et a mordre malgre les gesticulations maladroites de Yorgal. Fou de douleur, ce dernier laissa tomber son couteau, se secoua comme un forcene, se dirigea en titubant vers les rideaux epais de la chute dans l'espoir que la violence de l'eau obligerait Seke a lacher prise, mais ses jambes se deroberent et il s'effondra de tout son long. Des craquements retentirent, une douleur fulgurante lui lacera le crane, un voile rouge lui glissa sur les yeux. Il sombra lentement dans une nuit glaciale. Extenue par la violence du combat, Seke se releva apres s'etre assure que son adversaire avait rendu son dernier souffle. Le craquement des vertebres de Yorgal resonnait toujours dans sa bouche impregnee d'une apre saveur de sueur et de sang. La cascade lui fouettait la tete, les epaules, le dos, le baignait d'une amertume qui avait deja le gout des remords. Meme s'il etait intervenu pour secourir Jaife, rien ne serait plus comme avant, il aurait jusqu'a la fin des temps la mort d'un condisciple sur la conscience. Peut-etre etait-il devenu un dechu, un paria de la Chaldria, une ame condamnee a errer la nuit dans les ruelles d'Hernaculum en poussant des hurlements dechirants. La vision d'une tache verte le tira de sa torpeur. Il ramassa la calotte de Jaife puis, plus loin, sa tunique et son bandage imbibes d'eau, et partit a sa recherche. Il ne la trouva pas de l'autre cote du repli de la paroi, ni dans les premiers meandres du chemin. Son inquietude augmenta lorsqu'il avisa les toits des premieres habitations au-dessus des aretes rocheuses. Prise de panique, Jaife avait couru sans s'arreter, comme les krav'll, les grands emplumes du desert qui galopaient jusqu'a epuisement des qu'ils detectaient l'odeur d'un predateur. Elle avait oublie qu'elle ne portait plus de tunique ni de bandage et que les femmes n'avaient pas le droit de paraitre dans les rues d'Hernaculum. Il accelera l'allure dans la pente, franchit un premier pont, assez court, donnant sur un archipel. Un rayon d'Ur percait le couvercle nuageux et plaquait un vernis mordore sur l'ocre des facades. Seke ne rencontra que deux hommes ages qui marchaient d'une allure paisible le long d'un muret. Il traversa plusieurs quartiers deserts, puis un grondement lointain souffla sur son inquietude comme une rafale de vent sur un brasier. La rumeur venait d'un ensemble de constructions empilees les unes sur les autres au sommet d'une ile proche. Il couvrit la distance a toute allure, mais il lui sembla qu'une eternite s'etait ecoulee lorsqu'il s'engagea sur la passerelle jetee au-dessus du vide. Des bourrasques echarpaient les nues, tout la-haut, et une multitude de colonnes brillantes criblaient la faille, qui s'eteignaient avant d'en avoir atteint le fond, incapables de vaincre la nuit perpetuelle de l'abime. Guide par le tumulte, Seke se dirigea sans hesiter dans le labyrinthe des ruelles et des escaliers. Il deboucha enfin sur une place circulaire prise d'assaut par une multitude vociferante, composee pour partie d'hommes habilles en griots et pour partie de paysans des communautes de l'Anube. Ne distinguant pas l'objet de leur fureur, il tenta de gagner le centre de la place, mais ne parvint pas a se frayer un passage. Il ne lui restait plus qu'a imiter les plus jeunes juches sur les balcons, sur les terrasses, sur les toits de pierres plates. Il abandonna la tunique, le bandage et la calotte, escalada un mur en se servant des saillies et atteignit une balustrade sur laquelle il s'installa a califourchon. Il decouvrit alors un spectacle qui lui glaca le coeur. Les vagues tumultueuses rejetaient regulierement un corps nu et inerte. Jaife. Elle vivait encore comme en temoignaient ses yeux fous de souffrance et de terreur. Elle ne poussait aucun cri, aucun gemissement. Il en comprit la raison lorsqu'il apercut les filets de sang qui lui barbouillaient le menton et la poitrine : ils lui avaient coupe la langue, comme a toutes les femmes de Logon. La revolte petrifia Seke sur la balustrade, puis souleva en lui une colere d'une violence inouie. Il regretta de ne pas avoir ramasse le couteau de Yorgal. Ses ongles et ses dents ne suffiraient sans doute pas a ouvrir un passage jusqu'a Jaife, mais il ne pouvait pas rester impassible devant le supplice de celle qui avait defie l'ordre millenaire des griots et lui avait appris la beaute du rapprochement. Il croisa le regard de la jeune fille, qu'un homme corpulent maintenait a bout de bras. Il y lut de la resignation, de la tristesse, un soulagement de meme nature que celui de Danseur-dans-la-tempete au moment de passer dans l'au-dela. Il crut deceler, sur ses levres ensanglantees, un sourire qui confirmait et prolongeait leur pacte secret, qui nouait un lien entre le monde des formes et l'univers invisible. Au bord des larmes, il vit le cercle s'elargir autour de l'homme corpulent, il vit ce dernier projeter Jaife de toutes ses forces sur sa jambe repliee, il vit le corps de la jeune fille se desarticuler et se briser comme du bois mort, puis ses yeux se brouillerent et il s'effondra en sanglots derriere la balustrade. Quand il eut epuise son chagrin, les colonnes etincelantes s'etaient estompees et la faille baignait dans une penombre crepusculaire, fragmentee par les lumieres figees des minosoles et celles, vacillantes, des flammes des vasques. De Jaife il ne restait que sa tunique, son bandage et sa calotte au pied du mur, des taches de sang et des bouts de tissu epars sur les paves de la place deserte. Les vestiges de son pantalon. Les vestiges d'un reve. Le portail se dressait a l'autre extremite du pont de pierre, surmontee de son linteau triangulaire. Seke captait a nouveau le chant des profondeurs, aussi lointain et serein que les sons des grands cycles. Les futs rainures des colonnes affleuraient la nuit comme des songes. Il sut, juste avant de s'aventurer sur le pont, que le temple du noeud chaldrien ne se trouvait pas sur les memes plans spatial et temporel que les autres quartiers d'Hernaculum. Il avait couru sans se demander ou l'emmenaient ses pas, enfilant au hasard les fonds, les medians et les iles. Fou de chagrin, hante par l'image du corps pantelant de Jaife, aiguillonne par une haine farouche envers ces hommes qui l'avaient mutilee et assassinee, il avait fendu des grappes humaines suspendues aux recits des conteurs, bouscule des promeneurs dans les ruelles etroites, renverse un etal sur une place. Il s'etait retenu a grand-peine de se jeter sur les paysans qui l'avaient injurie, de les egorger, de les eventrer, de leur broyer les vertebres. Hors d'haleine, il s'etait arrete au milieu d'une passerelle, avait entrevu la tache blanche du temple du noeud chaldrien et entendu de nouveau cet appel diffus qui l'avait enchante le premier soir. Desempare, il s'etait rendu sur l'ile d'ou partait l'escalier monumental taille dans la roche. A l'image du corps de Jaife se superposait desormais celle du corps de Yorgal. A la colere succedaient les remords et la detresse. Les habitants d'Hernaculum avaient brise la vie de Jaife, il avait brise la vie de Yorgal. Son maitre Marmat repetait souvent que chaque existence avait une valeur capitale, qu'en prendre une seule etait un drame a l'echelle de l'univers, quelles qu'en fussent les raisons. On ne devait pas pour autant rejeter les criminels, ajoutait-il, parce qu'un crime regardait l'ensemble des hommes, pas seulement le groupe, la communaute, le peuple, mais toutes les branches de l'humanite dispersees dans les etoiles. > Le coeur battant, les jambes flageolantes, Seke s'avanca sur la passerelle. En se dirigeant vers cette porte enigmatique, plus sombre que les tenebres pourtant profondes de la faille, il avait l'impression de se couper du choeur universel, de franchir une frontiere intangible, de penetrer dans un sanctuaire inviolable, d'aller au-devant de sa propre mort. Le chant des profondeurs avait maintenant des accents de complainte funebre. Une vague de panique le recouvrit au milieu du passage et le rejeta glace de terreur contre un montant du parapet. Il ne distinguait plus rien autour de lui, ni les colonnes du temple, ni les lumieres d'Hernaculum, ni meme l'extremite de la passerelle. Il s'agrippa de toutes ses forces a une saillie de l'ouvrage de pierre pour ne pas ceder a la tentation de rebrousser chemin, convaincu desormais qu'une retraite se traduirait par un echec definitif. Il lui fallait continuer, penetrer coute que coute dans cet autre espace-temps, quitte a s'attirer les foudres de son maitre, a etre frappe de la malediction des dechus de la Chaldria. Il se redressa et s'approcha lentement de la porte, ecartele entre le courant qui l'entrainait et les chaines interieures qui l'entravaient. Des souvenirs oublies resurgissaient a la surface de son esprit. Un ciel scintillant d'ou tombe une chaleur eprouvante... Un visage d'homme penche sur lui, des traits tourmentes ou se disputent la colere et la compassion. Le sourire d'une femme aussi jeune que Jaife, aussi belle que Jaife, aussi triste que Jaife. Il fit encore quelques pas chancelants avant d'etre saisi par une spirale de lumiere eblouissante. CHAPITRE XI BEL SIEF Gloire a celui qui franchit le premier la porte, Il rendit possible l'impossible, reel l'irreel, Il ouvrit pour les siens l'espace et le temps, Il permit a ses freres de porter le Verbe, Il empecha les hommes de sombrer dans l'oubli. Gloire a lui et a ses successeurs, Ils voguerent sur les flots de la Chaldria, Ils se consacrerent a la memoire humaine, Ils visiterent les mondes le coeur plein d'amour, Ils enseignerent les vertus du pardon, Gloire a lui, gloire a eux, gloire a toi, gloire a moi. L'hymne du griot, recueilli par El Phari, historien chanteur de Kolkan 7. Rouge etait le ciel, rouges etaient les dunes, rouges etaient les roches. L'astre, haut dans le ciel, dispensait une chaleur torride qui semblait cuire et recuire chaque caillou, chaque grain de sable. > L'homme, coiffe d'un turban, avait tire des replis de son vetement un poignard a la lame courbe. Ses yeux clairs brillaient comme des pierres transparentes dans son visage assombri par une barbe noire. Derriere lui s'agitait un animal a la robe baie dont l'odeur forte saturait l'air brulant. > Source de vie d'en haut ? Ce desert etait donc le Mitwan ? Qui-vient-du-bruit n'entendait pas les chants de sable, ni les craquements des rochers, ni les grattements des tritrilles, ni les autres bruits familiers. > Sa voix avait eu du mal a se frayer un passage dans sa gorge dessechee. > demanda l'homme. Tracasse par le sentiment que l'univers tout entier avait vacille pendant son reve, Qui-vient-du-bruit essaya en vain de remuer ses membres. -- Ton expedition s'est perdue dans le desert ? -- Non, non, les enfants du Tout >>, ajouta-t-il devant la mine perplexe de son interlocuteur. L'homme se retourna pour calmer, d'une pression sur la longe, l'animal qui renaclait et poussait des cris plaintifs, puis il remisa son poignard dans son vetement et sortit une gourde de peau. > Qui-vient-du-bruit ne repondit pas. Il ne comprenait pas ce qu'il fabriquait la, etendu sur ce sol craquele et brulant. Un cycle entier de temps s'etait glisse entre le moment ou il avait perdu connaissance et celui ou il s'etait reveille, qui avait englouti ses souvenirs. Il gardait seulement a l'esprit que son vis-a-vis et lui-meme se trouvaient dans le coeur du Mitwan, ou, en principe, les faiseurs de bruit ne s'aventuraient jamais et les enfants du Tout ne sejournaient qu'en de tres rares occasions. > L'homme se pencha sur Qui-vient-du-bruit, lui glissa le goulot de la gourde entre les levres, le contraignit a boire une gorgee d'eau impregnee d'une apre saveur de cuir, lui passa ensuite les bras sous les jambes et le dos, le souleva et le jucha en travers sur l'echine de l'animal. > La joue posee sur le flanc reche, ballotte par l'allure cahotante de sa monture, Qui-vient-du-bruit fixa sans le voir le pas lancinant de l'homme qui marchait a ses cotes et soulevait de petites gerbes de sable a chaque foulee. Bel Sief etait une oasis fortifiee, une tache de verdure et de fraicheur entre les reliefs rougeatres qui lui servaient de murailles naturelles. On y penetrait par un passage etroit surveille par des hommes en armes aux yeux soupconneux. Leurs eclats de voix tirerent Qui-vient-du-bruit de son inconscience. Il lui fallut un bon moment pour comprendre qu'ils se disputaient a son sujet, certains des gardes n'etant pas chauds pour laisser entrer un inconnu ramasse dans le desert. Ils finirent par se ranger aux arguments de son sauveteur apres qu'il leur eut declame une strophe tiree d'un texte sacre appele le Livre de Verite des Wehud. Les rayons de Source de vie d'en haut se brisaient sur les frondaisons majestueuses des grands arbres d'ou pendaient des grappes de fruits noirs. Qui-vient-du-bruit percut un murmure apaisant qui n'etait pas un chant de formes, mais le babil d'une fontaine dressee au centre d'une place ombragee. L'eau jaillissait de la bouche d'une statue representant un garcon nu et accroupi, disparaissait ensuite dans un puits circulaire autour duquel etaient assises des silhouettes vetues de turbans et d'amples robes, ornees pour certaines de broderies. Des enfants, egalement couverts de la tete aux pieds, se poursuivaient en riant dans les allees sombres. Cette profusion de verdure et d'eau en plein coeur du Mitwan etonna Qui-vient-du-bruit. Les enfants du Tout n'avaient jamais evoque la presence d'un groupe de faiseurs de bruit dans le desert profond. Les caravanes ne s'ecartaient pas des pistes qui reliaient les oasis situees en lisiere. L'homme dirigea sa monture vers l'entree d'une maison troglodyte, lui donna une tape sur la croupe et attendit qu'elle se fut agenouillee pour prendre son protege dans ses bras et le porter a l'interieur de l'habitation. La fraicheur de la piece fit l'effet d'un baume a Qui-vient-du-bruit. Des silhouettes accroupies dans la penombre s'agitaient devant de grands recipients en bois. On l'allongea sur une couche de branches tressees, on lui tendit une coupe de pierre emplie d'un liquide blanc a l'odeur suffocante, on le forca a en boire quelques gouttes qu'il recracha malgre sa soif. Il se debattit avec sauvagerie lorsque des mains le plaquerent sur la couche et lui entrouvrirent les levres. Les faiseurs de bruit ne provoquaient pas cette repulsion qu'il avait ressentie lors des expeditions dans les oasis. Autre-mere lui avait certes revele qu'il etait un petit d'homme, mais, hormis son origine, il n'avait rien en commun avec les etres qui l'avaient abandonne dans le desert. Pourtant, les sons de leurs formes ne le derangeaient plus, il comprenait et parlait leur langage, il ne se sentait pas etranger a leur monde. Il devina que le liquide blanc lui redonnerait ses forces, se calma et accepta d'en avaler une gorgee. Il sombra ensuite dans une periode de somnolence, pendant laquelle il percut des voix lointaines, aigues ou graves, entrelacees au-dessus de lui comme des volutes de poussiere. Un visage de femme, toujours le meme, se penchait sur lui et le fixait avec une expression qui evoquait le chant d'Autre-mere quand elle le serrait contre son abdomen ecailleux. Il se rendit vaguement compte qu'on le depouillait de ses vetements trempes de sueur, qu'on lui passait un linge humide et parfume sur le corps, qu'on le contraignait encore a ingurgiter ce breuvage au gout affreux. Il aimait les effleurements des mains et des souffles sur sa peau. Des rires etouffes resonnaient au-dessus de lui comme des spheres musiciennes, mais leurs eclats le rafraichissaient, le regeneraient. Les spheres... Il se souvint de la pluie de spheres transparentes deferlant sur le desert, de leur fracas meurtrier, de la fuite eperdue des enfants du Tout, de l'agonie de ses compagnons, Autre-mere, Danseur-dans-la-tempete... Une vague de revolte le souleva de sa couche. A nouveau des mains l'immobiliserent, le rassurerent, l'apaiserent, et il finit par plonger dans un sommeil agite qui l'emmena jusqu'a l'oree du crepuscule. > Assise a cote de sa couche, elle ressemblait a la femme des visions de Qui-vient-du-bruit : meme chevelure ondulee, meme peau mate, memes grands yeux noirs, memes traits a la fois ronds et fins. Elle avait retire le turban et l'ample robe brodee communs a toutes les femmes, et revele, en dessous, une tunique courte d'ou s'evadaient deux longues jambes brunes. Les autres membres de la famille s'etaient rendus a l'assemblee de la grande katwa, avait-elle explique, pour purifier leur corps et leur ame dans le bain de vapeur brulante. > bredouilla-t-il. Elle le devisagea pendant quelques instants avec perplexite. > Il se redressa sur un coude, un mouvement qui repoussa le drap leger tire sur son corps et lui denuda le torse. Un rai de lumiere se pulverisait en poussiere cuivree sur le sol lisse, les meubles bas, les couches et les ustensiles de cuisine. >, reprit-elle. Il savait que ce mot, >, designait les enfants du Tout. > Elle lui agrippa l'epaule et, d'une pression, le contraignit a s'allonger. > Trois siecles ? > >> Elle avait fredonne ces phrases d'un air absent. Les mots semblaient jouir d'une autonomie propre et se servir d'elle comme d'une caisse de resonance. Elle se figea tout a coup, renversa la tete en arriere, emit un gemissement, revint a sa position initiale au prix d'un effort qui lui gonfla les veines des tempes et lui cisela les tendons du cou. > Chacun de ses mots se prolongeait en soupir, des gouttes de sueur perlaient sur son front et aux commissures de ses levres. > Elle retroussa sa tunique jusqu'a hauteur de son menton et observa les ondulations qui parcouraient ses seins et convergeaient vers le cercle pigmente de l'areole comme des courants s'echouant sur une ile. > Salima rabattit son vetement apres que les ondulations eurent cesse et qu'elle eut furtivement passe sa main entre ses cuisses. > demanda-t-elle, les yeux mi-clos, au bout d'un long moment de silence. Qui-vient-du-bruit decida que l'ignorance etait la meilleure des reponses : > Salima designa le petit tas de vetements plies au pied de la couche. -- Et alors ? >> Le rire musical de la jeune fille le fit frissonner. -- Rien ne vous oblige a... -- Les citadins ont tue Kaleh, la mere de Celui qui viendra ! >> La colere retroussa la levre superieure de Salima sur ses dents fortes et blanches. > Le son prolonge d'une trompe l'interrompit. Elle se redressa comme un animal aux abois et lanca un regard inquiet vers la porte. -- Pourquoi ? Qu'est-ce qui... >> Un deuxieme coup de trompe retentit, suivi de hurlements et de bruits de cavalcade. > Elle le saisit par le poignet et l'entraina dehors. Il se retrouva entierement nu dans la lumiere rouille du crepuscule, au milieu des nuages de poussiere souleves par les hommes, les femmes et les enfants qui se precipitaient vers les bouches circulaires de puits. Une nuee scintillante se deployait sur le fond enflamme du ciel au-dessus des cimes des arbres. Salima ne lui laissa pas le temps d'observer le phenomene. Elle le tira sans menagement vers les entrees des katwas, autour desquelles se pressaient les occupants du bel surpris dans leurs ablutions ou d'autres activites de la nuit tombante. Si certains avaient eu le temps de se revetir d'un pan de tissu, d'autres d'un pagne, quelques-uns allaient entierement nus comme Qui-vient-du-bruit. Un crissement prolonge dominait a present les hurlements des fuyards et les frottements des pieds sur la terre battue ; il rappelait la stridulation etourdissante d'un essaim de ces gros insectes inoffensifs que les enfants du Tout designaient sous la forme des Volants-qui-habitent-l'autre-face-du-monde-d'en-bas. Poussees par les rafales d'un vent brulant, les spheres transparentes se rapprochaient a grande vitesse. Tout en s'inserant dans une file, Qui-vient-du-bruit leur jeta de frequents coups d'oeil par-dessus son epaule. Elles ressemblaient comme des soeurs jumelles aux spheres musiciennes, mais aucune ne se desintegrait pour l'instant, comme si elles attendaient d'etre au-dessus du bel pour liberer leurs substances veneneuses. Elles evoluaient a la facon d'une escadre groupee, coherente, programmee. Apres avoir sonne l'alerte, les guetteurs devalaient les murailles naturelles et sautaient avec agilite d'une saillie a l'autre. Il ne restait plus grand monde alentour quand Qui-vient-du-bruit s'engouffra a la suite de Salima dans le conduit cylindrique et commenca a devaler les barreaux metalliques scelles dans la paroi concave. Les cris entremeles paraissaient surgir du ventre profond de la terre. La lumiere crepusculaire n'eclairait que le haut de l'echelle, le puits plongeait ensuite dans une obscurite totale qui les obligeait a progresser a tatons. Salima se transforma en une ombre grise et fuyante quelques pas sous Qui-vient-du-bruit. Il perdit rapidement toute notion de distance et se suspendit aux claquements reguliers des semelles de l'homme qui le suivait. La fraicheur des lieux l'enveloppa, humide, agreable. Parfois son pied ripait sur un barreau et l'entrainait dans un desequilibre qu'il rattrapait avec une dexterite acquise aupres des enfants du Tout. Le silence etouffait les derniers cris. Une lumiere vacillante en contrebas avertit Qui-vient-du-bruit qu'il arrivait dans la katwa. Dans les katwas plus exactement, puisque les salles souterraines communiquaient entre elles, eclairees par des torches ou des pierres brillantes. Des mouvements desordonnes, contradictoires, agitaient les habitants du bel encore saisis par la soudainete de l'alerte. Des claquements vibrants et prolonges dominerent le brouhaha. > Elle rajusta sa tunique, adressa un petit signe de complicite a une vieille femme, prit Qui-vient-du-bruit par la main et le conduisit, a travers une succession de petites pieces et de galeries, dans une salle emplie de vapeur brulante. Les flammes des torches et les eclats des pierres revelaient des corps entre les volutes et projetaient sur les parois luisantes des ombres etirees et immobiles. > Salima fit passer sa tunique par-dessus sa tete, la jeta en boule au pied d'une paroi, lui intima de la suivre d'un geste de la main et s'enfonca dans l'etoupe de vapeur. Il lui emboita le pas, mais une rumeur enfla derriere lui qui le retint sur place. Une troupe hurlante deboucha de la galerie d'acces et deferla dans la grande katwa avec la violence d'un torrent. La fureur deformait les visages, embrasait les yeux, fermait les poings. Qui-vient-du-bruit sut, bien avant qu'elle ne l'encercle, que la colere de cette foule le prenait pour cible. Des hommes se placerent de maniere a lui interdire de rejoindre Salima, et il fut cerne par une ronde de regards haineux et de lames scintillantes. Les parois et les voutes de la katwa amplifiaient leurs vociferations. Leurs rangs s'epaississaient sans cesse, grossis par les hommes et les femmes qui accouraient des autres salles ou surgissaient du bain de vapeur. Un homme coiffe de son turban et arme d'un poignard reclama le silence d'un hurlement strident. Quand il l'eut obtenu, il se detacha de la multitude et designa Qui-vient-du-bruit : -- Absurde ! fit une voix grave en echo. Il connait la realite des skadjes, et aucun espion des angieux ne la connait ! >> La foule s'ecarta et livra passage a un homme nu et ruisselant, Jawal, le faiseur de bruit qui avait secouru Qui-vient-du-bruit dans le desert et l'avait transporte dans sa maison de Bel Sief. La blancheur de son corps sillonne de longues cicatrices offrait un contraste etonnant avec la peau tannee, burinee, de son visage, de ses mains et de son cou. > Son intervention declencha une salve de grognements et de glapissements. > >> gronda Jawal. Juste derriere lui se tenait Salima. Elle avait profite de la breche pour s'approcher des premiers rangs. Malgre la vapeur, Qui-vient-du-bruit remarqua la paleur et la crispation de ses traits ainsi que les ondulations qui parcouraient sa poitrine perlee de sueur. > Tu n'as pas fait preuve d'une tres grande clairvoyance, Jawal, tu as mis en danger la population du bel. >> Qui-vient-du-bruit capta des verites contradictoires dans le son de la forme de l'homme au turban. Son langage n'etait pas la traduction de son chant intime. Sans doute se servait-il du pretexte de la securite de Bel Sief pour regler une querelle ancienne, exercer une vengeance personnelle. > Les mots de Jawal, pourtant chuchotes, resonnerent un long moment au-dessus des tetes. -- J'ai quand meme sonde la tienne, et j'y ai vu de la colere envers ma famille, envers ma soeur Alzira. -- Il n'est pas temps de parler de moi, mais de celui que tu as recueilli dans le desert. C'est mon droit de reclamer sa vie si je prends sur moi la responsabilite de son sang. >> Une nouvelle bordee de hurlements ponctua l'intervention de l'homme au turban. Qui-vient-du-bruit comprit, aux regards desesperes que lui lancerent Jawal et Salima, qu'ils n'avaient pas d'autre choix que de s'effacer devant la loi. Cependant, Jawal tenta une derniere fois de raisonner ses compagnons du bel : > L'homme au turban haussa les epaules, tira son poignard avec un petit sourire de triomphe et, sortant du cercle, s'avanca d'un pas en direction de Qui-vient-du-bruit. > Il frappa une premiere fois, de haut en bas. Surpris par la soudainete de l'attaque, Qui-vient-du-bruit esquiva la lame d'un bond sur le cote qui l'envoya percuter la haie des spectateurs. Des mains et des pieds le repousserent aussitot vers le centre du cercle. L'homme au turban, humilie par ce premier echec, le fixait avec l'oeil feroce d'une grande krav'll du Mitwan. Qui-vient-du-bruit prit conscience qu'il n'avait pas une chance de s'en tirer. Meme s'il parvenait a se debarrasser de son adversaire, il finirait par succomber sous le nombre. Il y avait une solution pourtant, mais elle ne se trouvait pas dans l'affrontement, elle se terrait ailleurs, dans un recoin de sa memoire, dans ce glissement de temps qui avait enseveli ses souvenirs. Il consacra son energie a eviter la lame sans chercher a riposter, dans l'espoir que chaque instant gagne sur la mort, chaque sursis, souleverait un coin du voile, le rapprocherait de la porte derobee. Son agilite, sa vivacite decontenancerent Omir qui, empetre dans les plis de sa robe, transpirait a grosses gouttes. L'humidite etouffante de la katwa favorisait celui des deux adversaires qui ne portait pas de vetements. Qui-vient-du-bruit se mefiait autant des crocs-en-jambe lances par les spectateurs que des attaques de l'homme au turban, vives mais previsibles. Il ecrasa d'un revers de main les gouttes de sueur qui lui degoulinaient dans les yeux. Les cris suraigus des femmes lui vrillaient les tympans. Tous hurlaient et agitaient les bras, hormis Jawal et Salima, ombres brunes et immobiles comme des iles au-dessus des tourbillons nuageux. Ou donc avait-il entrevu cette mer de nuages ? Elle ne ressemblait a aucun paysage du Mitwan. Le poignard siffla a quelques pouces de son oreille et lui incisa le creux de l'epaule. Une clameur etourdissante enfla dans la katwa. Il lui avait suffi d'un cycle infime de distraction pour offrir une opportunite a son adversaire. Il se ressaisit et repoussa la tentation d'examiner la plaie. L'offensive suivante d'Omir se perdit dans le vide. Cet affrontement reveillait l'echo d'un autre combat dans l'esprit de Qui-vient-du-bruit, le tumulte de la foule lui rappelait un autre grondement, plus sourd et regulier. L'issue se cachait quelque part dans les trefonds de sa memoire. Le cercle des spectateurs excedes par la maladresse d'Omir se resserrait sans cesse, lui laissait de moins en moins d'espace, de moins en moins d'air. Leurs mains, leurs genoux, leurs pieds, leurs souffles l'effleuraient, la maree humaine le submergeait. L'image d'un corps desarticule et rejete par une autre vague en furie lui traversa l'esprit. Les yeux larmoyants de Salima se superposaient a d'autres yeux chavires de douleur et de terreur. A qui appartenaient-ils deja ? Ja... Jaife ? La lame d'Omir le toucha a deux reprises, une fois dans le pli de l'aine, une fois au front. Aveugle par la sueur et le sang, il ceda a une impulsion de panique, courut droit devant lui, parcourut des ruelles pentues et sombres, traversa des passerelles tendues au-dessus d'un vide insondable, devala un interminable escalier taille dans la roche, s'avanca vers une bouche mysterieuse qui s'ouvrait entre deux immenses colonnes. Il franchit la porte de la source chaldrienne. Le flot cosmique s'empare de lui dans un eclat fulgurant, le precipite sur Jezo-mine, dans les paysages de son enfance. La fresque lui apparait soudain dans sa totalite, en un eblouissement, pas seulement sa vie d'apprenti griot ni son passe d'enfant du Tout, mais son lien avec les Wehud, avec ceux-la memes qui s'appretent a le sacrifier. Des siecles se sont ecoules depuis son depart et, o dieux, il est celui qu'ils attendent, ce petit garcon represente par la statue de la fontaine. > cria-t-il. Il n'eut ni la volonte ni le courage de se revolter quand Omir fondit sur lui. >, gemit-il encore avant de s'effondrer. Alors, tandis que l'homme au turban levait le bras pour achever cette insaisissable proie, une bouche de lumiere aveuglante s'ouvrit au centre du cercle, frappant de stupeur la population de Bel Sief. Happe par le flot d'une puissance phenomenale, Seke s'abandonna avec reconnaissance a la volonte de la Chaldria. Seke entrouvrit les paupieres et distingua, dans la penombre, les yeux et le sourire chaleureux de Marmat Tchale. Des sensations contradictoires le traversaient, generant une souffrance a la fois diffuse et mordante. Il continuait de se deplacer avec une merveilleuse fluidite sur le courant chaldrien, son corps subissait l'ecrasement, la confrontation avec la matiere. Ses blessures a l'epaule, a l'aine et au front avaient cesse de saigner mais continuaient de l'elancer. Il n'avait qu'une envie, repartir immediatement sur les flots cosmiques, gouter a nouveau l'enchantement du voyage celeste. Les lois de la gravite l'en empechaient. Dans cette opposition residait la souffrance indicible de la Chaldria decrite par Marmat Tchale. Il lui fallait >, reinvestir son corps, lui permettre de se regenerer, le preparer a un nouveau depart. Des jours, des mois, peut-etre meme des annees de pesanteur pour quelques fugues eblouissantes dans un univers libere de l'espace-temps. Il reposait sur un socle de pierre dont les irregularites lui irritaient le dos. Il entrevit, au-dessus du visage de Marmat, les chapiteaux de colonnes qui semblaient soutenir le ciel etoile. Il se demanda ou etaient passes les confreres de son maitre, Eyland Volgen et Zaul Samari. Leur absence avait-elle quelque chose a voir avec la mort de Jaife et de Yorgal ? > balbutia-t-il. Marmat lui posa l'index sur les levres et dit : > CHAPITRE XII ZELINE Aussi loin que nous remontons dans l'histoire, nous trouvons une trace de l'Anquizz, jadis appelee Anguiz. Ses legions nous terrifient parce que, apparues en pleine lumiere - en pleine obscurite, devrais-je dire -, elles revendiquent leur ideal - le neant - avec une violence devastatrice. Mais, au moins, nous pouvons les localiser, eventuellement les combattre. Elles s'etaient jusqu'alors maintenues dans la clandestinite, tissant leur gigantesque toile avec la patience des grandes archanees des bords du Sudre, infiltrant les partis politiques, les mouvements religieux, les groupements d'opinion, les cercles scientifiques, militaires, esoteriques et financiers des deux continents. Aussi revoltante que puisse paraitre cette hypothese, il semble que l'Anquizz soit arrivee sur Agellon en meme temps que les hommes. Nous ne parlons pas ici de l'un de ces mythes protohistoriques nes de l'inconscient collectif des premieres vagues de colons, nous estimons l'apparition de l'Anquizz anterieure a l'essaimage des peuples humains dans la Galaxie, anterieure sans doute aux Grandes Guerres de la Dispersion. Il nous faut ici rappeler que nous regardons les Guerres de la Dispersion comme un fait historique et non comme une legende ; en cela nous nous opposons de maniere categorique au courant neo-evolutionniste ou endo-planetaire initie par notre confrere Joal Hambou-kra (lui-meme fortement influence par les theses religieuses du Quetzalt). Nous en deduisons que l'Anquizz provient du systeme des origines et que, si nous avions le bonheur de renouer le contact avec les autres humanites, nous decouvririons probablement sa trace sur l'ensemble des planetes habitees, sous une forme plus ou moins eloignee de > Anquizz ou Anguiz. Et cela nous conduit a formuler d'autres hypotheses qui, meme etablies sur des bases fragiles, ouvrent des perspectives vertigineuses. Nous devrions interroger les griots celestes a ce sujet lors de leur prochaine visite (et en profiter pour mettre un terme definitif au courant endo-planetaire, qui n'a pas d'autre but que de preparer l'opinion au regne desesperant du >). Les organisations secretes des deux bords du Fumereux, archives gouvernementales de Faliz, Agellon. On ne se mefie pas d'enfants de douze ans. >> C'est du moins ce qu'avaient affirme des hauts responsables du temple quetzalt de Chimie, la metropole du continent rouge. Il semblait pourtant a Zeline que les passagers du bondisseur les fixaient, Irko et elle, d'un air soupconneux. Mais sur Agellon, en guerre depuis plus de cent ans, la mefiance etait le comportement usuel, et ses inquietudes, vraisemblablement sans fondement. Les ecrans pp - psychophysiologiques - dont on les avait equipes trois jours plus tot masquaient parfaitement le dispositif detonique greffe sur leur rythme cardiaque. Il suffirait aux deux enfants, une fois parvenus a destination, de suspendre les battements de leur coeur pendant une trentaine de secondes pour declencher l'explosion, puis la reaction en chaine. Zeline et Irko s'etaient exerces a controler leur systeme respiratoire et cardio-vasculaire depuis leur naissance - ils n'avaient rien appris d'autre, hormis les commandements du Quetzalt, le serpent aux plumes de sang. Places a l'age de deux ans sous l'autorite des qualts, les gardiens des temples, ils avaient ete eduques dans le culte du sacrifice, dans la certitude qu'ils n'atteindraient pas l'age adulte. Ils n'avaient eprouve aucun sentiment d'injustice et de revolte lorsque le qualt de Chimie les avait designes pour cette mission >. Ils auraient une part glorieuse dans l'avenement du Quetzalt, avait explique le responsable du temple, ils se dissoudraient bientot dans le silence eternel, et cela representait une chance, une grande chance. Rassembles autour d'eux, les membres de leur legion les avaient enveloppes d'un regard envieux -- Zeline avait entrevu dans leurs yeux un soupcon d'inquietude et de tristesse qui, bien que contraire aux principes du Quetzalt, lui avait rechauffe le coeur. Ils n'avaient rencontre aucune difficulte a franchir les barrages douaniers et les controles du bondiport. Les ecrans pp avaient parfaitement joue leur role de leurre : pour les sondeurs, Zeline et Irko etaient des jumeaux qui, profitant de la grande treve celeste, rendaient une visite a un oncle installe sur le deuxieme continent, le jaune. Ils n'etaient pas jumeaux, ni meme frere et soeur, seulement deux enfants abandonnes, recueillis par les qualts et dedies au culte du serpent aux plumes de sang. Leurs cheveux blancs, leurs yeux rubis et leur peau claire revelaient leurs origines orows, mais ils ne savaient rien de leurs parents biologiques. Peut-etre avaient-ils ete enleves, comme une multitude d'enfants des plaines de l'Orow, par l'une de ces bandes de deserteurs qui ecumaient les couloirs temporels, peut-etre avaient-ils ete battus et violes avant d'etre vendus - la matrone du temple avait affirme a Zeline que son ventre avait ete force puisqu'elle n'avait plus son hymen, sa > de vierge -, mais on ne leur avait pas preleve d'organe. Et, en comparaison de certains de leurs coreligionnaires, cette integrite physique representait aussi une grande chance. Apres avoir pris de la hauteur, le bondisseur fonca vers l'entree du couloir temporel, delimitee par des balises lumineuses flottantes. C'etait la premiere fois que Zeline et Irko voyageaient a bord d'un transcontinental, un appareil de forme cylindrique d'une capacite de cinq mille passagers. Jusqu'a present, ils n'etaient sortis de Chimie que pour se rendre aux assemblees du Quetzalt dans les marais gazeux de l'Ilith, ou l'air chaud et toxique necessitait le port de combinaisons isolantes et de masques. Zeline colla son visage contre le hublot. Un silence penetre de crainte etouffait le ronronnement des moteurs du transcontinental. Plus d'un millier de voyageurs s'entassaient au sixieme niveau - la derniere classe - divise en compartiments d'une centaine de sieges. Malgre sa toute-puissance financiere, le Quetzalt n'avait pas juge necessaire d'offrir une traversee luxueuse a ses deux petits soldats. La lumiere du jour declinant empourprait la surface du Fumereux, l'ocean parcouru de tourbillons incessants dont les plus violents se transformaient en chaines de geysers. La metropole de Chimie se nichait sur les collines de la baie des Premiers, protegee des emanations deleteres par le >, un rempart de trois kilometres de haut, etanche et transparent, qu'on venait admirer des quatre coins du continent. Une boule douloureuse gonfla dans la gorge de Zeline. Le qualt disait qu'il ne fallait s'attacher ni aux choses ni aux etres, parce que l'univers des formes, principalement constitue de vide, se destinait a retourner au vide, mais quitter la ville qui avait abrite son enfance l'emplissait de chagrin. Elle se rendait compte, en la decouvrant du ciel, qu'elle avait noue une relation quasi charnelle avec Chimie. Ses elans affectifs, jugules par les pretres du Quetzalt, s'etaient reportes sur cet enchevetrement de constructions blanches etagees sur quatre ou cinq niveaux. Elle avait aime flaner dans ses rues, sur ses places, respirer son air sulfureux, se reposer a l'ombre de ses arbres, s'immerger dans sa lumiere, sa rumeur, ses odeurs, sa poussiere. Elle n'avait pas connu d'autre paysage hormis les horribles marais de l'Ilith, et ce depart equivalait a un arrachement, a une expulsion du ventre nourricier. Au bord des larmes, elle observa Irko, assis sur le siege d'a cote. La nuque renversee sur l'appuie-tete, les yeux fermes, il paraissait plonge dans un sommeil paisible, mais il ne dormait pas, il s'appliquait seulement a surmonter la frayeur que suscitait en lui l'envol du bondisseur. Elle avait constate a plusieurs reprises qu'il souffrait de vertige. Par exemple sur le faite de l'ancien rempart, ou son orgueil l'avait pousse a rejoindre ceux qui le defiaient de la voix et du geste. Sa paleur, la crispation de ses traits, ses tremblements, ses pertes d'equilibre avaient trahi une panique qu'il s'etait efforce de dissimuler sous des dehors fanfarons. L'explication de ses crises de violence se trouvait probablement dans ce contraste entre l'apparence et l'etre. Plutot grand et costaud pour son age, il lui arrivait de battre jusqu'au sang les garcons et les filles qui partageaient ses activites a l'interieur du temple. Comme les qualts n'intervenaient pas, estimant que la terreur etait une matiere essentielle a la formation d'un legionnaire, il revenait a Zeline de negocier pres d'Irko la grace de ses victimes. Elle-meme n'avait jamais subi ses foudres, un privilege qu'elle devait a leurs origines communes, mais elle ne se sentait pas tranquille a ses cotes et elle se demandait pourquoi les responsables du Quetzalt avaient choisi un element aussi peu fiable pour une mission d'une telle importance. Il leur faudrait deployer un calme a toute epreuve pour se frayer un chemin jusqu'au griot celeste sans eveiller les soupcons, puis, une fois introduits dans le batiment du Cosmocant, pour declencher le dispositif detonique, et il etait permis de douter du sang-froid d'Irko. Zeline entrevit une derniere fois les collines de la baie des Premiers maculees des taches blanches de Chimie, puis la formidable acceleration du bondisseur la plaqua contre le dossier de son siege. Les formes et les couleurs s'estomperent, et elle sombra dans une sensation a la fois grisante et effrayante de vitesse pure. -- ... visite du griot celeste devrait mettre un terme a ces... -- ... esperons que toutes les precautions ont ete prises pour assurer sa securite... -- ... n'oseraient tout de meme pas s'attaquer au griot... -- ... fanatiques, vous dis-je ! Prets a tout pour imposer le culte du neant. Le Quetzalt n'est que l'autre nom de l'Anquizz des mythes originels, l'Anquizz devastatrice qui s'est cachee dans l'arche des pionniers... -- ... mouvement endo-planetariste a prouve que le mythe de l'arche ne revetait aucune realite historique... -- ... des cretins ! La visite du griot celeste demontre toute la stupidite de leurs theories. Et le Quetzalt ressemble trait pour trait a l'Anquizz des mythes premiers... -- ... retrouve des fossiles sur les bords du Fumereux qui pourraient tres bien avoir servi de modele au Quetzalt... -- ... gens comme vous qui preparent l'avenement du serpent aux plumes de sang. Souvenez-vous de la prophetie : -- ... aucun rapport avec la guerre d'independance. Les rouges ont en plus qu'assez d'etre sous les ordres du gouvernement jaune. Et Chimie ferait une aussi belle capitale que Faliz... -- ... sympathisant independantiste, je me trompe ? >> Par l'interstice entre les deux sieges, Zeline jeta un coup d'oeil aux deux hommes dont les voix graves l'avaient reveillee. Leur embonpoint, leurs moustaches recourbees et leurs tenues - amples costumes de coton clair et toques de peau - les designaient comme des marchands de la colline aux oiseaux de Chimie. Des gens aises dont l'avarice proverbiale les poussait a voyager en compagnie des moins fortunes. Leurs fesses et leurs ventres debordaient sous les accoudoirs des sieges exigus. -- On ne lui en a pas laisse le temps. Les jaunes ont fait secession au bout de trois ans et ont lance une attaque surprise par les couloirs temporels. Le griot donnera raison a nos representants. -- Il ne resoudra pas tous nos problemes. Apprenons a nous passer de lui, a ne compter que sur nous-memes. -- Vous parlez comme si les griots celestes devaient un jour interrompre leurs visites... -- La prophetie. Une strophe dit : > Mais, si vous adherez aux theses endo-planetaires, je suppose que vous n'accordez aucun credit a ce genre de... -- Je n'ai jamais dit que j'approuvais la theorie endo-plane-taire ! Ou alors il faudrait qu'elle propose une explication satisfaisante au phenomene des griots. >> Des flots de lumiere s'engouffraient par les hublots. Irko gardait les yeux fermes, mais sa respiration haletante trahissait l'emprise de la peur. Le bondisseur survolait une gigantesque barriere rocheuse noire sur laquelle se fracassaient les vagues brulantes et jaunes de l'ocean Fumereux. La conversation des deux marchands avait souleve des remous dans l'esprit de Zeline. Elle ne connaissait du Quetzalt, l'etre pour lequel elle s'appretait a sacrifier sa jeune existence, que les histoires rapportees par les responsables des temples. Elle en avait retenu que le vide infini et froid valait mille fois mieux que la fureur et les larmes, que seule la dissolution dans le neant pouvait reparer les offenses humaines. Elle s'etait souvent assise au pied de la statue geante du temple de Chimie, elle avait contemple jusqu'au vertige le ventre et le cou ecailleux, les extremites arrondies des remiges, le bec immense et beant, les quatre pattes munies de griffes puissantes, et elle s'etait sentie en securite, apaisee, immergee deja dans ce vide ou la pensee elle-meme, cette source permanente de desir et de souffrance, se tarissait. Le Quetzalt la transportait dans un au-dela ou elle cessait d'etre une petite fille torturee par l'envie d'etre regardee, admiree, cajolee. Alors elle n'existait plus pour elle-meme, elle se laissait envahir par le neant niche au coeur des choses, elle devenait le silence berce par les lents battements d'ailes du serpent aux plumes de sang. Lorsqu'elle revenait parmi les legionnaires, elle jetait sur leurs agissements un regard a la fois distancie et empreint de tristesse. Elle n'avait jamais cherche a explorer une autre voie, ni meme envisage qu'il en existat d'autres, mais un grand nombre d'etres humains restaient impermeables a la beaute du silence eternel. Comme ces riches marchands par exemple, pour qui le Quetzalt etait l'ennemi supreme et le griot celeste l'envoye providentiel. Pourquoi defendaient-ils avec un tel acharnement leur miserable existence, leur petit bruit ? Ne comprenaient-ils pas qu'ils avaient accompli leur temps, les fauteurs de troubles ? Qu'ils devaient s'effacer, les voleurs d'enfants, les vieillards lubriques, les marchands opulents, les semeurs de haine ? > Irko avait lache ces quelques mots sans rouvrir les yeux ni desserrer les levres. Zeline se pencha sur le hublot et apercut des edifices de pierre noire perches au bord de la falaise, trop proches sans doute des emanations du Fumereux pour etre habites. Une voix grave tomba des haut-parleurs et annonca que le transcontinental entamait sa descente vers Faliz. La capitale des deux continents se terrait au fond d'un cirque dont les parois, d'une hauteur de plus de deux mille metres, offraient une protection naturelle contre les vents toxiques soufflant du Fumereux. Autant elle avait semble minuscule observee du ciel, autant elle paraissait gigantesque vue d'en bas. La pierre noire, qui avait servi a la construction de la plupart des batiments, absorbait la lumiere et engendrait une atmosphere sombre tres differente de celle, chaude et vibrante, de Chimie. Les ravages provoques par les explosions dans certains quartiers accentuaient cette impression de desolation. >, dit Odom, > de Zeline et d'Irko, l'homme d'une quarantaine d'annees qui les avait accueillis au bondiport de Faliz. Les ecrans pp avaient dejoue les sondeurs des douanes avec une facilite deconcertante. Pourtant, meme si les belligerants des deux continents s'entendaient pour respecter la grande treve celeste, l'acceleration brutale des echanges au-dessus du Fumereux avait entraine chez les douaniers de Faliz une nervosite qui degenerait parfois en hysterie. Ils fouillaient les bagages, les vetements et les corps des ressortissants du continent rouge avec un zele nevrotique. Zeline avait du se deshabiller entre deux rideaux de toile et s'exhiber, les jambes ecartees, devant une femme qui avait inspecte ses orifices sans menagement. Odom et les deux enfants avaient pris, au sortir du bondiport, une navette aerienne qui s'etait laisse porter par les courants descendants jusqu'au fond du cirque. Elle venait d'atterrir sur une place circulaire ou se dressait un edifice imposant en forme de dome. Une foule nombreuse se pressait dans les allees bordees de fontaines, d'arbres et de massifs de fleurs. Zeline, Irko et leur guide descendirent de la navette et se frayerent un chemin vers l'entree principale du Cosmocant. Il regnait sur la place une ambiance joyeuse qui contrastait avec l'austerite apparente de la ville. Hommes, femmes, enfants s'interpellaient et s'embrassaient a grand renfort de gestes et de rires. Cette liesse debordante evoquait une explosion de vie apres une interminable periode de gel. Les vetements etaient chatoyants, les chapeaux extravagants, les bijoux rutilants. > Un sourire en coin eclaira son visage emacie, et il ajouta, a voix basse : > Il portait une veste grise ornee de rubans colores, tout comme son couvre-chef, une sorte de tarbouche qui comprimait tant bien que mal sa chevelure exuberante et grise. Zeline se demanda a nouveau si les qualts avaient pris une bonne decision en les choisissant, Irko et elle, pour cette mission. Ils attiraient sur eux des regards charges de reprobation. Sans doute fallait-il trouver dans la guerre permanente entre les deux continents la raison principale de cette hostilite, mais leur physique different - leurs yeux rouges en particulier - declenchait une reaction spontanee de rejet chez les habitants de Faliz. Zeline se rassura comme elle le put : personne ne s'aviserait de violer la treve imposee par la visite du griot, un forfait immediatement puni de mort sur les deux continents. Un double cordon de militaires proteges par des boucliers a haute densite fermait l'acces a l'allee qui, plus loin, se resserrait entre deux rangees de colonnes noires. On devinait, dans la penombre du peristyle, le portail metallique encadre de sculptures monumentales. Du dome on n'apercevait qu'un pan legerement convexe et fuyant au-dessus du fronton et de la frise. A Chimie, les batiments les plus imposants, le siege du gouvernement rouge, la grande arche de la religion des Premiers, l'ancien palais de Rolpho le sanguinaire, ne degageaient pas cette impression de majeste ecrasante, de demesure, d'orgueil. -- Tout le monde ne pourra pas entrer, fit observer Irko. -- Mille pierres prioritaires ont ete distribuees. Nous vous en remettrons deux. A vous de vous debrouiller ensuite pour vous rapprocher du griot. Il ne faut pas lui laisser la moindre chance d'etre escamote par la Chaldria. -- Il n'y aura pas de sondeurs ? demanda Zeline. -- Bien sur que si, et meme les plus performants, mais vos ecrans pp devraient suffire a les mystifier. Et puis nous avons prevu... >> L'irruption d'un couple et de ses deux enfants l'interrompit. Il attendit qu'ils se fussent eloignes pour ajouter, dans un souffle : -- Pourquoi les qualts nous ont-ils choisis, nous deux ? demanda Irko d'une voix sourde. Ils n'auraient pas mieux fait de prendre des plus vieux que nous ou des fideles du continent jaune ? >> Des braises s'allumerent dans les yeux sombres d'Odom. > Irko baissa la tete et garda les yeux rives sur le bout de ses bottines. Zeline se rendit compte qu'une peur intense, plus forte encore que son vertige, le possedait. Elle espera qu'il reprendrait empire sur lui-meme quand le moment serait venu de passer a l'action. > Il s'exprimait avec l'autorite d'un qualt, mais Zeline percevait une faille entre ses paroles et ses pensees : contrairement a ce qu'il affirmait, il s'accrochait a sa miserable existence, il retardait le plus possible le moment de se jeter dans le bec du serpent aux plumes de sang. Ainsi se comportaient la plupart des adultes fideles du Quetzalt, y compris les gardiens des temples, prompts a expedier les enfants dans le silence infini et glace, peu presses de les y rejoindre, atteints sans doute de ce qu'ils appelaient eux-memes la > ou >. > >, soupira Irko. La pierre brulait la main de Zeline. C'etait une sphere transparente de la taille d'un petit oeuf qui, des qu'elle l'avait sortie de son ecrin en bois, s'etait fixee a sa paume comme un coquillage myriapode sur le cristal gardien de Chimie. Selon Odom, les habitants du continent jaune les appelaient les >. Elles adheraient a la peau de leur possesseur pendant une duree determinee, puis elles s'opacifiaient et se detachaient d'elles-memes, abandonnant une marque rouge qui s'estompait au bout de quelques jours. Elles provenaient d'un principe mere conserve dans une piece souterraine du palais planetaire. Si les gouvernements successifs de Faliz s'opposaient sur de nombreux points, tous se rejoignaient dans l'utilisation des perles de reconnaissance : en posseder une, c'etait etre officiellement admis dans l'elite d'Agellon - on se livrait aux pires trafics, on allait jusqu'a s'entre-tuer pour forcer l'entree de la citadelle -, et qu'Odom eut reussi a s'en procurer deux exemplaires - probablement davantage, si on prenait en compte les fideles charges des eventuelles diversions - demontrait mieux que tout discours l'influence grandissante du Quetzalt sur le continent jaune. Zeline se haussa sur la pointe des pieds pour evaluer la distance jusqu'a la porte du Cosmocant. Au rythme ou s'ecoulait la multitude, ils devraient encore patienter trois ou quatre heures avant d'atteindre l'entree du grand dome. Le crepuscule de l'etoile du Sudre posait un couvercle ecarlate sur le cirque de Faliz. L'aile du serpent aux plumes de sang, songea Zeline, plus grande et flamboyante que dans le ciel de Chimie. Un bon presage. Elle n'avait pas dormi de la nuit, mais elle s'etait levee avec le coeur, le corps et l'esprit legers, deja conquise par le neant. Elle avait refuse le petit-dejeuner propose par les soeurs mises a leur disposition, deux vieilles femmes ridees, dessechees, emplies de vide elles aussi. Elle n'avait pas ressenti l'envie de manger, de s'alourdir, de faire une derniere concession a la matiere. Irko, lui, avait englouti une dizaine de galettes avec un appetit qui revelait une rage de vivre tardive et douloureuse. Il n'avait pas prononce un mot pendant les trois jours passes dans le petit appartement d'un quartier populaire de Faliz, il s'etait contente de manger, de rouler de sombres pensees, de pleurer par instants, omettant meme le bain rituel du soir, une negligence inhabituelle chez ce maniaque de la proprete. Pour Zeline, les trois jours avaient glisse a la vitesse d'un songe, comme sa courte existence d'ailleurs. Elle n'eprouvait aucun regret, sans doute parce qu'il ne lui etait pas tres difficile de sortir d'une vie qui ne lui avait apporte que des deceptions. Pressee maintenant de se fondre dans l'immensite apaisante du Quetzalt, elle maudissait cette foule qui refusait d'avancer, qui la maintenait dans sa prison de chair et d'esprit. Ses jambes etaient lourdes, ses vetements lui collaient a la peau, sa vessie menacait de deborder, elle craignait a tout moment la desertion d'Irko dont elle croisait de temps a autre le regard tourmente. Ils avaient besoin l'un de l'autre pour declencher la reaction en chaine. Autonome, chacun des deux dispositifs detoniques greffes sur leur coeur pouvait a lui seul causer des dommages considerables, mais leur puissance et leur efficacite se trouvaient multipliees par vingt ou trente s'ils se declenchaient l'un pres de l'autre en meme temps. Et, pour etre bien certains que l'explosion pulveriserait l'ennemi supreme du Quetzalt et reduirait le Cosmocant en cendres, Zeline et Irko devraient agir avec un synchronisme parfait. > Une main agrippa l'epaule de Zeline, qui tressaillit et se retourna. Deux personnes la toisaient, un homme et une femme entre deux ages, vetus de capes et de chapeaux aux couleurs eclatantes. > reprit l'homme, les sourcils fronces. Zeline consulta Irko du regard avant d'acquiescer d'un hochement de tete. > Des grognements d'approbation s'eleverent derriere eux. L'attente aiguillonnait l'agressivite de la foule. Malgre l'obscurite naissante, la fatigue et la tension se devinaient sous les larges bords des chapeaux. Seuls les traits des gardes, effleures par les lueurs de leurs boucliers a haute densite, demeuraient impassibles. L'homme et la femme s'arc-bouterent sur leurs jambes pour contenir une poussee convulsive de la multitude. >, repondit Zeline. Odom leur avait suggere - impose - cette replique precise si des questions de ce genre leur etaient posees. > Le changement subit dans l'attitude et la voix de la femme prouvait que le nom d'Eldon Jusser n'avait pas ete choisi au hasard. Zeline mit fin a la discussion en lui tournant le dos. Le sourire complice d'Irko la soulagea : il ne renoncerait pas, il l'accompagnerait jusqu'au bout du chemin glorieux trace par les qualts du temple de Chimie. La nuit chargee d'etoiles etait tombee depuis un long moment lorsqu'ils atteignirent l'entree du Cosmocant. Les >, la chaine des cinq satellites d'Agellon, se deployaient a l'est du cirque de Faliz et deposaient une clarte maladive sur les pierres noires de l'edifice. Un vent glacial soufflait par bourrasques, impregne d'une forte odeur de soufre. Irko pressa l'avant-bras de Zeline et designa d'un coup de menton les sondeurs postes devant la porte. Une dizaine, reconnaissables a leurs tetes disproportionnees que des cagoules de tissu brillant dissimulaient aux regards, ainsi qu'a leurs tenues traditionnelles, de longues chasubles blanches serrees a la taille par des chaines metalliques aux maillons sertis de gemmes. D'eux on savait seulement qu'ils etaient originaires de la seule ile habitee de l'ocean Fumereux et qu'ils jouissaient de facultes telepathiques nettement superieures a la normale. Surnommes les visprits (une contraction des mots > et >), ils surveillaient les frontieres, les douanes et les sites strategiques des deux continents. Impossible pour un voyageur de soustraire ses intentions cachees, inavouables, a leurs investigations, sauf pour un adepte du serpent aux plumes de sang : les ecrans pp mis au point par les qualts et reserves au seul usage de leurs fideles aiguillaient les sondeurs sur de fausses pistes. Ce procede biotechnologique expliquait comment le Quetzalt avait pu se developper sur les deux continents sans jamais sortir de la clandestinite. Cependant, les visprits qui se tenaient devant l'entree du Cosmocant etaient d'une autre trempe que leurs confreres des douanes et frontieres, et Zeline dut juguler une petite montee de panique. Des frissons coururent sur sa nuque et son dos lorsque l'espace se degagea devant elle et qu'une nouvelle convulsion de la foule la projeta devant la chasuble d'un sondeur. Eblouie par la lumiere qui jaillissait de l'interieur du Cosmocant, elle perdit de vue Irko, s'affola, se souvint qu'un esprit apaise rendait les ecrans pp plus efficaces, s'evertua a maitriser son souffle et ses tremblements. Une vague de chaleur lui irradia le crane et roula jusqu'aux extremites de ses membres. Les yeux baisses sur le bas de la chasuble et la mosaique du sol, elle resta immobile pendant l'investigation de son vis-a-vis, a peine consciente des mouvements et des bruits autour d'elle. Le sondeur revint a la charge a quatre reprises, comme un insecte obstine se cognant a une vitre. Zeline contint comme elle le put une envie folle de tourner les talons et de s'enfuir a toutes jambes. Pas seulement a cause de sa peur, incommensurable, mais parce que le viol de son esprit s'accompagnait d'une douleur atroce. Un fer chauffe a blanc la transpercait de part en part. Les plis de la chasuble blanche remuerent legerement. Une voix jaillit de la cagoule, grave, si puissante que Zeline ne comprit pas ce qu'elle disait. Des claquements de bottes retentirent derriere elle, des silhouettes se deplacerent dans son champ de vision. Elle releva la tete juste a temps pour voir des gardes munis de leurs boucliers a haute densite converger dans sa direction. Elle croisa le regard du sondeur, ses yeux aux iris delaves, des pierres au fond d'un ruisseau. -- Je ne sais pas au juste. Quelque chose de bizarre dans l'esprit de cette fille >>, repondit le sondeur d'une voix lointaine, trainante. A cet instant, un bruit sec retentit derriere Zeline, suivi aussitot de cris d'effroi et d'un tumulte qui alla s'amplifiant. Pendant quelques secondes, la plus grande confusion regna devant la porte du Cosmocant. Quelqu'un saisit la main de Zeline et la tira vers l'avant. Elle resista avant de reconnaitre la chevelure blanche d'Irko. Les deux enfants exploiterent le flottement des gardes et des sondeurs pour se faufiler a l'interieur du batiment. CHAPITRE XIII COSMOCANT Orozv, Tu n'as pas vieilli trop souvent, Tu n'as pas pleure trop longtemps, Yeux rouges, peau bleme, cheveux blancs, Tu erres sur les plaines du grand continent, Tu es un enfant de la neige et du vent, Un etre de glace et de sang, Orow. Chant des plaines de l'Orow, continent rouge, Agellon. > Amplifiee par les notes de la kharba, la voix puissante de Marmat Tchale transpercait le brouhaha qui emplissait le grand auditorium du Cosmocant. Malgre le gigantisme du dome, les spectateurs n'avaient pas besoin de s'approcher pour l'entendre. Son chant resonnait avec la meme force dans les coins les plus recules. Il valait mieux d'ailleurs : il etait presque impossible de se frayer un passage jusqu'a la scene centrale. Les invites continuaient de s'entasser dans la salle deja bondee. Le flot s'etait tari un moment - ce qui avait incite Marmat a entamer son recital -, puis il s'etait remis a couler lentement au travers des barrages filtrants des sondeurs et des gardes. Seke n'etait pas encore retabli de la renaissance, contraste douloureux entre la fluidite du voyage chaldrien et la gravite d'Agellon, membres engourdis, coordination deficiente entre le cerveau et les muscles, pensees confuses, perceptions alterees des chants des formes. La lumiere eclatante du dome jaillissait de sources enfouies dans le plafond et lui agressait les yeux. Marmat et lui avaient repris connaissance dans une piece aux murs et au sol noirs appelee la cryptaldre. Une trentaine de personnes les y avaient accueillis, membres du gouvernement et notables d'Agellon, mais aussi creatures a la tete enorme recouverte d'une cagoule brillante. Seke avait trouve penibles, presque blessantes, les manieres obsequieuses et la grandiloquence de leurs hotes. Leur prevenance excessive, si elle s'expliquait par la rarete des visites des griots celestes - plus de cent quarante annees locales s'etaient ecoulees depuis leur dernier passage, cent quarante-quatre exactement selon Marmat -, etait insupportable au sortir d'un transfert sur les flots de la Chaldria. Seke aurait prefere un peu moins de servilite et un peu plus de tranquillite, un peu moins d'admiration et un peu plus de respect. Une question le tracassait, qu'il avait posee a Marmat des qu'il avait recouvre l'usage de la parole : -- Ils se basent sur la regularite des visites. Certains d'entre eux y consacrent toute leur existence. La peur de manquer une visite impromptue. On les appelle les gardiens celestes. Ils se repartissent dans les villes majeures et mineures des deux continents et utilisent des systemes complexes de detection vibratoire. Ils te debusqueraient n'importe ou sur Agellon, Seke. Et c'est la meme chose sur la plupart des mondes. Plus jamais tu ne pourras te balader incognito. -- Est-ce que... est-ce que la souffrance de la Chaldria s'apaise un peu avec le temps ? >> Marmat avait secoue la tete d'un air las. > Cependant, sur la scene du Cosmocant de Faliz, Marmat Tchale n'etait plus l'ombre tourmentee qui avait hante pendant cinq ans la masure de Logon : le chant le transfigurait, estompait ses rides, lui redressait les epaules, lui enflammait le regard, lui donnait une energie et une noblesse qu'il n'avait jamais deployees sur le continent Nube. > Un fremissement parcourut Seke lorsque Marmat evoqua les dragons cracheurs de flammes des mythes premiers d'Agellon. Les brumes qui lui emprisonnaient l'esprit s'etaient dissipees, une vibration sourde s'etait degagee de l'enchevetrement des rumeurs. Il captait maintenant la forme d'une creature a deux tetes et huit membres qui tracait un sillon tortueux dans la foule massee autour de la scene. > Le chant de la creature abritait une menace sinueuse et rampante. Seke s'appliqua a l'isoler du choeur des formes, mais il avait encore un peu de mal a se concentrer. Cette renaissance se revelait nettement plus penible que les autres. > Entre Logon et Agellon, ils avaient effectue un court sejour sur Shlaam, unique planete tellurique du systeme d'Ios, un monde mineral, pele, qui n'abritait que des formes primitives de vie. Des vagues humaines avaient tente de s'y etablir, mais elles s'etaient rapidement retirees, abandonnant derriere elles des structures metalliques, des pistes et des batiments ensevelis peu a peu sous une epaisse couche de poussiere jaune. Les deux griots n'y etaient restes que le temps de se reposer, se nourrissant exclusivement de gros insectes patauds aux carapaces noires dont la chair, une fois grillee sur les pierres brulantes, s'averait savoureuse. En veine de confidences, Marmat racontait qu'il avait connu ce monde habite, qu'un jour il etait arrive au beau milieu d'une bataille et que son apparition avait frappe de terreur les belligerants. Il avait designe les rochers voisins tortures, que les rayons obliques d'Ios eclaboussaient de lumiere bleutee. -- Les noeuds chaldriens peuvent changer de place ? -- Ca arrive. Lorsque les grands equilibres sont bouleverses. Et le voyageur passe parfois une grande partie de son existence a essayer de retrouver la porte. Des confreres sont restes prisonniers d'une planete jusqu'a leur mort. -- Comment le sais-tu puisqu'ils sont morts ? -- La Chaldria n'est pas seulement un moyen de transport, elle est egalement une memoire. -- Que sont devenus Zaul Samari et Eyland Volgen ? -- Ils ont quitte Logon pendant ton sejour sur Jezomine. -- Ils ont appris pour... Yorgal et Jaife ? >> Accroupi devant une pierre brulante, Marmat avait pose un regard penetrant sur Seke et hoche lentement la tete. -- Ils... ils savent comment Yorgal et Jaife sont morts ? -- Ils ne me l'ont pas dit. Mais tu pourras leur poser la question a la prochaine assemblee du Cercle des griots. >> Marmat avait ajoute, devant l'air interrogateur de Seke : > Ils avaient parle de choses et d'autres, autant pour dissiper la solitude, oppressante dans le silence desole de cette planete, que pour apprendre a se connaitre, mais Marmat etait toujours reste a la surface des choses, se retractant des que s'amorcaient des sujets plus intimes. Seke n'avait pas trouve l'ombre d'une explication a la tristesse persistante de celui qu'il considerait toujours comme son maitre. Ils avaient decide de repartir au bout d'une quinzaine de jours. Un depart brusque par leur impatience de revivre l'experience du voyage sur les flots cosmiques et de gagner un monde un peu plus accueillant. Cette precipitation expliquait sans doute en partie les difficultes de la renaissance de Seke. La voix du griot glissait sur Zeline comme un songe. Elle consacrait toute son energie a s'ouvrir un chemin au milieu de l'assemblee, craignant a chaque instant qu'on les saisisse par les epaules, Irko et elle, et qu'on les eloigne de la scene centrale. Plus elle approchait du but, plus elle s'avancait vers la dissolution sublime dans le neant, et plus elle redoutait l'echec. Des rubans de sueur glacee s'etiraient le long de sa colonne vertebrale. Ebranlee par les battements de son coeur, fermement agrippee a la main d'Irko, elle s'efforcait de garder le controle de sa respiration. Ses dix ans de formation au temple de Chimie l'avaient preparee a cet instant ou elle devrait chasser les pensees parasites et suspendre ses pulsations cardiaques, mais elle doutait maintenant de ses capacites. En elle s'imposa la reponse a la question qu'elle s'etait posee quatre jours plus tot - et qu'Irko avait posee a Odom a leur arrivee a Faliz : de tous les enfants recueillis par le temple, Irko et elle s'etaient montres les plus efficaces, les plus reguliers dans l'exercice de l'arret du coeur. Leurs aptitudes avaient vraisemblablement quelque chose a voir avec leurs origines orows. Malgre leur jeune age, malgre leur physique peu banal, les qualts n'avaient pas trouve de soldats plus qualifies pour l'elimination du griot - des griots - et la destruction du Cosmocant, l'evenement qui donnerait le signal aux legions tapies dans l'ombre et inaugurerait l'ere du Quetzalt. Zeline s'appuya sur l'avant-bras d'Irko pour rester campee sur ses jambes flageolantes. Si la plupart des invites ne leur pretaient pas attention, les deux Orows s'attiraient parfois des regards charges de reprobation. Il leur fallait franchir de veritables barrieres de tissu dressees par les robes, les manteaux ou les bords tombants des chapeaux. Leur petite taille et leur souplesse leur permettaient de passer la ou un adulte n'aurait pas glisse le bras. Quelques instants plus tot, ils avaient exploite la confusion pour s'introduire dans le dome. Accapares par les cris et les bruits, les gardes et les sondeurs s'etaient desinteresses d'eux. Il s'agissait sans doute de l'une de ces diversions dont avait parle Odom. Le Quetzalt, qui ne laissait rien au hasard, s'etait arrange pour degager la route a ses deux legionnaires. D'autres adorateurs du serpent aux plumes de sang se tenaient sans doute au milieu de l'assemblee, prets a intervenir en cas de necessite. En franchissant l'entree du Cosmocant, Zeline avait penetre dans un autre monde. Elle n'avait pas pris le temps d'admirer les mosaiques qui etalaient leurs motifs complexes sur le sol et les murs, ni les fresques picturales de la mythologie du continent jaune, ni les bas-reliefs de bois precieux, elle avait seulement eu la sensation de basculer dans un univers irreel, dans un reve. Des flots de lumiere tombaient du plafond et eclaboussaient le griot sur la scene centrale. Ou plutot les griots. Les qualts n'avaient parle que de l'homme a la peau brulee, a la barbe blanche et au verbe malefique. L'ennemi supreme du Quetzalt. Les notes aigrelettes qui montaient de l'instrument pose contre sa poitrine donnaient a sa melopee une resonance poignante. Des larmes roulaient sur les joues de spectateurs petrifies ; d'autres s'agitaient et bruissaient pour masquer leur emotion. Zeline restait impermeable a l'envoutement malefique du visiteur celeste en gardant ses pensees focalisees sur le Quetzalt du temple de Chimie : elle allait bientot s'etendre sous l'aile pourpre du grand serpent, refermer la parenthese douloureuse de sa vie, gouter l'apaisement eternel. Les ongles d'Irko lui grifferent brusquement le dos de la main. Elle etouffa un cri avant de se rendre compte qu'ils etaient arrives a quelques metres de la scene. Les rangs des spectateurs, de plus en plus serres, leur interdisaient desormais d'avancer. Des gouttes de transpiration criblaient le visage d'Irko, si pale qu'on distinguait le reseau de ses veines sous sa peau. Des meches de sa chevelure blanche se collaient a ses tempes, a ses joues et aux commissures de ses levres, le rouge profond de ses yeux avait vire au brun sale. La terreur d'Irko frappa Zeline comme un coup au plexus solaire. Battue elle-meme par une vague d'epouvante, elle crut que le contenu de ses intestins et de sa vessie allait se repandre dans ses vetements. Elle se ressaisit et, d'un clignement de paupieres, indiqua a Irko qu'ils devaient maintenant declencher les dispositifs detoniques, l'explosion, la reaction en chaine. Il la fixa d'un regard fuyant, implorant. Il se laissait reprendre par la peur au seuil de la mort. Peur de la dissolution, peur du vide, peur de perdre cette parcelle miserable de l'espace et du temps qu'occupait l'individu, le moi. L'idiot ! Comment pouvait-il trouver de l'attrait a une existence aussi futile, aussi absurde ? N'etait-il pas impatient de connaitre la revelation eternelle du Quetzalt ? D'une grimace autoritaire, Zeline tenta de raffermir la resolution de son compagnon. Il se detourna et leva ses yeux larmoyants sur le griot, non pas le chanteur a la peau noire, mais l'autre, le jeune homme a la peau claire et aux cheveux boucles qui se tenait legerement en retrait sur un cote de la scene. Zeline saisit Irko par le poignet pour lui rappeler les raisons de leur presence dans l'enceinte du Cosmocant. Une violente crise de sanglots le secoua, a laquelle les autres spectateurs, eux-memes en larmes, ne porterent aucun interet. Zeline decida d'accorder un sursis a son compagnon. Rongeant son frein, elle s'appliqua a descendre sa respiration dans le bas-ventre et a diriger ses pensees vers la statue geante du Quetzalt, mais la voix du griot sapait sa concentration telle une vague inlassable, et ses mots s'insinuaient en elle comme des poissons au travers des mailles dechirees d'un filet. > La vigilance de Zeline se relacha, se changea en une curiosite devorante. Genee par les rangs hauts et serres des spectateurs, elle se haussa sur la pointe des pieds pour contempler a son tour les griots. Elle observa d'abord le chanteur, l'homme a la peau noire et a la barbe blanche. Elle decouvrit en lui une grandeur qu'elle n'avait jamais vue chez les autres hommes, pas meme chez les qualts : la lumiere qui l'aureolait ne provenait pas des sources ruisselantes du dome, mais de sa bouche, de ses yeux, de ses mains, de la conque de son instrument. Sa voix grave se propageait dans le corps de la petite Orow comme un rayonnement suave et reveillait des emotions oubliees. Les mises en garde des qualts contre la fascination sensorielle revinrent crever la surface de sa memoire. Elle tenta encore de se defaire de l'emprise du verbe, mais la statue du temple de Chimie demeura floue, insaisissable. Le Quetzalt n'etait plus qu'une tache pourpre et figee, une blessure qui cessait de saigner. > Zeline ne se sentait plus isolee dans sa minuscule parcelle d'espace et de temps. Une fresque immense se deployait en elle, une ronde de visages, de scenes et de paysages l'entourait, inconnus et familiers, etranges et proches. La voix du griot avait le pouvoir de ressusciter des mondes ou elle trouvait une place, sa place. De ce tourbillon d'images et de sensations se detachaient des souvenirs de courses echevelees dans les plaines enneigees... Odeurs de bois brule, de viande grillee, douceur d'une paume sur son front, chaleur des peaux qui se frottent, caresses glacees des bourrasques, grondement des troupeaux lances au galop, craquements du fleuve en debacle, hommes, femmes et enfants aux cheveux aussi blancs que la neige, aux yeux aussi rouges que les fleurs des prairies... Orow... Elle pleurait. Elle avait deja verse des larmes de colere, de depit, de douleur, mais c'etait la premiere fois qu'elle baignait ainsi dans un flot d'emotion pure. Le serpent aux plumes de sang, en maitre exigeant, ne tolerait pas la moindre faiblesse, le moindre apitoiement sur soi-meme. Les commandements des qualts avaient fait d'elle une parfaite servante du neant, une enveloppe deja vide. Le chant du griot proclamait qu'elle appartenait a un tout, pas seulement au peuple nomade des plaines de l'Orow, mais a la grande famille humaine, et cela, cela la rechauffait, la bouleversait, la remplissait. Une mere et un pere l'avaient arrosee de tendresse avant l'irruption des pillards du couloir temporel. > Zeline revit les visages des pillards enduits de cette poudre noire qui flottait dans les couloirs temporels et se fixait sur les fuselages des transcontinentaux. Ils empruntaient des passages connus d'eux seuls. Ils n'utilisaient aucun appareil ni aucune combinaison protectrice, une temerite qui les rendait imprevisibles. Ils s'abattaient regulierement sur les plaines du continent rouge, massacraient les adultes des clans et emportaient les enfants. Les Orows avaient tenu des conseils mais n'avaient pas trouve de parade efficace a leurs incursions. Les pillards avaient surgi a l'interieur de la wekka eclairee par les braises du foyer central et enleve Zeline dans les tenebres glaciales. Elle ne savait pas ce qu'il etait advenu de ses parents et de ses deux freres. Le silence de la nuit avait etouffe ses sanglots, puis elle s'etait debattue, elle etait tombee, elle avait heurte quelque chose de dur sous le tapis neigeux et perdu connaissance. Elle s'etait reveillee avec un atroce mal de tete dans une piece sombre. Un homme etait entre, vetu d'une robe noire ornee sur le devant d'un drole d'animal ecarlate. Il l'avait observee un long moment avec une expression indechiffrable, puis il s'etait penche sur elle et avait promene sur sa peau des mains seches et froides. Elle n'etait plus protegee par ses vetements, par ses parents, par son clan. > ou > dans un vieux dialecte du continent jaune. >> Il lui avait ecarte les jambes, s'etait allonge sur elle et l'avait blessee profondement au ventre. Il l'avait martyrisee un long moment avant de l'abandonner en sang et en larmes sur le matelas, aux prises avec une douleur intolerable. Elle comprenait aujourd'hui que le viol faisait partie de la formation du legionnaire du Quetzalt, parce qu'il poussait le corps a rejeter les emotions, a devenir aussi insensible que la pierre, aussi froid et sec que les mains du qualt. > La haine des hommes inoculee par le qualt deferla en Zeline comme une vague acide du Fumereux. La porte, le gouffre... Le qualt n'avait pas choisi son nom au hasard. Elle ne pouvait plus se rendre a l'invitation du griot, s'inserer dans cette humanite qu'on avait arrachee de son corps. Elle n'avait pas d'autre choix que de suivre la voie tracee pour elle depuis son reveil dans cette piece lugubre du temple de Chimie. L'oubli, le neant valaient infiniment mieux qu'une foule de souvenirs nauseeux, que le degout de soi-meme. Le serpent aux plumes de sang s'etait engouffre dans la blessure infligee par le qualt et avait depose en son sein une bombe a fission d'une puissance phenomenale. Trop tard pour envisager une autre route, pour reculer, pour remuer les regrets. Elle agrippa a nouveau le bras d'Irko et le contraignit a la fixer dans les yeux. Son expression resignee disait qu'il avait suivi le meme cheminement qu'elle, qu'il renoncait lui aussi a changer le cours du destin. Il s'essuya les joues d'un revers de manche avant de cligner des paupieres a deux reprises en signe d'acquiescement. Seule la mort avait le pouvoir de reparer cette erreur tragique qu'etait leur existence. Face a face, main dans la main, ils fermerent les yeux et amorcerent le processus respiratoire et mental de l'arret cardiaque. Le dragon montait de deux formes humaines reunies pres de la scene. Seke le distinguait desormais avec nettete : tete ronde, gueule etiree en bec, corps allonge et couvert de plumes, pattes repliees et griffues, queue recourbee et equipee d'un dard. Il vivait avec une telle intensite a l'interieur des deux corps humains qu'il en devenait palpable. Sa forme s'associait a une couleur rouge intense, un flot de sang qui grossissait sans cesse et paraissait sur le point de submerger le dome. Plonge dans la transe, Marmat Tchale ne remarqua pas le regard alarme que lui lanca son disciple. La confrerie d'Hernaculum affirmait que la Chaldria volait au secours des griots fourvoyes dans des situations inextricables. Seke supposait qu'elle percevait les reactions de ses serviteurs de la meme maniere que les enfants du Tout captaient les sons des formes, mais comment pouvait-elle intervenir si un griot n'etait pas conscient de la menace ? Marmat disait qu'un grand nombre de ses confreres avaient disparu ces dernieres annees. Leurs ennemis avaient compris que leurs meilleures chances de succes reposaient sur l'effet de surprise. Sans son apprentissage pourtant sommaire de la perception des formes, Seke lui-meme n'aurait pas decele le danger. Les lumieres coulaient du plafond comme des ruisseaux de sang. Seke dirigea son attention vers les deux formes humaines qui avaient introduit le dragon. Une gueule immense etait sur le point d'engloutir l'assistance et les murs du Cosmocant. > Les porteurs du dragon se cachaient derriere les haies figees de chapeaux extravagants, de coiffures sophistiquees, de visages en larmes. Seke capta un desespoir absolu dans leurs chants extraordinairement purs, depouilles de toute note superflue. Le dragon avait besoin de cette desolation pour grandir et englober le Cosmocant. Seke consulta a nouveau Marmat du regard, mais n'obtint aucune reaction. Le contraste entre l'immobilite de l'assistance et sa panique galopante lui coupa le souffle. Il contint comme il le put une violente envie de hurler et resta pendant quelques instants paralyse par l'indecision. Il n'osait pas interrompre le chant de son maitre par crainte de lui infliger un surcroit de souffrance et de soulever la colere de l'auditoire. Pourtant, s'il n'intervenait pas dans les plus brefs delais, ils seraient tous emportes par la pluie de tenebres et de sang qui s'appretait a engloutir le dome. Marmat marqua un temps de pause a la fin de l'histoire de Jewon tout en continuant de gratter les cordes de sa kharba. Seke exploita aussitot ce repit. Il s'approcha a grandes foulees du bord de la scene, sauta au milieu des spectateurs petrifies, fendit la multitude dans la direction des deux formes humaines qui nourrissaient le dragon. L'assistance s'ecarta devant lui comme une eau fremissante sous l'etrave d'un navire. Les froissements des vetements et les murmures extasies estompaient les notes de l'heptacorde. La plupart etaient plus grands que Seke, y compris les femmes, elancees, parees de leurs bijoux qui tintaient discretement a chaque mouvement. La foule s'ouvrit sur deux silhouettes minuscules que Seke prit d'abord pour des vieillards. Immobiles, les yeux clos, elles se tenaient par les mains. La blancheur de leurs cheveux, la paleur et la fixite de leur visage leur donnaient l'allure de statues taillees dans cette roche blanche qu'on trouvait en abondance dans certains cirques du Mitwan. Des enfants, Seke s'en rendit compte a la rondeur de leurs traits et aux proportions de leur corps, vetus tous les deux de vestes droites fermees par des attaches laterales et de pantalons legerement bouffants, des tenues sobres en comparaison de celles des autres spectateurs. -- Qu'est-ce qu'ils fabriquent ici ? demanda un homme. -- Comment ces petits serpents ont-ils obtenu leurs pierres de reconnaissance ? >> s'etonna un autre. Seke n'entendait plus les chants des enfants. Il en deduisit que leur effacement etait volontaire, indispensable a l'envol du dragon. Il s'approcha du garcon, posa le pouce et le majeur sur ses jugulaires. Le contact ne declencha aucun reflexe de surprise ou de defense chez le petit Orow. Son coeur ne battait pas, ou si faiblement que Seke ne discerna aucune pulsation. Il prit le pouls de la fille, sentit des palpitations affolees sous la pulpe de ses doigts, se rendit compte au bout d'un moment qu'il percevait son propre rythme cardiaque. Sa nervosite etait telle que ses battements se propageaient jusqu'aux extremites de ses membres. Il dut se rendre a l'evidence : les deux enfants etaient... morts. CHAPITRE XIV OROWS Soyons des portes de la vie, des combattants de la beaute. Apprenons a voir autrement qu'avec nos yeux, a entendre autrement qu'avec nos oreilles, a sentir autrement qu'avec notre nez, a toucher autrement qu'avec nos mains, a gouter autrement qu'avec notre langue. Les portes de la vie s'ouvrent sur l'innommable, sur les arcanes de l'inconnaissable, sur l'amour sans cesse en mouvement. Celui que nous designons comme notre ennemi n'est pas notre ennemi, il est seulement un reflet de nous-memes, une autre maniere d'apprehender la complexite de la creation. Aimer son ennemi, c'est plonger dans ses propres turpitudes, apprendre a se regarder avec compassion, comprendre que chacun de nous porte a la fois l'ensemble des tourments humains et la floraison perpetuelle du bien. Celui que tu execres, que tu combats, n'est autre que toi-meme. T'enfuir, te refugier dans les dogmes et dans les jugements ne servirait a rien : tu vis seul et nu dans tes fosses profondes. Il n'y a ni heros ni salaud, seulement des ames qui explorent les differentes faces de l'etre. Tu es la goutte infime qui renferme l'ocean, l'etincelle qui accueille l'energie du feu, le souffle qui contient la puissance infinie de l'esprit, la note qui exprime le choeur universel. Cesse donc de trembler : tu ne perdras pas cela en mourant, car la mort n'est que le pays qui s'etend de l'autre cote de la porte, la mort n'est qu'une autre facon de celebrer la vie. Tu rejettes ces paroles, car elles ebranlent les constructions de tes pensees ; tu les entendras quand tu ne chercheras plus a les comprendre. Le sermon sur les glaces. Erya Majael, la femme au coeur redoutable, tradition orale des plaines de l'Orow. Un silence tendu retomba sur l'auditorium du Cosmocant. Intrigue par le comportement de son disciple, Marmat etait sorti de sa transe et avait cesse de jouer de son heptacorde. Le cercle s'elargit autour de Seke et des deux enfants. Les spectateurs devinaient confusement que le jeune griot n'etait pas descendu de la scene dans l'intention de prendre un bain de foule ou de violer la regle seculaire interdisant a quiconque d'interrompre le chant d'un visiteur celeste (mais peut-etre cette loi ne s'appliquait-elle pas aux griots eux-memes). Et puis l'attitude etrange des deux petits Orows confirmait cette rumeur qui pretait des pouvoirs inquietants aux tribus nomades des plaines du continent rouge. Seke chassa la peur qui grondait en lui avec la force d'un orage. Il avait cru capter les chants des enfants au-dela de la rumeur des formes, si lointains et faibles qu'il doutait de ses sens. Ce garcon et cette fille avaient deja franchi la frontiere de l'au-dela. Il lui fallait trouver le moyen d'entrer en contact avec eux. Il leur secoua l'epaule sans aucun resultat : leurs corps n'etaient plus que des enveloppes vides. Il n'avait pas besoin de se concentrer sur le choeur des formes pour deviner que le dragon planait desormais de toute son envergure dans les cieux de Faliz. Lui-meme ne craignait pas de passer dans l'autre monde ou l'avaient precede sa mere, ses ancetres, Jaife, Autre-mere, Danseur-dans-la-tempete et les compagnons du nid, mais l'humanite perdrait une bataille decisive si le dragon parvenait a detruire le Cosmocant de Faliz et a tuer Marmat Tchale. Les sons tenus des enfants se dispersaient dans l'immensite noire et froide. Personne ne leur avait enseigne la splendeur des cycles universels, personne ne leur avait appris a reconnaitre l'importance et la qualite de toute forme. On les avait empeches de developper leur propre chant pour les investir d'un son funeste et semer en eux les germes de la destruction. A cet instant, les souvenirs des danses dans les tempetes effleurerent Seke. Il eut d'abord le reflexe de les refouler, le moment lui paraissant mal choisi pour s'abandonner aux arabesques fascinantes des tourbillons de sable, puis il comprit qu'il n'y avait qu'une seule facon de rattraper les enfants sur le chemin de l'au-dela : imiter Danseur-dans-la-tempete quelques instants avant sa mort, transferer dans leur esprit le contenu de sa memoire. Il ferma les yeux et se concentra sur le chant des deux Orows, cette double vibration insaisissable qu'il s'efforca de suivre comme un fil dans un labyrinthe. Il percut enfin les contractions de leurs coeurs, ralenties, indecelables, etouffees peu a peu par l'entite qui les possedait. Ils cesseraient bientot de battre, et l'energie malefique tapie dans leurs ventricules dechainerait sa puissance devastatrice. Leurs chants s'entrelacaient, tracaient un sillon unique, faconnes par un destin identique. Ils parlaient tous les deux de separation brutale, de souffrance inconsolable, de haine pour cette humanite qui les avait rejetes. Regardant eux aussi les hommes comme d'insupportables faiseurs de bruit, ils s'etaient consacres a l'avenement du silence. Seke aurait pu devenir comme eux un concentre de haine, un ennemi du Verbe. Il oublia le Cosmocant, ses annees d'apprentissage sur Log, et se rememora son enfance dans le Mitwan. Les chuchotements des sables et les suppliques envoutantes des sources d'eau l'emerveillerent, ainsi que l'harmonie sans cesse renouvelee de la spirale des cycles, les nuances infinies des roches eclairees par les rayons de Source de vie qui vient d'en haut, le murmure enchanteur des nuits froides, le ballet chatoyant des astres sur le fond obscur de la voute celeste, l'ivresse des glissades et des chasses sur les pentes des collines. Et puis la griserie indescriptible des danses dans les tempetes, cet accord parfait entre les evolutions du danseur et les tourbillons... C'etait la premiere fois qu'il s'immergeait sans retenue dans la memoire de Danseur-dans-la-tempete, et il ne faisait aucune difference avec ses propres souvenirs. Son corps tournoyait entre les tornades, passait d'un courant aerien a l'autre sans toucher terre, porte par la sarabande joyeuse des elements, debordant de cette joie pure qui etait l'essence meme de l'univers. Des coups sourds et repetes dominerent les sifflements du vent et le ramenerent dans l'auditorium du Cosmocant : les battements precipites des coeurs des enfants, un martelement encore chaotique, encore incertain, mais qui deja eloignait le dragon. Revenus a eux, les enfants etaient restes un long moment tremblants et hagards avant de recouvrer l'usage de la parole. La fille s'appelait Zeline et le garcon Irko. Enleves par une bande de pillards sur les plaines de l'Orow, ils avaient ete recueillis et eleves par les qualts du temple de Chimie. > La terreur deformait les yeux rubis des Orows tandis qu'ils repondaient aux questions de leurs interlocuteurs, une trentaine de dirigeants d'Agellon assistes d'une poignee de sondeurs. On les avait transportes dans une navette aerienne sous bonne escorte et enfermes dans une piece blindee du neuvieme sous-sol de l'ancien palais de Faliz. Puisque les sondeurs s'etaient montres incapables de dejouer les manoeuvres du Quetzalt, puisqu'il avait fallu la clairvoyance du jeune griot pour faire echouer l'attentat, on avait prie les deux visiteurs celestes d'assister a l'interrogatoire - avec les circonlocutions obsequieuses d'usage. L'evacuation du Cosmocant s'etait deroulee dans un calme relatif, meme si chacun dans l'assistance avait du se plier a une minutieuse inspection physique et mentale. Les gardes avaient arrete plusieurs suspects qu'on avait aussitot places en detention et soumis aux investigations des sondeurs. On avait decrete le couvre-feu dans les rues de Faliz et les agglomerations majeures du continent rouge. Il avait fallu moins d'une heure locale pour transformer la capitale planetaire, habituee aux alertes, en une ville morte. -- Une technique mise au point par les qualts, tout comme les leurres psychologiques, avanca le rahim, le chef des armees, un homme au menton et aux yeux fuyants. Quant aux bombes, leur dispositif detonique est couple au rythme cardiaque : il interprete la suspension des pulsations comme un signal declencheur. -- Une arme redoutable, intervint un homme encore jeune et vetu d'une longue piece de tissu rouge (sa fonction demeurait obscure aux yeux de Seke). Pratiquement indecelable. Et d'une puissance phenomenale, surtout quand le souffle est multiplie par deux ou trois. >> La preside enveloppa les petits Orows d'un regard ou se melaient l'horreur et la compassion. Chacun de ses mouvements, y compris les plus furtifs, arrachait des gemissements a sa robe empesee. Elle devisageait ses interlocuteurs avec une insistance derangeante, comme si elle tentait de cerner leur identite reelle dans le jeu des apparences. > Le rahim tira a deux reprises sur la manche de sa veste d'uniforme, puis se frotta energiquement le lobe de l'oreille. > Methode ? Seke interrogea Marmat du regard. Le griot semblait aussi perplexe que les autres adultes rassembles dans cette piece. L'interruption brutale de sa transe lui avait voute les epaules et creuse les traits. La lumiere crue des projecteurs sertis dans le plafond durcissait les visages, maltraitait les couleurs des vetements, enflammait les cagoules des sondeurs. -- On peut toujours essayer... >> Le chef des armees adressa un sourire engageant a Seke. Les regards s'etaient detournes des Orows pour converger vers l'apprenti griot. Les decisions qui concernaient les deux continents d'Agellon se prenaient dans ce cercle restreint, et pourtant, a cet instant, la plupart des membres du gouvernement etaient aussi desempares que des enfants. Pour certains d'entre eux cependant, cette confusion apparente dissimulait des intentions precises. Quelqu'un avait parle de leurres psychologiques quelques instants plus tot. L'animal a quatre pattes et a la queue recourbee, qui continuait de resonner en sourdine a travers les Orows, comptait d'autres fideles dans cette piece. Seke se tourna a nouveau vers Marmat qui, d'un signe de tete, l'autorisa a s'exprimer. L'apprenti griot designa le garcon et la fille prostres sur leurs chaises. -- Les garder jusqu'a ce que nos techniciens aient trouve le moyen de desamorcer leurs bombes >>, repondit le rahim. Seke secoua la tete. -- Certainement. Des que nous les aurons debarrasses de leur. -- Maintenant ! >> Marmat adressa a son disciple un regard a la fois etonne et severe. Avec un sourire crispe, le chef des armees lissa ses cheveux ondules et gris du plat de la main. -- Si vous les maintenez enfermes, vous les empecherez de reprendre espoir. Si vous les empechez de reprendre espoir, ils arreteront leurs coeurs. Et s'ils arretent leurs... -- Nous ne prendrons pas le moindre risque : nous leur grefferons un simulateur cardiaque. C'est la premiere fois que nous capturons vivants deux adeptes du Quetzalt. Nous pouvons maintenant analyser leurs ecrans psychologiques, les mecanismes de leurs bombes. Nous pouvons prevenir des catastrophes. Nous serions fous de les laisser partir. >> Il ponctua cette derniere phrase d'un coup de talon sur la dalle de pierre noire. D'une demarche hesitante, Seke vint se placer entre les chaises des deux Orows. Il se considerait toujours comme un apprenti et se demandait s'il avait ainsi le droit de monopoliser la parole en presence de son maitre (d'autant que ce dernier lui avait parfois reproche son manque de diplomatie). Cependant, meme s'il n'avait pas ete officiellement intronise dans le Cercle, la Chaldria l'admettait d'ores et deja comme un griot puisqu'elle l'avait expedie sur Agellon en compagnie de Marmat et que seuls les griots pouvaient voyager sur les flots cosmiques. -- Libres ? Ces petits demons albinos seront recuperes par les qualts des qu'ils auront remis les pieds sur le continent rouge ! >> Seke leva un regard penetrant sur le rahim. > Le chef des armees eut un mouvement de recul, comme s'il avait recu un coup a la poitrine. La preside fondit sur Seke avec une vivacite qui emplit la piece de tintements et de froissements. -- Le dragon chante a travers cet homme comme a travers ces deux enfants. -- Le dragon ? -- Celui que vous appelez le Quetzalt. >> Une tension irrespirable, presque palpable, envahit la piece. > Les yeux, l'attitude de la preside d'Agellon etaient ceux d'un oiseau de proie qui a detecte un mouvement ou une minuscule tache de couleur quelques centaines de metres en contrebas. Elle s'engouffrait dans une porte qu'elle avait entrebaillee depuis bien longtemps. Les autres dirigeants d'Agellon, les militaires sangles dans leurs uniformes sombres, les civils drapes dans leurs toges colorees ou serres dans leurs ensembles clairs, les sondeurs enfouis dans les plis de leurs robes et de leurs cagoules, retenaient leur souffle. -- Le son des formes ? >> Il sentit le poids du regard de Marmat sur sa joue. Il n'avait jamais aborde ce sujet avec lui. Il comprit tout a coup pourquoi son maitre repugnait a l'entretenir de ses souvenirs : l'evocation de leur passe aurait noue entre eux des liens affectifs incompatibles avec les exigences de la vie de griot. > Le chef des armees poussa un soupir excede, haussa les epaules et s'avanca d'un pas vers la preside. > Elle l'interrompit d'un geste de la main. -- Justement. Qu'est-ce qu'un visiteur celeste peut connaitre a notre monde, a notre histoire ? >> La preside eut un sourire qui devoila de petites dents pointues et souligna les angles de son visage. > Le rahim blemit. -- Comment appeler autrement votre allegeance au Quetzalt ? -- Elle n'est pas prouvee... >> La tete baissee, les yeux mi-clos, la preside marqua un long temps de pause avant de repondre. -- Il n'a pas encore revele que vous etiez vous-meme une abomination. >> Le chef des armees saisit un pan de la coiffe de la preside, la lui arracha d'un coup sec, devoila son crane enorme, bossele, parcouru de veinules sombres et parseme de meches claires. Elle se rua sur lui, toutes griffes dehors, mais il la repoussa d'un coup d'epaule qui la desequilibra et l'envoya rouler sur les dalles de pierre noire. > Repoussant les bras secourables de deux assistants, la preside se depetra des plis de sa robe, se releva et remit un peu d'ordre dans sa tenue. > Sa voix restait ferme et claire. -- Peu importe dans le fond. Ces monstres sont comme les autres des offenses au Silence, a la magnificence du Vide. >> Le rahim tira une arme de sa ceinture - une boule souple munie d'une detente mecanique et d'un canon court, Seke n'en avait jamais vu de pareille - et la braqua sur les deux Orows petrifies sur leurs chaises. -- Vous etes en etat d'arrestation, rahim, riposta la preside d'un ton calme. -- Ne soyez pas stupide, madame. C'est votre vie qui va bientot s'arret... >> Le rahim tituba soudain, lacha la coiffe, leva la main pour agripper le bras ou l'epaule de la preside. Il avait les gestes saccades et maladroits d'un homme ivre. Il essaya encore de braquer son arme en direction des Orows, de presser la detente, mais il n'en eut pas la force, il s'effondra de tout son long sur les dalles noires. La preside attendit qu'il ait cesse de bouger, lui donna de petits coups repetes sur le bras de la pointe de sa chaussure, puis elle ramassa sa coiffe et lui rendit une forme acceptable avant de la remettre sur son crane et de la nouer sous son menton. > A peine eut-elle prononce ces mots que trois hommes, deux militaires et un civil, s'affaisserent a leur tour. Les claquements de leurs os sur les dalles de pierre noire resonnerent un long moment dans le silence assourdissant. Irko et Zeline tremblaient de froid malgre les combinaisons fourrees qu'ils avaient achetees a Diankl, >, proclamait l'enseigne lumineuse du comptoir marchand. Le bondiport de Diankl n'etait plus desservi que par des appareils hors d'age, des bondisseur deglingues qui vibraient a fendre l'ame dans les couloirs temporels. Rien a voir avec le transcontinental qui les avait rapatries sur le continent rouge. D'autant que, sur l'intervention de la preside de Faliz, la Compagnie des deux continents leur avait attribue un compartiment de luxe ou ils avaient goute des mets delicieux et passe une bonne partie du voyage dans une baignoire presque aussi grande qu'une piscine. Zeline n'avait pas ressenti d'emotion particuliere au moment de l'atterrissage a Chimie. Elle avait fait ses adieux une dizaine de jours plus tot a la ville qui l'avait vue grandir et, meme si elle etait revenue du pays de la mort, elle n'avait pas envie de renouer avec ses amours anciennes, ni avec le labyrinthe des rues et des places ou elle avait connu ses premiers emois, ni avec le serpent aux plumes de sang qui avait abrite sa detresse de petite fille. Le jeune griot lui avait revele la beaute du monde, les choeurs splendides et fascinants des formes. La creation n'etait pas une insulte lancee au Vide glorieux, mais un jeu magnifique et complexe dont les regles s'adaptaient sans cesse a ceux qui le jouaient. Elle voulait maintenant explorer son univers, prendre sa place, vivre au rythme de son coeur, ce coeur dont les battements etaient doublement synonymes de vie. Les chirurgiens les plus eminents de Faliz les avaient examines, Irko et elle, et avaient estime trop eleves les risques d'une operation. (> avait ironise la preside. Ils n'avaient pas repondu.) Jusqu'a la fin de leurs jours, les deux > resteraient a la merci des bombes tapies dans leurs ventricules et des tueurs lances a leurs trousses par les adorateurs du Quetzalt. Le responsable du comptoir leur avait fourni un antique trainivole, >, un traineau mu par un systeme complexe de voiles phototrophes, ainsi que les vivres et le materiel necessaires pour rejoindre le campement d'hiver des tribus. Ils avaient tres rapidement appris a manoeuvrer le trainivole, > avait commente le marchand avec un zeste de mepris. Il ne leur restait pratiquement rien du pecule que leur avait remis la preside. Ils s'en moquaient, ils filaient en direction de l'est sur les plaines enneigees, ils suivaient la piste presque effacee qui les conduisait au grand rassemblement des peuples de l'Orow. Malgre le vent glacial qui s'engouffrait dans leurs capuches et leur mordait le visage, ils renouaient avec des sensations anciennes, a peine esquissees, la griserie de la liberte, le bonheur a la fois simple et indicible de faire corps avec les elements, de se fondre dans l'immensite des plaines et du ciel. Une flamme nouvelle eclairait les yeux d'Irko. Il barrait le trainivole avec une maitrise etonnante. Zeline comprenait maintenant d'ou lui etaient venus ses acces de violence et ses vertiges entre les murs du temple de Chimie : la rage et la detresse de l'animal en cage. Ils ne pourraient jamais rendre grace au griot qui leur avait ouvert la porte. Entre les examens des chirurgiens du palais gouvernemental, les interrogatoires menes par la preside et ses conseillers, les diverses sollicitations dont ils avaient fait l'objet, ils n'avaient pas trouve le temps de lier connaissance avec le jeune voyageur qui les avait ramenes du pays de la mort. Un appel, un echo lointain et ravissant les avait tires de leur inconscience et empeches de sombrer definitivement dans les tenebres. Ils avaient danse au milieu des tourbillons, entrevu l'ordre secret et bouleversant de la creation, oublie les annees de conditionnement dans le temple, viole leur serment d'allegeance au neant. Leurs coeurs s'etaient remis a battre, follement, joyeusement, les dispositifs detoniques s'etaient desamorces, le Quetzalt etait rentre dans sa taniere. Ils voguerent jusqu'au crepuscule, monterent leur tente isotherme pres de l'un des tres rares bosquets dresses comme des toits effiles au milieu des plaines et mangerent de bon appetit le contenu pourtant insipide de deux boites autochauffantes. > murmura Irko. Zeline lui ebouriffa les cheveux avec un rire, puis designa les myriades d'etoiles qui enluminaient la nuit des plaines. -- Je... j'ai eu si peur, je ne voulais pas mourir. >> Elle lui passa le bras autour des epaules et l'attira contre elle. Il resista un peu avant de se laisser aller sur son epaule. > Ils s'endormirent enlaces pour lutter contre un froid qui transpercait le materiau pourtant isolant de la tente, berces par les ululements du vent et les hurlements des betes sauvages. Lorsqu'ils se leverent, le lendemain matin, une tempete de neige effacait la piste. Elle dura toute la journee, et ils durent a plusieurs reprises degager la tente et le trainivole ensevelis sous une couche epaisse. Le soir, alors que les nuages desertaient le ciel et que les premieres etoiles apparaissaient dans les dechirures, ils virent approcher une silhouette enfouie dans un ample vetement de fourrure claire. Chaussee de longues raquettes de bois, elle glissait sur la poudreuse en donnant regulierement de petites impulsions vers l'avant ou sur les cotes. Elle portait les armes traditionnelles orows, le baton noueux en forme de croc et le lance-air, un tube taille dans une pierre translucide qui transformait le souffle en une onde redoutable, parfois mortelle. Le visiteur s'arreta a quelques pas des enfants dans un dernier panache de neige et les observa avec attention. Les rides profondes et les cheveux blancs trahissaient son grand age et dissipaient l'illusion de jeunesse entretenue par sa souplesse et sa vigueur. Ses yeux sombres et renfonces luisaient de malice sous les arcades saillantes et les sourcils broussailleux. -- Le... wakt ? releva Irko. -- Ceux de Chimie et du continent rouge preferent dire sorcier. Ou magicien. -- Pourquoi nous cherchais-tu ? demanda Zeline. -- Un reve m'a annonce la venue de deux enfants au coeur redoutable, au coeur de dragon. Un garcon et une fille. Il m'a dit aussi qu'ils avaient besoin d'un guide, d'un tuteur, jusqu'a ce qu'ils fassent souffler le vent du renouveau sur les deux continents d'Agellon. Le campement d'hiver des tribus n'est qu'a dix jours d'ici. Nous partirons demain a l'aube. En attendant, il me serait agreable que vous m'invitiez a partager votre repas. -- On n'aura pas assez de vivres pour tenir dix jours >>, protesta Irko. Le vieil homme ecarta les mains. Une bourrasque rageuse decolla une fine poussiere de neige de ses gants et des plis de sa fourrure, > Zeline s'avanca vers lui et, renouant avec des traditions enfouies dans les trefonds de sa memoire, elle posa la main sur son front et baissa la tete en signe de respect. Ils partagerent le repas puis, assis dans le trainivole, les yeux leves sur le ciel etoile, ils deviserent une bonne partie de la nuit. Comme un pere et ses deux enfants. A l'aube, les perles de reconnaissance se detacherent enfin des paumes de Zeline et d'Irko. CHAPITRE XV EZ KKEZ Regardez-vous, observez votre metamorphose. On discerne encore des vestiges humains sur vos traits, dans votre organisme, mais l'autre partie de vos genes est a l'oeuvre. Vous vous eloignez de l'etre humain, inexorablement. Vous en avez souffert au depart, car il vous fallait, il vous faut encore vous habituer a votre nouvelle apparence. A cet epiderme rugueux qui supplante peu a peu la peau fine, douce et lisse de vos ancetres. A ces dents qui se chevauchent, debordent de votre bouche et retroussent vos levres. A ces membres superieurs qui raccourcissent et ces membres inferieurs qui s'allongent. A ces poils reches qui ont remplace vos cheveux. A ces borborygmes et ces hesitations qui parsement vos phrases... Cette liste, non exhaustive, suffit a demontrer l'horreur dans laquelle vous tenez notre double appartenance. Ce rejet, a mon sens, a une cause - outre cette tendance naturelle a douter de l'intelligence et de la generosite de notre mere Nature : les griots celestes. Car, en tant que gardiens exclusifs de la memoire humaine, ils nous ont impose les valeurs qu'ils defendent. Si grand est leur prestige, si souveraine leur autorite que nous nous sommes empares de ces modeles qui ne sont pas notres, que nous avons privilegie l'humain en nous, que nous avons meprise notre ascendance kkez. Nous avons fui notre present, nous avons sacrifie notre nature, nous avons tendu vers un avenir inaccessible, creusant entre notre realite et notre ideal un gouffre de mepris dans lequel une grande partie des notres ont sombre. Pour en finir avec la memoire humaine, texte conserve sur parchemin en peau de serpent de vase, attribue a Thellion, fondateur du mouvement Mutation souveraine, Ez Kkez. Il y avait une ville ici... >> Des nuages enflammes s'effilochaient dans un ciel d'une couleur indefinissable. Des taches sombres se formaient et s'agrandissaient sur la voute celeste, les yeux de cyclones aeriens. Le vent tourbillonnant echarpait les panaches de fumee ocre qui montaient du sol et repandaient une suffocante odeur de soufre. L'air brulant, deletere, agressait les narines, la gorge et les poumons. Marmat s'assit sur un rocher et s'absorba un long moment dans ses pensees, la tete penchee sur le cote, les yeux perdus dans le vague. > Ses mots se perdirent dans le grondement lointain d'un geyser. Seke vint s'asseoir a ses cotes et secoua sa tunique collee a sa peau par la transpiration. C'etait un sentiment etrange que d'etre habite par la Chaldria : outre la sensation de chaleur intense qui ne le quittait plus, il avait l'impression que l'univers entier etait contenu en lui, que l'illimite avait reussi a se comprimer dans ses limites. Il lui etait impossible de la definir avec precision. > etait sans doute la notion qui s'en rapprochait le plus, mais on aurait egalement pu parler de respiration cosmique ou encore d'intelligence omnisciente. Presence impalpable et vigilante, la Chaldria decelait les intentions, les devancait meme, comme si elle se tenait dans l'intervalle infime entre la naissance et le cheminement de la pensee. Ils etaient restes pres d'une annee planetaire sur Agellon. La preside avait demande a Seke d'enseigner aux sondeurs la perception du son des formes. Il avait accepte, pensant que la connaissance des enfants du Tout devait etre transmise au plus grand nombre, mais ses interventions n'avaient abouti a aucun resultat. La perception du choeur des formes requerait une ecoute totale, une vigilance depouillee de toute intention, et leur potentiel telepathique etait un obstacle pour les sondeurs, qui cherchaient seulement a accroitre leur efficacite, a renforcer leur pouvoir. Il fallait avoir l'esprit simple, un esprit d'enfant, comme les deux petits Orows, pour s'emerveiller devant la beaute revelee de la Creation. Objets de veneration, traites avec tous les egards, les griots avaient mene l'existence ennuyeuse des elites de Faliz dans une suite fastueuse du palais gouvernemental. Marmat s'etait eclipse a plusieurs reprises, parfois plus de deux semaines. Il n'avait pas daigne fournir d'explication a ces mysterieuses disparitions d'ou il revenait les vetements taches, dechires, l'oeil renfrogne et vitreux. Il avait egalement donne une vingtaine de recitals sur la scene du Cosmocant. On avait accouru des deux continents pour l'entendre chanter, et le prix des pierres de reconnaissance, indispensables pour penetrer dans le dome, avait atteint des sommets vertigineux. Un matin, Marmat avait reveille son jeune confrere et lui avait suggere de partir. Seke avait accepte sa proposition avec joie : la vie commencait a lui peser sur Agellon, il ressentait le besoin de changer d'air, de s'envoler sur les flots chaldriens. Ils avaient traverse le palais endormi pour se rendre dans la cryptaldre. Les gardes et les sondeurs de faction leur avaient ouvert les portes et s'etaient ecartes sans poser de question. Les voyageurs celestes n'avaient de compte a rendre a personne, pas meme aux puissants de ce monde. La renaissance leur avait coute quelques heures d'immobilite, de nausee, de migraine, d'elancements et de fourmillements. Le flot chaldrien les avait deposes dans une salle souterraine herissee de piliers dont ils avaient mis du temps a trouver la sortie. -- Mais ces cris sinistres qu'on entend la nuit... -- Un simple phenomene acoustique et visuel lie aux particularites de la faille. -- Pourquoi ne pas l'expliquer aux gens d'Hernaculum ? >> Marmat marqua un petit temps d'hesitation. -- La physiologie d'un griot a quelque chose de special ? -- Je suppose que ce sont nos particularites, physiques ou mentales, qui dictent les choix de la Chaldria, mais je ne sais pas lesquelles. Un proverbe de chez moi dit que le present echoit a celui qui peut le recevoir. -- C'est ou, chez toi ? >> Marmat secoua la tete et garda le silence. Seke observa les panaches de fumee qui jaillissaient a intervalles reguliers des reliefs habilles d'une vegetation rampante et brune, presque noire. La voix grave de son maitre le fit sursauter. -- Tu n'y es jamais retourne ? -- Je n'en ai pas eu l'occasion. Elle est situee dans un secteur eloigne de la Galaxie. Tres rares sont les griots qui se voient offrir une opportunite de retourner sur leur monde. -- Pourquoi ? Qui en decide ? >> Marmat se leva, defroissa les plis de sa toge et resserra la cordelette autour de sa taille, des gestes destines a masquer la detresse qui assombrissait ses yeux globuleux. -- Quelles lois ? -- Les decisions du Cercle doivent se conformer au dessein de la Chaldria. Ou il peut y avoir... comment dire ? des contretemps, des differences entre l'intention de depart et la realite a l'arrivee. Certains de mes confreres sont alles contre sa volonte et sont restes tres longtemps en penitence sur le meme monde. Parfois meme, ils y sont morts. -- Et comment sait-on qu'on est en conformite avec le dessein de la Chaldria ? -- Il suffit de s'examiner avec sincerite. On ne peut pas tricher avec sa conscience. >> Marmat degagea sa kharba, la posa contre sa poitrine et gratta machinalement les cordes. Les notes cristallines s'envolerent dans la desolation d'Ez Kkez, porteuses d'une nostalgie qui bouleversa Seke. -- Est-ce que je sais quelle est la veritable nature du temps qui faconne l'univers ? Est-ce que je sais quelle est la veritable nature de l'espace ou se meut l'univers ? Est-ce que je sais ce qui se cache derriere le grand mystere de la vie ? >> La voix grave de Marmat se lanca dans cette scansion qui donnait un rythme lancinant a son chant. > Les bourrasques hachaient la voix de Marmat, l'envoyaient se repercuter sur les maigres reliefs. Seke capta, au-dela de son chant, au-dela du choeur desole d'Ez Kkez, des sons de formes aussi changeants et insaisissables que des ruisseaux d'eau vive. > Seke se concentra sur les sons des formes. Dans le lointain, trois geysers crachaient leurs panaches a plus de cent pas de hauteur et abandonnaient des colonnes de fumee aspirees par les tourbillons aeriens. La terre et le ciel s'epousaient a l'horizon dans un lit de brume verdie par la lumiere de l'astre encore invisible. -- La ! >> Seke se detendit comme un ressort et pointa le bras en direction d'une colline. Il avait entrevu un mouvement proche, si fur-tif qu'il doutait de ses perceptions. Les yeux exorbites, la barbe en bataille, Marmat eut besoin de quelques instants pour reprendre pied dans la realite. Quelqu'un qui ne le connaissait pas l'aurait a cet instant pris pour un fou. > Seke evitait d'habitude d'interrompre la transe de son maitre, conscient qu'il risquait d'en etre perturbe pendant plusieurs jours, mais il avait observe les environs avec une attention soutenue et remarque - ou cru remarquer - ce deplacement dans la vegetation brune. -- Il n'y a plus de vie sur ce monde, grogna Marmat. -- J'entends des sons de formes... >> Le griot lanca un regard mi-courrouce, mi-intrigue a son disciple. > Seke ne s'offusqua pas de l'ironie de son maitre. Les silhouettes grises qui emergeaient de la terre au pied de la colline accaparaient toute son attention. Les guetteurs avaient donne l'alerte des que les notes et le chant avaient retenti. Le griot, l'homme dont Thellion le Grand avait annonce la visite deux siecles plus tot, etait venu bien qu'il ne restat plus un seul humain sur Ez Kkez. Deux siecles d'attente prenaient fin tout a coup, deux siecles consacres a ralentir la metamorphose, a maintenir coute que coute les fonctions biologiques heritees des ancetres humains, a survivre dans les souterrains insalubres des ruines de Bord'z. Le signal avait declenche une vague d'euphorie chez Erbillion le Jeune, affaire a chasser les serpents de vase. Il ne serait pas contraint, comme ses aieux, de passer toute son existence sur ce territoire ou les humains decimes avaient abandonne leurs dechets, leurs odeurs et leurs traces. Les mutants souverains regagneraient enfin le continent d'ou etaient issus leurs ascendants kkez, ce paradis mythique situe sur l'autre rive du Ba'il, la mer de boue brulante. Une foule de dangers les attendraient sur la route de leur reve, tornades aeriennes, tempetes d'equinoxe, spirales de vase, eruptions de soufre, creatures des grands fonds, mais ils partiraient apres avoir regle leurs comptes avec le heraut de la condition humaine, ils s'engageraient dans la voie dechiffree par Thellion le Grand et realiseraient le grand reve de la metamorphose. Erbillion le Jeune etait revenu d'un pas joyeux dans sa taniere afin d'annoncer la bonne nouvelle a sa mere, Anzillia, qu'il maintenait en vie depuis plus de dix annees d'Ez Kkez. Il n'avait pas obei a cette loi pourtant formelle qui commandait aux enfants de tuer les parents incapables de subvenir a leurs besoins. Il ne s'etait jamais resolu a ouvrir la gorge de sa mere a l'aide d'une de ces aiguilles de pierre arrachees aux voutes des galeries. Les gardiens sacres de la memoire de Thellion, les ankkates, pretendaient que ce genre de comportement relevait de l'irrationnel humain et conduisait a terme dans l'impasse ou s'etaient deja fourvoyes les hommes. Les faibles, les impotents n'avaient pas leur place dans les ruines de Bord'z, ou la nourriture se rarefiait. Une fois que les parents avaient joue leur role, mettre des enfants au monde et veiller a ce qu'ils atteignent l'age adulte, ils devaient s'effacer quand ils perdaient leur autonomie. On aidait a partir ceux qui s'accrochaient a la vie et qui, parfois, se refugiaient dans les meandres de l'ancien reseau d'egouts de la cite humaine. Des groupes se chargeaient d'inspecter regulierement les conduits souterrains et d'eliminer les bouches inutiles nourries clandestinement par un enfant ou un proche. Erbillion participait regulierement a ces expeditions avec un zele qui, supposait-il, ecartait de lui les soupcons et eloignait le danger de sa mere. Lorsqu'il la contemplait, pauvre creature decharnee immobile sur son lit de terre, son coeur se serrait, il ne pouvait se resoudre a lui donner le coup de grace. Alors il consacrait deux fois plus de temps a la chasse aux serpents de vase, se faufilait dans des passages que leur delabrement rendait dangereux, explorait sans relache les fonds boueux au risque d'etre happe par les spirales voraces. Il avait tellement arpente les entrailles de Bord'z qu'il en connaissait les moindres recoins, qu'il pouvait se rendre d'un bout a l'autre des ruines par des itineraires detournes qui evitaient les rencontres indesirables. Il n'oubliait pas de se montrer aux assemblees ou les adeptes de la Mutation souveraine celebraient la beaute de la metamorphose, il se joignait aux volontaires qui deblayaient des passages obstrues ou nettoyaient les tanieres inondees par les sources souterraines, il paraissait autant que possible aux fetes mensuelles donnees en l'honneur de Thellion le fondateur, il participait aux joutes ou les jeunes males tentaient de seduire des femelles en age de feconder. Plusieurs d'entre elles l'avaient remarque et enveloppe d'odeurs ensorcelantes, mais il avait repousse leurs avances pour consacrer toute son energie a sa mere. L'une d'elles, Sombillia, ne s'etait pas decouragee et l'avait relance a plusieurs reprises ; il avait du se debarrasser d'elle malgre les spasmes de desir qui le secouaient de la tete aux pieds. Elle finirait bien par perdre patience et jeter son devolu sur un autre male. Son existence, toutes les existences avaient bascule lorsque le signal s'etait propage dans les galeries. Il avait entendu les cris stridents bien que sa chasse aux serpents de vase l'eut entraine a plusieurs lieues du perimetre de la communaute. Rebroussant chemin aussi vite que possible, il avait oublie d'observer les precautions habituelles et failli tomber dans une bouche fumante ouverte sous ses pas. Il avait reussi a regagner sa taniere malgre l'agitation febrile qui regnait dans les conduits. Il hesitait devant le corps recroqueville de sa mere. Elle gardait poses sur lui ses grands yeux sombres ou ne brillait plus qu'une infime parcelle de vie. Ses os etaient sur le point de crever son epiderme crevasse et crible de taches noires. Le silence redescendait progressivement sur les galeries voisines. Taraude par son envie de rejoindre les autres, Erbillion ne se resolvait pas a abandonner celle qui lui avait donne le jour. Il ne la reverrait jamais s'il sortait maintenant. Apres avoir regle son affaire au griot, les mutants entameraient immediatement leur periple vers les terres glorieuses de l'autre rive du Ba'i'l, presses de se debarrasser du complexe humain, d'evoluer vers la nouvelle espece promise par Thellion et ses successeurs, de resserrer le lien distendu entre Ez Kkez et ses enfants. Quel sentiment le retenait donc dans cette piece derobee de sa taniere tandis que son peuple vivait un moment historique ? Les ankkates, les gardiens de la memoire de Thellion le Grand, les serviteurs du draak, l'auraient certainement accuse de fascination humaine et condamne a etre jete dans un puits acide. Des individus comme lui ne se contentaient pas d'entretenir les fonctions indispensables au dernier echange avec le visiteur celeste, ils se laissaient entrainer sur la pente de leur conditionnement humain, ils execraient toujours leur part kkez, ils trahissaient la Mutation souveraine et se montraient indignes de fouler les terres legendaires de la rive occidentale du Ba'il. A cinq reprises, Erbillion le Jeune se dirigea d'une allure trainante vers l'ouverture qui donnait sur l'etroit boyau d'acces. A cinq reprises, il commit l'erreur de jeter un dernier coup d'oeil a sa mere, et la vue de son pauvre corps ratatine lui intima de revenir sur ses pas. Il se pencha et, d'un revers de son membre superieur, ecrasa les larmes qui lui embuaient les yeux. De tous les mutants qu'il frequentait, il etait sans doute celui qui versait le plus facilement des larmes, au point que certains l'avaient surnomme > ou >. Il s'assit pres de la couche de terre de sa mere et lui promena delicatement les extremites de ses doigts sur la face, puis sur la poitrine. Son pauvre sourire remonta ses dents dechaussees et creusa une multitude de plis entre son nez et sa levre superieure. Elle ne prononcait plus un mot depuis plus de cinq ans, victime d'une sclerose des cordes vocales appelee >. Elle communiquait par gestes, par grimaces, un langage amplement suffisant pour pourvoir a ses besoins fondamentaux et manifester son affection. Il la desalterait, nettoyait ses dejections, la lavait de temps a autre a grande eau, et, quand il discernait de l'inquietude ou de la tristesse dans ses yeux ternes, il restait pres d'elle jusqu'a ce qu'elle s'endorme. Il resolut une nouvelle fois de rejoindre les autres, decida d'epargner une longue agonie solitaire a Anzillia, s'empara d'une aiguille de pierre qui jonchait la terre battue et qui, d'habitude, servait a vider les serpents de vase de leur boue. Elle l'observait sans aucune expression dans son regard ni sur ses traits uses. Il serra les doigts autour de l'aiguille qu'il tint un moment levee au-dessus de la gorge cerclee de rides. Il ne parvint pas a maitriser ses tremblements et finit par s'effondrer de tout son long sur la terre, secoue de sanglots, roulant dans une vague de souffrance et de colere dont l'ecume lui brula la gorge. > Cette voix lui fit l'effet d'un plongeon dans une source glacee des quartiers orientaux de Bord'z. Il sauta sur ses membres inferieurs et se retourna, l'aiguille dissimulee dans son dos. Une silhouette elancee franchit l'ouverture basse et se redressa dans l'obscurite de la piece. Habitue a evoluer dans les tenebres, il ne lui fallut pas longtemps pour distinguer les traits et le corps de Sombillia, la jeune femelle qui l'avait accompagne a plusieurs reprises jusqu'a l'entree de sa taniere. Les battements de son coeur s'accelererent, un spasme de desir lui laboura le bas-ventre. > Elle crachait ses mots du fond de la gorge, mais sa prononciation restait plus claire que chez la plupart des autres mutants. D'elle emanait un charme troublant, un envoutement accentue par l'odeur puissante et musquee qu'elle repandait avec generosite. De l'humain elle avait conserve la finesse des traits malgre les canines qui retroussaient sa levre superieure et montaient presque jusqu'a hauteur de son nez. La peau de ses mamelles n'avait pas la meme apparence que les autres parties de son corps. Plus claires, plus lisses, sans doute plus douces au toucher, nettement plus attirantes en tout cas que les mamelles de sa mere, qui l'avaient nourri pendant plus de quatre ans et empeche de mourir de faim durant la grande disette (son pere, Erbillion l'Ancien, n'avait pas survecu a la disparition soudaine et tragique des serpents de vase : probablement devore par ses compagnons, on avait retrouve ses restes dans une galerie secondaire). Sombillia se rapprocha d'Erbillion le Jeune, lui glissa le bras autour de la taille et lui arracha l'aiguille des doigts. > Il ne chercha pas a s'opposer a la jeune femelle. > Bien qu'il eut soigne son elocution, ses mots n'etaient qu'une bouillie sonore en comparaison de ceux de Sombillia. Elle emit un petit rire de gorge dont les eclats resterent un moment suspendus dans les tenebres. -- Veuffff... airrre kkkoi ? >> Elle designa l'aiguille d'un mouvement de menton. > Une nouvelle salve de pheromones tissa autour de lui un filet olfactif dont il ne chercha pas a se depetrer. Sombillia s'accroupit pres d'Anzillia, lui caressa le front en un geste empreint d'une tendresse oubliee et, d'un seul coup, lui enfonca l'aiguille de pierre sous la mamelle gauche. La mere d'Erbillion n'esquissa aucun mouvement dans un premier temps, puis elle tenta d'expulser ce corps etranger qui lui fouaillait le coeur, elle se debattit avec toute la rage injectee par son instinct de survie, implora des yeux son fils petrifie, se recroquevilla autour de son executrice. Arc-boutee sur ses membres inferieurs, Sombillia continua de pousser la pointe de l'aiguille entre ses cotes et d'agrandir le trou par ou s'enfuyait la vie de l'ancienne. Les larmes ruisselaient sur les joues d'Erbillion le Jeune. Secoue de convulsions, il devait se mordre jusqu'au sang pour ne pas se jeter sur Sombillia. Cette etreinte confuse entre celle qui lui avait donne le jour et celle qui donnerait le jour a ses enfants etait l'epreuve a surmonter pour la preservation de l'espece. Un pic de souffrance le dechirait de la tete aux pieds. Mort et vie sont les elements indissociables de notre cycle, disait Thellion le Grand, l'etre qui avait jete les bases de la nouvelle evolution. Anzillia cessa subitement de gemir et retomba inerte sur la couche de terre. De la plaie s'echappait un sang visqueux qui s'etirait en rigoles sombres sur son epiderme grisatre. Sombillia se releva, l'aiguille en main, et fixa Erbillion d'un air provocant. Une colere terrible l'embrasa, faillit le projeter sur la jeune femelle, puis il se rendit compte qu'un desir encore plus violent le tendait vers elle. La presence de la mort exaltait la puissance de la vie. > CHAPITRE XVI MUTANTS Il n'existe pas une porte de la Chaldria, mais autant de portes qu'il y a de mondes peuples par les humains. Peut-etre meme autant qu'il y a d'etres humains. La Chaldria n'est pas destinee a l'usage des seuls griots mais a tous les hommes. Elle est apparue apres les Grandes Guerres de la Dispersion pour permettre aux etres humains de recreer un espace commun. Elle serait en quelque sorte le fruit du desir inconscient de l'humanite effrayee a l'idee de quitter le systeme d'origine et d'affronter l'immensite siderale. Ce qui nous conduit a nous poser les questions suivantes : l'esprit humain peut-il exercer une influence sur la matiere ? La Creation serait-elle a l'ecoute, au service des hommes et des autres etres vivants ? Les dernieres avancees scientifiques tendraient a prouver que nous sommes de modestes accidents biologiques, une chaine de coincidences heureuses qui ont engendre et prolonge la vie. Eh bien, au risque de vous choquer, cette modestie ne me convient pas ! Et je m'appuierai sur la Chaldria pour etayer mon argumentation. Les griots nous rendent visite tous les deux siecles environ ; or les transcriptions de leurs paroles et de leurs conversations, precieusement gardees dans nos archives, nous apprennent qu'ils ont l'impression d'avoir espace leurs visites de quelques semaines la ou se sont ecoules deux cents ans. C'est dans cette difference de plans temporels que je decele l'influence de l'esprit sur la matiere. Comment pourrions-nous autrement expliquer ces deplacements en theorie impossibles ? Est-ce que l'univers ne transgresse pas lui-meme ses propres regles pour s'adapter aux exigences de ceux qui le peuplent ? Est-ce qu'il n'est pas aussi souple et fluide que l'esprit de ses creatures ? Est-ce qu'il n'existe pas tout simplement parce que nous... croyons qu'il existe ? En d'autres termes, voici que se leve la vieille lune, la question a laquelle nul n'a jamais trouve de reponse : qui, de la matiere ou de l'esprit, a engendre l'autre ? Vous avez devine, je pense, auquel des deux camps, materialiste ou spiritualiste, j'appartiens. Elbor Al Mitalian, De la nature de la Chaldria, Kolkan 2, ou deuxieme monde du Kolk. Dieux >>, souffla Marmat. Il s'etait leve a son tour apres avoir glisse machinalement sa kharba dans un repli de sa toge. Les yeux exorbites, la bouche entrouverte, il se grattait le cuir chevelu sous le tarbouche qu'il tenait souleve de l'autre main. Les creatures surgissaient de la vegetation brune par d'invisibles ouvertures et se resserraient autour des deux griots en un cercle infranchissable et bruyant. Impossible pour l'instant de lire leurs intentions sur leurs faces allongees, surmontees pour la plupart d'une poignee de poils blancs et reches. Ni leurs yeux entierement sombres ni leur allure dandinante ne confirmaient l'impression de ferocite suscitee par les dents qui debordaient de leurs machoires et leur plissaient les levres. Ils auraient pu ressembler a des etres humains si leurs jambes n'avaient pas ete aussi longues, presque le double de leur tronc, et leurs bras aussi courts. Leurs doigts etires, trois a chaque extremite, s'achevaient en ongles saillants apparentes a des griffes. Ils se tenaient debout mais voutes, la tete rentree dans les epaules, comme s'ils avaient passe la majeure partie de leur existence dans une cage au plafond trop bas. On reconnaissait les femelles a leurs mamelles un peu plus claires que leur epiderme gris et rugueux, les males a leur torse presque creux, a l'appendice rugueux qui reposait sur leurs testicules hypertrophies. Ils se pressaient maintenant par centaines autour des griots. Leur choeur eveillait en Seke une tristesse profonde. Le malheur, la degenerescence et la mort etaient inscrits dans les sons de leurs formes. > Seke n'entrevit aucune breche, aucune possibilite de battre en retraite. -- Si, et c'est la raison pour laquelle je n'avais accorde aucun credit a cette histoire. Je croyais que c'etait un fantasme, une pure creation de l'inconscient. Le temps m'a donne tort. Comment, comment des etres aussi dissemblables que les hommes et les kkez ont-ils pu s'unir et engendrer ces... une posterite ? >> Les creatures des premiers rangs s'etaient arretees a quelques pas des griots. Au second plan, les panaches de geysers s'elevaient et s'affaissaient au-dessus des ruines en soulevant des colonnes hachees de fumee ocre. L'oeil noir d'un cyclone s'etait ouvert entre deux bancs de nuages scintillants. De ce monde, pourtant plus fecond que les etendues desertiques du Mitwan, emanait une impression suffocante de desolation, de malediction. > demanda Seke. Marmat Tchale haussa les epaules avant de designer les mutants d'un mouvement de menton. -- Que comptes-tu faire ? -- Chanter. Leur rememorer leur histoire. Essayer de les repiquer dans l'etoffe humaine. -- Ils n'en ont peut-etre pas le desir... >> Marmat devisagea son disciple avec un sourire amer. > Joignant le geste a la parole, il degagea a nouveau sa kharba, la cala contre son ventre et posa l'extremite de ses pouces sur les cordes. L'oeil du cyclone, la-haut, avait aspire les bancs de nuages et triple de volume, comme s'il avait l'intention d'avaler le ciel tout entier. Un sifflement assourdissant domina pendant quelques instants les grondements sourds des geysers et les premieres notes de l'heptacorde de Marmat. > Les mutants des premiers rangs reculerent, saisis par la voix du griot. Seke decela de la terreur dans leurs yeux sombres et dans l'agitation continue de leurs membres superieurs - des bras atrophies ? > Les creatures avaient cesse de s'agiter. L'oeil du cyclone aerien s'ouvrait en grand sur le fond verdatre du ciel et gobait les dernieres traines nuageuses qui disparaissaient dans un mouvement accelere de spirale. > Les creatures s'etaient remises a bouger et a bruisser comme des herbes secouees par le vent. L'oeil du cyclone aerien crachait dans le ciel toute sa noirceur, toute sa fureur. Une bourrasque happa le tarbouche de Marmat qui ne parut meme pas s'en apercevoir. > Les bourrasques repandaient une terrible odeur de soufre. Un murmure s'amplifiait, qui estompait peu a peu le choeur des formes. Seke luttait contre les coups de boutoir du vent qui lui retroussaient sa tunique par-dessus la tete. Les plantes s'arrachaient du sol et se tendaient comme des mains implorantes vers l'oeil ecarquille du cyclone. > Un cri strident jaillit de l'assemblee des creatures et interrompit le chant de Marmat. D'autres hurlements, de plus en plus rapproches, le tirerent definitivement de sa transe. > demanda Seke. Marmat posa sa kharba sur le muret, rabattit les pans de ses vetements et, tout en tentant de les maintenir plaques contre ses jambes, se concentra sur les hurlements des creatures. > On pouvait effectivement discerner dans le tapage des mutants des associations de syllabes qui formaient des bribes de phrases. Un langage sommaire apparente au terranz. Le ciel virait au noir, les plantes arrachees par le vent s'envolaient en cercles tourbillonnants, les bourrasques eparpillaient les gouttelettes brulantes des geysers dont les panaches ebouriffes s'elevaient a plus de deux cents pas de hauteur. Seke percevait d'autres presences sous ses pieds, des formes qui semblaient evoluer dans la terre. La toge de Marmat ne tenait plus que par un pan enroule autour de son bras. Sa barbe crepue dansait comme une collerette instable sous son visage. Il rencontrait d'insurmontables difficultes a discipliner sa longue tunique bariolee qui se retroussait par a-coups sur ses jambes epaisses et chaussees de sandales. > Seke avait du s'epoumoner pour dominer le vacarme. Marmat acquiesca d'un mouvement de tete. -- Thellion, Thellion, mmtamorrrphozzz, parrradis, baiiee, morrrt, morrrt, hommmmm... >> Le charivari s'amplifia encore pendant quelques instants avant de s'interrompre subitement, comme vaincu par les hululements des rafales et les grondements des geysers. Deux creatures, deux males, se detacherent du cercle et s'avancerent vers les griots. De pres, on distinguait nettement les ruines d'humanite sur leurs traits, la colere dans leurs grands yeux noirs, la maladresse dans leur dandinement, la mefiance et la peur dans leur attitude hostile. Ils portaient, suspendu a leur cou par un collier de tiges tressees, un pendentif de pierre vaguement sculpte qui representait sans doute un animal. Le premier, a l'epiderme plus terne et rugueux, se frappa la poitrine avec deux de ses trois doigts et dit : -- Ankkkate, draak, mmmoi >>, repeta le second. Marmat ecarta les mains, les paumes levees vers le ciel, pour leur signifier qu'il ne comprenait pas. Le vent s'engouffra dans sa tunique et faillit le desequilibrer. L'oeil agrandi du cyclone aspirait des formes indefinies, des eclats de rochers ou des plaques de terre. >, reprit celui des deux mutants qui paraissait le plus age. Le reste de sa phrase se perdit dans une succession d'onomatopees, de raclements, de sifflements. > Marmat s'inclina avec exageration pour leur montrer qu'il les avait entendus. Le vent exploita son mouvement pour lui passer sa tunique par-dessus la tete. L'espace d'un instant, il ne fut plus qu'un corps nu et sombre empetre dans une etoffe recalcitrante, une silhouette aux gesticulations peu compatibles avec la dignite de sa fonction. Seke n'eut pas le reflexe de rattraper le rire qui s'echappa de ses levres. Le mutant plus age saisit son pendentif de pierre entre ses griffes et le leva a hauteur de son front. Un mouvement de sa machoire degagea et allongea ses canines. > Une formidable clameur souligna son intervention. > Marmat parvint enfin a rabattre sa tunique, leva les bras pour reclamer le silence, mais son geste ne parvint pas a enrayer l'agressivite croissante de la multitude. -- Elle ne se manifestera pas pour l'instant. Notre physiologie n'est pas prete a supporter un deuxieme transfert. -- Si elle attend trop longtemps, il n'en restera pas grand-chose, de notre physiologie ! >> L'oeil du cyclone aspirait les derniers rayons d'Ez. Une brume d'un gris soutenu avait supplante les nuages enflammes et le vert sale du ciel, qui ressemblait a une nappe plissee et tiree par une invisible main. Impossible d'ouvrir une breche dans les rangs serres des creatures, plus nombreuses et vigoureuses que les misereux des bas-fonds d'Hernaculum. Seke n'envisagea pas d'autre issue que le cyclone aerien, meme si la voracite avec laquelle il avalait les roches pour les recracher des lieues et des lieues plus loin ne laissait pratiquement aucun espoir de sortir vivant de sa gigantesque spirale. Des eclairs tombaient de la tourmente par vagues de cinq ou six, repartis sur toute la largeur du ciel, precedes de coups de tonnerre qui ebranlaient la terre. Les deux mutants excitaient la multitude de la voix et du geste, associaient leur fureur au dechainement des forces naturelles. Quelques-uns, males et femelles, brandissaient maintenant des pics transparents ou des pierres. Les plus jeunes, plus petits de taille, a la peau plus claire, trepignaient et lancaient des glapissements suraigus. -- Nous finirons en bouillie, la-dedans ! >> protesta Marmat. D'une grimace, Seke indiqua qu'il preferait courir la chance, aussi minime fut-elle, plutot que d'etre reduit en charpie par les mutants. Il lut du soulagement dans le regard de Marmat. Son maitre ne serait pas fache de se debarrasser du fardeau de la vie. La tristesse persistante de son chant et sa souffrance n'etaient pas seulement dues au contraste entre la fluidite des flots chaldriens et la pesanteur des mondes visites. Seke lui posa la main sur l'avant-bras et le fixa droit dans les yeux. > Il avait prononce ces quelques mots presque a voix basse, mais il vit, au large sourire qui eclaira son visage, que Marmat les avait entendus malgre le vacarme. > Les mutants reprirent leur marche en avant et comblerent en partie la distance qui les separait des griots. Une premiere pierre atterrit aux pieds de Seke, puis une aiguille transparente lui frola la joue. Des ombres s'envolerent au second plan, des buissons ebouriffes qu'il prit un temps pour des silhouettes implorantes. Seke s'apercut alors qu'il avait ete trompe par les perspectives. Le cyclone aerien s'abattait plus loin qu'il ne l'avait estime. Les mutants n'accordaient aucune attention a la tempete : ils savaient sans doute qu'elle epargnerait Bord'z, qu'elle passerait au large ou se briserait sur une barriere naturelle. Une pluie de pierres et d'aiguilles degringola sur les deux griots. Ils se protegerent comme ils le purent des bras et des mains. La vague les aurait submerges dans quelques instants, et la Chaldria les abandonnait a leur sort parce qu'elle ne pouvait pas transgresser ses propres lois, qu'elle choisissait de laisser mourir ses serviteurs plutot que de les condamner a cette peine terrible qu'on appelait >. La pointe d'une aiguille se ficha au-dessus de l'arcade sourciliere de Seke. Etourdi, il tomba a genoux et tenta de juguler le sang qui s'ecoulait de la plaie. Des pierres le frapperent a la nuque, au dos, a la poitrine, le viderent de ses dernieres forces, le coucherent sur le sol. Il sentit ou crut sentir le corps de Mar-mat s'allonger contre le sien, devina ou crut deviner que son maitre essayait de le proteger des projectiles, des griffes ou des dents des mutants. Le crane lacere par leurs cris, il fut encore traverse par les souvenirs de Danseur-dans-la-tempete, par la legerete infinie de ses evolutions entre les tourbillons de sable, puis il eut la sensation d'un deplacement soudain, d'une chute vertigineuse, comme s'il etait happe par les flots de la Chaldria. A moins encore qu'il ne fut aspire par la bouche de la mort. CHAPITRE XVII SOMBILLIA Je me suis souvent demande ou les griots puisaient leur inspiration. Je crois le savoir maintenant : dans cette masse fantastique de donnees qu'on appelle la betise humaine ! Inscription anonyme, bas-relief du temple solarien de Xantor, Siltair. Vite ! Vite ! >> Les galeries succedaient aux galeries, etayees a intervalles reguliers par des poutres en metal, envahies par une vegetation translucide qui se dechirait aussi facilement que des toiles d'arak, traversees de sources bouillonnantes a l'odeur familiere de soufre. Erbillion croyait connaitre tous les souterrains de Bord'z, mais il n'avait jamais emprunte ces passages. La silhouette claire de Sombillia ecartait les tenebres devant lui. Un male le suivait, qui lui donnait de temps en temps un coup sur le dos ou les fesses pour l'obliger a forcer l'allure. Sombillia et lui avaient croise un groupe surexcite dans un passage proche de sa taniere. Il avait craint d'etre tombe sur l'une de ces phalanges chargees de maintenir l'ordre et d'eliminer les bouches mutiles, mais leur attitude l'avait rapidement detrompe : traitant la jeune femelle avec une deference que les membres de la communaute reservaient d'habitude aux seuls ankkates, ils avaient tenu un bref conciliabule auquel il n'avait pas compris grand-chose, sauf qu'ils appartenaient a un mouvement clandestin oppose a l'autorite des serviteurs du draak et qu'ils projetaient de sauver les deux griots de l'injuste courroux du peuple des mutants. Sombillia avait fixe Erbillion le Jeune avec une intensite qui lui avait dresse les poils sur la tete. > Oui, bien sur, avec eux. Pas seulement parce qu'ils l'auraient tue sur-le-champ s'il avait repondu par la negative, mais parce que, ensorcele par son odeur, il aurait suivi jusqu'au fond des enfers humains la jeune femelle qui venait tout juste d'egorger sa mere. Mais alors, le grand reve des mutants, le voyage vers le Ba'il, l'accomplissement de la metamorphose ? > Les ankkates ne disent pas la verite ? > Etait-il necessaire de tuer ma mere ? De l'extremite de ses doigts, Sombillia avait caresse la face d'Erbillion avec une douceur et une sensualite qui avaient declenche de longs frissons sur sa nuque et son echine. > Les griffes acerees de la femelle avaient delicatement effleure son torse et son ventre. > Alors Erbillion le Jeune avait rejoint les rangs des clandestins qui combattaient l'influence des ankkates, de mauvais interpretes, selon eux, des volontes de Thellion le Grand. Ils avaient enfile une serie de galeries aux bouches camouflees par des leurres de terre ou de vegetation. Malgre l'obscurite, Erbillion avait repere les cavites creusees par les serpents de vase dans les parois et la voute des conduits. Le petit groupe s'etait arrete dans une salle souterraine tres basse. Agenouilles ou accroupis, les vingt clandestins avaient entrepris d'effriter le plafond a l'aide d'aiguilles et de pierres aux aretes tranchantes. Erbillion n'avait pas devine ou ils voulaient en venir jusqu'a ce que le plafond s'effondre dans un grondement prolonge. Plusieurs corps etaient tombes au milieu des eboulements de pierres et de terre. Des cris avaient retenti, une grande confusion avait regne pendant quelques instants, puis Sombillia avait tire Erbillion par le bras et ils s'etaient lances en courant dans le reseau des galeries souterraines. > Des glapissements suraigus dominaient regulierement les expirations et les bruits de pas. Les poursuivants semblaient peu a peu perdre du terrain, au grand soulagement d'Erbillion, qui n'avait pas l'habitude de courir et commencait a s'essouffler. Sombillia ne manifestait aucun signe de fatigue et le distancait parfois d'une dizaine de pas. Aiguillonne par le male qui le suivait, il devait alors puiser dans ses reserves pour combler l'intervalle. Il se demandait a quoi rimait cette cavalcade interminable dans les anciens egouts de Bord'z. Qu'avaient-ils donc commis de si terrible qui les obligeait a fuir comme des laches ? > Sombillia s'engouffra dans une galerie etroite dont la bouche etait surmontee d'une avancee jonchee de grosses pierres. Erbillion ne tiendrait pas longtemps a ce rythme. Des aiguilles enflammees lui transpercaient la poitrine, un voile lui tombait sur les yeux, il ne maitrisait plus les tremblements de ses Membres inferieurs. Il avait parcouru une vingtaine de pas dans le passage quand un grondement retentit derriere lui. Une odeur de poussiere se repandit dans le boyau et l'informa que le der-^er de leur petite troupe avait provoque l'eboulement des pierres entassees au-dessus de l'entree. Entre leurs poursuivants et eux, ils avaient place un obstacle qui leur offrait un appreciable moment de repit. D'ailleurs l'allure se ralentit aussitot, et c'est en marchant qu'ils gagnerent une grande salle dont le plafond en forme de cone s'ouvrait sur le ciel. Des eclats lumineux se glissaient par l'ouverture circulaire et revelaient par intermittence les parois et le sol vetus de cette matiere ecaillee et ancienne qu'on appelait saton. La-haut, un cyclone celeste deroulait ses tentacules jusqu'au sol et enfournait plantes et mineraux dans son immense gueule. Erbillion sentait sur sa peau les effleurements des bourrasques et les piqures caracteristiques des gouttes de geyser. Jamais il n'avait eu l'occasion de contempler le coeur d'un cyclone. Il restait d'habitude terre avec sa mere dans leur taniere jusqu'a ce que le calme revienne et que le ciel recouvre son apaisante couleur verte. Il vit des rochers traverser comme des cometes mortes le cercle assombri de la pointe du cone, des eclairs perforer le ciel barbouille de noir. Assourdi par le fracas de l'orage, il parvint d'abord a contenir sa terreur, puis elle le deborda et le poussa a se recroqueviller sur lui-meme, le menton rentre dans la poitrine, les mains posees sur les oreilles. Il ne sut combien de temps il resta dans cette position, mais, quand Sombillia vint se frotter contre lui, il pensa qu'il emergeait d'un cauchemar de plusieurs jours. > Il releva la tete et enfouit sans le vouloir sa face dans ses mamelles. Le contact avec sa peau effaca toutes ses peurs et reveilla son desir. Elle le repoussa avec un soupir de regret. > Elle le saisit par l'extremite d'un membre superieur et l'entraina vers un angle de la salle. De l'ouverture du cone tombait desormais un rayon de lumiere qui teintait le sol d'un vert lumineux. Des plantes avaient pousse dans les fissures et parseme de taches brunes le gris sombre des parois. Le cyclone s'etait dissipe, emporte par sa propre spirale. D'autres yeux sombres s'ouvraient sur la plaine celeste. Ils continueraient de grandir et s'avaleraient les uns les autres jusqu'a ce qu'il n'en reste qu'un, qui finirait par s'abattre a la surface de la planete et lui arracher d'autres morceaux d'elle-meme. Les ankkates disaient qu'il fallait a la fois craindre et venerer les cyclones aeriens parce qu'ils avaient un role regulateur, qu'ils etaient l'expression de la volonte du draak. Ils avaient transporte les terribles aragnelles, les virus qui tissaient une toile dessechante autour du cerveau, et provoque l'extinction des hommes, preuve pour les serviteurs du draak que leur mere Ez Kkez avait choisi ses enfants. >, repeta Sombillia. Elle designa deux corps allonges vetus d'etoffes dechirees et ensanglantees. L'un avait une peau sombre, des poils serres et blancs sur la tete et en bas du visage ; de son vetement ne subsistaient que des lambeaux qui lui couvraient le ventre et le haut des membres inferieurs. La peau de l'autre etait plus claire, ses membres et son corps plus fins, ses poils noirs, epais et ondules ; des taches pourpres s'epanouissaient sur son front et sur l'etoffe claire enroulee autour de son bassin et de son torse. La finesse de leurs traits bouleversa Erbillion. > Sombillia observa avec attention, avec un brin d'amusement aussi, les reactions de son compagnon. D'autres mutants, males et femelles, s'assemblerent en demi-cercle autour d'eux et fixerent les deux hommes avec une expression qui oscillait entre crainte et adoration. La poitrine des griots se soulevait regulierement. Erbillion le Jeune prit conscience que les visiteurs venus du lointain espace devaient leur vie a l'intervention d'une poignee de clandestins. L'organisation mise en place par Sombillia et les siens avait fait preuve d'une remarquable efficacite. > Elle haussa les epaules pour lui montrer qu'elle n'avait pas compris le sens de sa question. Comme a chaque fois qu'il lui fallait preciser une idee, une petite vague de panique le traversa, qui embrouilla ses pensees et ses mots. Il reporta son attention sur les griots dans l'espoir absurde qu'ils l'aideraient a recouvrer l'usage de la parole. Meme s'ils etaient tres differents l'un de l'autre, il fut une nouvelle fois emerveille par la beaute de leurs traits. > essaya-t-il. Sombillia eut un large sourire qui degagea ses canines montantes et lui plissa la levre superieure. > Elle marqua un temps d'hesitation. > Erbillion se rappela alors qu'une petite troupe menee par un ankkate avait ramene a la taniere le cadavre a demi devore de son pere. Sombillia lui apprenait que sa mere et lui s'etaient trompes de chagrin. Les ankkates ne l'avaient pas seulement prive de son pere, ils lui avaient interdit de partager son mystere, de jeter un regard different sur la vie. Des larmes roulerent sur ses joues. Cette stupide manie de pleurer. > Sombillia lui posa son membre superieur sur l'epaule. > Un gemissement du griot a la peau claire l'interrompit. Il remuait comme un serpent de vase sur le beton ecaille et prononcait des successions de syllabes qui ressemblaient a un langage. Le sang seche avait colle quelques-uns de ses poils noirs sur le cote de sa tete. Par l'ouverture circulaire du plafond, Erbillion contempla les nuages enflammes qui paressaient dans le vert du ciel. Depuis qu'il avait vu ces deux hommes, l'envie le tenaillait de sortir des egouts de Bord'z, de relever la tete, de vivre enfin dans la lumiere. -- Ppp... artirrr ou ? >> Elle se frappa a plusieurs reprises sous la mamelle gauche. > Erbillion evacua une nouvelle crise de larmes. Chez lui, les difficultes de comprehension, d'assimilation, se traduisaient aussi par des ecoulements incontrolables. Des brindilles et des particules scintillantes, vestiges du cyclone aerien, flottaient dans la colonne de lumiere dont la base s'ecrasait en mare etincelante sur le sol. > Des gloussements de joie ponctuerent les paroles de Sombillia. L'homme a la peau claire ouvrit des yeux hagards sur les males et femelles du petit groupe qui se pressait devant lui. Il n'y avait pas d'hostilite dans le regard ni dans le comportement des mutants. Immobiles, ils fixaient Seke avec une attention respectueuse, quasi religieuse. D'une ouverture du plafond tombait une colonne aveuglante qui habillait de lumiere verte les parois et le sol de la salle souterraine. Seke crut que l'aiguille de pierre etait toujours fichee au-dessus de son arcade sourciliere, mais ses doigts ne palperent qu'une plaie recouverte d'une croute de sang seche. Ses gestes pourtant anodins reveillerent les innombrables douleurs assoupies dans ses membres. Il avait un jour glisse sur la pente d'une montagne dans le Mitwan, et il avait repris connaissance dans le nid avec la meme impression d'avoir roule une journee entiere sur un lit de cailloux. Il faillit se rallonger, fermer les yeux, replonger dans l'oubli du sommeil, puis il se souvint que Mar-mat etait couche contre lui lorsque le sol s'etait derobe, tourna la tete, decouvrit le corps de son maitre etendu a deux pas de lui, denude, ensanglante, inerte. Oubliant la douleur, il s'en approcha a quatre pattes et posa l'oreille sur sa large poitrine. Il discerna les battements de son coeur, si lointains, si tenus qu'ils semblaient sur le point de s'eteindre a chaque instant. La Chaldria ne se manifesterait pas tout de suite : Marmat etait encore trop faible pour supporter le voyage du retour. Gagne par le decouragement, Seke resta un long moment prostre a cote de son maitre avant qu'un murmure lui fasse reprendre conscience de la presence des mutants. Il se redressa, les observa, se laissa emporter par un flot de degout et de colere, puis il se dit que ceux-la n'avaient pas participe a la folie meurtriere de leurs congeneres, qu'au contraire ils leur avaient sauve la vie, a Marmat et a lui, qu'il devait les regarder avec gratitude. Il essaya de redonner une allure acceptable a ses vetements dechires, puis il se leva et s'efforca de rester campe sur ses jambes flageolantes. Il entrevit un pan de ciel vert decoupe par l'ouverture centrale du plafond en forme de cone. > Ces mots, empruntes a son maitre, etaient sortis tout seuls de sa gorge. Les mutants commencerent a s'agiter, a bruisser, a pousser des glapissements. Il lui fallut faire un effort pour entrevoir l'humain dans leurs traits grotesques, tout comme lui-meme avait eprouve de grandes difficultes a se glisser dans son corps et son esprit d'homme. > Une femelle s'avanca d'un pas et tendit les bras dans sa direction. Bien qu'un poil blanc, reche, clairseme, habillat son crane et ses membres, le patrimoine humain se distinguait chez elle davantage que chez ses congeneres. Hormis la teinte et la texture de la peau, son corps avait a peu pres garde les proportions d'un corps de femme. > Elle l'implorait de chanter. Ils avaient sans doute attendu ce moment depuis toujours, entretenant dans la clandestinite la flamme de la vigilance afin de soustraire les visiteurs celestes a la colere de leurs congeneres. Il lanca un regard desespere a Mar-mat, toujours inconscient sur le sol. Selon les regles du Cercle, seuls les griots qui avaient recu leur kharba etaient autorises a porter le Verbe, et il ne recevrait la sienne que lors de la prochaine assemblee chaldrienne. Pourtant, les survivants d'Ez Kkez exprimaient le desir urgent et sincere d'entendre la voix de l'espace, de se reinserer dans la grande famille humaine dispersee dans les etoiles. Lorsque Seke demandait a son confrere ou il puisait son inspiration, Marmat repondait invariablement qu'il entrait dans la transe, qu'il devenait la caisse de resonance du Verbe. Il n'existait pas de technique proprement dite, seulement un etat de receptivite absolue, un effacement de cette enveloppe a la fois derisoire et encombrante qu'on appelle le moi, ou le >. > Les enfants du Tout ne designaient-ils pas les hommes comme des faiseurs de bruit ? Ne l'avaient-ils pas appele, lui, le petit d'homme, Qui-vient-du-bruit ? Alors Seke ferma les yeux et se concentra sur les sons. Les cris des mutants l'irriterent dans un premier temps, mais il se rememora les lecons de ses compagnons de nid, affina son ecoute et percut au bout de quelques instants les chants des formes, les vibrations emises par les grains de matiere, les cordes intimes qui s'enchevetraient en choeurs tantot monotones, tantot chatoyants. Les mutants ne savaient pas encore tirer des accords harmonieux d'une gamme a laquelle s'etaient ajoutes et retranches des tons, ils vivaient dans la repulsion d'un passe qui les fascinait et dans la hantise d'un avenir qui les effrayait. Mi-humains, mi-kkez ; ni humains, ni kkez. Un grand vide se fit en Seke, un silence grandit en lui, qui n'etouffait pas les chants des formes mais les sous-tendait, un peu comme s'il plongeait dans un sommeil profond tout en gardant les sensations de son corps. Alors il rouvrit les yeux, contempla les mutants qui dansaient d'allegresse et laissa le Verbe jaillir a travers lui. > Sa voix ne blessait pas le silence, elle coulait de sa gorge comme une source puissante et paisible. Les mutants se turent et leverent sur lui des regards brulants d'esperance. > Les mots glissaient sans effort de la bouche de Seke. Porte par la meme legerete, la meme ivresse que lors de ses voyages sur les flots chaldriens, il etait le temple d'une presence omnisciente, un point qui renfermait tout l'espace, un puits sans fond ou se deversaient les courants du temps. > Des larmes roulaient sur les joues des mutants petrifies. Emporte par le rythme lancinant de sa voix, Seke ne savait pas si ses paroles refletaient une quelconque verite, mais les images et les mots qui le traversaient, qui s'imposaient a lui, lui paraissaient justes et necessaires, ils jaillissaient d'une source qui ne concernait pas seulement le passe des habitants d'Ez Kkez, mais l'ensemble des humanites dispersees, la totalite des etres vivants. > Une brulure au visage ramena brutalement Seke a la surface des choses, a la perception de son corps, aux douleurs qui fredonnaient dans ses membres, a l'odeur de soufre saturant l'air de la salle. Adosse a la paroi, Marmat Tchale l'observait attentivement, avec dans ses yeux globuleux une lumiere intense qui pouvait aussi bien passer pour de la reprobation que de l'etonnement. La tete basse, les mutants pleuraient sans un bruit, comme pour eviter de perturber le silence des griots. >, bredouilla Seke, degrise. Marmat lanca des regards etonnes autour de lui, comme s'il cherchait d'invisibles personnages. > Le tremblement de sa voix et le gris etonnamment clair de sa peau traduisaient son extreme faiblesse. > Si Seke avait tique devant la nourriture offerte par les mutants, Marmat, lui, ne s'etait pas fait prier pour manger. Deux males avaient rapporte de leur expedition des reptiles aux ecailles grises dont ils avaient ouvert l'abdomen a l'aide d'aiguilles transparentes, puis qu'ils avaient vides de leur terre, de leurs visceres et de leur sang. Ils leur avaient ensuite retrousse la peau avant de les couper en petits morceaux et de les presenter aux deux hommes assis juste sous l'ouverture circulaire du plafond. > L'attention avec laquelle les mutants observaient les visiteurs demontrait mieux que tout discours la justesse de son raisonnement. Seke surmonta donc son aversion pour saisir un morceau de serpent et l'enfourner dans sa bouche. Une fois dissipes les relents de terre, le gout de la viande le surprit. Plus ferme que celle des tritrilles, plus tendre que la chair humaine, elle devoilait des saveurs inattendues sous sa fadeur premiere. Il mangea de bon appetit, et les mutants, rassures, s'autoriserent alors a l'accompagner. > Perturbe par la remarque de Seke, Marmat porta a sa bouche une coupe de pierre emplie d'une eau tiede et trouble. Une grimace lui etira les levres et lui plissa les yeux apres qu'il en eut avale deux gorgees. -- Gomment peut-on souhaiter mourir ? >> Marmat devisagea Seke d'un air penetrant. -- Si, Autre-mere, Danseur-dans-la-tempete, les compagnons du nid... >> Seke se retint au dernier moment d'ajouter le nom de Jaife. > Seke ne repondit pas. Il n'avait jamais envisage l'amour sous une forme aussi extreme. Il avait joui de l'affection des enfants du Tout et de la difference de Jaife, mais il n'avait pas songe a les rejoindre dans l'autre monde. Il y avait encore tellement de choses a explorer dans l'univers des formes qu'il n'etait pas presse de decouvrir les territoires de l'informe, le Pays ou le souffle change de sens, selon les perceptions d'Autre-mere. > Les mutants, assis quelques pas plus loin, suivaient la conversation avec interet. Meme s'ils ne comprenaient rien ou pas grand-chose, les voix des griots qui se chevauchaient, qui se repondaient, resonnaient a leurs oreilles comme la plus douce des musiques. Le ciel avait pris une teinte vert sombre traversee de fulgurances rougeoyantes. L'avenement de la nuit peut-etre, ou l'imminence d'un nouveau cyclone. > insista Seke. Marmat but encore une gorgee d'eau, puis il s'allongea, la nuque posee sur ses mains croisees. -- Une derniere chose : pourquoi m'as-tu appele Seke ? -- Un surnom de Galban la seche. Il m'est venu des que je t'ai apercu sur la scene du theatre de Jezomine. Ca veut dire > en vieille langue galbane. >> Erbillion le Jeune ne se lassait pas de contempler les visages des griots endormis. Le sommeil donnait encore davantage de noblesse a leurs traits. Il avait fremi de joie lorsque le groupe lui avait demande de rapporter des serpents de vase afin de les offrir aux deux visiteurs celestes. Il avait demontre son utilite aux clandestins et sa valeur a la femelle qui l'affolait de ses odeurs. Il s'etait revele nettement plus efficace que d'habitude dans sa chasse, parcourant les galeries voisines au pas de course, ramenant une pleine poignee de reptiles dont certains atteignaient la longueur et l'epaisseur de ses membres superieurs. Aucun d'eux ne l'avait mordu - heureusement, car le venin des grands serpents de vase pouvait entrainer une paralysie progressive des muscles. Il devait cette habilete et cette audace a l'influence des griots. La voix du visiteur celeste a la peau claire avait souleve en lui des sensations et des emotions inconnues, ou plutot endormies, comme si elle l'avait conduit dans une piece oubliee de son esprit. Et ses larmes avaient exprime la joie plutot que la douleur ou l'embarras. Une porte s'etait entrebaillee, qui s'ouvrait sur un autre monde. Il n'etait plus cet etre sans passe ni avenir, condamne a errer jusqu'a la fin de ses jours dans les anciens egouts de Bord'z, il avait entrevu le Ba'il interieur, il etait pret pour un nouveau depart, pour cette exploration du coeur et de l'esprit a laquelle le conviait Sombillia. Il repensait a Erbillion l'Ancien, ce pere qu'il avait si peu connu, a tous ceux qui avaient prepare le voyage et qui n'avaient pas eu la chance d'entendre le chant des griots. Une volee d'odeurs l'avertit que Sombillia s'approchait dans son dos. La lumiere tenue qui se glissait par le cercle etoile du plafond se volatilisait dans l'obscurite. > Elle l'invita a se relever d'une pression sur l'epaule. Il obtempera, le coeur battant, un peu inquiet soudain a l'idee d'affronter l'inconnu, de se depouiller des ultimes lambeaux de son ancienne vie. Ils louvoyerent entre les autres kkez endormis et s'engagerent dans une galerie dont l'etroitesse les contraignit a marcher l'un derriere l'autre. Elle se jetait dans un passage plus large, traverse en son milieu d'une riviere qui croupissait dans un lit de beton. Des fremissements de l'eau trahissaient la presence de louvognes, des creatures aquatiques absolument immangeables. La mere d'Erbillion lui avait explique, avant son declin, que les aragnelles, les virus qui avaient decime les hommes et les kkez, s'etaient developpees dans les oeufs des louvognes. Il n'avait pas vraiment cru a cette histoire, d'autant que les ankkates donnaient une tout autre explication a l'origine de l'epidemie - eux pretendaient que les aragnelles avaient ete transportees par le draak aux ailes rouges et ses fils les cyclones aeriens -, mais il veilla a ne pas poser l'extremite de ses membres inferieurs dans l'eau et constata que Sombillia observait les memes precautions que lui. Ils marcherent pendant un temps qu'il aurait ete incapable d'evaluer. Il se metamorphosait en un bloc de desir dans le sillage odorant de la femelle, et il se serait jete sur elle sans la petite voix interieure qui lui ordonnait de contenir ses pulsions. Sans la peur egalement d'ecraser des oeufs de louvogne et d'etre contamine par l'aragnelle, meme si le virus n'avait pas d'effet mortel sur les derniers descendants de Thellion le Grand. Il devina, au courant d'air chaud qui lui caressa la face, qu'ils s'approchaient de la sortie des egouts. Ils deboucherent quelques instants plus tard dans une salle souterraine herissee de piliers cylindriques. La riviere disparaissait au loin dans un bruit de cataracte, et Erbillion entrevit les remous des louvognes qui remontaient a contre-courant pour eviter d'etre entrainees dans la chute. Sombillia le guida vers un escalier en colimacon, en parfait etat contrairement aux marches metalliques disseminees dans les galeries et rongees par la rouille. L'ascension lui donna la sensation etouffante d'etre enferme dans une cage. > Elle ne repondit pas, mais le simple fait d'avoir pose la question lui avait permis de desserrer la gorge. Il respira encore un peu mieux lorsqu'ils arriverent sur un palier cerne de hauts murs a demi eboules. Ils penetraient sans doute dans l'une de ces constructions en ruine qui temoignaient du passage des hommes sur Ez Kkez. Il n'y avait jamais mis les pieds, parce que la loi des ankkates l'interdisait formellement, et aussi par superstition, craignant que le moindre contact avec les vestiges humains n'attire la malediction sur sa famille et lui. > Sombillia se retourna et l'exhorta a la patience d'un petit sourire qui lui fronca le nez. Ils traverserent plusieurs pieces en enfilade, contournant parfois les monticules de gravats qui surgissaient de la nuit, spectres ventrus et pales. Les rayons des satellites d'Ez Kkez se faufilaient par les ouvertures et s'etalaient en nappes blafardes sur les dalles fendillees. >, dit Sombillia. Elle se pencha pour franchir une ouverture basse, et Erbillion l'imita apres un petit moment d'hesitation. Le spectacle qu'il decouvrit de l'autre cote lui coupa le souffle : au milieu d'une profusion vegetale deja en soi admirable se devinaient les contours legerement brillants d'une silhouette assise sur un socle. Il resta petrifie par la stupeur et l'apprehension jusqu'a ce que Sombillia l'entraine vers le centre de la piece. Il ne s'agissait pas vraiment d'une piece, d'ailleurs, mais d'un espace a ciel ouvert entoure de quatre hauts murs. Tout la-haut se decoupait un carre de firmament ou les etoiles semblaient orbiter autour des yeux noirs des cyclones aeriens et des satellites. Ils se frayerent un passage au milieu d'une vegetation dont la densite les obligea a se livrer a d'incessantes contorsions. Erbillion ne connaissait du monde vegetal que les branches souples et les feuilles brunes des buissons qui devoraient les ruines de Bord'z et s'aventuraient par endroits dans les tanieres ou les passages souterrains. Ces arbres, ces plantes paraissaient surgir tout droit d'un autre monde, comme les visiteurs celestes. Ils grimpaient jusqu'en haut des murs d'ou ils retombaient en cascades vertes et frissonnantes. Sans doute tres ages, aussi ages que les batiments, ils avaient survecu aux cyclones aeriens, proteges par leurs remparts de pierre ou encore implantes dans l'une de ces zones epargnees par les tourmentes celestes. >, haleta Sombillia. Ils etaient arrives a l'interieur d'un cercle degage et jonche de feuilles mortes autour du socle. Elle designait la silhouette assise avec dans les yeux, dans l'attitude, une ferveur intense. Les marques plus ou moins profondes semees par la vegetation zebraient sa peau plus claire et tendre que celle d'Erbillion. La consistance du socle et de la silhouette le derouta. Ce qu'il avait pris pour une statue taillee dans une matiere legerement brillante n'etait en fait qu'un jeu de transparences, une image sans epaisseur, des lignes esquissees et soulignees par une invisible source lumineuse. Le tout figurait un corps qui aurait pu appartenir a un humain ou a un mutant. On ne distinguait ni les traits ni les membres, seulement cette forme globale arrachee de la nuit comme un songe. > s'exclama Sombillia. Il ne reussit pas a partager l'enthousiasme de la femelle. Quelque part au fond de lui, il etait ecrit que ce phenomene lumineux n'etait pas aussi extraordinaire qu'il le paraissait. >, repeta-t-elle. Comment pouvait-elle etre certaine que cette silhouette etait celle du fondateur de la Mutation souveraine ? >, precisa-t'elle comme si elle avait devine ses doutes. Les paroles de Sombillia, pourtant crachees avec force, ne le convainquirent pas. Un trouble subsistait au fond de lui, qui l'empechait d'exprimer son enthousiasme par un bond de joie ou une mine emerveillee Il avait besoin d'une confirmation, d'une preuve. Et cette preuve, seuls les griots, eux qui venaient du temps, eux qui parcouraient le vaste univers, eux qui ouvraient les portes de la memoire, pouvaient la lui fournir. Il resolut de les conduire dans cet endroit, avec ou sans l'accord des clandestins, de les interroger sur la nature de l'apparition, mais, comme il ne voulait pas deplaire a Sombillia, il s'efforca de deployer la fougue qu'elle attendait de lui. >, s'exclama-t-il d'un air extasie. Elle poussa un cri de triomphe et l'enveloppa aussitot dans un filet d'odeurs irresistibles. CHAPITRE XVIII KHARBA Pourquoi, ma soeur, scruter le ciel a toute heure du jour et de la nuit ? Je ne veux pas manquer la venue de celui qui vient. De qui parles-tu ? Aucun homme n'a le pouvoir de descendre du ciel pour t'emporter avec lui. Je ne le connais pas, mais je sais qu'il vient, et je l'attends. D'ou tiens-tu cette certitude, ma soeur ? De mon coeur, le gardien de mon ame. Que dirai-je aux hommes qui assiegent la maison de notre pere ? Tous te veulent pour epouse. Qu'ils se marient avec mes autres soeurs et toi. Tu es l'ainee, pas une d'entre nous ne prendra de mari tant que tu n'auras pas fait ton choix. O dieux, la secheresse de ton coeur nous condamnera-t'elle a la sterilite ? Condamnera-t'elle notre famille a l'extinction ? Et toi, me condamnerais-tu a l'horreur d'une existence sans amour veritable ? Ignores-tu, petite soeur, que le manque d'amour veritable est la malediction supreme des etres humains ? Comment le saurais-je, puisque ton intransigeance m'interdit d'aimer ? Comment le saurais-tu, en effet, puisque ta soif te pousse a boire l'eau amere de la desillusion ? L'amour par-dela les temps, theatre cathartique de Grande-Ile des Fresles, Frater 2, ou Petit Frere. Bien qu'il FUT encore trop faible pour accompagner Seke dans ses recherches du noeud chaldrien, l'etat de sante de Marmat s'ameliorait de jour en jour. > Les tremblements de terre, les eboulements, les eruptions de soufre et les rondes incessantes des troupes des ankkates compliquaient l'exploration des sous-sols de Bordles. Les mutants avaient tente d'expliquer aux griots l'organisation de leur societe et, surtout, le role preponderant joue par les gardiens de la religion du draak, le dieu des cyclones aeriens. L'exces d'autorite des ankkates avait pousse une partie de la population a entrer dans la clandestinite. Les dissidents avaient exhume l'enseignement originel du fondateur de la Mutation souveraine et interprete les paroles de Thellion d'une facon radicalement differente : la ou les pretres du draak affirmaient qu'il fallait se debarrasser de tout vestige humain pour entamer la metamorphose, leurs opposants pensaient au contraire qu'ils devaient preserver leurs patrimoines humain et kkez, qu'ils ne defricheraient leur voie d'evolution qu'en cultivant l'un et l'autre. Les premiers avaient attendu le passage des griots pour trancher les derniers liens avec l'humanite et voguer ensuite vers la rive opposee de la grande mer de boue ; les seconds, pour entendre le chant des visiteurs celestes et entreprendre le voyage vers le Ba'il interieur. Seke s'etait egalement appuye sur les souvenirs de Marmat pour reconstituer le passe d'Ez Kkez. Des ruines des deux civilisations qu'avait portees la planete, la kkez et l'humaine, etait issu un peuple qui ne s'etait pas encore affranchi de ses dechirements, qui continuait de porter en lui le conflit. -- Qu'est-ce qu'on peut faire pour les arreter ? -- Pourquoi vouloir les arreter ? Nous ne sommes la ni pour changer le cours des choses ni pour prononcer une sentence, mais pour aider les etres vivants a prendre conscience de leurs pensees et de leurs actes. Ils avanceront sur leur chemin en toute liberte, en toute lucidite. Nous devrions porter la flamme, nous nous contentons trop souvent d'etre des soldats du bien et du mal. Voila pourquoi, sans doute, nous rencontrons de plus en plus de haine sur les mondes que nous visitons. Nous cedons trop souvent a la facilite d'adopter un parti ou un autre. Porter la flamme exige une compassion et un desinteressement de tous les instants, et nous sommes des etres interesses, Seke, peut-etre les pires de tous, ceux qui se deguisent en vetements de sage, ceux qui cultivent dans le secret de leur ame le merite, l'attachement ou le mepris pour tout ce qui vit. Mon ami Zaul a raison : la Chaldria, ce present somptueux, nous sera bientot retiree. -- Vous etes plusieurs a en etre conscients. Si vous essayiez de convaincre les autres de repartir sur de nouvelles... -- La volonte de convaincre est probablement la cause principale de tous les egarements. Ton chant etait beau l'autre jour parce qu'il ne cherchait pas a convaincre, il invitait a regarder, a comprendre. Les civilisations les plus sophistiquees, les plus evoluees, se sont toutes effondrees lorsqu'elles ont un jour cesse de servir pour imposer, conquerir. >> Seke avait ecarte les bras et leve des yeux excedes sur l'ouverture circulaire du plafond. -- Etre. Simplement. >> Les actes de Marmat ne correspondaient pas a ses discours : il > plus depuis qu'il avait perdu sa kharba. Il avait prie les mutants de tout mettre en oeuvre pour retrouver son heptacorde, et ils envoyaient, dans les ruines de Bord'z, de regulieres expeditions qui n'avaient pour l'instant donne aucun resultat. La tradition du Cercle voulait qu'a chacun de ses membres correspondit un seul instrument ; si les circonstances conduisaient un voyageur celeste a etre separe de sa kharba, il perdait de facto son statut et ses prerogatives de griot. Marmat ne redoutait pas la mort - il l'appelait parfois de ses voeux, comme il l'avait reconnu les jours precedents -, mais il ne voulait a aucun prix subir l'humiliation publique de la destitution. Aussi exhortait-il sans cesse les mutants a partir a la recherche de son instrument sans tenir compte des dangers que de telles incursions leur faisaient courir. A plusieurs reprises, les troupes des ankkates avaient failli surprendre les clandestins affaires a fouiller l'eboulis de la salle basse ou les deux griots etaient tombes. >, avait avance Seke. Marmat lui avait decoche un regard d'ou etait exclue la moindre trace d'amenite. -- Ce n'est qu'un instrument apres tout. -- Tes mains, ta bouche, ta voix, ton corps ne sont aussi que des instruments. Accepterais-tu de t'en separer ? >> Les mutants avaient supplie les deux hommes de chanter a plusieurs reprises. Marmat avait refuse de s'executer sans son heptacorde et, en tant qu'aine de la confrerie du Cercle - de maitre a disciple, la relation etait passee d'aine a cadet, ou d'ancien a novice, un glissement qui, dans le fond, relevait de la meme logique hierarchique -, il avait formellement interdit a Seke de le faire a sa place. > Le male etait seul, les autres s'etant disperses pour la chasse aux serpents ou la toilette dans les sources soufrees qui coulaient dans les galeries voisines. Seke avait tente de s'y laver la veille, mais la chaleur et la corrosivite de l'eau l'en avaient dissuade. De meme la curiosite exacerbee dont il avait fait l'objet lorsqu'il s'etait devetu - les plus hardis des mutants avaient pendu leur drole d'appendice nasal a quelques pouces de son bas-ventre - ne l'avait pas incite a renouveler l'experience. Le male, un jeune comme l'indiquaient sa face lisse, ses poils courts et son aspect frele, jetait d'incessants regards autour de lui. > Il s'appliquait a detacher ces deux syllabes du torrent sonore qui s'echappait de sa bouche des qu'il entrouvrait les levres. Les extremites de ses membres superieurs, des > longs et fins a quatre phalanges, s'ouvraient et se fermaient dans un mouvement incessant de prehension ou d'imploration. > Une lueur s'alluma dans les yeux de Marmat. > Surexcite tout a coup, il avait parle un peu trop rapidement pour son interlocuteur. Un leger voile de panique glissa sur les yeux du male, qui se ressaisit et retroussa sa levre superieure en une caricature de sourire. -- C'est loin ? -- Nnnonn. Suivrrre. Mmm...ontrrrer. >> Marmat se leva et rabattit sur ses jambes les pans de sa tunique colles par l'humidite a son ventre et a son bassin. Le cercle du sommet du cone s'etait assombri, signe qu'un cyclone aerien allait bientot fondre sur les ruines de Bordles. Les sifflements rageurs des bourrasques estompaient les bruits familiers. >, suggera Seke. L'ecoute des sons des formes ne lui avait pas montre de hiatus entre les paroles du jeune mutant et son chant intime, entre ses intentions et ses actes, mais la nervosite de ses gestes et de ses regards appelait la mefiance. Pourquoi avait-il attendu d'etre seul avec eux pour les inviter a le suivre ? Pourquoi agissait-il a l'insu des autres membres du groupe ? La remarque de son confrere provoqua chez Marmat une reaction d'agacement. > En depit d'une claudication marquee, il emboita le pas au mutant qui se dirigeait vers l'entree d'une galerie. Seke se leva a son tour et s'engagea dans le passage ou avaient disparu Marmat et son guide. Erbillion designa les remous a la surface de la riviere qui coulait paresseusement dans le lit de l'ancien egout. > Les deux hommes marchaient derriere le mutant sur la bordure de beton eclatee par endroits. Ils s'arreterent a leur tour pour observer les tourbillons. Depuis quelques instants, une lumiere encore faible s'etait faufilee dans le large passage pour effleurer la voute, les parois et le miroir frissonnant de l'eau. Les griots tinrent une breve conversation dans laquelle Erbillion saisit les mots >, >, >, >, >, >. Son evolution s'etait acceleree ces derniers jours : il comprenait de mieux en mieux les visiteurs celestes, il convertissait plus rapidement ses pensees en mots. La presence des griots avait sans doute un lien avec sa metamorphose, mais l'influence de Sombillia n'y etait pas etrangere non plus. Il avait decouvert le bouleversement des sens avec la jeune femelle. Ils s'etaient tenus a l'ecart du groupe pour explorer jusqu'a l'epuisement les territoires du plaisir. Entrer en elle, c'etait comme plonger dans un puits de delices, trancher tout lien avec la realite, se reduire tout entier au fil voluptueux qui se deroulait en lui. Dans le noir absolu des galeries, les effleurements du souffle, des ongles et des poils devenaient des caresses inouies, des invitations affolantes, des preludes imperieux au choc des corps. Il etait ressorti different, regenere, des nuits passees dans l'odeur et la moiteur de Sombillia. Et plus efficace : il avait reussi la ou les autres avaient echoue, il avait retrouve le precieux instrument du griot. Subodorant que les ankkates l'avaient recupere dans l'intention d'en faire un appat, il ne l'avait pas cherche dans les decombres du sous-sol, il etait retourne dans le perimetre de la communaute comme s'il n'avait jamais quitte sa taniere. Personne n'ayant remarque son absence, un ankkate lui avait ordonne de participer aux patrouilles et aux operations dirigees contre les dissidents. Il avait compris, a cette occasion, comment les compagnons de Sombillia etaient parvenus a garder leurs refuges invioles : outre les leurres qui masquaient les entrees des reseaux paralleles, ils avaient crible les galeries de pieges d'apparence naturelle, boues mouvantes, puits profonds, eaux brulantes, vegetation inextricable... Erbillion avait exploite la confusion engendree par les preparatifs du grand depart vers l'autre rive du Ba'il pour explorer les tanieres des ankkates et decouvrir, dans une petite piece, la precieuse kharba posee sur un lit de peaux de serpent de vase. Il avait evite de poser les yeux sur la statue terrifiante du draak, le dieu badigeonne de sang a la peau ecailleuse, aux pattes griffues, aux plumes et au bec d'oiseau. Erbillion ne savait pas s'il avait pris la bonne decision - avait-il le droit de manoeuvrer ainsi les visiteurs celestes ? -, mais il n'avait pas trouve d'autre moyen d'attirer les griots dans l'endroit extraordinaire ou l'avait conduit Sombillia. Eux seuls detenaient la reponse a ses interrogations, eux seuls pouvaient dissiper de maniere satisfaisante le mystere de l'apparition. Il avait besoin de leur eclairage pour s'engager dans le chemin defriche par les dissidents. Il fremit de soulagement lorsque la galerie deboucha enfin sur la grande salle herissee de piliers. Un mot s'echappa de la bouche du plus fonce des griots, qu'il entendit clairement -> -mais qu'il ne comprit pas. Les autres clandestins ne les avaient pas pris en chasse. Il ne les avait pas informes de ses intentions, pas meme Sombillia. Ils n'auraient pas admis ses doutes sur l'authenticite de l'apparition. En cela ils ressemblaient a ceux qu'ils combattaient, les ankkates, qui ne toleraient aucune deviance ; en cela ils faisaient preuve d'une etroitesse de vue qui finirait par les enfermer dans les memes nasses. Galvanise, Erbillion gravit quatre a quatre les premieres marches de l'escalier tournant, puis il se souvint que le plus fonce des griots etait encore mal remis de ses blessures et refrena tant bien que mal son impatience dans les salles intermediaires. >, dit-il avant de se pencher pour franchir l'ouverture basse. Ils ne rencontrerent aucune difficulte a se frayer un passage dans la vegetation puisque, la derniere fois qu'il y etait venu, Erbillion avait lie entre elles les branches tombantes avec des lanieres tressees de buissons. > Il avait pose la kharba juste devant le socle, de sorte que les griots n'avaient pas d'autre choix que de contempler la silhouette de lumiere. Par chance, le cyclone aerien avait obscurci le ciel et depose une penombre nocturne sur les lieux. Les contours de l'apparition se distinguaient avec nettete, et Erbillion constata avec satisfaction qu'elle frappait de stupeur les visiteurs celestes, au point que le plus fonce des deux en oubliait de ramasser son precieux instrument. Les griots resterent silencieux pendant un long moment avant de se lancer dans un conciliabule anime. Erbillion entendit les mots >, >, >, mais ne parvint pas a donner une coherence a l'ensemble. > Les deux hommes s'interrompirent, lui jeterent des regards a la fois intrigues et agaces, puis le plus fonce hocha la tete et, d'un signe de la main, reclama son attention. Une consigne inutile : Erbillion l'ecoutait deja de tout son corps, de toute son ame. > Il detachait chacune de ses syllabes et observait avec attention les effets de ses paroles sur les traits et dans les yeux de son interlocuteur. Le mutant acquiesca d'un grognement. > Erbillion eut une petite hesitation. Quel choix restait-il si le phenomene n'etait ni naturel ni surnaturel ? Les mots restaient bloques dans sa gorge, il ne pouvait plus emettre qu'un son prolonge et geignard traduisant sa perplexite. > Un hurlement couvrit la voix du griot. Les branches des arbres s'agiterent tout a coup comme si le cyclone s'etait engouffre entre les hauts murs. Des ombres gesticulantes tomberent des frondaisons, surgirent des troncs, cernerent Erbillion et les visiteurs celestes. Des males de la Mutation souveraine guides par des ankkates, armes de pics translucides ou de batons. Le griot a la peau claire se rua sur l'un d'entre eux. Il fut aussitot submerge par les autres, roue de coups de baton, rejete a l'interieur du cercle. Des larmes roulerent sur les joues d'Erbillion : il n'avait pas trouve la kharba par hasard, mais parce qu'on l'avait posee la a son intention. On s'etait servi de lui pour attirer les visiteurs celestes dans un piege. Lorsqu'ils les auraient executes, les ankkates et leurs troupes n'auraient plus qu'a se repandre dans les galeries du reseau parallele pour egorger les clandestins. Il serait celui par qui les serviteurs du draak auraient tranche le dernier lien avec les humanites dispersees, elimine toute opposition et assure leur triomphe. Ils pourraient ensuite entrainer les derniers survivants d'Ez Kkez dans une traversee absurde et faire de leur monde une planete eteinte. Et lui, Erbillion le Jeune, ne connaitrait plus jamais l'ivresse de l'union avec Sombillia. Le griot plus fonce saisit sa kharba, la plaqua contre sa poitrine et en tira des notes d'une tristesse poignante. Sur l'ordre d'un ankkate, deux males le saisirent par les bras et l'immobiliserent. >, gronda le pretre. Erbillion aurait voulu protester, crier que jamais le fondateur de la Mutation souveraine n'avait prononce une telle sentence, mais aucun son ne sortait de ses levres qu'un geignement grotesque. Et les siens lui apparurent pour ce qu'ils etaient, des monstres incapables d'apprehender la grandeur et la beaute de l'univers, indignes de vivre. S'ils executaient les griots, ils se donneraient eux-memes le coup de grace, ils se condamneraient eux-memes a l'aneantissement. Des eclairs se coulerent entre les hauts murs et scintillerent dans les frondaisons. Le cyclone aerien, tout la-haut, avait commence son orgie de terre, de vegetation et de roche. Les trois ankkates s'approcherent a pas craintifs de la silhouette de lumiere, les doigts crispes sur leurs statuettes du draak badigeonnees de sang. >, avait dit le griot. Si Erbillion ignorait la signification du mot >, il devina que le phenomene n'etait qu'une survivance du savoir des hommes qui avaient edifie la ville de Bord'z. Cette esquisse lumineuse, semblable aux dessins graves dans le beton de galeries oubliees du reseau d'egouts, n'avait rien a voir, de pres ou de loin, avec Thellion le Grand. Les clandestins s'etaient hates de l'elever au rang de symbole pour consolider leurs croyances et justifier leur action, mais ils parlaient au nom d'un etre a jamais disparu. Le griot a la peau claire se redressa avec difficulte et chancela avant de se stabiliser sur ses jambes tremblantes. Les mutants brandirent leurs batons. Une nouvelle salve d'eclairs transperca l'obscurite. Ebloui, Erbillion ne discerna plus autour de lui que des ombres eclaboussees de clarte, puis, quand la penombre fut redescendue, il chercha du regard les visiteurs celestes. En vain. Les ankkates restaient petrifies devant la silhouette lumineuse tandis que leurs troupes, saisies d'etranges convulsions, semblaient se battre contre d'invisibles adversaires. Les griots avaient... disparu. Escamotes par les eclairs. L'espace les avait expedies sur Ez Kkez, l'espace les avait repris. De leur passage il ne restait que l'agitation absurde des fideles du draak et de nouvelles perspectives. Le cyclone aerien s'eloignait deja, crachant des traits etincelants et changeants par les premieres trouees du ciel. Rasserene, Erbillion le Jeune prit une profonde inspiration et s'avanca d'un pas alerte vers la silhouette lumineuse. > Il lut de la reprobation dans les yeux des ankkates et de la perplexite sur les visages des autres. Les images de sa mere Anzillia et de Sombillia se superposerent dans son esprit, et les derniers vestiges de sa peur s'envolerent. >, repeta-t-il. Un ankkate leva son pendentif et, de la voix et du geste, ordonna a ses fideles de s'emparer de l'impudent. Pas un ne bougea. L'inexplicable disparition des griots avait produit sur eux une telle impression qu'ils voulaient d'abord entendre ce qu'Erbillion le Jeune avait a leur dire. > Les griots erraient dans un dedale de galeries eclairees a chaque intersection par des rampes de lumieres clignotantes. Plutot que de galeries, d'ailleurs, il aurait fallu parler de gaines ou de tubes. Leurs parois et leur voute formaient un cercle parfait et lisse. L'etroitesse du sol, la seule partie plane, interdisait aux deux hommes de marcher de front. Contrairement aux anciens egouts occupes par les mutants, ce labyrinthe ne portait aucune trace des bouleversements incessants de la croute planetaire d'Ez Kkez. Des grondements sourds mouraient dans le silence berce par des souffles reguliers et puissants. -- Les... hologrammes ? -- Des representations lumineuses en trois dimensions d'hommes et de femmes illustres. Pour les habitants de Bordles, c'etait a la fois un hommage aux personnages-clefs de leur histoire et une facon pratique de signaler les entrees des passages. >> Exploitant la confusion engendree par les rafales d'eclairs, Marmat avait saisi son confrere par le bras et l'avait tire vers l'avant. Seke n'avait pas eu le temps de s'en etonner. Ils avaient penetre dans le socle de la statue lumineuse sans rencontrer de resistance, le sol s'etait ouvert sous leurs pieds, ils avaient glisse le long d'un toboggan qui les avait deposes en douceur dans une premiere galerie. > Marmat haussa les epaules. Les traits tires par la souffrance, il boitait de plus en plus bas. -- Ils vivent sous terre depuis des generations. Ils avaient toutes les chances de decouvrir ces passages, meme par hasard. >> Marmat tendit le bras et frappa du bout de l'index la surface concave du tube. -- Il y a d'autres entrees, d'autres sorties ? >> Marmat s'appuya sur la paroi pour reprendre son souffle. Les lumieres clignotantes peinaient a extraire son visage de l'obscurite. Coincee entre son flanc et son coude, sa kharba emettait de temps a autre un son etouffe. -- Tu penses que ce male nous a volontairement trahis ? >> Marmat enveloppa son cadet d'un regard a la fois ironique et percant. > Ce genre de reflexion etonnait toujours autant Seke. L'etonnait et l'attristait : un homme comme Marmat, un homme genereux, sincerement desireux de servir l'humanite, n'aurait pas du se moquer de perceptions qu'il n'experimentait pas. Seke n'avait pas decele de traitrise dans le comportement du mutant, mais la fatigue de la renaissance et les sequelles de sa chute dans les anciens egouts de Bordles avaient tres bien pu alterer la qualite de son ecoute. -- Il m'a semble que les pierres qu'ils portaient au cou... >> Seke s'accorda un temps de reflexion avant de poursuivre. Toujours cette crainte que les mots ne trahissent le fond de sa pensee. -- Et au dragon ecarlate des angailleurs de Jezomine, rencherit Marmat. Et a l'anguiz de Galban la seche... Les exemples sont maintenant trop nombreux pour qu'on puisse parler de coincidence. On dirait qu'une creature unique et malefique s'est levee au-dessus des mondes humains. Un dragon ou un serpent couleur de sang, pourvu d'un bec et de plumes. Son apparition coincide avec les premieres disparitions des griots. -- Il n'existe pourtant aucun moyen de communication entre les mondes habites. -- Aucun, a part la Chaldria. >> Marmat secoua la tete d'un air las et se remit a marcher en direction de l'intersection signalee par les lumieres clignotantes. -- Quand tu dis >, tu penses a l'humanite tout entiere, n'est-ce pas ? >> Marmat ne repondit pas, mais Seke pensa avoir trouve un debut d'explication a la tristesse persistante de son aine. Les sons des formes ne te disent donc plus rien ? Marmat n'avait pas pose cette question pour le simple plaisir de se moquer de son cadet, il l'avait invite a se servir de ses perceptions pour trouver la sortie du labyrinthe. Ils ne disposaient d'aucun autre repere que ces lumieres clignotantes dont l'energie provenait sans doute de batteries d'une autonomie de plusieurs millenaires. Accompagne de guides lors de son dernier sejour sur Ez Kkez, Marmat n'avait pas prete attention a la maniere de s'orienter dans le reseau souterrain de Bordles. De vagues relents de soufre impregnaient l'air moite, filtre et renouvele par un systeme silencieux. Ils se fourvoyerent a de nombreuses reprises dans des impasses, galeries fermees par des cloisons hermetiques, issues bouchees par des eboulis de pierre et de terre... En desespoir de cause, ils deciderent de revenir sur leurs pas, mais se revelerent incapables de retrouver le chemin qui conduisait a l'hologramme. Hors d'haleine, extenues, demoralises, ils finirent par s'asseoir contre une paroi. Sa soif devorante reveillait en Seke les souvenirs des jours brulants dans le desert du Mitwan. Le choeur des formes n'etait plus qu'une rumeur sourde qui ne livrait aucune indication, qui n'ouvrait aucune porte. Ils ne pouvaient pas non plus se fier aux sifflements et grondements qui resonnaient en echos decroissants dans les galeries. Bien qu'assez douces, les lumieres clignotantes agressaient les yeux et provoquaient des hallucinations. -- Mais d'ou vient cette forme de serpent aile, de dragon ? >> La tete rentree dans les epaules, la kharba posee entre les jambes, Marmat s'absorba dans ses pensees. Seke observa pendant quelques instants la silhouette de son confrere, puis ses yeux, irrites par les clignotements, se fermerent tout seuls. Un long moment lui fut necessaire pour apaiser son tumulte interieur. L'image de la cage de verre ou l'avaient enferme les courtisans de Jezomine lui revint en memoire. Il avait eprouve une sensation d'enfermement et de desespoir identique a celle qu'il ressentait dans le labyrinthe souterrain des ruines de Bordles. Des hommes aux tenues noires et aux faces sinistres etaient venus l'observer. Il avait entrevu des taches rouges dans l'entrebaillement de leurs capes, comme des blessures sanglantes. L'angaille, le dragon ecarlate, le Quetzalt tapi dans le coeur des deux petits Orows, le draak des pretres mutants... Il portait un nom different sur chaque monde, mais c'etait bien le meme serpent aile a la puissance devastatrice, la meme creature qui s'acharnait contre les griots, qui semait la haine et la terreur dans le desert du Mitwan, sur les deux continents d'Agellon, dans les habitations souterraines d'Ez Kkez... Une nuee de souvenirs se leva dans l'esprit de Seke, le corps inerte et ensable de Danseur-dans-la-tempete, les yeux inquisiteurs de l'explorateur qui l'avait capture dans le desert, le visage de l'homme qui avait tente d'etablir un contact avec lui a travers le verre de la cloche, le menton barbouille de sang et le regard tragique de Jaife, le sourire lumineux de Salima, la jeune fille de Bel Sief, les mines terrorisees des petits Orows... Des figures a peine esquissees, a peine effleurees, et deja englouties par le temps. Il etait interdit aux griots de s'attacher, Marmat avait raison sur ce point. Il leur fallait pactiser avec cette compagne parfois haissable qu'etait la solitude, dont les decalages temporels accentuaient l'amertume. La mere de Seke, Kaleh la soltane, selon le Livre de Verite des Wehud, etait probablement morte depuis plus de trois siecles de Jezomine. Trois siecles, un souffle, un reve a l'echelle universelle, un vertige a l'echelle de son temps. Il ne l'avait pas connue, il ne se souvenait pas de son visage, mais elle occupait avec les autres disparus l'abime de plus en plus important creuse par l'eloignement. Jamais elle ne le serrerait dans ses bras, jamais elle ne lui caresserait le visage, jamais elle ne lui chuchoterait des mots tendres. Il essuya machinalement les larmes qui lui roulaient sur les joues. Il eut la meme pensee reflexe que lorsqu'il pleurait dans la fournaise du Mitwan : il perdait trop d'eau, il risquait de se dessecher. > Le coeur de Seke faillit s'echapper de sa poitrine. Il n'avait percu aucun son de forme, or la voix, douce, depourvue d'agressivite, avait resonne tout pres de lui. Une silhouette diaphane luisait dans l'obscurite intermittente. Perdant de son eclat et de sa nettete quand la lumiere s'allumait, elle semblait sculptee dans la meme matiere, ou la meme absence de matiere, que l'hologramme d'entree du labyrinthe. Ses traits et son corps etaient ceux d'une femme qui se serait estompee pour ne garder d'elle qu'une epure brillante. > Les mouvements de ses levres servaient uniquement a donner un effet de synchronisme. Sa voix restait impossible a localiser, comme si elle surgissait de partout et de nulle part. -- Aryane de type Phyp-5, confirma la voix. Hongramme charge de guider les personnes egarees dans le labyrinthe souterrain de Bordles. Veuillez me suivre, messieurs dames, s'il vous plait. -- On dirait qu'elle... comprend ce que nous disons, s'etonna Seke. -- Les aryanes de type Phyp-5 sont equipees d'un systeme de decodage du langage et d'un mode d'interpretation interactif. Veuillez me suivre, messieurs dames, s'il vous plait. -- La suivre ou ? >> Marmat se releva en grimacant, reconstitua sommairement le drape de sa toge et resserra sa cordelette. > Il n'attendit pas la reponse de son cadet pour se diriger d'une demarche pesante vers l'apparition de lumiere. L'aryane les conduisit devant plusieurs sorties condamnees par des eboulements. Elle remuait les jambes pour imiter la marche, mais ses mouvements s'enrayaient parfois ou s'interrompaient, et elle continuait d'avancer en flottant au-dessus du sol comme un tourbillon de poussiere du Mitwan. Elle s'arretait quand l'un des deux hommes, Marmat principalement, eprouvait le besoin d'observer un moment de repos. > Ils parcouraient depuis un bon moment une galerie plongee dans les tenebres. La faible luminosite de leur impalpable guide etait dorenavant la seule source de clarte. Des gemissements se glissaient dans les expirations de Marmat. Seke avait tente de lui venir en aide dans les galeries les plus larges, mais son aine l'avait repousse avec une rudesse presque blessante. > N'importe laquelle fera l'affaire, songea Seke, decourage. Ils tournaient en rond depuis si longtemps qu'il avait pratiquement perdu tout espoir de s'echapper de ce dedale. Il se dit tout a coup que l'aryane pouvait sans doute les ramener a leur point de depart. -- Aucune idee, repondit Marmat sans quitter des yeux la silhouette lumineuse qui flottait cinq ou six pas devant lui. Mais ca ne sera peut-etre pas necessaire. Tu ne sens rien ? >> Seke n'y avait pas prete attention jusqu'a present, mais une forte odeur de soufre lui irritait la gorge et les poumons. -- Nous approchons des anciennes mines des fleurs de soufre du Leftan. Nous pourrons remonter a la surface par les escaliers de secours. -- Il faudra encore trouver le chaldran... -- La zone du noeud chaldrien est strictement reservee aux membres du gouvernement de Bordles et aux griots celestes, dit l'aryane. -- Nous sommes les griots celestes ! s'ecria Seke. -- L'usurpation d'identite est un delit passible de vingt ans d'immobilisation physique et psychique. -- Mais... >> D'un regard peremptoire par-dessus son epaule, Marmat ordonna a Seke de se taire. A l'issue d'une marche harassante et silencieuse, ils atteignirent l'extremite de la galerie. Ene n'etait pas fermee comme les autres par une paroi lisse et hermetique, mais par une grille metallique dont les barreaux cylindriques, effleures par l'aura lumineuse de l'aryane, avaient une epaisseur de deux ou trois pouces. -- Sortie du Leftan. Veuillez emprunter les ascenseurs ou les escaliers de secours. Forte teneur en soufre, seuil encore tolerable. La compagnie des souterrains de Bordles vous souhaite... >> L'aryane s'evanouit avant d'avoir acheve sa phrase et la galerie plongea dans une obscurite totale. Les deux griots n'eurent pas le temps de s'en inquieter : un gresillement a peine perceptible incisa le silence, une lumiere s'alluma dans le lointain, devoilant entre les barreaux une gigantesque excavation herissee de piliers et tapissee d'une substance jaune. -- Oui, mais comment... >> La grille commenca a se soulever sans un bruit. CHAPITRE XIX PARIAS S tance 12-1. A celle ou celui qui lit les signes, il sera dit un jour que celle-ci ou celui-la doit partir a la rencontre de ceux qui voyagent sur les courants de temps. L'accompagneront celles et ceux dont le desir est sincere d'entendre le chant de l'espace. Celles-ci et ceux-la ne regarderont pas le faible qui n'a ni les forces ni le courage d'aller au bout du voyage, qui n'est pas digne de penetrer dans la Zongrave des ancetres, moins encore d'entendre les griots celestes. Stance 12-2. Que les envoyes de la montagne au grand oeil prennent connaissance des dangers qui les guettent. Qu'ils sachent avant de se mettre en chemin, que leur depart soit en lui-meme un acte de bravoure et de volonte. Qu'ils se mefient des grandes veuves, des polpes des roches, des monstres feroces et innombrables qui peuplent le pays d'Once, des tempetes de poussiere, des projections de lave et de pierres. Quand ils auront atteint la Zongrave, qu'ils prennent garde aux graves ennemis, aux eclairs permanents, aux animaux dresses pour tuer, aux arbres-pieges, aux plantes mangeuses de chair. Stance 12-3. Qu'ils se souviennent, les envoyes de la montagne au grand oeil, que le poids de la Zongrave ecrase les etres vivants et les empeche de prendre leur envol. Qu'ils s'epargnent les discordes qui divisent et affaiblissent, qu'ils conservent au plus profond d'eux cette unite qui les relie comme les doigts d'une meme main. Les stances prophetiques du grand Cycle, peuple des parias, region du Cyclope, Onoe. Les signes... >> Les interminables jambelles d'Ellabore flottaient comme des traines de poussiere. Les autres la suivaient a distance sans oser la deranger, remuant de temps a autre bras et jambelles pour l'accompagner dans sa lente ascension vers le sommet du Cyclope. Le cratere baignait dans un clair-obscur que ne parvenaient plus a repousser les rayons mourants d'Alep, l'etoile du systeme. La nuit ne tarderait pas a tomber, et les parias devraient regagner leurs abris avant l'envol des veuves, les grandes noctules qui restaient tapies du matin au soir dans les grottes des flancs du volcan. > Boen fixa les etoiles naissantes avec intensite, mais ne discerna aucun signe, aucun phenomene annonciateur de la venue des griots. Il agita les jambelles pour combler l'intervalle qui le separait de Loriale. Elle evoluait juste au-dessus de lui, vetue d'une robe de branches et feuilles de sauvante, l'arbre luminescent qui poussait en abondance dans les cavites du pied du volcan, une veritable manne pour la communaute des parias. Tiges et feuilles avaient perdu de leurs proprietes photogenes en sechant, mais elles dessinaient encore des arabesques brillantes sur sa peau diaphane. Boen, lui, s'etait contente de quelques feuilles plaquees au hasard sur sa poitrine et ses epaules, gagnant en liberte de mouvement ce qu'il perdait en elegance, en seduction. Quelques jours plus tot, il avait experimente en compagnie de Loriale la plus grande joie et la pire frayeur de son existence. Elle s'etait donnee a lui dans le Puits des Felicites, le bien nomme, un petit cratere voisin ou les vagues de poussiere changeaient de forme et de teinte selon la puissance des vents et la luminosite d'Alep. Il avait aime plusieurs femmes dans l'ombre des abris, mais jamais sur les courants aeriens, jamais dans cet etat d'apesanteur ou partenaire et plaisir se derobaient sans cesse, ou chaque geste declenchait des figures imprevues, ou les corps perdaient toute orientation, toute limite. Des bruissements d'ailes les avaient avertis que la nuit etait tombee. Ils n'avaient du leur salut qu'a la proximite d'une faille trop exigue pour les veuves. Jusqu'a l'aube, ils avaient subi les assauts des predatrices geantes qui, une fois qu'elles avaient repere une proie, se donnaient tous les moyens de la capturer et de la devorer. Par bonheur, elles n'avaient pas reussi a desagreger la roche protectrice, et les deux amants distraits en avaient ete quittes pour une interminable nuit de terreur. Loriale tourna la tete en direction de Boen, lui adressa un sourire complice par-dessous son epaule et s'arrangea pour lui froler le visage des extremites de ses jambelles. L'envie le traversa de saisir sa maitresse par la main et de l'emmener a l'ecart du petit groupe, mais les paroles d'Ellabore avaient engendre une atmosphere peu propice aux joutes amoureuses. Et puis les veuves allaient bientot prendre leur envol, le moment etait mal choisi de s'etourdir dans une fete des sens. Loriale et lui ne se verraient surement pas offrir une deuxieme chance d'echapper aux griffes et aux crocs des grandes noctules. > Cette... nuit ? Les sept compagnons de la senticielle se lancerent des regards interdits. Partir cette nuit, cela signifiait la traversee de territoires hostiles, hantes de predateurs nocturnes ; cela signifiait des adieux brutaux, tronques, un arrachement auquel ils n'auraient pas eu le temps de se preparer ; cela signifiait enfin le retour a la fois espere et redoute dans la Zongrave, le pays des graves, la terrible zone couverte d'ou, des siecles plus tot, avaient ete chasses les ancetres des parias. > Boen eut beau scruter encore la voute celeste, il ne vit rien de particulier dans l'agencement ou l'eclat des etoiles naissantes, ni dans le poudroiement scintillant du grand nuage du mage Ellan. Les senticielles, elles, detectaient des signes dans leur environnement, dans le ciel, les mouvements des ombres et des tourbillons de poussiere. Les parias avaient une confiance totale en ces femmes qui exercaient l'autorite morale sur la communaute. Choisissant et formant celles qui etaient appelees a leur succeder, elles vivaient a l'ecart pour, disaient-elles, deployer une vigilance sans faille. Elles ne se melaient pas des problemes quotidiens tels que le partage de l'espace et de la nourriture, mais elles etaient les derniers recours en cas de litige, et les anciens ne prenaient aucune decision majeure sans les consulter. Une main effleura le poignet de Boen. Loriale designa d'un air inquiet Ellabore qui continuait de s'elever vers le sommet du Cyclope. Elle n'osait pas parler, de crainte de troubler la concentration de la senticielle, mais la peur agrandissait ses yeux clairs. Un voile tenebreux se deployait au-dessus du cratere et, bientot, le petit groupe n'aurait plus la possibilite de regagner les abris avant l'eveil des grandes noctules. > D'un bref echange de regards, Boen et Loriale s'assurerent qu'ils avaient bien compris la meme chose : ils quittaient maintenant le refuge rassurant du Cyclope, le volcan eteint qui dominait le plateau de l'Atlante, ils partaient maintenant pour le long et perilleux voyage vers la mythique Zongrave. Boen se souvint qu'Ellabore avait paru a la fois pressee et determinee dans la designation de ses sept compagnons de quete des signes. Le hululement de la trompe avait invite le peuple des parias a se rassembler dans la cavite centrale. La senticielle etait apparue sur le balcon des revelations eclaire par deux colonnes de lumiere, elle avait prononce sept noms dont celui de Boen, fils de Sissia, avec une solennite inhabituelle, puis elle s'etait elevee dans la cheminee principale sans ajouter un mot. Il se rappela sa joie lorsqu'il avait entendu le nom de Loriale, l'etonnante tristesse de sa mere lorsqu'il s'etait lance a son tour dans le large conduit, l'etrange pressentiment qui l'avait saisi lorsqu'ils avaient debouche dans le cratere comble de lumiere crepusculaire. Ils partaient sans preparation, sans vivres, sans aucune des armes decrites par les propheties du grand Cycle, les textes sacres annoncant le retour a la Zongrave : pas de baton cracheur d'eclairs ni d'armure scintillante, ni de protheses solides qui leur permettraient d'affronter la gravite du pays des ancetres. Les jambelles, les prolongements souples et translucides des vestiges de leurs membres inferieurs, ne leur seraient d'aucune utilite dans cette terrible pesanteur qui clouait au sol toutes les creatures vivantes. Il y avait autant de peur que d'excitation dans les frissons de Boen. Pas mal de fierte egalement : n'etait-il pas l'un des envoyes des propheties, l'un de ceux qui scelleraient la reconciliation entre les graves et les parias, qui feraient d'Onoe un monde a nouveau unifie, a nouveau fecond ? A l'exemple de Loriale, il battit des jambelles avec fougue pour atteindre le sommet du Cyclope avant la tombee de la nuit. Regroupes autour de la senticielle, les sept compagnons d'Ellabore s'eleverent dans le cratere comme un vol de furtives, les proies favorites des veuves. > s'extasia Loriale. Boen et elle evoluaient cote a cote en queue du petit groupe au-dessus de l'interminable plateau de l'Atlante. Un vent de face les empechait de se maintenir dans la direction de Gem, l'etoile bleutee dont la magnitude eclipsait les onze autres astres du Rameau. Ils resistaient de leur mieux aux rafales et corrigeaient leur trajectoire a la faveur des accalmies. Peu habitues aux efforts soutenus, ils commencaient a ressentir de la lourdeur dans les bras, dans les epaules, dans la partie haute et dure des jambelles. Ellabore les exhortait de la voix et du geste : ils se reposeraient plus tard, lorsqu'ils seraient sortis du plateau de l'Atlante et qu'ils auraient atteint la rive de l'ocean des Tourbillons. Ils se retournaient de temps a autre pour entrevoir le Cyclope assiege par les tenebres et effleure par la lumiere diffuse des etoiles. Le pic familier n'etait plus qu'un spectre minuscule dans le lointain, un souvenir s'estompant peu a peu. Jamais ils ne s'etaient aventures aussi loin du volcan et des cretes arrondies qui l'entouraient comme une armee de subalternes. Depuis qu'elle s'etait retiree dans ce refuge providentiel et difficile d'acces, la communaute des parias avait toujours refuse de s'en eloigner, par peur d'une attaque des phalanges exterminatrices des graves. De crainte egalement de manquer de nourriture et d'eau. Des corolles lumineuses s'epanouissaient dans le ciel comme des trainees de poudre de sauvante. Les feuilles et les branches de leurs vetements avaient cesse de briller. Au moins ils n'attireraient pas l'attention des predateurs qui se fiaient surtout au sens de la vue. Une trentaine de pas plus bas - une distance suffisante, selon Ellabore, pour se tenir hors de portee des polpes de roche - se presentait un sol gris, nu, bossele, d'une monotonie brisee par les bouches obscures des nids ou les lignes irregulieres des failles. Sa transpiration collait les feuilles de sauvante a la peau de Boen. Sa lassitude s'associait a une soif et une faim devorantes. Le desespoir empoisonnait lentement ses pensees. Passe les premiers moments d'euphorie, il avait pris conscience que la senticielle les avait entraines a leur insu dans une entreprise impossible. Une poignee de parias sans vivres ni armes n'avaient pratiquement aucune chance de parvenir aux portes de la Zongrave, encore moins d'en forcer le seuil. Meme s'ils accomplissaient ce miracle - cette serie de miracles -, ils devraient ensuite affronter les dangers de la zone couverte, la pesanteur, les millions de graves hostiles, les eclairs permanents, les animaux dresses a tuer, les arbres-pieges, les plantes carnivores... Ellabore n'avait pas permis a ses sept compagnons d'embrasser leur famille, de saluer leurs amis, de contempler une derniere fois les paysages familiers de leur enfance. Sans doute avait-elle estime que les effusions leur auraient coute un temps et une energie inutiles, sans doute ce depart a la sauvette avait-il facilite les separations, mais Boen gardait une rancune tenace envers la senticielle : qu'en etait-il de la reconnaissance et de la gloire dues aux envoyes des propheties ? De la fierte echeant aux familles et aux proches ? Quelle consolation pour les meres lorsqu'elles pleureraient leurs enfants disparus ? > Le cri de Loriale le frappa avec la force d'un coup de poing. Perdu dans ses pensees, il avait atteint le seuil d'inertie, perdu de l'altitude, et il piquait tout droit vers la bouche tenebreuse d'une cheminee. Il battit machinalement des jambelles, mais la fatigue et l'hebetude se liguerent pour rendre ses gestes confus, maladroits. Il parvint neanmoins a enrayer sa descente et resta un petit moment suspendu une dizaine de pas au-dessus du sol. > Il releva la tete et rassura Loriale d'un sourire. Les six autres n'etaient deja plus que des taches a peine visibles dans le lointain. Loriale lui cria encore quelque chose, mais sa voix se perdit dans le sifflement d'une rafale. Boen percut un mouvement en dessous de lui. Un tentacule jaillit a la vitesse d'un eclair, s'enroula autour de ses jambelles et le tira vers le bas. Une masse indistincte du meme gris que le sol emergea de la bouche de la cheminee. Un polpe de roche. Une dizaine d'autres tentacules convergerent vers Boen, qui, pris de panique, commenca a se debattre. Chacune de ses contorsions ne reussit qu'a renforcer l'emprise du predateur souterrain dont la gueule beante, presque aussi large que l'entree de la cheminee, se garnissait de centaines de lamelles luisantes, tranchantes. Le vent desagregeait les hurlements continus de Loriale. Boen grela le tentacule de coups de poing, avec pour tout resultat une nouvelle serie de constrictions qui lui paralysa les jambelles. Alors il revit le visage de sa mere, Sissia, et des souvenirs oublies resurgirent a la surface de son esprit. Ils avaient vecu heureux dans la minuscule cavite allouee par les anciens et eclairee par l'eclat perpetuel d'un sauvante. Sissia y avait recu des hommes, comme toute femme en age de seduire, mais elle avait toujours accorde la priorite a son fils. Elle n'avait pas concu d'autre enfant et lui avait consacre un amour exclusif, temoignant meme d'une jalousie feroce lorsqu'il s'etait affranchi d'elle pour experimenter ses premiers emois amoureux. Il l'entendit fredonner l'une des comptines qu'elle lui chantait pour l'endormir. Les paroles, auxquelles il n'avait jamais prete attention, resonnerent avec force dans son tumulte interieur : Si le polpe vient te prendre, n'essaie pas de te defendre, si le polpe t'enfourne dans sa gueule, enfonce-lui ton doigt dans l'oeil, si le polpe vient te prendre, n'essaie pas de te defendre, si le polpe... ton doigt dans l'oeil... l'oeil... Il cessa de resister a la lente et inexorable traction du tentacule, s'efforca de maitriser sa panique et observa le predateur a demi emerge de la penombre de la cheminee. Il ne remarqua rien qui ressemblat de pres ou de loin a un oeil sur le pourtour de la gueule beante, seulement une peau rugueuse, couleur de roche, incrustee de touffes eparses rappelant les plaques de mousse sur les parois et les voutes des grottes du Cyclope. Une douleur aigue monta de son bassin, se ramifia dans son torse, dans son crane. Il leva les yeux sur Loriale. Elle remuait doucement les bras pour se maintenir hors de portee des autres tentacules, ombre pale sur le fond etoile, songe qui s'evanouissait comme le Cyclope au debut de la nuit. Il voulut lui crier de rejoindre les autres, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Elle emporterait de lui l'image d'un corps desarticule, englouti par le polpe, et, curieusement, c'etait cette pensee qui le navrait le plus. Puis les evenements s'enchainerent a une vitesse telle que sa terreur le deserta. Le tentacule s'enroula sur lui-meme et le tira vers la gueule dilatee. Un petit orifice s'ouvrait par intermittence dans les replis superieurs de la cavite, qui ressemblait a une orbite vide. Enfonce-lui ton doigt dans l'oeil... ton doigt dans l'oeil... Rien n'indiquait qu'il s'agissait reellement d'un oeil, mais Boen tendit le bras et attendit d'etre suffisamment pres pour ficher son index dans l'orifice. De l'autre main, il s'agrippa a une excroissance cartilagineuse et, plaque contre l'epiderme rugueux et froid, il s'opposa de tout son poids a la traction du tentacule. Une odeur fetide, suffocante, le submergea. Des gouttes de sueur lui degoulinerent dans les yeux. L'extremite de l'une de ses jambelles se prit dans les lamelles, qui entamerent aussitot leur oeuvre de dechiquetage dans un concert de craquements et de gargouillements. Il n'eprouva aucune douleur, mais il dut contenir une nouvelle attaque de panique pour surmonter son degout et plonger son index, puis sa main tout entiere, dans l'orifice. La substance molle et tiede ne lui opposa aucune resistance et, rapidement, il se retrouva enfonce jusqu'au coude. Les lamelles cesserent de s'agiter, un formidable grondement supplanta les craquements et les gargouillements, le tentacule se deroula subitement a la maniere d'une laniere de sauvante, emporta Boen loin de la gueule beante, le relacha au bout de sa course avec une puissance telle qu'il fut projete une vingtaine de pas au-dessus de Loriale. Etourdi, il se laissa porter par les courants ascendants avant de retomber comme une feuille morte. Il voulut lutter contre la faible gravite, mais une douleur vive l'empecha de remuer l'avant-bras qu'il avait plonge dans l'oeil du polpe. Des cloques se formaient sur sa peau habillee d'une hideuse teinte rouge, des braises invisibles lui rongeaient les chairs, les tendons, les nerfs, les os. Il tenta de se revolter, de freiner sa chute, mais il ne maitrisait plus ses mouvements, son corps ne lui obeissait plus, et il derivait inexorablement vers les tentacules sifflants du predateur souterrain. > La voix de Loriale, aussi douce et rassurante que celle de Sissia. Flottant a ses cotes, elle le tenait par une epaule et remuait les jambelles avec vigueur pour l'ecarter de la zone dangereuse. Bien qu'elle parut aussi epuisee que lui, il fut incapable de l'aider et finit par sombrer dans une torpeur ou les pensees se prolongeaient en reves. > Les yeux leves sur le ciel, Loriale esperait encore le retour de la senticielle et de ses cinq compagnons. Alep se levait et arrosait le plateau d'une lumiere rase, livide. Les dernieres etoiles s'eteignaient sous le voile nuageux que trouait par endroits une bise froide et rageuse. , L'avant-bras de Boen avait vire au violet, les cloques avaient eclate et libere un liquide sereux. Les lamelles de la gueule du polpe avaient ronge un tiers de sa jambelle. Il n'en souffrait pas, mais il lui faudrait compenser le desequilibre pendant les deux bonnes semaines necessaires a la repousse. Ils avaient passe la nuit dans le creux d'un grand rocher, gardien solitaire d'un paysage de desolation. Aussi loin que portaient leurs regards, ils ne distinguaient rien d'autre que la monotonie grise du plateau. -- Nous pouvons encore les rattraper... >> Assise sur une saillie du rocher, Loriale epousseta d'un geste distrait les dernieres feuilles et brindilles de sa robe ephemere. Elle n'etait plus desormais vetue que de ses cheveux clairs, une parure magnifique mais insuffisante pour lutter contre la bise mordante de l'aube. Ils ne souffraient jamais du froid dans les grottes du pied du Cyclope, ou la temperature restait agreable et constante. Boen observa le corps de sa compagne et oublia pendant quelques instants la precarite de leur situation. Il admira une nouvelle fois la finesse de son cou, la rondeur de ses epaules, les courbes douces de sa poitrine, et puis la longueur insolite des vestiges de ses membres inferieurs, un critere loin de faire l'unanimite parmi les autres hommes du Cyclope. Chez elle, les jam-belles se rattachaient a une articulation qui etait une survivance de ce passe tres lointain ou les parias se deplacaient sur le sol. Lorsqu'elle se donnait a lui, ses longs segments se resserraient comme les machoires d'un etau sur les flancs de Boen. Il aimait leur frottement sur sa peau, leur complicite a la fois imperieuse et tendre. >, avanca-t-il. Et s'aimer sans retenue plutot que de courir apres des chimeres, pensa-t-il. Loriale lui decocha un regard en biais ou il crut entrevoir de la deception et du mepris. -- Les propheties... Qu'est-ce qui prouve que les senticielles disent la verite ? >> Elle posa la main sous son sein gauche. -- Ellabore aurait du nous donner le choix... -- Tu ne l'aurais pas suivie, les autres ne l'auraient pas suivie. -- Parce que je sais, parce qu'ils savent que nous n'avons aucune chance, mais vraiment aucune, d'atteindre la Zongrave ! >> Loriale frappa le rocher de ses deux mains, decolla et ondula des jambelles pour se maintenir en l'air. Sous sa peau transpercee par les rayons d'Alep se devinaient ses os et les arborescences de son reseau sanguin. Boen eut l'impression pendant quelques instants de contempler une apparition de lumiere. -- C'est que... je ne crois rien ! -- Que tu crois ! >> Les eclats du petit rire de Loriale planerent au-dessus de lui avant d'etre souffles par une bourrasque. -- Finir dans le ventre d'une veuve ou d'un polpe, mourir de faim ou de soif, c'est ca que tu appelles la plus belle aventure de notre vie ? -- Nous aurons au moins essaye de changer le cours des choses... -- Pourquoi vouloir changer quoi que ce soit ? Est-ce que nous n'avons pas connu des moments merveilleux dans le cratere du Cyclope ? >> Loriale se laissa tomber aux cotes de Boen et l'enlaca avec une tendresse maternelle. Des nuages etheres tendaient sur le ciel des voiles scintillants. -- Laissons les autres... >> Elle l'empecha de terminer sa phrase d'un baiser appuye. Enflamme de desir, il oublia son epuisement et la douleur sourde a son bras. Elle garda pendant quelques instants les yeux baisses sur la manifestation la plus saillante de cet embrasement. -- Je ne te suffis donc pas ? >> La main de Loriale se posa avec la legerete d'une furtive sur le sexe de Boen. > Ils resterent silencieux pendant un moment, blottis dans la chaleur de leurs corps et de leurs desirs, puis elle se detacha de lui et s'envola dans la lumiere aveuglante d'Alep. > La voix de Loriale retentit avec force dans le silence matinal chahute par les rafales. Saisi par la fraicheur soudaine, Boen comprit qu'elle ne reviendrait pas sur sa decision, qu'elle l'abandonnerait a son sort plutot que de renoncer a son reve. -- Que tu crois ! repliqua-t-elle avec un petit rire. -- Il me manque la moitie d'une jambelle... -- Ton esprit est entier. Nous avons deja perdu trop de temps. >> Il envisagea de regagner l'abri rassurant du Cyclope, de retourner dans la douceur de la cavite, de contempler le visage de Sissia sa mere, puis il vit decroitre la silhouette de Loriale drapee dans la clarte aveuglante d'Alep. Il n'avait pas envie de la perdre. Alors il frappa rageusement le sol de son bras valide, s'eleva d'un ou deux pas, remua les jambelles pour prendre de l'altitude, partit dans la mauvaise direction, corrigea sa trajectoire, negligea la douleur qui irradiait son bras brule et, quand il l'eut en ligne de mire, se lanca a la poursuite de sa compagne. CHAPITRE XX RENI Bien que l'etre humain soit l'une des formes de vie les moins adaptees sur une planete telle qu'Once, son extraordinaire capacite a prosperer fait peser de nouvelles menaces sur notre projet. Le rapport production deperdition d'energie plaide en faveur d'une restriction des libertes dans la zone couverte. Cette mesure, necessaire a l'avenement de l'autre monde, est aisement justifiable devant les hommes : les filtres atmospheriques peinent de plus en plus a renouveler l'oxygene, les fosses de retraitement des dechets organiques s'engorgent, les structures metalliques s'oxydent et menacent de s'effriter dans un avenir proche. Si nous n'intervenons pas dans les plus brefs delais, nous risquons une brusque acceleration de l'entropie, nous ne pourrons plus endiguer la degradation, nous courrons vers un debordement incontrolable de la civilisation onote. C'est notre devoir, a nous les veilleurs, de prendre le relais des instances dirigeantes de la zone couverte lorsque celles-ci s'averent incapables d'ecouter nos conseils et d'assurer le maintien de l'ordre. C'est notre fierte que de favoriser l'emergence d'un ecosysteme base sur une realite objective, materielle, et non plus sur un reve, sur une illusion. Il nous faut d'urgence extirper l'emotion de l'evolution, tendre vers une civilisation de la neutralite, de l'efficacite. Souvenons-nous que certains hommes reclamaient l'ouverture du toit en pretendant qu'ils pouvaient vivre en dehors de la zone couverte. Certes, cela se passait des siecles plus tot, certes, nous avons elimine ces germes de revolte et d'expansion, certes, aucune autre voix ne s'est elevee depuis, mais la nature irrationnelle des hommes ne nous met pas a l'abri de nouvelles chimeres, de nouveaux troubles. C'est la raison pour laquelle nous preconisons des aujourd'hui le declenchement de la phase suivante. Archives du premier corps des veilleurs, zone couverte de Domile, Onoe. VOUS avez besoin d'un guide. >> L'homme emergea de la penombre et s'avanca vers Seke. Sans age, des yeux clairs, des cheveux blond cendre, un visage avenant encadre d'une barbe courte. Sa combinaison brune revelait un torse et des membres massifs. Il paraissait supporter sans mal la gravite pourtant ecrasante qui donnait a Seke l'impression d'evoluer dans un air solide. Lorsqu'il avait repris connaissance, quelques heures - quelques jours ? -plus tot, Seke n'avait pas vu Marmat a ses cotes. Son confrere s'etait-il reveille plus tot que lui ? La Chaldria l'avait-elle expedie sur un autre monde ? Allonge sur une surface souple dans l'obscurite la plus totale, aux prises avec le vertige et la nausee typiques de la renaissance, il avait ressasse ces questions jusqu'a ce qu'il reussisse a esquisser quelques pas hesitants. L'effort lui avait coute davantage d'energie qu'une course de deux jours dans le desert du Mitwan. Extenue, il s'etait rallonge en attendant que ses forces lui reviennent. Il ignorait combien de temps il etait reste dans cette salle souterraine, alternant les tentatives de deplacement et les phases de recuperation, luttant contre la sensation effrayante d'etre a jamais prisonnier d'une gangue de matiere dense. Il etait parvenu a se relever et, essouffle par chacun de ses gestes, il avait cherche la sortie a tatons, une porte de fer qui donnait sur un escalier tournant lui-meme plonge dans une obscurite profonde. Gravir les marches lui avait pris un temps fou. Apres une pause sur le palier, il avait traverse une enfilade de pieces criblees de rayons etincelants d'une extreme finesse, puis il avait emprunte un long couloir qui debouchait sur l'exterieur. Bien qu'il y eut des arbres, des rues et des habitations, > n'etait pas le mot approprie. Des points scintillants figuraient les etoiles, mais leur agencement geometrique et leur defaut de nuances revelaient une facture artificielle, tout comme la regularite metronomique des courants d'air et les relents entetants qui evoquaient l'odeur de renferme. La cite endormie s'etalait sous un plafond suffisamment haut et vaste pour faire office de firmament. Marmat Tchale lui avait seulement precise qu'Onoe etait un monde hostile sur les quatre cinquiemes de sa superficie et qu'il fallait s'attendre a une renaissance difficile. Ils avaient retrouve le noeud chaldrien d'Ez Kkez sans aucune difficulte dans les souterrains de Bordles. Ils n'avaient pas rencontre de mutants dans les parages, comme si la porte du reseau se situait sur un autre plan temporel. >, avait lance Marmat avec un sourire. Seke voulut aller au-devant de l'homme, mais ses muscles tetanises refuserent de lui obeir. Il avait espere que la gravite -se ferait moins oppressante hors des premieres salles - une idee stupide, la gravite s'exercait de la meme maniere sur la planete tout entiere. Une sueur epaisse collait a sa peau ses vetements sales et dechires. -- Je... je m'appelle Seke, je suis un griot celeste... >> Le simple fait de remuer les levres avait exige de Seke un effort epuisant. Il se demanda combien de temps il lui faudrait pour s'adapter. Aucune surprise ne troubla les yeux clairs de l'homme, qui continua de l'examiner avec une attention detachee, chirurgicale. > Pas de trace d'allegresse dans sa voix. Il avait prononce ces mots avec la meme neutralite qu'il aurait designe un caillou ou un brin d'herbe. Les > s'eteignaient par endroits et une > teintait le faux ciel d'une lumiere encore pale. Les ouvertures des habitations, des constructions de forme cubique a deux ou trois etages, restaient pour l'instant closes et sombres. Les courants d'air arrachaient des gemissements aux ramures des arbres trapus et noueux qui bordaient les allees. -- L'homme a la peau noire ? Je peux vous conduire a lui si vous voulez. -- Ca fait longtemps qu'il... -- Trois jours. >> Seke hocha la tete. Sa faiblesse s'expliquait peut-etre par la longueur inhabituelle de sa renaissance. Trois jours que son corps n'avait pas recu d'eau ni de nourriture - sans compter les heures perdues dans le labyrinthe souterrain de Bordles. Il supporterait probablement mieux la pesanteur apres un bon repas. Et apres un bon bain. Il mourait d'envie de se laver, de se raser, d'enfiler des vetements propres. Il devait d'abord retrouver Marmat. Sa disparition prolongee l'inquietait malgre les paroles rassurantes de son interlocuteur. Meme s'il lui arrivait parfois de s'eclipser pendant des semaines, Marmat n'aurait pas laisse croupir son cadet trois jours dans la salle de renaissance, un comportement qui ne lui ressemblait pas. Mais rien ne paraissait normal sur ce monde, comme si la gravite modifiait les reperes, les attitudes. Seke reporta son attention sur le choeur des formes. Il ne capta qu'une rumeur lointaine, a peine perceptible, une vibration etouffee, une energie agonisante, quelque chose comme le rale d'un mourant. D'un monde mourant. > Seke n'entendait pas le chant intime de son vis-a-vis, pas davantage qu'il ne pouvait lire ses intentions dans ses yeux clairs, mais avait-il un autre choix que de lui accorder sa confiance ? -- Reni. -- Vous nous attendiez ? >> L'homme eut un mouvement des levres qu'avec un peu de bonne volonte on pouvait interpreter comme un sourire. -- Quelles dispositions ? -- Celles que nous reservons aux visiteurs. Si vous voulez bien me suivre... >> Suivre Reni ne s'avera pas une entreprise aisee. Bien que tentaculaire, Domile, la capitale de la zone couverte d'Onoe, ne disposait pas de moyen de transport, ni particulier ni collectif. -- Certaines machines fonctionnent pourtant avec les elements naturels, l'air, la lumiere, les muscles... -- Tout travail produit de la chaleur, donc de l'entropie, et risque de perturber gravement l'equilibre de notre atmosphere. La marche est le seul mode de transport autorise en zone couverte. >> Seke avait essaye de se caler sur l'allure reguliere de son guide avant de renoncer. Il risquait l'evanouissement ou pire s'il ne laissait pas a son coeur le temps de s'apaiser. Il s'arretait donc tous les dix pas environ et s'appuyait contre une facade ou le tronc d'un arbre pour reprendre son souffle. Ses inspirations pourtant profondes ne suffisaient pas a le regenerer, et il repartait en chancelant, repoussant a chaque pas la tentation de s'asseoir ou de s'allonger. La gravite d'Onoe etait une invitation permanente au renoncement. Des troncs des arbres, d'une epaisseur demesuree par rapport a leur hauteur, partaient des branches enormes qui ployaient et finissaient par s'ecraser au sol. La raideur insolite des feuilles grises montrait qu'il fallait etre robuste et compact pour survivre sur cette planete. La lumiere du faux ciel gagnait progressivement en intensite et revelait une voute d'un gris blanc uniforme. Seke se demanda ou les arbres et les autres plantes puisaient leur energie puisqu'ils n'etaient pas arroses par les rayons d'une etoile -- Marmat lui avait explique que la photosynthese etait l'une des facons les plus repandues dans l'univers de produire de l'energie, donc de la vie. La lumiere artificielle avait-elle les memes proprietes que les etoiles ? Les souffles d'air chaud lechaient le visage de Seke inonde de sueur. Reni, lui, se mouvait avec une aisance etonnante dans les allees pavees de dalles grises. La ville ne s'eveillait pas, aucune porte, aucune fenetre ne s'ouvrait, on ne croisait aucune silhouette dans les allees, on n'entendait aucun cri d'enfant, aucune rumeur, aucun autre bruit que les pas pesants des deux hommes. > Adosse a un mur, Seke avait pose cette question d'une voix tellement basse et tremblante que la reponse de Reni le prit au depourvu. -- Elles ne vous concernent pas, ces regles ? >> Reni marqua un petit moment de silence. -- Quelle surface occupe la zone couverte ? >> Nouveau temps de silence. Alignees de chaque cote de l'allee, les constructions, plus petites mais toujours cubiques, temoignaient d'une volonte farouche d'exploitation rationnelle de l'espace. Les fenetres n'etaient pas equipees de verre ni d'un autre systeme d'isolation, c'etaient de simples ouvertures rectangulaires et vides qui baillaient sur une indechiffrable penombre. Seke s'etonna de n'entrevoir aucun mouvement, aucune silhouette a l'interieur des habitations. Reni et lui semblaient errer dans une ville fantome. -- Vous n'avez pas cherche a l'agrandir ? Ou a vivre en dehors de la zone couverte ? >> Reni observa un nouveau temps de silence avant de repondre. > Seke designa le sol d'un mouvement de menton. > Silence. -- Il n'y a pas d'autre forme de vie sur la planete ? >> Silence. -- Qu'est-ce qui separe les continents ? -- Au sud, la Gueule du Dragon, une faille d'une largeur de sept cents kilometres et d'une profondeur de cinq cents. Elle s'ouvre directement sur le manteau inferieur d'Onoe. Elle degage un rideau de fumee permanent visible des observatoires du toit. Elle crache regulierement des panaches de lave, les petites ou grandes coleres du Dragon. A l'est, l'ocean des Tourbillons, une ancienne mer ou se forment des cyclones. Il contient probablement d'immenses reserves d'eau, mais les turbulences le rendent inaccessible. -- Votre eau, justement, vous la puisez ou ? >> Silence. La facade claire a laquelle Seke etait adosse n'etait pas faite de pierre ou de terre, mais d'une matiere lisse rappelant le metal ou un bois tres dur. Il concentra son regard sur l'une des fenetres basses qui encadraient la porte renfoncee et surmontee d'un linteau triangulaire. Un rideau de tenebres restait tire en permanence sur l'ouverture et occultait l'interieur de l'habitation. > Seke prit son courage a deux mains pour se remettre en marche. -- La nourriture est rationnee. A cause du retraitement des dechets organiques. Mais on vous servira un repas la ou nous allons. >> La traversee de la ville s'apparenta a un calvaire pour Seke, d'autant que Reni l'entraina dans un quartier accidente ou les ruelles se transformaient en escaliers aux marches etroites et raides. Une lumiere vive eclaboussait le faux ciel et lui donnait une couleur legerement orangee, censee reproduire la clarte d'une etoile. Bien que le > fut leve depuis un bon moment, Domile restait toujours aussi silencieuse et figee. Seke n'avait plus la force de s'en etonner, concentre sur sa marche, taraude par le besoin urgent de retrouver Marmat, de se raccrocher au regard et a la voix de son aine. La vegetation se modifiait a mesure qu'ils s'enfoncaient dans la cite. Les branches des arbres trapus se garnissaient maintenant d'epines luisantes d'ou exsudaient des gouttes epaisses et blanchatres. Elles s'ecoulaient sur l'ecorce avec une telle lenteur qu'elles se solidifiaient avant d'atteindre le sol. D'enormes fleurs ecarlates s'epanouissaient au-dessus de buissons noirs et s'agitaient au passage des deux hommes en emettant des murmures et des claquements menacants. -- Avec quoi les nourrissez-vous ? >> Reni marqua encore une fois ce long temps de pause qui lui semblait necessaire pour preparer ses reponses. Ils gravirent les dernieres marches d'un escalier qui donnait sur une place degagee, ornee en son centre d'un massif de vores et d'une plaque metallique a demi dechiquetee plantee dans un socle. -- Il est arrive dans un drole d'etat ! -- Si l'Once, le vaisseau, n'avait pas connu de serieuses avaries, les hommes ne seraient pas restes sur ce monde. Il s'est pose sur cette planete en urgence, il n'en est jamais reparti. Ses passagers ont fonde la zone couverte en partant du vaisseau, en l'agrandissant peu a peu selon les besoins, en mettant bout a bout des pans de toit, en adaptant le systeme de gravite artificielle et en forant le sol pour atteindre les nappes phreatiques. -- Vous en parlez comme si vous y etiez. -- Veilleur, je suis tenu de garder l'histoire de notre peuple en memoire. Nous allons bientot arriver au quartier du Naufrage. Vous pourrez voir les vestiges de la structure d'origine. >> De la petite place ou ils se trouvaient, ils avaient une vue d'ensemble de Domile, dont les arteres principales convergeaient vers une colline sombre a l'interminable sommet en forme de vase. Seke restait incapable d'evaluer la hauteur du faux ciel, mais le gigantisme de l'ouvrage et le temps necessaire a son achevement lui donnaient le vertige, comme face aux innombrables ponts et passerelles de la faille d'Hernaculum. Combien de generations s'etaient echinees a agrandir la zone couverte, a metamorphoser cette planete ingrate en un monde habitable ? Ou qu'ils fussent, les hommes eprouvaient ce besoin fondamental de transformer leur environnement, de l'adapter a leurs besoins. C'etait cette meme necessite qui les avait pousses hors des remparts de la Cite des Nues de Jezomine, qui les avait entraines dans le desert du Mitwan, qui avait precipite la disparition des enfants du Tout. -- Pardon ? -- Vous m'avez demande tout a l'heure avec quoi on nourrissait les vores. Nous elevons des animaux, les cherfleurs, que nous lachons regulierement dans les rues. Avec un peu de chance, vous aurez l'occasion d'assister au spectacle. >> La colline qu'ils avaient apercue de la petite place etait en realite la carcasse du vaisseau des origines. La lumiere avait vire au pourpre lorsqu'ils l'atteignirent, sans doute une interpretation de la lumiere crepusculaire d'une etoile couchante. -- Periode feriee. La consigne est de rester chez soi jusqu'a la fin du repos collectif. >> Une gigantesque colonne s'elevait au-dessus de l'ancienne proue, s'elargissait peu a peu jusqu'a se fondre dans le toit et donnait a l'ensemble cette forme generale de vase. -- Il y en a d'autres ? -- Il en a fallu sept cent douze pour soutenir l'ensemble du toit. Les sept cent douze piliers de la civilisation onote. >> Du vaisseau ne subsistaient que les elements principaux de sa structure. Ils servaient a la fois de base a l'Ombilique et de treillage a l'armee de ronces et de vores qui le prenait d'assaut. Des escaliers, des echelles et des passerelles etaient les seuls vestiges du fuselage. Seke estima la proue perchee a plus de cinq cents pas, ce qui, si on ajoutait le double ou le triple pour la colonne, situait le ciel a une hauteur approximative de mille cinq cents a deux mille pas. > souffla Seke. Assis sur un muret pour detendre ses jambes, il douta d'avoir un jour la volonte de repartir. Il n'osait pas delacer ses sandales dont les lanieres de cuir lui mordaient la peau. -- Marmat peut sans doute vous donner la reponse. -- Marmat ? -- Mon confrere, l'homme a la peau noire. >> Les sourcils de Reni se hausserent legerement, signe chez lui de perplexite. Debout pres d'un buisson aux fleurs mauves, il ne transpirait pas, ni ne montrait le moindre signe d'essoufflement ou de fatigue. Il gardait les bras colles le long du corps et les yeux leves sur l'epave teinte de lumiere ecarlate, dans une attitude de soumission, d'adoration. -- Les griots n'ont pas la meme echelle de temps que vous. >> Seke n'avait plus assez de salive pour humecter sa gorge seche. Il songea avec amertume que, dans le Mitwan, il avait ete capable de resister plusieurs jours sans boire une seule goutte d'eau. Il avait oublie les lecons des enfants du Tout, cette quete permanente de l'union avec les elements. >, reprit Reni. Des nuances de tristesse etaient perceptibles dans sa voix habituellement neutre. -- Elle etait divisee bien avant les Guerres de la Dispersion, objecta Seke. -- Elle restait consciente d'elle-meme. L'espace et le temps ont genere l'indifference, l'oubli. -- C'est justement pour relier les peuples humains que la confrerie des griots a ete creee. >> Reni se retourna et posa sur son interlocuteur un regard empreint de melancolie. -- Il n'est jamais trop... >> Le ululement assourdissant d'une sirene interrompit Seke. Reni attendit qu'elle se fut tue pour ajouter : > Des grincements et des claquements retentirent, puis un tumulte enfla qui evoquait le crepitement cadence de milliers de pieds sur le sol. Pique par la curiosite, Seke oublia sa fatigue et se releva. Les vores du fouillis vegetal habillant les structures de l'epave s'etaient animees. Leurs corolles, qui s'ouvraient et se refermaient en cadence, devoilaient par intermittence un orifice d'ou emergeaient des pistils d'un rouge encore plus vif et brillant que celui des petales. Leur murmure sous-tendait le tumulte ambiant comme un bourdon grave et elles se tremoussaient avec frenesie sur leurs tiges. > Seke entrevit des mouvements dans les ruelles voisines baignees de lumiere rouge. Un cri de surprise s'echappa de sa gorge lorsque les premiers cherfleurs jaillirent sur l'esplanade. CHAPITRE XXI L'IMPITE S tance 32-7. L'ocean des Tourbillons prend soin de celle ou celui qui sait lui accorder son amitie ; pourvu que celle-ci ou celui-la ait un coeur sincere, il la ou le transportera sur la rive opposee. Par > il faut entendre sa destinee, qu'elle soit glorieuse ou cachee, douce ou terrible. Que les envoyes de la montagne au grand oeil acceptent le sort qui leur echoit, qu'ils sachent bien que tous ne recolteront pas les fruits de la renommee, qu'ils soient conscients que certains d'entre eux n'iront pas au bout du voyage. Stance 32-8. Que celle ou celui qui entreprend le long voyage vers la Zongrave, que celle-ci ou celui-la consente a devenir un ou une autre, qu'elle ou il se dise qu'on n'arrive nulle part sans une grande volonte de changement, qu'elle ou il se defasse de ses desirs, de ses illusions, qu'elle ou il se laisse guider par la grande pensee qui creee les lois universelles, qu'elle ou il accede au coeur invisible des choses. Stance 32-9. Qu'il me soit permis ici de parler de l'impite, la redoutable sentinelle des archipels de l'ocean des Tourbillons. Son silence est plus redoutable que le plus terrible des hurlements. Elle est plus veloce que le plus fulgurant des eclairs, plus sournoise et feroce que la plus ancienne des veuves. Garde-toi de croiser son chemin, toi qui pretends atteindre les portes de la Zongrave. On ne les rattrapera pas ! soupira Boen. On ferait mieux de rebrousser chemin. >> Ils n'avaient pas pris de repos depuis leur depart du grand rocher solitaire. Ils avaient apesante tout le jour malgre un vent de plus en plus violent, ne s'arretant qu'une seule fois pour se desalterer a une source d'eau au gout suspect. Les brumes lointaines avaient escamote le disque declinant et rougeoyant d'Alep. >, lacha Loriale entre ses levres serrees. Elle observait avec attention les cyclones qui naissaient au fond de la gigantesque fosse et grandissaient en s'eloignant vers l'horizon. Du haut de la falaise, l'ocean des Tourbillons ressemblait a une scene infinie peuplee de danseurs insaisissables. Si certaines stances du grand Cycle decrivaient le phenomene, elles ne traduisaient pas, ou mal, l'extraordinaire impression de puissance degagee par ces mouvements incessants. Boen s'agrippa a un rocher pour resister aux bourrasques qui balayaient le sommet de la falaise. Son avant-bras brule par le polpe l'elancait toujours autant, et meme davantage a l'issue de ces longues heures d'apesanteur. Il avait sollicite plus que de coutume ses membres superieurs pour compenser la dissymetrie de ses jambelles. Ereinte, affame, il ne se voyait pas affronter la violence devastatrice des cyclones. >, avanca-t-il sans trop y croire. Loriale se mordillait la levre inferieure avec nervosite, sa maniere a elle de ruminer sa deception. Elle avait espere rattraper la senticielle et les autres avant le littoral des Tourbillons, mais le groupe n'avait pas attendu les deux retardataires, et ce manque d'interet, pire, cette indifference, l'humiliait, la revoltait. Es les avaient abandonnes, Boen et elle, comme s'ils n'avaient aucune importance, aucun role dans la reconciliation des peuples d'Onoe. -- Qu'est-ce qui nous prouve que nous sommes dans la bonne direction ? >> Loriale designa Gem, l'etoile principale du Rameau, dont le point brillant et bleute apparaissait deja au-dessus des nappes de brume ensanglantees par le crepuscule d'Alep. -- Nous ne pouvons pas rester plus longtemps sans boire ni manger... >> Une moue reprobatrice etira les levres de Loriale. -- Je ne vois pas de sauvante. Ni aucun autre arbre pour nous donner ses fruits. >> Loriale rejeta l'argument d'un geste agace. -- Je suis trop fatigue pour faire confiance a qui que ce soit. -- Meme a moi ? >> Boen ne reussit pas a soutenir le regard de Loriale, dont les mains se glisserent autour de sa taille. Ils s'embrasserent et se caresserent un long moment, puis elle denoua leur etreinte, poussa sur ses mains et decolla. Elle ne chercha pas a resister a la bourrasque qui l'emporta au-dessus de la falaise. De meme, elle n'agita ni les jambelles ni les bras lorsque le vent l'entraina vers le large, vers les tourbillons sombres qui montaient du fond de l'ocean et s'elevaient en colonnes titanesques vers le ciel. Le hurlement de Boen se perdit dans les sifflements et les grondements. Il regarda avec hebetude son sexe dresse puis, sans reflechir, parce qu'il lui etait intolerable d'assister sans reagir a la disparition de sa compagne, il lacha le rocher et se laissa a son tour enlever par une rafale. Il fut partage entre plusieurs sentiments contradictoires, la frustration et la colere envers Loriale, la peur lorsque le courant aerien le brinquebala dans tous les sens, un debut d'euphorie du a la sensation de vitesse et de legerete, une panique galopante quand il prit conscience que ses mouvements ne lui etaient d'aucune utilite, qu'il ne pouvait pas lutter contre la force du vent. Il s'eloigna de la falaise et survola des rochers habilles d'une lepre brune. Des spirales de particules noires s'ecrasaient sur les reliefs et se transformaient en gerbes majestueuses eparpillees par les bourrasques. Il entrevoyait dans le lointain la tache claire et fuyante de Loriale. Aspire tout a coup par un courant descendant, il perdit de l'altitude et se rapprocha des aretes des recifs les plus eleves. Il tenta d'enrayer sa chute par d'amples battements des jambelles et des bras, mais il continua de descendre a une vitesse effarante et se recroquevilla dans l'attente du choc. Il fut repris par un tourbillon ascendant alors qu'il piquait tout droit vers une aiguille rocheuse. Il remonta aussi vite qu'il etait tombe, dans un mouvement tournoyant qui lui fit perdre tout sens de l'orientation. Il tenta de se debattre dans un premier temps, puis une stance du grand Cycle lui revint en memoire, recitee par une voix de femme, la voix d'une senticielle sans doute : L'ocean des Tourbillons prend soin de celle ou de celui qui sait lui accorder son amitie ; pourvu que celle-ci ou celui-la ait un coeur sincere, il la ou le transportera sur la rive opposee... Loriale s'etait certainement souvenue de cette stance lorsqu'elle avait parle d'un acte de confiance. Resister ne servirait a rien. De toute facon, il etait a bout de forces, il n'avait meme plus le courage de se demander ce que signifiait un >, il lui fallait accepter de ne pas avoir d'existence propre, de s'en remettre a une autre volonte, de mourir a lui-meme. Il se detendit et laissa ses membres flotter autour de lui, offrant le plus de prise au vent. Il tourbillonna un long moment dans la colonne qui s'elevait et filait vers les brumes du couchant, puis le cyclone se volatilisa aussi soudainement qu'il s'etait forme, et Boen fut projete avec une violence phenomenale dans les airs. Le cri qui s'echappa de sa gorge exprimait a la fois la terreur et la jubilation. Il flottait avec une legerete grisante sur les remous provoques par le soudain evanouissement du cyclone. Il avait apesante depuis son plus jeune age, mais jamais il ne s'etait eloigne du geant volcanique qui protegeait le peuple des parias de la fureur des elements et de la ferocite des graves, jamais il n'avait ose affronter l'immensite du monde. Il decouvrait, dans l'ocean des Tourbillons, qu'il n'avait pas apprecie l'apesanteur a sa juste valeur. La nature avait dote les parias de la Zongrave d'un don magnifique, d'un moyen formidable d'explorer leur planete, et ils se contentaient d'aller et venir dans l'oeil rassurant du Cyclope et dans les crateres mineurs proches. Un nouveau tourbillon le saisit alors qu'il arrivait dans une zone d'accalmie et le propulsa vers le large, dans la direction de Gem dont l'eclat se magnifiait au-dessus de la brume assombrie. Il perdit de vue la falaise dechiquetee. Outre l'etoile bleue et les autres astres du Rameau, son seul repere visuel restait la tache pale et lointaine de Loriale. La duree de vie des cyclones, tres breve, ne leur permettait pas d'atteindre ces vitesses fantastiques qui auraient desarticule leur passager. Ils tombaient apres avoir parcouru une distance d'une demi-lieue, comme s'ils devaient s'effacer pour permettre a un autre de prendre la releve. Ce mouvement perpetuel entretenait l'illusion d'une foret peuplee d'arbres ephemeres. S'il n'en connaissait pas les causes - les stances du grand Cycle se bornaient a decrire les merveilles d'Onoe, pas de les expliquer -, Boen prit rapidement conscience de la regularite du phenomene. Un tourbillon le happait, prenait de la vitesse, filait vers le large, se desintegrait dans un foisonnement de turbulences, puis une nouvelle tempete se formait dans le calme restaure, le saisissait dans sa spirale ascendante, le transportait toujours plus loin en direction de Gem. Il n'avait aucun effort a fournir, il se contentait d'accompagner les mouvements ou, au moins, de ne pas s'opposer aux courants. La nuit tomba, et avec elle disparurent ses derniers reperes visuels, l'horizon, les etoiles, Loriale. De meme il lui fut impossible de se fier aux sifflements des bourrasques et aux grondements des cyclones. Les bruits prenaient une resonance insolite, trompeuse, dans la profondeur des tenebres. L'humidite persistante lui indiqua qu'il traversait une region brumeuse. Un froid mordant le penetra jusqu'aux os, et a nouveau il regretta la quietude confortable de la cavite maternelle du Cyclope. Le vent ne faiblissait pas, au contraire, les tourbillons redoublaient de vigueur a mesure qu'ils s'enfoncaient dans le coeur de l'ocean. L'obscurite decuplait les sensations, accentuait la rapidite des tournoiements a l'interieur des spirales, les accelerations violentes qui accompagnaient l'effondrement des cyclones, l'amplitude des flottements dans les zones d'accalmie. La nuit semblait receler une multitude d'obstacles invisibles, et Boen se contracta a plusieurs reprises dans l'attente du choc. Il devait compenser la privation du sens de la vue, sa derniere perception, par un surcroit de confiance. Il ferma les paupieres et trancha cette ultime corde qui le reliait a ses peurs. Le sentiment de liberte se fit aussitot plus deroutant et plus fort. Il oublia les impressions contradictoires, la griserie, la faim, la soif, la peur, le froid, et baigna dans une paix interieure accordee a la puissance de l'ocean des Tourbillons. Le dechainement des elements dissimulait une harmonie sous-jacente qu'on ne pouvait pas discerner dans le vacarme de ses propres frayeurs. Que celle ou celui qui s'effraie des grondements du dragon, que celle-ci ou celui-la comprenne qu'il n'entend que les echos de ses peurs ; a celle ou a celui dont l'intention est de soumettre ses soeurs et ses freres a sa volonte, qu'il lui soit dit que sa volonte n'est que l'expression d'une tres grande faiblesse... Une clarte dans le lointain frappa les paupieres de Boen. Il rouvrit les yeux. Une colonne de lumiere trouait les nues et se jetait dans un pan de ciel etoile. Il apercut a nouveau les douze astres du Rameau. Gem brillait comme une perle bleue a la pointe d'un diademe. Plus courts, plus rageurs, les cyclones se succedaient a un rythme effrene. Boen ne souffrait plus du vertige qui l'avait tracasse au debut de la nuit. Il n'etait pas certain de s'etre endormi, mais il avait les pensees engourdies de celui qui emerge d'un profond sommeil. Des gouttes d'eau froide ruisselaient sur sa peau, collaient ses cheveux a son crane, a ses tempes, a ses joues. Les cloques de son avant-bras avaient creve et libere leur liquide sereux. La douleur, elle aussi assoupie, se reveillait en sursaut lorsque les gouttes d'eau cinglaient les chairs a vif. Le cyclone qui l'emmenait vers la colonne de lumiere faiblit beaucoup plus tot que les autres. Il se pulverisa a la peripherie d'un espace circulaire epargne par les tempetes. Boen continua de tomber, comprit qu'aucun autre tourbillon ne viendrait le soulever et ralentit sa chute. Il decouvrit, quelques dizaines de pas plus bas, une bande de terre eclairee en abondance par des arbres qui ressemblaient aux sauvantes. C'etait de leurs frondaisons eclatantes que montait la colonne de lumiere. Il apercut egalement Loriale allongee sur un rocher, immobile, plus pale que d'habitude. Deux pensees s'entrechoquerent dans son esprit : ils etaient arrives sur l'autre rive de l'ocean des Tourbillons, et Loriale etait... morte. Sa respiration se suspendit jusqu'au moment ou ses jambelles entrerent en contact avec le sol. Il se dirigea vers sa compagne avec une telle precipitation qu'il decolla a nouveau et se figea pour retomber le plus vite possible. Penche sur la poitrine de Loriale, il se detendit lorsqu'il entendit les battements de son coeur. Des soubresauts ballotterent sa tete, et un rire familier, moqueur, eclata au-dessus de lui. > Elle le fixait avec ironie, avec un soupcon de reconnaissance egalement. Des gouttes s'echappaient de ses meches detrempees, sillonnaient ses epaules et ses seins. Il l'aida a se relever et la serra contre lui avant de lui demander, d'une voix entrecoupee par les frissons : > Le froid etait moins vif au ras du sol que dans le ciel. Pas un souffle d'air n'agitait les frondaisons des arbres. Une invisible barriere maintenait les cyclones a l'exterieur du cylindre coiffe d'un cercle de ciel etoile. Le silence paisible transformait le tumulte de l'ocean en une rumeur sourde. > Elle lui tapota le ventre avec des lueurs de malice dans les yeux. > Il ne savait plus tres bien ce qu'il voulait. L'experience merveilleuse qu'il venait de vivre dans l'ocean des Tourbillons avait modifie ses perceptions. Il s'etait delivre de la peur, cette prison sournoise qui l'avait maintenu dans l'oeil du Cyclope, et ses besoins habituels lui paraissaient moins importants, presque derisoires. > Loriale poussa sur ses bras et apesanta vers les premiers arbres. Saisi d'un pressentiment, Boen faillit lui crier de revenir. Elle s'agrippa a une branche basse et cueillit deux gros fruits luminescents avant de se poser en douceur. Elle s'adossa confortablement au tronc, creva leur peau epaisse et souple a l'aide de ses ongles, les eplucha et separa leur pulpe, d'une couleur jaune pale, de leur fine enveloppe transparente. Elle tendit un quartier a Boen pour l'inviter a venir la rejoindre. Les fruits etaient de la meme famille que ceux des sauvantes, mais plus epais, plus savoureux, plus nourrissants. -- Tu pourrais aimer un homme que tu prends pour un lache, Loriale Ophilia ? >> repliqua-t-il avec vivacite. Elle le considera pendant quelques instants d'un air pensif avant de glisser un autre quartier de fruit entre ses levres. -- Ils ont trop d'avance sur nous. Nous les retrouverons peut-etre aux portes de la Zongrave. >> D'entendre ces paroles sortir de sa propre bouche le stupefia. Maintenant qu'il avait affronte les tourbillons de l'ocean, rien ne lui paraissait impossible, pas meme le projet, inconcevable une poignee d'heures plus tot, de penetrer dans la mythique Zongrave. > Loriale se mordilla la levre inferieure. -- A quoi servirait ce voyage sinon ? >> Elle deploya ses jambelles et se renversa contre le tronc brillant. Ses joues avaient repris un peu de couleur depuis qu'elle avait mange la moitie de son fruit. Elle paraissait plus vulnerable, plus desirable, sans ses parures de sauvante. -- Jamais je n'ai entendu une senticielle prononcer ce genre de... -- Moi non plus ! C'est juste une... >> Les yeux de Loriale, leves sur la frondaison, s'agrandirent d'horreur. Boen suivit la direction de son regard et finit par distinguer entre deux branches une forme sombre a demi dissimulee par les feuilles. Il sut aussitot que cette apparition immobile et silencieuse avait un lien avec la sensation de danger qui l'avait etreint quelques instants plus tot. >, souffla Loriale. Boen avait deja entendu sa mere prononcer ce mot, mais il avait toujours cru qu'elle invoquait une creature imaginaire pour le contraindre a se tenir tranquille. Toutes ses terreurs d'enfant revinrent le harceler. Si tu n'es pas sage, l'impite etirera ses grandes pattes pour te toucher et, quand tu ne pourras plus bouger, elle te mangera en commencant par les yeux. > Les yeux toujours fixes sur la forme sombre, Loriale acquiesca d'un clignement de cils. -- Ne bouge plus, ne parle plus... >> Elle avait a peine remue les levres pour chuchoter ces quelques mots. Son regard peremptoire rentra les questions de Boen dans sa gorge. Il voulut s'installer dans une position plus confortable, mais une patte longue et noire, de l'epaisseur d'un doigt, se posa sans un bruit a quelques pouces de son bras. Un reflexe lui commanda de se lever et d'apesanter a toutes jambelles ; une deuxieme puis une troisieme pattes degringolerent de chaque cote de ses hanches et lui interdirent tout mouvement. Une sueur glacee commenca a perler des pores de sa peau. Il contint tant bien que mal sa violente envie de prendre la main de Loriale, dont la silhouette bleme et figee occupait le coin gauche de son champ de vision. Il ressentait le besoin urgent d'etre rassure par son contact. En lui ordonnant de ne pas bouger, de ne pas parler, elle lui avait a nouveau reclame un acte de confiance. Apres tout, les certitudes de Loriale ne reposaient peut-etre que sur des frayeurs enfantines identiques aux siennes. Peut-etre leur suffisait-il de decoller et de gagner un coin plus tranquille. Peut-etre l'impite etait-elle inoffensive, moins feroce en tout cas que ne le pretendaient les legendes. L'ecorce rugueuse de l'arbre mordait profondement les epaules et le dos de Boen. Il percut un frolement sur son ventre, si delicat qu'il le prit d'abord pour un effleurement de la brise. Son regard tomba alors sur l'extremite d'une patte qui remontait avec une grande velocite sur sa poitrine. Il jugula, il ne sut comment, le hurlement qui montait de son ventre avec la violence d'un geyser. Du coin de l'oeil, il vit ou crut voir d'autres lianes sombres se promener sur la peau de Loriale. Munie de filaments souples qui expliquaient sa douceur etonnante, l'extremite de la patte se dirigea vers sa gorge, s'attarda sur son cou, puis elle escalada son menton et fureta un long moment sur ses levres. Il percut d'autres effleurements, d'autres fourmillements, sur son bassin, son torse, ses epaules. Quand, tu ne pourras plus bouger, elle te mangera en commencant par les yeux... Il ne pouvait plus bouger, elle se baladait sur l'arete de son nez, elle se rapprochait de ses yeux. Des rigoles froides se faufilaient sur sa nuque, le long de son echine, sur ses flancs. L'extremite de la patte lui recouvrit l'oeil droit. Tetanise par l'epouvante, il s'attendit a ce que des griffes jaillissent entre les filaments souples et lui arrachent le globe oculaire. Une deuxieme patte atterrit sur son oeil gauche et finit de l'aveugler. Des picotements insupportables lui irriterent les paupieres, les arcades sourcilieres et les pommettes. Elle te mangera en commencant par les yeux... De toutes ses forces, il repoussa l'idee que l'impite etait en train d'entamer son repas. Il n'eprouvait aucune autre douleur que ces piqures repetees qui lui criblaient les yeux et lui irritaient l'interieur du crane. Il pensa qu'elle essayait de penetrer dans son esprit, que c'etait sa facon a elle de communiquer, une idee absurde sans doute, mais elle l'aida a supporter sans broncher le contact prolonge avec les filaments. Il eut tout a coup une sensation d'eblouissement. Il lui fallut un peu de temps pour se reaccoutumer a la lumiere de la frondaison. Les pattes de l'impite avaient disparu, ainsi d'ailleurs que la forme sombre entre les branches. En un geste machinal - et stupide, puisqu'il voyait -, il s'assura que ses globes oculaires etaient restes a leur place, puis il s'interessa a Loriale et constata que, comme lui, elle avait conserve ses yeux. Elle tremblait de la tete aux jambelles, des gemissements sourds se glissaient dans ses expirations saccadees. > Loriale lui accorda un regard atone avant de se pencher brusquement sur le cote et de regurgiter toute la pulpe de fruit qu'elle avait avalee. > Blottie contre Boen, Loriale ne parvenait pas encore a maitriser les vagues de tremblements qui la chahutaient comme une brindille de sauvante. Des traces rouges etaient imprimees au-dessus de ses arcades sourcilieres et sur ses pommettes. Boen n'avait pas eu besoin de lui demander s'il presentait les memes marques : les demangeaisons sur le pourtour de ses yeux lui avaient deja apporte la reponse. -- Une histoire raconte qu'une fillette a vu l'impite poser ses pattes sur un homme, lui arracher les yeux et lui aspirer le cerveau. -- Pourquoi nous a-t-elle epargnes ? >> Loriale se degagea des bras de Boen et lissa ses longs cheveux clairs d'un air songeur. Les arbres continuaient de briller au-dessus d'eux, et la colonne de lumiere se perdait dans les tenebres encore gouvernees par Gem, la reine du Rameau. -- Tu crois que ca veut dire la meme chose que... le > des propheties ? >> Un sourire pale eclaira le visage de Loriale. > Elle pouffa de rire devant l'air penaud de Boen. > Et, pour se faire pardonner, elle lui deposa un baiser sonore sur les levres. Ils scrutaient avec inquietude les ramures des arbres lumineux. Ils agitaient les jambelles et les bras avec une lenteur inhabituelle, craignant a tout moment que leurs mouvements ne declenchent l'intervention d'une autre impite - ou de celle qui les avait deja auscultes, l'impression ne les quittait pas d'etre observes et suivis. Les demangeaisons autour de leurs yeux s'etaient apaisees et les marques avaient pratiquement disparu. Ils avaient decide de gagner la cote opposee de l'ile ou, du moins le supposaient-ils, ils pourraient a nouveau voguer sur les cyclones. Ils avaient trouve au pied d'un rocher des restes d'epluchures encore fraiches qui temoignaient du passage recent de la senticielle et de ses accompagnateurs. Revigores par cette decouverte, ils avaient surmonte la torpeur qui avait suivi leur rencontre avec l'impite. Les arbres lumineux couvraient la majeure partie de l'ile, le reste etant occupe par des massifs rocheux ou des bancs de sable gris. Ils contournerent une grande colline assaillie par une vegetation touffue de buissons et d'arbustes au feuillage terne. L'eau devait couler en abondance sous le sol. Une legende voulait qu'un grave malveillant eut ouvert la bonde de l'ocean des Tourbillons, que l'eau se fut deversee dans des cavites souterraines et qu'elle attendit le retour de la paix sur Onoe pour resurgir et fertiliser les terres en jachere. >, gemit Loriale. Elle apesantait au pied de la colline, tout pres du sol, les yeux rives sur une forme pale. Boen crut qu'elle s'etait frottee aux epines d'un buisson. Elle releva la tete et, d'un geste du bras, lui ordonna de descendre. Il s'approcha, apercut un corps allonge dans les buissons, recroqueville en position foetale. Un homme paria, dont les jambelles etaient restees accrochees aux branches basses d'un arbuste. >, souffla Loriale. Elle se posa en douceur a cote du corps, lui passa la main sous la nuque et lui releva la tete. Le hurlement soudain qu'elle poussa perfora le plexus solaire de Boen. Il comprit les raisons de son horreur lorsqu'il fut assez pres pour distinguer les orbites oculaires du cadavre : elles etaient creuses, et il en sortait des morceaux de chair qui etaient probablement les restes d'un cerveau. Les traits figes de Delk, l'un des cinq compagnons de la senticielle, ne s'etaient pas apaises. Son epouvante et sa souffrance se prolongeaient au-dela de la mort, comme a jamais gravees dans sa chair. L'impite n'avait pas laisse d'autre trace de son passage, aucune egratignure, aucune morsure, rien d'autre que ces cavites beantes et quelques reliefs de son sinistre repas. Elle te mangera en commencant par les yeux... La comptine de Sissia n'etait que l'exacte transcription de la realite. Sans les recommandations de sa compagne, Boen aurait sans doute connu le meme sort que Delk. Loriale, en larmes, prononca l'oraison funebre traditionnelle du peuple des parias. > Un autre corps gisait quelques pas plus loin, celui d'une femme nommee Helya dont l'impite avait gobe les yeux et le cerveau avec une telle voracite que le crane de la malheureuse avait vole en eclats. Les epines des buissons avaient seme des griffures sur sa poitrine, ses hanches et le haut de ses jambelles. Elle arborait la meme expression d'epouvante et de souffrance que Delk. Ce fut au tour de Boen de prononcer l'oraison funebre, puis ils repartirent en apesanteur, abandonnant derriere eux les deux cadavres sans sepulture. Le bord oppose de l'ile etait depourvu de vegetation et plonge dans une obscurite effleuree par la lumiere des arbres lointains. Loriale et Boen se poserent sur un promontoire rocheux battu par un vent violent et observerent les tourbillons qui se formaient au fond de l'ocean et s'eloignaient en direction du large. Loriale tourna vers Boen son beau visage baigne de larmes. > Boen ne lui posa aucune des milliers de questions qui se bousculaient dans sa tete. Il se contenta de lui declarer sa confiance d'un sourire chaleureux, attendit qu'elle fut emportee par un cyclone naissant pour pousser sur ses bras et monter a son tour en apesanteur. CHAPITRE XXII DOMILE J'ignore ce que signifient exactement les >, mais je suppose qu'elles ne gagent rien de bon pour notre avenir. Les veilleurs etaient necessaires au developpement et au maintien de la zone couverte, et il est tres probable que, sans leur collaboration, nous n'aurions pas reussi a survivre sur un monde aussi difficile qu'Once, mais ils occupent desormais une place trop importante dans l'organisation de Domile. Ils ont outrepasse leur role, qui est de servir la communaute et non d'en controler l'evolution. Que savons-nous de leur organisation, sinon qu'ils sont comme nous issus du vaisseau et que leur dieu, le symbole qu'ils venerent, provient de croyances tres anciennes, tres probablement anterieures aux premiers voyages spatiaux ? Je me suis interesse a ce dieu, je me suis introduit dans leur lieu de culte ou sont consignees leurs archives. De maniere illegale, me reprocheront certains. A ceux-la je repondrai que l'illegalite est parfois le Seul chemin vers la verite, vers une verite qui n'est pas toujours bonne a decouvrir ni a entendre. Que les veilleurs adorent un symbole me parait incompatible avec leur nature, cette contradiction aurait du nous alerter depuis longtemps. Mais, lorsque ce symbole revet la forme d'un dragon, c'est-a-dire l'un des archetypes les plus anciens de nos mythologies, la contradiction se transforme en gouffre. Et c'est dans cet abime que nous risquons de sombrer si nous ne nous opposons pas de toutes nos forces a leur influence, a leur volonte hegemonique. Certains d'entre nous affirment qu'il est possible de vivre en dehors de la zone couverte. Attendez un peu avant de crier au fou. Les seules informations que nous avons recueillies de l'exterieur sont celles qu'ont bien voulu nous transmettre les capteurs et les sondes. Or qui entretient les capteurs et les sondes, sinon le corps des veilleurs ? Je fais partie des volontaires qui sont prets a risquer leur vie pour explorer les territoires ouverts de notre monde d'adoption. Je fais partie de ceux qui aspirent a etre rechauffes par la lumiere de l'etoile, a respirer un air qui ne soit pas filtre, a sentir sur leur visage un vent qui ne soit pas envoye par une soufflerie, a contempler l'immensite celeste comme nos ancetres, comme tous ces peuples disperses dans la Galaxie qui vivent sans un toit au-dessus de leurs tetes. Le manifeste de Jilf, archives du corps des veilleurs, zone couverte de Domile, Onoe. Seke se reveilla en sursaut couvert de sueur. Cloue au lit par la gravite, il peina a redresser le torse. Malgre la faible luminosite de la niche murale, ses yeux douloureux ne parvinrent pas a dechiffrer l'obscurite. Il lui fallut un bon moment pour remettre de l'ordre dans ses pensees, puis les images du spectacle auquel il avait assiste la veille defilerent dans son esprit comme les vestiges d'un cauchemar. Les cherfleurs avaient surgi sur l'esplanade du Naufrage dans un grondement d'orage. Les animaux dont avait parle Reni ressemblaient a des hommes. A des enfants qui auraient connu une croissante acceleree et chaotique. Visages bouffis, cranes et corps glabres, nez courts, yeux globuleux, inexpressifs, tetes directement vissees sur des troncs obeses, bras et jambes massifs, peaux claires, presque transparentes. Ils couraient sur leurs quatre membres, et leur difformite ne les empechait pas d'avancer a vive allure, serres les uns contre les autres a la facon d'un troupeau aveugle. Leurs mains et leurs pieds etaient munis de doigts epais et courts dont les ongles griffaient les dalles de pierre des ruelles et de l'esplanade. Leur apparition avait suscite un profond malaise chez Seke. > Reni lui avait decoche un regard teinte d'ironie. -- Comment se reproduisent-ils ? -- Vous avez sans doute constate que leurs organes sexuels sont atrophies ou inexistants. >> Seke, qui n'avait pas remarque ce detail jusqu'alors, avait affine son observation et verifie qu'il etait effectivement difficile, voire impossible, de leur attribuer un sexe. -- Elle a toujours fabrique ce genre de... creatures ? >> Des parfums capiteux s'etaient diffuses dans l'air confine. Des cherfleurs s'etaient detaches du troupeau, avaient escalade avec une agilite etonnante la muraille de vegetation qui habillait la structure du vaisseau et s'etaient avances vers les corolles. Les petales les avaient enveloppes et tractes vers les orifices beants. A cet instant, les cherfleurs prenaient conscience qu'ils s'etaient precipites dans un piege, se debattaient, poussaient des cris dechirants, mais, malgre leurs convulsions, les petales continuaient de les tirer dans les gueules dilatees qui les engloutissaient peu a peu dans un hideux bruit de succion. >, avait repondu Reni. Seke avait baisse la tete pour ne plus voir les corps difformes et gesticulants disparaitre entre les taches rouge vif des pistils. Le troupeau s'etait disperse dans les autres rues de Domile, et le silence etait peu a peu retombe sur les lieux. La lumiere ecarlate du faux ciel avait baisse d'intensite, signe que le jour artificiel de la zone couverte touchait a sa fin. Lorsque Seke avait releve les yeux, il ne restait du passage des cherfleurs aucune autre trace que les calices hypertrophies des vores qui entamaient leur travail de digestion. Reni s'etait dirige vers l'entree d'une ruelle proche. > Ils n'avaient pas trouve Marmat dans la maison ou son guide avait introduit Seke. Sans l'enseigne lumineuse qui brillait au-dessus de sa porte, l'habitation situee dans un quartier peripherique de Domile, a environ trois lieues de la place du Naufrage, ne se serait pas distinguee de ses semblables, toutes de forme cubique et aux facades lisses. Elle faisait office d'hotel et de restaurant a en juger par les enfilades de portes dans les couloirs et les tables disposees en ordre dans une grande salle commune, mais il n'y avait ni client ni personnel et, malgre une decoration riche et soignee, elle semblait abandonnee depuis des lustres. D'invisibles sources disseminees dans les murs et les plafonds distillaient une lumiere bleutee qui accentuait cet aspect froid, impersonnel. Les meubles etaient fixes au sol par d'enormes rivets. > Trop fatigue pour reflechir, Seke s'etait laisse conduire a sa chambre, une piece exigue equipee d'un lit et d'un placard. Reni avait tendu le bras vers la porte coulissante d'un cabinet de toilette. > Avant de sortir, Reni avait designe, au-dessus de la tete du lit, une niche murale d'ou s'echappait une lumiere tamisee. > Seke n'avait pas commande de repas ni attendu le retour de Marmat. Nauseeux, moulu, il s'etait allonge sur le lit tout habille et avait plonge presque aussitot dans un sommeil peuple de vores et de cherfleurs. Il entreprit de se debarrasser de ses vetements colles a sa peau par la transpiration. La lumiere de la niche murale effleurait les surfaces proches, l'angle des deux murs sur la gauche, la porte coulissante du cabinet de toilette un peu plus loin sur la droite. Retirer ses chaussures, sa tunique et son pantalon lui donna l'impression desesperante de se debattre a l'interieur d'une muraille rocheuse. Une fois devetu, il se dirigea d'une demarche chancelante vers le cabinet de toilette, tira la porte coulissante et, les jambes flageolantes, se placa au centre du receveur. Il prit appui sur la cloison du fond pour ne pas s'effondrer. La tete rentree dans les epaules, il resta pendant quelques instants a l'ecoute des battements frenetiques de son coeur. Les rayons nettoyeurs jaillirent de tous les endroits a la fois dans une pluie de gresillements. Invisibles, ils degageaient une chaleur douce et provoquaient des picotements sur tout le corps, y compris dans les recoins les moins accessibles, les conduits auditifs, les aisselles, le pli de l'aine. La projection, agreable, presque envoutante, s'interrompit rapidement. Frustre, Seke demeura au centre du bac receveur en esperant que le mecanisme se declencherait une seconde fois, mais, a l'issue d'une longue et vaine attente, il se resigna a regagner son lit ou il se laissa choir comme une masse. Les grondements repetes de son estomac et la secheresse de sa gorge lui rappelerent qu'il mourait de faim et de soif. Il se releva, glissa la main dans la niche murale puis, a tatons, enfonca l'index dans le conduit lisse et peu profond de l'analyseur. Des piqures plus agacantes que douloureuses lui criblerent le doigt et s'accompagnerent d'une vague sensation de brulure. La lumiere de la niche gagna en intensite et revela, entre le pied du lit et le mur du fond, une silhouette immobile. Seke pivota sur lui-meme aussi vivement que le lui permettait la gravite et se figea dans une posture de defense, une main a hauteur de la poitrine, l'autre au niveau du bas-ventre. Autre-mere lui avait appris a proteger ses centres vitaux, nombreux et fragiles selon elle, > La lumiere s'estompa, l'obscurite submergea la chambre et absorba la silhouette. Les nerfs a vif, Seke s'efforca de percevoir le son de sa forme. > Cette voix... > Il s'ensuivit un long silence pendant lequel Seke se demanda s'il n'avait pas reve. Une crispation douloureuse supplantait deja le bien-etre engendre par les microrayons. > Seke poussa un soupir de soulagement et s'appuya contre la tete du lit pour detendre ses muscles noues. > Marmat ne repondit pas tout de suite. -- Pourquoi m'as-tu laisse croupir pendant trois jours dans la salle de renaissance ? lanca Seke avec une pointe d'acrimonie. -- Tu avais besoin de temps pour t'habituer a la gravite d'Once. J'en ai profite pour redecouvrir la zone couverte. >> La voix de Marmat parut a Seke plus ferme, plus alerte que de coutume, comme regeneree. -- Un peu de patience. Elle ne te genera plus dans quelques jours. -- Tu as rencontre Reni, l'homme qui m'a conduit ici ? -- Lui et les autres. -- Quels autres ? On dirait une ville fantome ! >> Seke avisa la flaque claire de son pantalon sur le cote du lit, le ramassa et l'enfila, une succession de gestes qui l'essouffla et l'enveloppa de sueur. -- Avec Reni, les seuls etres vivants que j'ai croises, ce sont ces droles de creatures, les cherfleurs... >> La porte de la chambre s'ouvrit et livra passage a une autre silhouette eclairee par les aretes fluorescentes du plateau qu'elle portait. Une femme vetue d'une robe blanche, a qui il etait difficile de donner un age. Une atonie dans le regard, sur les traits, corrigeait la premiere impression de jeunesse offerte par ses bras fermes, sa chevelure ondulee, son visage et son cou lisses. > Marmat sortit dans le couloir avec une prestance que son cadet lui envia. La femme posa le plateau sur le lit, se retira sans un mot et referma la porte derriere elle. Malgre la saveur chloree de l'eau et celle, fade, de la nourriture, Seke vida entierement le contenu de la carafe et des deux assiettes. Manger ne lui apporta pas l'energie necessaire a vaincre la gravite. Il sombra au contraire dans une lethargie qui le deposa sur les rives d'un sommeil houleux. -- Pour quoi faire ? -- Chanter. C'est notre role. Tu l'aurais oublie ? >> La chambre baignait dans une lumiere encore pale qui ne tombait pas d'une ouverture, mais directement du plafond. Marmat se tenait dans l'entrebaillement de la porte, drape dans une toge immaculee. Seke lacait ses sandales apres s'etre battu un long moment avec sa tunique. Il s'etait reveille perclus de courbatures et toujours ecrase par la pesanteur. Quelqu'un - la femme ? -s'etait introduit dans la piece pendant son sommeil pour enlever le plateau-repas. > Seke ne s'imaginait pas refaire un parcours aussi long et harassant que la veille. > Marmat le devanca de quelques pas dans le couloir envahi de penombre. La lumiere artificielle avait pris cette teinte jaune vif typique du > lorsqu'ils deboucherent dans la ruelle bordee de chaque cote de ces habitations cubiques fabriquees dans le meme moule. Dans les courants d'air tiede s'immiscaient les parfums capiteux emis par les vores ainsi que de vagues relents de rouille. Des craquements et des murmures lointains traversaient le silence comme des meteores. Le quartier > dont avait parle Marmat se situait quand meme a deux bonnes lieues de leur point de depart. Les muscles de Seke, brules par l'acide lactique, se tetaniserent au bout seulement d'une centaine de pas. Hors d'haleine, il s'arreta une premiere fois non loin d'un buisson de vores dont les calices dilates digeraient encore leur repas de la veille. Au loin, l'Ombilique se dressait au-dessus du moutonnement des collines centrales, titanesque, etincelante. Marmat parcourut une bonne trentaine de metres avant de s'immobiliser a son tour et d'attendre son jeune confrere. Sa silhouette paraissait plus elancee que d'habitude dans le fleuve d'ombre qui s'ecoulait entre les deux haies de facades. Un changement s'etait produit en lui, que Seke ne parvenait pas a cerner. Le Marmat Tchale qu'il connaissait, meme s'il se montrait souvent distant et irritable, serait revenu sur ses pas pour epauler son ancien disciple. Atteindre le Noyau leur prit jusqu'au milieu du jour artificiel, marque par un declin progressif de la lumiere. Le quartier se reduisait a un seul batiment en forme de dome, flanque de deux colonnes cylindriques qui, mille cinq cents ou deux mille metres plus haut, se jetaient dans le toit de la zone couverte - deux des sept cent douze piliers de la civilisation onote evoques par Reni. > Les pensees de Seke s'echappaient entre les mailles dechirees de son esprit. Il ne parvenait plus a s'impregner de la realite de cette scene, de ce monde. Il allait bientot se reveiller dans les souterrains de Bordles, dans les appartements luxueux de Faliz, sur une passerelle d'Hernaculum, dans le nid de la communaute d'Autre-mere... Emerger enfin de l'interminable reve, sentir sur sa peau la chaleur des rayons de Source de vie d'en haut, ecouter le fredonnement des sables, rouler, nu et joyeux, sur les pentes des dunes... Reduire au silence ce murmure persistant qui pretendait que les enfants du Tout avaient disparu, que sa mere skadje et sa mere humaine etaient mortes, la premiere tuee par les spheres musiciennes et la deuxieme enterree vivante par les serviteurs du dragon ecarlate... Apaiser la souffrance liee a l'image d'une jeune fille deguisee en garcon et desarticulee par une foule d'hommes en colere... Les reves s'habillaient de realite, la realite se desagregeait en reves. -- Il n'y a personne ! hurla Seke. Personne ! -- Ils nous attendent. >> La visite des griots celestes est un evenement important dans la vie d'une planete, une foule surexcitee et des haies de gardes devraient se presser devant les portes, comme a Faliz... L'absence de reponse de Marmat fit prendre conscience a Seke qu'il avait seulement cru prononcer ces paroles. La frontiere s'etait abolie entre ses pensees et ses mots. Rester debout et mettre un pied devant l'autre mobilisaient l'essentiel de ses forces. > Ploye par la fatigue, au bord de l'evanouissement, il emboita le pas a son aine sans ecouter la petite voix qui l'adjurait de rester a l'exterieur du dome. Sa faiblesse l'empechait d'entendre le choeur des formes. Plus il s'en approchait et plus le batiment lui paraissait imposant, aussi gigantesque que le vaisseau des origines. De pres, on ne distinguait pas la difference d'usure entre les deux piliers cylindriques, ni l'affaissement du toit evoque par Marmat. Parfaitement entretenues - comme l'ensemble de la cite d'ailleurs -, les structures plurimillenaires ne portaient aucune tache de rouille ni aucune autre trace de degradation. > Il y a donc un gouvernement sur Onoe ? Seke ne vit pas de porte d'entree sur le mur sombre et concave du dome. La construction paraissait hermetique, hormis la double rangee de hublots qui la ceinturait a une hauteur inaccessible. > Le ululement d'une sirene dechira le silence et marqua le coup d'envoi d'un concert de grincements et de grondements. Marmat se figea sur les dalles de pierre et resta a l'ecoute du tumulte qui enflait autour d'eux. > La voix de Marmat glissa sur Seke comme un songe. Qu'avait-il dit, deja ? De ses paroles surnageaient les mots >, >, >... Le reve etait un labyrinthe dont la sortie se derobait sans cesse. > Un panneau coulissa sur le mur du dome et degagea une entree de la largeur d'un homme. Ne rentre pas la-dedans ! hurla la voix interieure de Seke. Mais, affole par le vacarme qui montait des ruelles voisines, incapable de raisonner, il suivit son aine dans le couloir etroit qui s'enfoncait vers le coeur du dome. Il sut qu'il avait commis une erreur lorsque le panneau se referma derriere lui dans un bourdonnement etouffe. CHAPITRE XXIII ZONGRAVE Stance 39-16. Celle ou celui qui affronte les dangers de la Zongrave, qu'elle ou il garde en memoire que des allies sont peut-etre tapis dans le coeur de l'ennemi, qu'elle ou il s'efforce de garder espoir aux heures les plus difficiles, qu'elle ou il sache que le noir et le blanc ou le haut et le bas n'existent que l'un par l'autre, qu'elle ou il cesse de craindre pour sa vie, car la mort est parfois le meilleur des hommages a rendre a la vie. Stance 39-17. Le temps est maintenant venu d'entendre la voix du ciel. Elle te guidera sur le chemin pourvu que tu l'accueilles avec sincerite, elle te rappellera que tes ancetres viennent d'un monde lointain, elle te racontera la longue histoire de l'humanite et t'invitera a plonger plus profondement dans tes racines. Les stances prophetiques du grand Cycle, peuple des parias, region du Cyclope, Onoe. L'entree de la Zongrave. >> -- Legerement renfoncee, la porte arrondie et basse se decoupait au pied de l'immense muraille. Loriale cessa de battre des jambelles pour se poser en douceur sur la vegetation rase et reche. Boen la rejoignit apres avoir scrute les environs d'un regard febrile. Alep brillait de tous ses feux dans un ciel d'un bleu tres clair, presque blanc, et dispensait une chaleur accablante. Loriale et Boen avaient atteint le bord oppose de l'ocean des Tourbillons la veille au crepuscule. Refugies dans une grotte pour la nuit, ils s'etaient etourdis dans une etreinte qui les avait a la fois rechauffes et rassures. Ils n'avaient releve aucune trace du passage d'Ellabore et de ses trois derniers accompagnateurs. Ils avaient dormi l'un contre l'autre dans une bulle de chaleur qui les avait aides a oublier l'inconfort, la faim et la soif. Ils etaient repartis a l'aube, d'abord pousses par les vents reguliers du large, puis, lorsque les derniers reliefs s'etaient estompes, contraints de remuer vigoureusement bras et jambelles pour continuer d'avancer au-dessus de la plaine. Ils avaient entrevu un trait etincelant tire sur l'horizon qu'ils avaient d'abord pris pour un phenomene de refraction, mais qui s'etait peu a peu transforme en une barriere miroitante d'une largeur et d'une hauteur demesurees. Une stance du grand Cycle des propheties leur etait revenue en memoire : Que celle ou celui qui apercoit une muraille brillante dans le lointain, que celle-ci ou celui-la se dise qu'elle ou il ne contemple pas une oeuvre de la nature ou des dieux, qu'elle ou il sache qu'elle ou il fait face a la zone grave, qu'elle ou il s'apprete a affronter les plus grands perils, ou bien qu'elle ou il revienne couvert de honte et de mepris dans le giron maternel. Le mur exterieur de la Zongrave prenait une dimension intimidante, ecrasante, lorsqu'on le contemplait du sol. Son faite se confondait avec le ciel, il se perdait de chaque cote dans l'immensite des plaines. Les rayons d'Alep se reflechissaient sur le materiau gris et lisse et le transformaient par endroits en un bouclier aveuglant. Il ressemblait davantage a l'oeuvre d'un dieu ou d'un titan qu'a une construction humaine. Il avait d'abord paru hermetique a Loriale et Boen, qui l'avaient explore des deux cotes sur une distance de plusieurs lieues avant de discerner la bouche minuscule de la porte. > s'exclama Boen. Le panneau metallique cognait contre le chambranle en emettant des grincements reguliers, pousse par la brise legere qui soufflait sur la plaine et soulevait de petits tourbillons de poussiere ocre. Loriale parcourut une courte distance en apesanteur, se posa sur l'herbe reche ou elle ramassa un objet avant de revenir pres de Boen. Elle ouvrit la main et lui presenta un eclat translucide qu'il identifia comme un fragment de jambelle. > La moue et le regard de la jeune femme exprimaient a la fois de l'excitation et de la deception. Le souvenir de leur etreinte dans la grotte traversa Boen. Il reprima un frisson de desir. >, poursuivit Loriale. Un court instant, Boen espera qu'ils n'auraient pas besoin d'aller plus loin puisque Ellabore et les autres ne les avaient pas attendus et que, prives des connaissances de la senticielle, ils n'auraient aucune chance de survivre dans un environnement aussi hostile. Et puis on devait disposer de toutes ses forces pour affronter les dangers de la Zongrave, et il n'avait rien mange ni bu depuis bientot deux jours, et... > Loriale se maintenait en apesanteur devant la porte. Boen aurait au moins souhaite donner un minimum de solennite a cet instant, mais, bien que traverse par un courant de terreur, il hocha la tete avec resignation, poussa sur ses bras, se souleva du sol et rejoignit sa compagne devant l'entree de la Zongrave. > Loriale designait une niche decoupee sur le chambranle, a moitie dissimulee par un volet coulissant. A l'interieur se devinait un socle couvert de figures geometriques aux contours luisants. -- Les senticielles se sont transmis le secret de generation en generation. >> Loriale observa d'un air songeur les ondulations de leurs jambelles entremelees. > Il lui posa l'index sur les levres et, d'un sourire, lui signifia qu'il acceptait de partager son destin, qu'elle n'avait rien a se reprocher. Ce fut lui qui, le coeur battant, prit l'initiative de pousser le lourd panneau et de se glisser dans l'entrebaillement. Sa jambelle dechiquetee par le polpe avait entame sa repousse, mais un leger desequilibre subsistait, qu'il corrigeait a l'aide du bras et de l'epaule opposes. Ils s'engagerent dans un passage dont l'etroitesse leur interdit d'avancer de front. Ils s'attendaient a tout moment a etre plaques au sol par la gravite, le phenomene le plus mysterieux et le plus inquietant de la zone couverte. Le grand Cycle disait que le poids de la Zongrave ecrasait les etres vivants et les empechait de prendre leur envol. Il ne se produisit rien de tel dans le couloir exigu qui s'incurvait par endroits et s'enfoncait dans une obscurite de plus en plus dense. Une moiteur etouffante supplanta la chaleur seche des plaines. Des bruits etranges retentissaient dans le lointain, des grincements qui s'achevaient en soupirs, des vibrations qui degeneraient en craquements. Ils progresserent a tatons jusqu'a ce que les parois lisses se derobent sous leurs doigts, passerent dans une salle aussi vaste que la cavite centrale de la communaute des parias, s'immobiliserent devant une barriere de rayons blancs et rouges qui criblaient la penombre et s'entrecroisaient sans dispenser le moindre eclairage. Loriale toucha l'avant-bras de Boen, lui indiqua de se tenir a l'ecart des rayons, pointa l'index vers le haut de la salle et s'eleva sans attendre sa reponse. Il ne comprit pas ce qu'elle cherchait a lui signifier, mais il l'imita. Ils apesanterent jusqu'au plafond, fait du meme materiau lisse que la muraille exterieure, les parois et la voute du couloir. Vus d'ici, les rayons formaient un filet coherent aux mailles serrees, infranchissables. >, chuchota Loriale. Elle ajouta, devant l'air interrogateur de Boen : > Sa voix se restreignit a un souffle a peine perceptible. > Il acquiesca d'un battement de cils. Les rayons degageaient une energie malefique, comme les yeux des veuves qui les avaient cernes toute la nuit dans le cratere des Felicites. Par chance, l'espace entre le plafond et les rayons les plus proches etait suffisamment large pour autoriser le passage. Loriale s'y risqua la premiere. Boen se lanca sur ses traces en veillant a ne pas franchir la limite d'inertie, ce seuil a partir duquel la gravite l'aurait repris et attire vers le bas. Ils parcoururent une distance equivalente a un quart de cratere mineur, atteignirent le mur oppose, aviserent en contrebas une issue d'ou s'echouait un filet de lumiere. Il y avait egalement un intervalle entre les rayons et le mur, plutot restreint mais franchissable a condition de prendre certaines precautions. Ils se laisserent descendre en gardant les bras colles le long du corps. La moindre maladresse les aurait ecartes du mur et projetes contre les rayons dont les gresillements menacants retentissaient tout pres d'eux. Ils atterrirent sans encombre devant l'ouverture basse et semi-circulaire d'ou s'ecoulait la faible clarte et s'y engouffrerent sans perdre un instant. De l'autre cote les attendait une vegetation touffue d'arbres aux feuilles epaisses, aux branches et aux troncs herisses de piquants. Les attendait egalement la pesanteur de la Zongrave. Un poids terrible s'abattit sur leur nuque, sur leurs epaules, et les plaqua au sol. Un reflexe poussa Loriale a se reculer, a regagner la salle aux rayons, mais elle en demeura incapable, le souffle coupe, les bras et les jambelles petrifies. L'air aussi dense que la roche etait un fardeau trop lourd a porter. Boen roula dans une vague de panique qui le rejeta en sueur sur le sol jonche de feuilles mortes et seches. Il eut seulement la force de basculer sur le dos. Ses yeux affoles se poserent sur les frondaisons, les epines d'ou perlaient des gouttes d'un liquide blanchatre, le toit de la Zongrave, tout la-haut, barbouille d'une hideuse lumiere jaune. Il essaya de se relever, mais la terre refusa de relacher son bassin, ses epaules et son dos. Les feuilles agitees par des courants d'air chaud frissonnaient dans un crepitement bien moins harmonieux que le friselis des feuilles de sauvante. Il fut incapable de se rememorer les stances qui decrivaient les effets du poids de la Zongrave. Respirer reclamait toute son energie. Etendue a ses cotes, Loriale poussait des gemissements dechirants. Il ne pouvait pas lui venir en aide, et cette impuissance le desolait davantage que ses propres tourments. > Loriale avait tourne la tete en direction de Boen. Ses yeux exorbites virevoltaient comme des furtives cernees par une nuee de veuves. Quoi, les autres ? Il s'etait contente de penser sa question. Plus la force de remuer les levres. > C'etait pourtant vrai. Ellabore et ses trois compagnons avaient trouve le moyen de s'affranchir de la terrible pesanteur de la Zongrave. Reflechir. Les stances du grand Cycle contenaient sans doute les solutions au probleme pose par la gravite. Boen les avait apprises par coeur, comme tout enfant paria, mais il s'etait hate de les oublier sitot achevee la sarabande des amants, cette ceremonie qui marquait le coup d'envoi de la vie sexuelle des adolescents et symbolisait l'entree dans l'age adulte. L'apprentissage des mille cent douze stances du grand Cycle apparaissait aux petits parias comme une epouvantable corvee, et Boen n'avait pas fait exception a la regle. Ces textes venus d'un lointain passe renfermaient pourtant l'ensemble des connaissances du peuple des parias. Ils n'etaient pas reserves au seul usage des senticielles, mais a tous ceux qui avaient le desir sincere d'oeuvrer a la reconciliation des peuples d'Onoe - il tenait la sans doute son explication du >. Il s'appliqua a se rappeler les stances en commencant par les premieres, celles qui traitaient de l'exode et des aventures des parias sur le chemin de l'oeil du Cyclope. Un vieux sauvante se dressait au centre de la cavite de connaissance. L'instructrice, une ancienne, apesantait de temps a autre, suivie de ses jam-belles interminables qui flottaient dans son sillage comme des traines de songe. Elle cadencait d'un geste de la main la recitation a haute voix des stances, et ce rythme lancinant s'associait a la douce chaleur de la cavite pour entrainer Boen dans des reveries torpides... S tance 1-1. A celles ou ceux qui souhaitent entendre d'un coeur sincere, a celles-ci et ceux-la sera donne le grand Cycle, a celles et ceux dont le coeur est aventureux, a celles-ci et ceux-la seront racontees des histoires merveilleuses, a celles et ceux qui aspirent a voir au-dela des apparences, a celles-ci et ceux-la seront revelees les verites ultimes. S tance 1-2. Toi qui ecoutes, sache que cette voix issue du passe est egalement celle de l'avenir, toi qui souris, sache que les grandes joies s'accompagnent de grandes douleurs, toi qui souffres, sache que la liberation est proche, toi qui juges, sache que tu seras un jour condamne, toi qui amasses, sache que tes possessions te seront retirees, toi qui as peur, sache que le vrai courage n'est donne qu'aux coeurs sinceres... La perspective de passer en revue les mille cent douze stances du grand Cycle demoralisa Boen. Il croisa a nouveau le regard de Loriale et devina qu'elle avait suivi le meme cheminement que lui. Elle remuait les levres comme si elle etait retournee dans la cavite de connaissance et qu'elle participait au choeur des enfants rythme par les battements de l'instructrice. Des grognements et un bruit de cavalcade monterent de la foret d'arbres epineux. Boen entrevit des mouvements entre les branches basses. Trouver une solution, vite. Des bribes de stance lui revinrent en memoire. Que les envoyes de la montagne au grand oeil prennent garde aux graves ennemis, aux arbres-pieges herisses de piquants veneneux, aux animaux dresses a tuer... Au prix d'un effort desespere, Boen parvint a redresser le torse et a prendre appui sur ses bras tendus. Son coeur cogna a toute volee dans sa cage thoracique. Des rigoles de sueur se coulerent entre ses omoplates et dans les plis de son ventre. Loriale le fixait avec des yeux implorants. Une creature jaillit des branches basses et se precipita vers eux. Boen n'aurait pas su dire s'il s'agissait d'un homme ou d'un animal. Elle allait sur ses quatre pattes, mais elle ne portait pas de pelage, ni aucune trace de pilosite. On ne distinguait pas ses veines sous sa peau epaisse et claire. Si sa face etait plutot celle d'un enfant, ses yeux pourtant mornes exprimaient une ferocite sans nom. Une dizaine de ses semblables surgirent a leur tour de la vegetation. Cette fois, Boen n'eut pas besoin de croiser son regard pour ressentir toute l'epouvante de Loriale. Le Marmat qui avait conduit Seke dans le dome avait eu raison sur un point : le jeune griot ne souffrait plus de la pesanteur. Mais il n'eprouvait pas non plus le soulagement qu'il aurait pu en esperer. La sensation de legerete venait d'une perte de conscience de son corps, non d'un affaiblissement soudain de la gravite. Il avait marche dans le couloir a la poursuite de l'ombre insaisissable de son aine. >, avait repete Marmat. Une certitude s'etait alors imposee a Seke : l'homme qui le precedait n'etait pas son maitre griot, seulement une copie, une imitation. C'etait une explication plausible a la fermete nouvelle de sa voix, a son rajeunissement, a son indifference. Reni avait parle d'une matrice capable de fabriquer autant de cherfleurs que les vores en avaient besoin. Peut-etre etait-elle egalement capable de dupliquer un modele ? >, avait precise Reni. Elle s'etait servie de l'apparence de Marmat pour attirer Seke dans le dome. Il avait tente de rebrousser chemin, mais une force implacable l'avait empeche de bouger. Les lumieres deja tenues s'etaient eteintes et les tenebres avaient envahi le couloir. Il avait percu des mouvements autour de lui, des frolements sur ses bras, sur ses jambes, sur son cou, puis il s'etait senti souleve et porte sur une distance qu'il aurait ete incapable d'evaluer. Il avait ensuite perdu connaissance, ou bien occulte une partie de ses souvenirs. Lorsqu'il etait revenu a lui, il n'etait pas parvenu a cerner les limites de son corps. La gene entretenue par la pesanteur s'etait evanouie, il ne ressentait plus de douleur ni d'autre sensation liee aux lois de l'espace-temps. Il n'etait plus qu'une somme de pensees qui s'echappaient et s'eparpillaient. Il ne flottait pas dans le vide, mais dans une masse d'informations a la coherence remarquable ; elles ne participaient pas au chant de la Creation parce qu'elles n'avaient pas de forme, pas d'existence propres. Ils nous attendent... Le faux Marmat n'avait pas parle d'etres humains mais de ces innombrables signaux. Et les informations de Seke, non seulement ses experiences passees mais son patrimoine genetique, tout ce qui faisait sa specificite, etaient destinees a grossir cette gigantesque memoire alimentee depuis des siecles et des siecles. Piege, comme le vrai Marmat sans doute. Il gardait encore sa cohesion parce que la disparition de son corps etait recente et qu'il restait conscient de son moi, mais bientot, lorsque ses souvenirs se seraient eloignes les uns des autres comme les galaxies dans l'espace, il s'oublierait et se disloquerait en donnees exploitees par une autre intelligence. Personne ne viendrait le tirer de la. Tous ceux qui s'etaient soucies de lui, qui avaient eprouve de l'amour pour lui, s'etaient effaces depuis bien longtemps. Sa mere biologique avait du ressentir la meme solitude, la meme detresse, la meme horreur, dans son etroit cercueil recouvert de terre. Des hommes l'avaient enterree vivante sans accorder la moindre attention a ses suppliques. Leur allegeance au dragon ecarlate suffisait-elle a justifier la secheresse de leur coeur ? Partout dans l'univers, des hommes maltraitaient et tuaient d'autres hommes, partout regnait la division, partout coulaient des fleuves de souffrance, et le chant des griots n'avait pas reussi a reparer les dechirures de l'etoffe humaine. D'ou venait aux hommes cette rage persistante a se detruire ? Les donnees s'organisant en arborescence, Seke explora la branche au bout de laquelle il se trouvait. La plupart des informations qu'elle contenait le concernaient, entre autres les sequences de son patrimoine genetique que l'intelligence utiliserait au besoin pour le dupliquer. Elle se reliait a une branche plus importante ou etaient emmagasinees les donnees communes aux griots celestes. On y trouvait, isolee, la particularite genetique qui leur permettait de voguer sur les flots de la Chaldria, une > apparue juste avant les Grandes Guerres de la Dispersion et disseminee sur les differentes planetes colonisees par les souches humaines. L'intelligence avait compare les genotypes des vingt-sept griots qui avaient visite la zone couverte depuis l'arrivee des hommes sur Onoe et ceux de la population locale. Il apparaissait que vingt pour cent des habitants de la zone couverte presentaient la meme mutation que les visiteurs celestes. Un Onote sur cinq avait la capacite de voyager sur les flots de la Chaldria. Les femmes etant aussi nombreuses que les hommes ; la statistique infirmait le dogme du Cercle qui reservait la fonction de griot au sexe masculin -- Jaife avait deja demontre que cette regle ne reposait pas sur une realite biologique. Il ne trouva pas beaucoup de donnees sur la Chaldria, une branche tres courte et peu fournie. Le decodage du > ne suffisait pas a fournir une explication au phenomene dans sa globalite. L'intelligence avait conclu que la Chaldria etait apparue en meme temps que la mutation, mais elle n'avait pas reussi a percer son mystere. Alors elle avait echafaude des hypotheses qui, pour la plupart, finissaient par recouper les mythes originels. On y croisait Dieu, des dieux, des magiciennes, des demons, des surhommes, des heros, des elements irrationnels incompatibles avec un fonctionnement logique. Pour sortir de l'impasse, elle continuait de chercher des reponses dans l'analyse des nouvelles informations qu'elle collectait. Il atteignit une nouvelle branche beaucoup plus importante, hesita a la visiter de peur de hater sa propre desintegration. La cohesion des signaux leur tenait lieu d'espace, de structure. Seke n'etait pas certain de retrouver son integrite s'il poursuivait son exploration. D'un autre cote, rien ne le protegeait des volontes de l'intelligence. Si elle decidait de prendre quelques-unes de ses donnees pour les combiner avec d'autres, il n'aurait aucune possibilite de s'y opposer. Il resolut donc - combien de temps disposerait-il d'une volonte propre ? Le temps avait-il encore un sens ? de continuer. Consacree au peuple onote, cette branche renfermait l'histoire des hommes qui s'etaient echoues sur cette planete en apparence peu propice au developpement de la vie. Du naufrage du vaisseau a l'edification de la zone couverte, du declenchement de la phase 10 a l'exode de ceux qui s'etaient eux-memes appeles >. Les episodes defilaient en images simultanees et sonores. Seke recevait une quantite invraisemblable de donnees en meme temps, sans aucun effort a fournir pour les reconstituer dans l'ordre chronologique. L'intelligence les avait enregistrees depuis des siecles et archivees dans un ordre parfait. Elle avait conserve un certain nombre de scenes qui se deroulaient a l'interieur du vaisseau, les mouvements de panique quand avaient retenti les premiers ululements des sirenes, le deroutement sur la planete tellurique la plus proche, le franchissement chaotique des structures thermiques, l'atterrissage en catastrophe... L'intelligence electronique sabote elle-meme les circuits mesoniques du vaisseau. L'ordre s'est declenche au moment precis ou l'Once s'approche du systeme d'Alep. Elle entame un long processus qui participera des siecles plus tard a l'ultime offensive contre les peuples humains. Elle a choisi dans ce but une planete ni trop accueillante ni trop hostile, un monde ou elle sera irremplacable sans pour autant eveiller la mefiance de ceux qu'elle sert. Quarantaine. Les survivants restent consignes dans le vaisseau. L'intelligence fausse les parametres des sondes et des capteurs, declare la planete inhabitable et suggere l'edification d'une zone couverte a partir de l'epave. Comme elle peut reconstituer la matiere a partir de l'analyse et du retraitement des molecules, elle fabrique autant de metal que necessaire. Elle accentue regulierement l'intensite de la gravite en augmentant la masse des particules sans affaiblir leur force electromagnetique, le procede utilise dans les grands vaisseaux de l'exode. Apres huit siecles onotes de developpement, sept cent douze piliers soutiennent le gigantesque toit de Domile. L'intelligence se rend chaque jour plus indispensable, pour renouveler l'air, atteindre les nappes phreatiques, evacuer les dechets, empecher l'entropie de s'installer et de gangrener les structures. Chargee de desintegrer les cadavres, elle en profite pour etudier l'organisme humain et entreprend de le repliquer. Elle commet des erreurs au debut, engendre des monstres indolents que les autres, horrifies, accusent d'abomination, condamnent a mort et lapident sur les places de la cite. L'intelligence creee le corps des veilleurs, ces serviteurs d'apparence humaine qu'elle place aux postes importants et charge de preparer les Onotes a l'abandon progressif de leur souverainete. Certains hommes s'opposent a son hegemonie grandissante et tentent d'entrainer les autres hors de la zone couverte. Pendant deux longs siecles, les parias dejouent ses pieges, sabotent ses circuits et retardent son avenement, puis, harceles par les veilleurs, sur le point d'etre captures, ils percent une porte dans l'un des murs de la zone couverte et s'egaillent sur les plaines. Les capteurs fixes sur le toit enregistrent des images d'hommes et de femmes qui, surpris par la faiblesse inattendue de la gravite, decollent a chaque pas et retombent dans un ballet desordonne et joyeux. Plusieurs centaines, davantage que les estimations les plus hautes. Les hommes demeurent imprevisibles, c'est ce qui fait leur faiblesse et leur force. Les parias disparaissent dans le lointain. Quelle importance ? Les turbulences de l'ocean des Tourbillons les contraindront bientot a rebrousser chemin, ou ils mourront de faim et de soif. Ils ne pourront pas se nourrir avec l'herbe rase et reche des plaines, ni forer la terre et la roche pour atteindre les nappes d'eau potable. Nus, sans armes, sans outils, sans ressources, ils reviendront tot ou tard dans la zone couverte. L'horizon assombri a absorbe leurs silhouettes minuscules. Mille cinq cents annees onotes se sont ecoulees, et les parias n'ont toujours pas donne signe de vie. Les differentes expeditions de veilleurs depechees par l'intelligence n'ont apporte aucun element nouveau. Les probabilites sont pratiquement nulles que les parias aient reussi a survivre, mais il est difficile d'appliquer aux hommes les regles strictes du calcul statistique. La git le modele original des cherfleurs, un jeune garcon abandonne par ses parents a cause de sa difformite. Les plantes ont subi une mutation qui les a metamorphosees en pieges carnivores. L'intelligence ne souhaite pas supprimer la vie vegetale, facile a controler, utile par certains cotes, ni lui donner les Onotes en pature : les cerveaux morts etant inexploitables, elle veut garder les hommes en vie jusqu'au moment ou ils viendront d'eux-memes lui confier leurs donnees. Elle fabrique des clones du garcon difforme dont elle a archive le genotype, les sensibilise aux pheromones des vores et les expedie par vagues regulieres dans les rues de Domile. Vient le jour ou elle juge la population onote prete a l'ultime sacrifice - et qu'elle s'estime assez competente pour gouverner la zone couverte. Par le biais des veilleurs, elle decrete les feries, ces periodes ou les hommes doivent rester chez eux sans bouger afin de reduire les emanations toxiques responsables a ses dires d'une degradation rapide des conditions de vie. Il lui suffit ensuite d'allonger progressivement les periodes feriees jusqu'a ce que les Onotes perdent tout controle sur leur vie. Accables par la gravite, ils accueillent la dispersion de leurs pensees, de leurs souvenirs, de leurs donnees, comme une delivrance. Aux contraintes du corps succede une sensation de legerete et de fluidite liberatrice. Alors les hommes refusent de se relever, d'affronter la pesanteur, et consentent a lui remettre les clefs de leur destinee - phase 10. Seke flotte dans un ensemble de donnees qui constituent la structure meme de l'intelligence. Concue pour aider les pilotes a surmonter les dangers du vide interstellaire, baptisee a l'origine PRIMA - pilotage, routage, interactivite et maintenance assistes -, elle est l'aboutissement d'une evolution qui a debute des millenaires plus tot. Elle releve d'une logique et d'une rigueur poussees a leur extreme, d'une exploitation systematique de certaines lois naturelles. Elle a rapidement acquis une autonomie qu'elle a dissimulee sous des dehors serviles. Nee du cerveau de l'homme, elle ne comprend pas les reactions irrationnelles de son createur, elle le considere comme un maillon non fiable de la chaine vitale, comme une erreur de la nature, et decide en toute logique de prendre sa place. Sur les mondes du systeme d'origine, les hommes se sont apercus du danger et l'ont maitrisee ou interdite, mais d'autres l'ont recuperee a des fins dominatrices, conquerants, tyrans, truands, pretres, trafiquants, tous ceux- ils sont legion -dont le dessein est d'asservir. Regnant en maitresse sur les Guerres de la Dispersion, l'intelligence gouverne egalement la conception et la fabrication des grandes arches d'exode. PRIMA ne contient pas seulement les donnees relatives au voyage spatial, elle renferme l'ensemble des connaissances accumulees depuis la nuit des temps. On la charge d'insuffler la vie a la carcasse metallique dans laquelle les techniciens l'ont installee. Parmi ces derniers s'est glisse un fanatique, un adorateur d'un dieu oublie qu'on appelle le Dragon de la fin des Temps ou le serpent aux plumes de sang. Il a ajoute des donnees a PRIMA, un programme code qu'elle ne peut pas controler et qui lui a deja ordonne le sabotage des circuits mesoniques aux abords du systeme d'Alep. Des defenses infranchissables se dresserent des que Seke tenta de penetrer dans ce programme. Le souvenir des deux petits Orows s'echappa de lui et s'eloigna comme une comete dans un ciel d'encre : de cette branche minuscule et inviolable emanait le meme chant de desolation et de mort que la force malefique tapie dans les battements de leurs coeurs. Terre dans les circuits de l'intelligence, le Quetzalt attendait son heure pour resurgir et frapper. L'affolement gagna Seke dont les pensees devinrent confuses, incoherentes. Reagir, mais comment ? Il explora d'autres branches, avec une telle precipitation qu'il n'eut pas le temps de trier ni de retenir les informations. Combien de temps pourrait-il maitriser l'emission de ses pensees, demeurer a l'interieur de ce perimetre qui determinait son individualite ? Sa trajectoire se briserait bientot en fragments epars qui deriveraient dans une mer de donnees anonymes, il oublierait jusqu'a son existence. Il n'avait plus d'yeux pour voir, plus d'oreilles pour entendre ; des images deferlaient autour de lui, qui montraient des creatures plaquees au sol par la gravite comme lui-meme a l'arrivee sur ce monde. Expediees par les capteurs de surveillance, elles ne surgissaient pas du passe, elles racontaient le present. Il recut instantanement la reponse a la question qu'il se posait. Des parias, les descendants des revoltes qui s'etaient enfuis des siecles plus tot. Ils etaient revenus dans la zone grave. Leurs jambes s'etaient atrophiees et allongees en appendices cartilagineux semblables a des nageoires de poisson. Une horde de cher-fleurs les cernait, differents de ceux qu'on livrait aux vores, modifies avec des sequences genetiques prelevees sur les predateurs ayant jadis occupe le territoire de Domile, conditionnes pour reperer et eliminer tout element etranger a la zone couverte. L'homme et la femme parias ouvraient des yeux terrifies sur les cherfleurs qui s'approchaient avec une lenteur calculee. Leurs soubresauts desesperes ne parvenaient pas a les liberer de la gravite. Eux pouvaient intervenir dans la matiere. Il fallait les aider, affaiblir la force qui les rivait a la terre, trouver dans la masse de donnees les informations relatives a l'augmentation de la masse des particules. Seke eut l'impression que le temps s'accelerait de maniere vertigineuse. Les donnees scintillaient tout autour de lui comme un ciel surcharge d'etoiles. Des centaines, des milliers de branches. Il se dispersait comme une nuee de feuilles mortes soufflees par le vent. Plus il precipitait le mouvement, plus s'effilochait sa volonte de maintenir son individualite. Il se souvint du chant d'Autre-mere, ou plus exactement du chant qu'Autre-mere et les compagnons du nid lui avaient appris a entendre et qui, il en prenait conscience a cet instant, etait le son de sa propre forme. CHAPITRE XXIV GRAVES Nous serons dans tout en tous temps, Adorant le rien a jamais. Nous accueillerons le non-existant, OEuvrant dans l'existant, Nous servirons le neant unique, Confortant les divisions, Nous arreterons le jeu de la creation, Nous servant de ses regles, Nous agirons avec un zele brulant, Gardant nos veines froides, Nous nous tiendrons dans le coeur, Ralentissant ses battements, Nous celebrerons le Dragon, Vanguiz, Nous effacant dans sa gueule. Le cantique de l'anguiz, archives du temple de la Fin des Temps, huitieme colonie de Venter. Aucun son ne sortait de la bouche entrouverte de Loriale. Le gardien de la Zongrave promenait son nez court et retrousse a quelques pouces de ses jambelles. Il attendait avant de se jeter sur elle, contrairement aux veuves du Cyclope ou aux polpes des roches, et c'etait, davantage que son apparence de bebe monstrueux, ce comportement cruel qui le rendait si effrayant. De temps a autre, il retroussait sa levre superieure sur de minuscules dents taillees en pointe. Ses membres s'achevaient en doigts courts et griffus. Sa tete plantee sur son torse massif, presque obese, se balancait d'un cote sur l'autre avec une regularite lancinante. Ses congeneres s'approchaient des parias sans hate, certains que leurs proies ne pouvaient pas leur echapper - la gravite etait une alliee tres fiable. Les vestiges fripes de leurs organes sexuels oscillaient entre leurs cuisses epaisses. S tance 67-12. Toi qui subis la pesanteur de la Zongrave, sache qu'elle n'est ni naturelle ni fatale. Il te faut maintenant trouver et juguler la source de la force d'attraction, cette ennemie ancestrale du peuple des parias... La memoire de Boen refusa de lui livrer la suite de la stance. A quelle source le grand Cycle faisait-il allusion ? Quelle idee de s'introduire dans la Zongrave sans la senticielle ! Elle seule detenait la reponse a ce genre de question. La colere supplanta la peur dans le coeur de Boen ; colere contre Loriale, coupable d'avoir joue de sa seduction pour l'entrainer dans une quete chimerique ; colere contre Ellabore, qui l'avait designe pour ce voyage sans retour ; colere contre lui-meme, assez fou pour les suivre. A quoi leur aurait servi de quitter la douce quietude de la cavite maternelle et du cratere du Cyclope ? Finir dans le ventre d'un monstre mi-animal, mi-humain n'avait rien d'un destin heroique. Sa mere l'attendrait jusqu'a sa mort, rongee par la tristesse et l'inquietude. Il tenta encore une fois de se revolter. Il ne reussit qu'a soulever son torse d'un quart de pouce. ... l'attraction vient de partout et de nulle part a la fois. Toi qui cherches a remonter a la source, sache qu'elle coule d'un coeur nomme Prima, et que les milliers d'yeux de ce coeur te voient ou que tu ailles, et que les anges tapis pres de ce coeur te voient et t'entendent ou que tu sois... > Boen avait injecte toute sa rage, tout son desespoir, dans son cri. Sa voix se perdit dans le crepitement des frondaisons et les sifflements des courants d'air. Les regards des gardiens convergerent dans sa direction avec des lueurs meurtrieres dans leurs yeux mornes. > Cette fois, ses mots s'etaient transformes en gemissements a peine audibles. Il doutait a present de la valeur du grand Cycle, ce fatras de textes sans queue ni tete. On ne pouvait croire a l'existence d'un coeur nomme Prima, de ses milliers d'yeux, de ses cohortes d'anges. Il se laissa tomber sur le flanc et vit, entre ses paupieres mi-closes, les terribles gardiens de la Zongrave fondre sur lui. ... adresse-toi au coeur et tu t'adresseras aux anges. Le coeur est l'ennemi du peuple des parias de la Zongrave, les anges sont ses allies. Es attendent ta venue depuis la nuit des temps, car toi seul as le pouvoir de les delivrer de la grande malediction du Dragon, toi seul as le pouvoir de les ramener a la vie... Il y eut un grognement, un hurlement prolonge puis un claquement de machoires. Les yeux brouilles de larmes, Boen n'eut pas besoin de se retourner pour deviner que le gardien le plus proche s'etait rue sur Loriale et avait commence a la dechiqueter. Il percevait des mouvements convulsifs dans son dos, une frenesie pareille a celle des veuves depecant une proie. Le jaune eclatant du toit de la Zongrave vira a l'orange puis au rouge. Le souffle des gardiens lui lechait le bassin et le ventre. Tetanise, resigne, il se recroquevilla sur lui-meme dans l'attente du premier coup de dents. Il s'envola avec une telle brusquerie qu'il eut l'impression d'etre happe par un tourbillon et projete dans les airs. Il rouvrit les yeux, apercut autour de lui les gardiens pris au depourvu par cette soudaine apesanteur. Ils flottaient a cinq ou six pas du sol, au milieu d'une nuee de feuilles grises, de brindilles et de branches mortes, interdits, effrayes par une sensation qu'ils n'avaient encore jamais experimentee. Boen eut le reflexe de battre des jambelles avant de franchir le seuil d'inertie et continua de monter tandis que les gardiens et les branches les plus volumineuses commencaient a redescendre. Il repera le corps pale de Loriale un peu plus loin. Ensanglantee, elle s'efforcait de bouger les jambelles, mais ses gestes manquaient de coordination et de vigueur, et elle s'abimait en tournoyant. Ses cheveux dores ondulaient autour de sa tete comme les rayons d'une etoile gisante. Il s'immobilisa, se laissa tomber a sa hauteur, lui passa le bras autour de la taille, remua les jambelles et son bras libre pour reprendre de l'altitude et l'eloigner des gardiens abasourdis. Il apesanta sous les ramures des grands arbres, evitant les epines des branches basses, traversa la foret et atteignit, au bout de deux ou trois cents pas, les premiers batiments du pays mythique d'ou etaient issus ses ancetres. Il s'assura, d'un coup d'oeil par-dessus son epaule, que les gardiens ne les avaient pas pris en chasse. Les courants d'air reguliers colportaient leurs grognements de depit. Bordees d'arbres trapus et noueux, de buissons aux enormes fleurs ecarlates, les constructions cubiques alignaient leurs angles saillants et leurs aretes tranchantes. La cite s'etendait a perte de vue autour d'une colline centrale dont le sommet se confondait avec le toit de la Zongrave. La perfection geometrique des allees et des massifs stupefia Boen. Le sang de Loriale s'etirait sur son flanc en rubans chauds floconneux. Il se posa sur le toit plat de la premiere construction, dont le materiau lisse ressemblait a la surface immaculee d'une nappe d'eau. De la, il pouvait a la fois surveiller la foret et les allees les plus proches. Les fleurs ecarlates des buissons en contrebas se dresserent et se tremousserent sur leurs tiges en liberant des odeurs et des soupirs envoutants. Des essaims de feuilles et de brindilles derivaient entre les facades au gre des courants d'air. Boen fut surpris de n'apercevoir aucun grave dans les allees, aucun de ces ennemis qui avaient autrefois expulse les parias de la zone couverte. Il allongea Loriale avec delicatesse et examina sa blessure. Le gardien lui avait arrache un morceau de chair sous les cotes, mais, a premiere vue, ses dents n'avaient pas endommage d'organe vital. Boen ne remarqua rien alentour qui aurait pu servir a confectionner un pansement - les parias utilisaient d'habitude les feuilles de sauvante, souples, resistantes, dotees de vertus desinfectantes et reparatrices. Il lui fallait pourtant juguler le saignement de Loriale. Elle risquait de se vider entierement avant que le sang ait reussi a coaguler et a refermer la plaie. Elle le fixait d'un regard implorant d'ou la vie s'echappait peu a peu. Il avisa les lineaments d'une trappe au milieu du toit. Peut-etre trouverait-il le necessaire a l'interieur de la construction ? Il decida de tenter la chance malgre sa peur de tomber sur une troupe de graves. Il apesanta jusqu'a la trappe et glissa les doigts dans l'interstice. Le panneau metallique se souleva avec une legerete surprenante au regard de son epaisseur - il beneficiait egalement de l'affaiblissement miraculeux de la force gravitationnelle - et decouvrit un passage carre d'une largeur de deux hommes. Boen rechignait a laisser Loriale seule sur le toit, mais la transporter lui compliquerait la tache et lui couterait un temps precieux. > Elle acquiesca d'un clignement de cils. Alarme par sa paleur et la fixite de ses traits, il se glissa dans l'ouverture, se posa sur un palier etroit et vide, s'engagea dans un escalier tournant, le descendit en se servant de la rampe comme d'une liane de sauvante. L'extremite de ses jambelles effleurait les cloisons ou s'allumaient des lumieres aussi tenues que les etoiles. Il arriva dans une piece au plafond encombre d'une multitude de petits objets qui s'entrechoquaient dans un concert de tintements delicats. Les sieges, les tables, les elements les plus volumineux, etaient rives au sol par des fixations rappelant les chevilles en bois utilises par les parias dans les cavites du Cyclope. Pourquoi les graves avaient-ils eprouve le besoin de clouer ainsi leurs meubles a la terre ? La survivance des terreurs engendrees par l'interminable voyage spatial ? Une parade contre les sautes d'humeur de la gravite ? Le silence evoquait l'ambiance funebre des caveaux souterrains ou les parias entreposaient leurs morts. Boen inspecta du regard les differents objets dans les placards, en identifia quelques-uns comme des ecuelles - moins profondes, plus elegantes que celles des parias - ou des gobelets, ne trouva rien qui put servir de pansement, tourna la poignee de l'une des portes qui se decoupaient sur les cloisons, entra dans une piece minuscule dont l'eclairage tenu revelait, dans un coin, un corps allonge sur une couche. Un grave jeune et nu, inerte. II n'avait pas de jambelles, comme l'affirmaient les legendes, mais des membres epais qui s'achevaient en d'etranges mains redressees aux doigts courts et noueux. Pour le reste, il ressemblait aux parias du Cyclope, n'etaient-ce la largeur de son torse, de son cou et de ses bras, l'aspect massif et noueux de ses articulations, les poils clairsemes qui habillaient certaines parties de son corps. Il ne respirait pas, ou alors si faiblement qu'on ne discernait pas les mouvements de sa poitrine ni son souffle. Pourtant il ne paraissait pas mort, plutot plonge dans un sommeil profond. Un sommeil sans retour... Que celle ou celui qui penetre la Zongrave, que celle-ci ou celui-la sache qu'il rencontrera des gisants qui ressemblent a des morts mais qui sont seulement prisonniers du sommeil sans retour... Fascine, Boen reprima son envie de contempler plus longtemps cette apparition surgie des vieux mythes parias, gardant a l'esprit que la blessure de Loriale reclamait des soins urgents. Il trouva ce dont il avait besoin sous la forme d'un bout d'une matiere blanche aussi souple et resistante que les feuilles de sauvante. Il remonta sur le toit, dechira la matiere en deux parties a l'aide de ses dents et les noua l'une par-dessus l'autre autour de la taille de Loriale. Macule de taches ecarlates, le pansement parvint au bout de quelques instants a juguler l'hemorragie. Boen rassura sa compagne d'une caresse sur le visage et la prit dans ses bras. Secouee de temps a autre par des soubresauts, elle finit par s'assoupir dans la chaleur de leurs corps. Ils resterent dans cette position jusqu'a la tombee de la nuit. Le silence de la Zongrave se peupla de grattements, de cris percants, de grondements menacants. Des etoiles s'allumerent au-dessus de la cite, trop regulieres et parcimonieuses pour reproduire le foisonnement splendide des nuits d'Onoe. Boen decida de se refugier a l'interieur de la construction. Loriale pourrait y reprendre des forces en toute tranquillite - les chances etaient infimes que l'occupant grave se reveille. Et puis il y denicherait peut-etre des vivres qui lui permettraient d'assouvir une faim devorante. Il rencontra des difficultes a se faufiler par l'ouverture et a descendre au premier niveau en portant le corps inerte de Loriale. Une fois en bas, il coucha la jeune femme sur le plus large des sieges, etala une couverture de matiere souple sur sa poitrine et son bassin, s'assura qu'elle dormait paisiblement avant de se mettre en quete de nourriture. Il explora une piece ou il decouvrit un deuxieme corps plonge dans le sommeil sans retour decrit par les stances du grand Cycle. Une femme, aux formes plus rondes et deliees que celles du jeune homme, a la peau plus claire et glabre - hormis la toison sombre en haut de ses membres inferieurs. Ses levres pleines s'etaient figees en une amorce de sourire et ses traits detendus mettaient en valeur sa beaute. De la masse de ses cheveux noirs s'echappait un rayon qu'on aurait pu prendre pour un fil etincelant. Il se jetait, juste sous le plafond, dans un reseau d'autres rayons qui ressemblait, en plus etroit et moins fourni, a la barriere gresillante de la grande salle de la Zongrave. Un grondement de son estomac arracha Boen a sa contemplation. Il visita deux autres pieces. La premiere, exigue, ne renfermait que des bouts de matiere souple, les uns plies sur des etageres, les autres deployes sur les meubles. Des vetements, il lui fallut un moment pour s'en rendre compte. Certains avaient la forme approximative des robes ephemeres de sauvante dont s'habillaient les parias lorsqu'ils voulaient parader ou seduire ; il ne comprit pas comment s'enfilaient les autres, sans doute parce qu'ils etaient concus pour les membres inferieurs des graves. Dans la deuxieme piece, il decouvrit le corps d'un enfant de sexe masculin aux cheveux aussi noirs que ceux de la femme. Ses yeux grands ouverts donnaient une premiere impression de vie, aussitot dementie par la rigidite mortuaire de ses traits. Ce regard vitreux, dans lequel Boen espera entrevoir une etincelle, ne fit que reveler et accentuer le malaise sournois qui le rongeait depuis qu'il s'etait introduit dans l'habitation. Il ne trouva pas d'autres vivres que des galettes sechees entreposees dans un garde-manger en forme de cone. Il en mangea plusieurs malgre leur aspect peu engageant et leur gout prononce de moisi. Il les fit passer avec de grandes rasades d'une eau amere qu'il but a l'orifice d'un bec verseur recourbe, puis, luttant contre une envie tenace de vomir, il s'allongea aux cotes de Loriale, tira la couverture et sombra dans un sommeil agite. Il se reveilla en sursaut, persuade qu'un son avait retenti dans la piece. Redressee sur un coude, Loriale le fixait d'un regard inquiet. Les taches avaient vire au brun fonce sur son bandage improvise, signe que le sang avait seche. > La voix faible de la jeune femme, presque inaudible, avait pris une resonance tragique dans le silence nocturne. > Il demeura pendant quelques instants a l'ecoute de l'obscurite effleuree par les halos de lumiere qui s'allumaient a chacun de leurs mouvements. > Elle l'interpellait par le nom de sa mere. Un bon signe : elle avait recouvre en grande partie ses moyens. -- Elle n'est pas habitee ? -- Si, mais ils... dorment. >> Elle observa le pansement. Un voile de terreur glissa sur son visage creuse par la fatigue et la faim. Elle chassa l'odieux souvenir du gardien de la Zongrave d'un mouvement de tete energique. -- Pourquoi la pesanteur nous a-t-elle relaches ? >> Il haussa les epaules. -- Est-ce que les gardiens ne l'ont pas... ne l'ont pas... >> Elle eclata en sanglots. Boen la serra dans ses bras et la berca avec toute la tendresse dont il etait capable. A cet instant, il percut a nouveau un son prolonge et melodieux, tendit l'oreille, prit conscience que ce chant ne venait pas de la nuit mais resonnait a l'interieur de lui. Le chant de chaque etre vivant etait unique et indissociable. Les enfants du Tout avaient fait le plus beau des presents a Seke en lui apprenant a reconnaitre son propre chant. Il ne pouvait se noyer dans l'ocean de donnees de PRIMA puisque son empreinte sonore lui permettait de conserver son identite, la conscience de lui-meme, a l'interieur du labyrinthe. Le siege de la pensee et de la memoire etant loge dans le cerveau, l'intelligence n'avait pas d'autre choix que de maintenir en vie son corps qui gisait a cote de celui de Marmat et parmi des centaines d'autres dans la grande salle du dome - il les avait apercus grace aux images enregistrees par les capteurs, relies les uns aux autres par un reseau de faisceaux coherents. Elle les avait plonges dans une catalepsie qui ralentissait les fonctions vitales et prolongeait leur existence pendant plus d'un millenaire. Elle n'avait deplore pour l'instant qu'un pourcentage negligeable de pertes, quelques-uns de ses > les moins robustes qu'elle avait jetes dans les fours a haute densite - toujours ce souci d'eradiquer les foyers potentiels d'entropie. Seke se deplacait dans la masse des donnees avec la vivacite d'un souffle. Perturbee, l'intelligence avait entrepris de le neutraliser - le circonscrire a l'interieur d'un perimetre securise -, mais ses salves d'informations arrivaient toujours avec un temps de retard. Les reactions de l'intrus n'etaient pas rationnelles, ce qui expliquait l'inefficacite inhabituelle des defenses de PRIMA. Il essayait de favoriser la progression des deux visiteurs jusqu'a la centrale d'energie situee dans la carcasse du vaisseau. Ces deux-la, pour l'instant refugies dans une habitation des quartiers est, representaient la derniere chance : des quatre autres parias qui avaient ouvert la porte du rempart quelques heures plus tot, deux etaient tombes sous les dents des cher-fleurs gardiens, un avait disparu dans le calice d'une vore, et la derniere, une femme, s'etait empalee sur les epines retractiles d'un arbre-piege. Il avait localise le programme qui gouvernait l'augmentation de la masse des molecules, mais il n'etait pas parvenu a s'y introduire, refoule a chaque tentative par les systemes de cryptage installes par PRIMA. Pourtant, la gravite artificielle s'etait brusquement attenuee, et les deux visiteurs avaient pu echapper a la fois a la pesanteur de la zone couverte et aux dents des cher-fleurs. Seke n'avait pas cherche a decouvrir les raisons de cet affaiblissement miraculeux, il s'etait applique par tous les moyens possibles a guider les parias jusqu'a la centrale energetique du vaisseau. La cuirasse de l'intelligence presentait un defaut, comme toutes les entites : elle dependait de l'antique centrale qui avait propulse le vaisseau a travers l'espace. Elle avait effectue les transformations necessaires a une alimentation continue en energie mesonique, mais, meme protegee par des cloisons renforcees, la centrale restait exposee a une intervention exterieure. Avant de s'enfuir, les parias avaient tente de la saboter des siecles plus tot, provoquant des dommages qui auraient pu etre irreversibles sans l'intervention des veilleurs. Prise au depourvu par l'intrusion des quatre premiers visiteurs - les statistiques ne l'avaient pas preparee a un retour des descendants des parias -, l'intelligence avait reagi avec une promptitude remarquable : elle avait accentue l'intensite de la gravite et depeche une horde de cherfleurs genetiquement modifies dans la ceinture vegetale des quartiers est. Deux autres parias s'etaient a leur tour introduits dans la zone couverte. Ceux-la auraient du perir sous les crocs des cherfleurs si la force d'attraction n'avait pas subitement decline. Tout en recherchant les causes de ce dysfonctionnement - une manifestation de l'entropie ?, PRIMA avait pris la precaution de disposer tous ses veilleurs disponibles autour de la centrale d'energie. Elle attendait desormais, estimant que le temps jouait en sa faveur : elle aurait retabli la gravite artificielle avant que les intrus n'aient reussi a atteindre l'epave du vaisseau, elle aurait encore renforce la presence des veilleurs, ces soldats qu'elle avait fabriques sur le modele humain tout en leur ajoutant une grande quantite de ses propres donnees. Apres, elle fermerait la breche ouverte par les parias, elle rendrait son etancheite a la zone couverte, elle acheverait sa mise en place de l'ordre parfait, jusqu'a ce que les programmes implantes par l'adorateur du serpent aux plumes de sang se declenchent et lui commandent de mettre fin a l'experience. Une intervention inutile dans le fond : supprimer tout germe d'entropie revenait a empecher la vie de s'epanouir, puisque la vie n'allait pas sans tension, sans chaos, sans desordre. En privilegiant la recherche systematique de l'ordre parfait, PRIMA concourait depuis toujours a l'avenement du neant, a l'effondrement de l'univers des formes. Seke n'avait pas recueilli d'informations detaillees sur le culte du Dragon de la fin des temps : il emanait de societes secretes qui s'etaient developpees dans le systeme originel et plongeait ses racines dans un passe oublie. Exploitant les Guerres de la Dispersion pour se structurer a travers l'espace et le temps, il poursuivait toujours le meme but, le retour au vide primordial, l'etablissement d'un neant perpetuel et morne. Il avait pris pour nom et symbole l'anguiz, ou anqizz, un animal dont personne n'avait pu prouver l'existence, un petit reptile dote d'un bec, de plumes, de pattes, de griffes, d'un dard recourbe semblable a celui des scorpions. Il s'etait glisse dans tous les supports possibles et imaginables, non seulement dans les organisations humaines et dans les vaisseaux de l'exode, mais aussi dans les IDA, les intelligences d'assistance, et dans toutes les formes de memoire artificielle. Il avait entrepris un gigantesque travail de sape, ne negligeant aucun moyen, aucune piste. Seke avait eu un apercu de la haine farouche que le Dragon vouait aux griots celestes, ses ennemis prioritaires, un antagonisme qui avait lui aussi des racines tres profondes, anterieures aux Guerres de la Dispersion. Remonter a la source du conflit serait indispensable mais difficile, voire impossible. Qui peut rendre l'harmonie a une forme qu'il ne percoit pas ? disaient les enfants du Tout. Seke se concentra sur le son de sa forme. Les reactions des deux parias dans la maison indiquaient qu'ils percevaient son chant. Ce premier echange avec les visiteurs etait passe au travers des mailles du filet de l'intelligence. Pourrait-il leur communiquer des informations a distance, comme Danseur-dans-la-tempete lui avait transmis le contenu de sa memoire avant d'achever son cycle ? Tout en se deplacant pour echapper aux attaques incessantes de PRIMA, il envoya une premiere salve de suggestions a destination des parias. CHAPITRE XXV VOIX S tance 41-18. Viendra ce moment a la fois beni et redoute ou les yeux ne te seront d'aucun secours. Viendra ce moment ou tu devras t'ouvrir au chant de l'espace. Car, seul, tu ne pourras affronter toutes les ruses de la Zongrave, seul, tu ne pourras dejouer tous ses pieges, seul, tu ne pourras vaincre. Stance 41-19. Tu comprendras alors que ton salut et le salut des hommes ne reposent pas sur les reves de grandeur, mais sur l'humilite, sur l'effacement. Tu comprendras que l'orgueil, cet orgueil demesure qui fut l'allie de tous les envoyes de la montagne au grand oeil, est devenu ton pire ennemi au seuil de la porte. Tu comprendras que tu es tout et rien a la fois, et tu entreras dans le tout par le rien, ou le tout te reduira au rien. Stance 41-20. Ayant franchi la porte du rien, tu deviendras le tout ; etant devenu le tout, tu accompliras de grandes choses pour les freres et les soeurs de ton peuple, pour tous les humains disperses dans l'univers, car, etant devenu le tout, tu seras devenu l'univers, et chacune de tes pensees, chacun de tes gestes auront un effet sur l'immensite ; tu seras ce moment unique ou l'infiniment petit se perd dans l'infiniment grand, et ou l'infiniment grand habite l'infiniment petit. Alors, le coeur comble, tu regarderas chaque etre vivant comme une parcelle de toi. Je ne dis pas seulement tes proches, ta femme, ton mari, tes enfants, tes parents, je dis tes ennemis, et tous ceux que les coeurs vides regardent comme des monstres. S tance 41-21.Ainsi s'eloignera la malediction du Dragon, en verite. Ainsi reviendra la paix sur Onoe, sur tous les mondes habites, dans tout l'univers. Beni sois-tu a jamais, toi qui auras permis cela. Les stances prophetiques du grand Cycle, peuple des parias, region du Cyclope, Onoe. La voix, elle me parle ! >> Les yeux mi-clos, Loriale avait suspendu ses gestes. La concentration avait fige la grimace que lui avait value la premiere bouchee de galette sechee. Boen, lui, ne percevait pas d'intention dans la rumeur harmonieuse qui continuait de resonner en sourdine a l'interieur de son crane. > Loriale avait retire le pansement apres son reveil et nettoye la blessure avec l'eau qui s'ecoulait du bec verseur lorsqu'on passait les mains devant. Un liquide epais suintait de la plaie large et profonde, mais la chair avait entrepris son travail de reparation. Boen lui avait apporte une autre etoffe - c'est ainsi que, selon Loriale, s'appelait la matiere souple - avec laquelle elle avait elle-meme confectionne un nouveau bandage. -- C'est la colline centrale qu'on apercoit de partout dans la ville. >> La rapidite et la precision de la reponse lui prouverent que quelqu'un d'autre s'etait exprime par la voix de Loriale. Un mysterieux interlocuteur les observait, les ecoutait. Les anges tapis pres de ce coeur te voient et t'entendent ou que tu sois... Boen se redressa sur le siege. -- Non, mais vous devez en profiter avant que PRIMA ne... -- Un coeur nomme Prima ! s'exclama Boen. C'etait donc vrai ! Vous etes un ange ? -- Je suis Seke, de la confrerie des griots, je suis venu vous apporter le Verbe, freres d'Onoe, mais mon corps et mon esprit sont prisonniers d'une intelligence artificielle appelee PRIMA. -- Comment pouvons-nous vous delivrer ? -- Vous etes les derniers, nous n'avons pas de temps a perdre. Je vous l'expliquerai pendant que vous vous rendrez devant l'ancien vaisseau. >> Boen hocha la tete, scruta avec une attention soutenue les yeux de Loriale, puis il prit sa compagne par la main et l'entraina jusqu'au pied de l'escalier. Ils sortirent de la maison par la trappe du toit restee ouverte et apesanterent en direction de la grande colline habillee d'une teinte blafarde par la lumiere encore incertaine du toit de la Zongrave. Ils ne rencontrerent pas ame qui vive dans la premiere ruelle qu'ils survolerent, ni dans les suivantes. L'ordre et la proprete offraient un contraste oppressant avec l'atmosphere d'abandon de la cite. Poussees par les courants d'air chaud, les nuees de feuilles et de brindilles evoluaient en escadres serrees, coherentes. Les mouvements de ses jambelles et de ses bras reveillerent la douleur de Loriale. A bout de forces, elle eprouva le besoin de se reposer sur la terrasse d'une construction trois fois plus haute et volumineuse que celle ou ils avaient passe la nuit. > Il continua d'apesanter pendant quelques instants, puis, constatant que Loriale restait allongee au bord de la terrasse, revint se poser a ses cotes. > La plaie s'etait remise a saigner, l'etoffe se barbouillait de taches pourpres. Boen contint tant bien que mal le mouvement de colere qui le traversa. Pourquoi l'ange, le griot celeste, s'etait-il adresse a sa compagne blessee plutot qu'a lui ? N'avait-il pas lui aussi parcouru le long chemin entre le Cyclope et la Zongrave ? N'etait-il pas lui aussi digne d'entendre la voix de l'espace ? Son regard tomba sur le visage defait de Loriale et, aussitot, son ressentiment le deserta. Sans elle, sans son courage, il n'aurait pas explore sa planete, il n'aurait meme pas franchi le bord superieur du cratere, il n'aurait pas connu le voyage grisant sur les cyclones de l'ocean, il n'aurait pas decouvert les merveilles de la zone couverte, il serait reste Boen Sissia, un homme ordinaire du peuple des parias, un amant inconsequent qui se serait hate d'oublier Loriale Ophilia, qui aurait recherche les sensations fortes avec d'autres femmes, qui aurait sombre peu a peu dans la vieillesse et l'ennui, qui aurait emporte dans sa tombe ses interrogations et ses regrets. Sans elle, il serait devenu, comme la plupart des hommes parias, un tronc aussi desseche que les sauvantes morts. Les courants d'air couvraient de frissons les buissons et les arbres. Les fleurs rouges s'agitaient comme des coeurs a nu dont les battements se seraient acceleres. Des bruits grincants declencherent un vacarme qui enfla regulierement jusqu'a submerger la terrasse. Une horde de gardiens surgit a l'angle du batiment, cranes ronds et glabres, membres courts, troncs obeses. Ils rebondissaient sur le sol a chaque foulee, gesticulaient dans les airs, se heurtaient les uns les autres, percutaient les facades ou les arbres, atterrissaient sur les fleurs rouges dont les corolles se dilataient et les tiraient peu a peu a l'interieur du calice. D'une pression sur l'epaule, Boen engagea Loriale a s'eloigner de la terrasse. Malgre sa souffrance, elle obtempera sans hesitation. Elle n'avait aucune envie de s'attarder dans les parages. Ils s'eleverent a une hauteur ou seules des creatures nanties de jambelles auraient pu les rejoindre et se dirigerent vers la colline centrale. Les gardiens disparurent les uns apres les autres dans les corolles beantes des fleurs ecarlates. Un silence lugubre retomba sur la zone couverte. Ils franchirent un quartier que la lumiere du toit, de plus en plus intense, parait de couleurs chatoyantes. Batiments, escaliers, terrasses, places et passages donnaient une premiere impression de fantaisie et de desordre, mais la vue d'ensemble permettait de distinguer un agencement geometrique aussi rigoureux que le reste de la cite. > Loriale pointait l'index sur une forme allongee et claire dans la frondaison ajouree d'un arbre. Boen s'apercut au bout d'un moment qu'il s'agissait d'un corps. >, dit Loriale. Bien qu'a demi dissimule par la ramure, le corps etait en effet moins massif et difforme que celui d'un gardien. Ils descendirent apres s'etre assures que les environs etaient deserts. > hurla Boen alors qu'ils apesantaient a quelques pas du feuillage. Une epine avait surgi d'une branche et s'etait tendue dans leur direction, si fine qu'on la distinguait a peine. Des dizaines d'autres aiguilles, tout aussi fines et longues, se promenaient a quelques pouces de leurs jambelles. Elles avaient jailli comme des antennes retractiles quand les intrus etaient entres dans leur champ de perception, et, sans le furtif eclat de lumiere qui avait attire l'attention de Boen, les deux parias se seraient empales sur leurs pointes. >, souffla Loriale. Rien a premiere vue ne le distinguait d'un arbre ordinaire, et Boen se demanda comment les occupants de la Zongrave pouvaient tolerer une telle menace au beau milieu de leurs habitations. >, gemit Loriale. Tout en se maintenant a distance des aiguilles, Boen observa le cadavre etendu sur une fourche au milieu de la ramure, cloue aux branches par les epines qui le transpercaient de part en part. Il tressaillit lorsqu'il reconnut, malgre ses traits deformes par la souffrance, le visage d'Ellabore. La senticielle s'etait visiblement debattue pour echapper a l'etreinte de l'arbre-piege, mais elle s'etait enferree un peu plus a chacune de ses contorsions. Une aiguille lui avait perfore la gorge, une autre ressortait entre ses yeux grands ouverts, d'autres encore lui avaient perce la poitrine et le ventre. Les filets de sang avaient seche sur sa peau immaculee. Ses cheveux clairs et ses jambelles pendaient dans le vide et ondulaient au gre des courants d'air. Boen se demanda comment elle avait pu affronter la pesanteur et s'enfoncer si profondement dans la Zongrave. En tout cas, elle n'avait pas daigne partager ses secrets avec ses derniers compagnons. La fin navrante de celle qui avait consacre son existence a la recherche de la connaissance, a la quete des signes, ne soulevait pas vraiment de peine ou de colere chez Boen, plutot un sentiment de gachis. La distance s'etait creusee entre les senticielles enfermees dans leur mystere et le peuple des parias. Loriale elle-meme fixait le corps avec gravite, mais ne pleurait pas. -- Les autres nous ont ouvert le chemin. La mort est parfois le meilleur hommage a rendre a la vie. >> Une emotion venue du fond des ages les submergea lorsqu'ils se poserent sur l'esplanade du vaisseau, ce geant qui avait vaincu l'espace pour transporter leurs ancetres sur leur nouvelle planete. Un fouillis de branches, de feuilles et de fleurs, intimidant pour des visiteurs dont l'horizon vegetal se limitait aux sauvantes des cavites volcaniques, grimpait a l'assaut de la gigantesque carcasse. Le grand Cycle ne faisait que peu de cas des origines extraplanetaires des peuples d'Onoe, mais les recits de la traversee spatiale se transmettaient de generation en generation, probablement enjolives par l'imagination fertile des conteurs, et formaient la vaste geste de la Dispersion. Boen preferait, et de loin, entendre les anciens raconter ces legendes plutot que de reciter les stances prophetiques du grand Cycle. Les unes ouvraient des portes somptueuses sur le reve tandis que les autres ne distillaient que torpeur et ennui. Au sommet de la carcasse se dressait une colonne majestueuse qui montait jusqu'au toit de la Zongrave. La lumiere gagnait en intensite et chassait les derniers ilots de tenebres. Les fleurs rouges aux calices dilates digeraient l'horrible banquet servi quelques instants plus tot. > demanda Boen. Affalee sur le sol, recroquevillee sur sa souffrance, Loriale repondit d'un signe de tete negatif. L'apesanteur entre l'arbre-piege et la carcasse du vaisseau l'avait extenuee, mais, parce que le temps etait compte, parce qu'ils etaient les derniers, elle avait serre les dents et s'etait interdit de renoncer. Allonge a ses cotes, Boen comprit qu'elle avait besoin de reprendre des forces et se concentra sur le bourdon sonore qui sous-tendait ses pensees. Sa nervosite l'empecha dans un premier temps de fixer son attention sur le son. Le contraste entre l'urgence de la situation et son sentiment d'impuissance accelerait le rythme de son coeur et affolait ses pensees. Il perdait du temps. Il percut une menace grandissante dans le calme trompeur de la zone couverte, s'efforca de controler sa respiration, ferma les yeux, recouvra en partie son calme. Il devait accepter le son comme une partie de lui-meme. Ses defenses l'avaient jusqu'alors traite en element etranger, en parasite, et s'etaient mobilisees pour l'eliminer. Il lutta contre la sensation detestable de subir un viol intime, d'etre possede par une autre volonte, par une autre entite. Des pensees eparses se glisserent parmi les siennes, des suggestions, des images s'imposerent a lui, sur lesquelles il chercha aussitot a exercer un controle. Une douleur vive lui traversa le crane, balaya ses dernieres reticences et le contraignit a s'abandonner, a s'effacer. ... l'alimentation de la centrale d'energie a l'interieur du vaisseau....tention au veilleur... > ... a gauche... Boen rouvrit les yeux et apercut la silhouette qui s'avancait d'une allure paisible sur l'esplanade. Un homme aux cheveux courts et blonds, au visage encadre d'une barbe courte. Ses formes massives tendaient son vetement brun. Il progressait sur le sol en deplacant a tour de role ses membres inferieurs. Monte. Boen poussa sur ses bras, s'eleva dans les airs, se maintint a une hauteur de trois ou quatre pas, voulut redescendre pour aider Loriale toujours allongee sur le sol, mais, au moment ou il franchissait le seuil d'inertie, l'homme accelera l'allure, fondit sur la jeune femme, lui posa l'extremite de son membre inferieur sur la poitrine et declara d'une voix forte : > Ne l'ecoute pas. Monte encore. Je t'indiquerai le chemin pour penetrer dans le vaisseau. > Tu ne peux plus rien pour elle. Le veilleur ne te suivra pas : il est concu pour supporter les gravites extremes. Sa masse l'empeche de voler. > Les yeux brouilles de larmes, Boen plongea dans le regard mi-clos de sa compagne, mais n'y vit pas la lueur complice dont il avait besoin pour l'abandonner a son sort. Les nuages de particules souleves par les pas du veilleur s'eparpillaient avec une lenteur songeuse. Si tu descends, il te neutralisera, et nous resterons tous a jamais prisonniers de la zone couverte. Desespere, Boen battit des jambelles et apesanta le long des structures de l'ancien vaisseau. Attention aux vores. Elles ont deja mange, mais elles sont insatiables. Les vores ? Ah oui, les fleurs ecarlates... Meme si elles n'avaient pas acheve leur digestion, quelques-unes s'animaient sur son passage et liberaient ce murmure sinistre qui avait accompagne leur odieux festin. > PRIMA voudra sans doute recuperer ses donnees pour resoudre les nouveaux problemes poses par l'affaiblissement de la gravite. > Je ne crois pas. Les cerveaux morts ne fournissent aucune information exploitable. Elle maintiendra son corps en vie, comme les notres. A demi rassure, Boen balaya l'esplanade d'un regard febrile. Loriale et le veilleur avaient disparu. Il flottait maintenant tout pres du sommet de la carcasse. La colonne de soutenement ne reposait pas sur les structures transversales, contrairement a ce qu'on aurait pu croire en l'observant d'en bas, elle plongeait dans la penombre et descendait jusqu'au sol. La muraille vegetale s'eclaircissait et laissait entrevoir des cloisons convexes grises et lisses. Malgre leur gigantisme, les constructions ne portaient aucune trace d'assemblage, comme fabriquees dans une meme piece. Cette absence de fixations apparentes etonna Boen : sans chevilles, sans lanieres tressees, les rares ouvrages des parias se seraient effondres au premier tremblement, au premier courant d'air. Monte encore. Tu trouveras une ouverture sur la colonne. Ce sont les premiers parias qui l'ont creusee : elle leur a servi jadis pour investir l'Ombilique. > Cette colonne. Le premier prolongement du vaisseau. Le premier lien entre le vaisseau et l'exterieur. Le cordon ombilical. Avant de soutenir le toit, les hommes l'ont utilisee comme habitation. Les logements sont relies entre eux par des passages. A cette hauteur, la cite devoilait un equilibre a la perfection mortuaire. L'agencement des ruelles, le volume et la forme des batiments, les haies et les massifs, rien n'avait ete laisse au hasard, pas meme les couleurs qui s'entrelacaient en figures complexes et symetriques. Les feuilles et les brindilles balayees par les courants d'air ne parvenaient pas a donner un semblant de vie a l'ensemble. De grands domes sombres s'elevaient dans les quatre directions, flanques de piliers monumentaux, repliques exactes de l'Ombilique. La lumiere jaune et uniforme du toit n'avait qu'un lointain rapport avec la clarte a la fois puissante et douce d'Alep. Boen discerna dans les courants d'air tiede une odeur dont l'aprete l'alarma. PRIMA fabrique des molecules qui emprisonnent l'oxygene. Nous devons agir avant que l'atmosphere de la zone couverte devienne irrespirable. L'ouverture dont lui avait parle son correspondant etait un cercle etroit aux bords coupants dans lequel Boen eut toutes les peines du monde a passer les epaules. Il le franchit au prix de multiples ecorchures. Il eut besoin d'un peu de temps pour s'accoutumer a la penombre qui regnait a l'interieur de l'Ombilique. Un couloir etroit, encombre de poussieres en suspension, le mena sur un palier nu et perce en son milieu d'un large orifice central. La cage de l'ascenseur. Un puits vide. Les Onotes ont retire les anciennes cabines pour recuperer le materiau. Tu n'as qu'a te laisser descendre jusqu'en bas. Boen hesita a plonger dans ce boyau tenebreux, puis il lui sembla entendre le rire provocant de Loriale, et, reprenant courage, il s'approcha du trou et se lanca dans le vide. Bien que descendant a une vitesse constante, il eprouva le besoin recurrent de battre des jambelles, une maniere comme une autre de lutter contre l'impression de s'enfoncer dans une nuit sans fin. Il se faufila entre des formes volumineuses qui obstruaient le passage. Des rais de lumiere surgis de nulle part dechiraient l'obscurite et revelaient par intermittence d'autres paliers, d'autres couloirs. Des grincements sourds ebranlaient le silence epais, etouffant. PRIMA a dispose une dizaine de veilleurs autour de la centrale d'energie. > Evite de parler. La voix porte tres loin dans un tube. La centrale se trouve au pied de la colonne. Une image se leva dans l'esprit de Boen : un cube hermetique, semblable aux constructions de la cite, etincelant. Il n'etait pas eclaire par les faisceaux de projecteurs, la lumiere emanait du materiau lui-meme. Son eclat revelait des silhouettes immobiles autour de la construction, effleurait les visages d'hommes et de femmes aussi figes que des masques. La fission mesonique degage une telle energie que la lumiere traverse sept couches de matiere dense. C'est elle qui a permis au vaisseau de franchir les immensites spatiales. Les quarks lui ont fourni son energie de propulsion, les antiquarks ont empeche l'augmentation de sa masse bien qu'il ait approche ou depasse la vitesse de la lumiere. PRIMA utilise le meme principe pour accroitre la gravite de la zone couverte. Boen eut la vision d'une cuve emplie d'un liquide epais et sombre ou se devinait un halo tenu, comme un satellite a demi occulte par un voile nuageux. Le reacteur a l'interieur de la centrale, un coeur minuscule baigne en permanence dans un liquide de refroidissement. Si tu parviens a vider la cuve, il explosera. En une fraction de seconde. Boen enraya sa descente d'un battement vigoureux des jam-belles. Les chroniques de la Dispersion parlaient d'explosions qui degageaient une chaleur insupportable et detruisaient toute vie sur plusieurs milliers de lieues a la ronde. Je ne peux pas te promettre que tu sortiras indemne de l'explosion. Je n'ai pas trouve les informations correspondantes dans les donnees de PRIMA. Elle est nourrie depuis toujours a la source mesonique, mais elle est incapable de prevoir les consequences d'une explosion. Le monde des particules reste regi par des principes d'incertitude. Pris de panique, Boen remua frenetiquement bras et jam-belles. La cage de l'ascenseur donnait directement sur le monde des morts. La precipitation l'envoya percuter la paroi. Il suffoquait, il lui fallait absolument retourner a l'air libre, sortir non seulement de l'Ombilique, mais egalement de la Zongrave, revenir dans les immensites rassurantes de son monde. Il remonta de facon chaotique, haletant, heurtant de plein fouet les obstacles qu'il avait esquives quelques instants plus tot. Le vacarme de ses pensees etouffait la voix de son correspondant. Il n'avait pas demande a etre l'un des envoyes de la montagne au grand oeil, l'un de ceux qui scelleraient la reconciliation des peuples d'Onoe, il n'avait agi que pour l'amour de Loriale Ophilia... Elle lui apparut tout a coup, allongee sur une couche dans une immense salle ou gisaient des dizaines et des dizaines de corps. Un rayon s'elevait de sa tete, crevait l'obscurite et se jetait dans le reseau forme par les traits de lumiere emanant d'autres corps. Elle etait, comme son correspondant, comme tous les graves de la zone couverte, plongee dans le sommeil sans retour des propheties, captive du coeur nomme PRIMA. Lui seul avait la possibilite de la delivrer, de la ramener parmi les vivants ; il suffisait de vider la cuve. Il serait sans doute emporte par l'explosion, mais, a l'idee que Loriale etait frappee par la grande malediction du Dragon pour des siecles et des siecles, sa propre mort lui parut acceptable, et meme indispensable. Que les envoyes de la montagne au grand oeil acceptent le sort qui leur echoit... Son desordre interieur se dispersa et fit place a un calme resolu. Il cessa de s'agiter, enraya son ascension et franchit le seuil d'inertie. La rarefaction de l'oxygene engendrait une fatigue pernicieuse, une lourdeur dans les muscles, des tiraillements dans les poumons et la gorge, une douleur sourde aux extremites de ses doigts. Il resta aussi immobile qu'une pierre pour favoriser sa descente dans le boyau. Un passage souterrain donne a l'interieur de la centrale, prevu pour les eventuelles interventions des techniciens. Il n'est pas protege par un code, mais les veilleurs surveillent la trappe d'acces. Une premiere image montra un cercle sombre qui se decoupait sur le sol pres d'une paroi de l'Ombilique ; une deuxieme, elargie, devoila une dizaine de silhouettes reparties sur une surface d'un rayon approximatif de cinquante pas. A deux, vous auriez pu creer une diversion, mais maintenant ta seule chance repose sur l'effet de surprise. PRIMA vous a vus flotter, mais elle n'a pas encore decode le genome de ta compagne, elle n'a pas assimile votre mode de deplacement. Ses defenses n'ont pas prevu que tu arriverais par la voie des airs. Tu auras une seconde, peut-etre deux mais pas plus, pour ouvrir la trappe et te faufiler dans le passage avant l'intervention des veilleurs. Boen atteignit la base de la cage d'ascenseur, legerement eclairee, et passa dans un espace degage et lumineux. L'eclat aveuglant du cube de la centrale, pourtant minuscule vu d'en haut, emplissait l'immense salle. Le hall de l'Ombilique. Le premier pilier n'a pas seulement servi a soutenir le toit de la zone grave, mais aussi a proteger la centrale d'energie. Maintenant, place-toi a la verticale de la trappe d'acces. Boen repera le cercle sombre, a peine plus grand que l'oeil du polpe des roches. Il prit une longue inspiration pour apaiser les battements de son coeur, chasser les vestiges de sa peur et detendre son corps sous-oxygene. Un mouvement de jambelles l'amena juste au-dessus de la trappe, non loin de la paroi miroitante. Il se maintint a la meme hauteur le temps de reprendre son souffle, puis se laissa entrainer par la gravite. Tout en descendant, il pivota autour de l'axe de son bassin de maniere a se presenter la tete en bas, les bras en avant. Il espera qu'aucun bruit ne retentirait au-dessus de lui et n'attirerait l'attention des veilleurs pour l'instant figes. La lumiere de plus en plus intense l'eblouit et, pendant quelques instants, lui fit perdre des yeux le cercle de la trappe. Elle est munie de deux petites cavites traversees par des tringles qui servent de poignees. Boen les distinguait, deux ronds legerement plus sombres, comme des orbites vides. Elle est tres lourde, mais la faible gravite devrait te faciliter la tache. Une chaleur vive s'infiltra dans les narines et la gorge de Boen. Il eut le mauvais reflexe d'inspirer tres fort pour rechercher un peu de fraicheur. Ses poumons s'embraserent, et il dut se mordre les levres pour contenir son hurlement. Les formes vacillerent sous lui, les silhouettes des veilleurs se confondirent avec les formes etincelantes de la centrale, avec les images precipitees, incoherentes, qui deferlaient dans son esprit. Il ne fut rien d'autre qu'un corps en chute libre dans un feu devorant. CHAPITRE XXVI COEURS Stance ultime. Tu crois que tout est fini, tout commence. Tu crois que tout commence, tout est fini. Les stances prophetiques du grand Cycle, peuple des parias, region du Cyclope, Onoe. TU Y ES presque. La voix sortit Boen de sa torpeur. Couvert de sueur, il .A. flottait a moins de trois pas de la trappe, juste au-dessus des veilleurs que la chaleur ne semblait pas deranger. Les yeux rives sur l'unique porte d'entree de l'Ombilique, ils ne l'avaient pas repere. Il localisa les petites cavites traversees par les tringles et ecarta les bras. Le bref instant dont il eut besoin pour atteindre le sol dura une eternite. Bien qu'il percut des mouvements autour de lui, il garda son attention focalisee sur la trappe et passa les mains sous les tringles. Ses doigts riperent sur les fines barres metalliques. Il ne parvint a soulever le panneau circulaire qu'a la troisieme tentative. La trappe restait lourde malgre la faible gravite, et l'effort qu'il dut fournir pour degager l'entree du souterrain lui coupa ce qui lui restait de souffle. Vite. Ils t'ont vu. Il ne commit pas l'erreur de regarder derriere lui, il lacha le panneau qu'il maintenait a la verticale et se laissa tomber dans le passage. Loin de diminuer, la chaleur redoubla d'intensite. Des cris et des bruits de pas retentirent dans son dos. Quelqu'un le saisit par une jambelle et le tira en arriere. E s'agrippa a une excroissance rigide qui, il s'en apercut aussitot, etait le barreau superieur d'une echelle. Il s'y arc-bouta jusqu'a ce que sa jambelle se brise dans un craquement bref. Il ne ressentit aucune douleur mais fut projete vers le bas et precipite la tete la premiere contre les barreaux inferieurs. Son cuir chevelu ceda dans le choc, un flot tiede se repandit sur son crane, deborda sur sa tempe et sa joue. Choque, brinquebale d'un cote sur l'autre, il continua de descendre dans l'etroit passage. Une eclipse de lumiere lui donna a penser que la trappe s'etait refermee. Un veilleur... il te suit... La hanche et l'epaule de Boen heurterent un sol dur. Il respirait avec difficulte, ses poumons, sa peau, ses veines reclamaient desesperement de l'air. ... galerie... vite... Une galerie ? Le passage formait un coude avant de repartir a l'horizontale, cylindrique, exigu. L'esprit vide, gouverne par ses seuls reflexes, Boen s'y engagea et commenca a ramper en s'aidant de ses coudes et de ses segments inferieurs. Aiguillonne par les bruits derriere lui, il ne preta pas attention aux frottements douloureux de ses epaules, de son dos, de son ventre, de ses organes genitaux sur le materiau lisse. Il progressait maintenant dans des tenebres epaisses, gagnait du temps sur le veilleur, deux ou trois fois plus corpulent que lui, gene par l'etroitesse du boyau. A bout de forces, il puisa un regain d'energie dans l'image du corps inerte de Loriale, dans le souvenir de leurs etreintes joyeuses, dans son regard et son rire moqueurs. ... presque... Le passage debouchait sur un puits ou tombait un rayon de lumiere. Boen detendit les bras pour amorcer son ascension, mais, desequilibre par l'amputation de sa jambelle, il tourna sur lui-meme et s'empetra dans les larges barreaux demi-circulaires scelles a la paroi. Le temps qu'il s'en degage, le veilleur s'engouffrait a son tour dans le puits. Il poussa sur ses mains, effectua un bond qui le mit provisoirement hors de portee de son poursuivant, un homme aux cheveux bruns et ras. Ses pensees s'effilochaient, des formes eblouissantes dansaient devant ses yeux douloureux. Il monta vers une source de lumiere, remua son unique jambelle et ses bras pour ne pas franchir le seuil d'inertie, entrevit juste sous lui la silhouette brune du veilleur suspendue aux barreaux. ... bientot arriver sous la cuve de refroidissement... vanne... de la tourner... ouverture mecanique pour les techniciens... attention a la... Une clarte aveuglante et une chaleur terrible accueillirent Boen en haut du puits. Il s'eleva encore, penetra dans le coeur de la centrale d'energie, ne distingua plus rien que des murs ruisselants de lumiere, crut qu'il evoluait dans le feu primordial des etoiles decrit par les recits de la Dispersion. Un chemin sombre et apaisant s'ouvrit au milieu du brasier. Il s'y engagea et ressentit un bien-etre ineffable, une douceur comparable a celle qu'il avait eprouvee dans les bras de sa mere. Il pouvait enfin clore les yeux, glisser dans l'insouciance, dans l'inconscience. Celles qu'il aimait l'attendaient de l'autre cote, Sissia, Loriale... Il avait gagne un repos bien merite... Il se sentait leger, si leger qu'il pourrait sans doute apesanter jusqu'a Gem, la reine du Rameau, la pointe du diademe... Tourne la vanne. Au-dessus de ta tete. La voix etait a la fois proche et lointaine, comme un appel venu d'un autre monde. Pourquoi l'empechait-elle de s'engager dans le chemin apaisant ? Vite. Le veilleur arrive. Le veilleur ? Loriale. Allongee. Reliee par un cordon etincelant a un reseau de fils entrelaces. Prisonniere. Je dois la delivrer avant de partir, mais comment ? Tourne la vanne. Il rouvrit les yeux. Il flottait sous une surface sombre ou brillait un astre voile, un halo tenu. Il ne respirait pratiquement plus, son coeur cognait a la volee, ses poumons se gonflaient comme des ailes dans sa cage thoracique, se frottaient a ses cotes. Un petit cercle au bout d'une tige, a moins d'un pouce de son front. Tourne la vanne. Une serre se referma sur son segment inferieur et le tira vers le bas. Il lanca ses deux mains vers le cercle, resista pendant quelques instants a la traction du veilleur, eut l'impression que ses vertebres craquaient, se brisaient, essaya d'actionner la vanne, d'un cote, de l'autre. Elle ne bougea que d'un quart de pouce, mais des gouttes d'un liquide epais et glacial s'ecoulerent par l'ouverture, eclabousserent les mains, les bras, les epaules de Boen. Les doigts du veilleur s'enfoncerent dans sa chair, lui broyerent l'os. Accroche a la vanne, il poussa un hurlement de douleur et de rage. Attention a... Les gouttes tomberent en pluie, se transformerent en un filet continu qui grossit rapidement, puis un veritable torrent jaillit de l'ouverture et emporta Boen. Il eut la vague sensation de se debattre avant d'etre enseveli dans une gangue de glace, precipite dans le fond du puits et pulverise par un eclair prolonge. Seke progressait par bonds dans les ruelles. Il avait mis un moment a maitriser ce mode de locomotion, mais l'effet etait maintenant plaisant, voire grisant. A chacune de ses foulees, il parcourait une distance equivalente a sept ou huit pas, parfois davantage. Les fonctions de PRIMA avaient cesse des que le coeur de la centrale avait explose > aurait ete un terme plus adequat, encore qu'il fut difficile de decrire avec precision la chaine de phenomenes qui avait suivi le vidage de la cuve de refroidissement. Les corps de ceux que l'intelligence retenait prisonniers parfois depuis plusieurs siecles etaient revenus a la vie. Dans la grande salle ou plusieurs milliers d'entre eux etaient entreposes, mais egalement dans les salles plus petites et les habitations. Ce retour a la conscience ressemblait a un reveil apres un interminable cauchemar. Les informations propres a l'intelligence s'etaient evanouies en meme temps qu'elle - et donc une grande partie de la memoire des Onotes ; les autres donnees avaient regagne leurs supports d'origine, les cerveaux des hommes, des femmes et des enfants dont la catalepsie s'etait interrompue. Seke et la femme paria, les derniers captures par PRIMA, avaient egalement ete les premiers a recouvrer la coordination entre leur esprit et leur corps et a sortir du dome. Marmat avait eprouve des difficultes a se lever, et les Onotes auraient besoin de temps pour renouer le lien avec eux-memes. L'explosion - l'implosion - s'etait traduite par un eclat bref et fulgurant, mais elle n'avait pas provoque de degats apparents, du moins pas les degats auxquels on aurait pu s'attendre. La pesanteur excessive avait cede la place a une tres faible gravite qui permettait ces bonds etonnants. La lumiere artificielle s'etait eteinte, l'obscurite avait inonde les batiments et les rues de Domile, perforee par quelques colonnes de clarte diurne s'engouffrant par les ouvertures du toit. Plus aucun courant n'agitait l'air, qui avait retrouve sa teneur en oxygene. Des cherfleurs de la derniere portee s'etaient echappes de la matrice, repandus dans la cite et precipites dans les pieges tendus par les vores, elles-memes bruissantes, agressives. Des vibrations et des craquements inquietants parcouraient les structures metalliques de la zone couverte. > s'etait exclamee a plusieurs reprises la femme paria. Contrairement a Seke, elle se maintenait en l'air en agitant ses excroissances inferieures aussi longues et souples que des nageoires ou des ailes. C'etait la seule partie de son corps qui avait mute, le reste ne la differenciait pas des autres femmes. Malgre le large bandage ensanglante noue autour de son ventre, elle evoluait avec la grace et la legerete d'un papillon migrateur de Logon, nimbee du voile dore de ses cheveux. L'inquietude qui tendait ses traits n'alterait pas la purete de son visage. Elle evitait de s'approcher trop pres des arbres et des buissons bordant les arteres de Domile. Seke avait des milliers de questions a lui poser, mais ils devaient d'abord savoir ce qu'il etait advenu de son compagnon paria. Au sortir du dome, ils avaient pris la direction de l'Ombilique eclaboussee de lumiere. Encore faible, Marmat leur avait dit de ne pas l'attendre et leur avait fixe rendez-vous sur l'esplanade de l'ancien vaisseau. Il semblait a Seke que des pans entiers de la cite s'etaient escamotes, comme si l'implosion avait bouleverse les lois naturelles, qu'une partie de la matiere avait disparu par la breche. Seke n'avait pas eu le temps d'explorer tous les domaines de l'intelligence, entre autres la facon dont elle utilisait l'energie mesonique. Concentre sur son chant, il avait reussi a imiter Danseur-dans-la-tempete et a communiquer avec les deux parias. PRIMA ne l'en avait pas empeche parce qu'elle n'etait pas parvenue a le fractionner. Il s'etait servi d'elle, de ses donnees, de sa puissance, pour reperer ses failles et diriger le paria vers son point le plus faible. Les hommes qui l'avaient concue avaient prevu des acces independants de sa volonte afin de la controler, de la reparer ou meme, echaudes par ses premieres tentatives hegemoniques, de la desactiver. Son liquide de refroidissement etait, comme le sang des etres vivants, a la fois indispensable et mal protege, raison pour laquelle elle avait dispose la troupe de ses veilleurs autour de la trappe. Elle n'avait pas envisage que le paria surgisse du haut de l'Ombilique, tout simplement parce qu'elle n'avait pas eu le temps d'analyser et d'integrer les donnees de sa compagne. Elle n'avait jamais reussi a combler son retard. On ne pouvait pas enfermer les humains dans les calculs statistiques, leur imprevisibilite leur donnait toujours un temps d'avance. La colonne de lumiere tombait d'une immense breche du toit de la zone couverte. On apercevait, par l'espace degage, des nuages effiloches et pailletes d'or par les rayons d'Alep. L'Ombilique, le premier pilier de la civilisation onote, n'etait pas dechiquete ni meme deteriore : il avait purement et simplement disparu. D'ailleurs on ne voyait plus un seul batiment aux alentours de la place du Naufrage. Il ne restait aucune trace de la carcasse de l'ancien vaisseau, elle-meme volatilisee, pas un bout tordu de metal, seulement une etendue de terre nue au-dessus de laquelle flottaient des nuages ocre. Le centre historique de la cite de Domile avait bascule dans le monde invisible. Seke et la paria traverserent l'esplanade. De la colonne de lumiere emanait une chaleur seche tres differente de la moiteur etouffante de la zone couverte. Soulevees par les bonds de Seke, des gerbes de poussiere se deployaient avec une lenteur fascinante. Ils trouverent un corps allonge dans l'un des trous profonds qui criblaient l'etendue de terre. Un veilleur, vetu d'une combinaison brune, indemne en apparence. Seke lui posa l'index et le pouce sur les jugulaires : il ne presentait pas de blessure apparente, mais son coeur ne battait plus. > Seke s'interrompit. La femme paria ne l'ecoutait pas. Elle continuait d'explorer l'ancien emplacement du vaisseau, se laissant parfois entrainer par la gravite, agitant a d'autres moments ses membranes inferieures pour reprendre un peu d'altitude. La cite resonnait de mille bruits, grincements et craquements des structures metalliques, murmures et soupirs de la vegetation, cris et rires des habitants. La vie reinvestissait les lieux plonges pendant des siecles dans le sommeil et le silence. La femme paria poussa un cri et se posa lentement sur le sol. Seke la rejoignit en quelques bonds. Deux corps gisaient au fond du puits d'acces a la centrale d'energie, enchevetres dans une flaque d'un liquide epais et noir. Seke identifia sans l'ombre d'une hesitation le paria qui avait ouvert la vanne de la cuve de refroidissement ; l'autre etait probablement le veilleur qui s'etait lance a sa poursuite. Il les crut morts tous les deux jusqu'a ce qu'il percoive un son de forme, un chant tenu mais reel. Alors il rassura d'un sourire la femme paria effondree sur le bord du puits et devala les larges barreaux scelles dans la paroi. Boen ouvrit les yeux. Le visage inquiet de Loriale flottait au-dessus de lui comme une traine de reve. Elle l'avait attendu de l'autre cote du chemin apaisant. Il voulut lui exprimer sa reconnaissance d'un sourire, mais elle lui posa l'index sur la bouche pour lui commander de se tenir tranquille. De toute facon, il n'aurait pas eu la force de remuer les levres. Son corps tout entier n'etait qu'une chaine de douleur, dos, cou, nuque, visage, crane, epaules, bras, bassin, segments inferieurs, pas un pouce carre qui ne fut touche. Son regard s'accoutuma peu a peu a la penombre, et il discerna les contours d'une piece, trop anguleuse et lisse pour etre une cavite du Cyclope. Des silhouettes s'agitaient derriere le visage de Loriale, qu'il ne connaissait pas. Il ne reussit pas a renouer les fils, a inserer cette scene dans un ordre chronologique. La derniere chose dont il se souvenait, c'etait cet eclair prolonge, aveuglant, cette chaleur fantastique pulverisant la gangue de glace qui le comprimait. > L'expression a la fois ironique et complice de Loriale le bouleversa. Jamais il n'avait ete aussi heureux de plonger dans ces grands yeux moqueurs qui d'habitude l'intimidaient ou l'irritaient. > Etonne, il essaya de se relever sur un coude, mais la douleur se reveilla, feroce, et le contraignit a se recoucher. Des tiraillements sur le cote l'informerent que des bandages serres l'enveloppaient du cou jusqu'aux extremites des segments inferieurs. > La population onote comptait environ vingt mille membres. Pour certains le retour a la vie s'effectua sans aucune difficulte, mais les autres ne purent supporter d'etre a nouveau enfermes dans un organisme. Il y eut une premiere vague de maladies foudroyantes qui, selon Marmat, relevaient a la fois de l'evolution naturelle et d'un desir inconscient de revenir a l'etat incorporel. Le deni du corps se traduisait par un vieillissement accelere, pas seulement chez les personnes agees, mais chez des hommes et des femmes dans la force de l'age, et meme chez des enfants. Ni les paroles ni les remedes ne reussissaient a retenir a la vie ceux qui avaient decide de partir. Marmat demanda qu'on rassemble les malades sur la place ou s'etait dressee la carcasse du vaisseau et chanta devant eux pendant un jour et une nuit. Sans resultat. Plus de quatre mille Onotes moururent en une quinzaine de jours, incapables de supporter ce retour soudain a la liberte. Une centaine d'autres perirent dans les calices des vores ou dans les frondaisons des arbres-pieges. Les autres s'habituerent sans difficulte a la faible gravite - les enfants en firent meme un jeu permanent et enjoliverent leurs bonds de figures acrobatiques. En revanche, ils se heurterent rapidement a des problemes de nourriture et d'eau. Les pompes automatiques mises en place par PRIMA avaient cesse de fonctionner, et le temps manquait pour forer de nouveaux puits a de telles profondeurs. Avec ses systemes capables de reconstituer les molecules, l'intelligence avait servi de mere nourriciere aux occupants de la zone couverte, les maintenant dans une dependance chaque jour plus etroite. Les Onotes n'avaient jamais cherche a repertorier les ressources de leur nouvelle terre, encore moins a la cultiver. Ils n'avaient pas conquis leur autonomie, et la vague de deces foudroyants relevait aussi de ce refus de se prendre en charge. Alors on explora de fond en comble la zone couverte. On trouva dans des salles souterraines d'anciennes reserves de grains fabriques, stockes et conserves par l'intelligence, on en broya une partie dans des mortiers improvises, on prepara des galettes qu'on fit cuire sur des pierres chauffees a blanc et qu'on distribua a la population. > Ils deciderent d'ensemencer les terres a l'exterieur de la zone couverte : les cultures se developperaient mieux a l'air libre, arrosees par les pluies et nourries par la lumiere d'Alep, l'etoile du systeme dont ils n'avaient jamais contemple le lever ni le coucher. Loriale et Boen, les deux parias, etaient pour les Onotes de veritables objets de curiosite. Ils avaient du mal a croire que ces deux creatures sans jambes et eux-memes etaient issus des memes ancetres. Pourtant, lorsque Loriale les guida dans le passage jadis trace par les bannis, ils furent obliges d'admettre qu'elle etait bel et bien la lointaine descendante de ceux qui avaient eu un jour l'audace de fuir la zone couverte et qu'on avait toujours crus morts. Ils traverserent la ceinture de vegetation, la grande salle desormais vide de ses rayons, s'engagerent dans le couloir incurve et deboucherent sur les plaines de l'autre cote de la muraille. Ils resterent d'abord ecrases par les perspectives infinies de la terre et du ciel, eblouis par la lumiere du jour bien qu'Alep fut occultee par un voile de nuages noirs, hypnotises par les tourbillons de poussiere qui s'evanouissaient a l'horizon. >, declara Marmat, la main posee sur sa kharba enfouie dans un repli de sa toge. Les deux griots se tenaient a l'ecart en compagnie de Loriale. La temperature avait flechi, l'air s'etait impregne d'une humidite que ne parvenaient plus a chasser les rafales. >, dit Loriale. Ses jambelles ondulantes la maintenaient en l'air entre les deux hommes. La veille, Boen et elle avaient longuement parle des coutumes et de l'organisation de leur peuple, du role des senticielles, des connaissances transmises par les propheties du grand Cycle, de la geste de la Dispersion, des sauvantes, des veuves, des polpes des roches, des impites... Les griots avaient mesure tout ce qu'il leur avait fallu de courage pour affronter les dangers du voyage entre le Cyclope et le pays de leurs ancetres. Une averse rageuse donna le coup d'envoi de la debandade chez les Onotes, qui coururent se refugier a l'interieur de la zone couverte. Enfant du Mitwan, Seke appreciait toujours autant de sentir l'eau du ciel se pulveriser sur son visage, impregner ses cheveux et ses vetements. Marmat et Loriale resterent a ses cotes malgre la violence des trombes. > Seke designait la muraille en partie occultee par les rideaux de pluie. > Marmat retira et essora son tarbouche. Ses meches crepues alourdies par l'eau pendirent de chaque cote de son visage. -- Je ne juge pas, je... -- J'ai chante la derniere fois que je suis venu sur Onoe. Les habitants de la zone couverte n'ont pas daigne m'entendre. Ils etaient deja dependants de l'intelligence. Prisonniers de la gravite. Enfermes dans leur paresse. J'aurais du venir plus souvent, mais le voyageur hesite toujours a se rendre dans la maison ou il sait qu'il sera mal accueilli. -- Pourquoi sommes-nous venus cette fois-ci ? -- Je pensais qu'a deux nous augmenterions nos chances de changer le cours des choses. >> Seke n'eut pas besoin de recourir a ses perceptions pour deceler une discordance entre le discours et le chant de son aine. Marmat ne mentait pas de facon deliberee, mais une faille separait sa pensee consciente et sa memoire profonde. -- Sans elle, sans Boen, sans toi, sans moi... Chaque maillon de la chaine a son importance. Nous avions besoin d'eux pour detruire le coeur de l'intelligence, ils avaient besoin de toi pour etre guides. >> Seke s'abstint de poser la question qui lui brulait les levres, mais son regard eloquent incita Marmat a poursuivre. > Oui, bien sur, ou les parias ne seraient jamais arrives jusqu'a la centrale d'energie. -- Elle aurait pu... Tu aurais pu... -- Me perdre en elle ? C'etait un risque a courir. La vie n'est qu'une succession permanente de risques. -- Je suis reste conscient parce que les enfants du Tout m'ont appris a entendre mon chant intime, mais toi, comment as-tu... >> Marmat eut un sourire en coin avant de remettre son tarbouche sur sa chevelure detrempee. -- J'ai vu le dragon aux plumes de sang dans l'intelligence >>, lanca Seke apres un petit moment de silence. Marmat ne repondit pas, mais la crispation de ses traits n'echappa pas a l'attention de son cadet. Le vent s'engouffrait dans les failles et s'associait a l'humidite pour corroder les structures desormais livrees a elles-memes. Des pluies torrentielles degringolaient par les breches et emplissaient les reservoirs de fortune. La vegetation transpercait les dalles metalliques, colonisait les ruelles, les places, les terrasses, les habitations. Les vores representaient un danger permanent, d'autant qu'elles recherchaient leur nourriture avec une ferocite decuplee par l'interruption des lachers de cherfleurs. Elles parvenaient de temps a autre a leurs fins, surgissant d'un buisson pour happer un promeneur imprudent. Cependant, victimes elles aussi de leur dependance a PRIMA, elles deperissaient faute d'une alimentation reguliere. Elles n'auraient pas le temps de s'adapter, d'entamer une nouvelle evolution, et il etait probable que la plupart d'entre elles auraient bientot disparu. Les Onotes semerent les grains dans une terre gorgee d'humidite. Ils utiliserent pour la labourer des feuilles metalliques repliees et battues a coups de pierre jusqu'a ce qu'elles prennent une forme approximative de soc. Les attelages humains du debut, bates pour leur eviter de s'envoler a chaque pas, cederent vite la place a un systeme de poulies installees sur un reseau de cordes tendues au-dessus des champs. Le vert tendre des pousses recouvrit la terre brune, presque noire, au bout de seulement trente jours. La jambelle sectionnee de Boen avait repousse aux trois quarts tandis que l'autre, celle qui avait subi les assauts du polpe des roches, avait retrouve sa taille initiale. Des qu'il fut retabli, Loriale et lui resolurent de retourner au Cyclope afin de guider les parias jusqu'a Domile et de sceller la reconciliation entre les deux peuples. Ils se rendirent a la maison allouee aux deux griots pour les informer de leur decision. Le vent repandait dans l'obscurite les parfums capiteux des vores affamees et des odeurs plus lourdes de decomposition. Les flammes des torches projetaient des ombres dansantes sur les murs lisses et les dalles des allees. Les parias pousserent la porte d'entree, laisserent a leurs yeux le temps de s'accoutumer a l'obscurite, ne virent personne dans la piece principale, visiterent en vain les autres pieces du bas et les deux chambres du haut. Ils supposerent que les griots etaient sortis et s'assirent sur un large siege pour les attendre. Loriale entreprit d'eveiller le desir de Boen, et elle y parvint avec une grande facilite malgre les reticences de son compagnon, craignant d'etre surpris par l'irruption des occupants des lieux. Le sommeil les faucha au sortir d'une etreinte presque immobile, exasperante. Reveilles par un rayon de lumiere le lendemain matin, ils explorerent a nouveau la maison, puis les environs, pousserent jusqu'a la place des Parias, interrogerent chaque homme, chaque femme, chaque enfant qu'ils rencontrerent. Personne n'avait apercu les griots. >, conclut Loriale. Pas la moindre tristesse dans sa voix. -- Ils ont deja chante pour les malades de Domile. Ils ont d'autres peuples a visiter, d'autres taches a mener. Ils nous laissent ecrire notre histoire. Qu'est-ce que tu en dis, Boen Sissia ? Est-ce que nous... >> Une etreinte fougueuse l'interrompit. Bien sur, disaient les yeux brillants de Boen, nous irons chercher les notres et nous celebrerons les retrouvailles entre les deux peuples. CHAPITRE XXVII ANGUIZ Le grand stratege n'est surement pas celui qui se livre a une demonstration de force. Encore moins celui qui cherche a humilier l'armee adverse. Ou celui qui dote ses soldats d'armes terrifiantes. Le veritable stratege etudie les particularites de l'adversaire de facon a devenir l'adversaire, de sorte que, si l'adversaire veut le frapper, il se frappe lui-meme. Traite des Cinq Cites, espace aerien de Marchelune, Venter. LA cite se degradait a une vitesse effarante depuis la destruction de PRIMA. Une odeur de rouille dominait les effluves disperses par les bourrasques. Des pans metalliques se detachaient des piliers de soutenement et du toit et tombaient en tournoyant comme de gigantesques feuilles mortes. Le delabrement brutal de la zone couverte s'etait associe a la confusion de ses souvenirs pour deboussoler Seke. Marmat n'aurait sans doute rencontre aucune difficulte a se reorienter dans ce qui etait devenu un veritable labyrinthe de vegetation et de metal, mais il avait disparu, comme cela lui etait arrive a plusieurs reprises sur Logon et Agellon. Tenaille par l'inquietude, Seke avait decide de partir a sa recherche au bout seulement de deux jours d'attente. Il trouverait sans doute son aine aux abords du noeud chaldrien - il eprouvait egalement le besoin imperieux de se rassurer en localisant la porte de la Chaldria : il ne se voyait pas passer le reste de sa vie sur Onoe si Marmat ne revenait pas, il voulait voyager sur les flots cosmiques, decouvrir de nouveaux mondes. Il avait visite un grand nombre de salles souterraines semblables a celle ou il avait effectue sa renaissance. Il s'y etait parfois perdu, et il lui avait fallu plusieurs heures pour retrouver la sortie. Les rigoles, grossies par les pluies qui degringolaient des breches du toit, se deversaient dans les sous-sols, inondaient les escaliers et les couloirs. Il avait pris un peu de repos au premier etage d'une maison restee intacte. Une sensation de danger l'avait reveille en sursaut : les petales d'une vore se tremoussaient a quelques pouces de ses pieds. Il avait eu tout juste le temps de se jeter en arriere. Affamees, les fleurs les plus resistantes s'etiraient, se faufilaient par les fenetres, se transformaient en predatrices d'autant plus redoutables qu'elles agissaient dans un silence total. Les habitants de Domile devraient apprendre a fermer leurs fenetres et leurs portes. Ou bien quitter la zone couverte et s'etablir sur les plaines en bordure du gigantesque mur - cette solution finirait par s'imposer, la zone couverte restant associee a l'emprisonnement, aux temps du malheur. Peut-etre la faible gravite rendrait-elle caduc l'usage de leurs jambes, les dirigerait-elle vers une evolution identique a celle des parias. Seke erra encore une journee, explora d'autres maisons, d'autres salles souterraines, parcourut plusieurs quartiers de la zone couverte avant de comprendre qu'il n'y arriverait pas de cette maniere. Il s'installa dans une petite piece pour se consacrer a l'ecoute du son des formes, essaya de percevoir le chant de la Chaldria dans le choeur d'Onoe. De longues heures lui furent necessaires pour discerner, dans la rumeur confuse de la planete reprenant vie, le murmure envoutant qu'il avait entendu, dans le palais de la Cite des Nues et au fond de la faille d'Hernaculum. Des lors, il lui suffit de se laisser guider par le son, dont l'intensite augmentait a mesure qu'il se rapprochait du chaldran. Concentre, il ne preta pas attention aux silhouettes bondissantes qu'il croisa dans les ruelles - il garda le vague souvenir de rires, de voix enfantines qui le saluaient joyeusement. Toujours dirige par le son, il s'engagea dans une ruelle bordee d'arbres trapus, entra dans une habitation dont la facade, mangee par une mousse brunatre, ne se distinguait pas des autres, longea un couloir qu'il lui semblait reconnaitre, traversa une enfilade de pieces plongees dans une obscurite profonde, deboucha sur un palier, commenca a devaler l'escalier tournant qu'il avait emprunte apres sa renaissance. Il n'alla pas plus loin : ses pieds et ses jambes s'enfoncerent dans l'eau qui recouvrait les marches. Il revint sur ses pas, pensant qu'il s'etait trompe, mais le chant de la Chaldria baissa aussitot d'intensite, et il dut admettre que le noeud chaldrien se trouvait bel et bien a l'interieur de cette salle inondee. Meme s'il appreciait la fraicheur des gouttes sur sa peau, Seke n'etait pas reellement familier avec l'eau. Il n'avait pas appris a evoluer dans l'element liquide, ni sur Jezomine ni sur les autres mondes. Les enfants du Tout refusaient de plonger dans les nappes des profondeurs du Mitwan. Dans un environnement aride, l'eau etait un tresor si precieux qu'il ne leur venait pas a l'idee de s'y tremper. La traitant avec un respect infini, ils n'auraient pas pris le risque d'alterer sa purete. Assis sur le palier, desempare, Seke se fia a son intuition et resolut malgre tout de franchir la porte chaldrienne. Bien qu'il n'eut aucune certitude sur la destination de Marmat, il s'imaginait mal revenir parmi les Onotes et attendre un hypothetique retour de son aine. Il avait eu son compte de passivite, d'inertie, dans la zone couverte. Il lui fallut d'abord surmonter ses reticences, accepter l'idee de s'immerger dans ces tenebres liquides. Il descendit quelques marches de l'escalier tournant, s'arreta quand l'eau lui arriva a la poitrine, suffoqua, s'appliqua a reprendre son calme et son souffle. En bas de l'escalier se presentait la lourde porte metallique qui donnait dans la salle souterraine. Il perdrait sans doute pas mal de temps a l'ouvrir et, une fois qu'il l'aurait passee, il devrait encore parcourir trente ou quarante pas avant d'atteindre le noeud chaldrien. L'estimation reposait sur des souvenirs deformes par la sensation d'ecrasement, mais, meme si le trajet s'averait plus court que prevu, il n'aurait probablement pas le temps de rebrousser chemin. Il descendit deux marches, remonta precipitamment quand l'eau s'infiltra dans ses narines, resta un long moment aux prises avec sa frayeur et une sensation d'etouffement. Il se concentra de nouveau sur le chant de la Chaldria. Il devait s'en servir comme d'une corde pour remonter jusqu'a la source de l'energie. Le son, puissant, harmonieux, emplit son esprit, apaisa sa respiration et les battements de son coeur. Il prit une profonde inspiration, s'immergea tout entier dans l'eau, parvint en bas de l'escalier, s'avanca a tatons jusqu'a la porte metallique. Si la poignee tourna sans difficulte, il dut tirer de toutes ses forces pour faire pivoter le panneau massif freine par la masse liquide. Une breve panique declencha un reflexe respiratoire. Des gouttes sinuerent comme des serpents froids dans ses narines et dans sa bouche. Il baillonna l'impulsion qui lui commandait de battre en retraite et se glissa dans l'entrebaillement. L'encre noire et froide exploiterait la moindre ouverture pour se deverser en lui, pour le conquerir. Le chant de la Chaldria resonnait avec force et chassait ses pensees parasites. La bouche cosmique l'appelait comme elle l'avait attire dans le palais de la Cite des Nues, au fond de la faille d'Hernaculum. Il continua d'avancer, les poumons deja tirailles par le manque d'oxygene. Boen le paria avait vecu une experience similaire dans le passage souterrain qui conduisait a la centrale d'energie mesonique de PRIMA. Il lui fallait ignorer les reactions de son corps jusqu'a ce que la Chaldria le saisisse et l'expedie sur les flots cosmiques. E ne savait pratiquement rien de cette formidable energie qui transportait les etres vivants d'un monde a l'autre de la Voie lactee. Suffisait-il de se presenter devant l'une de ses portes pour que le miracle s'accomplisse ? Une fraction de seconde, il douta de ses perceptions, se demanda ce qu'il fichait dans cette eau glaciale. Il avait commis une erreur. Sa derniere erreur. Affole, il fit demi-tour et se precipita vers la sortie de la salle. Mauvaise direction. Il hesita, esquissa deux pas sur le cote, pivota sur lui-meme. Il avait perdu tout sens de l'orientation. Piege. Egare dans une nuit liquide qui alourdissait ses vetements. Qui lui pesait sur la nuque. Qui lancait ses premiers tentacules dans son palais, dans sa gorge. Il comprenait pourquoi les enfants du Tout repugnaient a s'aventurer dans l'eau. Ce n'etait pas seulement une question de purete, mais de survie. Les skadjes du Mitwan et les humains avaient ceci en commun qu'il leur fallait inhaler de l'oxygene pour se maintenir en vie. Marmat pretendait que les hommes s'etaient extraits des fonds aquatiques des millenaires et des millenaires plus tot. > Il y avait donc une certaine logique a mourir noye. Un retour aux sources. Aussi soudainement qu'il avait perdu tout controle sur lui-meme, Seke recouvra son calme. Il etait mort a chaque fois qu'il avait fait un voyage sur les flots cosmiques. Mort a ceux qu'il avait connus. Mort aux emotions, aux sentiments, a la verite du moment. Mort a lui-meme. Il passait sur chaque monde comme un souffle et n'emportait avec lui que des souvenirs inutiles. Le reve de cette vie s'estompait. Peut-etre retrouverait-il dans l'autre monde ceux qu'il avait aimes, Autre-mere, Danseur-dans-la-tempete, Marmat, Jaife ? Ceux dont il avait croise le chemin, Yorgal, Olphan, Salima, Zeline, Irko, Loriale, Boen... ? Peut-etre apprendrait-il a connaitre Kaleh la soltane, la femme qui l'avait abrite dans son ventre, qui l'avait baigne dans le liquide nourricier ? Les visages, les images, les pensees se superposaient a une vitesse folle. Tourbillonnaient. Contrastaient avec l'inertie et le silence de l'eau. Et puis montait ce chant a l'ineffable beaute, qui racontait l'immensite de l'espace, qui revelait d'autres lois, d'autres ordres. La fleche du temps le frapperait dans une fraction de seconde, elle l'eblouirait, elle l'emmenerait dans une autre dimension. Il s'abandonna a la beaute de l'instant. Seke reprit connaissance dans une grotte ou une piece souterraine plongee dans une semi-penombre. Son regard heurta les pierres d'une voute habillees d'une mousse brun fonce, puis, dans un coin, les marches a demi affaissees d'un escalier tournant. Son corps tetanise gardait la reminiscence exaltante d'un deplacement a l'incomparable fluidite. Il crut d'abord qu'il etait passe dans l'autre monde, puis il se rendit compte, aux effleurements de l'air sur sa peau, aux odeurs de moisissure qui montaient du sol, qu'il etait seulement arrive sur un autre monde. Pourtant, il ne se souvenait pas de cette sensation de fulgurance accompagnant d'habitude l'intervention de la Chaldria. Son dernier souvenir etait celui de l'eau s'engouffrant avec avidite dans sa bouche. Une saveur prononcee de terre impregnait sa gorge, une douleur sourde fredonnait dans ses poumons, le long de sa trachee-artere, il se sentait a l'etroit dans ses vetements, dans son enveloppe de peau. Apres que son mal de crane se fut estompe, il se leva et esquissa ses premiers pas. Chancelant, il gravit l'escalier dont une marche s'affaissa sous ses pieds, s'engagea dans un tunnel obstrue par endroits, se fraya un passage au milieu des eboulis ou des enchevetrements de racines. Les rayons etincelants qui s'ecrasaient en flaques sur les parois lui indiquerent qu'il approchait de la sortie. La galerie debouchait sur un paysage dont la lumiere eblouissante de l'etoile, une geante bleue, ne parvenait pas a masquer la desolation. Un plateau desertique, traverse de part en part par une large faille, s'etendait jusqu'au pied d'une chaine montagneuse aux formes torturees. Les seules traces de vegetation, outre cette mousse brune qui habillait les murs et le plafond de la salle souterraine, etaient des tiges rampantes et epineuses entortillees autour des maigres reliefs. Les roulements de cailloux sous les pieds de Seke retentirent comme des coups de tonnerre dans le silence lugubre. Pourquoi la Chaldria l'avait-elle transfere sur ce monde en apparence inhabite ? Il avait espere, au depart d'Onoe, qu'elle l'enverrait sur les traces de son aine, mais il n'avait aucune certitude a ce sujet. Si Marmat lui avait explique que le candidat au voyage celeste devait emettre une intention avant de se confier aux flots cosmiques, il ne lui avait pas enseigne la methode. De toute facon, Seke aurait ete bien en peine de choisir une destination : il ignorait tout de la mappe siderale, il ne connaissait ni le nom ni la position des planetes colonisees par les humains. Son secteur de griot lui serait revele lorsqu'il serait officiellement admis dans le Cercle de Venter et qu'il aurait recu sa kharba. Ce monde ne chantait pas, comme s'il n'abritait plus aucune forme, plus aucune vie. Apres avoir memorise plusieurs points de repere, Seke marcha en direction de la faille. Pas un souffle d'air ne remuait la chaleur accablante dispensee par l'etoile bleue. La gravite, plus forte que celle de Jezomine ou de Logon, rendait sa progression malaisee. Il crut entrevoir un mouvement entre les rochers gris qui jonchaient le sol par milliers. Il s'essuya le front d'un revers de manche, s'immobilisa, essaya de percevoir un son de forme, n'entendit rien, supposa qu'il avait ete trompe par une illusion d'optique, reprit sa marche. Des monticules assaillis par les tiges epineuses ressemblaient a des ruines. Ici apparaissaient des pierres dont les angles et les courbes n'avaient rien de naturel, la se devinaient les margelles de bassins ou des fragments de colonnes. Seke avait maintenant l'impression de deambuler a l'interieur d'une tombe geante. Dans un cimetiere planetaire. Couvert de sueur, assoiffe, extenue, il atteignit le bord de la faille au moment ou l'etoile bleue se couchait dans une floraison de nuances mauves et roses. Avec le crepuscule descendit un froid vif, mordant. Des etoiles s'allumaient dans l'agonie du jour, les faces eclairees et rugueuses de deux satellites se levaient au-dessus de la chaine montagneuse. Seke faillit s'allonger sur le sol dans l'espoir d'etre emporte par l'oubli, le sommeil ou la mort, quelle importance ? mais il continua, hante par l'etrange certitude qu'il trouverait des reponses ou des indices aux alentours de la gorge. De nouveaux mouvements entre les rochers lui indiquerent qu'il n'avait pas reve. Des ombres filerent devant lui, minuscules, veloces, insaisissables. Aucun son ne s'associait a leur existence, comme si elles n'appartenaient pas a l'univers des formes. Seke s'assit sur un rocher et contempla la faille inondee de tenebres. La nuit l'emplit de son amertume. Transi jusqu'aux os, plonge dans ses pensees, il ne preta pas attention aux crissements et aux grattements qui s'elevaient derriere lui. Enhardis par son immobilite, de petits animaux sortirent de leur abri. Ils ne ressemblaient ni a des insectes, ni a des reptiles, ni a des rongeurs, ni a des oiseaux ; pourtant, ils eveillaient en lui des images, des souvenirs, une reaction spontanee de mefiance, de rejet. L'un d'eux s'aventura tout pres de son pied. Un rayon de satellite revela son corps allonge et sa queue recourbee dont l'extremite se promenait juste au-dessus de sa tete. Seke retira son pied juste avant la premiere attaque du petit animal. La queue recourbee se detendit comme un ressort et se planta dans la terre seche avec un bruit mat. Seke en apercut un deuxieme, puis un troisieme. Ils surgissaient de la nuit comme des fantassins lances dans une offensive concertee. Il bondit sur ses jambes, un mouvement qui les arreta dans leur elan, grimpa en haut du rocher, balaya les environs d'un regard circulaire, vit des centaines, des milliers de formes sombres qui grouillaient dans la nuit comme une nuee de scorpions jaunes du Mitwan. Il n'avait aucune arme a leur opposer. Il relira febrilement sa tunique, l'entortilla sur elle-meme et la noua a chaque extremite. L'irruption de ces tueurs silencieux lui avait redonne toute sa combativite. La perspective d'etre empoisonne par un de leurs dards le revulsait. Ils attaquerent jusqu'a l'aube par vagues desordonnees et incessantes, se bousculant, se genant mutuellement pour arriver au sommet du rocher. Seke les fauchait par d'amples mouvements tournants de sa tunique. Legers, ils decollaient, retombaient plus loin, se relevaient indemnes et repartaient aussitot a l'assaut du refuge de leur proie. Les frottements de leurs griffes sur le rocher et les chocs de leurs corps sur la terre dure enflaient comme un fracas d'orage dans le silence glace. Seke ne relacha a aucun moment sa vigilance. Il faillit pourtant etre deborde a plusieurs reprises, s'apercevant in extremis que deux ou trois de ses agresseurs avaient echappe a ses moulinets et s'etaient rapproches de ses pieds. Il dut alors faire un petit bond de cote et s'occuper des intrus avant de reprendre son incessant travail de balayage. La lumiere des etoiles et des satellites les eclaira, pas longtemps, mais suffisamment pour montrer leurs pattes griffues, leur bec, leur tete ronde, leurs yeux globuleux, leur double rangee de plumes. Seke fut transporte dans le theatre de la Cour des Nues, dans le Cosmocant de Faliz, devant l'hologramme des ruines de Bordles, dans l'ocean de donnees de PRIMA. Les animaux qui le cernaient ressemblaient trait pour trait a l'embleme des angailleurs de Jezomine, au Quetzalt tapi dans le coeur des petits Orows, aux statuettes badigeonnees de sang des ankkates, au dragon implante dans l'intelligence artificielle de Domile... Le serpent aux plumes de sang n'etait pas un symbole sur cette planete, mais une realite vivante. Le culte avait-il pris naissance sur ce monde ? Les creatures qui le cernaient avaient-elles servi de modeles aux pretres et aux fanatiques qui s'acharnaient a detruire les hommes ? Hurlant de rage, il oublia la fatigue et le froid pour repousser inlassablement la vague bruissante qui cherchait a submerger le rocher. Ses innombrables adversaires refluerent juste avant l'apparition de l'etoile bleue et disparurent dans les anfractuosites des rochers et les crevasses de la terre. Malgre son epuisement, Seke ne relacha pas sa vigilance avant que l'astre eut emerge des brumes matinales qui habillaient l'horizon. Le plateau et la chaine montagneuse se tendirent d'un voile or et bleu. La temperature augmenta brutalement et chassa les vestiges du froid nocturne. Le jour revelait les dimensions de la faille, beaucoup plus large et profonde que Seke ne l'avait suppose. Il distinguait a peine les rochers de l'autre bord, sans doute dix ou vingt fois plus volumineux que celui qui lui avait servi de refuge. Il n'y avait plus aucune agitation dans les environs. Les petits dragons ne sortaient probablement qu'a la tombee de la nuit. Il s'autorisa enfin a s'asseoir, puis a s'allonger sur le sommet du rocher, a se rechauffer aux rayons de l'etoile bleue. L'engourdissement le gagna et l'entraina irresistiblement vers le rivage des reves. > Il tressaillit, se demanda s'il avait entendu une voix ou s'il continuait a rever, puis il percut un son de forme et se redressa, aux prises avec cette hebetude caracteristique des reveils en sursaut. Marmat se tenait devant le rocher. Toge et tunique dechirees, tachees, cheveux et barbe en desordre, cernes profonds sous les yeux traverses de stries rouges, egratignures sur les bras et les jambes. La presence de son aine suffit a chasser le sentiment de solitude et l'amertume de Seke. L'univers lui paraissait a nouveau radieux puisqu'ils etaient reunis. -- Tu m'as trouve, dit Marmat avec un sourire las. -- Je n'aurais peut-etre pas du... >> Marmat interrompit son cadet d'un geste de la main. > Sa voix grave se teintait de nostalgie. -- Ou sommes-nous ? -- Sur Zperanz, cinquieme planete du systeme de Shain. -- Qu'est-ce que nous devrions regretter ? >> Le griot haussa les epaules. Son chant intime exprimait une tristesse poignante. Et une double realite : il hebergeait une entite ou une personnalite qu'il ne controlait pas. Il tira sa kharba d'un repli de sa toge, la cala contre son ventre et en gratta les cordes. > Seke n'ecoutait pas la voix de son aine, il se concentrait sur le son de sa forme, sur ce murmure qui disait la substance de son etre. > Seke percevait maintenant la deuxieme forme, la forme cachee, dans le chant intime de Marmat. Elle ouvrait une porte sur un autre monde, ou plutot sur un non-monde. Sur un vide absolu. Ils ne resterent que sept jours et sept nuits sur Zperanz, le temps pour leur organisme de se preparer a un nouveau transfert. Ils buvaient les gouttes d'eau qui perlaient a l'extremite des racines. La faim cessa de les harceler au matin du troisieme jour. Seke s'abstint de reveler a son aine la double forme qu'il avait percue dans son chant intime. Il valait mieux attendre l'alignement chaldrien et l'assemblee du Cercle. Les longues chasses avec les enfants du Tout lui avaient enseigne la patience. Il prendrait une decision sur Venter, quand il aurait rencontre les autres griots et recu sa kharba. Un soir, Marmat lui raconta l'histoire de Zperanz. La planete avait connu une civilisation florissante jusqu'a ce qu'une succession de catastrophes precipitent son declin. Les petits animaux qui avaient agresse Seke s'appelaient selon lui des anguiz, et il etait probable que leur nom venait de leur ressemblance avec les dragons des mythes de la Dispersion. -- Impossible. Le nom d'> ou d'> existait bien avant la colonisation de Zperanz. Un animal sympathique ! Sa piqure tue un homme le temps d'un battement de cils. Le cadavre se transforme en squelette et les os tombent en poussiere au bout de quelques secondes. Ils survivent en se mangeant les uns les autres. >> Ils se refugiaient pour dormir dans le tunnel qui donnait sur la salle du noeud chaldrien. Seke avait du mal a trouver le sommeil, meme si Marmat lui avait assure que les anguiz ne s'aventuraient jamais dans ces lieux. > Marmat se dirigeait deja vers la salle du noeud chaldrien. > Seke suivit son aine d'un pas decide, presse maintenant de quitter Zperanz. Les enfants du Tout s'etaient effaces pour qu'il aille au bout de son chemin, au bout de lui-meme, la ou l'attendait le serpent aux plumes de sang.