Chapitre 22 Les Aquariotes progressaient avec une lenteur désespérante sur les chemins tortueux et verglacés. Ils avaient quitté les bords de la Méditerranée et emprunté la piste en piteux état qui traversait les Cévennes et le Massif central pour déboucher sur les plaines du centre et de l’Île-de-France, leur prochaine étape. L’attaque meurtrière du relais de Galice, le passage de la nuée de sauterellesGM et la mort de quatre de leurs pères et mères, le tout en moins de deux jours, avaient marqué les esprits et les corps. Le crachin qui tombait sans discontinuer, un tiers neige, un tiers glace et un tiers pluie, s’associait à la désolation des reliefs pelés et gris pour les emmurer dans un deuil auquel, jusqu’alors, ils n’avaient eu le temps de se consacrer. Les balles et les roquettes des Slangs avaient fauché plus de trois mille Aquariotes, décimé des familles entières, laissé des orphelins, des parents sans enfants, des femmes sans mari, des hommes sans épouse, des grands-parents sans descendance, et le soir, le long des braseros disséminés sur la piste tortueuse, montaient des prières et des cris de colère qui s’amplifiaient dans les gouffres. Les survivants juraient à voix basse de venger leurs morts, de noyer leur chagrin dans le sang des Slangs. La méfiance traditionnelle du peuple de l’eau à l’encontre des troquants d’armes s’était transformée en haine. Les fusils d’assaut, les fusils de chasse, les pistolets, les revolvers avaient été montés, nettoyés, vérifiés, graissés. Hommes et femmes ne sortaient pas des voitures ou des camions sans s’être au préalable munis d’une arme. On avait également dressé l’inventaire des ressources : si les réserves d’eau s’avéraient suffisantes pour assurer sa propre survie, le peuple aquariote n’avait plus la possibilité, pour l’instant, d’en fournir aux autres peuples nomades. Sur les sept sourciers survivants, quatre avaient été tellement choqués par les récents événements qu’ils s’étaient déclarés exdones, inaptes à exercer leur don. La quête de l’eau potable, la rhabde, reposait désormais sur les épaules de deux jeunes femmes et d’un apprenti de quatorze ans, et ces trois-là, inexpérimentés, entièrement livrés à eux-mêmes, devraient attendre le printemps et un temps plus clément pour savoir s’ils avaient réellement les capacités de reprendre le flambeau de leurs aînés. Les vivres, également, risquaient de manquer. Il avait fallu se résigner à jeter les sacs de farine, de viande séchée, de sel, de kaoua, de fruits et de légumes secs dans lesquels on avait retrouvé des sauterellesGM mortes. Elles avaient probablement vidé leur poche de venin avant de s’étouffer, et les intendants n’avaient pas voulu courir le risque de conserver une nourriture infectée. Une fois le tri opéré, ils avaient calculé que le peuple de l’eau disposait de quatre à cinq mois de ressources, six au plus en se rationnant. Des hommes avaient proposé d’organiser des battues au gros gibier, mais il en allait des bêtes sauvages comme des sauterelles, on craignait que leur viande ne fût empoisonnée par l’eau des mares et des ruisseaux. Les pères slangs avaient émis l’idée, lors du jugement du grand rassemblement, que le flair des animaux les conduisait aux sources pures avec autant de sûreté, et même davantage, que les sourciers aquariotes, mais une autre hypothèse voulait qu’ils avaient muté, que leurs organes s’étaient adaptés, qu’ils étaient parvenus à se prémunir contre le poison des anguillesGM en deux ou trois générations. Quoi qu’il en fût, il n’était pas question pour les intendants de parachever, par ignorance ou négligence, l’œuvre d’extermination entreprise par les chiens sauvages dans les plaines du Nord et poursuivie par les Slangs au relais de Galice. Le peuple de l’eau n’avait pas d’autre choix que de tenir jusqu’aux premières rhabdes de printemps et, sitôt les citernes remplies, de reprendre le troc avec les autres peuples nomades, lesquels arrosaient leurs serres et abreuvaient leur bétail avec l’eau potable livrée par les Aquariotes et leur échangeaient en retour une nourriture saine. Restait le problème du gaz. Les moteurs consommaient davantage en montagne, et les chauffeurs doutaient que, même en roulant au ralenti, même en évitant de pousser les régimes, le plein effectué au relais de Catalogne réussisse à les emmener jusqu’aux pompes et aux cuves des portes de l’Oise, au nord de la forêt de l’Île-de-France. Ils avaient allégé le convoi de tout chargement qu’ils avaient estimé superflu, meubles et affaires de famille le plus souvent, une décision qui leur avait valu de retentissantes prises de bec avec quelques anciens farouchement opposés à ce qu’ils assimilaient à une dispersion des souvenirs, à une négation du passé. Cependant, comme ils avaient reçu l’approbation de Solman, les chauffeurs s’étaient introduits dans les voitures, dans les remorques, parfois par la force, avaient saisi les malles chargées d’objets inutiles, les tapis élimés, les vieux rouleaux de tissu, les bouts de ferraille, et les avaient jetés dans les ravins sans tenir compte des imprécations ou des supplications de leurs propriétaires. Ils avaient également défoncé les meubles à coups de masse et de hache pour en faire du petit bois de chauffage. On s’était rendu compte, à l’occasion, que près d’un siècle de nomadisme n’avait pas éradiqué les réflexes de sédentarité des Aquariotes. Dans l’attente de la Terre promise, ils éprouvaient le besoin d’alourdir leur errance, de se rassurer avec des trésors grotesques, dérisoires, d’esquisser les premières ébauches d’une civilisation fondée sur la jachère de l’ancien monde. Et, dans les Cévennes lugubres de ce début d’hiver, avec toutes ces incertitudes qui planaient au-dessus de la caravane comme des spectres, ils n’avaient plus rien d’autre pour se raccrocher que ce bric-à-brac fabriqué par les ancêtres ou accumulé au hasard des pistes et des ruines. Le garçon jetait des regards incessants par-dessus son épaule, comme s’il craignait d’être surpris en compagnie du donneur. Solman, qui l’avait reconnu du premier coup d’œil, captait en lui un sentiment qui oscillait entre inquiétude et gratitude. Le garçon n’avait pas atteint ses six ans, mais son regard noisette se teintait déjà d’une gravité propre aux êtres durement éprouvés par la vie. Des bourrasques de neige surgissaient de la nuit comme des fantômes hurlants et déposaient leurs suaires blêmes sur les camions, les citernes, les voitures et les remorques. La caravane avait fait halte au pied d’une montagne battue par les vents que les anciens appelaient le Montigoual. Solman avait éprouvé le besoin de marcher pour réactiver la circulation sanguine de sa jambe gauche, martyrisée par les longs séjours dans la cabine du camion de Chak dont l’exiguïté lui interdisait de se détendre. Vêtu d’une canadienne fourrée prêtée par le chauffeur, les pieds enveloppés dans d’épaisses chaussettes de laine sous ses bottes, il avait parcouru une bonne demi-lieue entre les châtaigniers pétrifiés. Le souffle court, il s’était arrêté à mi-pente pour observer les braseros qui, répartis tous les vingt pas, découpaient des silhouettes et des visages mordorés sur le fond de ténèbres. Depuis leur fuite du relais de Galice, il n’avait détecté aucun danger immédiat dans le ciel embrumé. La couverture nuageuse était bien la meilleure parade – la seule – à une attaque aérienne des Slangs. « Maman Raïma me rouspéterait si elle savait que je suis venu te parler », dit le garçon. Sa respiration haletante montrait qu’il avait pressé l’allure pour rejoindre Solman, et sans doute aussi pour lutter contre ses frayeurs d’enfant. « Pourquoi me parler en ce cas ? » demanda Solman. Les flocons délayaient les gouttes de sang qui perlaient sur les lèvres gercées du garçon. Un bonnet de laine le couvrait des sourcils jusqu’au bas des joues, ne laissant paraître de son visage que de grands yeux inquisiteurs, un bout de nez rougi par le froid et un menton volontaire agité de tremblements. Il gardait ses mains, pourtant gantées, enfoncées dans les poches d’un manteau de laine beaucoup trop grand pour lui. « Elle me dit que tu es un homme méchant, mais je ne la crois pas, parce que tu es un donneur, répondit-il d’une voix hachée par les frissons. – Et un donneur ne peut pas être méchant ? » Le garçon considéra d’un œil craintif la masse sombre du Montigoual auquel ses flancs éclaircis par la neige donnaient l’allure d’un monstre décrépit. « Ben, maman Raïma ne me l’a pas dit, mais un monsieur m’a dit que tu m’avais sauvé la vie au relais de Galice. Est-ce que c’est vrai ? – Je n’ai fait que te ramasser avant qu’un camion te roule dessus, dit Solman avec un sourire. Comment t’appelles-tu ? – Mon vrai nom, c’est Glenn, mais maman Raïma, elle veut que je m’appelle Jean. – Jean ? – Elle dit que je suis comme celui qui a écrit le vieux Livre, le gardien de la parole, du secret, et puis, après, je n’ai pas compris ce qu’elle m’a dit. » Solman se souvint de la conversation avec Raïma où elle avait exprimé son regret de ne pas avoir formé de successeur. Elle en avait trouvé un visiblement, ainsi qu’un fils à en croire les paroles de Glenn-Jean. Elle l’avait choisi très jeune – les circonstances lui avaient envoyé un disciple très jeune – mais peut-être était-ce pour elle la seule façon de se prolonger en vie après sa rupture avec Solman. Elle avait engagé un pari sur l’avenir qui comblait à la fois ses aspirations maternelles et son désir de transmettre ses connaissances. Elle reviendrait peut-être à des sentiments plus compréhensifs pour son ancien « petit frère » et amant lorsqu’elle aurait tissé avec ce garçon une véritable relation de mère à fils, de maître à disciple. Solman le souhaitait de tout cœur, autant pour elle, à l’aube d’une longue et atroce agonie, que pour lui, harcelé par les doutes et les remords. « Elle dit que la nouvelle, Ka… Kadija, est Abaddon, l’ange de l’abîme, reprit Glenn-Jean. Qu’elle commande aux sauterelles et aux myrdia… aux myriades de chevaux et de cavaliers aux cuirasses de feu, de fumée et de soufre. Et que le vieil homme, Ismahil, est le grand dragon rouge feu à sept têtes et dix cornes qui crache des grenouilles. Et que toi, Solman le boiteux, tu es l’Hadès qui précipite les derniers hommes dans l’étang de feu. » Disant cela, le garçon lançait des regards apeurés alentour, comme s’il craignait de voir surgir de la nuit zébrée par les rafales l’ange de l’abîme, les chevaux et leurs cavaliers, le dragon cracheur de grenouilles… La neige comblait les plis de ses manches et blanchissait ses sourcils. Solman prit conscience de tout le courage qu’il lui avait fallu pour transgresser les consignes de sa mère adoptive et affronter les ténèbres peuplées de monstres fantasmagoriques. Il était sorti du coma depuis quatre ou cinq jours, avait apparemment recouvré l’ensemble de ses facultés, immenses, à en juger par la vivacité de son esprit et la cohérence de son discours, et il n’avait pas eu le temps de renaître à la vie qu’il s’était aussitôt retrouvé acculé à un choix dramatique entre ses élans spontanés et les règles de son nouveau foyer, entre la tentation d’écrire sa propre histoire et l’obligation de prendre sur ses épaules l’histoire de quelqu’un d’autre. « Qui étaient tes parents ? » demanda Solman. Le garçon grimaça. Visiblement, il lui en coûtait d’évoquer les disparus. « Papa était guetteur et maman sourcière, répondit-il enfin. Papa a été tué par les chiens dans le Nord, et maman, je ne sais pas, j’ai entendu un bruit, je me suis réveillé dans la voiture de maman Raïma… – J’ai entendu dire que tes deux parents avaient été tués au relais de Galice… » Nouvelle hésitation de Glenn-Jean, nouveau regard inquiet en direction de la caravane. « Papa et maman ne vivaient plus ensemble depuis longtemps. » Il parlait à voix basse, comme s’il craignait de réveiller les morts. « Un autre monsieur dormait dans la tente de maman. Un chauffeur. Je ne l’aimais pas, parce que, des fois, il battait maman. Lui, je suis bien content qu’il soit mort. – Tu es content d’avoir trouvé une nouvelle maman ? » La question parut prendre le garçon au dépourvu. Il frappa de la pointe de sa botte un tas de neige accumulé au pied d’un châtaignier. Lui non plus n’avait pas eu le temps de faire son deuil, d’assimiler le départ de ces géants qui s’étaient penchés sur les premières années de sa vie. « Elle est gentille avec moi, finit-il par concéder du bout des lèvres. Elle a commencé à m’apprendre les secrets des plantes. J’aime bien ça. Elle me fait peur des fois. Elle est si… » ... si laide, si effrayante, songea Solman. « Mais ce n’est pas sa faute, murmura-t-il – le son de sa propre voix le surprit, le fit tressaillir. Elle était belle avant d’être déformée par la transgénose. Et elle reste belle à l’intérieur. – Alors, pourquoi elle dit toutes ces méchancetés sur toi ? – Elle a ses raisons. Des raisons que tu ne peux pas comprendre, et que tu ne dois pas juger. Nous devrions rentrer maintenant. Tu risques de prendre froid, et maman Raïma sera encore plus fâchée contre moi. – Où est-ce que tu dors ? – Où je peux. Je me suis aménagé une remorque. – Est-ce que je pourrai revenir te voir ? » Solman pinça avec délicatesse le bout du nez de Glenn-Jean. Nul n’était mieux placé que lui pour comprendre le désarroi de ce garçon : orphelins au même âge, ils avaient été tous les deux recueillis, l’un par le conseil aquariote et l’autre par la guérisseuse du peuple de l’eau, par des adultes en tout cas qui se rejoignaient dans la volonté de les utiliser, de les impliquer dans leurs histoires, de leur transmettre une partie du fardeau. On avait confisqué leur enfance à l’un et à l’autre, on ne leur avait pas laissé le temps de grandir, on les avait condamnés à pousser sur une terre viciée, infectée par un passé qui ne leur appartenait pas. Solman savait ce qu’il en résultait, une instabilité émotionnelle qui perturbait son don, qui déréglait sa clairvoyance à la manière d’une boue troublant une eau limpide. Quand il s’agissait de sonder les autres, de percevoir leur nature profonde, sincère, il parvenait à franchir les murailles superficielles qu’ils dressaient autour de leur être sans se rendre compte, d’ailleurs, que le fait même de se couper de leur source engendrait une souffrance permanente, inextinguible. Mais, lorsqu’il lui fallait prendre une décision pour lui-même, sa clairvoyance l’abandonnait, il s’empêtrait dans ses émotions et dans son mental comme dans un filet aux mailles coupantes. Il s’était montré brutal et injuste envers Raïma, et il flottait entre son envie de réconciliation, ses regrets et son amertume sans réussir à envisager la juste initiative qui aurait mis fin à ce malentendu et scellé leur réconciliation. Et puis, il y avait entre eux la présence encombrante de Kadija. Kadija dont il ne savait pas grand-chose, sinon que sa musique intime lui ravissait l’âme, sinon qu’elle entrait dans son destin de manière inéluctable, qu’elle n’était pas albaine, pas plus que Ismahil, qu’elle avait été envoyée à la rencontre du peuple de l’eau par une entité dont l’insaisissable écho entrait en résonance avec l’intelligence œuvrant à travers les Slangs et les hordes de chiens sauvages. Kadija qui n’avait pas prononcé un mot depuis que la caravane l’avait recueillie dans les marais du littoral méditerranéen. Kadija dont l’énigmatique beauté happait le regard de tous les hommes lorsqu’elle sortait de la voiture pour se promener en compagnie de celui qui se présentait comme son grand-père. Kadija, enfin, qui fuyait Solman comme la peste alors qu’elle s’était livrée sans résistance à ses investigations silencieuses dans la cabine du camion de Chak, qu’ils avaient partagé une intimité magnifique, sublime, pendant que les sauterellesGM grouillaient sur les vitres. Elle avait reculé les frontières de sa propre conscience, elle s’était dilatée afin de l’accueillir en elle, afin qu’il s’immerge en elle comme dans un ventre maternel. Il avait eu l’impression qu’elle n’était pas une femme, mais la femme, une vasque d’abondance débordant de toute la féminité du monde, une source inépuisable de douceur, d’épanchement, de consolation. Puis elle était rentrée dans sa coquille, comme ces mollusques au fond des océans, une coquille profonde, hermétique, sur laquelle la clairvoyance d’un donneur n’avait aucune prise. Elle s’était retirée avec son mystère de façon aussi soudaine et inexplicable qu’elle s’était ouverte à lui. « Alors, je pourrai ? » insista Glenn-Jean. Solman s’astreignit à sourire. « Évidemment. » Il s’accroupit pour descendre son visage à hauteur de celui du garçon. « Tu veux bien être mon petit frère ? » Glenn-Jean reprit cet air sérieux qui lui donnait l’air d’un vieillard piégé dans le corps d’un enfant avant d’acquiescer d’un vigoureux hochement de tête. Son bonnet bascula en arrière et dévoila un front légèrement bombé. Entre les hurlements du vent, on discernait le crissement à peine perceptible des flocons qui grossissaient le tapis de neige. En contrebas, les Aquariotes sautillaient autour des braseros dont les braises peinaient à vaincre l’obscurité. « Moi je veillerai sur toi comme un grand frère, ajouta Solman. Mais ce sera notre secret, d’accord ? – D’accord, dit Glenn-Jean, qui rencontrait des difficultés grandissantes à maîtriser le tremblement de sa mâchoire inférieure. – Comme pour tout secret, il nous faut un code, un signe de reconnaissance. Bientôt, Raïma te donnera symboliquement le sein devant le peuple pour officialiser ton adoption et elle annoncera ton nouveau nom : Jean. Tout le monde aura rapidement oublié ton premier prénom. Tout le monde, sauf moi. Je continuerai à t’appeler Glenn. Ce sera ton nom de code, ton nom de frère. – Et moi, comment je t’appellerai ? – Hadès. » Glenn-Jean eut une moue qui lui retroussa les lèvres, lui plissa le nez et lui restitua pendant quelques secondes sa bouille enfantine. « Hadès, c’est un méchant du Livre, c’est celui qui jette les hommes dans l’étang de feu. – Tu crois vraiment que je veux vous entraîner dans l’étang de feu ? – Oh non ! » Le cri du garçon, un cri du cœur, un cri de frère, bouleversa Solman. Il eut envie de le serrer dans ses bras, mais quelque chose l’en dissuada, la peur peut-être que Raïma ne reconnaisse son odeur sur les vêtements de son nouveau fils. « Alors Hadès sera un clin d’œil, une blague entre nous. D’accord, Glenn ? – D’accord, Hadès. – Je te proposerais bien d’échanger nos sangs, mais je n’ai pas de couteau, juste un vieux pistolet, et je ne vais tout de même pas te tirer une balle dans la main rien que pour ça. » Solman se releva. La position accroupie, lorsqu’elle se prolongeait, se transformait rapidement en torture pour sa jambe torse. Les dents serrées, il s’appuya contre le tronc du châtaignier pour laisser passer l’onde de douleur ; elle mit un temps infini à se déployer dans son corps. « Pars devant. Il ne faut pas qu’on nous voie ensemble. Et surtout, continue d’apprendre avec Raïma, même si elle te fait peur parfois : le peuple aquariote aura bientôt besoin d’un nouveau guérisseur. – On se reverra quand ? – Si tu as su me trouver ce soir, il n’y a pas de raison que tu ne saches pas me trouver demain. » Glenn-Jean saisit la main de Solman et la posa contre sa joue. Sa peau était glacée mais toutes les étoiles absentes du ciel semblaient s’être donné rendez-vous dans ses yeux. Chapitre 23 Ils se dressaient au milieu de la piste, aussi raides que des stalagmites. Une vingtaine de prêtres bakous, hommes et femmes, des imprécateurs errants et nus dont la peau blême se confondait avec la neige et la glace environnantes. Comme ils assimilaient le système pileux à la bestialité, ils se rasaient tous les jours les cheveux et les poils. Ils refusaient le port des vêtements et des chaussures, qui les empêchaient selon eux de goûter les bienfaits dispensés par les frères et sœurs éléments. Ils ne s’encombraient que d’un bâton, symbole de leur combat intérieur contre la tentation de mollesse, de paresse, de luxure, et d’une besace dans laquelle ils transportaient une gourde de peau, le couteau qui leur servait entre autres de rasoir et la manne que leur envoyait quotidiennement mère Nature, fruits, champignons, choux et céréales sauvages, racines… Ils mendiaient seulement de l’eau potable aux peuples dont ils croisaient la route, psalmodiant en échange des bénédictions qui ressemblaient étrangement à des anathèmes. Difficile de leur donner un âge, car l’extrême sévérité de leurs règles les transformait tous en squelettes enveloppés de peau. Difficile également de savoir comment ils se renouvelaient, l’une de ces règles interdisant formellement l’accouplement et amenant la plupart des hommes à se débarrasser de leurs organes sexuels – une seule méthode : le couteau. Toujours est-il qu’ils ne semblaient pas en voie d’extinction, comme s’il existait un nid bakou quelque part dans cette Europe qu’ils arpentaient de long en large dans l’unique but de reculer jusqu’à l’impossible les limites de leur résistance. Solman soupçonnait les femmes de cloîtrer leurs filles pubères jusqu’à ce qu’elles aient mis au monde deux ou trois enfants et les hommes de se châtrer uniquement après avoir accompli leur devoir de reproduction. « Qu’est-ce que ces tarés peuvent bien foutre en montagne à cette saison ? maugréa Moram. – Ils pourraient se poser la même question à notre sujet, fit Solman. – Nous, on a une raison, mais eux… » Moram avait donné trois coups de sirène avant de freiner. En dépit d’une vitesse réduite, le camion avait légèrement dérapé sur le verglas qui habillait la piste. Chak n’avait pas voulu monter dans la cabine au moment du départ, prétextant un début de grippe qui le « déchargeait comme une batterie » et le rendait « aussi faible qu’un moteur tournant sur deux pistons ». Solman ne l’avait cru qu’à moitié, mais il avait respecté son désir de tranquillité. Chak ressassait, depuis quelques jours, des pensées confuses, noires, épineuses, qu’il s’efforçait de refouler au plus profond de lui pour les placer hors de portée de la clairvoyance du donneur. Sans doute qu’un peu de solitude – ou les bras d’une femme – lui permettrait de remettre de l’ordre dans sa tête. « De vrais dingues ! grogna Moram en tirant le frein à main. Ils se rasent de haut en bas chaque jour et, de temps en temps, ils coupent un bout qui dépasse. – Tu te rases aussi chaque matin de haut en bas, et tu n’es pas dingue pour autant. » Une belle teinte brique enflamma les joues et le crâne de Moram. Personne ne connaissait ce secret, en dehors des deux femmes qu’il irriguait à tour de rôle de sa vigueur débordante, des femmes dûment mariées, il s’estimait trop jeune pour se passer la corde au cou. Voyager en compagnie du donneur avait ses avantages – rouler avec le camion de tête, un rêve que Moram caressait depuis qu’il avait tenu son premier volant – et ses inconvénients – les pensées, y compris les moins avouables, n’étaient pas à l’abri de ses investigations mentales. « Moi, c’est différent, bredouilla-t-il. D’abord je ne me mutile pas, et, si je me rase, c’est, euh… pour mieux… enfin… pour le côté sensuel… – Ne te crois pas obligé de te justifier. Allons plutôt voir ce que nous veulent ces bakous. – De l’eau, sûrement. » Le froid vif surprit Solman lorsqu’il descendit de la cabine où les bouches de ventilation dispensaient une chaleur confortable bien qu’imprégnée d’une lourde odeur d’huile. Il faillit retourner chercher la canadienne qu’il avait laissée sur la couchette, puis il y renonça au spectacle de ces hommes et de ces femmes nus qui bravaient ce début d’hiver avec leur seule peau glabre pour toute protection. De près, il distingua les innombrables cicatrices qui leur parsemaient le corps, des plus bénignes, dues à des frottements avec les arêtes des rochers ou avec les branches basses, aux plus imposantes, résultant des mutilations volontaires. De longs bourrelets violacés leur couraient de la gorge jusqu’au pubis, comme s’ils avaient tenté de s’ouvrir en deux à la façon de ces porcs ou de ces moutons dépecés sur les échelles de bois des Sheulns. Des femmes s’étaient tranché les seins, d’autres n’en comptaient plus qu’un seul, certaines s’étaient tailladé le pénil avec une telle sauvagerie qu’une masse boursouflée, noirâtre, suintante, leur avait poussé en bas du ventre. La plupart des hommes ne présentaient, en lieu et place de leurs organes génitaux, qu’un trou cerclé de chair rosâtre dont ils maintenaient l’ouverture à l’aide d’une tige de bois enfoncée dans l’urètre. Ceux qui n’avaient pas encore résolu de sacrifier les vestiges de leur sexualité s’y préparaient en s’infligeant de profondes coupures au pénis et au scrotum. Solman se dirigea vers l’homme qui se tenait deux pas devant les autres. Son immobilité et la blancheur de sa peau le faisaient ressembler à une statue de glace endommagée. Il lui manquait, outre les organes sexuels, la plupart des doigts des pieds et des mains ainsi qu’une oreille et la moitié du nez. Ses hanches saillaient comme des pointes de lances sous les barreaux cerclés de sa cage thoracique. La cicatrice épaisse qui séparait son torse entre le cou et le bas-ventre avait pris une vilaine teinte verdâtre. De lui on aurait pu dire qu’il était la souffrance incarnée s’il n’avait arboré cet air de supériorité et de mépris qui prohibait la compassion. Sous ses arcades proéminentes, rasées elles aussi, ses yeux aux iris délavés, effacés, glissèrent sur le donneur aquariote à la manière de gouttes de pluie. « Ce n’est pas à toi que je veux parler, déclara-t-il d’une voix fêlée, saccadée. Mais à ceux que ton peuple a choisis pour pères et mères. » Une pointe d’accent du Nord donnait à son français une résonance neerdand, gutturale. « Hé, fais attention à qui tu t’adresses, trou-du… trou-de-la-bite ! » glapit Moram. Il avait tiré son revolver de sa veste de cuir, un vieux modèle à barillet qu’il entretenait avec une méticulosité proche de la maniaquerie, et l’avait braqué sur le groupe de bakous. D’autres chauffeurs et des guetteurs arrivaient, intrigués par l’arrêt du camion de tête, armés de fusils d’assaut ou d’armes de poing. « Je m’adresse en ce moment à un homme qui se croit puissant avec son joujou de métal, mais qui n’a pas davantage de cervelle et de volonté qu’une mouche ! » répliqua le bakou. Du canon de son revolver, Moram désigna le bassin de son interlocuteur. « J’ai peut-être une cervelle de mouche, mais moi je reste un homme ! » Le prêtre frappa le sol gelé de l’extrémité de son bâton. Les autres bakous restaient de marbre, fixant d’un œil morne les chauffeurs et les guetteurs qui se massaient de part et d’autre du camion de tête. Ils n’esquissaient aucun geste pour se voiler ou se soustraire aux regards dévorants de curiosité, ils affichaient leur nudité, leur maigreur, leurs cicatrices, leurs mutilations comme des certitudes, comme des dogmes. Énigmes vivantes pour les autres peuples nomades, ils n’avaient que la force de leur foi pour se maintenir en vie à des températures oscillant entre moins dix et moins quinze degrés centigrades. « Un homme ? ricana le prêtre. Le bout de chair qui te pend entre les jambes suffirait à faire de toi un homme ? – Dans certaines circonstances, ça aide ! s’exclama Moram avec une mimique qui arracha des rires aux chauffeurs et aux guetteurs. – Et moi je prétends que les circonstances dont tu parles font de toi moins qu’une bête. » Solman décela l’immense détresse du bakou dans le son de sa voix. Aucune des mortifications infligées à son corps n’avait réussi à chasser la bête hors de lui, aucun coup de couteau n’avait tranché ses racines profondes, et maintenant, il ne lui restait plus qu’à vivre en compagnie des regrets, ces démons grinçants, blessants, qui le harcelaient chaque jour avec davantage de témérité, ouvraient des brèches béantes dans le rempart de son intransigeance, proclamaient l’absurdité de sa guerre. « Mère Nature nous a créés hommes et femmes, dit Moram en cherchant l’approbation dans le regard de Solman. Pour perpétuer l’espèce, je ne connais rien de mieux que d’utiliser le bout de chair qu’elle nous a elle-même placé entre les jambes. Pareil pour les animaux. – L’énergie de reproduction te domine comme elle a dominé les hommes de l’ancien temps. C’est une maîtresse tyrannique, jamais satisfaite. Elle a transformé la terre en une gigantesque Sodome, provoqué la mort de milliards d’êtres humains et la ruine de leur civilisation. Elle sous-tend chacune de tes pensées, chacun de tes actes, elle ne te laisse aucune liberté. » Solman sut que le bakou évoquait ses propres tourments. Elle avait exercé une telle emprise sur lui, cette maîtresse tyrannique, qu’il n’avait pas eu la force de la répudier, qu’elle l’avait contraint à se métamorphoser en ruine humaine, en ange de douleur, en glaive de cruauté. Il n’aurait jamais d’endroit où se réfugier, où s’apaiser, car il transportait en lui-même le plus impitoyable des persécuteurs. Seule la mort pourrait désormais lui apporter le repos. « J’ai encore la liberté de coucher avec une femme si j’en ai envie, rétorqua Moram. Et si elle le veut aussi, bien sûr. Toi, tu n’as même plus le choix. » Le prêtre bascula le bassin vers l’avant pour mieux exhiber le petit cratère aux bords renflés et brunâtres qui saillait au bas de son pubis. Les nuages bas et lourds qui s’amoncelaient au-dessus des crêtes blafardes étaient porteurs de nouvelles neiges, de nouvelles tourmentes. Le vent rageur tirait des nappes fuyantes de poudreuse sur les versants. L’eau avait commencé à geler dans les citernes, et, déjà, quelques voix s’étaient élevées pour réclamer un retour au Sud. Tant qu’ils n’auraient pas franchi les Cévennes, les Aquariotes, qui avaient déjà occulté de leur mémoire l’attaque du relais de Galice, seraient tentés de battre en retraite devant les agressions de l’hiver. « Un orifice pour pisser, un autre pour chier, telle est notre devise, telle est notre fierté, pérora le bakou. – Et les femmes ? lança Moram. Elles sont ainsi conçues qu’elles peuvent pisser et prendre du plaisir par le même… – Nous ne sommes ni homme ni femme chez les bakous, coupa le prêtre en frappant le sol de son bâton. Seulement des âmes habillées d’une misérable enveloppe de chair. Assez discuté. Mène-nous aux pères et mères du conseil. » Moram fit pivoter son revolver autour de son index avant d’en pointer le canon sur Solman. « Puisque tu le demandes si gentiment, voici notre donneur, le chef de notre peuple. » Solman ne décela aucun signe de surprise dans les yeux ni sur les traits du bakou, et, pourtant, il capta son trouble derrière le paravent de son impassibilité. L’exercice quotidien de sa volonté lui avait au moins appris à maîtriser ses réactions superficielles. « Les temps ont donc tellement changé chez les peuples nomades qu’ils confient leur destinée à un garçon à peine sorti de l’enfance ? » Il avait prononcé ces mots à voix basse, comme s’il s’était adressé à lui-même. « Ce garçon, comme tu dis, n’est pas n’importe qui ! lâcha Moram avec une bonne dose d’agressivité. C’est un donneur, un juge, un clairvoyant. – Qui donc ose se proclamer donneur ? Mère Nature est la seule juge, la seule clairvoyante… – Si ça te pose un problème, fous le camp ! gronda Moram. On n’a pas de temps à perdre avec toi et les morts-vivants de ton espèce ! » Il braqua son revolver sur la tête du prêtre, pressa la détente, maintint le percuteur relevé, mais, d’un geste de la main, Solman lui intima l’ordre de baisser son arme. « Nous sommes en guerre, dit le donneur. L’Éthique nomade a volé en éclats, les règles ont changé. » Une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux décolorés du bakou. Les chauffeurs et les guetteurs sautillaient sur place et remuaient les bras afin de chasser le froid qui s’infiltrait dans leurs bottes et sous leurs vêtements. Ils ne pouvaient s’empêcher de fixer d’un œil incrédule ces hommes et ces femmes nus, glabres, maigres, saccagés, que pas un tremblement n’agitait. « La guerre ? murmura le bakou. Elle est arrivée jusqu’ici ? – Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Solman. – Nous avons besoin d’un peu d’eau. Nos gourdes sont vides, et nous ne pouvons pas sucer cette neige, elle est emplie de toute la haine des anciens hommes. – Nous remplissons vos gourdes, et tu me révèles ce que tu sais. Est-ce que le marché te convient ? » Le bakou se gratta longuement l’entrejambe, dont la partie manquante venait de temps à autre se rappeler à son bon souvenir. Solman discernait le réseau bleuté de ses veines sous sa peau translucide, comme des ruisseaux d’encre courant sous une fine couche de givre. « Nous ne voulons rien devoir à ceux qui usurpent le nom d’humains, répondit enfin le prêtre. – Vous vous considérez donc comme les derniers hommes ? – Bientôt, il n’y aura plus un seul homme sur cette terre. Sodome aura exterminé ses derniers enfants. Nous disparaîtrons peut-être, comme vous, comme tous les autres, mais, à la différence des autres, nous toucherons notre récompense dans les mondes purs de l’Esprit. – Parle-moi plutôt de la guerre. – Dès que tu m’auras donné de l’eau. » Solman se tourna vers Moram. « Veille à ce qu’on remplisse leurs gourdes. – Je me méfie de ces… de ces fanatiques à deux trous, objecta le chauffeur à mi-voix. Ils nous fileront entre les doigts dès qu’ils auront obtenu ce qu’ils veulent. – Je ne crois pas que la tromperie fasse partie de leurs règles. » Il fallut, pour remplir la vingtaine de gourdes de peau, décongestionner la pompe d’une citerne à l’aide d’un poste à souder, puis dégeler l’eau elle-même avec une résistance branchée sur plusieurs batteries. Cette perte de temps suscita la mauvaise humeur de certains chauffeurs et d’autres Aquariotes qui étaient sortis de leurs voitures réfrigérées par l’immobilité de la caravane et l’arrêt des moteurs. Quand, en plus, ils se rendirent compte qu’ils devaient leur inconfort provisoire à une poignée de bakous, ils tempêtèrent contre le donneur et demandèrent à nouveau, avec un peu plus d’insistance, à reprendre la direction du Sud : ils pouvaient encore s’approvisionner en gaz au relais de Catalogne, puis, de là, gagner le Pays basque espagnol et la douceur humide de son climat. Les plus vindicatifs se plaignaient à qui de droit, à ceux qui n’avaient jamais cessé de représenter l’autorité à leurs yeux, leurs anciens père et mère. Solman les voyait s’agglutiner par petits groupes autour d’Irwan et de Gwenuver, qui, retrouvant les réflexes forgés par des années de pouvoir, distribuaient les sourires engageants et hochaient la tête d’un air entendu. Deux nuits plus tôt, alors qu’il se glissait hors de la remorque où il avait élu domicile, il avait surpris la silhouette de Raïma, reconnaissable à sa chevelure exubérante, en compagnie de celle, plus ronde, plus lourde, de Gwenuver. La guérisseuse avait ravalé ses rancœurs pour proposer une alliance de circonstance à ses anciens détracteurs. Ils se liguaient pour souffler sur les braises de la colère aquariote, ils orchestraient le mécontentement chacun de leur côté, chacun à leur manière, chacun avec son but, Irwan pour renouer avec l’ivresse du pouvoir, Gwenuver pour regagner l’estime des siens, Raïma pour chasser Kadija du convoi et de l’esprit de Solman. « Tu as obtenu ce que tu voulais, parle maintenant. » Le bakou but une gorgée d’eau avant de ranger sa gourde dans sa besace. Derrière lui, un prêtre urina sans se détourner ni même écarter les jambes, si bien que sa miction fumante, jaillissant de son orifice comme d’une pomme d’arrosoir, lui doucha en continu les mollets et les pieds. « Nous avons franchi les frontières orientales de l’Europe, dit le bakou. Nous nous sommes aventurés sur le continent asiatique à la recherche de ceux qui furent autrefois nos frères, les sadhus, les vêtus de ciel. Nous n’avons pas trouvé âme qui vive. Là-bas ne règnent que la désolation et les bêtes sauvages. Le désert et la jungle se partagent le territoire, un désert où pas un arbuste ni un buisson ne pousse, une jungle si dense que le soleil lui-même ne peut la percer. Nous sommes donc revenus sur nos pas en traversant ces régions qu’on appelait autrefois le Kazakhstan, l’Arménie, la Turquie. Nous avons alors rencontré, en Cappadoce, des tribus qui, comme vous, ont usurpé le nom d’hommes. » Le bakou secoua la tête à plusieurs reprises. Il s’acquittait de sa part de marché sans qu’une émotion altère sa voix ou trouble ses yeux. « J’exagère quand je dis rencontrer, reprit-il. Ces gens étaient morts, et même plus que morts, déchiquetés, éventrés, hachés. Nous avons pensé qu’une guerre particulièrement féroce avait opposé plusieurs peuples, plusieurs clans, comme cela s’est si souvent produit dans le passé. Puis nous avons continué notre chemin jusqu’au détroit du Bosphore, que nous avons traversé sur un radeau. – D’où tenez-vous tous ces putains de noms ? » l’interrompit Moram. Le bakou fouilla dans sa besace et en sortit une sorte de livre fabriqué dans un matériau à la fois souple et transparent que Solman n’avait jamais vu auparavant. On y devinait des dessins colorés et criblés de mots, de traits et de points. « Un atlas. Un cadeau du premier d’entre nous à ses disciples. Il illustre le découpage de l’ancien monde, mais aussi les cartes du ciel aux différentes périodes de l’année. – Et comment il s’appelait, le premier d’entre vous ? grogna Moram. – Il a renié son nom et, comme lui, nous n’en portons pas. – À quoi vous sert ce truc puisqu’il n’y a plus de frontières, plus de pays. Je parie que les pistes ne sont même pas mentionnées là-dessus. » Le bakou fourra l’atlas dans sa besace et laissa errer pendant quelques secondes son regard sur les pentes immaculées caressées par les nuages. « En Grèce, nous avons découvert un deuxième peuple massacré avec la même férocité qu’en Turquie, poursuivit-il sans tenir compte de la remarque de Moram. Puis nous en avons trouvé d’autres en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Autriche, en Allemagne, comme si nous étions précédés par une légion exterminatrice. » Les légions de l’Apocalypse, songea Solman. « La France et l’Espagne sont les dernières frontières occidentales de l’Europe, ajouta le bakou. J’exclus les îles Britanniques, car toute forme de vie y semble pour l’instant impossible. Certains de nos frères, après y être allés, sont morts des suites de la pollution nucléaire. La guerre a été déclarée à ceux qui ont usurpé le nom d’hommes, et elle se resserre sur eux comme les pinces d’un crabe. – Sur vous aussi, alors ! » tonna Moram. Le bakou eut une moue prolongée qui, l’espace d’une fraction de seconde, plaqua un semblant de sourire sur sa face décharnée. « Nous sommes prêts à mourir, pas vous. La voilà, l’illusion suprême dans laquelle vous maintient le bout de chair qui vous pend entre les jambes ! – Est-ce que tu as vu ceux qui nous ont déclaré la guerre ? demanda Solman. – Jamais. Je peux seulement te dire, au vu du sort qu’ils ont réservé à leurs victimes, que vous ne devez attendre d’eux aucune pitié. Nous avons payé notre dette, nous pouvons partir à présent. – Pour aller où ? » Le bakou se tourna vers ses compagnons et, avec son bâton, leur fit signe d’avancer. « En Afrique, si tel est le souhait de mère Nature. Peut-être ce continent se montrera-t-il accueillant pour nos misérables enveloppes de chair. – Restez avec nous si vous voulez, proposa Solman. – Tu ne manques pas de générosité, jeune homme, mais la sagesse te fait encore défaut. Je ne vous souhaite pas bonne chance, je ne demande pas sur vous la bénédiction de mère Nature : quelqu’un s’est enfin chargé de l’œuvre de purification dont les nôtres auraient dû s’occuper un siècle plus tôt. » L’un après l’autre, les prêtres s’égrenèrent le long de la caravane, rythmant leur marche de la pointe de leur bâton. Leur procession morbide souleva des paroles et des regards de colère sur son passage, mais ils ne répondirent à aucun geste de provocation ni même ne parurent entendre les moqueries et les insultes déversées sur eux comme des charretées d’immondices. « Bordel, si cet enfoiré de deux-trous ne nous a pas raconté de bobards, je me demande bien où on va pouvoir se terrer, murmura Moram. – Hors de question de retourner au sud en tout cas, dit Solman. Je suppose que nos adversaires ont également… – Rien à branler, de tes suppositions, boiteux ! » siffla le chauffeur. Il désigna les montagnes et la piste d’un ample geste du bras. « Tu nous as foutus dans cette merde, à toi de nous en sortir ! » Solman contint une brutale envie de tirer son pistolet et de vider le chargeur dans le ventre de Moram. Il dissipa une partie de sa rage dans l’observation soutenue des bakous qui longeaient la caravane comme des moribonds s’avançant vers leurs tombes, puis, quand leurs silhouettes filiformes et claires furent absorbées par la neige, il accepta de croiser le regard inquiet, hostile, des chauffeurs et des guetteurs regroupés de chaque côté du camion de tête. Il regretta l’absence de Chak. « On continue vers le nord », dit-il en se dirigeant d’un pas mal assuré vers la porte de la cabine. Chapitre 24 Le vent arrachait la neige des rochers qui surplombaient la piste et la projetait avec une violence inouïe sur la toile de la remorque. L’impact résonnait chaque fois comme un coup de tonnerre qui ébranlait la structure métallique et empêchait Solman de dormir. De toute façon, même si la nuit avait été paisible, il n’aurait pas trouvé le sommeil. Il s’était aménagé une couchette relativement confortable avec le vieux matelas, la paire de draps et les deux couvertures de laine que lui avait dénichés Chak. Tous les soirs, après le dîner partagé avec les chauffeurs du camion de tête, avec le seul Moram depuis quelques jours, il lui fallait ranger les rouleaux de tissu et les divers ustensiles chamboulés par les heures de trajet sur la piste cahoteuse, puis retendre les cordes de la bâche et combler les interstices à l’aide de bouchons d’étoffe. Comme la consigne avait été transmise d’économiser le gaz, il évitait d’utiliser la lampe à pied prêtée par Moram et se contentait de la flamme d’une bougie de cire régulièrement soufflée par les courants d’air. Il lui arrivait de regretter la chaleur de la voiture et du corps de Raïma. La séparation occultait les aspects plus déplaisants de la guérisseuse, sa transformation physique d’abord, la présence encombrante de ces excroissances qui lui poussaient sur le corps comme des branches folles, son intransigeance de femme condamnée ensuite, qui exigeait un engagement total, étouffant, un extrémisme passionnel, destructeur, proche finalement de celui des prêtres bakous. Il ne regrettait pas la tyrannie de Raïma, mais sa virtuosité d’amante, le ballet ensorcelant de sa bouche, de son souffle et de ses mains sur son visage, sur son torse, sur son sexe. Il mourait d’envie d’être regardé, embrassé, touché, léché, bercé, comme un enfant couvé par la tendresse de sa mère. Ce n’était pas seulement une faim charnelle, un cri du corps, mais un besoin vital de rouler dans des vagues de touffeur humaine, d’imbiber son esprit et son cœur d’un liquide nourricier. La nostalgie du ventre originel, sans doute. Il s’était examiné dans un rétroviseur au milieu du jour, à l’occasion d’une halte de la caravane sur les contreforts du Massif central. Son image l’avait surpris : le duvet noirâtre qui lui ombrait la lèvre supérieure et les joues s’était mué en un embryon de barbe qui bouffait dans les creux de son visage comme les buissons dans les failles. Il avait tiré sur une mèche tire-bouchonnée de ses cheveux et s’était rendu compte qu’elle lui arrivait à mi-poitrine. De ses doigts écartés, il avait essayé de discipliner le sombre écheveau qui doublait le volume de sa tête, mais la difficulté de la tâche l’avait rapidement conduit à renoncer. Il lui avait également semblé – peut-être n’était-ce qu’un effet de contraste avec sa peau hâlée ? – que ses yeux s’étaient encore éclaircis, que la démarcation se faisait de moins en moins nette entre le bleu pâle des iris et le blanc. Il était entré dans l’âge d’homme sans s’en apercevoir, comme il tenait sans le vouloir l’avenir du peuple aquariote dans ses mains, en clandestin de l’existence, en donneur écartelé entre son patrimoine humain et l’appel d’une autre réalité, d’un autre monde. Une nouvelle projection de neige sur la bâche le fit sursauter. Il transpirait sous sa tunique malgré les haleines glacées qui s’insinuaient dans les failles agrandies par les coups de boutoir du vent. Des bruits résonnaient dans le lointain, des claquements de portes, des éclats de voix, des pas précipités, sans doute des hommes et des femmes pris d’une envie subite au cours de la nuit. Non seulement ils n’avaient pas d’autre choix que d’affronter les morsures du froid pour la satisfaire, mais ils n’avaient pas la possibilité de se laver ensuite, l’eau gelant dans les seaux hygiéniques dont étaient équipées les voitures. Solman se demanda pour la millième fois si sa clairvoyance, sa fichue clairvoyance, gouvernait encore son obstination à entraîner le peuple aquariote plus au nord, là où les moindres tâches quotidiennes se transformeraient en épreuves redoutables, potentiellement mortelles. Après l’attaque du relais de Galice, il lui avait semblé évident que l’hiver constituerait le plus sûr des abris, mais il ne percevait rien d’autre que ses angoisses et ses doutes depuis qu’ils avaient quitté le marais du littoral, et il s’agrippait à sa décision comme à une corde tendue sur le vide. Il avait secrètement espéré que l’arrivée de Kadija donnerait un sens à cette errance aveugle, absurde, mais, si leur première rencontre dans le camion de Chak l’avait renforcé dans cette conviction, les jours suivants ne lui avaient apporté que désillusion, déception, désarroi. Et les Aquariotes qui l’avaient béni de les avoir tirés du relais de Galice l’accuseraient – l’accusaient déjà – de les avoir attirés dans un nouveau piège. Il maudit son entêtement à vouloir sauver les derniers hommes, ces êtres dans lesquels il ne se reconnaissait pas davantage que les prêtres bakous. Il effleura la crosse du pistolet passé dans sa ceinture et imagina la bouche du canon posée sur son cœur. Il lui suffirait d’un geste minuscule, la pression de son index sur la détente, pour s’offrir le baiser de paix. Les êtres humains avaient tant de fois transgressé la frontière entre la vie et la mort qu’elle avait perdu son caractère sacré, qu’elle ne signifiait plus rien. Ils n’avaient pas appris à respecter la vie sous toutes ses formes, et lui, Solman le boiteux, n’était que le dernier de la lignée de tous les donneurs qui s’étaient succédé au fil des siècles, de tous ces clairvoyants massacrés par ceux-là mêmes qu’ils avaient essayé de guider vers des horizons nouveaux, le maillon arraché, isolé, d’une longue chaîne d’échecs qui s’était soldée par la Troisième Guerre mondiale, la plus meurtrière, la plus radicale, la plus destructrice de toute l’histoire humaine. Il y avait une fatalité humaine, une faute originelle qui condamnait les hommes à se haïr, à se combattre, à diviser les uns en bourreaux et les autres en victimes, comme si la cruauté ou la souffrance avaient le pouvoir de les consoler du pourrissement inéluctable de leur prison de chair. Il tira le pistolet, le brandit au-dessus de sa tête, déverrouilla le cran de sûreté et piqua le canon à la verticale au-dessus de son cœur. Le choc du métal sur ses côtes lui arracha un gémissement. Sa sueur l’enveloppait tout entier comme une compresse moite, comme un liquide amniotique. La mort n’était rien d’autre qu’un retour dans un ventre, dans un bain primordial où la gravité n’existait pas, où le corps flottait avec la légèreté d’un pur esprit. Presser la détente, maintenant, et il cesserait instantanément d’être un orphelin, un boiteux, un donneur, il ne souffrirait plus des tares disséminées dans ses cellules, il se dissoudrait dans le silence infini et miséricordieux des abysses. Il resta un long moment dans cette position, le doigt recroquevillé sur la détente, parfaitement immobile, indifférent aux hurlements du vent et aux gémissements de la remorque. Il n’était pas de taille à enseigner les mystères du temps à ses semblables pour la bonne et simple raison que lui-même était défini par un passé douloureux et un corps contrefait. Que la race humaine s’éteigne, quelle importance ? Elle avait sauté sur toutes les occasions de faire de sa terre un enfer, au nom des dieux, au nom des croyances, au nom des principes, au nom des territoires, au nom de toutes les supériorités guerrières, intellectuelles, religieuses ou esthétiques qu’elle s’était arrogées comme des devoirs ou des droits. Il avait apporté sa contribution à la ruine en exécutant Katwrinn. Il revit le visage de la mère reposant sur la mousse, pâle, soulagé, apaisé, comme rendu à la grâce éternelle par son coup de feu. Il enfonça légèrement la détente, perçut le grincement caractéristique des pièces métalliques rongées par la rouille, puis quelque chose le dérangea, le sortit de sa torpeur, l’empêcha d’aller au bout de son geste, le ramena à l’instant présent, à l’obscurité glaciale de la remorque. Il eut quelques secondes d’affolement avant de prendre conscience que les couvertures et les draps gisaient à ses pieds. Aux battements précipités de son cœur se superposait un autre bruit, répété, insistant, entrecoupé d’éclats de voix. Quelqu’un frappait au hayon de la remorque. « Solman… Solman… » La voix lui était vaguement familière, mais il ne parvenait pas à lui associer un visage. Il prit une longue inspiration pour essayer de calmer les tremblements de ses membres, enclencha le cran de sûreté et remisa son pistolet dans la ceinture de son pantalon. Ce retour brutal à la vie l’étourdissait, comme un afflux soudain d’oxygène après une longue strangulation. Ses gestes et ses pensées étaient aussi mal assurés que s’il avait bu d’un trait un litre d’alcool de baie. « Qui est-ce ? – Ismahil… L’Albain. – Qu’est-ce que vous me voulez ? – Kadija a été empoisonnée. » À tâtons, Solman déverrouilla le hayon et l’accompagna dans son mouvement de bascule. Le froid se rua comme un fauve à l’intérieur de la remorque et le saisit de la tête aux pieds. Il entrevit le visage d’Ismahil engoncé dans le col fourré et relevé d’un ample manteau. Des flocons de neige se déposaient en silence sur son crâne chauve et ses épaules. Solman enfila rapidement ses bottes et sa canadienne. « Comment c’est arrivé ? – Quelqu’un est venu déposer deux gâteaux à la voiture, répondit Ismahil. – Qui ? Un enfant ? » Le vieil homme haussa les épaules. Il paraissait plus ennuyé que peiné, comme si l’empoisonnement d’une jeune fille – de sa petite-fille, en principe – relevait de la simple anecdote dans sa hiérarchie personnelle des événements. « Je ne sais pas, je n’ai pas vu le livreur. Notre compagne de voiture, Mahielle, m’a seulement averti que quelqu’un nous avait apporté un cadeau. – Et elle ? Elle l’a peut-être aperçu ? – Je ne lui ai pas posé la question. – Pourquoi Kadija et pas vous ? » Ismahil secoua la tête avec un soupçon d’agacement qui creusa ses deux rides verticales au coin des arcades sourcilières. « Je ne mange que très peu. Jamais de pâtisserie en tout cas. » Solman ne prit pas la peine de refermer le hayon avant d’emboîter le pas à Ismahil. En dehors de lui quand il y dormait, la remorque n’abritait rien qui pût intéresser les prédateurs animaux ou humains. Ils dépassèrent une trentaine de camions d’une allure soutenue, cassant à chacun de leurs pas la croûte rigide et superficielle qui recouvrait la neige profonde et encore molle. La froidure de la nuit chassait la sueur et l’ivresse de Solman, lui rendait la cohérence de ses gestes et de ses pensées. Son flirt avec la mort – sa tentative de suicide, il fallait bien l’appeler par son nom – lui apparaissait à présent comme un mauvais rêve, un dédoublement, une parenthèse schizophrénique. En même temps qu’il l’emplissait d’une immense inquiétude, tempérée toutefois par l’étrange sérénité d’Ismahil, l’empoisonnement de Kadija lui redonnait le goût de se battre. Cette tentative d’assassinat – il fallait bien, là aussi, l’appeler par son nom – portait la signature de Raïma, la seule experte en poisons du peuple aquariote. Rongée par la jalousie, elle avait transgressé la frontière qui séparait la vie de la mort, comme tant d’autres avant elle. Il espéra que Glenn n’était pas mêlé de loin ou de près à cette histoire. Le garçon était venu lui rendre visite à deux reprises après leur première entrevue. La fraternité qui se nouait entre eux se révélait d’autant plus profonde, féconde, qu’elle n’était pas imposée par le sang. Pour Glenn au moins, il devait se fermer au chant des sirènes de l’au-delà, porter sa vie jusqu’à ce que les dieux, les anges ou les démons aient décidé de l’accomplissement de son temps. La neige habillait d’une carapace claire les camions assoupis. Malgré une sensation persistante d’être épié et suivi, Solman ne discerna aucune silhouette, aucun mouvement, aucune lueur sur la piste qui filait comme une voleuse livide entre les masses sombres des montagnes. « Nous y sommes », souffla Ismahil. Plus petite que dans les souvenirs de Solman, la voiture n’avait pas fière allure avec sa tôle cabossée, écaillée, les meurtrissures qui abritaient les nids de rouille. Le chauffeur n’avait pas détaché la remorque attachée à son crochet, au mépris de toute règle de sécurité. Bien que ténue, vacillante, la lueur qui brillait par la vitre semblait découper un rectangle aveuglant sur la nuit. Ismahil se hissa sur le marchepied, ouvrit la porte et s’engouffra dans la voiture. Solman le suivit, pénétra dans un vestibule bordé de cloisons, puis s’avança dans le couloir central qui séparait les deux réduits minuscules abusivement appelés chambres. La flamme d’une bougie éclairait le visage d’une vieille femme aux longs cheveux blancs et à la peau fanée assise à la table scellée au plancher. Emmitouflée dans une robe de chambre élimée, Mahielle leva sur les deux hommes un regard où se lisait un ennui courroucé. L’intrusion des deux Albains l’avait contrainte à se séparer de son fils et de sa bru, et, si le jeune couple avait saisi l’occasion avec un empressement qui en disait long sur son besoin d’indépendance, elle n’avait toujours pas digéré cette dispersion ni n’avait accepté de partager son intimité avec des étrangers. Cependant, puisque le donneur entrait chez elle, puisque le donneur représentait l’autorité jusqu’à ce que le peuple rappelle les anciens père et mère, elle s’efforça de faire bonne figure, poussant le zèle jusqu’à éclairer sa face éteinte d’une ébauche de sourire. Les rideaux grands ouverts dévoilaient l’intérieur des deux chambres qui se regardaient par-dessus la table. L’une, celle de gauche, la plus spacieuse, se meublait d’un grand lit recouvert de quatre ou cinq couvertures, l’autre, de deux couchettes étroites et superposées reliées l’une à l’autre par une échelle rivée aux montants. Solman supposa que Mahielle s’était réservé le grand lit pendant que son fils et sa bru occupaient les couchettes, rendant un peu plus compliqué, un peu plus acrobatique, le rapprochement entre les jeunes époux et consolidant ainsi sa position de reine de la voiture. Un poêle à gaz ronflait au bout du couloir et diffusait une chaleur probablement deux ou trois fois supérieure à celle autorisée par les consignes. Kadija reposait sur la couchette du bas, allongée sur le drap, les yeux clos, vêtue de la robe de laine que, sur l’ordre de Solman, lui avait confectionnée un tisserand. La pâleur de son visage contrastait de manière presque insoutenable avec la noirceur de sa chevelure, répandue autour de sa tête et sur l’oreiller comme un soleil nocturne. Le relâchement de ses traits épurait sa beauté, lui donnait l’allure d’une fée des légendes dormantes. « Est-ce qu’elle est… » Solman ne put aller au bout de sa question. Il se rendait compte, devant son corps inerte, que la disparition de la jeune femme représenterait une perte incommensurable, irréparable. La porte se fermerait définitivement sur un monde à peine entrevu et si riche de promesses. « Elle survit, dit Ismahil. Elle est entrée dans une sorte de… catalepsie pour lutter contre le poison. – Catalepsie ? – Elle a ralenti son métabolisme, ses fonctions vitales, pour se consacrer au nettoyage de sa physiologie. – Elle a… le don de faire ça ? » Ismahil se laissa choir sur un tabouret et s’absorba pendant quelques secondes dans la contemplation de la flamme dansante de la bougie. La voiture se trémoussait sous les assauts du vent. À l’autre extrémité du couloir, dans le coin-cuisine, les ustensiles pendus aux crochets s’entrechoquaient dans une aubade de tintements feutrés. « Un don chez les uns peut s’appeler connaissance chez les autres, dit le vieil homme d’une voix hésitante. – Et cette connaissance, elle la tient d’où ? Du peuple albain ? » Ismahil lança un regard de biais à Mahielle, qui ne perdait pas une miette de leur conversation en dépit de son air boudeur. Visiblement, il ne tenait pas à s’exprimer devant elle. « Nous en reparlerons plus tard, ajouta rapidement Solman. Est-ce qu’il reste du gâteau qui vous a été offert ? » Ismahil se leva, se rendit dans le coin-cuisine et en revint avec une assiette métallique qu’il posa sur la table. Le gâteau était en réalité une de ces gaufres que les Aquariotes confectionnaient avec de la farine de blé, des œufs, du lait, du miel, et qu’ils faisaient frire dans des récipients métalliques appropriés. Celle-ci se présentait sous la forme grossière d’un cœur alvéolé, saupoudré d’une fine couche de sucre de fruits troqué par des peuples de l’Europe de l’Est. Solman souleva l’assiette à hauteur de son nez, huma une première odeur de graisse froide, une deuxième de sucre, une troisième de fleur de rose, un parfum que certains rajoutaient pour relever le goût, puis une quatrième, plus âpre mais indécelable au premier abord. Il n’eut besoin que d’une poignée de secondes pour l’identifier : la même, en plus diluée, que celle qui s’échappait de la fiole personnelle de Raïma. Le suc des feuilles grimpantes qui rongeaient les carcasses des engins militaires à l’abandon. Un poison plus violent que l’ultra-cyanure des anguillesGM ou le venin des sauterellesGM, plus corrosif que le plus puissant des acides. Une saloperie qui foudroyait instantanément et transformait les cadavres en éponges sèches. Il jeta un coup d’œil stupéfait à Kadija : elle s’obstinait à vivre après avoir ingéré la gaufre entière alors que la première bouchée aurait suffi à tuer un bœuf. « Kadija est une enfant, murmura Ismahil. Impossible de la raisonner : elle se jette avec frénésie sur tout ce qui est nouveau. Si elle m’avait écouté, elle n’aurait pas touché cette saleté. – Comment elle aurait pu savoir que la gaufre était empoisonnée ? » intervint Mahielle. Ismahil la fixa sans aménité, les yeux plissés, les sourcils froncés, comme s’il l’évaluait. Elle échappa à la pression intense de son regard en se réfugiant dans la contemplation forcenée du plancher. La lumière tremblotante de la bougie dorait ses cheveux blancs et révélait par endroits les plaques sombres qui striaient la peau de son crâne. « Toute nourriture est un poison potentiel, comme toute créature ici-bas n’est qu’un mort en sursis. – On a tous besoin de manger, objecta Solman. – Disons que de tout temps l’homme a lié sa survie à l’énergie fournie par la nourriture. Tu creuseras la terre, tu fabriqueras ton pain, tu feras tout à la sueur de ton front… enfin quelque chose d’approchant, c’est écrit dans la Bible. L’un des livres des anciennes religions, le Livre selon certains. – Vous proposez une autre solution ? » Ismahil délaissa enfin la vieille femme courbée par le poids de son regard pour dévisager Solman. « Moi, non. Vois mon corps, il subit le même déclin que les autres. Je ne m’en plains pas, j’ai accepté de vieillir. (Il désigna Kadija d’un mouvement de menton sans quitter Solman des yeux : ) Elle peut-être. Je ne la connais pas assez pour… – Vous ne connaissez pas votre… petite-fille ? » Un sourire désabusé flotta sur les lèvres brunes d’Ismahil. « Le temps m’a manqué pour apprendre à la connaître. Le ciel envoie parfois des présents énigmatiques. » Solman s’aperçut que Mahielle les écoutait avec une attention sournoise mais soutenue et estima une nouvelle fois que le moment était mal venu d’approfondir cette conversation. « Avez-vous vu la personne qui a déposé les gaufres ? demanda-t-il à la vieille femme. – Non. Quelqu’un a frappé et crié : “Un présent pour les Albains !” Je suis sortie, l’assiette était posée sur le marchepied, mais je n’ai vu personne autour de la voiture. – La voix, c’était celle d’un homme, d’une femme ? – Un homme, je crois, je n’en suis pas sûre… » Il ne décela pas la musique du mensonge dans sa voix, ni dans ses pensées. D’elle il n’y avait rien d’autre à tirer qu’une rancœur tenace contre les deux étrangers qui l’avaient séparée de son fils. Il reporta son attention sur Kadija. Un silence total émanait de son esprit et de son corps, le silence morne des batailles perdues. Il se mordit la lèvre inférieure jusqu’au sang. « Qu’est-ce qu’on peut faire pour elle ? » Sa voix rebondit sur les cloisons comme un torrent furieux et agrandit d’effroi les yeux de Mahielle. Ismahil haussa les épaules. « Attendre. » Chapitre 25 « Cette saloperie fait vraiment chier ! » grommela Chak. Ils étaient arrivés au sommet d’un col où subsistaient quelques ruines de ce qui avait été autrefois un village. La neige et une végétation pétrifiée submergeaient les murs effondrés des maisons de pierre. Çà et là se devinaient des carcasses d’engins, camions, automobiles, chars, assaillies par les mêmes plantes grimpantes qu’on rencontrait partout en Europe et qui, elles, semblaient parfaitement s’accommoder de l’hiver. Le bleu transparent du ciel, ourlé d’un or blême, annonçait une température particulièrement basse. La saloperie dont parlait Chak était l’épaisse couche de verglas sur laquelle les véhicules, malgré les chaînes posées sur les roues, patinaient depuis l’aube. Au moment du départ, le chauffeur était revenu s’installer au volant sans daigner fournir d’explication à son absence prolongée, au grand dam de Moram qui avait pris goût à la conduite du camion de tête et qui, de dépit, s’était réfugié dans la couchette dont il avait tiré le rideau. Deux jours plus tôt, une guetteuse, une jeune femme, avait été retrouvée gelée sur la plate-forme. Ni les premières frictions ni les remèdes de Raïma n’avaient pu la ramener à la vie. Solman avait donc supprimé les tours de guet et rassemblé les chauffeurs pour leur recommander la plus grande vigilance. « Qu’est-ce que tu veux qu’on surveille, boiteux ? avait protesté l’un d’eux. Il n’y a pas d’autres tordus que nous dans ces putains de montagnes ! – Tu oublies les bakous, avait rétorqué Solman. – Ces tarés ? Ils n’ont même plus les moyens de faire mal à une mouche ! – Peut-être, mais si eux ont la capacité de survivre en montagne pendant l’hiver, d’autres peuvent y arriver. D’autres qui ont les moyens de faire mal. Des chiens, par exemple. Ou des solbots. – On aimerait mieux repartir vers le Sud ! avait crié quelqu’un d’autre. En roulant à l’économie, on a encore une bonne chance d’arriver au relais de Catalogne. » Plusieurs chauffeurs avaient grogné leur approbation. Le feu attisé par Raïma et les deux anciens membres du conseil gagnait l’ensemble de la caravane, et Solman ne disposait que de sa détermination pour l’éteindre. « Ils nous attendent sur les pistes du Sud comme ils nous ont attendus au relais de Galice. Vous avez entendu les bakous : la guerre se rapproche par l’est, et je pense qu’elle vient aussi par le sud. – On préfère se battre plutôt que de crever de froid dans ces montagnes du diable ! » Nouveau chœur de grognements, de vociférations. Certains avaient brandi leur pistolet ou leur fusil au-dessus de leur tête. « Vous battre ? Quelle chance vous ont laissée les Slangs au relais de Galice ? Quelle chance vous ont laissée les chiens dans le nord de la France ? – Quel rapport entre les Slangs et les chiens ? – Ils sont les soldats de la même armée, ils obéissent à la même intelligence, comme votre ancienne mère Katwrinn. Souvenez-vous de ses paroles avant sa mort : Tu n’es pas de taille à empêcher l’avènement des temps nouveaux… Une… créature a décidé d’exterminer les derniers hommes, et nous n’avons pas d’autre choix, pour le moment, que de mettre la plus grande distance entre elle et nous. – Tu es aussi fou que l’était mère Katwrinn, boiteux ! avait glapi un vieux chauffeur. Et nous avons été fous de t’écouter : cette guerre, cette créature n’existent que dans ta tête. » Solman l’avait rapidement sondé et avait discerné la sourdine irritante de Gwenuver dans ses vitupérations. « À qui faites-vous confiance ? À ceux qui vous ont conduits dans le piège de Galice, ou à celui qui vous en a sortis ? » Son ton cassant avait rétabli le silence. Les chauffeurs avaient baissé la tête et remisé leurs armes. Ils étaient les mieux placés pour savoir ce que le peuple de l’eau devait à son donneur. Sans lui ils n’auraient jamais trouvé la sortie de l’enfer de feu et de fumée qui s’était abattu sur le relais de Galice, sans lui pas un Aquariote n’aurait survécu. Ils l’avaient suivi comme un troupeau affolé, aveugle, il n’avait pas trahi leur confiance, et eux, en retour, ils prêtaient une oreille complaisante à ceux qui répandaient le bruit de sa folie, à ceux-là mêmes qui avaient la responsabilité de la mort de trois mille des leurs, la mort d’enfants, de parents, de proches, d’amis. Ils avaient pris conscience, à cet instant, de leur duplicité, de leur inconséquence, et, l’un après l’autre, sans dire un mot, ils avaient regagné d’un pas lourd leurs camions. « Qu’est-ce que c’est encore que ce merdier ? » Chak désigna les coulées de neige qui dévalaient le sommet voisin et se transformaient un peu plus bas en avalanches. Elles explosaient comme des vagues déferlantes sur les reliefs rocheux, sur les arbres, se pulvérisaient en gerbes titanesques, se reformaient en dizaines de ruisseaux fourmillants qui gonflaient en torrents et continuaient leur course folle vers les profondeurs des vallées. Le camion de tête venait tout juste de laisser les ruines derrière lui et de déboucher, toujours en patinant, sur le faux plat précédant la descente. Le massif se dévoilait maintenant dans toute sa splendeur, un océan de blancheur brisé par les jaillissements des crêtes, par les replis sombres des parois verticales et dénudées. De la piste on ne distinguait qu’un vague mouvement sinueux qui se perdait au loin dans un désert miroitant. Une première série de tremblements agita le camion, comme s’il roulait sur une piste jonchée de pierres et de nids-de-poule. Chak jeta un coup d’œil sur le rétroviseur extérieur pour s’assurer que les secousses n’avaient pas détaché la voiture et la remorque accrochées à la citerne. La veille, Raïma avait demandé à être déplacée au milieu du convoi, afin, avait-elle affirmé, d’être plus facilement accessible à tous ceux qui réclamaient ses soins et qui seraient de plus en plus nombreux dans les jours à venir. Prévenu par les chauffeurs, Solman avait sauté sur l’occasion de proposer un échange avec la voiture de Mahielle et des deux Albains – à la grande fureur de Mahielle, qui assimilait cette proximité avec le donneur à une pénitence. Il avait désormais le loisir d’aller prendre des nouvelles de Kadija à chaque arrêt de la caravane. L’état de la jeune femme restait stationnaire : elle respirait faiblement, son pouls battait en sourdine, mais son corps ne donnait aucun signal qui présageât un retour à la conscience, et Solman captait toujours d’elle ce silence morne, caractéristique d’un état végétatif. Il n’avait pas encore essayé de tirer cette affaire au clair, autrement dit de confondre Raïma, parce qu’il n’avait pas de temps ni d’énergie à y consacrer tant que le peuple de l’eau ne serait pas à l’abri, mais il avait proposé une arme à Ismahil, un pistolet récupéré et rafistolé par le dernier armurier du peuple aquariote. Le vieil homme l’avait refusé avec une moue perplexe : « D’abord, je crains que cet engin ne m’explose entre les mains, et ensuite, je n’ai ni l’envie ni la volonté de m’en servir. – En ce cas, vous devrez verrouiller votre porte à chaque halte de la caravane, avait conseillé Solman. Si… si Kadija en réchappe – une éventualité qui lui paraissait de plus en plus improbable –, on cherchera encore à la tuer. – Notre pauvre Mahielle risque de ne pas apprécier : elle ne maîtrise plus très bien certaines fonctions physiologiques, et une porte verrouillée peut avoir pour elle des conséquences désastreuses. – Qu’elle utilise un seau ! – Les humains exigent en principe un minimum d’intimité pour ce genre de choses. – Vous en parlez comme si tout ça ne vous concernait pas. » Ismahil lui avait adressé un sourire sibyllin et s’était tourné vers la couchette où reposait Kadija, lui signifiant que l’entretien était clos. « On dirait que… la terre tremble ! » s’exclama Chak. Les vibrations du volant lui meurtrissaient les poignets. Les avalanches se succédaient à une cadence effarante sur le sommet voisin. La montagne donnait l’impression de se secouer de fond en comble pour se débarrasser de sa carapace neigeuse, et ses tressaillements se propageaient aux pics environnants dont les flancs se couvraient des premières coulées, ténues pour l’instant, comme des voiles de farine dispersés par un courant d’air sur une nappe. Moram écarta le rideau de la couchette, vint s’asseoir au côté de Solman et se versa une tasse de kaoua. Même s’il avait gardé ses vêtements, il venait tout juste de se réveiller comme l’indiquaient ses yeux hagards et ses gestes fébriles. « Des ennuis, on dirait, marmonna-t-il après avoir vidé la tasse d’une traite. – Les ennuis, si tu veux mon avis, ça fait un bon moment qu’on patauge dedans ! » grogna Chak. Il roula encore sur un demi-kilomètre, puis les secousses le contraignirent à actionner la sirène à trois reprises, à s’arrêter et à couper le moteur. Ils descendirent pour inspecter le camion, la citerne et les attaches. Seules quelques plaques de rouille s’étaient décrochées de la voiture de Mahielle et des deux Albains. Succédant à la chaleur de la cabine, le froid intense transforma les mains et les pieds de Solman en blocs de glace. Il ne sentait plus le bout de ses doigts, et sa jambe torse, mal irriguée, n’était plus qu’une ombre lointaine et douloureuse vaguement rattachée à sa hanche. Au sol, sans les amortisseurs et le tampon des roues, sans le bruit du moteur, l’amplitude et les grondements sourds des tremblements prenaient une dimension écrasante, effrayante. Des pentes douces qui bordaient la piste jaillissait une écume neigeuse qui restait suspendue autour des camions comme une brume persistante et mordante. Une congère se détacha d’un rocher, s’écrasa sur la remorque qui servait de chambre à Solman en défonçant la bâche. Ismahil sortit de la voiture, suivi quelques secondes plus tard de Mahielle. La vieille femme eut à peine posé le pied sur le sol instable et glissant qu’une nouvelle secousse la déséquilibra, la renversa, l’envoya percuter l’accotement. Chak et Moram l’aidèrent à se relever, à remettre ses chaussons, à épousseter sa robe de chambre largement ouverte sur une épaisse chemise de nuit – elle ne quittait jamais ses vêtements d’intérieur, de reine de la voiture. « Vous devriez rester chez vous jusqu’à ce que le tremblement de terre se tasse », dit Moram. Elle se libéra des deux hommes d’une torsion rageuse du buste et s’avança vers Solman, les cheveux ébouriffés, l’œil noir, la bouche tordue, les poings fermés. « Ça ne se tassera jamais ! Il le sait bien, lui, il sait que nous sommes condamnés ! C’est le diable qui parle à travers sa bouche ! » Sa voix, habituellement geignarde, était une litanie de hurlements qui s’échappaient de sa gorge comme des flèches aux pointes ébréchées. « Il a introduit des démons parmi nous. Cette fille, elle a mangé du poison des plantes grimpantes, et elle n’est pas morte ! Pas morte ! Et lui… – Elle pointa sur Ismahil un index accusateur. – Il dit des choses étranges, horribles, il ne dort pas, il ne dort jamais ! Ne comprenez-vous donc pas que ce sont des monstres ! Ne voyez-vous pas qu’ils nous conduisent tout droit en enfer ! » Ses imprécations s’étranglèrent en sanglots. Elle tomba à genoux sur la glace et y demeura prostrée jusqu’à ce que Moram la relève et l’entraîne doucement vers la porte de la voiture. Quelques chauffeurs approchaient à pas prudents du camion de tête. Les secousses, presque continues désormais, multipliaient les chutes de congères au long de la piste et obligeaient les hommes à s’agripper aux saillies métalliques des citernes ou des remorques. Le grondement montait des profondeurs de la terre, enflait en un tumulte assourdissant, ravageur, s’amplifiait dans les colonnes vertébrales, dans les cages thoraciques, dans les têtes. La clarté du ciel, si lumineuse quelques instants plus tôt, se troublait d’une nue vaporeuse et noire criblée de particules grises. « Votre tremblement de terre est en réalité une éruption volcanique, dit Ismahil. – Ça nous fait une belle jambe de savoir ça ! maugréa Chak. – Non, mais ça vous intéresse sûrement de savoir que la terre cessera bientôt de trembler, reprit le vieil homme. Dès que le magma aura crevé le tampon du conduit central. Et il touche au but, si j’en crois cette fumée. Ensuite deux possibilités : lave ou tephra, liquide à mille cinq cents degrés ou éclats de roche. L’un ou l’autre seront projetés à une hauteur variable selon la force de l’éruption. Placés comme nous le sommes, ni les coulées de lave ni les fragments de tephra ne devraient nous atteindre. Mais il y a l’air, la chaleur, les gaz, dioxyde de carbone, dioxyde de soufre, azote, et d’autres encore… Les vents nous apportent déjà les scories. Si nous restons ici, nous risquons, disons, des complications respiratoires. Et le convoi sera enseveli sous une couche de cendres qui pourrait endommager les moteurs de manière irréversible. – Quelle solution proposez-vous ? demanda Solman. – Filer immédiatement. Essayer de prendre l’éruption de vitesse. – Vers le nord ou vers le sud ? – Les volcans ne s’embarrassent pas de ce genre de détail. Je croyais ceux du Massif central éteints depuis des siècles et des siècles. Il faut croire que les plaques tectoniques ont bougé, qu’ils ont reconstitué d’une manière ou d’une autre leur chaudière, leur chambre de combustion. – Vous parlez comme un savant de l’ancien monde », gronda Chak. L’expression avait claqué comme une insulte dans la bouche du chauffeur. Ismahil lâcha le pare-chocs de la citerne auquel il s’agrippait et se dirigea à grands pas vers la porte de la voiture. « Je ne peux pas laisser Kadija seule avec cette vieille folle ! » cria-t-il en grimpant sur le marchepied. (Il posa la main sur la poignée, se retourna et ajouta, d’une voix forte pour dominer le grondement : ) « Certains savants de l’ancien monde croyaient, justement, tout savoir. Comme les prêtres avant eux. Et leur impudence est l’une des causes majeures de la ruine humaine. Je suggère que nous poursuivions vers le nord : les vents sont au sud. » Après une première descente, la piste était repartie à l’assaut des lignes de crêtes qu’elle longeait depuis maintenant quatre kilomètres. Elle piquait tout droit sur le sommet en forme de vase qui crachait un énorme panache de fumée noire, épaisse, chargée de scories. Le monde semblait se résumer à un affrontement entre le blanc et le noir, entre le chaud et le froid. Chak conduisait aussi vite que possible sur le verglas, lançant parfois le camion dans un travers qu’il rattrapait avec d’infinies précautions. Les yeux de Solman volaient sans cesse du volcan réveillé au rétroviseur extérieur pour surveiller à la fois le comportement de la voiture accrochée à la citerne et la progression des autres camions. La caravane restait groupée pour l’instant, aucune sirène de détresse n’avait retenti. Le ciel s’était tendu tout entier d’un voile sombre, d’une nuit précoce et menaçante qui occultait les reliefs et répandait une forte odeur de soufre. « On peut lutter contre des hommes, pas contre la nature », marmonna Chak. Pas la peine de nous avoir tirés du piège de Galice si c’était pour nous fourrer dans ce pétrin, traduisit Solman. Il ne répondit pas, mais la réflexion du chauffeur agit sur lui comme un signal et l’entraîna à fermer les yeux, à déployer sa vision pénétrante, la vision qui traversait les niveaux sensoriel, mental et émotionnel. La vitesse à laquelle il lâcha les prises et plongea en lui-même le suffoqua, le paniqua, le ramena brutalement à la surface, au ronflement du moteur, à l’odeur de soufre, à la fumée noire, à la neige souillée par les scories volcaniques, à la respiration saccadée de Moram assis à son côté. La piste descendait en une succession de lacets vertigineux qui tantôt se rapprochaient du volcan, tantôt s’en éloignaient. La bouche du vase crachait des fragments rocheux plus ou moins volumineux qui retombaient sur ses flancs après avoir décrit une courbe grise et majestueuse dans les entrelacs de fumée. Solman attendit que s’apaisent les battements de son cœur pour à nouveau se retirer en lui-même. Il contrôla cette fois son souffle et atteignit les profondeurs de l’être de manière progressive – ou qui lui sembla progressive. Il retrouva avec un mélange de plaisir et d’effroi cette sensation de dispersion dans le vide, d’abandon de ce qui constituait son moi, son spectre de perceptions, sa définition par l’espace et le temps. Sa vision ne l’emmena pas sur le convoi, sur la piste, sur le volcan, elle le propulsa vers… Kadija. Il ne la voyait pas, il ne flottait pas dans la voiture où, depuis plusieurs jours, elle restait figée dans un coma désespérant, il était… en elle, il baignait dans son souffle, dans sa chaleur, dans son essence. C’était impalpable et pourtant mille fois plus réel, mille fois plus intense, que s’il l’avait vue, entendue, sentie, touchée. Elle utilisait une fonction réparatrice de son organisme, du moins c’est ainsi qu’il le ressentit, pour isoler les molécules de poison diffusées dans son sang et les neutraliser avant qu’elles ne gangrènent les cellules. Elle avait suspendu ou fortement ralenti toutes les autres fonctions vitales. Elle livrait contre un ennemi attentif, opiniâtre, un combat obscur qui requérait une vigilance et une patience de tous les instants. D’elle il découvrait des bribes, des éclats de souvenirs indispensables à sa guerre. Des couloirs, des salles immenses, lumineuses, silencieuses, ouvertes sur un ciel merveilleusement étoilé… Un corps qui ne grandit pas, qui ne bouge pas, qui existe à peine… Une impression de légèreté inouïe dans un monde confiné… Elle puise ses armes dans une somme de connaissances gigantesque, non pas dans des livres ou des machines, mais en elle, dans une mémoire infaillible. Ses pensées finissent toujours par buter sur le mur de vide qui brise ses élans profonds. Un manque à peine perceptible et pourtant obsédant, à la manière d’un membre amputé. Solman ressentit la souffrance de ce manque, une douleur inexprimable, effroyable, qui, parce qu’elle était inscrite dans la nature même de l’être, ne pouvait pas être apaisée. En elle cohabitaient deux femmes, l’une, consciente, qui l’avait ravi par la pureté de son chant lors de leur première rencontre, l’autre, inconsciente, piégée par un mal indécelable, innommable. « ... commence… feu… haut… idée ? » Solman émergea, hébété, frigorifié, dans la cabine bruyante du camion de Chak. Une haleine sulfureuse et glaciale lui mordillait le visage. Des éclats de verre s’étaient détachés du pare-brise fendillé. Moram essayait de reboucher les fissures à l’aide des bouts d’un drap qu’il découpait frénétiquement avec son grand couteau. « Ça commence à cracher le feu, là-haut ! répéta Chak. T’as pas une idée ? » Le volcan tirait des salves répétées de lave qui s’élevaient au milieu de la fumée comme les pétales d’une formidable corolle incandescente, s’affaissaient en filaments rougeoyants sur la neige et s’écoulaient en torrents dorés sur les versants. La première réaction de Solman fut d’admirer ce spectacle, le plus grandiose auquel il lui eût été donné d’assister depuis sa naissance. La terre, cette terre que les hommes avaient piétinée, éventrée, saccagée comme des enfants irrespectueux, jouait de temps à autre avec le feu, l’air et l’eau pour montrer qu’elle vivait, qu’elle, la nourricière généreuse, était capable de colères renversantes, de fureurs somptueuses. « Ce crétin d’Albain s’est foutu de notre gueule ! rugit Chak. La lave arrive droit sur nous ! » Les torrents bouillonnants d’une lave presque aussi fluide que de l’eau se déplaçaient à une vitesse étonnante, se jetaient l’un après l’autre dans un fleuve d’or en fusion qui, effectivement, avançait en direction du camion de tête. Chapitre 26 Le fleuve de lave en fusion filait deux ou trois fois plus vite que le convoi. Sur ses rives, la neige avait reculé d’une dizaine de mètres, comme effrayée par sa chaleur, par sa puissance. Sa luminosité ardente teintait d’or les flancs grenus des rochers soudain dénudés. De son lit s’élevait une crête de fumée blanche qui semblait soulever le fond fuligineux des premières émanations. Les filaments étincelants crachés par le volcan arrachaient des rochers au sortir du cratère et les précipitaient sur la pente où ils rebondissaient de relief en relief en creusant des sillons rectilignes et noirs. Le fracas de l’éruption évoquait un grondement d’orage continu, amplifié par une gigantesque caisse de résonance. Une pluie de particules hachait l’air et couvrait la piste d’un tapis de matière chaude et molle. Le pare-brise continuait de se craqueler malgré les efforts de Moram pour en boucher les fissures. Le froid s’engouffrait avidement dans la cabine, colportant, outre l’odeur de soufre, de vagues relents de minéraux fondus. Chak pesta contre le manque de temps qui ne lui avait pas permis de récupérer un pare-brise sur l’un des véhicules abandonnés par les Aquariotes. Sans le verre protecteur, les averses de neige et les giboulées de glace transformeraient la conduite en exercice dangereux, non seulement pour le chauffeur, mais aussi et surtout pour le reste du convoi. Son camion était condamné, un peu comme ces grands cerfs pour qui une blessure ou la perte d’un bois signifient la mise à l’écart de la harde et la mort à brève échéance. Chak eut le sentiment amer d’être la porte ouverte par laquelle se répandait la malédiction : son camion le lâchait après des années de bons et loyaux services, Selwinn, sa femme, s’était métamorphosée en une masse de chair flasque et baveuse qu’il fallait nourrir, changer et laver comme un nourrisson. Et puis, et puis… Certaines de ses obsessions se montraient tellement névrotiques, despotiques, que les repousser était au-dessus de ses forces. Il lança un regard de biais à Solman : le donneur n’avait pas encore capté ses pensées profondes, ou du moins n’avait donné aucun signe qui le laissât supposer, mais, tôt ou tard, il s’insinuerait dans son esprit tel un furet, saisirait ses vérités cachées et les ramènerait à la surface comme une portée de lapereaux, hideux dans leur nudité. Il leva les yeux sur le ruban de lave qui coulait sur la pente avec la vivacité d’une couleuvre, estima la distance à moins de trois kilomètres, se sentit étrangement calme tout à coup. Elle était là, la solution, dans ce fleuve d’oubli qui happerait et ensevelirait le peuple aquariote, qui emporterait dans son lit les souvenirs nauséabonds des derniers hommes. « Pourquoi tu ralentis, Chak ? » grogna Moram. Il avait renoncé à essayer de calfeutrer les lézardes du pare-brise et jeté rageusement le drap sur la couchette. Il ne lui restait plus, ainsi qu’aux deux autres, qu’à esquiver les éclats de verre arrachés par le vent. « Si tu crois que c’est facile avec ce putain de verglas et cette saloperie de vitre qui fout le camp, répliqua Chak. – Je t’ai connu moins trouillard. Donne-moi le volant si tu te sens pas capable de… – Ta gueule ! » Les veines du cou et du crâne de Moram se gonflèrent de colère, mais il se retint d’écraser son énorme poing sur le nez de son aîné. Pas le moment de se montrer susceptible. Après, quand ils seraient sortis de ce merdier, il pourrait en toucher deux mots à Chak, au besoin lui mettre une bonne trempe, histoire de lui apprendre à respecter ses équipiers. En attendant, il surveilla la progression des torrents de lave qui sautaient sur les barrières rocheuses et barraient le flanc du volcan d’impressionnantes cascades de feu. La cheminée crachait toujours avec la même virulence, comme si la terre perdait son sang bouillant par une vieille blessure rouverte. Dans le ciel de plus en plus dégagé, le panache de magma brillait avec l’éclat d’un astre gigantesque et insolent de clarté. « J’y vois plus rien ! » hurla Chak. La pluie de scories finissait d’effacer les limites de la piste à demi estompées par la neige. Les particules brûlantes crissaient sur le pare-brise, s’infiltraient dans la cabine, piquaient la tête, le cou et les bras des trois hommes comme des insectes agressifs. L’air saturé de gaz leur irritait la gorge, les poumons et les yeux. Le camion se dérobait, brinquebalait d’un côté sur l’autre, raclait les accotements légèrement surélevés. « Sors de la piste et coupe à gauche, dit Solman. – À gauche ? T’as perdu la boule ! protesta Chak. On va s’enliser dans la neige, ou percuter un rocher ! – Si tu ne tournes pas tout de suite, nous finirons dans la lave. – Ah oui ? Comment tu peux… – Fais ce qu’il te dit, bordel ! » glapit Moram, les poings serrés, cette fois bien décidé à éjecter son équipier du siège conducteur. Chak capitula devant la détermination de son cadet. Pourtant, contrairement à ce qui s’était passé au relais de Galice, Solman gardait les yeux grands ouverts, il ne dégageait pas cette sérénité, cette innocence qui semblaient le protéger de tous les maléfices. Chak n’eut pas le temps de demander au donneur d’où lui venaient ses certitudes. Il exploita une brèche dans l’accotement pour tourner à gauche et avancer sur le versant, peu accentué à cet endroit. Les roues s’enfoncèrent dans la neige, mais pas autant qu’il l’avait prévu, et, bien que le pare-chocs projetât d’incessantes gerbes sur le capot et les ailes, le camion continua de tracer un chemin parallèle au fleuve de lave. Chak s’épongea le front de la manche de sa veste et, d’un coup d’œil dans le rétroviseur, s’assura que les autres le suivaient. Plus facile pour eux, dans la mesure où ils n’avaient qu’à se caler dans son sillage. Il se maintint à une allure ni trop lente, pour ne pas étouffer le moteur, ni trop rapide, pour ne pas déraper et verser sur le côté. Il ne voyait plus le feu galopant de la lave, et son instinct de survie reprenait le dessus. La pluie de scories, poussée par le vent, grisait en silence la blancheur qu’elle criblait de cratères minuscules et fumants. « Et maintenant, je fais quoi ? » Il désignait la paroi haute de trois à quatre mètres qui, dans le lointain, barrait le versant sur toute sa largeur. « Contourne-la par le bas », répondit Solman. Chak ouvrit la bouche pour protester, mais un regard appuyé de Moram l’en dissuada. Il lâcha un juron, tourna le volant, plaça le camion dans la pente, rétrograda en première pour empêcher le moteur de s’emballer et entama la descente, assez douce au début, de plus en plus abrupte par la suite. Même ralenti par la neige, le camion sembla foncer tout droit vers un gouffre sans fond d’où s’élevait une dentelle de vapeur claire. Le fleuve de lave surgit avec la force d’une avalanche quelques centaines de mètres derrière eux, bondit au-dessus de la crête qui les surplombait, s’affaissa en une cascade rutilante, s’écrasa sur le sol en contrebas, puis reprit sa course pour se diriger vers le précipice. Il suffit d’un coup d’œil à Chak pour prendre conscience que, si le convoi n’avait pas quitté la piste, ils auraient été ensevelis sous des tonnes et des tonnes de matière en fusion. La température grimpa instantanément d’une trentaine de degrés, au point qu’ils commencèrent à transpirer sous leurs vêtements. Le camion creusait sa route le long de la paroi rocheuse comme un rongeur obstiné. « Si on continue comme ça, on a droit au grand plongeon ! marmonna Chak. – Tu trouveras un passage plus loin, dit Solman. – Mais, bordel de Dieu, comment est-ce que tu peux être si sûr de toi ? » Solman ne répondit pas. Quelqu’un lui soufflait toutes ces informations au fur et à mesure qu’ils progressaient, quelqu’un qui connaissait la topographie des lieux dans les moindres détails, la disposition des cimes et des vallées, la déclivité de la pente, l’emplacement des obstacles, rochers, arbres, buissons, dénivellations, lits des torrents… Il n’entendait pas de voix à proprement parler, il captait des sensations si claires, si fortes qu’elles s’imposaient en lui avec la netteté d’un langage articulé. Sa perception lui renvoyait l’écho d’une présence à la fois familière et lointaine : elle n’ignorait rien de lui comme elle n’ignorait rien du Massif central, mais elle provenait d’un inaccessible au-delà. Elle anticipait les mouvements du fleuve de lave qu’elle observait depuis un autre espace, depuis un autre temps. Les yeux et la voix du ciel étaient sans doute la meilleure – la seule – définition qui lui convenait. Il décelait en elle cette vibration étouffée, sèche, qui évoquait l’autre intelligence, la pieuvre destructrice, l’Apocalypse, comme si deux forces antagonistes et jumelles s’affrontaient à travers lui. « Le donneur avait raison ! » s’exclama Moram. Un passage s’ouvrait dans la barrière rocheuse à moins de cinquante mètres du bord du précipice. Les petits coups de freins de Chak et l’épais tapis de neige se conjuguèrent pour ralentir le camion, et ce fut quasiment au pas qu’il s’engagea dans l’ouverture. De l’autre côté, le versant, jonché de scories et de rochers en chapeaux blancs, mourait en douceur sur une longue portion de plat. Ils longeaient le précipice depuis plusieurs kilomètres. Ils s’étaient arrêtés, quelques instants plus tôt, pour attendre les vingt derniers camions retardés par l’enlisement de l’un d’eux. Ils étaient descendus des cabines et des voitures, s’étaient approchés du gouffre – en fait de gouffre, il ne s’agissait que d’une gorge d’une cinquantaine de mètres de profondeur – et avaient contemplé le fleuve de lave qui déroulait ses reflets rouge et or entre les parois verticales. Il en montait une fumée blanche et brûlante qui s’épaississait en même temps que la lave se refroidissait, se transformait en un matelas d’une matière noirâtre et visqueuse. Le volcan crachait toujours à l’horizon, avec moins d’impétuosité toutefois, et son fracas avait perdu de son intensité. Les stalactites de glace fondaient sous l’effet de la chaleur, se détachaient de leur support et s’abîmaient dans le fond de la gorge où elles se dissolvaient en une fraction de seconde, preuve que la lave, même en cours de durcissement, conservait une température élevée. « Sept ou huit cents degrés à mon avis, avait précisé Ismahil. – Vous qui avez l’air de tout savoir, vous avez bien failli nous envoyer tout droit dans cette saleté ! avait grogné Moram. – Je me trompe parfois, mais nous sommes en vie, avait répliqué le vieil homme. C’est l’essentiel. – Pas grâce à vous en tout cas : sans la vision de Solman, on aurait fini en grillades ! » La colère de Moram s’était achevée en une quinte de toux. « Vous devriez éviter de vous énerver, avait dit Ismahil avec un sourire ironique. L’air est encore toxique. » Solman était allé voir Kadija sous le regard permanent et hostile de Mahielle allongée dans son lit. Pas davantage que les visites précédentes, il n’avait discerné de signes annonciateurs d’un retour à la vie. En sortant de la voiture, il avait longé le convoi en compagnie de Moram et de Chak afin de faire le point avec les autres chauffeurs. Ni les camions ni leurs attelages n’avaient souffert de leur escapade dans la neige, mais, chaque fois, il avait entendu le même refrain : ils tomberaient en panne de gaz avant d’atteindre le relais de l’Île-de-France. Il avait croisé le regard mi-complice mi-désolé de Glenn qui se tenait légèrement à l’écart d’un petit groupe rassemblé autour de Raïma et de Gwenuver. La caravane roulait en direction de l’ouest sous un ciel qui avait recouvré sa clarté glacée. Le vent ne déposait plus que des scories isolées et déjà tièdes. Chak avait abandonné le volant à Moram et s’était allongé sur la couchette. Le pare-brise rafistolé à la hâte avec des bouts de tissu et de la glu fournie par un intendant tenait encore le coup, mais les courants d’air persistaient à s’inviter dans la cabine. Sur le bord opposé de la gorge se dressait une paroi verticale hérissée de saillies aiguisées et d’arbustes pétrifiés. De temps à autre, les roues patinaient sur des plaques de verglas disséminées sous la neige. Le ronronnement du moteur étouffait le grondement lointain de l’éruption. Par le rétroviseur extérieur, Solman observait le volcan dont le sommet arasé dominait le reste du massif et dont l’activité continuait de décroître. « Ce détour va nous coûter un max de gaz, lâcha Moram entre ses mâchoires serrées. – Plus loin, on devrait trouver un vieux pont de pierre qui nous remettra sur la piste du Nord. » Moram dévisagea à plusieurs reprises son passager avant de se décider à lui poser la question qui lui brûlait la langue. « Comment tu fais pour voir tous ces… enfin, pour voir ce qui n’est pas visible ? – Est-ce que tu réfléchis pour conduire ton camion ? Pour faire l’amour à une femme ? – Ben non, c’est des trucs naturels… – Eh bien, pour moi aussi, c’est naturel. » La nature n’avait sans doute pas grand-chose à voir avec la communication qu’il avait reçue au plus fort de l’éruption volcanique, mais Solman s’abstint d’en parler à Moram. Il y avait, dans ses perceptions, une part de manipulation qu’il s’avérait incapable d’identifier, de quantifier, et il estimait inutile d’ajouter à la confusion qui régnait dans l’esprit des Aquariotes. Il savait seulement qu’il avait disposé, au moment opportun, d’une carte, d’un atlas infiniment plus précis que le livre transparent des prêtres bakous. Et que cela ne relevait pas de la clairvoyance, mais d’une connaissance, d’une mémoire et d’un regard qui n’étaient pas les siens. Son esprit ne lui appartenait plus, il était devenu le théâtre d’affrontements obscurs dont la finalité lui échappait mais qui, il en était convaincu, avait un lien avec la guerre déclarée au peuple de l’eau, avec l’irruption de Kadija, avec les hordes de chiens sauvages, avec les Slangs, avec les sauterellesGM… et même avec l’éruption volcanique. « C’est ça que tu appelles un pont de pierre ? » L’exclamation de Moram le tira de ses pensées. Il observa la construction jetée au-dessus de la gorge resserrée et qui, à en juger par son état, datait probablement de plusieurs siècles. Bâti en pierres sèches, directement appuyé sur les parois, il se présentait sous la forme d’une arche dépourvue de piles de soutènement et maintenue par la seule force de son cintre. De ses parapets défoncés ne subsistaient que des moignons enfouis sous la neige. Les pavés disjoints, verglacés, luisants, apparaissaient dans les rares parties dégagées de son tablier. Il donnait sur une piste taillée dans la paroi opposée, étroite, encaissée, verglacée elle aussi, aussi peu engageante que les chemins perdus de Bohême. Le camion arrêté, le moteur coupé, Moram et Solman descendirent et allèrent examiner le pont, d’une profondeur de dix mètres pour une largeur de six. Il ne donnait pas meilleure impression de près, bien au contraire. Il avait sans doute vu passer un grand nombre de charrettes, de tracteurs et d’autres véhicules, mais il paraissait incapable, à première vue, de supporter le poids des lourds camions aquariotes et de leurs attelages. Chak vint les rejoindre quelques minutes plus tard, suivi d’Ismahil et des chauffeurs des camions suivants. Au fond de la gorge, le fleuve de lave n’était plus qu’un magma noir et craquelé d’où saillaient des bulles de gaz et des fumerolles dispersées par le vent. L’air restait imprégné d’une odeur sous-jacente de soufre et de carbone. « Autant essayer de faire traverser un sanglier sur une brindille ! lança Chak. – Renforçons-le, proposa Solman. – Avec quoi ? Faudrait des poutres de plus de dix mètres de long… » Solman s’avança prudemment jusqu’au milieu du pont, s’assurant de la solidité du tablier à chacun de ses pas. La chaleur l’enveloppa comme une gangue molle et bienfaisante. Il entrevit les rougeoiements sournois de la lave, brillant dans la pénombre de la gorge comme des yeux de sauriens. La neige fondait peu à peu, dévoilait les vestiges des parapets, les pierres en équilibre précaire au-dessus du vide. Les Aquariotes sortaient des voitures et s’égrenaient par petits groupes au long du convoi immobile. Les cris des enfants et les interjections des adultes carillonnaient dans le silence figé que sous-tendait encore le murmure diffus du volcan. Une certitude se fit jour dans l’esprit de Solman : ce pont était la seule voie vers la piste du Nord. Comme il leur était impossible de rebrousser chemin, la lave ayant coupé la piste en amont, ils n’avaient pas d’autre choix que de tenter la traversée, ou ils devraient effectuer un détour de deux ou trois cents kilomètres pour passer par les plaines d’Aquitaine et la piste de l’Ouest. Or il leur fallait voyager au plus court s’ils voulaient garder une petite chance de rejoindre le relais de l’Île-de-France avant la pénurie de gaz. Puis, comme projetée dans le ciel, sa vision prit de la hauteur et embrassa l’ensemble du Massif central. Il discerna les ruines d’une cité à une vingtaine de kilomètres de là. Pas vraiment des ruines d’ailleurs, mais un ensemble de bâtiments consolidés, érigés sur un nid d’aigle et qui, à la lueur du cimetière de blindés et de véhicules militaires l’entourant comme un collier de fer rouillé, avaient probablement été utilisés comme base par l’une des deux armées durant la Troisième Guerre mondiale. Une citadelle imprenable, d’où il serait facile de surveiller les environs. Un abri pour les camions soumis à rude épreuve depuis quelque temps. Une hibernation de quatre ou cinq mois en attendant de reprendre une piste nettoyée de la neige et du verglas. Un toit relativement sûr et confortable pour les Aquariotes exténués, excédés. Une pause qui permettrait aux mécaniques de souffler et aux hommes de se reposer, de se régénérer. Là-haut, les engins volants des Slangs n’auraient pas la possibilité de se poser, les chiens sauvages et les légions de l’Apocalypse se heurteraient à des portes fermées, à des remparts infranchissables. Restait le risque des éruptions volcaniques, mais, même en mouvement, la caravane était à la merci des phénomènes naturels, tremblements de terre, avalanches, inondations, incendies, tempêtes, pluies acides… Il faudrait déblayer la piste, fermée à plusieurs endroits par les éboulements rocheux et les sapins couchés en travers, mais les Aquariotes savaient montrer devant les difficultés un courage et une solidarité sans faille. « Alors, qu’est-ce qu’on fait ? » Solman sursauta. Il n’avait pas entendu approcher Moram. Le chauffeur avait déployé une telle prudence que, malgré son gabarit, il s’était aventuré sur le pont avec la légèreté d’un insecte. « On traverse », répondit Solman. Moram se caressa le crâne du plat de la main. Trois jours qu’il n’avait pas pris le temps de se raser, et son cuir chevelu, d’habitude plus lisse que les joues d’un nourrisson, se couvrait d’un chaume noir et dru qui lui irritait la paume, les doigts et les nerfs. Ses yeux clairs se troublèrent de la teinte indéfinissable de la peur. « Faudrait encore alléger, et on n’a plus grand-chose à jeter. – Faisons confiance à l’ingéniosité de nos ancêtres », proposa Solman avec un sourire. Moram inspecta le pont du regard et eut une moue dubitative. « On a vu ce que ça a donné, l’ingéniosité de nos ancêtres, murmura-t-il. La Troisième Guerre mondiale, un monde en ruine, une végétation folle, une eau empoisonnée… – Tu veux laisser le volant à Chak ? – Pas question. Je n’ai pas de famille, et sa femme a besoin de lui. – Je monterai avec toi. – Pas question non plus ! Les Aquariotes ont besoin de leur donneur. » Solman s’approcha du bord du pont et, après avoir transféré tout le poids de son corps sur sa jambe saine, s’absorba pendant quelques instants dans la contemplation du fleuve de lave en cours de solidification. « Je monterai avec toi, reprit-il d’un ton calme mais sans réplique. En qui pourraient-ils mettre leur foi si leur donneur n’a pas foi en sa propre vision ? » Chapitre 27 Le camion s’avança lentement sur le pont, Moram au volant, Solman à son côté. Chak n’avait pas protesté lorsque son équipier s’était assis sur le siège du conducteur. Les règles tacites donnaient pourtant la préséance aux chauffeurs titulaires pour le franchissement de passages qui requéraient de l’expérience et une connaissance parfaite de leurs véhicules, mais cette entorse avait laissé Chak de marbre. Solman avait décelé en lui la forme d’apathie caractéristique de ceux qui s’éloignent d’eux-mêmes pour tenter d’échapper à leurs propres obsessions. Helaïnn l’ancienne s’était ainsi claquemurée pendant près de cinquante ans dans une bulle d’insensibilité. Se fermer à soi-même était la seule façon de fuir les démons qu’on refusait de regarder en face. Et une chimère : les démons attendaient patiemment leur heure pour resurgir de l’oubli, impitoyables, repus de tous les souvenirs refoulés. Pendant que Moram effectuait les premières manœuvres, les yeux de Solman avaient erré sur les mille cinq cents membres du peuple aquariote massés de chaque côté de l’entrée du pont. Mahielle avait déserté la voiture et laissé Ismahil seul avec Kadija. Il l’avait aperçue dans la multitude, ainsi qu’Irwan, Gwenuver, Raïma, Glenn, et quelques têtes qu’il connaissait, Adlinn, la jeune femme qui avait perdu son bébé lors de l’attaque du relais de Galice, ou encore Izbel, la sœur de Rilvo, l’homme que les membres du conseil avaient chargé d’assassiner Raïma… Même s’il avait déjà rencontré la plupart des autres, il aurait été incapable de leur donner un nom. Il avait grandi à côté d’eux, pas avec eux : pendant treize ans, entre la mort de ses parents et ses dix-huit printemps, les pères et les mères du peuple l’avaient tenu enfermé comme un animal fabuleux, comme un butin réservé à leur seul usage, puis, après que Raïma avait ouvert la cage, les événements s’étaient précipités à une cadence telle qu’il n’avait pas eu le temps de parler avec les Aquariotes, de partager leurs inquiétudes, leurs peines, leurs soucis, leurs chants et leurs rires. « Tu seras toujours seul, tu rencontreras toujours la peur et la haine autour de toi… » Lorsqu’elle avait prononcé ces paroles, Helaïnn l’ancienne avait eu la lucidité implacable de ceux que le désespoir a dépouillés de toute illusion. Il était condamné à la solitude parce que les autres n’acceptaient pas – pas encore – de se contempler dans un miroir qui les révélait tels qu’ils étaient et non tels qu’ils se figuraient être. « Personne n’aime être placé devant le miroir de la vérité… » Il avait fallu près de cinquante ans à Helaïnn pour vaincre ses démons et consentir à se regarder en face. Mais elle avait trouvé le courage de le faire alors que, pendant des millénaires, l’humanité avait poursuivi des mirages qui l’avaient coupée d’elle-même et conduite à sa perte. Au milieu du pont, il y eut une série de craquements, et quelques pierres des vestiges du parapet dégringolèrent au fond de la gorge, se plantant dans le fleuve de lave comme dans une boue épaisse. En sueur, Moram se retint à grand-peine d’appuyer sur la pédale d’accélérateur pour en finir au plus vite avec cette traversée de cauchemar. La moindre accélération, la moindre secousse pouvaient avoir des conséquences catastrophiques sur l’antique construction, l’une des seules à s’être sortie pratiquement indemne du conflit qui avait ravagé la Terre un siècle plus tôt. La fumée montant de la lave s’épaississait de plus en plus et répandait une odeur fétide de gaz. Moram poussa un long soupir de soulagement lorsque le train avant du camion cessa de vibrer sur les pavés et mordit le verglas à moitié fondu qui habillait la piste encaissée. Il rétrograda et accéléra progressivement pour éviter de patiner sur les premiers vingt mètres de faux plat, puis il roula un petit moment entre les parois vertigineuses dont certaines saillies se rejoignaient plus haut au point de former des arches. « Il a supporté le poids d’un camion, mais est-ce qu’il supportera les autres ? » soupira-t-il après avoir coupé le moteur. Le peuple aquariote se scinda en deux. Les uns choisirent de traverser à pied en portant sur l’épaule des sacs de vivres, des couvertures et des produits de première nécessité, les autres, les plus nombreux, préférèrent attendre et conjurer le risque de se retrouver sans véhicule, sans voiture, sans abri, et cela, même s’ils savaient que la coulée de lave, en coupant la piste, interdisait tout retour en arrière. Irwan, Gwenuver, Raïma et Glenn, à son corps défendant, faisaient partie de ceux-là, mais, pour les trois premiers, il s’agissait avant tout d’affirmer leur désaccord avec le donneur et de contraindre leurs partisans à se déclarer. Une trentaine de camions passèrent sans autre difficulté que des grincements alarmants et de nouvelles chutes de pierres. Chaque fois que l’un d’eux atteignait l’autre bord, des hommes, des femmes et des enfants se détachaient du groupe resté en arrière et, silencieusement, avec une sorte de réticence dans la démarche, venaient grossir les rangs de ceux qui avaient déjà traversé. Puis un chauffeur, gagné par l’affolement, commit l’erreur de donner un brusque coup d’accélérateur au milieu du pont. Les hoquets du camion, de la voiture et de la remorque se transmirent à l’ensemble de l’ouvrage dont le tablier se lézarda et parut sur le point de se disloquer. Au lieu de continuer sur sa lancée, le chauffeur appuya de tout son poids sur la pédale de frein. Les roues arrière dérapèrent aussitôt sur les pavés glissants et le véhicule partit dans un travers que l’étroitesse du passage lui interdit de corriger. La remorque escalada les vestiges du parapet, fut happée par le vide et entraîna la voiture dans sa chute. L’attache qui reliait cette dernière à la citerne céda dans un craquement bref, mais cela n’empêcha pas le camion, emporté par son élan, de basculer à son tour dans le précipice. Les Aquariotes le virent s’écraser cinquante mètres plus bas dans un éclaboussement rougeoyant. « Reculez-vous ! hurla Moram. Son réservoir va exploser ! » Il avait à peine lancé son avertissement qu’une déflagration secoua le fond de la gorge, souleva une gerbe de morceaux de lave, de verre et d’éclats métalliques dont quelques-uns fusèrent au-dessus du pont. L’écho sourd de l’explosion se prolongea entre les parois resserrées, décrocha les stalactites de glace qui avaient résisté à la chaleur, se perdit dans les volutes de fumée noire qui s’échappaient de la carcasse enflammée. « Ce crétin a tout foutu en l’air ! gémit Moram. – Il est mort, fit Solman d’une voix sèche. Et je ne connais que des crétins vivants. Allons plutôt voir si le pont est encore en état. » La construction tenait bon. Les lézardes du tablier, bien que profondes, avaient épargné les pierres taillées du cintre, et les vibrations n’avaient pas endommagé les culées qui reposaient sur des éperons rocheux renforcés par des massifs de maçonnerie. Solman ne chercha pas à savoir de quel bord venaient les cris de désespoir qui transperçaient le silence funèbre retombé sur les lieux. La femme du chauffeur, sans doute, ou sa promise, il lui avait semblé entrevoir un visage jeune derrière le miroir imparfait du pare-brise. En revanche, il ne pouvait ignorer les regards haineux qui lui léchaient la nuque et émanaient des deux côtés à la fois. Les Aquariotes mettaient la mort de cet homme, ainsi que l’attaque des sauterelles et l’éruption volcanique, sur le compte de son incompréhensible obstination à les guider dans les déserts glacés de l’hiver du Nord. « Ça devrait pouvoir passer, dit Moram. – Mais les chauffeurs accepteront-ils de prendre le risque ? demanda Solman. – S’ils refusent, je m’en chargerai. » Solman contempla les restes fumants du camion qui s’enfonçait peu à peu dans la lave. Le vent dispersait les odeurs de gaz et de soufre. Le froid revenait s’installer en maître après le court interlude de la colère volcanique. « Ce n’est pas ta faute, donneur, murmura Moram dans son dos. Si ce crétin… pardon, si Frink n’avait pas perdu la boule, il serait encore en vie. – Tu me l’as dit toi-même il y a deux jours : c’est moi qui vous ai foutus dans cette merde, c’est à moi de vous en sortir. – Je continue à croire en toi, donneur. – Moram désigna le fond de la gorge. – Lui n’y croyait plus, voilà pourquoi il est mort. » Solman se retourna avec vivacité et enfonça son regard dans celui du chauffeur. « Je ne suis qu’un homme, Moram. Je ne te demande pas de croire en moi, mais en toi. – En moi ? Je ne lis pas dans l’âme des gens, moi, je ne vois pas au-delà de ce que perçoivent mes yeux, je ne sais que me raser de haut en bas, conduire les camions et baiser les femmes. – Tu vaux mieux que ça, et tu le sais, mais… » Solman haussa les épaules. À quoi bon poursuivre cette discussion ? Les mots étaient impuissants à changer les réflexes forgés par des millénaires d’habitudes, d’inertie. « Mais quoi ? – Rien. Il y a une ancienne ville en bon état à vingt kilomètres de là. Nous pourrons nous y abriter jusqu’au retour du printemps. » Moram hocha la tête avec un large sourire qui étira les rides de ses tempes jusqu’en haut de son crâne. Trois chauffeurs seulement acceptèrent de prendre le volant des quarante camions alignés sur le bord de la gorge, Moram, Chak et un ancien du nom de Josah. Les autres se contentèrent d’avancer les véhicules déjà engagés sur la piste pour leur faire de la place. Le pont donna des signes de faiblesse, perdit quelques-unes de ses pierres, agrandit ses lézardes, émit des grincements et des gémissements qui annonçaient un effondrement proche, mais il supporta le poids des camions, comme s’il avait été conçu des siècles plus tôt dans le seul but de rendre ce service aux derniers humains. À aucun moment les trois hommes ne perdirent leur sang-froid, même quand les pavés se dérobèrent sous leurs roues et ajourèrent un tablier de plus en plus friable. Ils roulèrent au ralenti, évitant les saccades et les coups de volant intempestifs, choisissant les passages les plus denses, les plus solides. Chak se fit une petite frayeur quand les roues de la voiture qu’il tractait frôlèrent dangereusement le vide, mais il redressa sa trajectoire en douceur et gagna le bord opposé sans encombre. Lorsque la majorité des véhicules fut en lieu sûr, les derniers Aquariotes regroupés autour d’Irwan et de Raïma – Gwenuver s’était jointe depuis un bon moment à une famille qui avait suivi sa voiture – condescendirent à rejoindre les autres. Les nombreuses failles dans le tablier leur compliquèrent la tâche, et, si un garçon agile comme Glenn s’en sortit avec une relative aisance, la traversée revêtit pour les plus âgés l’allure d’une véritable épreuve. Une fois que passagers et chauffeurs furent réinstallés dans les voitures et les cabines, les soixante-dix camions du convoi s’élancèrent sur la piste ouverte comme une blessure entre les massifs montagneux. « Elle est où, cette putain de ville ? » gronda Moram qui partageait la banquette passagers avec Solman. La nuit tombait. Déjà ralentis par le verglas et le mauvais état de la piste, ils avaient perdu deux heures à déblayer un virage obstrué par des rochers qu’on avait dû remuer à l’aide de leviers, puis une heure supplémentaire à tronçonner un grand sapin couché en travers et enseveli sous des tonnes de terre et de neige tassées. La ventilation du chauffage ne suffisait pas à repousser le froid qui s’infiltrait dans les fêlures du pare-brise et sous leurs vêtements. Les faisceaux des phares ricochaient sur un mur de brume givrée, scintillante, aveuglante. « D’après le compteur, on a pratiquement fait vingt-cinq kilomètres, reprit Moram, irrité par le mutisme du donneur. Et tu m’as bien dit qu’elle se trouvait à vingt kilomètres du pont… » Solman commençait également à s’inquiéter. Sa vision lui avait montré un nid d’aigle perché au-dessus d’une zone dégagée, d’un espace qui ressemblait à un plateau, et la piste se traînait dans les profondeurs d’un paysage accidenté sans autre perspective que des parois verticales, comme coupées de haut en bas par une lame monstrueuse. Moram revint à la charge. « Va faire moins vingt cette nuit, on ne peut pas se servir du chauffage parce qu’on risque de manquer de gaz, y en a quelques-uns qui ne verront pas le lever du jour… – Tu pourrais pas boucler de temps en temps ta grande gueule ? » soupira Chak. Moram lui décocha un regard meurtrier. « Arrête donc le camion, Chak. Ça fait trop longtemps que j’ai envie de m’expliquer avec toi. – T’attendras qu’on soit arrivés. T’es pas le… » Chak se tut. Moram avait tiré son revolver, déverrouillé le cran de sûreté, et lui avait posé la bouche du canon sur le cou. Les lueurs chétives du tableau de bord soulignaient ses traits déformés par la colère. « Y a des choses qui peuvent pas attendre. – Tu penses sans doute qu’on n’a pas encore eu notre compte de morts depuis… – Arrête tout de suite ce putain de camion ! rugit Moram, les yeux hors de la tête, le doigt crispé sur la détente. – Continue, Chak, intervint Solman. – Te mêle pas de ça, donneur ! – Je me fous de vos histoires. La ville. On est arrivés. » Au sortir d’un long tournant, le camion avait débouché sur une étendue plane, dégagée, bordée d’un côté par la masse sombre d’une forêt, surplombée de l’autre par une muraille rocheuse dont le sommet se hérissait de formes découpées qui évoquaient une succession de toits. Un vent violent soufflait par rafales, écharpait la brume, arrachait leur neige aux rochers et aux arbres. À contrecœur, Moram remisa son arme dans la poche de sa veste. Les phares débusquèrent une piste secondaire qui partait sur la droite et piquait vers le bas de la muraille. « Suis-la, dit Solman. – Je veux bien, mais je vois pas comment on pourrait grimper là-haut avec les camions, objecta Chak. – Si les engins militaires y réussissaient, il n’y a aucune raison qu’on n’y arrive pas. – De quels engins militaires tu… » Chak n’alla pas au bout de sa question : la réponse se trouvait devant lui, apportée par les phares. Un cimetière de carcasses à demi recouvertes de neige s’étalait au pied de la muraille, chars, camions, jeeps, coptères, entassés les uns sur les autres dans une profusion de métal cabossé, froissé, rouillé. La Troisième Guerre mondiale était venue jusqu’ici, dans ce coin perdu du Massif central, des batailles importantes s’y étaient déroulées à en juger par le nombre d’engins, par la présence de ce fortin niché en haut de la paroi. « En tout cas, les plantes bouffeuses de fer, elles, n’ont pas été invitées au gueuleton, lança Chak. – Elles s’inviteront, tôt ou tard, dit Solman. – Comment tu peux en être si sûr ? – Elles ne sont pas apparues par hasard. Elles ont une mission, débarrasser la Terre de tous ses déchets métalliques. – Eh, tu en parles comme de soldats, comme si elles avaient reçu des ordres », intervint Moram. Il avait décidé de mettre sa rancœur de côté. Pour l’instant : l’occasion se présenterait tôt ou tard de coincer Chak et de lui assener quelques vérités bien senties sur le nez et dans le ventre. Et puis, le froid qui régnait dans la cabine et gelait ses gros doigts amoindrissait ses facultés et ne se prêtait pas à une explication dans les règles. « Tout est lié, répondit Solman. Elles appartiennent à la même armée que les chiens, que les Slangs, que les sauterelles. – Stupide, lâcha Moram. On peut à la rigueur commander aux Slangs, dresser les chiens, mais les plantes… – Stupide pour qui ? coupa Solman. Nous ne connaissons pas toutes les formes de langage. – Les plantes ne parlent pas, ou alors ça nous ferait un sacré raffut ! – Je ne te parle pas de ce langage-là. – Lequel alors ? » Solman haussa les épaules et observa la muraille lisse balayée par les phares. « Peut-être le langage du cœur de la matière », finit-il par répondre d’une voix morne. La piste coupait par le cimetière d’engins profond de deux à trois cents mètres. La couche de neige accumulée par le vent s’épaississait de plus en plus, au point d’atteindre pratiquement la hauteur d’un homme, de céder sous les roues et de bloquer la progression du camion. Chak actionna la sirène à trois reprises afin de prévenir les autres qu’un obstacle se présentait devant lui. « Va falloir qu’on dégage cette merde », maugréa le chauffeur. Les pelles et les seaux étaient des outils dérisoires pour déblayer une telle masse de neige à la seule lueur des phares du camion de tête, et, même si plus de cinq cents hommes et femmes s’attelèrent à la tâche, Solman à leur tête, la corvée leur prit une bonne partie de la nuit. Le vent hurlant transperçait les bonnets, les gants, les vêtements, engourdissait les membres, projetait des éclats de glace et de neige mêlées dans les yeux. Quand la piste fut enfin dégagée, qu’ils découvrirent la bouche d’un passage creusé directement dans la roche, ils étaient tellement épuisés qu’ils n’eurent pas d’autre envie que d’aller se reposer dans les camions et les voitures. Solman hésita un moment devant la porte de la voiture de Mahielle et des deux Albains. Puis, exténué, la jambe gauche tétanisée, il renonça à les déranger et retourna dans la remorque qui lui servait de chambre et dont il dut rafistoler sommairement la bâche défoncée par la congère. Il lui fallut également remettre un minimum d’ordre, nettoyer son matelas et ses couvertures des traces de neige, mais, même en gardant sa tunique et son pantalon de cuir, il ne parvint pas à chasser le froid qui le mordait jusqu’aux os ni la douleur à sa jambe torse. Il resta éveillé, aux prises avec une grande lassitude morale et physique, jusqu’à ce que les premières lueurs du jour s’infiltrent par les interstices de la remorque et tombent en rayons désordonnés sur les ustensiles et les rouleaux de tissu épars. Il se leva, passa la canadienne fourrée, enfila ses gants, ses bottes, poussa le hayon et sortit dans l’air congelé de l’aube. Le vent avait cessé de souffler, le ciel était d’un blanc métallique, éblouissant. La caravane s’étirait comme un serpent engourdi sur la piste. Il ne décela aucun mouvement, aucun bruit. Rien, pas même un murmure, pas même un craquement, ne troublait le silence figé. Le givre et la lumière s’enchevêtraient en rosaces complexes et fascinantes dans le cimetière d’engins. Il longea le camion de tête, enjamba les pelles et les seaux abandonnés sur place et franchit la bouche d’entrée du passage. À première vue, le tunnel, consolidé par des poutrelles de béton, était assez large pour accueillir le convoi, et sa pente, bien qu’accentuée, paraissait tout à fait franchissable par les camions. Puis, alors qu’il s’enfonçait dans le cœur de la roche, il lui sembla percevoir des hurlements dans le lointain. Ils ne résonnaient pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de lui. Appuyé contre la paroi, il oublia la douleur à sa jambe et la fatigue d’une nuit de veille pour plonger en lui-même et élargir son champ de vision. La sensation l’effleura de milliers de formes sombres déferlant sur une plaine enneigée. Les légions de l’Apocalypse. Elles étaient en marche, et, ainsi que l’avait affirmé le prêtre bakou, elles se refermaient sur les derniers hommes comme les pinces d’un crabe. Chapitre 28 On frappa à la porte. Solman prit le temps de glisser une bûche dans le fourneau du poêle avant d’aller ouvrir. Il entrevit, par la lucarne de la porte hérissée de barreaux métalliques, les lumières tremblantes des bougies, des poêles et des âtres qui, en contrebas, découpaient les ouvertures des bâtiments plongés dans l’obscurité. Ismahil était monté se coucher – ou seulement s’allonger, il ne dormait jamais d’après Mahielle – depuis un bon moment dans la chambre où reposait Kadija. Solman partageait la maison avec les deux Albains. Les occupants précédents, des soldats de la ligne PMP comme l’indiquaient les uniformes abandonnés çà et là avec, sertis dans le col des vareuses, le drapeau rouge étoilé et l’ours stylisé, avaient enduit les murs de pierre, les sols et les plafonds d’un béton indestructible. Toutes les ouvertures étaient pourvues de barreaux épais et étroits fabriqués dans un métal inoxydable. Avec les uniformes, parfois dans les uniformes, les Aquariotes avaient trouvé bon nombre de squelettes qu’ils avaient dû balancer du haut des remparts de la petite ville fortifiée. On n’avait relevé aucune trace de bataille, aucun impact de balle sur les murs, sur les vitres, sur les épaves disséminées dans les ruelles ; les meubles rongés par l’humidité, chaises, tables, couchettes, étaient restés debout. Les soldats de l’axe PMP n’avaient pas eu la possibilité de riposter, terrassés par un gaz fulgurant ou foudroyés par des insectes venimeux, parfois surpris dans leur sommeil, on avait découvert quelques squelettes dans les lits, enveloppés de pans de draps poussiéreux comme d’autant de bandelettes usagées. En revanche, leurs armes étaient restées introuvables, comme si le premier soin de l’armée ennemie avait été de passer les récupérer après le massacre. De même on ne relevait aucune présence animale, pas l’un de ces rats agressifs au poil noir et rêche qui pullulaient d’habitude dans les ruines des anciennes cités. La répartition des Aquariotes dans les bâtisses n’avait pas été une tâche facile, chaque famille cherchant à obtenir les meilleures conditions de logement. Solman ne s’en était pas mêlé, déléguant bien volontiers cette tâche à Irwan et Gwenuver. Ils souhaitaient renouer avec leurs anciennes prérogatives de père et de mère, grand bien leur fasse ! Et qu’ils en supportent les conséquences ! Lui-même n’avait pas tiqué lorsqu’on lui avait assigné sa résidence, une petite maison située tout en haut de la forteresse et dont le toit de béton, dominant le rempart, était exposé aux vents, au froid et aux tempêtes de neige. Il n’avait même pas eu à réclamer la compagnie des deux Albains, on la lui avait imposée, dans le but probable de lui signifier que son peuple le regardait désormais comme un étranger. Il avait nettoyé l’habitation de fond en comble avec l’aide d’Ismahil. Sans eau, puisque la consigne était de l’économiser, mais avec des chiffons imbibés de neige. Placé au milieu de la pièce qui servait de cuisine, de salle à manger et de salon, le vieux poêle en fonte diffusait sa chaleur dans les deux chambres et dans l’ancienne salle de bains dont ils gardaient les portes ouvertes. Les intendants leur avaient distribué des draps, des couvertures, des ustensiles de cuisine, des bûches ainsi qu’une réserve de vivres et cinq jerrycans d’eau qui, en principe, couvraient leurs besoins pour une semaine. Cependant, comme Ismahil mangeait, buvait et se lavait peu, comme Kadija restait inerte, les rations assuraient davantage que le strict nécessaire, hormis le bois, qu’il fallait aller chercher régulièrement dans l’ancienne église transformée en entrepôt. Ils faisaient chauffer les aliments sur les ronds du poêle et, parfois, avec la permission d’Ismahil, Solman se payait le luxe de remplir la baignoire à l’émail écaillé d’eau bouillante et de plonger un long moment dans un bain régénérateur. Il n’avait pas été exonéré des tours de garde effectués sur les hauteurs du rempart ou derrière la porte basse du tunnel d’accès hermétiquement rebouchée avec des pierres et des épaves d’engins militaires. Il fut étonné de découvrir la silhouette enrobée de Gwenuver sur le seuil de la porte, la face encadrée par un fichu de laine, le corps enveloppé dans un ample manteau. Poussés par un vent irascible, quelques flocons de neige s’engouffrèrent dans l’embrasure et s’éparpillèrent dans la pièce avec la vivacité silencieuse de papillons de nuit. « Eh bien, on n’invite pas sa mère à entrer ? » Une moue maniérée brisait la rondeur du visage de Gwenuver. « Ma mère est morte depuis bien longtemps, rétorqua Solman avec froideur. Qui vous envoie ? » L’ardeur effrontée avec laquelle elle le fixa contrastait avec l’inquiétude sous-jacente qui imprégnait ses gestes et sa voix. « Personne. Il m’arrive de prendre des initiatives personnelles, et plus souvent que tu crois. » Elle ne mentait pas, mais elle masquait ses mobiles avec une prudence de chatte sauvage. « Il fait froid dehors », reprit-elle après avoir lancé un bref regard sur la ruelle en pente. Solman s’effaça pour la laisser entrer, puis il referma la porte métallique et tira le verrou. Elle retira ses gants, son fichu, son manteau, secoua sa chevelure grise et se dirigea vers le poêle au-dessus duquel elle étendit les mains. Elle portait une veste courte et un pantalon d’un tissu gris et épais qui, en épousant ses formes, alourdissaient encore sa silhouette. « Que me voulez-vous ? attaqua Solman en venant se placer en face d’elle de l’autre côté du poêle. – Essayer de mettre un terme à cette situation absurde, répondit-elle après quelques secondes de silence. Rapprocher les uns et les autres. Maintenant que nous sommes à l’abri… » Elle s’interrompit et lui adressa un sourire hésitant. La chaleur du poêle redonnait des couleurs à son visage et de l’éclat à ses yeux clairs. « Maintenant que tu nous as trouvé un abri, corrigea-t-elle, nous pouvons peut-être taire nos petites querelles et œuvrer ensemble au salut du peuple aquariote. – Vous classez l’assassinat de mes parents, l’empoisonnement des Slangs et tout le reste dans la rubrique petites querelles ? » lança Solman. Elle marqua le coup d’un raidissement de tout son corps. Les ronflements du poêle rythmèrent un silence devenu oppressant. « Tes parents, les Slangs, le reste, tout cela a été pensé et organisé par mère Katwrinn, réussit-elle à articuler. Tu l’as toi-même entendue se vanter de… – Les absents ont toujours tort, n’est-ce pas ? Elle se serait trahie bien avant si vous aviez eu la lucidité ou le courage de lui résister. – Katwrinn était… comment dire ? si… persuasive. Notre erreur a été de croire qu’elle se vouait corps et âme au bien du peuple aquariote. Tu es né avec le don de clairvoyance, Solman, et, reconnais-le, elle a réussi à te tromper pendant plus de douze ans. » Ce fut au tour de Solman d’accuser le coup. La douleur à sa jambe se réveilla tout à coup, comme un creuset où se fondaient instantanément les regrets, les manques et les doutes. « Mon erreur à moi a été de vous regarder avec les yeux de l’affection, dit-il d’une voix sourde. – Ce n’était pas une erreur. Nous t’aimions… nous t’aimons toujours comme un fils. – Et pour me le prouver, vous répandez le bruit de ma folie, vous dressez les Aquariotes contre moi… » Elle l’interrompit d’un geste suppliant de la main. « Ils n’ont pas compris ta décision de les emmener dans l’hiver du Nord, ils sont venus se plaindre à nous. Que pouvions-nous faire d’autre que les écouter ? Devions-nous les rejeter, les abandonner dans leur désespoir ? Laisser croître leur colère ? Tu as parfois tort d’avoir raison, Solman, c’est le lot de tous les clairvoyants. – Je n’ai ni raison ni tort. La manipulation ne m’intéresse pas, j’essaie seulement d’écouter mes perceptions. » Il s’assit sur une chaise grinçante pour soulager sa jambe douloureuse. La crosse du pistolet de Chak lui pénétra profondément dans les plis du ventre. « Ils n’ont pas les mêmes perceptions que toi, dit Gwenuver. Et ce qui te paraît juste leur semble injuste. – Et vous, vénérée mère, qu’est-ce qui vous paraît juste ? » La flamme de la bougie posée sur la table s’éteignit, la pièce sombra dans une nuit compacte et hachée par les éclats rougeoyants du poêle. « Que nous réunissions nos forces au lieu de les disperser. – Qu’est-ce que vous comptez gagner dans l’affaire ? » Elle se raidit à nouveau, offusquée par la question. « Rien… rien d’autre que la satisfaction du devoir accompli. – Vous espérez vous racheter ? poursuivit Solman avec un regard aigu. Laver le sang sur vos mains ? Prouver votre importance aux yeux des Aquariotes ? » Elle poussa un long soupir avant de ramener ses bras le long de son corps. « Je suppose qu’il ne sert à rien de tricher maintenant que tu ne me regardes plus avec les yeux de l’affection. Je suppose également que l’intérêt que nous portons à la collectivité n’est qu’une façon comme une autre de poursuivre un but personnel. Tu n’échappes pas à la règle, Solman. » Il dut reconnaître qu’il lui ressemblait sur ce point, que les intérêts collectif et individuel s’imbriquaient en lui de telle manière qu’il lui était impossible de les dissocier. Sa clairvoyance ne lui servait pas seulement à guider le peuple aquariote sur les chemins hostiles de l’Europe, il l’utilisait aussi et surtout pour descendre en lui, pour explorer le labyrinthe tortueux de son esprit, pour échapper à la prison de l’espace-temps, pour trouver un passage vers un autre état, une autre réalité. « Vous avez raison, dit-il en renversant la nuque par-dessus le dossier de la chaise. Qu’importent votre envie de rachat, votre besoin de reconnaissance, qu’importe le passé… » Gwenuver s’engouffra immédiatement dans la brèche. « C’est exactement ce que je te propose : faire du passé table rase, repartir de zéro, se consacrer au présent. Contrairement à Irwan et à Raïma, je persiste à penser que ton don nous est indispensable. – Si je comprends bien, vénérée mère, vous venez m’offrir une alliance contre vos deux alliés. » Elle contourna le poêle, tira un tabouret du dessous de la table et vint s’asseoir près de lui. Il décela son odeur fade sous l’essence de fleurs sauvages dont elle s’était parfumée. Autant il avait éprouvé de la compassion pour mère Katwrinn, autant il ne ressentait pour elle qu’une indifférence teintée de mépris. Il se le reprochait, car elle était sincère dans sa démarche, mais, depuis qu’elle s’était violemment disputée avec Raïma sur les bords de la Baltique, depuis qu’il avait osé la sonder, le lien s’était distendu, et il n’avait ni la volonté ni la force de surmonter sa déception, son désenchantement. « Pas contre eux, mais en dépit d’eux. – Elle parlait à voix basse, comme si elle voulait l’emberlificoter dans son secret. – Ils ne sont pas mûrs pour une réconciliation, Raïma parce qu’elle est jalouse de l’Albaine… – Jalouse d’une agonisante ! Qu’elle a elle-même empoisonnée. – Elle m’a juré qu’elle n’était pour rien dans cette histoire. Quelqu’un a dérobé une de ses fioles de poison dans sa voiture. Si tu veux en avoir le cœur net, tu n’as qu’à la soumettre au jugement : tu verras qu’elle dit la vérité, j’en suis convaincue. – Comment pourrais-je la sonder ? Elle me fuit comme la peste. – La cérémonie publique d’adoption aura lieu demain après-midi dans l’église. Viens discrètement, et tu auras la possibilité de te faire une opinion. » Solman se leva, incapable de supporter plus longtemps la promiscuité imposée par son interlocutrice. Le poêle ronflait comme un moteur, et son tuyau de métal anodisé, qui se jetait dans le conduit de la cheminée, émettait des craquements répétés. « Vous ne m’avez pas consulté ! – Il ne chercha pas à retenir l’acrimonie qui tirait sa voix dans les aigus. – Et sans l’aval d’un donneur, une adoption ne vaut rien. Rien ! » Il prit conscience que son statut de donneur avait forgé en lui un orgueil sournois mais immense. Il s’était toujours figuré que les autres dépendaient de sa force d’attraction et gravitaient autour de lui comme des planètes autour de leur étoile. Oh, bien sûr, il avait préféré imaginer que mère Nature l’avait voulu ainsi, comme elle avait voulu qu’il y eût des étoiles et des planètes, mais il s’était gonflé d’importance, et sa mise à l’écart dans l’organisation de cette cérémonie lui faisait l’effet d’une humiliation, d’une mortification. Pourtant, combien de fois avait-il rêvé d’être dispensé de son rôle et élevé au rang d’un homme ordinaire ? Loin de subir sa différence, comme il s’était complu à le croire, il s’en était nourri, il l’avait revendiquée, cultivée, et ses aspirations à la normalité n’avaient été que des leurres destinés à masquer sa suffisance. « Tu as tenu Irwan à l’écart dans ta décision de remonter vers le Nord, il ne te l’a pas pardonné, dit Gwenuver. Mais je serai un pont secret entre toi et lui, entre Raïma et toi, et, quand les rancœurs se seront apaisées, vous pourrez vous retrouver. » Solman hocha la tête avec un sourire amer. « De quelle paix parlez-vous, vénérée mère ? Vous pensez donc que nous sommes à l’abri dans cette forteresse ? Nos ennemis savent très bien où nous sommes. – Ridicule. Comment auraient-ils pu le savoir ? – Je n’en ai aucune idée, mais leurs légions convergent vers le Massif central. » Gwenuver se leva à son tour et eut un geste d’exaspération. « Quel ennemi, Solman ? Seuls les chiens sauvages et les Slangs nous ont attaqués. – Les bakous nous ont pourtant prévenus que… – Ces fous ? Ils vivent en permanence dans le sang de leurs propres mutilations. La faim, la soif, la fièvre et le froid les font délirer. – Raïma aussi parle d’Apocalypse. – Raïma ? Elle s’éteint à petit feu et considère que le monde se meurt en même temps qu’elle. – Vous prétendez que mon don vous est indispensable et vous refusez de m’entendre ? » Les éclats rageurs de sa voix demeurèrent suspendus quelques instants dans l’obscurité de la pièce. « Le don véritable, mon fils, pas les fruits de ton imagination, répondit Gwenuver. Katwrinn avait raison de distinguer l’inconscient, la clairvoyance, du mental, l’illusionniste. Retrouve l’essence du don, débarrasse-le de toutes les idées parasites inoculées par le Livre de Raïma, redeviens l’être pur que nous avons connu autrefois. – Désolé, vénérée mère : j’ai perdu ma virginité. Et maintenant, avec votre permission, j’aimerais aller me coucher. » Elle acquiesça d’un mouvement de tête, noua le fichu autour de sa tête, enfila son manteau et ses gants, se dirigea vers la porte, se retourna, la main posée sur le verrou. « Prends le temps de la réflexion. Quand tu auras une réponse à me donner, positive ou négative, arrange-toi pour me le faire savoir. Par l’intermédiaire de Jean, peut-être, j’ai appris que vous vous voyiez régulièrement, toi et lui. Une dernière chose… » Elle lâcha le verrou, se rapprocha de lui et ajouta, d’une voix à peine audible : « Méfie-toi des Albains. Nous sommes nombreux à penser qu’ils cherchent à nous diviser. Ils n’ont pas été officiellement adoptés, et nous devrons bientôt prendre une décision à leur sujet. » Elle resserra les pans de son fichu et sortit dans la nuit hantée par les flocons de neige. Solman la vit disparaître derrière une épave échouée en travers dans la ruelle descendante. Il laissa la porte ouverte pendant quelques minutes, le temps que se dispersent l’ombre pâle de son odeur et les effluves entêtants de son parfum. La dernière bûche s’était consumée dans le poêle et le froid descendait peu à peu sur la chambre. Les trois couvertures ne suffisaient pas à réchauffer Solman, nu sous le drap, mais il aurait fallu bien plus qu’un fourneau ronflant à plein régime pour l’empêcher de grelotter. Jamais il ne s’était senti aussi démuni, aussi désemparé que dans la solitude glacée de cette chambre capitonnée de béton. Le passage de mère Gwenuver avait laissé des traces dans son organisme, comme un virus à effet retard grignotant ses défenses immunitaires. Il avait ressenti les mêmes doutes, la même fragilité, face aux accusations de mère Katwrinn, mais ils se trouvaient multipliés par dix, par cent, dans la paix nocturne froissée par les hurlements du vent. Est-ce qu’il n’était pas en train de devenir fou ? Son esprit était-il suffisamment puissant et pervers pour l’entretenir dans un monde illusoire ? Les images et les sensations qui s’imposaient à lui avec une fréquence et une clarté constantes n’étaient-elles pas de pures et simples affabulations élaborées par un cerveau détraqué ? Les épisodes du relais de Galice, des sauterellesGM et de l’éruption volcanique tendaient à prouver, au contraire, que sa vision était en prise sur le réel, mais, comme l’avaient affirmé les vénérées mères Katwrinn et Gwenuver, il se pouvait très bien qu’il recouvre l’essence de son don dans des circonstances particulières, comme si le mental débordé cessait de fonctionner pour transmettre le relais à l’inconscient. Sans avoir l’air d’y toucher, Gwenuver avait posé deux conditions à sa réadmission dans le sein du peuple aquariote : un, qu’il accepte de redevenir simple donneur, c’est-à-dire qu’il réintègre les limites d’une fonction purement consultative et fasse acte d’allégeance au nouveau conseil, deux, qu’il se désolidarise des deux Albains qu’on s’apprêtait à chasser de la forteresse. Et la brève allusion de la visiteuse à ses relations avec Glenn-Jean était une menace voilée, un champ potentiel de représailles. Il passa en revue les rangs de ses partisans, ou du moins de ceux qu’il considérait comme ses partisans : Glenn, en premier rang, Moram, parce que celui-là, avec son bon sens et ses muscles épais, n’était pas du genre à se laisser influencer, Chak, peut-être, encore qu’il ne lui eût pas rendu une seule visite depuis qu’ils s’étaient installés dans la forteresse, quelques chauffeurs encore, dont le vieux Josah, trois ou quatre femmes qui ne portaient pas Raïma dans leur cœur, une des deux jeunes sourcières qui le regardait avec un peu plus que de la sympathie, et puis… et puis… Les autres se hâtaient de reconstruire le monde qui avait vacillé lors du grand rassemblement et au relais de Galice. La hiérarchie, les rites, la répartition des tâches, autant de constructions qui les rassuraient, qui leur donnaient l’impression d’évoluer dans les limbes d’une matrice. Il n’avait pas perçu d’autres voix, d’autres musiques, dans la démarche de Gwenuver, mais c’était tout le peuple aquariote qui s’était exprimé par sa bouche. Ou il se pliait à leurs règles, ou ils l’excluaient, comme ils étaient déjà déterminés à exclure Kadija et Ismahil. Ils aspiraient seulement à parcourir un chemin déchiffré pendant des millénaires, si souvent balisé qu’il apparaissait comme la seule voie vers la vérité. Un bruit de pas précipités tira Solman de ses pensées. Il leva la tête, vit une ombre grise se ruer dans sa chambre, glissa la main sous le traversin, agrippa la crosse du pistolet. « C’est moi, Ismahil… » Une couronne de cheveux clairs encerclant un crâne lisse, une chemise blanche flottant sur des jambes maigres. « Kadija… Kadija… » Les mots se bousculaient dans la gorge du vieil Albain. La respiration de Solman se suspendit. « Elle est… elle est… – Elle est quoi ? hurla Solman. – Elle s’est réveillée, elle est revenue à la vie ! » Chapitre 29 Du rempart, une ceinture de béton à laquelle on accédait par un escalier tournant, Solman voyait les Aquariotes converger vers l’ancienne église, située dans la partie basse de la ville, au centre d’une place où débouchaient la plupart des ruelles. On devinait que c’était une église d’abord à sa masse imposante, disproportionnée par rapport aux autres constructions, ensuite à sa vague forme de croix et, enfin, aux trois arcs-boutants mystérieusement épargnés par les soldats de l’ancien temps. Pour le reste, elle tenait davantage du blockhaus avec le béton lisse qui l’habillait de bas en haut, les murs de parpaings criblés de meurtrières qui comblaient ses anciens vitraux et rosace, son portail métallique de plus de vingt centimètres d’épaisseur et son clocher arasé qui lui donnait l’allure d’une bâtisse pataude, obtuse. Comme sa surface avait pour seul équivalent les ateliers souterrains où étaient stationnés les camions et leurs attelages, elle était tout naturellement devenue le lieu de ralliement des Aquariotes, rendossant son ancien rôle après un court intermède militaire et près d’un siècle de désolation. Vue d’en haut, la ville ressemblait à un échiquier où les rectangles de neige le disputaient au noir vertical des façades et des épaves. Solman avait éprouvé le besoin de contempler la blancheur apaisante des montagnes avant d’affronter ce qui s’annonçait comme une dure épreuve. D’un côté, la surface parfaitement lisse du plateau se brisait sur les récifs de la forêt avant de repartir en vagues moutonnantes qui venaient mourir sur les flancs affaissés d’éminences rognées ; de l’autre, se dressaient des pics découpés, serrés, un faisceau de lances pointées vers le ciel, une gigantesque grille naturelle qui semblait protéger le nid d’aigle où se perchait la ville. Un trait de fumée s’en élevait et traçait dans le bleu froid du ciel un sillage clair chahuté par le vent : le volcan fulminait encore, comme s’il lui restait un peu de bile à cracher. « On n’aura pas de neige aujourd’hui. » Solman se retourna : un homme se tenait devant lui sur le chemin de ronde luisant de verglas, appuyé d’une main sur le garde-corps crénelé, le visage enfoui sous un passe-montagne de laine écrue qui ne laissait paraître que ses yeux clairs, ses sourcils broussailleux et la naissance de son nez. Grand, maigre, il portait en bandoulière un fusil d’assaut, un modèle maintes fois réparé comme le montraient les pièces métalliques vissées sur la crosse et le canon. Son manteau, ses gants et ses bottes de cuir fauve avaient également subi un grand nombre de rapetassages, et il y avait fort à parier que sa peau elle-même était couturée de cicatrices. « Je suis de garde, reprit l’homme. Je vais me les geler tout l’après-midi pendant que les autres seront bien au chaud dans l’église. » Solman se sentit transpercé par son regard. Il ne le reconnaissait pas, mais sa voix enrouée éveillait en lui d’étranges sensations, remuait des souvenirs qui gisaient depuis des années dans la boue de sa mémoire. « Qui êtes-vous ? » Il lui avait fallu surmonter l’inexplicable oppression qui lui serrait la gorge et la poitrine pour prononcer ces quelques mots. « Un anonyme, un homme de l’ombre, un de ces Aquariotes qu’on ne remarque jamais, répondit l’autre. La preuve, ça fait une vingtaine d’années que nous vivons dans la même caravane, et tu ne me connais pas, tu n’as même jamais entendu parler de moi. C’est vrai que je n’ai pratiquement plus de famille et peu de besoins. Je suis à peine plus réel qu’un fantôme. – Vous portez bien un nom ? » Les yeux de l’homme se voilèrent de tristesse. « Autrefois on m’appelait Wolf, ça veut dire “loup” en neerdand. – Autrefois ? – Lorsqu’ils m’ont adopté, les pères et les mères du conseil m’ont rebaptisé Caïn, c’est le nom de l’un des premiers hommes du Livre des religions mortes. – Vous étiez de quel peuple avant votre adoption ? » L’homme s’accouda au garde-corps et, penché en avant, observa les ruisseaux fourmillants des Aquariotes qui affluaient vers le parvis de l’église. « Scorpiote. Nous vivions dans la région de Latvia, Lettonie dans votre langue, mais notre berceau, c’est le pays des Scotts, l’Écosse. » C’est alors seulement que Solman remarqua la pointe d’accent qui allongeait certaines de ses syllabes. Il tenta de le sonder mais, en dehors d’une impression superficielle de nostalgie et de fatalité, sa vision pénétrante se heurta à un mur infranchissable. Celui-là savait mieux que les autres protéger ses secrets. « L’Écosse ? Elle n’appartient pas aux îles Britanniques ? » L’homme acquiesça d’un grognement. « Je croyais que les radiations nucléaires rendaient toute vie impossible là-bas ? poursuivit Solman. – Nos ancêtres ont quitté les îles avant d’être exterminés par la pollution atomique. Mais tous les peuples scorpiotes en ont gardé des traces : transgénose, tares de toutes sortes, physiques aussi bien que mentales… – Comment avez-vous atterri chez les Aquariotes ? » À nouveau l’homme marqua un long temps de pause. « J’avais à peine vingt ans quand le conseil de mon peuple m’a banni, répondit-il d’une voix hésitante. – Pour quel motif ? – J’ai eu le tort de m’élever contre le jugement d’un donneur. » L’homme répugnait visiblement à évoquer ses souvenirs, mais Solman s’acharna, saisi par une envie furieuse, irrépressible, de déterrer son passé. Il ne restait pourtant que peu de temps avant le début de la cérémonie. « Pour quelle raison ? – Ce n’était pas un vrai donneur, il ne voyait pas, il était influencé. – Comment pouviez-vous en être si sûr ? » L’homme se redressa et épousseta la neige collée à ses manches. « Les fantômes n’ont pas l’habitude de parler, boiteux, et je t’en ai déjà trop dit. » Il s’éloigna dans le chemin de ronde d’une démarche vacillante, comme alourdi par le faix de son histoire. « Est-ce que je vous reverrai, Wolf ? cria Solman. – Je ne sais pas si c’est souhaitable », répondit l’homme sans se retourner. Tous les membres du peuple aquariote, hormis les guetteurs, les malades et les femmes enceintes proches du terme, se pressaient dans l’église. Le vaisseau étant trop petit pour les accueillir, ils s’étaient répandus dans le narthex, dans les transepts et dans les travées de la nef où les intendants avaient entreposé les réserves de vivres, le bois de chauffage, les couvertures, les bougies, les produits d’entretien, les ustensiles, les outils, bref, tout ce dont avaient besoin les Aquariotes hormis l’eau, stockée dans les citernes des camions. Pour pallier l’absence quasi totale d’éclairage diurne, on avait allumé des dizaines de grosses bougies réparties sur les vestiges de l’autel, sur la chaire de bois restée intacte, sur les rebords des bases des piliers et, au-dessus du chœur, sur le plancher dénudé d’un ambon. Les petites flammes répandaient une agréable odeur de cire chaude et dispensaient une lumière ambrée qui s’intensifiait à la croisée des transepts et allait décroissant vers le porche et sur les côtés du vaisseau. Irwan et Gwenuver trônaient sur une estrade sommaire et dressée devant l’autel, vêtus des tuniques amples et colorées qui leur avaient toujours servi de tenues officielles. Les derniers événements avaient amputé le conseil des deux tiers de ses membres, soit la même proportion que l’ensemble de la population. Sans doute ce parallèle avait-il joué un rôle important dans le resserrement des Aquariotes autour de leur dernier père et de leur dernière mère. On se retrouvait entre rescapés, entre hommes et femmes meurtris, endeuillés, on se raccrochait avec l’énergie du désespoir aux valeurs traditionnelles, à la stabilité, à l’autorité incarnées par Irwan et Gwenuver. Peu importaient les rumeurs qui insinuaient que ces deux-là avaient du sang sur les mains. De quoi les accusait-on ? D’avoir tenté d’empoisonner les Slangs ? On n’avait jamais aimé ces charognards aussi arrogants que puissants. D’ailleurs, le conseil avait fait preuve de sagesse, de clairvoyance, en cherchant à se débarrasser des troquants d’armes : n’étaient-ils pas en train de tendre un piège au peuple de l’eau sur les hauteurs du relais de Galice pendant qu’ils plaidaient – qu’ils pleuraient… – leur cause sous le chapiteau des jugements ? Quant aux autres accusations, ce crime que le conseil aurait perpétré contre les parents du donneur, cet assassin qu’il aurait lancé sur la guérisseuse, ces fraudes auxquelles il se serait livré pendant les élections, on les considérait comme de pures calomnies répandues par des langues de vipère (les derniers partisans du donneur). On en voulait pour preuve le comportement de Raïma : la guérisseuse aurait-elle accepté de paraître en compagnie d’Irwan et de Gwenuver si vraiment ils avaient eu la volonté de la tuer ? Elle se tenait pourtant au milieu du petit groupe concerné par la cérémonie publique d’adoption, avec son fils Jean, avec Adlinn qui portait un nourrisson dont la mère était morte en couches quelques jours plus tôt, avec d’autres enfants, des hommes et des femmes, jeunes et moins jeunes, qui aspiraient à reconstituer les familles démantelées par les chiens sauvages, les roquettes des Slangs et les accidents de la vie. Sous la cascade exubérante et sombre de ses cheveux, le visage de Raïma n’était plus qu’un fatras incohérent de chair où se devinaient à peine les reliefs des traits. Le front avait doublé de volume, le nez était un appendice perdu parmi les crêtes qui poussaient sur les pommettes et les joues, la bouche disparaissait à moitié sous le renflement de la lèvre supérieure, le menton s’étirait et fuyait sur le côté droit. Seuls les yeux, où se lisait une souffrance indicible, avaient conservé leur éclat d’origine. Ils se posaient tantôt sur la foule, tantôt sur Irwan et Gwenuver, assis au milieu de l’estrade, avec l’intensité fiévreuse, dérangeante, d’oiseaux affamés en quête de miettes. Elle n’en était qu’au début de son calvaire : il lui faudrait donner le sein en public à Jean afin que l’assemblée entérine l’adoption, et, même si les bougies ne suffisaient pas à éloigner la pénombre, elle offrirait sa poitrine en spectacle à tous les Aquariotes, elle exhiberait ces protubérances difformes, ignobles, dont elle s’était autrefois montrée si fière. Irwan écarta les bras, et, après avoir obtenu un silence relatif, prononça la formule d’usage : « Notre mère Nature donne et reprend. Mais elle nous a offert, à nous ses enfants, le présent de la compassion, le pouvoir de donner ce qu’elle a repris, de reconstruire ce qu’elle a détruit. » Il n’avait pas besoin d’élever la voix, amplifiée par l’acoustique vibrante de la nef. « Ces derniers temps, notre peuple a été durement éprouvé. Aucun homme ne remplacera un homme disparu, aucune femme ne remplacera une femme disparue, aucun enfant ne remplacera un enfant disparu, car chacun de nous est unique, irremplaçable, mais certains ont manifesté le désir de rebâtir un foyer, et nous ne pouvons que les y encourager : le peuple de l’eau a besoin de pères, de mères et d’enfants, d’une explosion d’amour et de vie après ces terribles jours de deuil. » Une femme hurla son approbation, un cri lui répondit du fond d’un transept, puis un autre jaillit d’une travée, et encore d’autres, et bientôt, des clameurs poussées par des centaines de poitrines s’élevèrent entre les murs bétonnés de la vieille église. Gwenuver promena un regard extatique sur les visages effleurés par la lumière tremblante des bougies. Elle redevenait une poule veillant sur sa couvée, elle comptait ses poussins un instant égarés par les chiens sauvages et les renards slangs, elle retrouvait l’affection des siens, elle renouait avec la chaleur maternelle et bienheureuse qu’elle avait connue avant que ce serpent de Katwrinn ne s’insinue dans sa vie. Avant que… Certains souvenirs choisissaient mal leur moment pour se relever de leur tombe. Elle les chassa d’un geste énergique. Les traits tendus, une lueur farouche dans les yeux, Adlinn s’avança sur l’estrade, leva le nourrisson à bout de bras et déclara, d’une voix fissurée par l’émotion : « Moi, Adlinn, je regarde désormais cet enfant privé de père et de mère comme mon fils. Je lui donne le nom de Jakel. C’était… c’était le nom de mon fils tué par… » Elle n’eut pas la force d’en dire davantage. De grosses larmes roulèrent sur ses joues tandis qu’elle dégrafait le haut de sa robe et déboutonnait son boléro pour libérer l’un de ses seins. Le nourrisson se mit aussitôt à téter mais, comme piquée par ce contact, elle le repoussa au bout d’une poignée de secondes et rajusta hâtivement boléro et robe malgré ses vagissements de protestation. « Tu n’as pas choisi d’époux ? demanda Irwan. – Pas encore, vénéré père. J’ai besoin de temps pour me réhabituer à un homme. – Tu as fait le premier pas en adoptant cet enfant. Je suis sûr que très bientôt, tu oublieras ton époux décédé et que tu t’ouvriras à l’amour d’un autre homme. » Comme le voulait l’usage, le peuple aquariote entérina l’adoption par une salve d’applaudissements et d’acclamations. Une dizaine de cérémonies se succédèrent. Le rituel, établi par l’Éthique nomade, était invariable : les femmes s’avançaient sur l’estrade, accompagnées de l’enfant qu’elles souhaitaient adopter et, parfois, de leur mari, donnaient un nom à leur nouveau fils ou leur nouvelle fille, lui présentaient le sein devant la bouche pour un simulacre d’allaitement, puis, après quelques paroles échangées avec Irwan ou Gwenuver, le peuple aquariote marquait son approbation par une ovation et des bans. Un silence suffocant tomba sur l’église, en revanche, lorsque Raïma et Glenn-Jean, les derniers à passer, se juchèrent sur l’estrade. Autant les membres de l’assistance s’étaient identifiés aux larmes, à l’émotion, aux rires et aux bons sentiments qui avaient nourri les cérémonies précédentes, autant le couple formé par la guérisseuse en phase terminale de transgénose et l’enfant miraculé du relais de Galice leur faisait l’effet d’une offense, d’une abomination. Ils ne comprenaient pas qu’une caricature de femme, fût-elle l’experte en plantes qui soignait leurs maux depuis des années, eût le front de revendiquer un quelconque droit à la maternité, elle que mère Nature, prévoyante, avait frappée de stérilité. Cette image de la dégénérescence les blessait, eux qui condamnaient leurs propres transgénosés, parents, fils, filles, frères, sœurs, à l’enfermement perpétuel dans deux voitures surnommées les « pourrissoirs ». La terreur génétique, issue des pollutions léguées par l’ancien monde, hantait l’esprit des nomades, et Raïma se dressait sur le devant de l’estrade comme une mise en garde, comme un rappel de cette malédiction qui pouvait s’abattre à n’importe quel moment sur l’un d’entre eux ou l’un de leurs descendants. Elle leur faisait prendre conscience de la longueur et de la difficulté du chemin qui les séparait du nouvel éden, d’une nature et d’un peuple rendus à leur pureté originelle. Ils s’estimaient à l’abri des prédateurs animaux et humains dans cette ville-forteresse, mais, quelles que fussent l’épaisseur et la hauteur des murs les isolant des dangers extérieurs, ils restaient à la merci du bouleversement des gènes, de ces guerres « exoniques », « introniques » – on ne connaissait pas la signification exacte de ces deux termes hérités de l’ancien monde, on savait seulement qu’ils décrivaient l’opposition entre pureté et infection –, invisibles en tout cas, qui transformaient leurs organismes en champs de bataille. « Moi, Raïma, je regarde cet enfant privé de père et de mère comme mon fils et lui donne le nom de Jean. » Sa voix, forte bien que légèrement tremblante, se prolongea en rumeurs décroissantes sous les voûtes du chœur et de la nef. « Je lui enseignerai le secret des plantes. Mère Nature l’a épargné au relais de Galice pour qu’il devienne votre guérisseur. » Elle se tut et observa l’assistance avec une attention provocante, pas longtemps, mais, dans le silence irrespirable qui ensevelissait l’église, cet acte de défi parut durer une éternité. Bon nombre d’Aquariotes baissèrent les yeux, incapables de soutenir l’acuité blessante de son regard. Alors, d’un geste lent, solennel, elle abaissa le haut de sa robe et, là où les autres femmes s’étaient contentées de dégager pudiquement un sein, se dénuda jusqu’à la taille. Des murmures s’étouffèrent dans la semi-pénombre du vaisseau. Le torse de Raïma était le reflet de son visage, en plus proliférant, en plus chaotique. Impossible de discerner les seins dans cet enchevêtrement d’excroissances dont les plus imposantes se couvraient d’un duvet noir et de cercles pigmentés semblables à des aréoles. Elle se pencha, saisit Jean par la nuque et lui plaqua le visage contre sa poitrine. Le garçon accepta le contact avec cette chair difforme sans marquer de réticence. Irwan mit fin à l’étreinte choquante entre la guérisseuse et son fils adoptif. « L’Éthique nomade interdit aux femmes atteintes de transgénose d’adopter. Mais, pour cette fois, nous ferons une exception. Et nous souhaitons longue vie à Raïma et à son fils Jean. » Alors les Aquariotes prirent conscience de tout le courage qu’il avait fallu à cette femme pour affronter leurs regards et leurs préjugés. Des applaudissements crépitèrent, timides d’abord, appuyés par la suite, et, même si les clameurs n’atteignirent pas le volume sonore des manifestations précédentes, le peuple de l’eau montra qu’il plébiscitait l’adoption. Irwan leva les bras pour restaurer le silence. « Ainsi se terminent les cérémonies de… – Pas tout à fait, vénéré père ! » La voix avait jailli de l’obscurité qui noyait le porche de l’église. Elle plana un long moment au-dessus des têtes frappées de stupeur. Trois silhouettes s’engagèrent dans la travée centrale de la nef et s’avancèrent vers la croisée des transepts. Chapitre 30 Solman et les deux Albains s’immobilisèrent à trois pas de l’estrade et retirèrent leurs écharpes et leurs bonnets de laine. L’apparition du donneur et la résurrection de la jeune Albaine, qu’on savait empoisonnée avec la substance foudroyante des feuilles mangeuses de fer et qu’on découvrait plus vivante et belle que jamais dans la lumière ambrée des bougies, avaient plongé l’assistance dans une stupeur mêlée d’effroi. Un parfum de magie, de sorcellerie, de soufre, émanait du boiteux, de la fille et du vieil homme. Une odeur largement entretenue par Mahielle, qui s’était répandue en confidences, en ragots, en calomnies sur le compte des deux compagnons de voiture imposés par le boiteux. L’homme et la femme recueillis dans le marais méditerranéen passaient pour des possédés – « Impossible de se guérir du poison, de survivre sans s’alimenter ni dormir si les démons ne vous habitent pas… » – ou pour des transgénosés d’un genre spécial, des erreurs de la nature, des « cadeaux » pervers de l’ancienne civilisation – « Allons, allons, les histoires de démons sont des croyances idiotes de l’ancien temps… ». Mais adeptes de la possession et défenseurs de la transgénose se rejoignaient dans le rejet de ces hôtes indésirables, infectés, vénéneux, et approuvaient la volonté plus ou moins déclarée du conseil de les chasser au plus vite de la petite ville fortifiée. C’est dire si leur irruption dans l’église à la fin de la cérémonie d’adoption jetait un froid. Mère Gwenuver fut pour une fois plus prompte à réagir que père Irwan, pétrifié sur sa chaise. Raïma, qui achevait de rajuster sa robe, n’était pas encore descendue de l’estrade. Jean contint à grand-peine l’élan qui le poussait vers son frère de clandestinité. « Nous n’attendions pas ta visite, Solman, déclara Gwenuver. Ou, disons, pas ce genre de visite. » Elle avait parlé d’une voix mesurée, presque badine, mais le froncement de ses sourcils et l’éclat de ses yeux traduisaient à la fois sa surprise et sa colère. Elle l’avait certes convié à la cérémonie d’adoption lors de leur conversation de la veille, mais en toute discrétion, en toute humilité, pas comme un matamore flanqué de ces complices provocants qu’étaient les deux Albains. Elle s’était figuré que son intervention avait amorcé un rapprochement entre le donneur et le nouveau conseil, elle se rendait compte que son cher « fils » n’avait jamais eu l’intention de déposer les armes. « Je ne viens pas en visiteur, vénérée mère », répondit Solman. Son regard se posa tour à tour sur Gwenuver, Irwan, Raïma et Glenn-Jean. Il serra les dents pour ne pas trahir la douleur qui lui vrillait la jambe gauche. Il était entré depuis un bon moment dans l’église en compagnie de Kadija et d’Ismahil, et la longue station debout dans la pénombre du porche s’était peu à peu transformée en calvaire. Le rituel d’adoption entre Raïma et Glenn-Jean lui avait laissé une curieuse impression : happé par un tourbillon de souvenirs, ému aux larmes par l’apparence monstrueuse de Raïma, il s’était retrouvé pendant quelques secondes à la place du garçon dans les bras et l’odeur de la guérisseuse, il s’était glissé dans leur intimité, dans leur chaleur, sans jalousie ni nostalgie mais avec un sentiment persistant de malaise, de gâchis. « Si ton intention est de contester la validité de la cérémonie, Solman, je te rappelle que, selon l’Éthique nomade, la présence d’un donneur n’est pas nécessaire à l’adoption, dit Irwan après avoir remonté sa mèche rebelle d’un geste agacé. Il ne faut pas confondre l’habitude et la loi. – Vous teniez un autre discours lorsque vous me demandiez de sonder vos interlocuteurs, vénéré père, répliqua Solman. Lorsque je mettais ma clairvoyance à votre service. – Les temps ont changé… – Les circonstances ont changé, mais vos têtes et vos cœurs, eux, restent les mêmes, vous êtes toujours sous l’emprise des vieilles habitudes, vous ne savez pas, ou vous ne souhaitez pas, précisément, vous adapter au changement. » Irwan se leva d’un bond, comme propulsé par un ressort, et brandit un poing furibond en direction de Solman. « Il suffit ! Nous avons assez subi tes provocations et tes lubies ! Les choses doivent maintenant rentrer dans l’ordre. Dans l’ordre ! » Si Ismahil ne se départait pas d’un petit sourire crispant, le visage et les yeux de Kadija demeuraient impénétrables. Depuis qu’elle était sortie de son coma, apparemment aussi fraîche et dispose qu’après une bonne nuit de sommeil, elle n’avait pas prononcé le moindre mot, elle s’était contentée de poser un regard distant, absent, sur ses deux compagnons et sur son environnement. Solman avait essayé d’entrer en contact avec elle par le biais de la vision pénétrante, mais, comme avec Wolf sur le chemin de ronde du rempart, il s’était heurté à un mur infranchissable. Elle avait refusé la nourriture que lui avait proposée Ismahil, acceptant seulement de boire un peu d’eau. En revanche, elle s’était exécutée avec docilité lorsque les deux hommes lui avaient proposé de les accompagner à l’église. « Je souhaite également contribuer au retour de l’ordre, vénéré père, dit Solman. C’est pourquoi je viens solliciter l’adoption d’Ismahil et de Kadija par le peuple aquariote. » La tension soudaine qui figea les deux membres du conseil se communiqua comme un faisceau d’ondes concentriques au groupe des participants aux cérémonies d’adoption, massés sur un côté de l’estrade, puis aux rangs de l’assistance répartie dans la nef et les transepts. Elle épargna seulement Raïma, qui n’avait pas tressailli ni montré le moindre signe de désaccord mais dont les yeux étaient deux puits de haine dans le chaos de son visage. « Mère nature nous a envoyé ces deux Albains, continua Solman d’une voix forte. Les adopter est un devoir, le devoir fondamental de tout peuple nomade. L’ancienne civilisation était fondée sur l’identité, sur le rejet, elle en est morte. Elles se terrent là, les vieilles habitudes, dans les tentations permanentes que nous offrent les sens, dans le désir d’appropriation, dans l’immobilisme. Nos ancêtres ont voulu le retour au nomadisme après la Troisième Guerre mondiale justement pour éviter de reproduire les erreurs de l’ancien monde, mais à quoi sert le mouvement à des hommes au cœur figé ? » Irwan se pencha vers Gwenuver pour lui chuchoter quelques mots à l’oreille puis, tandis que des murmures montaient de la nef et des transepts, se tourna à nouveau vers Solman. « Le nomadisme n’est qu’une étape destinée à garantir la survie des derniers hommes en attendant que mère Nature ait achevé sa mue. » Sa voix avait en partie recouvré son calme, mais le donneur entendit en lui la sourdine de l’agressivité. « Notre rôle, à nous et aux pères et aux mères qui nous succéderont, est de guider nos descendants vers la Terre promise, vers le nouvel Éden, ajouta Irwan. – Je croyais que vous rejetiez les religions mortes, releva Solman. Et la Terre promise est l’une des notions fondamentales des religions mortes. De tout temps les hommes se sont entre-déchirés pour des terres promises, pour des territoires sacrés. Vous cherchez seulement un prétexte pour vous attribuer ce qui ne vous appartient pas et n’appartiendra jamais à personne. Les nomades, au moins, n’ont pas de propriété à conquérir ou à défendre. – Tu parles des errements de l’Histoire, des hommes du passé… – Je ne parle pas des hommes du passé, je parle aux hommes du passé. Vous vous êtes arrogé le monopole de l’eau comme les anciens hommes se sont attribué les terres. – Ridicule ! Notre peuple disposait de sourciers, les autres non. Il était donc logique que nous revienne la distribution d’eau. Il s’agissait même d’une mesure d’urgence, de survie. » Gwenuver leva les bras au ciel. Ils n’en auraient donc jamais fini avec ce petit serpent qu’ils avaient réchauffé en leur sein ? Pourquoi ne l’avait-elle pas écrasé quand elle en avait encore la possibilité, quand elle se glissait comme une voleuse dans la tente de Piriq et Mirgwann pour essayer de se familiariser avec ce nourrisson braillard qui était la chair de sa chair ? « Quel rapport entre le nomadisme et ces deux Albains ? demanda-t-elle d’un ton excédé. – Les rejeter signifiera que vous avez clôturé votre identité, votre territoire intérieur. – Nous leur avons accordé le gîte et le couvert, quel besoin avons-nous de les adopter ? – Nous prouver à nous-mêmes que nous ne sommes pas bloqués dans nos habitudes, que nous sommes encore capables d’accueillir l’évolution, l’inconnu, le présent, que nous ne sommes pas déjà morts. » Gwenuver interrompit d’un mouvement du bras les grognements de protestation qui s’échouèrent au pied de l’estrade. Le regard de Glenn-Jean volait comme un oiseau affolé de sa mère adoptive à Solman, de Solman aux deux membres du conseil. L’obscurité pesait de plus en plus lourd sur les flammes agonisantes des bougies dont certaines avaient presque entièrement fondu. Les voix s’étiraient et s’entrelaçaient sous les voûtes de l’église. « Morts, nous le serons seulement si nous nous laissons enfermer dans ta folie, boiteux », cracha Gwenuver. Sa hargne transpirait à présent par tous les pores de son visage. « Est-ce au nom de cette folie, vénérée mère, que vous êtes venue cette nuit chez moi me proposer un marché ? » insinua Solman. Gwenuver pâlit mais s’astreignit à ignorer les regards interrogateurs d’Irwan et de Raïma. « J’ai pris cette initiative, c’est vrai, dans le seul but de parler avec toi, de savoir si tu avais repris tes esprits, si les Aquariotes pouvaient encore compter sur toi. Tu m’as donné une partie de la réponse hier, tu l’as confirmée aujourd’hui. Le conseil aquariote te déclare provisoirement exdone. » La jambe torse de Solman faillit se dérober, mais il réussit à rester debout grâce à ce réflexe instinctif de transférer le poids de son corps sur sa jambe valide. L’église se mit à bruisser des bourdonnements de la foule. Raïma ne bougeait pas, dressée sur un coin de l’estrade, les yeux dardés sur son ancien amant. « Seuls les donneurs sont habilités à se déclarer exdones, cria Solman d’une voix brisée par la souffrance. – Tu commets une erreur, mon garçon : l’Éthique nomade accorde aussi ce droit aux conseils. » Il se rendit alors compte qu’il l’avait sous-estimée, cette mère, en la prenant pour la simple marionnette de Katwrinn. Elle tirait les fils, elle aussi, mais elle s’était arrangée pour offrir l’image d’une femme débonnaire, bornée, empêtrée dans sa propre faiblesse. Elle avait réussi à tromper la vision pénétrante, comme si son rôle, l’imprégnant au plus profond d’elle-même, avait modifié sa structure mentale. Le danger qui guettait les donneurs se tenait là, dans cette capture d’une vérité qu’on leur tendait comme un leurre. « Comment les conseils pourraient-ils juger de quelque chose qu’ils ne connaissent pas ? » Elle le fixa avec un sourire de commisération qui l’horripila. « Il semble, mon cher fils, que tu n’aies pas réussi à éviter l’écueil principal des donneurs : l’orgueil. Si nous prenons cette décision, ce n’est pas pour te punir, mais pour te protéger contre toi-même. Quand nous jugerons le moment venu, tu reprendras ta place parmi nous. – Vous m’éliminez du jeu comme vous avez éliminé mes parents, dit Solman d’une voix sourde. Comme vous avez essayé d’éliminer Raïma. Comme vous avez éliminé tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont eu le seul tort de s’élever contre votre volonté. » Il sollicita Raïma du regard et comprit qu’il n’avait aucune aide à espérer de sa part, non qu’elle portât les deux survivants du conseil dans son cœur, mais, mortifiée par leur séparation, elle était comme ces chefs de guerre qui, s’estimant trahis, choisissent de pactiser avec l’ennemi. En arrière-plan, il percevait la présence attentive de Glenn-Jean, une trace bienfaisante de lumière et de chaleur dans l’obscurité glaciale de l’église. « Qui juge en ce moment ? glapit Gwenuver. L’illusionniste ou le clairvoyant ? L’illusionniste voit des complots partout, le clairvoyant saurait que le conseil a toujours agi dans le but de préserver les intérêts du peuple de l’eau. – Vous n’avez pas encore compris, vénérée mère, que les intérêts du peuple de l’eau se confondent avec les intérêts de tous les peuples ? Tant que vous considérerez l’eau comme l’instrument de votre pouvoir, vous perpétuerez cette division qui condamne à l’extinction les derniers hommes. L’intelligence destructrice se glisse dans nos failles, dans nos luttes, dans tous ces réflexes hérités de l’ancien monde. L’eau est à tous, comme l’air, comme la terre, comme le feu. Ce que je vous demande en sollicitant l’adoption d’Ismahil et de Kadija, c’est de faire un premier pas dans la voie du changement, de l’union. » Gwenuver et Irwan se lancèrent dans un long conciliabule tandis que les murmures de l’assistance enflaient, transformant l’église en ruche. « Tu as bien parlé, souffla Ismahil dans le dos de Solman. Un peu trop bien à mon goût. » Ismahil arborait toujours ce sourire à la fois malicieux et sceptique qui lui donnait l’air d’un enfant dans un corps de vieillard. Kadija le dévisageait avec une intensité qu’il ne lui connaissait pas. L’éclat de ses yeux transperçait la pénombre et associait le trouble de la vie à sa beauté jusqu’alors hermétique. « Qu’est-ce que vous voulez dire par trop bien ? demanda Solman à voix basse. Comme si j’avais jeté des perles aux pourceaux ? – Je vois qu’on t’a enseigné quelques classiques, répondit Ismahil. Les idées mettent parfois du temps à tracer leur chemin. – Mais nous, nous n’avons pas beaucoup de temps… – C’est pourquoi nous devons préparer notre départ. – Pour aller où ? » Ismahil désigna Kadija d’un mouvement de tête. « Je crois, j’espère qu’elle le sait. » Solman observa la jeune femme et devina, aux frémissements qui lui parcouraient tout le corps, qu’elle tentait à nouveau d’entrer en contact avec lui, comme si elle prenait son élan pour franchir l’abîme qui les séparait. La voix tranchante d’Irwan brisa les prémices de cet échange silencieux. « Notre décision relève de la sécurité du peuple aquariote, et non de griefs personnels. Nous laissons trois jours aux deux Albains pour quitter ce refuge. Cependant, afin de respecter l’Éthique nomade, nous leur remettrons de l’eau et des vivres qui couvriront leurs besoins pour une période d’un mois, ainsi qu’une arme à feu et une réserve de trente balles. Notre verdict est sans appel. Nous nommerons avant la tombée de la nuit les assesseurs chargés de veiller à son application. » Les nerfs et les muscles de Solman le lâchèrent tout à coup, et, sans l’intervention d’Ismahil, il se serait effondré de tout son long sur les dalles de l’allée. Son propre échec, le cynisme des deux derniers membres du conseil, les applaudissements d’une grande partie de la foule, le petit air triomphal et désespéré qu’il discernait dans les yeux de Raïma se liguaient pour le vider de ses forces, pour le rendre aussi faible et désemparé qu’un nouveau-né. Il avait prévu la réaction de Gwenuver et d’Irwan, mais il avait espéré le soutien des Aquariotes, de ces hommes et de ces femmes qu’il avait tirés du mouroir de Galice. Des pourceaux… Jamais il n’avait ressenti un tel mépris pour ses frères humains. « Trois jours, c’est généreux de leur part », ironisa Ismahil. Il soutenait le corps vacillant du donneur sans aucun effort apparent. « Vous ne comprenez pas ? bredouilla Solman dans un éclair de lucidité. – Comprendre quoi ? – Irwan et Gwenuver, jamais ils ne vous laisseront partir… Ils violent l’Éthique nomade, et ils le savent… Ils n’ont pas l’habitude d’épargner les témoins gênants. Les assesseurs… » Ismahil le secoua sèchement pour le contraindre à finir sa phrase. « Ils… ils seront chargés de vous… de vous tuer… » Puis, submergé par la douleur, il perdit connaissance. Il se réveilla dans sa chambre. On lui avait retiré sa canadienne et ses bottes, mais on lui avait laissé sa tunique et son pantalon de peau ainsi que son pistolet. La lumière de deux bougies étirait, sur le béton lisse des murs, l’ombre d’une silhouette assise au pied de son lit. Il eut besoin de quelques minutes pour renouer avec ses souvenirs, pour relier les élancements de sa jambe gauche à son évanouissement dans l’église, pour se rendre compte que son ange gardien avait les traits et les yeux de Kadija. Bien que vêtue d’une simple chemise de nuit sans manches et faite d’un tissu léger, le froid semblait n’avoir sur elle aucune prise. Des images, des sensations traversèrent l’esprit et le corps de Solman comme des traînes de rêves, salles lumineuses, ciel éthéré, légèreté de plume dans une atmosphère confinée, illusion de liberté dans une bulle aseptisée, douleur implacable de la pesanteur. Le monde de Kadija. Elle se rapprocha de lui, tendit le bras et garda un long moment la main au-dessus de son front. Elle hésitait visiblement à le toucher, comme si elle craignait que ce contact n’enclenche un mécanisme irréversible. Solman observa cette main planant comme un oiseau farouche à quelques centimètres de ses yeux. Une perfection de main, une paume gracile et pourtant ample, des doigts d’une finesse irréelle, à l’intérieur desquels on devinait, à la lueur des bougies, le dessin sombre des os. Les lignes, en revanche, n’étaient pratiquement pas marquées, pas davantage les lignes principales de vie, de cœur et de tête, que les lignes secondaires, ni même les pliures des phalanges. Kadija se pencha sur lui jusqu’à ce que son souffle lui lèche le visage. Elle ne dégageait pas d’odeur, simplement une douceur qui l’effleurait avec la fraîcheur sucrée d’une brise printanière. Il éprouva un trouble similaire à celui qui l’avait saisi lorsque Raïma s’était déshabillée dans la remorque des tapis et des rouleaux de tissu, mais il pressentit que l’invitation intime de Kadija l’entraînerait bien au-delà de l’exploration partagée des sens. Elle finit par lui poser la main sur le front. Le contact, pourtant peu appuyé, lui fit l’effet d’une violente décharge énergétique, de celles qu’on reçoit en touchant par mégarde les cosses des batteries des camions, en beaucoup plus puissante. Le choc souleva une tempête d’images incohérentes, lui secoua la cage thoracique, réveilla en sursaut la douleur à sa jambe gauche. Comme affolée, Kadija se releva aussitôt et se recula vers la porte de la chambre. Son expression hésitait entre perplexité et déception ; elle animait en tout cas l’ovale pur de son visage et rendait sa beauté presque accessible. Kadija écarta les mèches encombrantes de sa chevelure noire et accorda un dernier regard à Solman avant de sortir. Il entrevit son corps sous le tissu de sa chemise de nuit transpercé par l’éclairage qui provenait de la pièce principale. Un corps modelé, lui aussi, avec un souci obsessionnel de la perfection. Elle étira les lèvres pour ce qu’il devina être une amorce de sourire. Il le lui rendit, puis, épuisé, il se laissa retomber sur le matelas et plongea dans un sommeil bercé d’êtres aux regards et aux sourires éternellement tristes. Chapitre 31 « Vous devriez déjà être partis, bordel ! » L’éclat de voix réveilla Solman. Il se jeta hors du lit et se rendit en boitant bas dans la pièce principale de la maison. Saisi par le froid glacial, il découvrit Moram, la tête recouverte d’un bonnet, en grande discussion avec Ismahil qui lui faisait face de l’autre côté de la table. Kadija se tenait à l’écart, toujours vêtue de sa seule chemise de nuit, les bras et les pieds nus, les cheveux maintenus en arrière par un ruban de tissu. La luminosité sale des obliques qui tombaient des lucarnes indiquait que le jour venait tout juste de se lever. Il remarqua, près de la porte d’entrée, un sac de toile et un bidon de dix litres posés sur le sol de béton. « Qu’est-ce qui se passe, Moram ? » Le chauffeur salua Solman d’un sourire bref mais chaleureux. « Ravi de te revoir en bonne santé après ce qui s’est passé hier dans l’église, boiteux. – Tu y étais ? – Évidemment. Et j’y ai entendu des saloperies qui m’ont mis les tripes à l’envers. J’ai failli intervenir, puis je me suis dit que je me rendrais plus utile si je bouclais ma grande gueule. Les autres, les assesseurs, ils ont reçu pour consigne d’accompagner les deux Albains en bas de la ville, de les flinguer puis de balancer leurs cadavres dans le cimetière d’engins militaires. » Solman s’approcha de la table et s’assit sur une chaise pour soulager la douleur provoquée par l’afflux brutal de sang dans sa jambe mal irriguée. Il mourait d’envie de boire et de manger quelque chose de chaud. « Comment tu le sais ? – Un de ceux qui ont été désignés comme assesseurs a cru malin de s’en vanter ! Ces salopards n’ont pas été désignés, d’ailleurs, ils se sont tous portés volontaires. – Quand doivent-ils… – Dans quelques heures ! – Le conseil avait pourtant parlé d’un délai de trois jours. » Moram retira son bonnet et se massa le crâne, rasé de frais à en juger par les écorchures encore sanguinolentes abandonnées par la lame mal aiguisée sur son cuir chevelu. Sa lourde veste de cuir gémissait à chacun de ses gestes. « Croire le conseil, c’est comme croire à la vertu d’une femme, faites excuse, mademoiselle. Je dis ça parce que toutes les femmes que j’ai… que j’ai connues étaient déjà mariées. » Il lança un regard en direction de Kadija puis, devant l’absence de réaction de la jeune femme, reporta son attention sur Solman. « Les croque-morts du conseil veulent régler cette affaire dès aujourd’hui, ajouta-t-il. Dix assesseurs pour massacrer une femme et un vieil homme, ils ont mis le paquet. J’ai attendu la nuit, pendant que tous ces crétins s’abrutissaient de vin aigre, pour aller piquer de la bouffe, de l’eau et des armes dans les entrepôts souterrains. Ça me fout les boules de devoir lâcher ces deux-là dans l’hiver du Nord, mais, s’ils ne partent pas tout de suite, m’étonnerait fort qu’ils voient le soleil se coucher. – Tu as prévu des vivres et de l’eau pour combien de jours ? – Des rations pour deux personnes et quinze jours, trente en se serrant la ceinture. » Solman se leva et esquissa quelques pas pour vérifier l’état de sa jambe. L’idée qui germait dans sa tête était folle, mais il n’avait pas d’autre choix que de suivre Kadija s’il voulait découvrir ses secrets. Et percer, par la même occasion, le mystère de l’intelligence destructrice à laquelle elle semblait associée comme deux notes vibrant sur une même fréquence. Il lui en coûtait de trancher le seul lien affectif qui le rattachât encore au peuple aquariote, Glenn, mais il continuerait de veiller sur lui à distance et le retrouverait plus tard, lorsque le temps aurait cicatrisé les blessures. « Deux semaines pour trois en se rationnant, marmonna-t-il. Le temps qu’il faut, avec un peu de chance, pour rejoindre un autre campement. – Trois ? s’étonna Moram. Qui est le troisième ? » Solman palpa machinalement la crosse de bois du pistolet passé dans sa ceinture. « Moi, répondit-il d’une voix calme, mais résolue. Je pars avec eux. – Tu perds la boule ! rugit Moram, les yeux hors de la tête. Je te rappelle que ta jambe est patraque. Eux peuvent s’en tirer, mais toi, tu n’as aucune chance de survivre dans ce putain d’hiver ! Aucune chance ! – Il se tourna vers Ismahil. – Vous, il vous écoutera peut-être. Dites-lui que vous ne voulez pas de lui ! – Elle est venue de loin pour le rencontrer, répondit le vieil homme avec un haussement d’épaules fataliste. Elle a besoin de lui, oh ! pas pour survivre dans le froid, elle est mieux armée que n’importe qui sur ce plan, mais pour une destination que j’ignore. » L’énorme poing ganté de Moram s’abattit de toutes ses forces sur la table dont une planche se fendit sous la violence de l’impact. « Tout le monde a viré cinglé dans cette putain de forteresse ! Et moi je ne vais pas tarder à le devenir. Il y a deux façons de te protéger, boiteux : ou t’empêcher de franchir le seuil de cette maison, ou partir avec toi. – Qu’est-ce que tu choisis ? » Moram hocha la tête à plusieurs reprises, les yeux rivés au sol. « J’ai pas un appétit de moineau, moi ! Et je sais rien faire en dehors de… – Conduire un camion et baiser les femmes », coupa Solman. Un pâle sourire éclaira la face joufflue du chauffeur. « Je pars avec toi. Je t’ai vu à l’œuvre, donneur, et même si je ne comprends rien à ce que m’a dit le vieux, faites excuse, Ismahil, sur cette fille et toi, je continue à te faire confiance, je suis du genre obstiné. J’y mets une condition : que nous passions par les entrepôts pour nous approvisionner plus généreusement en vivres et en balles. » Une pudeur mal venue dissuada Solman, ému aux larmes, de se jeter dans les bras de Moram. « Pourquoi ne sont-ils pas tous comme toi, Moram ? Pourquoi Chak n’est pas là ? » Le chauffeur se détourna pour cracher par terre. « Chak ? Il fait partie des assesseurs. Je ne voulais pas t’en parler, mais c’est lui, le salopard qui s’est vanté devant moi. Je crèverai moi-même cette salope d’Albaine, il m’a dit. J’aurais dû lui casser la gueule, mais il était bourré, et j’aime mieux faire les choses dans les règles. Si j’avais su… » Ils dénichèrent des vêtements et des chaussures dans une caisse de bois livrée par les intendants au début de leur installation et qu’ils n’avaient pas encore ouverte. Ils se couvrirent chacun de trois ou quatre épaisseurs. Kadija enfila deux pantalons trop grands pour elle par-dessous une robe épaisse, des bottes et des gants fourrés, un manteau de laine et un passe-montagne. Elle n’avait sans doute pas besoin de tout cet attirail pour combattre le froid, selon les paroles d’Ismahil, mais elle imita les autres sans rechigner, un peu comme une enfant singeant des adultes. Moram se chargea du sac de vivres, dans lequel il avait également glissé un petit réchaud à gaz ainsi qu’un pistolet, un briquet et une casserole, Ismahil s’empara du bidon d’eau, muni d’une lanière de cuir, sans tenir compte des protestations de Solman. « Je marche dix pas devant vous, dit Moram en ouvrant la porte. Vous bougez seulement quand je vous fais signe. Compris ? – J’ai l’impression d’être revenu un siècle et demi en arrière, dit Ismahil. Dans la colonie de vacances que je… – Un siècle et demi ? Bon Dieu, vous avez quel âge ? » Le vieil homme serra la lanière du bidon sous son aisselle. « J’ai vécu trop longtemps… – C’est quoi, une colonie de vacances ? – Une sorte de jeu grandeur nature pour les enfants de l’ancien monde. » Moram l’enveloppa d’un regard empreint de gravité tout en faisant pivoter le barillet de son revolver. « Il ne s’agit pas d’un jeu, cette fois. Allons-y. On rase les murs pour éviter d’être repérés par les guetteurs. » Ils s’engagèrent dans la ruelle étroite qui descendait en sinuant vers la partie basse de la ville. La couche de neige fraîche tombée au cours de la nuit crissait sous les semelles. Par chance, les nuages bas ensevelissaient le rempart crénelé et rendaient la visibilité quasi nulle. Ils déposaient également une humidité glaciale qui réussissait à se faufiler sous les épaisseurs des vêtements. Moram se porta une dizaine de pas en avant de Solman et des deux Albains, s’arrêtant à chaque virage, à chaque obstacle, pour vérifier que la voie était dégagée. Les pavés glissants les contraignaient par endroits à s’agripper aux saillies qui crevaient comme des épines métalliques le béton écaillé des façades. Les carcasses blanchies des engins militaires hantaient les rues principales et les ruelles adjacentes comme si elles attendaient de reprendre une guerre suspendue depuis près de cent ans. Les taches sombres des pierres des murs d’origine brisaient la blancheur et la grisaille dominantes. Ils ne croisèrent pas âme qui vive jusqu’à la place centrale. Les Aquariotes avaient célébré les adoptions une grande partie de la nuit et, hormis les sentinelles – et encore, celles-ci n’avaient probablement pas les yeux en face des trous –, tous dormaient du sommeil nauséeux des lendemains de fête. « Planquez-vous derrière un coin de mur et attendez-moi là, dit Moram. J’en ai pour cinq minutes. – Les intendants l’ont sûrement fermé à clef, objecta Solman en désignant le portail de fer de l’église. – T’inquiète, j’ai mes entrées. Je préfère que vous restiez dehors au cas où un intendant aurait la mauvaise idée de s’amener pour une inspection matinale. » L’attente s’éternisa dans le silence de l’aube. Ils n’avaient parcouru que trois ou quatre cents mètres, et déjà Solman peinait à remuer sa jambe gauche, à reprendre son souffle. Son mal au ventre, qui l’avait laissé en paix depuis le relais de Galice, choisissait ce moment pour se manifester à nouveau. Adossé à l’un des arcs-boutants de l’église, il commençait à se dire que, même en serrant les dents, même en s’efforçant d’oublier ces fichues douleurs qu’il traînait depuis l’enfance comme autant de boulets, il serait rapidement un poids mort pour les autres, comme il avait ralenti la progression du groupe d’Helaïnn l’ancienne lors de la rhabde d’Ukraine. Des jours et des jours de marche l’attendaient sur les versants du Massif central et les plaines enneigées de l’Île-de-France, des jours et des jours de souffrance, une perspective qui lui donnait le vertige et ranimait toutes ses peurs d’enfant. Il faillit renoncer à ce projet insensé, irréalisable, puis il croisa le regard de Kadija, blottie contre lui comme un animal effrayé, et il puisa de nouvelles forces dans l’eau noire de ses yeux. Un bruit sec brisa le silence, un claquement de porte ou un fracas de planche brisée. Le cœur battant, Solman glissa la main dans l’échancrure de sa canadienne et agrippa le pistolet qu’il avait fourré dans la poche intérieure. Des crissements précipités se rapprochèrent. Il tira l’arme et déverrouilla le cran de sûreté. Les gants et la nervosité nuisaient à la précision de ses gestes. Il fit signe à Ismahil et Kadija de se rencogner derrière l’arc-boutant et pointa le pistolet sur l’arête du mur de l’église, face à la place, là où les bruits de pas signalaient la présence d’un ou de plusieurs hommes. Une silhouette surgit en courant dans son champ de vision. L’espace d’une fraction de seconde, sa vue se brouilla et son doigt commença à enfoncer la détente. Puis il reconnut Moram, davantage à ses gestes de sémaphore qu’à son bonnet et à sa veste de cuir, et leva précipitamment le canon de son arme vers le ciel avant de relâcher son index. « Eh, un bon clairvoyant tire pas sur les amis ! fit le chauffeur à voix basse. Enfin, ça prouve que tu es sur tes gardes. » Solman tremblait encore lorsqu’il remisa son arme dans la poche intérieure de la canadienne. « Pour la bouffe, j’ai ce qu’il faut, ajouta Moram. Pour l’eau, on se servira à une citerne. On trouvera bien un bidon dans les ateliers. » Ils gagnèrent sans encombre l’une des entrées des ateliers souterrains. La porte métallique s’ouvrait sur la façade d’un bâtiment aveugle en bas de la ville et donnait sur un escalier tournant. Les militaires qui avaient établi leur base dans ce nid d’aigle avaient ménagé des accès entre chaque niveau, sans doute en prévision des raids aériens. Ils avaient creusé un tunnel et d’immenses aires de stationnement dans le cœur de la roche de manière à garder les blindés et les autres véhicules à l’abri des bombes. Ils n’avaient, en revanche, trouvé aucune parade aux gaz foudroyants ou au venin des insectesGM. En bas de l’escalier s’étendait une première salle aux murs raboteux et au sol lisse. Moram alluma une torche à gaz dont le grésillement, à peine perceptible pourtant, résonna dans le silence caverneux avec la force d’un bourdonnement de hannetonGM. Le trait de lumière découvrit des remorques alignées dans un ordre parfait et des établis où s’étalaient des outils soigneusement rangés. Odeurs d’huile, de métal fondu, de graisse, de glu, on entrait dans l’univers mécanique, dans l’antre des chauffeurs et des mécaniciens. Moram y était venu tous les jours depuis que le peuple de l’eau s’était réfugié dans la forteresse, mais, à la différence des autres chauffeurs, il détestait tripatouiller la ferraille et plonger les mains dans l’huile. Eux exhibaient les pièces défectueuses comme des trésors obtenus de haute lutte, lui se contentait de réparer ce qui devait l’être en essayant de se salir le moins possible. Eux éprouvaient pour leur camion un amour proche – souvent plus fort – de celui qu’ils déclaraient ressentir pour leur femme ou leur maîtresse, lui aimait seulement la griserie que procurait la conduite, ce qui ne l’empêchait pas d’apprécier la compagnie des femmes. Ils passèrent dans la deuxième salle, empruntant les allées tracées par le strict agencement des remorques et des voitures, franchissant l’une des trois arches d’une dizaine de mètres de largeur et séparées par des piliers taillés dans la roche. Le faisceau de la torche heurta un camion dont on avait démonté les capots, les ailes et les portières afin d’ausculter son squelette métallique. Son énorme moteur, posé sur une couverture au milieu d’une myriade de pièces, gisait comme un insecte géant veillé par sa progéniture. Ils s’avancèrent entre deux rangées de véhicules plus ou moins désossés. Les allées avaient ici l’allure de véritables routes jonchées de flaques d’huile, de morceaux de gomme, de déchets abandonnés par les postes à souder. « Juste ce qu’il nous faut », chuchota Moram. Le rayon de sa lampe venait de débusquer un jerrycan posé sous le robinet de la valve d’une citerne. Le mal au ventre de Solman s’amplifia, le fit chanceler, l’obligea à s’agripper à la partie supérieure du marchepied d’un camion. « Ça ne va pas ? s’enquit Ismahil. – Ne vous inquiétez pas, ça va passer… » Moram se défit du sac de vivres, posa la lampe sur le pare-chocs de la citerne, dévissa le bouchon du jerrycan, en renifla l’intérieur pour vérifier qu’il ne contenait pas autre chose que de l’eau, aligna l’orifice sous le robinet et commença à tourner le petit volant crénelé de la valve. Les phares d’un camion s’allumèrent soudain, frappant de plein fouet les vitres et les tôles, figeant Moram dans son geste, puis d’autres phares s’emplirent de lumière dans une succession de déclics, et une tornade éblouissante balaya la salle souterraine, révéla les stalactites de la voûte, les parois raboteuses, les amas d’essieux, de jantes, de pots d’échappement récupérés sur les engins militaires prisonniers de la ville. Moram plongea la main dans la poche de sa veste et se redressa, les yeux exorbités, la bouche entrouverte. « Bouge pas, Moram ! cria une voix. Y a au moins quatre flingues pointés sur toi. » Un coup de feu retentit, une balle miaula à quelques centimètres du pied du chauffeur, la détonation se propagea dans les salles avoisinantes, l’odeur de poudre masqua fugitivement les relents d’huile de vidange. « Jette ton arme devant toi, reprit la voix. Au moindre geste de travers, il y aura une autre balle. Et, cette fois, elle ne te ratera pas. » Moram hocha la tête, sortit lentement la main de sa poche, s’accroupit, posa le revolver sur le sol et l’éloigna d’un petit coup de pied. « Le boiteux, il a aussi un flingue. Je lui donne trois secondes pour s’en débarrasser. » Solman surmonta sa douleur au ventre pour s’exécuter. Il connaissait cette voix grave, cassée, mais la lumière aveuglante des phares et le saisissement l’empêchaient pour l’instant de lui accoler un visage. « Maintenant, alignez-vous tous les quatre au cul de la citerne. Inutile de chercher à vous échapper : des gars sont planqués un peu partout, et ils tirent juste. » Solman croisa le regard désespéré de Moram. Les assesseurs avaient anticipé leur décision et s’étaient tranquillement postés sur leur trajet, comme prévenus par un mystérieux informateur. À ses côtés, Ismahil et Kadija ne montraient pas le moindre signe de frayeur, comme si ces histoires entre Aquariotes ne les concernaient pas. Le visage de Kadija prenait, dans le flot de lumière qui le brutalisait, l’apparence d’un masque abstrait, irréel. Claquements de portières, bruits de bottes, cliquetis de fusils ou d’armes de poing, froissements des manteaux de cuir, trois assesseurs firent leur apparition dans les faisceaux des phares. Deux d’entre eux étaient armés de fusils d’assaut, le troisième d’un pistolet. Le cœur de Solman se serra lorsqu’il reconnut la silhouette épaisse et la moustache de Chak. Chak dont les yeux lançaient d’étranges lueurs sous les barres imposantes des sourcils, dont la bouche tordue en rictus dévoilait des dents rougeâtres, comme marbrées de sang. Une incohérence dans l’allure indiquait qu’il était sous l’emprise de l’alcool de baies sauvages. Il avait sans doute bu toute la nuit pour noyer ses remords, et il y était si bien parvenu qu’il paraissait désormais vidé de tout sentiment. « Un de tes coups, Chak, pas vrai ? lança Moram. Tu m’as parlé hier pour m’amener à précipiter les choses, je me trompe ? » Chak s’avança avec un sourire hideux. Les deux autres assesseurs, un chauffeur et un intendant, restèrent légèrement en retrait. « T’es plus futé ce matin qu’hier soir, on dirait ! gloussa Chak. Je savais que tu courrais prévenir le donneur et les Albains, et je savais que tu les accompagnerais. T’es aussi prévisible qu’un bakou. – Je crois pas que tu sois en état de t’en rendre compte, Chak, mais c’est une putain de vraie saloperie que tu t’apprêtes à faire là. – Épargne-moi tes discours, Moram. J’ai des ordres. Et, pas de chance pour toi, le conseil nous a demandé d’éliminer tous ceux qui essaieraient de s’enfuir avec les Albains. J’ai bien dit : tous ! – Moi, pas de problème. Mais lui, Solman, ce ne sera pas seulement une saloperie si vous le tuez, mais une putain d’erreur ! Sans lui, le peuple aquariote sera comme un troupeau aveugle, comme toi et ton camion dans le relais de Galice : vous tomberez dans la première trappe. – Qu’est-ce qui s’est passé pour que tu changes comme ça, Chak ? demanda Solman d’une voix douce. – J’ai pas changé, boiteux, c’est bien le problème. J’ai possédé ta mère autrefois, Mirgwann, la plus belle femme du peuple aquariote. Chaque fois que je vois une belle femme, je deviens dingue, il me la faut, j’arrive plus à me contrôler. Vingt ans après, ma vraie nature m’a rattrapé. Fermez-la, maintenant, et avancez vers le tunnel sans vous retourner. » Tout en marchant, Solman essaya de comprendre ce qu’avait voulu dire Chak. Il avait perçu la musique de la vérité dans sa voix pâteuse, incontrôlée, typique des ivrognes. Était-il l’amant tueur de sa mère dont avait parlé mère Katwrinn ? Il surprit les regards furtifs lancés par Kadija en direction des trois assesseurs qui les suivaient en maintenant un intervalle de cinq pas. Il remarqua la tension insolite des traits de la jeune femme et entreprit de la sonder à l’aide de la vision pénétrante. Il se retrouva dans la voiture de Mahielle, assis sur le lit inférieur de la couchette superposée. Il prit conscience qu’il n’était pas dans son corps à lui ni dans le moment présent, mais dans le corps de Kadija et dans le passé. Mahielle vient de sortir afin de rendre visite à son fils. Ismahil s’est absenté quelques minutes plus tôt pour se dégourdir les jambes. Kadija en a profité pour retirer son vêtement et goûter la fraîcheur piquante de l’air sur sa peau nue. La porte s’ouvre avec fracas et livre passage à un homme moustachu, visiblement hors de lui. Ses yeux se posent sur la jeune femme avec une rapacité d’oiseau de proie. Il s’approche de la couchette tout en retirant sa veste et en dégrafant le ceinturon de son pantalon. Il n’éprouve pas le besoin de recommander le silence à Kadija, il sait, comme tout Aquariote, qu’elle est muette. Arrivé près d’elle, il baisse son pantalon et exhibe un sexe énorme, noueux, strié de veines noires et gonflées de désir. Elle ne bouge pas, pas encore, car l’odeur, puissante, musquée, la suffoque, la paralyse. Il la prend par les épaules, la couche sur le lit, murmure des paroles incompréhensibles, pousse un grognement de satisfaction. Son haleine pue le vin aigre. Elle ne réagit pas jusqu’à ce qu’il s’allonge sur elle et, du genou, lui écarte les jambes. Alors elle détend le bras avec la puissance d’un ressort, elle le frappe une première fois dans le gras de l’épaule, une deuxième dans le plexus. Il part en arrière, le souffle coupé, elle lui saisit les testicules et les tord d’un geste sec, précis, jusqu’à ce qu’elle perçoive l’infime craquement des chairs déchirées. Il exhale un long râle avant de tomber comme une masse dans l’allée entre les deux couchettes. Elle le laisse là, recroquevillé sur lui-même, gémissant, enfile sa robe, sort de la voiture et se poste derrière un arbre. Elle le voit sortir quelques minutes plus tard, livide, flageolant, se tenant l’entrejambe, puis elle revient s’allonger sur la couchette. On lui a recommandé de s’habituer aux manifestations organiques, elle s’applique à tolérer l’odeur de l’homme qui flotte dans l’air comme une souillure… Un coup de coude de Moram ramena Solman au moment présent. Ils étaient arrivés en bas du tunnel. Des rayons de lumière vive filtraient de l’amas de carcasses et de pierres qui en bouchait l’entrée et miroitaient sur les creux du sol emplis de glace. Des rafales d’un vent cinglant s’engouffraient en mugissant dans le passage et déposaient de la poussière de neige sur les aspérités rocheuses. Solman se rendit compte que de trois, les assesseurs étaient passés à vingt. De braves Aquariotes, venus se joindre aux tueurs nommés par le conseil et déployés comme un peloton d’exécution à une dizaine de mètres de leurs cibles. Son mal au ventre avait disparu en même temps que sa douleur à la jambe et ses peurs d’enfant. Il regrettait seulement d’être resté à la porte de Kadija. Les hommes, les derniers hommes, n’avaient pas voulu cette rencontre entre la créature d’un autre monde et leur donneur. « Je suis désolé, boiteux, murmura Moram. – Bah, là où on va, on aura peut-être enfin la paix, dit Solman avec un sourire chaleureux. Je t’aime comme un frère, Moram. » Des larmes perlèrent aux coins des yeux du chauffeur. « Même maintenant, putain, je garde confiance en toi, donneur ! » Chak les rejoignit d’une démarche lourdement provocante. Il joua un petit moment avec son pistolet, fit coulisser le chargeur dans sa paume, le remit en place, réitéra son manège à trois reprises. « Je crois bien que le moment est venu de se dire au revoir, marmonna-t-il enfin sans relever la tête. – C’est toi qui as essayé d’empoisonner Kadija, n’est-ce pas ? – Pourquoi j’aurais fait ça ? – Parce que tu as essayé de la violer, qu’elle t’a tordu les couilles et que, maintenant, elles ne te servent plus à rien. Je comprends pourquoi tu as laissé ton camion à Moram pendant trois ou quatre jours. Tu ne pouvais pas t’asseoir et tu préparais ta vengeance. Ta nature t’a rattrapé vingt ans après, mais, cette fois-ci, elle t’a joué un sacré tour. » Chak resta pendant quelques secondes pétrifié, comme anéanti, puis, le visage décomposé par la haine, il leva brusquement son arme et la braqua sur la tête du donneur. « Je la crèverai pour ça ! cracha-t-il. Mais après toi, boiteux. » La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com Catalogue disponible sur demande contact@audiable.com Ce livre a été publié pour la première fois en 2000 aux Éditions Librio. © Éditions Au diable vauvert, 2010. Du même auteur LES GUERRIERS DU SILENCE, roman, L’Atalante TERRA MATER, roman, L’Atalante LA CITADELLE HYPONEROS, roman, L’Atalante WANG I, LES PORTES D’OCCIDENT, roman, L’Atalante WANG II, LES AIGLES D’ORIENT, roman, L’Atalante ABZALON, roman, L’Atalante ORCHÉRON, roman, L’Atalante ROHEL LE CONQUÉRANT, série, L’Atalante ATLANTIS, roman, J’ai lu GRAINES D’IMMORTELS, roman, Flammarion LES GRIOTS CÉLESTES I, QUI-VIENT-DU-BRUIT, roman, L’Atalante LES GRIOTS CÉLESTES II, LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG, roman, L’Atalante NUIT-LUMIÈRE, MYSTÈRES EN GUILLESTROIS, Librio (J’ai lu) KAENA, roman jeunesse, Mango LES PROPHÉTIES I, L’ÉVANGILE DU SERPENT, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES II, L’ANGE DE L’ABÎME, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES III, LES CHEMINS DE DAMAS, roman, Au diable vauvert L’ENJOMINEUR 1792, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1793, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1794, roman, L’Atalante NOUVELLE VIE TM, nouvelles, L’Atalante PORTEURS D’MES, roman, Au diable vauvert LES FABLES DE L’HUMPUR, roman, Au diable vauvert Cette édition électronique du livre LES DERNIERS HOMMES, ÉPISODE 3 : LES LÉGIONS DE L'APOCALYPSE de PIERRE BORDAGE a été réalisée le 13/07/2010 par les Éditions Au diable vauvert. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782846262545). Dépôt légal : septembre 2010. ISBN : 9782846262781 Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako www.epagine.fr / www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage