Pierre Bordage LES GUERRIERS DU SILENCE Premier roman, premier volet d'une trilogie, Grand Prix de l'Imaginaire et prix Julia Verlanger en 1994, prix Cosmos 2000 en 1V96... Brillant début ! Il est également l'auteur de Wang, pour lequel il a obtenu le prix Tour Eiffel de science-fiction en 1997. Quelque cent mondes composent la Confédération de Naflin, parmi lesquels la somptueuse et raffinée Syracusa. Or, dans l'ombre de la famille régnante, les mystérieux Scaythes d'Hyponéros, venus d'un monde lointain, doués d'inquiétants pouvoirs psychiques, trament un gigantesque complot dont l'instauration d'une dictature sur la Confédération ne constitue qu'une étape. Qui pourrait donc leur faire obstacle ? Les moines guerriers de l'Ordre Absourate ? Ou faudrait-il compter avec cet obscur employé d'une compagnie de voyages qui noie son ennui dans l'alcool sur la planète Deux-Saisons ? Car sa vie bascule en ce jour où une belle Syracusaine, traquée, passe la porte de son agence... Rares sont les romans français de science-fiction animés d'un véritable souffle épique. Pierre Bordage, dès son coup d'essai, nous livre avec Les guerriers du silence le premier volet d'un authentique opéra de l'Espace. CHAPITRE PREMIER Nul ne sait comment les Scaythes d'Hyponéros parvinrent à prendre une telle importance dans la vie de la planète Bella Syracusa, la Reine des arts. Comment ils s'infiltrèrent dans l'entourage de la famille Ang, dynastie régnant sans discontinuer depuis quinze siècles standard. Comment ils s'emparèrent progressivement des postes clés de l'administration ? Comment ils finirent par se rendre indispensables en créant les fonctions de détecteurs et de protecteurs de pensées ? Comment, redoutés pour leurs extraordinaires facultés mentales, ils firent peu à peu régner la terreur ? Qui étaient-ils ? Nul ne connaissait Hyponéros ni même n'avait jamais entendu parler de ce monde lointain, si lointain qu'il n'a peut-être existé que dans les imaginations. Pourtant, il advint que l'un de ses rejetons, du nom de Pamynx, fut élevé à la dignité suprême de grand connétable, distinction réservée jusqu'alors aux seuls fils des grandes familles syracusaines. Cet événement eut lieu sous le règne du seigneur Arghetti Ang. A l'époque, ils furent bien peu à s'en offusquer. Qu'étaient-ils donc devenus, les fiers Syracusains des temps de conquête ? Des troncs creux, des ombres ou encore les jouets de l'illusion ? Malheur à celui par qui le scandale arrive. Extrait d'un texte mental apocryphe, capté lors de son errance par Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang' empire. Certains érudits présument qu'il s'agit de pensées égarées de Naïa Phy-kit, elle-même d'origine syracusaine. Visage enfoui dans le capuchon de son acaba bleue, le grand connétable Pamynx surgit de l'obscurité et rejoignit le seigneur Ranti Ang et le jeune Spergus qui attendaient en compagnie de leurs protecteurs de pensées sur la plateforme gravitationnelle immobilisée. « Si mon seigneur veut bien se donner la peine de me suivre, fit-il en s'inclinant. — Ce n'est pas trop tôt, en vérité ! gronda Ranti Ang. Vous venez, Spergus ? » Suivis comme leurs ombres par les protecteurs, ils s'engagèrent dans une étroite et sombre galerie. Ils arrivèrent bientôt devant une antique et massive porte de bois, barrée d'énormes traverses métalliques. Au bout d'un moment qui parut interminable à Spergus, les traverses glissèrent sur leurs coulisses scellées à l'intérieur de cavités murales. L'atmosphère humide, irrespirable, de cet endroit incommodait le jeune Osgorite. Il avait la désagréable impression que les moisissures s'immisçaient dans chacun des pores de sa peau. La porte s'ouvrit sur un vaste balcon, éclairé par deux bulles-lumière flottantes et sur lequel se tenait un petit groupe d'hommes aux visages dissimulés sous des masques blancs. Trois triangles entrecroisés, argentés, brillaient sur les plastrons rigides de leurs uniformes gris. Ranti Ang darda des yeux vipérins sur Pamynx. « Vous êtes le gardien suprême de la loi, monsieur le connétable ! Par conséquent, vous n'ignorez pas que les mercenaires de Pritiv sont en situation illégale sur le sol de Syracusa ! » L'impatience encore contenue qui imprégnait sa voix risquait à tout instant de dégénérer en perte de contrôle. « Faites-moi au moins la grâce de répondre ! Etait-il réellement nécessaire, pour le bien public, d'engager ces aventuriers ? — Vous comprendrez plus tard les raisons de leur présence en ces lieux, mon seigneur », répondit Pamynx d'un ton neutre. Le balcon surplombait une immense salle circulaire et nue, au centre de laquelle se dressait une silhouette figée, drapée dans les plis d'une acaba noire. « Cet endroit est sinistre, mon seigneur ! » Spergus réprima un frisson. Le spectacle de cet être fantomatique, statufié sur le carrelage faiblement éclairé par des lampes-eau souterraines, distillait un venin d'angoisse dans l'esprit du jeune et impressionnable Osgorite. Un parfum de mort flânait dans l'air confiné. « C'est là un de vos fameux élèves, monsieur le connétable ? » demanda Ranti Ang. Pamynx acquiesça d'un mouvement de tête. « Ne puis-je voir son visage ? — Pas pour l'instant, mon seigneur. Mais ce n'est pas par manque de respect envers vous. Le capuchon de son acaba recouvrira sa tête tant que durera l'expérience, pour empêcher que nos pensées ne se focalisent sur son image, ce qui risquerait d'affaiblir son potentiel psychique. — Grands dieux ! Et il possède vraiment ce... ce genre de pouvoirs dont vous nous avez parlé ? » Pamynx ne releva pas l'incrédulité railleuse de Ranti Ang. Il extirpa des replis de son acaba un minuscule anneau d'optalium doré, qu'il fit tinter avec un diapason de roche cristalline. Comme mû par le son prolongé, un pan du mur du fond s'escamota et libéra un flot de lumière crue. Trois nouvelles silhouettes se découpèrent dans l'encadrement : deux mercenaires de Pritiv et un homme dont les vêtements de toile grossière et brune exhalaient une odeur pestilentielle, presque animale. Les cendres de la terreur recouvraient sa face simiesque. Ranti Ang esquissa une moue de dégoût. « Ne dirait-on pas un Mikat ? — Un Mikat du satellite Julius, mon seigneur, confirma Pamynx. Il a été classé à l'Index et déclaré raskatta. J'ai pensé que... pour notre expérience... — A ce que je vois, ou plutôt devrais-je dire à ce que j'entends, vous êtes encore en train de vous justifier, monsieur le connétable ! persifla Ranti Ang. D'ailleurs, ne passez-vous pas la majeure partie de votre temps à tenter de vous justifier ? De tout... et surtout de rien ! » Le rire clair de Spergus vint ponctuer les paroles du seigneur de Syracusa. « L'Eglise kreuzienne considère que les Mikats sont pourvus d'une âme, plaida le connétable. Or, le... — Hélas pour vous, monsieur, je ne suis pas Arghetti Ang mais son fils aîné ! coupa Ranti Ang d'un ton cassant. Mon père a cru bon de vous nommer à ce poste de grande responsabilité, soit. Mais si, conformément à la promesse qu'il m'a extorquée, je suis tenu de respecter son choix, en revanche rien ne m'oblige à accorder de l'estime au bénéficiaire de ce choix ! Faites-moi donc la grâce de ne pas mêler l'Eglise du Kreuz à vos sordides intrigues ! Après tout, ce Mikat n'est-il pas l'un de mes sujets ? N'est-ce pas à moi, et à moi seul, de décider si sa vie vaut d'être sacrifiée pour l'intérêt commun ? » Pamynx enfouit son dépit dans l'impassibilité de ses traits et s'inclina cérémonieusement. Le jour de la revanche approchait. Cette perspective l'aidait à faire preuve de patience devant les vexations incessantes, les humiliations quotidiennes. Pendant ce temps, les deux mercenaires de Pritiv avaient traîné le Mikat épouvanté à quelques pas de l'acaba immobile et noire. « Spergus ? » La voix de Ranti Ang s'était instantanément radoucie. « Vous plairait-il de savoir ce que pense ce Mikat en ce moment précis ? — Cela... me divertirait beaucoup, mon seigneur », bredouilla le jeune Osgorite. Un pâle sourire affleura sur ses lèvres fardées. Il s'efforçait de masquer la frayeur intense que suscitait en lui ce lugubre caveau. La présence de Spergus contrariait Pamynx. Le seigneur Ranti Ang avait cru bon de mêler son petit protégé à l'expérience capitale qui allait être perpétrée. Or il n'était pas souhaitable d'introduire des éléments affectifs dans cette première tentative publique, qui requérait un environnement psychique neutre. « Eh bien, monsieur ! Qu'attendez-vous pour révéler à notre cher Spergus ce qui se passe dans la tête de ce Mikat ? S'il s'y passe quelque chose, bien entendu ! Est-ce la peur qui provoque cette intolérable pestilence ? » Pamynx fixa le Mikat dont les cheveux noirs et huileux étaient coupés à la mode traditionnelle du Mikatun de Julius : très hauts et droits sur la nuque et des tempes rasées. Sous leurs arcades saillantes les yeux globuleux du pauvre homme voltigeaient comme des papillons affolés d'un point à l'autre de la salle. Du balcon à la silhouette noire menaçante, de la silhouette aux deux mercenaires de Pritiv, anonymes sous leurs masques blancs. « Sa peau est toute noire ! murmura Spergus. — C'est parce qu'il travaille dehors chaque jour que Kreuz nous accorde en sa bonté, sous le rayonnement de l'astre de feu Ahkit », expliqua Ranti Ang. Le dégoût que lui inspirait cette créature d'un autre monde, d'un autre âge, montait en Spergus comme une nausée. Pourtant, il ne parvenait pas à détacher son regard de ce cou massif, de ces bras musculeux, de ces larges mains, de ces doigts courtauds aux ongles maculés de terre. Les pensées folles, incontrôlées du jeune Osgorite perturbaient la concentration et parasitaient l'investigation mentale de Pamynx. Les deux protecteurs affectés à la sécurité de Spergus s'avéraient apparemment incapables d'endiguer le flot désordonné de son mental. Le connétable décida de ne rien en laisser paraître : le moment était malvenu de jeter la suspicion sur l'efficacité des Scaythes. Car Pamynx était, comme les protecteurs, un Scaythe d'Hyponéros, un paritole, et ses origines pouvaient remettre en cause l'immunité constitutionnelle que son rang était censé lui conférer. Le grand Arghetti Ang avait dû étouffer la fronde des dignitaires syracusains pour l'imposer au poste de grand connétable, et sa position devenait de plus en plus précaire au fur et à mesure que le temps effaçait le souvenir du père de l'actuel seigneur. Pour l'instant, Pamynx avait besoin de la caution de Ranti Ang : elle garantissait l'apport financier nécessaire à la structure du Grand Projet. A l'accomplissement de l'œuvre immense et secrète dont ses maîtres, les maîtres germes de l'Hyponériarcat, l'avaient chargé. L'occasion se présenterait bientôt de faire ravaler au seigneur de Syracusa sa détestable morgue. « Nous sommes en train d'attendre, monsieur. Auriez-vous abandonné vos prétendus pouvoirs dans une chambre des maisons closes de Salaün ? Vous n'êtes pas sexué, pourtant... » Le rire espiègle de Spergus retentit une seconde fois. « La peur paralyse le potentiel mental du Mikat, finit par déclarer le connétable. Il est incapable d'émettre la moindre pensée cohérente. Je puis simplement vous révéler qu'il tente de se remémorer le visage et le corps d'une femme du Mikatun. Sa propre femme, probablement... — La belle découverte que voilà ! s'esclaffa Ranti Ang. Nul besoin d'être instruit dans les sciences du cerveau pour deviner qu'il s'agit de sa femme ! — Pourquoi dites-vous cela, mon seigneur ? » demanda ingénument Spergus. Le seigneur de Syracusa libéra un petit rire sarcastique. « Avant que Julius ne soit annexé à Syracusa, ces animaux de Mikats ne se mariaient pas et les femmes appartenaient à tous les hommes des communautés rurales. Depuis deux siècles, la loi et l'Eglise les obligent à prendre une seule épouse. C'est la première loi du code généticomoral régissant les satellites. Voilà pourquoi, monsieur le connétable, vous ne nous dévoilez pas des merveilles en nous affirmant que ce sous-humain pense à sa femme ! » Imperturbable, Pamynx ignora le persiflage de Ranti Ang et poursuivit : « Je vois également des visages d'enfants. Trois garçons et deux filles... » Ecrasé par l'importance des personnages qui l'observaient depuis le balcon, effaré par les paroles du connétable, transcription fidèle des quelques images qui lui traversaient l'esprit, le Mikat poussa un hurlement de bête traquée et tomba à genoux sur le carrelage glacé. « Il est doté d'un cerveau très grossier, ajouta inutilement Pamynx. — S'il possède un esprit aussi primaire que vous l'affirmez, monsieur, quelle sera la valeur de cette expérience appliquée à des intelligences supérieures ? Nous n'avons pas à nous encombrer de tout ce fatras de mauvaise sorcellerie pour mater le Mikatun de Julius ! Nos ancêtres s'en sont déjà chargés sans contrevenir aux préceptes de notre sainte Eglise ! » Pamynx réalisa tout à coup l'extrême fragilité de sa situation. Pris par ses multiples activités, il ne s'était pas arrêté aux nombreuses rumeurs de disgrâce qui avaient couru à son sujet. Il n'avait pas besoin de se glisser dans l'esprit de Ranti Ang — action sacrilège, passible de la peine de mort — pour percevoir les intentions meurtrières contenues dans les modulations de sa voix. Le connétable avait mésestimé l'importance de la cabale orchestrée contre lui par Tist d'Argolon, chantre réputé de la tradition syracusaine. Bien qu'il eût intercepté quelques pensées relatives à l'action souterraine de son rival syracusain, Pamynx n'avait pas cru bon d'intervenir, estimant que la qualité de ses relations avec le grand Arghetti Ang et l'ancienneté de ses états de service le plaçaient au-dessus des intrigues de palais. En l'occurrence, il avait fait preuve d'une légèreté inacceptable pour un Scaythe des échelons supérieurs, pour une antenne majeure. Cette imprudence compromettait le Grand Projet, le plan universel préparé durant des siècles par les maîtres germes d'Hyponéros. Sa marge de manœuvre s'était considérablement réduite. Désormais, l'édifice tout entier reposait sur la seule réussite de cette expérience. « Eh bien, monsieur, ce n'est pas l'heure de rêvasser ! — Mes élèves ne seront pas opérationnels dans l'immédiat, mon seigneur, argumenta le connétable. Cette démonstration n'est destinée qu'à vous instruire de leurs progrès. Vous pourrez ainsi constater que le budget alloué à la recherche mentale, tant décrié par certains de vos conseillers, n'a pas été dilapidé. Plus tard, nous procéderons sur des cerveaux complexes, raffinés, et ce, jusqu'à la parfaite maîtrise de la technique. — Qu'a donc fait ce Mikat pour avoir été classé à l'Index et déclaré raskatta ? » La voix flûtée de Spergus contrastait de manière saisissante avec le timbre métallique, vibrant, du connétable. « De grâce, monsieur ! Répondez, mais rapidement ! » L'irritation grandissante de Ranti Ang brisait peu à peu la digue fragile de son contrôle mental. Il éprouvait les pires difficultés à se conformer au rigoureux code courtisan des émotions, en usage à la cour de Syracusa. Pamynx ne se départit pas de son calme et puisa une nouvelle source de motivation dans le courroux de son auguste interlocuteur. « Puis-je vous demander de bien vouloir patienter un instant, mon seigneur ? Les données des raskattas enregistrés sur vos territoires sont confiées au Scaythe Markyat, archiviste de justice. Le temps d'entrer en contact avec lui... — Faites vite, monsieur ! Nous avons hâte de nous en retourner à la lumière du jour. Nous avons l'impression d'être des rats croupissant en quelque sordide égout ! » De lourdes paupières verdâtres, sillonnées de veinules sombres, tombèrent sur les yeux uniformément jaunes de Pamynx. Le capuchon de son acaba s'affaissa sur ses épaules, découvrant une face difforme, un crâne allongé et glabre, une peau rugueuse, craquelée. Il ressemblait aux monstres des légendes osgorites, du moins à l'idée que s'en faisait Spergus. Des frissons coururent sur le dos du jeune Osgorite. Le disque empourpré de Ronde Lune Rouque transperça la brume de ses souvenirs. L'espace d'un bref instant, il se transporta sur Osgor, la mère industrielle, le plus grand des satellites de Syracusa. Il courut, nu et libre, entre les herbes sèches et les pierres brûlantes des jardins à l'abandon, poursuivi par les formes brunes, joyeuses et bruyantes qui dansaient dans les effluves de chaleur. Il huma le parfum capiteux des boucanas en fleur, le suc enivrant des fontaines fruitières. Il se sentit soudain à l'étroit dans son colancor, le sous-vêtement usuel des Syracusains, cette seconde peau qui les recouvrait de la tête aux pieds. Son cache-tête mauve, ceint d'un bandeau lumineux, lui comprimait les cheveux, le front, les joues et le menton. Ses deux mèches blondes et tressées, seule fantaisie autorisée, s'échappaient du liseré à hauteur de ses tempes et encadraient son visage efféminé. L'épiderme de Spergus réclamait avec frénésie les caresses ardentes de Ronde Lune Rouque. Reprenant empire sur lui-même, il refoula rageusement la mélancolie qui le gagnait. Il n'avait pas le droit aux regrets, lui, le fils d'humbles commerçants osgorites, traité avec davantage d'égards que les grands courtisans, que les descendants d'anciennes et illustres familles syracusaines. Même si cette faveur se transformait parfois en lourd fardeau, même s'il lui fallait endurer les regards et les mots blessants de dame Sibrit, l'épouse de Ranti Ang, même s'il n'était guère à son aise au milieu des perpétuelles et basses intrigues de la cour, même si on ne l'autorisait plus à se déplacer sans ses protecteurs de pensées, enfouis dans les acabas rouge et blanc de la protection seigneuriale, ombres omniprésentes, silencieuses et intrigantes, il s'efforçait de bannir impitoyablement de son esprit toute évocation nostalgique de son enfance. Il acceptait les obligations et les désagréments de la cour pour l'amour de son seigneur. Pour l'amour du maître absolu de la plus renommée des planètes de la Confédération de Naflin, pour l'amour de ce centenaire aux traits d'une extraordinaire finesse, aux yeux d'un bleu limpide, aux somptueuses mèches gris-bleu reposant sur l'étoffe moirée de son cache-tête. Pour l'amour d'un homme qui était l'expression vivante de la noblesse, de la grâce et du goût, vertus cardinales de l'étiquette et de la tradition syracusaines. Des convulsions spasmodiques agitaient le Mikat. Les claquements réguliers de ses genoux sur le carrelage troublaient le silence devenu oppressant. « C'est un adepte des religions de l'Index », dit soudain Pamynx en se tournant vers Spergus. Surpris, le jeune Osgorite tressaillit. Il ne put soutenir le regard à la fois acéré et insondable du connétable. Les pouvoirs télépathiques des Scaythes, et particulièrement ceux de Pamynx, le terrifiaient. Un réflexe instinctif le poussa à se retourner, à se raccrocher à la présence rassurante de ses protecteurs de pensées. « Des foyers d'abomination ! gronda Ranti Ang. Qu'il faudrait étouffer une fois pour toutes ! » Les doigts effilés, cerclés de bagues d'optalium blanc du seigneur de Syracusa jouaient nerveusement avec la mèche argentée qui longeait le liseré noir de son cache-tête. Un tic annonciateur d'une imminente perte de contrôle. « Ce Mikat est un membre de l'hérésie goudourayam, précisa Pamynx. Un adorateur de l'effigie du Goudour, faux prophète brûlé il y a de cela trois cents années standard sur croix-de-feu. Vénéré comme un martyr. — Des animaux ! Des fanatiques imbéciles qui n'hésitent pas à recourir au sacrifice humain ! — Et où se cachent-ils ? » demanda Spergus, que ces précisions semblaient captiver. Cette intervention eut pour conséquence imprévue de désamorcer la colère de Ranti Ang. « Figurez-vous, mon ami, qu'on en trouve sur Syracusa même ! Dans les montagnes de Taheu' ingh et en Mesgomie, des contrées difficiles d'accès d'où il n'est pas aisé de les déloger. Toutefois, c'est sur Julius que l'hérésie goudourayam est la plus répandue, bien que le nombre de ses adeptes ait sensiblement diminué depuis l'intensification des représailles et la multiplication des croix-de-feu. — Deux détails, si vous me permettez, mon seigneur, renchérit le connétable. Le premier, c'est que les parents de ce Mikat ont eux-mêmes été brûlés sur croix-de-feu lors du passage sur Julius de votre père, le seigneur Arghetti Ang. Le second, plus pittoresque, c'est que la personne qui l'a dénoncé n'est autre que sa propre femme, celle dont il évoque en ce moment même le souvenir. Et ceci pour la dérisoire somme de cent keulis juliens, l'équivalent d'une poignée d'unités standard. Cet insignifiant pécule s'est avéré plus attrayant que l'amour du mari ! » Ranti Ang se fendit d'une ébauche de sourire. Frappé de plein fouet par les paroles de Pamynx, crucifié par cette dernière et hideuse révélation, le Mikat, allongé sur le carrelage, prostré, avait cessé de trembler. De grosses larmes roulaient sur ses joues qu'ombrait une barbe naissante. « Mais... mais il pleure ! Vous avez vu, mon seigneur ? Il pleure ! — Oui, mon ami. Il pleure ! railla Ranti Ang. Il ne dispose pas, comme vous, comme moi, du contrôle de la raison. C'est ainsi que certaines créatures manifestent leurs émotions, si invraisemblable que cela puisse paraître ! » Spergus s'était penché au-dessus du solide garde-corps entourant le balcon. Yeux grands ouverts, il tentait de contempler de plus près les rigoles scintillantes qui s'écoulaient des orbites du Mikat. Sur un signe discret du connétable, le Scaythe à l'acaba noire s'approcha du corps affaissé. Au cœur du profond capuchon, Spergus entrevit fugitivement deux lueurs d'un rouge flamboyant, chargées d'énergie. Deux étoiles maléfiques dans un ciel d'encre. « Nous sommes prêts, mon seigneur. — Prêts ? Mais à quoi, grands dieux ? » Alarmé, le Mikat releva la tête. A la vue de l'étoffe rêche et noire toute proche, si proche qu'elle l'effleurait, ses yeux se dilatèrent de terreur. De violents soubresauts agitèrent ses bras et ses jambes écartés. « Grand prodige, en vérité ! ironisa Ranti Ang. Ne me dites pas que vous avez préparé cette grandiose mise en scène dans l'unique but de terroriser un cul-terreux ! — Si mon seigneur veut bien s'armer d'un peu de patience... » Un doute pernicieux s'infiltrait dans l'esprit du connétable, lent poison dont il ne parvenait pas à endiguer la propagation. Il avait pourtant choisi Harkot, le Scaythe expérimentateur, avec méticulosité, parmi une centaine de postulants triés sur le volet, tous dotés de remarquables facultés mentales. Il avait lui-même supervisé l'entraînement de l'élève sélectionné, multiplié les essais sur les animaux, puis sur les mihomibêtes du Gétablan. En revanche, ils n'avaient pas eu le temps de s'attaquer aux cerveaux complexes, supérieurs dans l'échelle de l'évolution. Il y avait donc risque d'échec. Or Pamynx n'avait plus le droit à l'échec. Il regretta cette précipitation qui n'était pas dans sa manière habituelle mais que la course de vitesse engagée entre ses innombrables détracteurs et ses rares partisans avait rendue inévitable. Un gargouillis plaintif s'échappa de la gorge du Mikat. Des filets de bave grise s'écoulaient des commissures de ses lèvres et dégoulinaient sur son menton légèrement prognathe. « Je vous demande de bien vouloir observer un silence total », chuchota le connétable qui enregistrait avec soulagement les premiers symptômes de l'action mentale du Scaythe expérimentateur. Progressivement, les convulsions du Mikat s'espacèrent. Sa respiration devint haletante, sifflante. Il porta instinctivement ses grosses mains à son cou. Puis, en un sursaut désespéré, il tenta d'agripper un pan de l'acaba noire, mais ses doigts recroquevillés ne happèrent que le vide. Un râle d'agonie, un ultime spasme : il retomba, inerte, sur le carrelage. Un silence mortel ensevelit la salle. Ce fut Spergus, toujours penché au-dessus du garde-corps, qui le rompit en premier. « Que... qu'est-il arrivé au Mikat ? Il ne bouge plus ! — Il est mort, répondit Pamynx, détachant bien ses mots pour souligner leur terrible simplicité. — Mort ? — Mort, mon seigneur. — Comment est-ce possible ? » Rasséréné, le connétable prit un plaisir pervers à aiguiser la curiosité de ses interlocuteurs. Il marqua un long temps de pause avant de répondre. « Ce Mikat a été tué par le seul levier de la volonté d'Harkot, notre Scaythe expérimentateur. Vous venez d'assister à la première exécution mentale, mon seigneur. » Il avait prononcé ces mots d'une voix indifférente, comme s'il évoquait un événement banal, anodin. Le Scaythe à l'acaba noire esquissa une courbette déférente, à laquelle Ranti Ang répondit d'un bref signe de tête. « Espérez-vous nous faire accroire pareille absurdité, monsieur ? — La croyance n'est pas admise dans mes laboratoires, mon seigneur. Je la laisse à notre sainte Eglise. Pour le scientifique que j'essaie d'être, seules comptent les certitudes. Harkot vient en quelque sorte de faire imploser le cerveau de ce cobaye. — Vous voulez dire qu'il peut tuer à distance par la pensée ? balbutia Spergus d'une voix blanche. — A condition, pour l'instant, que cette distance ne soit pas trop importante. Des interférences de pensées parasites peuvent amoindrir, voire annihiler l'efficacité des intentions mentales de mort. Mais disons qu'Harkot a effectivement, et pour reprendre votre expression, tué à distance, sans le concours d'une arme. Actuellement, bien sûr, ce procédé n'est efficient que sur les cerveaux de type primaire. Comme celui de ce Mikat. Cependant, nous ne désespérons pas d'être rapidement opérationnels sur des cerveaux plus évolués. Et même très évolués. » Le connétable avait recouvré son assurance et sa sérénité. Malgré les protecteurs, spectres blanc et rouge chargés de maintenir les écrans psychiques, il captait les éclats bruts des sentiments de Ranti Ang et n'y décelait plus une trace de ressentiment. Les perspectives ouvertes par l'extraordinaire expérience perpétrée sous ses yeux occupaient entièrement l'esprit du seigneur de Syracusa. « Et tous les Scaythes ont cette capacité ? — Uniquement ceux qui possèdent des facultés mentales au-dessus de la norme. — C'est... de la sorcellerie ! » lança Ranti Ang. Il avait proféré cette accusation sans conviction, comme s'il en avait déjà deviné la réponse. « Vous n'aurez rien à craindre du mufti de l'Eglise du Kreuz, mon seigneur. Ces techniques sont, je vous le répète, scientifiques, élaborées par des physiciens spécialisés dans le domaine des ondes subtiles et non par quelque sorcier de village. La sorcellerie est synonyme de pratiques empiriques, subjectives, obscures. A l'exact opposé de notre technologie qui, elle, reste objective, démontrable, vérifiable. D'ailleurs, si tel est votre souhait, mon seigneur, nos chercheurs se feront un plaisir de vous expliquer dans le détail les mécanismes mentaux utilisés par nos élèves. Il est donc hors de question (le ton du connétable était très ferme) que notre sainte Eglise classe les futurs tueurs mentaux à l'Index. Il va sans dire que nous ne vous aurions pas présenté cette nouveauté si elle s'était trouvée contraire aux principes kreuziens. » Pamynx ne prenait pas beaucoup de risques en pariant sur le soutien du clergé : il y avait bien longtemps que Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz, était informé de ce qui se tramait dans le laboratoire secret du connétable. « J'aimerais que vous nous parliez de ces techniques, monsieur, suggéra Spergus. — Je crains quelque peu de vous ennuyer avec ces choses-là, répliqua Pamynx qui ne dédaigna pas l'occasion de prendre une petite revanche immédiate en sachant se faire prier. — Allons, monsieur, accédez à la requête de notre cher Spergus », intervint Ranti Ang d'un ton cauteleux, toutes griffes rentrées. Tout en évitant de le montrer, Pamynx exultait. Les conséquences de son imprévoyance auraient pu être fatales à l'accomplissement du Projet, mais il était parvenu à retourner la situation comme l'attestait le changement d'attitude et de ton de Ranti Ang. Il venait de gagner l'essentiel, c'est-à-dire du temps. De plus, il tenait désormais le courtisan Tist d'Argolon et ses affidés dans le creux de sa main, et cette perspective l'emplissait d'une jubilation sans bornes. « Ces techniques sont tirées d'une science oubliée, datant de plusieurs millénaires avant Naflin. La seule science antique qui se soit intéressée aux potentialités du cerveau : la science inddique, dont nous avons retrouvé des traces sur Terra Mater, une toute petite planète d'un système à un soleil situé sur les bords de la Voie lactée. Il semble d'ailleurs, si étonnant que cela puisse paraître, que la science inddique soit originaire de Terra Mater. Pour résumer brièvement, deux ethnologues scaythes apprirent par hasard que les hymnes religieux d'une peuplade de Terra Mater, les Ameurynes, étaient chantés en dialecte inddique, et ce, bien que cette langue vernaculaire ne soit plus parlée depuis six mille années standard. Nos ethnologues se rendirent donc sur Terra Mater, où ils constatèrent l'étrange phénomène suivant : les hymnes semblaient avoir des répercussions géoclimatiques sur l'environnement, déclenchant des bouleversements saisonniers, de brusques chutes de neige en été par exemple. C'est en systématisant leur observation qu'on découvrit les stupéfiantes propriétés de certains sons inddiques, appelés uctras ou antras. — Pour l'amour du ciel, venez-en au fait ! » s'exclama Ranti Ang qui avait remarqué que Spergus avait complètement décroché. Lui-même avait hâte de se soustraire à l'ambiance macabre de ce sous-sol. « J'y viens, mon seigneur. Il était nécessaire de poser ces quelques jalons afin de faciliter votre compréhension et celle du sieur Spergus. Nous nous sommes rapidement rendu compte que les Ameurynes employaient des sons précis pour les sacrifices rituels d'animaux ou les châtiments réservés à ceux qui enfreignent la loi. Un exemple concret : l'adultère. Le ou la coupable, ou encore les deux ensemble, sont attachés au centre d'un cercle sacré. Quatre amphanes, les prêtres ameurynes, assis aux quatre points cardinaux, entonnent le chant de mort, une succession d'uctras qui finit par provoquer d'irréparables lésions dans le cerveau et entraîne la mort en quelques minutes. Mais l'un de nos physiciens a récemment découvert que ces mêmes uctras s'avèrent plus efficaces, plus puissants lorsqu'ils sont émis à un niveau subtil. » Spergus prêtait de nouveau une attention soutenue aux explications du connétable. « Nous avons basé notre travail sur le théorème suivant : la puissance de destruction des uctras inddiques est subordonnée à la qualité de silence dans lequel ils sont émis. Les Ameurynes ont peu à peu oublié ce principe fondamental. Au lieu d'intérioriser les uctras, ils les extériorisent par le chant et diminuent ainsi leur pouvoir. L'une des qualités essentielles des Scaythes d'Hyponéros est de descendre à des niveaux de silence intérieur que ne peuvent atteindre les autres êtres vivants de l'univers. Des esprits excités, superficiels, ne sauraient utiliser les uctras de manière correcte. En revanche, nos élèves, entraînés dans le plus grand secret, d'où la présence désagréable mais indispensable des mercenaires de Pritiv, sont parvenus à les maîtriser en stabilisant des états apaisés de conscience. Ils se sont d'abord exercés sur des cerveaux embryonnaires, puis sur des mammifères, sur des mihomibêtes du Gétablan, et enfin sur ce Mikat. A propos, je vous prierai de bien vouloir dissiper l'inquiétude de certains missionnaires kreuziens du satellite Gétablan. Nous avons dû... — Déjà des problèmes avec l'Eglise, monsieur ? coupa Ranti Ang. Je croyais que ces expériences avaient été tenues dans le plus grand secret ! J'ose l'espérer, d'ailleurs, car si les autres Etats membres de la Confédération apprenaient que vous avez utilisé les services de mercenaires de Pritiv, nous n'aurions plus aucun crédit lors de la prochaine asma d'Issigor. — L'assemblée quinquennale n'aura pas lieu, comme prévu, sur la planète Issigor. — Comment ? Et pourquoi ? » Les yeux jaunes du connétable se fichèrent dans ceux de Spergus. « Je vous expliquerai plus tard, mon seigneur. En privé. Pour disposer de cobayes en nombre suffisant, nous avons dû promettre aux missionnaires que nous leur rendrions ces mihomibêtes sains et saufs. Or... — Pieux mensonge, mais mensonge, monsieur ! déclama Ranti Ang, tournant en dérision le ton grandiloquent des gens d'Eglise. — J'ai pensé que pour le bien de... — Ne pensez plus, de grâce ! Ces expériences avaient pour noble but de servir la science, n'est-ce pas ? Et le fait que quelques mihomibêtes ont disparu dans l'aventure ne heurte pas nos convictions kreuziennes. J'arrangerai cela avec le muffi Barrofill. N'en suis-je pas, après tout, le protecteur attitré et l'ami personnel ? Mais êtes-vous absolument certain que personne n'a été instruit de vos expériences ? — Absolument certain. Le seul individu capable de nous contrarier a été banni de Syracusa. Par vos soins, mon seigneur. — Par mes soins ? — Je pense que vous gardez à la mémoire le procès de Sri Mitsu, le smella. — Sri Mitsu ? Quel rapport avec tout ceci ? » Bien qu'il déployât toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas le laisser paraître, Ranti Ang répugnait visiblement à évoquer ce souvenir. « Il y en a un, mon seigneur », répondit Pamynx à qui cette gêne presque palpable — il en connaissait parfaitement la cause — n'avait pas échappé. « La science inddique a traversé l'espace et le temps, et il en existe encore trois grands maîtres vivants : Sri Mitsu est l'un d'eux. — Nous l'aurions su ! protesta Ranti Ang. Sri Mitsu a toujours refusé la protection mentale : nos inquisiteurs lisaient en lui aussi facilement que dans un livre-lumière ! — Ses exceptionnelles facultés psychiques développées par la pratique de la science inddique le dispensaient de protection, mon seigneur. Ajoutées à son appartenance à la congrégation des smellas, elles se seraient sans doute avérées néfastes à nos projets. C'est pour cette raison, pour celle-là seule, que j'ai tant insisté auprès de vous et de Sa Sainteté le muffi pour qu'on lui intentât un retentissant procès public. L'accusation portée contre lui, pratiques sexuelles contre nature, n'était qu'un prétexte, comme vous l'aviez sûrement deviné. Il fallait impérativement l'éloigner. Ma foi, tout s'est déroulé selon nos prévisions : son aura de smella, son influence auprès des Etats membres, l'estime générale dont il jouissait, tous ces éléments se sont retournés contre lui lors du procès, et il a été condamné au bannissement perpétuel. — Pourquoi m'avoir caché ces vraies raisons, monsieur ? Avez-vous donc si peu d'estime pour moi ? » Une légère amertume imprégnait la voix de Ranti Ang. Pamynx s'abstint de dévoiler le mépris dans lequel il tenait le seigneur de Syracusa, qu'il jugeait superficiel, frivole, inconsistant, incapable de gérer l'héritage que lui avait légué le grand Arghetti Ang. En coulisse, le connétable œuvrait pour une succession plus expéditive que celle prévue par la tradition syracusaine. « Je ne tenais pas à surcharger votre emploi du temps, mon seigneur. — Quels sont les deux autres maîtres de cette science in... inddique ? demanda Spergus. Vous nous avez dit qu'il y en avait trois et, pour l'instant, nous n'en connaissons qu'un seul ! — Un autre Syracusain : Sri Alexu, un homme discret, qu'on ne voit jamais à la cour. Il vit pourtant ici même, près de Vénicia. Il ne s'occupe pas des affaires de l'Etat. On ne lui connaît que deux passions, sa fille, une jeune beauté du nom d'Aphykit, et les fleurs. Nous le surveillons en permanence. — Et le troisième ? » L'insistance du jeune Osgorite troubla le connétable. Avait-il sous-estimé le rôle du favori du seigneur de Syracusa ? Cette désarmante naïveté dissimulait peut-être des intentions précises, calculées. « Le mahdi Seqoram. » Ranti Ang laissa échapper une exclamation de surprise, manifestation déplacée, indécente, contraire au code courtisan des émotions. « Grands dieux ! Vous rendez-vous bien compte de qui vous parlez, monsieur ? — Pourquoi ? Qui est-ce ? Qu'est-ce qu'il a fait ? — Le grand maître de l'Ordre absourate. Mais veuillez vous rassurer, sieur Spergus : nous avons veillé à aiguiller les chevaliers absourates infiltrés sur de fausses pistes. Et nous épluchons sans trêve leurs rapports. — Soit ! Cependant, s'attaquer à l'Ordre absourate, c'est s'attaquer aux fondements mêmes de la Confédération de Naflin ! objecta Ranti Ang. La chevalerie s'est consacrée pendant des siècles à l'étude des arts de la guerre. Aucun seigneur, si puissant soit-il, n'aurait l'inconscience de la défier ! Avez-vous perdu la raison, monsieur ? — L'Ordre ne sait rien de l'arme que nous préparons, mon seigneur. » Pamynx se figea subitement dans une attitude solennelle. « Mon seigneur, le temps est venu de réaliser le rêve visionnaire de votre père. Toutes les conjonctures sont favorables : l'armée confédérale, l'interlice, est actuellement commandée par votre frère Menati, et ce, jusqu'à la prochaine asma quinquennale, qui, nous sommes en train d'y pourvoir, se déroulera sur Syracusa et non sur Issigor. Conformément à nos conseils, Menati est parvenu à rallier les officiers supérieurs à notre cause contre promesses de titres et concessions territoriales. Les mercenaires de Pritiv sont disposés à nous accorder un appui sans réserve, tant ils sont désireux d'en découdre avec l'Ordre absourate d'où leurs fondateurs, des chevaliers dissidents, sont très anciennement issus. L'Eglise du Kreuz est en pleine expansion grâce à l'inlassable activité des missionnaires dans les coins les plus reculés de la Confédération. Avec les croix-de-feu et les inquisiteurs mentaux, elle constitue d'ores et déjà un formidable appareil répressif. Il ne nous manquait plus qu'une chose, mon seigneur, et cette chose, vous venez de la voir concrétisée sous vos yeux. » Il se tut et observa les effets de ses paroles sur ses interlocuteurs. Spergus, bouche bée, yeux écarquillés, ressemblait à un mannequin holographique des musées pré-Naflin. Seules étaient animées ses deux mèches blondes dans lesquelles folâtraient d'imperceptibles souffles d'air. Le jeune et exubérant Osgorite, victime de sa curiosité et des sentiments de Ranti Ang, en savait désormais beaucoup trop. Qu'il jouât un double rôle ou non, il représentait un danger. La roue de son destin, la rota individua des kreuziens, s'arrêterait très prochainement de tourner. Quant au seigneur de Syracusa, il frottait distraitement ses lèvres de l'index de sa main droite. Ses yeux bleus s'égaraient sur le cadavre du Mikat et sur l'acaba noire de son bourreau. Les gemmes éphémères serties par dizaines dans la longue cape pourpre recouvrant son colancor blanc lançaient des éclats vifs et fugaces. « A présent, nous devons agir très vite, reprit le connétable. Eliminer définitivement Sri Mitsu, encore dangereux malgré son exil. Les mercenaires de Pritiv s'en chargeront. Eliminer également Sri Alexu et sa fille, dont l'aspect inoffensif n'est probablement destiné qu'à nous leurrer. User de votre pouvoir discrétionnaire, mon seigneur, pour obtenir les crédits supplémentaires qui nous permettront de peaufiner la technologie de la mort mentale. Puis défier l'Ordre absourate et faire disparaître, en même temps que ce vestige obsolète de la Confédération, toute trace de la civilisation inddique. Afin de nous entourer de toutes les garanties, il serait également opportun de réduire définitivement les Ameurynes de Terra Mater au silence. — Songez, monsieur, que si ce génocide, car vous me parlez bien d'un génocide, s'ébruitait, nous serions directement sous la menace de la chevalerie absourate ! se récria Ranti Ang. Et il s'ébruitera, car les principaux Etats membres ont des yeux et des oreilles partout ! — Il nous faut apprendre à ne plus considérer l'Ordre comme un obstacle insurmontable. Nos chances de succès reposent sur la vitesse et la précision, sur l'effet de surprise. Nous n'attendons plus que votre accord formel, mon seigneur... Il ne tient qu'à vous de devenir le premier souverain d'un empire post-Naflin. » Il pensa simultanément que jamais Ranti Ang ne jouirait de ce privilège. Dans la cinquième phase du Grand Projet, les maîtres d'Hyponéros avaient prévu l'éclatement de la Confédération de Naflin et l'avènement d'un tyran éclairé, d'un rassembleur. Un homme d'une tout autre envergure que celle de l'actuel seigneur de Syracusa. Les quatre Scaythes protecteurs avaient relâché leur vigilance. La lumière de leurs yeux mi-clos, émergeant de la pénombre des capuchons rouge et blanc, avait baissé d'intensité. Ils violaient la première loi du traité de l'Honorable Ethique de la protection : A tout moment du jour et de la nuit, serai gardien zélé de l'esprit de mon seigneur, car lui seul a droit de suivre le cours intime de ses pensées. Pamynx, à qui cette inattention n'avait pas échappé, aurait pu se glisser à l'instant dans l'esprit de Ranti Ang, momentanément privé de ses paravents. Il préféra attendre que ses complanétaires se rendent eux-mêmes compte de leur impardonnable négligence. En ce jour, le connétable n'exigerait pas de tête supplémentaire. Les plus importantes allaient bientôt rouler à ses pieds et cette perspective suffisait largement à le contenter. « Mon seigneur, j'aimerais vous entretenir de la suite de notre entreprise, dit-il doucement, comme pour ne pas tirer trop brutalement Ranti Ang de son rêve éveillé. Dispensez donc le sieur Spergus de cette pénible corvée. Renvoyez-le en un lieu plus conforme aux préoccupations de son jeune âge. » Sans attendre la réponse de Ranti Ang ni accorder la moindre attention au regard assassin de Spergus, il s'engagea d'un pas résolu dans le sombre couloir souterrain. CHAPITRE II Je suis désormais un employé de la Compagnie intergalactique longs transferts, c'est-à-dire que, conscient du privilège que cela me confère, je lui voue mon existence. J'accomplirai ma tâche avec le plus grand zèle, pour le bien des voyageurs qui ont choisi la Compagnie. J'accepte par avance toute affectation que le collège décisionnel jugera nécessaire au bon fonctionnement de la Compagnie. Je suis un membre à part entière de la grande famille formée par la Compagnie, et, en tant que tel, je la respecte... Extrait de la Charte d'Airain, code déontologique de la C.I.L.T. Serment prononcé à haute voix devant le collège décisionnel lors de la cérémonie d'intronisation sur la planète Oursse. Sur la planète Deux-Saisons, une rumeur persistante, aussi persistante que la pluie, prétendait que la saison humide touchait à sa fin. Affalé sur un siège tellement usé et poussiéreux que la lumière de ses tubes se diluait dans le clair-obscur de l'agence, Tixu Oty l'Orangien regardait tomber les gouttes épaisses avec l'expression d'une vache céleste contemplant un antique train de fusées. Au cours des cinq, peut-être six années standard qu'il avait passées sur Deux-Saisons, Tixu Oty s'était peu à peu transformé en une masse hirsute, inerte, imbibée d'alcool et d'ennui. De son uniforme tire-bouchonné, autrefois vert clair, suintait une odeur écœurante dont l'âcreté n'était pas sans rappeler celle des gigantesques lézards des fleuves de la saison des pluies. Effrayés par son regard torve, les rarissimes clients qui avaient eu l'étrange idée de pousser la porte défoncée de l'agence n'y demeuraient que le temps de bredouiller un bref mot d'excuse. Quelle idée devaient-ils se faire, ces infortunés voyageurs, de la C.I.L.T., la compagnie de transferts la plus importante de l'univers connu et inconnu ! La C.I.L.T. aux milliers d'agences disséminées sur les centaines de planètes de la Confédération de Naflin, y compris sur les mondes excentrés des Marches. La toute-puissante C.I.L.T. qui était parvenue, à coups de slogans chocs et de magouilles politico-financières, à jouir d'un monopole presque total dans le domaine des transferts cellulaires de longue distance. Quelque part dans son marécage d'indifférence, Tixu savait que, tôt ou tard, un inspobot, un inspecteur-robot mandaté par le collège décisionnel, viendrait lui rendre visite. Il serait alors tenu de présenter quelques comptes. La direction ne négligeait aucune agence, fût-elle située aux confins de l'univers recensé. Au strict minimum et avec beaucoup de chance, il serait purement et simplement viré comme le malpropre qu'il était devenu. Hypothèse optimiste qui n'était, hélas, que le reflet d'un désir inconscient. La logique voulait plutôt qu'il comparût devant le tribunal déontologique interne de la Compagnie, où l'on exhumerait avec solennité ses innombrables fautes professionnelles. Pour faire bonne mesure et parce qu'on ne prête qu'aux riches, on ajouterait à la liste quelques bricoles dont il ne serait en rien responsable. La C.I.L.T. n'avait pas pour habitude de badiner avec son image de marque et ne perdait jamais une occasion de faire un exemple. Il encourait une condamnation de dix, voire quinze ans d'atelier recyclage, un centre de réparations et d'essais situé sur la planète Oursse. Là, il aurait le choix entre servir de pilote d'essai pour les nouveaux appareils conçus par les ingénieurs de la Compagnie (taux de mortalité : 30,3 %) et travailler sur la chaîne irradiée de détection d'anomalies (taux de mortalité : 26,7 %). Cependant, par un admirable effort de non-volonté, Tixu était parvenu à chasser tout ce petit monde de ses non-pensées : la Charte d'Airain, la bible pro de la Compagnie, sur laquelle il avait prêté serment lors de la cérémonie d'intronisation, le règlement et ses interminables alinéas bis et ter, les inspobots et leurs lexiques de recensement cellulaire, les clients rois, le sort peu enviable qui l'attendait... Dorénavant, seul lui importait l'instant où retentissait sur le canal interne la voix synthétique de l'hôtesse annonçant l'heure standard de fermeture de toutes les agences de la zone 1098-A des Marches. Mû alors par un réflexe conditionné, Tixu composait sur le clavier vétusté le code confidentiel du salon des déremats, actionnait le levier du volet de protection magnétique, soulevait sa carcasse de son siège et sortait, oubliant à chaque fois d'éteindre l'antique enseigne holographique à laquelle manquaient depuis des lustres deux lettres sur quatre. C'était probablement l'agence de voyages la plus mal tenue de l'univers connu et inconnu. Tixu s'enfonçait d'une démarche hésitante dans l'entrelacs des ruelles sombres et torturées de la cité. Puis il empruntait le bric-à-brac des hautes passerelles des temps de pluie, qui enjambaient les mares, les rigoles, les rivières, toutes ces masses liquides sur les miroirs brisés desquelles se réfléchissaient les lueurs falotes de bulles-lumière soufflées par le vent. De temps à autre, dans un soudain bouillonnement d'écume, surgissait un lézard des fleuves, reptile Carnivore d'une dizaine de mètres de long. Ses écailles jaune clair et ses petits yeux rubis crevaient la grisaille, sa gueule s ouvrait sur une triple rangée de longues dents acérées, sa queue puissante fouettait rageusement la surface de l’eau. Maintes fois, il était arrivé qu'un passant, ivre ou en proie au délire fiévreux, fût précipité par une bourrasque du haut d'une passerelle. Il ne lui restait alors pas la moindre chance de s'en tirer : il y avait toujours un lézard en maraude dans le secteur, qui se jetait sur le malheureux et l'engloutissait sans autre forme de procès (taux de mortalité : 100 %). Tixu prenait parfois un peu de temps pour observer l’un de ces monstres aquatiques, tout en veillant à amarrer fermement à la corde supérieure de la balustrade. Non pas qu'il tînt plus que tout à la vie, mais il s'accrochait à ce qu'il pouvait et, en l'occurrence, à une corde. Les autochtones de Deux-Saisons, les Sadumbas, prétendaient sans rire que les lézards des fleuves étaient des divinités de l'eau. D'ailleurs, avant le débarquement massif des colons de la Confédération, ils avaient cou-rame de leur offrir en sacrifice quelques-uns de leurs nouveau-nés. Malgré la loi confédérale protégeant. éthique plurielle et le respect des coutumes locales. interlice confédérale avait interdit cette pratique séculaire, jugée dégradante, barbare et contraire à l'esprit : une civilisation éclairée. Tixu croisait des formes incertaines, des silhouettes attentives à leur équilibre sur ces lattes de bois glissants, fuyantes. La pluie avait beau s'escrimer à cingler son visage, elle n'était encore jamais parvenue à le tirer de sa torpeur. Ses pas le portaient vers l'unique débit de boissons de l'agglomération, un baraquement rudimentaire perché sur de hauts et maigres pilotis qui n'inspiraient pas une confiance absolue. Sous l'enseigne rongée, un morceau de terrasse effondré semblait irrésistiblement attiré par l'eau tourbillonnante d'un ruisseau. Selon toute probabilité, c'était le troquet le plus mal tenu de l'univers, connu et inconnu. Tixu venait chaque soir grossir les rangs déjà compacts des buveurs de mumbë, l'alcool local, un mélange incertain d'acide et de poison qui laminait les boyaux de tout individu normalement constitué. Tixu vidait verre sur verre, sans dire un mot, sans jeter un regard devant ni derrière lui. Les autres, accoudés au bar ou vautrés sur les tables rustiques, buvaient également en silence. Leurs yeux brillants et striés de filaments sanguins contemplaient le vide. Les serveurs, trois frères originaires de la planète Point-Rouge, remplissaient les gobelets sans commentaire superflu. Leurs mains avides s'emparaient avec dextérité de la ferraille semée négligemment sur le comptoir de durai. La taverne des Trois-Frères (ainsi la surnommait-on car personne n'était parvenu à déchiffrer les lettres de l'enseigne) était surtout la plaque tournante de la contrebande du tabac rouge des mondes Skoj et de l'alcool frelaté, mis à l'index confédéral depuis cent soixante années standard. De temps en temps, des femmes aux chevelures multicolores déchiraient le rideau de fumée et venaient rôder dans la salle ou à proximité du bar. Leurs déshabillés vaporeux laissaient entrevoir des peaux flétries, des formes fanées, des seins en délicatesse avec la loi de la pesanteur, des jambes gainées de cellulite, des monts de Vénus chauves... Des prostituées en fin de parcours, qui n'avaient pas les moyens de s'offrir une cure de jouvence esthétique et se bradaient aux chercheurs d'optalium, aux fonctionnaires miteux ou aux hommes d'affaires en vadrouille dans le secteur. A ses moments de déprime, Tixu avait, lui aussi, succombé à ce triste appel de la chair. Les passes se pratiquaient généralement dans une pièce du premier étage, au beau milieu d'une nuée bruissante de moustiques noirs et agressifs. En professionnelles soucieuses de rentabilité, les femmes se débrouillaient pour obtenir argent, érection et éjaculation en une trentaine de secondes tout compris. Chaque fois, il gardait un souvenir nauséeux de la tenace odeur de désinfectant qui empoissait le matelas taché. Parfois, au-dessus des têtes, des bribes de conversation, des mots à peine articulés, des pensées échappées : « Putain de flotte ! Dire que ça fait plus de vingt ans que ça dure... Une-Saison qu'il devrait s'appeler, ce trou ! — Ouais... Ce pauvre Morteen Olligrain... Finir comme ça, bouffé dans sa mine par c'te saloperie de lézard... — J’lui avais pourtant dit de pas creuser si près de l'eau ! D'abord, y a jamais eu d'optalium près de l'eau, ensuite ça se voyait qu'il était sur le point de s'effondrer, ce terrain... — L'avait qu'à être moins têtu... Sont tous comme ça, ces métèques d'Artilex ! Z' ont toujours raison ! — Hé, l'Orangien ! Dès que j'tombe sur l'bon filon, j'viens t'voir ! Tu m'installes dans ta foutue machine et me v'là de retour à la maison ! Et plus jeune, avec ça ! — Arrête, Amigoët ! Ça vaut au moins dix mille balles, un transfert par déremat ! Et puis, c'est qu'une légende, cette histoire de rajeunissement... Sur le coup, on gagne peut-être quelques mois mais, comme tes cellules gardent ton âge biologique en mémoire, tu les reperds aussi sec... Ça s'appelle l'effet-corrigé Gloson... Pas vrai, Tixu ? » Tixu se fend d'une grimace qui passe à la rigueur pour un oui. « Rigole pas ! reprend l'autre, opiniâtre. J'te dis que j'suis sur un coup, un vrai ! Le filon, mon vieux ! Le bon ! » Des chercheurs d'optalium, un métal rare très prisé par les sculpteurs-joailliers de Bella Syracusa et les corporations de l'artisanat sacré de Marquinat. Des types rongés par la zenoïba, la fièvre des temps de pluie, une maladie incurable. Fronts perlés de gouttes de sueur, teints cireux, dents déchaussées, regards hallucinés. Accourus de tous les coins de l'univers, identifiables à leurs traditionnelles combinaisons d'étoffe épaisse et brune, les tibou' ch. Leur seul espoir : trouver rapidement l'argent nécessaire à un transfert par déremat et se téléporter sur leurs mondes d'origine pour y mourir en paix. Par navette ordinaire, il leur faudrait des années et ils ne survivraient pas au voyage. Les antiques vaisseaux des temps de conquête mettaient six mois, parfois même un an, à relier les planètes majeures de la Confédération. Sans compter les risques de piratage et de naufrage. « Selon une estimation d'experts-géoforeurs, le sol de la planète Deux-Saisons regorgerait d'optalium blanc... » Cette dépêche lapidaire, reprise par un quelconque présentateur d'une obscure chaîne de bullovision, avait suffi à déclencher une ruée. Les mineurs indépendants avaient pris d'assaut la planète, s'étaient entretués pour disposer des meilleures concessions et avaient dilapidé leurs maigres économies pour rapatrier leur matériel lourd : excavatrices, foreuses, étayeuses, extratrieuses... Mais la pluie persistante, inondant ou éboulant les galeries, les lézards des fleuves et les insectes zenoïbes rendaient plus que problématique l'extraction du précieux minerai. Tout ce qu'avaient jusqu'à présent récolté les chercheurs, c'était cette fièvre dévorante, mortelle, qui tenait en échec les médicaux les plus réputés de la Convention confédérale pour la santé, la C.C.P.S. Les potions plus ou moins magiques des imas sadumbas, les sorciers indigènes, ne se montraient guère plus efficaces que les remèdes chimiques, soniques ou ondulatoires proposés par la C.C.P.S. D'ailleurs, la zenoïba faisait des ravages considérables chez les Sadumbas eux-mêmes, dont les défenses immunitaires naturelles souffraient probablement d'une hygiène corrompue et d'une consommation abusive de mumbë. Les autochtones de Deux-Saisons avaient cette particularité de déambuler entièrement nus. L'entrelacs de leurs veines sombres crevait leur peau glabre et diaphane, d'une blancheur maladive. Ils bravaient sans le vouloir un récent décret confédéral, voté à l'instigation de l'Eglise kreuzienne de Syracusa, qui rendait obligatoire le port de vêtements. Les Sadumbas se fichaient royalement des décrets, anciens ou nouveaux. Ils arboraient en permanence un air sombre, mélancolique, qui contrastait de manière étonnante avec leurs bouilles rondes et leurs formes épanouies. Certains mineurs, les plus anciens, les plus malades, affirmaient que les Sadumbas se transformaient radicalement à l'avènement de la saison sèche : leurs corps devenaient aussi secs que l'écorce d'un rabougri de Point-Rouge, la mélanine colorait leurs cellules pigmentaires d'une belle teinte brune, et surtout, ils affichaient une extraordinaire joie de vivre, chantaient, dansaient, se livraient à une bacchanale générale et permanente à laquelle chacun était amicalement convié. En attendant ces glorieux jours, qui n'existaient vraisemblablement que dans les rêves embrumés des chercheurs d'optalium, les quelques spécimens de Sadumbas mâles et femelles sagement assis dans un recoin de la salle, gobelet de mumbë en main, semblaient ruminer toutes les sombres pensées de l'univers, connu et inconnu. Régulier comme une antique horloge pré-Naflin, un curieux personnage faisait son entrée tous les soirs à la même heure : grand, pâle, tignasse rousse et revêche débordant du cache-tête d'un colancor safran sale et troué, visage tout en angles et en lames, yeux étincelants sous les sourcils broussailleux, long cou décharné de vautour. Son bras squelettique se dépliait hors de son surplis pourpre, son doigt accusateur se pointait sur l'assistance, sa voix forte dominait le crépitement de la pluie sur les tôles : « Suppôts de l'Index ! L'alcool fait de vous des raskattas, des hors-la-loi, mais aussi et surtout des animaux, plus bas dans l'échelle de l'évolution que les lézards des fleuves ! Un tas d'animaux répugnants ! Des êtres inférieurs que le vice tient en esclavage ! Tôt ou tard, vous comparaîtrez devant le Kreuz, vous expierez vos fautes et le feu vous purifiera ! Les temps sont proches. Craignez la géhenne des croix rédemptrices : elles viennent jusqu'à vous pour vous châtier de votre impudence ! » Chacun attend tranquillement la fin de l'orage. Le missionnaire kreuzien se retourne alors vers les prostituées, qui le narguent ostensiblement en écartant les jambes, en passant la pointe de leur langue sur leurs lèvres fardées ou en se caressant les seins. « Couvrez-vous, satanées femelles ! Puits putrides ! Votre attitude est une offense à la divine Laissa, la mère du Kreuz ! Votre place est déjà réservée sur les croix-de-feu ! » Son regard brûlant erre un long moment sur les ombres peuplant la salle enfumée, sa pomme d'Adam transperce la peau parcheminée de son cou. Puis il sort d'une démarche de somnambule et les gloussements à la fois sarcastiques et inquiets des putains fleurissent dans son sillage. « Toujours aussi fêlé, le kreuzien ! Ça doit être la zenoïba ! — Y croit nous flanquer la trouille avec ses croix-de-feu ! ricane un homme assis. — T'as tort d'en rire ! réplique un vieillard prématuré. Elles existent, ces saloperies de croix-de-feu ! J'en ai vu ! » Toutes les têtes se tournent vers le mineur qui s'agrippe des deux mains au bord du comptoir pour tenir sur ses jambes flageolantes. Alarmées, les prostituées abandonnent leurs clients et viennent se presser autour de lui. « Ça remonte au temps où j'avais une concession sur Julius, un satellite de Syracusa. Là-bas, l'Eglise du Kreuz est la religion officielle, obligatoire, et tous ceux qui refusent de se convertir sont systématiquement condamnés aux croix-de-feu... J'ai vu des familles entières, mari, femme, enfants, brûler à petit feu. Un spectacle écœurant... — T'es donc un salopard de kreuzien ! hurle un type que le mumbë rend agressif. Sinon t'aurais cramé comme les autres ! » Un murmure approbateur ponctue cette remarque frappée au coin du bon sens. « J'étais ! corrige le mineur. Sur Julius, j'étais kreuzien. C'était ça ou y laisser ma peau. Et j'y tiens, à ma peau ! Elle est pas belle à voir, mais j'en ai qu'une ! Maintenant, j'suis kreuzien comme toi t'es riche ! » Eclat de rire général. Rassurées, les prostituées s'abattent sur les tables comme un essaim d'abeilles sur un massif de fleurs gorgées de pollen. Le silence retombe peu à peu. Les cerveaux flottent dans les vapeurs d'alcool. Il est peut-être l'heure d'aller se coucher. Périlleuse entreprise que d'affronter la nuit, la pluie, le vent sans dégringoler du haut des passerelles dansantes et servir de dîner impromptu aux lézards des fleuves... Tixu ne se souvenait jamais de quelle façon il s'y était pris pour retrouver le chemin de la pension. La plupart du temps, il n'avait plus la force de poser le pied sur le socle gravitationnel et s'endormait en bas de l'escalier. C'était le veilleur de nuit, un Sadumba affublé d'une veste d'uniforme beaucoup trop petite pour lui et d'un cache-sexe purement symbolique, qui se chargeait du reste : trouver la bonne porte de la bonne chambre, localiser le lit dans l'indescriptible foutoir, poser le corps inerte sur le matelas exhalant une répugnante odeur de vomi, d'alcool et de crasse. Une fois cette lourde tâche accomplie, le veilleur de nuit lâche quelques sonores injures dans son jargon natal et sort. Il se prend chaque fois les pieds dans l'une des innombrables bouteilles jonchant le carrelage, jure de nouveau et referme la porte. Tixu entrouvre un œil, aperçoit, dans le furtif entrebâillement, une énorme paire de fesses blanches sous une ridicule veste noire et sombre dans un sommeil qui présente tous les symptômes du coma dépassé. Ce matin-là, la voix sirupeuse de l'hôtesse annonçant l'heure du lever pour tous les employés de la zone 1098-A des Marches, parut particulièrement insupportable à Tixu Oty l'Orangien. Il avait l'impression que chaque mot craché par le résonneur du canal interne était un macroscalpel qui lui incisait les nerfs. Le veilleur de jour, un Troblosse muet, sous-payé mais habillé de pied en cap, lui apporta le petit déjeuner, composé de sucreries sadumbas très épicées et d'une épaisse boisson brûlante que d'aucuns s'ingéniaient à appeler café ou encore thé. Le Troblosse bâilla à s'en décrocher les mâchoires, ce qui était sa manière la plus avenante de souhaiter le bonjour. Tixu s'assit sur le bord du lit et lui répondit d'un vague mouvement du menton. Le veilleur de jour n'apprécia pas ce manque de courtoisie. Il posa brutalement le plateau sur le monceau de vêtements encombrant la table basse et tourna les talons. Comme tous les matins, Tixu ne toucha pas au petit déjeuner, ne se donna pas la peine de faire sa toilette, ni même un semblant de toilette sommaire, déplia sa douloureuse carcasse et s'engouffra dans le couloir. Il traversa le hall d'entrée, marmonna une phrase d'excuse inaudible à l'intention du Troblosse renfrogné et se retrouva dans la rue. Agacé par la pluie, le vent et le sempiternel clair-obscur baignant la cité, il fila directement à l'agence. Dans ses rares accès de lucidité matinale, il ne tenait que moyennement à se signaler à l'attention du contrôle automatique global et à déclencher la visite instantanée d'un inspobot. Sa préoccupation majeure étant justement de repousser l'échéance fatale, il lui fallait impérativement ouvrir l'agence en temps voulu. Il pressa le déclencheur de son vibrator personnel, enfoui dans une poche latérale de sa veste. Le champ grésillant et bleuté du volet magnétique s'escamota. Il s'installa à son bureau et composa le code confidentiel d'ouverture du déremat, appareil ancien, voire vétusté, qui offrait, en prime du voyage, quelques menus inconvénients soigneusement occultés par les publicités bullovision de la C.I.L.T. Puis, en expert de la position assise et de ses innombrables variantes, il se carra confortablement dans son fauteuil, s'enfonça dans sa torpeur familière et s'absorba dans la contemplation des gouttes de pluie qui dansaient la sarabande sur la vitrine brouillée. Il finit par s'endormir. « Monsieur!... Monsieur, s'il vous plaît ! » Tixu releva la tête. La fille était debout devant son bureau. Il n'avait pas entendu le carillon automatique d'entrée. Une pensée réflexe le traversa : « Une Syracusaine ! Qu'est-ce qu'une Syracusaine peut bien foutre dans ce trou ? » Ses somptueux yeux turquoise, pailletés de vert et d'or, se posèrent sur lui avec la gracilité des oiseaux-musique du pays d'Organ, une province d'Orange renommée pour l'extraordinaire variété de sa faune. Elle essora délicatement les deux mèches détrempées aux reflets dorés qui dépassaient du liseré pourpre de son cache-tête blanc. Elle était revêtue d'une ample cape aux motifs vifs et changeants, taillée d'une seule pièce dans une étoffe connue sous le nom de tissu-vie et fermée sur sa poitrine par une sobre broche d'optalium rose. Son teint d'une pâleur irréelle, ses traits d'une finesse extrême, ses lèvres ourlées de blanc, ses gestes racés, tout en elle trahissait des origines syracusaines, y compris le soupçon d'arrogance dans le maintien et le regard. Tixu resta un moment pétrifié sur son siège. Puis, comme si un ressort se détendait en lui, il entreprit subitement de réorganiser tout ce qui, dans son agence, avait un urgent besoin de réorganisation : sa position avachie, le col de sa chemise, sa tignasse emmêlée, la veste de son uniforme, la ceinture de son pantalon, le bordel insensé régnant sur son bureau, les paperasses inutiles, les objets incongrus... Il tenta de rendre son sourire à la jeune femme, mais, ce faisant, il éprouva la déplaisante sensation de se retrouver dans la peau d'un olphel blanc, un singe domestique particulièrement doué pour les grimaces. « Euh, bonjour... C'est à quel sujet ? » La visiteuse esquissa une subtile moue ironique. « Je viens pour un voyage. Vous vendez des voyages, n'est-ce pas ? À moins que je ne me sois fourvoyée... » Le plexus solaire de Tixu reçut le puissant impact de sa voix chaude et mélodieuse. Elle savait, comme la majorité des Syracusains, la focaliser et la diriger à la manière d'une onde sonore précise et concentrée. « Euh... oui, bien sûr, des voyages... parvint-il à bredouiller, oppressé, souffle court. Euh... peut-être désirez-vous vous asseoir ? — Volontiers. Mais où ? — Excusez-moi... Je commande le siège... » A force de violer la règle trois ter, alinéa 12-C, du sous-chapitre voyageurs de la bible pro (Jamais un client potentiel ne doit attendre debout), il en avait oublié jusqu'à l'existence des sièges autopropulsés. Cramoisi, il effleura une touche durcie et grise de la console lumineuse. Un fauteuil-lumière d'une laideur sans nom surgit de son placard et, précédé d'un grincement horripilant, se dirigea cahin-caha vers la visiteuse. Elle examina la poussière accumulée sur le coussin d'air. « Mille grâces, monsieur, mais finalement, je préfère rester debout. Je crois savoir que vous proposez des voyages par dé-et rematérialisation... — Des déremats ? Euh, oui, bien sûr... Vous savez, ou vous ne savez pas, que vous venez d'entrer dans une agence C.I.L.T., la compagnie de transports la plus importante de l'univers connu et inconnu. Alors je vous le demande, où trouveriez-vous un déremat si vous n'en trouviez pas ici ? » A la grande surprise de Tixu, les mots se bousculaient dans sa gorge. D'habitude, il n'éructait que quelques borborygmes menaçants, destinés à tester la force de caractère et la ténacité des clients. La plupart du temps, ces derniers battaient piteusement en retraite et se résignaient, en désespoir de cause, à offrir trois semaines de leur vie à l'une des navettes régulières faisant la liaison entre Deux-Saisons et les autres planètes des Marches. « C'est parfait. Il me faut donc une... un déremat, c'est bien cela, pour Point-Rouge. Je suppose que c'est dans vos cordes ? — Point-Rouge ? » s'exclama Tixu. Un nouveau sourire affleura sur les lèvres opalines de la visiteuse. Elle semblait calme, lointaine, presque absente. Le contrôle des émotions était l'un des principes majeurs de l'éducation syracusaine. Visages et gestes ne devaient jamais trahir les sentiments, a fortiori devant un inconnu. Les yeux agrandis de stupeur de Tixu étaient, quant à eux, un véritable gouffre ouvert sur le désert de son âme. « J'attends une réponse, monsieur ! Est-ce ou n'est-ce pas possible ? » Tixu décela la pointe d'anxiété qui perçait dans sa voix. Il perçut également le léger froissement du tissu-vie de sa cape, provoqué par le tremblement nerveux de sa jambe. « C'est possible, bien entendu... Nos programmes peuvent expédier les voyageurs sur tous les mondes recensés. C'est plutôt que... Excusez-moi de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais qu'est-ce qu'une femme comme vous peut bien aller fabriquer sur Point-Rouge ? Vous comprenez, c'est la première fois que je rencontre une Syracusaine sur les Marches et... — Qu'est-ce qui vous fait croire et dire que je viens de Syracusa ? coupa-t-elle sèchement. — Ne vous fâchez pas ! protesta Tixu en écartant les bras. Je ne cherche pas à vous espionner ni à vous tirer les vers du nez ! J'ai... euh... pas mal bourlingué au cours de mon existence et je sais reconnaître les Syracusains, c'est tout... Vous n'êtes pas sans savoir ce qu'on raconte sur Point-Rouge ? — J'en ai entendu parler, comme tout le monde. Et ça ne change rien ! — Ça vous regarde, après tout... Vous avez de la famille sur place ? Quelqu'un pour vous recevoir ? Vu la réputation de l'endroit, il vaudrait mieux pour vous que... — Combien ? » Le ton, devenu tranchant, n'admettait plus de réplique. Tixu se le tint pour dit et rendossa sa minable défroque d'humble employé de la C.I.L.T. « C'est vous la cliente, m'dame, et le client est roi ! Moi, ce que j'en disais, c'était pour vous rendre service... » Il effleura du doigt les touches de la console. Cependant, il ne parvenait pas à endiguer le flot tourbillonnant de pensées qui brisait son barrage d'indifférence et d'ennui. Il regrettait amèrement son aspect débraillé, sa barbe clairsemée, ses ongles noirs qu'il tentait de soustraire au regard de son interlocutrice en les enfonçant dans ses paumes, ses dents jaunies par le tabac rouge des mondes Skoj et le mumbë, cette humidité et cette saleté environnantes. Il prenait subitement conscience, devant cette Syracusaine pétrie de grâce et de morgue, du vide de son existence, de l'ampleur de sa déchéance. Des chiffres fluorescents s'alignèrent sur l'écran incurvé. « Transfert jusqu'à Point-Rouge : quinze mille unités standard. — Quinze mille ? C'est trop ! — Je... je ne crois pas que vous trouviez moins cher ailleurs, argumenta Tixu, interloqué par le fait qu'une Syracusaine s'abaissât à discuter un prix. La C.I.L.T. est la compagnie qui propose les tarifs les plus bas de l'univers... connu et inconnu... De toute manière, il n'y a pas d'autre déremat sur Deux-Saisons... » Les yeux de la visiteuse se fichèrent dans ceux de l'Orangien qui chancela presque sous le feu soudain de son regard. « Je ne possède pas actuellement cette somme, articulat-elle lentement, décochant ses mots comme des flèches. Il est pourtant indispensable, vital, que je me rende sur Point-Rouge ! Vous comprenez ? — Je comprends... je comprends, mentit Tixu qui tentait maladroitement de se libérer de la terrible pression exercée par son interlocutrice. Dans ce cas, prenez la navette temporelle ordinaire. — Absolument hors de question ! J'en aurais au moins pour trois semaines standard, sans parler des probabilités de piratage. Quinze mille, dites-vous... » Elle cherchait visiblement une solution. Elle se mordait la lèvre inférieure, qui blanchissait sous la pression de ses dents recouvertes de nacre bleutée. Le tremblement de sa jambe s'était accentué. Visiblement, elle éprouvait les pires difficultés à stabiliser son contrôle des émotions, ce qui démontrait la profondeur de son trouble. « Je vous propose huit mille unités, reprit-elle, surmontant son apparente aversion pour ce marchandage sordide. Le reste plus tard. Il va sans dire que je vous laisse une empreinte personnelle de reconnaissance de dette. — Désolé, m'dame, je ne puis accepter... », déclara l'Orangien avec un sourire qui se voulait conciliant mais sans la force de conviction qui l'eût rendu tout à fait crédible. Il ajouta rapidement, pour se justifier : « Quelles que soient vos raisons de me proposer cet arrangement, et ce sont certainement de bonnes raisons, je ne peux pas me permettre d'enfreindre le règlement interne de la Compagnie... » A peine eut-il prononcé ces mots qu'une petite voix impertinente s'échappa des oubliettes de son âme. Pourquoi donc l'employé Oty, code MSÔ 12 A 2, se souciait-il tout à coup du règlement interne de la Compagnie ? Etait-ce un reste de conditionnement, de conscience professionnelle ou une façon de se rendre intéressant ? Il se dit qu'elle allait décamper, et il le regrettait déjà, mais elle n'était pas comme ces clients ordinaires qu'un rien suffisait à démoraliser : elle posa ses longues et fines mains, des mains d'artiste, sur le bureau. Son visage se rapprocha dangereusement de celui de Tixu, à demi enivré par la fragrance de son parfum. « Je sais que vous êtes tributaire de votre règlement. Chacun est tributaire de quelque chose. Mais ce voyage est indispensable ! Indispensable ! S'il vous plaît, monsieur, écoutez-moi de toutes vos oreilles et de tout votre cœur au lieu de vous réfugier derrière votre règlement. » Elle observa un temps de pause et dévisagea Tixu, écrasé sur le dossier de son fauteuil. « Ce voyage n'est pas indispensable pour moi. Mais pour l'univers. Pour l'univers ! La Confédération de Xaflin court un grand danger. Et ceci n'a rien à voir avec un règlement... Il faut que je parte immédiatement ! » Ses ongles, laqués d'argent et taillés en pointe à la mode syracusaine, étaient presque plantés dans le faux bois ringard du bureau. Mal à l'aise, Tixu fit pivoter son fauteuil dans toutes les directions. Des gerbes d'étincelles jaillirent des tubes-lumière. Il sentit quelques picotements sur ses poignets et ses avant-bras. « L'univers ! Eh ben, vous n'y allez pas avec le dos d'une petite cuillère ! L'assurance de la Compagnie se borne à couvrir les effets personnels des clients, pas tout l'univers !... Surtout pour huit mille balles!... En dessous du prix le plus bas du marché... » En même temps qu'il disait cela comme un perroquet mécanique mal remonté, il calculait les éventuelles conséquences d'une vente au rabais. S'il introduisait de fausses données dans le programme, le déremat s'arrêterait immédiatement de fonctionner. Le nombre de passagers, la destination précise, le prix standard, le mode de paiement, toutes les informations relatives à un déremat étaient gérées par la mémoire centrale du centre de gestion de la zone 1098-A. Il fallait donc créditer la somme requise par la machine sur le compte bancaire de la Compagnie. Cela laissait deux à trois minutes avant que les ordinateurs ne fassent le rapprochement et ne signalent l'anomalie, deux ou trois heures avant que les vérificateurs du centre de gestion ne s'emparent de l'affaire, un ou deux jours avant que l'inspobot ne se matérialise dans l'agence. Tixu se dit que cette absurde partie de cache-cache avec la direction de la Compagnie avait assez duré. Cette fille lui offrait une excellente occasion de mettre un terme à son triste séjour sur cette planète diluvienne. C'est d'un ton presque guilleret qu'il déclara : « Vous m'avez dit huit mille unités, hein ? — A peu près... Cela veut dire que vous êtes d'accord ? » Il s'efforça de soutenir le regard de la fille, suspendu à trente centimètres du sien. Foutu pour foutu, il pouvait se payer le luxe de rendre service à une belle Syracusaine, même si celle-ci avait la fâcheuse manie de le prendre pour le dernier des crétins. Et puis cette histoire d'univers à sauver (de qui ? de quoi ?) le changeait agréablement des délires fiévreux des mineurs. « Vous savez, je prends de gros risques à brader un déremat... » Vaincu mais mauvais perdant, Tixu tentait de mettre en valeur son geste, le geste héroïque de l'obscur employé qui joue avec panache toute sa carrière sur un sourire féminin. Elle ne laissa transparaître aucune admiration. Il baissa les yeux. « Donc, pour huit mille balles nous aurons droit à une double expédition : vous sur Point-Rouge et moi dans les emm... ennuis. Pour la reconnaissance de dette, je veux bien prendre vos empreintes, mais ça ne changera pas grand-chose... » De vifs éclats dansèrent dans les yeux bleu, vert et or de la Syracusaine. Un sourire radieux illumina son visage. L'image d'une corolle ourlée de blanc s'ouvrant sur un pistil bleuté traversa l'esprit de Tixu. Il se demanda fugitivement depuis combien de temps il n'avait pas embrassé une femme. Les bouches fanées des putains du bar n'incitaient pas aux baisers passionnés. « Quand puis-je partir ? — Dès que vous aurez rempli les formalités médicales. Bien que la Compagnie ait décidé de vous faire une promotion spéciale, vous ne couperez pas à la vérification médicale... Vous voyez la cabine là-bas ? Vous n'aurez qu'à suivre les instructions lumineuses affichées sur l'écran-bulle intérieur. Entendons-nous bien : si le vérificateur phy ne donne pas son accord, la machine suspendra immédiatement sa reconnaissance cellulaire. Quelle que soit l'importance de votre voyage pour notre chère Confédération... » Elle ne prêta aucune attention aux paroles de Tixu et se rendit, d'une démarche aérienne, près de la cabine séparée de la pièce principale par une porte vitrée. L'Orangien composa le code d'ouverture du vérificateur phy. Il avait l'impression de faire une belle connerie. Le trafic de déremat était considéré comme une faute majeure au sein de la C.I.L.T. Il n'encourait plus seulement une sanction interne mais également une condamnation pénale et un classement à l'index des raskattas. Il se maudit de sa stupidité : il s'était laissé berner comme le dernier des paritoles, surnom dédaigneux dont les natifs de Syracusa affublaient les ressortissants des autres mondes recensés. En même temps, il se sentait heureux comme un gosse. Heureux d'en finir avec tout ça, heureux d'envoyer balader le règlement, heureux de conformer enfin ses actes à ses pensées. Les lumières rouges du vérificateur phy s'éteignirent une à une. Un triangle vert et noir clignota sur la droite de l'écran : la passagère était physiquement apte à supporter la déstructuration et la reconstitution de ses cellules et de son A.D.N. Tixu en fut déçu : il ne pouvait plus revenir sur sa décision. Or la présence de cette fille, pourtant lointaine, inaccessible, avait déclenché au plus profond de lui un sentiment confus de vitalité renaissante. Elle lui faisait penser à ces femmes alchimes des antiques légendes orangiennes qui transformaient les lugubres déserts en terres fécondes. Venue d'un monde lointain, aussi distante de lui que les mondes du Centre l'étaient des Marches, elle était pourtant un premier rayon de soleil sur son interminable hiver. Quelques instants plus tard, elle réapparut devant le bureau. Un subtil halo gris-bleu l'auréolait : elle avait quitté la cabine trop tôt, avant que le vérificateur phy ait eu le temps de dissoudre ses champs d'investigation-lumière. Elle était vraiment pressée. « Tout est prêt ? — Presque tout, répondit Tixu à contrecœur. Il nous reste encore à... régler l'aspect financier... Oui, appelons ça régler, pour plus de commodité ! » L'humour de l'employé, l'humour navrant de quelqu'un qui sait qu'il est en train de tout perdre, la laissa de marbre. Elle extirpa un sac bariolé et incrusté de rubis d'une poche interne de sa cape. « Je vous donne le tout. C'est de l'argent syracusain, que je n'ai malheureusement pas eu le temps de changer en unités standard. Vérifiez : cela équivaut à huit mille unités. — Je vous fais confiance », grinça l'Orangien. Il n'en était pas à une énormité près et, dans le fond, ça l'arrangeait : il était fâché depuis toujours avec le change interplanétaire. « Ah oui, j'allais oublier : notre déremat est un modèle très ancien, pour ne pas dire vétusté... — Mais il fonctionne, n'est-ce pas ? » De nouveau de l'inquiétude dans la voix de la voyageuse. « Oui, oui, là n'est pas le problème... Mais il présente quelques inconvénients que n'offrent pas les modèles plus récents... Vous comprenez, Deux-Saisons est située loin de tout et... — Quels inconvénients ? » Il ressentit de nouveau tout le poids de son regard. Il rougit jusqu'à la racine des cheveux. Des gouttes de sueur ruisselèrent sur son front, sur son cou. Des rigoles tièdes se formèrent sous ses aisselles et se faufilèrent entre sa peau et sa chemise. « Il est programmé pour transporter des cellules humaines. Uniquement des cellules humaines. Ce qui veut dire qu'il ne transférera que votre corps. Vos vêtements ne vous suivront pas. Ni aucun autre objet... Tout ce qui constitue le nécessaire de voyage, sac, valise, argent liquide, restera sur place. C'est pourquoi je vous ai demandé tout à l'heure si vous connaissiez quelqu'un chez qui je pourrais programmer votre rematérialisation. » Elle demeura silencieuse, en proie à une sévère lutte intérieure que trahissaient le pli vertical sur son front et le tremblement réveillé de sa jambe. Les prudes Syracusains ne retiraient jamais leurs vêtements en public, encore moins leur colancor. La blancheur de la peau étant l'un des canons majeurs de l'Eglise kreuzienne et de l'esthétique syracusaine, ils évitaient d'exposer leurs précieux épidermes à la lumière des astres dits solaires. Saisi d'un fol espoir de la retenir une minute, une heure, un jour de plus, Tixu enfonça férocement le clou : « Vous apparaîtrez sur Point-Rouge aussi nue qu'au jour de votre naissance, m'dame ! Déjà que c'est une planète peu fréquentable... » Elle le toisa d'un air tellement méprisant qu'il regretta aussitôt ses paroles. « Je ne connais personne, murmura-t-elle d'une voix sourde. Plus exactement, je ne sais pas où habite la personne que je dois contacter. — C'est emm... ennuyeux. — Je suppose qu'il n'y a pas moyen de faire autrement... — Si ! Renoncer à ce voyage. Ou alors vous donner un peu de temps pour le préparer. Si vous voulez, je vous aiderai à... — Il n'en est pas question ! » Il comprit alors qu'il ne réussirait pas à ébranler la résolution de son interlocutrice. Il composa le code correspondant au film-carte trois-D de Point-Rouge capitale. Rues inondées de lumière rouge et bâtiments défoncés défilèrent sur l'écran. « Je ne suis personnellement jamais allé sur Point-Rouge, dit-il. Mais je sais qu'en dehors de la capitale, il n'y a rien d'autre qu'un continent désertique. Je présume que vous ne tenez pas à vous retrouver nue et sans eau sous soixante-cinq degrés centigrades... Sur ce film-carte on peut distinguer des bâtiments en ruine dans le quartier sud de la ville... » Il déplaça l'écran de manière qu'elle puisse voir. « D'après la doc, ces ruines ne sont habitées que par des clochards. Attention, les excès d'une drogue appelée poudre-à-joie les rendent parfois agressifs. Il vous sera sans doute possible d'y dénicher de vieux vêtements, en attendant mieux. Prenez garde à vous : Point-Rouge est la plaque tournante des trafics de l'Index, en particulier du trafic de bétail humain, des esclaves. Ne comptez pas sur les interliciers fédéraux pour vous aider en cas de pépin. Ils mangent tous dans la main des trafiquants. Je pense que le mieux, pour vous, est de vous programmer ici. » Le film-carte s'arrêta sur un bâtiment de trois étages, éventré et posé de guingois sur un terrain vague. « Qu'en pensez-vous ? — Je ne pense plus ! répondit-elle d'un ton acerbe. Je n'ai pas le choix. Si je comprends bien, monsieur, on est dans l'obligation de voyager nu et ruiné lorsqu'on s'adresse à votre compagnie ? » Tixu émit un petit rire étranglé. Des siècles qu'il n'avait pas ri. « Non, m'dame. Pas si vous aviez pris l'élémentaire précaution de vous rendre à une banque et de faire virer votre argent à une succursale du lieu de destination. D'ailleurs, lors de transactions... réglementaires, c'est un service que nous proposons à nos clients... — Peu importe ! Je dois partir à présent. Quant à cette reconnaissance de dette... — Bah, oubliez-la ! Je ne serai plus en poste si l'idée saugrenue vous prend un jour de vouloir rembourser la Compagnie... En revanche, vous pourrez récupérer vos vêtements lors d'un éventuel autre passage sur cette merveilleuse planète. La C.I.L.T. vous garantit par contrat moral d'en prendre soin et de ne les revendre qu'au bout de deux années standard ! » Les yeux de la voyageuse se promenèrent sur son uniforme. « Vous en ferez l'usage qui vous semblera bon, monsieur. Je doute toutefois qu'ils puissent vous aller. » Il avait oublié son débraillé, sa crasse, sa pestilence. Elle s'était chargée de lui rafraîchir la mémoire. Une nouvelle vague de honte le submergea. « Suivez-moi ! » ordonna-t-il d'un ton rogue. Il déverrouilla le sas d'un geste brutal. La porte blindée s'ouvrit dans un claquement sec. Suivi de sa passagère, il s'engagea dans le couloir menant au salon des déremats. Le sas se referma automatiquement derrière eux. Enchâssés dans les parois métalliques concaves, les écrans de contrôle et les transmetteurs s'allumèrent les uns après les autres. En théorie, ils permettaient à l'employé occupé par un transfert de surveiller l'intérieur de l'agence et de s'adresser, en cas de problème, aux techniciens permanents de la Compagnie. Un dépit corrosif rongeait les entrailles de Tixu. Il aurait fait n'importe quoi pour empêcher son arrogante passagère de s'envoler. Elle le méprisait, le considérait sans doute comme une sorte d'erreur de la nature et n'avait eu qu'à battre des cils pour le rouler dans la farine. Mais elle avait soufflé sur les braises de son feu intérieur. Il ne parvenait pas à chasser de son esprit l'idée folle, absurde, que cette superbe créature ne s'était pas dressée sur son chemin par hasard. Pourtant, elle allait sortir à jamais de sa vie et cette perspective le plongeait dans un profond abîme de tristesse et de douleur. La machine trônait sur une estrade, au milieu du salon voûté. C'était une demi-sphère aux flancs rebondis et noirs, ressemblant à un immense chaudron préhistorique renversé. A première vue, il paraissait improbable que cet engin eût la capacité d'expédier quiconque de l'autre côté de la rue. Tixu actionna un levier encastré dans une niche située à la gauche de l'entrée. Une intense lueur auréola le sommet arrondi de la machine. Un hublot de verre noir s'entrouvrit. « Introduisez-vous dans l'appareil, murmura brièvement l'Orangien, pressé soudain d'en finir. Par ce hublot, s'il vous plaît. Allongez-vous sur la couchette et suivez les instructions apparaissant sur l'écran du plafonnier. Surtout, ne vous accrochez pas aux parois. Vous aurez probablement mal au crâne pendant les deux ou trois heures qui suivront la reconstitution. Mais vous le savez sûrement... Vous avez déjà voyagé par déremat, n'est-ce pas ? Il le faut bien, puisque la navette ordinaire ne passe ici que tous les quinze jours... » Avant de se glisser dans l'étroite coursive, elle tourna vers lui son sublime visage : « Vous êtes trop curieux. Bien que, parfois, la curiosité soit un formidable moteur d'évolution... — D'accord, d'accord, m'dame... Puis-je cependant vous poser encore une question ? Vous savez, un condamné cherche toujours à connaître le motif réel de sa condamnation ! Cette histoire que vous m'avez servie, le grave danger qui menace la Confédération, c'est une blague, n'est-ce pas ? Vous pouvez l'avouer, maintenant que vous avez obtenu ce que vous désiriez... — Désolée de vous décevoir, ce n'était pas une plaisanterie ! Mais je ne peux pas vous en dire davantage. Moins vous en saurez et mieux cela vaudra pour vous. Quoi qu'il en soit, je vous rends mille grâces de ce que vous faites pour moi. » Il y avait une telle chaleur dans sa voix, dans son sourire, dans ses yeux, que Tixu en fut bouleversé. Elle engagea ses jambes puis son tronc dans le tube d'accès. Le hublot noir coulissa dans un chuintement prolongé. Etranglé par une inexplicable émotion, l'Orangien se pencha sur le petit transmetteur extérieur et prononça machinalement les indications techniques d'usage : « Arrivée prévue à Point-Rouge, capitale, dans deux minutes standard. Atmosphère respirable. Treize heures locales. Température : quarante-neuf degrés centigrades. Ciel : rougeoyant. La C.I.L.T. vous... Je vous souhaite un bon voyage. » Il ouvrit la trappe de la console et programma le transfert sur les touches fluorescentes : Point-Rouge, capitale, coordonnées 456, 54 latitude, 321 longitude, point relais X2 T3 prime, position couchée, heure et lieu de départ : 7 Il 57, Deux-Saisons. Prix : quinze mille unités standard entièrement versées et déposées (ses doigts crispés durent s'y reprendre à deux fois pour entrer correctement cette dernière donnée). La machine bourdonna discrètement tandis que le halo de lumière couronnant son arc-de-cercle supérieur faiblit progressivement jusqu'à complète extinction. Trois minutes plus tard, un voyant rouge s'alluma au-dessus du hublot. Tixu ouvrit le sas et se faufila à son tour dans la coursive. Les vêtements de la Syracusaine gisaient, épars, sur la couchette de transfert. Un arôme fleuri flottait dans l'air chaud et confiné. Désemparé, l'Orangien ramassa la cape. Elle était douce au toucher. Ses couleurs, tantôt vives, tantôt pastel, jouaient avec les caresses de la lumière. Frustré de la présence de la voyageuse, Tixu fut pris d'une furieuse envie de respirer son odeur. Il n'était plus relié à elle que par le canal de l'odorat. Accroupi, il enfouit son visage dans le colancor blanc aussi léger qu'une plume et huma profondément, longuement, le subtil parfum de peau, de transpiration, de poivre et de fleur qui imprégnait l'étoffe. Il sortit de la cabine avec d'infinis regrets. Il lui fallait à présent se replonger dans l'atmosphère calamiteuse de l'agence et attendre avec résignation la visite de l'inspobot. C'était sans conteste l'horizon le plus sombre et le plus froid de l'univers, connu et inconnu. CHAPITRE III Premier matin, Soleil Rubis, Premier astre, tout de rose vêt. Première nuit, Pierre Blanche, Première lune, tout d'argent pare. Second matin, Soleil Saphyr, Second astre, tout de bleu teint. Seconde nuit, Main Blême, Seconde lune, tout de mort vient. Syracusa, ô Syracusa, Je pleure sur ta beauté. Syracusa, ô Syracusa, Moi, l'exilé... Poème populaire syracusain, période Naflin Le second soleil, Soleil Saphyr, désertait la voûte céleste dans un éclaboussement de couleurs bleues et mauves. Les bulles-lumière s'embrasèrent et s'envolèrent comme une gerbe de brandons au-dessus des larges avenues et des étroites ruelles de Vénicia, la cité seigneuriale. « Regardez, mon oncle ! » s'écria List Wortling, le jeune seigneur de Marquinat. Le régent Stry Wortling hocha la tête et se contenta de sourire. Certaines petites sphères enluminées et flottantes achevèrent leur course vagabonde dans les frondaisons des spuniers. Elles emplirent de lumière blanche les feuilles et fruits translucides des grands arbres qui se transformèrent en de gigantesques festons d'or soufflés par la brise nocturne. « C'est magnifique ! » s'extasia List, penché sur le garde-corps ciselé du balcon. Goûtant l'exquise fraîcheur du second crépuscule, le crépuscule majeur, les Syracusains se répandaient dans les artères rectilignes de Vénicia. Elles convergeaient pour la plupart vers la place centrale, immense esplanade circulaire au centre de laquelle se dressait une fontaine d'optalium rose. Des jets d'eau irisée fusaient des gueules entrouvertes d'animaux du bestiaire symbolique kreuzien : dragons, griffards, diables de Koro-mo, serpentaires noirs... Autour du bassin ovale se donnaient toutes sortes de spectacles ambulants, mime tridimensionnel, chants de béatitude, danses de l'Age médian, jonglages téléport ou combats de sons. L'asma quinquennale avait attiré de nombreux artistes des mondes du Centre. Ils rivalisaient d'adresse, de cris, de mimiques pour retenir les badauds, lesquels ne se départaient que très exceptionnellement de leur indifférence hautaine et blasée. Du haut du balcon, List Wortling et le régent de Marquinat ne se lassaient pas d'admirer le spectacle grandiose de la capitale syracusaine s'éveillant à la seconde nuit. Edifié au sommet d'une colline recouverte d'herbe lilas et parsemée d'allées scintillantes, le majestueux palais Ferkti Ang dominait le quartier de Romantigua, le cœur historique de l'agglomération, traversé de part en part par un méandre du fleuve Tiber Augustus. Chaque pont de turcomarbre enjambant ce large et paresseux cours d'eau était une petite merveille d'élégance et d'équilibre. Sous les arches ciselées, les galiotes à voiles d'air chaud et à fond marin d'observation déroulaient leurs pontons mobiles et vomissaient leurs cargaisons bruyantes et mouvantes de touristes extasiés. « On les reconnaît immédiatement, ceux qui ne sont pas nés ici ! soupira List Wortling. — Vous êtes encore bien naïf, List ! déclara le régent de Marquinat, intérieurement ravi de la réaction de dépit de son neveu. Qu'espériez-vous en venant ici ? Pour les Syracusains, nous (il insista lourdement sur ce "nous") sommes des paritoles, et je vous prie de croire que ce qualificatif est péjoratif dans leurs précieuses bouches ! C'est un tort que de vouloir imiter ce qui est inimitable. Vous êtes marquinatin, par essence différent de ces gens-là. Autant chercher à développer vos propres qualités, vos propres valeurs, ne croyez-vous pas ? — N'importe quel mihomibête du Gétablan aurait envie d'imiter les Syracusains ! rétorqua List, agacé par les insinuations de son oncle. Chez eux tout est grâce, harmonie, élégance. Ils consacrent leur vie à la recherche esthétique. Ils ont fait du beau un véritable culte... » Stry Wortling se recula et examina le seigneur List, adolescent de seize ans, qui buvait la ville des yeux. Comme la plupart des filles et garçons de son âge, il s'était laissé gagner par la contagion syracusaine, une maladie endémique qui se propageait rapidement sur les planètes majeures de la Confédération de Naflin. Sous ses vêtements traditionnels de Marquinat, longue cotte de laine de mutule noire brodée d'optalium blanc et d'or, ample soulahouel jaune resserré aux chevilles par des diamants annelés, il portait un colancor pourpre souligné d'un liseré gris. Cet accessoire superflu et incommode horripilait le régent, surtout le cache-tête qui emprisonnait la chevelure bouclée de List et lui donnait l'air d'une statue de cire ou d'une momie. Autant le colancor semblait relativement naturel et gracieux sur un Syracusain, autant il était parfaitement déplacé, ridicule, sur un paritole. Mais Stry Wortling savait qu'il était inutile de chercher à convaincre son neveu. La cour de Marquinat s'était entichée de culture syracusaine et l'instigatrice de cette mode n'était autre que la propre mère de List, dame Armina. Un court passage sur Syracusa serait plus probant que n'importe quel discours. D'ailleurs, le futur seigneur de Marquinat commençait à sonder la profondeur du gouffre qui le séparait de ses hôtes et modèles. Cette sournoise lutte d'influence entre le régent et sa belle-sœur relevait de l'anecdote. D'autres pensées, plus importantes, accaparaient l'esprit de Stry Wortling. Un mois standard plus tôt, il avait reçu un messacode urgent sur son tabernacle personnel : la congrégation des smellas lui annonçait qu'un terrible incendie avait ravagé le palais des assemblées d'Issigor. En conséquence et par mesure de sécurité, la congrégation bouleversait le programme établi depuis deux cents ans et déplaçait l'asma quinquennale sur Syracusa, la Reine des Arts, le seul Etat membre qui eût déposé une candidature de substitution dans les temps. Le régent en avait éprouvé un certain soulagement, au début. Ses vieux os n'auraient pas à subir la redoutable épreuve du climat d'Issigor, réputée pour ses brumes enneigées, ses pluies de glace et ses tornades blizzards. Si ce changement de dernière minute s'avérait navrant pour le clan de Mo Qualquin, le seigneur d'Issigor, il constituait plutôt une bonne surprise pour les autres dirigeants de la Confédération. Le malheur des uns... Et puis, au fur et à mesure que le temps s'était écoulé, un sombre pressentiment avait envahi Stry Wortling dont l'esprit était perpétuellement enclin à la méfiance. Ni la précipitation ni l'autoritarisme n'étaient dans les habitudes des smellas, ces gardiens zélés et clairvoyants de l'équilibre des pouvoirs. Or dans cette affaire, les seigneurs des Etats membres n'avaient pas eu la possibilité d'user de leur droit de veto. Ils avaient été mis devant le fait accompli. Le régent de Marquinat redoutait la féroce ambition des Ang de Syracusa et de leurs séides, les Scaythes d'Hyponéros. Il s'en était ouvert à ses conseillers, avait épluché sans trêve les rapports de ses ambassadeurs officiels et de ses agents officieux à Vénicia, la capitale syracusaine. Il avait personnellement consulté deux smellas de ses relations, ainsi que les seigneurs de Camalot et de Grit Britën, les deux planètes les plus proches de Marquinat. Ces démarches n'avaient débouché sur aucun élément réellement concret : les rapports faisaient état de l'influence grandissante des Scaythes d'Hyponéros, malgré la guerre larvée que leur livraient les courtisans sectateurs de la tradition, et des contacts fréquents de Menati Ang, commandant en chef intérimaire de l'interlice confédérale, avec les mercenaires de Pritiv. Rien en tout cas qui pût étayer la thèse d'une machination : il était de notoriété publique que bien des personnalités des différents mondes utilisaient les services des assassins professionnels de Pritiv pour l'accomplissement de basses besognes. Une exclamation tira le régent de ses pensées : « Regardez, mon oncle ! L'étrange équipage ! » List désignait une allée de la colline assombrie où déambulaient un Syracusain, revêtu d'une fastueuse soura bleu nuit ornée de motifs spiraux brillants et changeants, et deux autres personnages enfouis dans de longues robes blanches surmontées d'amples capuchons. De loin, ils donnaient l'impression d'exécuter un ballet silencieux parfaitement réglé. « Si vous voulez vraiment avoir l'air d'un autochtone, mon neveu, sachez donc qu'il est de fort mauvais goût de parler haut, de s'extasier niaisement sur un spectacle affligeant de banalité et de montrer du doigt ! ironisa Stry Wortling. En revanche, il est acceptable d'atteindre la maîtrise des émotions. Dans ma grande candeur, je croyais que Jahal de Rawalpundi, votre maître d'éducation, vous avait soigneusement inculqué ces élémentaires principes de base... Votre chère mère s'est pourtant acquittée d'une somme astronomique pour le faire venir d'ici ! Je ne sais si elle apprécierait le résultat... » Le visage encore enfantin de List se couvrit de confusion. Furieux contre lui-même, le jeune seigneur de Marquinat se mordilla les lèvres comme pour s'interdire de répliquer. « Les deux mystérieux individus qui suivent pas à pas ce dignitaire syracusain sont des Scaythes d'Hyponéros, reprit le régent, estimant que la leçon avait porté ses fruits. Et leurs robes blanches s'appellent des acabas. Une race mystérieuse, douée de pouvoirs télépathiques étonnants. Personne ne sait quelle est l'origine exacte des Scaythes. Certains disent qu'ils viennent de l'univers inconnu, d'autres soutiennent que ce sont des créatures des forces noires, du diable si vous préférez ! Ils remplissent diverses fonctions administratives. L'un d'eux, du nom de Pamynx, a même été nommé grand connétable par Arghetti Ang, le père de l'actuel seigneur de Syracusa. Une charge très importante, équivalente à celle de notre dayt général. Ces deux-là ne sont apparemment que de simples protecteurs de pensées. » Bien que fermement résolu à s'emmurer dans un silence boudeur, List ne put s'empêcher de poser la question qui lui brûlait les lèvres : « Un protecteur de pensées ? — Cet escroc de Jahal de Rawalpundi ne vous a donc rien appris ! soupira le régent. Tout précieux et arrogants qu'ils sont, les courtisans syracusains sont obligés de faire protéger en permanence leurs pensées intimes. Les Scaythes protecteurs dressent une sorte de barrage mental, destiné à prévenir l'action des lecteurs. — Lecteurs ? — D'autres Scaythes, des mercenaires, également surnommés les inquisiteurs. On les paie, fort cher, pour puiser des renseignements confidentiels à leur source, c'est-à-dire directement dans les esprits. Ces gens-là me font un peu peur, je vous l'avoue : ils ont réussi ce tour de force de se rendre indispensables à la fois comme pilleurs et gardiens de cerveaux ! — Peur ? Vous, mon oncle ? » List libéra un rire espiègle. Du haut de ses seize ans, il lui paraissait inconcevable que le régent de Marquinat, frère cadet de son père décédé, pût éprouver un sentiment de peur. « Pas au sens où vous l'entendez, List. Ce sont des intrigants. Nous devons veiller à ce qu'ils n'emploient pas leurs facultés télépathiques à rompre l'équilibre des pouvoirs, clé de voûte du système de Naflin. Les Scaythes occupent une place trop importante dans les affaires syracusaines, et Syracusa, si j'en juge par l'influence qu'elle exerce sur vous, une place trop importante au sein de la Confédération... Imaginez un peu que les inquisiteurs s'avisent de lire en vous, en moi, en chaque dirigeant, aussi clairement que dans un vieux livre-lumière ! » En prononçant ces paroles, le régent se rendit soudain compte qu'il avait négligé cette dernière éventualité. Il ne s'était pas demandé si les Scaythes, inquisiteurs ou protecteurs, se conformaient au rigoureux code d'honneur imposé par la congrégation des smellas et limitaient réellement leur champ d'activité à la planète Syracusa et à ses satellites coloniaux. La stricte observance de la règle confédérale lui était toujours apparue comme une évidence. Mais subitement, sur ce haut balcon cerné par les ténèbres naissantes, il eut l'impression que d'invisibles tentacules furetaient à l'intérieur de son crâne. Il lui tardait de mettre son projet à exécution. Il espérait, au cours de la nuit, trouver des réponses aux questions qui le tourmentaient au point d'en perdre le sommeil. Pour cela, il lui fallait coûte que coûte obtenir une entrevue privée avec son vieil ami, le Syracusain Sri Alexu. Il devait à présent réfléchir au moyen d'échapper à la sévère surveillance déployée autour du palais Ferkti Ang, composée d'interliciers confédéraux, sanglés dans leurs combinaisons noires, de gardes en uniforme d'apparat et d'agents de la sécurité intérieure syracusaine. « Et celui-ci ! s'exclama List, de nouveau embrasé par le feu dévorant de la curiosité. Est-ce que vous savez ce qu'il représente ? — Ce surplis pourpre sur ce colancor safran ? C'est l'habit sacerdotal des missionnaires de l'Eglise du Kreuz. — Ah oui ! C'est vrai que c'est la religion, ici, marmonna l'adolescent, déçu par la médiocrité de l'information. — Je vois que vous vous souvenez de quelques-unes de vos leçons. Le kreuzianisme est en effet la religion... officielle de Syracusa. — Vous ne semblez pas lui accorder une très grande estime ! remarqua List à qui la moue méprisante de son oncle n'avait pas échappé. — En l'occurrence, le terme "officiel" est impropre : il serait plus exact de dire "obligatoire" ! Et je pense que chaque être, quel qu'il soit, a droit au libre choix de ses croyances... Mais venez, à présent, allons nous promener dans le parc. Il serait dommage de ne pas profiter de cette pure merveille. » Toujours penché sur la balustrade, immergé corps et âme dans sa contemplation, List ne bougea pas. Le régent rentra à l'intérieur de la luxueuse suite suspendue, s'assit devant la table de bois parfumé qui lui servait de bureau et appuya la paume sur une petite boîte noire, qu'une lueur bleue auréola furtivement : un transmetteur cellulaire, relié aux récepteurs oculaires de ses dayts. List quitta à contrecœur son poste d'observation et pénétra à son tour dans le salon principal. Il s'immobilisa à trois pas de la table et laissa errer son regard sur la nuque, les épaules et le dos de son oncle. Stry Wortling était un homme vieillissant, qui tenait auprès de lui le rôle de père depuis le décès d'Abasky Wortling, cent vingt-septième seigneur de la dynastie du Wort-Mahort. List n'étant pas encore en âge de régner, Stry, frère cadet d'Abasky, avait été chargé par le conseil d'assumer la transition et de préparer la succession, ainsi que le voulait la loi marquinatine. Le nouveau régent s'était immédiatement attelé à sa tâche. Rusé, retors même, il avait fait preuve d'habileté et de clairvoyance pour régler à son avantage les contentieux territoriaux ou commerciaux qui avaient opposé Marquinat aux autres Etats membres. Il jouissait désormais de l'estime générale et nombreux étaient les seigneurs en titre qui n'hésitaient pas à recourir à ses conseils. List fut à la fois contrit et amusé de constater à quel point les vêtements de son oncle étaient passés de mode. Quel contraste avec les chatoyantes étoffes aperçues en contrebas ! Il bouillait d'impatience, tant bien que mal contenue, de faire son entrée à la cour du seigneur Ranti Ang. Il mourait d'envie d'admirer de ses propres yeux les fastes maintes fois décrits par les rarissimes notables de Marquinat qui avaient bénéficié, une fois dans leur vie, de ce privilège. C'était non seulement l'introduction dans le saint des saints, dans le temple même de l'élégance et de la grâce, mais également l'assurance d'un retour triomphal auprès de ses amis. Mais plus le temps passait, plus ce moment semblait s'éloigner. Il lui faudrait encore ronger son frein jusqu'à la clôture officielle de l'asma quinquennale, attendre la fin des interminables palabres sur des sujets aussi obscurs et assommants que la parité monétaire, les rééquilibrages commerciaux, l'éthique scientifique et médicale, le statut des non-humains, bref tout ce qui composait le menu ordinaire des asmas. Malgré l'affection sincère et respectueuse qu'il éprouvait pour son oncle, List tenait Stry Wortling pour le reliquat poussiéreux d'un passé laborieux et révolu, un peu comme les gelés des contes marquinatins qui, lorsqu'ils sortaient de leur long sommeil dans les tombes d'azote, se retrouvaient en décalage avec leur époque. Le régent était devenu l'un des dirigeants les plus influents de la Confédération de Naflin, mais sa longue cotte de laine brune et terne, ses cheveux gris et désordonnés tombant en cascade sur ses épaules et son dos voûté, son soulahouel de coton écru, ses hautes bottes de cuir fauve usé ne traduisaient guère son rang. Si le ciel permettait que lui, List Wortling, fils unique d'Abasky Wortling, devînt seigneur des mondes du Wort-Mahort, il saurait imposer à sa cour une étiquette raffinée, basée sur l'art et la beauté. Les invisibles ascenseurs-air déposèrent la délégation de Marquinat, encadrée d'une imposante escorte, sur une petite place circulaire d'où partaient, comme les pointes étirées d'une étoile, les allées rectilignes de gemmes blanches et brillantes. Les contours du parc s'évanouissaient dans les replis de la seconde nuit, la nuit des plaisirs et du repos. « Qu'il fait bon se promener ici, mon seigneur ! déclara Jasp Harnet, le dayt général. Quel dommage de ne pas bénéficier de ce climat sur Marquinat ! — Notre monde offre d'autres attraits, répondit Stry Wortling. Un peu plus rudes, je vous l'accorde. Mais nous avons six saisons : chacune se fait désirer, chacune a ses propres charmes... » List marchait à l'écart, dans l'intervalle qui séparait le groupe des dayts et des ambassadeurs entourant le régent de l'escouade des gardes confédéraux fermant la marche. Il abhorrait la compagnie mortellement ennuyeuse du dayt général, un petit homme chauve toujours vêtu d'une cotte grise. Colportées par le vent coriolis, une douce brise surnommée la "caresse d'amour", de subtiles essences embaumaient l'air tiède. Les étoiles lointaines criblaient le voile bleu sombre du ciel. Trois des cinq satellites nocturnes décochaient leurs premières flèches rouge orangé à l'horizon. Une nuée de bulles-lumière flottaient au-dessus du parc. Leurs faisceaux mouvants léchaient les gemmes scintillantes des allées, les massifs diaprés des éphémères crépusculaires et les ramures des saules amarante. Au croisement de quatre allées, la délégation marquinatine rencontra un autre groupe au milieu duquel Stry Wortling reconnut immédiatement la haute et caractéristique silhouette de Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Onze Anneaux. Les deux escortes et les gardes se rangèrent sur les bords des allées. Le seigneur de Sbarao et le régent de Marquinat, seuls et face à face, joignirent les mains à hauteur des yeux et s'inclinèrent à trois reprises, comme l'exigeait le protocole. D'énormes corindons à facettes, rubis, émeraudes, saphirs, chatoyaient dans l'ample cape noire de Dons Asmussa. Une couronne de vieil or vert, aussi finement ciselée que du quartz dentelle, ceignait son large front. Deux tresses séparaient sa chevelure brune et huilée, à la mode sbaraïque. List pensa subrepticement qu'il avait devant les yeux l'exemple même du mauvais goût. « Régent Stry Wortling de Marquinat, c'est toujours un honneur et un plaisir que de vous rencontrer ! déclara Dons Asmussa dont la voix puissante lacéra le silence feutré du parc. Si mes souvenirs sont exacts, notre dernière entrevue remonte à l'asma de Dalomip, il y a de cela cinq années standard. Le ciel avait tellement pleuré de larmes que nous nous étions tous hâtés de regagner nos mondes respectifs ! » Des rires entendus retentirent dans les rangs de la délégation sbaraïque. « En effet, seigneur Asmussa, ni vous ni moi ne sommes faits pour endurer les climats froids et humides, n'est-ce pas ? dit Stry Wortling. Mais laissons de côté les souvenirs. Je suis fort aise de pouvoir m'entretenir un peu avec vous avant l'ouverture officielle de l'asma. Certaines... coïncidences me sont une grande source de préoccupation et j'aimerais vous en faire part. » Le régent savait que Dons Asmussa était un homme d'Etat beaucoup plus avisé que ne l'indiquait son apparence clinquante, voyante, vulgaire, propre aux natifs des Anneaux. Il était parvenu à consolider sa dynastie, une dynastie fondée à l'issue de la Grande Conspiration des Anneaux, sans contrevenir aux lois de la Confédération de Naflin. Les anciens serfs du Premier Anneau, ces mêmes serfs qui avaient porté son aïeul sur le trône de Sbarao, avaient tenté de le renverser à sept reprises. Il avait échappé à de multiples attentats, dont le dernier, une bombe à propagation lumineuse, lui avait arraché un bras. Son autorité était sortie renforcée de toutes ces épreuves. Les uns après les autres, les Anneaux rebelles avaient déposé les armes et demandé leur réintégration dans la zone stellaire de Sbarao. Les gardes se déployèrent en large cercle autour des deux hommes. Stry Wortling jeta un rapide coup d'œil autour de lui et se demanda si certains des membres des escortes, sbaraïque ou marquinatine, n'étaient pas munis de pavillons amplificateurs ou de traducteurs simultanés des mouvements des lèvres. « Si cela ne vous dérange pas, nous utiliserons les codeurs de langage dirigeant, fit Stry Wortling à voix basse. — Avez-vous des soupçons sur vos proches ? demanda Dons Asmussa. — On ne sait jamais », répondit évasivement le régent. Il extirpa de sa cotte un petit auvent codeur qu'il fixa sur sa lèvre inférieure. Un écran d'air opaque, d'une largeur de dix centimètres, recouvrit le bas de son visage. Le seigneur de Sbarao haussa les épaules et l'imita. Désormais, personne ne pouvait intercepter leur conversation. List aperçut un salier huppé qui paradait sous les feux d'une bulle-lumière. Le gracieux gallinacé déployait une à une ses plumes vives et brillantes. « Ce déplacement soudain de l'asma s'accompagne d'un faisceau de conjonctions troublantes », reprit Stry Wortling. L'auvent codeur déformait le timbre de sa voix. Il avait l'impression de s'entendre parler à travers un mur d'eau. « Première coïncidence : l'incendie soudain du palais des assemblées d'Issigor. Il est extrêmement étonnant que le feu ait réussi à détruire un bâtiment de cette importance en deux jours, et ce, à un mois standard d'une asma qui devait justement se dérouler à l'intérieur de ses murs. Deuxième coïncidence : le procès en religion de Sri Mitsu, l'un des cinq grands smellas de la congrégation. Son bannissement perpétuel l'a éloigné des affaires de la Confédération, où son autorité et sa clairvoyance contrecarraient les manœuvres de certains... — Banale et triste histoire de mœurs ! objecta Dons Asmussa. Vous n'ignorez pas l'intransigeance de ces fanatiques de kreuziens ! — Précisément. Comment expliquez-vous que cette intransigeance ne s'applique pas à certains autres Syracusains très haut placés dont les mœurs vont également à l'encontre du kreuzianisme ? — Le ressort en est politique, répondit Dons Asmussa qui devinait parfaitement à qui son interlocuteur faisait allusion. En condamnant publiquement un personnage d'une telle dimension, le muffi de l'Eglise du Kreuz a saisi une excellente opportunité d'asseoir son autorité sur le peuple syracusain. Et, vous le savez aussi bien que moi, les smellas sont exclus de la congrégation lorsqu'ils ont contrevenu aux lois ou coutumes de leur planète d'origine. Les textes sont formels à ce sujet. — Les textes ne sont que des mots rigides et vides de sens conservés dans de vieux mémodisques ! Sans l'esprit, qu'est-ce qu'un texte ? Et j'ai la ferme conviction que Sri Mitsu n'a pas été victime d'un texte mais de l'esprit!... D'esprits, plus exactement. — Bordel de Dieu, régent Stry Wortling, ce n'est tout de même pas la première fois dans l'histoire de la Confédération qu'une asma est déplacée au dernier moment ! Il existe des précédents ! Et puis, tout à fait entre nous (le régent perçut de la malice dans sa voix déformée par l'auvent), ne préférez-vous pas réchauffer vos vieux os sous ce merveilleux climat plutôt que d'aller les exposer aux vents de glace d'Issigor ? Sur Syracusa, la corvée d'asma se transforme en plaisir ! » Il s'interrompit et, d'un bref mouvement de menton, désigna List, accroupi sur l'herbe lilas à proximité du salier huppé. « J'ose espérer que vous ferez profiter ce jeune homme, votre neveu et futur seigneur de Marquinat, je crois, de tous les agréments de Vénicia. Le feu couve sous la glace des Syracusaines, et, ma foi, s'il apprivoise aussi bien les dames que les saliers... » Son rire tonitruant troua le brouillage du codeur. Le torrent sonore submergea les tympans de Stry Wortling, mais celui-ci refusa de se laisser emporter par l'humeur joyeuse de son vis-à-vis et poursuivit fixement son idée : « Troisième coïncidence : Menati Ang, frère cadet du seigneur Ranti Ang, est actuellement commandant intérimaire de l'interlice. On l'a vu beaucoup voyager, ces derniers temps, nouer des contacts soutenus avec les officiers supérieurs permanents. Avec les mercenaires de Pritiv, également... — Qui n'a pas un jour utilisé les services de ces tueurs ? Ils sont chers mais efficaces et discrets ! Si Menati Ang fait appel aux mercenaires de Pritiv, c'est surtout pour éliminer les maris jaloux et baiser leurs femmes à loisir ! Cet homme-là a un pénis à la place du cerveau. De plus, un nouveau commandant intérimaire sera nommé à la fin de l'asma. Je vous rejoins sur un point, régent Wortling : comme à vous, les Syracusains, leurs simagrées et leurs singes protecteurs de pensées me courent à grandes foulées sur le système nerveux ! Mais, croyez-moi, s'il prenait à ces maniérés l'absurde fantaisie de saper les fondements de la Confédération, il leur faudrait d'autres appuis que ceux de l'interlice et de Pritiv pour mener à bien leur projet ! Tôt ou tard, ils se retrouveraient confrontés à l'Ordre absourate, le dernier bastion du système mis en place par Naflin. — Pour moi, l'Ordre est un mystère total. Les chevaliers absourates n'ont jamais eu l'occasion d'intervenir depuis la création de la Confédération. Se montreraient-ils à la hauteur dans le cas où une coalition la menacerait ? » Le visage bistre de Dons Asmussa s'éclaira d'un large sourire. Ses dents blanches crevèrent l'opacité de son auvent. « Je vous affirme qu'ils seraient prêts ! — D'où vous vient cette certitude, seigneur Asmussa ? — De quelqu'un qui m'est très cher : mon troisième fils, Filp. Cela fait trois années standard qu'il a rejoint les rangs de l'Ordre absourate, au monastère de Selp Dik, où il a récemment été élevé au grade de guerrier. L'enseignement est tenu secret, mais le peu qu'il m'en a dit suffit amplement à ma gouverne. Je sais que vous êtes homme de prudence, régent Wortling, mais, pour la deuxième fois, je vous conjure de profiter sans réserve de votre séjour sur cette magnifique planète ! — Je vous remercie de m'avoir accordé ces quelques minutes de votre temps, seigneur Asmussa. Nous nous verrons demain, à la cérémonie d'ouverture de l'asma. Fassent les cieux que vous ayez raison et que mes pressentiments ne soient qu'errements de vieillard racorni ! » Le régent retira son messacodeur, le glissa dans la poche intérieure de sa cotte brune et s'inclina à trois reprises. « Régent Wortling de Marquinat, vous êtes plus jeune et alerte que jamais ! Que la nuit vous soit agréable, mais n'abusez pas trop des femmes ! Ces créatures du diable sont de redoutables dévoreuses d'énergie ! » Les escortes et les escouades des gardes se reformèrent autour des deux hommes. List abandonna à regret le salier huppé, qui le suivit un moment avant de s'en retourner, de son allure dansante, sous une bulle-lumière. Les deux groupes s'ébranlèrent et se remirent en marche dans des directions opposées. « Le seigneur Asmussa semble de bonne humeur, murmura Jasp Harnet, le dayt général. Sbarao et les Onze Anneaux ne sont pourtant pas faciles à gouverner. — Je présume qu'il n'en apprécie que davantage le fait d'être encore en vie », répondit distraitement le régent. Cette discussion improvisée ne lui avait rien appris de nouveau. Elle avait eu pour seule conséquence d'aviver son désir de rencontrer Sri Alexu. La perspicacité du Syracusain l'aiderait peut-être à mettre un peu d'ordre dans ses pensées embrouillées. Jasp Harnet entra dans le conversoir, une petite pièce délimitée par des tentures-eau vertes où s'ébattaient de minuscules poissons-papillons. « Jasp, je vous confie List pour la soirée », dit Stry Wortling, assis dans un fauteuil-air aux contours à peine esquissés. Le dayt général avait l'impression que les jambes et le dos du régent reposaient sur un concentré de vide. « Notre sire régent ne vient pas avec nous ? — Non. J'ai besoin de rester seul pour réfléchir. Mais je tiens à ce que List passe une très bonne soirée. Vous vous chargerez de l'emmener là où ses envies le porteront : théâtre déremat, courses de pierres volantes, chants extatiques... — Le seigneur List n'apprécie guère ma compagnie, objecta le petit homme. — Raison de plus pour ne rien lui refuser!... Euh... Jasp, nous sommes loin de Marquinat et, n'en déplaise à ma belle-sœur, il est grand temps que List se familiarise avec certains aspects de la vie... On m'a dit que les geisahas syracusaines étaient les meilleures initiatrices pour... enfin, vous me comprenez. Soyez discret, surtout ! Ah, n'oubliez pas de lui faire découvrir la gastronomie locale : elle est absolument divine ! — Le seigneur List regrettera votre absence, sire régent », protesta mollement Jasp Harnet, intérieurement ravi qu'un tel honneur lui fût confié. Stry Wortling éclata de rire : « Il en sera enchanté ! Quand j'étais jeune, je détestais sortir avec des vieux barbons ! Vous serez accompagnés d'une solide escorte, mais je vous demande de porter toute votre attention sur sa sécurité. Sur quelque planète qu'elle se déroule, une asma génère un afflux massif d'escrocs mondains : joueurs professionnels, mages, illusionnistes, trafiquants... Je ne tiens pas à ce qu'il soit mêlé, de près ou de loin, à une embrouille courtisane... Ici, tout est hors de prix, mais ne vous souciez pas de l'argent. Dépensez autant qu'il le faudra. Dites à List que je suis fatigué, souffrant, et partez sans tarder. Merci, Jasp. — Il en sera fait selon vos désirs, sire régent. » Les yeux noirs du dayt général luisaient comme des braises. Il joignit les mains à hauteur des yeux, s'inclina et se retira. Des pensées teintes de morosité se levèrent dans l'esprit de Stry Wortling. Les circonstances le contraignaient à s'en remettre entièrement à son conseiller. Tout au long des trente-cinq années standard qu'il avait passées au service de la dynastie du Wort-Mahort, Jasp Harnet n'avait jamais trahi la confiance de ses maîtres. Mais dans la période de trouble qu'il traversait, le régent en était arrivé à suspecter le dayt général lui-même, fidèle entre les fidèles. Quelques instants plus tard, Stry Wortling se leva et se rendit dans sa chambre, une immense pièce rectangulaire aux tons lapis-lazuli. Il activa son holophone personnel posé sur une étagère centrale autosuspendue. La tête de Licius, le serviteur du palais responsable de la suite, apparut sur l'écran alvéolaire. « Mon seigneur ? — Pouvez-vous me procurer discrètement une... cape ou quelque chose d'approchant ? » Un sourire de connivence se dessina sur le visage holo réduit du serviteur. « Mon seigneur désire peut-être visiter en anonyme quelque endroit particulier de Vénicia ? — C'est... un peu ça, répondit Stry Wortling. — Que mon seigneur désactive son holophone. Les murs du palais ont des oreilles indiscrètes... » Le serviteur, vêtu d'un colancor gris et d'une veste rouge, s'introduisit dans la chambre deux minutes plus tard. Une étoffe noire était passée autour de son bras. « Le palais dispose-t-il d'issues discrètes ? demanda Stry Wortling. — Il existe peut-être quelques passages retirés, répondit évasivement Licius. — Mais vous, connaissez-vous un moyen de quitter cette suite sans éveiller l'attention de la garde ? » Il y avait de fortes chances pour que le serviteur fût un agent de la sécurité syracusaine. Stry Wortling prenait un risque considérable à solliciter son aide, mais il n'avait pas le choix. « Tout est possible lorsqu'on le désire vraiment », murmura le serviteur. Le régent sortit une plaquette argentée de sa cotte, l'équivalent de dix mille unités standard, et la tendit à Licius. « Par chance, mon seigneur, j'exerce mes fonctions dans ce palais depuis huit années locales, poursuivit le serviteur dont les yeux bleus brillèrent subitement. De ce fait, je connais ce bâtiment comme mon colancor de service ! Chaque suite dispose d'une entrée secrète, servant également d'issue de secours en cas de danger. Cette entrée n'est gardée que par un seul homme, avec qui nous pouvons toujours trouver un arrangement. Que mon seigneur me suive. Qu'il passe la cape, afin que personne ne puisse le reconnaître ! Cette précaution est également valable pour moi, car je prends de très gros risques dans cette affaire. — Ceci n'est qu'un acompte. Le reste de la récompense sera à la hauteur du risque encouru » , affirma Stry Wortling. Licius remit l'étoffe noire à son interlocuteur. Il s'empara de la plaquette, la glissa dans une poche de sa veste, s'inclina et se dirigea vers le conversoir. Le régent se revêtit de la cape, pourvue d'un ample capuchon, et lui emboîta le pas. Le serviteur saisit le bord d'une tenture-eau verte et l'écarta comme il l'aurait fait d'un vulgaire rideau d'étoffe. Effrayés, les poissons-papillons se réfugièrent dans les microalgues fluctuantes. Un sas circulaire et blindé se découpait sur le mur dénudé de marbre blanc. Licius gratta l'acier trempé de ses ongles taillés en pointe comme chez la plupart des Syracusains. Un grincement similaire mais atténué retentit de l'autre côté. Puis Stry Wortling perçut un crissement aigu, évoquant le frottement d'un verrou métallique sur ses coulisses. Le sas s'entrouvrit et une tête recouverte d'un casque gris et d'un panache blanc s'immisça dans l'entrebâillement. Le garde et le serviteur se lancèrent dans une discussion animée. Ils parlaient un mélange de nafle interplanétaire et de vieux syracusain dont Stry Wortling ne saisit que quelques bribes au passage. Par la suite, dans la galerie souterraine, Licius lui raconta qu'il avait dû promettre la moitié de la récompense au garde. Le régent n'en crut pas un mot mais il préféra garder ses impressions pour lui. Pour l'avoir souvent utilisée, il savait que la corruption était la seule clé capable d'ouvrir toutes les portes en cet univers. Ils s'engagèrent dans un dédale de couloirs sombres, reliés les uns aux autres par des escaliers tournants ou des plates-formes gravitationnelles. Le serviteur dut parlementer avec d'autres gardes, rencontrés çà et là, et il prétendit qu'il ne lui resterait pas grand-chose au bout du compte. Ils émergèrent enfin des soubassements du palais et se retrouvèrent sur le trottoir d'une ruelle obscure et déserte. Stry Wortling rabattit la capuche de sa cape sur sa tête et remit une deuxième plaquette argentée à Licius. « Si on me demande, dites que je ne souhaite être dérangé sous aucun prétexte. Il y aura le triple si vous tenez votre langue. Et des représailles si vous la déliez ! — Que mon seigneur soit tranquille, j'ai déjà tout oublié ! » Le serviteur empocha la deuxième plaquette et disparut. Stry Wortling aperçut dans le lointain les hauts murs blancs du palais qui se découpaient au-dessus de la masse sombre de la colline. Il remonta l'étroite ruelle qui se jetait dans une grande avenue bordée de spuniers enluminés. Des adolescents, juchés sur des chaises volantes, disputaient une course-poursuite au-dessus des larges trottoirs. Stry Wortling se dirigea vers un taxiboule, une navette aérienne sphérique et transparente, immobilisé sur son aire de stationnement. Il s'installa sur la banquette arrière. « Où dois-je transporter monsieur ? demanda le chauffeur qui, en dépit de ses efforts pour le paraître, n'était visiblement pas un Syracusain d'origine. — Près du vieux muséum. Dans le quartier nord, près du fleuve Tiber Augustus. — Je sais où se trouve le muséum. Je connais Vénicia, monsieur ! — Qu'attendez-vous pour décoller ? Je suis pressé ! — C'est vous le client, monsieur ! » grinça le chauffeur. Le taxiboule s'éleva silencieusement au-dessus de la ville. Puis il bifurqua vers un corridor aérien de vitesse, délimité par des jalons suspendus de sécurité, et accéléra. Il s'éloigna rapidement du cœur animé de la cité seigneuriale et s'enfonça dans la nuit. Il survola une gigantesque fosse noire où s'agitaient d'innombrables taches de lumière blanches pas plus grosses que des lucioles. Le chauffeur, en mal de conversation, surprit le regard intrigué de son passager. « Ce truc, personne ne sait ce que c'est. Sans doute un nouveau palais. Comme s'il n'y en avait pas assez à Vénicia ! Les lumières qui bougent, ce sont des ouvriers en combilumine. Ça leur permet de travailler en pleine nuit... Ils viennent des satellites, de Julius principalement. Ils croient tous qu'ils vont faire fortune ici... — Comme vous, peut-être ! » lança le régent. Le taxiboule entama sa vertigineuse descente au-dessus du fleuve Tiber Augustus. Quelques galiotes faiblement éclairées glissaient sur la surface lisse et fuligineuse du placide cours d'eau. Sur la rive opposée se dressait l'imposante bâtisse grise du muséum, un monument massif de la période prénaflinienne. « Dois-je vraiment vous déposer de l'autre côté du Tiber, monsieur ? demanda le chauffeur. Il n'y a rien à voir, par ici... Je connais des endroits plus... — Tout ce que je vous demande, c'est de me déposer ! coupa Stry Wortling d'un ton cassant. — Bien, monsieur. C'est vous le client... » Le taxiboule survola le fleuve à basse altitude et se posa lentement sur un quai, à proximité d'entrepôts déserts. Stry Wortling régla la course et descendit. Le silence nocturne était à peine égratigné par les glissements des galiotes à coussins d'air et la rumeur diffuse provenant du centre de la ville. Le taxiboule reprit son envol et se dirigea vers le lointain océan de lumière. Le régent hésita sur la direction à suivre. Il n'avait pas prévenu Sri Alexu de sa visite car le canal holographique du Syracusain avait probablement été placé sous écoute. Or Stry Wortling n'avait que de vagues souvenirs du quartier où se trouvait la demeure de son vieil ami. Ses seuls points de repère étaient le Tiber Augustus et le dôme du muséum, qu'on pouvait apercevoir depuis la terrasse supérieure du jardin du Syracusain. Stry Wortling opta pour la solution de remonter le quai en direction du monument historique. Les deux derniers satellites de la seconde nuit paraient l'horizon de traînées mauves et vertes. Le régent déboucha sur une place bordée d'arbres nains et de hautes façades grises. L'endroit lui parut vaguement familier. Il coupa par le petit square conversoir dressé au centre de l'esplanade. Alors qu'il longeait un banc de verdure, son pied heurta quelque chose. Des cris stridents déchirèrent la nuit. Le sang de Stry Wortling se glaça. Sa main se glissa sous sa cotte et agrippa la crosse de son vieux pistolase. Plumes hérissées, un salier huppé surgit du banc de verdure et courut de toutes ses petites pattes se réfugier dans un massif d'épineux. « Grands dieux ! Voilà que j 'ai peur des boules de plumes, maintenant ! » maugréa le régent à mi-voix. Il reprit son souffle et attendit que les battements de son cœur emballé se fussent calmés. La nuit était paisible mais semblait abriter une foule de dangers invisibles. Il reconnut enfin la maison de Sri Alexu : une construction de deux étages, aux formes harmonieuses, aux murs ivoire et au toit pyramidal. Pas une lumière n'éclairait la façade dont les baies vitrées ogivales étaient des orbites vides et noires. Le régent s'approcha du portail donnant sur le jardin du rez-de-chaussée. Des marches-air blanches, striées de veines brunes et bercées par la brise, reliaient les massifs floraux thématiques. Au centre du bassin hexagonal, la fontaine musicale en forme de trident ne murmurait pas son chant habituel de bienvenue. Une étrange atmosphère régnait autour de la maison. Une atmosphère lugubre, glaciale, que ne parvenait pas à réchauffer le vent coriolis. C'était comme si toute source de chaleur avait déserté les lieux. Stry Wortling frissonna et hésita sur la conduite à suivre. Sri Alexu semblait s'être absenté, or le Syracusain, veuf et père d'une fille, était un homme casanier qui ne s'éloignait pratiquement jamais de Vénicia. La curiosité l'emporta sur la crainte de se faire surprendre : Stry Wortling jeta un rapide coup d'œil sur la rue et sur la place, poussa le portail, qui n'était pas fermé à clé, et pénétra dans le jardin. Une pure folie car il y avait de fortes probabilités que quelque chose ou quelqu'un — voisin, passant, agent mobile de la sécurité locale, détecteur ultrasonique, mouchard holographique — donne l'alarme. Or le régent de Marquinat aurait été bien en peine de justifier son escapade solitaire dans cette maison désertée. Avec sa cape noire, il ressemblait davantage à un vulgaire cambrioleur qu'à une personnalité en vue de la Confédération de Naflin. Il avait l'impression que chacun de ses pas sur les gemmes roses de l'allée crucifiait le silence. Sa dernière visite remontait maintenant à sept années standard, à l'occasion d'une réception privée que Sri Alexu avait donnée en l'honneur du quinzième anniversaire de sa fille, Aphykit. Stry Wortling se souvint combien il avait admiré ce jardin et ses mosaïques de couleur lapis-lazuli, amarante ou diaprée de fleurs éphémères. Il se souvint également de l'adolescente, dont les somptueux yeux bleu, vert et or, la grâce et la beauté étaient sans conteste le joyau de la demeure du Syracusain. La porte de bois parfumé du rez-de-chaussée, située sous les colonnades de la façade, refusa de s'ouvrir. Le régent se rappela l'existence d'une issue dérobée, dissimulée par un buisson d'épineux à l'arrière de la construction. Il contourna la façade et le mur latéral. Il crut percevoir des bruits de pas et s'immobilisa, tous sens aux aguets. Il préféra se persuader qu'ils n'étaient que les fruits de son imagination. Il se fraya un passage dans le fourré, dont les épines lui griffèrent les mains et les avant-bras. La porte basse, arrondie, grinça sur ses gonds mais s'ouvrit sans résistance. Il s'engouffra dans un étroit couloir où se déversait à flots une encre épaisse et noire. Il visita brièvement les deux premiers étages, le vaste salon principal jonché de sculptures-air disposées en étoile, le bureau ordonné où flottait une odeur d'encens et de bois parfumé, les chambres dont les balcons donnaient sur le Tiber Augustus, la cuisine imprégnée de senteurs d'épices, les salles de réception, le cabinet de consultations privées... Les lueurs diffuses des satellites, filtrées par les baies ogivales, le guidaient dans ses investigations. Il éprouva de nouveau un sentiment d'oppression. L'ambiance macabre qui régnait à l'intérieur des murs suscita en lui un malaise proche de la nausée. Il entra dans le minuscule salon du déremat. Il examina l'appareil oblong et blanc, posé sur un socle-air et surmonté d'une carte holographique lumineuse. Un petit bijou de technologie dont Sri Alexu, étant donné son aversion pour les voyages, ne se servait pas souvent. Stiy Wortling ouvrit machinalement le hublot supérieur. Des signes phosphorescents brillèrent sur l'écran-bulle placé au-dessus de la couchette de transfert de cellules. Le dernier utilisateur de la machine n'avait pas pris le temps d'effacer du disquemémoire les coordonnées de son voyage. Vérificateur phy : accord. Date : 13 de frascius syracusain. Destination : Deux-Saisons. Heure de départ : 17 heures locales. Heure d'arrivée locale : 7 Il 42. Nombre de passagers : 1. Le régent convertit mentalement le 13 de frascius syracusain en calendrier standard. Le voyage datait d'aujourd'hui même ! La carte holographique représentait une étroite portion d'univers, comprise entre les mondes du Centre et les planètes des Marches. Il composa le nom de la planète de destination sur la consolerépertoire reposant sur le socle. Un point rouge se mit à clignoter au milieu des centaines de systèmes d'étoiles actives macroholographiées : Deux-Saisons se situait à quarante années-lumière de Syracusa et à sept années-lumière de Point-Rouge, la planète des bannis, des raskattas. Quarante années-lumière, cela représentait également le rayon d'action maximal du déremat, ce qui, pour un appareil privé, était déjà tout à fait remarquable. Un nom vint subitement à l'esprit de Stry Wortling : Sri Mitsu, le smella de la congrégation que l'Eglise du Kreuz avait condamné à l'exil perpétuel sur Point-Rouge. Selon toute probabilité, Sri Alexu avait entrepris ce long voyage pour aller rendre visite à Sri Mitsu, le deuxième des trois maîtres de la science inddique. Deux-Saisons se trouvait en bout du rayon d'action du déremat et avait seulement servi de relais pour la continuation du voyage. Le fait que le casanier Syracusain fût résolu à quitter précipitamment sa ville, à abandonner sa fille et ses fleurs, prouvait que la situation était grave et confirmait le pressentiment du régent de Marquinat. Mais ce dernier manquait d'éléments concrets et ses idées s'entrechoquaient au point qu'il fut submergé par un début de panique. Des bruits soudains de pas et de voix retentirent. Stry Wortling eut tout juste le temps de regagner le balcon du premier étage et de s'allonger sur le parquet de bois précieux, près de la balustrade ajourée. De là, il embrassait du regard le grand salon du rez-de-chaussée, dont les lampes-eau murales s'allumèrent une à une. Deux individus firent leur apparition dans la pièce. Des mercenaires de Pritiv, identifiables à leurs masques blancs et aux triangles argentés et brillants enchâssés dans les plastrons de leurs uniformes gris. Lorsqu'ils eurent inspecté le salon, d'autres personnages surgirent de l'ombre, aussi silencieux que des spectres. Stry Wortling suspendit sa respiration : l'un des nouveaux arrivants n'était autre que Pamynx, le connétable de Syracusa. Il portait sa traditionnelle acaba bleue. Son capuchon rabattu sur ses épaules laissait paraître un crâne nu et difforme, une face rugueuse et verdâtre, des yeux globuleux et uniformément jaunes. Deux Scaythes vêtus des acabas vert tilleul des lecteurs l'accompagnaient, ainsi qu'un cardinal kreuzien, surplis violet sur colancor pourpre, barrette carrée des dignitaires de l'Eglise, suivi pas à pas par les deux acabas blanc et rouge de ses protecteurs. Trois mercenaires de Pritiv, dont l'un arborait une combinaison et un masque noirs, complétaient le groupe. « Cet homme en savait beaucoup plus que nous ne le supposions, déclara le connétable d'une voix métallique, impersonnelle. Et la fille ? — Nous sommes arrivés trop tard, Excellence, répondit le mercenaire au masque noir. Elle s'est téléportée avant que... — Avez-vous les coordonnées de son transfert ? — Sa rematérialisation a été programmée sur la planète Deux-Saisons, une planète du système des Trois Feux. — Elle cherche probablement à gagner Point-Rouge et à entrer en contact avec le raskatta Sri Mitsu, un maître de la science inddique comme son hérétique de père. — Deux de nos meilleurs hommes et un Scaythe lecteur se sont lancés à sa poursuite depuis notre siège de Pritiv. De plus, nous avons préparé une souricière à son intention sur Point-Rouge. — Attention : Sri Alexu lui a sans doute enseigné des rudiments de science inddique. Le lecteur ne pourra peut-être pas la localiser. — Nous n'avons pas besoin de votre lecteur. Cette fois-ci, nous ne la manquerons pas, Excellence ! — J'ose l'espérer. Réduisez le corps en cendres. » Deux mercenaires se dirigèrent vers ce qui semblait être un amas hétéroclite de couvertures et de coussins. Ce fatras, incongru dans cette maison ordonnée, avait complètement échappé à l'attention de Stry Wortling lors de sa brève inspection des lieux. Les mercenaires en dégagèrent un corps inerte que le régent reconnut sans l'ombre d'une hésitation : son vieil ami Sri Alexu semblait plongé dans un profond et paisible sommeil. Le cardinal kreuzien, gros homme à la face congestionnée, était agité de tics nerveux et lançait pardessus son épaule d'incessants coups d'œil en direction de ses protecteurs de pensées, statufiés deux pas derrière lui. Les mercenaires halèrent le cadavre jusque dans le vestibule d'entrée. L'un d'eux extirpa un engin en forme de poire d'une trousse qu'il portait en bandoulière et pointa le désintégrateur sur le visage cireux de Sri Mitsu. La bouche ronde du canon vomit un rayon vert d'une luminosité éblouissante. Les traits, les membres et les vêtements du Syracusain se recroquevillèrent à la manière d'un papier léché par les flammes. Son corps ne fut bientôt plus qu'une masse informe et grise. Il se réduisit encore et encore, jusqu'à ce que ne subsiste de lui qu'une mince pellicule de poussière noire. Une âpre odeur de viande grillée se répandit dans l'atmosphère. Pendant ce temps, les autres mercenaires fouillaient chaque recoin du rez-de-chaussée. Des livres antiques, d'une valeur inestimable, des films 4-D d'avant Naflin et des documentaires holographiques furent rassemblés sur une table basse. « Devons-nous également vérifier les pièces du premier étage, Excellence ? » demanda le mercenaire au masque noir. Les griffes de l'angoisse se plantèrent dans le bas-ventre de Stry Wortling, qu'un linceul de sueur glacée enveloppa. « Cela ne sera pas nécessaire, répondit Pamynx après un temps de silence qui panât interminable au régent. Il n'y a là-haut que le salon du déremat et des chambres à coucher, et les Syracusains n'ont pas pour habitude de mêler travail et repos, n'est-ce pas, Votre Eminence ? — Si fait, si fait, bredouilla le cardinal, visiblement incommodé par la présence des mercenaires et la puanteur. — Bien. Faites donc subir à ces résidus de superstition un sort semblable à celui de leur propriétaire. Il faut détruire à jamais ces germes d'abomination. N'est-ce pas, Votre Eminence ? » Le cardinal était livide. La manière qu'avait Pamynx de le prendre sans cesse à témoin, comme si le connétable éprouvait un plaisir pervers à l'impliquer dans la responsabilité de cet ignoble meurtre, l'agaçait au plus haut point. Mais il déploya toutes les ressources de son contrôle mental et parvint à surmonter son aversion pour ses compagnons de devoir. La tâche secrète que lui avait confiée le Pasteur Infaillible, le muffi Barrofill XXIV, comportait des aspects déplaisants, voire répugnants, mais il devait la remplir sans faille pour la grandeur du Kreuz. Et surtout pour son propre plan de carrière au sein du clergé. « Bien sûr, bien sûr, murmura-t-il ? Que le Kreuz nous ait tous en sa sainte garde... » Un lecteur contacta mentalement le connétable : « Excellence, je détecte une présence au premier étage. — Imbécile ! Croyez-vous que j'aie attendu votre communication pour m'en apercevoir ? A votre avis, pourquoi n'ai-je pas permis aux mercenaires de fouiller le premier étage ? Il s'agit de Stry Wortling, régent de Marquinat. Je m'attendais un peu à le trouver ici : je savais qu'il était sorti en secret du palais Ferkti Ang. Je savais également qu'il désirait rencontrer Sri Alexu. Quelqu'un de son entourage proche m'avait fait part de ses soupçons concernant notre projet. — Mais, Excellence, pourquoi ne vous êtes-vous pas occupé de lui avant l'ouverture de l'asma ? — Une autre pensée de ce genre et je vous renvoie dans les cuves matricielles d'Hyponéros. La mort brutale d'un dirigeant déclenche une enquête de la congrégation des smellas. Le risque était trop important. — Que devons-nous faire ? — Rien pour l'instant. Fouillez à votre tour dans son esprit et dites-moi ce qu'il sait réellement du Projet. Pendant ce temps, je poursuivrai la conversation avec le cardinal. — Bien, Excellence. » Le cardinal abordait avec prudence le problème que lui avait soumis le muffi : « Euh... Excellence, vous n'êtes pas sans savoir, et ceci pour faire suite au procès de Sri Mitsu dont vous parliez tout à l'heure... vous n'êtes pas sans savoir, disais-je, que certaines... personnalités de l'Etat syracusain, et non des moindres, se livrent à des débauches qui pourraient, disons, devenir de notoriété publique et avoir de fâcheuses répercussions sur le peuple syracusain et, euh... dans l'optique de vos projets, sur les autres peuples de la Confédération... — Vous voulez sans doute parler de ces pratiques sexuelles contre nature, l'interrompit le connétable qui savait pertinemment où son interlocuteur voulait en venir. — Précisément, Excellence, précisément. Si votre projet aboutit, et il aboutira car telle est la volonté du Kreuz, il ne serait pas convenable d'offrir à l'univers une image ternie de la civilisation syracusaine... » « Excellence, il ne connaît rien d'autre du Projet que ce que nous lui en apprenons. — Poursuivez votre investigation. Essayez de capter ses intentions ultérieures. Pendant ce temps, je vais réfléchir sur la meilleure manière de résoudre le problème. » « Il tarde à Sa Sainteté Barrofill XXIV d'expédier dans l'univers ses cohortes de missionnaires, qui bouillent eux-mêmes d'impatience de porter la parole vraie et le feu rédempteur à leurs frères vivant dans l'ignorance. Cependant, il souhaite s'entourer de certaines garanties... — Je comprends les préoccupations de Sa Sainteté », répondit Pamynx. Sortant d'un échange télépathique, il contrôlait mal le volume sonore de sa voix, ce qui fit tressaillir le prélat. « Et, pas plus que vous, nous ne tenons à donner au reste de l'univers une image faussée de Syracusa... Menati Ang, le frère cadet de notre actuel seigneur, nous paraît indiqué pour être le digne successeur de son père, le grand Arghetti Ang. Menati est un kreuzien fervent et on ne lui connaît pas de vice particulier. De plus, j'ai pu constater qu'il sait faire preuve d'une habileté politique remarquable en certaines circonstances. Voyez, à titre d'exemple, comme il a su gagner les officiers de l'interlice à notre cause. Si Sa Sainteté le muffi veut nous apporter son soutien, nous... destituerons le seigneur Ranti et hâterons l'avènement du seigneur Menati. — Sa Sainteté ne désire pas qu'il en soit autrement, Excellence... » Soulagé, le cardinal s'inclina avec une onctuosité tout ecclésiastique. « Voici mes instructions : nous allons sortir comme si nous n'avions pas remarqué la présence du régent de Marquinat. Il ne faut pas éveiller prématurément sa méfiance : il dispose peut-être d'un signal ondulatoire d'alerte. Il n'appellera pas les autres seigneurs d'ici, car il sait que le transmetteur de Sri Alexu est sur écoute. Il faudra donc qu'il sorte. Dès qu'il sera dans le jardin, que les mercenaires de Pritiv brouillent ses connexions cérébrales à l'aide d'un rayon spécial. Qu'ils le transportent ensuite discrètement dans une rue de Salaùn, le quartier des prostituées. Qu'ils l'abandonnent de manière qu'on puisse le découvrir à l'aube de Rubis devant un immeuble des plaisirs extrêmes. On croira qu'il s'est éclipsé en catimini du palais des réceptions pour aller se divertir avec une geisaha et qu'il en est devenu fou. — Mais, Excellence, cela risque d'entraîner une enquête et la suspension de l'asma. — Non. Le clan régnant de Marquinat est représenté par l'héritier légitime du trône, List Wortling, que ce vieil imbécile a eu la prévenance d'emmener avec lui. Selon les textes, étant donné sa présence, étant également donné la présence de Jasp Harnet, le dayt général, List Wortling se substituera à son oncle. De toute manière, le déshonneur occasionné par la découverte de l'un des siens dans le quartier des plaisirs ne laissera pas d'autre choix à la famille Wortling. L'asma sera ouverte. Vous donnerez ces ordres aux mercenaires une fois que vous serez dehors et vous veillerez au bon déroulement de l'opération. D'autres tâches urgentes m'attendent. Mon absence ne peut se prolonger. En cas d'échec, vous serez personnellement tenu pour responsable. — Bien, Excellence. — Autre chose : menez une investigation mentale auprès de tous les serviteurs et gardes du palais Ferkti Ang. Amenez-moi les individus qui ont aidé le régent de Marquinat à déjouer la surveillance. Ils regretteront leur prévarication. Allez et rappelez-vous : pas d'échec. » Interloqué par le silence prolongé du connétable, le cardinal toussa à deux reprises et dit : « Est-il vraiment nécessaire, Excellence, que nous restions ici ?... Je dois rendre compte de notre entretien au palais épiscopal... — Cet endroit ne m'est pas plus agréable qu'à vous, Votre Eminence ! J'étais simplement en train de procéder à quelques vérifications. Je vous prie de bien vouloir m'excuser. » Puis, s'adressant aux mercenaires : « Remettez tout en ordre. » Le salon reprit peu à peu son aspect d'intérieur luxueux et bien rangé. A la fois anéanti par ce qu'il venait de découvrir et soulagé de n'avoir pas été repéré, Stry Wortling ne put curieusement s'empêcher d'admirer l'adresse et la vitesse d'exécution des mercenaires de Pritiv. Aucun mouvement superflu ne parasitait leurs gestes aussi rapides et précis que des mécaniques de la génération des superfluides. Cette formidable alliance entre les Ang de Syracusa, les Scaythes d'Hyponéros, l'Eglise du Kreuz et l'interlice confédérale constituait une terrible menace pour la Confédération de Naflin. Ce que le régent de Marquinat avait confusément deviné se trouvait bel et bien confirmé par ce qu'il avait vu et entendu dans la maison de Sri Alexu. Jusqu'au procès truqué de Sri Mitsu, le smella. Stry Wortling ne disposait à présent que d'un laps de temps très limité pour prévenir les autres dirigeants des mondes du Centre et le mahdi Seqoram, le grand maître de l'Ordre absourate. Il eut une pensée émue pour Sri Alexu, première victime de la conjuration. Aphykit, sa fille, leur avait échappé, mais pour combien de temps encore ? Les lampes-eau s'éteignirent une à une. Le salon fut de nouveau plongé dans une obscurité fuligineuse. Le petit groupe sortit. Le bruit de leurs pas, crissant sur les allées de gemmes du jardin, décrut lentement et fit place à un silence épais, presque palpable. Les halos ténus des cinq satellites de la seconde nuit formaient une lointaine cicatrice de lumière sur la voûte céleste. Une vieille comptine marquinatine traversa les siècles et vint mourir à la surface de l'esprit du régent : Les plus belles, les plus belles caressent les yeux. Les plus belles, les plus belles écorchent le cœur... Il se releva, dévala l'escalier-air et sortit par la porte de secours. Une fois dehors, il scruta les ténèbres mais ne décela aucun mouvement ou bruit suspect. D'un pas nerveux, hâtif, il traversa le jardin et se dirigea vers les lointaines lumières de Vénicia, sans se douter un seul instant qu'il était suivi. CHAPITRE IV Un jour, Méhom, le dieu des eaux, rendit visite à Aum Tinam, le père des dieux. Celui-ci se réjouit de la venue de son fils bien-aimé. Ainsi un père se réjouit de voir ses enfants. « Que me veux-tu, mon fils ? — O père, je suis en colère contre les humains. Ils passent leur temps à se servir de moi pour accomplir le mal. Ils font des bateaux qui naviguent sur mes fleuves et qui portent la mort. Ils noient leurs enfants ou leurs ancêtres, leurs amis ou leurs ennemis, dans mes étangs, mes rivières. Ils déciment mes poissons. Ils ne respectent rien. — Empêche-les de faire cela, ô mon fils. — Ô père, je ne le puis. Je suis trop occupé : je surveille les flux et reflux de mes océans, le débit de mes cascades. Je recueille Veau des nuages. J'alimente mes nappes souterraines. Je ne puis perdre mon temps à réparer les dégâts causés par les humains. Je viens t'implorer de m'accorder ton aide. » Aum Tinam souffla dans ses mains, qui se remplirent de têtards. « Voici pour toi, mon fils. — Ô père, ils sont si petits. — Je les ai faits petits pour qu'ils ne te gênent pas pendant ton voyage. Adieu, mon fils aimé. » Et Aum Tinam donna les têtards à Méhom et s'en retourna dans son palais de lumière. Le dieu des eaux descendit sur la pluie et déposa les têtards dans le fleuve Agripam. Et ils se transformèrent en lézards géants. Depuis ce jour, ils veillent sur les eaux de Méhom, gardiens justes et sans pitié de la loi divine. Légende de la tradition orale des imas sadumbas de Deux-Saisons. « Manger, Orangien, il faut ! Laisser nourriture dans l'assiette, il ne faut pas ! C'est que des forces il faut, c'est que de la tristesse il ne faut surtout pas ! » La voix grasseyante et faussement sévère de Moao Amba dominait le grondement sourd de la pluie sur le toit de la gargote. Le chef cuisinier sadumba s'affairait devant les plaques-feu sur lesquelles rougissaient des marmites de cuivralu. Tout en parlant, il jouait en virtuose des flacons colorés d'épices, qu'il saisissait et reposait sans regarder sur les étagères étroites fixées sur les cloisons de bois. Moao Amba était une curiosité locale, l'exception qui confirmait la règle : son naturel jovial, truculent, contrastait avec l'humeur perpétuellement morose de ses complanétaires sadumbas. Son ventre blanc et débordant de graisse tombait sur un court tablier constellé d'auréoles sombres. Le reste de son corps était entièrement nu. Ses cheveux noirs et huileux étaient rassemblés en une succession de chignons ronds de taille décroissante qui formaient un chapelet rigide sur le sommet de son crâne. « Manger ! Manger ! Ce que Moao Amba prépare, d'habitude excellent tu le trouves, non ? » Son énorme main poussa l'assiette en direction de Tixu Oty, juché sur l'un des tabourets rustiques du comptoir. « Ça n'a rien à voir, Moao, objecta mollement l'Orangien. Je n'ai pas très faim, aujourd'hui... » Il était venu, comme tous les jours, prendre son déjeuner aux Délices Indigènes, une cabane de bois brut perchée sur pilotis à l'orée de l'impénétrable forêt jouxtant les faubourgs de l'agglomération. Il fallait, pour avoir l'incommensurable honneur de compter parmi les clients privilégiés de Moao Amba, emprunter la passerelle de cordes qui enjambait le fleuve Agripam sur sa partie la plus large. Une passerelle si instable et glissante que les amateurs de spécialités locales se devaient de progresser avec une extrême prudence et que, par conséquent, ils laissaient à la pluie tout le loisir de les tremper jusqu'aux os. Mais, à tout prendre, il valait mieux arriver vivant et mouillé que d'aller voir de trop près les lézards des fleuves qui dérivaient en contrebas sur les faibles courants, aussi immobiles que des troncs d'arbres. « Ce que c'est, Moao le voit ! Mumbë, hein ? Trop forcer sur alcool, mauvais pour le dessous du crâne ! A moins que... d'une vieille putain de la taverne amoureux tu ne sois chuté ! » Une série de halètements rauques s'échappa de la gorge de Moao Amba. Son rire tenait de la toux caverneuse, de la suffocation asthmatique et du grondement d'orage. Très content de lui, il se flanqua quelques claques sonores sur les cuisses. Une onde sismique parcourut ses fesses rebondies, ses hanches boudinées, ses pectoraux affaissés et son double menton. Les autres clients, des habitués dont les visages étaient plus ou moins familiers à Tixu — mais pouvait-on trouver autre chose que des habitués aux Délices Indigènes ? — relevèrent la tête et suspendirent leur mastication. Un Sadumba en train de rire, même s'il s'agissait de Moao Amba et qu'il était connu pour cela, restait un spectacle rare qu'il ne fallait manquer sous aucun prétexte. Un événement qui relançait les conversations agonisantes et qui évitait la panne totale de sujet, toujours à craindre sur Deux-Saisons. Les plateaux vides avançaient sur le tapis roulant mécanique de la cuisine et s'immobilisaient à proximité des plaques-feu. Moao Amba les garnissait d'assiettes fumantes, de gobelets remplis d'infecte piquette et de couverts en plastique avant de taper sur les touches durcies d'une archaïque console de téléguidage. Ils reprenaient alors leur élan, décollaient au bout du tapis, voltigeaient dans l'air saturé d'humidité et se posaient sur les tables de la salle intérieure ou de la terrasse couverte (si l'on peut prétendre couvert un lieu où l'on s'expose autant à la pluie que sous un arbre dépouillé de ses feuilles). Puis, une fois verres et assiettes vidés de leur contenu, ils s'en revenaient par le même chemin, porteurs de nouvelles commandes ou de cartes de paiement. Le Sadumba n'avait pas besoin d'assistance pour superviser et coordonner cet incessant ballet. Il s'acquittait de ses multiples tâches avec l'efficacité et la majesté d'un maître musicien dirigeant un orchestre symphonique 3-D du pays d'Organ. Tixu s'efforça d'avaler quelques bouchées pour faire plaisir au cuisinier. Son filet de saumon vert lui parut d'une fadeur insupportable, malgré la saveur piquante et amère de la cardiane, une épice importée de Point-Rouge. Son étrange passagère du matin continuait de lui hanter l'esprit. Il avait tenté de la chasser hors de lui, comme on essaie d'éloigner une mouche entêtée qui revient sans cesse à la charge, précédée de son horripilant bourdonnement. Mais la Syracusaine imprégnait chacune de ses pensées, sous une forme ou sous une autre. L'image de cet énigmatique et merveilleux visage, encadré de ces deux mèches aux reflets d'or qui en soulignaient l'épure, occupait chaque recoin de son désert intérieur. L'image de ces yeux bleu, vert et or, à la fois empreints de sensibilité et de mépris... L'image de ces dents colorées de nacrelle bleutée, de cette bouche aux lèvres ourlées de blanc, d'où surgissaient parfois, rompant le charme de la voix, des traits blessants, empoisonnés. L'image de ces fines mains, de ces ongles acuminés et argentés capables de se transformer en redoutables griffes. Cette fille pétrie de grâce et d'arrogance avait exhumé au plus profond de lui des sensations qu'il avait crues à jamais enterrées. Elle lui était parfaitement inconnue et pourtant elle était une clé intime qui avait entrouvert une porte condamnée par l'accumulation de la rouille du temps. La raison de Tixu, ou ce qu'il en restait, avait beau s'escrimer à lui rappeler qu'il ne la reverrait jamais, que s'acharner à espérer le contraire relèverait de l'idiotie pure et simple, il ne parvenait pas à se défaire d'elle, comme si ses gestes, sa voix, son odeur l'avaient ensorcelé, l'avaient envoûté. Il se posait une foule de questions auxquelles il ne trouvait pas le moindre commencement de réponse, et ces questions sans réponse appelant d'autres questions sans réponse dansaient une gigue endiablée dans son cerveau fatigué. Il avait essayé, pour échapper à cet épuisant remue-ménage, de s'immerger corps et âme dans sa torpeur habituelle, dans cet état second, liquide et froid, où les pensées finissaient par se noyer. Mais l'observation des hypnotiques gouttes de pluie qui brouillaient les vitrines de l'agence n'avait pas réussi à le replonger dans l'ennui familier. Qu'est-ce que cette superbe Syracusaine allait bien foutre sur Point-Rouge, planète des raskattas, dépotoir de la Confédération, plaque tournante de tous les trafics y compris celui de la viande humaine ou mutante, lieu de villégiature de toute la racaille, hors-la-loi, criminels, malfaiteurs, aventuriers, des mondes recensés ? Un monde interlope, dangereux, sur lequel la présence de l'interlice confédérale avait uniquement valeur de symbole et où affluaient nobles et bourgeois des planètes du Centre, en quête de sensations fortes. Sans oublier Matana, la vieille ville, le mystérieux fief des indigènes prouges dans le labyrinthe duquel aucun étranger ne s'aventurait sans une solide escorte. Au charme autoritaire de sa passagère, l'Orangien n'avait opposé qu'un humour douteux et une résistance dérisoire. Il se demandait encore quelle était la part de vérité dans le boniment qu'elle avait cru bon de lui servir. Probablement, se disait-il avec amertume, une fable de ce genre, proférée par la bouche édentée et les lèvres ramollies d'une putain de la taverne, n'aurait-elle pas suscité le même intérêt en lui ? L'inspobot ne s'était pas encore manifesté. Tixu se savait condamné à court terme, mais il n'appréciait pas à leur juste valeur ses dernières heures de liberté — avait-il été un jour libre ? — car la tourmente qui soufflait sous son pauvre crâne ne lui laissait aucun moment de répit. « Décidément, c'est que de manger tu refuses ! maugréa Moao Amba. Et si de manger tu refuses, c'est que ton argent tu garderas ! — Ce n'est pas ta faute, Moao, murmura Tixu, absent. Il n'y a aucune raison que je ne te paie pas... — Vraiment, c'est de la peine que tu me fais ! » soupira le Sadumba. Il arbora une mine excessivement contrite, roula des yeux exorbités et grimaça de telle façon que l'Orangien ne put s'empêcher d'esquisser un sourire. « Enfin ! jubila Moao Amba. De voir sur ta face un sourire revenir, c'est un grand plaisir que ça me fait ! La première fois c'est depuis que chez moi tu es entré ! — Moao Amba, pourquoi crois-tu que je m'oblige chaque jour à venir chez toi, à me faire tremper comme une soupe et à me rendre malade avec ce que tu me fais bouffer ? lança Tixu, entrant dans le jeu du cuisinier. Tu penses peut-être que je m'emmerderais à supporter ton sale caractère si je ne t'avais pas à la bonne ? » A peine avait-il prononcé ces paroles qu'un pressentiment l'envahit, avec une puissance et une acuité surprenantes : jamais plus de sa vie il ne reverrait Moao Amba, roi misérable et nu trônant sur sa cabane de pacotille. Il eut la fugitive prémonition d'une silhouette qui l'attendait à l'intérieur de l'agence. Probablement l'inspobot. « Il faut que j'y aille. Adieu, Moao. » Sa voix s'étrangla d'émotion et ses yeux gris larmoyèrent. Cette sensation lui parut déplacée, incongrue : cela faisait bien une ou deux éternités qu'il n'avait pas pleuré. Mais un stupide reste de fierté, ou de pudeur, l'empêcha de laisser couler ses larmes. « Adieu ? Adieu, on le dit c'est quand les amis on ne reverra plus ! protesta le cuisinier, interloqué par la soudaine gravité qui affectait les traits de l'Orangien. Alors c'est que plus ne me revoir tu penses ! Alors c'est que... ce que je te sers à manger tu n'aimes plus ! — Je n'ai jamais aimé, de toute manière ! s'efforça de plaisanter Tixu. Mais, tu sais, il suffit que je tombe de cette foutue passerelle et hop ! adieu Tixu Oty ! Les lézards des fleuves ne laisseraient pas grand-chose de moi ! — Non ! Rien tu ne risques ! C'est que toi non plus, tu n'es pas bon à manger ! » Le rire assourdissant de Moao Amba se propagea comme une bombe à diffusion lumineuse. Il fit d'abord trembler les parties adipeuses de son corps, puis sa vibration s'étendit aux minces cloisons de la cuisine et enfin aux tables, chaises et plateaux de la salle et de la terrasse. Rire que certains ne manqueraient pas de commenter pendant deux journées standard. Tixu enveloppa d'un dernier regard le Sadumba hilare, se leva et traversa la grande salle du restaurant, saluant au passage quelques têtes. Des compagnons de beuverie peut-être : sur Deux-Saisons, cela suffisait parfois pour nouer des liens. De sa place désormais libre, un plateau s'éleva silencieusement et alla se poser avec les autres sur le tapis mécanique de la machine à ondes lavantes. La passerelle, assemblage douteux de grosses cordes glissantes et de cordelettes coupantes, ployait sous le poids de Tixu. En contrebas, cinq ou six lézards s'ébattaient et soulevaient de grandes gerbes d'eau qui parsemaient la surface du fleuve de traînées d'écume blanche. Les Délices Indigènes étant situées à l'écart de l'agglomération, il était courant d'y voir à proximité les plus grands de ces monstres, des adultes dont certains atteignaient une taille de quinze mètres. Tixu se prépara à subir son sort avec l'angoisse résignée du condamné à mort qui sait que rien ni personne ne pourra repousser l'heure de l'exécution. Lorsqu'il commanda l'escamotage du volet magnétique de l'agence, son pressentiment se transforma en certitude. On l'attendait en effet. Trois formes immobiles, tapies dans la pénombre, derrière et sur les côtés du bureau. Mais Tixu se rendit compte, avant même de presser l'interrupteur mural des plafonniers lumineux, que ces ombres menaçantes n'étaient pas celles d'inspobots. Les lampes à eau s'emplirent peu à peu de lumière blanche. Il y avait là deux hommes vêtus de combinaisons grises et mates dont les plastrons s'ornaient de triangles entrecroisés, argentés et brillants. Des masques blancs aux étroites fentes oculaires épousaient les contours de leur visage comme une seconde peau rigide et greffée. Le troisième individu, assis à la place de Tixu, était entièrement enfoui dans une ample capuche vert clair qui, comme les masques de ses deux compagnons, soustrayait ses traits aux regards. L'Orangien distingua seulement un menton prognathe, brunâtre, et une bouche sans lèvres, une large entaille aux bords noirs et aiguisés. « Euh... messieurs, qu'est-ce qui... bredouilla Tixu ? Vous auriez pu attendre l'ouverture de l'agence... Qui vous a permis d'entrer ? » Les trois intrus ne répondirent pas et demeurèrent parfaitement immobiles. Mal à l'aise, gagné par une angoisse sournoise, il eut l'intuition que ces drôles de types avaient quelque chose à voir avec sa passagère du matin. Il avança vers le bureau et tenta de raffermir sa voix : « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » La frayeur monta en lui à la vitesse d'un chigalin cornu au galop. De ces spectres pétrifiés en face de lui, de ces masques lugubres et de cette capuche figée émanait un parfum de mort. Malgré lui, Tixu se prit à regretter de ne pas se retrouver en face d'un inspobot. Glacé d'effroi, il s'approcha à moins d'un mètre du bureau. Son cerveau paniqué, court-circuité, était dans l'incapacité d'émettre la moindre pensée cohérente. Les battements sourds de son cœur affolé lui martelaient la cage thoracique et les tympans. « Veuillez immédiatement... » Le bras de l'homme masqué placé sur sa gauche se détendit comme un ressort et sa main, d'une dureté de pierre, frappa l'Orangien au défaut de l'épaule. Transpercé par une lame de douleur, Tixu tomba à genoux, entièrement vidé de ses forces, un goût de sang dans la gorge. Un talon lui percuta le bas-ventre et lui coupa le souffle. Il se plia comme un sac vide et s'effondra sur le carrelage froid et humide où il se recroquevilla en position de fœtus. Tête contre genoux, mains posées sur la nuque, il n'eut plus qu'une lointaine perception de son corps. Il éprouva surtout la réalité de la douleur, de cette insupportable souffrance qui le clouait au sol comme un insecte épinglé sur un morceau de bois. Des filets de bave et de bile s'échappèrent des commissures de ses lèvres et dégoulinèrent sur son menton. Il capta les bribes d'une conversation qui semblait se tenir à des années-lumière de là : « Cela suffira-t-il, monsieur ? fit une voix déformée par le masque. — Ça devrait aller. Vous m'aviez promis de faciliter mon inquisition mentale, n'est-ce pas ? Si vous aviez cogné plus fort, il n'aurait plus été en mesure de penser et nous aurions été bien avancés. » Le timbre de cette deuxième voix était métallique, guttural, vibrant. « Ouais, mais la fille, elle, elle vous met en échec ! reprit la première voix. Nos méthodes sont peut-être plus grossières que les vôtres, plus physiques, mais elles ont fait leurs preuves ! — Je ne perdrai pas de temps à débattre sur les avantages respectifs de nos méthodes. — En tout cas, si la fille s'est envolée par déremat, elle n'a pu le faire que d'ici. Dans ce trou, une seule autre agence en possède un et il est en panne depuis trois semaines standard. Quant à la navette ordinaire, elle ne passe que dans deux jours... — Nous allons vérifier tout de suite. » Le Scaythe lecteur se leva, fit le tour du bureau et s'accroupit à côté de Tixu. Malgré l'atroce douleur qui le maintenait dans ses serres griffues, l'Orangien se rendit compte avec horreur que quelque chose d'impalpable et de froid s'introduisait à l'intérieur de son cerveau, qu'un tentacule ondoyant et avide d'informations furetait sous son crâne. Un réflexe inconscient, un instinct primitif de défense, le poussa à se rebeller contre cette abominable violation de son territoire intime. Il tenta de contracter ses muscles et de se relever, mais en pure perte. Ce spasme de révolte ne réussit qu'à générer un surcroît de souffrance. Une aiguille chauffée à blanc le perfora de part en part. Il gémit et demeura prostré sur le carrelage, témoin lucide mais impuissant de la profanation de son sanctuaire de silence. Il crut deviner que l'invisible envahisseur cherchait des renseignements sur sa passagère du matin, qu'il eut le sentiment de trahir contre son gré. Mais ses perceptions étaient tellement floues, tellement vagues qu'il ne parvenait plus à démêler le rêve de la réalité. Très loin s'ouvrait une bouche obscure auréolée de lumière bleue, qui fredonnait un attirant chant de repos. Le Scaythe lecteur se redressa. « La situation se complique. La fille est partie ce matin sur Point-Rouge. Elle n'avait pas assez d'argent, mais ce crétin n'a pas pu résister à ses techniques de science inddique et lui a vendu un voyage au rabais. — Bordel de merde, elle nous a filé entre les doigts !... Mais nos frères de Point-Rouge ont été prévenus. Ils s'occuperont d'elle ! — Nous allons nous en assurer, fit la voix métallique, saupoudrée d'une pointe d'agacement. Il nous suffit de programmer ce déremat aux coordonnées où elle a été expédiée. — Si vous le jugez nécessaire, monsieur... Qu'est-ce qu'on fait de ce minable ? — On s'en débarrasse. Le peu qu'il sait, ou qu'il devine, c'est déjà trop. Mais avant, je dois récupérer le code d'accès de la machine. » Pour parer à toute éventualité de piratage, chaque responsable d'agence gardait le code secret du téléporteur en mémoire. Le tentacule impalpable et froid s'insinua une nouvelle fois dans l'esprit de Tixu, qui gisait, pantelant, brisé, au pied du bureau. L'engourdissement gagnait peu à peu ses épaules, ses bras et son dos. « Bien, je l'ai ! annonça la voix métallique. — Comment préférez-vous que je le supprime, monsieur ? Je l'égorgé ou je lui brise les vertèbres du cou ? — Ni l'un ni l'autre. Il faut que sa mort paraisse naturelle. Tant que le Plan est encore en cours d'exécution, personne ne doit être amené à se poser des questions. La probabilité est infime, mais nous devons en tenir compte. Il boit régulièrement de l'alcool. L'un de vous deux ira le précipiter dans le fleuve Agripam. On croira qu'il était ivre et qu'il a perdu l'équilibre. Les reptiles géants se chargeront de lui. Ce genre d'accident arrive fréquemment ici. — Comment savez-vous tout cela ? » Une admiration contenue imprégnait la voix filtrée par le masque. « C'était imprimé en lui. Vous voyez que nos méthodes ont parfois du bon. » Le Scaythe paraissait apprécier cette menue revanche. « Partons, maintenant. — Nous n'attendons pas celui de nous deux qui... — Pas le temps. Vous connaissez les consignes. » Tixu perçut des mouvements autour de lui. Des mains se glissèrent sous ses aisselles et l'aidèrent à se relever. Les paroles qu'il avait entendues avaient déclenché une folle panique en lui, mais il était incapable d'esquisser le moindre geste de défense. Le coup porté sur son épaule avait anesthésié à la fois sa volonté et sa motricité. Il partait à la mort en toute lucidité mais dans un tel état de faiblesse qu'il ne lui restait plus que le ressort de le déplorer. Il discerna encore le claquement sec et caractéristique du sas métallique. Le Scaythe lecteur et le deuxième mercenaire s'engouffrèrent dans le couloir d'accès au salon du déremat. Dehors, l'air frais et les gouttes de pluie ranimèrent l'Orangien, mais ce fut insuffisant pour lui permettre de traduire physiquement sa révolte intérieure. Il voulut appeler, hurler, mais aucun son ne franchit sa gorge, seulement un hoquet dérisoire qui déclencha une nouvelle coulée de bave sur son menton. L'homme masqué, collé à lui, le soutenait et l'obligeait à avancer. L'image de la Syracusaine transperçait la brume qui noyait son esprit. Il lui semblait que sa bouche ourlée de blanc lui adressait un murmure de reproche. Il n'avait même pas la force de se justifier, de clamer son innocence. Les contours du visage accusateur s'estompaient, se diluaient dans l'uniformité maussade des rues désertes et des constructions gommées par la pluie. Il aperçut, comme dans un cauchemar, les hautes cimes des arbres de la forêt. Puis d'amples mouvements de balancier lui donnèrent un début de nausée. Il comprit alors qu'ils progressaient sur une passerelle de cordes. Il agrippa la corde supérieure du garde-corps, mais l'autre lui enfonça brutalement son genou dans les reins et le contraignit à lâcher prise. Les écailles jaunes et les yeux rubis d'un groupe de lézards crevaient la surface grisâtre du fleuve, hérissée d'épines de pluie. Le mercenaire s'immobilisa au milieu de la passerelle et desserra son étreinte. Puisant dans ses dernières réserves de volonté et d'énergie, Tixu mit à profit ce léger relâchement pour s'arc-bouter sur la corde dansante. Il savait que c'était inutile, que la mort avait déjà déployé son aile sur lui, mais son instinct de survie dictait désormais ses réflexes. Des visions fugitives affluèrent en désordre sur l'écran de son esprit : la Syracusaine, un inspobot, un uniforme gris, une capuche verte, une bouche hideuse, les écharpes nuageuses parcourant le ciel d'Orange, l'arbre-scie du jardin de son oncle, sa mère... Jamais il n'avait revu aussi nettement le visage bouleversant de sa mère... Elle est partie, il reste, enfant étonné et triste, ils n'ont pas eu le temps de faire connaissance... Le mercenaire saisit Tixu par la taille et le précipita dans le vide. L'Orangien eut encore la présence d'esprit de s'accrocher des deux mains à la corde et resta suspendu entre ciel et terre. Son épaule, au supplice, se disloqua dans un craquement sinistre. L'homme masqué, surpris par un brusque écart de la passerelle, perdit l'équilibre et voulut se rattraper à son tour au parapet, mais les cordelettes intermédiaires, tendues à rompre par le poids de Tixu, s'effilochèrent subitement. Le pont mouvant gîta sur toute sa longueur. Le mercenaire retomba lourdement sur l'Orangien. Les deux hommes basculèrent ensemble dans le vide. Un hurlement de désespoir s'échappa du masque blanc. La dernière vision qu'eut Tixu avant de s'abîmer dans l'eau glaciale, ce fut une mosaïque mouvante d'écaillés jaunes, d'yeux rouges et de triples rangées de dents pointues. Il s'enfonça d'abord dans les sombres profondeurs du fleuve, puis remonta comme une bille de bois. Proche de l'hydrocution, à demi asphyxié, il tenta désespérément de reprendre son souffle et de se maintenir à la surface, mais épaules, jambes et bras refusèrent de lui obéir. Il entrevit le masque blanc qui flottait à quelques mètres de lui. Il entrevit également les queues sinueuses et les gueules béantes des lézards qui, attirés par cette soudaine agitation, se ruaient sur leurs proies. Les gueules des reptiles se refermèrent d'abord sur le mercenaire. Un premier coup de mâchoire lui arracha une jambe, un deuxième lui emporta le bras, un troisième lui broya la tête. Les autres se disputèrent son tronc démembré et décapité. Une large corolle pourpre s'épanouit dans l'eau boueuse. Exténué, abattu, Tixu cessa de se débattre et se laissa couler. Maman, pourquoi es-tu morte ? Moi aussi, je vais mourir... Pourtant, je veux vivre... Vivre... Pas mourir... Je ne t'ai pas connue, mais elle, j'aurais tant voulu la connaître... Il n'éprouvait pas un réel sentiment de révolte mais une tristesse résignée et teintée de regret. Une sensation de gâchis, d'absurdité. Au-dessus de lui, les abdomens blanchâtres des lézards dansaient un étrange ballet aquatique. De puissants tourbillons happèrent Tixu. Deux taches écarlates crucifièrent l'opacité de l'eau. Il pensa qu'un gigantesque lézard venait à son secours. C'était une pensée idiote, bien sûr. Un désir extravagant, un ultime rêve de vie... Il perdit connaissance. Il sombra dans un gouffre entouré de murailles aquatiques. Sa mère lui apparut. Il la supplia de l'aider, mais elle le fixa d'un air désolé et lui proposa à boire. Il ne voulait pas boire, ses poumons et son ventre boursouflés avaient déjà fait le plein d'eau. Une femme nue l'attendait au fond du gouffre. Il reconnut la Syracusaine et son cœur bondit de joie. Mais chaque fois qu'il se rapprochait d'elle, qu'il était sur le point de la toucher, elle s'éloignait avec un horrible ricanement moqueur. Jamais il ne pourrait l'atteindre. Cette pensée l'attrista. Il eut envie de pleurer comme un enfant. La Syracusaine eut pitié de lui et se transforma en femme sadumba dont les volumineuses mamelles retombaient sur les replis adipeux du ventre. Il y avait de l'amour dans ses petits yeux noirs et fendus. Ses bras puissants et potelés le soulevèrent comme une brindille. Elle le pressa sur ses seins, le câlina et fredonna une comptine enfantine. Mais l'odeur de sa peau était écœurante, insupportable. Il rua sauvagement pour se dégager de l'étau de ses bras. N'y parvenant pas, il grêla sa poitrine de coups de pied et de poing et poussa des cris indignés. Il ouvrit les yeux. Une pellicule de sueur glacée recouvrait son corps. L'endroit baignait dans une obscurité paisible, rassurante. Il se rendit compte qu'il était allongé. Il tenta de se lever mais une écharde brûlante lui embrasa l'épaule et il y renonça. Des images confuses se bousculèrent dans sa tête endolorie : la passerelle instable, ses poings crispés sur la corde, les lézards, le tronc ensanglanté de l'autre, le gouffre, l'eau... L'eau ! L'eau ! Respirer, il lui fallait respirer ! Il ne pouvait endiguer la montée de l'eau dans ses, poumons. Submergé par une vague de panique, il haleta, il suffoqua. Lorsqu'il comprit qu'il n'avait plus à craindre le manque d'air, il s'apaisa et s'abandonna à l'intense fatigue qui se déposait en chacune de ses cellules. Il se demanda furtivement s'il était encore vivant. Durant un laps de temps impossible à déterminer, il alterna les états de somnolence fiévreuse, les réveils en sursaut, les accès de délire visuel et verbal. Puis il recouvra peu à peu l'essentiel de ses facultés mentales et ses yeux s'accoutumèrent à la pénombre. Il se trouvait à l'intérieur d'une sorte de cabane, constituée d'une armature de madriers blancs, ronds, et de cloisons fabriquées dans un matériau qu'il n'avait jamais vu auparavant. Il reposait sur un matelas poreux, spongieux, à la consistance à la fois dure et confortable. Une peau écailleuse et légère lui servait de couverture. Une odeur fétide imprégnait l'intérieur de la pièce. Elle lui évoquait quelque chose de familier mais il n'aurait su dire quoi. Il distingua également des rais de lumière, qui révélaient la présence d'une porte sur la cloison d'en face. Il entreprit une nouvelle fois de se lever, mais la douleur le maintint cloué sur le matelas. Sa main maladroite, tremblante, se promena sur son visage, épousa les reliefs de son front, de son nez, de ses lèvres. Il perçut confusément, au bout de ses doigts, la palpitation ténue et la tiédeur de sa peau. La porte s'ouvrit et livra passage à une femme sadumba. D'une main elle tenait une antique torche à lampe nyctron, dont les lueurs vacillantes caressaient sa peau, de l'autre elle portait un bol fumant. Ses cheveux lisses, tombant en pluie noire sur ses épaules et ses larges hanches, constituaient son seul vêtement. Les aréoles brunes de ses seins et son épaisse toison pubienne formaient des taches sombres sur la blancheur laiteuse de son corps. Lorsqu'elle vit que Tixu avait repris connaissance, un sourire chaleureux illumina son visage rond. Ses pommettes se hissèrent pratiquement à hauteur de ses yeux, renfoncés et luisants sous les arcades saillantes. Elle se pencha sur lui et, d'un mouvement de tête, lui intima l'ordre de boire le contenu du bol. L'odeur qui se dégageait de la femme agressa les narines de l'Orangien. C'était un fumet rance, identique, mais concentré, à celui qui suintait des murs, du matelas, de la couverture. Il faillit vomir. « Là, là, là, ça bon pour toi, fredonna-t-elle d'une voix aiguë et dans un nafle approximatif. Là, là, là, la vie te redonner. Là, là, là, des forces retrouver... » Elle plaça d'autorité le bord arrondi du bol entre les lèvres de Tixu. Un liquide bouillant se répandit dans sa gorge, lui tirant des larmes. La brûlure se propagea dans son tube digestif, dans son estomac. Il grimaça, regimba, détourna la tête, recracha. La femme posa calmement la torche sur le sol, s'accroupit, lui saisit fermement la nuque et le contraignit à avaler le contenu entier du bol. « Là, là, boire très chaud. Là, là, meilleur pour santé. Là, là, dedans toute la force du lézard. Là, là, prendre la force du lézard. Là, là, prendre son invincibilité... » En l'entendant prononcer le mot « lézard », Tixu fit aussitôt le rapprochement entre la pestilence émanant du corps de la femme et les grands reptiles. Un jour, Moao Amba l'avait entraîné au bord du fleuve Agripam, et, dissimulé dans les branches d'un rabougri feuillu, il avait pu observer de près un jeune lézard isolé. La chose qui l'avait le plus frappé, en dehors de sa peur, c'était cette tenace odeur de graisse aigre et rance, la même exactement qui régnait à l'intérieur de la cabane. Une fois qu'il eut péniblement vidé le bol — le liquide bouillant était par contre sans saveur particulière —, la femme se saisit d'un minuscule flacon posé sur une étagère basse, dont elle retira précautionneusement le bouchon. Etagère, pot et bouchon n'étaient rien d'autre que des cartilages ou des vertèbres de reptile géant. Elle plongea les doigts à l'intérieur du récipient, les enduisit d'une substance ambrée puis les frotta sur l'épaule de l'Orangien en un mouvement lent et régulier. Instantanément, une chaleur bienfaisante se diffusa sous la peau de Tixu. La douleur et la fatigue s'évanouirent comme par enchantement et une douce euphorie s'empare de lui. « Là, là, très bien pour blessure. Là, là, venir du Grand Lézard. Là, là, guérir maintenant. » Pendant qu'elle le massait, les pointes de ses seins lui effleuraient délicatement le ventre et le torse. « Bras pouvoir bouger. Comme avant. Epaule cassée maintenant réparée... » Une porte claqua. Elle suspendit ses mouvements et prêta l'oreille un court instant. Son large sourire dévoila des dents blanches, saines, parfaitement alignées. « Kacho Marum ! s'exclamat-elle. Ima sadumba de la forêt profonde. Je Malinoë. Lui, Kacho Marum, mari. Père de mes enfants. Lui plonger dans fleuve pour te sauver... » Kacho Marum fit son entrée dans la pièce. Il ne ressemblait pas aux Sadumbas que Tixu connaissait. Il était plus grand, et ses muscles, contrairement à ses complanétaires enrobés de mauvaise graisse, saillaient sous sa peau. De lui émanait une impression de dignité, de majesté même, en dépit de sa nudité intégrale. Il imposait d'emblée le respect. Sous ses sourcils épais et ses arcades proéminentes ses yeux noirs brillaient fièrement. Il portait la coiffure traditionnelle des imas sadumbas : cheveux tirés en arrière, assemblés au sommet du crâne et formant un cône soutenu par un tuteur en os sur lequel ils étaient attachés. Il échangea quelques mots avec Malinoë en langue sadumba. La frimousse d'un enfant s'immisça dans l'entrebâillement de la porte. Deux yeux ronds et dévorés de curiosité dévisagèrent Tixu avec avidité. Kacho Marum tourna les paumes de ses mains en direction de l'Orangien, une manière coutumière de souhaiter la bienvenue. Les Sadumbas vivant aux abords de l'agglomération saluaient de la même façon, mais ce qui était devenu pour eux une habitude vide de sens, un geste machinal, demeurait visiblement pour Kacho Marum un vivant symbole de la tradition d'accueil du peuple de la forêt. « Comment te sens-tu, jeune hôte ? demanda-t-il d'un ton à la fois grave et affable. — Euh... ça va... », articula Tixu. Sa propre voix lui parut étrangère, rapportée, comme s'il se parlait à lui-même par l'intermédiaire d'un holophone. Il n'appréhendait pas encore la réalité des formes, des objets, de ce couple étrange et magnifique dans sa nudité édénique. « Où... où suis-je ? » Le Sadumba se frappa le torse du plat de la main. « Chez Kacho Marum, ima sadumba de la forêt profonde. — Et... c'est vous qui m'avez sorti de... l'eau ? » Kacho Marum libéra un rire enfantin, comme si la question de Tixu le divertissait au plus haut point. « Oui. Eh bien, oui. Mais pas seul ! — C'est impossible, protesta l'Orangien. Impossible... Personne ne peut échapper aux lézards... — Les lézards sont les amis de Kacho Marum », répondit le Sadumba avec la simplicité de l'évidence. Malinoë rangea le précieux récipient, se leva et sortit. Elle referma soigneusement la porte derrière elle, au grand désappointement de l'enfant qui gonfla ses joues et poussa un phénoménal soupir avant de s'éclipser. Kacho Marum s'assit à même le sol, jambes repliées. Avant de trouver sa position définitive, il saisit sa verge entre le pouce et l'index, en étira le prépuce à deux reprises et la reposa délicatement sur le coussin de ses bourses. Ce geste impudique, qui aurait pu paraître déplacé chez n'importe qui d'autre, ne choquait pas venant de lui. Des gouttes de pluie ruisselaient encore sur sa peau blanche et glabre parsemée par endroits de minuscules tatouages géométriques. Sa voix basse, puissante, semblait receler des trésors de patience et de bonté. « Rendons grâce à Aum Tinam de nous offrir la bénédiction de la vie, déclama-t-il avec une soudaine et insolite emphase. Je venais, comme chaque jour, célébrer mon amitié avec les lézards des fleuves, incarnations des dieux ici-bas. Lorsque j'arrivai au bord de l'Agripam, mes yeux virent deux hommes des mondes de Tailleurs se battre sur une passerelle. Ces deux hommes tombèrent dans l'eau du fleuve, l'eau du dieu Méhom. Une pensée alors me vint : ces gens ne méritent pas le présent que leur a offert Aum Tinam, et mes amis les lézards accompliront la tâche qui leur est confiée. Ils leur retireront ce bien précieux qu'est la vie ! » Il marqua un temps de pause, se pencha en avant et se rapprocha le plus près possible de Tixu, comme pour lui faire d'inestimables confidences. Il était également imprégné de l'aigre odeur des reptiles géants. « Le bien de l'un des deux hommes lui fut retiré tout de suite. Mais ensuite une chose extraordinaire se passa : le Grand Lézard, celui dont la force est impensable pour nous, êtres à deux jambes, se jeta sur ses frères et leur interdit de toucher au deuxième homme. De son grand corps il fit un rempart infranchissable afin de sauver un homme des mondes de Tailleurs ! Contre ses propres frères des eaux ! Et ça, c'est la première fois qu'un tel événement se produit ! » L'étonnement et l'admiration se lisaient dans les traits, les yeux, le corps entier du Sadumba. Sa voix n'était plus qu'un mince filet sonore lorsqu'il reprit : « Les légendes disent que celui qui échappe à la colère des lézards, celui-là vivra une destinée hors du commun. Les dieux lui donneront l'immortalité. Eh bien, oui, l'immortalité ! C'est pourquoi je n'hésitai pas : je plongeai dans le domaine de Méhom et j'aidai le Grand Lézard à ramener le deuxième homme, moitié noyé, moitié assommé, deux tiers mort, sur la rive... » Kacho Marum se tut et observa les réactions de Tixu. Les paroles de l'ima sadumba glissaient sur lui comme un rêve. Il douta tout à coup de sa raison, de la réalité de sa présence dans cette cabane, de sa santé mentale et de celle de son interlocuteur. « Impossible ! Ce sont des monstres préhistoriques ! Ils attaquent tout ce qui bouge ! Vous n'avez pas pu me sortir de l'eau, ils vous auraient déchiqueté... — Et comment auraient-ils osé s'attaquer à Kacho Marum alors qu'il s'en allait repêcher un homme protégé par le Grand Lézard en personne ? répliqua calmement le Sadumba. Crois-moi, jeune hôte, c'est un signe exceptionnel que de survivre aux lézards ! Eh bien, oui, très exceptionnel ! Un grand homme tu dois être, ou devenir... De ma vie de serviteur des dieux, je n'ai jamais vu quelqu'un des mondes de Tailleurs passer avec succès l'épreuve des lézards. Ils sont les justes gardiens du dieu Méhom : ceux qui meurent sous leurs dents, ceux-là ne méritaient pas le précieux bien de la vie. Toi, tu dois vivre, cultiver ton bien. Vivre et accomplir... — Accomplir quoi, bon Dieu ?... » La signification de ce charabia échappait à Tixu. Il avait passé le plus clair de son temps à chérir l'idée qu'il n'était qu'une carcasse vide, une machine folle dirigée par des sens trompeurs, un intellect obtus, fourvoyé sur des routes qui ne menaient nulle part. Déjà, le simple fait qu'il fût en vie, allongé sur ce matelas bizarre et sous cette couverture de peau écailleuse, devisant tranquillement avec un homme nu sur la divinité de bestioles voraces et répugnantes, lui apparaissait comme une montagne d'incongruité, d'absurdité. « Accomplir ton destin, poursuivit Kacho Marum, imperturbable. Car ton destin dépasse ton entendement. Tu as bu l'eau intérieure des lézards, tu as été oint de leur graisse : elles t'ont permis de rompre le charme de notre amie la mort. Malgré l'eau de Méhom dans tes poumons, malgré les très grandes blessures à ton épaule et à ta tête. Rends grâce aux lézards : ils t'ont aidé à garder le précieux cadeau de la vie ! Peu d'êtres à deux jambes bénéficient de leur médecine. — Pourquoi moi ? Qui décide de ce genre de choses ? demanda Tixu, qui comprenait un peu mieux désormais pourquoi la cabane empestait le fumet des reptiles géants. — Seul un ima sadumba de la forêt profonde comme Kacho Marum, gardien sacré et ami des lézards, dernier maillon d'une longue chaîne d'imas sadumbas, eux-mêmes amis des lézards, peut décider s'il doit ou non administrer la médecine des lézards. Toi, jeune hôte, tu es le seul humain des mondes de Tailleurs que moi, Kacho Marum, ai guéri avec la permission des dieux. Telle était la volonté du Grand Lézard ! » Un voile de tristesse assombrit les traits du Sadumba. « Plus grand monde ne le mérite. Les autres hommes des mondes de Tailleurs, les mineurs, souffrent d'une maladie incurable : la fièvre de l'optalium. Beaucoup de ceux de mon peuple boivent l'alcool qui transforme l'âme en désert. Ils n'ont plus de respect pour les dieux. Malheur à eux s'ils tombent dans le fleuve Agripam ! Et pourtant, jeune hôte, la graisse et l'eau des lézards est toute-puissante contre les maladies. Elles guérissent même la zenoïba, que les remèdes des hommes-médecine de la C.C.P.S. ne savent pas combattre. — Comment... faites-vous pour récupérer leur graisse et leur... eau intérieure ? Vous les capturez ? » Une crise de fou rire secoua Kacho Marum, qui se frappa vigoureusement les cuisses entre deux hoquets. Le rire, chez lui, était l'expression candide d'une joie limpide, l'écoulement musical d'un lac débordant de sérénité. « Les lézards ? Capturés ? Jamais personne n'est parvenu à capturer des dieux ! Jamais personne n'y parviendra ! Ils sont trop forts, trop malins... Il y a longtemps, Kacho Marum n'était encore qu'un enfant, des chasseurs des mondes de Tailleurs sont venus en expédition sur-Deux-Saisons pour voler et vendre leurs peaux. Tous ont perdu le bien précieux de la vie ! Les lézards ne confient leurs secrets qu'à leurs fidèles serviteurs, les imas sadumbas de la forêt profonde. Lorsqu'ils ont accompli leur tâche et sont sur le point de quitter le monde de Méhom, ils se rendent dans un endroit connu seulement des imas sadumbas. Alors, ils font le don de leur corps avant même que la vie ne les abandonne. Ils s'échouent sur la rive, se couchent sur le dos et se laissent ouvrir pour que nous puissions récupérer leur eau intérieure et leur graisse. Des trafiquants ont cherché à percer le secret du cimetière des lézards. Ils ont tous perdu le cadeau de la vie ! Kacho Marum ne transmettra le secret qu'à son fils aîné, qui deviendra à son tour ima sadumba et juge de médecine. Tes forces de vie sont revenues. Tu ne sens plus la douleur, n'est-ce pas ? » Tixu leva le bras et éprouva l'articulation de son épaule. « Je ne sens plus rien... C'est bizarre... C'est comme si je n'avais jamais rien eu... — Eh bien ! Eh bien ! Telle est la puissance de la médecine des dieux ! Tu ne devras jamais oublier qu'elle t'a guéri ! — Encore une fois, pourquoi ?... Pourquoi moi ? — A toi de trouver, jeune hôte ! Le Grand Lézard ne se trompe jamais. Si tu mérites encore le cadeau de la vie, c'est pour en faire un bon usage. Tu peux te lever à présent ? — Je ne sais pas... Je crois que oui... » Tixu se redressa avec prudence. Ses muscles et articulations ne le faisaient plus souffrir. Encouragé, il se leva et esquissa quelques pas maladroits. Ses pieds nus foulèrent le sol de la cabane, qui n'était pas constitué de planches mais d'immenses os reliés les uns aux autres par des ligaments séchés. Il se sentait environné, protégé par une gangue molle et chaude. « Bien ! Bien ! jubila Kacho Marum. Tu es de nouveau en forme ! Les lézards ont été très bons pour toi ! » L'odorat de Tixu s'accoutumait au lourd remugle. Il ne le gênait plus, comme si le massage de Malinoë avait eu pour conséquence de le familiariser avec la quintessence même de cette odeur. Sur des étagères rudimentaires, fixées aux saillies des cloisons, s'alignaient des récipients de différentes tailles dans lesquels macérait un liquide ambré, dense, le même que celui dont s'était servie Malinoë mais à un stade différent de préparation. « Vois : les murs de ma maison, le sol de ma maison, le toit de ma maison, tout a été construit avec le corps du lézard. » La voix grave du Sadumba se gonflait de fierté. « Ainsi, Malinoë, mes enfants et moi vivons en permanence dans son ventre et il nous protège à chaque instant du jour et de la nuit. A la saison des pluies, à la saison de la sécheresse. Le matelas qui soutenait ton corps, c'est la vessie du lézard. La couverture qui te donnait sa chaleur, c'est sa peau. Que peuvent contre nous les démons de la forêt et les démons venus des mondes de Tailleurs ? » Un sourire à la fois incrédule et approbateur affleura sur les lèvres de Tixu. Un torrent d'énergie se répandait dans ses veines, dans ses organes, aussi frais, aussi pur qu'une source vierge jaillissant de la roche. Une sève vitale montait le long de sa colonne vertébrale, chargée d'une chaleur et d'une puissance infinies, telle une lave en fusion. La vie reprenait possession de lui, conquérante impétueuse et pressée d'occuper un territoire trop longtemps resté en friche. Il avait caressé la mort et n'avait dû son salut qu'au réflexe de Kacho Marum, que le hasard avait amené sur la rive du fleuve. Hasard ? Providence ? Quelle importance ? Pour la première fois depuis qu'il avait ouvert les yeux dans cette étrange demeure, il prenait pleinement conscience qu'il était en vie et que la vie était une chance formidable, unique. Un cadeau, selon l'expression de l'ima sadumba. « Et maintenant, allons manger ! Tu verras, la forêt est belle, vue de ma maison ! » La joie de Kacho Marum semblait indiquer qu'il participait à la résurrection intime de Tixu. Il déplia ses longues jambes, se releva avec souplesse et sortit. L'Orangien lui emboîta le pas. Dans l'autre pièce, Malinoë s'affairait au-dessus d'une sorte de marmite ivoirine sous laquelle rougeoyaient des braises. Les trois enfants qui jouaient à proximité se précipitèrent sur Tixu, se chamaillèrent et se bousculèrent pour être les premiers à le toucher. La voix sévère de Kacho Marum brisa net leur élan. Les gosses, dont l'aîné devait avoir une dizaine d'années, s'assirent dans un coin mais leurs yeux volages persistèrent à démentir leur attitude soumise. Malinoë écarta le rideau ajouré de ses cheveux et se tourna, souriante, vers Tixu : « Toi guéri ! Bien, bien ! » L'Orangien lui rendit son sourire. « Oui... euh... je... merci pour... — Pas de merci I l'interrompit Kacho Marum. Malinoë et moi avons seulement accompli notre devoir sacré, qui est l'obéissance aux dieux. Le devoir sacré n'a pas besoin de merci ! » La pièce était en tout point similaire à celle qu'ils venaient de quitter : mêmes matériaux, même sobriété. Seule variante, en lieu et place du matelas le sol était jonché de coussins marron — des sièges ? — disposés autour d'un carré de matière transparente. Un flot de lumière tombait d'une étroite lucarne, où s'engouffraient également des gouttes de pluie et l'extrémité d'une branche feuillue. Kacho Marum ouvrit une porte en enfilade qui donnait sur une terrasse dépourvue de balustrade ou de toute autre forme de protection. Par endroits, des flaques d'eau stagnante accusaient l'inégalité du sol. Les morsures du vent et de la pluie firent prendre conscience à Tixu qu'il était, comme ses hôtes, entièrement nu. Jusqu'alors, ce détail ne l'avait pas frappé, peut-être parce que, chez les Sadumbas de la forêt profonde, la nudité était naturelle, saine et sans équivoque. Il frissonna et croisa les bras sur sa poitrine pour récupérer un peu de chaleur. La cabane de Kacho Marum se dressait sur la branche maîtresse d'un arbre géant situé en plein cœur de la forêt. Des branches médianes la cernaient de toutes parts, formaient d'inextricables parois vertes et brunes. Une passerelle de cordes partait du bord de la terrasse et se jetait, une trentaine de mètres plus loin, dans les ramures d'un autre arbre géant. Puis elle se glissait dans les frondaisons ajourées et repartait dans une nouvelle direction. En contrebas, les troncs des arbres plongeaient directement dans l'eau, qui s'étendait à perte de vue et sur laquelle flottaient de frêles esquifs, des pirogues en peau et en os de lézard. Non loin, quelques reptiles nonchalants traçaient leurs sillons rectilignes sans se soucier des Sadumbas qui manœuvraient leurs embarcations. Tixu s'avança sur la terrasse et désigna les lézards : « Ils... n'attaquent pas ? — Toi, tu n'as pas bien compris ! répondit Kacho Marum. Les gardiens du fleuve ne s'attaquent qu'à ceux qui ne méritent plus de vivre. Ceux de mon peuple savent que, s'ils tombent dans l'eau, ce sont les lézards qui détermineront s'ils doivent restituer ou conserver le précieux bien de la vie. La forêt est belle, n'est-ce pas ? — Magnifique ! » approuva Tixu, sincère. De ces arbres aux troncs droits et massifs, se réfléchissant à l'infini sur le miroir lisse et gris de l'eau comme les majestueuses colonnes d'un temple reflétées sur un carrelage poli par les ans, de cette voûte aux innombrables clés vertes soulignées par les festons arrondis des passerelles s'exhalait un puissant parfum de magie. L'âme de Tixu se fondit dans cette lumière céleste et cet équilibre parfait, dans cette harmonie virginale des premiers temps. Il se laissa envoûter et s'abandonna sans réserve au silence enchanteur de la forêt profonde. Le visage de la Syracusaine apparut dans son propre temple intime. Il était incroyablement net, comme illuminé de l'intérieur. Aucun son ne franchissait les lèvres ourlées de blanc, mais il sut qu'elle l'appelait. Elle parlait directement à son âme, transcendant les canaux grossiers de ses sens. Il ressentit avec acuité sa supplique, son désespoir, il perçut son cri de détresse, puis d'autres appels, d'autres cris, et il eut bientôt le sentiment qu'une foule immense, grondante, vociférante, se répandait dans ses artères, dans ses veines, dans ses vaisseaux, jusqu'aux extrémités de ses membres. Il se raidit pour juguler la ruée de cette multitude hurlante, secoua la tête, pressa les mains sur ses oreilles pour faire cesser cet insupportable vacarme. En pure perte : l'univers entier semblait s'être ligué contre lui, et les clameurs se changeaient en invectives féroces, blessantes, aussi coupantes que les mandibules d'insectes affamés s'abattant sur une charogne. Puis une voix basse s'éleva, domina le tumulte et psalmodia un chant monocorde : « Ton destin... Accomplir ton destin... Ton destin... Accomplir ton destin... Ton destin... » Tout se déchira subitement. A l'effarant tapage succéda sans transition l'atmosphère enchantée, paisible de la forêt. Tixu se tourna vers Kacho Marum qui l'épiait du coin de l'œil avec un intérêt mal dissimulé. « Je dois partir, dit l'Orangien d'une voix calme, posée mais déterminée. Je dois partir tout de suite. — La forêt t'a délivré son message, déclara l'ima sadumba. Luhaïm, le dieu de la forêt, te soutiendra. Les mondes de Tailleurs sont au bord du gouffre. Si tu n'accomplis pas ton destin, aucun être à deux jambes ne méritera bientôt de garder le cadeau de la vie ! — Puis-je avoir mes vêtements ? — Ils sont prêts. Mais avant, il faut que tu prennes le temps de manger et de boire de l'eau intérieure du lézard pour consolider ta guérison. Tu es doublement béni, jeune hôte, car après le Grand Lézard, la forêt t'a prêté sa voix ! — Comment... comment pourrai-je un jour vous remercier ? » balbutia Tixu. Il venait à l'instant de prendre conscience de la noblesse, de la grandeur d'âme de son hôte. Il lui voua sur-le-champ, sans retenue, un amour empreint d'estime et de respect. « Encore ? Tu es plus borné et stupide qu'un enfant de deux ans ! s'exclama Kacho Marum. Mais, puisque tu tiens tant à me remercier, je vais te donner satisfaction : fais ce que tu dois faire et je serai plus que remercié. Et ce merci, je le rendrai à qui de droit, à mes amis les lézards du fleuve Agripam. » Sans autre commentaire, l'ima sadumba de la forêt profonde entra dans sa maison, où l'accueillirent les rires espiègles de ses enfants. Tixu se hâta de l'y rejoindre. La Syracusaine, sa passagère du matin, était en danger de mort sur Point-Rouge. Elle représentait la dernière chance, l'ultime espoir d'un univers en perdition. Il n'y avait plus de temps à perdre. Il espéra de toutes ses forces qu'il n'arriverait pas trop tard. Il fallait pour cela que le déremat de l'agence soit encore en état de marche. Et aussi que l'inspobot, l'infaillible limier de la Compagnie, ne se soit pas déjà lancé sur ses traces. CHAPITRE V Si tu vois un homme travailler dehors, Quand Feu Rouge est au zénith, Sache que cet homme n'est pas un Prouge, mais un godappi. Quand Feu Rouge brille, Un Prouge dort. Proverbe prouge À l'ombre d'un saule rouge, le vieil homme cherchait en vain le sommeil. La petite fontaine, à demi enfouie dans le vert tendre et strié de taches rouges d'un buisson de léripas, crachait dans l'air brûlant ses jets scintillants qui retombaient en myriades de diamants éphémères sur l'herbe lilas de la pelouse. Dans le ciel chauffé à blanc, les trois astres diurnes de Point-Rouge décochaient leurs rayons incendiaires sur la ville, transformée en fournaise. En raison de leurs nuances distinctes, on les appelait les « Trois Feux » : Feu Vert, le plus grand, le premier à se lever et le dernier à se coucher, parait l'aube et le crépuscule d'une lumière froide et blafarde. Feu Orange, le plus petit, boule ocre et ratatinée, venait en seconde position et léchait la voûte céleste d'éclatantes langues de feu. Enfin, Feu Rouge faisait son apparition à la mi-journée. Son intrusion tardive mais remarquée entraînait une brutale augmentation de la température. Il déposait un voile uniformément rouille sur les maisons basses du faubourg, sur les rabougris épineux et sur les rues poussiéreuses. L'origine de ces noms se perdait dans la nuit des temps. Parfois, le souffle tiède d'une imperceptible brise venait lécher la peau empoissée de sueur du vieil homme. La canicule écrasait le haut mur d'enceinte de Matana, l'ancienne cité prouge, les places circulaires, les hauts immeubles des quartiers interdits. A cette heure-ci, il n'y avait pratiquement plus aucune animation. Les toits en terrasse, les rares silhouettes, les quelques personnairs volants n'étaient que des songes vaporeux, des taches mordorées se diluant dans les effluves de chaleur. La rumeur sourde, ponctuée des cris perçants provenant des commerçants du grand bazar ou des marchands ambulants qui trônaient sur leurs invraisemblables capharnaüms, cette rumeur s'était tue. Seuls résonnaient les grondements lointains des immenses productrices d'énergie tellurique, besognant nuit et jour autour des hauts-fourneaux. Dans la perspective incertaine, elles ressemblaient à de grosses abeilles bleues grouillant autour d'un rucher. Un salier huppé traversa la pelouse lilas de son allure dandinante. Par l'étroite fente de ses yeux mi-clos, le vieil homme constata que son petit compagnon d'exil s'était parfaitement adapté aux conditions atmosphériques de Point-Rouge : ses couleurs vives, franches, et les cercles dorés qui parsemaient ses ailes et son cou lustrés témoignaient d'une bonne vitalité. Le vieil homme se retourna avec difficulté dans son confortable hamac autosuspendu. Il eut beau changer de position, le sommeil ne vint pas pour autant. Il eût pourtant apporté un agréable moment d'oubli. Mais l'oubli lui était-il encore permis ? Car ce n'était pas la chaleur qui l'empêchait de dormir mais le murmure intérieur d'une intarissable source d'amertume et de remords. Il avait vu poindre des nuages sombres sur la Confédération de Naflin et, malgré son appartenance à la congrégation des smellas, n'avait rien fait pour prévenir la tempête. Désormais, il était trop tard : rien ni personne ne pourrait interrompre le fatal engrenage, et l'univers recensé était sur le point de s'enfoncer dans une ère de ténèbres, dans la kaliyug de la légendaire civilisation de Terra Mater. Il ne se décidait pas encore, davantage par lâcheté que par manque de lucidité, à déterminer sa part exacte de responsabilité dans le désastre imminent, mais il était conscient qu'elle y était fortement engagée. Des pas crissèrent sur l'allée de gemmes du jardin. Le vieil homme tressaillit. Lorsqu'il s'était réveillé à l'aube de Feu Vert, il avait entrevu des ombres furtives tapies derrière le mur de pierres clôturant son jardin. Il avait décelé leurs intentions avant même de chercher à capter leurs pensées : ces ombres, silencieuses comme des spectres, n'étaient rien d'autre que les prémices de sa mort. Elles l'épiaient comme une meute de phacohyènes guettant l'agonie d'un fauve. C'étaient des tueurs de la pire espèce, des assassins de la secte de Pritiv. Ils se contentaient pour l'instant de cerner la maison et d'attendre. Le vieil homme avait deviné les raisons de ce sursis : ils avaient préparé une nasse à l'intention de la jeune femme qui cherchait à le contacter mentalement depuis quelques heures. S'ils ne l'avaient pas encore tué, c'était tout simplement qu'ils se servaient de lui comme d'un appât. Le vieil homme savait que son esprit était sous la surveillance permanente d'un Scaythe lecteur. De plus, il s'était instantanément rendu compte que la jeune femme, la fille de Sri Alexu, ne maîtrisait qu'imparfaitement les techniques de communication dans le silence. S'il avait répondu, elle aurait risqué de se trahir. Elle n'était pas loin, à deux ou trois rues tout au plus de sa maison, et les mercenaires de Pritiv n'auraient eu que quelques pas à faire pour lui tomber dessus et lui trancher la gorge. Il avait donc invoqué le son de protection et dressé un infranchissable rempart autour de son esprit, transformé en une inexpugnable citadelle de silence. Il espérait qu'elle avait compris et qu'elle chercherait un autre moyen de le contacter. Le bruit de pas se rapprocha. Le vieil homme reconnut la foulée aérienne de Maranas, cette façon typique de frôler le sol sans prendre le temps de s'y poser. L'adolescent, vêtu d'une simple tunique blanche agrafée sur l'épaule et faisant ressortir son teint mat, apportait des rafraîchissements sur un plateau d'optalium blanc. Il n'était pas très grand mais de proportions harmonieuses. Ses muscles déliés jouaient sous sa fine peau brune. Les rayons des Trois Feux allumaient des foyers incendiaires et mouvants autour de sa tête : comme tous les Prouges il se teignait les cheveux d'une substance rougeâtre tirée du qualilié, un cactier poussant en plein cœur du désert. Ailes à demi déployées, le salier huppé traversa en hâte la pelouse pour venir saluer le nouvel arrivant. Maranas s'accroupit et, tout en veillant à maintenir le plateau en équilibre, caressa avec beaucoup de douceur le petit gallinacé qui se mit immédiatement à rouler de plaisir. La beauté du salier, espèce inconnue sur sa planète, éblouissait le jeune Prouge à chacune de ses visites. « Si un jour tu allais sur Syracusa, murmura le vieil homme, tu en verrais des milliers, tous aussi beaux que celui-là, avec des couleurs comme tu ne peux même pas te les imaginer ! » Maranas sursauta, faillit lâcher le plateau, récupéra avec adresse la carafe et les verres vacillants. La faculté qu'avait le vieil homme de lire dans ses pensées et ses désirs aussi facilement que dans un livre-lumière le surprenait à chaque fois. Elle l'effrayait également, bien qu'il le fréquentât maintenant depuis plus d'une année standard. Sans accorder un regard au jeune Prouge, le vieil homme, yeux vert d'eau perdus dans le lointain, poursuivit : « A Vénicia, tu verrais des spuniers géants d'Isphuhan le long des avenues et des boulevards, avec leurs feuillages transparents qui s'emplissent de lumière et de féerie. » Une tristesse poignante imprégnait son visage et sa voix. « Tu saurais comme il fait bon s'y promener en fin de seconde journée, lorsque Soleil Saphyr déserte le ciel et que le coriolis, la brise d'amour, se mue en caresse. Ici, tout n'est que sécheresse, brûlure, brasier!... Ces maudits Trois Feux ne laissent place pour rien d'autre que les cailloux, les crevasses, les ergs, les dunes... Les arbres eux-mêmes ont la couleur et la consistance de la rocaille!... Mais ton monde désertique et désolé n'est après tout que le reflet de mon âme. » Interloqué, embarrassé, Maranas posa le plateau au pied du hamac autosuspendu. Se plaindre n'était pas dans les habitudes de son vieux compagnon qui, d'ordinaire, célébrait la vie comme une éternelle fête. Ce soudain accès de mélancolie ne présageait rien de bon. Le jeune Prouge s'assit à même la pelouse lilas, à l'ombre du buisson de léripas, et guetta le retour d'un sourire sur le visage parcheminé encadré de longs cheveux blancs. Maranas respira voluptueusement les parfums enivrants et assortis qui s'exhalaient des fleurs du jardin, il retira sa tunique et se vautra sur l'herbe fraîche et soyeuse qui lui caressa le torse, le ventre, les cuisses. De longs frissons de plaisir le parcoururent de la nuque jusqu'aux doigts de pied. La première réaction du visiteur en découvrant cet enchantement végétal qui tranchait sur l'uniformité rousse et sèche de la cité, était une réaction d'incrédulité. Le vieil homme n'avait pas hésité à faire venir des mondes du Centre une quantité phénoménale de graines, de plantes, de boutures. Deux appareils, dissimulés sous l'épaisse couche de terreau au milieu d'un inextricable enchevêtrement de tuyaux et de récepteurs, captaient la moindre trace d'humidité, rosée du matin, évaporation, sueur, à partir de laquelle ils synthétisaient des hectolitres d'eau qu'ils stockaient dans des conteneurs souterrains d'où ils approvisionnaient la fontaine bruissante, le bassin ovale, les bulles d'arrosage et le circuit de distribution de la maison. Pour les Prouges, qui considéraient l'eau comme un luxe, cette profusion avait à la fois quelque chose de magique et de suspect. Le vieil homme avait pratiquement englouti toute sa fortune dans ce petit coin de paradis, mais, dans la désolation de son exil sans fin, cette exubérance végétale, seule façon de se relier à son monde d'origine, n'avait pas de prix. « Qu'est-ce qu'il y a, Double-Peau ? finit par demander Maranas en se redressant. Tu n'es pas heureux de vivre aujourd'hui ? — Ne m'appelle pas comme ça ! maugréa le vieil homme. Tu sais pourtant que je n'aime pas quand tu m'appelles Double-Peau ! Il y a bien longtemps que je n'ai plus deux peaux ! C'était peut-être d'actualité lors de mon arrivée, mais maintenant... » Il avait fini par abandonner complètement l'usage du colancor, à l'origine de ce surnom. Cette transgression de la stricte éthique vestimentaire syracusaine l'avait troublé au début. Mais à présent, il se sentait parfaitement à l'aise dans les amples tuniques prouges. Il appréciait particulièrement les effleurements de l'air sur son épiderme. C'était devenu un agréable et indispensable mode de vie. « Et comment veux-tu que je t'appelle ? rétorqua Maranas. Je ne connais pas ton vrai nom ! Bah, quelle importance, je t'aime bien, même si tu veux rester anonyme, Double-Peau ! » L'adolescent éclata de rire, se releva avec une souplesse de félin et déposa un baiser furtif sur les lèvres du vieil homme. Puis il rejoignit en trois bonds de cabri le bassin ovale situé en contrebas, sauta sur le large rebord dallé et plongea la tête la première dans l'eau tiède. Dans le hamac, le vieil homme se redressa sur un coude et contempla Maranas. C'était ce genre de corps brun et nu qui l'avait entraîné à sa perte. Les corps juvéniles, vigoureux et tendres des éphèbes qui crevaient la fragile enveloppe de l'enfance, hésitant entre les angles et les courbes, déclenchaient en lui des désirs tyranniques, irrépressibles, qui bouleversaient ses sens et sa raison. Il lui fallait impérativement les toucher, les caresser, sentir au bout de ses doigts ou dans le creux de ses paumes ces peaux soyeuses et gorgées de sève. Il lui fallait butiner ces lèvres boudeuses, rieuses, plonger sa langue dans ces bouches emplies de vie pour en recueillir tout le suc, tout le miel. A cause de ces corps il avait trahi la tradition plurimillénaire de ses maîtres. Il survivait certes, mais à quel prix ! A chaque fois qu'il repensait à son procès, il ressentait la même humiliation, la même intense brûlure qu'au moment où le magistrat suprême de l'inquisition kreuzienne l'avait publiquement condamné au classement à l'index des raskattas et au bannissement perpétuel sur Point-Rouge, en compagnie de tous les criminels et trafiquants des mondes du Centre. Lui, l'un des cinq grands smellas, avait été chassé de la congrégation comme le dernier des misérables. Les regards sévères et méprisants de ses anciens pairs lui léchaient encore le visage et la nuque. Il passait désormais ses journées à se prélasser dans son jardin, à boire des jus de fruits acides et à faire l'amour avec de jeunes Prouges de Matana, d'autant plus complaisants qu'il rémunérait largement leurs faveurs. Il avait peu à peu laissé la friche envahir sa dignité et sa volonté, ces landes désolées et battues par les vents du regret. La pensée de Sri Alexu avait traversé l'espace et le temps pour tenter de maintenir coûte que coûte l'union des trois maîtres, mais le vieil homme était resté sourd à son appel, comme s'il s'interdisait toute possibilité de retour en arrière, de rachat. Rien ni personne ne devait l'empêcher de toucher le fond, d'aller jusqu'au bout de l'ignominie. A présent une seule chose lui importait : disparaître à tout jamais, être happé par le grand fleuve de l'oubli. Il était presque impatient que la nasse se referme sur lui, que les envoyés de la Mort viennent le délivrer, pour un temps qu'il souhaitait le plus long possible, de ses tourments. Le contact subtil avec Sri Alexu s'était définitivement rompu. Il ne ressentait plus que la présence du troisième maître, une présence ténue, incertaine, qui palpitait faiblement comme une étoile lointaine et rétractée. Subitement, le vieil homme eut envie de se rendre utile une dernière fois, de tirer sa révérence en beauté : il fallait empêcher la fille de Sri Alexu de tomber dans le piège que lui avaient tendu les assassins de Pritiv et les Scaythes d'Hyponéros. S'il était parfaitement conscient que cet ultime soubresaut ne l'absoudrait en rien de ses errements passés, il se devait au moins de tenter quelque chose en souvenir de son vieil ami syracusain, victime de son renoncement. Accroupi sur une dalle de la bordure du bassin, Maranas secouait sa crinière rouge et aspergeait le buisson de léripas de gouttelettes coruscantes. Une griffe de désir laboura le bas-ventre du vieil homme dont la bouche devint sèche. Au prix d'un terrible effort de volonté, il refoula énergiquement la tentation de s'étourdir une dernière fois dans le vertige de ses sens. « Viens, Maranas ! J'ai quelque chose de très important à te dire. » Le regard de braise du jeune Prouge, déconcerté par ce ton solennel et impérieux, s'enfonça comme une lame dans celui du vieil homme. « Viens, te dis-je ! C'est non seulement important mais urgent ! » Le vieillard se laissa tomber de son hamac, qui s'enroula sur lui-même et se transforma en une sphère lisse et compacte de la grosseur d'un poing. Puis il gravit les quelques marches-air qui reliaient le jardin à la terrasse. Subjugué, Maranas haussa les épaules, ramassa sa tunique, la jeta négligemment sur son épaule et rejoignit Double-Peau dans le salon, une vaste pièce que des tentures-eau bleues, tirées devant les baies ogivales, maintenaient dans un clair-obscur rafraîchissant. Le vieil homme était assis en tailleur dans une nacelle blanc et or suspendue à la poutre principale. Ses longs cheveux blancs nimbaient son visage d'une auréole grise et terne. « Rhabille-toi et assieds-toi en face de moi ! » Maranas soupira, enfila à regret sa tunique et se laissa tomber sur un pouf rétro-éclairé. Une curieuse sensation s'empara de lui : l'homme qui se tenait devant lui n'était pas celui qu'il connaissait. Il n'était plus Double-Peau, l'hôte raffiné dont la douceur n'était jamais prise en défaut. Il n'était plus l'amant attentif, patient, dont le regard clair, presque transparent, devenait douloureux à force de contempler, de désirer. Il semblait s'être retiré à l'intérieur de lui-même, s'être absenté. Mal à l'aise, le jeune Prouge voulut prendre la parole afin de briser le silence qui commençait à l'oppresser, mais le vieil homme l'en dissuada d'un geste péremptoire de la main. « Maintenant, écoute-moi attentivement, Maranas ! » Sa voix puissante donnait l'impression de provenir des entrailles de la terre. « J'ai constaté à plusieurs reprises que tes potentialités mentales se situaient largement au-dessus de la moyenne. Voici ce que tu vas faire : d'abord, fermer les yeux. Ensuite, laisser tes pensées remonter librement à la surface de ton esprit, comme des bulles d'air éclatant à la surface de l'eau. Ne les chasse pas : il suffira que tu leur ouvres la porte, elles sortiront d'elles-mêmes. Enfin, permets au silence de prendre possession de tout ton être, de tous tes niveaux d'existence. Normalement, pour contacter ta citadelle de silence, je devrais te transmettre l'antra, le son vital. Mais nous n'avons pas le temps de procéder selon les règles. Tu ne comprends probablement pas ce que tout cela signifie, mais ne cherche pas à comprendre ! Suis simplement avec sincérité mes instructions. Je t'assisterai. Veux-tu essayer ? — Mais qu'est-ce que... Pourquoi est-ce que tu me demandes... ? bredouilla le jeune Prouge. — T'expliquer serait trop long ! Fais-le pour l'amour de moi. T'ai-je un jour maltraité, trahi ? Aie confiance en moi, je t'en prie. Ferme les yeux, laisse tes pensées remonter à la surface et permets au silence de prendre possession de toi ! » Pour Maranas, cette nouvelle lubie était beaucoup moins drôle que les jeux érotiques auxquels le conviait habituellement Double-Peau. Mais, l'importance des récompenses variant selon le degré de satisfaction de son partenaire, il s'évertua à fermer les yeux. Cette situation, tous les deux face à face, lui sur son pouf et le vieil homme dans sa nacelle, yeux clos, mines graves, lui parut tellement dérisoire, ridicule, qu'il dut se contenir pour ne pas pouffer de rire. A l'affût d'un signal quelconque annonçant la fin du jeu, il cligna des yeux à plusieurs reprises. Mais ce fut pour découvrir, au travers de la trame mouvante de ses cils, l'immobilité totale de son original d'amant, figé dans un hiératisme que rien ni personne ne semblait en mesure de perturber. Les paupières du jeune Prouge s'alourdirent progressivement et il n'eut plus la force ni la volonté de les soulever. Il erra sans but dans son obscurité intérieure, jusqu'à ce qu'un puissant courant le saisisse et le dépose sur le rivage serein du silence. Un endroit tellement agréable, tellement apaisant qu'il se laissa immerger sans résistance dans les profondeurs abyssales de l'insondable océan qui le bordait. Il perçut encore ses propres pensées, tumultueuses, lointaines, éphémères, des bulles légères et futiles qui s'évanouissaient à la surface. « Très bien, Maranas ! A présent, essaie de conserver ce niveau de silence. » Une tempête se leva immédiatement dans l'esprit du jeune Prouge, effaré par ce murmure surgi de nulle part. Un intrus habitait en lui et les paroles qu'il avait chuchotées résonnaient avec une force et une limpidité incroyables. Il rouvrit les yeux, chercha à découvrir d'où sortait cette voix, mais il dut se rendre à l'évidence : il n'y avait personne d'autre que le vieil homme, dont le corps avait conservé une raideur de statue, et lui-même dans le salon baigné d'obscurité. Il éprouvait le même malaise, la même sensation de décalage que lorsqu'il sortait trop rapidement d'un profond sommeil, couvert de sueur et empoissé de lambeaux de cauchemar. Il referma machinalement les yeux, davantage pour échapper à cette pénible impression que pour se conformer aux règles du jeu édictées par le vieil homme. La tempête s'apaisa comme par enchantement et le puissant courant le ramena de nouveau dans le sein de l'océan de silence. « Ne réprime pas tes réactions. Accompagne-les jusqu'à la sortie et referme la porte sur ton silence. Très bien. Tu es un élève doué. Ne cherche pas à me répondre car le silence en profiterait pour fuir sur tes intentions et je ne pourrais pas l'en empêcher. Le silence est notre bien le plus précieux car en lui résident toutes nos potentialités. Mais comme toute chose précieuse, il est fragile. Si j'ai voulu que ce message te fût délivré de cette manière, c'est que je suis actuellement surveillé en permanence, à la fois par les yeux et par la pensée... » Une nouvelle secousse ébranla l'esprit du jeune Prouge. Le vieil homme suspendit la transmission et déploya toute son énergie mentale à rétablir le calme. « Très bien. Tu as compris. Ce procédé de communication est tiré d'une science oubliée, la science inddique. Avec lui, le lecteur de pensées qui me contrôle ne pourra pas intercepter notre conversation. Non, pas d'explication pour cela, nous n'avons pas le temps. Veille à ne pas donner au silence une nouvelle occasion de t'échapper. Quoi que je te dise, ne sois pas surpris et sors des bulles créées par tes émotions. » Il marqua volontairement un temps de pause. « Je vais mourir. » Malgré l'avertissement préalable, Maranas ne put maîtriser l'immense frayeur qui monta en lui comme un feu dévorant attisé par une gifle de vent. Ce jeu n'était vraiment pas drôle, il ne reviendrait plus chez Double-Peau, quitte à faire une croix sur l'argent que sa complaisance lui valait. Le vieil homme se rendit compte que les ombres de la mort, les assassins de Pritiv, avaient quitté leurs abris et convergeaient vers la maison. Le Scaythe lecteur avait perdu le contact et, dans le doute, leur avait ordonné d'en finir au plus vite. Le vieil homme fit appel à tout son savoir, à ce qu'il lui en restait, pour juguler la réaction émotionnelle du jeune Prouge. Il puisa dans ses réserves d'énergie avec une volonté farouche, décuplée par l'imminente intrusion de ses bourreaux. « Ouvre la porte à tes pensées ! Elles font plus de raffut que des bêtes féroces en cage ! Fais le calme en toi ! Je t'ordonne de faire le calme en toi ! Sors de tes émotions, de tes bulles ! Laisse-les éclater ! » Peu à peu, sous la pression continue des exhortations du vieil homme, Maranas parvint à se détendre. La peur qui le tenaillait desserra progressivement son étreinte. « Pour l'amour du ciel, contrôle tes émotions ! » L'étau des assassins se refermait rapidement sur la maison. Le vieil homme décida d'imprimer directement ses pensées dans l'esprit du jeune Prouge. « Je vais mourir parce que mon heure est venue. La mort est une chose naturelle, qui ne doit pas te faire peur. Mais avant, je vais te charger d'une mission. Tu l'accompliras pour l'amour de tes dieux, du ciel, des humains ou de tout ce que tu voudras. Sinon, que ce soit au moins pour les heures agréables que nous avons passées ensemble. Mon véritable nom est Lakti Mitsu, mais je suis plus connu sous le nom de Sri Mitsu. Si cela ne te dit rien, sache que j'étais l'un des cinq grands smellas de la congrégation chargée de veiller à ce que les décisions prises lors des asmas quinquennales soient conformes aux textes originels de la Confédération de Naflin. Veiller par conséquent à l'équilibre des pouvoirs. Mais à cause de mes penchants en matière de sexualité, le pouvoir et la religion de ma planète d'origine, Syracusa, m'ont condamné à vivre en exil perpétuel sur Point-Rouge. Bien sûr, je n'ignorais pas que ce procès avait été mûri de longue date par la famille Ang, le muffi de l'Eglise kreuzienne et le connétable Pamynx, un Scaythe d'Hyponéros, dans le but évident de m'éloigner et d'avoir ainsi les mains libres pour renverser la Confédération. En revanche, je ne suis pas parvenu à en savoir plus sur la stratégie de conquête des Scaythes d'Hyponéros. Les satellites habités que nous avons lancés vers Hyponéros, un monde situé dans l'univers inconnu, n'ont jamais donné signe de vie. Quoi qu'il en soit, ils ont été assez habiles pour exploiter ma faiblesse. J'ai eu la stupidité de poser moi-même la tête sur le billot. J'ai échoué dans la mission dont m'avaient chargé mes maîtres. » Dans l'état apaisé de sa conscience, Maranas comprenait le sens des mots avant même qu'ils ne soient exprimés. Il percevait les intentions avant les paroles et n'avait aucun effort à fournir pour s'imprégner des émotions du vieil homme, qu'il ressentait aussi bien et même mieux que les siennes. « Je suis surtout l'un des descendants d'une très longue lignée de maîtres : les maîtres de la science inddique. Dans tout l'univers, nous sommes trois, comme cela a toujours été. Plus exactement, nous étions trois. L'un de nous vient de mourir. J'ai perdu le contact avec lui. Il a pourtant tout tenté pour me sortir du gouffre de la déchéance, mais je n 'ai pas voulu entendre ses appels. Je ne suis qu'une carcasse vide, ne survivant que par et pour la satisfaction des sens. Une règle inddique veut que chacun des trois maîtres forme son successeur, de manière à ne jamais interrompre l'union. Je ne laisse qu'un vide derrière moi, un vide dans lequel se sont déjà engouffrés les Scaythes d'Hyponéros. En dernier ressort, Sri Alexu m'a envoyé sa propre fille, qu'il destinait à sa succession. Elle se trouve en ce moment à quelques rues d'ici. Elle a cherché à me contacter, mais j'ai dû fermer la porte de na citadelle car j'ai craint que notre communication ne fût interceptée. Il ne faut absolument pas qu'elle entre chez moi, c'est justement ce qu'attendent les assassins. Ils ne parviennent pas à la localiser mais ils savent qu'elle est sur Point-Rouge. Ils se servent de moi comme appât et veulent nous éliminer tous les deux en même temps. » L'échange s'interrompit l'espace d'un bref instant. Maranas ressentit avec intensité la tristesse et l'épuisement du vieil homme, qui supportait tout le poids de la transmission et dont l'inactivité prolongée avait altéré les facultés mentales. « Moi, je suis fini. Je ne suis plus qu'une porte ouverte sur le néant. La Tradition m'a rejeté comme je l'ai rejetée. Qui sait comment ces choses-là arrivent ? Pourquoi la roue du destin tourne-t-elle dans un sens plutôt que dans l'autre ?... Mais elle, elle représente l'espoir. Le dernier espoir. Elle se prénomme Aphykit. Un beau prénom : en vieille langue syracusaine, il signifie "le feu qui couve sous la cendre" ou encore "le foyer du renouveau". Dès que tu seras sorti de la maison, tu la rechercheras, aussi discrètement que possible. Les assassins de Pritiv ne feront pas attention à toi : tu ne les intéresses pas. Si toi, tu ne la connais pas, elle te reconnaîtra. Elle saura que tu es mon messager. Il est absolument indispensable que tu la retrouves avant eux, Maranas. De ta promptitude, de ton habileté dépend, écoute-moi, le sort de milliards d'êtres humains ! Tu lui diras... » Des bruits de pas précipités et de portes claquées à la volée retentirent, brisant l'échange. Maranas ouvrit instinctivement les yeux. Son regard inquiet se posa sur les silhouettes menaçantes qui s'engouffraient par le portail blanc du jardin. Effrayé, encombré par ses ailes déployées, le salier détala de toutes ses petites pattes vers le buisson de léripas en poussant des cris stridents. Sa tête gracieuse se détacha soudain de son corps, vola au-dessus d'un massif et roula sur les gemmes de l'allée. A la vue du sang qui jaillissait par saccades du petit corps décapité, le ventre et les muscles du jeune Prouge se contractèrent convulsivement. Gagné par l'affolement, haletant, il se releva et chercha des yeux une issue de secours. Sri Mitsu concentra toute son énergie dans sa voix : « Je dois finir. Ferme les yeux ! » Malgré sa terreur, Maranas obtempéra, dompté par le magnétisme du vieil homme qui l'attirait à lui comme un aimant. Il se rassit sur le pouf et s'efforça de clore les yeux, luttant contre la folle tentation de surveiller les silhouettes grises et blanches qui accouraient dans leur direction. « Vite ! Tu lui diras qu'elle doit impérativement rejoindre le troisième maître. Lui pourra achever sa formation. Il saura ce qu'il convient de faire pour pallier ma défaillance et remédier à la situation. Le troisième maître l'attend. Mais attention : le mahdi Seqoram n'est pas... L'Ordre n'a plus... » Maranas entendit un bruit sec, puis une vibration étouffée et un sinistre gargouillis. Un froid glacial envahit le jeune Prouge, qui eut l'horrible sensation que la mort se glissait en lui. Il entrouvrit un œil : le corps inerte de Double-Peau était affaissé sur un accoudoir de la nacelle empourprée. Un disque affûté de métal tournoyait dans sa gorge, taillant sans relâche dans le cou, déchiquetant les chairs, cisaillant les vertèbres, abandonnant un panache écarlate dans son sillage. La tête exsangue, cireuse du vieil homme retombait sur le côté et formait un angle insolite avec ses épaules. Epouvanté, pétrifié, l'adolescent mit quelques secondes à comprendre : il était entré confiant et joyeux chez son vieil original d'amant et il se retrouvait brutalement projeté en plein cauchemar... Il allait certainement se réveiller et la vie reprendrait son cours normal. Un ordre bref provenant du jardin le tira de sa torpeur. Il perçut un sifflement aigu et se baissa instinctivement. Un disque luisant et tourbillonnant vola au-dessus de sa tête et se ficha, en bout de course, dans le bois d'encadrement d'une baie. Le jeune Prouge sauta comme un chat sauvage sur ses pieds et se rua vers l'escalier à suspension d'air donnant sur les chambres du premier étage. Les silhouettes grises et blanches faisaient déjà irruption dans le salon. Un autre disque se planta sur la rampe mobile, à quelques centimètres de sa main. Il avala les marches quatre à quatre, déboucha sur le palier et se jeta de tout son poids sur la manette de fermeture pneumatique de l'escalier, qui se renfonça d'un coup sec dans sa niche murale. Les marches, brusquement décompressées, s'envolèrent dans un chuintement assourdi et vinrent former une trappe hermétique à l'emplacement de la bouche d'escalier. Double-Peau avait installé ce système pour ne pas être dérangé lorsqu'il faisait monter ses jeunes amants dans une de ses chambres, qu'il choisissait selon l'humeur du jour. Des jurons transpercèrent les minces lattes du plancher. Puis Maranas entendit un bruit sourd : ses poursuivants tiraient des meubles, des tables ou des chaises sous la trappe. Ses yeux affolés voltigèrent d'une porte à l'autre du palier. Son rectum se contracta violemment et de courts gémissements fleurirent dans le sillage de son souffle précipité. Une sueur acide perlait de son front et dégringolait dans ses yeux. Essayant de se calmer, de mettre un peu d'ordre dans son esprit, il fit le tour des différentes possibilités qui s'offraient à lui. Une lueur verte s'infiltra par les interstices de la trappe, qui se mit à grésiller puis à se rétracter sur un cercle d'un mètre de diamètre. Une âpre odeur de bois brûlé s'éleva sur le palier. Maranas opta pour la vaste chambre bleue, la seule pièce du premier étage dont le balcon donnait sur la rue. Il se rendit en deux bonds auprès de la porte et l'enfonça d'un coup d'épaule. Il enjamba la table de chevet, le lit, renversa au passage une haute lampe-eau qui oscilla sur sa base avant de se fracasser contre la cloison. L'eau libérée de sa prison de verre pressurisée éclaboussa le camaïeu bleu du plafond, les fresques murales et les coussins autosuspendus. Par chance, la baie vitrée du balcon était restée ouverte. Les assassins avaient dégagé une ouverture et se hissaient à la force des bras sur le palier. Maranas prit son élan et, les deux mains en appui sur la balustrade d'optalium noir du balcon, se lança dans le vide. Il se reçut quatre mètres plus bas sur le sol craquelé et poussiéreux d'une rue écrasée de chaleur. Une de ses chevilles se déroba sous lui. Une épingle de douleur lui lacéra le pied et le bas de la jambe. Mais, aiguillonné par la peur, il se rétablit tant bien que mal et courut sans perdre une seconde en direction de l'intersection la plus proche. Chacune de ses foulées heurtées soulevait des gerbes opaques de poussière ocre. Tout en détalant, il ne put s'empêcher de jeter de furtifs coups d'oeil derrière lui. À demi aveuglé par sa sueur, il aperçut une silhouette grise masquée de blanc qui enjambait à son tour la balustrade. Elle sauta, se reçut en souplesse sur le trottoir et entama immédiatement la poursuite. L'intersection n'était plus qu'à dix mètres. Une fois passé l'angle de la grande maison blanche, Maranas pourrait semer les tueurs en s'enfonçant dans l'une des venelles qui reliaient le quartier au mur d'enceinte de Matana. Un deuxième poursuivant jaillit sur le balcon, s'immobilisa et tendit le bras. La manche de son uniforme cracha un éclair. Au moment où Maranas bifurquait, un disque étincelant et sifflant l'atteignit juste sous l'omoplate droite. Une douleur fulgurante lui irradia tout le dos. Une giclée de son sang arrosa le trottoir et la base d'un mur blanc. Le bord tranchant du projectile tournoyant commença de lui taillader les côtes. Au bord de l'évanouissement, Maranas eut encore la force de se traîner dans l'autre rue. Il discerna vaguement des hurlements d'encouragement, semblables à ceux que poussent les chienlions avant la curée. La terre assoiffée, sur laquelle il semait des fleurs pourpres, buvait avidement son sang. Un voile noir tombait sur ses yeux troubles, son courage, sa volonté le désertaient, le trahissaient, comme s'ils abandonnaient une carcasse devenue soudain encombrante, inutile. Le disque, coincé entre deux côtes qu'il n'était pas parvenu à découper, s'était arrêté de tourner. Les jambes flageolantes de Maranas refusèrent de le porter. Il n'eut plus qu'une envie : s'allonger dans la poussière, se laisser mourir, oublier cette hideuse souffrance qui s'enracinait dans chacune de ses cellules. « Prenez appui sur mon bras ! Vite ! » Chancelant, le jeune Prouge vit, comme dans un brouillard, une forme sombre s'approcher de lui. Les couleurs et les lignes se dédoublaient, s'effilochaient, mais il devina que l'individu qui lui portait secours était un mendiant. Les pas des poursuivants martelaient la terre battue. Ils s'approchaient de l'angle de la rue. L'instinct de survie de Maranas reprit le dessus. Il puisa dans ses dernières réserves d'énergie, serra les dents et s'appuya sur le bras tendu du mendiant dont le visage disparaissait sous une grossière cagoule et dont les hardes dégageaient une écœurante odeur de moisi, de vomi. « Vers... Matana... La porte... gémit Maranas. — Je sais ! » souffla le mendiant qui se dirigea aussitôt vers le mur d'enceinte de la vieille ville, dont le haut parapet crénelé dominait les toits plats des maisons environnantes. L'adolescent se laissa aller de tout son poids sur son frêle tuteur, qui ploya dangereusement sous la charge. Ils progressèrent avec une lenteur exaspérante jusqu'à l'entrée d'une venelle étranglée, une minuscule veine urbaine charriant une ombre dense entre deux rangées de constructions et donnant sur l'esplanade de l'une des cent dix-sept portes monumentales de Matana. Ils avaient parcouru les deux tiers de la venelle quand le mendiant se retourna et entrevit une silhouette grise et menaçante qui se découpait à contre-jour une centaine de mètres derrière eux. « Je vous en conjure, encore un effort ! Nous y sommes presque ! » Maranas se redressa et tenta d'accélérer la cadence. Il ne sentait plus ses muscles, frappés d'engourdissement. Le tueur, dans la main duquel brillait une lame recourbée, gagnait rapidement du terrain. Ils pouvaient presque sentir son souffle sur leurs nuques lorsqu'ils débouchèrent sur la place inondée de lumière rouille. La jonction allait s'opérer dans quelques secondes, à quelques pas du salut. « Laissez-moi... Fuyez... », chuchota le jeune Prouge. Mais soudain, une volée d'enfants à demi nus surgit de la porte monumentale dont le chambranle en pierres de taille polies et arrondies formait une avancée grise et ombragée sur le mur d'enceinte. Ils se répartirent en courant sur l'esplanade comme pour commencer un jeu. Certains vinrent se glisser en riant et en se chamaillant entre le tueur, obligé de ralentir, et ses proies. Un nuage de poussière se Leva tout à coup, enfla comme une tornade et plongea la place dans un brouillard jaune et compact où il devint impossible de distinguer quoi que ce soit. La poussière n'était pas seulement aveuglante : elle agressait les yeux et les narines comme si elle renfermait une substance corrosive, sulfurée. Incroyable qu'une poignée de gosses soient parvenus à déclencher une telle opacité en un laps de temps aussi bref ! Les particules tourbillonnantes s'infiltrèrent dans les fentes oculaires et buccale du masque du mercenaire de Pritiv, qui crut que des milliers d'épines se plantaient dans ses yeux et sa gorge. Il tenta encore d'avancer dans cet irrespirable brouillard, mais ses yeux brûlés lui élançaient à tel point qu'il dut bientôt s'immobiliser. Il lâcha sa dague, s'accroupit et obstrua les fentes oculaires de son masque avec les paumes de ses mains. Il les retira précautionneusement quelques instants plus tard, lorsqu'il eut la sensation de respirer un peu mieux. La poussière s'estompait, abandonnant un voile ocre sur le mur d'enceinte, la porte monumentale et l'esplanade. Il constata alors que son gibier et les gosses s'étaient volatilisés. « Où est ce sale Prouge ? Que s'est-il passé ? » hurla une voix dans son dos. Le mercenaire ramassa sa dague, se retourna et aperçut entre ses cils poisseux ses frères d'armes qui débouchaient à leur tour de la venelle. « Un mendiant lui est venu en aide. J'allais les rejoindre quand ces gamins sont arrivés et ont fait une poussière du diable ! » Un homme vêtu d'une combinaison et d'un masque noir se détacha du groupe et s'approcha du mercenaire toujours accroupi. « Le Scaythe lecteur nous a conseillé de ne pas échouer ! Echouer, c'est trahir ! — Il lit peut-être dans les cerveaux des gens, mais ce n'est pas lui qui court derrière ! Le Prouge s'est réfugié là-dedans, fit le mercenaire en désignant la porte monumentale. Il est amoché, il n'ira pas loin. Il n'y a qu'à suivre ses traces. — Nous ne devions pas intervenir si tôt, ovate ! gronda une autre voix. La précipitation n'a jamais rien amené de bon ! Vous n'aviez prévu personne en couverture dans la rue. Matana est un vrai labyrinthe et nous n'avons pas de sonde olfactive. De plus, on ne sait toujours pas où se terre cette satanée fille ! — Le Scaythe avait perdu le contact mental avec le vieux sorcier, répondit l'homme en noir, l'ovate, d'un ton agacé. Il n'a pas pu capter le message qui a été transmis au Prouge et a jugé qu'il était préférable de les éliminer sur-le-champ tous les deux. — Résultat, nous n'avons eu que le vieux ! — Bouclez-la, maintenant ! glapit l'ovate. Retrouvez-moi le Prouge et ce mendiant ! Fouillez chaque recoin de Matana s'il le faut ! Un nouvel échec et je vous pends avec vos tripes ! Moi, je retourne à la maison du vieux pour remettre tout en ordre et nous donner une chance de voir rappliquer la fille. Pas de coordonnées de rendez-vous : vous vous débrouillerez pour rentrer par vos propres moyens. » Allongé sur un muret, Maranas, livide, tentait de reprendre son souffle. La douleur s'était atténuée mais il n'avait plus de forces. Un linceul de sueur glacée le recouvrait de la tête aux pieds. Leur mission remplie, les enfants avaient disparu. Ils étaient sortis tous ensemble du nuage de poussière, avaient entouré les fuyards et les avaient poussés sous la porte monumentale. De l'autre côté du mur d'enceinte, ils les avaient entraînés dans une interminable descente par des escaliers en spirale qui tombaient presque en à-pic sur les terrasses et les cours intérieures des maisons basses. Puis, poursuivie par les injures des vieillards qui somnolaient dans les rares zones d'ombre, la petite troupe bruissante s'était éclipsée comme par enchantement. Le mendiant, fagoté dans des vêtements beaucoup trop grands pour lui, avait retiré le disque métallique maculé de sang hors de l'entaille béante et l'avait jeté sur le sol pavé, où il continuait de luire comme une bête malfaisante et repue. Il avait ensuite déchiré un pan de la tunique du jeune Prouge, avec lequel il avait confectionné un pansement de fortune. La plaie n'était pas belle à voir : des éclats d'os déchiquetés, aussi coupants que des lames, avaient crevé en plusieurs endroits la plèvre et les bronches. De temps à autre, le mendiant avait dû suspendre ses gestes pour se détourner et lutter contre la nausée qui le submergeait. Il était néanmoins parvenu à juguler l'hémorragie : la tache qui empourprait le morceau de tissu blanc avait cessé de s'élargir. « Vous connaissez bien la vieille ville ? » demanda le mendiant d'une voix étonnamment suave. Maranas acquiesça d'un mouvement de tête. « Connaissez-vous un endroit où quelqu'un pourrait vous soigner ? » Nouveau signe de tête du Prouge. « Il faut que nous nous y rendions. Dans votre état, vous ne pouvez pas rester ici. Savez-vous où nous nous trouvons ? — Aidez-moi à me relever... Je vais vous guider... », marmonna Maranas. Il passa son bras autour de l'épaule du mendiant, qui s'arc-bouta sur ses jambes pour ne pas fléchir. Puis, avec d'infinies précautions, le jeune Prouge se releva. « Par là... Suivez cette venelle... » Ils contournèrent le muret et s'enfoncèrent dans l'invraisemblable dédale des constructions imbriquées les unes dans les autres, un enchevêtrement tel qu'il était impossible de savoir où commençaient et s'arrêtaient les espaces privés. Quelques minutes plus tard, les mercenaires surgirent sur la terrasse. Il ne leur fallut que quelques secondes pour repérer le disque abandonné au pied du muret. Ils fouillèrent le sol des yeux mais ne décelèrent aucune trace, aucune piste : les six ruelles qui partaient de la terrasse et serpentaient entre les murs blanchis à la chaux avaient été tant piétinées que la terre battue possédait maintenant la consistance de la pierre. « Si seulement on avait la sonde ! maugréa un mercenaire. — Ça ne sert à rien de se lamenter i » répliqua un autre. Ils décidèrent de se séparer, de remonter chacun une venelle, et ce, bien que la division s'avérât probablement la pire des solutions dans un tel coupe-gorge. Maranas marchait de plus en plus difficilement. Le raidillon tournant qu'ils avaient emprunté n'en finissait pas. La chaleur était lourde, accablante. Le mendiant, visiblement épuisé, avait toutes les peines du monde à soutenir le Prouge mais il ne cessait de lui prodiguer des encouragements : « Encore un effort ! Il faut tenir ! Encore un effort ! » Une évidence frappa tout à coup l'esprit embrumé de Maranas. Cet improbable mendiant, dépenaillé, surgi de nulle part, au langage et à la voix trop châtiés pour un gueux, était une femme. Cela expliquait le timbre haut perché, la finesse des membres, la délicatesse des mains... Le Prouge s'immobilisa et prit appui sur le mur de chaux d'une maison basse. « Qui... qui êtes-vous ? demanda-t-il d'une voix éteinte. — De grâce, plus tard les présentations ! Gardez vos forces pour marcher ! — Vous ne vous appelleriez pas... Aphykit, par... par hasard ? — Plus tard, vous dis-je ! L'endroit dont vous m'avez parlé, c'est encore loin ? » L'écho d'une cavalcade se répercuta le long de la venelle. « Ils sont sur nous... gémit Maranas, terrassé par la douleur et la peur. Nous sommes foutus... Tout est foutu... » Des sanglots de désespoir se brisèrent dans sa voix. Il n'avait plus le courage de lutter. Il se laissa glisser le long du mur et resta sourd aux supplications de la femme. Il n'avait plus qu'un désir : s'immerger dans le gouffre noir et froid d'où s'élevait un murmure enchanteur, céder à l'appel insidieux de la mort comme un nouveau-né s'abandonne au sommeil dans l'odeur et la tiédeur maternelles. La lumière drue et verdâtre de Feu Vert, encore haut dans le ciel, se substituait peu à peu aux rayons obliques et rougeoyants de Feu Rouge qui disparaissait à l'horizon. Matana s'éveillait au premier crépuscule. Provenant du bazar situé au cœur de la vieille ville, les cris aigus des marchands retentirent comme autant d'appels à la reprise de l'activité. L'écho de la cavalcade s'amplifia. Aphykit sentit la terre battue vibrer sous ses pieds. Le tueur n'était pas loin, à une cinquantaine de mètres tout au plus. La Syracusaine hésita sur la conduite à suivre. Un sentiment de compassion, opposé au contrôle des émotions, la figeait dans un dilemme qui pouvait s'avérer désastreux. Elle ne se résolvait pas à abandonner le blessé. Pourtant, si elle continuait de s'encombrer d'un poids mort, elle n'aurait aucune chance de se sortir de ce guêpier. Or l'enjeu dépassait la vie d'un seul individu, même s'il était le dernier dépositaire du testament de Sri Mitsu, d'un ultime message dont elle avait par ailleurs deviné la teneur. Une maxime de Spol Barneth, un philosophe de la période prénaflinienne, lui revint en mémoire : Bon est le sentiment humanitaire, sauf s'il devient sensiblerie. Alors jette-le sans pitié : il t'empêche d'agir. Une porte blanche, tellement basse qu'on aurait pu la prendre pour un soupirail ou une entrée de cave, s'ouvrit soudain à côté de Maranas, affaissé au pied du mur. Dans l'entrebâillement apparut la tête renfrognée et ridée d'une vieille femme, auréolée d'un nuage de cheveux roux. Des tatouages bleu sombre parsemaient son front et son menton. Elle cracha d'abord d'incompréhensibles sons d'une voix de rogomme. Puis, voyant qu'Aphykit ne réagissait pas, elle pointa un index noueux, momifié, et lui fit signe d'entrer. La jeune femme ne se fit pas prier : elle saisit Maranas par les poignets et le traîna jusqu'au seuil surbaissé de la porte. Sans cesser de ronchonner, la vieille l'aida à haler le blessé à l'intérieur de la maison, referma la porte et tira soigneusement le lourd verrou. Appuyée contre l'huis de bois, Aphykit reprit son souffle et ses esprits. Son cœur tambourinait dans sa gorge, dans sa poitrine, elle avait l'impression de nager dans un océan de sueur. Elle n'avait plus son précieux colancor, qui absorbait toute l'humidité du corps, et se sentait souillée par cette répugnante diaphorèse. Elle se raidit et suspendit sa respiration lorsqu'elle entendit le bruit des pas du tueur qui longeait le mur de la maison. Couché en chien de fusil sur le carrelage de tommettes octogonales, Maranas geignait faiblement. Un filet de salive teintée de sang s'écoulait de ses lèvres violacées. La vieille tenta de percer du regard la pénombre de la cagoule du mendiant. N'y parvenant pas, elle darda des yeux de vipère et prononça quelques mots dans son jargon rocailleux. Pour tout vêtement elle ne portait qu'un large morceau de tissu écru, rehaussé de motifs bleus et verts, enroulé autour de hanches si maigres qu'elles formaient deux saillies symétriques sur l'étoffe. Sa peau était cuivrée, tannée, parsemée de multiples crevasses. Les outres vides de ses seins battaient ses flancs squelettiques. Aphykit comprit que la vieille Prouge se défiait de son accoutrement. Elle ne fut pas fâchée de retirer la grossière cagoule poisseuse qu'elle s'était confectionnée avec des vêtements de récupération. Ses cheveux ondulés, pailletés d'or, retombèrent en cascade sur ses épaules. La finesse de ses traits et la blancheur d'albâtre de son visage arrachèrent un cri de stupeur à la vieille Prouge qui crut se trouver devant une magicienne des légendes immémoriales de Point-Rouge. A l'exemple de cette godappi, de cette étrangère des mondes du Centre, les magiciennes adoraient se déguiser pour venir taquiner les mortels. « Vite ! Il est gravement blessé ! Il faut le soigner ! » Bien qu'elle ne comprît pas, la vieille, stimulée par la voix de l'étrangère, sortit de son saisissement et, après avoir régurgité une nouvelle logorrhée, sortit par une porte du fond de la pièce qui donnait sur une courette intérieure maculée de lumière. Aphykit se pencha sur Maranas, qui geignait faiblement. Il se vidait peu à peu de sa vie : ses yeux révulsés étaient les miroirs brisés d'une âme en perdition. Envahie d'un sentiment d'impuissance, la Syracusaine regretta cruellement son manque de connaissances dans le domaine médical. La vieille revint, accompagnée d'un garçon d'une dizaine d'années qui apportait des pansements et un flacon rose sur un plateau de cuivre. Aphykit reconnut ce court pagne orange, cette peau presque noire, cette bouille ronde surmontée d'une tignasse rouge et dévorée par d'immenses yeux pétillants d'intelligence. C'était ce même garçon qu'elle avait croisé sur l'esplanade de la porte monumentale et à qui elle avait demandé d'entraver la progression des assassins de Pritiv. Il avait placé ses deux index dans sa bouche et lancé un coup de sifflet strident. Une marmaille gesticulante avait aussitôt surgi de l'autre côté du mur d'enceinte et des ruelles avoisinantes. Il avait brièvement harangué les gosses qui s'étaient postés derrière l'avancée du chambranle de la porte. Très disciplinée, la petite troupe avait visiblement l'habitude de prêter main-forte aux fuyards cherchant refuge dans l'inextricable dédale de Matana. Puis Aphykit était partie à la rencontre de Maranas. Subjugué par sa beauté, par sa grâce, par la blancheur immaculée de sa peau, le garçon buvait la jeune femme des yeux. Il avait cru avoir affaire à un mendiant aux hardes pestilentielles, et voilà que d'un coup de baguette magique le mendiant s'était transformé en magicienne de légende ! Un sourire à la fois timide et narquois se dessina sur ses lèvres brunes. La vieille s'était à son tour penchée sur Maranas et, sans cesser de marmotter, s'affairait à nettoyer la plaie. Un spasme prolongé secoua le corps du blessé quand le liquide rose s'infiltra dans ses chairs mutilées. Le garçon s'approcha lentement d'Aphykit. « Tu étais bien déguisée, tout à l'heure, mais je te reconnais ! Même si de pauvre homme tu es devenue belle femme ! » Un accent guttural, aussi rocailleux que le langage de la vieille, imprégnait son nafle interplanétaire, langue officielle de la Confédération. Il bomba fièrement le torse : « Tu as vu comment nous avons fait ! Les autres, ces stupides assassins de Pritiv, n'ont pas pu nous suivre ! Dans Matana, même eux ne peuvent rien contre nous. Pendant que tu trouvais refuge ici, chez Inonii, nous les avons aiguillés sur des fausses pistes. Maintenant, ils doivent être complètement perdus. Ils auront de la chance s'ils s'en sortent vivants ! Ce sont peut-être des assassins de Pritiv, mais ce sont aussi des godappis ! Comme toi... » Son sourire dévoilait deux rangées de dents nacrées, brillant comme des perles au milieu de sa face bistre. « Comment êtes-vous parvenus à faire tant de poussière ? demanda doucement Aphykit. Ce n'est pas seulement en traînant vos pieds par terre... — Si tu as des dieux, remercie-les, dame étrangère ! répondit le garçon. Ils t'ont drôlement inspirée quand tu t'es adressée à moi : tu es tombée sur le meilleur fabricant de poussière de Matana. Regarde ! » Il farfouilla à l'intérieur de son pagne avec une absence de pudeur qui consterna la Syracusaine, et en extirpa un sac transparent, de la grosseur d'un poing, contenant une poudre condensée de couleur ocre. « Une bombe à poussière, expliqua le garçon d'un ton docte. Si je la lâche et qu'elle touche le sol, le papier se déchire et la poussière s'envole. Et nous serions obligés de quitter tout de suite la maison d'Inonii. Sinon, nous serions asphyxiés en deux minutes... » La vieille se retourna et se mit à vociférer en apercevant le sac dans la main du garçon, peu impressionné par ce déluge sonore. « Ne t'inquiète pas, dame godappi ! Inonii est gentille mais elle ne peut pas ouvrir la bouche sans hurler. Elle ne parle pas le nafle. Elle n'a jamais été à l'école. Moi non plus, d'ailleurs ! C'est moi qui l'ai prévenue qu'elle se tienne prête à ouvrir la porte au cas où vous passeriez devant sa maison. — Et si nous avions pris une autre direction ? — D'autres portes se seraient ouvertes. Tout Matana était prévenu. Je vous ai suivis depuis que vous avez franchi la porte monumentale. Quand tu étais encore un mendiant, belle dame. Personne ne connaît mieux la vieille ville que moi. Sans moi et mes petits rabatteurs, tu serais morte à l'heure qu'il est. Mais surtout, ils auraient tué un Prouge, un de mon peuple... — Si je comprends bien, murmura Aphykit, c'est pour lui que... — Au début, non ! coupa le garçon. Lorsque tu es venue me demander de l'aide, ma première intention était de vous conduire tout droit, toi et la personne que tu voulais sauver, chez le trafiquant qui m'aurait offert le meilleur prix pour une double prise. En général, ceux qui se cachent dans Matana finissent au chairmarché, là où on vend les esclaves aux enchères. Mais quand mes yeux ont vu que la personne que tu protégeais était un Prouge, alors j'ai fait en sorte que tout Matana se mobilise pour vous tirer de ce mauvais pas... Et toi, dame godappi, qu'est-ce que tu fabriques sur Point-Rouge, déguisée en mendiant ? — J'ai mes raisons. Elles seraient trop longues à vous expliquer... » Les doigts momifiés de la vieille avaient achevé le pansement. L'intérieur de la maison était d'une sobriété monacale : une table basse de bois clair, le tapis de laine aux motifs géométriques sur lequel était allongé Maranas, quelques coussins de tissu épars et une banquette-air d'un modèle ancien, dont la suspension poussive peinait pour la maintenir à une hauteur décente, composaient le seul mobilier de la pièce, plongée dans un clair-obscur apaisant, rafraîchissant. La réponse sibylline de son interlocutrice attisa la curiosité du garçon qui revint à la charge : « Comment as-tu appris que les assassins de Pritiv allaient se mettre en chasse de l'un des nôtres ? — Je l'ai perçu, tout simplement, répliqua sèchement Aphykit que la fatigue gagnait et que les questions du garçon agaçaient. — Comment ? Comment tu as pu entendre ? insista-t-il sans tenir compte de l'irritation qu'il avait décelée dans la voix de la godappi. Tu n'étais pas avec eux, puisque tu étais avec nous ! — Il n'est pas obligatoire de se trouver à côté des gens pour les entendre », énonça-t-elle lentement. Elle estima qu'il était temps de changer de sujet : « Comment vous appelez-vous ? — Kirah. Mais on me surnomme le Malin. Ceux qui n'ont pas la conscience tranquille s'adressent souvent à moi. Je suis réputé pour dénicher des abris sûrs ! — Et vous en profitez pour les livrer directement aux trafiquants ! » Le petit Prouge haussa les épaules. « Il faut bien que tout le monde vive ! Survivre sur Point-Rouge est un art ! Entre l'interlice confédérale, la Camorre des françaos, les tueurs professionnels payés par les commerçants pour régler leurs petits comptes personnels, les bourgeois et les nobles escortés de véritables armées... Ici, pas d'intention qui ne cache un intérêt. Si tu veux revoir un jour ton monde, dame godappi, souviens-toi de ça et sois plus maligne que les autres ! — Je rends grâce aux dieux de vous avoir comme professeur, Kirah le Malin ! déclama Aphykit en imitant le ton grandiloquent du garçon. Je suis servie par la chance ! » Gardant son sérieux, Kirah désigna Maranas d'un mouvement de menton : « Tu as gardé ta liberté ou ta vie parce que celui-là est un Prouge ! Et même si ce Prouge entretenait des relations trop... trop... avec le vieux godappi de la maison au jardin plein d'eau, voilà ta seule chance ! » Il adressa quelques mots en langue prouge à la vieille. Ils soulevèrent Maranas aussi délicatement que possible et le posèrent sur la banquette-air, dont la suspension rendit définitivement l'âme dans un craquement sinistre. Aphykit était au bord de la nausée. Elle ne savait pas si cette sensation permanente de malaise était due à la puanteur qui s'exhalait de ses vêtements d'emprunt, à l'âcre odeur de sang sur ses mains, au lourd parfum suintant de la peau de la vieille Inonii, à la senteur poivrée du qualilié qui imprégnait les chevelures des Prouges ou encore au souvenir cuisant de l'agression des vagabonds lors de sa rematérialisation dans la cour de l'immeuble en ruine... Lorsqu'elle avait repris connaissance, une terrible migraine l'avait clouée, nue et frissonnante, sur les pavés disjoints et rugueux. Elle n'avait pas encore surmonté le décalage provoqué par le déremat que des individus déguenillés, aux yeux exorbités, aux trognes terrifiantes, s'étaient rués sur elle. Eperonnée par la peur, elle s'était relevée et s'était élancée dans le dédale des escaliers défoncés, des couloirs éventrés, des pièces borgnes. Ses pieds s'étaient écorchés sur des clous rouillés, sur les arêtes des pierres, sur des échardes de bois. Elle avait entendu leurs éclats de voix, leurs hurlements, leurs jurons de dépit. Elle s'était terrée dans un réduit dont l'entrée disparaissait sous un tas de gravats, de planches et de chevrons. Venant après un voyage par transfert de cellules, en lui-même exténuant, cette course folle l'avait littéralement vidée. Elle avait eu besoin de longues minutes pour récupérer, recroquevillée sur un vieux canapé à ressorts, indifférente aux blattes et cancrelats noirs qui grouillaient entre les lattes pourries du parquet. Elle avait peu à peu recouvré l'essentiel de ses facultés mentales et physiques. Le silence régnait de nouveau sur l'immeuble. Elle était prudemment sortie de son refuge, s'était assurée que les maraudeurs avaient abandonné la poursuite et elle avait déniché des fripes moisies marinant dans une poubelle à demi éventrée. Elle les avait enfilées à la hâte, luttant contre une terrible envie de vomir. La perte de son colancor, de sa seconde peau, avait fait se lever en elle un sentiment d'angoisse et de vulnérabilité. Dans les rues désertes de Point-Rouge Ville, elle avait eu l'impression que les regards des rares passants la transperçaient jusqu'au tréfonds de son être, lui volaient son intimité, son âme, sa vie. Cette phobie de la nudité, commune à tous les Syracusains, la dominait comme une entité maléfique et affaiblissait considérablement son potentiel psychique. Lorsqu'elle avait enfin localisé la demeure de Sri Mitsu, elle avait dû se concentrer longuement pour contacter silencieusement l'ami de son père. En réponse, l'ancien smella avait invoqué le son de protection et fermé son esprit à toute communication. Elle avait alors intercepté les pensées du jeune Prouge, celles des assassins de Pritiv, et avait compris que le vieil homme était sous la surveillance constante d'un Scaythe lecteur. Désemparée, maîtrisant mal la technique du son de protection, elle n'avait pas réussi à trouver un stratagème pour entrer en contact avec Sri Mitsu. Elle avait seulement deviné que le message, transmis à Maranas par l'ancien smella, évoquait le troisième maître. « Reste là, dame godappi ! dit Kirah. Ici, tu es en sécurité. Moi, je pars chercher la mère de Maranas, Panapii. » Il s'éclipsa comme une ombre. Aphykit se laissa choir sur un coussin de tissu. Le cordon psychique la reliant à son père s'était rompu et elle savait, bien qu'elle refusât encore de se l'avouer, que cette coupure était définitive. Sri Alexu était resté sur Syracusa pour détourner l'attention des Scaythes d'Hyponéros et laisser à sa fille une petite chance de leur échapper. Il s'était sacrifié pour elle. Dorénavant, elle serait seule au monde, seule avec son chagrin, seule avec ces larmes inconvenantes qu'elle refoulait au prix d'un terrible effort de volonté, seule avec son dérisoire contrôle des émotions, seule avec son désir de redevenir la petite fille aimée, choyée qu'elle avait cessé d'être depuis si peu de temps. Une succession d'images syncopées déferla dans sa tête : Syracusa, les reflets bleutés du Soleil Saphyr, le visage noble de son père, Deux-Saisons, la pluie, la tête à la fois ahurie et émouvante de l'employé de l'agence de voyages, l'immeuble en ruine, les faces hideuses des vagabonds, son corps exhibé, la blessure de Maranas, les enfants, la poussière, la fuite dans Matana, la chaleur, le sang... la chaleur... Tout se mit à vaciller, à tourner, les visages, les formes, les couleurs, de plus en plus vite... Elle perdit connaissance. Une voix de crécelle la réveilla. Elle était allongée sur un matelas de coton, dans une pièce aux contours flous, aux murs tapissés de tentures vives. Penchée sur elle, la vieille Inonii lui tendait une assiette creuse de terre cuite d'où montait un fumet épicé. En retrait, adossé contre un mur, bras croisés, se tenait Kirah le Malin. Sa bouille ronde était empreinte de gravité. « Mange maintenant, dame godappi ! dit le petit Prouge. Tu es à bout de forces. » Estimant sans doute qu'elle en avait assez fait, Inonii posa l'assiette à côté du matelas. « Maranas va mourir, poursuivit Kirah d'un ton monocorde. Sa vie est partie avec son sang. Les disques tueurs de ces salopards de Pritiv ne pardonnent pas ! » Inonii sortit de la chambre, au grand soulagement d'Aphykit chez qui la vue de ce corps décharné, osseux, parcheminé, réveillait un écœurement latent. « Mange ! ordonna Kirah. C'est le plat traditionnel des Prouges : des intestins de mouteure, l'animal sacré, macérés dans des piments forts et des herbes sauvages. Idéal pour se refaire des forces ! » Aphykit se rendit compte qu'elle n'avait rien avalé depuis deux jours standard. Son ventre vide réclamait son dû avec insistance. Comme elle ne voyait aucun couvert à côté de l'assiette, pas d'antique fourchette ni de cuillère, encore moins d'ustensile aspirant en usage sur Syracusa, elle lança un regard interrogateur au garçon. Il comprit l'embarras de la jeune femme. « Chez les Prouges, on mange avec les doigts. » Elle dépendait entièrement du bon vouloir de ses hôtes et n'avait aucun intérêt à les froisser en allant à l'encontre de leurs coutumes. Elle se redressa, saisit l'assiette et se résigna à plonger ses doigts dans la pitance. Le contact direct avec cette nourriture chaude, huileuse, épaisse, grumeleuse, déclencha sur sa peau des frissons de dégoût. Je suis devenue une paritole, pensa-t-elle avec amertume, je suis devenue aussi grossière, aussi animale qu'un mihomibête du Gétablan. Je suis vêtue de loques, je mange avec les mains ! Père, ne vous reverrai-je donc jamais ? Pour la première fois, elle admit réellement la mort de son père, laquelle était restée jusqu'alors quelque chose d'un peu abstrait, une pensée superficielle qu'elle n'était pas parvenue à intégrer. Elle avait inconsciemment refusé d'affronter la réalité en face. Elle l'acceptait à présent et le fait de ne plus résister lui procurait un soulagement, un bienfaisant sentiment d'abandon, au-delà de son immense tristesse. Elle attrapa un morceau de viande et le mit dans sa bouche. Un feu ardent lui embrasa la gorge. Les larmes trop longtemps refoulées jaillirent de ses yeux. Elle n'avait pas pleuré depuis l'âge de dix ans. Ces deux rigoles tièdes dévalant ses joues réveillèrent en elle des sensations enfouies, des souvenirs oubliés. « C'est fort, hein ? s'exclama Kirah. La cuisine d'Ino-nu est rude pour les bouches délicates ! Tu... tu ne viendrais pas des mondes du Centre, par hasard, dame godappi ? » La brûlure se répandit dans son tube digestif comme une traînée de poudre, mais, comme elle éprouvait un pressant besoin de se reconstituer, elle s'efforça de manger. Rien ne s'était déroulé comme prévu. La mort brutale de Sri Mitsu, l'ancien smella, le seul homme capable de l'éclairer sur la conduite à suivre, la désorientait. Avec la disparition de son père, la chaîne inddique, amputée de deux de ses trois maillons principaux, était désormais brisée. Ni Sri Alexu ni le vieux Syracusain en exil n'avaient eu le temps d'achever sa formation. Seule, sans argent, traquée, elle ne savait pas comment s'y prendre pour gagner Selp Dik, la planète de l'Ordre absourate où résidait le troisième et dernier maître, le mahdi Seqoram. Le feu des piments semblait essorer toute l'eau de son corps. La sueur abondante qui suintait par tous les pores de sa peau accentuait la puanteur de ses hardes chancies. « Quand tu auras fini de manger, Inonii t'emmènera aux bains publics. Elle te fournira des vêtements propres qui... qui siéront mieux à ta beauté », murmura Kirah dont le visage se couvrit de confusion, comme effrayé par sa propre audace. Un hurlement aigu, déchirant, insupportable, sabra soudain la quiétude de la maison, creva le plancher et les cloisons. « Hum, la mère de Maranas est arrivée, commenta Kirah, inquiet. Je ne sais si c'est une bonne chose pour toi, dame godappi. Les mères ont un tel poids, ici, à Matana... Je vais voir. » La sueur plaquait les cheveux de la jeune femme sur ses tempes et son front. Des serpents gluants, visqueux, rampaient sur sa peau, glissaient sur son ventre, sur son dos, furetaient entre ses seins. Cette nouvelle expérience lui procurait une sensation équivoque, oscillant entre plaisir et rejet. Jamais, depuis sa tendre enfance, elle ne s'était séparée aussi longtemps de son colancor, qu'elle ne retirait d'habitude que pour le traditionnel bain du soir à ondes lavantes. Son père l'avait pourtant mise en garde contre l'usage excessif du colancor : l'accoutumance crée des traumatismes, disait-il, et si un jour tu es amenée à vivre sur d'autres mondes, tu ne sauras pas t'adapter. Elle comprenait maintenant ce qu'il avait voulu dire. Elle se demanda si le contrôle des émotions, cette manière de se dissimuler derrière un paravent d'impassibilité, ne créait pas un traumatisme encore plus profond que le colancor. Accaparée par ses pensées, elle ne vit ni n'entendit Kirah sortir de la chambre. Quelques minutes plus tard, une touffe brique s'immisça entre les barreaux de la rampe de l'escalier tournant. « Maranas te réclame ! cria le petit Prouge. Viens vite : il n'en a plus pour longtemps. Sa mère ne te fera aucun cadeau. La douleur la rend folle. » Aphykit reposa l'assiette et fixa le garçon : « Que voulez-vous dire par "aucun cadeau" ? — Je n'ai pas le temps de t'expliquer toutes nos coutumes, dame godappi. Viens, maintenant ! » Le petit Prouge dévalait déjà l'escalier. Aphykit se leva et tenta de donner une touche correcte à son accoutrement. Elle était recrue de fatigue. Une douleur lancinante imprégnait chacun de ses muscles, chacune de ses articulations. Ses jambes cotonneuses la portaient avec difficulté. Saisie de vertige, elle faillit trébucher sur les marches branlantes de l'escalier étriqué. La vieille Inonii étreignait une autre femme, plus jeune, au visage confit dans la graisse et le maquillage outrancier. Des bourrelets adipeux tendaient sa longue robe turquoise parsemée de fils d'or et d'argent. Deux traînées grisâtres, un mélange de larmes et de khôl, coulaient sur ses joues flasques. Ses cheveux rouges et dénoués tombaient sur ses larges fesses. Quand elle aperçut Aphykit qui s'avançait d'un pas indécis depuis le fond de la pièce, la grosse femme releva brusquement la tête, s'écarta d'Inonii, renifla à trois reprises, brandit le poing et cracha un flot imprécatoire dont la virulence fit trembler la chair molle de ses bajoues. Kirah ignora superbement la grosse femme. Il se rendit directement au chevet de Maranas avec le calme imperturbable d'un capitaine de vaisseau traversant une tempête stellaire. Il fit signe à Aphykit d'approcher. Dès que la Syracusaine, toujours poursuivie par la vindicte maternelle, se fut penchée sur Maranas, aussi blanc que le mur, celui-ci trouva la force de lever et de tourner son visage vers elle. Ses lèvres exsangues s'entrouvrirent : « Dou... Double-Peau... » Sa voix n'était qu'un gargouillis sonore. Le moindre souffle d'air pouvait éteindre à jamais la fragile flamme de sa vie. « II... il m'a dit... toi... chercher le troisième... maître... le mahdi Seqoram... absou... rate... Il ne... il n'est pas... » Ses traits se détendirent, ses yeux se révulsèrent, sa nuque retomba lourdement sur l'oreiller. Un dernier spasme secoua ses membres et son tronc, puis il se figea dans la mort. La grosse femme poussa un hurlement, se précipita vers la banquette et s'abattit sur le corps inerte. Kirah saisit le bras d'Aphykit et l'entraîna à l'écart. « Il ne faut pas que tu restes ici une minute de plus, dame godappi ! dit-il à voix basse. Panapii te désignera certainement comme la responsable de la mort de son fils. — Pourquoi ? En quoi est-ce que... — Je sais, tu as même essayé de le sauver de la mort. Mais tu oublies qu'à Matana tu es une godappi. Pour Panapii, ce sont les godappis qui ont tué son fils. Comme le veut la coutume, elle réclamera vengeance en exigeant la tête et le sang du premier — ou de la première godappi — venu ! Cela signifie qu'à partir de ce moment, tu es en danger de mort. Plus un seul Prouge ne t'accordera son secours. Pas même moi, dame godappi ! Je ne peux aller contre la décision d'une mère sur le cadavre de son fils. C'est notre loi. Et si je veux continuer à pratiquer l'art de la survie, je dois la respecter ! Un proverbe prouge dit : Ne croise jamais le regard d'une mère qui pleure son fils car ta propre mère ne tardera pas à te pleurer ! — Pour que le sacrifice de Maranas ne soit pas vain, il faut que je quitte le plus rapidement possible Point-Rouge, argumenta Aphykit, prise au dépourvu par le revirement du petit Prouge. Et pour cela, professeur Kirah le Malin, voulez-vous encore m'apporter votre aide ? » Elle avait essayé de mettre toute la force de sa conviction dans sa voix, mais elle savait que cela serait insuffisant pour ébranler la résolution du garçon, enracinée par des siècles de tradition. A sa manière, il était également victime du traumatisme créé par le poids de la conscience collective. « Ta seule chance est d'agir vite, répondit-il en esquivant la question. Avant que tous les Prouges ne soient avertis qu'une belle dame godappi s'est égarée dans les ruelles de Matana. Ils te chercheront pour te tuer, offrir ta tête et ton cœur à Panapii et toucher ainsi la prime de vengeance. Sans compter les bandes qui travaillent pour le compte des trafiquants, des marchands de viande humaine, pour qui une femme des mondes du Centre constitue une prise rarissime, inespérée, susceptible de rapporter un énorme paquet de fric. Méfie-toi de tout le monde. Et maintenant, pars ! Je ne peux plus rien faire pour toi ! — Montrez-moi au moins la sortie de ce labyrinthe ! » Kirah esquissa une moue dubitative. « Si tu es capable, comme tu l'as prétendu tout à l'heure, d'entendre les conversations sans t'approcher de ceux qui parlent, alors je ne vois pas pourquoi tu ne serais pas capable de sortir toute seule de Matana ! Et puis crois en ta chance, invoque la protection de tes dieux si tu en as... Pars vite avant que Panapii ne me demande d'être l'instrument de sa vengeance, ce que je ne pourrai pas refuser. D'autant plus qu'elle est riche et que la récompense sera sûrement intéressante ! Je peux encore te dire ceci : si tu parviens à survivre, va dans les quartiers interdits et essaie de contacter un françao de la Camorre. Certains d'entre eux possèdent des machines à transférer les cellules. Tente ta chance. Ta beauté rend bien des choses possibles!... Adieu ! » Le ton de Kirah le Malin était devenu cassant. Il ouvrit d'autorité la porte basse donnant sur la venelle, inondée d'une lumière glauque, celle du troisième crépuscule annonciateur de la fraîcheur et de la nuit. Le disque émeraude de Feu Vert régnait sans partage sur le ciel de Point-Rouge. Une foule colorée, bigarrée, braillarde, se déversait dans la ruelle. Aphykit sortit de la maison d'Inonii et se mêla au flot des chevelures rouges. Elle eut l'impression de plonger corps et âme dans un océan d'hostilité. Avant de se fondre définitivement dans la cohue, elle se retourna vers Kirah, menue silhouette que la pénombre de la maison estompait, et cria : « Je vous remercie pour tout, Kirah le Malin ! Que vos dieux vous soient propices ! » Le petit Prouge la suivit des yeux aussi longtemps que possible. Puis, lorsqu'elle eut entièrement disparu au bout de la venelle, il ferma la porte, traversa en un éclair la pièce où la grosse Panapii s'accrochait avec un désespoir poignant au cadavre de Maranas et se dirigea vers l'escalier de pierre de la courette auréolée de lumière verte. Il grimpa jusqu'au toit supérieur. Là, il se jucha sur un parapet, mit ses deux index dans sa bouche et siffla pour rassembler sa bande. La belle godappi était une prise un peu grosse pour ses petits soldats, mais il n'allait tout de même pas cracher sur l'argent qu'elle pouvait rapporter. S'il était le premier à prévenir Glaktus le négociant — et il avait encore toutes ses chances car il avait de l'avance sur les autres chefs — il toucherait la prime de rabattage qui, si elle ne valait pas la prime de capture, représenterait tout de même un bon paquet de fric. Survivre était un art, à Matana. CHAPITRE VI Le jour (ou la nuit selon les mondes) où les Syracusains et leurs alliés se rendirent maîtres des planètes de la Confédération de Naflin demeure inscrit dans la mémoire collective comme le Grand Bouleversement ou encore, au gré de la verve populaire, le Coup d'Etat Mental, le Commencement de l'Horreur, la Terreur des Inquisiteurs, l'Ouverture des Cerveaux... et une infinité de termes révélateurs dont le dénominateur commun reste la formidable impression produite par les Scaythes d'Hyponéros sur les esprits de l'époque... Tout avait été préparé avec le soin le plus extrême : de Syracusa, les Scaythes inquisiteurs, les assassins de la secte de Pritiv, les officiers ralliés de l'interlice confédérale et les cardinaux kreuziens furent expédiés en masse sur tous les points névralgiques des Etats membres, grâce aux multiples déremats prêtés par la C.I.L.T., la plus grande compagnie de transfert de cellules de l'univers connu et inconnu... Dans chaque capitale, dans chaque palais, un autochtone, le plus souvent un proche des familles gouvernantes, avait été au préalable chargé de préparer l'invasion : neutraliser les gardes, décoder les disques-mémoire des annales secrètes, ouvrir les portes... Le secret de la réussite résida dans la vitesse et la précision... Les officiants des cultes locaux, prêtres du Neuvième Sceau, druides, imas, clergistes, devins des Sources de Vie, fées des Réseaux de Lumière et autres, furent exposés sur les places publiques dans les croix-de-feu à combustion lente — La mise en place du grand Ang' empire fut orchestrée depuis Vénicia, la capitale syracusaine, par le connétable Pamynx, en communication permanente avec son réseau de relais mentaux disséminés sur les mondes intermédiaires, et par Sa Sainteté le muffi de l'Eglise du Kreuz, à la tête d'une formidable aimée de missionnaires fanatiques... Ils avaient tout prévu... Tout ? « L'histoire du grand Ang' empire », Encyclopédie unimentale Dame Armina Wortling contemplait les lueurs blafardes qui soulignaient l'horizon, prémices de l'aube. Dans le lointain se découpaient les crêtes embrumées et déchiquetées de l'Echiné de la Marquise, l'interminable chaîne montagneuse qui reliait les deux pôles de la planète Marquinat. Duptinat, la capitale, immense agglomération de vingt millions d'âmes, était encore engourdie de sommeil. Les dômes des habitations, assemblées autour des innombrables places octogonales, formaient un océan moutonnant gris-bleu d'où n'émergeaient que les flèches baroques et polychromes des temples de la théogonie marquinatine ainsi que quelques écumes de lumière. « Ma dame, si vous ne voulez pas prendre froid, vous feriez mieux de me rejoindre ! » La voix grave d'Ariav Mohing fit sursauter dame Armina. Elle se retourna, aussi effrayée et penaude qu'une gamine prise en faute. Le commandant en chef de la phalange mahortique s'était redressé sur l'antique lit à baldaquin de bois sculpté. Un large sourire dévoilait ses longues dents blanches. Il avait remonté le drap de soie mauve sur son torse musclé, ombré d'un fin duvet noir. Ses cheveux, qu'il gardait longs et bouclés en dépit de la mode des cheveux ras en vogue à la cour, dessinaient une auréole sombre et dentelée autour de son visage aux traits fins, presque féminins. Ses yeux noisette brillaient dans la pénombre de la chambre seigneuriale. « Je croyais que vous dormiez ! chuchota-t-elle comme si elle craignait que le bruit de sa voix n'alerte tout le palais. — La tiédeur de votre corps est un tranquillisant dont je ne peux pas me passer. Et vous, vous n'avez pas le droit de m'en priver ! » Il écarta les bras comme pour l'inviter à venir le rejoindre. Le drap glissa sur son ventre et ses cuisses. « Il me semble, Ariav, que vous prenez vite pour habitude ce qui n'est et ne restera qu'une exception ! murmura dame Armina d'un air sombre. — Oh non, je ne l'oublie pas ! C'est justement pour cette raison que je vous supplie de venir me réchauffer. Ces instants sont trop rares et trop précieux pour que j'en perde une miette ! Je sais que vous êtes inquiète pour votre fils, mais ce n'est pas en restant debout près de la fenêtre que vous le ferez revenir plus vite de Syracusa. » Dame Armina resta immobile. Pourtant, en cette saison de prime automne, les aubes étaient fraîches et la veuve du seigneur Abasky Wortling frissonnait sous sa palatine pourpre et or fourrée de laine de mutule. Elle avait pressé l'interrupteur de réactivation des sphères atomiques de chauffage. Les minuscules reproductions d'astres radiants voltigeaient en bourdonnant sous le plafond surchargé de dorures, se déplaçaient sans cesse d'un point à l'autre de la pièce pour maintenir une chaleur constante. Un ballet incessant, agaçant durant les premières minutes, mais avec lequel on se familiarisait rapidement. Le rayonnement des sphères ne parvenait pas à réchauffer Armina. Elle fut tentée de déclencher la chaufferie auxiliaire magnétique mais elle se ravisa : elle grelottait de l'intérieur, et ce froid-là, aucune source de chaleur externe ne parviendrait à l'éliminer. Elle resserra cependant, dans un réflexe machinal, les pans de sa palatine. « Quand vous vous serez décidée, ma dame, vous serez la bienvenue ! grommela Ariav Mohing en se recouchant et en tirant le drap sur lui. Ce sera plus agréable pour vous réchauffer que ces horripilantes boules atomiques ! » Dame Armina se colla de nouveau contre la vitre-air de la baie ogivale. La chambre était située sous le dôme de la tour Krisit Wortling, la plus élevée des neuf tours de la Ronde Maison des seigneurs de Marquinat, et de là, son regard pouvait embrasser toute l'étendue de la cité. Duptinat était une ville homogène, une mer calme aux lignes courbes et fuyantes sur laquelle le regard voguait, errait à l'infini entre les récifs élancés des temples. A l'horizon, les halos diffus des deux derniers satellites nocturnes, Rêve Bleu et Vent de Nuit, yeux globuleux et myopes, tentaient une dernière fois de percer l'étoupe de brume matinale avant de s'abîmer derrière les crêtes dentelées de la chaîne montagneuse. Elle entendit la respiration régulière et bruyante d'Ariav Mohing qui s'était rendormi. Malgré l'angoisse qui la tenaillait, elle ne put s'empêcher d'esquisser une moue de défi : depuis la mort brutale de son auguste mari, Abasky Wortling, cent vingt-septième seigneur de la dynastie du Wort-Mahort, c'était la première fois qu'elle introduisait un homme dans son lit. Une folie : la coutume marquinatine condamnait les veuves des seigneurs à l'abstinence formelle. Une tradition tellement ancrée dans les mœurs qu'elle faisait force de loi. Dame Armina risquait l'infamie, le bannissement ou même le supplice de la roue interne (une roue cloutée qu'on plaçait dans le ventre de la fautive, exposée sur la place publique, et que chaque passant était convié à stimuler à l'aide d'un boîtier de commande), selon le verdict rendu par le tribunal d'exception réservé aux dignitaires dont les frasques nuisaient au renom de la famille régnante. Elle avait mis à profit le relâchement de surveillance entraîné par l'absence conjuguée de son fils List, du régent, Stry Wortling, et du dayt général, Jasp Harnet, pour prendre cette petite revanche personnelle, entre provocation et inconscience. Elle voulait se prouver qu'elle était encore libre, qu'elle pouvait s'évader — provisoirement, elle ne le savait que trop — de l'austère prison dans laquelle son veuvage l'avait enfermée. Sa liaison avec Ariav Mohing, jeune et séduisant commandant en chef de la phalange mahortique, durait maintenant depuis deux années standard. Le secret en avait été jalousement gardé : seule sa dame de compagnie avait été mise dans la confidence. Mais, poussée par le démon du risque, Armina avait décidé de faire entrer son amant dans le fief des Wortling, dans la chambre même où le seigneur Abasky l'avait aimée. Elle n'ignorait pas que la Ronde Maison était truffée de couloirs, de passages dérobés, de portes dissimulées, autant d'accès d'où pouvaient à tout instant surgir un garde, un agent de la sécurité, un serviteur ou une femme de chambre. Le personnel du palais ne lui témoignait qu'un amour modéré, voire même de l'hostilité, et le premier qui viendrait à la surprendre dans les bras d'Ariav Mohing ne se priverait pas de la dénoncer auprès d'un magistrat suprême de la Tradition. A chaque bruit de pas, à chaque claquement de porte, elle suspendait sa respiration et son sang se figeait. Mais, avec l'amour exclusif qu'elle portait à List, cette sensation grisante était la seule chose qui lui donnât encore le sentiment d'exister. Ce matin, alors qu'elle avait vainement cherché le sommeil après l'assouvissement de ses sens, une anxiété grandissante l'avait jetée hors du lit. Elle s'était précipitée devant la baie comme si la perspective de Duptinat baignée d'encre nocturne aurait pu apporter quelque apaisement à ses noires pensées. A la frayeur de la maîtresse enivrée, délicieusement épouvantée par sa propre audace, s'était ajoutée l'angoisse de la mère, plus profonde, plus viscérale : aucun messacode par onde sonore ou par onde visuelle n'était parvenu de Syracusa depuis trois jours standard. Elle était sans nouvelles de List. Elle avait pourtant expressément chargé un dayt dévoué de la tenir informée, jour après jour, du déroulement de l'asma et du comportement de son fils. La délégation marquinatine s'était déplacée en nombre. Le régent avait décidé, pour ne pas perdre de temps (et surtout pour des raisons de stratégie commerciale), d'utiliser les services de la C.I.L.T., la plus grande compagnie de transfert de cellules, plutôt que d'employer les habituels déremats privés. Elle avait ri toute seule, à la lecture du premier messacode inscrit sur l'écran du tabernacle récepteur, d'une anecdote survenue à Jasp Harnet : le transfert du dayt général avait été programmé de manière erronée par un employé distrait et il s'était retrouvé, éberlué et seul, sur un monde sauvage et barbare. Il avait fallu que la C.I.L.T. déployât des trésors d'ingéniosité pour ramener le pauvre homme au sein de la délégation. Le lendemain, elle avait tout su de l'émerveillement de List devant la splendeur de Vénicia et les fastes déployés par les Syracusains. La réaction de son fils, si peu conforme au contrôle des émotions, l'avait émue. Elle avait aussi été avisée de l'humeur particulièrement sombre du régent, un homme taciturne dont elle fuyait la compagnie comme la peste nucléaire. D'autant plus que Stry Wortling s'ingéniait à ruiner par tous les moyens les efforts qu'elle déployait pour donner une touche de raffinement à la cour marquinatine. Le fait que le régent fût d'humeur morose ne l'avait pas alarmée : c'est le contraire qui eût été anormal. Mais depuis trois jours, l'écran alvéolaire du tabernacle récepteur, posé sur son socle autosuspendu à côté de la baie, demeurait obstinément gris, neutre. Muet. Elle avait fait vérifier à plusieurs reprises les paraboles captrices disposées sur le toit : les ingénieurs d'entretien lui avaient affirmé qu'elles étaient en parfait état de marche. Alors, sevrée de nouvelles, elle avait commencé à imaginer le pire, et l'angoisse, cet oiseau de proie omniprésent, silencieux et froid, ne l'avait plus quittée. Crispée, fébrile, elle répondait aux caresses d'Ariav Mohing d'une manière brutale, presque animale, comme si elle voulait évacuer son trop-plein d'inquiétude dans ces brèves et violentes étreintes. Mais les serres de glace restaient fermement plantées dans ses entrailles, dans sa poitrine et dans sa gorge. Ses yeux revinrent fixer jusqu'au vertige l'écran gris du tabernacle. Elle le supplia intérieurement de s'animer, de s'éclairer, d'imprimer sur ses alvéoles les petits signes codés qui la reconnecteraient à List. Elle regretta amèrement de l'avoir laissé partir. Stupide orgueil des mères ! Elle avait débordé d'enthousiasme à la perspective d'envoyer son fils faire un petit séjour sur Syracusa, dans le temple même de la grâce et du goût. Il pourrait parfaire son éducation, polir le travail effectué par son maître d'éducation, le grand Jahal de Rawalpundi, dont elle avait obtenu le précieux concours malgré l'hostilité déclarée du régent. Stry Wortling n'avait par contre opposé aucune résistance à sa requête d'intégrer List à la délégation marquinatine malgré son jeune âge. Le vieil homme en avait paru presque satisfait, si tant est qu'on pût déceler de la satisfaction sur son visage, et ce comportement demeurait pour elle une énigme. Quelle idée saugrenue avait donc germé dans la tête de son beau-frère ? Avait-il voulu la punir en suspendant l'envoi des messacodes ? « Ma dame, il ne sert à rien de se ronger les sangs devant ce tabernacle ! » Ariav Mohing s'était de nouveau réveillé. Ses cheveux, son front et ses yeux mi-clos dépassaient du drap de soie. « Ce n'est tout de même pas la première fois que se posent des problèmes de transmission dans l'histoire des mondes du Centre ! reprit-il d'un ton las. Pluies de météores, orages stellaires, perturbations magnétiques, les causes ne manquent pas ! Venez près de moi... » Vaincue par sa fatigue, Armina se rendit aux arguments du commandant de la phalange. « Vous avez sans doute raison. Je suis une idiote ! Après tout, une asma entraîne une telle concentration de gens d'armes, d'agents de sécurité, de gardes du corps, d'interliciers, de smellas, que je me demande bien ce qui pourrait arriver de fâcheux ! » Elle cherchait à se rassurer mais pas un instant elle n'avait cru à ce qu'elle avait dit. « Venez vite, par pitié ! supplia Ariav Mohing. L'aube point et je vais devoir partir. — Non ! » C'était davantage un cri de désespoir qu'un ordre. Ariav Mohing se redressa, les yeux agrandis de stupeur. « Ce matin, j'ai envie de vous avoir à moi sans restriction, ajouta-t-elle doucement. Je sais que vous n'êtes pas de service. — C'est risqué ! objecta-t-il. Imaginez qu'une femme de chambre nous surprenne... — Elles n'entrent que lorsque j'ai quitté la chambre. Ma dame de compagnie vous montrera plus tard une issue dérobée. » Flatté que dame Armina fît preuve d'une telle témérité par amour pour lui — stupide orgueil des hommes —, le commandant Mohing déposa les armes sans résister. Elle s'approcha lentement du lit et dénoua la ceinture de sa palatine, qui glissa sur ses épaules et se répandit dans un subtil froissement sur le sol marbré. Ariav contempla ce corps, cette longue chevelure noire, ces formes pleines, mûres, ces hanches larges et rondes, cette taille un peu épaissie, ces seins généreux, ce ventre accueillant, cette peau fine et blanche. Un corps qu'il avait exploré dans les moindres reliefs, les moindres détails, mais dont il n'était pas encore rassasié. Armina se glissa dans les draps, posa délicatement les mains sur la nuque de son amant et le serra à l'étouffer sur sa poitrine, comme elle aurait consolé un enfant. C'était elle qui avait besoin de consolation. Des larmes salées, amères, jaillirent des lacs de ses yeux verts et coulèrent sur ses joues creusées de fatigue. Ariav ressentit la tristesse poignante de cette étreinte aussi bien que s'il l'avait éprouvée lui-même. Alors il comprit que l'inquiétude d'Armina était bien autre chose que le fruit d'une imagination morbide et il se mit à avoir froid. Dehors, les trilles des silutes, les oiseaux siffleurs, saluaient le jour naissant. Ils s'endormirent enlacés. Un timide rayon de Roi d'Argent, l'astre diurne, réveilla Armina deux heures plus tard. Un silence inhabituel, dense, oppressant, régnait sur la Ronde Maison des Wortling. Pas un cri, pas un éclat de voix, pas un rire ne montait de la cour médiane des livraisons où se croisaient à cette heure-ci fournisseurs, livreurs et intendants du palais. Les silutes eux-mêmes, qui transformaient les tours et les dômes en volières bruissantes, ne chantaient plus. Elle n'entendit pas davantage les femmes de chambre pouffer de rire aux plaisanteries grivoises des gardes de la phalange postés à intervalles réguliers le long des couloirs. Seuls résonnaient dans le lointain les avertisseurs sonores des ovalibus, les navettes volantes automatiques du réseau de transport de Duptinat. La Ronde Maison semblait frappée de paralysie. Oppressée, le ventre noué, Armina secoua vigoureusement l'épaule de son amant, qui grogna avant d'ouvrir un œil. « Ariav ! Ariav ! Réveillez-vous ! » Elle avait l'impression que des ombres tapies dans le silence captaient chacune de ses paroles, s'emparaient de chacune de ses pensées, que des serpents visqueux et froids s'insinuaient dans sa bouche, dans ses oreilles, dans son cerveau. « Ecoutez... — Eh bien quoi ? maugréa Mohing, mal réveillé. Je n'entends rien. — Justement ! Roi d'Argent est déjà haut dans le ciel et il n'y a pas un bruit... Pas même le chant des silutes... On dirait que... que c'est la fin du monde... J'ai peur, Ariav... » Il se releva, se cala contre l'oreiller, passa son bras autour de la taille d'Armina, glacée, et prêta l'oreille. Soudain, les verrous codés de la porte sautèrent de leurs coulisses d'acier et roulèrent sur le carrelage de marbre. Le cœur de dame Armina s'arrêta de battre. Le vantail de bois massif s'ouvrit dans un fracas de tonnerre. Six hommes vêtus d'uniformes gris aux plastrons frappés de trois triangles entrecroisés et argentés, aux visages dissimulés par des masques blancs et rigides qui leur conféraient l'allure de tragédiens de la période prénaflinienne, s'engouffrèrent dans la pièce, se répartirent de chaque côté du lit et pointèrent leurs bras sur les amants pétrifiés. Sous les manches de leurs combinaisons relevées étincelaient les rails métalliques, enchâssés dans la peau, de lance-disques. Le commandant Mohing plongea la main entre le matelas et le bois du lit, où il avait glissé son pistolase d'ordonnance. Des disques au bord aiguisé coulissèrent sur leurs rails. « Ne bouge pas ! hurla une voix nasillarde, filtrée par le masque. Un autre geste et tu es mort ! Et toi, la femme, je te conseille également de rester sage ! » Incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées, Armina n'eut d'autre ressource que de se voiler la poitrine avec un pan de drap et de bredouiller : « Vous... vous n'avez rien à faire ici... Sortez immédiatement... ou vous aurez affaire à la phalange mahortique... » Une salve de ricanements cyniques ponctua ses paroles. Plusieurs hypothèses s'entrechoquèrent dans l'esprit de la veuve du seigneur Abasky. Ces hommes étaient-ils soudoyés par son beau-frère le régent pour mettre fin à sa scandaleuse liaison avec le commandant Mohing ? Improbable : ces méthodes ne ressemblaient guère à Stry Wortling. Avaient-ils un lien quelconque avec la suspension de l'émission des messacodes ? Etaient-ils la cause de la morne désolation qui planait sur la Ronde Maison ? De longs frissons d'effroi coururent sur son dos et elle eut envie de vomir. Les hommes masqués, qu'Ariav Mohing avait instantanément identifiés comme des mercenaires de Pritiv, des tueurs professionnels, demeuraient totalement immobiles comme s'ils attendaient des ordres. Tous sens aux aguets, concentré, le commandant se tint à l'affût du moindre moment d'inattention qui lui aurait permis d'agir, mais la. vigilance des mercenaires ne se relâcha pas. Un autre homme fit alors son entrée. La gorge d'Armina se serra et elle dut contracter ses sphincters pour ne pas répandre le contenu de sa vessie sur les draps. Cet homme n'était autre que Pultry Wortling, troisième fils de la famille régnante, un dégénéré que son époux défunt avait exilé sur Comptât, l'un des satellites provinciaux de Marquinat. De petite taille, sanglé dans un uniforme d'apparat composé d'une veste droite et d'un soulahouel bouffant bleu marine, il s'avança jusqu'au pied du lit et promena un regard pernicieux sur sa belle-sœur. Son visage en lame de couteau était surmonté d'un gazon ras de cheveux gris. « J'aurais dû me douter que vous étiez l'instigateur de cette mascarade, Pultry Wortling ! cracha Armina. — Rengainez donc vos grands airs, ma chère belle-sœur ! rétorqua le petit homme d'une voix fluette et acide. Je vois que les ragots colportés par les courtisans de passage sur Comptât n'étaient pas dénués de tout fondement. Seul mon idiot de frère n'était pas au courant ! — Ce n'est pas le régent qui vous a chargé de cette sordide besogne ? Le seul genre de tâche, d'ailleurs, dont vous soyez capable de vous acquitter avec talent ! » Pultry Wortling libéra un petit rire sardonique. « Lui ? Le vertueux Stry Wortling, s'acoquiner avec des assassins de Pritiv ? Le connaissez-vous donc si mal ? Ma chère Armina, vous n'êtes qu'une putain, une femelle en rut qui passe son temps à emmerder le monde avec ses idéaux d'éducation syracusaine et qui se conduit comme la dernière des salopes ! Dans le lit même où le seigneur Abasky, le grand Abasky, l'a couverte ! -Veuillez immédiatement retirer vos paroles, Pultry Wortling ! rugit Ariav Mohing. Ordonnez à ces démons de sortir et je vous ferai rentrer vos grossièretés dans la gorge ! — Oh non, commandant Mohing ! Mille fois non ! Voyez-vous, je ne porte aucun intérêt à vos conneries chevaleresques, ces vestiges de l'ancienne civilisation naflinienne. Gardez donc vos rodomontades pour vous ! Et, que vous me croyiez ou non, je me fiche comme de ma première dent que vous soyez l'étalon qui chevauche ma jument de belle-sœur ! Dieu merci, je caresse, moi, un projet autrement important. — Que voulez-vous alors ? siffla Armina, mortifiée, ulcérée par les déclarations du petit homme. De l'argent ? » Une moue de mépris effleura les lèvres acérées de Pultry Wortling. Ses doigts secs enserrèrent une colonnade sculptée du baldaquin. Ses yeux insaisissables suivirent un instant le ballet ronronnant des sphères atomiques sous les moulures dorées du plafond. Il daigna enfin répondre, d'une voix posée tout d'abord, presque éteinte, qui alla ensuite en s'animant, en s'amplifiant au fur et à mesure de son discours, comme si elle y puisait sa propre énergie, sa propre flamme : « Vous ne comprenez rien, ma chère belle-sœur. Vous n'êtes plus en mesure de me proposer quoi que ce soit. Cette nuit, pendant que vous vous abandonniez à votre plaisir, l'univers a complètement basculé. Vous n'avez rien vu, rien entendu, sans doute à cause de votre halètement sous le poids de cet homme qui, comme vous, ne possède qu'un sexe à la place du cerveau. Seuls ceux qui avaient préparé ce bouleversement — appelez ça intuition ou raisonnement — peuvent à présent jouer un rôle dans la nouvelle organisation. Vous n'êtes plus rien, dame Armina, vous êtes rayée de l'histoire comme l'ont été avant vous mes frères Abasky et Stry. A propos, savez-vous que ce dernier, vertueux d'entre les vertueux, a été retrouvé nu et errant dans une rue du quartier des plaisirs extrêmes de Vénicia, en proie à une fièvre délirante due à un dérèglement sexuel ? Qui l'eût cru, n'est-ce pas ? C'est donc à votre cher fils, List, qu'a échu la lourde responsabilité de représenter Marquinat lors de l'asma, avec pour seul bagage les conseils soi-disant éclairés de Jasp Harnet. Un moment que vous attendiez mais dont je crains que... — Qu'est-il arrivé à List ? s'écria Armina, livide. Répondez-moi, je vous en conjure ! — Ah, combien touchante est l'angoisse des mères ! Vraiment, votre sollicitude envers mon neveu, un garçon charmant au demeurant, m'émeut profondément, ma chère belle-sœur ! » Il marqua un long temps de pause, comme pour mieux savourer sa revanche. Lui, le laissé-pour-compte, le banni, lui, l'exclu du jeu de l'amour et du pouvoir, avait participé dans l'ombre à l'avènement de l'ordre nouveau. Sa propre famille l'avait méprisé, vilipendé, avait comploté avec les médecins de la C.C.P.S. pour le déclarer fou et irresponsable, l'avait dépouillé de sa part d'héritage et expédié sur Comptât, un satellite agricole où il ne se passait jamais rien. Le clan Wortling avait cru bon de s'amputer d'un membre qu'il jugeait malade, atteint de gangrène, mais le membre coupé se retrouvait à présent dans le bon camp, aux premières loges : l'heure était venue de leur faire payer au centuple les avanies qu'ils lui avaient fait subir. Le spectacle de son intrigante de belle-sœur, humiliée, suspendue à ses paroles, nue et mal camouflée sous son bout de drap mauve, lui procurait déjà un plaisir intense, proche de l'extase. « Je crains que l'amour sous toutes ses formes ne soit une entrave à l'évolution, reprit-il avec un mauvais sourire. L'amour devient embarrassant dès lors que l'on souhaite se consacrer aux affaires publiques. Quant à vous, commandant Mohing, vous n'êtes plus qu'un spectre d'officier : nos amis de Pritiv achèvent de réduire en cendres, au sens propre du terme, la phalange mahortique. Si vous aviez été un officier consciencieux et non un queutard invétéré, vous auriez déjà partagé le sort de vos hommes i — Est-ce que... List... est ? ? » Armina n'eut pas la force de finir sa phrase. Elle éclata en sanglots et enfouit son visage dans ses mains tremblantes et dans les mèches de sa chevelure noire. « N'est pas syracusain qui veut, n'est-ce pas ? ironisa Pultry Wortling. Qu'en est-il donc de votre fameux contrôle des émotions ? » A cet instant, un petit groupe s'introduisit à son tour dans la chambre. Venaient en premier un individu mystérieux, entièrement enfoui dans une large robe et un ample capuchon noir, et un cardinal kreuzien, vêtu d'un surplis violet, satiné, et d'un colancor pourpre. La mollesse de ses traits était accentuée par la barrette carrée vissée sur son cache-tête. Ses petits yeux gris luisaient de malveillance. Suivait à quelques pas un géant grisonnant et massif à la mâchoire carrée, sanglé dans un uniforme beige sur les manches duquel brillaient les hologrammes symboliques de l'interlice confédérale. Un ovate de Pritiv, reconnaissable à son masque et à sa combinaison d'un noir mat, fermait la marche. Le rictus sardonique de Pultry Wortling se transforma en un large sourire servile. Il s'inclina en direction de l'acaba noire : « Tout ne s'est-il pas déroulé comme je l'avais prédit, monsieur l'assistant ? — Vous avez fait un bon travail, sieur Wortling », répondit une voix vibrante, impersonnelle, provenant du profond capuchon. Comme chaque fois, la peau de Pultry Wortling se hérissa sous l'effet de ce timbre éraillé qui semblait se frayer un passage à travers un tube métallique et étranglé. « La phalange du Wort-Mahort a-t-elle été définitivement neutralisée ? poursuivit le Scaythe assistant. — Leurs boucliers magnétiques n'étaient pas prévus pour résister aux rayons désintégrants, dit l'ovate de Pritiv. Nous sommes totalement maîtres de la Ronde Maison. Il ne nous reste plus qu'à cueillir un à un les phalangistes qui n'étaient pas de service. — Vous cueillez déjà leur commandant au saut du lit ! s'exclama Pultry Wortling en désignant Ariav Mohing. — Mes hommes occupent les principaux centres de contrôle de Duptinat, intervint le géant grisonnant. Ils se tiennent prêts à réprimer toute manifestation de la population locale. — Bien. Veuillez observer un instant de silence, dit le Scaythe. Le temps pour moi de contacter nos relais capteurs pour informer le haut commandement du succès de l'opération. » Pendant cette conversation, Ariav Mohing avait calculé le temps qu'il lui fallait pour courir jusqu'à la baie, appuyer sur l'interrupteur d'escamotage de la vitre-air et sauter sur le chemin de ronde de la tour, dix mètres en contrebas. Par chance, il était placé du bon côté, du côté de la baie. L'opération nécessitait à peu près trois secondes. La vitre-air était trop compacte pour qu'il pût se lancer au travers, ce qui lui aurait fait gagner une seconde. Il observa les mercenaires disposés de chaque côté du lit : l'intrusion des nouveaux arrivants avait entraîné un relâchement sensible de leur vigilance. La chance était mince mais il se devait de la tenter, sans pour autant mettre la vie de dame Armina en danger. Lentement, centimètre après centimètre, il gagna le bord du lit. Le drap entravait ses jambes empoissées de sueur, mais il parvint à déplacer les pieds jusqu'au montant latéral de bois. Puis, alors que les intrus étaient figés dans un silence respectueux, à la demande du Scaythe, il jaillit hors du lit, se ramassa sur lui-même et atteignit la baie en trois bonds de fauve. Sa main droite pressa sauvagement l'interrupteur mural. La hotte de dépression aspira l'air dans un chuintement mou. Ariav Mohing enjamba agilement le seuil surélevé de la baie. Deux lance-disques vomirent en même temps leur projectile. L'un se ficha sous la nuque du commandant de la phalange, l'autre s'enfonça dans son flanc. Une fontaine de sang éclaboussa les moulures du plafond, le mur, le carrelage marbré et les montants boisés de la baie. Le froissement feutré de l'acier tranchant la chair et les os troubla le silence devenu glacial. La tête d'Ariav Mohing se détacha de son tronc et bascula dans le vide. Ses intestins et ses viscères commencèrent à s'échapper de l'entaille béante de son flanc. Son corps décapité, assis à califourchon sur la haute barre de seuil, oscilla un moment avant de retomber lourdement sur le carrelage de la chambre. « Quel imbécile ! Il va falloir nettoyer cette saloperie ! » grommela Pultry Wortling. Ces mots constituèrent la seule oraison funèbre d'Ariav Mohing, commandant en chef de la prestigieuse phalange mahortique, gisant dans une bouillie de chair et de sang. Horrifiée, Armina poussa un hurlement et se laissa tomber sur le dos en travers du lit. Une série de tremblements convulsifs secouèrent son ventre et sa poitrine que le drap ne recouvrait plus que de manière partielle. Un mercenaire se rendit près du cadavre et extirpa une poire désintégrante d'une poche de sa combinaison. La gueule du canon vomit un rayon vert, étincelant, qui se mit à lécher le cadavre. Une forte odeur de viande grillée se mêla à l'odeur fade du sang. « Ne pleurez pas sur les âmes en perdition ! déclama le cardinal kreuzien. Les pleurer, c'est les regretter, les regretter, c'est les rejoindre dans les flammes de la géhenne. Tels sont les commandements du Kreuz. Mais si j'en juge par votre tenue... votre absence de tenue, devrais-je dire, je doute fort que ces préceptes vous soient de grand secours, ma dame ! » La suavité doucereuse de sa voix recelait une dureté tranchante, une résolution implacable, fanatique. Une lame effilée trempée dans le miel. « Je commence seulement à entrevoir les difficultés auxquelles seront confrontés nos missionnaires sur ces mondes païens S Si les dames des familles régnantes en sont réduites à se comporter comme de vulgaires filles de joie, qu'en sera-t-il des gens du peuple ? Il est plus que temps de porter le Verbe jusque dans les confins les plus reculés de l'univers connu... » L'acaba noire s'agita imperceptiblement, comme mordillée par un souffle de brise : « Vous êtes bien bavard, Votre Eminence ! Faites preuve d'un peu de patience : tout est en place pour la seconde phase. Les cohortes des missionnaires de l'Eglise du Kreuz vont être transférées dans les heures qui suivent, accompagnées des Scaythes de la sainte Inquisition et des Scaythes administrateurs. — Quel sera mon rôle dans cette deuxième phase, monsieur ? demanda Pultry Wortling. N'oubliez pas que vous m'avez promis le poste de gouverneur général de Marquinat et satellites ! » D'un geste lent, solennel, le Scaythe repoussa le capuchon de son acaba, dévoilant un faciès grotesque, verdâtre, un crâne rugueux, allongé. Sa bouche était une sorte de faille aux bords acérés et noirs, et son nez un relief informe percé en son extrémité de deux orifices inégaux et froncés. Une caricature de visage humain. Ses yeux globuleux et jaunes se posèrent sur Pultry Wortling, qu'une vague de froid submergea. Le Marquinatin éprouva un désagréable sentiment d'oppression, comme s'il se retrouvait tout à coup englué dans les mailles resserrées d'un invisible filet. Il lui sembla qu'un tentacule visqueux et froid furetait à l'intérieur de sa tête. Saisi d'un terrible pressentiment, il tenta de reprendre son souffle et ouvrit la bouche pour parler, pour expliquer qu'il devait y avoir un malentendu, qu'il avait servi fidèlement la cause de ses nouveaux maîtres. Il n'en eut pas le temps : un voile noir tomba sur ses yeux, une douleur fulgurante lui déchira le cerveau, ses jambes se dérobèrent sous lui. Il percuta de plein fouet une colonne du baldaquin. Son nez et ses lèvres éclatèrent sous le choc. Puis il se renversa en arrière et s'écroula sur le sol où, après un dernier spasme, il se pétrifia, jambes et bras en croix. « Il a trahi une fois, il aurait trahi d'autres fois, commenta le Scaythe dont la voix ne se teintait d'aucune nuance de regret ou de satisfaction. — Vous... vous avez probablement raison », approuva le cardinal, cachant de son mieux la terreur que cette exécution mentale sommaire avait déclenchée en lui. Il avait entendu parler de cette nouvelle faculté des Scaythes mais c'était la première fois qu'il assistait personnellement à une démonstration concrète. « II... n'est pas bon d'édifier un monde nouveau sur la veulerie et la fourberie, bêla le cardinal, essayant vainement de reprendre le contrôle de ses émotions. Kreuz nous est témoin que nous avions besoin de ce... cet individu pour éviter de trop grandes effusions de sang. Il a tenu son rôle dans le plan divin, mais sans doute se serait-il retourné contre le Verbe Vrai, un jour ou l'autre... Euh... ne pouvait-il pas encore nous être utile dans la compréhension des mécanismes de sa planète ? — Il y a bien longtemps, Eminence, que le connétable et ses Scaythes ethnologues se sont penchés sur les mécanismes de tous les mondes composant l'univers connu. Chaque planète et ses satellites recevront une forme de gouvernement parfaitement adaptée. Ce Marquinatin nous a servi, comme vous l'avez dit, à éviter d'inutiles effusions de sang. Nous n'avons fait qu'exploiter sa haine, sa soif de revanche. A la longue, il aurait été plus gênant qu'utile. » Sur un signe de l'ovate, deux mercenaires entreprirent de réduire le cadavre de Pultry Wortling à l'état de poussière noire. Mal à l'aise, le cardinal s'approcha de la baie souillée de sang. Il fit un large détour pour éviter la corolle pourpre qui s'élargissait sur le carrelage. D'Ariav Mohing ne subsistaient que le bassin, un bras et une jambe, noircis par le rayon vert qui émettait un grésillement continu. Le regard du prélat se promena sur les dômes arrondis de Duptinat avant de s'égarer sur la brume qui habillait les pics enneigés de l'Echiné de la Marquise, étincelants sous les feux de Roi d'Argent. Puis il revint se heurter aux flèches baroques et colorées des temples qui crevaient la monotonie de cet océan gris-bleu. Anxieux, le cardinal tenta de repousser ses pensées empoisonnées dans les replis de son subconscient. Il n'avait pas pu obtenir, malgré ses demandes pressantes, l'incorporation de ses protecteurs de pensées dans la première équipe d'occupation. Tous les déremats sont réquisitionnés pour des tâches plus urgentes, plus tard, Eminence, lui avait-on répondu. Cette situation le mettait en état d'infériorité par rapport au Scaythe assistant. Bien sûr, le code d'honneur de la Protection interdisait aux Scaythes de lire dans les esprits des dignitaires syracusains, mais il se serait senti plus en sécurité avec ses paravents mentaux familiers. Les sanglots et les gémissements d'Armina, prostrée sur le lit, l'empêchaient de se concentrer, de reconstituer les éléments de son contrôle mental. « Ne peut-on pas empêcher cette traînée de se répandre de la sorte ? » maugréa-t-il. L'ovate s'approcha du lit, empoigna Armina par les cheveux, la redressa brutalement et lui cingla les seins et la gorge à plusieurs reprises. Souffle coupé, haletante, elle retomba comme une feuille morte sur le matelas. Le cardinal se fendit d'un grognement de remerciement. Il avait l'atroce impression — et cela devenait très souvent de la panique — que son cerveau était désormais ouvert à tous vents, que son esprit était devenu une scène publique où se jouait la pièce navrante de ses pensées les plus intimes. Le barbare assassinat mental auquel il venait d'assister le confortait dans ses craintes. Le pire, c'était cette sournoise interrogation, ce serpent blasphématoire qui venait de plus en plus souvent échouer sur le rivage marécageux de sa conscience. Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième n'était-il pas en train d'éprouver la fiabilité, la loyauté de ses cardinaux avant l'expansion prodigieuse que l'Eglise du Kreuz était appelée à connaître ? N'avait-il pas lui-même ordonné aux protecteurs de pensées de rester sur Syracusa ? Le cardinal frémit : il soupçonnait le Pasteur Infaillible de tromperie, et cette pensée sacrilège pouvait le mener tout droit sur une croix-de-feu. S'il ne craignait pas grand-chose des assassins de Pritiv et de l'interlice — soldatesque bornée et facile à manipuler — il redoutait les Scaythes d'Hyponéros, ces insondables abîmes dont les potentialités psychiques avaient faussé les règles du jeu et dont personne n'était en mesure de deviner le dessein exact. Il reprit peu à peu empire sur lui-même, appliqua point par point les principes de base du contrôle des émotions et s'efforça de créer un écran de pensées superficielles, badines, qui, il l'espérait, suffirait à donner le change et étouffer les velléités d'hérésie grenouillant à la surface de son mental. « Ce sont les flèches de ces temples qui vous tracassent de la sorte, Eminence ? » La voix métallique du Scaythe assistant, qui s'était subrepticement approché dans son dos, le fit tressaillir. « Euh... un peu, oui, bredouilla le cardinal. Ces flèches sont les symboles de l'hérésie sous toutes ses formes... Je songeais à la tâche immense qui attend nos missionnaires... Les Marquinatins sont des polythéistes de la pire espèce et nous rencontrerons certainement de grandes difficultés à leur inculquer l'idée d'un dieu unique, base du kreuzianisme... — Ne vous tracassez donc pas pour cela, Eminence. Si ces hérétiques se montrent réticents devant le Verbe, la vision des premières croix-de-feu leur donnera rapidement à réfléchir. De plus, vous serez en mesure de vérifier à tout moment la sincérité de leur foi car ils seront contraints de prêter serment devant les inquisiteurs mentaux, auxquels rien n'échappera. » Le timbre impersonnel se teinta d'une légère touche d'ironie : « Peut-être êtes-vous amené à penser, Eminence, que les Scaythes prennent une importance démesurée dans l'organisation que nous nous efforçons de mettre en place ? Mais vous comprendrez vite que leur présence vous évitera bon nombre de complications : rébellions, schismes, déviations, apostasies... » Pincé, le cardinal se drapa dans une dignité et une hypocrisie cauteleuses : « Je n'en doute pas une seconde, monsieur ! — Vous avez été chargé par Sa Sainteté le muffi de jeter les bases du développement de l'Eglise sur cette planète et ses satellites. C'est une belle preuve de confiance. Et je suis persuadé, Eminence, que la réussite de cette glorieuse mission passe par une entente franche et cordiale entre les Scaythes et vous-même. N'ayons rien à nous cacher les uns aux autres, de grâce ! Et si vous avez des questions ou des doutes concernant la suite des opérations, j'y répondrai dans la mesure de mes modestes possibilités. — Parfait, parfait, je partage totalement votre point de vue, minauda le cardinal qui tentait de retrouver de sa superbe. Je... Quelque chose me tracasse en effet. N'avons-nous pas mésestimé l'Ordre absourate ? Ne fallait-il pas l'affronter, et surtout le vaincre, avant de mettre en place nos structures ? — Ne vous souciez pas de l'Ordre ! affirma l'assistant avec une assurance qui parut déplacée à son interlocuteur. Le sort de la chevalerie absourate sera réglé en temps et lieu voulus. Pour le moment, attelez-vous à votre tâche, qui est d'essence religieuse. » L'outrecuidance du Scaythe fustigea l'orgueil du cardinal : le paritole avait l'audace de lui donner des ordres, à lui, un descendant d'une vieille et illustre famille syracusaine, « Faire contre mauvaise fortune bon cœur, dit un antique proverbe, je crois... déclara le Scaythe. Nous ne gagnerions rien à nous opposer, Eminence. Un peu de patience : vous recevrez bientôt le renfort de vos protecteurs de pensées. Présentons donc un visage uni à vos jeunes missionnaires et aux Scaythes de la sainte Inquisition. Il nous faut procéder maintenant aux réquisitions pour loger décemment tout ce monde. — J'aimerais également que les interliciers rassemblent, de gré ou de force, tous les prêtres des cultes marquinatins », fit le cardinal. Il comprenait qu'il n'aurait aucun intérêt à provoquer son clairvoyant interlocuteur et se résolvait à suivre son sage conseil, à savoir attendre patiemment l'arrivée de ses protecteurs. « Je souhaite leur exposer sans tarder la nouvelle situation, leur donner une chance d'épouser la Vraie Foi et les presser d'exhorter leurs fidèles à se convertir. Peut-être pourrons-nous éviter un gaspillage inutile de vies. La vie n'est-elle pas le don le plus précieux du Kreuz ? — Il en sera fait selon votre désir, Eminence. Et elle, que décidez-vous à son sujet ? » La large manche noire se tendit en direction du lit où Armina, la peau marbrée par les gifles de l'ovate, laissait couler des larmes silencieuses. « Elle ? » Tout en réfléchissant, le cardinal embrassa une nouvelle fois du regard l'immense cité qui, ignorante des événements de la nuit, s'éveillait paisiblement au jour et s'étirait paresseusement sous les bancs de brume dispersés par les lances flamboyantes de Roi d'Argent. Les ovalibus survolaient les boulevards et les places octogonales, émettant de temps à autre leurs sifflements aigus. Les sphères atomiques rayonnantes se déplaçaient maintenant au ralenti : la chaleur naissante du jour se diffusait peu à peu dans la chambre. Le cardinal se retourna et darda ses petits yeux gris sur Armina. Le mépris et la haine suintaient par tous les pores de sa peau. Cette femme lui procurait une excellente occasion de rétablir son autorité bafouée et de se venger de l'impertinence du Scaythe. « Lève-toi ! » aboya-t-il d'un ton rogue. Comme elle ne bougeait pas, l'ovate la saisit par le bras, l'obligea à se relever et la traîna au milieu de la pièce. Nue, exhibée, elle se tint fière et droite devant ses tortionnaires, redressa son beau visage baigné de larmes et défia le cardinal du regard. « Baisse la tête, putain ! glapit le Syracusain. Ton impudeur est une offense à Laissa, la divine mère du Kreuz ! Tu vas d'abord être livrée à ces hommes, pour qu'ils te punissent par là où tu as péché ! » Les paroles de l'homme d'Eglise glissaient sur elle comme des souffles de vent. Au fond d'elle-même, elle était résignée, déjà morte. Sa prémonition de la nuit s'était transformée en certitude : elle ne reverrait plus son fils, l'unique objet de son amour. Ils avaient tué List... List... Elle n'avait plus la force de hurler, de se révolter. Les imprécations de ce kreuzien bouffi d'arrogance lui montraient à quel point elle s'était trompée. Elle avait élevé List dans le culte de la civilisation syracusaine. List... Ô dieux, pas lui, pas List... Ses illusions se fracassaient sur ce surplis mauve, ce colancor pourpre et cette ridicule barrette carrée. Aveuglée par son orgueil, son fol orgueil de mère, elle avait refusé d'écouter Stry Wortling et tous ceux qui avaient essayé de la mettre en garde contre les mirages de Syracusa. « Quand ces hommes en auront fini avec toi, tu seras exposée telle que tu aimes déambuler, sans vêtements, dans une cage installée sur la principale place publique de Duptinat. Et dans quelques jours, tu inaugureras la première croix-de-feu à combustion lente. Tu auras alors tout le temps d'éprouver le remords et tu serviras d'exemple à ton peuple. Ne croyez-vous pas, monsieur, que le châtiment public d'une personne de son rang constituera une excellente introduction aux dogmes de notre sainte Eglise ? — Tout à fait, Eminence, approuva le Scaythe. — Dans un premier temps, en attendant qu'arrivent nos missionnaires, nous l'exposerons dans la cour d'honneur de la Ronde Maison, devant tous ses serviteurs. » Le cardinal contempla distraitement le corps frissonnant de dame Armina. Dans la cendre froide de son regard ne luisait aucune braise de concupiscence. Les épaisses formes femelles ne déclenchaient aucun désir en lui. Seuls les corps tendres des jeunes enfants — ô Kreuz, prends ton fidèle serviteur en pitié — parvenaient à lui faire oublier parfois la rigidité de ses principes. De cela il se consolait en évoquant l'écrasante charge des hommes d'Eglise, leur pesante solitude et la naturelle imperfection de l'âme. Sentant la présence du Scaythe assistant dans son dos, il refoula péniblement ces images furtives, douloureuses, dans la boue de son subconscient. « Messieurs de Pritiv, je vous donne une heure standard pour souiller cette catin par tous les moyens que vous jugerez bons ! Epargnez seulement sa vie », déclara le cardinal. Puis, suivi du Scaythe assistant, il sortit. Deux heures plus tard, les mercenaires de Pritiv et les interliciers parquèrent les mille serviteurs de la Ronde Maison dans la grande cour d'honneur. Dans une cage aux parois transparentes dressée sur une estrade se tenait une femme nue. On avait lié ses bras et ses jambes aux montants métalliques. Sa peau blanche était zébrée d'ecchymoses violacées, son ventre et ses cuisses étaient souillés d'urine, d'excréments et de sang. Les serviteurs furent surpris, choqués, horrifiés, lorsqu'ils constatèrent que cette femme était dame Armina Wortling, veuve du seigneur Abasky. Ils ne l'aimaient pas beaucoup, mais la souffrance qu'on lui faisait endurer les révolta tous. Ceux qui eurent la mauvaise idée de manifester leur colère furent immédiatement extraits de la foule, alignés devant l'estrade et mis à mort. Les disques des mercenaires leur tranchèrent le cou. Les dalles de pierre blanche se couvrirent de sang. Au premier rang se tenait Fracist Bogh, un adolescent d'une quinzaine d'années, fils d'une lingère du palais. La vue de dame Armina suppliciée, avilie, montrée comme une bête de cirque, l'embrasa d'une rage folle. Il eut envie lui aussi de clamer son indignation, de retourner la violence meurtrière qui bouillonnait dans ses entrailles contre ces étrangers aux masques blancs, mais un brutal coup de coude d'un vieux serviteur placé derrière lui l'en dissuada. Fracist avait toujours voué à la mère de List, son compagnon de jeux de l'enfance, un amour proche de l'adoration. Un picotement froid descendit de sa nuque jusqu'en bas de sa colonne vertébrale. Il se retourna : un étrange personnage était immobile sur un balcon surplombant la cour. Fracist n'eut pas besoin de distinguer ses yeux, dissimulés par un ample capuchon noir, pour se rendre compte qu'il était observé, fouillé même. Il sut que cette silhouette n'avait pas besoin d'yeux pour voir car ce qu'elle explorait, c'était l'intérieur, l'esprit, le sanctuaire de silence. Elle profanait son âme. Alors une peur atroce l'envahit et il pleura. Un kreuzien vêtu de pourpre et de violet apparut sur le balcon opposé, situé juste au-dessus de la cage. Il se lança dans un discours véhément dont Fracist Bogh ne saisit pas un mot. L'épouvante l'empêchait d'entendre. CHAPITRE VII LES FRANÇAOS DE LA CAMORRE Les raskattas bannis sur la planète Point-Rouge, dont l'affluence massive entraîna la création des quartiers interdits, s'organisèrent en bandes pour se défendre contre les Prouges autochtones de Matana, la cité aux cent dix-sept portes monumentales. Les chefs de ces bandes furent appelés françaos, du nom de Françao Spilaggi, premier des raskattas à avoir organisé la résistance contre les Prouges. Après des siècles de luttes intestines et meurtrières, les françaos firent la paix et décidèrent de répartir leurs activités de façon rationnelle. Ils créèrent alors la Camorre[1] La Camorre des françaos devint donc un véritable gouvernement clandestin, établissant sa propre loi, sa propre justice et possédant ses propres mœurs. La charge honorifique de françao s'obtenait soit par succession nominative directe, soit par une bataille entre les prétendants nommée « guerre de succession ». La Camorre fit de Point-Rouge la plaque tournante de tous les trafics : esclaves, organes, poudre-à-joie, armes, déremats clandestins, tripots, prostitution... Sif Kérouiq, originaire de Selp Dik, fut l'un des plus célèbres françaos de la Camorre. La légende dit de lui qu'il ne dormait jamais, tant était grande sa méfiance. La légende veut également que son successeur, Bilo Métarelly, mourut en aidant Sri Lumpa (« seigneur Lézard » en langue sadumba) à tirer Naïa Phykit des griffes des marchands d'esclaves. L'hégémonie des françaos cessa en même temps que la Confédération de Naflin. Renforcée par les Scaythes de la sainte Inquisition et les assassins de Pritiv, l'Eglise du Kreuz réussit à les capturer l'un après l'autre et à les brûler sur les croix-de-feu. « L'histoire du grand Ang' empire », Encyclopédie unimentale Tixu Oty ouvrit lentement les yeux. La fraîcheur de la terre où il était allongé, entièrement nu, le fit frissonner. Une douleur aiguë lui lacérait le crâne. L'effet corrigé Gloson, le mal habituel des transferts par déremat. La première chose qu'il vit dans la perspective fuyante des immeubles en ruine, ce fut le ciel inondé de lumière verte. A l'horizon, l'énorme disque de Feu Vert se noyait dans un somptueux lavis de couleurs allant du jade au vert pâle. Les lueurs mourantes des rosaces émeraude qui parsemaient la voûte céleste assombrie léchaient de leurs langues vacillantes les murs des bâtiments éventrés. Dans l'esprit confus de Tixu se déroula comme un rêve la succession d'événements qui l'avaient amené dans cette courette de terre prise d'assaut par les herbes folles, jaunes et rêches. Un délire d'images tourbillonnantes d'où surnageaient les visages de la Syracusaine et de Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt profonde. L'haleine frémissante de la brise ne parvenait pas à balayer les miasmes de puanteur, aussi lourds que du plomb. Le contraste entre la froidure mordante qui montait des entrailles de la terre calcinée et la moiteur de l'atmosphère entraînait des sensations contradictoires sur sa peau, à la fois hérissée et humide de transpiration. Il s'installa péniblement en position assise, replia ses jambes sous lui et tenta de faire le point de la situation. Cet effort lui donna envie de vomir. Le décalage planétaire, cette désagréable impression de ne pas être entièrement installé dans son corps, rendait son cerveau patraque, incohérent. Il estima qu'une bonne heure lui serait nécessaire pour recouvrer toutes ses facultés mentales et physiques. Un rire, un croassement plus exactement, retentit dans son dos. Il se retourna précautionneusement. A quelques pas de lui, adossée à une grosse pierre, était assise une femme ébouriffée et sans âge. Visage ravagé, mine de papier mâché, petits yeux renfoncés et mi-clos soulignés par des cernes violacés. Aux commissures de ses lèvres rainurées, l'extrémité rongée d'un tuyau de pipe. Elle tirait goulûment sur le fourneau rougeoyant et ses narines rejetaient de longues volutes de fumée qui l'enveloppaient d'une brume verdie par les lueurs du troisième crépuscule. Elle était vêtue d'un assemblage de tissus en lambeaux vaguement apparenté à une robe, qui laissait entrevoir une chair flétrie, crasseuse. « R' garde-moi c'bel homme qui m'tombe du ciel ! » Ses rares chicots branlants et ses gencives étaient toujours serrés sur le tuyau de pipe. Elle parlait du coin de la bouche et crachait en même temps de puissants jets de salive brunâtre. « V'là qu'il est tout nu, le mignon ! Même pas besoin d'le déshabiller ! Viens par là, mon tout beau ! Viens voir la belle Isabusa d'plus près ! T'auras pas à l'regretter... Isabusa, l'a grand besoin d'gros câlins ! Y a bien longtemps qu'elle a pas eu un bel homme à elle toute seule... » Elle libéra un rire hystérique, un long borborygme raclé du fond de la gorge. Des rides verticales se creusèrent tout autour de sa bouche. « Eh ben, c'est-y que j'te plais pas ou c'est-y que t'es timide ? Tu veux rien m'dire ? C'est pas gentil, ça ! Si qu'elle t'plaît pas, Isabusa le dira au grand Haschuitt... Lui, y t'obligera à faire un brin de causette avec Isa ! P' t-êt' qu'y t'obligera aussi à l'y grimper dessus ! Tu connais pas de quoi il est capable, le grand Haschuitt ! » A peine avait-elle prononcé ce nom qu'une autre voix, ensommeillée, grave, s'éleva d'un monticule de pierres et de gravats : « Qu'est-c'que t'as à marmonner comme ça, Isa ? Tu nous empêches de pioncer ! Ou alors, c'est-y qu'y a un godappi qui t'veut du mal, des fois ? » Regard vitreux de folle vissé sur Tixu, la femme ne répondit pas. Elle se contenta de tirer d'impressionnantes bouffées de sa pipe dont le fourneau étincelait aussi vivement qu'une forge des légendaires Cyclopes des planètes montagneuses de Delph. Tixu prit conscience que ces immeubles abandonnés pouvaient se transformer en piège mortel. La femme était une mordue de poudre-à-joie, une drogue euphorisante, et présentait tous les symptômes du manque. De plus, l'homme qui lui avait répondu n'était probablement pas seul. Les replis sombres de la nuit naissante, estompant les reliefs, paraissaient abriter une foule d'invisibles dangers. Mais les centres moteurs de l'Orangien, engourdis, refusèrent de répondre à ses sollicitations. Ses maladroites tentatives de se relever se soldèrent par autant d'échecs. Un accès de panique accompagnée de relents nauséeux le traversa. « Eh ben, Isa ! J'te cause, à c'qu'y m'semble ! reprit la voix masculine, agacée. P' t-êt' qu'ça t'emmerde de m'répondre, mais moi, j'veux une réponse quand j'cause S Hé ! c'est l'grand Haschuitt qui parle ! Bon, c'est qu'tu préfères que j'te flanque une bonne raclée. J'vais t'mettre les fesses à vif, ma belle ! Ça t'apprendra à m'réveiller sans raison ! » Une tête hirsute, encore bouffie de sommeil, apparut au-dessus de la crête découpée du tas de gravats. Au milieu de cette trogne bestiale, encadrée d'une lourde tignasse emmêlée et d'une barbe fournie, ne brillait qu'un seul œil noir et inquisiteur. L'autre était recouvert d'un monocle de cristal fumé cousu à même la peau en haut de la pommette et sous l'arcade proéminente. Le grand Haschuitt tendit le bras et pointa un index épais sur Tixu, cloué au sol. « Qui c'est, çui-là ? D'où qu'y sort ? » La femme, recroquevillée, immobile, imperturbable, recracha sa fumée comme une cheminée d'usine d'énergie tellurique mais ne répondit pas. D'autres têtes difformes, cabossées, d'hommes et de femmes se hissèrent silencieusement au-dessus des lucarnes, des éboulements, des murets cernant la cour. L'Orangien se vit brusquement environné d'une ronde grimaçante, d'une cohorte de démons tout droit sortis de l'enfer. Un étau de glace lui comprima les poumons. Sang figé, ventre noué, il fit appel à toute sa volonté pour tenter de se relever. Mais ses bras et ses jambes étaient comme des enveloppes vides, inutiles, incapables de s'arracher à la gravité de Point-Rouge. Quelques femmes aux chevelures de sorcière gloussèrent, sifflèrent, se donnèrent des coups de coude et se lancèrent des œillades appuyées. « Hé, godappi, j'vais t'faire monter l'manche, pis j'y grimperai d'ssus ! — Non, moi ! R' garde-moi, mignon ! R' garde comme j'suis belle ! — Vous vous êtes vues, toutes les deux ? Vous flanqueriez la trouille à un gorille à cul rouge ! — Vos gueules, les pitrenelles ! tonna le grand Haschuitt. Çui-là, y a pas intérêt à le laisser filer ! On dirait qu'il a un p'tit problème de décalage planétaire, mais l'a l'air en pleine forme... Y vaudra un bon paquet d'fric au chairmarché ! La fille de c'matin aurait rapporté plus, mais avec çui-là, on devrait s'refaire un peu ! » Les hommes, fagotés dans des guenilles poissardes, escaladèrent les murets, les monticules de gravats, dégringolèrent des fenêtres et convergèrent vers Tixu. Le cercle se resserra rapidement autour de lui. Aiguillonné par la peur, il parvint, au prix d'un terrible effort, à se lever et à esquisser quelques pas maladroits sur ses jambes cotonneuses. Une pensée furtive traversa son esprit : cette fille dont avait parlé le borgne et qui leur avait échappé ne pouvait être que la Syracusaine, sa passagère du matin. Elle avait été rematérialisée aux mêmes coordonnées que lui et s'était débrouillée pour leur filer entre les doigts. Les pierres roulèrent sous les bottes du grand Haschuitt, qui dévala la pente du tas de gravats comme un taurillon corné sauvage. « Qu'est-ce qu'vous attendez, tas de mouteures castrés ? glapit le borgne. Sautez-y d'ssus ! » Un homme plongea dans les jambes de Tixu, lui agrippa les mollets et le déséquilibra. L'Orangien retomba lourdement sur la nuque. Le choc lui coupa la respiration. Les autres s'abattirent sur lui comme une nuée de sauterelles, lui immobilisèrent bras et jambes et le plaquèrent au sol. La puanteur qui s'exhalait de leurs oripeaux lui souleva le cœur. « Bien joué, les gars ! Çui-là, on l'tient et on l'lâche plus ! jubila le grand Haschuitt. On dirait qu'vous faites des progrès, mes p'tits mouteures ! Attachez-le ! Tout à l'heure, on ira l'vendre à un françao d'la Camorre ! » Ils lièrent ensemble les poignets et les chevilles de Tixu puis le retournèrent sans ménagement sur le ventre. Une touffe d'herbe rêche lui comprimait le visage et rendait sa respiration difficile. Il ne pouvait pas modifier son inconfortable et douloureuse position car la corde humide et coupante maintenait ses bras en arrière, pliait ses jambes, relevait ses cuisses, creusait ses épaules et ses reins, et sa pression augmentait à chacun de ses mouvements. Les muscles contractés, torturés, de son dos et de ses fessiers furent bientôt envahis de crampes. Le croassement d'Isabusa troua de nouveau le clair-obscur qui baignait la courette : « Hé, godappi, si t'avais filé un rencard à ta belle dans c't'endroit, t'es arrivé un peu tard ! Elle avait tell' ment l'feu aux fesses, c'matin, qu'elle risquait sûrement pas de t'attendre ! Tu l'aurais vue filer, tu te s'rais p' t-êt' demandé si elle voulait encore de toi ! — Ho, Isa, tu l'ouvres un peu trop, ta grande gueule ! Tu frais bien d'la fermer ! gronda Haschuitt. Tu nous fatigues ! » Isabusa se le tint pour dit, se rencogna contre la grosse pierre et se contenta de téter en silence le tuyau de sa pipe. Les autres femmes, attifées de loques ornées de pitoyables fanfreluches, s'approchèrent de Tixu. Des braises de convoitise luisaient dans leurs yeux renfoncés, cernés. Leurs mains rugueuses, calleuses, noires de crasse et de terre, se posèrent sur ses épaules et son dos. Elles le caressèrent avec rudesse en émettant des petits rires de gorge. Des frissons glacés parcoururent la peau de l'Orangien qui, complètement désarticulé par la corde, endurait un véritable calvaire. Isabusa lança un regard noir aux autres femmes. « Hé, grand Haschuitt, y a pas d'raison qu'ces salopes profitent du godappi si j'en profite pas aussi ! C'est-y pas moi qui l'ai trouvé, c'mignon ? » Sans attendre de réponse, elle posa sa pipe sur une pierre plate, se releva et, cheveux en bataille, toutes griffes dehors, fondit comme une harpie sur ses compagnes agglutinées autour du prisonnier. Les autres ripostèrent, les doigts crochus happèrent les cheveux, les ongles meurtriers déchirèrent les hardes, arrachèrent des lambeaux de peau, les pieds et les poings frappèrent là où ça faisait mal, sur les poitrines et sur les bas-ventres, des rigoles sanglantes ruisselèrent sur les fronts, les tempes, les nez, les cous, dégoulinèrent sur les joues, les mentons, les gorges. « Arrêtez, les pitrenelles, ou j'm'en mêle ! » La voix forte du grand Haschuitt domina le tumulte. Les femmes suspendirent leurs gestes et se tournèrent à l'unisson vers le géant borgne. « Pisque c'est comme ça, personne y touch' ra ! Vous seriez capable d'me l'abîmer. Et pis, si vous avez tant qu'ça envie d'un homme, c'est pas c'qui manque ici ! Pas vrai, vous autres ? » Des voix masculines appuyèrent vigoureusement les paroles du grand Haschuitt. Ses acolytes étaient d'accord avec lui en toute circonstance, d'autant plus qu'il les dépassait d'une bonne tête et que la largeur de ses épaules et la grosseur de ses poings constituaient leur seule référence en matière de hiérarchie. Celui qui manifestait une opinion contraire à la sienne avait toutes les chances de perdre ses dernières dents, un doigt de pied ou de main. Parfois même, si l'insubordination était jugée particulièrement grave, le pied, la main ou le bras tout entier. « Ouais, ouais, mais çui-là, l'a l'air d'avoir une peau si douce ! soupira une femme au visage zébré d'éraflures. — Pas comme vos sales peaux d'crocrodile ! » marmotta une autre aux lèvres tuméfiées. Elles s'éloignèrent à regret de Tixu. Mais il valait encore mieux se priver d'un petit moment de bon temps plutôt que d'affronter les terribles battoirs du grand Haschuitt. Ils attendirent que la nuit ait entièrement inondé le ciel, mer d'encre criblée de lumières scintillantes, pour se mettre en route. Ils avalèrent un repas sommaire composé de sachets de nourriture séchée volés aux étalages des comptoirs marchands. Ils libérèrent les chevilles et les bras de Tixu, à qui il fallut une bonne demi-heure pour rétablir un semblant de circulation sanguine dans ses muscles tétanisés. Ils lui passèrent un collier magnétique autour du cou, une laisse archaïque probablement récupérée dans une décharge et dont Carnegill, manchot édenté et lieutenant présumé du grand Haschuitt, se vit confier la responsabilité du boîtier de commande. La moitié de la bande était de la balade. « Avec l'fric que c'godappi va nous rapporter, on s'ach' t'ra pour trois bons mois de poudre-à-joie, pis on s'paiera un sacré fichu d'bon temps, c'est moi qui vous l'dis ! » déclama le grand Haschuitt. Des vivats ponctuèrent cette déclaration riche en promesses de « sacré fichu de bon temps ». Puis ils s'engagèrent dans un sentier qui serpentait entre les mamelons herbus du terrain vague séparant les immeubles en ruine des premiers quartiers de Point-Rouge Ville. Ils s'enfoncèrent dans le cœur des ténèbres que la clarté blafarde de l'astre de nuit Psaumé, « l'Œil des Rêves », ne parvenait pas à égratigner : elle se contentait d'ourler d'une frange ténue les échines arrondies des lointaines dunes du bord du désert. Une fraîcheur piquante chassait peu à peu la tiédeur du crépuscule. Ils cheminaient en silence, attentifs aux bruits de la nuit, comme s'ils craignaient qu'une bande rivale ne leur tombe dessus et ne vienne dérober leur trésor. Tout en veillant à se maintenir dans l'allure et à ne pas marcher sur les épines et les chardons traîtreusement disséminés sous ses pieds nus, Tixu grelottait de froid. Il souffrait de la faim également, car ils n'avaient pas daigné partager leur repas avec lui. Dès qu'il ralentissait ou qu'il s'écartait involontairement du groupe, Carnegill ricanait, tripotait le boîtier de commande et resserrait le collier magnétique d'un cran. Les mâchoires d'acier se plantaient de plus en plus férocement dans le cou du captif. Malgré l'inconfort de sa situation, Tixu avait surmonté son décalage planétaire et recouvré l'essentiel de ses facultés mentales et physiques. Il enrageait de s'être laissé capturer comme le dernier des idiots par ces pouilleux en manque de poudre-à-joie. Il guettait un moment propice pour leur fausser compagnie, pour se mettre hors de portée des ondes magnétiques du boîtier de commande, mais la vigilance de Carnegill ne se relâcha pas. Le manchot le surveillait comme un chat sauvage couvant des yeux une musaraigne égarée dans ses griffes. Une imposante colline se dressa devant eux. A son pied, le sentier se jetait dans un inextricable fouillis de rabougris épineux. « On fait l'tour ? suggéra Carnegill. — Pas question ! répondit le grand Haschuitt. On n'a plus l'temps ! On traverse ! » Ils pénétrèrent donc dans le fourré et gravirent la pente escarpée. Les branches épineuses fouettèrent la peau de Tixu. Des chapelets de brûlures vives grimpèrent à l'assaut de ses bras, de ses épaules, de son torse, de ses jambes. « P' t-êt' ben qu'on aurait dû l'habiller ! grogna Carnegill. Ça l'y fait perdre d'la valeur de l'présenter avec des agriffures partout ! Une bonne marchandhomme, faut que ça soye présenté propre et lisse, ça, j'l'ai toujours dit et j'en démords pas... — Ta gueule ! » lui fut-il aimablement répondu. Au sommet de la colline, on apercevait les premières lumières de Point-Rouge Ville. Ils dévalèrent le versant descendant et récupérèrent le sentier qui s'élargissait jusqu'à devenir une allée parfaitement dégagée à proximité des premières constructions. Les demeures des raskattas classés à l'Index, en provenance de tous les mondes du Centre. Jusqu'au mur d'enceinte et aux cent dix-sept portes monumentales de la vieille cité prouge, les styles architecturaux se côtoyaient dans une joyeuse anarchie : toits ronds, pointus, carrés, plats, maisons à colonnades, bâtisses cubiques, trapézoïdales, immeubles de verre coniques, murs blancs, jaunes, bleus, chalets de bois précieux, bulles à demi enterrées, bunkers de béton brut... Chaque exilé tenait à marquer son nouveau territoire de ses empreintes, de sa culture. Les Prouges autochtones n'avaient qu'une seule expression pour désigner ce bric-à-brac foisonnant, ce capharnaüm clinquant qui cernait l'uniformité ocre et blanc de Matana : les quartiers interdits. Quelques engins volants, taxiboules ou personnairs, fusaient silencieusement au-dessus de la petite troupe et se fondaient dans l'obscurité fuligineuse ensevelissant les environs de la cité. Ils s'enfoncèrent dans les rues animées, bruyantes, parsemées d'enseignes clignotantes, de lampadaires nucléaires et de bulles-lumière blanches. A la grande déception de Tixu, nu et ensanglanté dans ces rues maculées de lumière — ce qui pouvait passer pour un signe de civilisation —, personne ne lui prêta la moindre attention, contrairement à ce qu'il avait secrètement espéré. Pas même les interliciers vêtus d'uniformes bleu marine qui déambulaient par groupes de quatre au beau milieu d'une faune pittoresque, d'une véritable sarabande de trognes à potence. Les seuls regards qui se posèrent furtivement sur lui furent ceux de quelques gueux qui saluèrent au passage le grand Haschuitt et sa bande. « Surveille-le bien, Carnegill ! marmonna le géant borgne. C'est pas l'moment die laisser filer ! Y r' présente trois mois de poudre ! Fais-y gaffe, j'vois qu'on fait des envieux ! » Au fur et à mesure qu'ils progressaient vers le cœur des quartiers interdits, il leur était de plus en plus difficile de fendre la multitude, suspendue par grappes mouvantes et compactes aux postiches des camelots ambulants, aux harangues grivoises des rabatteurs des bordels ou aux goualantes des joueurs professionnels qui avaient dressé leurs tables truquées sur les trottoirs. La bouille cabossée de Carnegill, pauvre girouette battue par les vents de la tentation, pivotait en tous sens : ses yeux exorbités, hallucinés, lorgnaient les prostituées adossées aux colonnes des façades. L'ayant repéré, elles l'aguichaient en exhibant un sein, une jambe gainée de soie, lui lançaient à la volée des invitations sarcastiques entrecoupées de rires entendus. Le lieutenant présumé du grand Haschuitt, malade de désir à la vue de ces créatures outrageusement fardées, vêtues de tuniques échancrées et transparentes, inondées de parfums aphrodisiaques, se laissait peu à peu décrocher par les autres. Les prostituées apostrophaient également le borgne et Tixu, tenu en laisse comme un mouteure mené à l'abattoir. « Hé, grand Haschuitt ! C'est la fortune aujourd'hui ! Où c'est que tu l'as trouvé, çui-là ? — L'est mignon, ton esclave ! T'es dégueulasse, t'aurais pul' nettoyer ! Allez, viens, mon beau ! Moi j'vais t'laver et puis après, si tu veux, j'te fais ton affaire gratis ! — Rêve pas ! C'est pas avec c'que ces rats de godappis nous rapportent que les françaos nous laisseront prendre un peu d'bon temps ! — Carnegill, avance, sacré bon Dieu ! grommelait Haschuitt. T'iras les voir quand t'auras le fric i T'entends, bougre de mouteure castré ! Avance ou j't'arrache l'autre bras ! » Tixu avait l'impression de s'engluer dans un cauchemar sans issue. Il se demandait ce qu'il fabriquait, nu, étranglé, écorché, sur ce monde violent, sauvage, où la survie était conditionnée par l'aptitude à cogner vite et fort. Les faisceaux drus des hauts lampadaires nucléaires et des bulles-lumière soulignaient les silhouettes menaçantes, les faciès brutaux, les arcades saillantes, les regards enfiévrés, les bouches tordues, les sutures boursouflées des cicatrices, les poches bosselées des vestes, les crosses des armes... En revanche, le visage de la Syracusaine, cette inconnue pour laquelle il avait entrepris ce voyage insensé — il avait pris soin de programmer l'effacement des coordonnées du déremat de l'agence pour tenter d'égarer l'inspobot de la C.I.L.T. —, s'estompait de sa mémoire comme si elle n'avait été qu'une chimère, une étoile filante dans le ciel éteint de sa vie. Exténué, abattu, il campait désormais sur la frontière ténue séparant la réalité du rêve. Il devenait le spectateur hébété, passif, de la pièce étrange, incongrue, absurde, dont il était censé tenir le rôle principal. Seule la douleur lui cisaillant le cou le ramenait de temps à autre à la perception du présent. Des bourgeois aux robes ou costumes chamarrés se pavanaient au milieu d'escouades en armes qui creusaient des sillons rectilignes dans la populace sans se soucier des regards venimeux, haineux, qui fleurissaient sur leur passage. Personne ne s'intéressait à la bande du grand Haschuitt et, si quelqu'un observait Tixu, tiré à hue et à dia dans la bousculade générale, c'était uniquement pour faire une rapide estimation de sa valeur marchande. Ils débouchèrent enfin sur une place rectangulaire au sol légèrement surélevé et recouvert d'une plaque de béton noir fendillé comme une peau de reptile. Les allées creuses, rectilignes, qui convergeaient vers le centre de l'esplanade étaient bordées de grands cônes lumineux. Elles étaient également jonchées de dalles de verre épais d'où fusaient des éclats phosphorescents. « Le toit du chairmarché i Pas trop tôt ! s'écria une femme qui répondait au doux nom de La Bagarre. J'en ai jusque-là d'me faire grimper sur les arpions ! — T'adores ça, t'faire bousculer ! » ricana Carnegill. La Bagarre haussa les épaules et entonna d'une voix enrouée : « Youpi, une bonne marchandhomme pour un bon prix, Youpi, du bon fric pour d'la poudre-à-joie, Youpi, d'la bonne poudre pour de bonnes nuits, Youpi, les bonnes nuits où j'me donne à toi ! » La nervosité du manchot s'était encore accrue depuis le coup de gueule du grand Haschuitt. Son pouce jouait fébrilement avec les boutons du boîtier de commande. Les mâchoires du collier magnétique se refermaient convulsivement sur le cou de Tixu qui avait de plus en plus de mal à respirer. Ils empruntèrent une allée et se dirigèrent vers le centre de la place. Sous les dalles de verre, l'Orangien entrevit une immense et profonde salle ainsi qu'une scène ronde sur laquelle se dressaient des cages vides, de toutes dimensions, munies de barreaux ou de parois à pression d'air et balayées par les feux croisés de projecteurs autosuspendus. Au point de convergence des allées s'ouvrait la bouche d'un escalier abrupt qui plongeait dans les entrailles obscures du chairmarché. Haschuitt s'y engagea sans hésitation, mais les autres ne parurent pas décidés à lui emboîter le pas. Le borgne se retourna et toisa ses compagnons d'un air mauvais. « Eh ben, qu'est-ce que vous attendez, tas de mouteures castrés ? C'est-y qu'vous auriez la trouille, des fois ? — Parle pour eux ! On peut pas être castrées, nous autres, les femmes ! vitupéra La Bagarre. — Où c'est qu'on va ? demanda Carnegill. — Chez l'françao Métarelly ! gronda le borgne. C'est lui qui fait les meilleurs prix pour les marchandhommes. — J'ai pas confiance ! protesta courageusement Carnegill. Y paraît qu'y paie surtout à coups d'brûlentrailles ! — Si j'comprends bien, t'es en train de discuter mes ordres ? » Le grand Haschuitt brandit les deux énormes massues préhistoriques qui lui servaient de poings. Son œil s'injecta de rage et de sang, sa barbe elle-même se hérissa comme si elle était animée d'intentions meurtrières. Autour de Carnegill, subitement isolé, les traits se figèrent. Hommes et femmes se reculèrent instinctivement et formèrent une arène improvisée. La justice expéditive du grand Haschuitt constituait souvent un intermède spectaculaire, distrayant. Ils s'apprêtaient à être les témoins de la punition du rebelle. De sa mort peut-être. La montagne de fric, donc de poudre, que représentait ce providentiel godappi tombé du ciel chamboulait les têtes et les idées. Livide, Carnegill se rendit compte qu'il était sur le point de perdre ses dernières molaires, son dernier bras, voire même la vie, et estima plus sage de négocier. « T'fâche pas, Haschuitt ! C'que j'en disais, moi, c'était pas histoire de t'embêter... » Des soupirs de soulagement mâtiné de déception ponctuèrent la reddition du manchot. La voix criarde de La Bagarre se répercuta sur les parois de la cage d'escalier : « Youpi, une bonne marchandhomme pour un bon prix, Youpi, du bon fric pour d'la poudre-à-joie... » En bas des marches, un couloir les conduisit sur un palier hexagonal faiblement éclairé par les lueurs tamisées de lampes-eau murales. Il était entouré de portes blindées surmontées d'enseignes holographiques libellées en langue prouge et en nafle interplanétaire. Chacune de ces portes était gardée par trois ou quatre individus aussi engageants que des scorpions tueurs du désert intérieur de Point-Rouge. Le rayonnement des sphères atomiques de chauffage qui voltigeaient sous la voûte revigora légèrement Tixu, frigorifié. En sa qualité de chef, il revint au grand Haschuitt l'honneur d'interpeller l'un des gardes vêtus d'uniformes jaunes qui se tenaient sous une enseigne également jaune. Il saisit son prisonnier par le bras et le poussa devant lui. L'assurance du géant borgne s'effrita comme une motte de terre sèche. Sa voix tonitruante se réduisit à un filet sonore à peine audible : « Euh... c'est là, l'françao Métareily ? — Qu'est-ce que tu lui veux, espèce de traîne-cul ? rétorqua un garde. Tu crois peut-être qu'un françao de la Camorre se déplace pour des pouilleux de ton genre ? » Haschuitt se fendit d'une courbette disgracieuse. « J'ai une bonne p'tite affaire à l'y proposer. D'la belle marchandhomme ! Regardez ! — A qui as-tu volé cet esclave ? — Pas volé, capturé ! répondit le grand Haschuitt en se redressant et en bombant le torse. L'est à moi et à ma bande ! Y a vente au cri, c'te nuit ! Regardez, touchez : d'la belle peau ! Du muscle ! Du costaud ! Sûr qu'les friqueux vont sl’ arracher ! — Bouge pas, je vais voir. Et j'espère pour tes tripes que le françao Métareily est de bon poil, traîne-cul ! Il n'a pas l'habitude de se déranger pour un seul article. » Sous sa barbe, le sourire mielleux du borgne se crispa. « Quand y verra çui-là, y r' grett' ra pas... » Le garde composa un code sur une console enchâssée dans la paroi de béton. Une petite lucarne se découpa aussitôt dans la porte métallique blindée. Le silence feutré et l'attitude hostile des gardes avaient refroidi l'enthousiasme de la bande. Bras ballants, mines anxieuses, yeux et têtes baissés, les glorieux compagnons du grand Haschuitt n'avaient plus qu'une envie : prendre leurs jambes à leur cou. Un visage s'immisça dans la lucarne. Teint bistre, touffe de cheveux crépus et rougeâtres, traits noyés dans la graisse, petits yeux noirs et incisifs : un Prouge sans âge. « Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-il d'une voix rogue. — Des mordus de poudre qui proposent une vente au françao. Une marchandhomme », chuchota le garde. Les yeux noirs du Prouge balayèrent rapidement la plateforme, détaillèrent Tixu. « Fais entrer ces minables ! » Le piège se refermait sur l'Orangien. A moins d'un miracle, il ne voyait pas comment se sortir indemne de ce cul-de-basse-fosse plongé dans la pénombre. A la taverne des Trois-Frères de Deux-Saisons, il avait entendu dire qu'on inoculait le « renddoux » aux prisonniers de la Camorre destinés à la vente. Un virus qui s'attaquait aux cellules du cerveau, neutralisait mémoire et volonté et nécessitait de régulières injections de sérum. Pour se redonner un peu de courage, il s'efforça de se remémorer les paroles de Kacho Marum : Tu as bu l'eau intérieure des lézards, leur force te protégera, tu voyageras à jamais sur le dieu de l'invincibilité... Mais autant ces mots lui avaient paru avoir un sens dans la forêt de Deux-Saisons, autant ici, devant cette porte et ces gardes de malheur, ils sonnaient creux, ils n'étaient que de dérisoires et stupides incantations adressées à des dieux qui n'existaient pas. Ils ne lui faisaient pas oublier la faim, le froid, l'implacable serre de rapace plantée dans son cou, le désespoir qui se diffusait en lui comme un lent poison. Il eut envie de vider un gobelet de mumbë, de sentir la chaleur brutale de l'alcool frelaté dans sa bouche, dans son gosier, dans ses entrailles. Le Prouge, petit homme grassouillet dont le ventre mou retombait sur le pagne blanc, guida Haschuitt et sa bande dans un interminable dédale de couloirs obscurs et incurvés, puis les introduisit dans une large pièce éclaboussée de lumière blanche, crue, aveuglante. Au fond, contre un mur-eau glauque, trônait un bureau massif dont Tixu identifia instantanément les origines orangiennes. Un meuble typique de la province de Vieulinn, caractérisé par son bois de couleur jaune, ses pieds trapus, arrondis, sculptés, et les rebords dentelés de sa table ovale. La vue de ce bureau baroque, incongru dans cette pièce nue, le projeta subitement quelques années en arrière : le mobilier du conversoir de la maison de son oncle, sur Orange, était en tout point identique à celui-ci, il offrait le même mélange de grâce et de lourdeur. D'autres gardes vêtus de combinaisons jaunes firent irruption et fouillèrent minutieusement les membres de la bande. Leurs mains eurent tendance à s'égarer plus qu'il n'était nécessaire sous les fripes des femmes, ce qui n'était pas pour déplaire à ces dernières qui se trémoussèrent et lâchèrent des petits gloussements de plaisir. « Eh bien, Zorthias, tu sais pourtant que la réunion de la Camorre commence dans quelques minutes ! fit une voix coupante dans un nafle parfait mais fortement imprégné d'accent orangien. Alors j'espère ne pas me déranger pour rien ! » L'homme, de taille moyenne, leur tournait le dos. Debout contre un mur-eau latéral de couleur ambre, il suivait attentivement les arabesques d'un poisson-topaze pris en chasse par un banc de gymnotes à queue rouge dont les longs corps enluminés traçaient de fugaces et incessantes figures géométriques. Il était vêtu d'un sobre ensemble ch' tui de Vieulinn, veste croisée bleue et pantalon blanc et bouffant. Son large crâne dégarni luisait sous une bulle-lumière à reconnaissance cellulaire. « Ce sont ces pouilleux qui veulent vous proposer une affaire, françao Métarelly, déclara le Prouge. — Voyons ça. » Le françao se retourna. Ses yeux d'un bleu pâle, un bleu de ciel matinal, se posèrent sur Tixu. Son visage légèrement empâté s'ornait d'un nez aquilin et d'une bouche aux lèvres charnues, sensuelles. Aucune expression ne vint altérer ses traits lorsqu'il eut fini son examen. « Où l'avez-vous capturé ? — Euh... là où qu'on habite, françao. Dans les immeubles abandonnés d'la bordure du désert, bredouilla le grand Haschuitt, obséquieux. — D'où sort-il ? — J'sais pas, françao, l'est tombé du ciel d'vant les yeux d'la vieille Isabusa ! Y sort sûr' ment d'un transfert de cellules ! » Les questions, laconiques, appelaient des réponses rapides et concises. « Il est dans un état lamentable ! dit le françao. Sa peau est tout écorchée. Une marchandhomme, bande de traîne-culs, ça se traite avec le plus grand soin ! » Le borgne et ses compagnons étaient de moins en moins rassurés. Entre deux grimaces niaises en guise de sourires, ils lâchaient de petits rires jaunes et stupides. Carnegill regrettait que la chaîne n'entourât pas le cou de son crétin de chef : il l'aurait immédiatement resserrée de cinq crans, manière de lui faire rentrer sa bêtise dans la gorge. Métarelly s'avança et plongea son regard glacial dans celui de Tixu. L'Orangien dut plisser les yeux pour supporter la luminosité aveuglante de la bulle-lumière qui précédait le françao à chacun de ses déplacements. « Si eux sont incapables de me répondre, tu peux peut-être le faire à leur place. D'où sors-tu ? » De cet homme replet et chauve, à l'allure quelconque, émanait une autorité tranchante, brutale, renforcée par la sobriété de ses vêtements. « Je... je viens de Deux-Saisons », balbutia Tixu. La pression du collier magnétique rendait sa voix geignarde, hésitante. « Idiot ! Tu n'es pas sadumba ! Je me fous de ton dernier voyage ! Je te demande quelles sont tes origines ! — Je suis... d'Orange. » Un léger voile de stupeur recouvrit le visage du françao. Tixu eut l'impression qu'une flamme de chaleur embrasait le regard clair, presque transparent. « Orange?... De quel continent d'Orange ? » Un intérêt, contenu mais réel, sous-tendait sa voix. « De... d'une province de l'hémisphère Sud... Vieulinn... — Vieulinn ! » Il avait laissé échapper ce mot comme un soupir. Il s'absorba dans ses pensées pendant un moment qui parut interminable à Haschuitt et aux autres, qui n'en menaient pas large. « Dieu, qu'elle me paraît loin, la verte Vieulinn, murmura le françao. Comment t'appelles-tu ? — Tixu... Tixu Oty. » Carnegill était tellement nerveux qu'il appuyait sans s'en rendre compte sur les boutons du boîtier. Les mots du prisonnier s'achevaient en râles sifflants. Toujours précédé de sa bulle-lumière, Métareily retourna se placer devant le mur-eau ambré où le poisson-topaze déjouait sans se lasser les manœuvres de ses prédateurs. « Toi, le borgne, tu es le chef de cette bande, n'est-ce pas ? lança-t-il du fond de la pièce. — Euh... oui, couina le grand Haschuitt qui se demanda où son interlocuteur voulait en venir. — Sache pour ta gouverne et en vue d'autres affaires que tu aurais à me proposer, que les Orangiens ne valent rien au chairmarché ! Ils ne sont même pas cotés ! Dans son état, ta marchandhomme ne vaut guère plus qu'un dé de poudre ! — Mais, françao, çui-là est jeune ! En pleine forme ! argumenta Haschuitt, dépité. Y a qu'à l'frotter de ces huiles qui r' mettront sa peau comme celle d'un bébé... — Tais-toi, traîne-cul ! » La voix de Métareily était aussi affûtée qu'un scalpel. « Tu as eu l'audace de venir chez moi, n'aie pas celle de refuser mes conditions ! Ici, c'est moi qui décide et j'ai décidé, parce que je t'aime bien dans le fond, de t'offrir un dé de poudre pour cet Orangien. Si ce marché ne te convient pas, je te paierai à coups de brûlentrailles. Et cette fois-ci, je ne serai pas regardant sur la dépense ! » Le grand Haschuitt entrouvrit la bouche pour protester, mais le violent coup de coude dont La Bagarre lui gratifia les côtes le ramena au sens des réalités. Accrochée au seul bien qui lui restait, la vie, elle venait ainsi de donner le signal de la débandade. « Prenez sa commande au manchot ! » ordonna le françao aux gardes. Carnegill n'attendit pas l'intervention des gardes pour se débarrasser du boîtier. Il le jeta loin devant lui, tourna les talons et fila sans demander son reste. « Zorthias, donne un dé de poudre à ces minables et fous-les dehors ! Ils puent ! » La bande du grand Haschuitt reflua en désordre vers la sortie. Sur leurs bouilles dépitées, blêmes, se lisaient à la fois le soulagement de sortir vivants de l'antre d'un françao de la Camorre et la promesse de terribles empoignades. Un dé de poudre, c'était juste assez pour contenter cinq à six membres de la bande, et il leur faudrait se battre comme des bêtes féroces pour faire partie des privilégiés, pour récupérer quelques miettes de la précieuse drogue. Les femmes rivaliseraient de charme et se prêteraient à toutes les bassesses pour être élues par les vainqueurs. Le grand Haschuitt fulminait : offensé publiquement dans sa dignité de chef, il se devait de rétablir au plus vite son autorité battue en brèche. Le bras restant de cette grande gueule de Carnegill, brandi en trophée, suffirait peut-être à faire réfléchir les autres. Sinon, il lui arracherait la tête et la clouerait sur le portail d'entrée de leur repaire. Rien de tel qu'une bonne tête clouée sur du bon bois pour étouffer les ardeurs contestataires. « Ils ont eu de la chance que je sois de bonne humeur ! fit le françao après leur départ. En vertu d'une décision de la Camorre, j'aurais dû les supprimer : il est de l'intérêt public d'éliminer rapidement ces parasites. Si on les laisse devenir trop nombreux, ils vont finir par s'organiser et nous créer des ennuis. La puanteur est infernale ! Branchez les ioniseurs à parfum ! Et retirez-lui cette laisse magnétique ! » Le collier se desserra cran par cran et retomba aux pieds de Tixu. Il put enfin respirer librement, à profondes et longues inspirations. Les mâchoires d'acier lui avaient imprimé une marque bleue à la base du cou. Son cerveau brutalement suroxygéné flotta dans une douce euphorie qui lui fit oublier la faim, le froid, la douleur et le désespoir. Au terme d'une descente tracée à vigoureux coups de nageoires, le poisson-topaze avait succombé à l'un de ses prédateurs qui se jetaient maintenant sur lui pour-la curée. Sa petite queue translucide fouettait inutilement l'eau ambrée du mur. Les dents pointues des étincelants gymnotes à queue rouge commençaient à le dépecer. « Il a tenu trois jours, commenta le françao. Compte tenu de l'espace restreint et du fait qu'il était seul contre six, c'est un résultat plus qu'honorable ! » Zorthias réapparut quelques minutes plus tard, arborant un large sourire sur sa face bouffie. « Pas de problème, Zorthias ? — Non, françao. Ils se battaient avant d'être arrivés sur le toit du chairmarché ! — Tant mieux ! Ils réussiront peut-être à s'entretuer, ce qui nous éviterait le travail. A présent, je dois partir pour la réunion de la Camorre. Toi, tu t'occupes de lui. Emmène-le à Sar Bilo, fais-lui prendre un bain, demande aux filles de l'Anneau de soigner ses égratignures, trouve-lui des vêtements et attends-moi ! — Dois-je lui remettre la laisse magnétique, françao ? — On ne met pas de chaînes aux hôtes ! Pas même chez les Prouges ! » Les yeux noirs de Zorthias s'arrondirent de stupeur. Il secoua à trois reprises sa crinière rouge et crépue comme pour s'assurer qu'il avait bien entendu. « Cette marchandhomme est votre... hôte, françao ? » Son accent guttural, rocailleux, offrait un saisissant contraste avec la rondeur de ses formes et la mollesse de ses traits. Métarelly ne répondit pas. Il détourna simplement son regard de la scène navrante qui se déroulait à l'intérieur du mur-eau trouble, où les restes du poisson-topaze s'éparpillaient au ralenti, et se rendit près du bureau. Il glissa les doigts dans un détecteur d'empreintes posé sur la table marquetée. Le mur-eau pivota sur ses gonds dans un chuintement feutré et découvrit une plateforme gravitationnelle immobilisée à l'entrée d'un tube de descente. Le françao et ses gardes prirent pied sur la plateforme. Avant que le mur ne se fût entièrement refermé sur eux, Métarelly déclara : « Tu répondras de sa vie, Zorthias ! » Son ton déterminé ne laissait aucune place à l'échec. Trois heures plus tard, Métarelly, toujours escorté de ses gardes, surgit comme par enchantement dans l'immense salon de sa demeure, Sar Bilo. Il s'était changé. Il portait à présent une cape et un costume en tissu chiné de Jaunille, province d'Orange renommée pour la qualité de ses étoffes. Il semblait préoccupé, soucieux. De profondes rides barraient son large front. Ses yeux se rétractaient, s'enfonçaient sous ses arcades sourcilières. Il tint un conciliabule avec Zorthias, venu aux nouvelles. Du confortable canapé sur lequel il était assis, Tixu vit le Prouge rouler des yeux furibonds et s'agiter comme un forcené. Après le départ du françao pour la réunion de la Camorre, Zorthias avait entraîné Tixu dans un labyrinthe d'escaliers de pierre, de passerelles métalliques suspendues et de galeries obscures, étranglées, irrespirables. Exténué, l'Orangien avait dû faire appel à toute sa volonté pour ne pas perdre de vue le pagne blanc qui avançait à toute allure devant lui. Ils avaient atteint un carrefour où débouchaient une dizaine d'autres galeries et au centre duquel se trouvait une cabine montée sur un rail d'eau. Nerveux, Zorthias avait aussitôt programmé le parcours avec la pointe d'un ongle sur une console de la taille d'un pouce. Ils s'étaient engouffrés dans la cabine qui s'était ébranlée, avait pris de la vitesse et avait foncé à une allure vertigineuse dans les entrailles du sol. Ils avaient parcouru une distance que Tixu aurait été bien en peine d'évaluer. Les tunnels, éclairés de lampes au nyctron enchâssées dans les voûtes, se ressemblaient tous. A chaque aiguillage, à chaque changement de direction, des gerbes d'eau, l'eau du rail, avaient cinglé les vitres de la cabine. Durant tout le trajet, Zorthias s'était montré fébrile, inquiet, et sa main s'était tenue en permanence près du brûlentrailles de poche passé dans la ceinture de son pagne. Le françao lui avait confié la responsabilité de la vie du captif : il exécutait l'ordre avec la férocité d'un chienlion dressé, prêt à tuer pour défendre les intérêts de son maître. La cabine avait enfin ralenti, puis avait fini par s'immobiliser. Le grondement assourdissant et le clapotis du rail-eau avaient cessé et restitué le labyrinthe au silence des profondeurs. Les yeux de Tixu s'étaient rapidement accoutumés au clair-obscur. Ils se trouvaient dans un sous-sol hérissé de gros piliers cylindriques en acier. Le Prouge avait frappé dans ses mains en une succession de coups longs et de coups brefs. L'un des piliers, un tube de montée, s'était ouvert sur une plateforme ascensionnelle. « Monte ! Vite ! » avait aboyé Zorthias, main posée sur la crosse de son brûlentrailles. Il avait jeté des regards furtifs, inquiets, de tous côtés, comme s'il s'était attendu à voir surgir des ennemis de partout à la fois. Tixu s'était demandé pourquoi son ange gardien se montrait aussi agité. Epuisé par son transfert, par le traitement que la bande du grand Haschuitt lui avait réservé, par cette marche somnambulique dans les galeries souterraines du chairmarché, il n'avait pas un seul instant envisagé de lui fausser compagnie. Mais Zorthias avait peut-être ses raisons. Point-Rouge était le genre d'endroit où la méfiance était une vertu. La plateforme les avait déposés au rez-de-chaussée de Sar Bilo, la maison du françao, une bâtisse de pur style orangien. Les murs-eau convexes aux tons miel et ambre dans lesquels s'ébattaient des poissons de toutes tailles et de toutes couleurs formaient de somptueuses mosaïques mouvantes et scintillantes. D'épais tapis moirés de Jaunille jonchaient le carrelage de marbre iaspé, les molles ondulations des tentures tirées devant les baies arrondies dessinaient de fugaces enluminures. Au centre du grand salon, à l'intérieur d'un grand dôme géodésique, des anneaux entrelacés et phosphorescents naissaient et mouraient en un cycle sans cesse renouvelé. Tixu avait déjà vu des dômes et des anneaux de ce genre sur les places des grandes villes d'Orange : ils représentaient le cycle de la vie humaine et rappelaient aux passants le caractère éphémère de toute chose ici-bas. Dans les couloirs se pressait une foule de serviteurs et d'esclaves, ombres silencieuses et furtives de l'autre côté des murs-eau. Zorthias avait murmuré quelques mots devant l'holophone à écran cristallin. Deux femmes étaient descendues par l'escalier monumental reliant le rez-de-chaussée à la mezzanine centrale. Des sœurs originaires du Troisième Anneau de Sbarao, aux longues chevelures bleu-noir, aux immenses yeux couleur de terre brûlée, aux pommettes saillantes, au nez fin et droit, à la bouche lippue entrouverte sur des dents teintées de nacrelle rose. Elles étaient vêtues de simples carrés de tissu écru, noués sur les hanches, qui ne cachaient pas grand-chose de leurs corps sveltes et bruns. « Le françao veut que vous vous occupiez de lui. Bain et massage à l'huile de kiprite pour faire disparaître les plaies, avait expliqué Zorthias, visiblement soulagé d'être arrivé sans encombre à Sar Bilo. Je viendrai le reprendre dans deux heures. » Les deux femmes avaient conduit Tixu dans une salle claire au second étage de la maison, dont le plafond transparent se couvrait de poussière d'étoiles. Elles l'avaient baigné d'autorité dans une eau bouillonnante et brûlante et avaient vigoureusement récuré sa peau avec de rugueuses éponges végétales. Elles n'avaient pas cessé de rire et d'émettre leur babil musical. Il avait ainsi appris qu'elles avaient été capturées lors d'une rafle effectuée dans leur village par les trafiquants sbaraïques, puis vendues comme esclaves à un richissime joaillier de Point-Rouge, un vieux vicieux qui les obligeait à faire des choses dégoûtantes. Mais ce dernier avait refusé de payer la dîme annuelle fixée par la Camorre aux commerçants et il avait reçu la visite des sbires des françaos. Il avait dû fuir précipitamment et abandonner toutes ses richesses, esclaves compris. Un fabuleux butin que la Camorre s'était empressée de récupérer et de partager. C'est ainsi qu'elles s'étaient retrouvées au service de Bilo Métarelly. Elles ne s'en plaignaient pas car, sous des dehors sévères, le françao savait faire preuve de gentillesse à leur égard. Elles s'arrangeaient simplement pour ne pas paraître devant lui lorsqu'il était de mauvaise humeur. Entre deux fous rires, elles avaient ajouté qu'elles réussissaient aisément à satisfaire tous ses vices, ce qui chez lui n'était pas trop compliqué. Elles avaient également évoqué avec nostalgie le Troisième Anneau, leur monde d'origine, et les larmes qui avaient coulé à ce moment-là n'étaient pas des larmes de rire. Elles avaient ensuite enduit Tixu d'une huile parfumée et l'avaient longuement massé. Leurs mains aussi légères que des plumes d'oiseau avaient fini par l'endormir. Elles lui avaient chatouillé le lobe des oreilles pour le réveiller, et sa bouille ahurie avait déclenché une nouvelle salve de rires malicieux. Il s'était alors rendu compte que sa peau avait recouvré sa netteté, sa douceur. Les plaies avaient disparu, y compris la marque bleue de son cou dont il ne restait plus qu'une légère ombre rosâtre. Toute trace de fatigue s'était également évanouie, comme si elle avait été aspirée par les paumes de ces femmes. Elles l'avaient remis à neuf. Il avait éprouvé un merveilleux sentiment de bien-être qui lui avait rappelé l'effet de l'onguent de lézard avec lequel Malinoë, la femme de Kacho Marum, avait soigné son épaule dans la cabane de la forêt profonde. Elles l'avaient aidé à passer un pantalon resserré aux chevilles et une tunique de coton peigné blanc. Puis Zorthias était venu le chercher pour le mener jusqu'au grand salon, où il lui avait intimé l'ordre de s'asseoir et d'attendre. Il avait peu à peu perdu toute notion du temps. Il avait flotté entre rêve et réalité, perdant le fil d'un écheveau où s'entremêlaient étroitement impressions et illusions. Il en était arrivé à douter de l'existence de la Syracusaine. Il croyait se souvenir, pourtant, qu'elle avait été le moteur de sa décision, que c'était pour elle qu'il s'était lancé dans cette entreprise insensée. Il ne parvenait plus à reconstituer ses traits mais il n'avait pas oublié les autres, le mystérieux individu dissimulé dans son ample capuchon vert et ses hommes de main aux masques blancs. Il n'avait pas oublié Kacho Marum qui était venu le repêcher dans le fleuve Agripam. Les grondements indignés de son ventre, qui réclamait son dû avec insistance, l'avaient ramené progressivement sur le rivage du réel. Ils l'avaient empêché de douter de sa propre raison, de sa propre existence. Les mains de Zorthias, toujours en discussion avec le françao, retombèrent le long de ses hanches. Ses yeux noirs étincelaient de colère. La voix tranchante de Métarelly arracha brutalement Tixu à ses pensées : « Te voilà plus présentable ! » Avant que Tixu ait eu le temps d'ouvrir la bouche, le françao se laissa choir de tout son poids sur le canapé. Les soucis semblaient avoir déserté son visage, même si quelques tics et rides tenaces continuaient de trahir une certaine inquiétude, même si ses épaules s'affaissaient un peu plus que d'habitude. « Bien entendu, tu es en droit de te poser des questions ! reprit Métarelly d'un ton qui se voulait enjoué. Je suis persuadé que tu aimerais savoir ce que tu fais chez moi alors que tu aurais dû être l'une des vedettes de la vente de cette nuit, au chairmarché... » Zorthias s'assit en tailleur sur un tapis de Jaunille et écouta de toutes ses oreilles. Il voulait comprendre, lui aussi, les raisons de cette exceptionnelle faveur. La crinière fauve qui encadrait son visage mafflu accentuait sa ressemblance avec un chienlion docile. « Comme tu l'as probablement remarqué, tout ici rient d'Orange, fit le françao. Tapis, murs, meubles... absolument tout, y compris les pierres, les tuiles blanches et la charpente. La raison en est simple : je suis moi-même orangien. Et qui plus est, je suis originaire de la province de Vieulinn... La belle et verte Vieulinn... Mon vrai nom est Bilo Maïtrelly, mais comme ils n'arrivaient pas à le prononcer correctement ici, ils l'ont transformé en Métarelly. Ça fait une éternité que je n'ai pas revu Vieulinn et je ne crois pas que je la reverrai un jour. Mais cela ne m'empêche pas de me tenir au courant de ce qui s'y passe. Ainsi, cette semaine, troisième semaine du mois de néfrenn orangien, Orange fête ses vingt siècles d'indépendance. Vingt siècles que la colonie orangienne est devenue un Etat membre à part entière de la Confédération de Naflin ! Est-ce que tu le savais ? » Ce grand escogriffe de Haschuitt avait voulu vendre Tixu à un françao d'origine orangienne, un Vieulinnois qui plus est. Un étonnant concours de circonstances. Peut-être était-ce ça, la force du dieu Lézard ? « Euh... non, répondit Tixu qui n'avait jamais eu de goût pour l'histoire. — Bien que j'aie été banni à jamais de notre monde, j'avais envie de participer à ma manière aux réjouissances. C'est ce qu'on doit appeler la nostalgie. J'avais pour Orange les yeux d'un amant passionné, excessif ! Cette planète était mienne et je ne voulais pas la quitter. Mais le destin en a décidé autrement. Quoi qu'il en soit, inutile de revenir en arrière. Il m'est agréable de partager cette fête d'indépendance avec un complanétaire. Voici, mon cher Ti... — Tixu Oty. — Mon cher Tixu, ce qui te vaut ton actuelle liberté ! Si ces traîne-culs s'étaient adressés à quelqu'un d'autre que moi, françao ou négociant, tu serais à cette heure-ci en train de croupir dans une cage de la salle des ventes. Avec en prime, une saloperie qu'on t'aurait balancé dans le sang et qui te rongerait l'intérieur du crâne !... J'ai commandé un repas typiquement vieulinnois afin de célébrer dignement ces vingt siècles d'indépendance. Ensuite, à l'entrée de Salom dans le ciel, nous irons au chairmarché. J'ai quelques lots à vendre. Tu verras, mon jeune ami, le spectacle est plus attrayant de l'extérieur que de l'intérieur des cages ! » Comme la vue du bureau du françao dans son repaire du chairmarché, le repas, succulent, ramena Tixu des années en arrière. Chaque bouchée ravivait des souvenirs qu'il croyait à jamais balayés dans les vents de l'oubli. L'image floue de sa mère préparant les repas de fête lors de sa petite enfance vint se superposer aux saveurs emplissant son palais. Bilo Maïtrelly se montra disert, chaleureux comme un père vis-à-vis de son fils, heureux de trouver en Tixu un compagnon à qui se confier. Il ouvrit des brèches dans la muraille de méfiance, de solitude et de silence que ses interminables années d'exil avaient érigée autour de lui. Les deux hommes se réfugièrent l'espace du repas dans le chaud cocon d'Orange. La nostalgie et les vins fruités de Vieulinn coulèrent à flots. Ils abandonnèrent Zorthias, qui avait été exceptionnellement admis à la table du maître de Sar Bilo, à sa bouderie maussade. Jamais de sa vie le Prouge n'avait autant entendu parler le françao qui raconta avec force détails le crime passionnel qui lui avait valu le classement à l'Index des raskattas et son bannissement d'Orange, son arrivée sur Point-Rouge Ville, sa lente ascension au sein de la Camorre. Il avait débuté comme homme de main chargé des basses besognes, en particulier de la liquidation des récalcitrants et des traîtres. Puis il était devenu l'homme de confiance et le garde du corps de Sif Kérouiq, un vieux françao très influent originaire de Selp Dik. A sa mort, Sif Kérouiq en avait fait son légataire officiel, ce qui équivalait à une reconnaissance implicite au titre de françao. Mais cette décision n'avait pas été du goût de tout le monde et Bilo Maïtrelly avait été mis dans l'obligation d'éliminer un à un tous les prétendants à la succession, pour la plupart d'anciens lieutenants de Sif Kérouiq, des durs à cuire dont il était venu à bout par la ruse et la traîtrise. « C'est ce qu'on appelle ici une guerre de succession, ajouta-t-il en libérant un rire sardonique qui fit frémir son interlocuteur. Et toi, qu'est-ce que tu fabriques sur Point-Rouge ? — Euh... je voyage, répondit prudemment Tixu. — Ah, tu voyages ! Sans argent et à poil ! » Les lèvres charnues du françao s'étirèrent en un sourire dubitatif. « C'est-à-dire que... je me suis fait avoir par la C.I.L.T., vous savez, cette compagnie de transfert de cellules, se justifia Tixu à qui le scepticisme de son hôte n'avait pas échappé. Elle n'avait que de vieux déremats, de ceux qui ne transfèrent que les cellules humaines... Et, euh... l'employé ne m'avait pas prévenu, si bien que j'ai tout perdu au cours du transfert : bagages, vêtements, argent... Quand je me suis rematérialisé sur Point-Rouge, je n'ai rien pu faire pour échapper à cette bande. Je souffre du mal des voyages et il me faut une bonne heure pour retrouver ma motricité. Ils ne m'en ont pas laissé le temps. — Admettons ! C'est tout de même curieux que l'employé ait programmé ta rematérialisation dans les immeubles en ruine du bord du désert ! Ce n'est pas à proprement parler un endroit idéal pour jouer les touristes i Et maintenant, que comptes-tu faire ? — Je ne sais pas... Essayer de trouver un peu d'argent pour repartir... — Un peu ! Il faut beaucoup d'argent pour voyager ! répliqua Maïtrelly. Les voyages par déremat des compagnies coûtent de petites fortunes ! Il te faudrait dix ans pour réunir la somme nécessaire ! J'aurais peut-être une meilleure solution à ton problème. Tu n'es pas classé à l'index des raskattas, au moins ? — Euh... non, pas pour le moment, dit Tixu qui ne savait pas où la C.I.L.T. en était de ses démarches et si elle avait déjà demandé son classement à l'Index pour trafic de déremat. — Tant mieux ! J'aurais pu, dans le cas contraire, te proposer du travail, mais de toute manière le moment serait mal choisi. Il est absolument impossible d'affirmer aujourd'hui que la Camorre sera une réalité dans quelques semaines, ou même dans quelques jours... » Zorthias releva la tête, lèvres et menton dégoulinants de sauce. (Il n'avait jamais réussi à manier correctement les couverts mécaniques.) Il suspendit sa mastication et, bouche bée, pétrifié sur sa chaise, ne songea pas à s'essuyer avec la serviette que ses doigts crispés avaient machinalement saisie. « Pourquoi dites-vous cela ? demanda Tixu. J'ai toujours entendu dire que, sur Point-Rouge, personne ne pouvait rien contre les françaos de la Camorre... » Maïtrelly commanda l'arrêt du couvert mécanique, qui interrompit son mouvement à trois centimètres de sa bouche, et croisa les mains sous son menton. Autour de la table ovale, les quatre servantes, vêtues de robes diaphanes, originaires d'Issigor comme l'indiquaient leur peau translucide et leur chevelure cendrée, allaient et venaient, chargées de plateaux d'optalium blanc, en un ballet parfaitement réglé. Le françao les avait affranchies toutes les quatre mais elles avaient exprimé le souhait de rester à son service. « Les temps sont en train de changer, murmura Maïtrelly d'un air sombre. C'était l'objet de la réunion de ce soir. » Son visage s'était de nouveau rembruni, creusé. Les soucis qu'il était parvenu à tenir éloignés tout le temps qu'avait duré l'évocation de ses souvenirs de jeunesse revenaient l'assaillir. « La Camorre se trouve confrontée à une menace dont elle ignore la puissance, reprit-il d'une voix lasse. Il y a une semaine, nous avons reçu une ambassade secrète venue de Syracusa, composée d'un Scaythe d'Hyponéros, d'un cardinal kreuzien et d'un parent proche de la famille gouvernante, le clan Ang. Ces prétentieux faiseurs de modes nous ont servi un insupportable baratin comminatoire ! » A l'évidence, Métarelly, grisé par le vin, éprouvait un besoin pressant de parler, de vider son sac. « Ils exigent un contrôle permanent sur toutes nos activités : jeux, prostitution, marché aux esclaves, trafic d'organes, d'armes, de poudre, d'alcool... Ils veulent que nous leur remettions nos déremats privés et que, pour nos déplacements, nous leur fassions la demande d'un passeport cellulaire temporaire. Ils veulent également que nous aidions leurs salopards de missionnaires à convertir les Prouges de Matana et les tribus du désert intérieur. Et enfin, ils nous somment d'introduire un Scaythe lecteur dans chacune des armées françaïques !... Rien que ça ! — Qu'ils viennent et nous les égorgerons comme des mouteures ! » gronda Zorthias. La sauce qui dégouttait de ses lèvres était comme du sang barbouillant le mufle d'un fauve. Le françao fronça les sourcils. « Pas si vite, Zorthias ! Si ces précieux ont eu l'audace de venir jusqu'ici pour nous provoquer, c'est qu'ils doivent disposer d'appuis importants, d'alliés redoutables. Soit la Camorre accepte leurs exigences, et elle se fait bouffer, soit elle les refuse, et c'est l'affrontement. La guerre. Et une guerre dont nous ne sommes pas sûrs de sortir vainqueurs est une guerre qu'il vaut mieux éviter... Je crains particulièrement l'Eglise kreuzienne et ses légions de fanatiques. Où veulent-ils en venir ? Quelles sont les raisons qui les poussent à venir fouiner dans nos affaires ? Pour moi, ça reste un mystère. Et si nous n'élucidons pas ce mystère dans les jours qui viennent... » Le cœur de Tixu battait la chamade. Son pouls s'était progressivement accéléré, puis emballé au fur et à mesure du discours de Maïtrelly. Ces propos avaient agi comme un électrochoc et l'avaient brutalement replongé dans le cours de sa propre vie. Un feu dévorant lui embrasa les entrailles et balaya ses doutes, ses hésitations, son indécision. Les vapeurs sournoises des vins fruités orangiens se dissipèrent tout à coup. Il recouvra toute sa lucidité, toute son acuité mentale. Son complanétaire l'avait involontairement reconnecté à la Syracusaine, aux tueurs qui la traquaient, au complot qui se tramait contre la Confédération. Il comprit que les jours des françaos de la Camorre étaient comptés, qu'ils n'étaient plus désormais que des morts en sursis. « Il n'y a ni à accepter ni à refuser ! dit-il presque malgré lui. La seule chose qui vous reste à faire, c'est de fuir au plus vite pendant qu'il en est encore temps. » Le poing de Bilo Maïtrelly s'abattit sur la table. Un verre de cristal se renversa et se brisa sur le bord d'une assiette. Des étincelles de colère dansèrent dans ses yeux clairs. « Qu'est-ce que tu racontes ? Fuir ? Devant ces caricatures, devant ces efféminés emmaillotés ? Qu'est-ce qui te prend ? Qu'est-ce que tu sais de ces choses-là, toi ? — Je vous ai menti tout à l'heure, répondit calmement Tixu. J'étais employé de la C.I.L.T. sur Deux-Saisons et ces gens ont voulu me tuer parce que j'ai transféré gratuitement une personne qui en savait un peu trop sur leurs projets. » Une expression de stupeur glissa comme une ombre sur la physionomie du françao. « Contre eux, enfin je suppose que nous parlons des mêmes, vos escortes armées ne pourront pas grand-chose ! insista Tixu. Ils lisent dans les pensées : ils devineront vos intentions, vos projets, vos manœuvres encore plus facilement que vous avez deviné mes bobards, tout à l'heure ! Sur Deux-Saisons, ils n'ont eu qu'à entrer dans l'intérieur de ma tête pour prendre tous les renseignements dont ils avaient besoin. J'ai même eu l'impression qu'ils n'avaient qu'à émettre une pensée pour me faire exploser le cerveau. C'était... comment dire ?... une telle sensation d'impuissance, de vulnérabilité... Si je suis actuellement sur Point-Rouge, c'est pour essayer de donner un coup de main à la fille qu'ils poursuivent. Parce que je crois qu'il n'y a qu'elle qui puisse encore faire quelque chose... — Pourquoi ne t'ont-ils pas tué ? » Il n'y avait aucune trace d'ironie dans la voix de Maïtrelly. « Ils ont essayé mais la vie voulait encore un peu de moi... » Un silence pesant retomba sur le salon. Le françao ne songea pas à mettre en doute les paroles de Tixu : il s'y connaissait suffisamment en hommes pour sentir à quel moment ils étaient sincères et à quel moment ils cessaient de l'être. Plateaux en main, les servantes issigoriennes s'étaient figées de chaque côté de la porte coulissante donnant sur la cuisine. Elles ignoraient ce que signifiaient ce mutisme inattendu, cette ambiance tendue, et n'osaient plus s'approcher de la table. « Mon jeune ami, il faudra que nous ayons une conversation plus approfondie à ce sujet ! reprit le françao en détachant bien ses mots. Salom entre dans le ciel et nous devons nous rendre au chairmarché. C'est peut-être la dernière fois, qui sait ? Je ne veux pas rater la vente vedette de cette nuit : une fille très belle, paraît-il ? Une précieuse en chair et en os... Une Syracusaine... » Tixu tressaillit. Son visage devint blême. Bilo Maïtrelly, qui avait retrouvé la maîtrise totale de ses émotions, l'épiait du coin de l'œil. Il ne fut pas surpris de la réaction de son complanétaire. « Elle a été capturée au deuxième crépuscule dans Matana. Par une bande de jeunes Prouges travaillant pour le compte du gros Glaktus, un immonde tas de graisse qui est aussi négociant et qui, bien entendu, s'est empressé de la mettre en vente. Je me demande ce que cette Syracusaine pouvait bien foutre dans ce coupe-gorge qu'est Matana ! Le record des enchères va sûrement être pulvérisé cette nuit... » Il s'essuya les lèvres, repoussa sa chaise et se leva. Il avait immédiatement fait le rapprochement entre la marchandhomme du gros Glaktus et la passagère clandestine de Tixu. Il décida de ne rien en laisser paraître. Il avait toujours à l'esprit ce conseil de Sif Kérouiq, son mentor : ne jamais dévoiler sa résolution afin de garder une complète liberté d'action. « Pars devant, Zorthias ! Et fais escorter mes lots jusqu'au chairmarché ! » Le Prouge disparut derrière un mur-eau sur lequel venaient échouer les rayons crayeux de Salom dans un poudroiement de lumière mourante. Dès qu'il l'avait aperçu, nu, étranglé, ensanglanté, malheureux, dans son repaire de la Camorre, Bilo Maïtrelly avait ressenti une sympathie instantanée pour Tixu. Et ce, avant même de savoir qu'il était orangien. A présent, il comprenait pourquoi : son jeune hôte était poussé par la même motivation que celle qui l'avait entraîné à commettre une folie, un meurtre, quarante-deux années standard plus tôt, dans la province de Vieulinn la Verte. Et cette motivation, c'était l'amour. CHAPITRE VIII Capturez la citadelle du silence, En elle, nul n'attaque, Nul ne peut vaincre l'infini, Source de toute chose. Capturez la citadelle du silence, Où toute maladie trouve guérison, Où toute guerre trouve paix, Où toute mort reprend vie. Capturez la citadelle du silence, L'amour sera votre bouclier, La lumière sera votre pain, Le son votre gardien. Capturez la citadelle du silence, Elle est la demeure de Dieu. Mahdi Vetraysi, premier successeur du mahdi Naflin Plongée dans une pénombre écorchée par les lampes à eau mourantes, la maison était silencieuse. Le chevalier Long-Shu Pae avait coupé le canal U.A.S.F. (Universel Auditif Superfluide) qui proposait jour et nuit un programme continu de musique emphonique entrecoupé de brefs bulletins d'information. Il avait également éteint le lecteur holographique de bullovision, qu'il laissait généralement allumé en permanence. Assis en position de veille quiète, une posture que certains spécialistes de l'Indda de Terra Mater appelaient également « lotus », il s'était totalement immergé dans le torrent de ses pensées. Il s'était isolé dans la pièce la plus retirée de la maison, située au deuxième étage. Un réduit carré sans fenêtre, entouré de rayonnages sur lesquels s'entassaient livres-papier, livres-lumière, films vidéholo et mémodisques codés. Un endroit dont il appréciait la qualité vibratoire et qui lui servait à la fois de bureau et de salle de méditation. Les rayons blafards d'une bulle flottante se glissaient timidement par l'entrebâillement de la porte donnant sur le couloir et dessinaient un carré délavé sur le parquet. Long-Shu Pae avait passé sa vieille bure défraîchie, d'une couleur indéfinissable tirant sur le gris et assortie à ses cheveux poivre et sel coupés ras. Ses petits yeux noisette, ses arcades sourcilières et ses pommettes saillantes, ses lèvres aiguisées qui donnaient à sa bouche l'apparence d'une plaie mal refermée, soulignaient l'aspect anguleux, ascétique de son visage. La bure se composait d'une ample veste, fermée sur le côté par une ceinture de corde, et d'un pantalon bouffant resserré aux chevilles. Six attaches internes, des agrafes souples enchâssées dans la doublure, reliaient les deux pièces. Ce vêtement, qui semblait à première vue grossier, inesthétique, avait le mérite d'être fonctionnel : il épousait chaque mouvement du corps, quelle que fût sa position, et n'entravait ni la circulation sanguine, ni la circulation énergétique, ni les gestes vitaux de celui qui le portait. Long-Shu Pae sentait de subtils courants d'air sur ses coudes et ses genoux, là où le tissu rêche, usé par ses longues années d'enseignement au monastère absourate de Selp Dik, révélait les fils ajourés et blancs de sa trame. En général, les chevaliers absourates tiraient une pointe de vanité de l'usure de leur vêtement, preuve visuelle de leur expérience, de leur ancienneté. Souvent, les jeunes aspirants et les guerriers en attente de la tonsure chevaleresque confondaient les trames élimées des bures et le mérite de leurs propriétaires. Le contenant et le contenu. En cela ils étaient abusés par bon nombre de nouveaux chevaliers dont le premier soin, après qu'ils avaient reçu la tonsure, était de donner à leur habit flambant neuf une allure artificiellement usagée par de fréquents lavages dans l'océan des Fées d'Albar de Selp Dik ou encore par de réguliers et volontaires frottements sur les récifs entourant le monastère. Quelques heures plus tôt, Long-Shu Pae avait reçu un messacode sur son tabernacle personnel. Sa surprise avait été grande de découvrir que l'Ordre absourate se souvenait encore de son existence. Le messacode avait été expédié directement de Selp Dik, sans passer par les habituels relais intermédiaires, ce qui démontrait à la fois son importance et son urgence. Il avait tenu un bref échange de signes codés avec le guerrier chargé de la transmission. Puis, dès la fin de la communication, il avait sorti sa vieille bure soigneusement pliée dans un coffre et s'en était revêtu avec un recueillement presque religieux. Maintenant, il attendait. Parfaitement immobile, il s'évertuait à emmagasiner de l'énergie vitale du Xui par le contrôle de sa respiration ventrale. Il pressentait qu'il aurait à utiliser le son de mort au cours de la nuit. Après une interminable période de rejet et d'oubli, l'Ordre lui dépêchait un légat. Ce mystérieux envoyé, dont il ignorait le nom, l'âge, le grade, la compétence, l'objet de la mission, devait incessamment lui être amené par le responsable local du réseau d'informateurs, un vieux Prouge métissé de Néoropéen du nom de Kraouphas qui abritait le déremat de l'Ordre dans le caveau situé sous sa boutique de location de mémodisques. La courte conversation que Long-Shu Pae avait eue avec le guerrier transmetteur du messacode ne lui avait pas appris grand-chose de nouveau : les renseignements collectés par les réseaux d'informateurs de tous les mondes laissaient entrevoir une sérieuse et imminente menace d'une guerre entre l'Ordre et une coalition dirigée par un clan régnant des mondes du Centre. Des bruits alarmants circulaient çà et là, faisant souffler un vent de panique sur de nombreuses planètes. On racontait que les seigneurs de la Confédération de Naflin, leurs ministres et les smellas de la congrégation avaient été enfermés dans la grande salle du palais des assemblées de Vénicia, la capitale syracusaine, et exécutés. Des voyageurs de commerce prétendaient que des monstres aux regards foudroyants, tout droit surgis de l'univers inconnu, s'étaient emparés en quelques heures standard des places fortes, pourtant réputées inexpugnables, des principaux Etats membres et qu'ils contrôlaient désormais les populations locales, les voies de communication et les médias. On murmurait également que des membres des familles gouvernantes avaient subi d'inimaginables tortures et que les croix-de-feu kreuziennes se dressaient par milliers sur les places publiques. Ces rumeurs, probablement exagérées comme toute rumeur, n'avaient pas étonné Long-Shu Pae : elles n'avaient fait que confirmer son propre raisonnement, établi sur les renseignements recueillis par son réseau personnel d'informateurs, ses petites mouches, et sur le décodage des fréquences audio ou holo superfluides universelles. Il se doutait donc, bien avant la réception de ce messacode, que l'Ordre absourate allait devoir livrer combat dans le champ de la matière, et ce après des siècles d'activités occultes dans l'ombre de la Confédération et de la congrégation des smellas. Long-Shu Pae craignait que cette bataille, qui semblait désormais inévitable, fût à la fois la première et la dernière de l'Ordre. Un commencement qui serait une fin. Elle créerait une fracture, un hiatus irréversible dans la tradition absourate. Mais cette issue n'était-elle pas inéluctable ? Ne constituait-elle pas l'ultime vague d'un océan voué, quoi qu'il arrivât, à l'assèchement ? Le chevalier se remémorait cette maxime du mahdi Vetraysi, premier successeur du mahdi Naflin, le fondateur : Se trouver dans l'obligation d'affronter un ennemi dans le champ de la matière, c'est avoir déjà perdu la guerre... Après quelques missions de pacification sur des planètes mineures non affiliées à la Confédération, le jeune chevalier Long-Shu Pae avait été rappelé au monastère de Selp Dik où le collège décisionnel, composé de quatre chevaliers couverts de gloire et d'années, l'avait estimé apte à remplir la fonction d'instructeur. Une tâche honorable dont il s'était acquitté avec l'énergie, la flamme qui le caractérisaient. Avec également un humour féroce qui faisait la joie des aspirants. Puis il avait peu à peu réalisé que les décisions du collège allaient le plus souvent à l'encontre de ses propres convictions intimes. Perturbé par cette constatation, il avait voulu s'en ouvrir au mahdi Seqoram, grand maître de l'Ordre, mais le collège avait jugé inopportune sa requête : « Le mahdi Seqoram est très occupé. On ne le dérange pas pour de pareilles vétilles, chevalier ! lui avait-on répondu. — Nous, membres du collège, sommes chargés d'éviter au mahdi de constantes et insignifiantes sollicitations ! avait-on ajouté. — Les vertus d'obéissance et d'humilité sont souvent mises à l'épreuve, chevalier. Cherchez la réponse à vos interrogations à l'intérieur de vous-même... » Mais Long-Shu Pae, tenace, mû par un besoin pressant de comprendre, ne s'était pas résigné. A ses heures libres, il avait fouillé chaque recoin du monastère et fini par découvrir un accès à la crypte secrète des archives : un escalier creusé sous le parapet du rempart extérieur, obstrué par un monticule de pierres éboulées, dévoré par une lèpre moussue, battu par les bourrasques du vent du large et les embruns délétères de l'océan des Fées d'Albar. Puisqu'on lui interdisait de consulter le mahdi présent, Long-Shu Pae s'arrogeait le droit une autodécision qui équivalait à une hétérodoxie d'en référer aux mahdis du passé. N'étaient-ils pas tous, actuels ou anciens, de la même lignée ?... L'intérieur de la crypte est sombre. Il y règne une forte odeur d'iode et de décomposition. Le rayon de la torchelase balaie les rayonnages de pierre sur lesquels s'entassent des montagnes de documents recouverts d'une couche de moisissure verdâtre. D'antiques livres-papier aux pages collées, poisseuses, illisibles, et des films vidéholo à émulsions protégées. Long-Shu Pae découvre un peu plus loin un lecteur holographique, d'un modèle prénaflinien, qui gît dans une flaque d'eau. Il l'examine : le sel a rongé les puces électroniques et le prisme de projection dimensionnelle est rayé. Plus loin encore, une armoire en durai adossée à la paroi voûtée. Il ne lui faut pas longtemps pour trouver le code d'ouverture. Les portes coulissent : dans les compartiments de l'armoire, d'autres films, des clés codées et... des puces de rechange en parfait état. A la lueur de sa torchelase, il procède fébrilement au remplacement des puces sur le lecteur holographique. Puis il pose le vieil appareil sur une saillie rocheuse et insère un film dans la fente de projection. Le lecteur renâcle, grésille, clignote, puis le miracle se produit : des images tridimensionnelles réduites, sonorisées, légèrement déformées par la rayure du prisme, s'élèvent dans la crypte. Le film montre en accéléré la construction du monastère de Selp Dik. Long-Shu Pae voit d'abord les immenses fosses des fondations, puis les énormes pierres de taille qui sortent du sol et s'entassent les unes sur les autres jusqu'à former des murs, des remparts, des parapets, des mâchicoulis, des rampes crénelées, des citernes, des cours, des donjons, des bâtiments intérieurs reliés par des souterrains, des escaliers et des chemins de ronde. Il n'y a pas d'ouvriers : d'invisibles ondes portantes, sculpteuses, ajusteuses, font tout le travail d'après des plans préprogrammés. L'ouvrage est terminé : un homme seul, minuscule, s'avance et entre par le portail d'entrée monumental. Long-Shu Pae croit reconnaître la silhouette du mahdi Naflin, Surexcité, le chevalier visionne d'autres films. La plupart sont des cours magistraux qui traitent, directement ou indirectement, du même sujet : la conquête de la citadelle du silence. Puis le beau et grave visage du mahdi Vetraysi lui apparaît. Sa voix à la fois puissante, autoritaire et douce traverse les siècles, se répercute sur les parois et la voûte de la crypte. Ses paroles apaisent le feu des blessures intérieures de Long-Shu Pae qu'une joie immense, extatique, submerge. Il se plonge corps et âme dans le flot lumineux qui jaillit de la bouche du mahdi et laisse déborder des larmes de reconnaissance. Il ne cherche pas à rassasier son intellect, son mental, mais vibre, ouvre son cœur. Il n'éprouve pas le besoin de dormir, ces heures passées dans l'humidité irrespirable de la crypte le régénèrent, effacent toute trace de fatigue. Il repasse inlassablement le film vidéholo dans le lecteur, s'imprègne de chacun des mots crachotés par le canal audio, Il en arrive à la conclusion que l'Ordre fait fausse route, s'éloigne lentement mais inexorablement de l'enseignement originel, qu'il en a égaré les principes fondamentaux qui gisent, disponibles, quelques mètres sous le monastère... Au bout de plusieurs semaines de visites régulières à la crypte des archives, le chevalier Long-Shu Pae n'avait pas pu s'empêcher de vouloir partager ses nouvelles convictions avec certains chevaliers de ses amis. Mais ils lui avaient opposé un mur de silence et de méfiance. Parfois même de mépris. Ils ne désiraient pas être mêlés de près ni de loin à ce qu'ils considéraient comme une hétérodoxie, une dissidence. Quelques mois plus tard, sur dénonciation anonyme et après enquête des vigiles de Pureté, les chevaliers chargés de faire respecter l'orthodoxie de l'enseignement, Long-Shu Pae avait été exclu du monastère de Selp Dik et exilé sur Point-Rouge, comme le raskatta qu'il était devenu. Il en avait appelé à l'arbitrage du maître, du mahdi Seqoram, mais on lui avait catégoriquement refusé cet ultime recours : « Croyez-vous, chevalier, que le mahdi ait du temps à perdre avec un insoumis, un rebelle ? » Suprême humiliation, le collège lui avait signifié sa décision en public devant tous les résidants du monastère rassemblés dans la cour principale. Devant ses propres élèves, qui lui avaient lancé des regards courroucés, presque haineux. Devant ses anciens amis, qui avaient soigneusement évité de croiser son regard... Sur Point-Rouge, Long-Shu Pae avait envoyé d'innombrables messacodes au mahdi Seqoram, mais celui-ci ne s'était jamais manifesté. Le collège gardait jalousement la tour des Mahdis et s'était probablement arrangé pour intercepter les communications et maintenir le pestiféré à l'écart. Les années s'étaient égrenées, avaient enseveli Long-Shu Pae sous le sable de l'amertume. Il avait tenté de lutter contre l'aigreur, la rancœur, ces sentiments médiocres qui venaient sans cesse l'assaillir, en créant un réseau d'informateurs destiné avant tout à entretenir la fragile flamme d'espoir qui vacillait au fond de son gouffre de mélancolie. C'est pourquoi sa surprise avait été totale lorsqu'il avait entendu le grésillement caractéristique de son tabernacle récepteur, qu'il gardait toujours branché par principe. Pendant quelques secondes, le fait que l'Ordre se souvînt encore de son existence après ces années d'exil l'avait rendu heureux, presque euphorique. Et puis la teneur du messacode lui avait fait l'effet d'une douche froide : le collège décisionnel l'avait contacté dans l'unique but de faciliter le travail d'un légat, d'un chargé de mission. Long-Shu Pae n'avait pu s'empêcher d'être déçu, mais il s'était efforcé de combattre son dépit, qu'il jugeait indigne d'un chevalier. Les très honorables vertus d'obéissance et d'humilité étaient deux des règles fondamentales d'une organisation à laquelle il n'avait jamais cessé d'appartenir. Il avait donc décidé de taire son ressentiment et de se mettre sans réserve au service du légat. Mais il se demandait encore s'il ne valait pas mieux suivre la voix de sa conscience, si son véritable devoir ne consistait pas à proclamer haut et fort la vérité, sa vérité. Il se demandait si le feu ardent qui avait embrasé son âme lors de sa jeunesse au monastère, cette quête exigeante, passionnée, exaltante de la connaissance, n'avait pas été réduit à l'état de cendres froides par son propre renoncement, sa propre faiblesse. La lampe à ondes rouges, coincée entre deux livres d'un rayonnage, zébra soudain la pénombre de lueurs vives. Long-Shu Pae compta machinalement les impulsions. Six brèves et trois longues. Le code de reconnaissance de Kraouphas. Le chevalier déplia ses longues jambes, se leva et descendit sans hâte l'escalier en colimaçon qui reliait directement le deuxième étage au rez-de-chaussée. Il longea ensuite un étroit couloir dont l'entrée était dissimulée par une porte coulissante en trompe-l'œil. A l'autre extrémité se dressait une deuxième porte d'acier, recouverte d'un capitonnage de tissu-vie qui assurait une complète isolation phonique et vibratoire — Long-Shu Pae attachait la plus grande importance à la qualité vibratoire des lieux. Il sortit une console d'un repli de sa bure et composa le code d'ouverture. La porte pivota silencieusement sur ses gonds de durai. Kraouphas, le responsable du réseau, attendait sur le trottoir, enfoui dans une ample cape prouge appelée gubiane. La clarté chétive de Salom, déjà haut dans le ciel, ourlait les reliefs d'une aura maladive. « Seul ? » demanda Long-Shu Pae à voix basse. Kraouphas ne répondit pas. Il plaça ses doigts dans sa bouche et lança deux brefs coups de sifflet. Une seconde ombre, également recouverte d'une gubiane grise, s'extirpa des replis de la nuit, comme crachée par les ténèbres enveloppant la rue déserte. « C'est lui ? » La capuche de la gubiane de Kraouphas se pencha. ers l'avant. « Entrez ! » Long-Shu Pae s'effaça devant les visiteurs. Il referma la porte et en changea aussitôt le code d'accès, précaution qu'il prenait systématiquement pour chacune des sept entrées de la maison. « Par ici ! » Les trois hommes s'engouffrèrent à la file dans l'escalier tortueux. Le chevalier refrénait tant bien que mal son impatience de découvrir quel personnage se dissimulait dans l'étoffe grise qui le précédait. Peut-être l'un de ses anciens amis... Il introduisit les deux hommes dans la salle carrée du deuxième étage et appuya sur l'interrupteur mural de la lampe flottante, dont la luminosité dorée fit instantanément reculer les ténèbres. « Asseyez-vous où vous pouvez, dit Long-Shu Pae d'un ton affable. Je vous souhaite la bienvenue sur Point-Rouge. Je suis le chevalier Long-Shu Pae. » Il posa sa main droite sur son front et s'inclina. Le légat de l'Ordre lui rendit son salut, le salut traditionnel de la chevalerie absourate, puis se débarrassa de sa gubiane. La surprise cloua Long-Shu Pae sur place. Il s'était apprêté à recevoir un digne chevalier, un proche du mahdi, un expert dans la connaissance du son et du mental, comme le sous-entendait le messacode, et il se retrouvait devant un jeune guerrier qui n'avait pas achevé son noviciat. Incrédule, il fixait ce visage juvénile aux traits fins et réguliers, cette peau lisse et mate, cette abondante chevelure brune et frisée, cette prébure couleur bronze qui recouvrait un corps qu'on devinait athlétique. « Je suis le guerrier Filp Asmussa, troisième fils de Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux », déclara le jeune légat avec dans la voix, dans le regard de jais et dans le maintien cette fierté propre aux fils de noble famille et aux natifs des Anneaux. Un homme de grande prestance en dépit de sa taille moyenne. Figé dans une attitude raide, engoncé dans une armure de rigidité et de méfiance, il tentait de soutenir le regard froid de Long-Shu Pae. Le chevalier ressentit nettement le bouclier d'agressivité derrière lequel se protégeait le guerrier. Il vit là une fanatique et sévère mise en garde du collège décisionnel contre sa nature jugée subversive et susceptible de contaminer les âmes innocentes. Aux yeux de ses supérieurs hiérarchiques, Long-Shu Pae était toujours ce fruit véreux qui pourrissait les fruits sains du panier. S'ils avaient fait appel à lui, c'était en désespoir de cause, uniquement parce qu'ils n'avaient pas trouvé d'autre solution. En aucun cas il ne s'agissait d'un quelconque retour en grâce, encore moins d'une reconnaissance tardive de ses mérites ou de ses capacités comme il s'était complu à le penser. Au prix d'un terrible effort de volonté, il refoula sa déception et enfouit les débris de ses dernières illusions brisées dans un recoin de son esprit. C'est d'une voix détachée, neutre, qu'il déclara : « Eh bien, guerrier Filp Asmussa, je suis ravi de pouvoir vous apporter mon aide. — Mille grâces, chevalier », répondit son interlocuteur du bout des lèvres, sans se départir de cette crispation qu'il essayait d'occulter sous un vernis de calme trompeur. Kraouphas s'était assis sur un coussin autosuspendu et contemplait distraitement les dos des livres-papier. Une question brûlait les lèvres de Long-Shu Pae : « Avez-vous vu le mahdi Seqoram, ces derniers temps ? » Filp Asmussa esquissa un sourire ironique, condescendant. « Voyons, chevalier, je n'aurai l'honneur de le rencontrer que lorsque j'aurai reçu la bure et la tonsure ! Pourquoi donc voudriez-vous que j'aille le déranger ? Il a bien d'autres préoccupations que ma modeste personne, Dieu merci ! » La morgue du jeune homme parut détestable à Long-Shu Pae. Il avait l'impression d'entendre non pas le guerrier Filp Asmussa mais le collège décisionnel s exprimant à travers lui. Ils avaient expédié un novice parce qu'il avait été facile pour eux de le conditionner, de le fanatiser. Ils avaient choisi un esprit malléable, tendre, qu'ils avaient bourré de dogmes à prise rapide pour qu'aucune faille, aucun doute ne soit en mesure de le fissurer. Mais que craignait donc l'Ordre pour se livrer à de telles manipulations sur ses plus jeunes éléments ? « Il fut un temps, pas si lointain que ça, où le fait de rencontrer un mahdi ne présentait aucune difficulté ! soupira Long-Shu Pae. C'était même un lot quotidien... — Les temps changent ! rétorqua Filp Asmussa. A nous de savoir nous adapter. Si le mahdi Seqoram s'est retiré de la vie du monastère et en a confié la charge au collège décisionnel, c'est qu'il a ses raisons. Et ce sont de bonnes raisons. En douteriez-vous, chevalier ? — On vous a sans doute déjà parlé de ces doutes, n'est-ce pas ? Vous êtes en présence d'un paria, exilé à cause de son étrange propension à douter... — Pourquoi ? Que reprochez-vous à l'enseignement ? » Filp Asmussa avait craché ces mots avec violence, comme s'il libérait enfin le brasier trop longtemps couvé sous la cendre de son contrôle mental. « Je ne reproche rien à l'enseignement. Je le vénère, affirma calmement le chevalier. Mais parlons-nous bien du même ? J'ai l'impression que chacun cherche à l'interpréter à sa convenance, à se l'accaparer pour son propre compte, moi y compris. Il se trouve simplement que j'étais en désaccord avec la façon dont le collège se l'était accaparé... — A votre avis, à qui le collège se réfère-t-il ? Qui le guide et le conseille ? De qui est-il le représentant ?... Refuser les ordres du collège, c'est refuser les ordres du mahdi ! » Les yeux noirs de Filp Asmussa étincelaient de colère. La colère ne figurait pourtant pas dans la liste des vertus honorables de l'Ordre. « C'est ce que le collège prétend, en effet. Mais sachez bien que je ne dis pas cela dans le vain but de me livrer à une joute oratoire superflue, exercice pour lequel vous me paraissez redoutablement armé, d'ailleurs ! Vous me demandez mon opinion, je vous la donne. Lorsque j'étais en poste au monastère, j'ai eu accès aux archives secrètes de l'Ordre. Après les avoir longuement compulsées, je me suis rendu compte que l'Ordre perdait son essence, qu'il tournait le dos aux principes qui avaient motivé sa création. — Les principes n'ont pas changé ! » gronda Filp Asmussa. Long-Shu Pae se laissa choir dans un fauteuil et s'absorba un instant dans la contemplation de la lampe flottante. « Asseyez-vous donc, guerrier... Vous dites que les principes n'ont pas changé, mais savez-vous que le son, notre fameux son de mort, était à l'origine destiné à l'intériorisation ?... Vous ne voulez vraiment pas vous asseoir ? » Filp Asmussa resta debout, tête penchée sur le côté, mains sur les hanches. Une attitude de défi. « A votre aise ! Je disais donc que derrière le son, il y a le silence, le Xui, et le silence établit un rempart infranchissable. Le son permet d'investir 'a citadelle du silence, le bâtiment inexpugnable devant lequel l'ennemi dépose les armes avant de combattre. A ses débuts, l'Ordre prévenait les conflits avant qu'ils aient eu le temps de germer. L'Ordre était une machine de paix. — C'est ce qu'il est toujours ! — Disons que c'est ce que vous croyez... Peu à peu, le son s'est extériorisé, il s'est manifesté. Il est devenu une arme et, comme toutes les armes, il sert à détruire. L'Ordre a lui-même détruit son rempart. Connaissez-vous la très vieille légende des trompettes de Jéricho ?... Non ? Peu importe. L'Ordre a abandonné la citadelle et s'est aventuré dans le champ de la matière. Il s'est transformé en machine d'intervention, en machine de guerre, et risque tôt ou tard de capituler devant une autre machine de guerre plus puissante. Une machine de paix fait une bien piètre machine de guerre, ne croyez-vous pas ? Quant à la citadelle du silence, délaissée, d'autres l'ont peut-être déjà investie... Comme une armée ordinaire, une armée de bruit et de fureur, l'Ordre s'est démesurément structuré au fil des siècles. La hiérarchie a peu à peu emprisonné la vie. Or la vie n'est-elle pas une évolution permanente ? Les structures ne devraient-elles pas épouser cette évolution ? Que vaut la tradition lorsqu'elle n'est plus qu'une ossature vide et pesante ?... » Long-Shu Pae marqua un temps de pause. Un sentiment de désespoir l'envahissait, l'oppressait. Il avait eu, autrefois, l'occasion de remuer cieux et terres, de défier dieux et démons, de hurler ses certitudes aux vents des tempêtes. Il ne l'avait pas saisie, par manque de courage. Désormais, il ne lui restait plus qu'à affronter la brise doucereuse des regrets. « La structuration forcenée est une gangrène, une lèpre, reprit-il d'une voix lasse. Elle dévore le cœur, rend stérile. Elle fait un désert d'une vallée riante et un triste cagot d'un garçon plein de sève. Elle exploite sans vergogne les cœurs purs, l'aspiration à l'idéal. Elle brouille la transparence, momifie le mouvement... Puis la vie finit par briser les carcans et reprend ses droits... Voilà quelques-unes des raisons qui m'ont fait... douter, guerrier. Cette cristallisation n'est peut-être que l'inexorable produit du temps, la fin programmée d'un cycle... Quoi qu'il en soit, ma lâcheté m'a condamné à être le témoin lucide, désabusé et impuissant de l'écroulement d'un monde. Mais assez parlé de moi ! Je vous fais perdre un temps précieux. Si vous êtes venu jusque sur ce monde de réprouvés, c'est pour accomplir une mission, je crois... pas pour subir les divagations d'un vieil hétérodoxe ! » Malgré les mises en garde des quatre sages du collège, toutes les jointures de l'armure artificielle de Filp Asmussa, de cette piètre protection mentale dont on avait cru bon de le prémunir, s'étaient lézardées sous les chocs assenés par les mots du chevalier Long-Shu Pae. Le guerrier fut effaré par sa propre faiblesse, par sa friabilité, par son inconstance. Les propos du banni avaient taillé de telles brèches dans ses convictions qu'il eut l'impression que son esprit, mis à nu, s'en allait en lambeaux. Il mesurait désormais la largeur du fossé qui le séparait des chevaliers tonsurés, grade auquel son impatience juvénile le pressait d'accéder. Kraouphas lui-même avait tourné son visage vers Long-Shu Pae. Interloqué par le discours du chevalier, un homme qu'il fréquentait depuis plus de vingt ans et qu'il croyait connaître, le vieux Prouge l'observait attentivement au travers de ses lourdes paupières mi-closes. Filp Asmussa s'efforça de rassembler l'armée éparpillée de ses certitudes, de ses croyances forgées par ses trois années d'apprentissage au monastère de Selp Dik. Cette tentative de déstabilisation était une épreuve. Peut-être l'épreuve ultime, voulue par le collège pour sonder sa fiabilité, son aptitude à la chevalerie. Il raffermit sa posture, redressa les épaules et plongea résolument le regard dans les étoiles rétractées, ternes, de Long-Shu Pae. « Le passé est mort ! déclama-t-il d'une voix forte mais dans laquelle l'oreille avertie de son interlocuteur décela des fêlures. Vous semblez avoir oublié cette devise : seul présent vit. Vous parliez d'évolution permanente, je crois... Vous-même n'avez pas su évoluer avec l'Ordre ! Vous n'en faites plus partie. Vous avez perdu la confiance. Vous n'êtes plus qu'un élément incontrôlé, parasite ! Vous avez rejeté la tradition et votre maître vous a renié... » Il avait prononcé cette dernière phrase avec un mépris souverain. C'était exactement le genre d'argument irréfutable qu'employaient les quatre sages du collège lorsqu'ils souhaitaient mettre un terme à la discussion. « Un maître ne renie jamais... Venons-en donc aux faits du présent, ironisa Long-Shu Pae. Vous est-il permis de m'exposer l'objet de votre passage sur cette planète ? — Je suis venu chercher quelqu'un : une jeune fille, expliqua Filp Asmussa, irrité par l'expression sarcastique du chevalier. La fille du Syracusain Sri Alexu. Selon nos dernières informations, elle se trouve sur Point-Rouge. Son père l'a chargée de contacter l'ancien smella Sri Mitsu. Le collège m'a confié la tâche de la ramener le plus vite possible au monastère de Selp Dik. — Sri Mitsu est mort au zénith de Feu Rouge, dit Long-Shu Pae. Exécuté par des mercenaires de Pritiv. L’une de mes petites mouches les a vus en train de brûler le corps au rayon momifiant. Un jeune Prouge qui se trouvait chez lui a réussi à s'échapper. — Et la fille ? Avez-vous des nouvelles de la fille ? » Long-Shu Pae se tourna vers Kraouphas : « Dis-moi, il n'y a pas une enchère vedette d'une jeune Syracusaine au chairmarché, cette nuit ? » Les doigts du Prouge fourragèrent dans son buisson de cheveux rouges et crépus. « Si... une marchandhomme du gros Glaktus, le négociant. — Eh bien, il est fort probable qu'il s'agisse de la fille que vous recherchez, guerrier. Les Syracusaines se font tellement rares sur Point-Rouge qu'on les remarque tout de suite. S'il y en avait une autre, nous le saurions... Pourquoi le collège veut-il que vous ameniez cette fille sur Selp Dik ? Introduire une présence féminine au monastère, c'est, me semble-t-il, aller à l'encontre d'une règle fondamentale ! — Ce n'est pas à moi à répondre à ce genre de question, chevalier ! objecta Filp Asmussa. Mon but est de la ramener. Le reste n'est pas de mon ressort. — Evidemment... Mais vous arrivez un peu tard. Elle est devenue le centre d'intérêt du chairmarché et cela ne va pas nous faciliter la tâche. Il y aura là tous les françaos de la Camorre et leurs armées au grand complet, les négociants et leurs bandes de tueurs gavés de poudre insensibilisante, les acheteurs et leurs escortes... Mais à toute chose malheur est bon : les enchères vedettes n'ont lieu qu'en fin de réunion. Cela nous permettra de prendre quelques dispositions... » Long-Shu Pae se mordit les lèvres et s'inclina. « Veuillez me pardonner, guerrier. Je n'ai pas d'ordre à vous donner. Je suis votre serviteur. Commandez et j'obéirai. » Filp Asmussa foudroya son vis-à-vis du regard mais s'interdit de répliquer. Il avait décidé de ne plus se laisser déstabiliser par le ton caustique du chevalier, dont la seule préoccupation consistait à le faire sortir de ses gonds. Il balaya son exaspération d'un revers de main. Il lui fallait se reconcentrer sur sa mission. Ce n'était ni le moment ni le lieu de se livrer à de vaines querelles. « Hum, contrôle de soi ! commenta Long-Shu Pae. Vous avez raison, guerrier : il faut savoir maîtriser l'incendie. Le maîtriser et non l'éteindre. Là réside peut-être le secret... — Pouvez-vous me conduire au... à l'endroit de cette vente ? — Je suppose que les assassins de Pritiv qui ont éliminé Sri Mitsu sont également à la recherche de cette fille. Nous n'avons plus de temps à perdre si nous voulons les prendre de vitesse. Avez-vous un bouclier à air compact sur vous ? — Je ne me sépare jamais du mien ! — Sage précaution... Pas la peine de vous déguiser avec cette gubiane de nuit, guerrier. Elle entrave les mouvements. De plus, les Prouges n'aiment pas que les godappis, les étrangers, portent leurs vêtements traditionnels. Ici, on se fout de l'Ordre absourate comme de sa première dent de lait ! Votre prébure fera très bien l'affaire... » Kraouphas se leva et se drapa dans l'ample tissu gris. Il rabattit le capuchon sur son visage sec, son cou décharné, son nez aquilin et la masse flamboyante de ses cheveux. Long-Shu Pae passa, quant à lui, une courte veste bleu nuit et couvrit son crâne d'un bonnet de coton blanc. « Vous avez honte de votre tonsure perpétuelle ? » ne put s'empêcher de demander Filp Asmussa, fielleux, oubliant sa résolution. Le chevalier l'enveloppa d'un long regard glacial. Il doutait — toujours le doute ! — de l'intérêt esthétique de ce petit rond de peau luisant au milieu de sa toison grisonnante. Mais ce n'était pas exactement le genre d'argument que son jeune et bouillant interlocuteur était prêt à recevoir. Les trois hommes s'enfoncèrent dans les ruelles désertes et envahies d'obscurité. Quelques bulles-lumière poussées par la brise nocturne flottaient au-dessus de leurs têtes. Ils durent enjamber des corps allongés sur les trottoirs, des mordus de poudre dont quelques-uns ne verraient pas le lever de Point Vert. Ils arrivèrent sans encombre jusqu'à la grande place rectangulaire qui servait de toit au chairmarché. Il y régnait une grande animation, une effervescence électrique. Agglutinés autour des taches de lumière striant les allées creuses et rectilignes, les badauds s'efforçaient de ne pas perdre une miette du spectacle qui se jouait sous eux, dans une salle archicomble. Les exclamations fusaient, les commentaires soulignaient les qualités ou les défauts des vedettes de la vente, exposées nues et seules, comme de somptueux animaux, dans des cages à parois d'air. Long-Shu Pae, Filp Asmussa et Kraouphas jouèrent des coudes et des épaules pour fendre un groupe compact de loqueteux et s'accroupir au bord d'une lucarne. Leur intrusion déclencha une levée de horions, de cris d'indignation, d'invectives, de menaces. Mais un regard panoramique et intimidant de Long-Shu Pae suffit à rétablir le calme. Les mendiants firent appel à leur bon sens, le sens de la survie, et s'accommodèrent de leur mieux des trois nouveaux arrivants. Chacun allongea le cou, se tordit le dos, se dévissa la tête et put jouir du tableau vivant découpé par les bords du verre épais. Long-Shu Pae et Filp Asmussa distinguèrent d'abord la scène centrale, une estrade ronde sur laquelle se déversaient à profusion les feux croisés des projecteurs autosuspendus. Les puissants rais lumineux ne parvenaient pas à transpercer les parois d'air de certaines cages, hermétiquement voilées. Sur d'autres scènes, disséminées dans la salle et moins bien éclairées, se déroulaient les ventes par lots. Les mains des marchandhommes, réparties par familles, par âge, par origine ou regroupées arbitrairement, se crispaient sur les barreaux métalliques. Légèrement en retrait, des yeux résignés ou fous de douleur tentaient de percer la pénombre, d'extirper des visages familiers, rassurants, de la mer houleuse et grondante qui les environnait. Comme on les vendait par lots, à saisir en l'état ou à laisser, on n'avait pas pris soin de leur retirer les bouts de tissu crasseux et déchirés qui leur faisaient office de vêtements. « Vous, un chevalier, vous n'avez jamais rien fait pour interrompre ce lamentable spectacle ? grommela Filp Asmussa dont la voix vibrait d'indignation contenue. Il se joue pourtant sous vos fenêtres ! — Perdez donc cette détestable manie de juger, guerrier ! répliqua Long-Shu Pae à voix basse. Le jugement obscurcit l'esprit et empêche d'agir librement, intuitivement... Essayez plutôt d'évaluer les forces en présence ! » Une rumeur grondante traversait le toit de béton et venait s'échouer sur la place. Autour des scènes se pressait une foule dense, un océan tumultueux de têtes et de couvre-chefs de toutes formes, ondulant au gré des lancements des enchères, soulevé de temps à autre par de violentes et furieuses vagues. Une multitude braillarde, surexcitée, composée d'individus provenant de tous les mondes et de toutes les catégories sociales : bourgeois enrobés aux visages rougeauds, apoplectiques, surmontés de coiffes extravagantes, mal protégés de la pression populacière par des gardes du corps débordés ; aventuriers et trafiquants de l'espace aux gueules burinées, ravagées, aux regards farouches, aux gestes vifs et précis ; hommes et femmes de noble lignée, reconnaissables au luxe de leurs vêtements — souvent à la dernière mode syracusaine, manteau ou cape à motifs changeants sur colancor uni — et à leur condescendance hautaine que rien ne paraissait en mesure de perturber ; interliciers en uniforme bleu dont le rôle officiel était de juguler les mouvements de foule mais qui, en fait, étaient grassement rétribués par la Camorre pour veiller à sa propre sécurité ; trognes blêmes, pathétiques des gueux et traîne-culs en proie au manque de poudre, guettés par la folie et la mort. Et puis, juste devant la scène centrale, assis sur de confortables fauteuils autosuspendus, séparés du reste de la foule par un invisible paravent magnétique, escortés de leurs gardes vêtus d'uniformes à leurs couleurs, se tenaient les françaos de la Camorre et les grands négociants. « Ils sont vraiment tous là, ce soir ! remarqua Long-Shu Pae. Vous voyez le gros, là-bas, à droite de la scène ? C'est Glaktus, le négociant. L'actuel propriétaire de la Syracusaine... » Un pachyderme. Une masse informe de graisse blanche enveloppée dans une gabada néoropéenne de couleur prune pailletée d'or. Un visage directement soudé aux énormes pectoraux qui s'enlisent eux-mêmes dans les replis du ventre. Assis sur trois chaises autosuspendues martyrisées, Glaktus jubile, décoche de petits sourires minaudeurs, fait des signes de main. Ses doigts boudinés sont cerclés de bagues d'optalium. Son fond de teint commence à se diluer et à dégouliner sur ses multiples mentons. D'épaisses gouttes de sueur dégringolent de sa chevelure blonde et aplatie, serpentent sur son front, creusent des sillons sur ses tempes et ses bajoues. Derrière lui, vigilante, aux aguets, parade une troupe inquiétante, des brutes aux poitrines, aux bras et aux jambes bardés de cuir et d'acier... « Ses gardes du corps. Des têtes brûlées, du vrai gibier de potence ! commenta Long-Shu Pae. Prêts à tout pour se procurer de la poudre-à-force, à étriper un enfant s'il le faut ! Dangereux car totalement imprévisibles... Ce ne sont pas des adversaires ordinaires : la poudre, tant qu'elle fait effet, décuple leur énergie et les rend insensibles à la douleur. Les hommes des françaos, des experts en combat pourtant, les craignent comme la peste nucléaire... » Un cri perçant, suraigu, retentit. Le commissaire aux ventes, un homme de paille de la Camorre, installé dans une loge murale surélevée et muni d'un micro amplificateur, donnait le coup d'envoi de la deuxième séance des enchères vedettes. Les faisceaux des projecteurs latéraux convergèrent vers la scène centrale. Une indescriptible cohue se produisit derrière le paravent magnétique. Le brouillage des parois d'air d'une cage s'estompa lentement et dévoila un garçon d'une quinzaine d'années, à la peau blanche et à la musculature déliée. « Jeune garçon de Camelot, propriété du françao von Doncq ! glapit le commissaire dont la voix amplifiée transperça la chape de béton. Qui lance une offre ? » Le « renddoux » avait été inoculé à l'adolescent. « Cela se voit aux cernes violets sous les yeux, précisa Long-Shu Pae. Le virus l'affaiblit mais la pressurisation, à l'intérieur de la cage, a été réglée pour le contraindre à rester debout. S'il s'effondrait devant les acheteurs, cela ferait mauvais effet et diminuerait le montant final de l'enchère. — Quel intérêt de lui inoculer un virus ? demanda Filp Asmussa. — Il annihile sa volonté et l'empêche de se suicider. Pour les françaos et les négociants, il est plus rentable de vendre des marchandhommes infectées mais entières et vivantes plutôt que des pièces détachées, des organes sains prélevés sur des cadavres. Dans la majorité des cas, les acheteurs ne sont pas au courant. » Des bourgeois et des nobles se disputaient le jeune Camelotain. Saisis de fièvre, ils hurlaient et levaient frénétiquement les mains pour attirer l'attention du commissaire, qui avalisait chaque surenchère d'un jappement aigu. A l'issue d'une longue et terrible empoignade, ce fut un noble issigorien, un vieillard chenu dont le savant maquillage ne gommait ni les rides ni les strates épidermiques laissées par les nombreux traitements de jouvence, qui l'emporta. Bien qu'il fût à demi étouffé contre le paravent magnétique par la pression de la multitude beuglante, son visage momifié s'orna d'un sourire de triomphe. Un huissier du chairmarché se fraya un chemin difficile jusqu'à lui afin de prendre ses empreintes bancaires sur une analysante de poche. Autour de Long-Shu Pae, de Kraouphas et de Filp Asmussa, les mendiants commentaient la vente : « C'est c't'espèce de pue-le-fric tout ratatiné qui va s'le fourrer dans son lit, ce p'tit ! soupira une voix féminine. — Ces enflures, avec leur fric, y s'croient tout permis ! gronda une voix masculine. — Y durera pas longtemps, c'gamin... Ils l'ont piqué, ces sagouins... Y bouge pratiquement plus... — L'vieux non plus, y durera pas longtemps ! L'a au moins cent cinquante ans... » Plusieurs ventes se succédèrent. A la fin de la seconde session des enchères vedettes, on revint aux ventes en lots. De brusques courants contradictoires divisèrent la foule : les uns voulaient à tout prix se rendre près des cages à barreaux, les autres refusaient catégoriquement de céder le passage, leur parcelle de territoire chèrement conquise. Le chairmarché se transformait en une chaudière sous pression où la tension pouvait à tout moment dégénérer en émeute, en carnage. Des coups de gueule puis des coups de poing furent échangés entre les gardes du corps des bourgeois et les mordus en manque de poudre que le service d'ordre interne éprouvait les pires difficultés à canaliser. On vit apparaître des couteaux, des lance-billes, des brûlentrailles, des ondemorts... Le commissaire menaça d'évacuer la salle et d'interrompre définitivement la vente. Le calme se rétablit progressivement. Glaktus se tamponnait le front avec un mouchoir rose et brodé. Les françaos restaient de marbre, comme si le paravent magnétique les isolait également de l'électricité ambiante. Leur flegme contrastait avec la nervosité de leurs cerbères, prêts à dégainer leurs armes à la moindre alerte. L'attention de Long-Shu Pae fut attirée par un jeune homme vêtu de blanc, assis à côté du françao orangien Métarelly : agité, se mordant les ongles, il se retournait sans cesse pour jeter des coups d'œil furtifs pardessus son épaule, comme s'il était surveillé ou suivi. Le chevalier affina son observation et parvint à repérer les cibles des regards de ce jeune homme en blanc : une dizaine de masques ivoirins, rigides, comme morts au milieu de ce grouillement effervescent, et un capuchon vert tilleul, immobile, énigmatique. « Là ! Juste derrière ces cages à barreaux : des mercenaires de Pritiv, signala Long-Shu Pae à Filp Asmussa. Ce sont eux qui ont assassiné Sri Mitsu. Ils veulent la fille, eux aussi... Quant à la capuche verte, cela ne m'étonnerait pas qu'elle cache un Scaythe d'Hyponéros. D'après les renseignements collectés par mes petites mouches, la secte de Pritiv se serait alliée aux Scaythes d'Hyponéros. Ils œuvreraient ensemble pour le compte des Syracusains... — Voilà en tout cas qui confirmerait les hypothèses du collège, murmura Filp Asmussa d'un air songeur. Sri Alexu a dû en apprendre un peu trop sur leurs projets et ils l'ont supprimé. Mais il a eu le temps d'envoyer sa fille à Sri Mitsu avant de mourir... » Une soudaine évidence frappa le chevalier. Il redressa là tête et fixa le guerrier dont le visage, penché sur la lucarne, était sculpté par le flot de lumière. Des lames étincelantes criblaient les boucles de sa chevelure brune. « Je comprends maintenant pourquoi le collège tient tant à cette fille ! lâcha Long-Shu Pae. Elle est une mine de renseignements. L'Ordre ne sait pas encore quel ennemi il va combattre ! Ni comment, ni où, ni quand ! Elle, elle le sait... peut-être... si son père a eu le temps de lui en parler. N'est-ce pas ? » Filp Asmussa se mordit les lèvres. Il avait trop parlé. Il avait offert au chevalier l'occasion d'exercer sa perspicacité. En lui révélant le désarroi de l'Ordre, son évidente incapacité à résoudre seul ses problèmes, il donnait raison au dissident, au paria. Ebranlé, il s'escrima néanmoins à répondre, à voix basse mais d'un ton cassant : « C'est la guerre, chevalier ! Le collège cherche à mettre tous les atouts de son côté ! L'Ordre se prépare à la guerre et ne veut pas s'engager à l'aveuglette ! — Bien sûr... Lorsqu'on s'est fait surprendre hors de la citadelle du Xui, dans le champ de matière, on pare au plus pressé et on fait n'importe quoi ! persifla Long-Shu Pae. — En voilà assez ! Si je n'étais pas en mission, je vous ferais rentrer vos paroles dans la gorge ! » Filp Asmussa avait élevé le ton sans s'en rendre compte. Les gueux se reculèrent instinctivement, craignant d'être mêlés à une bagarre. Ils tenaient plus à leur seul bien, la vie, qu'à un spectacle de ventes auquel ils auraient bien d'autres occasions d'assister. Ils se maintinrent à une prudente distance des deux hommes accroupis. Seul Kraouphas, spectre immobile et gris, resta debout au bord de la lucarne. « Reprenez-vous, guerrier ! ordonna Long-Shu Pae, incisif. Ce n'est ni le moment ni l'endroit de jouer au matamore ! Gardez votre énergie pour l'action ! L'instant de la vente qui nous intéresse approche. Les forces de l'acheteur, qui seront nécessairement importantes eu égard aux sommes que vont atteindre les enchères, se combineront aux forces du vendeur, aux dingues de Glaktus. Nous devrons intervenir, je pense, à l'instant où se fera l'échange entre la fille et l'argent. En général, cet échange a lieu en dehors du chairmarché. Souvent près du déremat de l'acheteur, ce qui réduit les risques d'agression. Au moment où débuteront les enchères sérieuses, c'est-à-dire entre deux ou trois clients seulement, Kraouphas contactera les indicateurs de mon réseau. Ils se débrouilleront pour savoir où se trouve le déremat de l'acheteur et Kraouphas nous en informera. De cette façon, dès que les enchères seront closes, nous aurons le temps de précéder Glaktus et son client à l'endroit de l'échange et de préparer notre intervention. Kraouphas, tu as ton communiqueur portable ? » Kraouphas entrouvrit sa gubiane et montra la doublure bosselée de la poche intérieure de sa veste. Puis il hocha la tête, fendit le groupe apeuré des mendiants et se dirigea vers le point de convergence des allées. La bouche de l'escalier du chairmarché l'avala. « A moins que vous ne proposiez une meilleure solution, guerrier... », ajouta Long-Shu Pae. Mortifié, Filp Asmussa ne répondit pas. Il regrettait amèrement de n'avoir pas su contrôler sa colère quelques secondes plus tôt. Il lui en cuisait de s'exposer à la causticité mordante de ce compagnon de devoir, mais il étouffa la nouvelle flambée de rage qui lui incendiait les entrailles. Il n'avait pas le droit de laisser son orgueil compromettre la réussite de sa mission. Long-Shu Pae, ce monstre de sang-froid, le manipulait comme un enfant, comme le novice qu'il était toujours. Le chemin était encore très long jusqu'à la maîtrise totale des émotions, jusqu'au Xui, le lac immuable de sérénité. De dépit, il enfonçait ses ongles dans ses paumes à s'en faire éclater la peau. Les mendiants comprirent que l'orage s'était éloigné. Ils reprirent donc une larme de courage et réintégrèrent un à un leur place autour de la lucarne. Ils ne cessèrent toutefois d'épier les deux hommes du coin de l'œil, comme on surveille les braises d'un incendie à peine maîtrisé. « Une chose m'échappe, ajouta Long-Shu Pae. Vous voyez ce jeune homme, tout en blanc, assis à côté du françao chauve et vêtu d'un costume chiné?... Son comportement me donne à penser qu'il a fait le lien entre les mercenaires, le Scaythe et la fille de Sri Alexu... Il y a en lui une extrême tension. La tension nerveuse de l'homme prêt à prendre tous les risques, à étouffer la musique de sa peur... » Le chevalier marqua un temps de pause puis, sans se préoccuper des gueux qui se pressaient autour de lui, poursuivit à mi-voix : « Je ne l'ai jamais vu. D'où sort-il ? Quelle est sa relation avec Métarelly ? Le grain de sable, peut-être... Le grain de sable... » Filp Asmussa ne l'écoutait plus. Il suivait à la lettre le conseil que lui avait donné le chevalier : il réservait son énergie pour l'action. C'était le seul avis sensé qu'il lui semblât judicieux d'extraire de tout ce fatras de divagations fumeuses. CHAPITRE IX Glaktus : nom commun, masculin. Désigne un homme frappé d'obésité pathologique. Par extension, qualifie un individu exploitant ses semblables sans vergogne, « s'engraissant » donc à leurs dépens. Historique du mot « glaktus » : l'obèse Glaktus aurait été un marchand d'esclaves de Point-Rouge. Il aurait capturé Naïa Phykit dans Matana, la vieille ville prouge, et l'aurait mise en vente dans un local appelé chairmarché. Mais Sri Lumpa serait alors descendu du ciel, aurait craché un feu destructeur et l'aurait délivrée après une bataille meurtrière, dite bataille de Rajiatha-Na, au cours de laquelle l'obèse Glaktus aurait perdu la vie. Le mot « glaktus » est entré dans le langage usuel de Point-Rouge à la fin du grand Ang' empire. Dictionnaire universel des mots et expressions pittoresques, Académie des langues vivantes Aphykit avait l'étrange impression de flotter entre les parois d'air de la cage où les sbires du gros négociant l'avaient enfermée. La pressurisation avait été réglée de telle manière qu'elle n'avait aucun effort à faire pour se maintenir debout malgré son intense fatigue, malgré la fièvre qui commençait à la ronger. Tous ses mouvements s'effectuaient au ralenti comme si elle était entièrement immergée dans une masse liquide. Un invisible étau aux puissantes mâchoires comprimait sa poitrine et rendait sa respiration difficile, pénible. Elle était vêtue d'une grossière chemise écrue qui lui tombait sur les genoux mais dont les échancrures latérales s'ouvraient jusqu'en haut de ses hanches. Elle ne s'était pas encore habituée à l'absence de son colancor, aux souffles d'air sur sa peau. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait. L'opacité des parois d'air de la cage la confinait dans une semi-obscurité verdâtre et l'empêchait de voir au-dehors. Elle percevait une rumeur lointaine, un grondement confus d'océan colporté par le vent. Elle ne parvenait plus à raisonner, à suivre le cours de ses pensées imprécises, convulsives et qui, à peine émises, se perdaient dans la brume ensevelissant son esprit. Parfois, des éclairs, des images nettes, trouaient la grisaille comme des éclats de rêves, comme des fragments d'une autre vie... Elle faisait alors le rapprochement entre son état cotonneux et le liquide violet qu'un homme à la mine sinistre lui avait inoculé à la saignée du bras droit, elle fixait jusqu'au vertige la minuscule pustule rougeâtre à l'endroit de la veine où l'aiguille s'était plantée. Cette piqûre avait déclenché une terrible répulsion en elle. Son corps avait protesté de toutes ses forces contre le viol de ce dard métallique, contre le venin — elle ne le savait pas mais pressentait que c'était du venin — qu'on lui avait injecté. Elle avait poussé un long hurlement de désespoir et d'effroi... Elle se souvenait... Elle s'est complètement égarée dans Matana. Fatiguée, énervée, elle s'est assise contre le muret d'une terrasse sur laquelle agonisent les derniers rayons de Feu Vert. Elle tente de reprendre son souffle et ses esprits. Elle bat le rappel de ses facultés mentales afin de s'orienter et de trouver une issue au labyrinthe obscurci de la vieille ville prouge. Elle repère soudain une porte monumentale dont elle aperçoit le fronton au-dessus des toits plats et étagés, à une cinquantaine de mètres seulement. Cette porte, c'est la fin du cauchemar. Soulagée, elle relâche un bref instant sa vigilance, elle ne cherche plus à intercepter les pensées autour d'elle, à prévenir une éventuelle attaque... Une bande de Prouges, des adolescents d'une quinzaine d'années, cerne brusquement la terrasse. Elle n'a même pas le temps de se relever qu'ils lui tombent dessus comme des singes hystériques et hurleurs. Une vingtaine de mains juvéniles la clouent sur le dallage grossier qui lui écorche le visage. Elle reçoit un coup sur l'occiput... Lorsqu'elle revient à elle, elle voit d'abord un plafond sale au milieu duquel brille un globe autosuspendu. Elle est allongée, nue, sur un matelas de coton. Elle veut se redresser, mais la douleur sourde qui lui vrille l'arrière du crâne l'en empêche. Son regard rencontre alors un gros homme. Un énorme tas de chair flasque enfoui tant bien que mal dans une gabada prune pailletée d'or, un visage qui s'affaisse dans les bajoues et les vaguelettes adipeuses des mentons. Sous des cheveux plantés bas, d'un blond cendré, des petits yeux luisants outrageusement maquillés la détaillent, la fouillent avec une attention presque médicale. On dirait qu'ils se livrent à une estimation de chaque centimètre carré de sa peau blanche. Un regard indiscret, obsédant, qui la brûle, la dépèce. Surmontant sa douleur à la tête, elle s'asseoit sur le bord du matelas, se voile la poitrine et le bas-ventre de ses bras et de ses mains. Ce geste pudibond déclenche un éclat de rire chez le gros homme. La chair flasque ondule sous le tissu de la gabada. « Allons, allons, ma jolie ! s'esclaffe-t-il d'une voix essoufflée, grasseyante. La chasteté n'est pas de mise chez moi ! Tu es ici (venant de cette répugnante montagne de graisse, Aphykit ressent ce tutoiement comme une insulte) chez Glaktus Quemil, l'un des plus gros fournisseurs du chairmarché. Si je t'observe, c'est uniquement dans le but d'estimer une marchandhomme et non pour ce que tu as l'air d'imaginer. Figure-toi que les femmes ne m'intéressent que pour ce qu'elles peuvent me rapporter ! Je n'ai personnellement aucun attrait pour les formes femelles!... » Sa main droite aux doigts hypertrophiés et cerclés de bagues d'optalium montre une porte blanche entrouverte. « En revanche, derrière cette porte il y a des hommes à moi qui ne demandent que la faveur d'un petit tête-à-tête avec toi ! Des brutes ! Ils adoreraient déflorer une Syracusaine, une précieuse... Ah oui, pendant ton sommeil, l'une de mes matrones est venue t'examiner et m'a certifié que tu étais encore vierge ! Rassure-toi, ma jolie, je veillerai sur ta vertu et mes hommes ne te toucheront pas. Au chairmarché, la virginité est une qualité très prisée... » Aphykit n'a ni la force ni l'envie de répondre. Elle n'a échappé à ses poursuivants que pour mieux se jeter dans la nasse des trafiquants d'esclaves. Les assassins de Pritiv l'auraient tuée, mais c’aurait été un moindre mal par rapport au traitement que cet immonde pourceau s'apprête à lui faire subir. Elle se laisse retomber sur le matelas, bras croisés sur la poitrine, et ferme les yeux pour ne plus subir l'outrage de ce regard obscène qui lui vole son intimité. L'odeur rance, viciée, qui s'exhale le Glaktus Quemil lui donne envie de vomir. Il glousse : « Mes petits rabatteurs prouges ont fait du bon boulot ! Il va falloir que je les récompense comme ils le méritent : à coups de brûlentrailles ! Figure-toi que je n'ai pas l'intention de leur verser leur commission... Toi, on va te laver ! Te rendre encore plus belle, plus désirable aux yeux de ces cinglés de godappis ! Plus docile, également, car je sens que tu es de celles qui regimbent ou qui préfèrent la mort à l'esclavage. Tu as de la chance : à peine arrivée sur Point-Rouge, tu vas représenter la vente vedette de la réunion de cette nuit ! Grand honneur pour toi, très gros paquet de fric pour moi ! » Son rire haletant, rauque, retentit une seconde fois. Les éclats de ce rire meurtrissent Aphykit qui se recroqueville sur le matelas. Il frappe ensuite dans ses mains. Un autre homme entre, chauve, squelettique, vêtu de noir. Une mallette cubique pend au bout de son bras tentaculaire. Il l'ouvre et, avec d'infinies précautions, il en extirpe une seringue et une fiole remplie d'un liquide violet. L'aiguille perce le bouchon hermétique de la fiole, en aspire goulûment le contenu. Le regard sombre, sinistre, de l'homme s'attarde sur la peau neigeuse d'Aphykit. Repliée sur son désespoir, la jeune femme ne se débat pas lorsque ses longs doigts osseux se posent sur son avant-bras. Il lui saisit le poignet, dégage la saignée du bras. Puis l'horreur que lui inspirent ces deux individus, l'un cadavérique et l'autre boursouflé, cette seringue et son contenu menaçant monte en elle comme une nausée. Elle se mord les lèvres jusqu'au sang pour ne pas laisser échapper le hurlement qui ne demande qu'à jaillir de sa gorge serrée. Au moment où l'aiguille s'enfonce d'un coup sec dans sa veine, le cri trop longtemps contenu surgit du plus profond de ses entrailles, d'une sauvagerie, d'une violence qui éclaboussent les deux hommes. Surpris, effrayé, Glaktus tressaille et se recule de deux pas, comme projeté en arrière par l'impact de ce cri. En proie à une soudaine crise de nerfs, Aphykit se met à trembler de tous ses membres. Ses ongles pris de démence labourent la face décharnée, le cou, les bras de l'homme en noir qui a tout juste le temps de retirer l'aiguille avant de battre en retraite. Il essuie le sang qui perle de ses égratignures d'un revers de manche. « Merde ! Heureusement que j'avais prévu sa réaction ! affirme-t-il à Glaktus. J'ai ajouté un tranquillisant chimique. Elle va s'endormir. Deux heures de sommeil lui feront du bien : elle est crevée, sur les nerfs. — Tu n'as pas trop forcé la dose, au moins ? grogne le négociant. — Ça va ! Je connais mon boulot ! proteste l'autre. — Bien sûr, docteur ! Tu le connais tellement bien que ra as été viré à coups de pied dans le cul de la Convention confédérale pour la santé et classé à l'index des raskattas... — Peut-être, mais jamais on ne m'a reproché mon manque de compétence ! Seulement quelques... expérimentations dans le domaine de la manipulation génétique qui n'ont pas plu à tout le monde... » Aphykit glisse rapidement dans un brouillard peuplé ce cauchemars, de monstres grimaçants, de Prouges moqueurs, de femmes attentives, de masques blancs, de ires grinçants. Fiévreuse, somnolente, elle perçoit vaguement qu'on la soulève, qu'on la baigne, qu'on la frotte, qu'on l'essuie, qu'on la ballotte d'un endroit à autre et enfin qu'on l'abandonne dans une fosse où toute source de clarté se tarit... Elle s'était réveillée à l'intérieur de cette cage sombre ou n'échouaient qu'une lumière et un bruit diffus, anémiés. Incapable de mettre de l'ordre dans ses pensées. 3 ans ses brefs accès de lucidité, elle ressentait avec effroi la prolifération des parasites dans son organisme, ce subtil frémissement qui agitait son sang, cette sourde brûlure qui se répandait dans ses veines, dans ses organes. Le virus qu'on lui avait inoculé la privait de volonté, la réduisait à l'état de larve. Elle se rendait alors compte qu’elle n'était qu'une morte en sursis et n'avait plus qu’une hâte : rejoindre son père dans les mondes d'en haut. Elle ne voulait plus vivre au milieu des êtres immondes qui peuplaient les mondes de l'en-bas. Subitement, l'opacité des parois de la cage s'estompa, les torrents impétueux de lumière se déversèrent sur ile. Une brutale agression qui l'obligea à cligner des yeux. Ses mains vinrent se placer, avec une lenteur exaspérante, au-dessus de ses sourcils. Un assourdissant raz-de-marée lui lamina les tympans. Elle était soudain le centre d'un véritable déluge de sons et de lumière, la cible hébétée de centaines de regards brillants, avides, de commentaires bruyants. « Dernière vente de la séance!... Silence!... Silence ! » hurla une voix. Elle aperçut une loge transparente située en haut du mur de droite, plongée dans la pénombre. A l'intérieur, une forme drapée dans une toge rouge s'agitait au-dessus d'un pupitre surmonté d'un micro-bulle. « La vente ne commencera que lorsque le silence sera rétabli ! » Les vociférations se transformèrent peu à peu en grondement sourd, puis en chuchotement étouffé. « Dernière vente de la séance ! reprit la voix. Jeune femme d'origine syracusaine en parfait état ! Certificat de virginité ! Propriété actuelle du négociant Glaktus Quemil... » A l'annonce de son nom, le négociant se leva. Engoncé dans sa molle armure de graisse, il se tourna vers la foule massée derrière le paravent magnétique et se fendit d'une courbette disgracieuse. Une bordée de quolibets et de sifflements répondit à ce salut. « Marchandhomme de pure race, de toute beauté... » La fin du discours du commissaire des ventes se perdit dans le tumulte qui enfla démesurément, ponctué de rires et de clabauderies. Le commissaire se tut et attendit patiemment la fin de l'orage. Les yeux d'Aphykit s'accoutumèrent à la lumière brutale des projecteurs. Elle distinguait à présent les visages les plus proches, ceux des premiers rangs. Des personnalités influentes, confortablement assises sur des fauteuils autosuspendus, calmes, détendues, isolées de la multitude grouillante entassée par un paravent magnétique. Puis elle reconnut la silhouette massive de Glaktus qui marinait dans sa graisse et sa sueur, et dont la gabada prune pailletée d'or était détrempée sous les aisselles. Ses gigantesques fesses débordaient de chaque côté de deux des trois chaises nécessaires à soutenir son poids. Une intense satisfaction se lisait sur le visage mafflu du négociant. La pointe rose de sa langue se promenait sur ses lèvres, étirées en un sourire béat. Les doigts de son énorme main jouaient avec un accroche-cœur de sa chevelure. Le souvenir du regard odieux du gros homme en train de l'évaluer comme un vulgaire morceau de viande transperça la brume et remonta à la surface de l'esprit d'Aphykit. Bien que ce regard l'humiliât encore, elle fut incapable de lui témoigner tout le mépris qu'il méritait. Elle devenait étrangère à elle-même, résignée, apathique. Elle voulait quitter son enveloppe de matière et se fondre dans le néant. Elle voulait oublier, elle voulait mourir. Elle perçut cependant des antennes amicales dans le monstre à mille têtes qui lui faisait face. Elles étaient diffuses, sous-jacentes, mais bien réelles, formaient comme de lointaines îles de bienveillance au milieu d'un océan d'hostilité. Et puis, encore plus loin, un gouffre froid, une entité maléfique. Un Scaythe tueur mental, probablement, une de ces créatures d'abomination dont lui avait parlé son père. Les pensées de mort qu'il émettait tournoyaient autour d'elle comme des phacohyènes et cherchaient à forcer le barrage de silence érigé par l'antra de vie. Elle se souvint alors que l'antra vibrait et fonctionnait de manière autonome, qu'il se manifestait dès que le besoin s'en faisait sentir. Il produisait ce que son père appelait un murmure silencieux, un imperceptible bruissement de source. Elle regretta que le son vital ne respectât pas son libre arbitre, qu'il s'évertuât à la protéger contre les ondes du Scaythe tueur. Pourquoi s'obstinait-il à maintenir en vie ce corps exhibé, ce corps rongé par le virus et souillé par tous ces regards avilissants ? « Je disais donc une marchandhomme de pure race, reprit la voix amplifiée du commissaire. Une Syracusaine de toute beauté avec son certificat de virginité. Qui lance une offre ? » L'annonce déclencha une levée massive de mains. « J'offre deux unités standard ! » barrit une voix éraillée. Toute la salle éclata de rire. Cette hilarité générale se répercuta sur les murs et le toit du chairmarché, devint une formidable marée qui emporta tout sur son passage, y compris la masse ballonnée de Glaktus, secoué de hoquets convulsifs. Dans sa loge, le commissaire lui-même éprouva quelques difficultés à conserver son sérieux. Les dix haut-parleurs du chairmarché crachèrent des souffles désagréables. « Qui... qui lance une offre ? » répéta le commissaire qui parvint à redonner un semblant de gravité à son visage, plus en rapport avec le prestige et l'autorité de sa fonction. Il martelait son pupitre avec un petit maillet d'optalium. « Dix mille unités ! » hurla une autre voix. Le commissaire jugea l'offre satisfaisante. Il poussa son glapissement caractéristique et maintint son maillet en l'air. Il ne le rabattrait désormais qu'à la clôture des enchères. « Vingt mille ! » proposa un bourgeois à la robe noire sertie de pierres précieuses, en extase devant la beauté de la marchandhomme. Aphykit avait du mal à se convaincre que c'était elle qu'ils se marchandaient de la sorte. Son regard vitreux vint échouer à plusieurs reprises sur un homme vêtu de blanc, assis devant la scène à côté d'un individu chauve à la bouche lippue et vêtu d'un costume chiné. Derrière eux, le long du paravent, des gardes sanglés dans des uniformes jaunes formaient une haie couleur paille. Le visage de cet homme en blanc n'était pas inconnu à Aphykit. Il était inscrit dans un recoin de sa mémoire. Elle se concentra pour remettre un nom sur ce visage, mais cela lui demandait un tel effort qu'elle faillit perdre connaissance. « Cinquante mille ! bêla un vieillard chevrotant, croulant sous le poids des ans et de ses voisins. — Soixante mille ! » Les enchères grimpaient à une allure vertigineuse. A chaque montée des prix, les commissures des lèvres de Glaktus remontaient vers de vagues reliefs qui, à l'origine, devaient être des pommettes. Affaire exceptionnelle que cette Syracusaine, venue se jeter elle-même dans la gueule du loup sans qu'il ait eu à débourser un kelikeli, menue monnaie prouge. Bénéfice net qu'il n'escomptait partager avec personne, surtout pas avec ce petit brigand de Kirah le Malin, le chef de sa petite bande de rabatteurs, dont le sort serait définitivement réglé par ses sbires dès le lendemain de la vente. Aphykit recouvra en partie la mémoire : le jeune homme en blanc n'était autre que l'employé de l'agence de voyages de Deux-Saisons, celui-là même à qui elle avait soutiré un transfert au rabais. Malgré quelques changements, allure moins négligée, yeux gris-bleu dévorés d'une flamme nouvelle, cheveux châtains ondulés et propres, joues rasées de près, elle le reconnut sans hésitation. L'étonnement la sortit un instant de son engourdissement. Elle se demanda quel extraordinaire concours de circonstances l'avait amené en cet endroit, précisément à une dizaine de mètres de la cage où elle était exposée. Etait-ce de lui qu'émanait la bienveillance qu'elle avait décelée quelques instants plus tôt ? Elle vit qu'il la fixait sans répit, ne s'interrompant que pour murmurer quelques mots à l'oreille de son voisin ou pour jeter de furtifs coups d'œil inquiets derrière lui. Lorsque leurs deux regards se croisèrent, il lui sourit discrètement. Bien que timide, ce sourire était un signe de connivence. Il n'avait donc pas échoué dans cette salle de malheur par hasard. Elle avait au moins un complice, peut-être deux si elle incluait le voisin du jeune homme en blanc, voire dix, vingt ou plus si elle comptait les gardes en uniforme jaune. Elle se raccrocha à cet espoir un peu fou comme un naufragé de "espace se raccroche à sa bouée antidérive de survie. Elle se souvint alors avec quelle morgue, avec quel mépris elle avait traité le petit employé délayé dans la crasse humide de Deux-Saisons et elle en éprouva des remords. Exténuée, elle sombra de nouveau dans la torpeur et la confusion. « Cent mille ! brama quelqu'un. — Cent dix ! » aboya quelqu'un d'autre. A ce stade des enchères, il ne restait qu'une dizaine d'acheteurs potentiels : des bourgeois et des nobles qui se cherchaient fébrilement des yeux, qui s'épiaient à la dérobée afin de se jauger mutuellement. Suspendue à leurs annonces, la foule retenait son souffle. La vente allait atteindre des sommets et les spectateurs n'osaient plus se manifester de peur d'en troubler le déroulement. Seuls, de temps à autre, des chuchotements couraient dans la salle comme de légers souffles de brise. Le commissaire, voûté derrière son pupitre, n'avait dorénavant nul besoin de s'époumoner : son glapissement strident s'était mué en un miaulement aigrelet, fatigué. Les faisceaux des projecteurs, pilotés par un mémodisque, s'efforçaient de capturer les enchérisseurs dans leurs éphémères prisons de lumière, mais à peine avaient-ils le temps de saisir un visage, un bras levé, qu'ils devaient aussitôt repartir dans une autre direction et qu'ils égratignaient d'une véloce griffe étincelante une succession de têtes anonymes, ahuries, avant de localiser leur nouvelle proie. « Deux cent mille ! » Le charme de la jeune femme, même vêtue de cette affreuse chemise épousant lâchement ses formes, avait de nouveau opéré sur Tixu, saisi d'admiration sur sa chaise. De la déesse hautaine dégringolée du ciel dans son bureau miteux de Deux-Saisons ne restait qu'une femme fragile dont la longue chevelure, libérée du cache-tête de son colancor, tombait en cascade soyeuse sur ses épaules et s'écoulait jusqu'au creux de ses reins. Il la préférait ainsi, vulnérable, meurtrie, bafouée dans son orgueil, humaine. Ce sentiment parfaitement médiocre, terriblement égoïste, lui permettait d'entretenir l'idée qu'il pouvait lui être utile. Il n'était qu'un pauvre mortel et ne voyait pas d'autre solution pour s'immiscer dans sa vie et l'amener à s'intéresser à lui. L'absence d'expression de la prisonnière le frappa subitement. Alarmé, il se pencha vers Maïtrelly : « Ils l'ont piquée, n'est-ce pas ? » Le françao lui jeta un regard en biais. « Tu as mis du temps à t'en apercevoir ! Le virus est actuellement en phase d'incubation, répondit Maïtrelly à voix basse. Elle traverse des périodes alternatives de déprime, de fièvre et de lucidité. Ce gros lard de Glaktus n'a voulu prendre aucun risque ! Emmerdant i Le renddoux nécessite de permanentes injections de sérum. Sans quoi, elle mourra dans la semaine. De toute façon, elle est condamnée à plus ou moins long terme. Deux mois, trois peut-être : contre cette saloperie, il n'existe pas à ce jour de remède connu. » Les paroles du françao jetèrent de la glace sur l'esprit enflammé de Tixu. Il lui fut intolérable de savoir que, sous la peau limpide, lumineuse, de cette fille exposée comme une marchandise de luxe, la chair et le sang étaient contaminés, infectés, livrés à l'action invisible d'un virus. Un torrent de haine le submergea : haine envers le gros négociant, envers les marchands et les clients de chair humaine, envers ces charognards cupides et gouvernés par leurs bas instincts Haine envers son complanétaire, Bilo Maïtrelly, complice et même organisateur de cet immonde trafic. Que resterait-il d'elle, de son esprit, de sa beauté, lorsque le virus aurait accompli ses irréparables dommages ? Et que resterait-il de lui lorsqu'elle serait morte ? Sous le coup de la colère, il faillit se lever et aller frapper le gros Glaktus... Non, ce n'est pas assez ! Il arrache un brûlentrailles à un garde et arrose d'ondes mortelles tous les spectateurs du premier rang, puis il les regarde se tordre de douleur dans leur sang et dans leurs tripes!... Tixu parvint à se contenir. D'abord parce que sa veulerie naturelle, spontanée, s'accommodait mal de coups d'éclat suicidaires, et ensuite parce qu'il risquait de compromettre ses minces, très minces chances de réussite. Une petite voix intérieure lui soufflait que Maïtrelly l'aiderait à sortir la Syracusaine des griffes de Glaktus et ce n'était pas le moment de s'en faire un ennemi. De plus, il ne tenait pas à se faire remarquer du mystérieux personnage enfoui sous le capuchon vert tilleul et des masques blancs disséminés dans la salle des ventes. Bilo Maïtrelly se pencha sur lui et murmura : « La colère est mauvaise conseillère, mon jeune ami ! Et cesse de regarder derrière toi ! Les assassins de Pritiv ne peuvent rien tenter contre nous, ici : ils se feraient écharper sur place. Ils attendent de savoir qui achètera la fille. Et c'est ce qu'il y a de mieux à faire pour l'instant ! — Vous... vous savez ? » bredouilla Tixu, dépassé par la perspicacité de son complanétaire. Un sourire froid affleura sur les lèvres de Bilo Maïtrelly. Des lueurs ironiques dansèrent dans ses yeux clairs. « Pour les assassins de Pritiv, j'ai été prévenu par mes informateurs. Quant à ta colère, je l'ai simplement lue sur ton visage. Il se déchiffre aussi facilement qu'un antique livre-papier ! Le chairmarché t'apparaît comme quelque chose de monstrueux, n'est-ce pas ?... Mais qu'est-ce qui n'est pas monstrueux, ici-bas ? » « Deux cent cinquante mille ! mugit une voix. — Trois cents ! beugla une autre. — Trois cent trente!... » « Je vais t'aider à la récupérer, puisque tu sembles y tenir ! reprit le françao. Pas seulement pour ça, d'ailleurs ! Cette fille présente un intérêt pour la Camorre. Il faudra encore que je réussisse à faire admettre aux autres françaos qu'elle détient des informations capitales pour notre survie. Sinon, ils ne me pardonneront jamais d'avoir violé une règle fondamentale de la Camorre : ne jamais reprendre par la force une marchandhomme vendue aux enchères. Je suis moi-même le premier à faire respecter cette règle. Il y va de la crédibilité et de la pérennité du chairmarché, donc de celles de la Camorre. En l'occurrence, cet immonde pourceau de Glaktus devra se la fermer ! Mais ça ne va pas être facile. Ses tueurs, ces dégénérés bardés de cuir et d'acier, sont des bêtes fauves et enragées ! » Tixu détourna les yeux. Bilo Maïtrelly avait raison : qu'est-ce qui n'était pas monstrueux ici-bas ? Lui, par exemple, il avait envisagé quelques secondes plus tôt de vider la réserve d'un brûlentrailles sur le françao et, à présent, il l'aurait embrassé de reconnaissance, il était soulagé, heureux, presque euphorique de compter sur son soutien. Est-ce que ce n'était pas également une réaction monstrueuse ? « Il n'y a pas que les hommes de Glaktus, débita rapidement Tixu pour dissiper son malaise. Il y a également les hommes au masque blanc et à la cagoule verte... Ils sont d'autant plus dangereux qu'ils ont peut-être déjà capté vos intentions... — Eh bien, voilà qui nous procure une excellente occasion de nous frotter à ces masques de carnaval et à ce fantôme vert. De savoir enfin quels sont leurs moyens ! » soupira le françao, fataliste. « Cinq cent mille ! » croassa une voix rauque. Ils n'étaient plus que deux à pousser les enchères. Les autres avaient fini par renoncer, écœurés. Restait un homme joufflu, enrobé, pressé contre le paravent magnétique qui comprimait son ventre proéminent. Son manteau fourré rose et gris perle scintillait sous les feux des projecteurs. Une toque droite noire, saupoudrée de gemmes et reliée à son col de fourrure par une chaîne d'optalium blanc, surmontait son visage rubicond, congestionné. Autour de lui, une dizaine de géants aux épaules carrées, aux cheveux et barbes blonds ou roux en bataille, aux cous et nuques massifs de chigalins cornus, aux torses moulés dans de curieuses cottes brunes aux mailles argentées. « Je ne sais pas d'où il sort, ce godappi ! souffla Bilo Maïtrelly. C'est la première fois qu'il vient au chairmarché. Ses gardes du corps sont des Germinans d'Alemane. Des brutes à demi sauvages d'une force de taurillon corné ! Il est bien possible que ce gros plein de soupe vienne de Néorop. Tu veux aller aux renseignements, Zorthias ? » Assis derrière la chaise du françao, le Prouge s'était jusqu'alors tenu parfaitement immobile. Le nuage de ses cheveux pourpres longea la haie jaune des gardes, contourna le paravent magnétique, fendit la foule compacte et s'évanouit dans l'ombre d'une issue dérobée. « Le centre mémodisque de la Camorre aura probablement toutes les informations concernant ce nouveau client, ajouta Maïtrelly. L'autre enchérisseur, je le connais déjà... » Un silence oppressant ensevelissait le chairmarché. Les spectateurs assistaient à présent à un duel au couteau. Les visages dépités de ceux qui avaient été contraints de se retirer du jeu, faute de moyens, se tournaient vers la cage de la marchandhomme, comme s'ils voulaient la posséder une dernière fois des yeux. Propriété dérisoire, éphémère, la seule dont ils eussent la jouissance avant qu'elle ne fût définitivement retirée à leur convoitise. « Sept cent vingt ! » Les pauvres hères, les traîne-culs, les mordus de poudre roulaient des yeux exorbités, effarés. Ils n'étaient même pas parvenus à imaginer, avant cette session de vente, que de telles sommes pussent être en possession de simples particuliers. Ils tentaient de convertir mentalement cet argent en poudre-à-joie, mais ce calcul outrepassait largement leurs compétences arithmétiques. Ils se contentaient donc de nager dans un océan virtuel de drogue euphorisante, une image qui devait correspondre fidèlement à l'idée qu'ils se faisaient du paradis. « Sept cent cinquante ! » La nervosité de Tixu augmentait en même temps que les enchères. Le calme apparent de Bilo Maïtrelly, loin de déteindre sur lui, l'exaspérait à un degré tel qu'il doutait désormais de la promesse du françao. Pour lutter contre cette sensation qui effritait un moral décidément fragile, inconstant, il concentra son attention sur le second enchérisseur : c'était un homme encore jeune, bien calé au milieu de son imposante escorte, vêtu d'un colancor et d'un cache-tête vert pomme sur lequel il avait passé une cape moirée. Le fond de teint blafard étalé sur son visage tranchait avec l'épaisse couche de khôl noir soulignant ses yeux aux iris rouge sang et lui donnait une allure cadavérique. « Un noble de Tchiin, une planète des confins affiliée depuis cinquante années standard à la Confédération de Naflin, ou à ce qu'il en reste... précisa Maïtrelly. Il se nomme Abeer Mitzo. Il s'approvisionne régulièrement sur Point-Rouge. On dit qu'il possède une fortune colossale et je crois que c'est vrai étant donné les montagnes de fric qu'il y laisse à chacun de ses passages ! Il a une particularité... disons un fantasme tout à fait personnel : c'est un nécrophile. Il ne prise que les fesses des morts encore tièdes. Rien d'autre ne l'excite. Il a souvent recours à nos services... — Et vous... vous le fournissez en... » Tixu, horrifié, ne put aller au bout de sa question. Qu'est-ce qui n'était pas monstrueux, ici-bas ? « En cadavres?... Bien entendu ! Il paie rubis sur l'ongle ! En même temps, ça débarrasse Point-Rouge de quelques traîne-culs parasites... Je gage que s'il veut acheter cette fille, c'est pour en jouir après l'avoir étranglée. Il est tout à fait capable de s'offrir ce petit caprice... Les Tchinnaï sont des gens tellement bizarres ! » « Huit cent dix mille ! — Huit cent cinquante ! » Les têtes se tournaient vers l'un puis vers l'autre des deux enchérisseurs dans un mouvement parfaitement synchronisé. L'allégresse de Glaktus suintait par tous les pores de sa peau flasque. Le record du chairmarché était d'ores et déjà pulvérisé. Et ce n'était sûrement pas fini ! Avec la fortune que cette affaire était sur le point de lui rapporter, le gros négociant allait enfin pouvoir réaliser son rêve : lever une armée d'élite, éliminer les françaos de la Camorre et régner sans partage sur Point-Rouge. L'homme au manteau rose et gris semblait proche de la capitulation. Son temps de réaction s'allongeait, s'étiolait. Il ne levait le bras et n'énonçait une nouvelle offre qu'après un long moment de réflexion. Il tentait encore de pousser son adversaire dans ses derniers retranchements, mais sans conviction. En revanche, le Tchinnaï levait sa main osseuse sans la moindre hésitation comme si la somme exorbitante qu'il lâchait par mégarde, d'une voix distraite, ne constituait pour lui qu'une peccadille, une plaisanterie, un aimable divertissement entre gens de bonne compagnie. Les faisceaux des projecteurs avaient déserté la scène centrale sous les quelques huées et sifflets vite réprimés de spectateurs frustrés de la beauté de la marchand-nommé. Ils convergeaient en puissants fleuves de ornière sur les deux rivaux, éclaboussaient les escortes et découpaient de larges ovales blancs sur la foule pétrifiée. « Un million d'unités ! » D'invisibles rafales, ponctuées de murmures incrédules, soufflèrent sur l'assistance qui ondula comme une mer agitée. Les françaos eux-mêmes, à l'exception de Maïtrelly, se relevèrent et se hissèrent sur la pointe des pieds pour observer les enchérisseurs. Leurs chaises à suspension d'air s'enroulèrent sur elles-mêmes et se stabilisèrent à un mètre du sol. D'épaisses gouttes de sueur sillonnaient la face à la fois congestionnée et livide de l'homme au manteau rose et gris. Elles trahissaient une émotion, une tension portées à leur paroxysme. Sa main se dressa au ralenti au-dessus de sa toque noire. « Un million cent mille », ânonna-t-il faiblement. Le bras du Tchinnaï, impavide, creva le rideau de lumière. Sa curieuse voix aigrelette déchira le silence : « Un million deux cent mille ! » Son adversaire jeta un coup d'œil attristé en direction de la marchandhomme et secoua la tête en signe de défaite. « Pas de regrets, monsieur ? dit le commissaire. Une fois... Vraiment pas de regrets ? Deux fois... Trois fois... Adjugé à ce monsieur ! Et fin de la session ! » Le maillet d'optalium s'abattit à trois reprises sur le pupitre. Quelques applaudissements crépitèrent, les projecteurs s'éteignirent, les globes auxiliaires enchâssés dans les murs s'emplirent de lumière sale. La foule, canalisée par les vigiles du chairmarché, se massa près de la porte centrale dont les vantaux s'ouvraient lentement. Une fosse aux parois métalliques et lisses se creusa tout autour de la scène centrale qui s'affaissa rapidement dans le sous-sol du chairmarché. Les toits des cages disparurent et un gigantesque volet roulant vint recouvrir l'excavation. Glaktus se leva, salua quelques françaos et s'éloigna de sa démarche dandinante. « Il savait bien avant la vente qui serait l'acheteur ! fit Maïtrelly. Il ne prend aucune précaution d'usage. Ni empreinte bancaire, ni dépôt de gage. Tout avait été conclu à l'avance. La seule inconnue restait le montant de l'enchère finale. Il nous faut agir maintenant. Zorthias nous attend à la base du personnair. Je sais où s'effectuera l'échange. Nous allons immédiatement nous y rendre et préparer une petite réception à l'attention de ces deux erreurs de la nature ! Dans cette cohue, notre départ passera inaperçu. » Suivis de près par une vingtaine de gardes en uniforme jaune, le françao et Tixu se faufilèrent dans la multitude désordonnée, éparpillée. Comme l'avait prévu Maïtrelly, personne ne leur prêta attention. Mais, au moment où ils s'engouffraient dans la bouche de la galerie qu'avait empruntée Zorthias quelques minutes plus tôt, quelqu'un surgit derrière eux et agrippa. épaule du françao. Maïtrelly se retourna, main déjà posée sur son brûlentrailles de poche. Il se décontracta lorsqu'il reconnut von Doncq, un françao de ses amis, un vieillard de plus de cent trente années standard, âge tout à fait remarquable pour un dirigeant de la Camorre. Il était très rare que les françaos dépassent les cent ans. Ils finissaient en général victimes d'un attentat, d'une guerre de succession fomentée par l'un de leurs lieutenants ou de l'usure prématurée de leur système nerveux. Von Doncq, vêtu d'une sempiternelle toge couleur lie-de-vin, une alyane qui révélait ses origines delphiques, avait bien connu Sif Kérouiq, le mentor de Bilo Maïtrelly. C'était un patriarche à la gueule parcheminée, aux rares cheveux blancs dressés sur un crâne parsemé de taches brunes, aux yeux noirs et ardents, à la bouche rainurée. Sa main, véritable serre aux doigts griffus, relâcha son étreinte et son regard brûlant s'enfonça dans celui de Maïtrelly. « Bilo, tes intentions servent-elles réellement l'intérêt le la Camorre ? » demanda-t-il d'une voix acérée. La question de von Doncq ne surprit pas l'Orangien. le vieux françao disposait d'un réseau d'indicateurs hors pair, il avait des yeux et des oreilles partout. « Ce que je vais faire, je vais le faire pour moi, répondit calmement Maïtrelly. Par conséquent, je vais le faire pour la Camorre. Mes intérêts sont liés à ceux de la Camorre comme les intérêts de la Camorre sont liés aux miens. — Je n'en ai jamais douté, Bilo. Mais tu seras seul. Nous ne pouvons te soutenir ouvertement dans une opération qui nous ferait violer nos lois. Si tu rates ce gros pourceau de Glaktus, plus personne n'osera s'attaquer à lui. Il en profitera pour vendre ses marchandhommes sans intermédiaire. Autrement dit, sans verser la commission camorrale. Et pour tenter de le ramener à la raison, nous serions obligés de t'éliminer ! » Le vieillard serra vigoureusement la main de Maïtrelly et l'enveloppa d'un long regard affectueux. « Ne le rate pas, Bilo ! J'ai toujours rêvé de lui trouer la panse mais je ne suis jamais passé à l'acte. Prends garde à ses tueurs. Que tes hommes s'appliquent à viser. Il faut tuer ces bêtes malfaisantes au premier tir... Les blessures les rendent deux fois plus enragés ! » Von Doncq s'inclina et se fondit dans la multitude bruissante. L'intérieur de la cage était de nouveau plongé dans un clair-obscur verdâtre. Fiévreuse, Aphykit s'efforçait de ramener un semblant de cohérence dans ses pensées embrouillées. Une lutte permanente, exténuante, qui créait un perpétuel mouvement de balancier entre abattement et espoir, entre renoncement et désir, entre vie et mort. Les hommes du gros négociant la gardaient si jalousement, si férocement que personne ne pourrait la sortir de ce cauchemar. Ni les présences amicales qu'elle avait cru capter dans la foule, ni le petit employé de l'agence de Deux-Saisons dont le timide sourire ressemblait davantage à un aveu d'impuissance qu'à une promesse de délivrance. Même avec l'appui du personnage d'importance assis à ses côtés... Le montant astronomique de l'enchère finale n'arrangeait pas les affaires d'Aphykit. Il entraînerait, au contraire, un redoublement de vigilance. Elle n'était pas parvenue à distinguer le visage de son acheteur. Elle avait seulement entrevu une tache vert clair noyée dans la lumière du projecteur. Mais son intuition lui soufflait qu'elle n'avait aucune compassion, aucune faveur à attendre de cet homme-là. La cage qu'il lui réservait ne serait certainement pas préférable à celle qui la retenait actuellement prisonnière et qui glissait sans heurt, comme poussée par d'invisibles bras, sur un rail d'eau dont le clapotis traversait le plancher. Aphykit n'entendait rien d'autre, sinon de vagues éclats de voix que les filtres des parois opaques transformaient en murmures. Son front et ses joues se couvraient de sueur, son corps entier baignait dans une moiteur déplaisante, la distorsion de ses perceptions lui donnait l'impression d'évoluer dans un rêve éveillé où les formes, les couleurs et les sons s'étiraient à l'infini et finissaient par se confondre. Ne subsistait que la sensation, nette et permanente, de cette vie microscopique qui grouillait dans ses veines, qui rongeait son système nerveux. La pressurisation de l'air se relâcha peu à peu. Elle put s'asseoir et s'adosser à une paroi à la consistance élastique. Elle pensa à son père. Elle lui en voulut de. avoir initiée au son de vie, à l'antra : c'était comme si Sri Alexu, le maître inddique et non plus le père, avait prévu les difficultés qui l'attendaient et qu'il avait voulu la forcer à vivre. Elle vivait certes, mais à quel prix !... Père, est-ce donc à cela que vous aviez pensé ? Saviez-vous qu'on allait faire de votre fille une esclave, une sous-créature qu'on drogue, qu'on prend et qu'on jette selon l'humeur du moment ? Est-ce que c'est vraiment ;a, la vie ? Ma vie?... Bercée par le bruit étouffé du rail i eau, elle finit par s'endormir. La cabine fusait à toute allure dans les tunnels. Les vitres se brouillaient d'éclaboussures provenant du rail d'eau. Les entrailles de Point-Rouge Ville étaient truffées de passages souterrains, comme si la ville avait été bâtie au-dessus d'une termitière géante. Tixu pensa qu'il fallait être doté d'un sens de l'orientation particulièrement développé pour se repérer dans ce labyrinthe tortueux, dans cet enchevêtrement de galeries ténébreuses qui semblaient s'enfoncer jusqu'au cœur de la planète. Ils arrivèrent à l'aire de stationnement du personnair, un engin aérien de forme ovale aux flancs rebondis et transparents d'où saillait une courte passerelle mobile. Ses moteurs d'extraction ronronnaient. La chevelure de Zorthias tachait de pourpre la vitre convexe de la cabine de pilotage. Bilo Maïtrelly et ses hommes sautèrent de la cabine encore en mouvement et se ruèrent sur la passerelle qui se creusa sous leur poids. « Remue-toi ! » lança le françao à l'adresse de Tixu, resté en arrière. Visage et bras giflés par les gouttes d'eau, Tixu enjamba le marchepied de la cabine, se reçut tant bien que mal sur le sol rugueux de l'aire de stationnement et s'enfourna à son tour dans le ventre du personnair. Il s'installa avec les gardes sur l'une des banquettes latérales. La passerelle s'enroula en un éclair, la trappe coulissante se referma dans un claquement sec, les moteurs émirent un miaulement aigu et l'appareil, propulsé par son coussin d'air, s'arracha à l'attraction terrestre. Il monta d'abord lentement le long d'une rampe aux parois métalliques puis déboucha sur une gigantesque base où des techniciens, vêtus de combilumines, s'affairaient autour d'appareils posés sur des fosses de réparation. Il prit soudain de la vitesse et piqua droit sur le plafond de la base. Deux vantaux coulissèrent sur des traverses métalliques et s'ouvrirent sur le ciel noir saupoudré d'une poussière lactée que Salom semblait avoir semée à profusion autour de son disque crayeux et cyclopéen. Le personnair s'engouffra par l'ouverture et poursuivit son ascension au-dessus des quartiers interdits, au-dessus du foisonnement des bulles-lumière et des enseignes, au-dessus du gouffre sombre de Matana, la vieille cité prouge. Le françao se tenait debout dans l'encadrement de la porte ogivale séparant la cabine de pilotage du compartiment. Les lumières changeantes du tableau de bord éclairaient par intermittence son crâne, son visage et le col de sa veste. « Le repaire d'Abeer Mitzo se trouve à Rajiatha-Na, l'entrée du désert, dit-il. Caché dans une fausse dune. Comme c'est un client régulier, il s'est fait aménager cette planque personnelle pour être tranquille. C'est là que lui sont livrés les cadavres... — Ces Tchinnaï, il n'y a qu'avec les morts qu'ils peuvent encore s'envoyer en l'air ! » s'esclaffa un garde. Les autres libérèrent des rires grivois. En une foudroyante accélération, le personnair laissa la cité loin derrière lui. Il croisa d'autres engins aériens, taxiboules, personnairs, ovalibus, nombreux malgré l'heure tardive. Ils ramenaient les clients du chairmarché à leur déremat personnel ou à leur hôtel, situés autour de la place des agences de voyages, non loin du désert. Maïtrelly désigna une oasis de lumière dans le lointain. « Tu vois cette place ? dit-il à Tixu. C'est une idée de Sif Kérouiq. La Camorre a elle-même financé cette installation, surnommée la "ceinture interdite", Aïnghaza Sana en vieille langue prouge. Elle offre toutes les garanties de sécurité aux voyageurs utilisant les services des compagnies. Elle a pour objet d'inciter les acheteurs moyens, les petit-bourgeois, à venir s'encanailler au chairmarché. A se payer les marchandhommes délaissées par les gros acheteurs. Sif Kérouiq avait vu juste : la clientèle moyenne est celle qui se développe le plus. Elle est plus fiable, à la longue, que la noblesse ou la grande bourgeoisie d'affaires... » Crispé, tendu, Tixu n'écoutait pas son complanétaire. Il s'attendait à tout moment à la fatale collision entre le tersonnair et les engins qui surgissaient à toute allure des replis de la nuit. Mais à chaque fois, alors qu'il se protégeait déjà le visage des bras, réflexe idiot autant qu'inutile, ils infléchissaient leur trajectoire au dernier moment et évitaient les télescopages. Tixu avait beau se raisonner, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il participait à une variante sophistiquée du jeu de la roulette néoropéenne. « Faut pas vous inquiéter comme ça, mon garçon ! » lui dit son voisin, un homme sans âge. Il hésitait visiblement entre la familiarité railleuse et le respect dû à un hôte du françao. « Ces bécanes sont équipées d'un radar de détection anticollision. Et si ce radar tombe en panne, un autre prend le relais. De plus, ici, sur Point-Rouge, les machines des françaos sont prioritaires. Ce sont les autres qui doivent céder le passage. S'ils ne le font pas, ils se désintègrent en vol ! Tout ça permet de gagner du temps et de ne pas trop se tracasser... » A demi convaincu, Tixu opina d'un bref mouvement de menton mais ne parvint pas à se décontracter. Le personnair survolait à présent un moutonnement de collines rondes, recouvertes de rabougris épineux, et des bâtiments en ruine, des toits défoncés, des murs ébréchés, des courettes herbues. L'antre des gueux qui l'avaient capturé, de pauvres diables plus à plaindre qu'à blâmer. Ils arrivèrent bientôt à l'orée du désert. Les teintes rouges et ocre, délayées par les ténèbres, se diluaient dans les tons charbon et céruse de la nuit. La végétation raréfiée, exclusivement composée de rabougris anémiés et de cactiers nains, laissait entrevoir un sol fendillé, écailleux, jonché de cailloux, hérissé de gros rochers aux arêtes effilées, gardiens hautains et figés de ce paysage de désolation. Plus un seul appareil ne croisa leur trajectoire, au grand soulagement de Tixu. « Rajiatha-Na ! annonça Maïtrelly. Préparez-vous ! » Dans le lointain se profilait un océan de dunes, vagues blafardes et pétrifiées surmontées d'une écume de sable soulevée par le chounza, un vent sec et froid descendu des montagnes du Grand Erg Brûlé. Tixu se demanda comment Zorthias s'y prendrait pour repérer la base du Tchinnaï : les dunes étaient toutes identiques, comme façonnées dans le même moule. « Eteins les feux de signalisation et coupe le moteur ! ordonna le françao. Notre élan est suffisant pour finir en dérive. Abeer Mitzo est un type prudent. Il aura disposé des sentinelles. Nous devrons les neutraliser en douceur. » Les moteurs se turent. Le personnair fendit silencieusement la nuit comme un dirigeable de croisière à voiles captrices, rasa les échines arrondies des collines de sable et de pierre. Une tension nerveuse monta brusquement en Tixu. La fatigue et le manque de sommeil l'amenaient au point de rupture, au seuil de la panique. Sa peau se hérissa, de longs tremblements convulsifs secouèrent ses bras et ses jambes. Son voisin lui lança un coup d'œil interrogateur. « Je... j'ai froid ! se défendit Tixu. — Fait pourtant pas une température trop fraîche... », marmonna le garde, peu convaincu. Tixu fut tenté de répliquer que certains supportaient le froid moins bien que d'autres, mais les regards narquois des gardes l'en dissuadèrent. Et il ne pouvait pas décemment argumenter qu'il n'était qu'un pauvre mortel. Les hommes du françao aussi étaient de pauvres mortels, mais eux, ils n'en faisaient pas toute une histoire. « On approche de la fausse dune ! » prévint Zorthias. A première vue, rien ne la distinguait des autres. Maïtrelly sortit une petite lunette nyctaloptique de la poche de son costume et la braqua sur le désert. Comme il l'avait prédit, des silhouettes sombres étaient postées autour de la colline de sable, quatre sentinelles tchinnaï qui faisaient les cent pas pour lutter contre la fraîcheur piquante du chounza et le murmure envoûtant du sommeil. Le françao se retourna, s'avança dans le compartiment, désigna quatre gardes et tendit la lunette au premier d'entre eux : « Repérez-les et choisissez chacun un Tchinnaï ! Au moment où nous serons au-dessus d'eux, vous vous laisserez tomber par le sas et vous vous en occuperez ! Je ne veux aucun bruit ! Travaillez à l'arme blanche, proprement. Il y en a peut-être d'autres à l'intérieur de la lune. Ensuite planquez les cadavres et passez leurs uniformes ! De loin, vous ferez illusion. Nous, nous prendrons position sur les dunes environnantes. Dès que r.ous ouvrirons le feu, l'un de vous se saisira de la fille et les autres le couvriront ! Ils n'oseront pas tirer sur elle : elle représente plus d'un million d'unités standard. Nous nous chargerons du reste. Les Tchinnaï emploient des ondemorts : leurs rayons ne peuvent pas traverser nos boucliers magnétiques. » Il dévisagea Tixu et ajouta : « Voilà pourquoi nous en sommes restés aux brûlentrailles de nos grands-pères, sur Point-Rouge !... Des questions ? » Un sas circulaire coulissa silencieusement sur le plancher incurvé du personnair en fin de dérive. Tixu vit que l'appareil frôlait les sommets des dunes qui défilaient au ralenti par l'ouverture. La lunette avait voyagé de main en main et les quatre gardes s'étaient tacitement réparti les sentinelles. Ils s'accroupirent sur les bords du sas, dégainèrent leurs courts poignards à double tranchant. La lumière ivoirine de Salom, tombant par le flanc arrondi et transparent, s'incrustait sur les lames. Les tremblements de Tixu s'accentuèrent, ses tripes se nouèrent et son rectum se contracta violemment. Sa gorge sèche réclama un gobelet de mumbë. Le personnair fusa au-dessus de la fausse dune. Les sentinelles tchinnaï, alarmées par un sifflement continu, distinct des coups de fouet emportés du chounza, eurent à peine le réflexe de lever la tête que des ombres jaunes, vomies par la nuit, dévalaient la pente de sable et leur tombaient dessus. Les Tchinnaï n'eurent pas le temps de dégainer leurs ondemorts coincés dans la gaine hermétique de leur ceinture. Les bras des gardes de Maïtrelly leur comprimèrent la carotide et les lames droites pénétrèrent sans résistance dans leur chair, cherchant le cœur ou tranchant la gorge. Les bras affolés des sentinelles giflèrent inutilement l'air froid, leurs doigts griffèrent en vain le sable dur et les cailloux. L'opération n'avait pas duré plus de cinq secondes. Les gardes effacèrent rapidement les traces de sang et halèrent les corps dans une zone d'ombre. Puis ils dévêtirent les cadavres et passèrent les combinaisons tchinnaï, des cottes vertes à parements rouges, pardessus leur uniforme. Ils abandonnèrent les corps dénudés, que les vautours géants aux cous déplumés et aux becs acérés ne manqueraient pas de se disputer au lever de Feu Vert, et revinrent se placer autour de la colline sur la pente de laquelle se devinait une issue dérobée, ensevelie sous une fine couche de sable déposée par le chounza. Une centaine de mètres plus loin, le personnair s'était posé au pied d'une dune voisine. Le françao avait transmis quelques ordres et distribué des lentilles de réception infrarouge à ses autres hommes, qui avaient collé des boîtiers noirs sur leur ventre — des boucliers magnétiques — et s'étaient éparpillés dans la nuit. Le crissement de leurs pas sur le sable s'était peu à peu évanoui. Maïtrelly, Zorthias, Tixu et quatre gardes s'étaient hissés en haut de la dune et s'étaient allongés à plat ventre sur le sol gelé. Un poste d'observation idéal. Des aiguilles de froidure transperçaient leurs vêtements légers. Tixu serrait les mâchoires pour ne pas claquer des dents. Pour Zorthias, protégé par son seul pagne, c'était encore pire : bien qu'enrobée d'une épaisse couche de graisse, sa peau bistre se hérissait et se couvrait de longs frissons. Les quatre hommes du françao jouaient parfaitement leur rôle de sentinelles tchinnaï. A cette distance, l'illusion était parfaite. Maïtrelly brandissait une torche infrarouge cryptée qui permettait de transmettre ses ordres à distance. Seuls ses gardes, munis de leur lentille de réception, une minuscule antenne optique codée sur la même fréquence, pouvaient intercepter ses signaux. Un léger ronronnement troubla le silence nocturne. Trois ovalibus enluminés firent leur apparition à l'horizon, suivis à distance par un groupe de trois personnairs, tous feux de signalisation allumés. Tenez-vous prêts ! cracha la torche cryptée de Maïtrelly. Le cœur de Tixu martela sa cage thoracique. Malgré le froid, une langue de chaleur vive lui lécha le bas-ventre. Dans un parfait synchronisme, les trois ovalibus se posèrent en douceur à proximité de la dune factice. Les moteurs auxiliaires soulevèrent un vent tourbillonnant de sable, ce dont profitèrent les quatre fausses sentinelles pour se couvrir le visage et sortir du champ de vision des passagers. Les trois personnairs se stabilisèrent à cinq ou six mètres au-dessus du sol, semblables à de gros globes lumineux reliés au plafond étoilé par d'invisibles chaînes. Leurs turbines antidérive grondaient sourdement. Ils attendaient probablement un ordre ou un signal pour atterrir. Les trappes latérales des ovalibus coulissèrent. Comme de monstrueuses langues de batraciens, les passerelles se déroulèrent jusqu'au sol. Des Tchinnaï en combinaison verte à parements rouges descendirent au pas de course et se rangèrent en cercle. Au grand soulagement de Maïtrelly, qui observait la scène avec sa lunette nyctaloptique, ils ne prêtèrent aucune attention aux quatre sentinelles. Abeer Mitzo débarqua à son tour avec la lenteur affectée d'un homme blasé, revenu de tout, et vint se placer au centre du cercle. La nuit accentuait son aspect satanique. Avec son fond de teint livide et ses yeux rouges cernés de noir, il ressemblait davantage à un vampire de Delph qu'à un être de chair et de sang. Il leva négligemment le bras. Les trois personnairs se posèrent dans un remous de sable et de pierres pulvérisées. La face bouffie du gros Glaktus apparut dans l'entrebâillement d'une trappe coulissante. Il avait passé une courte cape argentine pardessus sa gabada prune et or. Il s'avança sur la courte passerelle qui s'enfonça d'un bon mètre sous son poids et racla les arêtes rocheuses enchâssées dans le sable dur. Ses sbires, essaim bruissant de charançons bardés de cuir et d'acier, lui emboîtèrent le pas, main crispée sur la crosse métallique de leur brûlentrailles. Leurs yeux fous se rivèrent avec provocation sur les Tchinnaï. Gavés de poudre-à-force, les charançons guettaient le moindre geste équivoque pour dégainer leurs armes. Au milieu de l'essaim, Aphykit, chancelante, jambes et pieds nus, frissonnante de froid et de fièvre sous sa chemise écrue. Les rafales de chounza giflaient sa longue chevelure, flamme dansante et dorée dont la gaieté contrastait avec son visage éteint, hâve, cireux. Les quatre gardes de Maïtrelly effectuèrent un large mouvement tournant pour éviter d'entrer dans la zone des feux des appareils et se rapprochèrent de la prisonnière qu'un charançon avait immobilisée au pied de la passerelle. « Voici, comme convenu, votre marchandhomme, sieur Mitzo ! haleta Glaktus, essoufflé par ses vingt mètres de marche, épreuve d'endurance redoutable pour quelqu'un comme lui. Elle est en parfait état... » Il sortit une petite fiole de sa cape argentine. « Et voici le sérum qui la maintiendra en vie encore une dizaine d'années. Peut-être plus si elle est en bonne santé. Elle sera complètement disponible... et assouvira tous vos désirs, quels qu'ils soient ! — Vous êtes un fieffé menteur, Glaktus Quemil ! .' interrompit Abeer Mitzo avec un sourire hideux qui dévoilait ses petites dents jaunes et pointues. Vous me prenez pour un godappi ? On ne survit pas au renddoux plus de quelques mois... — Mais je vous assure qu'avec ce sérum... — Aucune importance ! Il m'étonnerait fort que cette jouvencelle résiste plus d'une semaine au traitement que je lui réserve ! Oui... un petit traitement de faveur qu'elle doit à sa beauté et à ses origines syracusaines... Rien ne me divertira plus que de jouer à la poupée avec l'une de ces précieuses... J'avais beaucoup de plaisir, autrefois, à arracher les bras et les jambes des luxueuses poupées que m'offraient mes parents... Un plaisir bien innocent, vous ne pensez pas?... » Il laissa échapper un rire sardonique. « Vous en ferez ce que bon vous semblera, sieur Mitzo, c'est vous le propriétaire, minauda Glaktus, obséquieux. Enfin, propriétaire... lorsque vous m'aurez remis l'argent... » Une moue de mépris se dessina sur les lèvres poudrées d'Abeer Mitzo. « Vous, les commerçants, non seulement vous êtes menteurs mais vous êtes aussi d'un vulgaire... Vous n'avez que le mot argent à la bouche ! » Les charançons de Glaktus eurent probablement envie de prendre ces mots pour une menace voilée. Ils firent sauter leurs brûlentrailles dans leurs mains et les pointèrent sur les Tchinnaï, lesquels se saisirent de leurs ondemorts et s'apprêtèrent à répliquer. Un silence tendu, à couper au couteau, tomba sur la dune. « Que tout le monde se calme ! ordonna Abeer Mitzo, visiblement amusé par cette tentative d'intimidation. Il n'entre aucunement dans mes intentions de faire couler une seule goutte de sang pour un million et des poussières d'unités ! Qu'est-ce que l'argent ? Rien, sinon la possibilité de s'offrir un petit luxe de temps en temps... » Il claqua des doigts. L'un de ses hommes sortit du cercle et lui apporta un certifieur de poche, un mini-mémodisque destiné à enregistrer les transactions bancaires. « Vous devez bien penser, monsieur le commerçant en chair humaine, que je ne dispose pas de cette somme en argent liquide sur moi ! Je vais vous remettre un bon certifié que vous pourrez changer au guichet de n'importe quelle banque. — Bien entendu, bien entendu ! » gloussa le gros négociant qui se pencha en avant pour suivre avec avidité le ballet des doigts de son interlocuteur sur les touches nacrées du certifieur. Feu ! cracha la torche cryptée de Bilo Maïtrelly. Une grêle de jets rectilignes et lumineux s'abattit brusquement sur la dune. Les rafales fauchèrent sur-le-champ, sans distinction, des Tchinnaï et des charançons. Une âcre odeur de viande grillée s'éleva des visages ou des troncs perforés, carbonisés. La soudaineté et la précision de l'attaque semèrent un vent de panique au sein des deux troupes qui s'égaillèrent dans le plus grand désordre, comme des insectes affolés. Les plus lucides trouvèrent instantanément refuge sous les fuselages des appareils. Les autres se percutèrent mutuellement, trébuchèrent sur les cadavres et s'exposèrent au feu nourri des tireurs qui encerclaient la dune. Ahuri, Glaktus enfourna comme il le put sa graisse sous le ventre d'un personnair où avaient déjà pris place plusieurs de ses charançons et Abeer Mitzo. Ce sauve-qui-peut général fit les affaires des quatre gardes de Maïtrelly. Ils se ruèrent sur la Syracusaine, hébétée, que son garde du corps essayait de tirer par le bras sous la passerelle où lui-même s'était abrité. Une rafale d'ondemorts déchira le visage du charançon, qui lâcha sa prise et bascula à la renverse. L'un des gardes souleva la marchandhomme de terre, la hissa sur ses épaules et courut vers la zone d'ombre. Ses trois compagnons dégainèrent les ondemorts récupérés sur les sentinelles tchinnaï et ouvrirent le feu en reculant. « Zorthias ! Le personnair en route ! Vite ! » glapit le françao qui suivait attentivement le déroulement des opérations. Cependant, sous les coups de gueule de Glaktus, fou de rage et de terreur, et sous les exhortations d'Abeer Mitzo, plus calme et plus clairvoyant, la défense s'organisa rapidement autour des personnairs et des ovalibus. Ondemorts des Tchinnaï et brûlentrailles des charançons vomirent leurs rayons étincelants en direction des trois gardes qui couvraient la fuite de leur compagnon. Des éclairs blancs écartelèrent la nuit, de funestes jeux d'ombre et de lumière se dessinèrent sur la terre calcinée. Deux des fuyards mordirent la poussière. « Attention, bordel de Dieu ! Ne tirez pas sur la marchandhomme ! s'époumona Glaktus, coincé sous la carlingue. Compris ? Ne touchez pas à la marchandhomme ! » Une quinzaine de corps brûlés jonchaient à présent le sol. Les coques des appareils constituaient des abris de plus en plus précaires. Criblées d'alvéoles crénelées et noircies qui allaient sans cesse en s'élargissant, rongées par des flammèches qui mordillaient la matière transparente, elles s'effritaient dangereusement sous le feu continu des hommes du françao. Le garde qui portait la jeune femme, inconsciente, était parvenu jusqu'à mi-pente de la dune voisine. Il peinait de plus en plus pour s'arracher du sable meuble. Son troisième comparse avait été touché à son tour et gisait au pied de la colline, cou et nuque calcinés. Mais ni les Tchinnaï ni les charançons ne se hasardaient à coucher le survivant en joue, de peur de tuer ou de blesser sa précieuse charge. « Il va nous échapper ! siffla Abeer Mitzo. Qu'est-ce que tu attends pour tirer sur lui, toi ? » Le sbire de Glaktus pris à partie, décontenancé, chercha éperdument son chef des yeux mais ne le trouva pas. « J'peux pas ! Si j'touche la... — Crétin ! Je paierais quoi qu'il arrive ! Même si tu bousilles la fille ! Tu entends ? Tire ! Je paierai ! » Le charançon se redressa, cala la crosse métallique de son brûlentrailles au creux de son épaule, visa un long moment. La gueule arrondie du canon projeta une ligne blanche qui vint frapper le dos du garde. Il poussa un cri déchirant. Colonne vertébrale broyée, il laissa tomber Aphykit, s'effondra lourdement, glissa sur quelques mètres et s'immobilisa dans une curieuse position, jambes pardessus tête. La jeune femme roula, quant à elle, jusqu'au pied de la dune. Les arêtes rocheuses affleurant sur le sable lacérèrent sa chemise et sa peau. Etourdie par le choc, elle resta couchée sur un lit de cailloux. N'y tenant plus, Tixu arracha la lunette nyctaloptique des mains du françao. Il balaya fébrilement les dunes, captura la Syracusaine dans l'optique grossissante. Il vit, comme en plein jour, des rigoles de sang sur son visage. Il craignit un instant qu'elle ne fût morte. Non, sa chemise se soulevait régulièrement, elle respirait... Elle était à la fois si proche et si lointaine... Il remit la lunette à Maïtrelly. Puis il ne sut pas ce qui lui passa par la tête : « Demandez à vos hommes de me couvrir ! Je vais la chercher ! — Non ! Tu courrais au suicide ! répliqua le françao. Le terrain est à découvert. Tu serais aussi facile à flinguer qu'un mouteure domestique ! — Je vous demande de me couvrir ! Pas de me donner une leçon de stratégie ! » Le françao hocha la tête. Il comprit que la décision de son complanétaire serait inébranlable. Récupération de la fille, couverture ! cracha la torche cryptée. Maïtrelly tendit un cube noir à Tixu. « Prends au moins ce bouclier magnétique ! Tu seras protégé contre les ondemorts. Colle-le sur ton ventre et appuie sur le haut du boîtier ! Et fais attention à toi : ce ne serait pas très intelligent de mourir le jour où Orange fête ses vingt siècles d'indépendance ! » Tixu avait l'impression que quelqu'un d'autre agissait à sa place, qu'un usurpateur avait bâillonné le vrai Tixu, celui qui avait peur de tout, des éclats de voix, de la direction de la C.I.L.T., de l'inspobot et des collisions aériennes. Il se releva, posa le cube noir sur son ventre et appuya sur la tranche métallique. Le halo grésillant du champ protecteur l'environna. Puis, replié sur lui-même, il dévala la pente abrupte de la dune. Il la contourna et s'enfonça dans la nuit noire. Il lui fallait retarder le plus possible le moment où les charançons de Glaktus et les hommes d'Abeer Mitzo le repéreraient et le prendraient pour cible. « Qu'est-ce que vous attendez pour la récupérer ? gémit Glaktus. — Fermez-la, Quemil ! Nous n'avons aucune chance pour l'instant ! Ce qui compte, c'est de survivre ! » grommela Abeer Mitzo. La recrudescence du feu adverse obligeait les défenseurs à se cantonner dans une prudente réserve. Les deux premières tentatives de sortie s'étaient soldées par un massacre. Les carlingues des personnairs et des ovalibus s'ornaient de brèches béantes et fumantes. Les rafales tourbillonnantes du chounza soulevaient des gerbes de sable qui cinglaient le visage et les yeux de Tixu. Ses pieds s'enfonçaient dans un sable mou duquel il s'arrachait avec difficulté. Ses muscles, rouillés par les années d'inactivité sur Deux-Saisons, brûlés par un afflux massif d'acide lactique, ne lui obéissaient que partiellement. Il parvint enfin au sommet de la colline. Caressée par les lueurs intermittentes des rayons des brûlentrailles, la Syracusaine était allongée en bas du versant opposé. Tixu récupéra quelques secondes puis entama sa descente. Le sable et les pierres roulèrent sous ses pieds, ses jambes fléchirent, se dérobèrent sous lui. Il ne put se récupérer entièrement, percuta le cadavre du garde resté accroché à mi-pente et glissa sur le flanc jusqu'au pied de la dune. Sa cheville gauche se tordit dans le choc. La Syracusaine, étendue à dix pas de lui, laissait échapper un gémissement plaintif. Galvanisé, il oublia la fatigue, la douleur, et franchit en quelques bonds la courte distance qui le séparait d'elle. Il la souleva délicatement par les épaules, glissa les bras sous ses aisselles et entreprit de la haler derrière la dune en essayant d'éviter les arêtes tranchantes des roches enterrées. Glaktus, qui n'avait pas quitté sa marchandhomme des yeux, son paquet de fric, sa fortune, son rêve, se mit à bêler plus fort qu'un mouteure qu'on égorge : « Bordel de Dieu ! Rattrapez-moi ce salopard ! Il est en train de me la faucher ! » Il trépignait comme un gosse, gigotait sous le fuselage, tapait du pied, se tordait comme une limace coincée sous une pierre. Son visage était cramoisi et inondé de sueur malgré la fraîcheur nocturne. Deux charançons s'aventurèrent hors des abris et s'élancèrent en louvoyant vers Tixu. « Surtout ne tirez pas, vous autres ! vociféra le négociant. Vous seriez capables d'abîmer la fille ! — Vous n'êtes pas seulement un écœurant tas de graisse menteur, Quemil ! Vous êtes aussi le dernier des crétins ! grinça Abeer Mitzo. Je vous ai dit que je vous paierais quoi qu'il arrive ! — Je ne vous crois pas ! Vous, les Tchinnaï, vous êtes des foutus détraqués ! Avec toutes les charognes qu'il y a ici, vous avez l'embarras du choix ! » rétorqua Glaktus. L'un des deux charançons fut rapidement couché par un rayon surgi des hauteurs qui troua sa carapace de cuir et lui embrasa l'abdomen. L'autre se rapprochait dangereusement de Tixu. L'Orangien, arc-bouté sur son fardeau, ahanant, progressait à une vitesse désespérément lente. Le charançon lâcha quelques jets espacés de son brûlentrailles pour intimider Tixu et le contraindre à abandonner la jeune femme. Une grêle lumineuse se fracassait à ses pieds dans un crépitement mat, mais il avançait toujours, évitant les traits brillants par de brusques crochets qui en faisaient une cible imprévisible, difficile à toucher. D'autant qu'il n'était plus maintenant qu'à une dizaine de mètres de Tixu et que les gardes du françao hésitaient à tirer. Tixu, en nage, tétanisé, était pratiquement à bout de forces. Il devait puiser au plus profond de ses réserves d'énergie pour ne pas se laisser aller à la tentation de tout plaquer. Il n'aurait jamais cru qu'une fille si gracieuse pût être aussi lourde. Le vrai Tixu reprenait le pouvoir, redonnait de la voix, revendiquait son droit à la peur, à la lâcheté, à la fuite. Les rayons lumineux imprécis du charançon, dont il entendait le halètement, sifflaient à ses oreilles. Le sbire de Glaktus se jeta dans les jambes de la Syracusaine. Il agrippa un pied de la jeune femme et, de sa main libre, continua de décocher à l'aveuglette des flèches scintillantes que l'Orangien esquiva en s'accroupissant. Cessez le feu ! cracha la torche cryptée. Les bras de Tixu glissèrent le long des aisselles de la jeune femme. Les rayons lumineux l'empêchaient de se redresser et de résister à la traction du charançon, dont le cuir et l'acier de la carapace crissaient sur les éclats de roche. L'air s'emplissait d'une odeur de carbone. À cet instant, la voix de Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt profonde, résonna en lui avec une force et une netteté incroyables : « La force du dieu Lézard t'accompagne. Tu voyages sur l'invincibilité... » Alors le vrai Tixu, le pauvre mortel, fut de nouveau réduit au silence. Il lâcha délibérément la Syracusaine, ce qui déséquilibra légèrement le charançon, puis avant que ce dernier n'ait eu le temps de reprendre ses esprits et de le coucher en joue, toute rage dehors, il lui plongea dans les jambes. Surpris, l'autre bascula lourdement à la renverse, laissa échapper son brûlentrailles dans sa chute. Il se rétablit en souplesse, tendit bras, mains et doigts pour récupérer l'arme, mais Tixu ne lui en laissa pas le temps : il lui décocha un terrible coup de talon dans le bas-ventre, une des rares parties de son corps qui ne fût pas protégée par le cuir ou l'acier. C'était comme s'il avait tapé dans un mur. Un rictus vénéneux fleurit sur la trogne couturée de cicatrices du charançon, insensibilisé par la poudre-à-force. Il rampa derechef vers le brûlentrailles sur le canon duquel la clarté céruse de Salom jouait en sourdine. La force du dieu Lézard... L'Orangien frappa une deuxième fois, du poing, directement sur le plastron de la carapace. Le cuir épais éclata comme une vulgaire coquille d'œuf. Les phalanges de Tixu broyèrent les côtes et s'enfoncèrent dans la chair tiède, palpitante, aussi facilement qu'une lame. Un flot de sang lui inonda le visage et le cou. Le charançon se raidit, sa gorge émit un gargouillis plaintif, ses bras et ses jambes se détendirent comme si les fils qui les manipulaient s'étaient rompus. Tixu se dégagea du corps inerte, s'accroupit près de la Syracusaine, la chargea sur son épaule et contourna la dune. Quelques timides rafales venues des ovalibus le manquèrent. « Nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de merde ! Rattrapez-le ! Massacrez-le ! » brailla Glaktus. Couvrez-le ! cracha la torche cryptée. Un nouveau déluge de feu s'abattit sur le désert. Les moteurs du personnair de Bilo Maïtrelly ronronnaient. Tixu s'engouffra dans le ventre rebondi de l'appareil. La passerelle s'enroula sur les talons des deux gardes accourus à sa rencontre, la trappe latérale se referma sèchement. « Allons-y ! dit Maïtrelly. Mes hommes se débrouilleront pour tenir une heure. Le temps de mettre la fille en sécurité et de revenir les chercher. » Zorthias enfonça la manette des moteurs d'extraction. Le personnair décolla rageusement dans un nuage de sable et de cailloux pulvérisés et gagna rapidement de l'altitude. Fou de colère, Glaktus s'extirpa de son inconfortable abri et se mit à courir en suivant le grondement de l'appareil, déjà absorbé par la nuit. Il y avait quelque chose de dérisoire, de pitoyable dans le galop éperdu de ce pachyderme furieux qui barrissait de désespoir en essayant de rattraper son rêve brisé. Il en avait oublié la plus élémentaire prudence : un rayon étincelant se ficha entre ses omoplates, creusa une cavité noircie et fumante dans la bouillie d'étoffe et de chair. La masse ectoplasmique du négociant se répandit sur le sol. Sa cape argentine claqua aux gifles cinglantes du chounza comme une funeste oriflamme. « L'ignoble boule de suif ! maugréa Abeer Mitzo. Se faire trouer pour de l'argent ! » Lui, pour l'instant, ne songeait qu'à assurer sa survie. Il voyait avec anxiété s'élargir les crevasses sur le fuselage protecteur et réfléchissait à un moyen d'atteindre sans risque la manette d'ouverture de la fausse dune. Le personnair de Maïtrelly survolait le désert. Tixu avait précautionneusement déposé la Syracusaine sur une banquette latérale. Comme elle grelottait, il l'avait recouverte de la veste chinée du françao qui, en chemise blanche, occupait le second siège de la cabine de pilotage. Maïtrelly se retourna et fixa Tixu, couvert de sang, par l'embrasure ogivale. « Ton poing a crevé sa cuirasse ! » Une admiration contenue perçait dans sa voix. « Tu es un cachottier, mon jeune ami ! Tu ne m'avais pas parlé de ce don ! — Comment aurais-je pu vous en parler ? répondit Tixu. Je ne le connaissais pas moi-même ! » Il marqua un temps de silence avant de poursuivre : « Ce que je vais vous dire va certainement vous paraître farfelu, idiot... Ce n'est pas moi qui ai frappé, mais le... Lézard à travers moi ! — Quoi ? Un lézard?... Qu'est-ce que c'est que ce charabia ? — Ce serait trop long à vous expliquer », murmura Tixu, songeur. La jeune femme gémissait faiblement. Son visage, que les deux gardes assis sur la banquette opposée contemplaient avec une admiration presque enfantine, se crispait de temps à autre, se transformait en masque de terreur. De brusques soubresauts agitaient son corps, comme s'il tentait d'expulser un invisible intrus. Maïtrelly surprit le regard inquiet de Tixu. « Le virus... Au début, il génère des crises aiguës de fièvre. Un délire entrecoupé de moments de lucidité pendant lesquels l'esprit fonctionne en accéléré. Puis, au fil des jours et si on injecte régulièrement le sérum, le renddoux paralyse la volonté... Et le malade devient un vrai légume... — Il n'y a vraiment aucun remède ? » Une fragile flamme d'espoir brûlait dans la question de Tixu. La réponse laconique du françao la souffla sans pitié : « Aucun connu à ce jour, il me semble te l'avoir déjà dit. » Ils survolaient les premières constructions éparses, entourées de parcs à l'herbe grise et rêche. A cette heure-ci, les quartiers interdits étaient à leur tour plongés dans une poisse fuligineuse. Les bulles-lumière et les enseignes s'étaient éteintes, comme vaincues par l'opiniâtreté des ténèbres. Pas un seul instant ils ne se doutèrent qu'ils étaient suivis. Un taxiboule rapide, forme invisible noyée dans l'encre nocturne, volait quelques mètres au-dessus d'eux. Ses passagers n'avaient rien perdu de l'ardente bataille livrée au cœur des dunes de Rajiatha-Na. CHAPITRE X J'ai choisi la voie sacrée de la Protection. Je ne pourrai y renoncer... A tout moment du jour et de la nuit, Je protégerai les pensées de mon seigneur, Lui seul a le droit de pénétrer dans son sanctuaire intime... Je suis tenu au secret des pensées de mon seigneur, A quiconque je ne les dévoilerai, A jamais je les oublierai, sinon j'en mourrai... De tout cela je fais serment, Tout cela sera mon honneur. Archives de la congrégation des smellas : La Voie sacrée du protecteur. Extraits du code d'honneur de la Protection mentale. Suivi de son protecteur de pensées, Artuir Boismanl marchait d'un pas saccadé, nerveux, dans la seconde nuit syracusaine. Les cinq satellites blessaient la voûte céleste assombrie de longues stries de lumière allant du vert émeraude au rouge sang. Elles se réfléchissaient sur les fruits et feuilles translucides des spuniers bercés par le souffle frémissant du vent coriolis. Artuir Boismanl avait l'impression que le claquement régulier de ses semelles, pourtant faites de soie légère, sur le revêtement de marbre jaune et lisse de l'avenue produisait un vacarme assourdissant. Il lui semblait que chacun de ses pas, dans ce quartier désert et endormi, devait immanquablement attirer l'attention de l'une des nombreuses escouades de la Garde pourpre, qui patrouillaient sans relâche dans Vénicia... Folie ! Cette décision était une véritable folie ! Il tentait de maîtriser sa marche, de se faire aussi léger qu'un oiseau, mais ce n'était pas facile pour un homme comme lui : sa charpente, du genre plutôt massif, et ses jambes, trapues et pesantes, n'avaient pas grand-chose à voir avec la grâce aérienne d'un volatile. Pour l'instant, il ne réussissait qu'à imiter l'allure cahotante d'un robotomate domestique aux circuits rongés par l'acide. En revanche, à trois pas derrière lui, son protecteur de pensées glissait comme un spectre sur le trottoir. Artuir Boismanl percevait uniquement le subtil froissement de son acaba blanche sur le marbre. Sans la présence, rassurante ô combien ! du Scaythe, il aurait très certainement rebroussé chemin depuis bien longtemps. Depuis, en fait, qu'il avait posé le pied dehors... Un océan de frayeur submergeait son esprit. Les quelques rudiments de contrôle mental que lui avait inculqués, à grands frais, un expert en A.P.D., auto-psykè-défense, s'étaient effondrés les uns après les autres sous la poussée désordonnée de la peur, comme le vent abat une clôture mal consolidée. En son for intérieur il pestait contre les chauffeurs de taxiboules, cette détestable engeance de paritoles qui avaient ceci de particulièrement horripilant qu'ils n'étaient jamais disponibles lorsqu'on sollicitait d'urgence leurs services. Il avait demandé une navette volante avant de sortir, mais la permanence de la compagnie lui avait répondu que la S.I.S., la Sécurité intérieure syracusaine, avait réquisitionné tous les appareils volants et les déremats de Vénicia. Il n'avait donc pas eu d'autre choix que de parcourir le chemin à pied. Son visage rondouillard disparaissait dans le col redressé de sa cape bleu nuit, couleur qu'il avait choisie dans un louable souci d'harmonie, certes, mais surtout par un désir inconscient de se dissoudre entièrement dans les teintes nocturnes, de se faire petite ombre dans la grande ombre. Mesure d'autant plus dérisoire que la blancheur éclatante de l'acaba de son protecteur la rendait caduque. De temps à autre, il croyait déceler des bruits diffus dans les ruelles adjacentes. Il s'arrêtait, son cœur bondissait dans sa poitrine, sa respiration se suspendait, son regard myope (sa femme s'opposait formellement aux greffes d'organes) essayait de percer la suie nocturne où se devinaient les formes incertaines et grises des demeures résidentielles enchâssées dans l'écrin de jais de leur parc pétrifié. « Le bonhomme Artuir Boismanl fait un bien piètre conspirateur ! » avait ironisé sa femme un soir où elle était en veine d'ironie. Il était bien obligé d'admettre qu'elle avait raison sur ce point. Depuis qu'il avait reçu le messacode du grand courtisan Tist d'Argolon, il s'était revêtu, à son corps défendant, d'une armure d'angoisse qui ne le quittait jamais, qu'il fût dans sa boutique, dans ses appartements ou au palais seigneurial où l'appelaient souvent ses affaires. La peur était devenue son lot quotidien : si Tist d'Argolon et ses amis étaient parvenus à forcer le barrage mental érigé par son protecteur, à surprendre ses pensées intimes, alors d'autres, animés d'intentions moins amicales, étaient également en mesure de le faire. Peur de l'irruption, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, d'un bataillon de gardes pourpres ! Peur d'être jeté dans l'une des sinistres cages à parois d'air de la prison souterraine de la place Brolly-Ang ! Peur des regards perpétuellement soupçonneux des cardinaux et vicaires de l'Eglise du Kreuz lors des offices bihebdomadaires au temple!... Peur de tout, peur de tous... Eh bien, en dépit des affres dans lesquelles le plongeait sa frayeur, Artuir Boismanl avait décidé de se présenter au rendez-vous secret que lui avait fixé Tist d'Argolon. Il classait son épouvante au rang d'épreuve destinée à prouver qu'il était digne d'appartenir à l'aristocratie de sang, lui dont la noblesse avait été marchandée comme un morceau d'étoffe. « Vous êtes devenu fou, mon pauvre Artuir ! Lorsque vous êtes en public, vous ne réussissez pas à aligner deux mots de suite ! » s'était exclamée sa femme. Les femmes, la sienne en particulier, formaient une engeance qui avait ceci de détestable qu'elle trouvait toujours à redire à tout. Il avait cru comprendre que de nombreuses personnalités, parmi les plus prestigieuses que comptait la cour syracusaine, seraient présentes à la réunion. La réputation de Tist d'Argolon était le seul argument qui avait motivé sa décision. Sans qu'il se l'avouât ouvertement, il avait été flatté que ce grand courtisan, arbitre suprême de l'élégance et du goût, héraut reconnu de la tradition syracusaine, eût pensé à lui, Artuir Boismanl, homme de petite et récente noblesse, rejeton d'une famille de drapiers qui n'avait dû son ascension sociale qu'à la vogue florissante des tissus à reflets changeants dont raffolaient ces dames et sieurs de la cour. Pourtant, lorsqu'ils se croisaient dans l'un des innombrables couloirs du palais seigneurial, le grand courtisan ne se fendait d'aucun salut, ni même d'un quelconque regard vis-à-vis du marchand de tissus. Un matin, il avait eu la mauvaise idée de s'en ouvrir à sa femme. « Nous ne sommes que des boutiquiers ! avait-elle craché avec hargne. Votre père a acheté sa noblesse comme un vulgaire bout de tissu ! Pensez-vous donc que cela suffit pour vous introduire dans le grand monde ? Vous et vos ridicules cours de contrôle mental, vous et votre stupide protecteur de pensées... Vous aurez beau faire et beau dire, les courtisans vous traitent et vous traiteront toujours comme un paritole, mon pauvre Artuir... » Il détestait quand elle l'appelait « mon pauvre Artuir ». Elle passait la majeure partie de son temps à le rabaisser. Mais, comme elle était dotée d'un bon sens provincial rarement pris en défaut, il s'était efforcé de suivre son conseil et de rester soigneusement à l'intérieur des limites cloisonnées de son rang social. Et voilà qu'il recevait ce messacode, que le grand monde l'appelait à lui ! Voilà que se présentait une occasion inespérée d'être admis dans le sein de l'élite ! « Alors, ma femme, que trouvez-vous à redire à cela ? — Je prétends qu'il y a quelque chose de louche là-dessous ! S'ils vous invitent, bonhomme Boismanl, c'est qu'ils en veulent à votre argent... ou bien qu'ils veulent s'assurer d'un quelconque soutien de la guilde des commerçants dont vous êtes l'un des représentants ! En aucun cas ce n'est pour votre précieuse personne, mon pauvre Artuir ! » Allez donc perdre votre temps à discuter avec une femme qui vous donne du « bonhomme » et du « pauvre Artuir » à chaque détour de phrase ! Artuir Boismanl avait une idée autrement élevée sur la question mais il préférait la garder pour lui : une importante faction de la cour cherchait un moyen de contrer l'influence des Scaythes d'Hyponéros et principalement celle du connétable Pamynx. Personne ne se sentait en sécurité à Vénicia où nobles et bourgeois se disputaient les services des protecteurs de pensées dont les effectifs ne suffisaient pas à la demande. Sans protection, les courtisans se sentaient nus, livrés pieds et poings liés à l'inquisition mentale des Scaythes lecteurs de l'Eglise ou de la S.I.S. Les places de repentir de Vénicia se couvraient de croix-de-feu à l'intérieur desquelles agonisaient, dans de folles souffrances, apostats, hérétiques et autres déviants. Et lorsque, comme c'était le cas d'Artuir Boismanl, on avait la chance d'obtenir le précieux concours d'un ou de plusieurs protecteurs, à un tarif prohibitif, cela va de soi, leur présence continuelle, jusque dans les moments les plus intimes de la vie familiale ou conjugale, devenait irritante, obsédante, odieuse. « Bonhomme Boismanl, je refuse que vous caressiez quelque partie de mon corps que ce soit sous les yeux de ce... de ce monstre ! » objectait dame Boismanl lorsque son mari oubliait volontairement ses leçons de contrôle des sens et se montrait d'humeur quelque peu gaillarde. Tant et si bien qu'il avait fallu installer un rideau entre le lit conjugal et le protecteur. Mais, même avec ce paravent de tissu, dame Boismanl refusait de se laisser aller et subissait les assauts désordonnés de son époux avec une mauvaise grâce, une résignation et une froideur qui étaient les prémices d'interminables périodes d'abstinence. Il n'y avait pas que ça : Artuir Boismanl éprouvait également une déplaisante sensation d'abandon de soi-même. C'était comme si son protecteur, qui ne dormait jamais, qui ne mangeait jamais, qui ne se reposait jamais, grignotait chaque jour un peu plus les frontières de son territoire intérieur, comme si l'esprit vigilant du Scaythe s'emparait progressivement du sien. Un envahisseur sournois, silencieux, qui, s'il continuait de la sorte, occuperait bientôt une carcasse vide, dépouillée de sa propre substance. Dame Boismanl n'avait pas voulu de protecteur pour elle-même : « Kreuz m'en garde ! Je préfère mille fois mourir plutôt que d'avoir un ange gardien sans arrêt collé aux fesses ! » L'image était discutable, un tantinet vulgaire, mais sur le fond elle n'avait pas tout à fait tort. D'ailleurs, le fait que la réunion organisée par Tist d'Argolon exigeât l'assistance des protecteurs, alors que l'objet de cette réunion était justement de trouver un moyen de s'en libérer, prouvait à quel degré d'absurdité en étaient arrivés les dignitaires syracusains. Artuir Boismanl, témoin parfois lucide des méandres capricieux de la cour, n'ignorait pas que le but de Tist d'Argolon était de recouvrer les privilèges dont il s'estimait spolié. Malgré de savantes manœuvres d'opposition, Pamynx l'avait définitivement supplanté dans la fonction de connétable et dans l'esprit, malléable il est vrai, du seigneur Ranti Ang. Si Tist d'Argolon soufflait ainsi sur les braises de la révolte, sonnait le rappel de tous ses alliés, organisait la fronde, c'était d'abord pour rétablir la noblesse syracusaine dans ses prérogatives et, par conséquent, reprendre les rênes d'un pouvoir qui lui échappait. Mais en l'occurrence, cette exploitation calculée, politique, du mécontentement général ne gênait pas Artuir Boismanl car elle servait dans le même temps les intérêts communs. De plus, si Tist d'Argolon devenait connétable de Syracusa, le petit marchand de tissus pourrait postuler à des fonctions honorifiques mieux en rapport avec ses ambitions et perpétrer le rêve de son père en créant une dynastie aristocratique dont personne ne songerait à soupçonner les origines. Quoi qu'en pensât sa femme ! « Bonhomme Boismanl, les petits boutiquiers ne se transforment pas en seigneurs d'un coup de baguette magique ! Vous ne devriez pas vous mêler de ces histoires ! Il ne fait pas bon aller fourrer son nez dans les manœuvres de cour... Contentez-vous donc de bien faire votre métier et de remercier le Kreuz pour ce qu'il vous donne ! » Allez donc essayer de convaincre une mégère qui n'a que chiffres et chiffons dans la tête et qui vous donne du Kreuz long comme le bras pour vous ramener à l'humilité ! En sortant, Artuir Boismanl avait claqué la porte bien fort, histoire de montrer son désaccord, et s'était senti pousser des ailes de géant, malheureusement rognées par la frousse dès qu'il avait franchi le portail de son jardin. Le capuchon de l'acaba dissimulait en partie le visage disgracieux du protecteur. Ils longeaient à présent un bâtiment gigantesque dont les hauts murs occultaient tout un pan du ciel étoilé : le Stadiome. Artuir Boismanl se souvint avec émotion des nombreuses parties de chigalin-cirque auxquelles il avait assisté, enfant, au milieu d'une foule passionnée et silencieuse. Il se souvint de ces fiers cavaliers juchés sur des chigalins cornus, qui tentaient de déjouer les courses ondulantes des pierres volantes guidées par l'équipe adverse. Il se souvint du bruit sourd que produisaient les pierres, du sang clair qui coulait des flancs luisants des montures, de l'odeur de sueur et d'excréments, des tempes aux veines gonflées de Kalul de Mérone, d'Herclès Trismegar, de Paulun Saint-Fiac, les fers de lance de l'équipe vénicienne, de l'admiration qu'il portait à ses héros, du culte que leur vouait toute la population syracusaine... Puis le seigneur Arghetti Ang, sous l'instigation de l'Eglise du Kreuz, avait décrété l'interdiction du chigalin-cirque : on ne peut en même temps adorer le Kreuz et idolâtrer des êtres de chair et de sang... Il se souvint qu'il avait pleuré une journée entière lorsque son père lui avait annoncé cette terrible nouvelle... Ils arrivèrent enfin en vue de la somptueuse demeure de Tist d'Argolon, un castelet au toit conique d'où s'élançaient des tourelles effilées, élégantes, surmontées de flèches d'optalium blanc qui grimpaient avec vivacité à l'assaut des ténèbres. La pénombre du parc baignait les arbres multicentenaires dans les frondaisons desquels poudroyaient les lueurs alertes des cinq satellites de la seconde nuit. Plus loin, tout au bout de l'allée centrale de gemmes blanches, un escalier monumental accédait à un vaste perron surélevé où se dressait une forêt ordonnée de colonnes blanches et roses. Les couleurs de la nuit se reflétaient sur les miroirs lisses des bassins ovales et symétriques, sur les innombrables chienlions et oursigres d'optalium qui parsemaient l'herbe fuchsia et les massifs. Tout en admirant la majesté harmonieuse de l'ensemble, Artuir Boismanl se demanda si l'endroit était bien choisi pour ce genre de réunion. Les rumeurs persistantes qui évoquaient la guerre larvée entre Tist d'Argolon et le connétable Pamynx avaient probablement entraîné un surcroît de surveillance autour de la propriété du grand courtisan. Tous sens aux aguets, le marchand de tissus ne décela aucun mouvement ou bruit suspect dans les reliefs du parc. De plus, la sécurité et la discrétion des invités avaient été garanties par le messacode. Aucune lumière ne filtrait des fenêtres ogivales ou des baies triangulaires de la façade. Le castelet semblait frappé d'engourdissement. La voix intérieure d'Artuir Boismanl, alarmée, lui conseilla de rebrousser chemin au plus vite. Il l'étouffa dans un sursaut de fierté. Il n'allait tout de même pas rentrer chez lui la tête basse et la mine défaite : il en aurait au moins pour dix années à subir les clabauderies de sa femme ! Il poussa délicatement le vantail entrouvert de l'imposant portail au fronton surchargé d'enjolivures et de torsades d'optalium blanc. Dans un vacarme assourdissant, des saliers huppés dérangés dans leur sommeil détalèrent à quelques pas de lui, ailes déployées. Le cœur d'Artuir Boismanl faillit s'échapper de sa cage thoracique. Il dut faire appel à tout son courage pour ne pas donner à son protecteur le lamentable spectacle d'une fuite éperdue. Son sang se réchauffa un peu et son pouls chaotique se régularisa. Il bâillonna sa voix intérieure, une voix qui ressemblait étrangement à celle de dame Boismanl, et, suivant les instructions du messacode, emprunta l'allée centrale. Les gemmes blanches crissèrent sous ses pas. Inquiet, il se retourna pour vérifier que son protecteur le suivait. L'acaba blanche était toujours derrière lui, mais dans ce parc désert où tout semblait suspendu elle prenait une dimension menaçante, effrayante. Il haussa les épaules et remonta l'allée jusqu'à son extrémité. Là, au lieu de gravir le grand escalier taillé d'un bloc dans de la turquoisine bleu de Delph — une fortune, une véritable fortune... — , il bifurqua sur sa gauche, contourna l'aile arrondie de l'édifice principal devant laquelle une haie de léripas flamboyants montait une garde écarlate et épineuse. A proximité, massifs fleuris et arbres nains aux feuillages jaune vif tentaient de briser l'encerclement nocturne. Toujours escorté par son protecteur, il s'engagea dans une autre allée, plus étroite, pavée de pierres cristallines, encadrée de buissons touffus où se mouvaient des fruits polymorphes. Au détour d'un virage, deux énormes chienlions, crinières au vent, babines retroussées sur leurs longues canines, surgirent de l'ombre et accoururent en grondant vers le marchand de tissus qui se pétrifia sur place, sang gelé. Les mufles des molosses vinrent caresser ses mollets. Il pria le Kreuz et les saints les plus connus de l'Eglise que les redoutables crocs ne se referment pas sur sa chair. On intercéda en sa faveur : les fauves aux robes feu secouèrent doucement leur abondante crinière et, sans prendre la peine de flairer le protecteur, trottinèrent en direction d'un épais fourré dans lequel ils disparurent. Artuir Boismanl poussa un soupir de soulagement. Il présuma qu'ils avaient été entraînés à dépister les indésirables, une idée plutôt réconfortante pour quelqu'un qui avait un tel besoin d'être rassuré. Un peu tremblant, il reprit sa marche. Le rythme de ses foulées s'accéléra au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans le parc. Il aperçut enfin le dôme de bronze de la haute pagode exotique aux murs jaune paille qui, d'après le messacode, répondait au nom évocateur de « temple des Amours et des Songes d'été ». Personne ne l'accueillit lorsqu'il arriva devant le porche qui abritait l'entrée principale du bâtiment. Il se demanda s'il ne s'était pas trompé de jour — impossible ! il avait vérifié dix mille fois ! — ou, pire, s'il n'était pas tombé dans un piège tendu par les hommes du connétable. Sa voix intérieure en profita pour le supplier de déguerpir. Mais il refusa de capituler sans combattre. Cette réunion était peut-être la chance de sa vie et son penchant naturel pour la veulerie n'avait pas le droit de la lui faire rater. Il n'entendait aucun bruit, ne savait pas quelle contenance prendre devant cette porte coulissante hermétiquement fermée, ignorait s'il devait se manifester d'une façon ou d'une autre, frapper, sonner-impossible, il n'y avait pas de sonnette — ou hurler. Tout cela n'avait pas été précisé dans le messacode. Sa solitude au beau milieu de cet immense parc désert lui valut d'éprouver un navrant sentiment de ridicule. Au bout de cinq minutes d'attente, il se résolut à tourner les talons. Tant pis pour les moqueries dont l'accablerait dame Boismanl ! Il s'en défendrait en prétextant que la réunion avait été annulée à la dernière seconde. Elle ne le croirait pas, bien entendu, mais au moins son honneur d'homme serait sauf... Il dut reconnaître que cette décision entraînait un grand soulagement au plus profond de lui. Impassible, posté à trois mètres de lui, le protecteur attendait la suite des événements. Subitement, la porte coulissante de la pagode s'escamota et libéra un flot dru de lumière blanche. Une vague de panique déferla dans l'esprit d'Artuir Boismanl. Une silhouette se découpa dans l'entrebâillement. « Entrez, sieur Boismanl ! » fit une voix. Le marchand de tissus s'avança et reconnut Markus de Florenza, l'un des fidèles assistants de Tist d'Argolon. Rasséréné, il traversa allègrement le corridor du porche. Lorsqu'il fut à hauteur de l'assistant, un homme svelte vêtu d'un colancor jaune clair du plus bel effet, il le salua avec application, sans réussir à donner à ce salut toute la grâce qu'il aurait voulu. Markus de Florenza l'observa du bout des yeux, d'un air à la fois grave et narquois. « Comment se fait-il qu'aucune surveillance n'ait été prévue aux abords du parc et de la maison ? demanda Artuir Boismanl en se redressant avec vivacité. N'avez-vous pas peur que n'importe qui puisse s'introduire parmi nous ? » Markus de Florenza eut un sourire condescendant. « Sachez, sieur Boismanl, que nous avons voulu cet état de fait. Une surveillance ostentatoire n'aurait réussi qu'à éveiller d'inutiles soupçons. Il est plus habile que la demeure de notre hôte garde ses dehors habituels de tranquillité. Mais ne pensez pas pour autant que n'importe quel quidam pourrait se glisser dans notre assemblée sans y avoir été invité. Apprenez que, depuis l'instant où vous êtes entré dans ce parc, vous avez été suivi par une invisible caméra à visée nyctalope. Celle-ci nous a permis de vous identifier, de transmettre vos coordonnées olfactives aux deux chienlions que vous avez croisés dans l'allée des fruits polymorphes et dont on ne peut tromper l'odorat. De plus, vous êtes passé à deux reprises et sans vous en apercevoir sous un contrôleur à résonance magnétique qui détecte infailliblement toute arme, blanche ou de tir... Ces précautions vous suffiront-elles, sieur Boismanl, ou craignez-vous encore de vous retrouver en mauvaise compagnie ? — Oui... Enfin, je veux dire non, bien sûr... », bredouilla le marchand de tissus, mortifié par le ton ironique de son interlocuteur, effaré, également, qu'on l'ait observé sans qu'il en ait rien su, qu'on ait donc rien perdu de ses atermoiements jusqu'à la pagode. « Et... euh... vous... vous vous promenez sans vos protecteurs ? — Je n'ai nul besoin de protecteurs lorsque je suis au milieu de mes amis... » La porte coulissante se referma dans un claquement sec. Ils se retrouvèrent dans un immense hall d'entrée plongé dans la pénombre. Markus de Florenza pianota sur une console autosuspendue. Une plateforme-air enluminée — une fortune, une véritable fortune... — descendit silencieusement le long d'un tube transparent et se stabilisa à leurs pieds. Le marchand de tissus et l'assistant de Tist d'Argolon s'assirent sur les tabourets lumineux scellés dans l'air condensé. Le protecteur resta debout. « Nous vous avons invité car nous souhaitons que vous plaidiez notre cause auprès de la G.I.C.A., la Guilde des industriels, commerçants et artisans, dit Markus de Florenza tandis que la plateforme s'élevait lentement à l'intérieur de son tube. — Votre... cause ? » déglutit péniblement Artuir Boismanl. Comme toujours, dame Boismanl avait vu juste. La grande noblesse syracusaine ne souhaitait pas élever le bonhomme Boismanl au rang de ses pairs, elle voulait seulement exploiter sa relative influence au sein de la guilde des commerçants. « Nous cherchons à nous débarrasser des Scaythes, poursuivit de Florenza à voix basse. Et nous avons besoin de toutes les bonnes volontés. En particulier de celles qui composent le tissu économique de Syracusa. — Pourquoi moi ? Comment avez-vous su que... — Que vous étiez des nôtres ? Facile, sieur Boismanl... Avec des spécialistes en morphopsykè, nous avons établi un recensement de tous les gens de cour que la présence des protecteurs irritait. N'est-ce pas votre cas ? — Si, si... Mais n'y a-t-il pas d'autres commerçants ou de grands industriels plus compétents que moi pour votre affaire ? — La plupart des commerçants et des bourgeois d'affaires s'accommodent très bien de la situation. La G.I.C.A. a de tout temps combattu la noblesse. Mais la guilde ne se rend pas compte qu'en favorisant le jeu des Scaythes d'Hyponéros, elle risque de le regretter très amèrement ! Nous devons resserrer nos rangs devant la menace représentée par les Scaythes. Tist d'Argolon aimerait s'entretenir avec vous de ce sujet à l'issue de la réunion... en privé. » Un entretien privé avec Tist d'Argolon ! Diable, ma femme ! nous verrons bien si vous continuez de me distribuer du bonhomme et du pauvre Artuir à tout propos ! La plateforme les déposa au septième étage de la pagode. Markus de Florenza introduisit Artuir Boismanl et son protecteur dans une grande et splendide pièce aux murs recouverts de tentures-eau ambrées d'origine orangienne. Ils étaient sous le dôme de la pagode : une nuée de bulles-lumière flottaient sous le haut plafond conique. Au centre, une fontaine musicale en forme de trident fredonnait une complainte en mode mineur. Un parfum délicat s'exhalait du parquet de bois précieux. Saisi d'admiration, Artuir Boismanl ne put s'empêcher d'ouvrir de grands yeux ébahis. Au regard sévère que lui décocha instantanément l'assistant, il se rappela qu'il était malséant de laisser paraître ses sentiments en public. Des fauteuils autosuspendus avaient été disposés devant une estrade circulaire sur laquelle trônaient un bureau de style très ancien, probablement de l'Age médian, et deux banquettes tendues de soie blanche. La plupart des fauteuils étaient occupés par des personnalités très en vue de la cour, que le marchand de tissus reconnut pour les avoir parfois croisées dans les couloirs du palais seigneurial. Les courtisans s'étaient parés de leurs plus beaux atours : colancors somptueux, riches velours brocardés de fils d'optalium ou de vieil or vert, cache-têtes rehaussés de couronnes aux motifs changeants autour desquelles s'entrelaçaient des mèches soigneusement tressées, capes, manteaux ou souras à reflets fuyants. Symphonie de couleurs éclatantes où, selon les mouvements, dominaient les notes chaudes, le pourpre et l'or, les notes tendres, le vert émeraude et le rose, ou les notes froides, le bleu roi et le mauve. Artuir Boismanl fut flatté de voir que nombre de ces tissus provenaient de son atelier de couture. Le tiers environ des invités de Tist d'Argolon étaient des femmes dont les mèches cuivrées, argentées ou dorées reposant sur les joues nacrées étaient les promesses de somptueuses chevelures. « A une ou deux exceptions près, tout le monde est là. Asseyez-vous ! » dit Markus de Florenza. L'assistant pria le Scaythe protecteur de se joindre à ses collègues, armée blanche et immobile massée dans le fond de la pièce. Le marchand de tissus s'installa dans un fauteuil et laissa errer son regard sur l'assistance. La voisine d'Artuir Boismanl était une célèbre comédienne de mime tridimensionnel, une femme de très grande beauté qui avait, disaient les mauvaises langues, partagé deux années l'intimité de Menati Ang, frère de l'actuel seigneur de Syracusa. Ses immenses yeux turquoise se posèrent sur le nouvel arrivant et l'enveloppèrent de mépris. Puis elle se pencha vers son autre voisin, un bellâtre sans âge vêtu d'un colancor rouge, et lui chuchota quelques mots à l'oreille qui le firent discrètement sourire. Artuir Boismanl interpréta ce sourire comme une raillerie à son égard mais il feignit courageusement de ne pas l'avoir remarqué. Cette ambiance doucereuse, empoisonnée, où flatteries rimaient le plus souvent avec perfidies, ne le mettait guère à son aise. Les paroles, les expressions et les gestes des courtisans formaient un véritable langage codé, dissimulaient des intentions doubles, voire triples, difficiles à interpréter pour un homme simple et honnête tel qu'Artuir Boismanl. L'attente, de pénible devint rapidement exaspérante. Des dizaines d'yeux acerbes, caustiques sous le vernis ; hypocrisie, étaient braqués sur sa modeste personne. Pour la seconde fois il se prit à regretter amèrement de n avoir pas suivi les conseils de sa femme et de sa voix intérieure. Il maudit son fol orgueil qui lui avait fait croire que ce monde insaisissable était dorénavant le sien. « Cher ami, ne seriez-vous pas, par le plus incroyable des hasards, le marchand de tissus Ar... Artus Momboil ? » Il tressaillit. La comédienne le fixait de ses impénétrables yeux turquoise. Il redressa le buste et bafouilla : « Boismanl, Artuir Boismanl... C'est moi, en effet... Je... Puis-je vous être utile à quelque chose, ma dame ? — Ma foi, il se pourrait, sieur Momboil ! répondit son interlocutrice dont la voix musicale trahissait un certain amusement. Il faudra que je me rende à votre boutique : il paraît que vos tissus sont de pures merveilles ! Si légers qu'on a l'exquise impression de ne rien porter du tout i » Elle avait accentué cette dernière phrase à dessein, bien plus que ne l'autorisait la bienséance. Les nom-Dreux scandales qu'elle avait causés par le passé lui avaient valu une désastreuse réputation qu'on lui pardonnait volontiers pour son talent. Elle atteignit le but qu'elle s'était fixé, car de nombreuses têtes, sur lesquelles se lisait une franche réprobation, se tournèrent vers eux, ce qui augmenta la confusion du marchand de tissus crucifié sur son fauteuil. Il aurait voulu s'évanouir en fumée, se soustraire comme par enchantement aux feux croisés de ces regards ourlés de mépris. Sa voix intérieure, triomphante, le contraignit à jurer solennellement de ne plus jamais remettre les pieds dans une réception de ce genre. Ce fut l'entrée de Tist d'Argolon et de son épouse Maryt qui le tira de cette mauvaise passe. Le couple venait en effet de faire sa discrète apparition par une porte dérobée sur le côté de l'estrade. Au grand soulagement d'Artuir Boismanl, les regards de ses bourreaux l'abandonnèrent à son triste sort et convergèrent vers les maîtres des lieux. Tist d'Argolon était pétri de cette grâce naturelle qu'on prêtait aux descendants des très vieilles familles syracusaines, celles qui avaient contribué à rétablir l'hégémonie de l'aristocratie pendant les guerres artibaniques, du nom d'Artibanius McMallist, premier des nobles en exil à avoir levé une armée contre les troupes du terrible Comité planétaire. Grand, mince, visage lisse aux traits fins et réguliers, sourcils épilés, yeux jaune or, mèches grises en accroche-cœur, colancor bleu roi et courte soura bleu nuit, il portait une tenue dont la sobriété, la qualité — qu'Artuir Boismanl, en expert, appréciait à leur juste valeur — rendaient un peu vaine la rutilance ostentatoire des invités. Maryt, son épouse, avait opté pour le blanc pur, colancor et cape, cette dernière délicatement rehaussée d'antiques pierres de lune à l'éclat laiteux. Le noir charbonneux de ses yeux et de ses mèches, soulignant l'ovale parfait de son visage, ressortait de manière saisissante au milieu de cette neige immaculée. Tous deux formaient un couple magnifique, rayonnant, qu'on avait immédiatement envie de compter au nombre de ses amis. Leurs protecteurs de pensées se postèrent de chaque côté de l'estrade. Introduit par un assistant, un troisième personnage fit alors son entrée. C'était un homme de taille moyenne, voûté, maigre au point d'en paraître squelettique. Suprême impolitesse, impardonnable négligence, son colancor safran était constellé d'auréoles suspectes, de taches sombres, et les coutures en étaient craquelées au niveau des aisselles, des coudes et des genoux. Ses cheveux poivre et sel s'engouffraient par poignées entières dans les déchirures de son cache-tête qui s'en allait en lambeaux, une barbe grisonnante et fournie lui mangeait les joues et le menton. Ses yeux, renfoncés sous les arcades saillantes et broussailleuses, brillaient intensément, comme dévorés par la fièvre ou la folie. L'inimaginable se produisit : Tist d'Argolon convia cet homme à s'asseoir près de lui sur une banquette de 1 estrade. De perplexes les traits des invités devinrent indignés, des chuchotements désapprobateurs coururent de lèvres en lèvres. Artuir Boismanl pensa que cet homme était un kreuzien défroqué ou hérétique, et donc, dans un cas comme dans l'autre, condamné à vivre dans la clandestinité pour ne pas finir sur une croix-de-feu. Mais la raison de sa présence dans la demeure de Tist d'Argolon lui échappait. Difficile de trouver plus dissemblables, plus antinomiques que ces deux êtres qui, pourtant, conversaient comme de vieux amis, bustes penchés au-dessus de l'antique bureau ? Cette soirée s'annonçait surprenante à bien des égards. Le raffut produit par sa voix intérieure se calma subitement, l'intérêt prenant le pas sur la peur et l'embarras. Tist d'Argolon réclama la parole d'un geste de la main. Quels doigts extraordinairement racés ! se dit Artuir Boismanl. Le silence retomba sur la pièce, bercé par la seule complainte de la fontaine. « Bienvenue à tous, déclara le grand courtisan d'une voix grave et mélodieuse. Je suis très heureux de constater que vous avez tous répondu à mon appel. Pour vous en remercier et selon la coutume, mon épouse Maryt va chanter pour vous l'hymne à l'amitié. » Artuir Boismanl se souvint qu'avant de devenir la femme de Tist d'Argolon, Maryt Frasciata avait été une diva de chant émotionnel, une célébrité sur tous les mondes de la Confédération de Naflin. Elle avait sacrifié sa carrière pour l'amour du grand courtisan, un événement qui avait suscité des réactions passionnées sur Syracusa. Les principales chaînes de bullovision et les grands canaux audio superfluides s'étaient emparés de. affaire et l'on racontait même que quelques-uns de ses admirateurs s'étaient suicidés. La voix de cristal de Maryt d'Argolon s'éleva au-dessus de l'assistance instantanément fascinée, envoûtée. Artuir Boismanl fut persuadé que certains courtisans s'étaient déplacés uniquement pour l'entendre chanter. La cantatrice ne chanta pas l'hymne à l'amitié, elle en fut la quintessence même : « Notre maison est la vôtre, Nos désirs sont les vôtres, L'amitié n'a pas de frontières, Elle est le don de soi, Elle est le fleuve de paix Qui se jette dans la mer infinie De l'amour... » La voix de Maiyt s'effaça progressivement devant le murmure nostalgique de la fontaine, abandonnant les invités dans un ravissement extatique presque douloureux. Tist d'Argolon marqua un long temps de silence puis reprit d'une voix douce, comme pour ne pas rompre le charme : « Encore une fois, merci à tous d'avoir répondu à notre appel. Je suis certain qu'en cette heure indue la plupart d'entre vous préféreraient jouir de la quiétude de leurs foyers ou encore s'abandonner aux plaisirs de la seconde nuit... Mais la situation actuelle de notre belle planète nous préoccupe au plus haut point, comme elle vous préoccupe également si j'en juge par votre présence. Nos gens en poste au palais seigneurial nous ont fait parvenir d'alarmantes nouvelles. Il y a bien longtemps que nous soupçonnions les Scaythes d'Hyponéros — je ne parle pas, bien entendu, des Scaythes protecteurs, dont la dévotion ne peut être remise en cause, mais de ceux qui œuvrent dans l'entourage du seigneur Ranti Ang — d'ourdir en secret un complot visant à renverser la Confédération de Naflin ! » Nous y voilà ! pensa Artuir Boismanl. Des murmures incrédules parcoururent l'assistance. En revanche, cette révélation n'étonnait que moyennement le marchand de tissus qui avait deviné, depuis quelque temps, que les Scaythes manipulaient la famille régnante dans un dessein connu d'eux seuls. Enfin, deviné... il serait plus exact de dire qu'il avait fait sien ! avis de dame Boismanl... Il constata que les courtisans relâchaient leur contrôle mental, la fameuse auto-psykè-défense dont l'apprentissage lui causait tant de soucis. Cela valait également pour sa voisine la comédienne : une certaine anxiété se lisait sur son visage crispé et elle mordillait nerveusement les ongles. Tist d'Argolon rétablit le silence d'un geste du bras : « Plusieurs éléments nous amènent à penser que le véritable but des Scaythes est la destruction totale et définitive des races humaines peuplant l'univers connu... » Bien que sa voisine eût pris soin de poudrer son visage (probablement pour dissimuler les strates épidermiques des traitements de jouvence), Artuir Boismanl décela nettement l'extrême pâleur qui tomba sur ses traits. « Nous ne savons malheureusement pas de quels moyens disposent les Scaythes. Les satellites d'observation envoyés dans les confins de l'univers ne transmettent aucun message. Cependant les événements récents nous confortent dans nos hypothèses : les seigneurs de la Confédération et leurs principaux conseillers sont réunis à Vénicia pour une asma dont je vous rappelle qu'elle n'était pas prévue ici à l'origine. Or, depuis deux ours, pas une seule nouvelle n'a filtré du palais des asmas, où l'on n'autorise plus aucun média à pénétrer. Ni les envoyés spéciaux des canaux audio superfluides, ni les équipes de bullovision, ni les journalistes des agences de presse indépendantes... Rien... Silence complet... » Nouvelle rumeur dans laquelle perçait une indignation de moins en moins contenue. Les invités avaient tous entendu des bruits alarmistes, bien sûr, mais ils s'étaient empressés de les considérer comme de pures et simples affabulations. Ils n'avaient surtout pas voulu s'encombrer d'idées qui auraient pu perturber leur confort mental. Mais à présent, ils devaient se rendre à 1 évidence : Tist d'Argolon n'était pas un homme qui avait pour habitude de parler à la légère. Ils avaient cru se rencontrer entre gens de bonne compagnie, se pavaner, s'étourdir mutuellement, se rengorger de culture syracusaine, et voilà qu'ils se retrouvaient mêlés à une intrigue politique ! La plupart d'entre eux regrettaient amèrement d'être venus et maudissaient leur hôte de les avoir attirés dans ce piège. Tist d'Argolon se leva et donna de la voix pour dominer le tumulte : « Vous entendrez la vérité même si la vérité vous fait peur ! Un serviteur aurait vu la section spéciale des Scaythes du connétable Pamynx s'introduire dans le palais des asmas par un passage souterrain, inemployé depuis plus de cent ans. Ils ne disposaient pas d'armes, bien entendu, car en ce cas les contrôleurs automatiques de la congrégation des smellas les auraient détectées. Quelle était leur mission ? Cela reste un mystère, mais je doute que ce soit pour servir l'intérêt général ! » Dans l'esprit d'Artuir Boismanl, le mot « smella » ranima le souvenir d'une discussion qu'il avait eue avec sa femme : elle lui avait soutenu que le procès du smella Sri Mitsu était un coup monté par le connétable Pamynx et l'Eglise du Kreuz pour se débarrasser d'un homme gênant car doué d'une redoutable perspicacité. « Vous dites n'importe quoi, comme d'habitude ! avait-il déclaré. L'exil est un châtiment trop doux, on aurait dû condamner ce dévoyé à mort ! Il montre un exemple déplorable à la jeunesse ! » Mais dame Boismanl n'était pas de cette race de femmes qui se rangent humblement aux certitudes de leur mari. « Il y en a bien d'autres, et de très haut placés, qui montrent le mauvais exemple ! avait-elle rétorqué. Et eux, on ne les condamne pas!... » Que répliquer à cela ? Il avait haussé les épaules et était retourné vaquer à ses affaires. « Autre chose ! poursuivit Tist d'Argolon. Des milliers de missionnaires de l'Eglise du Kreuz en fin de noviciat, à peine revêtus de l'habit safran, ont été rassemblés dans le grand temple Géodésil-III. Pour y être transférés en masse sur les autres planètes de la Confédération. Je vous rappelle que tous les déremats, je dis bien tous, qu'ils soient privés comme le mien ou qu'ils appartiennent aux compagnies de transfert, ont été réquisitionnés par la Sécurité syracusaine. Le délégué planétaire de la C.I.L.T., le sieur Jadaho d'Ibrac, s'est joint à nous ce soir. Il entend manifester son indignation devant cette mesure coercitive qui viole les décrets confédéraux sur la liberté du commerce et des transferts. » Un homme âgé au visage sillonné de rides et vêtu d'un colancor aux couleurs traditionnelles de la C.I.L.T., vert clair, et d'une cape argentine, se leva et s'inclina. Tist d'Argolon lui adressa un sourire chaleureux. Sur I estrade, l'homme au colancor sale et troué se pencha et chuchota quelques mots à Maryt, assise sur la banquette opposée. La jeune femme hocha la tête d'un air grave. « Le connétable Pamynx s'appuie pour l'instant sur le formidable appareil de l'Eglise kreuzienne, poursuivit le grand courtisan. Dans un premier temps, la toile qu'il a tissée va se refermer sur la Confédération. Ensuite, Kreuz seul sait ce qu'il compte faire... Nous avons interrogé certains cardinaux de nos amis, mais ceux-ci, soit qu'on leur ait demandé de garder un silence absolu, le silence ecclésiastique", soit qu'ils n'aient pas été informés, ne nous ont rien appris de nouveau... Certains de vos gens en place au palais seigneurial ont disparu ! Pourquoi ? Qu'ont-ils vu ou entendu dans les couloirs du palais ?... Vous tous qui êtes réunis ici, vous avez un point commun : une... disons une certaine irritation, me lassitude dont j'ai pu avoir écho d'une manière ou d une autre, vis-à-vis des Scaythes d'Hyponéros. Nous avons donc pensé que le temps était venu de rassembler nos forces, de nous concerter afin de mener une action concrète contre la faction d'Hyponéros. Nous, Syracusains, avons toujours donné au reste de l'univers une image respectueuse des institutions de la Confédération de Naflin ! Et nous avons laissé à d'autres, des êtres surgis de l'inconnu, les rênes de notre planète ! Nous leur avons abandonné notre âme ! Nos ancêtres ont eu le courage de défier le Comité planétaire, ce ramassis de tyrans sanguinaires. Nous avons désormais le devoir sacré de combattre les Scaythes d'Hyponéros ! Par tous. es moyens ! » Il avait martelé la fin de son discours d'un ton vibrant, avec passion. Un lourd silence ensevelit la pièce du dôme. La fontaine elle-même s'était tue. Mal à l'aise, engoncés dans leurs fauteuils, les courtisans n'osaient plus se regarder les uns les autres. La comédienne tentait de lisser l'une de ses mèches dorées rebelles qui s'entortillait davantage à chaque passage de ses doigts surchargés de bagues et d'antiques pierres à facettes. Puis Jadaho d'Ibrac, le délégué planétaire de la C.I.L.T., prit la parole : « Je suis entièrement avec vous, sieur d'Argolon ! A nos réunions hebdomadaires du sénat des Transferts, nous en étions arrivés aux mêmes conclusions... Cependant, il n'y a aucun militaire parmi nous ! De plus, un dernier bastion protège la Confédération : l'Ordre absourate. Si le connétable Pamynx cherche à renverser le système naflinien, il se heurtera aux chevaliers absourates. Avons-nous le pouvoir ou même le droit de nous substituer à l'Ordre ? Sa compétence dépasse largement la nôtre... » Hochements de têtes et exclamations d'approbation ponctuèrent les paroles de Jadaho d'Ibrac. C'est pourtant vrai, je les avais oubliés, ceux-là ! se dit Artuir Boismanl avec soulagement. Que savez-vous de l'Ordre absourate ? Ce n'est peut-être qu'une légende, mon pauvre Artuir ! aurait objecté sa femme avec la mauvaise foi qui la caractérisait. « Nous ne devons pas en arriver à cette extrémité ! répliqua Tist d'Argolon avec une étonnante vivacité, avec colère même. Nous, Syracusains, serions désignés comme responsables des troubles ! Nous perdrions notre crédit ! Notre prestige ! Nous serions réduits au mutisme de la honte ! Notre jeunesse nous rejetterait car nous aurions brisé son idéal ! Si nous ne nous prenons pas en main, alors notre civilisation, notre culture, notre histoire ne seront que les reliquats de notre propre ignominie ! Nous serons honnis par tous les peuples et toutes les races de l'univers recensé, comme le Comité planétaire le fut en son temps ! Cette perspective est-elle enviable ? Vous paraît-elle digne de l'héritage légué par nos pères ? Nous sommes les descendants de fiers guerriers, de gens d'honneur qui se battirent au mépris de leur vie pour rétablir la paix et l'harmonie sur ce monde. Ont-ils attendu que d'autres, chevaliers absourates ou Scaythes, règlent leurs problèmes à leur place ? Devons-nous laisser à d'autres le soin de tourner la roue de notre destin, de notre rota individua ? Et si oui, oserons-nous encore fixer nos enfants dans les yeux ? Nous ne sommes plus des guerriers mais nous disposons d'autres armes, tout aussi efficaces : nos idées ! » Les paroles du grand courtisan embrasaient Artuir Boismanl. Un feu ardent lui incendiait les veines, les organes, le ventre, la tête. Bonhomme Boismanl, vous êtes en train de vous échauffer les sangs ! Contentez-vous donc de faire votre métier et de remercier le Kreuz ! La paix, ma femme ! Vous ne voyez donc pas ce qui se passe ici ? Nous vivons un moment privilégié, rare... historique, l'un de ces moments qui comptent dans la vie d'un homme ! Les flammes de l'enthousiasme réduisaient en cendres le pauvre Artuir, le bonhomme Boismanl. Elles faisaient place nette afin de permettre l'éclosion d'un homme nouveau, exalté, d'un héros en marche vers son propre mythe. « Que nous proposez-vous, sieur d'Argolon ? demanda Jadaho d'Ibrac. — Nous allons y venir, mais auparavant j'aimerais que Parakumadj nous dise quelques mots... » Tist d'Argolon se tourna vers l'homme émacié au colancor safran. « Certains d'entre vous connaissent déjà Parakumadj : il a exercé, il y a quelque temps de cela, la fonction de cardinal de l'Eglise. Puis il a estimé qu'il n'avait plus rien à faire au sein de la hiérarchie ecclésiastique et a choisi de se retirer dans les montagnes de Mesgomie pour mener une vie d'ascète. Parakumadj est son nom d'anachorète. En vieux syracusain il signifie "celui qui délaisse l'illusion". De temps à autre, il me fait l'honneur de sa visite et tente de m'exhorter à l'humilité et au renoncement. Tâche ardue, je dois en convenir!... Je préfère vous prévenir qu'il a été classé à l'index des hérétiques par le tribunal de l'Eglise et qu'il est donc passible de la croix-de-feu... Mais je vous prierai de ne pas vous en formaliser : la démarche de Parakumadj, dans sa sincérité, est peut-être celle qui se rapproche le plus du Verbe originel du Kreuz. Je lui ai touché quelques mots de nos préoccupations. Il a souhaité prendre la parole lors de notre réunion. Inutile de vous préciser que Parakumadj n'a nul besoin de ma permission pour s'exprimer ! Ce serait plutôt à moi de solliciter son autorisation pour avoir le privilège de l'écouter ! Il est bon, je pense, qu'une sainte voix nous élève à des hauteurs où brille une éternelle lumière avant de nous prononcer sur notre action... » Parakumadj remercia Tist d'Argolon d'un mouvement de tête, déplia sa carcasse osseuse et déroula ses longs bras au bout desquels pendaient d'interminables doigts aussi velus que des pattes d'araignée. Son allure négligée, crasseuse, provoquait un visible dégoût sur les traits de la comédienne qui évitait de poser les yeux sur lui comme si elle avait peur d'être souillée à jamais. Et le contrôle mental, ma chère ? jubila intérieurement Artuir Boismanl. Venant après le timbre velouté du grand courtisan, la voix éraillée de Parakumadj, debout sur l'estrade comme un fauve prêt à mordre, déchira brutalement les tympans des invités. « Il ne m'a fallu que quelques secondes pour comprendre que vous creviez de peur ! gronda le saint homme. Oui, vous crevez de peur ! La peur emplit entièrement le vide de vos carcasses ! La peur... » Il se tut et promena son regard tourmenté sur les courtisans pétrifiés. Artuir Boismanl se demanda où il voulait en venir. Autant Tist d'Argolon avait su souffler le feu, autant l'ermite s'y entendait pour souffler la glace. Le marchand de tissus ne savait plus s'il devait transpirer ou grelotter. « Pourquoi la peur ? reprit Parakumadj. Tout simplement parce que vous vous raccrochez à vos sens, parce que vous vous complaisez dans l'illusion. Vous êtes les otages des faux-semblants, vous êtes les jouets des mirages. Votre ardeur, vous la placez dans vos apparences ! Je ne vois ici que poudre, maquillage, strates de jouvence, vains apprêts... Frivolités ! Apparences ! Vous ne vous consacrez qu'à l'assouvissement de vos sens et vous délaissez l'intérieur, le temple ! Vous vous coupez de votre source et vous avez peur ! Le Kreuz a dit : Ceux qui négligent l'âme entreront dans le cycle de la souffrance... Et voilà ce que vous avez fait : vous avez négligé votre âme ! Et vous vous étonnez après cela que d'autres s'en emparent, que d'autres jouissent du plus précieux de vos biens, votre temple intérieur ! Et vous employez des protecteurs pour en interdire l'accès ! Les protecteurs mentaux sont comme les ronces et les orties qui envahissent une maison à l'abandon. Qui interdisent au maître, c'est-à-dire vous-même, d'y entrer... Vous cherchez une manière d'y remédier ? C'est simple : nettoyez votre maison ! Et ce n'est pas en vous rendant deux fois par semaine au temple que vous y parviendrez ! Vous ne réussiriez qu'à faire partie de ces hypocrites qui paradent aux offices, l'âme racornie... Non, la réponse à vos problèmes se trouve en vous-mêmes. Faites preuve d'humilité, de compassion, et il n'y aura plus besoin de ce genre de réunion. Le Kreuz nous a donné l'exemple lorsqu'il renonça... — Blasphème ! » La voix gutturale avait retenti de l'endroit où étaient rassemblés les protecteurs de pensées. Une griffe d'angoisse laboura le bas-ventre d'Artuir Boismanl qui eut une soudaine pensée pour sa femme. Un Scaythe se détacha du groupe, s'avança lentement du fond de la pièce jusqu'à la fontaine et s'immobilisa devant les premiers fauteuils autosuspendus. Il y avait une volonté délibérée de provocation dans son attitude. « Qu'est-ce qui vous prend ? Retournez avec les autres ! » hurla Jadaho d'Ibrac. Le Scaythe ne répondit pas. Il se contenta de rabattre d'un geste théâtral le capuchon de son acaba sur ses épaules. A la vue de cette tête rugueuse, verdâtre, plusieurs invités poussèrent des cris d'effroi et Artuir Boismanl faillit libérer le contenu de sa vessie dans son colancor. Ce Scaythe n'était pas un protecteur mais Pamynx, le connétable de Syracusa, dont les yeux uniformément jaunes brillaient comme des astres maléfiques. « Je savais que vous manquiez d'honneur, monsieur, mais pas au point de vous introduire chez moi par la traîtrise ! cracha Tist d'Argolon d'un ton dédaigneux. Vous n'étiez pas convié à cette réunion ! » Artuir Boismanl trouva admirable la morgue hautaine et le calme du grand courtisan, mais lui ne trouvait rien d'autre à faire que se liquéfier dans sa peur. Voyez où conduisent les rêves de grandeur, bonhomme Boismanl!... Pourquoi, ô pourquoi n'avait-il pas écouté sa femme ? Il n'était plus qu'une pauvre chose informe et tremblante tassée dans son fauteuil. Les yeux jaunes de Pamynx se posèrent sur l'estrade où Maryt d'Argolon s'était à son tour levée et avait saisi la main de son mari. « Rengainez vos grands airs, sieur d'Argolon, riposta le connétable. Vous n'êtes pas en position de me donner des conseils ou de pratiquer l'ironie. Je vous accuse, vous et vos invités, de conspiration contre le seigneur de Syracusa et contre la sainte Eglise du Kreuz ! — Et moi, je vous accuse d'avoir soudoyé nos protecteurs ! De leur avoir ordonné de violer leur code d'honneur ! Je vous sais capable du pire pour arriver à vos fins ! — Que m'importe le sens de l'honneur ? dit Pamynx avec mépris. Il appartient au passé. La plupart des dignitaires qui complotent contre la famille régnante sont réunis dans un même lieu. Voilà ce qui importe. En ce sens, sieur d'Argolon, vous nous avez fait gagner un temps précieux et nous vous en remercions. » Piqué au vif, Tist d'Argolon sauta de l'estrade, bouscula sans ménagement un homme prostré dans une allée et s'avança entre les fauteuils en menaçant le connétable du poing. « Je vais vous faire exécuter sur-le-champ par mes hommes, monsieur le connétable, puisque vous avez eu l'imprudence de venir me défier sur mon territoire ! » Le rire sinistre de Pamynx crucifia un peu plus Artuir Boismanl sur son fauteuil. « Vous voulez sans doute parler de votre garde personnelle?... » Tist d'Argolon fit un signe à l'un de ses assistants qui sortit un holophone de poche et pianota nerveusement sur les touches. Les coups d'oeil effarés que la comédienne jetait à la dérobée au marchand de tissus avaient perdu toute nuance de raillerie. « Puis-je vous demander, monsieur, pourquoi vous avez prononcé le mot "blasphème" ? » demanda Parakumadj dont les yeux étaient des brasiers ardents. Pamynx observa un petit moment l'hérétique dressé sur l'estrade, pathétique figure de proue d'un navire en perdition. « Du droit, cher cardinal de Laboityp affublé désormais du surnom de Parakumadj, de notre sainte Eglise dont je vous rappelle que le connétable de Syracusa est 1 un des pairs et possède le droit de jugement sacré. Mais rassurez-vous, cardinal de Laboityp, vous n'allez pas être exécuté immédiatement : vous passerez devant le tribunal de la sainte Inquisition... Et vous prierez pour que le Kreuz abrège vos souffrances. — Que... qu'allez-vous faire de nous ? » fit une voix blanche qu'Artuir Boismanl eut encore la ressource : identifier comme celle du responsable de l'Académie des arts éphémères. Anéanti, le marchand de tissus marinait dans un bain de sueur froide. Son cœur s'était arrêté de battre, sa respiration s'était suspendue. Il se doutait bien qu'il ne sortirait pas vivant de cette salle. L'assistant secoua la tête devant l'holophone muet. Tist d'Argolon comprit que tout était perdu. Il remonta sur l'estrade et enlaça Maryt dont les larmes silencieuses étaient comme des pierres de lune échappées de sa cape. Un sourire grinçant se dessina sur la face grotesque du connétable, qui prononça lentement sa sentence : « Vous tous qui êtes réunis ici constituez désormais m obstacle à l'avènement du nouveau monde. Nous rêvons amputer sans pitié les cellules malades, nécroses, ou elles gangrèneront rapidement tout le corps. Au . om du seigneur Ranti Ang et en vertu des pouvoirs qui ne sont conférés, je vous déclare coupables de haute trahison ! » Il y eut un mouvement de panique dans les rangs des invités. Certains se ruèrent sur la porte d'entrée, d'autres sur la porte latérale, d'autres derrière l'estrade. Ils se heurtèrent alors à des hommes masqués de blanc qui fermaient toutes les issues et sur les bras tendus desquels luisaient les rails de lance-disques. Affolés, les fuyards refluèrent vers le milieu de la pièce, dans un tel désordre qu'ils renversèrent les fauteuils et se bousculèrent les uns les autres comme des moucharabées enfermées dans une bulle-piège. « Vous n'avez pas le droit d'attenter à leur vie ! hurla Tist d'Argolon. S'il vous faut absolument une tête, prenez la mienne, monsieur le connétable ! Faites de moi ce que bon vous semblera mais, par pitié, laissez-leur la vie sauve ! Monsieur le connétable ! Au nom de tout ce qu'il y a de plus... » Ses mains se posèrent sur ses tempes. Une douleur atroce lui vrillait l'intérieur du crâne, des tentacules invisibles et froids lui déchiquetaient le cerveau. Il s'effondra sur le parquet de l'estrade où, après une brève série de convulsions spasmodiques, il s'immobilisa définitivement. Maryt poussa un cri déchirant et s'abattit en sanglotant sur le cadavre de son mari. Elle eut envie de chanter une dernière fois pour l'homme qu'elle avait tant aimé. Chanter, c'était ce qu'elle savait faire de mieux. Elle entrouvrit la bouche, entonna un vieil air de l'Age médian, un air qu'elle avait appris dans son enfance et qui racontait l'histoire des amants tragiques du Sohorgo. D'un geste brutal, elle retira son cache-tête qui lui comprimait la gorge. Sa longue chevelure brune se répandit sur ses épaules, son dos, et la recouvrit comme un linceul. Les notes, les larmes et les cheveux se mélangèrent dans sa bouche. Puis sa voix à l'incomparable pureté se brisa. Pendant ce temps, Jadaho d'Ibrac et plusieurs de ses amis protestaient vigoureusement de leur innocence et rejetaient la faute sur leur hôte : il les avait attirés chez lui par des paroles fallacieuses, il avait honteusement profité de leur naïveté, ils ne demandaient pourtant qu'à vivre en paix et en bonne intelligence avec les Scaythes. La comédienne n'était pas la dernière à plaider sa cause, elle vilipendait avec violence ce couple maudit, ces mécréants, ces hérétiques. « La preuve, disait-elle en désignant Parakumadj, voyez ce qu'ils nous ont ramené. » Artuir Boismanl, quant à lui, restait prostré dans son fauteuil. Il revoyait le visage à la fois sévère et tendre de son épouse, il pensait aux enfants qu'il n'avait pas eu le temps d'engendrer, à son atelier modèle où les étoffes chatoyantes étaient coupées et assemblées par de superbes machines à commande vocale. Un gros investissement, une fortune, une vraie fortune... Il se dit que dame Boismanl devrait rapidement procéder au remplacement des commandes car, pour l'instant, elles ne se déclenchaient qu'au son de sa voix... Elle devrait peut-être également trouver un autre bonhomme qu'elle pourrait rabrouer à volonté... Elle avait besoin de rabrouer, mais ce n'était pas méchant.. Il se rendit compte qu'il l'aimait. La comédienne, à genoux devant Pamynx, près de l'estrade où Maryt et Tist d'Argolon s'étaient unis dans la mort, mendiait misérablement sa vie contre une poignée de promesses dérisoires. Il comprit que la mort jaillissait de l'esprit des Scaythes substitués aux protecteurs. La mort par la pensée... Que le Kreuz nous prenne en pitié ! Machinalement, sans se rendre compte de ce qu'il faisait, il se leva et marcha comme un somnambule vers la porte principale de sortie. Un peu partout, autour des Scaythes ou des assassins de Pritiv, les courtisans tombaient comme des mouches. Le bonhomme Boismanl avança lentement entre les fauteuils renversés, enjamba des cadavres et se retrouva sans le vouloir devant la porte. Il se retourna avant de sortir : plus un seul des invités de Tist d'Argolon n'était vivant. Il en restait un cependant : lui-même. Il s'attendait à être à tout moment transpercé par une pensée de mort ou un disque des mercenaires. Mais il franchit le seuil de la porte sans encombre. Il se demanda si ce n'était pas son fantôme qui marchait dans le couloir. Une voix surgit dans son dos : « Toi ! » Artuir vit un mercenaire tout de noir vêtu qui surgissait à son tour de la porte et qui avançait vers lui, le bras pointé. « Qu'est-ce que tu fous là ? » dit la voix filtrée par le masque noir. Les mots jaillirent spontanément de la bouche d'Artuir Boismanl : « Je suis Artuir Boismanl, marchand de tissus. Le grand courtisan Tist d'Argolon m'a convoqué pour une commande de vêtements... Il m'a prié de venir après la réunion... — Il ne passera plus jamais de commande ! » dit le mercenaire. Un disque rond et brillant glissa sur le rail métallique greffé sur son bras. Artuir Boismanl ferma les yeux mais il ne parvint pas à se souvenir de la prière kreuzienne appropriée. Il entendit un rire déformé, caverneux. « Allez, fous le camp avant que je change d'avis ! » lui jeta le mercenaire. Le bonhomme Boismanl ne se le fit pas dire deux fois. Il ne prit même pas le temps de s'arrêter sur le palier pour commander la plateforme lumineuse. Il dévala les escaliers quatre à quatre. Il croisa d'autres assassins de Pritiv dans les allées du parc, mais nul ne fit attention à lui. C'était comme s'il n'existait pas. Dame Boismanl avait raison : le pauvre Artuir ne réussirait jamais à faire partie de ce monde. CHAPITRE XI Mort ne tient compte des races ni des âges, Mort, l'indifférente, Mort cueille sur le champ de bataille, Mort, l'essentielle... Est aboutissement du duel en chacun, Négation de l'Un, Est abandon de la dépouille corrompue, Retour à l'Initial... Mort soustrait à l'onde passagère, Mort, flot originel, Mort déchaîne le torrent des pleurs, Mort, mer éternelle. Est face ténébreuse de l'illusion, Magicienne de l'obscur, Est nécessité vitale de l'erreur, Nouveau périple... Mort délivre le captif des murs de l'orgueil, Mort, ultime chaîne, Mort porte l'oubli bienvenu du temps, Mort, rigueur de l'urgence... Est besoin pressant, amour correcteur, Maillon, fin et suite, Est exil de paix, bain de jouvence, Main du Kreuz Messaodyne Jhû-Piet Les lointaines montagnes du Grand Erg Brûlé se découpaient sur la clarté blafarde de Salom dont l'œil globuleux se plissait à l'horizon. Quelques étoiles pâlissantes se partageaient les îlots de ciel encore cernés par la nuit. Allongée sur la banquette du personnair et recouverte de la veste du françao, la Syracusaine dormait. Ses traits s'étaient enfin apaisés. Accroupi près de la banquette, Tixu, à la fois anxieux et heureux, guettait sur son visage les signes avant-coureurs d'une reprise de la fièvre ou d'une nouvelle crise de délire. Il éprouvait le sentiment du collectionneur jaloux de l'œuvre d'art qu'il vient d'arracher de haute lutte à des rivaux acharnés : il n'avait pas envie de partager la beauté miraculeuse de la jeune femme, abandonnée dans son sommeil, avec les gardes dont les regards se posaient sur elle avec un peu trop d'insistance à son goût. Ces instants dérobés à la nuit lui appartenaient. Après qu'il eut survolé un ensemble de constructions aux terrasses plates et étagées, l'appareil amorça sa descente au-dessus d'une immense surface métallique et plane. Tixu jeta un coup d'œil par le fuselage transparent et reconnut le toit de la base souterraine des françaos de la Camorre. Bilo Maïtrelly surveillait les manœuvres d'atterrissage par le hublot de la cabine de pilotage. Les lumières clignotantes du tableau de bord jouaient dans la chevelure crépue et enflammée de Zorthias, concentré sur l'écran-bulle de paramétrage. Dans un grondement sourd, le personnair se stabilisa à cinq mètres du toit, à la perpendiculaire des vantaux d'ouverture soulignés par des linéaments sombres. Le Prouge entra rapidement les coordonnées d'accès : or un petit clavier, mais contrairement à son attente. es panneaux ne coulissèrent pas. « Qu'est-ce qui se passe ? maugréa-t-il en secouant sa gnasse de feu. Cette saloperie refuse de s'ouvrir ! — Essaie encore ! » ordonna sèchement le françao. Le rugissement des moteurs stabilisateurs du personnair meurtrissait la nuit agonisante. Zorthias pianota plusieurs fois de suite sur les touches, secoua la console comme un damné puis, voyant que c'était inutile, se frappa rageusement les cuisses. « Rien à faire ! Elle ne s'ouvrira pas ! Cette saloperie a bien choisi son moment pour nous lâcher ! — Ça ne lui ressemble pas ! » murmura Bilo Maïtrelly d'un air sombre. Il sortit sa lunette nyctaloptique de son étui et la braqua sur la surface métallique. Il vit alors de minuscules débris éparpillés autour d'un boîtier-relais dissimulé dans l'une des charnières des vantaux. « Remonte ! Remonte ! Ce n'est pas une panne ! Ça pue le traquenard ! Bordel de merde, remonte ! » Zorthias inversa les manettes et enclencha brutalement les moteurs d'extraction. Une secousse ébranla le personnair qui émit un mugissement plaintif. Les gardes, déséquilibrés, furent éjectés de la banquette et projetés sur Tixu. Les trois hommes enchevêtrés roulèrent sur le plancher instable et heurtèrent de plein fouet le bas de la cloison séparant la cabine du compartiment. Dans le choc, Tixu se mordit profondément la langue. Un flot de sang força le barrage de ses lèvres. Il jeta un rapide coup d'oeil pardessus son épaule : la Syracusaine, réveillée, ouvrait de grands yeux hagards. Elle avait roulé sur elle-même mais, dans un réflexe instinctif, elle avait agrippé le bord extérieur de la banquette et raidi son bras pour s'empêcher de tomber. Les moteurs d'extraction peinaient pour briser l'inertie générée par le surplace. Le personnair amorça enfin son ascension dans une odeur d'air surchauffé. Au moment où il prenait un peu de vitesse, un rayon vert étincelant surgit d'un angle sombre du toit de la base, écartela la semi-obscurité et vint frapper la partie inférieure de la carlingue. Une irrespirable puanteur de matériaux carbonisés envahit l'habitacle. « Merde ! Ce salopard a crevé la protection du mémodisque central ! hurla Zorthias. — Ça vient de là-bas ! De notre droite ! » ajouta un garde. Les moteurs vomirent une fumée noire, hoquetèrent puis, après un dernier et sinistre crachotement, se turent définitivement. Hors de lui, en sueur, Zorthias tira sur le levier de descente automatique. « Dégainez vos brûlentrailles ! ordonna calmement Bilo Maïtrelly à ses gardes. Dès que vous aurez posé le pied sur le toit, je braquerai le faisceau de ma lampe laser sur ces petits plaisantins pour les aveugler et les empêcher de riposter... Tixu, tu restes à l'intérieur avec la fille ! Jusqu'à ce qu'on en ait fini avec eux ! » Le personnair tombait au ralenti. La caresse de l'air sur le fuselage profilé produisait un léger sifflement. Le françao et Zorthias sortirent de la cabine et vinrent se poster en compagnie des deux gardes de chaque côté de la trappe coulissante qui s'ouvrait lentement. Le Prouge extirpa son petit brûlentrailles de son pagne. Les doigts de Bilo Maïtrelly enserraient un tube de durai terminé par un œil rond et vitreux. Le sol n'en finissait pas de se rapprocher. La tension nerveuse était d'autant plus grande qu'ils ignoraient tout de leurs adversaires, le nombre, la disposition, la puissance de feu... Une chose était sûre : ils voulaient la fille, vivante ou morte. Elle ne s'était pas rendormie. Elle geignait doucement, yeux mi-clos, pâle, main crispée sur le bord de la banquette. Tixu eut soudain peur de la perdre. Il lui saisit le poignet comme s'il voulait se river à elle pour l'éternité. Il perçut la palpitation ténue de ses veines sous sa peau douce et brûlante. Il perçut également le battement accéléré de son propre cœur. Les yeux bleu, vert et or de la Syracusaine se posèrent sur lui comme des papillons ivres. Un second rayon vert se ficha dans le flanc de la coque qu'il transperça aussi facilement qu'un vulgaire tissu. Il traversa le compartiment sans toucher personne, griffa la nuit d'une lueur intense, menaçante, et ressortit de l'autre côté, n'abandonnant dans son sillage que deux trous ronds et symétriques aux circonférences noires et crépitantes. « Mieux vaut ne pas prendre ce truc dans la tête ! » murmura Bilo Maïtrelly. Le françao se tourna vers Tixu, comme si un sombre pressentiment s'emparait de lui : « Tu trouveras un déremat au troisième étage de Sar Bilo. Le code d'accès au salon des transferts est : Vieil-ange. C'est la contraction des deux mots "Vieulinn" et "Orange"... Connerie de nostalgie... Tu te souviendras ? Vieil-ange... N'oublie pas le trait d'union. Pour le reste, tu te débrouilleras. Tu es un spécialiste des transferts, non ? — Mais pourquoi est-ce que vous... ? bredouilla Tixu, alarmé par le masque de gravité et de tristesse tombé sur les traits du françao. — Heureux de t'avoir connu, fils... », répondit simplement Maïtrelly. Un dernier clin d'œil amical à l'attention de son complanétaire, puis il se détourna brusquement pour masquer l'émotion que risquait de trahir son regard légèrement embué. Grâce à son bouclier d'air, le personnair se posa en douceur et sans bruit sur le sol métallique. « Maintenant ! » chuchota le françao. Ils se ruèrent dans un ensemble parfait sur le toit de la base, les deux gardes sur la gauche de l'appareil, Maïtrelly et Zorthias sur la droite. Le faisceau blanc de la lampe laser fouilla fébrilement l'obscurité, heurta l'angle formé par l'extrémité de la surface métallique et le mur d'un immeuble mitoyen, repartit aussitôt dans l'autre sens. Lorsqu'il localisa enfin un groupe d'agresseurs, quatre hommes aux uniformes gris masqués de blanc et une silhouette immobile enfouie dans un ample vêtement vert, ni les gardes ni Zorthias n'eurent le temps de presser la détente de leur brûlentrailles : des disques sifflants, surgis d'un repli de la nuit, leur tranchèrent la gorge. Il y eut d'abord le bruit mat de la chute des corps sur la surface métallique, puis le froissement de l'acier sur les chairs et les os et le gargouillement du sang. Tixu qui avait observé la scène depuis le ventre du personnair se serra contre la Syracusaine et cria au françao : « Venez vous abriter à l'intérieur ! » C'était stupide : les rayons verts se jouaient de la résistance des matériaux de la coque mais aucune autre idée ne lui vint à l'esprit. Maïtrelly jeta la lampe laser, se saisit du brûlentrailles ensanglanté de Zorthias dont la tête exsangue se détachait peu à peu de son tronc et recula en lâchant quelques rafales. Ils n'avaient pas eu l'ombre d'une chance. Il se souvint des paroles de Tixu, la veille, lors du repas dans le salon de Sar Bilo : Contre eux, vous ne pourrez rien faire, ils devineront toutes vos intentions... Un disque lui cisailla le creux de l'épaule. Ses jambes flageolèrent et il tomba à genoux. Malgré les pétales vénéneux et glacés de la douleur qui se déployaient en lui, l'instinct de survie le poussa à se relever. Il fit encore quelques pas, tituba, sa bouche vomit un flot de paroles et de sang : « Tixu ! Tixu Oty!... Vis ! Vis pour moi!... Pour Orange ! » Un deuxième disque lui perfora la base du crâne et ressortit, luisant et empourpré, au ras de sa pomme d'Adam. Sa tête n'était plus reliée au cou que par des lambeaux de chair sanguinolente. Il buta contre le cadavre décapité de Zorthias, son seul ami et confident depuis la mort de Sif Kérouiq, et bascula à la renverse. Il ne reverrait jamais Vieulinn la Verte, sa belle province d'Orange, mais son interminable et douloureux exil venait de prendre fin. Paniqué, horrifié, Tixu se vit perdu, seul et désarmé face à cette redoutable petite troupe. La Syracusaine laissait échapper des sons incompréhensibles, des bribes de phrases incohérentes qui retentissaient comme des appels dans le silence de mort tombé sur le toit de la base. Il posa la main sur ses lèvres pour la réduire au silence. Une précaution inutile : c'était elle qu'ils voulaient, et la créature habillée de vert, forte de son extraordinaire potentiel télépathique, savait qu'elle était a bord. Le souffle tiède et précipité de la jeune femme caressait sa paume. Leurs deux visages n'étaient qu'à dix centimètres l'un de l'autre. Il eut envie de l'étreindre, de l'embrasser, d'écraser ses lèvres sur ses paupières, sur ses joues, sur son cou. Ils allaient mourir, et elle, tout contre lui, ne se rendait compte de rien, ne le •voyait même pas. Les hommes masqués de blanc longeaient maintenant le personnair. Ils ne cherchaient pas à étouffer le claquement de leurs chaussures sur le toit métallique. Le rectum de Tixu se contracta. Il eut l'impression rue les contenus de sa vessie et de ses entrailles allaient se répandre dans son pantalon empoissé de sueur. Il se sentait terriblement impuissant, incapable d'infléchir le : ours du destin. Le dieu Lézard était venu à son secours sur les dunes de Rajiatha-Na, mais à présent il ne se manifestait plus, il l'abandonnait à son sort. Pourquoi n'avoir permis de la sauver si c'est pour me la reprendre aussitôt ? Est-ce que ça aussi, ce n'est pas monstrueux ?... Il entendit le frôlement de leurs épaules sur le flanc rebondi de l'appareil. La jeune femme gémissait en sourdine, ses tremblements faisaient onduler la veste chinée du françao. Une tache claire se découpa dans l'ovale de la trappe. Un masque, une combinaison grise... Au travers des étroites fentes oculaires luisaient des braises maléfiques. Deux lignes sombres et parallèles sillonnaient l’avant-bras sous une manche relevée de la combinaison : le rail d'un lance-disques. Une cascade de pensées échevelées, dérisoires, futiles, de visions absurdes, incongrues, submergea l'esprit de Tixu. Il aurait fallu frapper l'intrus, qui prenait appui sur le bord de la trappe pour se hisser à l'intérieur du compartiment, charger la Syracusaine sur ses épaules, fuir, tenter quelque chose. Mais ses muscles paralysés refusaient de lui obéir. Il essaya désespérément de se remémorer les paroles de Kacho Marum... La force, 1 invincibilité... Des rigoles de sueur glacée rampaient le long de sa colonne vertébrale. Une brume tourbillonnante, triste et sale, noyait son cerveau. L'homme masqué de blanc se reçut souplement sur le plancher, se releva et tendit le bras vers Tixu, qui pressa la main de la Syracusaine, fiévreuse et inconsciente, et lui jeta un dernier regard lourd de regrets. Il partait rejoindre son complanétaire Bilo Maïtrelly dans les mondes de l'au-delà. Les deux Orangiens s'étaient rencontrés la veille dans de curieuses circonstances, ils allaient être tués tous les deux sur Point-Rouge la nuit même où leur planète fêtait ses vingt siècles d'indépendance. Pour une Syracusaine qu'il ne connaîtrait jamais... Etrange caprice du destin... Il ferma les yeux et ressentit instantanément un sentiment de soulagement. C'était comme s'il lâchait d'un seul coup toutes les prises, comme si plus rien n'avait d'importance. Un sifflement prolongé retentit au-dessus de sa tête. Il attendit l'impact du disque sur sa gorge. Quelques secondes plus tard, étonné d'être toujours en vie, il entrouvrit les paupières. Le tueur avait disparu ! La jeune femme était toujours là, allongée sur la banquette... Vivante elle aussi ! Tixu se demanda s'il ne rêvait pas. Puis il entrevit des mouvements confus au travers des parois du personnair et s'enhardit à ramper jusqu'à la trappe coulissante. Les tueurs aux masques blancs s'étaient regroupés quelques mètres plus loin autour de l'homme au large capuchon vert. Les souples ventouses d'atterrissage d'un taxiboule, qui volait tous feux éteints, effleuraient le toit du personnair. Un rayon vert fusa et percuta la bulle de pilotage du petit appareil, y creusant un trou de la grosseur d'un poing. Les lamelles en rideau d'une écoutille s'ouvrirent sous le ventre du taxiboule et deux hommes dégringolèrent sur le toit du personnair. La bulle aérienne, légère et maniable, reprit instantanément de l'altitude dans un miaulement rageur et se fondit dans les vestiges de la nuit prise d'assaut par les prémices blafardes de Feu Vert. Des coups sourds ébranlèrent soudain la carlingue du personnair. Tixu releva la tête et observa les deux hommes qui dansaient un étrange ballet au-dessus de lui. Leurs jambes et leurs genoux écartés donnaient la curieuse sensation qu'ils étaient assis sur le vide. Ils étaient vêtus de sortes de combinaisons de toile grossière, l'une grise et l'autre couleur bronze, composées d'une veste large, liée sur le côté par une cordelette, et d'un pantalon bouffant. Le plus âgé des deux portait en outre une courte surveste bleue et un bonnet de coton blanc. L'Orangien comprit qu'ils s'affairaient à esquiver, avec une virtuosité stupéfiante, les disques tournoyants décochés par les tueurs aux masques blancs. Lorsqu'ils ne parvenaient pas à les esquiver assez rapidement, ils les bloquaient d'une parade du poignet. Et, ce n'était pas le moins surprenant, les disques ricochaient sur leurs poignets dépourvus de toute protection et n'y laissaient pas une seule égratignure ! Déviés de leur trajectoire, ils ricochaient violemment sur le métal du toit dans un crissement de tôle froissée et soulevaient des gerbes d'étincelles. En même temps qu'ils s'employaient à parer les disques tueurs, les deux hommes poussaient de longs cris suraigus, à la limite de l'audible. Tixu devina qu'ils se servaient de leur voix exactement comme d'une arme. Les tueurs aux masques blancs s'affaissèrent les uns après les autres. La poire à rayon vert et des dizaines de disques scintillants libérés de leur étui dorsal s'éparpillèrent sur le toit de la base. Restée seule, l'énigmatique silhouette verte n'esquissa pas la moindre tentative de fuite. Deux soleils aunes chargés d'énergie brillaient dans la pénombre de son capuchon. Le chevalier Long-Shu Pae se concentra longuement sur le Xui. Il pressentait qu'il n'avait pas affaire à un adversaire ordinaire. Un Scaythe d'Hyponéros, probablement... Il avait l'impression de se trouver au bord d'un gouffre insondable. « Chevalier ! Je vous demande de me le laisser ! rugit Filp Asmussa. Je vous rappelle qu'il s'agit de ma mission!... Ma mission ! » Cette appropriation était déplacée, ridicule, indécente même. L'orgueil entraînait le guerrier à commettre de graves imprudences, mais Long-Shu Pae préféra ne pas insister. Le Xui était si subtil, si volatile qu'il pouvait s'évanouir au moindre souffle de contrariété. Il hocha la tête et se tint prêt à intervenir au premier signe de faiblesse de son cadet. Filp Asmussa injecta toute la puissance de son mental dans son cri de mort. De violentes convulsions secouèrent la silhouette verte. Le son, une sorte de ululement provenant du bas-ventre et non de la gorge, s'amplifia, s'acharna sur elle. Elle plia mais ne rompit pas. Une sueur abondante perlait sur le front plissé du guerrier que la résistance de son adversaire commençait à fatiguer. Long-Shu Pae vit que Filp Asmussa était en difficulté. Il descendit mentalement dans le lac du Xui, au point de convergence des énergies vitales. Mais il n'eut pas besoin d'entrouvrir la bouche et de libérer son propre cri : la silhouette fléchit enfin et s'effondra de tout son long sur le sol métallique, au milieu des masques blancs, des uniformes gris et des disques dispersés. Epuisé mais soulagé, Filp Asmussa arbora un petit air de triomphe que Long-Shu Pae jugea quelque peu puéril. Le chevalier s'engouffra dans le compartiment du personnair et dévisagea Tixu, ensanglanté, abasourdi, qui eut toutes les peines de l'univers à contenir la force pénétrante de ce regard pourtant éteint, mort, comme absent du visage anguleux. « La fille ? demanda le chevalier d'une voix sèche. — Elle est là, répondit Tixu en désignant la banquette. — Vivante ? » Ses questions étaient des coups de fouet secs et précis. L'Orangien se redressa péniblement et essuya machinalement, d'un revers de manche, le sang coagulé sur ses lèvres et son menton. Sa blessure à la langue lui élançait et rendait son élocution difficile. « Oui... mais mal en point... A cause de la fièvre, du virus... Qui... qui êtes-vous ? — Peu importe ! répliqua Long-Shu Pae. Ce que nous voulons, c'est récupérer la fille. Rassurez-vous : ce n'est pas pour la vendre ! Nous avons seulement besoin de certaines de ses connaissances... » Filp Asmussa fit alors son entrée. La sueur plaquait ses cheveux noirs et bouclés sur ses tempes et son front. Ses yeux de jais, agrandis par la fatigue d'une nuit sans sommeil et surtout par la violence du combat mental livré contre l'homme à l'acaba verte, brillaient de satisfaction. Un bel homme ! se dit Tixu. Et un homme dont les gestes racés trahissaient les origines nobles. Quelqu'un de la même catégorie sociale que la Syracusaine. Lui, elle le regarderait peut-être... « Vous voyez, guerrier ! La jeune femme est là, bien vivante ! s'exclama Long-Shu Pae. Ils se sont tous entretués pour l'avoir. Ils ont coupé eux-mêmes les mauvaises herbes et il ne nous reste plus qu'à la cueillir comme une fleur ! — Si ce sont des congratulations que vous recherchez, chevalier, je vous les accorde ! » lâcha Filp Asmussa d'un ton méprisant. L'animosité qui régnait entre les deux hommes n'échappa pas à Tixu qui avait compris, aux titres qu'ils se donnaient, qu'ils appartenaient à l'Ordre absourate. Comme tout natif des mondes affiliés à la Confédération de Naflin, il avait entendu maintes fois vanter les mérites et chanter les louanges de l'Ordre. Sur Orange par exemple, l'histoire — magnifiée — de la chevalerie absourate avait été intégrée depuis trois siècles standard aux programmes scolaires. Voilà en tout cas qui expliquait l'efficacité meurtrière de leur intervention. « Il est bien loin le temps où je recherchais les félicitations, guerrier ! déclara Long-Shu Pae. Je vous ferai simplement remarquer que vous n'étiez pas d'accord avec mon plan. Et pour clore le chapitre des félicitations, je ne vous en décernerai pas pour la qualité de votre prestation ! Votre cri de mort a perdu de son unité contre votre dernier adversaire : imaginez qu'il ait été armé et tirez-en vous-même les conséquences... — Je l'ai vaincu, c'est l'essentiel ! se défendit Filp Asmussa, mortifié. — L'essentiel est de ne pas trahir le Xui ! » L'air songeur, le guerrier se frotta vigoureusement la joue. « Sans vouloir me justifier à tout prix, ce... cet homme ne possédait pas un mental ordinaire... J'avoue qu'il m'a déstabilisé... Mon cri s'est peu à peu émoussé, comme si... comme s'il se perdait dans le vide. Un vide immense, bien plus grand en tout cas que mon lac de Xui... J'ai même été surpris de le voir tomber. Je n'ai eu aucune de mes sensations habituelles... — Je ne vous blâme pas, dit Long-Shu Pae. Je veux seulement vous montrer qu'il est parfois bon de tenir compte des conseils de personnes plus expérimentées que vous... Mais nous ne sommes pas encore tirés d'affaire : la boutique de Kraouphas a été mise à sac pendant la nuit. L'une de mes mouches nous en a avertis par l'ondephone du taxiboule. Le déremat-relais de l'Ordre a été détruit... — Vous ne connaissez pas quelqu'un qui soit susceptible de vous en prêter un ? — Eh non ! » répondit le chevalier en haussant les épaules. Tixu sortit du mutisme où l'avaient confiné les deux hommes, qui se comportaient exactement comme s'il n'était pas là. « Moi, j'en connais un ! » avança-t-il timidement. Le chevalier et le guerrier se tournèrent vers lui. « Vous ? » s'exclama Long-Shu Pae. Filp Asmussa parut brusquement prendre conscience de la présence de l'Orangien. « Qui êtes-vous ? lâcha-t-il d'un ton rogue, presque menaçant. -Tixu Oty, d'Orange. Je... j'étais un complanétaire et ami du françao Maïtrelly. Avant de mourir, il m'a donné le code d'accès à son déremat personnel... — Comment se fait-il que vous connaissiez cette fille ? Et comment avez-vous appris qu'elle était poursuivie par les assassins de Pritiv ? demanda Long-Shu Pae. — C'est simple : c'est moi qui lui ai permis de passer de Deux-Saisons sur Point-Rouge, répondit Tixu. Et par la suite, j'ai eu affaire à ses poursuivants... Et... euh... une curieuse expérience m'a fait prendre conscience de la... grande importance de sa vie... Pour l'univers... et pour moi... — Ce que vous racontez là m'a tout l'air de sornettes ! » aboya Filp Asmussa, irrité. Une attitude pleine de défiance, la même que lorsqu'il s'était retrouvé pour la première fois devant le chevalier. « On ne vous apprend plus à reconnaître l'accent de la vérité, au monastère ? cracha Long-Shu Pae d'une voix acide. Cessez donc de soupçonner tout le monde : personne ne songe à vous dérober votre précieuse vérité, guerrier ! » Excédé par la remontrance du chevalier, proférée qui plus est devant un individu étranger à l'Ordre, Filp Asmussa se détourna avec brusquerie et se pencha sur Aphykit dont les gémissements s'étaient interrompus et qui s'était rendormie d'un sommeil en apparence paisible. « Elle est encore plus belle de près que de loin ! » ne put s'empêcher de soupirer le guerrier en contemplant le visage de la jeune femme. Bien qu'elle fût prononcée à mi-voix, Tixu perçut très nettement cette petite phrase. Une griffe amère de jalousie se planta dans son ventre. Il se sentait en position d'infériorité vis-à-vis du guerrier dont il n'avait ni la force ni la prestance. Il était de nouveau le pauvre mortel, le Tixu raté de Deux-Saisons qui noyait sa misère dans le mumbë. « Pouvez-vous nous conduire au transféreur de cellules du françao ? demanda le chevalier d'une voix douce. — Le personnair est hors d'usage... » Tixu regrettait d'avoir parlé du déremat de Bilo Maïtrelly. Même si la Syracusaine était capitale pour l'Ordre et la Confédération, il ne pouvait se résoudre à la laisser sortir de sa vie. C'était un sentiment irraisonné, purement égoïste, voire mesquin, mais c'était le seul qu'il fût capable d'éprouver en cet instant précis. En un peu plus d'une journée standard mouvementée, elle avait pris une telle place dans sa vie que l'abîme creusé par une nouvelle séparation serait impossible à combler. « Allons voir si le taxiboule n'est pas trop endommagé ! » dit le chevalier. Joignant le geste à la parole, il se glissa par la trappe du personnair. Une fois dehors, il extirpa un lumicode d'une poche intérieure de sa bure et envoya des signaux à l'intention du taxiboule suspendu dans la clarté livide de l'aube. Quelques minutes plus tard, l'appareil se posa sans encombre sur le toit de la base. Kraouphas en descendit par la portière bombée de la cabine de pilotage. Ses yeux s'agrandirent d'effroi à la vue des cadavres décapités jonchant le sol métallique. « Tout va bien, chevalier ? » demanda-t-il d'un ton inquiet. Un sourire se dessina sur les lèvres aiguisées de Long-Shu Pae. Précieux Kraouphas, dont l'éternelle expression d'épouvante dissimulait un courage indomptable ! « Nous allons embarquer dans le taxiboule. Est-ce qu'il est en état de supporter une charge de cinq personnes ? — Ce maudit rayon l'a bien un peu secoué, mais il devrait tenir le coup... », répondit Kraouphas dont le regard venait sans cesse échouer sur la tête cireuse d'un autre Prouge : elle nageait dans une mare de sang noir qui venait lécher et teinter de pourpre les semelles de ses sandales. L'un des siens avait encore perdu la vie, cette nuit. Il songea qu'avant tout ça, avant la Confédération, avant le débarquement des raskattas, Point-Rouge avait dû être une petite planète paisible. « Guerrier, nous embarquons ! Occupez-vous de la fille ! » ordonna Long-Shu Pae. Ils s'entassèrent tant bien que mal dans l'habitacle exigu de la bulle aérienne. Tixu vit que le guerrier ne laissait à personne d'autre le soin de surveiller la jeune femme, qu'il maintenait contre lui d'un bras ferme et puissant. Le taxiboule décolla et gagna rapidement de la hauteur. L'Orangien embrassa du regard le toit de la base, s'arrêta sur le corps à demi décapité de Bilo Maïtrelly. Il eut un goût d'amertume dans la gorge. Il n'avait connu Bilo que l'espace de quelques heures, c'était un françao de la Camorre, un raskatta, un trafiquant, un criminel, mais Tixu quittait pour toujours un ami, un frère de combat, un père de fortune. Ses yeux larmoyèrent, une immense fatigue l'envahit, sa tête dodelina doucement contre la coque transparente. Les éclaireurs de l'aube assiégeaient les recoins de ténèbres. Les étoiles s'éteignaient une à une comme soufflées par une invisible bouche. Une lumière verdâtre s'étirait paresseusement à l'horizon, ourlait les crêtes brisées des constructions, le mur crénelé de Matana. « Bientôt l'entrée de Feu Vert dans le ciel, murmura Long-Shu Pae. J'espère que nous arriverons à la demeure de Métareily avant que les hommes de main de la Camorre ne découvrent son cadavre... » Les rues des quartiers interdits s'animaient progressivement. Des passants, délogés sans ménagement des maisons de plaisir où ils avaient eu la mauvaise fortune de s'endormir, rasaient furtivement les murs, enveloppés dans des capes anonymes. Des maraudeurs, des mordus de poudre et autres miséreux fouillaient fébrilement les poubelles autosuspendues dans l'espoir d'y dénicher des restes de nourriture qui calmeraient leur fringale matinale. Des prostituées vêtues de voiles transparents ou de combinaisons ajourées désertaient par petits groupes leurs lieux de travail et semaient dans le petit matin des bouquets fanés de rires las. Les robotomates de nettoyage quadrillaient les ruelles, les venelles, leurs tentacules souples aspiraient sans relâche les détritus jonchant les trottoirs. Ils se posèrent silencieusement sur l'herbe brûlée du parc dont le jour naissant révélait les reliefs. Sar Bilo était engourdie, mais à peine le taxiboule s'était-il immobilisé que des grondements furieux retentirent et qu'une énorme chienlionne surgit d'un bosquet. Elle se précipita sur l'appareil autour duquel elle rôda en montrant les crocs. Des microparaboles captrices étaient greffées sur ses oreilles. Trois gardes en uniforme jaune sortirent à leur tour d'un bunker à demi enterré enfoui sous un épais buisson épineux. Deux d'entre eux étaient armés d'un brûlentrailles et le troisième, un maître-chienlion, brandissait une commande à reconnaissance vocale. « Je vais voir... Attendez que je vous fasse signe ! » dit Tixu au chevalier. Long-Shu Pae hocha la tête. Les lamelles en rideau s'écartèrent silencieusement. L'Orangien se glissa dans l'écoutille ventrale, contourna, accroupi, une ventouse d'atterrissage et émergea du côté des gardes. La chienlionne vint immédiatement lui renifler les mollets. Elle faisait bien un mètre dix au garrot. Elle grognait et ses babines noires se retroussaient sur des crocs de plus de dix centimètres de long. Lorsqu'ils virent Tixu, les traits des gardes, fatigués par leur nuit de veille, se détendirent. « Ah, c'est vous ! On a eu peur que ce soit des hommes de Glaktus... Où ça en est là-bas, à Rajiatha-Na ? » Le maître-chienlion lança des ordres brefs et gutturaux dans la commande à reconnaissance vocale. La chienlionne gémit et s'éloigna de Tixu. « C'est fini. Nous avons récupéré la fille, répondit l'Orangien. — Le françao n'est pas avec vous ? — Non... Il est reparti avec Zorthias au siège de la Camorre... Une réunion urgente... » Le maître-chienlion jeta un regard inquisiteur à l'intérieur du taxiboule. « Ces gens nous ont aidés, ajouta rapidement Tixu. Le françao m'a chargé de les emmener à Sar Bilo en attendant son retour... » Le garde bâilla à s'en décrocher la mâchoire. Ses deux compères avaient déjà rengainé leur brûlentrailles. « Bon, allez-y ! Je ne vous montre pas le chemin, vous le connaissez aussi bien que moi. Ne faites pas attention aux bulles à visée optique... Je vais prévenir le permanent aux écrans de contrôle de votre arrivée. — Merci... » Le maître-chienlion lâcha une nouvelle bordée d'ordres dans le boîtier. La queue basse, le fauve se faufila dans le bosquet. Les trois gardes s'en retournèrent d'un pas tranquille vers leur bunker. Tixu entendit encore la voix lasse du maître-chienlion avant qu'ils ne soient totalement happés par le buisson : « Va falloir que j'organise une chasse aux traîne-culs, une de ces nuits... Elle s'ennuie, cette bête... Il lui faut de l'action et du sang frais... » Au travers de la bulle de pilotage, Kraouphas salua la petite troupe d'un geste de la main. Le taxiboule décolla et ne fut bientôt plus qu'un point brillant à l'horizon. Tixu, Long-Shu Pae et Filp Asmussa, qui portait Aphykit, se dirigèrent vers la maison. Le crépi blanc et rose de la façade, les colonnades de l'entrée, les baies vitrées encadrées de bois cérusé et le toit de tuiles blanches étaient de pur style vieulinnois. Ils rappelaient à Tixu la maison de son oncle : même type de construction, mêmes couleurs, même harmonie. Pour autant qu'il s'en souvenait, la seule différence résidait dans la taille, la maison de son oncle n'étant qu'un modèle réduit de Sar Bilo, immense bâtisse de trois étages pourvue de nombreuses dépendances. En la voyant se-profiler entre les cimes des cipreniers verts, il respirait de nouveau les parfums de son enfance, les senteurs des jardins d'Orange, les odeurs sucrées et enivrantes des fliottes, fleurs mauves déployant leurs pétales au petit jour, des marguelles, fruits à l'incomparable saveur, des chênepins, arbres dont la résine poivrée embaumait les rues et les places de Phaucille. Ils ne rencontrèrent pas âme qui vive. Comme le maître-chienlion le leur avait annoncé, une nuée de bulles grésillantes, opaques et munies de micro-objectifs, les survola et les accompagna jusqu'aux colonnades de l'entrée. La Syracusaine laissait échapper de longs gémissements. Alors qu'ils gravissaient l'escalier du perron, elle fut saisie d'une brusque crise de fièvre, se débattit et déséquilibra Filp Asmussa. D'une main le guerrier parvint à la maintenir contre lui et, de l'autre, il évita la chute en se rattrapant à la rampe de marbre blanc. Long-Shu Pae observait à la dérobée le jeune Orangien qui marchait à ses côtés : le sang séché sur sa tunique de coton blanc montrait qu'il avait pris activement part à la bataille du désert. Il remarquait également qu'une ombre de jalousie passait sur son visage à chaque fois qu'il se retournait en direction du guerrier et de la jeune femme. Une intuition forte, claire, traversa l'esprit du chevalier : ce jeune homme, l'envoyé du destin, le grain de sable, avait un rôle capital à jouer dans la suite des événements. Un rôle dont il était à mille années-lumière de saisir l'importance. Pourtant, à le voir ainsi en proie à de mesquins sentiments d'envie, de jalousie, rien ne laissait supposer qu'il occupât une telle place dans l'avenir de l'humanité. Le sort des races humaines et mutantes des mondes recensés reposait en grande partie sur un homme sans envergure, fragile, gouverné par ses seules émotions!... Mais qui était-il pour juger, lui, Long-Shu Pae ? N'avait-il pas lui-même failli en refusant d'affronter les expériences auxquelles l'avait convié son âme ?... Prévenu par le maître-chienlion, le permanent aux postes de contrôle avait déjà déclenché l'ouverture de la porte d'entrée. Un ordre méticuleux régnait dans le grand salon du rez-de-chaussée : banquettes-air soigneusement enroulées sur elles-mêmes, tentures-eau parcimonieusement éclairées par des veilleuses et où se devinaient les arabesques silencieuses et incessantes des poissons aux nageoires phosphorescentes, tapis de Jausnille parfaitement ajustés dans leur écrin de bois précieux, tables et chaises recouvertes de housses transparentes... Plus une trace du banquet de la veille. Ils se rendirent au fond du salon et empruntèrent l'escalier qui montait à la mezzanine centrale du premier étage. Filp Asmussa posa sa main sur la bouche de la Syracusaine pour étouffer ses gémissements. Elle avait de nouveau ouvert les yeux. Dans ses iris chatoyants se lisait une stupeur hébétée, entrecoupée de brefs accès de lucidité pendant lesquels elle cherchait visiblement à savoir à qui appartenait cette main qui la bâillonnait et ce bras qui la portait. Au premier étage, attirées par le bruit, les deux sœurs du Troisième Anneau, celles-là mêmes qui avaient massé Tixu quelques heures plus tôt, sortirent d'une chambre et vinrent à leur rencontre. Elles avaient troqué leurs carrés de tissu échancrés contre de longues tuniques de nuit bleu et or sur lesquelles tombaient leurs chevelures noires et lisses. Elles adressèrent un large sourire à Tixu, un sourire plus timide à Filp Asmussa elles avaient instantanément reconnu le troisième fils de Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux, qu'elles avaient vu à de nombreuses reprises dans des 7 missions de bullovision consacrées à la famille régnante — et s'en retournèrent comme elles étaient venues, ombres de nuit légères, discrètes et silencieuses. Il fallut longtemps à Tixu et à Long-Shu Pae pour localiser le troisième étage : ce que Bilo Maïtrelly avait appelé troisième étage, lors de son ultime conversation avec Tixu, n'était en fait qu'un minuscule réduit situé dans les combles auquel on accédait par une plateforme gravitationnelle. Pendant qu'elle s'élevait dans un chuintement assourdi, la Syracusaine prit la main de Filp Asmussa et l'éloigna de sa bouche. Il lui retourna son plus beau sourire — et Dieu sait qu'il avait le sourire avantageux ! —, ce qui eut pour effet immédiat d'accentuer le dépit et la détresse de Tixu. La plateforme se stabilisa devant une massive porte métallique. Les touches lumineuses d'une console brillaient à l'intérieur d'une niche murale. La jeune femme était désormais complètement revenue à elle. Blottie dans les bras du guerrier, elle suivait avec une attention soutenue le déroulement des opérations. De longs frissons parcouraient son corps enveloppé dans la veste chinée du françao. Ses yeux, soulignés de profonds cernes violacés, s'égaraient de temps à autre sur Tixu. La mort dans l'âme, l'Orangien saisit le code secret au salon sur le clavier : Vieil-ange. Il entendit encore la voix faussement sévère du françao : « Vieil-ange, comme Vieulinn et Orange... N'oublie pas le trait d'union... Vous êtes mort pour rien, françao Maïtrelly, je vais perdre... Elle était une passagère et lui un employé, u technicien du transfert, celui qui ne servait qu'à fraye les routes de l'espace et du temps... Pour la deuxième fois en deux jours, sur deux mondes différents... C'était une fatalité. La porte blindée pivota lentement sur ses gonds. D l'autre côté, le salon des transferts, une pièce mansardée, habillée d'une lumière bleue qui tombait de lampes-eau murales et de plafonniers. Au milieu, posée s son socle ovale, trônait une machine de forme oblongue noire, surmontée de deux cabines horizontales. Un biplace, une sacrée belle bécane, pensa Tixu en connaisseur. La commande d'ouverture était placée sous le carénage avant. L'Orangien s'accroupit et passa l'index sur le rayon de coulissage des cabines. Au grand dépit de Tixu, le déremat de Maïtrelly n'était pas muni de décodeur A.D.N. et les lamelles transparentes des hublots s'ouvrirent comme des pétales de fleur. Il se releva et lut à mi-voix le texte qui s'afficha sur une bande déroulante du tableau de bord rétroéclairé : « Téléporteur de marque Telvite, rayon d'action : vin années-lumière ; type de transport : tout type ; durée de téléportation : trois secondes standard par année lumière ; pour le transfert, suivre scrupuleusement les instructions lumineuses de l'écran de cabine... Telvite est un appareil Goudda & Frères de Straggion, planète Issigor... » Il se tourna vers Long-Shu Pae : « Il dématérialise jusqu'à vingt années-lumière... — On avait compris ! intervint sèchement Filp Asmussa. Parfait ! Ça nous permettra d'atteindre u11 déremat-relais de l'Ordre. Peut-il transférer deux per sonnes simultanément ? — Evidemment ! répliqua Tixu que le ton cassant d guerrier commençait à agacer. Si on programme de personnes aux mêmes coordonnées, il n'y a aucune r son qu'elles ne se rematérialisent pas au même endroit — Vous êtes probablement un technicien, monsieur mais pas moi ! Peut-on brouiller les coordonnées de transfert ? — Ce type d'appareil est équipé d'un programme automatique d'effacement des données... » Tixu avait l'impression que chacune de ses réponses creusait sa propre tombe. Cependant, qu'il acceptât ou non de mettre ses compétences au service des membres ce l'Ordre ne changeait rien à l'affaire. S'il ne se montrait pas coopératif, ils se débrouilleraient sans lui, voilà tout ! Ils ne lui restitueraient pas la Syracusaine pour autant. Et puis, bien qu'il refusât de se l'avouer, il savait au fond de lui que c'était la seule solution envisageable. Elle était dans de meilleures mains que les siennes. « Veuillez sortir immédiatement, monsieur ! lança Filp Asmussa d'un air mauvais. Nous devons maintenant composer les coordonnées secrètes du déremat-relais de l'Ordre. Hors de votre présence. Si vous — obtempérez pas, je serai dans l'obligation de vous tuer sur-le-champ. N'est-ce pas exact, chevalier ? » Tiraillé entre deux sentiments, Long-Shu Pae hésita n long moment avant de répondre : « C'est en effet l'un des points de règlement de 1 Ordre... — Heureux de constater que nous sommes d'accord sur quelque chose ! C'est tellement rare ! C'est donc vous, chevalier, qui nous programmerez aux coordonnées que je vous indiquerai. A la suite de quoi, vous serez astreint au silence honorable ? Encore une fois, monsieur, je vous prie de quitter cette pièce. Il n'y aura pas de troisième sommation. » Pétrifié, Tixu enveloppa la Syracusaine d'un long regard et bredouilla : « Et elle?... Qu'allez-vous faire d'elle ?... — Oubliez-la, monsieur ! vitupéra Filp Asmussa, hargneux. C'est la seule chose qui vous reste à faire. Je n'ai cas à vous fournir d'explication... » Tixu resta immobile à côté du déremat. Il n'avait pas eu le temps de la connaître, de lui prouver qu'il valait — mieux que l'aperçu qu'elle avait eu de lui dans l'agence miteuse de Deux-Saisons. Il l'avait sortie des griffes de ceux monstres, Glaktus et Abeer Mitzo, et il voulait au moins qu'elle le sache ! Il quémandait un peu d'estime, un peu de reconnaissance... Voyant qu'il ne réagissait pas à ses menaces, Filp Asmussa déposa délicatement la jeune femme sur le socle du déremat, se redressa et darda un regard venimeux sur l'Orangien. Long-Shu Pae jugea prudent d'intervenir. Il se plaça entre le guerrier, concentré, déterminé, et Tixu, désemparé. « Cessez donc de jouer les matamores, guerrier ! Vous pourriez avoir un peu de considération pour ce jeune homme ! N'oubliez pas que c'est lui et ses amis qui ont fait tout le travail à Rajiatha-Na... — Ecartez-vous, monsieur le banni ! gronda Filp Asmussa. Ne m'obligez pas à en découdre également avec vous ! — Regardez donc en votre âme, monsieur le troisième fils du seigneur Asmussa, rétorqua calmement le chevalier. Vous n'êtes que le produit standardisé d'un système idéologique!... Un clone ! Vous êtes figé dans le temps ! Vous êtes déjà mort ! » Ces paroles butèrent sur la résolution farouche de Filp Asmussa, campé sur ses jambes comme un fauve prêt à tuer. Long-Shu Pae, comprenant que rien ne pourrait ébranler le fanatisme aveugle de son cadet, se tourna vers Tixu. « Faites ce qu'il dit ! Il est détenteur d'un ordre de mission émanant du collège décisionnel de l'Ordre. De ce fait, rien ni personne ne le ferait dévier d'un atome de son objectif. Passez sur le palier. Je vous y rejoindrai après la programmation. — Mais... je ne peux pas l'abandonner ! protesta Tixu en désignant la Syracusaine d'un index tremblant de rage et de désespoir. C'est également... ma mission ! » Long-Shu Pae le dévisagea intensément et chuchota : « Je ne vous demande pas de l'abandonner... Les obstacles dressés par le sort ne sont pas insurmontables. Vous trouverez une autre solution plus tard. Si vous vous opposez maintenant, vous serez déraciné ! Abattu ! De toutes les vertus, la patience est la plus honorable. Si c'est votre rota individua, votre destin, de la retrouver, vous la retrouverez... » Il posa la main sur l'épaule de l'Orangien et l'entraîna, avec douceur mais fermeté, vers la porte métallique. Tixu contempla une dernière fois la Syracusaine. Elle capta son regard et, depuis le socle où elle était à demi allongée dans une position qui découvrait jusqu'aux hanches ses jambes nues et repliées, le fixa à son tour de ses yeux brillants de fièvre et d'ardeur. Il s'efforça de graver dans sa mémoire la lumière intense de ce regard à la fois limpide et troublé. Il avait toujours cru en une sorte de prédestination, bien pratique, parfois, pour justifier ses échecs, particulièrement durant son séjour sur Deux-Saisons où l'humidité et l'alcool s'étaient conjugués pour révéler une absence de volonté quasi pathologique. Il lui fallait se résigner encore une fois, se laisser reprendre par la spirale infernale de sa rota individua, de sa médiocrité, se réveiller avec la gueule de bois après une nuit peuplée de rêves étranges et merveilleux. Tixu, le pauvre mortel, retombait durement sur terre après avoir volé avec les dieux. Au moment où ils franchissaient le seuil de la porte, la Syracusaine tendit le bras et cria : « Attendez ! » Avant que Filp Asmussa n'ait eu le temps d'intervenir, elle se releva d'un bond, rejeta la veste chinée du françao et courut vers les deux hommes, vêtue de sa seule chemise écrue, lacérée et sale, auréolée de l'or de ses cheveux. « Laissez-moi un moment avec lui, dit-elle au chevalier. Prévenez votre ami que je le rejoindrai dès que j'en aurai fini. » Long-Shu Pae s'écarta sans protester ni poser de question et se rendit auprès de Filp Asmussa, interdit. La Syracusaine fixa Tixu avec attention. Malgré la fièvre qui la rongeait, un sourire éclatant illuminait le visage creusé de fatigue de la jeune femme. « Je suis Aphykit, fille de Sri Alexu. » Sa voix n'était qu'un lointain et mélodieux murmure. « Vous m'avez sauvé la vie par deux fois. Une première fois sur Deux-Saisons. Une seconde fois ici, aux portes du désert. A présent je dois me rendre sur Selp Dik, conformément à la volonté de mon père, pour y rencontrer le mahdi Seqoram. Vous voyez, je ne vous mentais pas quand je mendiais un transfert à votre agence de Deux-Saisons. Mais je vous ai méprisé, et de cela je vous demande... Je... » Elle fut prise de vertige et chancela. Tixu la rattrapa par la taille et la serra contre lui. Elle s'abandonna sur son épaule. Il perçut l'odeur et la tiédeur de son corps au travers des étoffes, la caresse de ses cheveux sur son cou, l'écrasement de sa poitrine sur son torse. Elle se redressa, creusa les reins, leva son sublime visage vers lui et dit d'une voix haletante : « Avant de vous quitter, j'aimerais vous faire un présent... » L'haleine d'Aphykit lui effleurait les lèvres, il inhalait l'air qui sortait de sa bouche. Il lui sembla que c'était l'air le plus délicieux qu'il lui eût été donné de respirer. « Le plus précieux des cadeaux... Le son... l'antra... A partir du moment où vous êtes venu à mon secours, ils ne vous lâcheront plus... Ils vous traqueront... Les Scaythes... L'antra vous protégera... des pensées d'investigation... de mort... » Un voile opaque ternissait ses yeux. « Vite... Je suis habilitée à vous donner le son... Voulez-vous le recevoir ?... » Elle ne tenait plus sur ses jambes. Tixu resserra son étreinte. « Je suis prêt, souffla-t-il. — De par... de par la... tradition... inddique et les maîtres... » Elle faisait visiblement des efforts surhumains pour conserver sa lucidité, comme un naufragé épuisé qui s'efforce coûte que coûte de maintenir sa tête hors de l'eau. Elle énuméra une suite de noms aux sonorités étranges. « Voici votre son, l'antra de vie... Vous n'aurez nul... nul besoin de l'invoquer. Il se met de lui-même au service du shanyan, de l'initié... A condition que le shanyan ne cherche pas à l'utiliser à des fins... personnelles ou destructrices,.. C'est un engagement... Quel... quel est votre nom ? — Tixu Oty. — Eh bien, shanyan Tixu Oty... dorénavant vous serez uni au son que voici... » Elle secoua énergiquement la tête pour ne pas sombrer dans l'inconscience. Puis elle libéra un son vague et incompréhensible où dominaient les sonorités a et m. Un son qui ne sortait pas seulement de sa gorge mais qui semblait traverser l'espace et le temps... Une fulgurante décharge d'énergie s'abattit sur Tixu qui faillit relâcher la jeune femme. Aphykit, évanouie, s'affaissa comme un pantin désarticulé. Un feu dévorant se diffusa dans tout le corps de l'Orangien, dans sa tête, dans son ventre, dans sa colonne vertébrale, dans ses membres. Il se sentit écartelé, désintégré, comme lors d'un début de transfert de cellules, à cette différence près que la sensation se prolongeait de façon interminable, insupportable. Une sueur brûlante perla sur sa peau, le salon des transferts devint flou, se transforma en un délire tourbillonnant d'images chaotiques. Quelqu'un s'approcha d'eux, lui arracha la Syracusaine et la porta vers le déremat. Il crut voir des taches brunes, bronze, or, écrues se glisser dans les cabines fuyantes. Le son, le serpent de feu, cherchait sa place, bouleversait tout sur son passage. Une main lui agrippa l’épaule. Il se laissa raccompagner par Long-Shu Pae jusqu'au palier où il s'assit contre une cloison. La porte métallique se referma dans un claquement sec. Quelques instants plus tard, alors qu'il n'avait pas encore repris ses esprits, le chevalier revint s'asseoir près de lui. « Ils sont partis. Que comptez-vous faire à présent ? — Je ne sais pas... bredouilla Tixu. Peut-être... peut-être partir à sa recherche... Je... j'ai tellement besoin d'elle.. , » Long-Shu Pae hocha la tête d'un air pensif et déclara : « Vous avez besoin d'elle car elle est votre moteur. Mais elle a besoin de vous car vous êtes sa force en innocence ! Il semblerait que vos destins soient indissociablement liés. Je m'en suis douté lorsque je vous ai vu au chairmarché, j'en ai été certain lorsque je l'ai vue venir vers vous et vous transmettre sa connaissance. — Comment... comment savez-vous ce qu'elle m'a transmis ? demanda Tixu, encore ébranlé par l'expérience qu'il venait de vivre. D'où vous étiez, vous ne pouviez pas entendre... » Le serpent de feu s'était niché quelque part en lui, il percevait sa subtile vibration, quelque chose d'indéfinissable, quelque chose comme un bruissement de source ou encore une sorte de murmure silencieux. Un pâle sourire éclaira la face ascétique du chevalier. « Je sais reconnaître la valeur d'une initiation. — Pourquoi avez-vous permis qu'on nous sépare puisque vous pensez que nous sommes indissociables ? — Je suppose qu'il n'y avait pas moyen de faire autrement, soupira le chevalier. A quoi aurait servi que j'affronte le guerrier Asmussa ?... L'eau est le plus sûr moyen de saper le rocher... Pour ne l'avoir pas compris plus tôt, je me suis heurté à bien des difficultés tout au long de ma vie. Quand le vent souffle, il faut l'accepter, plier tout en poursuivant fixement sa propre idée. Moi, j'ai fait l'inverse : j'ai résisté de face, j'ai été déraciné et j'ai perdu le fil de mon existence!... Je ne puis vous donner les coordonnées secrètes du relais de l'Ordre, de par le silence honorable auquel je suis astreint. Mais rien ne m'interdit de vous dire que ce déremat-ci peut vous expédier jusqu'à Marquinat, distante de Point-Rouge de dix-neuf années-lumière. Là-bas, il vous sera possible de dénicher un autre déremat à long rayon d'action qui vous enverra directement sur Selp Dik. Pendant que j'y suis, je puis même vous donner le nom d'un très vieil ami qui cache dans son grenier l'un des premiers modèles de déremat privé. Une antiquité, mais toujours en état de marche... Enfin, aux dernières nouvelles que j'ai eues de cet ami, et cela remonte maintenant à quinze années standard... il habitait Duptinat, la capitale, rue de l'Orfèvrerie-Sacrée. Il était lui-même orfèvre et réalisait des ouvrages de commande pour les multiples temples de la théogonie marquinatine... Il était aussi et surtout mon premier correspondant civil lorsque j'ai reçu la tonsure... » Il retira son bonnet de coton, pencha la tête et montra le rond de peau luisant au milieu de ses cheveux gris. « Pas terrible, hein!... On s'y habitue... Il s'appelle Géofo Anidoll. Pourquoi ne tenteriez-vous pas votre chance par là-bas ? A présent, je dois prendre congé de vous. N'oubliez pas : Géofo Anidoll, rue de l'Orfèvrerie-Sacrée, Duptinat. Dites que vous êtes envoyé par le chevalier Long-Shu Pae... il vous écoutera... Long-Shu Pae... Adieu, et vous, allez jusqu'au bout de votre âme ! » Tixu prit rapidement sa décision. Long-Shu Pae l'aida à se relever. La porte étant restée entrouverte, l'Orangien n'eut pas besoin de recomposer le code. Luttant contre le vertige, titubant, il se dirigea vers la machine noire. Le chevalier sortit sans encombre de Sar Bilo. Dans les couloirs de la maison silencieuse il ne croisa que les deux femmes du Troisième Anneau qui le guidèrent jusqu'à une issue dérobée donnant directement sur la rue. L'énorme disque de Feu Vert était déjà haut dans le ciel. Il décida de se rendre à la base souterraine de la Camorre, à l'endroit où avait eu lieu la bataille contre les assassins de Pritiv et le Scaythe d'Hyponéros. Quelque chose le tracassait depuis le début : il trouvait curieuse la manière dont le cri de Filp Asmussa, un cri de qualité médiocre — en tant qu'instructeur au monastère de Selp Dik, il n'aurait même pas toléré ce cri de la part d'un aspirant — avait agi sur le Scaythe. Il n'aurait pas su dire exactement pourquoi, mais il y avait eu quelque chose d'invraisemblable dans le déroulement de ce combat. Il avait ressenti la fantastique puissance mentale du Scaythe, et le fait que ce cerveau au potentiel surhumain ait cédé aussi subitement à l'assaut désordonné, incontrôlé, de Filp Asmussa demeurait pour lui une énigme. La réponse se trouvait peut-être sur le cadavre... si les hommes de main de la Camorre ne l'avaient pas retiré du toit de la base. La voûte céleste se parait maintenant d'une somptueuse teinte vert clair. Les ultimes lambeaux de ténèbres s'effilochaient sur les derniers archipels d'étoiles mourantes. Long-Shu Pae croisa quelques silhouettes pressées, furtives. Les placides robotomates achevaient de nettoyer les trottoirs en émettant leur ronronnement monocorde. Le chevalier fendit un groupe de prostituées débraillées qui lui lancèrent des apostrophes égrillardes. Il marcha encore un bon moment, traversa pratiquement les quartiers interdits sur toute leur largeur puis s'enfonça dans la ruelle pavée qui donnait sur le toit de la base. Le bruit de ses pas se répercutait d'une façade à l'autre des hauts immeubles striés de taches de lumière. Il atteignit enfin l'immense surface plane et métallique. Une odeur de sang séché flânait dans l'air frais du matin. Il aperçut des cadavres et, plus loin, les quelques têtes qui avaient roulé, prises d'assaut par des nuées de grosses mouches rouges et bourdonnantes. Apparemment, l'alerte n'avait pas été donnée. Il s'avança encore et chercha du regard la tache verte de l'acaba. Il ne la vit pas. Il sentit soudain la brûlure d'un regard sur sa nuque. Il se retourna. Le Scaythe, enfoui dans les replis de son acaba, se dressait à cinq pas derrière lui. Le même que le guerrier croyait avoir tué une heure plus tôt ! Un coup monté ! pensa Long-Shu Pae. Leur machine de guerre est plus puissante que celle de l'Ordre, mais le rôle de ce Scaythe était de faire croire le contraire au légat du conseil décisionnel. Ils nous ont manipulés, ils ont endormi la méfiance de l'Ordre. C'est la fin... la fin... Dans un réflexe instinctif, il se concentra sur le Xui et ouvrit la bouche pour lancer son cri de mort. Une douleur effroyable lui vrilla le cerveau. Le mahdi Seqoram est-il encore vivant ?... O dieux, pourquoi n'ai-je pas été jusqu'au bout de mon âme ?... Jusqu'au bout de moi-même... Ses mains n'eurent pas le temps de parvenir jusqu'à ses tempes. Il s'affaissa lourdement sur les pavés de la ruelle. Son crâne heurta le bord anguleux du trottoir et éclata comme un fruit mûr. CHAPITRE XII Rois, empereurs, créatures d'histoire, Miroirs, reflets des peuples, En votre nom, sujets persécutés, De votre gloire, en vain profit, La Roue du temps passera, L'implacable fléau des siècles, Quand tyran humble se fera, L'humble couronné sera, Quand bourreau victime se fera, Victime graciée sera, Quand chasseur bête se fera, Bête épargnée sera, Quand débauché pur se fera, Pur admiré sera, Quand vieillard enfant se fera, Enfant proclamé sera... Quand tyrans serviteurs se feront, Serviteurs aimés seront. Stances prophétiques de Terra Mater Région des Rocheuses englouties L'aube à la chevelure rose surprit dame Sibrit Ang dans le jardin autosuspendu attenant à ses appartements du palais seigneurial. Accoudée au balcon d'optalium forgé blanc, elle contemplait d'un œil distrait le lent embrasement de la voûte céleste. Un songe hideux l'avait arrachée à son sommeil alors que Jaunor, le dernier des cinq satellites de la seconde nuit, semait encore ses paillettes cuivrées dans l'indigo de la voûte céleste. Angoissée, en sueur, elle avait repoussé les draps de soie et s'était levée. Elle n'avait même pas pris le temps de se vêtir de son colancor. Elle avait jeté à la hâte une cape de nuit à motifs changeants sur ses épaules, avait enfoui la masse de ses cheveux dans le large capuchon et avait décidé d'aller faire quelques pas dans le jardin embaumé des senteurs capiteuses des arbustes nains et fleuris pour tenter de chasser de son esprit la pénible impression laissée par ce rêve. Mais cette promenade nocturne n'avait servi qu'à aviver ses noires pensées. Ni la vue des alfalas, ses fleurs préférées dont les blanches corolles s'évasaient délicatement jusqu'à la large frange mordorée des pétales, ni le murmure enchanteur et familier de la fontaine d'optalium rose en forme d'oursigre des neiges stylisé, ni la quiétude de la nuit bercée d'étoiles n'étaient parvenus à apaiser la sourde angoisse qui la rongeait. Dame Sibrit avait quelques raisons d'être inquiète : depuis six années, la plupart de ses rêves se révélaient prémonitoires avec une précision quasi arithmétique. Mais, en tant qu'épouse officielle du seigneur Ranti Ang, elle voulait éviter de nuire à la réputation de la famille régnante et ne s'était ouverte de son secret à personne. Elle craignait que l'Eglise du Kreuz ne l'accusât de sorcellerie, de collusion avec les forces démoniaques, et ne la condamnât à l'abominable supplice de la croix-de-feu lente. Depuis le retentissant procès intenté au smella Sri Mitsu et sa condamnation publique à l'exil perpétuel, aucun dignitaire n'était à l'abri des redoutables tribunaux sacrés et des Scaythes lecteurs de la sainte Inquisition. L'Eglise kreuzienne sautait sur le moindre prétexte pour faire un exemple. Prudente, dame Sibrit gardait donc précieusement le secret de ses songes visionnaires. Elle avait ainsi vu la mort de Tist et de Maiyt d'Argolon, la mort des seigneurs de la Confédération, l'écroulement du système de Naflin... Un rêve revenait fréquemment : un jeune homme inconnu se lançait à la poursuite d'une Syracusaine et l'avenir de toutes les races peuplant l'univers dépendait de l'union de cet homme et de cette femme. Une histoire qui, pour l'instant, n'avait pas de dénouement... Fort heureusement, en tant qu'épouse du seigneur de Syracusa, dame Sibrit disposait de quatre protecteurs de pensées. Elle savait — et cette certitude était réconfortante, ô combien ! — qu'ils veillaient en permanence dans l'antichambre, disponibles, impassibles, enfouis dans les innombrables plis de leur acaba blanche à liseré rouge, couleurs de la protection seigneuriale. Le ciel s'empourprait franchement, à présent. Le jour lançait ses anges de feu à l'assaut des trente tours coniques et scintillantes de l'immense palais, des toits plats de lapis-lazuli bordés de parapets blancs et dentelés, des innombrables sculptures du bestiaire des légendes syracusaines — gargouilles, griffards, dragons, tricornes, chigalins géants —, des spuniers dont les hautes frondaisons émergeaient des cours intérieures et frôlaient les terrasses intermédiaires, les chemins de ronde, les remparts décoratifs en trompe-l'œil. En contrebas, le fleuve Tiber Augustus déroulait ses méandres paresseux et ensanglantés dans le quartier de Romantigua, veine géante et paisible dans un corps endormi. Ce déploiement incarnat annonçait l'imminente apparition de Rose Rubis, le soleil de la première journée. Le pressentiment que c'était la dernière fois qu'elle contemplait le spectacle de Vénicia s'éveillant au premier jour envahissait l'esprit de dame Sibrit. Une pensée qui l'emplissait à la fois d'une ineffable tristesse et d'un immense soulagement. Elle avait encore perçu la mort dans son rêve. La mort avait pris la forme d'une jeune fille, une nymphe d'apparence inoffensive et rieuse, vêtue de voiles transparents, impudiques... Elle s'invite lors d'un repas de fête, exhibe son corps, charme, séduit le seigneur Ranti. Puis elle se met à danser en riant, à tourner sur elle-même comme une toupie, et les voiles suggestifs se transforment en tissu bleu et rêche, deviennent une acaba dont le capuchon glisse en arrière, dévoile le visage verdâtre, rugueux, et les yeux jaunes du connétable Pamynx. Cette métamorphose saisit d'effroi tous les convives mais leur volonté est anesthésiée, paralysée, et aucun n'a le courage de fuir. Le connétable les observe un à un et demande que les enfants du seigneur Ranti et de dame Sibrit lui soient amenés. Des assassins de Pritiv se chargent de la besogne. Les trois enfants, les deux garçons et la fille, sont alignés devant la table. Les deux garçons tombent subitement comme des masses, leur tête se fracasse contre le bord de la table, des éclats de cervelle et de sang souillent la nappe blanche et brodée. Le seigneur Ranti se lève et proteste avec véhémence contre l'exécution de ses deux fils, les détenteurs du nom, de la tradition. Puis il pâlit, se tord de douleur, s'effondre à son tour sur le carrelage de marbre. Le connétable joue un long moment à faire ramper le seigneur Ranti avant de l'abandonner à son sort comme un enfant délaisse un jouet au ressort cassé. Les autres convives subissent la même torture, leurs cadavres jonchent le carrelage. Des Scaythes protecteurs surgissent de toutes parts, retirent leurs acabas. Ils sont nus, grotesques, verts, bruns, jaunes, noirs... D'horribles corps asexués... Des caricatures d'êtres humains. Puis ils se penchent sur les cadavres, les ouvrent à coups de dents, dévorent les organes dans un bruit affreux de mastication et de déglutition... Il ne reste que dame Sibrit et sa fille face au connétable. Une douleur insupportable lui vrille alors l'intérieur de la tête, elle sait qu'elle va mourir... Les traits du connétable se déforment, s'évanouissent... Sous le capuchon bleu apparaît le visage carré de Menati, son beau-frère, dont elle déteste les manières rudes et grossières, des manières de soldat, de soudard. Les lèvres de Menati s'ouvrent sur deux rangées de dents pointues, sanguinolentes, qui s'enfoncent brutalement dans la tendre chair de son cou... Elle hurle de douleur et de terreur, mais il ne desserre pas ses puissantes mâchoires. Elle se rend alors compte qu'elle aime cette violence animale, qu'elle est sur le point de quitter ce monde sans avoir été femme... Elle s'était furieusement débattue avec les draps puis s'était réveillée paniquée, atterrée, empoissée de sueur, les doigts crispés sur son cou. Elle ne craignait pas la mort. Au contraire même, combien de fois l'avait-elle appelée depuis qu'elle avait eu l'infortune de devenir la femme du seigneur Ranti Ang ! Elle était sans cesse environnée des faces poudrées, grimées, obséquieuses, cauteleuses, envieuses, mesquines des grands courtisans désœuvrés, des conseillers, des ambassadeurs, des dames de compagnie, des grands argentiers, des banquiers, des capitaines d'industrie, des représentants des guildes, des artistes officiels... Que de rebuffades, d'humiliations essuyées en public ! Combien de regards blessants, humiliants, méchants sous le voile de doucereuse hypocrisie que d'aucuns s'ingéniaient à nommer contrôle des émotions ou encore auto-psykè-défense, combien de ces regards avait-elle dû affronter lors des réceptions officielles données au palais ! Que la réalité s'avérait différente de l'existence qu'elle avait imaginée alors qu'elle n'était encore que la promise du seigneur Ranti, une jeune fille naïve d'une lointaine province du Sud ! Elle n'avait désormais aucun goût pour les spectacles quotidiens donnés à la cour. Le mime tridimensionnel, qu'elle avait autrefois adoré — elle l'avait elle-même pratiqué à un niveau tout à fait acceptable — la laissait de marbre. La musique aplymphonique, les chants émotionnels, le théâtre bullovisuel et les ballets de l'Age médian ne lui procuraient plus que d'irrésistibles envies de bâiller. Dame Sibrit, elle dont la beauté avait été célébrée par les plus prestigieux émulsionneurs de particules et sculpteurs, elle, la petite provinciale que le peuple vénicien avait accueillie et reconnue comme sa reine, étouffait, se fanait lentement. Elle n'avait plus la force de s'insurger contre l'étiquette, de s'évader, même par l'esprit, de l'étroite prison dans laquelle les obligations de la cour la confinaient. Elle dont l'enfance et la jeunesse avaient été des hymnes à la liberté... Elle qui avait passé la plus grande partie de son temps à parcourir, juchée sur de fougueux chigalins cornus, les immenses étendues désertiques du domaine de son père, l'illustre Alloïst de Ma-Jahi, ami intime du seigneur Arghetti Ang... Elle était fatiguée de servir de cible ou d'enjeu aux sournoises luttes d'influence qui se fomentaient sans cesse dans les couloirs ou les cours intérieures du palais. Depuis que le seigneur Ranti s'était entiché de ce petit paritole de Spergus, l'éphèbe blond d'Osgor, ses conditions d'existence se dégradaient de jour en jour, et les autres, particulièrement les femmes, trouvaient là une excellente opportunité de se venger de leur médiocrité et ne se privaient pas du plaisir de lui rappeler à tout propos sa disgrâce et son malheur. Elles avaient toutes caressé l'espoir de devenir la première dame de Syracusa et elles s'empressaient de mettre sur le compte de la frigidité de la provinciale l'indifférence de Ranti Ang vis-à-vis des femmes. Elles affirmaient à demi-mot, à qui voulait les entendre et comprendre le langage codé, qu'elles, elles auraient su attirer et retenir le seigneur dans leur lit. C'est qu'elles, elles étaient de vraies courtisanes, des filles de famille, des Véniciennes, des expertes dans l'art de la séduction : elles avaient pris des cours auprès des geisahas professionnelles, elles avaient tapissé leur corps et leur bouche de produits aphrodisiaques, elles connaissaient toutes les variantes et les subtilités de la science érotique telles que décrites, sept siècles plus tôt, par Gérehard de Vangouw, le plus grand érudit de toute l'histoire syracusaine. Elles ne se gênaient pas pour évoquer l'infortune conjugale de dame Sibrit devant la principale intéressée mais elles prenaient la précaution d'enrober leurs paroles fielleuses de sourires vénéneux... C'était cela, l'A.P.D., le contrôle des émotions... Dame Sibrit se retenait de leur demander pourquoi leur mari préférait la compagnie des geisahas à la leur, les bras parfumés des professionnelles à ceux de leurs étudiantes. Elle préférait se taire parce qu'elle n'avait jamais eu de goût pour les jeux empoisonnés de la cour. Et maintenant, elle n'avait plus de goût pour la vie. Elle ne désirait plus qu'une chose avant de sombrer dans un oubli bienfaisant, réparateur : tenter de sauver ses enfants, innocentes victimes de manœuvres qui ne les concernaient pas. Avant le lever du jour, elle avait enregistré un texte sur un messacode, un minuscule rouleau reproducteur de son, un « germe d'amour » comme les appelaient couramment les courtisans qui raffolaient de ces ingénieux et discrets petits systèmes de correspondance. Elle attendait maintenant avec une certaine impatience la venue d'Alakaït de Phlel, sa confidente et dame de confiance, une autre provinciale qu'elle était parvenue à imposer comme première dame de compagnie contre l'avis des douairières de l'étiquette. Alakaït de Phlel avait pour habitude de venir la saluer à chaque aurore, avant l'agitation forcenée qui s'emparait du palais. Son rêve l'avait avertie qu'il était peut-être encore temps de placer ses enfants hors d'atteinte. Une idée folle, qui la faisait bouillir d'impatience et de fièvre. Elle ne les voyait qu'une fois par jour, lors de la collation du premier crépuscule. Elle avait tout juste le temps de les embrasser avant que l'armée bruissante et jalouse des précepteurs ne se refermât sur eux. Ils ne lui appartenaient pas et ils n'étaient que les fruits lointains de sa chair, mais elle se sentait responsable d'eux. Ils n'avaient pas été conçus par un acte de chair — dame Sibrit n'avait encore jamais connu les joies, ou les peines, elle n'en savait rien, de la chair : elle était vierge et mère, et cette virginité, de notoriété publique, était devenue le principal sujet de conversation des courtisanés de Vénicia — mais par fécondation E.U.I.V., ex-utero-in-vitro. Les médecins-concepteurs du palais avaient d'abord prélevé par aspiration externe trois ovules de dame Sibrit, qu'ils avaient soigneusement conservés avant de leur ajouter quelques spermatozoïdes sévèrement sélectionnés du seigneur. Les fœtus s'étaient développés dans trois sphères transparentes, reliées à des cuves de liquide amniotique de synthèse. Dame Sibrit en avait elle-même surveillé l'évolution, décision qui avait déclenché un véritable scandale à la cour. Les douairières de l'étiquette lui avaient déclaré une véritable guerre d'usure et avaient été jusqu'à recourir à l'arbitrage des pairs de l'Eglise kreuzienne : la coutume voulait que l'épouse du seigneur laissât ces peu ragoûtants détails aux spécialistes. Cette vision de corps en formation n'avait-elle pas quelque chose d'irrémédiablement choquant ?... Les pairs de l'Eglise, embarrassés, lui avaient pardonné cette incartade qu'ils s'étaient empressés de mettre sur le compte d'un esprit provincial et rétrograde. Puis, un beau premier matin, les médecins-concepteurs avaient extrait des sphères les trois bébés roses, deux garçons et une fille ainsi que l'exigeait la tradition. Aucun d'eux ne ressemblait à dame Sibrit ou au seigneur Ranti. En cherchant bien, quelques grands courtisans particulièrement flagorneurs crurent déceler une infime ressemblance avec leur grand-père, le très vénérable seigneur Arghetti. D'autres, plus médisants, insinuèrent que, la semence de Ranti Ang étant de piètre qualité, on avait placé dans les sphères le sperme d'un donneur sélectionné. Quoi qu'il en fût, les gardiens officiels de l'arbre généalogique Ang, de vieux barbons à demi gâteux qu'on avait voulu récompenser de leurs bons et loyaux services en les affublant de ce titre purement honorifique, avaient eu solennellement recours aux « doigts du hasard » pour déterminer qui des deux garçons, Jonati et Bernelphi, succéderait à son père. Le sort avait désigné Jonati, et le hasard avait bien fait les choses, disaient les courtisans, car ils n'imaginaient pas Syracusa un jour gouvernée par quelqu'un qui répondît au ridicule prénom de Bernelphi. Le seigneur Ranti avait décrété quatre jours de fêtes grandioses afin de célébrer avec tout le faste voulu la nomination du prince héritier. La vie sexuelle de dame Sibrit s'était limitée à ce prélèvement scientifique, froid et neutre, des produits de ses ovaires. Ses enfants, âgés maintenant de sept ans, étaient éduqués selon le rôle qu'ils étaient appelés à jouer sur Syracusa. Ainsi Jonati se familiarisait-il avec les dures vicissitudes du métier de seigneur sous l'indiscutable autorité du vieil Austin d'Elangeles, auteur d'une vidé-holo très prisée par les familles régnantes de la Confédération : De l'éducation exhaustive des princes. Bernelphi, le cadet arbitraire, à qui était échu, en lot de consolation, le grade de généralissime des armées syracusaines (armées squelettiques, moins puissantes que la Garde pourpre et destinées exclusivement aux parades lors des cérémonies), s'initiait de son mieux aux arts de la guerre malgré une aversion viscérale pour tout ce qui, de près ou de loin, ressemblait à un uniforme militaire. Quant à Xaphit, gamine au visage rond et espiègle, elle était sous l'entière responsabilité des douairières de l'étiquette qui tentaient de lui inculquer, non sans difficulté, les premiers rudiments de maintien et de distinction propres aux dames de cour. Dame Sibrit n'éprouvait envers ses enfants qu'une caricature d'amour maternel, un sentiment lointain et flou qui l'effleurait parfois lorsqu'elle était en leur présence. Et pourtant, sous la voûte sanguine de la première aube, elle ressentit un besoin pressant, urgent, de les soustraire aux griffes de la mort. Son rêve ne l'avait pas trompée : le connétable complotait avec Menati Ang pour destituer le seigneur Ranti et éliminer ses héritiers. Elle se devait de faire tout ce qui était encore en son pouvoir pour les sauver et partir l'âme en paix. Et pour cela, l'aide d'Alakaït de Phlel, la seule amie sincère et dévouée qu'elle avait jamais eue à la cour, était indispensable. Fébrile, elle serrait le messacode à le briser. Rose Rubis apparaissait à l'horizon. Il soulignait les crêtes déchiquetées des massifs montagneux de Mesgomie. Autour de dame Sibrit, les ophéglides, les fleurs de l'amour et de la passion — quelle ironie ! — déployaient lentement leurs somptueux pétales mauves. Elles saluaient à leur manière l'avènement de l'astre du premier jour. La silhouette menue et furtive de dame Alakaït de Phlel s'immisça dans l'embrasure de la baie donnant sur le jardin autosuspendu. Elle ne possédait pas la beauté qu'on prêtait généralement aux grandes courtisanes. Son visage était disproportionné : nez un peu trop long, lèvres pincées, menton légèrement prognathe... des défauts qu'elle avait toujours refusé de corriger par un remodelage cellulaire plastique. Elle était vêtue d'un colancor jaune pâle, dont une couronne-eau jaune vif et des bracelets émeraude rehaussaient la fadeur, et d'une robe-tunique beige fendue descendant au-dessous du genou. Elle manquait de la plus élémentaire des coquetteries : elle n'avait pas pris le temps de se poudrer ni de disposer quelques mèches de cheveux autour de son cache-tête, ce qui accentuait son air sévère. Dame Sibrit ne put s'empêcher de la comparer aux Syracusaines de l'Age médian, des femmes dépourvues de fantaisie et de sensualité dont on pouvait contempler les portraits à émulsion dans certaines galeries du palais. « Ma dame ! Que faites-vous donc dehors à une heure si matinale aussi peu vêtue ? grommela Alakaït de Phlel en guise de salut. Vous allez finir par être assimilée à ces gens qui prônent le retour à l'animalité ! — Quelle importance ? répliqua dame Sibrit. Cette cape me protège des regards... — Que le Kreuz nous vienne en garde ! se récria Alakaït, horrifiée bien qu'habituée aux frasques de sa maîtresse. Il ne manquerait plus que vous vous pavaniez nue au vu de tous ! Savez-vous, ma dame, que le simple fait de dormir sans colancor, comme vous le faites, est déjà passible du tribunal de la sainte Inquisition ! La nudité — dans sa bouche, ce mot se couvrait d'infamie — n'est tolérée, et seulement tolérée, que lors du bain quotidien et des rapports... euh... de conception... Excusez-moi, ma dame... » Dame Alakaït se mordit les lèvres. Elle avait touché un point particulièrement sensible et s'en voulut de sa maladresse. Elle souffrait presque autant que sa maîtresse de la solitude et de la disgrâce de dame Sibrit. « Tout cela n'a plus grande importance, murmura l'épouse du seigneur de Syracusa. Pas plus que n'ont d'importance ces absurdes questions de vêtements ! — Ma dame, de grâce, ne tentez pas le mauvais sort ! fit Alakaït d'une voix suppliante. Vous allez me faire mourir de frayeur. » La première dame de compagnie scrutait avidement les traits de son interlocutrice. Elle devinait qu'il se passait quelque chose de grave et elle commençait à avoir peur. « Ecoutez-moi attentivement, dame Alakaït ! Nous n'avons que peu de temps... — Pourquoi ?... Qu'y a-t-il ?... Au nom du Kreuz... — Ecoutez-moi sans m'interrompre ni poser de questions ! » Le ton péremptoire de dame Sibrit n'appelait aucune réplique. « Vous sortirez de mes appartements comme vous le faites d'ordinaire. Puis vous vous rendrez aussi discrètement que possible auprès de chacun de mes enfants. Vous direz aux précepteurs que leur mère les réclame d'urgence. S'il le faut, usez de l'autorité que vous confère votre rang de première dame de compagnie. — Mais si les précepteurs se montrent réticents... — Je vous ai demandé de ne pas me couper ! Débrouillez-vous comme vous le pourrez, mais récupérez les enfants ! Il y va de leur vie ! Ensuite, ne les amenez surtout pas ici, dans mes appartements ! Sortez par une des innombrables sorties dérobées du palais. Je suis sûre que vous les connaissez toutes. Tâchez de convaincre les gardes pourpres de faction de vous laisser passer. Promettez-leur de fortes récompenses, au besoin ! Une fois hors du palais, hélez un taxiboule et gagnez la place des Guerres-Artibaniques. Mon frère aîné, Moulik de Ma-Jahi, est actuellement de passage à Vénicia. Il réside à l'hôtel Claudius-Augustus. Il doit venir me voir aujourd'hui. Vous lui confierez les enfants ainsi que le messacode que voici. Il possède un décodeur vocal. » Ses doigts aux ongles laqués s'ouvrirent sur le petit rouleau sombre. Interdite, dame Alakaït dévisageait attentivement dame Sibrit. Elle tentait désespérément de déceler une lueur d'ironie ou de malice dans les beaux yeux noirs de sa maîtresse. Elle avait été tant de fois le jouet de l'humeur facétieuse et des plaisanteries de dame Sibrit ! Mais, à sa grande frayeur, le visage d'albâtre, creusé par la fatigue et l'anxiété, et les iris noirs demeurèrent figés, tragiques. « Me direz-vous ce qui se passe, ma dame ? adjura Alakaït de Phlel. Cela a-t-il un rapport avec le sort cruel qui a frappé vos amis Tist et Maryt d'Argolon, la nuit dernière ? Cela a-t-il un rapport avec les bruits qui circulent au sujet de l'asma ? — Probablement... Mais je ne puis vous en dire plus. Moins vous en saurez et moins vous serez en danger ! Même si, en principe, vos protecteurs constituent d'imperméables paravents... Dame Alakaït, êtes-vous résolue à m'aider ? » Alakaït de Phlel fixa longuement, douloureusement dame Sibrit. « J'agirai selon votre désir, ma dame. Confiez-moi votre messacode. » Dame Sibrit tendit sa paume ouverte. La dame de compagnie se saisit du rouleau, le glissa dans une poche intérieure de sa robe-tunique et disparut par l'une des nombreuses venelles d'accès des appartements. Dame Sibrit caressa voluptueusement du bout des doigts les larges pétales entièrement déployés des ophéglides, desquelles s'exhalait un parfum capiteux, enivrant. Elle embrassa une dernière fois du regard les massifs éclatants de couleurs vives, la gueule entrouverte et figée de l'oursigre des neiges crachant sans relâche son jet courbe et irisé, le ciel cramoisi où s'étiraient les rayons de Rose Rubis, les rues et les murs blancs, immaculés, de Vénicia où se manifestaient les premiers signes d'activité, envols nerveux des taxiboules ou majestueux des grands ovalibus dont la cité avait été privée pendant les trois jours qu'avait duré leur réquisition, souples arabesques des galiotes marchandes sur l'eau sanguine du Tiber Augustus, fourmillement des marchands venus des mondes lointains qui dépliaient leurs étalages autosuspendus sous de somptueux dômes ambulants, spuniers aux fruits et feuilles écarlates, saliers huppés déployant leurs plumes sur l'herbe fuchsia du parc... Elle se gorgea de la beauté de ce panorama... pour la dernière fois... Puis elle traversa le jardin autosuspendu et regagna sa chambre où flottait encore l'ombre de son cauchemar. Elle appuya sur l'interrupteur de bain situé au-dessus de sa table de chevet. Quelques carreaux de marbre pivotèrent sur eux-mêmes et s'enfoncèrent dans le sol. Un bassin ovale de bois parfumé se dressa lentement à côté du lit. A l'intérieur scintillaient des rais tourbillonnants de lumière, des ondes à fonction lavante et délassante. Sur le plafond décoré de fresques à émulsions apparut un miroir grossissant où se refléta l'image agrandie du bassin. Le miroir ne capturait pas les colonnes de marbre bleu, les lampes-eau murales, les tentures précieuses, les diverses antiquités et œuvres d'art qui surchargeaient la pièce. Son tain spécial était uniquement prévu pour que la personne qui prenait son bain pût vérifier, si elle le souhaitait, chaque centimètre carré de sa peau. La cape de dame Sibrit glissa sur le carrelage de marbre. Les attouchements de l'air frais du matin sur sa peau, sur son cou, ses seins, son ventre, ses jambes, lui procurèrent une délicieuse sensation de liberté, de respiration, qu'elle entretint le plus longtemps possible. Si une camériste du palais venait à la surprendre dans cette tenue, le bruit ne manquerait pas de se répandre que l'épouse du seigneur Ranti Ang, première dame de Syracusa, se complaisait dans l'état rétrograde de nudité animale, sacrilège, la rumeur enflerait et pourrait la conduire tout droit devant les inquisiteurs de : Eglise. Mais aujourd'hui, elle se moquait des commérages et des tribunaux kreuziens. Elle était la Sibrit de Ma-Jahi, la jeune fille sauvage et libre qui serrait entre ses cuisses les flancs palpitants et humides des chigalins cornus, qui crevait en riant les nuages de poussière ocre, qui plongeait nue, échevelée, dans l'eau claire et glacée des torrents de montagne... Elle se glissa dans le bassin de bois parfumé. Le miroir du plafond s'emplit entièrement de sa peau blanche que les rayons s'ingénièrent à débarrasser, pore après pore, de ses infimes impuretés au prix de milliers d'exquises petites brûlures. Elle n'avait pas encore eu le temps de savourer le bien-être de ce bain d'ondes qu'un fracas de porte claquée à la volée retentit, suivi d'un brouhaha confus de pas et de voix. La respiration de dame Sibrit se suspendit. Ils ne lui donnaient même pas le temps de se préparer convenablement à la mort. Elle s'attendait à voir surgir le connétable Pamynx ou Menati Ang, mais ce fut le seigneur Ranti Ang qui s'engouffra dans sa chambre, escorté de ses quatre protecteurs de pensées. Son visage fin, enserré dans le cache-tête de son colancor blanc et encadré de deux mèches gris-bleu, semblait impassible. Son contrôle des émotions était démenti, toutefois, par les braises de colère qui luisaient dans ses yeux bleus. Il s'était revêtu d'un long et élégant manteau bleu nuit dont le large col tombait au-delà des épaules. Il s'approcha à grandes enjambées du bassin. « Eh bien, ma dame ! lança-t-il d'un ton agressif. Vous me faites mander aux aurores pour une affaire de la plus haute importance et je vous trouve à vous prélasser dans votre bain ! Rhabillez-vous immédiatement, de grâce, et ayez la bonté de m'expliquer de quoi il retourne. Vous savez pourtant que j'ai une sainte horreur que l'on m'oblige à courir au lever du premier jour ! » Interdite, dame Sibrit se pencha pardessus le bord du bassin, saisit sa cape, s'en recouvrit rapidement et se releva. « Je vous demande pardon, mon seigneur, protestat-elle d'une voix douce. Mais je ne vous ai pas fait demander... — Comment ? explosa Ranti Ang, mal réveillé, de mauvaise humeur, et dont le contrôle mental vola subitement en éclats. Osez-vous affirmer que le messacode que j'ai reçu tout à l'heure ne venait pas de vous ? — Je vous jure sur tout ce qu'il y a de plus sacré au monde que je ne vous ai pas envoyé de messacode, mon seigneur, répondit calmement dame Sibrit. Qui vous l'a remis ? » Ranti Ang jeta un regard acéré, soupçonneux, à son épouse. « Une dame de votre entourage pourtant, ma dame, qui l'a confié à l'un des capitaines de ma Garde pourpre... — Eh bien, mon seigneur, ce messacode n'est pas de moi ! Et je crains fort que l'on ne vous ait tendu un piège... » Un sourire à la fois ironique et crispé se dessina sur les lèvres fardées de Ranti Ang. « Un piège ? A moi, seigneur de Syracusa ? Vous avez perdu la raison, ma dame ! Vous rendez-vous bien compte de ce que vous êtes en train de me dire ? Qui aurait l'audace de tendre un piège au seigneur de Syracusa ? Vous vous ennuyez, ma dame... Peut-être devrais-je vous autoriser à prendre un amant!... » Ce ton méprisant, venimeux, ne désarma pas dame Sibrit. C'est d'une voix ferme qu'elle répliqua : « Qui pourrait vous tendre un piège, mon seigneur ?... Eh bien, tout simplement les mêmes personnes qui ont décidé la mort des seigneurs de la Confédération de Naflin. Ceux-là mêmes qui ont comploté contre Tist d'Argolon et ses amis... » Le visage de Ranti Ang se détendit subitement. Les paroles de dame Sibrit paraissaient l'intriguer, l'amuser. « Diable, ma dame ! Seriez-vous sorcière ? Que savez-vous donc des événements qui se sont déroulés dans le palais des asmas ? — Rien de précis, mon seigneur... Mais puisque vous m'en priez, je puis vous faire état des rumeurs qui circulent jusque dans mes appartements. On raconte par exemple que le seigneur de Syracusa a trahi les lois de la Confédération et, plus grave, les lois de l'hospitalité en attirant les seigneurs des mondes affiliés dans un traquenard dont ils ne sont pas sortis vivants. On raconte que l'un de ces seigneurs, List Wortling de Marquinat, était à peine âgé de seize ans. On raconte également que le seigneur de Syracusa, trahissant la très ancienne amitié qui unissait sa famille à celle des Argolon, a fermé les yeux sur l'assassinat de Tist et de Maryt d'Argolon et d'autres courtisans dont le seul but était de sauvegarder la culture et la tradition syracusaines... On raconte beaucoup de choses... Voulez-vous que je continue ou bien cela vous suffit-il, mon seigneur ? » Elle avait prononcé ces mots d'une voix monocorde, presque distraite. Dans le silence de l'aube, cette morne énumération résonnait comme une oraison funèbre. Les traits de Ranti Ang s'étaient de nouveau tendus, durcis. « Poursuivez, ma dame ! ordonna-t-il d'une voix blanche. — Bien, mon seigneur... On raconte que le seigneur de Syracusa a bradé une moitié de l'héritage de ses pères au Scaythe d'Hyponéros Pamynx et l'autre moitié au paritole Spergus. On raconte que le connétable s'apprête à se retourner contre le seigneur de Syracusa et à lui faire subir le sort des traîtres... On raconte... — Assez ! Assez ! explosa Ranti Ang, hors de lui. Comment... comment osez-vous me parler sur ce ton ? » Elle soutint sans faiblir le regard bleu étincelant vrillé sur elle. Elle n'avait pas de mérite : elle savait, elle avait vu tout cela dans son rêve. « Rassurez-vous, mon seigneur, je ne suis pas saisie d'un accès de courage tardif ! Nous sommes, vous et moi, des gens sans avenir... Vous car vous n'avez plus aucun contrôle sur le gouvernement de votre planète, et moi parce que j'ai eu l'infortune de devenir votre femme. C'est cette lucidité qui me donne l'audace de m'exprimer aussi franchement... La lucidité de quelqu'un qui n'a plus rien à espérer... Depuis que je suis entrée dans ce palais, mon seigneur, une seule chose m'a jamais importé : conquérir votre amour, aussi lisible que cela puisse vous paraître. Car je ne suis pas une courtisane mais une provinciale, c'est-à-dire une jeune fille élevée dans le culte du devoir. On m'a unie à vous, et pour moi, cette union a créé des obligations, dont celle de vous aimer... Cela vous semble probablement puéril, ridicule, incongru, dérisoire, incontrôlé ou que sais-je encore ? mais c'est ainsi : je veux vous aimer car je suis votre femme!... Vous m'avez délaissée, vous m'avez abandonnée à mes nuits solitaires, vous m'avez bafouée publiquement avec ce petit paritole de Spergus, vous avez refusé de visiter mon corps et pourtant, mystère de l'âme humaine, méandres obscurs de la nature féminine, je continue d'espérer votre amour... Il semble bien que soit venu l'instant de nous séparer définitivement, mon seigneur ! Avant même de nous être réellement connus ! Car, n'en doutez pas, le messacode que l'on vous a dépêché n'est qu'un leurre destiné à vous attirer ici, dans mes appartements, seul et hors de l'abri sûr que constituent vos quartiers... Et loin de votre garde personnelle... Vous êtes en danger de mort ! » Alarmé par les affirmations de dame Sibrit, martelées avec une conviction qui avait ébranlé son assurance, Ranti Ang embrassa rapidement la chambre du regard, s'arrêta un instant sur les silhouettes immobiles des quatre protecteurs rassemblés de l'autre côté du lit. « Mais il n'y a personne d'autre que mes protecteurs, vous et moi dans cette pièce ! déclara-t-il d'un ton qui se voulait désinvolte. Quant à vos... interprétations des événements, elles ne sont pas vraiment erronées mais incomplètes. Vous tirez des conclusions hâtives de faits dont vous ne possédez pas toutes les clés. Un exemple : ce que le vulgum, le commun, dénomme traîtrise ou tout autre vocable péjoratif, nous, nous l'élevons au rang de raison d'Etat !... Vous avez l'étroitesse d'esprit d'une commère de cour ! De grâce, ma dame, essayez de vous élever au-dessus de votre condition de femme et de provinciale ! Vous êtes à la veille d'être couronnée impératrice de l'univers recensé ! Vous serez pour l'histoire l'épouse du premier empereur post-Naflin et la génitrice d'une nouvelle dynastie ! Cette perspective ne mérite-t-elle pas un peu de grandeur d'âme ? » Dame Sibrit enjamba le bord du bassin et s'avança vers son mari jusqu'à ce que les plis de sa cape effleurent son manteau de nuit. « Mon seigneur, je suis au regret de vous affirmer que vous ne serez jamais empereur ! énonça-t-elle lentement avec une moue de dédain et de pitié. Etes-vous donc à ce point aveuglé par votre ridicule passion pour le jeune Osgorite ? Ne voyez-vous donc pas ce qui se trame autour de vous ? — Taisez-vous ! » glapit Ranti Ang. Excédé, incapable de se maîtriser, il gifla la jeune femme à toute volée. Les marques de ses doigts s'imprimèrent sur la joue blême de dame Sibrit dont les cils s'emperlèrent de larmes. Elle ne recula pas, ne fit aucun geste pour se protéger. C'était la première fois qu'il la touchait. « Tais-toi ou je te répudie, sale petite... garce ! Tu m'entends ? Je te répudie ! Ne te crois pas à l'abri de ma colère parce que tu es la fille du grand Alloïst de Ma-Jahi, l'ami de mon père ! Je n'hésiterais pas à te renvoyer dans ta province, dussé-je passer toutes mes nuits à convaincre le muffi de l'Eglise du Kreuz d'annuler notre mariage ! Cela ne devrait pas être trop difficile : nous ne l'avons jamais consommé ! Et si cela ne suffit pas, j'irai jusqu'à déclencher le plus grand scandale de toute l'histoire syracusaine!... » Lèvres frémissantes, menton tremblant, elle s'efforça de le regarder droit dans les yeux. Sa joue la brûlait délicieusement. Elle se rendit compte qu'elle avait aimé cet accès de brutalité. Comme, autrefois, elle avait aimé l'âpre odeur des chigalins cornus, l'odeur de la sueur des journaliers de son père... « Excusez-moi, ma dame, bredouilla Ranti Ang, confus. Mais vous m'avez fait sortir de mes gonds!... Je vous ai assez entendue pour ce matin. Je vais de ce pas tirer cette histoire de messacode au clair... Gare à vous si vous m'avez menti ! Je vous salue ! » Il rejoignit ses protecteurs en trois enjambées rageuses et s'engouffra dans le corridor qui donnait sur l'antichambre. Au moment où il s'apprêtait à sortir, un escadron de mercenaires de Pritiv fit irruption dans les appartements de dame Sibrit et lui interdit le passage. Stupéfait, Ranti Ang se recula d'un pas et se heurta à l'étoffe des acabas de ses protecteurs. « Qui... qui vous a permis d'entrer ici, messieurs ? Ecartez-vous immédiatement ! » Fou de colère, le seigneur de Syracusa tenta de forcer le barrage, mais les mercenaires resserrèrent leurs rangs et l'empêchèrent une nouvelle fois de passer. Dame Sibrit, qui observait la scène depuis la chambre, ne devinait que trop bien la suite des événements. Indécis, Ranti Ang jeta un bref coup d'œil derrière lui. Il y avait sûrement d'autres issues dans les appartements de son épouse, mais comme il n'y mettait jamais les pieds, il ne les connaissait pas. Une vague de panique le submergea. Il savait que les mercenaires de Pritiv n'étaient que des exécutants. Les paroles de dame Sibrit lui revinrent en mémoire : Vous êtes en danger de mort, mon seigneur... Elle avait raison, quelqu'un lui avait tendu un piège, quelqu'un s'était arrangé pour l'éloigner de ses quartiers, truffés de passages secrets et codés qu'il avait fait aménager, et de sa fidèle Garde pourpre... L'acaba bleue du connétable fendit la troupe des mercenaires de Pritiv et se faufila dans l'étroit corridor de l'antichambre. Dès qu'il l'aperçut, Ranti Ang le héla : « Monsieur le connétable ! Vous allez peut-être m'expliquer ce qui se passe dans ce palais ! Et ce que ces démons fabriquent dans les appartements privés de mon épouse... » Pamynx ne répondit pas. Son visage disparaissait entièrement sous les innombrables plis de son capuchon. « J'attends vos explications, monsieur ! aboya Ranti Ang dont l'arrogance s'étiolait au fur et à mesure que s'égrenaient les secondes. — Nous attendons une personne plus qualifiée que moi pour vous répondre, mon seigneur, répondit Pamynx. Et ne cherchez pas à fuir par des issues dérobées : toutes sont surveillées. » La voix du connétable était toujours aussi métallique, impersonnelle. Ranti Ang blêmit et se tourna vers ses protecteurs impassibles, comme pour les prendre à témoin. « Monsieur le connétable, est-ce que... est-ce que vous vous rendez bien compte que vous êtes en train de prendre le seigneur de Syracusa en otage ? En otage!... Ordonnez immédiatement à ces hommes, ces assassins dont je crois vous avoir déjà dit que leur présence était indésirable sur notre planète, de décamper à l'instant ! Cet affront ne s'effacera pas de sitôt de ma mémoire, soyez-en assuré ! — Ne vous laissez pas aller au feu de la colère, mon seigneur, dit Pamynx. La colère détruit le contrôle des émotions. Vos légitimes interrogations vont bientôt recevoir leur réponse... — Vous êtes destitué, monsieur ! tempêta Ranti Ang. Destitué ! Ma garde personnelle sait où je suis : elle va surgir d'un moment à l'autre ! Croyez-moi, connétable Pamynx, vous moisirez suffisamment longtemps sur une croix-de-feu pour y goûter à loisir le fiel des regrets ! » A cet instant, les mercenaires de Pritiv s'écartèrent et cédèrent le passage à une seconde troupe, composée en majorité d'interliciers en combilicière bleu marine et de cardinaux kreuziens vêtus de colancors pourpres et de surplis violets. Parmi eux, Ranti Ang reconnut le cardinal Frajius Molanaliphul, un homme au visage rose et poupin, le délégué du muffi Barrofill le Vingt-quatrième pour les relations entre l'Eglise et l'Etat. Il reconnut également son propre frère, Menati, dont le faciès carré, massif, tendait le liseré d'un cache-tête blanc et noir. Menati Ang se détacha du groupe massé dans l'entrée du corridor et s'approcha à pas lents, feutrés, de son frère. Ses doigts courts et puissants lissaient l'unique mèche noire et tressée qui dépassait de sa couronne-eau frontale rouge et qui tombait sur son menton volontaire. Les lueurs tamisées des lampes-eau murales et des plafonniers caressaient fugitivement sa cape noire brodée de fils d'optalium blanc. « Seigneur mon frère, je vous trouve là en bien grand emportement ! lança-t-il d'un ton sarcastique. Voici donc ce qu'il est advenu de votre fameux contrôle des émotions ! — Avouez qu'il y a de quoi, monsieur ! rétorqua Ranti Ang, mortifié, reprenant empire sur lui-même. Tous ces gens que vous voyez là et dont vous faites partie, je crois, prétendent m'empêcher de regagner mes quartiers ! » La présence de Menati, qui l'agaçait prodigieusement en temps ordinaire, l'intriguait et le soulageait en même temps. Il remarqua que les yeux noisette de son frère s'égaraient fréquemment sur dame Sibrit, statufiée au milieu de la chambre. « Il n'y a qu'un seul individu à blâmer, mon seigneur, reprit Menati Ang. Et c'est moi... En effet, le messacode que vous avez reçu ce premier matin émanait de moi. » Il avait dit cela d'un ton badin, enjoué, comme s'il s'agissait d'un jeu de société futile et sans conséquence. Ranti Ang comprit qu'il était perdu. Au prix d'un terrible effort de volonté, il parvint cependant à contenir son exaspération, sa peur, et riposta avec le même calme affecté : « Je préfère cela, monsieur ! Puisque vous les avez priés de venir, demandez-leur à présent de partir. Ainsi chacun s'en retournera tranquillement chez soi et tout rentrera dans l'ordre. » Les cardinaux, et particulièrement Frajius Molanaliphtil, suivaient avec ravissement la joute oratoire à laquelle se livraient les deux Ang. Ils savouraient leur revanche sur le seigneur Ranti dont ils avaient à maintes reprises subi les provocations, les outrages et les vexations. Il avait cru pouvoir narguer en toute impunité l'autorité de l'Eglise et afficher publiquement des mœurs contraires aux dogmes kreuziens. L'heure de rendre des comptes avait sonné. « Je m'aperçois tout à coup que vous ne m'avez pas bien compris, mon seigneur, dit Menati. Si j'ai ordonné à ces hommes de vous empêcher de sortir de ces appartements, c'est pour la raison précise que vous n'en sortirez pas vivant. Je viens aujourd'hui reprendre, avec l'appui de notre sainte Eglise et de notre fidèle connétable, ce que les "doigts du hasard" vous ont par erreur donné. Votre règne s'achève à l'instant même, mon frère ! » Comme un fauve blessé, Ranti Ang lança un dernier coup de griffe : « Ma Garde pourpre est composée de légitimistes ! Ils me sont fidèles ! Imaginez-vous, dans votre grande naïveté, qu'ils vous laisseront agir à votre guise ? S'ils apprennent votre traîtrise... — Traîtrise ? coupa Menati Ang. Il me semble avoir entendu dans votre bouche, il y a de cela à peine quelques minutes, que le mot traîtrise était réservé aux commères de cour ! Aux femmes ! Aux esprits bornés ! Vous préfériez le terme "raison d'Etat", je crois... Sans le dévouement de vos protecteurs, voyez-vous, vous êtes aussi vulnérable qu'un enfant... » Ranti Ang se retourna vivement et examina les capuchons blanc et rouge de ses protecteurs. Il se souvint qu'il avait négligé de vérifier leur empreinte de visage lorsqu'il avait été tiré du lit par le capitaine d'ordonnance qui lui avait remis le messacode... Quelle importance ? Tous les Scaythes d'Hyponéros, protecteurs ou inquisiteurs, amis ou ennemis, étaient sous la coupe de Pamynx... « Si nous avons monté cette mise en scène, assez piètre je vous l'accorde, c'est uniquement pour ménager la... sensibilité de certains officiers de la Garde pourpre. Ils auraient été choqués si nous vous avions exécuté dans votre sommeil. Nous ne voulions pas être obligés d'inaugurer un nouveau règne en faisant couler le sang des fidèles et vieux serviteurs de notre famille. La traîtrise s'appelle aussi parfois prudence... Voyez où a conduit l'imprudence de Tist d'Argolon... Voyez où a conduit l'imprudence de votre cher... Spergus ! » Ranti Ang tressaillit. Ses traits se couvrirent de cendres. « Spergus... Qu'avez-vous fait à Spergus ? » demanda-t-il d'une voix blanche. Sa fierté l'avait abandonné. Il n'était plus qu'un homme humilié, trahi, désespéré, sans contrôle. « N'avez-vous donc aucun orgueil ? Vous êtes dans la chambre de votre épouse!... Répondez-lui, monsieur le cardinal ! » Frajius Molanaliphul ne se fit pas prier pour énoncer la sentence. Les vigoureux mouvements de la mâchoire inférieure du prélat entraînèrent le tremblement continu de ses joues molles : « Le tribunal sacré de l'Eglise, ayant siégé à titre exceptionnel en cette nuit du 22 malinus, a déclaré le dénommé Spergus Sibar, natif du satellite Osgor, coupable de pratiques sexuelles animales, dégradantes et sacrilèges. En conséquence, Spergus Sibar a été condamné au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. L'expiation de ses crimes a commencé au lever de Rose Rubis, l'astre du premier jour. Il a été exposé publiquement sur la place des Guerres-Artibaniques, afin que chaque Syracusain de Vénicia prenne connaissance du châtiment réservé aux ennemis de la divine Parole du Kreuz. » Un silence pesant suivit la déclaration du cardinal. Un ressort se brisa définitivement dans l'esprit de Ranti Ang, abattu, dont les yeux bleus s'emplirent d'une immense tristesse. « Avouez que vous bénéficiez d'une bonne dose de chance, mon frère i reprit Menati Ang. Votre rang vous protège : il vous évitera l'abominable supplice qui attend le petit Osgorite. — Finissons-en, voulez-vous ! murmura Ranti Ang. — Vous avez raison. Il ne serait pas décent de prolonger plus que nécessaire cette pénible corvée. » Sur un ordre mental de Pamynx, un Scaythe vêtu d'une acaba noire fit son entrée. Ranti Ang songea amèrement qu'il avait contribué, par l'octroi de rallonges budgétaires, au programme de développement des tueurs mentaux. Il avait lui-même financé les instruments de sa propre mort. Quelle importance ?... Il lui semblait entendre les cris d'agonie de Spergus, exhibé sur sa croix-de-feu. Il eut encore la force de se tourner vers dame Sibrit : « Adieu, ma dame. Pardonnez-moi toutes mes offenses. Vous auriez mérité meilleur époux que moi. Vous aviez raison : j'ai vécu en aveugle... Adieu... » Les larmes coulaient sur les joues de dame Sibrit. Elle n'avait pas su se faire aimer par cet homme mais elle ne lui en voulait pas. Elle lui sourit avec une infinie tendresse. Elle voulait qu'il emporte une autre image d'elle dans la mort, l'image d'une femme qu'il aurait pu aimer. Le Scaythe à l'acaba noire s'était immobilisé à trois pas de Ranti Ang. Des tentacules visqueux et froids furetèrent dans le cerveau du seigneur de Syracusa. Il eut l'impression qu'on arrachait les connexions nerveuses qui reliaient ses deux hémisphères cérébraux. Une douleur fulgurante lui lamina l'intérieur du crâne. Il s'effondra sur le carrelage. Ses doigts cerclés de bagues d'optalium griffèrent les dalles de marbre lisse, se recroquevillèrent, puis se détendirent. Ses yeux, ouverts et fixes, semblaient contempler l'ourlet inférieur de l'acaba noire. Le rictus qui déformait sa bouche donnait la vague impression qu'il souriait. « Portez son corps à la salle des incinérations ! ordonna Menati Ang aux interliciers. Messieurs les cardinaux, veuillez répandre auprès des médias, bullovision et canaux audio superfluides, et de la population la nouvelle du décès du seigneur Ranti Ang, fils d'Arghetti Ang. Il n'y aura pas de journée planétaire de deuil. Il sera incinéré dans la plus stricte intimité... Cardinal Molanaliphul, vous serez personnellement chargé d'annoncer la nouvelle au muffi Barrofill le Vingt-quatrième. — Il en sera fait selon vos désirs, mon seigneur », fit le cardinal en s'inclinant. Il sortit, suivi de la cohorte mauve et pourpre des autres dignitaires de l'Eglise. Les interliciers recouvrirent le cadavre d'un suaire et le chargèrent sur un simple brancard à guidage magnétique. Menati Ang s'approcha de dame Sibrit, terrorisée, ulcérée par l'assassinat qui venait de se perpétrer sous ses yeux. Le cadet des Ang ressemblait à un fauve tournant autour de sa proie. Il la dévisagea un long moment, s'attarda sur la chevelure dénouée, sur le cou, sur la naissance de la gorge qui tendait le lourd tissu de la cape. Des braises de désir s'allumaient dans ses yeux bruns. « Je vous prends en flagrant délit d'omission du colancor, ma dame ! insinuat-il à mi-voix. Grâce soit rendue au Kreuz, cet oubli aurait plutôt tendance à rehausser l'éclat de votre beauté ! » Elle releva fièrement la tête et soutint sans faiblir le regard de son interlocuteur. « Tuez-moi ! murmura-t-elle. Tuez-moi immédiatement ! » Un sourire cruel se dessina sur le visage rude de Menati Ang. « Vous tuer, ma dame ! Y songez-vous ?... Retirer de la surface de cette planète une telle grâce, une telle beauté ? Je n'ai pas l'intention de vous tuer... Je vous réserve un avenir plus glorieux, plus digne de vous ! Je ne commettrai pas l'erreur de mon frère ! — Le seul avenir qui me reste, c'est la mort ! » Elle avait craché ces quelques mots avec un mépris souverain. Son rêve s'était réalisé point par point jusqu'alors, mais elle s'était réveillée avant d'en connaître la fin. Ou plus exactement, elle s'était réveillée pour ne pas en connaître la fin. Elle avait davantage peur d'elle-même, des étranges pulsions qui l'animaient, que de Menati Ang. « Ah, la fierté légendaire et l'esprit rebelle des populations de Ma-Jahi... Vous êtes bien la fille du grand Alloïst de Ma-Jahi, à qui je voue d'ailleurs une profonde et sincère admiration!... Savez-vous, ma dame, que la sécurité du palais a arrêté tout à l'heure une certaine ? Alakaït de Phlel ? » Le sang de dame Sibrit se glaça. « Elle portait un messacode que nos spécialistes sont parvenus à déchiffrer... En ce qui concerne vos deux garçons, Jonati et Bernelphi, elle serait de toute manière arrivée trop tard. Ils ont été retrouvés morts tous les deux au cours de la nuit... — Vous êtes un monstre ! gémit dame Sibrit dont la voix se brisa en sanglots. — Allons, ma dame, reprenez-vous ! Ne vous donnez pas ainsi en spectacle ! N'essayez pas de nous faire croire à votre amour maternel ! Vos enfants ont été conçus dans des éprouvettes et non à l'intérieur de votre ventre ! Votre fille Xaphit a pour l'instant été épargnée... Ainsi qu'Alakaït de Phlel qui encourt un procès pour complot contre l'Etat. Le sort de ces deux personnes ne dépend plus que de vous... » Comme dans son rêve, les dents de Menati Ang se refermaient sur son cou. Comme dans son rêve, elle se rendit compte qu'elle ne détestait pas sa morsure. « Qu'attendez-vous de moi ? — Une certaine... disons coopération... Ne vous avisez pas de mettre prématurément fin à vos jours, sinon Xaphit et votre dame de compagnie vous rejoindront instantanément dans la mort... Je veux réparer la cruelle injustice du destin qui vous a donnée à mon frère. Enfin, donnée... Vous unir à lui, c'était offrir de l'optalium à un mihomibête du Gétablan ! Il ne vous a même pas déflorée, à ce qu'on m'a raconté... Moi, croyez-moi, je saurai vous rendre l'hommage que vous méritez. » Le corps de dame Sibrit buvait avidement les paroles de Menati Ang, mais son esprit se refusait à les accepter. « Vous croyez que c'est en faisant profession d'assassin que vous me rendez hommage ? Soyez dix mille fois maudit, Menati Ang ! — De grâce, modérez le ton de votre voix ! Maints oiseaux de proie ne guettent qu'une occasion pour vous condamner au supplice de la croix-de-feu ! Vous, votre fille et dame Alakaït de Phlel... Ne blasphémez pas en public ! Le cardinal Frajius Molanaliphul vous a aperçue sans colancor et c'est un motif suffisant pour exiger votre condamnation et l'anéantissement de toute votre descendance ! En revanche, si vous apprenez à vous montrer compréhensive, c'est l'univers tout entier qui se prosternera à vos pieds... » Comme elle ouvrait la bouche pour protester, il l'interrompit d'un geste de la main : « Ne dites rien, ma dame. Je ne vois que tristesse dans vos beaux yeux. Je ne veux pas vous importuner davantage. Les affaires du nouvel empire m'appellent. Vos protecteurs vous seront restitués après notre départ. A bientôt, ma dame... Et n'oubliez pas : si vous voulez que Xaphit et Alakaït de Phlel vivent, il faut que vous viviez aussi ! » Il la salua d'un signe de tête et sortit. Dans le large couloir extérieur, ses protecteurs se joignirent à lui. Alors il s'estima enfin à l'abri de la perspicacité du connétable et put donner libre cours à certaines de ses pensées. Et principalement à la pensée qu'il lui fallait maintenant trouver un moyen de se débarrasser d'un personnage de plus en plus encombrant : Pamynx. CHAPITRE XIII Cela s'est passé il y a longtemps, très longtemps... Après la Troisième Grande Fin, après la peste nucléaire, après que la mère eut englouti presque tous ses enfants, après que la plupart des survivants se furent entretués, après qu'il n'en fut resté qu'une poignée... Les uns, affamés, prirent d'assaut les villes forteresses où les autres s'étaient réfugiés. Il y eut des massacres, des pillages, des viols. Ils se mangèrent les uns les autres. Alors les survivants abandonnèrent leurs machines de transport, sales et blessantes, ils abandonnèrent leurs villes en ruine, ils abandonnèrent les guerres, ils abandonnèrent les humains contaminés par la peste nucléaire ou la folie... Ils laissèrent derrière eux leurs eaux empoisonnées, leurs terres inondées et tremblantes, leurs fleuves de lave, leurs fleuves de sang... Les uns se rassemblèrent dans de gigantesques vaisseaux de l'espace, partirent en quête d'un autre monde, essaimèrent de par l'univers et recréèrent les humanités des étoiles... Faute de place, les autres durent rester. C'est de ceux-là que je parle, ceux qui se réfugièrent dans les montagnes des Hymlyas, ceux qui firent de Terra Mater un éden. Pendant que le vieux monde achevait de se consumer, ceux-là apprirent à parler à la matière. Ils jetèrent bas les dogmes et les prêtres, les textes sacrés et les tables de lois. Et la matière se plia à leurs désirs. Ils n'eurent plus besoin de travailler : les arbres donnèrent des fruits à profusion, les plantes et les animaux s'offrirent, les saisons se succédèrent, le cristal de la roche se transforma en maisons, en villages, en cités au cœur de lumière... Ils apprirent à parler aux pierres volantes. Il leur suffisait de prier une pierre de bien vouloir les transporter, ils s'installaient sur son dos rugueux et elle s'élevait en silence, encore plus haut que les oiseaux qu'on appelait les aigles, encore plus haut que les nuages. Les pierres, infatigables, volaient au-dessus des plaines, au-dessus des océans, au-dessus des rivières et des fleuves. Les enfants eux-mêmes volaient sur les pierres : ils ne risquaient ni de tomber ni de se perdre, car l'esprit de la matière veillait sur eux comme un père. Ce fut un temps béni où chacun occupait sa juste place... Combien de temps cela dura-t-il ? Je ne sais pas, je ne suis pas certain qu'ils avaient la notion du temps, je ne suis même pas sûr qu'ils mouraient... Les cendres des volcans recouvrirent peu à peu toute la surface de Terra Mater. Une vie nouvelle se développa dans le sein fertilisé de la terre. Des plantes apparurent, et leurs racines et leurs feuilles soignèrent la peste nucléaire, la peste chimique, et pansèrent les blessures... Et puis la folie reprit les humains des montagnes... Un jour, une dispute éclata entre deux cités de cristal. L'objet de la discorde fut un champ de pierres volantes, situé à mi-chemin entre les deux... Chaque cité se proclama propriétaire de ce champ de pierres. C'était stupide : qui peut prétendre posséder l'air, la terre, le feu, l'eau ?... Je suppose qu'à ce moment-là des prêtres ou des fanatiques, des gens aux bouches de haine, s'érigèrent en gardiens de la vérité et que le cœur des autres était suffisamment desséché pour boire leurs paroles comme de l'eau fraîche... Mais je ne suis qu'un vieillard fatigué, je ne détiens pas la vérité et je ne veux pas juger... Chacun prit alors parti. Chaque être, chaque village, chaque cité se rangea d'un côté ou de l'autre. Les uns affirmèrent que le Créateur avait banni les autres de son Céleste Cœur, les autres répliquèrent que les uns feraient mieux de se taire car ils avaient perdu le soutien de l'Esprit de la Matière. Ils commençaient à mettre des majuscules aux noms et lorsqu'on met des majuscules aux noms, c'est qu'on est prêt à tuer pour des principes. Les batailles verbales dégénérèrent en conflits de pensées... Ainsi débuta la terrible Guerre des Pensées qui dura de longs siècles. Telle est la vérité : ils s'entretuèrent à coups de terribles pensées de mort. La civilisation des montagnes, la civilisation dite de l'homme éclairé s'écroula comme s'était écroulée la civilisation de l'atome, dite de l'homme sage. Les arbres ne donnèrent plus de fruits, les cours d'eau se tarirent, les cités de cristal furent soulevées de terre, de puissants raz-de-marée submergèrent les continents. Et les pierres, celles pour lesquelles ils s'étaient divisés mais aussi toutes les autres, restèrent prisonnières de la gravité. Longtemps, longtemps après, les rescapés d'un camp ou de l'autre de la grande Guerre des Pensées réfléchirent. Ils se rendirent compte qu'ils ne savaient plus pourquoi ils se battaient. Le temps avait fossilisé les souvenirs des nombreuses générations qui s'étaient succédé depuis le début du conflit. Ils firent donc la seule chose qui leur restait à faire : la paix. Ils découvrirent des stances prophétiques gravées sur une roche, qui parlaient de la civilisation de jadis, la civilisation de l'homme éclairé. Ils invoquèrent l'esprit de la matière, mais celui-ci refusa de les écouter. Ils prièrent les pierres de voler, mais celles-ci ne remuèrent point. Ils supplièrent les arbres de leur accorder leurs fruits, mais aucun bourgeon ne se déploya sur les branches mortes. Ils durent manger la chair de leurs morts. Ils se désolèrent et se lamentèrent. De très loin, des pics enneigés, des nuages, des deux, on entendit leurs pleurs et leurs cris de désespoir. L'esprit de la matière eut pitié d'eux. Il prit la forme d'un géant des monts et vint leur parler d'une voix forte et claire : « Humains, mon père créateur m'envoie vous dire ceci : vous avez gravement offensé les pierres volantes. Elles vont maintenant partir dans une autre contrée, très éloignée d'ici. Elles se rassembleront en un pays où il vous sera possible de les retrouver si vous en éprouvez le désir sincère. Lorsque vous les aurez retrouvées, restez auprès d'elles et obtenez d'elles le pardon. Dès lors qu'un seul d'entre vous réussira à faire voler une seule pierre par la force de son innocence, mon père créateur vous entendra de nouveau et le temps du bonheur vous sera restitué... » Ayant dit cela, il s'en retourna dans sa maison de nuages et de vent. Ainsi qu'il l'avait annoncé, les pierres prirent leur envol et s'éloignèrent toutes ensemble vers le soleil levant. Tant le ciel en fut couvert que la nuit se fit en plein jour. Les humains se mirent en quête des pierres. Ils quittèrent leur pays, prirent la direction du soleil levant et devinrent des errants. Pendant deux siècles, ils marchèrent sans trêve, ne prenant jamais de repos, ne s'arrêtant que pour enterrer leurs morts. Il advint qu'ils furent guidés par d'aucuns qui se prétendirent prêtres ou prophètes. Il advint également qu'ils se découragèrent et qu'ils maudirent le géant des monts, qu'ils maudirent le père créateur. Et ils décidèrent de s'installer là où ils se trouvaient, dans une plaine verdoyante et fertile. Ils ouvrirent le ventre de la terre, y semèrent des graines et fondèrent une cité. Seul un jeune homme poursuivit son chemin. Il s'appelait Amphane et son cœur était pur. L'esprit de la matière lui apparut sous la forme d'un oiseau au plumage d'or et le guida jusqu'au champ sacré, près des montagnes des Hymlyas d'où ils étaient partis deux siècles plus tôt. Amphane comprit que leur errance avait été vaine. Il comprit que la contrée lointaine dont avait parlé le géant des monts, c'était l'âme. Fou de joie, pleurant de reconnaissance, Amphane retourna sur ses pas pour prévenir son peuple. Son voyage dura vingt ans. Il fut accueilli par les sarcasmes et la colère des siens. Les prêtres et les prophètes le chassèrent. Alors l'esprit de la matière manifesta sa colère. Il fit tomber une pluie brûlante qui détruisit la cité, maisons, bétail, cultures, temples... La foudre frappa les prêtres et les prophètes. Le peuple effrayé suivit Amphane, mais celui-ci mourut au cours du voyage, qui dura encore trente ans. Alors le peuple s'installa au pied des Hymlyas, d'autres prophètes vinrent et, parlant au nom du père créateur, instituèrent les gayalas, grandes cérémonies des équinoxes au cours desquelles les initiés, les amphanes, tentèrent de renouer le dialogue avec les pierres volantes du champ sacré. Mais, depuis ces temps immémoriaux, aucune pierre n'a encore accordé son pardon. Et c'est un vieil homme qui vous le dit, les initiés sont plus redoutables que la peste nucléaire. Nul ne mettra fin aux tourments des humains de Terra Mater s'il ne retrouve l'âme d'un enfant... Légende orale des pierres volantes, rapportée de Terra Mater par le mahdi Shari des Hymlyas, qui la tient lui-même du grand conteur ameuryne Halaïne Jabrane Ronde, lisse, grise, sa pierre surpassait en taille et en qualité toutes les autres pierres de l'immense étendue désertique. Shari Rampouline n'avait hésité que quelques secondes avant d'arrêter son choix. La première fois qu'il Savait vue, elle avait semblé l'appeler, le défier. Elle trônait majestueusement au beau milieu du champ amphanique, cernée d'une multitude de pierres de petite taille aux formes asymétriques, anguleuses, rugueuses. C'était une reine majestueuse à laquelle rendait hommage l'imperfection de ses sujets. Les crêtes dentelées de la grande chaîne des Hymlyas déchiraient l'horizon où venaient se jeter les neiges éternelles des hauts sommets. Quelques grands rapaces noir et blanc aux ailes déployées, des aïoules, dérivaient sur les imperceptibles courants aériens en poussant de temps à autre des trompettements rauques et puissants. L'enfant, agenouillé devant sa pierre, tentait de contrôler son souffle. Il avait couru tout au long du chemin escarpé et sinueux qui reliait la cité d'Exod au champ sacré. La chaleur intense, vibrante, embrasait sa peau et ses poumons. De larges rigoles de sueur dégringolaient de son front, irritaient ses yeux et coulaient sur son torse et son dos brûlés. Ses hanches étaient ceintes d'un mince pagne bariolé. Impatient de grandir, il avait insisté auprès de sa mère pour qu'elle lui tissât ce pagne. Avec ce petit morceau de tissu qui marquait le passage de l'enfance à l'adolescence, de la nudité au port du vêtement, Shari se sentait presque un homme maintenant que son sexe était caché. Une sourde angoisse lui nouait les viscères et lui oppressait la gorge, comme à chaque fois qu'il pénétrait clandestinement dans l'enceinte sacrée du champ amphanique. Il violait un des tabous ancestraux du peuple ameuryne. Si l'un des amphanes, les prêtres aux paroles et aux regards terrifiants, venait à le surprendre au milieu des pierres sacrées, il serait définitivement retiré à la garde de sa mère et resterait enfermé jusqu'à sa majorité dans le clos des proscrits. Il n'était pas un initié, il n'était pas savant, il n'avait pas étudié les stances prophétiques des Rocheuses englouties, il n'avait pas le droit de parler aux pierres. Cependant, ni cette crainte ni l'amour qu'il portait à sa mère ne dissuadaient Shari Rampouline de rendre de fréquentes visites à celles qu'il considérait désormais comme des amies. Depuis qu'Halaïne Jabrane, le faiseur d'histoires, lui avait conté par une belle nuit étoilée la légende immémoriale des pierres volantes, ces temps lointains et merveilleux où chaque être humain parlait à l'esprit de la matière, Shari était persuadé qu'il serait l'heureux élu, celui qui domestiquerait et chevaucherait la pierre. Il serait le premier à voler avec les aïoules au-dessus des nuages, au-dessus des sommets immaculés des Hymlyas. Halaïne Jabrane était ce vieux clochard dont tout le monde se moquait à Exod. Ses yeux écarquillés, illuminés, enchâssés sous des sourcils neigeux, brillaient comme des étoiles fourvoyées sur le fond bistre de son faciès bosselé, craquelé. Quand il débitait ses histoires, ses longues mains souples s'agitaient autant que sa langue. Shari Rampouline et quelques autres enfants composaient son seul auditoire. Halaïne Jabrane avait juré, promis, craché, que si les humains d'aujourd'hui retrouvaient le savoir égaré des humains d'autrefois, alors l'esprit de la matière exaucerait de nouveau tous les désirs : « Si insensés, si incroyables soient-ils ! Et ce jour béni viendra lorsqu'un être au cœur pur (il avait craché par terre) et non pas l'un de ces maudits amphanes — qu'on leur coupe les couilles et qu'on leur fasse avaler leur merde ! — réussira à soulever une pierre du champ sacré par la seule force de son innocence... Les gayalas sont comme des femmes à la peau lisse et à l'intérieur putride ! » Shari avait alors tenté d'imaginer ce qu'était l'intérieur putride d'une femme à la peau lisse, une chair pourrie où grouillaient les vers probablement, et il avait compris pourquoi il n'aimait pas les gayalas, les cérémonies des équinoxes. Elles se déroulaient au solstice d'été et au solstice d'hiver. Escortés de tout le peuple ameuryne venu d'Exod et des villes avoisinantes, les amphanes parcouraient le chemin tapissé de pétales de fleurs jusqu'au champ sacré où ils s'enfermaient pendant trois jours et trois nuits. Ils s'y livraient à des rites mystérieux, ésotériques, dont les profanes ignoraient totalement la signification. Mais depuis des siècles aucune pierre n'avait daigné changer de place ni même trembler sur sa base, signe que l'humain n'était pas encore prêt à renouer le dialogue avec la matière. « Ce sont eux, les amphanes et leurs simagrées — que les aïoules leur dévorent les tripes ! — qui les empêchent de décoller ! » avait conclu Halaïne Jabrane en souriant tristement, avant de se relever et de s'éloigner de sa démarche claudicante. Ses paroles n'étaient pas tombées dans l'oreille d'un sourd. L'esprit imaginatif de Shari Rampouline avait repris la légende à son compte et s'était empli de rêves enflammés. Depuis lors, il s'entraînait en secret. Il n'en avait parlé à personne, ni à sa mère car elle l'aurait grondé, ni à ses amis car ils se seraient moqués de lui. Fort de cette candide certitude qui l'avait amené à s'approprier les prérogatives des terribles amphanes, il accourait auprès de sa pierre aussi souvent que le relâchement de la vigilance maternelle le lui permettait. Ses anciens camarades de jeu ne le sollicitaient plus : ils le considéraient désormais comme un solitaire à l'esprit légèrement dérangé, ce dont il s'accommodait parfaitement. Lorsqu'il s'agenouillait enfin devant sa pierre, il la saluait avec un respect excessif et, sans tenir compte des heures qui s'égrenaient — il lui arrivait souvent de repartir du champ amphanique après la tombée de la nuit — il se concentrait sur le roc immobile, lui ordonnait sans relâche de se soulever de son socle naturel et de prendre son envol dans les airs. A son grand désappointement, la pierre n'avait encore jamais vibré. Il avait cru la voir vaciller, trembloter, en deux occasions. Une vague de joie l'avait alors submergé. Il avait fini par admettre, hélas, qu'il avait pris son désir pour une réalité, que c'était sa propre pensée tendue vers le but ou encore ses yeux fatigués qui avaient créé l'illusion du mouvement. Un aïoule blanc et noir venait régulièrement se poser au sommet de la pierre et, bien qu'il se perchât deux mètres au-dessus de lui, Shari croyait déceler des lueurs d'ironie dans les yeux ronds et jaunes du rapace. Il s'en retournait souvent à Exod accablé, découragé. A sa mère qui lui demandait pourquoi il arborait cette mine renfrognée, il prétextait le soleil, l'ennui, la fatigue ou la méchanceté des autres enfants. En revanche, et c'était étonnant pour un garçon de son âge, il n'avait pas encore renoncé. Au contraire même, les premiers instants d'abattement passés, il s'enracinait dans son désir. Cette absence de résultat concret lui donnait un surcroît d'énergie et de constance. Il était possédé corps et âme d'une rage de réussir excluant toute forme de doute. Chaque matin, quand les pâles rayons du soleil venaient lui lécher le visage et le tirer de son sommeil, la certitude, une certitude sauvage, violente, était ancrée en lui : sa pierre décollerait aujourd'hui, elle s'élèverait dans les airs avec la légèreté d'un oiseau, elle irait se jeter avec une grâce infinie dans la masse moutonnante des nuages, ces voyageurs furtifs et moqueurs qui traversaient sans bruit la plaine céleste. En cette période des grosses chaleurs de l'été, l'école amphanique, école obligatoire pour tous les enfants d'Exod et des cités environnantes, était fermée. Cela lui laissait tout le temps de se consacrer à ce qu'il appelait ses exercices personnels de pierre. Le soleil était à son zénith. Des formes lointaines dansaient dans les effluves de chaleur. Le plateau désertique était inondé de lumière. Shari ne percevait aucun bruit, cri d'animal ou murmure de la brise dans les frondaisons des aubéplans. Il éprouvait les pires difficultés à maintenir sa concentration. Sa volonté, qu'il voulait farouche, intraitable, s'étiolait en molles volutes de pensées superficielles. Pour la première fois, l'enfant se surprit à douter de la légende rapportée par Halaïne Jabrane. Ce n'était peut-être qu'une histoire qui avait traversé le temps, transmise de génération en génération par les conteurs. Comme les légendes de l'horrible sorcière nucléaire et de l'abominable armée des atomes fusionnés. Et puis, sa mère le lui rappelait souvent, les conteurs sont des menteurs. Ils enjolivent, ajoutent par-ci, par-là, au gré de leur faconde, des enluminures, des personnages, des décors. C'est leur métier : les menuisiers fabriquent les meubles à partir du bois brut, les conteurs construisent une belle histoire à partir d'une anecdote qu'ils trempent dans leur esprit affabulateur, Halaïne Jabrane comme les autres. Voilà ce qu'ils sont : de drôles de grandes personnes qui s'amusent à mettre de drôles d'idées dans la tête des enfants. Comment l'esprit ignorant de Shari Rampouline aurait-il pu remuer cette pierre alors que cent hommes rigoureux n'y auraient pas suffi ? Aucun savant amphane n'était parvenu à accomplir le prodige depuis des siècles ! Il eut soudain la désagréable impression d'avoir été berné. Des larmes de dépit et de rage roulèrent sur ses joues rondes, se faufilèrent dans les sillons déjà tracés par la transpiration. Une brise rafraîchissante se leva et joua avec la fine pellicule de poussière ocre qui recouvrait les reliefs du plateau désertique. De petits tourbillons coururent entre les rangs désordonnés des pierres. Des yeux fendus et doux, agrandis par la fatigue et la frayeur, fixèrent l'enfant... Une gazelle des sables égarée, assoiffée... Ses sabots martelèrent frénétiquement le sol dur et sa robe couleur de terre brûlée s'évanouit au détour d'une arête rocheuse. Shari refoula ses larmes. Il ne voulait pas s'avouer vaincu. Il ne laisserait pas ses rêves s'écrouler aussi facilement. Il riva ses yeux sur le flanc rugueux de la pierre, jusqu'à ce que sa vision devienne douloureuse, floue, vacillante, jusqu'à ce que le vertige le saisisse. Il la supplia intérieurement de décoller. Vole ! Vole!... Je t'en prie, vole... La violence de cet effort mental ne parvint qu'à lui flanquer un terrible mal de crâne. Anéanti, il s'allongea en chien de fusil sur le lit de cailloux jonchant la terre surchauffée. Les saillies effilées, acérées, lui griffèrent la peau et des gouttes de sang perlèrent de ses égratignures. Il avait l'impression que le monde entier s'écroulait, qu'un gouffre noir et sans fond s'ouvrait sous lui... Ses illusions s'étaient brisées sur la roche inflexible, insensible, il ne lui restait de ses rêves qu'un goût d'amertume dans la gorge. Il ne sut pas combien de temps il demeura dans cette position, désemparé, secoué de spasmes nerveux, en proie à une immense détresse. Shari ne pouvait se résoudre à réintégrer les limites cloisonnées d'Exod. A l'intérieur du volcan de la cité, il se sentait étouffer, il manquait d'air et d'espace. Sa mère, en quête de reconnaissance sociale, voulait qu'il devienne amphane. Les fondements de la société ameuryne, dont Shari ne retenait que l'aspect hiératique, ennuyeux, reposaient sur les épaules voûtées des prêtres, mais pour Shari ils n'étaient que des statues de cire austères et tristes. Des hommes au cœur aussi sec que l'écorce des aubéplans. Ils se croyaient les gardiens de la tradition, des stances prophétiques des Rocheuses englouties, des chants rituels, mais ils en étaient les prisonniers. Comme le disait Halaïne Jabrane dans son langage pittoresque, qu'on leur coupe les couilles et qu'on leur fasse bouffer leur merde ! Halaïne Jabrane... Pourquoi lui avait-il mis des idées mensongères dans la tête ? Il n'avait pas le droit ! Shari avait tellement peur de la prison suffocante qu'on lui destinait qu'il était prêt à tout gober pour s'en évader ! Comme ces stupides autrules à plumes rouges qui gobent n'importe quoi, y compris leurs propres œufs ou leurs propres poussins, lorsqu'elles sont tenaillées par la faim ! Halaïne Jabrane, menteur, tu m'as trahi... La pierre domestiquée aurait ouvert une fenêtre sur l'infini, elle aurait été le véhicule absolu... Le cœur lourd, le visage de nouveau baigné de larmes, l'enfant se releva, nettoya avec un pan de son pagne les filaments de boue, de poussière et de sang coagulé qui souillaient ses blessures superficielles et reprit à regret la direction d'Exod. Une voix grave surgie de nulle part perfora soudain le silence : « Tu as choisi une très belle pierre, enfant ! La plus belle ! Et la maîtrise de la beauté demande une grande patience ! » La première réaction de l'enfant fut l'effroi. La peur d'avoir été surpris par un amphane. Pétrifié, glacé, il n'osa pas se retourner. Puis il se rendit compte qu'il n'avait encore jamais entendu ce genre de voix, à la fois infiniment sévère et infiniment douce. Il se risqua à jeter an furtif coup d'œil pardessus son épaule. L'homme était juché sur la pierre voisine, jambes nues et croisées. Un ample et informe morceau de tissu gris était enroulé autour de sa taille et de ses épaules. Une longue chevelure de jais auréolait son visage brun aux pommettes rondes. Ses yeux noirs pétillaient de malice et de bonté. Ses doigts, longs et souples, fourrageaient distraitement dans sa barbe broussailleuse. Il éclata d'un rire frais et joyeux comme une cascade à la vue de la bouille ahurie de l'enfant, puis il ajouta : « La perfection ne se contente pas de l'approximatif, enfant ! As-tu déjà vu une fleur sans couleur, sans parfum, sans tige pour la porter ? Comment t'appelles-tu ? » Bien que Shari fût légèrement rassuré, son cœur continuait de battre la chamade. « Shari... Shari Rampouline... Je suis le fils de Naïona Rampouline, mon père est mort depuis bien longtemps ! répondit-il sans prendre le temps de respirer. — Shari ! Voilà un bien beau nom ! s'exclama l'homme. Sais-tu ce qu'il signifie ?... Non ? Dans une ancienne langue de Terra Mater, il veut dire 1' "Etoile qui brille au loin". » Une pensée frappa subitement l'esprit de Shari : cet inconnu ne pouvait être que le fou des Hymlyas, cet être mystérieux que les amphanes avaient sévèrement recommandé aux enfants d'éviter. Ils prétendaient que c'était un démon, un fils de la sorcière nucléaire et des atomes fusionnés, un serpent des enfers dont les paroles amenaient une affreuse confusion dans les esprits. Comme s'il avait deviné la teneur des pensées de l'enfant, l'homme déclara : « A mon tour de me présenter : je suis celui que les prêtres de ton peuple surnomment avec mépris le "fou des montagnes" ou encore le "démon au verbe destructeur" ! Je suis celui qui apporte la folie dans le cœur des enfants et des simples d'esprit. Je suis celui qui fait peur... As-tu peur de moi, Shari Rampouline ? » L'enfant leva hardiment ses yeux noisette sur le visage du fou des montagnes. « Je n'ai pas peur de toi ! » affirmat-il d'une voix nette et claire. Shari remarqua que son étrange interlocuteur semblait ne pas souffrir de la canicule : aucune trace de transpiration n'était visible sur son front, sur ses joues ni sur les parties de son corps que laissait entrevoir le tissu gris. Le sourire de l'homme découvrit deux rangées de dents aussi blanches et immaculées que les pierres de sel fluorescentes qu'on extrayait dans les anciennes catacombes d'Exod. « Très bien, Shari Rampouline, fils de Naïona... Puisque tu n'as pas peur de moi, je vais peut-être pouvoir faire quelque chose pour toi. Par exemple, t'apprendre à parler à la pierre... » L'enfant sortit de sa prudente réserve. Il s'écria, d'une voix vibrante d'espoir : « Tu sais comment on peut la faire voler. Comment on peut la commander ? — Je sais comment lui parler et respecter son propre désir, rectifia le fou des montagnes. Je vais te confier un secret : tu obtiendras d'elle ce que tu veux si tu apprends à la servir plutôt qu'à la commander... » Ces étranges paroles décontenancèrent Shari. Il se rembrunit et une grande déception s'afficha sur sa bouille ronde. Tu parles d'un secret... « La servir ? Comment est-ce qu'on peut servir une pierre ? » Le fou répondit à sa question par une autre question : « As-tu le désir profond de voler sur la pierre ? — Oh oui ! » Le cri de l'enfant était l'expression même de son cœur, de son âme, de tout son être. « Rassieds-toi devant elle ! Tu seras plus à l'aise qu'à genoux », lui enjoignit le fou. Subjugué par le puissant magnétisme émanant d’homme, Shari s'exécuta. Il s'assit docilement à l'ombre de la pierre, tout près du gigantesque flanc rebondi qui ressemblait au ventre d'un animal familier. « La pierre ne bougera pas tant que tu continueras à lui donner des ordres, expliqua le fou, perché à califourchon sur la roche voisine. C'est un ordre ! » Il fut pris d'une nouvelle crise de rire. Shari ne comprenait pas toutes les subtilités de l'humour de son tout nouveau professeur, mais il préférait nettement ses bruyants accès de gaieté à la voix monotone des arides amphanes. « La première chose que tu devrais essayer de faire, reprit le fou, c'est t'unir à l'âme de la pierre. Trouver le carrefour secret où vous ne ferez plus qu'un, où tu seras roche et elle enfant. Ensuite, c'est très simple : tu émets ton désir au fond de ton cœur et la pierre réalisera ton désir... » L'enfant se demanda s'il ne se moquait pas de lui, comme Halaïne Jabrane, ou s'il n'était pas vraiment fou comme le proclamaient les amphanes. Mais Shari se sentait bien à l'ombre de la pierre. C'était comme si elle étendait son aile protectrice sur lui. « Comment on fait pour devenir la pierre ? — En te laissant aller, répondit le fou. Tout à l'heure, tu la blessais par ta concentration, tu t'en faisais une ennemie. Ne force pas ton esprit. Tes meilleurs alliés sont ton âge et ton innocence. Sers-toi de ton innocence pour pénétrer dans le cœur de la matière. Unis-toi à elle, aime-la comme tu aimes ta mère. Et tu atteindras le niveau où pierre et enfant ne font plus qu'un... Veux-tu essayer ? » Le fou des montagnes se tut et, malgré les regards implorants de l'enfant que toutes ces recommandations perturbaient, se mura dans un silence imperturbable. En désespoir de cause, Shari observa le flanc grenu de la pierre. Elle lui parut amicale, emplie de bienveillance, attirante comme elle ne l'avait jamais été. A force de la fixer, ses yeux le démangèrent et larmoyèrent de fatigue. Il entrouvrit la bouche pour quémander un autre conseil au fou des montagnes, mais celui-ci, statufié, roc rivé sur le roc, l'ignora royalement. En un réflexe machinal, l'enfant ferma ses paupières fatiguées, lourdes. La brûlure de ses yeux s'apaisa instantanément. Il ressentit alors un relâchement de tout son corps, un calme intérieur extrêmement agréable et reposant. Quelques pensées confuses surnagèrent encore à la surface de son esprit. Il finit par oublier la pierre, le fou des montagnes, le plateau désertique, les crêtes découpées des Hymlyas, la chaleur. Il s'abandonna à l'immensité du silence intérieur, il ne perçut plus que de vagues rumeurs, la sourdine de la brise, les trompettements étouffés des aïoules. Peu à peu, il perdit les notions de l'espace et du temps. Lorsqu'il rouvrit les yeux, le champ amphanique baignait dans le clair-obscur empourpré du crépuscule. Un vent violent descendait des Hymlyas et arrachait à la terre de longues traînées virevoltantes de poussière ocre qui giflaient la peau hérissée de son torse et de son visage. Les mèches sifflantes de ses cheveux lui cinglaient le front et les joues. Etonné que se fût passé tout ce temps sans qu'il s'en rendît compte, il leva les yeux sur la pierre voisine. Le fou des montagnes avait disparu, comme soufflé par une rafale de vent. La pierre n'avait pas bougé, mais, contrairement aux autres fois, cela ne contraria pas Shari. Son intuition lui soufflait que le fou des montagnes lui avait donné l'indispensable clé de la réussite et qu'il fallait désormais persévérer dans cette voie. La pierre n'avait pas pris son envol, mais elle avait été complice de son silence, il s'était fondu dans l'âme de la matière et c'était l'essentiel. Son cœur débordait de joie et de reconnaissance. Il regretta de ne pouvoir témoigner sa gratitude à son étrange professeur, mais il pressentait que ce n'était que le début d'une longue amitié, qu'ils se reverraient. Il se releva, fit quelques étirements pour assouplir ses jambes ankylosées, salua la pierre d'un sourire amical, d'une tendre caresse, et reprit le chemin d'Exod. Sa course entre les massifs épars des fougères dorées et les buissons d'épineux desséchés, cernés par la nuit naissante, lui parut plus courte que d'habitude. Il ne remarqua pas qu'un aïoule blanc et noir, planant en silence quelques mètres au-dessus de lui, le suivait jusqu'à l'entrée du grand volcan dans lequel avait été érigée la cité d'Exod. Shari emprunta l'escalier principal qui sinuait d'abord sur le flanc du volcan pour s'enfoncer ensuite dans une large brèche que les vieux Ameurynes surnommaient le "Cul de la Sorcière". Les parois intérieures du cratère géant, qui s'étendait sur deux kilomètres, étaient criblées d'innombrables portes et fenêtres d'habitations troglodytiques. Les constructions du bas, aux briques polies et grises taillées dans la lave durcie, aux toits plats et étagés, se regroupaient sur un immense terre-plein central autour d'une place ronde, la place des chants de mort. Le Cul de la Sorcière s'achevait en un surplomb qui dominait l'ensemble de la cité plongée dans la pénombre. De là partaient les galeries latérales qui desservaient les cavernes des troglodytes ainsi que les escaliers abrupts et les rampes de descente qui plongeaient sur le terre-plein. L'attention de Shari fut attirée par les hautes flammes bleutées qui s'élevaient sur la place des chants de mort. Les fenêtres des demeures troglodytiques et des constructions du bas étaient des orbites noires, éteintes, aucune torche ne brillait dans les ruelles et les galeries. Tous les habitants de la cité s'étaient rassemblés sur la place autour du feu sacrificiel pour une cérémonie de châtiment public. Les flammes jetaient des lueurs mouvantes sur les visages des premiers rangs. Elles éclairaient aussi deux poteaux rouges plantés au centre du cercle sacré. Il distingua les sursauts désordonnés des deux personnes qu'on y avait attachées. Vues du surplomb, elles ressemblaient à des limaces jaunes clouées sur un morceau de bois. Aux quatre points cardinaux du cercle se tenaient des amphanes vêtus du hartil orangé, le hartil des chanteurs. Shari n'avait jamais assisté à un châtiment public. Piqué par la curiosité, il dévala les marches étroites d'un escalier, franchit en quelques enjambées le chemin de ronde entourant le terre-plein et remonta en courant l'une des rues disposées en rayons d'étoile. De manière inexplicable, l'angoisse montait en lui au fur et à mesure qu'il se rapprochait de la place. Le bruit de ses propres pas, résonnant dans le silence lugubre, l'emplit de peur. Il ralentit machinalement sa course, marcha sur la pointe des pieds, rasa les murs gris et progressa dans les recoins obscurs, là où la nuit avait déjà installé ses quartiers. Une boule oppressante se forma dans sa gorge. L'excitation et la curiosité du départ s'étaient évanouies, il redoutait maintenant le spectacle qu'il allait découvrir. Il espérait retrouver bientôt sa mère au milieu de l'assemblée : elle seule saurait calmer sa frayeur. Il déboucha sur la place. Quelques visages des rangs extérieurs, effleurés par les lueurs mourantes des flammes, se tournèrent vers lui. Hommes, femmes et enfants arboraient les mines sinistres de circonstance. La plupart d'entre eux s'étaient parés de leurs plus beaux atours, ceux qu'ils réservaient aux jours de fête et aux cérémonies rituelles : tuniques richement brodées, pantalons unis, toques rondes en peau d'ours montagnard, amples robes aux tons pastel, ceintures et bijoux de pierres de sel, coiffes coniques à bords recourbés d'où s'évadaient de longues tresses... Shari remarqua qu'ils s'étaient habillés à la hâte, qu'ils n'avaient pas eu le temps d'apporter tout le soin coutumier à ce genre d'occasion. Les enfants, par exemple, n'avaient pas été lavés, la crasse noire s'étalait impunément sur leurs bouilles surexcitées, leurs mains maculées de terre tranchaient sur la blancheur éclatante de leurs chemises et de leurs pagnes de cérémonie. Il sembla à Shari que les yeux des femmes qui le regardaient étaient emplis de compassion, de pitié. Les hommes, quant à eux, lui étaient à la dérobée des regards irrités, courroucés, haineux. De plus en plus inquiet, il fit le tour de la place pour tenter de retrouver sa mère. Un léger murmure parcourut l'assemblée comme un souffle de brise sur un champ d'orgeblé. Un coup de gueule d'un vieil amphane, drapé dans sa dignité et les plis de son hartil orangé, rétablit le silence. Shari se jucha agilement sur une grande et haute torche éteinte dont les anneaux métalliques portants étaient scellés dans le mur d'une maison du bord de la place. La nuit étendait sa main noire sur le cratère. Un pan circulaire de la voûte étoilée recouvrait la cité comme un linceul. Le vent du soir, inlassable sculpteur, modelait à coups de rafales les flammes changeantes et vivaces du feu sacrificiel. Shari aperçut enfin le visage de sa mère. La surprise et l'horreur faillirent le faire dégringoler de son perchoir. Des frissons glacés coururent sur sa peau. C'était sa mère qu'on avait attachée au poteau rouge. Elle qu'on avait revêtue d'un tissu jaune et grossier. Elle à qui on avait grossièrement et hâtivement rasé le crâne. Elle à qui on avait laissé, en souvenir de sa beauté, quelques hideuses touffes de cheveux. Elle à qui on avait maladroitement tailladé le cuir chevelu, y semant à profusion des ruisseaux de sang qui dégoulinaient sur son front, ses joues et son menton. Elle qui roulait des yeux épouvantés et qui tentait vainement de soustraire ses poignets et ses chevilles aux morsures des cordes. Lié au second poteau, un homme lui tournait le dos. Bien qu'on lui eût également tondu le crâne, Shari le reconnut. C'était l'homme souriant qui venait souvent rendre visite à sa mère et qui passait son temps à la contempler avec des yeux brillants. Lorsqu'il entrait dans la maison des Rampouline, il donnait une petite tape amicale à l'enfant, s'asseyait, discutait à voix basse et riait avec elle. Pour Shari, ces fréquentes visites étaient un vrai bonheur : elles étaient synonymes de longues heures de liberté qu'il mettait à profit pour courir au champ amphanique. Abasourdi, bouleversé par cette vision de cauchemar, Shari se pétrifia sur sa torche. Il ne se rendit même pas compte que de grosses larmes roulaient sur ses joues. Son regard incrédule se rivait sur sa mère torturée. Un flot de bile jaillit de sa gorge et quelques gouttes d'amertume s'échappèrent des commissures de ses lèvres. La longue barbe blanche du vieil amphane placé entre les poteaux flottait au gré du vent comme une funeste oriflamme. Son hartil orangé était une flamme surgie de l'enfer. D'un geste du bras, il ordonna aux chanteurs des quatre points cardinaux, agenouillés et recueillis, d'exécuter la sentence. Ils joignirent leurs mains à hauteur de la bouche et entonnèrent une mélopée grave et monocorde, parsemée de notes aiguës qui firent frémir l'assistance. Les suppliciés commencèrent à se tordre de douleur sur les poteaux comme si une lave en fusion se répandait à l'intérieur de leur corps. L'enfant ressentit dans sa propre chair l'abominable souffrance de sa mère. Ses larmes silencieuses se transformèrent en lourds sanglots. Des bourrasques impétueuses amplifièrent et colportèrent le chant de mort des amphanes. Parfois, les cérémonies de châtiment public provoquaient de spectaculaires bouleversements climatiques que le peuple ameuryne jugeait comme un désaveu. Le vieux prêtre surveillait attentivement le ciel, car si la tempête qui s'annonçait se déchaînait avant la mort des condamnés, il serait obligé de les gracier et il n'y tenait pas. Il y avait trop longtemps que le clergé amphanique n'avait pas eu l'occasion d'exercer son droit de mort sur son peuple. Un nouveau désaveu des éléments l'aurait placé dans une situation délicate. Malgré l'insupportable douleur qui la crucifiait, la mère de Shari eut encore la force de crier : « Shari ! Shari!... Ma vie!... Je sais que tu es là... Ecoute-moi ! Pars ! Pars... Fuis loin d'ici ! Ici, tout est déjà mort... Je t'emporte dans mon cœur... Emporte-moi dans le tien ! Ne reste pas avec eux... Ils sont morts ! — Silence, femme Rampouline ! glapit le vieil amphane. Repens-toi de tes fautes avant de te présenter devant ton juge, ton créateur ! Le chant de mort te lavera de tes souillures si tu l'acceptes, si tu le reçois i aïs protester ! Ne te soucie pas de ton fils, il sera confié a de pieuses mains. Ne te préoccupe que de ton âme, î lie en a besoin ! » Shari ne comprenait pas pourquoi les prêtres punis — : aient ainsi sa mère, l'être qu'il chérissait plus que tout au monde. Il s'agissait certainement d'une erreur, d'une méprise absurde, tragique. Quel crime avait-elle donc commis, elle, l'ange de patience et de douceur qui avait toujours une parole aimable à l'intention de chacun ? Il aurait voulu courir la délivrer, la défendre, vautrer son visage dans sa poitrine accueillante et tiède, défier les amphanes et les Exodins assemblés. Elle était pure, innocente, plus digne de vivre que n'importe lequel ; entre eux ! Mais, écrasé de chagrin, incapable d'esquisser le moindre geste ou de proférer le moindre son, il en était réduit à subir l'odieuse scène tandis que les Àmeurynes se repaissaient avec avidité de la souffrance des suppliciés, de la lente décomposition de leurs traits, de leurs convulsions d'agonie. « Shari, ma vie... Mon amour ! Fuis ! Ne te laisse jamais... » Les mots hachés de sa mère s'achevèrent en un râle prolongé. L'homme avait déjà perdu connaissance. Sa tête inerte penchait sur le côté. De lourds nuages poussés par le vent s'amoncelaient au-dessus du cratère et riraient un épais rideau sur le ciel étoilé. La tournure des événements irritait visiblement le vieil amphane. Le châtiment traînait un peu trop en longueur à son goût. En s'octroyant l'audace de rompre le silence sacré, la femme Rampouline avait diminué l'efficacité du chant de mort et le ciel s'apprêtait à libérer une pluie inopportune, désapprobatrice. Les yeux du vieux prêtre lançaient des éclairs de courroux en direction des officiants du chant de mort. Il était nécessaire, vital même, d'augmenter rapidement la fréquence des châtiments publics, faute de quoi plus personne ne serait en mesure de perpétuer la tradition. Il se promit de reprendre fermement les choses en main. La femme cessa enfin de s'agiter et ses yeux se révulsèrent. Sa mort n'était plus qu'une question de secondes et l'eau n'avait pas encore crevé sa poche nuageuse. Sa tête retomba sur sa poitrine, son crâne rasé et sanguinolent se balança mollement d'un côté sur l'autre. Un sourire de satisfaction affleura sur les lèvres desséchées du vieil amphane. Des cris montèrent de la foule : « L'enfant ! L'enfant ! Il s'échappe ! Rattrapez-le ! » Le vieil amphane leva solennellement ses bras décharnés vers le ciel et déclara : « Priez maintenant pour ces deux âmes perdues qui s'en vont affronter leur juge ! Priez pour qu'il leur accorde sa miséricorde et méditez sur le sort qui attend les malheureux qui transgressent les lois du divin ! Vous, hommes et femmes, vous qui devez montrer la voie à vos enfants, ne cédez pas à l'appel de la chair hors des liens sacrés du mariage, ne permettez pas à vos sens de vous commander!... Laissez courir cet enfant ! Il se comportera d'abord comme une bête sauvage, mais tôt ou tard la faim et la peur le feront sortir de son repaire. Maintenant, rentrez chez vous ! Vous demeurerez toute la nuit dans le jeûne, le silence, l'obscurité et l'abstinence ! » Les Ameurynes se dispersèrent après un dernier coup d'œil aux dépouilles de la femme Rampouline et de son amant. Ils se répandirent dans les rues en étoile du terre-plein central, dans le chemin de ronde et, pour certains, dans les galeries d'accès aux cavernes. Leurs vêtements clairs écorchaient les ténèbres et claquaient aux coups de fouet du vent. Exod s'était brusquement peuplée de fantômes. Les premières gouttes de pluie dégringolèrent des nuages bas. Les femmes qui aimaient les belles histoires d'amour et les hommes dont elles étaient les maîtresses ne purent s'empêcher de penser que le ciel avait formellement désavoué les amphanes. L'enfant s'enfonça dans la nuit sans savoir où le portaient ses pas. L'image de sa mère livrée au chant de mort l'obsédait. Elle avait eu la force de surmonter sa douleur et de lui crier son amour, comme un ultime défi été à la face de ceux qui la torturaient. Sa complainte déchirante résonnait en lui : Fuis, pars, ils sont morts... Il courut longtemps, les yeux brouillés de larmes et de pluie. Au-dessus de lui, dissimulé dans un repli de ténèbres, un aïoule blanc et noir battait vigoureusement des ailes pour lutter contre le vent contraire et ne pas le perdre de vue. L'enfant finit par s'effondrer près de la grosse pierre du champ sacré. C'était vers elle, la seule amie qui lui restât, que l'avaient spontanément guidé ses pas. Là, face et torse plaqués contre les cailloux et la terre que la pluie transformait en boue collante, il s'abandonna à son désespoir et laissa couler toutes les larmes de son âme. Auréolée d'un halo diffus, la lune fit une timide réapparition entre les nuages effilochés, se refléta fugitivement sur les roches luisantes et les flaques d'eau noire. L'enfant, transi de froid, se mit à grelotter. Quelqu'un jeta une étoffe sur son dos. Il crut que les amphanes l'avaient retrouvé. Il s'attendit à recevoir des coups et se raidit. Puis, comme rien ne se passait, il s'enhardit à relever la tête. A côté de lui se dressait le fou des montagnes, souriant, visage ruisselant de gouttes de pluie, cheveux, barbe et vêtement gris voletant au vent. Sa voix puissante domina le grondement de la tempête et le crépitement de la pluie. « Il faut que tu sois courageux, petit Shari ! Ta mère s'est sacrifiée pour te sauver la vie ! » L'enfant, étonné, ouvrit de grands yeux. « Viens ! Ne restons pas ici ! ajouta le fou. Allons nous mettre au sec en attendant que les cieux veuillent bien se calmer... » Il s'accroupit et aida Shari à se relever. Puis il essuya la boue du visage et du torse de l'enfant avec un pan de son vêtement et rajusta la couverture de manière à le protéger du mieux possible des atteintes du vent et de la pluie. « Suis-moi ! » Ils sortirent du champ amphanique et se dirigèrent vers les premiers escarpements rocheux des Hymlyas. Hébété, exténué, l'enfant marchait comme un somnambule à côté du fou. Ils durent parfois s'agripper aux arêtes des roches ou s'abriter dans une faille pour ne pas être renversés par le vent, de plus en plus virulent. Des roulements de tonnerre ébranlèrent la montagne, des éclairs bleutés griffèrent les ténèbres. Ils gravirent une sente abrupte qui s'enroulait autour du flanc découpé d'un haut plateau. La tempête redoubla de violence. Les bourrasques s'acharnèrent à tel point sur la montagne que l'enfant crut qu'elle allait s'abattre sur eux. Les éclats des cascades bruissantes nimbaient les roches livides de chevelures menaçantes, éphémères et scintillantes. Çà et là, les branches des sapins nains et des obuscus à feuilles bleues fouettaient rageusement les saillies, les éperons, les pierres. « Nous arrivons ! » hurla le fou. La sente débouchait sur un plateau vaguement circulaire, fermé d'un côté par une muraille et bordé de l'autre par un gigantesque gouffre, un cirque hérissé de pointes effilées égratignées par les éclairs. L'enfant se demanda où pouvait bien se nicher un abri sur cette esplanade nue et balayée par les trombes d'eau. Le fou s'engagea dans une incision de la muraille. Indécelable au premier regard, surtout dans cette obscurité, elle donnait sur une grotte. Les éclairs ne pénétraient que parcimonieusement à l'intérieur de l'excavation, mais suffisamment pour que Shari pût distinguer une paillasse rudimentaire, une table basse et quelques ustensiles de cuisine épars. « Ma résidence d'été ! dit le fou. Elle me donne un peu de fraîcheur pendant les grandes chaleurs et du silence quand j'ai besoin de me retirer en moi-même... Viens te réchauffer sous ces couvertures. Tu trembles de froid ! » Docile, l'enfant se rendit en tâtonnant et trébuchant près de la paillasse et s'allongea sur le matelas rêche d'herbes séchées. Le fou lui retira la couverture détrempée et le recouvrit de deux épaisses peaux laineuses d'où s'exhalait une odeur aigre, rance. Le rugissement de la tempête s'était transformé en grondement sourd et diffus. « Tu as faim ? » demanda le fou. Tête tournée vers la paroi grossière de la grotte, yeux ouverts mais inexpressifs, l'enfant ne répondit pas. La tiédeur des couvertures, si elle parvenait à réchauffer son corps, était impuissante à faire fondre la glace qui lui comprimait le cœur. Le fou s'assit à côté de la paillasse. « Je comprends ce que tu ressens, Shari, murmura-t-il d'une voix douce. Tu ne perçois que la douleur de la séparation. Mais il faut que tu me croies : sans la mort de celle qui t'a donné le jour, tu aurais été condamné à subir le sort qui attend tous les habitants d'Exod et des villes voisines. Les temps sont venus où l'univers bascule dans l'âge de la destruction, de la kaliyug. Ceux de ton peuple n'y échapperont pas. Ils ont perverti l'héritage légué par leurs pères... » Il s'adossa confortablement à la paroi et poursuivit : « Halaïne Jabrane t'a raconté une histoire, il y a quelque temps de cela. Je vais te la raconter de nouveau, mais à ma façon... Il y a maintenant bien longtemps, cette petite planète bleue s'appelait la Terre et elle connut des jours merveilleux. Groupés autour d'un visionnaire qui leur apprit d'abord à faire la paix en eux-mêmes, certains Terriens, surnommés les ourates de l'Absolu ou les absourates, obtinrent de tous les peuples qu'ils abandonnent les armes, les idées de conquête ou de domination, et qu'ils se consacrent, main dans la main, à la manière de tirer le meilleur parti de leur environnement. Et donc, au fil des siècles, furent détruites toutes les sources de nuisances, les engins de guerre, les machines de transport bruyantes et polluantes, les industries empoisonnant l'atmosphère ou les eaux... Chaque Terrien jouissait du silence intérieur et obtenait, par simple émission d'une pensée, tout ce qu'il désirait. Les désirs étaient justes et l'environnement se chargeait de les réaliser. Les gigantesques cités qui renfermaient des millions d'êtres recouvrèrent la joie de vivre, les peuples développèrent leur culture propre, originale, et la Terre devint un somptueux massif composé de fleurs aussi belles les unes que les autres... Lorsque le visionnaire quitta son corps, il laissa derrière lui une structure de connaissance appelée science inddique, dont ses plus proches disciples devinrent les premiers gardiens... Or il advint que les disciples se querellèrent pour d'absurdes questions de préséance. Ils se scindèrent en deux branches : les Afrisiens, conduits par Laomé Naflin, et les Ameurynes, menés par Bernehard Amphan. Au bout de cent années d'incessantes disputes et de tentatives d'hégémonie de part et d'autre, s'ensuivit une terrible guerre, restée dans la mémoire universelle sous le nom de Guerre des Pensées. Les combattants de l'un et l'autre groupe utilisèrent les antras de vie à des fins destructrices. Ce conflit dura deux siècles pendant lesquels les Terriens ne connurent aucun répit, aucune paix. La connaissance précieuse qu'ils avaient accumulée se retournait maintenant contre eux, semait la souffrance et le malheur. Puis, sous la conduite fanatique des amphanes — c'est ainsi qu'on appela les successeurs de Bernehard Amphan — les Ameurynes semblèrent prendre un avantage décisif lors de la bataille qui se déroula sur le sol d'Orop, près de la cité de Scrabour. L'histoire dit que les pensées de mort des deux armées furent tellement puissantes qu'elles anéantirent toute trace de civilisation sur Terre. Les villes furent englouties dans les crevasses du sol, de gigantesques raz-de-marée submergèrent des continents entiers, les volcans crachèrent un feu dévastateur. Les atomes fusionnés que les hommes avaient enterrés resurgirent à la surface et semèrent la peste nucléaire. Cependant, une fraction d'Afrisiens groupés autour de Bertelin Naflin, l'un des descendants du fondateur de l'Afrisie, utilisa le son du voyage et parvint à essaimer sur des planètes très éloignées. Bertelin Naflin et ses compagnons se mélangèrent aux populations locales. Il ne resta plus sur la Terre qu'une petite poignée d'Ameurynes qui finirent, après d'interminables pérégrinations, par s'établir ici, au pied des Hymlyas, où les prêtres, les amphanes, perpétuent de vagues bribes de science inddique qu'ils se transmettent de génération en génération : les hymnes de mort et de saisons dont le seul but est de maintenir les autres dans l'ignorance et dans la peur. La seule chose qu'ils soient encore capables de faire, c'est de supprimer la vie ! Ils ne savent plus parler à la matière, ils ne savent plus comment faire voler les pierres... » Le fou des montagnes observa une pause et écouta la fureur lointaine de la tempête. L'enfant refusait de céder à l'appel du sommeil et s'efforçait coûte que coûte de maintenir ses paupières ouvertes. « Bertelin Naflin et ses compagnons semèrent des graines de science inddique dans l'univers. Les rescapés de la Guerre des Pensées firent en sorte de fonder une civilisation qui exclût toute possibilité de conflit : ils établirent une confédération connue sous le nom de système de Naflin et basée sur l'équilibre des forces et la surveillance vigilante d'un ordre du silence. Il constituait un garant de paix universelle à défaut de paix individuelle. Mais ce n'était pas suffisant ! Ce système s'est effondré, comme tous les autres avant lui... Tu te souviens peut-être de ces ethnologues venus de leur monde lointain à l'aide de puissantes machines de voyage ? Ces étranges personnages aux visages verts, aux yeux sans pupille et aux cerveaux riches d'extraordinaires possibilités?... Ils avaient obtenu des amphanes l'autorisation d'assister aux chants de mort et aux cérémonies des équinoxes... Ils venaient chercher ici ce qui manquait à leur seigneur pour renverser la Confédération et le système de Naflin : le son. Lorsqu'ils retournèrent sur leur monde, ils parvinrent à développer la connaissance du son. A présent, nul n'est en mesure de leur résister. Pas même l'ordre du silence... Cette nuit, ils vont revenir sur Terra Mater, la Terre, accompagnés de tueurs féroces vêtus d'uniformes gris et masqués de blanc, pour exterminer les derniers Ameurynes. Pour faire disparaître de la surface de cette planète la moindre trace, même déformée, de science inddique... Et ce n'est que le début : leur but ultime est la destruction de toutes les races humaines... Pourquoi ? Je n'en sais rien... Voilà pourquoi ta mère t'a sauvé la vie, Shari Rampouline ! Son sacrifice t'a éloigné juste à temps d'Exod. Ici, ils ne pourront pas te trouver, tu seras à l'abri de leurs armes et de leurs pensées. Demain, lorsque le jour se lèvera, il ne restera plus rien du vieux volcan, plus rien de la civilisation ameuryne, plus rien de l'ancienne Terre... Une longue page d'histoire se sera tournée... Et c'est peut-être toi, Shari, fils de Naïona, qui te chargeras d'écrire, si tel est ton désir, une nouvelle et belle page. Avec ceux des étoiles qui viendront peut-être te rejoindre... si tel est leur désir... L'univers s'apprête à traverser un très long hiver. Les hommes ont lassé la matière et la vie va rentrer sous terre afin d'y puiser la régénération de ses forces. Une lutte féroce va désormais opposer les humanités des étoiles aux créatures venues des confins, qui veulent occuper tout l'espace... Tu seras peut-être l'un des nouveaux dieux de l'humanité, Shari Rampouline... ou l'un de ses démons... selon ton désir... » L'enfant ne l'écoutait plus. Le sommeil avait eu raison de lui. Il avait failli interrompre le fou des montagnes à plusieurs reprises, lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres, comment il savait tout cela ou quelle était la part de vérité dans ce récit aux allures de légende, mais il n'en avait pas eu le courage. Et finalement, brisé par la fatigue et le chagrin, bercé par la voix grave et mélodieuse, blotti dans la chaleur des couvertures de laine, il s'était endormi et ses larmes s'étaient séchées. Son souffle soulevait régulièrement un coin d'une couverture. Le fou des montagnes l'observa en souriant. Davantage qu'à l'enfant il s'était adressé à lui-même. L'instant tant attendu, pour lequel il s'était préparé tout au long de ses années de solitude dans le massif des Hymlyas, dialoguant avec les roches, les arbres, les animaux, l'eau vive et claire des torrents, les plantes, cet instant semblait enfin venu. Il ne pouvait intervenir directement, il n'était qu'une courroie de transmission, un pont éphémère, un immortel perdu entre deux mondes. Son rôle consistait seulement à reconstituer la chaîne et remettre l'humanité sur la voie de son renouveau. Il ne savait plus depuis combien de temps il était sur Terra Mater. Des années, des siècles, une éternité... quelle importance ? Il était armé d'une patience à toute épreuve et le temps n'était pour lui qu'une notion abstraite, une équation absurde. La préhistoire, la Grèce et la Rome antiques, l'ère de l'Atome, la Guerre des Pen-fées... Il lui semblait avoir vécu tout cela et le vivre encore... Il avait arrêté son choix sur l'enfant parce qu'il savait qu'il trouverait celui qu'il cherchait dans l'enceinte du champ amphanique et que c'était l'enfant qui s'était présenté. Sous la forme d'un aigle, d'une gazelle des sables ou d'un papillon — quelle importance ? toutes les formes étaient bonnes à expérimenter — , il avait suivi ses tentatives maladroites pour soulever la grosse pierre. Il avait apprécié que ce petit d'homme eût l'audace de Transgresser un interdit ancestral gravé dans les consciences individuelles et collectives. Il avait également aimé son obstination que n'avaient pas réussi à ébranler ses inévitables échecs : elle était le fruit d'une aspiration profonde et non d'un caprice. Celui qu'on appelait le fou des montagnes veilla toute la nuit. Il prit sur lui une grande partie de la souffrance du peuple ameuryne. L'enfant ne se réveilla pas mais il fut parfois agité de tressaillements violents. Parfois encore, la terreur passa comme une ombre sur son visage. L'aube se leva sur un ciel radieux, d'un bleu pâle et pur. Les trilles joyeux des oiseaux saluèrent l'avènement du jour nouveau. Le fou des montagnes aimait les oiseaux. C'était la forme qu'il préférait prendre sur cette planète... Son séjour touchait à sa fin : il entendait maintenant l'appel insistant et envoûtant de l'autre monde. L'enfant ouvrit un œil. Un rai de lumière se faufilait par la mince ouverture et caressait les parois et la voûte arrondie. Il ne comprit pas tout de suite où il était, ce qu'il faisait dans cette caverne, allongé sur cette paillasse inconfortable et puante. Il examina l'homme aux cheveux noirs accroupi au-dessus d'un récipient de terre cuite près d'un maigre feu. Puis tout lui revint en mémoire et il se mit à pleurer. Le fou des montagnes se retourna et lui enlaça les épaules. « Ne pleure plus, Shari Rampouline. Désormais, tu as coupé les ponts avec le passé. Le monde est neuf et nous propose une infinité de routes. A nous de choisir la bonne direction ! En attendant, mange et reprends des forces. Nous irons ensuite au volcan d'Exod. Nous ne risquons plus rien : les êtres de l'ombre et les assassins masqués de blanc sont déjà repartis. » Après un repas frugal, composé d'une bouillie d'herbes et de racines, ils se rendirent au volcan. Des mares d'eau parsemaient le chemin défoncé. Ils n'eurent pas besoin d'emprunter l'escalier d'accès pour pénétrer à l'intérieur du cratère géant : un trou béant avait été pratiqué dans la partie basse de la paroi. La surprise arracha une exclamation de stupeur à l'enfant. C'était comme s'il n'y avait jamais eu de ville. Le cratère était nu, pelé, noir, calciné. « Ils disposent d'appareils de destruction très efficaces ! dit le fou des montagnes. Il ne reste plus rien. La poussière est retournée à la poussière... Quelques grains de poussière noire, voilà ce que tu serais devenu si ta mère ne t'avait pas fait le don de sa vie... Partons, maintenant. Efface de ta mémoire tout souvenir inutile et ouvre grand ton cœur aux merveilles qui t'attendent ! » Ils laissèrent derrière eux le grand volcan. Shari ne se retourna pas lorsqu'ils reprirent le chemin du massif des Hymlyas. Le soleil naissant habillait de rose les pics enneigés. CHAPITRE XIV Fleur de Sagénia, ivre de ta soie de pourpre, Ecume sanguine des pâles houles, Frisson écarlate des verts remous, Vénielle corolle sur ta tige infléchie, Froissement d'orgueil du tourbillon brutal... Fleur de Sagénia, rubis fugace sur écrin d'émeraude, Graine d'insouciance dans le combat nocturne, Note d'allégresse sur les fracas des tempêtes, Plume de corail dans les vaines tourmentes, Défi étourdi aux noirs courroux des cieux... Fleur de Sagénia, sur l'aube de lumière échouée, Sur les rives de jade disloquée, Tu pleures de rosée tes pétales écartelés, Tes enfants par l'haleine des vents dispersés, Rouges taches du sacrifice à ta beauté... Sont-elles d'infimes gouttes de ton sang Ou les traces du terrible galop du temps ? Poème de Stanislav Nolustrist, berger de Marquinat. (La traduction en langue nafle ne rend qu'approximativement la fréquence des variations toniques du texte, élément essentiel de la poésie lyrique marquinatine... La sagénia est une variété de coquelicot géant... Notes du traducteur : Messaodyne Jhû-Piet.) Tixu Oty reprit connaissance au beau milieu d'un pré accroché à flanc de colline. Bien qu'à demi inconscient au moment du départ de Point-Rouge, il avait pris la précaution de se programmer à l'écart de la ville de Duptinat, capitale de la planète Marquinat. Il lui fallait maintenant se mettre en quête de Géofo Anidoll, l'orfèvre dont le chevalier lui avait donné l'adresse. Pour l'instant, il souffrait du décalage planétaire provoqué par le transfert. Ses cellules, ayant gardé en mémoire leurs données originelles, corrigeaient la variation relative temporelle générée par le saut déremat. L'effet corrigé Gloson indisposait certains individus, dont il faisait partie, pendant une ou plusieurs heures. Allongé à proximité d'excréments pestilentiels, il vit des animaux d'une espèce qu'il ne connaissait pas et qui paissaient tranquillement autour de lui. Grands, massifs, recouverts d'une épaisse toison noire et frisée... Leur front s'ornait de trois, quatre, voire cinq cornes asymétriques. Lors de la soudaine apparition de Tixu sur le pré, les herbivores impavides s'étaient fendus d'un regard inexpressif dans sa direction et avaient aussitôt replongé, avec une gloutonnerie bouffonne, leur mufle rose dans l'herbe grasse et fraîche. Pour l'instant, ils ne paraissaient pas contrariés par l'intrusion de ce corps étranger sur leur repas. Tixu resta une bonne heure cloué au sol. L'herbe était humide, perlée de gouttes de rosée que les rayons timides d'un soleil gris ne parvenaient pas à sécher. Une froidure mordante transperçait sa tunique maculée de sang séché et son pantalon de coton. Ses pieds se glaçaient sous la soie légère de ses chaussures. Quelques lourds nuages s'étiraient paresseusement dans la plaine céleste grise et sale. Derrière lui se découpaient les crêtes d'une interminable chaîne montagneuse, une abrupte muraille constituée d'énormes blocs granitiques et dont les sommets se noyaient dans de lourds bancs de brume. Les versants de la montagne étaient parsemés jusqu'à mi-hauteur de minuscules prairies vertes délimitées par des enclos rocheux. Elles formaient une mosaïque de couleurs tendres qui brisaient l'uniformité grise des massifs. Chacune d'elles abritait une petite masure de forme cylindrique, aux murs grossiers de pierres surmontés d'un dôme de tuiles plates et bleues. Tixu embrassa du regard la vallée en contrebas. Au-delà des ravines profondes où poussait une végétation sauvage entre les excroissances rocheuses polies par les eaux, s'étendait l'immense océan gris-bleu de la ville de Duptinat, hérissée des flèches des temples et dominée par les neuf tours élancées d'un bâtiment qui était probablement un palais. Délimitée d'un côté par la chaîne montagneuse, comme une vague venant mourir au pied d'une falaise, la cité marquinatine se répandait à l'infini de l'autre, dans la plaine. Tixu observa un long moment l'incessant ballet des engins aériens, des ovalibus, qui survolaient Duptinat en émettant leur bourdonnement feutré, qui se posaient çà et là comme de gros insectes butinant une fleur géante et qui déchargeaient ou avalaient leur cargaison de voyageurs sur les hautes plates-formes flottantes. Certains d'entre eux, plus massifs et opaques, décollaient de leurs tubes de montée aux allures de cheminées d'usine et s'envolaient pour des destinations lointaines, points scintillants et fugitifs rapidement absorbés par les nuages et la brume. Quelques enseignes clignotantes, rares et sobres en comparaison du clinquant des quartiers interdits de Point-Rouge, se répondaient distraitement les unes aux autres. Son mal de crâne se résorba et la coordination, encore partielle, entre son corps et son esprit se rétablit. Il se leva, esquissa quelques pas pour se dégourdir les jambes. Ces mouvements, pourtant maladroits et inoffensifs, déclenchèrent un début de panique parmi les herbivores les plus proches dont les naseaux se mirent à souffler bruyamment. Ils baissèrent la tête, poussèrent des mugissements à la fois apeurés et agressifs, tapèrent des sabots et convergèrent vers Tixu qui s'immobilisa : la masse imposante et les cornes pointues de ces animaux, capables des accès de colère ravageurs qui sont l'apanage des paisibles, incitaient à la prudence. Tant qu'il était resté allongé, ils ne s'étaient pas sentis agressés, mais dès qu'il s'était levé, il était devenu un intrus, un danger. Il resta figé durant de longues minutes, le temps qu'ils s'apaisent, le temps qu'ils s'habituent à sa présence. Puis, évitant les gestes brutaux, craignant à tout moment de recevoir un coup de corne, il se faufila lentement entre les flancs arrondis, les pattes puissantes, et se dirigea vers la masure, dressée au centre d'une courette entourée d'un muret de pierres. Il poussa la porte basse, dépourvue de poignée et de serrure, et entra. A l'intérieur, il n'y avait pas d'autre mobilier qu'une banquette de bois fixée au mur. Il y régnait une odeur suffocante, une odeur d'étable et de purin. Malgré la puanteur qui lui retournait les tripes, il s'assit sur la banquette, s'adossa au mur, ferma les yeux et attendit que se dissipent les dernières séquelles physiologiques de l'effet corrigé Gloson. A cet instant, il ressentit la présence du son au plus profond de lui, de ce serpent vigilant prêt à dérouler ses anneaux de feu et à bondir à la moindre alerte. L'antra que lui avait transmis une Aphykit rongée de fièvre vibrait en sourdine et dressait en permanence un imperméable bouclier protecteur. De la même façon que la clôture de pierres encerclait le pré et préservait l'herbe tendre, l'antra forgeait une armure autour de son esprit et protégeait les fragiles pensées en formation. Dans ces couches subtiles où l'intellect, la raison, incapables de tamiser les fines ondes intuitives, ne se hasardaient jamais, le son de vie avait érigé une citadelle inexpugnable qu'aucune pensée importune ne pourrait dorénavant violer. Cette sensation, bien que rassurante — Tixu n'avait pas oublié la terrible agression mentale de l'être habillé de vert, sur Deux-Saisons —, le perturba au début. Il percevait l'antra comme un corps étranger, rapporté, comme une greffe agaçante et inadaptée. Il chercha donc à le rejeter, à le pousser dans les oubliettes de son subconscient. Mais ses tentatives restèrent vaines et le bourdon lancinant continua de résonner imperturbablement en lui. Alors, bien qu'il ne sût pas s'il y avait une manière correcte de l'utiliser, il finit par le tolérer, puis par l'accepter. De fil en aiguille, ses pensées se reportèrent sur Aphykit et un flot de nostalgie lui inonda les entrailles. Il l'avait tenue dans ses bras, et elle, elle était parvenue à vaincre sa fièvre et son délire pour lui témoigner sa reconnaissance et lui faire don de cet extraordinaire présent qu'était l'antra. C'était donc qu'elle ne le tenait plus pour une quantité négligeable, qu'elle lui accordait une certaine estime à défaut d'autre chose. Mais elle était partie avec l'arrogant guerrier de l'Ordre, en qui il ne pouvait s'empêcher de pressentir un rival supérieur à lui sur pratiquement tous les plans. Le projet de l'Orangien, gagner au plus vite Selp Dik, était irraisonné et probablement chimérique, car il n'avait pas le moindre commencement d'idée de ce qu'il ferait sur la planète de l'Ordre. Mais il excluait toute autre éventualité, peut-être parce que, comme le lui avait dit le chevalier Long-Shu Pae, si c'est votre destin de la retrouver, vous la retrouverez... Il lui fallait aller jusqu'au bout de son désir, probablement de son erreur, prendre tous les risques, quitte à courir au-devant d'une terrible désillusion. Il quitta la masure quelques minutes plus tard et sortit du pré par un petit portail de bois. Une voix puissante et grave retentit subitement dans son dos. Il se retourna et se retrouva nez à nez avec un géant hirsute, à la barbe et à la chevelure grises en bataille, qui l'abreuva d'un jargon sonore et haché auquel il ne comprit rien. L'homme était vêtu d'une longue tunique de laine noire qui tombait sur ses bottes de cuir épais. Un bonnet conique et vert aux bords retroussés était enfoncé sur son front, juste au-dessus des sourcils broussailleux. La carrure imposante et la voix grave de son interlocuteur auraient pu avoir quelque chose d'intimidant si cette première impression n'avait été démentie par la curiosité débonnaire et bienveillante des yeux pâles en train de le dévisager. Tixu haussa les épaules et pointa son index sur ses propres lèvres : « Je ne parle pas votre langue, articulat-il lentement comme s'il s'adressait à un enfant. Je ne suis pas de Marquinat... » Le géant éclata de rire. « Arrêtez, vous avez l'air ridicule, jeune homme ! On dirait que vous conversez avec un attardé mental ! Il y a bien longtemps que les Marquinatins, y compris ceux des campagnes, parlent couramment le nafle interplanétaire... Je vous disais simplement que vous avez effrayé mes mutules. Regardez-les, ils n'ont plus envie de brouter ! — Excusez-moi, monsieur, bredouilla Tixu, mais... euh... je n'avais pas l'intention de... Je n'avais jamais vu cette... race d'animaux... » Une nouvelle crise de fou rire saisit le géant. Les commissures de ses lèvres, dissimulées sous les poils de sa barbe, s'étirèrent presque jusqu'à ses oreilles. Ses fortes dents bombées étaient légèrement jaunes. « Les mutules?... C'est une variété de mouteures domestiques propre à Marquinat. Vous arrivez de quel monde ? » Tixu tergiversa un bref instant avant de désigner la ville d'un geste du bras : « De par là... » L'hésitation, quoique infime, n'échappa pas à la perspicacité du géant qui fronça les sourcils et plissa les yeux. « Hum, j'ai comme l'impression que vous ne voulez pas qu'on en sache trop sur vous, l'ami... Remarquez bien que cette attitude méfiante, qui aurait pu autrefois passer pour une impardonnable impolitesse, est certainement préférable par les étranges temps qui courent... Maintenant que nos pensées intimes elles-mêmes ne sont plus à l'abri à l'intérieur de nos têtes, il vaut mieux se méfier... Pour peu qu'on ait des raisons de se méfier, bien sûr... Vous avez probablement été expédié sur l'herbe de mes mutules par une de ces machines de voyage qui vous éclatent en mille morceaux avant d'essayer de les recoller à l'arrivée ? — Eh bien, c'est-à-dire que... ânonna Tixu que les paroles à double sens du géant laissaient sur la défensive. — Allez, je cesse de vous torturer. Je ne vous en demanderai pas davantage ! coupa le géant, conciliant. Après tout, ce que vous êtes venu faire sur Marquinat ne regarde que vous ! Permettez-moi seulement de vous donner un conseil : si vos projets ne sont pas, disons... avouables, prenez garde aux inquisiteurs mentaux. Ça ne fait pas longtemps qu'ils ont envahi Marquinat et déjà, rien qu'en fouinant dans les esprits, ils ont démantelé la totalité des réseaux de résistance qui s'organisaient... Ce que je vous dis là pourrait me valoir, à moi aussi, les pires ennuis... Les places de Duptinat se couvrent de ce qu'ils appellent les croix-de-feu, les pires instruments de torture que j'aie jamais vus ! Les temples que vous apercevez là (il désigna les innombrables excroissances des temples sur la mer étale et gris-bleu de Duptinat) vont être détruits sans rémission par ordre du cardinal de la nouvelle religion officielle, le kreuzianisme... En réalité, vous n'allez pas voir notre monde sous son meilleur jour, l'ami ! Vous avez mal choisi votre moment pour faire du tourisme!... Mais venez : ce n'est pas parce que nous vivons de tels moments que nous devons oublier nos bonnes vieilles coutumes, vous ne croyez pas ? L'accueil aux étrangers a toujours été une tradition de notre peuple. Je vous invite donc à partager mon maigre premier repas du jour, le salut à Roi d'Argent ! » Sans attendre la réponse de son vis-à-vis, le géant se dirigea à grands pas vers une maison, à peine plus grande que la masure du pré, située sur les hauteurs d'une colline proche. D'abord indécis, Tixu finit par le suivre tout en se promettant de rester sur ses gardes. La lumière sale du petit jour pénétrait timidement à l'intérieur de la bâtisse rustique. Elle s'immisçait dans les étroites lucarnes murales et venait agoniser sur les murs rugueux. Le mobilier était réduit à sa plus simple expression : une table sommaire, trois antiques chaises de paille et de bois, une sorte de grand buffet de terre séchée, constitué de deux colonnes inégales et d'étagères rudimentaires. Comme dans la masure, une odeur fétide, provenant probablement des couvertures de laine noire pliées sur un coin de banquette, imprégnait l'atmosphère de la maison. Le repas, frugal, se composa essentiellement de fromage de mutule — « Le meilleur est celui qui sent le plus fort ! » certifia le géant r et de pain noir au goût délicieux. De larges écuelles de bois servaient d'assiettes. Les fourchettes et couteaux que l'hôte de Tixu avait posés sans douceur sur la table n'avaient pas été lavés depuis bien longtemps. Cet intérieur négligé rappelait à l'Orangien la cabane de Moao Amba, la gargote des passerelles de Deux-Saisons. Il eut le sentiment qu'il avait quitté le monde des Sadumbas depuis un siècle, et pourtant cela ne faisait que trois jours standard qu'il en était parti. Trois jours qu'il avait échappé par miracle aux gueules des lézards des fleuves, que Malinoë l'avait soigné avec la graisse des reptiles géants, que Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt profonde, lui avait permis de boire l'eau de l'invincibilité... Trois jours pendant lesquels il avait vécu plusieurs vies accélérées, condensées, comme s'il avait cherché à rattraper d'un seul coup tout le temps perdu, toutes ces armées d'inertie passées dans l'antichambre du néant. « Vous connaissez quelqu'un, à Duptinat ? demanda le géant tout en mordant à belles dents dans une énorme tranche de pain. — Non, répondit Tixu. — Et vous savez où aller. — Je suis à la recherche de quelqu'un... avança Tixu, évasif. J'ai son nom et son adresse, mais je ne suis pas certain de le retrouver : mes renseignements datent de quinze armées standard. — Et si vous ne le retrouvez pas, insista le géant, que comptez-vous faire ? — Je ne sais pas... Je n'ai pas eu le temps de réfléchir à cette éventualité... — Vous avez de l'argent ? — Non... » Le géant posa ses coudes sur la table, son menton sur ses mains croisées et s'absorba dans ses pensées. « Comme vous ne m'avez pas l'air d'être un voyageur très prévoyant, voici ce que je vous propose, reprit-il après un long moment de silence. Dans une heure, vous irez en ville pour commencer vos recherches. Les premiers quartiers de Duptinat ne sont pas très éloignés d'ici. Il faut environ trois quarts d'heure de marche pour atteindre les premières plates-formes des ovalibus. Vous aurez intérêt à utiliser les transports en commun : ils sont gratuits et la ville est très étirée, comme vous l'avez certainement remarqué. Si vos recherches s'avèrent infructueuses, vous pourrez revenir dormir ici, chez moi... Ce n'est certes qu'une maison de berger, dont le confort laisse à désirer, mais vous aurez au moins le gîte et le couvert. Je vous arrangerai un lit et vous vous laverez au torrent le plus proche. Ça vous évitera de traîner pendant la nuit, ce qui est le meilleur moyen d'attirer l'attention des patrouilles de l'interlice... Vous aurez un port d'attache... Qu'en pensez-vous ? » Tixu plongea son regard dans celui de son hôte. Il n'y décela aucune trace d'intentions sournoises ou malveillantes. « Je ne sais pas si je dois accepter, objecta-t-il. Je ne voudrais pas vous causer de dérangement, encore moins des ennuis... » Le rire du géant fut la plus probante des réponses. Il planta son long couteau à la lame ébréchée dans le bois noueux de la table. « Bordel de bois, me déranger, l'ami ? s'exclamat-il de sa voix de stentor. Je suis enchanté d'avoir un peu de compagnie ! Mes mutules ne sont pas très bavards ! Et puis, je peux vous le dire maintenant, mon instinct me dit que vous êtes quelqu'un en qui je peux avoir confiance... Je me fie entièrement à mon instinct... A quoi d'autre est-ce que je pourrais me raccrocher ? — Dans ce cas, je vous remercie de votre proposition et je l'accepte, dit Tixu, touché de la sollicitude du Marquinatin. — A la bonne heure ! Je suis Stanislav Nolustrist, poète et berger, mais les amis m'appellent Stan ou Stanis... — Euh... Bilo... Bilo Maïtrelly », mentit l'Orangien sans trop savoir pourquoi. Il était peut-être d'ores et déjà gagné par le climat de suspicion qui, selon les dires du géant, empoisonnait l'atmosphère de la planète Marquinat. Tixu emprunta le chemin empierré qui longeait la chaîne montagneuse dont Stanislav Nolustrist lui avait appris qu'elle se nommait l'Echiné de la Marquise. Lorsqu'il arriva dans les premiers faubourgs de Duptinat, Roi d'Argent était haut dans le ciel. Son disque rond, gris et brillant, crevait le rideau ajouré de brume matinale. Tixu se rendit vite compte que la peur s'était posée comme une aile géante sur la capitale marquinatine. Elle recouvrait toutes les artères rectilignes et les ruelles sombres. Les rares piétons qu'il croisa rasaient les murs, enfouis dans leurs larges manteaux de laine. Leurs visages hermétiques disparaissaient dans les cols relevés, les écharpes aux couleurs vives ou encore les passe-froid, des cagoules de laine écrue munies de courtes visières. La plupart des volets étaient rabattus sur les fenêtres octogonales des façades grises. Le berger avait insisté pour donner un peu d'argent à Tixu : « Il faut que vous changiez de vêtements : votre tunique blanche est maculée de sang. Non seulement vous risquez de vous faire remarquer, mais en plus vous allez prendre froid ! Nous sommes en prime automne : Roi d'Argent ne parvient pas à réchauffer l'air. Il est comme ces vieux bourgeois qui n'arrivent plus à réchauffer leur femme ! » Stanislav Nolustrist avait raison : il faisait frisquet. L'Orangien s'arrêta donc à la première boutique de vêtements qu'il rencontra. Il acheta une veste de laine fourrée bleu uni et un pantalon de velours noir. Il se changea dans la cabine d'essayage, puis il demanda à la vendeuse, une belle femme au teint légèrement hâlé et à la somptueuse chevelure blonde, si elle connaissait la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée. Elle répondit, avec une amabilité proportionnelle à sa curiosité, qu'il lui fallait d'abord se rendre sur la première plateforme aérienne, prendre ensuite un ovalibus des lignes intérieures, reconnaissable au triangle violet sur la cabine de pilotage automatique, et descendre enfin à la place Jatchaï-Wortling, qui allait être bientôt rebaptisée. « Enfin, elle s'appelle toujours comme ça pour l'instant... Après, c'est simple : la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée donne sur la place... Mais renseignez-vous : il vous faudra peut-être changer d'ovalibus avant la place Jatchaï-Wortling. Vous êtes touriste ? Je connais des endroits typiques de Duptinat où je... » Il l'interrompit d'un geste de la main, remercia, paya et sortit. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer la plateforme, une sorte de palier suspendu une trentaine de mètres au-dessus d'une large avenue bordée d'aughineux, des arbres aux feuilles jaunes. Il s'engouffra dans le monte-personne ascensionnel qui s'éleva automatiquement dès que la porte coulissante se fut refermée. En cette heure avancée de la matinée, il n'y avait que peu de monde sur le quai de la station. Deux jeunes femmes assez jolies, drapées dans d'élégants capemanteaux au col relevé, chuchotaient et jetaient de temps à autre des regards à la fois provocants et inquiets alentour. Un peu plus loin, un vieillard chenu semblait perdu dans ses pensées. Plus loin encore, un groupe d'enfants, encadré par deux adolescents, attendait impatiemment le passage de l'ovalibus. Sous la plateforme le quartier était étrangement paisible. Le silence pesant n'était troublé que par les trilles mélodieux d'oiseaux que Tixu identifia comme des silutes à ailes rouges. Ils transformaient en volières bruissantes les plus hautes branches des aughineux, dont les cimes en pinceau effleuraient les balustrades de la plateforme. Ils attendirent un bon quart d'heure avant qu'un ovalibus, précédé du sifflement de ses coussins rétroactifs et du bourdon monocorde de son propulseur, ne daignât se poser sur la station aérienne. Il mesurait une douzaine de mètres de long. Il ressemblait à un gros œuf brillant et translucide. L'avant de l'appareil était réservé au programmateur de parcours, un robotomate cubique dont les doigts mécaniques, directement soudés au tronc, effectuaient à chaque atterrissage ou décollage des mouvements saccadés sur une console scintillante. Le sas latéral s'ouvrit dans un chuintement étouffé. Tixu n'avait pas eu le temps de voir s'il y avait un triangle violet sur la cabine de pilotage. Il prit place avec les autres dans le compartiment voyageurs et demanda aux deux jeunes femmes si c'était la bonne direction pour la place Jatchaï-Wortling. Leurs yeux s'emplirent d'effroi comme si elles se trouvaient en face d'un psychopathe. Puis l'une d'elles comprit que le seul crime de l'étranger qui les sollicitait était de leur soutirer un renseignement. Elle reprit donc des couleurs et expliqua, du bout des lèvres, qu'il devait changer au carrefour des Sisoteurs et prendre un autre ovalibus en direction de Ronde-Maison. « C'est facile, il y a un triangle violet à l'avant, au-dessus du programmateur de parcours... — Les sisoteurs, ce sont ceux qui fabriquent les sisotes, des poupées à commande vocale... », ajouta l'autre qui éprouvait probablement le besoin pressant de corriger l'impression laissée par sa première réaction. Après quoi, elles s'assirent du bout des fesses sur les banquettes autosuspendues et se claquemurèrent dans un silence renfrogné et prudent. L'ovalibus prit son envol et plana lentement au-dessus de Marquinat. Tixu eut tout le loisir d'admirer les dômes sculptés des temples, de vraies dentelles aériennes et gracieuses taillées dans le bois massif par des doigts de fée. En dehors des flèches des temples et des majestueuses tours de la Ronde Maison, l'agglomération lui parut monotone et dénuée de fantaisie. Les immeubles n'excédaient pratiquement jamais cinq étages et avaient peu ou prou la même forme, toit arrondi et gris-bleu sur cube grisâtre, comme s'ils étaient tous issus du même moule. Seuls les volets finement décorés ou les balcons de fer forgé dénotaient parfois une certaine volonté d'originalité. Les rues étaient tantôt larges et droites, belles avenues bordées d'aughineux qui convergeaient vers des places octogonales, tantôt resserrées et tortueuses, ruelles paresseuses parsemées d'échoppes et de vitrines richement décorées devant lesquelles flânaient les badauds. L'Orangien remarqua que les commerces étaient regroupés par type d'activité et par quartier. L'ovalibus survola un ensemble d'immenses bacs rectangulaires à ondes lumineuses teintantes, dans lesquels hommes et femmes, court-vêtus en dépit de la fraîcheur, enfoncés jusqu'aux genoux dans les émulsions électriques, plongeaient sans relâche de grands morceaux de tissu écru qui se couvraient de taches de couleurs vives. Un travail hors de portée des robotomates, si perfectionnés fussent-ils, car ils n'auraient pu remplacer le coup d'œil et le savoir-faire de ces ouvriers hautement qualifiés ? La navette aérienne se posa sur d'autres plates-formes et fit peu à peu le plein de passagers. A chaque station, Tixu interrogea les deux jeunes femmes du regard, mais elles lui firent discrètement signe d'attendre. Jusqu'au moment où elles s'approchèrent de lui et lui chuchotèrent : « La prochaine, c'est le carrefour des Sisoteurs. N'oubliez pas de vérifier le triangle violet sur la cabine et de descendre à Ronde-Maison, place Jatchaï-Wortling... » A ce moment-là seulement, elles se détendirent et se fendirent de sourires avenants. Elles semblaient brusquement délivrées d'un lourd fardeau. Tixu descendit donc sur la plateforme suivante. Là, il reçut un choc : au milieu des visages maussades des voyageurs qui attendaient, groupés en rangs serrés le long du quai d'atterrissage, il repéra une silhouette vêtue d'une acaba noire et dont la tête disparaissait sous un profond capuchon : un Scaythe d'Hyponéros ! Son cœur s'emballa, son ventre et ses entrailles se contractèrent. Le souvenir de l'abominable tentacule visqueux et froid qui avait fureté à l'intérieur de son crâne dans son agence de Deux-Saisons resurgit instantanément. Mais aussitôt la vibration de l'antra s'amplifia, chassa énergiquement les grossières pensées de panique et dressa une barrière infranchissable autour de son esprit. Il n'eut aucun effort à faire pour maintenir cet état de calme apaisant. Lorsque le son de vie eut rempli son rôle de gardien du silence intérieur, Tixu constata que ses propres perceptions de l'environnement avaient tendance à se modifier, à ne plus échouer sur les premiers écueils des apparences. C'était comme si l'antra, en plus de le protéger, lui dessillait les yeux. Les autres voyageurs lui apparurent soudain sous un jour différent... Sous leur vrai jour... Il vit que les personnages qu'ils s'efforçaient de jouer, avec plus ou moins de bonheur, les éloignaient d'eux-mêmes, les fractionnaient, les fracturaient. Il vit qu'ils s'étaient créé des modèles idéaux et fallacieux, d'une part pour être certains de ne jamais les atteindre et, d'autre part, n'être jamais contraints de regarder en eux-mêmes. Ils restaient coincés entre deux mondes, entre le monde de la pensée et le monde de la matière, n'explorant ni l'un ni l'autre. Ils avaient perdu de vue qu'ils étaient des êtres humains, des créatures capables à la fois de voler avec les dieux et de plonger avec volupté dans la boue de leurs pulsions animales. Leur espace se rétrécissait comme une peau de chagrin. La présence de l'acaba noire les remplissait de terreur. Ils avaient déjà eu un bref aperçu des inquiétants pouvoirs des Scaythes lors des jugements publics ou des sommaires exécutions mentales. Dans leur esprit sans défense, leurs pensées, livrées aux griffes de la peur, s'entrechoquaient et se chevauchaient comme des animaux sauvages pris au piège. Tixu s'aperçut que le Scaythe ne se gênait pas pour profaner à leur insu les sanctuaires de pensées qui l'environnaient. En revanche, lorsqu'il voulut violer l'esprit de l'Orangien, l'inquisiteur se heurta au barrage dressé par l'antra. Le Scaythe insista, chercha à tout prix à pénétrer dans ce livre humain qui ne voulait pas s'ouvrir, mais en pure perte. Tixu ressentit nettement la surprise et l'irritation de l'être mystérieux enfoui dans l'acaba noire. L'ovalibus amorça sa descente au-dessus de la place Jatchaï-Wortling, une gigantesque esplanade hexagonale pavée de mosaïques lumineuses représentant les planètes de la Confédération de Naflin. Au centre de la place, cernée d'une haie pourpre et or criblée de fleurs blanches, trônait la statue de Jatchaï Wortling, fondateur de la dynastie du Wort-Mahort et bâtisseur de la Ronde Maison aux neufs tours, dont les ombres allongées, démesurées, se projetaient sur les immeubles avoisinants. L'antique statue, qui avait traversé sans encombre treize siècles standard, était un miracle sans cesse renouvelé d'équilibre. Depuis le hublot de l'ovalibus Tixu vit les innombrables traces de réparations, les cicatrices laissées par les soudeurs et autres ravaleurs sur le socle métallique qui paraissait à tout instant devoir céder à la tentation de s'effondrer. Non loin de la statue, une scène insolite attira l'attention de l'Orangien : une roue transparente dans laquelle se tordait un corps en croix, nu et déformé par les reflets scintillants de Roi d'Argent, était exposée sur une estrade basse. Les nombreux passants qui traversaient la place baissaient la tête et évitaient soigneusement de regarder en direction de cette roue. Tixu ne fut pas fâché de débarquer de l'ovalibus et de se soustraire à la curiosité de l'inquisiteur qui, agacé par la résistance inattendue qu'il avait rencontrée, était revenu à la charge à plusieurs reprises. Au sortir du tube d'évacuation, l'Orangien déboucha sur la place Jatchaï-Wortling, un quartier très animé où déambulait une foule de Marquinatins pressés. Comme il ne parvenait pas à se réchauffer les pieds, il décida de se débarrasser de ses légères chaussures de soie, peu adaptées au climat de Marquinat. Il n'eut pas besoin d'aller bien loin : des camelots ambulants avaient dressé leurs étalages pittoresques et colorés tout autour de la place. Il acheta une solide paire de bottes montantes que le vendeur, un adolescent gouailleur, lui garantit inusables et tellement confortables que certains de ses clients, promis juré, oubliaient de les retirer au moment d'aller se coucher ! Puis, intrigué, il se dirigea vers la roue transparente. Au fur et à mesure qu'il s'en rapprochait, il croisa de plus en plus de visages bouleversés, des femmes en larmes, des hommes aux mâchoires serrées... Le corps nu, écartelé par des projections d'air compressé, appartenait à une femme. L'indicible souffrance qui se lisait sur ses traits déformés flétrissait sa beauté originelle. Par endroits, des cloques et des plaies vives se formaient sur son épiderme écarlate. De sa bouche aux lèvres déchirées suintait un liquide visqueux et rosâtre. L'intérieur de ses cuisses était presque noir : les humeurs et le sang qui avaient coulé de la blessure de son bas-ventre s'étaient durcis, coagulés et incrustés sur sa peau tendre. Ses cheveux s'en allaient par poignées et découvraient peu à peu son crâne bosselé. En bas de la roue, des lettres holographiques dorées flottaient sur un écran-bulle. Le texte avait été rédigé en deux langues, marquinatin et nafle : La croix-de-feu à combustion lente de l'Eglise du Kreuz sera le châtiment réservé à ceux qui enfreindront la Loi Divine Unique ou les commandements transmis par les saints missionnaires... Dame Armina Wortling, épouse du seigneur défunt Abasky Wortling, par la chair a péché et trahi l'ancienne coutume planétaire. Par décision du cardinal Rahouin de Brussel, représentant suprême de Sa Sainteté le muffi Barrofill le Vingt-quatrième sur la planète Marquinat. Les yeux de la suppliciée se posèrent sur Tixu. Il eut l'impression qu'ils l'imploraient de faire cesser son martyre, ne fût-ce que quelques secondes. Ils avaient trop souffert pour laisser encore couler des larmes. La douleur l'entraînait peu à peu au fond d'un gouffre où sa raison était sur le point de s'égarer. Au pied de l'estrade, un adolescent d'une quinzaine d'années, effondré, pleurait en silence. L'Orangien se détourna du pénible spectacle. Blessé, révolté, il serra les poings à s'en faire craquer les phalanges et poursuivit ses recherches. La rue de l'Orfèvrerie-Sacrée s'étirait langoureusement entre deux rangées de boutiques et d'ateliers aux enseignes baroques. Tixu vit un avis holo bleu marine flottant quelques mètres au-dessus des immeubles. L'interlice informait les orfèvres de l'artisanat sacré que les temples de la théogonie marquinatine allaient être livrés aux rayons désintégrants des démolisseurs. Les orfèvres avaient donc purement et simplement cessé le travail. D'après la charte déontologique de la corporation, ils ne devaient exercer leur activité que pour la décoration des temples et les célébrations des différents cultes en vigueur sur Marquinat, sur commande des prêtres ou des fidèles. Ils discutaient par petits groupes sur le seuil des portes entrouvertes des boutiques ou des ateliers. Leurs œuvres les plus représentatives étaient exposées dans les vitrines : statuettes parées de gemmes étincelantes, bijoux sacrés torsadés et sertis d'émaux, sculptures holo des dieux du panthéon, candélabres à trois, cinq ou sept branches, élégants porte-cierges d'optalium rose, brûle-encens en forme de conque... En s'enfonçant dans la rue, Tixu capta des murmures, des bribes de conversation. Ils se demandaient à voix basse si. la nouvelle Eglise du Kreuz leur fournirait suffisamment de travail, s'ils ne devaient pas plutôt renoncer à leur charte et se recycler tout de suite dans l'artisanat profane. La rue de l'Orfèvrerie-Sacrée était l'une des plus anciennes de la cité. Certains prétendaient même qu'elle avait connu la civilisation prénaflinienne. Elle était pavée de pierres rugueuses et disjointes entre lesquelles poussaient quelques brins d'herbe anémiée. Les constructions, accolées les unes aux autres, se soulageaient mutuellement du poids des siècles. Les noms des artisans étaient inscrits sur les frontons triangulaires des boutiques et des ateliers. Tixu se contenta de remonter la rue sur une bonne partie de sa longueur. Aux regards noirs que lui jetaient les orfèvres il comprit qu'il ne tirerait rien d'eux : depuis quelques jours il ne faisait pas bon être étranger à Duptinat, encore moins quand cet étranger déambulait devant vos propres portes en ayant l'air de préparer quelque mauvais coup. L'invasion soudaine de leur planète avait pour première et néfaste conséquence la suppression quasi totale de leur activité millénaire et ne les incitait pas aux bavardages amicaux ni à la xénophilie. Maintenant que leurs pensées elles-mêmes n'étaient plus à l'abri, ils se méfiaient des inconnus comme de la peste nucléaire. Géofo Anidoll, Orfèvre sacré agréé par charte. L'enseigne de l'ancien correspondant du chevalier Long-Shu Pae lui apparut enfin, à l'autre bout de la rue. Son atelier donnait sur une petite place où se rejoignaient plusieurs autres ruelles ou venelles. Le nom de l'orfèvre s'étalait fièrement, en lettres peintes et saupoudrées d'or fin, sur un fronton de bois noir fixé sous le dôme de la maison de deux étages. L'atelier était fermé, c'est du moins ce que laissait supposer le lourd volet de bois écaillé rabattu sur la vitrine. L'Orangien pressa à plusieurs reprises la sonnette ronde disposée dans une niche sur le côté de la porte d'entrée. Seul le silence répondit aux notes harmonieuses du carillon. Tixu insista, martela rageusement l'huis de bois massif, mais ses coups sourds ne déclenchèrent aucune réponse, aucune animation. Il jura de dépit et demeura figé, indécis, devant cette porte hermétiquement close. Il remarqua alors un vieil homme ridé aux longs cheveux blancs en partie enfouis sous un bonnet conique et vert identique à celui de Stanislav Nolustrist. Sa silhouette furtive et voûtée apparaissait dans l'étroit entrebâillement de la porte d'une maison voisine. Il observait l'Orangien d'un air revêche, soupçonneux. « Qu'est-ce que vous voulez ? interrogea le vieillard d'une voix chevrotante et bourrue. — Je souhaite parler à Géofo Anidoll, répondit Tixu en décochant son plus aimable sourire. — Vous n'êtes pas d'ici, hein ? Qu'est-ce que vous lui voulez ? » Dans ses yeux chafouins luisaient des braises vivaces de défiance que le moindre souffle de contrariété risquait de transformer en flammes de colère. « C'est l'un de ses vieux amis qui m'envoie à lui », argumenta Tixu. Il avait tenté de mettre le plus de conviction possible dans ses paroles, mais cela ne suffit pas à dérider son interlocuteur. « Mmouais ! De toute façon, il n'est pas là pour le moment, marmotta le vieillard entre ses rares dents branlantes. Et il ne sera pas là avant une semaine marquinatine!... Au moins... Le salut, monsieur ! » Avant que Tixu ait eu le temps ou le réflexe de le retenir et de s'informer plus en détail, le vieux Duptinatin referma sèchement la porte sur lui. La peur qui rôdait dans les rues de la capitale marquinatine n'arrangeait pas les affaires de l'Orangien. Il comprit qu'il serait inutile de harceler le détestable voisin de Géofo Anidoll. Il avait pensé que le transfert pour Selp Dik ne prendrait que quelques heures, le temps pour lui de localiser l'ancien correspondant de Long-Shu Pae, et voilà qu'il était contraint de ronger son frein sept ou huit jours, peut-être plus, sur Marquinat... Si loin d'Aphykit... Il refoula énergiquement sa déception et prit la résolution de chercher une solution plus expéditive. Eventuellement, il pourrait se rabattre sur le vieux déremat de Géofo Anidoll en dernier ressort. Il décida de regagner la maison du berger pour réfléchir et faire le point. Stanislav Nolustrist, debout dans la courette de la masure du pré, brossait la toison de ses mutules avec un soin presque religieux. Lorsqu'il aperçut la silhouette de son jeune hôte sur le chemin empierré, il l'accueillit avec un de ces énormes rires dont il avait le secret. « Je ne croyais plus vous revoir, l'ami!... Je pensais que vous étiez parti faire un petit tour dans l'univers!... Mais je vous avais préparé un lit, au cas où... En tout cas, vous voilà vêtu décemment, comme un vrai Marquinatin ! De loin comme de près, l'illusion est parfaite ! — Pas si parfaite que ça ! maugréa Tixu en se rapprochant de la clôture de pierres. Vos complanétaires se méfient de moi ! — Vous n'avez pas retrouvé votre homme ? — J'ai retrouvé sa maison mais, manque de chance, il ne sera pas chez lui avant huit jours... » L'Orangien caressa distraitement le flanc laineux du mutule avant d'ajouter : « Et je ne peux pas me permettre d'attendre huit jours... En ce qui concerne l'argent que vous m'avez prêté, je... » Le berger l'interrompit d'un geste évasif et se pencha de nouveau sur la toison noire dans laquelle s'incrustaient ronces et chardons. « Les gens sont vraiment terrorisés, murmura Tixu. — Il ne peut pas en être autrement ! soupira Stanislav Nolustrist en suspendant son mouvement circulaire de brossage. La phalange du Mahort, l'armée d'élite de la famille Wortling, a été anéantie en quelques minutes par les Syracusains et leurs alliés... De plus, l'envahisseur a réquisitionné tous les déremats recensés, privés ou publics, ce qui lui a permis de museler rapidement les rébellions qui ont éclaté dans les provinces, en particulier dans l'hémisphère Nord. Comme il n'hésite pas à recourir au massacre collectif et aux croix-de-feu individuelles, le peuple marquinatin se sent pris au piège. Et, par les couilles de mes mutules, il l'est effectivement!... Mais il fallait bien que ça se produise d'une manière ou d'une autre... Le ciel et les étoiles avaient annoncé les temps du malheur... Mais qui regarde le ciel de nos jours ?... » Tixu passa une grande partie de l'après-midi à réfléchir, assis sur le lit de fortune que le berger avait installé près de sa couchette. La maison emboucanée ne comportait qu'une pièce. Rien d'intéressant ne sortit de ses cogitations forcenées, presque douloureuses, sinon un vague découragement devant les obstacles qui se dressaient l'un après l'autre sur le chemin censé le ramener vers Aphykit. La Syracusaine était comme un rêve qu'il ne parvenait pas à retenir. Il doutait de ses souvenirs, il doutait de l'avoir touchée, il doutait d'avoir respiré son haleine... Au bout d'un moment, fatigué de se focaliser sur ses pensées, fatigué de se cogner aux murs étroits de son intellect, Tixu tourna spontanément son attention sur le bruissement de source qui continuait de résonner au fond de lui... L'antra, le murmure silencieux, était comme le bourdon d'un instrument de musique qui, même si l'oreille est davantage attirée par l'envolée des notes allègres et rythmées, déroule inlassablement sa ligne grave et monotone, son indispensable soubassement sonore. Isolé, le son de vie se déroula et s'empressa d'occuper tout l'espace intérieur de l'Orangien. Maître exigeant, il en chassa toute pensée superficielle, parasite, et créa le vide. Bien qu'il n'eût pas de forme précise — Tixu aurait été incapable de le prononcer à voix haute —, il sonna de manière nette et claire et, après avoir débarrassé l'esprit de tout son fatras de pensées inutiles produites par la machine emballée du mental, il le laissa lumineux et vibrant, dans un état proche de la béatitude. Tixu se demanda fugitivement si c'était une manière correcte de l'utiliser, s'il ne contrevenait pas aux instructions données à la hâte par Aphykit dans la maison du françao. Est-ce qu'il ne faisait pas un usage abusif de l'antra en le dérangeant volontairement, sans qu'il y eût une quelconque menace d'agression mentale ? N'était-ce pas à l'antra lui-même de décider de la fréquence et de la nécessité de ses interventions ? Dans le doute, il préféra ne pas s'abstenir et se laisser aller au bien-être et au confort qu'il ressentait, à ces instants délicieux pendant lesquels l'environnement physique et mental s'estompait jusqu'à disparaître totalement. Il voyagea sur le véhicule du son et atteignit le rivage d'un profond et inaltérable silence, qui ne fut pas sans lui évoquer la paix presque palpable de la forêt de Deux-Saisons. Puis, sur l'écran de ce silence, apparurent des images de son passé, d'une précision saisissante en dépit de l'érosion du temps — mais ici, le temps signifiait-il encore quelque chose?... Un film dont il était le spectateur neutre et qui reconstituait en partie son enfance, son adolescence et sa jeunesse jusqu'à sa prise de fonctions sur Deux-Saisons... Il n'a que six ans quand sa mère meurt dans un accident de taxiboule. Cette disparition soudaine le laisse dans un tel état de choc qu'il demeure une dizaine d'années sans accorder le moindre intérêt au monde. Cette attitude fait le désespoir de son oncle qui l'a recueilli et qui, désemparé, maladroit, ne sachant comment le faire sortir de sa léthargie, opte pour la fermeté brutale. Le seul souvenir un tant soit peu agréable qu'il garde de cette période est l'immense jardin de la maison de Phaucille la Magnifique, l'un des fleurons de Vieulinn... Un jardin sauvage où flânent les parfums enivrants des cipreniers géants, où flottent les taches mauves des fliottes sur leur étang de verdure... Il se revoit quitter clandestinement la maison de son oncle alors qu'il n'a pas encore atteint sa majorité légale. Il ne peut plus supporter la sévérité, l'inflexibilité du frère cadet de sa mère. La nuit est tombée sur Phaucille. Il a jeté pêle-mêle quelques affaires dans un sac de voyage. Il ouvre doucement la porte, se glisse dans le couloir plongé dans l'ombre, descend l'escalier de pierre, traverse le corridor d'entrée... Ça y est, il est dehors, il est libre... Il voyage sur les balançoires des antiques chariots à coussins d'air et à voile des camelots ambulants qu'il aide à déballer et remballer leurs étalages pour monnayer son transport. Au rythme lent de la caravane il découvre les sauvages et splendides paysages des provinces les plus reculées d'Orange, les confins roses de Vieulinn, le désert de sel de Massoy, les canaux verts de la Petite Nante, les montagnes bleues et mauves de Zelaûm... Il arrive à Phille, ville principale de la province de Jaunille et capitale interconfédérale des tissus. Chaque façade, chaque pan de mur, chaque édifice public est ; orné de précieuses étoffes tissées à la main selon une j méthode traditionnelle. C'est un véritable enchantement pour les yeux, une symphonie baroque et joyeuse de couleurs vives et contrastées... Il a maintenant dix-sept ans. Il travaille comme trompe-la-faim », parcourt les rues embaumées et ensoleillées de Phille sur une petite plateforme autoguidée, chargé des repas que les maîtres tapissiers commandent chez Sitraëlle, une matrone épanouie, mafflue, qui s'y entend à merveille pour exploiter ses employés. Il mord goulûment dans la vie. Les plaisirs sans cesse renouvelés de la découverte le tiennent en éveil, estompent peu à peu les souvenirs amers d'une enfance difficile... Sitraëlle l'a viré comme un malpropre pour une sombre histoire de trafic de nourriture dont il n'est en rien responsable. Il est obligé de quitter précipitamment Phille car les hommes de main de son ancienne patronne veulent lui faire la peau. Pourquoi ? Il ne sait plus... Il erre de petit boulot en petit boulot, de ville en ville... Parfois, il s'endort au bord des routes, l'estomac creux, sous les pluies tropicales qui transforment les fossés en torrents de boue. Il voyage en clandestin dans les wagons des trains de marchandises suspendus à leur rail aérien. Il échappe aux contrôles des robotomates de l'ordre, des automates archaïques assez faciles à tromper : il suffit de glisser un vieux mémodisque infecté dans la fente de leurs plastrons pour que les courts-circuits dérèglent et dévorent leur système central... Il se retrouve un jour à Boultoc, une sinistre ville industrielle du continent noir Maravel. Il est serveur dans un grand restaurant populaire. En toute légalité : il est majeur, maintenant. Et puis voilà que lui reprend son envie de voyages et de changements, la planète Orange est devenue trop petite... Il se dit que la meilleure manière de mêler plaisir et travail est de bosser pour une compagnie de transfert de cellules. Il passe donc des tests préliminaires dans une agence de Boultoc. A sa grande surprise, il est sélectionné pour le stage annuel de la C.I.L.T., la plus grande agence de voyages de l'univers connu et inconnu!... On l'a expédié sur Oursse, planète éloignée d'Orange de plus de vingt-deux années-lumière. Il est étonné de reprendre connaissance entièrement nu et souffrant d'une terrible migraine au beau milieu des autres stagiaires, hommes et femmes, entièrement nus également Les uns sont gênés, les autres font semblant d'en rire. L'intérêt touristique majeur d'Oursse, planète glaciale réside dans son exceptionnelle faune sylvestre, à ce que lui a certifié le recruteur de Boultoc. Mais il a omis de lui préciser que les forêts ourssiques en question sont parfaitement inextricables, si bien que Tixu et ses compagnons doivent se contenter de suivre assidûment les cours, d'ingurgiter jusqu'à la nausée le tortueux règlement interne de la compagnie et ses innombrables alinéas bis et ter, de s'exercer au maniement des déremats de démonstration, des engins tellement vétustés que les. stagiaires se demandent comment ils n'occasionnent pas les irréparables dégâts cellulaires que leur état délabré laisse envisager... En fin de stage, la discipline se relâche et Tixu entame une courte liaison avec une fille venue d'Issigor, Babsée Obraillène, avec qui il s'initie aux premiers rudiments de la pratique amoureuse. La peau de Babsée est grenue et ferme, à la fois douce et irritante au toucher, ses seins sont des bourgeons aux pointes dures et hérissées, sa bouche un fruit vert à la saveur acide. Les aventures entre stagiaires étant strictement prohibées, ils encourent tous les deux la résiliation définitive de leur contrat de travail. Ils font donc l'amour vite et mal, où ils peuvent, dehors le plus souvent, à l'abri sommaire d'un buisson de pins nains à travers lequel la bise ourssique mêle ses caresses glacées à leurs baisers maladroits et enfiévrés... Tixu n'est pas expérimenté, mais il lui semble que Babsée subit ses assauts avec davantage d'agacement que de plaisir... Son ventre est aussi sec et froid que le climat local... Les stagiaires prêtent serment sur la Charte d'Airain devant toutes les huiles de la compagnie réunies pour la circonstance et visiblement ennuyées de se retrouver là. Puis le maître de stage signifie sa première affectation à Tixu : Deux-Saisons, une planète dont il n'a jamais entendu parler... On lui assure qu'elle est très agréable malgré un climat légèrement humide et qu'il y a d'intéressantes possibilités de promotion ultérieure à la clé... Il a tout juste le temps de bredouiller un bref adieu à Babsée, qui n'a pas encore reçu son affectation, et de lui témoigner sa reconnaissance par une fougueuse et ultime embrassade. Puis il est expédié dare-dare sur Deux-Saisons par les relais internes de Sbarao, Platoria, Spall et Jarepa Mocagua... A peine a-t-il repris ses esprits et évacué son décalage planétaire et temporel, le fameux effet corrigé Gloson, qu'on l'enfourne d'auto-.té dans un nouveau déremat et qu'on le programme pour l'étape suivante. Le temps de la compagnie est compté et on ne juge pas utile de le laisser souffler... Sur Deux-Saisons, l'employé en poste, un Platonien à la peau noire et aux cheveux crépus, un homme qui semble avoir vieilli prématurément, l'accueille d'un hochement de tête sinistre et d'un demi-sourire désolé. Puis, avant que Tixu, toujours nu, ne soit entièrement remis du décalage, son prédécesseur lui explique brièvement le fonctionnement et les particularités du déremat, se déshabille, lui jette à la figure son uniforme crasseux et puant, se précipite dans la machine noire et file sans demander son reste. Tixu, ébahi, récupère ce qui reste de l'uniforme vert du Platonien, le balance dans un petit incinérateur et déniche un uniforme neuf macérant dans l'humidité poisseuse d'un placard, ce qui lui permet, en attendant mieux, de couvrir sa nudité et de se préparer à recevoir les clients. Le bureau des contrôles de la zone 1098-A des Marches lui communique par le canal audio superfluide interne le nouveau rode secret du salon de transfert et lui souhaite bonne chance en n'omettant pas de préciser qu'à la moindre tentative de fraude ou de prévarication de sa part il recevra dans les deux jours la visite d'un inspobot, « Votre hôtel est la pension Jurumba, située dans la rue des Pionniers... Votre prédécesseur, le Platonien Admar Coewa, a trahi le serment à la Charte d'Airain. Il essaie de nous échapper. Mais l'inspobot possède ses coordonnées A.D.N. et ne devrait pas tarder à nous le ramener... Vous, n'oubliez jamais ce principe : rien ne remplace le facteur humain dans les contacts ! » ajoute a voix, un rien ironique, de son correspondant. Peu à peu, Tixu fait plus ample connaissance avec le trou sordide dans lequel la direction de la Compagnie l'a enterré. Deux-Saisons, son unique bar lugubre, ses prostituées sur le retour, ses mineurs d'optalium abrutis de fièvre et d'alcool, son missionnaire kreuzien fêlé, ses autochtones sadumbas rondouillards et tristes, et surtout cette humidité persistante qui vous dévore lentement le système nerveux... La pluie ne s'arrête jamais, elle devient vite une compagne omniprésente, gluante, horripilante... Au cours des premières semaines de son séjour, Tixu fait preuve d'une constance et d'un zèle dignes d'éloges et prévient la direction générale que la clientèle est pratiquement inexistante, que ça ne vaut pas le coup de mobiliser un déremat et un employé à plein temps pour trois transferts par mois... On lui répond que sa suggestion a été prise en compte et que le bureau permanent des statisticiens analystes va se pencher très sérieusement sur la question de la rentabilité de l'agence de Deux-Saisons. Mais le temps file et rien ne se passe... Alors, il s'embourbe dans un marécage d'inertie, se désintéresse du sort de l'agence et se met à boire avec les chercheurs. La chaleur du mumbë devient sa maîtresse réelle et ses virées avec les vieilles prostituées ne servent qu'à purger le trop-plein de ses bourses... Seule l'apparition miraculeuse d'Aphykit, fleur éblouissante sur le tas d'immondices, a pu le tirer de là et, il s'en rend compte à présent, c'est ce contraste entre la beauté lumineuse de la Syracusaine et la laideur de sa propre vie qui a provoqué l'indispensable déclic... « Eh bien, l'ami ! On est perdu dans ses pensées ? » La voix puissante du berger le fit sursauter. Son intervention intempestive entraîna la retraite immédiate de l'antra vers les zones reculées de son esprit. Le fait d'avoir revécu cette période de sa vie avait délesté Tixu d'une partie de ses souvenirs, des vieilleries qui encombraient son âme, et c'est d'un ton léger, guilleret, qu'il répondit : « Je réfléchissais... — Bordel de bois ! Vous, quand vous réfléchissez, vous ne lésinez pas sur le temps ! s'exclama Stanislav Xolustrist. Ça fait six heures que vous êtes assis là, complètement immobile ! Je suis entré tout à l'heure, j'ai laissé tomber un bol, ça a fait un raffut du diable et vous ne vous en êtes même pas rendu compte ! » Les paroles du berger étonnèrent Tixu : sa plongée 2 ans l'espace et le temps ne lui avait pas paru excéder dix minutes. « Allons manger, proposa Stanislav Nolustrist. Et après, si vous le souhaitez, je vous réciterai de mes poèmes... Il m'arrive d'en composer le soir, quand mes mutules dorment et que le second astre du jour. Cheval de Feu, entre dans le domaine de l'ombre. Il est tard, à présent, pour effectuer des recherches à Duptinat. Aussi il ne vous reste plus, l'ami, qu'à profiter de votre mieux de ces instants où la vie sait se faire douce. » Après le dîner donc, toujours composé d'un odorant fromage de mutule et de pain noir mais agrémenté d'une soupe de haricots verts cubiques, le berger se saisit d'un petit instrument de musique, une violane des monts, dont il tourna vigoureusement la manivelle du mécanisme souffleur. Il prévint son hôte que la traduction du poème, écrit en vieil idiome marquinatin, lui itérait une grande partie de sa métrique comme de sa fréquence tonique, et que donc il le chanterait dans sa langue originelle. « Mais cela ne vous empêchera pas d'en saisir la signification, pourvu que vous sachiez l'écouter avec le cœur... » Les notes aigrelettes et nostalgiques de la violane se marièrent parfaitement avec la voix grave du berger. Tixu se laissa bercer par la mélodie harmonieuse et douce du poème. Une joie radieuse nimbait le visage du géant d'une lumière subtile qui résista longtemps à. obscurité déposée sournoisement par l'avant-garde de la nuit. Le jour suivant, Tixu erra dans les rues de Duptinat en quête d'un déremat qui le transférerait rapidement sur Selp Dik. Mais les agences des compagnies étaient toutes fermées. Les volets magnétiques ou métalliques avaient été tirés sur les vitrines et des écriteaux holo annonçaient leur réouverture le jour du sacre du nouvel empereur de l'univers. Les déremats privés ayant été réquisitionnés, Tixu se retrouvait bel et bien coincé sur Marquinat. Désœuvré, il assista à l'installation d'écrans-bulles de toutes tailles, des plus grands, de la hauteur d'un temple, aux plus petits, de la grosseur d'un poing, sur les places et dans les rues de la cité. Ces relais bullovision permettraient au peuple marquinatin de ne rien rater des cérémonies du sacre impérial, d'admirer les fastes inouïs que les Syracusains s'apprêtaient à déployer pour le couronnement de l'un des leurs. Duptinat se parait comme une femme amoureuse : les langues colorées des oriflammes or et blanc, couleurs de la famille Ang, dansaient aux souffles du vent, les tours de la Ronde Maison s'ornaient de tentures scintillantes à motifs changeants. Ces préparatifs contrastaient avec les visages des passants, mornes et tristes. Les croix-de-feu se multipliaient aussi vite que les écrans-bulles. Les piétons s'y heurtaient presque à chaque coin de rue et ne pouvaient échapper au lamentable spectacle de ces corps écartelés et rougissants, de ces regards écarquillés et fous qui hurlaient leur souffrance. La plupart des suppliciés étaient des officiants des cultes marquinatins. L'Orangien assista également à la capture de l'adolescent qui venait chaque jour s'agenouiller et pleurer au pied de la croix-de-feu de dame Armina Wortling dont l'état empirait d'heure en heure. Le corps de la veuve du seigneur Abasky n'était plus qu'une masse informe de chair violacée, brûlée à petit feu par les ondes puisées. Sa tête boursouflée s'affaissait peu à peu, son menton se soudait à son torse : elle n'avait pratiquement plus de cheveux, plus de seins ni de cou. Elle ressemblait désormais à un mutant du grand désert nucléide des Nasses Gicanthropes. Tixu n'avait jamais vu un tel masque de souffrance. Quatre interliciers en combilicière bleu nuit se précipitèrent sur l'adolescent qui se débattit avec toute la vigueur de son jeune âge, agitant bras et jambes comme un chatigre sauvage. Ses hurlements pétrifièrent les passants : « Lâchez-moi ! Vous n'avez pas le droit ! Salauds ! Vous n'aviez pas le droit de faire ça à dame Armina!... Que quelqu'un aille prévenir ma mère ! Jezzica Bogh ! Elle est lingère au palais!... Allez lui dire qu'ils emmènent son fils Fracist!... » Un interlicier excédé l'assomma d'un coup de matraque pour mettre fin à ses vociférations. Au hasard de ses pérégrinations, Tixu croisa des Scaythes vêtus d'acabas noires ou vertes, escortés de mercenaires de Pritiv. Il tomba nez à nez avec des missionnaires kreuziens aux faces sombres, cireuses et lugubres, engoncés dans leur colancor safran. A chacune de ces rencontres une petite appréhension lui pinçait les entrailles, mais aucun d'eux, Scaythe ou homme d'Eglise, ne s'intéressa à lui. Il fut témoin de la destruction d'un temple. Un canon, manié d'une main d'expert par un mercenaire de Pritiv, vomissait en continu un large rayon vert. Du dôme dentelé, que les artisans avaient sans doute mis de longues années à sculpter, il ne resta qu'un petit tas de cendres noires aspirées par le tentacule ventral d'un robotomate. Le soir, au moment de la chute de Cheval de Feu derrière la chaîne montagneuse de l'Echiné de la Marquise, Tixu regagna la maison du berger par le chemin empierré. Comme la veille, il partagea son repas et l'écouta avec plaisir déclamer ses poèmes. Puis, une fois allongé sur son matelas de foin sec recouvert d'un carré de laine, enfoui sous les couvertures à la puanteur desquelles il avait fini par s'accoutumer, il pensa à Aphykit. Il ne parvint pas à cerner son image, aux contours de plus en plus flous. Son plus grand désir, son but suprême étaient de la rejoindre, mais les caprices du hasard — était-ce vraiment le hasard ? — en décidaient autrement et elle lui échappait sans cesse. Le contretemps qui le retenait prisonnier sur Marquinat était le symbole de son impuissance à infléchir le cours des événements. Il n'était qu'un frêle esquif naviguant sur une mer agitée, ballotté par les lames déchaînées et les vents contraires. Il n'était qu'une marionnette dont quelqu'un — mais qui ? — manipulait avec perversité les fils. Il n'était qu'un atome humain dans l'espace infini... Alors il porta de nouveau son attention sur l'antra. Comme l'après-midi de la veille, lorsque le son de vie eut remorqué son esprit jusqu'à la demeure du silence, des images de son passé resurgirent... Une succession de visages et de paysages oubliés... Ses arrogants cousins qui prennent un malin plaisir à l'humilier, sa cousine qui émerge de l'enfance et dont les formes naissantes le troublent, particulièrement les renflements sur sa poitrine, sa mère, sa douce mère aux traits empreints d'une infinie bonté et d'une tristesse poignante, aux mains tièdes et caressantes... Il se demanda encore si cette relation avec l'antra n'était pas dangereuse, pour lui comme pour les autres. Cependant, elle lui procurait des sensations tellement euphorisantes de bouleversement et de nettoyage intérieurs qu'il ne se résolut pas à y mettre fin. L'antra cicatrisait ses plaies profondes, le délivrait des geôles cachées dans lesquelles il s'était laissé enfermer, brisait les chaînes qui entravaient sa vraie nature, détruisait les sombres rochers qui obstruaient le sentier de l'intuition. Le son était un alchimiste qui fondait pour remodeler, un architecte qui détruisait pour reconstruire. Il œuvrait pour le renouveau de cette âme, pour que l'infime atome, trop identique à ses semblables, reprît goût à sa différence, à son importance, à son unicité. Dès lors, au nom de quoi Tixu se serait-il privé d'en user et d'en abuser ? Il s'endormit. Dans son sommeil il crut percevoir la voix faible, mourante, d'Aphykit. Elle l'appelait, elle avait besoin de lui. Il se réveilla bien avant que la nuit n'accouchât de son aube chétive, bien avant que le ronflement régulier de Stanislav Nolustrist ne s'interrompît. Il comprit que cet appel n'avait pas été un rêve. CHAPITRE XV Il y a très longtemps, sur Selp Dik[2], vivait le peuple des mages et des fées. Ils habitaient le pays d'Albar, une contrée recouverte de brumes denses et de forêts profondes où, en dehors d'eux, nul ne pouvait s'aventurer sans risquer de se perdre... Leurs maisons étaient les feuillages verts et touffus des arbres géants et millénaires. Ils buvaient l'eau de la Cascade Eternelle qui leur donnait force et longévité. Ils mangeaient les fruits poussant sur le cristal de la roche, sur les bords du lac de Miséricorde, et tant la saveur de ces fruits était agréable qu'ils n'éprouvaient nul besoin de se nourrir de la chair des animaux, avec lesquels ils s'entendaient en parfaite intelligence... Leurs cœurs étaient restés dans l'état de l'enfance et préservés de la malveillance. Le chef de ce peuple était le mage Gudevure, un homme très vénérable et très savant. Son épouse, la fée Iradielle, lui avait donné deux filles, les féelles Flammèche et Etincelle. Leur beauté était tellement fameuse que les jeunes magiciens accouraient de tous les coins du pays d'Albar, juchés sur les souffles d'air ou les rais de lumière, pour venir les admirer. Chacun s'empressait de demander à Gudevure et à son épouse Iradielle de lui accorder la main de l'une ou l'autre de leurs filles, mais chaque fois le vieux mage et sa femme répondaient : « Ce n'est pas à nous de décider mais à elles... Il en sera fait selon leur désir... » Les jeunes magiciens se précipitaient immédiatement auprès de Flammèche ou d'Etincelle pour leur déclarer leur amour. Les féelles, flattées de l'intérêt que les jeunes gens leur portaient, s'ingéniaient à inventer toutes sortes d'épreuves de magie dont les difficultés étaient telles que leurs soupirants n'en venaient jamais à bout. Cependant, les mauvais génies, les agrès jaloux et envieux, vivaient aux frontières du pays d'Albar. Ils avaient tenté à plusieurs reprises d'envahir le royaume magique, mais chaque fois la puissante magie de Gudevure les avait repoussés. Le vent étourdi leur apprit à quel jeu dangereux se livraient les filles de leur ennemi héréditaire. Ils virent là une bonne occasion de se venger. Pendant que tout le royaume magique se passionnait pour le sort des jeunes magiciens qui essayaient de conquérir le cœur des filles de Gudevure, les agrès ourdirent une ruse maléfique. L'un des leurs, dénommé Mon, prit l'apparence d'un songe et franchit par une sombre nuit la frontière du pays d'Albar. Les gardes frontaliers, des apprentis magiciens, eux aussi l'esprit toumeboulé par les féelles, ne parvinrent pas à détecter l'agre Mon, ni par la pensée, ni par la divination, ni par l'écoute du souffle des étoiles. Mon se rendit donc sans encombre à la maison de Gudevure et d'Iradielle. Pendant que tous dormaient du sommeil des justes, il visita l'esprit d'Etincelle. Il entra dans le cercle de ses songes et effraya par sa terrible présence tous les autres rêves qui s'enfuirent sans demander leur reste. Puis, quand il eut fait le vide autour de lui, Mon l'agre souffla dans l'esprit de la féelle endormie l'idée de l'ultime épreuve qu'elle devait proposer à ses soupirants : lui rapporter le cœur d'une bichette d'argent, un gracieux animal des forêts d'Albar. Mon l'agre savait que l'une des lois magiques d'Albar interdisait formellement à quiconque de répandre inutilement le sang d'un être vivant. Que n'importe qui vînt à accomplir ce crime, et le peuple des mages et des fées se verrait immédiatement privé du soutien des déités des mondes intermédiaires et des anges ! Une fois son forfait accompli, Mon l'agre rejoignit ses frères de l'autre côté de la frontière. Ils passèrent la nuit à rire et à boire. Le lendemain matin, lorsque Etincelle se réveilla, elle ouvrit la baie de lumière qui donnait sur le balcon de sa chambre de feuillage. Puis elle s'adressa à la foule des jeunes magiciens qui attendaient dans la cour : « Celui qui me rapportera le cœur d'une bichette d'argent, celui-là deviendra mon époux... » Alors les soupirants ne prirent pas le temps de réfléchir. Ils coururent tous en direction de la forêt, serrant dans leur main un couteau à la lame effilée et étincelante. Quand le mage Gudevure apprit cette terrible nouvelle par le premier chant du piotte ailé bavard, il se précipita dans la chambre de sa fille et s'écria : « Qu’as-tu fait, malheureuse ? Le sang de l'innocence annonce le temps de la malédiction ! » Mais il était trop tard pour arrêter les jeunes magiciens. Aveuglés par leur désir de plaire à la féelle, ils firent un grand massacre des bichettes d'argent et leur arrachèrent le cœur sans pitié. Alors, comme le disait la loi, les déités des mondes intermédiaires et les anges désertèrent le pays d'Albar qui perdit ses protections magiques : la Cascade Eternelle cessa de couler, le cristal de la roche ne produisit plus de fruits, le lac de Miséricorde se changea en sel, les animaux devinrent féroces et enlevèrent de jeunes enfants pour les manger. Les agrès attendaient ce moment depuis longtemps. Ils rassemblèrent leur armée à la frontière et s'apprêtèrent à envahir le pays d'Albar. Le mage Gudevure s'adressa à son peuple : « Par la faute de ma fille Etincelle mais surtout paria mienne, moi qui suis son père et votre chef, les déités et les anges nous ont retiré leur soutien magique, les entités célestes ont fui notre forêt... Le piotte ailé bavard m'apprend que les agrès sont sur le point de nous envahir et de nous massacrer. Nous n 'aurons pas la force de leur résister. Nous sommes condamnés et maudits pour l'éternité. La loi dit que seule l'eau purificatrice, l'eau du pardon, pourrait nous sauver des agrès, mais le lac de Miséricorde s'est changé en sel et la Cascade Eternelle s'est tarie... » A ces tristes mots, toutes les fées, Iradielle en tête, se mirent à verser les larmes amères du remords. Et tant ces larmes coulèrent qu'elles formèrent un ruisseau et que ce ruisseau se transforma en fleuve et que ce fleuve devint un océan sans fin dont les hautes vagues noyèrent l'immense armée des agrès. Au centre de l'océan subsista une île sur laquelle se réfugia le peuple magique. Des rayons de lumière jaillirent des deux et déposèrent les mages et les fées dans un pays lointain où leur fut accordée une seconde chance de vivre en parfait accord avec la loi magique. Quant à l'île, certains disent qu'elle est aujourd'hui sévèrement gardée par les descendants des agrès qui ont survécu à l'anéantissement de leur armée et qu'il ne faut surtout pas s'en approcher… Légende selpidienne rapportée par Kwen Daël Traduction : Messaodyne Jhû-Piet Certains érudits font le rapprochement entre cette légende et les monagres (Mon l'agre), mammifères marins peuplant l'océan des Fées d'Albar. D'autres voient une certaine analogie avec une légende de la tradition orale des imas sadumbas de la planète Deux-Saisons. (N.d.T.) Du haut du large chemin de ronde serpentant sur le rempart extérieur du monastère, Filp Asmussa contempla l'océan des Fées d'Albar. Les crêtes blanches et éphémères des vagues moutonnantes criblaient la grisaille sale du petit jour, encore imprégnée de l'encre diluée de la nuit. Le ciel se couvrait de nuages bas gorgés de pluie. Le vent du large les poussait sans ménagement vers les côtes découpées de la presqu'île rocheuse. Les déferlantes se fracassaient sur le sable durci de l'immense plage orientale qui bordait le monastère et se retiraient en abandonnant des langues d'écume moussue. Une forte odeur d'iode saturait l'air humide. Filp Asmussa ne vit pas la flotte des aquasphères de pêche, d'ordinaire éparpillées sur les flots à cet instant du jour. Pour que les pêcheurs selpidiens se résignent à laisser leurs embarcations sagement amarrées au port couvert de Houhatte, eux qui affrontaient pourtant sans sourciller les pires furies océanes, il fallait que la tempête qui s'annonçait fût d'un caractère particulièrement redoutable. Sur le sable doré de la plage occidentale provisoirement délaissée par la marée montante, les guerriers et aspirants, torse et pieds nus, vêtus de leur seul pantalon de toile couleur bronze, s'exerçaient sans répit au cri de mort sous les regards attentifs des chevaliers instructeurs drapés dans leur bure grise et élimée. Selon la méthode traditionnelle de l'enseignement, les élèves se répartissaient en petits groupes qui s'échelonnaient en ordre parfait jusqu'à l'extrémité de la plage. Chaque groupe étudiait une technique particulière du Xui suivant la spécialité ou l'humeur de son chevalier instructeur. De temps à autre des coups de gueule ravageurs effrayaient les mouettes jaunes et les fous à crête d'argent qui volaient à proximité. De son poste d'observation qui surplombait la plage d'une hauteur de cent mètres, Filp Asmussa les voyait comme des essaims d'insectes minuscules et disciplinés. Il songea que, s'il n'avait pas été convoqué de manière impromptue par le collège des sages, il aurait été lui aussi l'un de ces insectes-élèves obéissant au doigt et à l'œil aux aboiements gutturaux des insectes-instructeurs. Les pierres de toutes tailles qu'ils avaient ramassées avant le cours formaient des monticules noirs et luisants devant eux. C'étaient les cibles concrètes, la matière d'exercice soumise à la vibration du cri de mort poussé à tour de rôle par chaque élève. Parfois, lorsque le son atteignait la quintessence de son efficacité, une pierre explosait en mille morceaux, volait en poussière dans l'air puis sur le sable, à la grande joie de l'auteur du cri sitôt rabroué par son instructeur pour qui ces manifestations d'exubérance affaiblissaient la concentration et le mental. Filp Asmussa aurait aimé participer à cet exercice du matin, dit de prime matine : de par la concentration totale qu'il requérait, il l'aurait probablement aidé à chasser les noires pensées qui envahissaient son esprit. De très mauvaises nouvelles l'avaient attendu à son retour de Point-Rouge : Filp ne reverrait plus son père, Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux, tombé dans le piège tendu par les Ang de Syracusa et leurs alliés. Plus aucun doute ne subsistait à présent sur la mort des seigneurs de la Confédération. Pas plus qu'il ne reverrait un jour sa mère, dame Moniaj, ses deux frères Gartip et Hesmir, ses trois sœurs, Veenidj, Bridij et Isabalj, tous décapités par les assassins de la secte de Pritiv sur la place centrale de Rahabézan, la capitale de Sbarao et des Anneaux. Les retransmissions bullovisées et audio superfluides étant interrompues depuis plusieurs jours, ces informations étaient remontées du réseau clandestin de l'Ordre sur Sbarao. Les bruits les plus contradictoires, les plus fantaisistes, circulaient entre les mondes soumis au silence médiatique. Filp n'avait pas la confirmation officielle du massacre de sa famille mais, au fond de lui, il savait qu'il n'avait plus d'illusions à se faire : les liens invisibles qui le rattachaient aux siens s'étaient définitivement coupés. C'est son directeur personnel de conscience, le chevalier Choud Al Bah, par ailleurs responsable de l'économat, qui l'avait prévenu. Selon les renseignements assez confus du réseau, les siens auraient été exécutés pour avoir voulu s'opposer par les armes à l'invasion de leur planète. Avant d'être décapités, sa mère et ses sœurs, y compris Isabalj, âgée de douze ans, avaient été violées sous les yeux de la population rahabézane, et ses deux frères avaient été écartelés et écorchés vifs. Leur tête avait été clouée sur un panneau de bois exposé sur la place. De nombreux notables de la cour sbaraïque avaient été condamnés au supplice des croix-de-feu kreuziennes, lesquelles s'étaient multipliées de façon inquiétante en quelques jours. En guerrier aspirant à la chevalerie, Filp Asmussa était parvenu à surmonter par la seule force de son mental l'immense détresse générée par la perte de sa famille. Elle venait encore lui rendre de douloureuses visites de temps à autre, particulièrement la nuit, en ces moments d'apaisement où toutes les pensées occultées par les activités du jour remontaient lentement à la lumière crue de ses insomnies. L'image qui revenait le plus souvent, c'était celle des corps violentés de sa mère et de ses sœurs. D'Isabalj, particulièrement, une petite fille espiègle aux cheveux et aux yeux couleur de miel dont il se rappelait les fougueuses embrassades et les rires lors de sa dernière visite à Rahabézan. La détresse cédait alors le pas à la colère, à la haine. Comme il était le seul héritier du trône de Sbarao, il était désormais partagé entre son devoir envers sa planète, entreprendre la reconquête, et son appartenance à l'Ordre, la glorieuse voie du chevalier. Pour l'instant, il avait repoussé l'heure fatidique du choix. Mais il savait qu'après la bataille décisive que l'Ordre allait bientôt livrer aux ennemis de la Confédération, et il souhaitait du fond du cœur participer à ce combat pour venger les siens, il devrait opter pour l'une ou l'autre de ces voies. Il s'était ouvert de son dilemme au chevalier instructeur Ruiff Loane dont il était, par vertu d'ancienneté, l'assistant d'enseignement. Loane lui avait répondu que c'était à lui, et à lui seul, dans la paix de sa conscience, de choisir son juste chemin, le sentier du lac du Xui. Avant ces tragiques événements, Filp n'avait jamais envisagé de quitter le monastère, de laisser derrière lui cette haute muraille de blocs granitiques jaunes et blancs dévorés par les lichens marins, de ne plus respirer les embruns salés de l'océan des Fées d'Albar, tous ces éléments qu'il avait peu à peu assimilés, identifiés à l'Ordre. Pourrait-il un jour se passer des piaillements aigus des mouettes jaunes et des trompettements rauques des fous à crête d'argent qui ponctuaient joyeusement les primes matines, les cours de l'après-midi dans les salles des tours et les pratiques vespérales de concentration ? Paradoxalement, cet attachement viscéral, quasi physique, au monastère était remis en cause par le trouble insidieux qu'avaient généré en lui les paroles séditieuses du proscrit de Point-Rouge. Le chevalier Long-Shu Pae lui avait injecté le venin du doute. Après coup, il se rendait compte que l'extrême violence avec laquelle il avait rejeté les idées de Long-Shu Pae, comme il se serait débarrassé de braises vives capables à tout moment d'embraser son âme, était cruellement révélatrice de ses failles intérieures. Il avait naïvement cru que le lent apprentissage de la chevalerie l'aurait préservé des tourments qu'il avait toujours crus réservés à d'autres, aux faibles. Mais il devait se rendre à l'évidence : les quelques mots de Long-Shu Pae avaient suffi à ébranler l'édifice mental bâti, pierre après pierre, par ses instructeurs successifs, à saper les fondements mêmes de ses convictions. Les mises en garde assenées par les deux délégués du collège avant son départ pour Point-Rouge s'étaient révélées insuffisantes à contrecarrer l'influence pernicieuse du proscrit, d'autant plus que ce dernier avait fait preuve d'une réelle efficacité dans le déroulement des opérations. Le mental du guerrier Filp Asmussa s'était effrité, lézardé, et le doute entrait à flots par ces nouvelles brèches. Filp se reprochait à présent son arrogance et son mépris envers son compagnon de mission. Il se rendait compte qu'il n'avait pas retiré de cette rencontre tout le bénéfice qu'il aurait pu en escompter. La maîtrise du son et du mental, la culture et les connaissances de Long-Shu Pae, même dérobées dans la crypte des archives, lui paraissaient d'un tout autre niveau que celui des instructeurs. Mais le manque d'ouverture, d'innocence, cette défiance qu'on lui avait inculquée de force et dont il n'avait pas su se départir, l'avaient stupidement condamné à passer à côté d'une formidable occasion d'apprendre. Une nuit où ses pensées désespérées l'empêchaient de dormir, il avait tenté de retrouver l'escalier extérieur qui menait à la crypte des archives, là où Long-Shu Pae avait passé de longues heures à se rassasier de l'enseignement tel qu'il avait été dispensé dans les premiers temps de l'Ordre. Il s'était muni d'une torchelase qu'il avait dérobée à l'un de ses condisciples. Mais Filp n'avait pas eu la force ou le courage d'aller jusqu'au bout de son projet : dans les ténèbres humides des galeries du monastère, il avait été pris d'une sorte de vertige intérieur, avait renoncé et était bien vite remonté se réfugier dans sa cellule nue. Allongé sur sa couchette, en proie à un malaise nauséeux, grelottant sous sa rugueuse couverture de laine, il n'avait pas réussi à trouver le sommeil. Les graines d'hétérodoxie semées par le chevalier banni sortaient à présent du terreau de son âme et Filp, écartelé entre son désir brûlant de les voir se développer, s'épanouir, et une envie violente de les arracher, de les jeter loin de lui, se raccrochait à la pensée que tout guerrier à la veille de recevoir la tonsure perpétuelle était ainsi confronté à son ultime épreuve, qu'il se devait de repousser avec fermeté l'envahisseur sournois et tenace qui assaillait sans relâche son mental. C'était en tout cas ce que lui avait affirmé son directeur de conscience Choud Al Bah, ce vieux chevalier couvert d'expérience et d'années que Filp avait élu comme parrain et tuteur pour l'extraordinaire luminosité de ses yeux verts, et ce, bien qu'il occupât le peu glorieux poste d'intendant principal. Le guerrier prenait donc son mal en patience et se persuadait qu'au bout de l'obscur tunnel jaillirait bientôt la lumière. Il s'efforçait alors de diriger ses pensées vers Aphykit, la fille du Syracusain Sri Alexu qu'il était allé chercher sur Point-Rouge, fiévreuse et affaiblie. Sa maladie ne flétrissait pas sa beauté. Au contraire, elle la rendait encore plus attirante aux yeux de Filp. Grâce à l'amitié bourrue que lui témoignait Nobeer O'An, le chevalier responsable du bloc médical, il lui rendait une ou plusieurs visites par jour en dépit du strict règlement qui interdisait formellement tout contact avec une femme dans l'enceinte du monastère. Lorsqu'il se retrouvait en présence de la jeune femme allongée sur son lit, les plaies vives de son cœur et de son âme s'arrêtaient provisoirement de saigner. Il n'avait aucune envie de lutter contre l'irrésistible courant qui le poussait vers elle. Elle était entrée dans sa vie et il n'envisageait pas qu'elle en sortît. Il espérait que Nobeer O'An, un médecin guérisseur de première force, trouverait rapidement un remède efficace contre le virus. Il se réjouit à l'avance de la visite anormalement matinale qu'il se promettait de lui rendre après son entretien avec les sages du collège décisionnel. Il se demanda une nouvelle fois ce que signifiait cette convocation : ses amis guerriers lui avaient certifié, à mots couverts et avec des lueurs d'envie dans les yeux, que le collège voulait le récompenser de la réussite de sa mission sur Point-Rouge et l'élever au grade de chevalier. Mais lui n'osait trop y croire : sa friabilité mentale était telle qu'il ne s'estimait pas encore digne de la chevalerie. Ce à quoi ses condisciples rétorquaient en riant qu'il avait tort de jouer les faux modestes et que tout le monde, au monastère, savait pertinemment qu'il était le guerrier le plus proche de la consécration. Le regard distrait de Filp suivit une dernière fois les arabesques aériennes des mouettes et des fous à crête d'argent jouant avec les courants aériens sous la chape grise des nuages noirs. Puis le guerrier longea le chemin de ronde, une allée d'une dizaine de mètres de largeur bordée de chaque côté d'un parapet criblé de meurtrières et pavée de pierres usées, moussues et glissantes. Il se rendit jusqu'au pied du donjon central. On l'appelait la tour des Mahdis ou encore le donjon Mahdi, car il servait de résidence aux grands maîtres de l'Ordre absourate. C'était un assemblage rectiligne de blocs grossièrement taillés de granit blanc qui s'élançait droit sur les nuages comme pour les pourfendre. Il dominait de toute sa hauteur les autres excroissances de l'édifice, les quatre tours latérales surmontées de leur dôme vert, les clochers, les flèches, les toits des salles de connaissance, des logements et des bâtiments administratifs. Trois chevaliers aux mines peu engageantes, vêtus de bure grise et chargés de filtrer les visiteurs, montaient la garde devant la lourde porte de bois vermoulu de l'entrée. Ils appartenaient à la brigade des trapites, du nom de Dinu Trapit, le mahdi qui avait eu l'idée de créer ce corps d'élite dont la fonction officielle était de dresser un barrage entre les aspirants, qui quémandaient sans cesse des entrevues particulières, et les hauts responsables du monastère. La brigade faisait en réalité office de police interne et servait à prévenir ou réprimer les éventuelles frondes des absourates contestataires. Les trapites se recrutaient parmi les chevaliers chevronnés et leur seule présence suffisait à refroidir les ardeurs protestataires. Souvent, ils profitaient de la peur qu'ils inspiraient aux aspirants pour les contraindre à se plier à leurs caprices. Filp n'avait encore jamais eu directement affaire à eux mais il avait entendu parler des sévices qu'ils infligeaient à ses plus jeunes condisciples. Son physique d'éphèbe aurait pu lui valoir des propositions qu'il aurait été contraint de refuser catégoriquement à ses risques et périls. Lorsqu'il s'arrêta devant eux, ils le dévisagèrent d'un air à la fois narquois et méprisant. Filp salua de manière traditionnelle, paume de la main droite posée verticalement sur son front. Ils ne se départirent pas de leur immobilité. Ne pas rendre le salut traditionnel était pourtant considéré comme un manquement disciplinaire grave dans l'enceinte du monastère. « Je suis le guerrier Filp Asmussa, déclara Filp d'une voix ferme. J'ai été convoqué par le collège décisionnel. — Ah oui?... Il faut qu'on s'en assure, guerrier ! rétorqua un trapite d'un ton cassant. Pour l'instant, tu ne bouges pas d'ici, vu ? Gien, tu peux aller vérifier ? » Le dénommé Gien s'ébroua de mauvaise grâce, déverrouilla avec une lenteur exaspérante la porte qui s'entrebâilla en grinçant et se glissa dans la tour. « Asmussa... Tu n'es pas le fiston d'un seigneur de la Confédération ? reprit le premier trapite. — En effet ! » lâcha Filp, d'autant plus agacé par l'arrogance de son interlocuteur qu'il comparait son attitude à celle de Long-Shu Pae, axée en permanence sur la recherche et la sincérité. Ceux-là lui paraissaient indignes de leur grade, indignes de la chevalerie, et pourtant ils étaient considérés comme d'indéracinables piliers de l'Ordre. Tout à coup, ce grade de chevalier auquel il avait aspiré avec l'impétuosité et la crédulité de son jeune âge perdit son aura mythique. Ses dernières illusions, vestiges d'une naïveté enfantine et opiniâtre, se fracassaient sur l'impudence de ces rustres. « Ici aussi, on doit t'appeler mon seigneur ? » demanda le trapite. Sa bouche aux lèvres craquelées se tordit en un rictus provocant. Filp se claquemura dans un mutisme à la fois désapprobateur et prudent. « Laisse, Frol ! intervint le deuxième trapite. Tu vois bien que Sa Seigneurie n'a pas le sens de l'humour ! » Le feu de la colère embrasa les entrailles de Filp, mais les barrières déployées de son contrôle mental parvinrent à l'étouffer. La bouille dépitée de Gien, de retour sur le chemin de ronde, mit un terme à cette pénible conversation : « Il a dit vrai, Frol ! maugréa-t-il en reprenant sa place contre le mur. Les sages du collège l'attendent. » Les premières gouttes de pluie crevèrent les nuages. Le vent du large les plaqua sur les blocs de granit de la tour et sur leurs visages. « Eh ben, Sa Seigneurie doit avoir de l'importance pour que les vieux eux-mêmes se donnent la peine de te recevoir ! bougonna Frol. Alors, qu'est-ce que t'attends pour entrer là-dedans ?... Qu'on te mette la main au cul ?... Un délégué du collège va venir te chercher... » Filp ne se fit pas prier. C'est avec soulagement qu'il échappa à leurs regards de scorpions venimeux. Il s'introduisit dans un vestibule sombre percé d'une seule et étroite lucarne où s'engouffraient les bourrasques sifflantes du vent et un rai évasif de lumière. Il s'assit sur un banc de pierre humide disposé en face d'un escalier tortueux aux marches inégales et usées. Le sol et les murs semblaient rongés par une invisible lèpre. De minces filets de poussière jaunâtre s'écoulaient des nombreuses fissures comme un sang clair suintant des plaies d'un immense corps blessé. Durant un moment qu'il fut incapable d'évaluer, il demeura assis sur le banc. Il écouta distraitement, entre les rires étouffés des trapites qui résonnaient de l'autre côté de la porte fermée, les coups de boutoir du vent contre la tour et le ressac lointain des vagues sur la barrière rocheuse de la presqu'île. C'était la première fois qu'il était reçu par le collège des sages. En tant qu'aspirant et guerrier, il avait toujours eu affaire à des intermédiaires administratifs, sauf à l'occasion de son ordre de mission pour Point-Rouge, où, à titre exceptionnel, deux des délégués principaux du collège, les secrétaires particuliers des décisionnels, s'étaient déplacés en personne afin de s'entretenir avec lui. Pour la centième fois depuis qu'un porte-parole des délégués était venu le prévenir à une heure matutinale, il se demanda ce que cachait cette convocation. En général, lorsqu'un aspirant, un guerrier ou un chevalier était appelé au donjon Mahdi, on ne le revoyait plus dans l'enceinte du monastère. Le plus souvent, il était frappé de renvoi ou de bannissement, selon son grade. Ces mesures disciplinaires résultaient la plupart du temps d'enquêtes approfondies des vigiles de Pureté, surnommés les mouches de vérité, un corps de chevaliers chargés de veiller à l'orthodoxie de l'enseignement. Comme chaque fois qu'il était livré à lui-même, de sombres pensées l'assaillirent. Les visages de ses parents et de ses frères et sœurs défilèrent dans son esprit. Un terrible sentiment de solitude s'empara de lui. Il n'avait plus personne à qui se confier, plus d'épaules amicales ou de poitrines tendres sur lesquelles poser sa tête. Maintenant que sa famille lui avait été retirée, il se rendait compte à quel point elle avait compté pour lui. Ses yeux s'emplirent de larmes. C'était la première fois qu'il acceptait de pleurer sur les siens et de s'apitoyer sur lui-même depuis qu'il avait appris la terrible nouvelle. Une petite porte s'ouvrit sous la cage de l'escalier et livra passage à un chevalier que Filp n'avait entrevu qu'en deux ou trois occasions auparavant. Une épaisse crinière blonde auréolait la tête du nouvel arrivant, un géant massif, immense, qui dégageait une impression de force colossale. Il était vêtu d'une bure grise tellement tendue que les coutures et les attaches souples semblaient sur le point de craquer à tout moment. Ses yeux bleu marine se posèrent sur Filp. Il s'abstint de saluer, à l'instar des trapites, et grogna d'un ton bourru : « Guerrier Asmussa ? Je suis le chevalier Godégézil Szabbo, délégué des gardes du collège décisionnel. Veuillez me suivre ! » Filp s'essuya les yeux d'un rapide revers de manche, rajusta son vêtement, quelques mèches désordonnées de sa chevelure, esquissa une parodie de salut — Ruiff Loane, son instructeur, n'aurait pas toléré une telle négligence — et emboîta le pas au chevalier blond. Ils gravirent l'escalier étroit et tournant qui grimpait vertigineusement à l'assaut du donjon. De faibles traits de lumière terne qui tombaient des meurtrières étroites percées à intervalles réguliers le long de la tour égratignaient l'obscurité. Les semelles de leurs sandales, de simples lanières de cuir tressé, claquaient sur les marches polies. Avec les grondements lointains du vent et de l'océan, c'était le seul bruit qui écorchait le silence mortuaire du donjon. Le regard de Filp se riva machinalement sur les pieds de son guide. Ils étaient déformés par les callosités de corne qu'avaient façonnées les années d'exercices sur le sable de la presqu'île. De temps à autre, le piaillement aigu et le bruissement d'ailes d'une mouette jaune, planant devant une meurtrière, ponctuaient leur monotone escalade. Ils débouchèrent enfin sur un vaste palier venté et pavé de dalles luisantes. Sur l'un des murs se découpaient trois grandes baies ogivales dépourvues de vitres d'où l'on avait une vue imprenable sur l'océan et sur la presqu'île qui reliait le monastère à l'unique continent de Selp Dik. Filp aperçut même le port et les toits minuscules de la ville de Houhatte, distante pourtant d'une bonne vingtaine de sarpes (une sarpe : environ un kilomètre deux cents). « Attendez là ! ordonna le chevalier Szabbo tout en plaquant sa longue chevelure sur ses tempes. Je vais consulter un délégué pour voir si les sages du collège sont en mesure de vous recevoir... » II s'éclipsa par une large porte située sur le mur opposé aux trois baies. Au centre du palier, l'escalier poursuivait son ascension torturée, de plus en plus étroit, de plus en plus secret. Une soudaine émotion étreignit Filp. Ces quelques marches fatiguées le séparaient des appartements du mahdi Seqoram, le grand maître de l'Ordre absourate. Il espérait le rencontrer au moins une fois dans sa vie, une faveur qui lui avait toujours été refusée jusqu'à présent. Jamais il n'avait été aussi proche physiquement du mahdi et cette proximité l'emplissait d'une ferveur respectueuse, pieuse, ainsi que d'un espoir insensé, puéril, de se retrouver brusquement en sa présence. Mais Filp eut beau fixer l'escalier à s'en faire mal aux yeux, le mahdi n'apparut pas pour autant. Il haussa les épaules, se moqua intérieurement de son incorrigible ingénuité et s'appuya sur le bord d'une baie. Ses paumes se posèrent sur la pierre ronde, poreuse et froide. Son regard erra sur le moutonnement grisâtre de l'océan des Fées d'Albar dont la surface agitée se hérissait de gouttes de pluie. Filp tenta de repérer la légendaire île des monagres, les redoutables monstres marins dont les pêcheurs selpidiens parlaient avec une crainte superstitieuse. Mais en dépit de la hauteur du donjon, soit à cause du mauvais temps, soit tout simplement parce que l'île n'existait que dans l'imagination fertile des pêcheurs, il ne distingua rien d'autre que les dunes ondoyantes, chevauchées d'écume, et l'horizon bouché par une armée de nuages noirs et menaçants. La voix du chevalier Godégézil Szabbo, surgi derrière lui avec une surprenante discrétion pour un homme de sa corpulence, le tira brutalement de ses rêveries : « Les sages du collège vous attendent, guerrier ! Sachez adopter devant eux une attitude humble et déférente ! Certains de vos condisciples ne connaîtront jamais cette faveur, n'oubliez jamais cela, guerrier ! Suivez-moi ! » Au-delà de la porte s'étirait un long couloir sombre et voûté dont les cheveux du chevalier frôlaient le cintre. Ils pénétrèrent dans une petite pièce dépourvue de tout mobilier comme de tout ornement, au sol et aux murs recouverts de moisissures verdâtres sur lesquelles se reflétait la lumière maladive provenant d'un haut soupirail. Une porte en enfilade était restée entrouverte. Son lourd battant de bois, barré de grosses traverses métalliques, heurtait à intervalles réguliers une saillie du chambranle. « Veuillez entrer, chevalier Asmussa ! » lui ordonna Godégézil Szabbo. Filp salua cette fois-ci avec application. Une vague lueur d'amusement traversa les yeux bleu marine du chevalier qui esquissa une rapide courbette et se retira sans autre commentaire. Impressionné par l'austérité oppressante de l'endroit, par ce parfum de légende qui imprégnait l'atmosphère de la tour des Mahdis, objet des fantasmes et des rêves les plus fous de tout aspirant, Filp entra lentement dans la salle d'audience du collège décisionnel. C'était une pièce ronde, nantie de deux fenêtres-air légèrement teintées d'ambre qui déposaient une lumière mordorée sur les murs et le mobilier. Des tapis magnétiques à émulsions changeantes couvraient le parquet de bois brut. Au plafond, un tableau holographique superposable représentait tantôt les visages de tous les mahdis s'étant succédé à la tête de l'Ordre depuis les origines, tantôt le symbole de la chevalerie absourate, le trill. La vie et la symbolique du trill, un fauve des forêts tropicales de la planète Nouhenneland, étaient le sujet exclusif des trois premiers cours que les maîtres de conférences dispensaient aux aspirants : cet animal très secret, difficile à débusquer, renommé pour sa fonction de régulateur du monde animal, déjouait avec une facilité déconcertante les pièges tendus par les chasseurs en quête de sensations fortes. Mais lorsqu'il était acculé, il se montrait d'une férocité effrayante, destructrice. Les indigènes de Nouhenneland, les Chokletts, prétendaient que si le trill venait à disparaître, ce serait le signe de la fin des temps. Celui-ci, tel qu'il était reproduit sur le plafond, était doté d'une somptueuse robe feu à rayures pourpres et noires, de grands yeux verts impénétrables et de canines effilées d'une longueur de cinquante centimètres. Quatre chaires se dressaient sur une estrade surélevée au centre de la salle d'audience. Sur chacune d'elles avait pris place un vieillard vêtu de la toge blanche de la maîtrise absourate, au visage parcheminé, sillonné de rides, au crâne rasé et parsemé de taches brunes. Les regards dilués, incolores, des quatre sages du collège, qu'on appelait de façon courante les décideurs ou encore les vieux, étaient vrillés sur le guerrier. Il régnait dans la pièce une odeur de moisi et de poussière, une odeur qui évoquait à Filp celle des vastes greniers oubliés du palais de Rahabézan. Il s'avança jusqu'à la barre d'audience, une stalle semi-circulaire et creuse placée devant l'estrade, et effectua le salut cérémoniel avec la lenteur et la concentration requises. Il éprouvait de grosses difficultés à maîtriser le tremblement nerveux qui parcourait ses membres. Entrailles nouées, gorge serrée, il s'évertua à descendre sa respiration dans le ventre, au point de convergence des énergies. Dès qu'il eut accompli le rituel, une voix claqua comme un coup de fouet : « Guerrier Filp Asmussa, le mahdi Seqoram nous a chargés de vous convoquer pour que nous vous communiquions certaines de ses préoccupations à votre sujet ! » Le sage qui avait prononcé ces paroles ne s'était pas départi de son immobilité. Sa voix ressemblait à la voix synthétique d'un mannequin holographique. Un puissant étau comprima les poumons de Filp. « Tout d'abord, reprit le sage, il a tenu à vous adresser ses félicitations pour la brillante réussite de votre mission sur la planète Point-Rouge, mission qui n'était pas des plus faciles, il en a convenu. Même si elle s'est avérée partiellement inutile : la fille du Syracusain Alexu n'en sait guère plus que nous sur les ennemis de la Confédération. Elle répète sans cesse que nous devons nous protéger par le son, mais c'est ce que nous faisons déjà ! Nous ne disposons que de cette indication, qui vaut ce qu'elle vaut : d'après le responsable du réseau de Point-Rouge, vous êtes parvenu, bien que vous ne soyez encore que guerrier, à vaincre l'un des leurs, un Scaythe d'Hyponéros, en combat singulier. A la suite de quoi, le mahdi avait décidé de vous proposer la tonsure chevaleresque avant la fin de votre noviciat, quand, hélas, le bureau des vigiles de Pureté nous a fait part d'informations... préoccupantes à votre sujet, qui ont amené le mahdi à changer ses dispositions. » Le regard fixe, presque transparent, du sage qui s'exprimait brûlait le visage de Filp. Il baissait piteusement la tête comme un enfant pris en faute, pour échapper à cette terrible emprise. A cet instant, un homme drapé dans la chasuble rouge des vigiles de Pureté fit son entrée par une petite porte latérale : grand, maigre, teint de cire, face émaciée. La mince couronne de cheveux gris qui lui ceignait l'occiput renforçait son aspect rigide, sévère. Il s'approcha de la stalle d'audience et darda ses petits yeux de serpent sur Filp. « Je vous présente le vénérable Plays Hurtig, reprit le sage. Il dirige depuis de nombreuses années le bureau de Pureté dont le rôle souterrain est de lutter contre l'érosion de l'enseignement. Parce que l'ego individuel éprouve par nature le besoin de tout ramener à lui, certains membres de l'Ordre ont une fâcheuse tendance à s'approprier l'enseignement. Autrement dit, à l'interpréter. Et c'est une source de conflits que le mahdi ne peut pas tolérer ! Il me semble pourtant, guerrier, que les délégués que nous avions pris soin de vous dépêcher pour vous confier votre ordre de mission, sur les conseils de l'instructeur Ruiff Loane dont vous êtes l'assistant, vous avaient très sévèrement mis en garde contre les paroles fielleuses et les idées hétérodoxes du chevalier Long-Shu Pae, banni depuis plus de vingt années standard sur Point-Rouge. Sa permanente insubordination provoquait des troubles graves dans l'enceinte du monastère... » La voix du sage, dont les traits se figeaient en un masque grimaçant de colère, enflait démesurément et se répercutait sur les murs de la salle d'audience. « Nous avons commis une erreur, guerrier ! Car c'est nous, sages du collège, qui avons proposé votre nom pour cette mission en nous basant sur les informations de Ruiff Loane et de Choud Al Bah, votre directeur de conscience. Vous leur paraissiez un sujet d'élite, digne de notre confiance... Le mahdi, en effet, ne souhaitait pas se séparer, même momentanément, de ses chevaliers confirmés : en cette période incertaine où se joue le sort des mondes recensés, l'Ordre a besoin de toutes ses forces vives sur Selp Dik afin de pouvoir répondre immédiatement à une attaque surprise des Syracusains et de leurs alliés. A ce titre, tous les chevaliers en poste sur les différentes planètes de la Confédération ont été rappelés au monastère. » Le vieillard marqua un temps de pause et s'éclaircit la voix qui s'était de plus en plus enrouée au fur et à mesure de son discours. Avec l'acuité et la précision d'un scalpelaser, ses mots avaient mis à nu la faiblesse mentale de Filp. Il se rendait à présent compte qu'il serait inutile de feindre, de protester ou de se défendre. Désemparé, il riva son regard sur le plafond lumineux où apparaissaient tour à tour les visages des mahdis et la robe colorée du trill. « Vous avez rempli votre mission avec brio, guerrier, mais à quel prix ! Vous êtes revenu de Point-Rouge le cœur et l'esprit infectés de ce poison que vous a inoculé Long-Shu Pae ! Et nous en avons des preuves ! Veuillez dire ce que vous savez, vénérable Plays Hurtig ! » Le responsable du bureau de Pureté vint se placer devant la stalle d'audience. Il dominait Filp d'une bonne tête. Avec son nez aquilin, son cou décharné et les ailes rouges de sa chasuble déployées sous ses bras interminables, il ressemblait à un sinistre vautour des étendues désertiques du Sixième Anneau de Sbarao. « Guerrier Asmussa, il y a quelque temps de cela, vous avez cherché à vous rendre à la crypte secrète des archives, attaqua sans préambule Plays Hurtig d'un ton doucereux. Malheureusement pour vous et heureusement pour l'Ordre, en dépit des précautions que vous avez cru bon de prendre, certains de vos condisciples vous ont vu. Seul Long-Shu Pae a pu vous entretenir de cette crypte : dans le sein du monastère, personne d'autre que les sages du collège et moi-même, responsable du bureau de Pureté... — Et le mahdi, bien entendu ! intervint un autre sage. — Cela va de soi, reprit Plays Hurtig. Je disais donc que personne d'autre que les sages du collège et moi-même, ici rassemblés, n'a et n'aura connaissance de l'existence de cette crypte ! Cependant, desservi par un mental tortueux et faisant preuve d'un esprit borné, Long-Shu Pae est parvenu à la découvrir, à violer un secret millénaire!... Une erreur, une terrible erreur ! Après avoir visionné un certain nombre d'antiques vidéholos, Long-Shu Pae s'est empressé de tirer des conclusions fondées sur ses propres perceptions, parcellaires donc erronées ! Il a ensuite jugé bon de mettre en cause publiquement l'enseignement tel qu'il est dispensé. Il prétendait que l'Ordre s'écartait de sa voie originelle... Ce qui revenait à remettre en cause le mahdi Seqoram lui-même, c'est-à-dire la notion même de l'obéissance au maître, vertu cardinale de la chevalerie absourate... — C'est pourquoi le mahdi a exigé son bannissement ! coupa le premier sage. Il était le maillon faible de la chaîne, la pierre poreuse dans l'édifice, la brèche dans le rempart ! L'Ordre doit impérativement demeurer un bloc sans faille... — Long-Shu Pae vous a probablement présenté les choses à son avantage, déclara un deuxième sage. Mais son mental n'était plus protégé par la foi en son maître et il constituait une faiblesse dans l'intégrité de notre système... — Comme vous maintenant ! glapit un troisième sage. Vous étiez un élément de valeur, guerrier Asmussa, tout le monde s'accordait à le reconnaître. Mais vous avez perdu votre foi dans le collège, c'est-à-dire dans votre maître, dans le mahdi Seqoram qui, du haut de ce donjon — il désignait le plafond d'un index noueux et tremblant — voit le cœur de chacun de ses disciples quelle que soit sa place dans la hiérarchie du monastère. Le regard plein d'amour du maître s'est détourné de Long-Shu Pae. Le mahdi l'a renié à jamais car il a exhumé les bribes d'un enseignement révolu, oublié, d'où il n'aurait jamais dû sortir ! » Le quatrième sage, au crâne proéminent et à la face ratatinée, prit à son tour la parole : « Sachez, guerrier, que l'enseignement évolue avec le temps et que c'est justement cela, sa pureté ! dit-il d'une voix chevrotante. Ce qui était nécessaire autrefois ne l'est pas forcément aujourd'hui. Ce qui était juste dans les siècles passés peut se révéler faux dans les siècles à venir. Comme vous, Long-Shu Pae était un élément extrêmement brillant. Mais on n'avance pas en faisant marche arrière, en ressuscitant le passé. Ceux qui se détournent du présent et de l'avenir n'ont pas leur place parmi nous. Il nous faut agir avec notre temps, nous adapter selon les circonstances. Ainsi l'a voulu notre fondateur, le mahdi Naflin, et nous nous efforçons de suivre ses préceptes. L'urgence de la situation exige l'adhésion totale de tous les membres de l'Ordre, sans restriction, sans état d'âme ! Ce n'est ni le moment ni le lieu de se laisser contaminer par le doute et de devenir à son tour un foyer d'infection ! Le doute affaiblit le potentiel mental et conduit, par voie de conséquence, à l'assèchement du lac du Xui ! — Il est vrai que vous traversez une phase difficile, actuellement... », ajouta Plays Hurtig, toujours debout face à Filp. Les petits yeux noirs du responsable du bureau de Pureté étincelaient et transperçaient la peau du guerrier comme s'ils voulaient incendier l'intérieur de son corps. « Mais une chose plaide en votre faveur : vous n'avez pas été jusqu'au bout de votre projet... Vous avez préféré rebrousser chemin plutôt que de commettre une action sur laquelle nous n'aurions pu fermer les yeux malgré notre bonne volonté. C'est donc que, conscientes ou non, les barrières de votre contrôle mental ont joué leur rôle... — Nous n'oublions pas que vous avez récemment perdu toute votre famille dans des circonstances tragiques, renchérit le premier sage dont la voix s'était radoucie. Vos gènes vous incitent à vous rendre au plus vite sur Sbarao et les Anneaux afin d'y achever l'œuvre de pacification entreprise par votre père, le seigneur Dons Asmussa. Si tel est votre choix, nous le respecterons. Mais avant cela, il vous faut encore jouer le rôle pour lequel vous vous êtes exercé depuis trois années avec un enthousiasme digne d'éloges... Ressaisissez-vous, guerrier ! — Et ne regrettez rien ! conclut Plays Hurtig dans un grand effet de manches rouges. Vous n'êtes pas le bricoleur de génie qu'était Long-Shu Pae et vous n'auriez pas eu grand-chose à retirer d'une visite à la crypte ! Ces films vidéholo sont dans un tel état qu'il fallait bien un esprit arriéré comme le sien pour réussir à les rafistoler!... Dernière chose : le chevalier Long-Shu Pae est mort juste après votre départ de Point-Rouge. Le responsable du réseau local pense qu'il s'est suicidé... » Cette nouvelle frappa le guerrier comme un véritable coup de massue. Long-Shu Pae, se donner la mort ?... Même si le chevalier pouvait sembler désabusé, voire cynique, il avait trop conscience de la valeur de la vie pour obéir à une pulsion suicidaire... Filp se rendit compte que Plays Hurtig et les quatre sages du collège l'observaient avec attention, comme s'ils suivaient étroitement le cours de ses pensées. Ils l'avaient percé à jour alors qu'il ne s'était ouvert à personne de sa malheureuse escapade nocturne. Il était une cible mortifiée, découverte, offerte au feu continu de ces regards à la fois vitreux et ardents. Devant ces cinq hommes, il ressentait l'étrange impression d'un vide tentaculaire et froid, d'un vide recouvert d'une autorité de fer, d'une armure de feu. Ils laissèrent à leurs paroles le temps de remodeler son esprit puis, lorsqu'ils estimèrent qu'elles avaient suffisamment produit leur effet, Plays Hurtig demanda, d'un ton solennel : « Que décidez-vous à présent, guerrier Asmussa ? Etes-vous prêt à suivre aveuglément nos directives, je dis bien aveuglément, ou préférez-vous continuer à en référer à Long-Shu Pae, à ce proscrit décédé auquel le mahdi avait retiré sa confiance ? — Mesurez bien la portée de vos paroles, guerrier ! » gronda le premier sage. Filp n'hésita que peu de temps. La mort de Long-Shu Pae l'accablait, mais elle était également un signe du ciel, un coup de pouce du destin. Il leva courageusement les yeux, soutint tour à tour les regards de braise des sages du collège, celui du vénérable Plays Hurtig, et raffermit sa voix : « Je vois enfin clair en moi, sages chevaliers du collège... Pour moi, la brève rencontre avec le chevalier Long-Shu Pae a été une épreuve destinée à étayer les bases d'un mental fort. Je reconnais avoir été tenté de rendre une visite de curiosité à la crypte des archives, mais j'y ai renoncé. Je ne révère qu'un seul maître, le mahdi Seqoram, et je... j'ai entièrement confiance dans le collège qui le représente... Et je suis à présent persuadé que cette épreuve me servira dans les combats que l'Ordre sera amené à livrer... Après la guerre, je retournerai sur Sbarao et les Anneaux pour parachever l'œuvre de mon père... » Il avait martelé ces paroles avec une force, une ferveur presque mystiques. Les sages du collège et Plays Hurtig se jetèrent mutuellement des regards satisfaits. Les visages fanés se fleurirent de sourires grimaçants, les rides se creusèrent sur les joues, les fronts et les tempes racornis. « Voilà une très sage décision ! jubila le premier sage. Nous sommes désormais certains que vous ne quitterez plus la voie glorieuse tracée par vos prédécesseurs ! — Etes-vous prêt à jurer sur l'honneur que vous ne parlerez à personne de l'existence de cette crypte ? demanda le deuxième sage. — Je ne suis pas chevalier, répondit Filp. Je ne peux être astreint au silence honorable... — Voilà une réflexion frappée au coin du bon sens, jeune homme ! s'exclama le quatrième sage à la voix chevrotante. Vénérable Plays Hurtig, veuillez donc apprendre la grande nouvelle au guerrier Filp Asmussa ! » Le responsable du bureau de Pureté esquissa un rictus qui, avec l'aide des lumières changeantes du plafond qui se reflétaient sur son crâne nu, pouvait passer pour un sourire. « Guerrier Asmussa, vous recevrez dans trois jours, à l'occasion de la date anniversaire de la fondation de l'Ordre absourate, la tonsure et la bure chevaleresques ! Vous pourrez alors prêter le serment du silence honorable... — Si vous avez de la chance, votre intronisation sera bénie par le mahdi en personne ! déclara le premier sage. Pour peu que son immense labeur lui laisse un petit moment de répit. Nous nous efforcerons de le décider... Mais ne vous bercez pas trop d'illusions... » Une vague de joie submergea Filp. Ainsi donc, il allait être admis à la dignité pour laquelle il s'était préparé avec un zèle inouï pendant trois années, forçant l'admiration de ses instructeurs et la jalousie de ses condisciples : le grade de chevalier de l'Ordre absourate. Cette perspective balaya la mauvaise impression laissée par son entrevue avec les trapites. Il eut une pensée émue pour les siens : ils auraient été si fiers de lui... Son père, Dons, sa mère, dame Moniaj... sa petite sœur, Isabalj... « Vous allez vous préparer durant ces trois jours qui nous séparent de la commémoration de la fondation de l'Ordre, poursuivit Plays Hurtig. Trois jours pendant lesquels vous devrez observer jeûne, abstinence totale, et rechercher le Xui. Votre directeur de conscience, le chevalier Choud Al Bah, qu'un porte-parole des délégués ira prévenir, vous expliquera la procédure en détail et vous soutiendra tout au long de votre retraite. — Et maintenant, allez, guerrier ! dit le premier sage. Le délégué des gardes Godégézil Szabbo va vous reconduire à votre cellule ! » Filp resta sur place. Les mots qui se bousculaient dans sa gorge ne se décidaient pas à sortir. « Quelque chose vous tracasse ? demanda Plays Hur-tig- — Je... Pardonnez mon outrecuidance... J'aurais une requête à vous formuler, bredouilla Filp dont les traits se couvrirent de confusion. — Eh bien, dites ! ordonna sèchement le premier sage. — Je souhaiterais obtenir une audience auprès du mahdi Seqoram... » Une grimace de bienveillance se dessina sur la face ratatinée du sage au crâne proéminent. Ses lèvres parcheminées s'ouvrirent sur ses dents jaunes. Sa voix chevrotante résonna comme un murmure diffus : « Je comprends votre désir, guerrier... Il ne se passe pas une minute de notre vie sans que nous-mêmes, nous n'ayons envie de lui témoigner notre amour, notre reconnaissance, notre dévotion. C'est là une requête normale, saine... Mais déranger le mahdi n'est pas la meilleure manière de lui rendre l'hommage qui lui est dû : la situation actuelle mobilise toute son énergie, tout son temps. La guerre qui menace ne laisse pas de place pour les entretiens individuels. Voyez avec quelle célérité, avec quelle efficacité ont manœuvré les ennemis de la Confédération ! Vous en savez quelque chose d'ailleurs, puisque vous avez eu directement affaire à eux. Vous estimez-vous le droit de distraire le mahdi de son travail pendant que les Ang de Syracusa, les instigateurs de la conjuration, s'apprêtent à couronner empereur l'un des leurs ? Ils ont violé les lois de la Confédération, ces mêmes lois établies par le mahdi Naflin, le fondateur de l'Ordre... — Sachez que nos agents des réseaux extérieurs nous ont informés d'une imminente attaque des alliés des Syracusains, ajouta le deuxième sage. — Ici même ! Sur Selp Dik ! rugit le premier sage. Ils doivent se sentir bien sûrs d'eux pour oser venir nous défier sur notre propre territoire ! — Préparez-vous de votre mieux pendant ces trois jours de retraite préchevaleresque, fit Plays Hurtig. Ce sera le moyen le plus probant de vénérer votre maître. L'action est aujourd'hui la plus belle des preuves de dévotion... — Je comprends », murmura Filp. Sa déception était tempérée par la promesse de son intronisation. « Nous en sommes heureux. Et maintenant, allez ! — Puis-je cependant aller saluer la fille de Sri Alexu et prendre des nouvelles de sa santé avant de me retirer dans ma cellule ? — Jusqu'à présent, vous n'avez pas eu besoin de notre permission ! gronda Plays Hurtig en fronçant les sourcils. La mansuétude du chevalier de guérison Nobeer O'An vous a grandement aidé à contourner la règle ! Il n'y a qu'avec vous que notre médecin guérisseur fasse preuve d'autant de patience ! Mais comme il nous a certifié que vos visites quotidiennes étaient bonnes pour le moral de la jeune femme, nous avons fermé les yeux... Nous les fermerons encore une fois ! » Quelques minutes plus tard, escorté de Godégézil Szabbo, Filp poussa la porte de l'antre ténébreux de Nobeer O'An. Le délégué des gardes attendit dans le vestibule. Filp entra dans le cabinet de consultation où l'un des assistants du guérisseur l'accueillit au beau milieu d'un amoncellement de bocaux et de boîtes-air transparentes, emplis d'un liquide jaunâtre où macéraient des herbes séchées, des racines et des feuilles de toutes sortes, et qui flottaient sur des étagères d'eau compressée. Une odeur lourde, âpre, imprégnait la pièce. Avant son retour de Point-Rouge, Filp n'avait pratiquement jamais mis les pieds dans cet endroit. Sa constitution robuste lui avait évité jusqu'à présent d'avoir à se frotter à l'humeur épineuse de Nobeer O'An dont le caractère épouvantable était devenu l'objet de plaisanteries rituelles dans l'enceinte du monastère. L'assistant, auréolé d'une tignasse rousse emmêlée et vêtu d'une blouse bleue, posa ses petits yeux de taupe ébahie sur Filp. « Encore vous ! grinça-t-il d'une voix excédée. Qu'est-ce que vous voulez encore ? — Vous le savez bien ! » rétorqua Filp qui se heurtait régulièrement à l'acrimonie des assistants de Nobeer O'An. Ils se croyaient stupidement obligés de singer leur maître guérisseur alors que celui-ci était justement inimitable. « Vous avez certainement entendu parler de la règle qui vous interdit de voir une femme, mon vieux ! siffla l'autre, agressif, ébouriffé, dressé sur ses ergots. — J'arrive à l'instant de la tour des Mahdis où j'ai été reçu par le collège des sages, répliqua Filp d'un ton cassant, pensant que cette entrée en matière suffirait à rabattre le caquet de son interlocuteur. Et le collège m'a donné la permission de rendre visite à la fille de Sri Alexu avant d'entrer en retraite préchevaleresque ! » Loin de démonter l'assistant, cet argument ne réussit qu'à aiguillonner son animosité. Des étincelles de lumière surgies de nulle part enflammaient sa chevelure rousse. « Jusqu'à maintenant, vous vous étiez passé de la permission du collège ! riposta-t-il. On vous accorde bien des faveurs, guerrier ! Vous êtes le fils d'un seigneur, n'est-ce pas ? Même moi, qui suis pourtant premier aide de soins du chevalier de guérison, je n'ai pas le droit de voir cette fille ! C'est que je ne suis pas un fils de famille, moi!... » Filp perçut le dépit et l'aigreur dans la voix de l'assistant. Le bruit de la présence d'une femme dans les murs du monastère s'était répandu comme les ondes d'une bombe à propagation lumineuse. Une rumeur qui fouettait l'imagination des aspirants, des guerriers et des chevaliers, qui nourrissait les fantasmes et peuplait les nuits sans sommeil de ces reclus pleins de sève et de vigueur. Filp comprit qu'il n'aurait aucun intérêt à braquer l'assistant. C'est d'un ton calme, aimable, qu'il demanda : « Puis-je voir le chevalier Nobeer O'An ? » Le rouquin avait craché la plus grande partie de son venin. « Entrez là-dedans ! Il est en train de préparer une nouvelle potion... pour la fille, évidemment ! » L'assistant s'effaça à contrecœur et céda le passage au guerrier qui s'introduisit par un petit corridor voûté dans une salle faiblement éclairée, où une nuée de cornues chauffantes répandaient une âcre odeur d'herbes et de minéraux pulvérisés. Assis à une table centrale, Nobeer O'An était penché sur un antique livre-film défraîchi. A proximité de ce grimoire prénaflinien, dont l'index du médecin guérisseur parcourait les pages holographiques, s'étalaient quelques plantes séchées. La luminosité vacillante des pages soulignait les traits rudes, comme taillés à la hache, de Nobeer O'An. Il ressemblait à une monstrueuse gargouille des temples de la religion xéréenne du Quatrième Anneau de Sbarao : on s'attendait à tout moment à ce que sa bouche vomisse de l'eau noire, à ce que ses larges narines évasées crachent des flammes, à ce que ses oreilles cabossées, déformées, libèrent de la fumée sulfurée. Ses cheveux gris plantés bas sur son front et sa robe droite de guérisseur, d'un noir charbonneux, donnaient la touche finale au peu reluisant tableau. Quelques assistants, vêtus d'amples blouses bleues, ajoutaient en silence des doses de poudre ou des pincées d'herbes dans les cornues brillantes, disposées sur des étagères métalliques et qui jetaient des lueurs fugaces sur les murs de pierre. Comme personne ne lui prêtait la moindre attention, Filp s'éclaircit la gorge et héla Nobeer O'An. Le médecin guérisseur, furibond, décocha un regard désintégrant à l'importun et grommela : « Encore vous ! Vous voyez bien que je suis occupé ! » L'air revêche et le ton bourru de Nobeer O'An constituaient en eux-mêmes des mesures prophylactiques d'une redoutable efficacité : un individu qui avait été guéri par ses bons soins s'arrangeait pour ne jamais rechuter. Les assistants, alarmés, tournèrent tous ensemble la tête en direction du nouvel arrivant. « Je viens prendre des nouvelles d'Aphykit Alexu, plaida Filp. Les sages du collège m'en ont eux-mêmes donné l'autorisation... Après, je vous promets que je n'abuserai plus de votre bienveillance : je rentre ce matin dans mes trois jours de retraite préchevaleresque... » Le visage ingrat du guérisseur s'orna subitement d'un large sourire. « Ainsi donc, vous allez entrer en chevalerie ! C'est une bonne chose, une très bonne chose ! J'en suis heureux pour vous et pour votre parrain, mon vieil ami Choud Al Bah ! » L'intense surprise qui figeait les traits des assistants montrait que les amabilités et les compliments ne devaient pas sortir souvent de la bouche de Nobeer O'An. « Votre protégée me donne du souci... Elle représente une charge supplémentaire dont je me serais bien passé. » Le ton était désormais affable, presque guilleret, les assistants n'en croyaient pas leurs oreilles. « Le virus qu'on lui a inoculé est très résistant, j'irais jusqu'à dire pervers. Chaque fois que j'essaie un nouveau remède, il trouve la parade ! Je suis parvenu à stabiliser de longues périodes de calme et de lucidité, mais je suis tenu en échec par les crises violentes qui affaiblissent son système immunitaire... Le problème, voyez-vous, c'est que ce virus était inconnu de nos prédécesseurs et maîtres... — Mais pensez-vous avoir une chance de la guérir ?... Je veux dire : une vraie chance ? » Filp se rendit compte que sa question, une supplique plutôt qu'une question, trahissait son émotion et il rougit jusqu'à la racine des cheveux. « Si Dieu le veut... répondit évasivement Nobeer O'An à qui la confusion du guerrier n'avait pas échappé. Un proverbe de chez moi dit qu'il n'existe pas de problèmes, uniquement des solutions... Ce à quoi j'ai envie d'ajouter : pour peu qu'on ait la chance de mettre la main sur les solutions ! En tout cas, lors des entretiens qu'elle a eus avec les sages du collège et le vénérable Plays Hurtig, elle a paru à peu près sensée, cohérente... Pour l'instant, je ne peux que ralentir l'action du virus mais je m'emploie à le neutraliser définitivement. Venez, c'est justement l'heure de ma visite matinale ! » Et devant les assistants statufiés, tellement ébahis qu'ils en oubliaient de reprendre le travail, Nobeer O'An se leva et, suivi de Filp Asmussa, se dirigea d'un pas lourd vers un escalier de pierre qui s'enfonçait dans le sous-sol du bloc de guérison. Avant de poser le pied sur la première marche, le médecin se retourna vers ses élèves, l'œil menaçant, et son terrible coup de gueule fit vibrer les cornues sur les étagères métalliques : « Au boulot, bande de mollusques ! Je ne vous ai jamais dit d'arrêter le travail ! » La cellule où on avait installé Aphykit était baignée d'une lumière rose que filtraient les trois vitraux hexagonaux du plafond. Les cloisons étaient tapissées d'anciennes tentures-eau à la trame usée mais qui, en comparaison de la sobriété et de la rusticité des autres bâtiments du monastère, dotaient la petite pièce d'un semblant de fantaisie ? Elle dormait. Son visage blanc reposait sur l'écrin de ses cheveux épars et pailletés d'or. Le lit autosuspendu, qui représentait le comble du confort pour Filp habitué à la rude paillasse de sa cellule — il avait oublié depuis bien longtemps le luxe de ses appartements du palais de Rahabézan —, flottait un mètre au-dessus du sol. Une couverture verte recouvrait le corps de la jeune femme. La maladie rendait sa beauté diaphane, presque irréelle, si fragile que Filp avait l'impression qu'un simple souffle d'air pourrait l'effacer à jamais. « J'ai fait installer le lit à cette hauteur, un mètre et deux centimètres standard, car je pense que c'est celle qui se conforme le mieux aux astres, à la saison et aux marées », chuchota Nobeer O'An dont le visage, à côté de celui d'Aphykit, paraissait grossier, presque bestial. Chaque fois que Filp pénétrait dans cette cellule, le guérisseur attirait son attention sur la hauteur du lit. Et chaque fois elle variait de quelques centimètres, en fonction de la marée, de la saison ou des astres. « Elle va encore dormir longtemps ? demanda Filp que la perspective de passer trois jours entiers sans voir la jeune femme n'incitait pas à la patience. — Je ne sais pas, avoua Nobeer O'An. Ses cycles de sommeil et de veille sont complètement détraqués. Ce virus est vraiment un sale truc ! Heureusement qu'il ne se transmet pas par voie respiratoire... Imaginez un peu les ravages que causerait une épidémie de cette saloperie ! » Aphykit ouvrit lentement les paupières. Ses yeux chatoyants se posèrent sur le médecin, puis sur Filp. Elle sourit faiblement. « Le guerrier Asmussa est venu vous rendre visite, damoiselle », murmura Nobeer O'An. Le pouls de Filp s'accéléra. Il se rapprocha du lit autosuspendu et se pencha sur la jeune femme : « Je ne pourrai pas vous voir pendant trois jours... J'entame ce matin ma retraite préchevaleresque. Ne vous formalisez donc pas de mon absence... Je ne voudrais pas que... Ne pensez pas qu'il s'agit d'un quelconque manque d'intérêt pour votre santé... Vous me comprenez ? » Aphykit cligna des paupières en signe d'acquiescement. Elle faisait visiblement un terrible effort de volonté pour conserver sa lucidité. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais elle était dans un tel état de faiblesse qu'aucun son ne put franchir ses lèvres. Sa respiration devint haletante, sifflante, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front légèrement bombé. « Une nouvelle crise est sur le point de se déclencher, dit Nobeer O'An. Il faut que vous partiez, maintenant. Je vais essayer une nouvelle potion qui pourrait entraîner une réaction violente, incontrôlée... » Un feu déjà dévorant couvait dans les yeux noirs de Filp. Le médecin observait le trouble du guerrier avec le détachement d'un vieux sage pour qui les envolées affectives, perturbatrices du Xui, n'étaient plus que les obscures et inoffensives réminiscences d'un passé lointain, mort. Il avait opté pour la voie du célibat et de l'abstinence afin de pouvoir se consacrer corps et âme à l'art de la guérison. Si ce choix avait parfois occasionné des regrets au début, alors qu'il était encore dans la force de l'âge, il avait su faire preuve d'une volonté tenace, patiente, douloureuse, qui, au seuil de la vieillesse, se transformait en apaisement serein ainsi que le vil plomb se transforme miraculeusement en or dans les légendes survivantes des mondes prénafliniens. Son bonheur aurait été parfait s'il n'avait pas été, à son corps défendant, le détenteur des lourds secrets enfouis dans les fondations du monastère. Il ne s'était jamais ouvert à quiconque de ce qu'il avait découvert par hasard dans l'obscurité perpétuelle des caveaux et des cryptes dont étaient truffés les soubassements du bâtiment. Il s'était efforcé d'oublier les terribles visions, mais elles revenaient sans cesse le hanter. Long-Shu Pae, son ancien condisciple, un homme par ailleurs remarquable, avait été banni parce qu'il avait approché de trop près la vérité. Lui, Nobeer O'An, il n'avait pas approché la vérité, il l'avait vue en face et elle l'avait tellement effrayé qu'il avait préféré s'emmurer vivant dans le silence. Depuis, il s'était retranché derrière son mauvais caractère parce que les épines constituent le plus sûr moyen de garder un sanctuaire inviolé. Mais il savait qu'il ne pourrait jamais s'immerger totalement dans le lac du Xui tant qu'il n'aurait pas brisé les murs de sa prison... « Je dois me retirer à présent, murmura Filp. J'espère de tout cœur vous revoir bientôt... Ces trois jours vont me sembler bien longs... » Il enveloppa Aphykit d'un dernier regard brûlant puis, refoulant énergiquement son envie de rester plus longtemps en compagnie de la jeune femme, il sortit. « Je reviens tout de suite », dit Nobeer O'An avant de sortir à son tour et de refermer la porte. Des pensées hésitantes se levèrent dans l'esprit embrumé d'Aphykit. Les visites quotidiennes du guerrier lui procuraient une ivresse à laquelle elle ne cherchait plus à résister. Les traits à la fois virils et racés de Filp, sa chevelure brune et bouclée, ses larges épaules, ses mains puissantes, sa voix grave déclenchaient en elle un irrésistible désir d'éclosion de cette fleur enivrante, ensorcelante, exigeante, qu'était sa nature de femme. Elle aimait être consumée par le feu de son regard noir, elle aimait ce contraste entre le velours et la braise, entre la caresse et la brûlure. C'était la première fois qu'elle ressentait une telle attirance pour un homme, que son esprit s'emplissait ainsi jalousement, sans partage, de l'image d'un autre homme que son père. La perte définitive de son colancor, qu'elle ne serait pas parvenue à surmonter auparavant, l'indifférait désormais. Au contraire même, cette seconde peau aurait constitué une barrière entre elle et le regard de Filp. Elle s'abandonnait sans réserve au plaisir du sentiment amoureux. Elle oubliait tout le reste, la mort de son père, la vente aux enchères du chairmarché de Point-Rouge, là où d'autres regards l'avaient écorchée vive, le virus qui proliférait dans son sang. Réduite à l'immobilité sur ce lit, dans cette pièce triste, elle mettait à profit les rares instants de répit que lui laissaient les vertiges et les délires fiévreux pour explorer les arcanes d'une sensibilité jusqu'alors étouffée, latente, inconsciente. Quelque part en elle, l'antra, le son de vie, émettait son faible bourdonnement. C'était un murmure de plus en plus silencieux, de plus en plus morne, qui la quittait en douceur. Son éphémère bonheur de surface, ce sentiment illusoire et gratifiant, rejetait peu à peu dans l'ombre la vibration du son de lumière. Elle s'endormit avant le retour de Nobeer O'An. Comme à chaque fois, un autre homme lui apparut dans son sommeil. Il s'agissait de... comment s'appelait-il déjà ?... Ah oui, Tixu Oty, l'employé de l'agence de transferts qu'elle avait fait shanyan sur Point-Rouge. Elle regrettait son geste. Elle avait fait preuve d'une légèreté inacceptable en lui donnant le son de vie. Elle n'avait pas respecté le caractère sacré de l'initiation... Elle était enfoncée jusqu'au cou dans l'eau noire et croupie d'un étang, et lui, debout sur la berge, ne la voyait pas. Alors elle criait son nom, elle hurlait, et l'eau s'infiltrait dans sa bouche, dans ses narines... Mais il ne la voyait toujours pas... Elle se réveilla en sueur, haletante, terrorisée. A côté du lit se dressait Nobeer O'An dont la face grotesque s'affublait d'une caricature de sourire. Ses doigts noueux et massifs étaient serrés sur une petite fiole noire. CHAPITRE XVI Ne crois pas que le serpent-lyre qui déploie ses plus belles couleurs pour te charmer a pour autant perdu son mortel venin : c'est alors qu'il est le plus dangereux. Maxime du Deuxième Anneau sbaraïque Meilleure et pire des choses qu'affection liant aux amis : trouble l'eau claire de l'intuition, entraîne mauvaises décisions. Que sait-on de la sincérité des amis ? Stance platonienne Bien qu'il fût réveillé plus tôt que d'habitude, avant même Stanislav Nolustrist qui d'ordinaire le précédait de trois bonnes heures, Tixu avait l'esprit parfaitement clair ! Cela faisait maintenant quatre jours qu'il rongeait son frein sur Marquinat. Troublé par un nouvel appel d'Aphykit, il sortit de la maison du berger, non sans avoir pris la précaution de poser une chaude couverture de laine sur ses épaules nues, et s'assit sur une grosse roche. La froidure de la nuit lui mordilla la peau. Le mince croissant mordoré de Vent de Sable, le dernier des satellites nocturnes de Marquinat, jetait des lueurs orangées sur l'indigo du ciel dégagé et pailleté d'étoiles. Un silence paisible ensevelissait l'Echiné de la Marquise dont les reliefs accidentés formaient une ombre gigantesque et placide. Quelques lumières éparses trouaient le lointain gouffre noir dans lequel s'était engloutie Duptinat. L'antra refit spontanément surface. L'esprit de Tixu s'en empara avidement comme s'il lui était tout à coup devenu indispensable. L'Orangien s'inquiétait de cette sensation de dépendance, mais en même temps il ressentait intuitivement la nécessité de l'action purificatrice du son. Il revécut ainsi quelques scènes de sa petite enfance. Il entendit de nouveau la voix légèrement voilée de sa mère l'entretenir de ce père qu'il n'avait pas connu. Elle le prenait tendrement dans ses bras, l'enfouissait contre sa poitrine. Ses longs cheveux couleur d'ambre caressaient ses joues rebondies. Il erra avec elle dans les rues animées de Phaucille. Il découvrit avec émerveillement les étalages des jouets multicolores. Elle lui acheta un amuse-temps électronique, un vieux casse-tête qui occupa un bon moment. Il s'assit à côté d'elle sur un banc public autosuspendu dans l'un des parcs fleuris de ! a ville. Comme ses petites jambes nues et nerveuses pendaient dans le vide et s'agitaient sans cesse, elle lui donnait de légères tapes sur les cuisses en riant. Il l'observa par en dessous tandis qu'il mangeait des confiseries tellement sucrées qu'elles en étaient écœurantes. Elle lui parut lointaine mais immensément belle et désirable. Il eut honte de ce désir car il sentait que ce n'était pas un désir d'enfant. Il en voulut à ce père fantôme, ce lâche qui était parti pour un pays inquiétant et fascinant qu'on appelait la Mort. La nuit suivante, sa mère l'avait amené chez son oncle puis elle était partie en taxiboule pour aller rendre visite à une amie dans la ville voisine de Betsabée. Sa tante vint le tirer sans ménagement de son sommeil. C'était une nuit où les Six Etoiles en Soleil brillaient d'un éclat rouge particulier, l'éclat du sang céleste. On le poussa devant un lit sur lequel sa mère était allongée, mains croisées sur la poitrine. Elle ne bougeait plus, elle ne respirait plus. Hébété, il contempla son visage blanc et paisible, auréolé du soleil ambré de ses cheveux. Elle le laissait désormais seul et désemparé dans le monde des vivants. On lui dit que le taxiboule s'était écrasé et qu'elle était partie rejoindre son père dans le royaume merveilleux de la Mort. Il se demanda ce que ce pays avait de si attirant pour qu'elle abandonnât son petit garçon de la sorte, elle qui avait toujours prétendu l'aimer plus que tout au monde et ne jamais plus le quitter. Sa mère était donc une menteuse comme tous les autres. Il pleura sans savoir pourquoi les larmes jaillissaient de ses yeux fatigués, peut-être tout simplement parce que c'était un immense soulagement, parce que c'était une sensation agréable que de sentir un peu de tiédeur sur ses joues. Sa tante le pressa contre sa poitrine, comme sa mère savait si bien le faire, mais il ne ressentit que la froideur de ce geste indifférent, de cette odieuse caricature d'amour... « Vous voici devenu bien matinal, Bilo ! » Entièrement nu, emmitouflé dans la seule broussaille de ses poils, bras en arc de cercle au-dessus de sa chevelure emmêlée, Stanislav Nolustrist s'étirait nonchalamment devant la porte entrouverte de sa maison. Sa voix caverneuse avait réveillé quelques mutules allongés près de la barrière rocheuse du pré en contrebas. Ils s'étaient redressés, sens en alerte, toisons noires parcourues de longs frissons, prêts à fuir ou à charger. Brutalement ramené à la réalité, Tixu se rendit compte à sa grande confusion que des larmes glissaient sur ses joues. Il les essuya d'un furtif revers de main et ramena un pan de la couverture sur son visage pour masquer sa gêne. Le berger s'approcha, pointa son bras vers les étoiles et dit : « Regardez le ciel ! Vous voyez cette étoile, là ? Juste à droite du croissant de Vent de Sable... Eh bien, c'est vous ! Elle vous représente ! Elle va bientôt sortir du ciel comme vous allez sortir de ma vie. Elle est pourchassée par les ténèbres comme vous êtes pourchassé par la mort. Elle doit briller d'un vif éclat si elle ne veut pas être engloutie par la nuit. Vous devez faire preuve d'un très grand désir de vie si vous ne voulez pas être fauché par la mort ! Son destin, comme le vôtre, dépend entièrement de l'énergie dont elle dispose... Et vous, Bilo, aurez-vous suffisamment envie de vivre pour déjouer les pièges de la Faucheuse ? » Avant que Tixu n'ait eu le temps de réagir, Stanislav Nolustrist partit d'un énorme éclat de rire. « Par les couilles de mes mutules, je vois bien que je vous emmerde avec mes radotages ! Allons plutôt au torrent ! L'eau nous rafraîchira le corps et les idées ! Eh, hier, vous n'êtes pas venu ! — L'eau est un peu trop froide pour moi », plaida Tixu sans conviction. L'Orangien, de nature frileuse, était sidéré de constater à quel point le berger demeurait insensible, hermétique au froid. « Elle n'est pas froide ! s'exclama Stanislav Nolustrist. Elle est seulement emplie de la paix de la nuit... Venez, vous dis-je!... Vous vous sentirez mieux après ! » Il rentra dans la maison, en ressortit quelques secondes plus tard vêtu d'une longue tunique de laine écrue et prit la direction du torrent. Hésitant, Tixu finit par lui emboîter le pas, enveloppé dans sa couverture. Les perles glaciales de rosée s'écrasaient sous la plante de leurs pieds, leurs bouches soufflaient d'éphémères nuages de condensation. Une clarté blafarde, diffuse, ourlait les crêtes indécises de la chaîne montagneuse. Bordé de pins argentés, le torrent dévalait la pente accidentée et ses gerbes écumantes giflaient les rochers enracinés dans son lit tumultueux. Son grondement rageur créait une large brèche dans le silence de l'aube. Le sentier se rétrécissait et menait à une petite crique, abritée derrière un surplomb rocheux, où stagnait une eau plus calme. C'est là que Stanislav Nolustrist plongea sans hésitation après avoir jeté sa tunique pardessus tête. Tixu se défit de sa couverture et s'engagea du bout des orteils dans le torrent. Sa peau nue offerte à la fraîcheur du jour naissant fut parcourue de frissons dissuasifs. « Eh bien, venez ! cria le berger. Elle est merveilleuse ! Faites comme avec les femmes!... Ne jouez pas les timides, plongez ! » Mais Tixu, transi, grelottant, bras croisés, refusa d'avancer. Stanislav se rapprocha et l'aspergea brusquement de gerbesv glaciales. Piqueté de milliers d'aiguilles, saisi, souffle coupé, l'Orangien n'eut d'autre ressource que de s'immerger à son tour dans le sein clair et frisquet du torrent. Lorsqu'ils en sortirent un bon quart d'heure plus tard, Tixu fut obligé de reconnaître que ce bain forcé lui avait fait le plus grand bien, même s'il ne l'avait pas entièrement débarrassé de l'entêtante et rance odeur de mutule qui imprégnait ses narines, ses cheveux et sa peau. Il s'essuya vigoureusement avec sa couverture. « Je vais partir, Stani... — Je le savais depuis le début, murmura le berger avec un sourire triste sous la barbe noire parsemée de gouttes irisées. Le ciel ne me ment jamais... Je vous regretterai, j'appréciais votre compagnie... Mais vous avez mal choisi votre jour : les fêtes du couronnement du nouvel empereur commencent aujourd'hui ! — Je ne peux plus attendre, poursuivit Tixu qui s'adressait autant à lui-même qu'à son interlocuteur. Je n'ai plus le temps... Je suis décidé à tenter le tout pour le tout... Je trouverai un moyen de partir d'une manière ou d'une autre. Les compagnies de transfert rouvrent ce matin. Mais quoi qu'il arrive, je ne reviendrai plus chez vous. » Des auréoles sombres maculaient la tunique de laine de Stanislav Nolustrist, debout, songeur, sur le bord du torrent. La brise matinale jouait dans quelques mèches de sa chevelure détrempée. « Quand quelqu'un est décidé comme vous l'êtes, l'ami, les cieux se débrouillent pour exaucer son désir... D'ailleurs, c'est parce que les étoiles m'avaient prévenu de votre départ que je vous ai quasiment obligé à prendre ce bain ! Cette eau est en effet sacrée ! Nul n'a jamais trouvé sa source et la raison en est simple : ce torrent sort directement de la bouche de Dimuta la Bienfaisante, la déesse de l'eau. Ses vertus purifiantes ont le pouvoir d'éloigner momentanément ceux qui accomplissent la volonté de Brouhaer, le démon du néant. Et vous aurez besoin de l'aide de Dimuta dans les jours qui viennent... Au fait, quel est votre vrai nom ? » Tixu dévisagea Stanislav. La méfiance avait déserté les yeux gris-bleu de l'Orangien. « Tixu Oty, d'Orange. Mais tâchez de l'oublier, Stani ! Si jamais les inquisiteurs mentaux entraient dans vos pensées, nous risquerions, vous et moi, les pires ennuis ! — Je me baigne chaque jour dans cette eau ! se récria le berger. Que voulez-vous qu'il m'arrive de fâcheux ? » Si simpliste et naïve que pût paraître cette croyance, Tixu pressentit qu'elle était juste et que Stanislav Nolustrist était protégé. « Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi... En ce qui concerne l'argent que je vous ai dépensé, je ne pense pas que je puisse... — Par les couilles de mes mutules ! gronda le berger. Une autre parole de ce genre et je vous balance à la flotte ! Vous allez finir par m'offenser avec cette histoire d'argent!... Mon instinct me dit qu'il y a en vous une part de divin, une part qui m'est inconnue mais dont je devine l'importance. Pensez-vous que le divin me soit redevable d'une misérable poignée de duquins marquinatins ? Je préfère croire qu'il me délivrera de quelques-unes de mes faiblesses, et elles sont nombreuses, en compensation d'un si piètre service ! ,. Et si vous rencontrez des difficultés insurmontables, sachez que vous pourrez toujours trouver refuge dans ma modeste demeure... » Une heure plus tard, après le repas du salut à Roi d'Argent, Tixu prit congé de son hôte qui lui remit à tout hasard — « Et ne vous avisez surtout pas de refuser ! » — une somme de cent duquins marquinatins. La main calleuse de Nolustrist pressa longuement, chaleureusement, celle de l'Orangien. L'émotion qui les étreignit les priva tous les deux de l'usage de la parole. Par le chemin empierré frôlant les précipices, Tixu franchit d'un pas allègre la distance qui séparait la maison du berger des premiers faubourgs de Duptinat. Roi d'Argent entamait sa longue course dans le ciel. Il peignait les nuages et la brume d'une couche argentine. Tixu entendit, dans le lointain, le chant nostalgique de Stanislav Nolustrist qui se répercutait de colline en colline. Il n'eut pas besoin de comprendre le sens des mots pour percevoir l'amitié et la tristesse contenues dans la voix grave et puissante du berger. Malgré l'heure matinale, Duptinat feignait d'être en liesse. Sous la surveillance discrète mais sévère d'escouades d'interliciers en combinaison indigo et de mercenaires de Pritiv sanglés dans leur uniforme gris, une foule dense, bruyante et colorée se répandait dans les artères et les places de la capitale marquinatine. Les passagers s'entassaient tant bien que mal dans les compartiments des ovalibus qui faisaient le plein à chaque station aérienne. Tixu crut étouffer à plusieurs reprises. Les Duptinatins participaient à la fête avec d'autant plus de zèle qu'ils craignaient les représailles féroces de leurs nouveaux maîtres dotés d'inquiétants pouvoirs psychiques. Personne n'étant à l'abri des inquisitions mentales, nul ne s'avisait de montrer un signe extérieur de désaccord ou même d'indifférence qui eût attiré sur lui l'attention des Scaythes ou des kreuziens. Les Duptinatins s'étaient donc parés de leurs plus beaux atours, et leurs visages poudrés, grimés, exprimaient une joie forcée encore plus démonstrative que s'il s'était agi de l'un des multiples carnavals locaux. L'ovalibus volait au-dessus de lampadaires autosuspendus qui lançaient des éclairs phosphorescents sur les toits gris-bleu de la cité. Tixu descendit à la place Jatchaï-Wortling, noire de monde, au centre de laquelle, à proximité de la croix-de-feu où agonisait dame Armina Wortling, avait été dressé un immense écran-bulle holo. Il trônait sur une estrade géante recouverte d'un tissu syracusain à reflets changeants, ornée de fleurs naturelles blanches et de motifs géométriques à émulsions lumineuses. L'heure n'était pas très bien choisie pour de telles réjouissances, mais un texte nafle défilait à l'intérieur de l'écran-bulle et expliquait au bon peuple marquinatin que les astronomes impériaux avaient composé de leur mieux avec le décalage planétaire et avaient fait en sorte que chaque planète vassale du nouvel empire, selon son importance démographique, pût assister en direct au sacre de Menati Ang. Tixu joua des épaules et des coudes pour fendre la multitude compacte, mosaïque mouvante de couleurs, de formes et de cris, traquée par une meute enragée de camelots ambulants. Il se rendit non sans mal jusqu'au pied de la croix-de-feu. Les Duptinatins s'accoutumaient rapidement à la présence des sinistres roues transparentes de l'Eglise du Kreuz et se désintéressaient du sort de celle qui avait été l'épouse du seigneur Abasky le bien-aimé. Ils effaçaient de leur mémoire les images encore fraîches du passé, s'adaptaient à la nouvelle situation avec une versatilité et une futilité sidérantes. La peur leur procurait une nouvelle occasion de rétrécir leur espace individuel. Dame Armina avait cessé de vivre : les reliefs informes de son visage, soudé à son torse, n'exprimaient plus la souffrance mais l'apaisement. Ses orbites étaient noires et emplies de débris de chair brûlée. Ses yeux, miroirs fracassés d'une âme en partance, avaient éclaté. Ce qui restait de son corps n'était pas beau à voir : peau gondolée, lacérée, déchiquetée, plaies d'où suppurait une humeur jaunâtre, crâne fendillé sur lequel ne subsistaient que de rares touffes de cheveux comme un chaume sur une terre noircie par l'incendie. Un sentiment de compassion pour cette femme qu'il ne connaissait pas mais dont il ressentait dans sa propre chair l'abominable calvaire envahit Tixu. Il n'y avait aucune clémence à attendre du clergé kreuzien qui, avec l'appui des Scaythes inquisiteurs mentaux, pourrait désormais donner libre cours à son fanatisme aveugle et à sa rage de répression. L'Eglise commençait à semer à tous les coins de rues les corps torturés des hérétiques, de ceux dont le seul tort était de croire en d'autres possibles expressions du divin. Elle faisait payer aux autres sa propre terreur et sa propre haine des sens. Le souvenir du missionnaire de Deux-Saisons accoutré de son colancor safran sale et troué, de son emphase de prophète dérisoire qui déclenchait l'hilarité générale dans la taverne des Trois-Frères, remonta subrepticement à la surface de son esprit. Un murmure parcourut la foule rassemblée sur la place. Une lumière blanc et or emplit l'écran-bulle, d'une hauteur de cinquante mètres. Les premières mesures d'un hymne aplymphonique retentirent par les récepteurs audio superfluides suspendus, annonçant le début de la retransmission bullovisée. Une clameur de stupéfaction émerveillée jaillit des milliers de bouches lorsque l'image holographique du nouveau palais impérial de Vénicia vint occuper toute la bulle. La splendeur et la complexité baroque du bâtiment laissaient pantois les Duptinatins, habitués à une architecture austère, fonctionnelle certes, mais, ils s'en rendaient à présent compte, lourde et sans grâce. Ils s'extasièrent bruyamment sur les innombrables tourelles blanches aux toits effilés, recourbés, couverts de fines feuilles d'optalium rose, sur la façade principale bleutée enjolivée de centaines de sculptures-lumière aux reflets subtilement assortis, sur les hautes murailles latérales où les artistes avaient disposé des tableaux à géométrie variable, sur l'herbe fuchsia et les allées de gemmes blanches du parc, sur les spuniers géants et translucides qui bordaient le perron de jaspe et de lapis-lazuli, sur les albotoès aux frondaisons multicolores, les fleurisiers écarlates, les ampasètes noir et blanc d'une sobre et suprême élégance, les jajasitiers aux larges feuilles formant une fine dentelle de cuivre et d'or, et enfin les rarissimes arborivoles dont les cimes flottantes et reliées au sol par de fines et souples lianes transparentes surlignaient de mauve cette fabuleuse luxuriance végétale. Pour la plupart des Duptinatins, massés en cette aube fraîche sur la place Jatchaï-Wortling ou en d'autres endroits de la cité, c'était le premier contact avec la civilisation syracusaine. Ils étaient subjugués, éblouis, conquis. Les merveilles que dévoilait l'écran-bulle leur faisaient tout à coup oublier les désagréments de l'occupation de leur planète par ces mêmes Syracusains et leurs alliés. Des commentaires enthousiastes volaient d'une bouche à l'autre comme des oiseaux sautant de branche en branche. Ils relevaient les détails du palais, les nuances des sculptures-lumière, la largeur des marches brillantes de l'immense escalier principal, les formes ovale, ronde ou hexagonale des bassins de bois pourpre ou or, les motifs des colonnes de marbre blanc strié de veines bleutées, les courbes délicates, scintillantes et éphémères des jets d'eau crachés par les gueules des animaux d'optalium blanc... Tixu fut surpris de la vitesse avec laquelle les Marquinatins se laissaient séduire, envoûter par leurs nouveaux maîtres que, quelques minutes plus tôt, ils vouaient aux dix mille diables et démons des légendes et cultes de leurs inextricables religions. Et l'émerveillement alla croissant lorsque le cortège impérial se forma sur le vaste perron du palais. Au premier rang venait Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz, dont le titre s'inscrivit en lettres de feu sur la paroi convexe de la bulle. Le muffi, un vieillard ratatiné, disparaissait dans une ample chasuble violette qui dissimulait en grande partie son colancor grenat. La tiare muffiale sertie d'antiques rubis sang-de-pigeon ceignait sa tête ridée, chafouine. Il portait la crosse sacrée d'optalium doré du Berger Infaillible, le symbole du pasteur des peuples, du rassembleur des âmes, du représentant suprême du Kreuz sur les mondes de l'en-bas. L'armée pourpre et mauve des cardinaux et grands pairs de l'Eglise l'escortait en bon ordre, elle-même suivie de l'escouade noire et lugubre des hauts vicaires du palais épiscopal, des cohortes blanches et safran des évêques des missions et enfin de la nuée bleu et gris des administrateurs, des novices et des enfants du culte. Et les Duptinatins, dominés, écrasés par le gigantesque écran-relief, d'admirer sans pudeur la magnificence de cette Eglise, de s'enivrer de la vue des chatoyantes tenues ecclésiastiques en comparaison desquelles paraissaient bien ternes, bien pauvres, les robes chagrines et chichement brodées des officiants de leurs cultes, d'oublier la proximité indécente de la croix-de-feu qui avait transformé leur souveraine en une répugnante masse de chair calcinée. La caméra de bullovision plongea ensuite sur le cortège des grands courtisans, placés selon l'importance et l'ancienneté de leur famille. Devant tant d'élégance, devant ces assortiments raffinés de couleurs, ces somptueuses étoffes dont le luxe ridiculisait leurs vêtements pourtant soigneusement choisis, les Duptinatins ne purent se retenir d'applaudir, manifestation qui aurait paru totalement déplacée sur Syracusa mais qui, sur Marquinat, était naturelle. Les joyaux étincelants, les parures fastueuses, les airs pompeux, affectés, les visages poudrés et encadrés de mèches torsadées, les démarches aériennes et la réserve compassée de ces messieurs et dames de la cour vénicienne ébahissaient le bon peuple marquinatin et, pensa Tixu, probablement tous les autres peuples de l'univers recensé. Après les courtisans venaient les pelotons compacts des Scaythes d'Hyponéros, groupés selon leur fonction, par couleur d'acaba : blanche brodée de liserés rouges pour les protecteurs, noire pour les inquisiteurs de l'Eglise, vert tilleul pour les lecteurs profanes. Les capuchons rabattus sur leur visage dissimulaient leurs traits. Chaque formation était séparée de la suivante par des rangs serrés d'interliciers et de mercenaires de la secte de Pritiv, dont les masques blancs et rigides donnaient l'étrange impression qu'il s'agissait d'un seul et même individu multiplié à l'infini. Un frémissement d'effroi parcourut la place Jatchaï-Wortling : les Marquinatins avaient déjà eu un aperçu des redoutables pouvoirs des Scaythes. Enfin, fermant le cortège qui se rendait en procession solennelle du palais impérial jusqu'au palais épiscopal, juchés sur une plateforme autosuspendue jonchée de fleurs luminéphèmes, encadrés de la garde impériale composée de mercenaires de Pritiv triés sur le volet et revêtus de combinaisons et de masques noirs, se tenaient le Scaythe Pamynx, grand connétable de l'empire, drapé dans son acaba bleue, et l'empereur, Menati Ang, deuxième fils de l'illustre seigneur Arghetti Ang et frère du seigneur Ranti récemment décédé. Les représentants des plus nobles familles, celles qui avaient vaincu le Comité planétaire et rétabli l'hégémonie de la noblesse, portaient l'interminable traîne de son manteau blanc et or. Des gemmes rares sertissaient par centaines son colancor indigo, pan de ciel nocturne criblé d'étoiles, et une couronne-eau immaculée ceignait sa tête. Il saluait d'imperceptibles gestes de la main la foule des Syracusains immobiles entassés derrière d'invisibles barrières magnétiques. Une voisine de Tixu affirma que son visage altier, quoique carré et un peu rude, faisait, ma foi, un fort acceptable visage d'empereur. « Et cette longue mèche qui descend de sa tempe à son menton, vous ne trouvez pas que ça lui donne un air à la fois viril et raffiné ? » renchérit une autre. Les yeux noirs du Ang, en gros plan sur l'écran-bulle, brillaient d'un éclat triomphal tandis qu'un sourire satisfait et carnassier se dessinait sur ses lèvres minces et teintées de vermillon. Tixu estima qu'il en avait assez vu et décida de partir avant les assommants discours officiels. Cette mise en scène, au demeurant parfaitement orchestrée, lui semblait outrageuse et inconvenante devant la dépouille de dame Armina Wortling. De plus, le fait d'assister passivement à cette retransmission lui faisait perdre un temps précieux. Il s'extirpa avec difficulté du magma humain. Les bullospectateurs qu'il dérangea lui décochèrent des regards courroucés, venimeux. Il s'engagea au hasard dans une ruelle. Partout, sur les places, à chaque intersection de rues, dans chaque venelle, dans chaque traboule, les écrans-bulles, plus ou moins volumineux selon l'importance des lieux, répercutaient l'image du sacre comme autant de tableaux vivants à la lumière savamment distillée. Partout il rencontra des regards hypnotisés, rivés sur les bulles, des têtes levées, des corps immobiles. Duptinat s'était peuplée de fantômes. Il déboucha sur une large avenue bordée d'aughineux. Il se laissait machinalement porter par ses pas. Il lui fallait maintenant se mettre en quête d'une agence de voyages. Les cent duquins qu'il avait en poche n'étaient pas suffisants, et de loin, pour acheter un transfert, mais s'il savait faire preuve de la même force de persuasion qu'Aphykit dans sa propre agence de Deux-Saisons, il parviendrait peut-être à fléchir un employé. Une voix de femme l'apostropha : « Tixu!... Tixu Oty ! Ça alors!... Eh, Tixu ! » Il se retourna. Après un moment d'hésitation il reconnut la silhouette de Babsée Obraillène, sa compagne et accessoirement maîtresse du stage de formation de la C.I.L.T. sur Oursse. Il n'eut pas besoin de l'observer longtemps pour se rendre compte que le fruit vert et acide qu'elle était alors, avec ses joues rebondies et fermes et son corps juvénile, avait trop tôt mûri. Elle s'était desséchée, racornie, avait sacrifié ses longs cheveux châtains, cette chevelure où s'accrochaient encore des lambeaux de l'enfance. Elle les avait coupés ras, en brosse, et les avait teints en noir, comme pour durcir son visage. Elle s'était épaissie, condensée, et bien qu'elle portât un élégant ensemble issigorien, veste et jupe fendue blanche, elle s'était dépouillée de sa grâce aérienne d'autrefois. Dans ses yeux noisette, jadis pétillants et sans cesse en mouvement, ne brillaient plus les étincelles de malice enjouée qui faisaient d'elle une compagne agréable et recherchée. Parvenue à sa hauteur, elle esquissa un sourire timide. « Toujours aussi bavard, hein!... Eh bien, dis quelque chose!... Tu ne me reconnais pas ? » Sa voix elle-même avait perdu cette verdeur acide dont Tixu s'était maintes fois moqué pendant le stage : elle se voilait à présent d'aigreur. Mais en réalité, ce qui surprenait le plus l'Orangien, c'était que cette apparition soudaine et apparemment fortuite de Babsée coïncidait de manière étrange avec les souvenirs que l'antra avait fait remonter à la surface de sa mémoire les jours précédents. C'était comme si le son de vie l'avait préparé à cette rencontre. « Salut, Babsée ! dit enfin Tixu, sortant de sa torpeur. Qu'est-ce que tu fabriques ici ? — Ce serait plutôt à moi de te demander ça ! répondit-elle d'un ton agressif. Si je suis ici, c'est tout simplement que je suis responsable de l'agence de Duptinat. — Alors, comme ça, tu as été mutée sur Marquinat... Les choses ont l'air de bien marcher pour toi... » Même en essayant de se replacer dans le contexte d'Oursse, Tixu ne ressentait aucune émotion et ne comprenait pas ce qui avait pu l'attirer chez cette fille. « Ouais, pas mal ! Ici, à Duptinat, ça va plutôt bien... J'ai pratiquement récupéré toute la clientèle des hommes d'affaires en transit dans le secteur. D'ailleurs, il faut que j'y aille : c'est l'heure universelle d'ouverture des agences de la région Grand Est... Et tu sais comme moi que la Compagnie déteste qu'on soit en retard ! La direction a tenu à ce qu'on ouvre dès la levée du décret de réquisition... On ne risque pas d'avoir grand monde, c'est le jour du sacre impérial. » Tixu se dit qu'il avait peut-être trouvé la solution à son problème. « Je t'accompagne si tu veux, proposa-t-il à Babsée. — Bonne idée ! Je te ferai visiter l'agence. Et puis on pourra reparler du bon vieux temps. Six ans standard, un sacré bail, hein ? J'espère que je vais bientôt changer d'affectation. J'en ai ma claque de Duptinat ! Les gens sont sympas mais un peu ploucs, si tu vois ce que je eux dire... Des paritoles, comme disent les Syracusains. D'ailleurs, j'ai demandé ma mutation à Vénicia, là où tout se passe. Mais je n'y crois pas trop, je suis un peu jeune dans la Compagnie pour prétendre aux meilleurs postes. » Tout en cheminant d'un pas rapide en direction de 1 agence C.I.L.T., située quelques rues plus loin, ils devisèrent de tout et de rien. Il apprit qu'elle avait failli se marier avec un gros négociant d'Orange — « Comme toi, il aurait été mon deuxième Orangien ! » Mais elle s'était rétractée au dernier moment car ce mariage aurait constitué une entrave à son avancement dans la hiérarchie de la Compagnie — « Tu sais comment ils sont à la direction, ils considèrent que les employés n'ont pas besoin d'autre famille que la C.I.L.T. » Tixu sut également tout de la stratégie commerciale de Babsée, du pourquoi et du comment elle s'y prenait pour rafler la clientèle des autres compagnies — « Et toi, comment est-ce que tu fais ?... » — , de ses incessantes bagarres avec la direction — « Elle hésite trop à investir dans un matériel moderne ou, disons, moins archaïque, et de nos jours, arriver complètement à poil, ça ne fait pas très sérieux ! La boîte y perd de sa crédibilité, tu ne trouves pas ? » Aux questions qu'elle ne manqua pas de lui poser Tixu fournit des réponses tellement évasives qu'il ne réussit qu'à aviver sa curiosité. Il tenta de s'en sortir en prétextant un passage éclair sur Marquinat, une simple étape pour un transfert sur Orange où il souhaitait aller rendre une dernière visite à son oncle et tuteur gravement malade. « Par déremat privé... Ç'aurait été trop long de passer par la voie hiérarchique de la Compagnie... — Mmouais, enfin, ça te regarde, murmura-t-elle avec une lueur de scepticisme dans le regard. Ton ami, là, celui qui possède ce déremat il doit avoir le bras long... ou être complètement inconscient ! Toutes les bécanes privées ont été confisquées à leur propriétaire. Quant aux bécanes des compagnies, elles sont maintenant toutes reliées à un mémodisque central installé au siège de Vénicia... Le résultat, c'est que ça a entraîné une baisse sensible de la clientèle. C'est la même chose sur Deux-Saisons ? — Euh... oui, bien sûr, bredouilla Tixu. — Ils sont curieux, ces types, les Scaythes. On ne peut rien leur cacher. Il vaut mieux être leur allié, tu ne crois pas ? » Tixu changea de sujet. Il s'étendit en long et en large sur le climat de Deux-Saisons, sur la pluie incessante, sur les lézards des fleuves, sur les Sadumbas, sur la forêt profonde et sur la taverne des Trois-Frères. Ils arrivèrent en vue de l'agence. Le champ bleuté et grésillant du volet magnétique brillait entre deux aughineux. L'immeuble droit et gris ne se distinguait des autres que par l'enseigne holographique et clignotante C.I.L.T. (celle-ci avait quatre lettres sur quatre, c'était probablement l'agence la mieux tenue de l'univers connu et inconnu !) enchâssée sous le dôme de tuiles bleues. Babsée s'immobilisa soudain devant le boîtier de reconnaissance d'empreintes A.D.N., fixé sur le montant de la vitrine, et enfonça son regard dans celui de Tixu. « Bon, maintenant arrête de déconner et de me prendre pour une idiote ! lâcha-t-elle d'une voix sèche. Pour passer de Deux-Saisons sur Orange, on ne prend pas Marquinat comme relais ! Ça fait même un sacré détour ! Figure-toi, Tixu Oty, que quand on s'est quittés à la fin du stage, j'ai pris le temps de regarder sur une carte holo pour savoir où se trouvait cette fichue planète de Deux-Saisons ! Alors maintenant, soit tu me fais confiance et tu me dis tout, soit tu fous le camp ! » Tixu comprit qu'il risquait de tout perdre en continuant de s'enferrer dans ses mensonges et qu'il valait mieux entrer dans le jeu de l'Issigorienne. « Ce serait trop long à t'expliquer, Babsée. En gros, j'ai plaqué l'agence. J'ai atterri ici par hasard et je n'ai pas assez d'argent pour payer un nouveau transfert... Pourtant, il faut que je parte ! C'est très important... » Babsée le dévisagea sans se départir de son air sceptique. Tixu eut l'impression que ce qu'il venait de raconter à l'Issigorienne lui paraissait trop gros pour être vrai. « T'as plaqué la Compagnie ? s'exclamat-elle, incrédule. Comme ça, sans prévenir?... T'es complètement dingue ou inconscient, ou les deux ! Tu sais ce que c'est que d'avoir un inspobot sur le dos ? Il ne te lâchera jamais ! Il a tes coordonnées cellulaires ! Tu peux être sûr qu'il te retrouvera et qu'il te ramènera par la peau du cul... même si tu te terres sur les mondes non recensés, dans les confins... » Elle réagissait comme une employée parfaitement conditionnée, comme un bon petit soldat. « Possible, mais je n'ai plus le choix, dit Tixu. Est-ce que... tu peux m'aider ? » Elle tira nerveusement sur ses courtes mèches noires. « Je ne sais pas... Entrons dans l'agence. L'heure de l'ouverture va bientôt sonner et le moment n'est pas franchement idéal pour attirer l'attention de la direction ! » Elle glissa ses doigts dans le boîtier de reconnaissance A.D.N. Le volet magnétique se dissipa et la porte disposée sur le côté de la vitrine s'ouvrit automatiquement. Ils pénétrèrent dans l'agence juste au moment où la voix synthétique de l'hôtesse retentissait par le canal interne A.S.F. de la Compagnie. L'agence de Duptinat était composée de plusieurs pièces en enfilade, claires, propres, sobrement meublées. Elle soutenait sans problème la comparaison avec le bureau sordide de Deux-Saisons. « Planque-toi dans un coin ! ordonna Babsée, nerveuse, irritée. Les caméras-témoins vont se déclencher et je ne tiens pas à être vue avec toi ! J'ai opté pour le contrôle bullovisé permanent. Comme je veux grimper vite les échelons, je ne tiens pas à ce que la direction pense que j'ai quelque chose à lui cacher. Mets-toi là, juste entre la vitrine et la porte. C'est un angle mort. » Tixu se colla bien sagement le long de l'étroit pan de mur. Babsée s'assit derrière son bureau fonctionnel et noir. Elle se mordilla les lèvres et son front se couvrit de rides horizontales et verticales. L'Orangien suspendit sa respiration lorsqu'il décela le léger ronronnement des caméras de bullovision enchâssées dans les niches plafonnières en trompe-l'œil. Le silence se prolongea pendant de longues minutes. L'attention de Tixu se dirigea spontanément vers le bruissement de source, vers l'antra. Comme dans l'ovalibus quelques jours plus tôt, il ne distingua plus l'apparence de Babsée mais la Babsée réelle, celle qui tentait de se dissimuler sous son personnage public. Il comprit que la transformation physique de la jeune femme qui, du stade de bouton non éclos était directement passée à celui de fleur fanée, avait été générée par son adhésion sans restriction aux valeurs de la Compagnie. Babsée avait fait le sacrifice de sa vitalité débordante, de sa jeunesse triomphante à la C.I.L.T., et cette dernière, pieuvre invisible et omniprésente dont chaque tentacule, chaque ramification, la maintenait fermement rivée à son grand corps hiérarchisé, la vidait peu à peu de toute sa substance vitale. C'est ce qui expliquait ce teint déjà cireux, parcheminé, cette mine renfrognée, ces yeux éteints, endormis, presque morts. Babsée Obraillène était en train de dépérir de l'intérieur. Elle en était consciente mais ne savait plus comment s'en sortir. Si tel était le sort réservé à chaque employé de la Compagnie — et c'était une explication possible de son inertie autodestructrice sur Deux-Saisons —, Tixu se dit qu'alors il avait eu de la chance, beaucoup de chance, de croiser la route de la belle Aphykit de Syracusa. Babsée se pencha sous le bureau, d'où elle réapparut une poignée de secondes plus tard. « Bon écoute : je viens de déconnecter le circuit de surveillance en simulant une panne... Ça nous laisse un peu plus d'un quart d'heure. Les vérificateurs automatiques n'entrent en action qu'au bout de dix minutes d'interruption. Alors faisons vite : où veux-tu aller ? » Tixu s'extirpa de sa zone d'ombre et se rapprocha du bureau. « Sur Selp Dik. — La planète de l'Ordre absourate?... Ouais, c'est possible... Le problème, c'est que chaque transfert est automatiquement enregistré au siège central et que maintenant les coordonnées sont transmises au mémodisque central de l'interlice sur Syracusa. De plus, si l'argent correspondant au voyage n'est pas instantanément versé sur le compte bancaire de la Compagnie, les inspobots se mettent immédiatement en action... Ce n'est pas simple ! Qu'est-ce que tu proposes ? — Il reste une seule solution : simuler aussi l'entrée de l'argent sur le compte... Le temps que le bureau des contrôles réagisse, ça laisse une journée pour se retourner et fabriquer une histoire plausible... Je suis déjà grillé : tu n'auras qu'à dire que je t'ai menacée avec une arme ou un truc du même genre... — Ouais, c'est quelque chose qui peut coller, marmonna l'Issigorienne avec une petite moue dubitative. J'y avais déjà pensé... » Tixu se pencha sur le bureau et ficha son regard dans celui de Babsée. « Tu peux faire ça pour moi ? » Gênée, la jeune femme détourna les yeux et s'absorba dans ses pensées. « Bon Dieu, t'es toujours aussi bouché, toi ! explosa-t-elle soudain. Je viens de te dire que les bécanes sont sous contrôle de l'interlice ! La boîte a été autorisée à conserver ses appareils à la seule condition que les coordonnées complètes des transferts — nom du passager, contrôle A.D.N., destination — soient simultanément transmises au central des flics ! — Il n'y a qu'à leur donner de fausses coordonnées, suggéra Tixu. — Facile à dire ! Toi, tu es passé de l'autre côté ! Tu es un renégat... Tu as vu les croix-de-feu ? Elles sont chaque jour plus nombreuses à Duptinat. Eh bien, figure-toi que je ne tiens pas, mais alors pas du tout, à finir rôtie dans l'une de ces bouilloires publiques ! C'est pourtant ce qui risque de m'arriver s'ils découvrent que j'ai aidé un type à passer clandestinement sur la planète de l'Ordre absourate. Qui plus est, un employé de la Compagnie formé au même stage que moi ! Je ne sais pas et je ne veux pas savoir ce qui t'a poussé à te foutre dans un tel merdier, mais je doute que ce soit pour des raisons avouables... Pas vrai ? — Je comprends, Babsée, murmura Tixu avec une pointe de dépit. Si tu ne veux pas compromettre ton plan de carrière, il vaut certainement mieux que tu restes à l'écart... Laisse-moi au moins te rassurer sur un point : les croix-de-feu sont réservées aux hérétiques... » Un silence pesant s'installa entre eux. Les yeux noisette de Babsée voltigèrent d'un point à l'autre de la pièce comme des papillons pris au piège. Tixu pensa qu'il n'y avait plus grand-chose à attendre d'elle et que, même, il lui en avait trop dit. Elle avait atteint le point de non-retour, elle était devenue un clone de la C.I.L.T., quelqu'un qui faisait passer ses intérêts et ceux de la Compagnie avant les sentiments. C'est pourquoi il fut très surpris de l'entendre dire : « Les vérificateurs vont se déclencher et je vais devoir reconnecter les caméras. Je ne peux pas simuler une seconde panne dans l'immédiat, ça éveillerait les soupçons... De ton côté, tu ne peux pas rester là, des clients risquent de se pointer d'un moment à l'autre. Voici ce que nous allons faire : tu vas aller te balader en ville et tu reviendras en début d'après-midi. Je déclencherai une nouvelle panne de surveillance... et je te ferai passer sur Selp Dik. On tâchera de te dénicher une identité acceptable dans mon fichier clients... Rendez-vous à vingt-neuf heures locales. Et maintenant, fous le camp avant que je regrette cette connerie ! » Tixu examina l'Issigorienne dont les yeux fuyants, transpercés de fulgurants éclats de lumière, trahissaient une furieuse bataille intérieure dont il ne parvint pas à deviner l'issue. Elle avait été trop proche de lui dans le passé, il l'avait désirée, il l'avait embrassée, il l'avait caressée, il avait pénétré sa chair. Les souvenirs n'étaient pas encore tout à fait effacés, les odeurs, les sensations entremêlées altéraient sa discrimination, obstruaient le sentier de son intuition. Dans le doute, il décida de faire confiance à Babsée, au nom de ce début d'affection qui les avait unis, au nom de ce corps juvénile et maladroit qui lui avait permis d'oublier parfois sa solitude et le climat glacial de la planète Oursse. « Merci, Bab, et à tout à l'heure, dit-il simplement. — Ouais... N'oublie pas : vingt-neuf heures locales. » Tixu déambula une bonne partie de la matinée entre les groupes de badauds suspendus aux écrans-bulles qui flottaient dans les rues, sous les tentures-eau aux formes changeantes et les bannières or et blanc du nouvel empire. Duptinat était paralysée, hypnotisée par ces images holographiques que la bullovision lui jetait en pâture. Les Marquinatins écoutaient de toutes leurs oreilles les discours fleuris et interminables des nouveaux dignitaires de l'empire, cette musique lancinante et doucereuse qui annonçait crânement l'avènement de l'âge d'or, d'une ère de prospérité et de paix sans précédent dans l'histoire des mondes recensés, pour peu, bien entendu, que les peuples de l'ancienne Confédération, cette organisation rétrograde et injuste, comprennent rapidement où se situaient leurs intérêts. Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième prononça une violente diatribe et se répandit en anathèmes contre les ennemis de la religion. Le Verbe Vrai ne tolérait aucun schisme, aucune déviation, aucune hétérodoxie, aucune hérésie, et les représentants du Kreuz sur les mondes de l'en-bas avaient le devoir de châtier sans pitié les impies, les incroyants, les apostats et autres païens... L'Orangien croisa une patrouille d'interliciers et de mercenaires de Pritiv, rails de leur lance-disques découverts sur leur avant-bras. Ses entrailles se pincèrent, mais l'antra, le serpent vigilant, déroula ses anneaux sonores, chassa son appréhension et recréa aussitôt le calme dans son esprit. Vers vingt-trois heures, il dut presque supplier un marchand ambulant de bien vouloir lui servir un peu de nourriture. L'autre, agacé, lui jeta de mauvaise grâce trois galettes à moitié cuites sur l'étal de bois huileux et se replongea corps et âme dans la contemplation du petit écran-bulle stabilisé un mètre au-dessus de sa tête. Roi d'Argent atteignit son zénith et Cheval de Feu, son successeur roux et flamboyant, décocha ses premières flèches de feu à l'horizon. Une horloge murale indiquait vingt-huit heures. Tixu reprit le chemin de l'agence. Les ovalibus atterrissaient et décollaient à vide des stations aériennes désertes. Au fur et à mesure qu'il progressait, une voix intérieure s'éleva en lui et le pria de rebrousser chemin. Il l'étouffa sans ménagement : il n'envisageait pas d'autre solution que celle proposée par Babsée. Il bouillait d'une telle impatience de gagner Selp Dik qu'il se refusait catégoriquement à renoncer au dernier moment. Il pressentait qu'un nouveau délai signifierait la ruine totale et irrémédiable de ses espoirs déjà chancelants. Les ruelles qui jouxtaient le large boulevard où se trouvait l'agence étaient peu fréquentées. N'y déambulaient que quelques silhouettes pressées, furtives, discrètes. Sa voix intérieure refit surface, comme la sirène d'une alarme tenace qui retentit et s'amplifie lorsque le danger se précise. Tixu la refoula pour la deuxième fois mais ralentit inconsciemment sa marche. Tout à coup, les rues ne lui parurent plus aussi neutres, aussi vides qu'avant. Il se sentit environné de présences invisibles et menaçantes. Son pouls et sa respiration s'accélérèrent. Arrête-toi ! ordonna sa voix intérieure. Cette fois-ci, il lui obéit et se plaqua contre le mur gris et raboteux d'un immeuble. De cet endroit il apercevait les aughineux bordant le boulevard ainsi que les lettres clignotantes du dôme de l'agence qui transperçaient les frondaisons ajourées des arbres géants. Il demeura indécis, immobile contre le mur, et ferma machinalement les yeux. L'antra expulsa immédiatement ses pensées parasites. Le signal d'alarme continua de retentir dans son organisme et de l'inciter à la panique, mais il résista à la folle tentation de rouvrir les yeux et de prendre la fuite. Son corps le suppliait de partir et l'antra le contraignait à rester sur place. Il eut la sensation de se dédoubler, de se fractionner, de se séparer de lui-même. Puis des images d'une précision étonnante apparurent dans son sanctuaire de silence. Il se retrouva subitement dans l'agence de Babsée. Pourtant, son corps n'avait pas bougé de la rue. L'Issigorienne était assise derrière son bureau noir. Son calme apparent était démenti par les coups d'œil fréquents et furtifs qu'elle jetait à l'acaba vert tilleul statufiée entre la porte et la vitrine, à l'endroit même où Tixu s'était tenu quelques heures plus tôt. La tête du Scaythe d'Hyponéros disparaissait sous l'ample capuchon de son vêtement. Comme une caméra autoguidée, Tixu glissa dans l'autre pièce et découvrit des mercenaires de Pritiv tapis derrière la porte. Il entendait également tous les bruits amplifiés, la respiration saccadée de Babsée, le tapotement de ses doigts sur le bois du bureau, le froissement de ses cuisses qui se croisaient et se décroisaient sans cesse... La jeune femme, de plus en plus nerveuse, regarda la pendule et s'adressa au Scaythe lecteur : « Il ne devrait plus tarder... » Une voix métallique sortit du capuchon de l'acaba : « Vous en êtes sûre ? En ce cas, je ne comprends pas pourquoi je n'arrive pas à détecter sa présence... Vous ne m'avez pas menti pourtant. Curieux ! Il y a peut-être de la sorcellerie là-dessous. — C'est possible, murmura Babsée, mal à l'aise. Il veut se rendre sur Selp Dik, chez les chevaliers absourates... — Ces maudits hérétiques recevront bientôt le sort qu'ils méritent, dit le Scaythe d'un ton monocorde. Si vos informations se vérifient, damoiselle, il y a de fortes chances pour que vous obteniez votre mutation à Vénicia plus tôt que prévu. » Babsée eut un drôle de sourire, à la fois satisfait et amer, tandis que d'intermittentes lueurs de désespoir s'allumaient dans ses yeux noisette. Un crissement métallique retentit quelque part à proximité de Tixu. Il recouvra aussitôt sa perception sensorielle, physique, de la rue. Il ouvrit les yeux et aperçut le rail scintillant d'un lance-disques qu'un mercenaire de Pritiv pointait sur lui une vingtaine de pas plus loin. Ses glandes surrénales libérèrent une violente décharge d'adrénaline. Une voix nasillarde jaillit de la fente buccale du masque blanc : « Bouge pas ! » Tixu observa rapidement la disposition des lieux. La plus proche intersection n'était qu'à dix mètres, à l'angle de l'immeuble auquel il s'était adossé. D'autres mercenaires, alertés par le cri de leur complanétaire, débouchaient déjà des ruelles adjacentes. Quelques badauds fourvoyés, effrayés par ce soudain branle-bas de combat, ces bruits de pas précipités, ces glapissements stridents, se figèrent sur place. L'étau se resserrait très vite sur Tixu dont la respiration se suspendit. Il laissa encore s'approcher les mercenaires puis il contracta les muscles de ses jambes, se rua vers l'intersection et se jeta dans la première traboule qui s'ouvrait sur sa droite. Un disque tournoyant vint percuter le mur, écailla le crépi gris et retomba en vibrant aux pieds d'un passant terrifié. Tixu s'abstint de regarder derrière lui, remonta en courant la courte traboule puis s'engagea dans une ruelle sinueuse. Il perçut les cris et la cavalcade des mercenaires lancés à ses trousses. Il bouscula sans ménagement quelques piétons solitaires, fendit des grappes de spectateurs pendues aux écrans-bulles. Il bifurqua à gauche, à droite, encore à gauche, enfila les rues au petit bonheur jusqu'au moment où, exténué, les poumons en feu, il dut s'arrêter pour reprendre son souffle sous l'auvent d'une boutique dont la vitrine regorgeait de figurines sculptées et d'objets sacrés des cultes marquinatins traditionnels. Il s'aperçut alors que sa fuite éperdue l'avait conduit tout droit dans la rue de l'Orfèvrerie-Sacrée. Son pouls affolé martelait sa poitrine et ses tempes. Il prêta l'oreille mais ne décela plus aucun bruit. Il pensa qu'il avait réussi à semer les mercenaires. Il ignorait que ces derniers avaient renoncé à le courser dans le labyrinthe des vieilles ruelles duptinatines. Ils n'avaient nul besoin de se presser : ils avaient transmis ses coordonnées olfactives à une sonde automatique et l'avaient lancée sur ses traces. Un limier lent mais infaillible. Ils savaient que la petite soucoupe noire et ronronnante qui volait un mètre au-dessus du sol et qui épousait chaque méandre du parcours du fugitif les amènerait tôt ou tard à leur proie. Tixu repéra l'atelier de Géofo Anidoll. Il constata que les volets de bois étaient ouverts et que seule la boutique restait close. L'ancien correspondant de Long-Shu Pae était de retour plus tôt que prévu. L'Orangien, toujours essoufflé, n'hésita pas. Il traversa la rue d'un pas décidé et, au lieu de sonner comme lors de sa première visite, tourna la poignée manuelle de la porte d'entrée qui s'ouvrit sans résistance. Il pénétra silencieusement dans le corridor sombre de la maison. La porte de bois massif grinça sur ses gonds en se refermant. Une voix féminine provenant d'une pièce du fond le héla : « C'est vous, Joab-Ty ? » Tixu emprunta un couloir plongé dans la pénombre, imprégné des amères odeurs de métal en fusion et de cire à statue. Il déboucha dans l'atelier, une longue verrière attenant à la maison. Au fond, une baie vitrée était ouverte sur une petite Cour intérieure délimitée par un mur de pierre blanche. La lumière du jour entrait à flots, éclaboussait les épais panneaux vitrés translucides de teintes argentées ou mordorées. Deux femmes s'affairaient en silence au milieu d'une armée figée de statuettes et de pièces d'orfèvrerie que les larges rayons de Roi d'Argent et de Cheval de Feu criblaient d'éclats scintillants. Elles surveillaient attentivement les évolutions d'un automate aspirateur de poussière et de débris, un robot ventru et difforme dont elles programmaient le plan de travail sur une console portable. De temps à autre, elles étaient obligées de libérer manuellement et de repositionner l'un de ses tentacules souples coincé sous une étagère. Elles n'étaient pas très jolies : courtaudes, épaisses, dotées de visages ronds et disgracieux et de chevelures ramenées en chignons qui accentuaient leur air sévère, rébarbatif, vêtues de grossières robes taillées d'une seule pièce dans un pan de toile amidonnée. Elles se ressemblaient trait pour trait, comme deux fruits d'un même arbre. Le robot glouton débarrassait minutieusement chaque objet de sa poussière ou de ses taches d'humidité. Il émettait un chuintement étouffé qui se transformait en sifflement aigu dès qu'un tentacule s'aventurait dans un recoin d'où il ne pouvait plus se dépêtrer. Son tronc lisse était alors le jouet d'une violente colère que seules les mains agiles des femmes parvenaient à calmer. Elles ne remarquèrent pas la présence de Tixu jusqu'à ce que l'une d'elles, saisie d'un brusque pressentiment, relève la tête et l'aperçoive, debout dans l'embrasure de la porte de l'atelier. Ses yeux pâles, délayés, s'agrandirent de terreur. Elle fit trois pas en arrière et s'emberlificota dans les tentacules de l'automate qui se mit à siffler comme une hydre de légende. L'autre eut une réaction similaire : une peur démesurée s'afficha sur sa face lunaire. Elle réussit cependant à hoqueter : « Qui... qui êtes-vous ? — Connaissez-vous l'orfèvre Géofo Anidoll ? demanda l'Orangien d'une voix forte pour dominer le raffut produit par le robot. — Pourquoi ? Qu'est-ce que vous lui voulez ? rétorqua la femme, sur la défensive. Et puis on n'entre pas comme ça chez les gens ! » Tixu sourit aimablement. Il ne fallait surtout pas effaroucher ses interlocutrices : le moindre courant d'air aurait probablement suffi à les terroriser. « Veuillez me pardonner. J'ai sonné mais vous ne m'avez sans doute pas entendu, expliqua-t-il calmement. Je voudrais parler à Géofo Anidoll. Une affaire urgente et très importante. — Nous sommes ses filles, aboya la femme dont la mine, déjà revêche, se renfrogna encore davantage. Vous arrivez trop tard, monsieur, notre père a été arrêté ce matin par ces... » La moue de mépris qui affleurait sur ses lèvres s'estompa. Elle se rendait compte qu'elle était sur le point de dévoiler ses sentiments à un inconnu dont elle ignorait totalement les intentions. «... Par ces hommes masqués de blanc. Ce matin, au retour de sa tournée mensuelle des ateliers provinciaux... » La seconde femme se dégagea des tentacules du robot. Le vacarme cessa instantanément. « Papa était à peine descendu de la première navette de l'aube qu'ils lui ont mis le grappin dessus ! renchérit-elle en refoulant ses larmes. Nous étions à l'aérotube quand ça s'est passé. Nous n'avons plus aucune nouvelle de lui... Pourquoi désirez-vous le voir ? » L'arrestation de l'orfèvre n'arrangeait pas les affaires de Tixu. Elle expliquait en tout cas l'atmosphère lugubre qui planait sur la maison et la nervosité de ses deux filles, « Je venais lui souhaiter le bonjour d'un vieil ami à lui, reprit l'Orangien. Peut-être le connaissez-vous ? Son nom est Long-Shu Pae. » Elles se lancèrent un bref coup d'œil en coin. « Le... chevalier ? » murmura celle qui paraissait la plus âgée. Tixu perçut dans le son de sa voix un léger revirement d'attitude à son égard, comme si elle se décidait enfin à classer ce visiteur importun dans la catégorie de ses alliés. « Oui, c'est cela, le chevalier de l'Ordre absourate, appuya l'Orangien. — Nous ne le connaissons pas personnellement, mais papa nous a souvent parlé de lui, déclara la plus jeune. Il lui vouait une admiration sans bornes. L'avez-vous rencontré récemment ? — Il y a quatre jours, sur Point-Rouge. C'est lui qui m'a donné votre adresse... Je dois me transférer immédiatement sur Selp Dik, la planète de l'Ordre, et le chevalier m'a certifié que votre père possédait un déremat... une machine à voyager par transfert de cellules. Une antiquité, paraît-il, mais qui pourrait peut-être rendre un ultime service... On ne vous l'a pas réquisitionnée au moins ? — Vous voulez sans doute parier de cette grosse boule noire qui traîne dans le grenier ? dit la plus âgée. Elle est toujours là mais ça fait des années qu'elle n'a pas fonctionné ! Quand nous étions petites, c'était notre maison de jeux. — Pouvez-vous me conduire jusqu'à cette machine, s'il vous plaît ? demanda Tixu, masquant de son mieux l'excitation qui le gagnait. Le temps presse et l'enjeu est très important ! L'arrestation de votre père prouve que nous devons agir vite ! Je suis spécialiste des machines de transfert. Il ne me faudra qu'une minute pour savoir si elle est toujours en état de marche. » Elles se consultèrent une nouvelle fois du regard. Chacune guettait l'approbation sur le visage de l'autre. « Venez ! Montons au grenier ! Elle n'en a jamais bougé depuis plus de vingt ans ! » Les doigts de la plus jeune pianotèrent sur la console. Les interminables tentacules souples du robot vinrent sagement se nicher dans son tronc cylindrique. « Je suis Isalica. Elle, c'est Sofrène, ma cadette de trois ans. — Si cela ne vous dérange pas, je préfère ne pas vous donner mon nom, dit Tixu. Ce n'est pas un manque de courtoisie : je ne voudrais pas que vous ayez des ennuis à cause de moi... — Nous comprenons très bien. Venez ! » Ils gravirent un escalier en colimaçon dont la bouche s'ouvrait sur un couloir sombre reliant la boutique à l'atelier. Les marches inégales et branlantes étaient plongées dans une obscurité opaque. Le bois vermoulu gémissait sous leurs pas. Tixu trébucha à trois reprises mais il se rattrapa à la rampe scellée dans le mur. Sur le palier du grenier, Isalica émit un sifflement prolongé. Une bulle flottante sensitive s'emplit de lumière blanche et révéla l'invraisemblable capharnaüm qui régnait sous les combles : bric-à-brac de poupées désarticulées — les fameuses sisotes —, antiques meubles éventrés, fripes lacérées, lambeaux de tissu, pots de cire à statue, pinceaux usés, boîtes à émulsions lumineuses... Une multitude de clous rouillés ou de petits blocs de bois, dont certains avaient visiblement servi à familiariser des mains enfantines avec la sculpture, jonchaient une moquette bleue usée jusqu'à la trame. Une odeur de poussière et de moisissure imprégnait l'air confiné. La lumière crue de la bulle flottante étirait les ombres sur les murs bas et les chevrons apparents tendus de toiles d'araignées. « Papa voulait que nous devenions orfèvres comme lui, mais nous n'étions vraiment pas douées ! dit Sofrène. — Ça ne serait pas du luxe d'envoyer Pho-Pho — c'est le surnom du robot — faire un petit séjour ici ! » ajouta Isalica. Elle poussait du pied des monceaux de déchets métalliques. Le faisceau de la bulle caressait délicatement le flanc lisse et rebondi d'une sphère noire tapie dans un recoin de la mansarde. « Voici la machine ! » Elle était à demi enfouie sous des cartonnages grossièrement empilés sur lesquels s'étalaient, en lettres rouges recouvertes d'un linceul de poussière, les noms et les adresses des fournisseurs de l'atelier. Au premier regard, Tixu vit qu'il s'agissait effectivement d'un matériel obsolète dont le paramétreur ne possédait pas la précision macrométrée des déremats modernes. Avec une machine de ce genre, il avait à peu près une chance sur deux d'être rematérialisé dans l'espace, où il se volatiliserait en une pluie de microparticules, et, au cas où elle se déciderait à le transférer sur Selp Dik, neuf chances sur dix d'arriver n'importe où, aussi bien dans une rue que sur le toit d'une maison, ou encore dans l'océan qui recouvrait les neuf dixièmes de la planète.,. Il s'approcha de la sphère et posa les mains sur son ventre rebondi. « Pouvez-vous diriger la bulle sur le hublot ? » demanda-t-il à Isalica. Guidée par les sifflements de la fille de Géofo Anidoll, la bulle traversa le grenier, se stabilisa au-dessus de la machine et éclaira un infime renflement de verre. Les fabriquants des premiers modèles de déremats n'avaient pas jugé bon d'installer des sas latéraux. Il fallait donc faire un peu de gymnastique pour se glisser dans la cabine de transfert. Tixu dégagea les barreaux de l'échelle de montée enfouie sous un amoncellement de cartons pliés. La poussière s'infiltra dans ses narines et dans sa gorge. Il se hissa jusqu'au sommet de la machine et déverrouilla le hublot qui se dressa à la verticale. Un hurlement transperça brusquement les murs et le toit de la maison. « Isalica ! Sofrène ! Les hommes en gris ! Ils sont là ! Ils... » Les cris s'étranglèrent en un râle prolongé. « C'était la voix de Joab-Tv, notre voisin ! murmura Isalica, livide. Mon Dieu, que nous veulent-ils ? — Ce n'est pas pour vous qu'ils viennent mais pour moi, souffla l'Orangien. Ils m'ont retrouvé. Je croyais bien les avoir semés ! Dites-leur que je vous ai forcées à m'aider ! Merci et adieu. » il engagea ses jambes et ses hanches dans le tube de descente de la cabine. Puis il s'engouffra tout entier dans les entrailles du vieux téléporteur. La bulle flottante se vidait de son énergie et il ne voyait pratiquement plus rien. Tâtonnant, se cognant la tête aux arêtes métalliques, il parvint à localiser le programmateur, un clavier aux touches circulaires et dorées directement relié au mémodisque de désintégration sans passer par le circuit électronique de vérification. Impossible de contrôler le bon fonctionnement de la reconstitution cellulaire. La machine pouvait très bien ne rematérialiser qu'une partie de son corps ou encore mélanger les données. Il avait déjà vu, sur une vidéholo qu'un instructeur avait passée aux stagiaires sur Oursse, ce que donnait un transfert partiel : des corps difformes, méconnaissables, monstrueux... Mais il n'avait pas d'autre choix que de courir le risque. Il appuya sur le loqueteau de commande manuelle du programmateur et attendit que les instructions de saisie des données apparaissent sur l'écran bombé et noir. Il n'avait que de vagues souvenirs des coordonnées spatiales de Selp Dik. Il se maudit de sa stupidité : il aurait dû aller se rafraîchir la mémoire dans une agence touristique ou dans un institut géostellaire. La meute s'introduisit dans la boutique, puis dans l'atelier. Des bruits de pas, de voix, de portes claquées à la volée, perforèrent le plancher. Les deux filles de l'orfèvre s'agrippèrent l'une à l'autre et restèrent pétrifiées au milieu du grenier. L'écran bombé ne s'allumait toujours pas. Fébrile, Tixu passa la main sous le tableau de bord et se rendit compte que le programmateur avait été déconnecté du filtreur de particules. Probablement une mesure de précaution prise par Géofo Anidoll. Ses filles avaient dit à Tixu qu'enfants, elles avaient l'habitude de jouer à l'intérieur de la machine. L'orfèvre avait eu peur qu'elles ne commettent une irréparable bêtise... Les doigts de l'Orangien cherchèrent en vain le câble manquant. La bulle-lumière, à l'agonie, menaçait de s'éteindre à tout moment. D'épaisses gouttes de transpiration perlaient sur son front et lui dégoulinaient dans les yeux, ses gestes étaient imprécis, maladroits, sa vessie se gonflait comme un ballon sur le point de crever. Il arracha brutalement un câble annexe qui pendait sous la couchette sommaire du passager. Il espéra que ce fil ne revêtait pas une importance capitale pour la mise en route du déremat. Il le dénuda rapidement à coups d'ongles et de dents, l'enroula sommairement autour du programmateur, puis du filtreur. Des taches de lumière dansèrent sur l'écran. Il pria pour que cette connexion de fortune supporte le choc de la montée d'énergie. Ses mains étaient trempées de sueur, il entendait à présent les cris de ses poursuivants. Un liquide tiède coula dans son pantalon. Peut-être bien que c'était sa propre urine. Tixu Oty, pauvre mortel... Les lignes de données se stabilisèrent enfin sur l'écran. La cabine était maintenant baignée d'une couleur diffuse, verdâtre. Il localisa les touches du clavier et composa les coordonnées succinctes de Selp Dik. Il fut saisi d'un ultime doute : ne s'était-il pas trompé ? Il avait appris par cœur les coordonnées de toutes les planètes de la Confédération lors du stage sur Oursse, mais c'était loin, si loin... Un autre monde... un autre temps... Il se laissa tomber sur la couchette. Le sort en était jeté. Il y eut un grésillement, puis un crachotement poussif et enfin un tremblement sinistre. Il crut que ce vieux tas de ferraille rouillée explosait. Et c'est peut-être bien ce qui se passa... La sonde se dirigea vers la boule noire dont les jointures, pratiquement disloquées, gémissaient sourdement. Les mercenaires s'engouffrèrent dans le grenier. Les rayons mouvants de leurs torchelases éclaboussèrent Isalica et Sofrène, glacées d'effroi. Les deux filles de l'orfèvre n'opposèrent aucune résistance lorsqu'ils leur passèrent un collier magnétique autour du cou. Un mercenaire se rua sur les barreaux de l'échelle de montée du vieux déremat. Les vibrations trépidantes qui secouaient la sphère noire l'empêchèrent de déverrouiller le hublot. Il fractura le verre à mains nues et plongea comme un forcené dans le tube. Il ressortit une minute plus tard, brandissant une veste de laine bleue, un pantalon de velours noir, des sous-vêtements de coton blanc et une paire de bottes marquinatines. « Il s'est programmé pour Selp Dik. Les coordonnées de destination sont encore visibles... Pas possible que cette vieillerie ait pu l'expédier dans les étoiles ! Elle n'a même pas l'air capable de transférer quelqu'un jusqu'à la place Jatchaï-Wortling ! — Selp Dik ? La fille de l'agence C.I.L.T. avait raison ! » intervint une voix métallique. Le Scaythe lecteur s'extirpa de la pénombre du palier. « Dommage ! J'aurais aimé savoir comment son esprit, un esprit tout ce qu'il y a de plus ordinaire, peut échapper aux perquisitions mentales. Tant pis. Puisque cet imbécile tient tant à rejoindre ses amis de l'Ordre absourate, il mourra avec eux. Lui, la fille du Syracusain, tous les autres... Tous... Et tout reliquat de sorcellerie sera ainsi gommé de la surface des mondes recensés... Quant à ces damoiselles, elles vont apprendre ce qu'il en coûte de prêter assistance aux ennemis de l'empereur. Je vous les laisse pendant une heure, messieurs. Faites d'elles ce que bon vous semblera. Puis vous les conduirez à la Ronde Maison. Elles subiront le châtiment réservé aux traîtres. Comme leur père. Vous réduirez également cette machine en cendres. » Lorsque les assassins de la secte de Pritiv en eurent assez de jouer avec Isalica et Sofrène, ils les abandonnèrent, allongées, nues, ensanglantées, tremblantes, humiliées, aussi désarticulées que leurs poupées, sur le parquet poussiéreux du grenier, puis ils braquèrent une poire à rayon momifiant sur la machine noire. CHAPITRE XVII La seule liberté est celle de l'âme ! La liberté de l'âme est le trésor le plus précieux, elle élève la créature jusqu'à son créateur. La liberté de l'âme est une fleur fragile, elle se flétrit si elle se laisse enfermer dans les jugements et les faux-semblants. La liberté de l'âme ne souffre pas la contrainte venue du dehors ni l'immobilité. Elle ne s'achète pas, elle ne se négocie pas. Celui qui en trouble l'eau pure perdra son sentier d'intuition. Celui qui la délaisse errera dans les chemins de l'illusion et entrera dans le cycle de la souffrance. Amis, veillez jalousement sur la liberté de votre âme. Extrait du sermon du Kreuz sur les dunes du grand désert d'Osgor. Petit livre-film découvert dans la bibliothèque interdite du palais épiscopal de l'Eglise du Kreuz Harkot l'expert fit lentement glisser le capuchon de son acaba pourpre sur ses épaules et observa attentivement son visage reflété par la glace-eau ogivale qui se dressait au centre du bassin de raïental rouge et parfumé. Sa peau d'une vilaine teinte pisseuse tirant sur le vert-de-gris lui parut insupportablement rugueuse, raboteuse, en comparaison des épidermes lisses et soyeux des humains. S'ajoutait à cette disgrâce épithéliale la grotesque difformité d'un crâne proéminent pelé, aussi crevassé qu'un erg rocailleux des provinces brûlées du satellite Osgor. Quant à ses yeux globuleux et uniformément noirs, ils inspiraient une répugnance viscérale aux humains, principalement aux individus femelles dont la sensibilité s'accommodait mal de leur absence d'expression. Harkot n'était pas un être sexué, né de l'accouplement d'un mâle et d'une femelle, mais un Scaythe, un germe d'Hyponéros développé dans une cuve matricielle. Il avait été fabriqué de toutes pièces par les maîtres d'Hyponéros puis expédié en compagnie de dix mille autres caricatures d'humains sur les mondes recensés, il était l'un de ceux qui faisaient partie de l'obscur pian de conquête des mondes du bord de la Voie lactée. Un plan dont seul Pamynx, le Scaythe des Echelons supérieurs, connaissait les étapes. Harkot n'était pas censé éprouver de sentiments individuels tels que l'affection, la jalousie, la colère... mais obéir aux impulsions collectives lancées par l'Hyponériarcat, le conglomérat des maîtres germes, et répercutées par Pamynx, l'antenne principale. Or il souffrait de la répulsion que déclenchait son apparence physique : elle creusait d'infranchissables fossés entre ses interlocuteurs et lui. Bien entendu, il ne s'en était jamais ouvert à ses frères de cuve matricielle, totalement imperméables à ce genre d'état d'âme. Ils n'avaient d'ailleurs pas d'âme, pas au sens où l'entendait l'humanité. Il endurait sa souffrance, qui se transformait parfois en véritable torture, dans les profondeurs de son silence intérieur. Peut-être ses circuits mentaux étaient-ils défaillants ? Un Scaythe ordinaire en aurait immédiatement informé Pamynx qui l'aurait renvoyé sur Hyponéros : son corps physique aurait alors été dissous, son germe vital récupéré, étudié, puis réinjecté dans une autre enveloppe matérielle ou dans le conglomérat de l'Hyponériarcat. L'aspect monstrueux d'Harkot — monstrueux sur les mondes recensés, ailleurs c'était peut-être différent... — l'empêchait d'être reconnu à sa juste valeur par la superficielle coterie syracusaine. Ce besoin de reconnaissance individuelle montrait qu'il était devenu un germe atypique, extravagant, incontrôlable, mais qu'importe ! Il voulait que les humains, qui s'abaissaient sans honte à quémander les services des Scaythes pour protéger leur esprit ou investir celui des autres, l'invitent à leurs frivoles jeux de société... Ou sa vengeance (la vengeance n'était pas non plus une caractéristique scaythe) serait terrible ! Car ces mêmes humains qui lui témoignaient tant de mépris avaient désormais tout à craindre de lui. Ils ignoraient qu'il était sorti de son séjour dans la cuve matricielle avec des facultés mentales hors du commun des Scaythes. Il était l'élève préféré de Pamynx : c'était lui que le connétable avait choisi pour les premières expérimentations de la mort mentale, pour l'exécution du seigneur Ranti Ang, lui qui avait été élevé à la distinction d'expert, lui à qui on avait solennellement remis l'acaba pourpre. Les humains ne mesuraient pas sa véritable importance lorsqu'il déambulait dans les interminables couloirs du nouveau palais impérial, tête soustraite à l'aversion des regards environnants par le profond capuchon de son acaba. Ils ne se rendaient pas compte, ces courtisans murés dans leur stupide vanité, qu'il avait le pouvoir de fouiner en toute liberté dans leur futile cervelet d'oiseau, qu'il traversait avec une facilité déconcertante le dérisoire barrage mental dressé par les protecteurs qui les suivaient pas à pas. Une fois installé dans leurs pensées, il lui aurait suffi d'émettre une toute petite impulsion pour les tuer. Et eux, inconscients du danger mortel qui planait à chaque seconde sur leur tête, continuaient de fanfaronner et de pépier dans leurs somptueux plumages de basse-cour. Harkot ne s'était pas contenté d'être un germe surdoué : il avait passé la majeure partie de son temps libre, le temps qui n'était pas consacré à l'exécution du plan, à explorer sans relâche les profondeurs de son mental, ces rivages inconnus sur lesquels d'autres auraient eu peur de s'échouer. Il avait ainsi développé de nouvelles ondes télépathiques d'une fréquence tellement subtile qu'elles se glissaient sans laisser de traces au travers des mailles du filet tendu par ses complanétaires protecteurs de pensées (la protection de pensées était le fruit d'une géniale impulsion de l'Hyponériarcat, elle induisait une dépendance, un affaiblissement du potentiel psychique humain). Harkot se servait donc sans vergogne — la vergogne n'était pas non plus l'une des caractéristiques des Scaythes r-des cerveaux des courtisans comme d'un champ vivant et concret d'expérimentation. Les dignitaires de la cour de Vénicia, qui se croyaient ingénument à l'abri des indiscrétions, étaient loin de se douter qu'Harkot venait de temps à autre leur rendre de clandestines visites. Il prenait un malin plaisir à faire l'inventaire complet de leurs pensées occultes, à explorer leur face cachée, inavouable, sordide. Il savait à peu près tout ce qu'il ne fallait pas savoir sur eux. Bien sûr, les agissements secrets d'Harkot constituaient une incontestable violation du code d'honneur de la Protection, mais ce code était aussi l'une des impulsions des germes maîtres, une idée destinée à rassurer, un leurre. L'honneur restait donc un critère purement fictif, un concept abstrait dont ii n'avait pas à tenir compte. Ce qui le passionnait, c'était de découvrir les méandres tortueux des esprits humains, cette extraordinaire complexité qui, comme les mémodisques bourrés de données, les surchargeait, les ralentissait, cette façon qu'ils avaient de présenter en public, et même parfois en privé, une ou plusieurs facettes soigneusement sélectionnées. Les humains avaient des capacités supérieures à pratiquement toutes les espèces peuplant l'univers connu, mais ils préféraient se consacrer à l'assouvissement de leurs sens, ces grossières excitations qui les détournaient sans cesse d'eux-mêmes. Ils n'exploitaient pas le centième de leur potentiel et ce serait un jeu d'enfant pour les maîtres germes que de le réduire encore et encore jusqu'à ce qu'il n'en reste plus rien. À dix mille, les Scaythes étaient sur le point d'occuper une grande partie de la Voie lactée. Harkot ne savait pas exactement ce que comptaient faire les maîtres germes, mais il présumait qu'ils poseraient des antennes majeures sur chaque monde et qu'ils poursuivraient leur stratégie d'expansion matricielle. Maintenant qu'il avait une perception individuelle, égocentrique des choses, il se demandait quelle serait sa place dans cette phase du plan. Il n'avait pas envie de rejoindre les anciens, ceux qui avaient accompli leur rôle, dans le conglomérat permanent où il serait amalgamé à d'autres germes dans l'une des deux entités dirigeantes. Il recherchait activement une solution pour couper le cordon mental avec l'Hyponériarcat, car désormais il voulait vivre pour lui-même. Une folle témérité l'avait poussé à violer les esprits des dignitaires les plus proches de Menati Ang lui-même, et ce en présence de Pamynx, un Scaythe des Echelons supérieurs pourtant, mais qui, en l'occurrence, s'était avéré incapable d'intercepter ses ondes investigatrices subtiles. Enivré par sa réussite, Harkot avait alors eu l'impression que rien ne pourrait entraver son ascension, que l'univers entier était sur le point de lui appartenir. A partir de ce moment, aucun obstacle ne lui avait paru insurmontable. Comme ce soir-là, où il avait été convoqué par l'empereur pour la mise au point anodine de l'exécution mentale d'un grand courtisan. Il s'était octroyé l'ultime audace de s'infiltrer dans l'esprit de son souverain étroitement gardé par quatre protecteurs triés sur le volet. C'était un défi qu'il lançait à la face des humains et à la face des Scaythes. Il n'était ni l'un ni l'autre mais l'un et l'autre, un mutant, le premier chaînon d'une nouvelle espèce. Il s'était glissé avec une lenteur gourmande, perverse, dans les arcanes du cerveau de l'empereur, et les acabas blanc et rouge de ses frères de cuve étaient demeurées parfaitement immobiles. Ils ne se montraient pas négligents mais dépassés, inadaptés. L'acaba bleue de Pamynx, également présent à cette entrevue, n'avait pas davantage frémi. Et voici ce que Harkot, conquérant intangible et volatile qui n'oublie pas de soutenir la banale conversation de surface, découvre dans l'esprit de Menati Ang... Des choses surprenantes, passionnantes, dont la divulgation publique provoquerait certainement de sérieux remous au sein de la cour... Il y a d'abord, omniprésent, le corps de dame Sibrit, la veuve du seigneur Ranti (assassiné par ses bons soins, d'ailleurs, malicieux clin d'œil du destin). Dame Sibrit hante l'empereur à un point tel que son désir d'elle, ce désir sexuel que les Scaythes ne connaissent ni ne comprennent, se mue en névrose, en obsession. Ce souverain, ce maître illusoire des mondes recensés, cet homme qui règne sur des milliards d'êtres humains, se trouve à la merci d'un corps femelle à la peau laiteuse. Il veut posséder dame Sibrit avec rage, mais à la condition qu'elle partage cette envie, qu'il n'ait pas à en triompher par la force ou la menace. Il ne doit rien laisser paraître de cet amour brutal, animal, qu'il dissimule sous son contrôle mental mais qui ressurgit à chaque instant comme la lave brûlante d'un volcan. Harkot est frappé par cette gigantesque faille. Il se dit qu'il y a là quelque chose à exploiter. Il compare à la sienne la souffrance secrète de l'empereur, repoussé sans ménagement par celle qu'il s'acharne à conquérir. Comme lui, Menati Ang éprouve le besoin d'être reconnu par quelqu'un qui s'obstine à le dédaigner. La deuxième préoccupation majeure du Ang concerne le connétable Pamynx. L'empereur, qui, comme tout être humain, restreint inconsciemment son potentiel psychique, se méfie de Pamynx. Et cette méfiance frôle la paranoïa : le rôle essentiel du connétable dans la chute de la Confédération de Naflin a renforcé sa position dans la nouvelle organisation de l'empire. Menati Ang craint maintenant que la redoutable efficacité de Pamynx ne se retourne contre lui comme elle s'est retournée contre son frère Ranti. Cette peur le pousse à rechercher en secret un moyen de se débarrasser du connétable, personnage encombrant dont l'ombre devient gênante. Pour le moment, Menati Ang est dans l'incapacité de tenter quoi que ce soit contre Pamynx, car ce dernier ne manquerait pas de déceler instantanément toute manœuvre visant à le neutraliser. L'empereur n'est donc ni plus ni moins que l'otage des Scaythes ainsi, d'ailleurs, que le prévoyait la cinquième étape du plan de l'Hyponériarcat. « Nous en avons terminé mais vous pouvez rester, sieur Harkot », dit l'empereur. Il assiste donc, en spectateur d'autant plus intéressé qu'il ne se contente pas des apparences, à l'interminable défilé des grands courtisans. Ils viennent mendier une entrevue avec l'empereur dans l'unique et incroyable but de consolider leur image auprès des autres courtisans. Harkot se réjouit de discerner leurs véritables sentiments envers leur souverain, leur envie, leur rancœur, leur haine, leurs raisonnements tortueux, mesquins, prodigieusement calculateurs. Et toutes ces pensées s'agitent comme des serpents furieux derrière des masques souriants, grimaçants (la fameuse auto-psykè-défense dont sont si fiers les Syracusains... quelle dérision !), derrière des attitudes onctueuses, flagorneuses, derrière aussi les rassurants barrages érigés par leurs protecteurs mentaux. Quant à l'empereur, il juge ses complanétaires prétentieux, sots et ridicules mais il s'emploie à dissimuler son mépris sous de mielleux sourires diplomatiques. C'est cela l'ego, se dit Harkot, cette manière d'évoluer dans l'environnement en essayant d'en tirer avantage, de le ramener à soi. Il a la chance d'être le témoin privilégié de la visite hebdomadaire de courtoisie du muffi Barrofill le Vingt-quatrième, le Pasteur Infaillible de l'Eglise du Kreuz. La triple personnalité du vieillard le fascine : sa face menue, toute en angles et en arêtes, enserrée dans le cache-tête de son colancor blanc, s'empâte d'une hypocrisie de chattemite. Harkot vole à travers les différents barrages mentaux, passe avec dextérité d'un esprit à l'autre et observe la lutte d'influence à laquelle se livrent les pouvoirs temporel et spirituel de l'empire. Barrofill le Vingt-quatrième sait pertinemment que Menati Ang et le connétable ont besoin de la formidable structure sur laquelle il règne avec une jalousie féroce et il profite de cet état de fait pour imposer ses conditions, exorbitantes, tyranniques. Le muffi est un pion majeur sur l'échiquier Ang, mais comme il est totalement dénué de scrupules, il ne lésine pas sur les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à ses fins, des fins très personnelles. Ce monstre d'habileté politique cultive l'art de la forme irréprochable, s'entoure frileusement d'un voile de sainteté, amasse biens et fortune, sème des jalons pour une future canonisation et s'adonne dans le même temps à la plus crapuleuse des débauches. Harkot est séduit par la virtuosité du souverain pontife, qui s'y entend parfaitement pour tromper son monde, Pamynx compris. Cette modestie théâtrale, cette voix de fausset, ce corps décharné, ces petits yeux sombres et luisants, cette volonté affichée de ne se soucier que du seul profit de l'Eglise sont sa parure, son habit. Le désir de passer à la postérité, l'image qu'il souhaite laisser de lui, tel est son but. Le pouvoir et le plaisir des sens en sont le moteur... La semaine qui avait suivi cette instructive soirée, Harkot, expert et tueur mental, s'était astreint à intercepter toute communication mentale transmise au connétable Pamynx par ses différents relais ou antennes mineures. Il y avait déniché des informations très intéressantes. Il avait entre autres éventé le secret du complot qui se tramait contre le muffi dont l'intransigeance était désormais jugée inacceptable par Menati Ang et le connétable. Ils avaient décidé de se débarrasser de Barrofill le Vingt-quatrième et de le remplacer par un cardinal au caractère plus accommodant, par une marionnette qu'ils pourraient manipuler à loisir. Ils avaient déjà contacté quelques cardinaux qui, contre promesses d'exarchats et d'argent, avaient été chargés de préparer le terrain, de tempérer les secousses que ne manquerait pas de provoquer la succession pontificale. Ils avaient également prévu que Pamynx ordonnerait aux protecteurs du Pasteur Infaillible de se parjurer et qu'un tueur mental irait lui régler son compte dans ses appartements du palais épiscopal. On mettrait sa mort subite sur le compte d'une maladie foudroyante (procédure analogue à celle utilisée dans le cas Ranti Ang). Et l'on ferait appel à l'expert, c'est-à-dire à lui-même, Harkot, pour l'accomplissement de cette basse besogne. Mais Harkot, qui avait immédiatement compris tout le parti qu'il pourrait tirer de cette situation, n'avait pas attendu d'être convoqué par le connétable pour filer dare-dare jusqu'au palais épiscopal. Il avait pris la précaution de s'y rendre à pied par des ruelles détournées, ombre pourpre dans la nuit syracusaine enluminée de trois des cinq satellites nocturnes. Les difficultés réelles avaient commencé à l'entrée du palais. Il s'était heurté aux vicaires de l'Eglise, des ultras du kreuzianisme, identifiables à leur colancor et chasuble noirs, qui montaient la garde sous le porche monumental de l'entrée. La première condition d'accès à ce corps administratif d'élite était l'ablation volontaire et solennelle des organes génitaux, qu'on exposait ensuite à l'intérieur de bulles-air dans la salle dite Caveau des Châtrés. Par dérision, les autres membres du clergé kreuzien les surnommaient les eunuques de la Grande Bergerie, mais ils les craignaient comme la peste nucléaire : les vicaires vivaient en permanence dans l'entourage du muffi et avaient une grande influence sur les mouvements hiérarchiques au sein de l'Eglise. Harkot avait été d'abord reçu par un jeune vicaire au regard trouble et aux joues couperosées qui l'avait assommé de questions aussi stupides les unes que les autres, puis qui l'avait laissé se morfondre durant de longues heures dans une sinistre salle d'attente. Ensuite, quelqu'un d'autre était venu lui annoncer qu'il ne pourrait obtenir audience cette nuit, qu'il fallait prendre rendez-vous plusieurs mois à l'avance. « Le muffi est débordé de travail, monsieur ! Son temps est précieux. Faites comme les autres, inscrivez-vous pour un entretien privé et peut-être qu'un secrétaire du Pasteur Infaillible daignera vous recevoir... » Harkot avait résisté à la tentation de tuer froidement son arrogant interlocuteur et avait expliqué, calmement mais fermement, que l'information qu'il se devait de communiquer à Barrofill le Vingt-quatrième, et à lui seul, revêtait une importance capitale pour l'Eglise et que toute personne qui refuserait de l'aider s'en mordrait tôt ou tard les doigts. L'autre avait encore résisté, mais Harkot avait provoqué un tel remue-ménage qu'une autre grande araignée noire et lugubre, occupant un vague poste de responsabilité, avait été tirée de son sommeil et, de fort méchante humeur, s'en était venue voir de quel tumulte il retournait. Lorsqu'on lui avait rapporté qu'un étranger au palais, un Scaythe d'Hyponéros, se montrait assez naïf pour présumer qu'il était possible de rencontrer Sa Sainteté sans avoir pris rendez-vous et à une heure aussi indue de la nuit, la grande araignée s'était fendue d'un horrible sourire. « Impossible ! Impossible ! avait-elle déclaré d'une étrange voix fluette. Une autre fois, une autre fois ! Prenez rendez-vous ! Rendez-vous ! » Les vicaires avaient toisé le tueur mental de regards emplis de méfiance frustrée et maladive sans se douter un seul instant que leur obstination leur faisait encourir un danger mortel. Au moment où Harkot avait fini par perdre patience et s'était résigné, en dernier ressort, à puiser dans ses terribles ressources mentales, l'intrusion inopinée d'un cardinal violet et pourpre, suivi de ses deux protecteurs de pensées, les avait sauvés d'une mort certaine. « Que se passe-t-il ici ? » avait tonné le cardinal Frajius Molanaiiphul, individu suffisant et bouffi, éminence grise et ami intime de Barrofill le Vingt-quatrième. (L'intimité allait, en l'occurrence, jusqu'à fournir au Pasteur Infaillible les innocentes victimes de ses convoitises sexuelles, Harkot l'avait lu dans l'esprit du cardinal lors d'une réception à la cour.) Frajius Molanaliphtil avait étroitement participé à l'organisation de l'assassinat de Ranti Ang. Il reconnut donc, en dépit de l'ample capuchon qui recouvrait en partie son visage, le tueur mental chargé de l'exécution de l'ancien seigneur de Syracusa. « Je m'occupe de lui ! avait-il déclaré aux vicaires. J'en réponds personnellement ! » Les araignées noires et caquetantes s'en étaient retournées, déçues, à leurs mornes turpitudes administratives. Harkot avait fourni au cardinal une explication incomplète, expurgée, de sa présence nocturne et anonyme dans les couloirs du palais épiscopal, mais elle avait suffi à convaincre le prélat qui l'avait assuré de son total soutien. Le Scaythe ne s'était pas contenté de cette promesse verbale : il s'était rapidement glissé dans les pensées du cardinal, bien mal défendues par ses protecteurs, et avait vérifié la sincérité de ses intentions secondes. Rassuré sur ce point — Frajius Molanaliphtil n'agissait que dans l'intérêt du muffi, à qui il était entièrement redevable de sa rapide ascension dans la hiérarchie ecclésiastique —, Harkot s'était tranquillement laissé guider dans un dédale de couloirs obscurs et déserts jusqu'à cette petite salle claire, ornée d'un bassin de raïental et d'une splendide glace-eau. Cela faisait maintenant un peu plus de deux heures que le cardinal lui avait demandé de patienter. Il rajusta le capuchon de son acaba et tira rageusement un rideau pourpre sur son visage jaunâtre qui dansait sur le miroir formé de gouttes compactes et irisées. Bien qu'il eût un certain nombre de cartes maîtresses en main, la partie n'était pas gagnée d'avance. Il lui fallait encore jouer finement, de manière serrée : le muffi n'était pas un adversaire à s'en laisser facilement conter. Mais si tout se déroulait comme prévu, son importance et sa valeur seraient alors reconnues de tous, il inspirerait la terreur à ces humains qui l'avaient tenu à l'écart, qui l'avaient rejeté, nié, humilié, enfermé dans la cage étouffante de leur mépris. Il se réjouissait à l'avance de ce retournement de situation, imaginait les mines patelines, les simagrées et la frayeur intérieure des grands courtisans qui viendraient se prosterner à ses pieds les uns après les autres. La seule inconnue restait la réaction des maîtres germes. L'Hyponériarcat chercherait-il à l'éliminer, et si oui comment s'y prendrait-il ? Par une impulsion de dissolution?... Harkot perçut la présence de Barrofill le Vingt-quatrième bien avant que le pontife ne fasse son entrée. Le Pasteur Infaillible avait collé son œil de fouine contre un mouchard sans tain enchâssé dans une cloison. Il ne laissait à personne d'autre le soin de vérifier l'identité du visiteur. Le tueur mental ne fut donc pas surpris de l'apparition du muffi, vêtu d'un colancor de nuit vert bouteille et d'une robe de chambre or à festons d'optalium blanc. Le vieillard ne tentait pas de cacher l'humeur massacrante qui se déposait sur ses traits anguleux. Il avait été brutalement arraché à son inavouable activité nocturne : malgré les écrans parasites et inutiles dressés par les protecteurs de pensées et les inquisiteurs qui se tenaient dans l'ombre d'un couloir contigu, Harkot avait instantanément plongé dans l'esprit du muffi et y avait rencontré les corps nus, graciles et parfumés, de garçonnets et de fillettes achetés à prix d'or sur des marchés clandestins. Un sort funeste attendait ces enfants au petit jour car, après qu'ils avaient été servis en pâture à la luxure pontificale, ils devenaient les innocents, donc dangereux, détenteurs de lourds et indivulgables secrets. De plus, les médecins de la C.C.P.S. du palais épiscopal récupéraient leurs organes, leurs cheveux et leur moelle épinière pour les cures de jouvence. Harkot put mesurer l'extrême compacité de la méfiance du Pasteur Infaillible. Il n'avait accepté de recevoir son visiteur importun que mû par la curiosité maladive de découvrir quel nouveau piège on cherchait à lui tendre. D'ailleurs, c'était en grande partie sur cette suspicion maladive, paranoïaque, qu'avait compté Harkot pour mener à bien son projet. Le muffi tentait de lui faire croire qu'il le recevait seul, à découvert, stratagème qu'il utilisait systématiquement pour endormir la vigilance de ses visiteurs et qui était censé faciliter la tâche de ses inquisiteurs personnels chargés de déceler leurs véritables intentions. Cette petite mise en scène divertit franchement Harkot. Le Pasteur Infaillible n'avait visiblement pas eu le temps de se pomponner comme il en avait l'habitude lorsqu'il accordait une audience. Il n'était pas en mesure de tricher sur son apparence physique. Son visage las, sillonné de rides profondes, les poches jaunes sous ses petits yeux perforants et les taches brunes sur sa peau crevassée trahissaient cruellement un âge avancé, pour ne pas dire canonique. Il darda ses yeux de serpent sur le tueur mental. Harkot ne s'en formalisa pas, persuadé que le chef de l'Eglise kreuzienne le contemplerait d'un tout autre regard après les informations qu'il lui aurait livrées. « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda Barrofill le Vingt-quatrième sans préambule, agacé, désireux de renvoyer l'intrus au plus vite mais aussi avide de percer le mystère de sa démarche. — Je suis Harkot, Scaythe d'Hyponéros, tueur mental élevé au grade d'expert, Votre Sainteté », répondit son vis-à-vis d'une voix neutre, calme, parfaitement maîtrisée, dont le timbre grave et métallique contrastait fortement avec celui, fluet et haut perché, du muffi. Barrofill le Vingt-quatrième contourna le bassin de raïental et se plaça en face du Scaythe, de l'autre côté du miroir formé par les gouttes d'eau. « Pour l'instant, nous sommes dans un domaine connu ! ricana-t-il. Comment ne connaîtrais-je pas, au moins de réputation, celui qui s'est si bien acquitté de l'exécution mentale de Ranti Ang ? Vos pairs vous considèrent comme un élément très brillant, très prometteur, monsieur l'expert. Bien, vous avez correctement répondu à la première partie de ma question. A présent, il ne vous reste plus qu'à me confier le but de votre présence en ces lieux. Est-ce l'empereur qui vous envoie ? Est-ce le connétable ? De grâce, veuillez parler sans détour ! Ni vous ni moi n'avons à perdre de temps enjeux divinatoires... — Je suis tout à fait de votre avis, Votre Sainteté, dit Harkot. Contrairement à ce que vous semblez croire, ni l'empereur ni le connétable n'ont rien à voir avec ma démarche qui est le fruit d'une initiative strictement personnelle. Il se trouve que j'ai... disons, surpris de manière indiscrète une conversation traitant d'un sujet qui vous tient particulièrement à cœur, puisqu'il s'agit de vous. Une conversation en haut lieu... » Barrofill le Vingt-quatrième se pencha sur le côté du miroir-eau, lança un coup d'œil à la fois incrédule et ironique au tueur mental et s'esclaffa. « Juste ciel ! La révélation de grande importance que voilà ! » Il s'assit précautionneusement sur le rebord du bassin circulaire et libéra un petit rire qui vrilla le système nerveux central du Scaythe. « Ainsi, vous avez eu l'audace de transgresser votre serment d'allégeance au connétable, de franchir en toute hâte la moitié de Vénicia et de créer un esclandre avec les vicaires du palais dans le seul but de courir m'annoncer en catastrophe que ces messieurs tiennent des propos désobligeants sur ma modeste personne!... La prochaine fois, demandez au Kreuz de vous éclairer, monsieur l'expert ! Vous vous êtes donné beaucoup de mal pour rien, je le crains ! Dites-vous bien que cela fait des années que l'on médit de moi ! Et je ne m'en porte pas plus mal, voyez par vous-même... J'ai pris la bonne habitude de ne pas croire toutes les sornettes crachées par les mauvaises langues. Ah, vraiment, la belle affaire ! Vous auriez pu épargner votre peine, sieur Harkot ! Et la mienne par la même occasion ! » Cette causticité bonhomme et méprisante masquait le trouble du muffi. Son oreille droite recelait un minuscule micro superfluide grâce auquel ses inquisiteurs étaient censés lui transmettre instantanément les informations qu'ils captaient dans l'esprit du visiteur. Mais pour l'instant il ne percevait rien d'autre que leur souffle. Le terrain n'était donc pas encore balisé et il cherchait à gagner du temps. Harkot refoula sa furieuse envie de faire ravaler son détestable humour et sa morgue au vieillard ratatiné assis sur la margelle du bassin. Pour le moment, il avait besoin de lui. Plus tard, il serait toujours temps de lui rendre la monnaie de sa pièce. « Certes, Votre Sainteté, reprit-il, imperturbable, ce n'est pas la première fois que vous servez de cible aux médisances et je ne me serais pas permis de vous déranger pour de pareilles vétilles. Je m'en voudrais donc que vous persistiez à me considérer comme un imbécile... Il peut advenir, en effet, que ces calomnies aient de concrètes et fâcheuses répercussions : ainsi, lors de ce conciliabule diffamatoire que j'eus la bonne fortune d'intercepter, l'empereur et le connétable s'entretenaient avec beaucoup de conviction de... eh bien, de votre mort, Votre Sainteté. Oui, c'est cela, de votre mort... » Harkot se tut et observa l'effet de ses paroles sur le Pasteur Infaillible tassé dans sa robe de chambre dorée et festonnée. Il admira la qualité de son A.P.D. : le contrôle mental n'était, chez le muffi, ni un vain mot ni un simple concept. Ses traits usés demeurèrent complètement impassibles pendant qu'un violent tourbillon de pensées se levait dans son esprit assombri. Et les inquisiteurs ne se manifestaient toujours pas, comme s'ils étaient incapables de percer les intentions réelles du visiteur. Le micro superfluide restait obstinément muet. Harkot, spectateur indécelable, se délectait avec gourmandise de la tempête tumultueuse qui se déchaînait sous le crâne du vieillard. « Me tuer?... Me tuer ? regimba le muffi. Voyons, monsieur l'expert, quel intérêt auraient-ils à me tuer ?... Vous vous êtes sans doute mépris sur le sens de leurs intentions... — Non, Votre Sainteté, affirma le Scaythe, péremptoire. — Mais comment êtes-vous informé de cela ? Qui vous l'a appris ? Et ne venez pas me dire que l'empereur et le connétable se livrent à ce genre de petit jeu sans prendre un luxe inouï de précautions ! » Le ton avait perdu de sa superbe et trahissait à la fois la peur et l'irritation. « Je le sais, c'est tout, rétorqua Harkot qui entretint à dessein le climat de mystère. Je sais également que le tueur mental sera probablement le même que celui qui fut désigné pour l'exécution de Ranti Ang, c'est-à-dire moi-même. Que voulez-vous, je suis très demandé : je suis le seul expert sur la place de Vénicia... Et ne vous croyez pas à l'abri de toute mauvaise surprise avec vos protecteurs, Votre Sainteté. Souvenez-vous que le seigneur Ranti Ang se pensait lui aussi protégé... Pamynx leur intimera l'ordre de vous lâcher et ils vous lâcheront sans le moindre remords. » Harkot se garda bien de préciser que les protecteurs n'étaient plus un obstacle pour lui. « Quant à votre garde vicariale et châtrée, les assassins de Pritiv l'anéantiraient en quelques minutes s'il lui prenait l'absurde fantaisie de résister. Bon nombre de vos cardinaux ont été mis dans la confidence. Ils sont chargés de préparer votre succession. On fera croire à vos fidèles que vous avez succombé à une maladie foudroyante. Vous savez aussi bien que moi que la mort mentale ne laisse pas de trace. » Tandis qu'il parlait, Harkot percevait mentalement le terrible effort de volonté du muffi pour reprendre empire sur lui-même et affronter cette nouvelle situation au mieux de ses intérêts. L'ego, voilà ce qu'était l'ego, cette faculté humaine de se croire unique, de rester, quoi qu'il arrive, le centre de l'univers. « Vous m'avez l'air bien sûr de vous, monsieur l'expert. J'avais déjà prévu cette éventualité car, voyez-vous, je possède quelque connaissance des mécanismes intérieurs de mes semblables. Et dans le cas où vous auriez raison, j'ai préparé une riposte adéquate... » Barrofill le Vingt-quatrième se releva et arpenta la pièce de long en large à petits pas nerveux et saccadés. Il s'efforçait de mettre tout le poids de sa conviction dans ses paroles, mais cela ne suffit pas pour abuser le tueur mental. Harkot savait que le muffi, contrairement à ce qu'il prétendait, n'avait jamais envisagé l'hypothèse d'un complot fomenté contre sa personne. Il avait toujours cru sa position inexpugnable. Du haut des infranchissables murailles érigées par sa méfiance exacerbée, à l'ombre de ses dévoués protecteurs de pensées et inquisiteurs, il s'était toujours figuré que rien ne pouvait échapper à son contrôle, que le poids de l'Eglise dans l'organisation de l'empire le mettait définitivement à l'abri des intrigues de palais. Cependant, mû par un formidable instinct de survie et de combat, il essayait encore de donner le change à un interlocuteur insondable dont les inquisiteurs ne parvenaient pas à déceler les intentions réelles. Leur silence prolongé constituait un aveu d'impuissance. « Votre Sainteté, les services rendus dans le passé ne valent rien lorsqu'ils contreviennent aux intérêts du présent, déclara Harkot qui ne perdait rien des cogitations forcenées du Pasteur Infaillible, pris au dépourvu. Quand un individu est devenu gênant pour deux autres individus, ceux-ci s'accordent généralement pour l'éliminer et le remplacer par une personnalité plus malléable. L'Eglise du Kreuz constitue une force colossale au sein du nouvel empire et l'on veut en disposer à sa guise, sans restriction... — Au nom de quoi vous croirais-je, monsieur l'expert ? Après tout, vous êtes peut-être en train de me jouer un tour à la façon du connétable ! N'êtes-vous pas tout simplement en mission sur mon territoire pour m'espionner ? » Le muffi ne désarmait pas malgré sa perception intuitive de la véracité des arguments d'Harkot. Il avait compris qu'il devrait se passer de l'aide de ses inquisiteurs et tentait désormais de défricher lui-même le terrain. « Si tel était le cas, Votre Sainteté, j'aurais trouvé le moyen d'endormir votre méfiance. Vous devez donc me croire : tout cela n'est que le strict reflet de la vérité. — Très bien, tenons votre hypothèse pour vraie. Et puisque vous prétendez crier haut et fort la vérité, si chère aux préceptes du Kreuz et à notre cœur, profitez donc de l'occasion pour me confesser votre intérêt personnel dans l'affaire, monsieur l'expert ! Car il est évident que vous escomptez tirer quelque profit de votre dérangement nocturne. Votre propos n'est pas seulement de m'offrir votre bras secourable, n'est-ce pas ? » Le Scaythe marqua une pause de manière à bien choisir ses mots. « J'ai pu constater à diverses reprises que le connétable Pamynx possédait un esprit trop limité pour maîtriser complètement la gestion de l'empire. Il subsiste d'importantes failles souterraines qui, si nous les laissons se développer, finiront par saper les bases de l'empire avant même que nous n'ayons le temps de le consolider. Par conséquent, il nous faut agir vite pour remédier à cet état de fait, faute de quoi le connétable nous conduira tous à notre perte. Vous n'êtes que le premier sur la liste, Votre Sainteté... » Le muffi esquissa une moue sceptique. « Comment vous en êtes-vous rendu compte ? Vous disposez d'un réseau ? » fit-il avec une brusque pointe d'agressivité. Sa petite voix aiguë était une flèche empoisonnée. « A certaines graves négligences du connétable », répondit Harkot que ces subites et rageuses attaques n'impressionnaient pas, d'autant moins qu'il les prévoyait à chaque fois, ce qui lui procurait un avantage sur l'homme d'Eglise qui, lui, tâtonnait, avançait à l'aveuglette dans une jungle mouvante et inconnue. « Ces négligences m'ont permis de surprendre des choses que je n'aurais pas dû surprendre... Ce projet vous concernant, par exemple... — Et l'empereur ? — L'empereur ? Il n'attend qu'une occasion de se défaire de Pamynx. Il vit dans la crainte des pouvoirs de son connétable, dans la hantise d'une possible traîtrise. De plus, il suffit de pousser dame Sibrit, la veuve de son frère, dans son lit, pardonnez-moi la crudité de cette expression, pour s'en faire un ami. » Mains jointes derrière son dos voûté qui tendait l'étoffe dorée et les festons d'optalium de sa robe de chambre, le muffi vint se planter face à Harkot. Les braises incandescentes de ses yeux mi-clos plongèrent dans les flaques étales et noires de son interlocuteur. « Encore une fois, monsieur l'expert, à quelles fâcheuses indiscrétions vous êtes-vous livré pour avoir eu vent de tout cela ? — Encore une fois, peu importe, Votre Sainteté, dit Harkot. Peu importe comment me sont parvenues ces informations. Ce qui compte, c'est que je les mette à votre disposition. A vous de savoir en faire bon usage. Libre à vous de négliger cet avertissement, mais en ce cas, vous serez bientôt un homme mort et l'Eglise du Kreuz sera confiée à des mains inaptes à gérer votre héritage. Vous devez me croire. — Vous croire ? maugréa le muffi. Vous croire n'est guère aisé, monsieur l'expert ! Guère aisé en vérité!... Vous me tirez d'un profond sommeil et m'annoncez froidement mon prochain assassinat, échafaudé qui plus est par mes deux alliés en principe les plus sûrs : l'un que j'ai aidé à installer sur le trône impérial et l'autre que j'ai soutenu, avec si peu de réserve, dans la conduite des affaires de Syracusa. Nous sommes tous les trois liés dans la spirale du succès... Votre discours a toutes les apparences d'un piège dans lequel vous voudrez bien m'excuser de ne pas tomber, monsieur l'expert ! Probablement êtes-vous envoyé par des dignitaires qui opèrent dans l'ombre, des grands courtisans libertins comme feu Tist d'Argolon, ou encore une clique de cardinaux intrigants ? Bon nombre d'entre eux passent leur temps à chercher un moyen de me renverser du trône pontifical... Pour un appréciable gain de temps et de sommeil, monsieur, je vous somme de me dire la vérité et non votre vérité ! » Le muffi était convaincu en son for intérieur mais, en raison de l'inhabituel silence de ses inquisiteurs, il avait besoin d'une preuve irréfutable pour se rendre définitivement aux raisons d'Harkot, Bien qu'il n'eût pas envisagé d'en arriver à cette dernière extrémité, le tueur mental décida de révéler une partie de ses secrets. Il ne pouvait désormais plus faire marche arrière. « Puisque vous n'accordez que peu de crédit à mes paroles, Votre Sainteté, voici un petit exemple de mes... indiscrétions : derrière cette porte (il désigna la porte-eau coulissante par laquelle était entré le muffi), vous avez disposé quatre protecteurs de pensées et deux inquisiteurs. Les uns s'efforcent de protéger vos pensées, les autres cherchent à lire les miennes. Mais le petit micro dans votre oreille droite reste muet, et cela vous perturbe. Et si vous êtes persuadé que vos paravents mentaux sont en mesure de vous éviter toute... indiscrétion, vous vous trompez lourdement : mon intrusion vous a privé, il y a quelques minutes de cela, de la langoureuse étreinte d'enfants au préalable drogués. Le cardinal Frajius Molanaliphul est parvenu, malgré votre plaisir, à vous persuader de me recevoir : il redoutait l'éventualité d'un traquenard dont vous seul, avec l'aide de vos inquisiteurs cachés, étiez apte à déceler les auteurs. Vous avez donc été contraint de renvoyer ces enfants et de les abandonner aux médecins du palais pour le prélèvement de leurs organes, destinés aux cures de jouvence. Ces circonstances expliquent votre irritation soutenue à mon égard. Rassurez-vous, je ne porte pas de jugement sur vous, Votre Sainteté. Je suis un Scaythe, un asexué, je n'ai pas de pénis et je me fiche comme de ma première acaba que vous obéissiez aux pulsions tyranniques du vôtre. Il n'est pas davantage de mon intérêt de colporter ce genre de rumeur sur la place publique. Comme vous pouvez le constater, Votre Sainteté, je joue franc jeu avec vous. Ai-je été suffisamment convaincant ? » Abasourdi par les révélations du tueur mental, Barrofill le Vingt-quatrième demeura un long moment électrocuté, déconnecté. Les griffes de l'effroi labourèrent son cerveau et son ventre, son sang se gela dans les grosses veines bleutées qui saillaient sous sa peau parcheminée. Un terrible effort de volonté ramena un semblant de cohérence dans cette débâcle intérieure. Il rassembla tant bien que mal le troupeau de ses pensées dispersées, disloquées, et bredouilla : « Mais que... qu'est-ce... que ça signifie ? » De puissantes vagues de panique déferlaient en lui. Le démantèlement de ses défenses mentales, qu'il avait jusqu'alors considérées comme hermétiques, inviolables, et à l'abri desquelles, comme tout Syracusain utilisant les services des protecteurs, il s'était toujours senti en totale sécurité, le plaçait dans une situation nouvelle, déroutante, à laquelle il n'était pas préparé. Ses protecteurs ne parvenaient pas à le protéger du tueur mental, de cette ombre pourpre statufiée en face de lui. Ses protecteurs, ses béquilles mentales, étaient devenus caducs et cela, bien plus que le voile levé sur certains de ses vices, le remplissait d'un incommensurable effroi. Il eut encore la force de gargouiller : « Mais la protection... le code d'honneur de la Protection?... — La déontologie de la protection ne vous gêne guère lorsque vous recevez certains de vos invités », répondit Harkot, satisfait de la tournure des événements. La frayeur du muffi représentait juste un premier acompte de la revanche qu'il se proposait de prendre sur les humains. Il laissa au pontife le temps de surmonter son émoi puis, lorsqu'il estima que le Pasteur Infaillible avait suffisamment recouvré ses esprits pour assimiler correctement la suite de son discours, il ajouta : « La décision qui s'impose ne souffre aucun délai, Votre Sainteté. Dans deux jours, l'armée des tueurs mentaux et des mercenaires de Pritiv sera expédiée par les déremats réquisitionnés sur Selp Dik et y livrera l'ultime bataille contre l'Ordre absourate, sur son propre territoire. A l'issue de cet affrontement, le connétable aura tout le temps de mettre sa menace à exécution. Or j'ai besoin de vous, Votre Sainteté. Sachez donc saisir cette opportunité. Nous entrons dans une ère d'évolution, de mouvement. Parier sur le connétable Pamynx, qui représente actuellement l'immobilisme, le conservatisme, c'est parier sur la mort. — Que... qu'attendez-vous de moi, monsieur l'expert ? » demanda le muffi avec une soudaine déférence. Il luttait de toutes ses forces pour endiguer le flot de pensées qui inondait son esprit. Il échafaudait déjà une stratégie pour éliminer le personnage vêtu de pourpre qui se dressait en face de lui et dont le miroir-eau du bassin réfléchissait l'image trouble. « Ces idées de mort à mon encontre constituent une réaction tout à fait normale », remarqua négligemment Harkot. Le Scaythe prenait un plaisir pervers à maintenir son interlocuteur sur le gril. Cela lui permettait aussi de fournir une nouvelle preuve formelle de son exceptionnel potentiel mental. « Je suis comme une montagne surgie en pleine nuit dans la plaine, reprit-il. La première réaction est d'éliminer l'intruse au plus vite, pour rassurer le regard accoutumé à la platitude du paysage. Mais de grâce, ne résistez pas à vos pensées spontanées, Votre Sainteté, je ne m'en formalise pas... Ce que j'attends de vous, c'est un appui. Un pacte entre vous et moi qui sommes dès maintenant les vrais piliers de l'empire : vous parce que vous êtes à la tête d'une formidable organisation et que personne d'autre n'en connaît mieux les rouages, la complexité. Moi parce que je suis l'actuelle avant-garde du pouvoir occulte, celle qui recule dans le silence les limites du mental. Il nous sera facile de manœuvrer l'empereur à notre convenance. Deux conditions à cela : pousser dame Sibrit dans ses bras et le débarrasser de Pamynx, moyennant quoi il nous laissera volontiers les pleins pouvoirs. Les assassins de la secte de Pritiv et l'interlice entendront bien vite raison : ce sont des bras, des exécutants, que leur importe le cerveau qui les commande ? Mais peut-être vous dites-vous que vous allez feindre d'accepter mes propositions pour vous empresser, sitôt que j'aurai le dos tourné, de courir rapporter notre petite entrevue à l'empereur et au connétable... » Barrofill le Vingt-quatrième tressaillit car en réalité c'était exactement ce qu'il prévoyait de faire. Il avait machinalement oublié la redoutable perspicacité de son interlocuteur. Il comprit qu'il lui fallait à présent radicalement modifier son comportement mental. Le spectre pourpre et implacable s'annonçait comme un adversaire autrement plus dangereux que le connétable Pamynx dont il était parvenu à cerner progressivement les limites, les défauts. Pour le moment, il n'avait pas d'autre choix que de collaborer avec Harkot, ne serait-ce que pour gagner un sursis. Il avait besoin de réfléchir au calme, la tête reposée. « Je n'en attendais pas moins de vous, Votre Sainteté, dit Harkot qui épousait étroitement le cours des pensées du Pasteur Infaillible. Une alliance ponctuelle, provisoire, vous permet à vous de rester en vie et à moi de compter sur le soutien de la première puissance de l'empire. Bien entendu, dans un souci d'efficacité, vous voudrez bien vous abstenir de souffler mot de ceci à quiconque. Je dis bien à quiconque. Pas même à votre fidèle Frajius Molanaliphul. Jusqu'à la fin de la guerre contre la chevalerie absourate, à laquelle je suis convié, cet entretien doit demeurer secret. — Et si vous échouez contre l'Ordre ? murmura le muffi. — N'y comptez pas, Votre Sainteté. En l'occurrence, le connétable Pamynx a fort bien mené son affaire. Elle était d'ailleurs dans ses cordes : l'Ordre n'est plus qu'un squelette décérébré qui n'attend qu'une légère secousse pour s'écrouler de tout son long et se perdre dans l'oubli des siècles. Mais l'Ordre n'est plus le véritable ennemi de l'empire. — Ah?... Et qui d'autre ? demanda le muffi d'une voix éteinte. — Nos vrais adversaires se terrent dans des couches plus subtiles que celle où évolue l'Ordre. Tellement subtiles qu'elles échappent à la clairvoyance du connétable. — Cela a-t-il un rapport avec la fille de Sri Alexu qui, m'a-t-on dit, a échappé à plusieurs reprises aux équipes lancées à ses trousses ? — Elle aurait pu représenter une menace, elle aussi. Elle possède des rudiments de cette science inddique que lui a inculqués son père. Mais elle a eu la malheureuse initiative d'aller se jeter d'elle-même dans la gueule du loup : elle s'est réfugiée à Selp Dik, où elle subira le sort de ses amis chevaliers absourates. Il y a aussi et surtout le cas étrange de ce petit employé de la C.I.L.T. qui a aidé la fille Alexu à passer de la planète Deux-Saisons sur la planète Point-Rouge. Ce même employé est ensuite intervenu sur Point-Rouge, avec l'aide d'un françao de la Camorre et de deux chevaliers de l'Ordre, pour la délivrer des marchands d'esclaves. Lui aussi, il nous a échappé à chaque fois, et tout dernièrement sur Marquinat où il avait été repéré. Le plus étonnant, voyez-vous, c'est que les lecteurs sont incapables de détecter mentalement sa présence. Fort heureusement, l'inspobot de la Compagnie devrait finir par le retrouver. Cette machine possède ses coordonnées cellulaires et olfactives et remontera jusqu'à lui. Nous serons alors à même de l'interroger. C'est un exemple : il existe des humains, dans cet univers, qui passent au travers des mailles du filet mental. Imaginez un instant qu'ils parviennent à transmettre des bribes de leur sorcellerie au plus grand nombre, que croyez-vous qu'il adviendra de l'empire et de l'Eglise. » Ebranlé par la tirade du tueur mental, le muffi contempla d'un œil distrait les gouttes d'eau compactes du miroir aux reflets irisés. Ses traits tendus montraient qu'il se livrait à une intense réflexion. Il tentait d'appréhender toutes ces nouvelles données aussi rapidement que le lui permettaient ses capacités intellectuelles. D'un geste machinal il resserra les pans lâches de sa robe de chambre. Ses doigts momifiés jouèrent nerveusement avec les mèches bleues et grises qui dépassaient du cache-tête mal ajusté de son colancor, visiblement enfilé à la hâte. « Laissez-moi un peu de temps, monsieur l'expert, dit-il d'un ton las. Nous nous verrons à votre retour de Selp Dik et nous planifierons alors notre entreprise... » Harkot se fendit d'une rapide courbette. « Sage décision, Votre Sainteté. Non seulement elle sauve votre vie mais aussi et surtout celle de votre Eglise. Ne cherchez pas à me recontacter : c'est moi qui en prendrai l'initiative. Ne cherchez pas non plus, de grâce, à me jouer quelque méchant tour une fois que j'aurai quitté l'enceinte de votre palais. J'ai pris mes précautions. » Le muffi s'inclina à son tour, de mauvaise grâce, et grinça : « J'attends donc de vos nouvelles, monsieur l'expert... Avec impatience... » Harkot sut alors que le Pasteur Infaillible, le maître absolu du gigantesque appareil de répression qu'était l'Eglise, venait de basculer définitivement dans son camp. Par intérêt certes, mais il valait mieux qu'il en fût ainsi. Le calcul créait finalement des liens plus solides et plus stables que l'enthousiasme — l'enthousiasme était un concept purement subjectif —, sujet aux caprices de la versatile nature humaine. « Nous nous sommes tout dit. Ayez une fin de nuit paisible, Votre Sainteté... » Le muffi appuya sur le chaton de l'une de ses volumineuses bagues. Deux minutes plus tard, un vicaire aux traits poupins s'introduisit dans la pièce. « Veuillez raccompagner notre invité jusqu'à la sortie du palais par une issue dérobée, je vous prie ! ordonna Barrofill le Vingt-quatrième. — Il en sera fait selon votre désir, Votre Sainteté », répondit le vicaire en se courbant pour baiser religieusement l'anneau pontifical. La porte coulissante s'ouvrit sur un étroit et sombre couloir, traversé à intervalles réguliers de colonnes de lumière pourpre qui tombaient de vitraux surchargés de dorures et de motifs sacrés. Plus tard, dans une ruelle obscure du quartier de Romantigua, le Scaythe Harkot, tueur mental élevé au grade d'expert, germe atypique d'Hyponéros, reçut une très forte impulsion de l'Hyponériarcat. Il devint alors une antenne majeure, le premier chaînon d'une phase évolutive, le point de départ de la sixième étape du Plan. Les maîtres germes avaient prévu sa mutation : elle était nécessaire à leur stratégie de conquête matricielle. CHAPITRE XVIII Monagre : mammifère marin légendaire de la planète Selp Dik. Les zoologues ne sont jamais parvenus à trouver une seule trace — squelette, fossile, dessin, vidéholo — de ces animaux. On pense généralement qu'ils sont le fruit de l'imagination fertile des pêcheurs selpidiens, d'autant plus qu'ils sont mêlés aux légendes courant sur le passage de Sri Lumpa sur Selp Dik. A noter que le mot « monagre » est entré dans le langage usuel des Selpidiens au début de l'ère sharienne. Il désigne un être qui met sa force et son énergie au service du bien public. Dictionnaire universel des mots et expressions pittoresques, Académie des langues vivantes Tixu reprit connaissance nu et entièrement immergé dans une eau glacée et fortement salée. Malgré l'effet corrigé Gloson — mal de crâne et sensation d'être à côté de son corps —, il eut le réflexe de pousser sur ses bras et ses jambes pour remonter à la surface et chercher l'air que réclamaient ses poumons. Ses yeux se voilèrent de rouge. Il eut l'impression que sa poitrine oppressée était sur Le point d'exploser. Il crut alors qu'il n'atteindrait jamais la surface, qu'il allait mourir noyé, que cette immense masse liquide constituerait désormais son tombeau... une tombe tristement anonyme. Puis, à demi inconscient, il jaillit enfin hors des flots, inspira goulûment de grandes bouffées d'air fouettées d'embruns et continua de s'agiter de manière désordonnée entre les dunes fuyantes et ourlées d'écume. Le vieux déremat de Géofo Anidoll l'avait expédié en plein milieu de l'océan selpidien qui recouvrait plus des neuf dixièmes de la planète. Comme il ne disposait d'aucun point de repère sur cette infinité grise et moutonnante — le ciel lui-même, chargé de nuages noirs et bas qui occultaient les astres, ne lui fournissait aucune indication —, il ignorait totalement à quelle distance il se trouvait du continent d'Albar. Il pouvait fort bien en être éloigné de plusieurs milliers de kilomètres. Il nagea donc au hasard, autant pour activer la circulation sanguine dans ses membres lentement gagnés par l'engourdissement que pour avancer. Il cracha sans répit une eau saumâtre que les hautes vagues s'ingéniaient à lui faire ingurgiter. Il n'avait pas le temps de mettre de l'ordre dans ses idées. Il lui fallait d'abord songer à survivre dans ce désert aquatique et cette tâche mobilisait toute son énergie. Les courants rendaient sa progression dérisoire, pour ne pas dire nulle. Il lutta ainsi jusqu'à la tombée de la nuit. Il traversa des phases de désespoir intense pendant lesquelles la tentation de renoncer devenait très forte. Cet obscur et inégal combat contre l'océan était absurde. Son corps endolori, exténué, l'implora de capituler, d'abandonner, de goûter enfin le repos. Les profondeurs l'attiraient, l'appelaient avec insistance, le murmure des vagues et du vent résonnait comme une promesse de délivrance, comme le chant ensorcelant d'une sirène des légendes. Mais son farouche instinct de survie prenait le relais de sa volonté défaillante et le poussait à continuer. Il croyait encore entendre les paroles de Stanislav Nolustrist, le berger de Marquinat : Vous devez faire preuve d'un grand désir de vie... Un grand désir de vie... Chaque mouvement de ses épaules et de ses bras lourds était un supplice mais l'image d'Aphykit l'aidait à repousser sans cesse l'échéance fatale. Il avait l'impression de remuer des tonnes et des tonnes d'eau, le froid et l'alcalinité délétère agressaient sa peau en proie à d'atroces démangeaisons... Il se demanda à plusieurs reprises comment il faisait pour tenir le coup. La nuit ensevelit peu à peu les flots dans les replis de son ténébreux manteau. Un vent violent, sifflant, se leva et s'engouffra avec rapacité dans le creux des vagues. Elles se dressaient comme des serpents géants et furieux et s'écrasaient en gerbes livides d'écume moussue qui léchaient les franges des puissants remous. Submergé, frigorifié, respirant davantage d'eau que d'air, Tixu se dit que sa dernière heure était arrivée. Dans un ultime sursaut de lucidité, il sollicita l'assistance de l'antra. Il se rendit alors compte que la force dynamique du son de vie lui avait insufflé de l'énergie chaque fois que le besoin s'en était fait sentir, en particulier pendant ses nombreuses périodes d'abattement. C'était grâce à l'antra qu'il était parvenu, lui, le piètre nageur, le pauvre mortel, à ne pas sombrer, à ne pas mourir d'hypothermie. Tixu ne s'en était pas aperçu mais le son avait œuvré depuis le début au maximum de ce que pouvait tolérer son esprit, jusqu'à ce que sa puissance infinie se heurte aux murs étroits de la prison de son mental. L'Orangien, démoralisé par cette constatation, se résigna à lâcher prise, à céder à l'envoûtante supplique des profondeurs océanes. Avec un immense soulagement il cessa de remuer bras et jambes devenus gourds à force d'être fouettés par les cinglantes lanières des vagues déchaînées. Puis il se laissa peu à peu glisser à la verticale dans le sein froid et silencieux de l'océan. Il ne reverrait jamais Aphykit, il ne la connaîtrait pas, elle vivrait sans lui... L'eau est calme, comme une mère accueillante... comme une promesse de bien-être... Depuis combien de temps coule-t-il comme une pierre dans son ventre infini ? Il ne sait pas, le temps n'a plus d'importance... Plus rien n'a d'importance... Il fut soudain happé par un gigantesque tourbillon. Ses pieds rencontrèrent quelque chose de dur et de mobile. Avant que l'Orangien n'ait eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il fut brusquement propulsé vers la surface. Déséquilibré, au seuil de l'évanouissement, il sentit quelque chose de souple près de son épaule, lança son bras à l'aveuglette et parvint à s'agripper à ce qui ressemblait à une excroissance cartilagineuse. La pression de l'eau tourbillonnante le contraignit une première fois à lâcher prise, mais il se récupéra à une autre excroissance et s'y riva aussi fermement que possible. Il avait la fugitive sensation de se retrouver sur une terre qui se gondolait, qui se soulevait. Il commençait à manquer d'air. Des tentacules d'eau furetaient dans ses narines, dans sa gorge, dans sa trachée-artère. Il déboucha soudain à l'air libre. La terre mouvante se stabilisa à la surface de l'océan. Des paquets d'eau déferlèrent sur le naufragé, complètement recroquevillé autour de l'excroissance, toussant, crachant, essayant tant bien que mal de reprendre son souffle. Il n'était pas sur une terre mais sur la gigantesque échine noire et luisante d'un monstre marin. D'innombrables jets rectilignes fusaient d'une multitude de trous ronds qui criblaient sa peau épaisse. A l'avant, au-dessus de son énorme front, une rangée de cornes décroissantes, effilées et blanches, fendait avec vigueur les lames tumultueuses qui retombaient de chaque côté de sa tête aplatie, écrasée. Sur ses flancs rebondis, des nageoires translucides à l'envergure phénoménale fouettaient l'océan avec virulence et soulevaient à chaque battement de titanesques gerbes d'eau qui éclataient en myriades de gouttes éphémères. Sa longue queue terminée en fourche apparaissait et disparaissait au gré de ses ondulations entre les murailles précaires des vagues. Le monstre se maintint en surface et traça un sillage rectiligne, impavide, dans une allure régulière qui était comme un défi lancé à la mer et au vent en furie. Allongé de tout son long sur son échine, accroché au cartilage à la fois souple et robuste, Tixu récupéra peu à peu quelques forces entre deux paquets de mer qui le submergeaient entièrement. Sa peau était une couverture irritante de glace et de sel, et il ne parvenait pas à se réchauffer. Le monstre marin s'éloigna de la tempête et se dirigea vers des zones plus calmes, là où le vent furibond se transformait en brise, où les vagues n'enjambaient plus son dos démesuré et clapotaient doucement contre son flanc. Grelottant, bercé par le ressac, terrassé par la fatigue, Tixu ne chercha même pas à se demander pourquoi ni comment ce monstre était venu le repêcher dans la tempête. Il finit par s'allonger sur l'épiderme noir, rugueux et flexible, et s'assoupit. Il se réveilla en sursaut à plusieurs reprises et constata, au travers de ses cils empoissés de sel, que le monstre poursuivait tranquillement sa progression. La rangée de cornes fendait la nuit et la mer étale comme la proue d'un navire. L'Orangien resta un long moment suspendu entre rêve et réalité, entre ciel et eau, puis se rendormit. La froidure mordante de la nuit le tira une nouvelle fois de son sommeil agité. Il se recroquevilla sur lui-même pour tenter de récupérer un peu de sa chaleur corporelle, mais son cou, ses épaules, son dos, ses fesses et ses jambes offraient de nombreuses prises à l'air glacé. En séchant, le sel le démangeait, le tiraillait, des milliers de petits dards acides furetaient dans ses pores, dans ses cheveux. Alors, comme s'il avait deviné le tourment de l'homme qu'il transportait, le monstre cracha des jets de liquide fumant par les évents de son échine. Une pluie visqueuse et chaude tomba sur Tixu qui fut bientôt enveloppé d'une épaisse couverture élastique, d'une gangue molle qui l'isola totalement du froid. L'aube entonnait les premières notes de son chant de lumière à l'horizon. Un vacarme assourdissant réveilla l'Orangien. De grands squales verts et agressifs se dressaient sur leur queue, s'arrachaient avec une surprenante légèreté à l'océan et sautaient au-dessus du monstre en poussant des cris rauques. Il se rendit compte que la proie qu'ils convoitaient, c'était lui. Cœur battant, il se redressa et se plaqua contre l'excroissance cartilagineuse. Les prédateurs marins, d'abord intimidés par la masse du monstre, devenaient de plus en plus audacieux. Leurs ailerons verts frôlaient les flancs et la queue noire, leurs puissantes nageoires caudales provoquaient de furieux remous. L'un d'eux jaillit brusquement des flots et bondit en direction de Tixu. Il entrevit le ventre blanc du squale, sa mâchoire ouverte sur une triple rangée de dents aiguisées. Il se baissa machinalement, entendit un claquement sinistre à proximité de sa tête, puis un choc sourd, un crissement feutré, une sorte de ululement... Il tourna la tête et aperçut alors une forêt de longues épines érectiles et cartilagineuses, d'une hauteur de deux mètres, dressées sur l'échiné du monstre ; le squale s'y était empalé. Transpercé de part en part, perdant son sang en abondance, le prédateur marin tentait encore de se dégager de ces pieux acérés en donnant de violents coups de tête et de queue. Il cessa bientôt de remuer. Les épines se rétractèrent dans les évents et son cadavre, enfin libéré, glissa lentement sur la peau noire empoissée de sang. Dès qu'il retomba dans l'eau, ses congénères affolés par l'odeur et la vue du sang se ruèrent sur lui pour la curée. Tixu admira le magnifique spectacle de l'océan des Fées d'Albar se vêtant de l'habit de lumière tissé par les doigts délicats de l'aurore. Les flots ondulaient souplement sous l'effet d'une légère houle. L'antra était parti se réfugier dans le cœur de sa citadelle de silence. L'Orangien ressentait maintenant, presque physiquement, la présence d'Aphykit. Il était désormais sur la même planète qu'elle et, par la grâce de ce curieux mammifère marin dont il n'apercevait que l'échiné, il était vivant... Affamé, fatigué, pétrifié par le sel et la substance solidifiée du monstre, mais bel et bien vivant ! L'image de la Syracusaine brisa en partie la monotonie de la journée au cours de laquelle, infatigable, le monstre continua de tracer son chemin rectiligne. Tixu se demanda où voulait l'emmener son sauveteur. De toute façon, il n'avait guère d'autre choix que de lui faire confiance et il présumait que, s'il l'avait tiré des flots déchaînés, ce n'était pas pour l'abandonner quelques milliers de kilomètres plus loin. Cet animal semblait doué d'intelligence et savait apparemment ce qu'il faisait. Le ciel se couvrit peu à peu de nuages bas et gris gonflés à crever. Un silence majestueux régnait sur l'océan à peine égratigné par le clapotis des vaguelettes et le mouvement des nageoires du monstre. Tixu entendit soudain les piaillements aigus d'une nuée de mouettes jaunes. Elles épiaient les bancs de poissons volants qui effleuraient les crêtes des moutons d'écume et capturaient avec adresse les plus étourdis à l'issue d'impressionnants piqués. L'Orangien s'attendit à discerner les côtes du continent d'Albar, mais l'horizon était toujours aussi sombre, plat et gris. Il se coucha en chien de fusil autour de l'excroissance cartilagineuse et s'assoupit. Le monstre se laissa subitement couler en douceur, sans générer les tourbillons que sa masse imposante avait l'habitude d'abandonner derrière elle. L'immersion brutale dans l'eau froide saisit Tixu qui perdit le contact avec la peau du grand mammifère. Tout en nageant sans conviction, il chercha à comprendre pourquoi son sauveteur s'était ainsi débarrassé de lui. Il n'y avait pas de terre en vue, rien d'autre que l'étendue infinie de l'océan. La gangue solidifiée de la substance interne du mammifère géant se dissolvait. Privés de protection, ses membres furent rapidement gagnés par l'hypothermie. La tentation de renoncer se fit pressante. Il nageait, certes, mais sans conviction. Il n'envisageait pas de se battre comme il l'avait fait quelques heures plus tôt. Il avait épuisé ses réserves de volonté, n'avait plus envie de faire violence à son corps. Les pores de sa peau étaient des blessures écorchées, avivées par le sel. Les mouettes jaunes formaient un nuage safran qui bruissait au-dessus de sa tête. C'est alors qu'il aperçut la coque ronde et transparente d'une aquasphère de pêche. Il discerna également la silhouette rouille du pêcheur qui se découpait à contre-jour sur les parois convexes et brillantes. L'homme était penché sur le gouvernail intérieur. Tixu voulut crier mais l'eau saumâtre d'une vague molle lui emplit entièrement la bouche. Il leva les bras au ciel pour attirer l'attention du pêcheur mais cette manœuvre ne réussit qu'à le faire suffoquer un peu plus. Il dut puiser dans ce qui lui restait d'énergie pour se dégager de la terrible étreinte des flots. L'aquasphère avançait vers lui, précédée du ronronnement de son moteur colporté par la brise océane. Il crut que l'embarcation, bulle de trois mètres de diamètre entourée d'un bouclier magnétique de protection et d'équilibrage, allait passer à côté de lui sans s'arrêter. Elle s'immobilisa à une dizaine de mètres, moteur coupé. Une écoutille ronde latérale coulissa sur la partie la plus rebondie de la coque. Une bouée à guidage et traction automatiques en jaillit, amerrit près de Tixu et, en un éclair, enroula ses anneaux flottants autour de son torse. Dès que la clé d'amarrage se fut glissée dans son pêne, elle tracta le naufragé vers l'aquasphère tout en le maintenant soigneusement hors de l'eau. Puis, une fois arrivée au pied de l'embarcation, elle hissa l'Orangien comme un pantin ruisselant et désarticulé, s'éleva jusqu'à hauteur de l'écoutille et le déposa sans ménagement sur le plancher mobile intérieur. Le pêcheur jeta une couverture-eau chaude sur Tixu. « Ne cherchez pas à vous relever ! dit une voix nasillarde dans un nafle chantant. Reposez-vous. La couverture va vous remettre sur pied : elle est munie d'un diffuseur d'essence de plantes régénérantes dont les fées nous ont fait l'inestimable don... » Tremblant, épuisé, Tixu leva les yeux. Il découvrit un homme de haute taille, aux larges épaules, vêtu d'une combinaison rouge et chaussé de cuissardes jaunes. Ses yeux mauves et fendus brillaient dans son visage brun, hâlé, doté de mâchoires énergiques, auréolé d'une épaisse toison d'un blanc neigeux. L'homme lut sans doute la muette interrogation dans les yeux de l'Orangien rougis par le sel : « Je suis Kwen Daël, pêcheur selpidien. Bienvenue à bord de ma bulle océane, par la grâce des fées ! » Au moment où il prononçait ces paroles, le monstre qui avait sauvé Tixu surgit à la surface de l'océan, à une trentaine de mètres de l'aquasphère dont le plancher mobile se mit à tanguer. Il se dressa verticalement de toute sa hauteur et parut danser sur sa queue en poussant un chant rauque. Une stupeur mêlée d'effroi passa sur les traits du pêcheur : « Par la fée Iradielle ! murmura-t-il, livide. Ça ne peut être qu'un... monagre!... Un monagre ! Un mammifère géant i Si près des côtes ! » Tixu oublia sa fatigue, rejeta la couverture-eau, se releva et observa à son tour le monstre marin. Sa gueule allongée, pourvue de multiples petites dents coniques et pointues, paraissait s'écarter en un hideux sourire. Ses yeux blancs et ronds, au nombre de six, disposés juste en dessous de l'alignement des cornes frontales, lançaient des éclairs fluorescents. « Il nous a vus ! s'écria le pêcheur. S'il nous prend en chasse, nous sommes mûrs pour les îles noires des agrès ! — Rassurez-vous », souffla Tixu. Il avait l'impression que ses lèvres et sa peau saturées de sel se déchiraient à chaque mouvement de sa bouche. « Il ne nous prendra pas en chasse... » Comme pour confirmer ses dires, le grand cétacé se posa lentement sur le ventre et, à coups puissants de nageoires, s'éloigna en direction du large. Le profond sillon creusé par sa queue se referma. Tixu comprit que le monstre ne l'avait pas abandonné comme il l'avait cru dans un premier temps, mais qu'il s'était discrètement tenu prêt à lui venir en aide une deuxième fois au cas où le pêcheur ne l'aurait pas secouru. Il s'était immergé pour ne pas effrayer le Selpidien et pour donner au naufragé toutes les chances d'être recueilli. Lorsqu'il fut sorti de leur champ de vision, le pêcheur, ébahi et soulagé, ramassa la couverture qui traînait sur le plancher et en couvrit d'autorité les épaules de son passager. « Vous êtes complètement gelé ! grommela-t-il, faussement sévère. Il faut que vous restiez couvert ou les agrès des frontières vous captureront. Mais... euh... (les questions se bousculaient dans sa gorge)... qu'est-ce que vous faites dans ce coin perdu de l'océan ? Personne d'autre que moi ne s'y aventure jamais ! » La chaleur de la couverture-eau se diffusait progressivement sous la peau de Tixu. Ses lèvres saignaient, mais il s'efforça de répondre en articulant très lentement pour ne pas approfondir les cuisantes lésions : « Le déremat qui m'a transféré sur Selp Dik s'est déréglé... Les machines sont programmées par défaut pour une rematérialisation aux coordonnées de la capitale de la planète... Normalement, j'aurais dû me retrouver à Houhatte... — Vous en étiez loin, c'est sûr ! » Kwen Daël avait placé un gobelet cuivré sous le robinet d'une bonbonne fixée sur la paroi de la coque. Une fois qu'il fut rempli d'un liquide vert et bouillant, il le tendit à Tixu. « Buvez ça J Ça devrait vous retaper encore mieux que le baiser d'une féelle ! » L'Orangien but à petites gorgées prudentes. Une saveur anisée se répandit dans sa gorge. « On me traite de fou parce que j'emmène mon aquasphère dans des endroits où les autres pêcheurs ont peur de s'aventurer ! reprit le Selpidien. Mais cette fois, la chance nous a souri : à vous parce que je vous ai repéré en train de barboter et que, dans une telle immensité, c'était un miracle des fées. A moi parce que j'ai enfin pu voir, de mes yeux, un monagre des légendes ! Et pas un petit ! Un beau ! Un qui devait bien mesurer ses quatre-vingts pas de long ! Ses quinze pas de large!... Hé, mais au fait, pourquoi aviez-vous l'air si certain qu'il ne nous prendrait pas en chasse ? D'après les récits des anciens, dès qu'un monagre aperçoit une embarcation, quelle qu'elle soit, il fonce dessus et la coule sans se poser de question. Car tel est le rôle qui leur est dévolu, de par la volonté des mages et des fées ! — Sans lui, il y a bien longtemps que je serais noyé, répondit Tixu sans desserrer les dents. J'étais pris dans une tempête. Au moment où j'allais couler, il m'a chargé sur son dos et m'a transporté jusqu'à l'endroit où vous m'avez repêché... Il ne m'aurait pas sauvé pour me tuer par la suite... » Les yeux fendus et mauves de Kwen Daël s'arrondirent de surprise. « Un monagre des légendes, faire une chose pareille ? Tirer un être humain des pleurs des fées d'Albar ? Mais depuis la nuit des temps les monagres sont les ennemis jurés des hommes ! Ils veillent férocement sur l'île où fut jadis noyée l'armée de leurs ancêtres, les agrès des frontières... Une île où jamais personne n'a mis les pieds!... Et pourquoi donc celui-ci vous aurait-il sauvé ? » Las, détendu par la douce chaleur de la couverture, enivré par les capiteuses essences végétales qui s'exhalaient des micropores du tissu-eau, Tixu haussa les épaules pour toute réponse. Le pêcheur remarqua l'intense fatigue qui creusait les traits du naufragé. « Je vous barbe avec mes questions ! Dormez maintenant ! Nous reparlerons de cela plus tard. Ma campagne de pêche se termine et il est temps de rentrer à Houhatte, pour peu que les fées veuillent bien nous y conduire. Demain, en ville, commencent les fêtes de commémoration des larmes salvatrices des fées d'Albar. Nous devrons être en forme... Quel est votre nom ? » La trahison de Babsée Obraillène sur Marquinat incita Tixu à redoubler de prudence. « Bilo Maïtrelly. Je viens de Point-Rouge. — Dormez, Bilo ! Après ce long séjour dans l'océan des Fées, vous devez avoir besoin de reconstituer vos forces. » L'aquasphère effleurait les vagues avec légèreté malgré le poids de sa pêche immergée sous son étrave, poissons et crustacés. Elle arriva en vue du continent au crépuscule. Kwen Daël, grand solitaire devant l'Eternel, habitait à plusieurs sarpes de Houhatte. Sa maison de pierres noircies, une bizarrerie architecturale, avait été érigée par un de ses oncles (lequel, selon Kwen Daël, passait pour un farfelu aux yeux de ses complanétaires) sur la crête d'une falaise abrupte surplombant une crique circulaire, calme et cernée de barres rocheuses découpées. L'aquasphère emprunta un étroit chenal naturel, pénétra dans la crique et mouilla à proximité d'un rudimentaire ponton de bois. Un peu plus loin, sur une plage de galets, la coque conique et retournée d'une antique navigalle de tourisme, qui servait à entreposer le matériel de Kwen Daël au retour ou au départ de ses campagnes de pêche, ajoutait une note folklorique et désuète à ce paysage resté à l'état sauvage. Accroupi sur le ponton branlant, le Selpidien lança l'embout d'un tube adaptable, plongea les mains sous l'eau et le plaça contre le sas latéral du conteneur. Les produits de sa pêche, poissons aux couleurs vives, grands dormeurs gris, homards bleutés et autres raies noires, furent aspirés dans le tube et se répandirent lentement dans un vivier sous-marin dont Tixu, mal réveillé, entrevit la voûte supérieure et transparente. « Après ça, il me suffit d'actionner une pompe à eau motrice pour qu'ils soient aspirés jusqu'au bassin de mon hangar », commenta Kwen Daël. Il expliqua que cet ingénieux système avait été conçu et installé par son excentrique d'oncle. « Il était tellement fainéant qu'il n'avait pas le courage de descendre jusqu'à la crique... Mais c'est un bon système : les mareyeurs apprécient la marchandise toujours fraîche... » Dès qu'il eut fini d'accomplir l'immuable rituel de ces gestes familiers, Kwen Daël entraîna Tixu vers l'escalier taillé à même le flanc de la falaise. Malgré le soutien du robuste pêcheur, l'Orangien eut toutes les peines du monde à gravir les marches escarpées. Ses jambes et la couverture semblaient peser des tonnes. Leur lente escalade dérangeait les fous à crête d'argent et les mouettes jaunes nichés dans les anfractuosités de la rugueuse muraille de pierre. En haut, il leur fallut encore traverser une lande désolée, battue par le vent et recouverte de genêts roses, avant d'entrer dans la maison aux pierres noires où les seuls éléments décoratifs étaient d'antiques filets et des poissons empaillés. Tixu avait une telle envie de dormir qu'il demanda immédiatement un lit. « Vous ne voulez pas manger un morceau d'abord ? s'enquit Kwen Daël. — Plus tard... Je suis trop fatigué pour avoir le courage d'avaler quoi que ce soit ! — Comme vous voulez. Demain matin, je serai à Houhatte pour préparer la fête. Ne vous étonnez donc pas si vous ne me trouvez pas à la maison à votre réveil et faites comme chez vous. » Le Selpidien le conduisit dans une petite pièce aux cloisons tapissées de coquillages et piquées de moisissures. Les meubles étaient gris de poussière et il y régnait une tenace odeur de renfermé. Mais cela était bien égal à Tixu. Il s'avança comme un somnambule vers un lit de coin, un vieux sommier à ressorts et un matelas de laine (une vraie fortune chez les antiquaires orangiens, pensa-t-il), se laissa tomber comme une masse et s'endormit sur-le-champ d'un profond sommeil, sans même entendre les ultimes paroles de son hôte : « Evidemment, il y a bien longtemps que cette pièce n'a pas servi, mais au moins vous y serez tranquille... Je vais ouvrir les volets pour aérer un peu... » La nuit de Tixu se peupla de cauchemars. Il était cerné par des monstres marins menaçants et grotesques. Il tentait de leur échapper, il courait sur une mer gluante, visqueuse, dans laquelle il s'enfonçait au fur et à mesure qu'il progressait, le cercle des monstres se refermait inexorablement et leurs cornes étaient effilées comme des dagues. Une île faisait soudain irruption sous ses pas, s'élevait des profondeurs de la mer, l'emprisonnait entre ses hautes barrières rocheuses, l'ensevelissait dans son sein de sable brûlant. Les monstres se répartissaient tout autour de l'île, ils en devenaient les gardiens vigilants et indomptables et coulaient toute embarcation qui croisait au large. Le sable s'ouvrit soudain et lui dévoila le corps d'une jeune femme dont il ne distinguait pas le visage. Elle le suppliait de la libérer de cette horrible prison, ses larmes, aussi saumâtres que l'eau de l'océan, coulaient sur sa propre bouche et il les avalait avec un plaisir presque divin. Il lui promettait de l'aider à condition qu'elle lui montrât son visage. Elle se tournait alors vers lui, et son visage était celui d'une vieille femme, ses yeux étaient vitreux, incolores, sa bouche édentée et ses lèvres purulentes. Elle lui ordonnait de tenir sa promesse. Malgré son immense dégoût, il la tirait par la main pour l'extraire du sable mouvant, mais ses efforts demeuraient vains, inutiles... Le sable les engloutissait tous les deux, s'infiltrait dans leur bouche, dans leurs yeux... Il comprit qu'il était inutile de se débattre et cria à la femme de le lâcher, de lâcher toutes les prises. Alors elle lui sourit et ses traits recouvrèrent l'éclat de la jeunesse dans un éblouissement qui le fit ciller. Il ouvrit les yeux. La maison du pêcheur baignait dans une atmosphère calme et lumineuse. Les cris lointains des mouettes et des fous transperçaient le silence. II se demanda combien de temps il avait dormi. Il étira voluptueusement ses muscles endoloris, concassés par les flots et perclus de courbatures. Il se leva et se rendit avec une lenteur circonspecte — jamais il n'aurait imaginé que le simple fait de marcher sur la terre ferme pût provoquer une telle sensation de déséquilibre ! — jusqu'à la fenêtre rectangulaire grande ouverte par laquelle s'engouffrait l'impétueux torrent du jour. Il posa les mains sur son front, le temps que ses yeux, fragilisés par le mauvais traitement du sel, s'accoutument à ce brutal éblouissement. La brume, effilochée par une brise océane imprégnée d'iode, s'entortillait autour des genêts et des rochers. Le regard de Tixu ne put atteindre la crique en contrebas car le brouillard s'épaississait au fur et à mesure qu'il se rapprochait du niveau de l'océan. Il entendit le ressac confus des vagues qui cognaient contre les barrières rocheuses. Une herbe jaune, rêche, parsemée de petites fleurs bleues entourait la maison. Il s'arracha à sa contemplation et sortit de la chambre, nu et frissonnant. Il déboucha dans une grande pièce ronde et sobrement meublée qui faisait probablement office de salon. Sur une étagère autosuspendue un vieil écran holo carré retransmettait des images bullovisées de Vénicia, la capitale de l'empire. Plus loin, une baie vitrée ouvrait sur une courette pavée de pierres plates qui jouxtait la maison. Sur un petit guéridon de bois (une fortune sur les marchés aux brocantes d'Orange !) avaient été posés une combinaison rouge, une paire de bottes jaunes ainsi qu'un bout de papier sur lequel on avait griffonné quelques mots : Prenez ces vêtements. Ils sont propres. Je serai de retour en début de jusant. En attendant, vous trouverez de quoi vous restaurer dans la cuisine. Que les fées vous assistent. K. D. Tixu passa la combinaison. Bien qu'elle fût un peu grande pour lui, il s'y sentit très à l'aise et au chaud. Puis il chaussa les bottes dont le haut s'ajusta automatiquement et hermétiquement au diamètre de ses cuisses. Son estomac, qui s'était jusqu'à présent fait oublier, se rappela à son bon souvenir et lâcha des grondements indignés, tyranniques. En passant devant un miroir fendillé, il constata que ses cheveux avaient été partiellement décolorés par le sel : ils étaient parsemés de mèches blondes, presque blanches. Une barbe drue lui mangeait les joues et le menton. Sa peau le tiraillait et le démangeait toujours, mais c'était supportable. Le pêcheur avait bien fait les choses : une montagne de victuailles s'élevait sur la table de la cuisine. Crustacés et poissons étaient enroulés dans des algues brunes, vertes ou noires. Tixu s'assit sur un tabouret et s'y attaqua avec un appétit féroce. Il engloutit bon nombre de pâtés de crabe, de rouleaux de langouste et de tranches de poissons marinées dans des herbes parfumées. Au fond de la cuisine, une porte à double battant s'ouvrait sur une seconde courette qui bordait la falaise. Quelques combinaisons rouges, analogues à celle qu'il portait, séchaient sur des fils et ondulaient aux effleurements de la brise marine. Sur des pierres noires et plates, de toutes tailles, gisaient divers instruments de pêche, sondes à bancs, appâteurs magnétiques, filets gonflants... La paix qui régnait sur la maison de Kwen Daël lui parut soudain suspecte, comme un silence qui se fossilise et qui annonce une terrible tempête... Il observa un long moment la courette mais, n'y décelant rien d'anormal, haussa les épaules et poursuivit son plantureux repas. C'est alors que, dans un fracas de vitres et de bois brisés, surgit l'inspobot de la C.I.L.T. Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, l'Orangien, pince de homard en main, se retrouva nez à nez avec une sorte de champignon noir de deux mètres cinquante de haut qu'il reconnut sans l'ombre d'une hésitation. Le chapeau arrondi de l'inspobot, aux bords criblés de hublots clignotants, surmontait son pédoncule droit et cylindrique qui recelait un déremat miniaturisé destiné à se transférer lui-même et à ramener les déserteurs à bon port, c'est-à-dire au siège de la Compagnie. Pétrifié sur son tabouret, Tixu fixa les lettres lumineuses affichées sur le minuscule écran holo encastré sous le chapeau : C.I.L.T. I.P. THU (C.I.L.T., InsPobot de modèle Thu). L'automate le dominait de toute sa hauteur. La porte étant trop basse et trop étroite pour lui, il en avait purement et simplement défoncé l'embrasure. Déjà, les sangles de saisie, tentacules souples, poreux et gluants, saillaient de courts tubes érectiles et commençaient à s'emberlificoter autour du tronc et des membres de sa proie. Avant que ces sangsues rampantes ne se fussent totalement collées à lui, Tixu, en un réflexe désespéré, repoussa de toutes ses forces la table en direction de l'inspobot. La pression des sangles de saisie ne se relâcha que légèrement mais assez pour que l'Orangien puisse s'en dégager. Il sauta sans perdre une seconde pardessus la table renversée et se rua comme un dément dans la courette. Les tentacules sifflèrent dans son dos, mais ces serpents furieux qui dansaient, menaçants, ne happèrent que le vide. Tixu contourna la maison et courut droit devant lui. Poursuivi par le grondement du propulseur du limier mécanique, il frôla le précipice tapissé de brume et trébucha sur des saillies rocheuses. L'inspobot possédait ses coordonnées cellulaires et olfactives. Il avait patiemment remonté sa piste depuis Deux-Saisons et ce n'était pas maintenant qu'il allait abandonner la poursuite. Les modèles Thu étaient infaillibles. Tixu buta contre une pierre tapie dans une écharpe de brume et s'étala de tout son long sur l'herbe sèche et rugueuse. Il se releva mais ses genoux et ses coudes écorchés, douloureux, lui élancèrent, et ses jambes cotonneuses eurent de plus en plus de mal à le porter. Il dut ralentir l'allure. Il jeta un coup d'œil pardessus son épaule et aperçut le champignon géant quelques mètres derrière lui. Sa masse noire tranchait sur la grisaille scintillante de la brume. Il s'aperçut que la bande de terre sur laquelle il courait se resserrait, s'étranglait jusqu'à devenir un étroit éperon rocheux qui s'avançait dans l'océan comme la proue effilée d'un navire de l'ère prénaflinienne. Il poussa un juron : il s'était élancé dans un cul-de-sac. Des mouettes jaunes, attirées par cet inhabituel tapage matinal, planaient, curieuses et agressives, au-dessus de lui. Quelques pas de plus et c'était le vide, la chute vertigineuse sur les échardes rocheuses qui transperçaient l'étoupe de brouillard en contrebas. Désemparé, paniqué, il s'immobilisa, s'adossa à un piton rocheux et tenta à la fois de reprendre son souffle et de remettre de l'ordre dans son esprit. L'inspobot, l'implacable modèle Thu, fondit sur lui. Il était programmé pour ramener les déserteurs, non pour réfléchir. La seule chose qui pouvait l'arrêter, c'était un cataclysme nucléaire, et encore... Une ombre noire passa sur le visage de Tixu qui n'eut pas besoin de regarder pour se rendre compte que les tentacules sifflants serpentaient de nouveau dans sa direction, Tout était fichu : depuis son stage sur Oursse, il savait que les inspobots de modèle Thu ne relâchaient jamais leurs prisonniers. Ils étaient équipés des détecteurs sensoriels et cellulaires les plus sophistiqués des mondes recensés. Si la Compagnie se montrait très regardante sur le matériel mis à la disposition des clients, elle ne lésinait pas sur les investissements pour doter ses limiers maison d'équipements performants. Elle les lançait avec une férocité cannibale à la recherche des déserteurs, les employés félons qui s'étaient parjurés et avaient trahi le serment solennel prêté sur la Charte d'Airain. Car, comme le disait Moramad El Boukr, le Rabanou fondateur de la C.I.L.T., le succès repose sur l'adhésion des employés, l'adhésion des employés repose sur la peur et la peur repose sur un bon système de répression... Désespéré, Tixu se laissa choir au pied du piton rocheux. Les sangles de saisie s'enroulèrent avidement autour de ses avant-bras — l'inspobot avait intégré la donnée que les bras de sa proie pouvaient renverser ou lancer des objets — et de son cou. Leur contact mou, tiède et visqueux lui donna un début de nausée. Le chapeau de l'automate pivota sur lui-même à une vitesse qui alla en s'accélérant dans un déploiement de couleurs vives et chatoyantes. Les mouettes jaunes qui volaient à proximité s'égaillèrent en piaillant. D'autres tentacules s'insinuèrent entre les jambes de Tixu, bloquèrent ses cuisses et ses genoux et le paralysèrent. Il était comme un insecte englué sur une toile d'araignée qui voit son noir prédateur avancer avec une lenteur exaspérante sur son fil de funambule. Du pédoncule surgirent des bras articulés et des doigts métalliques serrant divers ustensiles : seringue où flottait un liquide jaune vif — un somnifère —, roulette vibrante et crénelée à usage indéterminé et enfin pince à analyse cellulaire et sanguine. Cette situation était tellement stupide, tellement absurde que des larmes de dépit perlèrent sur les cils de Tixu. La boucle était bouclée : il avait plaqué la Compagnie à cause d'Aphvkit (pas exactement à cause d'elle, elle en avait simplement été le moteur, le déclic) et il retournait à la Compagnie au moment où il pensait enfin l'avoir retrouvée. A cet instant, l'antra refit surface. Il balaya les noires pensées de l'Orangien et rétablit le silence profond, immuable, au sein duquel rien de grave ou de définitif ne semblait devoir arriver. Mais Tixu ne parvint pas à détacher son regard de l'inspobot et résista farouchement à l'appel du silence. La panique et la terreur que lui inspirait l'imperturbable machine le maintenaient à la surface de son être, l'identifiaient à son sentiment de peur, le morcelaient, l'émiettaient, le dissuadaient de s'immerger dans la sérénité de la citadelle de silence. Sa voix intérieure lui enjoignit de ne pas s'opposer à l'action de l'antra mais au contraire de lâcher prise, de se dépouiller des vêtements des apparences, de rompre le pernicieux cordon du mental. Tixu regimba encore, comme un animal sauvage et fougueux qui refuse de se laisser capturer. Sa panique se transforma en épouvante lorsqu'il vit la pince analytique se fixer sur son cou. L'inspobot, indifférent aux fluctuations intérieures de son prisonnier, poursuivait méthodiquement ses investigations : deuxième étape, identification cellulaire formelle de l'individu T.O.O., code Thu-BX 12-A, avant la programmation à destination du siège central. La frayeur et le désespoir acculèrent Tixu à ses limites corporelles et mentales. Il n'eut plus d'autre ressource que de fermer les yeux et de s'abandonner à la vibration de l'antra, ce qui équivalait à un grand saut dans le vide. Ses ultimes lambeaux de résistance s'effilochèrent instantanément comme des mirages balayés par les vents de sable du désert. Le son de vie le remorqua jusqu'à la citadelle de silence, là où la peur et toute autre émotion n'étaient que des excitations imperceptibles, anodines. La pince analytique s'enfonça dans la chair du cou de Tixu pour un prélèvement cellulaire. En dépit de son aspect barbare, elle ne lui causa qu'une bénigne aiguille de douleur. Puis le bras articulé, muni de son échantillon, se replia à l'intérieur du pédoncule par une petite lucarne qui se referma sur son passage dans un claquement bref. Le chapeau se remit à tourner de plus belle, comme propulsé par de gigantesques et invisibles mains. Immergé dans la citadelle de silence, Tixu rouvrit les yeux et observa la machine noire. Il était désormais un spectateur neutre, un témoin. Il avait l'impression qu'elle était en train d'examiner quelqu'un d'autre que lui. Son corps ne lui appartenait plus, ne le délimitait plus. Une paix radieuse baignait le paysage environnant, la brume noyant les parois de la falaise et les récifs, les mouettes et les fous dessinant d'incessantes arabesques grises et jaunes sur le fond du ciel argenté, le friselis des genêts agités par la brise, le ressac obsédant des vagues. La nature fredonnait elle aussi le murmure du silence, vibrait dans le silence. La vie était imprégnée de la lumière du silence. L'inspobot émit un curieux gémissement. Le chapeau s'arrêta de tourner, les hublots cessèrent de clignoter, les sangles de saisie desserrèrent leur étreinte et parurent hésiter. Le pédoncule oscilla comme pour traduire une grande perplexité. Les circuits de l'automate s'éteignirent les uns après les autres. Il semblait déconnecté, court-circuité. Intriguées par cette soudaine immobilité, deux ou trois mouettes recouvrèrent leur hardiesse et profitèrent de l'accalmie pour venir examiner l'intrigant champignon noir de plus près. Un volet coulissa et découvrit un écran holo blanc et orangé, sur lequel un texte s'afficha, lettre après lettre : Code Thu IPW 4 C : erreur. Vos coordonnées cellulaires ne correspondent pas aux coordonnées cellulaires de la personne recherchée. Une information défectueuse a dû se glisser dans les données antérieures de notre mémodisque. Pour toute plainte, veuillez vous adresser au siège central de la Compagnie interplanétaire de longs transferts, Rabanan, immeuble El Boukr. Rappeler ce code : C.I.L.T. I.R 22 IPW 4 C. Ce qui en d'autres temps lui serait apparu comme un incroyable, un invraisemblable retournement de situation n'étonna pas outre mesure Tixu. Le modèle Thu ne pouvait pas s'être trompé. Il n'y avait qu'une seule explication possible : sa constitution cellulaire, son A.D.N., son empreinte d'être humain s'était modifiée lors de son immersion dans le silence et ne correspondaient plus aux données d'identification de l'inspobot. Les sangles de saisie se détachèrent de lui avec une sorte de douceur gênée. Les tubes érectiles les gobèrent et se rétractèrent sous le chapeau, le volet se referma sur l'écran. L'inspobot programma son autotransfert sur Rabanan, où il serait soumis à une minutieuse vérification de ses circuits et, après un bref grésillement, il s'évanouit dans l'épaisse nappe de brouillard. Il avait définitivement perdu la trace de l'employé déserteur T.O.O., code Thu-BX 12-A. Tixu sortit lentement de la citadelle du silence. Il était détendu, serein. Sa fatigue s'était dissipée comme par enchantement. Enfuies la lourdeur, les courbatures, les douleurs et les irritations de sa peau ! Une vigueur nouvelle, vierge, inondait chacun de ses muscles, chacun de ses organes. Cette impression de renaissance, il l'avait déjà éprouvée dans la cabane de l'ima sadumba Kacho Marum après avoir bu l'eau intérieure du lézard des fleuves. Il eut alors la certitude que cette expérience d'éternel renouveau pouvait être vécue de manière permanente et non pas épisodique comme cela avait été le cas jusqu'à présent. Il se promit d'explorer systématiquement, avec l'aide de l'antra, ces territoires enfouis, secrets de sa physiologie. Si le son avait pu modifier sa constitution cellulaire, il serait certainement à même de découvrir d'autres frontières, de reculer d'autres limites. Rasséréné, il huma profondément l'air saturé d'iode et s'en retourna d'un pas tranquille dans la maison de Kwen Daël. Quand le pêcheur l'y rejoignit deux heures plus tard, il regardait d'un œil distrait une retransmission bullovisée sur la vie de l'empereur. Kwen Daël était revenu de Houhatte à pied par des chemins de traverse. Il s'était revêtu de ses habits de fête : une longue veste blanche tombait sur ses genoux, le col évasé d'une chemise bariolée couvrait ses épaules, le bas de son pantalon noir et bouffant, brodé d'un galon vert et brillant, se resserrait sur ses chaussures luisantes en peau de querwallïen, un serpent de mer à la chair comestible et dont la peau écailleuse était très recherchée sur l'ensemble des mondes recensés pour la richesse de ses nuances. Il avait ramené sa chevelure blanche, qu'il avait l'habitude de ceindre d'un simple bandeau de tissu, en toupet serré sur le sommet de son crâne. « Ah ! vous voici d'attaque, visiteur des flots ! s'exclamat-il avec jovialité. Les fées d'Albar ont été bonnes avec vous ! Il n'est pas beaucoup de naufragés qui soient sortis vivants de l'amertume de leurs pleurs. Peut-être est-ce parce que leur fête commence aujourd'hui ! J'ai parlé de vous ce matin, en ville. Tout le monde vous considère d'ores et déjà comme le héros de la commémoration. Un rescapé des pleurs le jour de la fête des fées, voilà qui est de bon augure ! Voilà qui promet une année féconde!... Eteignez cet écran de malheur... Je n'aime pas beaucoup ce qu'on nous montre ces temps-ci... » Tixu se leva, appuya sur l'interrupteur de l'écran de bullovision et s'approcha du pêcheur. « Est-ce que vous leur avez également dit que c'était grâce à vous ? demanda-t-il en souriant. Si vous ne m'aviez pas repêché, l'année aurait peut-être été moins fertile ! — Bah, je ne suis que l'instrument ignorant de la sagesse des mages », protesta le Selpidien. Il n'y avait aucune trace de fausse modestie dans sa voix. « Ce sont eux qui m'ont guidé jusqu'à vous. En revanche, je... je n'ai parlé à personne de cette incroyable histoire avec le monagre... Déjà qu'ils m'auraient traité de menteur si je leur avais simplement dit que j'avais vu un monagre, de mes yeux vu, je m'imaginais mal leur affirmer qu'il vous avait tiré des pleurs d'Albar et qu'il n'avait pas daigné attaquer ma bulle océane... C'est pourtant ce qui s'est passé ! Cet agre incarné, vivant au bord des îles noires, nous a laissés repartir sains et saufs, vous et moi ! J'avoue que cela m'a perturbé une grande partie de la nuit. Je me demandais si je ne vivais pas un cauchemar éveillé, comme la féelle Etincelle quand l'agre Mon s'en vint visiter ses rêves et lui fourrer de drôles d'idées dans la tête... La plupart des Selpidiens sont persuadés que les monagres sont des animaux de légende qui n'existent que dans l'imagination des enfants et des simples d'esprit. Bonnes fées, si je leur avais raconté que ces yeux-là en avaient vu un vrai de vrai, une bestiole qui approchait les cent pas de long et les trente pas de large, sûr qu'ils m'auraient traité de fou, aussi sûr que je m'appelle Kwen Daël, descendant de milliers et de milliers de générations de pêcheurs et de menteurs ! — C'est peut-être mieux comme ça, dit Tixu, amusé par la faconde de son hôte. — Peut-être bien... Vous avez mangé ? — Oui, merci. C'était vraiment délicieux. Par contre... euh... venez voir par là ! » L'Orangien entraîna Kwen Daël dans la cuisine où il lui montra la porte fracassée. « Pendant votre absence, j'ai été victime de l'agression d'un inspobot d'une compagnie de transfert. C'était une erreur : il m'a examiné et il est reparti comme il était venu... Il a défoncé votre porte. » Une étrange lueur brillait dans les yeux mauves et fendus de Kwen Daël lorsqu'ils se posèrent sur Tixu. « Vous alors ! Vous n'êtes pas quelqu'un d'ordinaire ! murmura-t-il. A peine un monagre vous sauve-t-il des pleurs des fées qu'une machine d'inspection s'en vient vous agresser par erreur ! Vraiment, c'est une aventure peu banale que de passer quelques heures avec vous ! Il vous arrive sans cesse des histoires extraordinaires et on ne peut même pas les raconter tant elles paraissent incroyables ! Encore plus incroyables si elles sortent de ma bouche... La mauvaise réputation de ma famille, vous comprenez... — Je suis désolé. Si vous voulez porter plainte pour un éventuel dédommagement, j'ai les coordonnées du robot et de la compagnie. — Ne vous tracassez pas pour cette porte ! Je la réparerai à l'occasion. Vous sentez-vous suffisamment remis pour m'accompagner à Houhatte ? — Je suis en pleine forme ! » Cette proposition tombait à pic : une fois en ville, Tixu comptait se renseigner sur les possibilités de pénétrer dans l'enceinte du monastère de l'Ordre absourate. Il n'osait pas le demander à son hôte de peur de lui attirer de graves ennuis. Il s'en voulait d'avoir placé les filles de Géofo Anidoll, sur Marquinat, dans une situation difficile. Il savait qu'elles ne sortiraient pas indemnes des griffes des inquisiteurs mentaux et des assassins de Pririv. Il ne devait pas commettre la même erreur avec Kwen Daël : moins il en saurait et plus il serait en sécurité. « Parfait ! dit le Selpidien. Vous êtes aussi robuste qu'un jeune magicien ! Nous partirons par l'océan, c'est le chemin le plus court et le moins fatigant ! — Mais... et la brume ? — Elle va se lever dans quelques instants... Les mouettes et les fous commencent à plonger du haut de la falaise... » Après quelques préparatifs, ils descendirent par l'escalier humide taillé dans la falaise jusqu'au ponton de bois auquel était amarrée l'aquasphère. Comme l'avait prédit le pêcheur, la brume se leva rapidement. Le vent du large, de plus en plus violent, poussait vers les côtes un troupeau de nuages bas et noirs. « Il va falloir nous dépêcher si nous voulons arriver avant la tempête ! fit Kwen Daël en observant le ciel. La tempête est un bon présage le jour de la fête des Pleurs. Elle signifie que les dieux eux-mêmes participent aux réjouissances en nous envoyant leurs larmes. » Le ponton oscillait et produisait de sinistres craquements sous les attaques conjuguées du vent et de la houle. Les mouettes et les fous se laissaient tomber en piqué au-dessus des flots ondulants qu'ils percutaient comme de véritables bombes dans de somptueux éclaboussements d'écume. Puis ils s'en arrachaient à vigoureux coups d'ailes, petits poissons ruisselants et gigotants coincés dans l'étau de leur bec, qu'ils s'en allaient tranquillement dévorer sur les hauts récifs, à l'abri de leurs congénères agressifs et piailleurs. Kwen Daël dirigeait l'aquasphère avec virtuosité dans l'étroit chenal à peine plus large que l'embarcation et hérissé de brisants aux arêtes tranchantes sur lesquels le vent et les vagues tentaient de la précipiter. Une fois sortis de la crique, ils longèrent les côtes découpées du continent selpidien. L'aquasphère, à vide, prit subitement de la vitesse. Elle fusait sur les moutons d'écume qu'elle effleurait comme une grande araignée d'eau, et avançait en une succession de bonds aériens. En dépit des chocs contre le mur sans cesse renouvelé des vagues, le plancher mobile se maintenait à l'horizontale. Il corrigeait de lui-même les inclinaisons prononcées de la coque, si bien que Tixu avait l'impression de voyager confortablement en terrain plat et non sur les secousses d'une mer contorsionnée. Le pêcheur rivait son regard sur les flots. Ses mains agiles étaient posées sur le gouvernail intérieur, une boule blanche enchâssée dans une petite colonne. Il évitait avec adresse les écueils qui surgissaient brusquement à fleur d'eau entre les hautes lames. Ils furent bientôt en vue d'un immense bâtiment flanqué de quatre tours rondes surmontées de dômes verts, au milieu duquel se dressait un immense donjon central, blanc et carré. Le mur d'enceinte, d'une hauteur phénoménale, assemblage massif de pierres jaunes grossièrement taillées et recouvertes de lichens marins, criblé de meurtrières, d'escaliers, de chemins de ronde, plongeait directement dans l'océan. Il formait une impressionnante falaise artificielle au pied de laquelle les vagues venaient se pulvériser en gerbes de mousse écumante. Tixu n'eut pas besoin d'interroger Kwen Daël pour deviner que cet édifice imposant, qu'il ne voyait que partiellement au travers de la paroi embuée de l'aquasphère et dont le gigantisme était un défi jeté à la face de l'océan des Fées d'Albar, était le siège de la chevalerie absourate. Comme en écho à ses pensées, le pêcheur déclara : « Le monastère de l'Ordre ! Hélas, la marée est haute et vous ne les verrez pas en train de faire leurs exercices... » Une fierté sous-jacente imprégnait la voix du Selpidien. Comme tous ses complanétaires, Kwen Daël s'enorgueillissait de la présence de l'Ordre absourate sur Selp Dik. C'était une appropriation naïve, enfantine et plutôt sympathique. Plus ils s'approchaient du rempart extérieur, plus sa hauteur paraissait vertigineuse : il donnait l'impression de transpercer les nuages qui le surplombaient. « On croirait que ce sont les fées elles-mêmes qui l'ont construit ! ajouta le pêcheur. Ces murs ont plus de trois cents mètres de haut et ont été bâtis avec des rochers pesant des dizaines de tonnes ! Je ne suis jamais allé à intérieur, ni moi ni aucun autre Selpidien, mais j'ai entendu dire qu'il y avait une véritable ville là-dedans ! » Le pêcheur baissa le ton, au point que sa voix devint un filet sonore à peine audible. « Il paraît qu'il pourrait bien y avoir une bataille entre les armées du nouvel empire et les chevaliers de l'Ordre. C'est ce que racontent en tout cas les grands voyageurs de commerce de passage à Houhatte. Pourvu que, par la grâce des mages et des fées, nous n'ayons pas à souffrir de cette guerre... Vous savez, nous autres, Selpidiens, n'avons encore jamais été envahis par la force. » Tixu s'abstint de lui dévoiler ce qu'il savait des terribles tueurs et inquisiteurs mentaux. Il concentra sa vision sur la muraille jaune qu'ils longeaient maintenant depuis une bonne sarpe. Aphykit était quelque part de autre côté de ce mur. Seule l'épaisseur de ces pierres le séparait encore d'elle, de sa présence, de sa beauté, de sa lumière. Il aurait voulu que l'aquasphère jetât ancre à ce moment précis afin de savourer pleinement euphorie qui s'emparait de lui. Des nuées de mouettes et de fous, mosaïque mouvante et imprévisible de formes jaunes et argentines sur un fond de ciel livide, survolaient l'édifice, probablement en quête de restes de nourriture. Tixu entrevit les difficultés qui l'attendaient pour localiser la jeune femme dans cette vaste construction qu'il présumait truffée de couloirs, d'interminables enfilades de salles, de bâtiments, de cours intérieures, de cerrasses et d'escaliers tortueux. Alors, spontanément, mû par une intuition, il ferma les yeux. Après que l'antra eut rapidement fait le vide dans son esprit, il se réfugia dans la citadelle de silence. Comme l'agence de Babsée sur Marquinat, l'intérieur du monastère lui apparut, ou plus exactement il se promena virtuellement, par la pensée, à l'intérieur du bâtiment tandis que son enveloppe physique restait immobile dans l'aquasphère. Il découvrit d'abord une immense esplanade où déambulaient de jeunes garçons vêtus de toile couleur bronze, les bras chargés de victuailles ou d'instruments d'entretien. Il vit ensuite des escaliers escarpés, entrecroisés, qui déroulaient leurs marches inégales et usées jusqu'aux chemins de ronde. Il pénétra dans le cœur de la ruche, dans des constructions abritant d'innombrables cellules, dans de grands réfectoires où s'alignaient les tables et les bancs de bois massif, dans des salles sombres et humides érigées sur des arches voûtées, où des jeunes gens assis en tailleur, à même le sol inégal et rugueux, écoutaient avec une attention religieuse de vieux professeurs aux vêtements aussi blancs que leur longue chevelure tombant sur leurs épaules affaissées, dans des cours exiguës et fermées où des hommes aux bures grises (les mêmes que celle portée par le chevalier Long-Shu Pae) s'entraînaient à pousser des cris qui faisaient exploser des pierres rondes posées en tas devant eux... Il visita quantité d'autres pièces, couloirs, galeries, tours, donjons mineurs, mansardes battues par le vent de l'océan, bibliothèques, vidéholothèques, mentalothèques, caveaux ténébreux hermétiquement refermés sur de lourds secrets, cabinets où s'agitaient fébrilement des hommes drapés dans des chasubles rouges, austères salles de garde où des individus aux mines peu engageantes tenaient des propos paillards, s'esclaffaient bruyamment et se tapaient mutuellement sur les épaules... La complexité architecturale du monastère en faisait un labyrinthe inextricable, et même un familier des lieux n'était probablement pas en mesure d'en connaître toutes les ramifications, tous les arcanes. La moindre aile, la moindre annexe de chaque corps de bâtiment abritait un dédale de couloirs, d'escaliers, de galeries superposées, d'embranchements insensés qui semblaient n'avoir qu'un seul but : égarer à jamais l'improbable visiteur fourvoyé. L'esprit de Tixu traversait la matière aussi aisément qu'un corps fend l'air. Il s'aventura dans un alignement disloqué d'antiques tunnels, de souterrains aux étais effondrés, creusés d'abord dans la terre puis dans la roche. Il s'introduisit dans une crypte obscure, humide, excavée sous les fondations du rempart d'enceinte. Elle regorgeait de vieux livres-films datant d'époques révolues et de vidéholos couvertes de moisissures. Un lecteur vidéholo était posé sur une large pierre plate, face au mur nu et suintant. Une armoire en durai renversée gisait sur le flanc, portes ouvertes. Son contenu, puces électroniques, fils, bobines, vis, clous, tubes de colle, s'était répandu dans une boue putride de sable et d'algues marinant dans une eau croupie. Plus loin, la trappe métallique éventrée d'un soupirail bâillait sur un escalier rudimentaire par lequel s'infiltraient d'imperceptibles courants d'air. Tixu vola sur ces marches raboteuses, partiellement obstruées de volumineux blocs de pierre. Il progressa vers la lumière du jour, une lumière glauque, sale, et finit par déboucher à l'air libre. La bouche de l'escalier surplombait l'océan de quelques mètres. Aux linéaments verdâtres laissés par l'eau salée, il était visible qu'elle n'était accessible de l'extérieur qu'à marée haute. Un renfoncement d'une tour d'angle la dissimulait aux regards. L'esprit de Tixu redescendit dans la crypte et en ressortit par l'autre côté, par les galeries souterraines et les escaliers tourmentés. Il traversa d'autres pièces baignées d'une lumière diffuse, où s'affairaient autour de cornues à parois d'air des hommes vêtus d'amples blouses bleues. Un vieil homme au visage difforme, monstrueux, se promenait d'un groupe à l'autre et les houspillait sans répit d'une voix tonitruante. Tixu fit soudain irruption dans une cellule aux murs habillés de tentures-eau usagées et inondée d'une lumière mordorée. Un lit autosuspendu flottait à un mètre du sol dallé. Allongée sur ce lit, sous une couverture vert sombre qui laissait uniquement paraître ses cheveux saupoudrés d'étincelles dorées, son visage et son cou, reposait Aphykit. Elle ne dormait pas. Yeux dans le vague, elle dérivait sur un flot de pensées rêveuses, fiévreuses. Il fut une nouvelle fois saisi d'admiration devant la pureté cristalline de ses traits. Les stigmates de fatigue laissés par la maladie n'altéraient pas sa beauté diaphane, surnaturelle. Il tenta d'entrer en communication avec l'esprit de la jeune femme, mais elle voguait à des niveaux trop grossiers de surface pour percevoir un appel provenant du silence. Il ne se découragea pas, s'entêta à vouloir converser avec elle, chercha un moyen de signaler son invisible présence. Mal lui en prit : il parvint seulement à découvrir que les pensées d'Aphykit étaient toutes focalisées sur le guerrier brun qui l'avait enlevée sur Point-Rouge. L'image de cet homme dont la morgue avait paru si détestable à Tixu lors de leur brève rencontre — peut-être parce qu'il avait pressenti à ce moment-là leur rivalité — emplissait entièrement l'espace émotionnel, affectif, de la Syracusaine. Sous le choc, Tixu perdit contact avec le silence et fut ramené sans ménagement à la réalité de l'aquasphère sur le parquet mobile de laquelle il était allongé. Mine soucieuse, Kwen Daël était penché sur lui. « J'ai bien cru que vous étiez mort ! Vos yeux se sont fermés et vous êtes tombé comme une masse sur le plancher ! Mais ce n'est probablement qu'un vertige dû à votre baignade prolongée dans les pleurs des fées... — Probablement », maugréa Tixu. Il refréna tant bien que mal son envie d'envoyer promener le pêcheur et ses fées. Des pensées aussi noires que les nuages qui s'amoncelaient dans le ciel roulèrent dans son esprit assombri. Tout à coup, la situation lui parut totalement absurde. Il se revit quelques jours standard en arrière, dans son agence minable de Deux-Saisons, enseveli sous le poids de l'inertie et du dégoût, appréhendant la vie comme une lente et inexorable plongée dans le sein froid de la mort. C'était son désir d'Aphykit, l'unique désir sensuel de la femme en elle, qui l'avait poussé à se lancer à corps perdu sur ses traces. Maintenant que ce désir — il s'en rendait compte — avait toutes les chances d'être frustré, il ne voyait aucune raison de poursuivre plus avant. Il regretta que le monagre surgi du cœur de l'océan l'ait secouru. Il regretta que l'inspobot de la C.I.L.T. ne l'ait pas reconnu. Il regretta l'obstination du hasard à le maintenir coûte que coûte en vie. Il négligea volontairement le son de vie et le bien-être qu'il aurait pu lui apporter et se consacra à la contemplation avide, morbide, de sa souffrance. Ce bouleversement émotionnel reléguait au second plan toute perception subtile, comme les sentiments d'Aphykit pour le guerrier avaient étouffé l'écoute intuitive de la jeune femme. Dans un accès de lucidité ironique, il se dit qu'il y avait une certaine complaisance de sa part à se vautrer ainsi dans le marécage de ses sentiments aigris, amers, alors qu'il lui suffisait de basculer vers les rivages du silence pour ramener cette vaine agitation à sa juste proportion. N'était-ce pas de cette manière qu'il avait pu vaincre sa frayeur lors de l'agression de l'inspobot de modèle Thu ? Mais en l'occurrence il préféra explorer, avec un désespoir suave, les méandres de sa passion épidermique, superficielle. Elle lui procurait une saveur perverse, masochiste, le plaçait impitoyablement devant ses limites, lui révélait l'exacte dimension de sa prison sensorielle et émotive. Il se raccrochait farouchement à ces points de repère connus, comme si, après qu'il eut été trop longtemps immergé dans la paix illimitée des profondeurs, il lui fallait à présent compenser par un séjour dans un ouragan de tourments. Cette tempête, c'était l'amour possessif qu'il portait à Aphykit, c'était la dépendance dans laquelle ses sens voulaient l'assujettir, c'était le dépit corrosif de l'abandonner à quelqu'un d'autre, c'était qu'Aphykit eût délibérément choisi une autre geôle que celle dans laquelle il s'était imaginé l'enfermer. Il comprit alors que ce désir impérieux, capricieux, enfantin, était l'ultime vestige d'une existence révolue, et que c'était l'oubli de ce désir, à défaut de sa concrétisation, qui trancherait définitivement les amarres qui le reliaient encore à son passé. « Nous arrivons », annonça Kwen Daël d'une voix timide. Le Selpidien, déconcerté par le changement d'attitude de son passager, pressentait son importance dans l'accomplissement de la magie d'Albar. La rencontre avec le monagre avait laissé une empreinte indélébile dans sa mémoire. Il s'était même demandé, au cours de la nuit précédente, s'il n'avait pas affaire à un mage des temps anciens revenu des merveilleuses îles vertes pour poser les jalons d'une nouvelle civilisation sur Selp Dik. Le port de Houhatte se profilait dans le lointain. Les toits de tuiles rouges des hautes maisons blanches et les échines arrondies des aquasphères de pêche sagement alignées le long d'une jetée apparaissaient entre deux lambeaux ajourés de brume persistante. La ville, peuplée de quelques milliers d'âmes, n'était pas très étendue. La population autochtone vivait presque exclusivement de la pêche et de l'exploitation des ressources de l'océan des Fées d'Albar. Kwen Daël confia à Tixu que les Selpidiens, des gens paisibles mais jaloux de leur indépendance, étaient gouvernés par un conseil de recteurs renouvelé tous les trois ans. Ils s'honoraient de leur cohabitation pacifique avec l'Ordre absourate dont la présence offrait l'incontestable avantage de réduire à néant les risques d'invasion de leur monde, totalement dépourvu de défense. Les chevaliers de l'Ordre ne s'immisçaient jamais dans les affaires locales. Ils se cantonnaient, à de rares exceptions près, à l'intérieur du mur d'enceinte du monastère. Les seuls qu'on voyait déambuler dans les rues de Houhatte étaient les coursiers de l'économat, de jeunes aspirants aux bouilles enfantines qui venaient passer d'importantes commandes de poissons ou de crustacés chez les mareyeurs. Au-delà des faubourgs, au-delà des ultimes façades blanches percées de petites fenêtres rondes ou ovales, ornées de balcons de fer forgé noir, resserrées frileusement de chaque côté des étroites ruelles qui serpentaient à flanc de colline, s'étendaient quelques hectares de forêt verte, constituée des seuls arbres dignes de ce nom qui daignaient pousser sur le sol rocailleux du continent d'Albar. Kwen Daël désigna d'un geste large du bras le moutonnement vert habillant la colline au-dessus de la ville. « La forêt des Magiciens ! précisa-t-il. C'est là que se déroulera tout à l'heure la représentation sacrée de la légende. » Le vent rasant soulevait des vagues lourdes et blêmes qui se précipitaient sur la coque de l'aquasphère. Les secousses étaient maintenant trop prononcées pour que le plancher mobile eût le temps de corriger ses variations d'inclinaison. Tixu éprouvait quelque difficulté à conserver son équilibre. Il s'agrippait fermement aux « poignées antitubantes » dont le pêcheur, rigolard, avait déclenché la descente automatique du plafond voûté de la bulle océane. Entre deux embardées, l'Orangien distingua des signes ostentatoires de fête dans l'agglomération : fleurs séchées sur les frontons des portes, guirlandes d'étoiles de mer aux couleurs vives tendues au-dessus des rues, feux verts et jaunes disséminés sur les places. Bras dessus, bras dessous, les Selpidiens chantaient à tue-tête de vieilles comptines aux accents déchirants de nostalgie. Les hommes étaient vêtus comme Kwen Daël, longues vestes et chemises bariolées à large col, pantalons bouffants et bordés de galon brillant, chaussures pointues et recourbées en peau de querwallïen, cheveux blancs, quelquefois bleus, ramenés en toupet sur le sommet du crâne. Les femmes s'étaient parées de larges jupes évasées et de chemisiers dentelés blancs ou noirs sertis de minuscules coquillages nacrés. Des chaînes argentées et munies de petits grelots qui tintaient au moindre de leurs mouvements enserraient leurs fines chevilles. Leurs chevelures dénouées et agrémentées de minces nattes enrubannées flottaient joyeusement sur leurs épaules. Leurs rires de gorge retentissaient comme autant de fleurs sonores, aussitôt absorbées par la rumeur confuse, cris, chants, tintements, sifflements du vent et grondement de l'océan. Les premières gouttes de pluie tombèrent au moment où Kwen Daël ancrait enfin son embarcation au bord de la jetée, à l'abri des éléments déchaînés. « Venez ! cria-t-il à Tixu. Il pleut ! Les fées sont avec nous ! » La pluie ne ternissait pas l'allégresse des Selpidiens, elle la décuplait. Surexcités, ils couraient en tous sens, s'embrassaient, se congratulaient, se bousculaient. A peine Kwen Daël et Tixu eurent-ils posé le pied sur la jetée qu'ils se retrouvèrent entraînés dans un tourbillon frénétique de chaînes humaines et de danses improvisées. « Les larmes des fées ! Les pleurs des fées ! Ce sera une bonne année ! Les fées sont avec nous ! » Et la pluie, comme si elle participait à la fête, de redoubler de violence, de crépiter rageusement sur les pavés luisants, d'accompagner de son martèlement sourd et rythmé ces manifestations de liesse populaire. Tixu fut étreint, tiré à hue et à dia, placé au centre des cercles tournoyants et sans cesse éclatés. Les danseurs, hommes et femmes mêlés, risquaient à tout moment d'être précipités dans les flots bouillonnants quelques mètres plus bas. L'océan salivait comme une énorme bête qui guette l'hypothétique chute d'une proie. La pluie plaquait les chemisiers des femmes sur leurs seins dont les aréoles brunes crevaient les étoffes ajourées. Le vent saisi par la débauche faisait voler leurs jupes et dénudait leurs jambes jusqu'aux hanches. Elles ne portaient rien en dessous. « C'est jour de fête ! souffla Kwen Daël à Tixu. Aujourd'hui, toutes les femmes sont des fées et tous les hommes des magiciens. Aujourd'hui, il n'y a ni époux ni épouses... » Puis il hurla à la cantonade : « C'est lui dont je vous ai parlé ce matin ! C'est Bilo ! Celui qui a échappé à l'amertume des pleurs!... » Et les femmes se rapprochaient de l'Orangien, le frôlaient, le caressaient. Les gouttes scintillaient comme des perles folles sur leurs lèvres rieuses, sur leur front, sur les flammes étourdissantes de leur chevelure. Des gourdes d'une boisson aigre-douce circulaient de main en main, de bouche en bouche. Le liquide ambré, bu à lampées goulues, dégoulinait sur les mentons à grand renfort d'éclats de rire. Les vieux aux visages flétris tapaient du pied pour rythmer les danses et souriaient aux plaisanteries grivoises lancées par les hommes. Les enfants se répandaient comme des oiseaux ivres dans les rues et sur les places de la cité. Ils portaient des flambeaux dont les hautes flammes blanches abandonnaient d'éphémères traînées d'étincelles dans leur sillage. Tixu se retrouva malgré lui sur une esplanade carrée en train d'esquisser de maladroits pas de danse sous les quolibets des femmes qui tentaient de l'initier aux premiers rudiments du mazakawen, la danse des magiciens faisant leur cour aux féelles. Son visage ruisselait, ses cheveux détrempés se collaient à son front et à ses tempes, des rigoles froides s'insinuaient sous la combinaison de pêche que lui avait fournie Kwen Daël. Le breuvage aigre-doux qu'il était pratiquement contraint d'ingurgiter commençait à lui monter à la tête. Il crut l'espace d'un instant que tout cela n'avait été qu'un long rêve, qu'il était de retour dans la taverne des Trois-Frères sur Deux-Saisons, que c'étaient les vieilles prostituées qui venaient le solliciter. La bouche agile d'une femme captura la sienne à la volée, il sentit la pression de ses dents sur sa lèvre inférieure, des mains humides s'engouffrèrent dans l'échancrure de sa tunique, rampèrent sur son torse, sur son bas-ventre. Des doigts fiévreux emprisonnèrent son sexe qui se mit à durcir. Des rires hystériques retentirent alentour. La femme remonta sa jupe et s'entortilla lascivement autour de lui. Elle haletait, de petits gémissements fleurissaient dans les sillons de son souffle chaud et court. Tixu crut qu'ils étaient l'objet de tous les regards, mais il se rendit compte que les autres ne se préoccupaient pas d'eux, que des couples se formaient un peu partout sur la place, se ruaient sous les porches ou faisaient l'amour sur place, adossés aux murs, allongés sur les pavés, assis sur les bancs... Les enfants avaient l'air de trouver cela tout à fait naturel : ils ne prêtaient aucune attention aux jeux des adultes et couraient en poussant des cris aigus dans les rafales de vent. De sa main libre, sans lâcher le sexe de Tixu, la femme dégrafa fébrilement son corsage et sa jupe, tira sur la fermeture à glissière de la combinaison rouge et commença de dégager les épaules de l'Orangien. Elle était indifférente aux épaisses gouttes qui cinglaient brutalement sa peau nue. Tixu respira l'odeur de ses aisselles, puis son odeur intime, musquée, exaltée par la pluie. Une flambée de désir brutal, sauvage, l'embrasa. Il empoigna la femme par la nuque et plaqua ses lèvres contre les siennes avec une telle violence que leurs dents s'entrechoquèrent. Ses seins s'écrasèrent sur son torse, ses doigts continuèrent de presser sa verge, tendue à rompre. La combinaison de Tixu glissa sur son dos, sur ses cuisses, jusqu'en haut de ses bottes. Les caresses du vent et de la pluie s'insinuèrent entre ses fesses, entre ses cuisses, fouettant son désir. La femme s'allongea sur les pavés, écarta les jambes et souleva son bassin pour l'inviter à plonger en elle. Il s'agenouilla, contempla cette blessure satinée, enfouie sous le buisson noir, et, sans qu'il sût pourquoi, des larmes jaillirent de ses yeux et se mêlèrent aux gouttes de pluie. Puis il s'allongea sur elle et, avec une rage infinie, désespérée, fendit la chair tiède et palpitante de ce ventre offert. Plus loin, l'océan des Fées d'Albar libérait son courroux. Les vagues se ruaient à l'assaut de la jetée qu'elles tentaient de submerger de leurs langues d'écume. Les nuages noirs tiraient un rideau prématuré de ténèbres sur la fenêtre du jour. La sonorité perçante d'une conque retentit au-dessus de Houhatte. Kwen Daël se rapprocha de Tixu qui achevait de se rhabiller, l'air songeur. La femme était partie : elle l'avait embrassé fougueusement et avait disparu, nue, ses vêtements à la main, dans une ruelle contiguë à la place. « Je vois que le magicien a trouvé sa féelle ! dit Kwen Daël. C'est l'heure de la représentation sacrée de la légende. Il nous faut à présent aller dans la forêt. Nous continuerons la fête après. » Les Selpidiens affluèrent alors de toutes les rues de Houhatte et se dirigèrent, en un long cortège coloré et silencieux, vers la forêt. Les visages, y compris ceux des plus jeunes enfants, étaient maintenant pénétrés de gravité. Par une succession de ruelles pentues, la procession atteignit bientôt l'orée de la forêt et s'engagea dans le sentier étranglé qui s'enfonçait sous les premiers arbres. Tixu était trempé de la tête aux pieds lorsqu'il entra à son tour dans le sous-bois, où les gouttes d'eau ne tombaient qu'avec parcimonie. Ses lèvres, profondément mordues par sa sauvageonne de partenaire quelques minutes plus tôt, et son dos zébré de griffures lui élançaient. Il s'efforçait de ne pas penser à Aphykit qu'il avait le sentiment d'avoir trahie. Emporté par le fleuve humain, il marcha un bon kilomètre entre les fougères spongieuses et figées. La forêt était essentiellement composée de grands chênepins aux branches torturées et aux troncs noueux et massifs. De temps à autre il jetait un regard interrogatif à Kwen Daël qui cheminait à ses côtés, mais ce dernier se contentait de répondre d'un sourire, d'une grimace ou encore d'un haussement d'épaules. Le sentier donnait sur une clairière spacieuse et circulaire, battue par le vent et la pluie, autour de laquelle les Selpidiens prenaient progressivement place en rangs serrés et ordonnés sans se soucier des trombes d'eau qui s'abattaient sur eux. Au centre de l'aire nue se dressait une haute estrade de bois dont un rideau de tissu jaune soustrayait la scène aux regards. Deux vieillards debout sur le bord de l'estrade surveillaient avec attention la foule qui se répandait en cercles réguliers et décroissants sur les bords de la clairière. Leurs barbes blanches contrastaient avec le noir profond de leurs longues tuniques. Lorsque tous les Selpidiens furent rassemblés, l'un des vieillards souffla à deux reprises dans la conque qu'il avait extirpée de sa ceinture de tissu. Tixu observa les visages autour de lui : les yeux, emplis d'une ferveur venue du fond des âges, brillaient étrangement. Kwen Daël lui-même était sous l'emprise d'un envoûtement millénaire. Les deux vieillards empoignèrent chacun un pan du rideau et l'ouvrirent en se rangeant sur les côtés de l'estrade. La scène abritait les reliques du royaume magique, le Selp Dik des temps anciens : une fontaine crachait un mince filet d'eau de longévité entre deux roches cristallines translucides où étaient suspendues des grappes de minuscules boules blanches. Kwen Daël apprit par la suite à Tixu que ce cristal de roche était bel et bien vivant et qu'il produisait des fruits aux extraordinaires vertus nutritives et aphrodisiaques. Les majiken — les officiants de magie — entretenaient avec soin le cristal pour que, lors des représentations annuelles de la légende, il établît le lien entre le passé et le futur, entre la ruine et la renaissance du royaume magique. De part et d'autre de la fontaine sont assises deux jeunes femmes jouant les rôles de Flammèche et d'Etincelle, les deux filles de la fée Iradielle et du mage Gudevure, celles par qui le malheur est arrivé. Elles sont voilées de soieries légères qui ne dissimulent rien de leur corps, d'autant moins que la pluie les rend transparentes. Non loin, une chevrette à robe rose est attachée à un pieu fiché dans le bois de la scène. Allongée, elle broute paisiblement l'herbe entassée devant son mufle noir et brillant. Apparaissent soudain les magiciens, dix jeunes gens fougueux et ardents, vêtus de pantalons noirs et bouffants, torses nus peinturlurés de cryptogrammes de l'ancienne langue selpidienne. Ils exécutent le mazakawen, la danse de séduction, mais Flammèche et Etincelle se détournent d'eux avec un dédain qui provoque leur désespoir et entraîne leur retrait précipité de la scène. Surgissent alors les agrès jaloux, dix autres danseurs aux visages dissimulés sous des masques grimaçants et aux corps entièrement nus et peints de noir. Ils se tiennent à distance respectueuse des deux féelles : la puissante magie de Gudevure leur interdit de franchir la frontière du pays d'Albar... Tixu constata que les Selpidiens étaient littéralement ensorcelés par le spectacle donné sur l'estrade de la clairière sous une pluie maintenant diluvienne. Ils n'ignoraient rien du déroulement de la représentation sacrée mais ils en vivaient chaque détail avec la fraîcheur d'une âme d'enfant. Mon, l'agre malin, se détache du groupe de ses complices et se lance dans la danse des rêves autour du corps d'Etincelle endormie, allongée au pied de la fontaine. Il attire son attention sur la chevrette rose, symbolisant l'innocence et le soutien des anges et des déités. Une fois son sinistre forfait accompli, Mon l'agre se retire sur la pointe des pieds en compagnie des siens. Le groupe des magiciens occupe de nouveau la scène. La féelle Etincelle se réveille et leur ordonne de lui offrir le cœur du petit animal. Ils sortent de longs couteaux de leur pantalon bouffant et se précipitent sur la chevrette qui, envahie d'un brusque et sombre pressentiment, a tout juste le temps de pousser un lugubre bêlement. La lame affûtée d'un couteau lui entaille la gorge jusqu'à ce que sa tête se détache de son corps et roule en cahotant sur le bord de l'estrade. Son sang jaillit à gros bouillons et arrose bras et torses des danseurs. Un couteau s'enfonce dans le flanc de l'animal pour en extraire le cœur. Pendant ce temps, les agrès miment joyeusement le départ des anges et des déités et fêtent la ruine du royaume magique. Les magiciens jettent le cœur sanguinolent aux pieds de la féelle Etincelle qui, effrayée, se recule d'un pas... Alors la fontaine s'arrêta subitement de couler, le cristal de roche se ternit d'une opacité laiteuse, les grappes de fruits se détachèrent de leur support et roulèrent sur les planches de la scène. (Ces phénomènes physiques inexpliqués se produisaient, d'après Kwen Daël, à chaque représentation sacrée. Cependant, nul n'a jamais été en mesure de dissocier la part de vérité de la légende dans les récits des pêcheurs selpidiens, particulièrement ceux de la lignée des Daël.) Les agrès poussent des hurlements de triomphe et envahissent le pays magique. Ils vocifèrent et tournoient autour des deux féelles effondrées et des magiciens couverts du sang innocent, atterrés... C'est alors que Tixu fut témoin d'un événement peu banal : toutes les femmes de l'assistance sans exception, jeunes et vieilles, se mirent à pleurer à chaudes larmes. C'étaient de véritables fontaines de pleurs qui s'écoulaient de leurs yeux et qui venaient grossir les rigoles de pluie. Un concert de lamentations désolées s'éleva au-dessus des têtes catastrophées. Les mains implorantes des hommes se dressèrent vers le ciel, elles suppliaient les dieux de leur accorder le pardon, elles appelaient leur clémence. Et les femmes sanglotaient en silence, tête baissée, chevelure tirée sur le visage, poitrine secouée de lourds sanglots. Au bout de vingt minutes de cette affliction et de ces gémissements, qui ne s'arrêtaient pas au rite vide de sens mais étaient l'expression sincère, profonde, de l'âme du peuple selpidien, la fontaine se remit à couler aussi soudainement qu'elle s'était arrêtée quelques instants plus tôt. Le cristal de roche s'éclaircit à vue d'œil et recouvra peu à peu sa limpidité initiale. Et les pleurs des femmes de se changer en clameurs de joie. Et la douleur de la foule de se muer en ravissement. Et les agrès épouvantés de s'enfuir honteusement, les féelles de se relever et de sourire, les magiciens d'entamer la danse du bonheur reconquis. « Cette fois encore, les larmes des fées nous ont sauvés ! chuchota Kwen Daël à l'oreille de Tixu. La vie continue car nos fautes ont été lavées. L'eau de longévité ne s'est pas tarie et le cristal donnera encore des fruits... » Le tumulte enthousiaste dominait les sifflements du vent dans les frondaisons des chênepins, la mitraille de la pluie sur les feuilles. Les traits extasiés des Selpidiens exprimaient un indicible soulagement. La crainte superstitieuse, profondément ancrée dans leur inconscient, d'être définitivement abandonnés par les anges et les déités s'était effacée. « Nous allons faire la fête toute la nuit ! cria le pêcheur. Il ne nous reste plus qu'à écouter le discours traditionnel du conseil des recteurs ! » On attendit donc avec une impatience grandissante que les recteurs du conseil veuillent bien se montrer et donner le signal des réjouissances, lesquelles avaient été largement entamées avant la représentation. Les yeux brillants des femmes et des hommes se cherchaient, se défiaient, se lançaient de muettes promesses. Kwen Daël, le célibataire endurci, n'était pas le dernier à butiner du regard les bouches, les cous, les poitrines, les jambes des femmes, ces fleurs grisantes dans le pistil desquelles il se promettait de plonger avec ivresse, jusqu'à l'épuisement total, jusqu'à ce qu'il s'endorme. rassasié, abruti de fatigue, sur le trottoir d'une rue ou sur le banc de pierre d'une place. Les recteurs du conseil, au nombre magique de dix, firent leur apparition sur l'estrade. Un murmure de surprise parcourut l'assemblée : les recteurs n'étaient pas seuls. Des hommes masqués de blanc, vêtus d'uniformes gris au plastron frappé de triangles entrecroisés et argentés, les escortaient. Quelques pas en arrière suivaient trois silhouettes dont les visages étaient entièrement dissimulés par de larges capuchons qui retombaient mollement sur leurs épaules. L'une des acabas était bleue, l'autre pourpre et la troisième noire. Le pouls de Tixu s'accéléra et son sang se glaça. « Vous savez qui sont ces gens. » demanda Kwen Daël qui avait remarqué le saisissement de l'Orangien. Les mercenaires de Pritiv poussèrent sans ménagement les danseurs de mazakawen, les agrès, les féelles et les deux majiken, les officiants de magie, vers les coulisses. Le porte-parole du conseil, un ancien tout ridé et chenu à la chevelure de neige si longue et abondante qu'il avait fallu la comprimer en une succession de toupets sur le sommet de son crâne, s'avança sur le devant de la scène et déclara d'une voix ferme mais empreinte de tristesse : « Compagnons du Selp Dik, en ce jour de la commémoration de la fête des pleurs des fées d'Albar, je suis chargé de vous dire ceci : les armées du nouvel empire, dont voici la première délégation (il désignait sans les regarder les hommes en gris et les silhouettes bleu, pourpre et noir immobiles derrière lui), vont être matérialisées cette nuit dans les murs de notre cité de Houhatte pour livrer bataille, demain matin, à la chevalerie absourate. En conséquence, nous décrétons le couvre-feu. Les réjouissances sont donc annulées. Vous êtes tenus de rentrer dans vos foyers respectifs et de ne pas en sortir avant la journée de demain, à l'heure du magisant. Toute personne surprise dans les rues à la tombée de la nuit sera immédiatement exécutée. Nous, recteurs du conseil selpidien, attendrons l'issue de la bataille pour vous consulter et décider de la politique à suivre. Et maintenant, veuillez rentrer chez vous sans protester ni vous attarder. Compagnons du Selp Dik, que les fées vous soient propices ! » Une rumeur de déception, ponctuée de protestations véhémentes, se répandit comme une traînée de poudre au-dessus de l'assistance dégrisée. L'antra avait refait surface dans l'esprit de Tixu. Il érigeait son bouclier de silence contre les investigations mentales des Scaythes qui s'étaient attelés sans attendre à leur sournoise besogne. « Les recteurs vous prient de quitter la forêt sans créer de difficultés ! vitupéra le porte-parole du conseil dont les yeux lançaient des éclairs. Il sera temps de négocier après ! » La foule se pétrifia tout à coup. Un silence mortuaire tomba sur la clairière. L'eau de la fontaine avait de nouveau cessé de couler et le cristal se ternissait d'un voile opaque, exactement comme cela s'était passé au cours de la représentation. « Cette fois, les déités et les anges nous lâchent définitivement », souffla Kwen Daël, livide. Une heure plus tard, dans l'aquasphère qui les ramenait à la maison de Kwen Daël, Tixu contemplait les flots assagis. « J'aurais besoin de votre bulle océane demain très tôt, dit-il au pêcheur, avant l'heure du magisant. Pouvez-vous me la prêter ? » Le Selpidien leva des yeux étonnés sur son passager. « Avant le magisant ? Vous étiez dans la clairière pourtant ! Vous avez entendu aussi bien que moi les paroles du recteur ! — Je ne vous demande pas de risquer votre vie mais seulement de me prêter votre aquasphère, argumenta l'Orangien. Je ne puis vous en dire plus, car ces trois personnages que vous avez vus tout à l'heure sont des Scaythes d'Hyponéros et possèdent de redoutables pouvoirs de divination... » Kwen Daël demeura un instant silencieux, yeux mauves et fendus rivés sur l'océan, puis murmura : « Vous, vous n'êtes vraiment pas quelqu'un d'ordinaire ! Je vous accompagnerai. L'océan des Fées d'Albar est traître pour celui qui ne le connaît pas. Peu importe ce que vous avez l'intention de faire ! Il me suffit de savoir qu'un monagre vous a sauvé la vie. » Ce fut la seule fois de la soirée et de la nuit où le pêcheur se départit de son mutisme. CHAPITRE XIX Et maintenant, vous êtes face à l'ennemi. Il se déploie, menaçant, devant vous, il vous provoque. Avant de le combattre, ne serait-il pas temps de vous demander comment vous avez pu en arriver là ?... Cet affrontement qui vous paraît inéluctable, nécessaire, ne pensez-vous pas qu'il est le fruit pourri de votre propre faiblesse, de votre propre renoncement ?... Et pourtant, vous rejetez la responsabilité de la guerre sur l'autre, sur l'ennemi, vous l'accusez de tous vos malheurs, vous lui faites don de votre pouvoir... Regardez bien l'ennemi : il est le miroir fidèle, cruellement fidèle, de votre âme en perdition, de la perte de votre silence, de l'oubli de votre source... Voyez l'ennemi comme le signe. Le signe qu'il est urgent de retrouver au plus vite le sentier qui mène au temple intérieur, au lac du Xui. Le signe que le temps est venu d'ouvrir tout grand votre cœur à l'amour... Extrait d'une antique vidéholo ayant miraculeusement échappé à l'incendie qui ravagea les fondements du monastère de l'Ordre absourate pendant la grande bataille de Houhatte. Malgré la mauvaise qualité de l'image et du son, les experts ont formellement identifié le visage et la voix du conférencier : il s'agit du mahdi Franko D. H. Brenton, l'un des disciples proches du mahdi Bertelin Naflin. Un cliquetis brisa l'épais silence qui régnait dans la cellule de Filp Asmussa, plongée dans une obscurité profonde. Les énormes blocs de pierre des murs dotaient le bâtiment d'une parfaite isolation phonique. La porte s'ouvrit en grinçant et libéra un flot de lumière crue qui éblouit le guerrier. La silhouette du chevalier Choud Al Bah, responsable de l'économat et directeur de conscience du guerrier, se découpa à contre-jour dans l'entrebâillement. Ses traits tirés, tendus, trahissaient la fatigue accumulée des deux nuits sans sommeil qu'il avait passées en état de veille quiète afin de soutenir de manière concrète la retraite préchevaleresque de son filleul. Un voile terne, grisâtre, tombait sur le vert d'ordinaire intense et lumineux de ses yeux. Il s'était revêtu de la bure du chevalier, d'un gris foncé encore net, et non de la traditionnelle robe vert sombre dévolue aux membres de l'économat. Depuis qu'il avait été bouclé dans sa cellule, dont on avait hermétiquement capitonné le haut soupirail à l'aide d'un volet opaque, Filp avait perdu toute notion de temps. Pour qu'aucun élément parasite ne fût en mesure de ramener le futur chevalier aux réalités temporelles, sensorielles, fragmentaires, on le dissociait totalement de son environnement en le cloîtrant dans le silence et l'obscurité complets. Durant ces trois jours, il ne devait se retrouver qu'avec lui-même et s'immerger entièrement dans le lac du Xui. Face à sa conscience, face à son ultime réalité. Il était tenu de n'absorber aucune nourriture, ni solide, ni liquide, de demeurer assis en posture de veille quiète et d'interdire à sa physiologie de céder à l'appel du sommeil. Cet état de veille prolongé, harassant, était en principe destiné à révéler au reclus la sincérité, la profondeur de son aspiration à la chevalerie. De très vieux chevaliers, dont personne ne parvenait à démêler la part de divagation dans les récits embrouillés, prétendaient qu'autrefois, dans les temps héroïques, cette retraite ne durait pas trois mais trente jours et que si la vocation du guerrier aspirant n'avait pas toute la clarté et la détermination voulues, il pouvait y rencontrer sa propre mort. Lorsque son tuteur, Choud Al Bah, accompagné d'un garde délégué du collège décisionnel, avait fait procéder à la fermeture officielle de la porte de sa cellule après les recommandations d'usage, Filp s'était lentement installé en position de veille quiète et avait tranquillement laissé se dévider le fil de ses pensées que l'isolation acoustique et visuelle avait instantanément rendues aiguës, presque palpables... Il suit en cela le conseil de son directeur de conscience : « Ne retenez pas vos pensées. Au bout du fleuve de vos pensées, il y a la source, le lac du Xui. Votre énergie propre. Votre vérité. Elle apparaîtra d'elle-même sans que vous ayez à la traquer. Mais surtout, chassez sans pitié le sommeil. Si vous vous endormez, vous risquez de passer à côté de la révélation. N'ayez ni crainte ni angoisse. Elle vous dira si vous êtes digne de la chevalerie, ce dont moi, je suis persuadé... » En un premier temps, le courant l'entraîne spontanément vers Aphykit. Il estime que le fait d'être privé de sa présence sera sans doute l'épreuve la plus difficile à supporter tout au long de ces trois jours. Il lui tarde de la revoir, elle remise de sa maladie et lui recouvert de la bure grise du chevalier, seul état qu'il juge digne d'elle. Le visage de la jeune femme ne le quitte pratiquement pas, resurgit dès que se manifeste un léger découragement, un début de fatigue ou un embryon de doute. Ce doute qui, peu à peu, après l'apaisement premier de l'esprit, vient le larder de ses piques empoisonnées, saper le précaire rempart de foi hâtivement reconstruit lors de son entretien avec les sages du collège et le vénérable Plays Hurtig. Ce doute qui prend les traits et la voix du chevalier Long-Shu Pae, le banni, l'exclu, dont les paroles doucereuses, vénéneuses, remontent à la surface de sa mémoire, indélébiles, brûlantes, imprégnées d'un singulier parfum de vérité, d'une vérité bien différente en tout cas de celle proférée à cor et à cri par la hiérarchie du monastère. Au fur et à mesure que le temps s'écoule avec une lenteur exaspérante, Filp ne parvient plus à repousser l'image envahissante de Long-Shu Pae. Même mort, le chevalier exclu est un prédateur qui lui dévore le cœur et les entrailles. Il sent que son âme est absorbée par celle de son compagnon de mission sur Point-Rouge. Comme le petit rongeur prisonnier des griffes d'un fauve, il tente encore de se dégager, de lutter jusqu'au bout, mais il doit se rendre à l'évidence : chacun de ses efforts ne parvient qu'à renforcer son attirance, sa fascination. En ce moment particulier où se joue son avenir, il ne peut plus se dissimuler sous son habituel vernis de certitude, se protéger derrière son prosélytisme arrogant, et cette mise à nu de son intimité lui procure un terrible sentiment de peur. Il retarde l'échéance, se concentre sur l'image d'Aphykit, sur ses souvenirs d'enfance, sa famille, sur le long cheminement qui l'a conduit des jungles sbaraïques jusqu'à cette cellule ténébreuse, imprégnée d'une odeur de sel et d'iode. Mais fuir sans cesse l'évidence ne réussit qu'à la conforter, à l'étayer. Les paroles de Long-Shu Pae sont celles qui s'approchent le plus de la pureté originelle de l'enseignement, tel qu'il a été codifié par les mahdis des premiers temps. L'Ordre l'a progressivement dénaturé et la menace de conflit qui pèse sur lui n'est que la conséquence de cette perte de la connaissance. Tout son corps hurle cette certitude. Il ressent ce cri comme un parjure de son serment aux quatre sages du collège, comme une injure crachée à la face de son invisible maître, le mahdi Seqoram, dont il implore le secours éclairé, le soutien de lumière dans le sombre tunnel qu'il traverse. Il en appelle à la vénérable tradition des mahdis dont il a aperçu les visages sur le tableau holo du plafond de la salle d'audience du collège. Mais sa prière reste vaine, aucune voix amicale ne vient soulager sa solitude, sa souffrance. Il regrette la pusillanimité dont il a fait preuve lorsqu'il a essayé de retrouver l'accès de la crypte des archives, il maudit sa faiblesse qui l'a empêché d'accéder à la connaissance du passé. Il admire le courage de Long-Shu Pae qui n'a pas craint de braver la toute-puissante hiérarchie collégiale et, plus encore, les interdits de sa propre conscience. Lui, Filp Asmussa, descendant d'une famille noble et fière, en a été totalement, cruellement privé au moment crucial. Ne serait-ce que pour ce manque de vaillance, il s'estime indigne du grade de chevalier. Progressivement, dans son esprit tourmenté Long-Shu Pae devient la référence. Il n'aurait jamais cru que l'ultime épreuve, cette épreuve qu'il a appelée de tous ses vœux pendant son noviciat, se révélerait aussi déstabilisante. Ce renversement des valeurs, cet effondrement de son édifice idéologique, ce manque de constance dans ses convictions, dans sa foi — n'a-t-il pas juré avec une grandiloquence dérisoire devant les quatre sages du collège et Plays Hurtig qu'il s'engagerait désormais dans la voie avec une fermeté qui ne se démentirait plus ? — prouvent qu'il n'a plus sa place dans l'Ordre absourate. Comme le chevalier banni, il en arrive à conclure que l'Ordre court à la catastrophe, dans la plaine, loin de la citadelle de silence... La prémonition d'un désastre imminent lui glace le sang, lui retourne les entrailles. Sa confiance en la suprématie de la chevalerie s'effrite, s'évanouit, et le souvenir de sa victoire en duel singulier sur son adversaire en acaba verte, sur Point-Rouge, ne parvient pas à le rassurer, loin de là. Il lui rappelle au contraire l'étrange amertume que lui a laissée dans la gorge l'issue victorieuse de ce combat. Il a l'impression d'avoir été l'instrument naïf d'une machination visant à induire l'Ordre en erreur. A cette idée son cœur se serre, sa bouche devient sèche, ses yeux larmoient, et seule l'évocation d'Aphykit lui évite de perdre pied dans son désespoir. Cet intense et douloureux débat intérieur le torture à un point tel qu'il en oublie la faim, la soif, la fatigue. « La vérité viendra d'elle-même. Votre lac de Xui... » Est-ce donc cela, la révélation de sa vérité ? Est-ce donc la certitude qui s'enracine en lui que cet Ordre auquel il a souhaité appartenir de tout son cœur, de toute son âme, n'est plus désormais qu'une pyramide absurde, gérée par une administration desséchée, tatillonne, ayant annexé l'enseignement pour son propre compte ? Est-ce donc ce doute qui développe ses ramifications jusqu'à effleurer le mahdi en personne ? Il guette alors le jaillissement miraculeux d'une autre vérité, une vérité qui soit enfin conforme à l'idéal de la chevalerie tel qu'il a été décrit par Naflin le fondateur et qui soit un baume apaisant sur son esprit meurtri. Mais rien d'autre ne surgit que ce pressentiment de l'anéantissement imminent d'une institution plurimillénaire. Alors, avant que la folie ne s'empare de lui, il tranche dans le vif, il prend une décision difficile, lourde de conséquences : le renoncement à la bure chevaleresque. Puisqu'il ne ressort de cet implacable examen de conscience qu'un manque de foi générateur de faiblesse, il préfère abandonner, se désister, il ne veut pas être la pierre poreuse dans le rempart, ouvrir une brèche mentale par laquelle l'ennemi s'engouffrera. Il prévoit même, emporté par la spirale de cette nouvelle logique, de ne pas participer à la bataille qui s'annonce. Oh, bien sûr, il passera pour un couard, ses envieux compagnons de noviciat ne manqueront pas de faire des gorges chaudes de son attitude qu'ils jugeront poltronne, inique ! Mais à quoi bon se battre pour une cause que l'on sait perdue d'avance ? D'autres tâches l'attendent sur Sbarao et les Anneaux, où le trône de seigneur est vacant... Sa famille est partie pour les mondes intermédiaires, les mondes des morts, les mondes où les mânes des ancêtres ont tracé le sentier qui mène au Vala phanique, le carrefour des nouvelles vies. N'est-il pas préférable de retourner sur sa planète et d'y organiser la résistance à l'empire plutôt que de se précipiter tête baissée au-devant d'une mort qu'il tient pour certaine ? Lui, le dernier des Asmussa, il se lancera à la reconquête, il brandira le fer, il soufflera le feu et, si le dieu Vala prête vie à Aphykit — et il lui prêtera vie —, il l'épousera et tous deux régneront sur Sbarao et les Anneaux. Tant pis pour l'humiliation, tant pis pour le mépris de ses pairs. Avec un sourire amer il songe qu'il n'y a pas si longtemps, il aurait lancé ses foudres sur le malheureux qui aurait osé soutenir ce genre de propos devant lui. Cette résolution présente le double avantage de mettre fin à son dilemme et d'apaiser pour un temps la tension de son esprit, comme l'eau fraîche soulage momentanément la brûlure d'un implacable soleil. C'est dans cette disposition qu'il accueille Choud Al Bah... L'intendant principal posa son regard las sur son filleul, toujours assis sur sa couchette et dont les yeux éblouis ressemblaient à ceux d'un grand-duc gris des mers d'herbe rouge. Visiblement, Choud Al Bah tentait de deviner sur les traits de Filp le résultat de ces longues heures passées à la seule lueur de sa conscience. De son côté, le guerrier raffermit sa décision de renoncer à la bure et s'arma de courage pour en faire l'aveu à son directeur de conscience. « Eh bien, mon filleul, dit Choud Al Bah (sa voix était un faible murmure chuintant et essoufflé), quel message vous a délivré votre retraite ? » Filp savait qu'il allait faire beaucoup de peine au vieux chevalier. Il observa une longue pause. Il ne put soutenir le regard vert fixé sur lui, dont l'acuité perçait sous le voile de fatigue. « Je crains... je crains qu'elle ne m'ait pas apporté des choses très agréables à entendre, mon parrain », fit-il d'une voix hésitante. Cependant, contrairement à ce qu'il avait prévu, cette affirmation ne sembla pas affecter l'intendant qui se contenta de hocher la tête à plusieurs reprises. Il n'y avait ni sévérité ni jugement dans les yeux d'émeraude, seulement une déception tempérée. « Je l'ai su dès que je vous ai vu, dit-il d'un ton las. Et pour tout dire, je m'y attendais un peu... » Il s'assit sur la couchette, à côté de son filleul, posa les coudes sur les genoux et son menton sur ses doigts croisés. « Vous avez eu un contact prolongé avec Long-Shu Pae avant votre ultime épreuve, reprit-il doucement. Cela présentait un fort coefficient de risque et il aurait fallu que vous possédiez une âme trempée dans l'acier pour réussir à vous en sortir indemne ! Car vous doutez, n'est-ce pas ? » Filp acquiesça d'un bref mouvement de tête. « Je ne suis pas bien placé pour vous en vouloir, Filp... Voyez-vous, ces doutes qui vous rongent, ils m'ont également assailli... et ils continuent encore de m'assaillir. » Stupéfait, incrédule, le guerrier se tourna vers le vieil homme. « Et pourtant, je ne compte plus les années depuis le jour où j'ai été admis au rang de chevalier, poursuivit Choud Al Bah. Croyez-vous que le temps et l'expérience m'ont préservé des remises en question ? Comme vous, Long-Shu Pae m'avait entretenu de la crypte secrète des archives et des merveilleuses vidéholos qui permettaient de voir et d'entendre les mahdis des temps anciens. Il avait essayé de me convaincre de me joindre à lui pour obtenir de force une audience auprès du mahdi Seqoram, quitte à défier le barrage dressé par les sages du collège, les vigiles de Pureté et les trapites ! Quitte à provoquer une guerre à l'intérieur de ces murs ! Je ne l'ai pas suivi dans sa démarche et j'ai passé la moitié de ma vie à regretter ma décision, l'autre moitié à la justifier. Alors, comment pourrais-je vous reprocher vos incertitudes, à vous qui n'étiez pas encore revêtu de la bure quand vous avez rencontré celui qui a failli révolutionner l'Ordre absourate ! — Mais, si vous le saviez, pourquoi m'avez-vous recommandé auprès du collège pour que je sois investi de la mission sur Point-Rouge ? demanda Filp avec une nuance de reproche dans la voix. — Peut-être parce que j'espérais trouver une réponse à travers vous... une réponse par procuration, en quelque sorte. J'espérais que l'enthousiasme de la jeunesse réussirait là où avait échoué la résignation de l'âge... Mais laissons les mots et les chimères et revenons au présent : votre retraite n'a duré que deux jours. — Pour quelle raison ? cria Filp, offusqué, mortifié de surcroît d'avoir été manipulé par le vieil intendant. Pourquoi l'avoir interrompue alors que ma vérité ultime allait peut-être m'être révélée pendant mon dernier jour ? — Ne vous fâchez pas ! C'est un ordre du collège, répondit Choud Al Bah dont le calme parvint à apaiser l'irritation naissante de son filleul. C'est donc un ordre du mahdi. Nous livrons bataille ce matin... » Pris de court, Filp se pétrifia sur la couchette. « Ce... ce matin ? — Ce matin. Sur la plage orientale de la presqu'île... Voici enfin venue l'heure de l'Ordre, mon filleul. Voici enfin que se présente l'occasion que nous attendions, vous, moi, nous tous, jeunes et vieux chevaliers, de savoir si nous sommes encore dans le sens de l'évolution. Les armées du nouvel empire sont rassemblées sur le sable et nous défient. Les mêmes qui ont assassiné votre famille... Oh, comme ça, à les voir, elles ne paraissent pas très impressionnantes. Elles sont composées de trois cents Scaythes d'Hyponéros, d'autant de mercenaires de Pritiv et de quelques officiers de l'interlice confédérale... Et nous sommes plus de dix mille ! Quoi qu'il en soit, il nous faut les affronter. C'est l'unique raison pour laquelle votre retraite a été interrompue. Mais, à titre exceptionnel et en vertu d'une décision du collège, je suis habilité à vous faire chevalier. Vous vous passerez donc du cérémonial habituel d'intronisation mais recevrez à travers moi la bénédiction du mahdi Seqoram. — Je n'en suis pas digne, chevalier ! Je suis faible ! » Les yeux embués, Filp avait lâché ces mots avec un désespoir poignant. Il était sur le point de s'allonger sur la couchette et de pleurer toutes les larmes de son corps. Compatissant, Choud Al Bah prit délicatement entre ses doigts le poignet de son filleul. « Croyez-vous que j'en sois digne moi-même ? dit l'intendant. Croyez-vous que moi, votre conscience tutélaire, j'ai atteint mon lac de Xui, ma source ? Ne soyez donc pas faussement modeste, Filp ! Soyez simplement humble. L'accession au grade de chevalier n'est pas un but en soi mais un palier, une étape. Considérez-la comme la première marche de l'escalier de l'évolution. Si vous acceptez votre intronisation, vous ferez preuve d'une réelle humilité, d'une vraie lucidité, d'un vrai courage. Vous ouvrirez votre âme et ainsi, c'est un jeune chevalier conscient des progrès qu'il lui reste à accomplir qui livrera sa première bataille dans les rangs de l'Ordre. Après, vous agirez comme bon vous semblera mais vous resterez toujours un chevalier, c'est-à-dire quelqu'un qui n'hésite pas à remettre cent fois son ouvrage sur le métier et qui, coûte que coûte, avance sur son chemin personnel d'évolution. » Les paroles de l'intendant, empreintes d'une humanité et d'une chaleur plus que rares dans l'enceinte du monastère, bouleversèrent Filp, l'émurent à un point tel qu'il en oublia son énergique résolution antérieure et qu'il fut transporté par un nouvel élan d'enthousiasme en comparaison duquel ses états d'âme vacillants et souffreteux de la veille lui apparurent sous un aspect puéril, ridicule. C'était comme si un flot de lumière venait effacer, d'un coup de pinceau étincelant, les doutes et les peurs des ténèbres, comme s'il révélait le caractère anodin d'ombres que l'obscurité rendait redoutables, terrifiantes. Les traits hâves et la barbe naissante de Filp accentuaient son air hagard, fébrile. « Pourquoi ne m'aviez-vous encore jamais parlé de la sorte, vous, mon directeur de conscience ? — Seuls les maîtres et les professeurs sont autorisés à dispenser l'enseignement oral. Les autres, dont je fais partie, se doivent d'expérimenter, de chercher le sentier de leur lac de Xui... Mais nous reparlerons de cela plus tard, si vous le voulez bien. Le mahdi prononcera l'allocution d'avant-guerre dans une quinzaine de minutes devant tous les membres du monastère réunis dans la cour d'honneur. Ce sera, pour vous et pour moi, l'occasion de le voir enfin ! Que décidez-vous ? — J'accepte la bure et la tonsure ! s'écria Filp. Je les accepte parce que, grâce à vous, je les vois sous un jour nouveau ! Je les accepte en connaissance de cause, sans plus me faire d'illusion sur ce qu'elles représentent ! — Voilà qui est parlé comme un chevalier ! fit Choud Al Bah dont les traits enrobés trahirent un immense soulagement. A présent, allons à l'essentiel : adoptez la position du renoncement au petit soi et de l'ouverture au Soi, au Xui. Pendant ce temps, je vais prévenir les deux assesseurs qui attendent dans le couloir. Ce sont deux chevaliers de mes amis. » Le vieil intendant s'éclipsa. Filp décroisa lentement ses jambes engourdies par leur longue immobilité, esquissa quelques gestes d'assouplissement, s'agenouilla devant la couchette et baissa la tête et les yeux. La posture du renoncement se pratiquait normalement sous l'immense tableau holographique du plafond de la salle d'adoubement, sur lequel étaient inscrits, dans la langue morte de Terra Mater, les textes des origines. Elle symbolisait le désir de l'aspirant de mettre son petit soi, son ego individuel, au service de l'univers, le Soi imprégné du Xui vital. A cet instant, Filp eut la nette impression de tricher avec lui-même. Il avait beau tenter de pratiquer la posture avec sincérité, il ne pouvait étouffer la petite voix surgie du fond de son âme : elle chuchotait obstinément qu'il accomplissait ce rituel uniquement pour faire plaisir à son vieux parrain. Elle lui suggérait de renoncer non seulement au Xui, mais à la chevalerie, à l'adoubement, à l'absurde bataille qui se préparait. Elle prétendait que le vrai courage consistait dans l'accord parfait avec son petit soi, avec sa vérité, aussi déshonorante qu'elle parût, et non dans une adhésion factice aux dogmes prônés par d'autres. Combien différentes de celles qu'il avait imaginées se révélaient les circonstances de son adoubement ! De la solennité, de la majesté, de la présence du mahdi Seqoram et de tous les dignitaires de l'Ordre, du bonheur, de la ferveur mystique dont il avait rêvé ne restaient que la sobriété d'une cellule humide, l'assistance de trois vieux chevaliers et les fragments de sa foi éparpillés sur une mer d'amertume ! Les trois chevaliers pénétrèrent à l'intérieur de la petite pièce. Les deux assesseurs étaient des vieillards au visage racorni, aux yeux éteints, vêtus de bures râpées et constellées de taches noires. L'un portait à bout de bras une bure neuve pliée et l'autre un coussin blanc sur lequel reposaient une paire de ciseaux, un petit récipient nacré et divers ustensiles de rasage. Choud Al Bah s'approcha du guerrier, se fendit d'un salut cérémonieux, paume de la main droite posée à la verticale sur son front, et déclara : « En vertu du pouvoir d'adoubement qui m'a été conféré par le collège décisionnel, au nom du mahdi Seqoram, grand maître de la tradition absourate, moi, Choud Al Bah, élevé au grade de chevalier et tutelle de conscience du guerrier Filp Asmussa, mes deux assesseurs Môlin Renehar et Ty Zarovov, également élevés au grade de chevalier, allons prononcer le serment de Chevalerie tel qu'il fut codifié par notre vénéré fondateur, le mahdi Bertelin Naflin. A l'issue de ce serment, le guerrier Filp Asmussa ici présent sera revêtu de la robe de bure et marqué de la tonsure perpétuelle, signes intangibles de son appartenance à l'Ordre absourate auquel il vouera obéissance, observance des coutumes, respect et confiance, auquel il fera dorénavant le don de son individualité. » Après le moment de silence observé pour donner au rituel le semblant de solennité que sa précipitation risquait d'occulter, Choud Al Bah et les assesseurs entonnèrent l'hymne du serment d'origine, en langue de Terra Mater, un chant à la fois grave, martial et harmonieux. Malgré ses efforts, Filp ne parvenait pas à s'investir dans le rituel. Il se sentait étranger à cette liturgie abstraite, un peu comme un ethnologue observe les rites d'une tribu dont la symbolique lui échappe totalement. Il se surprit à penser qu'il s'y ennuyait ferme. Ils étaient quatre voleurs qui s'emparaient à la sauvette d'un or trop précieux et trop lourd pour eux. Il eut honte de ce sentiment d'indifférence et s'évertua à le refouler dans les couches profondes de son esprit. Le visage d'Aphykit vint heureusement lui tenir compagnie jusqu'à l'issue de la cérémonie. A la fin de l'hymne, Choud Al Bah s'adressa à son filleul, toujours agenouillé devant lui : « Guerrier Filp Asmussa, êtes-vous prêt à faire ce serment vôtre ? Etes-vous prêt à jurer de votre foi en la chevalerie ? » Filp eut un bref moment d'hésitation, pendant lequel il fut tenté de prendre ses jambes à son cou et de courir à perdre haleine droit devant lui. « Je... je jure ma foi », dit-il d'une voix effacée. Et son corps tout entier hurla son désaccord. « Bien. De par votre honneur, l'honneur inaltérable du chevalier, vous vous engagez à ne jamais enfreindre ce serment, quelles que soient les circonstances. Vous tiendrez-vous à cet engagement ? » Filp tenta de raffermir sa voix. « Je m'y tiendrai ! — Bien. Moi, Choud Al Bah (le vieil intendant articulait à présent chaque mot, chaque syllabe), chevalier de l'Ordre absourate, en présence de mes deux assesseurs, je vous élève au grade de chevalier. Veuillez vous relever, chevalier, et vous dépouiller de votre ancienne défroque ! » Filp s'exécuta, un peu rapidement peut-être en regard de la gravité qui sied à un tel événement. Il se dévêtit avec empressement de sa robe couleur bronze, cette robe de l'aspirant qui avait été la fidèle compagne, maintes fois honnie, maintes fois aimée, de ses trois années d'apprentissage. Il quittait sa « brune », ainsi que les aspirants et les guerriers surnommaient affectueusement leur robe, et, alors que cette séparation aurait dû représenter un passage capital de son existence, il s'en débarrassait avec un désabusement proche du cynisme. Brusquement, elle n'était rien d'autre qu'un morceau de tissu trop longtemps porté et vaguement nauséeux. Il se retrouva nu dans la cellule. La fraîcheur matinale transperçait les pierres du mur et couvrait sa peau de longs frissons. « Asseyez-vous, chevalier ! » Filp se laissa docilement choir sur la banquette. Une pensée impudente le traversa : quel intérêt y avait-il à pratiquer la tonsure perpétuelle sur un chevalier nu et grelottant ? N'aurait-il pas été plus simple, plus logique de lui remettre d'abord la fameuse bure grise pour lui éviter de geler sur place ? Ou était-ce pour que les yeux vitreux de ces vieillards aient le temps de se repaître de son corps ? Pour la seconde fois, il s'en voulut d'avoir des pensées aussi négatives. Il pesta contre le relâchement de son mental qui semblait prendre un malin plaisir à gâcher, à piétiner ces instants en théorie sacrés. Il huma l'odeur rance de l'assesseur qui lui dégrossissait les cheveux à coups de ciseaux maladroits. Puis il sentit, non sans inquiétude, le fil tranchant et tremblant d'une lame de rasoir glisser sur la partie dénudée de son cuir chevelu. Parvenu à ses fins sans accroc notoire — une estafilade longue de trois centimètres n'était pas considérée comme un accroc notoire —, l’assesseur appliqua l'« onguent des lunes », une pommade très ancienne qui interdisait la repousse des cheveux à l'emplacement de la tonsure. Une fois achevée cette besogne capillaire, le second assesseur tendit la bure à Filp qui, frigorifié, épuisé, négligea le préambule méditatif que les nouveaux chevaliers étaient censés observer devant cet insipide bout de tissu gris, ex-objet de leur prosélytisme et de leur convoitise, et se hâta de s'en recouvrir. Il crut percevoir des lueurs de frustration dans les yeux des assesseurs. II se dit qu'il ferait décidément preuve d'ignominie jusqu'au bout. Choud Al Bah étreignit son filleul avec chaleur. « Vous verrez, lui souffla-t-il à l'oreille. Cette bure sera un nouveau point de départ... » Cinq minutes plus tard, Filp et les trois vieux chevaliers rejoignirent la cour d'honneur où les dix mille membres de l'Ordre, du plus ancien au plus jeune, du plus important au plus humble, avaient été disposés selon leur ordre de préséance. Sur l'arc monumental du mahdi Drui-a-Der flottait une immense bannière absourate, frappée d'un trill holo géant dont les grands yeux vert pâle contrastaient de manière saisissante avec la robe feu rayée de pourpre. En dessous, sur une estrade bleue, se tenaient les quatre sages du collège, drapés dans leur toge blanche, immaculée. Leur crâne était rasé de près. Ils encadraient ira fauteuil de bois sculpté, situé sous un dais aux couleurs vives et recouvert d'une peau de trill rongée par les mites. Ge siège, vieux de plusieurs siècles et réservé au mahdi, était vide pour le moment. Légèrement en retrait des quatre sages, figé dans sa robe rouge sang, crâne chauve luisant au-dessus de sa mince couronne de cheveux, petits yeux sévères et soupçonneux fixés sur l'assemblée, se dressait la silhouette élancée du vénérable Plays Hurtig, grand responsable du bureau de Pureté. Lorsque Choud Al Bah invita Filp à prendre place dans les rangs gris des chevaliers tonsurés, les yeux de ses proches condisciples, perdus dans la mer bronze qui s'étalait sur le côté gauche de l'arc Drui-a-Der, s'emplirent d'admiration envieuse. Filp leur fit un signe d'amitié d'un petit geste de la main. Les pauvres, s'ils savaient... Un silence de plomb ensevelissait la cour d'honneur entourée des arches de pierre jaune et des dômes de cuivre des salles de connaissance. Mouettes jaunes et fous à crête d'argent avaient déserté les bâtiments comme pour éviter de troubler ce calme trompeur, annonciateur d'une tempête. On n'entendait pas les piaillements aigus et les trompettements qui constituaient d'ordinaire le fond sonore permanent et familier du monastère. L'un des quatre sages, celui dont Filp se rappelait la sécheresse coupante de la voix, prit la parole : « Chevaliers, guerriers, aspirants, aujourd'hui est un grand jour S Le jour pour lequel l'Ordre a de tout temps été conçu ! Que grâce soit rendue à notre fondateur, le mahdi Naflin. L'ennemi cherche à renverser les bases de la Confédération ! Il est celui par qui l'équilibre menace d'être à jamais rompu ! Il est là, à nos portes, sur le sable qui borde nos propres murs ! Le mahdi Seqoram nous a chargés, nous humbles membres du collège décisionnel, de vous transmettre ses volontés et de vous assurer de son soutien dans cette épreuve ! » Filp, dont l'ultime et fragile espoir reposait sur cette perception directe, physique du grand maître, se demanda quelle raison pouvait bien dissuader le mahdi de se montrer en personne. Pourquoi restait-il emmuré dans son donjon, dans cette maudite tour qui tutoyait le ciel ? Sous le coup de la déception, une de plus ! il chercha le regard de Choud Al Bah, placé quelques rangs plus loin. Il ne le croisa pas mais remarqua que l'annonce de l'absence du mahdi avait complètement retourné le vieil intendant dont les traits s'étaient décomposés. Choud Al Bah avait la tête de celui qui vient d'être frappé par une soudaine et terrible évidence et qui éprouve les pires difficultés à s'en remettre. « Mais soyez certains que, du haut de son donjon, le mahdi Seqoram nous guidera par l'esprit ! poursuivit le sage du collège. Il nous soutiendra avec d'autant plus d'efficacité qu'il sera dans le calme, dans le Xui, loin du chaos ! A vous, chevaliers, s'offre la chance unique d'utiliser vos connaissances. Aussi, nous vous en conjurons, le mahdi vous en conjure, affermissez votre mental ! Ne vous laissez pas déstabiliser par les diversions psychiques de vos adversaires qui, d'après les renseignements remontés de nos réseaux extérieurs, sont experts en la matière. Soyez les maîtres du son ! Que votre cri de mort soit sans faille, sans pitié ! Voici quelles sont les dispositions prises par le mahdi pour la bataille : en première ligne combattront les chevaliers confirmés, encadrés par le corps des trapites dont il n'est pas besoin, je pense, de rappeler l'efficacité. En seconde ligne se tiendront les chevaliers en cours de perfectionnement. Ils prendront le relais des troupes d'élite dans le cas improbable d'une défaillance de celles-ci. Quant aux guerriers, aspirants et administratifs, ils resteront à l'arrière. Leur rôle sera principalement d'ouvrir tout grands leurs yeux et leurs oreilles, ces fenêtres de l'âme, afin qu'ils s'imprègnent à jamais de l'irremplaçable expérience qui va se perpétrer devant eux ! » Aux frémissements qui parcouraient l'assemblée, Filp comprit que sa retraite l'avait tenu à l'écart de la fièvre, de la folie qui s'étaient emparées du monastère. Les trapites, en particulier, bouillaient d'impatience d'en découdre avec les armées du nouvel empire, de démontrer leur valeur au combat, de chevaucher leurs rêves insensés de gloire et d'orgueil. Filp se sentait étranger à cette exaltation, à cette ivresse, il était comme un bloc de glace au milieu des flammes. Il tenta de repérer la tête difforme du chevalier de guérison, Nobeer O'An, avec lequel il comptait s'entretenir brièvement d'Aphykit, mais il ne parvint pas à le localiser. Il était difficile d'extraire un visage de cette foule, même parfaitement ordonnée. Chaque mètre carré était occupé sur cette gigantesque esplanade hexagonale incrustée de pavés inégaux et disjoints. Filp n'aurait jamais cru que les différentes bâtisses du monastère renfermaient autant de monde dans leur sein de pierre et de pénombre. Où était Nobeer O'An ? Et où était Aphykit ? Reverrait-il un jour la jeune femme ?... Il n'y avait qu'une seule manière d'en être sûr : sortir des rangs, foncer dans le dédale des couloirs jusqu'au bloc de guérison, la jucher sur ses épaules et fuir. « Tout membre de l'Ordre, qu'il soit affecté à l'intendance ou à la guérison, devra se rendre sur la presqu'île afin de soutenir les combattants actifs par l'immersion dans le lac du Xui ! reprit le sage dont la voix forte se répercutait de mur en mur. Une gloire éternelle s'abattra sur vous, votre renommée franchira les siècles ! Vous survivrez à l'oubli de l'histoire ! Vous serez pour toujours ceux qui ont vaincu les fossoyeurs de l'univers recensé ! Vous vous battrez pour la liberté, pour la vie!... Les portes vont à présent s'ouvrir. N'oubliez jamais que, du haut de sa tour, le mahdi nous voit et nous encourage ! Que tout soit accompli avant l'heure du magisant ! » Choud Al Bah enfonça son regard dans celui de Filp : dans les yeux verts du vieil intendant dansaient de sombres étincelles de désespoir. Ils semblaient implorer son pardon. Alors Filp eut vraiment peur. Des mains de glace furetèrent dans ses poumons, dans son ventre. Mais un reste de fierté lui interdit de déserter, de s'élancer vers le bloc de guérison comme l'exigeaient toutes les fibres de son corps. Les vantaux massifs des portes monumentales, au nombre de six, pivotèrent l'un après l'autre et découpèrent une large brèche dans le mur d'enceinte du monastère, C'était la première fois dans l'histoire de l'Ordre qu'on les ouvrait toutes les six en même temps. Les énormes traverses de fer qui les barraient s'étaient tellement gondolées sous l'effet de l'humidité qu'il fallut les entailler à coups de hachelase afin de les extirper de leurs pênes. Filp jeta encore une fois de furtifs coups d'oeil autour de lui mais ne distingua pas le visage, reconnaissable entre tous, de Nobeer O'An dans la mer de têtes environnante. Où était passé le chevalier de guérison ? La chevalerie absourate s'écoula en rangs serrés par les gigantesques plaies incisées dans le rempart. Elle se répandit sur la plage de la presqu'île délaissée par l'océan des Fées d'Albar, à marée basse. Le sable était encore humide par endroits. Pas un souffle de vent n'agitait la chape céruse et figée des nuages uniformes. Seuls la rumeur diffuse des vagues du large et les cris lointains des mouettes jaunes et des fous à crête d'argent égratignaient cette étrange atmosphère feutrée. Les sages du collège, tout de blanc vêtus, suivis des taches rouges des vigiles de Pureté, conduisaient les troupes de l'Ordre. Puis venaient les trapites aux trognes féroces, marchant d'un pas allègre vers le lieu du combat, les gardes et les délégués des gardes — Filp reconnut parmi eux Godégézil Szabbo, le géant blond qui l'avait introduit dans la salle d'audience du collège. Leur succédaient les cohortes des chevaliers aux bures grises et les phalanges bronze des guerriers et des aspirants, aux visages à la fois excités et inquiets. Fermaient la marche les membres de l'intendance, de l'administration et de la guérison, vêtus de leur sempiternelle robe droite vert sombre, bleu céruléen ou bleu marine selon leurs fonctions respectives. Pour Filp, il était maintenant trop tard. Il ne pouvait plus reculer. La peur était un long serpent visqueux et froid qui déroulait ses anneaux dans ses entrailles. En face, à l'autre bout de la presqu'île, attendaient les armées du nouvel empire. Armée était un grand mot : en comparaison de l'interminable flot humain vomi par les portes du monastère, les quelques centaines de Scaythes, de mercenaires de Pritiv et d'interliciers groupés sur le sable ocre paraissaient bien peu nombreux. Les tueurs mentaux en acaba noire formaient un escadron de spectres impassibles qui paraissaient flotter au-dessus du sol. Légèrement à l'écart se tenaient une acaba bleue et une acaba pourpre. En tant qu'expert, Harkot, placé aux côtés de Pamynx, avait été chargé de prévoir au moyen de l'inquisition mentale les décisions et mouvements de l'ennemi. Le discours du sage du collège devant tout l'Ordre assemblé l'avait d'autant plus diverti qu'il avait été prononcé au nom d'un fantôme, le fantôme du mahdi Seqoram. Il l'avait lu dans les esprits tortueux des quatre vieillards et du responsable du bureau de Pureté. Ils étaient aussi retors, calculateurs et dénués de scrupules que Barrofill le Vingt-quatrième, le muffi de l'Eglise du Kreuz. En dépit de leur unicité, de leur ego, certains esprits humains se ressemblaient étrangement. Sans le mahdi pour le diriger, l'Ordre constituait une proie trop facile. Certes, le cri de mort des chevaliers pouvait se montrer d'une redoutable efficacité contre des adversaires ordinaires, aux potentialités mentales limitées, et il était probablement supérieur aux armes sur tous les plans, si sophistiquées soient-elles. Mais qu'adviendrait-il de sa puissance destructrice face aux insondables tueurs mentaux ? Quelque chose de plus important que l'issue trop prévisible de cet affrontement tracassait Harkot. Ses antennes subtiles détectaient une présence ténue, située non loin de la presqu'île. Une présence volatile qu'il ne parvenait pas à saisir. Elle échappait sans cesse à ses tentatives d'investigation. Il avait beau battre le rappel de toutes ses ressources mentales, il restait à la porte de ce sanctuaire de silence qu'il s'escrimait à vouloir profaner. Le seul élément dont il fût certain, c'était qu'il se tenait à l'écart des légions absourates qui se déployaient en éventail sur le sable de la plage. Dans le doute, il estima qu'il s'agissait de la fille du Syracusain Alexu, qu'il savait réfugiée à l'intérieur du monastère. Il décida de tout mettre en œuvre pour la retrouver après la bataille et en avoir ainsi le cœur net. Cette présence fuyante constituait — et les maîtres germes en étaient également persuadés — le véritable ennemi et non pas, comme le prétendait Pamynx, les dérisoires colonnes de la chevalerie qui évoluaient en ordre impeccable quelques pas plus loin. Mais le temps de Pamynx s'achevait. Les impulsions de l'Hyponériarcat s'adressaient dorénavant à la nouvelle antenne majeure des mondes recensés, Harkot. Pour le succès de la sixième étape du Plan, il était d'une importance capitale de découvrir rapidement les raisons pour lesquelles cet esprit, qu'il fût ou non celui de la fille Alexu, passait au travers des mailles très serrées de son investigation mentale. Les deux armées se défient en silence, trognes pétries d'insolence des trapites contre capuchons noirs et mystérieux des acabas. D'un côté, la muraille béante du monastère léché par l'eau étale. De l'autre, les premiers brisants découpés du continent d'Albar, enserrant dans leurs mâchoires rocheuses les petites criques au sable doré et jonché d'algues vert jade. L'océan des Fées d'Albar s'est retiré dans sa tanière du large comme s'il refusait d'intervenir dans le conflit. Sur un ordre pensé du connétable, les tueurs mentaux entrent en action. Non loin de Filp Asmussa, une cinquantaine de chevaliers s'effondrent sur le sable dur, comme cueillis par la lame d'une invisible faux. Les trapites, revenus de leur surprise, poussent les premiers cris de mort qui lacèrent effroyablement le silence mais dont la puissance se perd dans l'abîme sans fond de leurs cibles. Choud Al Bah, blême, constate que les sons de mort n'ont touché aucun adversaire. « Nous sommes perdus ! » hurle-t-il en levant les bras au ciel. Les quatre sages du collège gisent déjà aux côtés des cadavres des trapites et des chevaliers abattus. Leurs robes blanches sont maculées de traînées rouille de sable humide. Choud Al Bah court vers Filp Asmussa, interdit, tétanisé. « Pardon ! Pardon ! Je n'aurais pas dû... » Le vieil intendant n'a pas le temps d'en dire plus : il s'écroule dans les bras de son filleul. Une abominable lame de douleur lui déchire le cerveau. Il retombe inerte, face contre le sable. C'est maintenant la panique dans les rangs décimés de l'Ordre. La mort surgit de nulle part, implacable, imprévisible. Elle frappe aussi bien les chevaliers, les guerriers, les aspirants que le personnel d'encadrement. Plays Hurtig, ailes rouges déployées, vole sur la plage et tente de retenir les aspirants et les guerriers terrorisés qui prennent leurs jambes à leur cou et s'enfuient en direction du monastère. C'est exactement ce qu'attendent les mercenaires de Pritiv pour les coucher en joue. Les disques sifflants et tournoyants jaillissent de leurs bras tendus et se fichent dans le cou ou le dos des fuyards qui chancellent et s'affaissent dans les rigoles de leur sang. Des têtes aux yeux exorbités roulent dans les flaques laissées par l'océan. Des hurlements d'épouvante, des sanglots, des cris d'agonie s'élèvent. Où est le mahdi Seqoram ? Pourquoi le grand maître les abandonne-t-il à leur sort ?... Un disque tranche un bras de Plays Hurtig. Un deuxième lui taillade les reins. Il s'empêtre dans les plis de sa chasuble et s'étale près d'un rocher sur lequel sa tête se fracasse. Les dernières pensées de Filp Asmussa, troisième fils de Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux, ne furent pas pour Aphykit mais pour Long-Shu Pae. Il se souvint des paroles du chevalier proscrit, il se souvint combien elles l'avaient blessé. La vérité n'est pas toujours agréable à entendre : Une machine de paix fait une bien piètre machine de guerre... Un voile noir lui obscurcit les yeux. Il tenta d'extirper de ses mains l'insupportable douleur qui lui laminait l'intérieur du crâne. CHAPITRE XX Le mystère a longtemps plané sur l'incendie qui a éclaté dans les fondations du monastère absourate avant sa démolition au rayon momifiant. Plusieurs hypothèses se sont affrontées à ce sujet : certains historiens y voient une intervention de la hiérarchie collégiale, désireuse de détruire les traces, les éventuelles preuves de ses crimes contre la chevalerie. A l'appui de cette thèse, la découverte des squelettes à l'emplacement supposé des fondations de la construction. D'autres émettent l'idée qu'une partie de l'affrontement se déroula dans l'enceinte même du monastère et que les assassins de la secte de Pritiv, disposant d'armes à rayons incendiaires, allumèrent un feu souterrain pour couper la retraite aux membres de l'Ordre qui tentaient de fuir par les tunnels et galeries excavés. La découverte des squelettes peut également corroborer cette éventualité, bien sûr... Quant à moi, humble spécialiste de la vie de Sri Lumpa, je vois en cet incendie un signe de son passage sur Selp Dik... Ne protestez pas ! Je sais que cette hypothèse paraît farfelue à beaucoup d'entre vous, mais laissez-moi finir... S'il vous plaît!... Je suis persuadé que Sri Lumpa a emprunté ces galeries souterraines pour empêcher Naïa Phykit de tomber aux mains de l'armée impériale. Il est fort possible, voire probable, que ces ossements exhumés soient ceux de chevaliers assassinés par les hommes de main de la hiérarchie... Peut-être même se trouve-t-il parmi eux ceux du mahdi Seqoram en personne... S'il vous plaît ! Laissez-moi terminer!... Mais cela n'a rien à voir, selon moi, avec l'incendie qui n'est dû, d'après les témoignages des descendants directs des disciples de Sri Lumpa que j'ai pu rencontrer, qu'à l'action isolée d'un chevalier pris de démence, le fameux « fou des ténèbres » dont parle une chanson des pêcheurs selpidiens, vaincu, je cite, par l'« apprenti magicien sauvé des pleurs des fées », autrement dit le futur Sri Lumpa... S'il vous plaît!... Voilà qui apporte un éclairage tout à fait nouveau et, je pense, satisfaisant sur ce vieux mystère, en même temps que sur cette période méconnue de la vie de Sri Lumpa... Au lieu de hurler, vous feriez mieux de me demander de vous fournir non pas les preuves mais au moins les arguments qui m'ont conduit à envisager d'une manière méthodique cette hypothèse... Conférence publique et houleuse d'Anatul Hujiak, historien et érudit néoropéen, auteur d'une biographie contestée de Sri Lumpa. Mains posées sur la boule du gouvernail, yeux mauves en alerte sous les barres blanches des sourcils, Kwen naviguait avec adresse entre les crêtes à fleur d'eau des récifs bordant le rempart d'enceinte du monastère. Tixu, nez écrasé sur la paroi de l'aquasphère, scrutait les grosses pierres de la tour d'angle pour déceler le repli qui abritait la bouche de l'escalier menant à la crypte. Il se souvenait avec précision de chaque détail de sa vision de la veille. Même si d'âpres relents de jalousie venaient encore lui grignoter les entrailles — d'autant plus que sa brève aventure avec la Selpidienne lui procurait une sournoise et tenace sensation de culpabilité —, il était fermement décidé à retirer Aphykit du cœur du monastère. Il ne se faisait plus aucune illusion sur les sentiments de la Syracusaine, mais il savait que s'il ne la tirait pas de là au plus vite, elle n'aurait aucune chance d'échapper aux redoutables griffes de l'armée impériale et au terrible sort qui l'attendait. Aphykit ne l'aimait pas, mais ce n'était pas une raison suffisante pour la laisser pourrir à petit feu sur une croix-de-feu kreuzienne. A défaut d'autre chose, elle resterait pour toujours celle qui lui avait fait don de l'antra. La tâche la plus ardue de Tixu avait été de persuader le pêcheur selpidien du bien-fondé de cette expédition. Epouvanté à la perspective d'aider quelqu'un à pénétrer clandestinement dans le monastère de l'Ordre, Kwen Daël avait été saisi d'un long tremblement d'effroi. De plus, le porte-parole des recteurs avait prévenu que toute personne surprise hors de sa maison avant l'heure du magisant serait immédiatement mise à mort par les armées du nouvel empire, ce qui n'était pas fait pour arranger les choses. Mais Kwen Daël avait promis, un peu à la légère certes, d'accompagner son hôte et il ne pouvait revenir sur sa parole, sans quoi les Daël continueraient de passer pour des lâches et des menteurs pendant au moins sept mille générations ! Et maintenant, le pêcheur faisait des efforts surhumains pour surmonter sa peur, cette crainte superstitieuse, venue du fond des âges, de toute hiérarchie élevée au rang de mythe. Son visage était aussi blanc que sa chevelure de neige ceinte d'un bandeau noir. Un silence tendu régnait dans la bulle océane qui glissait avec légèreté sur la mer basse et étale. Comme son passager, Kwen Daël avait revêtu une combinaison et des cuissardes dont les couleurs jaune et rouge formaient des taches vives sur la coque transparente de l'embarcation. « Là ! Arrêtez-vous ! dit soudain Tixu. Nous y sommes ! » Docile, Kwen Daël coupa le moteur et enfonça la manette de l'ancre magnétique. L'aquasphère s'immobilisa au pied du rempart qui semblait les écraser de toute sa hauteur. Le sas latéral se déverrouilla et coulissa dans sa gaine. Une odeur d'iode et d'algues s'engouffra à l'intérieur de l'embarcation. Tixu saisit le grappin automatique, un petit bijou de technologie dont le pêcheur avait passé trois bonnes heures à lui expliquer le fonctionnement, et se faufila par l'écoutille. Avant de sortir, il se retourna et s'adressa au Selpidien : « Attendez-moi ici, comme convenu ! » Kwen Daël n'avait pas l'air très réjoui à la perspective de passer un long moment de solitude dans un endroit qu'il jugeait particulièrement exposé aux regards. Grappin enroulé autour d'une épaule, Tixu agrippa l'arête supérieure d'un muret longeant tout le rempart et se hissa à la force des bras sur le sol pierreux et inégal d'une allée accessible seulement à marée basse et parsemée de flaques abandonnées par l'océan. Il contourna la tour d'angle, repéra le pan de mur en trompe-l'œil qui dissimulait le repli du rempart et chercha fébrilement des yeux l'ouverture à partir de laquelle l'escalier amorçait sa descente abrupte dans les soubassements du monastère. Il finit par la localiser, une trentaine de mètres au-dessus de sa tête. Elle surplombait le linéament verdâtre laissé par l'océan lors de ses visites à marée haute. Il programma la tête de visée électronique du grappin comme le lui avait montré Kwen Daël. Le mince filin, muni d'une ventouse-air, se déroula en grésillant et en jetant des lueurs intermittentes tout au long de sa régulière ascension. La ventouse se fixa sur le bord inférieur de la crevasse murale et maintint le filin à la verticale. Tixu l'empoigna et donna trois coups de poignet pour déclencher la remontée mécanique. Le grappin le tracta lentement jusqu'à la fissure. D'en haut, il n'apercevait plus l'océan, encore moins l'aquasphère, mais seulement la muraille ocre qui le cernait de toutes parts. L'ouverture était étroite, à un point tel qu'il éprouva les pires difficultés à se glisser à l'intérieur du rempart. Les bords tranchants des pierres le comprimaient comme un étau aux mâchoires puissantes et resserrées. La veille, son esprit était passé beaucoup plus aisément que son corps ! Lorsqu'il parvint enfin à se dégager, il décrocha la ventouse-air et prit la précaution d'enterrer le grappin sous un monticule de petites pierres. La lumière du jour éclairait parcimonieusement les premières marches de l'escalier rudimentaire dont l'échappée se transformait plus loin en une gueule noire et mystérieuse. Il extirpa une petite torchelase empruntée au pêcheur de la poche ventrale de sa combinaison et en promena le rayon de lumière blanche sur les parois grossièrement étayées, puis sur la roche. Il entama sa descente avec prudence, ce qui ne l'empêcha pas de trébucher à plusieurs reprises sur des marches branlantes et couvertes de mousse glissante. L'obscurité était opaque, beaucoup plus dense en tout cas que l'impression de clair-obscur que lui avait laissée sa vision. De grosses pierres obstruaient parfois le passage. Elles provenaient du mur de soutènement de la voûte, effondré par endroits. Il lui fallut alors les contourner ou même les escalader. Il s'écorcha les bras et les jambes sur les saillies acérées, se cogna la tête aux stalactites de la voûte qui ne tenait plus que par un miracle sans cesse renouvelé d'équilibre. Un silence étrange, irréel, planait sur ce boyau oublié. Le silence sépulcral d'une tombe renfermant un monde en décomposition. Il entrevit soudain une lueur vacillante en contrebas. Elle jaillissait par à-coups d'un soupirail à demi défoncé dont la grille arrachée et tordue gisait au pied de l'escalier. Il y avait du monde à l'intérieur de la crypte. Tixu résolut de ne pas révéler sa présence. Il éteignit la torchelase, s'allongea et rampa dans une boue collante et froide pour franchir le seuil du soupirail, prenant garde à ne pas s'empaler sur les saillies rouillées de la grille. A l'intérieur de la crypte, un curieux personnage que Tixu avait croisé dans sa vision de la veille s'agitait entre l'armoire renversée et les étagères murales. A la lueur d'une bulle-lumière fatiguée, il s'affairait à entasser livres-films et vidéholos au centre du caveau. Il poussait des grognements et des ricanements sinistres, comme un antique démon des enfers dont il possédait certaines caractéristiques physiques : visage grotesque, difforme, grimaçant, yeux dilatés de fureur et de folie, arcades sourcilières boursouflées... Les ailes déployées de son ample robe noire lui donnaient l'allure d'une chauve-souris géante et maladroite. Tixu, que les éclairs de démence dans le regard de l'homme incitaient à la prudence, s 'introduisit avec une lenteur circonspecte dans la pièce. Mais l'homme sentit sa présence dans son dos. Il se retourna brusquement, brandit le poing et fondit sur l'Orangien à demi engagé au travers du soupirail. « Qui êtes-vous, hein ? vitupéra-t-il. Que voulez-vous ? Qui vous a permis d'entrer ici ? Hein ? Je suis le chevalier Nobeer O'An, médecin guérisseur de l'Ordre absourate. Et vous, nommez-vous ! » Il claqua des doigts et dirigea la bulle sensitive sur l'Orangien. L'antra émergea subitement dans l'esprit de Tixu qui, galvanisé par la puissance qu'il dégageait, se redressa, se campa sur ses jambes et se tint prêt à riposter au vieil homme. Le déplacement de la bulle créait un jeu d'ombres mouvantes sur la voûte suintante. Elle effleurait de sa langue tremblotante les étagères à moitié vides, l'armoire de durai renversée, l'amas des livres-films et des vidéholos maculés de boue. Sans même attendre la réponse de Tixu, le chevalier détourna inopinément son attention de lui et se lança dans un soliloque incohérent : « Moi, Nobeer O'An, je ne laisserai rien... Il ne faut laisser aucune trace ! Que jamais, jamais personne ne sache ni même ne se doute de ce qui s'est passé ici ! Personne, non, personne ! Car moi, Nobeer O'An, je le sais bien que le mahdi Seqoram nous a quittés depuis toutes ces années ! Je le sais bien qu'il a été assassiné par les quatre sages du collège et le bureau de Pureté ! Son squelette est quelque part dans un de ces caveaux ! Je l'ai vu ! Je l'ai vu ! Mais je n'ai rien dit, rien dit ! J'avais peur, moi, un chevalier ! Qui êtes-vous, hein ? Comment avez-vous eu connaissance de cette crypte, hein ? Nous allons tous mourir, comme est mort le mahdi Seqoram il y a de cela quarante-deux ans ! Les décideurs lui ont enfoncé une dague dans le cœur ! Enfin, pas eux. Un trapite qu'ils ont tué par la suite. Le mahdi Seqoram voulait régénérer l'enseignement, mais eux ne le voulaient pas ! Il n'y avait pas de place pour eux dans ce que prévoyait de faire le mahdi ! Ils seraient redevenus de simples chevaliers ! Ils ne le voulaient pas ! Ils l'ont tué ! Ils ont tué leur maître ! Le grand maître de l'Ordre absourate ! Que venez-vous faire ici, hein ?... Quarante-deux ans que les sages et Plays Hurtig jouent leur sinistre comédie... Moi, Nobeer O'An, lorsque j'étais jeune, j'ai vu le mahdi Seqoram. Il était malade et j'ai accompagné mon maître guérisseur, le chevalier Babadij, à son chevet... Le mahdi m'a souri et m'a dit à l'oreille : "Si je meurs maintenant, l'Ordre ne me survivra pas ! Je n'ai pas eu le temps de renouer avec le véritable enseignement. Mais si je meurs, sache qu'un autre homme attend dans l'univers la venue de nouveaux disciples pour entreprendre une autre œuvre. Si je meurs, jeune aspirant, ne reste pas ici, pars, cherche cet homme ! Si tu le cherches avec ton cœur, tu le trouveras où qu'il soit..." Le mahdi est mort quelque temps après et ses meurtriers ont pris sa place... Mais moi, Nobeer O'An, je ne suis pas parti, j'ai découvert la vérité et j'ai vécu pendant quarante-deux ans dans la peur des vigiles de Pureté ! Ils ont assassiné sans pitié tous ceux qui avaient eu le malheur d'en apprendre un peu trop sur leur compte ! Tout autour de cette crypte, les fondations sont remplies des squelettes de ceux qu'on expédiait soi-disant pour de lointaines et difficiles missions ! Pour la plus grande gloire de l'Ordre ! Le monastère repose désormais sur la mort et le mensonge ! Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Moi, Nobeer O'An, j'ai perdu ainsi mon meilleur ami... Un coup de couteau entre les omoplates... Les trapites étaient à la solde des décideurs... J'ai vu son cadavre... Connaissez-vous le chevalier Long-Shu Pae ? Il a eu beaucoup de chance d'avoir été exilé avant de découvrir la vérité, sinon il aurait fini comme les autres!... Et moi pendant quarante-deux ans, au lieu de suivre les conseils du mahdi, je suis resté à mijoter dans ma peur ! Je ne voulais pas partir de peur qu'on me soupçonne et qu'on me poursuive ! Peur ! A en chier dans ma bure ! Moi, Nobeer O'An ! Voilà ! Voilà à quoi a servi l'enseignement ! Abreuver la soif de pouvoir de certains ! Maintenir les autres dans leur merde ! Mais personne ne doit savoir... Tout cela doit partir en fumée!... Poussière ! Tout retourne à la poussière ! Qui êtes-vous ?... Nobeer O'An, merde au cul!... » Un rire démoniaque s'échappa de sa gorge. Il se mit derechef à amonceler tous les objets qui lui tombaient sous la main. Il ne s'intéressa plus à Tixu, lequel jugea inutile de chercher à le raisonner et s'éclipsa rapidement par les galeries souterraines. Ce fou avait probablement l'intention de mettre le feu aux archives de l'Ordre et l'Orangien devait agir vite s'il ne voulait pas que sa retraite fût complètement coupée. Il ralluma sa torchelase et pressa le pas. Il remonta les galeries et avala quatre à quatre les marches des escaliers intermédiaires qui montaient au bâtiment où il avait vu Aphykit alitée. Il déboucha sur une cour pavée et fermée, entre le chemin de ronde et une succession de toits en terrasse. Il n'y rencontra pas âme qui vive, seulement des mouettes jaunes et des fous à crête d'argent qui exploraient craintivement les recoins du monastère désert. Il s'était perdu. Il poussa un juron et tenta de battre le rappel de ses souvenirs. Il embrassa du regard les constructions imbriquées les unes dans les autres. Une porte de bois massif, restée ouverte sur une façade grise, bâillait sur un corridor. Elle lui évoquait vaguement quelque chose. Il s'y engouffra et traversa une enfilade de salles basses et sombres où trônaient des cornues à parois d'air, des éprouvettes et une multitude d'instruments médicaux, où flottait une âcre odeur d'herbes macérées et de minéraux broyés. Le monastère vibrait de la résonance du vide, comme un gigantesque vaisseau fantôme. Tixu grimpa et dévala des escaliers entortillés, longea des couloirs, ouvrit des portes à la volée. Elles grinçaient sur leurs gonds et ne dévoilaient que des cellules grises et nues. Il tâtonna ainsi pendant un bon moment. Puis il découvrit enfin la chambre de la jeune femme. La luminosité chaude qui baignait la petite pièce contrastait avec la clarté blafarde, froide et sale des autres cellules. Aphykit était toujours allongée sur le lit autosuspendu. Ses cheveux aux reflets d'or, épars sur l'oreiller, formaient un improbable soleil. Le cœur battant, il s'approcha d'elle. Il fut de nouveau subjugué par sa beauté. Ses yeux aux iris vert, bleu et or se posèrent sur lui avec indifférence. Son teint était d'une pâleur mortelle. « Bonjour, murmura-t-il, alarmé par l'absence d'expression de son regard. Je suis venu vous chercher. Il y a du danger à rester ici... » La tête de la jeune femme se tourna ostensiblement vers lui et ses lèvres remuèrent faiblement comme si elle voulait parler. Mais aucun son ne franchit le seuil de sa bouche. « Je... je vais vous porter. Un ami nous attend de l'autre côté du mur d'enceinte... » Il tira sur le drap. Une grossière chemise de toile bleue recouvrait le corps d'Aphykit des épaules jusqu'aux genoux. Il se pencha, passa ses bras autour de sa taille et commença à la soulever, quand, saisie d'un brusque sursaut d'énergie, elle regimba violemment, replia ses genoux sur sa poitrine et hurla : « Non ! Non ! Filp!... » Décontenancé par cet accès de violence, il recula d'un pas et hésita sur la conduite à suivre. Il décida de ne pas tenir compte des protestations d'Aphykit, dont était sans doute responsable le virus qui proliférait dans ses veines. Il étouffa également la flambée de jalousie qui lui dévorait les entrailles depuis qu'il l'avait entendue prononcer le nom de son rival. Il la saisit résolument par la taille — Dieu, que sa taille était fine ! —, esquiva tant bien que mal les coups d'ongles hystériques qu'elle lui décocha et la hissa sur ses épaules. Elle agita furieusement bras et jambes et frappa son ravisseur à l'aveuglette, mais malgré la grêle de coups qui s'abattait sur son torse, son dos et son visage il ne relâcha pas son étreinte. Elle poussa un hurlement terrifiant qui lui déchira les tympans : « Je ne veux pas ! Laissez-moi ! Filp ! Je veux voir Filp ! » Son fardeau, difficile à maîtriser, ne simplifia pas la descente de Tixu, obligé de s'arrêter toutes les trois marches pour raffermir sa prise. Il faillit trébucher un nombre incalculable de fois. Dotée d'une vigueur surprenante en regard de son anémie apparente, elle se débrouillait pour libérer un pied, un bras, une main, essayait d'en griffer ou d'en frapper l'Orangien. Lui s'efforçait d'agripper ce pied, ce bras, cette main, de contrôler ces membres récalcitrants, désordonnés, qui lui échappaient sans cesse. A force de ténacité, il parvint à descendre jusqu'aux premières galeries qui plongeaient dans le cœur des ténèbres. Comme il ne pouvait se servir de sa torchelase, il avançait au jugé, se basant sur les ultimes traînées falotes de clarté qui agonisaient sur les parois et les voûtes luisantes. Son pied buta contre une grosse pierre et il perdit l'équilibre. Ils tombèrent lourdement sur le sol de terre battue, entremêlés, enlacés. Elle enfonça sauvagement ses ongles dans la joue et le front de Tixu et lui arracha des lambeaux de peau. Des rigoles tièdes coulèrent sur son nez et son menton. Sous le coup de la douleur, il lâcha prise. Elle exploita aussitôt ce petit moment de confusion pour se relever et prendre la fuite. Elle n'alla pas loin : ses jambes n'eurent pas la force de la porter. Aussi soudainement qu'elle s'était rebellée, elle s'affaissa contre la paroi raboteuse de la galerie. Adossée à la roche, yeux vitreux, membres inertes, haletante, elle demeura assise, prostrée, vidée de toute énergie. Cette fois, Tixu ne rencontra aucune résistance lorsqu'il la ceintura et la jucha sur ses épaules. Tâtonnant, trébuchant, il progressa dans d'étroits boyaux sinueux et coudés. Il se laissait guider par son instinct. Les bouches mystérieuses se multipliaient de manière apparemment désordonnée au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les fondations. Il n'hésitait pas, il lui semblait que le murmure du silence le hélait. La tête et les bras d'Aphykit pendaient mollement sur son torse. Entre les différentes senteurs des herbes et des minéraux de guérison, il humait son odeur fleurie, la même qu'il avait respirée dans la cabine du déremat de Deux-Saisons. Il l'avait enfin retrouvée, il avait presque envie de pleurer. Il sut qu'il approchait de la crypte aux intermittentes et faibles lueurs qui s'échappaient de la porte basse, arrondie et entrouverte. Il entendit également les éclats de voix du chevalier pris de folie, toujours en train de soliloquer. Les livres-films, les vidéholos et autres objets divers avaient été entassés au milieu de la crypte. Le chevalier s'affairait à les arroser d'un liquide rougeâtre. Il tournait autour du monticule comme s'il exécutait quelque rite antique et magique. La lumière chaotique de la bulle à l'agonie sculptait les reliefs tourmentés de son visage, ses traits taillés à la serpe. Il roulait des yeux exorbités, presque révulsés, sa bouche se tordait en un affreux rictus. « Personne ne saura jamais ! Oh non, personne ! Même pas Nobeer O'An, même pas ce merde-au-cul ! Personne ne saura jamais... » Sa besogne l'absorbait tellement qu'il ne semblait pas remarquer la présence de l'Orangien qui avançait calmement en direction du soupirail. Aphykit, enroulée autour de ses épaules, gémissait doucement. Tixu enjamba posément l'armoire renversée et gagna l'issue dérobée. Il posa d'abord précautionneusement la jeune femme de l'autre côté de la paroi, au pied de l'escalier, puis s'introduisit à son tour dans le passage. Le chevalier aliéné se rua brusquement sur lui en hurlant : « Personne ! Personne ne doit savoir ! Personne ! » Et ses doigts aussi puissants que des serres de rapace se refermèrent sur le cou de Tixu qui, malgré ses contorsions, ne parvint pas à se dégager de la terrible emprise. La rage destructrice du vieil homme décuplait sa vigueur. Tout en maintenant sa pression, il claqua des doigts de sa main libre pour amener la bulle-lumière au-dessus de l'amas de livres-films et de vidéholos. Tixu, à demi asphyxié, se retourna comme un chatigre sauvage et lança son poing en direction de son adversaire dont le sternum éclata sous le choc. Ses os craquèrent comme du bois mort, mais curieusement ses doigts accentuèrent leur pression. L'Orangien eut l'impression qu'ils allaient lui briser les vertèbres cervicales. La bulle explosa soudain, ses filaments incandescents dégringolèrent en pluie scintillante sur le monticule imprégné de liquide rouge. Instantanément, les crêtes dansantes de hautes flammes se dressèrent dans la crypte qu'une fumée noire, âcre, ensevelit. « Personne ne saura jamais ! Tout va brûler ! Même ce qui ne brûle pas ! glapit le chevalier. Rien ne résistera à mon élixir de poussière ! Aucune trace ! Moi, Nobeer O'An, chevalier de guérison de l'Ordre... » Il n'eut pas le temps d'en dire plus. Sa robe noire s'était enflammée. Le brasier ardent léchait les parois et la voûte du caveau. Tixu sentit sur son visage exsangue l'haleine brûlante du feu. Hurlant de douleur, crachant le sang, le vieil homme lâcha le cou de l'Orangien qui, sans prendre le temps de retrouver son souffle, se rua dans le soupirail, saisit Aphykit par les aisselles et la traîna sans ménagement sur les premières marches de l'escalier. Sourcils et cils roussis, guidé par le rougeoiement intense des flammes lancées à sa poursuite, Tixu remonta aussi vite que possible en tirant la jeune femme. Les courants d'air rafraîchissaient l'atmosphère dont la température avait dangereusement grimpé. Il buta contre les grosses pierres qui obstruaient le passage. Des gouttes de sueur dévalaient dans ses yeux. Il s'arc-bouta contre la paroi rocheuse et parvint à glisser le corps d'Aphykit entre les interstices les plus larges, au prix de multiples et pénibles contorsions. Les premiers éboulements se produisirent en contrebas. Un fracas de tonnerre se répercuta de galerie en galerie. Tixu, craignant que l'escalier ne s'effondre à son tour, souleva Aphykit, la cala contre son torse et gravit les marches usées avec l'énergie du désespoir, sous les avalanches de cailloux et de terre. Il discerna enfin le mince rai de lumière diurne provenant de l'ouverture sur le rempart. Sur le palier du haut le grappin était toujours à sa place, sous le petit tas de pierres. Il l'en dégagea fébrilement. La muraille tout entière tremblait, gîtait, dans un grondement sourd et continu. Aphykit était tellement mince qu'il n'eut aucun mal à la pousser entre les bords étroits de la fissure. En revanche, il était plus corpulent et il lui fallut du temps pour se dégager des pinces minérales et passer sur le surplomb. Il fixa la ventouse-air, arrima le filin autour de la taille de la jeune femme puis sous ses propres aisselles, la maintint contre lui et se lança dans le vide. Le grappin, bien que surchargé (Tixu n'avait pas envisagé de se retrouver aussi pressé par le temps et avait initialement prévu deux allers-retours avec l'aide de Kwen Daël), entama sa descente automatique comme un fil tracé par une grande araignée. Des morceaux entiers de parapet tombaient du haut du rempart ébranlé et les frôlaient avant de s'abîmer sur l'allée dégagée par la marée basse. La carcasse tout entière du monastère tanguait, vibrait. L'effondrement des fondations avait rompu l'équilibre de la construction monumentale. Au bout d'un moment qui parut interminable à Tixu, ils touchèrent les larges pavés de l'allée. Les chutes de pierres, de plus en plus denses, soulevaient un nuage épais de poussière ocre et rouille. Il détacha le filin, prit Aphykit dans ses bras et contourna la tour d'angle. Les remous générés par les tremblements des fondations du monastère et les éboulements continus des pierres ballottaient l'aquasphère de Kwen Daël. Les cheveux du pêcheur, terrorisé, se dressaient sur sa tête. Ce fut avec un indicible soulagement qu'il vit réapparaître son intenable passager. Il tira le levier de remontée de la bouée magnétique, appuya sur le champignon de démarrage du moteur et rapprocha le plus possible la bulle océane de l'allée. Tixu enfourna la tête et les épaules de la jeune femme dans le sas latéral. Le Selpidien la récupéra de l'autre côté de la coque transparente. Dès que l'Orangien se fut à son tour introduit dans l'aquasphère, le pêcheur, refoulant sa curiosité maladive (les marques de strangulation sur le cou de Tixu et les griffures sur son front et sa joue l'intriguaient particulièrement), mit cap au large et s'éloigna rapidement de la zone de turbulence. Bien lui en prit : à peine furent-ils parvenus à une distance respectable du rempart que tout un pan de celui-ci s'effondra dans un bouillonnement d'écume et dans une brume de poussière et de gravats. On pouvait entrevoir par la blessure béante les toitures des bâtiments intérieurs, les dômes des salles, les donjons mineurs, les escaliers et les courettes étagées. « Que les fées nous viennent en aide ! bredouilla Kwen Daël qui avait du mal à détacher son regard de la muraille éventrée. Et maintenant, que faisons-nous ? » Allongée sur le plancher mobile, Aphykit geignait faiblement. Tixu se demanda combien de temps encore elle pourrait résister à l'implacable action du virus. Il ne disposait d'aucun remède. « Allons sur l'île, répondit-il distraitement. — L'île ? Quelle île ? demanda le pêcheur. — Celle dont vous m'avez parlé... Vous vous souvenez ? le jour où vous m'avez recueilli. L'île des monagres. Quelque chose me dit que c'est là que nous devons aller... — Mais c'est que... je ne sais pas où elle se trouve ! objecta Kwen Daël, abasourdi. Je ne sais même pas si elle existe ! — Eh bien, allons à l'endroit où vous m'avez secouru, proposa Tixu en haussant les épaules. Nous y trouverons peut-être un guide. » Demander au pêcheur de retourner sur les lieux où il avait vu le monagre, c'était comme lui demander d'aller visiter les îles noires des agrès. Mais il ne lui fallut pas longtemps pour surmonter sa surprise et sa frayeur. Avec l'hôte étrange et sibyllin que les fées lui avaient envoyé, plus rien ne lui paraissait impossible désormais. Il mit donc le cap sur le grand large, non sans prier secrètement toutes les fées d'Albar de lui accorder leur soutien. A l'heure du magisant, à cet instant précis où l'océan des Fées d'Albar achevait son jusant, des milliers de cadavres jonchaient le sable de la presqu'île. L'Ordre absourate n'était plus. Les mercenaires de Pritiv s'affairaient à réduire ses membres, à l'aide des poires à rayons momifiants, à l'état de poussière noire. Le chevalier Filp Asmussa gisait aux côtés de son parrain, le chevalier Choud Al Bah. Pas un ne réchappa du massacre. Ni chevalier, ni guerrier, ni aspirant, quels que fussent son âge, son grade ou sa fonction. En revanche, les fouilles mentales et physiques qu'effectuèrent les Scaythes d'Hyponéros et les interliciers dans l'enceinte du monastère se révélèrent infructueuses. La fille du Syracusain Alexu demeura introuvable. On ne parvint pas à fournir d'explication plausible à cette disparition, pas plus qu'au gigantesque incendie qui avait ravagé les fondations du monastère et entraîné l'effondrement d'une partie de son rempart. L'expert Harkot avait pris beaucoup de plaisir à détruire les cerveaux des gens de l'Ordre, les uns à la suite des autres, comme au préhistorique jeu d'enquilles II n'avait toutefois pas cessé de percevoir l'agaçante e : insaisissable présence, la poussière ennemie qui pouvait à tout moment se transformer en grain de sable. Un grain de sable susceptible d'enrayer la terrible machine qu'il s'apprêtait à mettre en route, lui, l'antenne majeure de la sixième étape du Plan. Lorsque tous les cadavres furent anéantis, pellicule de poussière noire sur sable doré, des canons furent amenés en face du monastère. Leurs gueules rondes vomirent de monstrueux rayons verts étincelants auxquels il ne fallut pas plus de cinq heures pour réduire la totalité de la construction en cendres. La presqu'île de Houhatte ne fut plus qu'une étendue désolée, calcinée, qu'à partir de ce jour les Selpidiens surnommèrent tristement le « Tombeau absourate ». CHAPITRE XXI L'avènement du nouvel empire permit à notre très sainte Eglise de connaître un essor sans précédent dans sa longue histoire. Chaque planète, chaque ville, chaque village, chaque rue posséda leur temple où le Verbe Vrai put enfin se faire entendre de ceux qui vivaient jusqu'alors dans l'ignorance des divines et parfaites lois énoncées par le Kreuz sur les dunes du grand désert d'Osgor. Grâce aux nombreux déremats mis à leur disposition, les cohortes de nos saints missionnaires se répandirent comme des colonnes de feu sur tous les mondes de l'univers connu. Pour ceux, impardonnables, dont les cœurs demeurèrent obstinément fermés à la vérité, les croix-de-feu furent dressées sur les places publiques. Les Scaythes inquisiteurs travaillèrent en étroite collaboration avec les cardinaux et les évêques des missions et combattirent l'hypocrisie, la fausse dévotion, l'apostasie et la rébellion intérieure. Les résidus des vieilles superstitions disparurent peu à peu, les officiants maudits de ces pratiques d'abomination furent suppliciés afin de montrer aux peuples quel sort attendait ceux qui s'abandonnaient à l'hérésie. Les lieux de ces cultes païens furent impitoyablement détruits, quelle que fût leur valeur architecturale ou artistique. Le muffi Barrofill le Vingt-quatrième, dont la commission étudie aujourd'hui l'éventuelle canonisation, était fermement décidé à extirper de chaque recoin du nouvel empire tout germe de déviation ou de schisme. Les écoles de propagande sacrée se remplirent de novices zélés, provenant de tous les mondes, brûlant de ce feu ardent qu'il nous plaît tant d'observer chez les jeunes gens. Et le nom divin du Kreuz retentit comme une immense clameur fervente d'une extrémité à l'autre de l'univers. Cependant, il advint que le grand connétable Pamynx, auquel nous sommes redevables de tant de choses, décida de se retirer de ce monde. Le grand sénéchal Harkot lui succéda et, sous sa redoutable autorité, commença une nouvelle ère qui restera dans nos mémoires comme la période florissante de la « Terreur des Experts ». Quant à moi, en ce temps-là, je croupissais dans un obscur cachot du palais inquisitorial de Duptinat, l'ancienne Ronde Maison des Wortling, sur la planète Marquinat. Mon esprit rebelle refusait alors de s'ouvrir à la Vraie Foi. Je ne pensais qu'au corps torturé de dame Armina Wortling, la grande pécheresse. J'avoue aujourd'hui que ce corps avait nourri mes sordides fantasmes d'adolescent solitaire et que je ne me résolvais pas à l'oublier. Mais les autorités ecclésiastiques firent preuve à mon égard d'une patience infinie : elles épargnèrent ma vie et laissèrent tout le temps à l'amour divin du Kreuz d'inonder mon âme et d'en bannir à jamais l'appétence de la chair... Mémoires mentaux du cardinal Fracist Bogh, qui devint muffi de l'Eglise du Kreuz sous le nom de Barrofill le Vingt-cinquième. Sur la scène holo centrale, les danseuses de sohorgo de l'Age médian évoluaient avec une grâce et une légèreté infinies. Les longues traînes arachnéennes de leurs chatoyants costumes s'enroulaient souplement autour de leurs corps et dessinaient des figures géométriques précises et éphémères tandis que les voix harmonieuses des trois chanteurs, assis sur leurs talons tout en haut de colonnes à parois d'eau enluminées, rythmaient mélodiquement la gestuelle des danseuses. Les loges mobiles, grandes sphères blanches capitonnées ouvertes sur le devant par un balcon, flottaient silencieusement dans la grande salle de l'Amphithéâtre, un édifice conique érigé au cœur du parc du palais impérial. Aucune des loges n'était vide : pour rien au monde les courtisans n'auraient voulu rater ce spectacle rarissime, ordinairement réservé à l'exclusivité d'une douzaine de grandes familles syracusaines. Pour l'occasion ils avaient fait assaut d'élégance et s'étaient parés de leurs plus riches toilettes : somptueux tissus aux reflets changeants, lourds bijoux de dentelle d'optalium, couronnes-eau lumineuses, fonds de teint pastel ou blancs, lèvres peintes de vermillon, de bleu ou de noir, dents passées à la nacrelle rose, vert pâle ou azur... Ils espéraient ainsi donner le change, croyaient ingénument que ces rutilants plumages suffiraient à faire oublier leur pauvre ramage, leurs origines souvent médiocres, voire roturières. La seule qualité que voulaient bien leur reconnaître les chantres avertis de l'étiquette, c'était leur fortune. Les caisses du nouvel empire étaient pratiquement vides et les grands argentiers avaient organisé cette soirée dans le but non déclaré de les renflouer. Mais la façon qu'avaient les invités de dévorer les danseuses des yeux, de chercher à posséder du regard ce qui n'était que l'expression de l'éphémère, de l'insaisissable, ne trompait pas les amateurs éclairés qui, eux, goûtaient le sohorgo du bout des yeux, du bout des cils, comme s'ils voulaient éviter de troubler la perfection des mouvements dansés. Les loges volantes se déplaçaient au ralenti. Leurs occupants variaient de temps à autre les angles de vue et les perspectives. Sur les murs concaves de l'Amphithéâtre se réfléchissait une lumière ténue, subtilement mordorée, baignant d'or incarnat l'eau parfumée d'une fontaine centrale. Des jets irisés et symétriques fusaient des gueules entrouvertes d'animaux stylisés. Groupés autour du bassin, les protecteurs de pensées, debout et impassibles dans leurs acabas blanches, attendaient tranquillement la fin du spectacle. Dans la loge frappée du tout nouveau sceau impérial (un cercle blanc symbolisant l'univers et une couronne dorée à trois branches, emblème de Syracusa), Menati Ang, vêtu sobrement de pourpre unie, colancor et cape, se désintéressait des évolutions des danseuses sur la scène. Ses yeux noirs et luisants étaient rivés en permanence sur sa belle voisine dont le manteau moiré à large col s'harmonisait parfaitement avec les mèches ambrées finement tressées autour du cache-tête jaune. Une mince couronne diamantine rehaussait l'éclat du teint ivoirin de dame Sibrit. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, Menati Ang enfonça les barrières de son contrôle mental, se pencha sur elle et lui glissa quelques mots à l'oreille : « Le spectacle vous plaît-il, ma dame ? — Je n'y prends absolument aucun goût, mon seigneur ! répliqua-t-elle sèchement sans même daigner lever sur lui ses merveilleux yeux noirs aux reflets bleutés. Pourquoi vous obstinez-vous à me poser ce genre de question ? Vous savez pourtant que je suis assise à vos côtés uniquement parce que vous m'y contraignez, parce que vous vous livrez à un odieux chantage sur les vies de ma fille Xaphit et de dame Alakaït de Phlel, ma dame de compagnie ! » A dessein, dame Sibrit n'avait pas contrôlé le volume sonore de sa voix. Ce fut suffisant pour que quelques têtes des loges voisines se tournent discrètement vers eux et que les regards se teintent de fugaces traînées de reproche. Mais l'on n'insista pas outre mesure, c'était quand même la loge de l'empereur de l'univers ! D'un simple geste de la main, Menati Ang commanda l'élévation de la loge qui s'envola vers le plafond à sept voûtes et se stabilisa à des hauteurs où nulle autre ne s'était jusqu'alors aventurée, juste en dessous de la nuée frémissante des bulles-lumière flottantes. « Ne parlez pas si fort, ma dame ! murmura Menati Ang entre ses dents serrées. C'est un crime contre l'art de s'immiscer par la voix dans le silence de la perfection!... C'est également le signe manifeste d'un esprit provincial ! » Cette fois, elle se tourna résolument vers lui et le fixa ardemment, farouchement, avec une violence haineuse dans ses yeux noirs. « Ce n'est pas moi qui ai engagé cette conversation, mon seigneur ! siffla-t-elle. Et, puisque vous avez l'extrême délicatesse de me rappeler mes origines provinciales, ayez donc également la bonté de m'en laisser retourner dans cette province que vous semblez tant mépriser ! » Il se mordit les lèvres, réaction inconsciente qui eut pour effet de fendiller le vernis brun dont sa bouche était peinte. Il dut battre le rappel de toutes les ressources de son contrôle mental pour ne pas exploser de rage. Il s'était donné jusqu'au dernier jour des fêtes impériales, décrétées sur les conseils du connétable pour célébrer avec faste la victoire totale des armées du nouvel empire sur l'Ordre absourate, dernier bastion de la Confédération de Naflin, pour réussir à conquérir dame Sibrit, cette femme qui s'ingéniait à le dédaigner, à le tenir dans un mépris, une froideur que rien ne paraissait être en mesure d'infléchir. Au-delà de ce sursis, il s'était juré de renoncer à elle et de la restituer à son père, l'illustre Alloïst de Ma-Jahi. Il avait pris cette décision contre l'avis du connétable, qui estimait qu'elle avait été le témoin direct de trop d'événements compromettants et qu'il fallait, en conséquence, la retenir de force au palais impérial ou encore, solution que Menati Ang se refusait catégoriquement à envisager, la réduire définitivement au silence. L'empereur était parfaitement conscient que sa belle-sœur incarnait sa faiblesse majeure, sa plaie ouverte, et il était fermement résolu à mettre un terme à cette situation, qu'elle eût une issue favorable ou non. Tout au long de cette semaine de réjouissances, jouant ses dernières cartes, il l'avait invitée aux représentations de mime tridimensionnel, aux longues et féeriques soirées animées par les poètes et les musiciens, aux banquets officiels ponctués de ballets et de sculptures éphémères, il l'avait couverte d'attentions, de cadeaux et de fleurs, mais rien de tout cela n'avait pu la sortir de l'indifférence méprisante avec laquelle elle le traitait. Bien que Menati Ang fît son possible pour dissimuler en public ses sentiments pour dame Sibrit, les rumeurs commençaient à se répandre : la veuve de Ranti Ang, la petite provinciale vierge, repoussait sans ménagement les avances de son illustre soupirant de beau-frère ! Comme s'il n'y avait pas d'autres femmes séduisantes à la cour ! Les dignitaires, à la fois étonnés et amusés, avaient un peu de mal à admettre que le maître déclaré de l'univers se trouvât à la merci des caprices d'une femme à qui le seigneur Ranti avait préféré Spergus, le petit paritole d'Osgor. En leur for intérieur et à l'abri de leurs protecteurs de pensées, ils jugeaient le comportement de Menati Ang tout à fait puéril et indigne de son rang et se demandaient ce qu'attendaient les conseillers proches de l'empereur pour mettre fin à cette situation ridicule. « Qu'ai-je donc fait, ma dame, pour mériter pareil sort ? demanda-t-il d'une voix outrageusement suppliante. N'ai-je pas tenté de vous rendre cette semaine agréable ? — Si vous désiriez réellement m'être agréable, mon seigneur, répliqua-t-elle, vous me laisseriez repartir en Ma-Jahi pour le seul plaisir d'exaucer ma volonté ! » De l'endroit où ils se trouvaient, ils dominaient le double ballet des loges qui traçaient leurs molles arabesques au-dessus de la scène centrale, et des danseuses, lointaines taches brillantes et mouvantes. Par les hautes baies arrondies des murs cuivrés apparaissaient les frondaisons blanc et noir des ampasètes à damier et les faîtes multicolores et élancés des grands albotoès. « D'ailleurs, cela vous rendrait un fier service, mon seigneur, reprit-elle. Les gens de cour racontent de méchantes fables à votre endroit ! A cause de moi vous voici la cible privilégiée des ragots. Ne croyez-vous pas qu'il y va de votre intérêt de vous débarrasser de moi au plus vite et de mettre un terme aux médisances ? » Il l'enveloppa d'un regard douloureux et brûlant. « La calomnie est un trait de caractère immuable de la nature courtisane, ma dame. Le fait que je sois la risée de ces flagorneurs m'importe peu ! Mais j'avoue que vous êtes parvenue à épuiser les ultimes réserves de ma patience. Je désespère maintenant de vous voir changer d'attitude à mon égard. Cependant, laissez-moi encore vous faire part de mon étonnement devant votre prétendu attachement à la mémoire de mon frère Ranti. Il a passé son temps à vous négliger, à vous humilier... Vous a-t-il jamais honorée de sa présence dans votre lit, ma dame ? » Une ombre de réprobation passa sur les traits offusqués de dame Sibrit. « En cela il ne faisait que suivre les saints commandements de l'Eglise du Kreuz », protesta-t-elle du bout des lèvres. Elle savait que cet argument aurait pour unique résultat de fournir à son interlocuteur une nouvelle occasion de libérer son fiel caustique. Un petit sourire cynique affleura sur les lèvres de l'empereur et découvrit ses longues dents teintes de nacrelle ambrée. « Suivait-il ces mêmes commandements avec un petit paritole blond du nom de Spergus Sibar ? ironisa-t-il. Ma dame ! Ma dame ! Il ne vous a pas rendue femme pour la simple et mauvaise raison que seuls les corps des jeunes garçons éveillaient le désir en lui ! Et non pas, comme vous le prétendez, en vertu d'une quelconque observance de la loi kreuzienne ! — Taisez-vous ! lâcha-t-elle, aussi pâle que sa couronne diamantine. Taisez-vous ! Vous n'avez pas le droit de... » Il la coupa sèchement. « Ma dame ! De grâce, veuillez reprendre empire sur vous-même et modérer votre voix !... Vous savez bien que ce que je vous dis là est l'expression de la vérité ! La vérité est parfois blessante!... Pour en revenir à l'Eglise, elle tolère les relations charnelles entre époux pourvu qu'elles se conforment aux Tolérances conjugales décrites dans le code kreuzien de la vie appliquée... Et puis les lois, nous pouvons les interpréter à notre convenance. Ne cherchez donc plus à vous dissimuler sous de faux prétextes ! Abaissez, s'il vous plaît, ce masque d'hypocrisie qui sied si mal à votre beauté ! Nous ne sommes plus en âge, ni vous ni moi, de nous livrer à de puériles parties de cache-cache ! Votre prétendu amour pour mon crétin de frère n'a été et ne demeure qu'un leurre. Vous vous bernez vous-même, vous jetez un voile sur votre vraie nature de femme ! Et vous refusez votre chance, ma dame, cette chance unique qui vous tend les bras ! Elle vous offre un destin hors du commun et vous passez votre temps à vous justifier de ce flagrant manque de discernement... — Ce n'est pas la chance qui me tend les bras mais vous, mon seigneur, vous l'assassin de mon mari et de deux de mes enfants ! La chance est un mot curieux dans votre bouche... — Rassurez-vous, ma dame, je ne me formaliserai plus jamais de vos perfides allusions. N'est-ce pas d'ailleurs votre prétendu mari qui déclarait, juste avant sa mort, qu'il ne fallait pas mêler sentiments personnels et affaires d'Etat ? N'est-ce pas lui qui a ordonné froidement l'exécution de vos chers amis Tist et Maryt d'Argolon ?... Mais il suffit ! Je suis las de rabâcher les mêmes mots, de subir les mêmes reproches. Vous m'avez demandé une faveur il y a quelques instants : vous avez exprimé le souhait de retourner dans la province de Ma-Jahi, je crois. Eh bien, cette faveur, je vous l'accorde ! Dès demain, à l'aube du premier jour, vous serez libre de vos mouvements. Vous pourrez partir en compagnie de votre frère, Moulik de Ma-Jahi, dont j'ai remarqué la présence à la cour ces temps-ci... » Dame Sibrit se rencogna dans le fauteuil de la loge. Interdite, incrédule, elle se demanda quel nouveau piège se dissimulait sous ces paroles. « Votre fille Xaphit vous sera rendue, cela va de soi, poursuivit Menati Ang. Quant à votre dame de compagnie, dame Alakaït de Phlel, elle ne sera pas inquiétée, je vous en fais le serment. Vous serez cependant astreinte au silence d'Etat : vous ne devrez révéler à quiconque, je dis bien à quiconque, les circonstances du décès du seigneur Ranti ! Si, par le plus grand des hasards, vous vous avisiez de rompre ce silence, votre vie, la vie de votre fille et celle d'Alakaït de Phlel n'auraient plus aucune raison d'être épargnées. Ce silence est le gage de votre tranquillité... Surtout, ma dame, ne vous répandez pas en remerciements ! Cette décision tient davantage à vous qu'à moi. Rendez plutôt hommage à votre entêtement!... Peut-être pourrons-nous à présent goûter le sohorgo avec un plaisir dénué d'arrière-pensées... » La loge impériale amorça sa descente et se fraya un chemin sinueux entre les loges courtisanes, lesquelles se faisaient un devoir de s'écarter ostensiblement lorsqu'elle sollicitait le passage vers la scène centrale. Jusqu'à la fin de la représentation, Menati Ang se claquemura dans un mutisme obstiné, boudeur. Ses yeux noirs, seuls signes de vie dans son visage impassible, suivaient avec détachement les gracieuses évolutions des danseuses. Dame Sibrit n'osait pas encore ajouter foi aux promesses de l'empereur. Elles signifiaient pourtant la délivrance d'un monde auquel, malgré sa position privilégiée, elle s'était toujours sentie étrangère. Elle était comme un oiseau trop longtemps retenu prisonnier entre les barreaux d'une cage étroite et qui a perdu l'espoir de s'envoler. Et voilà soudain qu'on ouvre la porte de sa cage, qu'il contemple, inquiet, ce ciel infini qui l'effraie. La perspective de revoir les paysages désertiques de son enfance, de retrouver son père à qui elle vouait une profonde affection lui apparut comme une abstraction, une illusion. Cette sensation était d'autant plus aiguë que la décision de Menati Ang, aussi inattendue que brutale, allait à l'encontre du songe qui lui avait rendu visite la nuit précédente. Depuis la disparition de Ranti Ang, c'était la première fois qu'un rêve clair l'avait tirée en sursaut, couverte de sueur glacée, du profond sommeil de la seconde nuit. Elle s'y était vue livrée au désir sensuel de l'empereur. Il avait triomphé de son corps écartelé avec une férocité proche de la bestialité. Mais ce qui l'avait le plus troublée, c'était que cet acte de chair répugnant, obscène, lui avait procuré une sorte de plaisir malsain, sale, et qu'elle avait pleuré de honte par la suite. Au premier matin, elle était restée une bonne heure dans son bain à émulsions lavantes pour se purifier de cette souillure mentale, pour extirper de sa peau toute trace de cette boue nocturne. Puis elle avait cherché à se convaincre que cette vision n'était pas prémonitoire, que ce songe n'était qu'un accident, un envoyé du hasard. Mais une intuition tenace lui avait soufflé qu'il exprimait, au contraire, l'évidence de ses propres contradictions, de ses propres faiblesses. Or Menati Ang lui annonçait subitement qu'il renonçait à elle ! En même temps qu'un sentiment de soulagement, une toute petite pointe de dépit l'effleura, une vague lueur de regret qu'elle mit aussitôt sur le compte de sa nature versatile. Elle observa l'empereur à la dérobée. Il semblait absorbé dans la contemplation du sohorgo mais en vérité — cela n'échappait pas à sa perspicacité féminine — il dérivait sur une mer tourmentée de pensées déçues. À la fin de la représentation, les danseuses et les chanteurs saluèrent cérémonieusement les spectateurs. Pas un bruit, pas un souffle, pas un mouvement de cils ne perturba le silence imprégné d'admiration. Un véritable triomphe. Une loge ecclésiastique, capitonnée de violet et de blanc, se glissa subrepticement en face de la loge impériale. La face ratatinée de Barrofill le Vingt-quatrième, muffi de l'Eglise du Kreuz, surmontait le rebord plat du balcon et disparaissait sous un amas d'étoffes blanches. A ses côtés avait pris place le cardinal Frajius Molanaliphul, vêtu d'un surplis violet sur un colancor rouge et dont le visage rose vif, congestionné, trahissait un goût immodéré pour la bonne chère. Le Pasteur Infaillible tendit sa main gantée de blanc au-dessus du balcon de la loge impériale. Menati Ang et dame Sibrit baisèrent du bout des lèvres et à tour de rôle l'énorme anneau muffial. « Je vous souhaite le bon premier soir, Votre Sainteté, dit l'empereur. Avez-vous pris quelque plaisir au spectacle ? — Je l'ai apprécié à son juste mérite, mon seigneur, répondit le muffi de sa petite voix aigrelette. Lorsqu'il est exécuté de la sorte, le sohorgo de l'Age médian est un art véritablement divin. » Menati Ang devina que la présence de Barrofill le Vingt-quatrième dans l'Amphithéâtre n'était pas uniquement motivée par l'amour de l'art mais par cette entrevue, dont le caractère fortuit n'était qu'apparent. « Les implantations de vos missions sur les planètes de l'empire se déroulent-elles selon vos prévisions, Votre Sainteté ? — Nous n'avons pas à nous plaindre de ce côté-là, mon seigneur ! Chaque ville de chaque planète possédera sous peu son dôme kreuzien où sera prononcé le Verbe Vrai. Nos missionnaires accomplissent de véritables prodiges. Ils recueillent un nombre croissant de vocations dans les populations autochtones et nous serons heureux de recevoir bientôt des milliers de novices dans nos écoles de propagande sacrée. Et nous avons également entendu dire que la bonne volonté et l'efficacité des Scaythes inquisiteurs facilitent grandement la tâche de nos cardinaux et de nos évêques des missions. C'est une nouvelle dont nous nous réjouissons, mon seigneur. — Le connétable y veille, dit Menati Ang. Ces jours-ci, il se déplace lui-même de planète en planète afin de ne laisser à personne d'autre le soin de contrôler la cohérence de l'organisation impériale, dont l'Eglise est une pièce maîtresse... » Les petits yeux délavés, éteints, du cardinal Molanaliphûl ne cessaient de fixer dame Sibrit. Ce regard, un mélange incertain de dégoût visible et de concupiscence rentrée, la mettait mal à l'aise. Elle avait l'impression que cet homme, tapi dans la pénombre de la loge comme un charognard, la dépouillait, dénudait son âme et son corps. Elle avait hâte que se termine l'entretien entre l'empereur et le muffi pour échapper à la brûlure de cet examen indiscret. Elle bouillait maintenant d'impatience de regagner ses nouveaux appartements du palais impérial, d'embrasser sa fille, une gamine espiègle à laquelle elle commençait à vraiment s'attacher, et de préparer son départ. Elle projetait également d'envoyer sans délai un messacode à son frère, Moulik de Ma-Jahi, pour qu'il prît toutes les dispositions nécessaires avant un ultime revirement de Menati Ang. « Mon seigneur, cet endroit n'est guère propice aux conversations, observa le muffi dont la vivacité, l'acuité du regard sans cesse en mouvement démentaient l'onctuosité des gestes. Nous sollicitons de votre bienveillance une audience privée. Et, si cela peut vous agréer, dès ce soir. » L'empereur ne chercha pas à dissimuler sa contrariété. « Ce soir ? Mais, Votre Sainteté, vous n'ignorez pourtant pas que c'est la dernière nuit de réjouissances ! Je me dois d'honorer de ma présence la grande soirée de poésie élégiaque donnée dans les jardins du palais. J'y suis contraint : elle est retransmise en bullovision universelle et en U.A.S.F. — Je sais votre emploi du temps très chargé, mon seigneur, mais permettez-moi d'insister. Ce que nous avons à vous confier est urgent. Et, nous vous en faisons le serment, cette entrevue n'excédera pas quelques minutes de votre précieux temps. » Dans la bouche de ce vieillard patelin, ces paroles en apparence anodines résonnaient comme une menace voilée. « Eh bien, soit, Votre Sainteté ! Accordez-moi toutefois quelques instants de répit, le temps de raccompagner dame Sibrit dans ses appartements, et retrouvons-nous dans la petite salle des réceptions privées. — Cela nous conviendra parfaitement, mon seigneur », murmura le muffi en s'inclinant. Sa loge se fondit dans le flot désordonné des autres sphères blanches. Menati Ang se demanda fugitivement quelle idée retorse avait bien pu germer dans la tête du Pasteur Infaillible. Avait-il eu vent du complot que Pamynx et certains cardinaux ourdissaient contre lui ? Impossible ! Ils avaient pris toutes les précautions... Avant que la loge impériale ait eu le temps de se poser sur le carrelage de marbre noir, plusieurs courtisans s'en vinrent quémander à leur tour la faveur d'un entretien particulier avec Menati Ang afin de solliciter son souverain arbitrage pour de sombres questions de préséance honorifique ou familiale. Il s'en désempêtra par l'octroi de vagues promesses étayées de sourires doucereux. Les danseuses du sohorgo, alignées sur le devant de la scène, recevaient les félicitations un tant soit peu appuyées d'admirateurs qui étalaient leur ravissement avec une complaisance de paritole. Malgré la débauche d'efforts qu'exigeait leur art millénaire, aucune trace de transpiration ni de fatigue n'était décelable sur les traits détendus des jeunes femmes. L'empereur, suivi de dame Sibrit, s'approcha d'elles pour les congratuler avec la sobriété et la dignité qui convenaient à un fils de noble famille. A peine les spectateurs posaient-ils le pied hors des loges que leurs protecteurs de pensées leur emboîtaient instantanément le pas. Ces mouvements divers engendraient un désordre total autour du bassin central, un mélange incohérent de faces poudrées, minaudeuses, et de capuchons blancs, anonymes. Menati Ang suspendit un instant les formalités et les hypocrisies d'usage, se pencha sur dame Sibrit et chuchota : « Nul besoin de vous demander, je pense, s'il vous plairait de m'accompagner à cette soirée de poésie élégiaque... J'en connais la réponse... » Elle se contenta de fixer le sol d'un air buté. « Je vais donc vous ramener une dernière fois à vos appartements. Après quoi, je vous jure sur ce que j'ai de plus sacré de ne jamais plus vous importuner ! » Des lambeaux de tristesse se déchiraient dans sa voix. Tout autour d'eux se pressait la foule des courtisans, ronde tourbillonnante et pépiante de sourires crispés, de manières affectées, d'yeux volages, de voix bruissantes, de mèches extravagantes et colorées, de teints blafards. Cette ambiance de volière sophistiquée, ce culte de l'apparat, de la façade, indisposaient plus que tout dame Sibrit qui préférait, à tout prendre, les manières brutales de Menati Ang. Elles avaient au moins le mérite — ou l'excuse — d'une certaine sincérité. Les femmes, en particulier, la toisaient du haut de leur dédain hautain tout en lui adressant des petits signes de main et des mimiques A.P.D. figées. Elles ne lui pardonnaient pas de monopoliser et de mépriser les faveurs du Ang alors qu'elles, elles multipliaient à l'envi les poses aguicheuses et les mines enjôleuses, cherchaient par tous les moyens à se faire remarquer à l'ombre falote de leur terne époux et n'obtenaient de l'empereur qu'une indifférence qui les désespérait. Au bout d'un moment qui parut interminable à dame Sibrit, Menati Ang parvint enfin à s'extraire des mille tentacules de l'insatiable pieuvre courtisane. Ils sortirent par le monumental portail central de l'Amphithéâtre. Une escouade imposante de la garde impériale, composée de mercenaires de Pritiv vêtus d'uniformes et de masques noirs, se joignit aux six protecteurs déjà placés dans le sillage de l'empereur. Un peu en retrait suivaient les protecteurs personnels de dame Sibrit, visages ensevelis dans les capuchons de leur acaba blanche brodée de liserés rouges. L'un de ces deux Scaythes n'était autre qu'Harkot, le tueur mental expert, héros de la bataille de Houhatte — on l'avait présenté comme un héros, et pourtant il n'avait rien fait d'exceptionnel ; curieux, ce besoin des humains de tout glorifier... Harkot avait persuadé son complanétaire, protecteur attitré de dame Sibrit, de lui céder provisoirement sa place. Persuadé n'était pas le mot exact. L'Hyponériarcat avait simplement émis une impulsion et avait dissous le germe vital du protecteur dans le conglomérat chargé du Plan. Harkot pensait que sa présence constante auprès de la veuve du seigneur Ranti Ang constituerait la clé majeure du succès de son entreprise. Une fois dans la place, il n'avait rencontré aucune difficulté à déceler une faille béante dans l'esprit de dame Sibrit : cette femme se livrait en permanence à un jeu subtil d'attirance et de répulsion. Si elle se refusait à l'empereur, ce n'était pas qu'elle ne l'aimait pas, c'était seulement qu'elle avait peur de ses propres désirs. De plus, elle possédait l'intéressante propriété de capturer le futur dans ses songes. Pendant son sommeil elle voyait des scènes qu'elle volait au temps. Cette étrange faculté, qui n'avait rien à voir avec le travail de prévision des maîtres germes, captivait le tueur mental. Il avait informé le muffi de l'Eglise kreuzienne des résultats de son inquisition. Ils avaient décidé de mettre à profit l'absence providentielle du connétable, en mission d'inspection sur les planètes de l'empire, pour passer immédiatement à l'action. L'escorte impériale traversa le parc que les éclats mourants de Soleil Saphyr, qui s'abîmait à l'horizon, enluminaient de bleu et de mauve. La première nuit s'annonçait. Déjà les bulles-lumière flottantes planaient au-dessus des allées et s'emplissaient d'une clarté laiteuse. Au-delà des massifs et des bosquets se dressait la gigantesque façade bleu ciel du palais, ornée d'une multitude de sculptures fluorescentes et surmontée de tourelles pastel recouvertes de leur chapeau d'optalium rose. L'escalier central déroulait ses marches de lapis et de nacre jusqu'au vaste perron d'honneur. Sur les pelouses fuchsia et vertes, les saliers huppés déployaient une à une leurs plumes chamarrées et faisaient des roues pailletées d'or. Un peu partout, sur les passerelles autosuspendues et sur les corridors aériens, déambulait une foule pressée de serviteurs en veste blanche et colancor rouge, de gardes pourpres et d'agents de la sécurité. Dès qu'ils apercevaient l'empereur, ils s'immobilisaient et se fendaient d'une profonde révérence. Dame Sibrit avait beaucoup joué avec le manque d'intimité qui caractérisait la vie au palais pour repousser les assauts parfois violents de Menati Ang. Bon nombre de serviteurs étaient des agents de l'Eglise ou du connétable. Elle avait su le lui rappeler lorsque, fou de désir, incapable de se maîtriser, il avait été sur le point de forcer sa porte : il avait beau être l'empereur des mondes recensés, il n'en était pas moins dépendant de l'humeur de Barrofill le Vingt-quatrième et de celle de Pamynx. Elle s'était arrangée avec ses caméristes, des Osgorites rieuses et délurées, pour que l'une d'elles restât toujours à proximité, prête à accourir au moindre signal et à servir de témoin lors d'une éventuelle perte de contrôle mental de l'empereur. Ce qu'elle ne savait pas, c'était que les servantes osgorites poussaient le dévouement jusqu'à servir de pâture aux ardeurs frustrées de leur souverain. Il les prenait brutalement dans les couloirs, dans le conversoir, debout contre un mur, assis sur un canapé autosuspendu puis, après s'être vengé sur elles, se retirait comme une ombre dans la suite impériale, suivi de ses six protecteurs. Maintenant qu'elle avait triomphé de la convoitise de son beau-frère, dame Sibrit en arrivait presque à regretter cette victoire. Ce jeu de séduction entre Menati Ang et elle avait un aspect attrayant, plaisant, qu'elle aurait été bien en peine de nier. Il l'avait tirée de sa léthargie, de l'ennui qui avait été son lot durant ces longues années passées à attendre le bon vouloir d'un seigneur et époux contempteur. Menati Ang s'immobilisa sur le perron. Ses yeux flamboyants se fichèrent dans ceux de dame Sibrit. Elle ne put soutenir l'intensité de son regard. « Je vous laisse regagner de vous-même vos appartements, ma dame, dit-il d'une voix rauque. Je vous souhaite une bonne nuit et... vous dis adieu. Votre vœu le plus cher est exaucé : vous ne me reverrez plus ! Vous pouvez partir avec votre fille quand bon vous semblera. Le plus tôt sera le mieux... » Il se retourna si brusquement que sa cape pourpre s'enroula autour de son corps. Puis, luttant contre la terrible tentation de rebrousser chemin, il s'éloigna d'un pas rageur, suivi de ses gardes et de ses protecteurs, en direction d'une porte latérale. Distraite, rêveuse, dame Sibrit emprunta machinalement les plates-formes ascensionnelles, les longs couloirs porteurs, et traversa l'aile droite du bâtiment à l'extrémité de laquelle se trouvaient ses appartements. L'un de ses protecteurs suivait avec une attention soutenue le subtil revirement qui s'opérait dans son esprit. Depuis que l'empereur lui avait signifié sa décision de se séparer définitivement d'elle, elle n'avait plus envie de partir. Elle se disait que cette nuit, s'il venait faire le siège de sa chambre, elle ne fermerait peut-être pas la porte. Mais c'était trop tard, c'était maintenant à son tour d'endurer les tourments de la solitude et de la frustration. Harkot se mit aussitôt en rapport mental avec son relais auprès du muffi. Un huissier du palais introduisit le Pasteur Infaillible dans la petite salle des réceptions privées, entièrement tapissée de boiseries précieuses et parfumées. L'empereur, rêveur, l'y attendait. Ses doigts jouaient avec les gouttes scintillantes d'une fontaine murale. Comme l'exigeait le protocole, l'escorte des protecteurs du pontife resta hors de la pièce et attendit dans l'antichambre. Précaution purement symbolique : ce n'était pas une cloison qui pouvait les empêcher de continuer à remplir leur double tâche de protection et d'inquisition. Barrofill le Vingt-quatrième s'inclina devant Menati Ang puis lui donna à baiser son anneau. « Laissons cela, voulez-vous ! gronda Menati Ang en repoussant sans ménagement la main du muffi. Nous ne sommes pas en public ! Asseyez-vous et dites-moi ce que vous avez à me dire. Je suis pressé ! » Le muffi sourit et se cala confortablement dans un fauteuil d'optalium tressé. « Je vous vois préoccupé, mon seigneur... Votre esprit serait-il accaparé par quelque méchante affaire ? » Menati Ang savait que le chef de l'Eglise du Kreuz, qui disposait d'un réseau d'informateurs très efficace, était parfaitement au courant de ses déboires sentimentaux. Aussi ne chercha-t-il pas à feindre. « Peine de cœur n'est que l'expression de l'illusoire, dit le poète... Vous m'avez promis que cet aparté ne durerait que peu de temps. Ne nous égarons donc pas en vaines digressions ! » Aux yeux du muffi, cette irritation démontrait toute la validité du raisonnement de l'expert Harkot, basé sur la réalisation des désirs prioritaires de l'empereur. Le Pasteur Infaillible raffermit intérieurement sa résolution : il jouait sa vie en cet instant précis. Il n'avait pas encore réussi à déterminer s'il avait opéré un choix judicieux en se rangeant du côté d'Harkot. Il darda ses petits yeux noirs et chafouins sur son interlocuteur. Leurs prunelles sombres brillaient d'un vif éclat qui contrastait violemment avec la blancheur mate de sa chasuble, de son colancor et de son visage poudré. « Mon seigneur, ce que nous avons à vous dire pourrait... marquer un tournant décisif dans la conduite des affaires de l'empire et de l'Eglise... — Diable ! J'avoue que vous éveillez de l'inquiétude en moi, Votre Sainteté », s'exclama Menati Ang d'un ton mi-amusé, mi-intrigué. Il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la pitié pour ce vieillard condamné à mort qui se figurait toujours tout régenter en ces bas mondes. « Il s'agit de la personne du connétable Pamynx, reprit Barrofill le Vingt-quatrième. Sa présence à vos côtés ne nous paraît plus... aussi souhaitable qu'elle le fut par le passé ! » Par le biais de son contrôle mental, l'empereur s'abstint de dévoiler toute la stupeur dont ces paroles l'avaient frappé. « Eh bien, comme vous y allez, Votre Sainteté ! parvint-il à articuler ? Vous n'ignorez pas toute l'étendue des services rendus à notre famille et à votre Eglise par le connétable ! Bien que n'étant pas syracusain de naissance, ni même humain, il nous a fait, à vous et à moi, le don inestimable de ses immenses facultés. Il n'a toujours eu en tête que les intérêts du peuple syracusain... — Nous ne le savons que trop, mon seigneur ! s'empressa d'approuver le muffi, désireux de corriger au plus vite la mauvaise impression laissée par sa brutale entrée en matière. Le Scaythe Pamynx a été, en apparence, un fidèle et loyal serviteur de votre famille et par là même de notre Eglise. Il n'est pas de notre propos de revenir sur cette réalité. Mais en l'occurrence, nous parlons du passé et ce qui nous intéresse, c'est l'avenir. L'avenir est le champ inexploré où se joue notre destin. Or certains éléments nous ont amené à penser que le connétable Pamynx ne représente plus l'avenir. — Quels éléments ? coupa sèchement l'empereur. Je suppose que si vous vous êtes donné la peine de vous déplacer pour m'en entretenir, c'est que vos arguments sont concrets, vérifiables, et ne font pas partie de ces affabulations dont sont tant friands les courtisans et les hommes d'Eglise. » Le muffi conserva la maîtrise de son contrôle mental et ne releva pas la causticité de l'allusion. « Il se trouve que j'ai eu des contacts privilégiés avec certains proches du connétable, mon seigneur, et que ceux-ci m'ont alerté sur ses manquements caractérisés qui peuvent entraîner l'empire à sa perte. Ses potentialités mentales sont généralement admises comme exceptionnelles, mais elles risquent de se révéler insuffisantes pour combattre avec succès les véritables ennemis de l'empire. Ceux dont nous ne soupçonnons pas l'existence mais qui, dans l'ombre, jettent les bases de la sédition... — L'Ordre absourate a été démantelé ! Anéanti ! rétorqua Menati Ang. Je ne vois pas qui pourrait encore... — Les résidus de la science inddique, mon seigneur ! — Ces pratiques de mauvaise sorcellerie ? Allons donc ! — Le connétable, malgré ses engagements maintes fois réitérés à ce sujet, n'a pas réussi à capturer la fille de Sri Alexu, l'un des derniers maîtres de la science inddique. Cela signifie qu'elle détient le secret d'une technique qui lui permet d'échapper systématiquement à l'inquisition et à la mort mentale. Probablement l'une de ces mauvaises sorcelleries, selon votre expression, que son père a eu le temps de lui léguer avant sa mort... Et maintenant, imaginez un instant qu'elle transmette sa connaissance à d'autres et que cette connaissance se répande comme une bombe à propagation lumineuse dans l'univers ! Essayez d'entrevoir les difficultés insurmontables auxquelles nous serions confrontés. Vous et moi, ou qui que ce soit à la tête de l'Eglise, perdrions le contrôle mental de nos sujets ! Nous serions impuissants à prévoir les manœuvres de nos ennemis!... Nous ne pouvons tolérer une telle vulnérabilité, même si nous pouvons compter sur l'interlice et les assassins de Pritiv. On m'a signalé le cas d'un petit employé d'une compagnie de transfert, la C.I.L.T., qui est venu en aide à cette fille et qui, depuis, demeure introuvable, indécelable. Il est même parvenu à tenir en échec, de manière inexplicable, l'inspobot de la compagnie lancé à sa poursuite, un modèle Thu à reconnaissance cellulaire... L'Ordre absourate n'était qu'un fantôme d'ennemi : il n'y a qu'à constater avec quelle dérisoire facilité il a été écrasé ! J'ai appris, comme vous sans doute, que le mahdi Seqoram était décédé depuis plus de quarante années standard et qu'un collège décisionnel d'anciens gouvernait à sa place... Le vrai danger réside dans ces germes dispersés et invisibles d'opposition que le connétable commet l'irréparable erreur de négliger, favorisant ainsi leur développement. » L'empereur lissa nerveusement la mèche noire et torsadée qui tombait sur le côté droit de son visage. « Ces... proches de Pamynx qui vous ont tenu ces propos, qui sont-ils, Votre Sainteté ? » Le muffi redressa le buste et approcha son visage de son interlocuteur. « Des Scaythes qui se sont entraînés sans relâche pour tirer toute la quintessence de leur potentiel psychique... Ils ont, eux, réussi à détecter ces germes ennemis et sont armés d'une grande volonté de les annihiler. L'un d'eux, tout particulièrement, qui a ressenti la nécessité d'une action urgente... » Menati Ang se leva de son fauteuil et se rendit à grands pas à l'autre extrémité de la salle des réceptions privées, les traits empreints d'une grande perplexité. « Votre Sainteté, ai-je bien saisi l'objet de votre démarche ? lança-t-il soudain d'une voix sévère. Vous êtes en train de me soumettre l'idée de relever le connétable Pamynx de ses fonctions et de le remplacer par un suppléant de votre choix ! Avouez que votre méthode manque d'élégance : profiter de son absence prolongée pour vous précipiter ici et l'accuser d'incompétence, voilà qui n'est pas très honnête pour un homme d'Eglise ! Vous auriez pu attendre son retour et lui donner une chance de se défendre ! — Le connétable aurait été présent dans ce palais, mon seigneur, nous n'aurions pas eu cette entrevue : il a des yeux et des oreilles partout, dans chaque recoin, derrière chaque porte, chaque mur ! Il est informé seconde après seconde du moindre de nos mouvements. Son absence vous offre justement une occasion unique d'ouvrir les yeux sur les troubles ultérieurs que peuvent entraîner ses insuffisances. D'autre part, nous pensons que son importance dans l'organisation du nouvel empire devient démesurée et nous sommes persuadé que cette recherche forcenée du cumul des pouvoirs est destinée à la réalisation d'un projet connu de lui seul ! — Quel projet ? » aboya Menati Ang que les insinuations répétées du muffi commençaient à irriter. Les mots du Pasteur Infaillible s'instillaient comme un lent poison dans l'esprit de l'empereur, dont le contrôle mental A.P.D. ne résistait pas à l'évocation de l'ombre grandissante, gênante, du connétable. Selon Harkot, cette peur inconsciente de la puissance de Pamynx engendrait chez Menati un désir confus mais virulent de s'en affranchir et constituait sa deuxième priorité mentale. L'empereur se demandait souvent ce qui poussait le connétable à faire preuve d'autant de zèle envers sa famille et le peuple syracusain. Il n'avait pas encore trouvé de réponse satisfaisante à cette question. La vague amitié qui avait uni Pamynx à son père, Arghetti Ang — pouvait-on parler d'amitié de la part d'un Scaythe d'Hyponéros ? — ne semblait pas un motif suffisant. Le muffi s'étendit donc sur ce sujet, qui était l'une des clés essentielles de son argumentation : « Un projet, je vous le répète, mon seigneur, dont personne d'autre que lui n'a pour l'instant connaissance. Ces mêmes Scaythes dont je vous ai parlé ont toutefois cru deviner que le connétable accomplissait une œuvre dont nous ne serions, vous, moi et tous les autres, que de simples pions ! Ainsi ces prétendues loyauté et fidélité ne sont probablement que des voiles pernicieux jetés sur une réalité bien différente de celle à laquelle nous sommes en droit de nous attendre. — Ce ne sont que des mots, Votre Sainteté ! protesta Menati Ang. Des rumeurs, des bruits... Les mots sont si souvent employés à des fins inavouables ! Il me faut des preuves ! Des preuves, vous m'entendez ? La fable que vous me chantez là m'a tout l'air d'une énormité ! Par ailleurs, puisque vous me parlez de voiles, dévoilez-moi donc dès à présent votre intérêt personnel dans cette histoire ! — Mais, mon seigneur, l'intérêt divin du Kreuz ! — Oui, bien sûr ! A question médiocre, réponse banale ! ironisa l'empereur. Cette explication est cependant trop simpliste pour que je puisse m'en satisfaire... — Les intérêts de l'Eglise sont liés à ceux de l'empire, mon seigneur. Le formidable appareil de gouvernement actuellement mis en place... — Grâce au plan du connétable ! rappela Menati Ang, acide. — Je ne l'oublie pas, concéda le muffi dont le regard était de plus en plus acéré. Nous avons été le premier à soutenir le projet du connétable lorsque celui-ci est venu nous le soumettre. Mais encore une fois, cela appartient déjà à l'histoire... Ce formidable appareil de gouvernement, donc, nous permet de porter le Verbe Vrai sur les confins les plus reculés de l'univers connu. Là où nos missionnaires étaient jusqu'alors ignominieusement traités, soit expulsés, soit emprisonnés, soit martyrisés. Le Verbe Vrai est en passe de devenir le Verbe Universel ! Ainsi s'accomplit la prophétie de Salaïne le Pieux : Le jour viendra où les planètes réunifiées sous une même bannière connaîtront l'expansion infinie du Feu du Divin Amour... Il est par conséquent de notre devoir sacré de nous préoccuper au plus tôt de ces germes déstabilisateurs, susceptibles de retarder l'avènement de la Vérité. La prévision des événements sur le long terme est la marque d'un grand monarque, mon seigneur. — Vous dites cela pour vous, Votre Sainteté ? — Nous ne sommes que l'humble représentant du Kreuz sur ces mondes d'en bas, mon seigneur ! se défendit Barrofill le Vingt-quatrième. Mais vous qui gérez les affaires de ces mondes, vous avez dès aujourd'hui la possibilité de faire la démonstration de votre sagesse, de signer votre règne d'une empreinte glorieuse et indélébile. » Une certaine fébrilité envahissait maintenant l'empereur, qui arpentait la pièce de long en large. « Mais vous-même, Votre Sainteté, n'êtes-vous pas le jouet de quelque machination ? objecta-t-il d'une voix mal assurée. Ne s'est-on pas servi de vous pour assouvir une vengeance à l'encontre du connétable ? » Le muffi marqua une pause pour donner plus de poids à ses paroles. Il avait ébranlé l'empereur mais il restait encore à lui donner le coup de grâce. « Nous sommes en mesure de vous proposer une petite démonstration des facultés de ceux qui nous ont choisi comme ambassade auprès de vous, mon seigneur. » Menati Ang ne songea pas à dissimuler la curiosité qui s'empara de lui. « Ah ? Une démonstration ? — Une petite expérience sur la personne de... dame Sibrit », répondit le Pasteur Infaillible avec une lenteur calculée. L'empereur blêmit. Son contrôle A.P.D. étant inopérant, il posa ses doigts en éventail sur son visage. L'évocation de ce nom érigea soudain un mur de silence hostile entre eux. « Nous savons quel attachement vous lie à la fille du grand Alloïst de Ma-Jahi, reprit le muffi d'une voix conciliante, toute prudence dehors. Et nous verrions cette union d'un très bon œil ! Elle recueillerait, n'en doutez pas, l'assentiment général et la bénédiction du Kreuz... — Où voulez-vous en venir ? rugit l'empereur sans desserrer les dents. Il m'est intolérable que vous mêliez ma belle-sœur à vos sombres intrigues ! — Mais elle n'y est pas mêlée, mon seigneur ! Pas directement, rectifia le muffi. Vous souhaitiez des preuves concrètes de l'efficacité de nos amis et ils sont disposés à vous les fournir. N'y voyez pas d'offense envers vous mais plutôt un désir profond, sincère, de vous rendre service. Vous avez actuellement l'impression que dame Sibrit dédaigne vos sentiments, n'est-ce pas ? — Ce n'est pas une impression, murmura Menati Ang, mi-courroucé, mi-désolé. C'est une certitude ! — Justement, mon seigneur ! Ces amis sont persuadés qu'elle ne vous repousse qu'en surface de son esprit et que, au fond d'elle-même, sans se l'avouer, elle désire cette union plus que tout au monde. — Balivernes ! glapit l'empereur. Sottise pure et simple ! A la fin de la représentation du sohorgo, je l'ai même autorisée à se retirer dans sa province de Ma-Jahi, auprès de son père, conformément à son souhait et contrairement à l'avis du connétable. » La face ratatinée de Barrofill le Vingt-quatrième se couvrit d'un voile de papelardise. « Disons que si... vous vous introduisiez discrètement cette nuit dans les appartements de dame Sibrit, vous seriez peut-être étonné de son accueil... — Comment ces prétendus amis auraient-ils eu vent des sentiments intimes de cette dame ? gronda l'empereur. N'est-elle pas protégée, comme vous, comme moi, de toute violation de l'esprit ? — Ils n'ont pas contrevenu au code d'honneur de la Protection, mon seigneur, si c'est cela qui vous tracasse. Leurs perceptions subtiles leur ont soufflé cette information. Ils ont voulu vous en faire part pour vous être agréables et vous montrer, par le même temps, comment certaines réalités échappent à l'attention du connétable. Cette expérience ne constituerait-elle pas la preuve formelle que vous réclamez ? — En bon kreuzien, je croyais que l'Eglise réprouvait ce genre de conduite ! Que vous, le Pasteur Infaillible, m'exhortiez à me glisser dans le lit d'une dame, voilà qui ne manquerait pas de faire jaser si un tel conseil s'ébruitait en cour ! — Les dogmes sont prescrits pour les courtisans et le peuple, mon seigneur, pas pour les empereurs ! Seule l'expansion de l'Eglise nous importe. Nous restons persuadé que si tout se passe selon notre prédiction, vous serez amené à nous écouter d'une oreille favorable... » Les doigts de Menati Ang s'entortillèrent de nouveau autour de sa mèche brune. « Eh bien, soit ! J'y consens, Votre Sainteté, dit-il dans un souffle. J'essaierai donc de forcer la porte de la belle ! J'espère que vous mesurez les conséquences d'un éventuel échec ! Je serais ridiculisé à vie, et vous... vous... Il est temps pour moi de me rendre à cette soirée de poésie élégiaque. Je me dois de paraître aux yeux de l'univers. M'y accompagnerez-vous ? La merveilleuse Artélit de Mesgom déclamera elle-même ! — Si vous nous y autorisez, mon seigneur, nous préférons nous retirer dans le silence de notre palais épiscopal où un écrasant labeur nous attend. Nous nous reverrons demain au lever du premier jour et vous nous confesserez alors vos péchés de la nuit qui, quels qu'ils soient, vous sont d'ores et déjà pardonnés ! » Barrofill le Vingt-quatrième se leva avec peine de son fauteuil et sortit de la petite salle des réceptions privées de cette démarche dandinante qui le faisait étrangement ressembler à un salier huppé. Sitôt la porte franchie, ses protecteurs lui emboîtèrent le pas. Protecteurs, un mot qui ne voulait plus dire grand-chose ! Mais, si les investigations d'Harkot dans l'esprit de dame Sibrit étaient justes, le Pasteur Infaillible venait de sauvegarder l'essentiel : sa propre vie. L'inquisiteur qui avait été chargé de suivre mentalement la conversation en transmettait déjà la teneur à Harkot, lequel, à l'autre bout du palais, dans l'une des antichambres des appartements de dame Sibrit, attendait tranquillement la suite des opérations, parfaitement dissimulé sous l'ample capuchon de l'acaba blanche des protecteurs. CHAPITRE XXII T'ai-je déjà dit, mon aimé, Combien je te sais gré d'avoir ouvert Les portes de mon cœur ? Sais-tu bien que sans toi, mon aimé, J'aurais passé ma vie entière Dans la cage étriquée de ma raison ? T'ai-je déjà rappelé, mon aimé, Comment tu terrassas le monstre cruel Qui vivait à l'intérieur de moi ? Ignores-tu que c'est, mon aimé, Grâce à toi que mes yeux purent Distinguer la vérité de l'illusion ? T'ai-je déjà fredonné, mon aimé, Les louanges et merveilles de toi Qui fus mon guide en innocence ? Connais-tu la force, mon aimé, De mon torrent d'amour pour toi, Qui dans l'océan de l'infini se jette ? T'ai je, mon aimé, déjà chanté tout cela ? Poème populairement attribué à Naïa Phykit Sur l'île des monagres, Tixu avait peu à peu perdu toute notion du temps. Il aurait été désormais incapable d'évaluer le nombre de jours et de nuits écoulés depuis le départ de Kwen Daël... Comme il l'avait pressenti et annoncé au pêcheur lorsqu'ils s'étaient éloignés du monastère, un monagre géant les avait rejoints au large. Le cétacé s'était dressé de toute sa formidable hauteur devant la bulle océane et s'était laissé glisser avec une lenteur majestueuse dans les vagues. Malgré les paroles rassurantes de l'Orangien, Kwen Daël n'avait pu dissimuler sa frayeur à la vue du monstre. « Suivez-le ! » avait ordonné Tixu. L'aquasphère s'était donc docilement calée dans le sillage du mammifère marin et l'avait suivi à la manière d'un antique train sur ses rails. Il ne leur avait fallu que deux jours et deux nuits pour arriver en vue de l'île, dont les contours déchiquetés avaient soudain transpercé la cape de brume qui habillait l'océan des Fées d'Albar. La frayeur de Kwen Daël s'était transformée en épouvante puis en panique à mesure que l'embarcation s'était approchée des hauts récifs affûtés qui protégeaient l'île : un véritable troupeau de monagres peuplait la plage principale, un large croissant de sable gris sur lequel ils se tenaient parfaitement immobiles comme de gigantesques navires échoués. Certains d'entre eux, ayant décelé la présence des minuscules visiteurs, avaient rampé sur le sable et s'étaient immergés dans les flots pour venir frôler la frêle embarcation de leurs flancs noirs et de leurs redoutables cornes. Kwen Daël avait cru qu'ils allaient mettre en pièces l'aquasphère. Il avait tremblé de tous ses membres et invoqué le secours des fées d'Albar. Tixu n'avait, quant à lui, éprouvé aucune craints. Peut-être était-ce dû à son long séjour sur le dos de l'un d'eux, ou encore à son expérience avec les grands lézards des fleuves de Deux-Saisons, mais ni la taille ni l'aspect monstrueux des monagres ne l'avaient inquiété. L'alarmait davantage l'état de santé d'Aphykit dont les râles sifflants, les gémissements et la pâleur n'avaient cessé de le préoccuper tout au long de ces deux interminables journées. Elle était restée couchée en chien de fusil sur le plancher mobile, s'était recroquevillée et avait détourné la tête dès qu'il avait tenté de lui faire ingurgiter un peu de nourriture ou quelques gouttes de boisson chaude et sucrée... Maîtrisant à grand-peine son tremblement nerveux, le pêcheur selpidien parvient à se frayer un passage entre les échines et les queues dont les souples ondulations génèrent autant de remous qu'une forte tempête. Bien que les nageoires translucides, déployées comme des voiles gonflées par le vent, provoquent quelques brutales embardées, Kwen Daël évite de s'empaler sur les cornes menaçantes ou de venir heurter les bouches hideuses qui bâillent sur les multiples rangées de dents coniques, et il achemine adroitement sa bulle océane jusqu'à ce que l'étrave se plante dans le sable fin. Une envolée bruissante de mouettes jaunes et criardes salue leur échouage. Hors de l'eau, les monagres sont encore plus impressionnants : les plus petits mesurent une dizaine de mètres de la tête à la queue, la taille des plus grands varie de trente à quarante mètres. Leurs masses noires et luisantes semblent capter toute la lumière diurne et l'empêcher de parvenir jusqu'au sable de la plage. Leurs lentes et maladroites reptations labourent le rivage et creusent des sillons aussi larges et profonds que des cratères provoqués par une chute de météores. « Nous sommes dans le pays des agrès ! Nous sommes perdus ! balbutie Kwen Daël. — Mais non ! rétorque Tixu. Ils sont amicaux. Sinon, croyez-vous qu'ils nous auraient permis de pénétrer sur leur territoire ? Aidez-moi plutôt à sortir Aphykit... » Portant la jeune femme et le conteneur étanche des vivres, ils s'extraient de la coque transparente, avec lenteur pour ne pas effaroucher les monstres curieux, et gagnent prudemment le sommet d'une dune herbeuse qui surplombe la plage. Tixu remarque que le monagre qui les a guidés et qui figure parmi les plus grands du troupeau le suit à quelques pas. Son énorme gueule allongée et baveuse avance au ras du sable. Une certitude frappe alors l'esprit de l'Orangien : c'est ce même monagre qui l'a recueilli lors de son naufrage et qui l'a transporté sur son immense échine. L'île est principalement constituée de rochers découpés, torturés, sculptés par les ciseaux du vent et les lames de l'océan. La végétation y est pratiquement inexistante, si ce n'est, comme sur le continent selpidien, une herbe jaunie, racornie, qui pousse chichement sur les bandes de terre sablonneuse. L'île, environnée d'une épaisse chape de brume, n'est guère étendue. Du sommet de la dune où ils se sont réfugiés, ils aperçoivent l'océan de tous les côtés à la fois. Pendant toute une partie de la journée, ils observent, fascinés, les mouvements des monagres qui, de temps à autre, glissent sur le sable, s'avancent jusqu'aux premières vagues et s'en vont faire une longue promenade au large. Les plus petits, les plus jeunes, se livrent à d'incessants jeux nautiques. Aphykit, recroquevillée dans un creux de la dune, semble bien mal en point. Des commissures de ses lèvres s'écoulent des filets de salive rosie de sang. « Qu'allez-vous faire d'elle ? demande le pêcheur. — Je n'en sais rien », répond Tixu en haussant les épaules. Visiblement, une idée trotte dans la tête de Kwen Daël. « Il ne nous reste presque plus de vivres, dit-il. Les provisions sont pratiquement épuisées. Si je... » Tixu comprend que le Selpidien cherche un prétexte pour fuir au plus vite cette terre qui réveille en lui d'obscures terreurs inconscientes. Kwen Daël n'est plus tout à fait certain de faire encore partie du monde des vivants. « J'ai tout mon matériel... Si j'allais pêcher, je pourrais reconstituer les réserves... Y voyez-vous un inconvénient, Bilo ? » Tixu pense qu'il ne servirait à rien de retenir son compagnon contre son gré. « Non, c'est une bonne idée. Combien de temps vous faut-il ? » Les yeux mauves sont traversés d'une lueur de soulagement. « Quelques jours... Trois, quatre au plus... Je vous laisserai les vivres restants. En mer, je n'en aurai pas besoin. — Faites bien attention, Kwen. Ne vous approchez surtout pas de Houhatte. Si les Scaythes inquisiteurs détectent votre présence, ils sauront où nous nous sommes cachés... — Soyez sans crainte ! Je resterai au large ! » Kwen Daël se hâte de murmurer un bref adieu, de dévaler la pente de la dune, de contourner, avec un luxe inouï de précautions, les masses noires des monagres allongés sur la plage. Puis il entre dans l'eau jusqu'à mi-cuisse, s'engouffre dans l'aquasphère, met le moteur en route et s'éloigne de l'île en traçant un large arc de cercle pour ne pas se trouver nez à nez avec un mammifère marin revenant de promenade. La brume, teintée de l'encre diluée du crépuscule, absorbe progressivement la bulle océane. Tixu passe donc sa première nuit sur l'île seul avec Aphykit, tous les deux frileusement enroulés dans de chaudes couvertures de laine qu'il a découvertes dans le conteneur étanche laissé par le pêcheur. Il éprouve des difficultés à trouver le sommeil entre les piaillements des mouettes jaunes et les cris rauques des monagres dont les nuits sont passablement agitées. Un moment même, le raffut devient insupportable. Tixu se lève et assiste à un combat féroce entre deux cétacés qui se précipitent frénétiquement l'un contre l'autre de tout leur poids, cornes en avant. L'île entière vibre, tremble sous les chocs de ces coups de boutoir, comme si elle était sur le point de s'abîmer à tout jamais dans les abysses de l'océan des Fées d'Albar. La clarté diffuse de l'aube le surprend avec une terrible migraine et un coriace mal de dos. Une fraîche rosée s'est déposée sur les couvertures, les imprégnant d'une humidité poisseuse. Il regarde Aphykit et croit d'abord qu'elle n'a pas survécu à la nuit. Elle ne bouge plus, et cette fixité, ajoutée à la pâleur cireuse, morbide de son visage ainsi qu'aux cernes profonds et violacés qui soulignent ses yeux clos, lui donne l'impression que la vie a déserté son corps. Le sang se glace dans les veines de Tixu. Il se penche sur elle et colle son oreille sur la poitrine de la jeune femme. Le cœur bat toujours, mais très faiblement, le pouls est irrégulier, chaotique. Il la recouvre alors de sa propre couverture, c'est l'unique soin dérisoire qu'il est en mesure de lui prodiguer. Un sentiment d'impuissance rageuse, de révolte, l'envahit. Ne l'a-t-il retirée du monastère que pour être le témoin de sa lente agonie sur cette île déserte, abandonnée des dieux ? Il s'assoit au sommet de la dune qui domine la grande plage où les monagres, mollement allongés, se remettent de leurs frasques nocturnes. L'aube troue par endroits le ciel brumeux, la lumière blanche tombe en colonnes inégales sur les flots assoupis. Une paix radieuse règne sur l'île. Machinalement, il ferme les yeux et s'imprègne avec volupté de cette atmosphère magique. La subtile vibration de l'antra l'entraîne jusqu'au cœur du silence intérieur et permet à son âme de se fondre dans l'harmonie de ce paysage isolé, coupé de l'univers. Il se dissout dans la sérénité de l'environnement et les flammes douloureuses de sa colère et de sa frustration se réduisent peu à peu en cendres froides. Du silence s'élève une petite voix, la voix à la fois claire et diffuse de l'intuition. Elle lui suggère qu'il trouvera un remède à la maladie d'Aphykit en observant les monagres. Une suggestion saugrenue, invraisemblable ! Comment ces animaux préhistoriques réussiraient-ils là où a échoué le chevalier de guérison du monastère ?... Il ne la rejette pas cependant — il n'est pas en position de rejeter quoi que ce soit — et toute la journée il s'escrime à surveiller les grands cétacés. Il se demande si cette idée n'est pas le fruit d'un simple rêve ou d'un désir inconscient. Les monagres se nourrissent principalement d'algues brunes et visqueuses qu'ils vont chercher dans l'océan, qu'ils coincent entre leurs innombrables dents dont ils se servent comme des mailles resserrées d'un filet et qu'ils entassent sur le sable avant de les engloutir en quelques secondes. Cette activité leur prend la majeure partie de leur temps. Tixu se tourne souvent vers Aphykit. Il craint à tout moment que la flamme ténue, fragile, de sa vie ne s'éteigne définitivement. Elle ne veut toujours rien avaler, refuse obstinément de desserrer les lèvres. Ce n'est qu'à la tombée de la nuit qu'il remarque le curieux manège d'un grand monagre, celui que, pour la deuxième fois, il croit identifier comme son sauveur : il est affairé à rassembler une grande quantité d'algues d'un vert émeraude translucide au pied de la dune où ils sont réfugiés. Il plonge sans relâche dans les vagues, s'échoue sur le sable et pousse de son énorme gueule les plantes marines jusqu'à constituer un monticule de taille respectable. Puis il fixe Tixu de ses six yeux ronds et blancs, émet des cris sourds et plaintifs et fouette le sol de sa gigantesque queue comme s'il cherchait à lui faire comprendre quelque chose. Une étincelle jaillit dans l'esprit de l'Orangien. Il dévale le flanc de la colline de sable, s'approche de l'amas vert et luisant et s'empare d'une poignée d'algues, surmontant son aversion pour leur contact gluant. Le monagre n'a rien perdu de la manœuvre. Les cris qu'il pousse ressemblent maintenant à des cris de joie. Muni de son butin, Tixu escalade les récifs les plus proches et, à l'aide d'un galet pointu, pilon improvisé, s'efforce d'écraser les algues en utilisant une excavation rocheuse comme mortier. Il obtient une bouillie épaisse qu'il transvase soigneusement dans l'un des récipients à vivres laissés par Kwen Daël. Puis, le cœur battant, l'espoir chevillé au corps, il présente l'étrange remède à la jeune femme. Cette fois, elle ne regimbe pas : sa bouche s'entrouvre docilement et accepte la peu ragoûtante pitance. Les jours suivants, Tixu administre le singulier médicament avec d'autant plus de zèle qu'il constate une rapide et nette amélioration de l'état de santé de la jeune femme. Il a épuisé la réserve de provisions et s'est également résolu à se nourrir des algues grossièrement pilées que le grand monagre, imperturbable, continue de lui fournir quotidiennement. Le reste du temps, tout en veillant sur Aphykit, il se familiarise avec les autres cétacés. Il parvient à les reconnaître, à les différencier. Il leur donne des noms inspirés de leurs principales caractéristiques physiologiques. Ainsi, tant il lui rappelle irrésistiblement l'ima sadumba de Deux-Saisons dont il possède la même noblesse d'attitude, la même connaissance instinctive et profonde de son environnement, il baptise « Kacho Marum » son ravitailleur en algues qui, chaque matin, fend la brume épaisse et surgit ruisselant des flots pour déposer son petit tas vert au pied de la dune. Lorsque Aphykit, bien abritée derrière un repli de la dune, s'endort, l'Orangien se promène au milieu des géants de l'océan. Parfois, il flatte la peau tendre des plus jeunes, « Double Corne », « Petit-gris » ou encore « Stanislav », et de longs frissons de plaisir parcourent les flancs arrondis et lisses. Chaque fois qu'il s'approche d'eux, les monagres restent immobiles, comme s'ils craignaient que Te moindre de leurs mouvements ne s'avère dangereux pour leur minuscule ami. Les algues, à la saveur amère desquelles il a fini par s'habituer, lui procurent vigueur et énergie. Quelques heures de sommeil lui suffisent dorénavant pour se réveiller en pleine forme. L'aube le trouve assis sur un rocher, face à l'océan, en compagnie de l'antra, immergé dans le silence de son âme au milieu des taches claires des mouettes jaunes assoupies. L'air saturé d'iode entre à flots dans ses poumons... Ce matin-là, tandis qu'une clarté incertaine nimbait la brume d'une auréole argentine, il revécut sa naissance avec une douloureuse intensité. Ce lancinant passage de la tiédeur du ventre maternel à la froidure d'un monde inconnu, cet éclaboussement brutal et agressif de lumière crue, blessant pour les yeux fragiles accoutumés à la pénombre humide, ces cris, cette recherche du souffle, cette atroce sensation de rupture du cordon qui le reliait à l'éternité. Il sortit de cette vision en sueur, haletant, au bord de la crise de nerfs, envahi d'un sentiment de souffrance et de libération. Le hurlement d'effroi qu'il poussa sans s'en rendre compte provoqua un début de panique chez les mouettes jaunes qui flânaient dans les parages. Les matins suivants se succédèrent d'autres images, d'autres visions. Elles provenaient de mondes inconnus, de civilisations révolues, d'ères lointaines et enfuies dont il lui semblait avoir été d'une manière ou d'une autre le témoin. C'était comme des souvenirs d'autres existences, d'autres expériences qui avaient contribué à façonner l'actuel Tixu et qui expliquaient certaines de ses réactions du temps présent, comme des racines dont les ramifications complexes se seraient développées dans les couches insondables de son inconscient. La santé d'phykit s'améliorait de façon spectaculaire. Son teint avait perdu sa pâleur, ses cernes violacés s'étaient effacés et ses yeux avaient recouvré leur éclat chatoyant. Elle ne rechignait jamais à ingurgiter ses rations quotidiennes d'algues que Tixu écrasait au préalable avec son galet. Progressivement, elle put se lever et esquisser quelques pas vacillants en haut de la dune. En revanche, parallèlement à l'heureuse évolution de sa maladie elle faisait preuve à l'encontre de l'Orangien d'une froideur, d'un dédain qui semblaient s'accentuer au fur et à mesure qu'elle se rétablissait. Souvent, lorsqu'il revenait des longues méditations solitaires qu'il effectuait sur les hauts récifs surplombant les criques, il la retrouvait assise, la couverture sur les épaules, en train de mâcher farouchement une branche d'algue. Il avait l'impression de déceler de vives lueurs de courroux dans les yeux brillants qui le fixaient alors. Lui reprochait-elle de l'avoir enlevée contre son gré, au monastère, et de l'avoir emmenée sur cette île perdue gardée par des monstres hideux, avec pour toute nourriture ces algues à l'âpre saveur ? Un soir, alors qu'il s'apprêtait à s'enrouler dans sa couverture, elle s'éloigna de lui de son allure encore vacillante pour aller se réfugier dans une excavation rocheuse distante de la dune d'une centaine de mètres. Elle se dirigea droit sur la bouche sombre qui bâillait sur un pan de falaise comme s'il y avait déjà un bon moment qu'elle avait repéré cet abri. Il l'y rejoignit au petit matin après avoir passé une bonne partie de la nuit à s'interroger sur la conduite à suivre. Lorsqu'il entra dans la grotte, elle était adossée à la paroi rugueuse et semblait perdue dans ses pensées. Dès qu'elle l'aperçut, elle se redressa aussi vivement qu'un serpent siffleur devant l'intrus violant son territoire. Vêtue de sa seule blouse bleue lacérée çà et là, avec sa longue chevelure qui flottait sur ses épaules et dont les reflets d'or étincelaient au gré des légers souffles d'air, elle était l'image même de la beauté sauvage, naturelle. « Je viens voir si tout va bien », dit-il en restant sur ses gardes. Les ongles de la jeune femme plantés dans sa peau lui avaient laissé un souvenir cuisant. « Ne vous souciez pas de moi ! » répondit-elle d'une voix traînante, affaiblie. C'était pratiquement la première fois qu'il l'entendait prononcer des paroles cohérentes depuis leur entrevue dans son agence de Deux-Saisons. Malgré l'accueil de la jeune femme, il ne put s'empêcher, justement, de se soucier d'elle. « Vous allez mieux, on dirait... — Pourquoi m'avez-vous enlevée ? » demanda-t-elle, agressive. Le ton dénotait qu'elle avait en partie recouvré son arrogance. « Parce que l'Ordre était sur le point de se faire anéantir et que vous risquiez de tomber aux mains des armées du nouvel empire, expliqua-t-il sans se départir de son calme. — Nouvel Empire ? — Beaucoup de choses se sont passées depuis qu'on vous a inoculé le virus. Vous vous souvenez peut-être de certains détails mais je pense que vous ignorez encore la plupart des événements qui ont bouleversé l'univers connu. L'Ordre a été... — Je ne vous crois pas ! Le mahdi Seqoram n'aurait pas permis cela ! C'est à lui que m'avait envoyée Sri Mitsu... — Le mahdi est mort depuis plus de quarante ans ! annonça lentement Tixu. Assassiné par certains chevaliers... Ceux qui l'ont remplacé sont parvenus à garder le secret de sa disparition. — Vous mentez ! » cria-t-elle. Ses yeux flamboyaient. Elle ne contrôlait plus ses émotions comme elle avait su si bien le faire sur Deux-Saisons. « Vous mentez ! répéta-t-elle. Si le mahdi avait été assassiné, Sri Mitsu l'aurait appris et se serait arrangé pour prévenir mon père. Vous inventez cette histoire parce que vous ne voulez pas l'avouer, vous ne m'avez enlevée que mû par un unique et sordide sentiment de jalousie ! » Tixu blêmit mais parvint à se contenir. « C'est vrai, j'ai été jaloux, murmura-t-il. Mais ce n'est pas cette raison qui m'a poussé à... » Comme si un sombre pressentiment l'assaillait brusquement, elle interrompit sèchement cette piètre plaidoirie : « Qu'est-il arrivé au guerrier Filp Asmussa ? — II... il y a de très faibles probabilités qu'il ait survécu à la bataille que l'Ordre a livrée contre les armées impériales... — Non ! Ce n'est pas vrai ! Vous mentez ! » Prostrée, elle se laissa glisser contre la paroi et se mit à pleurer. Ces larmes brûlantes représentaient, pour elle qui avait toujours méprisé ou combattu les émotions, un cruel constat d'échec. Elle avait beau vouloir se persuader du contraire, elle pressentait que l'employé de la compagnie de transferts avait dit la vérité. Elle ne reverrait plus Filp, celui pour lequel son cœur avait battu si fort, celui qui lui avait révélé sa véritable nature de femme. Quant à son contrôle des émotions, muraille patiemment érigée par son père et la stricte éducation syracusaine, il s'était effondré comme un vulgaire château de cartes et, seule, elle n'aurait pas la force de caractère nécessaire pour le reconstruire. Elle était désormais condamnée à souffrir. La maladie et les sentiments avaient eu raison de cette place forte qu'était sa volonté et qu'elle avait toujours considérée comme indestructible. La rigidité de ses principes avait été ébranlée, fissurée, disloquée par sa confrontation avec le monde extérieur. Elle était devenue un être humain ordinaire et n'avait plus d'épaule sur laquelle poser sa tête. Les larmes trop longtemps contenues ne cessaient de couler comme une fontaine d'amertume. Elle se demandait à quoi pouvait bien servir sa guérison miraculeuse si c'était pour la précipiter dans un tel gouffre de vulnérabilité. « Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ? » proposa timidement Tixu. Il luttait à la fois contre le dépit qui lui rongeait les entrailles et son envie de la prendre dans ses bras et de la consoler. « Laissez-moi ! Partez!... S'il vous plaît... » La mort dans l'âme, il sortit de la grotte et marcha jusqu'à l'épuisement sur les crêtes rocheuses. Un vent tourbillonnant déchiqueta la brume et couvrit le ciel de nuages bas et noirs. Les déferlantes se fracassèrent sur les falaises et leurs langues mousseuses déposèrent une écume livide sur les étendues sablonneuses. Cette tempête excita les monagres : aucun ne resta paresser sur la grande plage comme à l'habitude. Ils poussèrent des cris de joie et se ruèrent avec un bel ensemble dans le sein de l'océan démonté. Echines noires, cornes, nageoires et queues jouèrent sans se lasser avec les éléments et dessinèrent des figures géométriques fuyantes avec les ourlets blancs des vagues ébouriffées. A partir de ce jour, une étrange relation s'instaura entre Tixu et Aphykit. Chaque matin, après le passage de « Kacho Marum », l'Orangien déposait devant l'entrée de la grotte une ration d'algues pilonnées et disposées dans un récipient. Puis il escaladait la falaise, dérangeait dans son ascension les mouettes jaunes abritées derrière les aspérités rocheuses et s'allongeait sur un promontoire de manière à rester parfaitement dissimulé. Au bout d'un moment, Aphykit, enroulée dans sa couverture, faisait son apparition, se saisissait du récipient et, aussitôt après avoir jeté un rapide regard panoramique, réintégrait la pénombre de son antre. Rassuré alors sur la santé de la jeune femme, Tixu se rendait sur la plage et s'en allait saluer les monagres, interpellant chacun d'eux par son surnom. Ce rituel devenu familier mettait en joie les cétacés placides qui se faisaient un devoir de répondre en lançant des chants sonores empreints de gaieté. Ensuite, il choisissait un coin tranquille, isolé, et, à jeun — il avait constaté à plusieurs reprises que ses expériences étaient de qualité supérieure lorsqu'il avait le ventre vide —, il passait plusieurs heures en tête à tête avec l'antra dont il appréciait de plus en plus la compagnie. Il se laissait alors couler sans retenue dans le temple du silence intérieur, atteignait la nef, l'immense carrefour où se croisaient toutes ses routes, anciennes et nouvelles, passées et futures. Là, il s'aventurait dans l'une de ces innombrables voies d'accès qui conduisaient aux sources inexplorées des profondeurs de son âme, découvrait des aspects méconnus, cachés, de ce labyrinthe aux multiples couloirs, aux multiples salles qui composaient son individualité. Parfois, lorsqu’aucun bruit — piaillement aigu d'une mouette dont l'aile le frôlait, sifflement du vent dans les conques naturelles des récifs ou chant prolongé d'un monagre — ne le ramenait à la perception de son environnement, il lui arrivait de demeurer toute la journée assis sur son rocher, face à l'océan des Fées, et d'explorer sans relâche la forêt touffue, luxuriante, surprenante, de sa conscience, au cœur de laquelle l'entraînaient les obscurs sentiers ouverts depuis la lumineuse nef du silence. Il lui arrivait également d'ouvrir brusquement les yeux, alerté par une soudaine sensation de présence. Il apercevait alors l'ombre furtive d'Aphykit qui se découpait à contre-jour juste au-dessus de lui. Découverte, elle battait précipitamment en retraite en direction de sa grotte. Tixu acquit progressivement la certitude qu'il était le produit d'une évolution complexe et que l'attrait sensoriel de l'environnement, le bruit de la vie, le coupait de ses racines profondes. Lors de ces plongées dans les arcanes de son être, lui revenaient des bribes de mémoire, des fragments de cet indispensable fil conducteur, de cette succession d'existences dissemblables, de ce lien d'éternité que l'identification à ses limites corporelles et intellectuelles avait rompu. Pendant ces instants suspendus dans l'espace et le temps, il était relié à toutes les particules composant l'univers. Il était à la fois tout et rien, le centre et la courbe, 1' acteur et le spectateur. Ses perceptions, ses opinions, ses jugements, tout ce qui composait son individualité actuelle, ou plus exactement son absence d'individualité, se modifiait, s'élargissait. Aurait-il désormais le droit de condamner les actes des bourreaux tout en sachant que lui-même avait été un jour ou l'autre bourreau et que des parcelles de cruauté subsistaient dans les profondeurs de son esprit ? La haine à l'encontre des tortionnaires n'était-elle pas un rejet ambigu de ses propres réactions ? En s'étant — involontairement — dressé contre les Scaythes d'Hyponéros, les assassins de Pritiv et les Syracusains, ne s'était-il pas lancé à l'assaut de ses propres démons ? Lorsqu'il s'était précipité sur les traces d'Aphykit, n'était-ce pas à son propre secours qu'il avait volé ? N'aimait-il pas cette femme parce qu'il se trouvait laid et qu'il avait envie de se contempler dans un somptueux miroir ? Il se rendait compte qu'en continuant de s'impliquer dans le cycle des réactions, des opposés, des extrêmes, il n'aboutirait qu'à proroger son appartenance au monde des mirages. Sa spécificité, sa différence ne résidaient pas dans la recherche des sensations, dans le tintamarre des sens, mais dans l'intuition, dans l'écoute silencieuse d'un destin qui, pour le moment, échappait en grande partie à sa compréhension. La redécouverte progressive de sa mémoire intemporelle jetait quelques traits de lumière fugaces sur sa nature véritable, mais leur éclat demeurait trop éphémère pour lui permettre une vision globale. Il était, comme chaque être, un pion essentiel sur l'échiquier universel, mais il lui fallait encore du temps pour s'investir dans le rôle que la création lui destinait. Lorsqu'il émergeait de ces longues expéditions intérieures, il allait se baigner dans l'océan en compagnie des mammifères qui dérivaient, immobiles, attentifs à ne pas l'entraîner dans les tourbillons engendrés par les mouvements de leurs nageoires. L'eau glacée lui fouettait la peau, et il repensait alors au torrent de l'Echiné de la Marquise dans lequel Stanislav Nolustrist l'avait précipité en libérant un tonitruant éclat de rire. De temps à autre, les jeunes monagres jaillissaient brusquement sous lui et, avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, le juchaient sur leur puissante échine. Sans tenir compte de ses gesticulations et de ses menaces verbales, ils l'emmenaient faire une bordée au large, sous les yeux débonnaires mais vigilants de « Kacho Marum » qui semblait dévolu à sa surveillance rapprochée. Puis ils estimaient sans doute que la farce avait assez duré et le ramenaient sur la plage en poussant des cris assimilables à de la moquerie. Kwen Daël ne donnait toujours pas signe de vie et cette absence prolongée inquiétait Tixu. Aphykit se portait de mieux en mieux, à en juger par les longues balades qu'elle effectuait autour de l'île. Il discernait sa fine silhouette noyée dans la brume entre les lignes brisées des excroissances rocheuses. Depuis la scène de la grotte, il se tenait à l'écart de la jeune femme. Il se contentait de déposer discrètement ses algues quotidiennes à l'entrée de son repaire et s'éloignait sans demander son reste. Le temps s'étiolait, se diluait. Il avait l'impression d'habiter sur cette île depuis des siècles. Ce matin-là, après que l'antra l'eut déposé au carrefour du silence, il s'engagea dans un sentier qu'il n'avait pas encore exploré. Il se retrouva soudain à l'intérieur de l'agence de Deux-Saisons, précisément dans le salon des déremats, devant la machine noire et ronde qui trônait au milieu de la pièce. Sans hésiter, il pénétra dans la sphère inerte et se dilua en un premier temps dans les couches grossières des matériaux. Puis il atteignit le cœur de la matière, le vide, le champ infini où naissaient les atomes, les molécules, les astres de l'infiniment petit dont la danse suspendue façonnait toute forme dans les étoiles de l'infiniment grand. Les moteurs se mirent à vibrer tandis que le filtreur de cellules s'enluminait de milliards d'étincelles bleues et blanches. Une fulgurante décharge d'énergie le traversa de part en part. Son intensité, à la limite du supportable, lui fit ouvrir précipitamment les yeux. Il ne se trouvait plus sur le rocher plat où il s'était installé quelques minutes plus tôt mais sur le sable de la grande plage, au milieu des monagres. Il crut d'abord qu'il avait rêvé, qu'il s'était emmêlé dans ses souvenirs ou encore qu'il s'était fourvoyé dans le dédale des chemins du temps. Mais l'attitude curieuse des cétacés, qui frappaient en cadence le sable de leur queue ondulante, démontrait qu'ils venaient d'assister à un événement peu banal. Mû par le besoin pressant de vérifier, de savoir, il referma les yeux. L'antra le véhicula jusqu'au sanctuaire du silence. Il oublia le sourd et lent martèlement des queues sur le sable gris. L'entrée du sentier s'offrit de nouveau à lui, c'était une bouche de lumière qui l'appelait, qui l'attirait. Il s'y engouffra et fut instantanément transporté devant le vieux déremat de la Compagnie. Il opéra une deuxième fusion avec la machine, jusqu'au niveau le plus fin de la matière, et commanda par la pensée le déclenchement des moteurs et du filtreur de cellules. Un éclair d'énergie le transperça. Il souleva ses paupières et constata qu'il était retourné sur le rocher plat qu'une écharpe de brume enveloppait d'une gangue humide. Son apparition inopinée effraya les mouettes jaunes dont certaines s'envolèrent avec tant de précipitation qu'elles se heurtèrent aux récifs. A part la réaction de panique des oiseaux, rien ne laissait supposer qu'il venait d'accomplir l'extraordinaire prodige de se transporter d'un bout à l'autre de l'île par le seul levier de la pensée. Rien, si ce n'était une grande fatigue, anormale en cette heure matinale où d'habitude il ressortait entièrement régénéré de son tête-à-tête avec l'antra. Rien, si ce n'était une sensation d'euphorie, de bonheur radieux, de plénitude... Il voulut renouveler l'expérience mais l'antra refusa d'obtempérer à sa requête et ne se manifesta plus. Il comprit alors qu'il lui fallait se reposer. Il prit un bain tonifiant dans l'océan. Les jeunes monagres, particulièrement enjoués, le chahutèrent énergiquement et se disputèrent, dans de grandes gerbes d'écume, la faveur de le transporter sur leur dos. Il fallut l'intervention autoritaire de « Kacho Marum » pour freiner leur ardeur. Allongé sur le sable de la dune, drapé dans sa couverture, Tixu dormit comme un enfant tout le reste de la journée. Une odeur pestilentielle s'exhalait de sa combinaison rouge, crasseuse. Ses diverses tentatives de la rincer dans l'eau de mer n'avaient servi qu'à stimuler sa puanteur. A partir de cet instant, il l'abandonna, ainsi que ses bottes, et déambula désormais entièrement nu, indifférent à ce que pourrait penser Aphykit si elle le surprenait dans cette tenue. Sa peau s'accoutuma rapidement à la fraîcheur colportée par le vent du large, et la couverture suffit à la protéger de l'humidité pénétrante déposée par la brume nocturne. La nuit se peupla de cauchemars. C'était comme si toutes les cohortes des monstrueuses entités qui logeaient dans les soubassements de son âme avaient décidé d'émigrer toutes en même temps, dérangées par les pinceaux de lumière effleurant les ténèbres de leurs antres. Après sa corvée matinale d'algues, broyage et transport jusqu'à la grotte d'Aphykit, il se dépêcha de chercher un endroit tranquille. Il omit même, dans sa hâte, d'aller souhaiter le bonjour à ses amis monagres. Oubli qui fut bientôt et involontairement réparé : de l'étroite corniche sur laquelle il s'était assis, après avoir enclenché le processus intérieur qui l'emmenait à la nef du silence puis au salon des déremats de Deux-Saisons, il se retrouva subitement au milieu des mammifères géants, sur la plage, apparition saluée comme il se devait par un concert de chants assourdissant. Il leur envoya un petit signe amical de la main, referma les yeux, descendit sur la vibration de l'antra jusqu'à la source du silence, longea le sentier subtil conduisant au déremat, se fondit en lui et s'abandonna au voyage. Mais alors qu'il s'attendait à découvrir les récifs embrumés qui bordaient la corniche et, de là, la tache grise de l'océan, il se rendit compte qu'il s'était transféré dans une ruelle sinueuse et pentue de la ville de Houhatte, qu'il reconnut tout de suite à ses maisons caractéristiques aux façades blanches, aux toits de tuiles rouges et aux balcons de fer forgé et torsadé. Il était assis en plein milieu de l'artère pavée, nu et exposé aux regards indiscrets. Elle était déserte, heureusement. Dans le cas contraire, l'insolite matérialisation d'un homme nu et hirsute n'aurait certainement pas manqué de déclencher quelques remous au sein de la population. Remis de son étonnement, il se releva et se plaqua contre la façade d'une maison basse. Dans une petite cour intérieure délimitée par un muret recouvert de tuiles, des vêtements séchaient sur un fil blanc. Il franchit prudemment la clôture de pierres. Il craignit à tout moment l'intervention des occupants des lieux, mais nul ne manifesta sa présence. Il choisit une combinaison de pêche bleue, qu'il évalua à peu près à sa taille, et s'en revêtit bien qu'elle fût encore humide. Puis il décida de se promener dans la ville, curieusement silencieuse, comme morte. Pieds nus, il descendit la ruelle et atteignit bientôt le port. Tous les Selpidiens semblaient s'être donné rendez-vous sur la digue principale et sur les places avoisinantes. Devant la jetée, une estrade avait été dressée. Quatre assassins de Pritiv, deux Scaythes en acaba noire et un cardinal kreuzien y avaient pris place. L'ecclésiastique, un petit homme maigre enfoui dans un colancor pourpre et un surplis violet, haranguait la foule. En s'approchant de plus près, Tixu vit que les assassins de Pritiv encadraient un pêcheur au cou et aux poignets entravés par des chaînes scintillantes à commande vocale. Ce pêcheur, c'était Kwen Daël. Aucun doute possible. Il s'agissait bien de son ami, vêtu de sa sempiternelle combinaison de pêche rouge et de ses bottes jaunes. Kwen Daël dont les yeux mauves s'emplissaient d'une incommensurable frayeur, qui ne parvenait pas à maîtriser les tremblements nerveux qui parcouraient ses membres et son tronc... De chaque côté de l'estrade, deux cadavres, que l'Orangien identifia comme étant ceux des officiants de magie, achevaient de se décomposer à l'intérieur de croix-de-feu. Ils avaient donc capturé Kwen Daël. En dépit de sa promesse formelle, le Selpidien n'avait pu s'empêcher de pousser jusqu'à Houhatte. Comme son esprit n'était muni d'aucun système de défense contre l'inquisition mentale, les Scaythes et leurs alliés étaient certainement avertis de la présence des fugitifs sur l'île des monagres. L'imprudence du pêcheur leur faisait désormais courir un terrible danger. Tixu perçut les ondes investigatrices qui émanaient des acabas noires et s'introduisaient discrètement dans les esprits malléables des Selpidiens. Ces derniers, hommes, femmes, enfants, affichaient des mines abattues, résignées. Depuis que ces nouveaux maîtres avaient vaincu la chevalerie absourate, la fierté de Selp Dik, et régissaient leur existence, ils étaient devenus à leur corps défendant les témoins horrifiés de scènes atroces où l'on faisait subir aux récalcitrants, et en particulier aux officiants de magie, d'abominables tortures. Les femmes avaient perdu leur insouciance frondeuse, leur appétit de vivre, elles baissaient la tête pour cacher les larmes qui perlaient aux coins de leurs paupières. Les hommes, les rudes et fiers pêcheurs d'Albar, courbaient la nuque : les larges boucles des bandeaux qui ceignaient leurs chevelures blanches ou bleues retombaient mollement sur leurs épaules. Bien qu'il fût pieds nus, personne ne prêta attention à Tixu lorsqu'il se faufila dans les rangs de l'assistance. Le cardinal kreuzien avait terminé son discours. L'Orangien chercha désespérément un moyen de tirer Kwen Daël des griffes des mercenaires, mais aucune opportunité ne se présentait pour l'instant : au moindre geste suspect de sa part, ils le coucheraient immédiatement en joue et le cribleraient de disques tueurs. Sur l'estrade, un Scaythe, jusqu'alors immobile, avança de quelques pas en direction du prisonnier. Kwen Daël voulut se dégager de l'emprise des chaînes magnétiques, mais un hurlement guttural entraîna le resserrement des implacables mailles brillantes autour de son cou. La respiration du pêcheur devint sifflante et son teint livide. « Qu'est-ce qu'ils vont lui faire, papa ? fit une voix enfantine. — Ils vont le tuer par la pensée, répondit une voix grave. — Pourquoi ? Qu'est-ce qu'il a fait ? insista l'enfant. — Tais-toi ! Ça ne nous regarde pas ! » Tixu ne pouvait se résoudre à laisser assassiner sous ses yeux celui qui l'avait recueilli dans l'océan des Fées d'Albar. Ne sachant comment intervenir, il appela l'antra à la rescousse. Dès que les anneaux vibrants du son de vie se furent déroulés, il le pria d'ériger un barrage protecteur devant l'esprit de Kwen Daël. Instantanément et bien qu'il eût improvisé cette tentative en dernier ressort, sans y croire, l'antra abandonna l'esprit de Tixu qui se trouva soudain démuni de son indispensable soutien. Une situation qui, si elle se prolongeait, pouvait devenir périlleuse : il était maintenant dans l'incapacité d'opposer une résistance quelconque à une inquisition mentale. Sur l'estrade, une scène étrange se déroulait : le pêcheur avait d'abord posé ses mains sur ses tempes, comme pour chasser la douleur hors de son crâne, puis il s'était tout à coup détendu, apaisé. Malgré la présence à ses côtés du redoutable tueur mental, il faisait preuve, pour quelqu'un qui était censé mourir en quelques secondes, d'une santé resplendissante, insolente ! Ce phénomène décontenança le cardinal qui jeta de brefs coups d'œil, mi-intrigués, mi-furibonds, en direction de l'acaba noire. Sans l'antra, Tixu avait la sensation désagréable d'être nu comme un ver. Au bout d'un moment qui lui parut interminable, le Scaythe s'approcha du cardinal et lui murmura quelques mots à l'oreille. La voix forte du prélat, visiblement contrarié, domina la rumeur qui montait de l'assistance narquoise : « Pour... certaines raisons, nous avons décidé de surseoir à l'exécution. Mais ne croyez surtout pas qu'il s'en tirera à si bon compte ! Son châtiment en sera d'autant plus exemplaire ! Cet homme a violé les édits impériaux, ce qui revient à dire qu'il a transgressé les lois divines et parfaites du Kreuz dont je suis l'humble représentant ici-bas. Il sera donc condamné à la croix-de-feu à combustion lente. Et maintenant, rentrez chez vous et vaquez à vos occupations ! » La foule se dispersa lentement. Les Selpidiens étaient persuadés que les fées étaient venues au secours de l'un des leurs. Les fées ne les avaient donc pas tout à fait abandonnés. Tixu suivit le mouvement. Ce n'était pas le moment de se faire remarquer. Aussi inopinément qu'il l'avait quitté, l'antra revint se nicher dans son esprit. Le déplacement du son protecteur avait réussi à sauver le pêcheur d'une mort à laquelle il semblait promis. Toutefois, l'enjeu de l'obscure bataille qui se livrait en ce moment dépassait les intérêts particuliers. Le fait de diriger l'antra sur une personne menacée avait placé Tixu dans une position dangereuse. Les circonstances l'avaient exigé et, s'il l'avait fallu, il aurait fait le don de sa propre vie à Kwen Daël. Mais il ne devait pas en arriver à ce genre d'extrémité : il n'avait pas le droit d'exposer ainsi sa vie pour un seul individu. Il était nettement préférable d'apprendre à transmettre le son au plus grand nombre, comme Aphykit le lui avait transmis sur Point-Rouge. La jeune femme et lui incarnaient les flammes ténues de l'espoir, de l'ultime espoir des humanités de l'univers, comme la Syracusaine le lui avait brutalement affirmé lorsqu'elle avait surgi, fière, hautaine, dans son agence de Deux-Saisons. Si les Scaythes parvenaient à souffler ces feux vacillants, les mondes recensés risquaient d'entrer dans une ère de chaos dont ils ne pourraient peut-être plus jamais se relever. Tandis qu'il cheminait lentement dans les rues de Houhatte, entre les petits groupes épars des Selpidiens accablés, les paroles du chevalier fou, le chevalier de guérison rencontré fortuitement dans la crypte des archives, lui revinrent en mémoire : « Il m'a dit : Pars ! Un autre homme est prêt qui attend ses disciples pour commencer une autre œuvre. Cherche-le... Si tu le désires avec ton cœur, tu le trouveras... » Ces mots rythmèrent sa marche jusqu'à la forêt des magiciens à l'orée de laquelle, sans le vouloir, il était arrivé. Ils retentissaient tels de puissants appels montant des profondeurs de son âme, se mêlant à d'autres mots entendus çà et là pendant son périple : « Pars... Un autre homme attend ses disciples... Il faut accomplir ton destin... Accomplir ton destin... Suivre ta voie... Une autre œuvre... » Une fois plongé dans la pénombre du couvert, il s'assit machinalement entre de hautes et spongieuses fougères et s'adossa au tronc noueux d'un chênepin millénaire recouvert d'une épaisse toison de gui. Les mots résonnaient clairement en lui. Ils formaient un accord harmonieux, une symphonie céleste dont l'ineffable beauté le ravissait. Il ferma les yeux et la nef de silence l'accueillit. Au bout du sentier, il y avait la vieille et fidèle servante, la machine ronde et noire de Deux-Saisons. Il n'eut pas besoin de rouvrir les yeux pour se rendre compte qu'il était de retour sur l'île. L'odeur d'iode et d'algues, mêlée à celle des monagres, l'en avait déjà informé. Le déremat intérieur l'avait expédié sur la haute dune qui dominait la plage. Les mammifères marins étaient anormalement agités. Ils cinglaient le sable de leurs queues enragées et poussaient de longs et stridents hurlements de terreur. Certains se ruaient sauvagement dans les vagues et soulevaient de furieuses gerbes d'écume. Au pied de la colline de sable, « Kacho Marum », le grand monagre, fixait Tixu de ses six yeux ronds et fluorescents tout en proférant un chant sourd et plaintif. Tixu songea à Kwen Daël et une tristesse chagrine l'envahit. Le pêcheur selpidien n'était pas encore tiré d'affaire. « Il ne faut pas être triste », fit soudain une voix dans son dos. Il se retourna. La silhouette d'Aphykit se découpait sur le fond gris de la brume. Abasourdi, il n'eut pas la présence d'esprit de répondre. « Je me suis permise de vous suivre par la pensée, poursuivit-elle. J'ai su ce qui était arrivé à votre ami le pêcheur, mais que vous me croyiez ou non, je sais qu'il s'en tirera. Vous lui avez fait un beau cadeau : même si l'antra l'a quitté, il continuera de veiller sur lui. Il n'y a donc aucun souci à se faire... » Le vent du large, de plus en plus violent, jouait dans sa chevelure et son ample blouse bleue. Un sourire chaleureux illumina son splendide visage. « Je... j'ai beaucoup de choses à vous dire, reprit-elle. Tellement que je ne sais pas par laquelle commencer... » Elle s'approcha et s'assit à côté de lui. Il respira son odeur colportée par les rafales de vent. A la vue de la bouille ahurie de Tixu, de sa bouche ouverte, de ses yeux écarquillés, elle pouffa de rire. Puis elle retrouva son sérieux et ajouta : « Mais je crois que nous n'aurons pas beaucoup le temps de parler, aujourd'hui... Nous sommes en danger. J'ai... suivi avec intérêt vos progrès dans le domaine des voyages et j'en ai profité pour apprendre. Vous ne m'en voulez pas ? — Pourquoi devrais-je vous en vouloir ? bredouilla-t-il, complètement pris au dépourvu par le revirement d'attitude de la jeune femme. — Pour avoir, par exemple, indûment abusé de vos leçons, cher professeur, répondit-elle d'un ton enjoué. Pour un tas d'autres raisons... J'en ai tellement à me faire pardonner ! Mais pas maintenant, si vous le voulez bien... Nous devons partir à la recherche de celui qui nous attend quelque part par là (elle désigna la voûte céleste). A deux, cela augmente raisonnablement les chances de le retrouver, vous ne croyez pas ? » Le cœur de Tixu s'emballait à la vitesse d'un chigalin cornu au galop. Il approuva d'un hochement de menton. « Si ça ne vous... si ça ne te fait rien (c'était la première fois de sa vie qu'elle tutoyait quelqu'un, une impulsion, une envie, une manière de couper avec son passé...), j'aimerais prendre un bain dans l'océan avant de partir. Chaque fois que je t'ai vu te baigner en compagnie de tes amis les géants des mers, j'ai été prise d'une folle envie de t'imiter. Mais jusqu'à présent, je n'ai pas osé. Ma peau n'a jamais connu le contact de l'eau de mer. Ça va sans doute te paraître absurde, mais si je n'accomplis pas maintenant cette expérience d'abandon, je ne pourrai pas non plus m'abandonner au voyage et il me sera impossible de t'accompagner... Tu comprends ? » Avant qu'il ait eu le temps de répondre, elle se leva et jeta sa chemise déchirée pardessus sa tête. Elle courut, nue, cheveux au vent, vers l'océan, évitant gracieusement les coups de fouet des nageoires caudales des monagres, toujours aussi agités. Tixu retira sa combinaison et se lança à sa poursuite, suivi à distance par « Kacho Marum », son ange gardien. Lorsque ses pieds s'enfoncèrent dans les premières vaguelettes mousseuses et grésillantes, Aphykit ne parvint pas à surmonter son aversion viscérale pour l'élément liquide. Elle recula pour ne plus subir la caresse de ces langues froides et mouvantes. Tixu arriva derrière elle, la saisit par la taille et les jambes, ce dont, contrairement à ce qui s'était passé dans le monastère, elle ne se défendit pas, et s'avança dans la mer jusqu'à hauteur du bassin. Là, il la projeta sans hésitation dans l'eau glacée selon le procédé breveté par Stanislav Nolustrist, berger de Marquinat. Elle suffoqua, hoqueta, toussa et poussa de petits cris aigus. Puis, les premiers instants de dégoût et d'émoi passés, elle se laissa choir d'elle-même dans les rouleaux d'écume blême qui venaient du large, se baigna avec un plaisir enfantin, plongea dans les vagues en riant, goûta la morsure de l'eau salée sur sa peau. Tixu n'éprouva pas pour elle ce désir sensuel qui l'avait si souvent étreint lors des fréquentes visites de la jeune femme sur l'écran de son imagination, mais seulement ce plaisir innocent, spontané, de partager l'enchantement de l'instant. Leurs âmes s'évadaient de leurs vétustés prisons, se dépouillaient de leurs défroques étriquées, se retrouvaient enfin, se reconnaissaient, s'interpellaient. L'océan des Fées d'Albar les dépouillait des ultimes lambeaux de leur passé, des vestiges de leur existence révolue. L'eau les purifiait, les restituait à la virginité du moment présent, à la magie de l'éternellement neuf. Elle déposa un rapide baiser, un baiser maladroit, un baiser qu'elle semblait dérober, sur les lèvres de l'Orangien. Et lui, il aurait bien voulu qu'elle lui en dérobe d'autres. « Tu sais pourquoi les monagres s'agitent comme ça. demanda-t-elle ? — Je crois qu'ils pressentent un danger et qu'ils veulent nous en avertir », répondit-il. Les yeux d'Aphykit, ces merveilleux yeux bleu, vert et or, s'emplirent d'une soudaine gravité. « Les hommes du nouvel empire... Ils vont bientôt se matérialiser sur l'île. Ils ont fait venir à Houhatte des déremats. Je suis tout à fait prête, maintenant. » Ils coururent vers la dune pour récupérer leurs vêtements. « Kacho Marum » les escortait à distance, gigantesque masse noire qui traçait son sillon sur le sable. Tixu se retourna, attendit que l'énorme gueule du grand monagre fût à sa hauteur et murmura : « Adieu, Kacho Marum. Je ne t'oublierai pas. » Le cétacé gémit doucement. Ses six yeux ronds et brillants se remplirent d'une ineffable tristesse, puis, de son allure dandinante, il s'en alla rejoindre ses congénères et se mêler à leur étourdissante symphonie. « Où irons-nous ? demanda Aphykit à mi-pente de la colline de sable. — Je n'en ai aucune idée, dit Tixu. Laissons-nous guider par l'intuition. Elle seule saura nous aiguiller correctement... » A peine avait-il prononcé ces mots qu'une dizaine d'hommes se matérialisèrent subitement sur la plage. Des mercenaires de Pritiv, deux Scaythes d'Hyponéros. Les monagres, qui s'attendaient visiblement à ces apparitions, se ruèrent sur les nouveaux arrivants et les chargèrent, cornes en avant. « Il en vient de partout ! » cria Tixu. D'autres mercenaires s'agitaient sur les rochers alentour et convergeaient vers les deux fugitifs. Tixu et Aphykit n'eurent pas le temps de gagner le sommet de la dune, ni par conséquent celui de se rhabiller. Ils s'assirent l'un en face de l'autre au milieu des herbes jaunes et joignirent spontanément leurs mains. Alors ils ne furent plus deux, ni même une addition de deux êtres. Ils furent un. En contrebas, sur la plage, les rayons verts et les disques s'acharnaient sur les monagres fous de colère ; déjà les flots de sang jaillissaient des grandes carcasses sanglantes ou à moitié désintégrées et empourpraient le sable gris. Des jurons fusèrent des fentes buccales des masques blancs. Les assassins de Pritiv prirent la dune d'assaut. La tenaille se referma sur le vide. Les assaillants ne découvrirent qu'une blouse bleue en mauvais état, une combinaison de pêche encore humide, des couvertures et quelques récipients curieusement teintés d'une substance verte. Ils fouillèrent l'île de fond en comble, mentalement et physiquement, passèrent au crible rochers, criques et falaises, mais ils ne trouvèrent aucun indice qui leur permît d'orienter leurs recherches. Dépités, ils se vengèrent sur les monagres qu'ils massacrèrent jusqu'au dernier. CHAPITRE XXIII Votre Sainteté, Conformément à vos instructions, je me suis rendu sur les planètes où circulent les étranges rumeurs dont nos missionnaires nous ont informés. A la suite des innombrables témoignages que j'ai été amené à recueillir et à vérifier, avec l'aide très précieuse des inquisiteurs mentaux, il m'est clairement apparu que ces bruits ne sont malheureusement pas dénués de tout fondement. Nous ne nous trouvons pas, en cette occasion, devant les habituelles affabulations, contes, légendes dont sont friandes les âmes simples du peuple, mais devant des faits, je le crains, réels. Dans l'esprit des inquisiteurs il ne subsiste aucun doute : ces brusques apparitions et disparitions ne constituent pas des illusions d'optique ou autres mirages. Elles sont encore moins les produits d'imaginations fertiles ou les fruits enfiévrés d'hallucinations collectives. D'ailleurs, je me permets de vous rappeler que la manière dont cet homme et cette femme ont disparu de l'île selpidienne n'a jusqu'à ce jour reçu l'éclairage d'aucune explication plausible. Personnellement, je me refuse catégoriquement à envisager l'hypothèse de la noyade, comme l'ont laissé supposer certaines conclusions pour le moins hâtives. Je voudrais vous signaler, à ce propos, une troublante coïncidence : les seuls objets que l'on ait retrouvés sur l'île sont ces vieux vêtements censés appartenir à cet homme et à cette femme. Telle découverte amène à supposer, en toute logique, qu'ils se sont volatilisés dans un état de totale nudité, cette situation de péché si redoutée de nos cœurs. Or plusieurs témoins, cités à comparaître devant l'Inquisition, nous ont affirmé que l'homme et la femme qu'ils ont vus soudainement se matérialiser et disparaître devant eux étaient complètement, animalement, scandaleusement nus ! Quoi qu'il en soit, il y a là un grand mystère à élucider. J'ose attirer l'attention de Votre Sainteté sur l'urgence de la situation. Vous savez mieux que moi de quelle nature versatile sont les gens du peuple. Ils sont prompts à se détourner de la Voie Unique, de la Vérité, prêts à épouser n'importe quelle cause hérétique pourvu qu'on veuille bien leur en fournir le prétexte. Cet homme et cette femme représentent un grave danger pour l'Eglise, Votre Sainteté, car si les peuples du nouvel empire se piquaient d'orner ces apparitions de broderies miraculeuses, de les idolâtrer en tant que manifestations divines, nous n'aurions bientôt plus aucune emprise sur eux. Les croix-de-feu, dépouillées de leur rôle dissuasif et punitif ne deviendraient plus que de fallacieuses occasions d'exalter l'aspiration au martyre qui sommeille en chacun de ces mécréants. Ils se laisseraient alors brûler avec joie plutôt que d'abjurer leur erreur. Rien de tel que le ravissement extatique sur la croix, symbole de la souffrance expiatoire, pour susciter comme traînées de poudre de nouvelles vocations schismatiques. Il est capital que notre nouvel ami mette immédiatement ses grandes capacités à l'œuvre et découvre rapidement quels secrets scientifiques se cachent derrière ces apparentes pratiques de sorcellerie. Il faut que nos missionnaires puissent fournir une explication limpide, rationnelle aux nombreuses questions qui ne manquent pas de se poser à propos de ce mystère. C'est toute la crédibilité de notre très sainte Eglise, fondement même de la Religion, pierre angulaire du Verbe du Kreuz, qui est en jeu. Pour terminer ce rapport, Votre Sainteté, voici quatre témoignages que j'ai cru devoir extraire des archives de l'Inquisition. Ayant été entendus sous vérification mentale, ils sont absolument irréfutables. A divers titres ils sont également, je pense, représentatifs de la tendance générale et illustreront concrètement mon propos dont je vous prie de bien vouloir excuser le caractère peut-être exagérément alarmiste. Qu'à tout jamais soit béni le saint nom du Kreuz. Votre humble et dévoué serviteur, Cardinal Frajius Molanaliphul. Premier témoignage Kho-Jong Mitgen, ville d'Omitshu, planète Ja-Hokyo des mondes du Levantin. Age : deux cent vingt-deux ans standard, trois fois veuf, sans enfant. Tous les matins, j'ai l'habitude d'aller prendre un bain dans l'eau du torrent Ozu qui coule sur le flanc de la montagne où se trouve ma maison. Ce contact avec l'eau glacée est excellent pour la peau du vieil homme que je suis. Le matin du jour de Boshi, alors que je retirais mon soriji et m'apprêtais à entrer dans l'eau, je vis soudain apparaître une femme et un homme de l'autre côté du torrent. Comme ils étaient tous les deux aussi nus que des enfants qui viennent de naître, j'ai tout d'abord cru qu'il s'agissait de voyageurs que le programmateur déficient d'une vétusté machine aurait expédiés par erreur dans cet endroit où personne, hormis le modeste vieillard que je suis, ne se rend jamais. Intrigué, je me suis caché derrière un gros rocher afin de pouvoir les observer plus à mon aise. Ils étaient tous les deux, la femme et l'homme, très beaux, d'une beauté qui n'est pas commune à nos contrées et que je qualifierais de surnaturelle, oui, c'est cela, surnaturelle ! Me rendant compte que je n'avais absolument rien à craindre de ces voyageurs étrangers égarés, je sortis de derrière mon abri de pierre et manifestai ma présence dans le but de leur proposer mes services. Il était de mon devoir d'honorer ainsi la réputation d'accueil de notre peuple. Cependant, lorsqu'ils m'aperçurent, ils prirent peur. Mais au lieu de fuir, ce qui eût constitué la réaction normale d'individus effrayés, ils s'assirent sur la mousse bordant le lit du torrent, se prirent mutuellement les mains et, à ma grande stupeur, disparurent aussi brusquement qu'ils étaient apparus. A la différence près que, cette fois, mes yeux, encore perçants pour l'homme âgé que je suis, ont pu constater qu'ils ne disposaient d'aucune machine de voyage ! J'ai alors pensé, veuillez me pardonner ces résidus d'anciennes croyances profondément ancrées en moi, que j'avais été le témoin privilégié du passage sur notre dimension mortelle de deux divinités des anciennes légendes ja-hokyoïstes. Second témoignage Gutraude Mler, village de Môlhn, situé près de la ville de Munach, planète Alemane du système de Néorop. Age : cent six ans standard, mariée, mère de sept enfants dont deux ont été condamnés à périr sur croix-de-feu à combustion lente pour propos blasphématoires. Je les ai vus apparaître dans une rue de mon village. Tous les deux. Un homme et une femme. Jeunes. Ils étaient tout nus. Ils ont ri. J'ai été choquée. J'ai voulu aller chercher notre missionnaire. Il n'était pas là, il était parti au temple. Je ne savais pas quoi faire. J'ai eu peur. Mon mari était au champ avec les enfants. J'ai prié le Kreuz. Ils ont avancé vers moi. J'ai hurlé. J'ai couru. Ils ont crié : « On ne vous veut pas de mal, juste quelques renseignements ! » C'étaient peut-être des démons et ils venaient voler mon âme. Il n'y a que les démons qui se promènent tout nus. Ils ont encore appelé : « Madame ! Revenez ! » L'homme courait après moi. J'ai eu très peur. Il a failli m'attraper. La femme a dit : « Laisse-la, elle est terrorisée. Partons. » Ils se sont assis au milieu de la rue. Ils ont uni leurs mains. Ils ont disparu. Comme ça ! Disparu ! Est-ce que je suis folle ? Monseigneur, est-ce que je serai pardonnée ? (Pleurs.) Troisième témoignage Halu Otely, ville de Phille, province de Jaunille, planète Orange. Age : quinze années standard. Deuxième fils de Galil Otely et de Miliane Braïqually. Travaille à la fabrique de tapis de tissu de son père. Papa et tous les employés de la fabrique étaient partis puisque c'était à mon tour de surveiller le balayage du soir. Au moment où je rangeais le robot-aspirateur, j'ai entendu du bruit venant de l'entrepôt. Je me suis approché en silence. Là, j'ai assisté à un drôle de spectacle : entre les tapis suspendus il y avait un homme et une femme. Ils essayaient d'enrouler autour de leurs corps des tissus légers, de ceux qui servent à la confection des petits tapis d'été. L'homme avait l'air de bien connaître la ville car il en parlait comme s'il y avait séjourné pendant longtemps. De temps en temps, ils cessaient leurs essayages pour s'embrasser. Je trouvais que la femme était très belle. Elle posait des tas de questions à l'homme, du genre de celle-ci : « Tu as vécu ici tout seul, sans la moindre famille ? » Et il lui parlait de son enfance. D'après ce que j'ai cru comprendre, il est orangien comme moi. Mais d'une autre province, de Vieulinn peut-être. Ils semblaient beaucoup s'aimer. J'ai aussi deviné qu'ils étaient à la recherche de quelque chose, ou de quelqu'un, et qu'ils ne savaient pas trop où aller. Je me demandais ce qu'il fallait faire : ils ne ressemblaient pas à des voleurs et pourtant ils s'étaient introduits dans l'atelier sans prévenir personne, en cachette. J'ai hésité un bon moment avant de me décider. Je me suis approché d'eux mais je n'ai pas eu le temps de leur dire quoi que ce soit : ils étaient assis sur une caisse de tissus, se tenaient par les mains, et tout d'un coup ils se sont évanouis comme s'ils n'avaient jamais existé, comme de la fumée. J'ai d'abord cru que j'avais rêvé. Mais lorsque j'en ai parlé à la maison, papa a tout de suite été vérifier s'il ne manquait rien à l'atelier. Il a constaté que deux grands bouts de tissu avaient été volés. Alors, il m'a obligé à venir vous voir : il voulait que je sois soumis à l'inquisition mentale parce qu'il était persuadé que j'avais inventé toute cette histoire et qu'en réalité c'était moi, le voleur. Quatrième témoignage Spek Jennequin, de la ville de Noulonde, planète Nouhenneland. Age : soixante années standard. Célibataire. Profession : explorateur. Auteur de nombreux ouvrages, livres-films, vidéholos et reportages codés sur les tribus primitives des forêts tropicales de Nouhenneland, ainsi que sur le trill, emblème de l'Ordre absourate, animal excessivement difficile à approcher. Je tiens à préciser que je suis opposé au principe de l'inquisition mentale et que je la subis contre ma volont[3]. Cela faisait une semaine que j'étais sur les traces d'un grand trill, un géant à en juger par la dimension de ses empreintes. Bien qu'étant seul lors de cette expédition, je m'étais enfoncé très loin dans la jungle septentrionale du grand hémisphère Sud, remontant le fleuve Tams à l'aide de ma pirosurvie, une petite embarcation d'exploration qui peut se transformer en tente hermétique ou en scaphandre sous-marin. Un soir, alors que j'installais mon bivouac, je vis briller dans les buissons bleus bordant le Tams deux grands yeux verts, les yeux du trill. Je croyais naïvement le pister et c'était lui, en fait, qui me suivait, qui m'épiait ! Intrigué, armé de mon pistolase et de ma caméra-bulle, je m'avançai le plus silencieusement possible en direction du fourré, espérant pouvoir au moins filmer l'éventuelle course de sa fuite, mais, ayant flairé mon approche, il ne m'avait pas attendu et avait déguerpi. Oubliant alors toute prudence, abandonnant mon campement, l'abri sûr de ma pirosurvie, je me lançai à ses trousses, sur la piste de ses empreintes et des petites branches d'arbustes brisées sur son passage. Et ainsi, sans m'en rendre compte, je franchis les limites du territoire tabou de la tribu des Chokletts, l'une des peuplades les plus primitives qui soient dans l'univers et que très peu d'explorateurs ont eu la chance d'approcher. A peine avais-je parcouru une centaine de mètres que je me trouvai encerclé par une meute de ces féroces guerriers, nus, petits de taille, totalement dépourvus de système pileux et dotés d'une peau brique qui n'est pas sans rappeler la couleur du chocolat. (D'où leur nom, Choklett, qui signifie chocolat en vieille langue terramaterrienne.) Je n'eus pas le loisir de me servir de mon arme ni de parlementer. (Je possède quelques notions rudimentaires de langue tchutchu. Tchutchu : dénomination originelle de la tribu.) Une flèche anesthésiante m'atteignit à la cuisse et je m'endormis sur-le-champ. Lorsque je me réveillai, j'étais suspendu par les poignets à la grande poutre centrale d'une gigantesque construction, un enchevêtrement apparemment désordonné, anarchique, de grands troncs élagués et entrecroisés dont le sommet dominait les hautes cimes des grands arbres de la forêt. Je constatai que les Chokletts, hommes, femmes, enfants, qui m'observaient en poussant de grands éclats de rire, avaient paré leurs corps de peintures de fête, de rayures noires et rouges censées imiter la robe du trill. Ils avaient recouvert leurs crânes chauves de feuilles de valef jaune. Je crus d'abord que cette fête m'était destinée, qu'ils s'apprêtaient à célébrer ma capture et à sceller le sort horrible auquel j'étais promis. Pour avoir visionné plusieurs films-codes à leur sujet, je n'ignorais pas que je n'avais aucune clémence à attendre d'eux. « Je vous apporte le salut et la paix », tentai-je de plaider en langue tchutchu. L'un d'eux vint au-dessous de moi et me cracha sur les mollets. « Ni salut ni paix pour blanc violeur d'inviolable, me lança-t-il. Le châtiment, la mort ! D'abord, le mariage des dieux. Après, la mort ! » Que voulait-il dire par « mariage des dieux » ? Je n 'eus pas longtemps à attendre pour avoir la réponse : une troupe vociférante de femmes en transe sortit soudain d'une des grandes salles au toit de branchages érigées autour de la place. C'est alors que je les vis pour la première fois, au centre du groupe : une femme et un homme, jeunes tous les deux, très beaux, de peau blanche, vêtus de curieux tissus colorés drapés autour de leurs corps. Les cheveux de la femme, très longs, avaient été tressés et ornés de feuilles de valef rose, plante traditionnellement dévolue aux cérémonies nuptiales. Derrière eux marchait le houtchu, le sorcier, au corps entièrement recouvert de petits serpents verts vivants, symbole de son pouvoir. La femme m'aperçut, suspendu à la poutre comme un vulgaire gibier, et me désigna du doigt à son compagnon. Ils se dirigèrent vers moi, fendant la troupe des femmes en transe. L'homme m'adressa la parole en langue nafle : « Que faites-vous ici ? — Hello, ravi de vous rencontrer ! Je suis Spek Jennequin, de Noulonde. Je suis explorateur. J'étais à la poursuite d'un grand trill et j'ai involontairement franchi les limites du territoire tchutchu. Ils m'ont capturé. Et vous, qui êtes-vous ? — De simples voyageurs qui se marient, me répondit-il. Mais peu importe, nous allons essayer de vous tirer de là... » Par gestes, il ordonna au houtchu qu'on me libérât. A ma grande surprise, les Tchutchus s'exécutèrent et me délivrèrent de mon inconfortable position. « Ils vont vous reconduire à la frontière de leur territoire, dit la femme. — Mais ne pourrais-je pas au moins savoir à qui je dois d'avoir la vie sauve ? demandai-je, davantage par curiosité que par reconnaissance. (Les explorateurs sont très curieux de nature !) — Il vaut mieux que vous en sachiez le moins possible », dit l'homme. Il ajouta en riant : « Nous désirons un mariage dans la plus stricte intimité ! » Je n'eus pas le loisir d'en apprendre plus : une solide escorte de guerriers tchutchus m'encadra et me contraignit à amorcer la descente, par un jeu d'échelles rudimentaires, jusqu'au niveau de la forêt. Une journée de marche plus tard, j'étais de retour à mon campement sur la rive du fleuve Tams. Une foule de questions concernant cet étrange couple se bousculaient dans ma tête. Avaient-ils été matérialisés par mégarde dans cette forêt de Nouhenneland ? Et cette brusque apparition avait-elle tant impressionné les Tchutchus qu'ils les avaient pris pour des dieux ? Je n'arrivais pas à expliquer l'attitude déconcertante de cet homme et de cette femme : ils semblaient ne pas se soucier d'un éventuel retour à la civilisation et n'être préoccupés que par leur seul mariage. Avaient-ils donc l'intention absurde de passer tout le reste de leur vie en compagnie de cette tribu sauvage, au milieu de cette forêt hostile ? Note additive du cardinal Molanaliphul : Votre Sainteté, je me suis efforcé de classer ces témoignages dans un ordre chronologique. Ainsi, la version du jeune garçon d'Orange, outre la confirmation de l'identité orangienne de l'homme, corrobore celle de l'explorateur : ces tissus colorés drapant leurs corps ne sont autres que les étoffes qui servent à la confection des tapis légers et qui ont été dérobées à Phille. Votre dévoué F. M. Le fou des montagnes se départit soudain de son mutisme. « Demande à l'esprit de la pierre de bien vouloir nous déposer ici, Shari. » Son doigt désignait un torrent scintillant en contrebas qui dévalait joyeusement le flanc verdoyant d'un pic escarpé. Cela faisait plusieurs jours qu'ils survolaient un immense massif montagneux, plusieurs jours pendant lesquels le fou n'avait pas daigné adresser la parole à Shari. Mais l'enfant commençait à s'habituer aux brusques sautes d'humeur de celui qui l'avait recueilli après la mort de sa mère et la destruction totale des villes ameurynes. Il s'accommodait au mieux de ce silence et s'abandonnait alors sans réserve à la joie euphorique du voyage sur la pierre volante. Bonheur sans cesse renouvelé depuis que la reine ronde du champ amphanique s'était élevée pour la première fois dans les airs... Lorsque l'esprit de l'enfant et celui de la matière sont enfin parvenus à s'harmoniser, à s'unir, la pierre prend son majestueux et silencieux envol, sans qu'il ait besoin de l'en prier, et se pose délicatement quelques mètres plus loin en soulevant une fine pellicule de poussière grise. « Enfin, déclare le fou des montagnes qui observe la scène du haut d'une pierre, cheveux et barbe au vent, yeux noirs brillants de malice. Nous allons disposer d'un engin de transport ! Nous en avions un besoin urgent pour entreprendre les recherches... » Shari se demande de quelles mystérieuses recherches il peut bien s'agir mais ne réussit pas à en savoir davantage. Durant les jours qui suivent ce premier succès et avec l'aide précieuse des conseils éclairés du fou, il s'entraîne à diriger l'énorme masse rocheuse, à maîtriser la durée et la longueur de son envol, à nouer à volonté le lien subtil qui relie son âme à celle de la matière. Puis vient l'instant tant attendu où il se juche sur le dos rond de sa monture qu'il chevauche tel un fier conquérant. Docile, elle obéit à ses injonctions pensées, se dirige où il lui demande, survole l'ancien volcan qui abritait Exod, la ville ameuryne, rend visite aux nuages bas qui habillent les contreforts rocheux, fonce au-dessus des plateaux arides, brûlés par le soleil. Son ombre silencieuse disperse les troupeaux des craintives et gracieuses gazelles des sables. Shari pense à sa mère, imagine sa réaction de fierté à la vue de son fils domestiquant la pierre du champ sacré, un prodige qu'aucun des arrogants amphanes n'est jamais parvenu à accomplir. La pierre fait alors une brusque embardée et il manque de peu se faire précipiter dans l'abîme entre les pics voisins. « A l'avenir, ne te laisse pas emporter par ton orgueil ! commente le fou dès l'atterrissage de la pierre. Sinon, l'esprit de la matière s'éloignera de toi. Tu es un instrument dans les mains du grand compositeur. Crois-tu que l'instrument puisse s'identifier à la musique ? Nous partons dès demain à la recherche du site où ceux que nous attendons doivent nous rejoindre. Le moment n'est pas bien choisi pour se livrer à des enfantillages. Si tu fais fuir l'esprit de la matière, alors comment pourras-tu réaliser ce qu'il t'est demandé de réaliser ? » Le lendemain, à l'aube, le fou et l'enfant avaient pris place sur la pierre. Les cimes proches des Hymlyas tachaient de blanc la grisaille matinale. Les étoiles lointaines s'éteignaient peu à peu, minuscules luminaires soufflés de la voûte céleste pâlissante. « Vous savez où nous allons. demanda l'enfant. — Pourquoi et comment le saurais-je ? s'exclama le fou en riant. Tu n'as qu'à diriger la pierre vers l'est. En direction du soleil levant. Tu n'as pas envie de contempler la grande chaîne des Hymlyas d'en haut ? » Pendant trois jours, la pierre avait donc survolé les Hymlyas, pénétrant dans la blanche étoupe de brume qui submergeait les hautes crêtes, contournant les larges parois hérissées de pitons effilés, longeant les profonds et mystérieux défilés, frôlant les sommets enneigés, voguant au-dessus des mers vert et or des interminables forêts qui recouvraient plateaux et vallons, se fondant dans l'éblouissante clarté du chaud soleil. Trois jours durant lesquels le compagnon de voyage de l'enfant, absorbé dans sa contemplation attentive du paysage, était demeuré emmuré dans son silence. A la tombée de la nuit, il se contentait de faire un petit signe à l'enfant pour que celui-ci priât la pierre d'atterrir. Une fois au sol, Shari était chargé de trouver un abri pour passer la nuit tandis que le fou s'en allait cueillir herbes et fruits pour leur second repas de la journée, en général froid et frugal. Ils dormaient dans des grottes sombres, enroulés dans des couvertures grises d'une étoffe épaisse et rêche identique à celle de la robe du fou. D'étranges rêves peuplaient le sommeil de l'enfant et il lui arrivait de se réveiller en sursaut au milieu de la nuit, couvert de sueur glacée. Un bras amical entourait alors son épaule et, rassuré, il se rendormait aussitôt. Le matin, après un petit déjeuner succinct — baies sauvages acides, racines amères ou graines séchées — et une toilette sommaire dans l'eau d'une source proche, ils grimpaient sur l'échiné rigide de la pierre. Shari établissait la communication subtile avec l'esprit de la matière, et, au bout de quelques instants, elle décollait du sol moussu et se mêlait au vol des grands aïoules noir et blanc qui quittaient leur aire pour leur chasse quotidienne. Shari demanda à la pierre d'amorcer sa descente au-dessus du torrent qui projetait en l'air des gouttes de lumière. « C'est là ? demanda-t-il timidement. — Il se pourrait bien, répondit le fou. — Comment le savez-vous ? » insista Shari dont la curiosité dévorante était loin d'être rassasiée. Il éprouvait, de plus, un immense et soudain besoin de parler après ces longues heures de silence forcé. « Je ne sais rien, mais l'eau de ce torrent nous interpelle. Tu ne l'entends pas ? » La pierre se posa en douceur sur l'herbe dense qui bordait le lit tortueux de l'impétueux cours d'eau. Le fou s'assit sur la berge du torrent et plongea les pieds dans l'eau. « L'eau me dit que nous devons rester ici jusqu'à la tombée de la nuit, ajouta-t-il. Car aujourd'hui est le jour. S'ils ne manifestent pas leur présence avant ce soir, alors il faudra attendre que s'écoulent, comme cette eau, de nombreuses générations avant que l'humanité puisse retrouver une petite chance de sortir des ténèbres. — Qui, "ils" ? » demanda l'enfant qui c'était installé près du fou ? Il laissait, lui aussi, tremper ses pieds dans l'eau glacée. Il espérait, en imitant son compagnon, déceler une voix audible dans le murmure confus du torrent. Mais à son grand désappointement, l'élément liquide ne lui adressa pas la parole. « Ceux sans qui la tâche immense qui t'attend ne pourra pas s'accomplir, répondit le fou. Ils sont les piliers de l'édifice que tu vas avoir à construire. S'ils ne viennent pas, tu devras comme moi demeurer dans ces montagnes, avancer seul sur la voie de la connaissance et former un successeur qui à son tour s'efforcera de perpétuer la tradition jusqu'à l'avènement de jours nouveaux, propices à l'expansion de ce savoir accumulé et codifié par nos maîtres. Nous sommes à un moment clé où tout peut basculer d'un côté ou de l'autre. L'univers mérite-t-il qu'on se soucie encore de lui ? Est-il digne d'échapper à la vague de destruction qui cherche à l'engloutir ? Eux seuls détiennent la réponse, car sur eux se pose la main du grand musicien. — Pourquoi ne viendraient-ils pas, alors ? s'écria l'enfant. — Parce qu'ils ont le choix. Tout être humain, à quelque niveau qu'il soit, a toujours le choix. Seule la liberté de l'âme donne sa pleine valeur à une décision. Lorsque l'on est déterminé à devenir le fidèle exécutant du grand dessein, la note juste dans la mélodie, il faut que ce soit sans l'ombre d'une contrainte, sans l'ombre d'un regret. — Mais ils ne peuvent peut-être pas ! plaida l'enfant. Est-ce qu'ils ont des pierres pour voyager ? » Le fou libéra un rire aussi cristallin que l'eau limpide du torrent. Puis il fixa l'enfant avec beaucoup de tendresse : « Si toi, tu utilises ta pensée pour parler avec l'esprit de la matière, eux, ils voyagent directement sur leurs pensées. L'éther est leur véhicule. De quel autre support pourraient-ils avoir besoin ? » Le soleil, cercle d'or sur écrin céruléen, déjà haut dans le ciel, les léchait de sa tiède caresse. Une douce chaleur s'instillait à l'intérieur du corps de l'enfant, l'engourdissait, l'enivrait légèrement. Dans le calme apaisant de cette contrée montagneuse, bercé par le chuchotement continu du torrent, il se sentait envahi de bien-être, de sérénité. Des bulles de béatitude éclataient en lui, légères, ineffables. Il ne faisait plus qu'un avec l'environnement, il n'était plus coupé, dissocié de lui. Au contraire, nature et enfant, chacun à leur manière, chacun à leur niveau, constituaient les maillons liés les uns aux autres d'une chaîne infinie de lumière. Il avait maintenant l'impression de distinguer clairement le chant du torrent, les notes émises par les innombrables gouttes qui composaient la symphonie de l'eau bondissante : elles célébraient la gloire de la création. Lorsqu'il émergea de son ravissement extatique, il se rendit compte avec stupeur que le soleil avait déserté la plaine céleste assombrie et que l'armée sournoise du crépuscule commençait à cerner reliefs et contours. Le fou avait lui aussi disparu. L'enfant eut beau jeter des regards apeurés autour de lui, il ne parvint pas à distinguer la silhouette familière. Les heures avaient défilé à une vitesse effrayante et aucun visiteur ne s'était encore manifesté. L'enfant pensa avec tristesse aux paroles du fou, porteuses des terribles promesses des malheurs du monde. Il fixa farouchement la berge opposée, noyée de ténèbres, comme si son regard avait la subite vertu de provoquer l'apparition de ceux qui pouvaient encore éviter l'irréversible catastrophe. Il avait vu sa mère, liée au poteau sacrificiel, endurer un véritable calvaire, et il lui semblait inconcevable, abominable, que d'autres mères et d'autres enfants pussent un jour être confrontés à la même épreuve. Il crut apercevoir des formes mouvantes sur les rocs escarpés qui surplombaient le cours d'eau. Fou d'espoir, il se releva et escalada agilement l'éperon rocheux. Hors d'haleine, mains, bras et torse griffés, il déboucha sur une corniche exiguë au bord de laquelle le torrent se transformait en cascade échevelée avant de reprendre son cours habituel. Il vit alors un homme et une femme drapés dans de longs tissus colorés, assis à même le sol pierreux, l'un en face de l'autre, yeux clos, se tenant par les mains. « C'est vous ? » cria précipitamment Shari, pris d'une inexplicable peur de les voir soudain s'évanouir. Les paupières de la femme et de l'homme se soulevèrent et leurs yeux s'efforcèrent de percer les ténèbres naissantes. « C'est vous que le fou des montagnes attend ? répéta l'enfant, au comble de l'excitation, en s'approchant du couple. — Qui es-tu, enfant ? » demanda la femme d'une voix douce. L'enfant n'avait jamais contemplé une femme d'une aussi grande beauté. Les fines tresses de ses longs cheveux aux reflets d'or étaient ornées de fleurs roses. Quant à l'homme au visage encadré d'une barbe fournie, des traits de peinture rouge et noire encerclaient ses bras nus. « Je suis Shari Rampouline, répondit l'enfant avec une fierté empreinte de naïveté qui les fit sourire. Nous sommes venus ici, moi et le fou des montagnes, avec la pierre volante pour guetter l'arrivée des visiteurs. Est-ce que c'est vous, les visiteurs ? — Qui est ce fou des montagnes dont tu parles ? interrogea l'homme. — C'est lui qui m'a recueilli après la mort de ma mère. Lui qui m'a appris comment parler avec l'esprit de la pierre. Il connaît un tas d'autres choses. Il m'a dit, par exemple, que vous voyagez sur les pensées. Est-ce que c'est vrai ? » L'homme et la femme se consultèrent du regard. Puis elle dit : « Nous aussi, depuis quelque temps nous sommes à la recherche de quelqu'un. Nous nous apprêtions à repartir car nous pensions que ce monde n'était pas habité et qu'il ne servait à rien de rester plus longtemps. Peux-tu nous présenter cet homme ? S'il sait autant de choses que tu le prétends, peut-être pourra-t-il nous aider dans notre recherche. — Venez avec moi ! s'exclama l'enfant, enthousiaste. Il ne doit pas être bien loin. Il va souvent cueillir des herbes quand le soir tombe. » Au moment où le couple et l'enfant entamaient leur descente sur les échines rocheuses, une voix retentit brusquement : « Inutile de me chercher plus loin. Je suis là ! » La silhouette du fou des montagnes se découpait de l'autre côté de la cascade, comme surgie par enchantement de la muraille aquatique. Il y eut un long moment de silence, pendant lequel la femme, l'homme et le fou s'observèrent mutuellement. Les yeux intrigués de l'enfant allaient de l'un à l'autre comme des papillons effarouchés ne sachant où se poser. Ce fut l'homme qui rompit le silence en premier : « Je suis Tixu Oty, d'Orange. Voici mon épouse, Aphykit, fille de Sri Alexu, de Syracusa. Je crois que c'est vous que nous cherchions ! » Le visage radieux du fou s'éclaira d'un large et bienveillant sourire, ses dents blanches étincelèrent dans la nuit de sa barbe. « Je suis celui qu'on appelle le fou des montagnes, de Terra Mater, et je vous attendais. » L'enfant, n'y tenant plus, hurla : « Alors, ce sont eux?... Ce sont eux ? — Ne crie donc pas si fort ! le réprimanda le fou. Nos amis ne sont pas sourds ! » Tixu et Aphykit semblaient transis d'émotion : le fait d'être enfin parvenus au bout de leur longue quête les laissait soudain sans force, comme vidés de toute énergie. La rencontre tant attendue avec cet homme, celui qu'ils considéraient comme le troisième maître, les emplissait d'une timidité excessive, les écrasait subitement d'un lourd fardeau d'humilité. Pendant des semaines ils avaient voyagé sans relâche, ne prenant pas le temps de se reposer, allant jusqu'au bout et même au-delà de leurs possibilités physiologiques. A peine l'étrange cérémonie de leur mariage célébré par la tribu de la forêt s'était-elle achevée qu'ils étaient immédiatement repartis, poursuivant inlassablement leur quête. « Je ne suis pas le troisième maître, dit le fou comme s'il avait deviné leurs pensées. Je ne suis qu'un médiateur et je vais bientôt quitter ces mondes. L'enfant et vous, vous êtes désormais les trois maîtres... » L'appel des mondes intermédiaires était de plus en plus fort. Le fou avait reconstitué la chaîne et il pouvait maintenant partir en paix. Il remarqua l'intense fatigue qui creusait les traits de ses interlocuteurs. « Venez, je vous ai préparé un bon repas. Nous aurons tout loisir de parler ensuite... » L'enfant dévala la pente à toutes jambes, cabri sautant lestement d'une pierre à l'autre. Il oublia dans sa hâte d'attendre les nouveaux arrivants qui, eux, main dans la main, prenaient tout leur temps pour descendre. Il y avait si longtemps, depuis la mort de sa mère, que Shari n'avait pas fait un bon et vrai repas. * * * [1] Le mot « camorre » semble trouver ses origines dans la légendaire civilisation de Terra Mater. La Camorre ou Camorra, ou encore Mafiha, aurait constitué un gouvernement parallèle, secret, infiltré dans tous les pouvoirs officiels de Terra Mater (environ 5 000 années standard avant Naflin). Essentiellement composée de Ritales (natifs de la Ritalie), cette organisation puissante et ramifiée aurait vécu de divers trafics et surtout du trafic d'influence. Difficile de démêler la réalité de la fiction dans cette saga du crime, dont le héros aurait été un certain Alcapone. [2] Selp Dik, étymologiquement, en langue selpidienne : « Pays de Magie ». Note du traducteur Messaodyne Jhû-Piet. [3] Note du cardinal Molanaliphul : Effectivement, cet homme n'est pas venu témoigner de son plein gré. Il a été convoqué à la suite d'une dénonciation anonyme, ce qui explique en partie sa réaction rebelle, réticence qui lui vaudra d'ailleurs d'être condamné au supplice de la croix-de-feu à combustion lente.