« Solman court un grand danger, vénérée mère, je le sens… » Gwenuver noua d’un geste las la ceinture de sa robe de chambre avant de lever un regard à la fois embarrassé et irrité sur la visiteuse. Elle partageait avec Irwan une maison située dans le cœur tortueux des ruelles de la petite ville fortifiée, une demeure bien trop vaste pour deux personnes, mais les deux membres du conseil avaient cédé à la tentation mesquine de s’attribuer la meilleure part dans la répartition des logements. Et la chaleur matinale diffusée par les deux gros poêles placés aux extrémités de l’immense pièce proclamait qu’ils n’étaient pas soumis comme les autres aux restrictions du bois de chauffage. Gwenuver feignait d’avoir été réveillée en sursaut par l’intrusion de la visiteuse, mais elle n’avait pas dormi de la nuit. « Pourquoi serait-il en danger ? dit-elle après avoir réprimé un bâillement. Les ordres donnés aux assesseurs ne concernent que les deux Albains. – Vos… assesseurs sont des brutes avinées et remontées contre le donneur, surtout après ce qui s’est passé dans l’église. Si Solman avait décidé d’accompagner les deux Albains dans leur fuite… – Un bon clairvoyant ne commettrait pas une erreur aussi grossière, coupa Gwenuver. Ton imagination te joue des tours, Raïma. » La guérisseuse abaissa l’ample capuchon de son manteau et découvrit son visage déformé par la transgénose. L’expression fugitive de dégoût de la vénérée mère ne lui échappa pas. Depuis quelque temps, elle ne suscitait chez ses interlocuteurs qu’une insupportable réaction de pitié mêlée d’horreur, même chez les malades qui venaient requérir ses soins. Seul Jean la contemplait sans manifester de rejet, comme protégé par sa candeur enfantine de la monstruosité de sa mère adoptive. Il progressait à une vitesse étonnante dans la connaissance des plantes et des mécanismes des maladies humaines. Il savait déjà déceler les liens occultes entre le corps et l’esprit, entre les symptômes et les causes, il comprenait que les douleurs organiques agissent la plupart du temps comme des signaux de détresse, traduisent le besoin vital d’être examiné, touché, rassuré, aimé… Il la surprenait souvent par la pertinence de son diagnostic. « Je sais faire la différence entre l’imagination et le pressentiment, dit Raïma d’un ton sec. Vous êtes les seuls, Irwan et vous, à pouvoir arrêter les assesseurs. » Gwenuver essaya de discipliner ses cheveux ébouriffés par des heures de vaine agitation dans un lit trop étroit pour deux. Malgré la chaleur dispensée par les poêles, le froid du sol de béton transperçait ses chaussons de peau retournée, grimpait le long de ses jambes, lui engourdissait le bassin. « Même si je le pouvais, je ne le ferais pas, finit-elle par répondre d’une voix lointaine, indifférente. – La mort de Solman serait une perte irréparable pour le peuple aquariote ! Ou vous êtes inconsciente, ou vous êtes incurablement idiote, vénérée mère ! » La violence soudaine de Raïma avait blessé le silence de la maison. Gwenuver, elle, en appela à toute sa volonté pour ne pas paraître affectée par l’agressivité de la guérisseuse. « Une perte irréparable pour le peuple ou pour toi ? insinua-t-elle avec un sourire hideux. – Moi, je l’ai perdu depuis longtemps. Mais je sais encore faire la différence entre l’intérêt personnel et l’intérêt collectif. Et il n’a jamais été question, dans nos accords, de toucher un seul cheveu de sa tête. » Gwenuver s’approcha à pas lents de la grande table de bois sur laquelle elle posa les mains. Elle demeura pendant quelques instants dans une attitude pensive, les bras écartés, la tête rentrée dans les épaules, le menton posé sur la poitrine. La lumière du jour n’avait pas encore chassé la pénombre, et les fourneaux des poêles jetaient des éclats rougeoyants sur les murs de béton, sur les ustensiles suspendus aux crochets du manteau de la cheminée, sur les jerrycans alignés devant des caisses de bois. « Si ce petit serpent a choisi le parti des Albains, murmura-t-elle, alors tant pis pour lui. » Raïma contourna la table et se rua sur elle comme si elle avait l’intention de la renverser, mais elle s’arrêta avant que leurs corps ne s’entrechoquent, comme figée par le mouvement de recul de son interlocutrice. Elle n’avait pas eu le temps de s’asperger de parfum et son odeur, l’odeur de charogne des transgénosés en phase terminale, semblait emplir toute la pièce. « Ni toi ni cette loque d’Irwan n’avez eu l’intention d’épargner Solman. Sa mort entre dans vos projets, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? » Elle avait saisi l’avant-bras de Gwenuver, qui, effrayée par sa colère et plus encore par le contact avec sa main déformée, tirait de toutes ses forces pour essayer d’échapper à sa prise. « Tu dis n’importe quoi, ma pauvre fille. Lâche-moi, ou je crie. » Raïma eut l’impression d’enfoncer ses doigts dans l’os poreux de la vieille femme. « Et moi, je suis encore plus misérable de vous avoir écoutés, vous qui avez déjà assassiné les parents de Solman, qui avez essayé de me tuer… » Elle dépensait une énergie folle dans l’affrontement physique avec Gwenuver. Sa course matinale dans les ruelles pentues entre sa maison de celle des deux membres du conseil l’avait déjà exténuée. Les efforts prolongés la vidaient de ses forces, la laissaient dans un état d’abattement dont elle mettait plusieurs heures à se relever. Et le sommeil ne réussissait plus à la régénérer, il lui permettait seulement d’occulter pendant quelques heures la souffrance qui la consumait à petit feu, et qui, parfois, se faisait tellement pressante, tellement intolérable qu’elle se jetait la tête la première contre un mur pour essayer de l’étourdir. Gwenuver s’était presque dégagée en sacrifiant sa robe de chambre sous laquelle elle était nue. Elle ne dort donc pas seule, cette grosse truie, songea Raïma avant de perdre l’équilibre et de s’effondrer comme une masse sur le sol. Gwenuver se rajusta en couvrant d’un regard mi-compatissant mi-méprisant la… loque échouée à ses pieds qui n’avait plus d’une femme que la chevelure et les vêtements. « Par pitié, vé… vénérée mère, eut encore l’énergie de souffler Raïma, couchée sur le dos comme un insecte sur sa carapace. Allez tout… de suite arrêter vos… assesseurs… Il ne faut pas… Solman… – J’aurais pu, j’aurais dû tout arrêter avant, bien avant, dit Gwenuver. Il est trop tard, maintenant. » Elle pivota sur elle-même, gravit l’escalier tournant qui donnait sur les chambres, la sienne, celle d’Irwan et deux autres pièces qui leur servaient de salles de réunion. Elle réveilla d’une bourrade l’homme qui dormait dans son lit, un chauffeur célibataire d’une quarantaine d’années dont la virilité, stimulée par le kaoua, n’était jamais prise en défaut mais dont la peau glacée ne réussissait pas à la réchauffer. Or elle l’invitait à se soulager en elle dans l’unique but de bénéficier, en retour, de la tiédeur dégagée par l’enlacement de leurs deux corps. Elle ne puisait aucun plaisir dans l’acte lui-même, trouvait même répugnante la manière qu’il avait de se secouer en elle comme un pantin mécanique. Elle n’aimait pas non plus se rouler toute la nuit dans la semence visqueuse qui dégouttait de son vagin et lui engluait les cuisses. Celui-là, malheureusement, faisait partie des hommes au sang froid et aux émissions abondantes. Elle avait beau se plonger chaque matin dans la baignoire remplie d’eau bouillante, elle ne parvenait pas à chasser l’impression de souillure qui l’imprégnait jusqu’à la moelle. Elle devrait rapidement lui trouver un successeur si elle voulait passer un hiver relativement confortable, elle qui, comme la plupart des femmes de son âge, souffrait d’une mauvaise circulation et d’extrémités toujours gelées. « Raïma la guérisseuse est à moitié inconsciente dans la grande salle du bas. Ramène-la chez elle. – Ça porte malheur de toucher une femme transgénosée », grogna l’homme. Ses yeux chassieux, ses cheveux graisseux et son haleine repoussante confortèrent Gwenuver dans sa résolution de mettre au plus vite un terme à leur pitoyable relation. « Et rajoute du bois dans les deux poêles en revenant. » Il cessa de maugréer, comprenant qu’il ne gagnerait rien à contester les ordres de sa vénérée mère et maîtresse. Gwenuver s’assit sur le lit, le regarda se rhabiller, remonter son pantalon sur les plis adipeux de son ventre, refermer sa chemise sur la broussaille de son torse. Avec ses ongles noirs et l’embryon de barbe poivre et sel qui lui mangeait les joues, il avait l’air particulièrement laid et sale dans la lumière fade du matin. Elle eut la lucidité d’admettre qu’il était sans doute éclaboussé par la boue de ses propres pensées. Son cœur et son corps n’avaient chanté que pour un seul homme durant les soixante années de sa vie. S’il n’avait pas eu la mauvaise idée de boire de l’eau infectée alors qu’elle était enceinte de lui (elle s’était toujours demandé s’il n’avait pas été empoisonné par sa femme, une virago brune et sèche qui lui avait déjà donné deux garçons), les choses auraient été différentes. Lui vivant, Gwenuver, alors âgée de vingt-deux ans, aurait trouvé la force de garder l’enfant, mais, après sa mort, elle avait tenu secrète sa grossesse jusqu’à ce qu’elle mette au monde une petite fille qu’elle avait abandonnée sur le bord d’un cours d’eau. Elle n’avait pas eu le cœur de noyer la nouveau-née, une faiblesse dont elle s’était d’abord félicitée lorsqu’un couple âgé avait recueilli la fillette, l’avait ramenée au campement et l’avait adoptée sous le nom de Mirgwann ; qu’elle avait ensuite regrettée lorsqu’elle avait débordé d’un sentiment maternel qu’elle ne pouvait pas épancher. Quelques années plus tard, une fièvre maligne, colportée par les moustiquesGM d’un marais insalubre du Nord, avait emporté le père et la mère adoptifs de Mirgwann, et Gwenuver s’était débrouillée pour être nommée tutrice de sa fille dont, par chance, personne n’avait réclamé l’adoption. Comme Mirgwann ne lui ressemblait pas, aucun Aquariote n’avait songé à établir la filiation entre l’orpheline et sa mère biologique. Ces années, les plus heureuses de son existence, s’étaient déroulées comme un rêve, comme une parenthèse de lumière et de chaleur dans l’hiver brumeux de sa vie. Elle s’était aventurée dans des liaisons sans lendemain, toujours avec des hommes mariés, mais aucun d’eux n’avait réussi à combler ses aspirations de femme. Et puis, Katwrinn, l’araignée, la tisseuse, était entrée dans sa tente un soir d’été… « Elle habite où, la guérisseuse ? » Elle prit conscience que son amant des jours maigres n’était pas encore sorti de la chambre. « La deuxième rue sur ta droite en descendant, répondit-elle d’une voix morne. La quatrième ou cinquième maison… » Elle se laissa tomber de tout son poids sur le lit quand il eut refermé la porte. Une odeur de sueur et de sexe froid imprégnait les draps et les couvertures. Les premières larmes roulèrent sur ses joues, chaudes, presque agréables. Elle avait consenti à l’assassinat de sa propre fille, elle avait été happée par la spirale de la destruction, de la malédiction, elle était, elle aussi, un ange déchu du Livre de Raïma. Dans quelques instants, si ce n’était déjà fait, les assesseurs auraient tranché son dernier lien de sang et fait le vide autour d’elle, elle resterait seule avec ses souvenirs et ses regrets, elle errerait comme une étoile éteinte dans un espace infini et glacial. Un coup de feu claqua. Atteignit Chak entre les omoplates. Le chauffeur ouvrit de grands yeux étonnés, chancela, essaya de maintenir son pistolet braqué sur la tête de Solman, de presser la détente, mais ses jambes se dérobèrent, il bascula à la renverse et s’étala de tout son long sur le béton du tunnel. Un deuxième coup de feu empêcha les assesseurs de reprendre leurs esprits, de s’organiser. L’un d’eux, un colosse d’une trentaine d’années, s’affaissa comme une feuille morte, l’arrière du crâne disloqué. La moitié d’entre eux s’égailla dans le plus grand désordre le long du tunnel. Une salve de fusil d’assaut continue et précise en faucha cinq. Ils roulèrent les uns sur les autres comme des quilles renversées par une invisible boule. Certains ripostèrent au jugé, mais leurs balles s’écrasèrent contre les parois et effritèrent la roche. Une fumée dense et chargée d’une odeur de poudre noya le tunnel. L’autre moitié du groupe se dirigea au pas de course vers les quatre condamnés. Ceux-là avaient immédiatement pris conscience que leur seule possibilité de salut reposait désormais sur ces boucliers humains qu’ils n’avaient pas eu le temps de fusiller. C’était sans compter avec la présence d’esprit de Moram, qui avait immédiatement exploité la confusion pour dégager le deuxième revolver dont il s’était muni avant de se rendre à la maison de Solman et des deux Albains. Les apprentis tueurs n’avaient pas pris la précaution pourtant élémentaire de le fouiller. Il avait discrètement dirigé sa main vers l’arrière de sa veste et s’était placé de manière à masquer son geste pendant que Chak tenait Solman en joue. La première détonation avait retenti alors que ses doigts effleuraient la crosse de l’arme glissée dans la ceinture de son pantalon. Il déverrouilla le cran de sûreté et tira à la hanche, sans prendre le temps de viser. Il ne disposait que de six balles pour une dizaine d’adversaires, mais, s’il n’en toucha aucun, son premier coup de feu suffit à les ralentir dans leur élan. Par chance, il n’avait pas affaire à des combattants aguerris, mais à de pauvres bougres alléchés par l’odeur du sang et la promesse d’un viol collectif. Leur panique permit à leur allié embusqué d’en coucher trois et à Moram de rectifier le tir. « Planquez-vous ! » Solman saisit Kadija par le bras, la tira dans une brèche de l’enchevêtrement métallique qui comblait la bouche d’entrée du tunnel, se tassa contre elle derrière ce qui semblait être l’aile compressée d’un camion militaire, s’écorcha la joue sur l’extrémité d’une tige métallique. Il perdit de vue Ismahil et Moram. Les détonations se succédèrent à une cadence effrénée, des balles ricochèrent sur la tôle rouillée, des chocs sourds ébranlèrent le sol, suivis de gémissements déchirants, l’odeur de poudre se fit âcre, irrespirable. Le souffle de Kadija lui caressait le cou, un souffle régulier, lent, paisible, qui contrastait avec son propre halètement. Il essuya machinalement le sang de sa joue et se contorsionna pour lui jeter un regard. Elle ne manifestait aucun signe d’intérêt ou de peur, elle paraissait étrangère à sa propre vie, comme dépourvue de mémoire individuelle, comme incapable de prendre possession de l’enveloppe corporelle qui servait à délimiter son moi. « Donneur ? » La voix oppressée de Moram. « Je suis là… – Tu peux sortir. Il n’y a plus de danger. » Solman prit alors conscience que seuls les râles des blessés troublaient désormais le silence retombé sur le tunnel. Il s’aventura hors de son abri, entrevit, sous la chape de fumée, les corps qui jonchaient le sol, parfois figés dans d’étranges postures. Le revolver à la main, le visage perlé de sueur, Moram l’accueillit d’un sourire las. « C’est pas encore aujourd’hui qu’on se donnera rendez-vous dans l’autre monde, murmura-t-il. – Ils sont tous morts ? – Ou mal en point. J’ai dû en toucher trois ou quatre. Pas grand monde, par rapport à… – Et Ismahil ? – Je n’ai rien de cassé. » Ils se retournèrent dans le même mouvement pour voir le vieil homme s’extirper du dessous d’un char dépourvu de chenilles. Kadija les rejoignit quelques instants plus tard, le manteau et le pantalon maculés de traces de rouille. Ses yeux noirs se troublèrent lorsqu’elle aperçut les cadavres. Solman eut l’impression qu’elle était confrontée à la réalité de la mort pour la première fois de sa vie. Le vent soufflant en rafales dispersait les relents de poudre et de sang. « Savez-vous à qui nous devons ce sursis ? demanda Ismahil en remettant de l’ordre dans ses vêtements. – À un putain de bon tireur en tout cas ! s’exclama Moram. Il en a couché plus de quinze en moins de trois minutes. » Chak, étendu à trois pas de là, émettait un geignement sourd et remuait faiblement bras et jambes. Solman s’en approcha et se pencha sur lui. Le chauffeur, encore lucide, les yeux grands ouverts, agrippa le col de sa veste et s’en servit de point d’appui pour redresser la tête. Solman dut s’arc-bouter sur sa jambe valide pour ne pas être déséquilibré par son poids. Son haleine empestait le vin aigre, le sang et le fiel. « J’ai… j’ai pas possédé ta mère, Solman… » Sa voix n’était plus qu’une plainte à peine audible où se détachaient des bribes de phrases. « Je l’ai aimée… Mirgwann… Tu lui ressembles… Elle était si belle… Selwinn… ne saura jamais… Je t’ai aimé aussi… comme… comme un fils… C’est mieux… plus juste… que je parte avant toi… Pardon… Pardon… – Je n’ai rien à te pardonner, Chak, murmura Solman. Nous avons vécu de beaux moments tous les deux. C’est ceux-là, et ceux-là seuls, que je garderai de toi. » Chak se raidit dans l’intention d’ajouter quelques mots mais aucun son ne franchit sa gorge. Ses yeux se voilèrent, il relâcha le col de la veste de Solman et retomba sur le sol avec une étrange douceur, comme soutenu par des bras invisibles. « C’était un bon chauffeur, mais un sacré salopard. Et je pisse sur… » Moram interrompit son oraison funèbre lorsqu’il croisa le regard sombre et implorant du donneur. Il baissa la tête, fouilla dans une des multiples poches de sa veste et en sortit une poignée de balles avec lesquelles il rechargea son barillet. Des bruits de pas retentirent dans la pénombre du tunnel, se répercutèrent sur les parois incurvées. Des bottes ferrées, une allure posée, sans doute le mystérieux tireur embusqué. Moram eut le réflexe de glisser l’index dans le pontet et de lever le canon de son arme. Une silhouette émergea peu à peu de l’obscurité et des derniers entrelacs de fumée. Chapitre 33 « Je ne pensais pas vous revoir de sitôt », dit Solman. Il essuya d’un geste furtif le filet de sang qui lui dévalait la joue et agglutinait les poils épars de sa barbe. Les yeux bleu pâle de son vis-à-vis brillaient comme deux éclats de ciel dans la fente étroite de son passe-montagne. Ses mains blanches, fines, sillonnées de veines saillantes, restaient crispées sur la crosse et le canon de son fusil d’assaut. De la poussière de roche grisait le cuir fauve de son manteau. « Caïn, souffla Moram. – Vous vous connaissez ? » demanda Solman. Le chauffeur accorda un regard distant, méfiant, à l’homme qui venait de leur sauver la vie. « On se connaît sans se connaître, maugréa-t-il. C’est un Scorpiote, un taiseux, pas le genre de gars à qui on raconte sa vie. Autant se lier d’amitié avec un putain de fantôme. – Je te l’ai dit, boiteux : je ne suis qu’un homme de l’ombre. » À nouveau, la voix éraillée de Wolf-Caïn ranima des sensations endormies dans la mémoire de Solman. Il ne pouvait pas leur associer de souvenirs précis, pas encore, mais il prenait conscience que son passé était, d’une manière ou d’une autre, lié à l’ancien Scorpiote. « L’homme de l’ombre… ou l’homme de main du conseil ? » lança Moram d’un ton rogue. Les yeux de Wolf-Caïn lancèrent des éclats colériques avant de se voiler de tristesse. « On ne peut revenir sur le passé, dit-il d’une voix à peine audible. Ni laver le sang sur ses mains. – Il y a mieux à faire que d’évoquer le passé, intervint Ismahil. D’abord, nous vous devons d’avoir encore un avenir, ensuite, la sagesse commande de mettre la plus grande distance entre les Aquariotes et nous avant qu’ils ne découvrent cette boucherie. » Wolf-Caïn se secoua, glissa la lanière de son fusil d’assaut sur son épaule, tendit le bras en direction de l’amas d’épaves et de pierres qui condamnait l’entrée du tunnel d’accès. « La sagesse commande au contraire de ne pas franchir cette porte. » Sa voix avait recouvré sa fermeté, sa dureté, et son conseil avait claqué comme un ordre. « Pourquoi ? s’étonna Ismahil. Vous pensez que nous ne sommes pas assez équipés pour affronter l’hiver de… – Il ne s’agit pas de ça. Les légions dont parlait le boiteux, elles sont là, et elles vont bientôt donner l’assaut. » Solman établit brusquement la relation entre son mal au ventre et les paroles de Wolf-Caïn. Il n’avait pas ressenti la douleur à cause des assesseurs planqués dans le garage souterrain, comme il l’avait cru dans un premier temps, mais parce que les légions de l’intelligence destructrice s’étaient déployées pendant la nuit au pied de la petite ville fortifiée. « Comment tu sais ça ? demanda Moram. – J’étais sur le chemin de ronde, je les ai vues arriver. – Avec tout ce putain de brouillard ? – Ni le brouillard ni l’obscurité ne m’empêchent de voir. Une particularité des Scorpiotes, un… cadeau génétique. Sans ça, je n’aurais pas vu les assesseurs se rassembler au milieu de la nuit devant la porte basse qui donne sur les hangars souterrains, je ne vous aurais pas vus non plus descendre les ruelles comme des voleurs. » Solman se retourna, examina l’enchevêtrement métallique, repéra l’amorce d’un passage, s’accroupit et commença à se faufiler entre les épaves. « Hé, qu’est-ce que tu… gronda Moram. – Laisse-le, coupa Wolf-Caïn. Ça fait un bon bout de temps qu’ils se promènent à l’intérieur de lui, il a envie de les contempler en face. » Solman parcourut six ou sept mètres dans le labyrinthe étouffant des tôles froissées, déplaça des pierres, se glissa dans les rectangles béants des vitres, sous les châssis, entre les essieux, sur les ressorts pourrissants des sièges, s’écorcha les doigts sur des éclats de verre, déchira au passage le cuir de sa canadienne sur une poignée de portière sectionnée. Un rayon de jour l’éblouit alors qu’il venait de contourner la tourelle éventrée d’un char et que la sueur plaquait ses sous-vêtements sur sa peau. Il prit appui sur le canon plié comme un vulgaire fil de fer, colla la paume de sa main sur l’estafilade à la joue et laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à la luminosité. La bise lui mordit la face avec férocité. De la neige pulvérisée s’agglutina dans ses sourcils, dans sa barbe et dans les mèches qui dépassaient de son bonnet. L’ouverture n’était pas très large, de la taille d’un volant de camion peut-être, mais elle lui permettait d’apercevoir une partie du cimetière d’épaves au pied de la muraille rocheuse. Il vit un chien, un molosse au pelage noir et au museau tacheté de feu. Il se tenait, silencieux, immobile, au milieu du passage creusé par les Aquariotes une dizaine de jours plus tôt. Il avait probablement flairé sa présence, car sa posture, les quatre pattes plantées dans la neige, la tête légèrement rentrée dans les épaules, le corps tendu, les oreilles dressées, la gueule entrouverte, les yeux étincelants, traduisait une extrême vigilance. Il était de la même race que les chiens qui avaient attaqué le campement aquariote dans les plaines du Nord. Solman captait en lui cette intelligence sous-jacente qui dominait son instinct et faisait de lui le soldat d’une armée. Sans doute aurait-il attaqué ou au moins aboyé s’il avait obéi à sa seule nature animale. Puis deux silhouettes traversèrent son champ de vision, un Slang, reconnaissable au cuir bardé de métal de ses vêtements et au plumet de cheveux qui oscillait au sommet du crâne, et une créature dont il n’aurait su dire si elle était un homme ou une femme : un visage presque inhumain à force de délicatesse, encadré de cheveux sombres et bouclés ; des vêtements clairs d’une fluidité presque aquatique, ni robe ni veste ni pantalon mais tout cela à la fois ; des mains arachnéennes, translucides ; une démarche aérienne, immatérielle, qui n’imprimait pratiquement pas de traces dans la neige ; une perfection énigmatique, fascinante, inquiétante, comme le pendant ténébreux de la beauté de Kadija. Il – ou elle – conversait avec le Slang, qui l’écoutait avec une déférence caricaturale, obscène, un peu comme s’il côtoyait le Dieu qui l’avait façonné. Il – ou elle – dégageait une sorte de champ magnétique à la fois subtil et puissant qui capturait son interlocuteur, qui l’empêchait de penser par lui-même. Ils disparurent tous les deux derrière une épave. Le chien s’ébroua, puis, visiblement à regret, abandonna son poste pour les suivre. « Alors, qu’est-ce que t’as vu ? demanda Moram quand le donneur, en sueur, la joue en sang, la canadienne et le pantalon marbrés de rouille, se fut extirpé du fouillis métallique. – Un chien, un Slang et un… quelque chose comme un ange », répondit Solman, essoufflé. Moram brandit son pistolet vers la sortie du tunnel. « Une légion de trois gusses ? C’est quand même pas ça qui va nous arrêter ! – Ils ne sont pas trois, mais au moins trois mille, dit Wolf-Caïn. Chiens, solbots, Slangs et une dizaine de ces… anges. Leurs lance-roquettes ne m’inquiètent pas trop. Mais ils ont de grandes boîtes en métal qui ressemblent à des ruches, peut-être bien des colonies d’insectesGM venimeux. À mon avis, ils lanceront leur attaque dans quelques heures. » Moram donna un coup de pied rageur dans la portière déjà gondolée d’une Jeep coincée sous la carcasse d’un camion. Les gémissements des blessés lui vrillaient les nerfs. Malgré le vent, l’odeur de mort se faisait de plus en plus insistante, de plus en plus oppressante. « On est baisés ! rugit-il. Coincés dans ce trou à rats ! Piégés, comme les soldats de l’ancien temps ! » Solman lut toute la virulence de ses reproches dans le regard qu’il lui décocha. Il y discerna également une supplique muette, comme si, quoi qu’il arrive, le chauffeur continuait de lui accorder sa confiance, s’obstinait à croire qu’il pouvait les sortir de cette situation comme il les avait sortis du piège de Galice, comme il leur avait épargné la colère du volcan. « Tenter de passer avec les camions, c’est être cueillis par les micro-bombes des solbots, reprit Moram, excédé par le silence du donneur. De toute façon, on n’a plus le temps de dégager l’entrée du tunnel. Rester ici, c’est se faire bouffer par des saloperies d’insectesGM ou égorger par les chiens. On n’a plus le choix qu’entre le feu et le poison foudroyant. Si je me trompe, n’hésitez pas à me contredire ! » Solman s’assit sur la jante dénudée d’un véhicule hybride, mi-blindé mi-camion, à la fois pour détendre sa jambe gauche et apaiser le tumulte de son esprit. Il fixa intensément Kadija dans l’espoir de dénicher une solution, voire une simple indication, dans les yeux noirs de la jeune femme, mais elle s’était retirée en elle-même, comme un animal effrayé par le vacarme des coups de feu et la présence des cadavres, elle avait à nouveau dressé le rempart qui interdisait toute violation de son sanctuaire intime. Il ne lui restait plus qu’à chercher la réponse en lui-même. Il n’eut pas le temps d’atteindre, cependant, le niveau où la conscience du moi se dispersait dans le vide, où le présent brûlait, comme un feu ardent et pur, les représentations mentales du passé et du futur, la voix rauque de Wolf-Caïn le ramena presque aussitôt à la surface. Au passage, il fut effleuré par une sensation fugace de solitude et de peur, il se retrouva à l’âge de six ans dans sa chambre de la tente de ses parents, cerné par un silence suffocant, submergé par une odeur entêtante qu’il n’avait pas encore appris à identifier comme l’odeur du sang. Il capta la présence d’un homme essoufflé, désespéré, derrière la cloison de toile. « Tu te trompes, déclara Wolf-Caïn. J’ai pris le temps d’explorer cette forteresse de fond en comble. Les soldats qui l’ont investie ont prévu une issue de secours, une deuxième galerie, nettement plus longue que celle-ci mais en moins bon état. – Et elle donne où, ta putain de galerie ? » L’espoir avait soufflé la colère dans la voix de Moram. « Je l’ignore, je n’ai pas eu le temps de l’explorer jusqu’au bout. – Elle est assez large pour les camions ? » Wolf-Caïn désigna les parois et la voûte du tunnel. « Moins que celle-ci, mais elle a également été conçue pour la circulation des engins militaires. À mon avis, les camions aquariotes devraient pouvoir passer. – Sauf si on se retrouve coincés par un éboulement… » L’ancien Scorpiote gardait son passe-montagne même si d’épaisses gouttes de sueur lui perlaient entre les sourcils et sur l’arête du nez. « C’est ça, ou les bombes et le venin des insectesGM. – T’aurais pu en parler plus tôt ! grogna Moram. On aurait eu la possibilité de la vérifier, cette galerie, et au besoin de l’étayer. » Wolf-Caïn haussa les épaules. « Je savais que nous aurions besoin d’une issue de secours un jour ou l’autre, mais je ne tenais pas à divulguer certaines informations dans le climat actuel qui règne chez les Aquariotes. J’allais le faire ce matin quand je vous ai vus. J’ai jugé que le plus urgent était de sortir le boiteux des griffes des assesseurs. Et vous trois par la même occasion. – Tu dis que tu savais ? T’es pas donneur… – Peu importe. Il ne nous reste que très peu de temps pour prévenir les autres et organiser notre départ. » Moram eut l’idée, pour gagner du temps, d’utiliser un camion allégé de sa citerne. Il le conduisit hors de l’atelier souterrain par le large portail qui donnait sur la partie basse de la ville, puis, tandis qu’Ismahil et Wolf se chargeaient de dégager le mur de brique qui condamnait l’entrée de la galerie, il déposa Solman et Kadija sur la place de l’église. Après leur avoir brièvement expliqué comment forcer l’entrée de l’édifice, il roula dans les rues principales sans cesser d’actionner la sirène. Il avait estimé que le son grave de la sirène porterait plus vite et plus loin que les cris et entraînerait une réaction plus rapide de la part du peuple de l’eau, conditionné par des années de voyage sur les pistes. De fait, il ne lui fallut pas plus de trente minutes pour jeter les Aquariotes hors de leurs maisons et les rassembler sur la place de l’église, les traits tirés, les yeux bouffis, vêtus de manteaux, de capes ou de vestes passés directement sur les pyjamas ou sur les chemises de nuit. Les libations de la veille avaient laissé des traces dans les organismes, et, à l’hébétude que leur valait ce réveil en fanfare, s’ajoutaient les désagréments de la gueule de bois et d’un brouillard givrant, mordant. Mais, conscients qu’aucun chauffeur, quel qu’il fût, ne se serait amusé à sonner l’alarme sans raison sérieuse, ils n’auraient pas songé à regagner la chaleur de leur foyer ou de leur lit sans avoir au préalable pris connaissance des motifs de cette alerte matinale. La présence parmi eux de leur père Irwan, aussi hébété qu’eux, les confortait dans leur pressentiment qu’un événement grave était survenu au cours de la nuit. Seuls les enfants en bas âge, les femmes enceintes, les malades et les vieillards avaient été dispensés d’affronter le froid humide qui transperçait jambes, cous et visages. La proximité d’un danger les renvoyait à ces réflexes nomades qu’ils avaient oubliés pour un temps dans la sécurité et le confort relatifs des maisons de pierre. Le camion surgit d’une rue perpendiculaire à la place et, à coups de sirène intempestifs, se fraya un passage dans la multitude. À force d’être piétinée, la neige avait pris la consistance d’une glace épaisse. Moram s’arrêta devant le parvis de l’église et dévala le marchepied de la cabine. Irwan, une couverture de laine sur les épaules, se détacha de la foule et s’avança vers le chauffeur d’une allure révélatrice de son exaspération. Il n’avait pas pris le soin d’enfiler ses bottes, et la neige imbibait la peau retournée de ses pantoufles. « J’espère que tu as une explication valable à donner à ce… chambardement ! » lança sans préambule le dernier père du conseil. Avant de lui répondre, Moram chercha du regard les deux femmes mariées qui, tout au long de leur séjour dans la ville fortifiée, étaient venues à tour de rôle lui tenir compagnie dans sa chambre ou dans la pièce principale d’une maison inhabitée. Il repéra l’une d’elles dans les premiers rangs. Elle lui adressa un clin d’œil à la fois inquiet et complice, mais il ne vit pas l’autre dans la mer de têtes qui lui faisait face. « Le donneur avait raison, dit-il d’une voix forte. Les légions exterminatrices sont là, à nos portes. Des chiens, des solbots, des Slangs et leurs chefs. Ils sont équipés de bombes et, pis encore, ils ont avec eux des essaims d’insectesGM. Ils vont attaquer d’un instant à l’autre. Nous n’avons pas une seconde à perdre si nous voulons garder une toute petite chance de nous en sortir. » Défait, livide, comme anéanti par les paroles du chauffeur, Irwan n’eut pas le tic habituel de remonter la mèche rebelle qui lui tombait sur le front et la pommette droite. Suspendus à la conversation des deux hommes, les Aquariotes retenaient leur souffle. Leurs idées étaient soudain à l’image de ce brouillard qui ne se lèverait pas de la journée, incertaines, lugubres. « Qui les a vus ? finit par demander Irwan d’une voix morne. – Caïn, l’ancien Scorpiote. Il était de garde sur le rempart. Une tare génétique lui permet de voir malgré la nuit et la brume. – Et c’est sur la seule foi des élucubrations de ce… taré génétique que tu t’es permis de… – Solman aussi les a vus ! coupa Moram. – Deux fous n’ont jamais fait un homme normal ! » Le chauffeur brandit son énorme poing à quelques centimètres de la face de son vis-à-vis. « Une mère et un père assassins n’ont jamais fait non plus de bons parents ! Les vingt assesseurs que vous avez lancés sur les deux Albains et sur votre donneur sont morts ! Morts, vénéré père ! Ils gisent dans leur sang, là, en bas du tunnel. Votre putain d’entêtement nous a encore coûté vingt hommes dans la force de l’âge ! » Des cris s’élevèrent de la foule. Des femmes et des mères rapprochaient les paroles de Moram de l’inquiétude qui les avait tenues éveillées jusqu’à l’aube : la veille au soir, leurs maris ou leurs fils étaient sortis pour effectuer leur quart de surveillance sur le chemin de ronde du rempart, et ils n’étaient toujours pas rentrés quatre heures plus tard, la durée habituelle des tours de garde, ni les heures suivantes. « J’avais décidé de partir avec Solman et les Albains, parce que, moi, je crois encore en l’Éthique nomade, et j’estime que c’est une vraie putain de saloperie de chasser un vieil homme et une femme en plein hiver ! poursuivit Moram d’une voix gonflée de colère. Ils ont aussi essayé de me tuer ! Chak, mon propre équipier… Bordel de Dieu, vénéré père, est-ce que vous vous rendez compte du merdier dans lequel vous avez foutu les Aquariotes ? » Les regards étaient maintenant braqués sur Irwan. Ébranlés par les accusations du chauffeur, tous attendaient ses explications, ses justifications, tous éprouvaient le besoin urgent d’être rassurés. Les cérémonies d’adoption de la veille avaient semblé ressouder la grande famille du peuple de l’eau, un instant éparpillée par les épreuves. Il lui avait fallu pour cela évacuer sa colère, sa détresse, sur ces symboles du malheur qu’étaient devenus le donneur et les deux Albains, un tribut exorbitant pour cette unité et cette tranquillité retrouvées. « Qui a foutu les Aquariotes dans ce merdier ? contre-attaqua Irwan. Qui a décidé de les emmener dans l’hiver du Nord plutôt que dans la douceur du Sud ? – Si Solman n’avait pas choisi cette option, les légions nous auraient coincés bien plus tôt, et on serait tous morts à l’heure qu’il est. C’est un donneur, un putain de bon clairvoyant, ce que vous ne serez jamais, vénéré père, même dans vos rêves les plus fous ! – Quelqu’un qui prétend croire à l’Éthique nomade ne manque pas de respect à un membre du conseil. – Ça tombe bien, je ne te respecte pas ! Ni comme membre du conseil ni comme vieillard. Pour moi tu n’es qu’un foutu salopard qui aurait dû subir le même sort que notre mère Katwrinn. Et maintenant, assez bavassé. Écoutez-moi, vous tous ! » Moram contourna Irwan et s’avança de deux pas vers la multitude. Il sentait, sur son front et ses joues, la chaleur bienfaisante du regard de sa maîtresse la plus proche, Jazbeth, une brune aux formes pleines et à la sensualité exubérante. « Tu n’as aucune autorité légitime pour t’adresser au peuple ! cracha Irwan en se retournant. – Je ne parle pas en mon nom, mais en celui de Solman. – Où est-il, ton donneur ? » À cet instant, le portail de l’église s’entrouvrit en grinçant et livra passage à Solman et à Kadija. « Ici, vénéré père. » Pétrifié par l’apparition du donneur, Irwan remua les lèvres mais ne proféra aucun son. Un silence tendu descendit brutalement sur la place, absorba les pleurs et les lamentations des épouses et des mères qui venaient de perdre un mari ou un fils. Le brouillard estompait les façades grises des maisons environnantes. L’ancienne fortification avait déjà recouvré son statut de ville morte. « Continue, Moram, ajouta Solman. Le temps nous est compté. » Chapitre 34 Gwenuver resserra les pans de sa robe de chambre sur ses jambes. Lorsqu’il était revenu de la maison de Raïma, son amant des jours maigres avait exceptionnellement souhaité prendre un bain pour, selon ses propres paroles, se purifier du contact avec le corps transgénosé et puant de la guérisseuse. Allongée sur le lit, perdue dans ses pensées, Gwenuver l’avait vaguement entendu remplir les casseroles d’eau, les poser sur les deux poêles, puis, quelques minutes plus tard, en verser le contenu dans la baignoire de la salle de bains du rez-de-chaussée. Le son continu d’une sirène avait brisé le silence de la maison et provoqué une soudaine effervescence dans les rues proches. Irwan s’était précipité dehors après avoir jeté une couverture de laine sur ses épaules. Le signal d’alarme avait eu un effet inverse sur Gwenuver, clouée sur le lit par un sombre pressentiment : le rêve puéril du peuple de l’eau de mettre fin à son errance, de s’établir définitivement dans ces demeures ancestrales du Massif central, venait de s’écrouler. Elle avait présumé que quelqu’un avait découvert les corps de Solman et des deux Albains malgré les consignes transmises aux assesseurs de les dissimuler dans le cimetière d’engins militaires, et que, devant la mort de leur donneur, les Aquariotes avaient été submergés par une vague de panique qui éclabousserait tôt ou tard les deux membres du conseil. Le moment était venu de payer la note. Son amant avait surgi dans la chambre, la taille ceinte d’une serviette-éponge, l’air affolé, le torse et le visage encore marbrés des traces de ce savon noir et gras troqué par le peuple ariote. « Tu ne… Vous ne sortez pas ? Il est sûrement arrivé quelque chose de grave… » Il avait délaissé l’insupportable tutoiement réservé à la vieille femme, à la terre desséchée qu’il arrosait toutes les nuits de sa vigueur, pour revenir au vouvoiement d’avant leur relation, au respect dû à la vénérée mère. Il était, comme tous les hommes, prompt à rétablir les distances si un événement venait à perturber sa routine quotidienne. « Va voir et reviens me dire ce qui se passe », avait-elle soupiré en le congédiant d’un geste de la main. Il s’était exécuté avec une telle soudaineté que la serviette s’était affaissée sur le plancher de béton et qu’il s’était rué entièrement nu sur le palier. Elle s’était demandé ce qui l’avait poussée à accueillir ce goujat dans son lit. Le froid n’était qu’un prétexte finalement, elle éprouvait surtout le besoin névrotique de se prouver qu’elle avait encore de l’influence sur certains de ses enfants. Qu’elle pouvait, par exemple, contraindre un homme de quarante ans à commettre un inceste symbolique avec sa vénérée mère. Avoir le courage de jouer avec les interdits, de transgresser les tabous, telle avait été la teneur du discours de Katwrinn lorsqu’elle s’était présentée dans sa tente un soir d’été. Gwenuver se souvenait avec une netteté saisissante, dérangeante, de leur première rencontre. Une drôle de fille, Katwrinn, déjà sèche, déjà vieille, déjà morte, et pourtant emplie d’une énergie indomptable, transportée par une foi qui allumait dans ses yeux un éclat hypnotique et lui donnait une emprise étouffante sur ses interlocuteurs. Elle disait appartenir à une confrérie secrète chargée de préparer l’avènement des temps nouveaux, de refaire de cette terre un éden identique à celui qu’avaient connu les premiers hommes avant la chute – elle n’avait jamais précisé de quelle chute elle voulait parler. Elle affirmait que le peuple de l’eau se devait d’avoir un donneur, non pas l’un de ces juges de pacotille que les peuples nomades exhibaient comme des bêtes de cirque sous le chapiteau des grands rassemblements, mais un véritable clairvoyant, une antenne qui capterait les signaux des mystérieuses « entités » chargées de réparer les erreurs du passé. « Et ta filleule, Gwenuver, sera le ventre du donneur. J’ai déjà le père. Il nous suffit d’attendre que Mirgwann soit devenue une femme. – Comment peux-tu être sûre que l’union de Mirgwann et de cet homme engendrera un donneur ? » Katwrinn avait eu l’un de ces petits ricanements de supériorité que Gwenuver apprendrait à subir puis à haïr pendant des années. « J’ai des… garanties génétiques. Sois fière, Gwenuver : ta filleule est appelée à porter le futur donneur du peuple aquariote, l’homme qui guidera les siens vers leur ultime destinée. » Gwenuver s’était bien gardée de préciser que Mirgwann, alors âgée de treize ans, était sa propre fille. « Parle-moi un peu de cette confrérie, Katwrinn… – Tu en fais partie désormais. Je ne connais qu’un de ses membres comme tu ne connais qu’un de ses membres. Si un jour tu sens que tu peux mettre ta confiance en quelqu’un, alors invite-le à nous rejoindre. Mais, si tu parles de mon rôle à quiconque, je dis bien à quiconque, tu seras aussitôt mise à mort. Pas par moi, bien sûr, mais par les frères d’en haut à qui rien n’échappe. L’efficacité de la confrérie repose sur le secret absolu. Tu n’auras qu’un seul intermédiaire : moi. » Suffoquée par le ton comminatoire de son interlocutrice, Gwenuver s’était reculée, à la fois pour se donner de l’air et remettre de l’ordre dans ses pensées. Le simple fait que Katwrinn eût jeté son dévolu sur elle, sans doute parce qu’elle était la tutrice officielle de Mirgwann, la ligotait dans leur secret et lui interdisait toute marche arrière. « Nous devons maintenant nous débrouiller pour être élues dans le prochain conseil. Je connais un homme prêt à tout pour devenir père du peuple. Proposons-lui une alliance et servons-nous de son ambition. » Quelques jours plus tard, Katwrinn l’avait mise en relation avec Irwan. Gwenuver avait compris, ou cru comprendre, que l’alliance en question devait être scellée par un pacte intime et, Katwrinn n’ayant pas d’appétit pour les relations charnelles, elle s’était chargée de devenir sa maîtresse bien qu’elle ne ressentît aucune attirance pour cet homme, sec et brutal jusque dans ses caresses. Leur liaison n’avait duré que le temps de l’été, mais elle avait suffi à nouer entre eux cette complicité cynique propre aux amants unis par l’ambition et débarrassés des oripeaux passionnels. Ils avaient complété leur liste électorale avec les noms de Joïnner, d’Orgwan et de Lohiq, « des gens rassurants, sans personnalité, de parfaits comparses », avait affirmé Katwrinn, puis, jusqu’aux élections suivantes, ils avaient mené une campagne de tous les instants auprès des Aquariotes, dénonçant les faiblesses du conseil en place, usant largement de la promesse, stipendiant une poignée d’hommes pour créer un climat d’insécurité dans la caravane. Élus à une majorité écrasante, ils avaient d’abord joui du pouvoir avec un appétit d’affamés invités à un banquet. Ils avaient éliminé un à un les membres de l’ancien conseil en s’arrangeant pour déguiser leurs décès en accidents. Katwrinn confiait toujours ce type de besogne à Caïn, le Scorpiote qu’ils avaient recueilli quelques années plus tôt, un homme taciturne, discret, d’une efficacité redoutable, et apparemment dépourvu de scrupules. Mirgwann avait grandi, s’était affranchie de la tutelle de Gwenuver, était devenue une femme épanouie sur laquelle tous les hommes se retournaient et dont sa mère était secrètement fière. « Elle est mûre… » Gwenuver avait espéré un temps que Katwrinn, comblée par l’exercice du pouvoir, oublierait ou renoncerait à son projet, mais sa « sœur » n’était pas du genre à lâcher sa proie. « Et le père ? avait objecté Gwenuver. Mirgwann a son caractère, et elle a déjà des amants. Je le sais parce que maître Quira m’a avoué lui avoir prescrit des plantes contraceptives. Elle n’acceptera pas d’être… engrossée (ce mot lui avait écorché les lèvres) par n’importe qui. – C’est mon affaire », avait rétorqué Katwrinn. Les deux poêles s’étaient sans doute étouffés en bas. Le froid engourdissait les pieds et les mains de Gwenuver. L’espace de quelques secondes, elle fut tentée de s’habiller en hâte et de se rendre sur la place de l’église où les Aquariotes étaient probablement rassemblés. Elle parvint à vaincre l’inertie qui l’écrasait sur le lit, se releva, mais, au lieu de se diriger vers le petit tas de ses vêtements pliés sur une chaise, elle descendit au rez-de-chaussée et s’avança vers l’une des caisses en bois alignées contre le mur. Elle souleva le couvercle, fouilla parmi les divers sachets d’aliments, les bougies et les ustensiles, finit par mettre la main sur l’objet qu’elle recherchait : un pistolet au canon long, fin, à la crosse légèrement renflée, au pontet cabossé. Elle n’avait pas l’habitude de manier des armes – du moins ce genre d’armes – mais les deux intendants qui avaient livré la caisse lui avaient certifié que le pistolet était chargé. « En temps ordinaire, personne ne songerait à s’en prendre à un père ou une mère du conseil, avait précisé l’un d’eux. Mais le donneur et les Albains ont des partisans enragés, et, comme vous refusez de vous entourer de guetteurs, cette arme pourrait vous être utile. Il vous suffit de déverrouiller le cran de sûreté. Vous voyez, cette petite molette au-dessus du pontet… » Gwenuver remonta au premier étage, se dévêtit de sa robe de chambre et s’allongea sur le lit, nue, indifférente au froid qui la fouaillait jusqu’aux os, l’arme posée sur son ventre. Elle avait rivé son existence à une femme dont elle ne connaissait rien, à une tisseuse des ténèbres, à une énigme vivante. Elle avait consenti à l’inacceptable, au sacrifice de sa fille, au nom d’une idée, d’un avenir chimérique. Katwrinn l’avait possédée en exploitant ses points faibles, sa lâcheté, sa quête éperdue de reconnaissance, son orgueil, l’orgueil stupide et sournois des médiocres, des complaisants. Elle s’était vidée de sa substance humaine, de son amour pour Mirgwann et Solman, pour emplir sa carcasse creuse de principes, de lendemains enchantés, de rêves glorieux. La machine que les deux femmes avaient mise en route avait broyé Mirgwann, Piriq, des dizaines d’opposants, des centaines de Slangs, des milliers d’Aquariotes, et bien d’autres encore, puis, emballée, incontrôlable, elle s’était retournée contre Katwrinn et avait tué Solman, la laissant seule avec ses désillusions, avec ses remords. Elle serait sa prochaine victime. Elle écarta les jambes, bascula le bassin vers le haut et, lentement, avec une sensualité morbide, poussa le canon du pistolet à l’intérieur de son vagin. La mire en forme de cône lui irrita les muqueuses mais la caresse de l’acier lisse et tiédi par sa peau lui fut infiniment plus agréable que le contact avec le sexe rugueux de son amant des jours sordides. Elle n’avait plus qu’un désir désormais, déchiqueter ce ventre, cette matrice, dont elle ne s’était pas montrée digne. Elle dut se contorsionner pour déverrouiller le cran de sûreté et placer le pouce dans le pontet. Elle regretta de s’être désolidarisée de Katwrinn dans la forêt de grands sapins au sortir du relais de Galice : elle aurait connu une fin un peu moins solitaire, un peu moins misérable. Elle n’ignorait pas qu’elle risquait de souffrir un long moment si la balle n’atteignait pas un point névralgique, mais aucune agonie, si pénible fût-elle, n’était en mesure d’effacer les souffrances qu’elle avait causées. Elle se demanda si Katwrinn avait su un jour que sa « sœur » était la mère de Mirgwann et la grand-mère de Solman. Puis comment Katwrinn s’y était prise pour imposer à Mirgwann, si belle, si vivante, si courtisée, le monstre dégénéré qu’était le père de Solman. Comme devant le pont de pierre, les Aquariotes se scindèrent en deux groupes, les uns restant regroupés autour de leur père Irwan, les autres se dispersant dans les maisons et dans les ateliers souterrains pour préparer leur départ. Des familles se divisèrent, se déchirèrent, des femmes tentèrent en vain d’infléchir leur mari, des enfants de persuader leurs parents, des hommes de retenir leur épouse. Il leur fallait prendre une décision immédiate qui reposait sur leur seule conviction, la brume empêchant de confirmer ou d’invalider les affirmations de Moram, et la trame aquariote s’effilochait, comme un vêtement trop longtemps porté, avec une facilité déroutante. « Moi je veux partir avec vous, mais maman Raïma est fatiguée, elle est restée à la maison, elle n’a plus la force de marcher. » De grosses larmes roulaient sur les joues de Glenn. Il était entré dans l’église et avait couru vers Solman qui s’occupait avec d’autres de remplir de vivres, de rouleaux de tissu et de bûches les grands sacs de toile que des hommes portaient dans les ateliers souterrains. « Tu penses qu’elle souhaite venir avec nous ? demanda Solman. – Elle est allée ce matin chez Gwenuver, elles se sont disputées, c’est un homme qui l’a ramenée à la maison. » Les mots peinaient à se frayer un passage entre les sanglots de Glenn. Solman s’accroupit devant lui et l’invita à se calmer d’une pression soutenue de la main sur l’épaule. « Pourquoi se sont-elles disputées ? – J’sais pas. Maman Raïma a dit qu’elle avait eu tort de faire confiance à cette grosse… tr… uie. » Solman hocha la tête, se redressa et se tourna vers les hommes et les femmes qui bourdonnaient comme des mouches affolées entre les bancs de l’église transformés en rayonnages. Debout au milieu de l’allée principale, Kadija les regardait s’agiter avec une attention d’entomologiste. Le jour s’engouffrait par le portail grand ouvert mais n’atteignait pas le chœur, plongé dans une obscurité profonde qui noyait les vestiges de l’autel et l’estrade dressée la veille pour les cérémonies d’adoption. Une odeur de cire froide masquait les relents de céréales, de fleurs séchées, de viande fumée, d’huile et de savon suspendus dans l’air froid. Dehors, le tissu aquariote continuait de s’effilocher. Comme happées par le mouvement, des silhouettes se détachaient du groupe le plus volumineux, serré autour d’Irwan, s’égaillaient dans les rues, couraient vers leur maison ou s’engouffraient dans l’église pour proposer leurs services. « Est-ce que deux ou trois d’entre vous peuvent aller chercher Raïma la guérisseuse et la porter jusqu’aux camions ? demanda Solman. Glenn… Jean, son fils, vous guidera jusqu’à sa maison. » Ses vis-à-vis se consultèrent du regard et hésitèrent un long moment avant que deux hommes s’avancent et indiquent, d’un geste de la main, qu’ils s’en chargeaient. « Accompagne-les, Glenn, nous nous retrouverons aux camions. » Le garçon acquiesça d’un vigoureux mouvement de tête qui décrocha les dernières larmes perlant à ses cils. Solman décela, dans la nouvelle épreuve qui attendait les Aquariotes sur les pistes glacées du Nord, la promesse d’une réconciliation avec Raïma et se remit à l’ouvrage d’un cœur plus léger. Il avait laissé Moram tenter d’entraîner le peuple de l’eau à sa suite et, même si le chauffeur avait déployé une conviction à renverser les montagnes, il se reprochait de ne pas être intervenu. Il n’en avait pas eu l’énergie, vidé de ses forces, apathique, et, surtout, entravé par une rancune sourde à l’encontre des Aquariotes. Un vrai donneur n’aurait probablement pas tenu compte de son ressentiment, même justifié, mais quelque chose lui interdisait d’accéder au véritable statut de donneur, un reste de conditionnement, une mesquinerie d’homme dominé par ses émotions. Une étroitesse qui, sans doute, l’empêchait également d’entrer en communication avec Kadija. Les sentiments médiocres n’étaient pas compatibles avec l’essence de la jeune femme, comme les accords dissonants blessent une harmonie. Il cessa de remplir le sac de sachets de céréales pour contempler Kadija, immobile au milieu de l’allée. Il en profita pour reposer sa jambe gauche, qu’une douleur aiguë tenaillait. Elle avait retiré son bonnet, et ses cheveux tombaient en cascades noires sur ses épaules. Elle fixait le chœur de l’église avec une obstination enfantine. Des hommes et des femmes avaient autrefois interpellé le Dieu de leurs pères en ces lieux, avaient exprimé leurs espérances, leurs peurs et leurs doutes. Peut-être captait-elle l’écho de leurs prières dans l’obscurité silencieuse, solennelle, qui semblait soustraire les murs et les voûtes à la réalité du présent ? Peut-être cherchait-elle une réponse à ses propres interrogations ? Il était temps d’aller vers elle, non pas avec l’impatience brutale d’un conquérant, d’un pillard, mais en l’explorant avec les yeux de l’âme, avec la fluidité de l’être. Elle tourna la tête et croisa son regard. Elle ressemblait à une petite fille perdue dans un monde trop vaste ou trop rude pour elle. La tentative de viol et d’empoisonnement de Chak ainsi que la fusillade de l’aube la maintenaient prisonnière de son silence, de sa solitude. Elle qui avait besoin d’être rassurée, aidée, n’avait pour l’instant des hommes qu’un spectacle affligeant où la mort et la souffrance jouaient les premiers rôles. Il lui sourit, elle lui répondit d’un sourire timide qui suffit à éclairer son visage d’une lumière inhabituelle. Autour d’eux, les Aquariotes continuaient de s’agiter avec une frénésie de fourmilière aux abois, emplissant et transportant les sacs dans un tourbillon de claquements, de jurons, d’ahanements. Solman entrevit une brèche dans le rempart de Kadija, mais il n’eut pas le temps de s’y faufiler. « Tout est prêt en bas ! On part ! » Moram s’était rué dans l’église avec la discrétion d’un bœuf. Des auréoles sombres maculaient sa chemise de laine, et son crâne rasé luisait de sueur. Les crosses brillantes de ses deux revolvers – sa première préoccupation avait été de récupérer l’arme confisquée par les assesseurs – dépassaient de chaque côté de sa ceinture de cuir. S’apercevant qu’il venait de perturber une communication intime entre le donneur et l’Albaine, à peu près comme s’il avait dérangé des amants au plus fort de leur étreinte, il détourna son embarras dans la contemplation soutenue de ses bottes. « Caïn et Ismahil ont fini de dégager l’entrée de la galerie, reprit-il à voix basse. Les voitures et les remorques sont attelées. On aura une trentaine de camions, assez de gaz, de vivres et d’eau pour tenir deux mois. Une seule sourcière part avec nous, Hora elle s’appelle. Elle t’aime bien. Elle est jeune mais j’espère qu’elle est douée, ou on risque de crever de soif. » Les autres commencèrent à sortir de l’église en portant sur l’épaule des couvertures ou des sacs bourrés jusqu’à la gueule. « Faut y aller, insista Moram. Vite avant que ces salopards lâchent leurs insectesGM. » Solman saisit la main de Kadija et l’entraîna sur les talons du chauffeur. Il ne reçut pas le choc qu’il avait éprouvé la première fois qu’elle l’avait touché, il fut traversé par une onde de chaleur qui effaça sa fatigue et anesthésia la douleur à sa jambe. Elle le suivit sans résister ni chercher à retirer sa main. Lorsqu’ils franchirent le portail, ils se retrouvèrent face aux centaines d’Aquariotes qui avaient choisi le parti d’Irwan et qui, en dépit du brouillard givrant, étaient restés sur la place dans l’intention d’affirmer leur solidarité avec le conseil et leur rejet du donneur. Flanqué d’un côté de Kadija, de l’autre d’un Moram gagné par la fébrilité, Solman se dirigea tout droit vers le père du peuple. Il se demanda pourquoi Gwenuver ne se tenait pas aux côtés de son vieux complice, elle qui sautait sur toutes les occasions d’affirmer son ascendant sur son peuple. « Il est encore temps, vénéré père… – Temps de quoi ? siffla Irwan en resserrant les pans de la couverture sur sa poitrine. De nous égarer dans l’hiver du Nord ? – De placer notre confiance en notre Mère Nature. – Elle ne voit pas par tes yeux, elle ne parle pas par ta bouche. » Solman embrassa du regard la foule frigorifiée. Il connaissait de vue la plupart d’entre eux, adultes, enfants, chauffeurs, intendants, lavandiers, tisserands, armuriers, sourciers, tous des gens de valeur, des êtres irremplaçables qu’il n’avait pas su convaincre de sa sincérité. En lui monta un sentiment de compassion qui s’épancha de ses yeux et baigna ses joues de larmes. Ô notre Mère, faut-il donc que tu sacrifies encore ceux-là pour offrir à ton peuple une petite chance de survivre ? « Oublions nos querelles, vénéré père, dit-il en s’appliquant à maîtriser les tremblements de sa voix. J’ai vu, de mes yeux vu, les soldats des légions exterminatrices. Je vous demande du fond du cœur de partir avec nous. Vous n’avez pas le droit de condamner à mort vos enfants. » Il lui sembla que son interlocuteur hésitait, vacillait, que le doute gangrenait la multitude massée derrière lui, puis Irwan remonta sa mèche rebelle d’un geste mécanique et rétablit les distances qu’il avait abolies l’espace d’un trop bref instant. « Nous verrons lequel de nous deux a fait le bon choix. – Il faut partir », murmura Moram. Solman se rendit compte qu’il serrait la main de Kadija à la broyer et relâcha sa pression. « Dites au revoir pour moi à mère Gwenuver, ajouta-t-il. Dites-lui que je lui pardonne la mort de mes parents et que je garderai d’elle un bon souvenir. Comme j’en garderai un bon de vous, vénéré père. Et de tous ceux qui… » Il se tut, le souffle coupé, les jambes flageolantes. Sa vision se déployait sur eux, draguait, comme un filet aux mailles extraordinairement fines, leur mémoire, leurs sentiments, leurs souffrances. Ils n’étaient ni meilleurs ni pires que les autres, ils se débattaient dans une solitude désespérante que rien, ni victoire, ni défaite, ne pouvait briser. Il s’emplissait de leur histoire comme d’une eau amère, et sa coupe débordait, parce qu’il n’était, comme eux, qu’un humain, qu’un éclat infime de la création, parce qu’il n’avait pas assez de force et d’amour pour les consoler. Moram le tira en arrière, puis l’entraîna dans une rue glissante, fuyante. Il resta relié à la réalité par la seule chaleur de la paume de Kadija. Chapitre 35 Longtemps après que les partisans du donneur eurent déserté la ville, que les grondements des moteurs eurent retenti dans le silence comme des appels lointains et désespérés, les Aquariotes demeurèrent serrés autour d’Irwan, transis par l’humidité glaciale et leur propre inquiétude. Le peuple de l’eau s’était séparé pour la première fois de son histoire, et ils ne pouvaient s’empêcher de penser qu’ils avaient peut-être fait le mauvais choix, qu’ils auraient dû suivre leur femme, leur mari, leurs enfants, leurs parents, leurs amis… Ils attendaient des paroles de réconfort de leur vénéré père, mais celui-ci, courbé, comme incapable de supporter le poids de sa couverture, ne disait pas un mot, pire même, semblait harcelé par les doutes, les regrets et les remords. Leurs certitudes se dissipaient dans le brouillard morose qui buvait les maisons environnantes et le toit de l’église. Ils se retrouvaient sans donneur, sans guérisseuse, le bruit ayant couru que deux hommes guidés par Jean s’étaient introduits dans la maison de Raïma et l’avaient transportée dans les ateliers souterrains. Ils avaient gardé avec eux deux sourciers, une jeune femme et un adolescent, une petite consolation dans un monde où la capture de l’eau revêtait une telle importance, mais un ressort était brisé, ils étaient amputés d’une partie d’eux-mêmes, ils souffraient déjà du manque. Sans parler de la dispersion des familles, dont, la veille, ils avaient pourtant célébré l’importance. Sans parler des souffrances qui viendraient les harceler lorsqu’ils auraient regagné leurs maisons et qu’ils prendraient conscience des gouffres creusés par le départ des êtres chers. « On devrait peut-être descendre à l’entrée du tunnel, pour vérifier, dit un homme. – Vérifier quoi ? glapit Irwan. Vous avez décidé de rester ici, vous savez donc que ces histoires de légions ne sont que des fables ! Assumez votre choix ! Et rentrez chez vous. Nous nous réunirons au début de l’après-midi pour dresser l’inventaire complet des ressources. » Ils se dispersèrent sans un mot dans les rues qui partaient de la place. Quelques hommes décidèrent cependant de se rendre au tunnel d’accès et se retrouvèrent dans la partie basse de la ville après avoir effectué un détour pour se mettre à l’abri du regard inquisiteur de leur vénéré père. Seul devant l’église, Irwan attendit encore quelques minutes avant de regagner sa maison. Il lui semblait détecter dans la brume la présence d’un danger. Il n’avait pas le don de clairvoyance, mais suffisamment d’expérience pour ressentir le calme annonciateur d’une tempête. Il aurait préféré mourir plutôt que de reconnaître ses torts devant son peuple et, pourtant, il savait qu’il avait commis une erreur. Certes, ce n’était pas la première depuis qu’il avait accédé aux responsabilités, mais celle-ci risquait d’avoir des conséquences dramatiques. Il avait l’impression d’être orphelin depuis la mort de Katwrinn, la conseillère de l’ombre, la stratège avisée du conseil. Ni lui ni Gwenuver n’avaient suffisamment d’envergure pour conduire les derniers hommes vers un avenir meilleur, ou seulement moins moche. Solman, en s’affranchissant de ses pères et mères, était devenu un guide, un rival, et, comme tous ses rivaux, Irwan n’avait eu qu’une idée en tête, obsessionnelle : l’éliminer. Il lui fallait régner, jouir par tous les moyens de cette ivresse inouïe que procure le pouvoir. L’amour physique était si peu de chose en comparaison de la puissance d’un père du peuple, du vertige qu’on ressent à exercer son droit de vie et de mort sur ses sujets. Sur ses… créatures. Oui, on ne pouvait le décrire qu’en termes divins, ou diaboliques, ce qui revenait au même. Il fut soudain rattrapé par la peur, respiration haute, saccadée, rythme cardiaque précipité, ventre et gorge noués. La mort n’était pas inéluctable dans ce lieu qui avait déjà servi de tombe aux soldats de la Troisième Guerre mondiale. Il était encore temps de se lancer sur les traces du groupe de Solman, de fuir par la galerie de secours dont avait parlé Moram. Avec leur habitude du nomadisme, des départs précipités, il ne faudrait qu’une heure, deux au grand maximum, aux Aquariotes pour préparer les camions, les voitures, les remorques, les réserves de vivres, de bois, de couvertures et d’armes. Il devait d’abord en référer à Gwenuver, unir ses forces à celles de sa vieille complice pour renverser la vapeur, pour réparer sa faute… Leur faute. Il se défit de la couverture, traversa la place au pas de course, s’élança sans ralentir dans une rue perpendiculaire à la place, la remonta sur une cinquantaine de mètres, gravit à la volée les marches du vieil escalier de pierre, poussa la porte métallique restée entrouverte et s’engouffra dans la pièce principale, le souffle court, les yeux voilés de rouge. « Gwenuver ! Gwenuver ! » Le silence glacial lui hérissa les cheveux et la peau. Le feu s’était éteint dans les deux poêles. Un murmure à peine audible traversa le plancher de béton. « Gwenuver… » Il se rendit compte que quelqu’un avait ouvert une caisse pendant son absence. La caisse où ils avaient rangé… le pistolet fourni par les intendants. Fou d’angoisse, il se rua dans l’escalier qui donnait sur le palier du premier étage et se précipita dans la chambre de Gwenuver. Il la découvrit allongée sur le lit, nue, d’une blancheur de craie, les jambes écartées, les mains crispées sur un objet poissé de sang. Il eut besoin de quelques secondes pour identifier le pistolet et comprendre qu’elle s’était tiré une balle dans le vagin. Elle remuait encore, faiblement, et de sa bouche entrouverte s’échappaient des râles entrecoupés de gargouillis. Horrifié, Irwan s’agenouilla à côté du lit. « Gwenuver… » Il lisait une souffrance indescriptible dans ses yeux entrouverts. Impossible, en revanche, de deviner si elle était consciente de sa présence ou si elle avait définitivement coupé les ponts avec la réalité. Le sang avait débordé du lit et s’était répandu en abondance sur le plancher. Il avait autrefois tenu ce corps dans ses bras, et, même s’il ne l’avait pas aimé, il s’était repu de sa vigueur maladroite, de la générosité de ses formes, de la tendresse de sa peau. Il était désormais le dernier survivant du conseil aquariote, le dernier de cette phalange qui avait gouverné sans partage sur le peuple aquariote pendant des années, sur l’ensemble des peuples nomades puisque tous dépendaient des livraisons d’eau. Il se releva, chancelant, les yeux rivés sur les seins lourds et affaissés de chaque côté du torse, sur le bas-ventre et les cuisses maculés de sang. Il ne pouvait plus rien pour elle, sinon lui épargner une trop longue agonie. Il saisit un oreiller et, secoué par les sanglots, il l’appliqua sur le visage de Gwenuver et appuya de tout son poids afin de lui boucher hermétiquement les narines et la bouche. Elle se débattit au bout de quelques secondes, agita les jambes, lâcha le pistolet, fut ballottée par une série de spasmes qui firent grincer les ressorts du lit, puis ses bras se relâchèrent et retombèrent avec une légèreté de plume le long de son corps. Son bassin resta basculé vers le haut et ses jambes écartées, repliées, dans la position d’une femme en train d’accoucher. Irwan la pleura un long moment, penché au-dessus du lit. Il prit conscience qu’il pleurait davantage sur lui que sur elle. Qu’avait-il connu d’elle, de cette femme qui avait ployé sous son poids, sinon qu’elle l’avait manipulé depuis le début en flattant son ambition, son orgueil ? Il était seul, désormais, à porter le fardeau de leurs fautes. Des aboiements, des bruits de pas, des cris retentirent dans les rues. Il frissonna, lâcha l’oreiller et sortit de la chambre après un bref coup d’œil sur le visage enfin apaisé de Gwenuver. Il n’avait pas encore descendu l’escalier que la porte d’entrée claqua contre le mur et livra passage à deux jeunes femmes aux yeux agrandis par la frayeur et la colère. Une pensée, incongrue dans ces circonstances, lui traversa l’esprit : il aurait dû prendre le temps de se rhabiller pour ne pas se présenter devant elles en pyjama. « Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en dévalant les dernières marches. – Le donneur avait raison, père ! cria l’une d’elles. – Une nuée d’insectesGM ! » hurla l’autre. Elles non plus n’avaient pas eu le temps de s’habiller. Leurs chemises de nuit et leurs chaussettes tire-bouchonnées dépassaient du bas de leur manteau. La transpiration et les larmes collaient leurs cheveux emmêlés à leurs joues, à leurs mentons, à leurs cous. Elles le fixaient à présent comme un monstre, et c’est ce qu’il était, un monstre enfin démasqué, enfin débusqué. « Les chiens mangent les cadavres, sanglota l’une. – Comment comptes-tu nous tirer de là, père ? » cracha l’autre. Il ne répondit pas. Il n’y avait rien à répondre, sinon qu’ils étaient perdus. Il ne servait à rien non plus de leur demander pardon, ils partiraient dans l’autre monde avec sa malédiction. « La piqûre des insectesGM tue en quelques secondes, reprit la deuxième. Mes enfants sont morts, mon mari est mort. Avant de mourir, je veux m’assurer que ni toi ni cette garce de Gwenuver n’en réchapperont. » Elle aurait pu être jolie sans la haine qui lui incendiait les yeux et dévastait ses traits. Elle tira un pistolet de la poche de son manteau et le braqua sur Irwan, qui n’esquissa pas un geste. « Pas la peine de tuer Gwenuver… » Il eut l’impression que sa voix ne lui appartenait déjà plus. « Elle s’en est chargée elle-même. » La femme fit feu, mais, comme elle tremblait de tous ses membres, elle l’atteignit au-dessus du genou. Il tomba en arrière, sur les premières marches, aux prises avec une douleur aiguë qui le baigna de sueur froide. Elle tira une deuxième balle qui miaula sur le béton du mur, et une troisième qui lui frôla les cheveux. Puis il les vit toutes les deux lever les bras et essayer de chasser les points brillants qui vibrionnaient autour de leurs têtes. Les insectesGM s’étaient invités par la porte entrouverte et se répandaient dans la maison à la recherche de leurs proies. Si sa compagne s’affaissa sans un bruit, la femme au pistolet eut le temps de faire quelques pas avant de s’effondrer non loin d’Irwan. Il distingua alors les tueurs agglutinés autour de sa bouche, de ses narines et de ses oreilles. Des insectes rouges, d’une espèce inconnue, un peu plus gros que les moustiques des marais, un peu moins que les mouches. Quelques-uns ne bougeaient plus, comme s’ils avaient été programmés pour ne vivre que le temps d’une attaque, d’un baiser mortel. Quelle armée était assez puissante pour fabriquer des soldats-suicide de cette efficacité, de cette qualité ? L’intelligence dont parlait Solman était encore plus redoutable qu’il ne le pensait. Les autres, les Aquariotes qui avaient eu la sagesse d’écouter leur donneur, avaient seulement gagné un sursis. Elle ne leur laisserait aucune chance. De petites pattes se promenèrent sur le front et le cou d’Irwan. Il eut encore le temps d’apercevoir les formes noires et bondissantes de chiens sauvages avant qu’un premier dard ne s’enfonce dans sa chair avec une délicatesse soyeuse, ironique. Les camions roulaient au pas dans la galerie, parfois si étroite que les flancs des citernes en raclaient les parois. Solman avait exigé qu’on en condamne l’entrée après le passage du dernier des trente camions. À Moram, qui avait émis des réserves sur cette mesure, « une perte de temps, une vengeance mesquine et inutile contre ceux qui sont restés dans la ville… », il avait expliqué qu’ils devaient à tout prix empêcher les insectes et les chiens de se lancer sur leurs traces. Une trentaine d’hommes avaient donc remonté le mur de brique démoli par Wolf et Ismahil et l’avaient doublé d’un deuxième ouvrage de pierres, cimentées par un mortier de terre et d’une chaux grossière troquée par le peuple capriote. « Combien de kilomètres est-ce qu’on a parcourus ? demanda Solman. – À peine six, répondit Moram. On se traîne pire que des limaces. » Ils s’étaient installés tous les deux dans la cabine du camion de tête, un véhicule en bien meilleur état que celui de Chak. La ventilation du chauffage n’empestait pas cette odeur d’huile chaude qui finissait par peser sur l’estomac. Le pare-brise était intact, n’étaient-ce, sur la première couche de verre, les cavités étoilées occasionnées par les averses de grêlons, les projections de cailloux ou les impacts des balles. Les irrégularités du sol de terre battue imprimaient à la cabine d’incessantes oscillations qui brinquebalaient Solman d’un bord à l’autre de la banquette passagers. Les vibrations engendraient parfois des chutes de pierres sans gravité et soulevaient une poussière dense sur laquelle butaient les faisceaux des phares. « Six, c’est pas si mal, dit Solman. Assez, en tout cas, pour semer les insectes et les chiens. – Tu crois ça ? Ces bestioles n’ont rien d’ordinaire, c’est toi qui l’as dit. Et puis, imagine que cette galerie ne donne sur nulle part, qu’on tombe sur un cul-de-sac… Y a pas la réponse, là-dedans ? » Son index désignait la tête de Solman, qui eut une moue expressive : non, le donneur n’était pas un magicien, non, il n’avait pas la réponse à toutes les questions, la solution à tous les problèmes. « Et les autres ? reprit Moram. Ceux qui ont refusé de nous suivre ? Tu crois qu’ils sont… » Solman acquiesça d’un hochement de tête. À cette question il pouvait apporter une réponse. Depuis quelques minutes, une tristesse amère se diffusait en lui comme un lent poison : elle coulait d’une source sombre, froide, la mort des sept ou huit cents Aquariotes restés en arrière, condamnés par leurs peurs et leurs haines. Il espérait qu’ils avaient trouvé la paix pour ce voyage dans l’au-delà, mais que savait-on de la mort ? Que savait-on du sort de l’âme après l’abandon de la dépouille corporelle ? Suffisait-il de partir pour échapper à la loi de l’espace et du temps ? Mère Gwenuver veillait-elle sur lui, de là-haut, ou s’était-elle enfuie comme une voleuse d’une terre dont elle avait contribué à la ruine ? Que faisait père Irwan maintenant qu’il n’avait plus de mèche à remonter ni de peuple à garder ? Et les autres, qu’emportaient-ils comme souvenirs de leur passage dans ce monde de fureur et de sang ? Il n’avait qu’une façon d’adoucir la douleur de la séparation : oublier les rancunes, les traiter en frères, les accompagner de sa compassion, de son amour, les aider peut-être à surmonter leurs frayeurs et à franchir le seuil. « Merde, c’est leur faute aussi… » commença Moram. Il se mordit les lèvres lorsqu’il vit les larmes rouler sur les joues du donneur. Il se concentra sur la conduite, une occupation plutôt fastidieuse à une allure de moins de dix kilomètres-heure. La lumière des phares ricochait sur les saillies rocheuses hérissant les parois et la voûte. De temps à autre, on distinguait une poutrelle métallique rouillée, gondolée, posée en travers, un étai provisoire qui résistait à la poussée de la terre depuis près de cent ans. Moram ne comprenait pas pourquoi Solman pleurait des gens qui l’avaient chassé de leur cœur comme le pire des criminels. Lui n’avait laissé aucun être cher là-bas, pas d’enfants, pas de femme, pas de parents ni même de cousins. Bien qu’elles ne se connaissent pas, ou qu’elles ne sachent pas qu’elles se partageaient le même amant, ses maîtresses l’avaient suivi toutes les deux, l’une avec son mari, l’autre sans. Plutôt flatteur pour sa vanité, mais il lui faudrait multiplier les précautions pour continuer de les voir l’une à l’insu de l’autre dans un convoi réduit à trente camions… Il respecta le chagrin de Solman, immense à en juger par les larmes qui ruisselaient sur ses joues comme deux rivières gonflées par les pluies. Il lui était d’autant plus facile d’accepter la différence du donneur qu’il ne l’enviait pas, qu’il n’aurait pas échangé leurs rôles pour toute l’eau pure du monde. Ils roulèrent en silence jusqu’à ce qu’une sirène retentisse par trois fois et que le convoi s’arrête. La galerie s’était affaissée quatre cents mètres en arrière. L’éboulement avait défoncé le toit d’une voiture, emprisonné sa vingtaine de passagers dans un amoncellement de terre, de pierres, de ferraille, et obstrué partiellement le passage. Éclairés par les phares, communiquant par cris, ils s’attelèrent à la tâche de chaque côté de l’éboulis, dégagèrent onze rescapés, six blessés et deux cadavres, une vieille femme au crâne défoncé par une pierre et un enfant de trois ans étouffé par la terre. Alertée par Glenn, Raïma tint à se lever malgré son extrême faiblesse pour porter les premiers secours aux blessés allongés sur des couvertures. Solman, Moram, Wolf et la plupart des hommes avaient noué un masque de tissu en bas de leur visage pour filtrer l’âpre odeur de moisissure. Les grondements sourds du ventre de la terre préludaient à de nouveaux écroulements. Une heure supplémentaire leur fut nécessaire pour déblayer la galerie, étayer la voûte et consolider les parois. Avec l’accord des familles, ils enterrèrent les deux corps côte à côte, puis, après une brève prière, ils remontèrent dans les camions et les voitures. Juste avant de se remettre en route, Kadija sortit de la voiture accrochée au véhicule de tête et s’introduisit dans la cabine. Surpris, et ravi, Solman se poussa pour lui ménager une large place sur la banquette. Tout en actionnant le démarreur, Moram accorda à la jeune femme un regard admiratif, intrigué et courroucé. Il avait pris goût aux tête-à-tête avec le donneur. Non qu’il se fît des illusions sur lui-même, sur ses propres capacités, ou encore qu’il aspirât à changer de condition, mais il avait l’impression de côtoyer l’exceptionnel, d’être admis par effraction dans le cénacle où se décidait l’avenir des derniers hommes, et il devinait que la présence de cette fille l’exclurait du monde de Solman, le renverrait à cette solitude mélancolique que ne parvenaient pas à distraire les attentions de ses maîtresses. Il but une gorgée de kaoua directement au goulot du thermos, embraya et accéléra avec une brutalité révélatrice de sa frustration. Le grondement du moteur enfla dans la galerie noyée de poussière. Les trépidations des camions provoquaient des effritements qui pouvaient à tout moment dégénérer en effondrements. Chapitre 36 Une dizaine d’éboulements se produisirent sur une portion d’à peine cinq kilomètres. À chaque fois, il leur fallait s’arrêter, dégager les camions, les voitures ou les remorques ensevelies sous les coulées de terre, étayer la voûte et les parois à l’aide de pierres et de barres de fer arrachées aux planchers des remorques, puis déblayer la galerie, le tout dans une atmosphère poussiéreuse, étouffante. Cependant, comme la consigne avait été donnée aux passagers de s’abriter sous les tables, sous les couchettes ou sous toute autre surface rigide pouvant servir de bouclier, on ne recensa qu’une poignée de blessés légers, égratignés par les éclats de verre ou projetés contre les cloisons. Deux camions perdirent leur pare-brise, pulvérisé par des pierres, mais réussirent à repartir après un rapide nettoyage de la cabine et du moteur. « Ce qui me fait peur, surtout, c’est qu’un réservoir se mette à fuir », haleta Moram, en sueur, en s’installant au volant. Il avait tombé la veste puis la chemise et le maillot de corps, et c’est torse nu désormais qu’il participait aux corvées de déblai. Ses muscles épais roulaient comme des vagues convulsives sous sa peau rasée, luisante. Des griffures et des rougeurs lui parsemaient la nuque, les épaules et le dos, sans doute laissées par les ongles et les dents de ses maîtresses. « Imagine que ça explose dans ce putain de boyau, poursuivit-il en enfilant son maillot de corps. On serait pulvérisés par le souffle. Comme ça ! » Il claqua des doigts pour souligner son propos. Solman lui accorda un regard en coin mais ne répondit pas. Le contact avec la main de Kadija l’absorbait tout entier, le dissuadait même de descendre de la cabine lorsqu’une sirène faisait entendre ses trois ululements. Il s’était astreint à déplacer les pierres et la terre lors des premiers effondrements, puis la douleur à sa jambe s’était associée à la présence silencieuse de la jeune femme pour le river à la banquette. Ses maigres remords s’étaient définitivement estompés lorsque la main de Kadija s’était glissée dans la sienne et qu’ils avaient amorcé une communication silencieuse. Curieusement, cette tentative de rapprochement, la deuxième après leur bref échange dans le marais du littoral méditerranéen, s’effectuait encore une fois dans la cabine d’un camion. La menace minérale avait remplacé le danger des sauterellesGM, la banquette était un peu plus confortable, un peu moins défoncée, que celle du camion de Chak, les relents d’huile moins oppressants, mais l’atmosphère confinée, métallique, était à peu près la même. « Vivement qu’on se sorte de ce merdier ! » maugréa Moram. Il embraya et roula en essayant de percer du regard les rideaux de poussière enluminés par les phares. Il devait en appeler à toute sa raison pour ne pas écraser la pédale d’accélérateur, et l’extrême lenteur de leur allure commençait à lui taper sur les nerfs. Ça, le litre de kaoua qu’il s’était enfilé et le mutisme déconcertant du donneur depuis que la fille était montée dans la cabine. Il aspirait à la lumière, à l’air pur, aux étendues de neige coiffées de l’infini du ciel, au corps à corps, également, avec l’une de ses maîtresses, Jazbeth, la brune aux formes pleines : elle s’était séparée de son mari pour le suivre et, même si cette décision avait été facilitée par le fait qu’elle n’avait pas d’enfant, c’était le moindre des hommages à lui rendre. Kadija n’avait jamais été une petite fille, ou n’avait gardé aucun souvenir de son enfance. Sa mémoire contenait un savoir gigantesque qui semblait constitué de représentations générales, de concepts, d’observations, d’analyses. Elle était comme une fenêtre donnant sur l’immensité mais qui restait fermée, hermétique, comme si elle refusait d’être assimilée au monde qu’elle contemplait. Elle n’éprouvait pas d’émotions, peu de sensations et pratiquement aucun sentiment. Pourtant, lorsqu’elle s’était livrée à la vision clairvoyante de Solman dans la cabine du camion de Chak, il avait capté, ou cru capter, le chant de sa source, cette douceur et cette compassion inépuisables qui faisaient tant défaut aux derniers hommes. Et dont lui-même avait le plus grand besoin. Mais peut-être son don avait-il eu sur elle le même effet que sur les Aquariotes ou les autres nomades ? Peut-être avait-il spontanément perçu sa vérité cachée de la même manière qu’il détectait les intentions dissimulées ou inconscientes chez les hommes et les femmes soumis à son jugement ? Il ressentait toujours cette impression de légèreté, de fluidité, de neutralité. Le monde de Kadija n’avait rien d’un frottement douloureux avec la matière. Il aurait probablement eu quelque chose d’idyllique, d’angélique, si Solman n’avait pas discerné la sourdine désespérante d’une blessure, d’une faille, d’un manque. Il n’appartenait pas à cette terre, mais il y était relié par un cordon qui avait été tranché et dont les deux extrémités se recherchaient avec une maladresse désarmante. Kadija elle-même ne savait pas comment s’y prendre pour se frayer un chemin jusqu’à Solman. Aucun des outils forgés par sa formidable connaissance, aucune de ses fantastiques capacités physiques et mentales ne lui était d’un quelconque secours. Une muette ordinaire se serait débrouillée pour communiquer par le regard, par l’expression, par l’attitude ; elle restait immobile, atone, passive, comme si elle estimait avoir accompli sa part en s’installant dans la cabine et en lui confiant sa main. De temps à autre, Solman captait dans ses pensées l’image d’un pantalon baissé et d’un sexe dressé comme une épée malfaisante au-dessus de sa tête. La tentative de viol de Chak la renvoyait à un compartiment de sa mémoire où étaient entreposées des archives d’atrocités collectives, d’hommes en train de maltraiter des femmes, de femmes en train de tuer des enfants, d’enfants en train de décapiter des vieillards… Solman se rendit compte qu’elle n’avait pas vécu ce passé, qu’on lui avait implanté ces souvenirs comme des mises en garde, comme ces principes qu’on assène aux gosses afin de développer leur méfiance, leurs réflexes. Quelqu’un – qui ? l’intelligence destructrice ? – s’était appliqué à salir, à nier l’être humain en elle. Elle avait donc dû vaincre ses peurs, transgresser son conditionnement pour venir le rejoindre. D’abord, surmonter son appréhension de la gravité, elle qui avait toujours habité un univers clos où on se déplaçait sans aucun effort. Lorsqu’elle avait repris connaissance dans la pièce sombre de la demeure souterraine d’Ismahil, elle était restée pendant plusieurs jours allongée sur le lit, écrasée par la pesanteur, meurtrie par les bruits. Le moindre mouvement lui réclamait une énergie considérable. Il lui avait fallu plus de cinq jours pour réussir à se lever, puis trois jours supplémentaires pour esquisser ses premiers pas. Elle s’était effondrée à plusieurs reprises sur le sol, comme un homme ivre, comme Chak lorsqu’elle lui avait tordu les testicules. Elle savait qu’Ismahil et ses amis étaient là pour l’accueillir et l’épauler dans son expédition, mais elle avait rencontré les pires difficultés à vaincre son appréhension, à s’accoutumer à leur odeur, à leur vacarme, à la grossièreté de leur aspect et de leurs manières. Comparée à l’endroit d’où elle venait, la terre des hommes lui faisait l’effet d’un gigantesque étau aux mâchoires implacables, d’un broyeur assourdissant. Là-bas, elle n’avait besoin que d’une quantité minime d’oxygène pour maintenir la pérennité de ses cellules, ici, elle devait, pour obtenir le minimum vital, prendre d’interminables inspirations et composer avec un air surchargé de particules délétères, mortifères. Solman essaya d’orienter sa vision pénétrante sur le monde de Kadija, mais il ne distingua rien d’autre que les salles et les couloirs déjà entrevus, ouverts sur le ciel étoilé. Elle ressentait la nécessité impérieuse de partager avec lui la souffrance de son arrivée sur son monde, cette compression brutale dans l’espace-temps à laquelle lui-même, bien que né sur terre, avait déjà tant de mal à se plier. Lorsqu’elle s’était sentie prête, elle avait quitté la demeure souterraine d’Ismahil pour essayer de rejoindre une sœur envoyée soixante-dix ans TT (temps terrestre) plus tôt et chargée de préparer le terrain. Solman discerna la silhouette élancée d’une jeune femme semblable à celle de Kadija. Il crut comprendre que cette sœur avait perdu tout contact visuel et mental avec sa tribu, son peuple ou l’entité qui l’avait chargée d’établir un contact avec les derniers hommes. Son armure de pureté n’était pas parvenue à la protéger de la souillure humaine et avait volé en éclats. On ne savait rien de la réaction des Saints – du moins c’est ainsi que Solman tendait spontanément à appeler les semblables de Kadija – descendus dans la fosse aux hommes. S’orientant grâce à sa boussole intérieure – une boussole biologique qui indiquait la direction de la sœur perdue –, Kadija s’était mise en route vers le littoral méditerranéen. Elle avait marché un long moment dans le marais, empruntant les sentiers de terre, fascinée par les reflets des buissons, des roseaux et du ciel sur le miroir croupi et sombre de l’eau. Lancés à sa poursuite, Ismahil et un de ses amis l’avaient rattrapée deux jours après son départ. Ils avaient utilisé, pour la retrouver, un drôle d’engin à moteur, tout en hauteur, qui glissait aussi bien sur l’eau que sur la terre et qui répandait à des lieues à la ronde une forte odeur d’alcool brûlé. « Hé, ça ne se fait pas de quitter les amis sans prévenir ! » s’était exclamé Ismahil. Il était descendu de son perchoir et s’était approché d’elle. À nouveau elle avait dû surmonter sa terreur des hommes. Il lui avait tendu une étoffe claire et soigneusement pliée. « Ça ne se fait pas non plus de se balader toute nue, même quand on est une belle femme. » Elle avait saisi l’étoffe et l’avait dépliée. Elle n’avait pas songé aux vêtements parce qu’elle ne se souvenait pas d’en avoir un jour porté. Comme elle ne savait pas par quel bout prendre la robe, Ismahil la lui avait reprise des mains et enfilée d’autorité. Elle n’avait pas aimé les attouchements involontaires du vieil homme sur ses épaules et ses bras, et pas davantage le contact du coton sur sa peau. Il s’en était rendu compte, s’était reculé et l’avait contemplée avec une moue narquoise. « Si je vous laisse aller seule et dans cette absence de tenue, vous n’aurez pas l’ombre d’une chance d’accomplir ce pour quoi vous êtes venue. Nous sommes des Albains désormais. Moi, je serai Ismahil, et je me présenterai comme votre grand-père. » Elle comprenait ses paroles, car tous les langages humains, même disparus, étaient inscrits dans sa mémoire, mais elle se révélait incapable d’articuler le moindre son. Parler lui paraissait un moyen de communication inapproprié, sommaire, discordant. « Vous avez besoin d’un accompagnateur, avait ajouté Ismahil. La… euh, personne que vous recherchez a sans doute failli parce qu’elle ne connaissait personne ici-bas. » Elle n’avait ni acquiescé ni refusé, elle s’était remise en route, oubliant cette entrave de coton qui l’empêtrait à chacune de ses foulées. Après avoir congédié son compagnon d’un signe de main, Ismahil lui avait emboîté le pas. Le grondement du glisseur avait peu à peu décru et le marais avait recouvré cette paix ensorcelée propre aux eaux mortes. « Vous… savez où vous allez ? » avait demandé Ismahil. Elle lui avait décoché un regard perplexe, puis s’était souvenue que les êtres humains, eux, n’avaient jamais su où ils allaient. « Si quelqu’un pouvait me dire dans quel putain de merdier on vient de foutre les pieds, ça m’arrangerait ! » Solman sursauta. Ouvrit des yeux effarés. Se rendit compte que Kadija n’était plus à son côté. « Si tu cherches la fille, je te signale qu’elle est descendue il y a de ça plus d’une demi-heure, dit Moram. Je te signale par la même occasion qu’on a dû s’arrêter à cause d’un nouvel éboulement, un balaise qui a bousillé une citerne. Enfin je te ferai respectueusement remarquer qu’on est sortis de cette putain de galerie. » Il ne précisa pas qu’il avait mis à profit le dernier effondrement pour rejoindre Jazbeth au milieu du convoi et qu’ils s’étaient étourdis dans une brève mais ébouriffante étreinte derrière le repli d’une paroi. Le regard hébété de Solman se porta machinalement sur les faisceaux des phares qui balayaient un espace dégagé, révélaient une terre hérissée de crêtes rocheuses, caressaient, sur les côtés, les formes étranglées de stalagmites, se perdaient au loin dans une obscurité indéchiffrable. « Ça fait un petit moment qu’on roule dans cette grotte, reprit Moram. On dirait qu’elle n’a pas de fin. Un vrai labyrinthe ! T’as pas une vision, même une toute petite, qui pourrait nous indiquer la sortie ? » Solman secoua la tête. « Kadija ? Où est-elle partie ? demanda-t-il d’un ton hésitant. – Dans la voiture de son grand-père, je suppose. T’en pinces drôlement pour elle, ma parole ! Remarque, y a pas de mal, elle est plutôt… » Moram n’alla pas au bout de sa phrase. Les mots lui manquaient pour décrire Kadija. Il répartissait les femmes en plusieurs catégories, belles, laides, désirables, repoussantes, aimables, sèches, intelligentes, stupides – et elles ne se gênaient sûrement pas pour faire la même chose avec les hommes –, mais Kadija, elle, échappait à toute classification, à toute comparaison : sa beauté irréelle créait une distance, une appréhension qu’accentuaient son mutisme et le hiératisme de ses traits. Contrairement à cet obsédé de Chak, l’idée ne l’aurait jamais effleuré de se frotter à une fille pareille. L’immensité de la grotte assourdissait les ronflements des moteurs. Solman apercevait, dans le rétroviseur extérieur, la procession des phares qui s’échelonnaient dans une large courbe, interrompue parfois par l’ombre d’une stalagmite ou d’une avancée rocheuse. « On a roulé plus de sept heures pour parcourir trente malheureux kilomètres, soupira Moram. À ce train-là, on atteindra l’Île-de-France au printemps de l’année prochaine ! » Il mourait d’envie de refermer la parenthèse de silence ouverte par ses deux passagers. Il avait bien essayé de parler avec Jazbeth quelques instants plus tôt, mais elle ne lui en avait pas laissé le loisir, elle s’était jetée sur lui comme une furie et, comme lui-même n’avait pas donné sa part aux chiens, il n’y avait eu de place entre eux que pour le langage des sens. « Nous sommes à l’abri pour le moment, c’est le principal, dit Solman d’une voix distraite. – À l’abri de quoi ? – Des yeux du ciel. Sous terre, ils ne peuvent pas nous voir. – Les yeux du ciel ? C’est quoi encore, cette invention ? – L’intelligence nous observe et anticipe nos déplacements comme si elle nous voyait de là-haut. – Comment c’est possible ? » Solman haussa les épaules. Quelque chose le tracassait depuis qu’il avait émergé de sa communication avec Kadija. Une inquiétude sourde, une sensation diffuse d’éloignement, de séparation, de nostalgie. « Je ne sais pas, répondit-il. Peut-être la science des hommes de l’ancien temps… » Moram donna un coup de volant pour contourner une énorme stalagmite, puis actionna la sirène pour prévenir les camions suivants. Sans les aspérités du sol et les concrétions calcaires, le convoi aurait donné l’impression de rouler dans le vide. De temps à autre, les phares allumaient les pointes translucides de stalactites qui traversaient l’obscurité comme des étoiles filantes. « Tu crois que cette… intelligence a quelque chose à voir avec les hommes de l’ancien temps ? » demanda le chauffeur. Apporter une réponse à cette question aurait sans doute résolu une partie du problème. Connaître son ennemi, son potentiel, ses intentions, aurait permis au peuple de l’eau de s’organiser, de choisir une défense appropriée. Les hommes de l’ancien temps s’étaient-ils arrangés pour parachever leur œuvre de destruction à travers le temps ? Quel était le lien entre le passé de l’humanité et le monde de Kadija ? La mémoire de la jeune femme contenait des souvenirs d’atrocités qui semblaient rattachés à la Troisième Guerre mondiale, mais trop de pièces manquaient encore pour reconstituer l’ensemble du puzzle. Solman restait dans l’incapacité de déterminer si elle était le cinquième ou sixième ange de l’Apocalypse, la boîte du malheur selon l’expression de Raïma, ou bien si elle avait été envoyée afin d’aider les derniers hommes à échapper à l’extermination. Pourtant, il n’avait pas d’autre choix que de lui faire confiance, s’acharner à décrypter ses mystères, au risque d’entraîner les autres dans son erreur. « Arrête-toi, Moram. » Le chauffeur ouvrit des yeux étonnés. « Pourquoi ? Qu’est-ce qui… » Moram discerna une surface miroitante dans le lointain. Les phares éclairèrent une rangée de stalagmites qui bordaient une margelle de pierre, puis révélèrent, contre une paroi, plusieurs véhicules militaires alignés, camions et blindés, apparemment en parfait état. « Tu penses qu’il y a des soldats dans ces engins ? – Il ne s’agit pas de ça, dit Solman, oppressé. Je dois retrouver Kadija. Tout de suite. – Je me demande si… On dirait de l’eau plus loin. » Et Moram, au lieu de freiner, donna un coup d’accélérateur. La lumière des phares étendit un voile doré sur la surface noire et frissonnante d’une vaste retenue d’eau. Chapitre 37 Le bassin rectangulaire occupait un espace d’environ trois cents mètres de longueur pour une largeur de cent. Quant à sa profondeur, on n’avait pas trouvé de jauge adéquate pour en toucher le fond. Il contenait en tout cas des milliers de mètres cubes d’eau, qui, si elle était potable, représentaient une véritable manne. Tous étaient descendus des camions et des voitures pour s’accouder à la margelle. Les adultes avaient perché les enfants sur le faîte de l’ouvrage de pierre sèche qui avait résisté à l’usure du temps. La fascination exercée par l’eau sur les Aquariotes les figeait dans un silence respectueux, presque religieux. Les véhicules s’étaient répartis, parfois à quatre ou cinq de front, entre les stalagmites dont les énormes bases et les couches de concrétion trahissaient l’extraordinaire vieillesse. Des gouttes s’écoulaient des stalactites suspendues au-dessus du bassin comme des racines inutiles et dessinaient des cercles concentriques sur la surface agitée d’imperceptibles tremblements. La température de la grotte restait agréable, confortable, en comparaison du froid polaire qui soufflait sur le Massif central. Solman, lui, n’avait eu qu’une préoccupation en descendant de la cabine. Sitôt que Moram avait arrêté son camion, il s’était engouffré dans la voiture de Kadija sans même laisser le temps à ses passagers de sortir. Il n’y avait pas trouvé la jeune femme. « Vous savez où elle est ? » avait-il demandé à Ismahil. Le vieil homme l’avait dévisagé avec étonnement. « Je… je la croyais avec toi. – Je l’ai vue passer devant la voiture la dernière fois que le convoi s’est arrêté », était intervenu Wolf, en bras de chemise mais le visage toujours enfoui sous son passe-montagne. L’ancien Scorpiote s’était saisi du fusil d’assaut posé sur son manteau de cuir étalé sur la table. Les deux cartouchières qui lui enserraient la poitrine plaquaient sa chemise sur son torse et faisaient ressortir sa maigreur. « Cette arme ne vous servira à rien, avait dit Ismahil. Kadija a parfois des réactions bizarres, ou qui nous paraissent bizarres. Elle n’est probablement pas loin. – Vous m’avez l’air bien sûr de vous. Pourtant, lorsqu’elle s’est enfuie de chez vous, vous avez mis deux jours à la retrouver avec votre glisseur… » Les paroles de Solman avaient provoqué un raidissement de stupeur chez le vieil homme. « Ah, elle te l’a raconté ? – Pas au sens où vous l’entendez. Pas avec les mots en tout cas. Elle se sert de mon don pour communiquer. – Qu’est-ce qu’elle t’a raconté d’autre ? – Qu’elle est à la recherche de quelqu’un, d’une… sœur qui a été expédiée sur terre soixante-dix ans plus tôt. Mais ça, vous le saviez déjà, n’est-ce pas ? » Ismahil avait acquiescé d’un hochement de tête. « J’avais été prévenu… – Par qui ? » D’un geste péremptoire de la main, le vieil homme avait invité les autres passagers, hormis Wolf, à descendre et avait attendu pour répondre qu’ils aient tous déserté la voiture. « Je ne sais pas au juste. Je fais partie d’un groupe de… savants de l’ancien temps qui avaient prévu la Troisième Guerre mondiale et s’étaient réfugiés dans un abri souterrain à l’épreuve des bombes à fusion et de toute arme chimique ou génétique. Nous avions conçu le projet de sauvegarder une partie du patrimoine scientifique humain. » Il s’était assis sur une couchette inférieure, comme écrasé par le fardeau de son passé. Wolf avait refermé la porte et s’était posé sur un coin de la table, le fusil d’assaut entre les mains. Solman était resté debout dans l’allée malgré la douleur qui lui vrillait la jambe gauche. « Nous pensions restituer nos connaissances à l’humanité lorsqu’elle en aurait terminé avec ce conflit. J’étais… je suis encore un astrophysicien, je m’intéresse aux phénomènes célestes, j’essaie de percer le mystère de la formation et du statut de l’univers. Une illusion, bien entendu, mais de tout temps l’homme a poursuivi des chimères. Plus on s’approche du cœur de la matière, et plus elle se voile, un mécanisme implacable. J’avais regroupé autour de moi des physiciens, des biologistes, des chimistes, des informaticiens, des mathématiciens, un noyau de spécialistes des sciences dites dures. Peut-être pas les esprits les plus brillants de notre époque, mais sans aucun doute les plus honnêtes, ou les plus libres, les moins compromis en tout cas avec les grandes compagnies, avec ces groupes tentaculaires qui ne s’intéressaient qu’aux applications militaires et commerciales de la science. » Ismahil avait marqué une pause et contemplé pendant quelques secondes les traces de terre qui maculaient le plancher de la voiture. Les cris enthousiastes des Aquariotes avaient transpercé les cloisons métalliques avant de se disperser dans le silence du gouffre. « Nous avons appliqué certaines de nos expériences sur nous-mêmes. On m’a ainsi injecté plusieurs gènes qui ralentissent considérablement le vieillissement des cellules et me gardent des maladies liées à l’âge. Tous mes compagnons n’ont pas eu ma chance. Certains, même, ont très mal supporté la prévention génétique, sont devenus fous ou sont morts dans l’année qui a suivi… – La transgénose ? avait demandé Solman. – Quelque chose comme ça, sauf que la transgénose est plus progressive. Moi-même j’ai parfois des absences, des étourderies. – Quel rapport avec la sœur de Kadija ? – J’y viens, mais il me paraît important de vous décrire sommairement le contexte. Nous avons obtenu quelques résultats encourageants dans le domaine de l’informatique moléculaire, c’est-à-dire en nous servant des fantastiques capacités de l’ADN de synthèse pour mémoriser, stocker et transmettre les informations. Les cellules vivantes sont incomparablement plus performantes que le silicium ou tout autre support issu du monde minéral, et, surtout, elles sont compatibles avec le corps humain. Les recherches, déjà bien avancées, avaient reçu un coup d’arrêt brutal avant la guerre, comme si les groupes industriels avaient subitement cessé de miser sur l’informatique moléculaire. La vague religieuse qui a déferlé à ce moment-là sur les cinq continents n’est sans doute pas étrangère à ce désintérêt. Nous avons repris le flambeau et nous sommes parvenus à développer le concept de micropuces en ADN de synthèse. Avec nos pauvres moyens et avec la nécessité quotidienne d’entretenir notre abri, ces travaux nous ont coûté près d’un demi-siècle. Puis la guerre a pris fin, faute de combattants. Nous nous sommes alors rendu compte qu’il ne subsistait pratiquement plus rien de l’humanité, que la terre en avait pour des siècles avant de redevenir habitable. Nous nous étions institués gardiens du temple de la connaissance, il ne nous restait plus un fidèle avec qui la partager. » Les traits d’Ismahil s’étaient creusés, comme s’il ressentait la même déception un siècle après. « Vous ne connaissiez pas l’existence des peuples nomades ? » s’était étonné Solman. Le vieil homme avait eu un geste fataliste. « Lorsque nous avons découvert les peuples nomades, les survivants du conflit, il était trop tard, le rêve était brisé. La plupart de mes compagnons s’étaient suicidés, les autres avaient perdu le goût de la recherche. Comment leur en vouloir ? De tout temps les hommes se sont emparés des découvertes à des fins dominatrices, destructrices. Le feu, l’atome, le gène, aucun n’a échappé à la règle. La science, notre chère science, avait fini par se retourner contre nous. Et nous, les scientifiques, nous portions une très lourde responsabilité dans cet échec, puisque nous n’avions pas su empêcher les chefs d’État, les dictateurs, les généraux ou les conseils d’administration d’exploiter nos travaux. Le savoir, hélas, ne protège pas de l’appât du gain, de la vanité, de la stupidité. Bref, nous avons décidé de rester terrés, de ne pas intervenir dans la vie des peuples nomades. D’ailleurs, ils se débrouillaient très bien sans nous, ils s’adaptaient à leur nouvel environnement à une vitesse sidérante. Vos ancêtres ont balayé nos doutes sur leurs capacités à survivre en milieu hostile. Les eaux polluées, les pluies acides, les solbots, les hordes d’animaux sauvages, les insectesGM, les plantes toxiques, rien de tout cela n’a empêché la vie de se perpétuer sur le continent européen… – Quel rapport avec la sœur de Kadija ? » avait insisté Solman. Un sourire las avait éclairé les rides d’Ismahil. « Nous avons décidé de conserver un terminal informatique en état de marche au cas où des groupes analogues au nôtre chercheraient à nous contacter. Après tout, il était possible que certains satellites émettent encore, même si leur durée de vie n’excède pas en général les vingt ou trente ans. Du groupe initial de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants, nous étions désormais réduits à une dizaine. Les autres étaient morts ou avaient décidé de quitter l’abri. Ceux-là ne sont jamais revenus. » Il avait calmé d’un froncement de sourcils l’impatience grandissante de Solman. « Nous avions suffisamment d’eau et de vivres pour tenir encore trois siècles. La vie s’est peu à peu écoulée, parfois morne, parfois amère, jamais douce en tout cas. Je vieillissais avec une lenteur désespérante. Je me demande encore comment j’ai résisté à l’envie, parfois insoutenable, de me tirer une balle dans le crâne. J’attendais quelque chose sans doute, un événement qui justifiât mon existence, mon acharnement… » Wolf ne bougeait pas, ses yeux clairs rivés sur le visage d’Ismahil. Solman entrevoyait la peau blême et les clavicules saillantes du Scorpiote par l’échancrure de sa chemise. « Nous avons reçu un message des années et des années plus tard, presque un siècle, une éternité. Il émanait d’un certain Benjamin. Il nous disait qu’il avait délégué une sœur auprès des derniers hommes pour les préparer à surmonter leur ultime épreuve. Et qu’il allait bientôt en envoyer une deuxième. Il nous avait choisis parce qu’il n’avait trouvé aucun autre support sur terre pour réceptionner son message. De fait, sa communication nous est parvenue de manière spéciale : d’habitude, l’émission est décodée puis transcrite en lettres sur l’écran, mais là, les puces moléculaires nous l’ont… suggérée mentalement, directement imprimée dans le cerveau si vous préférez. Nous avons d’abord cru que nous étions devenus fous. Nous avons alors recouvré nos vieux réflexes scientifiques et nous avons rédigé le message chacun de notre côté avant de nous concerter. Chacun de nous avait écrit exactement le même texte, à la lettre près. Nous sommes donc tombés d’accord pour dire que ce n’était pas une hallucination, ou alors une hallucination collective, et nous nous sommes interrogés sur la provenance de cette communication. Notre IM, intelligence moléculaire, s’est avérée incapable de déterminer le lieu d’émission et d’analyser les ressources technologiques de notre correspondant. L’ADN n’avait gardé aucune mémoire de son passage, comme si Benjamin avait programmé l’effacement de toute trace de sa communication après réception. » Ismahil s’était levé, étiré, approché de la fenêtre et avait observé les Aquariotes rassemblés autour du bassin. « Si le qualificatif de sœur nous renvoie probablement à une organisation de type religieux, le prénom Benjamin ne nous apprend rien, mis à part le fait qu’il est d’origine biblique, avait-il repris en se retournant. Nous avons donc attendu la deuxième envoyée en espérant que celle-ci nous en révélerait davantage sur son organisation. Nous l’avons trouvée un jour devant l’une des portes de l’abri, enfermée dans une sorte de sarcophage fabriqué dans un alliage métallique que nous ne connaissions pas. Comment était-il arrivé jusqu’ici ? Mystère… Elle était à l’intérieur aussi nue qu’au jour de sa naissance. Je ne vous parlerai pas de sa beauté, vous avez d’aussi bons yeux que moi. Comme elle restait inanimée, nous l’avons transportée dans une chambre où elle a repris connaissance deux jours plus tard. Nous avons décidé de la baptiser Kadija, un prénom albain. La suite, tu la connais, Solman : elle s’est enfuie au bout d’une semaine… Non, pas enfuie, elle est partie à la recherche de sa sœur, comme si un signal avait retenti en elle. Nous avons battu le marais pendant quarante-huit heures avant de la repérer. Bien que nue, elle ne semblait pas souffrir du froid, pourtant vif en cette saison. – Pourquoi avez-vous décidé de vous faire passer pour des Albains ? avait demandé Solman. – Une mesure de précaution. Nous ne savions pas comment réagiraient les « hommes de surface », comme nous avions pris l’habitude de vous appeler. Et le peuple albain est le seul dont je connaisse à la fois la langue, les coutumes et les vêtements. – Vous avez pourtant dit que vous n’étiez jamais allé à la rencontre des peuples nomades. » Ismahil avait hoché la tête. « Exact. Mais un de mes compagnons avait mis au point une sorte de ballon-sonde visuel, muni d’une caméra numérique qui captait des images et des sons de la terre et les expédiait sur l’écran de notre IM. Pour une raison inconnue, le ballon s’est bloqué au-dessus de cette région qui s’appelait autrefois l’Albanie. Mais ses puces ADN, increvables, ont continué de fonctionner et, pendant plus de soixante ans, nous avons reçu des images des montagnes albanaises et des peuples nomades qui y ont élu domicile. Nous avions recréé la télévision à une seule chaîne… Le cauchemar stalinien de l’information, le pire qu’on puisse imaginer. – Comment avez-vous appris leur langue ? – Rien qu’en les écoutant et en reliant les mots aux expressions et aux gestes. J’avais tout mon temps et c’était pratiquement la seule occupation encore capable de me distraire. J’ai même fabriqué des vêtements identiques aux leurs. – Tout ça ne nous dit pas où est passée Kadija. Il nous suffit d’explorer la grotte et de remonter la galerie pour… – Ce gouffre est gigantesque, bourré de cachettes. Nous perdrions notre temps à la chercher. Elle reviendra quand elle le jugera utile. – Si elle est restée avec nous, c’est que sa sœur fait partie du peuple de l’eau, non ? » Ismahil avait enfilé et boutonné sa veste. « Peut-être, peut-être pas. À vous de voir s’il existe une Aquariote qui pourrait correspondre à la définition. Une femme d’origine inconnue, adoptée sans doute, qui aurait plus de soixante-dix ans mais qui ne ferait pas nécessairement son âge. – Et si Kadija ne revient pas ? » Le vieil homme avait levé les bras au ciel. « Alors c’est qu’elle aurait abandonné la piste aquariote pour en suivre une autre. – Quelle autre piste ? D’après les bakous, tous les peuples nomades ont été massacrés. – Les peuples nomades, pas obligatoirement sa sœur… » Hora s’approcha du bassin, très pâle, la baguette de coudrier en main, la robe remontée sur les cuisses. Appuyé sur la margelle aux côtés de Moram, Wolf et Glenn, Solman percevait en elle une peur incommensurable, terreur ancestrale de l’empoisonnement, mais aussi angoisse de ne pas être à la hauteur, fardeau de l’énorme responsabilité qui lui ployait les épaules. Elle venait à peine d’atteindre ses dix-huit ans. Jusqu’alors, comme tout apprenti, elle avait participé aux rhabdes dirigées par des sourciers expérimentés. Il lui revenait, en tant que dernière sourcière du peuple aquariote, de vérifier la pureté de la retenue. Sa robe rêche et grise des chasseresses d’eau laissait ses bras et une partie de son torse nus. Sa baguette tendue vers l’avant, comme aimantée, tremblait dans ses mains. Elle avait rassemblé ses cheveux en chignon dont quelques mèches indomptables se coulaient comme des serpents ambrés autour de son cou. Tout était rond chez elle, visage, épaules, hanches, une plénitude sensuelle propre aux jeunes filles robustes. Il fallait maintenant qu’elle passe de l’autre côté de la margelle, qu’elle se perche sur la corniche étroite dressée une vingtaine de centimètres au-dessus de la surface frémissante, qu’elle s’accroupisse et évalue la qualité de l’eau à la tension de sa baguette. Elle devrait ensuite la goûter au cas où elle l’estimerait potable. Si elle se trompait, elle mourrait dans les trois ou quatre secondes suivantes. Les mauvais sourciers préféraient déclarer l’eau empoisonnée plutôt que courir le moindre risque, mais Solman décelait de l’honnêteté en elle. Elle refuserait de priver ses frères d’un tel trésor par peur ou par négligence, elle prendrait sa décision en son âme et conscience. Les autres, agglutinés autour du bassin, la regardaient avec un mélange d’espoir et d’effroi. Hora lança un regard furtif à Solman avant d’enjamber la margelle. Le silence sépulcral de la grotte, la présence de sept ou huit cents spectateurs et la lumière des phares donnaient une solennité écrasante à chacun de ses gestes. Elle se laissa glisser lentement de l’autre côté du muret de pierre sèche jusqu’à ce que ses pieds se posent sur la corniche. Là, elle reprit son souffle et rajusta sa robe qui s’était retroussée sur son ventre. Elle peinait visiblement à tenir sa baguette, qui la déséquilibrait vers l’avant. Le dos plaqué contre la margelle, elle s’accroupit avec une lenteur exaspérante. Elle tourna une nouvelle fois la tête vers Solman. Il lui adressa un sourire d’encouragement. Il avait du mal à concentrer son attention sur elle, l’esprit toujours accaparé par Kadija. Les interrogations se succédaient à un rythme effréné sous son crâne. Pourquoi s’était-elle enfuie ? L’avait-il déçue d’une manière ou d’une autre ? Reviendrait-elle ? Qui était sa sœur ? Qui était Benjamin ? Quel rapport avaient-ils avec l’intelligence destructrice ? La conversation avec Ismahil avait davantage épaissi les ténèbres qu’elle n’avait apporté de lumière. Il contenait tant bien que mal son envie de se lancer à la recherche de la jeune femme. Le vieil homme avait raison : il perdrait son temps à essayer de la retrouver dans ce labyrinthe souterrain. Il ne lui restait plus qu’à ronger son frein, espérer son retour et, si elle ne réapparaissait pas, vivre le reste de ses jours en compagnie des regrets. Hora tendit les bras au-dessus de l’eau, arc-boutée sur les cuisses pour résister à la traction de sa baguette. Elle demeura dans cette position pendant un bon quart d’heure, puis, d’un geste hésitant, elle glissa la baguette dans la poche ventrale de sa robe, se pencha vers l’avant et puisa un peu d’eau au creux de sa main. Une voix déchira le silence de la grotte. « Ne la bois pas ! » Chapitre 38 Les regards convergeaient maintenant vers la femme qui avait poussé ce cri. Une femme sans âge, qui pouvait aussi bien être proche de la quarantaine que de la soixantaine. Peu de rides, pas de fil blanc dans la masse blonde de ses cheveux, pas de maigreur ni d’embonpoint excessifs, mais une lassitude dans les yeux et sur les traits qui indiquait une profonde usure. « Miriel, une des sourcières qui s’est déclarée exdone après l’attaque du relais de Galice », souffla Moram. Solman l’observa : il l’avait déjà croisée, comme la grande majorité des Aquariotes, il croyait se rappeler qu’elle avait perdu toute sa famille au relais de Galice et que son chagrin lui avait retiré son don, ou l’envie d’exercer son don, mais il ne savait pratiquement rien d’elle, et sa vision se heurtait à un mur de douleur infranchissable. Il se demanda pourquoi elle avait suivi son groupe plutôt que d’attendre la mort dans la petite ville fortifiée et de rejoindre les siens dans l’autre monde. Elle n’en connaissait sans doute pas elle-même les raisons. Le sang s’était retiré du visage de Hora, qui avait suspendu ses gestes. Si elle avait été sûre d’elle, elle n’aurait pas tenu compte de cette intervention, elle aurait affirmé son statut de sourcière, mais sa réaction démontrait qu’elle n’avait pas confiance en son jugement, qu’elle n’avait pas réussi à se déterminer sur la qualité de l’eau, qu’en désespoir de cause elle avait choisi de s’en remettre au hasard, à la chance. « Tu n’es plus sourcière, Miriel, tu n’as pas à t’en mêler ! protesta une femme. – Je me suis déclarée exdone, je n’entends plus l’appel de la rhabde, mais je ne suis pas certaine que cette eau soit potable, répliqua Miriel. – Hora est mieux qualifiée que toi pour en juger, objecta un homme. – Elle est sûrement plus douée que je ne l’étais à son âge, mais elle est inexpérimentée, et elle a tellement envie de vous faire plaisir que son jugement est faussé. La preuve, elle n’a même pas pris le temps de vérifier qu’elle n’avait pas d’égratignure avant de plonger la main dans cette eau. Si elle en buvait, elle pourrait en mourir et vous vous retrouveriez sans sourcier. – Peut-être qu’elle est bonne ! cria quelqu’un. On ne va tout de même pas cracher sur cette réserve à cause de tes doutes ! » Miriel se tourna vers Solman. Une détermination farouche éclairait ses yeux sombres et redonnait de l’éclat à son visage. « Si le donneur n’y voit pas d’inconvénient, c’est moi qui la goûterai. J’ai tout perdu en Galice. – Elle désigna Hora. – Je n’ai plus qu’un passé, elle a encore un avenir. Elle est capable de grandes choses si vous prenez soin d’elle, si vous la laissez grandir. Moi je serai seulement heureuse et fière de vous rendre ce service. » Sa voix s’éleva comme un chant d’espoir sous l’invisible voûte. Solman acquiesça d’un clignement de paupières. La proposition de Miriel l’émouvait, le réconciliait avec le genre humain, effaçait par magie la rancune tenace qui le rongeait depuis la cérémonie d’adoption. La générosité des êtres humains était proportionnelle à leur bassesse, et parfois c’étaient eux, les pourceaux, qui lançaient les perles, eux qui montraient la voie, eux qui se dressaient dans l’obscurité comme des colonnes de lumière. Il devait apprendre à les accepter tels qu’ils étaient pour s’accepter lui-même et accéder au statut de donneur. La sévérité de ses jugements le renvoyait impitoyablement à son moi, à ses limites, à ses manques. Son regard accrocha Hora, pétrifiée sur la corniche. Elle ne réagit pas quand Miriel vint s’accroupir à son côté, vêtue d’un ample pantalon beige, la poitrine barrée d’une bande d’étoffe verte. Solman ne décela pas la manifestation d’un orgueil froissé dans l’immobilité de Hora, mais un soulagement immense, une gratitude infinie pour l’ancienne accourue à son secours. Miriel lui entoura l’épaule de son bras. Les deux femmes restèrent enlacées pendant quelques instants, comme deux sœurs solidaires face à l’adversité. L’ancienne écrasa du bout des doigts les larmes qui coulaient des yeux de la plus jeune. Puis elle se pencha vers l’avant, plongea la main dans l’eau, en recueillit quelques gouttes dans le creux de sa paume, l’approcha de sa bouche et y trempa la pointe de la langue. Elle voulut se redresser pour corriger son léger déséquilibre, elle n’en eut pas le temps. Le venin des anguillesGM s’était diffusé à une vitesse foudroyante dans sa salive, dans son sang, et attaquait déjà ses centres nerveux. Les savants de l’ancien temps l’avaient conçu de telle manière que le moindre contact avec la langue ou avec une égratignure conduisait irrémédiablement à la mort. Les sourciers passaient un temps considérable à vérifier qu’ils ne présentaient aucune blessure superficielle avant de partir en rhabde, s’inspectant les uns les autres comme des singes en train de s’épouiller. Jamais ils n’auraient accepté par exemple de mettre leurs organes génitaux et leur anus, sujets aux microcoupures, au contact d’une eau douteuse. Hora avait manqué à tous ses devoirs de prudence en négligeant d’inspecter sa main, mais, par chance, le poison n’avait pas trouvé de faille où se faufiler. Le visage de Miriel se crispa, ses lèvres devinrent bleues, elle porta les mains à sa gorge, puis, les yeux exorbités, elle oscilla sur elle-même avant de basculer vers l’avant et de s’effondrer dans l’eau. Tétanisés, les Aquariotes virent son corps, emporté par son élan, dériver vers le centre du bassin avant de couler à pic. Nul doute que Hora, désespérée, l’aurait suivie dans la mort si Moram n’avait pas eu l’idée de foncer le long de la margelle, de s’arrêter à hauteur de la jeune sourcière, de basculer le torse par-dessus l’ouvrage de pierre, de l’empoigner par les aisselles et de la haler vers lui. Elle ne résista pas, mais, lorsqu’il la déposa sur le sol rocheux de la grotte, elle se défit rageusement de sa robe et, vêtue du court pagne drapé qui lui servait de sous-vêtement, secouée par les sanglots, elle courut s’enfermer dans une voiture. Moram se pencha pour ramasser la robe. « Ne touche pas à ça ! » Il se redressa et fixa la femme qui venait de l’interpeller. Jazbeth, inquiète pour sa santé sans doute, mais irritée, surtout, par la précipitation avec laquelle il avait volé au secours de la sourcière. La jeunesse et la beauté sont des rivales redoutables lorsqu’elles se parent de détresse. Moram lui lança un regard de défi, saisit le vêtement entre le pouce et l’index et le maintint en l’air comme un trophée chèrement acquis. La baguette s’échappa de la poche ventrale et tomba sur le sol où elle rebondit à deux reprises avant de s’immobiliser entre ses bottes. « Maman Raïma veut te parler, Hadès », dit Glenn. Le garçon contempla le corps inerte qui flottait au milieu du bassin. Les cheveux dénoués de l’ancienne sourcière, couchée sur le ventre, les bras en croix, ondulaient autour de sa tête comme les rayons d’un soleil gisant. On ne pouvait pas lui accorder de sépulture décente ni rendre hommage à son courage. L’eau avait tué, hors de question de lui offrir une autre vie pour lui reprendre un cadavre. Les Aquariotes ne disposaient pas de perches ou de gaffes assez longues pour atteindre le centre du bassin. Ils s’étaient retirés l’un après l’autre, serrant leurs enfants à les étouffer, déçus de devoir renoncer à cette gigantesque réserve, bouleversés par le sacrifice de Miriel. Accoudé à la margelle, les pensées tournées vers Kadija, Solman était resté seul. Moram était parti vérifier l’état de son camion après une courte mais orageuse discussion avec sa maîtresse brune, Wolf s’était évanoui dans la pénombre avec sa discrétion coutumière, Ismahil était resté enfermé dans sa voiture, Glenn avait couru rejoindre sa mère adoptive. Des chauffeurs désossaient les engins militaires, découpaient les pare-brise, démontaient les pneus et les autres pièces dont ils craignaient la pénurie. Ils avaient au préalable, à l’aide de bâtons, dégagé les squelettes – des soldats de la ligne PMP – prisonniers de la tôle depuis près d’un siècle. On se préparait à nouveau à partir, à quitter cette grotte qui, l’espace d’un trop bref instant, avait eu pour le peuple aquariote l’allure d’une caverne d’abondance. Ils auraient pu s’y installer et attendre la fin de l’hiver, à l’abri du froid et des dangers extérieurs, comme dans un ventre accueillant, mais les hommes de l’ancien temps s’étaient ingéniés à infecter le liquide matriciel, à empoisonner les relations entre leurs descendants et leur mère nourricière. De quel mal avaient-ils donc souffert pour s’obstiner ainsi à éradiquer toute forme de vie ? De quel mal souffrait l’intelligence destructrice pour s’acharner de la sorte sur les derniers êtres humains ? Glenn agrippa la manche de Solman. « Hadès… » Solman saisit son petit frère par la main. « Allons-y. » Raïma logeait dans une grande voiture en compagnie des blessés, des malades et de quelques autres passagers. Elle n’avait pas eu le loisir d’emporter ses bocaux et ses autres préparations lorsque les deux hommes étaient venus la chercher dans sa maison de la ville fortifiée. Elle avait bourré ses poches de quelques sachets de plantes séchées et des fioles les moins encombrantes. Elle s’était installée à l’intérieur d’une couchette réservée à son seul usage et dont le rideau restait tiré en permanence. Les blessés les plus graves occupaient les autres lits ; les malades, dont un adolescent en phase terminale de transgénose, s’entassaient dans le couloir central ; les bien-portants, tous des adultes, se calaient où ils le pouvaient et supportaient de leur mieux les odeurs de putréfaction, de merde, d’urine et de vomi. Regroupés devant la porte – ils avaient tout intérêt à attendre le dernier moment pour monter dans la voiture –, ils s’écartèrent pour laisser passer le fils de la guérisseuse et le donneur. La puanteur eut sur Solman le même effet qu’un coup de poing. Étourdi, suffoqué, il dut faire un violent effort sur lui-même pour ne pas tourner les talons et respirer l’air relativement agréable du gouffre. Les blessés et les malades se vidaient sous eux et, personne ne se chargeant de les laver, il avait suffi d’une journée pour transformer la voiture en latrines. Éclairés par une applique à gaz, Glenn et Solman enjambèrent les corps allongés en travers de l’allée, veillant à ne pas poser les pieds dans les flaques d’urine ou de vomi, puis écartèrent le rideau pour s’introduire dans la couchette. Raïma se tenait recroquevillée dans un coin, recouverte d’un drap, le regard vissé sur la vitre. Une lampe posée sur une étagère diffusait une lumière douce. Des sachets ouverts, des fragments de plantes séchées et des fioles jonchaient le matelas. L’état de la guérisseuse avait encore empiré depuis la cérémonie d’adoption. Sans sa chevelure, intacte, et l’éclat de ses yeux, Solman aurait été incapable de distinguer les contours du visage dans l’amas de chair boursouflée qui émergeait au-dessus du drap. « Va dehors, Jean. » Sa voix aussi avait changé. À peine audible, elle semblait se briser sur les excroissances qui lui entravaient l’intérieur de la bouche et lui obstruaient les lèvres. Glenn eut une moue de dépit, puis, sur un signe de son grand frère, il s’esquiva, parcourut l’allée encombrée en sens inverse et claqua la porte derrière lui. Solman s’assit sur le matelas et observa Raïma en silence. Elle répandait une odeur de charogne que ne parvenaient pas à dompter les diffuseurs d’essence suspendus aux lattes de la couchette supérieure. « Tu es devenu un homme, dit Raïma. Un bel homme. Comment va ta jambe ? – Elle me fait souffrir de temps en temps. Mais rien en comparaison de… – Du spectacle que tu as sous les yeux ? » Il secoua la tête, les larmes aux yeux. Le fait de se retrouver dans son intimité le troublait. Le gémissement d’un malade s’éleva non loin de la couchette. « En comparaison de la peine que tu m’as faite en refusant de me voir », ajouta-t-il. Elle s’anima dans un murmure de drap et de peau froissés. « Qui a rejeté l’autre ? Qui a renié l’autre ? » Il reconnaissait par instants les éclats tranchants de sa voix d’avant. « Je ne suis pas expert en la matière, mais il arrive souvent que les histoires d’amour aient une fin. Je ne suis qu’un homme comme les autres. – J’attendais de toi que tu ne sois pas comme les autres, Solman. C’était une erreur. Tu es surtout un homme comme les autres. Et le don n’a rien à voir là-dedans… » Des larmes scintillèrent entre les protubérances de ses joues. Solman eut envie de la prendre dans ses bras, de l’arroser de tendresse, mais ses sens se heurtèrent à son odeur, à son aspect, et le maintinrent tétanisé sur le matelas. « J’ai attendu toute ma vie que quelqu’un, pas nécessairement un homme, me regarde avec les yeux de l’âme, dit-elle. Mes parents ne voyaient en moi que la porte de la malédiction, et mon maître Quira, une disciple un peu plus douée que les autres. J’ai cru que tu serais celui-là, mais tu n’étais qu’un adolescent, un apprenti. Pas un homme, fût-il un saint, n’aurait envie de partager l’amour d’une femme transgénosée. » Elle marqua un temps de pause, épuisée par sa tirade, et remonta le drap sur ce qui avait été autrefois son menton. La lampe grésillante créait une bulle de lumière autour d’eux, renforçait l’impression d’intimité offerte par la couchette supérieure, les cloisons et le rideau. « Une femme transgénosée n’est pas une femme, mais un monstre en devenir, reprit Raïma. Elle devrait renoncer à toutes ses aspirations, elle devrait s’effacer, renoncer au désir, au plaisir, à l’amour, elle devrait… elle devrait… – Aucune règle ne l’impose. » Elle releva la tête, il sentit la brûlure de ses yeux sur son front. « Les règles valent mieux que la pitié, crois-moi ! Le Livre interdit raconte que, jadis, la loi obligeait les lépreux à vivre à l’écart des gens sains. Mes illusions seraient tombées plus tôt si le peuple de l’eau avait eu le courage de me bannir. Je n’aurais pas continué à… espérer. – Pourquoi voulais-tu me rencontrer ? » Même s’il refusait de se l’avouer, il lui tardait de sortir de cette voiture, d’échapper à la pression du regard de Raïma. Sa nausée s’accentuait, sa jambe torse lui élançait, deux aiguilles chauffées à blanc lui perforaient les tempes. « Je vais bientôt partir. Aujourd’hui je suis lucide mais, demain, j’aurai peut-être perdu la raison, et je refuse d’être réduite à une masse de chair agonisante et puante. Tu m’as fait une promesse, tu t’en souviens ? » Il se rappelait vaguement qu’il lui avait juré de lui administrer le poison des plantes grimpantes lorsque la transgénose aurait accompli son œuvre. Une simple promesse d’enfant, une parole sans conséquence, une esquive, mais il était devenu un homme et le temps l’avait rattrapé. « J’exige, tu m’entends, j’exige de mourir de ta main, Solman. Jean et toi vous m’avez donné les plus belles heures de mon existence. Jean est encore trop petit pour qu’on lui impose une telle responsabilité, il ne reste que toi. Toi que j’ai aimé plus que moi-même. Et que je continue d’aimer… » Le drap glissa sur son corps mais elle était trop faible, trop désespérée, pour le remonter. Elle ne portait pas de vêtements en dessous, sa peau martyrisée ne supportait plus le contact avec les étoffes serrées. Solman s’astreignit à contempler les ravages de la maladie sur son buste, son bassin et ses jambes. La transgénose aussi était un présent des hommes de l’ancien temps, le pire de tous peut-être, une interminable et atroce négation de l’être humain. Les images de la Raïma d’avant, de celle qui l’avait initié au plaisir dans la remorque des tapis et des rouleaux de tissu, de la Raïma pleine de sève et d’orgueil, affluèrent dans son esprit. Et, à nouveau, il perçut la splendeur de son âme dans sa débâcle charnelle. « Je souhaite aussi me réconcilier avec toi, Solman, ajouta-t-elle. Je suis consciente qu’il s’agit là d’un désir purement égoïste : je veux vivre en bonne compagnie après ma mort, je veux que tu gardes un bon souvenir de Raïma la guérisseuse. – J’en aurais de toute façon gardé un bon, objecta Solman avec un sourire. – Je ne sais pas quel est le but de cette fille, Kadija, mais je sais que j’ai été jalouse d’elle, à en pleurer, à en vomir. J’aurais donné n’importe quoi pour la faire expulser de la caravane, j’aurais vendu mon âme au diable, à la bête de l’Apocalypse… Je l’ai simplement bradée à Irwan et Gwenuver. Et puis je me suis rendu compte qu’ils projetaient de se débarrasser de toi, que j’étais complice de leur crime, comme la mère Joïnner et les pères Orgwan et Lohiq ont jadis été complices de l’assassinat de tes parents… » Sa voix n’était plus qu’un murmure entrecoupé de chuintements qui ressemblaient à des sanglots. « Tout ça n’a plus aucune importance, dit Solman. Je te remercie du fond du cœur d’avoir envoyé Gle… Jean me chercher. Je viendrai te rendre visite tous les jours, et quand j’estimerai le moment venu, je t’administrerai le poison. » Le bras de Raïma se détendit, ses doigts pratiquement collés les uns aux autres désignèrent une fiole. « Tu m’en verseras tout le contenu dans l’étrange orifice qui me sert de bouche. Ne le confonds surtout pas avec un autre. » Ils rirent tous les deux, lui avec gêne, elle avec gaieté. « Dernière chose : le Livre des religions mortes. Je te le confie. Peut-être trouveras-tu à l’intérieur les réponses à certaines de tes questions ? – Les pères et les mères du conseil possédaient de vieux livres. Ils m’ont bien appris à lire autrefois, mais je ne sais pas ce qui me reste de leurs leçons. – Les réponses n’ont pas toujours besoin d’être lues. » Elle sortit son autre bras de sous le drap et lui tendit le livre. Elle avait maintes fois rafistolé et consolidé la couverture comme le montraient les couches successives de tissu, de brindilles et de glu. « Les pages ont jauni, certaines sont abîmées, mais il n’en manque pas une seule. Le Nouveau Testament. Un beau livre, une belle histoire. Les hommes de l’ancien temps en ont fait un socle de terreur, un instrument du mal. Le dénouement est proche. Tu es le seul qui puisse encore offrir un avenir à l’humanité. – Si encore je savais comment ! » L’exclamation de Solman étouffa les geignements qui résonnaient en sourdine dans la voiture. « Deviens un donneur, dit Raïma d’une voix où se mêlaient douleur et mélancolie. Fais confiance en ton jugement. » Il s’empara du livre, le glissa dans la poche de sa canadienne et se pencha sur la main déformée de la guérisseuse pour y poser la joue. Puis, se contorsionnant dans l’espace confiné de la couchette, il se défit rapidement de ses chaussures et de ses vêtements. Lorsqu’il fut entièrement nu, il s’approcha d’elle à genoux et lui entoura les épaules de ses deux bras. Ses muscles se nouèrent au contact des excroissances dures, blessantes. Elle demeura sans réaction pendant un long moment, surprise, tendue, avant de répondre à son étreinte. Ils se serrèrent l’un contre l’autre avec force et oublièrent leurs pauvres prisons de chair pour s’abîmer dans la communion des âmes. Chapitre 39 « On a refait l’inventaire avec un intendant, fit Moram. On ne peut pas rester dans cette grotte. On a perdu pas mal de flotte à cause de ces putains d’éboulements. On a de quoi tenir à peine un mois avec les réserves restantes. Il faut que Hora reparte le plus rapidement possible en rhabde, même si c’est l’hiver là-haut. – Elle se remettra de la mort de Miriel ? demanda Solman. – Je suis allé tout à l’heure lui redonner sa baguette et sa robe. Je lui ai dit que la meilleure façon de rendre hommage à Miriel était de trouver de l’eau pure. Elle a fini par m’écouter. » Le convoi était prêt, les camions, les remorques et les voitures révisés ; les chauffeurs et les passagers attendaient autour du bassin maudit en montrant des signes d’impatience. On avait éteint les phares afin d’épargner les batteries et rendu le gouffre à son obscurité première. Les rayons furtifs de lampes de poche à gaz isolaient de temps à autre des pierres de la margelle, la surface frissonnante de la retenue d’eau, la tache claire du corps de Miriel… Wolf se tenait à quelques pas de Solman, la main sur la crosse de son fusil d’assaut. Ses yeux pâles transperçaient la pénombre et se posaient sur les Aquariotes avec une vigilance fiévreuse. Adossé près du donneur à une stalagmite, Glenn était trop heureux de la réconciliation entre son grand frère et sa mère adoptive pour se soucier de l’inquiétude ambiante. Les chutes des gouttes d’eau libérées par les stalactites résonnaient dans le silence funèbre avec la puissance de coups de feu. « Combien de temps encore on va attendre ? » soupira Moram. Solman ne pouvait se résoudre à donner le signal du départ. Pourtant, son mal au ventre s’était réveillé avec une soudaineté et une virulence qui révélaient l’imminence d’un danger. La profondeur de ce gouffre n’était pas un obstacle insurmontable pour l’intelligence destructrice, pour les tentacules de la pieuvre. Les doigts de Solman palpaient avec nervosité la couverture de bric et de broc du Livre des religions mortes, ce recueil de croyances de l’ancien monde qui était également le mode d’emploi de l’extermination des derniers hommes. Il respirait encore l’odeur de Raïma, l’odeur sourde de charogne d’où se détachaient, telles des fleurs aux teintes vives, les notes joyeuses de son parfum. Kadija n’avait pas donné signe de vie. Moram avait formé six groupes chargés d’explorer la galerie et le gouffre sur un rayon approximatif de trois kilomètres. Solman n’y avait pas participé, affaibli par la douleur, essayant de renouer le contact avec la jeune femme par le biais de la vision pénétrante. Les recherches n’avaient abouti à aucun résultat, hormis le fait, très important, qu’on avait trouvé, au bout d’une enfilade de salles, l’entrée d’une deuxième galerie étayée, praticable, semblable à celle qu’ils avaient empruntée depuis la petite ville fortifiée. « Elle a des ressources, dit Ismahil, assis sur l’arête d’un rocher. Si elle le veut vraiment, elle nous rejoindra. » Il avait probablement raison, comme Moram, comme Wolf, comme tous ceux qui l’incitaient du regard à prendre la décision qui s’imposait, mais, même s’il ne captait plus la musique de Kadija, Solman refusait de se rendre à l’évidence. Chaque seconde gagnée pouvait permettre à la jeune femme de rejoindre le convoi. Sans elle, il ne saisissait pas l’intérêt de poursuivre leur course aveugle à travers un territoire gelé, piégé, non seulement parce qu’elle détenait les clefs d’une partie du mystère, mais surtout parce que sa présence l’aiguillonnait, le galvanisait, l’aidait à parcourir le chemin épineux du donneur. Il gardait les yeux rivés sur les profondeurs de la grotte, espérant à chaque instant voir sa silhouette crever les rideaux de ténèbres. « Des solbots et des chiens, dit soudain Wolf. Ils approchent. » Moram se redressa, tous sens aux aguets. « Je n’entends rien… – Mes oreilles sont comme mes yeux, murmura le Scorpiote. – J’aimerais bien que tu retires de temps en temps ton putain de passe-montagne quand tu me parles, Caïn ! gronda Moram. – Et moi j’aimerais que tu cesses de m’appeler Caïn ! répliqua Wolf. La mort des pères et mères du conseil m’a délivré de mon nom de baptême aquariote. – C’est aussi une tare génétique des Scorpiotes d’entendre ce que les autres n’entendent pas ? – Appelle ça comme tu veux. Les chiens et les solbots avancent vite. Les Slangs suivent. Ils seront sur nous dans moins d’une heure. – On avait pourtant rebouché l’entrée de la galerie… – Quelques pierres et un peu de mortier n’ont jamais arrêté les microbombes des solbots. – Et les insectesGM ? » Wolf haussa les épaules. La lumière d’une lampe de poche miroita sur le canon de son fusil. « Je l’ignore. Ils sont trop petits pour être entendus, sans doute… – Comment se fait-il que toi, tu perçoives tout ça et pas Solman ? – Il… » Wolf hésita, comme s’il craignait d’insulter le peuple de l’eau à travers son donneur. « Quand l’esprit d’un homme est accaparé par une fille, il s’avère incapable de penser à autre chose. » Ses paroles cinglèrent Solman avec la puissance d’un coup de fouet. Absorbé par la disparition de Kadija, il n’avait pas cherché à savoir ce que tentait de lui signifier sa douleur au ventre. L’ancien Scorpiote venait de lui rappeler qu’il avait la responsabilité de sept ou huit cents rescapés poursuivis par un adversaire acharné à leur perte. « Hé, fais gaffe à ce que tu dis, Scorpiote ! » rugit Moram, la main posée sur la crosse de l’un de ses revolvers. Solman apaisa le chauffeur d’un geste du bras et dirigea sa vision vers la galerie. Le bruit de ses pensées l’empêcha d’abord de plonger en lui-même, puis sa douleur au ventre s’amplifia, l’obligea à lâcher les prises, un tourbillon le happa et le projeta brusquement dans le boyau. Il discerna, entre les éboulis de terre et de pierres, les formes noires et bondissantes de chiens et d’autres, grises et fuyantes, de sol-bots. Plus loin, éclairés par des torches, des hommes couraient, soufflaient, juraient, s’efforçaient de suivre le rythme imprimé par la horde animale et la cohorte des soldats mécaniques. Des Slangs, armés de fusils d’assaut et de bazookas. Pas de traces, en revanche, d’insectesGM ni de l’ange entrevu dans le cimetière d’engins militaires. Les contours de la galerie s’obscurcirent, s’estompèrent, il fut à nouveau saisi par un courant, aspiré par une invisible bouche, il flotta dans une lumière éclatante au-dessus des toits de maisons de pierre noire. Il reconnut, enrobés de brouillard, les remparts de la ville fortifiée. Des cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants gisaient dans les ruelles, les uns emmitouflés dans des vêtements chauds, les autres habillés de chemises de nuit, de pyjamas ou de sous-vêtements. Tout autour d’eux, de minuscules points rouges jonchaient la neige et la glace comme de la poussière de tuile. Solman s’en approcha et identifia des insectesGM, qui, comme beaucoup de leurs semblables, étaient morts après avoir inoculé leur venin. Les chiens avaient commencé à dévorer les cadavres, à en juger par les ventres déchirés, les membres sectionnés et les flaques de sang plus ou moins absorbées par la neige. La rage qui saisit Solman à ce spectacle troubla sa vision, lui donna l’impression d’errer dans un monde incolore, abstrait, cauchemardesque, puis il discerna des formes sombres qui ramassaient les corps et les jetaient dans une remorque tirée par un petit véhicule à chenilles. Il ignorait à quel usage ces fossoyeurs destinaient les cadavres mais il prit conscience que l’intelligence destructrice était fermement décidée à effacer tout vestige de l’humanité de la surface de la terre. Il revint dans la grotte avec une telle soudaineté qu’il lui fallut une bonne trentaine de secondes pour réintégrer les limites de son corps, pour se réhabituer à la densité, à la matière. Le temps le condamnait à la séparation définitive d’avec Kadija. Il n’existait pas de tyran plus implacable. Sa douleur au ventre avait disparu mais un étau lui comprimait la poitrine, lui broyait le cœur, lui coupait la respiration. « Qu’est-ce qui s’est passé, bordel ? fit Moram, le front soucieux. T’es devenu tout pâle, tu as poussé un cri… – Wolf a raison, répondit-il d’une voix hachée. Les chiens, les sol-bots, les Slangs, ils arrivent. Tout le monde embarque. Nous partons. » Les ordres claquèrent tout au long de la margelle du bassin. Les Aquariotes n’eurent besoin que d’une poignée de minutes pour se répartir dans les voitures et les camions. Les grondements des moteurs emplirent le silence, la lumière des phares inonda la grotte, arrosa les tores boursouflés des stalagmites, la dentelle translucide des stalactites, l’eau meurtrière du bassin, le corps en croix de Miriel… Le convoi s’ébranla, le véhicule de Moram en tête. Après avoir longé la margelle du bassin sur toute sa longueur, Moram obliqua vers la droite et se dirigea vers une deuxième salle dont l’entrée, de forme régulière, avait visiblement été percée et consolidée par les soldats de la Troisième Guerre mondiale. Il ne cessait de tempêter, agacé par l’obligation qui leur était faite de rouler le plus rapidement possible sur ce sol inégal. Irrité, surtout, par la présence de Caïn… ou Wolf, que Solman avait convié à s’asseoir à ses côtés sur la banquette passagers. Il n’accordait aucune confiance à un homme qu’il ne se souvenait pas d’avoir un jour vu à visage découvert. Il pensa à Hora pour se changer les idées : il n’avait pas seulement cherché à consoler la jeune sourcière de la mort de Miriel lorsqu’il était allé lui rendre sa robe et sa baguette, il l’avait contemplée avec une insistance presque indélicate, il l’avait trouvée particulièrement attirante avec ses cheveux d’ambre, sa peau tendue, ses joues rondes et ses larmes. Elle n’était pas mariée et, pour la première fois de sa vie, il s’était surpris à penser que ce n’était pas un défaut. Il était sorti de la voiture en se disant que les femmes, décidément, avaient l’esprit aiguisé : Jazbeth avait eu raison de lui faire une scène de jalousie quand il avait ramassé la robe de la sourcière. Le camion s’engouffra dans la salle, plus petite. Les phares balayèrent les parois torturées et la voûte surchargée de stalactites, dont certaines s’étiraient au point de rejoindre les fûts déjà ventrus de futures stalagmites. La roue arrière gauche sauta sur l’arête d’un rocher. D’un coup d’œil dans le rétroviseur extérieur, Moram s’assura que l’attache de la voiture avait tenu le choc. « Kadija nous a fait perdre notre temps, grommela-t-il. On est obligés de se grouiller maintenant, et on risque d’abîmer le… – Sans elle, on risque bien davantage que des dégâts matériels, coupa Solman d’un ton dépourvu d’aménité. – Pourquoi ? insista Moram. Qu’est-ce qu’elle nous a apporté depuis qu’on l’a ramassée dans le marais ? À part les emmerdes, je veux dire ? » Ce fut Wolf qui répondit : « Elle essaie de nous apporter notre salut, mais elle ne sait pas comment s’y prendre. – Comment tu peux affirmer ça, toi ? ricana Moram. T’es pas donneur, que je sache ? – Encore une erreur, Moram », répondit le Scorpiote. Bien que posée, sa voix éraillée avait étouffé le ronflement du moteur. « Qu’est-ce que tu veux dire, bon Dieu ? Que t’es… – Donneur ? J’en étais un, autrefois. Et j’ai des restes. » Moram lança au Scorpiote un regard en coin qui ne cherchait pas à masquer son incrédulité. La révélation, en revanche, n’étonna pas Solman. Dès l’instant qu’ils s’étaient croisés sur le chemin de ronde de la petite ville fortifiée, il avait deviné que Wolf et lui étaient liés d’une manière ou d’une autre. Il comprenait maintenant pourquoi il n’avait jamais réussi à pénétrer dans son esprit : les pensées de Wolf se dispersaient, comme les siennes sans doute, hors des frontières de son moi, dans le silence infini de la vision. « Pourquoi tu l’es plus ? demanda Moram. Tu t’es déclaré exdone ? » Le camion pénétrait dans une troisième salle aussi austère, celle-ci, que l’église de la ville fortifiée. De larges taches lisses et claires en recouvraient les parois : les hommes de l’ancien temps avaient projeté du béton à certains endroits pour les empêcher de s’effriter. De même, ils avaient comblé les dépressions les plus profondes avec un mélange de sable et de cailloux tapissé d’une couche superficielle de terre. « Pas exactement, répondit Wolf. Ce sont les pères et les mères de mon peuple qui m’ont déclaré exdone. J’avais le tort de contester certaines de leurs décisions. Ils ont pris à ma place un garçon qui n’avait pas le don et qu’ils pouvaient contrôler à leur guise. Un jour, je n’ai pas pu me retenir de contredire publiquement un jugement de leur soi-disant donneur. Il venait de condamner à mort une femme accusée par son mari d’avoir noyé leur fille. J’avais vu (il insista sur ce mot) dans l’esprit de cette femme qu’elle n’avait pas commis ce crime, je l’avais vue essayer de rattraper la fillette qui courait en direction du cours d’eau, j’avais vu saigner son cœur de mère, j’avais vu que son mari essayait de se débarrasser d’elle pour épouser une femme plus jeune, j’avais vu enfin qu’il y avait collusion entre le conseil et le mari. – Ça ressemble assez à ce qui se pratique chez les Aquariotes ! ironisa Moram. – Le conseil n’a pas osé m’exécuter en public. Il craignait une réaction violente de ceux qui n’avaient jamais cessé de croire en moi et qui venaient régulièrement me consulter. Il m’a condamné au bannissement, puis a envoyé ses tueurs à mes trousses. Malheureusement pour eux, deux de mes amis avaient réussi à me procurer des armes. J’étais fou de colère, avide de vengeance, j’ai donc tué les hommes de main du conseil. L’un après l’autre, à l’arme blanche pour ne pas trahir ma présence. Puis j’ai marché en direction du sud, sans vivres, sans eau. Je n’avais plus de forces lorsque j’ai atteint les rives de la Baltique. Je me suis évanoui et réveillé quelques heures plus tard dans la voiture de maître Quira, le guérisseur aquariote. Il m’a remis sur pied. Irwan, Katwrinn et Gwenuver sont alors venus me voir et m’ont proposé l’adoption si je consentais à les aider à conquérir le conseil du peuple de l’eau. J’ai accepté, sans me rendre compte qu’ils me condamnaient à une nuit perpétuelle. » La voix de Wolf s’était assombrie. Solman percevait, en même temps que les relents de vieux cuir de sa veste, les éclats de sa tristesse, incommensurable, inconsolable. Moram engagea le camion dans l’entrée d’une quatrième salle, presque aussi grande que la première. L’air s’imprégna tout à coup d’une humidité moisie qui paraissait suinter de la roche et disséminait des flaques de boue sous les roues. Les phares capturèrent, derrière un amas de rochers aux arêtes saillantes, les reflets argentés et fugaces d’un torrent souterrain. Une forêt de stalagmites étayait la voûte qu’estompait plus haut une obscurité plus dense que de la suie. « Que savez-vous de Kadija ? demanda Solman. – Pas grand-chose, répondit Wolf. On dit que… le sang versé obscurcit la clairvoyance, et je crois que c’est vrai. Je n’ai plus que des bribes, comme je le disais tout à l’heure. Contrairement à toi, je ne peux pas provoquer le don, jamais prévoir à quel moment il choisira de se manifester. De Kadija, j’ai juste entrevu qu’elle n’était pas de ce monde et qu’elle essayait de nous aider. – Nous aider ou nous enfoncer ? » releva Moram. Wolf marqua un temps de silence, les yeux rivés sur le sol cahoteux que dévoilaient les phares une trentaine de mètres devant le camion. « L’un ne va pas sans l’autre, finit-il par répondre. Je suis convaincu que ses intentions sont sincères, mais peut-être que quelqu’un se sert d’elle comme d’une sorte de balise. – Vaut mieux dans ce cas-là qu’elle ait foutu le camp », marmonna le chauffeur. Solman fut chahuté par une violente envie de gifler Moram avant de s’apercevoir qu’il n’avait jamais envisagé cette hypothèse. Peut-être Kadija s’était-elle effectivement rendu compte que l’intelligence destructrice l’utilisait comme un repère, comme un aimant, et, dans ce cas-là, sa disparition était une autre façon de leur venir en aide. Ils roulèrent sans dire un mot jusqu’à la bouche de la galerie. Au passage, ils entrevirent dans la dernière salle une dizaine de blindés mangés par la rouille. L’armée de la ligne PMP avait sans doute exploité ce labyrinthe souterrain pour lancer des offensives éclair sur les positions ennemies. Et puis, toute médaille ayant son revers, grottes et tunnels s’étaient transformés en nasse : il avait suffi à la coalition IAA d’en localiser les accès et d’expédier du gaz meurtrier, des robots-tueurs ou des essaims d’insectesGM. Solman se reprochait d’avoir privilégié ses sentiments personnels au détriment de l’intérêt collectif. En repoussant sans cesse le moment du départ, il avait placé les Aquariotes, près d’un siècle plus tard, dans la même situation que les soldats de la ligne PMP. Prisonnier de ses émotions, de ses désirs, il avait failli à son rôle de donneur. Puisque Kadija avait décidé, pour une bonne ou une mauvaise raison, de les abandonner à leur sort, il lui fallait déployer toutes ses ressources, combattre jusqu’à l’épuisement de ses forces pour différer l’extermination du peuple de l’eau. Chaque seconde gagnée entretiendrait l’espoir, chaque piège déjoué serait une victoire, chaque existence préservée proclamerait la pérennité des derniers hommes. Il songea, avec amertume, que, s’il avait eu la lucidité et le courage de s’affranchir plus tôt de la tutelle du conseil aquariote, il aurait pu fédérer les peuples nomades et épargner de nombreuses vies. Il lui tardait à présent que le convoi débouche à l’air libre. Sa vision lui montrait par instants la progression des légions lancées à leurs trousses. Les chiens bondissaient sans montrer de signes de fatigue, les solbots franchissaient sans ralentir les obstacles de pierres et de terre, les Slangs, distancés, suivaient quelques centaines de mètres derrière. Moram réduisit l’allure pour engager le camion dans la galerie. Le flanc de la citerne arracha au passage une saillie rocheuse. « Bordel, elle est encore plus serrée que l’autre ! » Les phares la transmutaient en une coulée de lumière qui s’assombrissait et se rétrécissait dans le lointain. Son étroitesse obligeait le chauffeur à rouler au pas. Le métal de la citerne se frottait aux aspérités des parois, aux brusques affaissements de la voûte. Les raclements, les grincements dominaient à présent le ronronnement du moteur, des grappes d’étincelles jetaient des lueurs fulgurantes sur les côtés de la cabine. « Imaginez qu’il y ait un putain d’obstacle, un éboulement ou un char de l’ancien temps coincé en travers », ajouta Moram, le visage inondé de sueur. Solman essaya de diriger sa vision vers l’avant, mais elle le ramena des années en arrière dans la tente de ses parents, à la respiration sifflante de l’homme qui venait de les égorger. « La voie est apparemment libre, dit Wolf. Mais je ne sais pas ce qui nous attend à la sortie. » Chapitre 40 Une sirène ulula à trois reprises à l’arrière. « C’est vraiment pas le moment de s’arrêter, merde ! » Moram, pourtant, appuya sur la pédale de frein jusqu’à ce que le camion s’immobilise. Les règles de sécurité et de solidarité des chauffeurs devaient être respectées quoi qu’il arrive. Il tira le frein à main, coupa le moteur, empoigna un de ses revolvers, ouvrit la portière et dévala le marchepied après avoir proféré un juron de son cru. Wolf et Solman descendirent à leur tour de la cabine et se glissèrent le long de la citerne. Les quelques moteurs qui tournaient encore se turent l’un après l’autre, et le silence ensevelit la galerie. L’odeur de terre et de moisissure s’estompait dans les gaz d’échappement et les relents d’huile chaude. Des hurlements se répercutèrent d’un bout à l’autre du convoi, suivis presque aussitôt de détonations. Solman pensa que les chiens et les solbots avaient rattrapé et attaqué les camions de queue. Wolf s’efforçait de hâter l’allure devant lui, mais l’exiguïté de l’espace entre les véhicules et la paroi rocheuse ne facilitait pas leur progression. De l’autre côté, Moram, gêné par sa corpulence, marchait encore moins vite qu’eux. Des crissements et des cris stridents, rageurs, répondaient désormais aux salves nourries. Une odeur piquante de poudre se propagea dans la galerie. Ils dépassèrent une quinzaine de camions, précédés et suivis par des chauffeurs et des passagers qui, tous, s’étaient munis d’une arme. La lumière des phares les éclairait comme en plein jour, transperçait les dentelles vaporeuses écharpées par d’imperceptibles souffles d’air. Ils arrivèrent à l’endroit où la caravane s’était scindée, où les hommes s’étaient déployés sur toute la largeur de la galerie. Ils pointaient fusils et pistolets sur l’espace d’une cinquantaine de mètres qui séparait les deux parties du convoi, et faisaient feu sans relâche. « Qu’est-ce qui se passe ? cria Wolf. – Des rats ! » répondit quelqu’un. Le Scorpiote se fraya un chemin à coups de coude jusqu’au premier rang, suivi de très près par Solman et d’un peu plus loin par Moram. La fumée des armes inondait le boyau, mais les faisceaux des phares révélaient une multitude grouillante de rats au poil noir et rêche, d’une espèce transgénique, mutante, qui avait colonisé l’ensemble du territoire européen. Il leur arrivait de s’attaquer aux campements quand la famine les jetait hors de leurs abris habituels, les ruines des cités, les marais intérieurs ou les anciennes décharges. Agressifs, agiles, résistants, ils n’hésitaient pas à se jeter sur les hommes pour leur trancher la carotide d’un coup d’incisives, leur déchiqueter le visage, ou, à l’aide de leurs griffes puissantes, leur entailler cuisses et bras jusqu’à l’os. Et les blessures bénignes qu’ils provoquaient dégénéraient souvent en infection, voire en gangrène. Les peuples nomades créditaient à leur compte la plupart des disparitions inexpliquées, les brusques éclaircissements des troupeaux ou encore les mises à sac des réserves de céréales. « Putain de Dieu ! siffla Moram. Y en a des milliers ! » Ils jaillissaient d’une cavité de la voûte comme des grains dans un silo, rendus hystériques par le vacarme des détonations, par les odeurs de poudre et de sang. Menacés par la famine, attirés par le grondement des moteurs, et, donc, par la promesse d’un butin, ils avaient surgi par grappes entières au-dessus du camion, grimpé sur le capot, obstrué le pare-brise et contraint le chauffeur à sonner l’alarme. « Ce con… il aurait dû leur rouler dessus au lieu de s’arrêter ! » fulmina Moram. Les tirs de barrage maintenaient pour l’instant les rats au centre de l’espace dégagé, mais ils ne refluaient pas, comme conscients que le sacrifice d’un grand nombre des leurs était nécessaire à la survie du groupe, que la loi du temps et du nombre jouait en leur faveur. « J’ai peur, Hadès. » Solman se retourna et découvrit le visage blême de Glenn à moins d’un pas de lui. « Rentre à la voiture. Tout de suite. » Mais le garçon ne bougea pas, paralysé par la frayeur. Autour de lui, les hommes avaient mis en place une chaîne de fortune pour alimenter en munitions les tireurs du premier rang, qui gardaient leurs armes pointées vers le sol de peur de toucher les Aquariotes massés à l’autre extrémité de l’espace vide. Des balles ricochaient sur le bas des parois et, parfois, venaient s’échouer sur le bord opposé à l’issue d’une diagonale sifflante. Le grouillement de rats formait à présent une vague à deux crêtes, haute d’un mètre cinquante en son milieu, touchant presque la voûte sur les côtés. Roulant les uns sur les autres, ils avançaient dans les deux directions à la fois. Chaque salve en fauchait des dizaines, mais ne parvenait pas à briser leur mouvement. Dès qu’ils auraient comblé les intervalles, ils deviendraient irrésistibles, leur torrent de griffes et de dents submergerait les deux parties du convoi, déborderait les tireurs, déchiquetterait pneus, bâches, sacs, briserait vitres et portières, se répandrait dans les voitures, dans les cabines, se retirerait en ne laissant derrière lui que carcasses et squelettes. La main de Glenn se posa sur celle de Solman comme un oiseau tremblant. Fusils et pistolets commençaient à brûler les bras et les joues des tireurs. La vague des rongeurs déferlait dans un tourbillon insaisissable de poils noirs, d’éclairs meurtriers, de cris assourdissants. « L’eau ! cria Solman. – Quoi, l’eau ? haleta Moram en rechargeant son revolver. – Il faut vider une citerne. – Ça ne suffira pas à les noyer. – Sauf si on y ajoute du poison… » Il fixa Glenn avec intensité. « Cours à la voiture de Raïma. Demande-lui de te donner ses fioles de poison. Vite. » Le garçon demeura sans réagir pendant quelques instants, puis une bourrade de Solman le sortit de sa léthargie, il tourna les talons et se faufila entre les hommes répartis le long de la paroi. Moram écrasa de l’avant-bras des gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. « Et si ces saloperies de bestioles sont immunisées ? – Tu vois une autre solution ? » Le chauffeur hésita un bref instant. « Monter dans les camions et rouler. – Les rats empêcheront ceux de l’arrière de passer. Pas question de les abandonner. – On risque de mourir avec eux. – C’est la nouvelle règle, Moram : ou on s’en sort tous ensemble, ou on meurt tous ensemble. » Même en criant, ils avaient du mal à s’entendre dans le vacarme des détonations et des couinements. « Demande-leur d’intensifier le tir, reprit Solman. Le temps que Glenn revienne. » Moram hocha la tête, se retourna et hurla les consignes aux autres. Les Aquariotes, un moment démoralisés, reprirent courage et mitraillèrent sans discontinuer la vague sombre qui continuait d’avancer. Wolf rechargea son fusil d’assaut pour la quatrième fois et balaya toute la largeur de la galerie d’une rafale rageuse. Jouant des coudes et des épaules, Solman se fraya un passage jusqu’à la remorque, l’escalada, grimpa sur le toit de la voiture à laquelle elle était accrochée, le franchit à quatre pattes et descendit de l’autre côté pour accéder à la citerne. Le canon de son pistolet lui pénétrait dans l’aine, les élancements de sa jambe torse se prolongeaient dans sa colonne vertébrale, des gouttes de sueur dégringolaient de son front et se conjuguaient à la fumée pour lui irriter les yeux. Il tourna le volant crénelé de la valve jusqu’à ce que les premières gouttes s’écoulent sur le sol. Il suivit des yeux la course des rigoles, constata qu’elles prenaient la bonne direction et referma la valve. La galerie était légèrement déclive à cet endroit, sans doute parce qu’elle entamait sa montée vers la surface. Il espéra que la citerne n’était pas aux trois quarts vide. Il se posta près de la paroi pour attendre Glenn. Le temps s’égrena, interminable, rythmé par les éclairs, les détonations, les couinements suraigus des rongeurs, les éclats de voix des hommes qui s’encourageaient. Il essaya de se calmer, mais il en fut incapable, les nerfs en capilotade, le souffle court, les muscles noués, le cœur à vif. Qu’est-ce que fabriquait Glenn ? Avait-il eu des difficultés à convaincre Raïma de lui remettre les fioles qu’elle réservait à son propre usage ? Solman se maudit d’avoir confié une tâche d’une telle importance, d’une telle urgence, à un enfant de six ans. Les hommes couraient le long de la paroi, transportant des caisses de balles, se bousculant, s’invectivant. S’ils s’en sortaient, les Aquariotes auraient gaspillé une bonne partie de leurs munitions. S’ils s’en sortaient… L’intelligence destructrice avait trouvé dans les rats des alliés de circonstance. Règnes animal, végétal, humain, tous semblaient se mettre à son service, s’incliner devant sa puissance. Les chiens et les solbots ne tarderaient plus à opérer la jonction, à refermer le piège sur les derniers hommes de la même manière qu’il s’était refermé sur les soldats de l’ancien temps. L’histoire n’était qu’une litanie de schémas et de comportements répétitifs qui allaient tous dans le sens de l’anéantissement. « Glenn ? » Le garçon venait de déboucher à l’angle de la citerne, les yeux agrandis par la terreur, les joues baignées de larmes. Il sortit de ses poches quatre fioles que Solman identifia du premier coup d’œil. « Maman Raïma, balbutia Glenn. Elle est… elle est… – Morte ? – Non, folle, elle dit n’importe quoi. Elle a voulu m’empêcher de prendre les fioles. J’ai été obligé de me défendre… de la frapper… – J’irai la voir dès qu’on en aura fini avec les rats. Et qu’on sera sortis de cette galerie. Attends-moi ici et tourne le volant quand je te le dirai, d’accord ? » Glenn acquiesça et s’avança en pleurant vers la valve. Solman glissa les fioles dans les poches de sa canadienne et gravit l’échelle qui donnait sur le toit de la citerne. Il fut surpris par l’étroitesse du passage entre la voûte de la galerie et les barres métalliques. Il lui fallut ramper, se contorsionner, se cogner le crâne à la roche et se frotter au fer blessant pour atteindre la trappe circulaire qui servait d’accès aux hommes chargés du nettoyage annuel. On l’utilisait également comme orifice de remplissage lorsque les tuyaux étaient engorgés ou que le moteur de la pompe donnait ses signes de faiblesse. Allongé, à demi aveuglé par la sueur et la pénombre, Solman entreprit de dévisser les papillons des écrous qui plaquaient la trappe sur le joint de caoutchouc et lui assuraient son étanchéité. Les tirs, les cris et les couinements s’intensifièrent, signe que les rats se rapprochaient de leur but. Sa fébrilité s’accentua, ses doigts tremblants, humides, ripèrent sur les ailettes dont certaines, récalcitrantes, refusaient de se décoincer. La rage au ventre, soufflant, pestant, luttant contre les crampes, ignorant la douleur à son bassin, son dos et sa nuque, il parvint à débloquer les trois écrous qui se trouvaient de son côté et à soulever la lourde trappe de quelques centimètres. Il glissa le coude sous le couvercle métallique pour l’empêcher de se rabattre, puis, de sa main libre, il retira le bouchon d’une fiole, enfonça le goulot dans l’ouverture et la maintint penchée jusqu’à ce que son contenu se soit entièrement déversé dans l’eau. « Tourne le volant, Glenn ! À fond ! » Il craignit que sa voix ne porte pas assez loin dans le tumulte ambiant, mais son oreille rivée au métal capta le bruissement caractéristique d’un écoulement. Il vida les trois autres fioles dans la réserve, puis, versant des larmes d’épuisement, il se laissa choir de tout son long sur la citerne. L’eau s’insinua entre les jambes des hommes de la première ligne et s’avança en serpents scintillants vers les rats. La vague noire, tourbillonnante, ondulait à moins de dix mètres des tireurs, qui avaient inconsciemment reculé de deux pas. De près, le grouillement évoquait une hydre à mille têtes, à mille griffes, à mille yeux, à mille queues. Son désordre n’était qu’apparent : les rongeurs exploitaient leur nombre pour avancer coûte que coûte, les rats du dessus se laissaient glisser jusqu’au sol pour permettre à leurs congénères du dessous de prendre la relève. Un comportement collectif adapté, étonnant quand on connaissait leur tendance à l’individualisme. « Ne touchez pas à l’eau ! glapit Moram. Le donneur l’a empoisonnée. Et continuez le feu ! » L’eau enflait maintenant en ruisselets qui se jetaient les uns dans les autres pour s’étaler en mare sur la largeur de la galerie. Elle lécha les rats les plus proches, qui, surpris par sa fraîcheur, se mirent à gigoter pour essayer de se dégager de la masse. Comme leur progression groupée engendrait un grand nombre de griffures, elle entra en contact avec les pelages égratignés, avec les museaux coincés, avec les queues éraflées, elle dilua le sang des cadavres et, gonflée par l’écoulement de la citerne, se propagea tout le long de la horde. La plupart des rats du dessous, écorchés par les griffes et les incisives de leurs congénères, moururent dans un spasme, foudroyés par le poison. L’eau montait toujours, filtrée par le barrage des rongeurs désormais immobile. « Grimpez sur n’importe quoi ! cria Moram. Il ne faut pas que cette putain de flotte vous touche ! » Certains tireurs, dont Moram et Wolf, se hissèrent sur la remorque tandis que les autres refluaient précipitamment vers l’avant du convoi. La vague des rats commençait à se briser, piégée par sa propre inertie. Ils avaient compris que l’eau était porteuse d’une mort bien plus sournoise et radicale que la grêle de balles. Le fossé entre les hommes et eux était maintenant infranchissable, des deux côtés puisque l’onde meurtrière avait traversé leurs rangs et transformé leur amas en île. Les Aquariotes regroupés devant la deuxième partie du convoi cessèrent à leur tour le tir. On n’entendit bientôt plus que le roulement de la cataracte qui tombait de la valve grande ouverte et le clapotis de l’eau sur les parois. « Attention, vous là-bas ! cria Moram. L’eau est empoisonnée ! – Compris ! » lui répondit une voix. Les rats restaient silencieux, figés, comme impuissants face au nouveau danger. Puis des soubresauts agitèrent l’amas, et ils recouvrèrent d’un seul coup leur instinct de survie ainsi que les réflexes individuels afférents. Ceux qui occupaient le sommet de la vague ne rencontrèrent aucune difficulté pour se glisser dans la cavité par laquelle ils étaient arrivés, mais les autres, ceux des rangs inférieurs, se débattirent avec férocité pour atteindre l’ouverture synonyme de salut. Le bel ordonnancement qui leur avait permis d’affronter les balles s’effrita à une vitesse étonnante. Des dizaines d’entre eux dégringolèrent dans l’eau, où la moindre plaie, la moindre respiration se traduisaient par une mort immédiate. « La citerne est presque à sec, souffla Moram. – Je ne crois pas qu’ils le savent », fit Wolf. Les rongeurs étaient effectivement trop affolés pour se rendre compte qu’il leur suffisait d’attendre la décrue pour augmenter leurs chances de rester en vie. D’autant que la hauteur de l’amas avait considérablement diminué et qu’il était désormais impossible aux rescapés d’atteindre la cavité. Alors ils firent ce que font tous les rats dans ce genre de circonstances, ils optèrent pour le suicide collectif. « Plus vite, bordel ! Les chiens et les solbots vont nous tomber dessus ! » Moram houspillait les Aquariotes qui, à l’aide de pelles et de fourches, étalaient les cadavres des rats. La citerne s’était entièrement vidée, et l’eau s’était écoulée dans la pente de la galerie, abandonnant dans son sillage des traînées de sang, des monceaux de douilles et des flaques boueuses. Une puanteur de chair corrompue avait supplanté l’odeur de poudre. Le poison des plantes grimpantes ne neutralisait pas seulement les fonctions vitales, il hâtait le processus de décomposition. La plupart des hommes avaient noué un foulard ou une écharpe sur leur visage pour ne pas inhaler un air devenu délétère. Solman était descendu du toit de la citerne mais s’était avéré incapable de rester debout. Affalé sur l’attache de la voiture, il avait délégué à Moram et Wolf la responsabilité du rassemblement et du nettoyage de la galerie. Quand l’amas de rongeurs fut réduit à un tapis épais mais franchissable, les Aquariotes se répandirent de part et d’autre de la galerie pour regagner leurs voitures ou leurs cabines. Glenn demanda à Solman s’il pouvait s’installer avec lui dans le camion de tête. « Je ne veux pas rester avec maman Raïma. Elle me fait trop peur. » Solman le prit par le bras et le poussa devant lui vers l’avant du convoi. « Putain de riche idée que t’as eue là ! » s’exclama Moram. Ils roulaient depuis un quart d’heure. La pente de la galerie s’accentuait, et ils apercevaient dans le lointain un halo pâle, peut-être celui du jour. Une fatigue insidieuse se diffusait dans le corps de Solman, alourdissait ses membres, engourdissait ses pensées. Moram avait bu une gorgée de kaoua avant d’en proposer à ses passagers (trois maintenant, sa cabine était plus fréquentée que la couche de certaines femmes de sa connaissance). Wolf s’en était octroyé une généreuse rasade au goulot du thermos, mais Solman avait décliné l’offre : la seule odeur du kaoua suffisait à lui retourner le cœur. Quant à Glenn, il avait sombré dans un sommeil profond quelques minutes à peine après le départ. « Tu devrais en boire, avait insisté Moram. Ça te tiendra éveillé. D’après mes calculs, ça fait un jour et une nuit qu’on se trimballe dans ce trou du cul du diable ! » Aucune sirène de détresse n’avait retenti, signe que les camions de queue avaient roulé sans problème sur le tapis de rats. « D’autant plus riche que ces satanés clébards risquent aussi de s’empoisonner, reprit le chauffeur. – N’y compte pas trop, objecta Solman d’une voix somnolente. La preuve, ces chiens-là ne craignent pas les insectesGM. » La tête de Glenn, assis entre Wolf et lui, lui pesait sur l’épaule. La fatigue avait ceci de bon qu’elle l’empêchait de penser à Kadija. « Les chiens, je comprendrais encore, dit Moram. Mais les Slangs ? Comment se fait-il qu’ils n’aient pas été piqués ? Tu les as bien vus courir derrière les chiens et les solbots, non ? – Ils ont sûrement été immunisés, intervint Wolf. – Comment ? Par qui ? – Par les anges, sans doute… » Une bouche étincelante se découpait à l’extrémité de la galerie. Plus que cinq ou six cents mètres à parcourir, et ils déboucheraient enfin à l’air libre. « Ouais, mais qu’est-ce qui nous attend dehors ? » marmonna Moram. Chapitre 41 Les attendaient un ciel d’un bleu pâle traversé de traînées roses et un plateau tendu d’une blancheur immaculée. Pas tout à fait : on discernait, comme des figures géométriques estompées, des traces de pas à demi recouvertes par les averses de neige de la veille ou de la nuit. Des animaux étaient passés par là, ou plutôt avaient piétiné à cet endroit, car les empreintes décrivaient des circonvolutions caractéristiques d’une attente. On distinguait également la légère dénivellation d’une ancienne piste qui coupait par le centre du plateau avant de bifurquer au loin sur la gauche. Les sommets du Massif central s’échelonnaient alentour en courbes douces, apaisantes, teintées d’or clair par le soleil levant. Le camion roulait sans difficulté sur la neige dure. « Nom de Dieu, on revit ! » s’écria Moram. Il vérifia que l’ensemble du convoi était sorti de la galerie avant de s’arrêter. « Dix minutes pour permettre aux uns et aux autres de souffler, de manger, et on repart. – Nous avons plus que dix minutes, dit Wolf. Les chiens et les sol-bots ont été bloqués par un éboulement. Ils ne seront pas là avant trois ou quatre heures. » Solman dut s’arracher à sa torpeur pour suivre le Scorpiote, qui bondit sur le marchepied comme propulsé par un ressort. Ni le silence ni les courants d’air ni l’agitation ne réveillèrent Glenn, qu’il prit soin de recouvrir d’une couverture de laine trouvée dans la couchette. La pureté de l’air froid, coupant, l’enivra. Il remonta le convoi d’un pas chancelant. Les hommes et les femmes qu’il croisa lui adressèrent de larges sourires, lui proposèrent du kaoua, de l’eau, des galettes de céréales, des fruits ou des morceaux de viande séchée. Comme il mourait de soif et de faim, il but plusieurs gorgées d’eau et accepta autant de nourriture que ses mains pouvaient en contenir. Puis il remercia ses donateurs d’un mouvement de tête et commença à grignoter tout en suivant à distance Moram et Wolf. Même s’il traînait la jambe, cette marche dans le froid matinal lui faisait le plus grand bien, effaçait sa fatigue, dispersait les cauchemars de l’interminable nuit passée dans le ventre de la terre. Il se souvint des paroles de Glenn lorsqu’il passa devant la voiture de Raïma, mais il repoussa à plus tard le moment de lui rendre visite. Il espérait qu’elle retrouverait bientôt la raison et qu’il ne serait pas obligé de tenir trop tôt sa promesse. Des éclaboussures pourpres maculaient les roues, les ailes, les calandres et les capots des camions qui avaient roulé sur les cadavres des rats. Les chauffeurs et d’autres hommes convergeaient vers la queue du convoi et se rassemblaient devant la bouche de la galerie, qui, de loin, ressemblait à une grotte ordinaire avec son parement de rochers torturés et ensevelis sous la neige. Ceux qui avaient apporté de la nourriture, du kaoua et du vin en proposèrent aux autres. Ils mangèrent et burent en silence, les yeux rivés sur la sortie du labyrinthe souterrain. Lorsque Solman arriva à leur hauteur, ils se retournèrent à l’unisson et le contemplèrent avec, dans les yeux, quelque chose de plus que le respect et la gratitude, quelque chose qui évoquait de l’amour. Il se mordit l’intérieur des joues pour contenir les larmes qui lui venaient aux yeux. Ils le regardaient enfin comme l’un des leurs, et non plus comme un monstre boiteux qui avait la sale manie de fureter dans leurs greniers intimes. Ils appartenaient au même peuple, à la même fraternité, au même temps. C’était la première fois qu’il mangeait en leur compagnie, et ce repas partagé, même pris sur le pouce, avait pour lui davantage de valeur que les discours ou n’importe quelle autre manifestation de leur reconnaissance. Une onde de chaleur le parcourut, estompa la douleur à sa jambe, réchauffa ses pieds transis dans ses bottes. Il croisa le regard de Wolf et devina qu’il souriait, à ses yeux plissés, aux pattes-d’oie qui s’étaient creusées sur ses pommettes et ses tempes. Le Scorpiote paraissait heureux de l’hommage muet rendu par les Aquariotes à leur jeune donneur. Lui ne mangeait pas, comme s’il refusait de soulever son passe-montagne pour enfourner les aliments dans sa bouche. « Faudrait condamner la sortie ou l’entrée, ça dépend dans quel sens on la prend, de cette galerie, lança Moram. – Les solbots pulvériseront n’importe quel barrage, objecta quelqu’un. – Et puis, avec quoi la condamner ? fit observer un autre. On ne peut pas sacrifier un camion, même ceux qui ont perdu leur pare-brise. Encore moins une voiture, on manque déjà de place. – Y aurait peut-être une solution », fit un chauffeur entre deux âges. Une plaque rouge lui marbrait la joue, une brûlure sans doute abandonnée par la crosse chauffée à blanc de son fusil. D’un geste, Moram l’invita à continuer. « J’ai pris quelques bâtons de dynamite et un détonateur avant de quitter la ville fortifiée. Ceux dont on se sert… dont on se servait, avant, pour dégager les pistes. J’ai pensé que ça pourrait servir. – T’aurais dû le dire plus tôt, gronda Moram. On aurait pu boucher la première galerie. – Faire exploser quoi que ce soit dans le réseau souterrain nous aurait tous condamnés à l’ensevelissement, intervint Wolf. – Combien de temps vous faut-il pour installer la dynamite ? demanda Solman. – Le temps d’aller chercher le matériel, de brancher les fils, de coupler le détonateur, de mettre tout le monde à l’abri, y en a pour une petite heure », répondit le chauffeur. Ils finirent de manger et se passèrent les thermos de kaoua. Des bruits de pas les firent se retourner. La silhouette menue d’Ismahil s’avançait à leur rencontre. Le vieil homme mâchait distraitement une galette de céréales. « Un revenant ! cria Moram. Vous êtes au courant, au moins, qu’on a été attaqués par des saloperies de rats ? » Ismahil prit le temps d’avaler une bouchée avant de répondre. Les rayons rasants du soleil miroitaient sur son crâne lisse. « Je ne le sais que trop. Je suis allé aux nouvelles lorsque le convoi s’est arrêté. Quelqu’un m’a parlé des rats, et je suis aussitôt remonté dans la voiture. J’ai beau avoir plus de cent soixante-dix ans, je n’ai jamais réussi à vaincre ma répulsion des rongeurs. De tous les rongeurs sans exception. » Si l’âge d’Ismahil n’étonnait pas outre mesure les Aquariotes, le bruit s’étant répandu qu’il était un savant de l’ancien temps, l’aveu de sa terreur les stupéfiait. Comment un homme de son expérience, comment un homme qui avait vécu les horreurs de la Troisième Guerre mondiale pouvait-il être à ce point effrayé par des rats ? Mystères de l’âme humaine… « Heureusement qu’on n’est pas tous comme vous ! s’exclama Moram. – Non, en effet. La science ni même la psychanalyse n’ont jamais apporté de vraies solutions aux phobies. J’ai connu un des plus grands esprits du siècle dernier, un mathématicien philosophe qui faisait des comparaisons somptueuses entre la structure de l’être et les mathématiques pures, eh bien, il n’a jamais réussi à se débarrasser de son obsession de téter les seins des femmes. De n’importe quelle femme, j’entends. Ça lui prenait parfois dans la rue. Il accostait la première passante et la suppliait de lui donner ses seins à téter. Le plus étonnant, c’est que quelques-unes acceptaient. – Si ç’avait été une femme et qu’elle ait demandé aux hommes de leur… enfin, vous voyez ce que je veux dire, je parie que seuls quelques-uns auraient refusé », gloussa Moram. Ils éclatèrent de rire, y compris Solman, Wolf et Ismahil. À sa manière, le chauffeur venait de résumer la grande différence entre les hommes et les femmes. Leurs rires tonitruants, proches de l’hystérie, se prolongèrent un long moment, plus que nécessaire sans doute. Ils célébraient le bonheur d’être en vie, eux, les derniers hommes, les descendants des mathématiciens obsédés par les seins des femmes et des savants effrayés par les rats. Ils se mirent à l’ouvrage. Les uns, dont Moram, inspectèrent l’entrée de la galerie pour choisir les endroits où poser les bâtons de dynamite, d’autres s’égrenèrent le long du convoi pour rassembler le matériel réparti dans diverses remorques, d’autres enfin se chargèrent d’éloigner les véhicules les plus proches et d’établir un périmètre de sécurité. Adossé à une remorque, Solman les observait, admirait la précision de leurs gestes, l’harmonie qui se dégageait d’eux lorsqu’ils œuvraient dans un même élan, qu’ils poursuivaient un but commun. Il sentait, sur sa nuque ou sur sa joue, le regard insistant de Wolf, assis dans la neige quelques mètres plus loin, le fusil planté devant lui comme un étendard. L’image de Kadija le hantait à nouveau, mais il était trop las pour déployer la vision pénétrante et tenter de la localiser. La moindre velléité d’immersion dans les profondeurs de l’esprit se délitait dans des brumes de fatigue. Si Kadija était restée dans le labyrinthe souterrain, comme c’était probable, la condamnation de la galerie l’emmurerait à jamais dans les entrailles de la terre. Mais il admettait la nécessité de cette mesure de précaution. Même s’ils n’en avaient pas fini avec l’intelligence destructrice, les Aquariotes auraient au moins vaincu une de ses légions, lui auraient montré qu’ils pouvaient aussi lui porter des coups. Les hommes entraient et sortaient de la galerie, les bras chargés de ces cylindres explosifs rougeâtres fournis par les Slangs. Aveuglés par leur désir de contrôler les peuples nomades, les troquants d’armes ne se rendaient pas compte qu’ils seraient éliminés dès qu’ils cesseraient d’être utiles. Solman se souvint de l’adoration avec laquelle le Slang avait fixé l’ange dans le cimetière d’engins militaires. Les officiers de l’Apocalypse exerçaient une emprise totale sur leurs soldats, la même qu’ils avaient exercée sur Katwrinn, la même que Katwrinn avait exercée sur les membres du conseil aquariote… la même que Kadija exerçait sur lui. En même temps que le soleil, un vent tourbillonnant s’était levé, qui jouait dans ses cheveux et lui piquetait les oreilles. Il frissonna, remonta le col de sa canadienne, sortit son bonnet de sa poche et s’en recouvrit la tête. Un nuage enflammé traversait le bleu étincelant du ciel comme un rêve solitaire, hautain. Les hommes déroulaient maintenant les fils en direction du détonateur posé sur une caisse de bois à une cinquantaine de mètres de la galerie. « Boiteux… » Solman sursauta, brutalement arraché à ses rêveries. Wolf s’était approché de lui avec la discrétion qui le caractérisait, une discrétion d’ombre, de fantôme. Il le dévisageait avec une intensité fébrile, presque brûlante. Le bleu pâle de ses yeux tranchait sur les couleurs fanées de son passe-montagne. Personne ne leur prêtait attention. « J’ai tellement de choses à te dire que je ne sais pas par laquelle commencer, dit le Scorpiote. – Moi je sais, fit Solman avec un sourire. Je ne crois pas vous avoir encore remercié pour votre intervention contre les assesseurs du conseil. » Une expression fugitive de tristesse troubla les yeux clairs de Wolf. « Bah, je n’ai fait que verser un peu de sang. Un peu plus… Je n’ai pas de mérite, je suis attaché à ta surveillance depuis que tu es né. » Solman se redressa, interloqué. « Comment se fait-il que je ne vous ai jamais remarqué ? – C’est le propre d’un bon ange gardien que d’intercéder sans révéler sa présence. – Qui vous a chargé de ce rôle… d’ange gardien ? – Personne. Les membres du conseil s’estimaient assez puissants pour se passer de mon aide. » Wolf posa le fusil d’assaut contre sa jambe dans un gémissement de cuir desséché. « Ils se croyaient même assez puissants pour négliger mes conseils, mes initiatives, reprit-il. Ils sont… ils étaient comme tous ces chefs de guerre qui rechignent à partager leur triomphe avec leurs subalternes. Oh, bien sûr, ils ont cherché à m’éliminer. J’étais pour eux un témoin gênant, une ombre qui ternissait leur gloire. Mais j’étais aussi sur mes gardes, et les apprentis assassins qu’ils m’ont envoyés n’étaient pas de taille. Combien en ai-je tués ? Trente, quarante… Des jeunes pour la plupart, de pauvres bougres auxquels ils promettaient une place de choix dans la hiérarchie aquariote. On a mis leur disparition sur le compte des hordes d’animaux sauvages. » Le Scorpiote s’accorda un temps de pause. Il sembla à Solman que les rafales tourbillonnantes, cinglantes, n’étaient pas responsables des larmoiements de son vis-à-vis. « Bien sûr, j’aurais pu, j’aurais dû me laisser tuer. La mort aurait été mille fois préférable à une vie de fantôme, à une méfiance de tous les instants, aux nuits sans sommeil, aux voyages dans les remorques ou sous les essieux, à la solitude implacable des assassins. Mais, si je mourais, plus personne n’aurait veillé sur toi, tu aurais été livré pieds et poings liés à la volonté des pères et des mères du peuple. Tant qu’ils me savaient là, j’étais leur menace, leur épine, leur hantise, ils n’osaient pas te maltraiter, te transformer à leur image, ils me redoutaient avec la même force que les sourciers craignent le venin des anguillesGM. » Il eut un petit rire aigu, effilé comme un pic de glace. « C’est sans doute ce qu’on appelle l’équilibre des pouvoirs. J’ai entendu dire, quand j’étais enfant, que les hommes de l’ancien temps se gardaient en paix de cette façon. Le jeu a duré dix-sept ans. Dix-sept ans pendant lesquels nous avons disputé, le conseil et moi, une incessante, une épuisante partie de cache-cache. Et puis la guérisseuse est tombée amoureuse de toi, t’a initié aux choses du sexe, t’a soustrait à leur influence, et, comme ils savaient que tu étais un vrai donneur, un juge des âmes, tu devenais dangereux pour eux, tu risquais de percer à jour tous leurs petits secrets. Ils ont donc décidé d’éliminer Raïma, puis de t’éliminer. Malheureusement pour eux, les chiens sauvages n’ont pas laissé à Rilvo le temps d’égorger la guérisseuse. Et les trois Neerdands chargés de te tuer au grand rassemblement sont tombés sur un os. Sur une balle, plutôt… » Les yeux de Solman s’écarquillèrent de stupeur. « C’était… vous ? J’ai toujours pensé que je devais la vie aux pères slangs. Ils disaient que j’étais précieux, qu’on devait veiller sur moi jour et nuit. – Les Slangs sont des brutes manipulées par les anges, mais ils étaient loin de supposer que le conseil aquariote cherchait à supprimer son donneur. – Comment avez-vous su que les trois Neerdands me tendraient un piège ? – J’ai aperçu Katwrinn et Irwan en leur compagnie au début du grand rassemblement. Pas difficile de deviner leurs intentions. Je t’ai suivi dans tous tes déplacements. Ces trois-là étaient aussi de pauvres types. Un seul coup de feu, une simple blessure à la cuisse ont suffi à les égailler. – Et comment vous… Ah, c’est vrai, vous voyez dans la nuit aussi bien qu’en plein jour. – Une particularité qui m’a été rudement utile au long de ces années, soupira Wolf. Les assassins sont comme les chouettes, ils ne sortent que la nuit. » Plus loin, sous le regard attentif d’Ismahil, les hommes achevaient de brancher les fils au détonateur. Bon nombre d’Aquariotes s’étaient regroupés autour du périmètre de sécurité pour assister à l’explosion. « Pourquoi… pourquoi avez-vous fait tout cela pour moi ? » balbutia Solman. En même temps qu’il avait formulé la question, des réponses s’étaient esquissées en lui, si incroyables, si inconcevables, qu’il en avait le souffle coupé, que toutes ses douleurs, passées et présentes, étaient revenues le hanter. Le sol se déroba sous ses pieds, et il dut s’appuyer au hayon de la remorque pour ne pas tomber. « La solidarité entre donneurs, dit Wolf d’une voix hésitante. Mais pas seulement… » Solman ferma les yeux. Allongé dans la chambre de toile de la tente, il percevait le souffle précipité de l’assassin, une odeur chargée de malheur se déployait dans la nuit, la peur l’écrasait sur son matelas, son urine brûlante, irritante, honteuse, imbibait les draps. Le visiteur venait de tuer ses parents, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute. Sa respiration empestait les remords, la détresse, ses expirations sifflantes se prolongeaient en soupirs déchirants. Solman ne bougeait pas, comme empaqueté dans son réseau de nerfs, tout entier suspendu aux gémissements du tueur, aux froissements de la toile, aux craquements de la nuit. Il devinait, il savait que l’homme n’avait pas l’intention de s’en prendre à lui, mais il lui fallait fuir, échapper à cette atmosphère morbide qui le suffoquait, qui lui labourait le ventre. Il commença à se traîner sur le matelas avec une maladresse désespérante. Chacune de ses reptations faisait plus de bruit que les piquants d’un hérisson, il sanglotait, il reniflait, et l’assassin l’entendait, ne réagissait pas, comme s’il l’encourageait à partir. Il se glissa sous la toile intérieure de la chambre, qu’heureusement son père avait oublié de fixer, se retrouva le nez et la bouche dans l’herbe aplatie, roula sous la deuxième toile, plus épaisse, plus rêche, passa sous le ciel étoilé, se prit dans les cordes, buta sur un piquet. Les senteurs d’été embaumaient la nuit, fleurs, bruyères, menthe sauvage, résine… Une nuit bien trop douce pour mourir. Il se releva et courut devant lui sans savoir où le portaient ses pas, les jambes fouettées par les branches basses des buissons. Il n’entendait ni les pas ni le souffle de l’assassin, mais il sentait sa présence derrière lui, une ombre vigilante, le gardien de ses cauchemars… Solman rouvrit les yeux, constata que Wolf avait disparu. Il le chercha du regard parmi les hommes agglutinés autour du détonateur, puis au milieu des Aquariotes, mais sa haute et maigre silhouette demeura invisible. « Tout le monde recule ! hurla Moram. Ça vaut aussi pour toi, Solman ! » Chapitre 42 L’écho de la déflagration se prolongea de sommet en sommet. La chaleur de l’explosion se propagea sur le plateau comme une haleine de poudre. Les rochers s’effondrèrent dans un fracas d’orage. Une colonne de fumée ocre submergea le tertre qui se dressait au-dessus de la bouche de la galerie. Le vent la déchiqueta, la dispersa en quelques minutes, et le ciel fut bientôt rendu à son azur limpide. Moram chercha des yeux l’approbation du donneur. Il s’aperçut que Solman pleurait à chaudes larmes, comme cela lui arrivait de temps en temps, sans raison apparente, et il préféra concentrer son attention sur Hora, qu’il avait repérée parmi les spectateurs installés aux premiers rangs. Parfois, il valait mieux éviter de battre avec le cœur du monde et se contenter d’écouter le sien. La jeune sourcière lui rendit son sourire d’une adorable moue. Moram perçut presque aussitôt le regard venimeux de Jazbeth, postée à quelques pas de sa rivale. Il n’avait jamais trop su comment s’y prendre pour rompre avec ses maîtresses, au point parfois qu’il en avait compté plus qu’il ne pouvait en satisfaire, même en abusant du kaoua. La condamnation de la galerie agissait sur lui comme un révélateur : c’était son passé, son ancienne vie, que la dynamite venait de souffler, et Jazbeth ne méritait ni son mépris ni son silence. Il adressa un nouveau sourire à Hora et s’avança d’un pas décidé vers son ancienne maîtresse. Solman ne reverrait pas Wolf aujourd’hui. Leur conversation avait probablement causé au Scorpiote autant de peine, voire davantage, qu’à lui-même, et Wolf, comme un fauve blessé, était parti cacher sa souffrance dans l’un de ces recoins secrets qui avaient abrité l’essentiel de son existence. Les hommes rangeaient déjà le matériel dans les remorques et fêtaient cette petite victoire sur l’ennemi d’une gorgée de kaoua ou d’un verre de vin de fruits. « Faudrait y aller maintenant. » Moram, d’habitude si tonitruant, avait parlé d’une voix douce, respectueuse du chagrin du donneur. Solman s’essuya les yeux d’un revers de manche et aperçut, sur la joue du chauffeur, l’empreinte rouge vif d’une main. « Jazbeth, expliqua Moram. Elle… euh, n’a pas supporté que je rompe et m’a balancé une gifle. Une vraie, bien sonore. Ça a fait rigoler tout le monde. Sauf Hora, qui est venue m’embrasser. Elle était encore plus rouge que moi ! Elle me plaît bien, cette petite. – Tu veux dire que tu en es complètement amoureux ! releva Solman. – Ah, tu crois ? C’est que je ne suis pas plus intelligent que les autres, alors ? » Solman sourit. « Seuls les idiots croient que l’amour rend idiot. – Ben, si tous les maris n’étaient pas des idiots finis, leurs femmes ne seraient jamais venues me trouver. » Ils se dirigèrent d’un pas tranquille vers le camion de tête. Autour d’eux, ce n’étaient que plaisanteries, éclats de rire, étreintes et bourrades. Le soleil, l’air pur et vif des montagnes redonnaient aux Aquariotes le goût de vivre. Ils ont gagné un sursis, songea Solman, mais pour combien de temps ? Y a-t-il sur cette terre un endroit capable encore de les abriter ? « Je suis désolé pour Kadija, dit Moram. Je me rends compte, maintenant, de toute l’importance qu’une femme peut avoir pour un homme. Pas simplement pour la… enfin, tu me comprends. – Elle n’avait pas seulement de l’importance pour moi, répondit Solman. Mais pour nous tous. – On tâchera de s’en sortir sans elle. On continuera à pied si on tombe en panne de gaz. » Les chauffeurs vérifièrent les attaches des voitures et des remorques. Le soleil, déjà haut dans le ciel, plaquait un or scintillant sur la moitié de la surface du plateau. Ses rayons vifs dispensaient une chaleur revigorante entre les rafales. « Et Wolf, qu’est-ce qu’il te voulait ? » s’enquit Moram. À califourchon sur l’attache, il redressait la tige filetée d’un écrou en se servant de la crosse de son revolver comme d’un marteau. « Me parler du passé, répondit Solman, évasif. – Le passé est mort. – Il a vécu pendant des siècles à travers les anciens hommes, et il continue à vivre à travers nous. Parce que nous ne l’avons jamais regardé en face. Parce que nous n’acceptons pas de nous regarder avec les yeux de l’amour. » Moram s’interrompit et lança au donneur un regard perplexe. « C’est que… c’est pas toujours facile de se supporter. On est plutôt à l’étroit dans cette putain de carcasse. De là à se regarder avec amour, comme tu dis, il y a un sacré fossé ! » Trois ululements graves et brefs incisèrent le silence majestueux du massif. Le chauffeur leva la tête avec la vivacité d’un animal aux abois. « Eh, c’est à moi de donner le signal du départ ! Et pas avec trois coups, mais cinq. » Ils se précipitèrent vers l’avant du camion. Ils distinguèrent alors les centaines de points noirs et mouvants qui, dans le lointain, couvraient toute la largeur du plateau. Quelqu’un frappa sur le pare-brise. Le visage encore ensommeillé et inquiet de Glenn se découpait derrière la vitre éclaboussée de lumière. « On dirait… des chiens », fit Moram d’un ton sinistre. Solman, pourtant, n’avait pas ressenti ce mal au ventre qui l’informait de l’approche des légions de l’Apocalypse. Les animaux étaient encore trop éloignés pour qu’on puisse les distinguer, mais ils paraissaient marcher d’une allure paisible, comme sûrs de leur fait. « On grimpe dans les camions et on fonce à toute blinde dans le tas ! » grogna Moram. Solman prit le chauffeur par le bras. « Attends. » Il venait en effet de remarquer la silhouette qui avançait au milieu de la horde. La silhouette élancée, aérienne, d’un ange. La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com Catalogue disponible sur demande contact@audiable.com Ce livre a été publié pour la première fois en 2000 aux Éditions Librio. © Éditions Au diable vauvert, 2010. Du même auteur LES GUERRIERS DU SILENCE, roman, L’Atalante TERRA MATER, roman, L’Atalante LA CITADELLE HYPONEROS, roman, L’Atalante WANG I, LES PORTES D’OCCIDENT, roman, L’Atalante WANG II, LES AIGLES D’ORIENT, roman, L’Atalante ABZALON, roman, L’Atalante ORCHÉRON, roman, L’Atalante ROHEL LE CONQUÉRANT, série, L’Atalante ATLANTIS, roman, J’ai lu GRAINES D’IMMORTELS, roman, Flammarion LES GRIOTS CÉLESTES I, QUI-VIENT-DU-BRUIT, roman, L’Atalante LES GRIOTS CÉLESTES II, LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG, roman, L’Atalante NUIT-LUMIÈRE, MYSTÈRES EN GUILLESTROIS, Librio (J’ai lu) KAENA, roman jeunesse, Mango LES PROPHÉTIES I, L’ÉVANGILE DU SERPENT, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES II, L’ANGE DE L’ABÎME, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES III, LES CHEMINS DE DAMAS, roman, Au diable vauvert L’ENJOMINEUR 1792, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1793, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1794, roman, L’Atalante NOUVELLE VIE TM, nouvelles, L’Atalante PORTEURS D’MES, roman, Au diable vauvert LES FABLES DE L’HUMPUR, roman, Au diable vauvert Cette édition électronique du livre LES DERNIERS HOMMES, ÉPISODE 4 : LES CHEMINS DU SECRET de PIERRE BORDAGE a été réalisée le 19/07/2010 par les Éditions Au diable vauvert. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782846262545). Dépôt légal : septembre 2010. ISBN : 9782846262798 Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako www.epagine.fr / www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage