Chapitre 1 Helaïnn l’ancienne retroussa sa robe, s’agenouilla au bord de la cuve, trempa l’index dans l’eau pendant quelques instants puis, avec d’infinies précautions, l’approcha de ses lèvres rainurées. Comme tous les sourciers, elle ne pouvait se fier qu’à son goût pour détecter la présence éventuelle d’ultra-cyanure. Solman le boiteux, qui se tenait en arrière avec les apprentis, la vit effleurer de la pointe de la langue la pulpe de son doigt. Le poison foudroyant des anguillesGM aurait pu la tuer en une poignée de secondes. Enfouie une cinquantaine de mètres sous terre, l’eau répandait une tenace odeur de chlore – plutôt bon signe… – et de rouille. D’imperceptibles secousses telluriques hérissaient sa surface noire balayée par les faisceaux des torches. Les quinze membres de la troupe s’étaient glissés l’un après l’autre dans un anneau de béton étroit, raide, fissuré, puis, bloqués par un éboulement trente mètres plus bas, ils avaient dégagé le passage à l’aide de pioches, de pelles, et remonté les gravats, la terre et les pierres dans les sacs en toile. Le déblaiement des boyaux d’accès aux nappes phréatiques ou aux cuves artificielles était l’aspect le moins plaisant du travail de sourcier : tant qu’ils ne l’avaient pas goûtée, ils ne pouvaient pas savoir si l’eau détectée par les baguettes était potable, et il leur arrivait souvent de tomber sur une nappe ou une cuve contaminée après avoir passé trois ou quatre jours entiers à nettoyer une galerie. C’était la première fois que Solman participait à une rhabde, une quête d’eau. Et la dernière, sans doute, car son infirmité avait retardé à plusieurs reprises le groupe d’Helaïnn l’ancienne, et même s’ils ne lui avaient adressé aucun reproche, il avait lu dans leurs yeux que sa place n’était pas parmi eux. Sa place était avec les enfants, avec les vieillards, avec ceux que la maladie ou l’impotence condamnait à demeurer dans le camp sous la garde des chauffeurs. Les autres le vénéraient, raison pour laquelle ils n’avaient pas osé lui refuser cette faveur, mais leur respect était également une façon de le confiner dans son rôle de clairvoyant, de le tenir à l’écart des activités quotidiennes du peuple aquariote. Pourtant, il avait aimé se glisser au petit matin dans le groupe d’Helaïnn, il avait aimé sortir de l’enceinte étouffante des tentes dressées à l’intérieur du cercle des camions-citernes, marcher à travers la plaine jonchée de rochers gris et arrondis, partager leurs repas, leurs rituels, leurs rires, il avait frémi avec eux lorsque le vent avait colporté les aboiements d’une meute de chiens sauvages ou le bourdonnement d’une nuée de hannetonsGM venimeux, il s’était réjoui avec eux lorsque les baguettes avaient vibré dans la même harmonique et que les apprentis avaient coupé les ronces pour découvrir le tampon de la gaine d’accès à la cuve. Helaïnn se redressa et réprima une grimace avant de rabattre sa robe sur ses jambes. gée de soixante-douze ans, la doyenne des sourciers poussait son corps usé dans ses derniers retranchements. Ignorant la douleur aiguë qui montait de ses os et de ses articulations, elle retardait jusqu’à l’inéluctable le moment de passer la main. Jamais personne ne l’avait entendue se plaindre, jamais personne n’avait eu l’occasion de se repaître de sa faiblesse. Les pères et les mères du peuple ne l’avaient pas encore relevée de sa charge bien qu’elle eût depuis longtemps passé la limite d’âge. Seul Solman savait quel calvaire elle endurait chaque minute, chaque seconde de son existence. Il enviait presque cette souffrance, cette rançon d’une vie de labeur et de mouvement que lui interdisaient sa jambe tordue et sa condition de donneur. Un sourire se creusa comme une ride supplémentaire sur la face de la vieille femme sculptée par les rayons convergents des torches. Elle prononça les paroles d’usage : « Que deux d’entre vous courent annoncer aux pères et aux mères du peuple que l’eau nous est donnée. » Les parois et le plafond métalliques réverbérèrent sa voix et, pendant quelques secondes, entretinrent l’illusion qu’un bataillon de femmes se chamaillaient dans le ventre de la terre. Des cris de joie éclatèrent comme des déflagrations dans la pénombre de la cuve. Au bout de cinq semaines de recherches infructueuses, ils avaient enfin trouvé de l’eau potable, le plus précieux des trésors, le fondement de toute vie. Le peuple aquariote pourrait lever le camp avant l’arrivée de l’hiver, traverser les terres désertiques de l’Europe centrale en direction du soleil couchant, gagner les régions plus clémentes de la côte atlantique, se rendre au grand rassemblement où il distribuerait une partie de son eau aux autres peuples nomades en échange de nourriture et de produits de première nécessité. Appuyé contre la paroi de la cuve, la jambe douloureuse, Solman regrettait à présent d’avoir accompagné les sourciers dans leur rhabde : cette expédition avait eu pour seul résultat d’accentuer son sentiment d’être exclu du monde réel, de passer au large de la vraie vie. Son don le condamnait à la solitude davantage que son infirmité. On ne recherche pas la complicité, et encore moins l’amour, d’un être qui lit dans l’esprit humain comme dans un livre ouvert. Seule Raïma la guérisseuse acceptait de partager son intimité parce que, comme lui, elle était née avec un don et une malédiction physique et que, contrairement aux autres, elle se fichait totalement de ce qu’on pensait d’elle. Deux apprentis, un garçon et une fille, se faufilèrent en souplesse dans la bouche de la gaine d’accès qui vomissait une colonne inclinée de lumière sale. « Elle a un fichu goût de rouille mais elle est saine », reprit Helaïnn. Les membres du groupe s’accroupirent à leur tour au bord de la cuve et goûtèrent l’eau avec circonspection, non qu’ils doutassent du jugement de l’ancienne, mais la hantise de l’empoisonnement avait développé en eux une prudence, une méfiance de tous les instants. Selon les anciens, qui eux-mêmes tenaient l’histoire de leurs propres anciens, les anguilles génétiquement modifiées avaient été introduites par les biologistes de la coalition IAA (indo-arabo-américaine) au cours de la Troisième Guerre mondiale. Déversant leur poison dans les fleuves, dans les rivières, dans les lacs, dans les étangs, dans les ruisseaux, dans les marais, elles avaient infecté la plupart des nappes phréatiques, des réserves artificielles, et avaient entraîné l’extinction de milliers d’espèces animales et végétales. La pollution n’avait épargné que les cuves étanches enterrées par les soldats de la Ligne PMP (Paris-Moscou-Pékin) et disséminées sur un territoire qui s’étendait de la côte atlantique jusqu’à la mer de Chine. Les sourciers dénichaient de temps à autre une retenue naturelle d’une pureté inégalable, mais c’étaient ces citernes, initialement prévues pour le ravitaillement des armées pendant le conflit, qui couvraient l’essentiel des besoins du peuple aquariote et des autres peuples nomades. « Bois. » La voix d’Helaïnn tira Solman de ses pensées. Elle s’était approchée en silence, les lèvres étirées en un sourire qui dévoilait ses dents supérieures, des stalactites jaunes, poreuses et tremblantes dans une cavité aux bords noirs et crevassés. Sous la broussaille grise de ses cheveux et de ses sourcils, ses yeux ternes bâillaient comme des puits asséchés. Il prit le gobelet d’argent qu’elle lui tendait et but une gorgée d’eau dont la saveur à la fois acide et amère lui donna un début de nausée. Cependant, conscient que l’offrande de la première eau était une forme d’hommage – et une manière détournée de lui signifier que l’expérience ne se renouvellerait pas –, il s’astreignit à vider le gobelet jusqu’à la dernière goutte. Il lut de la peur et du soulagement dans le regard de l’ancienne. En lui confiant la garde de Solman le boiteux, les pères et les mères du peuple l’avaient investie d’une responsabilité écrasante. Les dangers étaient multiples hors des limites du campement, hordes d’animaux sauvages, nuées d’insectes venimeux, mines à fragmentation abandonnées par les armées de la ligne PMP, végétation tueuse, feux spontanés… et plus encore pour un garçon de dix-sept ou dix-huit ans dont l’infirmité aurait représenté un handicap insurmontable en cas d’urgence. Et puis la présence permanente d’un donneur, d’un clairvoyant, engendrait chez la vieille sourcière une autre crainte, plus diffuse mais plus redoutable, la peur d’être percée à jour, d’être traquée dans son intimité, d’être dépouillée des secrets plus ou moins avouables accumulés tout au long de ses soixante-douze années d’existence. Solman rendit son gobelet à Helaïnn, qui le glissa précipitamment dans la poche ventrale de sa robe, une pièce de tissu rêche et gris drapée autour des épaules et resserrée à la taille. Elle lui prêtait un trop grand pouvoir, comme à tous les donneurs. Solman avait seulement la capacité d’entendre au-delà des mots, de voir au-delà des apparences, de détecter les intentions réelles qui se terraient derrière les déclarations, derrière les façades. Il savait qu’Helaïnn se tuait à la tâche pour étouffer la culpabilité qui la cuisait à petit feu depuis qu’une horde de chiens sauvages avait emporté ses deux enfants en bas âge, mais, si personne ne lui avait raconté les circonstances du drame qui s’était joué quarante-cinq années plus tôt dans les montagnes paisibles de l’Austro-Suisse, il n’aurait ressenti qu’une impression générale, quelque chose comme un accord dissonant et persistant. Là où les autres croyaient qu’il captait la moindre de leurs pensées, il ne faisait que percevoir des contradictions, des discordances, des failles, flairer le mensonge, la supercherie, la fourberie avec la même infaillibilité que les chiens dressés du peuple virgote détectaient les mines à fragmentation. Il avait pris conscience de son don à l’âge de six ans, un soir d’été, alors qu’il venait tout juste de se coucher et que ses parents buvaient le thé traditionnel sous l’auvent de la tente. Sa famille faisait partie de celles qui s’installaient légèrement à l’écart du campement, gagnant en intimité ce qu’elles perdaient en sécurité. Un visiteur avait surgi de la nuit pour se joindre à ses parents, un inconnu dont il avait décelé les intentions meurtrières dès qu’il avait entendu sa voix. Il avait éprouvé une violente douleur au ventre qui l’avait suffoqué et cloué sur son matelas. Il avait voulu hurler mais aucun son n’était sorti de sa gorge. À la lueur de la pleine lune, au travers de la cloison de toile, il avait vu l’ombre immense de l’homme se faufiler derrière son père tandis que sa mère s’affairait dans la pièce centrale de la tente, il avait entendu un hoquet étranglé, puis un borborygme, le bruit atroce d’un tuyau se vidant de son air, il avait vu son père glisser de sa chaise et l’autre traîner son corps sur quelques mètres, il avait entendu des cris, ceux menaçants du visiteur et ceux, suppliants, de sa mère, puis des bruits sourds, odieux, de corps s’entrechoquant, des grognements de bête, des plaintes étouffées… Horrifié, affolé, il avait rampé hors de son lit, s’était glissé sous la toile et avait erré une grande partie de la nuit au milieu des bruyères. Il s’était effondré en larmes sur une plage de galets où des hommes l’avaient retrouvé le lendemain matin, prostré au pied d’un rocher. Les pères et les mères du conseil aquariote lui avaient confirmé la mort de ses parents. Solman ne se rappelait plus les paroles qu’il avait lui-même prononcées, il se souvenait seulement de son chagrin, une coulée de glace se déversant de son plexus, figeant sa tête et son corps tout entier, l’isolant du reste du monde. Sans doute les pères et les mères du peuple avaient-ils discerné son don de clairvoyance dans sa détresse puisque, quelques semaines plus tard, ils lui avaient demandé de les accompagner à une rencontre avec les Slangs, le clan des troquants d’armes. Malgré son jeune âge, il avait immédiatement deviné que, sous les propositions alléchantes de ces derniers, se cachait le projet de prendre le contrôle de la distribution de l’eau. Les Slangs prévoyaient d’entraîner le peuple aquariote dans les ruines de Berlin, une ville de l’ancienne Allemagne, afin de l’exterminer, hormis les sourciers qu’ils contraindraient à travailler pour leur compte. L’eau, dans les mains de clans qui ne respectaient pas l’Éthique nomade, pouvait devenir la plus terrible des armes. Au sortir de l’entrevue, les pères et les mères du peuple aquariote avaient écouté Solman avec une gravité qui semblait indiquer qu’ils prenaient ses déclarations au sérieux. Ils s’étaient pourtant rendus à Berlin à la date convenue. Solman, resté sur les bords de l’Atlantique en compagnie des enfants, des vieillards et d’une poignée de gardiens, en avait compris la raison des années plus tard : ils avaient profité de l’occasion pour vérifier la fiabilité de son don et, à l’aide de volontaires venus d’autres peuples nomades, retourner leur piège contre les Slangs. En revanche, ils n’avaient jamais retrouvé l’assassin de ses parents. Helaïnn rajusta à plusieurs reprises le haut de sa robe et tortura un long moment une de ses mèches grises avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il émanait d’elle une essence fleurie qui ne parvenait pas à masquer son odeur, un mélange de vieux cuir, de tabac et d’humus. « T’es… t’es content de ta rhabde, Solman ? » Puisque tu as vu comment ça se passait, puisque la quête d’eau a été couronnée de succès, tu n’as plus aucune raison de venir nous emmerder avec ta patte folle et ta manie de fouiner dans les têtes, traduisit-il. Accroupis ou debout, les autres avaient suspendu leurs gestes pour écouter la réponse du boiteux. Toute la journée, ils s’étaient abstenus de leurs plaisanteries habituelles, dont le sexe était le sujet principal, presque exclusif, et cette continence verbale avait conféré à la rhabde une solennité inhabituelle, déroutante, et pour tout dire, désagréable. L’eau parcourue de frissons était désormais la seule entité en mouvement dans les ténèbres de la cuve perforées par les traits étincelants des torches. « Oui, et… je vous remercie encore de m’avoir accepté parmi vous », répondit Solman. Il espéra qu’ils ne remarqueraient pas la crispation de ses lèvres ni les fêlures de sa voix. À quoi aurait-il servi de leur jeter sa déception à la figure ? Il avait cru qu’en se rendant sur leur terrain, en s’immisçant dans leur quotidien, ils le regarderaient comme l’un des leurs, ou, à défaut, comme un jeune homme de dix-huit ans soumis aux mêmes désirs, aux mêmes tourments que les garçons et les filles de son âge, mais ils avaient été incapables de le considérer comme autre chose qu’une sorte d’animal étrange, inquiétant, qu’il avait fallu, sur l’ordre des pères et des mères du peuple, sortir de sa cage et promener toute une journée dans une plaine désolée d’Ukraine. Eux étaient des êtres robustes, habitués au grand air, aux longues marches, aux corvées de déblayage, aux dangers extérieurs ; eux portaient un attirail d’outils et d’armes dont le poids avoisinait les quarante kilos ; eux avaient le visage tanné par le soleil, des bras et des jambes aux muscles saillants, luisants ; eux débordaient de santé, de vigueur, de sensualité. Les hommes – y compris les plus anciens – sautaient sur le moindre prétexte pour retirer leur tunique ou leur chemise et exhiber leur échine et leur cou de taureau, les femmes – y compris les plus anciennes – dévoilaient sans cesse des bouts de leurs corps en défaisant et refaisant les drapés de leurs robes. Lui était d’une maigreur et d’une pâleur maladives ; ses membres – surtout la jambe gauche, malformée et plus courte que la droite – partaient de son tronc comme des lianes anémiées et folles ; une vague déferlante de cheveux fous et noirs lui balayait la moitié du visage où brillaient deux yeux immenses, d’un bleu clair tirant sur le blanc, des yeux d’un ciel d’hiver matinal ; des yeux que personne, pas même les pères et les mères du peuple, n’acceptait de fixer pendant plus d’une seconde. Lui devait s’arrêter au bout d’une heure de marche pour détendre sa jambe gauche endolorie, comme criblée de coups de poignard. Lui cachait sa peau blême, ses genoux cagneux, ses bras torses, ses côtes et ses clavicules saillantes sous de larges vêtements de peau, tunique, pantalon et bottes. Lui était exclu du langage du corps, de la séduction. « T’as eu une sacrée veine de trouver de l’eau à la première rhabde », ajouta Helaïnn, qui semblait peu à peu se détendre. Il faillit lui rétorquer que c’était peut-être lui qui avait porté chance aux sourciers. Et d’ailleurs il n’était pas loin de le penser vraiment. Ce n’était pas de l’orgueil, mais une impression pénétrante, persistante, qui se cristallisait peu à peu en évidence. « Une sacrée veine », répéta-t-il avec un sourire mécanique. Il se sentait las, fripé, comme une outre crevée, vidée de ses dernières gouttes. « Les animaux sauvages, ils n’ont pas accès aux cuves ni aux sources souterraines, reprit-il. Comment se fait-il qu’ils ne s’empoisonnent jamais ? » Une question qu’il s’était souvent posée et à laquelle personne ne lui avait encore fourni de réponse satisfaisante. « On dit qu’ils sont immunisés, dit Helaïnn sans conviction. – Leur viande devrait être infectée… – Ils ont trouvé le moyen d’éliminer le poison. Une mutation génétique. » Solman hocha la tête. Helaïnn l’ancienne était aussi ignorante que les autres à ce sujet. Il lui tardait maintenant de sortir de cette cuve, de cette atmosphère saturée d’oxyde de fer. Les premiers camions arrivèrent au moment où le soleil s’affaissait à l’horizon dans un dernier et fastueux déploiement d’or, de mauve et de pourpre. Solman regarda distraitement les grands véhicules se faufiler entre les rochers qui luisaient comme d’énormes braises au milieu des herbes frissonnantes. Guidé par les sourciers, le premier camion, qui avait subi tant de réparations qu’il ressemblait à un mammifère marin enrobé de plusieurs couches de coquillages, s’immobilisa près de la bouche de la gaine d’accès à la cuve. Le chauffeur sauta au sol – il s’agissait bien de sauter, la cabine étant perchée à plus de deux mètres – et, après avoir chaleureusement congratulé Helaïnn pour sa rhabde, commença à dérouler le tuyau souple placé sous le ventre de la citerne. Le moteur continuait de ronronner, émettant une légère odeur de gaz dispersée par le vent. Deux apprentis s’emparèrent de l’extrémité du tuyau et se glissèrent dans la gaine. Au bout de quelques minutes, l’un d’eux revint pour donner le signal du transvasement. Le chauffeur actionna une manette située à l’arrière de la citerne et le deuxième moteur, celui de la pompe, se déclencha dans un ronflement agressif qui dérapait parfois dans les aigus et devenait insupportable. « Problème de courroie ! cria le chauffeur, avec un sourire d’excuse, à l’intention d’Helaïnn. – Du moment que c’est pas un problème de piston ! » fit-elle avec un sourire égrillard. Même elle, même l’ancienne détruite par les remords, même elle dont le corps n’était plus qu’un creuset de souffrance, elle éprouvait le besoin de montrer qu’elle pouvait encore plaire, ou du moins nouer une complicité grivoise avec un homme de trente ou quarante ans son cadet. Assis sur le flanc d’un grand rocher, Solman les voyait s’agiter autour des camions, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, sourciers et chauffeurs, comme des abeilles ivres de pollen autour de leur reine. Ils avaient posé les outils, les armes, les fusils d’assaut, les pistolets, les cartouchières, comme si, maintenant qu’ils avaient trouvé de l’eau, plus rien ne pouvait leur arriver. Les femmes dénouaient leurs cheveux, dénudaient leurs épaules et leurs bras épaissis par les corvées de déblaiement des galeries, repoussaient les avances des hommes tout en riant à gorge déployée à chacune de leurs plaisanteries. Les rayons rasants du soleil miroitaient sur les flancs lisses et rebondis des citernes. Le vent, bien qu’encore doux, s’imprégnait d’une fraîcheur annonciatrice des premiers frimas de l’automne. Une douleur fulgurante au ventre cloua Solman sur le rocher. La même que celle qui l’avait paralysé onze ans plus tôt dans la tente de ses parents. Il contint une violente envie de vomir, reprit son souffle, repoussa la souffrance pour se redresser et observer les silhouettes nimbées de lumière rouille qui papillonnaient d’un camion à l’autre. Il ne détecta pas d’intentions meurtrières chez les sourciers et les chauffeurs : c’était dans la nuit naissante, dans les étoiles, dans les rochers, dans la brise, dans la terre, dans les bruits que semblaient se nicher les promesses du malheur. Derrière cette sérénité crépusculaire se pressait une armée d’ombres menaçantes, grinçantes. Il eut la certitude qu’elles ne cernaient pas seulement les sourciers, pas seulement les hommes et les femmes du peuple aquariote, mais l’ensemble des peuples qui parcouraient les vastes territoires de l’Europe. Comme dans la tente de ses parents onze ans plus tôt, il demeura incapable d’esquisser le moindre geste et son hurlement resta coincé entre son ventre et sa gorge. Puis sa dernière conversation avec Raïma la guérisseuse lui revint en mémoire avec une acuité blessante. Elle avait prononcé un mot étrange, tiré selon elle de l’ancienne religion dominante du continent européen et qui, dans sa bouche, avait claqué comme une terrible menace : Apocalypse. Chapitre 2 « L’Apocalypse… » Le grondement assourdissant des moteurs avait contraint Raïma à hurler. Le convoi s’était ébranlé à l’aube après le démontage des tentes et la cérémonie rituelle préludant au voyage. Les deux cent vingt camions tractaient chacun, outre leur citerne, une ou plusieurs voitures qui transportaient dix à vingt membres du peuple aquariote ainsi qu’une ou plusieurs remorques bâchées qui contenaient le matériel. D’une longueur d’un kilomètre, la caravane ressemblait à une gigantesque chenille hérissée de hautes cheminées qui crachaient des panaches de fumée plus ou moins sombres selon l’usure des moteurs. Hérissée, également, de plates-formes où veillaient les guetteurs, des hommes et des femmes perchés un mètre au-dessus des cabines, sanglés sur des sièges métalliques et armés de fusils d’assaut. Raïma n’avait pas invité Solman à prendre place dans sa voiture, comme à l’habitude, mais dans une remorque bâchée. Elle ne voulait pas être dérangée, avait-elle précisé avec un sourire énigmatique. La lumière s’invitait sous la bâche par quatre vitres circulaires et révélait un fouillis de tapis et de rouleaux de tissu d’où s’exhalaient des odeurs de poussière, de naphtaline et d’encens. Raïma se redressa sur un coude, tendit le bras et referma lentement la main sur les particules dorées qui vibraient dans les colonnes scintillantes et obliques. Plus âgée que Solman – elle prétendait qu’elle avait tout juste dépassé la vingtaine, mais, selon certains, elle était plus proche de la trentaine –, elle s’enveloppait quelle que fût la saison dans plusieurs couches de tissu savamment enchevêtrées les unes dans les autres et destinées à masquer les déformations de son corps. Elle faisait partie de ces enfants nés avec la malédiction de la transgénose, une saloperie génétique qui entraînait d’abord une altération de la peau, puis une recomposition chaotique des muscles, des tendons, des os, des organes, des membres, du corps tout entier, et enfin la mort à l’issue d’une très longue agonie. Raïma avait entamé depuis deux ans la phase dite de « reconstruction », qui se manifestait par l’émergence sur son dos et son ventre d’excroissances semblables à des moignons. La maladie avait pour l’instant épargné son visage, encadré de somptueuses cascades de cheveux teints au hinna, mais ses joues autrefois rondes s’étaient creusées et ses yeux noirs brillaient d’un éclat dur, presque coupant. Par l’un de ces détours ironiques dont est coutumier le destin, elle avait également hérité à sa naissance le don de la guérison : sa compréhension instinctive de la physiologie et de la psychologie humaines s’associait à sa connaissance des plantes pour lui permettre de soulager la plupart des maux des hommes et des femmes qui venaient la consulter. La vie l’avait condamnée à soigner ses contemporains tout en lui infligeant un mal contre lequel il n’existait aucun remède. Elle joua un petit moment avec les particules en suspension avant de se rallonger et, la tête posée sur ses mains entrecroisées, de s’abandonner aux secousses. Le convoi progressait maintenant sur une portion plane à en juger par le ronronnement assourdi des camions les plus proches. « Ça t’intéresse vraiment ? » demanda-t-elle en jetant un regard en coin à Solman. Il acquiesça d’un hochement de tête. « Le Livre dit qu’après les sept étoiles, les sept chandeliers d’or et les sept sceaux, viendront les sept anges, dit-elle d’une voix rêveuse. Lorsque le premier ange fera sonner sa trompette, il y aura une grêle et un feu mêlés de sang, un tiers de la terre flambera, un tiers de la végétation sera détruite. Lorsque le deuxième fera sonner sa trompette, un tiers de la mer aura la consistance du sang, un tiers des créatures marines disparaîtra, un tiers des navires sera détruit. À la sonnerie du troisième ange, un astre tombera et brûlera comme une torche, l’eau aura l’amertume de l’absinthe, beaucoup d’hommes mourront après en avoir bu… – L’absinthe ? – Sans doute une variété d’armoise, une plante qui peut être mortelle si on ne sait pas la doser… Tout ça ne te dit rien ? » Solman jeta un coup d’œil furtif par la vitre la plus proche. Il ne distingua qu’un petit cercle de ciel d’un bleu éclatant. « Ça me dit seulement que ça a quelque chose à voir avec ce que je ressens là. » Il désigna son bas-ventre. La douleur ne l’avait pas quitté durant les sept jours qui s’étaient écoulés après la capture d’eau du groupe d’Helaïnn l’ancienne. Et quand elle avait desserré son étau, qu’il avait enfin pu s’assoupir, il avait été harcelé par les cauchemars, par des visions tellement effrayantes qu’il s’était réveillé haletant, enveloppé de sueur froide, avec un sentiment de désespoir et d’impuissance aussi poignant que celui qu’il avait éprouvé le soir où ses parents avaient été assassinés. « Ce livre, c’est un truc des religions mortes, non ? reprit-il avec une pointe d’agressivité. De celles qui ont conduit l’Humanité à la Troisième Guerre mondiale ! » Raïma se redressa à nouveau et remonta le bas de ses robes pour entrecroiser les jambes. À la lueur d’un rai de soleil, Solman entrevit les petites bosses qui s’égrenaient le long de ses tibias. Une poignée de gènes devenus fous avaient décidé de greffer des membres inutiles et grotesques à ses jambes. Au-dessus de leurs têtes, les cordes s’étant relâchées sous la pression de l’air, la bâche ondulait et claquait par endroits. « Les pères et les mères du peuple nous ordonnent de rejeter les vieilles religions, mais je crois moi qu’elles nous ont laissé un message, un testament, et que les trois premiers anges ont déjà joué de leur satanée trompette, déclara-t-elle avec cet air buté et provocant qu’elle avait l’habitude de prendre pour assener ses vérités. Les trois premières sonneries, c’est la Grande Guerre. Elle a tué des millions d’hommes, détruit un tiers de la végétation, un tiers de la mer, un tiers des créatures marines et empoisonné toutes les eaux. La grêle et le feu mêlés de sang, ce sont les missiles, les bombes, les mines, les solbots. Le sang de la mer, ce sont les pays engloutis par les tremblements de terre, le Livre dit : On eût dit qu’une grande montagne embrasée était précipitée dans la mer. L’astre qui tombe et brûle comme une torche, ce sont les débris enflammés de la grande station orbitale. L’Absinthe, c’est le poison des anguillesGM, la pollution de toutes les eaux… » Elle se tut, comme épuisée par sa tirade, s’absorba pendant quelques secondes dans la contemplation d’une flaque lumineuse sur le coin d’un tapis, puis elle posa l’index sur le ventre de Solman. « Tu es un donneur, reprit-elle avec une certaine solennité, un être qui voit et entend ce que les autres ne peuvent ni voir ni entendre. Et ce que tu entends là – son index s’enfonça dans la tunique et la peau de Solman –, c’est la trompette du quatrième ange. » Ses yeux exorbités, luisants comme des braises, et ses lèvres tordues en un rictus lui donnaient l’air d’une démente. Il n’osait pas bouger, de peur que, comme un filet aux mailles blessantes, le regard de la jeune femme ne resserre encore son emprise. Une embardée brutale de la remorque les projeta tous les deux enchevêtrés contre le montant métallique. Le contact, bref mais brutal, électrisa Solman. Le convoi s’engageait probablement sur l’une des pistes chaotiques qui grimpaient à l’assaut des Carpates orientales. Les pères et les mères du peuple avaient opté pour la route du Centre, plus courte que la route du Nord mais plus escarpée, préférant affronter les pistes parfois périlleuses des Carpates et des Alpes plutôt que de risquer d’être surpris par l’hiver sur les étendues venteuses de Pologne, d’Allemagne et des Pays-Bas. Raïma s’était déjà rassise lorsque Solman se redressa mais, contrairement à son habitude, elle ne chercha pas à resserrer les pans de tissu qui bâillaient par endroits et dévoilaient les excroissances de la longueur d’un pouce sur son ventre et ses épaules. En dépit de leur complicité, elle ne lui avait encore jamais montré, pas même par mégarde, les ravages qu’opérait sur elle la transgénose. « Le quatrième ange ? » balbutia-t-il, fasciné, incapable de détacher les yeux de ces protubérances plus claires que la peau, presque translucides pour certaines. Sa voix se perdit dans le hurlement des moteurs qui peinaient déjà dans les premiers lacets de la montagne. « Le tiers du soleil, le tiers de la lune, le tiers des étoiles seront frappés, répondit-elle avec force. Un aigle volera au zénith et proclamera : Malheur aux habitants de la Terre quand sonneront les trompettes des trois derniers anges. – Les aigles ne parlent pas ! » Une réflexion stupide, il en était conscient, mais il avait éprouvé le besoin de dire quelque chose, avant tout pour dissiper la gêne qui lui nouait la gorge. « L’aigle du Livre n’a pas nécessairement des plumes, dit-elle avec le calme affecté – et agaçant – d’une mère s’adressant à son enfant. Il peut être celui qui voit et entend avant les autres. Celui qui a mal au ventre, par exemple, quand approche l’heure des trois dernières sonneries. » Il rejeta la tête en arrière, comme piqué par ses paroles. « Je n’ai pas vu que le tiers du soleil, de la lune et des étoiles aient été frappés ! » Elle eut un sourire ambigu et, d’un geste aérien, entreprit de dérouler l’une des étoffes qui lui enserraient le torse. La respiration de Solman se suspendit. Elle l’avait jusqu’alors traité comme un petit frère, comme un reflet à la fois fidèle et bienveillant de sa propre solitude, de ses propres tourments, mais aujourd’hui, elle semblait l’entraîner dans un tout autre jeu, comme s’il avait suffisamment grandi pour qu’elle puisse le rejoindre de l’autre côté du miroir. Il comprenait maintenant pourquoi elle l’avait convié à effectuer une partie du voyage dans l’anonymat d’une remorque. « Le Livre n’est pas toujours facile à interpréter. C’est ce qui lui donne tout son prix… » Elle continuait de dénouer les tissus sans cesser de le fixer. Il se sentit dans la peau d’un petit rongeur paralysé par les yeux d’un serpent. Une odeur de chair humide, acide, troublait les senteurs de poussière et d’encens. Il vit émerger les seins de Raïma et se mit à trembler de tous ses membres. Une chose était de croiser les femmes aquariotes qui déambulaient parfois nues dans les allées du campement, une autre était de se retrouver dans l’intimité d’une femme qui se dévoilait peu à peu. Il avait peur tout à coup, peur de ne pas trouver les mots et les gestes justes, peur de ses réactions devant ce corps enlaidi par la transgénose, peur de l’inconnu. Il n’avait jamais approché de fille, ni même envisagé d’en approcher une, car il n’aurait été pour elle qu’une source d’embarras, mais cela faisait trois ou quatre ans que son imagination et ses hormones peuplaient ses nuits de joutes torrides – et probablement fantaisistes. Gagné par une panique galopante qui chassait sa douleur au ventre et le laissait aussi tremblant qu’un oisillon tombé du nid, il se contint pour ne pas ramper jusqu’au hayon de la remorque et sauter en marche. Rien de cette scène ne correspondait aux fantasmes qui l’avaient si souvent accompagné jusqu’au premier sommeil : Raïma, d’abord, n’était pas la jeune fille pure, douce et sensuelle de ses désirs ; l’intérieur étouffant de cette remorque, ensuite, n’avait qu’un lointain rapport avec les décors idylliques de ses rêves ; enfin, s’il était lié à la guérisseuse par une complicité de tous les instants, il ne se sentait pas poussé vers elle par l’un de ces courants impétueux qui jetaient les hommes et les femmes les uns contre les autres. Il s’aperçut que, sous la fluidité apparente de ses gestes, elle faisait des efforts surhumains pour ne pas trahir sa propre inquiétude. Elle était aussi terrorisée, et même davantage, que lui : en lui offrant son corps dénaturé par la transgénose, elle prenait le risque considérable d’être repoussée, mortifiée. Elle était nue à présent, assise en tailleur, posée sur les tissus épars comme une vipère sur son ancienne peau. La maladie ne s’était pas encore attaquée à ses seins, ses hanches, son bas-ventre et ses cuisses. Ses excroissances paraissaient moins volumineuses maintenant qu’elle avait accepté de les exhiber. Le regard de Solman ne s’y attardait pas, comme le regard glisse sur les épines lorsqu’il cueille un buisson de roses. « Je… je ne te fais pas horreur ? » Il ne répondit pas, il leva machinalement le bras et posa la main sur l’un de ses seins. La peau en était si douce qu’il eut l’impression de toucher le paradis. Il tremblait de plus en plus et transpirait à grosses gouttes. Dans un sursaut de lucidité, il se demanda si le breuvage amer qu’elle lui avait offert avant le départ avait seulement été destiné à « renforcer ses défenses immunitaires avant l’hiver », puis un désir brutal, despotique, balaya ses interrogations, ses rêves et ses peurs. Elle se pencha vers lui et captura sa bouche avec l’agilité d’une chatte. Il perdit définitivement pied lorsque les mains brûlantes de la guérisseuse rampèrent sous sa tunique, lorsqu’elle dégrafa son ceinturon et les boutons de son pantalon, lorsqu’elle se faufila sous son caleçon et s’empara de son pénis pour le dégager enfin de sa double prison de coton et de cuir. « Tu as connu… d’autres hommes ? » Il avait du mal à reprendre son souffle. Il s’était retrouvé, sans trop savoir comment, nu et allongé sur Raïma, plongé en elle, saisi par un tourbillon de sensations qui était subitement tombé après la fulgurance de l’éjaculation. Emporté par le torrent de son plaisir, il s’était échoué sur elle, haletant, exténué, comme un naufragé sur une grève tendre et moite. Tout s’était déroulé à une telle vitesse, dans une telle absence de maîtrise, qu’il se demandait encore s’il avait bel et bien franchi la frontière qui séparait l’enfant de l’homme. Il lisait de la gratitude et de la frustration dans les yeux de Raïma, toujours allongée sur les tapis enroulés et ballottée par les cahots de plus en plus violents de la remorque. « Quelques-uns. Tous avaient déjà une femme. Je suppose qu’ils venaient chercher ce qu’elles ne pouvaient pas, ou ne voulaient pas, leur donner. J’étais prête à tout, à tout, pour les satisfaire, pour les retenir. Ils m’ignorent depuis que je suis entrée en phase de reconstruction. Et quand ils n’ont pas d’autre choix que de venir se faire soigner, ou faire soigner leurs enfants, ils évitent de croiser mon regard… » La rancœur contenue dans la voix de Raïma résonnait en Solman comme un écho de sa propre détresse, mais il comprenait également l’attitude de ces hommes : lui-même, maintenant que ses yeux étaient nettoyés du désir, et même si le souvenir tout chaud de leur étourdissante étreinte continuait de le faire frémir de la tête aux pieds, ne pouvait s’empêcher de la contempler dans toute sa réalité, dans toute sa… monstruosité. « Le pire, c’est quand ils m’envoient leur femme pour… » Les ululements des sirènes dominèrent le grondement des camions et emportèrent la fin de sa phrase. La remorque fut secouée par une succession de cahots avant de s’immobiliser dans un grincement sinistre, puis, un à un, les moteurs se turent et un silence de plomb ensevelit la caravane. « Une alerte », souffla Raïma. Elle se releva avec la vivacité d’une loutre, souleva un pan de la bâche du plat de la main et glissa la tête par l’ouverture. Solman voulut l’imiter, mais sa douleur au ventre se réveilla et le maintint cloué sur les tapis et les tissus enroulés. Chapitre 3 « Des solbots », murmura Raïma. D’un mouvement de tête, elle montra à Solman les formes grises qui se faufilaient entre les sapins et les mélèzes de chaque côté de la piste. Il était parvenu à se hisser près d’elle et à passer la tête par l’entrebâillement de la bâche. Le frôlement continu de leurs épaules et de leurs hanches réveillait en lui un désir mécanique, et, malgré l’inquiétude soulevée par l’apparition des soldats-robots, malgré la douleur au ventre, il fut de nouveau taraudé par une envie brutale de s’enfoncer, de s’étourdir en elle. L’énorme museau du camion suivant avait failli emboutir la remorque. De chaque côté de la calandre, ses gros phares ronds luisaient comme des yeux de crapaud derrière leurs grilles de protection. Se découpant au-dessus du capot comme une fenêtre sur la nuit, le pare-brise à double épaisseur ne comptait plus les étoiles engendrées par les chocs avec les cailloux, les branches basses, les éclats de grenade et les balles. Derrière les vitres teintées, se devinaient les yeux apeurés du chauffeur et des deux femmes – son épouse et sa fille ? – assises sur le siège passager. Au-dessus de la cabine, les guetteurs s’étaient détachés de leurs sièges, défaits de leurs capes et postés de chaque côté de la plate-forme, le fusil d’assaut braqué sur les versants. Le camion et sa citerne occupaient quasiment toute la largeur de la piste et empêchaient de distinguer le reste de la caravane. Tout là-haut, le bleu lumineux du ciel avait viré au gris sale. « Couchons-nous et attendons sans bouger », murmura Raïma. Il n’y avait rien d’autre à faire face aux solbots. Bien que la Troisième Guerre mondiale fût achevée depuis maintenant près d’un siècle, les soldats-robots utilisés par les armées des deux camps poursuivaient leur mission comme si le conflit n’avait jamais cessé. D’abord conçus comme simples auxiliaires des fantassins humains, ils constituaient à présent de véritables patrouilles autonomes qui arpentaient sans trêve les territoires des anciennes Europe et Asie afin de repérer et d’éliminer les éventuels ennemis. Pas très hauts – un demi-mètre au maximum – ni très larges – trente à quarante centimètres de diamètre –, capables de changer de forme et de franchir n’importe quel obstacle, ils étaient équipés de pistolets automatiques d’une précision infaillible, de grenades ERS – effets retard successifs – ou de microbombes assez puissantes pour faire sauter tous les camions du peuple aquariote. Les anciens racontaient souvent que leurs propres anciens avaient essayé de les combattre au début de la nouvelle ère, une tactique désastreuse qui avait failli entraîner la disparition de l’ensemble des peuples nomades. Pour survivre aux solbots, qui obéissaient à une logique toute militaire, il fallait simplement ne pas être identifié comme un ennemi, c’est-à-dire ne pas porter d’uniforme du camp adverse et, surtout, ne pas hurler, ne pas faire de mouvement intempestif, ne pas donner le moindre signe d’agitation. Leur comportement était celui de machines à langage binaire, d’entités parfaitement prévisibles, même si, de temps à autre, l’un d’eux lâchait sans crier gare une rafale dans la tête d’un homme ou d’une femme dont le seul tort était de dégager un peu trop de chaleur. Solman continua de les observer pendant que Raïma se glissait sous la bâche. Ils dévalaient les pentes à vive allure, évitant les rochers, les buissons et les racines grâce aux capteurs déployés tout autour de la colonne cylindrique qui leur servait de tronc. Au-dessus de leurs chenilles articulées et souples, se découpaient les linéaments de deux volets circulaires, les « narines de la mort », comme les surnommaient les peuples du Sud. L’un abritait le canon et le magasin du pistolet automatique, l’autre le lanceur et la réserve de grenades ou de microbombes. Contrairement aux modèles des premières générations, aucun voyant lumineux n’était serti dans leur carapace faite d’un alliage métallique inoxydable et plus résistant que les matériaux employés pour la fabrication des anciennes navettes spatiales. Sur le toit de la cabine, les guetteurs se tenaient parfaitement immobiles, l’index crispé sur la détente de leur arme. Les solbots n’étaient plus maintenant qu’à une dizaine de mètres des camions, aussi nombreux qu’une horde de chiens sauvages, aussi silencieux qu’un grouillement d’anguillesGM. La rumeur courait que leur population augmentait d’année en année, qu’ils disposaient d’un atelier souterrain où ils pouvaient à la fois se réparer et se reproduire. Solman serait bien resté à les observer, mais Raïma l’agrippa par la partie la plus saillante de lui-même et le tira à l’intérieur de la remorque. Après qu’il se fut rallongé contre elle, son sexe continua de gonfler dans la main de la jeune femme. Électrisé, il entreprit de l’enjamber, mais, de son bras libre, elle désigna l’extérieur et lui fit signe de ne pas bouger. Puis, tout en l’enveloppant d’un sourire et d’un regard troubles, elle commença à le caresser avec une lenteur suave, exaspérante. Il entendit, comme dans un rêve, les grincements des chenilles des soldats mécaniques sur la terre battue de la piste, sur les marchepieds des cabines, sur les flancs rebondis des citernes. Comme à leur habitude, ils s’apprêtaient à effectuer une inspection minutieuse de tous les véhicules, de toutes les citernes, de toutes les remorques de la caravane, une fouille qui pouvait durer des heures, parfois une journée entière, quelles que fussent les conditions climatiques. Dans les voitures, les parents s’étaient sans doute hâtés de ligoter et de bâillonner les enfants en bas âge, une mesure cruelle mais indispensable. À chaque rassemblement annuel, le conseil des peuples évoquait la nécessité de se débarrasser une fois pour toutes de ces rebuts absurdes et meurtriers de la Troisième Guerre mondiale. Mais les peuples nomades avaient gardé de la technologie, « cette fille maudite des anciennes religions », des notions rudimentaires qui, si elles suffisaient à entretenir et réparer les véhicules, les pompes, les armes à feu, les cuves de gaz liquéfié, à fabriquer les chaussures, les vêtements, les couvertures, les outils et les ustensiles de cuisine, ne leur permettaient pas de neutraliser des adversaires aussi sophistiqués que les solbots. Les yeux mi-clos, Solman oublia l’irritant concert de cliquetis et de couinements pour s’abandonner au plaisir qui naissait de la main de Raïma. C’est à peine s’il prit conscience du flot brutal de lumière qui inondait la remorque, du courant d’air froid qui lui pinçait les jambes, du grésillement persistant qui dominait le froissement de la bâche, de l’odeur de métal chaud qui masquait les senteurs de poussière, de naphtaline et d’encens. Puis il perçut la nette hésitation des doigts de la jeune femme, il eut une sensation de présence hostile, comme un courant glacé dans une bulle de tiédeur, il rouvrit les yeux et redressa légèrement le torse : après avoir ouvert le hayon arrière, un solbot s’était hissé au niveau du plancher et, maintenu en équilibre par son champ magnétique, avait déployé ses capteurs télescopiques qu’il posait tour à tour sur les tapis, sur les rouleaux de tissus et sur les montants métalliques. Solman lança un regard éperdu à Raïma, qui lui répondit d’une moue ironique et continua de le caresser sans tenir compte de son expression implorante, jouant avec perversité de l’immobilité et du silence auxquels les condamnait l’irruption du soldat mécanique. Solman craignit que la température anormalement élevée de son corps, un soupir involontaire ou un tremblement inopportun ne déclenchât le tir meurtrier de l’intrus ; il trouvait humiliant, surtout, d’être épié nu, sans défense et frémissant de désir par l’un de ces fouineurs indéchiffrables. Un capteur siffla dans leur direction et se promena à quelques centimètres de leurs têtes. Il espéra que la menace entraînerait Raïma à suspendre ses gestes, mais elle accentua la pression de ses doigts et poursuivit son implacable mouvement de va-et-vient. Un gémissement s’échappa de sa gorge, à mi-chemin entre le cri de rage et le soupir de volupté. De lourdes rigoles s’écoulèrent de ses aisselles et sinuèrent sur son ventre. Il ouvrit la bouche pour essayer de contrôler sa respiration, de plus en plus bruyante, de plus en plus syncopée. Le capteur, une sorte de ventouse circulaire, un orifice hideux tapissé de filaments clairs et souples, lui frôla le front. Tout son corps trempait maintenant dans un bain étrange où le chaud le disputait au froid. Le plaisir se déroulait en lui comme une pelote de laine dont les doigts de Raïma tiraient le fil. Elle ralentit encore son mouvement, peu pressée de le dévider jusqu’au bout. Elle ne prêtait aucune attention aux investigations du solbot. Ses yeux mi-clos, attentifs, brillants léchaient le visage de sa proie, comme si elle jaugeait la progression de sa jouissance à la tension de ses traits. Solman entendit un claquement, vit un œil sombre s’ouvrir dans le cylindre du soldat mécanique, un canon jaillir de l’ouverture, se rendit compte qu’il tremblait comme une feuille, qu’il haletait comme un jeune chiot, se figea, s’efforça de maîtriser sa respiration, d’intérioriser ses sensations, sombra dans un monde de volupté inouï où tout se réduisait au lent, à l’insupportable déploiement du plaisir, à ce pincement ineffable qui partait de son bas-ventre pour lui irradier tout le corps. Raïma le lâcha tout à coup. Il faillit la saisir par le bras et l’obliger à terminer ce qu’elle avait si bien commencé, puis il se souvint que l’arme du solbot était braquée sur lui et n’eut pas d’autre ressource que de lui adresser un regard suppliant. Sur les lèvres de la jeune femme flottait toujours ce sourire qui oscillait entre cruauté et tendresse. Elle le laissa croupir dans sa frustration pendant un temps qui lui parut démesuré. Le soldat mécanique émettait un bourdonnement continu, inquiétant. Dehors un vent tourbillonnant s’était levé, qui soulevait la bâche par à-coups et projetait des vagues de poussière à l’intérieur de la remorque. Solman contint à grand-peine un hurlement de joie lorsque les doigts de la jeune femme se refermèrent à nouveau sur son pénis. Cette fois, elle n’eut pas besoin d’esquisser le moindre mouvement, la simple reprise de contact suffit à tirer le fil, qui se dévida en continu, de plus en plus vite, jusqu’à devenir un courant impétueux qui jaillit dans sa main et précipita Solman dans l’éblouissement du gouffre. Il flotta pendant quelques secondes entre ciel et terre, puis tous ses muscles se relâchèrent et il reprit conscience de son souffle, réintégra peu à peu les limites de son corps. Une série de déclics attirèrent son attention et le poussèrent à regarder en direction du solbot. C’est alors seulement qu’il avisa la figure gravée sur le tronc métallique, au-dessus des deux volets circulaires. Elle représentait un aigle aux ailes déployées, aux plumes ébouriffées et dont le bec recourbé se tournait vers la gauche. L’emblème de la coalition IAA. Il distingua, sous le dessin, trois groupes de six chiffres, trois sigles, DARPA, NASTI, USA, et un petit rectangle au fond verdâtre où une nuée d’étoiles encadraient un croissant de lune. Le soldat mécanique avait donc appartenu à cette armée indo-arabo-américaine dont certains anciens disaient qu’elle était en grande partie responsable de la Troisième Guerre mondiale – ce à quoi d’autres rétorquaient que les torts étaient partagés, la ligne PMP ayant elle-même porté la guerre sur les autres continents. Le solbot rappela ses bras télescopiques, ses capteurs, rentra son canon, referma le volet circulaire, descendit sur la terre battue de la piste et s’éloigna après avoir eu la délicatesse de remonter le hayon. « Il aurait pu nous tuer », grommela Solman. Raïma avait tenu sa main fermée jusqu’à présent, comme verrouillée sur un trésor obtenu de haute lutte. Elle l’ouvrit et laissa couler quelques gouttes de semence entre ses doigts. « Comment c’était ? » Il ne répondit pas mais il fut à nouveau parcouru de tremblements lorsqu’il repensa à sa jouissance, comme une série de répliques à une secousse sismique. Une odeur de sueur et de sexe froids rôdait dans la fraîcheur piquante, humide, qui s’insinuait par les brèches, de plus en plus nombreuses. Solman avait essayé de retendre la bâche, mais elle ondulait avec une telle impétuosité que les cordes lui avaient écorché les mains. L’inspection des solbots avait pris fin quelques minutes plus tôt. La caravane s’était ébranlée et engagée sur une piste pentue, sinueuse et défoncée. En dépit d’une vitesse réduite, la remorque décollait parfois des deux roues et envoyait ses passagers rouler cul par-dessus tête entre les tissus et les tapis. « La mort et le plaisir sont liés comme deux ennemis intimes, reprit Raïma d’une voix entrecoupée par les cahots. Tu sais que j’ai joui très fort moi aussi ? » Il ne l’avait pas remarqué, accaparé par ses propres sensations. « Rien qu’à te caresser, te regarder, et parce que le solbot pouvait nous tuer à chaque instant… » Il se rendit alors compte qu’il n’avait pas eu affaire à une femme ordinaire et il comprit ce que les hommes mariés étaient venus chercher près d’elle. Leurs épouses ne vivaient pas dans le voisinage permanent de la mort, n’avaient pas cette sensibilité d’écorchée, cette rage d’aimer qui transformait la moindre parcelle de peau, le moindre baiser, le moindre attouchement en un creuset de pure volupté. Elle frissonna, profita d’un répit pour s’enrouler dans deux pans de tissu. Solman grelottait, mais il venait tout juste de découvrir le langage du corps et il repoussait jusqu’à l’inéluctable le moment de se rhabiller. Raïma lui glissa les bras autour de la taille et l’attira contre elle. Il posa la tête sur sa poitrine et se blottit dans sa chaleur. Les secousses rageuses de la remorque furent impuissantes à défaire leur étreinte. « Tu n’as plus mal au ventre, petit…? » Elle éclata d’un rire de gorge qui vibra comme un carillon dans la poitrine de Solman. « J’allais dire : petit frère ! Tu n’es plus petit et, tout à l’heure, nous n’avons pas eu un rapport de frère et sœur. » Il prit conscience que son adolescence s’était enfuie dans la pénombre de cette remorque, que leurs relations ne seraient plus jamais comme avant. Il était passé dans l’âge adulte sans rien connaître de cette insouciance magnifique qui caractérise les enfants ordinaires. Ses pensées devinrent aussi maussades et froides que les bancs de brume qu’il entrevoyait par les vitres rondes et les interstices de la bâche. Sa douleur au ventre, en revanche, s’était aussi mystérieusement évanouie qu’elle était apparue. « L’aigle… murmura Raïma. – Quoi l’aigle ? » s’écria-t-il en se détachant d’elle. Il savait déjà ce qu’elle allait lui répondre. « Nous avons vu l’aigle. Ton mal de ventre, c’était la trompette du quatrième ange. – Ne sois pas stupide ! – La colère déferlait en lui, qui poussait sa voix dans les aigus. – Ce n’est qu’un emblème gravé sur le métal d’un solbot, et je ne suis pas le seul dans cette caravane à avoir mal au ventre ! – Non, mais tu es le seul donneur, répliqua-t-elle sans perdre son calme. – Et toi ? » Elle se raccrocha à l’extrémité saillante d’un rouleau de tissu pour ne pas perdre l’équilibre. « Moi je ne fais qu’appliquer les conseils de mon maître Quira. J’ai un certain don pour la manipulation des plantes et des âmes, d’accord, mais mes perceptions n’ont rien d’extraordinaire. – Pourtant, les autres… » Elle l’interrompit d’un geste péremptoire. « Je laisse les autres se persuader que je suis une donneuse, car leur guérison dépend en grande partie du pouvoir qu’ils prêtent à la personne qui les soigne, mais je reste à la porte de l’ordre invisible. – Tu crois peut-être que j’y entre, moi ? » Elle le considéra pendant quelques secondes avec une expression mi-navrée, mi-courroucée. « C’est vrai que toi, tu ne fais que voir au-delà des apparences, tu ne fais que t’introduire dans le mécanisme le plus subtil, le plus volatil qui soit, l’intention, la pensée ! – J’y suis pour rien… » Elle haussa les épaules et leva les yeux au ciel. « L’oiseau vole, et il n’y est pour rien ! Le soleil brille, et il n’y est pour rien ! La vie coule, et elle n’y est pour rien ! Tu captes des signes que personne d’autre ne peut capter, Solman, tu n’y es pour rien, mais ça te donne une sacrée avance. Et une énorme responsabilité. » Il baissa la tête comme un enfant pris en faute. Le plaisir qu’elle lui avait donné semblait n’avoir jamais existé. Ils ne parlaient plus le langage du corps, mais celui de la raison, du devoir. La lassitude tirait ses yeux à l’intérieur de ses orbites, les cahots le jetaient d’un côté sur l’autre comme un sac vidé de ses grains. « Personne d’autre que toi ne parle de ce foutu Livre, marmonna-t-il. Qu’est-ce qui prouve que tu as raison ? – Absolument rien, et même, j’espère me tromper. Encore une fois, je ne suis pas clairvoyante. Je crois qu’il n’y a rien de gratuit dans l’Univers, que tout est lié, mais ça reste une simple… intuition. Viens, j’ai froid. » Allongés sur leur inconfortable lit de tapis et de rouleaux de tissu, ils se laissèrent bercer pendant quelques minutes par le ronronnement des moteurs et les sifflements du vent. Puis Raïma tira sur eux la tunique et le pantalon de Solman et ajouta, à mi-voix : « Nous saurons bientôt si l’aigle nous a annoncé la venue des trois derniers anges… » Chapitre 4 Les camions roulaient par vagues de trois sur la plaine sinistre du Pays-Bas. Un crachin mordant tombait sans discontinuer depuis l’aube, arasant les maigres reliefs qui osaient briser la vaste platitude. Un éboulement ayant rendu la piste impraticable entre les Carpates et les Alpes, la caravane avait dû rebrousser chemin et couper par les mauvaises routes de Bohême pour rejoindre la route du Nord. Les chauffeurs avaient engagé une course de vitesse contre les vents glaciaires qui, soufflant du pôle, déposaient un hiver rigoureux et précoce sur des étendues que ne protégeait aucune barrière naturelle, aucun massif, aucune forêt. Ils avaient longé l’Elbe au sortir du plateau bohémien, puis ils avaient légèrement bifurqué vers l’est pour gagner les bords de la Baltique, la mer que se partageaient les côtes des régions lituanienne, polonaise et allemande. Comme chaque fois qu’il contemplait la Baltique, Solman s’était senti chaviré de colère et de tristesse. Rien n’était plus désolant que la métamorphose d’une mer autrefois vivante, féconde, en une fosse infectée, putride, qui n’avait plus la force de se régénérer, d’expulser de son grand corps acide les toxines nucléaires, chimiques et génétiques déversées pendant des années par des populations inconscientes, criminelles. Les vagues elles-mêmes n’avaient même plus la volonté de battre les carcasses rongées des sous-marins et des bâtiments géants échoués à proximité des côtes. Cependant, Solman avait noté un changement depuis le dernier passage du peuple aquariote, une effervescence qui creusait de petits tourbillons dans l’écume dense et verdâtre, qui dégageait des émanations semblables à des fumerolles, comme un commencement de réaction chimique, un premier pas vers un nouveau processus de transformation. En outre, les nuées d’oiseaux sombres, agressifs et criards qui pullulaient sur les rochers noirs tendaient à prouver que la vie reprenait ses droits après une retraite de près d’un siècle. « Comment peuvent-ils survivre dans cet enfer ? » Ces mots s’étaient échappés de ses lèvres comme une pensée perdue, mais Raïma, adossée à la cloison, avait répondu : « Ils se mangent les uns les autres. » Cette réflexion avait choqué Gwenuver, l’une des trois mères du peuple, une femme forte au teint pâle, aux yeux clairs, aux cheveux gris, aux tenues amples et colorées. Elle était montée dans la voiture de Raïma au moment du départ pour, avait-elle prétendu, soigner un début de bronchite. « Je ne connais pas d’exemple d’oiseaux cannibales ! s’était-elle offusquée en se redressant sur la banquette, les sourcils froncés. – Vous ne pouvez pas connaître toutes les espèces vivantes sur cette planète, vénérée mère, avait rétorqué Raïma. – Ça fait plus de soixante ans que je parcours l’Europe, et jamais, jamais, je n’ai vu les oiseaux se manger entre eux. » Raïma avait pris ce petit air revêche que Solman connaissait bien et qui laissait présager une riposte cinglante. Elle s’était levée et avait saisi l’un des innombrables bocaux garnissant les rayonnages qui couraient le long des cloisons. Elle était l’une des seules, sinon la seule, célibataires du peuple aquariote à disposer de sa propre voiture, un privilège qui s’expliquait par l’impératif de discrétion que nécessitait sa fonction. Outre les rayonnages, son mobilier se composait de deux banquettes, d’un tapis, d’un coin-cuisine, d’un lit et d’une table escamotables. Dorénavant, Solman comprenait encore mieux pourquoi elle l’avait entraîné dans la remorque bâchée quelques jours plus tôt : sollicitée à la moindre pause de la caravane, elle n’avait pas voulu courir le risque d’être dérangée, pas tellement pour elle, mais pour lui, pour ne pas galvauder sa première expérience. « Les oiseaux migrent, avait-elle soupiré après avoir coincé le bocal entre ses cuisses pour en ouvrir le couvercle. Ceux-là, une variété de choucas il me semble, comme les autres. Ils viennent sûrement d’un autre territoire que l’Europe. » Une odeur de végétaux putréfiés s’était échappée du récipient. Raïma avait versé quelques gouttes d’un liquide visqueux, noirâtre, nauséabond, dans une coupelle métallique qu’elle avait tendue à Gwenuver. Depuis quelques jours, c’était fou le nombre de personnes qui éprouvaient le besoin de se faire soigner, des femmes principalement. Tous les prétextes étaient bons pour vérifier la rumeur de la liaison entre les deux donneurs, qui s’était répandue dans la caravane plus vite que le venin des anguillesGM dans le sang d’un buveur imprudent. Solman avait observé les nuées avec une attention redoublée et, en dépit de l’éloignement et des bancs de brume, il avait effectivement cru voir plusieurs oiseaux se précipiter sur un de leurs congénères et le dépecer de leurs gros becs jaunes. Il n’était pas intervenu, cependant, ne voulant pas donner à mère Gwenuver l’impression qu’il était déjà sous l’influence de la guérisseuse. Les pères et les mères du peuple lui avaient tenu lieu de famille après l’assassinat de ses parents et il avait noué avec eux des liens affectifs qu’il ne voulait pas – et ne pouvait pas – trancher. La vieille femme avait grimacé un long moment après avoir ingurgité la mixture de Raïma. « Si la vie revient sur les bords de la Baltique, avait-elle marmonné, c’est que la terre est en train de se refaire une santé, comme moi avec tes satanées potions ! Bientôt l’eau sera redevenue pure et notre tâche sera accomplie. Je ne serai sans doute pas là pour voir ça, mais les nouvelles générations, les enfants de vos enfants… – Vous savez très bien, vénérée mère, que je ne peux pas avoir d’enfants, l’avait interrompue Raïma d’une voix sèche. La nature est une merveilleuse organisatrice : elle stérilise les ventres qui pourraient propager la transgénose. Et puis, je ne partage pas votre optimisme. » Gwenuver avait eu un sourire qui se voulait compatissant mais ne reflétait que l’embarras. « Je comprends ta mélancolie, Raïma… » Solman n’avait pas pu se retenir d’examiner Gwenuver du coin de l’œil. Il s’était rendu compte qu’elle n’en pensait pas un mot, qu’elle ne ressentait que du mépris pour cette femme qui venait pourtant de la soigner. Un froid intense l’avait mordu jusqu’aux os, qui traduisait sa désillusion, son désenchantement, à la fois parce qu’il avait osé sonder une mère du peuple, outrepassant une frontière qu’il n’avait jusqu’alors jamais osé franchir, et parce que cette même mère maniait le mensonge et la manipulation comme n’importe quel troquant d’armes, comme n’importe quel dresseur de chien, comme n’importe quel homme ou femme ordinaire. « Vous ne comprenez rien, vénérée mère ! » avait craché Raïma. Elle avait replacé le bocal sur l’étagère et s’était campée sur ses deux jambes devant la banquette où Gwenuver, sous l’impact de sa voix, s’était rencognée. Les cahots de la voiture l’avaient contrainte à se rattraper au bord d’une étagère. « Laissons de côté mes prétendus états d’âme, si vous le voulez bien, avait-elle repris d’un ton légèrement radouci. Vous n’êtes pas venue ici pour vous faire soigner, vénérée mère. Vous êtes d’ailleurs en excellente santé, plus solide qu’un roc, et je ne vous ai donné qu’un simple dépuratif. Le conseil vous a expédiée chez moi pour tâcher d’en apprendre un peu plus sur mes relations avec Solman, n’est-ce pas ? » Gwenuver s’était tassée sur la banquette. « Vous craignez qu’en devenant un homme, il n’échappe définitivement à votre contrôle, avait poursuivi Raïma, implacable. – Qu’est-ce que tu vas imaginer ? » avait protesté la vénérée mère avec une insupportable absence de conviction. Solman avait gardé les yeux rivés sur la surface spumeuse et figée de la Baltique, puis sur l’interminable file des camions qui longeait la baie bordée de rochers déchiquetés et de ruines rongées par une mousse noirâtre. Pas besoin de faire appel à son don pour s’apercevoir qu’elle mentait encore. « Eh bien oui, j’ai couché avec Solman, avait insisté Raïma. Non pas pour vous l’arracher, mais parce que le temps est venu pour lui de quitter le nid. – Quel… quel rapport avec l’optimisme ou le pessimisme ? » avait lancé Gwenuver. Raïma s’était assise au côté de Solman et lui avait caressé la joue avec ostentation. Ses yeux avaient étincelé comme des diamants noirs dans la pénombre de la voiture où paressaient les odeurs habituelles d’alcool, de camphre et de plantes séchées. « Dans la plupart des peuples nomades, les donneurs ne servent qu’à consolider la légitimité des mères et des pères du peuple. » Elle avait prononcé ces mots d’un ton léger, presque enjoué. Le sang s’était retiré du visage et des lèvres de Gwenuver. « Espèce de petite… Comment peux-tu te permettre de… – Oh, je n’affirme pas que c’est conscient, je pense simplement que vous vous hâtez d’interpréter les signes comme des justifications de vos décisions, de vos croyances. Ainsi, vous apercevez des oiseaux sur les bords de la Baltique, vous en déduisez que la terre aura bientôt recouvré sa virginité, et vous vous flattez déjà de faire partie des élus qui auront su guider leurs peuples vers un avenir glorieux… – Je dis seulement que les animaux vont là où se déploie la vie, coupa Gwenuver. C’est une loi de la nature. – Quelles sortes d’animaux ? Quelle sorte de nature ? » Une moue s’était découpée comme une ancienne cicatrice sur la face lunaire de la vieille femme. « Il n’y a qu’une mère Nature, avait-elle dit dans un souffle. Un seul règne végétal, un seul règne animal… – Vous parlez en ce moment de l’Éden, une vision idyllique des anciens livres sacrés, ceux-là mêmes que vous condamnez ! – Il suffit ! avait soudain grondé Gwenuver en balayant l’air d’un revers de main. Où veux-tu en venir ? » Raïma avait fixé un long moment son interlocutrice, empêtrée dans ses questions et dans ses vêtements aux couleurs acidulées. « Vous êtes les survivants de l’ancien monde. – La froideur de sa voix lui donnait une efficacité redoutable. – Vous transportez en vous des rêves impossibles, des chimères, les mêmes qui ont valu à l’Humanité son conflit le plus meurtrier, le plus dévastateur. Vous êtes inadaptés et vous entraînez vos peuples dans les mêmes ornières, dans les mêmes désastres. Seuls les donneurs ont le pouvoir de prévoir et de changer les choses, mais qui les écoute vraiment ? – Toi, je suppose ! C’est sans doute ce qu’on appelle recueillir des confidences sur l’oreiller ! » L’ironie de Gwenuver avait laissé Raïma de marbre. Le tour pris par la dispute entre les deux femmes avait interloqué Solman, qui n’avait jamais imaginé qu’on pût s’opposer avec une telle force à une mère du peuple. Et bien qu’il eût beaucoup de choses à raconter sur les donneurs, ou sur les soi-disant donneurs, il n’avait pas osé intervenir. La caravane s’était éloignée de la côte pour s’engager sur la bande de terre vallonnée qui séparait la Baltique de la mer du Nord. « Les donneurs sont les sentinelles du présent, dit Raïma. Écoutez-les du fond de l’âme, vénérée mère, et vous verrez qu’il n’y a aucune raison d’être optimiste. – L’Apocalypse a eu lieu il y a de cela presque un siècle, Raïma. Les vieilles religions sont mortes avec l’ancien monde. – J’attends encore le Jugement dernier… » Gwenuver avait décoché un regard vénéneux à la guérisseuse. « Je crois, ma pauvre fille, que la transgénose commence à te rendre folle. » À cet instant, Solman l’avait haïe, cette mère qui avait été si compréhensive, si tendre avec lui. Les Aquariotes avaient toujours nourri une solide aversion à l’encontre des Sheulns, mais l’Éthique nomade les contraignait à leur livrer de l’eau lorsqu’ils étaient dans le besoin, comme à n’importe quel autre peuple du territoire européen. Les Sheulns n’étaient pas des nomades à proprement parler, puisqu’ils ne sortaient jamais des frontières du Pays-Bas, qu’ils limitaient leurs déplacements au littoral de la mer du Nord, reculant leurs habitations sur pilotis au fur et à mesure que la mer éventrait les digues et recouvrait les anciens polders. Intégristes du retour au naturel, ils n’utilisaient, pour se déplacer, que des attelages de chevaux, de mules et de bœufs. Leurs charrettes ne connaissaient que deux matériaux, le bois et la pierre – quatre, si on rajoutait la toile huilée des bâches et le cuir des harnais –, car ils refusaient le métal et tout autre vestige de l’ancienne civilisation. Ils se considéraient comme l’une des douze tribus élues – personne, pas même eux, ne savait qui étaient les onze autres –, et se prétendaient chargés de guider l’Humanité sur les chemins de la Grâce divine. En disparaissant dans des circonstances mystérieuses – ravi par les archanges, selon une légende –, Andréas Sheuln, leur rassembleur, leur premier père, avait acquis le statut de martyre et prophète, au point que les chefs des douze familles, des hommes exclusivement, portaient le titre de « sheuln ». En dehors de l’élevage et de l’agriculture, leur principale activité consistait à nettoyer le Pays-Bas de ses « seules montagnes, les montagnes d’ordures », à savoir faire disparaître avec une patience de fourmi les ruines des anciennes cités ainsi que les cimetières d’engins et d’obus à tête nucléaire abandonnés par la Troisième Guerre mondiale. Ils ne possédaient pas d’autres armes que leurs pioches en pierre, leurs fourches et leurs râteaux en bois, mais, vivant sur des terres désolées, ils avaient pour seuls ennemis l’humidité, le froid, les nuées d’insectes et les hordes de chiens sauvages. En échange de l’eau potable, introuvable sur leur territoire et qu’ils stockaient dans d’immenses tonneaux en bois, ils fournissaient aux Aquariotes des légumes, des œufs, de la viande séchée, des peaux, de la laine de mouton et une farine d’une variété de blé au goût âpre qui poussait en maigre quantité sur les terres sablonneuses du littoral. « Les chiens ne suffisaient pas, il nous faut maintenant compter avec les oiseaux, une espèce particulièrement féroce de charognards. Ils s’abattent par centaines sur nos troupeaux, sur nos poulaillers, sur nos récoltes. » Assis dans un recoin de la tente où s’étaient réunis les douze Sheulns et les six pères et mères du peuple aquariote, Solman percevait l’odeur âcre qui suintait des vêtements de laine et de cuir des visiteurs et dominait les senteurs diffusées par les encensoirs suspendus. Dehors, les lueurs dansantes des braseros ne parvenaient pas à repousser la nuit noire, glaciale, désespérante ; les hurlements d’un vent mauvais emportaient le ronronnement des pompes qui transvasaient l’eau dans les tonneaux posés sur les charrettes. Par-dessus le dossier de son fauteuil, Gwenuver gratifia Solman d’un regard en coin qui signifiait : « Tu vois que j’ai eu raison, les oiseaux ne peuvent pas se manger entre eux, tu comprends maintenant que les affirmations de Raïma ne sont que des divagations d’une pauvre folle rongée par la maladie… » L’homme qui venait de prononcer ces mots avec un épouvantable accent semblait le plus âgé avec sa longue barbe blanche, les rides profondes qui lui hachaient le visage et les taches brunes qui lui parsemaient les mains. Entre eux les Sheulns parlaient le neerdand, un mélange d’allemand, de danois et de néerlandais, mais les chefs des familles avaient tous appris à s’exprimer en français, la langue des Aquariotes. Assis sur des sièges disposés en demi-cercle face aux six fauteuils des pères et mères du conseil, ils portaient des vestes, des chemises et des pantalons de laine grossièrement filée ainsi que des chapeaux et des bottes d’un cuir épais, brut. En comparaison, les tenues des Aquariotes – des robes et des ensembles pourtant simples – paraissaient sophistiquées, presque luxueuses. De même, la symphonie de couleurs et de formes jouée par les tapis étalés sur le sol semblait désorienter les visiteurs, qui assimilaient probablement la complexité de tons et de couleurs à une hérésie technologique. Cependant, l’eau étant indispensable à la poursuite de leur grand Dessein, ils n’avaient pas d’autre choix que de négocier avec les représentants d’un peuple corrompu. Solman ne détectait pas de tromperie en eux, pas de tromperie intentionnelle en tout cas, mais un hiatus entre ce qu’ils prétendaient être, les gardiens intransigeants de l’ordre naturel, et ce qu’ils étaient en réalité, des hommes qui se muraient dans une armure de fanatisme pour ne pas se frotter à leurs désirs profonds, des êtres qui vivaient coupés d’eux-mêmes et qui n’avaient pas d’autre choix, pour le supporter, que de se convaincre à tout prix qu’ils détenaient la vérité. « Devons-nous comprendre que vous souhaitez modifier les conditions du troc ? » demanda Irwan, le père le plus ancien et, à ce titre, le porte-parole du conseil aquariote. Les Sheulns se consultèrent brièvement du regard avant que l’un d’eux, un homme décharné à la barbe noire, au large chapeau et à la voix haut perchée ne prenne la parole : « Je parle ici au nom de ma famille, et non du peuple sheuln. L’année n’a pas été bonne. Les chiens errants ont décimé mes brebis et mes porcs, les oiseaux ont détruit mes récoltes. Si nous voulons passer l’hiver, nous devrons puiser dans nos réserves et… diminuer de moitié notre contrepartie. » Il ne mentait pas, son inquiétude reléguait au second plan ses convictions et son arrogance de Sheuln. La lumière ténue des lampes à gaz faisait briller ses yeux au fond de ses orbites sombres. « Et si, de votre côté vous diminuez l’eau de moitié, reprit-il, vous condamnerez à mort mes animaux et les plus faibles de ma famille, les enfants, les femmes enceintes et les vieillards. – Si nous avions suivi la route du Centre, comme nous l’avions prévu, vous n’auriez pas été livrés du tout, dit Irwan. – Le Sheuln soit loué, qui vous a envoyés à nous. – L’hiver sera aussi rigoureux pour vous que pour nous… – Vous savez bien que non ! Vos camions vous permettent de vous réfugier plus au sud, dans des contrées plus clémentes. – Vous ne pouvez pas nous demander de résoudre les problèmes engendrés par vos choix, par vos croyances. Rien ne vous oblige à passer l’hiver dans le Pays-Bas. L’Éthique nous interdit de favoriser un peuple au détriment des autres. » La voix d’Irwan était devenue cassante. Solman se rendit compte qu’il sautait sur l’occasion – et en même temps que lui, tous les pères et mères du peuple aquariote – d’assener quelques-unes de ses vérités à ces fanatiques dépenaillés et arrogants. « L’eau… murmura le plus ancien des visiteurs en remontant son chapeau. – Eh bien quoi, l’eau ? aboya Irwan. – Elle vous rend puissants et, comme tous les puissants, injustes. – C’est précisément pour rendre justice aux autres peuples que nous nous voyons contraints de refuser votre requête », répliqua Irwan. Solman ressentit comme une blessure le mépris profond du porte-parole du conseil pour ses vis-à-vis. Il ne refusait pas le supplément d’eau par goût de l’équité, comme il le prétendait : grâce à la rhabde du groupe d’Helaïnn, les Aquariotes disposaient de réserves largement supérieures aux besoins habituels des peuples nomades. « Ma famille et mon bétail ont vraiment besoin d’eau, répéta le sheuln maigre d’une voix nouée par l’angoisse. – Une moitié de votre quote-part en moins, une moitié d’eau en moins, nous ne reviendrons pas là-dessus. » Le sheuln se leva et brandit un poing menaçant en direction des six membres du conseil aquariote. Sa pomme d’Adam saillait comme une lame sous la peau tendue de son cou. Les pans relâchés de sa chemise laissaient entrevoir un torse creux, rayé par les côtes. « Votre… votre… Prenez… » La colère le suffoquait, empêchait les mots de sortir. « Le jour… viendra… le jour viendra où vous… vous serez vous aussi dans le besoin… – Nous sommes tous les jours dans le besoin. » Le calme affecté d’Irwan offrait un contraste saisissant avec l’agitation de son interlocuteur. « La nature… elle… n’oublie jamais un méfait… – Quelle faute avez-vous donc commise pour qu’elle vous punisse de la sorte ? » À ces mots, les onze autres Sheuln, les chefs de ces douze familles qui étaient sans doute appelés à former les douze tribus du grand Dessein, se levèrent tous en même temps et se dirigèrent d’un pas furieux vers la sortie de la tente. « Tu es peut-être allé trop loin, Irwan, dit Gwenuver après un long, un interminable silence. – Ils reviendront, ils ont trop besoin d’eau. – Ils peuvent faire fondre les glaces, recueillir l’eau de pluie… – Ils ne prendront pas le risque de s’empoisonner. » Des bribes de voix graves s’exprimant en neerdand traversèrent les cloisons de toile. Irwan tira sur le bas de sa tunique, remonta d’un geste nerveux la longue mèche blanche qui lui balayait le front et se tourna vers Solman. « Ils ne cherchent pas à nous berner, au moins ? – Ils sont sincères… » Pas comme vous, vénéré père, eut-il envie de rajouter. La douleur à nouveau se ficha dans ses tripes comme les serres d’un aigle et le crucifia sur son siège, aux prises avec une terrible envie de vomir. Des grondements retentirent dans le lointain, suivis, à quelques secondes d’intervalle, du hurlement déchirant et prolongé d’une sirène. Chapitre 5 Des chiens. Des centaines de chiens. Poil ras, noir et feu, yeux étincelants, babines retroussées sur des crocs impressionnants. Ils s’étaient approchés en silence et avaient surgi de la nuit comme des spectres. Pétrifié à l’entrée de la tente du conseil, Solman les voyait affluer par vagues entre les camions, les remorques, les charrettes, se ruer sur les hommes, les femmes et les enfants rassemblés autour des braseros, leur sauter à la gorge, les coucher sur le sol, leur briser le cou, tailler en pièces leurs vêtements, leur ouvrir le ventre, leur arracher les viscères. Avertis au tout dernier moment par la sirène, les guetteurs aquariotes n’avaient pas eu le temps de s’organiser. Des éclairs fugaces trouaient l’obscurité, des rafales de fusil d’assaut claquaient entre les grondements des fauves mais la nuit et la confusion rendaient les tirs imprécis, dangereux. Déjà les chevaux et les bœufs des attelages sheulns gisaient sur la terre humide, empêtrés dans leurs harnais. Quelques charrettes s’étaient renversées, des tonneaux avaient éclaté comme des fruits mûrs et répandu leur eau changée en vin par le sang. Un brasero s’effondra dans une gerbe d’étincelles qui, giflées par le vent, illuminèrent une partie du campement et crépitèrent sur les tôles des camions et des citernes. « Les phares ! » cria Irwan, sortant soudain de son hébétude. Légèrement en retrait à l’intérieur de la tente, les deux autres pères et les trois mères du conseil ne bougeaient pas, horrifiés par les scènes de cauchemar qui se déroulaient sous leurs yeux. Les chefs de famille sheulns les plus jeunes, les plus alertes, avaient eu le réflexe de courir, de se réfugier dans une tente ou de grimper sur l’aile d’un camion mais les plus âgés avaient sombré sous les vagues déferlantes de la horde. « Quoi, les phares ? » gémit Gwenuver. Elle se mordait les lèvres, se tordait les mains, haletait et reniflait pour essayer de réprimer ses sanglots. Jamais elle n’avait été pénétrée d’un tel sentiment d’impuissance. « Il faut que les chauffeurs les allument ! Vite ! » Gwenuver hocha la tête, décrocha les larmes qui perlaient à ses cils. « Ils auraient déjà… déjà dû prendre l’initiative… – Ils sont dans leurs tentes à cette heure-ci ! glapit Irwan, excédé. Et ils ne peuvent plus en sortir. » Les chiens avaient choisi le meilleur moment pour porter leur attaque, comme guidés par une intelligence supérieure. En tirant profit de l’obscurité, en s’approchant sans faire le moindre bruit, ils n’avaient pas eu le comportement habituel des hordes, pour lesquelles les affrontements se résumaient le plus souvent à de pures épreuves de force. Et d’ailleurs, jamais une horde ordinaire n’aurait osé s’en prendre directement à un campement : les chiens maraudaient autour des troupeaux domestiques, prélevaient de temps à autre un mouton, un veau, un porc et, parfois, quand la faim devenait plus forte que la peur, un humain isolé. Ils se tenaient à l’écart des hardes de sangliers, de vaches et de chevaux sauvages dont ils craignaient les hures, les cornes ou les sabots. La plupart des peuples éleveurs disposaient d’animaux dressés, chiens, chats ou lynx, pour prévenir leurs incursions. Il arrivait que le grand conseil des peuples ordonne une battue générale pour réduire la population des hordes quand celle-ci devenait trop importante et représentait une menace pour l’équilibre général. Le vent ne parvenait pas à disperser l’odeur de chair et de sang qui submergeait le campement. Des formes luisantes et tressautantes s’agitaient autour des corps qui gisaient par dizaines sur les allées délimitées par les voitures, les remorques, les tentes et les camions. Malgré le bourdonnement entêtant d’une pompe qui continuait de vider l’eau d’une citerne, Solman discernait les craquements des os déchiquetés, les bruits lugubres de mastication, de déglutition. De temps à autre, les chiens les plus proches levaient la tête et lançaient un regard indéchiffrable vers la tente où se tenaient les pères et les mères du peuple. « Est-ce qu’ils vont nous… nous…? bredouilla Gwenuver. – Si nous restons là à ne rien faire, il y a toutes les chances », murmura Irwan. Les réserves des lampes à gaz étant pratiquement épuisées, l’obscurité se resserrait sur eux comme une main noire et glacée. La tente ne fermait pas et, à première vue, les fauves n’avaient pas d’autre proie à se mettre sous la dent que les six membres du conseil et leur jeune clairvoyant. Déjà plusieurs d’entre eux se disputaient les cadavres, une agressivité pour l’instant mesurée mais qui préludait à une nouvelle offensive après la relative accalmie représentée par la première curée. « J’y vais », dit Solman. Les visages des pères et mères du peuple se tournèrent dans sa direction. Il eut l’impression d’être encerclé par six masques mortuaires. « Tu vas où ? glapit Irwan. – Chercher les chauffeurs, rassembler les guetteurs… – Pas question ! Ce n’est pas à toi de… » Solman ne lui laissa pas le temps de terminer sa phrase. Il sortit de la tente et se dirigea le plus vite possible vers le centre du campement. Saisi par la fraîcheur nocturne, la tête rentrée dans les épaules, il pataugea dans une mare visqueuse et longea un premier camion. Sa botte pesait plus lourd qu’une pierre au bout de sa jambe torse. La pompe s’était tue après avoir vidé la citerne de ses trente mètres cubes d’eau. Les sons prenaient une résonance effrayante dans le silence funèbre, le chuintement des semelles sur la terre gorgée de sang, le grésillement du crachin sur les surfaces métalliques, les borborygmes du tuyau coincé sous les douves d’un tonneau, les grognements sourds des molosses affairés à dépecer les cadavres… À l’arrière de la citerne, il faillit trébucher sur le corps d’une jeune femme que les chiens avaient entièrement dévêtue et vidée de ses viscères. Ils avaient dédaigné le reste, le visage, la poitrine, le bassin, les jambes, si bien que, n’était-ce cette béance odieuse sous son sternum, elle paraissait plongée dans un sommeil paisible. Quel âge avait-elle ? Quinze, seize ans, peut-être… Il ne la reconnaissait pas, mais elle avait très bien pu faire partie de ces adolescentes dont les corps sveltes et lisses avaient nourri ses fantasmes durant ces trois dernières années. Il lança un regard haineux aux deux chiens qui, plus loin, arc-boutés sur les pattes postérieures, rongeaient les bras d’un Sheuln dont la face n’était plus qu’une bouillie de chair et de sang. La vitesse avec laquelle les fauves avaient conquis le campement, leur efficacité stratégique résultaient sans aucun doute d’une mutation. Si ces comportements nouveaux, adaptés, s’étendaient à l’ensemble des hordes – et les exemples abondaient de ces acquis spontanément partagés à des centaines de kilomètres de distance –, le peuple aquariote n’aurait plus jamais de tranquillité. Il lui faudrait dresser des palissades autour des campements, une obligation qui réduirait sa mobilité et l’entraverait dans ses rhabdes. Or, les réserves d’eau potable étaient disséminées sur un territoire qui s’étendait des côtes atlantiques aux plaines de l’Oural, des pays du Nord jusqu’aux pointes d’Espagne, de Grèce et d’Italie. Lorsqu’ils avaient trouvé de l’eau, les sourciers éprouvaient le besoin vital de changer de région, de « suivre la baguette », selon leur expression, pour respecter la mère terre, pour ne pas la piller ou la salir comme les hommes de l’ancien temps. Le voyage leur permettait de se régénérer, d’entretenir leur fraîcheur mentale, leur réceptivité. Les empêcher de se déplacer, c’était les condamner à perdre leur pouvoir et, à terme, condamner les peuples nomades à mourir de soif ou d’empoisonnement. Solman s’enfonça dans le cœur du campement. Il s’était élancé sur un coup de tête, avant tout pour lutter contre une sensation d’impuissance suffocante, mais il n’avait pas la moindre idée de la conduite à suivre pour prévenir les guetteurs et les chauffeurs, pour rassembler les énergies éparpillées. Le crachin imprégnait et alourdissait ses vêtements de cuir. Il n’avait pas parcouru trente mètres que déjà, sa jambe tordue commençait à l’élancer. Les chiens se contentèrent de grogner et de montrer les crocs sur son passage. Il aperçut un petit garçon qui, perché sur le capot d’un camion, essayait désespérément de grimper sur la plate-forme d’une cabine, trop haute pour ses petits bras. D’autres enfants et des adultes se tenaient en équilibre sur le faîte des citernes, agrippés aux barres transversales scellées dans le métal et espacées de deux mètres. Leurs visages se découpaient comme des astres pâles et fuyants sur le fond de ténèbres. L’attaque de la horde n’avait pas seulement désorganisé le campement, elle avait brisé en un éclair la cohérence et la solidarité du peuple aquariote, elle avait renvoyé chacun à ses terreurs immémoriales, à ses démons individualistes. Les peuples nomades avaient rejeté les valeurs de l’ancienne civilisation technologique, mais ils continuaient d’être gouvernés par la pire d’entre elles, celle qui avait conduit à tous les abus, à tous les désastres : la peur de la mort. Un chien surgit des roues d’un camion et se dressa devant Solman. L’espace d’une minute, une éternité dans les circonstances, le fauve et le donneur restèrent face à face, immobiles. La gueule ouverte, les crocs dégagés, la langue pendante, le chien parsemait sa respiration haletante de grondements menaçants. Des gouttes de sang étoilaient son poitrail et son museau sombres. Ses yeux avaient l’éclat blessant de pierres noires. Plus massif, plus musculeux que ses congénères, il dégageait une puissance phénoménale, mais ce n’est pas cette sensation de force brute, pourtant terrifiante, qui frappa Solman. Il avait l’étrange impression de se retrouver devant un être… intelligent, devant un égal. Il lisait, dans son regard, une expressivité qu’il n’avait jamais remarquée chez les autres chiens sauvages ou chez n’importe quel autre animal, il percevait une intention, derrière le paravent de l’instinct, un arrière-plan, comme chez les êtres humains que le conseil aquariote lui demandait de sonder. Et ce qu’il captait dans l’esprit du molosse lui faisait froid dans le dos : la horde ne s’était pas abattue sur le campement pour assouvir sa faim mais parce que quelqu’un lui avait confié la mission d’y semer la terreur et la mort. Quelqu’un avait transformé ces fauves en soldats disciplinés et déclaré une guerre sans merci aux Aquariotes – et sans doute à l’ensemble des peuples nomades. Solman se secoua pour chasser l’humidité qui se déposait dans ses cheveux et ses vêtements. Le molosse laboura le sol de ses griffes, puis poussa un long hurlement. Un chœur étourdissant de jappements lui répondit. Quelque part sur la gauche retentit le claquement caractéristique d’une portière. Tout à coup, des phares projetèrent dans la nuit deux faisceaux éblouissants qui révélèrent un spectacle de désolation, des corps mutilés, des mares de sang, des organes et des membres éparpillés. Les yeux des chiens flamboyèrent dans les recoins d’obscurité, comme si des centaines d’ampoules s’étaient allumées en même temps. Une première rafale dégringola d’une plateforme, suivie d’autres, des balles crépitèrent sur la terre, ricochèrent sur les tôles, miaulèrent autour des tentes et des remorques. Le molosse bâilla, poussa un second hurlement, plus aigu, puis après avoir enveloppé Solman d’un regard énigmatique, se fondit dans la nuit. Se faufilant avec une agilité étonnante sous les camions, sous les voitures, les chiens battirent en retraite avec une telle rapidité, une telle cohérence, que les balles n’en couchèrent qu’une dizaine. Alors retentirent des appels et des ululements de sirènes, les guetteurs descendirent des plates-formes, les chauffeurs sortirent des tentes, grimpèrent dans les cabines, allumèrent les phares. Le campement se réorganisa sous l’impulsion des membres du conseil ayant enfin recouvré leurs esprits. Des parents et des enfants fous d’inquiétude se répandirent dans les allées, les hurlements déchirants des mères, des sœurs ou des filles, les cris de désespoir des pères, des frères ou des fils se mêlèrent aux coups de feu et aux gémissements des chiens agonisants. Les moteurs tournaient au ralenti pour éviter le déchargement des batteries. L’odeur de gaz masquait en partie les effluves de sang et de charogne. Les pères et les mères du peuple avaient décidé d’incinérer les corps dès le lendemain à l’aube, afin de prévenir les épidémies, toujours à redouter dans ce genre de circonstances. Afin, également, de quitter au plus vite une région désormais frappée de malédiction. Certes, les hordes de chiens sauvages étaient capables de parcourir deux cents kilomètres par jour, soit presque autant que les camions, et donc de suivre à distance le peuple de l’eau, mais pour des motifs autant psychologiques que rationnels, il valait mieux ne pas s’attarder dans les parages. En outre, les relations avec les Sheulns ne risquaient pas de s’améliorer à la lueur des derniers événements : non seulement on leur avait refusé la moitié de l’eau nécessaire à leurs besoins, mais sept de leurs douze chefs avaient trouvé la mort dans le campement et, si les Aquariotes ne pouvaient être tenus pour responsables de l’attaque de la horde, ils n’avaient pas assuré la sécurité de leurs hôtes et, par conséquent, ils risquaient d’être accusés lors du prochain rassemblement d’avoir doublement bafoué l’Éthique nomade. Ce n’est que lorsqu’il arriva en vue de la petite voiture, située en fin de convoi, que Solman s’interrogea sur le sort de Raïma. L’auvent était désert et plongé dans le noir. De même aucune lumière, même ténue, ne soulignait les vitres habillées de rideaux. Il accéléra l’allure malgré un souffle déjà court, s’engouffra sous l’auvent, avala d’une foulée le marchepied et s’introduisit dans la voiture. « Raïma ? » Personne ne lui répondit. L’intérieur baignait dans une pénombre à peine retroussée par les faisceaux des phares. Les odeurs singulières des herbes macérées, des onguents et des décoctions flottaient dans l’air humide. Il huma également le parfum de Raïma, un mélange de musc, de rose sauvage et de citronnelle dont elle était la seule à user et qui rôdait comme une ombre entre les banquettes. Il alla vérifier dans le coin-cuisine – coin-antre aurait été un terme plus approprié pour décrire cet espace minuscule encombré de récipients de toutes tailles où marinaient des préparations à des stades divers d’avancement – tout en sachant qu’il ne l’y trouverait pas. Il prit appui sur la table scellée au plancher pour détendre sa jambe douloureuse et reprendre son souffle. Raïma… Se pouvait-il qu’elle eût été dévorée par les chiens ? Elle recevait d’habitude les gens dans sa voiture, où elle disposait de tous ses remèdes, mais deux heures plus tôt, un garçon était venu la chercher pour l’accouchement de sa sœur aînée. Taraudé par l’angoisse, il sortit de la voiture et commença à fouiller le campement en compagnie de ces hommes et de ces femmes qui recherchaient un proche sous les roues des camions, dans les débris des charrettes ou des tonneaux, entre les cadavres des chevaux et des bœufs, dans les ornières profondes que le crachin transformait en fossés boueux. Ne disposant pas de lampe de poche, il ne pouvait s’orienter qu’à la lueur rasante des phares qui explosait en myriades de gouttes aveuglantes sur les rideaux de pluie. Chaque fois qu’on ramenait un corps dans une allée, il s’arrêtait de respirer. Même si toutes les vies revêtaient la même importance aux yeux des Aquariotes, il ne pouvait s’empêcher de ressentir un immense soulagement lorsque les rayons des lampes révélaient un autre visage que celui de Raïma, ou une autre chevelure que celle de Raïma pour celles dont le visage était méconnaissable. Une réaction parfaitement égoïste, il en était conscient, mais la guérisseuse était sa seule amie, sa seule confidente, sa seule complice, la seule femme du peuple de l’eau qui lui eût ouvert son esprit, son cœur et son corps. Des veillées funèbres se tenaient déjà dans les tentes ouvertes où chacun était convié à se recueillir, à accompagner l’âme des défunts dans leur voyage. Aux notions de paradis ou d’enfer professées par les religions mortes, les peuples nomades avaient substitué l’idée générale de la transmigration des âmes, selon le principe des cycles cher à mère Nature, qui mourait sans cesse à elle-même pour renaître, qui se nourrissait de tous les déchets, de toutes les décompositions pour mieux déployer la vie. Cette croyance – car la transmigration restait une croyance – présentait l’avantage théorique de renvoyer chacun à sa propre responsabilité mais, dans la pratique, les hommes et les femmes des peuples nomades se montraient prompts à rejeter la faute sur autrui, à provoquer et entretenir les querelles. C’était d’ailleurs cette propension à la discorde qui avait motivé l’organisation de jugements lors des grands rassemblements et, par voie de conséquence, la charge de clairvoyant. Les juges ordinaires du début avaient peu à peu été remplacés par des êtres aux perceptions aiguisées, des jeunes gens le plus souvent, voire des enfants, dont les sentences étaient sans appel. Solman s’aventura avec quelques autres hors des limites du campement, là où le crachin absorbait entièrement la lumière des phares. Il s’efforça de suivre l’allure malgré les élancements de sa jambe bancale. De loin le campement évoquait une ruche dévastée, meurtrie. Les camions ouvraient de gros yeux de reines éblouies, les silhouettes s’agitaient dans le plus grand désordre comme des travailleuses déboussolées. Ils ne trouvèrent qu’un bras rongé jusqu’à l’os à trois cents mètres du camion le plus proche, un souvenir à la fois dérisoire et atroce du passage de la horde. « On rentre, gronda un homme, les mâchoires serrées. Ces satanés cabots pourraient revenir. » Solman était persuadé du contraire, mais il garda ses certitudes pour lui et se contenta de revenir avec les autres dans le campement, où il erra comme une âme en peine jusqu’à ce que sa jambe le contraigne à s’arrêter et à se réfugier sous l’auvent d’une tente vide. Il était arrivé dans un endroit où les voitures et les remorques regroupées arrêtaient les faisceaux des phares et invitaient les ténèbres à reprendre leurs droits. Les lamentations montaient comme des mélopées funèbres entre les ronronnements des moteurs. Une gerbe d’exclamations éclatait de temps à autre, signe qu’on venait de découvrir un nouveau corps. Trempé jusqu’aux os, Solman entreprit de retirer sa tunique dont le cuir gorgé d’eau lui irritait la peau. Il lui sembla discerner un gémissement tout près de lui. Il s’interrompit dans son mouvement, tendit l’oreille : cela venait de l’intérieur de la tente. Le cœur battant, il en franchit l’ouverture, laissa à ses yeux le temps de s’accoutumer à l’obscurité. Il y régnait une odeur de sueur rance, caractéristique des habitations occupées par des hommes seuls. Il ne distingua rien d’autre qu’une couche défaite, une table basse et une malle d’osier d’où débordaient des vêtements épars. Il crut qu’il avait été leurré par ses sens, et la déception souffla, comme la flamme d’une bougie, le fol – et absurde – espoir qui s’était levé en lui. Puis il entendit à nouveau le gémissement, plus net, plus proche, et comprit qu’il provenait de l’autre côté de la toile. Oubliant la fatigue et la douleur, il sortit presque en courant de la tente, la contourna, buta contre quelque chose de dur, s’étala de tout son long sur la terre gorgée d’eau. Il se releva et se rendit compte qu’il avait percuté le cadavre d’un homme, jeune à en juger par la moitié du visage qui n’avait pas été lacérée. Les chiens ne s’étaient pas satisfaits de le dénuder, de l’égorger et de l’éviscérer comme la plupart de leurs victimes, ils lui avaient arraché les deux bras et les deux jambes. Il devina les raisons de cet acharnement lorsqu’il distingua la forme claire d’un poignard qui gisait dans la boue à moins d’un mètre du corps. L’homme avait tenté de se défendre, blessé un de ses agresseurs peut-être, excité leur fureur en tout cas. Quoi qu’il en fût, cela faisait longtemps qu’il n’était plus en état de proférer la moindre plainte. Solman ramassa le poignard et se rendit à l’arrière de la tente, accrochée directement à une remorque par trois cordes au mépris de toutes les règles de sécurité des campements. Il s’accroupit pour inspecter du regard le dessous de la remorque. Il entrevit, entre les roues, une forme allongée et grise qui remuait légèrement. Des corolles sombres souillaient ses vêtements déchirés. Des taches de boue. Ou de sang. « Raïma ? » Chapitre 6 Blessée profondément à l’épaule, Raïma était parvenue à juguler l’hémorragie à l’aide d’un bouchon de tissu qu’elle avait posé et maintenu sur la plaie. Elle avait ensuite attendu les secours sans bouger, une immobilité qui lui avait sans doute valu d’être épargnée par les chiens. Bien qu’ayant perdu beaucoup de sang, ce fut elle qui, de la main et de la voix, indiqua à Solman les gestes à accomplir : découper une bande de tissu avec la pointe du poignard, la nouer autour de l’épaule, la serrer pour empêcher le sang de se remettre à couler, soulever son corps avec précaution et le transporter vers sa voiture où elle pourrait désinfecter la plaie et refaire un pansement propre. Solman la porta seul sur une cinquantaine de mètres puis, au moment où ses jambes brûlées par l’effort commençaient à flageoler, deux hommes munis de lampes s’avancèrent dans sa direction, se saisirent de la jeune femme, la ramenèrent chez elle et s’éclipsèrent afin de reprendre leur besogne de recherche et d’identification des corps. Allongée sur l’une des deux banquettes, trop faible pour effectuer le moindre mouvement, elle demanda à Solman de lui prodiguer les soins. Il retira d’abord ses vêtements maculés de sang et de boue, nettoya ensuite la plaie avec du coton imbibé d’un désinfectant à l’alcool de fruits sauvages, étala du bout des doigts une pommade aux plantes favorisant la cicatrisation, recouvrit la blessure d’une compresse de gaze, confectionna un nouveau pansement, lui lava entièrement le corps avec une eau dans laquelle il avait au préalable versé trois gouttes d’huile essentielle, déplia le lit escamotable et, enfin, l’étendit dans des draps propres. Elle lui adressa un pâle sourire et lui effleura la joue avant de sombrer dans le sommeil. Vidé de ses forces, frigorifié, il se débarrassa de ses bottes et de ses vêtements, se frictionna rapidement à l’aide d’une serviette, s’allongea sur une banquette et tira une couverture de laine sur lui. Il posa le poignard sur la tablette supérieure, à portée de main, une précaution inutile mais qui avait la même fonction rassurante qu’un rituel enfantin. Il eut encore le temps de songer, avant de s’endormir, que la blessure de Raïma était trop nette, trop précise, pour avoir été ouverte par les crocs ou les griffes d’un chien. « Rilvo… » Raïma s’était débattue pendant deux jours, en proie à de fortes poussées de fièvre qui avaient couvert son corps d’une sueur brûlante et provoqué des convulsions répétées dont la violence avait fait craindre le pire. Solman l’avait veillée sans relâche, tamponnant son visage cyanosé avec un chiffon trempé dans l’eau fraîche, changeant les draps trois fois par jour, ne se reposant qu’une ou deux heures par nuit. Les pères et les mères du peuple étaient venus à plusieurs reprises s’enquérir de l’état de la jeune femme. La plus préoccupée semblait être Gwenuver. Peut-être avait-elle pris conscience de l’importance du rôle de la guérisseuse au sein du peuple aquariote et regrettait-elle la violente dispute qui les avait opposées quelques jours plus tôt, toujours est-il qu’elle s’engouffrait dans la petite voiture à chaque arrêt de la caravane pour s’informer auprès de Solman de l’évolution de la fièvre. Elle lui avait confié que l’attaque de la horde avait fait plus de trois cents morts, dont une vingtaine de Sheulns. Hormis Raïma, on n’avait recensé aucun survivant. Il ne lui avait pas parlé de son étrange impression devant le grand chien qui s’était dressé sur son passage. Il doutait de la fiabilité de ses perceptions et puis, et c’était probablement la véritable raison de son silence, il n’avait plus confiance en mère Gwenuver. Il n’avait plus confiance en général dans les pères et les mères du peuple. « Quoi, Rilvo ? » demanda-t-il. La brûlure insistante d’un regard sur son visage l’avait réveillé une demi-heure plus tôt. Il avait pourtant eu l’impression qu’il venait tout juste de s’assoupir sur l’une des deux banquettes qui encadraient le lit escamotable. Il avait aperçu Raïma entre ses paupières entrouvertes, redressée, les épaules et la nuque appuyées contre les coussins, pâle, d’une maigreur désolante, mais apaisée et lucide enfin. Le coquelicot avait cessé de s’épanouir sur le tissu clair de son bandage. Elle but une gorgée de breuvage amer que, sur ses consignes, il était allé préparer dans le coin-cuisine. Des cernes violacés soulignaient ses yeux encore agrandis par la fièvre. Le drap avait glissé sur son corps, la dénudant en partie, dévoilant les excroissances de son torse et les zébrures saillantes découpées par ses côtes. D’un mouvement de menton, elle désigna le poignard toujours posé sur la tablette. « C’est lui, Rilvo, qui m’a blessée avec ça. J’ai réussi à le frapper là – elle pointa l’index sur le bas-ventre de Solman –, je lui ai échappé, j’ai couru hors de la tente… » Elle haletait et grimaçait en racontant cette scène, comme si sa mémoire de son corps lui était restituée en même temps que les pensées et les mots. « Il m’a rattrapée. Il s’apprêtait à m’achever, mais les chiens sont arrivés et se sont jetés sur lui. J’ai réussi à ramper sous la remorque. Je les ai vus… » Des larmes dévalèrent ses joues. « C’était horrible, ils l’ont réduit en charpie. Il a hurlé un bon bout de temps avant qu’ils lui broient la gorge. – Ils t’ont sauvé la vie », dit Solman. Elle s’essuya le visage avec un coin du drap. « Je pensais qu’ils se retourneraient contre moi mais, quand ils en ont eu assez de jouer avec le cadavre de Rilvo, ils n’ont pas cherché à se glisser sous la remorque, ils se sont éloignés, comme si je ne les intéressais pas. J’ai eu assez de forces pour déchirer un bout de tissu et le presser sur ma blessure, puis j’ai attendu, attendu… J’entendais les aboiements des chiens tout autour, les hurlements de ceux qu’ils étaient en train de… Mon Dieu, comme le temps m’a paru long ! Je croyais être déjà morte, tombée dans ce puits de souffrance qu’est l’enfer des chrétiens. – Tu es bien vivante, heureusement ! » La voix de Solman s’était étranglée d’émotion. Elle se pencha sur le côté, posa le bol sur le plancher, le saisit par le poignet, l’attira sur le lit et l’embrassa avec une douceur étrange, mélancolique. « Est-ce que tu seras toujours heureux de me savoir en vie, Solman ? » Il se recula, interloqué par l’intensité soudaine de son regard. « Pourquoi tu dis ça ? – Je connais les hommes… – Je ne suis pas un homme comme les autres, c’est toi qui l’as dit. » Elle eut un petit sourire amer qui plissa ses yeux et souligna la lassitude de ses traits. « Pour certaines choses, je crois que tu leur ressembles un peu trop… » Mal à l’aise, Solman se releva et posa le front sur l’une des vitres latérales. La caravane se rapprochait de la région de France à en juger par les teintes plus vives, plus gaies, de la plaine qui se dépouillait peu à peu de sa houppelande de brume. Le soir, les campements se montaient dans le silence du deuil, à peine troublé par les coups de maillet sur les piquets des tentes, les claquements des battoirs des lavandiers et les rires des plus jeunes enfants. Rares étaient les familles qui n’avaient pas été touchées de près ou de loin par l’incursion des chiens. Les guetteurs se relayaient toute la nuit sur les plates-formes, les phares restaient allumés et les moteurs des camions placés sur la circonférence du « cercle de sécurité » tournaient jusqu’à l’aube. Les chauffeurs craignaient à présent une pénurie de gaz et réduisaient encore leur vitesse. Le convoi se traînait à une allure désespérément lente sur ces étendues planes et mornes que tous avaient hâte de quitter. La horde n’avait pas redonné signe de vie. Des vols d’étourneaux ou d’oies sauvages traversaient parfois le ciel livide comme des songes froissés. Ils fuyaient les rigueurs de l’hiver pour se réfugier plus au sud, comme la plupart des peuples nomades. La veille, une harde de sangliers était passée à deux cents mètres du campement, semant un début de panique aussitôt jugulée par les guetteurs. « Pourquoi Rilvo voulait-il te tuer ? demanda Solman. Il avait l’intention de te… – Je n’en ai pas la moindre idée. Ce que je sais, c’est que j’ai été attirée dans un piège. Après l’accouchement de Tiphnie, un autre gosse est venu me chercher pour soigner son grand-père. Il m’a conduite sous l’auvent d’une tente, je suis entrée, j’ai vu un corps sur une couche, je me suis penchée et, là, quelqu’un m’a saisie à la gorge, je me suis retrouvée allongée contre lui avec une lame sur le cou. – Est-ce qu’il t’a… » Elle secoua la tête. Il lui en coûtait d’évoquer cette scène mais elle s’astreignit à répondre, consciente que, si elle ne les expulsait pas, ces souvenirs continueraient de la hanter, de lui ronger les sangs. « Il m’a dit qu’il ne baisait pas les pourritures comme moi, qu’il n’était pas du genre à tremper son machin dans une viande transgénosée. » Elle reniflait tous les deux ou trois mots pour contenir ses larmes. « Il a joué un long moment avec moi en poussant des petits rires de cinglé, puis il m’a frappée. J’ai eu un mouvement de recul. Il m’a planté son poignard dans l’épaule au lieu du cœur. J’ai cru que j’allais m’évanouir mais la peur a été plus forte que la douleur. J’ai lancé ma jambe vers l’avant. Je lui ai frappé les parties. Il s’est plié comme un sac. J’en ai profité pour sortir de la tente. La suite, tu la connais… – Pourquoi est-ce qu’on t’aurait tendu un piège ? » Elle haussa les épaules. Le tressaillement de ses seins raviva une braise dans les cendres encore chaudes du désir de Solman. « J’ai des ennemis chez les Aquariotes. Les femmes dont les maris ont été mes amants, les hommes qui craignent que je parle à leurs épouses, des parents dont je n’ai pas réussi à guérir l’enfant, les uns et les autres qui m’accusent de déterrer les religions mortes… Sans compter ceux qui me soupçonnent de vouloir te soustraire à l’influence des pères et des mères du peuple. – Peut-être, mais de là à commettre un crime… » À peine eut-il prononcé ces mots que la douleur familière se réveilla et lui cisailla le ventre. Il se retrouva projeté des années en arrière, dans la tente de ses parents, glacé de terreur sur sa couche, il entendit la dernière exhalaison de son père, les gémissements étouffés de sa mère. Les Aquariotes se débattaient avec les mêmes démons que les hommes de l’ancienne civilisation. Il avait suffi d’un désir inassouvi, ce même désir qui l’avait tyrannisé durant toutes ces nuits dans la solitude poisseuse de sa tente, pour conduire un être humain à perpétrer un double crime. « Qu’est-ce qui nous différencie des animaux sauvages ? murmura Raïma d’une voix fêlée par la détresse. À quoi utilisons-nous notre pensée, notre langage, notre intelligence ? Nous, les peuples nomades, nous prétendons avoir tiré les leçons du passé et nous être engagés dans une nouvelle voie, mais qu’est-ce qui a changé ? Où est l’être pur dont les pères et les mères des conseils nous rebattent les oreilles ? Où est la relation miraculeuse avec la mère Nature ? À quoi servira-t-il de purifier la terre si nous ne nettoyons pas nos âmes ? » Elle marqua un temps de pause, pendant lequel elle dénoua le bandage, souleva la gaze et examina la blessure. Solman fut étonné de constater qu’une cicatrice renflée et rougeâtre s’était déjà tirée sur la plaie. « Les pères et les mères ont remplacé les vieilles religions par d’autres rituels, d’autres discours, mais les croyances restent les mêmes, reprit-elle. Ça revient à enfiler des vêtements neufs sur un corps sale. – Ils sont sincères, hasarda Solman. Ils croient bien faire. – Ils se comportent comme des prêtres. Ils croient nous guider vers un destin glorieux, ils nous ramènent dans les fosses où grouillent nos monstres. Ces chiens n’étaient finalement que nos reflets, nos ombres. » Les déflagrations or et pourpre des bosquets secouaient la monotonie de la plaine dont le vert pâle se diluait dans le gris du ciel. À l’horizon, se découpaient les formes déréglées et anonymes de l’une de ces innombrables cités en ruine qui jonchaient le territoire européen. La plupart étaient enfouies sous la végétation, mais dans les plaines du Nord, où l’hiver sévissait la moitié de l’année, elles s’exhibaient dans leur nudité pathétique. Solman revint s’asseoir sur le lit. « Les chiens étaient comme Rilvo, dit-il. – Comment ça ? – Ils ne se sont pas abattus sur le campement par hasard. Ils ont obéi à des ordres. Quelqu’un les manipule comme des soldats. » Raïma le dévisagea avec une intensité brûlante pendant quelques secondes, la bouche entrouverte, les yeux plissés. « Va me chercher la pommade et raconte-moi ça. » Tout en étalant lui-même la substance grasse à petits mouvements circulaires et délicats, il lui décrivit les sensations qui l’avaient traversé devant le grand chien. « Je ne connais pas de peuple nomade capable d’exercer une telle influence sur des animaux, murmura-t-elle après qu’il eut fini son récit. – Et les Virgotes ? – Leurs chiens sont bien dressés, obéissants, mais d’abord ils ont besoin d’entendre la voix de leurs maîtres et, ensuite, ils ne vivent pas en hordes. – Alors qui ? – C’est toi le donneur, Solman, toi qui lis dans les âmes. C’est ton rôle de le découvrir. » La France se distinguait des régions de l’Est et du Nord par l’extrême variété de ses paysages, mais aussi par la quantité invraisemblable de ruines et autres vestiges de l’ancienne civilisation. Située à l’extrémité occidentale de la ligne Paris-Moscou-Pékin, elle avait essuyé les attaques incessantes de l’armée américaine tandis que la Russie subissait les assauts des républiques islamistes voisines et que la Chine en décousait avec les troupes indiennes déferlant des hauts plateaux du Népal et du Tibet. Les anciens disaient que, de toutes les régions du monde, c’était certainement la France qui avait enduré les bombardements les plus terribles. Les missiles avaient creusé par endroits des cratères noirs et gigantesques où aucune végétation ne poussait, n’était-ce, ces dernières années, une lèpre grisâtre et tenace qui crépitait sèchement sous les roues des camions et les semelles des chaussures. Ailleurs, d’immenses cimetières de chars, réduits à l’état de masses calcinées et informes, témoignaient de la violence des combats. Là encore, alors que ces étendues étaient restées désertiques pendant près d’un siècle, des plantes grimpantes d’une espèce inconnue avaient fait leur apparition depuis quelque temps et s’étaient lancées à l’assaut des carcasses métalliques. « La mère Nature a digéré les radiations, disaient les anciens – ils prononçaient le mot radiation à voix basse, comme s’ils redoutaient de s’attirer une malédiction. – Elle commence son travail de purification. » Lors d’un passage précédent, des enfants avaient commis l’imprudence de toucher les feuilles de ces plantes et ensuite de porter les doigts à leur bouche : ils étaient morts en moins de deux heures dans d’atroces convulsions, les lèvres, la langue, l’œsophage et l’estomac calcinés, troués comme du papier brûlé. Raïma avait cueilli quelques-unes de ces feuilles pour les examiner. Des différentes préparations qu’elle avait essayées, elle n’avait obtenu, même dilué des dizaines de fois, qu’un poison aussi violent que l’ultra-cyanure des anguillesGM et plus corrosif que le plus puissant des acides. Elle en avait gardé une petite fiole qu’elle projetait d’avaler lorsque la transgénose l’aurait transformée en un bloc de souffrance pure. Elle l’avait montrée à Solman et lui avait fait jurer de le lui administrer au cas où elle n’en aurait pas la force ou la lucidité. Il avait promis sans vraiment se sentir lié, à la manière de ces serments d’enfant qui scellent des lendemains sans avenir. Il existait une différence fondamentale entre Raïma et lui : il ne s’était pas engagé dans leur relation avec la même densité qu’elle, il ne ressentait pas cette exigence tyrannique qui s’amplifiait dans les vertiges d’une vie condamnée, accélérée. Il explorait seulement avec elle, en elle, le territoire des sens, il s’installait dans ses habits tout neufs d’homme avec l’inconscience cruelle des conquérants, des jouisseurs, de ceux qui enferment le monde dans quelques gouttes de leur propre liqueur. Il commençait à prendre peur d’elle, des lueurs farouches qui embrasaient ses yeux sombres, des griffures profondes de ses ongles, de ses imprécations amoureuses. Il attendait, avec une impatience grandissante, le moment où la caravane s’immobilisait, où il pouvait enfin sortir de la voiture et respirer un air un peu moins étouffant. Il montait rapidement l’auvent et, tandis que les premiers patients de Raïma se présentaient, il filait dans la tente du conseil du peuple pour savoir si les pères et les mères ne réclamaient pas ses services. Il bavardait un petit moment avec les uns et les autres, principalement avec mère Gwenuver qui l’abreuvait de questions sur sa nouvelle existence avec la guérisseuse, puis il se promenait dans les allées, se surprenant à observer, aux lueurs des braseros et des feux, les corps lisses des femmes qui se lavaient dans la grande baignoire collective taillée dans une ancienne citerne. Le campement avait recouvré son ambiance familière. Seuls quelques visages fermés, quelques crises de sanglots ainsi que les mesures exceptionnelles de sécurité, disposition en cercle des camions, phares allumés, établissement de tours de surveillance, rappelaient le passage de la horde. À nouveau montaient les rires et les chants, accompagnés des flûtes, des harmonicas, des accordéons ou des instruments à cordes. Les chansons du peuple aquariote, et plus généralement des peuples nomades, parlaient pour moitié d’amour et pour moitié du mythe d’une terre enfin restituée à sa pureté originelle. La plupart du temps, les femmes fredonnaient les couplets et les hommes scandaient les refrains. Ce contraste entre les arabesques mélodieuses des voix cristallines et les martèlements des voix graves s’associait à la tristesse des paroles pour engendrer une nostalgie languide, déchirante. Les soirs précédents, la colère avait poussé Solman à rechercher activement le garçon qui avait entraîné Raïma dans le piège de Rilvo. Comme elle ne lui avait fourni qu’une description sommaire de son petit guide, il avait interrogé des enfants au hasard, sans résultat probant. Il avait seulement appris que Rilvo avait une grande sœur, Izbel, mariée au chauffeur qui conduisait le seul camion de couleur rouge du convoi. Il n’eut aucun mal à localiser la tente d’Izbel, dressée à quelques mètres à peine du camion rouge – rouille aurait été un terme plus approprié –, un véhicule au museau court, cabossé, rafistolé, couvert d’une lèpre brune que des plaques métalliques vissées sur la carrosserie tentaient d’enrayer par endroits. Il trouva la sœur de Rilvo sous l’auvent en train de plier sur une table le linge propre que venait de lui remettre un lavandier. Il ne lui fut pas difficile de la reconnaître : elle était la réplique à peine raffinée de son frère, du moins du souvenir tronqué qu’en gardait Solman. Seuls ses cheveux longs et bouclés, sa robe, une pièce de tissu gris savamment drapée autour de son corps, et une poitrine arrogante lui donnaient une touche de féminité. Elle le regarda arriver avec ce mélange d’intérêt et d’effroi qui caractérise les témoins ou les accusés confrontés à un donneur. Il la salua et, sans préambule, lui demanda si elle savait quelles étaient les fréquentations de son frère Rilvo avant sa mort. Elle lança un regard de détresse à son mari avachi dans un fauteuil à l’intérieur de la tente qu’éclairaient les flammes vacillantes d’une dizaine de bougies. Outre la table et le fauteuil, leur mobilier se composait d’un matelas encore nu, de draps tire-bouchonnés dans un coin, d’une desserte basse, de deux tabourets de bois, d’un tapis rongé jusqu’à la trame, de quelques vêtements et de chaussures épars, d’une malle en fer et d’un réchaud à bois posé sur un trépied métallique. « Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il fabriquait, ce fichu vaurien ! finit-elle par lâcher entre ses lèvres pincées. De toute façon, il a été bouffé par ces satanés clebs. En quoi est-ce que ça peut t’intéresser ? » Solman perçut la musique caractéristique – et horripilante – du mensonge. « Qu’est-ce qu’il faisait, comme travail ? » Izbel leva les bras au ciel. « Je t’ai déjà dit que j’en savais rien… – Je ne te crois pas ! » En arrière-plan, Solman vit se déployer la carcasse du mari, au ralenti, comme s’il affrontait un air plus dense que de l’eau. Un type immense, plus de deux mètres, des battoirs énormes, un pantalon élimé retroussé sur des mollets saillants, des pieds nus et noirs de crasse, une chemise écrue entrouverte sur un torse aussi velu qu’une fourrure de sanglier, une barbe de plusieurs jours, un crâne lisse, sillonné par les croûtes des estafilades semées par le rasoir, des yeux dissimulés par des lunettes teintées, comme la grande majorité des chauffeurs. « Fiche le camp ! » Des vibrations plus agressives que celles de la femme émanaient de sa voix basse, puissante, qui s’était fichée comme l’extrémité d’un fer rouge dans le ventre de Solman. Un homme comme lui aurait pu tuer pour soumettre une femme à ses désirs, un homme comme lui aurait pu poignarder son père et sa mère. Quel âge pouvait-il avoir ? Trente-cinq ans, peut-être quarante, soit l’âge qu’auraient atteint ses parents s’ils avaient vécu. Les membres du conseil n’avaient jamais retrouvé l’assassin mais cela ne voulait pas dire que ce dernier avait déserté la caravane aquariote. « T’as entendu, donneur ? On n’est pas au tribunal du grand rassemblement ! T’as aucun droit de nous poser des questions. Alors fiche le camp ! » Il n’avait pas tort. Tant que le conseil n’assignait pas un individu à comparaître, rien ni personne ne l’obligeait à répondre aux questions, une règle destinée à protéger les barrières d’une intimité déjà profanée par la condition nomade et la vie communautaire. Si Solman voulait les interroger, il lui faudrait obtenir l’accord des deux tiers des membres du conseil. Sculptés par la lumière rasante des phares, les visages de ses vis-à-vis semblaient flotter dans le vide. Le campement résonnait d’une activité joyeuse, bruissante. Les étoiles entrelaçaient leurs guirlandes scintillantes au fond des abysses célestes. Demain, les camions referaient le plein de gaz à la réserve des portes de l’Oise, contourneraient la mystérieuse forêt de l’Île-de-France et prendraient la route du Sud-Ouest, des longues plages de sable de la côte atlantique. Dans un mois se tiendrait le grand rassemblement, on procéderait à la distribution d’eau, aux jugements, on exécuterait les sentences, puis on descendrait encore plus au sud, de l’autre côté de la barrière pyrénéenne, là où un soleil poussif leur permettrait d’attendre sans trop souffrir le retour de la belle saison. « Ça ne se passera pas comme ça, marmonna Solman. – Des menaces ? » gronda le chauffeur. Solman n’avait pas pensé à ses vis-à-vis lorsqu’il avait prononcé ces paroles. Il haussa les épaules, pivota sur lui-même et s’enfonça en claudiquant dans le cœur du campement. Chapitre 7 « Regarde comme elle se tend ! Doit y avoir un énorme gisement d’eau potable dans ce fouillis. » L’excitation enflammait les yeux habituellement mornes d’Helaïnn l’ancienne. Curieusement, alors qu’elle ne lui avait pratiquement pas adressé la parole à l’occasion de la rhabde ukrainienne, elle semblait aujourd’hui encline à se confier à Solman. Peut-être parce qu’elle était seule, qu’elle n’était plus tenue de jouer un rôle devant son groupe, de prouver que l’âge ou la faiblesse ne diminuaient en rien les pouvoirs d’une sourcière. La caravane resterait immobilisée toute la journée aux abords de la réserve de gaz liquéfié des portes de l’Oise, la plus importante de tout le territoire européen. Une réserve, comme les retenues d’eau potable, enfouie cinquante mètres sous terre par les armées de la ligne PMP. Pour prélever le gaz, stocké dans d’immenses cuves souterraines faites d’un alliage indestructible, les Aquariotes utilisaient un système de pompes automatiques et blindées dont, près de cent ans plus tôt, les fondateurs du peuple avaient déniché les codes d’accès. Seuls les six membres du conseil détenaient les combinaisons de dix chiffres et dix lettres qui déclenchaient les vannes d’ouverture et commandaient le flux du précieux liquide. Le tableau électronique maintenu, comme tout le système, par un groupe électrogène lui-même alimenté en gaz et entretenu par des mécabots leur permettait de surveiller l’état des stocks avec une extrême précision. Au train où allaient les choses, la réserve des portes de l’Oise assurait au peuple aquariote encore plus d’un siècle d’énergie, une durée probablement supérieure à l’espérance de vie des camions. Cette abondance presque insolente dans un monde marqué par les pénuries avait suscité bien des convoitises. Trente ans plus tôt par exemple, le peuple léote avait enlevé deux mères du peuple afin de les contraindre sous la torture à révéler les codes. Comme elles avaient refusé de parler, on les avait découvertes quelques jours plus tard empalées sur des pieux, écorchées de la tête aux pieds. Une autre fois, c’était un clan des Slangs, les troquants d’armes, qui avait menacé d’exécuter une vingtaine d’otages, des femmes et des enfants, si on ne lui donnait pas les fameuses combinaisons. Les femmes avaient été violées et suppliciées, les enfants disséminés morceau par morceau sur les principales routes, mais, malgré la pression des parents et des maris, le conseil aquariote n’avait pas cédé. Le message adressé aux autres peuples ou aux autres groupes était clair : quel que soit le prix à payer, les Aquariotes n’accepteraient jamais de se séparer de leur gaz, pas davantage de leur réserve des portes de l’Oise que de celles, mineures, de Bavière, de Hongrie et de Moldavie. Et ils opposaient un argument choc à ceux qui, lors des rassemblements, contestaient cette mainmise sur les derniers gisements énergétiques de l’ancienne civilisation : comme ils étaient les seuls à pouvoir trouver de l’eau potable, les priver de gaz revenait à condamner à mort tous les survivants du conflit qui avait secoué la Terre pendant près de trente ans. « Si je ne la retenais pas, elle volerait ! » s’exclama Helaïnn. Solman examina la baguette de coudrier en forme de Y dont elle empoignait fermement les deux branches et dont la pointe se tendait à l’horizontale en direction de la forêt. Les arbres agitaient leurs feuillages comme des spectres bruissants. Les fleurs pourpres s’épanouissaient comme des taches de sang sur le fond vert et frémissant, renforçaient l’impression d’hostilité qui se dégageait de cette masse sombre, impénétrable. « Et tu sais si l’eau est potable ? demanda Solman. – La meilleure de toutes ! affirma Helaïnn. Une eau pure comme aux premiers jours. Ma baguette ne m’a jamais trompée. – Elle ne réagit pas lorsque l’eau est empoisonnée ? – Si, mais elle ne chante pas avec la même force. – C’est vrai que tous ces arbres doivent bien s’abreuver quelque part, ajouta Solman. – Et les animaux sauvages, peut-être qu’ils y viennent boire eux aussi… » Ils s’étaient retrouvés là tous les deux par hasard, lui parce qu’il avait sauté sur l’occasion de passer quelques heures loin de Raïma, prise toute la journée par ses consultations, elle parce que sa baguette l’avait irrésistiblement attirée vers la forêt, comme chaque fois que la caravane traversait l’Île-de-France. Elle n’était pas la seule, d’ailleurs, à brûler d’envie de franchir cette muraille vivante, de plonger dans le cœur occulte de cette végétation intrigante. On ne comptait plus les Aquariotes et les membres des autres peuples qui avaient un jour cédé à la tentation. On ne les avait jamais revus, ce qui avait validé l’hypothèse d’une forêt machiavélique et meurtrière. D’autres histoires, plus anciennes, prétendaient qu’elle protégeait une cité fabuleuse, un éden où les rares hommes de bien de l’ancienne civilisation étaient plongés dans un sommeil profond dont ils se relèveraient lorsque la terre aurait reconstitué ses forces et réuni tous ses enfants. La meilleure façon de l’explorer aurait été de la survoler, mais les pilotes du peuple des airs qui avaient lancé leurs machines volantes au-dessus de l’Île-de-France avaient tous disparu. Il existait d’autres forêts dans différentes régions d’Europe, une au nord de l’Espagne, une au nord de l’Italie, une au centre de l’Allemagne et quelques autres encore, mais aucune d’elles ne se dressait comme celle-ci au beau milieu d’un espace dégagé, aucune d’elles n’exerçait une telle fascination. Le soleil se levait dans une débauche de lumière qui teintait de rose et de mauve les écharpes de brume enroulées autour des reliefs. Solman avait transféré tout le poids de son corps sur sa jambe normale, l’autre ayant été mise à mal par les trois ou quatre kilomètres de marche depuis le campement. Il mourait d’envie de s’asseoir dans l’herbe encore perlée de rosée, mais son orgueil lui commandait de rester debout, de contenir sa souffrance devant cette femme âgée qui s’interdisait de montrer ses faiblesses. « Le temps est venu pour moi de… » Elle s’interrompit et fixa sa baguette toujours tendue vers la forêt. Il avait déjà deviné ce qu’elle tentait de lui dire. Elle n’était plus Helaïnn la sourcière en cet instant, mais une femme qui abaissait ses barrières et dénudait son âme, une femme qui se débarrassait du fardeau de la vie. « ... suivre ma baguette. Tu es un donneur, Solman, tu sais que je suis déjà morte une fois, quand j’ai perdu mes enfants. – Je ne l’aurais pas su si on ne me l’avait pas raconté », dit Solman en écartant les bras. Il lut dans ses yeux qu’elle ne le croyait pas. « Pendant quarante-cinq ans, j’ai été morte à l’amour, morte aux autres. Mon mari a quitté un matin le campement et n’est jamais revenu. Je suppose qu’il ne supportait plus de vivre avec une femme fossilisée. Une seule chose m’a retenue à la vie durant toutes ces années : la rhabde. Ma baguette est devenue ma seule famille, ma seule confidente, la quête d’eau ma seule joie. » Le vent froid plaquait sa robe de laine sur sa peau et soulignait les brisures de son corps décharné. « Je pensais partir seule, sans témoin, mais finalement je suis heureuse que tu sois là. Nous ne t’avons pas réservé un bon accueil lorsque tu t’es joint à notre rhabde, et de ça, je voudrais te demander pardon. » Solman s’abstint de lui répliquer qu’il n’avait pas eu besoin de faire appel à ses dons de clairvoyant pour déceler l’hostilité de son groupe. « Nous, les sourciers, nous avons reçu le pouvoir de trouver l’eau, de perpétuer la vie. Et nous sommes jaloux de ce pouvoir. – C’était le grand principe des religions mortes, intervint Solman. Faire croire à leurs adeptes qu’ils appartenaient à une élite. » Helaïnn eut une brève expression de surprise, puis elle hocha la tête avec un sourire entendu. « C’est exactement ça : nous sommes persuadés que nous formons une élite. Nous méprisons les chauffeurs, les mécaniciens, les lavandiers, les tisserands, les autres peuples… et même les membres du conseil. En réalité, nous ne craignons que ceux que nous croyons supérieurs, les donneurs. Toute la journée que tu as passée avec nous, Solman, nous avons vécu dans la peur. Dans une peur atroce… – Peur de quoi ? – Que tu brises nos illusions. Que tu nous voies comme nous sommes, de pauvres humains sous nos habits de sourciers. – J’avais seulement l’intention d’assister à une rhabde. – Je le sais maintenant, et je sais aussi que tu seras toujours seul, que tu rencontreras toujours la peur et la haine autour de toi. Personne n’aime les donneurs parce que tout le monde a quelque chose à se reprocher. Personne n’aime être placé devant le miroir de la vérité. Tu as deviné quelle mauvaise femme je suis, n’est-ce pas ? » Solman détecta, tapi dans sa voix, un mal indicible, si profondément enfoui qu’il aurait échappé à l’investigation de tout clairvoyant. Il prit une longue inspiration pour essayer de dissiper son malaise et secoua la tête. « Mes enfants n’ont pas été enlevés par des chiens errants, poursuivit Helaïnn d’une voix tremblante, entrecoupée de hoquets. Je les ai moi-même… jetés dans un précipice. Ils me prenaient trop de temps, tu comprends, ils m’empêchaient de partir en rhabde. Je ne les ai pas tués sur un coup de colère, c’était une décision mûrement réfléchie. L’eau est une maîtresse exigeante, tyrannique… » Comme Raïma, pensa Solman. « ... j’ai renié l’épouse et la mère, je me suis volontairement fermée à l’amour pour mieux lui plaire, pour mieux l’apprivoiser, je me suis asséchée comme ces terres désertiques qui guettent la moindre trace d’humidité. » Des larmes épaisses roulaient sur ses joues. Elle pleurait à nouveau après un demi-siècle d’aridité. Elle ne s’attendrissait pas sur ses enfants, mais sur elle-même, sur le sacrifice terrible qu’avait exigé d’elle son pouvoir de sourcière, et la baguette s’abaissait dans ses mains, piquait vers le bas, comme perturbée par cette eau soudaine et amère qui jaillissait de son corps. « Je suppose qu’à tes yeux je suis un monstre… – Je ne suis pas juge », répondit Solman. Il ne pouvait la condamner, il ressentait toute sa détresse, toute sa souffrance, il sombrait avec elle dans un gouffre noir et froid, sans aucune prise à laquelle se raccrocher, aucune épaule sur laquelle se poser. « Tous les choix sont injustes, ajouta-t-elle. La mère Nature elle-même est injuste. » Le voisinage de la mort lui donnait le courage de blasphémer, de fouler aux pieds les croyances des peuples nomades. Elle essuya ses larmes d’un revers de manche énergique. « Toi aussi tu seras confronté à des choix, Solman. Quoi que tu fasses, tu sèmeras les graines du malheur dans tes sillons. Aux autres, tu diras de moi ce que tu voudras. – Qu’est-ce que tu vas chercher là-dedans ? – La paix, peut-être, si la Mère de toute chose veut bien me prendre en pitié… » Ayant prononcé ces mots, elle se détourna avec brusquerie et se dirigea d’un pas alerte vers la forêt. Elle s’enfonça dans la muraille vert sombre sans marquer la moindre hésitation, sans se retourner une seule fois. Les troncs et les branches basses parurent s’écarter sur son passage. Solman vit disparaître la tache claire de sa silhouette dans la pénombre du couvert. Il entendit des craquements de branches mortes, puis un silence sépulcral retomba sur les lieux, effleuré par le friselis des feuilles et les bourdonnements d’insectes. Assis dans l’herbe, il observa pendant de longues heures les mouvements des frondaisons agitées par la brise. Il percevait une forme de cohérence, d’intelligence dans cet enchevêtrement en apparence chaotique, inextricable. Une intelligence qui n’avait rien à voir avec l’ordre naturel : elle évoquait l’habileté manœuvrière des chiens quelques jours plus tôt, comme si la horde et la forêt étaient habitées par une conscience unique. Il éprouvait la même sensation de présence, d’attention vigilante, maléfique, il captait le même arrière-plan, la même intention destructrice. Était-ce la nouvelle mutation de la nature, une alliance criminelle entre les règnes végétal et animal destinée à éliminer les derniers hommes ? La quatrième trompette dont parlait Raïma ? Il sut en tout cas que les arbres ne laisseraient pas Helaïnn l’ancienne aller au bout de son dernier rêve. Après avoir contourné l’Île-de-France, la caravane avait pris la direction de l’ouest, une piste qui présentait l’avantage d’être parfaitement plate et dégagée. Elle évitait le Massif central, un ensemble pas très haut mais toujours difficile à franchir, et longeait, à partir de l’estuaire de la Gironde, les plages dorées et parfumées des Landes. Les Aquariotes ne se baignaient pas dans l’Atlantique, à cause du poison des anguillesGM – ils n’auraient de toute façon jamais osé affronter les gueules grondantes et écumantes des vagues –, mais ils appréciaient l’air imprégné d’iode et le couvert reposant des étendues de pins. La disparition d’Helaïnn l’ancienne n’avait pas soulevé un grand émoi dans la caravane. On la savait vieille, on la savait fatiguée, seule, rien d’étonnant à ce qu’elle eût décidé de « franchir l’autre porte ». Bon nombre d’anciens choisissaient ainsi de partir d’eux-mêmes plutôt que de devenir un poids mort, une bouche inutile. On gardait ceux qui s’accrochaient à la vie malgré tout, mais on ne leur épargnait aucune humiliation, on ne ratait aucune occasion de leur faire regretter leur entêtement. L’état du pont métallique enjambant la Gironde avait suscité les plus vives inquiétudes avant son franchissement. Cependant, les chauffeurs avaient préféré courir le risque de le traverser plutôt que de prendre la piste de contournement du fleuve et d’effectuer un détour de plusieurs centaines de kilomètres. Un à un, les camions s’étaient élancés sur le tablier percé par endroits et avaient gagné l’autre rive sans encombre – et sans passagers, les chauffeurs ayant décidé d’alléger au maximum le poids de leurs véhicules. Accoudés au parapet, Solman et Raïma étaient restés un long moment à contempler l’estuaire, large en cet endroit de deux ou trois cents mètres, un miroir apaisant, bordé de rives boueuses, brisé de temps à autre par les carcasses à demi immergées de grands bateaux couchés. Solman n’avait rien révélé des aveux d’Helaïnn à quiconque, pas même à Raïma. Il était revenu de la forêt démoralisé, non pas à cause de la vieille sourcière, mais parce que le sentiment avait grandi en lui d’être le jouet d’une force invisible et omnipotente. Le soir de la première halte sur les bords de l’Atlantique, il éprouva le besoin d’en toucher quelques mots à mère Gwenuver. Il attendit que les cinq autres membres du conseil eussent déserté la tente pour lui faire part de son pressentiment. Assise sur son fauteuil de la salle du conseil, elle l’écouta en silence, les yeux perdus dans le vague, puis elle se redressa et le dévisagea d’un air sévère : « Les idées de Raïma sont contagieuses. Elle t’a chamboulé l’esprit avec ses idées sur les religions mortes, sur l’Apocalypse. – Il ne s’agit pas de ce que pense Raïma, vénérée mère, mais de ce que moi je ressens. » Un sourire condescendant, crispant, effleura les lèvres épaisses de Gwenuver. « Allons, mon cher fils, tu n’ignores pas que les pensées ont un grand pouvoir d’influence… – C’est exactement ce que vous êtes en train d’essayer de faire, maugréa Solman. M’influencer. » Elle parut offusquée par sa remarque. Avec des gestes secs, brutaux, elle remit un peu d’ordre dans sa tenue chiffonnée, toujours les mêmes tuniques et jupes amples aux teintes acidulées. Les grondements lointains et réguliers de l’Océan rythmaient le ronronnement des moteurs et s’échouaient dans la pénombre de la tente où s’engouffrait une entêtante odeur de résine. « Je ne pense qu’au bien du peuple aquariote, Solman. » Gwenuver ne mentait pas, mais il captait dans sa voix une note cynique, dissonante, qui trahissait une disposition à employer tous les moyens pour atteindre ses buts. Une pensée traversa l’esprit de Solman, qu’il rejeta avec violence d’abord, mais qui continua de tracer son chemin. « Tu trouveras toujours la peur et la haine autour de toi », avait déclaré Helaïnn l’ancienne. Gwenuver, la vénérée mère du peuple, avait peur de lui en cet instant : de minuscules gouttes de sueur perlaient aux coins de ses lèvres, ses mains tremblaient légèrement, ses yeux voletaient d’un coin à l’autre de la tente comme des oiseaux pris au piège. « Raïma n’a pas été blessée par les chiens l’autre nuit », dit-il en détachant chacune de ses syllabes. L’infime tressaillement de la vieille femme ne lui échappa pas, pas davantage que son effort pour se ressaisir et garder le contrôle d’elle-même. « Qui alors ? Un cavalier de l’Apocalypse ? » Elle avait tenté de donner un tour badin à ses paroles mais sa voix avait sonné comme un instrument désaccordé. « Un Aquariote, déclara Solman, très calme. Il s’appelle Rilvo. Vous le connaissez ? » Les paupières mi-closes, elle feignit de fouiller dans ses souvenirs pour se donner le temps de la réflexion, puis elle rouvrit les yeux et lui décocha un regard offensif, venimeux. « J’ai l’impression d’être soumise à l’interrogatoire, mon cher fils. Ai-je commis une faute si grave qu’elle me vaille le feu de tes questions ? » Elle se retranchait derrière son statut de mère pour inverser le rapport de forces. Elle avait parfaitement repris empire sur elle-même mais sa brève montée de panique confortait Solman dans l’idée qu’elle était mêlée, de près ou de loin, à la tentative d’assassinat sur Raïma. Personne n’aime les donneurs parce que tout le monde a quelque chose à se reprocher… « D’autre part, pourquoi avoir attendu tout ce temps pour me confier une histoire qui regarde la sécurité du peuple aquariote ? » Il venait de s’en faire une adversaire directe, une ennemie qui n’hésiterait pas à recourir aux méthodes les plus radicales pour ne pas être éclaboussée par un scandale, pour ne pas subir le sort des pères et des mères qui étaient convaincus d’avoir trahi la confiance de leur peuple : la mort par absorption d’ultra-cyanure. « Je ne vous accuse d’aucune faute, vénérée mère, et je ne voulais pas vous déranger avec ça. Il ne s’agissait sans doute que d’une tentative de viol qui a mal tourné. Et puis les chiens ont déjà puni Rilvo. » Il perçut la détente immédiate et abrupte de tous les muscles, de toutes les articulations, de tous les nerfs de mère Gwenuver. Elle passa ses doigts écartés dans la masse grise de ses cheveux, se leva, fit quelques pas pesants en direction de l’ouverture de la tente, éteignit au passage la lampe à gaz suspendue à une des barres de l’armature. « Nous tâcherons de tirer ça au clair. Prends garde à toi, Solman : tu perds le sens des priorités depuis que tu t’es installé dans la voiture de Raïma. Ton statut de clairvoyant ne te donne pas tous les droits. » Elle sortit dans la nuit sans se retourner. Sa voix chargée de menace vibra un long moment dans le silence de la tente. Désormais, Solman n’aurait plus jamais un moment de tranquillité dans l’enceinte du campement aquariote. Chapitre 8 Retardé par sa quête de l’eau en Ukraine, par l’éboulement dans les Carpates orientales, puis par l’attaque des chiens sur les plaines du Nord, le peuple aquariote arriva avec près de deux semaines de retard sur les lieux du grand rassemblement annuel, dans une région du sud-ouest de la France qui portait le nom de « Pays basque ». Aux cris et aux démonstrations de joie qui accueillirent la caravane, Solman comprit que les autres peuples avaient eu peur de manquer d’eau, une pénurie qu’ils n’auraient pas réussi à compenser avec les systèmes de récupération et de filtration des eaux de pluie installés sur leurs véhicules. Rares étaient les nomades qui venaient des régions du Nord ou du Centre. La plupart erraient sur les pourtours du Bassin méditerranéen, où la douceur du climat et l’abondance du gibier rendaient les conditions de vie moins difficiles. Ils étaient des dizaines de milliers sur cette aire plane, arborée, bordée d’un côté par la barrière pyrénéenne, d’un autre par l’océan Atlantique, d’un autre encore par un immense terrain vague qui abritait des ruines mangées par la végétation. Les langues variaient selon les origines. Les uns parlaient le neerdand, d’autres utilisaient un dialecte dérivé de l’anglais et d’autres, dont le peuple aquariote, un français teinté d’italien et d’espagnol. Tous employaient le langage universel des gestes et des mimiques quand les mots ne suffisaient pas. Si les principaux peuples recensaient plusieurs milliers d’individus, certains n’en comptaient que quelques centaines, voire quelques dizaines. Ces derniers étaient appelés à disparaître, ou à être assimilés par des groupes plus importants. Hormis les camions du peuple aquariote, les moyens de transport, variés, reposaient sur la seule force des énergies naturelles. Bon nombre de véhicules, équipés de roues souples et d’immenses voiles de toile, n’étaient mus que par la force du vent, une particularité qui limitait les déplacements de leurs occupants aux étendues plates et aérées. Construits dans un bois léger, ils ressemblaient à des bateaux échoués sur terre avec leurs rangées de mâts, leurs formes élancées, leurs proues effilées et ornées de figures allégoriques dont la plus courante était un buste de femme avec une queue de dragon pour bassin et des serpents pour cheveux. Les plus petits accueillaient une ou deux familles, les plus grands des clans de cinquante à soixante personnes. Solman, qui avait visité plusieurs de ces engins à l’occasion des rassemblements, avait été surpris par la qualité de l’aménagement intérieur, par cette volonté farouche d’exploiter la moindre parcelle d’espace, de rechercher le meilleur compromis entre confort et aspect pratique. Les senteurs de bois, de résine et de la substance végétale dont on enduisait les coques lui avaient paru infiniment plus attirantes que les odeurs de gaz ou de rouille des camions. De même les cabines richement meublées et décorées lui avaient laissé une impression mille fois plus agréable que les austères tentes aquariotes. Enfant, il avait assimilé cette découverte à un déni de justice : n’était-ce pas aux Aquariotes, le peuple le plus puissant du territoire européen, de bénéficier des meilleures conditions d’existence ? Pourquoi les porteurs d’eau, les garants de la vie, devaient-ils se contenter de ces maisons de toile si étouffantes en été et si glaciales en hiver ? Un jour, il s’en était ouvert à mère Gwenuver. Elle l’avait pris sur ses genoux et lui avait assuré que la grandeur du peuple aquariote ne résidait pas dans la splendeur de ses habitations, mais dans sa liberté, dans son indépendance. Et votre grandeur d’âme, vénérée mère, où réside-t-elle à présent ? Dans le poignard du tueur que vous avez lancé sur Raïma ? Solman profita des quelques heures de liberté qui lui restaient avant les sessions du grand conseil et les jugements pour explorer les différents campements. Il ne respira pas cette insouciance joyeuse, cette atmosphère de fête qui régnaient d’habitude dans les allées du rassemblement. On chantait bien sûr, on sortait les flûtes, les guitares, les violons, les accordéons, les harmonicas, on dansait parfois, garçons et filles se chahutaient entre les draps et, les vêtements suspendus sur des fils à linge, on s’ébattait dans l’herbe, on s’ébrouait dans les baignoires collectives à nouveau pleines, on mangeait de bel appétit les morceaux de viande grillés sur des lits de braises, les gourdes de vin de raisin sauvage ou d’alcool de baie volaient de main en main, de lèvres en lèvres, on s’embrassait, on s’enlaçait sous les roues des véhicules ou sur les litières de paille, les couples faisaient l’amour sans prendre la peine de se cacher… mais une ombre planait sur ce grand désordre, qui teintait de gravité les yeux des uns et des autres, qui figeait les rires et les gestes, qui enrobait d’un frémissement glacé la chaleur enivrante de cette fin d’été. Solman erra au milieu d’une multitude d’appareils métalliques équipés de capteurs solaires. Il fallait d’énormes panneaux noirs pour piéger la lumière du soleil, la transformer en énergie et actionner des véhicules trois ou quatre fois moins volumineux que les camions aquariotes. Des mécaniciens vêtus d’un seul short s’agitaient sous les capots ouverts, sous les ponts, sous les roues cerclées de gomme végétale. Solman entrevit des corps de femmes et d’enfants par les ouvertures des habitations en forme d’igloo dressées par groupes de quatre ou cinq au centre d’un cercle délimité par les braseros et les futailles d’eau. Il croisa un regard surpris, effrayé, dans la pénombre d’une tente. Il se souvint que les Albains tenaient cloîtrées leurs femmes et leurs filles pubères jusqu’à la tombée de la nuit, une coutume héritée de l’ancien temps à laquelle ils n’avaient jamais renoncé malgré les mises en demeure réitérées du conseil général des peuples. Un remugle d’étable l’avertit qu’il approchait d’un campement de nomades qui, comme les Sheulns, se déplaçaient à bord de chariots bâchés tirés par des attelages, des chevaux, des bœufs mais aussi des lamas et des dromadaires. Ceux-là, les Ariotes, utilisaient davantage d’eau que les autres pour abreuver leurs bêtes et, donc, fournissaient d’importantes quantités de nourriture et de produits de première nécessité au peuple aquariote. Dans une semaine, ils se lanceraient sur les pistes poussiéreuses d’Espagne en direction du Sud puis, à peine arrivés, ils devraient rebrousser chemin pour participer au prochain rassemblement. Le désert avait débordé du cadre de l’Afrique du Nord pour s’étendre à toute la péninsule ibérique, hormis sur la côte atlantique où la fraîcheur marine avait préservé un marais verdoyant d’environ cinquante kilomètres de largeur. Un garçon d’une quinzaine d’années avait un jour expliqué à Solman que cette frange à la fois dérisoire et essentielle abritait les troupeaux sauvages et constituait la seule richesse des Ariotes. Son regard s’était enfiévré lorsqu’il avait évoqué la saison des chasses, les chevaux ou les dromadaires lancés au triple galop derrière les vaches noires, vives, dangereuses quand elles se sentaient traquées, les tourbillons de poussière, l’odeur de sueur et de sang, les cavaliers munis de piques qu’ils devaient plonger entre les vertèbres de leur proie pour atteindre le cœur. Ils possédaient des armes à feu comme tous les nomades, fusils d’assaut, pistolets, revolvers, mais leur tradition leur interdisait de s’en servir pendant les battues. Sans cesse obligés de se déplacer pour laisser aux troupeaux le temps de se régénérer, ils boucanaient les quartiers de viande qu’ils enrobaient ensuite de miel pour allonger leur durée de conservation. Le torse bombé, le garçon avait affirmé que, pour sa première chasse, il avait tué deux vaches et un taureau de cinq cents kilos, mais, malheureusement pour lui, Solman n’avait pas pu faire autrement que de percevoir la musique grossière du mensonge dans le récit de ses exploits. « Hé ! » Solman se retourna et avisa un vieillard qui venait dans sa direction. Crâne dégarni, cerclé d’une couronne de cheveux blancs, rides tellement profondes qu’elles semblaient découper des écailles brunes sur ses joues et son front, yeux noirs et perforants sous les buissons rêches des sourcils. Il portait la tenue traditionnelle du peuple lanx, une chemise claire à manches longues, un pantalon bouffant resserré aux chevilles, des chaussures de cuir montantes à bout recourbé et pointu qu’on appelait des babouttes. Sa claudication, légère mais réelle, fit prendre conscience à Solman que sa propre jambe commençait à fatiguer. Tout près, deux dromadaires attachés aux rayons d’une roue plongeaient le mufle dans un monticule d’herbes sèches. Un chien domestique dormait, le museau enfoui entre ses pattes croisées, à l’ombre d’un tonneau. À l’intérieur du chariot, une jeune Ariote à la peau dorée, à genoux sur un coussin, démêlait avec un peigne de corne les torrents noirs de sa chevelure. Arrivé à hauteur de Solman, le vieil homme s’essuya le front d’un revers de manche et parut chercher ses mots. « Je te connais, dit-il enfin d’une voix essoufflée. Tu es le donneur du peuple aquariote… » Les mots se bousculaient dans son français rocailleux. Sur ses gardes, Solman acquiesça d’un hochement de tête. « J’ai assisté au jugement l’an dernier, reprit le vieillard. – Sa voix ferme, claire, donnait l’impression de ne pas appartenir à ce corps délabré. – Enfin, au jugement que tu as prononcé… » Solman battit le rappel de ses souvenirs. L’an dernier… Le conseil du peuple lanx avait sollicité son arbitrage pour une querelle entre deux familles qui se disputaient la propriété d’un véhicule à voile et du mobilier afférent. Une ronde de visages à la fois inquiets et grimaçants avait déversé un flot de paroles ordurières et fielleuses à ses pieds. Les versions étaient contradictoires, bien entendu, mais il s’était rendu compte que ni les uns ni les autres n’avaient vraiment la volonté de tricher, qu’ils présentaient la vérité à leur façon, qu’ils déformaient les faits au gré de leurs intérêts. Ils les avaient renvoyés dos à dos, attribuant le véhicule aux uns et le mobilier aux autres. Sa sentence avait mécontenté les deux parties qui, comme elle émanait d’un donneur, qu’elle était donc irréfutable et exécutoire, n’avaient pas eu d’autre choix que de l’accepter. Il ne se remémorait pas, en revanche, le visage du vieux Lanx qui se tenait devant lui. « J’étais dans l’assistance. Une femme de l’une des deux familles était ma fille. Je dois reconnaître, fais excuse, que ton jugement ne m’a pas donné satisfaction… – Évidemment, coupa Solman d’un ton sec. Vous ne pouviez pas être neutre. » Les yeux perçants du vieil homme s’abaissèrent vers le sol craquelé où s’activaient des cohortes de grosses fourmis noires. Cris, rires, chants, cliquetis, claquements, aboiements, hennissements, blatèrements, ronronnements et grincements s’entrelaçaient en volutes étourdissantes, insaisissables, au-dessus des véhicules et des habitations éphémères. Le soleil brillait de tous ses feux mais le bleu délavé du ciel préludait à une offensive imminente du froid. « Ma fille est morte deux mois après le rassemblement, reprit le vieux Lanx. On a retrouvé son corps sur une crique de la côte dalmate. J’ai cru qu’elle avait été assassinée par la famille rivale et, à ce moment-là, donneur, je t’ai haï… » Solman ressentit toute la virulence de cette haine, une vague blessante qui le traversa et s’évanouit en abandonnant une écume d’amertume dans sa gorge. « Je t’ai haï de ne pas avoir tranché, de ne pas avoir donné raison aux uns ou aux autres… – Personne n’avait tort ou raison », murmura Solman. Il se demandait où voulait en venir son vis-à-vis et commençait à perdre patience. Il lui tardait de regagner la voiture de Raïma, de boire un peu d’eau, de s’allonger sur une banquette, de détendre sa jambe tétanisée. « Des chiens l’ont égorgée et vidée de ses entrailles… » Un aiguillon familier griffa le ventre de Solman. « Les familles lanx possèdent toutes des chiens dressés, poursuivit le vieil homme. Nous les troquons aux Virgotes contre l’huile et le sel. Je me suis dit que l’autre famille, celle à qui tu as attribué les meubles, avait lâché ses chiens sur ma fille. Elle avait un fichu caractère, ça aussi je dois le reconnaître. C’est elle qui a déclenché tout ce ramdam. Elle s’était mise en tête que ce raterre… – Raterre ? – C’est comme ça que nous appelons nos glisseurs à voile. Que ce raterre, donc, lui revenait. J’ai voulu me venger, j’ai troqué un pistolet aux Slangs contre toute ma réserve de sel. Et puis, quelques jours plus tard, on a découvert d’autres corps, des hommes, des femmes, des enfants, appartenant aux deux familles et à d’autres, égorgés, éventrés eux aussi. » Le vieux Lanx marqua un temps de pause pendant lequel il fixa sans les voir les deux dromadaires qui continuaient de brouter leur herbe sèche, relevaient de temps à autre la tête, se lançaient dans un ballet frénétique et désordonné des mâchoires qui donnait à penser qu’elles étaient sur le point de se disloquer. « Des chiens sauvages ? demanda Solman. – Une horde, acquiesça le vieil homme en hochant la tête. Mais pas comme les autres, imprévisible, insaisissable. Elle a tué plus de deux cents des nôtres avant de disparaître. – Vos chiens dressés ne vous ont pas avertis ? – La horde a trouvé le moyen de déjouer leur flair et d’en saigner quelques-uns. Je ne crois pas aux religions mortes, mais… » Le vieux Lanx lança un coup d’œil furtif par-dessus son épaule, s’attarda un court instant sur la jeune Ariote qui continuait de se peigner en poussant de petits cris à l’intérieur du chariot. « Cette horde me fait penser aux légions des démons décrites dans les anciens livres, reprit-il à voix basse. J’ai essayé d’en parler aux autres, mais ils sont convaincus que la mort de ma fille m’a rendu fou. Je suis fou, c’est vrai, mais seulement de chagrin. Ils disent que ces chiens sont juste un peu plus malins que les autres et que, tôt ou tard, ils finiront par tomber dans un piège. – Et pourquoi m’en parler à moi ? – Parce que tu es un clairvoyant, que tu vois la vérité en chacun. Nous avons bien un prétendu donneur chez les Lanx, mais personne ne lui fait confiance. La preuve, c’est toi qu’ils sont allés chercher pour régler cette satanée querelle. Et puis… » Après avoir jeté un deuxième regard derrière lui, il se pencha sur l’oreille de Solman : « Je n’ai plus confiance dans les pères et les mères des peuples. – Sa voix n’était plus qu’un maigre filet sonore qui pouvait se tarir à tout moment. – Ils prétendent nous conduire vers un monde meilleur, mais qu’est-ce qui a changé depuis la fin de la Grande Guerre ? Où mènent ces pistes que nous parcourons sans but ni trêve ? Où est la terre aimante et généreuse de nos rêves ? – C’est une question de temps, avança Solman. Ils ont organisé notre survie en attendant que la terre se régénère. » En même temps qu’il prononçait ces paroles, il se rendit compte que ce genre d’argument ne le convainquait pas, que la vérité se trouvait ailleurs, dans cette faille, précisément, entre intention et action, entre futur et présent, entre avoir et être. « Le nombre de saloperies qu’on a pu faire au nom du temps ! grommela le vieux Lanx. Pour améliorer ceci, pour entreprendre cela, pour amasser encore cela. Un beau jour, on se réveille vieux et on s’aperçoit qu’on a couru toute sa vie après des leurres. Tu es un des seuls à pouvoir comprendre ça, donneur : quand tu vois la vraie vérité, tu vois le présent. » La métamorphose semblait s’accélérer chez Raïma. Des tumeurs se formaient à présent sur son visage et son cou, peu volumineuses encore, mais présentant les mêmes caractéristiques que les excroissances de son corps. Solman la surprenait parfois en train de pleurer devant le petit miroir posé sur la tablette supérieure d’une banquette. Le sentiment de compassion qui le saisissait alors se doublait d’une violente réaction de rejet. La monstruosité lui répugnait, sans doute parce qu’il était lui-même un monstre et qu’il n’acceptait pas de contempler son reflet dans Raïma. Ce dégoût lui apparaissait comme une double trahison mais comment résister à ce torrent de boue qui jaillissait du plus profond de lui et emportait toute raison sur son passage ? Il n’avait plus envie d’elle, même si un désir mécanique s’éveillait lorsqu’il se couchait contre elle et qu’il répondait à ses avances avec toute la fougue de sa jeunesse. Elle avait changé depuis quelques jours, elle avait perdu de sa combativité, comme ces fauves traqués qui se résignent après avoir jeté leurs forces déclinantes dans une dernière charge. Elle devenait moins exigeante, moins tyrannique, comme si elle avait admis qu’elle ne pouvait pas le garder près d’elle plus longtemps, que sa vie à lui ne faisait que commencer tandis que la sienne touchait à sa fin. Elle avait eu raison sur un point : il avait beau être donneur, il avait beau être boiteux, il ressemblait aux hommes ordinaires sur certains plans, il subissait la dictature de l’apparence. En outre, elle recevait des patients de tous les peuples nomades depuis que la caravane aquariote avait rejoint le grand rassemblement, et les consultations se multipliaient dans la petite voiture, dévorantes, épuisantes, au point que le soir, le dîner à peine avalé, il lui arrivait de tomber comme une masse sur le lit déplié. « Solman ? » Il se retourna, surpris. Il avait cru qu’elle s’était endormie quelques minutes plus tôt. Sa tête, enfouie sous le drap du dessus, ne bougeait pas. La nuit était tombée sur le rassemblement et, comme il n’avait pas allumé les lampes à gaz, l’intérieur de la voiture baignait dans une pénombre trouée par les flammes alertes des premiers feux. Des odeurs de viande grillée s’immisçaient par les vitres entrouvertes et se substituaient aux bouquets d’alcool et de préparations végétales. « Quoi ? – Tu n’oublieras pas ta promesse ? – Quelle promesse ? – La fiole de poison… – Pourquoi tu parles de ça maintenant ? » Il connaissait la réponse à cette question : regarde-moi, Solman, dis-moi que tu m’aimes parce que je souffre et que j’ai peur. « Pour rien… Tu le feras ? – Nous n’en sommes pas encore là ! » L’agacement avait percé dans sa voix. Il ne voulait pas lui mentir, parce que la musique de ses propres mensonges lui était particulièrement exécrable, mais il ne voulait pas non plus lui faire de la peine. Il opta donc pour la stratégie la plus simple, la fuite. Il ferma les vitres, s’assit sur le bord du lit pendant quelques instants et lui caressa la nuque à travers le drap. « Tu es juste un peu fatiguée. Je vais faire un tour dehors. Je ferme la porte à clef. » Une précaution qu’il prenait toutes les nuits depuis qu’il soupçonnait mère Gwenuver d’avoir trempé dans la tentative d’assassinat de Raïma. Au moment où il tournait la clef dans la serrure, il crut percevoir des sanglots. Il faillit rouvrir la porte, remonter dans la voiture, serrer la jeune femme dans ses bras, mais quelque chose l’en empêcha, sans doute les vestiges de cruauté d’une enfance en ruine. Il marcha au hasard dans les allées plus ou moins éclairées des campements. Le vent frais transperçait le cuir léger de sa tunique. Les jugements commenceraient demain et s’étaleraient sur une durée de quatre jours, soit deux de plus que lors des rassemblements précédents. Quatre demandes de jugement lui avaient été adressées par le truchement des membres du conseil aquariote, deux par le peuple ariote, une par le peuple lanx – ces derniers avaient assuré que l’affaire de cette année n’avait aucun rapport avec celle de l’an passé – et une par… le clan des Slangs. Des silhouettes s’agitaient dans les ténèbres, des groupes de femmes discutaient à voix basse, des couples secouaient des tapis, des hommes pansaient les bêtes, des adolescents des deux sexes étouffaient leurs rires. Les bruits s’estompaient déjà dans le recueillement de la nuit. Des nuages aux franges argentées s’étiraient dans le ciel et escamotaient les étoiles. Il arriva dans un quartier où ne brillait aucun feu, aucune lumière. Il distingua les formes blêmes et figées d’appareils à capteurs solaires alignés les uns contre les autres. Et une silhouette qui s’avançait vers lui, pressée, silencieuse, menaçante. Mal au ventre, à nouveau. Il pivota sur lui-même et s’élança dans la direction opposée aussi vite que le lui permettait sa jambe. Deux autres silhouettes se détachèrent de l’obscurité et convergèrent dans sa direction. Chapitre 9 Les trois hommes n’étaient plus maintenant qu’à dix mètres de Solman. Jeunes à en juger par leur allure souple, ils portaient des tuniques et des pantalons de cuir sombres qui contrastaient avec leurs teints pâles, leurs chevelures blond cendré, et trahissaient leur appartenance à un peuple du Nord, Scorpiotes ou Tchevs. Des lames plaquées le long de leurs cuisses accrochaient la lumière fade des derniers îlots d’étoiles. Solman sonda la nuit à la recherche d’une issue, mais ils s’étaient placés de manière à lui interdire toute fuite. Sa jambe torse ne lui aurait laissé de toute façon aucune chance de les distancer. Il entrevoyait, dans leurs yeux luisants, la même férocité que les chiens de la horde, la même frénésie de meurtre. Il plongea machinalement la main dans la poche de sa tunique et agrippa le manche de corne du poignard de Rilvo, qu’il portait toujours sur lui depuis son entrevue avec Gwenuver. Son cœur cognait avec une telle force dans sa cage thoracique qu’il en percevait les battements jusqu’à l’extrémité de ses doigts. Les donneurs n’étant pas censés se battre, il n’avait jamais appris à se servir d’une arme, qu’elle fût blanche ou à feu. Il refoula le hurlement de détresse qui se ruait dans sa gorge : même en admettant que quelqu’un l’entende et vole à son secours, ses trois agresseurs auraient largement le temps d’accomplir leur forfait et de s’évanouir dans la nuit. Crier les aurait poussés de surcroît à en finir le plus rapidement possible. Il n’avait pas d’autre choix que d’attendre et de se défendre. Il garda la main dans la poche de sa tunique pour ne pas révéler la présence du poignard, pour les conforter dans leur sentiment de supériorité et ménager un éventuel effet de surprise. Ils ne se pressaient pas d’ailleurs, en prédateurs sûrs de leur fait, jouissant de cette sensation de pouvoir inouïe que procure la perspective de prendre une vie. Parvenus à trois pas de lui, ils levèrent leurs poignards aux lames larges et courbes typiques des régions du Nord. Leurs visages encore ronds et les ombres de barbe qui leur doraient les joues indiquaient que, comme lui, ils sortaient tout juste de l’adolescence. L’un d’eux prononça quelques mots à voix basse que Solman ne comprit pas. Ils parlaient le neerdand, une succession de sons hachés et crachés du fond de la gorge. Il devina, à leurs regards, qu’ils se méfiaient de sa main enfouie dans la poche de sa tunique. Elle pouvait très bien contenir l’un de ces petits pistolets automatiques que fabriquaient les Slangs, les seuls à savoir façonner des pièces minuscules à l’aide des métaux de récupération. On leur avait certainement affirmé qu’ils n’avaient rien à craindre de leur cible, un boiteux aussi maigre qu’un lynx affamé, aussi faible qu’un mouton lié à un piquet. On ? Qui les avait envoyés ? Gwenuver ? Peu probable, la vénérée mère n’aurait pas commis l’imprudence de se compromettre avec des Neerdands, des Scorpiotes ou des Tchevs. Les Lanx mécontents de son jugement du rassemblement précédent ? On ne lançait pas des tueurs sur un donneur pour exprimer son désaccord avec une sentence qui serait appliquée quoi qu’il arrive. Il en captait deux dans son champ de vision mais devait jeter d’incessants coups d’œil en arrière pour localiser le troisième. Sa chance résidait dans leur jeunesse, dans leur inexpérience. Sans doute avait-il été plus facile de les convaincre, ou de les corrompre, que des tueurs confirmés. Ils hésitaient, le regard toujours braqué sur la bosse de sa poche. Une inquiétude fiévreuse avait supplanté la cruauté dans leurs yeux presque entièrement blancs. Solman n’était plus qu’une peau tendue et battue par son cœur. S’il avait écouté ses sentiments quelques minutes plus tôt, il aurait rouvert la porte de la voiture et rejoint Raïma dans le lit… Si… si… Quelle importance ? Ils auraient choisi une autre nuit pour le traquer, pour le coincer dans un endroit désert. Depuis combien de temps le suivaient-ils ? Il lui avait semblé entrevoir des ombres entre les camions et les remorques du campement aquariote la nuit précédente, mais il n’y avait pas prêté davantage d’attention qu’aux hommes et aux femmes vaquant à leurs occupations quotidiennes. La première attaque vint de l’adversaire qui se tenait derrière lui. Il perçut un mouvement dans son dos, un froissement de coton. Sa nuque se contracta, sa respiration se suspendit, et, une fraction de seconde, il eut l’impression que tout le sang se retirait de son corps. Un réflexe l’entraîna à se laisser tomber sur les genoux. Surpris par sa dérobade, le Neerdand manqua largement sa cible et poussa une exclamation de dépit. Il avait frappé de toutes ses forces, de bas en haut, comme s’il avait joué sa vie sur cette seule attaque. Emporté par son élan, il buta contre le dos de Solman et perdit l’équilibre. Une détonation troua le silence, brève, sèche, suivie d’un cri, puis d’un gémissement. Les deux autres reculèrent d’un pas, refroidis par cette entrée en matière. La brise nocturne dispersa une vague odeur de poudre. Du coin de l’œil, Solman vit le Neerdand grimacer et se tordre de douleur sur le sol. Il distingua également la tache de sang qui s’épanouissait sur sa cuisse. Une bouffée de rage lui enjoignit de dégager son poignard et de lui plonger sa lame entre les omoplates, mais, aussitôt, la certitude le traversa que son don lui serait à jamais retiré s’il versait le sang de cet homme. Même s’il était en état de légitime défense, le don ne transigeait pas avec certaines règles. Et alors ? Sa condition de donneur ne lui valait que des déboires, il ne rencontrait autour de lui que la peur et la haine, comme l’avait dit Helaïnn l’ancienne. Il accéderait à la vraie vie en tuant ce Neerdand, les autres l’admettraient comme un des leurs, les femmes le regarderaient comme un homme. Il resterait boiteux ? la belle affaire ! Il compenserait son handicap par le courage, comme Helaïnn l’ancienne, il travaillerait encore plus dur que les autres, il les défierait sur leur propre terrain… Il eut le temps de penser à tout cela tandis que les deux complices du Neerdand blessé demeuraient statufiés dans la nuit, incapables d’esquisser le moindre geste, les yeux rivés sur la zone ténébreuse d’où avait jailli le coup de feu, leur couteau pendant comme un appendice superflu au bout de leur bras. Solman ne sut finalement ce qui l’aida à prendre sa décision, ou l’image de Raïma abrutie de fatigue et recroquevillée sur son désespoir, ou le souvenir de son père glissant de sa chaise, ou les vestiges de l’enfance sur les visages de ses agresseurs, ou encore un balbutiement d’acceptation de son état, toujours est-il qu’il se releva sans sortir le poignard de sa poche, fixa dans les yeux les deux Neerdands pétrifiés et s’éloigna en direction du campement aquariote. Il en appela à toute sa volonté pour ne pas hâter le pas, pour ne pas se retourner. Ils n’essayèrent pas de le rattraper : ils n’avaient pas prévu que l’affaire pourrait mal tourner pour l’un d’entre eux, et la nuit pouvait à tout moment cracher d’autres balles. De retour à la voiture de Raïma, il eut besoin de temps pour calmer les tremblements de ses membres. En blessant un agresseur et en paralysant les deux autres, le mystérieux tireur lui avait sauvé la vie. Raïma lui glissa les bras autour de la taille et, sans dire un mot, l’attira contre elle. Blotti dans sa chaleur, il commença à reprendre son souffle, à s’apaiser. Alors elle l’embrassa et le caressa avec une tendresse qu’elle n’avait encore jamais déployée, puis ils firent l’amour en silence, sans autre mouvement que la montée lente, lancinante, de leurs plaisirs entrelacés. Des centaines de nomades avaient envahi le chapiteau des jugements, une immense construction de toile montée sur des poutrelles métalliques fournies par les Slangs et rivées par des chaînes à des piquets enfoncés à plus de deux mètres de profondeur. Sans doute la pluie cinglante qui tombait sans discontinuer depuis l’aube et transformait les allées des campements en fleuves de boue n’était-elle pas étrangère à cette affluence, ou encore était-ce la réputation des donneurs, ces petits juges aux étranges pouvoirs qui traquaient la vérité dans les témoignages parfois cocasses, parfois bouleversants des plaignants, toujours est-il que le chapiteau ne parvenait pas à les contenir tous. Les donneurs, dont Solman, avaient pris place sur l’estrade, un carré de planches de dix mètres de côté monté sur une multitude de tréteaux. Le juge en séance s’installait sur une banquette recouverte d’un drap blanc, jonchée de coussins colorés et dressée en face du public tandis que les juges en attente s’asseyaient dans des chaises en osier alignées au fond de l’estrade. Les faisceaux de deux projecteurs à gaz, gracieusement fournis par les Aquariotes, balayaient l’avant de la scène et l’espace dégagé où s’avançaient les protagonistes des différentes affaires. La première à présider était Lorr, une fillette léote de douze ans, vêtue d’une robe pourpre ornée de broches en or et coiffée d’une tiare constellée de pierres précieuses. Les pierres, l’or, deux des valeurs les plus prisées dans l’ancienne civilisation et qui, à présent, n’avaient qu’une importance mineure, comparées à l’eau, la nourriture, le cuir ou le tissu. Pour ne pas leur donner l’impression de vivre de charité, les peuples nomades acceptaient néanmoins de troquer les présents dérisoires des Léotes contre des produits de première nécessité. Trois ans plus tôt, Solman s’était rendu compte qu’on s’était empressé de classer l’intelligence vive de Lorr comme un don mais que ses perceptions s’arrêtaient à ses sens. Ce n’était pas la première fois qu’un peuple élevait au rang de donneur un enfant ordinaire : on estimait que la présence d’un clairvoyant – ou d’un prétendu clairvoyant – dans un conseil décourageait les ambassades et autres délégations étrangères de travestir leurs véritables intentions. Outre leur valeur dissuasive, les donneurs conféraient un certain prestige à leur peuple, et les Léotes, conscients que leur or et leurs pierres précieuses ne payaient pas l’eau, la nourriture et les vêtements perçus en retour, avaient plus que les autres besoin de ce genre d’artifice. Ils n’avaient pas conscience d’utiliser un artifice d’ailleurs, ils étaient tellement persuadés que Lorr avait le don de lire dans les âmes qu’elle avait fini par le croire aussi. Elle se basait en réalité sur son intuition, bonne au demeurant, ce qui avait limité jusqu’alors ses erreurs de jugement. Elle avait été sollicitée par deux femmes du peuple virgote qui se querellaient au sujet d’une portée de quatre chiots sauvages qu’elles prétendaient toutes les deux avoir trouvée avant l’autre. Le nombre de chiens élevés par une famille étant un critère important chez les Virgotes, elles revendiquaient la propriété de cette portée afin de grimper dans la hiérarchie et de bénéficier ainsi des meilleures voitures, des meilleurs emplacements, des meilleurs morceaux de viande et des plus beaux vêtements. Ce genre d’affaire était en principe facile à résoudre : l’une disait la vérité, et l’autre mentait. Il avait suffi à Solman, qui ne comprenait qu’à moitié leur dialecte, de cinq secondes pour détecter la tricheuse, une femme émaciée entre deux âges au regard d’aigle et aux longs cheveux noirs tissés de fils gris. Elle portait une robe de laine terne et râpée qui la situait tout en bas de la hiérarchie virgote. Cependant, elle débitait sa version des faits avec un aplomb phénoménal qui entretenait le doute dans l’esprit de Lorr, incapable de discerner la musique de la tromperie dans le flot de ses déclarations. Solman la soupçonnait d’avoir porté l’affaire devant la jeune Léote parce qu’elle savait, ou se doutait, que cette dernière n’était pas une véritable donneuse. Comme son adversaire, plus jeune, blonde, grasse et richement vêtue s’embrouillait dans ses explications, elle était sur le point d’emporter le morceau et, donc, de perpétrer une injustice. Les exclamations de l’assistance couvraient régulièrement les voix des deux plaignantes. Le crépitement de la pluie sur la toile du chapiteau et l’entassement des spectateurs rendaient l’atmosphère électrique, presque hystérique. Solman consulta du regard les trois autres donneurs assis sur les chaises et effleurés par les faisceaux des projecteurs à gaz, un garçon de huit ans, un autre de onze et une gamine de six ou sept ans. Il ne les connaissait pas. Avec ses dix-sept printemps et son ombre de barbe, il avait l’impression d’être un vieillard à leurs côtés. La valse permanente des juges, leur rajeunissement incessant étaient aussi des phénomènes nouveaux : c’était la troisième année que Lorr exerçait, mais il y avait fort à parier qu’elle n’en commencerait pas de quatrième, qu’elle se déclarerait « exdone », c’est-à-dire délivrée de son don, pour soulager ses frêles épaules d’un rôle écrasant, pour retourner enfin à l’insouciance de l’enfance. À leurs yeux vides, à leur air perplexe, Solman comprit que les trois autres non plus n’étaient pas des clairvoyants. Des enfants précoces, des rêves de parents tout au plus. Il n’avait pas de sympathie particulière pour la femme blonde, mais son état de donneur lui interdisait de favoriser une iniquité. Il se serait senti sali, vicié, comme une eau de source souillée par le poison des anguillesGM. Aussi il fixa Lorr intensément jusqu’à ce que la pression de son regard la contraigne à tourner la tête dans sa direction. Déstabilisée par la Virgote brune, désemparée, la fillette se mordait les lèvres jusqu’au sang pour contenir ses larmes. Il leva la main à hauteur de sa poitrine et déplia deux doigts, l’index et le majeur. Puis il les agita à tour de rôle pour lui faire comprendre qu’ils figuraient les plaignantes, l’index la femme blonde située à leur droite, le majeur la femme brune placée à leur gauche. D’un clignement de paupières, elle lui indiqua qu’elle avait saisi. Les deux Virgotes s’étaient lancées dans une joute verbale violente, truculente, qui accaparait l’attention des spectateurs et des autres juges. Solman abaissa le majeur et garda l’index en l’air. La fillette lui adressa un regard éperdu de reconnaissance avant de se retourner et d’écarter les bras. Par ce geste, elle signifiait qu’elle en avait assez entendu et qu’elle allait prononcer la sentence. « Les faits ont été exposés, la vérité est maintenant établie. » Sa voix fluette peina à se frayer un chemin dans le silence épais descendu sur le chapiteau et bordé par le grondement de la pluie. La lumière des projecteurs extrayait de la pénombre des centaines de visages tendus. Chacun avait maintenant l’occasion de savoir si son intime conviction correspondait au jugement de la donneuse. « Les chiots seront rendus à cette femme. » Elle désigna la femme blonde, dont la face s’éclaira d’un large sourire. « Quant à cette autre, son mensonge lui vaudra de recevoir le châtiment des tricheurs tel que défini par l’Éthique nomade : dix coups de fouet infligés en séance publique et la privation du droit de vote pour une durée de cinq ans. » Les yeux de la femme brune s’emplirent d’une telle haine que, l’espace d’un moment, Solman crut qu’elle allait grimper sur l’estrade et se jeter sur la jeune Léote. Mais elle fut submergée par les vagues de spectateurs qui se levaient et qui, maintenant, la marquaient au fer de leurs regards. Lorr contempla un instant cette foule bruyante et traversée par des courants contradictoires, puis elle retira sa tiare d’un geste las, secoua la masse brune de ses cheveux collés par la transpiration, déplia les jambes, sauta de la banquette et se dirigea vers la chaise de Solman : « Tu le savais depuis quand ? murmura-t-elle. – Depuis toujours, répondit-il. – Pourquoi tu n’as rien dit ? – Je ne suis pas du genre à dénoncer les collègues. Et puis tu t’en es bien tirée jusqu’à présent. – Qu’est-ce que tu me conseilles de faire ? – Te déclarer exdone dès ce soir. Les tiens t’en voudront pendant quelques semaines, quelques mois peut-être, puis ils oublieront, et tu redeviendras une fille normale à leurs yeux. La normalité n’a pas que des inconvénients, c’est un donneur qui te le dit. » La fillette hocha la tête. Solman ne se faisait aucun souci pour elle. Grâce à la vivacité de son esprit, elle se relèverait très rapidement de sa déchéance de donneuse. « Comment te remercier, Solman ? – En étant toi-même. En acceptant le don de la vie. » Elle s’autorisa alors à laisser couler ses larmes. Il ressentit son immense soulagement, elle que l’orgueil des siens avait condamnée à traquer la vérité dans des vêtements de tricheuse. Quand son tour fut venu, Solman expédia en quelques minutes trois de ses quatre affaires, au grand désappointement des spectateurs, qui aimaient se repaître des détails croustillants, sordides, des prises de bec, des insultes, des ragots, des sanglots. Les deux premières concernaient des familles ariotes et portaient sur des vols de matériel dans les chariots. Dans un cas, il y avait vraiment eu vol et il n’eut aucun mal à confondre le coupable, un homme au regard ombrageux sous la barre imposante des sourcils. Dans le deuxième, les plaignants avaient engagé la procédure en se fondant uniquement sur des rumeurs, et il se prononça pour l’innocence de l’accusée, une jeune femme qui dissimulait d’autres secrets pas très avouables sous un port altier proche de l’arrogance. Le troisième jugement avait été sollicité par un Lanx qui cherchait à confondre un homme soupçonné d’être l’amant de sa femme. « L’Éthique nomade ne considère pas comme un délit des relations entre deux personnes adultes et consentantes, dit Solman. – Je n’ai pas consenti, moi ! » L’éclat de rire général qui secoua le chapiteau sembla se prolonger indéfiniment dans le tumulte de la pluie. Exaltées par l’humidité, les odeurs des centaines de corps pressés les uns contre les autres se condensaient en un remugle âpre, lourd. « Je n’en doute pas, mais je ne peux recevoir votre plainte. – Il y a eu tricherie, tromperie, atteinte à l’honneur ! gronda le Lanx. Je demande que tu contraignes ce salopard à venir témoigner ! Par la force s’il le faut ! – N’insistez pas. » Le ton de Solman était devenu menaçant. « Alors je demande que mon affaire soit entendue par un autre juge ! » glapit le Lanx. Les mains posées sur les genoux, Solman se pencha en avant sur la banquette et ficha ses yeux glacés dans ceux de son interlocuteur. « Souhaitez-vous qu’un autre juge vous voie comme je vous vois ? Un homme violent, jaloux, qui bat sa femme pour un oui ou pour un non et qui s’étonne ensuite qu’elle aille se jeter dans les bras d’un autre ? Voulez-vous que j’engage votre épouse à porter plainte contre vous ? » Le Lanx demeura interdit pendant quelques secondes, effaré par la perspicacité de Solman. Il n’avait pas prévu qu’en le sollicitant, il serait soumis lui aussi à la clairvoyance du jeune juge. Il essuya machinalement ses paumes sur le tissu de son pantalon bouffant puis entreprit de battre en retraite sous les risées de la foule. Trois hommes attendirent que le calme soit redescendu sous le chapiteau pour se présenter. Solman les reconnut dès qu’ils s’avancèrent dans la lumière cuivrée des projecteurs. Les spectateurs également, puisqu’un frémissement d’étonnement s’amplifia jusqu’à ce qu’ils aient pris place à la gauche de l’estrade. Des pères du clan des Slangs, trois hommes d’une cinquantaine d’années aux cheveux huilés et rassemblés en pointe au sommet de leur crâne, vêtus de pantalons, de bottes et de vestes de peau sertis de pièces métalliques, ceints de cartouchières d’où dépassaient les crosses nacrées de pistolets. Les troquants d’armes ne venaient que rarement aux rassemblements. Ils entretenaient leur mystère en espaçant leurs apparitions et en choisissant, pour traiter avec les conseils des peuples, des endroits insolites, comme les ruines des anciennes cités ou certains marais insalubres des côtes méditerranéennes. Le monopole des armes leur offrant la tentation permanente de franchir la ligne de l’Éthique, leurs relations étaient souvent conflictuelles avec les autres nomades. Deux de ces trois-là étaient les mêmes qui, onze ans plus tôt, avaient voulu attirer les Aquariotes dans le piège de Berlin. Bien que déjoués et vaincus grâce à la clairvoyance de Solman, bien que condamnés à un enfermement de cinq ans dans les geôles troglodytiques de Transylvanie, ils s’étaient débrouillés pour revenir occuper les fonctions de père au sein de leur clan, par la force sans doute, car le vote chez les Slangs s’organisait après la conquête du pouvoir et n’avait qu’une valeur de plébiscite. Solman pressentit que sa quatrième affaire ne serait pas si facile à expédier que les trois premières. « Tu as fait preuve de grand discernement par le passé, Solman le boiteux », déclara un Slang d’une voix puissante qui restaura immédiatement le silence. Il parlait un français coloré d’un accent à la fois chantant et traînant. La lumière des projecteurs miroitait sur les pièces métalliques de ses vêtements. Le fait qu’il l’ait appelé par son nom et désigné par son infirmité alarma Solman, qui n’y voyait pas qu’un simple hommage à sa renommée, mais le signe d’un plan minutieusement préparé. « Nous avons payé chèrement le prix de ce discernement, poursuivit le Slang. De cela nous n’avons pas à nous plaindre car nous étions dans l’erreur. » Qu’un troquant d’armes s’abaissât ainsi à reconnaître ses torts en public ne présageait non plus rien de bon. Mal à l’aise, Solman changea de position pour détendre sa jambe gauche. La pensée l’effleura que cette affaire avait un lien avec les trois Neerdands et le mystérieux tireur de la veille. « Nous avons confiance en ton jugement, Solman le boiteux. Nous savons que jamais tu ne trahiras le don… – Quelle affaire vous amène ? » coupa Solman d’un ton excédé. Le Slang eut un sourire qui dévoila une dentition composée pour moitié de prothèses métalliques. « Nous demandons à ce que comparaissent devant toi les pères et les mères du peuple aquariote. » Ce ne fut pas un murmure qui, cette fois, ponctua sa déclaration mais un vacarme assourdissant qui enfla comme un orage et fit trembler les tréteaux qui soutenaient l’estrade. Solman écarta les bras pour ramener un semblant de silence. « Pour quelle raison ? – Nous les accusons de nous avoir livré de l’eau empoisonnée, répondit le Slang. Nous les accusons d’avoir volontairement provoqué la mort de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants de notre clan. » Chapitre 10 L’un après l’autre, les six membres du conseil aquariote vinrent s’aligner sur la droite de l’estrade. Ainsi que l’exigeait l’Éthique, Solman avait dû ordonner leur comparution immédiate. Les assesseurs, des hommes et des femmes de différents peuples chargés de contrôler l’exécution des jugements, s’étaient rendus en délégation dans le campement aquariote et en étaient revenus une heure plus tard avec les six pères et mères, avec, également, une escorte qui n’avait cessé de grossir sur le chemin du chapiteau. On n’était qu’au milieu du jour, et pourtant, une nuit précoce s’étendait sous la grande toile, déposée par un ciel bas, gris, et par des herses de pluie de plus en plus lourdes. Les spectateurs restés dehors s’abritaient sous des pans de bâches, des parapluies dégoulinants ou des tissus détrempés. Les faisceaux des projecteurs traquaient les visages des pères et mères aquariotes, celui, émacié, aiguisé, d’Irwan, ceux, mous, informes, des deux autres pères, Orgwan et Lohiq, celui, rond, généreux, de mère Gwenuver, celui, ridé, craquelé, de mère Joïnner, celui, lisse, impénétrable, de mère Katwrinn. Des visages que Solman croyait bien connaître mais qui, à la lumière crue des projecteurs, lui paraissaient tout à coup étrangers. Ils avaient pris le temps, avant d’emboîter le pas aux assesseurs, de revêtir les tuniques et les pantalons amples qui leur servaient de tenues officielles. Les chignons stricts des trois femmes leur conféraient une sobriété, une austérité qui contrastaient avec les couleurs vives de leurs vêtements. Très calmes, hormis cette éternelle angoissée de mère Joïnner, ils attendaient la suite des événements en silence, tournant tantôt leurs regards vers les Slangs, les levant tantôt sur l’estrade. Les perceptions de Solman restaient floues pour l’instant, parce que les débats n’avaient pas commencé, mais surtout parce qu’il n’était pas revenu de son saisissement, qu’il avait l’impression d’évoluer dans un rêve. Si l’accusation des Slangs était fondée, il devrait prononcer la plus terrible des sentences à l’encontre de ces hommes et de ces femmes qui l’avaient recueilli après l’assassinat de ses parents : la mort par absorption d’ultra-cyanure. La tradition voulait qu’un donneur demeurât en dehors d’une affaire impliquant des membres de son peuple, mais les Slangs avaient justement su faire la différence entre une coutume, une simple habitude, et la règle formelle de l’Éthique nomade : ils avaient saisi le juge de leur choix, ce jeune Aquariote qui leur avait valu leur plus cinglante humiliation onze ans plus tôt ; l’Éthique lui commandait d’entendre la plainte qu’ils déposaient contre le conseil aquariote et d’établir la vérité en son âme et conscience. La vérité… Helaïnn l’ancienne était parvenue à dissimuler le meurtre de ses enfants pendant plus de quarante ans. Solman avait beau disposer de perceptions plus aiguisées que la moyenne, certaines vérités demeuraient inaccessibles, enfouies dans les profondeurs de l’oubli, ensevelies sous des couches et des couches de remords. La vérité… Certains la brandissaient comme une arme, tels les fanatiques du peuple kuom qui lapidaient les hommes et les femmes convaincus de mensonge. Tels les bakous, les prêtres errants et nus qui se mutilaient mutuellement à l’issue de confessions publiques. Il ressentit le besoin d’une présence amicale tout à coup. Il chercha Raïma parmi les visages des premiers rangs, mais il ne la vit pas. Elle était sans doute retenue dans sa voiture par les nombreux patients qui se pressaient sous son auvent. Il regretta son comportement de ces derniers jours, une attitude de salaud guère plus glorieuse que la violence de ce Lanx qui frappait son épouse et venait ensuite se plaindre qu’elle le trompait. Si Raïma s’était trouvée devant lui en cet instant, il lui aurait dit qu’il aimait la beauté de son être, il lui aurait dit qu’il se sentait fort avec elle et que rien d’autre ne comptait. L’atmosphère à la fois solennelle et surexcitée du chapiteau plongeait dans une perplexité imprégnée de terreur les quatre enfants juges recroquevillés sur leurs chaises. Lorr tremblait de tous ses membres pour Solman : elle qui s’était montrée incapable de prendre parti dans une querelle dérisoire pour quatre chiots, elle ne s’imaginait pas placée dans la terrible obligation de juger les pères et les mères de son peuple. Sur un signe de Solman, les assesseurs s’efforcèrent, à grand renfort de gestes et de glapissements, de ramener le calme dans l’assistance. « Maintenant… » Solman se pencha sur le côté pour s’éclaircir la gorge. « Maintenant que ceux que vous accusez sont présents devant vous, veuillez exposer les motifs de votre plainte. » L’un des trois Slangs inclina la tête et s’approcha de l’estrade. Il dominait de deux têtes les membres du conseil aquariote, une impression de gigantisme encore accentuée par sa coiffure en forme de plumet. Chacun de ses mouvements engendrait un craquement horripilant de cuir froissé ainsi qu’une succession de grincements et de cliquetis. Des rides profondes recouvraient d’un filet aux mailles serrées la peau hâlée de son visage. Ses paupières lourdes réduisaient ses yeux à deux traits luisants, pénétrants. « Mon nom est ErHat et je suis le père d’un clan des Slangs. Nous avons eu autrefois des… différends avec les Aquariotes. – Différends ? » La protestation émanait de Irwan, qui s’était avancé de deux pas, la mèche en bataille. « Vous appelez différends l’enlèvement et la torture de deux mères de notre peuple ? Vous appelez différends une tentative d’extermination ? » ErHat le toisa pendant quelques secondes avant de répondre. Un silence irrespirable avait maintenant enseveli le chapiteau dont la toile ployait par endroits sous les trombes d’eau. « Nous pensions à l’époque que le monopole de l’eau et du gaz donnait trop de pouvoir aux Aquariotes et menaçait l’équilibre nomade. – Disons plutôt que vous projetiez d’ajouter le monopole de l’eau et du gaz au monopole des armes ! répliqua Irwan. Vous n’aviez pas l’intention de rétablir un équilibre, vous cherchiez à créer un déséquilibre en votre faveur. – Peu importe, cela s’est passé il y a plus de dix ans, et nous avons été condamnés par le conseil des peuples. Nous avons perdu un grand nombre d’hommes et de femmes jeunes en Transylvanie. Les Arges, ceux que vous avez choisis pour gardiens de vos geôles… » La voix du Slang se chargea de mépris et, l’espace de quelques secondes, Solman crut qu’il allait cracher par terre. « ... sont pires que des bêtes. » Les Arges, l’un des rares groupes survivants de la Troisième Guerre mondiale à refuser le nomadisme. Installés au pied des Alpes de Transylvanie, ils vivaient dans des fermes conçues avant guerre comme des communautés autarciques. Les pollutions chimique, nucléaire et génétique les ayant obligés à recourir aux services des peuples nomades, des Aquariotes en particulier, ils avaient accepté, en échange, d’être les gardiens des prisons troglodytiques où étaient enfermés les fauteurs de troubles. Frustes, ils s’acquittaient de leur tâche avec un zèle excessif, et les hommes chargés de convoyer les prisonniers rapportaient de Transylvanie des récits accablants. « Nous avons fait notre peine, nous avons payé le prix », reprit ErHat après un moment de silence. Une chaleur intense naissait sur le front de Solman et s’étendait à son nez, à ses joues : le poids du regard de mère Gwenuver. Il n’osait pas le soutenir pour l’instant, de peur d’y contempler le vrai visage de la monstruosité. « Nous avons reconstitué nos clans puis repris notre place et nos activités sur le territoire de l’Europe. Nous aspirons à présent à une vie paisible et au troc équitable. Les armes vous sont nécessaires pour chasser, pour vous défendre contre les hordes ou contre vos ennemis. Nous essayons de mettre au point un système qui débarrassera les pistes de la menace des solbots… – Je n’ai toujours pas entendu de plainte », coupa Solman. ErHat retroussa sa lèvre supérieure sur une rangée entière de dents métalliques et taillées en pointe. « La dernière livraison d’eau des Aquariotes remonte au printemps. Elle s’est effectuée en Bulgarie, sur les bords de la mer Noire, dans les ruines sofiotes où nous avions installé notre campement. Nous l’avons troquée contre vingt fusils d’assaut, vingt pistolets automatiques et une réserve de dix mille balles. » Le Slang se tourna vers Irwan. « Est-ce exact ? » Le porte-parole du conseil aquariote acquiesça d’un hochement de tête dont la sécheresse avertit Solman que la nervosité commençait à le gagner. « Un grand nombre des nôtres ont bu cette eau, se sont lavés avec cette eau, ont cuisiné avec cette eau et… sont morts de cette eau. » Le tumulte, à nouveau, une vague sonore qui monte, déferle au-dessus des poings brandis, semble emporter l’estrade puis se brise subitement sur les bras écartés du donneur. « Rien ne prouve que ce soit notre eau qui ait tué les gens de votre clan ! contre-attaqua Irwan. La nourriture peut être responsable, un virus mutant peut être responsable, la pollution nucléaire peut être responsable, des insectes transgéniques peuvent être responsables, que sais-je encore ? » La colère transformait ses yeux clairs en éclats diamantins et sa mèche rebelle en un panache tressautant. « Nous n’avons pas pensé à l’eau tout de suite, dit ErHat. Malheureusement, car cela nous aurait permis d’épargner beaucoup de vies. Nous avons brûlé nos réserves de nourriture et nos vêtements, nous avons levé le camp pour nous établir à plus de trois mille mètres d’altitude, là où en principe on ne rencontre ni virus mutant ni insecte transgénique, ni pollution nucléaire, mais les nôtres ont continué de mourir par dizaines ainsi que nos animaux. Alors l’un d’entre nous a fait le rapprochement entre le début de cette épidémie et la livraison de l’eau. Nous avons décidé de tenter l’expérience sur un chevreuil que nous venions tout juste de capturer : il est mort deux jours après avoir bu de l’eau livrée par les Aquariotes. – Absurde ! gronda Irwan. Vous savez bien que les animaux sauvages ont un système qui les immunise et leur permet d’éliminer le poison… – Ça, c’est vous qui le dites ! Parce que ça vous arrange ! Moi je pense qu’ils ont un flair infaillible pour trouver l’eau potable. – En quoi est-ce que ça nous arrange ? » ErHat défit la boucle de sa cartouchière et entrouvrit sa veste de cuir. La lumière accrocha les épaisses gouttes de sueur qui perlaient sur son torse. Solman aperçut les bourrelets dentelés des cicatrices qui lui barraient la peau, des souvenirs de son séjour en Transylvanie peut-être. « Si les animaux sauvages sont capables de trouver de l’eau saine, alors n’importe qui en est capable, dit le Slang. Pas besoin de vos sourciers, pas besoin de vos citernes, pas besoin de vos camions. – Rien ne vous empêche d’utiliser votre… flair, lâcha Irwan entre ses lèvres serrées. – Rien, si ce n’est la paresse instaurée par l’habitude. Rien, si ce n’est une volonté délibérée d’entretenir la peur… Pour revenir au chevreuil, il présentait tous les symptômes de la mort par ultra-cyanure : les lèvres et la langue bleues, une bave noire, les yeux révulsés… – Si l’eau avait vraiment été empoisonnée, comment se fait-il que certains d’entre vous en aient réchappé ? » demanda Irwan. Une question pertinente : aucune famille ne pouvait couper à la nécessité quotidienne de l’eau. ErHat consulta brièvement du regard les deux autres Slangs. La foule retenait son souffle. L’accusation des troquants d’armes ébranlait le système fondamental des échanges qui reposait depuis cent ans sur les seules notions de confiance et d’équité. « Ça tient à notre organisation, dit enfin ErHat. Chez nous, des familles sont plus économes en eau que d’autres. Celles-là utilisaient encore leurs réserves de la distribution précédente. Ça leur a sauvé la vie. – Votre accusation ne repose que sur votre témoignage », s’emporta Irwan. Le Slang dégagea une petite gourde de peau de la poche de sa veste et la brandit à bout de bras. « C’est pourquoi nous avons pris la précaution de remplir cette gourde et de l’emmener avec nous. – Irrecevable ! ricana Irwan. Qu’est-ce qui prouve que l’eau de cette gourde soit la même que celle que nous vous avons livrée ? » ErHat hocha la tête, dévissa le bouchon de la gourde et, d’un geste théâtral, en renversa le contenu sur le sol. La crosse de l’un de ses pistolets tinta contre une plaque métallique sertie dans sa veste. « Rien. Mais vous avez ici un donneur, un clairvoyant, un garçon qui a su déjouer nos plans il y a de cela onze ans. Il détecte la dissimulation aussi sûrement que les animaux sauvages flairent l’eau potable. Certains n’aiment pas les donneurs et seraient prêts à tout pour les faire disparaître. D’ailleurs il est le dernier de ce rassemblement. Les enfants qui paradent à ses côtés sur cette estrade ne sont que des ersatz, des imposteurs, des marionnettes. » La foule se mit tout à coup à onduler et à gronder comme une mer en furie. La carcasse métallique du chapiteau trembla, grinça, les cordes ployèrent, des paquets d’eau dégringolèrent des concavités de la toile. Solman vit des centaines d’yeux blanchis par la colère se détacher comme des flocons d’écume des vagues sombres. « Qu’est-ce que vous en savez ? hurla Irwan. – Demandez-le-lui ! cracha ErHat en pointant le bras sur l’estrade. Lui, il le sait, et il ne peut pas mentir. Solman le boiteux est précieux, vénérés pères, vénérées mères. Vous devriez veiller sur lui jour et nuit, prêts à le défendre contre tous, contre vous-mêmes au besoin ! Le jour où il recevra un poignard dans le cœur, vous regretterez votre négligence. » Solman comprit que c’étaient eux, les Slangs, qui étaient venus à son secours la nuit précédente, eux qui avaient tiré et mis les Neerdands en échec. Mais comment avaient-ils eu vent de cette agression ? Et comment savaient-ils que les enfants assis à ses côtés sur l’estrade n’étaient pas de véritables clairvoyants ? Ils ne l’avaient certainement pas protégé pour préserver le dernier des donneurs, comme ils le prétendaient, mais pour traîner les pères et les mères du peuple aquariote devant lui. C’est donc qu’ils étaient sûrs de leur fait, sûrs de la culpabilité de ceux qu’ils accusaient. Solman se concentra sur ErHat et ses deux acolytes pour essayer de percer leurs véritables intentions : voulaient-ils seulement obtenir la justice ou avaient-ils adopté une nouvelle stratégie pour briser le monopole des Aquariotes après l’échec de leur coup de force onze ans plus tôt ? Il perçut en eux la musique forte de la douleur et de la colère, puis, en arrière-plan, comme un bourdon grave, le son étouffé de l’orgueil et de l’ambition communs à tous les chefs. « Les quatre enfants qui ont pris place avec toi sur cette estrade ont-ils le don ? » Solman eut besoin de quelques secondes pour prendre conscience que la question du Slang s’adressait à lui. Il fixa tour à tour Lorr, qui l’encouragea d’un sourire, et les trois autres enfants terrorisés sur leurs chaises. « Cette question n’a pas de rapport avec la plainte… » Son murmure se brisa sur le mur de silence dressé devant lui. « Ont-ils ou n’ont-ils pas le don ? répéta ErHat. – Dis-leur que je ne l’ai pas, Solman. » La voix aiguë de Lorr avait jailli avec une étonnante netteté de la zone de pénombre à la droite de l’estrade. « Dis-leur la vérité. Dis-leur que tu es le seul donneur des peuples nomades. Dis-leur qu’ils nous ont volé notre enfance. » Solman écarta d’un geste nerveux les mèches folles qui lui balayaient les joues. « Elle n’a pas le don, dit-il. Elle a dit la vérité. – Et les trois autres ? insista ErHat. – Non plus. » Une nouvelle série de secousses agitèrent la multitude comme un grand corps pris de convulsions. La pluie cinglante isolait le chapiteau dans une bulle de fébrilité toxique. La lumière des projecteurs commençait à irriter les yeux de Solman. « Comment le sais-tu ? hurla une femme. – Seul un donneur peut reconnaître le don, répondit-il d’un ton las. – Pourquoi ne l’as-tu pas dit plus tôt ? cria une autre. – Je ne suis pas tenu de répondre aux questions qui ne me sont pas posées. » Pendant quelques minutes, il crut que la foule allait rompre la digue fragile formée par les assesseurs, s’engouffrer dans l’espace réservé aux plaignants et submerger l’estrade. Mais ErHat leva les bras et, la fixant avec détermination, la dominant de toute sa stature, parvint à l’apaiser. « Eh bien, je te pose une question, Solman le boiteux, reprit le Slang. Les pères et les mères du peuple aquariote ici présents ont-ils volontairement empoisonné l’eau qu’ils nous ont livrée ? » Des pointes fulgurantes transperçaient la jambe torse et mal irriguée de Solman qui changea de position sur la banquette. À nouveau il chercha le visage de Raïma dans la multitude, mais ses yeux fatigués glissèrent sans se poser sur une mer de têtes grises et anonymes. Alors il accepta de regarder les pères et les mères de son peuple. Ils le fixaient tous les six avec une intensité qui ressemblait étrangement à de la ferveur. Ils avaient confiance en lui, dans ce fils spirituel qui les avait accompagnés dans leurs négociations, dans leurs tribulations, qui avait partagé leurs hésitations, leurs discussions, leurs secrets. Si Irwan et les deux autres pères s’efforçaient de ne pas montrer leurs sentiments, les mères en appelaient sans pudeur à ses sentiments filiaux, mère Gwenuver en particulier, dont les yeux clairs l’imploraient en silence. Cette scène avait quelque chose d’absurde, de répugnant. Il ne ressentit rien au début, comme si une partie de lui-même refusait catégoriquement de perquisitionner dans leurs âmes, de violer leur intimité. Pourtant, ils avaient peut-être conçu le projet de le tuer, ils avaient peut-être ordonné à Rilvo d’exécuter Raïma, ils avaient peut-être la mort de centaines de Slangs sur la conscience. Une réponse commença à se dessiner, une sensation floue au début, de l’ordre de l’intuition, puis, l’un après l’autre, ils s’ouvrirent comme des fleurs sous le soleil, et il les vit tels qu’ils étaient. La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com Catalogue disponible sur demande contact@audiable.com Ce livre a été publié pour la première fois en 2000 aux Éditions Librio. © Éditions Au diable vauvert, 2010. Du même auteur LES GUERRIERS DU SILENCE, roman, L’Atalante TERRA MATER, roman, L’Atalante LA CITADELLE HYPONEROS, roman, L’Atalante WANG I, LES PORTES D’OCCIDENT, roman, L’Atalante WANG II, LES AIGLES D’ORIENT, roman, L’Atalante ABZALON, roman, L’Atalante ORCHÉRON, roman, L’Atalante ROHEL LE CONQUÉRANT, série, L’Atalante ATLANTIS, roman, J’ai lu GRAINES D’IMMORTELS, roman, Flammarion LES GRIOTS CÉLESTES I, QUI-VIENT-DU-BRUIT, roman, L’Atalante LES GRIOTS CÉLESTES II, LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG, roman, L’Atalante NUIT-LUMIÈRE, MYSTÈRES EN GUILLESTROIS, Librio (J’ai lu) KAENA, roman jeunesse, Mango LES PROPHÉTIES I, L’ÉVANGILE DU SERPENT, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES II, L’ANGE DE L’ABÎME, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES III, LES CHEMINS DE DAMAS, roman, Au diable vauvert L’ENJOMINEUR 1792, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1793, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1794, roman, L’Atalante NOUVELLE VIE TM, nouvelles, L’Atalante PORTEURS D’MES, roman, Au diable vauvert LES FABLES DE L’HUMPUR, roman, Au diable vauvert Cette édition électronique du livre LES DERNIERS HOMMES, ÉPISODE 1 : LE PEUPLE DE L'EAU de PIERRE BORDAGE a été réalisée le 09/07/2010 par les Éditions Au diable vauvert. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782846262545). Dépôt légal : septembre 2010. ISBN : 9782846262491 Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako www.epagine.fr / www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage