CHAPITRE PREMIER GRANDE-ISLE DES FRESLES Jamais nous n'aurons cette chance d'entendre les griots, Jamais nous ne saurons ce que sont devenus nos freres humains, Jamais ne s'ouvriront les portes sur les autres mondes, Jamais notre peuple ne connaitra la joie des retrouvailles. La memoire fraternelle me gardera-t-elle en souveraine maudite ? Les Faits de la reine Elbaz, theatre cathartique de Grande-Isle des Fresles, Frater 2, ou Petit Frere. Les griots vont paraitre, Majeste. >> > Le portier celeste se redressa dans un froissement de brocart. Ses yeux fuyants se poserent tour a tour sur la souveraine, sur le consort Ynold, sur les princesses regroupees d'un cote de l'estrade. -- Vous m'avez l'air bien sur de vous ! -- Les membres de la Congregation ont seulement interprete le degre d'intensite des flots de la Chaldria, Majeste... >> L'oreille exercee de la souveraine discerna de legeres felures dans la voix du portier. Il controlait ses emotions au prix d'un effort intense qui lui donnait un air d'ecolier applique. -- Bien assez pour informer l'essaim de mouchards qui bourdonnent entre les murs de ce palais ! >> grogna Ynold a voix basse. La reine Osfoet se tourna vers son epoux, assis sur le fauteuil de bois des consorts, place en retrait du grand trone de pierre. -- Sommes-nous certains de les connaitre tous ? >> Le consort tira a plusieurs reprises sur la pointe de sa barbe. -- Nous ne pouvons pas choisir le jour ou les griots... -- Je ne parlais pas des voyageurs celestes mais de ces satanes portiers et de leurs foutues manoeuvres ! -- Le protocole m'interdit de decliner l'invitation de la Congregation. Mais nous ne donnerons aucun pretexte aux dragons de l'Ankl pour nous envahir. Nous ferons en sorte qu'ils ne soient pas informes. -- Ce n'est pas une question de pretexte, et vous le savez. Croyez-moi, des que ces fanatiques s'estimeront assez forts, ils sauront se passer de pretexte. Nous devons encore renforcer les defenses de Grande-Isle. >> Osfoet caressa distraitement les perles nacrees du collier qui soulignait la finesse de son cou. La blondeur de sa chevelure et la blancheur de sa peau tranchaient sur le noir mat de sa robe. Agee seulement de trente-quatre ans, elle paraissait fatiguee ces derniers temps, fatiguee de regner sur un royaume entoure de territoires devenus hostiles, fatiguee de porter les soucis de son peuple, fatiguee de representer une tradition qui s'en allait en lambeaux. La plupart des reines des autres isles de la planete Frater 2, egalement appelee Cadet ou Petit Frere, avaient ete renversees par des soudards finances et armes par la religion de l'Ankl. Cela avait commence avec l'apparition de precheurs fanatiques aux chasubles rouge sang qui se repandaient en anathemes contre les griots. Leurs dogmes simplistes avaient supplante les mythes de la Dispersion bases en grande partie sur les recits des visiteurs celestes. Et sape le systeme de succession matrilineaire mis en place par les premieres generations de l'arche. La derniere visite des griots remontait, selon les archives, a une dizaine de siecles. La confrerie des voyageurs semblait avoir raye Frater 2 de ses cartes galactiques. Ou bien les portiers celestes se montraient dorenavant incapables de determiner la date et le lieu precis de leurs apparitions. Les privileges exorbitants de la Congregation reposaient pourtant sur les aptitudes de ses membres a percevoir et interpreter les variations des flots de la Chaldria. Siecle apres siecle, les portiers avaient erige autour de la porte cosmique une construction gigantesque, alambiquee, flanquee de quatre tours dont les toits arrogants dominaient les autres batiments de la cite d'Ansbel, y compris le palais reginal. Osfoet se retourna vers le portier. > Le portier se prosterna sur son coussin pour se menager un temps de reflexion. Alignes sur deux rangs, les conseillers principaux n'occupaient qu'un espace restreint de l'immense salle des audiences. La sobriete de leurs tenues, dominees par les tons bruns, beige et noirs, s'associait parfaitement a l'austerite des lieux. Depuis qu'Ygelande, la grand-mere de l'actuelle reine, avait banni le luxe du palais, nul ne s'avisait de montrer le moindre signe ostentatoire de richesse, hormis peut-etre les coquillages precieux sertis discretement dans les cheveux des femmes ou encore les vranjes incrustes dans les baudriers des hommes. Seuls les portiers continuaient de porter des vetements chatoyants, somptueux, voire extravagants. Une forme de provocation lancee au pouvoir reginal ; et une facon d'afficher leur independance aux yeux de la population des Fresles. Les revoltes sanglantes qui avaient secoue le royaume avaient toujours epargne la Congregation : le peuple pardonnait aux portiers leurs fastes parce qu'ils etaient les oreilles du ciel et que, symboles du pouvoir eternel, ils ne pouvaient etre tenus pour responsables des fleaux temporels, famines, guerres, tempetes, raz-de-maree... Forte de l'indulgence populaire et de l'appui des puissants clans de pecheurs, la Congregation n'hesitait pas a entrer en conflit ouvert avec les souveraines de Grande-Isle. Certains historiens consideraient la double humiliation faite a la reine Elbaz comme une manoeuvre destinee a miner le prestige de la dynastie des Fresles. Et le choix de leur ambassadeur, un subalterne, un homme jeune, peu rompu aux subtilites de l'etiquette, relevait de ce travail de sape entrepris depuis plusieurs siecles. Le portier se redressa, remit un peu d'ordre dans les drapes de ses vetements et s'eclaircit la gorge : -- Pourquoi auraient-ils decide de briser un silence de dix siecles ? demanda le consort. -- Nous ne partageons pas leurs secrets, monseigneur, nous sommes seulement leurs humbles serviteurs. >> Ynold se leva, traversa en quelques enjambees l'estrade tapissee de peaux de murcies, les predateurs geants de l'ocean Fraternel, s'accroupit pres du bord et, les yeux plisses, devisagea le portier. Le consort avait garde une prestance et une souplesse de jeune homme. Seuls ses cheveux gris et les rides profondes de son front trahissaient son age veritable, une soixantaine d'annees, soit pratiquement le double de son epouse. Les mauvaises langues de la cour insinuaient qu'il entretenait une maitresse, une >, dans chaque cite du royaume. > Le portier lanca un regard furtif par-dessus son epaule, comme s'il cherchait de l'aide parmi les conseillers alignes derriere lui. > Ynold se releva. Le craquement de ses os retentit avec une nettete derangeante dans le silence tendu de la salle des audiences. ses devoirs. >> Le consort retourna s'asseoir sur son siege et se pencha pour glisser quelques mots a l'oreille de la reine. Bien qu'elle eut appris a lire sur les levres, Lote, l'ainee des princesses, ne reussit pas a saisir les propos echanges entre ses parents. Elle etait probablement la seule dans l'assistance a ne pas mettre en doute la parole du portier. Elle attendait le passage des griots depuis sa tendre enfance. Depuis ce jour ou elle avait eu la vision de deux personnages surgissant de l'ocean Fraternel, un homme age a la peau noire, un adolescent a la peau blanche. Ils s'etaient hisses sur un rocher et avaient chante en s'accompagnant d'un curieux instrument appele kharba, ou heptacorde selon les specialistes des mythes celestes. Leurs voix avaient souleve en elle une emotion indicible. Elle avait perdu ses limites, elle avait vole sur les flots cosmiques, elle s'etait sentie reliee aux populations des autres isles, a tous les etres vivants disperses dans l'immensite universelle. La vision de Lote n'avait dure qu'une poignee de secondes. Les voyageurs avaient disparu aussi soudainement qu'ils etaient apparus, happes par une invisible bouche. Elle s'etait a nouveau retrouvee seule sur la rive du Fraternel. Elle se souvenait de la saveur de ses larmes, plus salees que les embruns de l'ocean. La voix affolee de sa gouvernante, qui l'avait perdue de vue pendant quelques instants, l'avait tiree de son ravissement. Elle n'avait parle de sa vision a personne, surtout pas a ses parents, par peur d'etre traitee de folle et confiee aux redoutables guerisseurs des ames. Mais elle etait restee hantee par le regard brulant du jeune visiteur. Elle n'avait trouve aucun attrait aux nombreux pretendants, plus ou moins beaux, plus ou moins brillants, qui avaient essaye de se menager ses faveurs. Au grand desespoir de ses soeurs : la tradition leur interdisait de se marier avant leur ainee et, bien qu'encore adolescentes, elles craignaient que l'intransigeance de Lote ne les condamne a la malediction de la solitude et de la sterilite. La dynastie des Fresles serait confrontee a d'insurmontables difficultes si aucune des princesses n'engendrait d'heritiere. Les conquerants fanatises par les dragons de l'Ankl exploiteraient le flottement engendre par les problemes de succession pour lancer leurs armees sur Grande-Isle, le royaume le plus prestigieux et le plus convoite de Frater 2. Lote n'avait pas encore atteint ses dix-neuf ans, mais on murmurait sur son passage qu'elle commencait a se fletrir, qu'elle devait maintenant se resigner a un mariage de convenance pour liberer ses soeurs et sauvegarder la dynastie des Fresles. L'usage voulait sur Grande-Isle que les filles convolent entre treize et quatorze ans ; certaines familles n'hesitaient pas a les marier, pour des raisons financieres ou strategiques, avant leur puberte. >, declara la reine Osfoet. Un sourire de soulagement effleura les levres de l'emissaire de la Congregation. La lumiere naissante et bleutee de Soror s'engouffrait dans la salle des audiences par les fenetres hautes entre les berceaux des voutes et s'echouait en flaques grisatres au pied des piliers. -- Mais, Majeste, l'usage veut que... -- Nous, et nous seule, jugerons de l'opportunite d'informer le peuple grandislien. Nous nous rendrons dans la salle chal-driane lorsque la Congregation aura confirme son invitation. >> Osfoet se leva, descendit les trois marches du trone des Fresles, s'avanca de quelques pas, prit le temps de fixer chacun de ses conseillers. > Elle tendit le bras et attendit que le consort Ynold glisse sa main sous la sienne pour se diriger vers la sortie de la salle des audiences. > Elgea, la dame de compagnie de Lote, avait cette manie detestable de ne jamais finir ses phrases. Avec elle, on ne pouvait tenir que des bribes de conversation. Malgre sa corpulence et une arthrose de plus en plus douloureuse, elle avait tenu a accompagner l'ainee des princesses dans sa promenade quotidienne sur le chemin de ronde du palais reginal. Deux adapodes l'aidaient a franchir les passages et les escaliers les plus raides. Si l'etroitesse du chemin les empechait de la porter en permanence, ils reussissaient a la delester d'une partie de son poids sur les marches hautes et glissantes. Leur chair sombre glissait sur la pierre humide dans un bruissement sourd, presque imperceptible. > L'un des adapodes avait perdu le contact avec une marche et etait retombe un peu plus bas dans l'escalier. Il avait failli entrainer Elgea dans sa chute, mais, dote de reflexes fulgurants, il s'etait etire avec la souplesse d'un elastique pour former une sorte de passerelle et rattraper au vol le pied de la dame de compagnie. Nul n'avait encore perce le mystere de ces animaux mi-mollusques, mi-reptiles, surnommes les >. On savait seulement qu'ils temoignaient d'une intelligence superieure aux autres especes animales, qu'ils vivaient a l'etat sauvage dans le sable noir des rives de l'ocean Fraternel, qu'ils se nourrissaient exclusivement de crustaces et qu'ils recherchaient avec insistance la compagnie des hommes. La cuisine traditionnelle grandislienne faisait la part belle a leurs oeufs a la coquille entierement noire. Leur peau, d'une solidite a toute epreuve, servait a la confection des chaussures, des ceintures, des gants, des baudriers et des coques de bateaux. Leur chair se revelait en revanche dure, sans saveur, et tant mieux dans le fond : s'ils avaient ete prises pour leurs vertus gastronomiques, les adapodes auraient disparu de la surface de Frater 2 depuis bien longtemps. > soupira Lote. Accoudee au parapet, la princesse contemplait le port d'Ans-bel. Les bateaux serres les uns contre les autres se balancaient en cadence sous l'effet de la houle. Les pecheurs se rassemblaient sur les quais, vetus de leurs combinaisons de peau de murcie. Des batiments de guerre, plus massifs, se dressaient de chaque cote du chenal d'acces. En haut des mats claquaient les drapeaux aux couleurs de la dynastie des Fresles, le vert tendre de la compassion, le rouge flamboyant de la colere, le noir funeste de la destruction. Des nuages menacants roulaient dans le ciel et occultaient la lumiere de Soror. Au loin, l'ocean avait pris cette teinte livide annonciatrice de tempetes. > Arrives en haut de l'escalier, les adapodes s'aplatirent pour permettre a la dame de compagnie de poser le pied sur les dalles, puis ils se recroquevillerent contre le parapet et se figerent dans une position qui les faisait ressembler a des rochers des rives du Fraternel. > commenca Elgea. Elle s'interrompit pour s'accouder aux cotes de la princesse et reprendre son souffle. Elle n'avait pourtant fourni qu'un effort minime pour gravir l'escalier. Ses cheveux tires en chignon soulignaient la rondeur de sa face et n'offraient aucune prise aux bourrasques. -- Non, je ne sais pas ! -- Eh bien, certains disent que les griots ont ete agresses la derniere fois qu'ils ont chante sur Frater 2. C'est la raison pour laquelle ils ont cesse de nous rendre visite depuis plus de mille ans. -- Qui t'a parle des griots ? Tu n'etais pas a l'audience ce matin. Ma mere nous a ordonne de garder le secret. >> Les yeux deja globuleux de la dame de compagnie s'arrondirent de terreur. Elle risquait d'etre jetee dans le bassin des murcies si un mouchard du palais venait a dechiffrer cette conversation sur les levres des deux femmes. -- Je vous aime plus que ma propre fille. >> Les deux femmes se regarderent en silence pendant quelques instants. Les premieres gouttes de pluie tomberent des nuages eventres, tirerent des rideaux fuyants sur les innombrables toits du palais reginal, sur les facades et les ruelles de la ville basse. Lote reporta son attention sur les ombres grises des pecheurs repartis le long des passerelles d'embarquement et sur les ponts des bateaux. -- Nous avons tous reve d'entendre leur chant... Il n'y a pas de plus grande benediction... Je comprends que... Il pleut... Nous devrions repartir dans vos appartements... -- Parle-moi de cette histoire. C'est le role des portiers celestes que d'accueillir les griots. Pourquoi les auraient-ils agresses ? >> Elgea se mordit les levres. Elle regrettait visiblement d'avoir aborde ce sujet. -- Impossible ! Les precheurs aux robes rouge sang n'ont jamais mis les pieds sur Grande-Isle ! -- Les guetteurs du consort ne peuvent surveiller toutes les cotes a la fois. Il se peut que... Enfin, tout ca n'est probablement qu'un mauvais... >> D'une pression soutenue sur l'avant-bras, Lote contraignit Elgea a rester concentree sur ses pensees. La pluie tombait a verse et imbibait les cheveux et les robes des deux femmes. Les adapodes ne bougeaient pas, indifferents aux trombes. -- Dans quel but ? -- Evident : preparer le debarquement des armees des isles voisines. Rentrons, je vous en supplie... -- Tu penses qu'ils ont tendu un piege a ma mere ? >> Elgea fremit de la tete aux pieds, et l'humidite n'etait pas la seule responsable de ses tremblements. -- Reponds : ont-ils, oui ou non, tendu un piege a ma mere ? -- Certains le pensent... -- Certains ? >> Elgea secoua la tete d'un air farouche et degagea son bras. > Les adapodes sortirent aussitot de leur immobilite, s'etirerent et se placerent de chaque cote de la dame de compagnie. On pouvait a nouveau distinguer la tete de la queue dans les masses de chair informe et grise qui rampaient sur les dalles. Ils attendirent patiemment que la grosse femme eut pose les pieds sur leur echine en partie ecailleuse pour reprendre leur reptation en direction de l'escalier. Les savants de Grande-Isle n'avaient pas trouve d'explication convaincante a la tendance naturelle et systematique des chausse-pieds a venir en aide aux humains souffrant de difficultes locomotrices. C'etait grace aux adapodes du palais que Lote avait pu continuer ses promenades sur le chemin de ronde lorsqu'elle s'etait brise la jambe a l'age de dix ans. Nul besoin d'elever la voix ou de gesticuler, ils s'etaient precipites sous ses pieds des qu'elle avait manifeste le desir de bouger et l'avaient transportee sans jamais reveiller la douleur a sa jambe. Lote en avait conclu qu'ils lisaient dans les pensees, une evidence que les savants de Frater 2, agrippes au dogme de la superiorite humaine, s'obstinaient a nier. La pluie battante collait ses cheveux a ses joues, a ses tempes, a son cou. Les premiers bateaux s'engageaient dans le chenal malgre les conditions deplorables. Combien d'hommes ne rentreraient pas au port ce soir ? Combien de veuves, combien d'orphelins les tempetes feraient-elles aujourd'hui ? L'ocean n'avait de fraternel que le nom, et Lote s'etonnait que les clans obligent les pecheurs a sortir par tous les temps. La prosperite de Grande-Isle avait beau reposer sur l'exploitation des ressources marines, elle pouvait sans doute se permettre un ralentissement voire une treve d'un ou deux jours. Elle frissonna. Sa robe et ses sous-vetements detrempes la maintenaient dans une humidite froide, penetrante. Il avait fallu des tonnes de persuasion ou de menaces pour contraindre la tres prudente Elgea a delivrer son message. Qui l'avait envoyee ? Une faction opposee a la Congregation des portiers celestes ? Possible : l'arrogance des gardiens de la porte cosmique suscitait un ressentiment croissant chez les conseillers et les courtisans. Mais le piege pouvait etre tendu par d'autres adversaires de la dynastie des Fresles, clans des pecheurs, guildes des commercants, grandes familles des plaines du Centre. Lote s'efforca de remettre de l'ordre dans ses pensees. Elle n'etait pas versee dans l'art des intrigues. Belwe la cadette, elle, nouait les alliances et distribuait les graces avec une habilete de douairiere. La grisaille epaisse estompait les voiles claires des bateaux dissemines dans le chenal. Au sommet de la plus haute des cinq collines d'Ansbel se devinaient la masse sombre du siege de la Congregation et ses quatre tours tendues vers le ciel comme des doigts menacants. Lote n'avait jamais aime les portiers celestes, ces personnages suffisants qui passaient la majeure partie de leur vie a entretenir leur mystere. Ils n'acceptaient aucune femme dans leurs rangs, pretextant que la confrerie des griots etait elle-meme strictement reservee aux hommes. Leurs dehors courtois, precieux, dissimulaient un feroce appetit de conquete et de possession. Les rapporteurs du consort affirmaient que la Congregation detenait la moitie des terres de Grande-Isle, presque toujours par l'intermediaire de prete-noms, et qu'elle controlait les principaux clans de pecheurs. Elle n'avait pas demontre son utilite depuis dix siecles pourtant, sa legitimite ne reposait plus que sur son prestige passe et l'indefectible soutien du peuple. Lote restait persuadee que les griots avaient rendu plusieurs visites a Frater 2 au cours du dernier millenaire. Les incessants mouvements de l'ecorce et les variations des flux cosmiques avaient peut-etre modifie l'emplacement de la porte chaldriane. Dans ses carnets de voyage, Juhok Monchell, le legendaire explorateur de Frater 2, avait decrit de soudaines formations et disparitions d'isles a la surface de l'ocean. La responsabilite de ces changements n'incombait pas selon lui aux caprices du Fraternel, mais aux affaissements et aux soulevements incessants des couches profondes de la planete. En moins de cinq siecles, les cotes meridionales de Grande-Isle avaient recule d'une distance equivalente a cent vingt pieds tandis que les marees basses decouvraient de nouvelles bandes de terres au large. La vision de Lote l'avait renforcee dans sa conviction : les griots se materialisaient ailleurs que dans la salle chaldriane de la Congregation. Dans un autre endroit de Grande-Isle ou sur une autre isle de Frater 2. Plus personne n'etait en mesure d'interpreter les variations des flux cosmiques, ni meme de les percevoir. Peut-etre les voyageurs chantaient-ils pour la poignee d'habitants des immensites glaciaires du Sud ou les bannis des archipels maudits ? Une reponse claire aux questions soulevees par l'intervention d'Elgea emergea du tourbillon de pensees de la princesse : les portiers celestes s'appretaient a donner le coup de grace a la dynastie des Fresles deja minee par les revoltes populaires et les intrigues de cour. Ils avaient accumule assez de richesses, de relations et de certitudes pour envisager le renversement d'un regime vieux de quinze siecles. Ils presumaient sans doute que les soldats de la garde reginale, les combattants les plus redoutes du royaume, se rendraient sans resistance quand on leur presenterait les tetes de la reine et du consort. Les jambes de Lote, prise de panique, flechirent, s'entrechoquerent. On l'avait choisie, elle, pour dissuader la reine et le consort de se rendre au siege de la Congregation, une invitation qu'aucune souveraine digne de ce nom n'aurait declinee, au risque, comme la reine Elbaz, d'aller au-devant d'une cruelle deconvenue. Elle ne se voyait pas affronter le regard severe de sa mere ni les sarcasmes de son pere. Ils sauteraient sur ce pretexte pour lui rappeler qu'elle devait se marier avant la fin de l'annee avec le premier pretendant venu, ils lui repeteraient que l'amour etait un luxe inaccessible pour l'heritiere du trone des Fresles, ils la renverraient sans tenir compte de ses avertissements qu'ils traiteraient de divagations, de delires. Les partenaires d'Elgea, conseillers ou courtisans, auraient ete plus avises de jeter leur devolu sur Belwe. A Belwe, au moins, le consort aurait prete une oreille attentive. Des nuages noirs et lourds deferlaient au-dessus du port d'Ansbel. La nuit etait tombee en plein jour et avait envahi l'ame de Lote. La laine de sa robe gorgee d'eau lui frottait les epaules, le ventre et les hanches comme une armure blessante. Elle suivit pendant quelques instants la course d'une rigole entre les dalles du chemin de ronde. Si elle reussissait a convaincre la reine et le consort, elle aurait prouve qu'elle pouvait occuper sa place dans la dynastie des Fresles, qu'elle n'etait pas seulement la reveuse, l'ecervelee dont se moquaient ses soeurs et les courtisans. Elle se dirigea d'une allure decidee vers l'escalier ou avait disparu quelques instants plutot sa dame de compagnie. A cet instant, une silhouette elancee surgit sur le chemin de ronde et lui barra le passage. Il lui fallut un peu de temps pour reconnaitre l'homme qui s'avancait vers elle, un sourire aux levres : Velik, l'un des officiers de la garde reginale, enroule dans sa large cape noire ornee de la murcie rouge. Ses tresses brunes pendaient de chaque cote de son casque conique. Elle devina a son allure resolue qu'il ne se dressait pas devant elle par hasard. Elle execrait son ambition a peine voilee et la brutalite de ses manieres. Elle n'etait pas nee pour servir de marchepied a des soudards qui ne songeaient qu'a se draper dans un pan du prestige de la reine des Fresles. > Il s'etait incline comme l'exigeait le protocole, mais il ne l'avait pas quittee du regard. Un regard d'oiseau de proie. Son visage anguleux, en revanche, etait plutot celui d'un lagre blanc des plaines centrales de Grande-Isle. Par l'entrebaillement de sa cape, Lote vit qu'il gardait la main posee sur la poignee de sa dague. La peur monta en elle a la vitesse d'une maree d'equi-noxe. -- Certainement, Votre Altesse. Des que vous aurez repondu a une question... -- Au diable vos questions ! J'ordonne, j'exige que vous vous ecartiez. -- Un officier de la garde reginale ne prend ses ordres que de sa reine, princesse. Voici donc ma question : voulez-vous m'epouser ? >> Lote lanca un bref coup d'oeil sur les environs. La pluie escamotait le chemin de ronde et les toits du palais. Une centaine de pas la separaient de l'escalier suivant. Meme engonce dans son armure de peau et d'ecaille d'adapode, Velik la rattraperait sans aucune difficulte si elle essayait de s'enfuir. > Le rictus de l'officier devoila l'une de ses canines, longue, affutee. -- M'epargner ? De qui ? De quoi ? >> Hurler ne servirait a rien : les cris se perdraient dans le grondement des trombes qui maintenaient les occupants du palais a l'interieur des batiments. Lote posa la main sur le parapet. Si elle sautait, elle se recevrait, une trentaine de pas plus bas, sur le faite du large mur d'appui qui servait a la fois de contrefort au rempart, de chemin intermediaire et de deuxieme ligne de defense. Elle n'avait aucune chance de se relever vivante d'une telle chute. >, lacha Velik. Il tira sa dague et s'avanca vers elle. La peur noua la gorge et le ventre de Lote. Elle allait mourir sur ce rempart qu'elle avait tant de fois parcouru, sous cette pluie battante qu'elle avait si souvent affrontee. Mourir sans avoir eu le temps d'entendre les griots, le seul veritable but de son existence. Mourir a dix-neuf ans, sans avoir connu le frisson de l'amour. Mourir trop tot. Elle se revolta, chercha des yeux un objet dur ; aucune pierre du parapet n'etait descellee. L'entretien de la gigantesque enceinte entrait dans les priorites d'Ynold. Il avait engage tout ce que Grande-Isle comptait de macons et de tailleurs de pierre pour restaurer et renforcer certains ouvrages proches de l'effondrement. > Belwe... Oui, bien sur, cette execution sommaire portait la signature de Belwe. L'ambition devorante de la cadette l'avait poussee a organiser le meurtre de sa soeur ainee. Ce n'etait pas la premiere fois dans la longue histoire de Grande-Isle qu'une puinee s'arrangeait pour eliminer l'heritiere legitime. Les couloirs et les sous-sols du palais resonnaient encore des hurlements des princesses que les sbires avaient passees au fil de leur arme, etranglees ou enterrees vives. Velik leva sa dague. > Lote faillit lui crier qu'il ne serait jamais investi du titre dont il revait, sans doute, depuis son enrolement dans la garde d'elite du palais : Belwe ne laisserait jamais en vie le temoin le plus dangereux de son forfait. La lame resta un long moment suspendue au-dessus de la tete de la princesse petrifiee contre le parapet du chemin de ronde. La pluie redoubla de violence, la rigole deborda de la tranchee d'ecoulement. Lote discerna des regrets dans le regard sombre de Velik. Elle baignait desormais dans un grand calme, resignee, presque indifferente a son sort. L'officier poussa un cri et abaissa sa dague vers la poitrine de Lote. Elle ferma les yeux. L'impression la traversa aussitot de franchir la porte de l'autre monde. D'etranges bruits dominerent le grondement de la pluie autour d'elle, frottements, sifflements, claquements. Elle se contracta dans l'attente du coup ; rien d'autre ne la frappa que les gouttes de pluie sur son crane et ses epaules. Elle rouvrit les yeux. Velik avait disparu de son champ de vision. Des mouvements confus attirerent son attention au pied du parapet. L'officier de la garde reginale gigotait sur le sol, les yeux exorbites par la terreur et la douleur. Une forme sombre s'etait enroulee autour de son cou et resserree sur sa gorge. Des gemissements sourds s'echappaient de ses levres entrouvertes et s'achevaient en expirations sifflantes. Deux autres formes sombres lui maintenaient les pieds entraves ; une derniere, a demi faufilee sous sa cape, s'agitait sur son ventre dans un hideux bruit de succion. Lote mit un moment a se rendre compte que ces ombres meurtrieres etaient des adapodes. L'horreur supplanta rapidement sa premiere reaction de soulagement. A sa connaissance, les chausse-pieds ne s'etaient jamais attaques aux hommes depuis que l'arche des origines s'etait posee sur Frater 2. Les animaux des bords du Fraternel, si paisibles et utiles en temps ordinaire, pouvaient donc se metamorphoser en d'implacables machines a tuer. Ils etaient doues d'une conscience, au moins d'un pouvoir de discrimination, puisqu'ils avaient choisi son parti au detriment de Velik. Elle n'esquissa aucun geste pour empecher la fin horrible de l'officier. Lorsque les adapodes l'abandonnerent, il ne restait de lui qu'un cadavre au ventre beant et au visage exsangue. Lote ramassa machinalement la dague plongee dans l'eau jaunatre de la rigole de canalisation. Elle se demanda si elle devait parler de la fin de Velik a son pere ou au conseiller responsable de la securite du palais. Designer les coupables reviendrait a les condamner a l'extermination. Les Grandisliens oublieraient instantanement les services rendus pendant plusieurs millenaires pour ne retenir que le caractere imprevisible et sanguinaire des adapodes. Les quatre chausse-pieds se dirigerent vers elle. Elle entrevit l'eclat de leurs yeux sous les replis de leur peau molle et grise. Les gouttes de pluie se pulverisaient sur les ecailles de leurs echines. Leurs queues etranglees abandonnaient des sillages blanchatres et rectilignes sur les dalles humides. Ils se placerent de chaque cote de ses pieds comme pour la convier a une promenade. Elle n'etait pourtant pas blessee, ni ne manifestait l'intention de se deplacer. Elle embrassa les environs du regard, les facades et les quais estompes du port, les toits biscornus des vieux quartiers d'Ans-bel, les cours interieures du palais reginal. Les trombes avaient chasse les passants, les badauds, les vendeurs ambulants, les grappes d'anciens papotant sur le seuil de leurs maisons. Si elle n'avait pas entrevu les lumieres falotes des gargotes et les taches claires des voiles le long du chenal, elle aurait pu se croire seule au monde. Son regard tomba a nouveau sur le corps inerte de Velik. Les courtisans et les conseillers penseraient qu'il avait ete victime de la murcie blanche, la bete monstrueuse qui, selon les mythes de la Fraternite, hantait les fondations du palais reginal. Les adapodes se frottaient avec une insistance inhabituelle, imperieuse, a ses chevilles. Incapable de prendre une decision, elle finit par se rendre a leur invitation. Elle eut a peine leve un pied que deux d'entre eux se glisserent sous la semelle de sa chaussure. Elle jugula une petite montee de panique lorsqu'elle se retrouva juchee a quelques pouces du sol sur ces socles instables, mouvants. Elle savait pourtant qu'elle ne tomberait pas, qu'ils rattraperaient ses desequilibres dans les passages les plus pentus. Elle dut egalement combattre une reaction de repulsion lorsque ses pieds s'enfoncerent dans leur chair molle et que sa peau se colla contre la leur au-dessus de ses bottines. Ils s'elancerent vers l'escalier a une telle vitesse qu'elle s'affola, lacha la dague et tenta vainement de se raccrocher au bord du parapet. Apres avoir contourne le cadavre de Velik, ils devalerent les marches tournantes sans ralentir l'allure. Elle crut qu'ils allaient s'ecraser sur les pierres couvertes de mousse et noyees de pluie. Elle n'avait jamais recouru a leurs services depuis la guerison de sa fracture, et elle retrouvait l'apprehension qui l'avait saisie la premiere fois qu'ils l'avaient transportee de sa chambre a l'appartement d'Elgea. Confier ses pieds a des chaussures autonomes engendrait des sensations deconcertantes, angoissantes. Ils arriverent sans encombre au pied de l'escalier et s'engagerent sur le mur intermediaire. Le premier garde, enfoui sous sa cape detrempee, se raidit dans un salut protocolaire tout en leur lancant un regard intrigue. Les sentinelles apercevaient souvent la princesse Lote sur le haut chemin de ronde, mais jamais ils ne la voyaient recourir aux services des chausse-pieds pour monter ou descendre les escaliers. > Les adapodes filerent sur le sol rugueux de la ceinture moyenne sans laisser a la princesse le temps de repondre. Elle etait bien trop obnubilee par son propre equilibre pour preter une oreille attentive aux propos des gardes. Ils passerent devant trois autres sentinelles avant de s'aventurer sur des marches etroites et tournantes que Lote n'avait jamais empruntees. Elles debouchaient, une centaine de pas plus bas, dans une cour basse du pied du rempart, l'un de ces espaces sombres et jamais visites surnommes les > ou, plus crument, les >, allusion aux amants qui s'y donnaient rendez-vous en se croyant a l'abri des regards indiscrets. Bien qu'elle submergeat entierement la courette, l'eau n'empecha pas les adapodes de foncer vers une ouverture en forme d'ogive. Lote avait deja remarque cette bouche sombre beant entre les enormes pierres du pied du rempart : elle donnait selon la legende dans l'antre souterrain de la murcie blanche. Lorsque les chausse-pieds s'y engouffrerent, toutes ses terreurs d'enfant remonterent a l'esprit de la princesse. Elle s'agrippa a une saillie et s'arc-bouta sur ses jambes. Ses doigts riperent sur la pierre lisse. > Les adapodes ne lui obeirent pas. Un froid mordant transperca sa robe detrempee et la transit jusqu'aux os. Elle aurait beau tempeter, hurler, personne ne viendrait la chercher dans les fondations du palais reginal. CHAPITRE II MIRMONES Notre monde est un organisme vivant. J'entends par la qu'il se modifie sans cesse au gre de la mecanique celeste, qu'il se cherche en permanence de nouveaux equilibres. Imaginons la croute de notre planete comme la peau d'un fruit qui ne serait pas fixee a la pulpe. Imaginons que, d'une pression de la main, nous fassions bouger cette peau de maniere a ce que l'attache de la queue du fruit, qui serait donc le sommet de l'axe de rotation, son pole, se retrouve a l'equateur, c'est-a-dire deplacee d'environ quatre-vingt-dix degres. Considerons maintenant que les alignements planetaires exercent sur Frater 2 une pression comparable a celle de la main sur le fruit, et nous aurons une representation fidele des deplacements de la croute de notre planete sur ses manteaux interieurs. Nous comprendrons que les peuples des isles de Frater 2 sont a la merci de ces incessants phenomenes d'attraction qui provoquent raz-de-maree et bouleversements geologiques. J'engage donc les gouvernements de la planete a mener d'urgence une reflexion sur l'avenir de notre civilisation. Si la survie de l'humanite depend de ses facultes d'adaptation, nous devons sans doute renoncer a la vision archaique d'une civilisation terrestre, nous devons nous inspirer des murcies et des autres animaux aquatiques. La nature ne nous a pas equipes pour vivre dans l'eau, mais nous pouvons au moins flotter sur l'ocean Fraternel, c'est-a-dire conquerir le territoire finalement le plus stable, le plus constant de Frater 2. Juhok Monchell, carnets de voyage, musee d'Ansbel, Grande-Isle, Frater 2 Du sommet de l'ilot battu par les vagues ecumantes, on apercevait la falaise sombre et dechiquetee d'une terre lointaine. L'etoile du systeme, Soror, se levait dans une palette chatoyante de nuances bleues, mauves et pourpres. Trois jours plus tot, les voyageurs s'etaient reveilles dans une grotte profonde et humide. Ils avaient attendu que s'estompent les effets secondaires de la renaissance pour remonter, guides par un rayon de lumiere, a la surface de cette poussiere rocheuse cernee par les vents et les eaux. Trois jours qu'ils n'avaient rien mange, qu'ils se contentaient de boire un peu d'eau de pluie recueillie dans le creux de leurs mains. La nuit, ils retournaient dans la grotte pour s'abriter des averses glaciales. Ils n'avaient pas encore elimine tous les effets de la renaissance : mauvaise coordination, lassitude, nausee, douleur sourde dans les membres... La Chaldria attendrait, pour les transferer sur un monde plus accueillant, que leur physiologie soit prete a supporter un nouveau voyage. Ils percevraient l'appel interieur, cette envie irresistible de se jeter dans la legerete et la fluidite infinies des flots cosmiques. Ils auraient pu forcer le seuil de la porte en >, selon l'expression de Marmat, mais ils auraient risque l'errance et la solitude eternelles, la malediction supreme du griot, un etat de separation perpetuelle entre l'ame et le corps. Impossible de decoller avec les doigts, ou meme avec une pierre plate, les mollusques deposes par les vagues sur les rochers noirs. Seke s'etait acharne les premieres heures, puis, comprenant qu'il n'y arriverait pas, il s'etait resigne et plonge dans ses souvenirs maintenant lointains du desert du Mitwan. Il s'etait rememore les conseils des enfants du Tout lorsque la nourriture et l'eau venaient a manquer : menager son energie, rester calme et attentif jusqu'a ce que la nature propose la solution. Pour les habitants premiers de Jezomine, la faim, la soif et la douleur n'etaient que des epreuves destinees a renforcer la confiance des etres vivants dans >. Comme souvent lorsqu'il pensait aux skadjes, Seke sombra dans la melancolie. Ils s'etaient effaces depuis des siecles de la surface de Jezomine, mais ils vivaient en lui avec une intensite qui allait augmentant a mesure qu'il s'eloignait de son monde d'origine. Il comprenait maintenant pourquoi Autre-mere l'avait recueilli, lui le petit d'homme, malgre les blessures infligees au silence du desert par ses vagissements : elle avait toujours su qu'il s'envolerait un jour de Jezomine, qu'il affronterait les immensites spatiales et les abimes du temps, elle lui avait montre la beaute des formes, des petits et grands cycles, pour le preparer a ces departs, a ces deracinements permanents. >, dit Marmat Tchale. La voix grave de son confrere ramena Seke a la realite, aux grondements des vagues, au ciel charge de nuages sombres, aux rochers dechiquetes et noirs. Marmat n'avait pas ouvert la bouche depuis leur renaissance. Il etait reste assis pendant trois jours sur un promontoire inaccessible a l'ecume des vagues, grattant parfois d'un pouce distrait les cordes de sa kharba. Il n'en etait redescendu que pour regagner la grotte a la tombee de la nuit, s'allonger sur le sol rugueux, etaler sa toge sur ses jambes et fermer les yeux. -- La vie n'y est pas possible, alors ? >> Seke eut un peu de mal a reconnaitre sa propre voix. Assis sur un rocher poli par les vagues a maree haute, il ne distinguait de Marmat que ses pieds dechausses et pendant dans le vide. Des rayons de Soror percaient entre les nuages dechires et deposaient sur l'ilot une chaleur revigorante. >, pas >. Les terres les plus stables, les plus habitees, s'effritent, mais elles ne sont que rarement submergees. -- Tu es venu souvent sur Frater 2 ? >> Le bleu du ciel gagnait du terrain, la lumiere de Soror se repandait comme une tache d'huile entre les rochers. Seke se devetit : il mourait d'envie de sentir la chaleur de l'etoile sur sa peau, de revivre ces instants magnifiques ou il se promenait nu et libre dans le desert du Mitwan sous les rayons torrides de Source de vie d'en haut. Son lung, son organe male, se gorgea aussitot d'energie. Il eut une pensee pour Jaife, la jeune fille qui avait enfreint les regles de la confrerie des griots et lui avait montre la beaute du rapprochement. Des larmes lui vinrent aux yeux. Jaife lui avait donne un apercu de cette tendresse humaine qu'il n'avait pas connue avec les enfants du Tout ni avec son maitre Marmat. Elle lui avait enseigne la volupte de la caresse, le bonheur des peaux qui se frottent, puis elle etait morte, victime de la folie des hommes, l'abandonnant dans une solitude de plus en plus haissable. Il ne restait d'elle qu'une image floue et des envies brutales d'effectuer de nouvelles incursions dans le territoire du plaisir. Il avait demande a Marmat comment soulager les tensions douloureuses de son lung. > L'image etait juste : depuis que Seke avait decouvert le plaisir, pourtant furtif, en compagnie de Jaife, le desir regnait en despote dans son corps. > Seke se redressa pour preter une oreille attentive aux paroles de Marmat. Le griot lui avait parfois parle de Galban la seche, son monde d'origine, mais jamais encore de son maitre. > Le vent emportait vers le large sa voix impregnee de tristesse. Seke s'allongea sur son rocher pour s'offrir a la chaleur de Soror, roula sa tunique en boule et la glissa sous sa nuque. >. Je recuperais mes vervoles dans des boites speciales et les rapportais au responsable local du reseau. Il me donnait pour chacun dix ansecs, la monnaie du continent sud de Galban. Il revendait le contenu des boites a des trafiquants qui traitaient eux-memes avec des entreprises specialisees dans le rajeunissement et, de facon plus generale, le prolongement de l'existence humaine. Certains hommes et certaines femmes des cercles les plus fermes de Galban ont pu ainsi depasser les quatre ou cinq cents ans. Mais, pour que ceux-la continuent de vivre, il fallait que d'autres meurent. De plus en plus nombreux. Et moi j'etais l'un de ceux qui vidaient les villages de leurs forces vives, un semeur de sommeil sans reve et sans retour, un ver dans le fruit. Le jour de mes dix ans, j'avais deja amasse plus de dix mille ansecs, une petite fortune, oui, une petite fortune, a l'age de dix ans. >> Les premieres notes de la kharba retentirent et, presque aussitot, la voix de Marmat fut rythmee par la scansion incantatoire caracteristique de ses transes. >, a moi, l'enfant de dix ans, le voleur de vie. Oh, quels fous peuvent elever un enfant, un ignorant, au rang de badja, le genie tout-puissant de la legende ! Ils me veneraient comme un demi-dieu, ils me flattaient comme on flatte un animal domestique a qui l'on reclame un travail extenuant, ils quemandaient mes faveurs, ils pietinaient leur honneur pour me soutirer de l'argent, et je prenais plaisir a les humilier, moi l'orphelin, l'ombre parmi les ombres, le vaurien brule par les rayons de Scyrt, l'enfant prive d'enfance. Oh, j'etais deja entoure de femmes, moi qui n'avais pas de poil au menton, moi qui hier encore tetais ma mere. Elles jouaient avec mon lung, elles l'engloutissaient dans leur bouche, et je croyais que c'etait cela, etre un homme, cette devotion portee au petit bout de chair qui me poussait entre les jambes. Je leur distribuais mes ansecs, content d'elles, content de moi, oh, je pensais que ces femmes avaient de l'admiration pour moi, le badja, la corne d'abondance, et elles me meprisaient, elles me maudissaient dans le secret de leur ame, elles, obligees de ravaler leur orgueil pour avaler mon lung, elles, les portes de vie qui se battaient avec l'energie du desespoir pour nourrir leurs enfants, pour ne pas se refermer a jamais. Un jour, dans la grande cite d'Ournakou, la nouvelle famille dominante a ordonne que les reseaux d'energie vitale soient aneantis. Alors sont venus les soldats, plus feroces que les fauves du continent sud, avec le nom et le signalement de chacun des membres des reseaux, ils nous ont traques, du plus grand au plus petit, aides par les hommes et les femmes de mon village. Ceux-la voulaient maintenant eliminer le temoin genant de leurs bassesses, l'imposteur, le faux badja, le petit vicieux vautre sur sa montagne d'ansecs, ils criaient vengeance, ces hommes qui resteraient a jamais impregnes de l'odeur et la saveur de mon argent, ces femmes qui garderaient toujours le gout de mon lung dans la gorge. Je me suis enfui dans les montagnes blanches du Selk ou regne l'epouvantable chaleur de Scyrt. Les soldats de la famille dominante m'ont suivi, ils m'ont retrouve, ils m'ont ramene au village, ils m'ont devetu, ils ont dit a chaque homme et a chaque femme de m'arracher un morceau de moi-meme avec les dents, avec les ongles, avec une lame. Alors ceux que j'avais nourris ont pousse des cris de colere et se sont approches de moi pour me depecer. Et je voyais les levres autrefois douces des femmes s'ouvrir sur des rangees de dents tranchantes, je voyais s'agiter leurs ongles durs et pointus au bout de leurs doigts autrefois caressants, je voyais les mains des hommes autrefois suppliantes se refermer sur les manches de poignards ou de faucilles. Seuls les enfants me fixaient avec le regard grave des sages, oh, l'impalpable sagesse des enfants ! Mes bourreaux m'auraient vide de mon sang et de mes visceres si le visiteur celeste ne s'etait pas manifeste... >> Toujours allonge, les yeux clos, Seke se laissait porter par la voix grave de Marmat et les notes de la kharba. Parfois il entrevoyait une scene, un paysage ecrase de lumiere, un nuage de Poussiere, un visage d'enfant ou de femme a la peau noire et aux yeux brillants ; des sensations le traversaient, peur, douleur, froid, faim, soif ; il s'accroupissait entre deux rochers aux aretes plus aiguisees que des lames ; un feulement transpercait la nuit, le cri d'un selkin jaune, le fauve le plus dangereux des montagnes blanches ; Scyrt se levait dans un ciel d'un jaune eclatant, ses rayons rasants drapaient d'ocre les tourbillons souleves par un vent brulant ; des soldats lui enfoncaient le canon d'une arme dans les reins, le poussaient, nu et sans defense, devant une muraille de vetements colores et de faces haineuses ; des larme humiliantes roulaient sur ses joues ; une femme fixait son bas ventre avec un rictus carnassier ; un homme brandissait une boite dans laquelle se tortillaient des vervoles ; son coeur battait plus fort qu'un tambour ; il n'etait plus qu'un enfant de dix ans battu par des vagues de terreur. >Alors il tira sa kharba d'un repli de sa toge et se mit a chanter ; alors les soldats et les villageois s'assirent sur le sol et l'ecouterent pendant deux jours et deux nuits. Ils verserent des larmes d'amertume et de joie, ils percurent un temps l'ordre invisible du monde, ils se regarderent avec lucidite et compassion, ils s'en repartirent chez eux le matin du troisieme jour, chantant les louanges du griot. Mon maitre me prit par la main et nous fumes happes par les flots de la Chaldria. Nous n'allames pas loin, ou son corps ne l'aurait pas supporte, ou il aurait ete condamne a l'errance perpetuelle, nous nous rendimes a Ourna-kou, la capitale de Galban la seche. Mon maitre chanta encore devant la famille regnante, le clan cruel des Ambalambe, et ceux-la, offusques par ses paroles, voulurent le mettre a mort, oh, la folie des tyrans et de leurs serviteurs ! Nous parvinmes a nous echapper, a retrouver le chaldran. >> Seke crut percevoir un mouvement tout pres de lui. Il rouvrit les yeux, se redressa, fouilla l'ilot du regard, ne discerna rien d'autre que le noir des rochers, le bleu du ciel et de l'ocean. Il resta un moment a l'ecoute du choeur des formes, entendit un bruit sourd, entrevit une gerbe de gouttes scintillantes, pensa qu'un gros poisson ou un mammifere marin profitait du retour du beau temps pour se livrer a des acrobaties aeriennes. Il se rallongea et, par reflexe, se couvrit le bassin d'un pan de sa tunique. > ou >, et c'est bien ce que je fus lorsqu'il me choisit pour disciple : un enfant mal ne a qui l'on offrait une nouvelle naissance. J'ajoutai son nom a celui qu'il m'avait donne lorsqu'il fut emporte par les spirales du temps. Par respect, je remplacai le > par le >, et je devins Marmat Tchale, moi l'enfant sans parents, moi l'ancien voleur de memoire. Avant de partir, mon maitre m'aida a recevoir ma kharba et me mit en garde contre la grande tentation du griot, la tentation du jugement, la tentation du modele, la tentation de l'orgueil. Je n'ai pas toujours ecoute ses conseils, j'ai souvent pose les hommes sur le plateau de ma balance, je me suis souvent erige en juge des ames. O dieux, mon mepris ne coulait pas sur eux mais sur moi, le petit vicieux assis sur son tas d'ansecs, le faux badja, l'exploitant de la misere humaine qui aurait du perir sous les dents et les ongles de ses semblables. Je les ai blames parce que je n'ai jamais reussi a me pardonner... >> Seke n'avait pas besoin de distinguer le visage de Marmat pour savoir que son maitre pleurait. Une rafale de vent souleva sa tunique et la projeta sur les rochers proches. Il lanca la main Pour la rattraper. C'est alors qu'il la vit. Une jeune fille aux cheveux dores, vetue d'une longue robe blanche. Elle ressemblait a une magicienne ou une creature des legendes de certains mondes, une impression accentuee par l'aspect miraculeux de son apparition. La finesse irreelle de son visage le subjugua. Elle paraissait avoir ete deposee sur l'ilot par le vent ou la lumiere de Soror. Il resta un long moment hypnotise par ses yeux couleur d'eau claire, avant de se souvenir qu'il etait nu et que son lung se dressait entre ses jambes comme une lame encombrante. Il se saisit de son pantalon et entreprit de l'enfiler avec une telle precipitation qu'il perdit l'equilibre et s'affala entre les rochers. Le rire eclatant de la jeune fille accompagna sa chute. Il se releva comme il put, lui tourna le dos, faillit tomber une fois encore, se raccrocha a une asperite, se battit avec l'etoffe recalcitrante. Il l'apercevait du coin de l'oeil, silhouette figee, nimbee de lumiere, il sentait le poids de son regard sur son corps, il devenait de plus en plus febrile, de plus en plus maladroit. > Elle detourna enfin les yeux de Seke pour les lever sur le promontoire ou se tenait Marmat. > C'etait davantage une affirmation qu'une question. Marmat glissa sa kharba dans un pli de sa toge, descendit du promontoire et observa un petit moment Seke qui essayait en vain de remonter son pantalon tire-bouchonne. > Les yeux de la jeune fille revinrent se poser avec la legerete de papillons sur Seke, mortifie. > Sa voix musicale accentuait le trouble du jeune griot. -- Ils ont annonce votre venue a ma mere, mais certains courtisans pensent qu'ils lui ont plutot tendu un piege. -- Dans quel but ? -- Renverser la dynastie des Fresles. Et, sans doute, preparer l'invasion de Grande-Isle par les armees des dragons de l'Ankl. -- Des dragons ? >> Marmat sollicita du regard Seke, toujours accapare par son pantalon. -- Par des passages souterrains. Je ne vous aurais pas trouves sans mes guides. >> D'un mouvement de menton, elle designa les formes sombres qui depassaient du bas de sa robe. On aurait pu les prendre pour des pierres si des frissons ne les avaient pas de temps a autre parcourues. -- Ma vision ne m'avait pas trompee ! s'exclama la jeune fille. Vous etes bien les voyageurs celestes que nous attendons depuis si longtemps. -- Votre vision ? >> Les yeux de la jeune femme volerent a nouveau vers Seke mais n'oserent pas le fixer. -- Comment saviez-vous que nous etions les griots ? -- La vision n'est pas qu'une affaire de vue. Je n'en ai parle a personne. J'avais trop peur qu'on me convainque de folie et qu'on m'enferme a jamais dans une tour du palais reginal. Certaines de mes soeurs sont pretes a tout pour prendre ma place. J'accepterais d'etre desheritee du trone des Fresles, mais pas au Prix de ma liberte. -- Est-ce que vous pouvez nous conduire a Grande-Isle ? >> Elle acquiesca d'un vigoureux hochement de tete. danger. -- Nous rendons visite aux peuples humains pour chanter la gloire de la Creation, pour rappeler aux hommes qu'ils coulent de la meme source, en aucun cas pour soutenir les regimes en difficulte. >> La jeune fille leva les mains en signe de protestation. -- Que savez-vous de l'Ankl ? -- Peu de chose. Si ce n'est que ce culte a commence avec l'arrivee de precheurs fanatiques vetus de chasubles rouge sang et qu'il a conquis la plupart des isles de Frater 2. On dit que, partout ou ils passent, les dragons abandonnent une terre brulee et jonchee de cadavres. -- Quel est leur symbole ? -- Un petit animal a la fois reptile et oiseau qu'ils appellent l'anklizz. >> Le halo bleute de. Soror disparaissait a nouveau sous les nuages lourds pousses par le vent du large au-dessus de l'ilot. > Marmat remit de l'ordre dans sa tenue et rajusta son tarbouche, ignorant l'oeillade assassine lancee par son jeune confrere. Les galeries se succedaient, eclairees par des formes luminescentes incrustees dans les parois de roche et de terre. Lote avait fremi lorsque les adapodes, apres avoir franchi la porte basse du rempart, s'etaient enfonces dans le labyrinthe souterrain. Des grondements reguliers brisaient le silence des entrailles de Grande-Isle. Elle les avait pris pour les cris de la legendaire murcie blanche avant de se rendre compte qu'ils n'etaient que l'echo assourdi du roulement des vagues. Le reseau des galeries s'etendait sous l'ocean Fraternel, comme le revelaient les odeurs de saumure et d'iode. Des filets d'eau se faufilaient entre les asperites des parois et formaient par endroits de veritables mares. Lote avait observe les formes luminescentes lorsque les adapodes s'etaient arretes pour prendre un peu de repos : elles ressemblaient comme des soeurs aux mirmones, les mollusques en forme d'etoile sertis par dizaines dans les murs du palais reginal. Des qu'on approchait la main, elles perdaient de leur eclat et se retiraient dans leur trou avec une surprenante vivacite. Par-dessus son epaule, Lote lancait des coups d'oeil discrets et reguliers au jeune griot. Il marchait une dizaine de pas en arriere. Elle s'en voulait d'avoir eclate de rire lorsqu'il etait tombe dans les rochers. Elle l'avait trouve seduisant dans son plus simple appareil, bien davantage que les courtisans ou les officiers pares de leurs plus beaux atours. Elle n'avait pas eu l'intention de se moquer de lui et elle se demandait maintenant comment dissiper ce malentendu. Elle supposait qu'un homme nu se sentait cruellement mortifie par le rire d'une femme. C'etait pourtant lui, ce jeune inconnu au regard farouche, qu'elle avait attendu toute sa vie. Pour lui qu'elle, la princesse heritiere du trone des Fresles, avait repousse ses pretendants plus ou moins declares, plus ou moins prestigieux. Elle l'avait su des qu'elle l'avait decouvert allonge sur les rochers noirs de l'ilot. Elle l'avait epie un long moment avant de reveler sa presence, troublee, emplie de la tristesse infinie du chant de son confrere plus age. Sans doute ces emotions fortes et contradictoires avaient-elles declenche ce rire reflexe, ce rire idiot... Ils s'etaient mis tous les trois en chemin, descendant d'abor. dans la grotte, puis empruntant la premiere galerie qui plongeait presque a pic dans les profondeurs de Frater 2. Les deux adapodes libres s'approcherent du plus vieux des griots et entreprirent de se glisser sous les semelles de ses sandales. -- Ils estiment que vous avez des difficultes locomotrices et ils cherchent a vous aider >>, expliqua Lote. Le visiteur celeste boitait de plus en plus bas. Elle n'aurait jamais pense qu'un griot put endurer des maux ordinaires. Les mythes de la Fraternite les decrivaient comme des etres epargnes par les maladies, par les ravages du temps. -- Il nous reste encore beaucoup de chemin. Si vous les repoussez maintenant, ils risquent de vous laisser vous debrouiller tout seul jusqu'au bout. >> La reaction du vieux griot rappelait a Lote l'attitude de son pere vis-a-vis des adapodes. Meme agonisant, le consort Ynold aurait prefere ramper lui-meme plutot que de recourir a l'assistance des chausse-pieds. Il ne tolerait pas leur presence dans ses appartements ni dans les pieces communes du palais reginal. Pas question d'encourager la paresse dans l'entourage de la reine des Fresles. L'effort et la souffrance, disait-il, ont au moins le merite d'exercer la volonte, d'entretenir la vigilance. > Son aine le fixa d'un air courrouce. > La secheresse de sa reponse ainsi que l'embrasement soudain de ses yeux globuleux etonnerent Lote. > Le jeune voyageur lachait ses mots avec reticence, comme s'il craignait de se laisser pieger par leur sens. > Repousses par le vieux griot, les deux adapodes s'ecarterent et se remirent en chemin. Il les suivit d'une allure energique, Rappliquant a dissimuler sa claudication. D'un claquement de langue, Lote donna a ses propres chausse-pieds le signal du depart. Elle parcourut une succession de galeries relativement planes en restant calee dans le sillage des deux griots, puis elle exploita la traversee d'une cavite au sol pentu pour se porter a la hauteur du plus jeune. Il lui adressa un regard de biais ou elle discerna du depit ainsi qu'une curiosite empreinte d'admiration - cette derniere impression n'etait sans doute que le fruit de son imagination. > Elle prit une profonde inspiration pour apaiser les battements de son coeur et raffermir sa voix. -- Pour quelle raison ? -- J'ai ri quand vous etes tombe. J'en suis vraiment desolee. Je n'avais pas l'intention de vous offenser. >> Ils traverserent la cavite et s'engagerent dans une nouvelle galerie dont l'etroitesse leur interdisait de marcher de front. Lote se retrouva cette fois devant le jeune griot et dut sans cesse repousser la tentation de se retourner. La lumiere des mirmones peinait a dechiffrer les tenebres. Une humidite penetrante se diffusait dans l'air impregne d'une acre odeur de saumure. L'obscurite et le silence s'associaient pour decupler les sensations de la princesse. > Le chuchotement du jeune griot la fit sursauter puis frissonner. > Il marqua un long temps de silence. Les gargouillements des adapodes dans une flaque d'eau dominerent pendant quelques instants les bruits d'ecoulement, le grondement lointain l'ocean Fraternel, les expirations precipitees des deux hommes. -- Oh non ! >> Lote se mordit aussitot la levre inferieure. Sa reponse preci pitee avait retenti comme un cri du coeur. Par chance, elle pou vait dissimuler sa confusion dans les tenebres des profondeurs. -- Evidemment ! >> Lote n'avait pas reussi - ni meme essaye - a masquer le depit ? de sa voix. Les gens... Sa mere et ses soeurs avaient raison de la traiter d'incurable reveuse. Les griots visitaient des dizaines de mondes, vivaient sur un autre plan temporel, symbolisaient l'amour universel. Ils n'avaient pas de temps a perdre avec les fantasmes des jeunes filles a l'imagination fertile. Lote resterait un visage anonyme dans la multitude, une silhouette parmi des millions d'autres. La galerie deboucha sur une immense salle herissee de stalagmites, d'ou partaient plusieurs passages plus ou moins eclaires. Dans certains d'entre eux, les mirmones en grappes : dispensaient une lumiere eblouissante. Des sons prolonges, semblables a des soupirs musicaux, s'entrelacaient et composaient un choeur a l'etrange beaute. Lote avait connaissance du chant des mirmones, de la fascination qu'elles exercaient sur les equipages des bateaux de peche, de leur responsabilite dans les naufrages, mais elle ne l'avait jamais entendu, meme lors des longues croisieres que ses soeurs et elle avaient effectuees a bord du navire amiral de la flotte reginale. Les adapodes s'immobiliserent au milieu de la salle pour indiquer qu'ils avaient besoin de repos. Elle souleva ses pieds en commencant par le droit (aucun membre de la cour n'aurait commence par le pied gauche, une superstition devenue une regle protocolaire). Ses chausse-pieds rejoignirent leurs deux congeneres devant une bouche abondamment eclairee, puis ils disparurent tous les quatre dans le passage. Le griot a la peau noire, visiblement extenue, s'assit sur une excroissance rocheuse et delaca ses sandales. > demanda-t-il d'une voix haletante. Lote s'adossa a une stalagmite en s'efforcant d'ignorer la presence du jeune visiteur. -- Quand reviendront-ils ? -- Je ne sais pas. -- Si le temps presse autant que vous le dites, nous ferions mieux de repartir sans les attendre. -- Sans eux, je serais incapable de retrouver le chemin. >> Le vieux griot se massa energiquement une cheville avant de relever la tete. > Lote ne put s'empecher de poser son regard sur le jeune visiteur, fige dans un recoin de penombre. > CHAPITRE III ANSBEL Mon cher Armoj, Que n'ai-je, comme toi, fui notre belle isle de Tentul avant l'arrivee des dragons ecarlates ! Je n'ai pu briser les liens qui me rivent a notre terre, je n'ai pu abandonner la maison qui m'a vu grandir, je n'ai pu quitter ces paysages de roche et de lande battus par les vents rugissants du Fraternel. Je deborde aujourd'hui de l'amertume des regrets. Depuis que les robes rouges de l'Ankl ont renverse Usaut la treizieme, notre jeune souveraine (elle aurait ete violentee en public et transformee en loque humaine, selon certains temoignages), la terreur regne dans les rues des cites de Tentul. Au point que nous restons barricades dans notre maison et que, nos reserves etant epuisees, nous en sommes reduits a manger les siphares (tu te souviens sans doute de ces enormes vers qui pullulent dans les egouts). Sortir dans la rue, c'est s'en remettre au bon vouloir des dragons ecarlates, c'est prendre le risque d'etre transperce par une lance, par une lame, ou, pire encore, d'etre cloue vivant sur une porte ou sur un mur. La plus jeune de mes filles a voulu un jour rendre visite a l'une de ses amies, elle n'est jamais revenue. Je n'ose imaginer le sort que ces monstres lui ont reserve. Je n'ai pas d'autre ressource que de maudire ma lachete, de verser les dernieres larmes de mon corps et de t'envier, mon cher Armoj, toi que nous prenions pour un fou, toi qui as su lire l'avenir dans le vol des nuages, toi qui as traverse le Fraternel et recommence ta vie sur Grande-Isle, la terre benie des portiers celestes. Je crois en verite que l'Ankl n'a pas d'autre but que de nous exterminer. Leur dragon a plumes qu'ils nous obligent a adorer n'est qu'une porte ouverte sur le neant. Le discours des precheurs aux robes ecarlates glace le sang : a leurs adeptes ils promettent le >, aux autres le >. Seuls des fous peuvent tenir de tels propos. Les hurlements d'agonie des officiants du culte tentul des sept deesses fraternelles m'ont dechire le coeur. Les pauvres ont endure de telles souffrances que, chaque nuit, j'ai supplie la protectrice de notre maison d'intervenir en leur faveur. Malheur a celui qui prononce le mot > devant les fanatiques du dragon ! J'ai entendu dire que la moindre allusion aux visiteurs celestes declenchait chez eux une frenesie meurtriere. Le jour ne se leve plus sur Tentul, mon cher Armoj, nous vivons une nuit perpetuelle et desesperante qui s'achevera, je le crains, dans un horrible bain de sang. Nous nous reverrons sans doute dans les mondes invisibles ou nous ont precedes nos ancetres. Ce sera la prochaine occasion de nous rejouir. J'espere de toute mon ame que cette lettre te parviendra. Garde-moi dans tes souvenirs comme le compagnon des temps heureux. Ton vieil ami Germar. Archives isliennes, Tentule. Un vent de panique soufflait dans les rues d'Ansbel. Les adapodes n'avaient pas conduit Lote et les deux griots au palais reginal mais sur une crique deserte et situee a environ deux lieues de la capitale de Grande-Isle. Un ciel couvert de nuages noirs et un ocean parcouru de vagues livides les avaient accueillis. Ils avaient apercu une foret de voiles dans le lointain, blanches, frappees d'un embleme ecarlate. -- Elgea ? avait demande Marmat. -- Ma dame de compagnie. C'est elle qui m'a avertie des intrigues des portiers. Je n'ai pas eu le temps de prevenir ma mere la reine. Nous sommes perdus : les soldats de l'Ankl sont plus feroces que les lagres blancs des plaines. >> Les adapodes etaient pourtant revenus tres vite de leur chasse et, regeneres par leur festin, avaient maintenu une allure soutenue jusqu'a la sortie du labyrinthe souterrain. Deux d'entre eux avaient a nouveau propose leur aide a Marmat. Extenue, boitant de plus en plus bas, le griot avait cette fois accepte leur offre. Il lui avait fallu un peu de temps pour se familiariser avec les sensations deroutantes engendrees par les deplacements sur l'echine des chausse-pieds. Il avait perdu l'equilibre a plusieurs reprises, mais ses etranges porteurs s'etaient debrouilles pour l'empecher de tomber. Seke avait renoue avec ses souvenirs d'enfant du Tout et applique les conseils d'Autre-mere : se concentrer sur une reptation a la fois - un pas pour lui, le petit d'homme -, controler la circulation des energies - la respiration, le rythme cardiaque -, faire en sorte que chaque instant n'ait ni commencement ni fin, qu'il n'y ait ni point de depart ni point d'arrivee, abolir les distances et le temps. Alors, signifiait Autre-mere, ton cycle ne s'interrompt jamais, il t'entraine dans d'autres cycles, et, si tu pars dans les mondes ou le souffle change de sens, que ce soit avec toute la vigilance que merite ce merveilleux voyage. Seke s'etait rememore l'agonie de Danseur-dans-la-tempete, l'extraordinaire attention avec laquelle il avait aborde le passage vers l'au-dela. Son compagnon de nid lui avait transmis le contenu de sa memoire malgre les sons meurtriers des spheres musiciennes, puis il s'etait eteint, en toute conscience, sans aucune nuance d'injustice ou de revolte. C'etait cette serenite qui differenciait les skadjes du Mitwan des humains dissemines dans la Galaxie. Les humains, eux, s'accrochaient comme des damnes a leur existence parce que, identifies a leurs sens, ils ne Percevaient pas l'ordre invisible de l'univers. Seke lui-meme n'entendait plus les sons des formes. Il ne s'en etait pas trop inquiete jusqu'a present, estimant qu'il recouvrerait l'integralite de ses facultes physiques et mentales des que les effets de la renaissance se seraient estompes, mais, a l'issue de cette marche harassante dans les entrailles de Frater 2, il se demandait si un ressort ne s'etait pas definitivement brise en lui. D'autant qu'il y avait Lote. Lote a la beaute troublante, aux reactions deroutantes. Lote sur laquelle son regard venait sans cesse echouer. Au sortir du labyrinthe, la lumiere du jour, l'air du large, le vent charge d'embruns et l'odeur d'iode lui avaient donne un regain d'energie. Ils avaient gravi le flanc de la falaise et s'etaient diriges par un sentier abandonne vers la cite d'Ansbel, dominee par les quatre tours du siege de la Congregation des portiers. Les adapodes avaient epouse en souplesse les inegalites du sol et contourne les grands rochers que le poids de leurs passagers leur interdisait de franchir. Le petit groupe ne s'etait jamais eloigne de la rive de l'ocean Fraternel. Lorsqu'ils etaient arrives en vue d'Ansbel, ils avaient discerne avec nettete les emblemes ecarlates des voiles de l'armada de l'Ankl, maintenant tres proche de la capitale de Grande-Isle. Une nuee de dragons sanglants gonfles par le vent volaient au-dessus des flots tumultueux et gris. Les conquerants auraient debarque avant la fin du jour. Au grand etonnement de Lote, le consort n'avait pas pris les mesures habituelles de defense : aucun barrage ne fermait l'acces du chenal, les bateaux de la flotte reginale etaient restes a quai, on ne voyait pas de soldats ni de machines de guerre sur les remparts. Ansbel semblait d'ores et deja promise a l'appetit des hordes tapies dans les navires aux proues effilees et aux flancs rebondis. Les habitants de la cite entassaient leurs affaires dans des charrettes a bras et se precipitaient vers les deux portes basses, ainsi appelees parce qu'elles donnaient sur les chemins des plaines du Centre. Dans les ruelles, sur les places, sur les quais se jouaient les memes scenes de panique. Les adapodes aidaient les vieillards, les enfants et les impotents a franchir les escaliers ou les pentes les plus raides. On arrimait sacs, caisses et meubles sur les echines des omielles, les animaux domestiques recherches pour la qualite de leur laine, leur resistance, leur sobriete et leur fidelite. Affolees, arc-boutees sur leurs membres posterieurs, elles donnaient des coups de sabot et de corne pour se frayer un chemin dans la multitude. Ansbel n'avait pas connu ce genre d'exode depuis plus de trois siecles. La stabilite de Grande-Isle lui avait d'ailleurs valu plusieurs vagues successives d'immigrants en provenance des isles voisines, Tentul, Estai, Sphar, Pite-a-l'Est, Istrak, un afflux de population qui avait provoque un certain nombre de tensions resolues par une repression feroce et une poignee d'executions publiques. Lote n'avait que six ans lorsque le dernier condamne a mort avait ete jete aux murcies du bassin, et les hurlements du supplicie, de meme que l'epanouissement d'une tache pourpre a la surface agitee de l'eau, avaient longtemps hante ses reves. Belwe affirmait que les portiers celestes exploitaient l'antagonisme entre les Grandisliens et les nouveaux arrivants pour, justement, briser l'equilibre du royaume et saper l'autorite des Fresles. Elle avait raison, comme toujours - son intelligence, sa clairvoyance politique ne lui donnaient pas le droit, en principe, d'organiser l'assassinat de sa soeur ainee. Quelle importance ? Les soudards de l'Ankl regleraient a leur maniere la succession au trone de Grande-Isle. Apres avoir franchi une porte basse du rempart, la princesse et les deux griots s'etaient engages dans l'une des rues principales qui descendaient vers le palais reginal blotti dans le coeur de la vieille ville. Ils progressaient avec une lenteur exasperante sur les bords du fleuve humain qu'ils remontaient a contre-courant. Des disputes eclataient entre deux familles autrefois voisines et degeneraient en bataille rangee. La peur metamorphosait les hommes en creatures feroces, gouvernees par leur seul instinct de survie. D'epaisses gouttes de pluie degringolerent des nues et ajouterent a la confusion. Seke rencontrait des difficultes a suivre Lote et Marmat : les adapodes acceleraient l'allure des qu'ils entrevoyaient une breche et creusaient immediatement un ecart d'une quinzaine de pas. Il les perdait parfois de vue a l'entree d'un virage ou dans un passage resserre. Il oubliait alors toute prudence pour combler l'intervalle au plus vite, bousculant des grappes humaines, louvoyant entre les attelages, ignorant les bordees d'injures et de menaces deversees dans son sillage. Une odeur suffocante, exaltee par l'humidite et la peur, montait des cloaques, des caniveaux, des recoins obscurs. Les portes arrondies des maisons vomissaient des flots de silhouettes surexcitees. Les bribes de conversations se melaient aux cris, aux horions, au crepitement de la pluie, aux beuglements des omielles, aux crissements des roues cerclees sur les paves, aux claquements des lanieres des fouets. -- Qu'est-ce que nous deviendrons sur les plaines du Centre ? C'est le desert, la-bas... -- Nous trouverons bien de quoi manger. -- Nous devrions rester et recevoir les soldats de l'Ankl plutot que d'affronter les lagres blancs. On peut discuter avec des soldats... -- Discuter ? Ils vous remercieront de votre accueil en violant vos femmes et vos filles. A cote de ces monstres, les lagres sont inoffensifs. -- Et s'ils n'etaient pas aussi cruels qu'on le dit ? Apres tout, nous ne savons pratiquement rien d'eux. -- Pourquoi crois-tu que nos ancetres ont fui l'archipel d'Estal pour venir s'installer sur Grande-Isle ? -- Des histoires racontees par les vieux pour effrayer les enfants... Et puis les murcies sacrees du bassin couleront leurs navires. -- Les murcies du bassin ? Tout juste si elles savent encore nager... >> La plupart des Grandisliens, hommes et femmes, portaient des cheveux clairs ou roux. Ils se ressemblaient egalement par la blancheur de la peau, l'aspect delave des yeux et la facture grossiere des vetements - robes de laine, manteaux lisses et larges a capuchon pour les femmes ; pantalons, vestes droites et chapeaux de peau pour les hommes. Quelques-uns se frayaient un chemin dans la cohue avec des armes rudimentaires, epees aux lames epaisses ebrechees, batons munis en leur extremite d'un crochet en os, harpons aux pointes effilees... L'impression dominante etait celle d'une inexorable regression. Leurs ancetres etaient arrives sur Frater 2 a bord d'un vaisseau rescape des guerres de la Dispersion, d'une merveille technologique concue pour affronter l'immensite spatiale. Comme sur la plupart des mondes, ils avaient oublie les secrets de la science qui leur avait permis d'ajouter un nouveau rameau au tronc de l'humanite. On ne distinguait aucun vestige de ce passe deja lointain, vieux de trois ou quatre mille ans, pas de trace de la carcasse de l'arche des origines ni de l'intelligence artificielle associee au pilotage des vaisseaux, comme si les Fraternels s'etaient empresses d'occulter de leur memoire les souvenirs lies aux guerres de la Dispersion. Les hommes croyaient qu'il suffisait de nier le passe pour instaurer une ere nouvelle, mais les erreurs anciennes, comme des germes dans les profondeurs des terres et des eaux, se perpetuaient dans les zones obscures de l'oubli. Seke esquiva le coup de sabot d'une omielle d'un pas en retrait, glissa sur les paves humides, percuta une femme dans sa chute. Ils roulerent enchevetres sur le sol et provoquerent un debut de panique qui se propagea dans la cohue comme un feu d'herbes seches. Les hurlements, les vociferations, les claquements des semelles et des sabots dominerent le crepitement sourd de la pluie. Seke se releva sans autre dommage qu'une vague douleur a l'epaule et observa la femme, toujours inanimee. Sa paleur, les filets de sang aux commissures de ses levres et a sa tempe lui firent craindre le pire. Il voulut se pencher sur elle pour prendre son pouls, mais plusieurs hommes l'encerclerent, levant des batons a l'extremite renflee et incrustee d'eclats d'os. Epuise par sa marche, il marqua une hesitation que ses agresseurs mirent instantanement a profit pour lui frapper les jambes. La douleur reveilla ses sensations d'enfant du Tout, lui tendit les muscles, les nerfs, ralluma ce feu qui l'avait embrase lors de ses chasses dans le desert du Mitwan. Les gestes de ses adversaires, au nombre de cinq, parurent s'accomplir au ralenti, a l'interieur d'une muraille liquide. L'extremite d'un baton cingla le tibia de Seke. Les larmes aux yeux, il voulut riposter, sauter a la nuque de son bourreau, lui broyer les vertebres, mais un gouffre se creusait entre ses intentions et ses reactions, entre son cerveau et son corps. Il n'etait pas remis de sa renaissance, pas encore habitue a la gravite de Frater 2. Un deuxieme coup le cueillit en pleine poitrine, des eclats d'os lui labourerent les cotes. Une haie fournie de spectateurs encourageait les justiciers avec une ferveur presque hysterique. Au second plan, deux hommes soulevaient la femme inerte et l'allongeaient sur une charrette a bras. Les ombres grises d'adapodes filerent tout pres de Seke. Il chancela, resista, conscient qu'il ne se releverait plus jamais s'il s'effondrait maintenant. Il s'efforca de proteger sa nuque, sa gorge, son coeur et son bas-ventre, > selon Autre-mere. Une nouvelle grele de coups s'abattit sur ses epaules et son dos. Ils savaient qu'il avait renverse la femme de maniere purement accidentelle, mais ils livraient contre lui le combat qu'ils refusaient d'engager face aux soldats de l'Ankl, ils passaient sur lui leur rage et leur frustration. Des voix criardes le traitaient d'espion, de dragon ecarlate, de suppot des precheurs aux robes de sang. Une clameur vengeresse enfla dans la ruelle lorsque, saoule de coups, il tomba enfin sur le dos. Une rigole de boue s'insinua entre son oreille et son cou. Sa derniere pensee ne fut ni pour Autre-mere, ni pour sa mere Kaleh la soltane, ni pour Jaife, mais pour Lote. Lote, a la fois si lointaine et si proche. > Le consort Ynold marchait de long en large entre les murs de pierre de la piece minuscule et sombre. Les sbires des portiers y avaient enferme le couple royal apres avoir massacre les vingt officiers de la garde d'elite, les conseillers et les grands courtisans de l'ambassade. Surgissant de tous les endroits a la fois, les executeurs n'avaient laisse aucune chance a l'escorte reginale. Les officiers, choisis pourtant parmi les meilleurs elements de l'armee grandislienne, n'avaient pas eu le temps de se servir de leurs armes, totalement pris au depourvu par la vitesse d'execution, la coherence et la ferocite de leurs adversaires. La reine et le consort s'etaient retrouves au milieu d'un ballet de lames sifflantes qui taillaient dans les chairs avec une precision implacable. Voyant que tout etait perdu, Ynold avait tire sa dague, saisi son epouse par le bras et tente de traverser la melee ; quatre hommes l'avaient bloque contre un mur et contraint a lacher son arme. Ils avaient ensuite conduit le couple royal dans cette petite piece depourvue de fenetres ou rodait une humidite persistante. Le consort estimait qu'ils etaient enfermes depuis deux ou trois jours. Comme ils ne disposaient d'aucune couchette, pas meme d'une paillasse, ils dormaient sur le sol de terre battue. On ne leur avait pas non plus fourni d'eau. Ils en etaient reduits a etancher leur soif avec les quelques gouttes au gout apre qui suintaient des murs. Quant a leurs besoins, ils avaient du les satisfaire dans un coin de la piece, comme des omielles domestiques. > Le consort pivota sur lui-meme et jeta sur la reine un regard denue de toute amenite. Elle s'etait assise contre un mur, flottant dans les plis de sa robe d'apparat comme une fleur fanee sur la surface ridee d'un bassin. Cela faisait bien longtemps qu'il avait cesse d'eprouver du desir pour elle. Il se frottait a un autre corps, a la fois tres semblable et tres different de celui de son epouse. Il ne cherchait pas a dementir les rumeurs qui le depeignaient en amant insatiable et devoreur de chair fraiche : la puissance des consorts, et par extension la crainte qu'ils inspiraient, etait toujours associee a leur virilite reelle ou supposee, et Ynold se servait de cette reputation, l'amplifiait meme, pour tenir les curieux a l'ecart de ses inavouables passions. -- Vous le regrettez ? -- De vous avoir rencontree ? Non, bien sur que non ! >> Il le pensait sincerement. Meme s'il s'etait servi d'elle pour s'elever au-dessus de sa condition d'officier, il l'avait aimee, a sa maniere, au moins pendant leurs cinq premieres annees de vie commune. Il s'etait vite lasse de sa jeunesse, mais, une fois refroidi son desir, il avait continue d'assouvir ses ambitions a travers elle. Elle n'avait pas l'envergure d'une souveraine, encore moins en ces temps d'incertitude. Lui ne s'etait pas contente de renforcer les defenses de Grande-Isle, de consolider les remparts, d'augmenter les effectifs de l'armee, il s'etait efforce d'etendre sa vision a l'ensemble des terres habitees de Frater 2, il avait mis en place un reseau d'espions charges de nouer des alliances et de preparer la reconquete des isles occupees par l'Ankl et ses allies. Belwe, sa fille cadette, avait commence a l'epauler dans cette immense tache des sa huitieme annee. Contrairement a Lote, l'ainee, Belwe etait nee pour occuper le trone des Fresles, pour parachever l'oeuvre de son pere, pour devenir la plus grande reine de Grande-Isle, voire, si les circonstances se montraient favorables, la souveraine absolue des isles unifiees de Frater 2. Elle n'hesitait pas a utiliser d'autres armes que son intelligence precoce et fascinante, a transgresser les regles que la force de l'habitude erigeait en dogmes, en tabous. Elle ne s'embarrassait pas de considerations morales, et c'etait precisement cette absence d'ethique qui faisait d'elle une formidable stratege. Elle n'avait pas demande, par exemple, a son pere la permission d'assassiner Lote, elle s'en etait chargee avec son efficacite coutumiere. L'ainee des princesses s'etait volatilisee sans laisser de traces (les responsables de la securite n'avaient toujours pas signale sa disparition avant le depart du couple royal pour le siege de la Congregation). On avait juste retrouve le corps mutile d'un officier sur les remparts, une mort mysterieuse qu'on s'etait empresse de mettre sur le compte de la mythique murcie blanche. Osfoet avait donne une fille exceptionnelle au consort. Rien que pour cela - uniquement pour cela ? - il ne regrettait pas de l'avoir epousee. > Elle releva la tete et, d'un geste machinal, remonta les meches de ses cheveux defaits pour plonger son regard dans celui du consort. > Ynold accusa le coup d'une crispation des levres. La reine lui rappelait qu'il n'avait pas su dejouer les manoeuvres de la Congregation, mais, plus encore, elle lui signifiait qu'elle n'ignorait rien de ses ambitions secretes. Il recourut a ses vieux reflexes courtisans pour masquer sa stupeur. Resistant de son mieux a la tentation de fuir le regard acere d'Osfoet, il prit une lente et silencieuse inspiration. Une question se detacha du tumulte de ses pensees : jusqu'ou les mouchards de la reine avaient-ils reussi a s'infiltrer ? Connaissaient-ils les moindres details de sa vie intime ? -- Les cotes de Grande-Isle s'etendent sur plus de dix mille lieues. Vos guetteurs ne peuvent les surveiller toutes a la fois. -- Ou bien les portiers ont trouve d'autres moyens de communication que les routes maritimes. >> La reine se releva avec difficulte, redonna un semblant d'allure a sa robe chiffonnee et s'avanca vers le consort, glissant sans bruit sur les dalles lisses et froides. Son visage, nimbe de ses cheveux clairs, flottait sur l'obscurite comme un masque mortuaire. >. Il se detourna cette fois pour dissimuler son etonnement. Il ne parvint a rester debout qu'en prenant appui sur le mur le plus proche. Ainsi elle savait. > Ynold se redressa. Elle ne portait pas d'accusation precise, elle ne faisait que reprendre a son compte les rumeurs colportees par les courtisans - et par ses propres partisans. Il en fut tellement soulage que, malgre leur claustration, malgre leur situation difficile, il faillit eclater de rire. -- Il n'y a pas de fumee sans feu. Vous ne vous invitez pratiquement plus jamais dans ma chambre, or je ne pense pas que vous soyez delivre de la tyrannie de vos sens malgre... malgre... -- Mon age ? >> A nouveau maitre de ses emotions, Ynold revint se placer face a son epouse. Il fut frappe par sa beaute, intacte en depit des privations. Elle ne meritait sans doute pas d'etre negligee, mais, contrairement a ce qu'elle croyait, a ce que croyait toute la population de Grande-Isle, un seul corps avait desormais le pouvoir d'eveiller la virilite du consort. > Les yeux clairs d'Osfoet s'embraserent. > Sa voix tremblait de colere contenue. Elle ne lui avait jamais adresse le moindre reproche jusqu'a ce jour, ni direct ni voile. Le statut de souveraine lui interdisait d'evoquer ses frustrations de femme dans l'enceinte du palais reginal. -- Serviez-vous le royaume ou votre ambition ? >> Le consort evacua son agacement d'un soupir prolonge. -- J'esperais que... je pensais que seule la visite des griots celestes pourrait empecher Frater 2 de sombrer dans la barbarie. >> Ynold eut un demi-sourire dont la condescendance horripila son epouse. -- Si vous ne croyez pas a l'existence des griots, pourquoi avez-vous accepte l'invitation des portiers ? >> Bonne question. Il avait d'abord decide de ne pas se rendre au siege de la Congregation, mais Belwe l'avait convaincu d'accompagner la reine : les portiers n'avaient pas convoque la souveraine des Fresles pour le simple plaisir de renouer avec leurs rites ances-traux, et Osfoet, si on la laissait y aller seule, se montrerait incapable de discerner leurs veritables intentions. Il s'etait rendu sans resistance aux arguments de sa fille, dont le jugement etait souvent plus judicieux que le sien. Elle s'etait trompee pour une fois. > Il haussa les epaules. Il n'avait jamais reellement cru a l'existence des griots. Il rejetait cette idee que des visiteurs surgissent de temps a autre de l'espace pour dicter leur conduite aux populations de Frater 2. En revanche, il n'avait jamais conteste publiquement les mythes de la Dispersion, estimant qu'ils etaient necessaires au peuple, qu'ils l'aidaient a accepter la loi parfois cruelle des Fresles. -- D'ou venons-nous, selon vous ? -- Nous sommes le fruit d'une evolution. Comme les ada-podes. Comme les murcies. Comme toutes les creatures vivantes de Frater 2. -- Les historiens ne partagent pas cette... >> Il l'interrompit d'un rire meprisant dont les eclats resterent un long moment suspendus dans l'obscurite. Osfoet frissonna, essaya de remonter sa robe sur ses epaules ; elle n'eut pas l'envie, pas meme l'idee, de chercher chaleur et reconfort dans les bras de son epoux. -- Et vous, monsieur, quel genre de cauchemar me renvoyez-vous ? >> Ynold rapprocha les pans du col de sa cape et, d'un geste sec, actionna le fermoir de la fibule. L'humidite, s'infiltrant a travers ses vetements, le penetrait jusqu'aux os. Il lui tardait de sortir de cette piece, de fuir ces odeurs pestilentielles, de respirer un air pur, de contempler l'immensite du ciel et de l'ocean Fraternel. -- Ne reduisez donc pas les hommes a votre miserable personne : l'humanite merite infiniment mieux ! >> Il fremit de rage, se contint pour ne pas la gifler, apaisa son feu interieur d'une expiration qu'un maitre en impassibilite courtisane aurait jugee un peu trop sifflante. > Il venait de sceller le sort de la reine Osfoet, cent deuxieme souveraine de la dynastie des Fresles. Il n'avait plus besoin d'elle, de sa legitimite. Belwe bouillait d'impatience de monter sur le trone et d'entamer la reconquete des isles fraternelles. Le meurtre de sa mere ne la derangerait pas davantage que l'assassinat de sa soeur ainee. L'armada de l'Ankl, en se presentant groupee au large de Grande-Isle, s'offrait d'elle-meme a un sabordage massif. Les murcies du bassin, bientot liberees, ouvriraient des voies d'eau dans les coques des bateaux assaillants. Des milliers de dragons ecarlates sombreraient dans les eaux territoriales des Fresles. Aucun d'eux n'echapperait aux machoires des terribles predateurs oceaniques. Les armees du consort embarqueraient ensuite a bord des navires reginaux, vogueraient vers Tentul, la plus proche des isles, exploiteraient l'effet de surprise pour chasser les troupes d'occupation et enroler de nouvelles recrues sous la banniere des Fresles. Alors s'amorcerait un mouvement qui entrainerait l'ensemble des populations fraternelles et ouvrirait pour la planete entiere une ere de paix et de prosperite. Les manoeuvres de la Congregation se retourneraient contre elle : complices des anciens tyrans, les portiers seraient livres a la vindicte de la foule, leur siege demantele, leurs corps depeces, leurs biens eparpilles, leur souvenir maudit. La nouvelle dynastie se doterait d'une legitimite planetaire en exploitant a son profit les legendes des griots celestes, les mythes de la Dispersion. Ynold s'adossa a un mur et enfouit son visage dans l'ample col de sa cape. Que valait le sacrifice de deux femmes, fussent-elles son epouse et sa fille ainee, face a de telles perspectives ? Il avait donne tete baissee dans le piege des portiers, mais Belwe n'avait pas besoin de lui pour ouvrir les bassins des murcies et lancer ses troupes a l'assaut du siege de la Congregation. > Le murmure de la reine eut sur lui le meme effet qu'une piqure d'uveil, un insecte de la saison chaude. Le venin du doute se diffusa peu a peu dans son esprit et infecta chacune de ses pensees. Des bruits de bottes enflerent dans le silence des fondations. Une escouade s'approchait de leur cachot. CHAPITRE IV ADAPODES Des historiens, des ethnologues, des zoologues, des archeologues et meme des pretres pretendent que les adapodes n'ont jamais existe, qu'ils sont le fruit de l'imagination delirante de nos confraternels des Isles-sous-les-Trois-Vents. Je soutiens, quant a moi, que non seulement les adapodes ont existe, mais qu'ils ont pris une place preponderante dans l'histoire et l'evolution de Frater 2. Et je crois deceler dans les propos de mes confreres cette tentation permanente de proclamer la superiorite de l'etre humain sur toutes les autres formes de vie. Le probleme de l'homme, probleme qui ne se pose pas souvent chez les autres especes, est qu'il marque une tendance presque systematique, j'allais dire hysterique, a s'eriger en tant que modele, a se choisir comme sa propre reference, a se considerer comme le centre de la Creation. Cet > a de nombreuses consequences : il donne aux hommes le droit de regarder les autres especes comme des formes de vie inferieures, de conquerir leurs territoires, de les asservir, de les detruire au besoin, mais, plus encore, il entraine les hommes a s'entre-tuer les uns les autres, parce que, finalement, chaque homme, chaque femme est une entite etrangere aux yeux de ses semblables. Il s'agit donc d'un egocentrisme dans le sens litteral du terme, d'une identification au monde exterieur par le biais d'une perception individuelle, isolee. A ce titre, nous pouvons dire que la religion, censee > selon son etymologie, cree en realite de nouvelles divisions en imposant au grand nombre un modele de vision subjective. Souvent d'ailleurs, il est interessant de constater que cette vision partielle n'est pas le fait du fondateur, du prophete, de l'homme dont la parole libere et relie, mais de l'interprete, du disciple, de celui qui, ne ressentant pas, eprouve le besoin nevrotique d'imposer, de convertir, de soumettre. La moindre etude serieuse sur le phenomene religieux aboutirait au meme resultat : une religion dont l'essence est perdue - et son essence est perdue a partir du moment ou le jugement partiel, le pouvoir supplantent l'experience, la liberation, l'extase, a partir du moment ou les docteurs de la loi, les pretres, les exegetes et tous les autres oiseaux de proie se disputent la depouille religieuse - aboutit a tout coup a une separation dont les expressions les plus navrantes sont la guerre, la torture, l'emprisonnement et l'exil. La revendication du territoire sacre, l'emanation et l'omnipotence d'un clerge, le sentiment d'appartenance a une elite, le rejet de l'autre, l'exploitation d'une partie de la population - ce sont souvent les plus faibles physiquement qui subissent les plus grandes violences -, le fanatisme sont les consequences ineluctables de toute religion instituee. Il semble que les hommes aient un peu de mal a considerer qu'il y ait d'autres formes de vie et de pensee a l'interieur de leur espece. Alors, quand il s'agit d'une autre espece... Quelle malediction pousse donc l'espece humaine a vouloir posseder tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche, tout ce qu'elle decouvre ? Avons-nous oublie les terribles guerres de la Dispersion ? Certains d'entre vous objecteront que les guerres de la Dispersion ont permis a l'humanite de franchir un pas decisif, d'affronter les immensites spatiales, de s'etablir sur de nouveaux mondes, mais avons-nous reellement saisi notre chance ? Avons-nous change en profondeur ? Avons-nous renonce a cet individualisme forcene qui entraina nos ancetres dans l'impasse ? Avons-nous appris a respecter les nouveaux territoires, les autres formes de vie ? Venez-en au fait ! crierez-vous, chers confreres. Je pense au contraire que ce preambule etait necessaire a notre sujet. Nous devons retirer nos oeilleres humaines pour aborder une espece inconnue, nous devons abandonner tout a priori, nous devons nous depouiller de tout humano-centrisme et meme de tout egocentrisme, nous devons oublier que l'univers ne nous est donne qu'a travers des filtres peu fiables, nous devons admettre qu'il existe d'autres evolutions, d'autres perceptions, d'autres moyens de communication, d'autres rapports entre la Creation et les etres vivants. J'espere que vous serez convaincus, mes chers confreres, et que vous me soutiendrez dans ma demarche aupres de notre souveraine : je compte en effet demander des subsides pour organiser une expedition vers le royaume de Grande-Isle, la ou, selon des sources bien informees, vivent encore des adapodes. Elser Effradel, explorateur officiel des Isles-sous-les-Trois-Vents, hemisphere Sud, Frater 2. Seke partait pour le pays ou le souffle change de sens, et il n'avait pas appris a transmettre le contenu de sa memoire. Les souvenirs de Danseur-dans-la-tempete allaient se disperser a jamais, une perte irreparable pour les autres etres vivants. Plus personne ne gouterait l'ivresse des danses dans les tourbillons de sable et lui, Qui-vient-du-bruit, n'avait pas su partager ce tresor dont il etait le dernier gardien. Pris de panique, il s'agita. Ses mouvements desordonnes reveillerent la douleur engourdie. Il l'associa a la grele de coups, a la rumeur haineuse, a la fraicheur des rigoles boueuses. Il percut des mouvements confus autour de lui, essaya de se recroqueviller, de se proteger des pointes osseuses qui s'enfoncaient dans sa chair. La pluie battante plaquait sur les paves des odeurs de sueur, de sang, de dejections animales. Il rouvrit les yeux malgre sa souffrance. Il lui fallut un peu de temps pour discerner des corps allonges et parcourus de spasmes. Des hommes se debattaient contre des formes sombres devant une haie de spectateurs petrifies. Aux vociferations assourdissantes avait succede un tumulte confus d'ou se detachaient des gargouillements et des plaintes sourdes. Seke ne reussit pas a se relever. Vide de ses forces, il sombra a nouveau dans une semi-inconscience, ses pensees se desagregerent en reves. Les formes sombres perchees au-dessus des corps etendus semblaient etre des adapodes. Une idee absurde : les petits animaux de Grande-Isle n'etaient pas munis de griffes et de crocs comme les skadjes du Mitwan. Il avait vu Autre-mere et les siens tuer des hommes lorsque la chaleur maintenait leur nourriture favorite, les tritrilles, au fond de leurs terriers. Les etres humains avaient beau brandir des armes redoutables, ils n'avaient pas l'ombre d'une chance face aux enfants du Tout dont l'adresse, la puissance et la vivacite en faisaient des chasseurs incomparables. Il se rememora les moments de bonheur dans la fraicheur du nid, sur les pentes brulantes des dunes, sous la voute scintillante de Froid qui tombe. Il avait connu la faim, la soif et la douleur avec les compagnons du nid, mais jamais le malheur, jamais l'insatisfaction, jamais la dysharmonie. Il vivait desormais dans un univers de rumeurs blessantes. Les hommes meritaient bien leur nom de faiseurs de bruit. Etait-ce un hasard si le dragon aux plumes de sang, qu'on rencontrait sous une forme ou une autre sur l'ensemble des mondes humains, s'employait a les reduire au silence ? > Des souffles tiedes lui lecherent le visage. La pluie avait cesse ainsi que les coups. La douleur le depecait comme un oiseau de proie. Il crut se reveiller dans le nid du Mitwan apres l'interminable glissade sur la pente rocailleuse qui avait dechire son enveloppe exterieure. Puis il apercut deux visages penches sur lui, la barbe blanche et la peau noire de Marmat, la chevelure doree et les yeux clairs de Lote. Un silence ecrasant etait retombe sur la ruelle, broyant la rumeur de la ville. Seke tourna la tete, distingua les corps inertes de ses agresseurs, leurs batons eparpilles sur le sol. Ils ne presentaient pas de blessures apparentes, ils ne perdaient pas de sang, mais des cavites de la grosseur d'un poing baillaient sur leurs cous, leurs poitrines ou leurs ventres. Au second plan se tenaient une dizaine de formes sombres qu'on aurait pu prendre pour des rochers noirs et, plus loin encore, la foule horrifiee et muette. > L'inquietude dans la voix de Marmat eut l'effet d'un baume sur les blessures de Seke. Le maitre griot, pour qui les liens affectifs etaient les barreaux d'une invisible prison, abolissait rarement les distances avec son disciple. Il affirmait que les voyageurs devaient sans cesse se preparer au depart, a la separation, au detachement : > Incapable de proferer un son, Seke repondit d'un clignement de paupieres. -- Nous ne sommes plus tres loin du palais. -- Vous croyez qu'ils nous laisseront passer ? -- Ils ont vu les adapodes a l'oeuvre. Ils savent maintenant ce qu'ils risquent. -- Comment allons-nous l'y conduire ? >> Les voix de Marmat et de Lote glissaient sur Seke. Un cri strident retentit, suivi de raclements, de frottements de chair humide sur les pierres ; des tentacules froids et visqueux s'insinuerent sous ses jambes, sous son bassin, sous ses aisselles, sous sa nuque. Sa premiere reaction de degout s'accompagna presque aussitot de la sensation d'etre souleve, deplace. Tire de sa torpeur par une clameur, il prit conscience qu'il etait a nouveau immobile. La-haut, un ruban de ciel gris faseyait entre les toits. Des hommes et des femmes se pressaient aux balcons des fenetres, charges des objets qu'ils essayaient de soustraire a la rapacite des dragons de l'Ankl. Seule la douleur, toujours aussi vive, reliait Seke a la realite de cette scene. Ses porteurs, immobiles, le maintenaient suspendu quelques pouces au-dessus des paves luisants. -- ... dresse leurs adapodes a tuer ... -- ... des espions de l'Ankl ... -- ... a mort, les dragons rouges ! >> La foule grondante ne s'ecartait pas, contrairement aux previsions de Lote. Des hommes brandissaient leurs batons, leurs epees, leurs lances, aiguillonnes par les cris et les gestes de femmes echevelees, surexcitees. Frappes d'effroi par la reaction des adapodes qui avaient vide cinq des leurs comme de vulgaires outres, ils ressentaient a nouveau le besoin de liberer leur colere exacerbee par le debarquement imminent des armees de l'Ankl. Lote s'avanca vers eux. La vue de sa silhouette fragile face a cette multitude vociferante ranima dans l'esprit de Seke le souvenir d'un autre corps desarticule et ballotte par une foule ivre de rage. Elle ecarta les bras pour reclamer le silence. Il n'entendit pas les premiers mots qu'elle prononca, mais elle continua de parler et parvint peu a peu a dominer le tumulte. -- Les portiers n'ont pas proclame leur venue ! glapit une femme depoitraillee. -- La porte chaldriane se deplace sans cesse. J'ai trouve les griots sur un ilot au large de Grande-Isle. Si les adapodes ne m'y avaient pas conduite, nous n'aurions rien su de leur passage. -- Les adapodes ne sont que des animaux ! retorqua la femme. Et ceux-la des betes enragees ! Il faut les eliminer avant qu'ils en tuent d'autres ! -- Ils ont seulement voulu defendre les griots. Ils ne vous feront aucun mal si vous nous laissez passer. -- Qui es-tu pour nous donner des ordres ? >> Par-dessus son epaule, Lote lanca un regard inquiet a Mar-mat. > Cette revelation souffla sur la fureur des Grandisliens. En ces heures tragiques, ils se sentaient abandonnes par un pouvoir qui, au cours des siecles, les avait, bon gre, mal gre, proteges des invasions et des penuries. Les nuages filaient comme des deserteurs au-dessus d'Ansbel. -- Les portiers nous ont trahis. Ils ont tendu... >> Les huees de la multitude etoufferent la voix de Lote. > La muraille de bouches tordues, d'yeux haineux, de poings serres, de batons brandis menacait de s'ecrouler sur la princesse. Ils ne voulaient rien entendre, ils rejetaient l'histoire tumultueuse qui les avait unis a la dynastie des Fresles, ils effacaient quinze siecles d'une relation oscillant entre respect, crainte, affection et revolte. Certaines generations precedentes, poussees par les clans des pecheurs ou d'autres factions, avaient tente de renverser le trone, mais les insurges s'etaient toujours arretes a la porte du palais, tetanises par la perspective de molester leur reine et les membres de la famille reginale. La peur brisait aujourd'hui les regles millenaires, abrogeait la malediction fraternelle qui frappait les reginicides et leurs descendants pendant sept generations. > Incapable de se relever, prisonnier de la chair molle de ses porteurs, Seke ne pourrait empecher la vague furieuse d'engloutir Lote et Marmat. L'acceptation aurait sans doute ete l'attitude la plus efficace, la moins penible, mais il n'avait pas envie de rejoindre Autre-mere et les compagnons du nid dans les mondes de l'au-dela. Pas maintenant en tout cas. Il voulait rester sur ce monde, dans ce temps. Dans l'attraction de Lote. > Lote se retourna et enveloppa Seke d'un regard desespere. Les yeux aigue-marine de la princesse exprimaient les memes regrets que les siens. Une vie en germe se terrait dans leur echange muet. Il n'etait qu'un griot, une ombre, il glissait sur la matiere sans jamais l'impregner, dans la solitude infinie des errants. Il comprenait pourquoi Marmat manifestait parfois le desir de mettre un terme a son existence : seule la mort permettrait d'oublier les etres enracines dans la memoire, d'autant plus vivaces qu'a peine entrevus, a peine effleures. > hurla une voix. Une vingtaine d'adapodes avaient surgi de nulle part et s'etaient places en cercle autour de la princesse et des deux griots. Vingt minuscules rochers noirs face a la maree humaine. Marmat se jucha sur une borne de pierre, enfonca son tarbouche sur son crane et degagea sa kharba d'un repli de sa toge. Le vacarme de la multitude se changea en murmure d'etonnement, puis en silence quand les premieres notes s'envolerent sur les rafales. Entre ses paupieres mi-closes, Seke vit le visage de son maitre se transfigurer, comme a chaque fois qu'il chantait -- Marmat avait beau le traiter en confrere, en egal, Seke se considerait toujours comme son apprenti. > Les notes cristallines de la kharba et la voix grave de Marmat avaient immediatement plonge les Grandisliens dans une attention proche du ravissement. Les bourrasques n'osaient plus chahuter le silence retombe sur les lieux. Par la magie du verbe, le griot leur faisait oublier les voiles proches de l'armada de l'Ankl, leur panique, leur detresse. Son chant s'elevait vers les balcons bondes, envoutait la ruelle tout entiere, resonnait sur les places et dans les rues environnantes. Lote fixait Marmat avec l'admiration, la veneration qu'on accordait aux demi-dieux ou aux heros des mythes de la Dispersion. a l'interieur du geant de metal ; elles n'auraient laisse aucun survivant sans l'intervention de Maeveth. Des assassins s'introduisirent dans le logement de sa famille pour egorger ses parents, ses deux soeurs et son jeune frere. Elle n'eut la vie sauve que par la grace d'une intercession miraculeuse qui la rendit invisible et la dissimula a leurs yeux. Elle pleura plusieurs jours, concut une haine farouche a l'encontre de ceux qui lui avaient pris les siens, decida d'entrer dans le cercle de la vengeance, s'arma d'un lance-foudre et partit dans l'intention de les tuer. Elle decouvrit tant d'horreurs autour d'elle, tant de cruaute, tant de desespoir, qu'elle fut lasse du sang, renonca a sa vengeance et abandonna son lance-foudre. Alors, emplie du desir de sauver son peuple, elle alla au-devant des chefs des clans pour les exhorter a la paix. Ils tenterent d'abord de la supprimer, car implacable est le coeur de l'etre qui jouit du pouvoir de vie et de mort sur ses semblables, mais elle redevenait invisible chaque fois que les executeurs se presentaient devant elle... >> Des gouttes cinglerent le visage de Seke. La voix lancinante de Marmat l'avait entraine dans une lente derive qui estompait en partie sa souffrance. Il rouvrit les yeux et constata que, malgre la pluie, malgre le vent du large poussant les armees de l'Ankl vers les cotes de Grande-Isle, les habitants d'Ansbel ne bougeaient pas, captives. > Les larmes se melaient a la pluie sur les joues de Lote. Le chant du griot soulevait en elle une emotion ineffable venue du fond des ages. Elle eprouvait une attirance particuliere pour le personnage de Maeveth. Selon les mythes de la Dispersion, la premiere souveraine du peuple fraternel n'avait pas le seul don de l'invisibilite, elle pouvait soigner les blessures profondes et purifier l'eau. Sans elle, les passagers de l'arche n'auraient pas dispose d'eau potable en quantite suffisante pour arriver au bout de leur voyage. Celles qui lui avaient succede n'avaient qu'a se plonger dans la fontaine de lumiere pour se regenerer, pour recouvrer leur force et leur grandeur d'ame. Puis, lorsque l'arche s'etait posee sur l'ocean, les rescapes s'etaient repartis sur les terres emergees et avaient perpetue la tradition en choisissant une reine pour chaque isle. Ainsi etaient nees les dynasties primitives qui avaient regne pendant pres de deux millenaires avant d'etre peu a peu remplacees par les nouvelles branches, les nouvelles lignees. De ces recits fondateurs etait issu le theatre cathartique qui reconstituait la vie et les oeuvres de Maeveth : une fois par an, la reine de Grande-Isle s'adressait a son peuple sans se montrer, enfermee dans une petite piece du palais d'ou sa voix, amplifiee Par des systemes acoustiques, retentissait dans toute la cite d'Ansbel. Sur l'archipel d'Estal, on reconstituait l'episode celebre ou les conjures, affubles de masques grimacants, fomentaient leur complot contre Maeveth. Ils se precipitaient sur la souveraine et la frappaient avec des armes factices. Elle s'effondrait avec une theatralite excessive et son corps disparaissait aussitot grace a un mecanisme d'escamotage installe sous la scene. Une lumiere rouge s'elevait de l'endroit ou elle s'etait eclipsee et les assassins s'entre-tuaient. La mere de Lote avait recu, une dizaine d'annees plus tot, la visite de la souveraine de l'archipel d'Estal dont la troupe avait donne une representation des Dits de Moeveth dans la cour principale du palais reginal. Cela s'etait passe avant l'occupation de son royaume par les dragons de l'Ankl. Dans un autre temps. Par la suite, les informateurs du consort avaient annonce que la reine d'Estal avait subi un chatiment public dont l'horreur depassait l'entendement. > Une clameur couvrit la voix de Marmat. Des frissons, d'abord imperceptibles, agiterent la foule assemblee dans la ruelle. Quelques silhouettes s'en detacherent comme les pierres les plus branlantes d'une digue cedant sous la pression de l'eau. > Les cris s'amplifierent entre les facades resserrees et donnerent le signal de la debandade, de la ruee vers les portes du rempart. Les habitants d'Ansbel abandonnerent sur place les meubles, tissus et autres objets qu'ils avaient voulu emporter quelques instants plus tot. Les omielles se cabrerent, ruerent, s'echapperent ; leurs courses louvoyantes accentuerent la confusion. Des personnes agees, des enfants, des femmes perdirent l'equilibre et roulerent dans les vagues tumultueuses. Tasses contre les escaliers ou les murs, la plupart d'entre eux ne reussirent pas a se relever. Il n'existait maintenant plus de famille ni d'amis, plus aucun sens collectif, seulement des individus en proie a une peur incontrolable. Quelques meres essayaient de revenir en arriere pour repecher leurs enfants engloutis par les flots humains, mais, malgre leurs vociferations, le courant les emportait inexorablement vers l'exterieur du rempart. Sans le reflexe de ses porteurs, Seke aurait certainement connu un sort identique aux dizaines de Grandisliens pietines, ecrases : les adapodes s'etaient precipites sous le porche le plus proche des les premiers signes de panique, puis glisses a l'interieur d'une cavite basse et creusee dans la base d'un mur. Une galerie d'acces au reseau des egouts d'Ansbel, a en juger par la puanteur. Le silence resorba peu a peu les cris et les bruits de cavalcade. Seke se demanda ou etaient passes Marmat et Lote. Il dut reconnaitre que le sort de la princesse lui importait davantage que celui de son maitre. Ses pensees lui echappaient, les moments de lucidite alternaient avec les pertes de conscience et les bouffees fievreuses, delirantes. Un rayon de lumiere sale >> se faufilait par une invisible ouverture et s'ecrasait sur un sol jonche d'objets poussiereux. Des cris prolonges et lugubres s'echouaient dans l'obscurite, le reveillaient en sursaut. Le contraste entre la chair froide des adapodes et sa propre fievre accentuait sa confusion. La sueur et le sang collaient ses vetements a sa peau. Chaque battement de son coeur propageait la douleur jusqu'aux extremites de ses membres. Les adapodes se mirent en mouvement, se glisserent sous le mur, s'aventurerent dans la ruelle. La lumiere, eblouissante, contraignit Seke a garder pendant quelques instants les yeux clos. La sensation de deplacement, de plus en plus vive, lui donna un sentiment de vertige. Revigore par l'air humide et salin, il battit des bras comme un homme tombant dans un precipice et tentant d'enrayer sa chute. Des facades, des escaliers, des charrettes abandonnees defilerent dans son champ de vision. Des omielles desoeuvrees broutaient les maigres touffes d'herbe et de mousse entre les paves. Dans le lointain resonnait le tapage d'une armee en campagne, bruissements de bottes, cliquetis, raclements, ordres brefs, eclats de rires. Les adapodes deboucherent a toute allure sur une vaste place bordee d'arbustes. Un homme surgit d'un porche, se faufila entre les malles, vetements et ustensiles eparpilles, s'evanouit dans une ruelle voisine, aussi discret et silencieux qu'une ombre. Les chausse-pieds s'arreterent au milieu de la place. Ils n'emettaient aucun son, ni meme un chuchotement, mais Seke devina qu'ils hesitaient sur la conduite a suivre et ressentaient le besoin de communiquer. Il tourna la tete, chercha des yeux les silhouettes de Lote et Marmat, ne discerna aucun autre mouvement que les errances des omielles detelees. Pourquoi la princesse et son maitre l'avaient-ils abandonne ? Avaient-ils ete renverses et pietines par la multitude paniquee ? Les porteurs de Seke finirent par s'engager dans une large avenue. Elle donnait, deux ou trois cents pas plus loin, sur une esplanade barree d'un gigantesque mur d'enceinte. Les nuages bas se dechiraient sur les aiguilles de deux imposantes tours d'angle. Les reptations des adapodes -- Seke ne trouvait pas d'autre mot pour decrire leur allure - diffusaient un chuintement a peine perceptible entrecoupe de crissements brefs. Ils traverserent l'esplanade, elle aussi jonchee d'objets divers, de couvertures, de vetements gonfles et pousses par les rafales. Les teintes des pierres du mur d'enceinte allaient du noir profond au gris clair. Des tourelles effilees s'elancaient au-dessus de la ligne du rempart et brisaient l'austerite de l'ensemble. Les chausse-pieds bifurquerent, se dirigerent vers une fontaine centrale, se tapirent derriere le muret du bassin. Un brouhaha s'elevait de la porte monumentale ouverte au milieu du rempart. Seke decida de se relever. La pression de ses porteurs se relacha aussitot sur ses epaules, son bassin et ses chevilles. Ils s'amalgamerent les uns aux autres et formerent un monticule sur lequel il put s'appuyer lorsqu'il se redressa et que, trop faible pour tenir sur ses jambes, il faillit perdre l'equilibre. Devant la porte monumentale, des corps gisaient dans leur sang. Des dizaines de soldats aux cranes rases, vetus de longues tuniques claires frappees en leur milieu d'un dragon ecarlate, cernaient un homme et une femme que Seke reconnut sans l'ombre d'une hesitation. CHAPITREV MURCIES Moi, Lemo Skandil, sain de corps et d'esprit, jure devant les deesses du Fraternel et les hommes avoir rencontre un griot celeste. Que ce temoignage serve a informer les generations futures qu'elles ne sont pas seules dans l'univers, comme s'acharnent a le clamer les savants et les courtisans de notre temps. Je fis partie de ces hommes et de ces femmes qui entrerent en conflit avec les portiers de la Congregation de Grande-Isle, ces charognards qui ne songent qu'a tirer avantage de leur position. Les portiers ont perdu depuis bien longtemps le secret de l'interpretation des flux chaldriens. Se sentant menaces, ils nous ont traites en ennemis, en mecreants, en rivaux, et leurs manoeuvres ont reussi a nous couper du reste de la population grandislienne. Je fis partie de ces hommes et de ces femmes condamnes au bannissement perpetuel, embarques de force sur les navires des Fresles et abandonnes sur une lointaine banquise. J'aurais pu, j'aurais du en mourir, mais, sur ces etendues glacees si peu propices a la vie, je rencontrai ceux qui allaient bouleverser mon existence. Ceux-la avaient etudie les mouvements de l'ecorce planetaire sur ses manteaux interieurs et calcule avec une extreme precision le deplacement de la porte chaldrane. Leur communaute, appelee le Lien, regroupait une cinquantaine d'hommes et de femmes. Certains d'entre eux etaient venus en couple, d'autres avaient quitte leur conjoint qui avait refuse de les accompagner dans leur voyage, dans leur folie, et avaient reconstitue de nouvelles familles. Ils survivaient en pechant des poissons de l'ocean Fraternel par des trous creuses dans la glace ou en chassant de petits animaux appeles flertans, dont l'epaisse fourrure blanche offre une excellente protection contre les temperatures glaciales. Issus de la cour ou du petit peuple, ils avaient renonce a toute vie sociale, a toute possession, et consacre leur existence a la venue des griots. Quand je leur dis que cette chance ne se presenterait peut-etre jamais, ils me repondirent que, si par malheur leurs calculs se revelaient inexacts, leurs propres enfants prendraient le relais et accompliraient leur reve. Ils nous accueillirent en tout cas avec une generosite qu'on rencontre rarement chez nos semblables. Nous etions pourtant quinze, une quinzaine de bannis qui risquaient de briser leur fragile equilibre. Mais, hormis quelques menus problemes souleves par les premiers ajustements, nous nous fondimes rapidement dans le groupe et preparames avec enthousiasme la venue des griots. Du griot, devrais-je dire. Il apparut un jour dans l'edifice construit a son intention par les membres du Lien. Sa peau, d'un noir profond, tranchait d'une maniere radicale sur la blancheur immaculee des blocs de glace. Une fois remis des effets du voyage (il appelle cela la >), il chanta pour nous en s'accompagnant de sa kharba. Nous fumes transportes par sa voix. Nous eumes l'impression de voyager en sa compagnie dans l'espace infini, nous rencontrames les heros legendaires des mythes de la Dispersion, nous decouvrimes des paysages extraordinaires, nous nous sentimes relies aux autres peuples dissemines dans l'espace. Nous avions enfin justifie le nom, le beau nom de notre communaute. Il nous conseilla alors de partager cette connaissance avec l'ensemble des Fraternels. Nous en eumes l'intention, mais, quelques jours apres son depart, alors que nous nous appretions a embarquer dans notre vieux navire abrite sous les glaces, surgirent des guerriers aux cranes rases et aux tuniques ornees d'un dragon pourpre. Lemo Skandil, mouvement Nouveau Lien, Frater 2. Les murcies geantes s'agitaient dans le grand bassin bordant le port d'Ansbel. Elles s'arrachaient parfois de l'eau, bondissaient a des hauteurs etonnantes, soulevaient en retombant d'immenses gerbes ecumantes. Sans le mur entourant le bassin, elles auraient saute dans le port et se seraient ruees sur les bateaux et leurs equipages avant de gagner le large. Un siecle plus tot, certaines d'entre elles s'etaient echappees, avaient massacre une centaine de pecheurs et oblige les autorites portuaires a doubler la hauteur de l'enceinte. Ynold fixait jusqu'au vertige les corps tachetes et luisants aux nageoires souples et translucides. On distinguait parfois, a la faveur de leurs sauts, leurs gueules entrouvertes sur plusieurs rangees de dents aiguisees. Les grands predateurs du Fraternel pouvaient foncer sur un navire, percuter la coque a pleine vitesse et ouvrir une voie d'eau. Il leur suffisait ensuite d'attendre que les hommes d'equipage tombent a la mer pour les happer et les dechiqueter en quelques coups de machoires. Les murcies du bassin resultaient de croisements des specimens les plus massifs et les plus feroces captures par les expeditions de chasse lancees au siecle precedent sous le regne eclaire de la reine Elbaz. Meme si elles se livraient des combats meurtriers a la saison des amours, leur population, une cinquantaine de membres, restait stable. Considerees comme les gardiennes du port d'Ansbel, elles faisaient l'objet d'un veritable culte chez les Grandisliens. Le plan d'Ynold reposait en grande partie, pour ne pas dire en totalite, sur l'intervention des murcies : lachees, elles se seraient precipitees dans le chenal d'acces au port d'Ansbel, auraient coule les navires de l'Ankl et decime l'armee des dragons rouges. Mais Belwe n'avait pas eu le temps ou l'opportunite d'ouvrir les portes du bassin, et les conquerants avaient debarque sans rencontrer la moindre opposition. Les soldats du consort ne s'etaient pas battus tout simplement parce que les officiers superieurs, a la solde des portiers, les avaient consignes dans leurs quartiers. Ynold avait sous-estime l'influence de la Congregation, un manque de clairvoyance qui precipitait la chute du royaume et de la dynastie des Fresles. Et scellait son propre echec. Le consort croisa le regard d'Osfoet. Malgre ses cheveux defaits et son teint pale, malgre sa robe dechiree, souillee, malgre les privations, la reine de Grande-Isle n'avait rien perdu de sa beaute. De chaque cote du couple reginal, regroupes sur le chemin haut du mur d'enceinte, se pressaient les pretres aux robes pourpres accompagnes de quelques membres de la Congregation et d'officiers superieurs du palais. Les brocarts chatoyants et les chevelures extravagantes des portiers, les uniformes noir, vert et rouge des officiers contrastaient avec les tenues austeres et les cranes rases des dragons de l'Ankl. Il ne pleuvait plus, mais l'air restait impregne d'humidite. La mer et les nuages s'epousaient a l'horizon dans un brassage lugubre de gris et de noir. Les hommes qui avaient ouvert la porte du cachot d'Ynold et Osfoet n'avaient pas ete envoyes par Belwe. Le symbole brode sur leurs longues tuniques avait immediatement renseigne le consort sur leur appartenance. Armes de glaives aux lames doubles et aiguisees, coiffes de casques coniques, chausses de sandales aux lanieres croisees, ils avaient conduit leurs prisonniers dans une piece ou ils leur avaient servi un repas frugal accompagne de pain rassis. Osfoet et Ynold avaient pu se laver dans un petit bassin de pierre alimente en eau tiede par un systeme de tuyaux utilisant le principe des vases communicants. Le consort s'etait servi de sa cape pour soustraire la reine aux regards mornes des soldats charges de leur surveillance. Il avait ensuite essaye de soutirer quelques renseignements a ses geoliers, mais aucun d'eux n'avait daigne lui repondre, comme s'ils ne l'entendaient pas. Leur absence d'expression accentuait leur allure brutale. D'epais bourrelets cicatriciels sillonnaient leurs bras, leurs jambes et, pour certains, leurs faces et leurs cous. Le couple reginal avait attendu pendant des heures dans cette piece, le temps pour un rayon de lumiere tombant d'une lucarne de parcourir les dalles de pierre d'un mur a l'autre. Une nouvelle escouade etait enfin venue chercher les captifs et les avait escortes, par des passages oublies de la vieille ville, jusqu'au grand bassin des murcies. > L'homme qui venait de parler se distinguait des autres precheurs de l'Ankl par un cercle noir brode sur le devant de sa robe pourpre. La douceur de sa voix enrobait une autorite tranchante. Le vent plaquait son vetement sur son corps et soulignait sa maigreur. Derriere lui se tenaient l'un des trois hauts dignitaires de la Congregation des portiers, affuble d'un chapeau extravagant, ainsi que Serdi Alfal, un ancien conseiller des Fresles condamne dix ans plus tot au bannissement perpetuel. Le vacarme des murcies et les sifflements des bourrasques releguaient au second plan la rumeur du port. Les troupes de l'Ankl continuaient de debarquer des navires alignes le long des quais. >, retorqua Osfoet en posant tour a tour le regard sur Serdi Alfal et le dignitaire de la Congregation. Les levres du pretre s'etirerent en une ebauche de sourire. Une longue balafre sillonnait le cote de son crane. -- Ils se sont seulement servis de vous, de votre puissance, pour realiser un vieux reve : renverser la dynastie des Fresles. Ce sont des intrigants, surement pas des devots de votre ridicule dragon a plumes ! >> La gifle claqua sur la joue d'Osfoet avec une telle force qu'elle chancela et s'agrippa a la rambarde pour ne pas s'effondrer sur 1 etroit chemin du mur d'enceinte. Ynold bondit vers le pretre, mais deux soldats lui poserent la pointe de leur epee sur la gorge et le contraignirent a reculer. Si le dignitaire de la Congregation restait impassible, une jubilation sans borne brillait dans ses yeux en partie dissimules par le bord de son chapeau. > La joue striee de zebrures, Osfoet se redressa et se tint droite et fiere devant son interlocuteur. -- La dissolution dans le silence eternel est le but de chaque existence. Quand nous aurons dissipe les dernieres illusions, alors nous nous avancerons le coeur joyeux dans le bec de l'Ank-lizz, alors nous nous effacerons, et la Creation s'effacera avec nous. -- Vous vous arrogez des pouvoirs qui ne vous appartiennent pas. Vous n'etes pas les maitres de la vie et de la mort, encore moins les maitres de la Creation. Je ne vois devant moi que des miserables ronges par la haine. De pauvres fous. >> Le pretre leva a nouveau le bras, mais il ne l'abattit pas. Il fit un signe de la main en direction des soldats masses sur les dernieres marches de l'etroit escalier. Une frele silhouette traversa leurs rangs et se presenta sur le chemin de ronde. Ynold la reconnut du premier coup d'oeil bien qu'on l'eut affublee de la robe rouge des dragons de l'Ankl. Le vent soulevait et emmelait ses meches blondes. Ses yeux habituellement bleu clair avaient vire au gris sombre, comme emplis de la noirceur du ciel. Belwe s'arreta a quelques pas de ses parents et les considera avec cette froideur qu'elle reservait d'habitude a ses soeurs, ses soupirants et ses opposants. > Le vacarme des murcies contraignit le pretre de l'Ankl a s'interrompre pendant quelques instants. Sa fille cadette n'adressa pas au consort le regard de complicite qu'il guettait, qu'il quemandait. Il ne s'en inquieta pas. Pas encore. Malgre son jeune age, elle surpassait les maitres eux-memes dans l'exercice de l'impassibilite courtisane, elle savait mieux que personne masquer ses sentiments, ses emotions, surtout quand ses interets, quand leurs interets etaient en jeu. > Les yeux de la reine s'agrandirent de surprise et d'horreur. > lanca Belwe avec un sourire narquois. Osfoet marqua un long temps de silence avant de repondre d'une voix basse oppressee. -- Que savez-vous de ceux qui vous entourent, mere ? >> Belwe designa le consort d'un mouvement de menton. sa propre fille. >> Livide, Ynold s'avanca d'un pas en direction de Belwe ; deux lames volerent a nouveau vers son cou et l'arreterent dans son elan. La princesse designa les toits noir et gris de la cite d'Ans-bel d'un ample geste du bras. > Des larmes roulerent silencieusement sur les joues de la reine. Belwe les regarda s'epancher un moment avant de reprendre : > La princesse se tourna vers le consort, les yeux embrases de colere. Si vous saviez combien j'ai hai la saveur de votre peau, de votre salive, de votre sueur, de votre semence, si vous saviez combien de fois, pendant que vous dormiez, j'ai eu la tentation de vous forger comme une omielle domestique ! Je vous ai mille fois maudit, mais mon sacrifice etait necessaire a l'avenement de Vnklizz, et j'y ai consenti. Mon corps n'est qu'un instrument a son service. Je l'ai offert a Velik pour qu'il me debarrasse de cette stupide mirmone de Lote comme je l'ai donne a tout homme qui concourait sans le savoir a la chute des Fresles. Non, pere, ni vous ni les autres ne m'avez donne de plaisir, nos etreintes n'etaient que des suites de gesticulations et de declara-tions obscenes ! Vous n'etiez pas de taille a gravir l'escalier de la gloire, tout juste bon a vous percher sur la premiere marche. Le temps est venu de dissiper les illusions. Et de payer la note. >> Elle se tut pour suivre la course folle et tumultueuse des images au-dessus du port d'Ansbel. En contrebas, les murcies surexcitees fouettaient l'eau du bassin dans un ballet de nageoires desordonne et furieux. Des hurlements solitaires, dechirants, montaient des ruelles et des cours interieures de la vielle ville. Serdi Alfal et le dignitaire de la Congregation jetaient a la princesse des regards admiratifs et craintifs. -- Oh non, ma mere ! Avant de vous dissoudre dans le silence eternel, vous connaitrez une souffrance, une humiliation semblables a celles que j'ai eprouvees dans les bras de mon pere. Vous resterez vivante, et votre precieux corps sera offert a tous les, serviteurs de l'Ankl qui... >> Des mouvements, des cris dominerent la voix de Belwe. Le consort avait subitement plonge vers l'avant et, esquivant les lames des soldats, avait roule sur un cote du chemin de ronde. Comme possede, il se releva devant sa fille, la saisit par la taille sans laisser au pretre de l'Ankl ni a ses sbires le temps de reagir, la souleva, la jucha sur son epaule et enjamba la rambarde. > Belwe poussa un hurlement d'effroi, lanca un regard eperdu a sa mere. Deux soldats se ruerent sur Ynold, l'agripperent par les epaules. Il leur echappa en se precipitant dans le vide. L'un d'eux reussit a saisir un pan de la robe de Belwe. L'etoffe se dechira dans un crissement prolonge et lui resta dans la main. Le consort et la princesse tomberent une trentaine de pas plus bas dans le bassin des murcies. Du haut du chemin de ronde, la reine petrifiee vit sa fille et son epoux remonter a la surface, puis disparaitre dans un tourbillon de nageoires, de gueules et d'ecume. Quand l'eau recouvra en partie son calme, elle se troublait d'un nuage pourpre disperse par les vaguelettes. > Les adapodes filaient a grande vitesse le long de la greve. Ils avaient porte Seke sans relache depuis la porte basse du rempart. Ils n'avaient pas croise de dragons de l'Ankl sur le chemin serpentant entre la cite et le littoral, seulement quelques fuyards retardataires, les bras ou les epaules charges de couvertures ou de produits de premiere necessite. Nul ne leur avait prete attention. Les Grandisliens n'avaient pas le temps de se preoccuper d'un corps ensanglante transporte par six chausse-pieds. La tempete s'etait declaree alors qu'ils parcouraient une lande herissee de rochers tortures. Des eclairs avaient creve le plafond nuageux, ebloui les paves luisants. Un vent violent et une pluie torrentielle avaient fouette les herbes et oblige les adapodes a se refugier pendant un moment sous un large promontoire. Seke alternait les periodes de lucidite et les delires fievreux. Il avait apercu Marmat et Lote cernes par les soldats de l'Ankl devant la porte monumentale avant de sombrer dans une inconscience peuplee de cauchemars. Une question le taraudait : la princesse et son maitre etaient-ils morts ? Il croyait se souvenir qu'ils s'etaient effondres devant les hommes aux tuniques frappees du dragon ecarlate... Des vagues livides se fracassaient sur les recifs. Leur ecume se melait aux gouttes de pluie pour dechainer un veritable deluge sur la greve. Les chausse-pieds contournerent une pointe rocheuse et se dirigerent, au travers des mares abandonnees par l'ocean, vers une crique bordee d'une haute falaise. Arrives au milieu de l'anse, ils reposerent leur fardeau sur la plage humide et se mirent tous les six a creuser un trou de la largeur d'un homme. La vitesse avec laquelle ils s'enfoncerent dans le sable sidera Seke. Il pensa qu'ils l'avaient abandonne a son sort lorsqu'ils eurent disparu dans les profondeurs du sol. Il demeura seul dans la nuit naissante, au milieu des sifflements du vent, des grondements des vagues et du crepitement de la pluie. Le froid exterieur attisait par contraste le feu qui se propageait dans les veines du griot detrempe. Jamais il n'avait ressenti un tel sentiment de desolation. Les elements s'apaiserent aussi subitement qu'ils s'etaient dechaines. Le vent mollit, les gouttes de pluie s'espacerent, les rayons de Soror couchante se faufilerent entre les nuages dechires, deposerent une clarte bleutee sur les reliefs et le miroir tumultueux de l'ocean. Des clapotis reguliers attirerent l'attention de Seke. Dans le lointain, des animaux tachetes effectuaient des bonds fantastiques au-dessus des vagues. Leurs mouvements coherents, reguliers, lui rappelerent les evolutions de Danseur-dans-la-tempete dans les tourbillons : meme grace, meme legerete ludique, meme harmonie entre les etres et leur milieu. Il n'avait pas besoin de percevoir leur chant intime, il lui suffisait de les contempler pour se sentir a nouveau relie a l'univers des formes. Il n'etait qu'un ensemble de particules ballotte par les flots de la Chaldria et, pourtant, sans ses perceptions, la Creation cessait d'exister ou n'avait plus de raison d'etre. Elle resterait un champ d'experimentation, un jardin splendide tant qu'un regard serait pose sur elle, tant qu'un esprit serait conscient d'elle. C'etait la raison, sans doute, pour laquelle les adorateurs du dragon aux plumes de sang s'acharnaient a detruire les hommes et les autres etres vivants : ils savaient ou pressentaient que l'univers des formes et ses occupants etaient lies de facon inextricable, que la disparition des uns entrainerait celle de l'autre, que la Creation n'etait pas un phenomene accidentel ou hasardeux, qu'elle n'avait pas d'existence autonome, que la pensee ou la conscience la faconnait et la maintenait autant que les forces fondamentales. Le ballet nautique des creatures marines lui fit oublier sa solitude et sa souffrance. Le ciel se couvrit bientot d'etoiles ; trois demi-cercles gris bleu, un grand et deux petits, entamerent leur course au-dessus de l'horizon. Des mouvements, des crissements interrompirent le ravissement de Seke. Les adapodes se glisserent sous ses epaules et son bassin, le souleverent et se dirigerent vers l'orifice qu'ils avaient creuse quelques instants plus tot. Ils avaient ouvert un tunnel d'une largeur de deux hommes, aux parois parfaitement lisses et dures. Seke n'avait pourtant distingue aucun monticule sur la plage, comme s'ils avaient purement et simplement avale le sable. Il perdit de vue le cercle de ciel etoile et s'enfonca dans une obscurite totale ou ne resonnait pas d'autre bruit que les frottements des chausse-pieds. La regularite de leur allure le plongea a nouveau dans une torpeur entrecoupee de reveils en sursaut, de pensees insaisissables, incoherentes. Les adapodes n'avaient pas pu forer une galerie d'une telle longueur en aussi peu de temps, ils avaient sans doute perce un puits d'acces a un reseau existant et ramifie. Seke se crut un moment revenu a l'air libre, sous le ciel nocturne, puis il se rendit compte que les etoiles n'etaient que des mirmones lumineuses incrustees dans les parois. Ses porteurs evoluaient dans un labyrinthe identique a celui que les deux griots avaient parcouru en compagnie de Lote. De temps a autre, il entrevoyait les fils fuyants et dores d'une cascade revelee par l'eclat furtif d'une mirmone. Les chausse-pieds franchissaient des flaques profondes dont l'eau froide le recouvrait entierement, s'infiltrait entre ses levres, dans ses narines, dans ses conduits auditifs. Ils arriverent dans une gigantesque cavite a la voute tapissee de mirmones. Elles eclairaient des colonnes noires semblables a des concretions rocheuses aux futs irreguliers et rugueux. Leur lumiere revelait egalement une etendue d'eau frissonnante entre les piliers et les arches d'autres salles a la profondeur incommensurable. Seke ne remarqua pas de mouvement ni aucun autre signe revelateur d'une presence, et pourtant il eut la certitude de se retrouver au milieu d'etres vivants. Ses porteurs se faufilerent entre les reliefs et le deposerent au bord de l'etendue d'eau, un bras souterrain de l'ocean Fraternel a en croire l'odeur saline. Les chausse-pieds se tinrent quelques instants a ses cotes avant de se diriger tous ensemble vers l'une des colonnes noires dressees le long des parois. Il comprit alors que ces dernieres etaient formees de milliers d'adapodes agreges les uns aux autres. Un bruit retentit non loin de lui et le fit sursauter. L'une des creatures marines dont il avait admire les evolutions sur la plage jaillit tout pres du bord. Elle se dressa un long moment sur sa queue, emplit une grande partie de la salle de son corps tachete et ruisselant. L'eclat des mirmones se pulverisait sur ses nageoires ecartees et ondulantes. Elle s'effondra dans un fracas dont l'echo decrut peu a peu dans les autres salles. Le visage et le cou piquetes de gouttes froides, Seke se concentra sur le choeur des formes. Il n'entendit rien d'autre que le clapotis de l'eau remuee par le passage de la creature marine. Les adapodes ne l'avaient pas emmene dans les profondeurs de Frater 2 dans la seule intention de le mettre hors de portee des dragons rouges. La creature marine se dressa une nouvelle fois sur sa nageoire caudale en poussant un cri a la tonalite plaintive, la gueule ouverte sur plusieurs rangees de dents acerees. La vague puissante soulevee par son effondrement recouvrit Seke et, en se retirant, l'entraina vers l'eau. Les colonnes noires demeuraient immobiles. Les adapodes l'avaient peut-etre transporte dans cette grotte dans le seul dessein de l'offrir a leur souveraine. CHAPITRE VI DRAGONS ROUGES Elle viendra, la grande reine, La mere fraternelle, Elle reveillera l'amour dans le coeur de chacun, Elle redonnera joie et force a tous ses enfants, Elle viendra, la maitresse des temps, La soeur universelle, Elle soufflera sur les cendres, Elle ranimera la flamme, Elle viendra, l'epouse des mondes, L'amante eternelle, Elle embrasera l'ardeur des guerriers, Elle grossira la tendresse des femmes, Elle viendra, la deesse admirable, La porte intemporelle, Elle s'ouvrira sur les jours merveilleux, Elle se fermera aux legions du dragon, Elle viendra, la reine des reines, La souveraine immortelle. L'Hymne a la souveraine de la fin des temps, theatre cathartique de Grande-Isle des Fresles, Frater 2. OU est passe Seke a votre avis ? >> demanda Marmat. Lote marqua un temps avant de repondre. -- Qui soignera ses blessures ? >> La princesse haussa les epaules et observa les autres captifs, des hommes, des femmes et des enfants qui n'avaient pas eu le temps de s'enfuir avant le debarquement des soldats de l'Ankl. Comme on ne leur servait que du pain rassis et une eau sau-matre dans des jarres sales, la faim et la soif leur agrandissaient et leur enfievraient les yeux. De temps a autre, une escouade de dragons rouges ouvrait la porte de la prison et emmenait une dizaine de prisonniers des deux sexes. Ils ecartaient a coups de baton ou d'epee les enfants qui tentaient de s'accrocher a leurs parents, a leur frere ou a leur soeur. Une odeur pestilentielle regnait sur les ergastules relies les uns aux autres par des ouvertures arrondies et basses. Les soldats n'avaient penetre qu'une seule fois dans le cachot ou avaient echoue Marmat et Lote. L'un d'eux avait enveloppe la princesse d'un regard malsain. Elle avait aussitot baisse la tete, craignant qu'ils ne la violentent ou la transferent dans un autre recoin du palais. Elle redoutait par-dessus tout d'etre separee de Marmat, son seul appui dans un monde en plein bouleversement. Son seul lien avec Seke. Elle tressaillait chaque fois que retentissait le grincement du verrou de la lourde porte. Marmat n'avait pratiquement pas desserre les dents depuis qu'ils croupissaient dans ce cul-de-basse-fosse ; il ne sortait de sa prostration que pour macher distraitement un bout de pain ou recueillir quelques gouttes d'eau dans le creux de sa main. Apres avoir perdu Seke de vue dans les ruelles d'Ansbel, ils s'etaient diriges vers la porte principale du palais, persuades que les chausse-pieds les y avaient precedes. Ils etaient tombes sur une imposante escouade de dragons rouges, mais, cette fois, les adapodes n'avaient pas vole a leur secours. Par chance, les soldats de l'Ankl ignoraient qu'ils venaient de capturer la princesse ainee de la dynastie des Fresles et surtout un griot, l'un de ces etres legendaires qu'ils s'acharnaient a extirper de la conscience collective fraternelle. Un rayon de lumiere se glissait a l'aube par une meurtriere et disparaissait au debut de l'apres-midi. Le jour agonisait ensuite dans un clair-obscur sale, saupoudre d'une legere teinte rouille au moment du crepuscule. La nuit se peuplait de gemissements, de soupirs, de cris etouffes, de frottements, de chuintements, comme si les prisonniers s'obstinaient a perpetuer la vie en depit de l'enfermement et des privations. Le matin pourtant, on decouvrait des tetes hirsutes, des regards defaits, des visages froisses par l'inquietude. Le jour dissipait les illusions de la nuit et rendait les captifs a leur dure realite, a la faim, a la soif, a l'angoisse. Des femmes reprochaient amerement a leurs maris de ne pas avoir ecoute leurs voisins ou leurs parents ; leur refus entete et stupide d'abandonner leur commerce, leur atelier, leur maison, avait entraine leurs familles dans une aventure dont elles n'etaient pas certaines de sortir entieres. La litanie de plaintes, de reproches et d'injures se prolongeait jusqu'a l'arrivee des soldats de l'Ankl et la premiere livraison de pain et d'eau. Comme le griot avait pris l'initiative, Lote se permit de relancer la conversation. > La peau de Marmat avait vire au gris terne, et le blanc de ses yeux au jaune sale. L'attitude des Fraternels a l'egard des visiteurs celestes souleva une nouvelle fois en Lote un sentiment de revolte et de honte. Les griots avaient franchi des distances que l'esprit humain ne pouvait pas concevoir, ils avaient explore des mondes fabuleux, ils avaient rencontre d'autres descendants du peuple premier qui, comme un vol d'anrelles, s'etait un jour envole de son nid, et Frater 2, balayee par la haine et le fanatisme, se montrait incapable de les reconnaitre, indigne de les accueillir. -- Meme s'il en rechappe, nous... nous serons sans doute morts quand il essaiera de nous retrouver. >> Lote frissonna : elle attendait Seke depuis sa petite enfance. Elle savait que leur relation deboucherait sur une separation rapide, definitive et sans doute inconsolable, mais elle preferait se rechauffer a son feu pendant quelques semaines, quelques jours, quelques heures, plutot que de croupir dans les regrets le reste de son existence. -- Le dragon ? s'etonna Lote. Vous voulez dire que vous avez deja rencontre l'Ankl ? -- Il change de nom, mais c'est toujours le meme symbole, un reptile a quatre pattes, a plumes, pourvu de griffes et d'un bec de rapace. Ankl sur Frater 2, Anquizz ou Angail sur d'autres mondes, il se propage d'un bout a l'autre de la Galaxie. Il n'est pas qu'un symbole sur Zperanz, mais un animal veritable et terriblement venimeux. Les habitants de Zperanz ont reussi a lui donner vie, sans doute par le biais des manipulations genetiques. >> Fascinee, Lote s'assit en face de Marmat et croisa ses jambes sous sa robe. > Marmat effleura d'un geste delicat la conque renflee et lisse de la kharba posee sur ses genoux. Il sembla a Lote percevoir un soupir de volupte, une note sourde et prolongee. Elle se contint pour ne pas supplier le griot de chanter. Sa voix grave et les notes de son instrument l'avaient plongee dans un etat proche de l'extase dans la ruelle d'Ansbel. Pendant quelques instants, elle avait cesse d'etre Lote, la fille ainee des Fresles, la cible privilegiee de sa soeur cadette, l'heritiere d'une dynastie deja tombee en poussiere, elle avait oublie ses soucis, le debarquement imminent des fauves de l'Ankl, la panique et la misere du peuple de Grande-Isle, elle etait sortie des limites de son corps, elle avait battu avec le coeur secret de la Creation. -- Comme je les envie ! >> s'exclama Lote. Un sourire las plissa les levres brunes de Marmat. -- N'est-ce pas une demarche legitime quand leurs conditions de vie sont insupportables ? >> Une femme aux cheveux emmeles et a la robe dechiree s'approcha d'eux et designa le morceau de pain que Marmat avait dedaigne. Elle guetta l'approbation silencieuse du griot pour se saisir du quignon avec une vivacite de rapace, puis elle s'en retourna a sa place, le macha un long moment et le recracha dans la bouche d'un enfant en bas age allonge sur une cape. -- Qu'est-ce qu'il faut changer, alors ? >> Marmat fixa la flaque grisatre abandonnee par le rayon de jour sur les paves inegaux et luisants d'humidite. > Lote eut une petite moue de perplexite. -- Si quelqu'un vient m'en delivrer, aurai-je pour autant extirpe la souffrance qui me ronge ? Je resterai Marmat Tchale, l'homme prisonnier de lui-meme, de ses pensees, de ses desirs, de ses faiblesses. >> Lote allongea les jambes, a la fois pour detendre ses muscles, ses tendons et dissiper son trouble. -- Certains mythes reposent sur un fond de verite, d'autres sont de pures constructions mentales, des fantasmes. Les griots restent des hommes. Peu d'entre eux ont choisi de devenir des voyageurs celestes. L'etendue de leur douleur est incommensurable, aussi infinie que l'espace. -- Je n'ai pas percu de souffrance dans votre chant. -- Le chant est mon seul privilege. Je ne suis plus Marmat Tchale quand je chante, mais une simple caisse de resonance. La Creation s'exprime a travers le duo que je forme avec la kharba. Le chant termine, je redeviens un homme ordinaire, un homme qui souffre et qui geint, un homme hante par les fantomes du passe, harcele par les souvenirs. -- Comment apprend-on a chanter ? >> En meme temps qu'elle posait cette question, Lote prit conscience qu'elle cherchait a connaitre Seke a travers Marmat. -- Je suppose que chaque monde a une histoire particuliere. Comment faites-vous pour vous souvenir de l'histoire et des legendes de tous les mondes que vous visitez ? -- Nous... enfin, je n'ai aucun effort a fournir pour les memoriser. >> Marmat designa sa kharba d'un mouvement de menton. -- Vous disiez tout de suite que certains apprentis griots chantent avant meme de recevoir leur instrument. -- C'est le cas de Seke. Les voies de la Chaldria sont mysterieuses. Mais je reste persuade que son chant gagnera en qualite lorsqu'il s'accompagnera de sa kharba. -- Quand l'occasion se presentera-t-elle de... -- A la prochaine assemblee du Cercle, pendant l'alignement chaldrien. Le moment approche. >> Lote joignit les mains et les tordit dans un mouvement de supplique. -- De nombreux griots ont disparu ces derniers... ces dernieres annees. Zaul Samari disait que les humains ne voulaient plus se contempler dans les miroirs que nous leur tendions, que nous avions accompli notre temps. Peut-etre le moment est-il venu de nous effacer ? Peut-etre cette decision sera-t-elle la derniere a prendre pour le Cercle celeste des griots ? >> Lote s'agenouilla et leva sur Marmat un regard implorant. -- Vous devrez trouver la clef a l'interieur de vous. La Chaldria nous a ete donnee a la fin des guerres de la Dispersion, elle nous a servis pendant des siecles, mais nous sommes sans doute arrives a la fin de notre temps. -- Qu'est-ce que la Chaldria ? >> Des gemissements montaient des recoins obscurs des ergas-tules. L'eau croupie provoquait diarrhees et vomissements chez les prisonniers les moins resistants, les enfants et les vieillards principalement. -- Les mythes racontent que les peuples des origines se sont eparpilles a l'interieur de gigantesques nefs... -- Il fallait bien une energie pour alimenter les moteurs de ces nefs. Sinon certaines d'entre elles n'auraient pas encore atteint leur destination. Mais la Chaldria est bien davantage qu'une energie : c'est une intelligence omnipresente, omnisciente. Elle nous emmene la ou les humanites ont besoin d'entendre le murmure de la Creation. Un griot peut la soumettre a sa volonte, mais elle se montre incomparablement plus efficace s'il consent a s'abandonner a ses flots, a ses mysteres. Alors elle le guide dans les meandres de sa propre evolution. Elle le convie parfois a des epreuves trop douloureuses, et il renonce, il se retire dans le refuge familier de sa memoire, il survit dans la compagnie melancolique de ses souvenirs, il attend avec impatience la prochaine occasion de se plonger dans l'etourdissement du chant, oh ! qui pourra un jour decrire la beaute du chant ? >> Une tristesse dechirante impregnait la voix du griot ; son regard s'etait embue et ses traits crispes. > Marmat tendit la main vers une cruche ebrechee, la souleva, la pencha legerement et s'aspergea le front et les levres de quelques gouttes d'eau. > Lote ne repondit pas, taraudee par une soudaine envie de respirer l'air impregne de sel et d'iode, de courir sous la pluie battante et dans les bourrasques qui balayaient le chemin de ronde du rempart. > Lote se mordit les levres jusqu'au sang mais ne parvint pas a contenir ses larmes. Elle se detourna avec brusquerie et se recroquevilla contre le mur, le visage enfoui dans ses bras. Renoncer a Seke serait une epreuve insurmontable. Elle pleura silencieusement jusqu'a ce que le sommeil l'emporte. > Le soldat avait pointe son epee a double lame sur Marmat et Lote. A l'aube, une vingtaine de dragons rouges s'etaient repandus dans les ergastules. Des cris stridents laceraient le tumulte, une odeur du sang se melait a celle, plus lourde, de l'urine et des excrements. Lote s'executa sans protester. Elle avait assez croupi dans ce cachot, il lui fallait a tout prix sortir, bouger, respirer un autre air, quitte a partir au-devant d'une mort atroce. Marmat ne fit aucune difficulte lui non plus pour se lever et emboiter le pas au soldat. Ils traverserent une premiere piece ou un homme qui avait tente d'empecher les dragons d'emmener sa femme et sa fille gisait dans une mare de sang, le ventre et le bassin transperces. Les autres prisonniers s'etaient resserres dans un coin du cachot. Une vingtaine d'autres captifs furent designes dans les ergastules suivants et diriges vers une porte dissimulee par un contrefort du mur de fondation. Ils gravirent un escalier aux marches etroites et se retrouverent dans un espace inonde de lumiere que Lote reconnut au premier coup d'oeil : la cour dite Jalaet, du nom de l'une des reines de la dynastie des Fresles. Nettement plus petite et basse que la cour d'honneur, elle servait principalement aux receptions privees organisees par les conseillers, les courtisans et les chefs des clans de pecheurs. Les Grandisliens appelaient > toute fete somptueuse donnee dans l'enceinte du palais - et souvent synonyme de gaspillage, de mepris pour les couches les plus pauvres de la population. Des dragons rouges en gardaient les quatre portes aux linteaux de pierre noire ornes de sculptures. Au centre, au bout d'une allee large et droite bordee d'arbres aux feuilles grises, se dressait le >, une construction en bois qui avait subi un nombre incalculable de refections et d'agrandissements. La caresse du vent humide sur ses joues et dans ses cheveux souleva en Lote un debut d'euphorie. Les nuages noirs foncaient comme des omielles affolees au-dessus des tours du palais. Les dragons escorterent le petit groupe de prisonniers jusqu'a l'entree du pavillon et les pousserent dans le large vestibule d'ou avaient ete retires tout ornement, toute tenture, tout meuble. On avait mis a nu le bois brut des cloisons, du plafond et du sol. Des senteurs de brule flottaient encore dans les lieux, et peut-etre aussi une vague odeur de sang ou de dejections ; Lote, encore impregnee de la puanteur du cachot, n'en etait pas certaine. Des eclats de voix et des hurlements brisaient regulierement le silence. Les compagnons de captivite de la princesse et du griot gardaient les yeux rives sur les lattes noueuses du parquet. La defaite et le reniement s'affichaient sur leurs traits. Contrairement a la plupart des courtisans et des conseillers, Lote n'eprouvait aucun mepris pour le peuple grandislien, maintenu dans la pauvrete et l'ignorance pour menager les interets d'une poignee de privilegies. Une iniquite qui avait cause la perte de la dynastie des Fresles bien avant le debarquement des dragons de l'Ankl. Une porte s'ouvrit et livra passage a deux precheurs aux cranes rases et aux robes entierement rouges. Ils passerent en revue le petit groupe en marquant un temps d'arret devant chacun de ses membres. Ils portaient, passee dans leur ceinture de corde, une epee a la lame fine et luisante. De longues et profondes balafres sillonnaient leurs tetes glabres. Lote entrevit les cicatrices parsemant leurs bras sous les amples manches de leurs robes. Elle ne decela aucune nuance de compassion ni meme d'interet dans leurs yeux. Lote se demanda pour la centieme fois quel sort les envahisseurs avaient reserve a sa famille. Ils avaient capture sa mere et son pere dans l'enceinte du palais de la Congregation, mais elle ignorait ce qu'etaient devenus ses soeurs, sa dame de compagnie et ses proches. Avaient-ils eu le temps de fuir par les passages souterrains et de gagner les refuges exterieurs a la cite ? > Le plus grand et le plus maigre des pretres pointa un index tordu sur Lote, la saisit par le bras et l'entraina sans menagement vers la porte restee ouverte. Prise de panique, elle lanca un regard eperdu a Marmat. Le mouvement de tete du griot lui signifia qu'il ne servait a rien de resister. Le pretre l'entraina dans un couloir qu'elle avait deja emprunte a l'occasion de diverses ceremonies. Ils longerent une serie de portes entrouvertes donnant sur des pieces transformees en chambrees. Elles servaient jadis aux amants desireux de s'isoler de la foule, un usage qui avait donne son nom au pavillon. Lote se souvenait s'etre introduite par erreur dans l'une de ces pieces et d'avoir apercu des corps nus et entremeles dans la semi-penombre. Personne ne le lui avait reproche : les jeunes filles de Grande-Isle, et plus encore les princesses, devaient se familiariser le plus rapidement possible avec les differents aspects de l'amour. On estimait qu'elles deviendraient ainsi de bonnes maitresses, de bonnes epouses et de bonnes meres. Avant de bifurquer sur la gauche et de s'engager dans un nouveau passage, le pretre s'arreta pendant quelques instants devant une grille aux barreaux resserres et inspecta l'interieur de la piece. Lote entrevit alors une forme claire dans l'obscurite, un corps de femme plus precisement. Un cri faillit lui echapper : cette captive prostree, vetue de ses seuls cheveux dores, cette femme a la peau blanche et marbree etait la reine Osfoet, sa mere. > Le murmure s'etait glisse comme un souffle dans le silence, si tenu que Lote douta de l'avoir entendu. > La reine se releva, s'approcha de la grille d'une demarche chancelante et s'agrippa aux barreaux. Ses yeux s'etaient retires tres loin dans leurs orbites, ses dents s'etaient en partie dechaussees et sa chevelure, cette criniere blonde qui avait enflamme l'imagination des hommes de la Cour, s'en allait par poignees. La decheance de sa mere, symbole de la beaute et de la gloire de Grande-Isle, glaca d'effroi Lote. -- Ce n'est pas a toi d'en decider, gloussa le pretre. -- N'envoyez plus... ces hommes, par... par pitie. -- Une bonne reine n'interdit pas a ses sujets de lui rendre hommage. Ils semblent d'ailleurs y mettre une grande ardeur. >> Au bord des larmes, Lote se detourna pour ne plus voir les traces de coups sur le corps de sa mere, ses cotes et ses hanches saillantes. > Osfoet s'interrompit. Une onde de chaleur se diffusa sur le front de Lote, qui releva la tete. Les traits figes par la surprise, la prisonniere la fixait avec ardeur par-dessus l'epaule du pretre. Lote craignit d'abord d'etre trahie par la reaction de la reine, puis elle fut bouleversee par la tendresse de son regard, une tendresse dont elle n'avait jamais ete baignee en temps ordinaire. En une fraction de seconde, Osfoet l'aima davantage qu'en dix-neuf annees de vie commune. Elle devenait soudain cette mere que les obligations de sa charge ne lui avaient pas permis d'etre, elle disait a sa fille qu'elle etait heureuse de la revoir, de la contempler, que rien d'autre n'avait d'importance, ni la chute du royaume ni les offenses faites a son corps, elle la suppliait de reprendre le flambeau, non pas pour rehabiliter une dynastie dessechee, coupee de son peuple, mais pour permettre a la vie de se perpetuer sur Frater 2. Elle garda suffisamment de lucidite pour baisser les yeux avant d'eveiller les soupcons du pretre. -- La vie s'herite, la mort se merite, declara le pretre. La mort est la plus belle des portes, l'acces magnifique au silence eternel, a la paix absolue, a l'Anklizz. Ton ame se detachera de ton corps et se dissoudra dans le silence quand la souffrance lui aura fait perdre toute importance. >> Osfoet se redressa sur un coude. Ses yeux luirent dans l'obscurite de son cachot, deux etoiles tragiques dans une nuit desesperante. -- J'accomplis les volontes de l'Anklizz. J'ai chasse de moi tout desir. Mon corps et mon esprit sont deja nourris de silence. Comme chacun des soldats de l'Ankl. Comme, bientot, chaque homme et chaque femme de Frater 2. -- Je ne te conteste pas le droit d'etre un charognard, une creature qui se nourrit de mort, mais rien ne t'autorise a pousser les autres dans le gouffre. >> Le pretre se renversa en emettant un petit rire de gorge. -- La roue tourne, precheur. Un jour, des Fraternels se leveront et vous feront subir, a toi et aux tiens, les supplices que vous infligez aux autres. Alors vous vous rendrez compte que vous n'en avez pas fini avec la vie, alors vous comprendrez enfin le sens du mot >. Les doigts du pretre se crisperent sur un barreau de la grille. Lote crut qu'il allait ouvrir la porte et se precipiter sur la captive, il se contenta de hausser les epaules avant de tourner les talons et de s'engager dans le passage de gauche. Il ordonna a la princesse de le suivre d'un geste de la main. Elle verifia qu'il ne lui pretait aucune attention pour adresser un sourire a sa mere. Elle ne distinguait pas le visage d'Osfoet, mais elle se sentit emportee par un courant chaud bienfaisant. Ni les epreuves ni la mort ne reussiraient a briser leur lien. Les poings et les machoires serres, Lote accelera le pas pour rattraper le pretre. Il l'introduisit dans une salle ou avaient pris place plusieurs de ses coreligionnaires, tous vetus de robes rouges et assis derriere une grande table de bois. Du decor qui avait autrefois enchante les lieux ne subsistaient que quelques tentures claires tendues sur les cloisons et le sol ronges d'humidite. Lote se souvint vaguement de banquets donnes aux lueurs de bougies, de rondes d'enfants, de gloussements de femmes, de chants d'hommes ivres. Les grands courtisans si fiers de leur impassibilite, si fiers de leur condition, avaient souvent perdu leur dignite dans cette salle. Le pretre l'entraina face a la table et lui intima l'ordre de ne pas bouger. L'endroit avait ete tant pietine que la tenture, en partie dechiree, revelait le bois corrode du parquet. Lote se sentit avilie par les regards inquisiteurs des dragons aux robes de sang. Elle n'y decelait pas ces lueurs de concupiscence qu'elle avait souvent remarquees dans les yeux de ses soupirants, plutot une volonte farouche de conquerir et devaster ses territoires secrets. Leurs cranes rases reflechissaient la lumiere matinale qui entrait a flots par une baie grande ouverte. Dehors, des soldats entassaient dans une charrette a bras des corps sanguinolents allonges sur les bords de l'allee opposee. Lote prit enfin conscience qu'elle affrontait le tribunal de l'Ankl et qu'elle encourait la peine de mort. Elle pensa a Seke pour se donner du courage. > La voix avait claque comme un coup de fouet a la droite de la table. > Ce nom etait venu spontanement a l'esprit de Lote : il designait une heroine des mythes de la Dispersion, une, jeune fille qui avait repousse une legion ennemie avec les seules armes de sa bravoure et de son intelligence. -- Sa... Sarga. -- Ou sont les autres membres de ta famille ? -- Ils ont fui avant le debarquement des troupes de l'Ankl. -- Pourquoi n'as-tu pas fui avec eux ? -- Je... je n'etais pas a la maison lorsqu'ils ont decide de partir. -- Tu le regrettes ? -- Pourquoi devrais-je le regretter ? -- Ici, c'est nous qui posons les questions. Tu le regrettes ? >> Ils parlaient a tour de role de la meme voix seche, desincarnee, sans laisser a leur interlocutrice le temps de reflechir. -- Pourquoi ont-ils fui ? -- Je suppose qu'ils avaient peur. -- Ni la peur ni les regrets n'ont leur place chez les soldats de l'Anklizz. Que sais-tu de l'Anklizz ? -- Il s'agit d'une sorte de serpent ou de dragon a plumes. >> Elle progressait a tatons, ne sachant pas exactement ce qu'ils attendaient d'elle. Leurs traits emacies et leurs yeux brillants ne lui fournissaient aucun indice. Les malheureux incapables de leur fournir les bonnes reponses etaient sans doute passes par les armes au sortir de cette piece. -- De... d'une isle lointaine du Nord. -- Tu crois donc que la puissance de l'Anklizz se limite a ce monde et a ce temps ? -- Je suppose que non. -- Il surgit de la nuit des temps pour retablir le silence des origines. Lui seul fut avant la Creation. Lui seul peut vaincre le chaos. >> Lote faillit hurler que l'Anklizz n'etait qu'un stupide dragon emplume, une lubie d'hommes fascines par le neant, mais, si elle voulait revoir Seke, si elle voulait concourir au retour de la vie sur Frater 2, elle devait a tout prix controler sa colere. > Les precheurs aux robes de sang - elle ne parvenait pas a savoir lequel d'entre eux parlait - debitaient leurs discours de facon machinale. Ils avaient au moins raison sur un point : ils ne s'exprimaient pas en leur nom. -- En quoi... consiste... -- Une question n'est pas une reponse. >> Incapable de se parjurer en paroles, Lote baissa les yeux et acquiesca d'un mouvement de tete. Il lui fallait sortir de la, regrouper les Grandisliens decides a se battre, organiser la revolte, chasser les dragons rouges de Grande-Isle, de toutes les autres isles, rendre son honneur et sa fierte a Frater 2. Et revoir Seke. Elle, la reveuse, puiserait en lui le courage de brandir les armes et d'entreprendre la reconquete. > Elle hocha la tete a deux reprises en signe de consentement. > La voix marqua un temps de silence avant d'ajouter : > Un bloc de glace enserra le coeur de Lote. Ces fanatiques aux yeux et aux doigts de rapaces l'avaient jouee depuis le debut. -- Comment... comment avez-vous su que... >> Lote n'eut pas la force d'aller jusqu'au bout de sa question. > Elle se demanda s'ils avaient egalement perce a jour la veritable identite de Marmat. > Elle n'esquissa aucun geste de defense, n'emit aucune protestation lorsque la main du pretre qui l'avait conduite dans cette salle se referma comme une serre sur son epaule. CHAPITRE VII PLONGEES Nous avons de nombreuses lecons a recevoir des habitants de l'ocean Fraternel. Il nous faut envisager une evolution radicale a leur egard, apprendre a les regarder comme nos professeurs, comme nos maitres. Nous refusons d'etudier les murcies, par exemple, parce qu'elles sont synonymes pour les hommes de ferocite et de malheur, et pourtant ce grand mammifere marin est un modele d'adaptation a son milieu. J'ai acquis la conviction qu'il ne chasse pas seulement pour se nourrir mais, dans certains cas - et c'est cette fonction qui pourrait interesser les hommes - pour reguler les equilibres de son monde. Autrement dit, il elimine les elements qui font peser des risques sur son environnement. J'en deduis que la murcie est dotee d'une forme de discrimination, d'intelligence que nous devons cerner au plus vite si nous voulons etablir une civilisation durable sur Frater 2. Il en va de meme pour les adapodes, les mirmones et les autres especes peuplant notre belle planete. Appartiennent-ils vraiment au regne animal, d'ailleurs ? Pour la plupart d'entre vous, la reponse ne fait aucun doute : elle vous donne sur eux un droit moral de vie et de mort, elle vous autorise a les tuer pour leur peau, leurs organes ou, pire encore, pour le seul plaisir de la chasse. Ma reponse est autre et tout aussi evidente : si nous leur attribuons une forme de conscience, nous devons les considerer au minimum comme nos egaux, trouver le moyen de communiquer avec eux, etablir ensemble une ligne de conduite qui preserve les interets des uns et des autres. Cette opinion paraitra sans doute farfelue, voire scandaleuse, a beaucoup, mais j'ai acquis la certitude, apres une existence entiere consacree au Fraternel et a ses occupants, que les humains doivent amorcer au plus tot leur metamorphose interieure et physique. Celle-la, et celle-la seule, leur permettra de decouvrir toutes les richesses de leur monde d'adoption. Juhok Monchell, carnets de voyage, musee d'Ansbel, Frater 2. UNE DIZAINE D'ADAPODES s'etaient detaches des colonnes et avaient recouvert Seke de la tete aux pieds. Ils avaient emis une substance visqueuse, odorante et deplaisante au debut, qui l'avait peu a peu enveloppe d'une chaleur agreable et apaisante. Berce par le ressac, il avait sombre dans un sommeil fievreux, peuple de reves, entrecoupe de reveils en sursaut. Il avait percu des mouvements autour de lui, de brusques changements de temperature, de vagues jeux de lumiere et d'ombre, puis il etait sorti de sa lethargie au bout d'un temps qu'il evaluait a trois ou quatre jours. Il ne ressentait plus aucune douleur, ses blessures s'etaient cicatrisees, sa faim devorante montrait qu'il avait recouvre toute sa vitalite. La grotte offrant une atmosphere agreable et constante, il avait retire ses vetements en partie rigidifies par la substance des adapodes. Deux chausse-pieds etaient sortis de l'eau et avaient pose devant lui des crustaces de la grosseur d'un poing. Il s'etait servi d'une pierre lisse pour briser leurs carapaces et leurs pinces. Leur chair savoureuse et salee ne l'avait pas rassasie mais lui avait permis d'attendre les offrandes suivantes. Les adapodes subvenaient a ses besoins de la meme maniere qu'ils anticipaient les difficultes de deplacement des Grandisliens. Ils puisaient leurs informations dans l'esprit de ceux qu'ils servaient - une forme de telepathie ou une perception plus fine que les sens, comparable a celle des skadjes du Mitwan. Bien que la fatigue de la renaissance fut maintenant dissipee, Seke n'entendait toujours pas les sons des formes. Il avait essaye a plusieurs reprises de retrouver ses sensations d'enfant du Tout, il n'avait recolte pour tout resultat qu'un mal de tete carabine. Si, comme l'affirmait Marmat, les fantastiques accelerations des flux cosmiques influaient sur la densite des griots, ils pouvaient fort bien modifier certaines zones du cerveau. Et puis son enfance s'eloignait, et avec elle les souvenirs et l'heritage des skadjes. Peut-etre l'enfant Qui-vient-du-bruit s'etait-il definitivement efface devant Seke l'homme, le faiseur de bruit ? Les adapodes plongeaient dans l'eau par groupes de vingt ou trente et revenaient quelques instants plus tard avec les produits de leur peche. Ils en laissaient toujours une part a Seke, un gros crustace qu'ils vidaient au prealable d'une partie de sa chair, ils apportaient le reste, mollusques et coquillages, a leurs congeneres agreges en colonnes. De temps a autre, le mammifere marin jaillissait a la surface et, dresse sur sa queue, executait une succession d'arabesques aeriennes avant de disparaitre dans les profondeurs de l'onde noire. La lumiere des mirmones serties dans le plafond de la grotte coulait en rigoles fugaces sur sa peau lisse et tachetee. Malgre son immense gueule et l'impressionnante envergure de ses nageoires, le grand cetace se montrait plutot amical et enjoue. Des groupes d'adapodes se juchaient parfois sur sa gigantesque echine et restaient colles a sa peau pendant ses voltiges. L'eau se retirait regulierement et decouvrait une greve de sable noir jonchee d'algues et de coquilles vides. Les clapotis des vagues s'eloignaient peu a peu, se transformaient en grondements assourdis. Les adapodes se postaient autour des flaques pour devorer les poissons et les crustaces pieges par le reflux. Ce phenomene de maree indiquait que la cavite se situait pres de la surface du Fraternel, peut-etre dans le coeur d'un ilot semblable a celui qui avait accueilli les griots lors de leur transfert. Seke goutait une paix qu'il n'avait plus connue depuis son depart de Jezomine. Dans cette grotte, les etres vivaient en parfaite osmose avec leur milieu. Les hommes affirmaient volontiers qu'ils appartenaient a une espece superieure et, pourtant, ils demeuraient incapables de maintenir une relation harmonieuse avec leur environnement. Sur tous les mondes qu'il avait visites, Seke avait croise la haine, la dissimulation, le bruit, la fureur, la discordance. Les griots etaient condamnes a disparaitre tout simplement parce que les peuples humains ne desiraient plus entendre les voix de l'espace, qu'ils poursuivaient avec obstination leur entreprise suicidaire un moment interrompue par la Dispersion. Ils avaient beau declarer qu'ils retenaient les lecons du passe, ils retombaient toujours dans les memes erreurs, ils pretaient la meme oreille attentive aux discours des diviseurs, ils se jetaient avec la meme ardeur dans les abimes de l'oubli. L'oubli etait sans doute le sort qui leur convenait le mieux. Les adorateurs du dragon aux plumes de sang ne faisaient qu'accelerer un processus entame depuis la nuit des temps. Seke n'avait plus envie de partir a la rencontre des hommes. Ils avaient assassine sa mere Kaleh, les enfants du Tout, Jaife, la jeune fille qui lui avait montre la beaute du rapprochement... Ils avaient essaye de tuer Marmat, le voyageur celeste, l'homme qui traversait les immensites spatiales pour leur porter le Verbe, pour les repiquer dans cette etoffe universelle qu'ils s'acharnaient a dechiqueter. Il valait encore mieux renoncer ou disparaitre plutot que d'etre condamne a une solitude et une souffrance inutiles. Il mourait d'envie en revanche de revoir Lote. Il ressentait l'inconsolable douleur en germe dans leur relation, il eprouvait deja la dechirure de la separation et le travail de sape des regrets. Il lui fallait dresser une muraille protectrice autour de lui, s'enfermer dans une citadelle inaccessible aux sentiments et aux remords. Il assecherait la source de sa compassion, mais quelle importance ? N'etait-ce pas cette meme source qui emportait Marmat de temps a autre et l'abandonnait prostre sur le sol, miserable, l'oeil eteint, la barbe sale, la tunique tachee, laceree ? Des vagues de tristesse le bercerent jusqu'a ce qu'il s'endorme. Un bruit inhabituel le reveilla, un crissement continu, semblable a la stridulation d'un gigantesque essaim. Repartis sur la surface de la grotte, sur les asperites des parois, sur la greve en partie decouverte, les adapodes se frottaient les uns contre les autres avec frenesie. A la surface de l'eau flottaient non pas un mais plusieurs geants des mers crachant des panaches d'ecume par leurs events. L'ensemble evoquait une armee en campagne, avec ses fantassins et ses cuirasses. Seke se releva et, encore engourdi de sommeil, s'avanca vers la greve. Les frottements des adapodes se firent plus soutenus, plus intenses, le bruit devint assourdissant, presque insupportable. Les petits animaux noirs se resserrerent autour de lui, lui interdirent de revenir en arriere. Il crut percevoir une forme de supplique dans leur comportement. Quelques-uns s'emparerent de ses pieds, le souleverent et l'emporterent en direction de l'eau. Surpris, il bascula vers l'arriere, mais ses porteurs rattraperent son desequilibre d'un petit deplacement sur le cote et continuerent de s'avancer dans les voiles froids et fuyants tendus par les vagues. Il comprit qu'ils l'invitaient a rejoindre les mammiferes marins. Il ne se debattit pas malgre la fraicheur saisissante de l'eau, il se laissa porter vers les flancs arrondis et tachetes. Les chausse-pieds requeraient sa presence, active ou passive, pour la bataille importante qu'ils s'appretaient a disputer. Ils auraient rebrousse chemin s'il avait exprime la moindre reserve par la pensee, le geste ou la parole, mais il se sentait en accord avec eux, empli de gratitude, convaincu de la justesse et de la necessite de leur action. Une fois arrives pres du premier mammifere marin, les adapodes cesserent de porter Seke. Il se rendit compte qu'il n'avait plus pied et, saisi d'un debut d'affolement, commenca a se debattre. L'eau avait toujours ete un element etrange pour lui, eleve dans un desert ou la moindre goutte etait un evenement miraculeux. Il avait failli perir noye sur la planete Onoe lorsqu'il lui avait fallu chercher le noeud chaldrien dans une salle inondee. Il s'agita avec une telle maladresse qu'il ne parvint pas a se maintenir a la surface. Le mammifere marin se laissa a son tour couler pres de Seke. Les eclats des mirmones se mirent a tourbillonner. Le griot s'enfonca avec la legerete d'un brin d'herbe dans le coeur d'une spirale noire et glacee. Au moment ou il allait etre englouti, le grand cetace emergea sous lui et le remonta a la surface. Il s'agrippa a un aileron et se retrouva allonge, frissonnant et haletant, sur l'enorme echine. Un vacarme assourdissant emplissait maintenant la cavite. Des milliers d'adapodes recouvraient l'eau d'une carapace ondulante noire et luisante. Un cri strident retentit, les mammiferes marins se dirigerent a grands coups de nageoires vers la sortie de la grotte, suivis par la multitude des adapodes. La monture de Seke s'enfoncait regulierement dans les profondeurs sans pour autant perdre de sa vitesse. Il devait alors s'accrocher de toutes ses forces a l'aileron pour resister a la pression de l'eau. Cette chevauchee fantastique dans les entrailles de Frater 2 lui rappelait les deplacements fulgurants sur les flots cosmiques. Meme impression de perte des limites, d'effacement de l'espace et du temps, de fusion avec l'element. Le geant des mers remontait ensuite a la surface pour permettre a son passager humain de respirer. Il semblait, comme les adapodes, puiser les informations dans ses pensees et devancer ses besoins. Ils traversaient des salles plus ou moins profondes et toutes eclairees par une profusion de mirmones, longeaient des galeries sombres et torturees dont l'etroitesse contraignait parfois les grands cetaces a progresser en file, se faufilaient par des passages souterrains si sombres que Seke ne voyait pas a deux pouces devant lui. A plusieurs reprises, l'air lui manqua, ses poumons se dilaterent dans sa cage thoracique, un reflexe respiratoire lui desserra les levres, l'eau s'infiltra dans sa gorge. A chaque fois, sa monture jaillit a la surface dans un tourbillon d'ecume et y demeura jusqu'a ce qu'il eut repris son souffle. Il apercut dans le lointain une clarte differente de celle des mirmones. Les mammiferes marins accelererent encore l'allure, foncerent vers une large ouverture inondee de lumiere, filerent entre deux parois rocheuses et se jeterent enfin dans une etendue illimitee et grise. Les adapodes surgirent par centaines de l'ouverture. Ils avaient parcouru le labyrinthe souterrain a la meme vitesse que les geants des mers. Les chausse-pieds, les petits serviteurs de Frater 2, ne manquaient decidement pas de ressources. La falaise noire d'une isle se dressait derriere eux telle une etrave geante. La chape de brume posee sur l'ocean transformait les reliefs en lignes sombres et fuyantes. Un froid vif mordait la peau de Seke. Il se recroquevilla sur lui-meme tout en maintenant sa main rivee sur l'aileron. Il denombra une vingtaine de grands corps tachetes alentour et des dizaines d'ailerons qui croisaient au large. Un deluge de sons prolonges, envoutants, brisa le silence oceanique. Les mammiferes s'eloignerent de l'isle et entrainerent dans leur sillage la maree noire des adapodes. Les murcies s'agitaient avec une frenesie inhabituelle dans le bassin. Leur nervosite soulignait le calme insolite figeant l'ocean, le port et la ville. La brume etouffait tous les bruits. Les drapeaux pendaient piteusement en haut de leurs mats. Cette absence totale de vent etait rarissime sur les cotes de Grande-Isle, habituellement battues par des souffles plus ou moins violents selon les saisons. Lote avait assiste a une bonne centaine d'executions. Les prisonniers qui refusaient d'embrasser le culte de l'Anklizz etaient amenes sur le chemin de ronde et pousses dans le bassin des murcies. Les grands predateurs les reduisaient en pieces en quelques coups de machoires ; l'eau se troublait et s'empourprait chaque jour un peu plus. Les soldats charges de l'execution prolongeaient le plaisir quand des familles entieres se presentaient sur le chemin de ronde. Ils jetaient d'abord les nourrissons ou les enfants les plus jeunes, puis ils se repaissaient des pleurs, des lamentations et des implorations des meres avant de precipiter les garcons ou les filles plus ages. Il arrivait qu'une femme accepte au dernier moment la revelation de l'Anklizz pour tenter de sauver un ou plusieurs de ses enfants ; elle finissait dans la gueule des murcies apres avoir verse toutes les larmes de son corps et s'etre inutilement trainee aux pieds de ses bourreaux. Les premieres fois, Lote avait supplie les dragons d'abreger le supplice des condamnes. Son intervention n'avait reussi qu'a attiser leur cruaute. Elle se detournait a present pour eviter de croiser les regards desesperes des Grandisliens dont le seul tort etait de rester attaches aux valeurs ancestrales des deesses fraternelles. Marmat n'avait pas ete amene sur le chemin de ronde. La princesse se demandait comment il avait reussi a mystifier les pretres de l'Ankl. Ils paraissaient tres bien renseignes, comme s'ils avaient des informateurs en tout lieu ou, pire, comme s'ils lisaient a l'interieur des tetes. Le sort de Lote restait enviable en comparaison de celui de sa mere : elle ne souffrirait que tres peu de temps quand ils decideraient de la jeter aux murcies geantes. Le pretre lui avait confie qu'en tant qu'heritiere du trone des Fresles elle serait executee solennellement devant le peuple grandislien rassemble. En attendant, ils l'avaient enchainee en haut du mur d'enceinte du bassin et avaient affecte une dizaine de soldats a sa surveillance. Exposee de l'aube au crepuscule a leurs regards sournois, elle se sentait dans la peau d'une omielle attachee devant une horde de lagres blancs des plaines. Elle restait le plus souvent assise contre le muret, recroquevillee sur elle-meme, s'appliquant a dissimuler son corps avec les pans de sa robe dechiree. Elle dormait dans cette position, meurtrie par les paves lisses, sursautant et se reveillant au moindre bruit. Pour toute nourriture, les soldats lui lancaient des morceaux de pain rassis qu'elle finissait par manger malgre son degout, malgre leurs rires. Ils lui passaient regulierement une gourde emplie d'une eau au gout prononce de cuir. Ils avaient visiblement recu pour consigne de lui epargner les violences habituellement exercees sur les femmes en temps de guerre. Elle s'efforcait d'attendre la tombee de la nuit pour satisfaire ses besoins, mais, parfois, elle n'avait pas d'autre choix que de se soulager devant eux. Elle avait fini par s'y habituer. Des averses rageuses la trempaient jusqu'aux os et gonflaient les rigoles qui nettoyaient le chemin de ronde. Elle cedait par moments au decouragement et tirait sur ses chaines comme une damnee pour liberer ses chevilles des anneaux et se jeter dans le bassin des murcies. Le visage de Seke lui apparaissait presque aussitot et lui redonnait vie. Fievreuse, elle scrutait l'ocean Fraternel dans l'espoir que le jeune griot surgirait des flots comme dans sa vision, des annees plus tot. Il etait vivant, elle n'avait aucun doute a ce sujet. Les adapodes l'avaient emmene dans leur abri secret pour le soigner et le soustraire a la ferocite des dragons. Il reviendrait bientot, il la delivrerait de ses chaines, il libererait Grande-Isle du joug de l'Ankl. Marmat lui avait ordonne de ne pas encombrer Seke avec ses sentiments, mais, tout voyageur celeste qu'il fut, il n'avait pas le droit de lui imposer une epreuve aussi cruelle. Aucune digue ne reussirait a juguler le courant qui l'entrainait vers le jeune griot. Un bruit la tira de ses reveries. Elle avait perdu le compte des jours passes en haut du mur d'enceinte. Depuis le debarquement des troupes de l'Ankl, le port n'etait pas sorti de sa torpeur. Les mats et les flancs des bateaux de peche et des batiments de guerre avaient cesse de s'entrechoquer. Sur les quais deserts, les cordages, les caisses, les filets et autres ustensiles attendaient le retour des equipages. En contrebas, les murcies continuaient de s'agiter dans un bouillonnement d'ecume empourpree. Toute l'activite de la cite d'Ansbel semblait concentree a l'interieur de leur bassin. Des dragons pousserent sur le chemin de ronde une silhouette que Lote reconnut au premier coup d'oeil. Les joues s'etaient creusees, les yeux, renfonces sous les arcades sourci-llieres, la barbe avait perdu sa blancheur de lagre, mais c'etait bel et bien Marmat Tchale qui se dressait a quelques pas d'elle, faible, tenant a peine sur ses jambes. La princesse entrevit des plaies et des tumefactions sur le corps du griot, en partie devoile par les dechirures de sa toge et de sa tunique. Sa flambee de colere fut rapidement etouffee par un desespoir poignant. En executant un voyageur celeste, les pretres de l'Ankl frappaient les peuples de Frater 2 d'une malediction qui les poursuivrait jusqu'a la fin des temps. Marmat s'avanca vers elle d'une allure chancelante. > La voix tremblante du griot s'etouffa dans le silence feutre. Lote se desserra la gorge d'une breve inspiration. -- Je suis un griot ? Ils l'ont toujours su. Ils dirigent depuis longtemps la Congregation des portiers celestes. Ils ont envahi Grande-Isle dans l'intention de me capturer. Ils etaient persuades qu'ils parviendraient a me soutirer les secrets de la Chaldria. Ils comptaient se rendre a la prochaine assemblee du Cercle pour exterminer mes confreres. Ils m'ont interroge et frappe pendant des jours. Ils refusent de me croire quand je leur dis que le voyage sur les flots chaldriens ne s'apprend pas, ne se maitrise pas. -- Ils vous ont condamne a mort ? >> Un pale sourire se dessina sur les levres de Marmat. -- La vie ne vous a donc donne aucune joie ? -- Les bons moments qu'elle m'a offerts, elle me les a aussitot repris, et elle me les a fait payer tres cher. -- Et Seke ? Que deviendra-t-il sans vous ? >> Les yeux de Marmat s'assombrirent. -- Vous ne deviez pas l'emmener a l'assemblee du Cercle pour qu'il recoive sa kharba ? >> Un soldat piqua la pointe de son epee dans les reins de Marmat et le contraignit a se diriger vers la rambarde. Le griot observa les deplacements desordonnes et furieux des murcies, les gerbes rougissantes soulevees par les nageoires et les queues. > Deux precheurs aux robes rouges surgirent a leur tour de l'escalier et s'avancerent sur le chemin de ronde. Leurs visages n'etaient pas inconnus de Lote ; ils se ressemblaient tous avec leurs cranes rases, leur maigreur effrayante, leurs yeux etince-lants. > Le pretre qui venait de s'adresser a Marmat se distinguait de son coreligionnaire par le cercle noir brode sur le devant de sa robe. -- Nous finirons tous un jour ou l'autre dans le bec de l'Ank-lizz. Je t'offre simplement un sursis. -- Je n'ai rien a te dire. Meme si je le voulais, je ne le pourrais pas. La Chaldria ne se conquiert pas, elle choisit elle-meme ses serviteurs. -- Tu pretes des intentions a ce qui n'est qu'un phenomene physique. L'Anklizz, lui, est venu sur Frater 2 pour nous montrer la majeste du silence d'avant l'explosion originelle. -- Comment est-il arrive ? >> Le pretre s'appuya sur la rambarde et laissa errer un regard empreint de melancolie sur les murcies. > Une rumeur enfla soudain dans le silence. Les murcies surexcitees bondissaient au-dessus de l'eau, s'elevaient a de telles hauteurs qu'elles paraissaient par instants capables de franchir le mur d'enceinte. Leurs machoires claquaient a quelques pas seulement du chemin de ronde. Un reflexe entraina le pretre a se reculer. Des vagues humaines s'ecoulerent des ruelles avoisinantes et, canalisee par des dizaines de soldats, s'entasserent devant les murs du bassin. Les troupes de l'Ankl ramenaient une partie des Grandisliens eparpilles sur les plaines centrales avant le debarquement. >, siffla le pretre. Il se retourna vers Lote, l'oeil mauvais, les levres deformees par un rictus. > Sur son ordre, deux soldats libererent Lote de ses chaines et la trainerent vers la breche de la rambarde qu'ils appelaient entre eux le plongeoir. CHAPITRE VIII ERN MONCHELL Que vois-tu, ma fille ? Des hommes nus et fiers chevauchent les murcies geantes Et les autres creatures du Fraternel. Ils viennent nous delivrer, mere. Comment cela se pourrait-il ? Ils n'ont ni armes ni navire, Et les dragons sont plus nombreux qu'une nuee de mirmones. O mere, ne sais-tu pas que la volonte est la plus tranchante des armes ? Ne sais-tu pas qu'ils domptent la toute-puissance des oceans ? Comment le saurais-je ? La malediction s'est abattue sur moi et m'a privee de la vue. O mere, la faute de mon pere et de ma soeur Ne t'a pas condamnee a la cecite eternelle. Elle a tue toute joie, tout sentiment en moi, On parlera de moi comme d'une reine dechue, Comme la fille parjure de la souveraine de l'arche. O mere, notre peuple est-il condamne a porter les fautes de notre famille ? Ma fille, c'est toi desormais, toi qui contemples l'horizon, Toi dont le regard voit au-dela du ciel, Qui prendras en main les destinees de notre monde. Mort et deuxieme vie de la reine Osfoet, theatre cathartique de Grande-Isle des Fresles, Frater 2, ou Petit Frere. OSFOET avait cru que la clameur annoncait le retour de ses partisans, puis elle avait du se rendre a l'evidence : le peuple grandislien, son peuple, n'etait pas revenu pour chasser les envahisseurs et reinstaller les Fresles sur le trone. Les dragons de l'Ankl l'avaient rassemble sur les plaines du Centre et ramene a Ansbel comme un troupeau d'omielles. Osfoet n'etait plus qu'un puits de douleur et de degout. Elle ne pretait plus attention aux hommes contraints par les precheurs aux robes rouges d'humilier leur souveraine. Trop laches pour se revolter ou trop heureux de prendre une revanche sur cette femme autrefois inaccessible, ce symbole souvent honni, ils s'acquittaient de leur tache avec plus ou moins de vigueur selon leur age ou leur conviction. Beaucoup marmonnaient des excuses, d'une voix presque inaudible pour ne pas etre entendus par les soldats qui les observaient de l'autre cote de la grille. Ils n'avaient pas d'autre moyen de montrer leur desaccord. Les Grandisliens qui avaient refuse de souiller la >, selon l'expression des pretres, avaient ete passes par les armes dans la cour Jalaet. On avait ensuite decapite leurs cadavres et cloue leurs tetes sur les murs de bois du pavillon des amants. Le cachot d'Osfoet ne disposait d'aucune fenetre, mais un jeune homme lui avait parle de ces scenes de cauchemar pour justifier ses actes. Certains de ses anciens sujets tentaient de dissiper leur gene en l'abreuvant de confidences intimes. Au cours de ces quelques jours de captivite, elle en avait appris davantage sur eux qu'en vingt ans de regne. Elle ne savait pratiquement rien des difficultes et des espoirs de son peuple. Les conseillers qui s'arrogeaient le droit de parler au nom de la population l'avaient coupee des realites du royaume de Grande-Isle. Elle avait laisse le consort et les courtisans tisser autour d'elle une toile petrifiante et preparer l'avenement du dragon. Les precheurs aux robes ecarlates et leurs allies, les portiers de la Congregation, n'avaient eu qu'a se baisser pour ramasser un pouvoir vide de sa substance, une coquille vide. La negligence et la faiblesse d'Osfoet lui valaient la plus terrible des humiliations, mais la n'etait pas l'essentiel : elle n'avait pas su proteger ses sujets, elle les avait livres pieds et poings lies aux conquerants de l'Anklizz, elle avait dilapide l'heritage de Maeveth, la souveraine de l'arche. Elle n'avait pas voulu non plus ouvrir les yeux sur la relation incestueuse entre Ynold et Belwe. Quand elle y repensait pourtant, les indices etaient aussi nombreux qu'evidents : leurs regards complices, leurs frolements insistants, leurs absences frequentes et simultanees, la negligence d'Ynold envers son epouse, l'arrogance de Belwe... Un mouchard du palais avait meme informe Osfoet, a mots couverts, d'une possible liaison entre le consort et sa fille cadette ; elle avait refuse de l'ecouter, pensant qu'il s'agissait d'une nouvelle manoeuvre courtisane - ou portiere - pour jeter le discredit sur la famille reginale. Cecite, voila le mot qui definirait son regne si un jour des historiens s'interessaient a la dynastie des Fresles. Elle resterait a jamais le maillon faible d'une chaine de quinze siecles, la descendante maudite de la souveraine de l'arche, la putain de l'Ankl, la femme qui aurait brise un reve aussi ancien que son monde. Quelques annees plus tot, elle avait consulte les archives reginales et pris connaissance de vieux documents evoquant la substance des origines, un vestige de l'arche, une preuve de l'origine spatiale des Fraternels. Convaincue que cette > des textes anciens recelait le secret des miracles de Maeveth, elle n'avait jamais eu le courage d'ordonner des fouilles dans les sous-sols du palais. Par peur de la reaction du consort, des conseillers, des grands courtisans. Par peur du ridicule. Une crainte revelatrice de son manque d'envergure : les persiflages de son entourage n'affectaient pas une souveraine digne de ce nom. La grille s'ouvrit dans une succession de grincements et livra passage a un homme grand et mince. Les deux soldats refermerent et se tinrent comme d'habitude derriere les barreaux. Adeptes de l'Anklizz, ils avaient en principe renonce a toute forme de sexualite. Les braises couvant entre leurs paupieres mi-closes prouvaient que cette abstinence ne refletait pas leur conviction intime. Osfoet ne se souvenait pas avoir rencontre le nouvel arrivant, et pourtant ses traits lui rappelaient quelqu'un. Ses cheveux mi-longs, epais, encadraient un visage fonce de pecheur ou d'homme ayant passe une grande partie de son existence sur le Fraternel. Difficile de lui donner un age. Il portait une veste et un pantalon de laine d'omielle et des bottes en peau d'adapode. Comme elle etait restee allongee sur sa couchette, il se pencha sur elle et l'observa. Les regards des visiteurs l'evaluaient habituellement comme un animal domestique, mais les yeux brillants de celui-la lui firent l'effet d'un baume. >, murmura-t-il. Il designa les deux soldats d'un mouvement de tete. > Elle se redressa sur un coude. > Il lui posa l'index sur les levres, la contraignit a se rallonger d'une pression a la fois douce et ferme, se coucha sur elle, feignit de degager son sexe de son pantalon et de la penetrer. Le gloussement d'un soldat les informa que la simulation suffisait a donner le change. L'homme rapprocha ses levres de l'oreille d'Osfoet. > Osfoet examina le visiteur : lisse, depourvue de rides, d'un gris sombre insolite, sa peau n'avait pas l'aspect tanne des navigateurs ou des pecheurs. La rondeur de ses yeux, la texture de ses cheveux, son odeur, evoquant les greves de sable noir decouvertes par la maree descendante, n'etaient pas non plus communes sur Grande-Isle. > Osfoet acquiesca d'un hochement de tete. La perspective meme illusoire de mettre fin a son calvaire lui redonnait des forces, occultait sa souffrance, sa lassitude et son degout. Elle avait entrevu a plusieurs reprises le legendaire Juhok Monchell, elle placait d'emblee sa confiance dans celui qui se presentait comme son descendant. Que risquait-elle de toute facon ? Au pire il lui ouvrait une porte de sortie honorable. Ern Monchell se releva avec douceur et remit de l'ordre dans ses vetements avant de heler les soldats. La grille s'ouvrit dans un grincement d'agonie. Il inspecta brievement du regard le couloir, pour l'instant desert, et se placa entre les deux dragons. > ricana un soldat en refermant la grille. Ern Monchell detendit le bras, lui abattit son poing entre les omoplates, lui brisa les vertebres comme du bois mort. La tete du dragon heurta les barreaux dans une vibration metallique. Ern ne laissa pas le temps a l'autre soldat de reagir, il lui saisit la gorge entre le pouce et le majeur et lui broya les cartilages. A la vitesse, la puissance et la precision de ses gestes, ses adversaires n'opposerent que des gesticulations desordonnees et incoherentes. Ils s'effondrerent tous les deux sans un cri, comme passes dans la mort par effraction. > Osfoet se leva et se dirigea d'un pas mal assure vers la sortie du cachot. Elle prit conscience qu'elle etait nue, se sentit vulnerable, marqua un temps d'hesitation avant de se lancer dans le couloir. Ern Monchell la saisit par la main et la tira hors de la piece. Ils franchirent une bonne partie du passage sans encombre, puis, alors qu'ils passaient devant une porte entrouverte, des cris retentirent, suivis aussitot de bruits de pas. > Ern serra la main d'Osfoet et accelera l'allure. Affaiblie par les privations, elle crut que son coeur explosait. Ses veines charriaient un sang brulant et visqueux. La lumiere du jour qui se glissait sous les portes ne reussissait pas a dechiffrer le clair-obscur du couloir. Le brouhaha se propageait autour d'eux a la vitesse d'un feu de paille, hurlements, claquements, cliquetis. > souffla Ern. Une porte s'ouvrit un peu plus loin. Un homme nu, glabre, surgit en brandissant une epee a double lame. Ern lacha Osfoet, esquiva un coup d'estoc d'un retrait du torse, fondit sur le soldat avec la vivacite d'un lagre, le souleva du sol et le projeta de toutes ses forces sur la cloison. Les lattes de bois cederent comme une toile d'arachnide, un flot de lumiere vive se rua par la breche. > Les dragons jaillirent des deux cotes du couloir. Le calme d'Ern enraya la reaction de panique d'Osfoet. Elle avait la certitude que rien de grave ne pouvait arriver en sa compagnie. Au bord de l'asphyxie, elle le suivit jusqu'a la derniere porte et s'engouffra sur ses talons dans une piece ou regnait une odeur tenace de transpiration et de renferme. La flamme anemique d'une lampe traditionnelle grandislienne, une conque emplie d'huile de murcie, revelait une dizaine de couvertures etalees sur le parquet. Ernee se dirigea sans hesitation vers un coin de la piece, repoussa du pied un banc, une table basse, divers objets amonceles, degagea un coin de sol ou se devinaient les lineaments d'une ouverture. Il s'accroupit, tira un couteau de pierre noire d'une poche de sa veste, glissa la lame dans l'interstice et la fit pivoter pour soulever la trappe. Avertie par un grincement, Osfoet se retourna et avisa un homme vetu d'un pagne court dont la lumiere de la lampe projetait l'ombre tentaculaire sur le plafond et les cloisons. Leur intrusion avait reveille un soldat de l'Ankl qui se reposait dans cette piece du pavillon des amants transformee en chambree. Le cri d'effroi d'Osfoet ne detourna pas Ern Monchell de sa tache. Arc-boute sur ses jambes, il continua de relever la lourde trappe tout en surveillant du coin de l'oeil les deplacements du dragon. Mal reveille, intrigue par le vacarme en provenance du couloir, ce dernier cherchait visiblement a comprendre ce que fichaient ce type bizarre et cette femme nue dans les parages. > Les premiers poursuivants se ruerent a l'interieur de la piece. D'un signe de tete, Ern ordonna a Osfoet de se glisser par l'ouverture en partie degagee. Aiguillonnee par l'irruption des soldats, elle obtempera, introduisant d'abord les jambes, puis le bassin et le torse. Il attendit qu'elle eut entierement disparu pour s'engouffrer a son tour dans le conduit. Sautant par-dessus les meubles renverses, les dragons de l'Ankl arriverent trop tard pour empecher la lourde trappe de se rabattre. Osfoet s'etait attendue a toucher rapidement le sol, mais elle continuait de tomber dans le puits. De temps a autre, sa main, son coude, son epaule frolaient la paroi cylindrique et relativement lisse. Elle n'eprouvait aucune frayeur cependant, detachee d'elle-meme ; cette chute interminable dans les profondeurs du palais reginal ne la concernait pas. > Elle n'etait pas certaine d'avoir entendu la voix d'Ern Monchell. Elle fut enveloppee d'une humidite glaciale puis percuta l'eau avec une violence qui lui coupa le souffle. Elle crut qu'elle se desagregeait sur une surface pierreuse. Elle s'enfonca dans l'element tenebreux et froid. Un gout prononce de sel lui envahit la gorge. Elle n'aurait pas la force de remonter si elle ne remuait pas rapidement les bras et les jambes ; elle demeura incapable d'esquisser un mouvement. Incapable d'accorder ses gestes a son instinct de survie. Elle se sentait bien dans le silence enchanteur. La porte de sortie ouverte par Ern Monchell n'etait pas seule-la concentration insolite d'adapodes, tout indiquait que Grande-Isle vivait des heures importantes, mais la population restait incapable de determiner si ces evenements lui etaient favorables ou non, si elle devait s'en rejouir ou se lamenter. Le vent se levait et dispersait l'etoupe de brume. Les rayons de Soror tombaient en oblique des nues dechirees et teintaient d'un bleu encore pale l'ecume soulevee par les nageoires des grands cetaces, les chemins de halage du chenal d'acces, les facades et les toits des constructions, les lames des dragons masses sur les quais. Il ne resta bientot plus un seul bateau dans le port, seulement des planches, des mats et des poutres derivant sur les vagues. Les ululements du vent transpercerent le silence retombe sur les lieux. Les mammiferes marins se rassemblerent autour de la monture de Seke dans un concert de gemissements plaintifs et musicaux. A ce signal, les adapodes s'avancerent vers les quais. Nerveux, plusieurs soldats de l'Ankl reculerent, mais les coups de gueule de leurs officiers les contraignirent a reprendre leur place. Les chausse-pieds se repandirent comme une maree noire sur les quais et dans les rangs des dragons. Alors la bataille commenca. Elle fut breve. Les epees a double lame n'avaient aucune efficacite contre des adversaires aux reactions imprevisibles, fulgurantes. Les adapodes se glissaient sous les pieds des soldats, les soulevaient, les renversaient, se plaquaient sur leurs gorges pour leur couper la respiration et leur trancher les jugulaires. Ils abandonnaient ensuite les cadavres exsangues et reprenaient leur marche en avant, rampant avec une incroyable vivacite entre les jambes des dragons empetres dans leurs vetements et leurs mouvements. La monture de Seke se rapprocha du quai et s'immobilisa contre le mur. Il n'eut, pour se hisser sur la chaussee, qu'a le gravir en se servant des nombreuses asperites. Les dragons avaient cede du terrain sous la pression des adapodes. La foule avait prudemment reflue vers la partie haute de la ville. Les Grandisliens comprenaient que les chausse-pieds et les murcies s'etaient associes pour chasser les envahisseurs et se demandaient si cette alliance insolite n'allait pas se retourner contre eux. Tenaille par l'inquietude, Seke courut vers le mur d'enceinte, louvoyant entre les cadavres et les groupes epars de soldats. Il trouva l'entree de l'escalier apres avoir longe un premier mur du bassin et la moitie d'un deuxieme. Il s'engouffra dans l'ouverture au cintre arrondi et s'elanca sur les marches qui s'envolaient en spirale a l'interieur de la large construction. La lumiere de Soror s'infiltrait par des meurtrieres et semait des flaques bleutees sur les pierres tellement foulees qu'elles s'incurvaient en leur milieu. Deux dragons tenterent de lui barrer le passage un peu plus haut. L'etroitesse de l'escalier leur interdit d'attaquer de front. Retrouvant ses reflexes de chasseur du Mitwan, Seke se concentra sur un seul de ses deux adversaires a la fois. La lame double du premier, trompe par son esquive, siffla dans le vide. Le griot le saisit par le talon et tira d'un coup sec. Le soldat bascula vers l'arriere, lacha son epee et retomba sur son compagnon. Seke sauta par-dessus les deux hommes enchevetres et reprit son ascension. La lumiere de plus en plus vive lui indiqua qu'il approchait du faite de l'enceinte. Des hurlements, des glapissements dominaient par instants les bruits sourds et reguliers rappelant le clapotis des vagues dans la grotte souterraine. Un tumulte grandissant l'avertit qu'une petite troupe devalait les marches. Il avisa un renfoncement dans le mur a cote d'une meurtriere et s'y glissa juste avant l'irruption d'une dizaine de soldats. Ils filerent sans lui preter la moindre attention. Il attendit encore un moment avant de sortir de sa cachette. Un reflexe d'enfant du Tout : les skadjes du Mitwan, lorsqu'ils se mettaient en chasse, assimilaient la precipitation a un son discordant. Il y avait un temps pour l'immobilite et un temps pour l'action. Confondre l'un et l'autre revelait un etre bruyant, en decalage avec les grands et les petits cycles. Il deboucha, en haut du mur d'enceinte, sur un chemin de ronde de la meme largeur que l'escalier. La brume s'etait entierement levee et Soror brillait de tous ses feux sur un fond bleu et limpide. Seke eut besoin de quelques instants pour s'accoutumer a la luminosite. En contrebas, une horde de grands mammiferes marins surexcites se demenaient dans une eau empourpree et trouble. A la surface flottaient des restes de cadavres. Dans les ruelles environnantes, les adapodes pourchassaient sans relache les dragons eparpilles. Il ne restait plus qu'une dizaine de soldats sur le chemin de ronde, entourant deux precheurs de l'Ankl et, derriere eux, Lote et Marmat. Cette fois, Seke ne ressentit aucune gene a se presenter nu devant Lote. Elle lui adressait un sourire radieux par-dessus l'epaule du pretre. Amaigrie, vetue d'une robe en lambeaux, elle n'avait rien perdu de sa beaute. Une envie violente secoua Seke de saisir le visage de la princesse entre ses deux mains, de lecher les larmes qui perlaient de ses yeux aigue-marine. Les regrets viendraient apres, dans un autre cycle, dans une autre vie. Il se rapprocha avec prudence du petit groupe. L'epee tiree, les soldats n'attendaient qu'un ordre pour se ruer sur lui. -- La guerre continue, retorqua celui des deux precheurs qui portait un cercle noir sur le devant de sa robe. Les voies de l'Ankl sont parfois incomprehensibles, mais toujours justes. Vous auriez tort de vous croire debarrasses de ses serviteurs. -- Liberez vos prisonniers, et je vous garantis une reddition honorable, pour vous et tous les survivants de votre armee. >> Les rafales emporterent le rire meprisant du pretre, poste pres d'une breche dans la rambarde du chemin de ronde. > Seke discerna de la nostalgie dans ses yeux sombres. > Le pretre prit un pas d'elan et se jeta dans le vide. Son coreligionnaire et les soldats l'imiterent, entrainant Lote et Marmat dans leur chute. CHAPITRE IX LIEN Ou qu'ils aillent, les hommes se croient les maitres absolus. J'en veux pour preuve la colonisation recente et brutale des septieme et huitieme mondes du Kolk, ou Kolkan 7 et Kolkan 8. Il a fallu que le gouvernement unifie prepare cette annexion dans l'esprit de la population et, donc, impose peu a peu le concept de la superiorite humaine. [...] Le procede est classique : on fait d'abord donner l'avant-garde, les savants, les historiens, les techniciens, les medialistes. Theses et calculs a l'appui, ceux-la demontrent que les habitants premiers de Kolkan 7 et 8 sont des etres primaires, inferieurs, proches du stade animal, incapables en tout cas d'engendrer une civilisation coherente et perenne, et qu'ils retireront des bienfaits essentiels d'une hegemonie humaine. Il s'agit ici de presenter l'intervention coloniale comme un acte de bienfaisance, de philanthropie. Les criteres d'une civilisation digne de ce nom sont evidemment etablis par les colonisateurs. Comme ces memes criteres reposent sur les sens, sur l'observation exterieure, ils demeurent strictement mesurables, materiels. Comme nous ne connaissons pas, et que nous ne nous donnons aucun moyen de connaitre, les modes de communication des habitants premiers de Kolkan 7 et 8, nous les traitons d'arrieres, d'obscurantistes, et nous leur substituons une vision >, scientifique, rationnelle... Nous sommes tellement persuades du bien-fonde de notre demarche que, finalement, nous nous fourvoyons dans un systeme de croyances et devenons encore plus obscurs que ceux que nous pretendons eclairer. [...] Quand les hommes auront cesse de se croire perches au sommet de la hierarchie, quand ils auront recouvre leur humilite, quand ils auront appris a ne pas se fier qu'a leurs sens, quand ils auront percu la nature vibratoire de la Creation, alors ils cesseront de commettre des erreurs tragiques pour l'equilibre de leurs mondes, plus encore, j'en suis fermement convaincue, pour l'equilibre de l'univers. Jostiale Nert, historienne alterologue, Kolkan 1, ou premier monde du Kolk. Osfoet ne voyait rien, n'avait aucune idee de l'endroit ou elle se trouvait, mais la presence d'Ern Monchell a ses cotes suffisait a la rassurer. Il lui insufflait de l'air des qu'elle en ressentait le besoin. Elle ne savait pas d'ou il tirait le precieux oxygene, elle avait seulement compris qu'elle devait economiser ses mouvements et resister avec la plus grande fermete aux attaques repetees de la panique. Il lui semblait que cette promenade sous-marine n'aurait pas de fin, qu'elle ne reverrait jamais le ciel au-dessus de sa tete. Elle n'avait pas d'effort a fournir pour suivre Ern Monchell : il la tirait par le poignet sans difficulte apparente, se propulsant par la seule force des jambes. Il continuait de nager lorsqu'il se rapprochait d'elle et collait sa bouche contre la sienne. La douceur, la sensualite de ses gestes reveillaient en elle des sensations, des desirs oublies. Le plaisir dominait par instants l'inquietude ; elle aurait aime prolonger leur etreinte, elle qui, quelques heures plus tot, se croyait a jamais degoutee des hommes. Ern Monchell n'etait plus vraiment un homme. Un etre humain ordinaire n'aurait pas survecu a un sejour aussi long dans l'eau. Et puis cette peau grise, ces yeux ronds, ces cheveux a l'etrange texture... Osfoet se souvint qu'enfant elle avait surpris des discussions enflammees entre les conseillers, les grands courtisans et les erudits dans les couloirs et les salons du palais reginal. La plupart d'entre eux s'opposaient avec virulence aux theses de Juhok Monchell. Lors d'une conference publique restee celebre dans la memoire grandislienne, l'explorateur avait conseille aux populations humaines des isles de pactiser avec les autres especes de Frater 2, plus encore d'entrer en symbiose avec elles, seule condition selon lui pour etablir une civilisation perenne et harmonieuse. Le scandale souleve par ses declarations avait entraine la disgrace et le bannissement du conferencier. Pour les courtisans, transgresser le dogme de la superiorite humaine, c'etait remettre en cause la hierarchie existante et, par consequent, leurs propres privileges. Qu'avaient-ils a faire d'une civilisation harmonieuse, eux qui tiraient avantage d'une societe bancale ? Ils deboucherent soudain a l'air libre. Etourdie par le brusque afflux d'oxygene, Osfoet eut besoin d'un long moment pour prendre conscience qu'elle respirait sans entrave. L'obscurite lui parut peuplee d'ombres vigilantes et silencieuses. Une premiere lumiere s'alluma au-dessus d'elle, puis une deuxieme, une troisieme et une multitude d'autres. Elles eclairerent une vaste cavite dont les parois lisses, miroitantes, ne ressemblaient a rien de ce qu'elle connaissait. Elle eut un tressaillement de terreur lorsqu'elle decouvrit, tout pres d'elle, l'aileron en forme de sabre d'une murcie. Elle battit des bras et des jambes pour regagner au plus vite le bord de l'etendue d'eau. > Flottant a ses cotes, Ern Monchell accompagna ses paroles d'un large sourire. Il ne sortait ni fatigue ni essouffle de cette plongee dans les eaux souterraines de Grande-Isle. > Osfoet haletait. Tant de questions se pressaient dans sa gorge qu'elle ne savait par laquelle commencer. Plusieurs silhouettes l'entouraient, les unes a demi immergees, les autres debout contre la paroi. Des hommes et des femmes a la meme peau grise et lisse qu'Ern Monchell. > Ern Monchell se jucha sur le bord etroit puis aida Osfoet a sortir de l'eau. Elle essaya de se relever, mais ses jambes refuserent de la porter et la condamnerent a rester allongee. Elle observa un petit moment les lumieres a la fois puissantes et douces qui transformaient le plafond de la salle en ciel etoile. La legende oceane des mirmones porteuses de clarte lui revint en memoire : Elles brillent dans les fonds obscurs pour eloigner les monstres du coeur du Fraternel et guider les naufrages vers les refuges sous-marins.... > Elle ne reconnut pas sa propre voix, comme si elle ne lui appartenait plus. > Il marqua un temps de silence avant de preciser : > Osfoet se redressa sur un coude. -- Sous le palais reginal ? C'est la verite, ou, plus exactement, ce mythe a autrefois correspondu a la realite. >> Ern se defit de ses bottes alourdies par l'eau puis retira ses vetements avec un soulagement evident. Ses compagnons n'en portaient pas. Hormis leurs chevelures, qui s'apparentaient d'ailleurs autant a des tentacules qu'a des poils, ils ne presentaient pas le moindre systeme pileux, pas plus les hommes que les femmes. Bien qu'elle ne fut pour eux qu'une etrangere, Osfoet percevait de leur part un interet, une sympathie qu'elle avait rarement ressentis chez ses proches. -- Nous avons pourtant retrouve des documents tres anciens dans les sous-sols de l'actuel palais reginal, objecta Osfoet. -- La reine de l'epoque etait parvenue a demenager une petite partie des archives. Nous avons decouvert le reste dans des salles inondees. L'arche s'est peu a peu enfoncee dans les eaux, a cause des mouvements de la croute planetaire. Nous avons egalement retrouve la substance des origines, la matiere des merveilles. >> Osfoet marqua sa surprise d'un haussement de sourcils, se rendit compte qu'elle s'exhibait dans une posture impudique, ramena ses jambes contre sa poitrine. > En prononcant ces mots, elle revit les visages du consort et de Belwe, elle se souvint de leur chute dans le bassin des mur-cies, de leur aveu a la fois poignant et terrible, de leur ultime etreinte publique. En elle monta une colere melee de degout et de chagrin, puis elle songea a ses autres filles dont elle etait sans nouvelles, a ses proches, a ses fideles, et l'inquietude lui tenailla la poitrine et le ventre. -- Quelle bataille ? -- Celle que nos allies du Lien sont en train de mener contre les dragons de l'Ankl. -- Pourquoi... >> Les questions tourbillonnaient a nouveau dans l'esprit d'Osfoet. Elle se demanda si elle n'avait pas bascule dans un autre univers ou dans la folie, ou encore dans l'au-dela, si les etres etranges qui l'entouraient n'etaient pas les enfants ou les serviteurs des deesses fraternelles. -- Les reines ont failli, murmura Osfoet. J'ai failli. -- Pas seulement les reines, les populations humaines dans leur ensemble. Elles n'ont pas su ou voulu s'adapter a leur milieu. Une civilisation calquee sur celle du Ventre des origines etait vouee a l'echec. Les hommes ont tendance a se raccrocher a ce qu'ils connaissent, a reproduire les comportements passes. Or la vie s'epanouit dans le mouvement, dans l'inconnu, dans la nouveaute, dans le chaos. Les adorateurs de l'Ankl l'affaiblissent en essayant de la comprimer dans un ordre. >> Ern s'accroupit aux cotes d'Osfoet et lui posa la main sur le front. Une chaleur intense irradia la tete et la poitrine de la reine. Un bien-etre immediat se diffusa en elle, effaca ses douleurs physiques et morales. Elle oublia les humiliations endurees dans le cachot de l'Ankl, elle oublia sa propre culpabilite dans le naufrage du royaume des Fresles, son inquietude de mere, son manque de clairvoyance, sa lachete. Elle se regardait maintenant comme la jeune fille innocente d'avant son accession au trone, comme l'etre pur et denue d'intentions que les devoirs de sa charge avaient banni tres loin au fond d'elle-meme. Lavee de ses peines, elle s'autorisait enfin a delaisser le personnage public qu'elle avait nourri pendant toutes ces annees et qui ne lui correspondait pas. Elle avait ete eduquee dans le culte du devoir, bien sur, mais, dans son cas, le devoir etait une forme pernicieuse de faiblesse, de renoncement. D'ordre, comme aurait dit Ern Monchell. > Elle rouvrit les yeux et, d'un revers de main fort peu protocolaire, essuya ses larmes. > La perspective d'effectuer un nouveau sejour prolonge dans l'eau souleva en elle une legere apprehension, mais elle acquiesca sans hesiter d'un clignement de cils. > Ern designait la murcie dont l'aileron en forme de sabre se dressait maintenant tout pres du bord. Un frisson de terreur parcourut la nuque d'Osfoet. Elle se souvint qu'elle avait nage quelques instants plus tot dans ce bassin sans etre attaquee par le grand cetace. > Osfoet observa la peau tachetee immobile a la surface de l'eau. Les murcies etaient le fleau majeur de Grande-Isle, loin devant les lagres blancs des plaines et les insectes venimeux des saisons chaudes. Osfoet avait toujours vecu dans la hantise des predateurs oceaniques accuses chaque annee de massacrer un grand nombre de marins. Les clans des pecheurs demandaient regulierement audience pour exiger du pouvoir reginal une protection contre les murcies. Les expeditions de chasse lancees par les differentes souveraines des Fresles n'avaient donne, pour tout resultat, que des dizaines de navires coules et des centaines de morts supplementaires. Osfoet surmonta ses reticences pour se glisser dans l'eau froide. Elle resta un instant petrifiee pres du bord, a quelques pas de l'aileron, puis, encouragee par les regards d'Ern Mon-chell et de ses compagnons, elle nagea vers le mammifere oceanique et se jucha sur son echine. Elle craignit qu'il ne la projette d'une brusque convulsion dans sa gueule beante ; elle agrippa l'aileron sans susciter d'autre reaction que de longs fremissements sur l'epiderme rugueux et tachete. Ern et les autres se mirent a l'eau. > Allongee sur la murcie, Osfoet emplit ses poumons d'air. Depossedee d'un royaume, elle decouvrait un univers envoutant qui, elle le savait, serait desormais le sien, loin des conventions, des intrigues et des devoirs. Iog s'enfonca dans l'eau avec une douceur etonnante pour une creature d'une telle masse. Le silence retombe entre les murs du grand bassin occultait la rumeur des combats dans les ruelles et sur les places de la ville basse. Les murcies s'etaient jetees sur leurs proies avec une ferocite inouie. Elles derivaient a present sous la surface de l'eau teintee de sang qu'elles crevaient de leurs ailerons, tracant un large cercle autour de Marmat et de Lote. Reste seul sur le chemin de ronde, Seke avait failli sauter a son tour, puis, constatant que les cetaces ne s'en prenaient ni au griot ni a la princesse, il avait patiemment attendu que le calme revienne pour descendre au bord du bassin par l'un des escaliers de l'interieur du mur. Des pretres de l'Ankl et de leurs gardes ne subsistaient que des lambeaux de tissu qui ondulaient mollement sur les cretes des vaguelettes. Un vent venu du large, charge d'humidite, tirait des nuages sombres et fuyants au-dessus de la cite d'Ansbel. Les murcies briserent le cercle, s'ecarterent pour permettre a Marmat et Lote de rejoindre le bord et se regrouperent devant le vantail metallique situe face au port. Seke aida Marmat a se hisser sur le rebord du bassin. La joie des retrouvailles se traduisit chez le maitre griot par un sourire chaleureux et un serrement de main un peu plus appuye que d'habitude. Avec le sang dilue qui teintait ses cheveux, sa barbe et ses vetements dechires, il semblait etre le dernier rescape d'une bataille dantesque. Seke s'accroupit pour saisir l'avant-bras de Lote. Il ignora le regard inquisiteur de Marmat comme il ignora le gout d'amertume impregnant le fond de son ivresse. Il desirait maintenant explorer la beaute du rapprochement effleuree avec Jaife. Tandis que les cheveux ruisselants de Lote se repandaient sur son epaule, des souvenirs qui ne lui appartenaient pas remonterent a la surface de son esprit. Une jeune fille exaltee, effrayee, marchait dans la nuit. Ses pieds nus foulaient une terre craquelee, s'ecorchaient sur les aretes des pierres. Elle sursautait au moindre bruit et, pourtant, elle n'avait ni l'envie ni meme l'idee de rebrousser chemin. De temps a autre, elle jetait un regard derriere elle et mesurait le chemin parcouru aux lumieres tremblantes de l'oasis. Elle redoutait bien moins les skadjes legendaires que ses propres freres et les oaseurs des autres familles. Raj et elle risquaient les pires ennuis si quelqu'un venait a les surprendre dans le desert. La peur ne les empechait pas de se rejoindre dans le coeur des nuits froides ; elle donnait a leurs etreintes une intensite, une fureur magnifique. Raj l'attendait au sommet d'une dune aux pentes souples, son sourire et ses yeux accroches a l'obscurite comme des etoiles. Ils n'avaient pas de temps a perdre en serments inutiles, ils s'aimaient en silence, gifles par les rafales seches et les grains de sable, buvant leur plaisir jusqu'a ce qu'il deborde et les emporte. Essouffles, en sueur, ils contemplaient ensuite le fourmillement scintillant, ces cieux qu'ils venaient tout juste de tutoyer, sa tete a elle posee sur son epaule a lui, sa chevelure brune et ondulee repandue sur son torse comme les rayons d'un soleil gisant. L'adolescente deviendrait plus tard Kaleh la soltane, la mere de Seke. Elle avait brave la loi des oaseurs pour gouter la beaute du rapprochement et, meme si cette transgression lui avait valu une existence miserable et une mort atroce, meme si ses amours avaient entraine deux clans dans la spirale infernale de la vengeance, elle n'avait jamais regrette de s'etre livree corps et ame a Raj. Et puis elle avait donne naissance a un fils, a un -petit faiseur de bruit abandonne dans le desert et recueilli par les enfants du Tout. Lote fixa Seke avec une ardeur qui le fit frissonner. > Il aurait voulu repondre, mais le langage des hommes n'etait pas assez precis ni assez puissant pour exprimer ce qu'il ressentait. Le contact des mains de Lote sur ses epaules, les frottements de son ventre contre le sien, la chaleur degagee par leurs deux corps etaient nettement plus parlants que les mots. Les murcies regroupees devant le vantail du bassin fouettaient l'eau de leurs nageoires caudales. Leurs cris plaintifs occultaient les dernieres rumeurs des combats de la ville basse. Lote se detacha de Seke pour observer les grands cetaces. Des lambeaux de sa robe, colles a sa peau par l'eau du bassin, s'affaisserent de chaque cote de son corps. Elle n'essaya pas de recouvrir sa poitrine denudee. Elle aimait s'offrir au regard du jeune griot, un regard encore plus troublant lorsqu'il n'etait pas arrete par l'etoffe, qu'il se promenait en toute liberte sur sa peau. -- C'est possible ? >> Lote ne repondit pas a la question de Marmat, elle s'avanca vers le vantail tout en maintenant sur ses hanches ce qui restait de son vetement, suivie a distance des deux griots. Le materiau du vantail reveilla dans l'esprit de Seke le souvenir des piliers de la zone couverte de Domile sur la planete Onoe : il ne portait, malgre son contact permanent avec l'eau, aucune trace de rouille ni d'une quelconque degradation. Il relevait d'une technologie en apparence incompatible avec le niveau de connaissances de Frater 2. Parvenue sur un cote de l'immense panneau, Lote se faufila dans un espace de la largeur d'un homme creuse dans le mur et se dirigea vers un systeme complexe de poulies et de chaines. -- Rendre les murcies a leur element naturel. -- Vous croyez que c'est une bonne idee ? -- Elles reclament leur liberte. Nous n'avons plus aucune raison de les maintenir prisonnieres de ce bassin. -- Vous savez commander l'ouverture de ce battant ? >> Lote suivit des yeux la course des chaines entre les differentes poulies. La blancheur de sa peau tranchait sur la penombre de l'interieur du mur. L'eau, en sechant, abandonnait des esquisses sanguines sur ses epaules, sa poitrine et son dos. De meme, les pointes de ses meches blondes se teintaient d'un rouge clair presque orange. >, repondit-elle. Seke la rejoignit a l'interieur du mur. Les murcies des premiers rangs, de plus en plus impatientes, se precipitaient maintenant contre le vantail. Les chocs soulevaient de grandes gerbes d'eau et ebranlaient le mur tout entier. Leurs cris avaient perdu leur tonalite plaintive pour exprimer une impatience agressive, colerique. Serties dans les pierres, saillant de leurs fentes gainees de metal, une dizaine de manettes aux pommeaux spheriques commandaient le systeme d'ouverture. Sur chacune d'elles etaient graves des symboles tres anciens a en juger par l'usure des traits en partie effaces. Lote eut une moue de depit. -- Il suffit peut-etre d'abaisser toutes les manettes, suggera Seke. -- Chacune d'entre elles a une fonction precise. Je sais que certaines ouvrent des vannes qui vident le bassin en tres peu de temps. D'autres servent a noyer les quartiers bas de la cite pour ralentir la progression des armees ennemies. Elles auraient normalement du etre actionnees avant le debarquement des armees de l'Ankl. >> Seke concentra son attention sur les symboles ornant les pommeaux. Ces dessins avaient certainement eu une signification claire et precise autrefois, mais leur usure les rendait indechiffrables. Ils lui rappelaient pourtant quelque chose ou, plus exactement, ils le reliaient a des images et des sensations a la fois inconnues et familieres, ils le projetaient dans un autre espace, dans un autre temps, comme s'il se glissait par effraction dans d'invisibles archives. Il s'etait promene quelques instants plus tot dans les souvenirs de Kaleh la soltane, il deambulait maintenant dans la memoire collective de Frater 2, il voyait des hommes aux torses luisants de sueur s'arc-bouter sur d'enormes cordes et hisser par a-coups un immense panneau a l'interieur d'un puits. Une partie de l'ile s'etait affaissee a l'issue d'un court tremblement de terre et avait entraine dans son effondrement l'arche des origines exposee sur une place proche de la premiere maison de la reine. Les architectes de la cite avaient decide de fermer le bassin en construction pres du port avec un pan du fuselage. Ils cherchaient un materiau d'une solidite a toute epreuve et, puisque l'arche des origines avait traverse l'espace sans subir aucune alteration, puisqu'elle avait ensuite disparu dans les entrailles de Grande-Isle, qu'elle avait donc perdu son caractere sacre aux yeux de la population, ils avaient organise les fouilles afin de recuperer les diverses pieces dont ils avaient besoin. Concus pour reguler les coleres parfois debordantes de l'ocean Fraternel et proteger les quartiers les plus exposes d'Ansbel, le bassin et le reseau de galeries souterraines avaient mobilise plusieurs centaines d'hommes pendant une trentaine d'annees. Seke errait au milieu d'une foule a la fois bruissante et grave, massee sur les bords du bassin et le faite des murs d'enceinte. La reine de Grande-Isle, une femme forte aux yeux clairs, a la robe et aux cheveux blancs, marchait au milieu d'un petit groupe. Le responsable du chantier du bassin la conduisait dans un etroit espace menage a l'interieur du mur et lui expliquait les differentes fonctions des manettes a demi enfoncees dans leurs fentes : elles commandaient, par un jeu complexe de chaines et de poulies, les differentes vannes et trappes disseminees dans les canalisations souterraines. La souveraine lui demandait si ces mecanismes ne risquaient pas de subir l'usure des ans ; il repondait qu'ils etaient fabriques dans les materiaux de l'arche des origines, que ni l'eau ni l'air ni le temps ne reussiraient a les degrader. Il proposait ensuite a sa prestigieuse interlocutrice d'abaisser une manette. Elle s'executait avec un sourire radieux, en mere confiante dans le genie inventif de ses enfants. Le vantail se soulevait peu a peu dans un grincement etouffe et l'eau du port se repandait en bouillonnant dans le bassin. Les clameurs emerveillees des Grandisliens dominaient le grondement des vagues qui se fracassaient contre les parois. Pendant que l'eau continuait d'emplir l'immense cuve, la reine ecoutait les propos du responsable du chantier d'une oreille distraite. Son attention se concentrait sur le haut dignitaire de la Confrerie des portiers celestes, un homme a la mine onctueuse et sournoise. Une etrange creature etait brodee sur un cote de son vetement, une sorte de lezard ou de serpent a plumes dont la couleur rouge evoquait une tache de sang. La reine avait deja apercu ce symbole. Elle ne reussissait pas a se rememorer le moment ni les circonstances. Elle se souvenait seulement qu'elle avait ressenti la meme crainte, les memes frissons glaces, comme si cet animal chimerique etait porteur d'une terrible malediction. Elle se promettait de diligenter une enquete pour savoir de quelle connaissance ou de quelle croyance il relevait. Le dragon brode sur le vetement du portier ressemblait comme un frere au Quetzalt de la planete Agellon, a l'embleme des angailleurs de Jezomine, aux statuettes des ankkates d'Ez Kkez. Seke se demanda si la Chaldria puisait dans cette memoire invisible pour inspirer aux griots les sujets de leurs chants, si la kharba jouait le role de lien ou de clef lorsque retentissaient ses premieres notes. Il tenta de poursuivre son exploration dans ces archives impalpables, se focalisa sur le dragon, changea d'endroit et d'epoque, entrevit des visages haineux dans des salles sombres, mais rapidement les images et les sons s'estomperent dans une brume impenetrable. > La voix implorante de Lote ramena Seke dans le present. Regroupees au centre du bassin, les murcies se precipitaient sur le vantail metallique avec une violence decuplee par leur elan. > Lote posa la main sur une manette et commenca a l'abaisser, mais Seke la saisit par le poignet. > Il dirigea la main de Lote vers une autre manette au pommeau use, presque entierement lisse. > La princesse n'alla pas au bout de sa question. Le regard brulant de Seke balaya ses hesitations. La manette s'enfonca avec un leger tintement. Une premiere poulie tourna aussitot sur son axe, entraina une chaine dans son mouvement, puis d'autres poulies, d'autres chaines, et le systeme tout entier s'anima dans un tintamarre de roulements, de grondements, de grincements. Le vantail se souleva pouce apres pouce en glissant sur les rails lateraux. Son arete superieure coulissa dans l'etroite gaine amenagee dans la partie haute du mur d'enceinte. Les grands cetaces restaient maintenant immobiles et silencieux. Ils avaient compris que leur captivite allait bientot prendre fin. Des courants, des tourbillons se formaient sous le battant, melaient les eaux grises du port a celles, empourprees, du bassin. Les murcies attendirent que le bas du vantail eut entierement emerge pour franchir le passage. L'une apres l'autre, parfois par groupes de deux ou trois, elles se lancerent dans une serie d'acrobaties aeriennes avant de filer a une allure stupefiante vers le large. Seules trois d'entre elles resterent en arriere, pres de l'ouverture. Toutes les trois immenses, d'une robe foncee, presque noire, aux taches d'un jaune pale tirant sur le blanc. Sans doute agees de plus de deux siecles, elles n'avaient pas connu d'autre environnement que les parois de ce bassin exigu. Elles poussaient des cris implorants et crachaient des panaches de differentes hauteurs par leurs events. -- Elles nous invitent a partir avec elles, repondit Seke. -- Le lien des especes, rencherit Lote. Les legendes des deesses fraternelles en parlent. >> Marmat laissa errer son regard sur le port devoile en partie par l'ouverture beante du bassin. -- Nous ne pouvons pas ignorer leur invitation, objecta Seke. -- Je dois retrouver ma kharba. Et je te conseille de rester avec moi : l'alignement chaldrien ne tardera pas a se produire. -- Qu'est-ce que je risque si je le manque ? -- De perdre tes prerogatives de griot. D'etre oublie sur ce monde pour un tres long temps. Pour l'eternite peut-etre. -- Il faudrait encore que nous soyons capables de retrouver le chaldran... >> Marmat observa un temps de silence avant de repondre. > La joue incendiee par le regard de Lote, Seke avait pris sa decision. Il eprouva encore le besoin d'argumenter, de convaincre celui qu'il considerait toujours comme son maitre. -- Epargne-moi ce genre d'argument, s'il te plait ! Tu sais tres bien quelles sont tes veritables motivations. >> Noircis par la colere, les yeux globuleux de Marmat exprimaient egalement l'inquietude sincere d'un pere pour son fils. Le griot voulait eviter a son jeune confrere de s'engager sur un chemin fascinant et douloureux. Cependant, malgre son- emotion, malgre la petite voix interieure qui le suppliait d'ecouter son maitre, Seke n'envisagea a aucun moment de renoncer a Lote. >, murmura-t-il. Il n'en avait aucune certitude, c'etait un vague espoir, une tentative illusoire de rassurer Marmat, de se rassurer lui-meme. Apres un sourire navre pour son maitre, il prit Lote par la main, la poussa dans l'eau avec un grand eclat de rire et sauta a son tour. Ils s'installerent sur l'echine de deux murcies. Lote se debarrassa des vestiges de sa robe avant de s'allonger et d'agripper l'aileron en forme de sabre. Les grands cetaces pousserent une salve de cris aigus, joyeux, traverserent le port et filerent a toute allure en direction du chenal d'acces a l'ocean Fraternel. Une averse cinglante salua leur depart. Marmat resta un long moment prostre contre le mur, indifferent aux trombes, les yeux rives sur la tache claire et ondulante de la robe de Lote. CHAPITRE X ASWARA J'etais present a la celebre conference donnee par Juhok Monchell dans l'amphitheatre du palais reginal. Pas facile de rester concentre dans l'indescriptible charivari souleve par mes confreres de l'Academie des Fresles, mais je me suis efforce d'observer avec attention les traits de l'explorateur - avais-je vraiment le choix ? Je ne pouvais pas saisir ses paroles. J'ai exploite la confusion pour gagner les premiers rangs ou, en principe, mon grade ne me donnait pas le droit d'acceder, et je me suis tenu aux pieds de l'estrade jusqu'au depart du sieur Monchell. J'en ai garde l'impression tenace qu'il n'etait plus tout a fait un sieur. Sa peau grise et lisse n'etait pas vraiment celle d'un homme. Ses yeux ronds, etrangement saillants, le faisaient ressembler a un habitant du Fraternel. De meme, je me demandais pourquoi il ne daignait pas baisser l'ample capuche qui lui couvrait la tete, et ce au mepris de la regle protocolaire (notre reine et le prince consort avaient honore cette manifestation de leur auguste presence). J'en recus la reponse un peu plus tard, alors qu'il se baissait pour esquiver un objet lance par l'un de ses auditeurs furibonds - une attitude, la aussi, peu compatible avec le protocole courtisan : je crus deviner que ses cheveux etaient en realite des sortes de tentacules entremeles et legerement translucides. Je me dis que nous n'aurions pas du ecouter Juhok Monchell mais le devetir, l'etudier, voire - et cette derniere suggestion souleve sans doute des questions d'ethique - le dissequer. Car nous avions sous les yeux une creature d'un genre nouveau, le specimen d'un etre humain ayant evolue vers la creature marine. Juhok Monchell ne se contentait pas de proner la symbiose avec les habitants premiers de Frater 2 - j'eviterai ici les notions controversees de peuples ou de civilisations -, il en etait le produit, l'exemple vivant. Et mes chers confreres, les doyens de l'Academie des Fresles, les esprits les plus brillants de Grande-Isle et des isles voisines, etaient en train de passer a cote d'une chance unique. Je compris alors que leurs certitudes les aveuglaient, qu'ils n'avaient plus de scientifique que l'uniforme, le prestige et la prebende. Ils rejetaient tout ce qui pouvait remettre en cause le culte de la superiorite humaine et, par consequent, leur position sociale, ils refusaient de s'aventurer sur de nouvelles voies, de decouvrir de nouvelles lois. On pretend que la peur donne des ailes, je crois plutot qu'elle les rogne. Je jetai mon tablier de disciple academicien des le lendemain de cette conference, et j'essayai de retrouver Juhok Monchell, condamne a mort pour crime de lese-majeste. Il avait ete execute au cours de la nuit, et, malgre une quete meticuleuse, inlassable, jamais je ne reussis a mettre la main sur son corps. Je finis par abandonner mes recherches, pensant que les autorites de Grande-Isle, conseillees par les academiciens, avaient brule le corps de Juhok Monchell et rejete dans l'oubli une demarche a la fois temeraire et fascinante. Ephan Joklinn, fondateur du mouvement Esprits libres, Ansbel, Grande-Isle, Frater 2. Du sommet de l'isle on apercevait la banquise, un trait etincelant tire entre l'azur du ciel et le bleu plus fonce de l'ocean Fraternel. Malgre la proximite du pole, la temperature restait agreable grace aux geysers bouillants qui jaillissaient regulierement du sol et s'ecoulaient dans les bassins en terrasse des bords de l'immense cratere. Une vegetation luxuriante habillait les flancs volcaniques ; des couleurs chatoyantes abandonnees par les ecoulements sulfureux serpentaient dans le vert tendre des arbres et des plantes. Il avait fallu trois jours aux murcies du bassin pour atteindre cette terre oubliee des hommes. Regroupees autour des deux anciennes qui transportaient Lote et Seke, elles avaient fendu les vagues oceaniques a une allure constante. Elles avaient affronte deux terribles tempetes sans perdre de vitesse ni devier de leur route. Lorsqu'elles s'etaient engagees dans les courants glaces, elles avaient crache des panaches d'eau tiede sur leurs deux passagers pour les preserver du froid. Elles s'etaient parfois enfoncees dans des bancs d'une brume epaisse ou les bruits et le temps se figeaient. Separes l'un de l'autre par une distance d'une vingtaine de pas, Lote et Seke avaient echange des regards inquiets. Comme le jeune griot avait deja effectue une traversee en compagnie des grands cetaces, il lui revenait de rassurer la princesse d'un geste, d'un sourire. Il ressassait pourtant des pensees tourmentees, taraude par le sentiment d'avoir trahi Marmat et, a travers son maitre, la confrerie des griots, les peuples humains dissemines dans la Galaxie. Ses remords s'estompaient comme par enchantement lorsque ses yeux se posaient sur Lote et le harcelaient des qu'il se retrouvait livre a lui-meme dans le silence profond des nuits oceaniques. Meme si Marmat Tchale s'insurgeait regulierement contre la solitude du griot - et semblait parfois desireux d'en preserver son disciple -, il finissait toujours par se plier aux exigences de la Chaldria. Comme les autres voyageurs celestes, il appartenait a la confrerie avant d'appartenir a l'humanite, il surmontait l'indicible souffrance des renaissances pour accomplir coute que coute sa mission. Il n'existait au fond que pour ces courts instants ou sa voix reliait entre elles les humanites dispersees, soutenue par les notes de la kharba, sa seule compagne, sa seule racine. En accompagnant Lote au rassemblement des especes de Frater 2, Seke avait choisi l'homme en lui. Les murcies s'etaient engouffrees dans le defile borde de falaises abruptes menant au centre de l'isle. Emerveilles par la feerie des couleurs et la luxuriance de la vegetation, Lote et Seke avaient enfin pu regagner la terre ferme. Des hommes et des femmes les y avaient accueillis avec des exclamations de joie. > et > n'etaient d'ailleurs pas les termes appropries pour decrire ces etres a la-peau grise et lisse, aux yeux ronds et aux formes elancees. D'humain ils avaient conserve l'allure generale et le langage, le reste ressortait plutot de la creature marine. Leur absence de pilosite, leur aisance dans l'eau, leurs capacites subaquatiques, leur alimentation, constituee de poissons crus, d'algues et de crustaces, leur complicite ludique avec les murcies et les adapodes resultaient de la demarche symbiotique entreprise des siecles plus tot par une poignee de visionnaires. L'un d'eux se tenait a l'entiere disposition des nouveaux arrivants : Ern Monchell, fils de Juhok Monchell, le celebre explorateur disparu une douzaine d'annees plus tot. Il leur avait fait servir un repas a base de crustaces, de poissons et de fruits fournis par une variete de plante grimpante poussant a l'interieur du cratere. Il avait puise de l'eau pure et fraiche dans de grandes conques au pied d'une cascade. > Tout comme les Jezomini avaient refuse d'apprendre des enfants du Tout, songea Seke. Les oaseurs avaient regarde les skadjes du Mitwan comme des creatures monstrueuses sans jamais prendre conscience qu'ils avaient sous les yeux des modeles d'adaptation a leur milieu. > A la fin du repas, Ern Monchell entraina Lote et Seke dans l'une des nombreuses grottes des flancs du cratere. D'autres membres du Lien y avaient elu domicile. Leurs metamorphoses differaient selon leurs aptitudes et leurs fonctions. Certains flottaient dans des bassins naturels d'eau sulfureuse dont ils ne sortaient jamais. Ils evoquaient de gigantesques meduses avec leur peau translucide, leurs membres etires et leur tete hypertrophiee. > Seke s'approcha d'un bassin. Il fut incapable de determiner si le corps difforme de l'empathe etait celui d'un homme ou d'une femme. Au travers de l'eau legerement ambree, on distinguait le reseau de ses veines et certains de ses organes sous sa peau translucide. Il demeurait immobile, sans manifester le moindre signe d'activite, mais, lorsque Seke croisa ses yeux ronds et noirs, il se sentit penetre d'une chaleur bienfaisante, plonge dans un bain de compassion pure. -- Pourquoi sont-ils venus a mon secours sur le rempart du palais ? demanda Lote. -- Le Lien avait besoin d'un interlocuteur humain. Ce choix avait certainement un rapport avec les visions de votre enfance. >> Lote se couvrit la poitrine de ses bras. Elle n'avait pas eprouve de gene a se presenter nue devant des hotes eux-memes depourvus de vetements, mais les paroles d'Ern Monchell lui faisaient l'effet d'une violation intime et ravivaient sa pudeur. -- N'oubliez pas que les adapodes se tiennent a la source de la pensee. Il y a bien longtemps que les portiers de la Congregation ont sacrifie leurs connaissances sur l'autel du pouvoir. Les empathes se sont servis de vous, de votre potentiel vibratoire, pour remonter la piste des griots. Les voyageurs celestes sont pour l'instant nos seuls contacts avec les autres formes de vie eparpillees dans l'univers. >> Lote s'avanca a son tour vers le bassin et surmonta ses reticences pour contempler l'empathe. Elle se surprit a lui trouver de la beaute et de la grandeur en depit de sa metamorphose, en depit de son crane disproportionne et de son corps gonfle d'eau. Elle perdit toute notion de jugement, elle eprouva seulement la joie a la fois simple et magnifique d'etre aux cotes de l'homme qu'elle avait attendu depuis sa petite enfance. > Tires de leur ravissement par le chuchotement d'Ern, Seke et Lote le suivirent dans les autres salles de la grotte. La derniere d'entre elles, la plus petite, s'emplissait entierement d'une matiere rougeatre translucide et souple. Des filaments plus epais la traversaient, s'echappaient de l'ouverture et reliaient, comme les fils d'une toile d'araignee, la voute, le sol et les parois rocheuses. A l'interieur se dressait un corps de femme maintenu en l'air et transperce par d'autres filaments. Lote ne put s'empecher de pousser un cri lorsqu'elle reconnut Osfoet, la reine des Fresles. Sa premiere reaction de joie se changea rapidement en inquietude. Elle voulut s'avancer a l'interieur de la petite salle, Ern Monchell la retint par le bras. -- La... matiere des merveilles ? >> Ern acquiesca d'un hochement de tete. > Les filaments ressemblaient a des cordons ombilicaux faits de chair et de matiere transparente. >, ajouta Ern. La serenite rayonnante emanant du visage d'Osfoet aurait du rassurer Lote, mais elle savait qu'elle ne la verrait plus jamais sous sa forme habituelle et elle en eprouva du chagrin, comme si elle contemplait le corps de sa mere pour la derniere fois. Seke etablit le lien entre la substance des origines et le soltan, le parasite implante dans la poitrine de certaines femmes de Jezomine. Salima, la jeune et belle soltane de Bel Sief, avait retrousse sa tunique pour lui montrer les fremissements de ses seins. Le souvenir des ondulations autour des areoles foncees transporta Seke a l'interieur d'une piece sombre et fraiche, dans le corps d'une femme allongee sur un lit. Le murmure d'une fontaine bercait le silence. Un souffle d'air s'insinuait sous le tissu leger de sa robe. Le soltan s'agitait dans son sein gauche, transformait les effleurements de la brise en caresses appuyees, affolantes. Elle aurait du suspendre sa respiration comme le lui avaient appris les matrones, mais, aujourd'hui, elle n'avait pas la volonte ni le courage de lutter contre le tentatueur. La volupte l'aiderait a oublier le fils qu'on lui avait retire apres son accouchement. Elle lui permettrait egalement, au moins pendant quelques instants, de ne plus penser aux hommes qui se succedaient dans sa maison et lui achetaient une ou deux etreintes pour une poignee de saquins. Que le tentatueur lui vole des annees de vie, quelle importance ? A quoi bon prolonger une existence dilapidee en amours factices ? Elle se renversait maintenant sur le lit, aux prises avec un plaisir a l'intensite presque douloureuse. Les mouvements du soltan se prolongeaient en ondes ineffables jusqu'aux extremites de ses membres. Elle sombrait dans un ocean de felicite si profond que, prise de panique, elle remontait a la surface, elle se raccrochait aux limites familieres de sa chambre, aux rais de lumiere mordoree tombant en oblique des interstices du volet, aux meubles et aux miroirs dans lesquels les plus vaniteux de ses clients aimaient s'admirer. Elle revenait a elle, pantelante, couverte de sueur, comme a chaque fois qu'elle recevait la visite d'un tentatueur. Frustree egalement. La frayeur l'avait empechee d'aller au bout du voyage. Le soltan, elle le pressentait, etait plus qu'un simple amplificateur de plaisir, une porte ouverte sur l'inconnu. Il stimulait son systeme nerveux pour l'inviter a decouvrir d'autres dimensions. La peur de perdre des annees de vie n'etait que la face emergee d'une terreur ancienne : la soumission a la volonte d'une intelligence invisible. Le soltan conviait a la metamorphose. Tout comme les perles d'obedience des courtisans de Jezomine. Tout comme les pierres de reconnaissance en usage sur Agellon. Bien que de formes differentes, ils provenaient d'une meme source, la substance des origines dont on retrouvait des traces sur la plupart des mondes de la Dispersion. Une matiere mysterieuse, vivante, qui s'etait embarquee avec les peuples humains dans les vaisseaux et que les croyances populaires paraient de pouvoirs miraculeux. > La voix de Lote ramena Seke dans la grotte. > Les membres du Lien appelaient l'isle Aswara, nom, selon les empathes, donne a l'endroit par les peuples autochtones des murcies et des adapodes - le mot > designait egalement la planete tout entiere et pouvait etre traduit par > ou >. Les compagnons d'Ern Monchell passaient une bonne partie de leur temps a jouer avec les grands cetaces ou les chausse-pieds dans l'etendue d'eau claire et tiede cernee par les murailles volcaniques. Lote et Seke deciderent de s'installer au sommet de l'un des reliefs les plus eleves de l'isle. Ils avaient une vue splendide sur l'ocean Fraternel et, au loin, sur la ligne blanche et scintillante de la banquise. Ils amenagerent un logement sommaire dans une cavite naturelle dont ils fermerent l'ouverture avec des branchages. Une source proche leur fournit de l'eau pure, et des fruits jaunes, moins volumineux mais plus nourrissants que ceux du bas du cratere, assurerent l'essentiel de leur nourriture. Les jours passerent dans la beaute du rapprochement, dans la celebration des sens. Ils sortirent rarement de leur abri, ne descendant au fond du cratere que pour prendre des nouvelles d'Osfoet et partager un repas avec les compagnons du Lien. La reine ressemblait de moins en moins a une femme. Meme si sa metamorphose s'accomplissait sans souffrance, Lote ne pouvait s'empecher de verser des larmes au spectacle du corps et du visage deformes de sa mere. La moindre emotion, la moindre sensation prenait une dimension inouie dans le voisinage des empathes. La saveur des aliments et de l'eau devenait ensorcelante, le contact de l'eau, les effleurements de l'air, les caresses des rayons de Soror ravissaient les sens, le chagrin plongeait dans des gouffres de melancolie... Le desir de Seke pour Lote augmentait de jour en jour. Il ne vivait que pour ces instants ou elle le rejoignait sur leur couche, ou leurs levres et leurs peaux s'epousaient, se devoraient, ou leurs ongles et leurs dents tracaient des sillons rougissants sur leurs epaules, leurs dos et leurs ventres. Quand Lote s'endormait, les pensees de Seke se tournaient vers son maitre reste a Ansbel et peut-etre reparti sur les flots de la Chaldria. Il n'aurait su dire si son renoncement lui procurait de la nostalgie ou du soulagement. Il esperait que son existence d'avant se detacherait de lui comme un fruit mur, qu'il s'egarerait definitivement dans le labyrinthe fascinant des emotions. Des que Lote s'eloignait pour cueillir des fruits ou puiser de l'eau, un vide se creusait au plus profond de lui, que l'amour de la jeune femme ne suffisait pas a combler. Des qu'elle reapparaissait dans leur abri, paree de ses seuls cheveux, les levres encore luisantes du fruit qu'elle croquait, il oubliait ses tourments et se laissait reprendre par l'enchantement. Ils perdirent peu a peu la notion du temps. Le ventre de Lote, qui commenca a s'arrondir, et les mouvements de Soror, l'etoile bleutee du systeme, devinrent leurs seuls reperes chronologiques. Seke se demandait parfois si l'alignement chaldrien s'etait produit, si le Cercle des griots s'etait rassemble a Venter, si les adorateurs du serpent aux plumes de sang continuaient de pousser les peuples humains dans l'oubli. Un sentiment diffus d'inquietude le jetait dans le coeur des nuits noires et le rendait a sa solitude de voyageur. Il sortait de l'abri sans reveiller Lote et, la tete levee vers le ciel etoile, il essayait de percevoir le choeur des formes, le chant de la Creation. Il n'entendait plus que les battements de son coeur, le fredonnement des sources proches, les sifflements du vent dans les frondaisons, les cris lointains des murcies montant des profondeurs du cratere. Son cycle ne se jetait plus dans les mouvements de l'univers. Il n'etait plus qu'un faiseur de bruit, un etre soumis a ses sens, l'un de ceux qui offensaient le silence des enfants du Tout. Qui-vient-du-bruit. Le ventre de Lote s'alourdit et lui interdit bientot de descendre au fond du cratere. Elle n'eut plus la possibilite de rendre visite a sa mere, dont la symbiose avec la matiere des merveilles s'etait achevee quelques mois plus tot. Osfoet restait confinee dans la petite salle de la grotte qu'elle avait demande de fermer avec un mur de pierre. On ne lui avait laisse qu'une mince fente pour recevoir un peu de nourriture et communiquer avec les visiteurs. Bien que deformee, sa voix restait recon-naissable, et elle soutenait des conversations par instants deconcertantes. Apres s'etre assure que Lote ne manquait de rien, Seke emprunta le sentier naturel sinuant entre les rochers, les buissons et les arbres. Un sombre pressentiment l'assaillit lorsqu'il s'engagea dans la pente. Il faillit revenir sur ses pas et serrer Lote dans ses bras, puis il y renonca : elle avait besoin d'une nourriture variee et, meme si elle ne le lui avait pas precise, elle souhaitait qu'il lui rapporte des nouvelles de sa mere. La chaleur agreable deposee par les rayons de Soror a l'interieur du cratere contrastait avec la fraicheur des cimes. Le vent eparpillait les panaches de fumee des geysers et des sources chaudes. Seke apercevait, transpercant l'eau claire en contrebas, les fleches sombres et vives des murcies. Saisi par la beaute et la serenite de cette terre minuscule cernee par les eaux, il se hissa sur un promontoire rocheux pour admirer le paysage baigne de la lumiere bleutee de l'etoile. L'isle semblait a l'abri de toute degradation, epargnee par le temps ; elle meritait son nom d'Aswara, de centre de la Creation. Les compagnons du Lien l'accueillirent en bas par des manifestations de joie. Ils s'enquirent de la sante de Lote, plongerent dans l'eau claire du centre de l'isle, revinrent quelques instants plus tard avec une recolte abondante de crustaces, d'algues et de poissons, en deposerent une grande partie dans un ballot de branches et de feuilles d'arbre qu'ils remirent au visiteur. Avant de remonter, Seke se rendit dans la grotte ou residait Osfoet. Une tristesse dechirante l'impregna lorsqu'il traversa les salles intermediaires habitees par les empathes. Contrairement a l'habitude, il ne s'attarda pas pres des bassins, il se dirigea immediatement vers l'entree muree de la derniere piece. De la merveille des matieres subsistaient quelques lambeaux desseches des filaments accroches aux pierres des parois. Seke approcha son visage de la fente horizontale d'ou s'echappait un rayon de lumiere rouge. L'ancienne souveraine des Fresles ne lui laissa pas le temps de s'annoncer. -- Mes adieux ? -- Le temps est venu de repartir. Tu sais au fond de toi que tu es un griot, un voyageur. >> Seke se recula d'un pas pour echapper a la pression de la voix caverneuse et puissante d'Osfoet. -- Qui decide de ce genre de choses ? -- Moi ! -- Qu'est-ce que > ? Est-ce que > se definit par le corps ? Par la volonte ? >> Seke mesura soudain la difference entre les enfants du Tout et les faiseurs de bruit : les premiers n'avaient pas de volonte propre, ils se laissaient porter par les cycles sans jamais chercher a influer sur leur environnement ni sur les evenements. Les seconds s'estimaient capables de forger leur destin, meme s'il leur fallait pour cela froisser la trame universelle et reduire au silence le choeur de la Creation. Seke etait retourne au bruit parce que la rumeur de ses desirs l'emplissait tout entier et l'empechait de percevoir les sons des formes. -- Ma fille est comme tous les etres vivants : quand elle comprendra que l'espace et le temps ne sont que des leurres, elle ne fera plus dependre son bonheur d'un autre. Dis-moi quel est ton projet, Seke. -- Rester pres de Lote ! -- Qu'est-ce qui se dissimule derriere ce desir ? -- Pourquoi irais-je chercher ailleurs le bonheur qu'elle me donne ? -- Qu'est-ce que le bonheur ? >> Exaspere, Seke faillit tourner les talons et filer sans demander son reste. Il en appela a toute sa raison pour rester pres du mur de pierres : il avait promis a Lote de lui donner des nouvelles de sa mere. -- A quoi bon ? Tu n'auras pas l'occasion de lui rapporter notre conversation. -- Je... j'en ai la ferme intention... -- Qui decide ? -- Moi, et moi seul ! -- Ah, l'orgueil humain... Est-ce qu'un arbre ou un nuage decide d'etre ? Tu te crois donc indispensable sur Frater 2 ? Ecoute, ecoute la voix de la Creation. Adieu, Seke. >> Le griot comprit qu'il ne tirerait plus rien d'Osfoet, sortit de la grotte sans preter attention aux empathes, chargea sur son epaule le ballot prepare par les compagnons du Lien et se mit en chemin, trouble, presse de rejoindre Lote. La nuit le surprit avant qu'il n'ait eu le temps d'atteindre les cimes. La fraicheur piquante du vent le fit frissonner. Les etoiles s'allumerent une a une mais ne parvinrent pas a repousser les tenebres, si denses qu'elles escamotaient le sentier. De plus en plus inquiet, Seke pressa le pas, l'epaule meurtrie par le ballot. Depuis qu'elle avait accompli la symbiose, Osfoet n'avait pas l'habitude de parler pour ne rien dire. Les mots de l'ancienne souveraine de Grande-Isle continuaient de resonner en lui. Il ne concevait meme pas l'idee d'etre separe de Lote. Il lui fallait au contraire consolider leur bonheur encore fragile, entretenir leur flamme. Malgre le poids du ballot, malgre sa fatigue, malgre la raideur de la pente, il accelera l'allure, courant presque sur les rares parties planes. Il ne distinguait plus le bas du cratere ni les cimes, suspendu entre ciel et terre, perdu dans une nuit indechiffrable. Un eclair dechira le ciel et eclaboussa de lumiere buissons et rochers. Une porte eblouissante s'ouvrit devant Seke. Il voulut se jeter en arriere, mais un courant a la puissance phenomenale le happa. Son hurlement de desespoir se perdit dans les gouffres du temps. CHAPITRE XI AZEL Pourquoi scrutes-tu les mouvements des etoiles dans la nuit de l'Aswara ? Pourquoi ne baisses-tu pas les yeux sur ce monde, sur ceux qui t'entourent, sur moi ? Dis-moi quel est ce gouffre qui me separe de toi, Seke, fils de griot, et je le franchirai, je volerai vers toi, poussee par la force infinie de l'amour. J'attends le passage de celui qui m'a donne le jour. Le dragon chaldrien m'a enleve mon pere avant ma naissance, mais Lote, ma mere bien-aimee, m'a promis qu'il reviendrait un jour, qu'il affronterait l'espace et le temps pour etreindre son fils. Que savons-nous des lois chaldriennes ? Ne comprends-tu pas que tu poursuis une chimere ? Ne vois-tu pas la vie fremir autour de toi, dans cet espace, dans ce temps ? Ne sens-tu que mes mains, mes bras, mes levres et mon ventre se languissent de toi ? Je suis l'heritier d'un griot, d'un voyageur celeste, j'entends en moi l'appel de l'espace, les chants des cycles infinis. Je voguerai un jour sur les ailes du dragon chaldrien. Vaste est le coeur, aussi vaste que l'univers. Il n'est nul besoin pour l'explorer du dragon qui faillit exterminer notre peuple. M'accompagneras-tu dans cet autre voyage ? Si mon pere ne m'est pas apparu au bout de cent jours et cent nuits, Hekke, fille d'Ern, alors je te suivrai, je plongerai avec toi dans les profondeurs du Fraternel et les abysses du coeur. Je t'attendrai parmi les compagnons du Lien. Au bout de cent jours et de cent nuits, je ferai de toi le plus accompli des hommes, Seke, je deverserai sur toi une tendresse qui refermera les blessures de ton coeur, je comblerai l'absence de ton pere et la disparition de ta mere, je t'aiderai a vaincre la tentation du dragon aux plumes de sang. Les Dits de Seke, fils de griot, theatre cathartique du Grand Aswara, Frater 2, ou Petit Frere. SEKE aurait pu se lever malgre la nausee tenace, le vertige et les douleurs lancinantes accompagnant sa renaissance. Il lui manquait le courage et l'envie. Le temps, filant a une vitesse siderante sur les flots de la Chaldria, avait englouti Lote. Elle n'etait plus qu'un souvenir, un songe. Jamais plus il ne la serrerait dans ses bras, jamais plus il ne se frotterait a sa peau, jamais plus il ne s'abreuverait a sa bouche. Pourquoi la Chaldria ne le laissait-elle pas decider de son destin ? A quoi bon posseder un cerveau et un coeur si elle lui deniait la possibilite de s'en servir ? Marmat etait venu chercher Seke dans le desert du Mitwan et l'avait choisi pour disciple sans lui demander son avis. Devenu griot, il rencontrait l'hostilite, la haine sur la plupart des mondes qu'il visitait, il perdait peu a peu de sa densite, il errait dans la solitude, astre mort filant dans un espace sombre et glacial. Lote l'avait rechauffe, Lote lui avait offert la beaute du rapprochement, Lote l'avait irrigue de cette tendresse que ni Kaleh la soltane ni Jaife n'avaient eu le temps de lui prodiguer. Des traits lumineux se deplacaient a grande vitesse au-dessus de sa tete. Ils ne dispensaient aucun eclairage, incapables de vaincre les tenebres. Leur aspect vaguement menacant n'incita pas Seke a se relever. Il n'esquissa aucune reaction lorsqu'ils se poserent sur son visage, son torse, son bassin et ses jambes. Des picotements coururent sur sa peau, puis des elancements, semblables a des brulures. Il espera que ces rayons etincelants venaient le delivrer d'une existence desormais sans saveur, de la prison morne de sa memoire. Les brulures se deplacerent vers l'interieur de son corps, de plus en plus profondement, traversant les muscles et les organes pour se loger dans les veines, dans les os, dans les nerfs. Bien que vive, la douleur restait supportable, l'impression etait plutot celle d'une perquisition, d'une occupation intime. Alors seulement Seke se rendit compte qu'il reposait sur un sol souple, qu'il baignait dans une atmosphere matricielle, un cocon. Il ne decelait pour l'instant aucune presence, et pourtant il se sentait entoure, observe. Les brulures a l'interieur de son corps se transformerent en fremissements agreables qui se dirigerent vers les extremites de ses membres puis se retirerent en l'abandonnant dans un etat de bien-etre etonnant. La nausee due au decalage entre la fulgurance des flots chaldriens et la compression dans l'espace et le temps s'etait estompee. Les rayons lumineux filerent a nouveau au-dessus de lui, moins brillants, moins veloces, comme charges d'une partie de ses souffrances morales et physiques. Quel age pouvait avoir son enfant maintenant ? Trente, quarante, cinquante ans ? Vivait-il encore parmi les membres du Lien de Frater 2 ? Etait-ce un homme ou une femme ? Est-ce qu'il lui ressemblait ? Comment Lote lui avait-elle parle de son pere, cet homme appartenant a la mythique confrerie des griots ? Comme d'un lache ? Comme d'un homme perdu dans les mysteres du temps ? Les larmes de Seke coulerent jusqu'a ce que d'autres rayons fassent leur apparition, d'une brillance tirant sur le rouge et le mauve. Ils se poserent cette fois sur ses mains et sur ses pieds. Le griot ne bougea pas dans un premier temps, puis, la sensation de fourmillement devenant agacante, il leva le bras et rapprocha son poignet de ses yeux. Il s'apercut alors que les rayons, a la facon d'aiguilles autonomes devidant leurs pelotes du neant, le revetaient d'une matiere semblable a une deuxieme peau. La vitesse a laquelle ils oeuvraient le sidera : ils avaient deja recouvert ses avant-bras jusqu'aux coudes et ses jambes jusqu'aux genoux. La matiere, d'une fluidite etonnante, epousait ses formes sans restreindre sa liberte de mouvement ni provoquer la moindre gene. L'aspect mecanique et implacable de ce tissage provoqua en Seke un rejet, mais, repris presque aussitot par le desespoir et le decouragement, il n'offrit aucune resistance aux rayons qui lui habillaient les epaules et le bassin. Ils n'avaient pas besoin de lui ecarter les bras et les jambes pour s'insinuer dans ses aisselles et ses aines ; pas besoin non plus de le retourner pour lui vetir le dos et les fesses. De temps a autre ils emettaient des gresillements brefs, des soupirs musicaux. Seke se demanda si Marmat Tchale l'avait precede sur ce monde ou bien si le temps etait venu pour lui de suivre sa propre route. Son maitre lui avait affirme qu'ils resteraient ensemble jusqu'au prochain alignement chaldrien, jusqu'a ce que le disciple recoive sa kharba et soit officiellement introduit dans le Cercle. Qu'elle importance ? Personne ne pouvait penetrer les intentions de la Chaldria. Puisqu'elle lui deniait le droit au bonheur, Seke refuserait dorenavant de se plier a ses exigences tyranniques et cruelles. Separe de Lote depuis a peine quelques heures selon sa perception subjective du temps, il ressentait deja l'obsession du manque, une beance interieure qu'aucun chant ne parviendrait a combler. Il resta allonge longtemps apres que les rayons eurent acheve son >. La matiere lui recouvrait tout le corps hormis les mains, les pieds, la tete, et lui donnait l'impression d'etre enserre dans un gant a l'incomparable douceur. L'obscurite perdant peu a peu de son opacite, il entrevit les surfaces verticales et claires de murs distants environ de dix pas et depourvus d'ouvertures apparentes. Il se leva presque malgre lui, gouverne par des reflexes organiques, la faim, la soif, le besoin de se degourdir les jambes. Ses pieds s'enfoncerent dans le sol d'une souplesse d'eponge ou de matelas. Comme il ne discernait pas de porte, il s'approcha de la surface verticale la plus proche, tendit la main pour la toucher, ne rencontra aucune resistance, passa d'abord le bras puis l'epaule, la traversa avec la meme facilite qu'il aurait franchi un courant d'air. Il se retrouva de l'autre cote dans un espace circulaire dont l'eclat l'aveugla. La lumiere baissa d'intensite. Ambree, elle s'engouffrait en colonnes obliques par de larges baies et dessinait, au centre de la piece, un cercle etincelant au pourtour parfaitement delimite. Seke ne remarqua pas d'autre ouverture que les quatre baies ogivales en haut des parois inclinees, juste en dessous du plafond en forme de dome. Des vagues sombres occultaient par instants la clarte et rappelaient le passage de nuages dans un ciel clair. Il resta un moment indecis avant de se diriger vers le centre de la piece. Le sol s'ouvrit sous ses pieds lorsqu'il penetra dans le cercle de lumiere. Il tomba a l'interieur de ce qui lui sembla etre un puits scintillant. Il tenta machinalement de se raccrocher, mais ses doigts glisserent sur des parois concaves et lisses. Il allait se fracasser plusieurs dizaines de metres en contrebas. Il se contracta dans l'attente du choc, puis il se resigna : la mort, oui, bien sur, la mort avait le pouvoir de reparer les injustices de la Chaldria. De le rendre a Lote. Il ferma les yeux, presque impatient de passer dans l'autre monde. Sa course se ralentit, l'air se densifia sous son dos, sous ses epaules, sous sa nuque ; il evoluait dans un cylindre desormais prive de gravite. Les parois se transformerent en cascades echevelees de lumiere. Des sons etouffes resonnaient par instants, pareils a des soupirs, des pensees egarees. Il atterrit sur ses jambes avec une legerete de feuille morte. Le sol se mit en mouvement et l'entraina vers les cascades lumineuses. Il s'attendit a ce que les particules etincelantes lui embrasent le visage et les mains, mais, contrairement aux rayons inquisiteurs du debut de sa renaissance, elles ne degageaient aucune chaleur. De l'autre cote de cet etrange rideau, Seke se retrouva sur la scene d'une gigantesque salle dont les gradins et les balcons s'evanouissaient tout la-haut, dans les zones d'ombre. Un flot d'images et de sensations deferlerent dans son esprit. D'autres salles, d'autres scenes, des mers de tetes emues ou figees... La salle royale des concerts de la cour de Jezomine. Le Cosmocant d'Agellon. Des griots s'etaient jadis succede sur cette scene. Les echos de leurs voix resonnaient encore dans le silence profond, l'air restait impregne des emotions des spectateurs. Seke s'eclaircit la gorge. Le bruit, pourtant discret, s'amplifia et se prolongea avant de s'envoler vers les hauteurs. En depit de ses dimensions titanesques, cette salle de concert avait des proprietes acoustiques exceptionnelles. Plus de quarante mille personnes pouvaient s'entasser sur les sieges habilles de housses rouges ou noires et dans les balcons aux balustrades ouvragees. Les spectateurs les plus eloignes entendaient sans doute aussi bien que ceux des premiers rangs. Seke eprouva le besoin de cracher sa detresse et sa colere a la face de l'univers. Un hurlement monta de son ventre, jaillit de sa gorge, plana un long moment au-dessus de lui avant de s'evanouir dans le silence. Il deversa un torrent de sons rageurs et desordonnes qui finirent par s'agencer en phrases, former un recit, raconter l'histoire d'un petit faiseur de bruit recueilli par les skadjes du Mitwan, arrache a l'affection des seules personnes qui avaient irrigue son coeur et son corps asseches. L'histoire d'un enfant du Tout qu'une malediction humaine condamnait a une errance et une solitude eternelles. L'histoire d'un pere qui ne connaitrait jamais son enfant, pas davantage que son propre pere ne l'avait connu. Des mecanismes douloureux se repetant depuis la nuit des temps. Les mots venaient comme lorsqu'il avait chante devant les mutants d'Ez Kkez. Il n'y avait personne dans les travees ni sur les balcons, mais on l'ecoutait, son cri resonnait par-dela les murs et le plafond de cette salle. Il se tenait des deux cotes de la scene, a la fois public et acteur. Il comprenait maintenant pourquoi les spectateurs ressentaient de telles emotions devant le chant du griot : les visiteurs celestes ne venaient pas seulement resserrer les liens entre les populations dispersees, ils distillaient l'essence humaine, ils consolidaient par le Verbe l'existence de l'homme dans l'univers. Et ceux qui les ecoutaient se depouillaient de leur intelligence, de leur memoire, de leurs ambitions, de leurs certitudes, pour replonger dans leur ame nue. Fascinee, Azel ne pouvait detacher son regard du chanteur. Sans doute etait-il arrive nu dans le chald. Le vetement confectionne par les creatomes epousait les reliefs de son corps avec une telle precision qu'il ressemblait a une peau supplementaire. Des qu'ils apercevaient un homme ou une femme nus, les creatomes s'empressaient de le recouvrir de la tete aux pieds. Programmes avec la pudeur de ceux qui les avaient concus - ils avaient recu l'essentiel de leurs donnees sous l'ere des Ozargue, une periode marquee par une moralite particulierement rigide -, ils rencontraient de grandes difficultes a s'adapter aux evolutions de la societe de Prior. La nudite ne scandalisait plus personne de nos jours. Les Ozanans avaient d'ailleurs vu tellement de choses au cours des siecles passes que pratiquement plus rien ne pouvait les choquer. Azel avait demande a son creatome personnel de tirer devant elle l'ecran leurre. Derobee aux regards, elle s'assit sans un bruit dans le fauteuil le plus proche. Elle n'etait peut-etre pas seule dans le Vox, le grand amphitheatre dedie aux arts de la voix. Il lui semblait deviner, dans les travees et sur les balcons les plus proches, les mouvements imperceptibles d'autres spectateurs -mais elle avait constate que, lorsqu'elle utilisait son ecran leurre, elle se croyait toujours environnee d'une multitude de silhouettes furtives ; le proverbe ne disait-il pas que l'epieur s'imagine sans cesse epie ? Un cri avait retenti quelques instants plus tot, si violent qu'il lui avait perfore le ventre et reveille en elle des sensations oubliees. Ses pas l'avaient aussitot portee vers une porte mediane du Vox. Elle avait decouvert, au milieu de la scene, un jeune homme qu'elle avait d'abord pris pour un fou avec ses cheveux emmeles, ses yeux larmoyants et ses vociferations haineuses. Elle s'etait demande pourquoi les redresseurs n'intervenaient pas, pourquoi, surtout, ils n'etaient pas intervenus plus tot, puis il s'etait mis a chanter, d'abord avec maladresse, ensuite avec une emotion poignante. En elle s'etait ancree la certitude qu'elle contemplait un griot, l'un de ces voyageurs legendaires qui surgissaient des abimes du temps pour rendre visite aux peuples humains disperses dans la Galaxie. Une idee qu'elle avait jugee absurde et rejetee avec virulence dans un premier temps : le mythe des griots ne recouvrait qu'une realite symbolique selon le Conseil des Cinquante ; c'etait une creation de la conscience collective d'Ozane, un mythe forge pour briser la sensation d'isolement engendree par la Dispersion humaine. -- Nous devons traiter les mythes avec la meme importance que les lois, avait repondu son venerable interlocuteur. Car les mythes, autant que les lois, sont les indispensables fondements des societes humaines. Le Vox est le monument de l'inconscient du peuple d'Ozane. En outre, il nous permet d'entendre les chanteurs, les musiciens et les poetes dans les meilleures conditions. As-tu jamais assiste a un concert de nos plus grandes voix ? >> Il n'ignorait pourtant pas qu'Azel n'avait jamais eu cet honneur. Les cinquante mille places du Vox etaient reservees aux differents ordres des Priors, les heureux detenteurs des joyaux de la nef. Il arrivait parfois qu'une famille priorane, en proie a de graves difficultes financieres ou politiques, mette en vente son joyau, mais les candidats se montraient si nombreux, si acharnes, qu'il fallait deployer une ferocite et une fortune hors du commun pour avoir une petite chance de recuperer le precieux sesame. Azel avait essaye de contourner la difficulte en sollicitant un poste d'administratrice adjointe du Vox. Elle l'avait obtenu au bout de dix longues annees d'etudes. Elle pouvait se promener a loisir dans les couloirs et la grande salle vide, mais elle n'avait pas recu l'autorisation d'assister a un concert. Pas encore. Elle avait appris a aimer cette batisse dont l'anciennete et le gigantisme preservaient la part de mystere. Construit quelques dizaines d'annees apres l'atterrissage de la nef des origines, d'une hauteur de six cents pas pour une largeur de mille, le Vox avait servi de point d'ancrage a Kaod, la capitale planetaire. La population avait connu une croissance galopante les premiers siecles, mais les cites mineures, les villages et les communautes agricoles etaient restes a portee de vue de l'enorme batisse erigee sur le mont Nidae et visible a des lieues et des lieues de distance. Apres l'expansion des creatomes, la demographie s'etait stabilisee, les besoins fondamentaux avaient ete satisfaits, et les Ozanans n'avaient pas explore les autres territoires de leur monde d'adoption. D'Ozane ils ne connaissaient donc qu'une part minime, une poignee d'images et de rapports expedies par les instruments de surveillance. Les descendants des passagers de la nef, Priors et Minors, vivaient sur le plateau central d'un continent appele Alt qui s'achevait a l'ouest par une faille profonde, large et longue de plusieurs milliers de pas. Sur l'autre bord commencait l'Onfre, un continent habille d'une vegetation sombre, inextricable, peuple de creatures bizarres, hideuses et probablement feroces avec lesquelles il n'avait pas ete possible de nouer la moindre relation. Environ dix mille lieues plus loin s'etendait le Tagne, un interminable marais nauseabond et putride bordant l'ocean Gras qui occupait lui-meme les deux tiers de la planete et contenait, comme son nom l'indiquait, une substance epaisse, noire et visqueuse. On disait du Gras qu'il se deversait en vagues lentes dans les fosses orientales de l'Ait. Les instruments de surveillance avaient detecte des traces de vie sur les archipels et les iles de plus ou moins grande importance, mais, la non plus, on n'avait trouve ni la volonte ni les moyens d'entrer en contact avec elles. Le plateau central de l'Ait etait probablement le seul continent d'Ozane propice au developpement de l'humanite. Meme si la saison des pluies ne durait qu'une trentaine de jours, les sous-sols renfermaient d'immenses nappes phreatiques d'une eau fraiche et pure. Quant au probleme de la nourriture, on l'avait resolu avec les creatomes, qui fabriquaient les molecules indispensables au bon fonctionnement de l'organisme. Ainsi les Ozanans n'avaient pas a cultiver des terres dont la secheresse et l'acidite entrainaient des rendements mediocres, voire nuls. L'envie avait taraude Azel de visiter son monde a l'oree de son adolescence, de s'aventurer sur ces horizons qu'elle devinait vastes et fascinants, mais, comme la plupart des hommes et des femmes de son peuple, elle n'avait pas quitte l'enceinte de Kaod, l'ancienne et legendaire Archaod, effrayee a l'idee de s'eloigner de la masse rassurante du Vox. Sans doute avait-elle eu peur aussi de rater l'improbable passage d'un griot ? A l'age respectable de trois cent soixante-douze ans, en depit du controle permanent de son creatome, elle n'avait jamais renonce a ses reves de petite fille, elle n'avait jamais cesse de croire a l'existence des voyageurs celestes. Les larmes brulantes jaillissaient d'une zone oubliee et roulaient sur ses joues. Pas de doute : elle assistait en ce moment meme au recital d'un griot. Son apparence physique, differente de celle des hommes priorans et minorans d'Ozane, la confortait dans l'idee qu'il venait d'un autre monde. Elle comprenait les paroles de son chant malgre un accent prononce et des expressions inusuelles. Il racontait les malheurs d'un homme ballotte de monde en monde par une volonte superieure, en proie a des sentiments et des emotions que les Ozanans avaient depuis bien longtemps rayes de leurs preoccupations. A la fin de l'ere des Ozargue, le Conseil des Cinquante avait en effet decrete que les hommes, souffrant depuis trop longtemps de leurs passions, devaient desormais apprendre a contenir les debordements emotionnels. Le jeune homme, lui, s'epanchait sans aucune retenue, inondant de sa tristesse les travees et les balcons du Vox. Quel age pouvait-il avoir ? Les mythes disaient que les griots n'etaient pas soumis aux memes lois spatio-temporelles que les peuples humains dissemines dans la Galaxie. Il avait la fougue de la jeunesse et il paraissait plus age que le premier des Priors ; l'eclat tragique de ses yeux clairs, peut-etre. Le regard d'Azel erra a nouveau sur l'amphitheatre desert, a l'affut de mouvements caracteristiques d'ecrans leurres dans les zones d'ombre. Elle n'en repera pas. Elle eut du mal a croire qu'elle etait seule dans le Vox. Le cri du griot aurait du alerter les nombreux Priors des ordres inferieurs et Minors presents dans les bureaux et les salles annexes. Des fremissements parcoururent son cerveau et ses yeux. Son creatome interpreta ses larmes comme un dereglement physiologique et entama son travail correcteur. Pourtant accoutumee a ses interventions reparatrices, elle en concut une irritation sourde qu'elle ne se souvenait pas avoir un jour ressentie. Le jeune homme cessa de chanter et resta prostre au milieu de la scene pendant qu'un silence assourdissant retombait sur le Vox. Azel attendit quelques instants avant de reveler sa presence. Un reflexe de Minor : un Prior se tenait peut-etre dans les parages, egalement dissimule par un ecran leurre. S'il se manifestait, la regle voulait qu'elle lui abandonne l'initiative. Agir avec precipitation aurait pu lui valoir des ennuis. Des Minors de ses amis avaient subi de lourdes peines pour avoir, volontairement ou non, viole la loi prioritaire. On les avait prives de leurs droits originels, bannis ou condamnes au vieillissement premature. Aucun bruit, aucun mouvement ne troublerent la penombre silencieuse du Vox. Azel en fut soulagee : elle etait la seule a avoir entendu le chant du griot, un privilege bien superieur aux prerogatives seculaires des Priors. Elle serait celle qui annoncerait a son peuple la visite d'un voyageur celeste, qui retablirait la verite sur les griots, qui revelerait l'aveuglement et la vanite du Conseil des Cinquante. Elle ordonna a son creatome d'effacer son ecran leurre. Elle regretta d'avoir passe a l'aube sa robe grise ordinaire, de ne pas avoir pris le temps de se maquiller, d'arranger ses longs cheveux bruns. Elle se leva de son siege et s'engagea dans l'allee qui descendait vers les travees des premiers rangs. Perdu dans ses pensees, le jeune homme releva la tete lorsqu'elle arriva au pied de la scene. La presence d'Azel ne parut pas le surprendre. Elle presuma qu'il l'avait reperee depuis le debut malgre son camouflage. Une poignee de molecules mimetiques ne suffisaient surement pas a tromper le regard d'un griot. Les legendes leur pretaient des dons surnaturels. >, bredouilla-t-elle. Elle se mordit aussitot les levres, consciente de la banalite, de la stupidite de ses paroles. Un Prior aurait su trouver les mots pour accueillir le voyageur celeste avec toute la solennite requise. Elle n'avait pas l'habitude des regles protocolaires, confinee la plupart du temps dans des taches subalternes. Le jeune homme l'observa pendant quelques instants avant de demander : > Sa question confirma Azel dans l'idee qu'elle n'avait pas lance la conversation sur de bonnes bases. > Elle designa le batiment d'un ample geste du bras : > Elle se raidit dans l'attente de la reponse, assaillie par la peur soudaine d'avoir ete le jouet de son imagination. Il pinca entre le pouce et l'index la deuxieme peau qui lui servait de vetement. > Bien qu'il parlat un ozanan parfait et qu'il articulat avec une lenteur et une exageration presque cocasses, Azel ne comprit pas ce qu'il tentait de lui signifier. Il precisa, devant la moue perplexe de la Minor : -- Ah oui, les chaines moleculaires ! s'exclama Azel. Les creatomes analysent les cellules pour maintenir les equilibres de la physiologie. Et les autres, ceux qui vous ont confectionne votre vetement, sont les fabricants. Vous... vous etes surement arrive nu dans le chald. Ils ont estime que votre corps devait etre protege de la temperature ambiante. Et des regards outres. >> Le griot s'approcha du bord de la scene. Ses cheveux bruns encadraient un visage a la fois delicat et volontaire. Ses yeux clairs, rougis et gonfles par les larmes, se poserent sur Azel avec la legerete de xabins, les insectes rouges du plateau central de l'Ait. Troublee par l'energie et la puissance animales qui se degageaient de lui, la Minor fut incapable de soutenir son regard. > Azel marqua un nouveau temps d'hesitation. Les creatomes etaient doues d'une certaine autonomie (agacante parfois...) mais on ne pouvait parler a leur propos d'intelligence, une qualite qui s'appliquait aux seuls etres humains selon les docteurs de la Loi. Ils occupaient cependant une place de plus en plus importante dans la vie du peuple ozanan. L'alimentation, la sante, l'entretien de la cite et des systemes de transport relevaient desormais de leur seule responsabilite. > Le griot s'absorba quelques instants dans la contemplation soutenue d'un balcon. > Azel eut un sourire navre. -- Des membres de la Confrerie sont pourtant venus dans cette salle. Le silence resonne encore de leurs chants. -- Nous... Je ne suis pas capable de les percevoir. >> Azel se sentit soudain depassee par l'ampleur de l'evenement. Il aurait certainement fallu au griot un interlocuteur qualifie, un expert en mythes de la Dispersion, par exemple, ou encore un delegue du Conseil des Cinquante. Prise de panique, elle faillit tourner les talons et planter la le visiteur celeste. Elle reprit empire sur elle-meme : en tant que representante du peuple ozanan, elle devait se montrer digne de l'honneur qui lui etait echu. > Il se pencha vers elle. > Azel inspecta une nouvelle fois les travees et les balcons du regard. Elle ne distingua aucun mouvement dans les allees, ni dans les travees, ni entre les balustrades. > Il sauta de la scene sans lui repondre. Plus impressionnant qu'elle ne l'avait cru, il la dominait de deux bonnes tetes. Ses muscles delies se dessinaient sous la deuxieme peau tissee par les creatomes. Malgre son allure virile, l'enfance affleurait encore son visage emacie. L'envie saugrenue traversa Azel de le serrer dans ses bras, de le bercer. Jamais elle n'avait eprouve un sentiment de cette nature pour les hommes de son peuple. Elle jugea stupide et probablement illegal ce debordement emotionnel : les mythes presentaient les griots comme des protecteurs, comme des demi-dieux, non comme des etres en quete de consolation. -- Du... raffut ? -- Je parle du vacarme de nos ames. Du vacarme de nos coeurs. -- Vous chanterez encore ? >> Il haussa les epaules. > Le coeur battant, Azel preceda le visiteur dans le long couloir rectiligne qui traversait les constructions annexes du Vox et se jetait dans le coeur historique de Kaod. Elle se retourna a plusieurs reprises, croyant entendre des glissements derriere elle. Etaient-ce ces bruits a la fois discrets et menacants que le griot appelait les sons de formes ? CHAPITRE XII KAOD Des deux facons de remplir l'existence, par le plein ou par le vide, j'ai choisi la deuxieme. Car un plein appelle toujours un autre plein et jamais ne se satisfait de lui-meme ; un plein empeche la lumiere d'entrer, l'energie de circuler, la Creation de s'etendre. L'homme est ainsi fait qu'il peut se dilater a l'infini pour accueillir de nouveaux pleins. L'homme s'agite et se bat pour la possession, le territoire, la richesse, le privilege, l'honneur, le sentiment amoureux, la certitude religieuse, tous ces pleins qui ne le remplissent pas. [...] Des deux facons d'envisager l'existence, l'accumulation ou le detachement, j'ai choisi la deuxieme. Je n'en tire ni gloire ni vanite, car qui peut s'enorgueillir de ne rien posseder ? Je ne suis pas celui qui, le front haut, le torse bombe, montre a ses enfants les clotures ou les murs delimitant les terres qu'il leur leguera a sa mort. Je ne suis pas celui qui se targue d'avoir bati un empire aux frontieres sans cesse elargies, d'avoir construit un palais plus haut que le ciel ; je ne suis pas non plus celui qu'on admire pour son oeuvre imperissable, ses paroles empreintes de sagesse ou ses interventions miraculeuses. Je ne suis pas la pierre sur laquelle on erige des eglises. Je suis en verite celui qui n'est pas. Je suis la vie en perpetuel mouvement ; je suis la metamorphose incessante, et la naissance, et la mort, et la corruption, et le vent qui balaie la poussiere. Je suis celui qui n'a plus de je, l'oeil grand ouvert du ciel, l'oreille exercee de la nuit, la porte de l'invisible. Je ne suis pas. Suis pas. Pas. Fragments des enseignements d'Ojker Nernion, dit le premier maitre sans importance, fosses orientales du plateau central, Ozane. Une lumiere brutale agressa les yeux de Seke, une chaleur torride lui lecha le visage, les mains et les pieds. >, dit Azel. Il lui fallut un peu de temps pour distinguer les murs et les toits ocre de la cite resserree sur les flancs de la colline de l'Archaod. Son accompagnatrice se tenait a ses cotes dans une attitude empreinte d'une admiration embarrassee. Elle avait toutes les apparences de la jeunesse, visage lisse, teint clair, taille mince, poitrine ferme sous le tissu gris et lache de sa robe, et pourtant elle lui faisait l'effet d'une femme rongee par l'age. Les ruelles et les places les plus proches etaient desertes, ainsi que les terrasses etagees et les balcons des habitations. -- Avec une fournaise pareille, rien d'etonnant a ce que les gens restent terres dans la fraicheur de leurs maisons, objecta Seke. -- Les creatomes nous preservent de la chaleur. Ils regulent notre temperature corporelle et, quand cela ne suffit pas, ils nous couvrent de tissus isolants. Meme chose pendant la periode des grands froids. -- Je me demande ce que vous deviendriez sans... >> Seke se tut. Des presences invisibles et menacantes se deployaient dans le silence. La perception des sons des formes lui etait revenue lors de sa renaissance. Il lui avait fallu renoncer a Lote et a ses desirs de paternite pour renouer avec sa nature d'enfant du Tout. Des sortes de dirigeables volaient dans l'or fondu du ciel, se posaient regulierement sur les toits en terrasses ou sur les places, soulevaient de grandes nacelles ou se devinaient les ombres immobiles de passagers. > Seke l'interrompit d'un geste peremptoire. -- Pourquoi ? Qu'est-ce que vous... -- Tout droit. Dans la ruelle d'en face. A mon signal. >> Azel apercut au second plan les miroitements caracteristiques d'un ecran leurre. -- Maintenant ! >> Seke s'elanca sur la place ecrasee de lumiere. La sensation le traversa de se jeter dans un four a haute temperature. Un air brulant lui embrasa la gorge et les poumons, les paves arrondis lui calcinerent les plantes des pieds. Un a un, les ecrans leurres s'estomperent et revelerent des hommes vetus d'uniformes clairs. Surgis des deux cotes du Vox, ils n'avaient pas eu le temps d'achever leurs manoeuvres d'encerclement, de refermer le passage ou s'etait engouffre Seke. Des vociferations et des crepitements retentirent dans son dos. E fonca droit devant lui sans se retourner. Des cliquetis retentirent. Ses poursuivants degainaient ou deverrouillaient leurs armes. Il s'attendit a tout moment a recevoir une onde ou un projectile entre les omoplates. Il franchit en louvoyant les derniers metres qui le separaient de la ruelle. Il espera que ses brusques changements de direction suffiraient a tromper les tireurs. Un rayon etincelant fila sur sa droite et alla percuter, au bout de sa course rectiligne, un mur de pierre sur lequel il abandonna une corolle noire. Une odeur de mineral fondu se repandit dans l'air incandescent. Seke s'enfonca dans l'obscurite profonde de la ruelle et continua de courir au juge. Ses epaules heurterent des facades et des colonnes. Il evita de ralentir, conscient d'etre avantage par l'etroitesse et la sinuosite du passage. Les bruits de pas et les cris de ses poursuivants se repercutaient entre les hauts murs. Il se demanda ou etait passee Azel. Restee sur la place inondee de lumiere sans doute. Elle n'avait pas percu le danger. Les griots n'etaient pas les bienvenus sur son monde, elle n'avait aucune raison de se sentir menacee. Les yeux de Seke s'accoutumerent a la penombre. Des facades claires, des escaliers, des portes, des fenetres et des colonnes defilerent dans son champ de vision. Pavee de pierres polies, la ruelle plongeait presque en a-pic dans le coeur de la cite assoupi et zebre de traits etincelants. Seke deboucha sur une petite place circulaire ou stationnait une viule. Ses poumons et sa gorge desseches l'elancaient. Meme si les desagrements habituels de la renaissance s'etaient estompes, la fatigue voilait ses yeux et tetanisait ses muscles. La porte coulissante de la viule etait sur le point de se refermer. Il prit sa decision en se disant qu'il se fourvoyait peut-etre dans un piege, resista a la tentation de se retourner, accelera l'allure, franchit d'un bond le marchepied et se rua a l'interieur de la nacelle. Le panneau coulissant s'immobilisa, bloque par un invisible obstacle. Les silhouettes claires des poursuivants se deployerent a leur tour sur la petite place. Seke crut qu'ils avaient commande a distance l'enrayement de la porte, mais, aussi soudainement qu'elle s'etait arretee, elle se remit en mouvement et finit de se refermer dans un bourdonnement etouffe. Des fremissements parcoururent la viule, qui ne decolla pas. Seul dans le compartiment, Seke chercha des yeux un bouton, une manette qui ressemblat a un signal de depart. Il suffirait aux premiers poursuivants, sur le point d'operer la jonction, de fracasser les vitres avec les crosses ou les canons de leurs armes pour s'introduire dans la nacelle. Du materiau des cloisons, des sieges et du plancher, semblable a du bois verni, se degageait une puissante odeur minerale. Le compartiment pouvait contenir une vingtaine de passagers, peut-etre un peu plus en comptant le couloir. Un poursuivant bondit sur le marchepied et leva son arme sur la plus grande des vitres. Un ordre claqua, tres proche, profere par une femme. Seke n'eut pas le temps de se demander d'ou avait jailli cette voix feminine : la viule s'eleva a une vitesse telle que le coup de crosse du poursuivant se perdit dans le vide. Le ballon continua de monter jusqu'a ce que les toits s'amalgament en une mer ocre et rouille, puis elle se stabilisa et se dirigea vers le bas de la ville. En nage, hors d'haleine, les pieds douloureux, Seke vit s'eloigner la masse claire du Vox. La construction monumentale dominait la cite etalee sur les flancs de la colline et, plus loin, un plateau parseme des taches claires de villages et de hameaux. L'or du ciel se deversait a profusion sur la terre calcinee et se coulait dans les veines sinueuses des chemins et des sentiers. > Seke sursauta. Une silhouette venait d'apparaitre entre deux rangees de sieges. Extenue par la violence de l'effort, il n'avait pas entendu le son de sa forme. Il flechit sur les jambes et se tint pret a combattre. Il se detendit lorsqu'il reconnut Azel. La petite femme le fixait avec un large sourire dementi par les eclairs de panique qui continuaient d'embraser ses yeux sombres. Elle ne montrait aucun signe d'essoufflement ni de transpiration. Seul le desordre de sa chevelure et de sa robe indiquait qu'elle venait d'effectuer une course effrenee. -- Il valait mieux pour vous. Si je ne lui avais pas indique une station, la viule n'aurait pas decolle, et les septions vous auraient capture ou tue. Ne vous etonnez pas de ne pas m'avoir vue : j'etais dissimulee par mon ecran leurre. -- Les septions ? -- Les forces de l'ordre du Conseil des Cinquante. Elles sont chargees de faire respecter la loi a Kaod, au besoin par la repression. Je ne comprends pas pourquoi on les a lancees sur vous. Vous n'avez pas commis d'autre delit que d'etre apparu dans le chald. -- Et vous, vous n'aviez aucune raison de me suivre. >> Azel remit de l'ordre dans sa tenue. -- Jusqu'a vous opposer aux autorites de votre monde ? -- Il s'agit sans doute d'un malentendu, d'une meprise. Les choses devraient bientot s'arranger. >> Seke decela un hiatus entre ses paroles et le son de sa forme. Elle ne lui devoilait pas les vraies raisons de sa decision. Mais elle etait pour l'instant sa seule alliee sur un monde hostile, il n'avait pas d'autre choix que de lui faire confiance. Ils survolaient une partie de la cite plus aeree que les quartiers proches du Vox. Les rues larges et droites se jetaient dans de vastes places ornees de fontaines, de buissons, d'arbres aux feuilles scintillantes et de massifs fleuris. La viule n'utilisait aucun mode de propulsion apparent pour se deplacer. Un mouvement permanent de spirale s'echappait de l'orifice central de son enveloppe gonflee et generait de menues turbulences. Un courant d'air secouait de temps a autre la nacelle suspendue a des arceaux par des filins presque invisibles. -- Ou allons-nous ? demanda Seke. -- Au Lub. Je vous conduirai chez l'une de mes amies. Vous y serez en securite jusqu'a ce que nous ayons tire cette affaire au clair. -- Pourquoi pas chez vous ? -- J'occupe l'un des appartements de fonction du Vox. Un endroit qu'il vaut mieux eviter pour l'instant. -- Et votre amie ? Vous ne lui demandez pas son avis ? >> Du plat de la main, Azel essaya de discipliner les meches rebelles de ses cheveux. -- Les... - comment les avez-vous appeles deja ? - septions ne me retrouveront pas chez elle ? -- Leurs creatomes d'investigation ont beau etre tres performants, nous devrions pouvoir les aiguiller sur de fausses pistes. >> D'epais nuages de poussiere s'epanouissaient dans le lointain, seules traces d'activites sur le plateau. Elles rappelerent a Seke les sillages des caravanes parcourant les pistes du desert du Mitwan. -- Un genre de suicide collectif ? >> Azel haussa les epaules. > Sans qu'aucun signal ne retentisse, la viule perdit de la hauteur et se posa entre deux facades elegantes, sur une aire de stationnement ou attendait un groupe d'hommes. Leurs toges claires, bordees de liseres dores ou argentes, resserrees a la taille et drapees sur l'epaule, ressemblaient a l'habit traditionnel du griot. Elles laissaient entrevoir une partie de leur torse aux proportions harmonieuses. Ils s'introduisirent dans le compartiment et s'assirent sur les sieges avec une elegance affectee. Azel s'inclina pour les saluer et, d'un coup de coude, invita Seke a l'imiter. Il s'executa sans cesser de les observer. Leur jeunesse n'etait qu'apparente, tout comme celle d'Azel d'ailleurs. Leurs cheveux boucles, leurs traits juveniles, leurs visages lisses, leur peau soyeuse, leurs corps sveltes et leurs manieres precieuses dissimulaient mal leur vieillesse, leur decrepitude. Les sons de leurs formes trahissaient une obstination tragique a porter le fardeau de leur vie. Plus le vide se creusait en eux, plus ils se consacraient a leurs enveloppes. Ils n'accorderent aucune attention aux deux autres passagers. Visiblement soulagee, Azel se laissa tomber sur un siege et, d'un geste de la main, pria Seke de s'asseoir a ses cotes. L'un des nouveaux arrivants prononca un nom. La viule exploita un courant aerien ascendant et se dirigea vers la partie haute de la ville. Azel se pencha vers Seke. > Il dut se concentrer pour comprendre le chuchotement de son accompagnatrice. > Intrigue par la difference entre l'age apparent et l'age veritable des habitants d'Ozane, Seke refoula les questions qui se pressaient dans sa gorge. Les creatomes avaient probablement un lien avec ce contraste, mais jusqu'ou allaient leurs pouvoirs ? Il observa Azel du coin de l'oeil. Les traits neutres, impassibles, de la petite femme ne lui fournirent aucune reponse. Il s'absorba dans la contemplation de la cite dont les vagues se brisaient sur les murs gigantesques du Vox. Il n'y avait pas un pouce de ciel qui ne fut enflamme par l'etoile Nor. Kaod semblait en permanence sous la menace d'un incendie celeste. Le feu etait l'element dominant de ce monde comme l'eau etait l'element dominant de Frater 2. Seke fut a nouveau ecartele entre sa perception subjective du temps et la froide realite des cycles. Il savait, pour en avoir fait la douloureuse experience sur Jezomine, que les flots chaldriens avaient creuse entre Lote et lui un infranchissable gouffre de temps. Alors pourquoi caressait-il l'espoir de la rejoindre dans leur abri sommaire des hauteurs de l'Aswara ? Il ferma les yeux, renversa la nuque contre le dossier de son siege, demeura dans cette position jusqu'a ce qu'Azel lui pose la main sur l'avant-bras. > Au grand etonnement de Seke, la nacelle posee sur une aire de stationnement etait vide. Perdu dans ses pensees, il n'avait pas percu les mouvements ascendants et descendants de la viule. Azel le fixait d'un air reprobateur. >, lacha-t-elle entre ses levres serrees. Il prit alors conscience qu'il pleurait. -- Les creatomes assimilent les larmes a un dereglement physiologique. Si on vous voit pleurer, on pensera que vous etes un damne. Ou pire : un nihil. -- Un nihil ? >> La porte coulissa sur son rail dans un crissement feutre. D'un mouvement de tete, Azel enjoignit a Seke de la suivre. Ils sortirent de la nacelle, devalerent le marchepied, traverserent une place ombragee, s'engagerent dans une allee bordee d'arbres aux feuilles jaune vif. La chaleur se faisait encore plus accablante au pied de la colline. Vu d'en bas, le Vox paraissait porter le ciel et etendre son ombre protectrice sur la ville. Ils longerent un ruisseau paresseux, pratiquement a sec. De temps a autre, des filets d'eau jaillissaient de nulle part et criblaient de leurs fines gouttelettes les arbres, les buissons et les massifs fleuris. Moins aere et prestigieux que le quartier des Priors, le Lub offrait une vegetation fournie ainsi qu'une plus grande diversite de formes. Des silhouettes se tenaient immobiles et silencieuses dans les recoins ombrages, sur les pas de portes, sur les balcons, sur les terrasses. Parfois les murmures de leurs conversations se melaient au friselis des feuillages qu'une brise legere traversait. -- On ne peut pas survivre sans creatome ? -- Si. Mais la vie devient difficile, insupportable. Un nihil ne peut pas rester dans les parages de Kaod, ou les septions le... >> Elle s'arreta et leva sur Seke un regard penetrant. > Les sourcils fronces, l'air soucieux, elle scruta avec attention le ciel flamboyant avant de se remettre en chemin. Eleb, l'amie d'Azel, occupait le deuxieme etage d'une modeste maison du Lub. Il fallait pour s'y rendre emprunter une venelle si etroite que les toits des maisons opposees se touchaient et s'enchevetraient par endroits. Deux passants ne pouvaient y marcher de front, contrairement a l'escalier exterieur et tournant qui desservait les niveaux superieurs de l'habitation. Comme Azel, comme les autres passagers de la viule, Eleb se maintenait dans une jeunesse illusoire dementie par le son de sa forme. Ses traits, les proportions de son visage et de son corps atteignaient a la perfection, comme sculptes et polis par un invisible sculpteur. Ses cheveux chatain clair, releves en chignon, soulignaient la finesse de son cou et de sa nuque. Les larges echancrures de sa robe devoilaient une peau claire a la douceur et a la fermete evidentes. D'elle pourtant emanait une tristesse dechirante. Elle evoquait un astre a la brillance inutile, incapable de dispenser chaleur et lumiere. Elle eut un petit fremissement de joie lorsque Azel lui affirma que Seke etait un griot. Comme elles l'avaient toujours pense, le Conseil des Cinquante s'etait trompe en affirmant que les voyageurs celestes n'existaient que dans la conscience collective du peuple ozanan. Eleb invita les visiteurs a prendre place sur des sieges circulaires aux contours a peine esquisses. Seke s'executa et se detendit apres avoir eprouve la solidite d'un materiau en grande partie invisible. Meme s'il ne transpirait pas sous sa deuxieme peau, il appreciait la fraicheur du logement apres leur marche eprouvante dans la temperature caniculaire des rues de Kaod. Eleb devisagea son hote avec une attention soutenue avant de poser la question qui lui brulait les levres. > Ce fut Azel qui repondit : -- Toi ? Je croyais que les Minors n'etaient pas admis aux concerts donnes dans le Vox. -- Il ne s'agissait pas d'un concert : la salle etait deserte. >> Eleb hocha la tete d'un air dubitatif. > Les levres pincees, Azel marqua un temps de silence avant de retorquer : -- Mais toi, toi qui n'assistes jamais aux concerts, peux-tu faire la difference entre le chant d'un humain ordinaire et celui d'un envoye celeste ? >> Azel se releva et posa la main sur son sein gauche pour donner un tour solennel a sa declaration. > Ebranlee par la conviction de son interlocutrice, Eleb considera Seke avec perplexite. -- Vous n'etes vous-meme plus tres jeune. Etes-vous sage pour autant ? >> Elle demeura un moment figee avant d'esquisser un sourire impregne d'amertume. > Des bruits de pas resonnerent dans l'escalier exterieur et declencherent le meme reflexe chez les deux femmes : elles bondirent de leurs sieges et se petrifierent dans la posture d'animaux inquiets, les yeux ecarquilles, les jambes flechies, les bras ecartes, la tete tournee vers la source du bruit. A l'ecoute des sons des formes, Seke ne detectait aucune menace de l'autre cote du mur, aucune raison de se laisser deborder par la peur. Le silence retomba peu a peu sur la maison, au grand soulagement d'Eleb et d'Azel qui revinrent s'asseoir avec une expression de fillettes penaudes. > Bien que principalement destinee a dissiper son trouble, la proposition d'Eleb tombait a pic. Elle n'effectua toutefois aucun mouvement en direction d'une hypothetique cuisine, elle se contenta de prononcer une serie de mots a voix basse. Quelques secondes plus tard, des formes claires surgies de nulle part jonchaient la table basse. > Seke ne trouva aucune saveur particuliere a ces cubes a la consistance pateuse. Apres qu'il eut avale les quatre, la sensation de faim s'estompa et ceda la place a un bien-etre regenerateur qui chassa ses derniers vestiges de fatigue et de douleur. Il eut egalement l'impression d'etre deleste d'une partie de sa tristesse. Les creatomes avaient decidement d'etranges pouvoirs. Deux autres cubes se materialiserent sur la table, l'un de couleur jaune, qu'Eleb tendit a Azel, l'autre de couleur brune, qu'elle mangea elle-meme. -- De l'infiniment petit, repondit Eleb. Il n'y a donc pas de creatomes la d'ou vous venez ? -- Je n'en ai jamais vu ni entendu parler sur les mondes que j'ai visites. >> Eleb reposa son cube a demi grignote sur la table et, les yeux brillants, se tourna vers Seke. > Le griot acquiesca d'un battement de cils. > Seke fit une breve description des civilisations de Jezomine, de Logon, d'Agellon, d'Ez Kkez et d'Onoe, mais il n'eut pas le courage de leur parler de Frater 2. Les deux femmes l'interrompaient de temps a autre pour lui demander des details sur l'habillement, l'habitat, le climat, les caracteristiques physiques, l'organisation sociale, les mutations... Elles furent enchantees de savoir que l'univers abritait d'autres souches humaines, que les mythes de la Dispersion reposaient sur des fondements reels ; horrifiees d'apprendre que certaines populations avaient regresse de maniere brutale ou s'etaient totalement eteintes. Cependant, leur curiosite se concentra sur le Cercle des griots, sur les transferts interplanetaires et les decalages temporels. Elles pensaient, comme tous les humains prisonniers de la gravite, que le voyage a travers les immensites spatiales etait un privilege, un present des dieux. Seke tenta de les convaincre que la Chaldria prenait autant, et meme davantage, qu'elle ne donnait, que les quelques secondes d'euphorie sur les flots chaldriens se payaient, au reveil, d'une douleur de plusieurs jours, que le voyageur perdait sa densite et souffrait d'une solitude de plus en plus oppressante, mais, elles, les captives de leur monde, les damnees de la matiere, elles refusaient d'entendre ses plaintes, fascinees par la dimension cosmique de ses periples. Meme si elles ne le disaient pas, elles l'assimilaient aux demi-dieux et aux heros des mythes de la Dispersion, elles refusaient de reconnaitre sa nature humaine. L'incomprehension entre les griots et les humains disperses trouvait peut-etre la une partie de son explication : les hommes attendaient des dieux, des entites en tout cas dignes d'adoration, ils ne rencontraient que des etres de chair et de sang en proie a la souffrance, au doute. Les hommes croyaient qu'il leur suffirait d'entendre la voix des griots pour surmonter leurs difficultes. Apres le depart des visiteurs, ils se rendaient compte qu'aucune intervention celeste n'avait le pouvoir de resoudre leurs problemes ni d'effacer leurs peurs. > Les moues reprobatrices de ses interlocutrices lui signifierent qu'il avait profere une enormite. -- Ils viennent de la nef, mais ils seraient bien incapables de transporter des corps d'un bout a l'autre de la Galaxie ! rencherit Eleb. -- Ils viennent de la nef ? s'etonna Seke. -- Les Priors l'affirment en tout cas. On les surnomme les fils de la matrice originelle. -- Vous les portez... a l'interieur de vous ? >> Eleb ecarta un pan de sa robe et devoila un sein au galbe et au maintien parfaits. -- Si je comprends bien, il s'agit d'une sorte de parasite. >> Les deux femmes se consulterent du regard. -- Sous quelle forme se presente cette matrice originelle ? >> Eleb ecarta les bras. > Il designa le sein d'Eleb. -- Non, mais on peut percevoir son chuchotement lorsqu'on l'ecoute avec attention. Et puis nous le voyons a l'oeuvre a chaque instant de notre existence. Il corrige en permanence les desequilibres organiques, il neutralise les maladies, il combat les effets du vieillissement, il anticipe nos besoins. -- Et les autres, ceux que vous appelez les creatomes domestiques ? -- Ce sont des combinaisons moleculaires invisibles qui nous entourent et sont en relation constante avec les creatomes personnels. Elles nous servent egalement d'intermediaires avec l'environnement. -- Les Cinquante pretendent que les fils de la matrice originelle ont adopte la meme hierarchie que la notre, precisa Azel. Il ne s'agit pas d'une simple vue de l'esprit : comme vous avez pu le constater dans la viule, les creatomes auxiliaires se mettent d'abord au service des Priors. >> Le coup d'oeil que s'echangerent les deux femmes indiqua que cette situation ne leur convenait pas. > La moue d'Eleb revela furtivement la vieille femme sous sa peau de jeune fille. -- Vous ne remplacez donc pas les nihils ? >> Eleb marqua sa surprise d'un haussement de sourcils, puis elle devina que l'information venait d'Azel et repondit, d'une voix morne : -- Si je comprends bien, il n'y a plus de naissance ni de mort sur votre monde ? >> Eleb avala une bouchee de son cube avant de repondre : > Un fracas soudain l'interrompit. La porte de son logement claqua violemment contre le mur, une lumiere vive s'engouffra dans l'entree. CHAPITRE XIII LES FILS DU VENT Les mythes de la Dispersion reposent pour partie sur la verite historique et pour partie sur les mensonges des descendants de la nef. Les hommes preferent souvent le mensonge a la realite. Le mensonge leur permet de mieux supporter les dures realites de leur existence. Ils s'inventent des passes glorieux et des etres aux pouvoirs extraordinaires, qu'ils soient heros ou bien dieux, pour continuer d'entreprendre. La verite est que nous sommes maintenant coupes des autres branches humaines disseminees dans les etoiles. Nous refusons de l'accepter, car nous voulons conserver envers et contre tout cet espoir du grand rassemblement humain, cette idee qu'un jour nous serons reunis a nos freres quels que soient l'espace et le temps. Nous sommes issus d'un meme systeme originel comme des enfants engendres dans le meme ventre, et nous sommes berces de la nostalgie des origines. La guerre nous a separes ; nous pensons que la paix guerira nos blessures profondes et nous ramenera a l'unite originelle. Voila pourquoi nous avons cree les griots. Les griots sont les voix de nos espaces interieurs, et non des etres de chair et de sang. Les griots sont les chantres de nos aspirations profondes, les symboles qui nous aident a supporter la souffrance de la Dispersion. Ceux qui pretendent le contraire ne sont pas seulement de doux reveurs mais des creatures nefastes, dangereuses ; qui, comme les fils recalcitrants d'une etoffe, finiront pas effilocher la trame, notre trame. Nous nous appliquerons donc a les traquer et les eliminer sans pitie. Ce sont les raisons qui nous ont pousses a creer le corps des septions. En tant que gardiens vigilants de notre jeune histoire, ils recevront les pleins pouvoirs, et quiconque s'opposera a eux s'opposera a nous. Archives nationales de Kaod, le Conseil des Cinquante, Ozane. Trois hommes s'engouffrerent dans l'appartement. Ce fut leur odeur qui frappa Seke, apre, animale. Ils portaient des peaux cousues, bordees de motifs colores, et brandissaient de longs batons tailles dans une matiere ambree et translucide. Une poussiere ocre sedimentait leurs cheveux divises en multiples tresses. Une energie de fauves en chasse se degageait d'eux, la meme qu'on percevait chez les enfants du Tout lorsqu'ils s'egaillaient dans la nuit en quete de nourriture. Des cicatrices regulieres, des scarifications rituelles sans doute, striaient leur front et leurs joues. Effrayees par l'irruption de ces hommes, Azel et Eleb se tenaient serrees l'une contre l'autre dans un coin. Leurs visages figes flottaient sur le fond de penombre comme des masques de tragedie. Des eclats de voix montaient des etages inferieurs de l'immeuble. L'un des intrus s'avanca vers Seke et pointa dans sa direction l'extremite de son baton. Les deux autres se placerent de chaque cote de la porte tout en lancant des regards furtifs vers l'escalier. Le griot ne captait pas d'intentions menacantes dans les sons de leurs formes. Le brouhaha s'amplifia dehors, degenera en vacarme, mais les trois hommes resterent immobiles et silencieux au milieu des particules de poussiere soulevees par les courants d'air. Le baton tendu vers Seke se mit soudain a briller. Une flamme vive emplit la matiere ambree et souligna les scarifications de l'homme qui faisait face au griot. Son visage, jusqu'alors impassible, exprima une joie profonde, quasi extatique. Il s'inclina a deux reprises avant de ramener le baton contre sa hanche. > Les eclats de sa voix puissante dominerent les bruits exterieurs. Ses cicatrices continuaient a luire. Elles n'avaient donc pas ete eclairees par la lumiere du baton, elles s'etaient illuminees en meme temps que la matiere ambree. De l'interieur. -- Qui etes-vous ? demanda Seke. -- Kiljer, des grandes fosses orientales du plateau, du peuple des Nils. Nous n'avons pas beaucoup de temps : les septions sont maintenant avertis de notre presence. Il faut partir tout de suite si nous voulons garder une chance de leur echapper. -- Comment m'avez-vous trouve ? -- Nous nous sommes laisse guider par le feu des origines. -- Pourquoi devrais-je vous suivre ? -- Il n'y a pas de place pour les fils du ciel dans l'Arkaod. Tu es en danger ici : tot ou tard, les septions te retrouveront et te tueront. Nombreux sont les griots qui ont trouve la mort sur Ozane. -- Mensonge ! >> La colere d'Azel, plus forte que sa frayeur, l'avait projetee vers le centre de la piece. > Kiljer posa sur la petite femme un regard d'abord etonne puis condescendant. -- Et vous, vous n'avez pas le choix ! lanca Azel, hargneuse. Vous n'etes pas des Nils mais des nihils, des bannis condamnes a vivre sans creatomes, a redevenir de simples mortels ! -- Benie soit la mort. La mort seule donne son prix a la vie. >> Kiljer se tourna a nouveau vers Seke : -- Comment savez-vous que des griots ont ete massacres sur Ozane ? -- Le temps nous est compte. Nous reclamons ta confiance. Les dragons volent vers nous. Les reponses te seront donnees en temps voulu. -- Ne l'ecoutez pas ! gronda Azel. Ce sont des adorateurs de la mort ! Des barbares ! Tout ce qu'ils veulent, c'est votre sang ! Ils croient qu'en le buvant l'immortalite leur sera redonnee. >> Seke ne decelait pas d'hiatus entre les paroles de Kiljer et le son de sa forme. L'urgence de la situation lui interdisait de poser d'autres questions - le Nil n'avait-il pas parle de dragons ? - de mieux evaluer les risques d'une telle entreprise, mais, etant donne l'accueil recu dans le Vox, etant donne sa detresse et son indecision, il accepta l'invitation de son interlocuteur. > L'emissaire des fosses orientales s'inclina une nouvelle fois avec un large sourire puis, d'un geste, donna a ses deux compagnons le signal du depart. > Elle se rua comme une furie sur Kiljer. Le Nil l'evita d'un pas de retrait et, dans le meme mouvement, lui posa l'extremite de son baton sur la poitrine. Le contact furtif avec la matiere ambree eut sur elle l'effet d'un choc electrique : projetee en arriere, elle decolla du sol et retomba durement sur le sol ou elle demeura allongee, gemissante, parcourue de spasmes. > Le tumulte grandissant absorba les protestations d'Azel. > Il fit signe a Seke de se diriger vers la porte et lui emboita le pas. Avant de sortir, le griot chercha Azel du regard pour la remercier de lui etre venue en aide, mais il ne distingua que le corps tremblant d'Eleb entre les sieges renverses. Il en deduisit que la petite femme s'etait dissimulee derriere son ecran leurre pour ne pas subir le meme sort que sa compagne. Conscient qu'elle continuait de l'observer, il lui adressa un sourire reconnaissant avant de passer sur le palier ecrase de lumiere. Suffoque par l'air brulant, il entrevit des mouvements confus devant lui. Les deux accompagnateurs de Kiljer se frayaient un passage au milieu d'hommes et de femmes agglutines dans l'escalier exterieur. Ils se contentaient de toucher de la pointe de leurs batons les silhouettes gesticulantes et vaguement menacantes qui leur barraient le passage. Elles s'affaissaient aussitot comme des herbes couchees par le vent. Seke enjamba des corps gisant en travers des marches, empetres dans les pans de leurs toges ou de leurs robes. Tous d'apparence jeune, se ressemblant dans leur perfection. Ils avaient surgi des etages inferieurs ou des immeubles voisins, alertes par le tumulte et l'epais nuage de poussiere qui noyait les environs. Il en venait d'autres, convergeant des ruelles adjacentes. Deux viules etaient sur le point de se poser sur des terrasses proches. Au travers des fenetres des nacelles, Seke apercut des uniformes clairs semblables a ceux des hommes qui l'avaient pourchasse au sortir du Vox. Il trouva curieux que l'irruption de trois nihils suffit a provoquer un tel remue-menage. Ils arriverent enfin en bas de l'escalier. Les habitants de Kaod accouraient en nombre. La densite de la poussiere etonna Seke : en principe, les pierres polies qui pavaient la ruelle ne se bresillaient pas. Kiljer poussa un ululement, saisit Seke par le bras, l'entraina vers une masse sombre dont les brusques ecarts soulevaient d'immenses gerbes ocre. Apres avoir fendu un petit groupe, ils se retrouverent devant un gigantesque flanc couvert de poils longs et emmeles. Kiljer y plongea sans hesitation les doigts et, s'agrippant aux touffes reches, grimpa avec agilite sur une echine perchee a une hauteur de plus de quatre hommes. Seke l'imita apres un court instant d'hesitation, craignant a tout moment que l'animal - car il s'agissait bien d'un animal - ne se debarrasse de lui d'un cabrage ou d'une ruade. Chacun de ses gestes declenchait des cascades d'une poussiere qui lui agressait les narines, la gorge et les yeux. L'odeur rappelait, en plus acre, la puanteur des vetements des Nils. La laine semblait avoir baigne pendant des annees dans une terre dessechee. Kiljer lui enjoignit de s'installer derriere lui, a califourchon sur une surface arrondie et rapeuse, avant de lancer un deuxieme ululement aigu et bref. L'animal poussa un rugissement, s'ebranla et partit au galop. Desarconne par son acceleration foudroyante, Seke eut le reflexe de se raccrocher aux poils de l'echine et se reequilibra en tirant de toutes ses forces sur ses bras. L'animal prit encore de la vitesse dans un crepitement assourdissant, semant derriere lui un panache dense, irrespirable. Les hurlements des habitants de Kaod s'estomperent peu a peu. Entre ses paupieres mi-closes, Seke entrevit devant lui deux autres masses lancees au grand galop. Elles abandonnaient elles aussi d'impressionnants sillages de poussiere. Les balancements reguliers et l'epiderme rugueux de leur monture lui irritaient les cuisses et les fesses a travers la deuxieme peau tissee par les creatomes. Il se cramponnait au crin pour ne pas etre ejecte a chaque foulee. Les facades claires surgissaient comme des spectres de chaque cote de la ruelle. Des silhouettes surprises avaient tout juste le temps de se jeter en arriere ou sur le cote pour esquiver les sabots meurtriers. Seke lanca un coup d'oeil par-dessus son epaule. Le quartier tout entier baignait maintenant dans un ocean grisatre dont les vagues lechaient les toitures ou les terrasses les plus hautes. Une vingtaine de metres au-dessus du sol, une viule volait dans les ors rutilants de l'etoile Nor en s'efforcant de suivre l'allure des grands animaux. Mais leur vitesse ne diminua pas jusqu'a la sortie de l'agglomeration, et, lorsqu'ils franchirent les quartiers exterieurs et aeres de Kaod, la viule n'etait plus qu'un point etincelant dans le lointain. Ils deboucherent sur le plateau ou ils galoperent encore un long moment avant de ralentir et de s'arreter sur un ordre de Kiljer. Seke ne fut pas fache de descendre et de decontracter ses membres inferieurs tetanises. La chaleur de Nor se deversa sur son crane et ses epaules comme du metal en fusion. La terre calcinee lui incendia la plante des pieds. Il se dirigea vers un petit massif rocheux et se refugia dans une zone d'ombre ou le rejoignirent quelques instants plus tard Kiljer et ses hommes. Les rafales d'un vent brulant dispersaient les nuages souleves par la course des grands animaux. -- Les fils du vent ? -- Les akyous. Les autres habitants de ce monde. >> Seke observa les animaux, recouverts d'une epaisse toison noire du mufle jusqu'a l'extremite de la queue. Leurs yeux ronds brillaient sous les touffes desordonnees. De fines volutes s'echappaient de leur laine. Ils ne paraissaient pas tailles pour la vitesse avec leurs enormes masses, leurs pattes epaisses et courtaudes ; Seke gardait pourtant de la chevauchee la sensation d'une allure vertigineuse. -- Les Priors prennent pour un acte stupide un comportement essentiel a la survie de l'espece, repondit Kiljer. Et meme essentiel aux equilibres d'Ozane. -- Un suicide collectif ? -- Les fils du vent ne se jettent pas dans la faille pour se tuer. Tu auras bientot l'occasion de le verifier. >> Le Nil precisa, devant la mine etonnee de Seke : -- Vous l'avez deja fait ? >> Kiljer observa un moment les akyous avant de repondre. -- Ils ont survecu ? -- Ce sont eux qui ont fonde le peuple des fosses orientales, le peuple des Nils. >> Les trois akyous galoperent jusqu'au coucher de Nor. Pas un arbre, pas un buisson, pas un brin d'herbe ne poussait sur le plateau chauffe a blanc par les rayons de l'etoile. Avec le crepuscule se leva un vent glacial dont les bourrasques claquaient avec la puissance de coups de fouet. La temperature chuta d'un seul coup de plusieurs dizaines de degres. Ils suivaient depuis un bon moment le large sillon laboure, selon Kiljer, par le gros du troupeau. A l'odeur des animaux se melaient celles, plus sourdes, des excrements et de la terre seche. La piste donnait sur un immense cirque d'une profondeur de plusieurs centaines de metres. Les akyous s'engagerent dans un defile qui, d'abord assez large, se retrecissait a mesure qu'ils descendaient, jusqu'a devenir un passage exigu entre deux parois abruptes. Seke se demanda pourquoi ils empruntaient un chemin debouchant sur une nasse. La reponse lui fut donnee lorsqu'il percut un son de forme ravissant, le plus beau qu'on puisse entendre dans un environnement aride : le chant de l'eau. Au fond du cirque se devoilait un lac a demi souterrain alimente par plusieurs sources degringolant en cascades de flancs rocheux aux formes fantasmagoriques. La fraicheur des dejections indiquait que le gros du troupeau n'etait pas passe depuis tres longtemps. Les trois akyous s'abreuverent un long moment dans un concert de lapements et de borborygmes. Un couvercle rougeoyant, strie de bandes mauves et indigo, s'etait pose sur le cirque. Les derniers rayons de lumiere diurne se faufilaient dans les failles et criblaient de cercles mordores la surface du lac. Les trois Nils se desaltererent aux cotes de leurs montures, agenouilles sur le bord, les levres plongees dans l'eau d'une fraicheur saisissante. Leur avidite, leur manque de retenue auraient consterne les enfants du Tout, mais ils n'avaient pas bu sans doute depuis plusieurs jours, une sobriete deja remarquable pour des hommes. Seke les imita, heureux de pouvoir enfin chasser la poussiere de sa gorge et de ses narines, puis il se lava le visage et le cou. Il contint son envie de retirer sa deuxieme peau et de plonger tout entier dans l'eau afin de soulager les brulures a ses cuisses et a ses fesses. > Kiljer observait le griot avec l'expression a la fois severe et aimante d'un pere surveillant son enfant. Des gouttes d'eau s'etaient ecoulees des commissures de ses levres et avaient seme des tavelures sombres sur le masque ocre et craquele qui recouvrait son visage. Ses scarifications elles-memes disparaissaient sous l'epaisse couche de poussiere sechee. -- Nous sommes entres dans l'Arkaod : une impardonnable provocation aux yeux des Priors. Leurs gardiens nous pourchasseront jusqu'a la faille. >> Kiljer dressa l'extremite de son baton vers le ciel. Seke entrevit, par les echancrures de sa tunique et de son pantalon, d'autres scarifications qui luisaient doucement dans la penombre. Ses muscles, s'ils n'avaient pas les proportions parfaites des hommes de Kaod, paraissaient a la fois delies et robustes. Il demeura un moment dans cette position, les pieds ecartes, la tete tournee vers le ciel, les bras leves au-dessus de la tete. Des eclairs lumineux parcoururent la matiere ambree du baton. > Les deux autres Nils brandirent a leur tour leur baton et repeterent en les psalmodiant les derniers mots de Kiljer. > Les akyous s'ebrouerent. Apres s'etre abreuves, ils s'etaient assoupis debout, la tete legerement affaisse. Des cornes saillaient de leur toison de chaque cote de leur crane. Seke en denombra une dizaine, larges, courbes, d'un brun fonce tirant sur le noir. Leurs extremites evasees se confondaient avec les touffes de laine, raison pour laquelle, sans doute, il ne les avait pas encore remarquees. Les Nils remiserent leurs batons dans les gaines cousues sur le cote de leurs tuniques et se dirigerent vers les grands animaux. Seke s'appretait a suivre Kiljer quand il capta un son qui n'etait pas emis par l'environnement visible. Meme lorsqu'il ne consacrait pas son attention a l'ecoute du choeur des formes, il restait conscient qu'a chaque forme correspondait une vibration. Tout comme a chaque surface, a chaque volume correspondaient une densite et une couleur. Des masses sombres des akyous, par exemple, s'elevait un chant d'une douceur et d'une harmonie surprenantes ; de Kiljer, une vibration puissante, presque martiale ; des deux autres Nils, des sons monocordes entrecoupes de notes joyeuses ou nostalgiques ; il y avait egalement les murmures soyeux des cascades, le chuchotement envoutant de l'eau, le bourdonnement grave et continu des rochers. Et, enfin, ce chant tenu, etouffe, a la fois tenace et empreint de frayeur. Ce son dont la forme restait pour l'instant dissimulee. > La voix de Seke se repercuta dans les grottes bordant le lac. Les Nils tirerent leurs batons de leurs gaines et se retournerent. Les akyous renaclerent, secouerent la tete. De leur toison s'envolerent des spirales blanchatres echarpees par les rafales de vent. Une silhouette apparut au milieu des rochers, crachee par le neant. Seke reconnut immediatement Azel malgre la poussiere grise recouvrant son visage, ses cheveux et son vetement. -- Je... je fais partie de ceux qui contestent l'hegemonie des Priors comme vous >>, plaida Azel. Elle rabattit sa robe sur ses jambes et recouvrit d'un pan defait son epaule et sa poitrine. > Azel se mordit les levres et, pendant quelques instants, Seke crut qu'elle allait fondre en larmes. > Kiljer s'avanca de trois pas et se planta devant la petite femme. > Azel acquiesca en silence. Le vent jouait dans ses cheveux denoues et decouvrait par intermittence son visage d'une paleur inhabituelle. Au second plan, la surface du lac tendait un miroir sombre et profond ou se reflechissaient les premieres etoiles. > Des lueurs de frayeur troublerent les yeux d'Azel. Le pan de tissu enroule autour de son epaule retomba sur le cote et decouvrit a nouveau sa poitrine. Elle ressemblait en cet instant a une petite fille trop vite grandie, pressee de devenir une femme. Elle releva la tete et s'efforca de soutenir le regard de Kiljer. > Il abaissa la pointe de son baton sur la partie superieure du sein gauche d'Azel. > Une lumiere ambree se diffusa dans le baton, se transfera dans le corps d'Azel, resurgit quelques instants plus tard par ses yeux, ses narines et sa bouche. Elle brillait avec intensite dans les tenebres naissantes, soulignait les aretes des rochers et les formes immobiles des akyous. Azel n'eut aucune reaction dans un premier temps, puis ses traits se crisperent, elle profera une longue plainte qui s'acheva en hurlement. La peau tendre de son sein rougeoyait comme de la braise au contact du baton. De la brulure s'echappait une odeur de chair grillee dispersee par les bourrasques. Les jambes vacillantes de la petite femme ne la porteraient plus tres longtemps. Seke faillit supplier Kiljer d'arreter, mais la lumiere commenca a decroitre, et il comprit que la ceremonie allait bientot prendre fin. Azel resista encore un peu avant de s'effondrer. L'obscurite retomba sur les lieux, froide, a peine egratignee par l'eclat des myriades d'etoiles et du croissant ceruse d'un satellite. L'immobilite de la petite femme n'alarma pas Seke : le son de sa forme resonnait en sourdine. Malgre la cruaute de l'epreuve, elle n'avait pas franchi la porte de l'autre monde. >, dit Kiljer. Les deux autres Nils souleverent Azel par les bras et les jambes, et, se servant de la laine comme d'une echelle, la hisserent avec agilite sur l'echine d'un akyous. L'un d'eux se placa a califourchon derriere le corps inerte tandis que le deuxieme redescendait pour s'installer sur une autre monture. Kiljer remisa son baton dans sa gaine. > Il s'absorba un petit moment dans la contemplation du ciel etoile. >, ajouta-t-il avant de se diriger d'un pas tranquille vers le troisieme akyou. La douleur revenait sans cesse, lancinante, intolerable. Elle s'epanchait de sa poitrine comme une source bouillante, se repandait dans son corps jusqu'aux extremites de ses merribres, jusqu'a ses ongles. Chaque foulee du grand animal, chaque vibration l'attisait, l'empechait de s'assoupir. Azel regrettait amerement l'impulsion qui l'avait precipitee dans cette aventure et lui avait coute son creatome. Elle avait suivi sans reflechir le griot et les trois nihils dans la ruelle inondee de poussiere, elle s'etait juchee sur un akyou. Cramponnee a la laine, elle n'avait rencontre aucune difficulte pour se maintenir en equilibre sur l'echine rugueuse. Elle etait arrivee au bord du lac aussi fraiche et dispose qu'au sortir de l'appartement d'Eleb. La chevauchee n'avait abandonne aucune trace, aucune irritation sur sa peau pourtant tendre, seulement une epaisse couche de poussiere que le creatome n'avait pas estime necessaire de nettoyer. Il avait fallu que le griot detecte sa presence malgre l'ecran leurre pour que son existence bascule dans une autre dimension. La souffrance. Avant ce jour, son corps n'avait ete qu'un instrument pratique et toujours disponible, un support qu'on ne remarquait pas. Depuis que le nihil lui avait pose la pointe de son baton sur le sein gauche, elle avait pris brutalement possession de cette demeure organique dont elle n'avait jamais vraiment cerne les limites. Outre la douleur persistante dans sa poitrine, elle ressentait le contact avec l'epiderme rapeux de l'akyou, le souffle brulant de l'air sur ses jambes, les morsures des grains de poussiere sur son visage, les effleurements reguliers des genoux du nihil assis derriere elle. Son creatome n'etait plus la pour neutraliser les attaques de la matiere, pour corriger les desordres du temps. Desormais consciente qu'elle s'etait engagee sur le chemin qui menait inexorablement a l'effacement, elle ne comprenait pas comment elle avait pu accepter la proposition du nihil. Elle s'etait investie dans une forme d'opposition aux Priors, aux Cinquante en particulier, dont le joug pesait de plus en plus sur le peuple ozane, mais jamais elle n'avait envisage de perdre ses privileges de descendante de la nef, de rejoindre les rangs des bannis. Un cri percant domina le crepitement des sabots sur la terre. L'akyou s'immobilisa apres avoir parcouru une courte distance au pas. Azel rouvrit les yeux et entrevit les deux autres animaux dans la poussiere epaisse. Apres que le nihil eut devale le flanc du grand animal, elle eut elle-meme envie de changer de position, de se degourdir les jambes. Elle attendit que les elancements se soient dissipes pour se laisser glisser le long de la toison noire. Les frottements sur les poils reches raviverent les douleurs a sa poitrine, en provoquerent d'autres sur son ventre et ses cuisses. Ses jambes se deroberent lorsqu'elle entra en contact avec le sol. Elle roula sur une terre jonchee de cailloux. Son gemissement alerta les nihils et le griot regroupes quelques pas plus loin. Ils se precipiterent dans sa direction et l'aiderent a se relever. Sa robe en lambeaux ne dissimulait pratiquement plus rien de son corps. Un liquide tiede et doux coulait sur sa poitrine et son ventre. Du sang. Il jaillissait de la blessure ouverte par le baton enflamme et se separait en plusieurs filets de chaque cote de son sein. Affolee, elle tenta d'ecraser les serpents pourpres qui s'echappaient de son corps. > Elle chercha une approbation dans le regard du griot. Elle ne distinguait pas le ciel, seulement les nuages de poussiere en suspension. Les yeux clairs du voyageur celeste lui repondirent qu'elle n'avait rien a craindre, qu'elle avait fait un choix a la fois courageux et juste. Elle les entendit dire encore qu'ils etaient arrives au bord de la faille occidentale, a des centaines et des centaines de lieues de Kaod, que le gros du troupeau avait deja... saute (elle ne fut pas certaine d'avoir compris ce dernier mot). Elle sombra peu a peu dans une inconscience apaisante. CHAPITRE XIV CHUTE LIBRE Maitres sans importance : pretres du peuple nil (derive du mot >) des fosses orientales du plateau central ozanan. Plutot que de pretres, d'ailleurs, il conviendrait de parler de guides politiques et/ou spirituels, le peuple des fosses n'etant pas repute pour une liturgie complexe. D'eux on sait seulement qu'ils venerent le feu originel, appele encore >, un concept primitif, naif, qui rappelle probablement leur origine spatiale - qui rappelle egalement les joyaux de la nef symbolisant l'appartenance aux ordres des Priors. Les observateurs de Kaod notent que les maitres sans importance portent des batons qui, par un etonnant tour de passe-passe, s'emplissent de lumiere en diverses occasions. Lors de la ceremonie d'initiation, ils posent l'extremite chauffee a blanc de leur baton sur la poitrine ou sur le visage de l'impetrant, provoquant des scarifications symetriques qu'arborent avec fierte tout homme et toute femme des fosses. Chose etonnante : les cicatrices se mettent parfois a briller, un phenomene qui, dans les tenebres des grottes ou les Nils ont elu domicile, peut se reveler impressionnant. Certains de mes confreres supposent que les maitres sans importance et les autres s'enduisent d'une matiere phosphorescente. Je n'avancerai pour ma part aucune hypothese a ce sujet, je me contenterai de rapporter les faits. Ou, plus exactement, je consacrerai ma reflexion a cette autre question, tout aussi importante : pourquoi les chefs du peuple des fosses se font-ils appeler les maitres sans importance ? Curieusement je n'y vois pas un aveu d'humilite mais l'expression d'un orgueil incommensurable. Les successeurs de la deesse Brenilde (ou Brenehilde selon les regions) affirment ainsi qu'ils s'effacent devant la loi universelle, qu'ils se fondent dans les mouvements qui regissent le grand univers, mais, en pretendant connaitre les secrets de la creation, en s'affirmant comme >, ils denient a leurs fideles toute possibilite de contester leur parole, ils instaurent un totalitarisme pseudo-mystique que nous haissons de toutes nos forces, mes confreres et moi qui nous efforcons de servir la raison, d'etre les porteurs de la vraie lumiere. En refusant leur importance, les adorateurs du feu originel refutent par avance les desirs du peuple des fosses. Ils refusent egalement cette possibilite d'influencer ou de modeler la matiere qui est, a mon sens, le dessein premier de l'humanite. Phylog Mastreano, ethnologue et membre de la Confrerie prior de la raison, Kaod (anciennement Arkaod), Ozane. Les akyous foncaient au grand galop vers la faille. D'abord un simple ruban sombre dans le lointain, elle se devoilait maintenant dans toute sa dimension. Son bord oppose se devinait a peine dans les lointaines brumes de chaleur. Le sillon, plus fonce que la terre environnante, se dirigeait tout droit vers le vide. Le troupeau n'avait visiblement marque aucune hesitation avant de sauter. Il y avait dans la determination des grands animaux une confiance qui aurait du rassurer leurs cavaliers, mais, au fur et a mesure que se rapprochait le gouffre, les Nils, la Minor et le griot sentaient monter en eux une peur accentuee par le gigantisme de la faille et la vitesse de leurs montures. Aucun d'eux n'aurait cependant songe a se laisser tomber. Pas seulement parce qu'ils auraient risque de se rompre les os a une telle allure : ils avaient apercu, a l'aube, les spheres rutilantes d'une escadre de viules. Elles fondaient sur eux comme un vol d'oiseaux de proie, propulsees par des moteurs auxiliaires dont le vent colportait les grondements. -- Ils semblent uniquement interesses par ce qui se passe a l'interieur de Kaod, avait objecte Seke. -- Ils attendent que leur puissance soit assez grande pour defier le feu originel. -- Le feu originel ? -- Le present de l'humanite premiere, le substrat de la nef. -- Azel m'a egalement parle de matrice originelle lorsqu'elle m'a explique le fonctionnement des creatomes. >> Kiljer avait detourne les yeux du ciel enflamme par les rayons naissants de Nor. -- D'ou vient ce dragon ? >> Kiljer s'etait dirige vers l'akyou qui manifestait son impatience- en martelant le sol a coups de sabots. > Seke leva une derniere fois la tete. Des reflets fugitifs lui indiquerent la position des viules, impossibles a discerner dans le ciel incandescent. > hurla Kiljer. Les trois animaux franchirent les derniers metres sans ralentir l'allure et se jeterent dans le gouffre. Seke eut d'abord la sensation que tout se suspendait, puis, entraine par son poids, l'akyou piqua vers le bas. Les deux hommes decollerent de son echine mais resterent agrippes aux poils de sa toison. Les pensees deferlerent dans l'esprit de Seke. A l'impression de legerete, a l'euphorie generee par cette chute vertigineuse se melait une apprehension sourde en meme temps qu'un immense soulagement. Il ne distinguait pas le fond de la faille, seulement la paroi aux perspectives fuyantes et par endroits herissee d'aiguilles rocheuses. Les deux autres akyous tombaient un peu plus loin. Leurs poils dresses liberaient une poussiere de plus en plus fine. Azel avait lache prise, l'un des Nils l'avait rattrapee par le bras et plaquee contre lui. Sa robe en partie defaite faseyait au-dessus d'elle comme une voile dechiree. Son visage n'exprimait pas de frayeur, juste une resignation teintee d'inquietude. Aucun autre bruit ne resonnait que les sifflements de l'air. Le cycle de Seke s'achevait sur cette planete, comme celui des autres griots dont avait parle Kiljer. Il esperait que Lote l'avait precede dans les mondes de l'au-dela, les mondes ou la vie change de sens selon les enfants du Tout. Mais personne ne pouvait affirmer que les etres aimes attendaient de l'autre cote, personne n'avait perce le mystere des cycles. Il lui faudrait une chance inouie pour retrouver Lote dans les tourbillons du temps. Il ne reverrait sans doute jamais Marmat Tchale, l'homme qui lui avait servi de maitre et de pere. Il l'avait decu en renoncant a sa vie de griot pour tenter l'aventure humaine. Il mourrait sans avoir recu sa kharba, aussi nu et demuni que le jour ou le pere de Kaleh l'avait abandonne dans le desert du Mitwan. Il n'etait pas alle au bout du chemin. Meme si Lote lui avait appris la splendeur de l'union et gueri certaines de ses blessures profondes, il emportait avec lui des regrets. La faille semblait ne pas avoir de fond. La paroi plongeait dans un lit obscur et reculant sans cesse. L'attention de Seke fut attiree par une vibration qu'il n'avait pas entendue jusqu'alors. Elle emanait de la masse inerte de l'akyou. La forme exterieure de l'animal en renfermait une deuxieme plus profonde, differente, qui se revelait a l'occasion de cette formidable chute. Seke se consacra a l'ecoute de ce nouveau son. A l'harmonie premiere et paisible de l'akyou se substituait un chant a la fois plus ample et complexe, pour l'instant a l'etat d'ebauche, attendant sans doute que s'efface la forme premiere pour donner sa pleine mesure et atteindre a la dimension d'un choeur cosmique. Le meme phenomene etait observable chez les deux autres akyous. Quelque chose bougea dans le creux des paumes de Seke : les poils auxquels il s'agrippait etaient en train de se retracter. Kiljer s'en etait egalement rendu compte, qui cherchait une autre prise. Le cuir de l'animal apparaissait maintenant entre les touffes eparses et rases, tapisse d'une epaisse couche de poussiere qui commencait a se desagreger. Une nue suffocante enveloppa les deux hommes. Des particules de plus en plus fines s'infiltrerent dans leurs yeux, leurs narines et leurs gorges. Bien que les poils fussent de plus en plus courts et glissants, Seke s'y cramponna avec l'energie du desespoir. Il devinait que le metabolisme des akyous se modifiait pour leur permettre d'amortir ou d'enrayer leur chute. Il parvint a enfoncer ses doigts dans le cuir epais et rugueux avant que la laine ne se retracte entierement. Un coup d'oeil lateral lui apprit qu'un des Nils avait lache prise et qu'il tombait au-dessus de son akyou desormais glabre. Les animaux paraissaient encore plus massifs ainsi denudes. Ils ne portaient pas une dizaine de cornes mais plus d'une cinquantaine, de toutes les tailles, reparties de chaque cote de leur crane, de leur chanfrein et de leur poitrail. Le troisieme Nil s'etait debrouille pour saisir l'une des cornes de sa monture tout en maintenant Azel serree contre lui. La lumiere rasante de Nor se diluait dans la penombre de la faille. Ils atteignirent une zone de vapeur impregnee d'une forte odeur de soufre. Un fil sinueux, d'un vert brillant, se deroulait en bas de la faille. Le fond, desormais visible, se rapprochait a une vitesse alarmante. A premiere vue, les parois resserrees se refermaient en contrebas ou ne laissaient qu'un passage etroit borde de rochers aux aretes menacantes. Le son de sa forme naissante estompait entierement la vibration premiere de l'akyou et rappelait par ses tonalites les chants des creatures volantes. De violents tourbillons criblaient la surface du ruban vert brillant d'ou s'echappaient des spirales vaporeuses et brulantes. Kiljer cracha du fond de la gorge une succession de ulule-ments rituels. La vapeur avait nettoye la poussiere de son visage et degage ses cicatrices qu'une lueur tenue soulignait. Seke sentit a nouveau bouger quelque chose sous ses doigts. Des tiges percaient le cuir de l'akyou, habillees de barbes humides agglutinees. Les membres superieurs de l'animal s'etiraient, sa tete s'allongeait, ses membres posterieurs se metamorphosaient en une double queue ondulante, son corps tout entier se couvrait de plumes noires. Le ruban vert brillant du fond de la faille s'averait etre un fleuve majestueux d'une largeur de plus d'une demi-lieue, charriant une matiere visqueuse, rutilante, parcourue de courants or et rouge. Il jetait sur le bas des parois des lueurs vives qui revelaient les echines torturees de rochers. De plus en plus intense, la chaleur ravivait les brulures provoquees par la chevauchee des heures passees. Les akyous continuerent de tomber sans esquisser le moindre geste, puis, alors qu'ils semblaient sur le point de s'ecraser, ils deployerent leurs membres superieurs et les agiterent avec une douceur et une amplitude etonnantes. Ils parvinrent a inflechir leur trajectoire, a gagner un peu d'altitude et se stabiliser une vingtaine de pas au-dessus de la surface fremissante. Seke et Kiljer reprirent brutalement contact avec l'echine de leur monture. Etourdis par le choc, ils se retinrent aux plumes en esperant qu'elles ne s'arracheraient pas. Du coin de l'oeil, le griot vit qu'Azel et son compagnon etaient egalement restes juches sur leur akyou. Seul le dernier Nil, celui qui avait lache prise, continua de tomber tout droit et percuta la matiere en fusion dans une somptueuse gerbe verte et doree. > Des grondements sourds couvrirent en partie l'exclamation de Kiljer. Les akyous volerent jusqu'a la tombee du jour en suivant le fond de la faille, parfois obliges de reprendre un peu d'altitude pour eviter les arches dressees comme des ponts au-dessus du fleuve etincelant. La teinte verte du magma resultait probablement d'associations chimiques egalement a l'origine de la persistante odeur de soufre. L'air brulant lechait la face, le cou, les mains et les pieds de Seke, mais pas le reste de son corps. Sa deuxieme peau remplissait a peu pres sa fonction isotherme. Kiljer et l'autre Nil ne paraissaient pas souffrir de la chaleur, au contraire d'Azel dont le visage, les jambes et les bras se couvraient d'une inquietante teinte brique. Les tenebres s'emparerent de la faille apres le declin soudain des rayons plongeants de Nor. La lumiere montait a present du magma et formait entre les parois un tunnel brillant aux reflets verdatres. Les akyous evoluaient dans les airs avec une grace et une agilite a priori incompatibles avec leur masse. Quand le ciel ne fut plus qu'un vide empli d'etoiles, ils remonterent vers les zones intermediaires de la faille et se poserent sur un large eperon rocheux. Vu d'ici, le fleuve de magma redevenait ce mince filet tortueux dont les volutes de fumee estompaient l'eclat. Seke et les autres apprecierent de respirer un air un peu moins torride, un peu moins soufre. Une rapide exploration leur confirma qu'ils ne trouveraient rien dans les environs pour etancher leur soif ni assouvir leur faim. Rien non plus pour rafraichir leur peau enflammee. Tandis que les akyous recuperaient de leurs efforts, ils s'assirent au milieu de l'eperon, encore etourdis de l'ivresse du vol. >, declara Azel, les yeux encore agrandis par l'emerveillement. Ne supportant plus le contact de l'etoffe sur sa peau, elle avait rabattu le haut de sa robe sur ses hanches et laisse sa poitrine decouverte. La brulure provoquee par le baton sur son sein gauche s'etait transformee en une cicatrice boursouflee, etiree, luisante, semblable aux scarifications des Nils. -- Ouais, ca n'a pas reussi a Emphir ! gronda le deuxieme Nil. -- L'heure etait venue pour lui de franchir la porte invisible. Aucun etre vivant ne peut prevoir son heure. -- Les Priors s'acharnent a la retarder, fit observer Azel. -- Ils sont persuades de changer l'ordre des choses. Mais, si l'univers a une grande capacite d'adaptation, il est regi par des regles qu'on ne peut transgresser. Les Priors brisent le mouvement intangible des cycles. En retour il leur sera offert un exil terrible dans l'inertie de la matiere. -- Comment pouvez-vous le savoir ? -- Nous avons tous un rythme biologique propre, etres conscients, animaux, vegetaux, mineraux. Si nous le ralentissons ou l'arretons, nous epousons alors un rythme different, nous nous soumettons aux lois d'un autre regne. >> La reaction de Danseur-dans-la-tempete face a la mort, cet abandon total, admirable, montrait mieux que tout discours la valeur de l'acceptation. Seke recouvrerait-il un jour l'innocence de Qui-vient-du-bruit, retrouverait-il ces annees de silence, de bonheur et de partage ? Depuis qu'il vivait en compagnie des hommes, le bruit et le malheur le poursuivaient comme une maladie, comme une souillure. > Le Nil parlait avec une assurance tranquille. La nature et le dessein du voyageur celeste ne faisaient pour lui aucun doute. Seke n'eut meme pas le reflexe de lui demander d'ou il tenait de telles certitudes. Plus il visitait de mondes et moins le grand reve de l'unite humaine lui paraissait accessible, ou meme souhaitable. Les propos de Kiljer soulignaient a ses yeux le gouffre qui separait les griots des autres hommes et renforcaient son sentiment de solitude et d'inutilite. -- Vingt ? s'etonna Azel. Ca fait plus de cent cinquante ans que je travaille dans l'enceinte du Vox, et jamais je n'ai entendu parler de l'apparition de voyageurs celestes. -- Les septions les ont fait disparaitre avant que se propage la rumeur de leur venue. >> D'un mouvement de tete, Azel designa Seke. -- Son apparition n'etait pas prevue. Ils avaient relache leur surveillance. -- Ils avaient prevu les autres ? -- Ils ont mis au point un systeme de detection tres performant. Leurs capteurs leur annoncent le passage d'un griot deux ou trois jours avant sa materialisation dans le chald. Il leur suffit de l'attendre, dissimules derriere leurs boucliers leurres, de s'emparer de lui pendant qu'il souffre des effets de la renaissance et de l'eliminer. >> Kiljer marqua une pause pendant laquelle il posa son baton a plat devant ses jambes croisees. Le vent ployait les plumes des akyous dans un frissonnement musical. Le son de leur forme vibrait desormais avec une amplitude majestueuse, comme si, par leur metamorphose, ils etaient passes dans une autre dimension. Dans un autre regne, selon les paroles de Kiljer. -- Un griot etait apparu quelques jours plus tot, finit par repondre Kiljer. Ils ne pensaient pas qu'un deuxieme suivrait de maniere si rapprochee, un phenomene qui ne s'est jamais produit depuis l'atterrissage de la nef sur Ozane. Ils ont cru qu'ils avaient tout leur temps avant de reprendre leur surveillance. Ils ont ete alertes un peu tard. -- Par qui ? -- Ton creatome sans doute. Par la grace du feu, vous avez pu sortir du Vox avant leur intervention. -- Et vous ? Comment avez-vous ete prevenus ? >> Kiljer saisit son baton, le leva a bout de bras et le contempla avec une ferveur extatique. > L'eclat diffus des etoiles ne parvenait pas a diluer l'encre noire de la faille. Le silence etouffait les grondements montant des profondeurs. Le deuxieme Nil, appele Jarkil, denouait une a une ses innombrables tresses d'ou s'echappaient de fines coulees de poussiere. > demanda Seke. Kiljer ecarta les bras dans un froissement de peau. > Il expliqua que les trois hommes de l'expedition precedente s'etaient rendus dans l'Arkaod plusieurs jours avant l'arrivee presumee du griot avec pour mission de le soustraire aux griffes des septions. Comme ils n'avaient pas pu beneficier de la migration des akyous, ils avaient traverse une partie du plateau a bord de radeaux sur les fleuves souterrains, puis ils avaient fini a pied a partir de l'aven des xabins, le gouffre qui servait de refuge aux insectes rouges avant leur grande migration. L'expedition, pourtant conduite par l'un des maitres sans importance les plus experimentes du peuple nil, n'avait pas donne signe de vie, ni par les voies du feu ni par les voies de l'air. On supposait que les septions les avaient reperes et condamnes a subir le sort de tous les Nils qu'ils capturaient : l'aneantissement par les decratomes, les nanotecs chargees de la destructuration moleculaire. Il y avait fort a parier que le griot avait connu la meme fin. -- Le feu, repondit Kiljer sans hesiter. A l'homme qui fusionne avec le feu originel, un certain nombre de reponses sont donnees. >> Il observa un temps de silence avant d'ajouter, d'une voix grave : -- Votre acharnement a secourir les griots a coute de nombreuses vies a votre peuple... -- Nous sommes les fils du feu. Et le feu nous a demande de tout mettre en oeuvre pour epargner les voyageurs celestes. Que nous importent nos vies ? -- Vous saviez que les akyous allaient se transformer en creatures volantes ? >> Kiljer ramassa son baton et s'approcha du bord de l'eperon rocheux. > Ils passerent une grande partie de la nuit a deviser. D'une curiosite inlassable, Azel posa d'innombrables questions sur les peuples et les moeurs des autres mondes. Les Nils ecoutaient, acquiescant de temps a autre d'un hochement de tete, rythmant les reponses de Seke de grognements ou de claquements de langue. Leurs scarifications luisaient parfois dans la nuit et transformaient leurs visages en masques intrigants. Le feu qu'ils adoraient semblait couver a l'interieur de leur corps et se reveiller par instants. Le meme phenomene etait visible sur la cicatrice du sein gauche d'Azel, comme si le baton de Kiljer, en detruisant son creatome, l'avait marquee d'un sceau eternel. Sa jeunesse artificielle commencait a s'estomper, les premieres traces du temps s'imprimaient deja sur ses traits, dans son regard, dans son attitude. Elle decouvrait la souffrance et l'angoisse liees aux mecanismes biologiques, la grandeur et la tragedie de l'ephemere. Sa memoire cellulaire neutralisee par le creatome lui etait rendue et, avec elle, l'angoisse de la fin programmee, le prix donne a chaque emotion, a chaque instant. Alors que les premieres lueurs de l'aube se coulaient en ruisseaux epars au-dessus de la faille, elle demanda au griot de chanter, une requete appuyee avec enthousiasme par les Nils. Le premier reflexe de Seke, recru de fatigue et de tristesse, fut de refuser, mais, alors qu'il s'allongeait sur la roche dure pour chercher un peu de repos et d'oubli, un grand silence se fit en lui. Emporte par une source puissante et paisible, il se releva et se placa au bord de l'eperon rocheux, tournant le dos a la gueule beante de la faille. Il cessa d'etre Qui-vient-du-bruit, l'homme qui pleurait l'absence des etres aimes, il devint lui-meme un espace infini, la caisse de resonance de la Creation. > Le chant de Seke dissipait sa fatigue et sa tristesse. Il n'avait aucun effort a faire pour choisir les mots, pour trouver la scansion ou les notes justes. Azel et les deux Nils l'ecoutaient avec une intensite presque palpable. Les coups de griffe du jour naissant ensanglantaient la nuit et les plumes frissonnantes des akyous. -- Comment puis-je acceder a ta requete ? demandait l'autre. -- Il te suffit de me remettre le joyau de la nef, ce feu eternel qui brule dans une grotte souterraine de la colline d'Arkaod. Sers-moi avec loyaute, et je te donnerai, a toi et aux tiens, le secret de l'immortalite. >> L'epoux de Brenilde se mit aussitot en quete du joyau, mais, plus personne ne sachant ou se trouvait cette salle souterraine, il erra de nombreux mois dans les fondations d'Arkaod. Brenilde mena ses propres recherches, interrogeant la nuit son epoux, explorant le jour les sous-sols du plateau central. Pendant vingt ans, ils chercherent chacun de leur cote et se retrouverent la nuit sur leur couche ; pendant vingt ans, elle se donna a lui sans jamais trahir son secret, oh ! je ne connais pas d'adversaire plus retors qu'une femme rusee. Il advint cependant qu'un xabin rouge se posa sur l'epaule de Brenilde et la guida vers le gouffre qui s'etait creuse sous le poids de la nef. Comme il n'y avait aucun chemin ni aucune autre voie pour descendre, le xabin lui ordonna de le suivre et vola dans le vide. Elle s'y jeta a son tour sans craindre de se briser les os sur les rochers. Alors ses cheveux se transformerent en plumes, couvrirent ses bras et son dos, et elle se posa en douceur au fond du gouffre. C'est ainsi qu'elle decouvrit le feu originel dans une salle de la nef enfouie dans la terre et que, sur les conseils du xabin, elle vola jusqu'aux fosses orientales ou elle se refugia. Son epoux la rechercha pendant encore vingt ans sur le plateau central. Lorsqu'il arriva au bord du gouffre, les bavards xabins lui raconterent ce qu'il etait advenu de la belle Brenilde. Ils lui proposerent de rejoindre son epouse, de sauter a son tour, mais il refusa de les ecouter et revint en Archaod le coeur empli de colere. Alors il consacra le reste de son existence a percer le secret de cette immortalite que son epouse lui avait derobe. A la mysterieuse entite il rapporta les eclats du joyau de la nef dissemines dans les fondations. Brenilde devint pendant ce temps la gardienne et la deesse des grands akyous... >> La lumiere des batons et des cicatrices des Nils chassait les derniers ilots de tenebres. Les rayons de Nor naissante enflammaient les cretes du bord occidental de la faille. Les akyous s'ebranlerent et donnerent le signal du depart. Azel fut la derniere a se relever, les yeux dans le vague, encore envoutee par le chant de Seke. Elle rajusta tant bien que mal sa robe, se dirigea vers le dernier akyou libre et s'y jucha en s'agrippant a ses plumes. CHAPITRE XV GORNES Nous sommes tres loin d'avoir recense la population animale du plateau central. Nous connaissons les akyous, ces grands mammiferes dont le comportement reste pour le moins enigmatique : je rappelle a ceux qui l'ignoreraient encore qu'ils se jettent dans la faille occidentale apres avoir parcouru au grand galop, et pratiquement sans interruption, les etendues desertiques du plateau. Leur migration suicidaire annuelle aurait du provoquer leur extinction depuis bien longtemps, mais ils resurgissent chaque annee aussi nombreux que l'annee precedente, et il y a dans leur perennite un mystere que nous devrions sans doute tenter d'eclaircir. Nous savons que certaines especes de petits rongeurs - ou assimiles - pullulent dans les regions sub-meridionales. Ceux-la sont tellement difficiles a approcher qu'ils demeurent pour nous de parfaits inconnus. Les quelques specimens decouverts par des voyageurs ne nous apprennent d'eux que deux ou trois choses : ils ne se reproduisent pas par les voies ordinaires mais par une sorte de parthenogenese dont il serait ici fastidieux de decrire le processus. On aura d'ailleurs les pires difficultes a les classer dans un ordre. Ni insectes, ni reptiles, ni mammiferes, ni volatiles, ils ont leur propre forme d'existence qui, si nous decidions de l'etudier, nous en apprendrait probablement beaucoup sur les mecanismes de notre monde. Nous pourrions parler des xabins, ces minuscules creatures rouges que nous avons probablement tort de prendre pour de simples insectes. De ceux-la je peux affirmer qu'ils jouent un role tres important dans le maintien de la flore d'Ozane, et je me ferai un plaisir de vous decrire plus precisement leur mode de fonctionnement si vous le souhaitez. Mais je voudrais auparavant aborder le sujet de certaines creatures legendaires des bords de l'ocean Gras qui ne sont pas, a mon sens, de pures et simples creations de l'imaginaire collectif du peuple ozanan. Elmod Arvister, rapport sur les autres formes de vie du plateau central, Ozane. La faille debouchait sur une etendue ondulante et sombre, un bras de l'ocean Gras separant la pointe nord du plateau central. Le paysage baignait dans une semi-penombre persistante, impermeable aux rayons de Nor. Des vagues d'une lenteur hypnotique s'affaissaient sur les rochers arrondis puis s'engouffraient dans des failles en abandonnant sur leur passage une matiere brunatre et visqueuse. Des nuees de xabins volaient au-dessus de l'ocean. Les insectes rouges cherchaient donc de la nourriture dans cette masse liquide a priori peu propice au developpement de la vie. Dans le lointain se dressaient des aiguilles aux sommets effleures par la lumiere de Nor, aux bases ventrues et entierement noires. Les akyous prirent la direction de l'est en suivant le bord de l'ocean Gras. Ils avaient mis deux jours a parcourir la faille, volant de l'aube jusqu'au crepuscule, se reposant la nuit sur des promontoires rocheux. Ils semblaient ne pas se ressentir de la fatigue, ni de la faim ni de la soif. Les deux Nils non plus, habitues depuis leur plus jeune age a se priver de nourriture et d'eau. Seke avait lui-meme recouvre ses reflexes d'enfant du Tout, capable de passer plusieurs jours dans les conditions les plus extremes. Pour Azel, en revanche, la situation devenait critique : deshydratee par la chaleur de la faille, affaiblie par la perte de son creatome, prise de vomissements et d'etourdissements, elle s'obstinait a refuser l'assistance de ses compagnons, desireuse sans doute de prouver qu'elle pouvait surmonter ses epreuves seule, qu'il fallait desormais la considerer comme une Nile a part entiere. Agrippee aux plumes de son akyou, elle luttait pour rester vigilante, pour ne pas etre desequilibree et precipitee dans le vide au moindre changement de cap. Cependant, a la tombee de la nuit suivante, alarme par la paleur de la petite femme, Kiljer decida de partir en quete d'eau. Les akyous s'etaient poses au sommet d'une falaise et allonges au milieu de grands rochers. A la chaleur de la faille succedait une fraicheur mordante colportee par un vent d'ouest. La nuit submergeait les vestiges du jour et les etoiles se repandaient dans les tenebres comme des trainees de poudre. Apres avoir pris le pouls d'Azel, Kiljer s'assit, posa son baton devant lui et se recueillit pendant quelques instants, les yeux clos, la tete baissee. Seke percut la modification du son de sa forme. A l'instar des griots lorsqu'ils se consacraient au chant, Kiljer s'effacait devant une autre forme, plus vaste et puissante. Son baton lui servait a la fois d'intermediaire et d'amplificateur comme la kharba de Marmat et de ses confreres du Cercle. Le son qui prenait possession du Nil parut familier a Seke. Il l'avait deja entendu au cours de ses voyages, mais, il eut beau fouiller sa memoire, il ne parvint pas a l'associer a un souvenir precis. Une lumiere vive s'engouffra dans le baton. Son halo brillant engloba les rochers ou reposaient les trois akyous. Aucun mot ne franchit les levres de Kiljer, et, pourtant, aux vibrations soutenues qui reliaient le Nil et son baton, Seke eut la certitude qu'il tenait une conversation avec le feu originel - le joyau de la nef. Ses scarifications brillaient egalement avec une intensite inhabituelle, de meme que les cicatrices de Jarkil et celle d'Azel. Un gemissement s'echappa des levres de l'ancienne Minor, recroquevillee dans les plis de sa robe. Le griot se demanda si l'illumination des cicatrices s'accompagnait de douleurs ou d'autres manifestations physiologiques. Kiljer se leva, ordonna a Jarkil de veiller sur Azel et partit dans la direction opposee a celle de l'ocean Gras. Seke lui emboita le pas. Eclaires par la lumiere du baton, ils parcoururent une distance de plusieurs lieues entre des reliefs rocheux tourmentes. Ils foulaient un sol parseme d'asperites sur lesquelles s'ecorchaient les pieds nus du griot. Le vent se faisait moins froid a l'interieur des terres. On ne discernait, sur ces etendues mornes, aucune autre trace de vegetation que des plantes rampantes et seches agrippees a la rocaille comme des ventouses. Kiljer marchait avec une discretion et une legerete etonnantes pour un faiseur de bruit. Ses pas ne declenchaient pas ces vibrations habituelles et blessantes qui trahissaient a des lieues a la ronde le passage des hommes. Sa respiration, sa facon de se mouvoir dans le silence montraient que certains etres humains pouvaient nouer avec leur environnement une relation harmonieuse, comparable a celle des enfants du Tout. Seke percut le chant de l'eau environ une demi-lieue avant sa localisation. La source s'ecoulait de la paroi d'un gouffre peu profond, aisement accessible, et alimentait une petite retenue avant de disparaitre par une felure dans les entrailles du sol. Les deux hommes s'abreuverent et remplirent une gourde de peau que Kiljer tira de l'interieur de sa tunique. Ravigotes par la fraicheur de l'eau, ils se remirent en chemin. Cette balade sous le fourmillement etoile permettait a Seke de degourdir ses muscles tetanises par les longues heures d'immobilite sur l'echine de l'akyou. Le Nil n'eprouvait pas ce besoin de parler commun a la plupart des hommes. Il se tenait a l'ecoute, pas seulement des bruits jaillissant de la nuit comme de songes, mais aussi de son coeur et de son souffle. Du son de sa forme se degageaient une serenite, une fraternite taciturne nettement plus communicatives que la parole ou les gestes. L'attaque se produisit un peu plus loin, alors que Kiljer et Seke gravissaient un petit raidillon qui reclamait la plus grande attention. Les predateurs jaillirent des tenebres sans que rien, pas un bruit, pas une odeur, pas un son de forme, n'eut annonce leur irruption. Aussi noirs que la nuit, ils se jeterent sur leurs proies avec une rapidite qui n'avait d'egale que leur puissance. Plaque au sol, suffoque par une odeur acre, Seke essaya de se debattre, mais l'emprise de son agresseur se resserra un peu plus a chacune de ses contorsions. Une dizaine de taches d'un jaune etincelant flottaient a quelques pouces de sa tete. Les bruits etouffes du combat opposant Kiljer et l'autre assaillant resonnaient non loin. Comme il n'avait pas d'autre arme que ses ongles et ses dents, Seke s'efforca de rapprocher sa bouche du tentacule enroule autour de sa poitrine. Il ne gagna pas un pouce de terrain ; il commencait a manquer de souffle, ses pensees perdaient de leur coherence. Seke tenta une derniere fois de degager ses bras, mais, trahi par ses forces, il finit par capituler. Les taches scintillantes dansaient devant ses yeux, se confondaient avec les etoiles lointaines. La gueule beante du predateur, tres proche de son visage, n'exhalait aucun souffle, aucune chaleur. Il supposa que les oaseurs du Mitwan ressentaient le meme effroi, la meme impuissance face aux skadjes qui les surprenaient dans l'obscurite. Il sentait seulement une presence, une attention dirigee sur lui, sur ses centres vitaux, sur sa vie qui s'enfuyait. Aucun regret, aucune revolte devant cette mort imminente. Une resignation desolee et tranquille. Une bouche de lumiere s'ouvrit dans le lointain et se rapprocha de lui. Ou, plutot, il se dirigea vers elle, a la fois navre et impatient de franchir cette porte. Il s'enfoncait dans une inconscience apaisante et froide ou les souvenirs se desagregeaient en reves. Il s'avanca encore vers la bouche de lumiere. Dans un sursaut de lucidite, il se posa une derniere question : etait-ce son maitre Marmat qui s'etait materialise dans le chald quelques jours avant lui ? Allaient-ils bientot se revoir dans les mondes de l'au-dela ? La mortalite n'avait pas que de mauvais aspects. Azel avait ressenti en quelques jours davantage d'emotions que dans tout le reste de son existence. Malgre la douleur, la faim et la soif, elle ne regrettait plus d'avoir sacrifie son creatome. Meme si elle se payait au prix fort, la liberte donnait une intensite magnifique a chacune de ses intentions, a chacune de ses actions. Les elancements terribles provoques par la destruction de sa chaine moleculaire s'estompaient progressivement, de meme que la sensation de brulure a son sein gauche et les irritations de ses cuisses et de ses fesses. Si elle ne buvait pas dans les prochaines heures, en revanche, sa gorge, ses muqueuses et ses organes allaient tomber en poussiere. En devenant mortelle, elle avait decouvert l'attirance pour les autres mortels. Pour un autre mortel plus exactement. Jamais dans le passe un elan semblable ne l'avait poussee vers un homme, Minor ou Prior. Les creatomes, programmes par le Conseil des Cinquante, interdisaient tout rapprochement affectif entre les representants des deux sexes, exactement comme certaines molecules chimiques bloquent le processus de la maladie. Une exclamation la tira de ses reveries. Elle rouvrit les yeux et surmonta un debut d'etourdissement pour fouiller la nuit du regard. Un halo etincelant entourait Jarkil etendu a quelques pas d'elle, son visage eclaire revelait son indecision, sa panique. La lumiere jaillissait de son baton et de ses scarifications. > Azel se demanda si sa voix, tres faible, avait reellement franchi le seuil de ses levres. La cicatrice a son sein gauche brillait egalement au travers du tissu de sa robe. -- Alors Seke aussi ! souffla Azel en se redressant. Il faut partir a leur recherche. -- Je n'ai aucune idee de la direction qu'ils... -- Kiljer dit que le feu donne toutes les reponses. -- A lui peut-etre, c'est un satane maitre sans importance. Mais moi je ne suis qu'un garde du corps. -- Il doit bien y avoir un moyen >>, gemit Azel. Elle le sentait maintenant dans sa chair, une corde tendue entre la gorge et l'estomac, Seke courait un danger et il comptait sur eux, sur elle, pour le sortir de ce mauvais pas. -- Les akyous ! >> s'ecria Azel. Le cri avait jailli de son ventre avec la force d'une evidence : seuls les akyous pouvaient les aider a retrouver et secourir Seke. -- Demandons-leur ! >> D'abord chiffonne par le ton peremptoire d'Azel, Jarkil hocha la tete et pointa l'extremite de son baton vers les rochers ou se reposaient les grands animaux. Il constata, a sa grande surprise, que l'un des akyous se dirigeait vers eux, dresse sur ses pattes arriere, les plumes ebouriffees, les ailes deployees. Au sol, son allure etait celle d'un oiseau geant, dandinante, maladroite. Meme apres avoir assiste a sa metamorphose, Azel avait du mal a se souvenir que, quelques jours plus tot, il avait galope a la vitesse du vent sur le plateau central. Elle trouva en elle les ressources de se lever et de se jucher a la suite de Jarkil sur l'echine de l'akyou. Son epuisement lui interdisant de rester en position assise, elle s'allongea et agrippa tant bien que mal les tiges des plumes. Trop lourd pour prendre de l'elan, l'animal s'avanca d'un pas pesant vers la falaise, se lanca dans le vide, enraya sa chute d'un vigoureux battement d'ailes, amorca un ample virage au-dessus de l'ocean Gras et, changeant totalement de cap, prit la direction de l'interieur des terres. Bercee par le bruissement regulier des ailes, Azel en appelait a toute sa volonte pour ne pas ceder au sommeil. La perte de conscience se serait immediatement traduite par une chute d'une hauteur de dix ou vingt hommes. Elle ne voulait pas sortir de cette vie dont elle commencait tout juste a reconnaitre la valeur. Pas maintenant. Elle voulait sonder plus profondement ces sensations, ces emotions restees en jachere pendant plus de trois cent cinquante ans. Explorer l'autre versant de la souffrance. Se reconcilier avec sa nature de femme. Assis a califourchon, se maintenant en equilibre par la seule force des cuisses, Jarkil gardait les yeux rives sur le sol, en quete d'un indice. Ses tresses relevees devoilaient une nuque et un cou epais. Son baton tenu a bout de bras eclairait le crane de l'akyou dont le vent ecartait les plumes eparses et courtes. Le temps parut se suspendre. Azel n'avait jamais experimente cette distorsion, ces fluctuations psychologiques etirant ou raccourcissant le temps. Regis par leurs nanotecs correctrices, forts de leur immortalite - ou de leur tres longue esperance de vie -, les Ozanans ne connaissaient pas l'impatience, ce sentiment d'urgence qui engendrait une tension et une sensibilite extraordinaires. > Azel se redressa, fouettee par le cri de Jarkil. En contrebas, une lumiere vacillante revelait les mouvements ondulants d'une forme allongee et noire. -- Des quoi ? demanda Azel. -- Des gornes. Les gardiennes des rives de l'ocean Gras. >> Les explorateurs officiels de Kaod limitant leurs expeditions aux territoires compris entre les fosses orientales et la faille occidentale, Azel n'avait jamais entendu parler des gornes. L'akyou amorca sa descente. Elle distinguait maintenant deux ombres aux bras multiples enroules autour de deux hommes. > Malgre les coups de genou appuyes du Nil sur ses flancs, l'akyou, imperturbable, poursuivit sa descente. Des taches phosphorescentes apparaissaient par intermittence entre les tentacules des gornes. Kiljer, plaque au sol, essayait desesperement de toucher son agresseur avec l'extremite de son baton. > Seke, allonge plus loin dans l'obscurite, ne bougeait plus. -- On ne peut pas leur abandonner Seke et Kiljer ! Donne-moi ton baton ! >> Le regard de biais que lui jeta Jarkil exprimait du courroux et de l'etonnement. >, ajouta rapidement Azel. Elle lui retournait l'argument qu'il avait besoin d'entendre, elle lui ouvrait une porte de sortie honorable, elle lui donnait un sentiment d'utilite qui, bien qu'illusoire, lui permettrait de transiger avec sa peur et sa lachete. Il eprouva cependant le besoin d'ergoter : -- Donne-le-moi ! >> Il le lui tendit avec un haussement d'epaules. Elle s'en empara avec vivacite et, tout en se retenant de l'autre main aux plumes, se pencha sur le cote pour degager son bras. La matiere ambree propagea dans le creux de sa paume une chaleur vive, presque insupportable, qui se repandit dans son epaule puis dans tout son corps. La brulure se fit particulierement cuisante lorsqu'elle se logea dans la cicatrice de son sein gauche. L'akyou effectua un premier passage au-dessus des gornes. Des tentacules se dresserent a quelques pouces de son aile. Azel essaya une premiere fois de les toucher, mais, par precipitation, par maladresse, elle ne frappa que le vide. Elle poussa un cri de depit. Bien que Jarkil, plaque sur son echine, n'esquissat aucun geste pour le diriger, l'akyou revint a la charge a l'issue d'un demi-tour brutal. Plus calme et determinee, Azel reussit cette fois a piquer l'un des tentacules de la pointe du baton. Elle recut un choc comparable a celui d'une decharge electrique. Cela ne dura qu'une fraction de seconde, le temps que la fantastique energie contenue dans l'arme des Nils se deverse dans la gorne. L'akyou, emporte par sa vitesse, se fondit a nouveau dans les tenebres et amorca son virage au bout d'une ligne droite qu'Azel jugea interminable. Lors du passage suivant, elle vit que son intervention avait fait reculer l'une des deux gornes. Kiljer, maintenant delivre, pourchassait la predatrice en la criblant de coups de baton. Les taches phosphorescentes perdaient de leur eclat, paraissaient sur le point de s'eteindre, les mouvements ralentis des tentacules annoncaient une capitulation proche. La deuxieme gorne recouvrait le corps de Seke dont on ne distinguait plus qu'une partie d'une jambe et un bras. L'akyou se posa quelques pas plus loin, invitant Azel a combattre le monstre au sol. Tendue vers son but, la petite femme sauta a terre avant meme que sa monture n'ait acheve sa descente, puis elle se rua vers la predatrice. La lumiere du baton debusqua dans l'obscurite le corps de la gorne, la base d'ou partaient les tentacules. Les eclats phosphorescents tourbillonnaient une dizaine de pas au-dessus du sol comme des etoiles prises de demence. Des yeux probablement, perches au bout d'appendices chahutes par le vent. Un premier tentacule vint a la rencontre d'Azel. Se retracta lorsqu'elle tendit le baton. Son instinct commandait a la gorne de se tenir a l'ecart du feu destructeur. Elle hesitait cependant a relacher sa proie, un flottement qu'exploita immediatement Azel pour se rapprocher et la cingler de la pointe de son arme. Glacee d'effroi par la soudainete et la violence de la reaction de la predatrice, l'ancienne Minor eut l'impression qu'une vingtaine de serpents geants aux yeux phosphorescents se dressaient devant elle. Elle continua d'avancer malgre sa frayeur. Imitant Kiljer, elle imprima au baton un mouvement permanent de moulinet et s'approcha du corps inerte de Seke. La gorne refusa de reculer dans un premier temps, puis, constatant que ses demonstrations n'impressionnaient pas sa minuscule adversaire, elle battit en retraite et s'evanouit dans les tenebres. En nage, epuisee, Azel scruta l'obscurite un petit moment avant de se precipiter vers la tache claire et figee du corps de Seke. > Kiljer laissa retomber le poignet de Seke apres etre reste un moment a l'ecoute de son pouls. La lumiere s'etait retiree des batons et les tenebres etaient retombees sur les lieux. Les sifflements du vent et les expirations bruyantes de l'akyou dominaient la rumeur diffuse de l'ocean Gras. > demanda Azel. Kiljer lui tendit la gourde et attendit qu'elle se fut desalteree pour repondre : -- Et les autres akyous ? >> s'enquit Jarkil. Kiljer s'assit aux cotes de Seke, croisa les jambes et posa son baton devant lui. > Le maitre sans importance n'avait pas eleve la voix, mais Azel decela une menace sous-jacente dans ses paroles. L'aube la surprit dans un sommeil agite et confus. Elle attendit quelques instants que son creatome la debarrasse de cette sensation irritante de lourdeur, de fatigue et de salete, puis elle se souvint qu'elle etait desormais une nihile, une femme bannie, engagee sur un chemin sans retour. Lui revinrent egalement en memoire les reminiscences du combat de la nuit, comme les vestiges d'un cauchemar. Entre ses paupieres fripees, elle apercut la silhouette de Kiljer, toujours assis aux cotes de Seke, la masse sombre et frissonnante de l'akyou et, plus loin, la depouille de la gorne tuee par le maitre sans importance. Elle chercha des yeux Jarkil, constata qu'il avait disparu, sut qu'elle ne le reverrait plus. >, declara Kiljer. Azel decouvrit le baton a cote d'elle. Elle se rappela qu'elle l'avait rendu a Jarkil avant de s'allonger sur le sol. -- Ce n'etait pas une raison pour le... -- Tuer ? Je n'ai pas le pouvoir de prendre les vies. Nous avons seulement eu une petite conversation. Il a reconnu avoir trahi ma confiance ainsi que la confiance du peuple nil. Il m'a remis son baton avant de partir. Un baton ne doit pas rester sans maitre. Ou le feu perd de sa force originelle. -- Il y a combien de batons ? -- Cent huit. Comme les cent huit fondateurs du peuple nil. C'est un grand privilege d'en recevoir un. -- Je ne sais pas m'en servir. -- Laisse-toi simplement guider, comme cette nuit. -- Et... Seke ? -- Ses pouls sont reguliers, forts. >> Kiljer eut un sourire avant d'ajouter : > Rasserenee, Azel ramassa son baton et alla contempler de plus pres la depouille de la gorne. Les veritables dimensions de la predatrice se devoilaient a la lumiere du jour. Elle ressemblait a un soleil noir et gisant avec la partie centrale de son corps de forme ovoide, avec ses tentacules et ses appendices divers deployes autour d'elle comme des rayons affaisses. Pas de gueule ni de museau, aucune autre partie reconnaissable, seulement cette enveloppe lisse sombre. Elle gardait son mystere dans la mort. De veritables savants auraient certainement aime dissequer cette gigantesque creature pour tenter de comprendre les autres formes de vie sur leur monde, mais on ne trouvait plus a Kaod d'esprits curieux. > La voix de Kiljer, qui s'etait approche sans bruit dans son dos, la fit tressaillir. -- Ca veut dire qu'Ozane est en danger ? -- Le dragon l'aura bientot entierement soumise. -- Ce dragon, il est lie aux creatomes, n'est-ce pas ? >> Les rayons de Nor plaquaient sur le visage rude de Kiljer un vernis or clair qui soulignait la profondeur de ses yeux. -- D'ou vient-il ? -- De l'ancien monde. D'avant les guerres de la Dispersion. Il est probablement aussi ancien que le feu originel, et doue d'une tres grande faculte d'adaptation. Il prend des formes differentes, parfois inattendues, il ne se presente pratiquement jamais en adversaire mais le plus souvent en ami, en conseiller, en serviteur. -- Pourquoi cherche-t-il a exterminer les griots ? >> Kiljer parut eloigner des adversaires imaginaires d'un ample geste du bras. > Azel se souvint de l'emotion qui l'avait submergee lorsque, cachee derriere son bouclier leurre, elle avait entendu le chant de Seke. Elle en gardait l'impression d'etre sortie pendant quelques instants de son enveloppe individuelle, d'avoir ete associee a un monde plus vaste, d'avoir elle-meme vogue sur d'insoupconnables courants cosmiques. Dire qu'elle avait eu l'intention, avec ses amis, d'associer le griot a la cause minor, de se servir de lui, de son prestige pour renverser la tyrannie des Priors. Quelle absurdite ! C'etait comme demander a Nor de ne briller que pour une partie des habitants d'Ozane ! Les nihils, eux, avaient compris qu'il fallait a tout prix sauver la vie des voyageurs celestes et leur permettre de chanter devant le plus grand nombre. Azel jugea aussi derisoire l'attirance qu'elle eprouvait pour Seke : les griots appartenaient a l'humanite tout entiere. Le cri percant de l'akyou retentit. Elle lanca un regard derriere elle, ne remarqua rien d'alarmant autour de Seke, leva les yeux : des dizaines de viules se deployaient au-dessus du plateau herisse de rochers noirs et fondaient sur eux a grande vitesse, sans un bruit, propulsees par la seule force de la brise. CHAPITRE XVI L'EMERION A celui qui se croit indispensable au monde, le monde repond qu'il n'a pas plus d'importance que les autres, A celui qui se croit oublie du monde, le monde repond qu'il n'oublie jamais une de ses creatures, A celui qui se croit elu par le monde, le monde repond qu'il accorde la meme attention a chacune de ses creatures, A celui qui se croit seul au monde, le monde repond que la solitude n'est qu'un aspect du monde, A celui qui se croit maudit par le monde, le monde repond que la malediction n'est qu'une vue de l'esprit, A celui qui se croit blesse par le monde, le monde repond que ses creatures sont assez grandes pour s'infliger elles-memes leurs blessures, A celui qui s'efface devant la grandeur du monde, le monde ne repond rien, il donne. Fragments des enseignements d'Ojker Nernion, dit >, fosses orientales du plateau central, Ozane. Je me demande comment les septions nous ont retrouves, murmura Kiljer. C'est la premiere fois en tout cas qu'ils s'aventurent aussi loin de l'Arkaod. >> Le Nil s'accroupit, saisit Seke par les epaules et le bassin, se releva et hata le pas en direction de l'akyou. Azel l'aida de son mieux a hisser le corps du griot sur l'echine de l'animal. Elle s'y installa a son tour tout en surveillant la progression des viules, deja proches. On distinguait les uniformes clairs des septions par les vitres des nacelles. L'akyou s'ebranla avec maladresse sur la terre dessechee. Il soulevait de grandes gerbes de poussiere a chacune de ses foulees. Il lui suffisait d'habitude de se laisser tomber dans le vide, mais il n'y avait pas de gouffre devant lui, ni de pente pour lui faciliter la tache. Il lui fallait prendre son elan, un effort considerable pour un animal d'une telle masse. Il s'y evertuait cependant, accompagnant sa course de puissants battements d'ailes. Azel crut a plusieurs reprises qu'il allait perdre l'equilibre et s'affaisser sur le sol, mais, a chaque fois, il reussit a rattraper ses ecarts et a maintenir sa vitesse. Les premiers rayons decratomes tomberent des viules les plus proches. L'akyou les evita d'un formidable bond et s'embarqua dans une succession de foulees incontrolees qui le projeterent contre les flancs grenus des rochers. Azel vit avec angoisse d'autres rayons degringoler en pluie des nacelles, s'abattre sur les environs, entamer aussitot leur travail de destructuration atomique. La matiere inerte et dense finirait par ralentir puis enrayer leur travail destructeur, mais, auparavant, ils auraient eu le temps de creuser des crateres de la taille d'une maison. S'ils touchaient l'akyou, ils ne laisseraient de lui et de ses passagers qu'une poussiere de particules orphelines incapables de se reconnaitre et encore moins de s'agreger. L'akyou se dirigea vers une etendue degagee dont la declivite lui permettrait d'atteindre la vitesse necessaire. Il ne marqua aucune hesitation avant de se lancer sur cette large rampe depourvue de toute protection rocheuse, au risque d'etre une cible facile pour ses poursuivants. Il accelera l'allure, le cou tendu, les ailes deployees, balancant d'un cote sur l'autre sa lourde carcasse. Derriere lui les decratomes criblerent de leurs impacts la terre seche. Ils repandaient une odeur de minerai fondu qu'Azel avait une fois humee lors d'une promenade dans un quartier des hauts de Kaod. L'akyou decolla a l'issue d'une course louvoyante, retomba une vingtaine de pas plus loin, s'envola enfin dans une formidable debauche d'energie. Des qu'il eut atteint un minimum d'altitude, il redevint cette creature legere, aerienne, sur laquelle la pesanteur n'avait plus aucune prise. La rapidite a laquelle il continua de grimper prit au depourvu les septions ; les rayons decratomes se perdirent dans le vide. Il ne se dirigea pas vers le nord, vers l'ocean Gras, il vola vers l'est, vers le moutonnement sombre et ocre du plateau. Azel constata avec soulagement qu'il distancait les viules. Elles viraient de bord elles aussi, mais elles n'etaient deja plus que des reflets scintillants dans le lointain. Kiljer poussa ce ululement prolonge qui lui tenait lieu de cri de triomphe. L'akyou vola jusqu'au crepuscule en conservant le meme rythme. Seke reprit conscience au milieu du jour. Sur les conseils de Kiljer, il resta allonge et continua de recuperer. Le Nil lui raconta le combat avec les gornes, l'intervention d'Azel, le depart de Jarkil, la transmission du baton de l'un a l'autre, la course de vitesse entre l'akyou et les viules des septions. Seke remercia l'ancienne Minor d'un sourire. Elle l'avait sauve a deux reprises, une premiere fois des griffes des Priors, une deuxieme fois des tentacules de la gorne, mais il lui avait fallu un courage plus admirable encore pour sacrifier la longevite garantie par son creatome. Son changement interieur se manifestait egalement sur ses traits, dans ses gestes, dans son regard. Disparue, la petite femme falote qui l'avait accueilli dans le Vox de Kaod, la Minor craintive. Son corps rougi par les rayons de Nor avait recouvre une vigueur, une sensualite qu'elle n'avait plus experimentees depuis son quinzieme anniversaire. La fin du jour coincida avec la reapparition de l'ocean Gras. L'akyou n'avait pas inflechi son vol pourtant, mais, selon Azel, ils avaient atteint cet endroit appele l'Emerion ou l'ocean se fichait comme une gigantesque pointe d'epee dans l'interieur des terres. De l'autre cote, le plateau central se changeait peu a peu en un marais impraticable qui rejoignait, des milliers de lieues plus loin, le continent desertique du pole. Kiljer estima que les fosses orientales se situaient a plusieurs dizaines de lieues en direction du nord-est. L'akyou se posa au bord d'une falaise aux aretes curieusement arrondies, sculptees par un vent a la fois mollasson et tetu. Les vagues a la lenteur hypnotique s'echouaient sur une greve jonchee de formes immobiles et sombres. Les rayons couchants de Nor empourpraient le ciel et tendaient sur l'ocean un voile ondulant et cuivre. > s'exclama Azel. Elle s'etait approchee du bord de la falaise pour se degourdir les jambes. Ses deux compagnons la rejoignirent et contemplerent, en contrebas, les masses sombres lechees par les vagues. Des milliers d'akyous englues dans la matiere visqueuse, comme morts. Les sons de leurs formes ne resonnaient plus que de maniere lointaine et diffuse. -- Ils vont mourir ? demanda Azel. -- Us se metamorphoseront bientot en creatures marines et reviendront ensuite se jeter dans le feu originel pour entamer un nouveau cycle. >> L'akyou qui les avait transportes s'approcha du bord de la falaise d'ou il sauta apres avoir profere une plainte rauque. Ailes deployees, il se laissa porter par les courants descendants jusqu'a la greve ou il se posa, au milieu de ses congeneres, dans un eclaboussement de gouttes lourdes et noires. Il ne chercha pas a aller plus loin, il se coucha sur le flanc et s'abandonna aux vagues de l'ocean Gras. Kiljer le salua d'un hurlement qui se perdit dans l'obscurite naissante. Ils deciderent de repartir le lendemain apres une nuit de repos. Le Nil estima qu'il leur faudrait trois ou quatre jours de marche pour gagner les fosses orientales. Ils devraient contourner la pointe de l'Emerion puis remonter plein nord, retrouver l'ocean Gras et suivre le littoral jusqu'aux chutes geantes precedant les fosses. Il ajouta, avant de s'allonger sur le sol et de sombrer presque aussitot dans le sommeil, qu'ils trouveraient sur leur chemin de quoi assouvir leur faim. > Seke et Azel resterent eveilles jusqu'a ce que les tenebres eussent enseveli les rochers arrondis et les ondulations fascinantes de l'ocean Gras. Le griot ne se ressentait plus des sequelles de sa rencontre avec la gorne. Seul un fremissement persistant dans la poitrine lui rappelait la terrible pression du tentacule sur son torse. Le souvenir de Lote, en revanche, le hantait. Il devait apprendre a vivre en sa compagnie jusqu'a la fin de son existence. Il lui faudrait le regarder, l'explorer jusqu'a ce que la douleur s'efface, jusqu'a ce que les distances se reduisent, s'abolissent. >, lanca Azel. Assise sur un rocher, son baton pose devant elle, elle l'observait avec attention. Balayees par un vent tiede, des meches de ses cheveux dansaient devant son visage. Seke entendait la tristesse qu'elle s'evertuait a maintenir au plus profond d'elle. -- Et moi je ne t'ai pas remercie de m'avoir aidee a changer de vie. Sans toi, je serais restee une Minor, prisonniere d'une chaine moleculaire, incapable d'accorder ses pensees et ses actes. Je regrette que les Priors ne t'aient pas laisse la possibilite de chanter devant le peuple de Kaod : nous aurions ete des milliers a rejeter la tyrannie des creatomes et des Cinquante. -- Tu me pretes des pouvoirs que je ne possede pas. Je ne suis qu'un etre humain. -- Tu ne peux etre a la fois celui qui chante et qui ecoute. Ton chant ne t'appartient pas. Pas plus que tu... >> Azel marqua un temps de pause pendant lequel ses yeux s'emplirent de larmes. -- Les sentiments sont interdits aux voyageurs celestes, approuva Seke. -- Les sentiments, non, mais l'attachement cree par les sentiments, certainement. >> Le griot comprit, a la detresse dans la voix d'Azel, aux larmes qui roulaient sur ses joues, qu'elle parlait d'elle-meme. Apres tout, les etres humains etaient aussi des voyageurs sur leurs mondes, condamnes a l'effacement, au detachement, y compris ceux qui, comme les habitants de Kaod, poursuivaient une immortalite chimerique. Le dragon aux plumes de sang, le Quetzalt, l'Angail ou l'Anguiz, s'insinuait dans les peurs des hommes pour les emporter dans sa folie destructrice. Azel avait vraiment fait un pas gigantesque en acceptant de s'avancer vers sa fin promise. Seke se rapprocha d'elle et la serra tendrement dans ses bras. Elle sanglota longtemps sur son epaule, puis, brisee par la fatigue et le chagrin, elle finit par s'endormir. Il l'allongea delicatement sur le sol et, assis a ses cotes, contempla les etoiles que leur extreme solitude n'empechait pas de briller. Au matin, il ne restait pas un seul akyou sur la greve ni la moindre trace de leur passage. Les vagues de l'ocean Gras s'etaient retirees en devoilant une terre etrangement ridee et noire. Contourner la pointe de l'Emerion leur prit deux jours, soit un de plus que les previsions de Kiljer. Le sol de plus en plus souple, parfois mouvant, les contraignait a d'importants detours. Azel avait dechire deux pans du bas de sa robe pour bander les pieds de Seke, ecorches par les contacts parfois rudes avec les aretes sournoises des roches. Une vegetation brune et dense se dressait par moments devant eux ; Kiljer se frayait un passage a l'aide de son baton dont le feu calcinait les feuilles et les branches. Ils ne trouverent pas de quoi contenter leur faim la premiere journee. Ils burent au goulot de la gourde du Nil quelques gorgees d'une eau tiede et impregnee d'une apre odeur de cuir. Ils dormirent la nuit sous un promontoire rocheux sans organiser de tours de surveillance. >, affirma Kiljer. Au matin du deuxieme jour, ils apercurent entre les buissons les taches claires et fuyantes de petits animaux qu'on aurait pu prendre pour des rongeurs ordinaires sans leur etrange pelage compose pour partie de poils et pour partie de plumes. De meme, leur museau s'allongeait jusqu'a former un bec legerement aquilin ou se devinaient des rangees de minuscules dents pointues. Kiljer captura trois de ces animaux qu'il appelait des krers avec une adresse forgee par l'habitude. Il lui suffit de reperer un terrier, d'en chasser les occupants a l'aide de son baton, de les saisir par le rable en evitant les coups de bec et de griffes, et de les tuer d'un coup precis entre les yeux. > Ils amasserent ensuite un tas de feuilles et de bois morts que le Nil enflamma avec son baton. Ils embrocherent les trois krers, nettement moins epais sans leur parure de poils et de plumes, sur des branches vertes dont ils poserent les extremites sur les pierres rondes disposees autour du lit de braises. Passees la mefiance et la repulsion, Azel apprecia le gout de la viande grillee, plus prononce que celui des tristes amas de molecules confectionnes par les creatomes. -- Ils se metamorphosent a la meme saison que les akyous ? >> s'enquit Azel. Elle essuya d'un revers de main ses levres luisantes avant de mordre a pleines dents dans une cuisse. > Ils eurent encore besoin de trois jours pour regagner le littoral de l'ocean Gras. Trois jours de marche harassante sur l'autre rive de l'Emerion, habillee d'une vegetation etouffante. Trois jours a scruter le sol avec la plus grande attention, de peur de poser le pied dans une flaque mouvante ou sur une branche a demi dissimulee par la boue et bardee d'aiguilles. Trois nuits sans prendre de repos, harceles par de minuscules insectes verts ou bleus s'infiltrant sous les vetements et semant sur la peau des chapelets de cloques cuisantes. Comme l'avait annonce Kiljer, les krers prirent leur envol au matin du troisieme jour. Un bruissement assourdissant emplit soudain l'air immobile. Des milliers et des milliers de petits animaux s'eleverent de toutes parts et, en un instant, tendirent sur le ciel une toile sombre et instable. Leur envol soudain provoqua une telle baisse de luminosite que la nuit a peine delogee retomba avec brutalite sur Seke et ses deux compagnons. Pendant un bon moment, les krers s'etourdirent dans de somptueuses figures aeriennes, puis, repondant a un mysterieux signal, ils prirent la direction du sud. Le ciel recouvra sa clarte matinale, un silence morne retomba sur les lieux. > s'exclama Kiljer avec un sourire. Ils avaient perdu de vue depuis un bon moment la faille sombre de l'Emerion dissimulee par les feuillages denses et piquants de grands arbres aux troncs tortures. Le changement de vegetation et une odeur caracteristique les avaient informes qu'ils se rapprochaient du littoral. Ils gravirent une petite colline au sommet degage et, de la, contemplerent la surface ondulante et noire de l'ocean Gras. Ils apercurent egalement une nuee de spheres scintillantes posees sur la greve et, repartis entre les nacelles, les uniformes clairs de septions. -- On dirait qu'ils nous attendent, approuva Seke. -- Quelque chose les tient informes de nos intentions, de notre progression. >> Le Nil jeta un regard de biais sur Azel. > Outree par l'accusation a peine voilee du maitre sans importance, l'ancienne Minor se mordit la levre inferieure. La peau de son cou, de ses bras, de ses epaules et de son dos se couvrait d'eraflures et de cloques. Avec les restes de sa robe, elle s'etait confectionne un vetement sommaire qui lui habillait principalement la poitrine, le bassin et les jambes, les parties de son corps les plus exposees lors de cette marche ereintante autour de l'Emerion. Des brins d'herbe et des debris de feuilles parsemaient ses cheveux alourdis par la transpiration et la poussiere. -- Je sais que tes intentions sont pures, mais ni le griot ni moi-meme ne pouvons etre relies a l'intelligence globale des septions. Ils t'ont peut-etre insere une deuxieme chaine moleculaire soumise a leur seule volonte. Ils ont peut-etre tout organise, ta rencontre avec le griot, votre fuite... Peut-etre se sont-ils servis de toi pour remonter jusqu'au refuge des Nils et recuperer le joyau de la nef. >> Azel ouvrit la bouche pour protester, mais elle ne profera aucun son, elle se contenta de hocher la tete. >, reprit Kiljer. Une determination tranchante sous-tendait la voix paisible du Nil. Les larmes aux yeux, Azel baissa la tete et inspecta son corps du regard comme si elle cherchait a localiser cette maudite chaine moleculaire implantee a son insu. > Les mouvements soudains des escouades sur la greve montraient en effet que les septions s'appretaient a passer a l'action. > Kiljer enveloppa la petite femme d'un regard ou se lisaient du soulagement et de la bienveillance. Il s'approcha d'elle et tendit une main ouverte a quelques pouces de son visage. > Azel ne marqua qu'une courte hesitation avant de tirer son baton de la ceinture de sa robe et de le poser dans la paume de Kiljer. > Azel fixa son interlocuteur d'un air de defi. -- Qui connait les intentions de l'ordre cache ? Nous sommes deux, nous avons deux fois plus de chances que toi d'atteindre le but. >> Il n'ajouta pas qu'il etait un maitre sans importance, un serviteur du feu originel, qu'il connaissait mieux qu'elle les dangers de la region des fosses. > Kiljer glissa le baton qu'elle lui avait remis dans la meme gaine que le sien, puis il sortit la gourde de l'interieur de sa tunique et la tendit a l'ancienne Minor. > Il se tourna vers Seke et l'invita a le suivre d'un mouvement de tete. Sans un mot, Azel glissa la gourde dans sa ceinture, pivota sur elle-meme et devala la pente de la colline en direction du sud. La diversion d'Azel semblait avoir reussi puisque, les jours suivants, les deux hommes ne remarquerent pas de sphere scintillante dans le ciel ni d'uniforme clair derriere eux. Considerablement ralentis par les buissons epineux, les arbustes aux branchages touffus et les boues mouvantes, ils deciderent de quitter l'abri relatif offert par la vegetation et de suivre la crete degagee de la falaise surplombant le Gras. Le paysage se modifiait sans cesse, se transformait peu a peu en un marecage a la terre gorgee d'une matiere visqueuse et sombre, identique a celle de l'ocean. Une odeur de putrefaction montait des fagnes ou se mouraient des herbes aux epis brunatres. Ils devaient parfois traverser d'immenses nappes qui s'etendaient en haut de la falaise et se deversaient en chutes lentes une centaine de pas en contrebas. Deroute la premiere fois par la sensation de s'enfoncer dans une substance vivante et chaude, Seke s'etait rapidement habitue au contact de l'agme, le nom donne par Kiljer a la matiere visqueuse. Le principal desagrement, finalement, c'etait les petits mollusques noirs qui se fixaient sur la peau et qu'il fallait, pour les decoller, pulveriser avec l'un des batons du Nil. Kiljer avait conseille a Seke de retirer son vetement avant de franchir la premiere nappe. Le griot s'etait execute sans en comprendre les raisons. L'extreme souplesse de la matiere confectionnee par les creatomes de Kaod se doublait d'une resistance a toute epreuve et lui permettait de l'enlever et de la remettre sans aucune difficulte. Il avait apprecie les caresses de l'air ainsi que, passee la premiere reaction de rejet, la pression a la fois douce et chaude de la matiere visqueuse sur sa peau. Au sortir de la nappe, il avait decouvert ces formes noires disseminees sur ses jambes, son bas-ventre et ses hanches. Elles parsemaient egalement le bas du corps de Kiljer, un corps cuivre, couture de cicatrices, taille dans le roc. Le Nil avait tire un baton du tas de ses vetements et, commencant par Seke, avait elimine les rampants un a un. > A chaque fois que les deux hommes sortaient d'une nappe, ils procedaient a un examen mutuel et minutieux qu'aurait complique le port des vetements. Kiljer confiait le baton ambre a Seke pour detruire les parasites sur les parties de son corps qu'il ne pouvait pas atteindre lui-meme, l'arriere des cuisses, les fesses et le bas du dos. -- Le feu donne a tous son energie, meme s'il n'agit pas avec la meme force dans toutes les mains. >> Surpris par la chaleur vive de la matiere ambree, Seke avait failli lacher le baton. Il avait percu ensuite le son de la forme contenue dans le tube de matiere ambree, un chant pour l'instant assourdi mais dont il devinait la puissance phenomenale. Pendant un bref instant, il avait ressenti la meme euphorie que lors de ses voyages sur les courants cosmiques. >, s'etait exclame Kiljer avec un sourire. Les parasites laissaient sur la peau des marques semblables a des brulures legeres. Les deux hommes franchirent une douzaine de nappes le jour suivant, le Nil estimant qu'ils perdraient deux fois plus de temps a essayer de les contourner. Comme une temperature caniculaire regnait sur les bords de l'ocean Gras, ils choisirent de ne plus remettre leurs vetements, qu'ils roulerent en boule et porterent sur leur tete. Seke se crut revenu quelques annees en arriere - quelques annees pour lui, quelques siecles a l'echelle de Jezomine - dans le desert du Mitwan ; il renoua avec la sensation simple et pourtant merveilleuse d'etre l'enfant de son monde, de faire corps avec les elements. Les paysages d'Ozane et de Jezomine n'etaient pas comparables, mais l'etoile Nor dispensait la meme chaleur que Source de vie d'en haut, la vie se deployait de la meme facon dans les profondeurs de la terre et des eaux, les choeurs des formes resonnaient avec la meme puissance, la meme harmonie, on marchait avec la meme legerete sur le sol spongieux du nord du plateau central et sur le sable brulant du desert du Mitwan. Ils se reposerent la deuxieme nuit au sommet d'un escarpement qui offrait une vue imprenable sur l'ocean. Les vagues atteignaient des hauteurs vertigineuses, s'agregeaient en gigantesques collines, s'affaissaient en rouleaux empeses et empourpres par les rayons rasants de Nor. Seke ne se lassa pas de contempler les jeux de lumiere et d'ombre engendres par cet incessant ballet. Sa gorge etait seche et son ventre vide. Ils n'avaient rien trouve sur leur chemin qui aurait pu apaiser leur soif et leur faim. Kiljer s'assit sur le sol et posa les deux batons devant lui sans prendre le temps d'enfiler ses vetements. Il s'abima dans une meditation silencieuse, la tete penchee, les yeux mi-clos. Une clarte douce emplit l'ambre d'un baton, se communiqua au deuxieme, puis aux scarifications du visage du Nil, aux cicatrices de son corps, le transforma en une statue de lumiere dans la nuit naissante. > L'eclat des batons avait gagne en intensite pendant la declaration de Kiljer. Il brillait maintenant comme un ultime eclat du jour, un regret de lumiere assiege par la penombre. Au second plan, l'ocean s'etait change en un gouffre tenebreux et secret ou pas une etoile ne se refletait. > Un espoir fou se leva en Seke. Le griot en question avait peut-etre pour nom Marmat Tchale. > Kiljer ajouta, apres un moment de silence : > CHAPITRE XVII AGME Le jour viendra ou nous devrons sans doute nous reconcilier avec les nihils, ou les Nils, des fosses orientales. Ce rapprochement pourra s'operer si nous les regardons vraiment comme un peuple, si nous considerons leurs representants, ces maitres sans importance dont les etranges pouvoirs nous intriguent, comme des interlocuteurs officiels. Il nous faudra abandonner nos prejuges, une tache ardue apres deux millenaires de meconnaissance, d'incomprehension ; il nous faudra oublier que ce groupe fut fonde par les bannis de Kaod, par ceux qui rejeterent categoriquement le systeme des creatomes ; il nous faudra admettre que d'autres evolutions sont possibles, souhaitables, et que nous-memes pourrions tirer parti de ces transformations paralleles ; il nous faudra, enfin, accepter de leur livrer les fruits de notre propre experience, sans fard ni complaisance, avec nos rares reussites et nos nombreuses erreurs. L'honnetete sera la clef de notre succes. Si je ne concois aucun doute sur celle de nos interlocuteurs, la notre en revanche me parait sujette a caution. Alton Majar, Parti minor de reconciliation planetaire, Ozane. Ils exploiterent sa premiere defaillance pour la capturer. Elle avait longtemps lutte contre le sommeil mais, ereintee, affamee, elle avait fini par s'assoupir, adossee contre un rocher. Des bruits alarmants l'avaient reveillee en sursaut au cours de la nuit. Affolee, elle avait bondi sur ses jambes et tente de percer les tenebres du regard. Le silence etait retombe, elle s'etait peu a peu detendue. Deux jours qu'elle s'enfoncait dans le coeur du plateau central, qu'elle affrontait un environnement hostile, qu'elle luttait contre les innombrables insectes et parasites infestant les marecages. Elle n'etait plus qu'une plaie sur pied, une ombre douloureuse gouvernee par ses reflexes. Elle avait a nouveau lie les lambeaux de sa robe pour reconstituer un semblant de vetement, un semblant de protection. Elle n'avait pas remarque dans le ciel les scintillements caracteristiques des viules. Elle n'etait meme pas convaincue de l'utilite de sa diversion. Le maitre sans importance, ce Nil qui se donnait des airs importants, s'etait trompe a son sujet. Les sep-tions ne s'etaient pas servis d'elle pour recuperer le joyau de la nef. Une idee stupide : les Cinquante n'avaient pas besoin d'une Minor pour expedier leur armee dans les fosses orientales et exterminer le peuple nihil. Elle avait toutefois, a l'occasion d'une pause, inspecte son corps a la recherche d'un deuxieme crea-tome. Elle n'avait pas percu la vibration tenue et caracteristique des chaines moleculaires. Ou l'auraient-ils implante ? Dans son sein droit ? Dans son ventre ? Elle avait battu le rappel de ses souvenirs, du jour maintenant lointain ou elle avait recu son creatome, ou elle etait devenue un membre a part entiere de la communaute ozanane. On l'avait conduite dans une piece a la neutralite glacante, on l'avait devetue, allongee sur une table, aspergee d'un liquide desinfectant, puis on l'avait laissee seule. Elle n'avait rien senti, hormis une legere piqure au-dessus du sein gauche suivie de fremissements dans la poitrine. Elle avait eu la vague sensation d'etre possedee ; par une autre intelligence, puis le creatome avait immediatement efface son sentiment naissant d'inquietude. Euphorique, elle avait compris qu'elle etait enfin entree dans le monde des adultes. Plus besoin de prendre trois repas par jour, de perdre des nuits entieres en sommeil, de faire sa toilette, de proceder aux evacuations quotidiennes et humiliantes des dechets organiques. Elle en avait fini avec les corvees de l'enfance. Elle ne se rappelait pas avoir connu d'autre ceremonie de ce genre. Mais le Conseil des Cinquante avait pu lui implanter un deuxieme creatome a son insu : les grands Priors s'entouraient d'un tel mystere qu'il etait impossible de connaitre l'etendue de leur pouvoir. Elle etait redevenue la petite fille qu'elle avait quittee trois cent cinquante ans plus tot, a nouveau soumise a la tyrannie des sens, des besoins organiques. Elle ne le regrettait pas. Les quelques jours passes pres de Seke le griot valaient mille fois l'eternite d'artifices proposee par les creatomes. Elle s'etait rendormie, toujours assise contre le rocher. Reveillee cette fois par la lumiere du jour naissant, Azel les vit tout autour d'elle. Une vingtaine de septions sangles dans leurs uniformes clairs. Elle n'eut pas d'autre reaction que de se demander pourquoi ils avaient attendu tout ce temps pour l'apprehender. L'ocean Gras disparaissait a l'horizon, sectionne par une invisible lame. Un grondement diffus emplissait l'air chaud. Retranchee derriere les hautes brumes, Nor barbouillait le ciel d'une palette de couleurs allant du jaune fonce au rouge sang. L'agme oceanique se jetait-dans une faille qui se prolongeait en direction du sud et coupait le plateau en deux. Aussi loin que portait le regard, on ne distinguait pas de bord oppose ni de fin a cette fracture dont le fond se terrait a une distance approximative de trois mille hommes. On ne discernait pas non plus d'escarpements, d'eperons, de reliefs qui auraient permis la desescalade de cette paroi abrupte. D'un cote, l'agme tirait un rideau sombre, luisant, plisse en contrebas, et grossissait des retenues ondulantes avalees par les bouches des gouffres ; de l'autre se devoilait une roche blanche parcourue de veines ocre et brunes, aussi nue et lisse qu'un miroir. > demanda Seke. Kiljer ne repondit pas, les yeux fixes sur la gigantesque chute. Ils avaient remis leurs vetements depuis que le sol s'etait asseche et qu'ils n'etaient plus contraints de traverser des nappes. Les dernieres lieues n'avaient pas propose d'autres difficultes que le franchissement de deux barres rocheuses d'une hauteur de cent hommes. -- Parfois il donne des reponses, parfois il les garde pour lui, parfois il soutient ses serviteurs, parfois il les laisse se debrouiller seuls. -- En ce cas, je ne vois pas d'autre moyen que de contourner la faille. -- Elle s'etend sur plus de deux cents lieues. Ca nous prendrait encore cinq ou six jours. Nous avons deja trop perdu de temps. -- On ne peut tout de meme pas se jeter dans le vide. Nous ne sommes pas des akyous. -- La voie de l'air nous est interdite. Pas la voie de l'eau... >> Le Nil designait le rideau de matiere semi-liquide et noire. L'agme ne se deversait pas avec l'impetuosite d'une chute ordinaire, mais avec une pesanteur propre a sa viscosite, a sa mollesse. Elle s'ecrasait en contrebas sans soulever de gerbe, ni meme un simple eclat. -- Si nous n'essayons pas, nous n'avons aucune chance de le savoir >>, retorqua Kiljer. Seke garda quelques instants les yeux rives sur la chute. L'element liquide l'intimidait toujours autant. Ses hesitations lui parurent non seulement pusillanimes mais infondees. Danseur-dans-la-tempete, confiant dans l'ordre invisible, n'aurait pas laisse passer une occasion d'experimenter un nouveau mode de transport. Depuis qu'il vivait parmi les hommes, Seke etait gangrene par la mefiance, par le refus insidieux de sacrifier ses certitudes, de perdre cette enveloppe, ces sens, ces emotions, ces sentiments, ces souvenirs, ces peurs qui delimitaient son moi. >, acquiesca-t-il avec un sourire. Le ululement aigu de Kiljer plana un long moment dans le gouffre. Apres un regard joyeux a l'adresse du griot, le Nil se mit a courir, se propulsa d'un bond prodigieux du haut de la falaise et sombra dans les vagues ondulantes de l'ocean Gras. Seke le vit reapparaitre quelques instants plus tard a la surface de l'agme et, emporte par un courant de plus en plus violent, se rapprocher rapidement de la chute. Quand Kiljer eut disparu dans le vide, Seke s'elanca et sauta a son tour. Il s'enfonca dans la matiere visqueuse avec une douceur surprenante, plongea dans une nuit noire et poisseuse, battit des bras pour remonter a la surface. Des filets tiedes s'infiltrerent dans ses narines et deposerent au fond de sa gorge une vague saveur d'huile minerale. Il toussa et cracha lorsque sa tete rejaillit enfin a l'air libre. Il s'apercut qu'il etait tout pres de la chute, s'affola, eut le reflexe stupide de nager a contre-courant, se rendit compte de son erreur, cessa de s'agiter, prit une profonde inspiration et se laissa porter par le mouvement. Il eut besoin d'un petit moment avant de prendre conscience qu'il baignait a nouveau tout entier dans la matiere noire et qu'il tombait la tete en bas. Plutot que d'une chute, d'ailleurs, il aurait fallu parler d'une glissade. Sa nuque, ses epaules, ses fesses heurtaient de temps a autre une surface dure et lisse. La paroi presentait une inclinaison prononcee sous le rideau d'agme. Vue du haut de la falaise, la chute n'avait pas semble tout a fait verticale ; Seke avait alors cru contempler une illusion d'optique engendree par les tonalites sombres et la profondeur du gouffre. L'air commenca a lui manquer. Il repoussa avec fermete une Premiere attaque de panique. La densite de l'agme, l'obscurite lui retiraient tout point de repere. Il etait incapable de deviner quelle distance il avait parcourue. Incapable de savoir combien de temps il devrait retenir sa respiration. Le contact de sa nuque et de ses epaules avec la paroi lisse etait maintenant permanent. Il lui sembla que la pente s'adoucissait, que son allure se ralentissait, que l'agme devenait de plus en plus epaisse et visqueuse. Des rigoles poisseuses lui emplirent les narines, la gorge, declencherent une deuxieme crise de panique, plus violente, incontrolable. Il battit des bras et des jambes. Cracha et aspira en meme temps. Partit dans une serie de roulades qui l'envoyerent percuter la paroi. Un reflexe machinal lui fit desserrer les levres. Le flot s'engouffra aussitot dans sa bouche. La nuit visqueuse s'appretait a l'engloutir. Une porte parmi d'autres vers l'autre monde. Lui revint l'exaltation de Danseur-dans-la-tempete evoluant au milieu des tourbillons poussiereux. Il cessa de resister et se laissa ballotter par les remous de l'agme comme son ancien compagnon de nid par les tempetes du Mitwan. Les trois viules survolaient le plateau central, propulsees par leurs chaines moleculaires. A travers la vitre epaisse decoupee dans le plancher, Azel observait le damier des etendues grises cernees par les mares noires. Les septions n'avaient pas juge necessaire de l'attacher a son siege. Ils lui avaient simplement ordonne de les suivre jusqu'a la nacelle et de se tenir tranquille. Trop fatiguee pour tenter de leur fausser compagnie, presque soulagee, elle leur avait obei avec resignation. Elle avait seulement espere qu'ils lui donneraient a manger et a boire, puis elle s'etait souvenue qu'ils ne ressentaient pas Ge genre de besoins et que l'idee ne leur venait surement pas de permettre aux autres de les satisfaire. Elle avait ete surprise de decouvrir seulement trois viules sur la trentaine que comptait la flottille des septions. Elle n'avait donc entraine sur ses traces qu'une petite partie de leurs poursuivants. Le gros de la troupe etait selon toute probabilite reste sur la piste du griot et du maitre sans importance, preuve que les soldats des Priors disposaient d'un autre systeme de detection que les creatomes pour remonter jusqu'au refuge des nihils. Les trois viules avaient decolle en direction du nord-est. Dans l'ambiance pourtant familiere de la nacelle, Azel s'etait sentie etrangere au monde qu'elle avait quitte depuis quelques jours. Fatiguee, elle s'etait assoupie sur le siege plus confortable qu'un rocher ou l'echine d'un akyou. Un officier seption vint s'asseoir a ses cotes. Elle jugea grotesques, presque obscenes, sa jeunesse, la purete de ses traits, la maitrise de ses gestes. > Il debita une litanie de noms d'une voix morne, remontant selon lui jusqu'aux fondateurs de la lignee, jusqu'aux passagers de la nef des origines. Elle ne saisissait pas tres bien l'interet de cette enumeration genealogique ; il avait peut-etre choisi ce moyen pour lui signifier qu'elle n'avait aucun secret pour lui. Elle gardait de vagues reminiscences de Laru et Jazel Benkaar, ses parents. Elle ne les avait pas revus apres l'implantation de son creatome, elle n'en avait eprouve ni chagrin ni nostalgie. Elle ne s'etait meme pas demande ce qu'ils etaient devenus. Le creatome, bien sur ! Il ne se contentait pas de corriger l'entropie organique, il agissait en amont, il neutralisait les emotions, les souvenirs qui risquaient d'entrainer ou d'amplifier les desordres. >, >, deux mots qu'elle avait oublies depuis plus de trois cent cinquante ans. Ses parents avaient traverse son existence comme des ombres. Ils ne l'avaient jamais arrosee de cette tendresse qu'enfant elle reclamait avec une vehemence insatiable. > Le seption la devisageait avec un sourire horripilant. Elle se sentit fouillee, violee par ses yeux d'un gris sombre metallique. -- Vous les avez executes ? -- Ils savaient ce qu'ils risquaient. -- Je croyais que les creatomes preservaient de la mort ceux qui les portaient... -- Tant qu'ils les portent. Si vos parents n'avaient pas neutralise leurs creatomes, ils n'auraient pas pu vous concevoir par les voies naturelles. >> Azel apercut par les vitres laterales un trait sombre tire entre, le ciel couleur de flamme et le plateau aux tons plus ternes. L'ocean Gras sans doute. -- Comme vous, par l'intermediaire d'un nihil, d'un maitre sans importance. -- Vous voulez dire qu'ils se sont rendus dans les fosses orientales ? -- Ils n'ont jamais quitte Kaod. Du moins nous le supposons. Nous savons que certains nihils s'aventuraient dans les environs de Kaod par les reseaux des rivieres souterraines. Nous avons retrouve vos parents dans un quartier recule de la ville quelques jours apres votre naissance. Nous leur avons propose le marche suivant : nous vous laissions la vie sauve, a vous leur enfant, s'ils acceptaient de recevoir de nouveaux creatomes. >> Azel hocha la tete. Elle comprenait maintenant pourquoi ses parents l'avaient toujours regardee en etrangere : leurs nouvelles chaines moleculaires les avaient empeches de tisser avec elle le moindre lien affectif. -- Une anomalie genetique les a pousses a se revolter contre leurs creatomes. Nous ne pouvons tolerer ce comportement. -- En ce cas, vous auriez du nous executer tous les trois... >> Le seption resta un moment immobile, les yeux perdus dans le vague, comme s'il cherchait les reponses au plus profond de lui. Le gresillement de la viule prit une resonance inattendue dans le silence de la nacelle. L'ocean Gras devoilait maintenant son immensite au-dela des reliefs habilles d'une vegetation rampante et grisatre. -- > ? -- Le Seigneur de la nef. Celui qui permit aux hommes de gagner leur nouveau monde. Celui a qui un petit groupe conduit par la traitresse Brenilde deroba le feu originel. Il est pret maintenant a realiser la derniere etape de son grand projet, a reprendre ce qui lui appartient. -- Nous ne sommes pas gouvernes par le Conseil des Cinquante ? -- Les Cinquante sont les descendants directs des hommes qui choisirent le parti du Seigneur de la nef. Les Priors, les descendants indirects. Les ordres d'Ozane ont ete fondes sur la preference hereditaire. Sur la priorite genetique. -- Et les Minors ? -- Ils descendent de la grande masse des indecis. Leur terrain genetique n'est pas favorable mais malleable. Et susceptible de resurgences aberrantes comme celle de vos parents. Comme la votre. -- Je n'aurais pas trouve la force de m'opposer a mon crea-tome si je n'avais pas entendu le chant du griot. >> Aucune expression ne modifia les traits du seption, et pourtant Azel percut en lui - et sur les sieges environnants - un fremissement de rage. -- Quel ordre ? Quel Seigneur ? -- Un ordre anterieur aux guerres de la Dispersion, aussi ancien que l'univers. Et dont le Seigneur de la nef est lui-meme le grand serviteur. -- Kiljer parlait d'un dragon... -- Certains l'appellent le serpent, d'autres l'Ange du neant. Il ; est seulement le gardien du silence eternel. >> Azel s'abima un instant dans la contemplation des vagues aux cretes arrondies de l'ocean Gras. Ulceree, mortifiee de decouvrir qu'elle n'avait jamais existe pour elle-meme, qu'elle avait ete un simple enjeu, un jouet entre les mains de forces, antagonistes en guerre depuis la nuit des temps. -- Vous etes restee quoi qu'il arrive une servante du Seigneur de la nef. Nous avons seulement place dans votre corps une ; petite chaine moleculaire qui nous permettait de vous localiser, d'entendre certaines de vos paroles et de voir a travers vos : yeux. -- Depuis... toujours ? >> Les souvenirs de certaines conversations remontaient a la ; memoire d'Azel : tous les propos qu'elle avait tenus avec certaines de ses compagnes minores etaient tombes dans les oreilles des septions. Elles avaient reve a voix haute de renverser ce systeme petrifie qui leur proposait une place assortie a leur ordre, mineure, elles s'etaient delectees du frisson de la clandestinite sans savoir qu'elles faisaient l'objet d'une surveillance intime et constante, que leurs espoirs de changement etaient assimiles a de simples elucubrations genetiques, des aberrations de lignees hesitantes, ratees. > Kiljer avait parle d'intelligence globale, d'instrument de surveillance. Les maitres sans importance des fosses orientales connaissaient la nature exacte de leur adversaire, ce qui leur avait permis, sans doute, de contrarier pendant des siecles la volonte hegemonique des Cinquante et de ce mysterieux Seigneur de la nef. > Le seption pointa l'index avec une lenteur sarcastique sur le front d'Azel. -- Et maintenant que va-t-il se passer ? -- Nous allons enfin relever le filet que nous mettons en place depuis plus de mille ans. Nous devrions ramener deux griots, une dizaine de maitres sans importance, la totalite du peuple nihil. Une bonne peche. -- Pourquoi avoir attendu tout ce temps ? -- Les circonstances n'etaient pas favorables. Il nous fallait d'abord trouver une parade au feu des maitres sans importance. Et puis nous avons reussi a infiltrer des hommes dans les fosses orientales, de faux nihils qui affaibliront leurs defenses et nous guideront dans les labyrinthes souterrains. -- Et apres ? -- Le Seigneur de la nef reprendra son bien. Les creatures vivantes lui feront le don de leurs molecules pour qu'il les remodele a sa guise. -- Il recreera le monde ? -- Il ramenera l'ordre sur Ozane et preparera la venue de l'Ange du neant. >> La viule survolait maintenant le littoral de l'ocean en direction de l'est. Les enormes echines soulevees par les vagues transformaient l'agme en un massif aux sommets sombres et instables. -- Parce que, comme la plupart des indecis, vous avez choisi de revenir parmi nous. -- Je n'ai rien choisi ! C'est vous qui m'avez reprise. >> Un sourire effleura les levres du seption et revela fugitivement sa nature humaine. > Les paroles du seption declencherent chez Azel une colere : incontrolable. Elle se jeta sur le seption pour lui planter ses ongles dans le visage. Elle se demanda ce qu'elle fabriquait dans cette nacelle, seule et vetue de haillons. Pourquoi son creatome ne lui avait-il pas confectionne une nouvelle robe ? Et puis elle avait faim et... Elle eut a peine formule cette pensee qu'un cube blanchatre ; se materialisa sur l'accoudoir du siege. Elle sentit, sur sa peau et dans ses cheveux, l'agreable caresse du nettoyage moleculaire. ; Elle se rassit et croqua dans le cube. Elle fut decue de ne luitrouver aucun gout. La viule volait au-dessus d'une surface moutonnante et sombre qu'elle voyait pour la premiere fois de sa vie. Pourquoi pensait-elle que le murmure familier du creatome resonnait dans son silence interieur comme une menace de mort ? Malgre les enormes quantites deversees par la chute, l'agme parvenait a s'ecouler en milliers de rivieres ou de ruisseaux qui ; s'eparpillaient entre les grands rochers avant de se jeter dans d'invisibles bouches. Vu d'en bas, le rideau de matiere visqueuse et noire frappait davantage par sa lenteur majestueuse que par son gigantisme, un effet sans doute du a la declivite de la paroi et a ses perspectives fuyantes. Il tombait sans autre bruit qu'une rumeur etouffee, un froissement soyeux et persistant d'etoffe. Tout en haut, les rayons de Nor se coulaient en rigoles rou- geoyantes dans les froncements. > Kiljer emit un petit rire de gorge avant de saisir Seke par le bras et de l'aider a se relever. Ils se secouerent tous les deux pour se debarrasser de l'agme impregnant leurs cheveux et leurs vetements. Le griot cracha les dernieres gouttes de matiere vis-queuse qui lui obstruaient la gorge. Malgre les premieres reactions d'affolement, malgre la peur panique de l'asphyxie, il gardait de sa glissade un souvenir leger et joyeux. Rejete par les remous sur le bord de la retenue, il avait mis du temps a se rendre compte qu'il respirait a l'air libre, qu'il etait arrive entier au pied de la chute. Les chocs incessants contre la paroi avaient parseme de douleurs sourdes ses epaules, son bassin et ses jambes. > Une femme surgit de l'un des reliefs rocheux plantes comme des iles dans les debordements tumultueux de l'agme. Portant des vetements de peau traditionnels nils, elle avait separe sa chevelure en deux longues tresses brunes striees de fils gris. D'une poche de sa tunique depassait l'extremite d'un baton d'une teinte plus foncee que ceux de Kiljer et de Jarkil. Bien qu'elle approchat sans doute les soixante-dix ans, elle marchait d'une allure energique et souple. Les nombreuses scarifications de son visage n'avaient pas altere sa grande beaute, ni presente ni passee. Ses yeux noirs et brillants surmontes de paupieres lourdes se poserent sur Seke. Il ne percut aucune difference entre son apparence et le son de sa forme. Elle faisait partie de ces rares humains qui n'eprouvaient pas le besoin de dissimuler leur veritable nature sous des dehors trompeurs. > Elle avait pose sa question sans quitter Seke des yeux. Elle n'attendit pas la reponse du maitre sans importance pour ajouter : -- Il a franchi la porte invisible ? demanda Kiljer. -- L'homme qui est revenu avec le fils du ciel dit que maisi Gojo est reste en arriere pour retarder les septions. -- Et son baton ? -- Il a dit qu'il trouverait le moyen de le rendre au feu origi- nel s'il etait dans l'impossibilite de revenir. -- Ou sont les autres ? -- Rassembles dans la fosse centrale, ainsi que tu nous l'as ordonne. >> Les cicatrices de Kiljer brillerent d'un eclat soudain et intense. -- Un messager du feu, repondit la Nile apres une courte hesitation, surprise visiblement par la durete soudaine du ton du maitre sans importance. Tu lui as dit que nous devions nous rassembler dans la fosse centrale pour vous attendre, toi et le fils du ciel, pour entendre tous ensemble le chant de l'espace. >> Kiljer resta impassible, mais Seke percut de l'inquietude dans ses yeux, dans le son de sa forme. > murmura le Nil d'un air sombre. CHAPITRE XVIII LES FOSSES ORIENTALES J'ai aime mon epouse, la tendre Ezabel, de tout mon coeur. Elle s'est effacee de ma vie comme tu t'es efface de Jezomine. Quand tu reviendras sur ton monde, nous ne serons pour toi que des noms sur les pierres des cimetieres ou des grains de poussiere disperses par le vent. Mes enfants ont eux-memes engendre des enfants et m'ont fait le don d'une nombreuse descendance. Nous leur avons parle de toi afin qu'ils transmettent ton histoire aux generations suivantes et qu'ils preparent ton retour. J'ai poursuivi mes recherches et retrouve l'endroit ou les noirs angailleurs avaient enterre ta mere Kaleh la soltane. J'ai soudoye les gardiens de la plaine des vivants-morts, qui m'ont permis de recuperer son cercueil, de le ramener a Bel Troan, de l'enterrer dans le cimetiere familial en compagnie de nos parents, de nos freres et de nos aieux. J'ai demande a mes enfants d'entretenir et de fleurir sa tombe. Ainsi tu sauras ou te recueillir lorsque les flots cosmiques te deposeront sur Jezomine. Je suis egalement alle sur tes traces dans le desert du Mitwan, j'ai contemple les paysages qui t'ont vu grandir, j'ai senti sur ma peau la brulure des rayons de Jez, j'ai visite les grottes ou tu t'es peut-etre repose. Je me suis, comme toi sans doute, impregne de la beaute et de la grandeur du desert, au point que j'envisage d'y passer mes dernieres annees. Dans la solitude et le silence. Mes enfants sont desormais autonomes - ils me donnent meme des ordres, des ordres, a moi qui les ai vus naitre ! -- et j'ai besoin recueillement apres le depart de ma tendre Ezabel. Si je dois laisser un souvenir sur ce monde de bruit et de fureur, j'espere que ce sera celui d'un homme juste et bon. Les carnets secrets de Halal, Le Livre des verites cachees du Wehud, Jezomine. Milad ne connaissait pas son age exact, mais elle avait probablement depasse les cent ans, une longevite remarquable pour une Nile. Son baton, une imitation rudimentaire de l'instrument de Kiljer, n'avait pas le pouvoir de transmettre le feu. Ses cicatrices, en revanche, s'emplissaient de lumiere en meme temps que les scarifications du maitre sans importance. Elle marchait une vingtaine de pas devant les deux hommes et tendait regulierement l'oreille pour ausculter le silence profond regnant dans les fosses. Ils avaient parcouru cinq ou six lieues entre les grands rochers dissemines sur la terre nue, probables vestiges de la fracture de cette region du plateau central. Les ecoulements d'agme les avaient accompagnes une partie du trajet. Seke s'etait retourne a plusieurs reprises pour admirer la barre sombre de la chute, encore plus impressionnante vue de loin. > avait crie Milad, perchee sur un monticule. D'innombrables crateres criblaient le sol a perte de vue. Seke les avait d'abord trouves minuscules, mais, en s'en approchant, il avait pu mesurer le gigantisme de ces cavites circulaires et sombres. Si leur diametre depassait les deux mille pas, l'obscurite ne permettait pas d'evaluer leur profondeur. Les deux Nils et le griot en avaient contourne une bonne dizaine avant que Milad s'engage dans un escalier naturel taille dans une paroi. Les rares passages qui avaient necessite une intervention humaine servaient le plus souvent de passerelles entre deux escarpements rocheux. Les Nils s'etaient contentes de completer le travail de la nature pour se menager un acces vers le fond de la fosse. Seke avait demande a Kiljer pourquoi son peuple n'avait pas tente d'ameliorer ce chemin sommaire et dangereux. >, avait repondu le maitre sans importance. Il leur avait fallu un long moment pour atteindre le fond. Les pieds et les mains ecorches par les asperites, Seke s'etait efforce de ne pas retarder les Nils qui devalaient les reliefs avec une agilite d'acrobate. Des boyaux arrondis, naturels eux aussi, creuses par d'anciens ecoulements d'agme a en juger par la teinte noire de la roche, reliaient les fosses entre elles. Milad et Kiljer s'etaient diriges dans le labyrinthe sans marquer la moindre hesitation, traversant des cavites et empruntant des galeries toutes semblables, passant de la lumiere aux tenebres jusqu'a ce qu'ils s'enfoncent dans une succession de salles eclairees par des sources lumineuses disseminees dans les parois et les voutes. A la faveur d'une courte pause, Seke avait pose a Milad la question qui lui brulait les levres : > La vieille Nile avait secoue la tete. -- On m'a dit que c'etait un homme a la peau sombre et a la barbe blanche. Un vieil homme en mauvaise sante. Je croyais... >> Milad s'etait assuree que le maitre sans importance ne pretait pas attention a leur conversation pour ajouter, d'une voix a peine audible : -- Les griots sont des hommes comme les autres >>, avait objecte Seke. Les paroles de la Nile l'avaient transporte de joie : il allait bientot rejoindre Marmat, son maitre, son pere d'adoption. Milad l'avait fixe d'un air perplexe. Bercee depuis sa tendre enfance par les mythes de la Dispersion, elle aurait besoin d'i peu de temps pour admettre qu'un fils du ciel endurait les ma des humains ordinaires. Les sources lumineuses provenaient d'eclats sertis dan ; la roche, d'une matiere similaire a celle du baton de Kiljer. Leur eclairage maintenait une bonne visibilite dans les salles et les galeries. Il permettait aux marcheurs d'eviter les filaments^ souples et brillants qui saillaient parfois des orifices parsemant le : sol ou les parois. ! > Seke se tenait donc a l'ecart de cette etrange flore, evitant de fouler les petites cavites aisement reperables sur la roche nue. Les plantes lames emettaient un bruit comparable a uns soupir de depit lorsqu'elles se retractaient dans les anfractuosites. Sous l'impulsion de Milad, ils marchaient d'une allure soutenue. On distinguait parfois, dans les recoins tenebreux des plus grandes salles, la surface fremissante d'une nappe noire. -- Le temps du saignement de la terre, rencherit Milad. Il commemore les menstrues de notre mere Brenilde. Pendant des mois et des mois, son ventre a verse le sang, rempli les fosses et fertilise la roche. >> Au sortir d'une interminable galerie, Kiljer tira l'un des deux batons de sa tunique et le leva au-dessus de sa tete pour consulter le feu. La matiere ambree s'emplit d'une lumiere vive qui revela les parois et la voute de la petite salle dans laquelle ils venaient d'entrer. Ses scarifications s'eclairerent egalement, ainsi que les cicatrices de Milad. La Nile ne bougea plus, les jambes legerement ecartees, les yeux clos, son propre baton leve au-dessus de sa tete, dans une posture identique a celle du maitre sans importance. Ils resterent un long moment plonges dans leur communion lumineuse. Seke n'entendait plus leurs sons personnels mais cet autre chant qu'il avait percu a deux ou trois reprises en compagnie de Kiljer, ce choeur familier qu'il ne parvenait toujours pas a associer a une forme precise. >, dit le maitre sans importance. Bien que mesuree, sa voix avait retenti avec force dans le silence des fosses. >, protesta Milad d'un ton plaintif. Elle enfonca son baton dans la poche de sa tunique et se dirigea d'un pas resolu vers la bouche sombre baillant sur la paroi opposee. >, conclut Kiljer avant de se lancer sur les traces de la vieille femme. Il rencontrait des difficultes grandissantes a se remettre des renaissances. L'age, sans doute, et la tristesse impregnee de degout qui accompagnait chacun de ses transferts, chacune de ses rencontres. Il s'etait ecoeure de lui-meme, ayant si souvent change de monde qu'il n'en avait retenu aucun, encore moins leurs habitants, qu'il ne lui restait plus qu'une mosaique de souvenirs confus. Il n'avait pas d'autre reference que lui-meme, et lui-meme n'etait plus qu'un tronc creux, un vide nauseeux. Ses chants l'avaient jadis aide a surmonter ces periodes de desolation, ils n'avaient plus ce pouvoir desormais. Il continuait de chanter, bien sur, au moins pour ne pas decevoir les peuples humains qui l'accueillaient avec la ferveur touchante des ames simples, mais ni sa voix ni les notes de sa kharba ne le transportaient, il restait plante sur ses jambes, lourd de corps et d'esprit, conscient qu'il ne dispensait pas a ses auditeurs l'enchantement espere. Ils l'ecoutaient avec une politesse affectee, ils s'appliquaient a ne pas laisser transparaitre leur ennui ; cette deception voilee le chagrinait, nourrissait ce denigrement de lui-meme et affaiblissait son chant. Il attendait avec une grande impatience le prochain alignement chaldrien et l'assemblee du Cercle. Sur* Venter, il pourrait au moins briser le cercle vicieux, reprendre confiance, jeter sa solitude comme un vetement immonde. Il essayait parfois de retrouver l'innocence des premiers temps, le jour lointain et magique ou il avait recu sa kharba, son premier ! recital devant une foule attentive et frissonnante d'emotion, ? l'abandon magnifique de ses limites humaines. En vain : l'evocation du passe ne le renvoyait pas au present. Son crepuscule avait probablement commence lorsqu'il ; s'etait separe de son maitre. Les guerres de la Dispersion avaient dissemine tant de peuples humains dans la galaxie de la Voie ; lactee que les griots ne pouvaient se permettre le luxe de les visiter par deux. Chacun devait parcourir son propre chemin selon, les volontes de la Chaldria, chacun devait consacrer son existence a repandre le Verbe. Mais a l'enthousiasme du debut avait ; succede une tristesse insidieuse, un poison lent qui ne revelait pas tout de suite ses ravages. Il avait envie, oui, envie les ; hommes et les femmes croises lors de ses voyages. Leur admiration l'encombrait, l'empechait de nouer avec eux une relation simple et sincere, l'expulsait hors de ces cocons humains qu'il s'acharnait a relier. Ses aventures avec les femmes, mariees ou non, avides en tout cas de se draper dans son prestige, lui avaient laisse un arriere-gout d'amertume. Il ne s'etait senti chez lui que lors des assemblees du Cercle, dans les batiments de Venter, chaleureux malgre leur demesure et leur delabrement. Il avait connu le plaisir ineffable de partager la nourriture et l'instant avec des membres d'une meme famille, avec des hommes qui le traitaient en egal et le comprenaient. Il etait a chaque fois reparti des assemblees avec un regain d'energie, nourri de la sagesse des anciens et de la fougue des plus jeunes. Et puis, comme ses confreres, il avait rencontre une hostilite grandissante sur les mondes visites, orchestree par des adeptes d'un serpent ou d'un dragon aux plumes rouges, il avait evite de justesse plusieurs lynchages, parfois tire d'une situation perilleuse par la Chaldria elle-meme, parfois aide par les defenseurs des mythes de la Dispersion. Les fanatiques du serpent ou du dragon gagnaient du terrain. Les griots se presentaient de moins en moins nombreux aux assemblees. Des rumeurs de massacres horribles, bouleversants, circulaient. Les plus anciens ne se souvenaient plus du moment ou ce reptile emplume, un adversaire d'autant plus troublant qu'il s'etait repandu simultanement sur tous les mondes humains, etait apparu. Ils avaient interroge la Chaldria, cette memoire omnipresente et omnisciente qui, pensaient-ils, leur soufflait les paroles de leurs chants, mais la Chaldria n'etait pas une entite qu'on pouvait saisir a la facon d'un juge ou d'un conseiller, elle poursuivait un dessein connu d'elle seule, elle reclamait une confiance aveugle, elle choisissait la maniere, l'endroit et le moment pour s'adresser a ses serviteurs. > De petits Nils vetus de peaux l'apostrophaient avec ce melange de timidite et d'effronterie propre aux enfants. Il les salua d'un sourire aussi chaleureux que possible. Il avait bien cru sa derniere heure venue sur Ozane. Des soldats l'attendaient dans la salle de renaissance du Vox, le monument erige au sommet de la colline de l'Archaod. Ils avaient exploite sa faiblesse pour le transporter dans une piece aux allures de cachot ou de chambre d'hopital. Ils l'avaient allonge et sangle sur une table, puis ils s'etaient retires apres avoir evoque son execution imminente. Quelques instants plus tard, un groupe d'hommes s'etait engouffre avec fracas dans la petite piece. Vetus de peaux, le visage couture de cicatrices, les cheveux divises en tresses. L'un d'entre eux s'etait servi d'un baton etincelant pour trancher ses liens et frapper les deux soldats alertes par le vacarme. Il se souvenait vaguement que ses porteurs avaient devale puits etroit, qu'ils avaient plonge dans une eau glaciale s'etaient laisse porter par un courant bruyant. Il avait ensuite perdu connaissance pour se reveiller sur une embarcation plate dirigee avec adresse par l'un de ses sauveurs. Ils avaient atteint un gouffre a ciel ouvert ou pullulaient des insectes rouges, pur apres une courte periode de repos, ils avaient gagne les fosses orientales par un autre reseau de rivieres souterraines. Le voyage avait dure sans doute plus d'une semaine locale. Une semaine ne lui avait pas suffi pour recuperer de sa renaissance. Il avait implore tous les dieux de son enfance pour que les Nils ne lui demandent pas de chanter. Il n'en avait pas la ; volonte ni la force. A son grand soulagement, ils s'etaient contentes de le nourrir et de le soigner. Il avait compris les raisons de leur patience lorsqu'on lui avait annonce qu'ils attendaient le retour d'un maisi, l'un de leurs chefs, et d'un autre fils du ciel. > Il se redressa, vit les enfants se precipiter en hurlant vers la foule massee devant l'une des nombreuses bouches d'acces a cette immense salle appelee la fosse centrale ou, plus sobrement, le centre. La deception de Seke lui coupa les jambes. Il parvint a rester impassible au prix d'un effort violent. Le depit de l'autre griot, en revanche, ne lui echappa pas. Le son de sa forme, irritation, frustration, dementait sa bienveillance apparente. Malgre sa peau sombre et sa barbe blanche, il ne ressemblait pas du tout a Marmat. Son visage et son crane se reduisaient a une succession de plis ou se devinaient a peine les yeux, le nez et la blessure amere des levres. Difficile de parler de barbe a propos des poils clairsemes en bas de ses joues et a la pointe de son menton. Ses vetements traditionnels de griot, la toge et la tunique bariolee, flottaient sur son corps dont la cordelette serree a la taille soulignait la maigreur. Il tenait sa kharba de facon ostentatoire, sa maniere d'affirmer son appartenance au Cercle des griots. La foule s'etait tue autour des deux visiteurs celestes. Sitot leur irruption dans la fosse centrale, les Nils avaient entoure Kiljer, Milad et Seke avec une ferveur indescriptible. Les nouveaux arrivants avaient peine a se frayer un chemin au milieu de cette multitude compacte et bruyante. Seuls les visages des enfants etaient vierges de scarifications. Quelques hommes et femmes se tenaient en retrait et observaient ce deferlement d'enthousiasme avec un detachement amuse. Ceux-la etaient sans doute des maitres sans importance ou leurs plus proches disciples. Ils portaient en tout cas des batons semblables a celui de Kiljer dont ils arboraient le meme air grave et serein. Seke se demandait ou les Nils trouvaient leur eau, leur nourriture, le cuir avec lequel ils fabriquaient leurs vetements. Ils ne presentaient aucun signe de malnutrition, et pourtant on ne voyait pas d'animaux domestiques ou sauvages dans les cavites voisines. De meme il paraissait impossible de cultiver des cereales, des legumes ou des fruits dans un environnement aussi aride. Il n'y avait aucune trace de vegetation sur le sol et les parois de la fosse centrale dont la voute se perchait a une hauteur approximative de cinquante hommes. Le vieux griot observa un petit moment Seke d'un air distant. Il cherchait visiblement la bosse caracteristique de la kharba dans le curieux accoutrement de son vis-a-vis. -- Seke, disciple de Marmat Tchale. -- Vous n'avez pas encore recu votre kharba ? >> Seke repondit d'un signe de tete negatif. -- Marmat Tchale ne me tenait plus pour un disciple mais pour un confrere. Nos chemins ont diverge sur Frater 2. >> Ses paupieres ridees et brunes se tirerent sur les yeux delaves d'Al Mikalith. Seke comprit que le vieux griot, desoriente par ses reponses, eprouvait le besoin de reflechir. Le regard de Kiljer, legerement en retrait, allait sans cesse de l'un a l'autre. L foule retenait son souffle, suspendue aux paroles des voyageur^ ; celestes dont les voix graves s'envolaient vers la voute de la fosse centrale. -- La Chaldria en a decide ainsi >>, repliqua Seke. Les levres du vieux griot se plisserent en un sourire contraint. -- Nous ne savons pas quand se produira l'alignement chal-drien. >> Al Mikalith posa sur le jeune griot un regard ou se lisaient de la surprise et de la reprobation. Il jugeait irreverencieux le ton de Seke. Marmat Tchale, ce confrere repute pour son anticonformisme, avait-il donc omis d'apprendre a son disciple les regles elementaires du Cercle ? Le declin des griots trouvait une explication probable dans le relachement de la discipline, dans le refus de la hierarchie et des valeurs traditionnelles. Al Mikalith, lui, n'aurait jamais autorise son disciple a s'exprimer avec une telle morgue devant un ancien, encore moins pour lui rebattre les oreilles des principes de la Chaldria. Mais ce blanc-bec insolent ne se dressait pas sur sa route par hasard : il lui revenait de pallier les deficiences de son apprentissage, de le preparer a recevoir sa kharba. Les disciples mal formes risquaient tout simplement de perdre la vie lors du sejour dans le feu froid du cratere kharbique. Al Mikalith devrait egalement evoquer la negligence de Marinat Tchale devant l'assemblee. On ne denoncait jamais un confrere de gaiete de coeur, mais que pesait ce genre de scrupules face a la securite et a la perennite du Cercle ? Et puis Al Mikalith se voyait offrir une occasion inesperee de jeter ses derniers feux, de transmettre ses connaissances, de montrer son importance, de revivre. Il glissa sa kharba sous ses vetements. Les cordes emirent des notes etouffees qui raviverent immediatement en Seke le souvenir des recitals de Marmat. -- Vous parlez d'elle comme d'une entite consciente, humaine. -- Humaine, certainement pas ; consciente, sans aucun doute. Non que je pretende avoir perce son mystere, mais j'ai a maintes reprises percu une forme de conscience a la faveur de ses interventions. -- Peut-etre qu'elle vous a tout simplement envoye chanter devant le peuple des fosses. Ils se sont rassembles dans cet endroit pour entendre une voix de l'espace. >> Une envie brutale de gifler l'impertinent secoua Al Mikalith. IL avait chante devant des centaines d'auditoires, il n'avait pas de lecons a recevoir d'un apprenti. > Il prit conscience que son emportement sonnait comme une justification et s'appliqua aussitot a controler le son de sa voix. -- Il ne vous reste plus beaucoup de temps si l'alignement se Produit dans deux jours. >> Al Mikalith ne parvint pas cette fois a soutenir le regard inquisiteur de Seke. Il avait espere, en effet, que l'alignement >> chaldrien le delivrerait de l'obligation de chanter, mais l'irruption de ce drole d'apprenti qui lisait dans ses pensees comme dans un livre ouvert le contraignait a reviser ses projets. > L'etau qui lui comprimait la poitrine se desserra enfin. Il lui en coutait d'etre ainsi place dans l'obligation de se justifier devant un disciple. Il lui restait seulement a esperer que l'envie de chanter, l'envie mais aussi l'energie, lui reviendrait des que les, effets de sa renaissance se seraient estompes. > Al Mikalith eut l'impression que la crispation de ses traits, fendillait son vernis d'amabilite. -- Du systeme de Jez ? Un voyage recent m'y a conduit. >> Le griot vit qu'il avait suscite de l'interet chez l'apprenti et, decida de pousser la porte entrebaillee. > Il expliqua a Kiljer que les voyageurs celestes avaient besoin1 de tranquillite pour converser entre eux. Les Nils seraient prevenus lorsqu'il serait pret a chanter. Ils pouvaient en attendant ; vaquer a leurs occupations. Le maitre sans importance dispersa la foule et conduisit les griots dans une petite cavite contigue a la fosse centrale, decoree de peaux aux motifs peints, meublee d'une table basse, de coussins et de tapis de laine. Kiljer les pria de s'installer confortablement et leur dit qu'ils seraient invites a, contempler le feu originel, le joyau de la nef, apres le repas. Seke, qui mourait de faim et de soif, s'assit sur un coussin et remercia le Nil d'un sourire. -- Comment ont-ils pu assimiler les skadjes du Mitwan, les enfants du Tout, a ces reptiles a plumes ? gronda Seke. -- Aux legendes on fait dire ce qu'on veut. Ne pretendent-ils pas que leur dieu est le fils d'une prostituee et d'un skail ? Ils ont erige des statues geantes sur toutes les places de la Cite des Nues. Elles representent le Wehud, un garcon d'une dizaine d'annees au corps couvert d'ecailles. Ils croient qu'il reviendra bientot occuper le trone de la Cite des Nues et faire de leur planete une oasis fertile. Ils obligent la population a l'adorer et inoculent aux filles prepuberes un parasite appele le soltan. Si elles ne se montrent pas dociles, on cesse de leur fournir le remede neutralisant les effets de ce parasite, et elles meurent dans d'atroces souffrances. >> Le recit d'Al Mikalith souleva en Seke une tristesse melee de colere. Les anciens oaseurs de Jezomine n'avaient pas seulement extermine les enfants du Tout, ils avaient detourne leur histoire, leur legende, pour justifier un nouveau cycle de souffrance. Et ils salissaient la memoire de Kaleh en inoculant aux jeunes filles un parasite mortel qui n'avait garde du soltan que le nom. Kiljer revint en compagnie d'un homme et d'une femme charges de plateaux ou s'entrechoquaient des gobelets et des recipients de terre cuite. On leur servit une sorte de ragout, des legumes et des morceaux de viande baignant dans une sauce aussi epaisse et noire que l'agme. Au vieux griot, qui s'interrogeait sur la provenance de cette nourriture, le maitre sans importance expliqua que les fosses n'etaient pas desertes, contrairement a ce qu'on pouvait penser. Certaines d'entre elles abritaient une vie intense qu'il fallait apprendre a observer. La viande, par exemple, provenait de petits animaux aveugles vivant dans le coeur de la roche et se nourrissant principalement de larves d'insectes. Comme leur venin tuait un adulte en moins d'une demi-journee, leur capture necessitait les plus grand-precautions. On appelait les specialistes de cette chasse les >, nom qui designait egalement leurs proies. Quant aux legumes, on les ramassait dans les cavites hautes ou se glissaient les rayons de l'etoile Nor. Les enfants se chargeaient de les cueillir, leur petite taille leur permettant de se glisser plus facilement dans les passages. Enfin, la sauce etait un melange d'agme purifiee et de poudre d'une mousse aromatique qu'on recoltait en abondance sur les bords des nappes souterraines. L'ensemble etait tout a fait mangeable et meme agreable. L'entrain avec lequel les deux griots viderent leurs recipients rejouit visiblement les Nils. -- Deux. Et je dois dire que je les ai trouves dans un etat de fatigue et d'abattement alarmant. -- Pas facile de garder son enthousiasme quand on est recu avec des insultes et des pierres. >> Les yeux du vieux griot se renfoncerent sous ses arcades sourcilieres, ses rides se creuserent un peu plus. -- Combien y avait-il de griots a l'origine ? -- Pour repondre a cette question, il faudrait bien connaitre la prehistoire du Cercle. Malheureusement, nous n'avons aucun temoignage sur les fondateurs. Nous savons seulement que les premiers griots sont apparus avant les guerres de la Dispersion. La legende veut qu'ils aient ete dix a l'origine, comme les dix doigts de la main. Et qu'ils soient tous venus de la meme region de Venter, plus precisement des villages dissemines autour du cratere kharbique. Chacun des dix aurait transmis son savoir a dix autres, et ainsi de suite jusqu'au nombre de dix mille. Dix mille, Seigneur... Il n'en reste plus que quelques dizaines. -- Et la Chaldria ? -- Elle est apparue plus tard. Pendant les guerres entre Venter et les autres mondes habites du systeme d'origine, qui allaient devenir les grandes guerres de la Dispersion. Elle est arrivee juste a point pour empecher l'extinction de l'humanite. -- Vous voulez dire qu'elle n'etait pas reservee aux griots ? >> Al Mikalith changea de position sur le coussin et allongea les jambes en reprimant une grimace. -- Le Cercle pretend que la Chaldria exclut les femmes pour d'obscures raisons genetiques. Or j'ai connu, sur Logon, une femme qui avait... -- Une femme ? Impossible ! Aucun griot ne prendrait une fille pour disciple. -- Et si elle se deguise en garcon ? >> Al Mikalith but une gorgee d'eau et reposa le gobelet sur la table basse. > Le retour de Kiljer, dont le baton et les scarifications ruisselaient de lumiere, l'interrompit. >, dit le maitre sans importance. CHAPITRE XIX LE JOYAU DE LA NEF Nul ne la voit, elle est dans l'oeil de chacun, Nul ne sait d'ou elle vient, elle va dans les pas de chacun, Nul ne connait son histoire, elle se raconte a chacun, Nul ne penetre son mystere, elle s'explique a chacun, Elle vecut aux origines dans les eaux, Elle franchit les plaines et les montagnes, Elle s'eleva de la terre et gagna le ciel, Elle brula dans le coeur de ses adorateurs, Elle fut poisson a la forme allongee, Elle recut des pattes pour marcher, Deux rangees de plumes pour voler, Des ecailles pour se proteger, Elle fut la messagere de l'ordre eternel, De sa gueule en forme de bec jaillit le silence, Elle nous dit la splendeur du froid, Elle nous montra la vanite de l'homme. Toi qui pretends l'adorer, apprends a la servir, Vois la colere de ton frere, vois la fureur des guerres, Tranche en toi la compassion, la tentation du pardon, OEuvre sans relache a l'avenement du neant. Serment de l'Anguille, archives de Nouvel-Ange, Libremars, systeme solaire. Les eclairs frappaient sans interruption les batons des maitres sans importance. Kiljer et les siens s'etaient disposes en cercle autour du joyau de la nef et avaient prieles visiteurs de se tenir a l'ecart afin d'eviter les brulures parfois mortelles du feu originel. La luminosite aveuglante contraignait ; Seke a garder sa main en protection devant ses yeux et a fixer le centre de la petite salle au travers de ses doigts legerement ecartes. Difficile de decrire le joyau de la nef, un bloc d'energie pure qui flottait quelques pas au-dessus du sol et dont on ne cernait pas les limites. Une image etait venue a l'esprit de Seke : un coeur de lumiere expediant une salve de rayons a chaque palpitation. Ces decharges a la puissance phenomenale, palpable, precipitaient parfois les maitres sans importance contre les parois, hommes et femmes sans distinction. Ils se relevaient en titubant et, a demi inconscients, reprenaient leur place dans le cercle. Les eclairs semaient des brulures sur leurs vetements et les parties decouvertes de leurs corps. Les griots craignaient a tout moment que les Nils ne s'enflamment comme du bois mort : des volutes de fumee s'echappaient de leurs narines, de leurs bouches, des taches noires sur leurs bras, leurs cous et leurs joues. Le joyau de la nef ressemblait egalement a une etoile miniature en activite, et les maitres sans importance a des satellites prisonniers de son attraction et soumis a sa fantastique energie. Son chant resonnait encore avec trop de puissance pour que Seke puisse l'entendre avec nettete. Il se demandait comment la physiologie des Nils pouvait supporter une telle chaleur. Ses propres veines charriaient de la matiere en fusion. Al Mikalith, a ses cotes, avait toutes les peines de l'univers a rester campe sur ses jambes flageolantes ; il ne tiendrait pas longtemps dans cette atmosphere eprouvante. Kiljer encaissait les salves repetees sans broncher, le baton tendu a l'horizontale, environne d'une fumee claire montant des multiples dechirures de sa tunique. Ses traits exprimaient souffrance et beatitude. Il fallait sans doute accepter les blessures du feu pour en recevoir les bienfaits. Deux maitres sans importance, un homme et une femme, s'effondrerent sur le sol. Seke les crut morts jusqu'a ce qu'il discerne le son tenu de leurs formes dans les flux energetiques qui balayaient la salle. Les parois et la voute de la cavite, nettement plus petite que la fosse centrale, etaient lisses, sombres, abrasees par le feu. D'autres Nils tomberent, a bout de forces, les vetements, le visage, les cheveux en partie calcines. Seke comprit que l'experience et la puissance des maitres se mesuraient a leur maitrise de la douleur, a leur resistance physique et mentale. Sur les vingt rassembles dans cette piece, seuls huit resterent debout. L'activite du joyau de la nef ne decrut pas pour autant, elle se concentra sur les cinq hommes et les trois femmes qui s'acharnaient a lui resister. Un ululement continu s'echappait de la gorge de Kiljer, semblable aux cris qu'il avait pousses a plusieurs reprises entre Kaod et les fosses occidentales du plateau. Ses scarifications rougeoyaient, le halo lumineux de son baton l'enveloppait jusqu'a la taille. -- Il ne se comporte pas comme une simple machine, objecta Seke. -- Les propulseurs des vaisseaux ne sont pas non plus de simples machines. Ils renferment des intelligences artificielles capables de prendre des initiatives. >> Les propos d'Al Mikalith ranimerent dans l'esprit de Seke le souvenir de l'intelligence artificielle de Domile, PRIMA, dans laquelle un adorateur du dragon aux plumes de sang avait intro duit un programme autonome charge d'empecher le developpement de la vie sur la planete Onoe. Le vieux griot s'effondra a ses pieds, vaincu par la chaleur. Seke palpa la jugulaire d'Al Mikalith du pouce et de l'index : le coeur continuait de battre en sourdine. Il decida d'emmener son confrere dans un endroit un ; peu plus frais, un peu plus calme, le saisit par les aisselles et le traina dans l'unique galerie d'acces a la fosse. Les eclairs du feu originel eclaboussaient le passage et se reflechissaient dans les fragments ambres constellant la roche. Seke adossa le vieil homme contre une paroi, verifia encore une fois son pouls, s'assura qu'il ne risquait pas de tomber puis retourna dans la salle du joyau. Seuls trois maitres sans importance continuaient de supporter les fulgurations du joyau, Kiljer, un homme voute aux cheveux blancs et une femme d'apparence chetive. L'eclat du feu originel commencait a decroitre. Seke s'avanca vers le centre de la fosse et se concentra sur son chant. Un maitre sans importance s'affaissa derriere lui. Son baton lui echappa des mains, roula sur le sol, percuta le pied d'une paroi dans un tintement melodieux. Seke capta la vibration qu'il avait percue en germe dans le baton de Kiljer. La chaleur augmenta en meme temps que la forme se precisait, et il dut rassembler toutes ses forces pour conserver sa lucidite et son equilibre. Un noyau sombre apparaissait sous la couronne lumineuse de plus en plus terne. Un autre Nil s'effondra dans un choc sourd. Le chant du joyau emporta Seke loin de cette cavite souterraine, dans le vide infini et silencieux. Il s'associait a des images de couloirs gaines de metal, de centaines de cabines qui bourdonnaient d'une activite de ruche. Hommes, femmes, enfants s'entassaient dans ces pieces surpeuplees, condamnes a une promiscuite qui se prolongeait depuis des decennies et engendrait entre les familles des relations agressives, parfois meurtrieres. Des bandes armees faisaient regner la terreur dans les coursives et les salles collectives de la nef. Parti soixante annees terrestres plus tot d'une station spatiale du systeme des origines, le grand vaisseau errait dans l'espace en quete d'un monde habitable. L'attente etait devenue insupportable pour les passagers, persuades qu'ils ne sortiraient jamais de leur prison volante. Les etendues rougeatres et le climat rude de Libremars, leur planete pourtant devastee par les grandes guerres solaires, leur manquaient. Oublies, les tempetes qui devastaient les plantations, les nuees de parasites qui s'abattaient sur les recoltes, le deluge de feu qui tombait regulierement des vaisseaux de guerre. Oublies, les periodes de famine, les cites en ruine, les epidemies, les millions de cadavres entasses dans les crateres creuses par les bombes. Oublies, les escadrons de l'Anguille, un ordre secret venerant un reptile de couleur rouge a la forme allongee et aux pattes griffues. Mieux valait un monde en plein chaos qu'une cage desesperante de metal. Ils regrettaient le ciel au-dessus de leurs tetes, l'eclat bleute de Venter, les taches grises des lunes, les reflets changeants de la ceinture d'asteroides au milieu du fourmillement etoile. La nef, l'Ozannah, renfermait plusieurs milliers d'individus, sans doute plus de trente mille. Parmi eux s'etaient glisses des adorateurs de l'anguille, charges par leurs superieurs de fomenter la discorde, de faire en sorte que le moins possible de passagers parviennent a destination. L'anguille n'etait pas a l'origine un reptile mais un poisson gris de forme allongee peuplant les eaux de Venter. Parce que les anguilles franchissaient des distances inconcevables pour se disperser dans les moindres cours d'eau, on avait donne leur nom a ces petits reptiles rouges qui s'etaient repandus de facon mysterieuse sur les deux planetes, les satellites et les stations spatiales du systeme solaire. L'hypothese generalement admise voulait que des serpents ou des lezards se soient embarques avec les hommes sur les navettes de colonisation solaire et, dans de nouvelles atmospheres, aient subi une importante mutation genetique. Un symbole ideal pour une societe secrete dont le dessein etait d'infiltrer les organisations humaines pour mieux les controler, les ronger, les detruire- Les membres de l'Anguille avaient donc commence leur travail de sape dans l'enceinte confinee de l'Ozannah. Ils avaient dresse les clans les plus importants les uns contre les autres en utilisant tout l'arsenal de vilenies a leur disposition, calomnie, manipulation, violence, meurtre. Le chant du joyau declencha d'autres images, d'autres sensations, d'autres bribes de la memoire collective dans l'esprit de Seke. La nef ne disposait pas de cabine de pilotage ni de membres d'equipage. Une intelligence artificielle calculait en permanence sa trajectoire et les besoins en oxygene, en nourriture, en eau des passagers. Des millions de travailleurs de l'infiniment petit oeuvraient en permanence pour maintenir les equilibres fragiles en milieu confine. L'Ozannah n'etait pas non plus equipee de reservoirs ou de cuves de refroidissement, elle n'utilisait pas de carburant ni de reacteur nucleaire, elle se propulsait dans l'espace grace a une energie logee au coeur de la structure. De ce noyau s'elevait le chant que Seke avait percu en sourdine dans le baton de Kiljer. Un son a la puissance phenomenale, qui vibrait jusqu'aux confins de l'univers. Ce chant, Seke l'avait entendu a chaque fois qu'il avait voyage sur les courants cosmiques. C'etait le chant de la Chaldria. > Al Mikalith secouait la tete d'un air farouche. Il s'etait remis de son evanouissement sans autre sequelle qu'une bosse a l'occiput. Seke avait cependant du le soutenir dans les galeries qui conduisaient a la petite cavite ou ils avaient pris leur repas. Le jeune griot avait attendu que les maitres sans importance se relevent pour sortir de la salle du joyau plongee dans l'obscurite. Les scarifications des Nils avaient continue de briller autour de lui, transformant leurs visages en masques de cauchemar. -- C'est une energie, argumenta Seke. Si elle transporte les griots, pourquoi ne servirait-elle pas a propulser les vaisseaux ? J'ai vu des traces de sa presence sur la plupart des mondes que j'ai visites. Les perles d'obedience des courtisans de Jezomine, par exemple : on dit qu'elles viennent d'une mysterieuse matiere retrouvee dans le vaisseau des origines. De meme, le soltan qu'on inoculait aux courtisanes n'etait pas qu'un simple parasite, mais une porte ouverte sur un autre ordre, une invitation a la metamorphose. Je pourrais aussi parler de la matiere des merveilles de Frater 2... >> Sa gorge se serra sitot qu'il prononca le nom du monde ou il avait perdu Lote. > D'une moue, Al Mikalith signifia a son jeune confrere que ses arguments ne le convainquaient pas. > Se souvenant des railleries de Marmat lorsqu'il lui avait parle des sons des formes, Seke reflechit quelques instants pour se donner le temps de fournir une reponse a la fois evasive et plausible. > Al Mikalith changea de position avec les plus grandes precautions pour ne pas ecraser sa kharba. La lumiere douce des fragments ambres revelait les vestiges de l'enfance sur son visage ravine. > Seke s'abstint de parler des adorateurs du reptile rouge dissemines parmi les passagers de la nef. Les Grandes Guerres n'avaient pas seulement disperse les peuples humains dans la Galaxie. Les membres d'une societe secrete s'etaient jure d'exterminer les hommes et poursuivaient leur grand dessein a travers l'espace et le temps. Les deux griots garderent le silence jusqu'au retour de Kiljer. Le maitre sans importance portait encore les stigmates de son sejour dans la salle du joyau, cloques sur le visage et le cou, tresses en partie brulees, vetements cribles de trous aux bords noircis. Ses scarifications brillaient de facon tenue et tendaient un voile dore sur son front et ses joues. -- Seulement quand le joyau accepte de nous transmettre son feu, repondit Kiljer avec un sourire. Moins souvent que par le passe, helas. Nous avons perdu des batons et affaibli sa puissance. -- Il n'arrive jamais que... enfin, que ces eclairs tuent des votres ? -- Le feu ne tue que les tricheurs. Chaque homme ou chaque femme qui se presente devant lui sait qu'il peut mourir s'il n'est pas pret a le recevoir. -- Qu'est-ce qu'il vous apporte ? -- Sa puissance, sa connaissance. >> Kiljer designa Seke d'un mouvement de menton. -- D'ou vient-il ? -- De l'espace infini. Nous l'avons herite de notre mere Brenilde et des passagers qui se sont opposes au Seigneur de la nef. -- Qui est ce Seigneur de la nef ? -- Le dragon. L'etre malefique qui cherche a voler et a disperser les ames des hommes. -- L'avez-vous rencontre ? >> Kiljer manifesta sa perplexite d'un froncement de sourcils, comme si Al Mikalith avait pose une question inepte. > Le systeme de l'anguille, toujours, cette volonte de se propager dans les failles. Parti d'une minuscule societe secrete du systeme de Venter, le reptile rouge s'etait debrouille pour franchir des distances formidables et coloniser de nouveaux mondes en meme temps que l'homme, son ennemi intime. -- Je croyais que les voyageurs celestes avaient le pouvoir de voir autrement qu'avec les yeux... >> La voix de Kiljer exprimait, davantage que de la deception, un profond desarroi. > La colere, une colere que Seke jugea deplacee, avait transforme les yeux d'Al Mikalith en puits etincelants sous ses arcades sourcilieres. Le Nil s'inclina, un mouvement principalement destine a dissimuler l'eclat soudain de ses scarifications. > demanda-t-il en se redressant. Al Mikalith degagea sa kharba du fouillis de ses vetements, pinca les cordes, resta un moment a l'ecoute des notes cristallines. >, repondit-il d'un air las. Le nombre des nihils avait surpris Azel. Elle s'etait demande comment les forces de l'ordre du Conseil des Cinquante comptaient s'y prendre pour maitriser une telle multitude. L'effet de surprise jouerait dans un premier temps, mais les bannis de Kaod ne se laisseraient pas capturer ou tuer sans resistance, d'autant que la rumeur pretait des armes et des pouvoirs redoutables a leurs chefs, les maitres sans importance. Un courant de sympathie avait insidieusement pousse la Minor vers ces hommes et ces femmes qui defiaient l'autorite des Cinquante depuis des siecles et des siecles. L'attaque imminente des septions lui etait apparue comme un malentendu, comme un deni de justice. La voix du griot avait empli la fosse centrale et s'etait prolongee en echos faiblissants dans les galeries. Il avait chante quelques instants avant que les septions se ruent dans la fosse centrale. Alors Azel n'avait pas pu contenir un hurlement de revolte. CHAPITRE XX DECRATOMES Le joyau de la nef n'a jamais existe, affirment la plupart de mes confreres. Es le comparent a cette toison legendaire que Joz'han, un capitaine de vaisseau, alla querir sur une lune lointaine pour ramener fortune et justice sur son monde. Ou encore a cette epee au pouvoir extraordinaire, plongee par une fee malefique dans les eaux empoisonnees de l'Al-Kar. Le joyau de la nef serait, selon eux, l'objet magique et inaccessible, la chimere que les hommes pourchassent toute leur vie en sachant qu'ils ne l'attraperont jamais. Je reste quant a moi persuade qu'une histoire bien reelle se rattache a cette legende. Certes, de nombreux Priors et Minors se sont lances dans des fouilles importantes pour mettre la main sur ce tresor, lequel, je vous le rappelle, est cense apporter gloire et richesse a son decouvreur - les Minors sont egalement convaincus qu'il les aiderait a conquerir le pouvoir a Kaod. Personne ne l'ayant trouve, on en a conclu, un peu rapidement, qu'il n'existait pas. Cependant, mon hypothese ne pourra etre verifiee qu'a une seule occasion (et encore, cette occasion ne se presentera peut-etre jamais) : le passage des griots celestes. Nous savons au moins que les griots existent, car nous avons des preuves indubitables de leurs passages, mais nous ignorons la date de leur prochaine visite ; certains pretendent meme, documents a l'appui, que les membres du Cercle celeste ont a jamais disparu. Failton Adelkin, Des mythes protohistoriques, archives de Kaod, Ozane. Les assaillants attaquerent de tous les cotes a la fois. En un instant, ce fut la panique dans la fosse centrale. Ne sachant pas d'ou surgissaient leurs adversaires, les Nils s'egaillerent dans le plus grand desordre. Des courants contradictoires agiterent la foule, accentuerent la confusion. Des corps roulerent sur le sol, frappes par des ondes invisibles et silencieuses. Les ordres des maitres sans importance se perdirent dans le tumulte. Ils peinaient a se diriger vers les entrees de la fosse. Une lumiere vive emplissait leurs batons qu'ils maintenaient a bout de bras pour eviter de toucher par inadvertance l'un des leurs. Seke avait saisi Al Mikalith par le bras et l'avait entraine dans le sillage de Kiljer. Le vieux griot n'avait pas regimbe ni resiste, conscient qu'ils augmenteraient leurs chances de s'en sortir s'ils restaient sous la protection du maitre sans importance. Il serrait contre son flanc sa kharba qu'il n'avait pas eu le temps de remiser dans son vetement. Les convulsions de la foule eloignaient parfois les deux griots de Kiljer. Les yeux rives sur le baton, Seke s'efforcait alors de combler l'intervalle, ecartant les hommes, les femmes ou les enfants sur son passage, tirant sans menagement Al Mikalith. Il entendit des sons qui ne correspondaient a aucune forme et, aussitot, un visage emergea de ses pensees : Azel. Azel et sa faculte de se dissimuler derriere son ecran leurre. Il se souvint egalement des soldats en uniforme clair surgis sur la place ecrasee de chaleur des hauts de Kaod. > hurla-t-il a l'attention de Kiljer. D'un geste du bras, le maitre sans importance lui signifia qu'il avait compris. Ils gagnerent un endroit relativement degage ou des Nils secoues de spasmes agonisaient sur le sol. On ne voyait toujours pas les agresseurs, on discernait des mouvements furtifs, des arabesques pales sur le fond de penombre. Kiljer se precipita au milieu des corps allonges et se demena avec une fureur qui enflamma ses scarifications. Son baton heurta les ecrans leurres et annihila aussitot les effets des crea-tomes. Des soldats se materialiserent, sangles dans leurs uniformes clairs, munis d'armes de poing d'ou jaillissaient les ondes meurtrieres. Le maitre sans importance esquiva leurs ripostes avec une adresse prodigieuse et virevolta entre eux en les frappant de la pointe de son baton. A chaque impact, les septions decollaient du sol, retombaient quelques pas plus loin ou s'ecrasaient contre les parois. Ils ne se relevaient pas, l'interieur calcine, les yeux creves. Des volutes de fumee montaient de leurs orbites et de leur bouche. Les creatomes n'avaient pas la capacite de neutraliser la puissance destructrice du feu originel. Ils tentaient de reparer les chairs lesees, de retendre les peaux eclatees, de ramener la vie dans ces organismes devastes, mais ils abandonnaient au bout d'un moment parce que, associes depuis toujours a leur corps d'accueil, ils etaient a leur tour gagnes par l'entropie et devenaient des molecules incoherentes, inutiles. L'action de Kiljer galvanisa les autres maitres sans importance. Debordant de l'energie transmise par le joyau de la nef, ils s'egaillerent vers les differentes entrees de la fosse centrale. Les moulinets de leurs batons provoquerent des ravages parmi les assaillants. Mais d'autres septions surgissaient, invisibles, imprevisibles, qui bloquaient les issues et interdisaient toute fuite au peuple nil. Ils exploitaient parfaitement la configuration des lieux pour transformer la fosse centrale en une gigantesque nasse. > Refugie derriere une stalagmite en compagnie d'Al Mikalith et d'une dizaine de femmes et d'enfants nils, Seke eut besoin d'un petit moment pour se rendre compte que Kiljer s'adressait a lui. > Kiljer esquiva une nouvelle salve d'ondes et se debarrassa de deux adversaires avant de se retourner vers le griot. > Un seption surgit tout pres de lui et lui tira une onde a bout portant dans la poitrine. Le maitre sans importance vacilla, comme saisi de stupeur. Seke le vit tomber de tout son long et sut qu'il n'y avait plus rien a faire quand il cessa de percevoir le son de sa forme. > ? >> L'indifference de son confrere souffla un vent mauvais sur le chagrin et la colere de Seke, puis il prit conscience qu'il ne dirigeait pas sa fureur sur la bonne cible. Plusieurs maitres sans importance ayant mordu la poussiere, les septions progressaient sans opposition vers le centre de la fosse et s'enfoncaient dans la multitude. >, murmura Seke, les yeux rives sur le corps de Kiljer. Les ondes n'avaient pas pour seule fonction de tuer, elles destructuraient la matiere, elles renvoyaient la chair au neant. Les scarifications du maitre sans importance etaient les premieres a s'estomper. La mort soulignait la noblesse de son visage epure. Des spirales se formaient sur ses joues, sur ses mains, sur son cou, s'agrandissaient en avalant des morceaux de peau. Ses vetements s'affaissaient sur son corps devore par le vide. Les septions effaceraient toute trace du peuple des Nils, puis ils essaieraient de s'approprier le joyau de la nef pour achever leur oeuvre de destruction. Le dragon accomplirait ainsi le grand reve des premiers sectateurs de l'anguille. Seke serra les poings a s'enfoncer les ongles dans la peau. Il ne pouvait pas sauver les Nils de l'extermination. La seule chose qu'il leur restait a faire, a son confrere et a lui-meme, c'etait sortir du piege. Ne pas ajouter deux noms a la liste des griots disparus, ne pas affaiblir davantage le Cercle. Kiljer le leur avait ordonne avant de mourir, il les avait entraines devant la galerie d'acces a la salle du joyau. > Al Mikalith cligna des paupieres apres une breve hesitation. Autour d'eux, les femmes et les enfants les ecoutaient avec attention, les yeux agrandis par la frayeur et l'espoir, comme si leur salut dependait entierement de ces hommes tombes de l'espace et pares par les legendes de pouvoirs miraculeux. -- Qu'allons-nous faire dans cette... -- Kiljer nous l'a suggere. J'ai confiance en lui. Vous avez une autre solution ? >> Al Mikalith secoua la tete. Non loin d'eux, des hommes s'efforcaient de freiner la progression des septions, mais leurs coups de poing et de pied se perdaient dans le vide, les ondes meurtrieres les fauchaient l'un apres l'autre. Seke se concentra sur les sons des formes. De visuel son mode de perception devint vibratoire. Une dizaine de septions s'etaient deployes devant la bouche de la galerie. Il fallait une diversion pour ouvrir une breche dans cet invisible cordon. L'occasion se presenta quelques instants plus tard, quand un groupe de Nils se rua vers la galerie. Les septions se disperserent pour chasser et massacrer ces fuyards. >, souffla Seke. Les deux griots, suivis des enfants et des femmes qui avaient decide de lier leur sort a celui des voyageurs celestes, s'aventurerent hors de l'abri precaire offert par la base ventrue de la concretion. > Tout en encourageant son vieux confrere, Seke se dirigea vers le cadavre de Kiljer. Il ne restait plus du maitre sans importance que des bouts epars de cheveux et de peau ainsi que ses vetements encore agites par les spirales destructrices. La disparition de cet homme incarnant la force et la sagesse desola Seke. Il eut l'impression de commettre un sacrilege lorsqu'il ecarta la manche de sa tunique pour s'emparer de son baton. L'agitation, les cris, l'urgence ne lui laissaient pas le temps de lui rendre un ultime hommage. Il se retourna pour evaluer la situation du regard. Al Mikalith courait toujours vers l'entree de la galerie, environne des femmes et des enfants. Affaires a juguler la premiere vague de fuyards, les septions n'avaient pas prete attention au groupe mene par le vieux griot. Leurs boucliers leurres s'estompaient en partie, devoilaient des bouts d'uniformes ou de visages. Seke s'elanca. Le feu se diffusa dans le baton de Kiljer, se propagea dans sa paume, dans son bras, dans son corps, l'inonda de chaleur et de lumiere. Il percut un mouvement sur sa droite, tendit le bras, frappa un bouclier leurre de l'extremite du baton. Emporte par son elan, le corps inerte du seption faillit le percuter. Il l'esquiva d'un bond de cote, accelera l'allure, les yeux fixes sur l'entree de la galerie, maintenant degagee. Des ondes jaillies de l'arriere criblerent la roche d'impacts noirs. Les septions l'avaient repere et pris pour cible. Il entrecoupa sa course de brusques crochets, rattrapa les moins rapides des femmes et des enfants. Fauches par les ondes, plusieurs d'entre eux roulerent sur le sol et en firent trebucher d'autres. Seke enjamba les corps, remonta le groupe, se porta a hauteur d'Al Mikalith. Il vit a son allure chaotique que le vieux griot n'avait pratiquement aucune chance d'atteindre la salle du joyau. Il percut devant eux un son qui ne correspondait a aucune forme, pensa qu'il s'agissait d'un seption, craignit d'etre cueilli par une salve d'ondes, tendit a bout de bras le baton de Kiljer en esperant que le feu suffirait a detourner ou arreter les ondes, puis, sans ralentir, il affina son ecoute. Il ne decela aucune agressivite dans ce chant. Rassure, il lanca un coup d'oeil vers l'arriere, apercut, par-dessus les tetes des femmes et des enfants, les silhouettes a demi estompees des septions lances a leurs trousses. > cria Seke a son confrere. L'espace d'un instant, il fut tente de jouer sa chance seul, pensa que jamais Marmat Tchale n'aurait abandonne un griot a son sort, saisit Al Mikalith par la main et l'entraina derriere lui. La forme du son qu'il avait percu quelques instants plus tot se materialisa une dizaine de pas plus loin. Un uniforme seption. Il faillit le frapper de la pointe du baton quand il reconnut, courant a ses cotes, Azel. Il lui adressa un geste de complicite. Le regard de la petite femme ne lui renvoya aucune lueur de connivence, seulement une attention bienveillante. Les septions l'avaient probablement capturee sur le plateau central et lui avaient implante un nouveau creatome. Contrairement aux predictions de Kiljer, sa physiologie avait supporte sans dommage apparent l'insertion d'une deuxieme chaine moleculaire. > Elle baissa machinalement la tete pour esquiver une nouvelle salve d'ondes, puis elle leva sur Seke un regard stupefait. > Seke evalua la progression des septions sans lacher la main d'Al Mikalith au bord de l'evanouissement. Le petit groupe de femmes et d'enfants avait servi sans le vouloir de bouclier humain aux deux griots. Le coude assez prononce dans lequel ils s'engagerent leur offrit un petit moment de repit. Les eclats ambres enchasses dans la roche diffusaient un eclairage parcimonieux. Les claquements precipites des semelles dominaient le tumulte decroissant de la fosse centrale. -- Pourquoi te croirais-je ? -- Demande-toi ce que tu fais ici. Pourquoi tu es vetue de cet uniforme. >> Azel garda le silence, absorbee dans ses pensees. Cette fuite eperdue dans les fosses orientales ne lui demandait aucun effort, ne provoquait chez elle aucun essoufflement. -- Nous sommes arrives. >> Seke avait apercu dans le lointain la langue etincelante vomie par la porte de la salle du joyau. Le vieux griot ralentissait leur allure ; assistes par les creatomes, les septions ne tarderaient plus a operer la jonction. > Al Mikalith accompagna sa supplique d'un mouvement de recul. Seke resserra sa prise sur le poignet du vieil homme pour le contraindre a repartir. Les taches claires d'uniformes emergerent de la penombre. Une femme touchee par une onde chancela, percuta la paroi, s'affaissa au milieu de la galerie. > Al Mikalith s'arreta, se raidit et se laissa tomber. Seke lacha prise, perdit l'equilibre, fit encore quelques pas titubants avant de chuter a son tour. Des eclats de voix couvrirent les bruits de pas et les cliquetis des armes. Sa nuque et son dos se contracterent dans l'attente des ondes mortelles. Un gresillement retentit tout pres de lui. Azel s'etait retournee, avait mis un genou en terre, braque son arme sur les septions et ouvert le feu. Son tir coucha les poursuivants les plus proches et contraignit les autres a se plaquer au sol ou contre les parois. > Seke bondit sur ses jambes, aida son confrere a se relever, lui passa le bras autour des epaules et, sans perdre un instant, reprit sa progression en direction de la salle du joyau. Tendu vers son but, poursuivi par les jurons de depit des septions, il repoussa la tentation de se retourner. Azel s'etait condamnee a une mort certaine en choisissant leur parti - les creatomes ne paraissaient pas en mesure de neutraliser les rayons destructurants -, et les deux griots ne pourraient jamais lui exprimer leur reconnaissance. Il leur fallait encore une fois fuir comme des voleurs, fuir comme des laches, comme des ingrats. Fuir sans partager le Verbe, fuir afin de preserver leur existence solitaire et denuee de joie. En depit d'une allure desesperement lente, ils atteignirent sans encombre la salle du joyau. Les bruits de pas et les cris resonnerent a nouveau lorsqu'ils s'engouffrerent a l'interieur de la cavite. Les septions avaient elimine l'obstacle represente par Azel. > Le joyau de la nef brillait de tous ses feux, eclaboussait de lumiere le sol, les parois et la voute. Les doutes assaillirent Seke : avait-il bien compris les intentions de Kiljer lorsqu'il leur avait conseille de se rendre dans cette salle ? Ses propres perceptions ne l'avaient-elles pas trompe ? > Seke s'avanca vers le joyau. Les hurlements des poursuivants se rapprochaient a une vitesse alarmante. -- Vous n'entendez pas ? demanda Seke. -- Entendre quoi, bon sang ? >> La peur de son vieux confrere, presque palpable, ne troubla pas le calme de Seke. Un chant montait du joyau de la nef, occupait toute son attention, accaparait tous ses sens. Le chant qu'il avait entendu la premiere fois aupres de Marmat Tchale, le chant qui resonnait en sourdine en lui, impregnait ses cellules, sous-tendait le choeur des formes. -- Ridicule ! Le chaldran ne se trouve pas dans ces fosses mais en haut du Vox ! -- La Chaldria ne se cantonne pas a quelques portes. Ni a quelques individus. Vous m'accompagnez ou vous preferez les attendre ? >> Les septions surgirent dans la piece. Eblouis, ils eurent besoin d'un peu de temps pour localiser les deux silhouettes qui s'avancaient vers la sphere etincelante. Quand ils reussirent enfin a les reperer, ils presserent la detente de leurs armes et tirerent une salve de decratomes. Les ondes se pulveriserent sur le rayonnement lumineux du joyau de la nef. Les septions fouillerent de fond en comble les fosses envahies de tenebres. Ils ne trouverent aucune autre trace des fuyards qu'un baton carbonise. Des nihils, des maitres sans importance, de la Minor a nouveau trahie par son heredite, il ne restait que des bouts de vetements epars et des voiles de poussiere noire. Ils ne purent s'emparer du joyau de la nef : il s'etait escamote en meme temps que les deux griots. CHAPITRE XXI SAINT-PHAST Pour la plupart des praticiens des Triplees du systeme de Shai, les garantes ne sont que des charlatanes et forment un reseau de femmes avant tout specialisees dans l'extorsion de fonds. La consoeurerie des garantes existe pourtant depuis l'arrivee de l'homme sur Ios, la premiere des trois planetes colonisees. Elles ont survecu a toutes les persecutions, un fait qui tient deja du miracle, surtout apres l'emergence du Serpent rouge et de ses legionnaires fanatiques. Savez-vous par exemple que, sur Tanos, de nombreuses garantes furent condamnees au supplice de l'equerelle ? Je rappelle que l'equerelle est un minuscule insecte qui se faufile sous la peau des humains et provoque des demangeaisons insupportables. Jetees dans une fosse grouillant de ces charmantes petites creatures, les suppliciees se grattent jusqu'au sang, parfois meme jusqu'a l'os, avant d'agoniser dans d'atroces souffrances. Les hommes de loi et de science n'ont jamais aime les femmes aux pouvoirs mysterieux, incontrolables. Les exemples abondent dans l'histoire des Triplees du systeme de Shai - et probablement des autres mondes humains - de ces persecutions dirigees contre les sorcieres, les magiciennes, les guerisseuses et plus generalement contre la part feminine de l'humanite. A l'issue d'une enquete que j'ai voulue la plus honnete et la plus complete possible, il m'est apparu que nous devions regarder le phenomene des garantes avec la plus grande attention, sans prejuge. Je ne presenterai pas ici les nombreux temoignages de guerisons miraculeuses ni meme les cas constates et certifies par des praticiens officiels, j'evoquerai seulement mes recherches dans les archives d'Ostene, la capitale des deux continents d'Ios, et de Saint-Phast, la capitale de l'hemisphere sud d'Aros. J'espere ainsi vous convaincre que les garantes sont les heritieres directes des premiers hommes arrives sur Ios a l'issue des grandes guerres de la Dispersion. Et vous amener a reflechir sur l'avenir qu'il convient d'offrir a nos trois mondes. Devons-nous emprunter le chemin ouvert par les hommes de loi, de science, de guerre, puis par les adorateurs du Serpent rouge, ou bien devons-nous nous rapprocher des garantes, adopter leurs valeurs, tres anciennes et pourtant si actuelles ? Auteur anonyme, fragment d'ADN de synthese retrouve dans les ruines de Jerem, ile du Phare, Tanos. Les grondements assourdissants des moteurs precedaient l'apparition des grands vaisseaux au-dessus de la cite de Saint-Phast. Les rayons falots de Shai, l'etoile naine jaune du systeme, ne delogeaient pas la penombre entre les facades des immeubles. La ville baignait en permanence dans un clair-obscur diffus, un crepuscule qui commencait des l'aube et s'achevait a la tombee de la nuit. Les souffles brulants craches par les bouches disposees a intervalles reguliers sur les cotes des rues ne suffisaient pas a rechauffer l'atmosphere glaciale. Ios et Tanos, les deux planetes voisines, si proches qu'on distinguait leurs reliefs et leurs oceans, deployaient leurs teintes ocre, brunes et rouges dans un ciel voile de brume. Alarme par la paleur d'Al Mikalith, Seke avait decide de partir en quete d'un medecin ou d'un guerisseur. Happes par les flots chaldriens dans la salle du joyau, les deux griots s'etaient reveilles dans un immeuble en ruine. Le voyage n'avait dure pour eux qu'une poignee de secondes alors que plus d'un siecle peut-etre s'etait ecoule sur Ozane depuis leur depart. Les Priors, leurs forces armees et leurs creatomes avaient-ils instaure le regne du dragon, celui que Kiljer appelait le Seigneur de la nef ? Que restait-il des Nils des fosses orientales ? Seke n'avait pas souffert de sa renaissance. La coordination entre son esprit et son corps s'etait retablie quelques instants apres son reveil. Il s'etait leve et avait examine Al Mikalith recroqueville sur le sol. Il avait attendu, esperant que l'etat du vieil homme s'ameliorerait, puis il avait pris sa decision. Il en avait parle a son confrere sans etre certain d'etre compris ni meme entendu. Mais Al etait sorti de son mutisme pour lui dire qu'ils etaient probablement arrives sur Aros, l'une des planetes triplees du systeme de Shai. Et lui recommander la prudence : la derniere fois qu'il avait visite Aros, entre cent et cent cinquante ans plus tot, c'etait un monde sans foi ni loi, ravage par les guerres permanentes qui l'opposaient a Ios et Tanos. On ne savait jamais quel genre de calamite transportaient les vaisseaux en provenance des stations orbitales : bombes biotechnologiques, sondes intelligentes, soldats genetiquement modifies, mercenaires, contrebandiers, pillards, fanatiques... A moins qu'une paix miraculeuse ne fut descendue sur les Triplees, denicher un medecin dans ce foutoir tiendrait du miracle. Al s'etait tu, epuise par sa longue tirade, si have et bleme qu'il semblait a tout moment sur le point de s'eteindre. Si l'alignement se produisait dans les heures suivantes, il n'aurait aucune chance de survivre a un nouveau transfert. Malgre les mises en garde de son confrere, Seke s'etait mis en chemin. L'immeuble se nichait au coeur d'une gigantesque friche industrielle ou les ruines le disputaient aux montagnes de dechets metalliques et aux plantes grimpantes. Quelques hangars etaient restes debout, et les phares mouvants d'engins de transport montraient qu'une certaine activite perdurait dans cette zone devastee. Seke se tenait sur ses gardes depuis qu'il avait quitte l'immeuble en ruine. Il percevait des sons de formes dans les zones d'ombre, des chants desesperes qui renfermaient une grande violence. Le choeur d'Aros exprimait la meme desolation. De la planete saccagee montait une plainte sourde que les hommes ne voulaient ni ne pouvaient entendre. Un vent rageur dispersait les odeurs de rouille et de putrefaction. La double peau de Seke, tissee par les creatomes d'Ozane le protegeait de la bise, mais, s'il voulait passer inapercu, il lui fallait rapidement trouver d'autres vetements et des chaussures. Il evitait le plus possible les halos lumineux des lampadaires suspendus, par chance assez espaces. Les vaisseaux dechiraient regulierement le voile de brume et se posaient a l'issue d'une approche au ralenti sur l'astroport dont les tours de controle dominaient les autres batiments de Saint-Phast. Seke s'engagea dans un reseau de ruelles etroites qui conduisaient a la vieille ville, reconnaissable a ses immeubles delabres et a ses trottoirs defonces. > Les deux hommes avaient surgi dans son dos. Il n'avait pas entendu leurs sons de forme ou, plus exactement, leurs chants ne s'etaient pas detaches du choeur sinistre d'Aros. Vetus de combinaisons noires et maculees, ils s'approchaient de lui d'une allure tranquille, le sourire aux levres. Leur apparente decontraction contrastait avec la tension et la cruaute transmises par leur vibration intime. De petites cavites gainees de metal ressemblant a des prises parsemaient leurs cranes rases. Sans doute faisaient-ils partie de ces membres d'equipage qu'on branchait directement sur les instruments de bord de leurs vaisseaux ? Leurs traits respiraient cette durete propre aux etres deracines. -- De loin, on dirait que t'es a poil ! >> ajouta l'autre. Seke ne repondit pas. Ils feignaient d'engager la conversation pour le mettre en confiance et endormir sa vigilance. Ils convoitaient sans doute la seule chose qu'il possedat, c'est-a-dire lui-meme, son corps, ses yeux, son coeur, son foie, sa peau, ses cheveux... La peur de la mort poussait les hommes a toutes les extremites, y compris prelever sur les plus faibles les organes de remplacement. Marmat n'avait-il pas revele a Seke qu'enfant il volait l'energie de vie des hommes et des femmes de son monde pour la revendre a des entreprises specialisees dans la longevite ? Seke se recula de deux pas pour maintenir une certaine distance avec ses deux vis-a-vis. -- Tu connais peut-etre pas le terranz ? >> rencherit le plus grand. Tout en parlant, ils se placaient de maniere a le coincer contre le mur d'un immeuble. Sur leur combinaison etait brode un petit symbole rappelant l'Angail des Jezomini ou le draak des mutants d'Ez Kkez : un reptile rouge, plus proche du serpent que du lezard. -- Bien sur, bien sur, ricana le plus petit. Et moi je sors tout juste de la chambre de la femme de l'empereur de Tanos ! -- T'es un griot, alors ? gloussa le plus grand. Seuls ces salopards peuvent voyager d'un systeme a l'autre. Ou est ton instrument, griot ? Chante-nous un truc ! Ca fait bien mille ans qu'on n'a pas vu un voyageur celeste dans le coin ! -- Ouais, le dernier, j'crois bien qu'on l'a pendu par les couilles ! -- Parait qu'il chantait drolement fort ! -- Tu veux tout de meme pas subir le meme sort ? -- Y a mieux a faire avec tes couilles ! -- T'as l'air en pleine forme. Elles vaudront un bon paquet a l'orgarche de Saint-Phast. -- Sur, il vaut plus cher en morceaux qu'en entier ! >> Le plus petit tira de la poche de sa combinaison une arme a la lame courbe. Seke ne lui laissa pas le temps de frapper. D'un geste fulgurant, il le saisit par la gorge, se placa derriere lui sans desserrer sa prise et lui obstrua la trachee-artere, esquivant sans difficulte ses ripostes desordonnees. > glapit le plus grand. Il sortit a son tour une arme blanche, mais, comme il ne pouvait frapper le griot sans risquer de toucher son compagnon, il se contenta de sautiller sur place en proferant des menaces. Seke continua de serrer jusqu'a ce que son adversaire perde connaissance. Ensuite il lui arracha son poignard, le projeta brusquement dans les jambes du plus grand, exploita la confusion pour fondre sur les deux hommes enchevetres et les frapper a tour de role, l'un a la poitrine et l'autre entre les omoplates. Il entreprit de devetir le plus petit sans prendre le temps de l'achever. Ce dernier poussait des gemissements etouffes tandis que les membres du plus grand claquaient sur le beton ecaille. Seke lui retira sa combinaison sans rencontrer de resistance. L'homme ne portait pas de sous-vetements, mais on lui avait greffe trois plaques metalliques et brillantes, l'une a l'emplacement du coeur, l'autre au niveau du nombril, la derniere enfin juste au-dessus des organes genitaux. Seke enfila la combinaison, un peu courte pour lui, recupera les chaussures, des bottes aux tiges souples, glissa le poignard dans sa poche et reprit sa marche en direction de la vieille ville. Dans les autres poches de la combinaison, il trouva des jetons electroniques qui servaient probablement de monnaie d'echange ainsi qu'une plaque d'identite munie d'une puce en ADN de synthese. Il parcourut encore plusieurs ruelles avant de deboucher sur une place circulaire inondee de lumiere. Une noria de navettes transparentes se posaient sur des socles d'atterrissage. De jeunes rabatteurs se repandaient parmi les passagers, des hommes vetus pour la plupart de combinaisons spatiales, et tentaient de les attirer vers les entrees arrondies et discretement eclairees de bars. Leurs cris percants dominaient la rumeur de la ville, les sifflements des navettes et les grondements des vaisseaux. Indecis, Seke s'avanca vers le centre de la place. > Un jeune garcon surgit devant lui et lui agrippa la manche. Dix ans tout au plus, frimousse emaciee, mangee par des yeux fievreux, crane rase, parseme de plaies et de croutes, vetements informes et crasseux, sourire engageant. Un son de forme resonnait dans son corps qui ne lui appartenait pas, qui etouffait son propre chant. > Arc-boute sur ses jambes, il tirait Seke vers l'entree la plus proche, une avancee en forme d'arc et ornee de fils lumineux entrecroises. Le griot sortit un jeton electronique de sa poche. Le garcon essaya de lui arracher la petite plaque brillante avec une vivacite de rapace. > Le garcon parut d'abord ne pas comprendre, puis, a l'issue d'une reflexion intense qui lui plissa le front et lui donna l'air d'un vieillard, il acquiesca d'un hochement de tete frenetique. > Il entraina le griot dans une ruelle sombre peuplee d'ombres silencieuses et inertes. D'elles montait un son de forme unique, une vibration blessante. Seke n'avait rien a craindre de ces hommes et de ces femmes vetus de hardes et affales contre les murs : ils ne manifestaient aucune agressivite, ils croupissaient dans le deni d'eux-memes, dans le renoncement. Le garcon s'etait engage sur le meme chemin, mais il n'en avait parcouru qu'une partie, il lui restait encore un peu d'energie, un peu de vie. > Il designait une porte basse et renfoncee peu engageante. Seke se demanda si son petit guide avait reellement compris sa requete, s'il avait seulement feint de comprendre afin de recuperer le precieux jeton ou s'il l'avait attire dans un piege. -- Est la, sieu. Viens avec moi. >> Le garcon ouvrit la porte, se faufila dans un couloir sombre et s'elanca sur un antique escalier a vis. Seke glissa la main dans sa poche et agrippa le manche du poignard avant de le suivre. Au troisieme etage, le garcon s'arreta devant une porte de bois, se placa devant un oeil rouge, un mouchard electronique sans doute, et fit signe a Seke de se tenir a ses cotes. Ils resterent tous les deux un petit moment dans le faisceau lumineux avant qu'un gresillement s'insinue dans le silence, suivi de claquements. > La porte pivota sur ses gonds, le garcon se glissa dans l'entrebaillement. Seke lui emboita le pas, les doigts crispes sur le manche du poignard. Ils franchirent un petit vestibule puis penetrerent dans une vaste piece baignee d'une lumiere douce et garnie de meubles disparates. Seke eut besoin d'un peu de temps pour discerner une forme humaine dans la masse de chair et de tissu vautree sur une banquette mobile qui s'avancait vers eux avec un leger sifflement. Un visage, des yeux, un nez, une bouche se detachaient de l'amas de plis et de renflements surmonte de cheveux lisses et noirs. Elle - il s'agissait vraisemblablement d'une femme - portait une sorte de robe constituee de plusieurs couches d'etoffe enchevetrees les unes dans les autres, d'ou s'evadaient des mains et des pieds aux doigts boudines et aux ongles brillants. La banquette s'arreta a moins de trois pas des deux visiteurs. -- Sieu cherche guerisseur, repondit le garcon. Un lek pour moi si le conduis a toi. -- Un lek ? Vraiment ? >> Les yeux sombres de la grosse femme se leverent sur Seke. La legerete, l'harmonie du son de sa forme ne correspondaient pas a son apparence physique. Il se sentit fouille, sonde par son regard. > Seke acquiesca d'un hochement de tete. > insista-t-elle. Il avoua son ignorance d'un haussement d'epaules. -- J'ai seulement besoin d'un bon guerisseur, dit Seke. Dois-je considerer que ce garcon a rempli sa part de marche en me conduisant chez vous ? -- Pourquoi un guerisseur ? Vous etes en excellente sante. -- Comment le savez-vous ? >> La femme s'agita sur la banquette dans un froissement prolonge de chair et d'etoffe. > Seke s'inclina pour rendre hommage a la perspicacite de son interlocutrice. -- Deux leks. >> Il sortit un jeton electronique de sa poche et le tint entre son pouce et son index. -- Lek, lek, sieu... >> Le garcon tendait la main, les yeux brillants, la levre superieure retroussee sur une dentition ravagee. >, avanca Seke. La grosse femme hocha la tete, un geste qui declencha une serie d'ondulations sur son visage et son corps. -- Qui l'a cree ? >> Seke designa le reptile rouge brode sur le devant de sa combinaison. > Son interlocutrice lissa ses cheveux du plat de la main. -- D'accord pour les deux jetons. Comment... comment comptez-vous vous deplacer ? -- Remuer cette masse, voulez-vous dire ? Encore une allusion que je pourrais juger blessante. Je ne bouge jamais de chez moi. Donnez-moi simplement les deux leks et concentrez-vous sur votre ami. >> Seke s'approcha de la grosse femme et lui tendit les deux jetons. Il fut parcouru de frissons lorsqu'elle les saisit dans le creux de sa paume. Son parfum fleuri, entetant, envoutant, l'invita a rester un moment pres d'elle, dans son attraction. > Le petit Tsan reclamait son du avec une vehemence qui lui creusait les traits et lui agrandissait les yeux. > Seke donna a Tsan l'un des jetons electroniques qui lui restaient. Le garcon l'observa sous toutes ses coutures avant d'exprimer sa joie d'un petit rire aigu. Il ne s'eloigna pas pour autant, pensant sans doute que ce lek en appelait d'autres s'il se montrait assez habile pour exploiter le filon. -- Ni la distance ni le temps ne sont des obstacles pour la pensee reparatrice, repondit Isandelle. Heureusement d'ailleurs : le visionnaire condamne a l'obesite, donc a l'immobilite. -- C'est quoi ce visionnaire ? Un parasite ? >> Un rire tonitruant secoua la grosse femme et tira a la banquette des grincements alarmants. -- Je suppose qu'il vient de l'arche des origines. >> Un voile de stupeur glissa sur le visage d'Isandelle. -- J'ai assiste a des phenomenes similaires sur d'autres mondes. -- Que voulez-vous dire par > ? Les vaisseaux actuels ne sont pas assez performants pour s'aventurer hors du systeme de Shai... Seigneur, seriez-vous un... -- Griot celeste >>, dit Seke avec une inclinaison du buste. Isandelle se petrifia sur la banquette, la bouche ouverte, incapable de prononcer un mot, puis elle se ranima, tendit le bras en direction de Seke, ouvrit la main ou brillaient les deux jetons electroniques. > organes et meme vos cheveux. Reprenez vos leks, je vous en. prie. -- Les guerisseuses d'Aros ont de droles de moeurs, murmura Seke. -- Nous sommes en guerre, ne l'oubliez pas. Nous sautons sur toutes les occasions d'eliminer les serpents rouges. Et gagner un peu d'argent pour les mouvements de resistance. Nous ne sommes pas regardants sur les moyens. Mais je ne m'attendais pas a la visite d'un griot celeste vetu d'un uniforme de legionnaire. Encore une fois, veuillez me pardonner et reprendre vos leks. >> Seke designa le garcon d'un mouvement de tete. > Tsan ne se fit pas prier pour prendre les jetons dans la main de la garante. > Seke se transporta par la pensee pres d'Al Mikalith, contempla son visage bleme, visita mentalement le sous-sol sombre et delabre ou ils s'etaient reveilles, etendit sa vision a l'immeuble en ruine au milieu de la friche industrielle, refit le trajet qui l'avait conduit dans l'appartement de la garante. Il fremit lorsqu'il rencontra a nouveau les deux legionnaires du Serpent rouge, lorsqu'il croisa leurs regards consumes par la haine, il ressentit encore le choc du poignard s'enfoncant dans les chairs. > Le chuchotement d'Isandelle resonna avec nettete dans le silence de son logement. Elle s'etait servie du fil des pensees de Seke pour s'orienter dans le labyrinthe de Saint-Phast. Les yeux clos, elle s'etait renversee sur la banquette. Des meches de ses cheveux se coulaient en ruisseaux sombres sur ses epaules et sa poitrine. Les differentes epaisseurs de son vetement contenaient avec peine les debordements de son corps. > En revenant pres d'Al Mikalith, Seke s'apercut qu'il n'explorait pas le passe mais le present. Le vieux griot lui parut plus mal en point que dans son souvenir. Il respirait a peine, recroqueville sur le sol, les yeux fixes, les doigts crispes sur les cordes de sa kharba. > Seke percut tres nettement le moment ou Isandelle entama son travail de guerison. Un courant chaud, agreable, traversa son propre corps et se deversa dans celui d'Al Mikalith. La sensation ne dura pas longtemps, a peine quelques secondes, mais lui procura un bien-etre profond et durable. Les traits de son confrere se detendirent, sa respiration devint reguliere et calme. Des gemissements et des grincements ramenerent Seke dans l'appartement de la garante. >, chuchota Tsan. De violentes secousses agitaient Isandelle. Le griot craignit que la suspension torturee de la banquette ne cede sous son poids et que l'enorme corps de la garante ne s'etale sur les lattes du parquet, mais elle s'apaisa peu a peu, rouvrit les yeux, reprit sa position initiale, mi-assise, mi-couchee, remit de l'ordre dans sa tenue et dans ses cheveux. > Seke acquiesca d'un mouvement de tete. Tsan le fixait avec une curiosite melee d'inquietude. > Elle interpreta certainement le tressaillement de Seke comme une reponse positive, car elle poursuivit : -- Vous savez ou je peux le trouver ? >> La garante eut une moue desolee. > CHAPITRE XXII TRIPLE BAN La guerre est notre metier. Nous voguons vers les autres mondes pour semer la terreur et la desolation. Nous servons le Serpent rouge sans jamais defaillir, sans jamais trahir, tel est notre honneur, telle est notre fierte. Pendant que nous tranchons les cous et les tetes, pendant que nous ouvrons les ventres, notre allie, l'Ange de la fin des temps, poursuit son oeuvre de destruction invisible et silencieuse. Quand nous sommes las, quand nos bras et nos pas se font lourds, le Serpent rouge vient nous parler et nous encourager. Alors nous repartons, plus feroces encore, nous tuons sans pitie tout homme, toute femme, tout enfant qui se dresse sur notre chemin. Nous faisons couler leur sang, un sang rouge comme la colere du Serpent. Nous aimons contempler l'effroi dans les yeux de ceux que nous surprenons dans leur sommeil et dans la quietude de leurs maisons. Ils savent qu'ils n'ont aucune pitie a attendre d'un legionnaire ; la pitie est le refuge des faibles et des laches. Nous ne nous arreterons pas tant que nous n'aurons pas debarrasse les Triplees du systeme de Shai des ennemis du Serpent rouge. Nous crierons notre fureur et nous cracherons notre venin jusqu'a la fin des temps. Le serment du legionnaire, bibliotheque du Serpent rouge, ville sainte de Jepal, Ios. Sieu, sieu... >> Tsan se glissa comme une ombre dans la ruelle envahie de tenebres. Au sortir de l'appartement d'Isandelle, le garcon avait conduit Seke dans un recoin obscur et lui avait demande de l'attendre jusqu'a son retour. -- Pas pars maintenant. Reste. >> Tsan s'etait eclipse. Seke n'avait pas eu le temps de se concentrer sur le son de forme de son petit guide, mais il n'avait pas bouge -- Isandelle avait ordonne a Tsan d'assurer la securite du griot jusqu'a l'immeuble en ruine ou se reposait son confrere. L'attente se prolongeant, Seke avait cru que le garcon ne reviendrait pas. Mille perils guettaient un enfant dans une ville ou deambulaient les fanatiques du Serpent rouge, les trafiquants d'organes et les sadiques de tout poil. Et puis Tsan s'etait peut-etre contente de ces deux leks et avait abandonne le visiteur a son sort. -- Content de te revoir, Tsan. >> Le garcon eut un sourire fugitif avant de tirer le griot par la manche. > Ils retournerent sur la place circulaire ou les navettes vomissaient avec regularite leurs passagers. Le coucher de Shai teintait de jaune pale le voile persistant de brume. La lumiere avait encore baisse d'intensite, et les tenebres cernaient deja les batiments. L'animation ne diminuait pas avec la tombee de la nuit, bien au contraire. Une armee de petits rabatteurs attendait les nouveaux arrivants, des hommes d'equipage pour la plupart, au pied des socles d'atterrissage. Tsan et Seke se frayerent un passage difficile dans la multitude. Le garcon ne lacha pas la manche du griot pendant la traversee de la place. Nul ne leur preta attention. Les fanatiques vetus de la combinaison noire frappee du serpent rouge avaient pourtant tous le crane rase et perce de minuscules cavites gainees de metal. L'obscurite et l'agitation les empechaient de remarquer qu'un usurpateur aux cheveux epais et boucles avait emprunte leur uniforme. Il n'y avait plus rien d'humain dans le son de ces hommes asservis a une entite destructrice. Leur chant etait identique, en plus puissant, a celui des deux agresseurs de Seke dans la ruelle deserte. Tsan l'entraina dans une rue ou s'egrenaient de petits groupes guides par les rabatteurs. Les bars et les bordels semblaient etre les seuls commerces de la vieille ville, une activite liee a la proximite de l'astroport, le seul d'Aros, et a la frequence des vaisseaux en provenance des deux autres mondes du systeme de Shai. On voyait, par l'entrebaillement des portes, des femmes ou des jeunes gens des deux sexes tres peu vetus danser sur des scenes, papillonner autour des tables, roder le long des comptoirs. > demanda Seke. Tsan avait pris la direction opposee a celle de la friche industrielle ou les griots s'etaient reveilles. > Ils parcoururent une distance que Seke estima a une demi-lieue. Les enseignes clignotantes lancaient des eclairs violents dans la nuit noire, devoilaient les corps vautres sur les trottoirs, revelaient les bagarres opposant deux hommes ou deux groupes au milieu de la rue, debusquaient les silhouettes des prostituees et de leurs clients dans les venelles. Tsan s'arreta et attendit que s'eloigne le rugissement du moteur d'un vaisseau pour dire : > Seke devisagea son petit interlocuteur, essayant de deviner ou il voulait en venir. > Il fallut un petit moment au griot pour que l'information se detache du tourbillon de ses pensees. >, Tsan tendit la main et le fixa d'un air provocant. -- C'est la garante qui t'a... -- Deux leks. >> Seke poussa un soupir agace, prit les deux jetons electroniques dans la poche de sa combinaison et les montra au garcon. > Le sourire de Tsan se crispa. -- Tu as deja gagne beaucoup avec moi. Tu peux me faire confiance, tu ne crois pas ? >> Des eclats de voix retentirent tout pres d'eux. Une porte s'ouvrit avec fracas, cracha une langue de lumiere vive sur les dalles de pierre. Catapultes dans la rue, deux hommes vetus de combinaisons blanches roulerent sur le sol, se releverent en titubant et se fondirent dans les tenebres sans demander leur reste. > Le garcon s'approcha de la porte toujours ouverte. Une silhouette se porta a sa rencontre et lui barra le passage. > L'homme cracha par terre avant de lever sur Seke un regard inquisiteur. Ni tres grand ni tres large, il degageait une force et une energie hors du commun. Cheveux ras, traits anguleux, arcades saillantes, muscles secs, pas le genre de type auquel il faisait bon se frotter. Une douleur ancienne, inconsolable, sous-tendait son chant, source d'une exasperation proche de la folie. Il resserra d'un geste brutal la ceinture de son ample tunique, concue, comme son pantalon, pour lui offrir une totale liberte de mouvement. -- Il n'y a que des femmes chez moi, tu le sais, petit cretin ! -- Ce qu'il veut dire, intervint Seke, c'est qu'un de mes amis se trouve chez vous et que je dois absolument lui parler. -- Qu'est-ce que ca me rapporte a moi ? -- Disons un lek si vous me laissez entrer. >> La surprise de son vis-a-vis, bien que furtive, n'echappa pas a Seke. -- Vous me laissez entrer, oui ou non ? >> L'homme ecarta les bras avec un rictus qui accentuait la durete de son visage. > Seke lui remit un jeton electronique. Comme Tsan dans l'appartement de la garante, l'homme examina la petite plaque brillante sous toutes ses coutures avant de la glisser dans une poche de sa tunique. > Ils franchirent un premier vestibule garde par deux montagnes de muscle et de graisse dont la presence suffisait probablement a refroidir les velleites agressives des clients. -- He, Tsan, deja de retour ? >> Tsan adressa un geste de complicite aux deux gorilles. -- Ils ont baise deux filles, des modifiees, ils en voulaient une troisieme, mais ils n'avaient plus assez de fric pour se la payer. Au lieu de s'ecraser, ils se sont mis a gueuler. J'aime pas qu'on hurle chez moi. Je les ai vires. Ils n'ont pas resiste. Valait mieux pour eux : je leur aurais fait bouffer leurs couilles. Les Ioniens, ils ont de grandes gueules, mais ils s'ecrasent des qu'on leur fait les gros yeux. >> Ils descendirent un petit escalier et penetrerent dans une salle dont l'exiguite surprit Seke. Des grappes d'hommes en uniforme et des femmes aux tenues legeres se pressaient devant un comptoir, autour de tables etroites ou sur des banquettes separees par des paravents. La lumiere rougeatre dispensee par les appliques menageait des zones d'ombre et renforcait l'impression de desordre. Des couples ou des groupes se formaient et sortaient de temps a autre par une porte derobee et capitonnee. Une femme s'approcha de Gius pour lui murmurer quelques mots a l'oreille. Plus agee que les autres, les cheveux tires en un chignon strict, vetue d'un ensemble beige, elle ecouta la reponse de son interlocuteur en lancant de reguliers coups d'oeil vers Seke. La pagaille n'etait qu'apparente dans cette salle ou se melaient les relents d'alcool et les parfums agressifs. Une multitude de mouchards electroniques criblaient les murs et le plafond, sans doute relies a des terminaux supervises par des employes postes dans des pieces adjacentes. Les agissements des clients, y compris leurs ebats avec les filles, n'echappaient pas au controle de Gius et de son personnel. > La voix forte de Gius peinait a dominer le brouhaha. Il designa deux bouches arrondies et sombres sur le mur de gauche, en partie dissimulees par les paravents et les banquettes. > Gius se fondit dans la cohue. > Seke tenta de se glisser le long du bar sans regarder le garcon ni attendre sa reponse. Une femme d'allure provocante lui bloqua le passage. Une fille plutot, qui s'appliquait a vieillir ses quatorze ou quinze ans a l'aide d'un maquillage outrancier. Sa tunique echancree et transparente revelait un corps d'une maigreur et d'une blancheur malsaines. Un voile troublait ses yeux clairs. En elle resonnait le son morne du renoncement, le meme que Tsan, le meme que les hommes et les femmes jetes a la rue et ronges par l'Ange des derniers temps. > Elle accompagnait son invitation d'un sourire et de mouvements du bassin suggestifs. Une odeur d'alcool impregnait son haleine. Quelqu'un tira Seke par sa combinaison dans son dos. Il se retourna avec une telle brusquerie qu'il faillit renverser Tsan accroche a son vetement. -- Tu ne pouvais pas le dire plus tot ? gronda Seke. -- As pas donne moi temps. Suis avec moi. -- Eh, me pique pas client, Tsan ! s'interposa la fille. -- Lui pas client pour toi, Alvira, retorqua le garcon avec aplomb. Lui paye Gius pour chercher ami. >> Il se faufila dans la cohue en direction de l'une des deux bouches cachees par les paravents. Seke le suivit, contourna plusieurs tables, esquiva les mouvements incontroles des clients a moitie ivres, repoussa une femme qui l'agrippait par le bras. > La bouche ou s'engagea Tsan donnait sur un vestibule sombre et relativement silencieux en regard de la premiere salle. Ils passerent dans une piece plus petite ou d'enormes eclats de rire les accueillirent. Seke decouvrit un spectacle navrant dans un halo de lumiere tamisee : un homme debout sur une table, visiblement ivre, balbutiait des mots incoherents devant une poignee d'auditeurs hilares. Vetu d'une toge et d'une tunique dechirees, maculees, coiffe d'un tarbouche pose de guingois sur un cote de son crane, il pincait avec maladresse les cordes d'une kharba, ou d'une vulgaire imitation, car il en tirait des sons pitoyables, en rien comparables avec les notes cristallines de l'instrument d'un griot. Cet homme a la peau noire et a la barbe blanche etait Mar-mat Tchale. > hurla quelqu'un. Les jambes coupees, les larmes aux yeux, Seke se laissa choir sur une chaise vide. Tsan se pencha vers lui. > Seke repondit d'un grognement etouffe. > Le griot tendit les deux jetons electroniques au garcon, mais, avant de les lui remettre, il le saisit par le poignet et le devisagea avec intensite. > Tsan se tortilla comme un ver pour lui echapper, puis, devant l'inutilite de ses efforts, il precisa, entre deux grimaces : -- Ta soeur ? -- Alvira, ma soeur, elle propose toi connaitre plaisir. Moi entendu garante parler toi homme peau noire, barbe blanche, devine que toi cherches lui. -- C'est la verite, tu le jures ? >> Tsan hocha la tete avec energie et, a nouveau, se debattit pour liberer son poignet. Seke le relacha, lui ceda les deux leks, faillit se lever, partir en courant, puis il observa Marmat Tchale. L'emotion de revoir son maitre balaya ses premieres reactions. Il contempla son visage amaigri, vieilli, ses yeux globuleux, injectes d'alcool et de sang, sa peau d'un gris terne, et il se souvint de ses retours dans leur petite maison de Logon, la barbe sale, les vetements dechires, la mine d'un deterre. Ce n'etait surement pas la premiere fois qu'il s'exhibait, qu'il s'humiliait devant un parterre d'ivrognes. Tandis que de sa bouche jaillissait un chant pitoyable, une autre forme se deployait dans sa vibration intime. Marmat Tchale ne s'appartenait plus. O dieux, qui pourra dire un jour la solitude du griot ? Tl n'y a de pire condamnation que de vivre sans amour, o dieux, la souffrance, l'affliction d'un coeur desseche... Les griots celebraient les retrouvailles des peuples humains disperses, mais ils etaient aussi les vivants temoignages de la solitude, de la souffrance, du vide auquel les condamnait l'errance perpetuelle. Ce vide terrible ou s'etait engouffre le dragon aux plumes de sang. > Marmat titubait, anonnait d'incomprehensibles phrases. Des filets de salive s'ecoulaient des commissures de ses levres. Il ne tarderait pas a s'effondrer, une issue qu'encourageaient les spectateurs en l'etourdissant de leurs cris, de leurs rires, de leurs claquements de mains. Seke resolut d'epargner a son maitre cette ultime humiliation. Il traversa les rangs des spectateurs, se jucha sur la table et se placa face a Marmat. > Le regard du griot glissa sur lui sans le voir, puis une lueur s'alluma dans ses yeux noyes d'alcool. Il prit alors conscience que son ancien disciple se tenait devant lui, sur cette table d'un bar sordide de Saint-Phast, la capitale planetaire d'Aros, et il tomba dans les bras de Seke. Bouleverses, le maitre et le disciple resterent un long moment enlaces, indifferents aux vociferations des spectateurs. > Les trois griots se restauraient dans le sous-sol de l'immeuble en ruine. Leurs petits accompagnateurs, intrigues par ces hommes que Tsan avait presentes comme de veritables voyageurs celestes, les observaient en silence. Sortir du Triple Ban n'avait pas ete une entreprise facile. Il avait fallu negocier aupres de Gius le depart de ce drole d'individu a la peau noire qui se produisait gratuitement depuis plus d'un mois et dont les pitreries attiraient les clients. Seke s'en etait tire en offrant ses derniers jetons electroniques au patron du bar. Ils avaient ensuite traverse la place bondee, puis, toujours en soutenant Marmat incapable de marcher, ils avaient parcouru le long chemin jusqu'a la friche industrielle. Tsan avait rassemble une troupe et veille sur les deux griots jusqu'a ce qu'ils arrivent a bon port. Les plus ages de ses petits soldats, filles et garcons, n'avaient pas atteint leurs douze ans, mais leur presence avait suffi a tenir les rodeurs a l'ecart. >, avait explique Tsan. Les detrousseurs ou les trafiquants de chair humaine se mefiaient des petits damnes d'Aros : ces gosses se debrouilleraient pour les contaminer s'ils s'en approchaient de trop pres. Ils avaient trouve Al Mikalith profondement endormi sur le sol. Epuise, Marmat s'etait lui-meme allonge pour recuperer de ses errances nocturnes. A l'aube, Tsan avait envoye quatre de ses compagnons chercher de quoi manger et boire. Ils etaient revenus quelques instants plus tard, charges de sacs, de cartons, de gobelets. Les autres avaient installe une table et des sieges de fortune a l'aide de pierres et de morceaux de poutre. Au moment precis ou Seke commencait a piquer du nez, Al Mikalith s'etait reveille dans une forme, sinon resplendissante, en tout cas bien meilleure qu'a sa renaissance. Son regard encore fripe s'attarda sur les enfants puis le corps etendu de Marmat. > Seke lui avait relate brievement les evenements de la nuit, la rencontre avec Tsan, avec la garante, les retrouvailles avec Marmat Tchale. Il avait seulement passe sous silence l'etat dans lequel il avait retrouve son maitre. -- Elle a simplement besoin d'un intermediaire, de quelqu'un qui puisse la guider par la pensee vers la personne a soigner. -- Le visionnaire >>, etait intervenue une voix grave. Marmat s'etait redresse, etire, avait baille et remis un semblant d'ordre dans ses vetements. Seke avait souvent affronte ce visage chiffonne, ces yeux ternes et cet air bougon dans leur masure de Logon. > n'est d'ailleurs pas le mot juste. Il s'agit d'un organisme mysterieux dont la consoeurerie des garantes est la seule a cultiver la souche. >> Ses yeux globuleux s'etaient promenes sur Al Mikalith puis sur les enfants regroupes un peu plus loin. -- Nous nous connaissons en effet. >> Aucune joie dans la voix d'Al Mikalith. -- Je n'etais pas toujours d'accord avec toi, avait ajoute Al. Presque jamais d'accord avec toi. Comme je ne suis pas d'accord pour se separer d'un disciple qui n'a pas encore recu sa kharba. -- Je me, souviens de toi comme d'un homme raide, enferme dans les principes, et je constate avec plaisir que tu n'as pas change. -- Ces principes, comme tu dis, sont les regles indispensables au bon fonctionnement de toute organisation humaine, le Cercle celeste des griots comme les autres. Si nous avions su respecter ces regles, nous n'en serions pas la. -- Je pense au contraire que le temps nous a petrifies, momifies. Que nous n'avons plus la souplesse pour nous adapter a l'evolution des mondes habites. Que notre propre rigidite nous condamne a la disparition. >> Marmat s'etait interrompu, secoue par une violente quinte de toux. -- Humilite ou defaitisme ? Nous traversons une crise grave, mais ce n'est pas la premiere. Ni la derniere. Ni une raison pour abdiquer. Sans nous, les peuples humains disperses s'eloigneraient a jamais les uns des autres. Sans nous, les hommes ne sauraient plus que d'autres hommes vivent dans l'univers. Et ils s'enfonceraient dans l'oubli. >> Al Mikalith se raccrochait aux discours, aux principes, puisqu'il ne ressentait plus que du mepris pour lui-meme. -- Pourquoi continuer en ce cas ? >> Le ton d'Al Mikalith etait devenu menacant. L'espace d'un instant, Seke avait cru que le vieux griot allait se jeter sur son confrere. -- Pourquoi continuer en effet ? La seule reponse satisfaisante que j'ai trouvee a cette question, c'est que je ne sais rien faire d'autre ! Je suis un vagabond de l'espace, le chant est ma seule joie. Le reste du temps, je vis en compagnie des souvenirs et j'ai de plus en plus de mal a trainer ma carcasse. -- Bel exemple pour un disciple ! >> Marmat avait lance un regard derobe a Seke. -- Il n'a pas recu sa kharba. >> Marmat avait degage son instrument des drapes de sa toge et l'avait contemple avec un melange de ferveur et de haine. -- Tu veux dire que... tu ne souhaites pas que ton disciple recoive sa kharba ? -- Je ne lui imposerai aucun choix. Je sais, oh ! oui, je sais les longues journees de souffrance et d'ennui pour quelques minutes de bonheur du chant, je sais, oh ! oui, je sais les douleurs des renaissances pour quelques secondes d'eblouissement sur les flots chaldriens. >> Al Mikalith s'etait tu, la mine sombre, le front barre de rides. Son confrere venait de faire l'exact inventaire de son propre etat interieur, ce desenchantement, cette amertume, cette lassitude engendres par les renaissances, par les contrastes repetes entre la legerete des flots cosmiques et la gravite des mondes visites. Lui etait de surcroit prive du seul plaisir du griot, le chant. > La confession de Marmat avait bouleverse Seke. En cet instant, il n'etait plus un maitre ni meme un confrere, mais un etre humain qui portait un regard sincere sur lui-meme. Il y avait dans sa franchise, dans sa nudite, davantage de gloire que dans tous les reves du Cercle celeste. Tsan avait invite les trois griots a partager le repas. Les garcons et les filles de sa petite troupe avaient aussitot installe recipients et gobelets sur la table improvisee. Le son morne de l'Ange de la fin des temps resonnait en chacun d'eux. A en croire les paroles d'Isandelle, la plupart d'entre eux n'iraient pas au-dela de leurs quinze ans, victimes d'un virus repandu par les responsables de conflits qui s'etaient declenches des siecles plus tot. Ils mangeaient en silence une nourriture dont la saveur aigre-douce n'etait pas desagreable. Ils l'accompagnaient de gorgees d'une boisson fraiche et legerement acide. >, lanca Al Mikalith. Le vieux griot s'etait depouille de la mefiance agressive avec laquelle il avait accueilli son confrere. > Il avala une boulette a la consistance indefinie avant d'ajouter : -- Je n'ai pas eu le choix. >> Les yeux de Seke s'embuerent. > Marmat laissa errer un regard melancolique sur les enfants assis autour d'eux. -- Tel maitre, tel disciple >>, grommela Al Mikalith. Il recouvrait sa combativite apres avoir evacue l'emotion suscitee par les aveux de Marmat. -- Le voyageur celeste se gardera de nouer des attaches affectives, coupa Marmat d'une voix monocorde, comme s'il recitait une lecon. Les plus solides et les plus douloureux des liens, et caetera, et caetera... Le Cercle ne peut empecher les siens de vivre, bon sang ! -- Ce n'est pas le Cercle qui decide mais la Chaldria >>, affirma le vieux griot, peremptoire. Ils acheverent leur repas sans ajouter un mot, puis Marmat cala sa kharba contre son ventre et commenca a gratter les cordes. Une melodie harmonieuse et nostalgique monta de la coque arrondie et noire. Alors, comme s'ils avaient attendu ce moment depuis le debut, les enfants se regrouperent devant le griot et ouvrirent grand leurs yeux et leurs oreilles. > La voix de Marmat avait atteint la frequence vibratoire et la scansion caracteristiques de ses transes. Les yeux de Tsan et des siens brillaient comme des etoiles sur le fond de penombre. Al Mikalith ecoutait son confrere avec un interet non dissimule. -- L'alignement chaldrien, murmura Al Mikalith. Il vient, je le sens. >> Quelques instants avant la remarque du vieux griot, Seke avait eu l'impression de se dedoubler, de se trouver dans deux endroits a la fois. Son corps restait dans la piece a demi enterree de l'immeuble en ruine, mais sa part immaterielle s'envolait deja vers un autre monde. Une planete bleue striee de nuages blancs. Cette sensation vertigineuse s'accompagnait d'une forte poussee de lumiere et de chaleur. Il resista encore un peu, se raccrochant a la voix deja lointaine de Marmat, aux visages des enfants, aux limites imprecises de la salle, puis il fut arrache de la pierre sur laquelle il etait assis et projete dans un tunnel eblouissant. CHAPITRE XXIII VENTER Venter : troisieme planete du systeme solaire, consideree par beaucoup comme le berceau de l'humanite. Cette these se base principalement sur les guerres de la Dispersion, elles-memes issues des guerres solaires - solaires, donc du systeme solaire. Elle s'appuie egalement sur l'etymologie du mot > qui signifierait > dans une langue ancienne. Le mot > designe par extension une matrice et donc accredite une idee de naissance, d'origine. Certains ajoutent que le siege des griots celestes se situait autrefois sur Venter, mais nous n'avons jamais eu la preuve de cette affirmation. Les archives et les cartes historiques des differents mondes ne contiennent aucune precision sur la localisation du siege du Cercle celeste, et les recherches archeologiques effectuees sur Venter n'ont pas donne de resultat. Les hypotheses contraires sont legion : il en existe pratiquement autant qu'il y a de mondes habites par les hommes ! Chaque planete pretend en effet etre le berceau de l'humanite, des affirmations risibles dans la mesure ou une seule d'entre elles est dans la verite - quoique la theorie de la synchronicite... Les peuples humains disperses devraient observer modestie et silence jusqu'a ce qu'une preuve irrefutable soit apportee a leurs allegations. Les courants recents pousseraient les historiens, les ethnologues et les archeologues vers Jezomine, septieme planete du systeme de Jez. Ce nouvel engouement s'explique a mon sens par la pression effrenee des partisans du Neo-Wehud sur le parlement des mondes reunifies. Je garde quant a moi une nette preference pour Venter. J'ai eu la chance inouie de visiter cette planete du systeme solaire et j'ai ressenti une emotion indescriptible en foulant son sol : j'avais l'impression de rentrer a la maison. Friw Atao, historien et ambassadeur, archives gouvernementales de Chimle, Agellon. Le reveil sur Venter etait different des renaissances sur les autres mondes. Il s'apparentait a un retour dans une maison familiere, et Seke lui-meme, qui mettait pour la premiere fois les pieds sur la planete des origines, s'etait senti chez lui en quelques jours. Il avait repris connaissance sur un lit a l'interieur d'une cellule minuscule ou se faufilait, par une etroite lucarne, un rayon de soleil. Il avait attendu que s'estompent les effets de la renaissance pour se lever, sortir de la petite piece et explorer les gigantesques batiments de pierre. Il avait rencontre d'autres griots vetus de la tunique bariolee, de la toge, du tarbouche et munis de la crosse traditionnelle, a quelques variantes pres. Intrigues par sa combinaison de legionnaire du Serpent, ils l'avaient salue d'un hochement de tete, d'un petit signe de main ou d'un grognement, trop fatigues ou trop engourdis pour lui adresser la parole. Certains d'entre eux etaient accompagnes de jeunes gens dont les tenues traduisaient les origines diverses. Des apprentis sans doute. Ceux-la auraient volontiers engage la conversation avec les autres disciples s'ils n'avaient pas recu pour stricte consigne de respecter le silence de leurs maitres. Seke s'etait rendu compte a l'occasion que Marmat et lui-meme n'avaient pas noue une relation de maitre a disciple ordinaire. La norme du Cercle voulait que le maitre impose au disciple une obeissance aveugle et ne lui abandonne aucune initiative. Bon nombre de griots sautaient sur toutes les occasions pour humilier leurs apprentis. Seke avait eu beaucoup de chance d'avoir ete choisi par Marmat Tchale. La gravite, le climat, la vegetation de Venter semblaient parfaitement adaptes a l'etre humain. Ils etaient arrives, selon Al Mikalith, sur ce continent appele Afrik, l'une des seules regions de Venter qui n'avaient pas subi les ravages des guerres solaires, ancetres des guerres de la Dispersion. Grace a l'intervention de la garante de Saint-Phast, la physiologie d'Al Mikalith avait supporte sans dommage le transfert fulgurant de l'alignement chaldrien. Marmat et son vieux confrere avaient meme mis moins longtemps que d'habitude a recuperer. Au bout de seulement deux jours, ils avaient pu se lever et se degourdir les jambes dans les couloirs et les cours interieures. Une vegetation exuberante entourait les batiments du cercle. Des cris stridents dechiraient regulierement le silence berce par une brise chaude, presque sucree. Une kharba stylisee et une cordelette, les symboles du voyageur celeste, ornaient le linteau de la porte principale en forme d'arc. Elle donnait sur une premiere cour, la cour d'honneur, entouree d'un mur d'enceinte et pavee d'enormes pierres plates entre lesquelles poussait une herbe brune et resistante appelee > ou > elle etait apparue a la fin des guerres de la Dispersion. Il fallait ensuite franchir une succession d'escaliers plus ou moins monumentaux, plus ou moins tournants, pour acceder aux premiers batiments dont les facades reliees par des arches dressaient une intimidante muraille de pierre blanche. Des breches, des lezardes brisaient la symetrie des baies ogivales et des meurtrieres depourvues de fenetres. -- Qui l'entretient ? avait demande Seke. -- Les permanents. Ce qui reste de la population de Venter. Ils logent dans des villages voisins. Tu ne les as pas encore rencontres ? -- Ce sont eux qui nous fabriquent nos vetements et nos tarbouches, avait rencheri Marmat. Eux qui font la cuisine et le menage pendant les assemblees. Ils confectionneront plusieurs tenues a ta mesure lorsque tu auras recu ta kharba. >> Seke s'etait souvenu des hommes a l'allure furtive croises dans les couloirs. Comme ils portaient des vetements similaires a ceux des griots, il n'y avait pas prete attention. A propos de vetements, il avait trouve une veste et un pantalon a ses mesures plies devant la porte de sa cellule, ainsi que des chaussures de cuir a sa pointure. Pas fache de se debarrasser de la combinaison et des bottes de legionnaire, ainsi que de la double peau confectionnee par les creatomes, il avait enfile sans attendre sa nouvelle tenue, seduit par sa souplesse et sa legerete. Al Mikalith lui avait appris qu'il devait cette attention a Marmat : le maitre en avait assez de voir le disciple se balader avec ce satane reptile sur la poitrine... >, avait murmure Seke. Il avait percu une forme funeste au-dessus du Cercle, un chant de mort et de destruction, le meme que celui des spheres meurtrieres au-dessus du desert du Mitwan. Le dragon aux plumes de sang avait vole jusqu'a Venter pour exterminer ces voyageurs celestes qu'il pourchassait depuis la nuit des temps. >, avait proteste Marmat. Seke avait enveloppe son maitre d'un regard penetrant sans oser se concentrer sur le son de sa forme. -- Dans quelques jours. Le temps que tout le monde soit remis de la renaissance. Quand le conseil du Cercle aura juge le moment opportun. >> L'assemblee se tiendrait dans l'hemicycle du batiment principal, une construction qui avait subi d'incessantes modifications. Dresse sur un large promontoire, soutenu par un contrefort central en forme d'etrave, il ressemblait a un navire rafistole fendant une mer de pierres, d'herbe et de mousse. Une partie de sa toiture s'etait effondree et n'avait jamais ete reparee, sans doute parce que la plaie beante ouvrait sur des salles inusitees. Les poutres brisees pointaient vers le ciel comme des esquilles d'os. Les permanents avaient choisi de concentrer leurs efforts sur l'hemicycle, qu'ils avaient isole du reste de la construction. Au-dessus de cette salle, ils avaient consolide la charpente et renforce les murs. De sa splendeur passee, le batiment principal gardait de nombreux balcons en encorbellement ainsi que des sculptures erodees, informes, representant les fondateurs du Cercle. Seke et les deux griots avaient explore une tour d'angle, l'Envolee, dont la fleche en partie rognee se perchait plus de trois cents pas au-dessus du sol. >, avait assure Marmat. Ils s'etaient aventures sur l'escalier a vis battu par les courants d'air et souille par les dejections des oiseaux. Ils avaient franchi les passages delicats ou manquaient une ou plusieurs marches, observant des pauses regulieres pour permettre a Al Mikalith de reprendre son souffle et des forces. Seke se demandait pourquoi le vieux griot, qui n'avait pas cache son hostilite envers Marmat sur Aros, s'obstinait a rester en leur compagnie. Il avait pourtant salue certains de ses confreres avec une chaleur demonstrative, presque excessive, dans le grand refectoire ou tous se rassemblaient pour prendre leurs repas. Au sommet de l'Envolee, accoudes au parapet du balcon circulaire, ils avaient contemple les vagues de pierres plates et grises qui ondulaient au-dessus des batiments, la ceinture de vegetation si serree par endroits qu'elle passait du vert au noir le plus profond, et puis, dans le lointain, un grand volcan aux pentes abruptes et sombres. -- C'est la ou les apprentis recoivent leur kharba, avait ajoute Marmat Tchale. -- Elles viennent d'ou ? avait demande Seke. -- On pense qu'elles sont deposees par le rayonnement lumineux qui tombe sur le cratere. -- Elles ressemblent a de gros coquillages... -- Des coquillages celestes, en effet. Elles sont vides, et pourtant elles restent vivantes. -- Qui leur ajoute les cordes ? >> Marmat et Al Mikalith s'etaient echange un regard amuse. > Al Mikalith avait degage sa kharba du fouillis de ses vetements et l'avait montree a Seke. -- C'est ce qui fait qu'un instrument n'est jamais comparable a un autre, avait precise Marmat. A chacun correspond une sonorite specifique. >> Seke avait examine la kharba du vieux griot. Les extremites des sept cordes tendues au-dessus de la rosace en forme de fente plongeaient directement dans la matiere lisse de la caisse de resonance. L'instrument d'Al Mikalith paraissait accorde a son etat : terne, desseche, incapable de vibrer. Ils etaient restes au sommet de l'Envolee jusqu'au crepuscule, engourdis par les rayons du soleil, baignant dans une tiedeur paisible. Seke avait entendu le chant de Venter, un choeur harmonieux dont les malheurs anciens et les malheurs en germe troublaient la serenite fragile. > Les cheveux blancs, la peau claire et les yeux rouges de son interlocuteur ramenerent Seke quelques annees en arriere dans le Cosmocant de Faliz. > La remarque de Seke ne parut pas etonner Onko. -- Ah, tu connais cette histoire... -- Tout le monde la connait chez les Orows. -- Comment m'as-tu reconnu ? -- Zeline et Irko ont dessine un portrait de toi. Chaque Orow en porte un sur lui. Regarde. >> Onko sortit de l'interieur de sa veste un medaillon serti dans une matiere qui ressemblait a de l'os. Seke se reconnut, en plus jeune, en plus poupin, dans le visage croque par une plume precise. > Onko marqua cette fois sa surprise d'un froncement des sourcils. > D'un sourire, Seke encouragea l'Orow a poursuivre. Les voix graves bourdonnaient dans le refectoire en grande partie vide. Les permanents allaient d'une table a l'autre en poussant des chariots metalliques charges de plats fumants. Seke s'etait installe a l'ecart, laissant Marmat et Al Mikalith en grande conversation avec quelques-uns de leurs confreres. -- Le temps est different a l'echelle chaldrienne. C'est ma premiere assemblee comme toi. Je n'ai meme pas encore recu ma kharba. -- Mon maitre m'avait parle de ces ecarts de temps, mais je n'en avais pas encore fait l'experience concrete. -- Qui est ton maitre ? -- Kelm Valmor. -- Connais pas. >> Seke invita Onko a s'asseoir. L'Orow inspecta le refectoire du regard avant de se glisser sur le banc. Des permanents se dirigerent aussitot vers lui et lui servirent, sans lui demander son avis, une assiette de terre cuite emplie d'un brouet sans couleur et sans saveur. Marmat pestait regulierement contre la nourriture, estimant qu'elle baissait en qualite a chaque assemblee. Le jus de fruit frais servi a chaque repas etait en revanche delicieux. Les permanents effectuaient leur service sans prononcer un mot. A Seke, qui s'etonnait de ce mutisme, Al Mikalith avait repondu : > Onko mangea un moment en silence avant de declarer, d'une voix a peine audible : -- Comment es-tu devenu son disciple ? -- Je l'ai entendu chanter dans le nouveau Cosmocant de Chimie, la ou Zeline et Irko ont reussi a deplacer le chaldran. A la fin de son recital, Kelm Valmor s'est approche de moi et m'a designe devant toute l'assemblee. Je n'avais pas envie de quitter les plaines ni d'etre separe des miens, mais etre choisi par un voyageur celeste est considere chez moi comme un grand honneur. Alors je l'ai suivi et j'ai visite avec lui quatre mondes. Sur les quatre, nous avons failli etre tues par les fanatiques du dragon ou du serpent... -- Ou du Quetzalt, intervint Seke. Ce sont des variantes du meme symbole. Ils poursuivent tous le meme dessein : l'elimination des griots. -- Mon maitre dit que les reptiles ont de tout temps ete associes a la malediction dans les mythologies humaines. -- Aucun animal n'est bon ou mauvais. Il n'y a pas d'intention dans les vies animales, seulement l'instinct de survie. >> L'image des enfants du Tout lui vint a l'esprit apres qu'il eut prononce ces mots. Ils n'appartenaient pas au regne animal, mais ils avaient vecu sans intention. > Onko repoussa son assiette, but une gorgee de jus de fruit et s'essuya les levres avec la petite serviette de tissu remise a chaque convive a l'entree du refectoire. -- Ceux qui m'ont recueilli et eleve dans le desert du Mitwan etaient des sages. Moi je ne suis qu'un homme, un faiseur de bruit... >> Ils deviserent jusqu'a la fin du repas, puis, comme les griots devaient se reunir pour preparer l'assemblee, on leur donna quartier libre jusqu'au diner. Les disciples se regrouperent dans l'une des cours interieures des batiments et, enfin liberes de la ferule de leurs maitres, s'etourdirent de paroles et de rires. Seke en denombra une petite trentaine. Les plus jeunes avaient tout juste atteint leur quinzieme annee et les plus vieux, dont il faisait partie, depassaient a peine les vingt ans. Ils s'exprimaient tous en meme temps, atteints de frenesie oratoire, presses de deverser les mots trop longtemps reprimes. Ils rencontraient peu ou prou les memes difficultes, la nostalgie de leur planete originelle, de leur famille, de leurs amis, la severite de leur maitre, souvent excessive, parfois absurde, la douleur des renaissances, l'inquietude face a la montee du dragon aux plumes de sang, enfin l'impatience de recevoir leur kharba et de voler de leurs propres ailes sur les flots cosmiques. Ils decrivirent avec une maladresse touchante les sensations vertigineuses experimentees sur les flots cosmiques, l'impression encore plus extraordinaire produite par l'alignement chaldrien. Ils avaient assiste aux recitals donnes par leurs maitres, ils avaient vu les spectateurs fondre en larmes mais, n'ayant eux-memes jamais experimente le chant, ils se demandaient s'ils se monteraient a la hauteur, s'ils seraient capables a leur tour de declencher l'emotion des foules. Leur verbiage ranima en Seke le souvenir de Jaife et de Yorgal, les premiers disciples qu'il eut rencontres, l'un qu'il avait tue de ses propres mains, l'autre qui etait morte sous ses yeux. Il lui sembla que plusieurs siecles le separaient des evenements du Fond de Cadect, mais, a l'echelle de son temps, seulement quelques annees s'etaient ecoulees. Il eprouvait encore des remords. Sa pensee divisait toujours les souvenirs en bien et en mal, et pourtant, il l'avait experimente a plusieurs reprises, c'etait dans cette separation que germait la souffrance, sur ce passe que se brisait en permanence le present. La colere et degout eprouves pour le disciple de Zaul Samari - au fait, ou etait passe Zaul Samari ? Et Eyland Volgen ? Avaient-ils succombe aux attaques du dragon aux plumes de sang ? - continuaient de le tarauder parce qu'il ne les avait pas acceptes, parce que, en les repoussant, il s'etait renie lui-meme. > La voix d'Onko le ramena dans la cour interieure, au milieu de ces apprentis griots pepiant comme des oiseaux. -- Le desert du Mitwan egalement. >> La brise tira un rideau de cheveux blancs et fuyants devant les yeux d'un rouge profond d'Onko. > Seke se concentra sur le chant de l'Orow ; la nostalgie ne parvenait pas a troubler la purete de son ame aussi claire qu'une eau de source. -- Personne ne peut predire a l'aube qu'il sera encore en vie a la fin de la journee. -- Juste. Mais je sens la presence du dragon parmi nous. Je crois qu'il s'est invite sur Venter pour achever ce qu'il a commence sur Venter. >> Le visage d'Onko demeura impassible. Seke percut la modification de son chant, une breve vague de panique aussitot rejetee par son conditionnement orow. > Seke haussa les epaules. -- Tu peux compter sur moi >>, declara l'Orow d'un ton solennel. Il posa la main sur son coeur. > Le village parut desert jusqu'a ce que des enfants surgissent de l'arriere d'une masure et, dans un nuage de poussiere, encerclent les deux visiteurs. Seke et Onko s'etaient eclipses de la cour interieure, abandonnant leurs condisciples a leurs bavardages futiles. Ils avaient traverse la foret en suivant le sentier entretenu par les permanents et marche environ six lieues avant d'apercevoir les constructions basses aux murs de pierre blanche. Les femmes et les enfants des permanents n'etaient pas admis dans les batiments du Cercle, mais aucune regle, du moins a la connaissance de Seke, n'interdisait aux griots de leur rendre visite. Les premieres maisons se serraient les unes contre les autres en lisiere de foret, a l'ombre des grands arbres, les autres se repartissaient sur un plateau entre les champs cultives et les prairies ou paissait le betail. Au loin, sur le fond d'azur, se detachait le pic sombre et majestueux du cratere kharbique. Conduits par des femmes, des attelages de ruminants bruns et noirs aux cornes recourbees tiraient des chariots debordant de legumes ou de fourrage. Les enfants qui entouraient Seke et Onko etaient les descendants des derniers habitants de Venter. Eux n'avaient pas quitte la terre d'ou etaient issus les peuples humains disperses dans la Voie lactee. Ils etaient restes dans le ventre originel, ils avaient survecu sur un monde devaste par les guerres, ils avaient accompagne la guerison et la renaissance de leur mere nourriciere. Le village s'etait agrandi en cercles concentriques de plus en plus larges. Echaudes par leur echec cinglant, regroupes autour des batiments du Cercle qu'ils preservaient des atteintes du temps, les rescapes s'evertuaient a respecter les equilibres encore fragiles de leur monde. Les femmes sortirent a leur tour des maisons voisines et se regrouperent autour des deux visiteurs. Elles portaient des vetements de laine amples et simples, des vetements de penitentes qu'elles egayaient de ceintures ou de rubans colores. Leurs cheveux tires en chignon et leurs regards graves accentuaient cette premiere impression d'austerite. Des taches bleutees parsemaient leur peau ni blanche ni noire. Leurs chants paisibles restaient empreints d'une tristesse ancienne. Visiblement, les cheveux blancs et les yeux rouges de l'Orow les fascinaient. Les enfants, plus hardis, touchaient les visiteurs du bout des doigts pour s'assurer de leur realite. Aucun mot ne fut prononce. Seke se souvint de l'histoire racontee par Al Mikalith. Etait-ce vraiment la malediction des guerres solaires qui les avait rendus muets ? Ou avaient-ils decide en des temps tres anciens de cesser de faire du bruit ? > Les femmes ne bougerent pas, ne manifesterent aucune expression, mais leurs yeux sombres se teinterent de curiosite bienveillante. Les deux apprentis comprirent qu'ils ne tireraient rien d'elles et entreprirent d'explorer le village. Les enfants et les femmes les suivirent, le groupe grossit sans cesse jusqu'a former une foule imposante et silencieuse. Dans le lointain, les champs de cereales ondulaient et bruissaient sous l'effet de la brise. D'ingenieux systemes de canaux suspendus relies aux puits irriguaient les potagers et distribuaient l'eau a l'interieur des habitations. On n'entendait pas d'autre bruit que les mugissements des ruminants regroupes sur les etendues d'herbe verte et les grincements des roues des chariots. Seke se rendit compte que les femmes et les enfants entrainaient discretement les visiteurs vers une maison situee a l'ecart du village, au bout d'une allee de terre bordee de massifs fleuris. Un vieil homme se tenait sur le pas de la porte. Courbe, le visage profondement ravine, aureole d'un nuage clairseme de cheveux blancs, il portait une toge grise drapee sur l'epaule et une tunique ecrue resserree a la taille par une ceinture de cuir tresse. Seke ecouta quelques instants la forme du vieil homme, un chant calme et nostalgique, puis il designa la foule d'un ample geste du bras. > Le vieil homme devisagea les deux visiteurs avant de s'eclaircir la gorge et d'entrouvrir les levres. -- Je ne pensais pas que nous trouverions quelqu'un avec qui parler. -- Je suis le gardien de la parole de ce village. Je n'ai que tres rarement l'occasion d'exercer mon art. Nous n'avons pas souvent de visiteurs celestes. Pratiquement jamais, devrais-je dire. -- Pourquoi sont-ils muets ? >> Une grimace etira les levres rainurees du vieil homme. -- On peut vraiment prendre ce genre de decision ? -- Les virus soldats les y ont aides. Ils ont ronge les cordes vocales de la plupart des survivants. Ils ont aussi provoque ces taches bleues sur la peau des femmes. La maladie s'est transmise de generation en generation. Nous n'y avons pas vu une fatalite mais une chance, une tres grande chance. Venter avait besoin de silence et de repos. -- Vous n'avez pas eu cette chance... >> Le vieil homme sourit, les rides se creuserent aux coins de ses yeux. -- Ou avez-vous appris le langage ? -- Pres d'un autre gardien de la parole, dans un village voisin. Chaque generation en compte au moins un. Je transmets moi-meme mes connaissances a mon successeur, une fillette de Manjaro, un village distant d'une journee de marche. -- Vous n'avez aucun contact avec les griots ? >> Le vieil homme ne repondit pas tout de suite, les yeux dans le vague, perdu dans ses pensees. Les femmes et les enfants ecoutaient la conversation avec une grande attention. Ils comprenaient visiblement les mots qu'ils ne pouvaient pas prononcer. -- Comment etes-vous prevenus des assemblees ? >> Le vieil homme designa le grand volcan. -- Je croyais que les autres continents etaient trop ravages par la guerre pour etre habites. -- Nous le pensions aussi jusqu'a ce que nous recevions les premiers visiteurs. D'autres hommes ont survecu en Eurasie, en Amerie. Certains ont subi des mutations physiologiques et psychologiques importantes, dramatiques, mais ils se sont engages avec determination sur le chemin qui les ramene a l'humain. Nous maintenons avec eux des echanges reguliers. -- Par quel moyen ? >> Le vieil homme rajusta avec meticulosite le drape de sa toge. Le soleil, deja bas dans le ciel, perdait de son eclat et le ciel virait doucement a l'indigo. La chaleur restait agreable, presque euphorisante. Les meuglements prolonges des ruminants semblaient annoncer la fin du jour. -- Les tribus des plaines rouges utilisent le meme systeme, intervint Onko. -- Parfois les autres hommes nous envoient leurs oiseaux messagers, parfois ils organisent une expedition et viennent nous apporter eux-memes leur reponse, poursuivit le vieil homme. Chaque groupe progresse a sa facon, a son rythme. Venter se remet lentement de ses blessures. Cela fait maintenant tres longtemps que notre monde n'a pas connu de guerre. -- Ici peut-etre, mais ailleurs, sur les autres continents, comment pouvez-vous en etre sur ? demanda Seke. -- Nos correspondants nous en auraient informes. Nous entendons toujours au fond de nous la rumeur de la guerre. Nos ancetres etaient des hommes de fureur et de bruit, des conquerants brutaux qui ne cherchaient qu'a posseder. Jamais ils n'ont regarde l'humanite dans sa totalite. Ils l'ont divisee en pays, en religions, en races, en classes. Chaque groupe s'efforcait de controler les ressources, les richesses, les territoires, les esprits, d'augmenter et de conserver ses privileges. Une chance unique nous est proposee de recommencer. >> Le vieil homme se dirigea vers l'entree de sa maison, mais il n'entra pas, il se retourna sur le seuil de la porte. > Ayant prononce ces paroles, il se retira dans sa maison. Seke et Onko reprirent le chemin du retour, escortes par les femmes et les enfants jusqu'a l'oree de la foret. CHAPITRE XXIV ONKO Aimer son ennemi, c'est parfois le tuer. Mieux vaut tuer avec amour que de laisser vivre avec mepris. Maintenant, la vie t'a place devant l'obligation d'en decoudre avec ton adversaire. Ce n'est pas ta vie que tu defends, car la vie est un don sans cesse renouvele, mais la necessite interieure te pousse a l'action, tu sais que le cycle de ton adversaire doit s'achever - ou le tien, la fin du combat l'apprendra. Tu gagneras peut-etre si l'esprit de la haine te possede, mais alors tu perdras plus encore, tu seras projete dans le cycle sans fin de l'action et de la reaction. Cette haine dont tu as seme la graine poussera, deviendra un arbre immense dont les branches finiront par s'abattre sur toi. Tue puisqu'il le faut, tue sans emotion, sois entierement dans ton geste, sois ton geste, prends sa vie sans qu'une pensee te traverse. Que ton ame soit pure comme un ciel sans nuage. Alors tu n'auras pas la mort de ton ennemi sur la conscience, puisque tu n'auras plus de conscience. La conference inaugurale du Cosmocant de Chimle, Erya Majael, la femme au coeur redoutable (appelee Zeline dans certaines traditions), tradition orale des plaines de l'Orow, Agellon. Les soixante griots n'occupaient qu'une partie infime de l'hemicycle des assemblees. Leur petit groupe colore et bruissant ne reussissait qu'a souligner l'immensite et l'austerite de cette salle d'une capacite de six ou sept mille personnes - et encore, Marmat avait affirme que les permanents l'avaient diminuee de moitie en murant l'aile gauche, raison pour laquelle sans doute la tribune des orateurs etait situee dans le coin gauche. Les gradins n'offraient aucun confort. On distinguait parfois les vestiges des sieges de bois qui avaient jadis habille les bancs de pierre courbes et noircis par le temps. De meme, on devinait sous la coupole les couleurs et les formes enfuies d'anciennes fresques. Le maitre de l'assemblee et ses deux assesseurs, les griots les plus anciens, avaient autorise les disciples a occuper les travees situees juste au-dessus des premiers rangs. On aurait du les confiner normalement dans les galeries superieures, juste en dessous du toit, mais les circonstances n'etaient pas ordinaires, les temps etaient venus de resserrer les liens et les rangs. Une fraicheur etonnante regnait dans l'hemicycle. On etait pourtant au debut de l'apres-midi, et les membres du Cercle avaient franchi les differentes cours et escaliers sous une chaleur ecrasante. Le maitre de l'assemblee et ses assesseurs s'etaient installes sur les trois chaires de pierre situees au-dessus de la tribune des orateurs. Charges de reguler les temps de parole et d'arbitrer les conflits, il leur suffisait de lever la main pour reclamer le silence. -- Nous vivons la plupart du temps dans la solitude. Les assemblees sont censees nous permettre de partager nos experiences, de confronter nos points de vue. -- D'eviter les derives, avait ajoute Al Mikalith. Nous prenons parfois des libertes avec les principes fondamentaux. -- Si nous faisions preuve d'un minimum de sincerite, nous reconnaitrions que les assemblees ne servent strictement a rien. Chacun repart avec ses idees, chacun se retrouve emmure dans sa solitude, chacun se debrouille comme il peut. >> Le ton abrupt de Marmat n'avait pas empeche Al Mikalith de repliquer : -- A quoi servirait-il de l'entretenir dans ses illusions ? Il sait deja ce qui l'attend : une souffrance de tous les instants. -- C'est le prix a payer pour porter le Verbe. La grandeur et la servitude du griot. -- La grandeur est la premiere et la plus grande des servitudes. -- Douterais-tu de l'omniscience de la Chaldria ? Si elle nous reunit, c'est qu'elle a ses raisons. >> C'etait le genre d'argument qui n'admettait pas de replique, et Marmat avait fini son repas sans ajouter un mot, les yeux rives au bois de la table. Seke avait a nouveau percu dans le chant de son maitre la deuxieme forme cachee, la forme qui attendait son heure pour se reveler. Il ne s'en etait ouvert a personne, pas meme a Onko. L'Orow s'etait assis a ses cotes sur le banc de l'hemicycle. Son maitre l'avait frappe jusqu'au sang les heures precedant l'assemblee. Il n'avait profere aucune plainte, mais d'autres apprentis avaient assiste a la scene et l'avaient rapportee avec un luxe de details et une complaisance malsaine. -- Le dragon aux plumes de sang sommeille a l'interieur de chacun d'entre nous... >> La reflexion de Seke avait plonge l'Orow dans un silence maussade dont il ne s'etait pas departi depuis le debut de l'assemblee. Trois orateurs s'etaient succede a la tribune, se lancant tous les trois dans une litanie de recriminations a l'encontre des adorateurs du dragon ou du serpent. Ils avaient raconte comment ils avaient echappe a la colere des foules ou aux pieges tendus par les pretres et les adeptes du reptile rouge. L'un avait vu de ses propres yeux un confrere denude et crucifie sur une palissade. Comme le malheureux vivait encore, il avait tente tout ce qui etait en son pouvoir pour lui epargner au moins une longue agonie, mais les fanatiques l'auraient a son tour cloue sur les planches de bois si l'alignement ne s'etait pas produit a ce moment-la. Un autre avait entendu dire que plusieurs griots, dix ou douze, avaient ete enterres vifs sur les mondes du Kolk, qu'on avait jete leurs kharbas au feu, qu'on avait ensuite exhume leurs cadavres afin de prouver a la population que les voyageurs celestes etaient de simples mortels. Des temoignages des premiers orateurs il ressortait que les griots n'etaient les bienvenus sur aucun monde, qu'ils risquaient la mort ou les persecutions a chacune de leurs renaissances. Le nombre des membres du Cercle avait d'ailleurs considerablement diminue depuis la derniere assemblee, signe que le dragon etendait son influence sur l'ensemble des mondes habites. L'un des orateurs avait pose a haute voix les questions que tous ressassaient en leur for interieur : qu'avaient-ils fait, eux, les griots, pour engendrer une telle haine, un tel acharnement chez ces humains disperses dont ils essayaient de garantir l'unite ? En quoi leur responsabilite etait-elle engagee ? Le Verbe les avait-il abandonnes ? Les reponses fuserent de toutes parts des gradins, engendrant un brouhaha qui entraina une intervention energique de l'un des assesseurs. Le silence retomba sur l'hemicycle, puis plusieurs griots leverent le bras pour reclamer la parole. > Al Mikalith remercia son confrere d'une inclinaison du buste puis se rendit a la tribune apres avoir jete a Marmat Tchale un bref coup d'oeil dans lequel Seke decela de la provocation. > Le regard etincelant d'Al Mikalith se promena sur les tetes des premiers rangs. Un courant d'air traversa le silence de l'hemicycle, des particules de poussiere danserent dans les rayons de lumiere tombant des fenetres ogivales. > Al Mikalith marqua une courte pause pour accentuer l'aspect solennel de son discours. Seke observa Marmat dont il apercevait le profil deux rangs plus bas. Les traits de son maitre demeuraient impassibles, mais son chant vibrait d'une colere sourde qui occultait tout autre sentiment. > Onko se pencha sur Seke. > chuchota-t-il. Ses yeux rouge sombre resterent fixes sur Kelm Valmor, assis non loin de Marmat, un homme aux epaules larges et a la nuque epaisse. Son tarbouche ne couvrait qu'un cote de son crane glabre. L'Orow l'avait presente a Seke a l'occasion d'une promenade dans une cour interieure. Le chant de Kelm Valmor vibrait d'une violence extreme, incontrolable. Sans doute Yorgal serait-il devenu un griot de ce genre si sa vie ne s'etait pas brisee dans le Fond de Cadect. -- Sottises ! >> La protestation de Marmat Tchale plana un long moment au-dessus des gradins. -- Que mon confrere s'exprime, au contraire ! s'exclama Al Mikalith. Peut-etre a-t-il des... revelations a nous faire ? >> Marmat degagea sa kharba d'un pli de sa toge et gratta les cordes. Une nuee de notes limpides s'envolerent dans le clair-obscur de l'hemicycle. -- Nous n'existons que par le chant, repondit Marmat d'une voix douce. Le reste n'a aucune importance, ni ce que vous croyez ni ce que vous dites. Nous sommes des caisses de resonance du Verbe, pas des penseurs, encore moins des hommes politiques. Comment pourrions-nous juger les apprentis ? Sur quel critere nous baserions-nous pour affirmer que celui-ci est digne et celui-la indigne de la kharba ? C'est a eux et a eux seuls de decider s'ils doivent affronter l'epreuve, c'est aux kharbas, et a elles seules, de choisir leurs griots... -- Tu as abandonne ton disciple sur Frater 2 ! hurla Al Mikalith. Il t'a retrouve sur Aros dans un piteux etat ! Tu n'es pas le mieux place pour decider de ce qui est souhaitable pour les apprentis. -- Je ne suis qu'un homme, un errant qui cherche le reconfort entre deux chants... -- Dans l'alcool ! -- L'alcool, oui, l'alcool, psalmodia Marmat. Il donne une pauvre ivresse qui ne remplacera jamais celle du chant. Mais tu ne peux pas le savoir, frere Mikalith, toi qui ne connais ni l'une ni l'autre. Entre deux chants je redeviens cette enveloppe de chair soumise a la gravite, cette maison vide et grincante, hantee par les souvenirs. Alors je me rue sur tout ce qui peut me procurer quelques instants d'oubli, je recherche la compagnie des damnes des mondes habites, car c'est ce que je suis, un damne, un errant, un homme qui ne connait ni joie ni repos. Je me suis regarde au fond de l'ame, frere Mikalith, et moi aussi je me suis interroge : que puis-je apporter a mon disciple, a cet enfant sauvage que la Chaldria a place sur ma route ? Le chant ? Il a deja chante devant une assemblee sur Ez Kkez, il a trouve les mots et les notes justes, il a reconcilie les mutants avec leur nature humaine. >> Seke sentit peser sur le cote droit de son visage le regard inquisiteur d'Onko. -- Responsabilite, devoir, valeurs, principes, nous abusons de ces mots parce qu'ils nous rassurent. Mais qui etaient-ils, les grands anciens, les fondateurs ? Des gens de devoir et de principes ? Pour ma part, freres du Cercle, ils me parlent comme des hommes epris de liberte, des hommes las des guerres, des hommes qui souhaitaient se liberer des principes... >> La deuxieme forme, la forme cachee, se deployait dans le chant de Marmat. Elle se nourrissait de son desespoir, elle hantait le gouffre qui s'etait creuse entre ses aspirations et ses deceptions. Marmat s'etait regarde avec sincerite au fond de l'ame, selon son expression, mais il avait rejete le petit vaurien vautre sur son tas d'ansecs avec une telle violence qu'il n'avait pas eu la force de parcourir le chemin dans l'autre sens. Sa quete de griot avait debouche sur un desespoir empreint de clairvoyance et de cynisme. Sans les transes offertes par le chant, il se serait laisse mourir depuis bien longtemps. -- Nous en avons assez entendu, frere Tchale ! >> La voix tonitruante d'Al Mikalith brisa net l'enchantement genere par le chant de Marmat, qui cessa aussitot de gratter les cordes de sa kharba. -- D'autres orateurs souhaitent-ils se manifester ? >> demanda le maitre de l'assemblee. Aucun bras ne se dressa, mais ils se leverent a une majorite ecrasante lorsque le maitre de l'assemblee et les deux assesseurs soumirent au vote la proposition d'Al Mikalith. > Onko se redressa sur sa couchette. Un rayon de lune s'echouait par la lucarne de sa cellule et abandonnait une flaque grisatre sur les dalles de pierre. > L'Orow repoussa la couverture. Son corps d'une blancheur de craie trancha sur la penombre de la piece. Les coups de son maitre avaient imprime des marques sombres sur son dos et ses hanches. -- L'examen collegial ? L'idee desesperee d'un vieux griot qui a perdu la joie de chanter et qui la denie aux autres. Comme je suis le disciple de Marmat, ils feront de moi un exemple, ils ne m'estimeront pas digne d'affronter l'epreuve kharbique. Je ne te demande pas de m'accompagner, je viens seulement te prevenir. >> Onko souleva son medaillon passe dans un collier de cuir. > Seke se leva et se dirigea vers la porte de la cellule restee entrouverte. Pas un bruit ne troublait le silence nocturne. > Onko bondit hors du lit et enfila hativement ses vetements traditionnels orows, un pantalon, une tunique et des bottes de peau. > Ils ne rencontrerent personne dans les couloirs des batiments endormis. Ils devalerent une succession d'escaliers et de cours interieures eclairees par les rayons d'une lune pleine. Marmat avait raconte que la Lune, le seul satellite de Venter, avait servi de base de lancement aux vaisseaux de colonisation. Ces derniers avaient depose les premieres vagues d'emigrants sur la planete Libremars, l'ancienne Mars, qui s'etait rapidement soulevee contre le gouvernement de Venter et les cites spatiales. Ainsi avaient debute les guerres solaires. Elles avaient sans doute dure plus de trois siecles avant que les appareils militaires, de plus en plus performants, s'aventurent hors du systeme en quete de mondes lointains, hors de portee des armees adverses. Ils s'engagerent a vive allure dans le sentier forestier. Le friselis des arbres accompagnait les battements reguliers de leurs pas. Leur course, pourtant legere, declenchait des mouvements furtifs dans l'obscurite profonde du couvert. Ils arriverent en vue des premieres maisons du village qu'ils avaient visite deux jours plus tot. Ils parcoururent sans ralentir l'allee principale bordee de facades claires, puis prirent la direction du grand volcan pare d'or pale par la clarte lunaire. Des ombres emergerent de la nuit et foncerent dans leur direction. Un couteau a la lame sinueuse jaillit dans la main d'Onko. > Il ne decelait aucun danger dans les sons de formes placides qui s'avancaient vers eux. Une vingtaine de ruminants galopaient entre les maisons eparses. Leurs cornes claires en forme d'arc se detachaient du fond d'obscurite. Ils se scinderent en deux colonnes lorsqu'ils detecterent la presence des deux apprentis et s'evanouirent de chaque cote de l'allee. Le fracas des sabots s'eloigna peu a peu. Onko remisa son poignard dans la gaine de peau cousue le long de son pantalon. Sa course dans la nuit de Venter ne l'avait pas essouffle. Il avait l'habitude de parcourir a pied les immenses plaines du continent rouge. Les siens avaient depuis longtemps abandonne l'usage du trainivole, le traineau a voiles phototrophes concu pour les etendues neigeuses. Sous l'impulsion de Zeline et d'Irko, les nomades avaient supprime tout intermediaire entre leur mere nature et ses enfants, ils avaient renoue avec la tradition des ancetres, avec la simplicite magique des premiers temps. -- Je ne t'ai rien reproche. -- Certains pourraient dire... Mon maitre dirait que le port d'une arme n'est pas compatible avec l'ideal du griot. -- Les armes, on les porte avant tout dans la tete. >> Ils se remirent en route d'un pas tranquille et depasserent les dernieres maisons du village. Alors qu'ils sortaient de l'allee pour couper par les immenses prairies herbeuses, une voix puissante retentit dans leur dos. > Un homme surgit de l'un de ces batiments exterieurs ou les villageois entreposaient le fourrage. D'une carrure imposante, vetu de la toge et de la tunique traditionnelles du griot, brandissant une crosse noueuse. Les rayons de lune se reflechissaient sur son crane glabre. Kelm Valmor. Accapare par l'irruption des ruminants puis par la conversation avec Onko, Seke n'avait pas entendu le son de sa forme, un chant agressif, menacant. > Onko ne repondit pas. Seke percut sa nervosite, proche de l'exasperation. Kelm Valmor fondit sur son disciple, le baton leve, les yeux exorbites. > Il abattit sa crosse sur Onko, qui esquiva le coup d'un pas de cote. -- Ne te mele pas de ca, toi, grogna Kelm Valmor. Ton tour viendra. Si ton maitre t'avait corrige de temps en temps, tu ne te montrerais pas si arrogant ! Moi, je t'apprendrai le respect. -- Nous avons le droit de nous promener. Vous le faites bien, vous. -- Le droit ? >> Kelm Valmor se tourna vers Seke, la bouche tordue par un rictus. kharba et que vous n'avez pas ete officiellement intronises dans le Cercle. -- C'est justement ce que nous partons chercher, notre kharba ! >> lanca Onko d'un ton provocant. La frayeur s'etait chez lui changee en colere, une colere froide, resolue. Kelm Valmor eclata de rire. -- Je ne reviendrai pas sur mes pas, maitre. Et, d'ailleurs, je ne vous regarde plus comme mon maitre. Vos coups de baton, vos vexations, vos hurlements ne m'ont pas appris le respect, plutot le degout et le mepris. >> Kelm Valmor leva a nouveau sa crosse. En lui resonnait la meme forme cachee que dans le chant de Marmat. > Hoquetant de rage, le griot se rua sur Onko. L'Orow evita les coups de baton avec une agilite deconcertante, ponctuant chacune de ses esquives d'un petit cri aigu. Seke savait maintenant ce qui allait se passer, mais il n'essaya pas de changer le cours des choses. Son tour viendrait bientot d'affronter son epreuve ultime, et il devrait faire preuve de la meme determination que son condisciple. Quand Kelm Valmor, fatigue de pourchasser une proie insaisissable, baissa sa garde, Onko tira son poignard de sa gaine, tourna autour de son maitre, lui posa la lame sur le cou et lui trancha la gorge avec une douceur presque affectueuse. Seke percut dans le chant de sa forme que Kelm Valmor n'etait pas fache de quitter cette vie. Sa cruaute, ses defis incessants avaient eu pour seul but de provoquer chez ses vis-a-vis une reaction radicale, definitive. Comme Yorgal dans le Fond de Cadect. Il s'affaissa sur l'herbe epaisse sans emettre une plainte. Onko ne lui accorda pas un regard avant d'essuyer son poignard sur le bas de sa tunique et de le glisser dans sa gaine. -- Un proverbe de chez moi dit qu'il vaut mieux tuer avec envie que d'epargner avec furie. >> Un bruit attira l'attention de Seke. Deux autres silhouettes sortirent du batiment d'ou Kelm Valmor avait surgi quelques instants plus tot. Deux adolescentes aux cheveux et aux robes parsemes de brins d'herbe seche. Elles s'approcherent du corps de Kelm Valmor et, du regard et du geste, exprimerent leur soulagement et leur reconnaissance aux apprentis. L'une d'elles retroussa sa robe et montra les marques encore fraiches imprimees par la crosse du griot sur ses cuisses et ses hanches. > demanda Onko. Elles roulerent des yeux effrayes et secouerent la tete. -- Pourquoi mon... Kelm Valmor s'est-il acharne a les frapper ? Elles n'etaient pas ses disciples. -- Le jugement. Il essayait de detruire l'homme qu'il refusait de voir au fond de lui. >> Les deux filles accepterent a leur demande de s'occuper du cadavre. Elles leur expliquerent par signes qu'elles l'enterreraient au pied du mur de la reserve de fourrage. Puis, tandis qu'elles s'eloignaient vers le batiment, Seke et Onko se remirent en chemin en direction du volcan. CHAPITRE XXV FEU FROID De tous les mysteres entourant les griots, c'est encore celui de la kharba qui m'intrigue le plus. De la Chaldria on sait qu'il s'agit plus ou moins d'une spirale energetique qui projette instantanement a des annees-lumiere de distance. Les genes des candidats voyageurs doivent probablement avoir quelque chose de special pour endurer de telles accelerations et les distorsions temporelles afferentes, mais, bien que mysterieux, le phenomene reste concevable. La kharba en revanche, cet instrument etrange qui accompagne le chant du griot, qui le sublime, devrais-je dire, ne semble avoir aucune explication logique. On ne trouve rien dans les archives du Kolk qui se rapporte de pres ou de loin a la nature de cet objet. Est-ce seulement un objet ? Assis au premier rang, j'ai eu la chance de l'observer de pres pendant la prestation du griot. Il m'a semble que la kharba n'etait pas un instrument au sens ou nous entendons habituellement ce mot, mais une entite vivante, une... muse (c'est a dessein que j'emploie ce mot trop souvent galvaude et pourtant impregne d'une realite divine). Masmer Adwill, Essai sur les voyageurs celestes, universite de Skranz, premier des mondes du Kolk, ou Kolk 1. La vibration prolongee, envoutante, ne troublait pas le silence absolu du cratere. Seke la percevait sans qu'aucun bruit ne frappe ses tympans. Lorsqu'il etait entre dans la brume lumineuse tapissant le fond du volcan, il avait eu l'impression de penetrer dans un champ vibratoire. Il s'etait senti leger, aerien. Chacun de ses pas l'avait souleve et propulse une vingtaine de metres plus loin, comme s'il evoluait sur un monde a tres faible gravite. Il avait ri et suivi des yeux les premiers bonds d'Onko, puis il avait perdu de vue la silhouette longiligne de l'Orow. Il l'avait appele, mais sa voix ne portait pas. Vue d'en haut, la lumiere evoquait une nue brillante eclairee par des projecteurs dissimules. Seke et Onko l'avaient contemplee un long moment avant d'amorcer la descente. Ils en avaient profite pour recuperer d'une ascension eprouvante ; la clarte diffuse de la lune et des etoiles ne revelant pas toutes les embuches des pentes volcaniques, ils avaient du deployer, pour gravir les flancs abrupts, une vigilance et une prudence de tous les instants. Ils avaient failli a deux reprises tomber dans des crevasses recouvertes d'une croute legere et cassante. Les premieres lueurs de l'aube blemissaient l'horizon quand ils avaient atteint le sommet. > s'etait exclame Onko. > n'etait pas le mot juste. La nue brillante, bien que vive, n'illuminait pas les parois du cratere. Elle ne baissait pas non plus d'intensite pendant que le Kharb s'emplissait de lumiere diurne. Elle ne ressemblait a aucun phenomene observable sur les mondes habites. Devaler la pente leur avait pris presque autant de temps que l'escalade. Ils avaient effectue de longs detours pour contourner d'infranchissables parois verticales. Seke s'etait familiarise avec les pentes rocailleuses dans le desert du Mitwan, mais Onko, l'enfant des plaines et du vent, avait peine dans les passages dangereux. Parvenus en bas, les deux apprentis s'etaient installes sur un large promontoire pour observer la brume lumineuse. Les rayons obliques du soleil se posaient sur les rochers bordant le fond du cratere. > avait demande Onko. Seke avait acquiesce d'un hochement de tete : il avait cru percevoir un chant de forme, mais, si Onko l'avait entendu, il s'agissait probablement d'une autre manifestation, peut-etre le chant de l'espace dont avait parle le gardien de la parole. > Onko s'etait releve apres avoir pose sa question et s'etait accroupi sur le bord du promontoire. > L'Orow avait retire sa tunique et plonge le bras dans la nue lumineuse. L'aurore rendait blafarde sa peau herissee par la fraicheur matinale. Les plaies semees par les coups de baton des jours precedents avaient bleui, s'etaient boursouflees. -- Nous le saurons une fois qu'elle se presentera. >> Ils avaient attendu d'etre reposes pour se glisser avec prudence dans la brume de lumiere. Incapables d'en sonder la profondeur, ils etaient restes un long moment agrippes aux rochers avant de sauter. Ils etaient tombes comme des pierres, puis leur chute s'etait ralentie et ils avaient touche le fond avec une legerete de feuille morte. Seke avait voulu se rapprocher d'Onko dont la silhouette se devinait a peine quelques pas plus loin. Il avait decolle avant de pouvoir poser son deuxieme pied et s'etait retrouve une vingtaine de pas plus loin a l'issue d'un bond prodigieux. Il avait joue un moment avec cette legerete insolite, euphorisante. Quand il s'etait decide a revenir en arriere, il avait vu Onko se livrer aux memes faceties que lui, puis l'Orow avait disparu. Seke aurait ete incapable de localiser le son melodieux. Il avait perdu tout sens de l'orientation et marchait au hasard en s'appliquant a maitriser ses gestes. Le scintillement permanent lui blessait les yeux, l'obligeait a fermer les paupieres, mais des aiguilles acerees continuaient de lui cisailler les nerfs optiques et de lui laminer le cerveau. La lumiere restait froide malgre sa puissance. Il se souvint qu'un jour sur Logon il s'etait renverse un peu d'eau bouillante sur la main et que Marmat avait marmonne, en le soignant : > Il avait retorque a son maitre que le feu ne pouvait pas etre froid. > Feu froid. L'expression etait la plus appropriee pour decrire ce qu'il experimentait. Il ne sentait aucune brulure sur son visage ni sur son cou ni sur ses mains, mais il lui semblait etre consume de l'interieur, dissous dans un bain de particules lumineuses et froides. Sa souffrance, diffuse au debut, gagnait en intensite. Il n'etait plus qu'une enveloppe immaterielle, un fantome de corps, une conscience dont les limites s'estompaient. Des images et des sentiments le traverserent, qui ne lui appartenaient pas. Stupeur d'un enfant recevant un projectile en pleine tete... Revolte d'un homme ronge par la maladie... Epouvante d'un adolescent cerne par ses poursuivants... Horreur d'un pere egorge par son fils... Douleur d'une fillette agonisant dans son sang... Desespoir d'une mere courant au milieu des explosions... Et puis la terreur de cette femme claustree dans un cercueil, enterree vive, oscillant entre lucidite et folie, entre rage et resignation. Si proche, si lointaine. Kaleh la soltane... Il resta en compagnie de sa mere jusqu'a ce que le silence se fasse en elle, jusqu'a ce que l'idee de la mort trace son chemin et chasse son epouvante. Elle ressentait sa presence, elle s'en rejouissait, elle acceptait de rendre son dernier souffle. Feu froid. Il essaya de resister au morcellement de son moi, se raccrocha a ses reperes, aux pensees et aux souvenirs qui constituaient son individualite. La souffrance, virulente, terrible, lui coupa le souffle. Il perdit l'equilibre, decolla legerement en touchant le sol, se retrouva allonge sur le dos apres avoir flotte quelques instants. Il se recroquevilla sur lui-meme. Il refusait de s'effacer, de disparaitre, il restait Seke, le fils d'une adolescente des oasis, le faiseur de bruit eleve par les skadjes du Mitwan, le disciple de Marmat Tchale, l'amant de Lote, l'ami des maitres sans importance... Feu froid. Il se referma autour de ce passe qu'on voulait lui voler. D'autres images, d'autres sensations essayaient de l'envahir mais il les repoussa, elles ne lui appartenaient pas. Il n'avait rien demande a personne, il n'avait pas souhaite quitter le desert de son enfance, il n'avait pas choisi de suivre Marmat Tchale, il n'avait pas decide de se separer de Lote. Il aurait voulu gouverner son existence. Controler son destin. Le feu froid continuait de le fragmenter, de le desagreger. Il n'existerait plus s'il s'oubliait. S'il oubliait Kaleh la soltane, Jaife, Lote. Lote... Un petit garcon scrute le ciel au sommet d'une montagne cernee par les eaux. > Une femme surgit de la vegetation et grimpe entre les rochers. Elle ne porte pour tout vetement qu'un collier de bois. Ses cheveux se deversent en ruisseaux dores sur ses epaules et sa poitrine. Lote, toujours aussi belle. Le garcon pousse un soupir agace. -- Ton pere est un griot. Nul ne sait quand il reviendra. >> Lote contient avec difficulte ses larmes. -- Je l'ai cru moi aussi. Et puis je suis allee consulter ma mere Osfoet, elle m'a dit que nous avons parfois la chance de croiser le chemin d'un griot mais qu'ils n'existent pas sur le meme plan que nous. Nous devons apprendre, toi et moi, a vivre sans lui. -- Osfoet est une menteuse ! Une menteuse ! Je la deteste ! >> Lote s'approche de son fils et le prend dans ses bras. Il resiste un peu avant de se laisser aller contre elle. Ses larmes d'enfant mouillent l'epaule et la poitrine de sa mere. > Feu froid. Une foule immense se presse devant la statue tronant au centre de la place principale de la Cite des Nues. Elle represente un garcon accroupi. Deux rangees de plumes lui habillent les epaules et le dos. Sa peau est par endroits couverte d'ecailles, les ongles de ses mains et de ses pieds ressemblent a des griffes. Deux autres groupes sculpturaux, moins imposants, l'encadrent, composes de creatures ecailleuses et emplumees, mi-reptiles, mi-oiseaux. Un pretre a pris place sur le socle de la statue monumentale du Wehud, drape dans une chasuble brodee d'or. A ses pieds, quatre servants maintiennent couchee sur un autel de pierre une adolescente vetue d'une robe blanche. Elle ne bouge pas, sans forces. On a cesse de lui administrer le remede contre le soltan depuis plus d'un mois. Ses yeux grands ouverts contemplent sans la voir la place noire de monde. Des fumees chargees d'odeurs violentes montent dans la chaleur ecrasante dispensee par l'etoile Jez. Le pretre leve le bras. A son poignet, on distingue la bosse blanchatre formee par la perle du fidele, le sceau du Wehud. A ceux qui portent la perle sacree, aux elus, un monde de delices est promis, ils rejoindront les skails precurseurs dans l'oasis ou coule l'eau eternelle de la felicite. Sur un signe du pretre, un servant approche un couteau de la gorge de l'adolescente. Elle n'esquisse aucune reaction quand le fil aiguise s'enfonce dans sa chair. Elle regarde couler son propre sang avec un detachement souverain. Deux servants recueillent le precieux fluide vital dans un recipient de jade. Elle passe dans la mort sans meme s'en apercevoir ; elle avait cesse de vivre depuis bien longtemps. Les servants remettent le recipient au pretre. Alors, tandis que des vagues d'excitation secouent l'assistance, l'officiant se hisse sur une estrade jonchee de petales de fleurs et, avec solennite, jette le sang de la sacrifiee entre les cuisses du Wehud. Des clameurs assourdissantes jaillissent des milliers de poitrines quand les filets carmin degouttent des cuisses de la statue et se repandent en pluie sur le pretre et ses servants. Le Wehud les a fecondes, le Wehud assure au peuple des Nues une annee de prosperite et de paix, le Wehud les soutient dans leur lutte inegale contre la secheresse qui transforme leur monde en desert. Feu froid. Un homme a la peau noire et a la barbe blanche se debat en vain contre le dragon qui le devore de l'interieur. Les images, les sensations, les informations deborderent le moi de Seke, le forcerent a s'ouvrir. Il ceda tout a coup, comme une digue se brisant sous la pression de l'eau, il accepta d'etre emporte par le flot, il roula parmi d'innombrables visages, il ressentit d'innommables souffrances, d'indicibles joies, des cruautes indignes, des mepris tragiques, des compassions egoistes, des douleurs revoltantes, des coleres magnifiques, des elans sublimes, il cessa d'etre Qui-vient-du-bruit, Seke l'apprenti griot, pour accueillir toutes les vies, tous les fils, tous les destins des humanites dispersees. Alors un grand silence se fit en lui et il fut empli du rayonnement cosmique a la splendeur enfin revelee. Le cratere etait plonge dans l'obscurite lorsqu'il se reveilla. La brume lumineuse s'etait retiree et l'eclat des etoiles se pulverisait en cascades blafardes le long des parois. Il chercha des yeux Onko, ne discerna pas la silhouette longiligne de l'Orow entre les rochers jonchant le fond du volcan. Il apercut en revanche des flaques lumineuses disseminees sur le sol gris et plat. Il baignait dans une paix profonde qu'aucune pensee ne troublait. Il n'y avait plus de colere en lui, plus de revolte contre ces hommes qui avaient extermine les enfants du Tout, plus de ressentiment envers la Chaldria, plus de regrets, plus de remords. Il avait revu Lote, il avait decouvert son fils, ils vivaient, ils avaient vecu en dehors de lui comme tous les etres vivants. Le detachement ne signifiait pas l'indifference. Seule la pensee engendrait l'insatisfaction et enclenchait la quete, la course incessante, la fuite en avant. Il etait sorti de la prison psychologique du temps et devant lui s'ouvrait l'inconnu. Il fit quelques mouvements d'assouplissement pour dissiper ses courbatures. La gravite etait redevenue normale. Il cria le nom d'Onko, ne recut aucune autre reponse que l'echo de sa propre voix. Il s'approcha de la flaque lumineuse la plus proche. Un coquillage celeste. Exactement l'impression laissee par l'objet spherique a demi enfonce dans le sol. De lui montait un son de forme, une resonance assourdie de la vibration cosmique percue la veille par Seke. La veille, vraiment ? Il lui sembla que plusieurs jours s'etaient ecoules entre sa perte de connaissance et son reveil. Il s'accroupit, examina la conque sillonnee de veines fluorescentes, aureolee d'un halo eblouissant d'ou n'emanait aucune chaleur. Une kharba. Il posa la main a plat sur la matiere lisse puis, comme il ne se passait rien, il entreprit de la soulever. Elle ne bougea pas d'un millimetre. Il s'acharna un long moment avant d'admettre que ses efforts etaient inutiles. Il se rememora une phrase de Marmat Tchale : > Il ne devait pas recevoir une kharba mais sa kharba. Il se releva et observa le cratere. Des dizaines de points brillants jonchaient le sol comme si un pan de ciel s'etait affaisse dans le volcan. Il commenca ses recherches, tenta de deterrer plus de trente kharbas avant de se dire qu'il existait certainement une autre solution. Les seules qu'il eut retournees etaient des conques vides, dessechees, pratiquement tombees en poussiere. Il s'assit, ferma les yeux, s'immergea dans son silence interieur. Il somnole dans la fraicheur du nid. Autour de lui les enfants du Tout se reposent dans un enchevetrement de pattes, de griffes, de museaux, de crocs et de queues. La faim creuse les ventres, mais il fait encore trop chaud pour partir en chasse. Autre-mere veille sur le petit faiseur de bruit dont les hurlements ont blesse le silence du desert. Les autres membres du nid n'ont exprime aucun reproche a la doyenne. Le reproche n'est pas un mode de communication chez les enfants du Tout. Si un desaccord oppose un individu au reste de la communaute, il part et mene une vie de solitaire ou rejoint un autre nid. Malgre le bruit effroyable et la puanteur epouvantable repandus par ce bout de chair rose, les compagnons d'Autre-mere ont accepte le petit d'homme. Qu'importe s'il perturbe leur quietude ! Ils ne l'ont pas recueilli par compassion : les rayonnements cosmiques leur ont confie que leur temps etait compte et leur ont demande d'apprendre les sons de formes a ce faiseur de bruit. Pourquoi ? Ils n'en savent rien et ils s'en moquent. Contrairement aux hommes, ils ne cherchent pas a comprendre, ils se contentent d'accompagner les petits et grands cycles. Autre-mere se penche sur Qui-vient-du-bruit. Il la contemple de tous ses yeux d'enfant. Il ne la trouve pas laide avec ses yeux jaunes et fendus par le fil sombre de la pupille, avec son museau allonge, ses crocs recourbes, ses ecailles luisantes. Elle ne lui parle pas, elle ne fait jamais de bruit avec sa gueule ni avec ses pattes, elle lui transmet des sons de formes qui s'organisent en langage a l'interieur de sa tete : > Il rouvrit les yeux. La lumiere du jour emplissait maintenant le cratere. Les flaques scintillantes avaient disparu. Il n'eut pas le temps de s'en inquieter : il decouvrit a ses pieds une conque gris perle sillonnee de veines noires et blanches. Une kharba. Sa kharba. Il s'en saisit avec delicatesse et la souleva sans difficulte. Un rayon de soleil se reflechit sur les sept cordes tendues au-dessus de la rosace allongee et chantournee. Il la cala contre son plexus, pinca les cordes d'un geste a la fois grave et joyeux. Les premieres notes retentirent et s'envolerent dans le cratere. Pures, splendides. Il trouva Onko au pied du volcan, assis contre un rocher. Le crepuscule teintait de pourpre les vagues ondulantes des lointains champs de cereales. Il avait joue de sa kharba une bonne partie de la journee. Les sons l'avaient maintenu dans un bien-etre qu'il n'avait jamais experimente jusqu'alors, meme dans l'ombre rafraichissante des nids du Mitwan. Puis l'heure etait venue de se mettre en route, d'aller a la rencontre de Marmat. Si l'escalade des parois abruptes lui avait pris plusieurs heures, la descente s'etait effectuee sans difficulte. Tout au long du trajet, il avait garde la kharba coincee entre son vetement et son torse. Il avait repousse a plusieurs reprises la tentation de la degager, de se perdre a nouveau dans l'ensorcellement de ses notes. >, declara l'Orow d'une voix morne. Ses yeux rouges avaient presque vire au noir. Une poussiere grise recouvrait ses cheveux et ses vetements. Il degagea son poignard a la lame sinueuse qu'il avait plante dans la terre. -- Pourquoi es-tu reste la ? >> L'Orow haussa les epaules, joua un moment avec son poignard. -- Depuis combien de... -- Quatre jours et quatre nuits ! coupa Onko. Je suis un Orow, un fils des plaines et du vent, capable d'endurer la douleur et les privations, j'ai supporte sans broncher les coups de baton de Kelm Valmor, mais cette drole de souffrance... cette drole de souffrance... >> Il secoua la tete et, rageusement, enfonca son poignard dans la terre jusqu'a la garde. Seke s'assit a ses cotes. -- On peut toujours justifier ses echecs, objecta Onko. -- Les echecs et les triomphes n'existent que dans les tetes. -- Facile a dire pour toi ! >> D'un geste empreint de colere rentree, l'Orow designa la bosse sous la veste de Seke. -- Je n'ai aucun merite : c'est elle qui m'a choisi, elle qui revient avec moi. Curieux qu'aucun autre apprenti ne se soit presente dans le cratere. Il est trop tard maintenant. Les kharbas ont cesse de briller. -- Les griots ont sans doute estime qu'aucun d'eux n'etait pret >>, ricana Onko. Ils passerent la nuit au pied du grand volcan. Onko demanda a Seke de lui montrer sa kharba, l'examina avec attention, posa de nombreuses questions sur la facon dont l'instrument et le griot s'etaient trouves, puis, alors que la lune decroissante entamait sa course descendante a l'horizon, il pria son compagnon de jouer. >, repeta le gardien de la parole. Des nuees d'enfants avaient environne les deux visiteurs a l'entree du village et les avaient conduits vers la maison du vieil homme. -- Personne n'est alle voir ? demanda Seke. -- Les femmes et les enfants sont interdits dans les batiments du Cercle. La reciproque n'est pas toujours vraie, helas ! Vous en avez fait l'amere experience, n'est-ce pas ? >> Ni Onko ni Seke ne releverent cette allusion a l'intrusion nocturne de Kelm Valmor et au combat meurtrier entre l'Orow et son maitre. L'angoisse assombrissait les yeux des femmes sorties de leurs maisons pour se joindre a la petite troupe. > Le vieil homme eut un geste d'impuissance. > Onko et Seke se consulterent du regard. -- J'espere que non ! soupira l'Orow, j'aimerais bien qu'elle me ramene chez moi. >> Onko et Seke prirent conge du gardien de la parole et parcourent les cinq ou six lieues qui les separaient des batiments du Cercle. Un silence inhabituel petrifiait la foret. Ils franchirent la porte monumentale en forme d'arc et traverserent la cour d'honneur. Ils decouvrirent un premier cadavre affreusement mutile sur les marches d'un escalier. Un deuxieme dans une petite cour intermediaire, egorge, eviscere. Plus loin encore les corps exsangues et enchevetres de deux apprentis. Onko tira son poignard. >, marmonna-t-il, les levres serrees. CHAPITRE XXVI LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG Ma premiere impression, lorsque j'arrivai sur Dzandik, fut celle d'une gigantesque tombe. De fait, cette petite planete du systeme d'Alra est un gigantesque cimetiere. Il ne reste pas grand-chose des anciennes cites mangees par une vegetation epaisse et resistante. Je reussis toutefois a penetrer dans quelques batisses. Je n'y rencontrai que des squelettes en partie ronges par les insectes et souvent regroupes : on est mort sur Dzandik comme on y a vecu, en famille. J'y decouvris egalement le symbole commun a tous les mondes habites : le reptile rouge a bec et a plumes. Arib Mohab, carnets de voyage d'un neo-naute, musee de Libar. Il n'avait jamais reussi a percer les secrets de la Chaldria, a dompter cette energie fantastique qui expediait les griots d'un monde a l'autre en un eclair. Alors il avait decide de posseder un voyageur celeste et d'attendre la prochaine assemblee du Cercle pour achever l'oeuvre entreprise par les premiers freres de l'anguille. L'occasion s'etait presentee lors du passage d'un griot sur Dzandik, une planete du systeme d'Alra. Prevenu par le systeme de detection annoncant l'arrivee des visiteurs, il s'etait prepare en recreant une ville et une population illusoires. Il n'y avait plus un seul etre humain sur Dzandik. Il les avait tous elimines, exploitant l'appareil religieux de l'anguille, les conduisant a detester leurs corps jusqu'a ce qu'ils s'en debarrassent. Il leur avait vante les joies extatiques de l'immateriel et ils avaient libere leurs ames de leurs prisons de chair, tous ensemble, plusieurs dizaines de millions d'hommes, de femmes et d'enfants qui, au jour et a l'heure fixes, avaient avale le poison foudroyant distribue par ses devots. Aucun d'eux n'avait survecu, aucun d'eux n'avait ete traverse par un ultime desir de vie. Il avait reussi ce prodige d'exterminer une population entiere sans tirer un seul coup de feu, sans tremper ses mains dans un bain de sang. Lui, l'ancien assassin, l'enfant du mepris qui avait egorge un beau matin ses parents et ses soeurs. Il s'etait evade quelques jours avant son execution, il s'etait engage dans les rangs des fantassins de l'anguille ou on lui avait promis l'immunite ainsi que de reelles opportunites de carriere. Il avait su les saisir : en moins de trois ans, il etait passe du rang de fantassin a celui d'officier superieur puis, apres avoir massacre de ses mains la famille regnante - un exploit etant donne les tendances paranoiaques du clan Elzer, au pouvoir depuis plus de sept siecles alreens -, a celui de ministre du culte. Il avait elimine les onze autres ministres, et enfin le pontife de l'anguille, un vieillard retors et vicieux. Il avait fait siens les desseins du reptile a plumes rouges, l'extermination totale de la population humaine. Du haut du trone de pontife, on avait une vue privilegiee sur les hommes et leurs bassesses. Il eprouvait pour ceux de son espece une haine implacable. Son reflet dans leurs regards lui repugnait ; leur servilite, leur hypocrisie, leur lachete, leur salete l'ecoeuraient ; il execrait leur apparence, leur odeur, leurs manigances. L'espece humaine ne meritait pas de vivre, ni sur ce monde ni sur un autre. La strategie antique de l'anguille prevoyait d'eliminer ceux qui en etaient les chantres, les griots celestes, cette confrerie apparue juste apres les guerres de la Dispersion pour renforcer la cohesion humaine a travers l'espace. Il avait eu acces a la grande memoire artificielle de l'anguille, des millions et des millions d'informations stockees dans des fragments d'ADN moins gros que des grains de mabli, la cereale des plaines de Dzandik. Les premiers partisans de l'anguille avaient ete les freres de l'Ange des derniers temps, une societe secrete aux origines incertaines dont on avait decouvert les premieres traces sur Libremars. Puisque les anciens dieux n'avaient pas exauce leurs prieres, puisque aucune divinite n'avait daigne offrir aux hommes les paradis promis par les prophetes et les livres sacres, les freres de l'Ange en appelaient a la dissolution dans le vide glorieux. Ils avaient choisi pour symbole le reptile mutant apparu la premiere fois sur Libremars, puis sur les stations orbitales, sur les bases lunaires et enfin sur le ventre des origines, Venter, le berceau defigure par les guerres solaires. D'une petite centaine au depart, ils etaient passes a plusieurs millions en moins d'un demi-siecle, tous fanatises, tous prets a donner leur vie pour l'avenement du neant. Les soldats de l'anguille avaient fomente les premiers troubles entre Venter et ses colonies, qui avaient degenere en guerres solaires. Ils etaient passes d'un camp a l'autre, tuant sans distinction adversaires et partenaires, hommes, femmes et enfants. Des milliers et des milliers d'entre eux avaient perpetre des attentats suicides, bardant leur corps d'endobombes a la puissance terrifiante, entrainant dans la mort des populations entieres. Puis, quand les combats s'etaient deplaces a l'exterieur du systeme solaire, ils s'etaient glisses parmi les passagers des grands vaisseaux de la Dispersion, avec pour mission de saboter les appareils ou bien, s'ils ne pouvaient pas les detruire en vol, d'enrayer par tous les moyens le developpement des souches humaines sur les nouveaux mondes. Longtemps les adorateurs de l'anguille de Dzandik avaient cru que leurs freres etaient parvenus a leurs fins. Eux n'avaient pas reussi a empecher la population de croitre et de prosperer, et ils se croyaient a jamais livres a eux-memes, pieges par leur incompetence. Un jour, le premier griot s'etait presente. Les archives relataient avec precision les circonstances de son apparition : > - nous n'avons trouve aucune trace etymologique du mot > - et membre d'une mysterieuse organisation appelee le Cercle. Il a ajoute qu'il nous rendrait visite de temps en temps et nous donnerait des nouvelles de nos freres humains. Il est reste quelque temps parmi nous. Recu par la famille regnante des An-Sing, il a repondu a de nombreuses questions sur les autres mondes. Quelques-uns de nos freres ont immediatement flaire le danger et l'ont traite d'imposteur, d'illusionniste. Mais il s'est defendu avec une grande habilete, retournant contre eux les arguments de nos freres, s'attirant la sympathie de la famille regnante et de ses conseillers. Il a seme un tel espoir dans l'esprit des Dzandikiens qu'ils ont commence a se detourner du culte de l'anguille malgre nos efforts. Nous devons le considerer comme notre pire ennemi, bien plus que les religieux pacifistes du Jour nouveau, bien plus que les fous de la Revelation finale. Nous avons envisage de le tuer. Nous n'avons pas pu mettre ce projet a execution car le cercle etince-lant s'est a nouveau pose sur la place centrale, et il est reparti comme il etait venu. Nous suggerons a ce propos d'eriger un batiment a l'emplacement de cette mysterieuse porte de lumiere, la meilleure maniere, a notre sens, de surveiller ses allees et venues. >> Les archives mentionnaient une quinzaine de visites. Elles se produisaient tous les cent cinquante ans environ. Les six premieres avaient ete rendues par le meme voyageur, un petit homme aux cheveux gris, les quatre suivantes par un homme au crane rase. Les griots ne vivant pas sur le meme plan temporel que les habitants de Dzandik, il avait fallu monter une organisation rigoureuse et solide pour continuer de les traquer a travers les siecles. L'anguille etait parvenue a ses fins. Plusieurs visiteurs etaient tombes dans ses filets. Les freres avaient meme reussi a dresser la majeure partie de la population contre eux : ces etrangers n'avaient pas a se meler des affaires de leur planete. Que connaissaient-ils des besoins et de l'evolution de Dzandik, ces voyageurs impudents ? De quelle legitimite se reclamaient-ils ? Le dernier pontife avait accompli la mission planetaire de l'anguille. Desormais seul sur une planete livree a l'entropie vegetale, il avait attendu avec patience la visite d'un griot. Il lui revenait d'accomplir le grand dessein universel. Utilisant les fantastiques possibilites de l'ADN, il avait recree une societe illusoire pour ne pas eveiller la mefiance du visiteur. Le griot avait donne son recital dans un faux theatre celeste sans se douter un seul instant que ses auditeurs n'etaient que des images virtuelles. Emporte par son chant, il n'avait pas vu le petit insecte artificiel fondre sur sa nuque, il n'avait pas ressenti la piqure a son cou. Il venait pourtant de recevoir une sequence ADN programmee pour prendre possession de lui et utiliser son corps comme moyen de transport. Enfin arrive sur Venter, le pontife de l'anguille avait pu reveler sa presence et traquer les derniers griots. >, murmura Onko. Ils n'avaient trouve que des cadavres dans les cellules, dans le refectoire, dans les escaliers, dans les cours interieures. Griots, apprentis, permanents, il ne restait pas un seul survivant dans les batiments du Cercle. Une odeur entetante de sang et de decomposition, accentuee par la chaleur lourde, dominait les effluves habituels de moisissures. Les bourdonnements des nuees de mouches montaient dans le silence comme des chants funebres. Ils etaient sortis pour respirer un peu d'air pur et s'etaient assis sur les marches d'un escalier intermediaire. Pousse par un vent paresseux, un nuage voila le soleil et apporta une fraicheur bienvenue. -- Le resultat aurait ete pire si tu ne l'avais pas fait. Si tu avais obei a ton maitre, tu serais retourne dans ta cellule et tu aurais subi le meme sort que les autres. -- Tu crois que... >> De la pulpe de l'index, Onko effleura la lame de son poignard avant de reprendre : -- Il en reste au moins deux, repondit Seke. -- Deux ? Je n'ai pas recu ma kharba. >> Seke mit sa main en visiere sur le front pour contempler le nuage qui s'effilochait sous le soleil. > Les yeux rouges de l'Orow s'agrandirent de surprise. -- Le dragon est en chacun de nous, plus ou moins cache, plus ou moins maitrise. -- Ce n'est pas parce que nous n'avons pas retrouve son cadavre que nous devons l'accuser de ce massacre. -- J'ai entendu le chant du dragon en lui. -- Comme dans les corps de Zeline et Irko ? -- En plus diffus, mais il s'agit bien du meme. De la meme porte sur le neant. Le dragon a pris differentes formes sur les mondes habites. L'une de ces formes s'est debrouillee pour infiltrer l'assemblee du Cercle sur Venter. -- Kelm Valmor affirmait que la Chaldria ne transportait que les griots... -- Elle a transporte un griot qui transportait lui-meme le dragon. >> Onko se leva, gravit quelques marches, revint a sa place, ecarta les meches de cheveux poussees par le vent devant son visage. -- Nous faconnons la Chaldria a notre image, nous essayons de la conformer a nos desirs, nous l'encombrons de nos jugements, de nos pensees, mais, contrairement a ce que pensent la plupart des griots, je la crois vierge d'intentions, adaptable en permanence. Elle est seulement une porte d'energie, une ouverture sur le present. -- Elle n'exauce pas les desirs, en tout cas. Si elle avait tenu compte des miens, elle m'aurait renvoye sur Agellon depuis longtemps. -- Pourquoi tiens-tu a retourner sur Agellon ? >> Onko s'immobilisa, observa la porte entrebaillee d'un batiment ou il avait cru discerner un mouvement. > Seke suivit le regard d'Onko. Il n'eut pas besoin de voir quoi que ce soit pour entendre un chant menacant a l'interieur du batiment. > Onko l'interrompit d'un geste du bras. -- Non ! Reviens ! >> L'Orow gravit l'escalier quatre a quatre, traversa le perron en trois foulees et se glissa par l'entrebaillement de la porte. Seke hesita a se lancer sur ses traces. Ils risquaient de se perdre dans les interminables couloirs des batiments. Il decida finalement d'attendre le retour d'Onko. Le soleil brillait a nouveau de tous ses feux, gorgeant les pierres grises de chaleur. Un tourbillon de poussiere souleve par une bourrasque traversa la cour inferieure et se pulverisa contre un muret. > L'apparition de Marmat Tchale dans l'embrasure de la porte ne surprit pas Seke. Son maitre ne portait plus que sa tunique serree a la taille par la cordelette, dechiree et maculee de sang. Il tenait, plaque contre sa jambe, un tranchoir qu'il avait probablement recupere dans la cuisine. -- Aucune importance, il ne sera jamais griot. -- Alors pourquoi avoir tue les apprentis et les permanents ? -- Une simple mesure de precaution. Quand on veut detruire un essaim d'insectes, on n'epargne ni les ouvrieres ni les oeufs. Tu as recu ta kharba, Seke, tu es donc le dernier. -- Nous sommes deux. -- Il y a bien longtemps que j'ai cesse d'etre un griot. >> Un voile de tristesse assombrit les yeux globuleux de Marmat. -- Le chant te delivrait de tes chaines... >> Un sourire las etira les levres brunes de Marmat. -- Qui prononce ces paroles ? Mon maitre Marmat Tchale ou son passager clandestin ? >> Marmat s'avanca de deux pas. Seke ne recula pas. Son adversaire etait probablement plus puissant que lui, mais leur affrontement etait juste et necessaire. -- Qui a prononce cette sentence ? -- Nous, les freres de l'anguille. Nous preparons le retour de l'ordre depuis la nuit des temps. -- Quel ordre ? -- L'ordre pur, froid, silencieux. La ou ne se developpera aucun germe, aucune vie. La ou tout accident biologique est impossible. -- La vie se passe de votre permission. Vous ne pourrez jamais tarir sa source. -- La vie... >> Marmat se rapprocha encore. > Le bras de Marmat se detendit a une telle vitesse que Seke, surpris, faillit recevoir la lame du tranchoir en pleine tete. Il l'esquiva d'un pas en arriere, mais l'autre fondit sur lui sans lui laisser le temps de reprendre ses esprits. > Seke ne preta pas attention aux paroles de son ancien maitre. Il resta concentre sur les mouvements du tranchoir et guetta l'ouverture. Une haine incommensurable se deversait par la bouche et les yeux exorbites de Marmat. > Tout en proferant ces mots, Marmat n'offrait pas un instant de repit a Seke, l'acculant inexorablement dans l'angle forme par deux murs. > Le tranchoir atteignit Seke a l'epaule et s'enfonca jusqu'a l'os. Un flot de sang jaillit, la douleur s'epanouit comme une fleur veneneuse dans son cou, sa poitrine et son bras. La lame n'avait pas touche sa kharba. Calme, ouvert au present, il ne fixa pas seulement la lame sifflante mais la scene dans son ensemble, les deplacements de Marmat, les mouvements de leurs ombres sur les pierres du mur. Ainsi se comportaient les enfants du Tout face a leurs proies aux reactions imprevisibles et dangereuses. Mort et vie s'enlacaient dans un ballet fascinant devant les terriers des tritrilles. Seke s'affaissa en partie contre le mur sur lequel il abandonna une trace de sang. Croyant son adversaire sur le point de capituler, Marmat leva le tranchoir et l'abattit de toutes ses forces ; la lame crissa sur les dalles du sol au bout de sa trajectoire. Il se rendit compte un peu tard que Seke, vif comme l'eclair, s'etait glisse derriere lui. Il pivota en lancant son bras dans un mouvement circulaire. Le tranchoir siffla dans le vide, percuta le mur dans une gerbe de particules blanches. Le corps du griot, use, lourd, n'etait pas facile a manipuler. Il recut un premier coup dans les reins. Il crut que sa colonne vertebrale volait en eclats. Embrase par la colere, il frappa sans discontinuer, pourchassant l'ombre insaisissable qui dansait devant lui. Son epaule et son bras vibraient des chocs de la lame sur les pierres. Des gouttes de sueur lui agacaient les yeux. Son adversaire etait en train de l'attirer sur le terrain de la rage. Il tenait le grand reve de l'anguille entre ses mains. Des siecles d'attente et de manoeuvres dans l'ombre des peuples humains pouvaient maintenant prendre fin. Il ne fallait pas manquer une telle opportunite en perdant son sang-froid. Il devait... il devait... Quelque chose lui vrillait la nuque. Des ongles s'etaient plantes dans son dos. Il se secoua de toutes ses forces pour se debarrasser de l'adversaire accroche a son echine. Cette pression sur son cou... Des dents... Un comportement d'animal... La rage a nouveau... Desesperee... Frapper avec le tranchoir... Lever le bras... Plus la force... L'autre ne lachait pas malgre les secousses. L'anguille... D'autres de ses partisans prendraient la releve sur les autres mondes... Ce n'etait qu'une bataille... perdue... La guerre... La guerre continuait... Il tomba a genoux. Un ultime soubresaut. Les dents lui broyaient les vertebres. Une telle force dans les machoires... pas normale. Il faudrait se transferer dans un autre... Mais comment... Comment ? Le vide l'appelait. Le vide glorieux. Il avait bien merite sa dissolution dans le neant. Seke reprit son souffle et desserra ses machoires tetanisees par l'effort. Sa gorge etait pleine du sang de Marmat. Sa blessure a l'epaule l'elancait. Il contempla le corps sans vie de son maitre. Ses traits etaient detendus, son visage respirait une paix que son disciple ne lui avait jamais connue. Sans doute avait-il accueilli la mort avec soulagement, lui qui l'avait reclamee avec tant de vehemence. Seke se confectionna un pansement de fortune avec un pan de son vetement et cala sa kharba contre son plexus solaire. Il en joua jusqu'a la tombee du crepuscule. Il lui suffisait de laisser ses doigts courir sur les cordes pour en tirer des notes d'une tristesse et d'une beaute poignantes. > Tandis qu'il chantait, il fut admis dans le Cercle primitif des griots, ces hommes des plateaux environnants qui avaient tente de reconcilier les humains avec eux-memes. Certains avaient la peau noire, d'autres la peau brune, d'autres la peau claire. Leurs yeux etaient emplis de sagesse et de bonte. Ils venaient de differents milieux, de differentes traditions, mais tous avaient consacre leur existence a l'etude des vibrations, des harmoniques, de la plenitude. Ils s'etaient rassembles pres du volcan afin d'unir leurs voix et de mettre fin aux horreurs des guerres solaires. Alors le rayonnement cosmique etait descendu dans le cratere et ils avaient recu leurs kharbas. Ils avaient recrute des disciples sur les differents continents de Venter, sur les satellites, sur les stations solaires, puis, lorsque les grands vaisseaux propulses par la force de la lumiere s'etaient disperses dans les lointains systemes, ils etaient revenus pres du volcan. Une porte etincelante s'etait ouverte au centre de leur cercle. Une bouche de lumiere froide et envoutante qu'ils avaient appelee la Chaldria. Ils l'avaient franchie sans la moindre hesitation. C'est ainsi qu'ils s'etaient lances dans l'aventure exaltante des voyages celestes. > Onko etait reapparu a la tombee de la nuit. > Il avait examine la plaie de Seke et refait un bandage un peu plus serre. -- Qu'est-ce qu'on fait des corps ? -- Laissons-les aux oiseaux, aux insectes et aux vers, avait propose Onko. Comme chez moi. >> Au cours du trajet, l'Orow expliqua qu'il avait recu un coup au crane - il montra la bosse a son occiput pour etayer ses dires - et qu'il avait perdu connaissance. Il s'etait reveille a plusieurs reprises, incapable de bouger. Il ne comprenait pas pourquoi Marmat ne l'avait pas acheve. -- Il hebergeait vraiment le dragon a l'interieur de lui ? -- Une forme du dragon. Il en reste des multitudes d'autres sur les mondes habites. -- Nous n'en serons jamais debarrasses, si je comprends bien ? >> Seke leva les yeux sur le fourmillement etoile. > Ils resterent une dizaine de jours au village. Quelques hommes avaient echappe au massacre en se refugiant dans la foret. Pour ne pas attirer le danger sur les femmes et les enfants du village, ils avaient attendu plusieurs jours avant de rentrer chez eux. Ils avaient pris le tueur, qu'ils n'avaient jamais vu a l'oeuvre, pour une entite surnaturelle, >, avait precise le gardien de la parole qui traduisait leurs gestes. Quand Seke leur assura qu'ils n'avaient plus rien a craindre, ils organiserent une expedition dans les batiments du Cercle et ramenerent les cadavres des leurs apres avoir enterre les corps des griots et des apprentis. Les femmes pleurerent leurs maris et les enfants leurs peres pendant trois jours et trois nuits. > La blessure de Seke se referma rapidement. Le matin du onzieme jour, il ressentit un appel familier. Il sortit discretement de sa chambre et alla reveiller Onko qui dormait dans une maison voisine. L'Orow se presenta sur le seuil de la porte torse nu et le visage bouffi de sommeil. > Onko lanca un bref regard vers l'interieur de la maison pour s'assurer que les autres dormaient. Les lueurs livides de l'aube traquaient les dernieres etoiles. -- On ne se reverra pas, coupa Seke avec un sourire. -- Ah oui, les differences temporelles. Tu es sur que tu veux partir ? >> Onko n'attendit pas la reponse de son interlocuteur pour se jeter dans ses bras. Ils resterent etreints un long moment, puis Seke se degagea avec douceur et, sans un mot, sans se retourner une seule fois, marcha d'un pas alerte vers le sentier forestier. Le cercle de lumiere se tendait entre les voussures de la porte principale des batiments du Cercle. La Chaldria. Vibrante. Etincelante. Seke savait qu'une fois qu'elle l'aurait emporte il se passerait beaucoup de temps, plusieurs millenaires peut-etre, avant qu'elle ne redescende sur Venter. EPILOGUE Etre griot, c'est ecouter sans prejuge et parler sans reflechir. Etre griot, c'est plonger corps et ame dans l'humanite, Etre griot, c'est apprendre a chacun a se regarder, Etre griot, c'est renaitre sans desir et partir sans regret, Etre griot, c'est etre libre. Propos attribues a Seke, griot de la lignee des Tchale, carnets de Salima, la premiere femme griot. La tombe de Kaleh la soltane, declara la fillette avec fierte. Nous ne sommes pas nombreux a savoir ou elle est. Je suis la descendante de Helal Wehud. Je suis l'une des gardiennes de ses ecrits. >> Elle tira de sa robe de laine deux petits carnets et en ouvrit un devant les yeux du visiteur. Une ecriture serree et par endroits a demi effacee noircissait les pages de peau d'ou s'exhalait une odeur indefinissable. Seke avait repris connaissance quelques heures plus tot dans un desert qu'il avait reconnu a sa premiere inspiration. Le Mitwan. Une odeur minerale a nulle autre pareille. La Chaldria l'avait renvoye sur le monde de son enfance. Elle s'adaptait a la situation, elle se remodelait, elle ouvrait de nouvelles portes, de nouvelles routes celestes. Elle se rendrait disponible tant qu'un voyageur solliciterait ses services. Une fillette assise sur un rocher le fixait de ses grands yeux noirs. -- Les perles ? -- Ceux qui portent la perle du fidele. Les pretres du Wehud. >> Elle l'avait pris d'autorite par la main et conduit devant une tombe. Des fleurs aux couleurs vives, inattendues dans un environnement aussi aride, couvraient un petit carre de terre entoure d'un muret de pierres en partie ensable. Seke ne percevait pourtant pas le chant de l'eau dans les environs. Ni d'ailleurs aucun autre chant. La fillette devait arroser elle-meme les fleurs et sans doute parcourir chaque jour plusieurs lieues sous la chaleur torride de l'etoile Jez. Seke s'etait recueilli un moment devant la derniere demeure de celle qui lui avait donne le jour. Il ne l'avait jamais serree dans ses bras, mais ils etaient lies par un amour plus fort que la mort, plus fort que le temps. > Il avait apercu le coin d'un toit au sommet d'une dune. L'ancienne oasis se dessinait sous les reliefs de sable. -- Qui t'a chargee de m'attendre ici ? -- Ma mere. Elle est venue tous les jours entre ses dix et vingt-cinq ans. Elle m'a donne le jour ici, en plein desert. Aussi a mes deux freres. Quand j'ai ete assez grande, j'ai pris le relais. -- Elle vit toujours ? -- Elle fait partie de ceux qui organisent la resistance contre les perles. Elle dit qu'ils ont trahi l'enseignement du fils de Kaleh. Est-ce que c'est vrai ? -- Il faudrait pour ca que j'ai laisse un quelconque enseignement. Comment saviez-vous que je devais revenir ici ? -- Helal l'ecrit dans ses carnets : le fils de Kaleh reviendra un jour a Bel Troan. Comme les oiseaux migrateurs reviennent toujours a leur endroit de depart, quelle que soit la distance, quel que soit le temps. >> La fillette appuyait ses paroles de mouvements de tete energiques qui ramenaient sans cesse ses cheveux noirs devant son visage. Ni ses vetements ni son visage ne portaient la moindre trace de transpiration sous la chaleur accablante. Son corps brun n'etait pas maigre en depit de sa secheresse etonnante. -- Il n'en reste que trois, Bel Ankr, Bel Neg, Bel Sief. Des anciens disent que tu es deja venu a Bel Sief. Est-ce que c'est vrai ? -- Et toi, ou habites-tu ? -- Bel Ankr. C'est la plus proche d'ici. A deux heures de marche. -- Et la Cite des Nues ? -- On l'appelle maintenant la Cite des Skails. C'est vrai que tu as ete recueilli par les skails ? Mon frere dit qu'ils n'ont jamais existe... -- Ca te dirait te venir avec moi ? Ca te dirait de decouvrir le vaste univers ? -- Tu poses toujours des questions et tu ne reponds jamais aux miennes. C'est quoi, la drole de bosse sur le cote de ta veste ? >> Seke sourit et posa la main sur la tete de la fillette. -- Salima. -- Moi je suis Seke Tchale, le fils de Kaleh, et je suis venu d'un monde tres lointain pour te rencontrer, Salima de Bel Ankr. Conduis-moi chez toi maintenant. Apres, nous nous rendrons a la Cite des Nues... pardon, des Skails, pour retablir quelques verites. Puis, si la Chaldria le veut, nous partirons a la rencontre des hommes disperses. >> Elle lui adressa un sourire radieux, le prit par la main et l'entraina avec allegresse entre les dunes teintees de rouille par les rayons de l'etoile Jez.