Chapitre 11 Solman voyait devant lui des hommes et des femmes criminels, misérables, d’abominables vieillards qui n’avaient pas hésité à livrer de l’eau empoisonnée au peuple des Slangs à la fois pour assouvir une vengeance et affirmer leur pouvoir. Il discernait, avec une acuité douloureuse, le degré de responsabilité de chacun, de père Irwan et de mère Gwenuver, coupables d’avoir pris cette terrible décision ; d’Orgwan, de Lohiq et de Katwrinn, coupables de s’être laissé convaincre sans résistance ; de Joïnner, enfin, coupable de s’être résignée à une passivité servile et minante. Ils se tenaient dans la lumière aveuglante des projecteurs à gaz avec une raideur qui signait leur forfait. Ils continuaient de jouer la comédie de la diffamation, de l’honneur bafoué, convaincus que sa complaisance les laverait de tout soupçon. Il ne chercha pas à savoir s’ils avaient soudoyé les trois Neerdands pour l’éliminer, s’ils avaient ordonné à Rilvo d’assassiner Raïma, il avait assez à faire avec l’immense détresse qui le gagnait et obscurcissait sa clairvoyance. Sa fichue clairvoyance. La tension avait enfermé le chapiteau dans une bulle de silence que s’acharnaient en vain à transpercer les cordes de pluie. Les bras croisés, les trois Slangs attendaient la sentence avec l’assurance inébranlable des joueurs qui ont dissimulé tous les atouts dans leurs manches. Les yeux des spectateurs s’ouvraient comme de minuscules lucarnes grises dans la pénombre noyant les piquets et les cordes. Lorr n’avait rien trouvé d’autre, pour soutenir Solman, que de rapprocher sa chaise de la banquette et de l’emprisonner dans un regard où la compassion supplantait la frayeur. La pression devint tellement vive que Solman, au supplice, fut tenté d’en finir au plus vite et de prononcer son verdict. Puis des scènes de son enfance déferlèrent dans son esprit et lui firent prendre conscience qu’il avait tissé avec les pères et les mères du conseil aquariote des liens plus profonds, plus solides, qu’il ne l’aurait voulu. Ils l’avaient recueilli après la mort de ses parents et, bien que leur sollicitude fût en grande partie guidée par l’intérêt, ils avaient adouci la solitude de ses nuits, ils l’avaient empêché d’errer dans une obscurité perpétuelle et glaciale, ils l’avaient retenu à la vie, ils l’avaient aimé à leur manière, parfois même davantage que leurs propres petits-enfants. Gwenuver, par exemple, avait été une mère de substitution attentive et tendre avant de se métamorphoser en une masse de chair froide, calculatrice et obsédée de pouvoir. Raïma la guérisseuse avait tenté de le préparer à cette confrontation en se donnant à lui, en l’éloignant de l’enfance, de leur sphère d’influence. Elle avait vu clair dans leur jeu bien avant lui, ou peut-être s’était-elle forgé une opinion dans le Livre des religions mortes, dans les prophéties ténébreuses de cette Apocalypse qu’elle proclamait en marche. Il changea une nouvelle fois de position sur la banquette mais ne parvint pas à détendre sa jambe tordue ni à calmer les élancements de ses vertèbres lombaires. La sueur ruisselait sous sa tunique et son pantalon de peau. Il avait l’impression d’être plongé dans un bain à la fois bouillant et froid, exécrable en tout cas. « Nous voulons maintenant entendre la sentence, Solman le boiteux ! » La voix puissante d’ErHat avait retenti comme un coup de tonnerre sous la toile du chapiteau. « Ne viens-tu pas d’affirmer que tu es le dernier des donneurs ? » reprit le Slang. Les visages des pères et des mères du conseil aquariote se tournèrent à l’unisson vers leur accusateur. Solman, qui ne voulait pas accrocher leur regard, en profita pour les passer brièvement en revue : seule Joïnner, liquéfiée dans ses vêtements, semblait fléchir sous le poids des remords. « Je n’ai jamais rien prétendu de tel, dit-il d’un ton hésitant. – Je rends grâce à ta modestie, poursuivit le Slang en écartant les bras. Mais cette assemblée t’a entendu dire, il y a de cela quelques minutes, que seuls les donneurs pouvaient reconnaître le don. » Solman hocha la tête d’un air las. Les troquants d’armes l’avaient manœuvré avec une habileté diabolique en dénonçant l’imposture de ses quatre confrères et en l’obligeant à s’affirmer publiquement comme le dernier des donneurs. Ils lui avaient coupé la possibilité de se dessaisir de l’affaire au profit d’un autre juge – puisqu’il avait lui-même reconnu qu’il n’y avait pas d’autre juge –, ainsi que l’Éthique le lui autorisait. Leur perspicacité l’étonna à nouveau : leurs perceptions n’étaient pas assez fines pour leur permettre de faire la différence entre une fillette à l’esprit vif comme Lorr et un véritable clairvoyant. Quelqu’un les avait donc informés, le même mystérieux indicateur, sans doute, qui les avait prévenus des intentions des trois Neerdands et lui avait sauvé la vie. Solman s’éclaircit la gorge, se pencha vers l’avant et concentra son attention sur les trois Slangs. La lumière crue des projecteurs miroitait sur les pièces métalliques qui sertissaient leurs vêtements de cuir, sur les culots des balles garnissant leurs cartouchières, sur les crosses des pistolets glissés dans leurs ceintures. « C’est ce que je croyais également… » Il se rendit compte qu’il ne maîtrisait pas sa voix. Elle n’avait pas encore achevé sa mue, elle s’échappait dans les tonalités traîtresses de l’enfance malgré ses efforts pour la raffermir. « Mais je m’aperçois que ce n’est plus tout à fait vrai, puisque vous avez vous-mêmes deviné que ces quatre-là – Solman désigna Lorr et les trois autres enfants d’un ample mouvement du bras – n’avaient pas le don. » L’infime crispation de ErHat ne lui échappa pas. Oh, le Slang gardait suffisamment de maîtrise pour donner le change aux membres de l’assemblée, mais Solman constata que sa remarque avait ouvert une brèche dans son rempart mental, une faille minuscule dans laquelle il pouvait à présent s’insinuer pour sonder ses intentions profondes. « Nous n’avons fait qu’énoncer une évidence qui est depuis longtemps de notoriété publique », dit ErHat avec ce sourire généreux qui dévoilait ses dents métalliques taillées en pointe et lui donnait un air de carnassier. Tout de même, il fallait des certitudes ou une audace proche de l’inconscience pour oser contester les donneurs à l’occasion d’un grand rassemblement, surtout de la part d’individus condamnés onze ans plus tôt à cinq années d’emprisonnement dans les geôles troglodytes de Transylvanie. Solman oublia la douleur à sa jambe, les rigoles de sueur qui tendaient un filet poisseux sur son torse, le roulement lancinant de la pluie, l’hydre à mille têtes tapie dans l’obscurité du chapiteau, la présence encombrante des pères et des mères du conseil aquariote, pour focaliser l’ensemble de ses perceptions sur ErHat. Il cherchait un prétexte, un stratagème, n’importe quelle échappatoire lui évitant d’avoir à prononcer la condamnation à mort des six vieillards qui lui avaient tenu lieu de famille pendant onze ans. Ils avaient commis un crime que rien ne justifiait, mais, même si sa résolution n’était pas dénuée d’une certaine forme de lâcheté, il refusait d’être leur bourreau. « De notoriété publique ? dit-il sans quitter ErHat des yeux. Je n’avais jamais entendu parler de ce genre d’évidence avant aujourd’hui. – Les évidences sont comme les chiens sauvages, lâcha le Slang. Elles sautent à la gorge des uns et épargnent les autres. Ça n’a aucune espèce d’importance, nous voulons seulement la justice. » Des pointes d’énervement perçaient dans sa voix puissante mais encore contenue. Il commençait à perdre son sang-froid, à sortir du bois, à offrir des prises à la vision pénétrante du donneur. Solman n’avait aucun doute sur la sincérité de sa démarche, mais il captait à présent une autre musique sous la rumeur de sa douleur et de son indignation, une musique, ténue, lointaine, qui ne lui correspondait pas, qui semblait provenir d’un corps étranger. « À moi il me paraît important de comprendre d’où te viennent ces évidences. » Il avait prononcé ces paroles de façon mécanique, sans relâcher son attention, simplement pour faire parler son interlocuteur, pour l’amener à se découvrir davantage, pour trouver l’issue de secours. Le regard éperdu de Lorr lui incendiait la joue droite. Il entrevoyait, sur la gauche de son champ de vision, les silhouettes claires et figées des pères et des mères du conseil aquariote, puis, au second plan, les rafales soudaines qui agitaient les rangs des spectateurs comme les herbes des plaines de l’Europe du Nord. ErHat pointa un index rageur sur l’estrade. « Eh bien, je vais t’en énoncer une autre, boiteux ! Tu cherches à gagner du temps parce que ta condition de donneur t’interdit de mentir et que tu répugnes à juger les pères et les mères de ton peuple ! Pas besoin d’être clairvoyant pour comprendre ça. – Je cherche seulement à établir la vérité », marmonna Solman d’une voix traînante, absente. La vérité, elle ne lui serait sûrement pas révélée dans son intégralité à l’occasion de ce procès, elle s’annonçait multiple, polymorphe, et le crime des pères et mères aquariotes n’en était qu’un fragment qu’il ne fallait à aucun prix extraire du contexte. Quelqu’un avait soufflé sur le désespoir des Slangs pour les pousser à cette démarche, quelqu’un dont la pensée sonnait à travers eux comme une trompette grave, quelqu’un dont l’intention était de désagréger le ciment des peuples nomades. Et décapiter le peuple de l’eau, dont dépendait la survie de tous les autres, était le meilleur moyen d’aviver les tensions et d’instaurer un état de guerre. Comme tous les hommes frappés par le malheur et assoiffés de vengeance, les Slangs se prêtaient à merveille à ce genre de manipulation. Solman se tourna alors vers les six accusés. Il resta partagé pendant quelques secondes entre miséricorde et répulsion. Leurs yeux quémandaient de l’indulgence, même ceux d’Irwan, qui s’appliquait à dissimuler ses sentiments sous un masque impénétrable. Orgwan soutenait discrètement Joïnner dont les jambes flageolaient, menaçaient de se dérober à chaque instant. Il interpréta le sourire figé de Gwenuver comme une tentative tardive et odieuse d’acheter sa complicité. « La sentence, boiteux ! » hurla ErHat. La foule se mit à gronder et à tanguer comme un bateau ivre. Les faisceaux obliques des projecteurs miroitaient sur les rideaux de pluie tombant autour du chapiteau et extirpaient de la nuit précoce des visages enlaidis par la fatigue et la fureur. Lorr bondit de sa chaise, s’avança sur le bord de l’estrade et fixa d’un air farouche l’hydre à mille têtes qui, brusquement sortie de sa léthargie, commençait à déborder de son antre, à se répandre dans l’espace réservé aux plaignants et aux accusés. « Taisez-vous ! Vous ne comprenez donc pas qu’il a besoin de silence ? » Sa voix aigrelette parut rebondir telle une balle de caoutchouc sur le mur de vacarme dressé devant elle. Ses yeux étincelaient avec davantage d’éclat que les pierres précieuses de sa tiare et les broches en or piquées dans sa robe pourpre. « Tu es mal placée pour donner des leçons ! glapit une femme. – On devrait te fouetter et te couper la langue, comme à toutes les tricheuses ! rugit un homme. – Ta bouche est aussi sale que ton cul : il n’en sort que de la merde ! » Lorr crut reconnaître la voix de la femme virgote qu’elle avait condamnée quelques instants plus tôt et qui profitait de la confusion pour contester le jugement, pour essayer de se soustraire à l’humiliation de la flagellation publique. Arc-boutée sur ses jambes, la petite Léote ne trembla pas ni ne recula d’un pouce. « J’accepte de me soumettre à votre verdict, cria-t-elle. Vous ferez de moi ce que vous voudrez. Mais lui, écoutez-le, respectez-le, c’est notre dernier donneur. Les vénérés pères des Slangs ont placé en lui toute leur confiance. » Solman l’admira, cette fillette dont la tiare lui donnait l’air d’une princesse des légendes dormantes, cet infime bout de courage drapé de rouge, cette proie sanglante sur le point d’être engloutie par la gueule écumante d’un monstre. Sa détermination réussit là où auraient sans doute échoué la menace et la démonstration de force. La multitude s’apaisa et, comme un fleuve en décrue, se retira à l’intérieur des limites assignées par les assesseurs. Lorsque le roulement de la pluie eut estompé tout autre bruit sous la toile, Lorr retourna s’asseoir sur sa chaise, plus pâle que le drap habillant la banquette. Elle prenait conscience, à cet instant, qu’elle venait de s’offrir en pâture à des hommes et à des femmes aux cœurs durcis par la haine. Solman lui adressa un regard complice, rassurant. Elle avait épargné une exécution sommaire aux accusés, à lui-même peut-être, et, tant qu’il aurait un souffle de vie, il s’opposerait avec la plus grande fermeté à toutes représailles exercées contre elle. Certain maintenant que plus personne n’oserait l’interrompre dans ses investigations, pas même ErHat, piégé par les paroles de Lorr – le Slang ne pouvait à la fois proclamer sa confiance dans le jugement du dernier des donneurs et contester ses méthodes –, il entreprit de sonder sans hâte les esprits des pères et des mères du conseil aquariote. Il s’efforça d’oublier leur histoire commune, de glisser entre les mailles du filet de l’affection, de les contempler en toute impartialité, de plonger au plus profond d’eux. Il ne s’attacha pas à l’un d’eux en particulier, il les traita comme une entité indivisible, comme un agrégat de pensées, de souvenirs, de secrets. Ils disputaient des batailles obscures sur le champ élargi de leurs six consciences, ils traînaient des blessures anciennes, mal oubliées, des rancœurs inavouées, ils évoluaient dans un univers invisible où chacun s’attribuait un rôle assorti à ses désirs occultes, ils s’appuyaient les uns sur les autres pour compenser les manques, pour combler les vides. Solman lut les données plus ou moins récentes imprimées dans leur mémoire à la façon des traces informatiques abandonnées par les machines de l’ancien monde – et qui, par exemple, continuaient de régir les solbots –, il lut la décision d’éliminer Raïma, le projet de se débarrasser de Rilvo une fois son forfait accompli, il lut les choix dramatiques qui avaient jalonné leur chemin depuis qu’ils avaient conquis le pouvoir, les opérations frauduleuses qui leur avaient permis de garder la majorité lors des deux derniers scrutins aquariotes, leur peur du peuple des Slangs et la volonté d’extermination qui en avait découlé, les querelles haineuses qui les avaient divisés… Il lut enfin, dans des zones souterraines, aussi profondes que les couches où Helaïnn l’ancienne avait enfoui le meurtre de ses deux enfants, l’assassinat de ses parents. Il eut l’impression d’être emporté par une coulée de glace. L’espace de quelques secondes, il fut coupé du monde, ramené à l’hébétude de l’errance dans la nuit qui avait suivi le crime. Il parvint, sans savoir comment, à contenir le hurlement qui gisait en lui depuis onze ans et qu’il n’avait encore jamais eu l’occasion de libérer. Puis des souvenirs affluèrent en masse dans son esprit gelé, antérieurs à cette nuit fatidique, la violente dispute qui avait opposé son père à un homme qui pouvait être Irwan – même geste mécanique pour remonter sa mèche –, les larmes de sa mère penchée sur son lit, l’irruption de deux visiteurs d’un autre peuple dans la tente familiale, les projets de départ, de fuite… Les éléments de leur mémoire et de sa mémoire s’emboîtaient les uns dans les autres avec une précision implacable : les pères et les mères du peuple aquariote avaient décelé son don de clairvoyance dès sa naissance, mais ses parents avaient refusé de se séparer de leur fils comme l’ordre leur en avait été signifié. Les donneurs étant de plus en plus rares, il était devenu l’enjeu d’une bataille féroce entre sa famille et les membres du conseil. Et les six vieillards qui se tenaient au pied de l’estrade n’avaient pas hésité, pour parvenir à leurs fins, à recourir aux moyens les plus radicaux. L’homme chargé de la besogne avait reçu pour consigne de déguiser ce double meurtre en un crime de maraudeur, de violeur. La négociation des responsables aquariotes avec l’exécuteur des hautes œuvres se nichait dans leur passé comme un serpent engourdi, qu’il lui suffisait à présent de réchauffer de sa vision pour le réveiller et l’amener à se découvrir. Il pouvait presque entendre la voix de mère Katwrinn fixer le prix du sang versé, la voix d’Irwan recommander la prudence, la voix de Gwenuver s’inquiéter de la réaction de l’enfant, la voix de Joïnner s’interroger sur la légitimité de leur décision… Et puis, la voix du tueur, cassante, enrouée, à la fois étrange et familière. Un bruit fracassant fut le fil qui lui permit de s’orienter dans le labyrinthe de ses souvenirs et de revenir au présent. L’eau accumulée avait fini par crever la toile du chapiteau et s’écouler en cataracte quelques pas derrière l’estrade. Il se rendit compte qu’il pleurait. Mère Joïnner, soutenue par les pères Orgwan et Lohiq, versait également toutes les larmes de son corps. Alors, à cause d’elle, parce qu’elle étouffait depuis onze ans sous les remords, parce qu’il ne pouvait pas les dissocier dans sa sentence, parce que leur exécution ne ferait qu’envenimer les relations entre les peuples nomades, il se redressa, prit une longue inspiration, repoussa sa colère et écarta les bras. Chapitre 12 La pluie cessa, comme si les éléments eux-mêmes suspendaient toute activité pour entendre la sentence. L’eau s’écoulait de la toile gondolée en filets discrets qui dégringolaient sans heurt sur l’herbe tellement humide et piétinée qu’elle avait désormais la consistance de la boue. Les projecteurs traçaient des sillons aux bords tranchants dans la nuit précoce qui avait isolé le chapiteau des campements les plus proches. « Les faits ont été exposés, la vérité est maintenant établie. » La voix de Solman parut se dissoudre dans la moiteur chargée d’odeurs que ne parvenait pas à disperser un vent mollissant. Il ferma les yeux et demeura quelques secondes immergé dans ses pensées pour raffermir sa résolution, mollissante elle aussi. « La justice… » Ce mot s’était échappé de ses lèvres comme un soupir de regret. Toute la tension de son corps semblait s’être transférée dans sa jambe tordue. « La justice, il est parfois difficile de la rendre, reprit-il en rouvrant les yeux et en fixant les ombres scintillantes et figées des trois Slangs. Dans certains cas, comme celui qui nous intéresse, les faits dissimulent des vérités cachées, des enjeux qui concernent l’ensemble des peuples nomades et dépassent les querelles entre les personnes. » Il vit les traits de ErHat se durcir et sa main agripper la crosse de l’un de ses pistolets. Les Slangs n’accepteraient pas d’être déboutés sans réagir. Il craignit que ses paroles ne provoquent une flambée de violence sous le chapiteau. La facilité, la logique auraient voulu qu’il abonde dans le sens des plaignants et condamne à l’exécution capitale les six membres du conseil aquariote, mais il resta accroché à son intime conviction, à cette idée que leur mort engendrerait de nouvelles horreurs pires encore que celles qu’ils avaient commises. L’armée des ombres rôdait dans la nuit noire, celle-là même dont il avait ressenti la présence à la suite de sa rhabde avec le groupe d’Helaïnn l’ancienne, celle-là même qui commandait aux hordes de chiens sauvages et qui, à travers les Slangs, cherchait à dresser les peuples nomades les uns contre les autres. Ce jugement n’inverserait pas le cours d’une guerre occulte et mal engagée – une autre définition de l’Apocalypse annoncée par Raïma ? –, mais il permettrait peut-être aux uns et aux autres de se réorganiser, d’échapper à l’extermination qui leur semblait promise. Il lui fallait donc trahir son serment et perpétrer l’injustice pour gagner un sursis, au risque de perdre son don, au risque de perdre la vie. « La plainte des pères slangs n’est pas recevable, poursuivit-il en soutenant le regard exorbité et étincelant de ErHat. Non que je mette en cause le malheur qui a frappé leur peuple, mais certains éléments m’ont amené à douter de la validité de leur démarche. » Le murmure qui ponctua sa déclaration enfla rapidement en un indescriptible charivari. ErHat brandit son pistolet et tira à deux reprises pour rétablir le silence. Des cascatelles chutèrent de la toile percée par les balles et s’abattirent en pluie. Des rangées de spectateurs s’écartèrent en poussant des cris d’orfraie. « Tu n’es pas ici pour décider de la validité de notre démarche, boiteux, mais pour juger des hommes et des femmes coupables d’avoir voulu empoisonner tout un peuple ! » cria le Slang. La colère faisait ressortir son accent, qui, de chantant, était subitement devenu rocailleux, guttural. La toile continuait de se déchirer sous le poids de l’eau, de véritables cataractes se déversaient à présent sur l’assistance et engendraient des mouvements de panique qui se brisaient sur les îlots épargnés par les trombes. « C’est à moi, et à moi seul, qu’il revient de déterminer leur culpabilité, rétorqua Solman d’une voix calme. – La vue du pistolet ne l’effrayait plus, la mort était sans doute ce qui pouvait lui arriver de mieux à présent. – Et les membres du conseil aquariote sortiront de ces lieux aussi libres qu’ils y sont entrés. » Il n’eut pas besoin de lancer un regard en direction des six accusés pour percevoir leur soulagement, pour deviner leurs sourires, et cela, plus encore que l’indignation des Slangs, plus encore que l’amertume d’avoir trahi son don et la mémoire de ses parents, lui fut odieux. ErHat pointa son pistolet sur l’estrade. « Une seule question, boiteux : sont-ils coupables ou non ? » Solman considéra avec froideur le petit œil rond et noir de l’arme dirigée sur son front. « Il me semble t’avoir entendu dire, tout à l’heure, que j’étais précieux, qu’il fallait veiller sur moi jour et nuit… – Coupables ou non ? répéta le Slang. – Pourquoi m’avoir demandé de présider ce jugement si tu ne me fais pas confiance ? – Coupables ou non ? Réponds, bon Dieu ! – Tu me tueras si la réponse ne te convient pas ? » ErHat pressa la détente. Le projectile siffla au-dessus de la tête de Solman et alla percuter un pilier métallique. Les trois enfants-juges s’égaillèrent de part et d’autre de la banquette et s’évanouirent dans les ténèbres qui cernaient l’estrade. Seule Lorr demeura assise sur sa chaise, comme si, quoi qu’il arrivât, elle avait choisi de lier son sort à celui du donneur. Un premier cri de protestation surgit de l’assistance, suivi aussitôt de vociférations qui montèrent de divers endroits du chapiteau. Les deux autres Slangs dégainèrent à leur tour leurs pistolets. Les spectateurs les plus proches reculèrent et provoquèrent de nouvelles vagues d’affolement qui emportèrent les assesseurs et divisèrent la multitude en courants convulsifs. L’odeur de poudre se fit dominante, menaçante. Solman se leva et s’avança d’une démarche claudicante vers le bord de l’estrade. Il en appela à toute sa volonté pour ne pas révéler la torture que représentait pour lui le simple fait de marcher après une aussi longue immobilité. Dans la main levée de ErHat, le pistolet luisait comme un serpent venimeux. « Tu peux me tuer, vénéré père slang, tu peux les tuer – Solman désigna les membres du conseil aquariote –, mais ni ma mort ni la leur ne te rendront les tiens. – Pourquoi refuses-tu de répondre, boiteux ? grogna le Slang. Est-ce qu’il t’est si difficile de tricher ? » Encore plus difficile et douloureux que tu ne l’imagines, songea Solman. À chacun des mots qui sortaient de sa bouche, c’était une part de lui qui s’en allait, un fragment de son intégrité qui s’arrachait. « Je les déclare… non coupables, dit-il dans un souffle. – Tu mens ! » Une nouvelle détonation claqua, et Solman sentit très nettement la brûlure rageuse de la balle à quelques centimètres de sa joue. Puis il entendit d’autres coups de feu, quatre ou cinq, vit comme dans un rêve des grappes vociférantes de spectateurs se ruer sur les trois Slangs et s’enchevêtrer dans l’épais nuage de fumée qui absorbait la lumière des projecteurs. D’autres silhouettes traversèrent l’espace réservé aux accusés, grimpèrent sur l’estrade, convergèrent vers la droite de la banquette et se penchèrent sur un petit corps inanimé et enveloppé de rouge. Une tiare gisait sur les planches à côté d’une chaise renversée. Jouant des épaules et des coudes, Solman réussit à se frayer un passage jusqu’à Lorr, étendue sur le dos. La gorge déchiquetée par une balle, la petite Léote luttait de toutes ses forces pour garder les yeux ouverts. Le sang jaillissait par saccades de la plaie béante et imbibait le haut de sa robe. Au bord des larmes, Solman s’agenouilla près de la fillette et lui prit la main. Alors elle fit un dernier effort pour lui adresser un sourire avant de s’en aller en douceur, sans crispation ni spasme, comme déjà consolée de la brièveté d’une existence sans joie. Ce fut aux pères et aux mères du peuple aquariote qu’il revint de sauver la vie des trois Slangs, à Irwan en particulier, qui, voyant que la foule était sur le point de les exécuter, intervint avec une rare énergie pour ramener les bourreaux improvisés à la raison. Les troquants d’armes n’avaient pas prévu que leurs arguments se retourneraient contre eux : en démontrant que Solman était le dernier des donneurs, ils avaient regroupé les spectateurs autour de lui, et, à travers eux, l’ensemble des peuples nomades. L’assistance n’avait pas supporté qu’ensuite ces mêmes Slangs se permettent de contester le jugement à coups de pistolet – et provoquent la mort accidentelle de Lorr, la fillette léote dont le courage les avait bouleversés. Innocenté par le donneur, le conseil aquariote sortait grandi de l’épreuve, et c’est sans doute ce surcroît de prestige qui lui valut d’enrayer la folie vengeresse de la foule. On ne manqua pas de louer la grandeur d’âme de ces pères et de ces mères qui, malgré leur grand âge, n’hésitèrent pas à se jeter dans la mêlée pour épargner leurs accusateurs. Neutralisés, désarmés, les Slangs furent enfermés dans une voiture en métal en attendant que le conseil général des peuples prenne une décision à leur sujet. Solman pleura une grande partie de la nuit dans les bras de Raïma. Retenue par les consultations, elle n’avait pas eu la possibilité de se rendre sous le chapiteau des jugements, mais elle avait perçu des rumeurs une heure plus tôt, était sortie de sa voiture, avait vu les assesseurs emmener les pères et les mères aquariotes et s’était doutée que des événements graves agitaient le grand rassemblement. En dépit d’une curiosité dévorante, elle s’abstint d’interroger Solman, secoué par les sanglots, recroquevillé en position de fœtus, battu par le chagrin, aussi fragile et aphasique qu’un nourrisson. Elle se contenta de lui administrer une potion calmante, puis de le bercer en fredonnant la comptine, toujours la même, que lui chantonnait sa mère pour l’endormir. Elle resta éveillée jusqu’à l’aube, attentive aux bruits qui trouaient le silence nocturne, immergée dans ses souvenirs, restituée à une enfance marquée par la maladie et la mort. Maître Quira, le guérisseur, l’avait choisie pour l’initier aux secrets des plantes et lui succéder, mais, malgré sa bienveillance, malgré sa générosité, malgré sa joie de vivre, il n’avait pas réussi à remplacer ses parents dont la tente, plantée imprudemment au bord de la rivière Oder, avait été emportée par une crue soudaine. Elle avait souvent regretté de ne pas s’être trouvée en leur compagnie lorsque l’eau avait submergé la fragile construction de toile. Du haut de la colline où elle se promenait, elle avait vu le tissu clair et les caisses de bois flotter pendant quelques secondes à la surface bouillonnante. Rien n’avait laissé prévoir une crue d’une telle violence. On était au cœur de l’été, les rares averses n’avaient rien eu de torrentiel, l’Oder, bien qu’anormalement grosse à cette période de l’année, n’avait pas atteint la cote d’alerte, et il avait semblé à Raïma que le cours d’eau ne s’était soulevé que pour emporter ses parents, comme un monstre surgi brusquement de son antre pour dévorer les deux proies passant à portée de gueule. Fille unique, elle en avait éprouvé un sentiment de culpabilité dont elle ne s’était jamais complètement affranchie, même si ses parents, son père en particulier, n’avaient pas toujours eu vis-à-vis d’elle un comportement irréprochable. Ils ne lui avaient pas laissé le temps de prouver qu’elle n’était pas seulement une transgénosée, une réprouvée, une porte ouverte sur le malheur. À l’aube, elle se détacha de Solman profondément endormi, se leva et fit coulisser le panneau mobile qui masquait un miroir en pied. Elle ne s’y était pas contemplée depuis plusieurs semaines, de peur d’être horrifiée par son reflet, mais elle éprouvait ce matin la nécessité impérieuse de se confronter à elle-même, un besoin urgent, vital, de faire le point, de dresser l’inventaire complet des ravages opérés par la maladie sur son corps. Elle faillit hurler lorsqu’elle contempla, à la lumière du petit jour criblée par les interstices des stores, les excroissances anciennes qui s’étaient agrandies et opacifiées sur ses épaules et ses jambes, les tumeurs nouvelles, encore bénignes, qui lui poussaient sur les cuisses, les hanches, le ventre, la gorge, le front et les joues, les bosselures perfides qui altéraient les courbes pures de ses seins, son dernier bastion de femme. Suffoquée par un début de panique, elle s’obstina néanmoins à traquer les méfaits de la transgénose avec une contention proche du masochisme. Elle se retourna, se tordit le cou pour examiner les protubérances sur son dos, sur ses fesses, en trouva de nouvelles en gestation en palpant les rares zones en apparence épargnées, fit le rapprochement entre cette éruption massive et l’irritation persistante qui, depuis quelques jours, lui agaçait le vagin, écarta les jambes, glissa le majeur de sa main droite entre ses lèvres, perçut la petite boule qui s’était formée dans la muqueuse à l’entrée du conduit. Elle prit alors conscience qu’elle était entrée dans la phase terminale de la maladie. Dans quelques mois, dans une année peut-être avec de la chance, ses organes auraient subi de tels bouleversements qu’ils cesseraient peu à peu leurs fonctions et qu’elle s’empoisonnerait avec son propre sang. Désemparée, elle se laissa choir sur le bord du lit. Son refus catégorique de la dégénérescence et de la mort l’avait empêchée de préparer son départ. Et maintenant, il ne lui restait plus assez de temps pour former un successeur, elle serait celle par qui se briserait la lignée des guérisseurs aquariotes. La porte ne s’ouvrait pas seulement sur le malheur d’une famille mais sur celui de tout un peuple. Aux prises avec un début de nausée, elle resta un long moment assise devant ce miroir qui lui renvoyait l’image de sa déchéance avec la précision implacable des témoins sans âme. Même nue, elle paraissait entièrement vêtue par ces moignons absurdes dont les plus anciens commençaient à se recourber sous leur poids. Elle s’était efforcée d’oublier sa maladie dans les bras des hommes qu’elle avait attirés sur sa couche, en particulier avec Solman, dont elle était tombée amoureuse, mais elle n’avait pas réussi à distancer le malheur. Elle était désormais acculée à pourrir sur pied, à devenir une charogne informe et puante – elle en savait quelque chose, elle avait lavé des malades en phase terminale. Elle se sentit infiniment laide, infiniment sale, infiniment triste. Elle fut taraudée par la tentation d’absorber la fiole du poison foudroyant des plantes grimpantes et de mettre fin à l’absurdité de sa vie, mais un bref regard par-dessus son épaule l’en dissuada : le sommeil n’avait pas apaisé les traits de Solman. La comparution des pères et des mères aquariotes n’était qu’une péripétie de l’entreprise systématique de destruction menée contre les peuples nomades, contre les vestiges de l’humanité, tout comme la Troisième Guerre mondiale, tout comme l’empoisonnement des eaux, tout comme l’attaque de la horde de chiens, et il aurait encore besoin d’elle dans les jours à venir. Elle s’examina une dernière fois avant de refermer le panneau coulissant et trouva la force d’adresser un sourire provocant à la caricature de femme qui la singeait dans le miroir. Chapitre 13 Les secousses de la voiture tirèrent Solman de son demi-sommeil. Il avait dormi toute la nuit et toute la journée ayant suivi le jugement. Raïma, qui recevait ses patients dans une tente montée à la hâte quelques pas plus loin, était venue à plusieurs reprises s’assurer qu’il ne manquait de rien. Il avait répondu d’un vague grognement sans desserrer les lèvres, le corps trop engourdi pour pouvoir proférer le moindre son. Il avait perçu des rumeurs, des claquements, des grincements, mais sa lassitude était telle qu’il n’y avait accordé aucune attention. Il se leva et alla se coller à l’une des deux vitres sans prendre le temps de décontracter sa jambe torse, une erreur qu’il regretta aussitôt quand la douleur s’enroula comme une couleuvre le long de ses os pour se loger dans son bassin. La nuit était tombée, noire, dénuée d’étoiles, mais il vit, à la lueur des phares du camion suivant, les spectres blêmes des arbres et des haies défiler sur le côté de la piste. La caravane aquariote s’était remise en route, devançant de près d’une semaine la date du départ. Les peuples nomades se séparaient d’habitude à l’issue d’une fête de trois jours, point d’orgue du grand rassemblement. Il eut la sensation d’être observé, se retourna et aperçut Raïma, appuyée sur le bord de la cloison coulissante qu’elle tirait parfois en paravent entre la pièce principale et le coin-cuisine. Vêtue d’une ample chemise ouverte, une tasse à la main, elle le fixait d’un air où l’inquiétude l’emportait sur la sollicitude. Elle exhibait maintenant ses excroissances avec une absence de pudeur censée traduire l’acceptation de son état, mais qui, Solman le perçut sans même avoir le besoin de faire appel à son don, lui infligeait un supplément de souffrance. De la Raïma qui lui avait enseigné les rudiments de l’amour quelques semaines plus tôt (un siècle plus tôt…), il ne restait plus qu’un visage, un regard et une chevelure. Le reste, hormis les seins peut-être, semblait avoir été retraité par les mâchoires d’une invisible pince qui aurait mordu la peau pour en tirer des crêtes inutiles et grotesques. Le dégoût le gagna, qu’il s’astreignit aussitôt à combattre, mais qui s’installa en lui d’une manière qu’il pressentit durable. Puis il se demanda si son don ne l’avait pas abandonné et entreprit de sonder l’esprit de la jeune femme. Il fut happé par une tristesse si déchirante qu’il eut honte de lui-même, honte de cette répulsion qu’il ne maîtrisait pas et qui consacrait l’hégémonie de la forme, de l’illusion, du mensonge. Il avait beau se dire et se répéter que la beauté se nichait dans l’être et non dans le paraître, il se révélait incapable de franchir l’obstacle du déclin physique de Raïma. Pourtant, elle lui avait donné un plaisir qu’il n’était pas certain de retrouver avec d’autres femmes. Il se souvint avec amertume qu’il avait regretté son absence pendant le jugement, qu’il avait alors oublié la hideur de son apparence pour ne garder d’elle que la splendeur de son âme. « Depuis combien de temps on est partis ? » demanda-t-il d’une voix encore alourdie de sommeil. Il se rassit sur le lit et étendit sa jambe douloureuse. Raïma porta la tasse à ses lèvres avant de répondre : « À peine une heure. – Tu sais pourquoi on a quitté le grand rassemblement plus tôt que prévu ? – Aucune idée. Et les deux chauffeurs qui sont venus accrocher la voiture au camion n’en savaient pas davantage que moi. En revanche, ils m’ont appris ce qui s’est passé sous le chapiteau… » Et brutalement tout revint à la mémoire de Solman, la colère des Slangs, le triomphe nauséabond des pères et des mères aquariotes, la mort de Lorr, première victime de l’iniquité de son jugement. Il demeura prostré sur le lit, le visage entre les mains. Son fardeau, il en était conscient désormais, lui pèserait sur les épaules jusqu’à sa mort. « Tu as profané le don, c’est ça ? » lança Raïma. Il acquiesça d’un hochement de tête. « Les pères et les mères aquariotes ont réellement eu l’intention d’empoisonner les Slangs ? » Elle posa la tasse sur une étagère, vint s’asseoir à son côté et lui entoura les épaules de son bras. Il fut environné par son parfum, plus fort que d’habitude, presque suffocant, comme si elle s’en était aspergé tout le corps. Cependant, les essences dominantes de rose sauvage et de citronnelle ne masquaient pas entièrement son odeur doucereuse de chair corrompue. Il se rendit compte qu’il pouvait désormais faire siennes les paroles de Rilvo, l’homme qui avait tenté de la poignarder, il n’avait plus le cœur, lui non plus, à « tremper son machin dans une viande transgénosée ». « À moi tu peux tout dire, murmura-t-elle. Rien ne sortira de cette voiture. » Elle l’invitait à une complicité, à une intimité qui le dérangèrent. Il rechignait à river son destin à celui d’une femme qui se décomposait sur pied, comme un naufragé refuse de lier son salut à une planche pourrie. L’envie de s’épancher, de se vider, fut toutefois la plus forte. « Je voulais… je pensais… les Slangs, ils étaient… quelqu’un parlait à travers eux… » Elle essaya de le ramener au calme d’une pression soutenue de la main. « Qui ? – J’ai entendu la même musique que face au chien dominant de la horde, j’ai perçu la même intelligence, la même volonté de détruire, mais je suis incapable de lui donner une forme, un visage. – Les anges de l’Apocalypse », souffla Raïma. Il se dégagea de son étreinte, écarta les mèches qui lui balayaient les joues, se releva, chercha ses vêtements des yeux. Au gré des virages et des inégalités de la piste, la lumière des phares projetait des figures insaisissables sur les rayonnages et le plafond de la voiture. Le grondement confus des moteurs sous-tendait comme un bourdon grave les entrechoquements incessants des bocaux et les craquements sporadiques du plancher. « On peut lui donner le nom qu’on veut, marmonna-t-il en saisissant son pantalon de peau chiffonné au pied du lit. Je n’ai pas réussi à la détecter dans l’esprit des pères et des mères aquariotes, mais je reste persuadé que c’est elle qui s’est exprimée à travers eux, elle qui les a poussés à empoisonner le peuple des Slangs… » Et qui leur a conseillé de tuer mes parents, faillit-il ajouter. C’était la seule issue de secours qu’il avait trouvée, la possibilité que les pères et les mères de son peuple avaient été manipulés eux aussi, une simple intuition, une hypothèse qui n’avait pas été validée par sa clairvoyance. Il avait sauté sur ce doute, sur ce prétexte, pour débouter les Slangs et rompre avec ses obligations de donneur, mais, en l’absence de repères fiables, il lui avait fallu se jeter dans le vide. Il enfila son pantalon puis sa tunique. « Pourquoi est-ce que tu te rhabilles ? demanda Raïma. La nuit vient tout juste de commencer. – J’ai froid. Et je n’ai plus sommeil. » Il se voyait mal lui avouer qu’il n’éprouvait plus pour elle aucun désir, qu’il répugnait à frotter sa peau contre la sienne. Comme lors du jugement, il découvrait que le mensonge, le reniement de soi-même étaient parfois préférables à l’usage blessant de la vérité. Croisant le regard de Raïma, il devina qu’elle n’était pas dupe mais qu’elle feignait, elle aussi, de le croire. « Ils ont ordonné à Rilvo de me tuer, n’est-ce pas ? » fit-elle avec une moue prolongée qui lui plissa tout le bas du visage. Et, le mutisme de Solman équivalant à un aveu, elle ajouta : « Tu n’aurais pas dû les épargner. – C’était nécessaire. Pour gagner du temps. Pour… » Un voile se déchira dans l’esprit de Solman, un torrent de pensées, de sensations, roula en lui, lui coupa la respiration, l’emplit d’une fébrilité qui grossit rapidement en panique. Il se mit à claudiquer de long en large dans l’étroit espace entre le lit et les cloisons, pour tenter de soulager la pression brutale qui lui enserrait la poitrine, de se débarrasser de la barre chauffée à blanc qui, à nouveau, lui fouaillait le ventre. « Il faut retourner au grand rassemblement, haleta-t-il. Tout de suite. Convoquer le conseil des peuples. La seule façon de rester en vie, c’est de nous regrouper, d’unir nos forces. » Il se maudit d’avoir dormi toute la journée, de ne pas avoir eu l’énergie et la lucidité de s’opposer à ce départ précipité. Les camions roulaient à vive allure sur la piste de terre battue, relativement plate et sûre malgré les bosses et les ornières ; le paysage blanchi par les phares défilait à une vitesse désespérante par les vitres de la voiture. « Il n’y a pas un moyen d’arrêter la caravane ? – Pas avant le relais de Galice, répondit Raïma, interloquée par le changement d’expression de Solman. Les deux chauffeurs m’ont dit qu’on y serait demain à l’aube. » Niché dans les Pyrénées, le relais de Galice n’était ni la plus pratique ni la plus sûre des réserves de gaz liquéfié d’Europe. Il obligeait les camions à un détour de plusieurs dizaines de kilomètres sur des pistes étroites, vertigineuses. Aucun système de protection n’équipait les pompes blindées et les couches extérieures des cuves à demi enterrées, se couvraient de lézardes de plus en plus longues et profondes. Cependant, comme le relais était le seul point de ravitaillement entre la France et l’Espagne, les Aquariotes s’y arrêtaient chaque fois qu’ils s’en allaient prendre leurs quartiers d’hiver dans le Pays basque espagnol, là où la chaleur désertique de la péninsule se diluait dans la douceur atlantique pour générer un climat tempéré et humide. Ils étaient les seuls – ou se croyaient les seuls – à connaître l’emplacement de ce gisement de gaz, abandonné en l’état à l’issue des batailles furieuses qui avaient opposé les armées européennes et américaines au début de la Troisième Guerre mondiale, et dont les vestiges, carcasses pourrissantes d’avions, de camions, de blindés aux étranges chenilles articulées, étaient disséminés dans les ravins. À chaque passage, le peuple de l’eau s’évertuait à camoufler cuves et pompes sous des branchages immanquablement dispersés par les tempêtes hivernales. « Tous les peuples ont reçu leur ration d’eau ? » demanda Solman. Les cahots de la voiture accentuaient sa douleur au ventre et sa nervosité. « Je ne crois pas, dit Raïma. Certains de mes patients se plaignaient de ne pas avoir encore été livrés. – Nous avons bafoué l’Éthique nomade. – Il semble que le temps soit aux trahisons… » Solman reçut comme un coup de fouet la détresse contenue dans la voix de la jeune femme. « Les trahisons sont parfois inévitables, fit-il sans conviction. – Je ne parlais pas seulement pour toi, pour les pères et les mères aquariotes, mais aussi pour moi. Les secrets des plantes vont bientôt se perdre parce que je n’ai pas su préparer mon départ. – Tu n’es pas encore morte. » Elle se défit de sa chemise qu’elle roula en boule et lança sur une étagère avec rage. « Je suis morte à beaucoup de choses le jour où je suis née. Morte à l’amour de mes parents, morte à l’amour des hommes, morte au bonheur. – Le bonheur ne dépend pas de… – Et c’est toi qui dis ça ! » La colère la fit se détendre avec la vivacité d’un ressort. Elle s’avança vers Solman, à le frôler, comme pour le contraindre à mettre le nez dans sa beauté outragée. « Je ne suis pas donneuse, mais je vois dans ton regard la même gêne, la même horreur que dans le regard des autres. » Sa voix était tranchante, ses yeux avaient la couleur des cendres froides, son parfum s’acidifiait sous l’action de la sueur qui perlait entre ses excroissances et ses seins. « Tu t’es rhabillé parce que tu ne supportes plus que je te touche, tu ne supportes plus que je te regarde, tu ne supportes même plus l’idée que tu as couché avec moi. Tu es comme tous les autres, Solman le boiteux, tu prends, tu pilles, et quand tu as eu ton content, tu déguerpis comme un voleur. Tu as beau avoir reçu le don, tu n’es finalement qu’un… » Une secousse la précipita contre lui et ils tombèrent tous les deux enchevêtrés sur le lit. Il entrevit les ruisseaux légèrement assombris par le khôl qui brouillaient les joues de Raïma. Il ne chercha pas à se dégager cette fois-ci, il la tint serrée contre lui jusqu’à ce que ses larmes s’assèchent, puis, lorsqu’elle se fut glissée dans les draps, il se dévêtit rapidement, s’allongea contre elle et la caressa avec un respect infini, sans omettre les excroissances. Il constata, avec surprise, que la grâce du toucher absolvait les offenses de la vue, que la force du désir supplantait peu à peu sa douleur au ventre. Les sourciers n’affirmaient-ils pas qu’ils découvraient les nappes les plus pures au bout des passages les plus ingrats, les plus repoussants ? Puisqu’ils étaient condamnés à rester ensemble jusqu’au relais de Galice, il disposait de quelques heures pour apprendre à son tour à donner. D’abord fermée, comme recroquevillée sur son chagrin, elle finit par s’ouvrir, par se déployer, par l’accueillir avec d’autant plus de ferveur qu’elle serait bientôt définitivement murée par la maladie. La mort et le plaisir étant des ennemis intimement liés, ils firent l’amour avec la rage exacerbée de ceux qui s’explorent pour la dernière fois. Le silence, insolite, hostile, et la sensation d’immobilité réveillèrent Solman. Il lança un bref regard à Raïma endormie, repoussa le drap, enfila son pantalon et sortit de la voiture. Des rafales d’un vent glacial l’accueillirent sur le marchepied. Les premiers instants de saisissement passés, il apprécia la fraîcheur piquante du petit matin. Posée comme un couvercle d’argent sale sur des crêtes environnantes, la lumière incertaine du jour délayait la noirceur du ciel et égrenait les dernières grappes d’étoiles. Solman reconnut les deux aiguilles en forme de cornes de vache qui dominaient le relais de Galice. Il s’approcha du bord de la piste, considéra pendant quelques secondes le versant abrupt et nu qui donnait sur un précipice encore tapissé de ténèbres, observa ensuite la caravane étalée sur les lacets supérieurs et inférieurs. Les chauffeurs n’avaient que très peu de marge de manœuvre sur la route aussi étroite et bordée par endroits de blocs de pierre. Les montagnes se dressaient à perte de vue de l’autre côté du précipice, grises et veinées de noir le plus souvent, blanches pour les plus hautes, écrasantes en tout cas. Les collerettes vert sombre des forêts donnaient à quelques pics l’allure de vautours aux cous déplumés veillant sur les gorges sinueuses, mystérieuses. S’il avait disposé de jumelles, Solman aurait certainement aperçu les taches claires et vives des insaisissables isards qui sautaient de rocher en rocher avec une agilité merveilleuse. Il éprouvait d’habitude un sentiment de sécurité dans le cœur paisible des géants de pierre, mais, aujourd’hui, il percevait un danger dans le jour naissant, la musique lancinante d’une menace qui planait entre les lignes de faîte et s’amplifiait douloureusement dans son ventre. Il contourna le camion, grimpa sur le marchepied et donna trois petits coups sur la vitre embuée de la cabine. La femme assise sur le siège passager réveilla d’une bourrade le chauffeur affalé sur le volant, un homme d’une quarantaine d’années au visage lacéré de rides et barré par une imposante moustache. Il baissa la vitre et ouvrit sur l’importun des yeux encore gonflés de sommeil et injectés de mauvaise humeur. Une bouffée d’odeurs lourdes frappa Solman en pleine face. Derrière les deux sièges au tissu élimé, un rideau s’entrouvrait sur une couchette profonde où draps et couvertures s’enchevêtraient en un désordre inextricable. Ce fut la femme, une matrone opulente dont la poitrine déformait la robe maculée de taches et extirpait un bouton sur deux de leurs œillets, qui lui adressa la parole : « Qu’est-ce que tu veux, mon garçon ? – Savoir pourquoi la caravane s’est arrêtée, répondit Solman. On n’est pourtant pas encore arrivés au relais. – Est-ce que j’en sais quelque chose ? maugréa le chauffeur en haussant les épaules. Le camion de devant s’est arrêté, je me suis arrêté, point à la ligne. » Son haleine, épouvantable, entraîna Solman à s’agripper au rétroviseur et à se reculer le plus loin possible. « Tu vas attraper la mort, à te balader tout nu par ce froid », ajouta la femme avec un sourire engageant qui voulait corriger la mauvaise impression laissée par la grossièreté de celui qui était sans doute son mari. Son amabilité de façade offrait un contraste presque comique avec les coups d’œil assassins qu’elle lançait au chauffeur pour l’amener à prendre conscience qu’ils n’avaient pas devant eux le premier emmerdeur venu, mais le petit juge du peuple aquariote, le dernier des donneurs. Solman décela la sécheresse, la stérilité, sous ses rondeurs généreuses, sous son masque de bienveillance découpé par un foulard épais et ornementé de quelques mèches frondeuses. « Le camion de tête se trouve loin ? demanda-t-il. – Y en a environ cinquante devant moi, grogna le chauffeur. Ça doit représenter pas loin de deux mille mètres. » Il parut se réveiller soudain, accepter de comprendre ce que tentait de lui signifier sa femme – elle l’avait jusqu’alors prodigieusement agacé avec ses mimiques et ses coups de coude –, et il changea d’attitude, se redressa sur son siège, peigna de ses doigts écartés une chevelure qui avait tendance à s’éclaircir sur le sommet du crâne, essaya d’accrocher un sourire sous sa moustache en bataille. « Pourquoi donc veux-tu aller au camion de tête, mon garçon ? » Sa voix elle-même paraissait avoir été subitement trempée dans une source de jovialité. Par un effet de mimétisme propre aux couples sédimentés par le temps, il usait de la même expression qu’elle pour exprimer sa déférence. Ils n’avaient pas eu d’enfant sans doute, raison pour laquelle ils donnaient du « mon garçon » à tout homme jeune qui éveillait leur sympathie, ou leur intérêt. « M’est avis qu’il n’y a pas de quoi se mettre martel en tête, reprit le chauffeur. C’est sans doute qu’un des camions de tête a eu une panne. Tu ferais mieux de retourner dans la voiture pour te réchauffer un peu. Tu veux peut-être un peu de kaoua ? » Il s’empara d’une bouteille thermos posée sur un support métallique vissé au tableau de bord et la brandit sous le nez de Solman. Le kaoua était le principal produit d’échange du peuple albain, une poudre noire obtenue par la torréfaction et la mouture des céréales sauvages qui poussaient sur la côte méditerranéenne, en particulier dans les marais. Comme il était censé maintenir en éveil, les chauffeurs le consommaient en grandes quantités, surtout lors des trajets de nuit. Les tripes retournées par l’odeur qui s’échappait du thermos, Solman déclina l’offre d’un mouvement de tête. « Il faut à tout prix que j’empêche la caravane de repartir. » Il avait parlé pour lui-même, pour évacuer un peu de cette tension que nouaient ses pensées affolées. « Et pourquoi donc, mon garçon ? » Il fixa tour à tour le chauffeur et sa femme. « Parce que, si nous continuons, nous allons tous attraper la mort ! » Et, plantant là ses deux vis-à-vis médusés, il descendit du marchepied et commença à remonter la file des camions immobilisés sur les lacets. Chapitre 14 Une sirène grave ulula alors que Solman n’avait parcouru que trois ou quatre cents mètres. Des dizaines de sirènes lui répondirent en écho tout le long de la caravane, un déluge cacophonique submergea le massif montagneux. Les moteurs démarrèrent l’un après l’autre, les rafales de vent soufflèrent les panaches gris qui s’élevaient des cheminées. Solman s’arrêta sur le bord de la piste et vit les camions s’ébranler dans les lacets supérieurs. Exténué par sa marche et l’air raréfié de la montagne, il resta pendant quelques secondes sans réagir, les pieds glacés, les bras croisés sur sa poitrine pour repousser le froid sec qui lui mordillait la peau. Plusieurs camions passèrent devant lui, traînant voitures et remorques dans un concert de vrombissements et de grincements. Moins nombreux que d’habitude, les guetteurs assis sur les plates-formes et emmitouflés dans des duvets lui adressèrent de petits signes de connivence. Il ne chercha pas à arrêter les chauffeurs, conscient qu’aucun d’eux n’accepterait de rompre l’ordonnancement du convoi. Garder le contact avec le véhicule précédent relevait pour eux de l’obsession, une hantise qui prenait racine dans les temps reculés où des camions isolés avaient été attaqués par des bandes de pillards et les passagers massacrés jusqu’au dernier. Dès que le moteur donnait des signes de faiblesse, qu’une roue crevait ou qu’un obstacle imprévu, un éboulement, un arbre arraché, une crue soudaine, coupait la piste, le chauffeur concerné actionnait sa sirène, les autres s’immobilisaient et ne repartaient qu’après avoir réparé le moteur, changé la roue, dégagé le passage et s’être assurés que plus rien ne risquait de scinder la caravane en plusieurs tronçons. « Grimpe vite, mon garçon ! » Solman leva les yeux et reconnut la femme du chauffeur ridé et moustachu du camion qui tractait la voiture de Raïma. Elle avait ouvert la portière et faisait de grands moulinets avec ses bras pour l’inviter à monter. Le véhicule roulait à une allure tellement réduite que le moteur menaçait de s’étouffer à tout moment. Solman se percha sur le marchepied en espérant que son pressentiment et sa douleur de ventre n’étaient que les conséquences de la tension psychologique des jours précédents. Il referma la portière et se cala sur le siège passager contre la grosse femme dont l’odeur aigre lui fouetta les narines. Elle se pencha en arrière, sortit une couverture de laine de la couchette et la lui tendit avec un sourire forcé qui dévoilait ses dents irrégulières et grises. Il l’accepta malgré la saleté repoussante et les relents poussiéreux qui s’en dégageaient, s’en recouvrit les épaules et en maintint les pans resserrés sur son torse. L’air encore tiède diffusé par les ventilateurs du chauffage lui dégela les pieds. Le chauffeur accéléra pour combler l’intervalle avec le camion qui le devançait. Les lacets se raidissaient au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient du sommet. La lumière du jour, de plus en plus franche, ravivait les teintes des étendues d’herbe ou de mousse étalées entre les masses placides des rochers. « Qu’est-ce que tu voulais dire tout à l’heure ? demanda le chauffeur sans quitter des yeux la piste étroite qui, par instants, paraissait piquer tout droit sur le vide. – Une bêtise, j’espère », répondit Solman. La femme se contorsionnait pour agripper le dossier et éviter d’être projetée sur lui par les secousses, mais elle ne pouvait empêcher sa chair débordante et flasque d’occuper les trois quarts du siège. Le chauffeur portait un pantalon de peau et une veste de toile directement passée sur sa peau nue qui laissait entrevoir un torse massif et velu. « Il me semble avoir entendu dire qu’on allait tous attraper la mort, insista la femme. – J’ai eu le sentiment qu’un danger nous attendait au relais. Mais j’ai pu me tromper, mes perceptions me jouent parfois des tours. – Un danger ? Au relais de Galice ? Pas de danger ! s’esclaffa le chauffeur. On est les seuls dingues à fréquenter ces putains de pistes. – Surveille ton langage, Chak, siffla la femme. – Fais excuse, mon garçon. Nous, les chauffeurs, on a parfois tendance à jurer pire que ces enc… que les Slangs. – Aucune importance », dit Solman. Mis à part son haleine, probablement due à l’excès de kaoua, et une fois sa mauvaise humeur dispersée, Chak s’avéra un compagnon plutôt agréable, plus enjoué en tout cas que sa femme, Selwinn, qui ne cessait de le reprendre et sautait sur tous les prétextes pour se plaindre de sa condition. Solman connaissait mal le monde des chauffeurs, ayant toujours voyagé en compagnie des pères et des mères du peuple, puis, ces dernières semaines, dans la voiture de Raïma. Pourtant l’avenir du peuple aquariote et des autres peuples nomades reposait en grande partie sur ces hommes qui consacraient leur existence à l’entretien et à la conduite de leurs véhicules. Sans la mobilité offerte par les camions, pas de rhabde, pas de distribution d’eau, pas de vie. Avant de se perdre dans la forêt de l’Île-de-France, Helaïnn avait reconnu que les sourciers méprisaient les autres Aquariotes. Ce n’était pas seulement de l’arrogance mal placée, mais une erreur, un manque de discernement, car tous les maillons de la chaîne avaient leur importance, y compris les métiers de l’ombre tels que guetteur, tisserand et lavandier. Si les chauffeurs avaient leur langage bien à eux – et Chak ne se gênait pas pour en distiller quelques bribes de son cru –, ils étaient également liés par une fraternité qui n’existait pas dans les autres catégories, pas même chez les sourciers où l’ambition et l’esprit de clan interdisaient les relations sincères. « Jamais un chauffeur ne s’aviserait d’abandonner un collègue dans la mouise, affirma Chak. Nous partageons tout, nos joies, nos emmerdements, notre kaoua, notre gaz. Tout, sauf nos femmes… » Il éclata de rire et ajouta, sans tenir compte du regard meurtrier de Selwinn : « Encore que certaines d’entre elles n’hésitent pas à se partager plusieurs d’entre nous. Le kaoua ne tient pas seulement l’esprit en éveil, si tu vois ce que je veux dire. – Oh, pour ça, vous en êtes fier, de votre… » Selwinn s’aperçut qu’elle était sur le point de proférer une grossièreté et se mordit les lèvres. « Je pourrais t’en raconter, des histoires, reprit Chak après avoir rétrogradé en première pour franchir un passage particulièrement pentu. Ces prétentieuses de sourcières, par exemple, elles nous traitent comme des moins que rien, mais elles savent à qui s’adresser quand elles en veulent un bon coup dans le… – Chaaaak ! » Le bref dialogue échangé entre Helaïnn l’ancienne et le premier chauffeur qui s’était présenté sur les lieux de la rhabde dans la plaine d’Ukraine tendait à valider les propos du chauffeur, qui auraient pu résonner à des oreilles non averties comme une simple fanfaronnade. La chaleur montait progressivement dans la cabine. Solman commençait à se désengourdir mais sa douleur au ventre, en revanche, ne s’estompait pas. Il avait hâte maintenant d’arriver au relais de Galice, hâte de se débarrasser de cette prémonition réelle ou imaginaire qui ne le lâchait pas. « Je dis ça, mais moi, Selwinn me suffit », ajouta Chak. Solman perçut la musique de la tromperie dans la voix du chauffeur. Il se garda de le démentir. Après tout, Chak ne faisait qu’user lui aussi du mensonge pour raboter les aspérités d’une existence parfois rude, blessante. Selwinn déplia son bras gauche et, du dos de la main, caressa la joue de son mari, hérissée d’une barbe de deux ou trois jours. Leur amour s’était asséché, comme ces nappes trop vite absorbées par une terre assoiffée, et les petites duperies comme celle-là étaient les gouttes d’eau qui leur permettaient de se rafraîchir, de se supporter. Le camion franchit le sommet à l’issue d’un interminable lacet et parcourut une courte portion de plat avant de basculer dans la descente. Le relais de Galice se situait sur l’autre versant, à mi-pente, au centre d’un cirque qui ne comptait qu’un seul accès taillé dans le roc et qu’entouraient des murailles rocheuses hautes par endroits de vingt mètres. « Et, dis-moi, comment c’est… » Chak cherchait ses mots, et Selwinn, visiblement, redoutait ceux qui allaient sortir de sa bouche. « Enfin, c’est comment avec elle ? Je veux dire, avec la guérisseuse ? Tu sais, pour… – Avec une transgénosée ? » Le donneur avait mis une telle froideur dans sa voix que Chak jugea préférable de ne pas insister. « C’est une femme comme les autres, avec sans doute un peu plus d’amour à donner que les autres, reprit Solman d’un ton plus aimable. Vous permettez ? » Il désignait les jumelles dont l’étui de cuir dépassait du compartiment de la portière. « Te gêne pas, mon garçon. » Il braqua les jumelles sur la masse sombre du cirque qui se dévoilait par fragments entre les épingles de la piste, les rochers, les buissons et les arbustes habillant le versant. Après une rapide mise au point, il exploita les rares zones dégagées pour observer les abords du relais. Il n’y décela ni mouvement, ni couleur, ni scintillement inhabituels, rien qui aurait pu trahir la présence d’hommes ou d’animaux. Les camions de tête s’engouffraient dans le passage, disparaissaient pendant quelques secondes sous le gigantesque fronton rocheux, puis réapparaissaient à l’intérieur du cirque et se garaient à proximité des pompes protégées par un auvent métallique à demi rongé par la rouille. Les enfants, plus vifs que les adultes, sortaient des voitures et s’éparpillaient autour des amoncellements de carcasses et de pneus qui offraient d’infinies possibilités de jeux. « Tu vois quelque chose ? demanda Chak. – Tout est normal, apparemment. – Tu vois que tu avais tort de t’en faire. Je te dis qu’on est les seuls dingues dans ces foutues montagnes. – Fasse le ciel que tu aies raison… » Solman remisa les jumelles dans leur étui, mais il ne se sentirait pas entièrement rassuré tant que la caravane ne serait pas sortie du massif pyrénéen. « Où étais-tu ? Je me suis fait un sang d’encre. » Raïma tendit sa tunique et ses bottes à Solman. Elle avait passé une combinaison d’un tissu épais et gris dont elle avait remonté le col fourré sur ses joues. Elle s’assit sur le marchepied et entreprit de lacer des chaussures de cuir à tige montante auxquelles il manquait un crochet sur trois. Les deux cents camions étaient maintenant rassemblés dans le cirque comme un troupeau de vaches sauvages regroupées autour d’un point d’eau. Le vent toujours froid et sec dispersait les odeurs de rouille, de cuisine et de gaz. Les rires criards des enfants accompagnaient le bourdonnement obstiné des grands véhicules qui effectuaient les manœuvres pour se présenter devant les pompes. Le camion qui tractait la voiture de Raïma, plus deux petites remorques bâchées, stationnait, en attendant de faire le plein, près d’un amas d’épaves parmi lesquelles on pouvait reconnaître les fuselages et les pales de ces anciens engins volants qu’on appelait les coptères. « Tu as faim ? reprit la jeune femme en relevant la tête. Tu veux que je te prépare quelque chose ? » Solman ne répondit pas, les yeux rivés sur la ligne dentelée des murailles. Il discerna un éclat de lumière entre les rochers, si fugace qu’il douta aussitôt de l’avoir perçu. La douleur débordait maintenant de son ventre, montait le long de sa colonne vertébrale, lui infestait le crâne. Les ombres rasantes des montagnes recouvraient le cirque comme un filet sombre et sournois. « Au fait, tu ne voulais pas rencontrer d’urgence les pères et les mères aquariotes ? » Un deuxième éclat de lumière, un peu plus long, l’esquisse d’un mouvement, d’une silhouette, au-dessus d’une crête. « Eh, quand tu seras décidé à parler… » Il y eut d’abord un sifflement, à peine perceptible, comme une bourrasque plus virulente que les autres, puis une explosion, à une trentaine de mètres de l’endroit où ils se trouvaient, une boule de feu, un réchauffement brutal, une odeur de métal fondu, de chair grillée, un temps de suspension, de stupeur, vite interrompu par les hurlements. « Mon Dieu », souffla Raïma, livide, pétrifiée sur le marchepied. Solman les distinguait maintenant : des dizaines d’hommes disséminés par petits groupes le long de la muraille qui surplombait le cirque, armés de fusils gigantesques dont les canons saillaient des irrégularités rocheuses comme d’autant de meurtrières. Deux explosions retentirent coup sur coup vers le centre du relais. Solman comprit que les assaillants visaient les pompes, particulièrement vulnérables avec leurs tuyaux souples déroulés jusqu’aux bouches des réservoirs des camions. Les déflagrations projetèrent des corps désarticulés à plus de dix mètres de hauteur, et générèrent une fumée épaisse, toxique. Une nouvelle poussée de chaleur rendit l’air irrespirable. Les crépitements secs d’armes automatiques hachèrent les échos sourds et prolongés des explosions, une grêle de balles s’abattit sur la tôle des remorques, des voitures, des camions, des épaves, souleva des gerbes de terre et de poussière de roche. « Planque-toi ! hurla Solman. – Où ? » gémit Raïma. Il prit conscience qu’ils ne seraient en sécurité nulle part, que la seule façon de se sortir du traquenard était d’organiser le repli avant que les débris ne les bloquent définitivement dans la nasse. Une roquette éclata avant de toucher le sol, une corolle éblouissante s’épanouit au-dessus des épaves des coptères. Renversé par la déflagration, Solman roula sur lui-même, buta contre la roue de la voiture, se releva, chancelant, inhala une bouffée d’air qui lui calcina la gorge et les poumons. Il entrevit, entre les écharpes d’une fumée noire et saturée d’une âcre odeur de poudre, le corps de Raïma étendu contre le marchepied, immobile. Fou d’inquiétude, il se précipita vers elle sans se soucier des balles qui sifflaient alentour et lui souleva la nuque. Sa main se poissa du sang sourdant en abondance du cuir chevelu de la jeune femme. Elle avait perdu connaissance, mais elle respirait et ne présentait aucune autre trace de blessure. Il remarqua la touffe de cheveux collés par le sang sur le bas de la voiture, en déduisit qu’elle avait heurté la tôle en tombant, la ranima d’un pincement prolongé sur la joue. Elle rouvrit les yeux, parut se demander ce qu’elle fichait là, puis la douleur persistante à son crâne la tira de sa léthargie et la relia au présent. « Tu m’entends ? » demanda Solman. Elle acquiesça d’un clignement de paupières. « Tu peux marcher ? » Elle s’appuya sur son bras pour se redresser et se camper sur ses jambes encore vacillantes. « Attends-moi là. J’en ai pour deux secondes. » Elle s’adossa à la cloison métallique le temps qu’il s’engouffre dans la voiture et en revienne quelques instants plus tard avec deux pans de tissu qu’il avait déchirés dans l’une de ses robes. « Mets ça sur ton nez et ta bouche. » Il lui tendit un bout d’étoffe. « À quoi ça sert ? murmura-t-elle, les yeux larmoyants. Les cavaliers de l’Apocalypse, le feu, la fumée, le soufre… Tout est fichu. Fichu. – Mets-le ! » dit-il d’un ton dur. Elle haussa les épaules et, l’imitant, se recouvrit le bas du visage du pan de tissu qu’elle noua sur sa nuque. « Suis-moi. » Ils se dirigèrent vers l’avant du camion tout en restant collés contre la carrosserie de la citerne pour éviter les balles qui pleuvaient autour d’eux. Un peu plus loin, les pneus enflammés d’une remorque crachaient une poix délétère, des flammèches léchaient les cordes de la bâche. Les explosions continuaient de rouler comme des coups de tonnerre, concentrées dans le périmètre des cuves et des pompes. Elles n’avaient pas encore touché les réserves de gaz, sans doute parce que le premier réflexe des chauffeurs, protégés par l’auvent métallique, avait été de remiser les tuyaux dans les coques blindées des pompes et de rabattre les volets de sécurité. Solman entrevit deux silhouettes devant lui, recroquevillées sous l’aile avant du camion. Il reconnut Chak et Selwinn, blottis l’un contre l’autre comme des chiots apeurés. Une balle percuta le capot allongé, sur lequel elle creusa une cavité de la largeur d’un pouce. Les yeux de Chak s’emplirent d’abord de méfiance, voire d’agressivité, lorsque Solman et Raïma vinrent solliciter une petite place sous l’aile, puis de bienveillance après qu’il eut identifié le donneur sous son masque de tissu. « Tu avais foutrement raison, marmonna le chauffeur en se tassant contre la roue. Ces enculés de Slangs nous tiennent par les couilles. – Rien ne prouve qu’il s’agisse des Slangs, répliqua Solman. – Qui ça peut être d’autre, hein ? Ton jugement leur a donné tort, et le conseil des peuples en a profité pour ordonner l’exécution des pères slangs. – Je ne le savais pas… » Solman se mordit l’intérieur de la joue jusqu’au sang. Il aurait dû se douter que les pères et les mères aquariotes profiteraient de sa torpeur au lendemain du jugement pour se débarrasser de ces témoins gênants qu’étaient devenus les trois Slangs. Il s’expliquait à présent les raisons qui les avaient poussés à précipiter le départ du peuple de l’eau et à rouler en pleine nuit sur les pistes dangereuses des Pyrénées. Ce faisant, ils avaient foncé tête baissée dans le piège sans laisser une chance à leur donneur de prévenir le désastre. Il commençait à penser qu’il avait commis une erreur fatale en trahissant le don, que la vérité était toujours préférable à la compromission, quel que fût le prix à payer. Il repoussa avec l’énergie du désespoir le sentiment de culpabilité qui se répandait en lui avec la virulence d’un acide. « Si on ne bouge pas, on sera tous morts dans une heure. – Bouger ? grommela Chak. Ces enfoirés nous tirent comme des lapins… – C’est ça que tu veux, Chak ? Te laisser tuer sans avoir rien tenté ? » Le chauffeur lui décocha un regard à la fois intéressé et sceptique. Selwinn, elle, paraissait en état de choc, indifférente, comme si, incapable d’appréhender la réalité, elle s’était fermée au monde et réfugiée dans un univers illusoire, imperméable au fracas des explosions. Son foulard avait glissé en arrière et libéré une somptueuse chevelure d’or foncé qui se déversait comme une corne d’abondance sur ses épaules et sa poitrine. « Qu’est-ce que tu proposes ? grogna Chak. – De démarrer ton camion et de rouler vers la sortie du cirque en actionnant ta sirène pour inciter les autres à te suivre. » Le chauffeur hocha la tête à plusieurs reprises avant d’objecter : « Rien ne prouve qu’on ait la place de passer. » Une roquette tomba à proximité et les obligea à garder le visage plaqué au sol le temps que se disperse l’haleine brûlante de la déflagration. Un sourire de démence flottait sur les lèvres de Selwinn lorsque la pression de la main de Chak se relâcha et qu’elle put relever la tête. « On ne le saura jamais si on reste là, dit Solman. – D’accord, mon garçon, lâcha le chauffeur. Ça vaut peut-être le coup d’essayer. – Raïma et Selwinn s’installeront dans la voiture. Elles seront moins exposées. – Je m’en occupe », fit Raïma. Le sang collait des mèches de ses cheveux sur ses tempes et ses joues. Elle semblait avoir recouvré sa combativité, son envie de vivre. Elle déposa un baiser sur les lèvres de Solman, prit Selwinn par la main et l’entraîna vers la voiture. La grosse femme lui emboîta le pas sans résistance. Chak et Solman sortirent à leur tour de l’abri et s’assurèrent qu’elles étaient arrivées à bon port avant d’escalader le marchepied. Une fumée piquante, suffocante, s’engouffrait dans la cabine par la vitre côté conducteur restée ouverte. « Bordel de Dieu, cette saleté va nous asphyxier ! » gronda Chak en remontant vigoureusement la vitre. Vue de la cabine, la caravane aquariote ressemblait désormais à un immense corps taillé en pièces et criblé de brûlures. Les panaches noirs couchés par les rafales de vent s’entrecroisaient et formaient un toit insaisissable au-dessus du cirque. Des flammes hautes de dix mètres vomissaient par endroits des gerbes de particules carbonisées. Des ombres affolées couraient à l’aveuglette dans les allées jonchées de cadavres éventrés, déchiquetés. Les camions garés devant celui de Chak ne permettaient pas à Solman d’apercevoir les cuves ni les pompes, mais il supposait qu’elles étaient encore intactes, ou les dégâts auraient été beaucoup plus importants. « Démarre ! » Son cri tira Chak de la torpeur qui s’était emparée de lui à la vue de ce spectacle de désolation. Il fallut que le chauffeur, hébété, appuie à trois reprises sur le bouton du démarreur pour lancer le moteur. Il desserra le frein à main, passa la marche arrière avec une telle maladresse qu’une succession de grincements sinistres montèrent de la boîte de vitesses, puis il entama sa manœuvre pour dégager son véhicule coincé devant par le cul d’une remorque et derrière par le museau écrasé d’un camion. « Par où je vais ? » Le maniement du large volant requérait un effort violent qui tendait les muscles de son visage et de son cou. « Par où tu peux », dit Solman. Chapitre 15 « Jamais on ne passera… » Le camion avait parcouru une centaine de mètres sans encombre. La fumée rendant la visibilité pratiquement nulle, Chak avait dû freiner à plusieurs reprises en catastrophe pour éviter de happer les hommes, les femmes et les enfants pris de panique qui traversaient subitement l’allée et qui, sans ses réflexes, se seraient jetés sous ses roues. Du bout des doigts, il pressait en continu le poussoir de la sirène placé sur le moyeu du volant. Les yeux rivés sur le rétroviseur, Solman vit qu’une poignée de camions s’étaient élancés à leur suite. Les chauffeurs, exercés par leur longue pratique des convois, avaient compris qu’ils ne devaient pas se précipiter en désordre vers la sortie du relais mais se caler sur le véhicule de tête. Même si une roquette ou un obstacle pouvait à tout instant arrêter ce dernier et les condamner à une immobilité définitive, ils savaient d’instinct que leur seule chance d’atteindre l’entrée du passage taillé sous la roche reposait sur la cohésion, sur cette discipline d’ensemble acquise et peaufinée au cours d’années et d’années de conduite sur les pistes d’Europe. Les ululements graves des sirènes dominaient à présent le raffut des explosions et les aboiements rageurs des armes automatiques, invitaient le peuple de l’eau à se ressaisir, informaient chacun de ses membres qu’il n’était plus livré à lui-même, qu’une parade commune s’organisait, que la force du collectif réussirait peut-être à les tirer d’une situation en apparence désespérée. Les guetteurs qui avaient eu le temps de descendre de leur poste avant d’être fauchés par une rafale s’étaient calés contre les citernes, les voitures, les remorques ou les épaves. Leurs ripostes, bien que sporadiques, contraignaient les assaillants à ralentir leur propre cadence de tir et multipliaient les infimes sursis qui, mis bout à bout, devenaient des intervalles de temps dans lesquels la caravane pouvait s’engouffrer. Le pare-chocs du camion percuta un enfant surgi, nu et ensanglanté, d’un rideau de fumée et, malgré la vitesse réduite, l’envoya rouler cinq ou six mètres plus loin. « Putain de bordel de merde ! » vociféra Chak, le visage perlé de gouttes de sueur. Il s’arc-bouta de tout son poids sur la pédale de frein et réussit à s’arrêter avant de passer sur le corps inerte. « J’y vais ! » hurla Solman. Il ouvrit la portière, dévala d’un bond le marchepied, se reçut comme il le put sur le sol rocheux. L’air l’enveloppa comme une gangue incandescente. Les odeurs mêlées de poudre, de métal fondu et de caoutchouc brûlé transpercèrent son masque de tissu, lui agressèrent les narines, le palais et la gorge. Il suspendit sa respiration, se rua vers l’enfant, âgé de quatre ou cinq ans, recroquevillé en chien de fusil à moins de cinquante centimètres de la roue aux crans usés, et lui palpa les jugulaires : le cœur battait encore, mais des filets de sang s’écoulaient de ses oreilles et des commissures de ses lèvres. Le reste du corps ne présentait que des lésions superficielles, des égratignures teintées de rouille certainement dues aux frottements avec les saillies des engins militaires à l’abandon. Une explosion secoua le sol et vibra un long moment dans les structures métalliques environnantes. Une torche vivante traversa l’allée en abandonnant une plainte pathétique sur son passage. Solman souleva l’enfant, parvint à remonter dans la cabine malgré une douleur aiguë à sa jambe et allongea le petit corps sur la couchette. Chak embraya et accéléra avec un peu trop de brutalité puisque le camion hoqueta et trembla de toute sa carcasse avant de repartir. « Tu crois que le gosse s’en tirera ? – Je n’en sais rien, répondit Solman en reprenant place sur le siège. Ce que je sais, c’est qu’on ne peut plus s’arrêter, ou nous gaspillerons nos dernières chances de nous en sortir. – Tu es capable de voir à l’intérieur des gens, à ce qu’on m’a raconté. C’est le moment ou jamais de te servir de ton don, tu penses pas ? Peut-être que tu pourrais me guider, m’indiquer la sortie… – Rien ne prouve que ça marche dans ce genre de situation. – Tu ne le sauras jamais si tu n’essaies pas. C’est pas ce que tu m’as dit tout à l’heure ? » Chak faillit emboutir une citerne percée et garée en travers qui surgit comme un spectre de l’étoupe grise. Un coup de volant désespéré sur la gauche lui permit d’éviter la collision et de s’engouffrer dans une allée perpendiculaire. Agenouillée devant un cadavre calciné, une femme au visage déformé par la douleur et à la robe en lambeaux agitait vainement les bras. La tempête de soufre et de feu faisait rage alentour, les éclairs aveuglants semblaient jaillir de la terre pour tenter de désagréger le lut de fumée qui recouvrait le cirque. S’il handicapait Chak et les autres chauffeurs, le manque de visibilité présentait l’avantage de masquer aux yeux des assaillants leur tentative éperdue de gagner la sortie du relais. « J’ai une putain d’impression de tourner en rond ! gronda Chak. J’ai aucun repère, rien pour m’orienter. » Solman jeta un bref coup d’œil à l’enfant allongé sur la couchette et constata que sa poitrine continuait de se soulever régulièrement. Puis, se rendant compte qu’ils ne voyaient pas à dix mètres devant eux, il se résolut à suivre le conseil de Chak, à en appeler à l’autre vision, à la vision pénétrante, à la clairvoyance. Il n’avait jamais exercé son don dans ce genre de circonstances, parce que l’occasion ne s’était pas présentée, parce que, depuis qu’il était donneur, jamais le peuple de l’eau ne s’était trouvé dans une situation aussi critique. Il s’efforça de se concentrer sur l’allée noyée de fumée, prit conscience qu’il haletait comme un jeune chiot, qu’il se projetait tout entier vers l’extérieur, vers les grondements et les éblouissements des explosions, vers les corps éventrés ou calcinés pétrifiés au sol dans d’étranges poses, vers les survivants qui couraient dans tous les sens comme des fourmis affolées. Il lui fallait couper les prises, s’extraire de ce contexte qui sollicitait ses sens, ses émotions, qui le maintenait à un niveau d’excitation tel que l’idée même de plonger en lui-même lui paraissait inconcevable. Il arracha son masque de tissu, ferma les yeux, lutta pendant quelques secondes contre une envie folle de les rouvrir, éprouva les pires difficultés à franchir le barrage de bruit qui le coupait de sa source intime, faillit remonter brutalement à la surface lorsqu’un coup de frein de Chak l’éjecta à moitié de son siège, se cramponna à la fois à l’accoudoir et à sa volonté pour rester immergé dans son silence intérieur. Il ne perçut rien d’autre, dans les premiers temps, qu’une sensation de paix, une forme d’indifférence au monde, comme si le monde n’était que l’écume d’une autre réalité, plus stable celle-ci, où le mental et les émotions apparaissaient pour ce qu’ils étaient, des vagues, des remous superficiels sans cesse stimulés par les sens. Une part de lui refusait l’acte de confiance total exigé par ce niveau de réalité, s’obstinait à jouer la musique entêtante de l’angoisse, soufflait sur ses peurs et ses doutes, mais, comme un plongeur rivé à sa corde, il poursuivit sa descente vers les profondeurs de l’être, accepta de se défaire de cette conscience du moi qui l’emprisonnait dans des limites, accepta de s’abandonner au vide, effrayant pour qui se croit défini par l’espace et le temps, euphorisant pour qui accepte de n’être qu’une goutte dans l’océan et qui apprend, en retour, que l’océan est contenu dans la goutte. Il s’immergea dans un flot sans commencement ni fin, où n’existaient ni passé ni futur, où l’être se suffisait à lui-même. Il se sentit imprégné d’éternité, non pas à la manière de ces fous d’immortalité qui se dérobent sans cesse face à l’énigme du temps, mais éveillé, vigilant, tout entier contenu dans le présent. Il percevait les bruits extérieurs avec une acuité décuplée, les jurons de Chak, les grincements de la boîte de vitesses, le ronflement du moteur, les gémissements de l’enfant, les lamentations des blessés, le crépitement des balles sur le pare-brise, les coups de tonnerre des explosions. Ils ne perturbaient plus son silence, ils n’affectaient plus ses émotions, ils n’étaient plus que des signes jalonnant une portion de l’espace et du temps, des bornes entre lesquelles il pouvait désormais déployer son don. Sa vision engloba l’ensemble du cirque, le centre occupé par les cuves et les pompes de gaz, le réseau labyrinthique formé par les allées entre les camions, les voitures et les remorques, les cratères forés par les roquettes, les incendies propagés par le vent, les groupes d’assaillants répartis tous les dix pas le long de la muraille circulaire. Les hommes semblaient s’opposer à l’intérieur et sur le pourtour du relais, mais tous, comme les membres d’un grand corps, évoluaient sur une fréquence commune dont ils avaient occulté l’existence, tous étaient façonnés par cette présence silencieuse qui avait le pouvoir d’effacer les souffrances, de guérir les blessures du temps. Un sentiment de compassion monta en Solman avec la force d’une marée, déblaya ses peurs, irrigua ses pensées, son souffle, son cœur, tendit son énergie vers les survivants du peuple aquariote, vers l’enfant qui agonisait sur la couchette. « On est baisés ! » hurla Chak. Les débris enflammés d’une remorque barraient l’allée sur toute sa largeur. « Tourne à droite, dit Solman sans rouvrir les yeux. – À droite ? T’es dingue ! C’est complètement bouché par là. – Une voiture détachée. Pousse-la avec ton camion. Il n’y a personne dedans. – Tu crois que… » Chak jeta un coup d’œil à Solman et se rendit compte que son visage était paisible, absent, comme transfiguré. Le chauffeur réagit en homme simple. Il ne chercha pas à comprendre les raisons de cette soudaine métamorphose, il y décela l’intervention de la Providence et plaça d’emblée toute sa confiance dans le pouvoir du donneur qu’il avait appelé de tous ses vœux quelques instants plus tôt. Sans cesser d’actionner sa sirène, il tourna à droite, avança à allure réduite pour amortir le choc, entra en contact avec la voiture dont la porte s’arracha de ses gonds, rétrograda, accéléra à fond pour lâcher toute la puissance du moteur. Prise en travers, la voiture glissa sur ses roues, pivota sur le côté, se renversa et éclata comme un fruit mûr en touchant le sol. Chak s’épongea le front d’un revers de manche. Aussi loin que portait sa vue, il ne distinguait pas d’autre obstacle entre les rangées de camions et de citernes dont certaines perdaient leur eau en abondance. Les balles criblaient son pare-brise d’impacts de la taille d’un œil. Il avait déjà perdu deux des trois couches de verre incassable qui équipaient toutes les ouvertures des camions et des voitures, la première à cause d’un éboulement dans les Carpates orientales, la deuxième à cause d’une averse de grêlons plus gros que des œufs de poule. Il espéra que la dernière tiendrait le coup, mais, à en croire les brisures de plus en plus longues qui couraient sur le matériau transparent, il était permis d’en douter. « Stop », dit Solman. Chak s’exécuta bien que l’allée lui parût toujours dégagée. « Qu’est-ce qu’on… » Une détonation assourdissante lui rentra sa question dans la gorge, une langue de feu lécha le sol à moins de cinq pas du camion, une pluie de terre et de débris dégringola sur le pare-brise et le capot, un objet atterrit sur l’aile avant gauche, un objet que Chak, abasourdi, identifia comme un bras. « Bon Dieu, si on avait… – Avance, dit Solman. – Mais, il doit y avoir un trou de plusieurs mètres de… – Avance. » Chak obtempéra tout en gardant le pied gauche au-dessus de la pédale de frein. Il entrevit, sous les entrelacs de fumée, la forme sombre et caractéristique d’une cavité, sans doute plus d’un mètre de profondeur, largement de quoi se planter pour de bon. Il apercevait dans son rétroviseur le pare-chocs et la calandre du camion qui, tous phares allumés, suivait de près sa deuxième remorque. « À gauche », dit Solman. Chak hocha la tête et amorça son virage pour glisser son véhicule dans un étroit espace entre deux amas de ferraille. Les ailes du camion et les flancs de la citerne grincèrent contre les aspérités métalliques qui saillaient comme autant de lances des carcasses empilées. « Tout droit, et à fond. » D’un nouveau coup d’œil dans le rétroviseur, Chak s’assura que le chauffeur suivant était passé sans encombre puis écrasa la pédale d’accélérateur. Le moteur libéra toute sa rage, le camion prit de la vitesse et fonça dans le brouillard qui s’opacifiait encore dans cette partie du cirque. Trempé de sueur, les nerfs à vif, Chak avait l’impression de conduire en aveugle. À cette allure, et avec cette absence de visibilité, il n’aurait aucune chance d’éviter un éventuel obstacle. Deux corps étendus surgirent à moins de cinq mètres de son pare-chocs. Le léger cahot qui secoua la cabine lorsque sa roue avant gauche leur passa dessus lui fit l’effet d’un choc effroyable. Sans doute étaient-ils déjà morts – il lui avait pourtant semblé que l’un d’eux avait agité le bras –, mais il ne put s’empêcher de penser qu’il les avait tués une deuxième fois. Écraser quelqu’un était l’autre hantise des chauffeurs. Cela lui était arrivé, comme à beaucoup de ses collègues. Vingt ans plus tôt, une adolescente était tombée d’un arbre au moment où il partait en direction d’une cuve d’eau déterrée par les sourciers. Il l’avait pratiquement coupée en deux au niveau de la taille. Après enquête et audition des témoins, le conseil aquariote l’avait publiquement dégagé de sa responsabilité, mais il avait mis des années à oublier l’atroce souvenir du corps mutilé par ses roues. « La porte du relais, dit Solman. Tout droit. – Ces fumiers ne nous attendent pas de l’autre côté ? – Pas encore. Ils sont obnubilés par les cuves et les pompes. Et la fumée est tellement épaisse qu’ils ne nous voient pas. – Comment tu peux… » Chak s’interrompit. Plus tard les questions, quand ils seraient sortis de ce merdier. Il s’agissait maintenant de ne pas rater le court tunnel qui donnait sur la piste et dont l’étroitesse interdisait tout écart. La muraille rocheuse se dressait dans le lointain, ombre haute dont l’immobilité contrastait avec l’instabilité des volutes grises modelées par le vent. « J’ai comme l’impression que t’as réussi à me guider dans cette foutue purée, donneur », murmura le chauffeur. Il distinguait à présent la bouche arrondie du passage. La lumière du soleil s’y engouffrait et nimbait d’argent les entrelacs de fumée. « Fonce, dit Solman d’une voix toujours aussi neutre. Ils ont compris notre manœuvre, ils essaient de nous boucher le passage. » Chak, qui avait inconsciemment ralenti pour viser l’entrée du tunnel, rétrograda et enfonça la pédale d’accélérateur. « C’est le moment de savoir ce que tu as vraiment dans le bide, mon vieux Chak », marmonna-t-il. Il discerna des silhouettes enrobées de lumière à l’autre extrémité du passage. Affairées à descendre un bazooka à l’aide de cordes. Bon Dieu, si ces salopards réussissaient à installer leur engin à temps, ils transformeraient son camion en une bouillie métallique et bloqueraient les autres dans la nasse. Une telle tension aiguisa son cerveau, ses nerfs, ses muscles, qu’il oublia toutes ses peurs. L’aiguille du compteur bondit au-dessus de la marque des quatre-vingts kilomètres-heure. Le regard rivé sur la bouche au cintre arrondi, il ne marqua aucune hésitation au moment de s’engager dans le tunnel. Le grondement du moteur prit une résonance effrayante sous la roche. L’aile droite racla la paroi dans une gerbe d’étincelles. Chak s’en dégagea d’un petit coup de volant qui faillit jeter le camion sur le bord opposé. Les hommes étaient au nombre de six de l’autre côté. Six en plein milieu de la voie d’accès, en train de charger avec des gestes fébriles le lance-roquettes dont le canon se braquait déjà sur cette cible immanquable qu’était la porte du relais. Chapitre 16 La vision de Solman le projeta au milieu des six hommes, des Slangs comme l’avait deviné Chak. Engoncés dans leurs lourds vêtements de peau, ils peinaient à introduire la roquette dans la culasse du bazooka, plus encore maintenant qu’ils avaient vu le camion déboucher du tunnel et foncer sur eux à pleine vitesse. Ils s’étaient installés à une trentaine de mètres de la porte du relais, une distance qu’ils avaient sans doute estimée suffisante, mais ils n’avaient pas envisagé que le premier véhicule aquariote surgirait à une telle allure. Ils restaient maintenant écartelés entre l’ordre qui leur avait été intimé de stopper à tout prix le convoi et la peur, qui rendait leurs gestes maladroits, inefficaces. Solman perçut la présence d’un septième homme en retrait. Il ne distingua ni son corps ni son visage, mais il subodora que c’était leur chef, leur cerveau. Il sut également qu’il n’était pas Slang. Il ressentit la même intelligence calculatrice, implacable, que celle qui animait le grand chien de la horde et les trois pères slangs du jugement. Il émanait de lui quelque chose de machinal, de systématique, de glacé, comme s’il avait renié sa nature humaine pour se vouer sans réserve à l’extermination des derniers hommes. Solman devina qu’il n’était qu’un fragment d’une entité plus vaste, l’organe d’une pieuvre insatiable qui lançait un à un ses tentacules sur les peuples nomades. Une suffocation brutale interrompit son exploration et le renvoya parmi les six Slangs. Ils avaient réussi à enclencher la roquette dans la culasse mais le camion était maintenant si proche, le grondement du moteur et le ululement de la sirène si assourdissants que, pris de panique, ils lâchèrent le bazooka avant d’avoir déclenché le tir. Quatre d’entre eux réussirent à se jeter sur le côté, mais le pare-chocs faucha les deux derniers, paralysés comme des lapins dans les faisceaux des phares, avec une telle violence qu’ils furent arrachés du sol et projetés à une distance de plus de dix mètres. « La bombe, elle va nous péter à la gueule ! hurla Chak, les yeux plissés dans l’attente de la déflagration. – Ils n’ont pas eu le temps de l’armer, dit Solman. Attention, précipice devant. » Ébloui par la luminosité du soleil levant, Chak freina, rétrograda, roula sur les deux corps, jeta son camion dans un impressionnant dérapage pour l’empêcher de tirer tout droit vers le précipice, parcourut en travers l’espace entre la voie d’accès de la piste. Il pria le Ciel pour que la voiture et les remorques ne se renversent pas, pour que les attaches tiennent le choc. Il donna un petit coup d’accélérateur afin de contrecarrer la force d’inertie engendrée par sa dérive, un coup de volant mesuré sur sa droite, réussit à s’engager sur la piste qui dévalait en lacets serrés le flanc de la montagne, maintint son allure pour entraîner dans son élan la voiture et les remorques avant qu’elles ne soient poussées dans le vide par leur propre inertie. Sa roue extérieure mordit sur le talus de terre et de pierres qui bordait la voie, assez large à cet endroit, mais il parvint à stabiliser le camion, le lança résolument dans la descente, joua aussitôt du frein-moteur pour l’empêcher d’atteindre une vitesse au-delà de laquelle il perdrait tout contrôle. Il remonta d’une main tremblante ses cheveux collés par la sueur et franchit les deux premiers lacets sans desserrer les dents. « Nom de Dieu de nom de Dieu, finit-il par lâcher d’une voix étrangement éteinte. On est passés ! » Solman garda les yeux clos. Sa vision s’élargissait, embrassait maintenant une grande partie de la montagne, comme s’il la contemplait depuis un sommet voisin. Il voyait la bouche de relais vomir une file de camions. Une quarantaine s’étaient déjà échappés de l’enfer du cirque, et il en surgissait d’autres, comme des bêtes effrayées de leur terrier enfumé. « Qu’est-ce qu’on fait pour ceux qui sont restés là-bas ? fit Chak. – Il n’y a plus rien d’autre à faire que de prier », répondit Solman. Il dirigea son attention sur les formes blanches regroupées sur l’autre versant de la montagne, serrées le long d’un éperon rocheux recouvert de ronces. Une vingtaine d’engins qui ressemblaient à de gros oiseaux posés maladroitement sur la mousse, avec leurs ailes souples repliées, leurs pieds télescopiques, les deux vitres circulaires qui évoquaient des yeux de chaque côté du fuselage en forme de bec. Des sentinelles armées de fusils d’assaut en assuraient la garde. Ils n’étaient pas équipés de pales, comme les anciens coptères, ni de moteurs, du moins en apparence, mais ils avaient manifestement la capacité de voler, de transporter des hommes et du matériel, de parcourir de longues distances à en juger par la présence des Slangs dans un massif situé à plus de deux mille kilomètres de leur zone d’errance habituelle, les anciens territoires d’Allemagne, de Pologne, de Tchéquie, de Slovaquie et d’Ukraine. Désormais, les Aquariotes et les autres peuples nomades ne seraient plus en sécurité nulle part. Le danger ne viendrait plus seulement du sol, il pourrait tomber des airs à tout moment. À la menace permanente que faisaient planer les pluies acides, les averses de grêlons ou les tempêtes de glace, s’ajouterait celle des averses de roquettes et de balles. « Quand est-ce qu’on s’arrête ? demanda Chak. – Quand nous aurons trouvé un abri, dit Solman. – Un abri ? Pour quoi faire ? On a semé ces enc… ces salopards. Et puis, à ma connaissance, il n’y a pas d’abri dans le coin. – Il faut remonter vers le nord. – C’est déjà l’hiver là-haut. – L’hiver nous protégera. – Pas du froid en tout cas ! – Les nuages, la neige, le mauvais temps leur interdiront la voie des airs. Est-ce qu’on est obligé de faire demi-tour pour reprendre la route du Nord ? » Chak secoua la tête, intrigué et agacé par les paroles énigmatiques du donneur. Qu’est-ce qu’il voulait dire par la voie des airs ? Pourquoi aller s’enterrer pendant quatre ou cinq mois dans l’immense congélateur qu’était l’Europe de l’autre côté de la barrière des Pyrénées ? Les autres peuples nomades y survivaient parce qu’ils n’avaient pas les moyens d’effectuer de longues migrations, parce que leurs raterres à voile ou leurs glisseurs à capteurs solaires n’étaient pas équipés de radiateur, ni de durite, ni d’aucune de ces pièces mécaniques qui risquaient d’éclater à des températures avoisinant les – 30 °C. L’hiver dans le Nord, cela signifiait une consommation accrue de gaz et d’eau, des difficultés multipliées sur les pistes, des pannes fréquentes, des nuits interminables à trembler sous les tentes. « Tu ne m’as pas répondu, dit Solman. – Il y a un croisement à vingt-cinq kilomètres de là, concéda Chak à contrecœur. Une des pistes monte vers le nord par le col de la Tour-malle. Mais là-haut, on risque d’être coincés par la neige, le verglas. De plus, je sais pas si on aura assez de gaz pour… – Prenons le risque », coupa Solman. Chak hésita à plusieurs reprises avant d’expulser le flot d’imprécations se pressant dans sa gorge. Il n’avait pas encore évacué sa tension intérieure, qui se manifestait par un clignement incessant de sa paupière droite, de longs frémissements d’adrénaline et les rigoles de sueur qui lui sillonnaient l’échine sous sa veste de toile. « Bordel de merde, pourquoi est-ce qu’on se fait chier à retourner dans le Nord alors qu’on pourrait passer un hiver peinard dans le Sud ? – Ce sera notre dernier hiver si nous restons dans le Sud. » Chak épia le donneur du coin de l’œil. Impressionné par la sérénité qui baignait son visage, il hocha la tête avec résignation et se concentra sur sa conduite jusqu’à ce qu’un gémissement de l’enfant allongé sur la couchette le pousse à revenir à la charge. « On devrait quand même s’arrêter quelques minutes. Ce gosse risque de claquer d’un moment à l’autre si on ne le remet pas à la guérisseuse. Et je dois faire le point avec les autres chauffeurs. – Roule jusqu’à la forêt de grands sapins, dit Solman. Nous serons à l’abri sous les branches. » Soixante-treize camions étaient sortis indemnes du relais de Galice. Cinq autres avaient réussi à se traîner jusqu’à la forêt de sapins, mais, étant donné l’état de leurs pneus, de leur moteur ou de leur carrosserie, ils n’en repartiraient pas. Un afflux de blessés se pressaient devant la voiture de la guérisseuse, aidée d’une dizaine de femmes qui, sous ses consignes, administraient les potions ou étalaient les pommades. Raïma avait allongé sur son lit le garçon renversé par le camion de Chak et l’avait enveloppé de compresses trempées dans des herbes macérées. Selwinn paraissait maintenant murée dans un état de démence dont rien, ni les remèdes ni l’affection de Chak, ne semblait pouvoir la déloger. Le chauffeur, abattu, l’avait confiée aux femmes avant d’aller à la rencontre de ses collègues pour établir un premier bilan. Les passagers avaient été ballottés d’un côté à l’autre des voitures soumises aux freinages brutaux, aux accélérations soudaines, aux dérapages et aux louvoiements des camions. Certains s’en étaient tirés avec de simples contusions mais d’autres se présentaient avec un membre brisé, un nez fracassé ou des coupures profondes. Les véhicules s’étaient répartis sous le couvert et placés de façon à reprendre la piste le plus rapidement possible en cas d’urgence. Solman remonta le convoi en boitant bas. La douleur à son ventre s’était estompée et transférée dans sa jambe folle. Il entendait, sous les cris et les lamentations, le silence feutré de la forêt, comme un prolongement du calme intérieur qui l’avait soustrait au fracas effarant du cirque. Tamisés par les ramures, les ors du soleil se déposaient en colonnes obliques et discrètes sur la mousse et les fougères. Solman ne captait aucun danger immédiat dans le friselis des grands sapins. Il faudrait du temps aux Slangs et à leur mystérieux chef pour regagner l’autre versant de la montagne et charger leur matériel dans les engins volants. Il s’avança vers le groupe des chauffeurs rassemblés au milieu de la piste et qu’une vive discussion opposait. Il distingua, parmi eux, les silhouettes d’Irwan, de Gwenuver et de Katwrinn. Avertis par un craquement, tous se tournèrent dans sa direction, se turent et le regardèrent s’approcher avec une crainte révérencieuse dans les yeux. « Le Ciel soit loué de t’avoir gardé en vie, mon fils », dit Gwenuver avec un pâle sourire. Son épaule gauche, une partie de son ventre et sa cuisse droite apparaissaient par les déchirures de ses vêtements maculés de taches noires. L’intrusion de « son fils » la glaçait d’un effroi plus fort encore que celui qui l’avait saisie dans la tourmente du relais de Galice. « Où sont Orgwan, Lohiq et Joïnner ? demanda Solman. – Un obus, murmura Irwan, les mâchoires serrées. Pas beau à voir… » Sa tristesse n’était qu’un masque que Solman eut envie d’arracher. Katwrinn, elle, arborait ce regard impénétrable qu’elle promenait sur les êtres et les événements en toutes circonstances. Ni l’un ni l’autre n’avaient été blessés, leurs vêtements eux-mêmes étaient immaculés. Les chauffeurs s’étaient rassemblés en cercle autour du donneur et de ce qui restait du conseil aquariote. Leurs traits hâves, la profondeur de leurs rides et de leurs cernes témoignaient de la violence extrême de l’effort qu’ils venaient de fournir et qui s’ajoutait à la fatigue d’une nuit de veille. Chak adressa un clin d’œil complice et un sourire en coin à Solman. « Pourquoi une telle hâte à quitter le rassemblement ? » attaqua Solman. Ce fut Katwrinn qui répondit : « Nous l’avons jugé nécessaire. L’ambiance était électrique. Nous n’avons pas voulu risquer une flambée de violence. » Sa voix était aussi sèche que son visage. « La flambée de violence, c’est vous qui l’avez allumée en ordonnant l’exécution des trois Slangs, répliqua Solman. Et elle a grossi pour nous cueillir là, au relais de Galice. Si vous m’en aviez laissé le temps, j’aurais peut-être pu éviter ce désastre. – Ce n’est pas nous qui avons ordonné l’exécution des trois Slangs, objecta Irwan, mais le conseil des peuples. » Solman se contint pour ne pas lui cracher sa colère et son mépris à la face. Qu’il lui semblait lointain, inaccessible, le silence infini et miséricordieux des profondeurs. « Ce n’est pas parce que je vous ai innocentés lors du jugement que je ne sais plus reconnaître le mensonge. Vous avez pratiquement tout pouvoir sur le conseil des peuples. – Les Slangs ont violé la neutralité sacrée du grand rassemblement, déclara Gwenuver avec une emphase grotesque. Ils ont tué la petite Léote, ils ont voulu te tuer. Ils méritaient cent fois la mort. » Solman la fixa avec froideur, cette mère pitoyable dans ses vêtements déchirés et dans ses tentatives de justification. Les yeux des chauffeurs brillaient comme des perles de rosée dans une haie compacte et figée. « D’autres ont davantage de sang sur les mains et la méritaient mille fois ! cracha Solman. Vous auriez dû me consulter avant de prendre cette décision. » Irwan remonta sa longue mèche d’un geste mécanique, s’avança d’un pas vers le donneur et lui brandit sous le nez un index furibond. « Tu perds le sens de la mesure, Solman. Tu n’as pas d’ordres à donner à tes pères et mères. » Les os de ses pommettes et sa pomme d’Adam paraissaient sur le point de transpercer sa peau. « Ne confonds pas les pouvoirs. La clairvoyance ne te dispense pas d’observer les lois du peuple aquariote. – Ouais, sans sa clairvoyance, il n’en resterait plus rien, du peuple aquariote », intervint Chak d’une voix presque inaudible, comme si une de ses pensées s’était échappée par mégarde. Pour un chauffeur, contester publiquement un membre du conseil exigeait autant de témérité qu’affronter un chien sauvage à mains nues. Et Chak, qui s’était jeté à l’eau presque malgré lui, n’avait plus d’autre choix, désormais, que de soutenir sans ciller les deux épingles de haine qu’étaient les yeux du dernier père du peuple. Katwrinn posa la main sur l’avant-bras d’Irwan et vint se placer devant lui. « C’est précisément pour ce genre de travail que nous l’avons recueilli, adopté et éduqué, dit-elle. Il n’a fait que son devoir, comme chacun de nous. » Mère Katwrinn, bien sûr… Elle laissait aux autres, à Irwan en particulier, le soin d’annoncer les décisions du conseil, elle n’intervenait que très rarement en public, elle intriguait dans le silence et dans l’ombre, elle avait tissé une toile dans laquelle les autres pères et mères s’étaient englués comme des insectes étourdis. D’ailleurs, elle avait tout d’une araignée avec son visage hâve, ses yeux globuleux et indéchiffrables, ses cheveux gris tirés au-dessus de sa tête comme une antenne, sa peau parcheminée, ses bras interminables, sa taille étranglée. « Vous avez une conception très particulière de l’adoption », lança Solman. Il avait maintenant la confirmation de ce qu’il n’avait fait que deviner lors du jugement, il captait la présence sournoise de l’intelligence destructrice, de la pieuvre, dans les pensées et les paroles de Katwrinn. La prudence de celle-ci n’avait jamais été prise en défaut jusqu’alors, mais les circonstances l’obligeaient à prendre des initiatives, à s’exposer aux investigations du donneur. « Et toi une conception très particulière de la gratitude, lâcha-t-elle avec un soupçon de dédain. – De quoi devrais-je vous être reconnaissant, vénérée mère ? Du meurtre de mes parents ? » Irwan tressaillit, un gémissement étouffé s’échappa des lèvres de Gwenuver, un éclair de panique zébra les yeux de Katwrinn, un murmure parcourut le cercle des chauffeurs. Puis un silence assourdissant enfla, absorba les chants des oiseaux, les gémissements des blessés, les cris des enfants. Katwrinn fut la première à se ressaisir. « De quoi parles-tu ? » Sa voix avait perdu de sa fermeté, de son arrogance. « Tu le sais bien, vénérée mère, puisque c’est toi qui as conseillé aux autres d’assassiner mes parents. Toi qui as recruté l’exécuteur, toi qui lui as suggéré de déguiser son crime en un acte de rôdeur et de violeur. – Ridicule ! » siffla Katwrinn en se raidissant. Elle consulta du regard Irwan et Gwenuver, comprit qu’elle n’avait rien à attendre d’eux, qu’elle devait assurer seule sa défense, leur défense. « Toi qui as proposé l’empoisonnement du peuple des Slangs, poursuivit Solman d’une voix dont la neutralité contrastait de façon presque insupportable avec la gravité de ses accusations. – Ce n’est pas ce que tu as déclaré lors du jugement. – J’ai triché avec le don, vénérée mère. Parce que je pressentais qu’une force œuvrait à travers l’un de vous, et que j’avais besoin de vous garder en vie pour l’identifier. – Nous avons craint ce moment depuis le début, Solman. » Elle semblait avoir recouvré son impassibilité habituelle, mais une tempête de pensées s’était levée dans son esprit, qu’il percevait comme les grincements d’un instrument à cordes désaccordé. « Nous avons toujours su que la clairvoyance pouvait conduire à la paranoïa. Nous avons essayé de t’en protéger, mais il a fallu que tu tombes dans les filets de Raïma. Notre erreur a été de croire que la tyrannie sexuelle épargnait les donneurs. La guérisseuse t’a tourné la tête avec ces récits du Livre oublié, avec cette prétendue Apocalypse. Elle t’a fait boire des préparations qui ont agi sur ton cerveau comme des drogues. Et maintenant, tu vis dans un monde d’illusions, tu es persuadé que l’Apocalypse est réellement en marche, tu crois sincèrement que nous avons ordonné le meurtre de tes parents, que nous avons voulu l’empoisonnement du peuple des troquants d’armes, tu ne vois que complots et intrigues autour de toi, tu pourchasses un ennemi imaginaire que tu nommes vaguement force, et tu veux nous entraîner vers le nord, là où les températures descendront bientôt à – 30 ou – 40 °C et tueront plus des deux tiers d’entre nous. Dans certaines circonstances, comme celles, dramatiques, que nous venons de vivre au relais de Galice, tu retrouves la nature véritable du don et redeviens utile au peuple de l’eau. Tes insinuations brisent mon cœur de mère, mais j’ai, nous avons le devoir, oui, le devoir, de te préserver de toi-même. » Elle promena un regard imperméable sur les chauffeurs avant de reprendre : « La grande majorité des chauffeurs pensent, comme nous, que nous n’avons pas le droit d’infliger un surcroît de souffrances à un peuple déjà meurtri parce que son donneur a perdu tout sens des réalités. » Les paroles de Katwrinn tracèrent un sillon vénéneux dans l’esprit de Solman. La vision reposait sur les perceptions, sur les impressions, sur des bases subjectives, impalpables, sur une relation personnelle, irrationnelle, avec le monde. Il connaissait mieux que quiconque la puissance et la perversité du mental, sa capacité à créer des leurres aussi tangibles, aussi vraisemblables que les sapins de cette forêt. Le pouvoir de l’imagination risquait à tout moment de dégénérer en folie chez les donneurs, mère Katwrinn avait raison sur ce point. Il avait expérimenté ce phénomène à plusieurs reprises, notamment entre dix et onze ans, où il avait vu, littéralement vu, des personnages effrayants surgir des entrailles de la terre et se livrer à d’obscurs sabbats dans les ruines d’une ville qui avait autrefois porté le nom de Prague. Ou encore quand il avait couru dans les flocons d’une neige argentée tombant d’un ciel bleu et chaud d’été. Se pouvait-il qu’il fût à nouveau sous l’emprise des illusions ? Se pouvait-il que Raïma l’eût entraîné dans un monde chimérique, dans sa folie de femme détraquée par la transgénose ? Il croisa le regard de Chak. Les yeux du chauffeur l’imploraient d’expulser le venin inoculé par la vénérée mère. Il était contaminé par le doute, comme tous les autres, malgré la complicité nouée par leur brève odyssée dans le relais de Galice. « Nous nous rendrons comme convenu sur la côte du Pays basque espagnol, reprit Katwrinn. Nous y soignerons nos blessés, nous reprendrons nos forces, nous nous préparerons à riposter à la prochaine attaque des Slangs. » Elle eut une infime crispation des lèvres qui n’échappa pas à l’attention de Solman. Il s’engouffra aussitôt dans la faille. « Comment sais-tu, vénérée mère, que nous avons été attaqués par les Slangs ? » Chapitre 17 « Je ne fais qu’énoncer une évidence. Pas besoin d’être clairvoyante pour deviner le plan des Slangs : ils ont d’abord voulu nous discréditer en public pour justifier, aux yeux des peuples nomades, leur prise de contrôle de la distribution d’eau. S’ils étaient parvenus à obtenir notre condamnation puis à tous nous exterminer au relais de Galice, ils seraient apparus comme nos successeurs les plus naturels, les moins contestables. Avec l’eau et les armes, ils auraient détenu le pouvoir absolu sur les territoires de l’Europe, ils auraient instauré un régime de terreur identique aux dictatures de l’ancien temps. » À aucun moment la voix de Katwrinn n’avait flanché, mais Solman avait discerné la nervosité rentrée qui sous-tendait son timbre, hachait son débit, disséminait de minuscules perles de sueur sur l’ourlet de sa lèvre supérieure. « Ton raisonnement ne tient pas, vénérée mère. Il n’y a pas de sourcier chez les Slangs. » Solman se demanda tout à coup si quelques sourciers aquariotes avaient pu s’échapper du piège du relais. Sans eux, c’était tout l’équilibre du monde nomade qui s’effondrait, et l’extinction à très brève échéance des derniers hommes. « Les troquants d’armes ne sont pas si stupides que tu as l’air de le penser. Ils n’auraient pas pris le risque de massacrer les sourciers aquariotes : ils en ont besoin. – Tu as entendu aussi bien que moi les paroles des trois pères slangs sous le chapiteau des jugements, répliqua Katwrinn. Ils prétendaient ne plus avoir besoin de sourciers. Ils ont sans doute dressé des chiens à flairer les cuves enterrées et les sources préservées. Et d’ailleurs, Solman, si tu nous as innocentés, ce n’est pas à cause de cette force néfaste que tu voulais soi-disant identifier, mais parce que nous étions bel et bien innocents. In-no-cents. L’inconscient, la clairvoyance, a pris le pas sur le mental, l’illusionniste. Dois-je te rappeler la règle fondamentale des donneurs ? Le don véritable ne peut pas tricher. » Il ne put s’empêcher d’admirer son art consommé de la rhétorique. Elle le renvoyait à ses propres contradictions pour mieux le décrédibiliser, pour réfuter à l’avance ses accusations, pour renforcer les autres dans le sentiment qu’il s’enferrait dans sa folie, que ses calomnies n’étaient que les divagations d’un être au psychisme fragile et déséquilibré par le contact avec la guérisseuse, avec l’ensorceleuse, avec la transgénosée. Sur lui cependant, elle obtint le résultat inverse de l’effet escompté : il décela, dans son habileté manœuvrière, l’empreinte de l’intelligence destructrice, il s’accrocha de toutes ses forces à cette conviction, la seule qui lui restât dans une conscience démantelée par ses attaques, il puisa de nouvelles certitudes dans le regard de Chak, dans les pleurs silencieux de Gwenuver, dans le mutisme d’Irwan. Il fallait en finir, repartir, franchir les Pyrénées dans l’autre sens avant que les Slangs n’embarquent dans leurs engins volants et ne se mettent en chasse des rescapés. Il s’éclaircit la gorge et s’efforça de parler d’une voix claire, déterminée : « Tu as raison, il m’est impossible de tricher plus longtemps avec le don. Je risquerais vraiment de basculer dans cette folie dont tu me soupçonnes. Voici donc ma sentence, celle que j’aurais dû prononcer sous le chapiteau des jugements, celle que souhaitaient entendre les Slangs, celle que tu voulais toi-même entendre, vénérée mère, puisque les Slangs et toi vous êtes les soldats de la même force – il insista lourdement sur ce mot –, de cette entité qui commande aux hordes de chiens sauvages et qui œuvre à l’extermination des peuples nomades. Pour toi, Katwrinn, et pour toi seule, je réclame la peine de mort et j’ordonne l’exécution immédiate de la sentence. » Elle eut un sourire en coin qui plissa de ridules sa joue et sa pommette gauches. Sa lèvre supérieure resta un moment accrochée sur ses canines avant de se baisser comme un rideau empesé. « Pauvre toute petite chose ! fit-elle d’un ton presque enjoué. Tu crois m’impressionner avec tes rodomontades ? Où trouveras-tu tes bourreaux ? Tu crois que ceux-là – elle désigna les chauffeurs – auraient le cœur de tuer une vénérée mère ? Tu crois qu’ils obéiraient aux ordres d’un fou ? Car tu es fou, Solman, fou à lier, tu es devenu un danger pour notre peuple. Je maudis le jour de ta naissance, je maudis ce jour où j’ai compris que tu te présentais avec le don. Tu n’avais pas le regard d’un nouveau-né, tes yeux… tes yeux… » Elle prononça une suite de mots incohérents, incompréhensibles, puis se tut et se recula d’un pas, les traits déformés, enlaidis par la peur. Emportée par sa rage, elle venait de fournir la preuve de sa culpabilité à son accusateur. « Ce jour maudit où vous avez décidé que je devais vous appartenir, vous servir, dit Solman. Vous avez donc essayé de convaincre mes parents de me confier à vos soins, mais j’étais leur premier fils, et ce sacrifice était au-dessus de leurs forces. Vous êtes revenus à la charge à plusieurs reprises, puis, devant leur refus persistant, vous vous êtes résolus à employer les grands moyens. Vous avez chargé un homme de la besogne, un homme dont il m’a semblé reconnaître la voix dans ma vision, un homme qui vit toujours parmi nous, à moins qu’il n’ait été tué au relais de Galice. Cet homme, sans doute, éprouvait du désir pour ma mère. Il ne demandait pas mieux que de la violer pour déguiser son double crime, pour brouiller les pistes. C’est toi, mère Katwrinn, qui as fixé son salaire, des rations supplémentaires d’eau, de nourriture et d’armes, une voiture spacieuse pour lui et sa famille. Ensuite, vous m’avez recueilli, adopté, vous avez alors reconnu publiquement que j’étais clairvoyant, vous avez fait de moi le donneur du peuple aquariote. La seule chose que je ne sais pas, c’est si tu étais déjà possédée par la force le jour de ma naissance ou si tu étais encore un être humain, une femme. – Je n’ai jamais été une femme ! siffla Katwrinn. Je n’ai jamais pu m’ouvrir à l’amour, ni d’un homme ni d’une femme. Tu as reçu le don à ta naissance, j’ai hérité la sécheresse, de corps et de cœur. Je n’avais pas de place. Pas ma place. » Le chagrin, le désespoir éteignaient la colère dans ses yeux exorbités. « La force t’en a trouvé une, n’est-ce pas ? Elle t’a reconnue, elle a exalté ton importance, elle t’a promis une récompense. Qui est-elle ? Comment te contactait-elle ? » Katwrinn redressa la tête et fixa Solman d’un air de défi. Son visage était à présent un masque tragique, trempé dans une souffrance si forte qu’il semblait sculpté dans un bois blanc et lisse. Elle mobilisait toutes ses ressources mentales et physiques pour ne pas libérer les larmes qui surgissaient d’un passé désavoué. « Tout ce que je puis te dire, c’est qu’elle jette les bases d’un monde nouveau, où ni les infirmes de ton espèce ni les autres n’ont de place. D’un monde pur qui bannit les souffrances, les maladies, les désirs obscènes, la dégénérescence et la mort. – Un monde auquel elle t’a permis d’accéder ? » Elle répondit d’un haussement d’épaules, comme si désormais plus rien n’avait d’importance à ses yeux. « Pourquoi avoir tué mes parents, Katwrinn ? reprit Solman d’une voix douce. – Nous pensions… je pensais que tu pourrais m’être utile. Ces idiots – nouveau geste de la main en direction des chauffeurs – ont besoin de guides, d’idoles, de croyances, de rituels. Tes parents représentaient un obstacle avec leur amour grotesque. Combien d’erreurs l’humanité a-t-elle commises au nom de l’héritage biologique, au nom du sang ? Tes parents étaient des êtres ordinaires, faibles, incapables de découvrir et de partager le trésor qui leur était échu par le plus absurde des hasards… – Je suis un trésor ou un infirme ? – Les deux. L’hérédité, trop souvent, est hérétique. Ton corps était contrefait, mais ton esprit était une perle rare à l’état brut, Solman, je l’ai su dès que je t’ai vu. J’étais la seule… » Elle désigna Irwan et Gwenuver d’un coup de menton. « Ces deux-là, cette oie de Joïnner, ces deux mollassons d’Orgwan et de Lohiq en étaient bien incapables. Tes parents étaient des pourceaux, et, tu pourras le vérifier dans le Livre de Raïma, on ne donne pas de perles aux pourceaux. – Ça t’avance à quoi de salir leur mémoire ? » gronda Solman. Un rictus sardonique tordit et blanchit les lèvres rainurées de Katwrinn. « Tu veux un exemple ? L’assassin de ta mère était aussi son amant. Elle n’a jamais su si son fils était de lui ou de son mari. Un autre ? Ton père passait son temps à s’enivrer d’alcool de fruits sauvages et à… – Assez ! » hurla Solman. Il tremblait de tous ses membres, chaque battement de son cœur envoyait une décharge insoutenable dans sa jambe torse. Pris de vertige, il déploya toute son énergie pour rester debout et reprendre empire sur lui-même. « La seule façon d’échapper à la mort, Katwrinn, c’est de me révéler qui est cette force et de nous aider à la combattre. – Pauvre toute petite chose, fredonna Katwrinn. Le don t’a peut-être permis de sortir indemne du relais de Galice, mais tu n’es pas de taille à empêcher l’avènement des temps nouveaux. Ma tâche est finie, je suppose. Fais de moi ce que bon te semble. – Tu as peut-être encore ta place parmi nous, vénérée mère… – Oh non ! Pas avec vous ! Pas avec des créatures immondes qui salissent tout ce qu’elles touchent ! Pas avec des erreurs, pas avec des abominations ! – Alors tu vas mourir. » Elle éclata d’un petit rire grinçant qui le fit frémir de la tête aux pieds. « Qui me donnera le coup de grâce ? Oseras-tu être le bourreau, boiteux ? Oseras-tu transgresser le don ? » Un mouvement attira l’attention de Solman. Chak avait plongé la main dans la poche intérieure de sa veste, s’était détaché du groupe et avait tendu le bras dans sa direction, avec, posé en travers de la paume, un pistolet à la crosse en bois et au canon rouillé. Les regards des chauffeurs l’invitaient à exécuter lui-même cette mère monstrueuse, à exercer son droit de vengeance – un devoir davantage qu’un droit. Il fixa l’arme jusqu’à ce que ses yeux se brouillent. À aucun moment il n’avait envisagé cette confrontation directe avec la mort. Il avait toujours été tenu à l’écart des batailles, des exécutions, le statut de donneur lui épargnant ce genre d’obligation, de salissure. C’était probablement l’une des raisons pour lesquelles les autres Aquariotes ne l’avaient jamais admis comme l’un des leurs. Il y avait un prix à payer pour regrouper les survivants autour de lui, pour rendre sa cohésion à un peuple désagrégé par les roquettes des Slangs et les errements de ses pères et mères. Un prix exorbitant qui était le sang de mère Katwrinn. Il posa une main hésitante sur le pistolet. Surpris par la chaleur du métal, il eut l’impression de toucher un animal palpitant. « Le chien est armé, murmura Chak d’un air grave. Il te suffira d’appuyer sur la détente. Un coup sec. Serre bien, ou il risque de te sauter des mains. Vise le front ou le cœur. » Solman hocha la tête puis, au bord des larmes, empoigna la crosse en bois. Gwenuver et Irwan s’écartèrent de la condamnée comme des rats abandonnant un navire en perdition. Il se retrouva seul face à Katwrinn. Elle le dévisageait d’un œil ironique. Elle semblait accueillir la mort avec détachement, avec un certain soulagement même, comme pressée de mettre un terme à l’erreur de son existence. La brise jouait dans les rares cheveux qui folâtraient sur ses tempes et accentuaient par contraste le hiératisme de ses traits. Il fallut du temps à Solman pour maîtriser les tremblements de son bras. À cette distance – deux ou trois pas –, il ne pouvait pas manquer sa cible, mais, comme devant le Neerdand blessé, une intuition lui soufflait que son don lui serait à jamais retiré s’il pressait la détente. Les oiseaux avaient cessé de chanter dans les sapins. C’est là, dans ce silence étrange qui baignait la forêt, dans ce temps suspendu, qu’il se dépouilla de ses émotions, qu’il se réconcilia avec son geste. Il ne tuait pas Katwrinn, la mère du peuple aquariote, la femme, il coupait un tentacule de la pieuvre ; il ne l’exécutait pas dans un esprit de vengeance, mais parce que cela devait être accompli, parce que les temps étaient venus d’entrer en guerre. Il resta parfaitement lucide et maître de lui-même lorsque le coup partit et que la balle alla se loger sous le sein gauche de Katwrinn. Elle eut la force de lui adresser un sourire chaleureux avant de hoqueter, de basculer en arrière et de tomber sur la mousse comme une feuille morte. « Nous n’aurons pas assez de gaz pour atteindre le relais de l’Île-de-France, objecta Chak. – Je connais un autre relais près de la Méditerranée, déclara Irwan. En Catalogne française. – Pourquoi nous l’avoir caché ? grogna un chauffeur. – Parce qu’il est difficile d’accès et que nous n’en avons pas eu besoin jusqu’à présent. » La brutalité avec laquelle ils étaient revenus aux questions pratiques après avoir enterré le corps de Katwrinn sidérait Solman. Ils lui avaient proposé d’aller se reposer, mais il avait décliné l’offre. Il ne se sentait pas fatigué, seulement envahi d’un sentiment indéfinissable qui oscillait entre plénitude et nostalgie. Assis sur une souche pour détendre sa jambe au supplice, il n’éprouvait aucun remords, pas pour l’instant. Il lui semblait encore percevoir le hoquet du pistolet et la chaleur intense des pièces métalliques à l’instant du tir. La détonation, qu’il avait à peine entendue sur le moment, résonnait désormais en lui comme une rumeur persistante, obsédante. Il savait qu’il ne pourrait pas recontacter le don tant qu’elle ne se serait pas tue. Lorsqu’il avait voulu remettre l’arme à Chak, celui-ci lui avait refusé de la reprendre : « Tu l’as mérité, ce putain de flingue, il pourra encore te servir. Moi j’en ai un autre, bien meilleur, tu penses ! » Il avait donc enclenché le cran de sûreté, glissé le pistolet dans la ceinture de son pantalon, et s’était peu à peu habitué à la présence de cet hôte qui s’incrustait dans sa peau comme pour le marquer de son empreinte. La métamorphose d’Irwan avait quelque chose de fascinant et de révoltant. Envolée, l’arrogance du porte-parole du conseil aquariote, envolées, l’autorité et la prestance du dernier père du peuple. Sans Katwrinn, il n’était plus qu’une marionnette aux fils coupés, un vieillard vidé de sa substance, un homme qui ne songeait plus qu’à sauver sa peau. Sans doute s’estimait-il heureux de ne pas avoir été entraîné dans la chute de celle qui lui avait dicté chacune de ses pensées tout au long de ces années communes de pouvoir. Il avait pourtant endossé sa part de responsabilité dans la conduite des affaires du peuple aquariote. Katwrinn n’avait eu qu’à souffler sur son orgueil, sur son ambition, sur son intransigeance, pour asseoir sa domination sur lui, pour en faire la pièce essentielle de son jeu. Gwenuver, elle, s’était laissé corrompre par faiblesse, comme tous les êtres frustrés par la vie et assoiffés de reconnaissance. Elle était devenue, comme Joïnner, comme Orgwan et Lohiq, une complice muette, passive, une comparse. Oh, elle avait bien essayé de prendre son importance, mais elle n’avait pas les moyens intellectuels de ses prétentions, et elle avait dû se contenter de se dilater physiquement, un peu comme ces crapauds qui gonflent leur gorge jusqu’au double ou au triple de leur volume pour intimider leurs prédateurs. Contrairement à Irwan, elle n’avait pas surmonté l’horreur qu’avaient suscitée en elle les déclarations de Katwrinn, et elle restait prostrée sur la mousse, la tête posée sur les genoux, les bras refermés sur les jambes, dans l’attitude d’un enfant traumatisé. « T’es vraiment sûr, Solman, qu’on doit monter dans le Nord ? » Bien que convaincu, Chak avait posé la question au nom des quelques chauffeurs qui doutaient encore de la nécessité de se jeter dans la gueule de l’hiver. « Les Slangs sont arrivés au relais de Galice avec des engins volants, répondit Solman d’une voix neutre. Si nous restons dans le Sud, ils n’auront aucune difficulté à nous repérer. – Sauf si on s’abrite dans des grottes, avança un jeune chauffeur aux cheveux roux et au cou de taureau. – Nous devrions partir tout de suite au lieu de discuter, dit Solman. Le mauvais temps sera notre meilleur, notre seul, allié. » Il y eut encore quelques réticences, mais les récalcitrants finirent par se ranger à l’avis du donneur. Ils décidèrent de traverser les Pyrénées par le col de la Tourmalle, puis de rejoindre la Méditerranée par la piste de l’est, côté français, qui longeait la chaîne montagneuse jusqu’à la région de Catalogne, là où Irwan situait la réserve de gaz qui leur permettrait de gagner les étendues désolées du Nord. À la dernière objection qu’on lui opposa – « Et si les engins volants des Slangs nous tombent dessus avant qu’on ait eu le temps de passer le col… » –, Solman rétorqua : « Raison de plus pour cesser de perdre du temps. Je sais que vous êtes fatigués, mais nous roulerons toute la nuit pour être en Catalogne demain à la première heure. » Quelques flocons de neige et quelques plaques de verglas accueillirent les camions au col de la Tourmalle, culminant à plus de deux mille mètres d’altitude, mais ils passèrent sans encombre dans le brouillard épais et froid qui pesait sur les reliefs comme un joug. Ils avaient abandonné les cinq camions endommagés dans la forêt, avaient ensuite réparti les passagers et les chauffeurs selon les places disponibles et selon les nécessités. Le camion de Chak, qui s’était adjoint un jeune chauffeur en panne de volant, roulait en tête du convoi, tractant la voiture de Raïma et une seule remorque, la deuxième ayant été accrochée à un véhicule allégé de l’eau de sa citerne. La plupart des guetteurs ayant trouvé la mort au relais de Galice, des volontaires s’étaient proposés pour les remplacer, des hommes et des femmes, jeunes pour la plupart. Ils exerçaient habituellement la fonction d’intendant, de lavandier ou de tisserand. Ils avaient grimpé sur les plates-formes munis chacun d’un fusil d’assaut, d’une couverture et d’un thermos de kaoua. Seuls les sourciers, au nombre de sept, n’avaient pas été autorisés à quitter l’abri des voitures. Environ mille cinq cents membres du peuple aquariote, sur une population de quatre mille cinq cents, avaient survécu à l’assaut des Slangs, soit un tiers. Ils étaient tombés en dessous du seuil de renouvellement, et il leur faudrait remonter rapidement leur taux de fécondité s’ils ne voulaient pas se détacher, comme une branche morte, du tronc de l’humanité. Au crépuscule, alors qu’ils descendaient à faible allure les lacets resserrés de l’autre versant, un concert de sirènes domina le ronronnement confus des moteurs. Le convoi s’immobilisa aussitôt et les chauffeurs allèrent aux nouvelles. Un éclat métallique de la grosseur d’un poing s’était fiché dans le carter d’un camion, qui projetait une pulvérisation d’huile brûlante et glissante sur la piste rocheuse. On se résolut à l’abandonner, à répartir les six passagers qu’il remorquait dans trois autres voitures, on transféra les rouleaux de tissus, les vivres et les divers matériels qu’il tractait dans une remorque à moitié vide, puis on repartit dans une nuit que les nuages bas rendaient plus épaisse et plus noire que le marc de kaoua. « Katwrinn, j’aurais dû m’en douter… » marmonna Raïma. Elle s’affairait à retirer les compresses de l’enfant toujours étendu sur son lit et agité par intermittence de soubresauts. Allongé sur l’une des deux banquettes latérales, Solman contemplait d’un air distrait les fragments de montagne découpés dans le rectangle de la vitre par les phares du camion suivant. « C’est donc elle qui a organisé le meurtre de tes parents… – Qui t’a raconté ça ? gronda Solman avec une agressivité qui le poussa à se redresser et à la fixer d’un regard sombre. – Le bruit s’est répandu dans tout le convoi. » Il hocha la tête et se laissa retomber sur la banquette. Le canon du pistolet lui mordit le bas-ventre. Le bruit de la détonation s’estompait peu à peu, mais le silence qui le supplantait était porteur d’un chagrin immense. Les premières larmes s’écoulèrent de ses yeux et déposèrent sur ses lèvres un goût de sel. Il endigua encore quelque temps le flot amer qui montait de sa source intime, puis les sanglots le happèrent, l’emportèrent, le disloquèrent. Il pleura enfin ces parents qu’il n’avait pas eu le temps de connaître, il pleura la mort des Aquariotes dans le relais de Galice, il pleura la mort de Katwrinn, cette mère égarée par le malheur, il pleura sur lui-même, obligé de la tuer de sa main, il pleura la perte de son innocence. Lorsqu’elle eut fini de changer les compresses de l’enfant, Raïma vint s’asseoir sur la banquette et le bercer jusqu’à ce qu’il s’endorme. Chapitre 18 La Méditerranée reflétait la tristesse du ciel. Elle se perdait dans le prolongement des falaises abruptes qui surplombaient les criques rocheuses, elle accrochait les nuages à l’horizon, si bien qu’il n’existait plus de ligne, plus de frontière entre le haut et le bas, entre l’étendue d’eau et la plaine céleste. On la disait morte, comme la Baltique, comme toutes les mers fermées ou les grands lacs qui parsemaient le territoire de l’Europe. Empoisonnée par les anguillesGM et par les substances toxiques déversées durant la Troisième Guerre mondiale, elle n’abritait plus une algue, plus un poisson, plus un coquillage, seulement des nappes de matières en décomposition qui voguaient telles des îles maudites et atteignaient parfois un diamètre de deux cents kilomètres. Trop petite pour être régénérée par les marées, la Métrée, comme l’appelaient les Albains et les autres peuples vivant près de ses côtes, n’était qu’une immense mare putride qui semblait déborder de toute la misère humaine. Seules certaines de ses plages de sable fin rappelaient sa splendeur passée, comme des bijoux oubliés sur le cou d’une morte. La végétation elle-même avait reculé sur une frange de plusieurs dizaines de kilomètres, laissant place à des marais lugubres où ne poussaient que des buissons de ronces noirâtres aux feuilles, aux épines et aux baies mortelles. Ou bien, et c’était le cas sur les falaises de la Catalogne française, elle s’était massée sur les hauteurs dans une exubérance qui cadrait mal avec la sévérité rocailleuse du paysage. Un vent fort et glacial répandait une odeur tenace de putréfaction. « L’endroit a changé, dit Irwan. Il y a plus de vingt ans que je n’y suis pas venu. Mais je crois me rappeler que la réserve se trouve par là. » Il désignait une haie touffue d’arbres enchevêtrés les uns dans les autres, oliviers, saules, pins maritimes et cyprès enlacés par des lianes noires. Les yeux plissés, Gwenuver essayait de se souvenir elle aussi, mais, malgré ses efforts pour occuper une bonne place dans la nouvelle organisation aquariote, elle restait incapable de s’orienter dans ce fouillis végétal, incapable de démontrer son utilité à son peuple. Les camions avaient roulé toute la nuit sur la piste relativement dégagée et plane qui longeait les contreforts des Pyrénées jusqu’à la côte méditerranéenne. On n’avait déploré qu’un seul incident au cours du trajet : un camion était tombé en panne de gaz. Aux lueurs des phares et des lampes, les chauffeurs avaient repéré une fissure sur la première couche de métal de l’énorme réservoir placé sous la cabine. En l’examinant de plus près, ils s’étaient rendu compte que les deuxième et troisième couches étaient également fendillées et que le gaz liquéfié s’était échappé, une fuite qui avait enrobé le métal d’une fine couche de glace et qui, si une étincelle s’était allumée dans son sillage, aurait pu se révéler désastreuse. On n’avait pas eu d’autre choix que de pousser le véhicule sur le bord de la piste, de récupérer ce qui pouvait l’être, l’eau de sa citerne, qu’on avait transvasée dans plusieurs citernes à moitié vides, les vivres, les armes et les toiles de tente, de répartir dans d’autres voitures les douze passagers, dont trois enfants en bas âge emmaillotés dans leurs langes. Autant d’opérations qui avaient coûté deux heures. « Va falloir nettoyer tout ça, si je comprends bien », marmonna Chak. Les traits tirés et les yeux rougis par deux nuits de veille successives, il avait un besoin urgent de repos, comme la plupart des chauffeurs. Irwan était venu s’installer dans sa cabine à la faveur de la dernière pause avant l’aube et lui avait enjoint de quitter la piste trois ou quatre kilomètres plus tôt. Ils s’étaient engagés dans un chemin cahoteux aux contours vagues et à peine plus large qu’un sentier. Ils avaient observé de nombreuses haltes pour couper les branches basses qui obstruaient le passage ou combler, à l’aide de pierres, les nids-de-poule par endroits plus larges qu’un ruisseau, puis ils avaient enfin aperçu, dans le lointain, le miroir maussade de la mer et ils avaient débouché sur la crête des falaises où ils avaient tant bien que mal disséminé les soixante et onze camions restants entre les excroissances rocheuses et les bosquets torturés. D’un regard, Chak implora Solman de les exonérer, les autres chauffeurs et lui, de la corvée de débroussaillage. Ils ne prenaient plus leurs ordres de père Irwan ou de mère Gwenuver désormais, ils s’en remettaient entièrement à leur donneur pour tout ce qui concernait l’organisation et l’avenir de leur peuple. Et, comme ils s’étaient empressés de colporter ce qu’ils avaient vu et entendu la veille dans la forêt de sapins, les autres Aquariotes leur avaient emboîté le pas et reconnu Solman comme leur chef unique, comme leur dernier recours. « Les chauffeurs et les guetteurs se reposeront pendant que tous les autres, y compris les sourciers, dégageront l’accès à la réserve, déclara Solman. Nous repartirons dès que nous aurons fait le plein. » Il avait dormi presque toute la nuit dans les bras de Raïma, puis, quand celle-ci s’était effondrée d’épuisement aux côtés de l’enfant blessé, il avait tiré une couverture de laine et sombré dans un demi-sommeil peuplé de rêves, entrecoupé de réveils en sursaut. Une violente secousse l’avait réveillé au moment où le camion de tête quittait la piste. La rumeur de la détonation avait cessé de résonner en lui. Il baignait dans un silence profond, figé, qui évoquait le calme d’avant les tempêtes. Une partie de son être était en attente, un événement allait bientôt se produire, qui changerait le cours du temps, qui donnerait un sens à cette absurde partie de cache-cache contre un ennemi insaisissable. Il avait observé Raïma qui s’affairait dans le coin-cuisine, à demi nue, secouée par les cahots, posant de temps à autre une main sur la cloison ou sur le plan de travail. Il avait pris conscience qu’il s’était servi d’elle pour découvrir certains aspects de la vie – elle le lui avait d’ailleurs reproché peu avant l’attaque du relais de Galice –, et que, si la tendresse n’avait jamais été absente de leurs rapports, il ne l’avait pas aimée, pas au sens où résonnait ce mot, et la transgénose ou le sentiment de pitié n’avaient rien à voir là-dedans. Il se sentait vide, prêt à ouvrir une nouvelle voie, à capter un autre chant. Raïma méritait autre chose que des faux-semblants, que des relations tronquées : il lui devait l’honnêteté. Chak eut un sourire reconnaissant à l’adresse de Solman puis, d’une démarche traînante, se dirigea vers son camion. Il n’avait même pas le courage d’aller prendre des nouvelles de Selwinn, enfermée quelque part dans l’une des voitures du convoi. Les autres chauffeurs et les guetteurs s’égaillèrent à leur tour. Après un déjeuner frugal de viande séchée et de galettes de seigle sauvage préparé et distribué par les responsables des vivres, on sortit les haches, les machettes, les scies, tous les ustensiles tranchants qu’on put dénicher dans les remorques, puis on s’attela à débroussailler la végétation, qui formait par endroits un véritable rempart de plus de trois ou quatre mètres de profondeur. Muni d’une serpe, Solman participa lui-même à l’essartage sans se soucier de la douleur qui lui irradiait la jambe. Une vingtaine d’arbres furent abattus, dont les plus grands s’effondrèrent dans un long gémissement de brindilles et de feuilles froissées. Sur l’ordre des parents, les plus jeunes élaguèrent et scièrent les branches, puis les transportèrent dans des remorques vides afin de constituer une réserve de bois en prévision d’un hiver long et difficile. Les hommes ne tardèrent pas à tomber la veste, la chemise, le maillot de corps, et à braver torse nu les morsures de la bise. Des femmes les imitèrent, défirent les drapés gênants de leurs robes, les rabattirent sur leurs hanches et se débarrassèrent pour certaines de la bande de tissu qui leur comprimait les seins. Solman fut environné de peaux luisantes, griffées, de chevelures dansantes, de poitrines menues, généreuses, fermes, tombantes, qui tressautaient à chacun des coups portés sur les troncs, sur les branches. Il hésita, surmonta le complexe que lui valait sa maigreur et retira à son tour sa tunique. D’abord saisi par le froid, il goûta rapidement le plaisir qu’il y avait à se mouvoir dans l’air frais du matin, dans le ventre de cette végétation âpre, sauvage, blessante. C’était une cérémonie profane, rythmée par les respirations, les ahanements et les mouvements, un ballet païen dont la sensualité les soulevait du sol, estompait les fatigues, les peurs, les douleurs. Ils oubliaient la précarité de leur situation, ils oubliaient les parents, les enfants, les amis restés dans le relais de Galice, ils cessaient de penser, ils revenaient à la vie par la fraternité silencieuse de leurs gestes. Ils encourageaient Solman du regard, les femmes surtout, jeunes et moins jeunes. Elles tournaient autour de lui, s’arrangeaient pour se frotter contre lui, l’ensorceler de leur douceur, l’oindre de leur sueur de la même manière que les chauffeurs l’avaient marqué du sang de Katwrinn. Il ne ressentait pas d’attirance sexuelle pour elles, du moins pour l’une précisément d’entre elles, mais il se tendait d’un désir sans objet aiguillonné par chacun de leurs frôlements, par chacun de leurs sourires, par chacune de leurs odeurs. Des gouttes de sang perlaient des égratignures semées par les ronces, plaquaient des parures rubis sur les peaux claires, ajoutaient des touches vermillon à la nacre des dents, au bleu, au vert, au brun ou au charbon des yeux, au roux, au blond, au gris et au noir des cheveux. Ils taillèrent un passage d’une vingtaine de mètres avant d’arriver devant un portail de bois rongé qui se dressait entre deux pans d’un mur de pierres sèches. Ils l’enfoncèrent à coups de masse puis, de l’autre côté, déblayèrent les ronces et les pierres qui assiégeaient des formes métalliques ressemblant effectivement à des pompes. Les nuages s’étaient en partie effilochés et un soleil pâle avait fait son apparition lorsqu’ils eurent fini de dégager la réserve. Rouillées, cabossées, les pompes étaient au nombre de dix, alignées tous les six pas sur une aire dont le béton avait éclaté sous la poussée des racines. Des poutrelles métalliques, vestiges de la toiture avec les plaques de tôle ondulée disséminées dans la végétation, saillaient du faîte des murs comme des moignons, les échines des cuves enterrées affleuraient sous la pierraille et les orties. Fourbu, Solman s’assit sur un talus. Sa jambe saine, sur laquelle il avait transféré tout son poids, tremblait de fatigue. « Tu devrais remettre ta tunique maintenant, ou tu risques d’attraper la mort. » Il leva les yeux sur la femme qui venait de l’apostropher. gée d’une vingtaine d’années, elle-même ne paraissait guère pressée de refaire le drapé de sa robe, déchirée en plusieurs endroits. Il vit un liquide blanchâtre s’écouler de ses mamelons et barbouiller ses seins lourds. Une tristesse infinie émanait d’elle. Elle l’avait occultée pendant quelques heures au prix d’un travail acharné qui avait couvert sa poitrine, ses épaules et ses bras de bleus et d’écorchures. La transpiration collait ses cheveux sombres sur ses joues, aux coins de sa bouche et sur son cou. Plus loin, les hommes aplanissaient l’accès au relais à l’aide de pioches et de pelles, les femmes qui en avaient encore la force achevaient de couper les ronces enroulées autour des pompes, les enfants continuaient de scier les branches avec un entrain faiblissant. Les yeux noirs de la jeune femme papillonnèrent pendant quelques secondes sur les environs avant de revenir se poser sur Solman. « Est-ce que c’est vrai que tu parles avec les morts ? » Il n’avait pas besoin de la sonder pour comprendre ce qu’elle espérait de lui. La brise n’était pas la seule responsable des frissons qui lui parcouraient tout le corps et mouraient en tremblements sur ses lèvres. « Comment t’appelles-tu ? demanda-t-il. – Adlinn. – Qui t’a raconté que je parlais avec les morts ? – On dit que tu vois des choses que les gens ordinaires ne sont pas capables de voir, on dit que tu as guidé les camions hors du relais de Galice sans jamais ouvrir les yeux. » L’espoir contenu dans la voix de son interlocutrice déclencha chez Solman un sentiment de malaise. « Comment as-tu perdu ton bébé ? demanda-t-il d’une voix aussi douce que possible. – Je l’ai laissé dans la voiture avec son père pour aller voir une amie. Je suis revenue en courant quand l’attaque a commencé. La voiture était en feu. J’ai essayé d’entrer, mais quelqu’un m’a tirée en arrière, j’ai perdu connaissance et je me suis retrouvée dans une remorque de matériel, en compagnie d’un vieil homme. » Les larmes s’étaient mises à couler tandis qu’elle débitait les mots comme des sons monocordes, vides de sens. « Il avait trois semaines. Regarde… » Elle baissa sa robe jusqu’en haut du pubis, exhiba un ventre encore gonflé, déformé, puis se passa les mains sur les seins et déploya sous les yeux de Solman ses paumes et ses doigts enduits de lait. « J’ai pensé que tu pourrais… aller dans l’au-delà pour lui parler… lui dire que je pense à lui, que je ne l’ai pas abandonné… » Ses yeux exprimaient un tel bouleversement que Solman en eut le souffle coupé. « Je comprends ta souffrance, Adlinn, murmura-t-il, mais je ne peux pas entrer en contact avec les morts. » Elle tomba à genoux et lui saisit les mains. « Je crois en toi, Solman le boiteux, tu as le don, tu as le pouvoir… » Alertées par ses cris, les autres femmes se retournèrent et convergèrent dans leur direction. Solman se demanda si l’intrusion d’Adlinn n’était pas l’événement qu’il attendait depuis le réveil. Elle était jeune, jolie malgré des traits un peu forts, elle appelait la consolation de tous les pores de sa peau, de tous ses yeux agrandis par le malheur. « Tu dois croire en toi, Adlinn, dit-il en l’enveloppant de la vision pénétrante. Ta vie n’a pas pris fin au relais de Galice, elle recommencera dès que tu auras accepté la mort de ton fils et de ton mari. » Il ne perçut que de la désolation, de la désillusion, au plus profond d’elle. La perte de son bébé l’avait tellement choquée qu’elle s’était murée dans son chagrin et qu’elle mettrait sans doute des années à retrouver le chemin de la vie. Elle se redressa, repoussa les mains du donneur, s’essuya les joues d’un revers de bras et braqua sur lui des yeux rougis par le chagrin et la colère. « Tu n’as pas de cœur, boiteux ! Tu es un monstre, comme tous ceux de ton espèce ! Mon mari avait raison de dire qu’il ne faut jamais se fier aux infirmes ! Qu’ils sont les portes de la malédiction ! Maudit ! Maudit ! » Hystérique, elle le frappa et le griffa au visage, au torse, au bas-ventre avec une frénésie de chatte sauvage. Les autres femmes se précipitèrent sur elle et durent s’y mettre à quatre pour lui bloquer les bras et les jambes. Lorsqu’elle se fut calmée, qu’elle ne fut plus qu’une loque tremblante et gémissante sur le sol, elles la relevèrent, rajustèrent le haut de sa robe et l’entraînèrent vers les camions. Solman palpa distraitement les égratignures superficielles abandonnées par les ongles d’Adlinn. La réaction de la jeune femme n’était pas si déroutante qu’elle le paraissait au premier abord. Elle était même révélatrice de l’état d’esprit qui animait les Aquariotes après l’attaque du relais de Galice. En se plaçant sous la protection du donneur, comme des enfants désemparés, ils avaient éprouvé le besoin de lui attribuer des vertus ou des pouvoirs qu’il ne possédait pas. Adlinn s’était obstinée à croire qu’il avait le pouvoir de ressusciter par la vision son enfant mort, d’autres lui demanderaient des choses impossibles. Et s’il venait à les décevoir – il les décevrait, immanquablement –, ils se retourneraient contre lui avec une rage proportionnelle à leurs attentes. Sa première tâche était de les convaincre que ses perceptions n’en faisaient pas un magicien de l’âme, qu’ils devaient prendre en charge leurs souffrances et leurs peurs avec la même volonté, la même constance qu’ils s’adonnaient aux tâches quotidiennes du convoi. Une odeur de gaz flottait sur les environs. Les pompes, rustiques, ne nécessitaient pas de codes. En dépit de leur état déplorable, elles continuaient de remplir leur fonction, même si les tuyaux souples de certaines d’entre elles avaient perdu une partie de leur étanchéité. Par mesure de précaution, les chauffeurs décidèrent de n’approvisionner qu’un seul camion à la fois et d’établir un périmètre de sécurité de cinquante mètres autour du relais. Raïma frottait le corps de Solman, allongé sur le lit, avec une éponge végétale imbibée d’une huile au parfum capiteux. Accaparée par les nombreux blessés qui réclamaient ses soins, elle n’avait pas eu le temps de prendre un peu de repos, et les excroissances ressortaient de ses traits creusés par la fatigue. L’enfant semblait dormir d’un sommeil paisible aux côtés de Solman. Tout au long de la journée, des hommes et des femmes s’étaient présentés à tour de rôle dans la voiture, mais aucun ne l’avait identifié comme étant leur fils disparu, jusqu’à ce qu’une jeune fille accompagnant un couple le reconnaisse et affirme qu’elle avait aperçu les cadavres de ses parents tombés sous les balles et les roquettes des Slangs. Les caresses ensorcelantes de Raïma amollissaient la résolution de Solman. Il s’était pourtant juré de lui avouer qu’un vide s’était creusé en lui qu’elle ne pouvait plus combler, mais il se surprenait à penser qu’il valait mieux surseoir à leur rupture, attendre un moment plus favorable. « Adlinn était tellement hystérique qu’il a fallu presque l’assommer pour lui administrer un sédatif, murmura Raïma. Qu’est-ce que tu lui as dit ? – Simplement que je n’avais pas la possibilité de communiquer avec l’âme de son bébé mort. » Elle suspendit ses gestes et le dévisagea avec une attention soutenue. « Et avec l’âme des vivants ? Est-ce que tu communiques ? – Pourquoi tu me demandes ça ? – J’ai l’impression que tu t’éloignes, Solman. » Elle lui tendait la perche mais un reste de lâcheté le dissuada de la saisir. « M’éloigner ? De qui ? De quoi ? – De moi, de toi… » Elle pointa l’index vers le pistolet reposant sur le pantalon chiffonné de Solman. « Peut-être que tu devrais éviter de porter ça… » Elle lui versa quelques gouttes d’huile sur le ventre et reprit ses mouvements de massage. Il n’eut plus qu’une envie, une envie égoïste, une envie minable dans les circonstances, que les mains de Raïma s’égarent sur son sexe et lui donnent un plaisir identique à celui qu’il avait connu devant le solbot. Les phares miroitaient sur les mares endormies et parfois, au sortir d’un virage, sur la surface hérissée de la mer. Seules les formes indistinctes de chars et de véhicules blindés à l’abandon brisaient la platitude désolée du paysage. La piste traversait un marais lugubre en direction de l’est et longeait la Méditerranée sur deux ou trois cents kilomètres avant de remonter vers le nord. La caravane s’était remise en route au crépuscule, alors les nuages poussés par un vent de plus en plus violent libéraient leurs premières gouttes. Les averses franches, rageuses, succédaient aux rideaux silencieux et mornes d’un crachin plus gluant qu’une toile d’araignée. « J’espère qu’il ne flottera pas trop fort, marmonna Chak. Ou la piste risque d’être coupée par les inondations. Et je me vois mal embourbé dans ce merdier. » Après avoir obtenu ce qu’il désirait – Raïma, ne voulant pas être en reste, avait arraché ses propres vêtements, l’avait chevauché et s’était abîmée dans un plaisir bref et rageur –, Solman avait filé de la voiture comme un voleur pour s’installer dans la cabine de Chak, au prétexte qu’un pressentiment le tracassait et lui commandait de rester en compagnie du chauffeur de tête. Il ne s’agissait pas d’un véritable mensonge, d’ailleurs : la journée s’était achevée et la sensation d’attente restait toujours aussi présente, toujours aussi vivace. L’irruption du donneur avait paru ravir Chak, dont l’équipier dormait d’un sommeil de plomb sur la couchette. L’intriguer également, comme en témoignaient les regards fréquents qu’il lui jetait à la dérobée. Ils roulaient à une allure désespérément lente, entre dix et vingt kilomètres-heure, sur une piste ravinée, défoncée, hérissée par endroits de flaques profondes qu’il fallait franchir quasiment au pas. « Des années que j’avais pas mis les pieds dans ce trou du cul du diable ! grommela Chak. – Depuis combien de temps tu es chauffeur ? demanda Solman. – Vingt-cinq, trente ans, est-ce que je sais au juste ? J’ai commencé quelque temps avant mon mariage avec Selwinn. La pauvre, je suis allé la voir avant de partir. Elle ne m’a pas reconnu. Elle bave, elle pisse, elle chie sur elle comme une gosse. Qu’est-ce qu’on va faire d’elle, bon Dieu ? – Tu as sûrement connu mes parents… » Chak marqua un long temps de silence, les yeux rivés sur la route, les mains crispées sur le volant, les arcades sourcilières, le nez, les mâchoires, la moustache et le menton sculptés par les lumières du tableau de bord. « Je suppose qu’il ne sert à rien de tricher avec un donneur, finit-il par répondre d’une voix étouffée qui se perdit dans le grondement du moteur. Bien sûr que je les ai connus. Comme tous les gens de mon âge. Les Aquariotes ne sont pas si nombreux que ça ! – Est-ce que… est-ce que ma mère avait un amant comme le prétendait Katwrinn ? » Chak haussa les épaules. « Je n’en sais rien. Eh, je me fous bien de savoir ce qui se passe dans les draps des autres ! » Solman capta la musique du mensonge dans la voix bourrue du chauffeur, mais il n’insista pas, peut-être parce qu’il n’était pas prêt pour l’instant à recevoir certaines vérités. « Et mon père ? Il buvait ? » Chak acquiesça d’un mouvement de tête, donnant d’un côté ce qu’il avait refusé de l’autre, estimant sans doute que cet aveu suffirait à compenser ou à crédibiliser sa première réponse. « Il a été chauffeur lui aussi, mais les pères et les mères du peuple lui ont retiré son volant. Il avait renversé son camion dans un fossé, tué cinq personnes et blessé sept autres… » Il s’interrompit pour négocier un tronçon de la piste particulièrement délicat. « Il devenait trop dangereux, reprit-il. Ton père, c’était… comment dire ça ? un type bizarre, difficile à cerner… – Un fou ? – Je n’irais pas jusque-là. Plutôt un inadapté, un doux rêveur, quelqu’un qui n’avait pas de place sur terre. – Est-ce que je lui ressemble ? » Chak décocha un regard en coin à Solman. « Pas vraiment. D’après mes souvenirs, tu tiendrais plutôt de ta mère. – Pourquoi tu as fait semblant de ne pas me reconnaître le jour où j’ai frappé à la vitre de ton camion ? – Je… j’étais encore à moitié endormi. » Ils roulèrent jusqu’à l’aube en alternant les périodes de silence et les bribes de conversation. Chak but un litre de kaoua et se garda de réveiller son coéquipier, dont les ronflements couvraient par instants le volume sonore du moteur. Il n’avait pas envie, pas davantage que Solman, de briser le lien à la fois intime et pudique qui se nouait entre eux dans l’obscurité de la cabine, l’un apprivoisant le fils – le futur – qui ne lui avait pas été donné, l’autre le père – le passé – qu’il n’avait pas connu. Le soleil se levait dans un déploiement de lumière qui nimbait de rose et de mauve les nuages effilochés. La nuit se roulait dans les mares, dans les étendues d’herbes et les buissons du marais. La mer apparaissait par intermittence au gré des méandres de la piste. « Bon Dieu, qu’est-ce que c’est encore que ça ? » Le cri de Chak tira Solman de la somnolence dans laquelle l’avait plongé la vibration lancinante du siège. Le chauffeur désigna d’un mouvement de menton l’ombre grise qui battait comme une aile géante au-dessus du marais et barrait tout l’horizon. Chapitre 19 Le nuage étiré et mouvant ne semblait pas descendre du ciel mais s’élever du sol, comme si le marais avait décidé de cracher une partie de sa noirceur, de son insalubrité. Il planait au-dessus de la terre gorgée d’eau comme un gigantesque vautour en quête d’une charogne. Les rayons rasants du soleil étiraient son ombre et donnaient l’impression qu’une marée sombre et furieuse galopait en direction du convoi. Chak avait inconsciemment ralenti l’allure. Les soubresauts du moteur réveillèrent son coéquipier, un colosse d’une trentaine d’années qui glissa, sous le rideau de la couchette, son crâne rasé et ses traits encore gonflés de sommeil. Il enroba Solman d’un regard indéchiffrable puis leva les yeux sur le pare-brise. « Qu’est-ce qui se passe, Chak ? Pourquoi tu ne m’as pas réveillé ? – J’étais pas fatigué, Moram, répondit Chak sans se retourner. Je crois bien qu’on a un putain de problème droit devant. » Moram extirpa de la couchette son corps massif et, vêtu de son seul caleçon de laine, enjamba le siège passager pour s’installer à côté de Solman. Il ne se rasait pas seulement le crâne, mais, à en juger par les estafilades éparpillées par son coupe-chou, le torse, les jambes et probablement le pubis. Il ressemblait de ce fait à un petit garçon qui aurait grandi trop vite et qu’encombraient des membres plus épais que les pots d’échappement des camions. Solman ne chercha pas à savoir d’où lui venait cette étrange obsession, mais il lui suffit de croiser son regard incolore et fuyant pour s’apercevoir qu’il portait encore sur son visage les marques d’une enfance détruite, d’une innocence pervertie. Moram se versa du kaoua dans un gobelet en fer et avala d’une traite le breuvage que le thermos avait pourtant conservé bouillant. « Nom de Dieu, marmonna-t-il en s’essuyant les lèvres d’un geste machinal. Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? – Je n’en sais foutre rien, gronda Chak. Et le donneur pas davantage que moi. Mais je me doute aussi que c’est une vraie saloperie. – On devrait peut-être arrêter le convoi en attendant que… – Là, à droite ! » hurla Solman. Deux silhouettes, surgies de nulle part, minuscules, avaient fait leur apparition au bord de la piste. On les distinguait à peine tellement elles étaient distantes, probablement entre un et deux kilomètres du camion, et, pourtant, les trois hommes furent effleurés par la même certitude : elles étaient les proies chassées par le nuage géant traversé de tourbillons sombres qui grossissait rapidement dans leur champ de vision. Solman ouvrit la vitre et pencha la tête vers l’extérieur. L’air froid et humide lui gifla le visage et s’insinua sous sa tunique. Une puissante odeur de putréfaction se substitua aux odeurs d’huile, de transpiration, de crasse et de kaoua qui imprégnaient la cabine. Il ferma à demi les paupières pour lutter contre le vent et concentra son regard sur les deux silhouettes égarées en plein milieu du marais. Au bout de quelques secondes, il se rendit compte qu’elles couraient, qu’elles essayaient de fuir l’ombre gigantesque qui fondait sur eux avec la rapidité d’un oiseau de proie. « Remonte immédiatement cette putain de vitre ! » aboya Chak. Interloqué par son ton impérieux, Solman se rassit sur son siège et commença à tourner l’antique poignée de la vitre. Moram lança un regard interrogateur à son équipier. « Qu’est-ce qui te prend ? Tu ne… – Une nuée de sauterellesGM ! » Chak appuya en continu sur le poussoir de la sirène et freina jusqu’à ce que le camion s’immobilise dans un épouvantable grincement. « Moram, cours prévenir les autres de couper les moteurs et de boucher toutes les ouvertures ! Dis aux guetteurs de descendre de leur perchoir et de se mettre à l’abri. – Hein ? Mais qu’est-ce que… – Fais ce que je te dis, bordel de merde ! La nuée sera là dans moins de dix minutes. – Laisse-moi au moins le temps de me rhabiller… » Chak lui enfonça les doigts dans le gras de l’épaule. « Si tu ne fous pas le camp tout de suite, je te vire à coups de pied au cul ! » Moram grimaça, repoussa la main de Chak d’un mouvement autoritaire, souffla bruyamment, banda ses énormes muscles pour lui montrer qu’il n’était pas du genre à se laisser intimider par les menaces, puis il hocha la tête, enjamba Solman, poussa la portière déjà ouverte et se glissa sur la marche supérieure du marchepied. « Et toi, qu’est-ce que tu vas faire pendant ce temps-là, Chak ? – Vaut mieux que je reste avec le donneur, au cas où il y aurait une décision urgente à prendre. Demande aux autres de t’aider à prévenir tout le monde, tu gagneras du temps. » La portière se referma dans un claquement sourd. Solman vit, dans le rétroviseur, Moram sauter sur la piste, frapper à la porte de la voiture de Raïma, discuter avec elle pendant une poignée de secondes, courir vers le véhicule suivant et faire signe aux deux guetteurs de descendre immédiatement de la plate-forme. Les sirènes se répondaient maintenant d’un bout à l’autre du convoi immobilisé. Chak coupa le moteur et croisa les bras. « Comment sais-tu que ce sont des sauterelles ? » demanda Solman. Sa main avait machinalement agrippé la crosse du pistolet passé dans sa ceinture. « Eh, on dirait que les donneurs ne devinent pas tout ! gloussa le chauffeur. Je n’ai aucun mérite, remarque bien : j’ai déjà vécu le passage d’une nuée à l’âge de douze ou treize ans. On campait sur les bords du Danube. Le conseil n’a pas réussi à avertir tout le peuple à temps, et les sauterellesGM ont laissé plus de mille des nôtres dans l’herbe. On les croyait disparues, moi le premier, mais faut croire qu’on ne se débarrasse pas de ces saletés aussi facilement que ça. » Il souligna la fin de sa phrase d’un claquement de doigts. Solman avait entendu parler des sauterellesGM, comme tout enfant aquariote, mais jusqu’alors elles n’avaient recouvré aucune réalité à ses yeux, elles lui avaient semblé appartenir à ce bestiaire fantasmagorique dont les Aquariotes peuplaient leurs récits et leurs chants. Il avait aperçu des hannetonsGM et d’autres insectes génétiquement modifiés par les savants de l’ancien temps, mais jamais leurs essaims n’avaient atteint les dimensions effarantes du nuage qui bouchait l’horizon. Les anciens affirmaient que les armées des deux camps, après avoir pris la précaution de se prémunir des piqûres mortelles avec des vaccins appropriés, avaient utilisé les insectes comme légions exterminatrices lors de la Troisième Guerre mondiale. Solman avait jusqu’alors présumé que les anciens avaient tendance à exagérer leurs souvenirs – et davantage encore les souvenirs transmis par leurs parents –, mais, devant le volume démesuré de la nuée, il en arrivait à penser qu’ils étaient restés bien en deçà de la réalité, que les fléaux lancés par les biogénéticiens militaires avaient eu des conséquences vraiment terribles sur les populations civiles entassées dans les cités délabrées. Si le venin des sauterellesGM tuait un grand animal, une vache, un cheval ou un sanglier, en cinq secondes, il n’avait besoin que de deux ou trois secondes pour terrasser un humain adulte et d’une seconde pour foudroyer un enfant. « Ces pauvres vieux n’ont pas l’ombre d’une chance… » La réflexion de Chak attira l’attention de Solman sur les deux silhouettes. Elles progressaient avec une lenteur dérisoire en comparaison de la nuée. Un bon kilomètre les séparait encore du camion, une distance qu’elles n’auraient pas le temps de combler. Solman perçut soudain un appel au fond de lui, un chant nostalgique dont la vibration harmonique, qui ne ressemblait à aucune autre, le bouleversa, lui ravit l’âme, lui tira des larmes. Il plaqua le haut de son corps contre la portière afin de dissimuler son trouble aux yeux de Chak. Il comprit que son attente avait pris fin, qu’une présence se déversait en lui qui comblerait bientôt son vide. Il fut tenté de fermer les yeux et de prolonger l’enchantement de l’instant, mais une sensation de danger imminent, de panique, l’entraîna à se retourner et à poser à nouveau le regard sur les deux silhouettes. Précédée de son ombre comme d’un étendard funeste, la nuée occupait maintenant la moitié inférieure du ciel, obscurcissait le soleil, évoquait un filet aux mailles serrées qui s’abattait sur ses proies. « Démarre ! » cria Solman. Les rides de Chak se creusèrent d’étonnement. « T’es dingue ! Le bruit et la chaleur du moteur vont les rendre agressives, intenables. Il vaut mieux les laisser… – Démarre ! Avec le camion, on a encore une chance de les sauver. – Eh, je ne vais certainement pas mettre le convoi en danger pour sortir deux fous de la merde dans laquelle ils se sont eux-mêmes fourrés ! – Les autres ne sont pas obligés de nous suivre. » Solman transpirait, haletait. Il ressentait la peur des deux silhouettes avec autant d’acuité que si c’était la sienne. Le chant venait d’elles, de l’une d’elles, il le sentait, il le savait. « Si je démarre, les autres suivront, c’est la règle de la caravane, objecta Chak. Je ne peux pas… – Détache la voiture de Raïma. Elle bloquera le reste du convoi. » Chak le dévisagea d’un air soupçonneux. « Pourquoi est-ce que tu t’intéresses d’un seul coup à ces deux paumés ? – Ma vision, Chak. Elle m’y pousse. – Ta vision, hein ? » L’argument ne portait pas assez pour entraîner le chauffeur à foncer sur la nuée, à se porter au-devant de ses propres terreurs d’enfant. « J’ai besoin de ta confiance, de ton aide, comme au relais de Galice, dit Solman d’une voix hachée par l’affolement. – Putain de bordel de bois ! » grogna Chak. Il ouvrit la portière, dévala le marchepied, courut à l’arrière de la citerne, dégagea la béquille de la voiture de Raïma, déverrouilla l’attache, retira la chaîne de sécurité, regagna la cabine en quelques foulées, se cala sur son siège et tourna le bouton de contact. Cette succession de gestes ne lui avait pas pris plus d’une minute et, déjà, la nuée semblait avoir grossi de plus d’un tiers. Du ciel on ne discernait plus que des nuages de traîne d’un rose flamboyant qu’un vent mollasson essayait de chasser vers l’ouest. « C’est bien parce que je ne peux rien te refuser, maugréa Chak en enclenchant la première. J’espère que tu sais ce que tu fais. – Roule ! » hurla Solman. Chak mit quelques secondes à s’habituer au maniement du camion allégé du poids de la voiture et de la remorque. De plus, il avait fait partie de ceux qui avaient vidé une partie de leur citerne au grand rassemblement. Il avait l’impression que les roues volaient sur la terre battue de la piste et que le moindre coup de volant le propulserait dans la boue noirâtre de l’un des cloaques bordant la piste. Un coup d’œil au compteur lui apprit que cette sensation de vitesse était principalement due à la tension qui aiguisait ses perceptions. Et peut-être aussi au déploiement vertigineux de la nuée qui s’avançait à leur rencontre. Il dut se faire violence pour ne pas enfoncer la pédale de frein, pour ne pas stopper le camion, pour ne pas se réfugier dans la couchette en attendant que le ciel recouvre sa tranquillité habituelle. Il avait affronté les pires tempêtes sur les pistes d’Europe, les trombes de grêle qui martelaient la tôle au point parfois de la transpercer, les cyclones qui couchaient les arbres, les tremblements de terre qui lézardaient la terre et provoquaient des éboulements, les pluies de glace qui transformaient le sol en patinoire, mais jamais, jamais il n’avait éprouvé une telle frayeur, jamais il n’avait eu cette impression de se jeter vivant dans la gueule de la mort. La stridulation de la nuée submergeait peu à peu le ronflement du moteur, un crissement exaspérant, un venin sonore qui étouffait tous les autres bruits. Les silhouettes semblaient se reculer au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient. Chak transpirait plus encore que sous les bombes et les balles des Slangs. La voiture de Raïma et la caravane s’éloignaient inexorablement dans le petit rectangle du rétroviseur intérieur. Il devait bander tous les muscles de sa jambe pour garder son pied tremblant enfoncé sur la pédale d’accélérateur. Les amortisseurs fatigués gémissaient chaque fois que le camion bondissait au-dessus des nids-de-poule, le bas de caisse raclait régulièrement la terre dans un grincement horripilant. « Plus vite ! glapit Solman. – Je fais ce que je peux, merde ! rétorqua Chak. Je vais finir par bousiller mon camion ! » Il distingua la forme caractéristique d’un fossé en travers de la piste, un trait qui paraissait étroit mais qui, étant donné la distance, représentait sans doute une largeur d’un ou deux mètres. Il ne voyait que deux manières de l’aborder : ou il s’arrêtait et le comblait avec tout ce qui lui tombait sous la main – c’est-à-dire pas grand-chose dans une telle désolation –, ou il prenait le risque d’accélérer à fond et d’exploiter l’élan pour le franchir d’un saut. Inutile de demander son avis à Solman : le regard du donneur, fixe, exorbité, effaçait toutes les difficultés pour ne s’intéresser qu’aux deux paumés qui essayaient désespérément d’échapper aux sauterelles. Chak hésita, soupira, puis finit par se résigner, par lâcher toutes ses prises, toutes ses peurs. Il rétrograda pour donner un surcroît de rage au moteur et lança le camion à tombeau ouvert sur le ruban défoncé de terre grise. La nuée ne donnait plus l’impression d’un bloc compact ; on distinguait à présent les points noirs des sauterelles, le ballet extravagant de certains essaims qui jaillissaient subitement d’un côté de la multitude pour la transpercer de part en part comme une lance épaisse et vibrionnante, les déchirures qui s’ouvraient sur le fond mouvant, piqueté et teinté de l’or pâle du soleil, les tourbillons qui naissaient dans les cœurs sombres et s’élevaient en spirales de plus en plus amples, de plus en plus ajourées. La nuée se présentait comme une armée en campagne constituée de plusieurs bataillons qui, tous, jouaient un rôle précis. À la manière des vols d’oies sauvages, des vagues incessantes partaient de l’arrière pour venir s’échouer à l’avant et relayer les insectes de tête. Sans doute les sauterelles s’étaient-elles regroupées pour fuir l’hiver du Nord et entamer leur longue migration vers les déserts africains. Chak pensait qu’elles étaient sur le point de fondre sur leurs deux proies, mais il se rendit compte que le gigantisme de la nuée avait tendance à raccourcir les intervalles, à tromper les sens, qu’il restait encore un peu de temps avant qu’elles opèrent la jonction. Le camion vibrait de toute sa carcasse fatiguée. Comme la plupart des chauffeurs – ceux qui méritaient le titre de chauffeur –, Chak évitait de le pousser dans ses derniers retranchements. Il entretenait avec son tas de ferraille une relation quasi fusionnelle, guettant les moindres traces d’usure, attentif aux bruits, aux « plaintes mécaniques » révélatrices de son érosion. Il assimilait cette course démentielle à travers le marais à un abus, à un viol. Il écrasa les rigoles de sueur qui lui dégoulinaient dans les yeux et lança un coup d’œil exaspéré au donneur. Vrai qu’il ressemblait à sa mère. La même finesse de traits, les mêmes yeux clairs, la même chevelure folle, la même allure à la fois gauche et gracile. Mirgwann… Il l’avait plus que connue, il était tombé amoureux d’elle, comme la moitié des hommes du peuple aquariote. Mais, à la différence des autres, elle lui avait ouvert les bras. Ils avaient continué de se voir après le mariage de Mirgwann et de Piriq, le père officiel de Solman. Chak n’avait jamais compris – admis – ce mariage. À l’issue du procès expéditif de mère Katwrinn, il avait fait et refait ses calculs, et en était arrivé à la conclusion que Solman ne pouvait pas être son fils. Mirgwann avait mis fin à leur relation au moins douze mois avant que son ventre ne commence à pousser et l’avait renvoyé auprès de Selwinn. Quelques jours plus tard, Piriq, complètement ivre, lui avait avoué qu’il était devenu impuissant et stérile, probablement atteint d’une forme lente de transgénose. Chak s’était consolé dans les bras de sa femme, d’autres maîtresses, et avait fini par oublier Mirgwann. Mais, depuis qu’il avait ramassé Solman sur le bord de la piste pyrénéenne, depuis qu’ils avaient affronté ensemble le traquenard de Galice, son passé lui explosait à la figure avec un souffle plus puissant que les roquettes des Slangs. Et il tournait et retournait cette question dans sa tête, au point d’en perdre l’appétit et le sommeil : qui l’avait remplacé sur la couche de Mirgwann ? Qui était l’amant tueur dont avait parlé Katwrinn ? Il avait beau passer en revue les hommes d’une quarantaine d’années du peuple aquariote, il n’en voyait aucun qui aurait eu suffisamment de charme pour séduire la mère de Solman et assez de cruauté pour l’assassiner. Et puis, celui-là avait peut-être trouvé la mort au relais de Galice, ou même avant, dans l’un de ces nombreux guets-apens que destinait l’Europe à ses derniers enfants. Le fossé approchait, avec sa gueule large et profonde de prédateur. Un vrai fossoyeur. Le ciel était noir de sauterelles, leur stridulation transperçait la tôle et les vitres. Couleur et musique de deuil. Le piège refermait ses deux mâchoires, l’un tombant des airs et l’autre se tendant sur le sol. Chapitre 20 Chak garda les yeux rivés sur les deux silhouettes. Il n’aurait pas trouvé le courage de tenter le saut s’il avait regardé le fossé. L’un des deux fuyards était une femme et l’autre un vieillard, qui peinait visiblement à suivre l’allure imprimée par sa compagne. Leurs vêtements clairs, déchirés, informes, ressemblaient aux tenues traditionnelles des Albains. Chak se demanda ce que des Albains pouvaient bien foutre dans ce marais putride à plus d’un millier de kilomètres des pays balkaniques, leur territoire habituel. Et surtout, ce que pouvait bien foutre une femme albaine dans la lumière du jour, elle qui, en théorie, n’était censée se montrer qu’après la tombée du soleil, dûment protégée des regards par des mètres et des mètres de tissu. Sa longue chevelure dansait comme un feu noir autour de ses épaules et au-dessus de sa tête, ses pieds nus et ses jambes claires sortaient en cadence de sa robe fendue sur le devant jusqu’en haut des cuisses. Le vieux, lui, portait une veste foncée ouverte sur une chemise sans col, un pantalon bouffant de couleur crème et des bottes aux tiges évasées et courtes. Son crâne luisait de sueur au centre d’une couronne de cheveux blancs. Chak maugréa mais n’osa pas déverser sa colère sur Solman, figé comme un chien à l’arrêt sur le siège passager et dont la vision, la putain de vision, risquait tout simplement de bousiller un camion qu’il avait bichonné pendant une vingtaine d’années. Sans compter les sauterelles. Excitées par la chaleur, par le bruit, elles s’infiltreraient dans les interstices de la calandre, sous les roues, dans le bas de caisse, elles s’engouffreraient dans le moteur, elles investiraient les conduits d’aération, elles assiégeraient la cabine avec la pugnacité et la férocité de machines à tuer. Tout ça pour voler au secours de deux membres d’un peuple qui cachait ses femmes comme des trésors inestimables et qui ne se gênait pas pour cracher son dédain à la face des autres peuples nomades, même de leurs fournisseurs en eau et en vivres. Et eux, qu’est-ce qu’ils avaient à offrir en échange ? Du kaoua, cette saloperie dont l’amertume lui flanquait d’épouvantables nausées, le mettait dans un état d’énervement sexuel qu’il ne pouvait jamais apaiser et lui préparait une vieillesse difficile, comme à tous les chauffeurs… L’ombre de la nuée les ensevelissait dans une obscurité inquiétante, son ronflement les empêchait de discerner le bruit du moteur. L’aiguille du compte-tours avait bondi depuis un bon moment dans la zone rouge, le voyant d’huile clignotait avec frénésie. Encore quelques centaines de mètres à ce régime, et le moteur serrerait, les pistons jailliraient de leurs cylindres comme des balles, crèveraient le carter d’huile, se répandraient sur la piste comme des viscères brûlants, palpitants, inutiles. « J’espère vraiment que tu sais ce que tu fais, donneur », marmotta Chak. Le camion avala à toute allure les trente derniers mètres qui le séparaient du fossé. « Cramponne-toi, fils ! » Les roues avant s’envolèrent de trente ou quarante centimètres, et la cabine franchit sans encombre la tranchée, finalement large de plus de trois mètres. Chak s’agrippa de toutes ses forces au volant de peur d’être éjecté de son siège. Le camion plana dans les airs pendant un temps qui s’étira indéfiniment, puis le poids de la citerne le déséquilibra, l’entraîna dans un mouvement de bascule, le train arrière reprit contact avec la terre dans un hurlement d’amortisseurs à l’agonie, précédant d’une fraction de seconde un deuxième choc, celui du train avant, qui s’écrasa à son tour au sol dans un fracas de tôle malmenée. Chak décolla de son siège, heurta du haut du crâne le toit de la cabine, retomba devant le volant à demi étourdi, eut le réflexe de corriger une amorce de dérapage d’un petit coup de volant, se maintint sur la piste, lança un coup d’œil à Solman, collé au fond de son siège. « Nom de Dieu de nom de Dieu, on est passés ! » Son cœur tambourina de joie, puis d’inquiétude, à nouveau : de nouvelles fêlures étaient apparues sur le pare-brise, partant des extérieurs pour courir vers le centre, comme des araignées mises en branle par les frémissements de leur toile. Chak relâcha un peu la pédale de l’accélérateur pour réduire l’amplitude des vibrations. Si les vitres cédaient maintenant, ils seraient autant démunis que les deux Albains face aux insectes tueurs. Tout en courant, la fille leur adressait de grands signes tandis que le vieux, visiblement au bord de la rupture, restait ramassé sur ses foulées courtes et rasantes. Les cent mètres à couvrir pour parvenir à leur hauteur parurent plus longs à Chak qu’une nuit entière de veille. Solman se départit soudain de son immobilité, ouvrit la portière, se posta sur le marchepied et se pencha sur le côté, cramponné à la tige du rétroviseur. La stridulation, assourdissante, s’engouffra en même temps qu’une répugnante odeur de chitine dans la cabine. Chak ralentit sans cesser de fixer l’avant-garde de la nuée. Les sauterelles dépassaient sans doute les quinze centimètres de longueur. Elles n’étaient pas de couleur verte, comme les petites sauterelles qui sautaient de brin en brin d’herbe dans la chaleur de l’été, mais d’un brun rouge tirant sur le noir. Elles volaient en rangs serrés, par endroits agglutinées les unes aux autres à la façon d’abeilles dans leur ruche. Chak rétrograda et appuya sur la pédale de frein par petits coups successifs, une précaution qui n’empêcha pas le camion d’être secoué par une nouvelle série de tremblements. Il posa la main sur le pare-brise afin d’enrayer les vibrations. Les pneus gémirent, abandonnèrent de la gomme, de la fumée et des traces profondes et noires dans leur sillage. Il crut percevoir une forme volante percuter le verre, et son cœur s’arrêta de battre. Le camion s’immobilisa enfin à hauteur des deux Albains. Chak eut juste le temps de se rendre compte que la fille était jolie, très jolie, et le vieux fatigué, très fatigué. Ensuite il coupa le moteur et surveilla avec une angoisse nauséeuse la progression de la nuée. Il trouva incroyablement long le temps nécessaire aux deux miraculés pour s’introduire dans la cabine. Il discernait maintenant les têtes triangulaires des sauterelles, leurs yeux fendus et luisants, leurs antennes souples, leurs ailes translucides, leur carapace granulée, le dard déployé et recourbé à l’extrémité de leur abdomen étranglé. Des millions et des millions de soldats porteurs d’un venin foudroyant. Des légions rassemblées et manipulées un siècle plus tôt pour répandre une mort massive, aveugle, dégueulasse. « Ferme cette putain de portière ! » glapit Chak, au bord de la crise de nerfs. Il fut surpris de constater que la fille s’était déjà hissée sur le siège. Frappé de plein fouet par sa beauté. Un rêve fugitif en plein milieu du cauchemar. Solman achevait de tirer le vieillard à l’intérieur de la cabine. Une sauterelle se posa sur le pare-brise et envoya ses antennes en reconnaissance du matériau invisible qui lui coupait le chemin. Chak contint à grand-peine un hurlement. Il décelait une intelligence démoniaque dans les yeux noirs de l’insecte qui le fixait en balançant d’un côté sur l’autre sa tête et son dard. Une deuxième atterrit sur le verre, puis une troisième, une quatrième. « La porte, Solman, gémit le chauffeur. – C’est fait. » Chak osa un regard vers la droite et constata que la portière était effectivement refermée. Tellement obnubilé par les insectes qu’il n’avait pas entendu le claquement. Le vieux, assis à côté de la fille, crachait ce qui restait de ses poumons tout en le dévisageant avec une curiosité empreinte d’ironie. Solman, debout, la tête rentrée dans les épaules, lui adressait un sourire complice. « Moins une, hein, Chak ? – On n’est pas encore sortis de la merde, grommela le chauffeur. Le pare-brise est fendillé, et le poids de ces foutues bestioles risque de le faire éclater. Quant au camion, je préfère ne pas te parler de son état ! » Les yeux de la fille, des yeux d’un noir si profond qu’il paraissait impossible d’en toucher le fond, restaient fixés sur le pare-brise, désormais recouvert d’une multitude grouillante. De même il ne restait plus un pouce de transparence sur les vitres latérales. Ils étaient cernés de toutes parts par une armée de mandibules, d’ailes, de thorax, d’abdomens, de dards. Les sauterelles bruissaient de fureur, frustrées de leur frénésie meurtrière par ces obstacles imprévus de verre et d’acier. Leurs pattes et leurs antennes crissaient sur les pièces métalliques du pare-chocs, de la calandre, du bas de caisse et du moteur, des milliers de bourdonnements et de grincements se répondaient sous le capot, entre les roues, sur la paroi arrière de la cabine. « Le camion doit ressembler à une m… à une charogne couverte de mouches », lâcha Chak. L’odeur de chitine lui soulevait le cœur, transformait sa frayeur en une succession de nœuds douloureux qui partaient de son bas-ventre pour s’échelonner jusqu’à sa gorge. « Votre camion est très important pour vous, n’est-ce pas ? » fit le vieil Albain entre deux expirations sifflantes. Son accent italien, ou balkanique, accentuait la suavité de son français. Ses yeux se réduisaient à deux traits étincelants sous les rides profondes de son front et les barres sombres de ses sourcils. « Si les Aquariotes n’avaient pas de camion, vous ne boiriez pas d’eau potable, répliqua Chak avec une agressivité mal maîtrisée. Si je n’avais pas pris soin de mon camion, vous ne seriez plus qu’un cadavre au moment où je vous parle. Et d’abord, qu’est-ce que vous branliez dans ce marais ? » Le vieil homme lissa du plat de la main les cheveux imaginaires du sommet de son crâne. « Les nôtres nous ont bannis du campement, répondit-il d’une voix sourde. – Les vôtres, ce sont les Albains ? – Tout juste. Il existe chez eux… chez nous certaines lois avec lesquelles on ne peut transiger. » Le regard de Chak passa alternativement du vieux à la fille, toujours absorbée dans la contemplation des sauterelles. Il s’agrippa à sa volonté pour ne pas s’égarer entre les plis de la robe d’où émergeaient des jambes qu’il devinait fascinantes. « Les lois qui concernent les femmes, je suppose… – Encore touché. Ma petite-fille a pris quelques libertés avec les coutumes de notre peuple. Comme je suis son unique parent, ils nous ont bannis tous les deux. Cela fait plus de deux mois que nous errons sur le littoral méditerranéen. – Qu’est-ce que vous buvez ? Qu’est-ce que vous mangez ? » Parler détendait quelques-uns des nœuds qui obstruaient les conduits du corps de Chak. Solman, assis sur l’accoudoir du siège passager, ne prêtait aucune attention à la conversation. Les yeux mi-clos, il paraissait absent, retiré en lui-même, voguant vers des rives que les hommes ordinaires ne découvriraient jamais. « Dans sa grande bonté, le conseil albain nous a donné une réserve d’eau et de vivres. Nous avons tenu jusqu’à hier en nous rationnant. » Chak désigna la fille d’un coup de menton. « Qu’est-ce qu’elle a fait ? – Chez nous, sortir en plein jour pour une femme est considéré comme une provocation. – C’est tout ce qu’elle a fait ? Sortir en plein jour ? – Dans une tenue… dans une absence de tenue, devrais-je dire, qui a heurté la vertu de certains de nos hommes. » Le regard de Chak frôla les sauterelles agglutinées sur le pare-brise. Il préféra ne pas penser à ce qui se passerait si la vitre cédait. La sueur plaquait sa veste sur ses épaules et son dos, collait son pantalon et son caleçon à ses cuisses, à son entrejambe. Les bourdonnements et les grincements lui pénétraient dans la poitrine et le ventre comme des milliers de griffes assassines. « À poil, vous voulez dire ? » Le vieil homme acquiesça d’un hochement de tête. « Elle est juste un peu… sauvage. Elle ne pensait pas à mal. – Ouais, je gage que ce n’était pas le cas de tout le monde. Vous étiez au dernier rassemblement ? – Chez nous, seules certaines familles sont invitées au grand rassemblement. Et nous n’en faisions pas partie. » L’Albain et sa petite-fille laissaient une impression bizarre à Chak. Leur histoire se tenait, et encore, en admettant qu’un vieil homme et une fille d’une beauté à damner tous les chauffeurs aquariotes soient parvenus à survivre pendant deux mois en dehors de la protection de leur peuple, mais quelque chose ne collait pas, sonnait faux, un peu comme lors de ces représentations théâtrales données par les troupes errantes à l’occasion de rencontres et où il se produisait toujours un événement, un bafouillage, une hésitation, un contretemps, pour perturber la crédulité des spectateurs. Le rideau de sauterelles était tellement dense que la cabine baignait dans une obscurité oppressante. Chak vérifia pour la centième fois l’état du pare-brise, puis s’autorisa à reluquer les jambes de la fille. Malgré une visibilité réduite, il constata qu’elles étaient aussi admirables qu’il l’avait pressenti. De même, on devinait une poitrine ferme, arrogante, sous le haut de la robe de coton qui la couvrait jusqu’à la naissance du cou. Comme chaque fois qu’il découvrait une nouvelle, une « chair neuve » comme disaient les chauffeurs entre eux, une onde de chaleur monta du bas de sa colonne vertébrale et se propulsa dans son cerveau où elle calcina ses pensées. L’espace de quelques instants, il oublia les sauterelles agglomérées sur le verre et la rumeur exaspérante de la nuée, il ne fut plus qu’une masse de chair torturée par un désir brutal, obsessionnel, douloureux. Le phénomène se produisait chaque matin après une nuit de conduite et l’absorption d’un litre de kaoua – il lui fallait se jeter sur une femme, la sienne ou une autre, afin de soulager une tension qui le rendait à moitié fou –, mais il était particulièrement accentué par la présence et la beauté de cette fille, par la perspective de conquérir une terre inconnue et pleine de promesses. Un craquement le ramena à la fois à la réalité des sauterelles et au souvenir navrant de Selwinn. Le pare-brise ployait sous le poids du grouillement, et les fêlures s’étaient remises à courir vers le ventre de la vitre. Chak se pencha par-dessus le volant, tendit le bras et plaqua la main sur le verre. « Vous devriez faire la même chose que moi si vous ne voulez pas que ces foutues bestioles nous dégringolent dessus. » Personne ne tenant compte de sa suggestion, il demeura seul dans son inconfortable position, aux prises avec la sensation épouvantable de gratter le ventre des insectes et un désir encombrant qui se désagrégeait en cendres froides. Les sauterelles renoncèrent au bout de plusieurs heures d’un siège acharné. Solman avait aidé Chak à consolider le pare-brise à l’aide de couvertures pliées et des montants métalliques de la couchette arrachés de leurs supports. Des antennes s’étaient glissées entre les grilles tendues sur les bouches d’aération. Des insectes, plus agressifs, plus tenaces que les autres s’étaient faufilés par les interstices de la calandre et frayé un passage dans l’enchevêtrement du moteur. Sans doute s’étaient-ils introduits par les fissures des durites et avaient-ils remonté les conduits jusqu’aux bouches qui donnaient sur la cabine, toujours est-il qu’ils n’avaient été arrêtés que par les grilles solidement rivées au tableau de bord. Chak avait distingué les antennes pourtant difficiles à repérer dans l’obscurité et, même s’il avait sorti son pistolet et déverrouillé le cran de sûreté, il les avait regardés s’agiter avec une terreur incommensurable. Une stridulation enfla, domina les grincements, les bourdonnements, retentit comme un appel. Pendant quelques instants, des frissons agitèrent la tôle du camion, puis des jours transpercèrent les essaims sur les vitres latérales et projetèrent des faisceaux étincelants à l’intérieur de la cabine qui, progressivement, allèrent s’agrandissant. La lumière apparut au travers des couvertures étalées sur le pare-brise. « Elles se tirent, on dirait », murmura Chak. Il regretta aussitôt d’avoir laissé échapper ces mots. La superstition voulait, chez les chauffeurs, qu’il suffisait d’affirmer une chose pour que son contraire se produise immédiatement. Mais les sauterelles continuèrent de déserter le camion tout en amplifiant cette stridulation suraiguë qui paraissait les fondre dans une même entité, dans un même dessein. Ils patientèrent encore une bonne heure après que les bruits se furent estompés, qu’un silence imprégné de l’odeur de chitine et habité par une menace traînante fut descendu sur la cabine. « Je propose que nous allions respirer dehors, proposa le vieil Albain. – L’air pur du marais ? » ricana Chak. Solman ouvrit la portière, observa le ciel lavé de ses derniers nuages puis la terre grise de la piste, jonchée des insectes qui avaient probablement été carbonisés par les pièces encore brûlantes du camion, pot d’échappement, bloc-moteur, radiateur. Quand il se fut assuré qu’il n’y avait plus de danger, il dévala le marchepied et fit quelques mouvements pour détendre sa jambe, au supplice depuis que le vieil homme et sa petite-fille s’étaient réfugiés dans la cabine. Elle n’était pas sa petite-fille d’ailleurs, mais cela n’avait aucune espèce d’importance. Elle était celle qu’il attendait, celle qui comblait son vide, celle qui l’accompagnerait dans les derniers combats de sa vie. En elle coulait une source plus pure que n’en rêveraient jamais les sourciers aquariotes. Elle venait le chercher pour l’emmener vers son destin, pour le conduire aux portes fascinantes d’un autre monde, d’un monde de paix et d’harmonie qui ressemblait comme un frère jumeau à l’idée qu’il se faisait de la mort. Le soleil, radieux, ne parvenait pas à dissiper la morosité du marais. Un vent sec dispersait l’odeur de chitine et ravivait la puanteur montant des mares croupies et des plantes putréfiées. Le vieil homme descendit à son tour – de la vieillesse, il n’avait que l’apparence, comme s’il avait passé un costume usé sur un esprit sans âge –, défroissa sa veste et examina d’un œil distrait les sauterelles disséminées sur le sol. « Certaines de nos amies ont manqué de prudence… – On pourrait dire la même chose pour vous, dit Solman. Traverser à pied un marais de cette dimension n’est pas précisément un acte de prudence. – Bah, nous sommes dans les mains de la mère Providence, rétorqua le vieil homme en haussant les épaules. La preuve, elle a envoyé votre camion à notre secours. – Je ne suis pas certain que la Providence ait quelque chose à voir là-dedans. » Un sourire fugitif flotta sur les lèvres brunes du vieil homme. « Vous me semblez bien raisonneur pour un garçon de votre âge. À qui ai-je l’honneur ? – Solman le boiteux, donneur du peuple aquariote. » Le sourire se fit cette fois plus appuyé, plus chaleureux, dans le foisonnement de rides du vieil homme. « Même moi, qui n’ai jamais été invité à un grand rassemblement, j’ai entendu parler des jugements de Solman le boiteux, dit-il. – Quel est votre nom ? » L’hésitation de son interlocuteur, infime pourtant, n’échappa pas à l’attention de Solman. « Ismahil… Mais là-bas, au campement, on m’appelait le Sage ou le Fou, selon les opinions. – Et elle ? » Solman désignait la jeune femme qui venait de faire son apparition sur le giron supérieur du marchepied. « Kadija. » Chapitre 21 La nuit tombait, et le convoi n’était toujours pas sorti du marais, retardé par les opérations de nettoyage qui avaient nécessité une bonne partie de l’après-midi. Les sauterelles avaient assiégé tous les camions avec la même férocité que celui de Chak, mais, grâce à Moram et aux guetteurs qui avaient réussi à prévenir à temps l’ensemble des Aquariotes, elles n’avaient trouvé que vitres, portes et fissures fermées, bouchées, consolidées, si bien qu’on ne recensait aucune victime. Elles avaient seulement provoqué des dégâts mécaniques en se ruant sous les capots et dans les pots d’échappement, où leur taille, imposante pour des insectes, les avait coincées puis condamnées à mort lorsque les chauffeurs avaient démarré leurs moteurs. Il avait ensuite fallu les extirper de tous les recoins où elles s’étaient nichées, et pour cela, parfois démonter entièrement certaines pièces et les déboucher avec un goupillon. Après avoir lui-même nettoyé sommairement son moteur, Chak avait réussi à faire demi-tour sur la piste au prix d’une bonne trentaine de manœuvres et d’un bon millier de jurons, un exercice qu’il avait dû répéter une fois arrivé devant la voiture de Raïma. Son camion avait tenu le choc en apparence, même si les niveaux d’huile et d’eau avaient baissé de façon dramatique, même si les amortisseurs du train arrière persistaient à émettre un couinement alarmant. Le plus inquiétant restait encore le pare-brise, à qui il suffisait désormais d’une averse de grêle ou d’une projection de cailloux pour voler en éclats. Raïma était accourue aux nouvelles aussitôt que Solman était descendu de la cabine. Son regard, d’abord soulagé et joyeux, s’était rembruni lorsqu’elle avait aperçu Kadija et Ismahil. « C’est pour ces deux-là que vous avez violé la règle de la caravane ? avait-elle demandé d’un ton sec. – Si on l’avait pas violée, tu n’aurais pas eu la chance de les connaître ! avait répliqué Chak avec un rictus. – Une chance, ça reste à démontrer… » La réaction de Raïma avait conforté Solman dans sa résolution de lui annoncer qu’ils n’auraient plus désormais qu’une relation de frère et sœur, comme autrefois, comme avant qu’elle s’offre à lui dans la remorque des rouleaux de tissu. « Ismahil et Kadija sont nos hôtes jusqu’à ce que nous prenions une décision à leur sujet, avait-il déclaré avec un soupçon de solennité qu’il avait aussitôt jugé ridicule. C’est la règle des peuples nomades. » Une ombre hideuse avait assombri le visage et le regard de Raïma. « Que nous prenions une décision ? avait-elle grincé. Tu es le seul désormais à prendre des décisions, Solman. Et avoue qu’elle est déjà prise. – Nous procéderons selon l’Éthique nomade. L’adoption de nouveaux membres… – Un jugement public ? avait coupé Raïma. À quoi servirait-il puisque tu es à la fois juge et partie ? – Je sais ce que je fais, avait lâché Solman d’une voix aussi froide que possible. – Et moi je crois que tu es en train de commettre la plus grande erreur de ta courte vie, donneur. » Elle avait mis tout le poids de son mépris dans le mot donneur. « Et cette erreur n’engage pas que toi, Solman, mais ton peuple, tous les peuples nomades, les derniers hommes. » Elle avait tourné les talons et s’était engouffrée dans sa voiture dont elle avait claqué la porte avec une telle force qu’un fragment du plancher rongé par la rouille était tombé sur le sol. « Qui est cette jeune et délicieuse personne ? s’était enquis Ismahil. – Raïma, avait marmonné Chak. Une bonne guérisseuse, mais un foutu caractère. Juste une scène de ménage, pas de quoi s’affoler. » Le chauffeur avait épié la réaction de Kadija en lâchant cette dernière phrase. Puis il s’était demandé pourquoi il avait tenu à l’informer que Solman n’était pas disponible, qu’il couchait avec une transgénosée, avec une femme déformée, monstrueuse. La réponse s’était dessinée, abjecte, plus monstrueuse que la transgénose : la jalousie. On avait procédé à un léger réaménagement des voitures afin d’accueillir les deux Albains. Comme ils avaient exprimé le souhait de rester ensemble, on les avait installés en compagnie d’une ancienne dont le fils et la bru avaient accepté de déménager dans une voiture spacieuse occupée par deux couples de leurs amis. « Votre petite-fille, elle ne parle jamais ? » Chak avait essayé de poser la question d’un air détaché, mais il avait eu la nette impression que le vieil Albain avait percé les pensées malsaines qui remuaient comme des anguillesGM dans la boue de son crâne. « La dernière fois qu’elle a proféré un mot, ça remonte à, voyons… quatre ou cinq ans. » « On s’arrête là ? proposa Solman. – Ça paraît pas mal, dit Moram. Tout le monde est vanné. Un peu de repos nous fera du bien, à nous et aux camions. » La lumière des phares montrait une étendue d’herbe verte, grasse, hérissée par endroits de buissons et d’arbres malingres. Terrassé par la fatigue, les yeux ternis par une étrange mélancolie, Chak s’était allongé sur la couchette et avait tiré le rideau. Moram tourna à droite et engagea le camion sur l’herbe, au pas, pour vérifier la fiabilité du sol. Il parcourut ainsi une centaine de mètres tandis que le chauffeur du véhicule suivant, ayant compris le sens de sa manœuvre, attendait tranquillement sur la piste. Moram explora une partie du champ, un espace qui lui parut suffisamment vaste pour accueillir l’ensemble de la caravane, puis il actionna la sirène à trois reprises, le signal convenu pour avertir les autres camions qu’ils pouvaient le suivre sans danger. Le campement fut monté en moins d’une heure, les vivres distribués, les seaux remplis aux vannes des citernes, les feux allumés près des tentes. Le peuple de l’eau s’apprêta à vivre sa première vraie nuit de repos depuis son départ du grand rassemblement. Sa première nuit de deuil. Solman refoula son envie d’aller prendre des nouvelles de Kadija et se dirigea vers la voiture de Raïma. La fraîcheur nocturne transperçait ses vêtements de peau, dont l’odeur, soudain, lui fut insupportable. Nul blessé ou malade ne se pressait devant la porte de la guérisseuse, comme si les Aquariotes avaient décidé d’oublier pour l’instant leurs blessures et leurs maux. Il la trouva en train de changer les compresses du garçon, toujours dans le coma, à la lueur des lampes. Elle finit sa tâche sans lui adresser la parole ni un regard, puis elle rangea les bocaux sur une étagère et les ustensiles dans un tiroir du coin-cuisine. D’autres préparations frémissaient dans des casseroles posées sur les brûleurs à gaz et répandaient d’âpres senteurs de plantes macérées. « Il faut qu’on parle, dit Solman. – Je sais déjà ce que tu vas me dire », soupira Raïma. Elle se retourna brusquement en brandissant une cuillère. « Tu en as terminé avec la viande transgénosée, n’est-ce pas ? – C’est toi qui remets la transgénose sur le tapis, pas moi… » Elle fondit sur lui avec une telle soudaineté qu’il n’eut pas le réflexe de se reculer et qu’elle plaqua son visage tout contre le sien. Il sentit sur ses lèvres, sur son nez, les pointes dures de ses excroissances. « Tu as flairé une autre proie, hein ? dit-elle d’une voix basse, vibrante. Tu es comme tous les autres, Solman le donneur, un animal doué de lâcheté, attiré par l’odeur du sang – la preuve, tu as toi-même exécuté Katwrinn –, et dominé par la queue ridicule qui lui pousse entre les cuisses chaque fois qu’il croise une femelle. » Elle lui agrippa l’entrejambe et serra jusqu’à ce que la douleur l’entraîne à la repousser des deux mains. « Il ne s’agit pas de ça, se défendit-il en sachant pertinemment qu’il n’aurait aucune chance d’être entendu. C’est la vision. La vision, est-ce que tu es capable de comprendre ça ? » Elle se renversa en arrière et éclata d’un rire hystérique. « Ne prends pas tes grands airs avec moi ! J’ai vu ton visage quand tu jouissais. Il ressemblait comme un frère aux visages de ceux qui t’ont précédé sur ma couche. La jouissance vous rend faibles et laids, vous, les hommes. Ta vision est enlaidie par tes désirs. Tu ne vois donc pas que cette fille est la boîte du malheur ? Tu ne vois donc pas qu’elle est le cinquième ange ? – Le cinquième ange, je l’ai tué, marmonna Solman. – Katwrinn ? Elle n’était qu’une comparse, une pauvre femme chargée de préparer le chemin à l’Apocalypse. – Et toi ? Qu’est-ce que tu es ? Une pauvre femme que la maladie rend folle, mauvaise, impuissante à voir la beauté, la pureté ? » Il avait craché ces mots avec un tel dégoût qu’elle resta pendant quelques secondes collée à la cloison mobile du coin-cuisine, les bras ballants, les yeux baissés sur le plancher. Il le regretta, mais il ne pouvait plus revenir en arrière. « Tu m’as pourtant juré que j’étais belle à l’intérieur, Solman, murmura-t-elle enfin. Et je t’ai cru, comme une idiote. Sors de chez moi, maintenant. Mais sache une chose avant de partir : je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te séparer de cette fille, pour te protéger contre toi-même. Absolument tout. Je n’en ai plus pour longtemps à vivre, mais j’y consacrerai s’il le faut chaque seconde de mon temps. – Et si tu étais dans l’erreur ? – Alors je mourrai dans l’erreur. Fiche le camp, s’il te plaît. – Je venais te proposer… » Il secoua la tête, refoula la tentation de la prendre dans ses bras, de lui murmurer qu’il l’aimait avec la tendresse d’un frère. Elle lui avait déclaré la guerre, elle était une ennemie désormais, d’autant plus dangereuse qu’elle savait mieux que personne manier les potions, les philtres, les poisons. Et, comme ces rats qui se noient et cherchent à entraîner leurs congénères dans leur perte, elle se battrait jusqu’à son dernier souffle pour l’impliquer dans sa ruine. Il refusa également la solution de recourir au vieux pistolet de Chak, de lui loger une balle dans le cœur. C’est ce qu’elle souhaitait pourtant, qu’il trouve le courage de la tuer, de mettre fin à une agonie entamée depuis sa naissance. Il lui accorda un dernier regard avant de sortir. Son expression tragique le bouleversa. L’air froid de la nuit lui cingla les joues et le cou, le revigora. Les étoiles brillaient avec un éclat inhabituel dans le noir profond du ciel. Les sifflements du vent emportaient les éclats de voix, les crépitements des feux, les notes lointaines et poignantes d’une berceuse. Et si Raïma était dans le vrai ? Si Kadija était réellement le cinquième ange ? La Laune 30600 Vauvert www.audiable.com Catalogue disponible sur demande contact@audiable.com Ce livre a été publié pour la première fois en 2000 aux Éditions Librio. © Éditions Au diable vauvert, 2010. Du même auteur LES GUERRIERS DU SILENCE, roman, L’Atalante TERRA MATER, roman, L’Atalante LA CITADELLE HYPONEROS, roman, L’Atalante WANG I, LES PORTES D’OCCIDENT, roman, L’Atalante WANG II, LES AIGLES D’ORIENT, roman, L’Atalante ABZALON, roman, L’Atalante ORCHÉRON, roman, L’Atalante ROHEL LE CONQUÉRANT, série, L’Atalante ATLANTIS, roman, J’ai lu GRAINES D’IMMORTELS, roman, Flammarion LES GRIOTS CÉLESTES I, QUI-VIENT-DU-BRUIT, roman, L’Atalante LES GRIOTS CÉLESTES II, LE DRAGON AUX PLUMES DE SANG, roman, L’Atalante NUIT-LUMIÈRE, MYSTÈRES EN GUILLESTROIS, Librio (J’ai lu) KAENA, roman jeunesse, Mango LES PROPHÉTIES I, L’ÉVANGILE DU SERPENT, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES II, L’ANGE DE L’ABÎME, roman, Au diable vauvert LES PROPHÉTIES III, LES CHEMINS DE DAMAS, roman, Au diable vauvert L’ENJOMINEUR 1792, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1793, roman, L’Atalante L’ENJOMINEUR 1794, roman, L’Atalante NOUVELLE VIE TM, nouvelles, L’Atalante PORTEURS D’MES, roman, Au diable vauvert LES FABLES DE L’HUMPUR, roman, Au diable vauvert Cette édition électronique du livre LES DERNIERS HOMMES, ÉPISODE 2 : LE CINQUIÈME ANGE de PIERRE BORDAGE a été réalisée le 13/07/2010 par les Éditions Au diable vauvert. Elle repose sur l'édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782846262545). Dépôt légal : septembre 2010. ISBN : 9782846262507 Le Format epub a été préparé par ePagine / Isako www.epagine.fr / www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage