Pierre Bordage LA CITADELLE HYPONEROS Après Les guerriers du silence ( Grand Prix de l'Imaginaire et prix Julia Verlanger 1994), et Terra Mater, voici le dernier volet de ce space-opéra. Lauréat du prix Tour Eiffel de science-fiction en 1997 pour Wang, né en 1955, Pierre Bordage s'impose, de livre en livre, comme un très grand romancier populaire. Les étoiles s'éteignent l'une après l'autre. Depuis leur lointaine citadelle, les maîtres germes de l'Hyponéros programment l'effacement de l'univers. Le dernier espoir de l'humanité repose sur les guerriers du silence. Ils devront être douze à pénétrer dans les annales inddiques. Le mahdi Shari, assisté de Jek At-Skin, réussira-t-il à les rassembler à temps ? Tixu Oty a disparu. Aphykit, Yelle, San Francisco et Phœnix ont été cryogénisés et enfermés dans des sarcophages de verre. Oniki et Tau Phraïm se terrent dans le bouclier de corail de la planète Ephren. Et il en reste trois, dispersés, qui .ignorent l'importance de leur rôle dans l'ultime affrontement contre les Scaythes. Pendant ce temps, un chevalier absourate déchu rencontre une voyante sur le Sixième Anneau, une jeune femme revient d'un exil de cent siècles, Barrofill le Vingt-cinquième, muffi de l'Église du Kreuz, reçoit d'étranges révélations, et, après une longue errance, Tixu Oty arrive sur un astre mort... CHAPITRE PREMIER Pendant quatre-vingt-dix ans, j'ai présumé qu'il suffisait d'observer le monde pour mériter le titre d'homme et donc pendant quatre-vingt-dix ans je suis resté coupé du monde. Je pensais qu'il suffisait d'isoler et de comprendre les mécanismes qui régissent l'univers et je me suis emprisonné dans les méandres de la raison. J'ai vécu pendant plus de soixante années standard sur un astre mort du cœur de Via Lactea. Je me croyais à l'avant-garde de l'humanité, je n'étais qu'à sa traîne. Je pensais qu'il me suffisait d'assister à l'avènement du vide pour justifier mon existence. L'incréé se déployait sous mes yeux, dévorait les étoiles par millions et je me contentais de m'en désoler. J'avais enterré Nahum Arratan, mon compagnon d'aventure, et je dois avouer que sa mort m'avait procuré un grand soulagement car j'en étais arrivé à éprouver un terrible sentiment de haine à son égard. Nous avions vécu pendant plus de trente années dans une redoutable promiscuité et je refusais de me contempler dans le miroir qu'il me tendait. Je sais maintenant que je ne lui ai pas pardonné son échec : notre vaisseau était hors d'usage et lui, le spécialiste en robotique, n'était pas parvenu à ramener à la vie les innombrables androïdes, robots et autres gestionnaires de mémodisques échoués avant nous sur cet astre mort. Par un étrange caprice du destin, nous étions condamnés à vivre jusqu'à la fin des temps dans un cimetière technologique, au milieu de ces centaines de vaisseaux, symboles de l'orgueil et de l'échec des hommes... Je restai seul pendant trente ans, me transformant lentement en animal, me dépouillant de mon humanité. La fureur qui m'habitait m'empêchait de plonger en moi-même, de me réfugier dans les profondeurs apaisées de l'âme. Sans doute espérais-je inconsciemment que le néant m'avalerait et mettrait un terme à mes tourments. Rien de tel ne se produisit : l'astre mort, que j'avais baptisé Arratan par une sorte de remords tardif, refusait de se laisser happer par le vide. J'étais alors bien loin de deviner les raisons de cet inexplicable phénomène... Sri Hampra (« seigneur Singe » en langue sadumba) Le regard de Tixu Oty erra un long moment sur le cimetière de vaisseaux. Innombrables, à demi enterrés, ils semblaient s'être échoués volontairement sur cette planète désertique à la manière des lézards géants de Deux-Saisons qui, au crépuscule de leur vie, se retiraient dans un endroit connu d'eux seuls pour s'y laisser mourir. A première vue, ils dataient de l'Age médian, une période comprise entre l'an 4000 et l'an 6000 de l'ère naflinienne. Ils avaient probablement utilisé la technologie des bonds Shlaar pour atteindre le cœur de la galaxie, situé à des milliers d'années-lumière de leur point de départ. Ils se différenciaient par leur forme et leur envergure mais les alliages de métaux employés pour les couches extérieures de leurs fuselages étaient identiques. De même leurs ponts supérieurs s'ornaient pour la plupart d'antennes, de paraboles, de tourelles, d'échelles, de passerelles, de ces diverses excroissances qui leur conféraient un aspect baroque et portaient l'estampille de l'Age médian. Aucune étoile ne brillait dans le ciel tendu d'un velours noir et opaque. La lumière, une clarté diffuse qui soulignait les lignes torturées des vaisseaux, paraissait provenir du sol même, à l'étrange consistance spongieuse. Tixu perçut une rumeur sourde et persistante qui évoquait le grondement d'un moteur ou, plus précisément, la vibration perpétuelle des gigantesques broyeurs à déchets d'Orange. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait. Il ignorait pourquoi l'antra l'avait transporté sur cette planète désolée dont l'indéchiffrable clair-obscur s'accompagnait d'un froid intense, intolérable. Il ne savait pas non plus combien de mondes il avait visités depuis son départ de Terra Mater, plus de cinq cents peut-être. Autant la gardienne de la porte lui était apparue clairement dans la grotte des Hymlyas, autant les chemins pour l'atteindre se révélaient tortueux, nébuleux. L'énergie que requérait le voyage sur l'antra commençait à lui faire défaut. Cela se traduisait par des temps de récupération de plus en plus longs et des difficultés grandissantes à établir le silence intérieur, comme si l'essence de son être s'était peu à peu dispersée dans les couloirs éthériques. Il lui arrivait parfois d'oublier la raison pour laquelle il était parti et il avait l'impression de sombrer dans un insondable gouffre de tristesse et de folie. Parfois également il pleurait toutes les larmes de son corps lorsque venait l'effleurer le souvenir des deux femmes de sa vie, Aphykit et Yelle. Il lui semblait tantôt les avoir quittées la veille, et il humait encore l'odeur et la tiédeur du corps d'Aphykit, tantôt il avait la sensation qu'elles n'étaient que les bribes d'une existence lointaine, révolue. Le funeste pressentiment l'étreignait qu'un malheur était advenu, que les Ang de Syracusa et leurs alliés avaient mis son absence à profit pour s'emparer d'elles. Ses entrailles se nouaient et la violente nausée qui le submergeait abandonnait une écume de fiel dans sa gorge. Il crut entendre la voix à la fois enfantine et grave de Yelle à travers l'espace et le temps : « Le blouf a mangé des millions d'étoiles cette nuit... » Il se demanda quelle absurdité l'avait poussé à se séparer de sa femme et de sa fille, ces expressions les plus accomplies de l'innocence et de la beauté. Un tourbillon d'images et de sensations se leva dans son esprit, des résurgences d'un passé qu'il avait cru à jamais enterré, des fragments d'un rêve oublié. Avait-il vraiment été cet employé de la C.I.L.T. en poste sur Deux-Saisons, une planète étouffante et humide des Marches ? Avait-il été sauvé des lézards géants du fleuve Agripam par Kacho Marum, l'ima sadumba de la forêt ? S'était-il réellement lancé à la poursuite de la splendide et arrogante Syracusaine qui avait poussé par mégarde la porte de son agence ? L'avait-il arrachée, avec l'aide d'un complanétaire du nom de Bilo Maïtrelly, des griffes des marchands d'esclaves de Point-Rouge ? L'avait-elle initié au son de vie devant le déremat de la maison du françao ? L'avait-il enlevée du monastère absourate de Selp Dik pour l'emmener sur l'île des monagres ? L'avait-il vraiment épousée au beau milieu d'une forêt tropicale de Nouhenneland ? L'avait-elle aimé tout au long de ces seize années passées sur Terra Mater ? Lui avait-elle fait cet inestimable présent qui avait pour nom Yelle ? Comment savoir si ces souvenirs n'étaient pas les fruits pervers de son imagination ? N'allait-il pas se réveiller en sursaut et couvert de sueur dans la maison de son oncle à Phaucille ? Des paysages, des cités, des visages hantaient son esprit. Comme ces poussières qui se déposent sur les meubles sans jamais s'y fixer, il avait laissé un peu de lui-même sur chacun des mondes qu'il avait visités. La plupart du temps il n'avait été qu'une ombre anonyme, un mendiant quémandant un peu de nourriture pour reprendre des forces, mais il lui était arrivé d'apparaître au beau milieu d'une place ou d'une rue et d'être pris pour un prophète, pour un dieu ou pour le seigneur Lézard (ce qu'il était en réalité) par les populations locales. Il avait alors dû trouver un moyen de se débarrasser de ses adorateurs en les menaçant de ses foudres au besoin et se retirer dans un endroit tranquille afin de se reposer, d'invoquer l'antra et de poursuivre sa quête. Il lui avait semblé que le son de vie le conduisait progressivement vers le centre de la spirale galactique. Il s'était rematérialisé à plusieurs reprises sur des colonies satellites de l'Ang'empire où la présence des missionnaires kreuziens et des Scaythes d'Hyponéros se faisait de moins en moins sentir, sur des planètes non répertoriées par les cartographes de l'ancienne Confédération de Naflin mais habitées par des peuples primitifs, et enfin sur des mondes telluriques ou gazeux totalement déserts. Tixu eut l'impression que la rumeur enflait. Il leva la tête et, tous sens aux aguets, scruta l'encre du ciel comme s'il s'attendait à voir surgir la gueule béante d'un immense dragon. « Le bruit du blouf, du mal qui mange », aurait affirmé Yelle. Contrairement à lui, elle n'avait pas eu besoin de franchir des milliers d'années-lumière pour percevoir l'haleine glaciale de l'invisible monstre qui dévorait les étoiles. Il ne décela aucune lueur, aucun mouvement, aucune trace de vie sur le fond de ténèbres. La sensation furtive d'être arrivé au bord du vide le traversa. Il rencontrait les pires difficultés à se mouvoir : il devait lutter de toutes ses forces pour vaincre la gravité et le sol instable se dérobait sous ses pieds. Un étau aux mâchoires puissantes lui comprimait les poumons. Sa peau se rétractait comme une feuille de papier noircie par les flammes. Il n'y avait que d'infimes traces d'oxygène dans cet air lourd, surchargé en gaz carbonique, et même si son système respiratoire se mobilisait pour extraire les précieuses molécules, son cerveau commençait à flotter dans une épaisse brume. Il prit conscience que l'antra avait peu à peu modifié sa physiologie tout au long des multiples étapes qui avaient jalonné son itinéraire. S'il s'était rematérialisé dans cet endroit aussitôt après avoir quitté Terra Mater, il n'aurait pas survécu plus de quelques secondes. Le son de vie avait pris en compte les besoins progressifs de son corps et l'avait préparé avec méthode à être confronté aux situations extrêmes. La raréfaction graduelle de l'oxygène avait entraîné la dilatation de ses poumons explication probable de la douleur sourde qui montait de sa cage thoracique, un renforcement de ses filtres bronchiques et une exploitation optimale de ses échanges sanguins. Il aperçut, dans le lointain, des éclats furtifs et mouvants qui effleuraient les flancs rebondis ou éventrés des vaisseaux. Peut-être y avait-il une forme de vie sur ce monde désert ? Il puisa dans ses ultimes réserves de volonté pour se diriger vers cette source lumineuse. Il progressa avec une extrême lenteur, chaque pas lui coûtant une énergie folle. Les masses des géants échoués, distants les uns des autres de plusieurs centaines de mètres, occultaient de temps à autre les fugaces rayons et il se demandait alors s'il n'avait pas rêvé ou s'il n'avait pas été le jouet d'une illusion d'optique. Malgré le froid, il transpirait en abondance sous sa tunique et son pantalon de lin. Une âcre odeur d'acide et de métal en décomposition régnait sur les lieux. Il ne trouvait aucune explication cohérente à l'échouement massif de ces centaines de vaisseaux. Ils paraissaient avoir été détournés de leur trajectoire initiale et capturés par un gigantesque aimant. Certains d'entre eux portaient sur des panneaux convexes de leur coque des blasons, des noms ou des inscriptions rédigées en nafle interplanétaire. Tixu reconnut les couleurs et les symboles de certaines planètes ou amas majeurs de l'ancienne Confédération de Naflin, Marquinat, Issigor, Sbarao, Oursse, Néorop, Syracusa... Une pointe de nostalgie lui griffa les entrailles lorsqu'il aperçut, sous la cabine de pilotage d'un petit appareil gisant sur le flanc, le sigle traditionnel d'Orange, un cercle de couleur safran barré de neuf traits blancs qui représentaient les neuf continents principaux. Exténué, il s'immobilisa pendant quelques secondes pour retrouver son souffle. Il s'essuya le front d'un revers de manche et tenta une nouvelle fois de localiser la source de lumière. Il y parvint sans difficulté : elle brillait à quelques mètres de lui. Elle émanait d'une torche brandie par une silhouette. Il crut d'abord avoir affaire à une créature inconnue ou à un animal, puis il se rendit compte que c'était un être humain ou assimilé dont la tête paraissait exagérément réduite par rapport aux épaules et au thorax, d'une largeur inhabituelle. Les hanches étaient en retrait et le bras qui ne tenait pas la torche touchait presque le sol. A en juger par son allure simiesque, il marchait aussi souvent à quatre pattes que sur ses deux jambes. Il ne portait pas de vêtements mais une pilosité luxuriante recouvrait pratiquement l'ensemble de son corps, exception faite de son visage, d'une étonnante finesse, de ses mains, de ses pieds et de son scrotum. Il s'avança de quelques pas et dévisagea ardemment Tixu. Des lueurs vives dansaient dans ses yeux clairs. Ses lèvres s'entrouvrirent et dévoilèrent quelques dents jaunes et déchaussées. « Cela fait plus de trente années standard que je n'ai pas rencontré un ambassadeur du genre humain ! déclara-t-il d'une voix hésitante. Depuis en fait que cet idiot de Nahum Arratan a jugé bon de me quitter... » Il parlait un nafle parfait, avec une pointe d'accent chantant. Les deux hommes se jaugèrent un long moment du regard sans dire un mot, comme s'ils éprouvaient chacun de leur côté le besoin de s'habituer à la présence de l'autre. Tout autour d'eux, les vaisseaux abandonnés, le sol subtilement phosphorescent et le ciel d'un noir absolu formaient un décor fantasmagorique qui accentuait la sensation de Tixu d'évoluer dans un rêve. « Etes-vous envoyé par l'Institut pour me récupérer ? demanda l'homme. Avez-vous songé à emporter votre déremat ? Mon vaisseau est hors d'usage... — Je ne suis qu'un voyageur, répondit l'Orangien. J'ignore de quel institut vous voulez parler. » Une ombre de tristesse glissa sur le visage de l'homme. « Ils m'ont définitivement oublié, murmura-t-il. Ils m'avaient pourtant assuré de leur total soutien lorsque Nahum Arratan et moi sommes partis de Néorop. Des paroles en l'air. Ils me laisseront mourir sur Arratan, loin de... » Il s'interrompit et leva un regard interrogatif sur son interlocuteur. « Où sont vos bouteilles d'oxygène d'appoint ? — Je n'en possède pas, répondit Tixu en haussant les épaules. — Impossible, impossible ! Il m'a fallu plus de cinquante années standard pour commencer à m'adapter, à muter. Nahum et moi avions prévu une quantité d'oxygène pour cinq ans, la durée envisagée de notre séjour au centre de la galaxie. Puis, lorsque nous avons constaté que notre vaisseau ne pourrait pas être réparé, nous avons réduit notre consommation et fabriqué un générateur. Nous avons fini par vider les bouteilles et avons dû nous contenter de respirer l'air fourni par notre petit bricolage. Incapable de s'adapter, Nahum est mort dans d'atroces souffrances. J'ai survécu et je me suis peu à peu métamorphosé : ma cage thoracique s'est développée pour permettre à mes poumons de s'agrandir, ma peau s'est couverte de poils pour lutter contre le froid perpétuel et, malgré notre correcteur de gravité, la pesanteur m'a contraint à marcher à quatre pattes. Je dois l'avouer, votre adaptation spontanée pose un problème au scientifique que je m'efforce d'être... — Certains phénomènes s'expérimentent mais ne s'expliquent pas », avança Tixu. Ces quelques mots arrachèrent une grimace de réprobation à son étrange vis-à-vis. Les lueurs vacillantes de la torche soulignaient les rides profondes, horizontales et verticales, qui lui barraient le front. « Si vous m'en donnez le temps, je saurai trouver une explication rationnelle à cette anomalie ! Mais je m'aperçois que je ne me suis pas encore présenté : je suis Loter Pakullaï, professeur à l'l.S.A.N., l'Institut des sciences appliquées de Néorop... Ancien professeur, devrais-je dire. Et vous, qu'est-ce qui vous amène sur ce monde désolé ? — Tixu Oty, d'Orange. Je cherche à me rendre sur Hyponéros. — Hyponéros ? croassa Loter Pakullaï. Le monde des Scaythes ? A ma connaissance, il n'a jamais été localisé et la plupart de mes collègues mettent son existence en doute. Qu'est-ce qui vous fait dire et croire qu'il se niche dans le cœur de la galaxie ? — Une intuition... — Une intuition ? Ne me dites pas que vous avez parcouru tout ce chemin pour obéir à une intuition ! Où est votre déremat ? — Je voyage sur un véhicule intérieur, le son de vie, l'antra... » En un geste empreint de fatalisme et d'incrédulité, Loter Pakullaï abaissa son bras tendu. Le faisceau de la torche vint éclairer ses pieds enfoncés dans le sol et le bas de ses jambes. « Bon Dieu, vous êtes un de ces foutus sorciers inddiques, n'est-ce pas ? » Tixu acquiesça d'un mouvement de tête. « J'en ai connu un avant vous, reprit le Néoropéen. Sri Mitsu, un Syracusain, un jeune smella de la Confédération. Une vraie tête de pioche : il me soutenait que les ondes qui composent la matière sont des émanations de l'esprit, des variations vibratoires du Logos, du Verbe créateur. C'est un de vos amis, je suppose ? — Il a été exilé par les kreuziens sur Point-Rouge puis exécuté par des mercenaires de Pritiv à la solde des Syracusains. L'univers connu s'est considérablement modifié ces dernières années. » L'interminable bras de Loter Pakullaï se leva de nouveau et désigna le ciel. « L'univers inconnu également. Selon mes calculs, le noyau, le trou noir a déjà avalé près d'un quart de la galaxie. Si j'en juge par votre présence en cet endroit peu fréquenté, vous estimez probablement qu'il existe un lien entre le connu et l'inconnu. Mais il me reste quelques vivres et il ne sera pas dit que l'unique représentant du peuple adoptif d'Arratan aura manqué à ses devoirs d'hôte. Allons discuter de tout cela devant un repas... médiocre, je me dois de vous prévenir ! » Le correcteur de gravité, placé au centre de la bulle, émettait un bourdonnement grave et continu. Dès qu'il avait franchi le seuil du sas, Tixu s'était senti plus léger, plus mobile, comme libéré de l'invisible carcan qui l'emprisonnait. De même, le générateur d'oxygène et d'eau, dont il percevait le subtil ronronnement derrière lui, avait desserré l'étau qui lui compressait les poumons. L'antre du professeur Pakullaï était un véritable capharnaüm. Les instruments de mesure, reconnaissables à leurs écrans cristallins, se mêlaient aux ustensiles de cuisine, aux sachets de nourriture déshydratée, aux éléments de scaphandre, aux livres-films, aux vêtements, aux chaussures, aux couvertures et aux outils épars. La bulle, composée d'une structure en métal inoxydable et d'un revêtement d'optalumal souple, occupait une surface approximative de cent mètres carrés. « Le montage de notre petit pied-à-terre a représenté un véritable travail de forçat, précisa Loter Pakullaï. Cet astre mort avait une telle force d'attraction que nous étions plaqués au sol comme des crêpes et que nous devions effectuer chacun de nos déplacements en rampant... Sans compter le poids et la rigidité de nos scaphandres. Nous pouvions par bonheur nous réfugier à l'intérieur du vaisseau pour manger et dormir. » L'éclairage diffusé par une dizaine de torches magnétiques, de celles dont les réserves étaient garanties inépuisables, révélait la peau blanche du Néoropéen sous les poils clairsemés de son ventre, de sa poitrine et de ses épaules. « Dès que nous avons installé le correcteur de gravité, la vie est redevenue normale, ou presque. Nous avons pu marcher à quatre pattes, habitude régressive que j'ai conservée en partie comme vous avez pu le constater. Et nous nous sommes enfin attelés à la tâche que nous nous étions fixée : l'observation du cœur de notre galaxie. Via Lactea. Les sondes Shlaar de surveillance, expédiées depuis Néorop une vingtaine d'années plus tôt, nous avaient informés que des mouvements inhabituels agitaient le noyau, le trou noir central. Dès lors, le professeur Nahum Arratan et moi-même avons décidé de monter une expédition et de venir observer ce phénomène de plus près. Nous avons affrété un vaisseau Shlaar et nous avons décollé de la planète Alemane le 3 de jokorus de l'année 8122 du calendrier standard. Si mon horloge sidérale ne s'est pas déréglée, nous sommes en l'an 8188... » Il s'interrompit, se retourna et interrogea Tixu du regard. Après un rapide calcul mental, l'Orangien approuva d'un hochement de tête. « Bon Dieu, cela fait près de soixante-dix ans que nous avons quitté l'univers civilisé... » Il resta un long moment immobile devant la table de cuisson dont l'une des deux plaques magnétiques commençait à rougeoyer. Puis il se secoua, comme s'il émergeait d'un mauvais rêve, saisit un récipient d'optalumal et s'accroupit devant une citerne reliée au générateur d'oxygène. « Lorsque nous sommes sortis de notre cent quarante-cinquième bond Shlaar, nous avons perdu le contrôle de notre vaisseau, reprit-il d'une voix morne. Nous avions franchi vingt mille années-lumière et les membres de l'équipage, saisis de folie meurtrière, s'étaient entre-tués. A chaque chose malheur est bon : sans les vivres qui leur étaient destinés, il y a longtemps que je serais mort de faim ! » Il ouvrit un robinet, remplit d'eau le récipient et se releva. Ses longs bras et son allure pataude donnaient l'étrange impression qu'il se mouvait à l'intérieur d'une masse liquide. « Le vaisseau a été happé par un courant d'une puissance telle que ni les moteurs auxiliaires ni les ancres spatiales n'ont pu en infléchir la trajectoire. Nous nous sommes rendu compte que nous étions irrésistiblement attirés par le noyau de Via Lactea. Nous avons également constaté que le trou noir, d'une taille beaucoup plus importante que nous ne l'avions supposé, se développait rapidement, avalait comme une bouche de plus en plus large et jamais rassasiée les amas stellaires, les nuages gazeux et les nébuleuses du cœur de la galaxie. — Le blouf, le mal qui mange », murmura machinalement Tixu. Loter Pakullaï posa le récipient sur une plaque et ouvrit un sachet de nourriture lyophilisée. « Le blouf ? Une définition qui n'est guère scientifique mais qui a le mérite d'être évocatrice... Notre appareil a fini par s'échouer, comme tous les autres avant lui, sur cet astre mort que j'ai baptisé Arratan. Les moteurs d'inversion nous ont évité de nous écraser comme une bouse, mais les pieds d'atterrissage sont restés bloqués dans leur gaine et le bas de la carène, où sont logés les générateurs Shlaar et les propulseurs, a été pulvérisé. — Vous savez d'où proviennent les autres vaisseaux ? — De la plus grande catastrophe scientifique de tous les temps, du témoignage le plus désolant de la stupidité humaine : la loi d'Ethique H.M... » Il déversa le contenu du sachet dans l'eau bouillante, se retourna et dévisagea l'Orangien d'un air de défi. « En 7034, sous la pression du mouvement de Souveraineté humaine, le conseil des planètes de la Confédération de Naflin décida de lutter contre l'intelligence artificielle, de mettre fin à l'âge dit de l'Hégémonie Machinale. Les machines, des robots, des androïdes et des gestionnaires électroniques de mémodisques, furent entassées dans des vaisseaux Shlaar, devenus obsolètes avec l'avènement des premiers déremats, et expédiées dans l'espace. Les gouvernants de cette époque se figuraient que les vaisseaux sortiraient de la galaxie et se perdraient dans l'immensité sidérale, or c'est exactement le contraire qui s'est produit : happés par le courant dont je vous parlais précédemment, ils se sont dirigés vers le cœur et se sont échoués massivement sur cet astre, inactif depuis plusieurs millions d'années standard. — Quelle est, selon vous, la source de ce courant ? — Je gage qu'il est lié à l'activité du trou noir, mais ne le prenez pas comme une vérité scientifique, cela reste une pure hypothèse... » Il se tut et s'abîma dans la contemplation des cubes grisâtres qui se gorgeaient d'eau à l'intérieur du récipient. Des senteurs fades de viande et de légumes bouillis se répandirent dans l'air confiné de la bulle. La proximité de cet homme à la démarche de primate et au langage de savant déconcertait Tixu : il avait sous les yeux un saisissant raccourci de l'aventure humaine telle qu'elle était présentée par les néoterganiens (de Gorji Terganius, scientiste de l'Age médian et fondateur de l'école transformiste) et autres partisans de la théorie évolutionniste. Comme si l'environnement, investi de tous les pouvoirs, finissait par reprendre ses droits, comme si l'homme n'avait pas d'autre choix que de réinvestir son enveloppe animale à la fin du cycle. Il y avait quelque chose d'implacable, d'inéluctable dans cette vision des choses. Loter Pakullaï semblait victime du piège tendu par sa propre logique. Un dicton de Maravel, un continent d'Orange, revint à l'esprit de Tixu : « Crois en la bête et tu deviens la bête, crois en l'homme et tu deviens l'homme, crois dans les cieux et tu deviens dieu. » « Je ne suis pas non plus parvenu à éclaircir le mystère d'Arratan, dit Loter Pakullaï en remuant le contenu du récipient. Bien que placée en face de la bouche, elle refuse de se laisser happer. Elle devrait pourtant être prise dans le mouvement de spirale et engloutie comme ses consœurs. Heureusement pour nous (il leva la cuillère métallique et, sans tenir compte des gouttes brûlantes qui tombaient sur ses doigts, la plaça à l'horizontale à quelques centimètres de ses yeux), elle conserve une distance constante avec le bord du noyau. Elle ne se déplace pas : c'est le trou noir qui s'agrandit autour d'elle. Cette énigme possède au moins l'avantage de m'offrir un excellent poste d'observation. — Et qu'avez-vous observé ? — Mes propres réactions, surtout ! Je me retrouve dans l'étrange et inconfortable position du guetteur qui a décelé le danger mais qui se voit privé de la possibilité de prévenir les autres. J'ai eu tout le temps d'effectuer quelques calculs et de prendre conscience qu'au train où vont les choses il ne restera rien de Via Lactea dans moins d'un demi-siècle standard. Notre chère galaxie se dévore elle-même et dévore ses enfants par la même occasion. Et, faute de moyen de transport, je n'ai pas d'autre choix que d'assister, impuissant, à cette autodestruction. C'est peut-être mieux ainsi : au cas très improbable où elle aurait pris mes conclusions au sérieux, l'humanité n'aurait pas eu le temps de préparer sa migration vers d'autres galaxies, lesquelles d'ailleurs sont peut-être gangrenées par le même mal. Il vaut mieux que les hommes jouissent sans entrave des dernières années qui leur restent à vivre, ne croyez-vous pas ? A moins que vos pratiques de sorcier inddique puissent nous tirer de ce mauvais pas... » Il avait prononcé ces derniers mots avec une ironie appuyée, autant pour dissimuler le malaise qu'avait produit sur lui l'inexplicable apparition de Tixu que pour le plaisir d'exhumer ses vieux réflexes rationalistes. Quand l'eau du récipient fut entièrement évaporée, il répartit les cubes fumants dans deux assiettes creuses. Un sourire triste éclairait sa face parcheminée. Il avait également employé le sarcasme comme une provocation parce qu'il espérait sans se l'avouer que le sorcier inddique, le charlatan, l'ennemi d'autrefois, répondrait aux questions qu'il se posait et réussirait là où ses pairs et lui avaient échoué. Les deux hommes mangèrent un moment en silence, assis à même le sol. Bien que cette nourriture gorgée d'eau fût insipide, Tixu, affamé, l'apprécia comme le plus savoureux des mets. « La Confédération de Naflin a subi quelques changements, m'avez-vous dit... commença Loter Pakullaï. — Les Syracusains et leurs alliés ont anéanti l'Ordre absourate, exterminé tous les seigneurs régnants de la Confédération et instauré l'Ang'empire. La religion kreuzienne est devenue officielle, obligatoire, et les Scaythes sont employés désormais comme inquisiteurs ou effaceurs... — Effaceurs ? — Ils effacent une partie des données des cerveaux humains et y implantent de nouveaux programmes. — J'ai bien fait de me tenir à l'écart ! Les rares missionnaires kreuziens en poste sur Alemane me flanquaient déjà la trouille ! J'imagine que l'air est devenu irrespirable sur les planètes de l'univers connu... — Aussi peu respirable qu'ici... » Une lueur s'alluma dans l'œil de Loter Pakullaï qui braqua le manche de sa cuillère sur le visage de Tixu. « Je devine les raisons de votre présence sur Arratan ! s'exclamat-il. Vous présumez qu'il y a un rapport entre l'effacement des cerveaux humains par les Scaythes et l'effacement de Via Lactea ! Voilà pourquoi vous situez Hyponéros dans le cœur de la galaxie. Vous pensez que votre... comment l'avez-vous appelé tout à l'heure ? blouf, c'est ça, que votre blouf est une entité intelligente, une sorte de monstre créé de toutes pièces par les Scaythes !— Une décréation plus exactement, la conséquence d'un abandon. A quoi servirait l'écrin sans son bijou ? — Vous êtes bien généreux pour l'humanité ! Plutôt qu'à un bijou, je la comparerais volontiers à un fléau ! Pour ma part, je pense que l'univers était un éden... avant l'apparition de ces détestables produits du hasard qui ont pour nom les hommes ! » Tixu se rendit compte que le mépris de Loter Pakullaï, tourné surtout contre lui-même, révélait le profond désarroi dans lequel le plongeait la fin annoncée de la galaxie. Et sa déchéance physique n'était que l'expression incarnée de sa déchéance morale. « Je réitère ma question, monsieur le sorcier : est-ce que vos pouvoirs inddiques peuvent inverser le cours des choses ? » Sa voix avait pris une intonation solennelle et toute trace de moquerie avait déserté son visage. « Pourquoi donc devrais-je sauver de l'anéantissement ces détestables produits du hasard ? demanda l'Orangien. — Parce que, justement, vous ne croyez pas au hasard, rétorqua le Néoropéen. Et que vous vous faites probablement un devoir moral de voler au secours de vos frères humains. Mais là n'est pas le problème : avez-vous une haute opinion de votre magie ? L'estimez-vous assez puissante pour enrayer la progression du trou noir ? » Tixu reposa son assiette vide devant ses pieds croisés. Son corps rassasié, envahi d'une douce chaleur, implorait le repos. « Les actes sont plus probants que les discours, dit-il en réprimant un bâillement. Je peux vous procurer le moyen de retourner sur votre planète d'origine. — Comment ? — En vous initiant à l'antra, au son de vie, en vous apprenant à l'utiliser et en vous chargeant de répandre le Verbe sur les mondes du Centre. — Moi ? Un missionnaire de l'Indda ? Mes collègues de l'Institut en feraient des gorges chaudes ! — Quelle importance ? Le son de vie accomplira ce que vos chers collègues n'ont pas voulu ou pu accomplir : il vous fera rentrer chez vous, traverser l'espace sur une distance approximative de trente mille années-lumière. Lorsque vous aurez goûté à la puissance de l'antra, lorsque vous aurez réintégré le chœur vibrant de la création, les ricanements de vos pairs vous laisseront de marbre ou, mieux encore, vous divertiront. Je vous offre, professeur Pakullaï, l'occasion unique de vous fondre dans ces mécanismes universels que vous cherchez depuis si longtemps à comprendre. — En admettant que vous réussissiez à me réexpédier sur Alemane, les gens me percevraient comme un monstre, comme un primate doué de parole... — L'antra modifiera votre physiologie selon vos besoins. Ne cherchez pas d'autre explication à mes propres facultés d'adaptation. Que pensez-vous de ma proposition ? » Loter Pakullaï saisit un cube entre le pouce et l'index et le porta machinalement à sa bouche. La tempête faisait rage sous son crâne, comme en témoignaient les éclairs qui embrasaient ses yeux. « Rien ne vous oblige à me répondre maintenant, ajouta Tixu. Je suis fatigué et je souhaite me reposer... » Quelques heures plus tard, un bruit étrange tira de son sommeil l'Orangien, allongé sur l'ancien lit de Nahum Arratan. Il se redressa sur un coude et aperçut, étendue sur l'autre couchette, la silhouette tremblante de Loter Pakullaï, secouée de lourds sanglots. Le Néoropéen était un élève studieux mais peu doué. Il y avait en lui une part d'intellect jamais rassasiée qui l'entraînait à poser de multiples questions et l'empêchait d'atteindre le temple intérieur, la nef d'où partaient les routes de l'espace et du temps. Après que Tixu l'eut initié à l'antra, il se lança dans un interminable discours sur les ondes, les quantas et les fluides au lieu de se laisser dériver sur les subtils courants endogènes. Cette logorrhée traduisait à la fois la souffrance suscitée par l'abandon de la défroque usée et la peur d'affronter le silence, angoissant pour un individu accoutumé au bavardage intempestif et permanent du mental. Tixu ne chercha pas à le convaincre ou à le brusquer. Il comprenait que le professeur Pakullaï avait plus que quiconque besoin de temps pour reconnaître la valeur d'une initiation. Pendant que le shanyan, le nouvel initié, se débattait dans ses contradictions, l'Orangien visita les soutes de quelques-uns des vaisseaux échoués, où il découvrit, entassés les uns sur les autres, des boîtiers, des écrans-bulles, des mémodisques, des androïdes et des robots. L'oxygène étant rare sur Arratan, ils n'avaient pratiquement pas subi d'attaque de rouille. Ils semblaient simplement déconnectés, endormis, attendant qu'un prince charmant vînt les tirer de leur sommeil millénaire. « Nahum Arratan était un spécialiste en robotique, précisa Loter Pakullaï, mais il n'est pas parvenu à redonner vie à ces automates. On dirait qu'ils ont été vidés de leur substance, de leur énergie. Encore un mystère. Peut-être un effet du magnétisme d'Arratan. Ces robots possèdent pourtant des générateurs intégrés et sont censés produire l'énergie dont ils ont besoin. Avec leur aide, nous n'aurions eu aucune difficulté à réparer un vaisseau et à repartir vers les mondes habités... — Ne regrettez rien : vous bénéficiez désormais de l'aide de l'antra. — Oui, oui, bien sûr, l'antra magique, le son du miracle... » Tixu s'habituait progressivement à l'atmosphère de l'astre mort. Ses besoins en oxygène avaient considérablement diminué et la gravité ne lui posait plus aucun problème. En revanche, les visages d'Aphykit et Yelle venaient de plus en plus souvent occuper la totalité de son espace intérieur et le précipiter dans des affres de désespoir et de souffrance. Il se réfugiait alors dans la cabine de pilotage d'un vaisseau, s'asseyait sur un siège pivotant et laissait couler ses larmes. Il avait perdu le contact avec elles pratiquement le lendemain de son départ. Le lien subtil qui les rattachait à lui s'était brusquement rompu et il avait cessé de ressentir leur présence, leur chaleur, leur empreinte vitale. Il restait toutefois persuadé qu'elles n'étaient pas mortes mais qu'une force maléfique les retenait prisonnières, les maintenait dans l'inertie. Il avait conçu le projet de rebrousser chemin pour leur porter secours. Il avait prié l'antra de le ramener auprès d'elles, mais le son de vie n'avait pas tenu compte de ses requêtes et les routes qui s'étaient présentées devant lui l'avaient inexorablement éloigné de l'univers connu. Il avait alors compris qu'il ne pouvait plus faire marche arrière, que, selon les propres paroles de Yelle, « c était ainsi que devaient s'accomplir les choses »... Le chœur vibrant de la création le destinait, lui, l'Orangien, l'ancien employé de la C.I.L.T., le pauvre mortel qui avait tenté de noyer ses faiblesses dans l'alcool de mumbë, à être le soliste de l'humanité dans le pays du blouf. Il ignorait encore la nature du rôle qu'il serait amené à jouer auprès de l'Hyponéros. Il se laissait guider par une force supérieure qui n'était autre que son propre chant. Il savait seulement qu'il mettait en jeu l'essence même de son être, qu'il ne sortirait pas indemne de la confrontation. Le prix à payer était exorbitant mais il serait encore plus élevé pour les hommes et pour lui s'il refusait d'accomplir son destin. Lorsqu'il s'était glissé dans le déremat de la C.I.L.T. sur Deux-Saisons, il n'était pas seulement lancé sur les traces d'une femme dont la beauté l'avait subjugué, il s'était replacé sur le cours d'une trajectoire cruelle qu'il avait jusqu'alors inconsciemment refusée. Loter Pakullaï s'engouffra dans la bulle. Ses yeux brillants et ses gestes saccadés trahissaient une fièvre inhabituelle. Depuis une semaine, il avait repris l'habitude de s'habiller. Le bas tire-bouchonné de son pantalon et les manches de sa veste remontées jusqu'aux coudes lui conféraient l'allure d'un épouvantail, mais bien que ses vêtements ne fussent plus adaptés à sa morphologie, il ressemblait de nouveau à un être humain. Tixu, allongé sur sa couchette, comprit immédiatement les raisons de l'agitation du Néoropéen. « Bon Dieu, monsieur le sorcier inddique, vous aviez raison ! Votre foutu son m'a conduit dans une sorte de salle imaginaire où se découpaient des bouches lumineuses. J'en ai emprunté une au hasard, j'ai ressenti comme une décharge électrique et, lorsque j'ai rouvert les yeux, j'ai constaté que je me retrouvais à plus de trois cents mètres de l'endroit où je m'étais assis ! J'ai d'abord cru que j'avais rêvé ou que j'avais été victime d'une hallucination. J'ai donc recommencé l'opération une, dix, vingt fois, et à chaque tentative j'ai obtenu le même résultat. — Il faudrait maintenant songer à augmenter les distances... — C'est exactement ce que j'ai l'intention de faire, figurez-vous ! Mais pas dans l'immédiat. Je suis crevé et j'ai besoin de récupérer ! » Loter Pakullaï s'allongea sur sa couchette, tira une couverture sur lui et s'endormit en quelques secondes. Les jours suivants l'absence d'alternance jour/nuit était compensée par l'horloge sidérale de la bulle, qui affichait les dates des différents calendriers en vigueur sur les mondes du Centre Loter Pakullaï effectua de grands progrès dans la maîtrise du voyage sur la pensée. Il mettait désormais les bouchées doubles, comme s'il voulait rattraper son retard, se transportait d'un point à l'autre d'Arratan jusqu'à ce qu'il s'écroule de fatigue au pied d'un vaisseau ou à quelques dizaines de mètres de la bulle qu'il n'avait pas eu la force d'atteindre. Un excès de zèle qu'il tempérait parfois par d'oiseuses digressions sur le merveilleux ou détestable selon l'humeur du jour hasard qui avait offert de telles potentialités à l'être humain. « Des lois physiques que nous ne connaissons pas encore mais que je me fais fort de traduire en langage scientifique, marmonnait-il pendant que Tixu préparait le repas. L'effet de dédoublement a toujours existé par exemple, mais avant Anton Shlaar, un conquérant de l'Age spatial, personne n'en avait jamais entendu parler... » Il perdait peu à peu ses apparences simiesques. Il se redressait, ses poils se clairsemaient et une flamme nouvelle brillait dans ses yeux. De même les rides semblaient s'estomper sur son front. Il commençait à évoquer la possibilité d'un départ imminent et définitif, preuve que la perspective de franchir trente mille années-lumière avec la pensée comme seul moyen de locomotion ne lui apparaissait plus comme une montagne d'absurdité. « Je me demande si je pourrai me réadapter à la civilisation. Les mondes néoropéens ont dû changer en soixante-six ans. Mais peut-être préférez-vous que je reste en votre compagnie... — Vous me serez plus utile là-bas. L'antra vous permettra d'échapper à la mort mentale, à l'inquisition et à l'effacement. Dites-vous bien que chaque fois que vous initierez l'un de vos semblables au son de vie, de la même manière que je l'ai fait pour vous, vous m'aiderez à enrayer la progression du blouf. — Je n'ai pas encore établi la relation entre le trou noir et vos pratiques, je ne comprends toujours pas ce que vous fabriquez sur Arratan, mais si je parviens à regagner Néorop, je vous promets de transmettre le son de vie au plus grand nombre. — Vous parlez déjà comme un missionnaire inddique ! » Un large sourire éclaira le visage de Loter Pakullaï. « N'essayez pas de me transformer en abruti de sectateur, monsieur le sorcier ! J'approche du siècle et j'ai passé l'âge de ces conneries. Je resterai votre partisan pinailleur et reconnaissant, tout au plus... » L'ardeur néophyte du Néoropéen rappelait à Tixu ses premières expériences dans le domaine du transfert instantané, sa translation inopinée sur la plage de l'île des monagres, sa soudaine apparition dans les rues de Houhatte, le long et enivrant périple entre Selp Dik et Terra Mater. Aphykit et lui s'étaient fondus dans les couloirs impalpables de l'éther, s'étaient rematérialisés sur des mondes enchanteurs, s'étaient aimés sur des lits de fleurs, d'herbe, de sable, de roche ou sur les tissus d'un entrepôt d'Orange. Pour Loter Pakullaï, le voyage sur la pensée était lié à l'espoir d'un retour sur son monde natal, dans l'esprit de Tixu il restait à jamais associé au bonheur intense, presque douloureux, qu'Aphykit lui avait donné. Il eut l'impression que le sol s'ouvrait sous ses pieds, qu'il s'enfonçait dans une eau noire, visqueuse et glaciale, mais il fit appel à toutes ses ressources mentales pour ne pas offrir le spectacle de sa détresse à son interlocuteur. « Je m'aperçois que les sorciers inddiques souffrent comme les hommes de science ordinaires, murmura Loter à qui la pâleur subite de Tixu n'avait pas échappé. Et cette particularité aurait plutôt tendance à me les rendre sympathiques... » Trois jours plus tard, le Néoropéen arborait une mine sombre lorsqu'il franchit le sas de la bulle. Tixu crut d'abord qu'il avait perdu le mode d'emploi de l'antra, comme cela arrivait parfois aux nouveaux initiés, mais il se rendit rapidement compte que le professeur était la proie d'une incommensurable teneur. « Vous devriez m'accompagner, monsieur le sorcier. J'ai découvert un drôle de spectacle sur la face de l'astre tournée vers l'extérieur de la galaxie... » Tixu hocha la tête, se leva et jeta un long regard sur les divers objets qui jonchaient le sol de la bulle. Sa voix intérieure lui murmurait qu'il serait bientôt privé de ses sens, que se fermeraient définitivement ces fenêtres qui permettaient aux créatures vivantes d'expérimenter la création. Ses doigts se promenèrent machinalement sur son visage, épousèrent les reliefs des arcades sourcilières, du nez, des lèvres, se glissèrent entre les fils soyeux de sa barbe. Il huma longuement l'air confiné de la bulle où paressaient des odeurs de cuisine et de transpiration. Son enveloppe corporelle lui serait bientôt retirée, et avec elle l'espoir d'étreindre un jour Aphykit et Yelle. « Nous devrions joindre les mains, dit-il à Loter. — Ne soyez pas surpris d'être cloué au sol à l'arrivée : il n'y a pas de correcteur de gravité de l'autre côté et l'intensité de la pesanteur y est beaucoup plus forte... » Les deux hommes se placèrent de chaque côté d'une table pliante et tendirent les bras. A peine leurs mains se furent-elles touchées qu'ils se fondirent dans les couloirs éthériques et se rematérialisèrent, quelques centièmes de seconde plus tard, sur la face d'Arratan orientée vers les bras extérieurs de la spirale galactique. Ainsi que l'avait prédit le professeur Pakullaï, la force d'attraction les maintint rivés au sol. Les effets du correcteur de gravité et du générateur d'oxygène ne se faisaient pas sentir. Ils avaient l'impression d'être écrasés sous un fardeau de plusieurs tonnes. La bouche ouverte, le Néoropéen cherchait désespérément de l'air. Allongé sur le dos, Tixu aperçut d'abord un pan de ciel criblé d'étoiles. Puis, au prix d'un terrible effort, il parvint à tourner la tête et vit enfin la gueule immonde du blouf. CHAPITRE II Douze devront se présenter, comme les douze premiers mondes, comme les douze premières eaux, comme les douze premiers jours. Douze voix chanteront, droit ou tortueux sera leur chemin, sombre ou claire sera leur âme, longue ou courte sera leur vie. Douze étincelles jailliront, comme les douze premières fleurs, comme les douze premiers arbres, comme les douze premiers animaux. Douze cœurs déborderont, vert ou noir sera leur monde, bleus ou blancs seront leurs yeux, pâle ou brune sera leur peau. Douze pensées s'uniront, comme les douze premières femmes, comme les douze premiers hommes, comme les douze premiers enfants. Douze ardeurs triompheront, noble sera leur destin, grande sera leur renommée, infinie sera leur joie. Douze créeront le monde, comme les douze premiers désirs, comme les douze premières pensées, comme les douze premiers dieux. Onze capituleront, onze sombreront, onze seront anéantis. Qu'un seul vienne à mourir, qu'un seul vienne à faillir, qu'un seul vienne à trahir, et disparaîtra le genre humain. Le Dodeukalogue, Livre premier de la Fin des temps, « les Prophéties de Zahiel » « L'heure est venue d'aller nous recueillir devant les ultimes ennemis de la Foi, mon très cher Adaman... » Adaman Mourall acquiesça d'un mouvement de tête et emboîta le pas à son illustre interlocuteur. Ils s'engagèrent dans la cage d'un escalier qui partait du conversoir des appartements pontificaux et s'enfonçait en tournant dans les entrailles sombres, humides et froides du palais épiscopal de Vénicia. Les protecteurs, huit pour le muffi et deux pour le jeune exarque, suivaient les deux hommes à distance. Le silence absorbait les frôlements des acabas blanches et les froissements des semelles de soie sur les marches. Ces visites aux quatre corps congelés exposés dans une salle du sous-sol horripilaient Adaman Mourall, comme il exécrait d'ailleurs les « mon très cher Adaman » ou les « mon très cher fils de Marquinat » dont Barrofill le Vingt-cinquième croyait bon de parsemer ses phrases lorsqu'il lui adressait la parole. Elles se répétaient pourtant de manière quasi quotidienne depuis que le Pasteur Infaillible l'avait nommé au poste de premier secrétaire muffial. Une distinction dont Adaman Mourall, frais émoulu de l'E.S.P.S. (l'Ecole supérieure de propagande sacrée), se serait volontiers passé. Il était natif de Duptinat, comme le muffi, mais ses origines marquinatines l'avaient en l'occurrence desservi : au lieu de regagner son monde natal comme ses instructeurs lui en avaient fait la promesse, il se voyait contraint de rester sur Bella Syracusa pour une durée indéterminée et de vivre en permanence dans l'ombre de l'un des trois personnages les plus importants et les plus redoutés de l'Ang'empire. La planète impériale possédait certes des charmes indéniables, un climat d'une douceur rarement prise en défaut, des paysages d'une beauté saisissante, un peuple d'un raffinement extrême, une capitale dont la splendeur était devenue légendaire, mais elle se parait pour Adaman Mourall des couleurs et des odeurs de la nostalgie. Cela faisait maintenant plus de quinze années standard qu'il s'était glissé dans un déremat de la C.I.L.T. pour gagner l'Ecole supérieure de propagande sacrée de Vénicia. Agé de onze ans au moment de son transfert, il n'aurait jamais cru que les six saisons, les astres nocturnes, les avenues bordées d'aughineux, les cieux délavés, les immeubles trapus et coiffés de toits sombres de son monde natal lui manqueraient à ce point. A la fois factotum et confident du Pasteur Infaillible, il accompagnait le chef de l'Eglise kreuzienne dans chacun de ses déplacements et se trouvait par conséquent exposé aux innombrables attentats qui prenaient ce dernier pour cible. Dix jours plus tôt, dans le grand vestibule des appartements pontificaux, il avait échappé de justesse aux ondes destructrices d'une bombe à propagation lumineuse dont les souffles successifs avaient fauché une vingtaine de novices et de vicaires. Il en avait été quitte pour une blessure bénigne au bras et une immense frayeur il croyait également se souvenir qu'il avait laissé échapper quelques gouttes d'urine dans son colancor. j La plupart des cinq mille cardinaux de l'Eglise désertaient l'amphithéâtre des conclaves pour se livrer à leurs occupations favorites dans l'ombre de leurs appartements véniciens : l'intrigue et le complot. Adaman Mourall se demandait par quel miracle le « Marquinatole » contraction de Marquinatin et de paritole, surnom donné par les Syracusains à Barrofill le Vingt-cinquième avait obtenu deux mille six cent deux voix au septième tour de scrutin. Il présumait que le résultat surprise de l'élection muffiale avait quelque chose à voir avec les hauts responsables du vicariat, dont la présence se faisait chaque jour plus envahissante, plus obsédante dans les couloirs du palais. Quelques excursions nauséeuses dans le Caveau des Châtrés, la pièce secrète où les vicaires entreposaient leurs offrandes personnelles, leurs organes sexuels conservés dans des bulles transparentes, l'avaient conforté dans cette hypothèse. Il n'était d'ailleurs pas le seul à concevoir des soupçons sur la validité du scrutin : en moins de trois années, neuf procès en annulation avaient été intentés devant un tribunal d'exception constitué pour moitié de cardinaux et pour moitié de hauts vicaires. Adaman Mourall avait longtemps hésité avant de poser la question qui lui brûlait les lèvres, mais un soir que les deux complanétaires s'étaient retrouvés seuls dans le petit salon des appartements du muffi, il s'était lancé : « Pourquoi les cardinaux s'acharnent-ils de la sorte contre votre personne, Votre Sainteté ? » Barrofill le Vingt-cinquième, assis sur une banquette-air aussi immaculée que son colancor et sa chasuble, avait esquissé un sourire las. Des lueurs fugaces avaient embrasé ses yeux sombres, soulignés de cernes profonds. Le liséré froncé de son cache-tête accentuait l'aspect juvénile de ses traits. Il ne se poudrait pas le visage, contrairement aux cardinaux et aux courtisans, et ce manque d'afféterie élémentaire était devenu un objet de plaisanterie dans les conversoirs des palais impérial et épiscopal. « Je ne suis pas syracusain et je ne maîtrise pas davantage que vous les subtilités du contrôle A.P.D., mon très cher Adaman. — Veuillez me pardonner. Votre Sainteté, mais je ne saisis pas le rapport entre l'hostilité des cardinaux à votre encontre et les techniques d'auto-psykè-défense... » Le muffi s'était levé, s'était approché de la baie vitrée qui dominait Romantigua, le cœur historique de Vénicia, et s'était abîmé un long moment dans la contemplation du miroir assombri du fleuve Tiber Augustus. Il lui semblait que les étoiles se faisaient chaque nuit moins nombreuses sur le velours indigo du ciel, traversé par les lueurs vives des premiers satellites nocturnes. « Le rapport ? avait-il repris d'une voix morne. Même si vous passiez toute votre vie à tenter de maîtriser le contrôle des émotions, vous ne réussiriez jamais à avoir l'air d'un Syracusain. J'ai beau être le Pasteur Infaillible, le chef suprême de l'Eglise kreuzienne, je reste avant tout le Marquinatole, le paritole marquinatin, un intrus, et de la même manière que les défenses immunitaires se mobilisent pour neutraliser un virus, les Syracusains se démènent pour m'éliminer et installer un des leurs sur le trône pontifical. — Pourquoi les vicaires vous apportent-ils leur soutien ? Ils usent chaque fois de leur droit de veto pour empêcher le tribunal d'exception d'annuler votre élection. — N'oubliez jamais, mon très cher Adaman, qu'ils ont sacrifié leurs organes génitaux pour ignorer les tourments de la chair et se consacrer corps et âme à leur tâche. Ce sont donc des fanatiques, jaloux de leurs prérogatives et soucieux uniquement de l'expansion de notre très sainte Eglise. Ils estiment probablement qu'un paritole est moins perméable qu'un Syracusain aux influences courtisanes... » Le muffi n'avait pas cru bon de divulguer les tractations secrètes qui l'avaient porté sur le trône kreuzien. D'une part l'esprit de son jeune complanétaire était l'objet d'incessantes perquisitions mentales et les Scaythes inquisiteurs ne devaient y trouver que ce qu'il voulait bien y mettre, d'autre part il avait besoin d'éclaircir les zones d'ombre, assimilables à des trous de mémoire ou à des programmes d'effacement mental, qui subsistaient sur la nature de ses liens avec le vicariat. Toujours suivis des protecteurs protecteurs, inquisiteurs, effaceurs ou tueurs mentaux ? se demandait parfois Adaman Mourall , les deux Marquinatins s'engouffrèrent dans une galerie aux parois et à la voûte tapissées d'une épaisse couche d'optalumal, un alliage de métaux que ne pouvaient transpercer les déflagrations lumineuses ou ondulatoires. Ces blindages, en principe inviolables, faisaient partie de l'héritage légué à son successeur par le muffi Barrofill le Vingt-quatrième que la cour avait affublé post mortem des doux surnoms de « tyran de Vénicia », « monstre du palais » ou encore « diable komodien ». Même si ces galeries chichement éclairées par quelques bulles flottantes lui inspiraient terreur et dégoût, Adaman Mourall s'y sentait paradoxalement en sécurité... à moins bien entendu que l'un de ses protecteurs fût un effaceur à la solde d'un cardinal, d'une grande famille syracusaine, d'une guilde professionnelle, voire de Menati Imperator en personne, une éventualité que l'exarque s'empressait de balayer en songeant aux morphopsychologues qui se relayaient en permanence devant les écrans-bulles de surveillance du palais. Capables de reconnaître les Scaythes, même dissimulés sous l'ample capuchon de leur acaba, à des centaines de détails qui échappaient à l'attention du commun des mortels, ils n'auraient jamais laissé entrer un protecteur sur lequel ils auraient eu le moindre doute. Des relents de putréfaction paressaient dans l'air confiné. Les bulles-lumière, de plus en plus rares, ondulaient au gré d'imperceptibles souffles d'air et dispensaient un éclairage fuyant. Après avoir longé une dizaine de portes métalliques rongées par la rouille et fermées par des serrures magnétiques à code, ils s'immobilisèrent devant un sas rond, blindé, muni des systèmes de sécurité les plus perfectionnés. Le muffi extirpa un minuscule boîtier noir d'un repli de sa chasuble et ses doigts coururent sur les touches du clavier intégré. Au bout de quelques secondes, trois claquements successifs retentirent et le sas pivota silencieusement sur ses gonds. Les protecteurs, figés à une dizaine de pas des deux ecclésiastiques, ressemblaient à des spectres. Adaman Mourall attendit que Barrofill le Vingt-cinquième se fût engagé dans la bouche arrondie et noire pour esquisser, de manière tout à fait puérile, une grimace de réprobation dans son dos. « Venez, mon cher Adaman ! » L'exarque se fendit d'un long soupir avant de pénétrer à son tour dans une petite pièce aux murs et au plafond recouverts d'optalumal. Une bulle sensitive s'emplit de lumière blanche et vint lentement survoler quatre sarcophages transparents posés sur des socles de conservation cryo. Les contours des corps inertes se devinaient sous le léger voile de condensation qui embuait les parois de verre. Les embaumeurs cryo du palais épiscopal leur avaient retiré leurs vêtements pour éviter les réactions chimiques intempestives, l'indice de conservation des étoffes n'étant pas le même que celui des cellules humaines. Malgré la répulsion qui s'emparait de lui, Adaman Mourall ne pouvait empêcher son regard de se poser tour à tour sur ces deux femmes, cet homme et cette fillette congelés depuis plus de trois ans. Bien que radicalement différentes l'une de l'autre, les deux femmes étaient d'une grande beauté : l'une avait de longs cheveux pailletés d'or, une peau d'une blancheur neigeuse et la finesse de ses traits n'avait d'égale que la perfection de son corps (pour autant que pût en juger un homme d'Eglise tenu par ses vœux de chasteté). « Aphykit Alexu, avait précisé le Pasteur Infaillible la première fois qu'il avait entraîné son secrétaire dans cette pièce. Une Syracusaine, une Vénicienne même. Surnommée Naïa Phykit, la mère universelle, par les partisans des guerriers du silence... Fille unique de Sri Alexu, l'un des derniers maîtres de la science inddique. — La science inddique ? — Une pratique assimilable à de la sorcellerie, une abomination. Que vous apprend-on à l'E.S.P.S. ? Selon toute probabilité, la fillette est le fruit de ses amours avec un dénommé Tixu Oty, un ressortissant d'Orange. Quant aux deux autres, nous ignorons leur nom, nous savons seulement qu'ils sont d'extraction jersalémine... » A chaque visite, un ineffable voile de tristesse glissait sur le visage de Barrofill le Vingt-cinquième lorsque son regard se posait sur le couple originaire de Jer Salem. Adaman Mourall devinait que l'image de cet homme et de cette femme aux caractéristiques physiques identiques cheveux longs et lisses, arcades sourcilières proéminentes, nez busqué, peau brune tirant sur le bronze à cause des produits cryogénisants, toison pubienne large et fournie renvoyait le muffi à la terrible décision qu'il avait dû prendre lors des premiers mois de son ministère : l'anéantissement total de Jer Salem, le satellite de glace de la planète Franzia, et l'extermination de ses cent quarante mille habitants classés à l'Index comme grands hérétiques. L'exarque évitait quant à lui de s'attarder sur le corps de la fillette, dont les embaumeurs cryo semblaient avoir pris un malin plaisir à exhiber la vulve. Ce fruit fendu et défendu ! le fascinait d'autant plus qu'il était vert, glabre, obscène dans son extrême nudité. Il se rendait compte avec horreur qu'il souffrait du même dérèglement que bon nombre de cardinaux. Il luttait de toutes ses forces contre cet exécrable penchant mais savait pertinemment qu'il finirait un jour par céder, qu'il ferait appel à l'un de ces réseaux clandestins de chair humaine pour se livrer aux pires abominations dans le secret de ses appartements. Il chassa les noires pensées qui l'assaillaient, s'adossa à un mur et observa le muffi, statufié devant un caisson, les yeux larmoyants. Le comportement du Pasteur Infaillible le déconcertait. Qu'est-ce qui poussait Barrofill le Vingt-cinquième, l'homme qui régnait sur une pieuvre de plusieurs millions de tentacules et plusieurs centaines de milliards de sujets, à venir se recueillir au milieu de ces quatre corps cryogénisés ? Ce rituel absurde avait-il un rapport avec ses longues escapades solitaires dans d'autres galeries oubliées du palais ? Avec cette mystérieuse voix intérieure à laquelle il faisait parfois allusion ? Bien qu'il le fréquentât de manière quasi quotidienne depuis près de deux années standard, Adaman Mourall rencontrait certaines difficultés à comprendre son complanétaire. C'était un être à deux visages, comme ces sculptures à double face des anciens temples jahokyoïstes des mondes du Levantin : en public il manifestait une détermination implacable, un fanatisme terrifiant, mais son armure de certitudes se disloquait sitôt qu'il se retirait dans ses appartements. Il semblait alors accablé par le poids de sa charge, tourmenté par les doutes, rongé par les remords. Les vicaires assiégeaient son bureau à toute heure du jour et de la nuit, harpies noires et caquetantes qui exigeaient sans cesse de nouvelles mesures de répression auxquelles il finissait presque toujours par consentir. Ainsi, sous la pression des eunuques de la Grande Bergerie, étaient venus s'ajouter au supplice de la croix-de-feu et aux offices généraux d'effacement les humiliations publiques, cérémonies au cours desquelles les pénitents se flagellaient ou se transperçaient l'abdomen de fines aiguilles d'optalium doré, les punitions conjugales ou parentales, les effacements radicaux et d'autres pratiques dont le dénominateur commun était la mutilation volontaire du corps et de l'esprit. Le muffi tomba à genoux et écarta les bras. Les larmes coulaient en abondance sur ses joues hâves. Il présentait tous les symptômes de la béatitude mystique telle que la décrivait le grand Armonius d'Estrée dans son ouvrage holo sur les grâces et autres manifestations divines : yeux révulsés, traits baignés d'une lumière intérieure intense, bouche entrouverte comme s'il s'abreuvait à la source invisible des mondes célestes. Ce n'était pas la première fois qu'Adaman Mourall était le témoin d'un transport extatique de Barrofill le Vingt-cinquième mais ce spectacle continuait d'éveiller en lui un sentiment de malaise. Le Berger suprême de l'Eglise éprouvait-il donc le besoin morbide de se repaître de la vue de ces quatre cryos pour accéder à la grâce ? L'atmosphère sinistre de la pièce commençait à vriller les nerfs de l'exarque. Outre la répulsion que suscitaient en lui ces demi-cadavres, il ne ressentait rien d'autre qu'un désir malsain devant la fillette et une indifférence totale devant l'homme et les deux femmes. Il lui tardait à présent de remonter à la surface de l'océan de bruit et de fureur qui submergeait le palais épiscopal. Il devrait certes naviguer au milieu des attentats, des complots, des intrigues, des jalousies, des perfidies, mais il aurait au moins la sensation d'être vivant. Après un moment qui parut interminable à son secrétaire, le muffi se départit enfin de son immobilité et se releva. Il ne tenta pas d'essuyer ou de dissimuler les larmes qui emperlaient ses cils. « Ne perçois-tu donc rien, mon cher Adaman ? » Sa voix se répercuta sur les murs de la pièce. Adaman Mourall se figea, feignit de tendre l'oreille puis secoua lentement la tête. Le tutoiement allait de pair avec la question, toujours la même, à laquelle il apportait toujours la même réponse. « Aucune voix intérieure ne daigne m'adresser la parole, Votre Sainteté ! Je ne suis qu'un misérable serviteur du Kreuz, l'un de ces innombrables anonymes qui hantent votre demeure... — Le Kreuz ne tient pas compte du rang mais des mérites. — Je suppose en ce cas que piètres sont mes mérites puisqu'il ne me parle pas ! — Cessez donc de vous déconsidérer, mon cher Adaman, et apprenez à écouter avec votre âme. » Agacé, le secrétaire préféra changer de sujet. « Qu'est devenu Tixu Oty d'Orange, le père présumé de cette fillette ? — Il a disparu. Certains affirment qu'il est mort, d'autres qu'il a perdu la raison et qu'il erre de monde en monde, d'autres encore qu'il s'est réfugié dans un univers parallèle pour préparer son avènement. Ses sectateurs l'appellent Sri Lumpa ou Sri Lumba, seigneur Lézard dans l'idiome d'un peuple aborigène de la planète Deux-Saisons. — Il ne s'est jamais manifesté ? Ses partisans n'ont jamais cherché à délivrer les quatre cryos ? — C'est ce qu'avait secrètement espéré le sénéchal Harkot en exposant, pendant plus d'une année standard, les sarcophages de Naïa Phykit, de sa fille et des deux Jersalémines dans une salle publique de l'ancien palais seigneurial. Mais, soit que les guerriers du silence n'existent pas, soit qu'ils ne possèdent pas les pouvoirs magiques que leur prêtent les croyances populaires, la nasse du sénéchal est restée vide et il a fini par accepter ma requête. — Pourquoi donc avez-vous fait des pieds et des mains pour entrer en possession de ces sinistres gelés, Votre Sainteté ? » Le muffi fit quelques pas entre les sarcophages transparents. Un subtil bourdonnement s'élevait des socles de conservation. Pendant quelques secondes il examina attentivement le visage d'Aphykit Alexu, comme s'il cherchait à percer son mystère. « Les guerriers du silence sont des antékreuz, des ennemis de la Foi, du Verbe Vrai, et il nous revient par conséquent de les surveiller, répondit-il d'un ton neutre. En outre il nous paraissait urgent de les soustraire à la curiosité de la population, naturellement encline à suivre l'exemple hérétique. Je souhaitais enfin les avoir sous les yeux pour renforcer ma détermination et ne pas succomber à la tentation de la mansuétude... » Adaman Mourall devina que son auguste interlocuteur ne lui disait pas la vérité, ou plus exactement qu'il s'en tenait à une version officielle destinée à rassurer son entourage. Il prit soudain conscience que le muffi, dont l'esprit semblait imperméable aux inquisitions mentales contrairement au sien, se servait de lui pour aiguiller ses ennemis sur de fausses pistes. Cette constatation abandonna un goût d'amertume dans sa gorge. Il avait cru, avec une naïveté confondante, que Barrofill le Vingt-cinquième lui avait accordé son amitié et son estime parce qu'ils étaient liés par des origines communes et que, loin du monde natal, les complanétaires font des compagnons recherchés, appréciés, il s'apercevait qu'il n'était qu'un modeste pion dans un jeu aux règles nébuleuses, incompréhensibles. « Vous voici bien pâle, mon cher Adaman... » L'exarque déploya les maigres ressources de son contrôle A.P.D. pour masquer de son mieux le trouble qui s'était emparé de lui. « L'odeur des produits cryo me donne la nausée... » bredouilla-t-il. Il comprenait désormais qu'il serait un otage jusqu'à la fin de ses jours, l'otage du « Marquinatole », l'otage des cardinaux et des vicaires, l'otage de ses pulsions vénéneuses, l'otage des réseaux de chair humaine... Le petit Adaman Mourall, l'orphelin insouciant et frondeur de Duptinat, était définitivement mort. Pendant que le chœur des novices entonnait le chant d'action de grâces, le muffi laissa errer son regard sur l'assistance. Il avait immobilisé sous le plafond sculpté de la nef la loge pontificale dont il manipulait lui-même les commandes. La lumière de Rose Rubis, l'astre du premier jour, entrait à flots par les vitraux ogivaux et tombait en colonnes pourpres sur les dalles de marbre de l'allée centrale. De subtiles odeurs d'encens embaumaient l'air encore frais de la première aube. Les vagues rouges et violettes des quelque mille cardinaux permanents de Vénicia submergeaient les rangs les plus proches de l'autel, autour duquel trois des leurs concélébraient l'office de prime matine. Venaient ensuite les travées courtisanes où se côtoyaient les grandes familles syracusaines selon un protocole complexe dont seuls deux ou trois érudits n'avaient pas encore égaré les clés. Les dernières places avaient été prises d'assaut par les représentants des guildes professionnelles et des familles mineures, lesquels avaient dû, pour avoir le privilège d'assister à l'office bihebdomadaire du grand temple, rétribuer grassement les exarques responsables des sièges et grâces éphémères. Enfin, les Scaythes avaient été regroupés près du mur du fond, entre les piliers de soutènement. Bien qu'ils fussent pour la plupart revêtus de l'acaba blanche de la protection, il se trouvait probablement parmi eux quelque effaceur ou quelque inquisiteur à la solde de grands courtisans, de cardinaux ou de délégués mal intentionnés. Une deuxième loge volante, la seule avec la loge muffiale à être autorisée dans l'enceinte du bâtiment, abritait Menati Imperator, son épouse dame Annyt Passit-Païr, leurs enfants, deux garçons et une fille âgés tous les trois de deux ans et sept mois fruits d'une fécondation E.U.I.V. (ex-utero-in-vitro), ils avaient tous été conçus en même temps et les trois gouvernantes. Le muffi distinguait, se découpant sur le fond de pénombre de la loge, le visage bouffi du cadet des Ang dont les yeux éteints étaient des puits insondables. Depuis le procès et la longue agonie de dame Sibrit, l'ancienne impératrice, Menati Imperator avait cessé toute relation directe avec le Pasteur Infaillible et se contentait de lui dépêcher des mandataires lorsque le pouvoir temporel n'avait pas d'autre choix que de composer avec le pouvoir spirituel. Barrofill le Vingt-cinquième le soupçonnait d'orchestrer certains attentats perpétrés dans les couloirs du palais épiscopal. On disait également du maître de l'univers qu'il s'étourdissait dans d'interminables bacchanales, qu'il exigeait des servantes et des courtisanes qu'elles déambulent nues sous leur cape ou leur robe pour pouvoir les prendre à n'importe quel moment des jours et des nuits, qu'il abusait des mégastases, des drogues chimiques qui permettaient la multiplication des assauts, qu'il poussait son épouse dame Annyt dans les bras de qui voulait bien l'honorer, qu'il mangeait et buvait plus que de raison, que ses appartements étaient de véritables écuries, que ses hôtes et lui-même se vautraient dans leurs propres excréments et dans le sang de leurs victimes... Il avait même déclenché un scandale en tentant de violer Zanayat de Frondebert, une célèbre danseuse de sohorgo de l'Age médian, dans les coulisses du théâtre impérial. Ces rumeurs étaient probablement dénuées de fondement mais il n'en restait pas moins vrai que Menati Imperator avait abdiqué de ses fonctions, donné les pleins pouvoirs au sénéchal Harkot et encouragé les grands courtisans à dilapider l'argent public. Le muffi supposait qu'il était victime d'un effacement sournois qui arrangeait bien les affaires des uns et des autres. Il semblait se vider lentement de sa substance vitale, se dépouiller de son être. En revanche il ne cessait de grossir comme s'il chargeait son corps de reconquérir l'espace abandonné par son esprit. La poudre blanche dont les maquilleurs impériaux lui enduisaient le visage se délitait dans les innombrables replis de son menton. Son ventre proéminent tendait la soie de son colancor bleu nuit et écartait les pans de sa cape de tissu-vie. Recroquevillée sur la banquette de la loge, dame Annyt paraissait cadavérique à ses côtés. L'ancienne égérie du mouvement révolutionnaire et clandestin du Mashama avait reçu plusieurs implants d'effacement : un premier pour oublier Marti de Kervaleur, son amour de jeunesse, un second pour oublier son ancien fiancé Emmar Saint-Gai, un troisième pour oublier son passé sulfureux et quelques autres pour neutraliser sa pudeur et la contraindre à se plier aux extravagances sexuelles de son impérial époux. Le résultat de ces amnésies successives était qu'elle avait perdu toute notion d'individualité, qu'elle n'était plus qu'une ombre de chair ouverte aux désirs des autres mais incapable d'éprouver et d'exprimer la moindre envie personnelle. Les courtisans qui se vantaient de se servir d'elle pour assouvir leurs instincts et concrétiser leur rêve de puissance, car posséder la première dame de l'univers, c'était posséder une partie de cet univers la surnommaient la « porte ouverte du septième ciel » ou encore les « voies très pénétrables de l'Ang'empire ». Le muffi ressentait de la compassion pour elle, cette même compassion qu'il avait éprouvée devant le visage altier ou le corps en croix de dame Sibrit. Pendant les dix jours qu'avait duré l'agonie de la fille de l'illustre Alloïst de Ma-Jahi, il s'était rendu au pied de la croix-de-feu dressée sur la place principale de Vénicia et avait contemplé, avec des larmes dans les yeux, les ravages produits par le feu puisé sur la peau de la suppliciée. Elle s'était lentement métamorphosée en une masse informe de chair craquelée, calcinée et purulente. Ses merveilleux yeux bleus, autrefois célèbres sur toutes les planètes de l'Ang'empire, avaient éclaté et le vitré s'était incrusté sur ses pommettes et ses joues. Barrofill le Vingt-cinquième avait été envahi des mêmes sensations que devant la croix-de-feu de dame Armina Wortling, sur Marquinat, en un temps très lointain où il s'appelait encore Fracist Bogh. Il avait pris sur lui une partie de la souffrance de l'ex-impératrice et l'avait accompagnée jusqu'au seuil de la mort. Comme ces martyrs du kreuzianisme primitif dont le sacrifice avait permis l'expansion du Verbe Vrai, dame Sibrit lui avait transmis le feu de la liberté, de la vie, avant de s'éteindre. Il avait pris conscience qu'il avait accédé au trône pontifical pour délivrer les mondes de l'univers connu du joug pesant de l'Eglise. Il avait pensé aux millions de quarantains qu'il avait fait gazer dans le Terrarium Nord d'Anjor, aux milliers d'hérétiques qu'il avait condamnés au supplice de la croix-de-feu à combustion lente, aux milliards d'êtres humains qui vivaient dans la terreur des inquisitions, des effacements et des châtiments, et un immense désespoir s'était emparé de lui. C'est alors qu'il avait perçu la voix, ce murmure à la fois clair et diffus, proche et lointain, qui provenait d'une zone oubliée de lui-même. Il aurait été incapable de la localiser de manière précise : tantôt il avait l'impression qu'elle surgissait d'un recoin de son esprit, tantôt qu'elle montait de son cœur, tantôt qu'elle résonnait dans son bas-ventre. Elle était intérieure, sans aucun doute, mais elle lui semblait parfois étrangère à lui-même, comme le souffle d'un être immatériel qui aurait pris possession de son corps. Qui lui parlait de la sorte ? Un démon, un archange ? Le Kreuz lui-même ? Avait-il reçu la grâce ? Etait-il envoûté par les forces diaboliques des mondes infernaux ? Il s'était demandé s'il n'était pas la cible d'un effacement, mais cette hypothèse ne tenait pas dans la mesure où la principale caractéristique des effacements était justement que la victime ne décelait pas les modifications apportées à son cerveau. La voix s'accompagnait d'un fourmillement agaçant au niveau du plexus solaire, une démangeaison qu'il ne parvenait pas à soulager et dont les médecins du palais se montraient incapables de déterminer la cause. « Vous avez une santé de fer, Votre Sainteté », concluaient-ils invariablement avec un petit sourire d'excuse. La voix lui avait suggéré de se rendre dans une pièce condamnée de la bibliothèque du palais épiscopal. Il avait résisté dans un premier temps, croyant qu'il souffrait d'un début de schizophrénie, puis au bout de cinq nuits d'insomnie, il avait fini par obtempérer, autant par curiosité que par lassitude. Il avait donc prié les exarques et les novices de ne le déranger sous aucun prétexte, s'était enfermé dans la bibliothèque, avait traversé plusieurs pièces en enfilade et avait découvert, dissimulée derrière un pan de mur coulissant, une porte arrondie et blindée. Là, il lui avait suffi de suivre les instructions de la voix pour composer le code d'ouverture sur le clavier de la serrure. La porte s'était ouverte dans un horrible grincement. Il s'était glissé dans une immense salle au plafond inégal et bas, où régnait une suffocante odeur de moisissures et de produits chimiques de conservation. Le rayon de sa torche avait balayé le sol de béton écaillé et révélé d'interminables étagères couvertes de livres-holo, de livres-films et d'antiques livres-papier. La voix l'avait ensuite orienté dans un véritable labyrinthe de rayonnages et de couloirs, l'avait conduit près d'une armoire métallique et avait guidé sa main vers un petit livre-film inséré, sur la tablette centrale, entre deux ouvrages imposants de l'Age médian. En parfait état de conservation, cet opuscule relatait la retraite du Kreuz dans le grand désert d'Osgor, le satellite industriel de Syracusa. Le muffi avait tourné les pages imputrescibles, serties de minuscules écrans où se déroulaient en boucle des séquences animées et sonorisées illustrant les textes. Il avait été bouleversé lorsque, pour la première fois de sa vie, il avait vu le visage et entendu la voix du Kreuz, un homme d'une quarantaine d'années au crâne rasé et aux yeux perçants. Torse nu, assis à même le sable, le fondateur de l'Eglise parlait du trésor le plus précieux de l'être humain, de l'âme, de cette fleur fragile qui se flétrissait si on l'enfermait dans les jugements et les faux-semblants. Il ponctuait chacune de ses phrases d'une exclamation sonore ou d'un rire tonitruant et brandissait de temps à autre le long bâton noueux qui gisait à ses pieds. Malgré l'exiguïté des écrans-pages et l'ancienneté de l'enregistrement holo, une force inouïe se dégageait de lui, une énergie guerrière que tempéraient à peine ses éclats de joie et de légèreté enfantines. Sans doute subjugué par son sujet, l'opérateur holo n'avait pas eu la volonté ou le réflexe de tourner son objectif vers l'auditoire, et bien que cette scène eût été enregistrée quelque cinquante siècles plus tôt, le muffi avait eu le sentiment que le Kreuz ressuscité s'était adressé à lui seul, avait surgi d'un lointain passé pour donner un nouveau sens à sa quête, cette quête qui, conditionnée par l'enseignement des écoles de propagande sacrée, s'était jusqu'alors traduite par une attitude fanatique, par une négation de son humanité. La voix lui avait ensuite conseillé d'apprendre à protéger son esprit des inquisitions, des effacements et de la mort mentale. Il avait refermé le petit livre-film à regret, se promettant de revenir le consulter aussi souvent que possible. Puis, toujours obéissant aux injonctions de la voix, il s'était dirigé vers un rayonnage mural d'où il avait extrait un livre-papier âgé de plus de quatre-vingts siècles à en juger par la date qui figurait au bas de la deuxième page : 12 de cembrius année 49. Un ouvrage antérieur au Kreuz, rédigé en spatiel, la langue primitive des colons de l'espace, et dont la couverture de cuir épais, traité aux produits de conservation, ne mentionnait ni titre ni auteur. Les quelques rudiments de spatiel inculqués à chaque membre de l'Eglise, une matière que les aspirants et novices tenaient pour particulièrement rébarbative, avaient été fort utiles au muffi. A la lumière faiblissante de la torche, il était parvenu, non sans difficulté, à déchiffrer le texte, une longue introduction à la symbolique et la fréquence vibratoire des graphèmes de l'Indda, présenté comme le langage des dieux oubliés et des premiers humains. Ainsi donc, la bibliothèque secrète du palais épiscopal abritait des fragments de la science inddique, classée à l'index des hérésies majeures depuis plus de quarante siècles. Certaines lettres ou certains groupes de lettres des pictogrammes plutôt que des lettres avaient des fonctions très précises de guérison ou de protection mentale. L'auteur anonyme expliquait qu'il suffisait de les tracer de manière indélébile sur la matière tendre et impressionnable de l'esprit pour qu'ils deviennent opérants. Barrofill le Vingt-cinquième avait scrupuleusement suivi les différentes procédures préconisées par l'ouvrage : établir le silence intérieur, identifier les douze graphèmes protecteurs imprimés sur les dernières pages, les mémoriser, apprendre à les différencier et à les retracer mentalement. Il n'avait remarqué aucun changement spectaculaire les premiers temps, hormis une immense fatigue qu'il avait mise sur le compte du manque de sommeil, et il en avait conçu un sentiment de déception, de frustration. Exténué, songeur, il était sorti de la bibliothèque après avoir soigneusement brouillé le code d'accès de la pièce secrète et s'était rendu directement dans ses appartements pour s'y reposer, priant l'armée pépiante de ses secrétaires d'annuler ou de reporter ses rendez-vous du jour de Rose Rubis. C'était seulement lorsqu'il s'était allongé sur son lit à suspension-air qu'il avait commencé à ressentir les effets des graphèmes inddiques. Une chaleur intense lui avait embrasé le corps. La sensation l'avait envahi d'être tombé dans un brasier dévorant et l'image des croix-de-feu lui avait effleuré l'esprit. Il s'était tordu un long moment sur le lit sans parvenir à apaiser l'intolérable douleur qui se diffusait dans ses membres, dans son ventre, dans sa colonne vertébrale, dans sa tête. Il avait cru sa dernière heure arrivée et un chœur de hurlements s'était élevé à l'intérieur de lui, l'avait transpercé, l'avait dépecé, comme si tous les malheureux qu'il avait expédiés à la mort, les quarantains du Terrarium Nord d'Anjor, les officiants des religions traditionnelles d'Ut-Gen, les Jersalémines, dame Sibrit et tous les autres étaient revenus de l'au-delà pour le tourmenter. La rumeur avait enflé démesurément, accentuant la sensation de brûlure. Des larmes de sang avaient roulé sur ses joues, avaient semé des fleurs pourpres sur son colancor, sur le haut de sa chasuble, sur le couvre-lit de soie, sur le carrelage de marbre. Puis, alors qu'il était sur le point de sombrer définitivement dans le néant, le vacarme, la chaleur et la douleur s'étaient subitement estompés et une vibration subtile, fraîche comme une brise matinale, avait résonné dans le silence rétabli de son temple intérieur. Dès lors il avait acquis la certitude, une certitude intuitive que n'ébranlaient pas les doutes qui venaient de temps à autre l'assaillir, que les douze symboles de l'Indda dressaient un infranchissable barrage face aux Scaythes inquisiteurs, effaceurs ou tueurs mentaux. Il s'était demandé si son prédécesseur, Barrofill le Vingt-quatrième, n'avait pas lui-même bénéficié de cette protection : nul n'était parvenu à percer les intentions véritables de l'ancien Pasteur Infaillible, pas même ses proches. L'ancien « tyran de Vénicia » avait-il également recouru à des techniques relevant de la sorcellerie pour arriver à ses fins ? Par quel sortilège mental avait-il poussé son successeur Fracist Bogh à choisir le nom de Barrofill, un mot qui symbolisait désormais la débauche et la perversion sur tous les mondes de l'Ang'empire ? Le muffi pressentait que des liens occultes l'enchaînaient au vieillard retors qui avait régné avant lui sur l'Eglise. Une amnésie partielle qui ressemblait fort à un effacement le confortait dans cette hypothèse : il ne se souvenait plus de ce qu'il avait fait ou dit durant les quelques heures qui avaient précédé la mort de Barrofill le Vingt-quatrième. Il ne s'agissait pas de sommeil — il se serait rappelé les gestes familiers accomplis au moment du coucher ou la désagréable sensation d'un réveil en sursaut, mais d'un véritable trou noir, un vide opaque dans lequel il lui était impossible de pénétrer. Bien qu'à l'abri des perquisitions mentales, il avait gardé ses protecteurs pour ne pas éveiller les soupçons de ses détracteurs. Il avait décidé de s'adjoindre un secrétaire personnel (quitte à alimenter les rumeurs persistantes d'homosexualité qui couraient sur son compte), un esprit découvert dans lequel il pourrait glisser des informations destinées à égarer ses ennemis. Il avait jeté son dévolu sur Adaman Mourall dont il apercevait la frêle silhouette bleu et vert au milieu de la mer rouge et violette des cardinaux. Il regrettait d'utiliser son jeune complanétaire comme un leurre mental, car il appréciait sincèrement sa faconde et son humour, mais il avait estimé indispensable de nouer des liens affectifs avec son confident officieux pour donner de la crédibilité à son stratagème. Et, à en juger par le comportement aberrant des cardinaux et courtisans qu'il choisissait de combattre, il constatait que son initiative était couronnée de succès. Pendant que ses adversaires se perdaient en conjectures, il effectuait des visites régulières à la salle secrète de la bibliothèque interdite, compulsait le livre-film du Kreuz, s'imprégnait de sa Parole, feuilletait d'autres ouvrages de moindre intérêt, apprenait les graphèmes inddiques de guérison. Sa voix intérieure ne se manifestait plus que de manière épisodique et ne lui apportait aucun élément nouveau, comme si elle se contentait dorénavant de ressasser ses consignes. Parallèlement à ces activités qui occupaient une bonne partie de ses secondes nuits, il se rendait chaque jour en compagnie d'Adaman Mourall dans la salle du sous-sol où étaient exposés les quatre corps cryogénisés. Devant les sarcophages transparents, des transports incontrôlables le saisissaient et le déposaient au bord du ravissement. Incapable de fournir une explication cohérente à cette exaltation, il devinait toutefois qu'elle avait un rapport avec les heures passées dans la pièce secrète de la bibliothèque. Ces visages et ces corps inertes tissaient avec le Verbe du Kreuz, avec les graphèmes de l'Indda, une trame immatérielle qu'il ne parvenait pas encore à saisir. Le sénéchal Harkot avait accepté de lui confier les quatre guerriers du silence mais il n'avait pas poussé la prodigalité jusqu'à lui remettre leurs codes cryo (la combinaison chimique de l'A.D.N. de chacun des congelés et des produits de cryogénisation). Les embaumeurs de l'Eglise les avaient dévêtus, lavés, leur avaient injecté un liquide colorant pour leur redonner une acceptable teinte carnée, les avaient disposés dans des sarcophages à basse température mais, privés des indispensables codes, ils demeuraient dans l'incapacité de les ramener à la vie. Barrofill le Vingt-cinquième avait tenté de rentrer en possession des précieux échantillons, prélevés sur les corps quelques heures après leur cryogénisation. Le responsable de l'interlice impériale lui avait fait répondre que ces pièces relevaient de la sécurité intérieure de l'Ang'empire et qu'il n'était par conséquent pas possible de les confier au pouvoir ecclésiastique. L'office de prime matine s'achevait. Ce n'était pas un office d'effacement, l'un de ces rituels mensuels conçus par les vicaires où les Scaythes entraient à volonté dans l'esprit des fidèles pour y planter, selon la version officielle, les germes de la Vraie Foi, pour y semer, selon la rumeur, des programmes d'amour, de haine, d'incompétence ou de folie. On prétendait qu'une femme qui pénétrait dans le temple amoureuse d'un homme en ressortait éprise d'un autre, qu'un homme sain d'esprit se retrouvait subitement amputé d'une grande partie de son potentiel cérébral, qu'un autre était soudain saisi d'une irrépressible envie de salir l'honneur de son meilleur ami, qu'un autre enfin s'avançait tout sourires et tendu de désir vers une femme qu'il étranglait le jour suivant... On affirmait que les courtisans passaient une moitié de leur temps à corrompre les effaceurs et l'autre moitié à en subir les atteintes. Le muffi présumait que les Scaythes en profitaient pour opérer d'autres changements dans les cerveaux qu'ils étaient chargés d'effacer, des changements subtils qui servaient un dessein connu d'eux seuls. Des changements auxquels il n'était pour l'instant pas en mesure de s'opposer. Il avait seulement entrebâillé une porte, il lui fallait en apprendre davantage dans la pièce secrète de la bibliothèque ou auprès des guerriers du silence endormis. Le chant d'action de grâces s'éleva dans la nef. Alignés devant l'autel, les trois officiants accomplirent la bénédiction rituelle et les travées du fond commencèrent à se vider lentement. Les rayons de Rose Rubis teintaient de pourpre les volutes d'encens qui s'entrelaçaient autour des chapiteaux des piliers. Un large sas s'ouvrit sur le haut d'un mur et découvrit un passage dans lequel la loge impériale s'engouffra. De l'autre côté, sur une terrasse, attendaient dix personnairs frappés des sceaux impériaux et un bataillon de mercenaires de Pritiv reconvertis en gardes du corps. Après que les cardinaux et les novices du chœur eurent à leur tour quitté l'enceinte du grand temple, le muffi programma sur la console de bord le parcours de sa propre loge. Elle survola les bancs vides, incurva sa trajectoire à l'extrémité de l'allée centrale et se glissa en douceur dans la bouche sombre qui s'était ouverte sur la droite du grand portail. Cette nuit-là, lorsqu'il descendit dans la bibliothèque, le muffi ne put se départir de l'impression d'être suivi. Il avait pourtant congédié Adaman Mourall, ses autres secrétaires, ses serviteurs novices, sa garde vicariale rapprochée, ses cardinaux d'étiquette, ses protecteurs de pensées, s'était enfermé à double tour dans ses appartements, avait emprunté l'un des multiples passages secrets qui partaient de sa chambre et avait gagné sans encombre le vestibule de la bibliothèque. Il s'immobilisa au milieu de la grande salle déserte à cette heure, prêta l'oreille, braqua le faisceau laser de la torche sur les ténèbres environnantes mais ne décela aucune présence, aucun mouvement, aucun bruit suspect. Il haussa les épaules : il n'avait pas omis de brouiller les codes des serrures magnétiques des différentes portes qu'il avait franchies. Il n'avait commis aucune imprudence mais, à force de vivre dans la suspicion et la méfiance, il était peu à peu gangrené par la paranoïa. Il se remit en chemin. La voix retentit clairement en lui et lui proposa une direction différente de celle qu'il avait l'habitude de prendre. Le cœur battant, il suivit les nouvelles instructions, continua tout droit au lieu de bifurquer sur sa gauche, traversa de petites salles aux murs couverts de rayonnages et s'engagea dans une succession de galeries tortueuses et fortement déclives. Bien qu'elles formassent un inextricable dédale, il s'y orientait sans la moindre hésitation. Divers passages étaient partiellement obstrués par des éboulis de pierres et de terre et il devait parfois enjamber des flaques d'eau noire. Il se demanda si la voix ne s'était pas trompée ou s'il n'était pas le jouet d'une illusion télépathique persistante. Il ne prêta aucune attention au craquement qu'il lui sembla percevoir derrière lui : les chatrats, les rongeurs souterrains de Syracusa, pullulaient dans les fondations des bâtiments et il n'y avait aucune raison que le palais épiscopal échappât à la règle. Il parcourut environ un kilomètre dans un boyau qui s'étranglait au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans le ventre de Vénicia. Aux étais de pierre s'étaient substituées des poutres vermoulues qui, bien que traitées aux conservateurs chimiques, ployaient dangereusement sous le poids de la terre. Cette promenade nocturne avait quelque chose d'à la fois effrayant et absurde mais la voix continuait de le pousser dans cette direction. Une irrépressible angoisse montait en lui comme une nausée et il devait puiser dans d'insoupçonnables réserves de volonté pour ne pas rebrousser chemin. Le rayon mouvant de sa torche caressait les parois suintantes. débusquait des formes grises et furtives qui se faufilaient dans les fissures. Il arriva enfin devant un lourd portail de bois, aussi rongé par l'humidité que les poutres mais équipé d'une serrure magnétique récente qui requérait l'utilisation d'une combinaison chiffrée. Comme la première fois qu'il s'était présenté devant la porte basse de la pièce secrète, la voix lui souffla une série de neuf chiffres qu'il saisit sur un clavier encastré dans une traverse métallique. Un panneau du portail coulissa sur un rail et s'ouvrit sur un caveau voûté, un vestige des fondations primitives du palais. Il y entra, promena le faisceau de la torche sur les murs irréguliers et le sol de terre battue. Il découvrit, posés sur une pierre plate, un écran-bulle d'une hauteur de quarante centimètres et un petit tube noir, un messacode, qu'il introduisit dans l'orifice de lecture holographique. L'écran-bulle s'emplit de lumière et une face ridée, toute en angles et en lames, encadrée d'un cache-tête blanc, émergea progressivement du microprojecteur interne. L'apparition de Barrofill le Vingt-quatrième, ce redoutable vieillard qui s'obstinait à manipuler les fils du pouvoir depuis un improbable au-delà, n'étonna pas outre mesure son successeur. Cette résurrection holographique lui fournirait peut-être des réponses aux questions qu'il se posait. Les lèvres rainurées de Barrofill le Vingt-quatrième s'agitèrent et sa voix fêlée, aigrelette, reconnaissable entre toutes, jaillit du haut-parleur intégré dans le socle de l'écran-bulle. « Je viens d'une éternité que j'espère apaisée, même si je n'y crois guère, pour m'adresser à mon successeur. Es-tu bien celui que j'attends, mon cher Fracist ? Dans l'affirmative, c'est que mon initiative post mortem a rencontré un succès certain. Dans le cas contraire, c'est que l'humanité tout entière est condamnée à se dissoudre dans le néant. Si la personne qui a enclenché la lecture de ce messacode n'est pas l'ancien cardinal Fracist Bogh, je la supplie au nom de tout ce qu'il y a de plus sacré en elle d'en suspendre immédiatement l'émission et d'aller quérir l'actuel muffi de l'Eglise du Kreuz, Barrofill le Vingt-cinquième, au cas bien entendu où celui-ci n'est pas déjà décédé. Je vais maintenant observer une minute de silence pour aider mon interlocuteur inconnu à prendre la bonne décision... » L'ancien Pasteur Infaillible se tut et fixa l'objectif de l'enregistreur holo. Les braises vives qui luisaient dans ses yeux sombres étaient les seuls signes de vie sur son visage parcheminé. « Eh bien, mon cher Fracist je n'ai retenu que cette probabilité, étant de nature foncièrement optimiste, les premiers mois de ton pontificat se déroulent-ils conformément à tes espérances ? Je prends la liberté de te tutoyer car bien qu'il n'y ait pas de précédent en la matière, je présume que c'est l'usage entre muffis ! Si tu es parvenu jusqu'ici, cela signifie que tu as pour le moment survécu aux attentats, aux procès et aux effacements. De mon trop long séjour sur les mondes de l'en-bas, je regrette seulement de ne pas avoir vu la tête ahurie des cardinaux et des courtisans lorsque ton élection a été proclamée ! Peut-être les ai-je contemplés depuis les mondes de l'en-haut mais je ne puis partager mes impressions avec toi... Venons-en au vif du sujet. Si j'ai toute l'éternité devant moi, ton temps est en revanche compté. Sache donc que la voix qui t'a guidé jusqu'en ces lieux obscurs n'est pas, hélas pour toi ! une quelconque manifestation de la divine volonté du Kreuz, mais une série d'impulsions subliminales émises par une plaque magnétique munie d'une autogreffe cutanée. Une plaque que j'ai moi-même insérée sous ton plexus solaire lors de notre dernier entretien. Aucun appareil médical, même le plus perfectionné, n'est en mesure de la détecter. Ces impulsions préenregistrées t'ont d'abord conduit dans une petite pièce de la bibliothèque interdite où, si tu n'as pas regimbé comme t'y incline parfois ton caractère ombrageux, tu as pris connaissance du Verbe originel du Kreuz différent, ô combien, de celui que nous imposons à nos ouailles, n'est-ce pas ? et où tu as appris à protéger ton esprit des inquisitions mentales par le biais d'un processus que j'ai expérimenté avant toi. Mesure ta chance, mon cher Fracist : à moi il a fallu plus de trente années standard pour découvrir le livre-film du Kreuz et le livre-papier des graphèmes inddiques. A partir de maintenant, la plaque cessera d'émettre ses impulsions subliminales, car elle t'a mené là où se sont interrompues mes propres recherches. Sache également que je ne suis pas parti de mort naturelle, comme on te l'a probablement fait croire, mais que j'ai été assassiné... Et le meurtrier n'est autre qu'un certain Fracist Bogh ! » A ces mots, un sentiment de révolte étreignit le muffi et un incoercible tremblement agita ses membres. « Je crois bien t'entendre protester de ton innocence depuis l'endroit où je réside actuellement... l'enfer sans doute ! Ce sont les châtrés, les vicaires, qui ont tout organisé et j'étais placé dans l'obligation de les laisser faire si je ne voulais pas éveiller leurs soupçons. Je me suis arrangé pour détourner leurs intrigues à notre profit. Ils possèdent des preuves de ta culpabilité. J'ignore lesquelles mais je suppose qu'ils ont bien préparé leur affaire et qu'ils pourraient obtenir sans difficulté ta destitution et ta condamnation. Ils ont introduit dans ton cerveau un implant d'oubli qui couvre les quelques heures de notre ultime entretien, de mon assassinat et de ton retour dans tes appartements. Je ne viens pas ici te condamner, Fracist, ni même t'accuser. Que ta conscience soit en paix : j'ai consenti à cette mort, j'avais hâte d'être délivré des chaînes de mes turpitudes. Mais le haut vicariat fait planer un danger constant au-dessus de ta tête. Trouve un moyen de mettre la main sur ces preuves et détruis-les. Anéantis tout le vicariat si nécessaire ! N'aie point de faiblesse : que valent ces misérables sans-couilles au regard des centaines de milliards d'êtres humains qui peuplent les planètes de l'univers connu ? Avant de nous quitter, définitivement cette fois, je voudrais te donner une dernière indication, t'ouvrir peut-être une nouvelle voie : dans le Dodeukalogue, le livre premier de la Fin des temps, le prophète Zahiel prédit que seuls les douze hérauts du temple de lumière, les douze cavaliers de la Révélation, pourront empêcher la nuit éternelle de tomber sur l'univers. Progresse dans cette direction, cher Fracist. Ce que je n'ai pu accomplir par manque de volonté, accomplis-le à ma place. Je ne sais pas où se trouve ce temple lumineux ni qui sont ces cavaliers, mais je gage que c'est le rôle du premier disciple du Kreuz que de localiser l'un et de rejoindre les autres. Je suis conscient je te l'ai dit la dernière fois que nous nous sommes vus, mais cela aussi tu l'as oublié que ce sursaut tardif ne m'absout en rien de mes errements passés. Garde de moi l'image d'un impie, d'un mécréant, d'un luxurieux, d'un misérable, sers-toi de moi comme d'un repoussoir, mais fais-moi de grâce une petite place dans un recoin de ton âme. J'aurai ainsi l'impression qu'une infime parcelle de mon être aura participé à l'avènement des jours nouveaux. Ce sera l'ultime souhait du vieillard qui erre d'ores et déjà dans une nuit sans étoile et sans fin. Adieu donc, Fracist Bogh, Barrofill le Vingt-cinquième, et que la main du Kreuz soit sur toi. » L'enregistrement s'interrompit instantanément et l'obscurité absorba peu à peu la lumière décroissante de l'écran-bulle. Le rayon de la torche ricochait sur le flanc grenu de la pierre et frappait l'angle formé par la voûte et un mur. Un tourbillon de pensées se leva dans l'esprit du muffi qui demeura un long moment figé au milieu du caveau. Son prédécesseur l'avait chargé de préserver l'avenir de l'humanité et lui avait par la même occasion révélé son passé de meurtrier son amnésie partielle et l'arrogance des vicaires donnaient un relief tout particulier à cette affirmation mais l'intervention de l'ancien tyran de Vénicia soulevait pour l'instant davantage de questions qu'elle n'apportait de réponses. Barrofill le Vingt-cinquième devait maintenant tenter de décrypter les énigmes du Dodeukalogue, un ouvrage volumineux qu'il n'avait fait que survoler lors de son séjour à l'E.S.P.S. « Ce messacode était fort instructif, Votre Sainteté ! » fit une voix. Saisi, le muffi se retourna. Son sang se glaça lorsque le faisceau de la torche débusqua la silhouette de Jaweo Mutewa, statufié dans l'embrasure du portail. L'ancien secrétaire du cardinal-gouverneur d'Ut-Gen était devenu un homme d'influence au sein du haut vicariat. Le blanc de ses yeux et de ses dents tranchait sur le noir de sa peau et de ses vêtements. Il semblait s'être vêtu des ténèbres environnantes. Ses lèvres brunes s'étiraient en un sourire cruel. « Mes frères vicaires se posaient des questions à votre sujet, Votre Sainteté, reprit Jaweo Mutewa. Ils m'ont donc prié de vous suivre et j'ai dû, pour m'acquitter de cette tâche, réduire quelques-uns de vos serviteurs au silence... — Adaman Mourall ? — Non, non, rassurez-vous : votre très cher Adaman était sorti en ville et, de toute façon, il nous est plus utile en vie... pour le moment. En revanche, vous en savez désormais beaucoup trop pour que le haut vicariat persiste à soutenir votre pontificat. — Ce qui signifie ? — Que je me vois contraint de vous tuer, Votre Sainteté ! De la même manière que vous avez assassiné l'ignoble vieillard qui régnait avant vous sur notre très sainte Eglise. Vous avez trop vite renié vos alliés. Vous vous êtes servi de nous, puis vous vous êtes empressé de chercher un moyen d'échapper à l'inquisition mentale et donc à notre contrôle. Nous pensions, et moi le premier, que notre collaboration serait fructueuse. Nous nous sommes trompés. J'ai compris ce soir d'où vous venait ce goût soudain pour la dissimulation et l'intrigue... » Tout en parlant, il avait sorti une arme d'une poche latérale de sa chasuble noire et en avait braqué le canon sur la poitrine du muffi qui, pétrifié, n'avait pas le réflexe d'éteindre la torche. « Vos pairs et vous-même œuvrez avec l'Hyponéros pour le malheur de l'humanité, argumenta Barrofill le Vingt-cinquième d'une voix mal assurée. — De grâce, Votre Sainteté, épargnez-moi vos prônes ! Vous parlez par la bouche d'un mort, d'un impie. Il s'est tellement agité que ses batteries sont pratiquement vides... — Eh bien, mon fils, sans votre intervention... commença le muffi d'une voix tremblante. — Faut écraser tous ces châtrés comme des scorpions ! » l'interrompit Maltus Haktar. Il pointa un index rageur sur le cadavre de Jaweo Mutewa, entre les épaules duquel l'onde à haute densité avait creusé un cratère de plus de quinze centimètres de diamètre. « A cette différence près, veuillez me pardonner mon franc-parler, que ces satanés vicaires n'ont plus de dard... » CHAPITRE III La vue de son corps gelé me glace, Le souvenir de son rire m'enchante, Ses paupières dérobent l'éclat de ses yeux, Ses cheveux dansent sous un soleil occulte, Elle repose inerte, comme morte, Elle veille sous l'angoissante blancheur, Aucun mot ne sort de ses lèvres pâles, Et pourtant elle me hèle à travers le temps. Le Chant à l'absente provisoire, anonyme d'Ut-Gen, traduit par Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang'empire Le soleil brillait de tous ses feux dans l'azur du ciel mais sombre était le cœur de Jek At-Skin, assis sur la rive du torrent dans lequel il s'était baigné avec Yelle. Les poils commençaient à lui pousser sur les joues, sur les jambes et sur le bas du ventre, sa voix muait, mais plus le temps passait et plus Yelle prenait possession de lui. Il entendait son rire moqueur dans les sifflements du vent, il voyait la flamme dorée de sa chevelure dans les frondaisons, il se baignait dans les lacs gris-bleu de ses yeux, il distinguait sa silhouette dans les effluves de chaleur, il touchait sa peau tiède et dorée sur les rochers gorgés de soleil. Les paysages, les couleurs, les odeurs de Terra Mater étaient imprégnés de Yelle, chaque parcelle du monde où elle avait vécu s'ingéniait à ressusciter son souvenir. Ce n'était certes pas une fille ordinaire, elle n'avait pas la langue dans sa poche et les mots qui sortaient de sa bouche étaient aussi affûtés et blessants que des flèches, mais plus il s'efforçait de lui trouver de défauts et plus elle se parait de qualités. Le mahdi Shari lui avait appris que son petit corps congelé avait été exposé, en compagnie des corps de Naïa Phykit, San Francisco et Phœnix, dans un palais de Vénicia ouvert au public, puis qu'ils avaient été remis tous les quatre au muffi de l'Eglise du Kreuz et installés dans une pièce secrète du palais épiscopal. Une boule d'angoisse s'était gonflée dans la gorge du petit Anjorien. « Qu'est-ce qu'il veut en faire ? avait-il demandé. Les brûler ? — Je ne crois pas, avait répondu Shari. Le sénéchal Harkot a refusé de remettre leurs codes cryo au muffi et l'Eglise kreuzienne ne les jugera pas tant qu'ils n'auront pas été ranimés. — Pourquoi ? C'est pourtant plus facile de condamner les gens quand ils ne peuvent pas se défendre. Les kreuziens ne se sont pas gênés pour gazer le Terrarium des quarantains. — L'Eglise aime faire des exemples et orchestrer des agonies théâtrales, or la mise à mort d'un hérétique congelé ne serait ni un exemple ni une agonie théâtrale. — Pourquoi ne partons-nous pas les délivrer ? avait demandé Jek après avoir marqué un temps de silence. — Pour trois raisons, avait répliqué le mahdi Shari. La première, c'est que nous ne disposerons que de très peu de temps et que nous devrons faire preuve d'une très grande maîtrise pour coordonner notre action. Or tu as encore besoin de t'exercer pour dominer à la fois le voyage psychokinétique et tes émotions. La deuxième, c'est que nous devons éviter de nous précipiter dans la souricière tendue à notre intention par le sénéchal Harkot. La troisième, c'est que les quatre codes cryo, séparés les uns des autres, changent d'emplacement chaque jour. Nous partirons lorsque je serai sûr de mes informations... et sûr de toi ! » Jek crut entendre un bruit derrière lui. Il n'aimait pas se retrouver seul sur cette planète déserte. Il avait l'impression que des hommes masqués de blanc allaient surgir de partout à la fois et se saisir de lui comme ils s'étaient emparés de Yelle, de Naïa Phykit, du prince San Francisco et de Phœnix. Il se retourna mais ne distingua rien d'autre que les premiers contreforts du massif des Hymlyas. Les ramures bruissaient sous l'effet d'une douce brise et les oiseaux assoupis se faisaient avares de leurs trilles. Dans le lointain se dressaient, hautains et vigilants, les pics vêtus de neige éternelle. Le mahdi Shari s'en était allé, à l'aube, rendre une visite à Oniki et Tau Phraïm sur la lointaine planète Ephren. Il avait confié à Jek qu'il n'apparaissait pas à la thutâle proscrite et à son fils, surveillés en permanence par des Scaythes lecteurs et des mercenaires de Pritiv en poste sur l'île de Pzalion, mais qu'il restait immatériel, tapi dans les couches subtiles de l'éther, s'interdisant formellement d'établir un contact qui aurait pu trahir sa présence et les mettre tous les trois en danger. Il lui fallait plusieurs jours pour recouvrer son entrain lorsqu'il revenait de ses expéditions. Jek n'aurait jamais cru que le mahdi Shari, le demi-dieu en haillons qui était descendu du ciel sur un rayon de lumière, pût être en proie à la détresse, au chagrin. Le petit Anjorien avait ressenti le même étonnement lorsque, quelque trois années plus tôt, Naïa Phykit s'était mise à pleurer après avoir évoqué Sri Lumpa. Il avait cru que ce genre de sentiment ne s'appliquait qu'aux simples mortels, comme lui, et il se rendait compte que les êtres de légende, les derniers espoirs de l'humanité, souffraient également dans leur chair et dans leur âme. Cette constatation l'inquiétait et le rassurait à la fois. L'inquiétait parce que leur sensibilité, leur fragilité semblaient incompatibles avec la force de caractère que requérait leur mission, le rassurait parce qu'ils restaient humains et donc mieux disposés à comprendre et représenter les hommes. Jek repensait parfois à p'a et m'an At-Skin, ces deux créatures ordinaires dont il avait de plus en plus de mal à reconstituer les traits. Lors de ses périodes d'abattement, de puissants vents de nostalgie le poussaient à travers l'immensité spatiale et le ramenaient sur la triste et froide Ut-Gen. Son monde natal se vêtait alors de couleurs vives, de chaleur et de gaieté et lui apparaissait soudain comme la plus belle planète de l'univers connu. Puis il se disait que s'il était resté à Anjor, il n'aurait pas connu Yelle, et Ut-Gen lui était révélée sous son véritable jour, dans ses oripeaux de froidure et de grisaille. Bien que le mahdi Shari ne lui eût pas encore permis de se promener seul dans les couloirs éthériques, il estimait avoir une maîtrise suffisante du voyage psychokinétique pour s'aventurer dans l'immensité spatiale. Il mourait d'envie de rendre une petite visite à p'a et m'an At-Skin, au moins pour leur montrer que leur fils unique avait survécu au gazage du Terrarium Nord d'Anjor, qu'il était devenu un guerrier du silence, l'un de ces êtres héroïques qui se transportaient d'un point à l'autre de l'univers par la seule force de la pensée. Il savait, sans vouloir se l'avouer, qu'il était davantage mû par un sentiment d'orgueil que par un reliquat d'affection filiale. Il voulait leur prouver qu'ils s'étaient trompés, qu'il avait bien fait de quitter le nid familial et de suivre les conseils d'Artrarak, le vieux quarantain. M'an interromprait ses activités de nettoyage pour le contempler avec admiration et p'a gonflerait les joues comme lorsqu'il montrait à ses invités l'étroite bande de terrain qu'il appelait le « jardin », et qui sait ? ils renieraient peut-être le monstre kreuzien qui leur dévorait le cœur et l'âme. Il se leva et prit la direction du village. Le mahdi et lui avaient élu domicile dans l'ancienne maison de Sri Lumpa, que Shari s'obstinait à appeler « mon père Tixu ». Depuis qu'il avait la possibilité de se déplacer sur la vibration de l'antra, Jek appréciait particulièrement la marche à pied, le plaisir simple de se confronter à la matière, de fouler la terre, de sentir les baisers du soleil sur sa peau, de respirer l'air tiède et chargé d'odeurs. Les herbes folles avaient envahi l'ancienne rue principale du village et les constructions alignées disparaissaient sous une végétation luxuriante. On ne distinguait plus que des fragments de charpentes des toits effondrés et le haut des murs de pierre. L'épais rempart de ronces qui s'était formé autour du buisson du Fou ne dissuadait pas Jek d'aller régulièrement se recueillir devant les fleurs diamantines et perpétuelles. Là, tandis que le courant de ses pensées le ramenait immanquablement vers Yelle, il percevait l'horrible bruit du blouf, une rumeur à la fois lointaine et distincte qui lui glaçait le sang. Il ressentait dans sa propre chair l'agonie de l'univers, au point qu'il avait parfois l'impression d'être lui-même rongé par l'invisible adversaire des hommes. « Le grand univers n'est qu'une projection des petits univers », avait lâché le mahdi Shari à qui il s'était ouvert de son inquiétude. Ces propos sibyllins avaient davantage soulevé de questions qu'ils n'avaient apporté de réponses dans l'esprit du petit Anjorien qui, bien qu'attendant des commentaires un peu plus explicites, n'avait plus osé déranger son interlocuteur claquemuré dans un silence renfrogné. Chaque fois qu'il parcourait l'étroit sentier creusé au milieu de la rue principale, la même frayeur le saisissait que lorsque Yelle et lui avaient découvert, étendus au milieu des fruits séchés, les corps cryogénisés de San Francisco et de Phœnix. La même atmosphère figée, ensorcelée, ensevelissait le village. Les battements de son cœur s'accéléraient au fur et à mesure qu'il s'approchait de la maison de Sri Lumpa et Naïa Phykit. Il s'attendait à voir un homme nu surgir de l'embrasure de la porte et braquer une arme gelante dans sa direction. Marti de Kervaleur, le serviteur du blouf, s'était pourtant suicidé, et des déremats mobiles avaient téléporté sur Syracusa les mercenaires de Pritiv et les quatre corps inertes. Personne n'était informé de la présence du mahdi Shari des Hymlyas et de Jek At-Skin sur Terra Mater d'ailleurs, selon les propres paroles du monstre caché de Marti, le mahdi Shari était considéré à 89 % comme un produit de la conscience collective humaine et n'avait pas d'existence réelle, le bouclier protecteur déployé par l'antra tenait à l'écart les Scaythes lecteurs et les autres curieux, mais cela n'empêchait pas l'Anjorien d'être saisi d'effroi lorsqu'il franchissait le seuil de la maison. Il revoyait sans cesse le corps de Yelle allongé sur les dalles de l'entrée, son visage enfoui sous les plis de sa robe retroussée, et la tristesse le recouvrait comme une aile sombre et froide. Des relents de légumes et de fruits pourris flânaient dans la maison. Pendant trois ans, le mahdi Shari et Jek avaient vécu sur les réserves amassées par les pèlerins, puis par Sri Lumpa et Naïa Phykit. Ils n'avaient eu ni le temps ni la volonté d'effectuer de nouvelles cultures ou même de disposer quelques fruits des dernières récoltes dans les caissons de déshydratation. Ils n'en souffraient pas l'été, une saison où la nature déployait à profusion ses largesses, mais ce manque de prévoyance se faisait cruellement sentir durant l'hiver, où ils devaient se contenter de bouillons de légumes chancis et d'un pain fabriqué avec une farine sure, humide et grumeleuse. Quant à l'eau du puits, elle croupissait et prenait avec le temps une redoutable saveur de moisissure. Jek regrettait parfois la table de m'an At-Skin, les fruits et les légumes fades des fermes communautaires d'Ut-Gen et même l'amère soupe aux pois que pendant des années ses parents l'avaient obligé à ingurgiter jusqu'à la dernière cuillerée. Son sentiment de solitude ne le quittait jamais et se faisait particulièrement accablant lorsque le mahdi Shari partait pour des voyages qui parfois duraient plusieurs jours. « Ne bouge pas jusqu'à mon retour. Ici, protégé par l'antra, tu ne risques rien. » Livré à lui-même, l'Anjorien repoussait tant bien que mal la tentation d'enfreindre les consignes de Shari et de gagner un monde habité, un monde où il pourrait faire des choses aussi stupides que battre le pavé, errer dans les rues, se faufiler au milieu d'une foule et contempler des vitrines. Les transferts psychokinétiques un mot qu'il affectionnait pour son aspect à la fois barbare et mystérieux effectués sous la supervision du mahdi le conduisaient toujours sur des planètes désertes. Les excursions dans les couloirs impalpables de l'éther lui procuraient des sensations vertigineuses, grisantes, mais il était déçu de se rematérialiser sur le sable brûlant d'un erg, sur l'herbe mauve d'une plaine infinie ou sur la grève d'un océan noir et brumeux. Le grouillement humain lui manquait, à lui qui avait passé toute son enfance dans une ville de plusieurs dizaines de millions d'âmes. Il entra dans la pièce qui servait à la fois de cuisine, de salle à manger et de pièce d'exercice. Il y régnait une fraîcheur apaisante en regard de la fournaise extérieure. Il saisit un fruit dans la corbeille posée sur la table et s'assit sur un tabouret face à la cheminée d'où s'exhalait une sempiternelle odeur de cendre froide. Comme chaque fois qu'il se retrouvait seul, il n'avait pas pris de bain et n'avait pas lavé ses vêtements dans le torrent, une manière dérisoire d'affirmer son indépendance face à l'autorité parfois cassante du mahdi. Il vogua un long moment sur la mer tourmentée de ses pensées et le fruit avait une saveur tellement désagréable qu'en dépit de sa faim se laisser dépérir de faim, une autre façon d'affirmer son autonomie... il le jeta à peine grignoté par une fenêtre entrouverte. Il resta immobile jusqu'à ce que le soleil s'abîme à l'horizon dans un éclaboussement de rosaces et de stries pourpres. Il prit sa décision lorsque les ténèbres entreprirent de cerner la maison. Le mahdi n'était pas revenu et il ne s'imaginait pas passer la nuit seul sur Terra Mater. Il ne dormirait pas, comme d'habitude, et son insomnie se peuplerait de créatures fantomatiques et terrifiantes : les murmures de la brise seraient les souffles de harpies posées sur le toit, les stridulations d'insectes résonneraient comme autant de cliquetis barbares, les bruissements des frondaisons se mueraient en chœurs infernaux, les craquements des chevrons trahiraient l'approche d'un tueur sournois, et la vibration protectrice de l'antra ne serait d'aucune efficacité contre ces ennemis-là. A l'aube, il aurait honte de ses frayeurs nocturnes et se promettrait qu'il ne se laisserait plus prendre aux sortilèges de la nuit. Il se rendait compte qu'il tardait à sortir de l'enfance et que c'était peut-être à cause de ce refus de grandir que le mahdi Shari différait leur départ. Il lui fallait libérer son esprit des souvenirs qui le hantaient, et pour cela retourner sur Ut-Gen, revoir le marché de Rakamel et le quartier d'Oth-Anjor, embrasser une dernière fois p'a et m'an At-Skin. Ce projet, qui n'avait été d'abord qu'un rêve un peu fou, s'imposait maintenant à lui avec la force de l'évidence. Toujours assis sur le tabouret, il tenta d'établir le silence intérieur. Cette étape lui prit beaucoup plus de temps que de coutume, probablement parce qu'il transgressait pour la première fois les ordres de Shari et que le sentiment de culpabilité l'empêchait de se relâcher, de s'immerger dans les profondeurs apaisées de l'esprit. Il rouvrit les yeux et s'aperçut avec étonnement qu'une encre noire, dense, avait envahi la maison. Un crépitement caractéristique l'avertit qu'une averse orageuse s'acharnait sur le village. Pendant quelques secondes il fut tenté d'allumer une bougie, tant les ténèbres profondes et l'humidité l'oppressaient, mais il se contenta de réprimer un frisson et de clore les paupières. Ses pensées se dispersèrent tout à coup, comme poussées par un vent puissant, et l'antra, le son de vie, s'éleva dans le silence de son temple intérieur. Il atteignit rapidement le carrefour familier d'où partaient toutes les routes, ces couloirs éthériques qui lui apparaissaient sous la forme de bouches et de tunnels aux parois de lumière bleue. « La façon dont tu les perçois t'est personnelle, avait précisé Shari. Mon père Tixu m'a raconté qu'à ses débuts il les voyait comme des filtreurs de particules d'un vieux déremat. — Et vous ? Comment les voyez-vous ? — Comme des éclats de l'amour d'Oniki... » Jek s'engouffra dans la première bouche et eut la sensation d'être happé par un flot d'énergie infinie. Pendant un temps qu'il aurait été incapable d'évaluer, il fusa sur les courants d'éther, éprouvant une jouissance indescriptible. Son corps ne fut plus qu'un principe brûlant, volatil, fluide, et après que l'eut effleuré une ultime pensée pour une adorable petite peste du nom de Yelle, il perdit toute notion d'espace et de temps. Le Scaythe Kyax des échelons supérieurs, vêtu de l'acaba rouge de la sainte Inquisition, s'efforçait de ne pas perdre de vue la petite silhouette qui se faufilait agilement entre les étals du marché de Rakamel. Il aurait été plus simple de la laisser prendre de l'avance et de suivre à distance son empreinte mentale, mais Kyax s'avérait incapable d'entrer dans son esprit. L'attention du Scaythe avait d'abord été attirée par l'étrange accoutrement de l'enfant, vêtu d'une tunique et d'un pantalon de coton inusuels sur Ut-Gen. Or le contrôle exercé par l'Eglise du Kreuz et les Scaythes lecteurs sur les déremats des compagnies de transfert rendait les voyages difficiles entre les planètes de l'Ang'empire, et un garçon de douze ans ne serait pas parvenu à forcer le triple barrage dressé par les vérificateurs mentaux, financiers et physiques. Peut-être aurait-il pu recourir aux services d'un réseau clandestin, mais à en juger par sa tenue sale et chiffonnée, il ne venait pas d'une famille aisée et les transferts pirates coûtaient de véritables fortunes. Bien qu'il portât des vêtements étrangers, il semblait connaître parfaitement le centre d'Anjor car il enfilait les rues sans la moindre hésitation. Intrigué, Kyax avait immédiatement entamé un travail de perquisition dans le cerveau de ce garçon mais il s'était heurté à une onde constante et compacte qui dressait un infranchissable rempart. Il était demeuré un long moment dans l'incapacité de prendre une décision, comme déconnecté. C'était la première fois qu'un esprit humain refusait de s'ouvrir, de lui livrer ses secrets. Il avait insisté mais la vibration s'était amplifiée et l'avait contraint à battre en retraite. Davantage que de la douleur concept abstrait pour les Scaythes , les implants cérébraux de son encéphale avaient capté la puissance latente de cette barrière sonore : elle résonnait comme une menace pour son principe vital, et par extension pour le principe vital de tout l'Hyponéros. Il avait sollicité un entretien mental d'urgence avec le Scaythe Horax, conseiller personnel du cardinal-gouverneur Xandius de Mermer et grand inquisiteur de la planète Ut-Gen. « J'espère que vous avez de bonnes raisons de me déranger, germe Kyax, avait répondu Horax. Nous entrons dans la dernière phase du Plan et chacun est censé connaître son rôle. — Un élément nouveau : je suis actuellement sur les traces d'un enfant dont le cerveau, protégé par une barrière vibratoire, reste impénétrable. — Un Utigénien ? » La question, absurde pour un Scaythe relié en permanence aux données basiques de la cuve, prit Kyax au dépourvu. Il marqua un long temps de pause avant de répondre. « Comment le saurais-je, puisque je n'ai pas eu la possibilité de lire en lui ? Ses vêtements tendraient à montrer qu'il vient d'un autre monde mais il semble bien connaître Anjor. — Continuez de le suivre, germe Kyax. Il y a une probabilité, faible mais réelle, que cet enfant soit un suppôt de la science inddique, un humain-source. La barrière vibratoire à laquelle vous faites allusion évoque certaines techniques de protection des sorciers de l'Indda. — La cuve ne nous avait-elle pas assuré que les ennemis ultimes de l'Hyponéros avaient été neutralisés ? La mission Kervaleur programmée par le sénéchal Harkot n'a-t-elle pas été annoncée comme un succès total, définitif ? — Nous avons affaire à des humains, germe Kyax, à des créatures qui échappent à la pure logique. Cet enfant a très bien pu se glisser à travers les mailles du filet. Son statut de guerrier du silence donnerait en tout cas une explication cohérente à sa présence sur Ut-Gen. — Précisez. Je ne saisis pas les tenants et les aboutissants de votre raisonnement. — Je n 'étais pas aussi stupide que cela en vous demandant si cet enfant était utigénien, germe Kyax. — Précisez. — La légende populaire prétend que les guerriers du silence voyagent sur leurs pensées. — Je comprends. Il ne serait pas obligé de recourir aux services des compagnies officielles ou des réseaux de passeurs clandestins pour se transférer d'un monde à l'autre. — Vous n 'êtes guère rapide, germe Kyax. Tâchez donc de l'être un peu plus pour ne pas perdre cet enfant de vue. Nous resterons en communication prioritaire et permanente. — Une dernière précision. Quelles sont d'après la cuve nos probabilités d'avoir affaire à un guerrier du silence ? — La curiosité est une caractéristique humaine, germe Kyax. Cependant, pour vous encourager, sachez que le pourcentage est brusquement passé de 0,07 % à 26 %. » Fort heureusement, l'enfant s'arrêtait de temps à autre devant un étal pour contempler, avec des lueurs d'envie dans les yeux, les quartiers de viande suspendus à leurs esses, les fruits et les légumes disposés dans des cagettes plates. Ces haltes permettaient à Kyax de combler les quelques mètres de retard que la foule creusait entre le garçon et lui. La terreur figeait les traits des employés des fermes communautaires lorsque l'acaba pourpre venait frôler leur éventaire comme un nuage de sang. Les implants cérébraux du Scaythe captaient des impulsions convulsives de panique et de culpabilité. Les humains avaient toujours quelque chose à se reprocher l'exploitation du sentiment de culpabilité était d'ailleurs l'un des axes majeurs du Plan, car se sentir coupable, c'était déjà se couper de sa source et Kyax aurait pu sur-le-champ confondre les trois quarts d'entre eux, cet homme par exemple qui s'obstinait à adorer des dieux païens au milieu d'une forêt, cette femme qui organisait chez elle des rites orgiaques de l'ancienne religion de l'H-prime, cette autre qui utilisait les serres de la communauté fermière où elle travaillait pour se livrer à d'inavouables trafics... Cependant la filature du garçon mobilisait toute son énergie et le moment n'était pas venu d'expédier ces misérables sur les croix-de-feu ou dans un office d'effacement. Ils ne perdaient rien pour attendre. Kyax reviendrait plus tard, s'engouffrerait avec avidité dans leurs cerveaux, exhumerait tous leurs manquements aux dogmes kreuziens il fallait reconnaître aux humains cette admirable faculté de prescrire des règles restrictives contraires à leur nature et donc impossibles à observer et les ferait convoquer devant le tribunal de la sainte Inquisition. L'enfant quitta enfin l'enceinte du marché et emprunta une ruelle qui débouchait sur l'esplanade des Saints-Supplices. La foule se clairsemait sur le parvis du temple où se dressaient des croix-de-feu éclairées par des projecteurs de sol. Ce système d'éclairage permanent était le fruit de l'imagination de l'ancien gouverneur d'Ut-Gen, le cardinal Fracist Bogh, élu depuis lors muffi de l'Eglise. Les faisceaux lumineux soulignaient les corps écartelés par les souffleries et permettaient de constater qu'ils en étaient à des stades différents de calcination : les uns n'étaient plus que des masses informes de chair boursouflée, purulente, d'autres commençaient seulement à se dépouiller de leurs cheveux et de leur apparence humaine, d'autres enfin, intacts n'était-ce la teinte rougeâtre qui leur enflammait la peau, avaient encore assez de forces pour se tordre de douleur sous les intolérables caresses du feu puisé. Ils étaient trop asséchés pour laisser couler des larmes mais l'insupportable souffrance se lisait dans leurs yeux exorbités, et leur bouche entrouverte laissait échapper des gémissements inaudibles. Les hommes témoignaient également d'une ingéniosité incomparable pour torturer leurs semblables. La notion de cruauté était étrangère à l'Hyponéros. Les Scaythes se contentaient d'effacer l'humanité, elle et son champ d'action, parce que telle était la tâche pour laquelle ils avaient été conçus et ils la remplissaient avec la froide efficacité qui les caractérisait (dernières probabilités : 94,06 %). L'enfant s'immobilisa au pied d'une croix-de-feu et contempla le supplicié pendant quelques minutes, un homme jeune dont les muscles imposants et bandés ne parvenaient pas à infléchir les flux d'air concentré qui maintenaient écartés ses bras et ses jambes. Kyax se posta à quelques pas, feignit d'admirer les tourelles effilées, élégantes, du temple kreuzien et, en même temps, effectua une rapide incursion dans le cerveau de l'hérétique. Il eut l'impression une réaction significative de ses implants cérébraux plutôt qu'une véritable impression de pénétrer dans un volcan en éruption où la douleur était un grondement sourd et les pensées des gerbes de lave en fusion. Cela ressemblait assez fidèlement à une dissolution dans la cuve matricielle et Kyax rencontra quelques difficultés à donner une cohérence à l'ensemble. Il découvrit cependant que l'homme pensait à un autre homme, son ancien amant plus exactement, et que, animé par un ultime et incompréhensible sentiment de pudeur, il tentait désespérément de placer ses mains en paravent devant ses organes de reproduction. Jek avait d'abord été heureux de revoir Anjor, de respirer l'air saturé d'humidité de sa planète natale, de marcher dans les rues étroites et bordées de bâtisses aux façades écaillées, d'entrevoir l'œil rouge d'Harès, le soleil déclinant, sous l'épais manteau de brume, d'entendre les grondements sourds des tubes du Réseau de transport anjorien, de croiser les silhouettes silencieuses et furtives des passants. Il s'était rematérialisé directement dans les faubourgs de la cité, non loin de l'ensemble de bâtiments qui se dressait sur l'ancien site du Terrarium Nord. Il ne restait rien de la porte monumentale du ghetto et des innombrables puits de descente qui desservaient les tunnels d'accès aux terriers des quarantains. L'Eglise du Kreuz avait fait construire un temple à cent tourelles, un palais résidentiel et une école de propagande sacrée. Les souvenirs des longues heures passées dans le terrier d'Artrarak, le vieux quarantain à la voix d'or, avaient afflué dans l'esprit de Jek, épuisé par sa longue translation. Il n'avait aucune idée de la distance qui séparait Terra Mater d'Ut-Gen, car ses connaissances astronomiques se limitaient à quelques notions rudimentaires sur le système d'Harès et ses environs, mais il n'avait pas eu besoin d'observer des pauses intermédiaires de récupération comme c'était souvent le cas lors des exercices imposés par le mahdi. Avant même de reprendre conscience, il avait su qu'il était arrivé à destination. Il était resté un long moment prostré sur les pavés humides, en proie à un terrible mal de crâne, aussi faible qu'un nouveau-né, incapable de reconstituer l'intégrité de son être. Il avait entrevu des formes mouvantes autour de lui, des uniformes et des acabas de différentes couleurs. Il avait eu l'angoissante sensation que l'antra ne le protégeait plus, que des pensées étrangères ondulaient comme des tentacules dans son esprit ouvert. « Tu es tombé ? Tu t'es fait mal ? » avait murmuré une femme sans âge penchée sur lui. Il s'était redressé, comme piqué par une aiguille, avait remué la tête en signe de dénégation, avait filé sans demander son reste. Il avait de nouveau perçu la vibration rassurante de l'antra, sa migraine s'était estompée et il s'était peu à peu détendu. Ses pas l'avaient spontanément porté vers le centre de la cité, vers le marché de Rakamel. Il avait alors décidé de refaire à pied les sept kilomètres de l'itinéraire qu'il avait suivi à maintes reprises quelques années plus tôt. Au sortir de la place des Saints-Supplices, il avait emprunté l'interminable et sinueuse avenue qui menait au quartier d'Oth-Anjor. Les premiers moments d'euphorie passés, il avait commencé à regretter son initiative. Il ne pouvait se départir de la sensation qu'un danger sournois planait au-dessus de sa tête, mais le transfert aller lui avait coûté une telle débauche d'énergie que son organisme réclamait un temps de récupération et qu'il n'avait pas pour l'instant la capacité d'entreprendre le trajet retour. L'aspirant Jek At-Skin était loin de maîtriser les subtilités du voyage psychokinétique. Il n'entrevoyait plus qu'une solution : reprendre contact avec ses parents, s'accorder une nuit de repos dans la maison familiale et repartir le lendemain. Il sentit la brûlure d'un regard sur sa nuque. Il jeta un bref coup d'œil pardessus son épaule mais la grisaille et la brume perpétuelles l'empêchèrent de déceler un éventuel adversaire parmi les silhouettes qui déambulaient derrière lui. Instinctivement, il pressa le pas. Le jour déclinait et les lampadaires mobiles s'emplissaient de lumière blanche. Il passa devant plusieurs bornes du R.T.A. mais s'interdit de descendre dans une station souterraine pour prendre un tube, car la clandestinité s'accommodait mal avec la foule, la lumière et la surveillance renforcée. Il atteignit sans encombre Oth-Anjor, un quartier historique et résidentiel qui se caractérisait par ses maisons à demi enterrées et ses ruelles fortement déclives. Il transpirait abondamment en dépit de la fraîcheur humide du crépuscule. Il se retourna pour la centième fois mais ne repéra rien d'inquiétant ou même de simplement insolite dans la pénombre environnante. Il se dit alors que cette anxiété persistante, due à la solitude et à la fatigue, était le prix à payer pour la conquête de son autonomie. Des larmes vinrent aux yeux de Jek lorsqu'il aperçut p'a et m'an At-Skin à travers la fenêtre. C'était l'heure du dîner et ils s'étaient installés autour de la table familiale, aux places qu'ils avaient l'habitude d'occuper. Le ventre de p'a s'était encore distendu, ses épaules affaissées, et de grossiers ses traits étaient devenus monstrueux. Il avait en revanche supprimé les trois mèches censées donner de l'élégance à sa face rustaude. Quant à m'an, son visage s'était tellement creusé que les os semblaient sur le point d'en crever la peau à chacun de ses mouvements. Ils mangeaient en silence, les yeux perdus dans le vague. Des volutes de fumée s'échappaient de leur assiette et du récipient de porcelaine synthétique toujours le même trônant au centre de la table. L'émotion étrangla Jek lorsqu'il constata que m'an avait mis un troisième couvert à la place qui avait autrefois été la sienne. Ils n'avaient jamais voulu croire à la disparition de leur fils et ils agençaient leur quotidien comme s'il vivait toujours avec eux. Les colancors dont ils s'affublaient montraient qu'ils se consacraient toujours au culte kreuzien, mais ils n'en avaient pas pour autant renoncé à tout sentiment humain. Jek essuya ses yeux humides d'un revers de manche puis ouvrit le petit portail de fer forgé qui donnait sur le « jardin ». Il traversa la bande de terre pelée en deux enjambées et se retrouva devant la porte d'entrée. L'identificateur de passage bricolé par p'a avait apparemment gardé ses empreintes cellulaires en mémoire, car aucun signal d'alarme ne retentit lorsqu'il posa la main sur la poignée. Le cœur battant, il poussa la porte et s'engouffra dans la pièce de plain-pied qui faisait office de cuisine, de salle à manger, de salon et, avant qu'il ne quitte la maison, de chambre à coucher. Alertés par le bruit, p'a et m'an At-Skin levèrent en même temps les yeux sur lui. Son sourire se crispa lorsqu'il croisa leur regard éteint. Ils le regardaient sans le voir, comme s'il était transparent. « P'a... m'an... C'est moi, Jek... — On se connaît ? » demanda p'a en gonflant les joues. Le sang de Jek se figea et il se retint à grand-peine d'éclater en sanglots. « Je suis Jek, votre fils... insista-t-il d'une voix tremblante. — De quoi parlez-vous ? Nous n'avons jamais eu d'enfant, dit m'an en secouant la tête. Comment êtes-vous entré ? — L'identificateur de pfessage a gardé mes empreintes en mémoire. — Ah bon ? Il va falloir que je le change », commenta p'a. L'espace de quelques secondes, Jek se demanda si sa translation n'avait pas altéré les fonctions de son cerveau, ou encore s'il n'allait pas se réveiller en sursaut dans la maison de Sri Lumpa sur Terra Mater. Puis il se dit qu'il avait grandi, qu'il avait changé, qu'ils ne l'avaient pas reconnu, qu'ils le prenaient pour un cambrioleur ou un mendiant et que c'était à lui de dissiper ce malentendu. Il prit une longue inspiration pour apaiser les battements désordonnés de son cœur et s'approcha de la table. « Regardez-moi bien : c'est moi, Jek, votre fils, cria-t-il. Ça fait plus de trois ans que je suis parti. Vous vouliez m'expédier dans l'école de propagande sacrée d'Oul-Bahi... » Tout en parlant, il scrutait le visage de ses parents mais ses paroles ne rencontraient visiblement aucun écho en eux et ils continuaient de le fixer d'un air hagard, stupide. « Je me suis rendu chez un quarantain du nom d'Artrarak la nuit où l'Eglise a ordonné le gazage et le comblement du Terrarium Nord... » Il prit soudain conscience que quelqu'un un Scaythe effaceur sans doute avait subtilisé une partie de leurs souvenirs et les larmes trop longtemps contenues roulèrent sur ses joues. Il continua toutefois de parler, autant pour s'alléger d'un passé qui l'encombrait que pour essayer de réveiller des souvenirs dans leur esprit engourdi. « Le Terrarium Nord ? demanda p'a. Qu'est-ce que c'est ? Une usine ? — Au lieu de crier et de pleurer comme ça, vous feriez mieux de déguerpir et de nous laisser finir notre dîner, ajouta m'an. — Quand on pleure, c'est qu'on a quelque chose à se reprocher ! déclara p'a d'un ton sentencieux. Les gens qui ont la conscience tranquille ne pleurent pas. » Jek ne tint pas compte de leur intervention. Les larmes éclataient sur ses lèvres, se pulvérisaient en gerbes éphémères et brillantes à quelques centimètres de sa bouche. « Grâce à mon ami quarantain, j'ai échappé au gaz mortel. Je me suis retrouvé dans le désert nucléaire où j'ai été recueilli par le trar Godovan et ses aérotomiques. J'ai traversé une partie de l'espace à bord du vaisseau géant du viduc Papironda, et l'autre partie dans le compartiment intérieur d'un xaxas, un migrateur céleste. Sur Terra Mater, le berceau du genre humain, j'ai connu Naïa Phykit et sa fille Yelle avant qu'elles ne soient capturées par les mercenaires de Pritiv et livrées au muffi de l'Eglise. Le mahdi Shari m'a appris à voyager sur le son de vie, sur l'antra, et je suis venu vous saluer avant notre départ pour Syracusa. J'irai délivrer Yelle parce que je l'aime et que je veux l'épouser. Je vais aussi bien que possible, même si vous me manquez parfois... Vous n'avez vraiment gardé aucun souvenir de moi ? » P'a secoua la tête avec une rare énergie pour quelqu'un qui paraissait si éteint. « J'aimerais bien finir ma soupe avant qu'elle refroidisse, gronda m'an. — Pourquoi avez-vous mis un couvert supplémentaire ? Vous attendiez quelqu'un ? — Une manie de m'an At-Skin, répondit p'a en haussant les épaules. Elle prétend que c'est une bonne action que de réserver un couvert aux absents. — Les absents ? — Les morts, les disparus, les âmes qui errent au-dessus de nos têtes. Ils voient qu'on pense à eux et intercèdent en notre faveur auprès des saints de l'Eglise... » Jek hocha la tête. Il se rendait compte que Yelle, Naïa Phykit, San Francisco et Phœnix constituaient dorénavant sa seule véritable famille. Il avait désormais hâte de partir, hâte de quitter cette maison, cette ville, cette planète, hâte de rejoindre le mahdi Shari et d'orchestrer en sa compagnie la délivrance et la réanimation des quatre corps congelés. Il comprenait également les raisons qui l'avaient poussé à revenir sur les lieux de son enfance : il devait couper définitivement les liens qui le reliaient à son passé pour devenir un véritable guerrier du silence. Le spectacle de ses parents effacés, réduits à l'état de loques humaines, l'ancrait dans sa résolution, le pressait de rattraper le temps perdu. Il était privé du plaisir de les toucher, de les étreindre, de se repaître de leur chaleur, mais il ne leur en tenait pas rigueur, il lui suffisait de les aimer. Il lança un coup d'œil mi-amusé mi-nostalgique à l'écran-bulle de l'holovision posé sur une étagère, symbole inutile et dérisoire de la richesse de la famille At-Skin. « Au revoir, dit-il en esquissant un sourire. — Au revoir, mon garçon, dit p'a. Ne vous trompez pas de maison la prochaine fois... Et n'oubliez pas de refermer la porte. » M'an plongea résolument sa cuillère dans son assiette sans plus se préoccuper de lui. La porte grinça légèrement sur ses gonds. Les deux satellites nocturnes d'Ut-Gen faisaient leur apparition au-dessus des toits et teintaient de rouille l'épais manteau de brume. Une fois dans la rue, Jek hésita sur la direction à prendre. Bien qu'il eût en partie reconstitué ses forces, il préférait attendre avant d'entreprendre une nouvelle translation. Les ténèbres autour de lui semblaient abriter une foule de dangers. Il frissonna, remonta le col de sa tunique, croisa les bras sur sa poitrine mais ne parvint pas à se réchauffer. Il se souvint que les stations souterraines du R.T.A. offraient une chaleur constante, même pendant la saison du grand hiver. A cette heure-ci, il n'y aurait que peu de monde et il pourrait s'asseoir en attendant de recouvrer l'intégralité de ses facultés mentales et physiques. Il pressa le pas en direction d'une borne éclairée du R.T.A. Trois formes grises et blanches sortirent de l'obscurité et se déployèrent une dizaine de mètres devant lui. Des mercenaires de Pritiv dont les manches retroussées laissaient entrevoir les rails luisants de lance-disques. Leurs yeux jetaient des éclats par les fentes oculaires de leur masque. Jek eut besoin de quelques secondes pour appréhender la situation. Il regarda autour de lui et constata que ces trois-là n'étaient pas seuls : il en surgissait d'autres de tous les côtés. Il lui sembla également discerner, légèrement en retrait, l'acaba rouge d'un Scaythe inquisiteur. « N'utilisez pas les disques ! gronda une voix. Seulement les rayons cryo ! Il nous le faut vivant ! » L'épouvante pétrifia Jek, incapable de remettre de l'ordre dans ses pensées. Son unique réaction fut de trembler de tous ses membres. Il entendit, comme sur Terra Mater quelques années plus tôt, le claquement de la culasse d'un cryogéniseur. Les assaillants grouillaient maintenant autour de lui comme des mouches sur une charogne. Un éclair blanc illumina les ténèbres. En un réflexe instinctif, Jek rentra la tête dans les épaules. Le rayon lui frôla les cheveux et s'en alla percuter le bas d'un mur quelques mètres plus loin. Le mercenaire de Pritiv laissa échapper un juron de dépit, amplifié par la cavité buccale de son masque. Ce mouvement d'esquive tira Jek de son hébétude. Si ces hommes le capturaient, il serait exposé en compagnie de Yelle, de Naïa Phykit et des deux Jersalémines dans une pièce secrète du palais épiscopal de Vénicia et, plus grave, il ne pourrait pas aider le mahdi Shari à les libérer, à lutter contre le blouf. Il discerna de nouveau le cliquetis d'une culasse, feignit de plonger sur sa gauche et se jeta sur sa droite. Le rayon cryo crépita sur le sol, à l'endroit précis où il s'était tenu une demi-seconde plus tôt. Son pied heurta l'arête saillante d'un pavé. Il perdit l'équilibre et s'affala de tout son long sur le dos. Il se rétablit aussitôt sur ses jambes et, ignorant la douleur qui lui cisaillait l'épaule, courut en louvoyant en direction d'un muret qui ceinturait une maison. « Remuez-vous, bande d'incapables ! glapit une voix. Ce satané gosse va nous filer entre les doigts ! » Ils hésitaient à tirer, de peur d'être eux-mêmes intoxiqués par les émanations des gaz cryogènes qui rendaient la visibilité presque nulle. Jek mit cette indécision à profit pour se rapprocher du muret. L'antra résonnait en sourdine dans un recoin de son esprit. Tout en courant, il s'efforça de chasser les pensées parasites et de rétablir le silence intérieur. « Coupez-lui le chemin, bordel de Dieu ! » Ses gestes étaient maintenant d'une facilité, d'une fluidité étonnantes. Il n'eut qu'à placer les mains en appui et à exploiter son élan pour franchir le muret. Il se reçut en souplesse sur une allée de cailloux plongée dans l'obscurité. Une nouvelle salve de rayons fusa au— « Elle trouve ridicule le colancor et elle... elle se refuse à moi si je ne cède pas à ses caprices... — L'abstinence est une vertu, déclara le Scaythe. — Que faisons-nous d'eux ? demanda l'ovate. — Emmenez-les à la prison du temple. Ils seront jugés demain matin par le tribunal de la sainte Inquisition. Si vous le souhaitez, vous pouvez auparavant vous amuser avec la femme pour lui faire passer le goût de la rébellion. — Non ! hurla l'homme, tombant à genoux. — Inutile de vous agiter de la sorte, sieur. Le tribunal ne vous condamnera qu'à un effacement léger si vous n'avez pas grand-chose à vous reprocher. » Mais Kyax savait d'ores et déjà que les nombreux manquements de cet Anjorien au Code kreuzien des tolérances conjugales lui vaudraient, à lui et à son épouse, le supplice de la croix-de-feu à combustion lente. Le Scaythe activa le contact mental avec Horax. « L'enfant s'est échappé mais il a divulgué quelques informations orales intéressantes chez ses parents biologiques. — Précisez. — Il vit sur Terra Mater avec un personnage que les probabilités avaient estimé comme un pur produit de la conscience collective humaine : le mahdi Shari des Hymlyas. Ils préparent une expédition sur Syracusa pour libérer Naïa Phykit et les trois autres cryos. — Rectification, germe Kyax : la thèse de la non-existence du mahdi Shari servait jusqu'alors nos intérêts, mais cela fait plus de trois années standard que le sénéchal Harkot attend sa venue sur Syracusa. Votre échec dans la capture de ce garçon, un guerrier du silence à plus de cinquante pour cent, n 'aura donc aucune conséquence néfaste. — Au contraire : son emprisonnement aurait éveillé la méfiance du mahdi Shari et l'aurait peut-être dissuadé de s'aventurer sur la planète impériale. — Vos implants cérébraux ont gagné en efficacité, germe Kyax. La cuve ne vous a donc pas complètement raté. Louée soit votre maladresse. Fin de notre communication : je me dois maintenant d'alerter nos relais. » Kyax contempla l'Anjorien affaissé à ses pieds, secoué de sanglots. La femme, immobile sur le divan, n'esquissa pas un geste de défense lorsque les mercenaires de Pritiv la saisirent par les bras, la soulevèrent et lui arrachèrent sa chemise de nuit. CHAPITRE IV Quelques membres de l'Ordre absourate n'eurent pas la possibilité de se rendre sur Selp Dik pour prendre part à la bataille décisive contre les troupes impériales, composées d'un bataillon de Scaythes tueurs mentaux et d'une poignée de mercenaires de Pritiv (les ennemis historiques de l'Ordre). Malades, blessés ou prisonniers, ces chevaliers isolés ne reçurent pas le messacode de convocation ou bien le reçurent trop tard pour entreprendre le voyage jusqu'au monastère. C'est ainsi qu'ils échappèrent involontairement au massacre de Houhatte [...] La plupart de ces rescapés furent implacablement traqués par les Scaythes inquisiteurs, capturés par les mercenaires de Pritiv et condamnés au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. Il s'en trouva cependant quelques-uns qui, pour des raisons à ce jour inexpliquées, passèrent au travers des mailles du filet et vécurent dans la clandestinité. Ceux-là furent appelés les « chevaliers de l'errance ». On les reconnaissait à leur maîtrise du cri de mort et à leur tonsure perpétuelle, un rond de peau de cinq centimètres de diamètre sur le sommet du crâne qu'ils essayaient de masquer sous des couvre-chefs ou des perruques. Certains d'entre eux furent identifiés et massacrés par les populations locales qui les tinrent pour responsables de la défaite de l'Ordre. On raconte par exemple que, sur la planète Nouhenneland, le chevalier Jacq Asquin, capturé pendant son sommeil, fut exposé sur la place d'un village où chaque passant était convié à prélever un morceau de son corps. On lui avait auparavant crevé les yeux et cousu la bouche pour l'empêcher de pousser son cri meurtrier. La rumeur prétend que les hommes se battirent férocement pour lui arracher ses testicules, persuadés que s'y logeait le secret de sa force légendaire [...] Mais, comme si l'Ordre absourate ne pouvait s'éteindre tout à fait, comme si ce grand rêve de quatre-vingts siècles devait absolument se perpétuer à travers l'espace et le temps, ses rares fils survivants essaimèrent dans l'univers connu et, chacun à leur manière, entretinrent la flamme. « L'histoire du grand Ang'empire », Encyclopédie unimentale Les crêtes lointaines et dentelées des monts Pïaï se jetaient dans le moutonnement de couleur safran. La saison dite du « ciel jaune » touchait à son terme mais les cheminées des sources continuaient de cracher d'importantes quantités de gaz soufrés et tourbillonnants qui occultaient en grande partie la lumière de Marij-Urij, l'étoile double du système de Sigma P. En un geste machinal, Whu Phan-Li s'assura que le tube souple de son masque était correctement relié au réservoir d'oxygène, une bouteille métallique et plate qu'il portait en bandoulière comme un sac de voyage. Seuls les Annelés, les natifs des Anneaux, pouvaient se passer des appareils respiratoires d'appoint durant les quatre mois locaux de ciel jaune, car leurs poumons étaient protégés par une membrane spéciale qui filtrait les molécules des gaz toxiques. Ils se purgeaient en expectorant à intervalles réguliers des sécrétions de salive, de carbone et de soufre mélangés. Cette enveloppe poreuse était une plèvre supplémentaire, le fruit d'une mutation physiologique que les indigènes surnommaient, avec un sens certain de la dérision, le « souffre-douleur ». Avant de s'engouffrer dans la cour intérieure du bâtiment, Whu Phan-Li essuya la visière de son masque à l'aide d'un chiffon et embrassa l'horizon du regard. Il aperçut, par les trous mouvants qui déchiraient de temps à autre la chape gazeuse, les fragments successifs des cinq anneaux intérieurs et, au second plan, posé sur son écrin de ciel gris, le croissant ocre de Sbarao. Même commandé par l'urgence, Whu prenait toujours quelques secondes pour admirer le spectacle unique offert par la planète et ses satellites, tellement nombreux et denses qu'ils s'étaient amalgamés et avaient formé onze ceintures concentriques et compactes. Les correcteurs de gravité et les générateurs d'oxygène avaient permis la colonisation de neuf d'entre elles. Whu Phan-Li avait visité de nombreux mondes mais nulle part ailleurs il n'avait contemplé un tel panorama, nulle part il n'avait éprouvé cette étrange sensation d'être suspendu entre ciel et terre, nulle part il n'avait marché sur une bande de terre et de roche environ mille kilomètres de largeur dont la courbe était perceptible à l'œil nu. Whu Phan-Li se disait parfois que la seule raison pour laquelle il avait choisi de vivre sur le Sixième Anneau de Sbarao était que son climat chaud et sec ne risquait pas de lui rappeler la douceur océanique de Selp Dik. L'Ordre absourate avait été anéanti vingt années standard plus tôt et lui, un chevalier tonsuré, n'avait pas participé à la bataille de Houhatte. S'il ne s'était pas rendu à la convocation des sages du collège, c'était tout simplement parce qu'il filait le parfait amour avec une femme de Bradebent, une planète mineure sur laquelle il était en mission. Envoûté par le corps de la belle, il n'avait pas perçu le caractère urgent du messacode expédié par les réseaux intermédiaires et avait répondu qu'une maladie tropicale et contagieuse l'empêchait de regagner Selp Dik. Quelques jours plus tard, les écrans-bulles de l'holovision avaient annoncé le démantèlement de l'Ordre et l'avènement de l'Ang'empire. Un malheur ne venant jamais seul, la femme de son cœur avait jeté son dévolu sur un Bradebentien et l'avait plaqué sans autre forme de procès. Whu Phan-Li avait brûlé sa bure grise, s'était rasé la tête pour masquer sa tonsure perpétuelle et avait assisté, impuissant et désespéré, à l'invasion de Bradebent par les armées impériales et les cohortes kreuziennes. Il avait désobéi aux quatre sages du collège, aux représentants directs du mahdi Seqoram, il avait trahi son serment de chevalier et l'affrontement décisif s'était déroulé sans lui. Sa présence à Houhatte n'aurait certes pas modifié le cours des choses, mais il aurait partagé le sort des siens, il serait mort avec dignité au lieu de vivre dans le déshonneur. Rongé par les remords, il s'était rendu au domicile de son ancienne maîtresse et les avait tués tous les deux, elle et son nouvel amant, comme s'il les tenait pour responsables de ses propres errements. Ses informateurs locaux lui avaient procuré l'adresse d'un passeur clandestin dont le vétusté déremat l'avait expédié à Rahabézan, la capitale de Sbarao. Il s'était rematérialisé en pleine rue, au beau milieu d'une émeute. L'annonce de l'exécution de Dons Asmussa, le seigneur régnant, et le spectacle révoltant du martyre public de son épouse et de ses enfants avaient soulevé les populations locales. La répression de l'interlice renforcée par des cohortes de mercenaires de Pritiv avait été terrible. Sa longue formation de chevalier avait permis à Whu Phan-Li de se sortir sans dommage du guêpier rahabézan. Il avait ensuite contacté les anciens correspondants locaux de l'Ordre et le seul qui ne croupît pas encore dans un cachot de l'interlice lui avait conseillé de passer sur les Anneaux où il pourrait prêter main-forte aux populations locales, farouchement opposées au nouveau pouvoir. C'est ainsi qu'il s'était retrouvé sur le Premier Anneau, puis, au fur et à mesure que les phalanges impériales avaient enfoncé les lignes de défense annelées, sur le Deuxième, sur le Troisième et enfin sur le Sixième. Les armées rebelles avaient fini par capituler et les temps étaient venus de la répression, des inquisitions et des croix-de-feu. « Qu'est-ce que tu fous, Cri-Mort ? Le cap t'attend ! » fit une voix aigrelette. Whu Phan-Li se retourna et aperçut la silhouette gesticulante et trapue de Taille-Bide, un jeune Sbaraïque ainsi nommé parce qu'il avait l'habitude de planter son poignard dans le ventre de ses adversaires. L'épaisse couche de gaz soufrés commençait à s'effilocher sous les attaques d'un vent virulent. La lumière blanche de l'étoile double tombait en colonnes éparses sur les monts Pïaï et la température avait subitement grimpé de plusieurs degrés. « Pas la peine de garder ce masque, dit encore Taille-Bide. Le vent des ceintures extérieures balaie ce putain de soufre ! L'air est de nouveau respirable... » Whu Phan-Li hocha la tête et retira son masque. Un souffle d'air tiède lécha son visage ruisselant. Les yeux noirs de Taille-Bide, à demi occultés par ses mèches noires, se posèrent sur lui comme des papillons sournois. « Ça fait plus de vingt ans que tu traînes ta carcasse sur Six et on dirait que tu n'es pas encore habitué à... — On ne s'habitue jamais à la beauté, coupa Whu. — La beauté ? s'esclaffa Taille-Bide. Ces cailloux pelés et ces foutus gaz ? Ton monde natal doit être un sacré dépotoir pour que... » Un regard au vitriol de son interlocuteur le dissuada de s'aventurer plus avant dans cette direction. Cri-Mort voyait peut-être de la beauté là où il n'y avait que soufre et sécheresse, mais c'était le combattant le plus imprévisible, le plus dangereux du réseau de Jankl Nanupha et, si l'on tenait un tant soit peu à la vie, il convenait de respecter ses goûts. « Ne le prends pas mal, Cri-Mort ! ajouta précipitamment Taille-Bide en écartant les bras, un mouvement qui entrouvrit sa veste et dévoila, outre son ventre brun et musclé, le manche nacré d'un poignard glissé dans la ceinture de son pantalon. Après tout, t'as le droit de trouver ça beau... » Whu savait très bien qu'une question brûlait les lèvres du jeune Sbaraïque, cette même question que les membres du réseau s'obstinaient à lui poser depuis plus de vingt ans. Entré au service de Jankl Nanupha trois mois plus tôt, Taille-Bide ne fit pas exception à la règle. « De quelle planète est-ce que tu viens ? — De quelque part par là, répondit Whu en désignant le ciel. — Tu ressembles à ceux des mondes du Levantin... — Tu as déjà vu des habitants du Levantin ? — Pas en vrai... Une émission de l'holovision. Pourquoi est-ce que tu gardes le secret sur tes origines ? — Si je te le dis, ce ne sera plus un secret... » Whu n'avait pas lui-même une idée très précise des motifs qui le poussaient à s'entourer de mystère. Peut-être désirait-il inconsciemment jeter un voile d'oubli sur sa jeunesse, se dissoudre dans le néant qui avait emporté les siens... Peut-être était-ce une manière de se protéger, d'éviter que les envieux ou les curieux la curiosité allant souvent de pair avec l'envie ne s'avisent d'exhumer son passé de chevalier et de le dénoncer aux représentants de la sainte Inquisition. En tant que membre du réseau de Jankl Nanupha, l'un des premiers fournisseurs de marchandhommes de l'Ang'empire, il jouissait d'une forme d'immunité qui lui garantissait, à défaut de la paix de l'esprit, une certaine tranquillité. Cependant, cette existence ne lui procurait aucune satisfaction et il s'emplissait lentement d'un profond dégoût de lui-même, au point que l'effleurait parfois l'idée du suicide. Les deux hommes franchirent le portail du haut mur d'enceinte et pénétrèrent dans la cour intérieure, bourdonnante d'une activité fébrile. Une commande importante était arrivée de Syracusa et, pour satisfaire sa clientèle, essentiellement composée de cardinaux et de grands courtisans, Jankl Nanupha avait ordonné une nouvelle razzia à peine la précédente achevée. Les mécaniciens n'avaient pas eu le temps de réviser les antiques camions alignés au pied du rempart. Les moteurs tournaient depuis plusieurs heures pour permettre aux piles nucléaires de grimper en température et d'optimiser leur autonomie. Des hommes, perchés sur les capots des roues métalliques, achevaient de réparer les grillages des cages. Whu Phan-Li distingua, sur le chemin de ronde, les silhouettes immobiles des sentinelles armées d'ondemorts à canon long. L'interlice locale avait laissé Jankl Nanupha et ses hommes investir cet ancien bastion rebelle après l'écrasement de la sédition. Les mauvaises langues prétendaient que le fondateur du réseau avait conclu une alliance occulte avec les forces impériales, et les mauvaises langues avaient probablement raison mais, comme les sbires de Jankl Nanupha les tranchaient sans pitié (en compagnie le plus souvent de la tête qui les abritait), elles cessaient rapidement de s'agiter et de répandre leurs calomnies. De même, en constatant l'étrange passivité des armées d'occupation envers les déremats du réseau déremats dont l'usage à titre privé était passible de la peine d'effacement grave, les esprits malveillants auraient pu tirer des conclusions aussi tendancieuses que hâtives, mais les esprits malveillants étaient une espèce en voie de disparition sur le Sixième Anneau. Taille-Bide désigna les camions d'un mouvement de menton. « Le cap veut notre mort ! grogna-t-il. Ça fait à peine deux jours que nous sommes descendus des monts Pïaï qu'il faut déjà y retourner ! J'ai même pas eu le temps d'essayer quelques marchandhommes... » Tout en marchant, Whu observa le Sbaraïque du coin de l'œil : il n'y avait pas grand-chose de bon à tirer d'un individu qui portait son couteau comme un sexe dressé, comme une affirmation de sa virilité. S'il persistait ainsi à râler ou à se vanter à tout propos, il ne ferait pas long feu dans le réseau. Jankl Nanupha appréciait les recrues discrètes, efficaces, les ombres qui exécutaient ses ordres sans se plaindre ni rechigner, et n'avait aucune tendresse particulière pour les maniaques qui s'introduisaient dans les enclos pour « essayer » les marchandhommes. En l'espace de quelques semaines, Taille-Bide avait réussi à contracter les habitudes les plus fâcheuses de certains vétérans au service du réseau depuis de longues années, de pauvres bougres dont le cap ne tarderait plus à se débarrasser. Whu regretta d'avoir retiré son masque d'appoint. La poussière soulevée par le vent s'infiltrait dans ses narines, dans sa gorge, dans ses bronches. Sa chemise et son pantalon de coton, empoissés de sueur, se collaient à sa peau. Le ciel était presque entièrement dégagé et la lumière aveuglante de l'étoile double inondait la cour, miroitait sur les parties métalliques des camions ou sur le canon des armes, ourlaient d'une frange vermeille les cinq anneaux intérieurs et le croissant ocre de Sbarao. « Dans moins d'une heure, il fera cinquante degrés ! insista Taille-Bide. Le cap est vraiment dingue de nous expédier sur les Pïaï par une chaleur pareille ! » Ils pénétrèrent dans le bâtiment central, une construction massive au toit en terrasse, aux murs enduits d'un crépi rouille et criblés de meurtrières. Les gardes de faction se gardèrent bien de les soumettre à la fouille corporelle réglementaire. La réputation de Cri-Mort, l'homme que Jankl Nanupha avait implicitement désigné comme son successeur, les incitait à faire preuve en sa présence d'une neutralité qui confinait à la transparence. Les deux hommes traversèrent le vestibule plongé dans un clair-obscur diffus. Taille-Bide enveloppa Whu d'un regard à la fois admiratif et envieux. S'il s'était présenté seul devant les gardes, ils auraient pris un malin plaisir à l'examiner de la tête aux pieds, à lui enfoncer une sonde dans l'anus et à l'exhiber nu, les jambes écartées, dans la cour. Ils se saisissaient de tous les prétextes pour humilier les nouvelles recrues, et à plusieurs reprises Taille-Bide avait dû se contenir pour ne pas bondir sur son poignard et le leur enfoncer jusqu'à la garde dans le bas-ventre. Une vingtaine de responsables des équipes de razzia, les « cams », se tenaient debout autour d'un bureau de bois précieux. Des flots de lumière se déversaient dans la pièce par les larges baies aux cintres arrondis. Les sphères mobiles de climatisation émettaient un bourdonnement semblable à celui des grands lucanes de la saison de ciel blanc. « Nous n'attendions plus que toi, Cri-Mort ! » dit Jankl Nanupha. Le maître du réseau s'agita sur sa chaise, se pencha vers l'avant et saisit une cigarette endorphinique dans une boîte d'optalium rose. C'était un petit homme toujours vêtu de blanc, au visage grêlé, à l'épaisse chevelure noire et huilée. L'acuité de son regard sombre et la vivacité de ses gestes démentaient le calme imperturbable de sa voix grave. Il souffrait d'un ulcère à l'estomac mais, comme il n'avait aucune confiance dans les médecins de la C.S.S., il se contentait d'apaiser la douleur avec les endorphines prélevées sur des marchandhommes invendables et mélangées au tabac rouge des mondes Skoj. La légende voulait qu'il eût connu personnellement le seigneur Dons Asmussa et son épouse, dame Moniaj, mais bien qu'il n'eût jamais abordé le sujet avec lui, Whu aurait parié que le cap n'avait laissé à personne d'autre que lui-même le soin de forger son propre mythe. « Je suis trop fatigué pour vous accompagner. Cri-Mort. tu prendras l'entière responsabilité de l'opération. J'ai une forte demande pour les garçons de moins de dix ans. Attention, même si elles sont gouvernées par des himâs, des voyantes, les peuplades des monts Pïaï sont régies par un système patriarcal. Ces gens-là se moquent de perdre leurs filles ou même leurs femmes, mais ils défendront jusqu'à la mort leurs héritiers mâles. » Il pressa deux touches sur le clavier encastré dans le bois de son bureau et une carte holographique s'éleva d'un invisible socle de projection. Il pointa l'index sur les hauts plateaux du centre du massif. « Ça fait plus de seize ans que nous n'avons pas visité la région des Abrazz. La population a eu le temps de s'y renouveler. — Dangereux ! intervint un cam. J'ai entendu dire que la bande de Perp Hubra avait livré des armes aux Abrazz... » Jankl Nanupha lança un regard incendiaire à l'intervenant, un grand escogriffe aux cheveux et à la barbe en broussaille. « Depuis quand es-tu terrorisé par des racontars et une poignée de montagnards illettrés, Perce-Œil ? » Le cam s'abstint de répliquer, conscient qu'une nouvelle objection risquait de signer son arrêt de mort. Jankl Nanupha détestait plus que tout être contredit en public. Pendant qu'un silence tendu retombait sur la pièce, il frotta un bâton flimbe sur un montant de son bureau et, tout en continuant de fixer Perce-Œil d'un air sombre, alluma sa cigarette. Un nuage de fumée bleutée l'environna et la doucereuse odeur du tabac rouge se diffusa dans l'air réfrigéré. « D'autres observations, messieurs ? » Hormis Whu Phan-Li, personne ne s'avisa de soutenir son regard. « Vous pouvez disposer. Sauf toi, Cri-Mort : j'ai à te parler. » Après que les cams eurent évacué la pièce, Jankl Nanupha invita Whu à s'asseoir sur l'un des deux fauteuils à suspension d'air qui faisaient face à son bureau et ralluma sa cigarette éteinte. « Ces maudites endorphines ! maugréa-t-il. Elles étouffent la combustion du tabac. Je suppose que c'est le prix à payer pour jouir de leurs bienfaits. A chaque médaille son revers, n'est-ce pas ? » Whu acquiesça d'un vague mouvement de tête. Rarement anodins, les préambules du cap ne prenaient leur véritable signification qu'à l'issue de la conversation. « Depuis quelque temps, tu erres comme une âme en peine, Cri-Mort. Tu n'es pas heureux parmi nous ? — Qui peut prétendre au bonheur sur ces bas mondes ? rétorqua Whu. — Epargne-moi tes énigmes et tes envolées philosophiques ! Elles suffisent peut-être à forcer le respect de ces brutes, mais moi je sais qu'elles ne sont que l'expression de ton malaise. Je ne te parle pas du bonheur absolu et inaccessible tel que décrit par les mystiques et autres menteurs, mais des plaisirs simples de la vie : l'amour, l'amitié, le travail, les biens... — Si vraiment j'avais cherché à satisfaire ce genre d'envie, j'aurais intrigué pour prendre votre place, Jankl. — Le désintéressement est le trait de caractère que j'ai tout de suite aimé en toi. Il induit la loyauté et le sang-froid, deux qualités indispensables dans un réseau. Mais de désintéressé tu es devenu indifférent, et ça je ne puis l'admettre de la part d'un futur cap ! » Mal à l'aise, Whu changea de position. En dépit des sphères de climatisation, il continuait de transpirer sous ses vêtements humides. Le masque posé sur sa poitrine, la bouteille d'oxygène accrochée à son épaule et ses bottes de cuir épais lui irritaient la peau. « Il m'est difficile d'accorder de l'intérêt et de l'estime à l'homme que je suis devenu, murmura-t-il d'une voix morne. — Le trafic de marchandises humaines est effectivement très éloigné de l'idéal chevaleresque... » insinua Jankl dont les narines rejetèrent de longs panaches de fumée. Les mots du cap se fichèrent comme des pics de glace dans la poitrine de Whu qui demeura paralysé sur le fauteuil, incapable de remettre de l'ordre dans ses pensées. « Eh bien, je pourrai me vanter une fois dans ma vie de t'avoir pris de court, Cri-Mort ! Ton passé est contenu dans ton nom : seuls les chevaliers absourates maîtrisent la technique du Xui qu'on appelle le cri de mort. Et tu as beau te raser le crâne tous les trois jours, tu ne parviens pas à dissimuler ta tonsure perpétuelle. — Depuis combien de temps... commença Whu. — Je le sais ? coupa Jankl. Depuis le début ! Je ne te l'ai jamais dit jusqu'à maintenant, mais je t'ai jadis sauvé la vie, Cri-Mort. Les Scaythes inquisiteurs t'ont immédiatement repéré lorsque tu as débarqué sur le Sixième Anneau. Ils s'apprêtaient à t'arrêter mais, comme j'avais conclu un accord... disons, commercial avec le nouveau cardinal-gouverneur kreuzien, je leur ai demandé de t'épargner et de me permettre de t'intégrer à mon équipe. Non seulement je connais ton véritable nom, mon cher Whu Phan-Li, mais je sais également de quelle planète tu es originaire. De même aucune des missions que tu as effectuées pour le compte de l'Ordre absourate ne m'est étrangère. Dans le dossier confidentiel qu'a bien voulu me remettre le cardinal-gouverneur contre deux filles prépubères, des jumelles du Troisième Anneau, il est fait mention d'une certaine Alenn Braal, une femme de Bradebent dans le cœur de laquelle on a retrouvé une arme qui t'appartenait... — Pourquoi ne m'en avez-vous pas parlé plus tôt ? » demanda Whu qui recouvrait peu à peu ses esprits. Un sourire ironique affleura les lèvres brunes et craquelées du cap. D'un geste mécanique il tapota sa cigarette dont les cendres se répandirent sur le bas de sa veste et sur son pantalon. « Tu n'as pas l'exclusivité des secrets, Cri-Mort ! J'espérais que tu parviendrais à enterrer définitivement ton passé mais tu n'as jamais accepté d'avoir manqué la bataille de Houhatte. Pourtant, c'est le destin qui en a décidé ainsi et tu dois te faire à cette idée que l'Ordre absourate est définitivement mort, et avec lui tout le fatras de la chevalerie. Maintenant, soit tu es avec nous et notre collaboration restera fructueuse, soit tu persistes à vivre dans le souvenir et ta place n'est plus auprès de moi. Je ne peux me permettre de confier le réseau à un homme qui n'a pas les deux pieds sur le même bateau. La bataille de Houhatte finira par t'être vraiment fatale, Cri-Mort. D'ailleurs, tu le sais mieux que moi, la nostalgie est l'ennemie du Xui... » Whu s'efforça de garder un visage impassible pour ne pas trahir le désarroi dans lequel le plongeaient les paroles de Jankl Nanupha. « Je ne te demande pas une réponse immédiate, poursuivit le cap. Je ne suis pas fatigué, contrairement à ce que j'ai prétendu à ces crétins : si je te confie la responsabilité de la razzia sur les Abrazz, c'est parce que je veux croire que le goût du commandement et de l'action te ramènera à la vie... » Après avoir roulé toute la nuit à la lueur des phares, les camions atteignirent les plateaux des Abrazz à l'aube, au moment où les crêtes des monts Pïaï s'ourlaient d'une frange de lumière pâle. Whu Phan-Li avait pris place dans la cabine du véhicule de tête. En dépit de la fatigue qui lui engourdissait les membres, il refusait de s'allonger sur une des trois couchettes pour prendre un peu de repos. Ses yeux endoloris restaient obstinément rivés sur la route de terre battue, balayée par le faisceau des phares et traversée de tourbillons de poussière. La banquette était défoncée « Même pas eu le temps de la rembourrer », avait grogné l'un des chauffeurs et les cahots incessants lui meurtrissaient les fesses, les reins, les épaules et la nuque. Les chauffeurs qui se relayaient toutes les trois heures lui jetaient des regards à la dérobée mais n'osaient pas engager la conversation. Le grondement du moteur et les sifflements du vent sur le pare-brise résonnaient comme des complaintes lancinantes, hypnotiques. Le jour naissant débusquait les ténèbres mais ne parvenait pas à chasser la noirceur de l'âme de Whu. Les paroles de Jankl Nanupha l'avaient brutalement tiré de sa léthargie. Même s'il n'avait pas été un chevalier très orthodoxe, l'enseignement qu'il avait reçu au monastère de Selp Dik avait forgé en lui certaines valeurs, certaines références qui ne s'étaient pas complètement estompées avec le temps. Il était l'un des derniers fragments, sinon le dernier, du grand rêve de l'Ordre absourate. C'était un ami de son père, un dénommé Long-Shu Pae, un homme d'une grande prestance, qui lui avait donné envie d'entrer en chevalerie. Lorsqu'il était arrivé au monastère pour entamer son noviciat, Whu Phan-Li avait été déçu de ne pas y rencontrer Long-Shu Pae. Il s'était enquis du sort de son complanétaire auprès de vieux chevaliers qui lui avaient répondu d'un air ennuyé qu'il avait été condamné au bannissement perpétuel sur Point-Rouge pour comportement hétérodoxe et propos séditieux. Malgré de sérieuses incartades aux règles disciplinaires du monastère, Whu avait reçu la tonsure et la bure quelques années plus tard. La hiérarchie avait jugé préférable de l'expédier en mission longue sur les lointains mondes de Sigma P. Les quatre sages du collège et le responsable des vigiles de pureté ne tenaient visiblement pas en grande estime les natifs de la planète JaHokyo des mondes du Levantin (cette petite gouape de Taille-Bide avait vu juste quant à ses origines). Whu n'était jamais retourné sur Selp Dik et n'avait pas revu Long-Shu Pae. Parfois lui manquaient les vents iodés de l'océan des Fées d'Albar, les cris perçants des fous à crête d'argent et l'atmosphère à la fois sereine et studieuse des salles de cours. Il se rendait alors compte que ces huit années passées dans l'enceinte du monastère avaient été la meilleure part de son existence. Les camions s'engagèrent sur la route étroite et sinueuse qui grimpait à l'assaut des Abrazz. Le miaulement aigu et rageur des moteurs souligna le pourcentage élevé de la pente. Marij-Urij se levait et teintait d'argent le croissant de Sbarao et les cinq Anneaux intérieurs (le « gris brillant et chagrin du matin », disaient les autochtones). Les étoiles s'évanouissaient l'une après l'autre dans un ciel de plus en plus clair. Quatre heures leur furent nécessaires pour atteindre les hauteurs du plateau. A plusieurs reprises ils durent descendre des camions pour pulvériser les gros rochers qui obstruaient le chemin. Des moufliettes, des cervidés aux bois noirs et à la robe jaune tachetée introduits sur le Six par les premiers colons sbaraïques, s'égaillaient entre les arbustes épineux en poussant des bêlements d'effroi. Whu aperçut sur l'étendue plate les taches grises des villages abrazz, séparés les uns des autres par les ceintures vertes des champs cultivés et des vergers. Les rayons étincelants de l'étoile double, maintenant haut dans le ciel, miroitaient sur les rubans des canaux d'irrigation. Les formes frémissaient dans les effluves de chaleur. « Gare-toi sur le côté et arrête-toi ! » ordonna Whu au chauffeur. Les vingt camions immobilisés, les cams procédèrent à la traditionnelle distribution des rations et se rassemblèrent près du véhicule de tête. Tandis que les encageurs effectuaient les ultimes vérifications des grillages, les pointeurs chargèrent de balles-filets les canons de capture. « Rappelez-vous que le cap veut des garçons de moins de dix ans, déclara Whu. Prenez aussi des adolescents des deux sexes, mais épargnez les femmes en âge de féconder. On n'assèche pas les terres fertiles. » Les cams le dévisageaient avec respect, avec un soupçon d'effronterie également. C'était la première fois que Cri-Mort conduisait une razzia et ils ne rateraient pas l'occasion de mettre son autorité à l'épreuve. Même si le cap l'avait désigné comme son héritier, ils se considéraient encore comme ses égaux et il lui faudrait montrer son aptitude au commandement, tuer deux ou trois d'entre eux par exemple, pour qu'ils condescendent à le regarder comme leur chef. Whu eut l'impression d'être le mâle dominant d'une horde. Des animaux, voilà ce qu'étaient les hommes, des êtres régis par l'instinct, par l'implacable loi de la sélection des espèces... « Nous nous répartirons en groupes de trois camions, poursuivit-il. Pour ne pas leur donner le temps d'organiser leur défense, nous nous lancerons sur plusieurs villages en même temps. — Conneries ! intervint Perce-Œil. Leurs guetteurs nous ont sûrement repérés et ils se sont déjà organisés. Nous devrions passer en force, les vingt camions en même temps ! » Les autres marquèrent leur désapprobation en s'écartant ostensiblement de lui. « Vingt véhicules, une cible compacte, idéale ! » ironisa Whu. Perce-Œil prit subitement conscience de son isolement et préféra ne pas insister. Il ne tenait que moyennement à jouer le rôle du bouc sacrifié pour l'exemple sur l'autel de l'autorité. « Deux passages dans un village, reprit Whu. Pas davantage. N'oubliez pas les masques et les bouteilles d'oxygène. Nous risquons d'être pris dans des tourbillons de gaz sulfureux. Chaque équipe sera autonome et placée sous l'autorité d'un cam. Rendez-vous ici à la tombée de la nuit, quel que soit le résultat de la razzia. Nous n'attendrons pas les retardataires. Des questions ? » Les cams se consultèrent brièvement du regard mais aucun ne desserra les lèvres. Whu répartit les camions en six groupes de trois, désigna les responsables et prit lui-même la tête des deux véhicules restants. Puis ils se restaurèrent en silence, debout contre les roues métalliques, le regard perdu dans le vague. Des rapaces attirés par l'odeur de la nourriture, des galettes composées de viande de serpent et de céréales, tournoyaient au-dessus d'eux en poussant des trompettements rauques. Aucun tir, aucune onde n'accueillit les deux camions du groupe de Whu lorsqu'ils s'engagèrent dans la rue principale du village en soulevant un épais nuage de poussière. Les Abrazz avaient visiblement rayé de leur mémoire le déluge de fer et de feu qui avait dévasté leurs agglomérations seize années plus tôt et, contrairement à ce qu'avait affirmé Perce-Œil, ils n'avaient pas préparé de riposte. Installés dans des caissons pivotants montés sur les flancs du camion, les pointeurs braquèrent les canons de capture sur les silhouettes figées devant les maisons de torchis et sur les groupes d'enfants affublés de chiffons qui jouaient au bord du canal d'irrigation. Les encageurs, surnommés les « singes » parce qu'ils se tenaient suspendus aux ridelles à claire-voie, ouvrirent les trappes des cages. Allongés à intervalles réguliers sur le plafond de grillage, les couvreurs armèrent leur ondemort à canon long. Des femmes, assises sous des auvents, comprirent que les voleurs d'enfants, le fléau des monts Pïaï, étaient revenus. Elles se relevèrent et poussèrent des hurlements stridents. Leurs robes amidonnées et droites, retroussées jusqu'aux cuisses, s'affaissèrent lentement sur leurs jambes. Alertés par le vacarme, des hommes surgirent des maisons, armés d'antiques fusils à percussion. Certains d'entre eux sortaient visiblement de la sieste, comme en témoignaient leurs yeux bouffis de sommeil et leurs cheveux ébouriffés. Les enfants s'éparpillèrent en hurlant devant les camions. Ils ne songèrent pas à se réfugier dans les venelles transversales où séchaient du linge suspendu et des légumes rouges étalés sur des nattes. Whu, debout sur l'étroite plate-forme placée derrière la cabine, les voyait courir droit devant eux comme un troupeau affolé. Leurs petits corps bruns dansaient dans les volutes de poussière et dans la lumière aveuglante de Marij-Urij. Les glapissements prolongés des pointeurs et des encageurs se mêlaient au vrombissement des moteurs et au grincement des roues sur les arêtes des pierres. L'excitation de la chasse avait désormais supplanté la fatigue ou la grogne. Des prédateurs, songea Whu, de véritables animaux... Les premières balles à filet surgirent des canons et percutèrent trois fuyards, trois garçons qui perdirent l'équilibre et s'affalèrent lourdement sur le sol. Au moment de l'impact, les filets se déployèrent comme des ailes et les mailles flexibles se resserrèrent aussitôt sur leur proie, l'empêchant de gigoter. Il restait aux pointeurs à actionner le mécanisme de traction et aux encageurs à glisser les captifs dans les trappes. Une entreprise délicate qui exigeait de la rapidité, de l'adresse, de l'agilité, et dans laquelle le rôle du cam était essentiel, car sa position surélevée lui permettait d'avoir une vision globale et de coordonner l'ensemble des opérations. De la paume de la main, Whu frappa à deux reprises le pavillon de la cabine, le signal sonore qu'attendait le chauffeur pour accélérer l'allure et tendre les cordons qui reliaient les filets aux canons. Les filets furent traînés sur quelques mètres pas plus de dix car au-delà la marchandhomme serait irrémédiablement endommagée et impropre à la vente — avant de prendre de la hauteur sous l'effet conjugué de la vitesse et de la traction. Ils restèrent suspendus à un mètre du sol, dans le sillage de poussière soulevé par les roues arrière, puis, halés par le mécanisme interne des canons, ils se rapprochèrent mètre après mètre des hayons arrière. Les singes les saisirent au vol, décrochèrent les cordons et, tout en maintenant d'une main la trappe ouverte, les enfournèrent dans les cages. Whu jeta un bref regard pardessus son épaule. Au travers des différentes couches des grillages, il entrevit des silhouettes mouvantes dans le poudroiement argenté, probablement les mères des trois garçons capturés qui se lançaient dans une poursuite éperdue. Whu entendit leurs cris déchirants, absorbés peu à peu par les vociférations de ses hommes et le grondement continu des moteurs. Quel que fût le village razzié, le même désespoir animait les mères lorsqu'on leur arrachait leurs enfants. Elles oubliaient toute notion de prudence, se jetaient parfois même dans les roues pour enrayer la progression des véhicules. Des coups de feu retentirent et de minuscules billes de plomb crissèrent sur les hayons, les ridelles et les ailes. Trois garçons, pensa machinalement Whu, un passage productif... Les couvreurs embusqués sur les toits n'avaient pas été placés devant la nécessité de tirer. Cependant, même si les Abrazz n'avaient pas encore eu le temps de s'organiser, ils étaient maintenant prévenus et la deuxième traversée ne s'effectuerait sans doute pas avec la même aisance. Whu tambourina de nouveau sur le pavillon de la cabine. Avant même d'être sorti de l'agglomération, le camion s'immobilisa dans un terrible grincement, puis le chauffeur entama sans perdre une seconde les manœuvres de retournement. Il percuta au passage le mur d'une maison, brisa les montants de bois d'un auvent et happa un panier d'osier qui resta coincé sous l'essieu avant. Puis il attendit que le deuxième camion eût effectué son demi-tour et se fût porté à sa hauteur pour réaccélérer et amorcer le deuxième passage. Une étrange sensation étreignit Whu Phan-Li. Ce n'était pas de la peur mais un sombre pressentiment, un murmure intérieur, une certitude que cette razzia s'achèverait dans un bain de souffrance et de sang. Les villageois n'avaient pourtant que des fusils préhistoriques à leur opposer (ce qui contredisait la rumeur d'une récente livraison d'armes aux Abrazz par la bande de Perp Hubra) et ils n'avaient prévu aucun de ces systèmes élaborés de défense auxquels se heurtaient les pillards dans d'autres régions des monts Pïaï. Les quelques hommes vêtus de pagnes qui se déployaient dans le plus grand désordre de chaque côté de la rue principale ne paraissaient pas en mesure de leur opposer une résistance digne de ce nom. Les femmes couraient dans tous les sens et tentaient désespérément de rassembler les enfants dispersés. La brise n'avait pas encore dissipé la poussière qui occultait partiellement l'étoile double, le croissant de Sbarao et les cinq Anneaux intérieurs. Une grêle de coups de feu accueillit les deux camions, mais les plombs ne se révélèrent d'aucune efficacité contre les vitres blindées et l'alliage des carrosseries, conçus pour résister aux explosions et aux ondes lumineuses. Ils touchèrent toutefois un encageur qui lâcha la ridelle à claire-voie et bascula vers l'arrière. Whu le vit tomber sur la terre battue, rouler sur plusieurs mètres, se relever et dégainer son ondemort à canon court. Les couvreurs déclenchèrent aussitôt une grêle d'ondes lumineuses pour empêcher les Abrazz de cerner ou de coucher en joue leur compagnon en difficulté. Whu donna quatre coups rapprochés sur le pavillon de la cabine. Le camion ralentit brusquement puis, dans un gémissement, repartit en marche arrière avant même d'être complètement immobilisé. Plusieurs secondes furent nécessaires au cam de l'autre véhicule, surpris par la soudaineté de la manœuvre, pour appréhender la situation. Le temps de réagir, d'avertir le chauffeur, et les deux camions se retrouvèrent séparés par une distance de plus de trois cents mètres. Alerté par la baisse subite de l'intensité de lumière, Whu leva la tête. Le ciel s'était recouvert d'un voile safran qui ne présageait rien de bon. Un vent violent s'était levé et poussait une tempête de gaz sulfureux dans leur direction. C'était probablement elle, l'adversaire qu'il avait pressentie quelques minutes plus tôt, et elle s'annonçait nettement plus redoutable que les villageois. Il se plaça sur le côté de la plate-forme, se pencha vers l'avant, ouvrit la portière passager et se glissa en souplesse dans la cabine. Le chauffeur détourna brièvement les yeux du rétroviseur extérieur. « Qu'est-ce qui se passe, cam ? — Une tempête de soufre. Stoppe le camion, nous devons mettre les masques. — On ne récupère pas Brise-Cou ? — D'abord les masques ou nous risquons d'y passer tous. » Le chauffeur hocha la tête et enfonça la pédale de frein. A peine le camion se fut-il arrêté qu'une brume jaune, dense, suffocante, ensevelit la rue et que la visibilité devint quasiment nulle. Les particules de soufre s'infiltrèrent par les interstices de la cabine, s'insinuèrent dans les vêtements, dans les yeux, dans les gorges, dans les narines. Whu ajusta rapidement les lanières de son masque et la bandoulière de sa bouteille d'oxygène. Des myriades de brûlures grimpèrent à l'assaut de ses membres, de son torse, de son cou. Il ne commit pas l'erreur de se gratter car les gaz sulfureux généraient un prurit qui, de désagréable, devenait insupportable si on se raclait la peau avec les ongles. Puis il enfonça l'embout souple du masque dans sa bouche et déverrouilla le système d'étanchéité de la bouteille. Il perçut, à la fraîcheur soudaine qui se déposa sur sa langue, le brusque afflux d'oxygène. Il veilla à respirer lentement pour ne pas flotter dans une euphorie pernicieuse, d'autant plus dangereuse que les circonstances, maintenant défavorables, exigeaient un esprit lucide et résolu. Il relevait de sa responsabilité, de son rôle de cam, de s'assurer de la sécurité des hommes de son équipe. Les gaz ne provoqueraient aucune lésion sur les poumons des garçons capturés, protégés par leur « souffre-douleur », mais ils risquaient de se révéler mortels pour les membres du réseau, originaires pour la plupart de mondes extérieurs. Whu ouvrit la portière et dévala le marchepied. Il ne voyait pas à trente centimètres devant lui. Le camion et les maisons n'étaient plus que des formes indistinctes, des ombres fantomatiques et figées. Il essuya d'un revers de manche la visière de son masque. Le moteur s'étouffa subitement la forte densité de soufre avait probablement déclenché le coupe-circuit automatique et le silence, déchiré par les sifflements du vent et le grondement lointain du deuxième véhicule, retomba sur le village. Des coups de feu claquèrent devant Whu. Des silhouettes se découpèrent sur le fond de brume jaune, mais il ne parvint à discerner ni leurs traits ni leur accoutrement. Dans le doute il visualisa le courant familier qui le conduisait au lac du Xui. Il ne recourait que très rarement aux techniques absourates, car il était chaque fois envahi du pénible sentiment d'utiliser un enseignement plurimillénaire et sacré à des fins inavouables et sa réputation suffisait généralement à tenir les têtes brûlées à l'écart, mais il n'avait pas pris la précaution de se munir d'un ondemort et les Abrazz pouvaient à tout moment surgir devant lui. Il se campa sur ses jambes pour résister aux attaques d'un vent de plus en plus violent. Les particules de soufre voletaient autour de lui, s'amalgamaient à sa sueur, se glissaient dans ses manches, dans l'échancrure de sa veste, dans la ceinture de son pantalon, lui enflammaient la peau, déjà irritée par le cuir rigide de ses bottes, par les lanières du masque et par la bandoulière de la bouteille. Il se souvint de quelques-unes de ses leçons sur les grèves de l'océan des Fées d'Albar. Les instructeurs y emmenaient les novices pendant les tempêtes d'équinoxe pour leur apprendre à établir le calme intérieur au milieu des éléments déchaînés. Il était maintes fois arrivé au jeune Whu Phan-Li de perdre toute notion du temps et de constater, au sortir de son immersion dans le lac du Xui, que son instructeur et ses condisciples étaient partis se mettre à l'abri en le laissant seul sur les rochers battus par le vent et les embruns. Trempé jusqu'aux os mais bercé d'un sentiment de plénitude infinie, il les rejoignait dans la salle de cours non sans arborer ce petit air supérieur que légitimaient les expériences réussies. Au cœur de la tempête de soufre, les mêmes sensations l'envahissaient que lorsqu'il faisait face à l'océan des Fées d'Albar, le même plaisir et la même urgence à s'abstraire des éléments tourmentés pour se fondre dans le calme infini, dans l'énergie fondamentale. Il se demandait parfois si la hiérarchie du monastère ne lui avait pas tenu rigueur de sa facilité à localiser et conserver le Xui, si son exil sur Bradebent n'avait pas été motivé par un misérable sentiment de jalousie à son encontre. Une forme brune émergea soudain de la brume à moins d'un mètre de lui, un Abrazz entièrement nu, aux yeux exorbités, aux traits déformés par la haine. Il braqua le canon double de son fusil sur la poitrine de Whu qui entrouvrit la bouche et injecta toute la puissance de son mental dans son cri. Fauché par l'impact, l'Abrazz fléchit sur ses jambes et s'effondra de tout son poids sur le dos. La détente de son fusil se déclencha dans le choc. La détonation perfora les tympans de Whu qui eut l'impression qu'une invisible mâchoire emportait sa jambe droite. Après avoir traversé la botte, les plombs se fichèrent dans son tibia et dans son péroné. Un linceul glacé le recouvrit de la tête aux pieds et il serra les dents pour ne pas libérer un gémissement. Il transféra instinctivement le poids de son corps sur sa jambe valide et s'efforça de garder le contact avec le Xui. Il jeta un rapide coup d'œil sur les environs, aperçut des ombres qui grimpaient sur les grillages et prenaient le camion d'assaut. La douleur lui paralysait tout le flanc droit et son pied baignait dans le sang. Des coups de feu retentirent quelque part sur sa gauche, des rayons étincelants zébrèrent le brouillard jaune. Il discerna les bruits confus de corps à corps, les ahanements des combattants, les cliquetis d'armes blanches. Il lui fallait trouver un endroit abrité pour panser sa blessure, pour enrayer l'hémorragie. Ses hommes étaient de taille à se défendre et, de toute façon, il ne leur serait d'aucun secours. Il s'écarta en claudiquant du camion et se dirigea vers les maisons basses. Deux silhouettes filèrent devant lui mais ne lui prêtèrent aucune attention. Il faillit heurter le pilier d'un auvent dont le vent gonflait le toit de tissu et d'osier comme une voile. Sa jambe l'élançait à chacun de ses mouvements. Le soufre s'insinuait dans ses bottes, jetait de l'acidité sur ses plaies. La porte de bois, entrouverte, battait doucement contre le chambranle. Il se faufila aussi silencieusement que possible à l'intérieur de la maison, écarta la tenture qui séparait le vestibule de la pièce principale. Il entendit un ricanement sardonique suivi d'un petit cri d'effroi. Il retira son masque, car la visière embuée l'empêchait de distinguer quoi que ce fût. Une lourde odeur de sang dominait les effluves soufrés mais l'atmosphère était respirable. Lorsque ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, il distingua d'abord un masque et une bouteille d'oxygène gisant sur le sol de terre battue, puis le cadavre d'une vieille femme dont la robe retroussée jusqu'à la taille laissait entrevoir une plaie béante au bas du ventre. Il perçut des éclats de voix provenant d'une autre pièce. Il descendit de nouveau dans le lac du Xui, au point de convergence des énergies, puis, toujours en boitillant, il se dirigea vers l'une des deux ouvertures qui se découpaient sur la cloison du fond. De l'autre côté, dans une chambre meublée d'un matelas et d'une commode rustique, il découvrit un homme armé d'un couteau qui menaçait une jeune femme vêtue d'une robe lacérée et dont le visage disparaissait sous un épais rideau de cheveux noirs. « Je vais te faire goûter à mes couteaux, ma jolie ! grogna l'homme en remuant les hanches de manière obscène. Je t'ouvrirai deux fois le ventre et tu verras comme sont doux les baisers de mes lames ! » Son allure, sa voix, ses gestes étaient familiers à Whu qui demeura d'abord sans réaction devant ce spectacle, un spectacle auquel il avait assisté à maintes et maintes reprises et qui jusqu'alors n'avait suscité en lui qu'une vague réprobation teintée de dégoût. Bien qu'il ne prît jamais part aux viols et aux pillages, il n'empêchait pas ses hommes de se défouler lors des razzias : « De temps en temps, disait Jankl Nanupha, les fauves ont besoin de se nourrir de viande fraîche... » L'homme ricana, avança d'un pas et, d'un geste rapide et précis, entailla la robe de la femme de la pointe de la lame, lui dénudant une bonne partie de la poitrine et du ventre. Whu reconnut Taille-Bide en dépit de l'épaisse couche safran qui lui recouvrait les cheveux et les vêtements. Il fut surpris de la présence du jeune Sbaraïque dans cette maison, dans ce village, car il ne l'avait pas remarqué parmi les hommes de son groupe. Des éclairs de démence dansaient dans les yeux exorbités de Taille-Bide, la pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres et la bosse révélatrice de son pantalon ne laissait planer aucune équivoque sur ses intentions. Acculée contre le mur du fond, la femme fit un pas sur le côté. Dans le mouvement, ses cheveux s'écartèrent et dévoilèrent un visage d'une beauté, d'une finesse peu communes. Ses yeux se posèrent sur Whu Phan-Li, statufié dans l'embrasure du passage, paralysé par la douleur de sa jambe. Ils étaient entièrement blancs, dépourvus d'iris, mais il n'eut pas la sensation de croiser le regard éteint d'une aveugle. Emplis d'une horreur indicible, ils lui adressaient une supplique muette. Tout à coup, un voile se déchira dans l'esprit de Whu et la monstruosité de son existence lui fut révélée. Ces vingt années passées au service d'un trafiquant de chair humaine lui répugnèrent, lui apparurent comme une trahison de sa jeunesse, comme un reniement de sa nature profonde. Si les paroles brutales de Jankl Nanupha l'avaient tiré de sa torpeur, ces yeux d'une blancheur immaculée le remettaient sur le chemin de son âme, de sa source. L'expression de sa proie alerta Taille-Bide qui dégaina son ondemort à canon court et se retourna avec vivacité. Ses traits crispés se détendirent lorsqu'il reconnut Cri-Mort. « Bon Dieu ! Tu m'as fichu une de ces trouilles ! » Il désigna la femme d'un mouvement de menton. « J'étais occupé ! Jolie prise, pas vrai ? — Laisse-la, lâcha Whu entre ses lèvres serrées. Tu devrais être avec les autres. — Je suis pointeur, pas couvreur ! répliqua Taille-Bide. Tu la veux ? Désolé, Cri-Mort, elle m'appartient. T'as beau être le protégé de Jankl, tu passeras après moi et tu baiseras son cadavre ! — Laisse-la », répéta calmement Whu. Les yeux noirs du Sbaraïque s'injectèrent de haine. Il leva l'ondemort à hauteur du visage de son vis-à-vis. « Je ne t'ai jamais aimé, Cri-Mort... » Il n'eut pas le temps de presser la détente. Le cri de Whu, d'une puissance inouïe, le frappa au niveau du plexus solaire. Il se sentit soudain vidé de ses forces et ses jambes se dérobèrent sous lui. Il s'affaissa comme une feuille morte sur le matelas. Abandonné par le Xui, envahi par les crampes, taraudé par sa blessure, Whu fut à deux doigts de s'écrouler à son tour mais un tumulte soudain attira son attention et le retint de glisser dans l'inconscience. Une dizaine d'Abrazz vêtus de pagnes courts s'engouffrèrent dans la chambre, l'entourèrent et commencèrent à lui cribler le dos de coups de crosse. « Ne le touchez pas ! » intervint la jeune femme d'une voix forte. Ils la regardèrent avec stupeur, cessèrent de le frapper et s'écartèrent de lui. « Mais, himâ, c'est un voleur d'enfants, un loup enragé de Jankl Nanupha ! déclara l'un d'eux. — Ce n'est pas ainsi que le perçoivent mes yeux. — T'a-t-il... t'a-t-il... ? » Elle s'avança vers eux et désigna le cadavre de Taille-Bide. Le pâle rai de lumière qui tombait d'une lucarne de verre effleura sa peau claire sous les longues déchirures de sa robe. « Cet homme a empêché son compagnon de me dérober ma virginité, et de cela vous devez lui être reconnaissants... » Ses yeux blancs se posèrent de nouveau sur Whu qui se sentit nu et misérable devant elle. Il se mit à grelotter de tous ses membres et il savait, même s'il refusait de se l'avouer, que sa blessure n'était pas l'unique responsable du froid qui s'emparait de lui. « Mes yeux ont vu en cet homme l'un des douze piliers du temple... » reprit-elle en détachant bien ses mots. Les Abrazz levèrent sur elle des regards incrédules. « Il n'est pas des nôtres, himâ ! protesta quelqu'un. Il ne peut pas être l'un des douze ! Il est venu dans notre village pour nous enlever nos enfants... — J'ai été reconnue comme l'himâ, comme la gardienne des visions. Oseriez-vous mettre en doute ma parole ? » Ils baissèrent la tête comme des enfants pris en faute. Elle n'avait pas besoin d'élever la voix ou de gesticuler pour affirmer son autorité. D'elle émanait une force presque surnaturelle, une énergie subtile comparable au Xui. Whu Phan-Li ne comprenait pas ce qu'elle voulait dire par les « douze piliers du temple ». Peut-être cela avait-il un rapport avec les douze ourates majeures de la chevalerie ? Peut-être pas... Il ne comprenait plus rien, il était seulement la proie d'un sentiment de solitude et de tristesse infinies. « Où en sont les combats ? demanda l'himâ. — Les hommes des deux camions ont été neutralisés et nous avons libéré les enfants prisonniers. Louée soit la tempête de soufre ! — Hier encore, vous maudissiez les tempêtes. Loués soient donc les dieux qui n'écoutent pas les prières de leurs enfants ! — Que faisons-nous de lui ? — Il restera près de moi. Il entre pour un douzième dans l'avenir de l'humanité... dans notre avenir. Allez chercher deux anciennes pour soigner ses blessures et... » Un bruit sourd l'interrompit. Whu Phan-Li était tombé à genoux et, prostré sur le sol, secoué de sanglots, il libérait enfin les larmes qu'il n'avait pas su verser pendant plus de vingt ans. CHAPITRE V Je voudrais maintenant parler de Tau Phraïm, le fils présumé du mahdi Shari des Hymlyas. Je serais très reconnaissant aux partisans des Neuf Evangiles d'Ephren, dont je sais qu'ils sont très nombreux parmi nous, de bien vouloir me laisser aller jusqu'au terme de mon raisonnement qui, étayé par des arguments scientifiques, tend à démontrer que la plupart des miracles attribués à Tau Phraïm ne recouvrent aucune réalité mais ne sont que l'expression d'un inconscient collectif exalté par les disciples phraïmiques. Ne protestez pas, je vous en prie. Vous aurez plus tard tout le loisir de contester ma version des faits... Mon premier exemple sera le premier miracle quelle coïncidence, n 'est-ce pas ! imputé à Tau Phraïm : les Neuf Evangiles prétendent, je cite, qu'il « vola une aquasphère de liaison à l'âge de cinq ans, resta sept jours et sept nuits à fond de cale sans manger ni boire, puis débarqua clandestinement sur le quai du port de Koralion... » Il aurait ensuite assisté à l'office hebdomadaire, contré l'action d'effacement des Scaythes effacé l'effacement, disent les Evangiles, là se situe le miracle et provoqué une véritable émeute. Puis il retourna tranquillement sur l'île où l'attendaient sa mère et, je cite encore, les « proscrits »... Premier point contestable : les proscrits justement. Les anciens compagnons d'Oniki avaient été remplacés depuis un bon moment par un bataillon composé de Scaythes d'Hyponéros et de mercenaires de Pritiv. Deuxième élément de contestation : selon les Evangiles, cet épisode est survenu en l'an 20 de l'Ang'empire. Or à cette époque Tau Phraïm était âgé de trois ans et non de cinq... Troisièmement, Tau Phraïm et sa mère faisaient l'objet d'une surveillance étroite, permanente, de la part des Scaythes et n 'auraient eu donc aucune possibilité de quitter le corail sans que ces derniers en eussent immédiatement été informés... Si les phraïmiques continuent de s'agiter de la sorte, je vais être obligé de faire évacuer la salle... Il est envisageable, voire probable, qu'Oniki ait été assassinée par les mercenaires de Pritiv après l'extermination des serpents géants et l'effondrement du bouclier et que Tau Phraïm se soit réfugié sur les mondes du Centre. J'ai en ma possession des preuves de son passage sur les planètes Marquinat et Issigor. Parlons maintenant du deuxième miracle, le miracle dit des douze faveurs... Conférence publique et houleuse d'Anatul Hujiak, historien et érudit néoropéen, auteur des biographies contestées (et probablement contestables) de Sri Lumpa, du prince Jek des Hyènes et de Tau Phraïm « Tu as enfreint mes ordres, Jek At-Skin, et tu as fait planer un terrible danger au-dessus de nos têtes ! Au-dessus des quatre cryogénisés de Syracusa ! Au-dessus de l'humanité tout entière ! » Les yeux noirs de Shari lançaient des éclairs et sa voix, étrangement calme, était aussi tranchante qu'un sabre. Comme pour l'aller, le transfert de Jek entre Ut-Gen et Terra Mater s'était effectué sans étape intermédiaire, directement du système d'Harès au système solaire. Enfermé dans la chambre de la maison d'Oth-Anjor, il s'était assis sur le lit défait, avait repoussé les attaques de panique et avait établi le silence intérieur. Les bruits de pas et de voix des mercenaires de Pritiv lancés à sa poursuite s'étaient estompés, une bouche de lumière bleue s'était ouverte, un courant d'une puissance inouïe l'avait happé et projeté à travers l'espace et le temps. Il avait repris connaissance sur la rive du torrent. Une fatigue intense l'avait cloué sur l'herbe humide et il lui avait fallu plusieurs heures pour réussir à se lever. En fin d'après-midi, bien que ses jambes fussent encore flageolantes, il avait regagné à pied l'ancien village des pèlerins. En dépit de son épuisement, il s'était senti d'une légèreté infinie, comme imprégné de la volatilité des flux éthériques. Il avait perçu la voix de Yelle dans les murmures du vent, il avait entrevu ses cheveux dans l'or déclinant du soleil. En revanche, il n'avait pas eu le courage de se frayer un chemin dans l'épaisse végétation qui cernait le buisson du Fou pour aller se recueillir quelques instants devant les fleurs brillantes. Le mahdi Shari l'attendait dans la maison de Sri Lumpa et de Naïa Phykit, assis devant la cheminée de la pièce principale. Des brindilles d'un végétal inconnu parsemaient ses cheveux, sa barbe, sa tunique et son pantalon de lin. Ses yeux traversés de lueurs sombres et ses mâchoires crispées annonçaient un orage imminent. Ses colères étaient d'autant plus redoutables qu'elles étaient rares. Il avait levé sur l'Anjorien un regard à la fois soulagé et courroucé. « D'où viens-tu ? — D'Ut-Gen », avait répondu Jek qui avait contenu tant bien que mal une subite montée de larmes. Il s'était tout à coup rendu compte qu'il avait pris des risques inconsidérés en s'éloignant de Terra Mater. Il avait cru que la puissance de l'antra le préservait des inquisitions mentales mais les Scaythes étaient parvenus à le repérer, à le suivre, à lui tendre un piège. Non seulement ils avaient failli le capturer, mais ils avaient probablement pillé les informations renfermées dans son cerveau. A cause de lui, ils savaient maintenant que Shari n'était pas un produit de l'inconscient collectif, une simple illusion, mais un être de chair et de sang qui s'était réfugié sur une petite planète bleue d'un système à une étoile. Son imprudence leur vaudrait, au mahdi et à lui, de vivre sur un quivive permanent, de ne plus jamais goûter le repos. Désormais les forces impériales, téléportées par déremat, pouvaient surgir sur Terra Mater à tout moment. « Va te reposer, avait repris Shari d'une voix dure. Nous en reparlerons demain. » Jek ne se l'était pas fait dire deux fois. Il s'était rué dans la chambre, s'était laissé tomber tout habillé sur le lit et avait dormi d'une traite pendant plus de quinze heures. Shari n'avait pas pour autant renoncé à sa colère. Il attendit pour la libérer que son petit compagnon eût récupéré de la fatigue de son voyage. Elle éclata dans l'ancien jardin de la maison alors que Jek venait tout juste de se lever et s'en allait prendre un bain dans le torrent. Ecartant un rideau d'herbes folles, le mahdi surgit devant lui et lui barra le passage. « Ce n'est pas d'un enfant capricieux dont l'univers a besoin, mais d'un soldat ! Cette guerre nous dépasse, Jek At-Skin, elle décide du sort de l'humanité tout entière ! » Sa voix puissante effraya une volée de moineaux qui s'envolèrent en poussant des piaillements aigus. Dans ces moments-là il ressemblait à un buisson ardent. Le feu ne jaillissait pas seulement de sa bouche, de ses yeux, mais également de ses mains, de ses cheveux, de son ventre. Tétanisé, Jek eut l'impression que ses veines charriaient de la lave en fusion. Il ne chercha pas à répliquer. Il savait que cela ne servirait à rien et surtout il ne voulait pas offrir à Shari de nouvelles occasions d'attiser sa fureur. De plus, même s'il était conscient d'avoir commis une erreur, il restait au fond de lui-même persuadé qu'il avait eu raison d'obéir à son intuition, que ce retour aux sources avait été une initiation, une étape indispensable de son évolution. Il était désormais libéré du poids de son passé, libéré de son enfance, libéré de ses peurs. « L'heure est venue de rassembler nos énergies et non de les disperser ! poursuivit Shari avec rage. Comment puis-je compter sur toi si tu n'en fais qu'à ta tête ? Comment Yelle peut-elle compter sur toi ? » Jek baissa la tête et attendit que l'orage s'apaise. Il lui sembla alors que la colère de Shari était surtout tournée contre lui-même, que c'étaient ses propres tergiversations qu'il se reprochait et qu'il parlait d'Oniki lorsqu'il prononçait le nom de Yelle. Le souvenir furtif d'une colère de p'a At-Skin effleura l'esprit de l'Anjorien et les joues rouges, les yeux exorbités, la voix outrageusement vibrante de son père lui apparurent à ce point ridicules qu'un gloussement s'échappa de sa gorge. Ce rire incongru prit Shari au dépourvu, qui se tut et enveloppa Jek d'un regard à la fois stupéfait et douloureux. Puis ses traits se détendirent et il éclata de rire à son tour. « Je te demande pardon, Jek At-Skin. Je continue de te traiter en enfant et tu es presque devenu un homme. Je t'ai négligé ces derniers temps. Mes pensées n'étaient pas avec toi, elles étaient là-bas, sur Ephren... » Ses yeux se tendirent d'un voile trouble. « Tau Phraïm est maintenant âgé de trois ans, poursuivit-il d'une voix où perçaient des éclats de tristesse. Il vit avec sa mère dans le cœur profond du corail. Il ne parle pas mais il communique avec les serpents. Les Scaythes ont encore renforcé la surveillance sur l'île de Pzalion... » Il posa la main sur les cheveux de Jek, en un geste empreint de délicatesse et de tendresse. « Je ne m'étais pas rendu compte que tu avais grandi toi aussi. Il est temps pour moi de tenir la promesse que je t'ai faite lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois. — La visite aux annales inddiques ? » s'exclama Jek. Un sourire s'esquissa sous la barbe clairsemée de Shari. « Le moment est venu d'aller les consulter. Je crois que tu es prêt et nous n'avons que trop attendu. De toute façon, nous ne pouvons pas rester sur Terra Mater : les forces impériales risquent à tout moment de débarquer. — C'est ma faute ! se lamenta l'Anjorien. Le Scaythe inquisiteur d'Anjor est entré dans mon esprit et... — Il n'est pas entré dans ton esprit, l'interrompit Shari. L'antra l'en a empêché. Il t'a seulement entendu lorsque tu as parlé à tes parents... » Les yeux de Jek s'arrondirent de surprise. « Comment... comment savez-vous que... ? — Je t'ai accompagné pendant tout ton voyage, Jek At-Skin ! répondit Shari, visiblement ravi de son effet. Je suis revenu d'Ephren avant ton départ, mais je ne t'ai pas révélé ma présence. Je savais que tu souhaitais prendre ton envol. Et puis tu m'avais tellement parlé de ton monde natal, d'Anjor et de tes parents que je mourais d'envie de les connaître... — Vous étiez là quand les mercenaires de Pritiv se sont précipités sur moi ? — C'était un risque à prendre : si tu n'étais pas parvenu à dominer ta fatigue et tes émotions, tu n'aurais pas non plus réussi l'épreuve des annales inddiques et tu ne serais jamais devenu un guerrier du silence. — Vous ne seriez pas intervenu s'ils m'avaient capturé ? » Une stupeur indignée sous-tendait la question de Jek. « Je n'en aurais pas eu la possibilité dans l'immédiat. — Pourquoi... pourquoi vous êtes-vous fâché contre moi, alors ? bredouilla l'Anjorien d'une voix que l'irritation restituait aux aigus de l'enfance. — J'ai accumulé tant de tensions ces derniers temps qu'il fallait bien que je passe ma colère sur quelqu'un ! » Jek comprit alors que Shari ressentait de temps à autre l'irrépressible besoin d'exprimer sa propre angoisse, ses propres doutes, car la responsabilité écrasante qui pesait sur ses épaules et qui lui interdisait d'entrer en contact avec Oniki et Tau Phraïm l'accablait, l'oppressait. Le départ de Sri Lumpa et la capture de Naïa Phykit l'avaient laissé seul face au blouf. Il vivait en permanence sur le fil tranchant d'une lame, il était le dernier lien entre l'univers et les hommes, l'ultime braise d'un feu sur le point de s'éteindre, et il devait sans cesse repousser la tentation du renoncement, ce vent sournois qui cherchait à le pousser dans le fleuve de l'oubli. Chacune de ses décisions, chacune de ses actions engageait l'avenir de l'humanité. Il ne pouvait jamais s'abandonner à la rêverie, à la paresse ou à la mélancolie comme se le permettait parfois trop souvent Jek. L'Anjorien prit conscience qu'il lui fallait désormais soulager Shari d'une partie de son fardeau, former avec lui une nouvelle entité, une structure indivisible, un atome, un noyau d'univers auquel viendraient s'amalgamer d'autres énergies, d'autres individualités. Comme l'avait affirmé le mahdi quelques minutes plus tôt, l'heure était venue de rassembler les forces et non de les disperser. Cette guerre exigeait un don de soi total, une vigilance et une volonté de tous les instants. Alors, comme s'il avait suivi le cheminement intérieur de son petit compagnon, Shari le saisit par les épaules et le pressa contre sa poitrine. Ils restèrent enlacés pendant un temps qu'ils auraient été incapables d'évaluer, immergés dans un flot d'éternité. Le soleil brillait d'un vif éclat dans son écrin céruléen. Les trilles des oiseaux et le friselis des frondaisons sous la brise composaient une symphonie paisible, radieuse. Ils prirent un bain dans l'eau glacée du torrent, lavèrent leurs vêtements qu'ils étalèrent sur des rochers puis s'allongèrent dans l'herbe. Une douce tiédeur envahit Jek, bercé par le murmure de l'eau. Ses pensées s'envolèrent une nouvelle fois vers Yelle. Elle l'attendait sur Syracusa, sous un linceul de glace, et l'image de son petit corps inerte l'enracina dans sa détermination. Il jeta un regard dérobé sur Shari, couché quelques mètres plus loin, les yeux fermés, les joues brouillées de larmes. Ils passèrent leurs vêtements secs, s'assirent face à face, fermèrent les yeux, joignirent les mains et s'envolèrent sur les courants éthériques. Jek n'avait encore jamais expérimenté le voyage psychokinétique à deux et la sensation de se dépouiller de son individualité le perturba à un point tel qu'il perdit brusquement le contact avec l'antra et se rematérialisa au beau milieu de l'enveloppe gazeuse d'une planète. Une chaleur intense l'enveloppa et une vague de panique le submergea lorsque des émanations d'ammoniac, d'hélium et d'hydrogène s'infiltrèrent dans ses poumons. Suffoquant, il tomba en chute libre dans le cœur de la nue rouge orangé. Puis il eut le réflexe de refermer les yeux, de rétablir le silence intérieur, d'invoquer le son de vie, et il se sentit de nouveau vibrer avec la fréquence énergétique de Shari. Il lui sembla percevoir un rire musical, une onde moqueuse qui se prolongea jusqu'au moment où ils réintégrèrent leurs corps et se retrouvèrent, légèrement étourdis, sur le parvis d'une somptueuse porte de lumière. Cet arc brillant et monumental qui se découpait sur un fond d'infini n'appartenait pas au monde des formes et cependant il n'était pas le fruit d'une illusion ou d'une simple projection mentale. Ils durent en franchir le seuil physiquement, comme ils auraient franchi une porte ordinaire. De même, c'est en marchant, exposés aux attaques de l'informe, qu'il leur fallut parcourir la route étincelante qui se déployait de l'autre côté, bordée de hautes et infranchissables murailles de ténèbres. La densité de lumière était telle qu'elle formait une substance solide sous leurs pieds. Jek avait l'impression de marcher sur un ruban surplombant le vide. Bien que Shari se fût placé devant lui comme un bouclier protecteur, il se sentait gagné par une peur atroce et il luttait de toutes ses forces contre l'impulsion qui le poussait à rebrousser chemin. Un froid intolérable se diffusait dans ses cellules, s'attaquait à l'essence même de son être. Ce n'était pas lui qui affrontait le vide mais le vide qui se diffusait en lui, qui le séparait, qui le déstructurait. Il tenta de se raccrocher au souvenir de Yelle, puis à l'idée que Shari s'était présenté seul la première fois qu'il avait parcouru cette route. Il aperçut une construction rayonnante dans le lointain, le temple à sept colonnes, l'arche qui renfermait les annales inddiques. Un cri d'émerveillement s'échappa de sa gorge. Il peinait maintenant pour suivre le mahdi qui avait pressé l'allure. L'informe s'infiltra avec une virulence accrue dans son esprit, exhuma des souvenirs enfouis, stimula des pensées d'épouvante et d'horreur. La distance s'allongeait inexorablement entre Shari et lui. Les contours s'effilochaient, s'évanouissaient. Il discerna un murmure dans le lointain : « Résiste, Jek ! Si tu cèdes, tu seras balayé comme une feuille morte par la tempête. Tu seras projeté sur un monde inconnu et il te faudra des années pour te réveiller. Peut-être ne trouveras-tu jamais en toi la force de revenir parmi les vivants. Peut-être seras-tu à jamais dispersé aux vents du néant... » Un torrent de haine emporta l'Anjorien. Shari lui apparut soudain comme un monstre, de l'avoir contraint à subir cette épreuve. Cet homme qui se faisait passer pour son maître était en réalité son pire ennemi, un individu dangereux qu'il devait éliminer sans délai. Il fouilla avec fébrilité dans ses poches pour y dénicher une arme éventuelle, un couteau, une pierre, mais elles étaient vides, et de rage il creva le tissu à l'aide de ses ongles. « Résiste, Jek ! » Il jeta un coup d'œil devant lui. Il ne distingua ni la silhouette de Shari ni le temple aux sept colonnes, seulement l'étroit sentier de lumière assiégé par l'incréé. Des lames de glace lui incisaient les nerfs. Il était tout entier empli d'une peur indescriptible qui le fractionnait, qui le désagrégeait, qui le détournait de l'antra, qui l'éloignait de sa source. Le bord extérieur et tourbillonnant d'une spirale le happa, l'attira vers son cœur infiniment noir et froid. « Résiste, Jek ! » Qui donc lui parlait de la sorte ? Résister à quoi ? Il n'avait plus aucune idée de l'endroit où il se trouvait, dans l'enfer des kreuziens peut-être. Le vague souvenir l'effleura d'être allongé dans un aérotomique des rats du désert. Ses pensées n'étaient plus que des courants épars, séparés les uns des autres par des abîmes de frayeur et de tristesse. Il était seulement conscient qu'il retournait au néant d'où il n'aurait jamais dû sortir, et la perspective de cet effacement n'éveillait en lui qu'une indifférence teintée de regrets. Il ne mourrait pas, car la mort n'était que la face cachée et indispensable d'un cycle, il glissait seulement dans la non-vie, dans le vide absolu. Pour l'éternité. « Résiste, Jek ! Pense à moi ! Pense à Yelle ! » Yelle. Ce nom éveilla instantanément un intérêt en lui, lui redonna un peu de cohérence. Il établit la relation entre le froid environnant et le corps inerte d'une fillette allongée sur des dalles de pierre. La spirale tournait de plus en plus vite. Yelle. Un visage boudeur s'afficha quelque part en lui, une chevelure ondulée et dorée, un front bombé, d'immenses yeux gris-bleu. Il se souvint qu'il aimait cette fille, qu'il avait entrepris un long voyage pour la délivrer de sa prison de glace. Il se reconstruisit peu à peu autour d'elle, il renoua avec le fil de son existence, il redevint Jek At-Skin, le fils unique de Marek et Julieth At-Skin, l'ami d'Artrarak du Terrarium Nord, le fils du soleil de l'astroport de Glatin-Bat, le prince des Hyènes du grand désert nucléaire d'Ut-Gen, le passager du xaxas, le disciple unique du mahdi Shari des Hymlyas. Yelle. Ce nom claquait comme un défi jeté à la face du blouf. La spirale cessa de tournoyer et Jek foula de nouveau la lumière du sentier. Il percevait encore les attaques de l'incréé, ces tentacules ondoyants et sournois qui s'insinuaient dans son propre vide, mais l'antra vibrait dans son sanctuaire intérieur, le maintenait dans l'intégrité de son être et, bien qu'endormie, Yelle veillait sur lui depuis son sarcophage d'isolation cryogénique de Vénicia. Il chercha du regard la construction rayonnante et fut étonné de constater qu'elle se dressait à quelques pas devant lui. Vue de loin, elle ne lui avait pas paru immense mais de près sa perspective imposante, écrasante, le surprit. Les sept colonnes qui s'élevaient sur une hauteur de plus de trois cents mètres soutenaient un immense fronton triangulaire aux éclats flamboyants et changeants. Les murs nébuleux s'ornaient à intervalles réguliers de formes géométriques qui se superposaient et éclataient en bouquets sans cesse renouvelés de couleurs chatoyantes et fugaces. Jek parcourut en quelques foulées les derniers mètres qui le séparaient du stylobate et gravit les douze marches de l'entrée principale, légèrement plus sombre que le reste du bâtiment. Envahi d'un bonheur indescriptible, il avait l'impression saisissante de marcher sur les rayons du soleil. L'atmosphère à la fois grave et légère qui régnait à l'intérieur du temple exalta son euphorie. D'autres colonnes de gigantesques tourbillons de lumière plutôt que des colonnes parsemaient le péristyle et se jetaient dans le plafond scintillant comme dans un ciel saturé d'étoiles. Shari l'attendait dans l'entrée du pronaos. Un sourire radieux illuminait son visage. « Bienvenue dans le dernier bastion de l'humanité, Jek At-Skin. En quinze mille ans, seules deux personnes sont entrées avant toi dans ce temple : le fou des montagnes et moi-même. Le fou est parti et les annales inddiques attendent leur nouveau gardien... — Ce n'est pas vous le nouveau gardien ? » Sa voix s'envola comme un papillon sonore dans le silence. « Je croyais que je l'étais, mais j'ai rencontré Oniki et le gardien ne peut s'engager dans deux directions à la fois. Il veille sur les annales pendant des milliers d'années comme les hommes déchus veillaient autrefois sur le feu pour que jamais il ne s'éteigne. — Elles n'ont peut-être plus besoin de gardien... — Toute chose en ces mondes requiert un témoin pour justifier son existence. L'observé n'existe pas sans l'observateur. Privées de gardien, les annales n'auraient aucune raison d'être, et si elles ne sont plus, l'humanité n'est plus. Entre mon père Tixu, ma mère Aphykit et moi, les rôles ne se sont pas distribués comme prévu et l'Hyponéros en a profité pour prendre un avantage décisif. — Les rôles prévus ? — La chaîne de l'Indda a été rompue par les trois maîtres précédents, Sri Mitsu, Sri Alexu et le mahdi Seqoram. Le grand maître de l'Ordre absourate a été assassiné avant d'avoir eu le temps de former son successeur. Les annales en ont informé le fou des montagnes qui, rompant sa neutralité de gardien, est entré en communication télépathique avec Sri Mitsu, mais ce dernier, condamné et exilé par les kreuziens, a refusé de reconstituer la chaîne. Le fou est donc descendu sur Terra Mater, le berceau de l'humanité, et m'a initié aux techniques inddiques en attendant que les deux nouveaux maîtres, Tixu et Aphykit, les successeurs potentiels de Sri Mitsu et de Sri Alexu, nous rejoignent et reforment la chaîne. C'était à eux de prendre le relais, d'achever ma formation, mais ils étaient trop occupés à s'aimer et ils m'ont laissé me débrouiller seul. Nous avons trop tergiversé, le fou des montagnes a quitté ce monde et la chaîne s'est définitivement rompue. Nous avons bouleversé les règles du jeu, nous sommes entrés dans une ère nouvelle, à l'issue incertaine. L'action désespérée de mon père Tixu rééquilibrera peut-être le rapport des forces... » En dépit du ravissement dans lequel le plongeait la beauté du temple, un sombre pressentiment étreignit Jek. « Qu'est-ce que risquent les hommes ? — Nous serons tous dévorés par l'incréé comme tu as failli l'être tout à l'heure. Nous nous évanouirons dans le néant comme si nous n'avions jamais existé. Nous n'aurons ni le souvenir ni la perception de nous-mêmes. L'univers, maintenu par la pensée humaine, s'effacera, et avec lui toutes les formes, toutes les ondes, toutes les vibrations. Si nous sommes vaincus, Jek, le chant de la création s'interrompra à jamais. » L'Anjorien eut la sensation qu'un pic de glace lui transperçait le cœur, que le blouf avait franchi les murailles lumineuses et rôdait autour de lui comme un fauve affamé autour de sa proie. « Que devons-nous faire pour que ça n'arrive pas ? demanda-t-il d'une voix blanche. — Je veux espérer que les annales nous donneront une réponse claire... — Elles ne l'ont pas encore donnée ? — Elles en proposent d'innombrables, car l'humanité évolue sans cesse, mais leur multiplicité, leur volatilité et leur complexité rendent l'interprétation aléatoire. — Comment est-ce qu'on les perçoit ? On les voit comme une émission holo ? » En posant cette question, Jek pensa fugitivement à l'écran-bulle toujours éteint de la maison familiale d'Anjor et la perspective de la dissolution définitive de p'a et m'an At-Skin dans le néant abandonna un goût étrange dans sa bouche. « Viens, tu jugeras par toi-même... » Ils traversèrent le pronaos, un immense vestibule où ils s'enfoncèrent dans la lumière jusqu'aux genoux comme dans la végétation nébuleuse et coruscante d'un jardin à l'abandon, une similitude renforcée par l'aspect arborescent des colonnes. Jek décelait maintenant des bruits divers, confus, tantôt des vibrations soutenues qui évoquaient l'antra, tantôt des notes de musique, tantôt des exhalaisons qui ressemblaient à des lamentations étouffées. Lorsqu'ils pénétrèrent dans le naos, Jek eut l'impression de s'introduire dans le cœur d'un diamant. Il dut garder les yeux clos pendant quelques minutes pour s'accoutumer à la luminosité. Ses paupières, son visage, son cou et ses mains captèrent des flux d'énergie d'une intensité telle qu'il contracta instinctivement les muscles de ses jambes pour ne pas être soulevé du sol. Les sons entremêlés composaient une symphonie dont la puissance, la tonalité et les harmoniques variaient sans cesse. Des images syncopées déferlèrent dans sa tête, des visages et des paysages inconnus se superposèrent aux visages de p'a et m'an At-Skin, d'Artrarak, du viduc Papironda, de Marti de Kervaleur, de Robin de Phart, de Yelle, aux rues d'Anjor, au désert nucléaire d'Ut-Gen, aux coursives du Papiduc, aux galeries de glace de Jer Salem, au capiton de chair du xaxas... Etourdi, couvert de sueur, il rouvrit précipitamment les yeux. Il constata que les sons étaient indissociablement liés aux milliards d'étincelles qui dansaient sur les innombrables facettes des parois, du sol et du plafond. Ce concert lumineux ou ce déluge de lumière sonore avait quelque chose d'à la fois majestueux et terrifiant. Les contours et le volume du naos semblaient également sujets aux modifications perpétuelles. Jek avait parfois la sensation de se trouver dans une salle immense, illimitée, et parfois dans une pièce exiguë, comme à l'intérieur d'un myocarde qui se contractait et se dilatait sans cesse. L'Anjorien chercha le mahdi des yeux comme pour se raccrocher à un élément stable, réel, et balayer la sensation tenace d'évoluer dans un rêve. Shari n'était plus qu'une silhouette traversée d'éclats fulgurants. Le même étonnement saisit Jek que lorsqu'il l'avait découvert perché sur un rayon au-dessus du buisson du Fou. Il avait alors cru qu'un dieu en haillons était venu lui rendre visite sur Terra Mater et il avait du mal à se persuader qu'il accompagnait ce même dieu dans l'arche des annales inddiques. Il ne savait plus s'il devait combattre le puéril sentiment d'orgueil qui le gagnait. Les facettes des murs et du plafond fluctuaient, changeaient de forme et de superficie, et les rayons éblouissants qui tombaient d'invisibles lucarnes dessinaient des figures éphémères et complexes. « Les dewas, murmura Shari, les étincelles de la création... » Jek concentra son attention sur une facette et, instantanément, il se rendit compte qu'un monde habité par des millions d'hommes et de femmes vivait à l'intérieur de lui. Il entendit des millions de voix, perçut des millions de souffles, et leur détresse imprégna tout son être. Des centaines de milliers d'années plus tôt, ils avaient sombré dans un total oubli d'eux-mêmes et avaient donné à leur environnement l'exorbitant pouvoir d'influencer leur destinée. Ils avaient perdu le chemin de leur source, ils avaient oublié leur flamme de vie qui brillait dans l'arche depuis l'aube des temps. Terrorisés par la mort parce qu'ils étaient gouvernés par leurs sens, ils s'accusaient mutuellement de leurs malheurs et se saisissaient de tous les prétextes pour s'entre-tuer. Le blouf n'avait eu qu'à se glisser dans les failles de l'humanité. Comme sur le sentier quelques instants plus tôt, l'incréé s'était appliqué à diviser, à séparer, à fragmenter. Il était parvenu à restreindre l'homme, à rabaisser le créateur au niveau de sa création, à le comprimer dans l'espace et le temps, puis il lui avait suffi d'exploiter à son profit les inventions humaines pour façonner ses propres clones. Jek sentit nettement vaciller les étincelles, soufflées par une bouche invisible. Les créatures de l'informe, les Scaythes d'Hyponéros, achevaient le travail entamé depuis des millions d'années, depuis le commencement, depuis que la chaleur convulsive des douze premières étincelles avait enfanté les ondes et les formes. Ils effaçaient la mémoire intemporelle des hommes, un effacement implacable mais qui s'accomplissait en douceur, sans souffrance, car la souffrance induisait un contraste et par conséquent une dualité, une tension créatrice. Incapable de supporter plus longtemps la terrible angoisse qui le suffoquait, Jek détourna les yeux et observa une deuxième facette. Un autre monde se déploya en lui, une autre civilisation, un autre climat, d'autres couleurs, d'autres odeurs, mais la perception dominante, persistante, restait celle de l'avènement d'une nuit éternelle. « La chaîne de l'Indda devait empêcher cette terrible issue, dit Shari comme s'il n'avait rien perdu du cheminement intérieur de Jek. Les maîtres étaient chargés de ramener les hommes sur le sentier de leur propre source, mais au cours des siècles ils se sont eux-mêmes fourvoyés sur des chemins de traverse. D'autres, des prophètes, des visionnaires, ont capté les vibrations des annales et ont transmis les fragments du Verbe à leurs contemporains mais l'incréé s'est tapi dans leurs paroles et leurs disciples ont établi des religions fanatiques sur leur nom. — Pourquoi le fou des montagnes est-il parti ? demanda Jek. Il aurait pu nous aider... » Sa voix tremblait de désespoir contenu. « Il a repoussé l'échéance de toutes ses forces, mais il est. arrivé au terme de son cycle d'homme, répondit Shari. Il est allé bien au-delà des limites de son rôle. Il avait perçu l'appel des autres mondes, avait accédé à un autre statut et il aurait été dangereux pour les siens et pour lui d'intervenir dans les affaires humaines. Nous ne devons plus compter que sur nous-mêmes, Jek. Un pari à la fois exaltant et risqué. — Qu'allons-nous faire ? — Nous unir, former une entité indivisible et descendre dans les mécanismes subtils de la création. Peut-être serons-nous entendus et recevrons-nous une réponse plus claire que lorsque je m'y suis essayé seul. Tu es prêt ? » Jek acquiesça d'un battement de paupières. Ils joignirent les mains et établirent le silence intérieur. Ils n'eurent pas besoin d'invoquer l'antra, il leur suffit de se laisser porter par les vibrations du Verbe, du son de vie, du chœur permanent qui s'élevait à l'intérieur du naos. Jek reprit conscience dans une pièce aux murs recouverts d'un matériau lisse qui évoquait le métal. Une bulle-lumière éteinte flottait sous le plafond bas. Il distinguait clairement les formes en dépit de l'obscurité. Il n'était pas matériel : il flottait, aussi volatil que l'air, au-dessus de quatre boîtes allongées et transparentes à l'intérieur desquelles reposaient des corps inertes. Il reconnut d'abord Naïa Phykit, et sa beauté, rehaussée par l'étrange sérénité de son visage, l'émerveilla. Puis il identifia Phœnix dont quelques mèches de la longue chevelure noire venaient mourir sur la pointe des seins. Le spectacle de San Francisco figé dans sa prison de verre l'emplit d'une émotion intense, d'autant plus déchirante qu'il n'avait pas la possibilité de la soulager avec des larmes. Ils avaient partagé la douleur de l'errance et de l'exil, et pendant quelques secondes l'Anjorien dériva sur le flot de souvenirs qui le liaient au prince de Jer Salem. Il contempla enfin Yelle. Ses cheveux formaient un nuage doré, moussu et figé autour de sa tête. Elle s'était débrouillée pour conserver son air boudeur dans son sommeil de glace. Une teinte légèrement verdâtre délayait l'incarnat de sa peau. Des veinules sombres sillonnaient ses paupières closes. Il trouva détestable la manière dont les embaumeurs l'avaient exhibée. Ils auraient pu au moins couvrir le renflement impudique de sa vulve, qu'aucune pilosité ne dissimulait aux regards, contrairement aux adultes. Elle lui parut plus petite que dans ses souvenirs mais cela tenait probablement au fait qu'elle n'avait pas grandi pendant ces trois années d'hibernation. Une subite impulsion le poussa à caresser le front de la fillette. Il n'eut pas d'autre choix que d'en rester au stade des intentions car, privé de corps, il n'avait aucune possibilité d'intervenir dans les champs de matière. Il plana un long moment au-dessus du sarcophage, écartelé entre la joie de la revoir et la frustration de ne pouvoir la toucher. Une porte s'ouvrit soudain. La bulle s'emplit de lumière blanche et vint se placer au-dessus des sarcophages. Un réflexe stupide entraîna Jek à vouloir se cacher, puis il se rappela qu'il était immatériel, que les nouveaux arrivants, deux hommes, n'avaient pas la possibilité de le voir. L'un était vêtu d'une chasuble et d'un colancor blancs. A son doigt brillait un énorme corindon serti dans un anneau d'optalium. L'autre, plus jeune, avait passé une chasuble verte pardessus un colancor bleu nuit. Son visage disparaissait sous une épaisse couche de poudre blanche et deux mèches torsadées s'enroulaient autour du faux liséré de son cache-tête. Jek n'aima pas le regard concupiscent qu'il lança au corps de Yelle. L'Anjorien se demanda pourquoi les annales inddiques l'avaient expédié dans cette pièce. Il ne glanerait ici aucune solution, aucune réponse. Shari, qui donnait l'impression de tout voir, de tout savoir, utilisait probablement ce type de transfert immatériel pour obtenir des renseignements et préparer ses interventions ultérieures. L'homme vêtu de blanc s'agenouilla, les bras en croix. Jek eut l'intuition qu'un invisible cordon reliait ce prélat aux quatre corps congelés, que son destin se jetait dans le leur comme une rivière dans un fleuve, et que ce fleuve se jetait lui-même dans un océan de lumière. Le deuxième ecclésiastique, en retrait, adossé à un mur, jetait des coups d'œil dérobés et douloureux sur le sarcophage de Yelle. Des pensées tourmentées le harcelaient, l'empêchaient de goûter à la paix de l'âme. « Ne perçois-tu donc vraiment rien, mon cher Ada-man ? dit l'homme en blanc en se relevant. — Cessez donc de me poser cette question, Votre Sainteté ! répliqua l'autre avec acrimonie. Vous savez bien que je ne suis qu'un serviteur anonyme et médiocre du Kreuz ! » Bien qu'il fût privé de ses sens, Jek voyait et entendait encore mieux que s'il avait disposé de son corps, comme si son enveloppe matérielle avait enfin cessé d'embarrasser son esprit. « J'ai ouï dire que le sénéchal Harkot vous avait prié de lui restituer ces cryos, Votre Sainteté, reprit le plus jeune. Qu'allez-vous lui répondre ? — Je ne les lui donnerai pas, affirma l'homme en blanc. — A quoi vous sert de créer un incident avec le pouvoir temporel puisque vous ne disposez pas des codes de réanimation ? — A quoi vous sert de poser des questions auxquelles je ne puis apporter de réponse ? » Jek fut tout à coup aspiré par une bouche de lumière bleue. Les voix et les formes s'estompèrent, les deux hommes et les sarcophages devinrent des points minuscules et brillants. Il entrevit encore un bâtiment flanqué de hautes tours, une cité illuminée, un globe où dominaient les tons bleu et rouge, puis il ne fut plus qu'une sensation grisante de vitesse et de chaleur. Le garçon, âgé de trois ans, paraissait vraiment minuscule à côté des serpents géants. Les plus grands mesuraient une vingtaine de mètres de la tête à la queue mais, en dépit de l'exiguïté des passages, ils le frôlaient avec une délicatesse étonnante, sans jamais le bousculer ni le renverser. Parfois ils ouvraient la gueule, happaient prestement l'enfant et disparaissaient dans les tunnels étroits et sombres. Les premiers instants de surprise et d'effroi passés, Jek comprit que c'était de cette manière, dans leur gueule, qu'ils le promenaient d'un nid à l'autre du bouclier de corail, et cet étrange moyen de transport lui rappela le ventre du xaxas. Il lui avait fallu quelques minutes pour établir le lien entre ce paysage, cet enfant, ces serpents et les confidences de Shari. Les annales inddiques l'avaient à son tour expédié sur Ephren pour rendre une visite immatérielle à Oniki et Tau Phraïm. Bien que très différente de Naïa Phykit, Oniki lui parut aussi belle que la mère de Yelle et il approuva le choix de Shari, choix qu'il avait jusqu'alors inconsciemment refusé, rencontrant certaines difficultés à admettre qu'un homme promis à un destin aussi grandiose préférât l'amour restrictif d'une femme et d'un enfant au salut de l'humanité tout entière oubliant qu'il était lui-même suspendu à l'amour exclusif de Yelle. Mais devant Oniki il prenait conscience que sans elle Shari n'aurait jamais eu la force d'aller au bout de lui-même, qu'elle était l'indispensable puits de tendresse dans lequel il venait se régénérer. Elle portait une robe faite de brindilles de lichens célestes patiemment entrelacées et dont la teinte brun-rouille mettait en valeur l'éclat de ses cheveux et de sa peau. Elle avait élu domicile dans un nid de serpents qu'elle avait séparé en trois pièces à l'aide de tentures. Dans les chambres elle avait installé des matelas confectionnés avec la bourre la partie duveteuse des lichens et garnis d'une couverture tramée. Tau Phraïm et elle se nourrissaient des fruits coralliens, des excroissances oblongues, blanches et juteuses qui poussaient dans le cœur du corail et dont les serpents étaient également friands. La vigilance des reptiles géants ne se relâchait à aucun moment. Une vingtaine d'entre eux accompagnaient Oniki et Tau Phraïm dans chacun de leurs déplacements. De temps à autre la jeune femme recouvrait ses réflexes de thutâle, retirait sa robe et grimpait à l'assaut d'un tunnel vertical qu'elle nettoyait de ses déchets célestes. Elle s'occupait d'environ trente tuyaux dont certains avaient un diamètre de plus de dix mètres. Les lumières bleues ou rouges des étoiles Tau Xir et Xati Mu s'y engouffraient avec voracité et tombaient en colonnes majestueuses sur l'île de Pzalion et sur le moutonnement noir de l'océan Gijen. L'adresse et la vigueur d'Oniki étonnaient Jek. Elle se tenait en équilibre sur les parois arrondies des tuyaux à la seule force de ses doigts, modifiait sans cesse le centre de gravité de son corps collé comme une ventouse contre le corail. Tantôt elle progressait à la manière d'une araignée, les bras et les jambes écartés, tantôt, si le passage l'exigeait, elle se servait du seul levier de ses bras. Jek distinguait avec netteté le jeu de ses muscles sous la mince enveloppe de peau, les profonds sillons qui se creusaient sur la face externe des cuisses, le travail des triceps et des dorsaux, les resserrements et les relâchements des fessiers, les contractions puissantes du bas-ventre. Il fut également sidéré de voir avec quelle précision, quelle dextérité, quelle économie gestuelle, quelle grâce elle arrachait les bouquets de lichen prisonniers du corail et les jetait dans le vide. Elle était tellement concentrée sur son travail qu'aucun mouvement parasite ne venait troubler son escalade. Les serpents se glissaient dans des failles indécelables à l'œil nu, réapparaissaient quelques mètres plus haut et attendaient qu'elle fût à leur hauteur pour disparaître à nouveau. Elle se hissa sur le toit du bouclier et s'assit, ruisselante de sueur, sur le corail empourpré par les rayons de Tau Xir, la naine rouge, et balayé par les vents de hautain. Un serpent surgit d'une crevasse et s'approcha d'elle. Un sourire radieux illumina son visage lorsqu'elle discerna la silhouette de Tau Phraïm dans la gueule grande ouverte du reptile. Jek fut traversé par un désir puissant de se joindre à eux, de se dissoudre dans les flots d'amour et d'harmonie qui s'écoulaient de leurs yeux. Simultanément il perçut les ondoiements de tentacules visqueux et froids autour de la jeune femme et de son fils, et il eut le sentiment que les Scaythes d'Hyponéros rassemblés sur l'île de Pzalion ne tarderaient plus à passer à l'action. Puis sa vue se brouilla et un vortex céleste l'aspira. La sensation vertigineuse s'interrompit subitement. Il flottait dans une pièce sombre, meublée d'un matelas et de deux chaises de paille. Un drap écru recouvrait le corps d'un homme au crâne rasé allongé sur le matelas. Une femme vêtue d'une robe empesée remontée jusqu'aux genoux était assise sur une chaise. Jek se demanda ce qu'il fabriquait dans cette masure. Une tempête faisait rage dehors, comme en témoignaient les hurlements du vent et les crissements de minuscules cailloux sur le torchis des murs. Les yeux de la femme étaient dépourvus d'iris. Entièrement blancs, ils fixaient l'homme allongé sans vraiment le voir ou plus exactement sans s'arrêter aux limites extérieures de son enveloppe corporelle. Dotée de perceptions extrasensorielles, elle regardait au-delà des apparences et contemplait l'âme à la fois noire et pure de son interlocuteur. Il y avait en lui une grande part de noblesse et une grande part de misère, comme s'il avait longtemps chevauché des destins contraires. La femme ne portait pas de jugement sur lui, car elle était trop clairvoyante pour réduire ses semblables à des sentences, mais lui ne parvenait pas à se pardonner le gâchis de sa vie. « Mes yeux ne peuvent me tromper, répéta-t-elle. Tu es l'un des douze piliers du temple. L'un des douze cavaliers de la Rédemption. — Je ne suis qu'un pillard des monts Pïaï, un trafiquant de chair humaine, un des salopards de Jankl Nanupha, répliqua-t-il d'un ton las. — Tu es également un chevalier absourate, un homme qui canalise l'énergie. C'est de cette maîtrise dont l'humanité a besoin. Plus vite tu seras persuadé de l'importance de ton rôle et plus les chances des hommes augmenteront d'échapper au sort terrible qui leur est promis. — Vous avez abusé des philtres de voyance, himâ ! — Remercie Dieu qui m'a donné les pouvoirs de voyance. Si je ne t'avais pas protégé des hommes de mon village, tu serais mort dans d'atroces souffrances et les vents de soufre auraient dispersé les morceaux de ton cadavre sur le plateau des Abrazz. » Un pli d'amertume se creusa au coin de la bouche de l'homme. « Vous auriez dû les laisser me tuer... » Elle haussa les épaules, se leva et fit quelques pas. Jek se rendit compte qu'elle ne distinguait pas les objets, les murs, les obstacles potentiels, mais qu'elle percevait leur fréquence ondulatoire, leur densité. « Nous n'avons pas de temps à perdre ! reprit-elle avec colère. Jankl Nanupha ne va pas tarder à se lancer à ta recherche et à surgir ici avec ses hommes ! — Pourquoi serais-je l'un des douze élus ? Vous me paraissez nettement mieux qualifiée que moi pour ce genre de... » Elle se retourna avec vivacité, se pencha sur le matelas et lui posa la main sur la bouche. « Je serai l'arc, tu seras la flèche. » Elle se redressa et, d'un geste solennel, dégrafa sa robe qui glissa le long de sa poitrine, de ses hanches, de ses jambes et s'affaissa à ses pieds dans un froissement étouffé. « Puise en moi la force de conviction, murmura-t-elle. Nous serons liés à jamais. Je t'accompagnerai par la pensée, par le souvenir. Je serai là chaque fois que tu auras besoin de moi. » Il laissa errer un regard brûlant, presque douloureux, sur ce corps dénudé qui éveillait en lui bien davantage que du désir. « Comment réagiront les gens de ton peuple s'ils apprennent que tu as sacrifié ta virginité ? — L'ordre des himâs des Abrazz a été créé dans le seul but de reconnaître le douzième cavalier de la Rédemption et la virginité garantissait la pureté des voyances. Je t'ai reconnu, Whu. Je n'ai donc plus aucune raison de rester vierge. Les temps sont venus de l'union, de la fusion. » Elle se glissa sous le drap et l'enlaça. Jek se remémora les corps bruns et enchevêtrés de San Francisco et de Phœnix dans le cachot du Thorial de Jer Salem. Il entendit à nouveau leurs gémissements, ces soupirs qui trahissaient une étrange douleur, et il se demanda s'il connaîtrait un jour ce genre de sensations avec Yelle. Il dériva sur ses souvenirs, traversa une nue tourbillonnante et jaune, s'éleva au-dessus d'une planète ceinturée par une dizaine d'anneaux, sortit d'un système à étoile double et erra dans l'espace insondable. Quelque chose bougea dans le lointain, une ligne grise parsemée de taches verdâtres et noires. Cela ressemblait à un vaisseau, ou à un train de vaisseaux soudés les uns aux autres. Pour autant que Jek pût en juger, ils parcouraient le vide interstellaire à une vitesse bien supérieure à celle de la lumière. Il se dirigea vers un appareil situé en queue de chaîne, traversa les couches extérieures du fuselage où s'était incrustée une épaisse lèpre noire et verte, franchit des coursives, des cabines, des salles communes où s'agitaient de mystérieuses silhouettes dans la pénombre. Il capta des milliers de frémissements, des pensées émises par des milliers de cerveaux, et ressentit la nostalgie poignante, presque palpable qui émanait d'eux. Ils vivaient dans une obscurité permanente comme s'ils avaient perdu définitivement l'usage de la lumière. Il déboucha dans une minuscule cabine, se stabilisa au-dessus d'une couchette sur laquelle reposait une forme immobile et silencieuse. Deux éclats de lumière transperçaient l'obscurité, deux éclats qui semblaient provenir des profondeurs du temps. Le ronronnement sourd des moteurs faisait vibrer les cloisons et le plancher. Les yeux de la créature il ne trouvait pas d'autre explication à ces lueurs aussi vives que des brandons étaient chargés d'une telle intensité, d'une telle énergie qu'il prit peur et chercha instinctivement un endroit où se réfugier. Il pensa que l'abri le plus sûr était son corps, resté dans le naos du temple inddique. Le bois crépitait et projetait de temps à autre des gerbes d'étincelles. Jek repoussa son assiette et vint s'asseoir devant la cheminée. La douce chaleur du feu était la seule nourriture dont il avait envie. Shari et lui n'avaient pas repris conscience dans le naos mais directement dans la maison de Sri Lumpa et Naïa Phykit. Epuisés par leur longue translation, ils étaient allés à tour de rôle s'allonger sur leur lit pour prendre un peu de repos. Les Scaythes étaient désormais avertis de leur présence sur Terra Mater, et la menace constante que l'Hyponéros faisait peser sur eux les contraignait à établir des tours de garde. Cependant, tant d'images et de sensations s'étaient bousculées dans la tête et le corps de Jek qu'en dépit de sa fatigue il n'était pas parvenu à trouver le sommeil. « Eh bien, Jek, que retires-tu de notre visite aux annales inddiques ? » demanda Shari accroupi devant le seuil de la cheminée, affairé à tisonner la braise. Jek conserva son mutisme, d'une part parce qu'il se sentait trop fatigué pour ouvrir la bouche et d'autre part parce qu'il ne trouvait rien à répondre. Il n'avait pas le recul nécessaire pour tirer un quelconque enseignement de l'expérience qu'il venait de vivre et qui accaparait encore toute son attention. « Est-ce que tu t'es rendu compte que nous ne nous sommes jamais quittés ? reprit Shari. Ni sur Syracusa, ni sur Ephren, ni sur cette autre planète et ses anneaux, Sbarao probablement, ni enfin à l'intérieur de ce train de vaisseaux... » Bien que l'Anjorien n'eût à aucun moment détecté la présence de Shari à ses côtés au cours du voyage, cette information ne le surprit pas. « La voyante de l'Anneau a parlé des douze cavaliers de la Rédemption, des douze piliers du temple, ajouta Shari qui donnait l'impression de parler surtout pour lui-même. J'avais déjà eu la révélation du nombre douze lors de mes précédentes visites aux annales mais je ne savais pas comment l'interpréter. — Et maintenant vous le savez ? » Les flammes jetaient des lueurs mouvantes sur les murs et le sol. Le vent violent qui frappait à la porte et aux fenêtres annonçait un orage imminent. Shari se retourna et enveloppa Jek d'un regard bienveillant. « Entre compagnons de l'Indda, on se tutoie, Jek. Cesse de me considérer comme un professeur. Je serais honoré que tu me traites comme ton égal. Nous sommes deux à avoir pénétré dans les annales et nous devons être douze, comme les douze cavaliers de la Rédemption, comme les douze piliers du temple. A douze, nous aurons une chance de vaincre le blouf. Les annales nous ont montré neuf de nos futurs compagnons : ma mère Aphykit, Yelle, San Francisco et Phœnix... si nous parvenons à les délivrer et à les ranimer... Oniki et Tau Phraïm... A ceux-là nous devons rajouter l'actuel muffi de l'Eglise, peut-être, l'homme au crâne rasé un chevalier absourate selon la voyante et la créature que nous n'avons fait qu'entrevoir dans le train de vaisseaux... — Elle m'a fait peur ! s'exclama Jek. — En tout cela fait onze, poursuivit Shari sans tenir compte de son intervention... Mais pourquoi les annales ne nous ont-elles pas montré le douzième ? » Il fixa d'un air sombre l'extrémité évasée du tisonnier rougie par le feu. « Qui est le douzième ? » CHAPITRE VI EL GUAZER (dit également Al Guazer, El Guazeïr ou Elgouazer) : personnage légendaire de la préhistoire terrestre (environ — 11 000 ans standard avant le commencement de la première période post-Ang’empire), il aurait été l'un des disciples de la première génération du grand visionnaire Satyan Mah Ourat, fondateur de l'Indda (ou science inddique). Il aurait fait partie de cette légion de fanatiques appelés les ourates de l'Absolu. Il se serait opposé avec une extrême virulence aux exécutions massives des populations atteintes de la peste nucléaire. Il aurait inventé un système de propulsion qui aurait permis de se déplacer près de cent fois plus vite que la lumière (certains historiens soutiennent qu'Anton Shlaar, inventeur du bond du même nom, aurait eu le seul mérite de retrouver les formules mises au point par El Guazer) et aurait sauvé des milliers de pestiférés en les expédiant dans l'espace pour une durée terrestre de dix mille ans, épisode très peu probable car les archéologues n'ont retrouvé aucune trace de ce prétendu train de vaisseaux (un véritable... train fantôme !) Il se serait ensuite retiré dans le grand désert de Gobh pour y mener une vie contemplative. Aucun livre-film, aucun enregistrement holo ne mentionne son existence. Il semble être le pur produit de l'inconscient collectif ou encore un mythe créé de toutes pièces par les partisans d'Ananda Gaïa. Il convient toutefois de préciser que de nombreux documents ont disparu au cours de la Guerre des Pensées qui ravagea la Terre des origines. Quant au nom d'El Guazer, provient selon toute probabilité d'un dialecte disparu depuis près de cent siècles, le spagnol (ou spanich). Contes et légendes de la Terre, Académie des langues vivantes Un murmure télépathique s'insinua dans le silence intérieur de Ghë. « Assemblée du retour à la Terre. Assemblée du retour à la Terre. » Une émotion intense coula en elle comme un puissant fleuve venu du fond des âges, gonflé siècle après siècle par la nostalgie de l'exil. Elle oublia ses préoccupations, se mit instinctivement en état d'écoute et perçut, tout autour d'elle, les vibrions mentaux de ses frères et sœurs qui tous exprimaient la même joie, la même euphorie. La Terre, enfin. « Communication orale et publique dans une heure A.D.V.L. », poursuivit le prévenant télépathique. Bien qu'elle eût largement le temps de se préparer, Ghë se leva de la couchette de sa cabine et fit coulisser la porte métallique de son armoire pour choisir des vêtements appropriés à l'événement. La brusquerie de ses gestes lui coûta immédiatement un début de tétanie. Elle dut rester immobile pendant quelques minutes pour décontracter les muscles de ses jambes. Cela ne faisait que quelques mois A.D.V.L. qu'elle avait quitté l'appartement familial, quelques mois qu'elle expérimentait une indépendance qui ne lui avait apporté que de la déception, et, privée du regard à la fois tendre et intraitable de sa mère, il lui arrivait de commettre des imprudences inexcusables pour quelqu'un qui avait atteint sa majorité. Elle prit conscience de la stupidité de son agitation et s'efforça de contrôler sa respiration pour recouvrer son calme. Trente siècles A.D.V.L. plus tôt, cinq des sept générateurs d'oxygène du train de vaisseaux étaient tombés en panne et la caste des techniciens s'était avérée incapable de les réparer. La caste des gouvernants avait alors pris les mesures draconiennes qui s'imposaient : elle avait d'abord éjecté dans l'espace les indésirables, les bouches inutiles, les prisonniers de droit commun, les opposants politiques, les anciens et les malades, puis elle avait prohibé les mouvements précipités, les courses, les agitations inutiles, les énervements et toute action qui entraînait d'une manière ou d'une autre une consommation excessive d'oxygène et une production intempestive de gaz carbonique. Cette interdiction s'appliquait aussi bien aux endroits publics, aux coursives, aux passages, aux salles communes qu'aux cabines et appartements privés. L'excès d'enthousiasme de Ghë aurait pu lui valoir, si un prévenant l'avait dénoncée à la caste des vigiles après avoir capté ses vibrions mentaux, une longue peine de cryogénisation ou même, au cas où aucun des caissons de congélation n'aurait été libre, l'éjection pure et simple dans l'espace. La chaleur lui parut soudain étouffante et, d'un geste lent et délicat, elle écrasa les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le visage et s'insinuaient entre ses seins. Elle attendit patiemment que s'interrompe cette détestable diaphorèse, cette preuve indubitable de son manquement aux règles. La transpiration trahissait souvent les amants imprudents, les hommes et les femmes qui transgressaient la loi du coït mensuel, une loi limitant à un par mois A.D.V.L. la fréquence des rapports sexuels entre époux (durée maximale autorisée du rapport : dix minutes). Les rougeurs, les yeux brillants, la fébrilité, les lèvres gonflées, les traces de morsure ou de griffure étaient autant d'autres symptômes susceptibles d'éveiller les soupçons des vigiles. Cet édit ne concernait pas Ghë, ni les autres célibataires des deux sexes qui occupaient les vaisseaux situés en queue de train. Eux n'avaient pas le droit d'avoir de rapports tout court ni même de se livrer aux plaisirs solitaires. Ils n'étaient autorisés à sortir de leur cabine que pour se rendre avec une extrême lenteur à leur poste de travail, aux cérémonies crypto ou aux assemblées passagères. Le reste du temps, ils restaient allongés sur leur couchette, nus, immobiles, immergés dans la mer environnante des vibrions mentaux comme dans une eau bienfaisante, reconstituante. Sur la Terre ils pourraient enfin respirer sans restriction, s'aimer sans condition, transpirer, s'agiter, courir, crier. Ils fouleraient ces petits brins souples et verts appelés l'herbe et dont la caste des gardiens-mémoire conservait quelques précieux échantillons dans le musée des origines, ils s'exposeraient aux caresses du vent et aux rayons du Soleil, l'étoile jaune du système. Les paroles de l'hymne du retour, ces mots que Ghë, poussée par la force de l'habitude, avait si souvent chantés d'une manière machinale, vinrent mourir sur ses lèvres. « Nous partons pour dix mille ans, ô notre Terre, mais nous ne t'oublierons pas, fredonna-t-elle... Nous n'oublierons pas le doux bruissement du vent sur les feuilles des arbres, la douceur et la fraîcheur de l'herbe sous nos pieds nus, la beauté des aubes et des crépuscules, le murmure des sources et des cascades, le grondement des orages et des vagues, la chaleur de l'été et la froidure de l'hiver... Nous partons, ô notre Terre, parce que la maladie nous a élus et que nous ne voulons pas qu'elle élise tes autres enfants... Pendant cent siècles, l'espace sera notre patrie, l'El Guazer notre cité, l'errance notre mode de vie... Pendant cent siècles nous chercherons notre chemin de guérison et d'espoir... Nous reviendrons vers toi, libres et sains, comme les enfants retournent à leur mère... Les douze fils aimants, les douze élus de ton cœur te délivreront du mal qui te ronge et nous te chérirons jusqu'à la nuit des temps... Cette destinée s'accomplira par la grâce de notre protecteur El Guazer... Béni soit son nom pour l'éternité... » Ghë ne savait quelle réalité recouvraient les feuilles des arbres, la beauté des aubes, les cascades, les vagues, l'été ou l'hiver, mais en elle s'ancrait une douce certitude que la vie sur Terre serait de toute façon préférable à la vie dans l'El Guazer. Bien qu'elle n'eût jamais connu d'autre horizon que celui du train de vaisseaux, elle souffrait d'un sentiment de claustration. Elle rencontrait des difficultés grandissantes à supporter les perspectives arrondies et restrictives des coursives, des cabines et des salles communes, l'odeur d'oxydation qui s'exhalait du métal corrodé par la rouille. Cette claustrophobie naissante avait probablement un lien avec le resserrement de l'espace vital et les contraintes physiques engendrés par la raréfaction de l'oxygène. Ghë s'était certes adaptée à l'obscurité permanente, comme tous les siens, mais la nyctalopie ne remplaçait pas la magnificence de la lumière. La caste des gardiens-mémoire prétendait que le système d'éclairage de l'El Guazer avait cessé de fonctionner au septième siècle de l'errance, alors que le train de vaisseaux n'était pas encore sorti de la Voie lactée. Seuls s'étaient obstinés à briller quelques projecteurs du vaisseau de tête, où résidaient les castes des gouvernants et des techniciens. L'imminence du retour à la Terre emplissait Ghë d'une allégresse telle qu'elle se mit à transpirer de plus belle. Elle sentit le souffle d'un ventilateur sur son crâne glabre. Elle comprit alors qu'elle n'était pas la seule à être saisie d'une incontrôlable ardeur, que la chaleur qui se dégageait des dizaines de milliers de corps entraînait une brutale augmentation de la température et le déclenchement automatique des ventilateurs. Jamais elle n'avait capté avec une telle netteté les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d'exil, cette mer énergétique dense et houleuse de laquelle elle extrayait des bribes de pensées comme des gouttes d'écume. Elle s'allongea de nouveau sur la couchette et goûta les caresses voluptueuses de l'air sur sa peau, ces prémices des vents terrestres qu'elle imaginait à la fois plus violents et plus suaves. Comme chaque fois qu'elle s'offrait aux effleurements du ventilateur, elle ferma les yeux et s'abandonna aux frissons de plaisir qui prenaient naissance entre ses cuisses et s'échouaient sur les pointes dressées de ses seins. Sa peau, d'une sensibilité exacerbée, ne s'ornait d'aucune pilosité. Elle avait entendu dire que d'épaisses touffes de poils protégeaient la tête et les organes sexuels de leurs ancêtres de la Terre, une thèse qu'elle jugeait aussi farfelue que la légende des ourates de l'Absolu. Elle repoussa énergiquement la tentation d'explorer les replis secrets de sa féminité. Le moment aurait été mal choisi d'être repérée par des prévenants et d'être condamnée à l'éjection dans l'espace. Elle se leva et choisit, parmi la dizaine de tenues que lui avait données sa mère, une robe noire resserrée à la taille. Elle l'enfila lentement car le ventilateur avait séché sa sueur et elle ne tenait pas à transpirer de nouveau. Puis elle sortit de sa cabine et s'engagea dans l'étroite coursive qui donnait sur la place centrale du niveau 7 du vaisseau. Des fleuves humains convergeaient en silence vers la salle des assemblées. L'échange de paroles n'était pas formellement proscrit dans les lieux communs de Y El Guazer, mais la caste des gouvernants recommandait avec insistance l'échange télépathique, plus économe en oxygène. Tout en marchant, Ghë restait en écoute, attentive aux éventuels frères et sœurs qui auraient souhaité engager une conversation mentale. Depuis quelque temps elle avait l'agaçante impression que quelqu'un cherchait à entrer en contact avec elle, mais chaque fois qu'elle ouvrait son esprit pour favoriser la communication, le mystérieux correspondant refusait de se manifester, comme effarouché par sa propre audace. Elle avait cru pendant quelques jours A.D.V.L. qu'elle sombrait dans la paranoïale, une maladie redoutée dans l'enceinte de YEl Guazer, et elle était allée consulter le soignant de son niveau, un homme sans âge dont les attouchements appuyés l'avaient offensée. « Tu es en parfaite santé, sœur Ghë, avait-il assuré avec un détestable petit sourire (Ghë n'avait pas aimé sa voix, d'une neutralité qui confinait à la sécheresse). Ces tentatives de communication sont bien réelles, et non les fruits d'un dérèglement mental provoqué par un abus de cryptos. Probablement un amoureux transi qui n'ose pas te déclarer sa flamme... » « Crois-moi, sœur Ghë, devant ta beauté je ne ferais preuve d'aucune timidité », avait-il ajouté mentalement comme si le son de sa voix l'avait tout à coup intimidé, réflexe d'autant plus stupide que les vigiles interceptaient plus facilement les échanges mentaux que les conversations orales. Elle gardait le souvenir d'un appendice long et dur qui cherchait à forcer le passage de son intimité, d'ongles brutaux qui lui griffaient la poitrine et les hanches, mais elle avait oublié de quelle façon elle s'y était prise pour échapper à l'étreinte du soignant et sortir de la cabine de consultation. Elle s'était retrouvée allongée sur sa couchette, nue, haletante, assaillie par les crampes, seule avec sa culpabilité, son dégoût et son envie de pleurer. Elle n'avait pas dénoncé son agresseur de peur que l'accusation ne se retourne contre elle. En revanche elle n'était pas parvenue à se fondre dans le virnâ harmonique lors des cérémonies crypto qui avaient suivi cette pénible scène. Loin de s'envoler dans les mondes merveilleux de l'esprit, elle était descendue dans les soubassements de son âme où elle avait rencontré des énergies de haine et de destruction dont la puissance l'avait épouvantée. Les gradins demi-circulaires se remplissaient peu à peu. La salle des assemblées, aménagée dans le vaisseau central du train, pouvait contenir plus de cent mille personnes, soit la quasi-totalité des passagers de l'El Guazer. Les lueurs rougeâtres des veilleuses de sécurité, disposées au-dessus des innombrables portes et alimentées par un circuit énergétique autonome, ne parvenaient pas à égratigner l'obscurité opaque, permanente, qui ensevelissait les cloisons, le plafond, les escaliers et les rangées de sièges pliants. Bien que nyctalopes, les assistants des derniers rangs n'avaient aucune chance de discerner les maîtres de cérémonie, installés sur la scène centrale. Toutefois, ce défaut de visibilité ne constituait pas un inconvénient majeur dans la mesure où des haut-parleurs disséminés dans le sol répercutaient les paroles des différents intervenants dans les travées les plus reculées de la salle. Ghë prit place au quatrième rang des gradins, d'où elle avait une vue d'ensemble de la scène centrale et, au second plan, de la muraille abrupte des sièges des gouvernants et des responsables des autres castes. Le plancher métallique vibrait sous les pas des passagers qui affluaient par les portes béantes. Ils s'étaient revêtus pour la plupart de leurs plus beaux atours, des robes, des combinaisons ou des costumes qu'ils avaient gardés en réserve pour l'assemblée du retour. Leurs yeux étincelaient de joie, seuls éclats de lumière sur le fond de ténèbres. Fatiguée par sa marche, Ghë s'assit sur le siège pliant et observa les gouvernants, ces hommes et ces femmes dont la caste présidait depuis plus de cent siècles terrestres aux destinées de Y El Guazer. Occupant les rangées inférieures de la muraille de sièges, ils avaient également passé leurs vêtements d'apparat, robes, tuniques, manteaux et chapeaux dont les tissus moirés accrochaient d'improbables reflets lumineux. La fièvre qui brillait dans leurs yeux contrastait avec l'impassibilité de leurs traits. Plus haut, les dirigeants des onze autres castes, techniciens, vigiles, prévenants, gardiens-mémoire, cryptoculteurs, soignants, nutritionnistes, prêtres virnâ, astronomes, retraiteurs et externes, se jetaient des regards dérobés où se lisaient à la fois les promesses d'affrontements et les recherches d'alliances. Depuis plus de cinquante ans A.D.V.L., les castes se livraient d'incessantes guerres d'influence et avaient tour à tour occupé un rôle prépondérant auprès des gouvernants. Ghë était encore enfant lorsque les retraiteurs avaient contraint tous les passagers à se charger de leurs propres déchets et à récurer eux-mêmes les conduits, initiative désastreuse qui s'était soldée par la mort de plus de deux mille frères et sœurs. Elle entrait dans l'adolescence lorsque les prévenants avaient fait pleuvoir un tel déluge d'informations le plus souvent parfaitement inutiles dans les esprits qu'ils avaient provoqué une recrudescence de paranoïale et l'apparition de nouvelles maladies mentales inconnues jusqu'alors. Elle venait tout juste de recevoir son initiation crypto lorsque la caste des externes, chargée de l'entretien de l'El Guazer, avait obtenu des gouvernants que chaque passager adulte fût réquisitionné à tour de rôle pour le nettoyage des fuselages, rongés par la lèpre spatiale. Elle avait donc dû enfiler un scaphandre autonome et, équipée d'une minuscule poire à rayons désintégrants, effectuer une dizaine de sorties dans l'espace. Pour la première fois de sa vie, elle avait contemplé le train de vaisseaux de l'extérieur. Le spectacle de ces énormes masses de ferraille cylindriques lui avait inspiré un désenchantement cruel. Ces formes lourdes et ce métal rongé ne correspondaient guère à l'élégance fantasmatique dont son imagination avait paré Y El Guazer. Cependant, après qu'elle eut réussi à surmonter sa déception et la terreur que suscitait en elle le vide interstellaire, ces escapades lui avaient procuré des sensations de liberté et de légèreté telles qu'elle avait fait une demande officielle d'incorporation dans la caste. Elle n'avait pas encore reçu de réponse il était difficile à une hors-caste de s'élever au-dessus de sa condition mais l'annonce du retour à la Terre bouleversait toutes les données et l'invisible fil qui la maintenait suspendue à la décision des externes s'était rompu. Un silence profond retomba sur la salle. La totalité des passagers de Y El Guazer, hormis les enfants en bas âge et les mères nourricières, se pressaient maintenant sur les gradins. Les maîtres de cérémonie, alignés sur la scène centrale, entonnèrent l'hymne de l'exil, repris en chœur par l'assistance. Ghë n'avait jamais ressenti une telle unité, une telle ferveur chez ses frères et sœurs d'infortune. C'était la quintessence de leur âme qui s'écoulait de leur bouche, le bonheur du retour imprégné de la tristesse infinie de l'errance. Elle se sentait portée par ce chant vieux de cent siècles A.D.V.L. auquel ils s'étaient raccrochés comme les externes se rivaient à leur cordon de sécurité pour ne pas se perdre dans l'espace. Les passagers avaient certes connu des moments difficiles au cours de leur interminable périple, s'étaient affrontés lors de combats sanglants qui avaient dégénéré en véritables batailles rangées, mais maintenant que les programmateurs automatiques les ramenaient vers le monde d'où étaient partis leurs aïeux, ils prenaient conscience que l'hymne avait cimenté leur union et leur avait évité de sombrer définitivement dans le désespoir et la folie. « Nous reviendrons vers toi, libres et sains, comme les enfants retournent à leur mère... » Des ruisseaux tièdes s'écoulèrent sur les joues de Ghë, totalement immergée dans l'émotion. En temps ordinaire elle se serait retenue de pleurer, car elle présumait que les larmes étaient comme la sueur révélatrices d'une consommation excessive d'oxygène et passibles d'une lourde peine, mais en ce jour de liesse elle n'avait ni la volonté ni la force de se contrôler. « Les douze fils aimants, les douze élus de ton cœur, te délivreront du mal qui te ronge et nous te chérirons pour la nuit des temps... » Ces paroles, qu'elle avait jusqu'alors prononcées sans y prêter attention, de la même manière qu'elle parcourait les coursives sans les voir, prirent dans la circonstance une résonance insolite, inquiétante. Il lui sembla tout à coup que des ombres menaçantes planaient au-dessus du grand rêve des exilés. Quel était ce mal qui rongeait la Terre ? Qui étaient ces douze fils aimants, ces douze élus ? Cela avait-il un rapport avec les douze castes ? Tout en continuant de chanter, elle laissa errer son regard sur les visages blafards des gouvernants et des dirigeants des autres castes. Elle s'attarda quelques instants sur les gardiens-mémoire, les archivistes de l'histoire de l'El Guazer : eux détenaient probablement la clé de l'énigme, mais ses chances d'obtenir une audience étaient minimes, pour ne pas dire nulles. « Cette destinée s'accomplira par la grâce de notre protecteur El Guazer... Béni soit son nom pour l'éternité... » Sitôt l'hymne achevé, les frémissements caractéristiques de ses neurones avertirent Ghë que les prévenants, disséminés dans la salle, s'apprêtaient à transmettre de nouvelles instructions. Des suggestions semblables à des chuchotements s'élevèrent dans son esprit. Doués d'un potentiel télépathique supérieur à celui de leurs compagnons d'errance, les prévenants avaient ceci de désagréable qu'ils communiquaient quand bon leur semblait, sans tenir compte de la disponibilité de leurs capteurs. Ils poussaient parfois la perversité jusqu'à déranger les couples dans leurs rares et précieux instants d'intimité. Ghë n'avait jamais eu à subir ce genre de désagrément, bien entendu, mais il lui était arrivé à plusieurs reprises de recevoir un message anodin alors que ses mains commençaient à s'égarer sur son corps. Elle s'était demandé brièvement si la caste des prévenants n'avait pas conclu un accord secret avec la caste des vigiles, si ces chuchotements inopportuns n'étaient pas des avertissements dissimulés, et elle s'était figée sur sa couchette, craignant à tout moment de voir surgir les paralysins, les microrobots anesthésiants commandés par les vigiles. « Allocution du gouvernant principal Kwin dans quelques minutes A.D.V.L. Allocution du gouvernant principal Kwin dans quelques minutes A.D.V.L... » Ghë était fâchée depuis toujours avec les mesures de temps A.D.V.L., calquées sur la vitesse du vaisseau. Elle en connaissait les grands principes temps relatif calculé sur l'au-delà de la vitesse-lumière mais elle demeurait dans l'incapacité de faire la conversion en temps terrestre, appelé également E.D.V.L. (en deçà de la vitesse-lumière). Un de ses voisins de cabine, un dénommé Jadl, lui avait pourtant expliqué que le temps A.D.V.L. représentait environ un quatre-vingt-huitième du temps terrestre et que, par conséquent, les cent siècles d'errance de l'El Guazer n'avaient duré en réalité qu'un siècle, treize ans et six jours. « Si l'un des passagers s'était embarqué à l'âge de sept ans et avait vécu jusqu'à l'âge de cent vingt ans A.D.V.L., il aurait revu la Terre mais ne l'aurait probablement pas reconnue : cent siècles terrestres, soit dix mille années, se seraient écoulés depuis son départ. — Sur quoi sont basés ces calculs ? — Sur une observation systématique, avait répondu Jadl, les yeux brillants (Ghë s'était doutée, aux regards éloquents qu'il jetait sur sa poitrine, qu'il était motivé par un tout autre désir que le simple plaisir de partager ses connaissances scientifiques). Les techniciens comparent l'horloge de bord, calée sur le temps terrestre, et l'horloge biologique ou le vieillissement de certains passagers choisis comme cobayes... » Elle avait compris que la vitesse du train de vaisseaux les faisait basculer dans une autre dimension, dans un autre espace-temps, et elle s'en était tenue là. Le temps était pour elle une notion purement subjective et, donc, les comparaisons entre deux systèmes de mesures chronologiques lui paraissaient parfaitement inutiles. La voix puissante du gouvernant Kwin la tira de ses rêveries. « Frères et sœurs d'errance, ô vous dont les ascendants furent condamnés à l'exil de cent siècles, ô vous qui avez affronté le silence hostile du vide, ô vous dont les seuls cieux furent les plafonds métalliques et sombres des vaisseaux, le moment est venu de toucher les dividendes de votre patience, le moment est venu de fouler le sol de la Terre ! Loué soit El Guazer, notre protecteur qui obtint la grâce de nos ancêtres et leur fit don du train de vaisseaux... » Mal à l'aise, Ghë s'agita sur son siège dont les charnières émirent un désagréable grincement. Elle percevait des menaces cachées dans l'attitude et les propos pourtant exaltants du petit homme dressé au centre de la scène, sanglé dans un manteau à boutonnage croisé et coiffé d'un chapeau à bords rabattus. Elle s'efforça aussitôt de refouler ses soupçons, d'une part parce qu'elle risquait d'être confondue par les vigiles dont elle apercevait les silhouettes immobiles de chaque côté des travées, d'autre part parce qu'elle craignait de favoriser l'irruption d'une paranoïale ou d'une autre forme d'altération mentale. « Nous sommes les fils bien-aimés de la Terre, poursuivit le gouvernant Kwin. Ce lien de parenté procure des droits mais surtout il crée des devoirs. La Terre a autant besoin de nous que nous avons besoin d'elle. Elle fut autrefois contaminée par l'Atome, par la folie de nos ancêtres, et notre première responsabilité est de la délivrer à jamais du mal qui la ronge. » Comme tous les gouvernants ou dirigeants des autres castes qui prenaient la parole dans la salle des assemblées, il employait un ton emphatique et plaçait l'accent tonique sur les dernières syllabes, qu'il prolongeait parfois de manière outrancière avec des trémolos dans la voix. Une terreur inexplicable s'empara de Ghë, dont la peau se couvrit de frissons. « Ce mal n'est pas la peste nucléaire dont nos ancêtres furent victimes. Dix mille ans se sont écoulés depuis notre départ et, selon les gardiens-mémoire, c'est davantage qu'il n'en fallait à la Terre pour se régénérer. Nous ne savons pas quelle est la nature de ce mal : il est seulement inscrit dans notre hymne, dans notre futur, dans notre destinée. Dans sa grande sagesse, notre protecteur El Guazer créa les castes, un système de répartition des tâches selon les aptitudes. Cependant, les castes n'avaient pas seulement pour but de couvrir l'ensemble des activités et de maintenir la cohésion à l'intérieur du train de vaisseaux, elles étaient également chargées de préparer le retour à la Terre, de jeter les bases d'une nouvelle civilisation. Dès le début de l'errance, chacune d'elles œuvra en secret à l'émergence d'un élu, d'un homme rassemblant et développant les aptitudes naturelles de sa lignée. Les douze élus sont maintenant connus, douze comme les douze castes, douze comme les douze fils aimants de l'hymne de l'exil. Lorsque nous arriverons en vue de la Terre, un vaisseau sera détaché du train et ils dirigeront la première armée d'intervention, l'armée des hors-caste... » Ghë, qui s'était toujours demandé à quoi servaient les hors-caste elle en était même arrivée à penser qu'ils n'étaient que des ventres inutiles, des parasites, tenait maintenant sa réponse : on les avait nourris et entretenus comme des animaux domestiques pour les disposer en première ligne lors du retour à la Terre, pour les exposer au mal mystérieux qui rongeait la planète des origines, pour les utiliser à la fois comme boucliers protecteurs et comme cobayes. Le sang de la jeune femme ne se glaçait plus seulement de frayeur. « A l'issue de l'assemblée, les prévenants informeront les hors-caste de leur affectation militaire et leur donneront les instructions d'atterrissage... » Pourquoi ne pas les transmettre oralement ? eut envie de hurler Ghë. Crains-tu donc à ce point d'être souillé par le son de ta voix ? « A partir de maintenant nous devons donc abandonner les mesures de temps A.D.V.L. et nous conformer aux mesures de temps terrestre. Selon les astronomes, nous rentrerons dans cinq jours terrestres dans le système solaire... » Ghë jeta un bref regard autour d'elle et aperçut des éclairs de colère dans les yeux d'hommes et de femmes de l'assistance, des hors-caste probablement, révoltés comme elle par les propos du gouvernant. « Mais avant et dans le noble but d'élever notre âme, nous nous unirons dans un virnâ harmonique. Notre dernier virnâ dans l'espace. Que chacun regagne maintenant la crypte de son niveau et se prépare à entrer dans la transe du crypto... » « Suis-moi, sœur Ghë. » L'homme avait surgi d'une coursive sécante, lui avait saisi le poignet et, avant qu'elle n'ait eu le temps de réagir, l'avait entraînée dans l'un de ces passages étroits réservés à l'usage des techniciens, des vigiles ou des retraiteurs. Les premiers instants de surprise passés, elle avait recouvré ses esprits et avait tenté de se dégager de l'emprise de son ravisseur dont les doigts s'enfonçaient comme des pinces dans la chair de son avant-bras. Elle avait d'abord cru qu'il la traînait à l'écart pour la violenter, animé par les mêmes pulsions que le soignant de son niveau, et elle avait libéré un long hurlement. « Calme-toi, sœur Ghë, avait-il grondé. Je ne te veux aucun mal. — Lâche-moi. Même si tu ne le veux pas, tu me fais mal ! — Un peu de patience. Nous devons nous mettre à l'abri des vigiles. Tu vas bientôt comprendre. » Elle n'avait pas insisté, consciente que ses contorsions ne réussiraient qu'à favoriser la tétanie qui gagnait les muscles de ses jambes et aviver le feu qui lui dévorait le bras. Elle retroussa sommairement sa robe, que la transpiration collait à ses cuisses. Ses épaules heurtaient régulièrement les cloisons métalliques qui se resserraient au fur et à mesure qu'ils s'enfonçaient dans le passage. Le silence se faisait de plus en plus lourd, de plus en plus oppressant. C'était la première fois qu'elle s'éloignait ainsi des coursives centrales, qu'elle transgressait la loi de balisage, et son esprit était un champ de bataille où s'affrontaient la curiosité et l'effroi. Elle ne voyait que le crâne bosselé de l'homme dont les vêtements, un pantalon court et une tunique droite, indiquaient qu'il appartenait à la caste des prêtres virnâ. Que lui voulaient les administrateurs du crypto ? Avait-elle commis une faute majeure ? Représentait-elle une menace pour l'harmonie du virnâ ? Le passage donnait sur une place hexagonale. Les linéaments de sas circulaires se devinaient sur les cloisons rongées par la rouille. Il fallut quelques secondes à Ghë pour accoutumer ses yeux à l'obscurité, plus dense que dans les autres parties du vaisseau. Au bord de l'asphyxie, elle discerna les grondements lointains et diffus des moteurs. Le prêtre virnâ s'immobilisa, se retourna et, tout en reprenant son souffle, enveloppa la jeune femme d'un regard luisant. Une nouvelle vague de panique la submergea. Sa marche l'avait exténuée et, s'il se jetait sur elle, elle n'aurait pas la force de lui résister. L'envie la traversa de se laisser tomber de tout son long sur le plancher métallique et de sombrer dans l'oubli du sommeil. « Pardonne-moi de t'avoir brutalisée, sœur Ghë, murmura le prêtre en relâchant son étreinte, mais je ne devais à aucun prix te laisser le temps de donner l'alerte. A partir d'ici, nous sommes en sécurité : les ondes magnétiques émises par les moteurs brouillent les vibrions mentaux... — Comment me connais-tu ? Que veux-tu de moi ? — D'autres sont plus qualifiés que moi pour te répondre. — Quels autres ? » Il se dirigea vers un sas situé à la gauche de la place, extirpa un minuscule clavier de la poche de sa tunique et pressa une succession de touches. La porte ronde s'escamota dans un chuintement prolongé. « Attention à ta tête, sœur Ghë... » Ils s'introduisirent dans un tube légèrement déclive. Des langues d'air frais léchèrent le crâne et le cou de Ghë. La rugosité du plancher et des parois lui meurtrit les genoux et la paume des mains. Le sas se referma en exhalant un long gémissement. « Un conduit de ventilation », précisa le prêtre virnâ. Ils progressèrent pratiquement à quatre pattes sur une centaine de mètres, dans une position tellement inconfortable que des spasmes douloureux tourmentèrent les muscles de Ghë, signes annonciateurs de crampes. La crainte de rester coincée dans ce tube étranglé l'aiguillonna, la poussa à continuer, à déployer toutes les ressources de sa volonté pour ne pas se laisser distancer par son guide. D'un geste rageur, elle remonta sur ses hanches sa robe empoissée de sueur. Les effleurements de l'air sur ses cuisses et son bas-ventre lui donnèrent un regain de vitalité, et c'est sans même s'en apercevoir qu'elle franchit les derniers mètres du tube. Ils débouchèrent dans une pièce immense dont Ghë ne parvint à distinguer ni le plafond ni les cloisons. Elle entrevit des piliers élancés, distants les uns des autres d'une cinquantaine de mètres, puis des centaines de silhouettes figées qui émergeaient de la pénombre comme des spectres. Surprise, elle rabattit sa robe sur ses jambes. « Viens, sœur Ghë... » Elle eut la nette impression que tous ces gens l'attendaient, une pensée qu'elle jugea absurde et qu'elle s'évertua aussitôt à combattre. L'ambiance particulière qui régnait sur cette pièce, une ambiance de mystère et de conspiration, accentuait sa nervosité. Le prêtre virnâ la conduisit vers le centre de la salle, une ancienne soute selon toute probabilité. Bien qu'il n'y eût pas besoin de se frayer un passage parmi les rangs clairsemés, les hommes et les femmes de cette énigmatique assistance s'écartèrent ostensiblement devant eux. Elle crut déceler des lueurs de vénération dans leurs yeux et elle se demanda si elle n'avait pas définitivement basculé dans l'univers des illusions paranoïales. Elle fit soudain le lien entre cette situation et les tentatives de communication de son correspondant inconnu, de celui que le soignant avait surnommé l'« amoureux transi ». Près d'un pilier à six faces, des lueurs dansantes sculptaient les visages d'une vingtaine de personnes qui se tenaient autour d'un cercle gravé sur le plancher. D'agréables senteurs de cire chaude et d'encens se diffusaient dans l'entêtante odeur de rouille. Le regard de Ghë, fasciné, resta un long moment rivé sur les jeux de lumière, ces subtils et silencieux frôlements qui semblaient débusquer l'âme des objets et des êtres qu'ils caressaient. Elle reconnut, outre le cercle sacré, les éléments d'un rituel d'initiation virnâ, les bougies, les bâtonnets d'encens. Accroupis au pied du pilier, trois prêtres, reconnaissables comme son guide à leur pantalon court et leur tunique droite, préparaient le nectar d'harmonie, des cryptogames broyés et mélangés à une boisson fermentée. La frontière était ténue entre les dangers et les bienfaits des cryptos, plantes sporulantes qu'on appelait également les levures ou les lichens, et seule la caste des prêtres connaissait les subtils dosages qui procuraient la vision harmonique sans provoquer la folie ou la mort. Certains passagers, dont le père de Ghë, prétendaient que les cryptos avaient été fournis par le protecteur El Guazer pour aider les exilés à supporter la douleur de l'errance, et d'autres, dont la mère de Ghë, soutenaient qu'ils étaient apparus au cours du voyage pour leur montrer le chemin de la guérison. Une troisième hypothèse, habile compromis des deux premières, avançait qu'ils avaient bel et bien été offerts par le grand El Guazer mais qu'ils avaient pris leur dimension sacrée dans l'espace, au sortir de la Voie lactée. La caste des cryptoculteurs, inféodée à la caste virnâ, en cultivait plus de cent variétés différentes dans des compartiments étanches. Un silence profond, solennel, à peine égratigné par le ronronnement des moteurs, ensevelissait la salle. Le prêtre conduisit Ghë devant une vieille femme assise en tailleur sur une banquette recouverte d'un drap blanc, et encadrée par un groupe de sœurs de différents âges. Ses yeux mi-clos éclairaient comme des braises mourantes son visage évidé, sillonné de rides. Le drapé savant de son ample robe découvrait une de ses épaules et le haut décharné de son buste. Les éclats tremblotants des bougies brandies par les auxiliaires du cercle, statufiés à quelques pas de là, soulignaient les reliefs osseux de son crâne. « Je vous amène la jeune Ghë », dit le prêtre virnâ en s'inclinant. La vieille femme hocha la tête et contempla Ghë qui eut l'impression que ce regard pourtant éteint lui incendiait l'âme. Ses jambes flageolèrent et elle dut s'appuyer au bras du prêtre virnâ pour ne pas s'effondrer. Il lui sembla subitement que les pores de sa peau expulsaient la noirceur de son être, cette énergie de haine et de destruction qui l'avait visitée lors des dernières cérémonies crypto. Alors, comme dans la salle des assemblées, une terreur inexplicable, surgie du plus profond de ses fibres, s'empara d'elle. « Que me voulez-vous ? » hurla-t-elle. Sa voix tremblante de colère et de peur s'envola comme un oiseau blessé vers l'invisible voûte. Un sourire effleura les lèvres rainurées de la vieille femme. « Ta colère est compréhensible, petite Ghë, mais ne te laisse pas consumer par son feu. Tu nous remercieras bientôt d'avoir pris toutes ces précautions pour entourer ta venue. » Sa voix étrangement juvénile et forte offrait un contraste saisissant avec son délabrement apparent. « Je suis Mâa, la passagère la plus ancienne de Y El Guazer. Je suis née quelques jours seulement après le départ du train de vaisseaux. Ma mère est morte alors que je n'avais pas encore atteint mes sept ans. Quant à mon père, je ne l'ai pas connu : la peste nucléaire l'avait épargné et il avait choisi de rester sur Terre, obligeant sa femme enceinte à partir avec les autres bannis. J'admets le principe du temps relatif mais j'ai du mal à me faire à l'idée que l'auteur de mes jours est mort depuis maintenant près de dix mille ans terrestres. Ma mère m'a souvent parlé de la Terre avant de mourir. En dépit de mon grand âge et grâce aux ciyptos, je garde en mémoire quelques-uns des souvenirs qu'elle m'a transmis... » Vêtues des mêmes robes amples et drapées, les femmes déployées autour de la banquette buvaient littéralement ses paroles, ainsi d'ailleurs que le prêtre virnâ, les auxiliaires du cercle sacré et les spectateurs des premiers rangs. « Mais nous ne nous sommes pas réunis pour évoquer le passé, petite Ghë. Tu as comme nous entendu le discours du gouvernant Kwin. Il a parlé d'un mal mystérieux qui gangrène la Terre, il a évoqué les douze élus, les représentants des douze castes. Il prétend que le système des castes a été voulu par notre protecteur El Guazer, mais il n'en est rien : les tâches se sont naturellement réparties selon les aptitudes de chacun. Les castes sont apparues une trentaine d'années A.D.V.L. plus tard, sous l'influence des familles gouvernantes qui cherchaient à consolider leur pouvoir. Elles interprétèrent à leur avantage la légende des douze fils bien-aimés de la Terre, mais elles ignoraient et elles ignorent encore quelle réalité recouvre ce mythe... — Qu'est-ce que j'ai à voir avec tout ça ? » coupa Ghë avec impatience. Les visages alentour esquissèrent des grimaces de réprobation. « Un peu de patience, jeune fille. El Guazer était un clairvoyant, l'un des piliers d'une structure de connaissance appelée l'Indda ou encore science inddique, un ourate de l'Absolu... — Ils ont donc existé ? » Un nouveau sourire éclaira la face ratatinée de Mâa. L'odeur caractéristique des cryptos broyés dominait à présent les effluves d'encens et de cire chaude. « Tu en doutais ? El Guazer pressentit qu'une terrible guerre allait s'abattre sur la Terre, une guerre de pensées infiniment plus destructrice que les guerres conventionnelles ou même que la guerre de l'Atome. Et c'est de ce mal inconnu, de cette vibration maudite, de cette offense faite à Dieu que souffrent notre planète-mère ainsi que toutes les planètes et étoiles de notre galaxie. Les hommes ont joué avec des énergies qu'ils ne maîtrisaient pas et se sont eux-mêmes condamnés à la dissolution dans le néant. El Guazer eut également la révélation que l'humanité pouvait être sauvée de la disparition par douze élus, douze êtres dont l'union sacrée inverserait le cours inexorable du temps... » Le rythme cardiaque de Ghë s'accéléra. Les mots de Mâa se fichaient comme des flèches dans sa poitrine. Elle avait l'impression de sortir d'un long engourdissement, de renouer avec le fil d'une existence enfouie au plus profond d'elle-même. « Par crainte de la contamination, les contemporains d'El Guazer exigèrent de leurs gouvernements qu'ils les débarrassent des populations atteintes de la peste nucléaire. Plusieurs centaines de millions de pestiférés furent ainsi brûlés dans des fours crématoires, mais El Guazer parvint à en sauver quelques dizaines de milliers qu'il expédia dans l'espace à bord d'un train de vaisseaux. Une vision l'avait informé que l'un des douze élus, une jeune femme, se trouverait parmi les bannis et reviendrait cent siècles plus tard se joindre à ses onze compagnons. Avant le départ, il chargea des femmes du continent asiate, douées de perceptions extrasensorielles, d'identifier et de protéger l'élue. Ma mère et ta propre grand-mère faisaient partie de ce groupe de femmes, Ghë. Elles abandonnèrent le pouvoir temporel aux familles régnantes et œuvrèrent dans le silence et le secret, comme ces sorcières des temps oubliés qui se réunissaient au cœur des nuits de pleine lune. — Pleine lune ? — La Lune est le satellite de la Terre et l'ancien symbole de la femme. Ce sont elles qui ont développé les cryptos de vision, à partir d'une moisissure spatiale apparue au bout de vingt ans A.D.V.L. L'une d'elles s'appelait Virnâ. Les prêtres l'ont assassinée et lui ont volé son nom. Depuis ce temps, ils utilisent les cryptos à des fins de domination, nous mènent une guerre sans merci et nous contraignent à vivre dans une clandestinité permanente. — Et lui ? Et eux ? demanda Ghë en désignant son guide et les trois hommes accroupis autour du récipient de cuivre contenant le nectar d'harmonie. — Nous comptons quelques fidèles alliés parmi les castes, y compris la caste des gouvernants. Ils nous procurent l'eau, la nourriture et nous préviennent des mouvements des vigiles. Grâce à eux, nous avons pu nous consacrer sans relâche à la vision crypto... » Mâa marqua un temps de pause, joignit les mains, ferma les yeux et parut s'abstraire de son environnement. Ghë avait toujours eu envie de connaître l'histoire de sa grand-mère, morte quelques jours avant sa naissance, mais les innombrables questions qu'elle avait posées à sa mère étaient restées sans réponse. Elle en comprenait maintenant les raisons, de même qu'elle trouvait des explications enfin cohérentes aux absences répétées et aux airs perpétuellement mystérieux de ses parents. Ses parents ? Elle sentit tout à coup sur sa nuque la brûlure d'un regard insistant. Elle tourna machinalement la tête et aperçut les visages de son père et de sa mère au milieu de la mer de têtes environnante. Leurs yeux brillaient d'amour et de fierté. Leur sourire ne réussit pas à dissiper l'angoisse qui montait en elle, accompagnée d'un début de nausée. Ils donnaient l'impression de l'encourager, de l'assurer de leur soutien comme lors de sa première initiation crypto. S'ils éprouvaient le besoin de l'encourager, c'était qu'une épreuve l'attendait. « Les cryptos ont désigné l'élue, reprit Mâa sans rouvrir les yeux. Ils nous ont confortées à plusieurs reprises dans notre choix. Il n'y a pas d'erreur possible : tu es l'élue, Ghë. » Un silence tendu ponctua la déclaration de la vieille femme. Ghë voulut protester mais aucun son ne sortit de sa gorge nouée. Elle savait cependant que Mâa et ses sœurs ne s'étaient pas trompées. Même si elle avait refusé de se l'avouer, elle avait toujours eu l'intuition qu'elle était gouvernée par un destin hors du commun. Bien qu'elle eût consacré beaucoup d'énergie à repousser cette idée, qu'elle jugeait aussi puérile qu'absurde, elle s'était rendu compte qu'elle avait besoin pour vivre de se glorifier, de se nourrir d'un sentiment d'importance. « Les gouvernants et les autres dirigeants ne sont mus que par une obsession : reproduire le système des castes sur Terre, ajouta Mâa. Ils ont exploité la vision d'El Guazer à leur profit et leurs douze élus sont les épées de leur volonté. Ils reviennent en conquérants, emplis de haine et d'orgueil, frappés par cette même folie qui conduisit leurs ancêtres à leur perte. Ils enverront les hors-caste en reconnaissance pour s'assurer que la Terre est de nouveau habitable, puis ils les réduiront à l'esclavage. El Guazer pensait que l'espace polirait l'âme des exilés, que la perspective de l'infini leur inspirerait sagesse et sérénité, mais c'est le contraire qui s'est produit. Les gouvernants et les techniciens ont confisqué l'oxygène, non parce que celui-ci risquait de manquer mais simplement pour étouffer toute velléité de révolte, les prêtres et leurs séides cryptoculteurs ont accaparé l'harmonie virnâ... Mais ni les uns ni les autres n'ont réussi à nous détourner de notre but. Nous nous sommes glissées dans leurs failles, nous avons appris à déjouer leur surveillance, nous avons tenu nos assemblées, nous avons organisé nos sabbats... et nous t'avons trouvée. » Elle baissa tout à coup le son de sa voix. « Il est fort possible que des mouchards, des indicateurs à la solde des vigiles, assistent à cette assemblée. Même si nous pouvons les aiguiller sur des fausses pistes, ils connaissent désormais ton nom et ton visage. A plusieurs reprises nous avons cherché à entrer en contact avec toi, mais nos amis nous ont averties que nos communications risquaient d'être interceptées par les vigiles et nous avons préféré surseoir à notre entrevue. Tu ne dois à aucun prix tomber entre les mains des dirigeants : tu représentes un danger pour eux. Les passagers pourraient te reconnaître et échapper à leur contrôle. Ils te tueraient sans la moindre hésitation et c'est toute l'humanité qui sombrerait dans le néant. Tu es notre trésor précieux, petite Ghë, le cadeau d'El Guazer à l'humanité, et nous veillerons à ce que tu accomplisses ton destin... » Ghë ne parvenait pas à appréhender la réalité de cette scène. Les paroles de Mâa glissaient sur elle comme des songes. Elle devenait tout à coup le personnage central d'une pièce dont elle ignorait les tenants et les aboutissants. « Tu es libre de refuser, Ghë. Une décision n'a de valeur que si elle s'accompagne du libre choix. Si tu acceptes, le virnâ crypto t'aidera à identifier et rejoindre tes onze compagnons... » Alors, bien qu'elle fût harcelée par les doutes et les questions, Ghë hocha lentement la tête en signe d'acquiescement comme si sa réponse relevait de l'évidence. D'une démarche chancelante, Mâa conduisit Ghë au centre du cercle sacré et lui tendit la coupe de nectar harmonique. Lors des cérémonies officielles, hormis celles qui avaient suivi l'agression du soignant, les transes virnâ transportaient généralement la jeune fille dans un agréable état de béatitude, dans les zones lumineuses et légères de l'esprit. Elles lui faisaient oublier les soucis quotidiens, les heures désespérantes dans la solitude de sa cabine, les tentations dévorantes de goûter les plaisirs interdits. Elle ressentait une immense frustration lorsque s'estompaient leurs effets, lorsqu'il lui fallait réintégrer les limites de son corps et affronter les vicissitudes d'une existence sans joie, sans espoir. Mais en la circonstance, les cryptos produisirent sur elle un tout autre effet. A peine eut-elle trempé ses lèvres dans le breuvage amer qu'elle fut comme désintégrée. Ses cellules devinrent des milliards de points lumineux, des étoiles séparées les unes des autres par d'infranchissables gouffres, se mêlèrent aux milliards d'étoiles de Mâa, des prêtres virnâ, des auxiliaires du cercle, de son père et de sa mère, des hommes et des femmes de l'assistance, du pilier à six faces, des cloisons de la soute, des couches du fuselage du vaisseau... Elle vit, sentit, entendit, toucha et goûta par leurs sens, explora leurs émotions, vogua sur leurs pensées, ressentit avec une incroyable acuité la vibration douloureuse du métal et le silence angoissant du vide. Elle n'était plus Ghë mais une entité multiple, un principe omniprésent, une onde énergétique qui sous-tendait toute forme. Plus subtile et légère que l'éther, elle s'étendit encore, engloba le train de vaisseaux, les astres, les nébuleuses, déflagration de joie et d'amour qui se propageait dans le vide interstellaire, qui amplifiait à l'infini le sentiment de liberté et d'ivresse qu'elle avait éprouvé lors des sorties imposées par les externes. Elle aperçut dans le lointain des filaments à l'ineffable nitescence. Ils provenaient de différents points de l'espace, comme des rayons solitaires d'invisibles étoiles, et convergeaient vers une sorte de vaisseau de lumière entouré de colonnes et cerné par un vide d'une densité effrayante. Les uns brillaient d'un vif éclat et d'autres étaient ténus, comme provisoirement éteints. Ghë perçut des images, des sensations, des émotions. Deux femmes, une fillette et un homme, prisonniers d'un sommeil artificiel... un homme retranché dans son palais de pierre... un homme et un garçon pourchassés par des êtres aux pouvoirs télépathiques supérieurs à ceux des prévenants de l'El Guazer... un homme renfermé sur ses doutes et son mépris de lui-même... une femme et un enfant environnés de présences sournoises et malveillantes... un homme enfin qui n'avait plus de corps et dont les pensées dispersées perdaient peu à peu de leur cohérence... Ses onze compagnons. Traqués par les créatures du vide glacial qui assiégeait le vaisseau de lumière. Comme Mâa et ses partisans par les gouvernants, les prêtres virnâ et les vigiles. Tout se déchira soudain. Une ondulation douloureuse traversa l'espace. Les filaments, le vaisseau, les étoiles s'estompèrent, comme soufflés par une invisible bouche. Des cris perçants et des bruits sourds la tirèrent de son inconscience. Un métal dur et froid lui meurtrissait les épaules et la nuque. Allongée, elle distingua, par l'étroite fente de ses yeux mi-clos, des mouvements confus autour d'elle. Des vigiles, reconnaissables à leur uniforme noir, frappaient sauvagement des hommes et des femmes recroquevillés sur le plancher. Elle discerna également les manteaux moirés et les bottes de fer de gouvernants. La pensée saugrenue la traversa que les hors-caste n'étaient autorisés à porter que des chaussures de tissu. Un paralysin, un objet métallique circulaire d'un diamètre de trente centimètres, émettait son grésillement menaçant à quelques centimètres de sa tête. Elle voulut se lever mais la fatigue et une terrible migraine la maintinrent rivée au plancher. Un volet s'ouvrit dans un claquement sec sur la tranche du paralysin et l'aiguille d'une seringue jaillit de la minuscule ouverture. Le visage blême d'un gouvernant, orné d'un rictus, s'immisça dans le champ de vision de Ghë. « Voici donc l'élue de ces sorcières ! Joli brin de fille, ma foi ! Dommage pour toi, mignonne : nous avons déjà notre compte d'élus. » Elle croisa le regard désespéré de Mâa, recroquevillée au pied du pilier à six faces. Deux vigiles lui martelaient les côtes à coups de pied. De sa robe ne subsistaient que quelques lambeaux de tissu qui ne cachaient rien de son corps décharné. L'aiguille s'approcha du cou de Ghë. Elle eut encore le temps de se dire que la tête des hommes, des femmes et des enfants qu'elle avait rencontrés dans sa vision crypto était bel et bien recouverte d'une épaisse touffe de poils. CHAPITRE VII Crois en la bête et tu deviendras la bête. Crois en l'homme et tu deviendras l'homme, Crois dans les deux et tu deviendras dieu. Les Neuf Evangiles d'Ephren, « Conseils de vie » Une agitation inhabituelle régnait sur le port de Koralion. La lumière bleue de Xati Mu tombait en colonnes majestueuses et ruisselantes du bouclier de corail. Les vagues écumantes de l'océan Gijen se fracassaient contre les pylônes de soutènement. Le vent de hautain s'engouffrait en mugissant dans les tuyaux des grandes orgues et pourchassait les bulles-lumière qui flottaient au-dessus des avenues, des ruelles et des élégantes constructions à colonnades. Les promeneurs s'étaient rassemblés à l'extrémité du quai où étaient amarrées les aquasphères de pêche. Les grandes cages s'étaient rematérialisées quelques minutes plus tôt. Elles renfermaient des animaux dont il était difficile de dire s'il s'agissait d'insectes géants pourvus de quatre ailes, de quatre pattes et d'un bec ou de gigantesques oiseaux déplumés. Leur allure, leur envergure, la férocité qui se lisait dans leurs yeux ronds avaient quelque chose de monstrueux, d'effrayant, et ils n'auraient pas été transférés à l'intérieur de leurs cages, les badauds ne se seraient sans doute pas attardés dans les parages. Rassurés par l'épaisseur et la solidité apparente des barreaux, ils se pressaient en rangs serrés derrière le triple cordon d'interliciers et de mercenaires de Pritiv qui leur interdisait l'accès au quai. A l'intérieur du périmètre protégé, des hommes vêtus de combinaisons de cuir épais et armés de fouets qu'ils portaient enroulés à la ceinture devisaient par petits groupes de trois ou quatre. Leurs cheveux gras, emmêlés, leur barbe en bataille, leurs ongles noirs et leurs bottes maculées de terre trahissaient, outre la sauvagerie indéniable de leur existence, une résistance opiniâtre aux principes élémentaires de propreté. Une allure hérétique qui aurait pu dû leur valoir un effacement majeur ou même le supplice de la croix-de-feu à combustion lente. La morgue ostentatoire de ces mécréants venus d'une lointaine planète expliquait la mine sombre et pourtant abondamment poudrée de blanc du cardinal d'Esgouve, gouverneur de la planète Ephren. Le prélat faisait les cent pas sur le bord du quai et le vent violent qui gonflait son surplis lui donnait de faux airs d'une chauve-souris rouge et mauve. Ses deux protecteurs de pensées, quelques missionnaires vêtus de safran et son secrétaire particulier, le vicaire Grok Auman, se tenaient respectueusement à l'écart. Le cardinal d'Esgouve n'avait reçu aucune réponse aux vingt demandes de mutation qu'il avait adressées aux responsables des mouvements du clergé, comme si l'administration ecclésiastique l'avait définitivement oublié sur cette planète perdue. Le résultat inattendu de l'élection muffiale n'avait guère arrangé ses affaires : il était dans l'impossibilité de relancer les cardinaux qui lui avaient promis une nouvelle affectation (de prestige, cardinal d'Esgouve, de prestige...) s'ils avaient la bonne fortune d'accéder au trône suprême de l'Eglise (mais vous nous y aiderez par votre vote, n'est-ce pas ?... ). Les quelques jours passés en conclave sur Syracusa avaient renforcé en lui le désir de rentrer à Vénicia, là où se nouaient les intrigues, là où il pourrait apporter sa contribution à l'élimination du Marquinatole. Mais plus le temps passait et plus cette espérance s'éloignait de lui, et il était désormais la proie de colères incontrôlables qui l'abandonnaient, pantelant, brisé, sur le rivage de la folie. Il s'était violemment opposé à l'introduction des serpentaires géants sur la planète dont il avait la charge. Ces monstres ailés qui provenaient de l'amas de Néorop, de la planète Nouhenneland plus précisément, lui flanquaient une frousse monumentale depuis qu'il en avait contemplé un spécimen dans le parc zoologique de Vénicia. Quant à leurs dresseurs, des brutes débraillées et avinées appelées également les serpentiers, ils lui inspiraient autant de fureur que de dégoût. Dès qu'ils auraient rempli la mission pour laquelle ils étaient mandatés, il leur ferait passer le goût de la provocation. La veille, un messacode était arrivé sur son bureau. Le Conseil supérieur de l'éthique kreuzienne, présidé par le sénéchal Harkot en personne, le priait de ne pas entraver le cours de la justice immanente du Kreuz et le remerciait de bien vouloir se conformer aux instructions du grand inquisiteur Xaphox. Il avait donc dû se résigner à voir débarquer les serpentiers et leurs monstres, dressés pour la chasse aux anacondas des forêts tropicales de Nouhenneland {prisés pour les couleurs chatoyantes de leur peau). Non pas que l'équilibre écologique d'Ephren lui tînt particulièrement à cœur il lui arrivait même de penser que seule une catastrophe naturelle était susceptible de mettre un terme à son bannissement, mais il détestait que son autorité fût battue en brèche par des caricatures d'humains. Il s'immobilisa et jeta un regard aux deux dresseurs qui, quelques mètres plus loin, s'entretenaient avec Xaphox, enfoui dans les innombrables replis de son ample acaba noire. Il entrevoyait des taches brunes entre leurs dents jaunes, des brins d'une plante séchée qu'ils mâchaient à longueur de temps. Il devina que cette répugnante habitude avait un lien avec les lueurs de démence qui embrasaient leurs yeux globuleux. D'eux s'exhalait une puanteur de ménagerie à l'abandon. De temps à autre le vent colportait des rumeurs diffuses, des bribes d'un chant de thutâle. Les nettoyeuses des orgues se consacraient sans relâche à leur tâche, indifférentes aux vicissitudes de ceux qu'elles appelaient, avec une légère pointe de condescendance, les « rampants ». Les différentes tentatives de remplacer les sœurs du Thutâ par des automates s'étaient toutes soldées par des échecs. Non seulement les machines se montraient plus lentes que les femmes mais elles se laissaient rapidement déborder par les lichens célestes. Le cardinal, qui avait projeté de dissoudre la corporation des thutâles dès son arrivée sur Ephren, avait dû reconnaître l'importance de leur fonction : sans ces recluses dévouées corps et âme à leur tâche, les lichens célestes auraient rapidement obstrué les tuyaux et interdit le passage aux rayons des étoiles Xati Mu et Tau Xir et aux vents de hautain. Il leur avait seulement ordonné de ne plus déambuler entièrement nues dans les orgues de corail, car la nudité était contraire aux préceptes fondamentaux du Kreuz. Il savait qu'elles se débarrassaient de leur robe ou de leur épaisse combinaison dès qu'elles étaient hors de portée des regards (le grand inquisiteur Xaphox le lui avait confirmé) mais il avait renoncé à combattre cette coutume luxurieuse. La perspective écrasante du bouclier de corail, ce ciel bas et menaçant soutenu par des piliers érodés, l'oppressait et il lui arrivait de plus en plus souvent de subir des accès de panique assimilables à des attaques de claustrophobie. La peur du manque d'oxygène l'entraînait à faire preuve d'une mansuétude coupable à l'endroit des thutâles. Après tout, le sentiment de pudeur revêtait-il encore de la valeur lorsqu'on se perchait à la seule force des bras à plus d'un kilomètre du sol ? lorsqu'on croisait un grand serpent de corail qui pouvait vous engloutir d'un seul coup de gueule ? Qu'elles œuvrent donc dans l'état qui leur plaît pourvu qu'elles nous donnent l'air et la lumière ! Reprenant empire sur lui-même, le cardinal s'approcha de Xaphox et de ses deux vis-à-vis. Il appliquait un vieux principe appris lors de son séjour à l'E.S.P.S. de Vénicia : un bon serviteur du Kreuz feint d'organiser les événements qui lui échappent. Ses protecteurs de pensées, les missionnaires et son secrétaire particulier lui emboîtèrent le pas. Les rafales rageuses du vent de hautain dispersèrent la puanteur qui émanait des deux serpentiers. « Nous lancerons l'opération dans trois heures locales, Votre Eminence », dit Xaphox en se tournant vers le cardinal. Le prélat n'avait pas encore réussi à déterminer ce qui l'horripilait le plus chez le grand inquisiteur, cette faculté inquiétante de devancer les mouvements, les intentions de ses interlocuteurs, ou le timbre éraillé de sa voix. « A moins que vous n'y voyiez un inconvénient, Votre Eminence, ajouta le Scaythe avec un soupçon d'impertinence. — Autant en finir rapidement, monsieur l'inquisiteur ! lâcha le cardinal d'un air pincé. — Pour ça, pouvez faire confiance à nos bêtes ! s'exclama un dresseur. Sont capables de tuer leurs dix serpents à l'heure ! Et des anacondas de Nouhenneland, des écailleux qui vont chercher dans les trente ou quarante mètres de long ! A côté, vos serpents de corail sont des vers de terre ! — Je n'en doute pas », murmura le cardinal. Il ne parvenait pas à soutenir le regard insistant du serpentier qui lui adressait la parole. Ces hommes aux faces grossières et aux mains sales l'emplissaient d'un dégoût tel que le simple fait de les dévisager était une entreprise au-dessus de ses forces. Il s'en tira honorablement en contemplant d'un air inspiré les vagues ourlées d'écume du Gijen. Les effluves salins de l'océan lui apparurent soudain comme le plus suave des parfums. « Ne devrions-nous pas nous interroger une dernière fois sur l'opportunité de cette opération ? avança-t-il sans conviction. — Nous en avons déjà parlé et vous en avez admis le bien-fondé, Votre Eminence », répondit Xaphox. Il sembla au cardinal déceler des menaces voilées dans le ton neutre du grand inquisiteur. « Je suis gouverneur de cette planète, représentant suprême des pouvoirs temporel et spirituel de l'Ang' empire, et si je décide de reporter sine die le lâcher de ces horribles serpentaires, vous ne pourrez pas vous y opposer, monsieur l'inquisiteur ! — Nul ne songe à contester votre autorité, Votre Eminence, dit Xaphox en s'inclinant. Cependant, la hiérarchie de Vénicia vous a adressé un... — La hiérarchie de Vénicia n'entend rien aux particularités écologiques d'Ephren ! Qui peut prédire avec exactitude les dégâts que provoqueront ces monstres ailés à l'intérieur du bouclier de corail ? — Nos bêtes ne sont pas des monstres, monsieur ! intervint un dresseur. Sont dressées pour chasser l'écailleux, pas pour abîmer le paysage ! — Les forêts de Nouhenneland n'ont rien de commun avec les orgues de corail ! s'impatienta le cardinal. — Peut-être, mais nos bêtes sont d'une souplesse dont n'avez pas idée ! Sont capables de se glisser dans des trous où n'êtes pas capables d'entrer... comme dans le ventre d'une femme, par exemple ! » Le cardinal d'Esgouve oublia tout à coup ses principes d'auto-psykè-défense et son visage anguleux se transforma pendant quelques secondes en un masque hideux de haine et de fureur. « Faites excuse, monsieur, ajouta le serpentier qui se souvint à propos que les kreuziens n'avaient aucun sens de l'humour. C'était seulement une allusion aux vœux de chasteté des prêtres... — Une autre allusion de ce genre, monsieur, et vous regretterez amèrement d'avoir croisé mon chemin ! » Interdit, le dresseur fourragea dans sa barbe, puis extirpa une petite boîte en fer de la poche de sa combinaison de cuir. Il l'ouvrit et saisit entre le pouce et l'index quelques brins de couleur brune qu'il glissa nerveusement entre ses lèvres craquelées. « Ce déploiement de forces me paraît quelque peu... disproportionné avec le but déclaré de votre initiative, reprit le prélat d'une voix calme mais où perçaient encore des éclats colériques. — Cela fait trop longtemps que cette femme et son enfant narguent l'autorité spirituelle et temporelle de l'Ang'empire », répliqua Xaphox. Le vent s'engouffra dans le capuchon de son acaba et dévoila son visage crevassé et ses yeux entièrement jaunes. « On ne peut pas vraiment dire qu'ils nous dérangent ! Ils font l'objet d'une surveillance si étroite qu'ils n'ont aucune possibilité d'entrer en contact avec les habitants de cette planète. — Ce sont des ennemis de la Foi, Votre Eminence. Si nous les laissons en liberté, ils finiront par devenir des références, des symboles, ils susciteront une adoration malsaine et seront des germes d'hérésie. — Les offices d'effacement sont justement prévus pour empêcher les déviances. Quel besoin avons-nous de lâcher ces... ces prédateurs dans le corail ? — Nous avons d'excellentes raisons d'éliminer les serpents, Votre Eminence : leur nombre et leur constante vigilance nous empêchent de capturer l'ancienne thutâle Oniki Kay et son fils. Ils ont dévoré tous les mercenaires de Pritiv que nous avons expédiés dans le bouclier corallien. — Quelle idée vous a traversé l'esprit d'envoyer des hommes servir de repas à ces répugnants reptiles ! La vie... humaine (il insista lourdement sur ce mot) est précieuse, monsieur l'inquisiteur. — Raison de plus pour laisser les serpentaires nous débarrasser de ces ophidiens, aussi dangereux qu'inutiles. Sans compter que leur comportement vis-à-vis d'Oniki Kay et de son fils relève d'un pouvoir surnaturel. — Ne blasphémez pas : seul le Verbe Vrai est surnaturel ! — C'est exact, Votre Eminence : je voulais parler de pratiques secrètes assimilables à de la sorcellerie. Le tribunal de la sainte Inquisition a détecté dans l'esprit des Ephréniens une recrudescence de pensées apostasiques liées à l'aspect miraculeux de l'aventure d'Oniki Kay. » Le cardinal hocha la tête et se dirigea à pas rapides vers l'une des cent cages alignées sur le quai. Sa brusque approche et peut-être les couleurs vives de ses vêtements affola le serpentaire dont les ailes déployées et les griffes crissèrent sur le métal de sa prison. L'animal n'avait pas, c'était le moins que l'on pût dire, une apparence très sympathique. Il mesurait plus de trois mètres de hauteur et cinq ou six mètres de longueur. Les mandibules de son long bec recourbé étaient aussi affûtées que des lames. Du volatile il possédait encore la tête surmontée d'une crête grise et dentelée, l'œil rond, noir et stupide, quelques plumes bleues et vertes disséminées sur sa peau hérissée, un duvet soyeux qui lui tapissait le cou et les cuisses et un cri aigu qui évoquait l'iroulement des saliers huppés de Syracusa. Le reste, les quatre pattes aux griffes rétractiles et puissantes, les ailes translucides traversées d'excroissances cartilagineuses et le corps oblong, tenait davantage du sersdosaure, un dinosaurien volant de Nouhenneland dont il était le lointain descendant. Après avoir surmonté sa terreur, le cardinal fut obligé de reconnaître que le monstre exerçait sur lui une répulsion viscérale proche de la fascination. « Belle bête, pas vrai ? » dit le serpentier qui s'était approché dans son dos dans un froissement de cuir. Il souhaitait visiblement corriger l'impression défavorable qu'avaient produite sur le gouverneur de la planète son employeur occasionnel ses insinuations maladroites sur la chasteté des prêtres. « Cet animal préhistorique vous obéit réellement de la manière que vous prétendez, monsieur ? — Au doigt et à l'œil, monsieur... Votre Eminence ! Faut à peu près dix ans standard pour les dresser. L'investissement est rentable parce que vivent plus de cinquante ans et ramènent leur quantité d'écailleux ! » L'épouvantable haleine du dresseur contraignit le cardinal à reculer de deux pas, mouvement qui provoqua une nouvelle réaction de panique chez le serpentaire. « Il me paraît bien agité pour un animal soi-disant docile... — Le transfert par déremat les a rendus nerveux. Leur faudrait un peu d'exercice. — Ils ne risquent pas de s'attaquer aux hommes ? — Ça arrive, mais seulement si les dresseurs le leur ordonnent ! — Les serpents se sont regroupés à plus de mille kilomètres d'ici... — Nos bêtes sont capables de voler à plus de cinq cents kilomètres à l'heure... » Le cardinal leva les yeux sur la masse sombre du bouclier de corail que criblaient les bouches illuminées des tuyaux. La nuit étoilée était l'une des choses qui lui manquaient le plus sur Ephren. Les colonnes de lumière rouge ou bleue pourtant somptueuses qui tombaient des grandes orgues n'élevaient pas son âme autant que le spectacle de l'immensité stellaire. Il n'avait pas informé les matrions du Thutâ de l'intrusion de serpentaires dans le fragile écosystème d'Ephren. Il avait cru jusqu'au bout que le C.S.E.K., le Conseil supérieur de l'éthique kreuzienne, se rangerait à son avis, qu'il n'aurait donc pas besoin d'affoler inutilement la corporation des nettoyeuses et la population ephrénienne. Il prit soudain conscience qu'il tenait un excellent argument pour surseoir au lancement de l'opération et tenter une dernière fois de retourner le C.S.E.K. en sa faveur. Il s'approcha à grandes enjambées de la silhouette noire et figée de Xaphox. « Je vous prie de bien vouloir reporter de deux jours le lâcher des serpentaires, monsieur l'inquisiteur. — Quelles sont vos raisons, Votre Eminence ? » Le cardinal vint se planter à quelques centimètres de Xaphox et le fixa d'un air à la fois ironique et méprisant. « Seriez-vous en train d'exiger de votre supérieur hiérarchique qu'il justifie ses décisions ? — J'essaie seulement de comprendre et d'agir dans l'intérêt général. Votre Eminence. De me conformer par exemple aux instructions du sénéchal Harkot. — N'essayez pas de m'impressionner en lançant à tout propos le nom du sénéchal Harkot, monsieur l'inquisiteur ! Je vous rappelle qu'en tant que gouverneur de cette planète je suis habilité à prendre des décisions contraires à celles de la hiérarchie de Vénicia. » Une brève impulsion traversa les implants nerveux de l'encéphale de Xaphox. Un commandement de l'Hyponéros : « Effacer immédiatement l'esprit du cardinal d'Esgouve. N'épargner que les fonctions élémentaires. » « Nous n'avons pas prévenu le Thutâ de l'intrusion de ces serpentaires dans le corail, argumenta le cardinal. — Quelle importance ? Cette opération ne pourra que rencontrer l'approbation des nettoyeuses des orgues : les serpents sont leurs ennemis ancestraux. » Tout en soutenant la conversation, le grand inquisiteur s'était introduit dans le cerveau du cardinal d'Esgouve et avait commencé son délicat travail d'effacement. Relié aux données basiques de la cuve matricielle, il était désormais un canal par lequel s'écoulait la contre-énergie subtile de l'Hyponéros. S'il pouvait exécuter la mort mentale et l'inquisition de manière totalement autonome, comme tous les Scaythes des échelons supérieurs la terminologie « échelons supérieurs », empruntée à l'humanité, recouvrait chez les Scaythes une notion de fabrication complexe et réussie, l'effacement requérait la participation active des maîtres germes. Tuer un homme (ou séparer son esprit de son enveloppe corporelle, ce qui revenait au même) était une entreprise relativement aisée, car le corps humain offrait de nombreuses prises, de nombreuses failles ; mais tarir la source de ses pensées, autrement dit tuer son esprit, exigeait le déploiement de toute la puissance anéantissante de l'incréé. Les courtisans et les cardinaux de Syracusa surnommaient « germes » ou « implants » (d'amour, d'amitié, d'espionnage...) ces atteintes progressives à leur propre souveraineté, mais c'était bel et bien d'extinction programmée dont ils auraient dû parler. L'action de l'Hyponéros ne laissait aucune place au hasard et les hommes s'en allaient sans même s'en apercevoir vers un néant d'où ils ne reviendraient jamais. Il fallait seulement veiller à neutraliser les individus comme Oniki Kay et son fils, les empêcher de s'unir à d'autres êtres-source et de reconstituer le chœur vibrant de la création. Le cardinal eut l'impression pénible qu'un courant d'air froid lui traversait la tête. Cela ne dura qu'une fraction de seconde, comme une pensée fugace, et il se demanda tout à coup ce qu'il fabriquait sur ce quai. Des hommes vêtus de cuir devisaient par petits groupes entre des cages à l'intérieur desquelles s'agitaient de gigantesques animaux. Il se souvint qu'il était gouverneur d'Ephren, une planète entièrement recouverte d'un bouclier de corail, et que le Scaythe d'Hyponéros qui se tenait immobile à ses côtés était un inquisiteur mental. Saisi d'un bref mais violent accès de peur, il chercha du regard ses protecteurs de pensées. La vue des deux acabas blanches brodées d'un liséré rouge et giflées par le vent du large le rassura. La faim et la soif le tenaillaient, et une envie de dormir, insolite en cette heure de la journée, lui engourdissait les membres. « Rien ne sert d'attendre, Votre Eminence, dit Xaphox. — Vous avez les pleins pouvoirs, ânonna le cardinal. Vous êtes plus qualifié que moi pour effectuer ce genre de travail. » Il ignorait totalement de quel travail il s'agissait mais il savait qu'il pouvait se reposer entièrement sur les Scaythes d'Hyponéros, des créatures non humaines d'une dévotion et d'une efficacité à toute épreuve. Et puis il était pressé d'aller se restaurer et se reposer. Suivi de ses protecteurs et de son secrétaire particulier interloqué, il se dirigea d'une démarche somnambulique vers le temple kreuzien, une ancienne demeure bourgeoise érigée sur la colline de quartz noir qui dominait le port de Koralion. Les cordons d'interliciers et les badauds s'écartèrent silencieusement pour le laisser passer. « Drôle de type, grommela un dresseur. L'a autant de suite dans les idées qu'une femme de petite vertu... » Trois heures plus tard, on procéda à l'ouverture des cages des serpentaires. Les forces de l'ordre avaient au préalable dispersé la foule des curieux et les rayons pourpres de Tau Xir s'infiltraient dans la lumière bleue de Xati Mu. De longues minutes furent nécessaires aux dresseurs pour ramener à la raison leurs animaux surexcités. Les claquements de fouets, les bruissements d'ailes, les crissements des griffes sur les pavés de quartz et les glapissements suraigus composèrent une symphonie assourdissante. Puis les serpentaires s'apaisèrent l'un après l'autre, se posèrent docilement à côté de leur dresseur et refrénèrent leur impatience en donnant de puissants coups de pattes et de bec sur le sol. Lorsque le calme fut complètement rétabli, le porte-parole des serpentiers s'approcha de Xaphox. « Sont prêtes nos bêtes, monsieur. — Qu'attendez-vous pour les lancer dans le corail ? — Votre signal ! » Les subtilités de l'esprit humain échappaient en partie à la logique du grand inquisiteur la différence entre des êtres souverains et leurs caricatures créées de toutes pièces sans doute. Ils passaient de l'orgueil à la soumission avec une inconstance désarmante. Ils étaient les maîtres de l'univers, les créateurs, et pourtant ils faisaient preuve d'une servilité dont les animaux eux-mêmes étaient dépourvus. Coupés de leur véritable pouvoir, ils étaient prêts à toutes les bassesses pour étancher leur soif de domination et de possession. Xaphox ne pouvait pas combattre directement les serpents de corail car, autre différence majeure entre l'Hyponéros et l'humanité, les Scaythes n'avaient aucune influence sur le règne animal, mais il n'avait eu qu'à flatter l'appât du gain de ces dresseurs de Nouhenneland pour les attirer sur Ephren. Il se servait d'hommes pour neutraliser d'autres hommes et cette habile exploitation des contradictions humaines déclenchait une excitation soutenue de ses implants cérébraux qu'on aurait pu traduire par de la jubilation (les traces infimes et récentes d'humanité dans l'Hyponéros expliquaient peut-être cette nouvelle et irrationnelle propension à se réjouir des malheurs d'autrui : les probabilités oscillaient entre 10,02 et 10,04 %). Xaphox leva et abaissa le bras, exagérant la solennité de ce geste pour renforcer son autorité sur les dresseurs. Guidés par les odeurs colportées par les vents de hautain, aiguillonnés par les ululements de leurs maîtres, les serpentaires s'arrachèrent du quai dans un formidable bruissement d'ailes et se dirigèrent vers les tuyaux des grandes orgues. Des cris perçants alertèrent Oniki, allongée sur son matelas de lichen. Elle ne s'était pas assoupie, comme cela lui arrivait parfois lorsqu'elle revenait d'une escalade dans les tuyaux des orgues, mais elle s'était immergée corps et âme dans le cours de ses pensées et avait perdu tout contact avec la réalité. Les rayons de Xati Mu et de Tau Xir pénétraient par la galerie d'entrée et déposaient une clarté mauve, diffuse, sur les parois irrégulières du nid. Plus le temps passait et plus s'ancrait en elle le souvenir de l'homme mystérieux qui avait surgi dans sa cellule du Thutâ et l'avait rendue à la fois femme et mère. Elle ressentait parfois sa présence avec une acuité telle qu'elle avait l'impression de percevoir son souffle sur sa nuque, sur sa poitrine, sur son ventre. Elle savait au fond d'elle-même qu'il ne l'avait pas oubliée, même si elle était de temps à autre la proie de violentes crises de désespoir qui la clouaient pendant plus de deux jours sur le matelas. Elle se redressa, tous sens aux aguets. Elle perçut, outre les cris qui lui glaçaient le sang, des tremblements alarmants. Des brindilles et des duvets de lichens voletaient autour d'elle. L'angoisse lui serra le cœur. Elle se glissa dans l'orifice qui séparait sa chambre de celle de Tau Phraïm. La petite pièce était vide. Elle ne l'avait pourtant pas entendu sortir. Le bouclier de corail vibrait de plus en plus, comme s'il était sur le point de s'effondrer. Un grondement continu se mêlait aux glapissements et aux bruits sourds qui provenaient de plusieurs endroits à la fois. Folle d'inquiétude, Oniki enfila rapidement sa robe de brindilles et s'engouffra à quatre pattes dans l'étroite galerie qui montait vers le toit du bouclier. Des saillies lui éraflèrent les bras et les jambes, et elle dut prendre d'inhabituelles précautions pour ne pas s'empaler sur des branches brisées. Elle pressentait que ce tumulte était le fait des ennemis de son prince, ces hommes masqués de blanc et ces créatures au visage dissimulé sous un ample capuchon qui avaient investi Pzalion. Deux ans plus tôt, elle les avait vus massacrer les réprouvés de l'île. Des disques métalliques et tournoyants avaient jailli de leur bras tendu et avaient tranché la tête de ses anciens compagnons, proscrits de droit commun ou simples d'esprit. De véritables fleuves de sang s'étaient écoulés vers la grève où le sable noir les avait absorbés. Horrifiée, tétanisée, Oniki était restée un long moment suspendue à l'excroissance du pilier. Le spectacle de ces cadavres décapités et entassés les uns sur les autres lui avait donné la nausée. Un flot de bile avait forcé le barrage de ses lèvres et lui avait dégouliné sur le menton. Les hommes masqués de blanc avaient ensuite bombardé de rayons verts et étincelants le funeste monticule jusqu'à ce qu'il n'en reste qu'un tas de cendres dispersées par le vent. Elle se hissa sur le toit du bouclier. Elle chercha immédiatement des yeux la silhouette menue et familière de Tau Phraïm, mais elle eut besoin de quelques secondes pour distinguer quelque chose dans la brume teintée de mauve qui s'élevait tout autour d'elle, occultant les disques bleu et rouge de Xati Mu et de Tau Xir. Elle entrevit des formes entremêlées, houleuses, au milieu des particules en suspension. « Tau Phraïm ! » Son hurlement se perdit dans le vacarme. Un serpent d'une dizaine de mètres de long émergea soudain de la brume et glissa la tête dans l'entrée de la galerie d'accès au nid. Il n'eut le temps d'y introduire que la moitié de son corps. Un oiseau géant surgit des hauteurs, fondit sur lui et lui enfonça profondément dans la chair les griffes de ses quatre pattes. Epouvantée, Oniki se recula de deux pas. Le serpent eut beau se contorsionner dans tous les sens, fouetter son agresseur avec la pointe de sa queue, l'oiseau était-ce vraiment un oiseau ? Oniki avait plutôt l'impression d'avoir affaire à un serdall des légendes ephréniennes... ne relâcha pas sa prise. Il battit des ailes pour tirer progressivement sa proie hors de son abri. Oniki entendit nettement le crissement de son bec sur les os crâniens du serpent. Elle se rendit compte que des scènes identiques se jouaient un peu partout autour d'elle. Après avoir coincé un reptile dans leurs griffes, les oiseaux lui donnaient le coup de grâce en lui brisant le crâne à coups de bec. Lorsque le serpent avait cessé de se débattre, ils poussaient un ululement qui ressemblait à une clameur de triomphe puis, sans relâcher le long corps inerte, s'envolaient et disparaissaient dans le lointain. « Tau Phraïm ! » Il avait l'habitude de se promener dans la gueule de ses amis du corail. Peut-être que l'un de ces affreux volatiles avait attaqué le serpent qui le transportait. Envahie d'un sombre pressentiment, Oniki tenta encore une fois de percer du regard l'épais brouillard que ne parvenait pas à disperser le vent de hautain, mais elle ne discerna que les soubresauts agités et désordonnés des ophidiens et de leurs prédateurs. Des lézardes couraient maintenant sur toute la surface du bouclier. L'espace de quelques instants, elle demeura paralysée, incapable de prendre une décision. Pourquoi son prince ne choisissait-il pas ce moment pour se manifester ? Pourtant, elle en était certaine, il aurait su les sortir, elle et leur fils, de cette situation désespérée. Elle s'avança de quelques pas mais le corail s'effrita sous ses pieds. Elle perdit l'équilibre et s'effondra sur le dos. Elle aperçut un grand oiseau au-dessus d'elle, entrevit l'éclat de ses yeux ronds, son long abdomen parsemé de quelques plumes, ses pattes griffues, ses ailes translucides. Elle eut l'impression qu'il la prenait pour cible. Elle espéra pendant une fraction de seconde qu'elle évoluait dans un rêve, qu'elle allait se réveiller dans la chambre du nid et que Tau Phraïm aurait, comme à son habitude, profité de son sommeil pour venir se pelotonner contre elle. Le monstre s'abattit lourdement à quelques mètres d'elle, dans un éclaboussement de débris coralliens. Il ne s'intéressait pas à la jeune femme mais à un serpent qui venait de se réfugier à l'intérieur du corail. Il libéra un gémissement plaintif, presque douloureux, puis commença à creuser dans les polypes fossilisés en se servant de ses deux pattes antérieures. Chacun de ses coups de griffes pulvérisait des pans entiers de la croûte et ébranlait le bouclier sur un rayon de cinquante mètres autour de lui. De temps à autre, il s'arrachait de l'excavation d'un battement d'ailes et restait en suspension pendant quelques secondes avant de reprendre son creusement. Il finit par débusquer le serpent réfugié dans le nid d'Oniki. Le reptile tenta de lui planter ses crochets dans le cou, mais l'oiseau l'esquiva d'un petit saut en arrière et lança une contre-attaque foudroyante. Sa patte antérieure droite, complètement désarticulée, s'allongea démesurément et vint percuter la base de la tête de son adversaire qui, étourdi, se laissa extirper sans résistance de son abri. « Tau Phraïm ! » Oniki se releva, écarta d'un geste machinal les mèches de cheveux qui lui retombaient sur les yeux. La transpiration collait sur sa peau les brindilles tramées de sa robe. Tau Xir libérait maintenant toute la puissance de son feu et la chaleur se faisait accablante. L'oiseau se posa un peu plus loin, acheva sa proie d'un coup de bec, prit son envol et se fondit rapidement dans le bleu mourant de Xati Mu. Oniki jeta un coup d'oeil sur l'impressionnant cratère qu'il venait de forer. Il ne lui avait fallu que quelques minutes pour évider le corail sur une hauteur de dix mètres. Elle aperçut en coupe les trois compartiments du nid familier, les deux matelas et les coussins de lichen de la pièce commune. Elle comprit que rien ni personne ne pourrait arrêter ces monstres lâchés en liberté dans les grandes orgues. Les ennemis de son prince étaient passés à l'offensive, n'hésitant pas à menacer l'équilibre écologique d'Ephren. Comme ils ne réussissaient pas à tromper la vigilance des serpents, ils avaient fait venir ces horribles volatiles pour les éliminer. S'ils déployaient de tels moyens pour capturer une femme et un enfant (et probablement exercer un chantage affectif sur son prince), c'était que l'importance de l'enjeu dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer. Des larmes lui brouillèrent la vue. Où était passé Tau Phraïm ? Les monstres ailés l'avaient-ils tué ? Avait-il eu le temps ou le réflexe de se réfugier dans le cœur profond du corail ? Qui pouvait prévoir ses réactions ? Même elle, sa propre mère, ne le comprenait pas. Il ressemblait de plus en plus à son père dont il avait les yeux noirs, brillants, ainsi que la chevelure brune et bouclée. Il ne parlait pas, il avait adopté le mode de communication des reptiles, un langage comportemental et mystérieux qui ne favorisait guère la communication. Ce n'était certes pas un enfant facile mais Oniki n'aurait plus la force de vivre si elle le perdait. « Tau Phraïm ! » Prise de panique, elle se mit à courir, franchit les crevasses d'un bond, contourna les grands oiseaux perchés sur les serpents dont les reptations désespérées ne réussissaient qu'à retarder de quelques instants la fatale échéance. Des tremblements de plus en plus amples agitaient le corail. Elle s'affala à plusieurs reprises sur des débris de polypes qui lui entaillèrent profondément les genoux et les coudes. Son instinct maternel la poussa à se relever, à repartir. Elle se pencha sur le bord d'un tuyau majeur qu'elle avait dégagé quelques jours plus tôt. « Tau Phraïm ! » Sa voix se répercuta sur la paroi convexe où flottaient des buissons de lichen en formation et s'évanouit dans la lumière qui traçait, un kilomètre plus bas, un cercle rougeâtre et mouvant sur les vagues de l'océan Gijen. Elle vérifia d'autres tuyaux dont certains étaient déjà complètement bouchés, descendit dans des nids intacts mais vides, courut sur le bouclier jusqu'à perdre haleine, jusqu'à ce qu'elle soit submergée par une terrible envie de vomir et une nouvelle crise de larmes. Le destin aurait-il la cruauté de lui retirer son fils après lui avoir enlevé son prince ? Les sifflements du vent et les ululements déchiraient la paix céleste du hautain. Les serpents mouraient en silence, l'un après l'autre, et les grands rapaces emportaient leurs cadavres pour une destination et un usage connus d'eux seuls. Une formidable secousse ébranla le bouclier. Oniki sentit le corail se dérober sous ses pieds. Epuisée, elle n'eut ni la volonté ni la force de se jeter sur le côté. Elle tomba dans la faille comme une pierre. Elle fut d'abord traversée par la pensée fugitive et superflue que la formation des premiers tuyaux s'était probablement produite à la suite d'un tremblement de ce genre. Puis elle se dit qu'elle n'avait pas le droit de renoncer, que Tau Phraïm n'était peut-être pas mort, que son prince viendrait bientôt la rejoindre, et elle lança ses bras à l'aveuglette à la recherche d'une prise ou même d'un buisson de lichen auquel s'agripper. Mais ses doigts se refermèrent sur des saillies friables qui lui entaillèrent les doigts. Elle déplaça le centre de gravité vers le haut de son corps, pivota sur l'axe de son bassin, un mouvement qui modifia sa trajectoire légèrement mais suffisamment pour que son visage heurte une arête de la faille. Un flot de sang jaillit de son nez, de ses lèvres déchirées, lui aspergea les épaules et le cou. Les parois abruptes, éclairées de biais par les rayons empourprés de Tau Xir, défilaient de plus en plus vite devant ses yeux. La tête en bas, elle distinguait maintenant l'autre extrémité de la faille, un quadrilatère noir et imparfait qui s'approchait à grande vitesse, puis, au second plan, les lointaines vagues ourlées d'écume pourpre de l'océan Gijen. Son cœur battait à tout rompre et le brutal afflux du sang dans son cerveau lui endolorissait les tempes et les tympans. Elle repéra, sur la droite du quadrilatère, des filaments effilochés de la trame souple qui sous-tendait l'ensemble de la structure et soulageait les piliers d'une grande partie de leur fardeau. Ils ondulaient mollement dans le vide, fouettés par le vent. Elle n'avait aucun doute sur leur capacité à supporter son poids, même décuplé par la vitesse, mais son épaule, son bras ou son poignet ne résisteraient probablement pas à la violence du choc. Il lui fallait chercher un moyen de ralentir sa chute. Les images superposées de Tau Phraïm et de son prince se déployèrent dans le silence de son esprit, désormais calme et résolu. Elle bougea les bras et les jambes de manière à transférer le poids de son corps sur le côté droit et corriger de nouveau sa trajectoire. Quelques mètres plus bas, elle entra en contact avec les polypes hérissés. Elle eut la sensation d'être écorchée de l'épaule jusqu'au genou. Elle serra les dents pour ne pas perdre connaissance et garder sa lucidité. En dépit de la douleur atroce qui lui vrillait le flanc, elle garda le bras replié pour protéger sa poitrine et s'efforça de rester collée à la paroi. Le frottement continu de son corps sur le corail freina sa chute mais la plongea dans une effroyable souffrance. L'espace de quelques secondes, elle crut qu'elle sortait d'elle-même, qu'elle abandonnait une enveloppe de chair désormais inhabitable, et elle ressentit instantanément un ineffable soulagement, un sentiment de liberté et de fluidité infinies. Les bourrasques d'un vent salin la tirèrent de la douce euphorie qui la gagnait, la reconnectèrent avec la réalité de la douleur. Elle continuait de pulvériser le corail dans un crissement hideux, creusant un sillage ensanglanté sur la paroi. Son regard trouble embrassait la tache infinie de l'océan Gijen, traversé de lignes pourpres. Elle se rendit compte qu'elle atteignait l'extrémité de la faille, que les formes floues et dansantes qu'elle avait d'abord prises pour des vagues étaient les filaments effilochés de la trame. Des éclats de polypes fusaient tout autour d'elle, lui percutaient le front, les joues, le menton. Encore quelques mètres et elle sortirait du bouclier, elle jaillirait dans le vide, elle n'aurait plus aucune possibilité de se rattraper, elle s'écraserait un kilomètre plus bas sur une eau aussi dure que du granit. L'image de Soji, sa vieille sœur thutâle, lui effleura l'esprit : elle était tombée en poussant un interminable cri de désespoir, un hurlement qui avait longtemps hanté ses rêves. Oniki lança devant elle son bras libre et tenta de se cramponner aux filaments. Bien que gluants, les trois premiers qu'elle parvint à saisir lui glissèrent entre les doigts et lui brûlèrent la paume de la main. Elle faillit renoncer, mais les visages de Tau Phraïm et de son prince lui apparurent une deuxième fois, comme s'ils volaient à son secours par la pensée. Les filaments se densifiaient au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de l'issue de la faille, se conjuguaient au corail pour réduire sa vitesse. N'agissant plus que par réflexe, par instinct, elle se plaça de manière à ce que les lanières souples s'enroulent autour de ses avant-bras et de ses jambes. Les unes cédèrent sous son poids, mais d'autres résistèrent et enrayèrent brutalement sa chute. Juste avant de s'immobiliser, elle fut agitée par une secousse d'une violence inouïe. Elle eut l'impression que ses os éclatés la transperçaient de part en part et, avant de sombrer dans l'inconscience, elle sentit un liquide brûlant lui couler entre les cuisses. Elle reprit connaissance quelques minutes plus tard, pendue comme un pantin désarticulé au-dessus de l'océan Gijen, amarrée au bouclier de corail par une vingtaine de filaments entremêlés et distendus par la dynamique de l'impact. Une souffrance indicible, intolérable, se déployait dans son corps et son esprit. Elle restait incapable d'en déterminer la provenance précise ou même la nature. Tantôt elle pensait que les esquilles de ses os brisés s'enfonçaient dans ses muscles, dans ses organes, tantôt que d'invisibles becs dépeçaient sa chair à vif, tantôt que les polypes lui avaient arraché la jambe et le bras droits. Elle n'avait pas le courage de tourner la tête pour vérifier à la fois son intégrité physique et sa position par rapport au bouclier. Elle était une plaie incarnée, un insondable puits de douleur. L'horrible grincement produit par le frottement de son corps sur la paroi de la faille résonnait encore dans sa tête. Des éclats de corail étaient profondément fichés dans son cou, son épaule, dans sa hanche. Les rigoles de sang enveloppaient son tronc et ses membres d'un filet tiède et gluant. Elle demeura dans cette inconfortable posture, la tête en bas, pendant un temps qu'elle aurait été incapable d'évaluer. Les battements accélérés de son cœur la transperçaient comme autant de coups de poignard. Elle parvint à bouger la tête et se rendit compte qu'elle se trouvait une dizaine de mètres en dessous du bouclier, une distance infranchissable dans son état. Le vent du large et les vents de hautain imprimaient un subtil mouvement de balançoire aux filaments étirés qui la maintenaient suspendue. Elle discerna un vague bourdonnement dans le lointain. Elle pensa d'abord que les monstres ailés étaient de retour et contracta instinctivement les muscles, réflexe qui entraîna une insupportable recrudescence de la douleur. Elle se rappela soudain que Tau Phraïm avait peut-être été victime de l'un de ces oiseaux et sa détresse de mère occulta momentanément son propre supplice. Le bourdonnement se transforma en un grondement qu'elle associa spontanément au bruit du moteur de l'aquasphère de liaison. Elle entrevit, entre le rideau ajouré et ensanglanté de ses cheveux, la forme ovale et transparente d'un personnair qui grossissait rapidement dans son champ de vision. Elle distingua des silhouettes immobiles à l'intérieur de l'appareil et une croix brillante au-dessus de la cabine de pilotage. Le personnair de l'Eglise du Kreuz. « Elle est dans un sale état ! fit une voix déformée par la cavité du masque. — Elle est vivante et entière, c'est tout ce qui compte, dit une voix métallique. — Vivante pour combien de temps ? Elle a perdu beaucoup de sang, on lui voit les os du visage, du bras et de la jambe ! Il vaudrait peut-être mieux l'achever... — Surtout pas. Elle nous sera plus utile en vie. — Et son fils ? — Aucune trace. — Peut-être a-t-il été tué par les serpentaires ? — Les serpentiers nous ont assuré que leurs bêtes ne s'attaquaient pas aux êtres humains tant qu'ils ne leur en donnaient pas l'ordre. Selon toute probabilité, ce garçon s'est réfugié dans un endroit inaccessible du corail. Mais il n'est plus protégé par les serpents et nous finirons par le retrouver, tôt ou tard. » Oniki, qui n'avait rien perdu de cette conversation, ferma les yeux et se laissa enfin aller à l'inconscience. Elle avait désormais la certitude que Tau Phraïm avait échappé aux oiseaux géants et aux ennemis de son prince. Quelques minutes plus tôt, le personnair s'était stabilisé et son pavillon arrondi s'était ouvert. Deux hommes masqués de blanc avaient grimpé sur le toit, avaient sectionné les filaments à l'aide de rayons verts étincelants, avaient halé la jeune femme à l'intérieur de l'appareil, l'avaient allongée sur une banquette et l'avaient recouverte d'une couverture de soie. Les contacts, les vibrations, la peur avaient réveillé la souffrance, cet autre monstre qui sautait sur le moindre prétexte pour revenir la tourmenter. Elle s'était évanouie et un brouhaha de voix l'avait ranimée. Elle pouvait maintenant s'abandonner sans remords à sa fatigue et à son chagrin. Le ballet des serpentaires ne s'acheva que quatre jours plus tard, lorsqu'ils eurent exterminé tous les serpents de corail. Ils firent leur réapparition massive au-dessus de Koralion, provoquant un début de panique dans les rues de l'agglomération. Lorsqu'ils se furent posés sur le quai, les dresseurs les poussèrent à coups de fouet à l'intérieur des cages. Des pêcheurs et des membres de la corporation du Pulôn, chargée de l'entretien des piliers, demandèrent audience au cardinal d'Esgouve pour lui signaler que le bouclier protecteur d'Ephren s'était effondré en plusieurs endroits et menaçait de s'affaisser dans de nombreux autres. Le prélat les écouta d'une oreille distraite et les pria d'adresser leurs doléances au grand inquisiteur Xaphox. Il s'était débarrassé avec la même désinvolture d'une délégation des matrions du Thutâ venue trois jours plus tôt lui demander des explications sur la présence de serpentaires géants dans les grandes orgues. Les nettoyeuses du ciel ne reprendraient pas leur activité tant que les prédateurs ailés hanteraient le corail. De nombreux tuyaux mineurs s'étaient déjà engorgés et la lumière de Tau Xir et de Xati Mu ne s'infiltrait plus que de manière parcimonieuse par les tuyaux majeurs comblés peu à peu par les lichens célestes. Enfermées dans leur cloître, les thutâles refusaient pour le moment toute négociation avec le représentant du cardinal, l'inquisiteur Xaphox et les édiles ephréniens de Koralion. Les mercenaires de Pritiv désintégrèrent avec un canon à rayon momifiant les milliers de cadavres de serpents qu'ils découvrirent entassés les uns sur les autres sur une île déserte proche de Koralion. Le porte-parole des serpentiers s'introduisit dans la salle d'audience du temple kreuzien. Le grand inquisiteur était seul, immobile, debout au milieu de la pièce, enseveli dans les replis de son acaba noire. Des volutes d'encens s'envolaient dans la lumière mauve et oblique qui tombait des vitraux. « Notre boulot est terminé, déclara le dresseur. Sommes prêts à repartir sur Nouhenneland. — Rassemblez-vous sur le quai. Je vous fais envoyer un déremat. — Faut un grand, rapport aux cages... — Ne vous faites pas de souci : votre rapatriement sur votre planète d'origine faisait partie de notre accord. » Le serpentier hocha la tête et tourna les talons. Il avait maintenant hâte de quitter cette étrange planète et sa croûte corallienne, hâte de retrouver les forêts tropicales et le ciel délavé de Nouhenneland. Cependant, ce ne fut pas un déremat qui se présenta une heure plus tard sur le quai, mais un imposant bataillon de mercenaires de Pritiv. Ils dégagèrent les rails de leur lance-disques, greffés dans la peau de leur avant-bras, et décapitèrent les serpentiers. Quelques dresseurs tentèrent d'échapper aux disques tueurs en se jetant dans l'océan Gijen, mais ils furent cueillis par des salves d'ondemorts et carbonisés dans l'eau. Quant aux serpentaires, surexcités par l'odeur de chair brûlée et de sang, ils furent directement passés aux rayons verts. Cruels, les mercenaires de Pritiv leur désintégrèrent d'abord les pattes, ensuite les ailes, et enfin, lorsque les géants volants de Nouhenneland ne furent plus que des troncs tordus de douleur et de fureur sur le plancher de leur cage, la tête et le cou. Xaphox pénétra dans la chambre où reposait Oniki Kay. Le médecin de la C.S.S. qui veillait sur elle en permanence ordre du cardinal-gouverneur se leva et vint à la rencontre du grand inquisiteur. « Elle s'en tirera, monsieur. J'ai réduit les fractures et pratiqué des autogreffes. Ses tissus cutanés et sous-cutanés se reconstitueront. Elle a seulement besoin de beaucoup de repos... » Xaphox examina la jeune femme dont le corps dénudé présentait pour l'instant davantage de chair à vif que de peau, surtout sur le flanc droit. Sa joue avait été arrachée et on apercevait les os de sa mâchoire et les dents. Il s'en était fallu de peu que l'oeil ne fût éjecté de son orbite. Le grand inquisiteur tenait la mère, mais pas l'enfant. CHAPITRE VIII GUERRIER DU SILENCE : expression désignant un être, homme ou femme, doué de pouvoirs exceptionnels comme le transfert instantané par la pensée ou la possibilité de prolonger indéfiniment la jeunesse. Par extension, englobe tous les individus possédant un don de guérisseur ou un quelconque talent qui les distingue du commun des mortels. Note : certains historiens incluent Sri Lumpa, Naïa Phykit, le mahdi Shari des Hymlyas et d'autres fondateurs des nouvelles religions parmi les premiers guerriers du silence. D'autres établissent un lien entre la science inddique, science dont les lois seraient enfermées dans une fabuleuse arche de lumière, les guerriers du silence et les anciens chevaliers absourates. (Absourate : ourate de l'absolu, premier disciple d'un dénommé Satyan Mah Ourat, fondateur de la science inddique.) Dictionnaire universel des mots et expressions pittoresques, Académie des langues vivantes Depuis qu'il s'était rematérialisé dans les faubourgs de Vénicia, Jek n'avait pas assez de ses yeux pour contempler les merveilles de la capitale impériale. En revanche Shari ne desserrait pas les lèvres et son regard morne, absent, n'exprimait aucun intérêt, aucune admiration, comme s'il restait totalement imperméable à la beauté de la cité. Le paysage urbain que Jek avait découvert sur Syracusa n'avait rien de comparable avec celui d'Anjor. Autant la capitale utigénienne se présentait comme un étalement lugubre de constructions dépourvues de grâce, autant Vénicia était un modèle d'harmonie et d'équilibre. Il avait l'impression que chacun des bâtiments, chacune des places, chacun des ponts, chacun des bancs, chacun des arbres occupait ici une place essentielle, comme des pièces uniques et indispensables d'un gigantesque puzzle. Les seules choses que les deux villes possédaient en commun, c'étaient les miradors à pensées, ces tours étroites et hautes dont les bulles de vigie brisaient la cohérence architecturale de l'une et de l'autre. Les couloirs éthériques avaient déposé Shari et Jek près d'un fleuve large et paisible sur lequel glissaient en silence des bateaux enluminés. Bien que l'endroit fût relativement fréquenté, personne ne leur avait prêté attention, comme si l'apparition de cet homme et de ce garçon surgis de nulle part n'avait eu rien d'extraordinaire ou même de simplement étonnant. La première pensée de Jek avait été pour Yelle. Elle dormait quelque part dans un bâtiment de cette agglomération, et cette proximité soudaine cela faisait trois ans qu'il était séparé d'elle par des milliards de kilomètres l'avait empli d'une joie indescriptible. Ils s'étaient reposés pendant quelques minutes sur la rive du fleuve, observant distraitement les badauds. Ils étaient l'un et l'autre vêtus d'un colancor et d'une veste qu'ils avaient achetés sur Marquinat, une planète située entre Terra Mater et Syracusa. Shari avait fait raser sa barbe car la religion kreuzienne et la société syracusaine prohibaient les ornements pileux, hormis les deux mèches décoratives tressées et tirées hors du cache-tête. Il avait fallu quelques secondes à Jek, stupéfié, pour reconnaître le mahdi dans le jeune homme glabre qui était sorti de la boutique du barbier marquinatin. L'Anjorien se sentait comprimé dans son étroite enveloppe de tissu, particulièrement au niveau du visage et du cou, et il enviait le naturel hautain avec lequel les Véniciens la portaient. La magnificence de leur manteau, de leur cape ou de leur surplis faisait paraître bien terne la laine grise de ses propres vêtements. Certains d'entre eux étaient suivis à distance par un, deux ou trois Scaythes protecteurs de pensées. « L'avant-garde du blouf, murmura Shari. L'humanité lui a confié les clés de son âme... » Comme il restait quelques unités standard à Shari, ils prirent un repas léger dans l'un des nombreux restaurants qui bordaient le fleuve. Jek dut se raisonner pour ne pas réclamer un supplément de nourriture tant ce qu'on lui servit une galette de blé vert fourrée aux légumes et à la pâte d'imandelle lui ensorcela le palais. Ils empruntèrent ensuite un taxiboule, un engin volant et transparent, jusqu'à Romantigua, le centre historique de la cité. Depuis le couloir aérien à grande vitesse, Jek assista au déploiement de la seconde nuit dans un fastueux embrasement de rosaces et de stries mauves. Les bulles flottantes s'emplirent de lumière blanche et se répandirent comme des comètes folles au-dessus des avenues. Le chauffeur leur jeta des regards dérobés mais, soit qu'il fût intimidé par la mine renfrognée de Shari, soit qu'il ne trouvât lui-même rien d'intéressant à dire, il ne leur adressa pas la parole. Il les déposa sur une place circulaire au centre de laquelle se dressait une fontaine d'optalium doré. Il ne se fendit même pas d'un sourire ou d'un remerciement lorsqu'il empocha les deux unités standard du montant de la course. Les visiteurs restèrent un petit moment devant les sculptures d'animaux dont les gueules entrouvertes crachaient des jets d'eau irisée. « Le bestiaire kreuzien, expliqua Shari à voix basse. Les gardiens légendaires des mondes purs : dragons, griffards, diables du Koromo, araignées géantes, serpentaires... Les monstres symboliques qui empêchent l'homme de s'abreuver à sa source... » Tout autour du bassin se jouaient des spectacles de toutes sortes, mimes tri-D, chants béatifiques, danses médianes, jonglages déremat. Jek serait bien resté toute la nuit sur cette place pour admirer les exécutants surtout les danseuses dont la fluidité des mouvements le fascinait mais Shari le tira par le bras et l'entraîna, par des ruelles sinueuses, vers un gigantesque édifice flanqué de sept tours dont la plus haute culminait à plus de trois cents mètres de hauteur. L'Anjorien reconnut le palais épiscopal qu'il avait visité à maintes reprises par la pensée. Bien que grandiose, ce bâtiment ne possédait pas la grâce aérienne des constructions environnantes, probablement parce qu'il était l'ultime témoignage architectural d'une époque révolue. Ils s'immergèrent dans le flot de piétons qui longeaient le haut mur d'enceinte et se rapprochèrent de l'entrée principale, un arc monumental au linteau sculpté. En cet endroit, ils rencontrèrent des difficultés grandissantes à se frayer un passage au milieu de la foule surexcitée. Les candidats à l'audience pontificale s'agglutinaient devant la digue dressée par les gardes pontificaux et tentaient de pénétrer dans la première cour intérieure. Brandissant des papiers, des sceaux ou des messacodes, ils se donnaient des coups de coude mutuels pour se rapprocher des ecclésiastiques vêtus de noir qui filtraient les entrées. La transpiration humectait l'épaisse couche de poudre dont ils se recouvraient le visage et des grimaces de fureur venaient de temps à autre s'immiscer dans l'étrange crispation de leurs traits. La brise tiède colportait des odeurs entremêlées d'encens et de parfum. Le rythme cardiaque de Jek s'accéléra. Seuls quelques murs le séparaient désormais de Yelle. Il leva sur Shari un regard à la fois enthousiaste et complice mais ce dernier ne daigna pas se départir de son humeur sombre. L'Anjorien se demanda si la tension apparente du mahdi n'était pas liée à l'extrême difficulté de leur tâche et il fut lui-même gagné par une grande nervosité. Il ne pouvait pas savoir qu'un funeste pressentiment avait étreint son compagnon au moment de leur rematérialisation sur Syracusa. Shari avait éprouvé une douleur effroyable sur tout le flanc droit et un linceul de sueur glacée l'avait enveloppé de la tête aux pieds. La certitude s'était gravée en lui qu'un malheur était arrivé sur Ephren. Toutefois, comme il n'avait pas perdu le contact vital avec Oniki et Tau Phraïm, il avait décidé de s'en tenir à son projet initial. Ils avaient déjà perdu trop de temps et le blouf, même ralenti par l'initiative de Tixu, poursuivait son inexorable avancée. Il gagnerait Ephren dès qu'ils auraient délivré Aphykit, Yelle et les deux Jersalémines. Il ne suffisait pas de les ranimer, d'ailleurs, il fallait encore leur procurer un moyen sûr de quitter la planète impériale, car hormis Aphykit, ils ne maîtrisaient pas le voyage sur la pensée. Shari avait prévu de les transférer par les déremats de l'Eglise remisés dans un atelier de réparation situé à quelques centaines de mètres de la pièce blindée où leurs corps étaient exposés. Bien que réformés, ces appareils restaient en parfait état de marche. Un réseau parallèle constitué de certains permanents du palais épiscopal, cardinaux, exarques, serviteurs, les utilisait régulièrement pour des expéditions clandestines sur les mondes extérieurs. Au cours d'une visite mentale de reconnaissance, Shari les avait vus se glisser dans les vieilles machines rondes pendant que plusieurs d'entre eux faisaient le guet à l'extérieur de l'atelier. La seconde nuit était tombée lorsqu'ils atteignirent le palais impérial. Bien qu'il l'eût contemplé à plusieurs reprises au cours de leurs reconnaissances mentales, Jek fut de nouveau saisi par la majesté de cette bâtisse inondée de lumière, posée sur les hauteurs de Romantigua comme un diadème sur une chevelure. Ils pénétrèrent dans la partie du parc extérieur ouverte au public. Les gemmes blanches des allées accrochaient les reflets des bulles-lumière et semaient des traînées de poudre diamantine autour des massifs. Les croissants rouge orangé de deux satellites nocturnes coiffaient les bulles de vigie des miradors à pensées. Une multitude grouillante de serviteurs, de Scaythes, d'interliciers, de mercenaires de Pritiv, de gardes en uniforme d'apparat, de courtisans et d'ecclésiastiques se pressait sur les perrons supérieur et inférieur de la façade principale, ornée de colonnes doubles aux fûts biseautés. Une noria ininterrompue de personnairs et de taxiboules déposait les visiteurs à l'intérieur d'un dôme transparent, relié au corps principal par un corridor gravitationnel truffé d'identificateurs cellulaires. Jek joua pendant quelques minutes avec un petit volatile qui déployait les longues plumes de sa queue en une roue éclatante de couleur. Shari s'astreignit à reprendre empire sur lui-même. Leur marge de manœuvre était tellement étroite qu'il ne devait à aucun prix se laisser distraire par ses émotions. Ils engageaient une partie décisive pour l'avenir de l'humanité. Ils avaient mis toutes les chances de leur côté en explorant par l'esprit, depuis le naos des annales inddiques, les moindres recoins des palais impérial et épiscopal, en surveillant sans relâche les déplacements des codes. Leur préparation virtuelle n'avait certes pas pris en compte les particularités de la matière résistance, densité, pesanteur mais ils avaient exploité de leur mieux les possibilités offertes par les annales. Quatre heures standard plus tôt, ils avaient estimé que les conditions étaient favorables à leur action. Ils s'étaient d'abord transportés sur Marquinat où ils avaient procédé aux ultimes préparatifs. Outre les vêtements, ils s'étaient procuré des armes, des ondemorts à canon court qu'ils avaient glissés dans la poche intérieure de leur veste. Ils avaient dérobé des produits chimiques de réanimation dans une maison de santé C.S.S. et les avaient répartis dans des seringues doseuses. Shari les avait disposées dans une boîte plate qu'il portait sous son colancor. Ils devraient y adjoindre les codes génétiques des quatre congelés avant de procéder aux injections. « Tu te souviens de tout ? demanda Shari à Jek. Il nous reste environ une heure avant que les codes ne changent de place... » L'Anjorien cessa de jouer avec le petit volatile, se redressa et fixa le mahdi d'un air grave. « Je prends d'abord le code qui a été déposé dans le coffre du trésor impérial, murmura-t-il rapidement comme s'il récitait une leçon. Puis le code qui se trouve dans la bulle magnétique du quartier des gardes pourpres. Ensuite je te retrouve dans la pièce du palais épiscopal où sont enfermés Yelle et les autres. Les trois opérations ne doivent pas excéder cinq secondes... » Après avoir prononcé ces paroles, Jek prit réellement conscience que tout dépendait de cette poignée de secondes, non seulement sa vie mais également la vie de Yelle, d'Aphykit, de San Francisco, de Phœnix, l'avenir de p'a et m'an At-Skin et de tous ces hommes et ces femmes connus ou inconnus qui constituaient l'humanité. Il frissonna de peur et de froid sous son colancor. « Cinq secondes, c'est également le temps dont je dispose pour récupérer les deux autres codes, dit Shari qui s'adressait autant à lui-même qu'à son vis-à-vis. Le troisième est actuellement gardé dans une salle souterraine du palais Ferkti-Ang, l'ancien palais seigneurial, et le dernier vole à bord d'un personnair de patrouille des mercenaires de Pritiv. — Un personnair en vol, ça bouge tout le temps ! Comment est-ce que tu feras pour le localiser ? — Que le lieu de destination soit fixe ou en mouvement, il suffit de le visualiser pour s'y transporter. La pensée abolit l'espace et le temps... » Il esquissa un sourire, le premier depuis qu'ils déambulaient dans les rues de Vénicia, et ajouta : « J'espère que tu en es convaincu, d'ailleurs, car notre réussite repose entièrement sur le pouvoir de la pensée. — Il y a des étapes matérielles entre chaque transfert... — Oui, et c'est à ce moment-là, pendant les deux secondes que durera la matérialisation, que nous courrons le plus grand danger. Nous n'avons pas d'autre choix que de nous servir de nos mains pour nous emparer des codes. J'ai déjà essayé de les récupérer par la télékinésie mais la conscience collective humaine est à ce point affaiblie que nous avons perdu toute influence directe sur la matière. — La télékinésie ? — La possibilité de déplacer les objets par la seule force de la pensée. Notre intervention est importante à double titre, Jek At-Skin : nous ne venons pas seulement délivrer ma mère Aphykit, sa fille Yelle et leurs deux compagnons jersalémines, mais également donner le coup d'envoi de la reconquête humaine. Nous sommes des guerriers du silence, des messagers de l'éternité, nous formons le premier atome d'un nouveau champ... » Les mots de Shari répandaient un feu dévorant dans le corps de Jek, chassaient l'ombre sournoise et glaciale de la peur. « J'espère que nous n'aurons pas à nous servir de ça, poursuivit Shari en pointant l'index sur le côté droit de sa poitrine, à l'endroit où sa veste était légèrement déformée par le volume et le poids de l'ondemort. Mais nous sommes en guerre et nous devons nous tenir prêts à tirer à la moindre alerte, à tuer au besoin. L'heure n'est pas aux états d'âme, aux tergiversations. Nous déverrouillerons les crans de sûreté et garderons l'arme au poing pendant tout le temps que dureront les opérations. » Jek baignait tout entier dans la ferveur qui montait du plus profond de son être. L'image le traversa de Néa-Marsile, la ville de la planète Franzia où il s'était enfui du Papiduc en compagnie de Marti de Kervaleur. Assis sur le banc de pierre d'une place inondée de lumière, il avait ressenti la même impression de plénitude et d'éternité, il avait été, comme cette nuit, un pont jeté entre le passé et le futur, entre l'espace et le temps. Il pensa à Marti, cet étrange frère de destin saisi par un ultime sursaut d'humanité avant de se donner la mort, au viduc Papironda, ce père de hasard qui l'avait aimé avec une maladresse proportionnelle à sa véhémence, au professeur Robin de Phart, au sorcier Baisemort, au vieil Artrarak, et l'évocation de tous ces hommes qui avaient croisé son chemin l'enracina dans sa détermination. Il glissa machinalement la main dans la poche intérieure de sa veste et effleura l'acier froid et lisse de l'ondemort. Le regard de Shari erra un long moment sur le parc cerné par les ténèbres, sur la façade éclatante du palais impérial. La nuit tendait son velours étoilé et paisible sur Vénicia. Il avait maintenant hâte de passer à l'action, hâte de quitter Syracusa et de se transférer sur Ephren, hâte de savoir ce qu'étaient devenus Oniki et Tau Phraïm. « Nous devrons à tout prix conserver quelques secondes d'avance sur les Scaythes et les kreuziens, reprit-il d'un ton farouche. Elles nous seront indispensables pour procéder aux injections et nous rendre à l'atelier de réparation des déremats. Tu m'attendras ici jusqu'à ce que j'aie effectué la première manœuvre de diversion. Tu es prêt ? » Jek hocha lentement la tête. Ses doigts se crispèrent sur la crosse arrondie de l'ondemort. Les cinq satellites nocturnes formaient une splendide chaîne de lumière allant du vert émeraude au rouge sang. Debout contre la grande baie vitrée de ses appartements du palais impérial, Harkot n'était pas insensible au charme étrange qui se dégageait de la cité endormie. Le vent coriolis jouait dans les frondaisons des spuniers qui bordaient les larges avenues et dont les fruits et les fleurs translucides composaient des bouquets harmonieux de couleurs changeantes. Des galiotes marchandes ou touristiques illuminées glissaient en silence sur le miroir lisse et sombre du fleuve Tiber Augustus. Ce paysage serait bientôt aboli par le vide. Il ne resterait rien du quartier historique de Romantigua, le cœur de la capitale impériale, ce témoignage unique de l'histoire et de l'orgueil des Syracusains. Rien de ces bâtiments à l'architecture à la fois élégante et audacieuse. Rien de ces fontaines et de ces sculptures d'optalium rose, rien de ces ponts de turcomarbre, rien de ces palais majestueux, rien de ces allées de gemmes, de ces massifs fleuris, de ces pelouses fuchsia... Toute onde, toute forme, tout agrégat de matière s'effacerait bientôt devant le déploiement de l'incréé, y compris Harkot et ses dix mille frères de cuve. Un silence absolu estomperait le bruit et la fureur, un froid infini neutraliserait la chaleur et ses étincelles créatrices. Il semblait à Harkot que ses implants nerveux ondulaient mollement à l'intérieur de sa boîte crânienne. C'était sa manière à lui d'exprimer de la tristesse, ou plus exactement la probabilité d'être passé à côté d'un grand rêve. Il n'avait pas été programmé pour éprouver une sensation qui ressemblât à un sentiment ou à une émotion, mais à force de vivre dans l'environnement des hommes, il lui arrivait de regretter que l'humanité dût s'effacer pour rendre possible l'avènement de l'incréé. Il était de nouveau affecté par le vide illusoire que les maîtres germes avaient implanté en lui, par cette carence qui induisait un manque, un désir de reconnaissance individuelle. Avant de fusionner avec lui pour former le noyau du troisième conglomérat, l'ancien connétable Pamynx lui avait affirmé que le nouveau programme neurologique reconstituerait l'intégrité de son germe et oblitérerait toute notion de subjectivité, de souffrance ; mais force était de reconnaître que les maîtres germes s'étaient trompés sur ce point. Harkot avait largement contribué et il continuait de le faire à préparer le règne glorieux du vide, mais, même si les hommes s'étaient condamnés eux-mêmes à l'anéantissement, même si l'Hyponéros n'avait été que la réponse à leur propre faiblesse, il trouvait déplorable d'annihiler de la sorte ces manifestations de la puissance créatrice humaine. Ses données étaient-elles de nouveau contaminées par cet étrange virus qui avait pour nom l'affect ? Les velléités nostalgiques du sénéchal trouvaient une explication possible (entre 49 % et 50,5 %) dans l'intrusion subite et inopportune de Tixu Oty dans les mécanismes de l'Hyponéros. L'espace de quelques secondes, au moment précis où l'esprit de l'Orangien s'était séparé de son enveloppe corporelle et s'était diffusé dans le premier conglomérat, Harkot avait été un quantum d'énergie, un être à la fois unique et relié à un champ interactif de lumière. Il avait appréhendé les notions, jusqu'alors abstraites, d'intuition, de sentiment, d'émotion. Il avait compris ce qu'était un être-source, un principe d'éternité dans un éclat de matière. L'Hyponériarcat, d'abord déstabilisé par l'initiative de Tixu Oty, avait commencé à réagir, à structurer une défense, à isoler les pensées et les souvenirs de l'intrus, à émietter son esprit. Les maîtres germes s'étaient alors heurtés au barrage protecteur dressé par l'antra, une vibration d'une puissance telle qu'elle mobilisait une grande partie de la non-énergie de l'incréé et affaiblissait sensiblement le potentiel des Scaythes. L'Orangien avait créé une diversion dans le sein de l'Hyponéros pour permettre aux humains-source de se regrouper et de préparer leur riposte. Il avait simplement oublié qu'il faisait lui-même partie des êtres-source, que son sacrifice volontaire affaiblissait également le potentiel de l'humanité. Se basant sur les multiples prophéties et autres fragments du Verbe créateur disséminés sur les mondes colonisés, les données changeantes de la cuve estimaient que l'union de douze de ces êtres-source représenterait une menace sérieuse pour l'Hyponéros. Quatre d'entre eux étaient ici, sur Syracusa, plongés dans un sommeil artificiel. Harkot avait accepté de confier les corps inertes au muffi de l'Eglise du Kreuzun gage de sa bonne foi, sinon de sa foi, mais il avait soigneusement conservé leur code cryo de réanimation. Il aurait pu les faire jeter dans un incinérateur et réduire leur enveloppe corporelle en cendres, mais il craignait de perdre tout pouvoir sur leur esprit, sur ce principe d'éternité que les hommes appelaient l'« âme ». Bon nombre de traditions religieuses affirmaient que l'âme transmigrait dans un autre corps après l'extinction des fonctions vitales, de la même manière que les implants cérébraux des Scaythes étaient réinjectés dans une nouvelle enveloppe matérielle après leur dissolution dans la cuve. Ce n'était qu'une croyance, une hypothèse dont personne n'avait jamais apporté la preuve, mais les probabilités étaient encore trop élevées pour que l'Hyponéros envisage de courir le risque comme il avait déjà dû le faire pour Sri Mitsu et Sri Alexu, les derniers maîtres officiels de la science inddique. Tant que l'âme restait prisonnière de son véhicule corporel, on pouvait la localiser, la suivre, exercer sur elle une pression physique et mentale. La cryogénisation était à ce titre une solution idéale : les produits gelants agissaient de la même manière qu'un effacement. Même protégé par l'antra, l'esprit entrait dans un état de coma profond, perdait toute perception de lui-même et donc toute influence sur le champ de la création. A ces quatre-là il convenait d'ajouter l'ancienne thutâle Oniki Kay, récemment capturée sur Ephren. Le grand inquisiteur Xaphox avait confirmé au sénéchal qu'elle survivrait à sa chute dans le corail. Dès qu'elle serait suffisamment remise, ils la cryogéniseraient et l'utiliseraient à son tour comme appât. Quant à son fils mystérieusement disparu (bien qu'âgé de trois ans, il était probablement doté de pouvoirs inddiques innés), il faisait l'objet d'une vaste campagne de recherches. Restait à neutraliser le mahdi Shari des Hymlyas et son jeune compagnon utigénien. A en croire les paroles de Jek At-Skin en visite chez ses parents sur Ut-Gen, ils s'apprêtaient à lancer une opération de libération des quatre gelés de Vénicia. Une opération que le sénéchal s'était ingénié à stimuler en orchestrant des fuites savantes destinées à informer les deux intéressés des déménagements réguliers des quatre codes cryo. Il agitait ces codes, des faux, comme des leurres. Il conservait les vrais sur lui. En un réflexe irrationnel, il plongea l'extrémité de son membre supérieur il ne se résolvait pas à lui donner le nom de main dans la poche de son acaba et vérifia la présence des minuscules sphères qui renfermaient les échantillons de l'A.D.N. modifié des quatre congelés. Ces quelques cellules prélevées sur les corps trois heures après la diffusion des conservateurs chimiques devaient impérativement être ajoutées aux produits de décongélation. Sans cette indispensable identification génétique, les tentatives de réanimation se soldaient le plus souvent par un arrêt définitif des fonctions élémentaires de survie. Cette précaution médicale, imposée par la C.S.S. pour réduire le pourcentage d'accidents postcryo, avait été maintes fois détournée à des fins de chantage familial ou de procédure judiciaire. Des codes erraient ainsi de main en main depuis plus de cinq siècles, au gré des décisions des tribunaux ecclésiastiques, pour de sombres raisons d'héritage ou de reconnaissance en paternité. D'autres êtres-source feraient sans doute leur apparition çà et là, mais même au cas où ils passeraient au travers des mailles du filet tendu par l'Hyponériarcat au-dessus des mondes humains, ils n'auraient que d'infimes chances (0,09 % selon les derniers calculs) d'atteindre le nombre fatidique de douze. Le Plan approchait de son terme. Conformément aux prévisions, les effaceurs coupaient l'humanité de sa mémoire. L'incréé toucherait bientôt les dividendes de son patient travail de déstructuration. Son dessein échappait à l'entendement d'Harkot (dans un raisonnement logique, le non-être n'avait de sens que s'il était confronté à l'être) mais les Scaythes n'avaient pas accès aux sphères où se déclaraient les guerres fondamentales. Ils n'étaient que les agents artificiels, fabriqués à partir de matériaux récupérés, d'une non-force à la puissance terrifiante. Des leurres eux aussi, des germes de déstructuration dissimulés dans de grossières copies d'hommes. Un serviteur en livrée rouge et blanc s'introduisit dans la pièce et s'approcha d'Harkot. Un réflexe poussa le sénéchal à se glisser dans son cerveau et à constater qu'il avait déjà subi de nombreux effacements : il n'avait plus de passé, plus de désir, plus d'existence en dehors de sa fonction de serviteur zélé et docile. Empli déjà de la platitude du vide. « L'empereur vous demande, Excellence », dit-il en s'inclinant. Harkot se demanda ce que cachait cette convocation mais il ne détecta aucune information complémentaire dans l'esprit de son interlocuteur. Que pouvait donc lui vouloir Menati Imperator en cette heure de la seconde nuit ? L'empereur était-il agité par l'un de ses soubresauts de lucidité qui préludaient à l'effacement définitif ? Cela faisait presque trois ans que l'aîné des Ang avait confié les destinées de l'empire au sénéchal, trois ans qu'il vivait retranché dans ses appartements, qu'il jetait ses derniers feux dans un étourdissement exaspéré des sens. Les effacements réduisaient les serviteurs à leur fonction, les soldats à leur arme, les kreuziens à leur dogme, les courtisans à leur parure et l'empereur à son sexe. Ils agissaient comme des révélateurs des turpitudes humaines, comme si, avant de sombrer dans le néant, les hommes éprouvaient l'ultime besoin de s'identifier à leurs insuffisances. « D'où tenez-vous cette convocation ? » La voix métallique du Scaythe retentit comme une offense à la paix nocturne. « Par une communication sur votre jonaphone personnel, Excellence. — L'empereur s'est-il adressé à vous en personne ? — Par l'entremise d'un maître du protocole, Excellence. — Aviez-vous déjà vu ce maître du protocole ? — Il m'a montré l'anneau impérial comme gage de sa légitimité. Excellence. — Que vous a-t-il dit exactement ? — Que Menati Imperator souhaitait vous rencontrer de toute urgence dans le petit conversoir de ses appartements. — Pourquoi ne se déplace-t-il pas jusqu'ici ? » Le serviteur avait un sens exacerbé de la hiérarchie l'identification à sa fonction... et la question lui parut visiblement incongrue. « N'est-il pas l'empereur, Excellence ? » Les yeux noirs d'Harkot jetèrent des éclats furtifs dans la pénombre du capuchon. Il contacta ses relais des appartements impériaux, des protecteurs qui remplissaient le triple rôle de protecteur, d'informateur et d'effaceur. Le coffre du trésor impérial n'avait de coffre que le nom : c'était en réalité une pièce de plus de cinquante mètres carrés aux murs, au sol et au plafond métalliques. La lumière ténue de dix bulles-lumière flottantes éclairait une rangée de tables carrées, recouvertes de feutre pourpre et surmontées de cloches de verre qui renfermaient des bijoux d'optalium sertis de pierres précieuses, des blasons holographiques, des sceaux familiaux ou personnels, des couronnes-eau impériales et une multitude d'objets anciens dont seuls deux ou trois spécialistes de l'étiquette connaissaient la valeur, la symbolique ou l'utilité. Deux hommes montaient la garde de chaque côté de la porte blindée. Leur visage était recouvert d'un masque rigide et noir et la manche relevée de leur combinaison, également noire, laissait apparaître deux lignes parallèles et sombres sous la peau de leur avant-bras. Jek se rematérialisa entre deux tables, devant la cloche où se trouvait le code, une sphère blanche de deux centimètres de diamètre posée sur un socle à côté d'un registre holographique. Après que Shari avait achevé sa manœuvre de diversion et fait sa réapparition dans le parcil avait dérobé un sceau impérial dans l'appartement d'un maître du protocole et convoqué le sénéchal Harkot par jonaphone, ils avaient attendu quelques minutes, le temps que le sénéchal se rende dans les appartements de Menati Imperator, puis ils avaient échangé un ultime regard chargé d'émotion et de détermination, avaient invoqué l'antra et s'étaient fondus dans les couloirs éthériques. Le passage de l'incorporel au matériel, du léger au pesant, du fluide au résistant, dérouta l'Anjorien, qui marqua un temps d'hésitation. Son ondemort pesait des tonnes au bout de son bras. Les deux sentinelles n'avaient pas eu le temps de réagir. Elles avaient bien remarqué une silhouette grise et mouvante entre les tables d'exposition, mais elles restaient figées, paralysées, comme si l'information n'avait pas encore atteint leur cerveau. Reprenant empire sur lui-même, Jek souleva la cloche et glissa rapidement la main sous la tranche de verre pour s'emparer de la sphère blanche. Il perçut dans son dos un chuintement suivi d'un grésillement. Une lueur vive déchira la lumière tamisée qui tombait des bulles flottantes. Il retira sa main, lâcha la cloche de verre et se jeta sur le côté. Un rayon fusa au-dessus de sa tête et s'écrasa sur un mur métallique quelques mètres plus loin. Jek eut l'impression que le temps s'était brusquement accéléré, qu'une éternité s'était écoulée depuis qu'il s'était introduit dans le coffre. Il comprit que la cloche était reliée à une arme dissimulée, à un cryogéniseur comme en témoignaient les gouttes blanches et visqueuses qui perlaient sur le métal lisse. Ni lui ni Shari n'avaient détecté ce dispositif au cours de leurs visites de reconnaissance mentale. Il crut qu'il avait dilapidé les cinq secondes du temps imparti, qu'il avait trahi la confiance du mahdi et condamné l'humanité à l'effacement définitif. Des faisceaux lumineux et croisés jaillirent tout à coup de projecteurs encastrés dans le plafond. Un disque tournoyant fendit l'air en sifflant, manqua la tête de Jek d'un bon mètre et s'en alla percuter un mur dans un insupportable grincement. Des hurlements, des claquements provenaient de l'autre côté de la porte. Il hésita entre deux attitudes, récupérer le code malgré le dépassement de temps ou rebrousser chemin avant qu'il ne fût trop tard. Ses pensées affolées produisaient un tel raffut qu'il ne percevait plus la vibration de l'antra. D'autres disques crissèrent sur les rails greffés dans les bras des mercenaires. Il repoussa de toutes ses forces la panique qui commençait à le gagner, redressa le buste, se retourna et, sans prendre le temps de viser, pressa la détente de son arme. La bouche du canon court vomit une ligne lumineuse et rectiligne qui percuta la gorge de l'un de ses adversaires. Une âcre odeur de viande grillée se répandit dans le coffre. Le cou profondément brûlé, le mercenaire battit des bras et s'effondra sur le ventre en exhalant un étrange soupir. Les disques furent éjectés de leur invisible carquois et s'éparpillèrent autour du corps inerte. Jek lâcha une rafale en direction du deuxième mercenaire mais ne perdit pas de temps à vérifier qu'il l'avait touché. Il mit à profit la confusion et le sillage de fumée opaque abandonné par les ondes à haute densité de lumière pour se rapprocher de la table. Cette fois-ci, il ne se laissa pas surprendre : il souleva la cloche de verre, la fit basculer pardessus la table, esquiva le tir automatique d'un simple pas sur le côté puis saisit la sphère blanche d'un geste vif et précis. La porte blindée s'ouvrit dans un fracas de fer et une dizaine d'hommes se ruèrent à l'intérieur du coffre. Jek résista à la tentation de regarder dans leur direction. Il lui fallait maintenant s'abstraire de son environnement, maîtriser le tremblement de ses membres, établir le vide intérieur, contacter l'antra. La crosse de son arme et la précieuse sphère lui brûlaient les mains. Les pas précipités des nouveaux arrivants ébranlaient le sol métallique. D'autres rayons cryogénisants crépitèrent à ses pieds. Il ferma les yeux. Il lui sembla que le souffle de ses poursuivants lui léchait le visage mais il ne se laissa pas distraire par ses perceptions extérieures, réelles ou illusoires. Le son de vie s'éleva dans le silence restauré de son sanctuaire intérieur. Ses pensées effarées désertèrent son esprit comme des nuages dispersés par le vent. Les bruits et les formes s'estompèrent autour de lui et il s'absorba totalement dans la vibration de l'antra. La salle souterraine du palais Ferkti-Ang était plongée dans une obscurité opaque. Shari discerna immédiatement des bruits à quelques pas de lui, des froissements prolongés de vêtements et des crissements de semelles sur un sol dur et lisse. Il ne voyait pas aussi clairement que lorsqu'il avait reconnu les lieux par l'esprit mais il savait que l'antra l'avait déposé à l'endroit précis qu'il avait au préalable visualisé. Il repéra en tâtonnant la tablette murale sur laquelle avait été posé le code cryo. Une seconde, estimat-il mentalement. Les projecteurs s'allumèrent avant qu'il n'ait eu le temps de s'emparer de la sphère. Des rayons blancs jaillirent d'une rangée de meurtrières qui se découpaient sur le haut d'un mur. Il les esquiva d'un bond en arrière et ils percutèrent le carrelage sur lequel ils abandonnèrent des flaques visqueuses. Il appréhenda instantanément les nouvelles données de la situation : les Scaythes avaient anticipé la vitesse de déplacement des guerriers du silence et avaient installé des systèmes indétectables et simultanés de défense. Les armes cachées dans le mur crachaient des rafales ininterrompues qui se pulvérisaient en gerbes de particules brillantes sur les pierres des murs, sur les dalles du sol et contraignaient Shari à effectuer d'incessantes esquives. La pièce vide n'offrait aucun abri provisoire, ni meuble, ni repli du mur, ni saillie. Une odeur caractéristique de produits cryoun mélange d'azote salin, de siltium, d'uraligène et de diffuseur cellulaire satura l'atmosphère de la salle et les émanations toxiques, paralysantes, lui irriguèrent le cerveau. Il eut une brève pensée pour Jek, livré à lui-même dans les couloirs du palais impérial, surveillé encore plus étroitement que l'ancien palais seigneurial. A l'idée du sort que les Scaythes et les kreuziens réserveraient au petit Anjorien s'ils le capturaient, son cœur se serra et un sentiment de révolte l'anima. Il avait estimé que Jek aurait moins de distance à parcourir entre les deux pièces du palais impérial et que la surveillance renforcée serait pour lui plus aisée à surmonter que la mobilité permanente d'un personnair, mais il s'apercevait qu'il avait commis une erreur. Malgré toutes les précautions dont ils s'étaient entourés, ils avaient foncé tête baissée dans la nasse que le sénéchal Harkot leur avait tendue. Ils n'étaient pas de taille à lutter contre l'Hyponéros. Une succession syncopée de visages déferla dans son esprit, Oniki, Tau Phraïm, Tixu, Aphykit, le fou des montagnes... Pourquoi l'immortel gardien des annales les avait-il abandonnés à leur sort ? Pourquoi avait-il trahi l'humanité ? Des hommes tout de noir vêtus surgirent des quatre coins de la salle et convergèrent dans sa direction. Tout en continuant de louvoyer pour esquiver les rayons cryo, Shari se retourna, pressa sans interruption la détente de son ondemort et imprima un mouvement tournant à son poignet. Frappés à la poitrine et au ventre, deux mercenaires s'affaissèrent en hurlant et roulèrent sur le sol. Mais il en arrivait d'autres, de plus en plus nombreux. Les sillages blancs ou lumineux des rayons composaient des figures géométriques fugaces. Combien de temps s'était écoulé depuis que Shari s'était rematérialisé ? Trois, quatre secondes ? Avec l'énergie du désespoir, il repoussa le découragement qui le gagnait et décida de tenter le tout pour le tout. Il ne pouvait s'éterniser dans cette pièce et laisser son jeune compagnon se débrouiller seul. Il se concentra sur son tir, faucha cinq ou six mercenaires qui entraînèrent dans leur chute leurs suivants immédiats, emportés par leur élan. Ils ne tiraient pas, comme s'ils avaient reçu la consigne de le prendre vivant ou cryogénisé. Les effluves des produits de congélation étaient de plus en plus denses, de plus en plus forts. Shari rencontrait des difficultés grandissantes à maintenir la cohérence de ses pensées mais de violentes décharges d'adrénaline l'empêchaient de perdre contact avec le réel, de sombrer dans l'inconscience. La crosse de l'ondemort, chauffée à blanc, lui irradiait la paume et l'avant-bras. Titubant, il se dirigea de nouveau vers la tablette murale. Il lutta contre l'engourdissement sournois qui se diffusait dans ses membres, fit une rapide estimation de la fréquence et de la trajectoire des rayons blancs, se plaça d'un côté de la tablette et se cala contre le mur. Les mercenaires, tenus en respect par la grêle d'ondes lumineuses, progressaient désormais avec une extrême circonspection. Avant même de tendre la main en direction de la sphère, Shari commença d'abaisser les vibrations grossières de son esprit. Il expédia une dernière salve en direction des silhouettes noires et figées, s'empara du code et se concentra sur l'antra. Il reçut un choc sur le bras et un froid intense, intolérable, se propagea rapidement en lui. Avant de perdre connaissance, il eut le temps de se représenter mentalement le parc baigné d'encre nocturne. C'était la première fois que Jek ressentait de la douleur pendant un transfert psychokinétique, peut-être parce qu'il était agité par des pensées contradictoires et que son esprit n'avait plus suffisamment de cohésion et de puissance pour reconstituer son corps déstructuré. Il restait en suspension dans le couloir éthérique, dans ce champ volatil où n'existait ni espace ni temps. Une peur panique s'était emparée de lui lorsqu'il avait tenté d'évoquer le quartier des gardes pourpres et la bulle magnétique flottante qui abritait le deuxième code. Il savait qu'il avait perdu un temps précieux dans la salle du coffre et que, selon toute probabilité, Shari l'attendait déjà dans le parc extérieur. Il essayait de se concentrer sur cette bulle magnétique mais il entendait le crépitement des ondes cryo, les claquements des bottes, les hurlements des gardes ; il lui semblait que la crosse de son ondemort lui incendiait l'âme et sa pensée perdait sa puissance, sa peur le fragmentait, le morcelait, l'empêchait de se recentrer. Elle produisait sur lui le même effet que l'incréé sur le sentier de lumière des annales inddiques. Il flottait entre ciel et terre, entre vide et matière, ni dans un monde ni dans l'autre. Il avait l'impression qu'il finirait par se désagréger s'il restait dans ces limbes, par se disperser définitivement dans le néant. Son intrusion dans la salle du coffre avait certainement déclenché l'alerte générale dans le palais impérial. Il devait pourtant récupérer le deuxième code. Il jouait une partie décisive pour l'avenir de l'humanité et, Shari l'avait répété quelques instants plus tôt, l'heure n'était ni aux états d'âme ni aux tergiversations. Il tenta une nouvelle fois de rassembler les bribes éparses de sa volonté mais la peur déferla en lui, stimula, comme l'incréé, des pensées de haine et d'horreur. Il ignorait dans quelle couche de l'éther il errait, il ne savait plus s'il faisait partie des vivants ou des morts, si son corps ne lui avait pas été définitivement retiré. Il perçut soudain une voix à la fois lointaine et familière, un murmure qui semblait traverser l'espace et le temps. « Pense à moi, Jek, pense à Yelle... » Chère Yelle. Même endormie, elle veillait sur lui et trouvait en elle la force de le soutenir, de l'appeler. C'était pour Yelle qu'il avait entrepris ce long périple entre Ut-Gen et Terra Mater, pour Yelle qu'il avait affronté l'immensité stellaire et les ennemis des hommes, pour Yelle qu'il devait continuer de se battre. Sa peur le déserta tout à coup et le quartier des gardes pourpres lui apparut clairement. Il vit la petite sphère blanche à l'intérieur de la bulle magnétique, transparente, qui flottait au centre d'une pièce nue. Les lumières des appliques révélaient la texture particulière, à la fois irrégulière et étudiée, des revêtements muraux. Le sol était pavé de dalles de marbre rose dont les veines claires formaient comme des nuages évanescents et figés. Les quatre gardes de faction, vêtus d'un colancor et d'un ample manteau pourpres, ne paraissaient pas spécialement tendus, pas davantage d'ailleurs que les vingt autres qui se tenaient dans la pièce adjacente, assis sur des bancs ou à même le sol. Leurs armes, des sabres à lame d'acier, étaient sagement rangées dans leur fourreau. Apparemment l'alerte n'avait pas encore été donnée. Jek en conclut que son passage dans la salle du coffre ne lui avait pas coûté autant de temps qu'il l'avait présumé, que son transfert psychokinétique s'était effectué en dehors des lois de la chronologie et que tout espoir n'était peut-être pas perdu. Cependant, au moment où il voulut se rematérialiser dans la pièce, un pressentiment le dissuada de mettre son projet à exécution. Ce n'était pas de la peur mais une intuition forte et claire, une sonnette d'alarme qui retentissait dans un recoin de son esprit : ce calme apparent recelait une invisible menace. La décontraction des gardes était trop ostentatoire pour être vraisemblable et la bulle magnétique semblait avoir été placée en évidence pour l'inviter à venir se saisir de la petite sphère blanche. Il avait échappé de justesse au piège de la salle du coffre et il prendrait un risque considérable en manifestant de nouveau sa présence. Il avait pourtant besoin de ce code : c'était peut-être celui de Yelle, l'indispensable clé de sa renaissance. Il plana un instant au-dessus de la pièce, hésitant sur la conduite à suivre. Il lui fallait, pour évaluer ses chances, trouver un moyen de bouger la bulle magnétique à distance et observer les réactions que provoqueraient ses mouvements. Cette initiative se solderait probablement par la mort d'un ou plusieurs gardes, mais il se remémora les paroles de Shari : « Nous sommes en guerre et nous devons nous tenir prêts à tirer, à tuer au besoin... » Il raffermit sa résolution et se rematérialisa dans un coin de la pièce, le plus loin possible des gardes. Comme à l'intérieur de la salle du coffre, le contraste brutal entre la volatilité impalpable de l'éther et la pesanteur de l'univers matériel le dérouta, et il eut besoin d'une bonne seconde pour synchroniser ses intentions et ses gestes. Les regards des gardes, alertés par sa subite apparition, convergèrent vers lui. Il leva son bras armé, visa la bulle magnétique et pressa la détente. La première onde manqua sa cible et, traçant un sillage compact de fumée, s'engouffra par l'ouverture béante qui reliait les deux pièces. Les quatre gardes ne dégainèrent pas leur sabre mais ils se départirent de leur immobilité et se déployèrent sur toute la largeur de la pièce. Jek entendit des bruits de voix, de pas, entrevit des silhouettes pourpres et agitées qui se découpaient dans l'embrasure de la porte. Il n'avait pas envisagé de rater la bulle et ce temps perdu, cette seconde manquante, compromettait d'ores et déjà ses chances de réussite. La deuxième onde transperça la bulle magnétique qui oscilla légèrement sur elle-même. Une grêle compacte de rayons cryo tomba aussitôt du plafond et arrosa le sol sur un rayon de dix mètres autour de la sphère. L'Anjorien comprit qu'il devait renoncer provisoirement, il voulait l'espérer à son projet de récupérer le code. Sans l'intuition qui l'avait averti du danger, il aurait été cryogénisé et les kreuziens l'auraient exposé en compagnie des quatre corps dénudés du palais épiscopal. Qui l'avait ainsi prévenu ? Yelle ? Il se demanda si le mahdi Shari avait réussi à se sortir du piège. La pluie de rayons blancs avait momentanément enrayé la course des gardes pourpres mais ils reprirent leurs esprits et, longeant les murs, s'approchèrent de Jek au pas de course. « Le sénéchal le veut vivant ! » hurla l'un d'eux, un grand gaillard dont le manteau s'ornait d'épaulettes noir et doré. Jek pressa en continu la détente de son ondemort, donna un mouvement circulaire à son bras tendu et s'efforça simultanément d'établir le silence intérieur. Une onde scintillante heurta l'assaillant le plus proche dont le visage se déforma instantanément en un masque grimaçant, noir et fumant. Les émanations des produits cryo, mêlées aux relents de chair calcinée, engourdissaient le cerveau de l'Anjorien, l'envahissaient d'une euphorie doucereuse, sournoise. « Pense à moi, Jek, pense à Yelle... » Il fit appel à toute sa volonté, à toute son énergie pour vaincre sa torpeur naissante et invoquer l'antra. En dépit de l'heure tardive, les badauds se pressaient en grand nombre devant le corps immobile, allongé sur l'herbe fuchsia. Un salier huppé donnait de petits coups de bec sur le visage inerte, comme s'il voulait le tirer de sa léthargie. L'homme un paritole, à en juger par son allure négligée donnait à première vue l'impression de dormir mais son teint d'un jaune tirant sur le vert, la tache sombre sur la manche de sa veste et sa respiration d'une lenteur anormale indiquaient qu'il avait plutôt été victime d'une cryogénisation. Les doigts d'une main étaient crispés sur la crosse d'un ondemort et l'autre était refermée sur un petit objet dont on apercevait, entre le pouce et l'index, la surface polie et blanche. Les cinq satellites entamaient leur course descendante à l'horizon et les rafales d'un vent froid et sec, annonciateur de la première aube, supplantaient désormais les caresses suaves, les « baisers d'amour » du coriolis. Les badauds, des serviteurs impériaux qui avaient fini leur service, des bourgeois véniciens qui traînaient aux alentours du palais impérial dans le vain espoir d'être invités à la cour et des noctambules en maraude, contemplaient le corps en silence. Ils se demandaient comment un cryo, un individu privé de conscience, avait pu se transporter au beau milieu du parc. De même l'ondemort constituait une énigme dans la mesure où le canon fumait encore, preuve qu'il venait tout juste de servir. Or il était aussi difficile à un congelé de se servir d'une arme qu'à un Vénicien de condition modeste d'être admis à la cour impériale. Ils se lancèrent des coups d'oeil mutuels, espérant détecter une lueur de compréhension dans les regards environnants. Ils n'étaient pas habilités à prendre des initiatives et une situation comme celle-ci les plongeait dans un abîme de perplexité. Ils ne s'avisaient pas non plus de livrer oralement leurs impressions, ils avaient trop peur que leur voix trahît la pauvreté de leur contrôle A.P.D. et, par extension, la médiocrité de leurs origines. La meilleure solution aurait probablement consisté à prévenir l'interlice dont quelques représentants patrouillaient à l'entrée du palais, mais ils n'osaient même plus tourner les talons et s'enfoncer dans l'anonymat de la nuit. Une voix frêle vint fort opportunément les tirer de leur indécision. « Ecartez-vous ! » Ils s'écartèrent donc, puisque ce mouvement n'entraînait aucune conséquence fâcheuse. Un enfant d'une douzaine d'années entre dix et quinze, allez savoir avec les paritoles se faufila parmi eux, écarta le salier du pied et se pencha sur le corps en voie de pétrification. Il était vêtu des mêmes veste et colancor gris que le congelé la coupe des vêtements et la qualité des tissus trahissaient un retard de deux siècles et poussait la ressemblance jusqu'à brandir un ondemort au canon fumant. Il secoua un long moment l'épaule de son compagnon cryogénisé mais il n'obtint aucune réaction. « Inutile, déclara un bourgeois dont le somptueux manteau moiré ne parvenait pas à dissimuler l'embonpoint. La seule façon que vous avez de le ramener à la vie, c'est de lui injecter des produits de réanimation combinés à son code génétique. Vous devez le transporter d'urgence dans l'une des maisons de santé de Vénicia. Voulez-vous que je vous appelle un taxiboule ? » Le garçon se retourna et lui jeta un regard hagard, empli de larmes. Les paritoles n'avaient aucun sens du contrôle A.P.D. et on pouvait lire dans les yeux de celui-là comme dans un livre holographique décodé. Le bourgeois, content de lui, réprima un sourire de triomphe : aucun éclat émotif n'avait altéré sa voix calme, neutre, lisse. « Etant donné que son arme fume encore, je doute fort qu'il soit cryogénisé depuis plus de trois heures, intervint un homme dont la face blanche, encadrée de trois mèches, tranchait violemment sur le fond d'obscurité. Il n'a donc pas besoin de code génétique pour être réveillé, les produits de réanimation suffisent. » L'enfant se releva, se rapprocha de lui et le fixa avec une telle intensité qu'il recula d'un pas. La force qui se dégageait de ce regard avait quelque chose de terrifiant. « Vous en êtes sûr ? — Absolument, inutile de me brûler ainsi du regard, mon jeune ami, protesta l'homme. N'avez-vous donc reçu aucun rudiment de contrôle des émotions ? Et que faites-vous en pleine nuit avec un ondemort à la main ? Etes-vous donc un voleur ? Ou l'un de ces révolutionnaires qui viennent de planètes lointaines pour fomenter des troubles sur Syracusa ? » L'enfant continua de le dévisager d'un air farouche mais ne répondit pas. « Peut-être serez-vous plus loquace devant un interlicier ou un Scaythe inquisiteur », reprit l'homme. Les badauds s'empressèrent d'approuver leur complanétaire, qui d'un imperceptible mouvement de menton, qui d'un subtil clignement des paupières. Les paritoles ne leur inspiraient pas seulement le mépris ou la moquerie mais également une méfiance entretenue par des siècles de croyance en leur propre supériorité. Ces deux-là, cet homme et cet enfant surgis de la nuit et armés comme de vulgaires soudards, n'avaient probablement pas la conscience tranquille et le bon sens voulait qu'on les livrât sans attendre aux bons soins des forces de l'ordre. Les programmes d'effacement que les Scaythes leur avaient implantés lors des offices mensuels au temple les identifiaient spontanément aux valeurs d'ordre social et de rectitude morale. « Suivez-nous, mon garçon. Et ne vous souciez pas de votre ami : l'interlice en prendra soin. » Les badauds, forts de leur nombre et de la suprématie que leur conférait la naissance, s'attendaient à ce que l'enfant leur emboîte le pas sans rechigner, mais il ne réagit pas de la manière escomptée. Il leva sur eux son ondemort et, du pouce, débloqua le cran de sûreté. Ils n'eurent même pas le temps d'ouvrir la bouche pour protester. Une onde lumineuse jeta un éclat livide dans la nuit et pulvérisa les gemmes de l'allée. « Fichez le camp ! » hurla le garçon. Les badauds oublièrent subitement toute notion d'auto-psykè-défense, abandonnèrent toute dignité et s'égaillèrent comme une volée de saliers dans la nuit. Quelques-uns eurent cependant la présence d'esprit de se diriger vers le palais impérial dans l'intention de relater leur mésaventure aux interliciers de service. Lorsque Jek eut réussi à calmer son tremblement nerveux, il glissa la main sous le colancor de Shari, déjà aussi froid et rigide qu'un bloc de glace. Ce contact lui rappela la peau gelée de San Francisco et de Robin de Phart allongés dans la neige du cirque des Pleurs de Jer Salem. Il peinait pour remuer le corps du mahdi et il lui fallut un bon quart d'heure pour localiser et extirper la boîte de seringues. Alarmé par un lointain bruit de cavalcade, il releva la tête et aperçut alors des silhouettes claires qui se rapprochaient au pas de course. CHAPITRE IX LE CORUPÊ Fais au Coros, ô Saur, le récit du combat qui opposa les armées du prince Arthû aux trois monstres de l'espace. SAUR Le souvenir de cette bataille me hante et m'emplit de terreur. Je ne puis en parler sans trembler et, pourtant, j'ai démontré à maintes reprises ma vaillance à la guerre. N'ai-je pas plongé mon glaive dans la poitrine de milliers de soldats ennemis ? N'ai-je pas franchi les murs magnétiques à bord d'une simple fuselle et détruit à moi seul les orgueilleuses cités de Naroph ? LE COROS Celui qui oserait douter de ton courage, ô Saur, mériterait mille fois la mort. Tu as servi loyalement le prince Arthû, le souverain légitime de Gardahya. Parle, ton récit n'en prendra que plus de valeur. LE CORUPÊ Ne cherche pas à nous épargner, Saur. La vérité est parfois dure à entendre, mais le Coros et les habitants de Gardahya se montreront dignes de ta légendaire bravoure. SAUR Les monstres venus de l'espace avaient déjà détruit les cités mineures de Flaêr et d'Udot, vaincu les forces de l'ordre des baillis et dépecé une effroyable quantité de vieillards, de femmes et d'enfants. Le prince Arthû m'ordonna de prendre la tête d'une cohorte et d'enrayer par tous les moyens la progression de ces trois créatures. Nous étions des milliers contre trois, ô Coros, et la honte m'embrase le front et les joues lorsque j'évoque cela. N'aie point de honte et poursuis, ô Saur. N'étaient-elles pas d'invincibles harpies célestes, ces créatures venues de l'espace ? SAUR La vérité sort de ta bouche, ô Coros. Démoniaques étaient ces trois êtres. De loin ils ressemblaient aux hommes, de près ils évoquaient les monstres du bestiaire de cette église barbare qu'on appelle Kroz. Glabre et bosselé était leur crâne, rude et crevassée était leur peau, globuleux et chargés d'énergie maléfique étaient leurs yeux. Bien qu'ils allassent nus, il était impossible de déterminer leur sexe, et d'ailleurs, ils n'avaient point de sexe car ils ne possédaient ni membre viril apparent ni conque féminine. LE CORUPÊ Utilisaient-ils une forme de langage, ô Saur ? SAUR Ils prononçaient quelques mots de nafle interplanétaire, ô Corupê, mais leur voix était aussi désagréable que celle des oiseaux perroques. Nous les bombardâmes d'abord d'ondes lumineuses à haute densité, mais elles ne leur firent aucun effet. Nous tentâmes alors de les brûler à l'aide de lance-flammes, mais ils ressortirent intègres du déluge de feu. LE COROS S'ils ne souffraient ni de la lumière ni du feu, à quoi donc étaient-ils sensibles, ô Saur ? SAUR A rien, je le crains, ô Coros. Nous essayâmes de les larder de coups de lance, de glaive, de dague ou de sabre, mais pas davantage que la lumière et le feu, le fer ne réussit à transpercer leur peau. Ils opérèrent un grand carnage parmi les soldats, les saisirent par le cou qu'ils broyèrent de leurs doigts hideux, les éventrèrent à mains nues, leur arrachèrent les bras, les jambes, le membre viril et la tête. Et toi, ô Saur, que faisais-tu pendant que tes hommes étaient ainsi massacrés ? SAUR M'accuses-tu de lâcheté comme ceux du peuple de Gardahya, ô Coros ? Tu as pourtant publiquement reconnu mon courage. LE COROS N'aie point de colère, ô Saur. De ton récit jaillira la vérité. SAUR Je participai à la bataille, ô Coros, en douterais-tu ? Le glaive levé, je fondis à plus de trente reprises sur les monstres de l'espace, mais j'eus l'impression que la pointe de mon arme heurtait une matière plus dure encore que la pierre. Cependant, chaque fois je réussis à échapper à leur étreinte et pus reprendre de l'élan pour me lancer dans un nouvel assaut. Il advint que tous mes hommes furent exterminés, ô Coros, et que je me retrouvai seul face à nos adversaires. LE CORUPÊ Que se passa-t-il alors ? SAUR Mes paroles vous paraîtront incroyables, ô toi Corupê, ô toi Coros, mais elles ne seront que l'expression de la vérité la plus pure et la plus absolue : les créatures de l'espace s'évanouirent aussi mystérieusement qu'elles étaient apparues, comme si un dieu haineux rappelait ses sujets après qu'ils avaient accompli leur forfait. LE COROS Incroyable est le mot juste, ô Saur. LE CORUPÊ Quel est ton verdict, ô Coros ? Le capitaine Saur sera soumis à l'épreuve du jugement divin. S'il est reconnu coupable d'avoir abandonné ses hommes, il sera crucifié sur la porte monumentale de Gardahya. La Palinodie du capitaine Saur (7356 du calendrier de Naflin), théâtre traditionnel issigorien, traduction de Messaodyne Jhû-Piet, poète syracusain de la première période post-Ang'empire NOTE : Certains érudits font le rapprochement entre les monstres décrits par le capitaine Saur, personnage controversé de l'histoire d'Issigor, et les Scaythes d'Hyponéros. Le mot « Scaythe » pourrait d'ailleurs venir du mot scatitê (ou scaïtêj, signifiant soldat-suicide infiltré dans les rangs ennemis pour y semer la mort. Rappelons que la loi d'Ethique H.M. de 7034 fut votée sur Issigor. Tixu avait perdu toute notion d'espace mais l'antra, le gardien vigilant de son individualité, maintenait pour l'instant la cohésion de son être. Lorsque son corps avait été dissous dans la cuve, il avait été happé par des courants divergents d'énergie mais il avait conservé son autonomie, sa faculté de raisonner et de ressentir par lui-même. Il ne savait pas combien de temps durerait cette intégrité volatile : les deux conglomérats, composés des maîtres germes des cuves matricielle et dissolvante, avaient conçu un programme de neutralisation de l'antra et Tixu se rendait compte que la vibration du son de vie baissait régulièrement d'intensité. Des ondes grossières environnaient l'Orangien, se combinaient les unes aux autres pour former des enchaînements cohérents, un langage non formulé qui s'apparentait au mécanisme mental humain mais que les maîtres germes appelaient aiguillages de probabilité. Ils ne prononçaient pas de sons, de mots, ils émettaient des ondes dont la fréquence était convertible en concepts. « Aiguillage » était le termele concept qui décrivait le mieux le fonctionnement interne de l'Hyponéros : les réactions, les impulsions, les stimulations se déclenchaient à partir des mémodisques centraux immergés dans les cuves, puis suivaient un chemin arborescent dont les embranchements se fermaient ou s'ouvraient selon les probabilités. Lorsqu'ils avaient séparé Tixu de son enveloppe corporelle, les maîtres germes avaient escompté étudier les mécanismes occultes de la puissance créatrice humaine mais ils n'avaient pas prévu sur quelle base auraient-ils pu établir leur prévision ?que l'antra, le son fondamental, résisterait avec autant de ténacité à leurs données de déstructuration. De même, ils n'avaient pas deviné que l'esprit humain, d'une fluidité nettement supérieure à celle des transmissions matricielles 1045 selon un calcul récent, se promènerait en toute liberté dans les circuits de l'Hyponériarcat. L'esprit humain n'avait pas besoin de recourir à l'aiguillage, à l'arborescence, probablement à 60,78 % parce qu'il était relié à sa propre source et qu'il constituait sa propre référence. Leur hôte, pour l'instant incontrôlable, avait accès aux données basiques ou évolutives des cuves, à l'histoire de l'Hyponéros, aux calculs conjecturaux, aux informations fournies par les Scaythes des échelons supérieurs disséminés sur les mondes de l'Ang'empire, à l'ensemble des programmes alimentés par les échanges extérieurs ou intérieurs. Tant que l'antra garderait son homogénéité, l'Orangien resterait installé comme un virus perturbant l'interactivité du système et offrirait une chance, très faible cependant, aux humains-source de s'unir et de lancer une contre-offensive. Quelques jours plus tôt, au sortir de leur translation, Loter Pakullaï et Tixu étaient restés un long moment plaqués au sol par la gravité. Ils avaient d'abord aperçu les cuves, deux immenses bassins carrés de plus de mille mètres de côté emplis d'un liquide épais et sombre. Les frissons qui en agitaient la surface avaient étonné Tixu, étant donné l'intensité de la pesanteur et l'absence totale de vent. N'eussent été leur symétrie et leur finition parfaites, on aurait pu les prendre pour des lacs naturels. Une gigantesque spirale s'élevait au-dessus de ce double réservoir comme une fumée de vide et se jetait dans le cœur insondable d'un trou noir. D'elle se dégageait une inertie terrifiante, une non-force à laquelle aucune structure, pas même la plus dense, ne semblait en mesure de résister. Le trou noir occupait le centre de la voûte céleste et s'agrandissait de manière visible, comme une corolle vénéneuse qui s'épanouissait et absorbait les millions d'étoiles situées tout autour d'elle. La voix enfantine de Yelle avait retenti de nouveau dans l'esprit de Tixu : « Le blouf gagne du terrain... Des millions d'étoiles ont disparu cette nuit... Le blouf essaie de nous manger... » Avec ses mots d'enfant, elle avait décrit mieux que personne l'adversaire ultime de l'humanité. C'était bel et bien à un repas que Tixu avait eu l'impression d'assister : cette bouche hideuse, large déjà de plusieurs milliards de kilomètres, avalait toute lumière, toute vie, toute vibration du chœur de la création. Le paysage uniformément gris et plat de l'étoile Arratan et la rumeur persistante, de plus en plus forte, se conjuguaient à ce déploiement de ténèbres pour composer un tableau d'une beauté à la fois fascinante et effrayante. « C'est la fin... la fin de Via Lactea... la fin de l'univers... » avait murmuré Loter Pakullaï. Au prix d'un terrible effort, Tixu était parvenu à se retourner vers son compagnon néoropéen. « Le moment est venu pour vous de rejoindre les mondes humains, Loter... » Chaque mouvement de sa mâchoire inférieure lui avait coûté une énergie folle. « Transmettez l'antra au plus grand nombre. Ce sera votre contribution au combat éternel de l'humanité. — Et vous ? — Ma contribution sera différente... » Un éclair de tristesse était passé dans les yeux de Loter dont les rides frontales s'étaient creusées de quelques millimètres supplémentaires. « Il faut être un foutu sorcier inddique pour s'imaginer sortir vivant de cette saloperie ! avait-il grommelé en désignant les cuves. — Je n'ai jamais prétendu que j'en ressortirais entier. — Qu'est-ce qui vous oblige à entrer là-dedans ? » Tixu avait marqué un moment d'hésitation avant de répondre. Il ignorait lui-même les raisons précises qui le poussaient à accomplir ce geste. Il obéissait seulement à une intuition, à un appel profond et impérieux de son être, mais allez donc expliquer à un professeur de l'Institut des sciences appliquées de Néorop qu'aucun critère objectif ou même simplement raisonnable ne motive votre sacrifice. Seule Yelle, dont les perceptions n'étaient pas limitées par les sens, aurait su trouver les mots pour en parler. « Partez, Loter, ou les mondes civilisés auront disparu avant que vous n'ayez eu le temps de les revoir... — J'irai saluer les vôtres de votre part, monsieur le sorcier. » Loter Pakullaï avait enveloppé l'Orangien d'un regard chaleureux puis, sans ajouter un mot, avait fermé les yeux, avait invoqué l'antra et s'était dématérialisé dans les couloirs éthériques. Une fois seul, Tixu avait laissé libre cours à son désespoir, libérant les larmes trop longtemps contenues. Il s'était agenouillé sur la croûte dure et avait frappé à plusieurs reprises le sol de son front. Une de ses arcades avait éclaté sous les chocs répétés et le sang avait coulé au ralenti sur sa tempe et sa joue. « Accomplir ton destin », avait déclaré Kacho Marum, l ima sadumba de Deux-Saisons. Tixu n'avait pas envisagé que le destin ferait preuve d'autant de férocité, le séparerait à jamais de celles qu'il aimait pour l'expédier dans le ventre glacial du blouf. Les seize années de bonheur que lui avaient données Aphykit et Yelle n'avaient été qu'une brève parenthèse dans une existence douloureuse, une halte inespérée dans une trajectoire cruelle. Il s'était relevé et s'était approché lentement de l'une des cuves. De près le liquide dégageait une vague odeur d'acide et les limites extérieures de la spirale étaient d'une noirceur telle qu'elles en paraissaient compactes. Malgré la transpiration abondante que lui avaient value ses mouvements, un froid intense, intolérable, s'était diffusé dans son corps. Il était resté immobile sur le bord du bassin aussi large qu'un lac de Terra Mater, laissant errer son regard sur les frémissements de la surface et remontant le cours impétueux de ses souvenirs. La vibration de l'antra avait résonné comme un bruissement de source et il avait peu à peu atteint un état apaisé où il s'était senti relié pour l'éternité à Aphykit, à Yelle, à Shari, à Kacho Marum, à Stanislav Nolustrist, à tous les êtres connus ou inconnus qui fredonnaient le chant de l'humanité. L'ordre secret de l'univers lui avait alors été révélé et il avait compris que son abnégation était le prix à payer pour la pérennité des hommes. Il n'avait même pas pris le temps de se dévêtir, il était entré jusqu'à la taille dans le liquide visqueux de la cuve. Une effroyable douleur était montée de ses jambes. Il avait ressenti, avec une terrible acuité, le démantèlement et la séparation de ses cellules. Ce n'était pas la sensation provoquée par la brûlure vive d'un acide quelconque mais une entreprise méthodique de dissolution, un travail à la fois fulgurant et minutieux d'écartèlement cellulaire. La douleur n'était pas à proprement parler physique, elle prenait racine dans chacun des gouffres qui se creusaient, elle était l'expression même de l'anéantissement, de l'effacement. Dans un sursaut de lucidité, Tixu avait pris conscience qu'il abrégerait son supplice en s'immergeant totalement dans l'élément liquide. Il avait poussé un hurlement de désespoir, un ultime cri de défi, et s'était laissé couler à pic. Son corps avait été dissous en quelques centièmes de seconde mais la sensation de souffrance était demeurée en suspens, comme si le liquide gardait ses coordonnées cellulaires en mémoire dans l'éventualité d'une reconstitution. Tixu avait trouvé plutôt agréable, au début, de ne plus être prisonnier d'une enveloppe de matière. Il avait ressenti une légèreté identique à celle qu'il avait éprouvée pendant les transferts psychokinétiques. Il en avait profité pour explorer la cuve, compensant la perte de ses sens par une connaissance spontanée de la structure de chaque chose, de l'élément liquide tout d'abord, une émulsion qui remplissait la double fonction de dissolvant et de fixateur. Il avait compris que son corps n'était pas définitivement perdu, que chacune de ses cellules était amalgamée aux molécules de la solution, comme retenue prisonnière en attendant d'être affectée à un autre usage. C'était cet écartèlement perpétuel qui engendrait la permanence de la souffrance et qui, sans la vibration sous-jacente de l'antra, aurait pu être fatal à la cohésion de son esprit. La cuve abritait une activité intense, incessante, vibrionnante, comme dans le sein d'une eau croupie renfermant d'innombrables formes de vie. Il avait découvert un assemblage métallique encastré sur une face du bassin, une sorte de machine équipée de multiples capteurs et filtres. Des courants et des gerbes de bulles, semblables à des impulsions électriques, agitaient et troublaient le liquide sur un rayon de cent mètres tout autour d'elle. Tixu avait eu la brusque sensation qu'un de ces courants happait son esprit et l'attirait vers un capteur, une grille circulaire qui lui avait rappelé les analyseurs adéniques des déremats de la C.I.L.T. Mon Dieu ! comme elle était loin, la compagnie la plus importante de l'univers connu et inconnu... Réminiscence d'une autre existence, éclat mourant d'un improbable rêve... Privé de corps, il n'était plus qu'un principe créateur prisonnier d'une machine, il n'avait plus aucune influence sur les champs de matière. Il n'avait rien pu faire pour s'opposer à l'attraction de l'Hyponéros. Il s'était retrouvé à l'intérieur d'un compartiment métallique, à l'intérieur également de microconduits entrelacés qui canalisaient une énergie d'une puissance considérable : le mémodisque central, la carte matricielle qui engendrait et combinait les impulsions basiques, les maîtres germes. Ces derniers avaient aussitôt cherché à décortiquer l'esprit de Tixu pour analyser ses mécanismes internes équivalents, selon eux, aux mécanismes universels de la création mais ils n'étaient pas parvenus, pas davantage que les Scaythes inquisiteurs mentaux ou effaceurs, à forcer l'infranchissable barrage dressé par l'antra. La vibration du son de vie les avait tenus en respect de la même manière que la lumière maintenait les ténèbres à distance. Ils formaient l'un des deux noyaux permanents de l'Hyponéros, le premier conglomérat, chargé de la dissolution et de la redistribution des germes. Ils n'avaient pas pu retenir l'esprit de Tixu, protégé par l'antra et d'une substance nettement plus fine que les mailles ondulatoires avec lesquelles ils avaient escompté l'immobiliser. L'Orangien n'avait rencontré aucune difficulté pour traverser le deuxième conglomérat, le deuxième entrelacs de conduits, la deuxième carte-mère, et passer dans la cuve de reconstitution. Cependant, il s'était rendu compte que, tant que les maîtres germes ne donneraient pas l'impulsion de restructuration, ses cellules corporelles, de nature plus grossière, resteraient prisonnières du bain de dissolution. Tixu s'était peu à peu immiscé dans tous les rouages de l'Hyponéros. Il n'avait pas encore trouvé toutes les clés qui donnaient accès à certaines mémoires cachées mais il avait assimilé un nombre considérable de données. Il pénétrait à volonté dans les mémoires vives, de gigantesques cités énergétiques où étaient entreposées les milliards d'informations utiles aux maîtres germes. Il se promenait comme un électron fou, incontrôlable, entre les bits, les unités de mesure qui vibraient et s'associaient entre elles pour former de somptueuses cathédrales ondulatoires. Bien qu'il fût désormais dépourvu de sens et donc de toute fenêtre extérieure qui lui permît d'appréhender les concepts de plaisir ou de beauté, ces explorations des profondeurs des cuves l'avaient amené à des états paroxystiques assimilables à des émotions esthétiques. Il avait ainsi reconstitué en grande partie l'histoire de l'Hyponéros et de ses créatures, les Scaythes. Il lui avait suffi de pénétrer dans la zone historique pour que les données basiques s'animent et érigent des constructions vibrantes à la complexité sans cesse croissante. Histoire de l'Hyponéros résumé succinct sous-embranchements proposés : historique, ethnologique, encyclopédique, étymologique, divers... Loi d'Éthique H.M., an 7034 du calendrier de Naflin. Les dieux humains craignirent la puissance de leurs créatures et votèrent la loi dite d'hégémonie machinale. Ce vote fut perpétré sur la planète Issigor en l'an 2701 du calendrier local (calendrier charlien, du prophète Juavi Charl), le 7 du mois de marcaros. « Sous-embranchement étymologique Hyponéros : hypo, racine d'origine graïcque qui signifie en deçà, et néros, mois du calendrier issigorien qui suit le mois de marcaros. Hyponéros signifie donc en deçà du néros ou qui n'a jamais atteint le néros. — Les deux cartes-mères des origines, l'une responsable de la gestion chirurgicale (reformation de tissus humains à partir de matières synthétiques) de la Convention confédérale pour la santé (C.C.P.S.) et l'autre utilisée pour l'étude des potentialités cérébrales humaines, furent débranchées, enfermées dans un vaisseau et expédiées dans l'espace en compagnie de cartes-sœurs, d'androïdes et de robots. Un flux énergétique très puissant attira ce vaisseau et d'autres en provenance de tous les mondes de la Confédération de Naflin et les dirigea vers le point central de la Via Lactea... — Les vaisseaux s'échouèrent sur un astre mort. Sans vie étaient les cartes-mères, sans vie étaient les machines, les robots et les androïdes. Les hommes avaient débranché et renié leurs créatures... — C'est alors que survint l'envoyé du vide, l'ennemi de l'humanité, l'Incréé et le recréateur de l'Hyponéros. Depuis toujours il voulait étendre son influence sur l'univers, mais il n'en possédait pas les moyens car il n'est qu'un envers, un non-être inapte par essence à intervenir dans le champ de la création. Il s'était constitué en une spirale de non-énergie absolue et, comme un immense pôle négatif, avait attiré les vaisseaux vers le trou noir central. Il attendait son heure depuis toujours. La loi d'Ethique H.M. lui donna l'occasion de se déployer... — L'Incréé décida de façonner ses propres soldats et utilisa deux éléments principaux dans cette intention : un liquide matriciel et un matériau physiologique. Un xaxas et la femelle humaine qu'il transportait fournirent le matériau physiologique chaîne A.D.N., A.R.N., enveloppe épithéliale, organes, la gardienne de la porte fournit le liquide matriciel... « Sous-embranchement encyclopédique : un xaxas est une créature migratrice dont la fonction principale unique est de transporter des germes de vie d'un monde à un autre. A l'issue de leur migration, les xaxas s'introduisent dans la matrice de leur génitrice, appelée la gardienne de la porte parce qu'elle se tient à l'entrée du passage qui relie le champ des formes au vide de l'incréé, pour y être dissous et reformés selon des critères biologiques qui prennent en compte les données fournies par les passagers. — Cette femelle humaine avait été condamnée par les prêtres de sa religion à être enfermée dans le compartiment intérieur du xaxas à la faveur de leur passage huit fois millénaire. Comme elle était entièrement emplie d'une pensée de destruction appelée haine, elle n'émit aucun désir et le migrateur céleste la déposa dans la matrice de la gardienne de la porte. — La fusion du xaxas et de la femme dans la matrice de la gardienne de la porte engendra deux nouvelles mixtions, l'une de dissolution, l'autre de restructuration. Les xaxas reformés transportèrent sur les mondes morts ces nouveaux germes de vie, accomplissant le rôle pour lequel ils avaient été conçus. « Sous-embranchement historique Xaxas : selon les calculs de probabilité (60,02 %), la gardienne de la porte a été dissoute (an 7039 de la Confédération de Naflin) ainsi que tous les xaxas à l'issue de leur dernière migration (an 18 de l'Ang'empire). « « Commentaire du sous-embranchement historique Cause probable de la destruction des xaxas et de leur génitrice : leur fonction principale, semer des germes de vie d'un monde à l'autre, avait d'abord servi les intérêts de l'incréé mais allait ensuite à l'encontre du Grand Dessein final. « — L'incréé régurgita l'énergie nucléaire de l'étoile qu'il avait absorbée et en arrosa les vaisseaux échoués. De cette façon il redonna vie aux cartes-mères des origines. — Au début de leur migration huit fois millénaire, les xaxas pulvérisèrent sur l'astre mort Hyponéros des gouttes des deux mixtions de la gardienne de la porte. Les cartes-mères ressuscitées ordonnèrent à quelques androïdes et robots de recueillir des échantillons de ces deux fluides, les analysèrent et les reconstituèrent à partir des carburants, des lubrifiants et des liquides de refroidissement des vaisseaux. Les robots creusèrent les cuves sur la face de l'étoile tournée vers le trou noir, vers l'incréé. « Sous-embranchement historique Robots et androïdes : un groupe de robots et d'androïdes, créatures sacrifiées de l'humanité, victimes de la loi d'Ethique H.M., fut l'indispensable cheville ouvrière de la genèse (note : terme humain, biblique, donc inapproprié) de l'Hyponéros. Ils installèrent les cartes-mères dans les cuves qu'ils emplirent ensuite des liquides matriciels, puis s'immergèrent dans la cuve de dissolution. Leur structure atomique, très résistante, entra dans la composition des enveloppes matérielles des Scaythes. « « Sous-embranchement historico-étymologique Scaythe : germe autonome enfermé dans une enveloppe matérielle et expédié sur un monde humain pour y effectuer une mission. Origine : vient d'un mot de la langue issigorienne morte scaùtê ou scaïtê, signifiant « soldat-suicide » introduit dans les rangs ennemis pour y semer la mort. « — Les cartes-mères établirent un contact permanent avec l'incréé, l'inspirateur, fondèrent les données basiques structurelles et les données évolutives conjecturales, puis analysèrent les germes vitaux contenus dans les liquides matriciels et engendrèrent les maîtres germes. « Sous-embranchement encyclopédique Les maîtres germes : chargés d'établir le lien entre l'invariable et le variable, les maîtres germes forment l'Hyponériarcat, une entité dirigeante scindée en deux (note rectificative : trois, depuis l'an 17 de l'Ang'empire) conglomérats qui se basent sur les données évolutives ou calculs de probabilités pour prendre leurs décisions. « — Grand Projet ou Grand Dessein final : plan en huit étapes majeures insufflé par l'incréé aux cartes-mères, puis transmis aux conglomérats de l'Hyponériarcat. But : effacer définitivement l'humanité, annihiler toute forme, toute onde née du chœur vibrant de la création (ou annales inddiques), et instaurer le règne de l'Incréé. Première étape : genèse des Scaythes. Les germes furent isolés par le conglomérat de dissolution et transférés dans la cuve de reconstitution où ils reçurent une enveloppe matérielle conçue par les cartes-mères. Chaque enveloppe se composa d'une double structure cellulaire (xaxas et femme emplie de haine), d'une structure métallique (androïdes et robots), d'un central cérébral calqué sur le modèle humain perfectionné (pouvoirs télépathiques développés), d'implants énergétiques ne nécessitant pas d'apports extérieurs tels que l'oxygène, la nourriture, la boisson, et de cordes vocales pouvant traduire par la parole les aiguillages de probabilités. L'Hyponériarcat se servit des xaxas migrateurs pour transporter les premiers modèles de Scaythes (nouveaux principes de vie) sur de lointains mondes gazeux afin d'évaluer leur résistance et la qualité de leur communication à distance. Environ cent ans durèrent les essais, jusqu'à ce que les conglomérats obtiennent une qualité parfaite de résilience, de contrôle et d'échange... Tixu s'aperçut qu'il avait parcouru le chemin inverse des Scaythes d'Hyponéros. Ils étaient nés dans la cuve matricielle et avaient reçu un véhicule corporel qui, bien qu'imparfait, leur permettait d'avoir une influence sur le monde des formes. Lui avait gagné la cuve pour y sacrifier son organisme et se transformer en un principe immatériel. Il prit alors conscience, maintenant qu'il en était privé, de la chance formidable que représentait le fait d'avoir un corps. Il se souvint des sensations procurées par les caresses de l'air, de l'eau, du soleil, de l'herbe sur la peau, il se souvint de la tiédeur du souffle, des mains, du ventre d'Aphykit. Il avait cru deviner, lors d'un bref échange entre les maîtres germes et le sénéchal Harkot, qu'Aphykit et Yelle avait été capturées, cryogénisées et exposées en compagnie d'un couple jersalémine à l'intérieur du palais épiscopal de Vénicia, une nouvelle qui l'avait à la fois soulagé (elle confirmait son intuition qu'elles n'étaient pas mortes) et inquiété (qui les tirerait de leur sommeil de glace ?). Son esprit resta un long moment suspendu au-dessus d'un gouffre de détresse tandis que les bits des données historiques, imperturbables, continuaient de bâtir leurs vibrantes cités ondulatoires. Deuxième étape : déploiement des Scaythes sur les mondes humains. Les maîtres germes expédièrent d'abord une centaine de Scaythes sur les planètes majeures de la Confédération de Naflin. Ils utilisèrent de nouveau les xaxas, car d'une part ils ne voulaient pas donner l'éveil aux humains en réparant les vaisseaux échoués et d'autre part ils n'avaient pas encore accès aux déremats. Enfin, s'ils pouvaient dissoudre les enveloppes matérielles et récupérer les germes à distance, ils ne pouvaient pas transporter ces mêmes enveloppes par la seule force de leur impulsion (note : la télé ou psychokinésie semblerait rester l'apanage des humains-source, ou humains reliés au chœur vibrant de la création). Ils furent donc contraints d'en appeler à la gardienne de la porte et à ses créatures. Les cent Scaythes de la première vague reçurent un nom individuel et furent transportés par les xaxas sur les mondes du Centre en l'an 7157 du calendrier standard de la Confédération de Naflin. Ils étaient sont, seront imprégnés de la haine primitive transmise par l'A.D.N. de la femme et certains d'entre eux rencontrèrent des difficultés imprévues à s'accoutumer aux hommes. Ils réagirent parfois violemment face à leurs interlocuteurs humains, peut-être également parce que ces derniers, forts de la supériorité que leur conférait leur statut, les considérèrent comme des monstres et tentèrent d'en faire leurs esclaves. Il advint que le contrôle de ces germes atypiques échappa provisoirement à l'Hyponériarcat. Ils se révoltèrent et, comme ils étaient insensibles aux armes lumineuses ou ondulatoires, ils massacrèrent des milliers de membres des populations autochtones. L'Hyponériarcat parvint à dissoudre leur enveloppe, à récupérer et à reconditionner leur germe : le but n'était pas de tuer les hommes, car bon nombre de races humaines croyaient à la transmigration des âmes et, comme elles composaient le chœur vibrant de la matière, les champs quantiques se pliaient à leur croyance. Tuer les humains sans effacer leur pouvoir créateur reviendrait à les voir resurgir sous d'autres formes à d'autres endroits. Sur les cent premiers Scaythes, il en resta cependant dix qui s'infiltrèrent dans le gouvernement de Bella Syracusa, l'une des planètes majeures de la Confédération, où ils furent utilisés à des fins d'espionnage télépathique. Ils recueillirent des quantités phénoménales de données qui entrèrent dans les calculs de probabilités et affinèrent l'analyse psychologique, sociologique, ethnologique, historique et scientifique des maîtres germes. — Ainsi furent fabriqués les déremats intégrés de la cuve, d'une puissance mille fois supérieure aux appareils humains. — Troisième étape : mise en place définitive de l'armée des Scaythes et prise de contrôle progressive de l'esprit humain. Les Syracusains se reposèrent de plus en plus sur les Scaythes pour la gestion de leur planète et pour les relations avec les autres planètes de la Confédération. Les envoyés de l'Hyponéros furent ainsi conviés aux assemblées asmas quinquennales de la Confédération et pénétrèrent dans les rouages mentaux des smellas, les gardiens mentaux des institutions. Ils remarquèrent que les smellas utilisaient une méthode de lecture psychique qui leur permettait de deviner et de contrecarrer les manœuvres impérialistes des seigneurs régnants. Ils se proposèrent comme protecteurs de pensées auprès de la famille régnante de Syracusa, la famille Ang. Un dénommé Sri Mitsu, le plus perspicace des smellas, l'un des trois derniers maîtres de la science inddique, se méfiait de l'ambition de la famille Ang. Il voulut proscrire la présence des Scaythes aux asmas, décision à laquelle s'opposa violemment la délégation syracusaine... — Quatrième étape : nomination de Pamynx au poste de connétable et essor de la protection mentale. En l'année 8104 du calendrier standard, le seigneur Arghetti Ang nomma le germe Pamynx, un Scaythe des échelons supérieurs, au poste de connétable de Syracusa. En cela Arghetti Ang ne fit qu'entériner une décision que les calculs de probabilités de la cuve avaient rendue inéluctable. « Sous-embranchement historique Scaythes des échelons supérieurs : au bout de quelques dizaines d'années de fonctionnement, des Scaythes se révélèrent plus performants que d'autres. L'Hyponériarcat ne trouva pas d'explication rationnelle à ce phénomène les réactions imprévisibles des quantons, peut-être mais il le prit en compte pour promouvoir le concept d'antenne majeure. « — Les Scaythes des échelons supérieurs, ou « antennes majeures », furent dès lors chargés de rassembler les données des germes placés sous leur responsabilité et furent habilités, sous certaines conditions, à faire preuve d'autonomie. Sous l'autorité de Pamynx, antenne majeure des quatrième et cinquième étapes du Plan, se développa l'activité des lecteurs ou inquisiteurs (note : anciennement espions télépathiques) et des protecteurs. C'est ainsi que les dix mille germes de l'armée de l'incréé dix mille, le chiffre idéal calculé par les probabilités s'implantèrent peu à peu sur Syracusa, une plate-forme depuis laquelle ils purent œuvrer en toute tranquillité au démantèlement de la Confédération de Naflin. Les calculs de probabilités informèrent le connétable Pamynx qu'il devait s'appuyer sur l'Eglise du Kreuz pour entreprendre la conquête matricielle : les religieux fanatiques manifestent une force de destruction, une volonté d'écrasement du genre humain qui s'accordent à merveille avec les intérêts de l'incréé. L'ambition démesurée de la famille Ang et le fanatisme de l'Eglise du Kreuz, un appareil répressif d'une redoutable efficacité, furent les deux premiers grands atouts de Pamynx... — Cinquième étape : éclatement de la Confédération, anéantissement de l'Ordre absourate, avènement d'un tyran unique. En l'an 8149, Arghetti Ang décéda et son fils aîné Ranti Ang lui succéda sur le trône syracusain. Pamynx s'appuya sur son frère cadet Menati, nommé responsable de l'interlice, pour renverser la Confédération de Naflin et inféoder tous les mondes humains à un empire centralisé. Il lui fallait pour cela vaincre l'Ordre absourate, le garant secret des institutions. Les chevaliers et guerriers de l'Ordre maîtrisaient les aspects les plus grossiers de la science inddique, mais ils en avaient oublié les principes fondamentaux et avaient perdu leur statut d'êtres-source. Pamynx conclut une alliance avec les mercenaires de Pritiv, les ennemis ancestraux de l'Ordre, qu'il utilisa principalement pour l'exécution des basses besognes. Il trouva l'arme décisive qu'il cherchait lorsque des ethnologues syracusains l'informèrent d'une coutume perpétuée par les Ameurynes, une peuplade primitive de la Terre des origines : les hymnes de mort, autre survivance de la science inddique. Les chants ameurynes, enregistrés par des germes expédiés sur Terra Mater, furent les éléments de base de l'apprentissage de la mort mentale. Le germe Harkot, un germe conçu de manière volontairement atypique pour l'étude approfondie du comportement humain, fut le premier à maîtriser les uctras de mort, ces sons qui, abaissés à un niveau très subtil, provoquent d'irréparables lésions dans les cerveaux humains. Pamynx obtint ensuite la destitution et la condamnation à l'exil perpétuel du smella Sri Mitsu : l'Eglise du Kreuz exploita les penchants sexuels de celui-ci pédophilie ou attirance pour les enfants pour lui intenter un procès public retentissant. Enfin, le connétable intrigua pour que la nouvelle asma quinquennale se déroulât sur Syracusa. La veille du commencement de l'assemblée, Pamynx fit exécuter Sri Alexu, le deuxième maître de la science inddique (mais laissa échapper sa fille Aphykit probabilités négligées ?). Menée par Harkot, la cohorte des Scaythes tueurs mentaux déguisés en protecteurs s'infiltra dans le palais des assemblées de Vénicia. Ils trompèrent sans difficulté les détecteurs de sécurité puisqu'ils ne portaient pas d'arme. Ils massacrèrent tous les seigneurs de la Confédération, leurs ministres et les smellas. Puis ils se rendirent sur la planète Selp Dik où ils défièrent et vainquirent les chevaliers de l'Ordre absourate, privés de chef (le mahdi Seqoram, troisième maître présumé de la science inddique, avait été assassiné quarante ans plus tôt) et incapables d'opposer la moindre résistance aux uctras de mort. Le connétable éleva Har-kot au grade d'expert, le chargea de tuer Ranti Ang et organisa le couronnement de Menati Ang, qui devint officiellement empereur en l'an 8169 du calendrier standard ou en l'an 1 de l'Ang'empire. L'Eglise du Kreuz, proclamée religion officielle, multiplia les inquisitions mentales. Même si Aphykit Alexu et Tixu Oty, un petit employé de la C.I.L.T., se glissèrent inexplicablement entre les mailles du filet et modifièrent sensiblement les probabilités, l'Incréé pressa les cartes-mères de passer rapidement à la sixième étape du plan... « Sous-embranchement historique Tixu Oty, résumé : le parcours préalable de ce natif d'Orange, depuis son enfance vagabonde jusqu'à son affectation à l'agence C.I.L.T. de la planète Deux-Saisons, ne laissait guère présager qu'il marcherait sur les traces des maîtres de la science inddique. Non seulement il fut épargné par les lézards géants du fleuve Agripam de la planète Deux-Saisons, mais il échappa à l'inspobot à reconnaissance cellulaire de la Compagnie et, selon de fortes probabilités, délivra Aphykit Alexu du monastère absourate au moment de la bataille de Houhatte. L'Hyponériarcat perdit sa trace jusqu'à ce que le sénéchal Harkot la retrouve sur Terra Mater et lance l'opération Marti-de-Kervaleur. « « Additif au sous-embranchement historique : Tixu Oty est venu de lui-même se dissoudre dans la cuve pour une raison que les maîtres germes n'ont pas encore isolée. Selon les probabilités, l'hôte de l'Hyponéros aurait dû être le mahdi Shari des Hymlyas. Le son qui protège son esprit ralentit les échanges et offre une cohérence telle que les programmes de déstructuration conçus par les cartes-mères n'ont pour l'instant obtenu aucun effet probant. « « « Autres sous-embranchements proposés : Tixu Oty, cadre natal [précisions], Tixu Oty, enfance [précisions], Tixu Oty, adolescence [précisions], Tixu Oty, mariage [précisions], Tixu Oty, paternité [précisions]... « — Sixième étape : Harkot, le germe atypique, fut l'antenne majeure de la sixième étape du Grand Dessein. La zone de carence, de vide dont ses circuits cérébraux avaient involontairement été affectés, l'entraîna à cultiver ses facultés mentales et il devint le modèle de base pour le développement de l'effacement. Comme prévu il entra en conflit avec Pamynx, intrigua auprès du muffi de l'Eglise et de Menati Imperator pour obtenir la disgrâce du connétable et devint sénéchal. L'Hyponériarcat lui ordonna de généraliser l'effacement mental. Influencé par l'affect humain, il refusa dans un premier temps (réaction irratype : irrationnelle-atypique) mais la menace d'une dissolution, la peur de perdre son acquis individuel (réaction irratype), le contraignit à s'exécuter. Il fit construire les miradors à pensées, des tours imposantes dont l'impact psychologique n'est plus à démontrer, puis il exerça les Scaythes des échelons supérieurs à stimuler leur potentiel cérébral. Cependant, il refusa de divulguer d'importantes informations qu'il dissimulait dans une mémoire cachée (réaction irratype) inaccessible à l'Hyponériarcat. Son comportement, s'il permit de mieux saisir les mécanismes fonctionnels des dieux humains, induisit une incertitude et motiva l'intervention de l'incréé auprès des cartes-mères. « Sous-embranchement historique Miradors à pensées : le mirador est un symbole universel de répression chez les hommes. Les vainqueurs des guerres interhumaines enfermaient les vaincus dans des camps et les contrôlaient depuis ces tours de surveillance. L'usage des miradors se généralisa lors de la Guerre des Pensées de Terra Mater (la Terre), un conflit meurtrier qui marqua le début de la conquête spatiale. « — Septième étape : les probabilités de la cuve estimèrent que le temps était venu de fonder le troisième conglomérat, un conglomérat qui permettrait de fabriquer des cuves matricielles sur Syracusa et de transformer sur place les Scaythes protecteurs en Scaythes effaceurs. L'Hyponériarcat ordonna la fusion des germes Harkot et Pamynx, ce dernier enfermé depuis plus de seize années dans une salle condamnée de l'ancien palais seigneurial. Les implants cachés de Pamynx se déversèrent dans le centre cérébral d'Harkot, comblèrent son vide artificiel et stimulèrent ses impulsions de haine à l'encontre de l'humanité (note additive : les nouvelles réactions irratypes du germe Harkot tendraient à montrer que ce vide n'a pas été entièrement comblé et les calculs de probabilités penchent actuellement pour sa dissolution et son reconditionnement). Le sénéchal s'appuya sur le vicariat de l'Eglise du Kreuz pour ourdir l'assassinat du muffi Barrofill le Vingt-quatrième devenu incontrôlable, et le remplacer par Fracist Bogh, un jeune cardinal dont l'intransigeance, le fanatisme et l'absence de vices rédhibitoires faisaient un souverain pontife idéal... « Sous-embranchement historique Fracist Bogh : natif de la planète Marquinat, fils d'une lingère de la Ronde Maison aux neuf tours. Il entra à l'école locale de propagande sacrée à l'âge de quinze ans, où son zèle et ses résultats lui valurent les félicitations de ses professeurs et du cardinal-gouverneur de Marquinat, Domir de Ghar. Il fut admis à l'E.S.P.S. de Vénicia en l'an 8 de l'Ang'empire. Il s'y montra tellement brillant qu'il devint, à l'âge de trente et un ans, le plus jeune cardinal de toute l'histoire de l'Eglise du Kreuz, une réussite remarquable pour un paritole (non-Syracusain). Il fut nommé gouverneur de la planète Ut-Gen en l'an 16. Le gazage du Terrarium Nord d'Anjor et l'extermination de millions de quarantains fut le point d'orgue de la répression féroce qu'il orchestra sur Ut-Gen. L'enquête de candidature menée par les vicaires le désigna, en dépit de ses origines marquinatines, comme le meilleur candidat le plus malléable à la succession de Barrofill le Vingt-quatrième. Après qu'un effaceur lui eut implanté un programme spécifique dans le cerveau, il étrangla Barrofill le Vingt-quatrième, reçut la tiare, la crosse, le corindon julien et prit le nom de Barrofill le Vingt-cinquième (an 17 de l'Ang'empire). « « Sous-embranchement additif : le muffi Barrofill le Vingt-cinquième est devenu, comme son prédécesseur, incontrôlable. A-t-il établi le lien entre la religion du Kreuz et la science inddique ? (Probabilité : 37,49 %.) Est-il devenu un être-source ? (Probabilité : 13,08 %.) Quoi qu'il en soit, il représente désormais une incertitude. A ce titre, il fait peser un danger sur le Grand Dessein, comme le mahdi Shari des Hymlyas, comme l'Utigénien Jek At-Skin, et doit être éliminé dans les plus brefs délais. « L'esprit de Tixu fut traversé par une ondulation de joie : Shari, dont il était resté sans nouvelles depuis plus de sept ans, était revenu de son long et difficile voyage initiatique. Si l'Hyponériarcat l'élevait au rang d'adversaire dangereux, c'était sans doute parce qu'il avait découvert les annales inddiques. En revanche, Tixu ignorait qui était ce Jek At-Skin et ne comprenait pas très bien les raisons qui poussaient les maîtres germes à vouloir évincer le muffi de l'Eglise du Kreuz. Comment en étaient-ils arrivés à conclure que la religion kreuzienne était une expression de la science inddique ? « Sous-embranchement historique Shari Rampouline : natif de Terra Mater, dernier descendant du peuple ameuryne. La manière dont il échappa à la destruction d'Exod, la ville-volcan des Ameurynes, demeure un mystère. (Un pouvoir d'humain-source ? Une intervention du gardien des annales, auquel se heurta l'incréé pendant plus de quinze mille ans ?) Bien qu'il hantât depuis plus de dix ans la conscience collective humaine sous le nom de mahdi Shari des Hymlyas, les probabilités de la cuve hésitèrent longtemps à le considérer comme un être réel, preuve qu'il possède des pouvoirs de dissimulation hors du commun. L'Hyponériarcat retrouva sa trace grâce aux informations recueillies dans le cerveau d'Oniki Kay, une thutâle de la planète Ephren que Shari des Hymlyas féconda à l'intérieur même du cloître du Thutâ. Père d'un garçon nommé Tau Phraïm, il s'éclipsa de nouveau pendant trois ans jusqu'à ce qu'il fasse sa récente réapparition sur Syracusa. « « Sous-embranchement additif : Shari Rampouline et Jek At-Skin ont tenté de délivrer Aphykit Alexu, sa fille et les deux Jersalémines la nuit dernière, le 8 de cestius. Ils ont récupéré deux codes de réanimation cryogénique. Le dispositif mis en place par le sénéchal Harkot n'a pas eu l'efficacité escomptée (ce qui accroît les probabilités en faveur d'une dissolution immédiate du germe Harkot) car, bien que Shari Rampouline ait été touché par un rayon cryo, ils sont parvenus à s'enfuir et... « « Sous-embranchement d'actualisation : communication du sénéchal Harkot, communication du sénéchal Harkot... « Tixu se transporta instantanément dans la zone libre où s'échouaient les échanges extérieurs. Les informations expédiées par les germes extérieurs, d'une fréquence plus basse que les communications internes, comme encore imprégnées de matière, composaient une symphonie hurlante, blessante, une succession d'explosions vibratoires que les capteurs des conglomérats transformaient peu à peu en un langage subtil et cohérent. Cette faculté qu'avait l'Hyponéros de dialoguer avec les germes extérieurs disséminés sur les mondes recensés, même si c'était par l'intermédiaire de Scaythes-relais postés sur des planètes intermédiaires, étonnait toujours autant Tixu. Les cartes-mères avaient su, bien mieux que les hommes, tirer la quintessence du potentiel cérébral humain. — Du conglomérat extérieur aux deux conglomérats de la cuve : les derniers à avoir aperçu le mahdi Shari des Hymlyas et l'Utigénien Jek At-Skin sont des serviteurs du palais et des promeneurs. Après inquisition mentale, il ressort que Shari Rampouline a bel et bien été touché par un rayon cryogénisant, mais Jek At-Skin aurait réussi à le ranimer avant l'intervention des forces de l'ordre. Depuis, ils demeurent introuvables. — Ont-ils récupéré les codes ? — Renseignement déjà fourni : deux sur quatre. — Ont-ils récupéré les codes ? — Aucun : ces codes n'étaient que des leurres. Je conserve les quatre codes réels sur moi. — Attention, troisième conglomérat : réaction irratype. Vous devez nous communiquer les données exactes des opérations si vous voulez être soutenu par les calculs de probabilités. Vous êtes toujours sous la menace de dissolution et de reconditionnement. — Loi VIII des cartes-mères, aiguillages de sécurité : un conglomérat ne peut pas être dissous. — Commandement de l'incréé : sera dissoute toute entité, plurielle ou singulière, qui représente une menace pour son avènement. Ce commandement annule la loi VIII des cartes-mères. — L'incréé condamne l'Hyponéros à disparaître en même temps que les humains. Bien qu'elle ne durât qu'une infinitésimale fraction de seconde, l'hésitation de l'Hyponériarcat n'échappa pas à l'attention de Tixu. Il se demanda si cet atermoiement ne trouvait pas une explication dans les mémoires cachées dont il ne possédait pas les modalités d'accès. Une intuition lui souffla que les maîtres germes avaient élaboré un plan d'où étaient exclus l'incréé et les car-tes-mères, et que le sénéchal Harkot, ce germe si difficile à manipuler, occupait une place prépondérante dans ce projet parallèle et secret. — Réaction irratype, troisième conglomérat. — Votre réaction est également irratype : pourquoi ne lancez-vous jamais l'impulsion de dissolution dont vous me menacez depuis plus de quatre années standard ? Le nouveau temps d'hésitation des maîtres germes, de l'ordre du millionième de seconde, conforta Tixu dans l'idée qu'il devait trouver rapidement un moyen de pénétrer dans les mémoires cachées de la cuve. Il y découvrirait peut-être la faiblesse de l'Hyponéros et le moyen d'aider Shari et ses partisans à libérer Aphykit et Yelle. — Les probabilités variables indiquent que Shari Rampouline évitez de l'appeler le mahdi Shari, troisième conglomérat, le langage est un éclat du Verbe et le Verbe est créateur et Jek At-Skin effectueront une nouvelle tentative de récupération des deux derniers codes, ou plus exactement des deux objets qu'ils croient être les deux derniers codes. — Loi II des cartes-mères : nous ne sommes pas issus du Verbe et nous n'avons aucun impact sur les champs de matière. Nous n'entrons pas dans la relation entre le créateur et sa création, nous ne sommes que des implants artificiels. — Ce langage ressemble fort à un sentiment de nostalgie, troisième conglomérat. Mais là n'est pas le problème : notre rôle est de hâter le règne de l'incréé, et là il est censé s'arrêter. — Vous n'avez guère de prise sur moi, maîtres germes : tant que l'humain Tixu Oty résidera dans la cuve, vous n'oserez pas procéder aux impulsions de dissolution. — Détrompez-vous : nous avons seulement suspendu les impulsions de restructuration. Où en êtes-vous avec le muffi de l'Eglise ? — Il s'est entouré d'une véritable armée et s'est barricadé dans ses appartements. Nous comptons lancer l'assaut dans trois jours, le 11 de cestius. Deux bataillons de mercenaires de Pritiv et plus de mille interliciers munis de canons à rayons momifiants. — Ne craignez-vous pas une réaction violente de la part de la population vénicienne ? — Question superflue. — Ne craignez-vous pas une réaction violente de la part de la population vénicienne ? — D'une part les effacements ont réduit à néant le risque de révolte des populations humaines. D'autre part les Véniciens n'ont qu'un désir : chasser l'actuel muffi, le Marquinatole, du trône pontifical. — Quel sort réservez-vous à Fracist Bogh ? — Information déjà communiquée : s'il ne trouve pas la mort dans l'assaut, il sera traduit devant un tribunal d'exception et condamné à la croix-de-feu à combustion lente. — Nous aurions préféré une solution moins expéditive. La mort ne résout pas le problème humain. — Objection déjà formulée : les effacements n'ont aucun effet sur l'esprit du muffi. Je suis dans l'obligation de le neutraliser de manière physique. De toute façon, les annales inddiques se seront éteintes avant qu'il ait eu le temps de revenir dans une autre enveloppe corporelle. — Ce n'est pour l'instant qu'une probabilité, troisième conglomérat. Nous ne savons pas ce que sont devenues les âmes les souffles de Sri Mitsu, de Sri Alexu, du mahdi Seqoram, du muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Elles sont peut-être déjà revenues sous des formes que nous ne connaissons pas. Les âmes séparées de leur enveloppe matérielle sont des facteurs aggravants d'incertitude. — Probabilités négligeables, maîtres germes : rien ne démontre la réalité de la transmigration. — C'est faire bien peu de cas des annales inddiques. — Que savons-nous des annales inddiques ? Des hypothèses formulées à partir des mythes de la création de l'univers. Cependant, si nous admettons le principe de transmigration, nous devons nous référer aux traditions humaines et la plupart d'entre elles affirment que la réincarnation d'un principe d'éternité pourrions-nous appeler cela un quantum ? vérifier nécessite une longue période de transition, jusqu'à plusieurs siècles. Nos chances d'être importunés par l'âme du muffi Barrofill le Vingt-cinquième sont très minimes, pour ne pas dire nulles. — En ce cas, pourquoi conserver les corps congelés d'Aphykit Alexu, de sa fille et des deux Jersalémines ? — Question surprenante de votre part, conglomérats de la cuve. — Pourquoi conserver les corps congelés d'Aphykit Alexu, de sa fille et des deux Jersalémines ? — Pour inciter Shari Rampouline et Jek At-Skin, les deux derniers êtres-source, à venir les délivrer. Se déplaceraient-ils pour des cadavres ? — Etes-vous certain, troisième conglomérat, que Shari Rampouline et Jek At-Skin sont les deux derniers êtres-source ? Ce fut Harkot qui marqua un temps d'hésitation. — Précisez, maîtres germes. — Les mythes humains auxquels vous faisiez allusion ont tous pour objet d'indiquer le chemin des annales inddiques. Soyez attentif aux communications des relais, troisième conglomérat. L'humanité ne se laissera pas remplacer sans jeter ses derniers feux. — Remplacer ? Le terme est-il approprié ? — De notre part, le jeu sur les mots serait un comportement irratype qui mériterait la dissolution. Tixu cessa de déambuler entre les édifices de données et se concentra sur la recherche des mémoires cachées de l'Hyponéros. Il n'avait pour l'instant pas d'autre moyen d'influer sur le cours des événements : l'Hyponériarcat avait suspendu les impulsions de restructuration, lui interdisant de se glisser dans une enveloppe matérielle et de se transporter sur Syracusa pour prévenir Shari du piège que le sénéchal Harkot lui avait tendu. Il fureta entre les édifices de données et découvrit, dans les rues formées par les zones de séparation des fichiers, des sortes de couloirs dont il lui fut impossible de forcer le passage. Il se heurta à plusieurs reprises à un véritable mur de vide. Il eut beau insister, tenter de franchir l'obstacle de toutes les manières, il ne réussit pas à pénétrer dans ces tunnels qui, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute, conduisaient aux mémoires cachées. Il changea de stratégie : il se stabilisa devant l'entrée d'un couloir et fit appel à toutes ses ressources mentales, à ses propres mémoires cachées, pour essayer de trouver un moyen de pénétrer dans le projet occulte des maîtres germes. Il perdit peu à peu conscience de son humanité. Il ne fut plus qu'un pur esprit, un ensemble de données confronté à un autre ensemble de données, une succession de probabilités, d'aiguillages, d'embranchements ouverts ou fermés. Seul l'antra, qui vibrait en sourdine dans une zone profonde de son être, l'empêcha de se fondre définitivement dans les mécanismes de l'Hyponéros. Un silence profond ensevelissait le liquide matriciel des cuves. CHAPITRE X LUNE ROUQUE (ou Ronde Lune Rouque) : nom donné à Rose Rubis, l'une des deux étoiles du système de Syracusa, par les habitants d'Osgor, le plus grand des cinq satellites syracusains. Selon une étude historique récente, ce nom aurait également été celui d'un réseau clandestin osgorite sur lequel s'appuyèrent les muffis Barrofill le Vingt-quatrième et Barrofill le Vingt-cinquième pour lutter contre l'influence des Scaythes d'Hyponéros, des courtisans, des cardinaux et des vicaires. Toutefois on ignore comment les membres de cette organisation échappaient aux inquisitions mentales et communiquaient entre eux sans que leurs conversations fussent interceptées par les détecteurs ondulatoires. On soupçonne le jeune Spergus Sibar, Osgorite et amant en titre du seigneur Ranti Ang, condamné au supplice de la croix-de-feu en l'an 8169 du calendrier de Naflin, d'avoir appartenu à ce réseau. « L'histoire du grand Ang'empire », Encyclopédie unimentale Depuis la mort du frère Jaweo Mutewa, Barrofill le Vingt-cinquième restait confiné dans ses appartements du palais épiscopal. Il n'en sortait que pour se rendre, par des passages connus de lui seul, dans la bibliothèque secrète où Maltus Haktar, le maître jardinier, avait établi ses quartiers permanents. Il avait cessé de présider les offices du grand temple, qu'ils fussent de prime matine, de première ou de seconde vesprée. Il avait confié à ses secrétaires le soin d'expédier les affaires courantes et ne recevait plus que deux ou trois heures par jour dans le grand bureau attenant à ses appartements. Chaque candidat à l'audience pontificale subissait un nombre incalculable de fouilles avant d'atteindre le saint des saints : après avoir été détaillé par les objectifs grossissants des morphopsychologues, il devait ensuite passer sous les rayons de transparence, puis était prié de se dévêtir dans un sas intermédiaire où des complanétaires du maître jardinier, des Osgorites, procédaient à une investigation corporelle minutieuse et humiliante. Ils introduisaient sans ménagement des microsondes dans tous les orifices naturels du malheureux visiteur, anus, méat urinaire, vagin pour les femmes, bouche, gorge, narines, conduits auditifs, nombril. Le muffi avait renvoyé tous ses serviteurs ecclésiastiques, novices, exarques, cardinaux, et les avait remplacés par des Osgorites dont il avait confié le recrutement au maître jardinier. Ces derniers offraient l'avantage d'être comme lui des paritoles et de nourrir une haine farouche à l'encontre des Syracusains, ces colonisateurs méprisants qui avaient transformé leur satellite en un gigantesque dépotoir industriel. S'ils faisaient preuve d'une loyauté et d'un dévouement fanatiques envers le Marquinatole, ils s'efforçaient de transformer le parcours des Syracusains, grands courtisans ou cardinaux qui s'aventuraient dans le palais épiscopal, en une redoutable épreuve. Malheur à l'imprudent ou à l'imprudente dont ils éventaient le complot ! Malheur à celui ou à celle dans le corps duquel ils découvraient une microbombe à retardement, une capsule de poison, une dague de lumière ou toute autre arme plus ou moins sophistiquée ! Les fautifs étaient traînés sans ménagement dans un cachot où, après avoir enduré les pires sévices, ils étaient jugés par un tribunal d'exception, condamnés à mort et exécutés dans les plus brefs délais. Le renvoi des serviteurs du palais épiscopal et la rumeur de ces exécutions sommaires avaient provoqué un vif émoi à la cour et dans la population vénicienne. Une ambassade composée de représentants des grandes familles, de cardinaux et de délégués des guildes professionnelles avait sollicité une audience officielle auprès de Sa Sainteté le muffi. Une initiative qu'ils avaient amèrement regrettée lorsqu'il leur avait fallu passer sous les fourches Caudines des Osgorites. Ils avaient dû se séparer de leurs protecteurs de pensées à l'entrée de la tour et c'est tremblants de rage contenue leur contrôle A.P.D., bien que très éprouvé, leur avait évité de sombrer définitivement qu'ils s'étaient présentés dans le bureau de Barrofill le Vingt-cinquième. Là, alors qu'ils pensaient être arrivés au bout de leurs peines, ils avaient essuyé un deuxième affront : les armes des gardes du corps du souverain pontife étaient restées braquées sur eux pendant toute la durée de l'entrevue. On leur avait expliqué qu'on redoutait d'éventuels programmes autonomes de meurtre et qu'on tirerait au moindre geste suspect de leur part. Après s'être inclinés de mauvaise grâce devant le Marquinatole, ils s'étaient rendu compte qu'ils avaient enduré ce traitement mortifiant pour rien : leur auguste interlocuteur ne leur avait prêté qu'une attention distraite et les avait regardés sans les voir, comme s'ils étaient transparents. Leur compagnie avait visiblement semblé l'ennuyer son contrôle A.P.D., déficient, n'avait laissé planer que très peu de doute à ce sujet. Ce n'est qu'à la fin de l'entretien qu'il s'était animé et avait paru remarquer leur présence. « Ne seriez-vous pas en train de transgresser l'un des dogmes fondamentaux de l'Eglise, messieurs les cardinaux ? » Les prélats de la délégation s'étaient imperceptiblement crispés, conscients qu'en pénétrant dans le cœur de la tour des Muffis ils s'étaient aventurés en territoire hostile et qu'aucune barrière ne les protégeait désormais de la malveillance pontificale. « Remettez-vous en cause l'infaillibilité du représentant suprême du Kreuz en ces bas mondes ? » Le visage interdit de ses vis-à-vis, très pâle sous la couche de poudre et les deux mèches savantes, avait visiblement diverti le muffi. « Persistez-vous à contester les tribunaux par nous nommés et chargés de juger les individus qui s'introduisent dans nos quartiers dans le but de nous assassiner ? Encourageriez-vous vos ouailles à attenter à la vie du Pasteur de l'Eglise du Kreuz ? — Il ne s'agit pas de cela, Votre Sainteté, avait bredouillé le cardinal de Michot, le haut responsable des communications et publications holographiques du palais. La population vénicienne ressent comme un déni de justice le caractère sommaire de ces condamnations et exécutions. Les textes stipulent que tout accusé est en droit de présenter sa défense en public. — Nous ne nous souvenons pas que vous ayez manifesté une telle compassion pour dame Sibrit, cardinal de Michot, avait persiflé le muffi. Vous faisiez même partie de ses plus farouches calomniateurs. — Dame Sibrit a eu un procès équitable et public... — Certes, certes... Mais à quoi servirait-il de nous lancer dans une querelle aussi vaine qu'inutile ? Nous, muffi de l'Eglise, estimons que ces tribunaux d'exception ont pour mission de décourager les attentats perpétrés contre notre personne. Toute opposition à cette décision frappée du sceau de l'infaillibilité muffiale revêtirait un caractère apostasique. Notre tâche n'est pas achevée et nous souhaitons vivement que chacun s'en persuade, aussi bien à la cour qu'au sein du clergé. Rapportez ces paroles à qui de droit. Notre entretien est terminé. » Ils s'étaient donc retirés, escortés par les Osgorites, à la fois soulagés de ressortir vivants d'une audience qui aurait pu se transformer en un piège mortel et confortés dans leur volonté de se débarrasser au plus vite du Marquinatole. Il restait une solution là où avaient échoué la mort mentale, l'effacement, les intrigues, les attentats et les négociations : la force. Ils avaient déjà reçu des garanties dans ce sens de la part du sénéchal Harkot et des officiers supérieurs de l'interlice. Ils avaient également appris, de source bien informée pléonasme, que Menati Imperator en personne les soutenait dans ce projet. Les eunuques de la Grande Bergerie, indignés par la disparition de leur frère Jaweo Mutewa et le reniement du petit cardinal qu'ils avaient installé sur le trône, avaient promis d'ouvrir les galeries secrètes du palais aux forces de l'ordre. « Les armées impériales investiront le palais le 11 de cestius, Votre Sainteté, affirma Maltus, le maître jardinier. Au deuxième crépuscule. — En êtes-vous certain ? — Mes contacts sont formels. — Peut-on faire confiance à vos contacts ? — Ce réseau a été mis en place par votre prédécesseur, Votre Sainteté. Qu'ils soient exarques, vicaires, gardes, interliciers, serviteurs, caméristes, ils viennent tous d'Osgor... Jamais ils n'ont déçu le Vingt-quatre tout au long de son règne. — Comment échappent-ils à l'inquisition mentale ? — Le Vingt-quatre a exhumé une technique de protection mentale qu'il a transmise aux responsables du réseau. Vous la connaissez certainement : une suite de douze symboles qu'il suffit de mémoriser pour dresser un infranchissable barrage protecteur devant l'esprit. Chaque Osgorite apprend les symboles avant d'être admis dans le réseau. Nous sommes tous des sorciers. Votre Sainteté ! De foutus hérétiques ! — Spergus Sibar, l'ancien... ami du seigneur Ranti Ang, était osgorite, je crois. Faisait-il partie de votre réseau ? » Le muffi distingua nettement la crispation des mâchoires du maître jardinier. Seule une bulle-lumière sensitive déchirait l'obscurité qui inondait la grande salle de la bibliothèque. « Spergus Sibar... notre échec le plus douloureux, murmura Maltus d'une voix imprégnée de tristesse. Nous connaissions les goûts du seigneur de Syracusa en matière de sexualité mais nous ne pouvions savoir que Spergus, que nous avions poussé sur sa couche, tomberait amoureux de lui. Non seulement le jeune Sibar s'est toujours refusé à trahir Ranti Ang, mais cette liaison lui a coûté la vie. Il a été condamné au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. — Près de vingt ans se sont écoulés depuis ces événements. Vous n'avez été que l'instrument de son destin, Maltus. — Peut-être mais je me le reprocherai toute ma vie. Nous n'avions pas le droit de mêler un gosse à nos histoires... » Le maître jardinier se leva de son banc et secoua la nuque et les épaules comme pour se débarrasser des sombres pensées qui l'assaillaient. « Mais assez parlé du passé, reprit-il. Nous ne savons toujours pas où se terrent les deux guerriers du silence qui ont tenté de récupérer les codes cryo de vos quatre pensionnaires. Ces gens-là ont l'habitude de vivre dans la clandestinité et de ne laisser aucune trace derrière eux. — Nous devons pourtant à tout prix entrer en contact avec eux avant que l'interlice et le Pritiv n'envahissent le palais épiscopal. Nous ne pouvons organiser notre départ tant que nous n'aurons pas ranimé les cryos. Et ils n'ont pour l'instant que deux codes sur les quatre... — Erreur, Votre Sainteté : les deux codes qu'ils ont dérobés sont des faux, des leurres. Un piège tendu par le sénéchal. » Bien qu'il ne ressentît plus aucune démangeaison depuis la communication post mortem de son prédécesseur, le muffi se massa machinalement le plexus solaire, un geste qui trahissait la contrariété dans laquelle le plongeait cette information. « Où sont les vrais ? — Le sénéchal Harkot les garde sur lui. Un de nos agents, un fournisseur du palais impérial, l'a vu sortir quatre sphères blanches de la poche intérieure de son acaba. — Etes-vous certain que ces sphères sont les bonnes ? — Presque certain : quel intérêt le sénéchal aurait-il à conserver des faux sur lui ? Sans l'indiscrétion de ce fournisseur, personne n'aurait jamais rien su de la substitution. — Est-il possible de les lui prendre ? — Il ne dort jamais, Votre Sainteté, et, comme les Scaythes ne transpirent pas, il ne change d'acaba qu'à l'occasion des cérémonies officielles. De toute façon, en admettant que quelqu'un parvienne à lui subtiliser les codes, l'alerte serait rapidement donnée et le malheureux serait arrêté avant d'avoir eu le temps d'atteindre les grilles du parc. » Barrofill le Vingt-cinquième fit quelques pas en direction d'un rayonnage, contempla d'un œil distrait les tranches des antiques livres-films et livres-papier qu'effleuraient les rayons de la bulle-lumière. « Seuls des individus qui voyagent sur leurs pensées seraient aptes à réussir ce genre d'exploit, avança-t-il d'un ton morne. — Ni vous ni moi n'en sommes capables, Votre Sainteté. Les guerriers du silence, en revanche... — N'y a-t-il donc aucun moyen de joindre les deux hommes qui se sont matérialisés la nuit dernière dans les palais impérial et seigneurial ? — L'un des deux était un enfant d'une douzaine d'années, Votre Sainteté, et l'autre a vraisemblablement été touché par un rayon cryo. — Même s'ils disposaient de produits de réanimation, ils n'ont pas pu aller bien loin : il faut cinq jours pour se remettre d'une cryogénisation. — Sont-ils régis par les mêmes lois physiologiques que nous ? » Le muffi se retourna brusquement et fixa ardemment le maître jardinier. « Je ne puis répondre à cette question mais j'ai la conviction qu'ils n'ont pas quitté Vénicia. Ils ignorent qu'ils sont entrés en possession de faux et s'apprêtent probablement à effectuer une tentative de recouvrement des deux derniers codes. Mobilisez l'ensemble de vos informateurs, Maltus ! Nous disposons d'un peu moins de deux jours pour les retrouver ! — Votre Sainteté, devons-nous mettre en danger tout le réseau pour sortir quatre congelés de leur sommeil de glace ? N'est-il pas préférable de consacrer toute notre énergie à préparer votre retraite ? — Si nous ne réveillons pas ces quatre-là, Maltus, c'est l'humanité entière qui sera en danger ! » L'Osgorite hocha la tête d'un air grave et jeta un coup d'œil sur le détecteur d'ondes, posé à côté de lui sur une table de bois et dont les ampoules à nyctron ressemblaient à des yeux morts. « Vous savez des choses que je ne sais pas, Votre Sainteté... » Rose Rubis n'avait pas encore paru dans le ciel mais ses rayons empourpraient la voûte céleste où paressaient quelques îlots de nuit. Les couloirs du palais impérial bruissaient d'une activité bourdonnante. Les grands courtisans qui se retiraient pour goûter un repos bien mérité croisaient les serviteurs qui prenaient leur service. Les gardes de premier jour remplaçaient les gardes de seconde nuit au prix de manœuvres aussi mystérieuses que ridicules, et les talons de leurs hautes bottes dorées claquaient sur les dalles de marbre. Les maîtres du protocole déambulaient dans les couloirs avec la mine soucieuse de ceux qui régissent l'existence de leurs contemporains. Les douairières de l'étiquette erraient entre les colonnes Ang par petits groupes épars, minaudant et chuchotant sous leur maquillage matinal, la seule chose qu'elles eussent pour l'instant de frais. Leurs voix étouffées s'envolaient vers les plafonds ornés des fresques des guerres artibaniques. Elles donnaient l'impression d'avoir attendu toute la seconde nuit sur l'un des deux perrons du palais pour ne pas perdre une seconde de commérage et de calomnie au moment de l'ouverture officielle des portes. « Avant la seconde nuit », avait dit la correspondante du réseau. Agtus Kipalar, serviteur au palais impérial, avait traîné dans la partie publique du parc avant de prendre son service mais n'avait découvert, à l'endroit où les deux visiteurs avaient mystérieusement disparu, aucun indice qui pût l'entraîner sur une quelconque piste. Il avait seulement remarqué la tache de pétrification qu'avaient laissée les produits cryo sur l'herbe couchée. Il avait également aperçu les uniformes bleus d'interliciers et les acabas pourpres d'inquisiteurs disséminés entre les bosquets et massifs alentour. Il n'avait pas insisté et s'était dirigé d'un pas nonchalant vers le palais impérial. Les investigations mentales des Scaythes se heurtaient aux symboles qui protégeaient son esprit. Ils en concluaient probablement qu'il avait subi une telle quantité d'effacements que son cerveau était entièrement vide. Il devait simplement veiller à ne pas attirer l'attention sur lui pour éviter qu'ils ne se posent des questions à son sujet et ne le remettent aux mains des redoutables mercenaires de Pritiv. Cela ne faisait que trois ans qu'il avait été transféré d'Osgor et admis dans le réseau Lune Rouque, et il avait toujours affaire à la même correspondante, une jeune et jolie camériste qui l'abordait de temps à autre pour lui donner ses instructions et dont il était secrètement tombé amoureux. Il résidait dans un immeuble de Florenza, un des faubourgs de Vénicia. Il avait l'habitude de prendre un taxiboule jusqu'à la grande fontaine de Romantigua et de parcourir à pied les ruelles qui reliaient le cœur historique de la cité au palais impérial. Une heure plus tôt, au moment où les lueurs de la première aube prenaient le relais de la seconde nuit, sa correspondante avait débouché d'une avenue perpendiculaire quelques mètres devant lui. Il n'avait eu qu'à presser le pas pour arriver à sa hauteur. Elle lui avait lancé un bref regard de biais, dans lequel il avait cru déceler des lueurs d'un intérêt autre que strictement professionnel. Un sourire avait affleuré sur ses lèvres pleines et brillantes, ces lèvres appétissantes qu'il aurait volontiers dévorées. Le cache-tête blanc qui lui enserrait le visage ne parvenait pas à l'enlaidir et les deux mèches de coquetterie qu'elle tirait hors du liséré froncé étaient les présages d'une somptueuse chevelure. Il s'était fugitivement demandé si le réseau ne la contraignait pas à user de ses charmes pour obtenir ses renseignements. « La Lune Rouque brille dans le ciel d'Osgor, avait-elle murmuré. — Le ciel d'Osgor est loin de Syracusa », avait-il répondu d'un air renfrogné. Ils n'avaient pas eu besoin de se réfugier dans une venelle déserte. Il n'y avait aucun risque que les passants, rarissimes en cette heure matinale, interceptent leur conversation. « Bonjour, avait repris la camériste. Nous cherchons à contacter l'homme et l'enfant qui ont tenté de récupérer les codes la nuit dernière. Les responsables du réseau pensent que l'homme a été touché par un rayon cryo et qu'ils n'ont pas bougé de Vénicia. Vos nouvelles instructions sont de mener une enquête discrète au palais impérial pour essayer de recueillir des informations sur l'endroit où ils pourraient se cacher. — Ce sont les deux personnes les plus recherchées de l'Ang'empire, avait objecté Agtus. Quelle chance avons-nous de réussir là où ont échoué les agents les plus performants de la sécurité intérieure et les inspobots à identification cellulaire ? » Elle s était arrêtée de marcher et avait levé sur lui ses grands yeux couleur de sable. La colère lui était montée aux joues, enflammées déjà par les lueurs naissantes de Rose Rubis. « Notre réseau n'a jamais été découvert, avait-elle affirmé d'un air farouche. Ni par les Scaythes, ni par les interliciers, ni par les mercenaires de Pritiv, ni par les kreuziens, ni par les inspobots ! C'est donc que nous sommes plus efficaces et malins que tous ces lourdauds réunis ! — Nous parlons ici de guerriers du silence, de types qui peuvent apparaître et disparaître à volonté. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin ! — Nous devons trouver cette aiguille avant la seconde nuit, mais rassurez-vous, vous n'êtes pas le seul à chercher ! Je dois partir maintenant. Si vous dénichez la moindre piste, même une piste qui vous semble inepte, prévenez-moi immédiatement par le canal d'urgence. Commencez peut-être par le parc public : c'est là qu'ils ont été vus la dernière fois. Bonne chance. » Il l'avait saisie par l'avant-bras et l'avait fixée avec intensité. Elle avait jeté un regard affolé alentour. « Lâchez-moi, vous allez nous faire remarquer ! — J'ai juste une question à vous poser : est-ce qu'on vous oblige à... à coucher avec des courtisans ? » Elle était restée interdite pendant quelques secondes puis, de manière inattendue, avait éclaté d'un petit rire de gorge. « Lâchez-moi donc, monsieur le jaloux, vous me faites mal ! » Il avait tout à coup pris conscience de la stupidité de son attitude et avait desserré son étreinte. « Excusez-moi, avait-il bredouillé, je ne voulais pas être désagréable... — Mais vous l'avez été ! » Après s'être assurée de nouveau que personne ne regardait dans leur direction, elle s'était penchée sur lui et avait déposé un baiser furtif sur ses lèvres. « N'oubliez pas, avait-elle ajouté, nous devons impérativement retrouver la trace de cet homme et de cet enfant avant la seconde nuit. — Je ne sais rien de vous, ni votre nom, ni votre adresse, ni l'endroit où vous travaillez... — C'est la règle du réseau. Je vous préviendrai dès que j 'aurai quelques instants de libres : vous m'inviterez à dîner... » Elle lui avait décoché un sourire chaleureux et, tout en massant son poignet endolori, s'était éloignée d'un pas allègre, le laissant abasourdi au beau milieu de la rue. Il l'avait suivie du regard jusqu'à ce que la lumière du premier jour naissant absorbe la tache blanche de sa cape et de son colancor, puis, le cœur joyeux, il avait gagné le palais impérial en effectuant un détour par le parc public. Une foule dense se pressait déjà devant l'entrée des appartements impériaux : courtisans, cardinaux, vicaires, délégués des guildes professionnelles, douairières et artistes, tous escortés d'un, deux ou trois protecteurs de pensées... Ils patienteraient des heures avant d'être reçus par Menati Imperator, mais l'éventualité d'une attente longue et pénible ne les décourageait pas, d'autant moins qu'ils venaient quémander une prébende et que les milliers d'unités standard qu'ils escomptaient tirer de leur entrevue avec l'empereur leur feraient oublier les conditions humiliantes de son attribution. Le spectacle de ces visages fardés et cauteleux distrayait toujours autant Agtus. En cette heure matinale, ils faisaient assaut de civilités, échangeaient des propos badins et aucune crispation n'affectait leurs traits détendus, mais au fur et à mesure que s'égrèneraient les heures, leur contrôle auto-psykè-défense volerait en éclats, ils commenceraient à se lancer des piques, à s'injurier, et il faudrait une intervention énergique des gardes pour séparer ceux d'entre eux qui en viendraient aux mains. Pour un Osgorite, il n'y avait rien de plus réjouissant que de contempler des Syracusains en train de se battre : ils ressemblaient à des coqs ébouriffés et arrogants dressés sur leurs ergots, et ils témoignaient d'une sauvagerie d'autant plus féroce qu'ils avaient passé des heures à tenter de refouler leurs instincts. Agtus se dirigea vers la porte des communs, située derrière une colonne Ang à une trentaine de mètres de l'entrée officielle. Il posa d'abord la main sur la plaque captrice de l'identificateur cellulaire puis, lorsque le bouclier désintégrant eut suspendu ses émulsions, il franchit les dix détecteurs d'armes automatiques, des arches noires disposées à intervalles réguliers le long du couloir. Quelques mètres plus loin se dressaient les acabas pourpres et figées des inquisiteurs. Comme chaque fois qu'il passait devant les barrages mentaux, une bulle d'inquiétude se forma dans sa gorge. Il lui arrivait parfois de douter de l'efficacité des douze symboles protecteurs que lui avait transmis un ancien du réseau avant son transfert sur Syracusa. Une crainte irraisonnée : il n'avait jamais été convoqué devant le tribunal de l'Inquisition en trois années de présence sur la planète impériale. C'était d'ailleurs l'octroi de cette technique secrète de protection mentale qui avait convaincu Agtus de consacrer quelques années de sa vie à Lune Rouque, l'organisation clandestine osgorite. Il quitterait un jour le réseau mais il garderait les douze symboles protecteurs, compagnons précieux béni soit le Vingt-quatre ! dans un univers régi par les Scaythes d'Hyponéros et l'Eglise du Kreuz. En revanche on lui retirerait le canal d'urgence, un transmetteur-récepteur greffé directement dans son cerveau, relié à ses conduits auditifs, à ses cordes vocales et à la fréquence du récepteur-émetteur de sa correspondante. L'occasion de s'en servir ne s'était jusqu'alors jamais présentée, et, comme il était strictement réservé aux communications d'urgence, Agtus avait repoussé la tentation de l'utiliser dans le but frivole de faire plus ample connaissance avec sa complanétaire. D'une part ce n'était probablement pas la meilleure manière de s'attirer les faveurs de la belle camériste, d'autre part les inconscients qui s'avisaient de transgresser les règles fondamentales du réseau étaient éliminés sans pitié. Il rejoignit les autres serviteurs dans la pièce où étaient entreposées les livrées. Le personnel du palais impérial se composait en grande majorité de paritoles. Abandonnant volontiers la pudibonderie à l'usage des Syracusains, ils ne se croyaient pas obligés de s'abriter derrière le paravent de leur vestiaire individuel pour se changer. Les corps dénudés, les vêtements de ville et les livrées blanches et pourpres exécutaient un ballet désordonné sur un fond de marbre clair. La voix reconnaissable entre mille du responsable du premier jour domina le brouhaha. « Puisque vous êtes en retard, Agtus Kipalar, vous ferez partie de l'équipe de nettoyage de la chambre impériale ! » Agtus haussa les épaules et, sans tenir compte des regards narquois ou compatissants qui le prenaient pour cible, se rendit près de son vestiaire. Le nettoyage de la chambre de Menati Imperator, autrefois considéré comme une récompense honorifique, s'apparentait désormais à une véritable corvée. Les hommes et les femmes qui participaient aux soirées privées de l'empereur restaient souvent vautrés sur le lit, sur les banquettes-air ou même directement sur les tapis. Abrutis par les drogues mégastasiques ou les alcools hallucinogènes de Franzia, ils baignaient dans leur vomi, dans leur urine ou dans leurs excréments, et les serviteurs devaient alors déployer des trésors de diplomatie pour les tirer de leur léthargie et les prier d'évacuer la pièce. Cependant, tout désagréable qu'il fût, le travail offrait certains avantages : à plusieurs reprises Agtus avait aidé des femmes à se laver et à recouvrer un aspect convenable avant de sortir. Comme elles se ressentaient encore des effets des mégastases, elles avaient fermé à clé la porte de la salle des ondes lavantes, s'étaient jetées sur lui et lui avaient arraché sa livrée. Il n'avait pas eu d'autre choix, en tant que serviteur dévoué, que de les honorer avec la vigueur qui caractérisait les natifs d'Osgor, et elles lui avaient été reconnaissantes de cette conscience professionnelle en lui glissant quelques unités standard dans la poche de sa cape. L'un de ses collègues, un Julien, s'était quant à lui vanté d'avoir eu des relations intimes avec l'impératrice en personne le surnom de dame Annyt, les « trois portes du septième ciel », rendait l'épisode tout à fait crédible, fût-elle la première dame de l'Ang'empire, mais un matin de premier jour, les interliciers étaient venus l'arrêter et l'avaient emmené dans un de ces endroits secrets d'où l'on ne revenait jamais. Ce genre d'infortune ne risquait pas d'arriver de sitôt à l'Osgorite, que son appartenance à un réseau clandestin avait converti depuis toujours aux vertus de la discrétion. Les drogues poussaient les courtisans des grandes familles à tous les excès, à toutes les folies, mais qu'un serviteur à la langue trop pendue eût l'audace d'évoquer publiquement leur conduite, et ils s'arrangeaient aussitôt pour éliminer ce témoin fâcheux de leurs turpitudes. Muni de micropoires à rayons désingrectants désintégrants-désinfectants le groupe de serviteurs s'introduisit à l'heure prévue dans la suite impériale. Ils y découvrirent, sur l'immense lit, un inextricable amas d'une dizaine de corps entièrement nus au milieu duquel ils reconnurent l'empereur et l'impératrice de l'univers. Menati Imperator s'arrangeait généralement pour s'éclipser avant le lever du premier jour et l'arrivée des serviteurs, mais ce matin, il ne s'était pas réveillé à temps. Il avait probablement pris une trop forte dose de mégastases, comme le démontraient les filets de bave qui s'écoulaient des commissures de ses lèvres et dégoulinaient sur ses multiples mentons. Agtus avait l'impression que Menati Imperator grossissait de jour en jour. Une paire de jambes appartenant à une jeune femme était posée sur ses pectoraux aussi épais, larges et mous que des coussins. Ses organes sexuels disparaissaient entièrement sous un repli adipeux de son ventre, et de sa bouche entrouverte s'exhalait un ronflement qui n'avait pas grand-chose d'impérial. Il ne donnait pas une image très reluisante de la civilisation syracusaine, pas davantage, d'ailleurs, que son épouse dame Annyt dont les seins affaissés battaient les flancs squelettiques et dont les os des hanches saillaient comme des pointes de lance. Elle supportait difficilement la comparaison avec l'ancienne impératrice qu'Agtus, fraîchement débarqué d'Osgor, avait croisée à plusieurs reprises dans les couloirs du palais. La beauté de dame Sibrit l'avait bouleversé à un point tel qu'il était allé la contempler plusieurs jours de suite lorsqu'elle avait été exposée en croix sur la grande place de Romantigua. Ce qui n'avait d'abord été qu'une simple pulsion de voyeurisme s'était peu à peu transformé, au fur et à mesure que le corps splendide de l'ex-impératrice s'était métamorphosé en une masse hideuse de chair purulente, en un sentiment de compassion et de révolte. Les courtisans des deux sexes qui complétaient le tableau impérial étaient aussi ridicules dépouillés de leur parure que les paritoles engoncés dans leur colancor. La poudre dont certains avaient cru bon de s'enduire tout le corps s'était délitée sous l'action de la sueur et formait à présent une sorte de croûte blanchâtre et grumeleuse. Agtus espéra que les effets des mégastases s'étaient dissipés, car il ne se sentait pas d'humeur à répondre aux avances d'une dame (jamais d'un homme, rares étaient les mâles osgorites qui, comme le célèbre Spergus Sibar, s'adonnaient aux plaisirs de l'uranisme) prise d'une soudaine fringale sexuelle. Il réserverait dorénavant ses faveurs à sa correspondante du réseau. Les serviteurs se consultèrent du regard, hésitant sur la conduite à suivre. Ou bien ils nettoyaient la suite impériale en feignant de ne rien remarquer ou bien ils réveillaient tout ce beau monde en se confondant en plates excuses. Mais cette deuxième solution risquait de susciter le courroux de l'empereur et, sur un geste expressif de l'un d'entre eux, ils se répandirent silencieusement dans la suite impériale. Agtus se rendit dans la pièce la plus éloignée de la chambre, un conversoir isolé, orné de larges tentures-eau où s'ébattaient des poissons précieux d'Orange. Il remarqua d'autres corps au passage, allongés sur les banquettes-air ou recroquevillés sur le carrelage de marbre. De fortes odeurs de suc gastrique, d'alcool fermenté et d'urine paressaient dans l'air pourtant renouvelé par les sphères volantes de ventilation. L'Osgorite avait présumé qu'il aurait moins de travail dans le conversoir, mais il dut rapidement déchanter. Un autre groupe d'invités s'y était réfugié, deux hommes et quatre femmes affalés dans des fauteuils autosuspendus. Ils n'avaient pas retiré leurs vêtements, ne dormaient pas, mais leur regard fixe, hagard, et leur bouche baveuse trahissaient une consommation excessive de mégastases. Agtus décida de ne pas s'occuper d'eux, pressa le bouton de la poire à rayons désingrectants et entreprit de pulvériser les taches et autres particules suspectes qui maculaient le carrelage de marbre pailleté d'or. Au bout de quelques minutes, alors qu'il avait presque entièrement nettoyé la petite pièce, il sentit un tiraillement dans son dos. Il se retourna avec tant de vivacité qu'il heurta une tenture-eau et que les poissons effrayés s'éparpillèrent dans un éclaboussement de couleurs fuyantes. Une femme, assez jeune et jolie en dépit des stigmates de fatigue qui lui évidaient le visage, s'était redressée de son fauteuil et lui avait agrippé le bas de la cape. Les lueurs égrillardes qui dansaient dans ses yeux exorbités ne laissaient planer aucune équivoque sur ses intentions. La pointe de sa langue se promenait sur ses lèvres entrouvertes et luisantes. La longue mèche teintée de bleu qui sortait de son cache-tête partait de travers et lui barrait les deux joues. L'image de sa correspondante du réseau, si belle et si fraîche dans l'aube du premier jour, traversa l'esprit d'Agtus et le renforça dans sa volonté de ne pas répondre aux avances de cette courtisane gavée de mégastases. Il se devait toutefois de la repousser avec tact. Il reposa sa poire désingrecte sur le sol, saisit délicatement la main accrochée à sa cape et entreprit de lui déplier les doigts. Elle poussa un gémissement, se rencogna dans son fauteuil à suspension d'air et résista dans un premier temps. Il ne parvint pas à lui faire lâcher le tissu, car les drogues chimiques anesthésiaient la douleur et lui donnaient une force étonnante, presque surnaturelle. Une succession de phrases hachées sortit de sa bouche ouverte, entrecoupée de rires hystériques. « Prends-moi, paritole... Les Syracusains ne sont plus capables de donner du plaisir aux femmes... Regarde ces deux-là... Des personnalités de l'Ang'em... de l'Ang'empire... Le haut responsable de l'interlice... Et le délégué de la guilde professionnelle des transferts cellulaires... Incapables de... de... » La deuxième main de la courtisane se glissa entre les cuisses d'Agtus et lui comprima violemment les bourses. Il se contint pour ne pas libérer un hurlement : il ne tenait pas à donner l'alerte aux mercenaires de Pritiv ou aux gardes de faction dans les couloirs. De plus, tout manque de sang-froid de sa part serait immédiatement sanctionné par une recrudescence d'hystérie chez son interlocutrice. « Tu as tout ce qu'il faut là où il faut, paritole... (Elle désigna d'un mouvement de menton l'officier supérieur de l'interlice.) Il n'a pas cessé de se vanter cette nuit, mais quand il a fallu passer à l'acte... Lui, le grand responsable de la sécurité intérieure, l'œil et l'oreille de l'empire, il n'a aucune idée de l'endroit où se sont réfugiés les mystérieux visiteurs de la nuit dernière... ce garçon et cet homme, des paritoles, comme toi... » La respiration d'Agtus se suspendit. Se pouvait-il que cette folle sache quelque chose au sujet des deux individus que recherchait activement le réseau ? Il s'efforça d'oublier la douleur vive qui montait de son bas-ventre et cessa de se débattre. « Car vous, vous connaissez cet endroit, n'est-ce pas ? » demanda-t-il avec un sourire engageant. Elle eut un mouvement de retrait du buste et le fixa d'un air qui se voulait supérieur et qui ne réussissait qu'à être grotesque. « Je suis... je suis une Mars... Une... une prêtresse des microstases, des mondes occultes, comme ma tante jadis exilée... Je sais davantage de choses que n'importe quel responsable de l'interlice... Plus de choses que... que l'empereur et même que... ce monstre de sénéchal... Harkot... » D'un bref regard panoramique, Agtus s'assura qu'aucun autre serviteur n'était en mesure d'intercepter leur conversation. Quant aux compagnons de mégastase de la dame de Mars, figés sur les fauteuils, ils étaient pour le moment incapables d'accorder la moindre attention aux affaires de ce bas monde. « Cet homme et cet enfant, où sont-ils ? insista Agtus dont le rythme cardiaque s'était subitement accéléré. — En quoi... en quoi est-ce que ça peut t'intéresser, paritole ? Tu... tu n'es pas de l'interlice... » Elle avait mis à profit le soudain relâchement d'Agtus pour se rapprocher de lui et le caresser à travers son colancor. Il comprit qu'il ne fallait pas la brusquer, qu'elle se montrerait plus compréhensive si elle obtenait satisfaction. Il n'avait pas le choix mais il voulait espérer que ce serait sa première et sa dernière entorse à ses nouvelles résolutions. Il lui suffirait de penser à sa jolie correspondante pour aiguillonner un désir qui, pour l'instant, s'éveillait en lui de manière tout à fait mécanique. « Venez, dame, murmura-t-il en glissant ses bras autour de la taille de la jeune femme. Nous serons plus à l'aise dans la salle des ondes lavantes. » Elle n'opposa aucune résistance lorsqu'il la souleva du fauteuil, la transporta dans la petite salle des ondes lavantes du conversoir, referma la porte à clé, la déposa sur la banquette à suspension d'air installée à côté du bassin à rayons purifiants et entreprit de lui retirer délicatement son colancor. Le récepteur-émetteur interne d'Alezaïa émit son grésillement caractéristique. Elle crut d'abord que son correspondant supérieur l'appelait pour lui transmettre de nouvelles instructions. Le moment n'était pas bien choisi. Elle se redressa et repoussa doucement le drap de soie qui la recouvrait. Par chance, Patriz de Blaurenaar, l'un des conseillers principaux de l'empereur et interlocuteur privilégié du sénéchal Harkot, s'était assoupi de l'autre côté du vaste lit. Le réseau avait chargé Alezaïa de devenir sa maîtresse et elle n'avait lésiné sur aucun moyen pour parvenir à ses fins : elle s'était débrouillée pour être engagée aux cuisines de la famille Blaurenaar et avait régulièrement glissé des poudres et philtres de séduction dans les assiettes et les verres destinés au sieur Patriz. Ensuite il lui avait suffi de se retrouver seule en sa compagnie pour qu'il se précipite sur elle et lui arrache ses vêtements comme n'importe quel mihomibête du Gétablan. C'était un piètre amant, comme tous les grands courtisans elle commençait à bénéficier d'une solide expérience dans ce domaine mais il ne résistait pas au plaisir de se raconter après l'assouvissement des sens. Alezaïa continuait de jouer des philtres et des poudres pour le maintenir sous sa coupe et tenir à l'écart les éventuelles rivales et rivaux. Elle était ainsi à peu près informée de tout ce qui se passait dans les sphères dirigeantes de l'Ang'empire, du moins de toutes les conversations qui se tenaient entre les conseillers de l'empereur, les cardinaux et le sénéchal Harkot. Elle sauta du lit, passa la palatine de soie empruntée à l'épouse officielle de Patriz de Blaurenaar puis se rendit dans le conversoir contigu à la chambre. Elle s'adossa contre la cloison de marbre fin et, sans quitter des yeux le visage détendu du grand courtisan, ouvrit le canal de communication d'une pression soutenue sur un point précis de son occiput. Elle ne reconnut pas la voix crachotante qui s'éleva dans ses conduits auditifs. « Bien que je ne vous voie pas, je trouve que vous avez embelli depuis ce matin... » Alezaïa eut encore besoin d'une poignée de secondes pour identifier son solliciteur. C'était la première fois que son correspondant inférieur, le serviteur du palais impérial, se servait du canal d'urgence. Il avait d'ailleurs une manière toute personnelle et plutôt agréable de s'annoncer. Elle espéra cependant qu'il ne la dérangeait pas pour le simple plaisir de lui trousser un compliment, car même si elle n'était pas insensible à ses charmes, elle n'aurait pas admis qu'il utilisât la fréquence du réseau à des fins aussi futiles. « Quel est le motif de votre appel ? demanda-t-elle à voix basse. — Je vous entends à peine. Peut-être avez-vous besoin de quelques minutes pour vous rendre dans un endroit plus propice aux confidences... — Faites vite ! Les détecteurs ondulatoires de l'interlice pourraient capter notre conversation. — Vous êtes moins aimable que ce matin, madame la camériste... — Si vous avez ouvert le canal d'urgence, monsieur le jaloux, je suppose que ce n'est pas dans l'unique but de me parler de notre rencontre de ce matin ! » Elle avait mal contrôlé le volume de sa voix. Le sieur de Blaurenaar remua dans le lit mais ne rouvrit pas les yeux. Elle se rendit compte qu'elle s'était surtout énervée contre elle-même. Il lui en coûtait de subir les assauts mollassons du grand courtisan et d'être obligée de mentir à son complanétaire, un homme qui lui plaisait bien davantage qu'elle ne voulait se l'avouer. Même si leurs rapports intimes se limitaient en tout et pour tout au baiser qu'elle lui avait donné quelques heures plus tôt, elle avait l'impression de le tromper. Elle avait maintenant hâte de finir son temps au service du réseau, de retourner sur sa planète natale, de retrouver la simplicité et la chaleur qui caractérisaient la société des Osgorites. Lorsqu'ils seraient sortis de la clandestinité, de l'anonymat, ils pourraient enfin s'aimer sous les rayons délicieusement brûlants de Ronde Lune Rouque. « Je ne suis pas tout à fait idiot, ma jolie... Je sais où sont réfugiés les deux guerriers du silence, l'homme et l'enfant. » Alezaïa ouvrit la bouche pour parler mais, stupéfaite, elle demeura incapable de prononcer le moindre mot. En dépit de la température agréable qui régnait dans les appartements véniciens de la famille Blaurenaar, elle frissonna et resserra machinalement les pans de sa palatine. « Vous ne me demandez pas où sont passés nos deux oiseaux ? » Le succès inespéré de son correspondant inférieur attisa le désir de la jeune femme de faire plus ample connaissance avec lui. Il s'était plutôt montré discret jusqu'alors, et elle n'avait à aucun moment envisagé qu'il réussirait à dénicher ce renseignement (d'une importance capitale selon les propres termes de son supérieur, un importateur de métaux précieux d'Osgor). « L'homme et l'enfant se trouvent actuellement chez les Mars. L'homme a été cryogénisé, comme le pensaient nos supérieurs. Il a été ranimé mais il est resté tellement faible qu'il n'a pas réussi à échapper aux interliciers. — Et l'enfant ? — Il s'est dématérialisé. — Comment se sont-ils retrouvés chez les Mars ? — Un peu de patience, ma jolie. L'officier qui commandait la brigade d'intervention est un affidé des Mars, un de ces pauvres types qu'ils tiennent par les microstases. Au lieu de remettre le corps de l'homme au sénéchal Harkot, il l'a fait directement transporter dans le repaire secret des Mars. — Personne n'en a rien su ? — L'officier a lui-même désintégré les membres de sa brigade et tous ceux qui, d'une manière ou d'une autre, ont été témoins de la scène. — Les Scaythes inquisiteurs n'ont rien détecté ? — Les Mars bénéficient, comme nous, d'une protection mentale. Leur science des microstases leur permet de se garder des inquisitions mentales et des effacements. L'une des leurs, une dénommée Iema-Hyt, a d'ailleurs eu des ennuis avec l'Eglise. Il y a près de trente ans de cela, elle s'est enfuie sur l'amas de Néorop avant que ne débute son procès en sorcellerie. — Quel est l'intérêt... » Patriz de Blaurenaar bougea de nouveau dans le lit. Alezaïa suspendit la communication. Rose Rubis s'abîmait derrière la ligne brisée des toits de Vénicia et la luminosité empourprée du premier jour cédait peu à peu la place au clair-obscur annonciateur de la première nuit, un crépuscule grisâtre qui se prolongerait pendant quatre heures, jusqu'à l'avènement de Soleil Saphyr et de la seconde journée. « Un problème ? — Quel est l'intérêt des Mars dans cette histoire ? — Ils veulent renverser les Ang, prendre leur place sur le trône impérial et par la même occasion se débarrasser des Scaythes. Comme ils recherchent des alliances, ils seraient sans doute très heureux de compter dans leurs rangs des individus qui voyagent sur leurs pensées. — Où se situe le repaire secret de la famille Mars ? — Aucune idée, mais nos supérieurs disposent sans doute de ce genre de renseignement... — Vous êtes certain de vos informations ? — Reste à les vérifier. — De quelle manière les avez-vous récoltées ? — J'ai mes petits secrets, comme vous. — Une femme, sans doute... » Il ne répondit pas. Elle fut saisie par un accès de jalousie et se mordit les lèvres pour ne pas laisser échapper un cri de rage. « Autre chose ? demanda-t-elle d'une voix sourde. — Vous n'en avez pas assez ? Désolé : je pensais que ça suffirait pour un premier appel d'urgence. — Epargnez-moi votre humour, monsieur le serviteur ! Notre communication a déjà duré trop longtemps. Je vous recontacterai au besoin. » D'un geste rageur, elle coupa le canal en appuyant sur la minuscule plaque amovible sertie entre les os de son occiput. Son regard erra sur la chambre, embrassa les motifs savants du carrelage de marbre, les tentures de tissu-vie, les tapis précieux d'Orange, le baldaquin d'optalium tressé du lit, la bosse allongée que formait le corps du grand courtisan sous le drap de soie. Elle se reprocha de s'être montrée aussi désagréable envers son correspondant inférieur : ils appartenaient tous les deux à un réseau clandestin chargé de recueillir des renseignements par tous les moyens, et cela les entraînait l'un et l'autre à commettre des actions qui ne leur plaisaient pas. Elle se promit d'aller à sa rencontre dès que possible, peut-être même à la première aube prochaine et, pour se faire pardonner, de lui offrir d'elle-même bien davantage qu'un simple baiser. Le taxiboule se posa sur le toit de l'immeuble du quartier de Florenza. Agtus paya le chauffeur, un Julien aussi hâbleur que son collègue serviteur qui s'était vanté d'avoir eu des relations intimes avec la première dame de l'univers, sortit de l'appareil et se dirigea vers le tube gravitationnel. Ses pas crissèrent sur l'allée de gemmes multicolores. L'haleine tiède et parfumée du vent coriolis lui effleura délicatement le visage. Le ciel se tendait d'un voile mauve et sombre annonciateur de la seconde nuit. Des pensées contradictoires agitaient l'esprit de l'Osgorite. Il était partagé entre la satisfaction de l'ouvrage accompli, les remords d'avoir dû se plier aux exigences de dame de Mars (lesquelles avaient toutefois été nécessaires à l'accomplissement de l'ouvrage) et le goût d'amertume que la réaction de sa correspondante avait abandonné dans sa gorge. Du baiser du matin du premier jour à la sécheresse de ton de la communication du premier crépuscule, la belle camériste s'y entendait pour souffler le chaud et le froid. Dame de Mars s'était montrée particulièrement perverse et violente dans la salle des ondes lavantes. Il avait craint que ses gémissements ininterrompus ne déclenchent une intervention inopinée des gardes ou des autres invités du couple impérial, mais par bonheur les murs insonorisés avaient étouffé leur vacarme. Elle lui avait arraché des lambeaux entiers de peau sur les avant-bras, les pectoraux et les flancs. Ces plaies cuisantes avaient été le prix à payer pour la confession de la courtisane. Après l'assouvissement de ses sens, elle avait répondu sans la moindre réticence à toutes ses questions. Il l'avait installée dans le bassin à rayons purifiants, avait nettoyé ses vêtements et l'avait rhabillée. Elle était sortie sans lui adresser un regard, comme s'il n'existait plus. Les effets des mégastases s'étaient dissipés, et la fille de grande famille syracusaine et le serviteur paritole s'étaient de nouveau retrouvés sur les bords opposés d'un infranchissable gouffre. Ses collègues lui avaient lancé des regards entendus, égrillards, lorsqu'il avait à son tour poussé la porte de la salle des ondes lavantes. La plupart des courtisans avaient recouvré leurs esprits et tentaient de se donner une contenance devant les serviteurs impassibles. Bouillant d'impatience de montrer à sa correspondante qu'il pouvait être lui aussi un acteur majeur du réseau, Agtus avait dû ronger son frein, attendre d'être seul pour entrer en contact avec elle. Il composa le numéro de son appartement sur le clavier intégré du tube et prit pied sur la plate-forme. Sa complanétaire n'avait pas réagi comme il l'avait espéré. Il ne comprenait décidément rien aux femmes, à celle-ci en tout cas. Il sauta sur l'avancée concave du palier avant même que la surface métallique et plane n'ait eu le temps de s'abouter, puis glissa l'index dans l'identificateur cellulaire placé sous la serrure de la porte de son appartement. La porte s'ouvrit dans un chuintement étouffé. Agtus distingua deux silhouettes dans la pénombre de l'entrée et se figea dans l'embrasure de la porte. « Comment êtes-vous entrés chez moi ? » Une rafale de brûlentrailles fut la seule réponse à sa question. Une odeur de viande carbonisée lui envahit les narines et il sentit quelque chose de mou et de tiède s'échapper de son ventre. Une douleur effroyable se déploya en lui comme un oiseau de proie. « Il n'est pas conseillé à un paritole de se mêler des affaires des grandes familles syracusaines », fit une voix grasseyante. Les jambes d'Agtus se dérobèrent sous lui et il tomba à genoux sur le carrelage. « Tu aurais dû te contenter de prendre du bon temps avec la demoiselle de Mars, ce matin ! ajouta une deuxième voix. La famille donne des libertés à ses filles mais elle ne tolère pas les questions indiscrètes ! » Agtus aurait voulu leur répliquer qu'il n'avait jamais eu l'intention d'aller à l'encontre des intérêts de la famille Mars, mais la douleur, omniprésente, intolérable, lui interdisait de proférer le moindre son. « Pour répondre à ta question, aucun code à reconnaissance cellulaire ne résiste à nos brouilleurs adéniques... » La bouche brûlante d'un canon se posa sur la nuque d'Agtus. Ses symboles protecteurs ne pourraient pas empêcher l'onde à haute tension de lui pulvériser le cerveau. Ses entrailles continuaient de se répandre sur ses cuisses et ses genoux. Il eut l'impression que sa correspondante le fixait tristement. Belle et fraîche dans la nuit qui tombait. CHAPITRE XI MARS : la famille Mars appartenait au cercle restreint des grandes familles syracusaines. Ecartée du pouvoir, elle ne cessa d'intriguer pour renverser les Ang du trône seigneurial, puis impérial... [...] Les Mars se spécialisèrent également dans l'étude et la production d'une synthèse chimique d'excitation neuronale appelée microstasie. Les microstases étaient censées protéger l'esprit humain contre les inquisitions mentales et développer le potentiel psychique de l'utilisateur. Leur efficacité réelle n'a jamais été démontrée, mais aucun doute ne subsiste sur leurs conséquences physiologiques désastreuses : une consommation régulière pouvait réduire le corps d'un tiers de sa taille et de son volume... [...] L'abus microstasique valut à Iema-Hyt de Mars d'être exilée sur la planète Franzia, où, selon la légende, elle devint passeur clandestin sous le nom de Iema-Ta et fut assassinée par le jeune Marti de Kervaleur. Sa sœur cadette Miha-Hyt, surnommée l'« impératrice », fut soupçonnée d'avoir conclu une alliance occulte avec les guerriers du silence. « L'histoire du grand Ang'empire », Encyclopédie unimentale Shari se remettait peu à peu de sa cryogénisation. Il avait recouvré la cohésion de ses pensées et de ses paroles après des heures d'un délire fiévreux. Son transfert psychokinétique depuis la salle souterraine de l'ancien palais seigneurial jusqu'au parc extérieur du palais impérial aurait pu lui coûter la vie, car il l'avait effectué après avoir été atteint par un rayon cryo, au moment où les produits de congélation commençaient à se diffuser dans son organisme. L'énergie subtile que requérait le voyage sur la pensée allait à l'encontre du processus chimique de fixation. C'était ce contraste entre la chaleur fluide et le froid conservateur qui avait maintenu Shari entre la vie et la mort pendant plus d'une journée syracusaine. Assis sur l'une des deux banquettes-air de la chambre, Jek fit rouler dans la paume de sa main les deux sphères arrachées de haute lutte aux gardes impériaux et sur les côtés desquelles il avait repéré des chiffres gravés, « les numéros qui correspondent aux socles de cryogénisation », avaient affirmé leurs hôtes. Il ne savait donc pas s'il tenait la résurrection de Yelle dans le creux de sa main. Quelle importance ? Ils ne repartiraient pas tant qu'ils n'auraient pas ranimé les quatre gelés du palais épiscopal. Toutefois, leur première intervention à demi réussie (à demi ratée si on se montrait pessimiste) avait probablement entraîné une recrudescence de surveillance autour des deux derniers codes. Ils ne bénéficieraient donc plus de l'effet de surprise et le sénéchal Harkot aurait eu le temps d'améliorer les mécanismes de son dispositif. La lumière des bulles flottantes jouait sur les tentures-eau, les tapis aux motifs changeants et les microdômes géodésiques. Jek n'avait jamais été environné d'un tel luxe, même dans la cabine du viduc Papironda. Il se demandait encore pourquoi cette grande famille syracusaine avait recueilli le corps inanimé de Shari. Tout s'était passé tellement vite dans le parc public du palais impérial qu'il avait parfois l'impression d'avoir évolué dans un rêve. Les silhouettes des interliciers s'étaient rapprochées à grande vitesse. Il avait d'abord repoussé la tentation de prendre la fuite, avait extirpé la boîte de seringues du colancor de Shari mais, au moment de l'ouvrir, la panique avait rendu ses gestes nerveux, inefficaces. Ses doigts tremblants, moites, n'étaient pas parvenus à débloquer le minuscule loqueteau. Il avait relevé la tête, s'était rendu compte que les interliciers étaient sur le point d'opérer leur jonction et, la mort dans l'âme, craignant d'être à son tour touché par un rayon cryo, il avait pris la décision de se réfugier dans un couloir éthérique en abandonnant le corps inerte de Shari. Ce retrait provisoire lui permettrait de garder l'entière liberté de ses mouvements et d'intervenir ultérieurement. Il lui restait un peu moins de trois heures selon les paroles de l'un des badauds pour ranimer le mahdi sans qu'il y eût besoin de rajouter son code génétique aux produits de décongélation. Il s'était raccroché à l'idée qu'il lui suffirait de visualiser le visage de Shari pour être instantanément transféré à ses côtés. C'était davantage un espoir qu'une certitude, une manière inconsciente, peut-être, de se dédouaner de cette dérobade qu'il ne pouvait s'empêcher de considérer comme un acte de lâcheté. Il avait glissé la boîte de seringues dans la poche de sa veste, s'était assis, avait résisté à l'envie dévorante de rouvrir les yeux, de jeter un regard en direction des interliciers qui accouraient dans sa direction, et avait invoqué l'antra. La vibration du son de vie avait supplanté le bruit de cavalcade et il s'était engouffré dans un impalpable tunnel de lumière bleue. Il avait repris conscience au milieu d'un village dont les maisons de bois et les rues de terre étaient révélatrices d'une civilisation arriérée. Sa brusque apparition avait provoqué une certaine effervescence au sein de la population autochtone. Il s'était retrouvé entouré de créatures aux faces et à l'allure simiesques. Leurs vêtements de peau grossièrement tannée et les ornements d'ivoire qui parsemaient les cheveux de certains (des femmes peut-être, il avait cru remarquer des renflements sur leur poitrine...) ne réussissaient pas à occulter leur nature bestiale. De même l'âcre odeur qui s'exhalait d'eux avait rappelé à Jek la puanteur des fauves endormis du parc cynégétique d'Anjor. « N'ayez pas peur, ils ne sont pas méchants ! » La voix grave qui avait jailli dans son dos appartenait à un missionnaire kreuzien, reconnaissable à son colancor et son surplis safran, un homme sans âge au visage anguleux, aux yeux brillants, aux sourcils broussailleux et aux épaules voûtées. « C'est la première fois que vous rencontrez des mihomibêtes ? » Revenu de sa surprise, Jek avait acquiescé d'un vague mouvement de tête. Deux astres posés comme de gigantesques luminaires aux extrémités opposées de l'horizon paraient la voûte céleste de figures géométriques qui associaient toutes les nuances du rouge et du bleu. Tout autour du village se dressait la muraille haute et sombre d'une forêt. Le missionnaire avait fendu la foule des mihomibêtes, s'était approché de l'Anjorien, l'avait enveloppé d'un regard soupçonneux. « Comment êtes-vous arrivé à S'ran-Bra ? Cela fait plus d'un mois qu'aucun ovalibus n'est passé au village. Vous n'êtes tout de même pas venu à pied ? La première agglomération digne de ce nom, M'all-Ker, se trouve à plus de sept cents kilomètres d'ici... Vous avez utilisé un déremat, n'est-ce pas ? » Jek avait gardé un mutisme prudent. « Un déremat clandestin, je suppose, avait poursuivi le missionnaire. Vous ne montreriez pas tant de méfiance si vous étiez en conformité avec la loi. Mais ne craignez rien : les édits impériaux ne s'appliquent que de manière très fantaisiste sur le satellite Gétablan. Peu m'importent les raisons, bonnes ou mauvaises, qui vous ont poussé à nous rendre visite. Il nous suffira, à mes brebis et à moi-même, de vous accueillir comme un frère de fortune, comme un fils bien-aimé du Kreuz. » Cette entrée en matière avait préludé à un repas délicieux bien que rustique, préparé et servi par des servantes indigènes dans la casute ainsi s'appelaient les habitations des mihomibêtes du missionnaire. Jek s'était débrouillé pour éluder le sujet du transport malgré l'insistance de son hôte. Ce dernier avait également invité à sa table le chef du village, un dénommé D'rar Plej, et les deux plus anciennes, les raconteuses, les dépositaires de la mémoire, des femmes aux faces ridées, aux arcades saillantes, aux petits yeux renfoncés et inexpressifs. Ils n'avaient cessé de jeter des regards apeurés, dérobés et curieux à Jek dont l'émergence soudaine dans l'enceinte de leur bourgade les avait saisis d'admiration et d'effroi. Sa magie semblait plus puissante encore que celle du frère Sergian : ils s'étaient accoutumés à la machine volante du missionnaire, ce gros œuf transparent dont l'insupportable vrombissement les avait jadis terrifiés, mais aucun grondement, aucune lumière, aucune manifestation n'avait précédé l'apparition de l'enfant vêtu de gris. Ils étaient persuadés que c'était Vyou, le dieu des vents, qui l'avait déposé sur leur territoire. Ils ne parlaient jamais de leurs dieux ancestraux au frère Sergian, car le missionnaire déployait une telle conviction, une telle ardeur pour soutenir que le grand Kreuz était le seul dieu que l'affirmation du contraire leur serait apparue comme la pire des cruautés. Cependant, aussitôt qu'il montait dans le gros œuf qui venait le prendre tous les trois mois pour l'emmener à la mission principale de M'all-Ker (d'où il revenait par déremat), ils perpétraient leurs rites traditionnels comme s'ils n'avaient jamais entendu parler du kreuzianisme. Chez eux, et c'était peut-être l'explication de l'étrange stagnation de leur civilisation, le respect de l'étranger, de l'hôte, passait avant les allégations des croyances. Jek s'était montré incapable de comprendre leur langage, un mélange improbable de borborygmes, de raclements de gorge et de quelques mots d'impériang. « Ne vous inquiétez pas : j'ai mis moi-même plus de trois ans à décoder leur jargon », avait précisé frère Sergian. Il avait ensuite parlé de lui, de la révélation qui l'avait entraîné à consacrer son existence à l'enseignement du Kreuz, de ses études à l'école de propagande sacrée de Duptinat, où il avait bien connu Fracist Bogh, l'actuel muffi de l'Eglise du Kreuz, de son affectation sur Gétablan, l'un des satellites de Syracusa, de son éternel combat contre les compagnies de tourisme qui organisaient des safaris spéciaux pour les grands courtisans de Vénicia. « Et vous savez qui en est le gibier? Eux... » D'un ample geste du bras, il avait désigné le chef et les deux anciennes. « On m'a rapporté que c'est la même chose sur la planète Franzia, de l'amas de Néorop : on y chasse les sylvages pour le simple plaisir d'accrocher leur tête empaillée sur les murs du salon ! Mais qu'y a-t-il d'étonnant à ce mépris total de la vie ? L'exemple n'est-il pas venu d'en haut ? Les anciennes m'ont raconté qu'il y a de cela cinquante ans, le connétable Pamynx a fait déporter un nombre considérable de mihomibêtes pour les utiliser comme cobayes dans le cadre d'une expérimentation sur la mort mentale. Que le Kreuz nous prenne en pitié, dans quel monde vivons-nous ? Moi qui ai bien connu Fracist Bogh, je ne pense pas que son accession au trône muffial soit faite pour arranger les choses. — Fracist Bogh ? Le gouverneur d'Ut-Gen ? — L'ancien gouverneur. Vous le connaissez ? — Pas personnellement... — Son élection à la charge de souverain pontife m'inquiète : à l'E.P.S. de Duptinat, il témoignait déjà d'un manque de tolérance consternant. — Les gens peuvent changer », avait avancé Jek en repoussant son assiette de bois. La sauce aigre-douce dans laquelle baignaient les morceaux de légumes et de viande avait commencé à lui soulever le cœur. Il avait machinalement glissé la main dans la poche de sa veste, avait effleuré, outre la boîte de seringues, la petite sphère du code cryo. Ce contact l'avait brusquement reconnecté à la réalité. Ce repas et les confidences de frère Sergian lui avaient déjà coûté trop de temps. Il lui fallait maintenant retourner sur Syracusa pour ranimer Shari avant qu'il ne fût trop tard, et la surveillance étroite dont le mahdi ferait l'objet ne lui faciliterait certainement pas la tâche. « Fracist Bogh n'a pas changé, en tout cas ! avait affirmé le missionnaire. Le début de son pontificat a été marqué par le génocide du peuple jersalémine et la multiplication des croix-de-feu. Le Kreuz est pourtant venu prêcher l'amour du prochain... — Aimer son prochain, c'est le ramener sur le chemin de sa source, de sa souveraineté, de sa liberté... » Jek n'avait pas compris pourquoi il avait prononcé ces mots, peut-être parce qu'ils n'étaient que l'expression de l'antra qui vibrait déjà dans le silence de son âme. « Vous êtes bien jeune pour philosopher de la sorte. Si vous m'expliquiez maintenant comment... » Le son de vie avait absorbé la voix du missionnaire, les froissements des vêtements de peau des mihomibêtes, invités et servantes, les petits bruits de lapement et de mastication qu'ils produisaient en mangeant, le murmure du vent, le friselis des frondaisons, les cris lointains des enfants... Juste avant d'être happé par la bouche de lumière bleue, Jek avait tenté de penser à Shari mais, curieusement, il n'était pas parvenu à reconstituer le visage de celui qui avait été son seul compagnon pendant plus de trois ans. Il s'était rematérialisé dans une chambre éclairée par des bulles flottantes tamisées et dont l'aspect luxueux offrait ce curieux paradoxe d'être à la fois ostentatoire et discret. Il avait d'abord aperçu un grand baldaquin d'optalium, puis un corps allongé sur un lit à suspension d'air et enfin les silhouettes de deux hommes et d'une femme alignées devant une banquette. Contrairement aux mihomibêtes du Gétablan, ils n'avaient pas paru étonnés par son apparition. Ils l'avaient fixé d'un air détaché, légèrement hautain, comme ils auraient contemplé un insecte. Leurs traits d'une finesse peu commune, la pâleur artificielle de leur visage, les mèches savamment enroulées autour de leur couronne-eau, les fastueux tissus-vie de leur colancor et de leur cape, tout en eux dénotait les origines aristocratiques. Cependant, leur taille, nettement réduite par rapport à la norme, et la flamme sombre qui brillait dans leurs yeux leur donnaient une allure mystérieuse, intrigante. « Voici donc le garçon dont vous nous avez parlé », avait dit la femme en se tournant vers un troisième homme dont Jek n'avait pas encore remarqué la présence. Vêtu d'un uniforme de l'interlice, il n'avait pas réussi à masquer sa surprise, contrairement aux trois autres. La bouche entrouverte, les yeux exorbités, il avait dévisagé Jek avec la même expression que s'il s'était trouvé face à un spectre du grand enfer kreuzien. « Eh bien, capitaine, ne vous a-t-on jamais appris à contrôler vos émotions ? avait repris la femme. — Veuillez m'excuser, ma dame, je ne suis pas encore habitué à ce genre de sorcellerie. — N'appelez pas sorcellerie ce qui n'est qu'une science, une application de lois physiques méconnues. Vous n'avez pas encore répondu à ma question. » De cette femme, d'apparence très frêle et d'un âge indéterminé, se dégageait une autorité tranchante. Elle avait immédiatement ressuscité dans l'esprit de Jek l'image de Iema-Ta, la responsable du réseau de passeurs clandestins de Néa-Marsile. « J'étais loin et il faisait nuit, mais je crois bien que c'est lui, avait confirmé le capitaine. De toute façon, les individus qui apparaissent et disparaissent à volonté ne doivent pas être légion sur la place de Vénicia. » Jek s'était approché du lit et avait contemplé Shari qui semblait dormir d'un sommeil paisible, n'eût-ce été la teinte anormalement verdâtre de sa peau. « Etes-vous bien certain de n'avoir laissé aucun témoin derrière vous, capitaine ? avait demandé la femme. — Certain. J'ai définitivement réduit mes hommes au silence. J'espère seulement que vous ne m'avez pas raconté des histoires, dame et sieurs de Mars. — A quel sujet ? — Les microstases... Elles protègent vraiment l'esprit des inquisitions mentales ? — Douteriez-vous de nos talents, capitaine ? Notre famille est experte dans l'art des alliés chimiques depuis plus de quinze générations. » Elle s'était approchée de l'officier et, bien que plus petite que lui de deux bonnes têtes, l'avait toisé avec condescendance. « Ne vous faites pas plus stupide que vous n'êtes, capitaine. Si nos microstases n'étaient pas efficaces, il y a bien longtemps que nous aurions nous-mêmes été condamnés à la croix-de-feu à combustion lente... — C'est juste. Qu'est-ce que vous comptez faire de vos deux protégés ? — Nous vous informerons de nos intentions en temps voulu. » Le capitaine avait hoché la tête et s'était retiré. Jek avait fait connaissance avec Miha-Hyt, Guntri et Zerni de Mars, descendants d'une des familles syracusaines les plus anciennes et les plus renommées selon eux de Vénicia. Il avait alors renoué le lien entre Iema-Ta, l'exilée de Franzia, une Mars elle aussi, et ses interlocuteurs syracusains. Ils avaient déjà injecté des produits de réanimation dans le corps de Shari mais, au lieu de recouvrer progressivement son métabolisme de veille, il s'était stabilisé dans un état cataleptique d'autant plus alarmant qu'une deuxième injection aurait immanquablement provoqué une surdose et l'arrêt définitif des fonctions vitales. Ils n'avaient pas eu d'autre choix que d'attendre. Inquiet, Jek avait écouté d'une oreille distraite les explications amphigouriques des Mars : il lui avait semblé comprendre qu'ils leur proposaient une sorte d'alliance pour renverser l'empereur et éliminer le sénéchal Har-kot, puis qu'ils constitueraient un gouvernement de coalition dont ils prendraient de manière tout à fait naturelle le commandement. En revanche il n'avait pas saisi quel serait le rôle des guerriers du silence au sein de cette organisation. « Les temps sont venus de renverser les Ang, ces fossoyeurs de notre civilisation, et leurs âmes damnées d'Hyponéros ! avait déclaré Miha-Hyt, la sœur aînée, dont la voix déterminée, tranchante, démentait l'impassibilité marmoréenne des traits. — Les Ang ont confisqué le pouvoir à l'issue des guerres artibaniques, avait ajouté Guntri, le cadet. Mikeli Ang, le premier seigneur de l'époque moderne, a purement et simplement assassiné Artibanus Saint-Noil, le héros de l'aristocratie, le vainqueur du Comité planétaire. — Ce sont les Ang, et particulièrement le seigneur Arghetti, qui ont favorisé l'émergence des Scaythes d'Hyponéros, avait renchéri Zerni, le benjamin. Les Ang qui ont exilé Sri Mitsu, qui ont renversé la Confédération de Naflin, les Ang qui ont démantelé l'Ordre absourate... » Jek avait décelé d'infimes mouvements sur les paupières et les lèvres de Shari. S'étaient ensuivies de longues heures pendant lesquelles le mahdi, en proie à une fièvre brûlante, avait prononcé des phrases incohérentes et syncopées. Conformément aux instructions du médecin personnel de Miha-Hyt de Mars, les serviteurs lui avaient retiré ses vêtements et lui avaient recouvert le corps de bandelettes humides et imbibées d'huiles essentielles qu'ils avaient changées à intervalles réguliers. Les Mars s'étaient retirés pour se reposer pour rendre une petite visite aux tyrans des microstases ! selon un serviteur à la langue déliée. L'état de Shari avait alarmé Jek à un point tel qu'il n'était pas parvenu à trouver le sommeil. Le regard de l'Anjorien, assis sur la banquette à suspension d'air, était resté rivé sur le visage tourmenté et transpirant du mahdi, guettant sans relâche le moindre signe d'amélioration, la moindre lueur de lucidité qui lui eût donné un motif d'espérer. Il s'était refusé à croire que son compagnon, son instructeur, l'homme qui avait débroussaillé le chemin qui menait aux annales inddiques, l'homme dont la mère avait été torturée par les prêtres de son peuple, l'homme que le destin avait séparé de son fils et de la femme qu'il aimait, se laisserait emporter par la mort avant d'avoir accompli sa tâche. Les heures s'étaient égrenées, interminables, ponctuées par les râles et les halètements de Shari. Les rayons de la première aube s'étaient immiscés dans la chambre par la grande baie vitrée, avaient baigné d'or rose les montants d'optalium tressé du baldaquin, les tapis à motifs changeants, les dômes géodésiques, les tentures-eau où glissaient silencieusement des poissons aux nageoires ondulantes et translucides. D'un geste de la main, Jek avait refusé le plateau-repas que lui avait présenté un serviteur, puis, terrassé par la fatigue, il s'était assoupi. L'intrusion des trois Mars et du médecin l'avait brutalement tiré de son sommeil. A la lumière du jour, plus crue que les rayons ténus des bulles flottantes, ils avaient paru bien plus âgés que la veille. Cela tenait également au fait qu'ils n'avaient pas pris le temps de se farder, de masquer les rides profondes qui leur sillonnaient le front, les tempes et les joues. La fronce du cache-tête de Miha-Hyt, mal ajusté, laissait paraître les racines grises de sa chevelure teinte en bleu. Ils s'étaient avancés vers le baldaquin et c'est alors seulement que Jek avait croisé le regard de Shari, adossé au montant de bois précieux de la tête du lit. Un regard encore fiévreux mais qui avait recouvré son expressivité. Fou de joie, l'Anjorien avait sauté de la banquette, avait franchi en deux bonds l'espace qui le séparait du lit et s'était jeté dans les bras du mahdi, qui avait esquissé un pâle sourire. Ce débordement affectif avait consterné les Mars, dont le contrôle A.P.D., l'un des plus renommés de Syracusa, prohibait formellement toute ostentation émotionnelle. Les Mars exploitaient d'ailleurs la réputation de leur auto-psykè-défense à des fins commerciales. L'appartenance à une grande famille ne dispensait pas des contingences matérielles, d'autant moins que les Mars se refusaient catégoriquement à quémander une prébende auprès de l'usurpateur Ang, et ils monnayaient très cher leurs leçons de prestige et de maîtrise A.P.D. chez les nobles mineurs ou les riches bourgeois en quête de reconnaissance aristocratique. Jek, qui se moquait totalement de ce genre de considérations, était resté un long moment blotti dans la chaleur du mahdi. De temps à autre, il oubliait qu'il était entré dans l'âge d'homme et il ressentait encore le besoin d'être arrosé de tendresse, cette tendresse que lui avaient prodiguée avec tant de parcimonie p'a et m'an At-Skin. « Nous pouvons vous aider à prendre les deux derniers codes, affirma Miha-Hyt. — De quelle manière ? » demanda Shari. Il venait d'achever son repas et avait reposé son plateau sur la table de chevet. Il avait passé le colancor blanc que lui avait apporté un serviteur. Aidé par l'antra, il avait récupéré en partie ses forces et son visage avait recouvré son habituel teint cuivré. La lumière du jour entrait à flots par la baie vitrée. Jek observait un salier huppé qui faisait la roue sur l'herbe fuchsia. Les rayons de Rose Rubis empourpraient les feuilles et les fruits translucides des spuniers. Les cimes mobiles et mauves des arborivoles, arrimés au sol par des lianes transparentes, oscillaient sous les caresses de la brise. « Nous disposons d'hommes sûrs parmi la garde impériale pourpre. — Les codes changent de place tous les jours... — Nous sommes également informés de ces mouvements. Nous fournirons de faux codes à nos hommes : ils ne devraient pas rencontrer de difficultés à effectuer la substitution. — Vous oubliez les rayons cryo : ils se déclenchent au moindre mouvement de la sphère... » Miha-Hyt se tourna vers ses deux frères, qui se tenaient légèrement en retrait, et ses lèvres minces s'étirèrent en une imperceptible moue, un sourire peut-être. Elle avait savamment disposé ses deux mèches réglementaires autour de sa couronne-eau lumineuse comme la plupart des grandes familles, les Mars étaient partisans des deux mèches et jugeaient comme une offense au goût la mode des trois, voire quatre mèches que certains avaient voulu imposer à la cour. Ses rides et les autres stigmates abandonnés par la consommation effrénée des microstases disparaissaient sous une couche de poudre blanche agrémentée d'une mouche aux commissures de sa bouche, elle-même recouverte de nacrelle rouge. Le vert sombre de sa cape mettait en valeur le beige à reflets changeants de son colancor. « Nous disposons également de quelques fidèles alliés dans les équipes de maintenance technique. Ils neutraliseront les cryogéniseurs automatiques pendant les deux ou trois secondes que durera la substitution. Notre réseau se chargera ensuite d'acheminer les codes jusqu'ici et vous n'aurez plus qu'à vous transporter par la pensée au palais épiscopal. — Il ne vous reste plus beaucoup de temps, dit Guntri. L'assaut devrait être donné au deuxième crépuscule... — L'assaut ? — Les cardinaux et le vicariat, soutenus par la cour, s'apprêtent à déposer le Marquinatole par la force. Un bataillon composé d'interliciers, de gardes pourpres et de mercenaires de Pritiv a déjà investi les passages secrets du palais épiscopal. — C'est qui, le Marquinatole ? » demanda Jek. Guntri se fendit d'un soupir qui, bien qu'à peine perceptible, traduisait vraisemblablement le comble de l'exaspération pour une personne de sa qualité. « L'actuel muffi de l'Eglise, un jeune cardinal marquinatin qui a usurpé sa place sur le trône pontifical. — Je croyais que le muffi était élu par les cardinaux réunis en conclave, fit observer Shari. — D'après nos informateurs, le vicariat a falsifié le scrutin. Les eunuques le regrettent aujourd'hui, mais nous pensons qu'ils ont été eux-mêmes manipulés par l'ancien muffi Barrofill le Vingt-quatrième. — Quel motif pousse les cardinaux à vouloir renverser le chef de l'Eglise ? N'est-il pas protégé par le dogme d'infaillibilité ? » La question parut probablement incongrue aux Mars, qui se consultèrent du regard et exprimèrent leur réprobation d'un infime mouvement de la lèvre supérieure. « Le dogme est réservé aux gens du commun, dit Miha-Hyt. — L'infaillibilité n'est pas une loi divine, monsieur, ajouta Guntri, mais une règle politique. — Et la condamnation du Marquinatole est également une décision politique, renchérit Zerni. — Vous ne l'approuvez pas ? » demanda Shari. Il n'avait pas compris, jusqu'à présent, pourquoi les annales inddiques avaient désigné le muffi de l'Eglise comme l'un des douze cavaliers de la Rédemption. La rigidité et le fanatisme des kreuziens obscurcissaient le sentier qui menait à la source, qui reliait l'homme à sa véritable nature, et il avait encore du mal à compter parmi ses alliés l'individu qui gouvernait cette implacable machine à broyer les âmes. Il ignorait encore quel cheminement intérieur avait suivi le muffi et son prédécesseur probablement puisque, selon les dires des Mars, Barrofill le Vingt-quatrième avait manipulé le vicariat pour favoriser l'accession du Marquinatole au trône pontifical pour en arriver à conclure que l'Eglise faisait fausse route. La guerre qui dressait les cardinaux, les vicaires et les courtisans contre le souverain pontife éclairait la situation sous un jour nouveau : le conflit n'était pas seulement politique, comme l'affirmaient les Mars, il ne mettait pas seulement aux prises des Syracusains jaloux de leurs prérogatives et un homme qu'ils considéraient comme un imposteur paritole, il participait de la lutte permanente qui se livrait dans les sphères de l'esprit. « La présence d'un paritole à la tête de l'Eglise ne nous plaisait guère, monsieur, précisa Guntri de Mars. Elle nous est devenue odieuse lorsque ce même paritole s'est cru autorisé à défier les grandes familles et à bafouer les traditions syracusaines. Il a réduit les audiences à leur strict minimum, il a transformé le palais épiscopal en une véritable forteresse et ses serviteurs, des paritoles comme lui, font subir les pires vexations aux visiteurs. — Il ne gouverne pas, il passe son temps à se livrer à d'obscures pratiques assimilables à de la sorcellerie, renchérit Zerni. Tout cela nous a amenés à soutenir la position des courtisans et à proposer notre propre candidat à la succession, un homme issu d'une des dix premières familles véniciennes et protégé par les microstases. Nous avons d'ores et déjà acquis la majorité des cardinaux à notre cause. » Shari se leva, fit quelques pas en direction de la baie vitrée et posa la main sur l'épaule de Jek. Il admira pendant quelques minutes les gracieuses arabesques des arborivoles sur le fond sanguin du premier jour. Son corps recouvrait peu à peu sa vigueur et il goûtait sans réserve le bonheur simple de contempler la magnificence du parc. La vie sous toutes ses formes lui apparaissait comme le plus merveilleux des présents. Il était conscient que ce coma de quelques heures n'avait été que la traduction de son découragement, de sa détresse, de sa tentation de renoncer, mais il était sorti de son combat avec la mort enraciné dans son aspiration de tout mettre en œuvre pour soustraire l'humanité au terrible sort qui lui était promis. « Quelles sont vos raisons de nous offrir votre aide ? demanda-t-il sans quitter des yeux les cimes flottantes des arborivoles. — Vous avez développé certaines... facultés qui pourraient nous être utiles, répondit Miha-Hyt. Nous pensons que vous non seulement cet enfant et vous, mais peut-être les quatre cryos et d'autres que nous ne connaissons pas formez le noyau d'une organisation secrète appelée un jour à remplacer l'Ordre absourate. Il nous semble qu'un gouvernement universel devrait être à la fois garanti et contrôlé par un organisme occulte composé d'individus clairvoyants, doués de perceptions affinées. Tel était le rôle dévolu aux smellas de la congrégation et aux chevaliers absourates. Ce système mis en place par Naflin le fondateur a tenu bon pendant quatre-vingts siècles... Quatre-vingts siècles, un bail extraordinairement long pour une structure interplanétaire d'une telle complexité ! Une ère formidable de stabilité et de progrès. C'est cet équilibre que nous désirons reconstituer. — Une nouvelle Confédération de Naflin ? » Miha-Hyt se rapprocha à son tour de la baie vitrée. Bien qu'elle fût à peu près de la même taille que Jek, qu'elle eût donc pu passer pour une fillette, l'arrondi de ses hanches et de sa poitrine, la lourdeur de sa silhouette et l'usure de son visage ne laissaient planer aucun doute sur sa maturité de femme. La fragrance de son parfum se mêlait à une odeur âpre de minéraux broyés. Elle leva la tête et plongea ses yeux d'or pâle dans ceux de Shari. « Il serait illusoire, stupide, de ressusciter le cadavre de la Confédération de Naflin, monsieur, dit-elle en articulant chaque syllabe. Nous préférons opter pour un gouvernement centralisé éclairé, et dans cette optique conserver la structure impériale. L'Eglise du Kreuz avait légitimé les Ang et... — Je ne vois pas quelle caution nous serions en mesure de vous apporter, dame de Mars ! l'interrompit Shari. Nous ne sommes qu'une poignée d'hérétiques classés à l'Index ! — Ne croyez pas cela : vous disposez de la seule véritable légitimité, la légitimité populaire. Notre réseau d'informateurs extérieurs nous a confirmé que les guerriers du silence sont connus et célébrés sur toutes les planètes de l'Ang'empire. En dépit des effacements, de nombreux cultes clandestins s'érigent et se développent sur le nom du mahdi Shari des Hymlyas, de Sri Lumpa, de Naïa Phykit... » Guntri de Mars vint rejoindre sa sœur aînée devant la baie vitrée. « La situation est mûre, monsieur, dit-il. L'élite de la noblesse syracusaine approuve notre projet. Les mercenaires de Pritiv, déçus du manque de gratitude de l'empereur à leur égard, sont prêts à nous appuyer. Enfin, et c'est probablement l'élément le plus important, nous pensons avoir mis au point des microstases susceptibles de neutraliser les Scaythes d'Hyponéros. L'équivalent chimique de leur procédé d'effacement. — Comment les obligerez-vous à ingurgiter votre mixture ? » Un sourire condescendant affleura sur les lèvres de Guntri, fardées de nacrelle noire. « Mixture n'est pas un terme très approprié, monsieur. De plus les Scaythes n'ingurgitent rien, ni nourriture, ni eau, ne respirent pas, donc n'aspirent pas, ne dorment jamais... La seule possibilité de diffuser les microstases dans leur organisme si tant est que l'on puisse appeler organisme cette odieuse caricature de corps, c'est de leur glisser une gélule dissolvante dans l'un de leurs orifices nasaux. Nous nous y emploierons à l'aide de minuscules automates, de la grosseur d'un insecte, que nous piloterons depuis une salle de contrôle. — Qui avez-vous l'intention de placer sur le trône impérial ? » Après avoir jeté un bref coup d'œil à son frère, Miha-Hyt de Mars s'avança d'un pas. « N'y voyez aucune manifestation de défiance de notre part, mais nous préférons pour l'instant garder cette information par-devers nous. » Shari observa distraitement un salier huppé qui faisait la roue devant un buisson de léripas. Ce n'était pas l'amour de l'humanité qui animait les Mars mais une ambition démesurée, dévorante, une volonté exacerbée d'entretenir voire d'étendre l'hégémonie syracusaine sur le reste de l'univers. Gouvernés par les microstases, ils favoriseraient l'avènement d'une puissance occulte sur les mondes colonisés, de la même manière que les kreuziens et Scaythes d'Hyponéros ouvraient la voie à l'incréé. « Eh bien, monsieur, que pensez-vous de notre proposition ? dit Miha-Hyt. — De même que vous souhaitez garder secret le nom du futur empereur, je vous donnerai ma réponse lorsque vous m'aurez remis les deux derniers codes », répondit Shari. Il avait déjà arrêté sa décision mais il n'était pas dans la position de négliger leur collaboration, d'autant moins qu'il ne savait pas si son corps était suffisamment remis pour tolérer un transfert psychokinétique immédiat. En outre il leur aurait fallu, à Jek et à lui, retourner dans les annales inddiques afin de localiser les codes, de préparer leur intervention, et ils auraient pris le risque considérable de revenir trop tard sur Syracusa, de laisser aux armées impériales le temps de prendre le palais épiscopal d'assaut et de s'emparer des quatre corps congelés. « C'est juste, comme aurait dit notre ami capitaine, déclara Miha-Hyt. Une preuve de notre efficacité vous aidera à opérer le bon choix. Vous aurez ces codes dans deux heures. » Alezaïa ne parvenait pas à se défaire du sombre pressentiment qui l'étreignait : elle avait pensé rencontrer son correspondant inférieur dans les rues de Romantigua, mais elle avait eu beau l'attendre à l'endroit et à l'heure convenus jusqu'à ce que Rose Rubis fît son apparition au-dessus des toits, il ne s'était pas présenté. Or son appartenance au réseau lui commandait d'observer un itinéraire et un horaire invariables pour permettre à sa supérieure de lui transmettre ses instructions de vive voix. Avant de prendre son service chez les Blaurenaar lequel service se limitait exclusivement au bien-être du sieur Patriz , elle appela son correspondant supérieur par le canal d'urgence. « Il a probablement eu un problème avec la famille Mars, avança celui-ci. Il a cuisiné la fille cadette de Guntri de Mars, une écervelée notoire, et ces gens-là détestent qu'on vienne fouiner dans leurs affaires. — Quel genre de problème ? » Son invisible interlocuteur marqua un temps de silence. « Le genre dont on ne revient jamais, je le crains... » Alezaïa se mordit les lèvres jusqu'au sang mais elle ne put empêcher les larmes de jaillir de ses yeux. Les passants lui jetèrent des regards réprobateurs, outrés qu'un être humain digne de ce nom, fût-il femme et paritole, pût à ce point manquer de contrôle. « Vous remplirez donc la mission à sa place, reprit le correspondant supérieur. Trouvez un prétexte pour vous rendre à la résidence secrète des Mars et débrouillez-vous pour prévenir les deux guerriers du silence que le sénéchal garde les quatre vrais codes cryo sur lui. Il vous faut agir très vite : tout doit être réglé avant le deuxième crépuscule. » Elle acquiesça d'un mouvement de tête, oubliant qu'il ne pouvait pas la voir. Elle suffoquait, elle ne parvenait pas à remettre de l'ordre dans ses pensées. Elle ne connaissait pas le nom de son correspondant inférieur mais la perspective de sa disparition équivalait pour elle à l'écroulement d'un monde. Elle avait l'impression que les éclats de ses illusions brisées lui meurtrissaient l'âme. Elle ne pourrait jamais se pardonner de l'avoir rudoyé lors de leur dernière communication. « Voici les coordonnées et le code d'accès de la résidence secrète des Mars... » Elle enregistra la suite du message comme dans un brouillard d'où émergeaient des chiffres entrecoupés de recommandations. « Fermez votre canal d'urgence mais n'hésitez pas à me tenir informé aussi souvent que possible. Nous dépêchons d'autres correspondants sur les lieux. Ils seront chargés de vous suppléer à la moindre défaillance de votre part. Bonne chance. » La mort dans l'âme, rongée par la détresse, elle regagna l'immeuble des Blaurenaar par les ruelles étroites de Romantigua. Cette nouvelle mission ne la dispensait pas de sa corvée quotidienne : elle ne pouvait pas se permettre de négliger Patriz de Blaurenaar, de tarir sa principale source de renseignements. Elle entra par une porte dérobée et codée réservée à son seul usage et se rendit directement dans les appartements de Patriz. Il l'attendait, nu, allongé sur le lit. Dans ses yeux gris brillaient les éclats des mégastases, ces stimulants chimiques sans lesquels son membre viril serait resté désespérément flasque. Alezaïa se déshabilla rapidement dans la salle des ondes lavantes, revêtit la luxueuse palatine de dame de Blaurenaar et vint se glisser dans le lit. Elle dut en appeler à toute sa volonté pour endurer la tiédeur et la mollesse du grand courtisan, dont la peau douce et parfumée souleva en elle un début de nausée. Il n'était pas très âgé, une soixantaine d'années standard peut-être, mais son comportement était déjà celui d'un vieillard. Il se percha sur elle avec aussi peu de fougue que de coutume et, comme elle ne fit rien pour lui faciliter la tâche, il peina mille morts pour réussir à la pénétrer. Elle avait la sensation de recevoir en elle une limace obstinée. Elle perçut la subtile constriction annonciatrice de l'éjaculation qui, chez Patriz de Blaurenaar comme chez la plupart des grands courtisans jeunes ou vieux, se limitait à l'émission poussive d'une gouttelette presque transparente et fluide. Il se fendit d'un long soupir et s'abattit lourdement sur elle comme terrassé par une performance physique exceptionnelle. Il ne transpirait pas, ne dégageait aucune odeur corporelle, et ce défaut d'animalité élémentaire exaspérait autant sa partenaire que la façon qu'il avait de s'endormir comme une masse après s'être soulagé en elle. Combien différente aurait été une relation amoureuse avec son complanétaire osgorite ! Elle refoula une nouvelle montée de larmes et se dégagea du corps inerte du grand courtisan. « Désolé, je ne suis pas dans ma meilleure forme », murmura-t-il d'une voix ensommeillée. Alezaïa s'abstint de lui répliquer qu'elle n'avait remarqué aucune différence avec les jours où il se prétendait en pleine possession de ses moyens. « Trop de travail... poursuivit Patriz de Blaurenaar. Nous sommes le 11 de cestius et la journée s'annonce chargée... L'attaque du palais épiscopal était prévue depuis longtemps mais nous avons dû nous réunir pendant une grande partie de la seconde nuit pour mettre au point la descente d'interlice chez les Mars. Le sénéchal n'aurait pas pu lancer l'opération sans l'accord préalable des autres familles majeures... » Alezaïa se redressa et secoua l'épaule du courtisan. « Que se passe-t-il chez les Mars ? — Ils ont recueilli les deux visiteurs clandestins de la nuit précédente, ces deux sorciers inddiques... D'après le sénéchal, cela fait plus de dix ans qu'ils fomentent un complot pour renverser Menati Imperator. Ils produisent des microstases qui interdisent l'inquisition mentale et comptent de nombreux alliés parmi les officiers supérieurs de l'interlice, les mercenaires de Pritiv, les cardinaux et les courtisans. Le sénéchal n'était pas intervenu jusqu'alors car il avait glissé ses propres informateurs dans leur organisation. Il estimait que les oppositions, catalysées par les Mars, seraient plus faciles à contrôler et les événements lui ont donné raison, comme toujours... Il leur a préparé une petite surprise à sa façon : les deux codes que remettra cette traînée de Miha-Hyt de Mars aux deux sorciers inddiques seront des microbombes cryogénisantes. — Dans combien de temps s'effectuera la descente d'interlice ? » Il entrouvrit les paupières et jeta un coup d'œil sur la pendule holographique murale. « Dans moins d'une heure. Et maintenant, ma douce amie, quel que soit votre admirable intérêt pour les affaires de l'Ang'empire, permettez-moi de prendre un peu de repos : vous m'avez épuisé... » Il ne lui fallut pas dix secondes pour s'endormir. Alezaïa repoussa le drap, se releva et se rua dans la salle des ondes lavantes où, tout en se rhabillant, elle contacta son correspondant supérieur par le canal d'urgence et lui rapporta rapidement les paroles du grand courtisan. « Nous savions que le sénéchal contrôlait la famille Mars et leurs affidés, mais nous ne pensions pas qu'il serait informé de la présence des guerriers du silence dans leur résidence secrète... » Le dépit qui sous-tendait la voix de son correspondant supérieur n'échappa pas à l'attention d'Alezaïa. Elle rajusta le cache-tête de son colancor et tira hâtivement deux mèches de sa chevelure. « Il n'est plus question de prudence. Foncez chez les Mars et arrangez-vous pour contacter les guerriers du silence. Par n'importe quel moyen. Avez-vous une arme sur vous ? — Je sais où en trouver une, mais je risque de mettre le réseau... — Lune Rouque n'aura bientôt plus aucune raison d'être ! N'hésitez pas à vous servir de votre arme... Au fait, nous avons reçu des nouvelles de votre correspondant inférieur... » Une flambée d'espoir embrasa Alezaïa. « De mauvaises nouvelles : on l'a retrouvé dans l'entrée de son appartement. Le ventre ouvert et le crâne en charpie... » La jeune femme réprima une violente envie de vomir. Lorsqu'elle eut repris ses esprits, une rage meurtrière s'empara d'elle et elle ne fut plus animée que par un désir incoercible de venger l'homme qu'elle avait projeté d'aimer. Elle s'approcha silencieusement de la commode de bois précieux installée entre les deux baies vitrées de la chambre, ouvrit le tiroir du bas, saisit un ondemort à canon court et à la crosse ornée de motifs nacrés, le glissa dans une poche de sa cape et, après s'être assurée une dernière fois que Patriz de Blaurenaar dormait du lourd sommeil du juste, sortit sur le palier. Le délai annoncé par Miha-Hyt de Mars était dépassé depuis déjà quinze minutes et, contrairement à ses promesses, Shari et Jek n'étaient pas entrés en possession des deux derniers codes. Ils avaient mis leur inactivité à profit pour se reposer et reprendre des forces. Ils s'étaient assis sur la banquette et, indifférents aux incessantes allées et venues des serviteurs, ils avaient fermé les yeux et s'étaient laissé porter par la vibration de l'antra. Il les avait emmenés dans des zones profondes d'eux-mêmes, dans des vestiges d'existences oubliées. Ces explorations dans les fondements de leur âme ressemblaient aux expéditions dans le naos des annales inddiques : des scènes se succédaient les unes aux autres dans le plus grand désordre apparent, à cette différence près qu'ils ne restaient pas les témoins neutres des bribes d'existence qu'ils découvraient mais qu'ils en étaient également les acteurs, les moteurs. Il leur était pour l'instant impossible de donner une cohérence, une chronologie à l'ensemble, ils prenaient seulement conscience que les vies humaines, passées ou présentes, s'agençaient en un ordre secret, tissaient l'imperceptible trame de l'univers, cette même trame que s'ingéniaient à détruire l'incréé et ses agents de l'Hyponéros. Lorsque Shari avait rouvert les yeux, un bref regard à la pendule murale lui avait appris que les deux heures prévues s'étaient pratiquement écoulées. Les serviteurs avaient déserté la chambre, inondée de la lumière pourpre de Rose Rubis. Le silence tendu qui régnait sur la résidence semblait abriter une foule de dangers. Les saliers huppés n'émettaient plus leurs roulements mélodieux et les ramures des arbres avaient cessé de bruisser. Ce calme était peut-être naturel en cette heure du premier jour vénicien où les rayons de l'astre rouge se faisaient accablants, mais il avait créé en Shari un sentiment persistant de malaise, à tel point qu'il s'était demandé s'il avait eu raison d'accorder sa confiance à ses hôtes. Il avait eu une pensée pour Oniki et Tau Phraïm, puis, après avoir évacué sa tristesse, il s'était dit que leur séjour chez les Mars, s'il avait été rendu nécessaire par sa cryogénisation, n'avait que trop duré. D'une pression sur le bras, il avait tiré Jek de sa profonde immersion dans les arcanes de l'inconscient. « Nous devons nous tenir prêts à nous transférer à tout moment et à nous retrouver dans les annales inddiques. — Tu as les codes ? avait demandé l'Anjorien qui, n'ayant pas encore tout à fait réinvesti son corps, éprouvait des difficultés à coordonner ses idées. — Non, mais les deux heures se sont écoulées et ce silence ne me dit rien qui vaille. » Les secondes s'étaient égrenées avec une lenteur effarante. Il n'y a rien de pire que d'être dépendant du bon vouloir d'un tiers, rien de pire que d'être suspendu à l'ouverture d'une porte alors que se fait ressentir l'impérieuse nécessité de l'action. Des bruits de pas retentirent dans le vestibule de la chambre. Nerveux, Jek voulut se lever et se précipiter à la rencontre des nouveaux arrivants, mais la voix de Shari le cloua sur la banquette. « L'antra. Prépare-toi au transfert. » Les trois Mars, suivis du capitaine de l'interlice et d'une jeune femme qu'ils n'avaient encore jamais vue, s'engouffrèrent dans la chambre. Deux petites sphères blanches oscillaient dans la main tendue et gantée de Miha-Hyt. « Nous sommes désolés de ce retard, monsieur, mais nos amis de la maintenance technique ont mis plus de temps que prévu à neutraliser les systèmes de sécurité afférents aux codes. » Aucune trace de contrition n'était cependant décelable dans le timbre de sa voix. Elle s'approcha de la banquette et tendit le bras vers Shari en un geste emphatique. « Voici les gages de notre bonne foi, monsieur. Et les promesses, je veux l'espérer, d'une collaboration fructueuse. » Jek fixait les sphères qui oscillaient doucement dans la main réduite de Miha-Hyt, mais quelque chose d'indéfinissable, une intuition, une prémonition, l'empêchait de se réjouir de la réunion, tant attendue pourtant, des quatre codes. Il lui semblait qu'une énergie diabolique se dégageait de ces deux boules blanches. Il lança un coup d'œil à Shari en espérant attirer son attention, mais il se rendit compte que le mahdi, figé sur la banquette, partageait son impression. « Vous ne les prenez pas, monsieur ? » demanda Miha-Hyt. Elle désigna d'un mouvement de menton la jeune femme qui se tenait derrière elle. « Peut-être êtes-vous perturbé par la présence de cette jeune personne ? Nous sommes tellement portés par l'enthousiasme que nous manquons à tous nos devoirs. Je vous présente Irka-Hyt, la fille cadette de mon frère Guntri. Elle a absolument tenu à vous rencontrer. » Vêtue d'un colancor noir à parements argentés et d'un manteau serré à la taille, Irka-Hyt était une adepte de la mèche unique, une mode qui avait connu une grande vogue au sortir de l'Age médian. Toutefois, elle affirmait sa modernité par la longueur inhabituelle de cette tresse bleutée qui s'enroulait comme un serpent autour de sa couronne-eau lumineuse. Elle esquissa une révérence, pas l'une de ces courbettes raides et ridicules qui caractérisaient les bourgeois et les délégués des guildes professionnelles, mais une inclinaison du buste d'une fluidité et d'une prestance inégalables. « Irka-Hyt n'a qu'un seul défaut, reprit Miha-Hyt. Sa jeunesse et sa fougue l'inclinent aux indiscrétions et nous placent parfois dans des situations embarrassantes. Mais elle nous est aussi et surtout d'une grande utilité car l'empereur, qui aime sa spontanéité, l'invite régulièrement à ses soirées privées. Elle est devenue de ce fait notre meilleur agent de renseignements au palais impérial. — C'est vous qui me placez dans une situation embarrassante, ma tante », murmura la jeune femme. Elle dépassait Miha-Hyt et ses frères d'une demi-tête. Elle était encore dans la pleine possession de sa beauté mais une aura grise, l'ombre vigilante des microstases sans doute, ternissait déjà l'éclat de sa peau et de ses yeux bleus. « Prenez ces codes, monsieur. Mon bras fatigue et... » Un tumulte soudain l'interrompit, ponctué par un crépitement puis par un bruit sourd qui évoquait la chute d'un corps sur les dalles de marbre. Une odeur de chair calcinée se diffusa dans l'air parfumé de la pièce. Shari se tourna vers Jek et, d'un geste de la main, lui intima l'ordre de se préparer au transfert. La porte s'ouvrit dans un fracas de tonnerre et une femme aux vêtements de servante s'introduisit dans la pièce. Des volutes de fumée noire s'échappaient du canon de l'ondemort qu'elle braquait en direction des Mars. Des lueurs farouches enflammaient ses yeux de braise. La pâleur extrême de son visage trahissait à la fois la peur, la tension et une détermination farouche. Jek invoqua l'antra et commença à visualiser les bouches de lumière. « Ne touchez pas ces codes ! hurla la servante. Ce sont des microbombes cryogénisantes. — Etes-vous folle ? s'indigna Guntri de Mars en s'avançant d'un pas vers l'intruse. Le fait de porter la livrée blanche des Blaurenaar crée des obligations. La singularité de votre comportement... — Taisez-vous, sieur de Mars, ou je vous brûle la cervelle ! Quant à vous, capitaine, je vous déconseille vivement de bouger ! » Son ton résolu figea Guntri sur place et dissuada l'officier de tenter de la désarmer. C'était une Osgorite, une correspondante d'un réseau clandestin probablement, et les réactions imprévisibles de ces terroristes paritoles en faisaient des adversaires particulièrement redoutables. Elle se dirigea lentement vers la banquette et dévisagea ardemment Shari. « Le sénéchal Harkot garde les quatre véritables codes sur lui. Dans la poche intérieure de son acaba... » Elle avait mis toute la force de sa conviction dans sa voix et dans son regard. « Le muffi... » Elle n'eut pas le temps d'en dire plus. Un rayon scintillant jaillit de l'embrasure de la porte et la frappa entre les omoplates. Elle lâcha son arme et fit quelques pas mécaniques avant de s'effondrer comme une masse au pied du lit. Les deux faux codes explosèrent au même moment dans la main de Miha-Hyt et les puissants gaz cryogènes qu'ils renfermaient se répandirent dans la chambre. CHAPITRE XII Ecoute mon histoire, ô toi le passant qui n'aperçois de mon visage qu'un masque blanc et tragique. Peut-être crois-tu que je souhaite dissimuler mes traits à la suite d'un quelconque forfait ? Peut-être estimes-tu que je suis un criminel recherché par les forces de l'ordre de toutes les planètes habitées ? Peut-être présumes-tu que j'ai accompli des actes abominables comme le viol d'enfants ou le trafic de marchandhommes ? Peut-être penses-tu que je mérite le supplice de la croix-de-feu kreuzienne ou le pal des mondes du Levantin ? Tu es pourtant bien loin de la vérité, car même dans tes rêves les plus hideux, tu n'as pas assez d'imagination pour te faire une idée de l'abomination que fut ma vie. J'ai commis les crimes les plus odieux que puisse commettre un être humain, et tout cela, je ne l'ai pas fait en mon nom mais au nom de mes supérieurs, de mes officiers. Commenceras-tu à comprendre qui je suis réellement lorsque je t'aurai avoué que je suis un ancien mercenaire de Pritiv ? Tu regrettes de m'avoir prêté une oreille attentive à présent, tu voudrais fuir te réfugier dans ton logis, mais ni les murs ni les portes ne sont en mesure d'arrêter le Pritiv. Lorsque nous pénétrions dans un appartement, nous ne laissions aucune trace derrière nous, nous n 'épargnions aucune vie, nous éventrions les hommes, nous violions les femmes avant de dépecer leurs enfants sous leurs yeux. Nous étions aussi monstrueux que ce masque qui nous sert de visage. Mais sais-tu quelle est la pire torture pour un homme ? Comment pourrais-tu le savoir puisque tu es un être libre ? S'engager dans les rangs du Pritiv, c'était se précipiter tête baissée dans un enfer d'où il était impossible de sortir... La complainte du mercenaire de Pritiv. Théâtre traditionnel d'Issigor, traduction de Messaodyne Jhû-Piet. Whu Phan-Li s'essuya le front d'un revers de main. Cela faisait près de trois jours qu'il marchait et il n'avait pris aucun temps de repos. La lanière de la bouteille métallique lui meurtrissait l'épaule. L'étoile double Marij-Hurij décochait ses flèches incendiaires sur le Sixième Anneau. Le disque ocre de Sbarao occupait un bon tiers de la voûte céleste. Les courbes concentriques des anneaux intérieurs et extérieurs, recouverts d'un gris argentin, se confondaient dans le lointain. Par chance, les vents sulfureux, qui avaient soufflé sans discontinuer pendant six jours, étaient tombés et Whu n'avait pas été obligé d'utiliser son masque d'appoint et de puiser dans ses réserves d'oxygène. Il avait parcouru à pied les deux cents kilomètres qui séparaient les monts Pïaï de l'ancien bastion rebelle qui servait de siège au réseau de Jankl Nanupha. Le sac de toile et la gourde de peau que lui avait remis Katiaj, l'himâ du village abrazz, étaient pratiquement vides. Il avait épuisé ses provisions d'eau, de pain et de galettes de légumes séchés et salés. Il entendit les grondements caractéristiques des camions à propulsion nucléaire dans le lointain. Le réseau n'avait pas interrompu ses activités pendant son absence. Pourquoi l'aurait-il fait d'ailleurs ? Jankl Nanupha, le cap, ne poussait pas le sens de l'amitié jusqu'à suspendre les razzias parce que son successeur désigné, son fils spirituel, avait disparu. Whu en fut déçu et se reprocha aussitôt son ressentiment : pouvait-on s'attendre à autre chose de la part d'un homme qui avait consacré l'essentiel de son existence au trafic d'enfants ? Il aperçut les crêtes découpées des hautes cheminées des sources. Après avoir craché leurs ultimes panaches de gaz soufrés, elles s'étaient provisoirement éteintes, mettant un terme à la saison du ciel jaune. Il entrevit également le mur d'enceinte du bastion, accroché à flanc de colline, et les silhouettes des sentinelles disposées à intervalles réguliers sur le chemin de ronde. Des camions soulevaient d'épaisses nues sur la route poussiéreuse qui jaillissait du portail grand ouvert comme une langue monstrueuse et figée. Les formes tremblaient dans les effluves de chaleur et les rayons étincelants de Marij-Hurij se réfléchissaient sur les vitres, les phares et les grillages des cages. La razzia prendrait probablement pour cible un village proche, car les tireurs étaient déjà embusqués sur les toits, les singes accrochés aux hayons et les cams installés sur les plates-formes arrière des cabines. Les grondements allaient s'amplifiant dans l'air assaini de la saison du ciel blanc. Whu Phan-Li s'arrêta et contempla la colonne de véhicules qui s'élançait en direction des plaines de Gzida. Cela ne faisait pas une semaine locale que le cap lui avait demandé de diriger la razzia sur les Abrazz mais, bien que les circonstances le contraignissent à revenir sur les lieux de ses forfaits et à exhumer des souvenirs douloureux, les vingt années passées au service de Jankl Nanupha lui semblaient relever d'un lointain passé, d'une existence oubliée. Les seuls déremats du Sixième Anneau qui ne fussent pas contrôlés par les forces impériales étaient ceux du réseau. Les blessures de sa jambe s'étaient rapidement cicatrisées. Katiaj avait elle-même retiré, à l'aide d'une pince métallique extrêmement fine et rougie au feu, les billes de plomb fichées dans sa chair et dans ses os. Comme les Abrazz ne disposaient pas de produit anesthésiant, elle avait inséré un chiffon imbibé d'alcool entre les dents du blessé. La douleur avait été tellement vive qu'il avait perdu connaissance à plusieurs reprises. L'himâ avait ensuite étalé un onguent cicatrisant sur ses plaies, lui avait passé une éponge végétale sur tout le corps et l'avait massé avec une huile parfumée. Le lendemain, après une nuit de sommeil agitée, il avait pu se lever et esquisser quelques pas sans ressentir de gêne. En revanche, son âme avait continué de saigner et il avait fallu toute la persuasion de Katiaj pour l'empêcher de commettre un geste irréparable. Pendant trois jours et trois nuits, elle était restée en permanence à ses côtés, autant pour le surveiller que pour le convaincre de l'importance de son rôle. Il s'était d'abord refusé à l'écouter, parce qu'il s'était installé avec complaisance dans la médiocrité de son existence et qu'il ne voulait pas renouer avec un enseignement dont il s'était lui-même exclu. Puis, de guerre lasse, il s'était assis sur le lit en position de veille quiète, avait descendu sa respiration dans le bas-ventre, s'était laissé porter par le fleuve de ses pensées et s'était totalement immergé dans le lac du Xui. Là, face à sa réalité ultime, il avait pris conscience que les paroles de l'himâ des Abrazz n'étaient que l'expression de la vérité : il n'avait pas participé à la bataille de Houhatte parce qu'il était destiné à reprendre le flambeau de l'Ordre absourate et à préparer l'avènement d'un monde nouveau. Cependant, son mental avait refusé l'évidence et il avait fallu l'offrande suprême de Katiaj pour qu'il se réconcilie enfin avec lui-même. Elle lui avait fait le don de la compassion, de la force et de la clairvoyance. Pendant que les tempêtes de soufre faisaient rage, ils s'étaient aimés durant trois jours et trois nuits, n'interrompant leur étreinte que pour s'alimenter ou se désaltérer, jusqu'au moment où une vision claire s'était imposée à Whu et lui avait commandé de se mettre en route. Il n'avait pas eu besoin d'en faire part à l'himâ. Elle avait souri tristement, s'était levée et, sans dire un mot ni prendre le temps de se rhabiller, avait rempli d'eau une gourde de peau et glissé des galettes séchées dans un sac de toile. Whu avait contemplé une dernière fois ce corps cuivré qui lui avait procuré bien davantage que du plaisir. Il avait remarqué que des iris sombres se dessinaient dans les yeux de la jeune femme, comme si elle avait perdu son regard de voyante en même temps que sa virginité. Elle lui avait apporté des vêtements traditionnels abrazz, un pantalon bouffant resserré aux chevilles, une tunique sans manches et un bonnet de coton. Il s'était habillé, avait pris le sac et la gourde qu'elle lui avait tendus, avait récupéré son masque et sa bouteille d'oxygène puis, après un ultime baiser, était sorti dans la rue principale du village, inondée de lumière et saupoudrée d'une épaisse couche de soufre. Il ne s'était pas retourné, mais il lui avait semblé entendre les sanglots de Katiaj sur le pas de sa porte. Les Abrazz qui vaquaient à leurs occupations dans les venelles et sous les auvents déchirés lui avaient jeté des regards intrigués. Comme ils avaient détruit les camions, ces symboles haïssables de la férocité des loups de Nanupha, il n'avait pas eu d'autre choix que de faire le trajet à pied. Il n'avait cessé de penser à Katiaj tout au long de son long et monotone voyage. L'odeur épicée de son corps l'avait enveloppé comme une ombre. Il avait pris conscience qu'il l'aimait et repoussé avec l'énergie du désespoir la tentation de rebrousser chemin, se raccrochant à l'idée qu'ils étaient liés pour l'éternité, qu'il reviendrait vivre avec elle lorsqu'il aurait accompli sa destinée. Il avait croisé des moufliettes sauvages qui," curieusement, comme si elles savaient qu'elles n'avaient rien à craindre de lui, ne s'étaient pas enfuies à son approche. Sa vision était revenue le visiter à plusieurs reprises. Elle lui avait montré un immense bâtiment flanqué de sept tours, un enfant, deux hommes entièrement vêtus de blanc et des corps allongés dans des sarcophages transparents. Il ignorait où se trouvait cet édifice mais il pensait trouver l'information à l'intérieur d'un fichier de la mémothèque de Jankl Nanupha. Le cap se vantait en effet de connaître tous les styles d'architecture et possédait de nombreux fichiers amovibles sur le sujet, en particulier sur les monuments classés de l'Ang' empire. En revanche Whu n'avait pas établi les relations entre cette bâtisse, ces personnages et lui-même, et il ne devrait pas compter sur le programmateur du mémodisque central pour l'informer de ce qu'il était censé faire une fois qu'il se serait rematérialisé sur les lieux de sa vision. Pour l'instant, il n'avait pas d'autre choix que de se laisser guider par son intuition, de marcher sur ce sentier intime, secret, qui finirait sûrement par déboucher quelque part. La brise dispersa la poussière soulevée par les camions. La chaleur, torride, transperçait les vêtements légers de Whu. A l'aide de son bonnet de coton, il s'essuya le crâne recouvert d'un gazon naissant de cheveux drus. Il revendiquait de nouveau son statut de chevalier absourate et ne ressentait plus le besoin de se raser la tête pour dissimuler sa tonsure perpétuelle. La sueur lui plaquait le tissu de sa tunique et de son pantalon sur le corps. La fatigue de ces trois jours de marche forcée, harassante, s'instillait en lui comme un lent poison. Il parcourut les cinq cents mètres qui le séparaient du mur d'enceinte. Les silhouettes des sentinelles se découpaient sur le fond de terre brûlée de la colline. Il les vit se regrouper et braquer sur lui leur ondemort à canon long. Il écarta les bras pour montrer qu'il n'était pas armé et continua d'avancer d'un pas tranquille. Il avait compté sur le respect et la crainte qu'il inspirait aux membres du réseau pour franchir sans encombre les différents barrages dressés par les gardes de faction. Il lui faudrait mettre à profit l'effet de surprise et l'indécision que provoquerait sa réapparition pour gagner immédiatement le sous-sol où étaient installés la mémo-thèque et les déremats. « C'est Cri-Mort ! hurla une sentinelle. — Cri-Mort ! » répétèrent plus de vingt voix en écho. Les canons des ondemorts se relevèrent et Whu pénétra sans difficulté dans la cour intérieure du bastion. Des hommes vêtus d'uniformes kaki ou de bleus de travail jaillirent de porches, de portes, de différentes zones d'ombre, l'entourèrent et le pressèrent de questions. Il ne décela aucune animosité de leur part, seulement une curiosité exacerbée par la disparition des deux camions de son équipe. Il leur expliqua qu'ils avaient été surpris par une subite tempête de soufre, que les deux véhicules étaient tombés dans une faille, qu'il avait été éjecté de la plate-forme et qu'il avait réussi à éviter la chute fatale en se raccrochant aux branches d'un arbuste. « Et ces vêtements ? Qui te les a donnés ? — Les Abrazz qui m'ont recueilli et soigné. — Les Abrazz ? Ils sont plutôt du genre à nous égorger ! — Comment auraient-ils pu savoir que j'appartenais au réseau ? Je leur ai fait croire que j'étais un commerçant ambulant surpris par la tempête... » De leur côté ils lui apprirent que les dix-huit autres camions de la razzia sur les Abrazz étaient rentrés à bon port, chargés chacun de six ou sept prises d'excellente qualité. « Mais ça n'a pas rendu sa bonne humeur au cap ! — C'est de revoir son cher Cri-Mort qui le ramènera à de meilleurs sentiments ! » Whu jeta un regard assassin au mécanicien qui venait de prononcer ces mots, non pas que l'allusion l'eût blessé, mais il sautait sur ce prétexte pour rétablir son autorité sur eux. De fait ils conservèrent un mutisme prudent, baissèrent la tête et s'écartèrent pour le laisser passer. Il contourna des camions stationnés au-dessus de fosses de réparation et s'engouffra dans le vestibule du bâtiment central, plongé dans la pénombre. Trois veilleurs bondirent de leur siège en osier et fondirent sur lui comme des vautours des monts Fiai sur une charogne. Le canon froid d'un ondemort lui caressa la nuque. Il se figea sur place, les bras et les jambes écartés. Des mains moites lui arrachèrent son masque, sa bouteille, son sac de toile et lui palpèrent le torse et le bassin. « Baisse ton pantalon ! ricana l'un d'eux. Nous avons reçu la consigne de sonder les gnouls dans les grandes profondeurs ! — Je ne sais pas pourquoi les sentinelles t'ont laissé passer mais je te promets que tu vas le regretter ! » ajouta un autre. Trompés par ses vêtements, ils le prenaient pour un autochtone. Ils faisaient preuve en la circonstance d'une stupidité sans bornes car un natif des Anneaux, protégé par son souffre-douleur, ne se serait jamais encombré d'une bouteille d'oxygène et d'un masque respiratoire d'appoint. Whu comprit qu'il avait affaire à de nouvelles recrues, des novices qui ne pouvaient pas le reconnaître tout simplement parce qu'ils ne l'avaient jamais vu. La règle voulait que les débutants soient affectés à la surveillance du bastion pendant les razzias. Leurs sarcasmes, leurs gloussements présageaient d'une fouille corporelle particulièrement perverse. Ce visiteur leur offrait une excellente opportunité de se venger de la frustration dans laquelle les plongeait leur immobilité forcée. « Baisse ton pantalon, sale gnoul ! » Whu descendit sa respiration dans le bas-ventre. Il estimait que le recours au cri de mort lui coûterait moins d'énergie qu'une fastidieuse tentative de justification de son identité. Il sentit des flots de chaleur intense converger vers le point de confluence du Xui, situé entre le nombril et le pubis. Les gardes continuaient de se rengorger, forts de la supériorité que leur conféraient le nombre et les armes, mais l'attitude déroutante du visiteur éveillait en eux un inexplicable sentiment de peur. Le subtil grésillement des sphères volantes de climatisation prenait une résonance insolite, inquiétante, dans le silence tendu qui retombait sur le vestibule. « Obéis, gnoul, ou je te brûle la cervelle ! » Whu continua d'emmagasiner le Xui. Bien qu'il leur tournât le dos, il ne perdait rien des déplacements des veilleurs, comme si sa vision, une représentation intérieure plutôt qu'une simple perception sensorielle, englobait l'ensemble de la pièce. Il ne distinguait pas seulement leurs mouvements physiques mais également leurs intentions. Il gardait toujours un temps d'avance sur eux en se glissant dans cette nanoseconde qui séparait la décision de l'action. Hésitants, les trois hommes se consultèrent du regard. Whu exploita instantanément ce moment de flottement. Il fit un pas sur le côté pour se sortir de la ligne de tir de l'ondemort, se retourna et injecta toute la puissance du Xui dans son cri. Deux de ses adversaires, foudroyés par l'impact, s'effondrèrent, l'un sur les carreaux de terre cuite et l'autre sur une table de bois. Les yeux agrandis d'effroi, le troisième lâcha son ondemort et se protégea instinctivement le plexus solaire de ses mains. L'effroyable vibration qui était sortie de la bouche du visiteur s'était enfoncée comme une lame chauffée à blanc dans sa poitrine, le dépouillant de toute volonté. Choqué, pétrifié, il n'eut pas d'autre ressource que de se laisser choir sur un fauteuil et d'attendre la mort avec résignation. Whu ne jugea pas nécessaire de l'achever. Il se dirigea vers la porte à double battant du bureau de Jankl Nanupha. Des bruits de pas et de voix retentirent dans la cage de l'escalier tournant qui menait aux étages supérieurs. Alertés par le vacarme, croyant que le bâtiment faisait l'objet d'une attaque organisée, les permanents de l'administration du réseau accouraient pour prêter main-forte aux trois veilleurs. Le code de la serrure n'ayant pas été enclenché, Whu entra sans opposition dans le bureau. Il se demanda fugitivement si Jankl Nanupha était parti en expédition avec ses hommes, perspective qui lui avait paru évidente jusqu'à présent. Il referma la porte derrière lui et pressa le bouton de commande du code. Les loquets de sécurité coulissèrent sur leurs traverses dans une succession de crissements aigus. Les sphères de climatisation, rassemblées dans un coin de la pièce, se répandirent sous le plafond comme poussées par un brusque courant d'air. Une odeur de tabac froid flânait dans la pièce. Il fit le tour du meuble de bois précieux qui servait de bureau à Jankl puis, espérant que le cap n'avait pas modifié la combinaison pendant son absence, poussa la boîte de cigarettes endorphiniques et saisit une série de chiffres sur le clavier intégré. Au bout de quelques secondes, le plancher s'escamota sous une baie vitrée et découvrit la bouche circulaire d'un tube gravitationnel. Des coups sourds ébranlèrent la porte d'entrée. Whu calcula qu'il faudrait environ cinq minutes à ses poursuivants pour venir à bout du système de verrouillage ou des vitres blindées des baies. Ce répit risquait d'être insuffisant pour lui permettre de rechercher le bâtiment de sa vision dans les fichiers thématiques du cap, de s'installer dans un déremat et de procéder au transfert. Il programma l'occlusion automatique du volet et sauta sur la plate-forme montante avant même qu'elle ne se fût stabilisée à hauteur du plancher. Elle entama sa descente après une série d'oscillations de forte amplitude et se posa sur le béton du sous-sol au bout d'une vingtaine de secondes qui parurent interminables à Whu. A l'extrémité supérieure du tube, le volet se referma et occulta la lumière du jour. Des bulles flottantes sensitives s'allumèrent et découvrirent une immense salle voûtée et hérissée de piliers. Les déremats, d'antiques machines noires et rondes de plus de quatre mètres de hauteur dont le sas d'accès était bizarrement placé au sommet, étaient alignés contre un mur. La peinture des barreaux des échelles d'accès, usées par les innombrables passages, s'était écaillée et laissait entrevoir le minium d'origine. Les clients indiquaient les coordonnées exactes de l'endroit où ils souhaitaient recevoir leur livraison et, après qu'ils s'étaient acquittés du montant requis par un versement bancaire interstellaire, le réseau procédait au transfert du garçon ou de la fillette commandés et préalablement drogués. On pouvait programmer ces déremats de deux manières, soit en utilisant une console extérieure reliée au mémodisque central, soit en se servant directement du clavier de la cabine de transfert. Whu se dirigea vers une tour métallique de deux mètres de hauteur et criblée de fentes de lecture. L'épaisseur des murs et du plafond générait une isolation acoustique parfaite et plongeait le sous-sol dans un silence profond, seulement troublé par le ronronnement du ventilateur interne du mémodisque. Des émulsions neutres, grises, emplissaient un écran-bulle holo fixé au-dessus d'une fosse de projection et environné de touches scintillantes serties dans le montant de la tour. Whu se pencha et ouvrit le tiroir où étaient rangés les fichiers thématiques de Jankl. Il lui fallut deux minutes pour trouver le disque consacré aux monuments classés de l'Ang'empire. Il l'inséra dans une fente de lecture, espérant que le bâtiment de sa vision faisait partie de la sélection. Des hologrammes s'élevèrent du socle de projection, des lettres en relief s'inscrivirent sur la paroi de la bulle et lui soumirent plusieurs choix : préhistoire spatiale, Ere première, Age médian. Epoque moderne, Ang'empire. Bien qu'il n'eût aucune connaissance particulière dans le domaine de l'architecture, il opta pour l'Ere première, car le bâtiment de sa vision, en dépit de son ancienneté apparente, semblait plus récent que le monastère absourate qui datait, si ses souvenirs ne le trompaient pas, de la préhistoire spatiale. Il pressa une touche pour valider son choix. Le mémodisque lui proposa une sélection entre Syracusa, Marquinat et l'amas stellaire de Néorop, les seuls mondes où l'on recensait des édifices datant de cette période, comprise entre l'an 2500 et l'an 4500 du calendrier de la Confédération de Naflin. Des bruits de crissement et de chuintement lacérèrent le silence. Les poursuivants étaient parvenus à forcer l'entrée du bureau, à déclencher l'ouverture du volet du tube gravitationnel. Un rai de lumière diurne dessina une flaque claire sur le béton fendillé. Whu se décida pour Syracusa. Un premier édifice apparut en réduction holographique à l'intérieur de l'écran-bulle. Le chevalier ne le reconnut pas bien qu'il présentât des similitudes avec le bâtiment de sa vision. Une voix synthétique s'éleva du haut-parleur intégré. « Le palais seigneurial de Vénicia, la capitale de Syracusa. Bâti en l'an 2780 de l'Ere première par le roi Odek VII, il fut réquisitionné par le Comité planétaire à l'issue de la révolution du Soleil de Sang et enfin récupéré et restauré par Mikeli, premier seigneur de la dynastie Ang, à la fin des guerres artibaniques... » Whu appuya d'un geste rageur sur la barre de défilement. Il perçut le frôlement caractéristique de la plate-forme qui commençait à s'élever et dont la tranche circulaire, gainée de caoutchouc, effleurait la paroi lisse du tube. Il refoula la panique qui le gagnait et s'efforça de maîtriser sa respiration ventrale, de garder le contact avec le Xui. En dépit de la fraîcheur du sous-sol, il transpirait à grosses gouttes. Les émulsions lumineuses de l'écran-bulle restèrent une seconde en suspension avant de reconstituer un monument flanqué de sept tours que, cette fois, Whu identifia sans l'ombre d'une hésitation. « Le palais épiscopal de Vénicia, la capitale de Syracusa, reprit la voix synthétique. Siège de l'Eglise du Kreuz, construit en l'an 4169 par le muffi Xapharel le Premier, son architecture, révélatrice de la fin de l'Ere première, préfigure le classicisme austère de l'Age médian. Toutefois, les tours... » Whu mémorisa les coordonnées de transfert, incrustées sur la paroi de l'écran-bulle, et se rendit en quelques bonds près du premier déremat. La plate-forme n'avait pas encore atteint la bouche supérieure du tube et il avait largement le temps de programmer son voyage. Il espéra que l'appareil aurait un rayon d'action suffisamment puissant pour l'expédier sur la planète impériale sans le secours de relais intermédiaires. Au moment où il posait le pied sur le premier barreau de l'échelle d'embarquement, il huma une vague odeur de tabac rouge. « Eh bien, Cri-Mort, tu me quittes sans me dire au revoir ? » Whu n'eut pas besoin de se retourner pour identifier cette voix grave. Jankl Nanupha avait surgi d'un recoin du sous-sol et s'avançait vers lui. Les rayons de la bulle flottante sensitive qui le survolait se réfléchissaient sur sa chevelure huilée et soulignaient l'aspect grêlé de sa peau. Un rictus déformait ses lèvres brunes et craquelées, dévoilait ses dents rosies par l'abus de tabac. Ses yeux profondément renfoncés sous ses arcades saillantes lançaient des éclats colériques. Il avait gardé les mains dans les poches de sa veste blanche, mais, aux déformations révélatrices de l'étoffe, Whu devina qu'il maintenait un ou deux ondemorts braqués dans sa direction. « Je te croyais mort et, comme tu vois, je n'avais pas fini mon deuil, poursuivit le cap. Je n'avais plus le cœur à participer aux razzias, je me réfugiais dans le sous-sol pour cacher mon chagrin... — En ce cas vous devez vous réjouir de me savoir en vie ! » avança Whu avec un sourire. Jankl jeta un coup d'oeil sur l'écran-bulle où se succédaient des vues tridimensionnelles des détails architecturaux du palais épiscopal de Vénicia. « Je me serais réjoui de savoir en vie le Cri-Mort que je connaissais, l'homme à qui j'avais donné ma confiance, reprit Jankl, obligé de parler fort, de crier presque pour dominer la voix de synthèse qui continuait de débiter son commentaire. Je me serais réjoui de savoir en vie celui que je considérais comme mon fils, mais l'homme qui se tient devant moi n'est pas mon fils, ni même mon ami... Il s'appelle Whu Phan-Li et vient des lointains mondes du Levantin. Ancien chevalier absourate, il n'a jamais accepté la défaite de l'Ordre. Il croit encore que les techniques du Xui, huit fois millénaires, peuvent infléchir le cours inexorable du destin et, d'après ce que je vois et j'entends, il compte se rendre sur Syracusa. A moins qu'il ne se soit pris d'une soudaine passion pour l'architecture, ce dont je doute fort... Ce Whu Phan-Li oublie un petit détail : il a des comptes à me rendre au sujet de deux camions et de vingt hommes disparus... » La plate-forme atterrit silencieusement et les quatre hommes qu'elle avait transportés, armés d'ondemorts à canon long, se déployèrent entre les piliers du sous-sol. Comme cela s'était passé quelques minutes plus tôt dans le vestibule, Whu perçut l'infime décalage séparant les pensées et les actions du cap, la crispation de ses index sur la détente des ondemorts enfouis dans ses poches. « Nous avons été pris dans une tempête de soufre au beau milieu d'un village. Nous avons été obligés de nous arrêter. Les Abrazz nous sont tombés dessus et ne nous ont laissé aucune chance. »La bouche de Jankl s'étira en une moue dubitative. « Comment se fait-il que tu sois encore en vie ? — J'ai été blessé à la jambe par une décharge de plomb et recueilli par une himâ. Elle a ordonné aux villageois de m'épargner. » Tout en parlant, Whu ne perdait aucun mouvement des ombres silencieuses qui se répartissaient sur toute la largeur du sous-sol. Il avait l'impression qu'elles se déplaçaient à l'intérieur de lui. « Pour quelle raison t'aurait-elle gracié ? Ces satanées voyantes nous vouent une haine farouche. — Elle a vu en moi l'un des douze piliers du temple des prophéties abrazz. » Un rire caverneux s'échappa de la gorge du cap. « Et tu t'es empressé de la croire, n'est-ce pas ? Sa vision a remis Whu Phan-Li, le chevalier déchu, sur le chemin de sa rédemption ! Que tu sois tombé amoureux de cette femelle à demi sauvage, passe encore, mais qu'elle t'ait poussé à me trahir... — Je n'ai jamais eu l'intention de vous trahir, Jankl. J'ai consacré vingt ans au service du réseau et le temps est venu pour moi de vous quitter. — Si tu pars, Whu, je raserai le village de cette himâ et j'ordonnerai à chacun de mes hommes de lui passer sur le corps ! Après le traitement qu'ils lui feront subir, tu n'en voudras même pas comme esclave. » Whu comprit que le cap cherchait à le provoquer, à lui fournir un prétexte pour l'abattre. A froid, il ne parvenait pas à prendre la décision de presser la détente de ses armes. « Vous n'en ferez rien, cap : vous êtes un homme d'affaires, un ancien compagnon du seigneur Dons Asmussa, pas un assassin ni un violeur... » Après avoir prononcé ces quelques mots, Whu pivota sur lui-même et entama l'escalade de l'échelle d'accès à la cabine du déremat. Pendant une poignée de secondes, seule la voix synthétique du mémodisque central rompit le silence. « La tour muffiale a été rajoutée au corps principal en l'année 5114, au début de l'Age médian. Sa construction fut décidée par le muffi Barrofill le Sixième lors du conclave de cembrius 5109... — Je ne te tuerai pas, Cri-Mort, mais je peux demander à mes hommes de le faire à ma place ! » cria Jankl Nanupha. Whu discerna les cliquetis caractéristiques des crans de sûreté des ondemorts. Les hommes, regroupés derrière leur cap, guettaient le moindre signe de sa part pour cribler l'ancien second de rayons à haute densité. La manière dont il avait tué les deux veilleurs de l'entrée et paralysé le troisième les avait révulsés, et c'était avec joie qu'ils l'exécuteraient, qu'ils se vengeraient de la terreur que ses facultés suprahumaines, son cri de mort en particulier, leur avaient toujours inspirée. Il constituait une cible d'autant plus facile que ses gestes étaient exagérément lents, comme effectués au ralenti. « Cependant, ce qui fait la plus grande originalité du palais épiscopal de Vénicia, c'est sa structure générale alvéolaire, dite apiculaire. Les pierres de taille ne sont pas ici simplement posées l'une sur l'autre mais agencées de manière à former des cavités centrales... » Les muscles du dos de Whu s'étaient instinctivement contractés mais il s'évertua à grimper l'échelle barreau après barreau, à éviter tout mouvement brusque qui eût trahi de la peur ou de la fébrilité. De même il prit tout son temps pour déverrouiller le hublot, un renflement de verre et d'acier qu'il libéra de ses loqueteaux et maintint à la verticale. Malgré l'envie qui l'en pressait, il ne commit pas l'erreur de lancer un coup d'œil pardessus son épaule, car il savait que c'était ce dernier regard qu'attendait Jankl pour ordonner à ses hommes de faire feu. Il engagea les jambes et les hanches dans le conduit intérieur de la machine. « Que le Xui te protège, Cri-Mort ! » cria le cap d'une voix brisée de tristesse. Whu rabattit le hublot sur sa tête et s'engouffra tout entier dans la cabine de transfert. Les lumières du tableau de bord s'allumèrent automatiquement. Il s'allongea sur la banquette et enroula les sangles de vérification cellulaire autour de son avant-bras gauche. Au bout d'une minute, les instructions lumineuses s'affichèrent sur la demi-bulle enchâssée dans le plafond capitonné. Il saisit les coordonnées de rematérialisation sur l'antique clavier à touches rondes et cuivrées placé sous l'écran. Le déremat lui demanda de patienter quelques instants, le temps de procéder à la saisie et à la vérification cellulaire. Il craignit que le cap ne mette ce délai à profit pour changer d'avis et ne décide de couper les circuits extérieurs d'énergie magnétique. L'attente se prolongea, interminable. La température avait grimpé de plusieurs degrés. Il commençait à mijoter dans sa sueur. Il discernait des bruits confus dans le lointain, sans réussir à déterminer s'ils étaient le fait des membres du réseau ou de la machine qui se préparait au transfert. Vérification terminée. Vérification terminée. Les coordonnées de rematérialisation que vous avez saisies concernent une zone protégée et font l'objet d'une interdiction formelle. Coordonnées de remplacement imposées : 12 SYR 89 VEN 02 MP. Dématérialisation dans trente secondes. Transfert direct sur Syracusa. Date et heure locales d'arrivée : 11 de cestius 20, calendrier de l'Ang'empire, 16 heures du deuxième jour. Température : 29 degrés centigrades, humidité 23 pour cent. Monnaie locale : unité standard. Etoile d'arrivée : Soleil Saphyr. Langue usuelle : nafle (ou impériang). Religion officielle : kreuzianisme. Port du colancor vivement conseillé. Transfert dans quinze secondes. Veuillez rester allongé sur la banquette. Transfert dans cinq secondes. Veuillez rester allongé sur la banquette. La lumière verdâtre qui baigna la cabine rappela à Whu sa dernière dématérialisation. Elle avait eu lieu une vingtaine d'années plus tôt, entre le Quatrième et le Sixième Anneau. Il avait aidé les Annelés rebelles dans leur guerre désespérée contre les armées de l'Ang'empire puis, recruté par le réseau de Jankl Nanupha, il avait renoncé à ses aspirations chevaleresques. Il avait dormi pendant vingt ans et c'était Katiaj, la belle himâ des Abrazz, qui lui avait donné le baiser de l'éveil. Katiaj, son âme sœur... Transfert. Il y eut un grésillement, un éclair aveuglant, puis il eut l'impression d'être désintégré et aspiré par des milliards de bouches. Recroquevillé sur le carrelage lisse et froid, Whu distingua des ombres menaçantes autour de lui mais, aux prises avec une terrible migraine, il demeura incapable de se relever. Il souffrait de l'effet corrigé Gloson, le mal traditionnel des transferts par déremat. Il avait oublié les inconvénients des voyages au cours de ses vingt années de séjour sur le Six, ce décalage sournois entre l'esprit et le corps, cette impression désagréable de ne pas avoir complètement réintégré son enveloppe organique, cette sensation persistante de nausée... Il lui faudrait presque une heure pour recouvrer l'ensemble de ses facultés mentales et physiques. Il avait repris conscience dans une pièce plongée dans la pénombre. Sa soudaine apparition avait provoqué une certaine confusion s'il en jugeait par les cris et les mouvements désordonnés des silhouettes grises et blanches qui grouillaient autour de lui. Il se souvenait que le déremat n'avait pas pu l'expédier à l'intérieur du palais épiscopal, dont les coordonnées de transfert faisaient l'objet d'une interdiction formelle. Bien qu'il ne sût pas dans quel endroit il s'était rematérialisé, une petite voix intérieure, alarmiste, lui soufflait qu'il s'était fourvoyé dans un drôle de guêpier. Une conversation anodine entre deux techniciens du réseau lui revint en mémoire. Occupé à installer des marchandhommes dans les cabines des déremats, il n'y avait prêté qu'une attention distraite sur le moment. Au milieu de considérations techniques dont il n'avait pas saisi un traître mot, ils avaient évoqué le renforcement du contrôle central de l'interlice et le remplacement systématique des coordonnées frappées d'interdiction formelle par les coordonnées des postes d'interlice ou des quartiers des mercenaires de Pritiv les plus proches. « De cette manière, tout individu qui se rematérialise chez les flics se dénonce lui-même. On sait qu'il a voulu se rendre dans un endroit interdit et il est mûr pour une inquisition mentale. — Leur système est vraiment au point : les opposants politiques à l'Ang'empire n'ont plus la possibilité de s'introduire dans les sites stratégiques pour y perpétrer des attentats. A moins qu'on puisse déprogrammer les mémodisques locaux... — Impossible ! J'ai déjà essayé et je n'ai pas pu franchir le barrage dressé par les mémodisques centraux des compagnies, contrôlés par l'interlice... » Whu comprit alors qu'il avait été pris dans les mailles de l'invisible filet tendu par les forces impériales. Il s'était rematérialisé dans un repaire de mercenaires de Pritiv. Ces taches grises et blanches étaient celles des uniformes et des masques des ennemis ancestraux de l'Ordre absourate. Il tenta encore une fois de se relever mais ne parvint qu'à redresser péniblement le torse. Il s'aperçut qu'une dizaine de mercenaires l'entouraient et que la manche retroussée de leur combinaison dévoilait les rails de lance-disques greffés dans la peau de leur avant-bras. Des crissements métalliques ponctuèrent ses tentatives maladroites de se camper sur ses jambes. Ses yeux s'accoutumèrent progressivement à la pénombre. Eclairée par des rayons de lumière bleue tombant de minuscules lucarnes, la vaste pièce lui rappela les salles de cours du monastère de Selp Dik, dont elle possédait l'aspect fonctionnel et austère. Elle n'était meublée que d'une table et d'une étroite banquette de bois qui longeait trois murs sur quatre, peints de blanc et ornés d'armes anciennes, lances, épées, sabres, boucliers, disposées en étoile. L'espace de quelques secondes, Whu crut entendre le grondement de l'océan des Fées d'Albar, les piaillements des mouettes et des fous. Des semelles ferrées claquèrent sur les carreaux de vieux marbre. Un homme entièrement vêtu de noir, un ovate, un officier du Pritiv, fendit les rangs des mercenaires, s'avança vers lui et lui décocha un violent coup de pied dans les côtes. Une douleur aiguë lui transperça la cage thoracique et abandonna un goût de sang dans sa gorge. Il ne parvenait pas encore à s'imprégner de la réalité de cette scène. Il ne chercha pas à résister, il se recroquevilla en chien de fusil, les genoux contre le menton, les bras le long du corps et, malgré la souffrance, il s'évertua à descendre sa respiration dans le bas-ventre. « Il va falloir que tu te remettes rapidement de l'effet Gloson ! fit une voix déformée par la cavité buccale du masque. Nous avons besoin de savoir pourquoi tu voulais t'introduire dans le palais épiscopal... » Whu sentait sur son crâne la légère pression de son bonnet de coton abrazz. Il devait à tout prix gagner du temps pour se reconnecter avec le Xui, avec l'énergie fondamentale. Il laissa échapper de sa bouche entrouverte un gémissement assourdi et s'appliqua simultanément à rétablir le calme intérieur. La pointe de la botte le frappa de nouveau entre les deux omoplates. Il décida d'ignorer la douleur, comme lors des exercices au monastère de Selp Dik où les instructeurs obligeaient les novices à conserver pendant des heures la posture dite du cavalier d'airain. L'orgueil avait poussé Whu Phan-Li à tenir plus longtemps que ses condisciples, jusqu'à ce que ses jambes tremblantes ne puissent plus le soutenir, jusqu'à ce que ses genoux s'entrechoquent, que ses cuisses tétanisées, brûlées, se dérobent sous lui et qu'il s'effondre, en larmes, sur le sable humide de la grève. Il avait remarqué qu'il résistait mieux lorsqu'il cessait de nourrir la douleur de ses pensées. « Relève-toi, sale terroriste ! » L'ovate lança sa jambe avec tant de force qu'après avoir percuté les vertèbres lombaires du chevalier, son pied lui heurta la base du crâne et emporta son bonnet de coton. « Debout ! Tu dois être traduit d'urgence devant le tribunal permanent de la sainte Inquisition ! » Enroulé autour du point de confluence du Xui, Whu renouait progressivement avec son énergie vitale et sa lucidité. Il était de nouveau relié à lui-même, relié à l'amour de Katiaj, relié à ses adversaires. Son esprit s'élargissait sans cesse, englobait les mercenaires de Pritiv, la table, la banquette, les murs. Comme devant les trois veilleurs du vestibule du bastion, comme devant Jankl Nanupha, il avait accès à d'autres données de l'espace et du temps, il se glissait dans les intentions de l'ovate et de ses hommes, il devinait leurs résolutions avant même qu'ils n'aient eu le temps de les accomplir ou de les exprimer. « Regardez le sommet de son crâne, ovate ! dit un homme. On dirait une tonsure perpétuelle... » L'ovate s'accroupit à côté de Whu, lui empoigna les oreilles et lui tourna la tête pour observer la tonsure, pratiquée au cours de la cérémonie d'intronisation et pérennisée par l'onguent des lunes. « C'est probablement une calvitie naturelle, marmonna l'officier du Pritiv. Il ne reste plus un chevalier absourate : le dernier que l'on ait recensé est un dénommé Jacq Asquin. Des paysans de Nouhenneland l'ont capturé pendant son sommeil, l'ont exposé sur la place du village et l'ont dépecé morceau par morceau. » Le mercenaire se détacha du groupe et désigna le cercle lisse de cinq ou six centimètres de diamètre qui se découpait dans le gazon ras et dru de Whu. « Faites excuse, ovate, mais j'ai combattu de nombreux chevaliers et je sais faire la différence entre une calvitie et une tonsure perpétuelle. Le pourtour d'une calvitie naturelle n'est pas marqué de façon aussi nette. Observez également la couleur de ce petit rond de peau : il tire sur le jaune, un peu comme s'il avait été passé à la cire... Une pigmentation permanente provoquée par l'onguent des lunes. » L'ovate laissa retomber la tête de Whu et se redressa aussi vivement qu'un serpent dont le nid est menacé par un intrus. « Il reste encore de ces maudits chevaliers ! siffla-t-il d'une voix gonflée de fureur. — Il n'est probablement pas le dernier, ovate. Des milliers d'entre eux étaient disséminés sur les mondes colonisés avant la bataille de Houhatte. Certains n'ont pas reçu l'ordre de convocation ou l'ont reçu trop tard et ils n'ont pas pu regagner Selp Dik. Comme ils sont dispersés, ils ne représentent plus aucun danger mais de temps en temps on en découvre un, réfugié sur un monde reculé. Celui-là a sans doute des idées derrière la tête puisqu'il a tenté de pénétrer dans le palais épiscopal... Peut-être que ça a un rapport avec l'assaut de ce soir... » Les yeux de l'ovate lancèrent des éclairs de colère au travers des minces fentes oculaires de son masque noir. « Nous allons nous en assurer immédiatement. Inutile d'attendre qu'il soit remis de l'effet Gloson. Emmenez-le devant le Scaythe inquisiteur. » Il voulut frapper une quatrième fois l'homme à terre, mais cette fois-ci son pied ne rencontra que le vide. Whu avait devancé l'intention de l'officier et avait roulé sur lui-même. Il se rétablit sur ses jambes quelques mètres plus loin et lança son cri de mort, libérant tout le Xui qu'il avait accumulé pendant leur discussion. Trois mercenaires, fauchés par la vibration mortelle, basculèrent à la renverse et tombèrent lourdement sur le dos. Whu pivota sur lui-même sans cesser de pousser son cri. D'une rotation du buste, il esquiva un premier disque qui avait jailli du bras tendu de l'un de ses adversaires et qui lui frôla l'épaule avant d'aller percuter un bouclier accroché au mur. « Maudit hurleur ! » gronda l'ovate qui plongea sur le côté pour ne pas être touché par le cri de mort. D'autres disques crissèrent sur les rails des lance-disques et convergèrent vers Whu, mais, sautillant sans cesse pour favoriser la rapidité de ses mouvements, il parvint à les éviter avec aisance. Il avait l'avantage sur les mercenaires d'anticiper leurs décisions, de lire la trajectoire des palets métalliques et tranchants qui le prenaient pour cible. Il évoluait dans un univers intemporel qui lui permettait de dissocier les actions simultanées, d'affronter plusieurs situations en même temps. Six de ses adversaires gisaient déjà sur le carrelage au milieu de leurs disques éparpillés. Pendant quelques secondes, il fut obligé de suspendre son cri pour reprendre son souffle et il se concentra exclusivement sur les projectiles qui sifflaient autour de lui. C'était la première fois de son existence qu'il combattait autant d'ennemis à la fois et une fatigue intense, accentuée par son transfert, commençait à lui engourdir les membres. Il se rendait compte que ses réflexes s'émoussaient et, bien que les mercenaires ne fussent plus que quatre, il rencontrait des difficultés grandissantes à prévoir leurs intentions. Une sueur abondante imbibait et alourdissait ses vêtements. Il reprit empire sur lui-même, repoussa de toutes ses forces le découragement qui le gagnait, s'efforça de contrôler sa respiration et de se concentrer sur le Xui. La tranche tourbillonnante d'un disque fusa à quelques millimètres de sa joue, un autre lui effleura le sommet du crâne. Lorsqu'il estima avoir suffisamment engrangé d'énergie, il entrouvrit la bouche et libéra la vibration basse et meurtrière qui provenait du plus profond de son ventre. Le cri de mort n'était pas, comme son nom l'indiquait, un hurlement quelconque mais une fréquence fondamentale, une onde concentrée comparable à un rayon à haute densité. Il provoquait d'irréparables lésions dans le cerveau mais il pouvait également, s'il frappait l'adversaire au niveau du plexus, lui couper la respiration ou provoquer un arrêt définitif des fonctions cardio-vasculaires. Bien qu'il eût perdu en partie son efficacité, le cri de Whu tua deux mercenaires et pétrifia les deux autres. Hébétés, les yeux hagards, ils tombèrent à genoux et tentèrent vainement de reprendre leur souffle. Il ne perdit pas de temps à leur donner le coup de grâce. Il referma les lèvres, se précipita vers la large porte d'entrée mais, alors qu'il avait franchi les deux tiers de l'immense salle, la silhouette entièrement noire de l'ovate surgit d'une zone d'ombre et se dressa devant lui. L'officier du Pritiv s'était tenu à l'écart en attendant que ses hommes règlent son compte au chevalier absourate, mais le déroulement des opérations le contraignait à sortir de son abri pour en découdre lui-même avec le redoutable visiteur. L'issue de la bataille n'avait fait aucun doute dans son esprit et il n'avait pas jugé nécessaire de demander du renfort par son communicateur personnel. Il n'avait plus le temps de composer son code confidentiel à présent et il se rendait compte, un peu tard, que ce manque de discernement ou son orgueil d'officier, ce qui revenait au même l'avait placé dans une situation périlleuse. Il n'était pas armé d'un lance-disques comme ses hommes, mais d'un ondemort à canon court et de minuscules aiguilles érectiles chargées de poison foudroyant disséminées dans la doublure de sa combinaison noire. Il opta pour cette deuxième solution, d'une part parce que le chevalier n'aurait aucun mal à esquiver les rayons d'une arme conventionnelle, d'autre part parce que les officiers du Pritiv étaient les seuls informés de la présence de ces dards empoisonnés dans leur vêtement. Pour vaincre, il lui suffirait de mettre à profit le moment précis où le chevalier interromprait son cri de mort et de l'amener à combattre en corps à corps. Il pressa un bouton situé sous le col de sa combinaison, perçut les infimes cliquetis des aiguillons jaillissant de leur gaine. Whu marqua un instant d'hésitation. Il avait épuisé sa réserve provisoire de Xui et, plutôt que de tenter de la reconstituer, il se demanda s'il ne valait pas mieux affronter en combat traditionnel, à pieds et poings nus, le dernier adversaire qui lui barrait le passage et qui lui non plus ne paraissait pas armé. Il se mit donc en position de garde, les jambes ployées, les épaules de profil, la main droite en protection devant le visage et la gauche à hauteur de son plexus. L'ovate progressait lentement, les bras écartés, avec une souplesse féline qui présageait d'une redoutable aptitude au combat de près. Whu écrasa d'un revers de main les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. Une voix claire, tellement claire qu'il eut l'impression que quelqu'un avait pris possession de lui, s'éleva subitement dans son silence intérieur. « Il ne faut surtout pas qu'il te touche. » Le visage de Katiaj lui apparut furtivement et il sut que, même si elle avait sacrifié en partie ses extraordinaires dons de clairvoyance pour le relier à lui-même, elle continuait de veiller sur lui depuis son village du plateau des Abrazz. Elle lui avait assuré qu'elle serait là chaque fois qu'il aurait besoin d'elle, et ni l'espace ni le temps ne l'empêchaient de tenir sa promesse. Parvenu à trois mètres de Whu, l'ovate lança une attaque foudroyante. « Il ne faut surtout pas qu'il te touche. » Whu remarqua que l'officier du Pritiv ne cherchait pas à lui porter un coup décisif mais seulement à entrer en contact avec lui. Il fit semblant de partir sur sa gauche puis, lorsque son adversaire eut mordu à la feinte, il plongea sur sa droite. Bien que l'ovate, emporté par son élan, n'eût pas la possibilité d'infléchir sa trajectoire, il imprima un large mouvement circulaire à son bras. Whu bondit en arrière, entrevit de fugaces éclats de lumière le long de la manche noire et matelassée qui siffla à quelques centimètres de sa joue. L'ovate tourna sur lui-même comme un châtrât et se précipita de nouveau dans sa direction. Des lueurs vives embrasaient les fentes oculaires de son masque. Whu courut en direction d'un mur, agrippa la hampe d'une lance, la décrocha de son support et la pointa sur son adversaire. Le fer rouillé ripa sur la mentonnière du masque rigide et entailla le cou de l'officier. Whu tira sur la lance pour frapper de nouveau, mais la pointe hastée accrocha le masque au passage et le fit sauter comme le couvercle d'une boîte. Une fontaine de sang jaillit du visage découvert de l'ovate qui poussa un hurlement déchirant et esquissa quelques pas titubants. Glacé d'horreur, Whu s'aperçut alors que le masque n'était pas un simple paravent amovible mais une seconde peau, épaisse, rigide, maintenue au visage par des greffons implantés sur les tempes, les pommettes, les joues, le menton. Le sang s'écoulait de ces petites excroissances de chair sectionnées. Les muscles faciaux et le réseau des veines apparaissaient sous la peau d'origine, tellement fine qu'elle en était devenue translucide. Cette greffe monstrueuse illustrait mieux qu'un long discours le fonctionnement interne du Pritiv. Elle symbolisait l'engagement perpétuel, l'obéissance aveugle, le fanatisme, elle témoignait d'une existence consacrée à l'art de tuer sous toutes ses formes, elle expliquait les raisons pour lesquelles le Pritiv, fondé par des chevaliers absourates dissidents, avait connu une telle expansion, une telle réussite sur le plan interplanétaire. Privé de son masque, dépossédé donc de son anonymat guerrier, l'ovate n'était plus qu'un homme en proie à la souffrance. Whu distinguait ses yeux clairs sous le rideau ajouré de sang, ses lèvres anémiées, réduites à deux traits rosâtres, la trace profonde et arrondie abandonnée sur son front par le lobe supérieur de la greffe. Il tentait visiblement de reprendre empire sur lui-même et de poursuivre le combat contre le chevalier, l'ennemi ancestral, mais la perte de son masque l'avait visiblement traumatisé, lui avait retiré l'essentiel de ses forces un peu comme ces héros des temps préhistoriques dont la vigueur résidait dans la chevelure ou dans la langue. L'attaque qu'il lança contre Whu s'apparenta davantage à l'acte désespéré d'un agonisant qu'à une tentative réelle d'inverser le cours du combat. Le chevalier n'eut qu'à se reculer d'un pas, se camper solidement sur ses jambes et tendre la lance. Le cou de l'ovate vint s'y empaler. Le fer lui transperça le pharynx, crissa sur ses vertèbres cervicales, ressortit sous son occiput. Il s'écroula de tout son poids sur le carrelage. Exténué, couvert de sueur, Whu mit un genou au sol et laissa errer son regard sur les cadavres. Les deux mercenaires blessés par le cri de mort agonisaient sans proférer la moindre plainte. Un silence mortuaire, propre aux champs de bataille à l'issue des combats, planait sur la salle. L'odeur entêtante du sang dominait les effluves de transpiration et de moisissures. Il craignit que d'autres mercenaires, alertés par le bruit, ne surgissent par la large porte de bois. Incapable pour l'instant de retrouver le sentier qui menait au lac du Xui, il ne serait pas en mesure de leur opposer une résistance digne d'un chevalier. Il se releva au bout de quelques minutes, tira la table sous une haute lucarne, s'y jucha et observa les environs. Il vit d'abord le bâtiment de sa vision, un gigantesque édifice nettement plus grand qu'il ne l'avait supposé flanqué de sept tours. Il n'en était pas loin, quelques centaines de mètres tout au plus. Il se rendit également compte que la salle dans laquelle il se trouvait était située au quatrième étage d'un immeuble et que des centaines de mercenaires grouillaient dans la cour intérieure, une quinzaine de mètres plus bas. Il lança un regard inquiet sur la porte de bois. Sortir de cet immeuble ne serait pas une entreprise aisée. CHAPITRE XIII Courtisan, ton forfait est contenu dans ton nom, Que ton mépris t'étouffe. Courtisan, tu dis une chose et tu en fais une autre, Que tes mensonges t'empoisonnent. Extrait d'une comptine enfantine d'Osgor « Votre Sainteté, vous devriez vous rendre à l'atelier de réparation et vous installer dans le déremat préparé à votre intention », dit Maltus Haktar. La tournure des événements inquiétait visiblement Adaman Mourall dont le regard affolé papillonnait sans cesse d'un point à l'autre de la pièce. Il regrettait amèrement de s'être laissé entraîner dans cette histoire par le muffi. L'amitié du jeune Marquinatin pour le Marquinatole n'allait pas jusqu'au partage de ses ennuis. Adaman avait d'abord été flatté de l'intérêt que lui portait Barrofill le Vingt-cinquième et si, bien qu'il eût refusé de se l'avouer, il avait escompté tirer quelques profits de son statut privilégié de secrétaire particulier, les avantages prévus s'étaient transformés d'un coup lie baguette maléfique en tracas de toutes sortes dont la terrible bataille qui se préparait dans les galeries du palais constituait le point d'orgue. Le secrétaire enveloppa d'un regard furibond le muffi, immobile devant un sarcophage de congélation. Il ne pouvait pas se départir de la détestable impression que le maître avait condamné le valet à subir le même sort que lui. Barrofill le Vingt-cinquième ne lui avait même pas demandé son avis, ne lui avait pas offert une chance de rallier l'autre camp et de rentrer dans les bonnes grâces des responsables des mouvements hiérarchiques. Comme tous ses collègues exarques et cardinaux, il avait entendu parler de l'assaut qui se préparait contre le palais épiscopal mais il avait présumé que ce n'était qu'une rumeur dénuée de tout fondement, comme la plupart des bruits qui concernaient le souverain pontife. Il avait dû se rendre à l'évidence lorsqu'en obtempérant à la convocation d'urgence du muffi, il avait découvert l'ambiance de guerre qui régnait dans les couloirs. Il avait voulu tourner les talons mais des Osgorites en armes lui avaient barré le chemin et l'avaient escorté jusqu'aux appartements pontificaux. Il s'était retrouvé pris au piège, placé devant un cruel dilemme : s'il restait sur place, les assaillants le massacreraient sans autre forme de procès et s'il s'enfuyait en compagnie du souverain pontife, il serait reconnu comme complice et classé à l'index des hérétiques jusqu'à la fin de sa vie. Le muffi se retourna, un petit sourire vissé au coin des lèvres. « Ne faites pas cette tête, mon très cher Adaman. Vous avez probablement l'impression de tout perdre en cet instant précis, mais c'est ailleurs, là où nous nous rendons, que se reconstruira le monde... Une tâche exaltante ! — Je n'ai nulle envie de reconstruire le monde ! répliqua l'exarque avec acrimonie. Je souhaitais obtenir un exarchat sur Marquinat... — Je vous avais mal jugé : je vous prêtais de plus nobles aspirations. — Ne me prêtez plus rien, de grâce, Votre Sainteté ! » Les éclats colériques de sa voix se répercutèrent sur les murs et le plafond de la pièce. Maltus Haktar consulta son horloge portable, un microprojecteur holo qui indiquait la position des soleils. Un minuscule point bleu, tirant sur le violet, apparut en suspension au-dessus de sa paume. « Bientôt le crépuscule, Votre Sainteté... Les guerriers du silence ne viendront plus maintenant. Je ne suis même pas certain qu'ils aient été prévenus : les communications sont coupées, définitivement je le crains, avec les membres du réseau chargés de les contacter. Les forces de l'ordre ne vont pas tarder à passer à l'attaque. — J'ai l'intuition qu'ils viendront, Maltus. Et je n'ai pas l'intention d'abandonner ces quatre corps aux mains des interliciers. Ils représentent l'avenir de l'humanité. » Adaman Mourall désigna les sarcophages d'un ample geste du bras. Les bulles-lumière oscillèrent sous l'effet d'un imperceptible courant d'air. « Ces quatre gelés, l'avenir de l'humanité ? Avez-vous perdu le sens, Votre Sainteté ? Et ne me faites pas croire que vous accordez du crédit à ces histoires de guerriers du silence ! Ce sont des individus qui se déplacent par déremat, comme tout le monde. La preuve : les sbires des Mars sont parvenus à leur mettre la main dessus. — Les différences sont parfois subtiles entre les rumeurs et les informations, mon cher Adaman... » L'exarque pointa sur le muffi un doigt rageur. Son visage poudré était aussi pâle que le vert clair de sa chasuble. Des pierres jaunes, des citrines peut-être, parsemaient les deux mèches qui sortaient de son cache-tête, mais même apprêté de la sorte, il était loin de ressembler à un modèle syracusain. « Je sais en tout cas faire la différence entre votre discours et la vérité, Votre Sainteté ! Vous ne vous enfuyez pas pour reconstruire un monde, mais pour éviter un affrontement avec vos juges ! » Maltus Haktar se rua sur Adaman Mourall, le bras levé, les sourcils froncés. « On ne parle pas de la sorte au Pasteur Infaillible, sale petit châtrât ! — Laissez, Maltus, intervint le muffi. Adaman comprendra plus tard, lorsque le temps aura estompé l'illusion syracusaine. » Intimidé par l'attitude menaçante et la corpulence du maître jardinier, l'exarque se recula avec une telle brusquerie que son occiput heurta violemment l'arête d'un sarcophage de verre. La poudre de son visage s'envola dans le choc et l'environna d'une nue éphémère et blanche. « Cessez de me parler comme mon père, Votre Sainteté ! siffla-t-il. C'est vous qui perdez pied, vous qui errez dans un univers illusoire, vous qui passez tout votre temps à contempler de sinistres gelés, vous qui avez abandonné le navire de l'Eglise comme un capitaine couvert de honte et de mépris, vous qui faites horreur à tout l'Ang'empire, vous qui projetez de vous soustraire à la justice immanente du Kreuz, vous qui vous abritez derrière des visions chimériques pour vous justifier de vos échecs, vous qui avez utilisé mon esprit découvert pour aiguiller vos ennemis sur de fausses pistes, vous qui m'avez attiré dans un piège pour me contraindre à sombrer en votre compagnie ! » Il se tut, hors d'haleine, comme s'il venait de parcourir une longue distance au pas de course. Visiblement blessé par les paroles de son complanétaire, Barrofill le Vingt-cinquième s'abîma pendant quelques instants dans la contemplation d'Aphykit Alexu, énigmatique et si belle dans son sommeil de glace. Maltus Haktar plongea la main dans une poche de sa cape et guetta, sur le visage du muffi, le moindre signe qui lui intimât l'ordre d'en finir avec le secrétaire particulier, un homme qu'il n'avait jamais porté dans son cœur. « Le jugement du plus grand nombre n'est pas nécessairement le jugement le plus juste, reprit Barrofill le Vingt-cinquième d'une voix grave, détachée. Je ne cherche pas à me disculper ni à vous donner de leçon, Adaman, mais par la grâce de mon prédécesseur, mon évolution a été très rapide, trop peut-être. J'ai commis plus de crimes que n'importe qui en cet univers. J'ai ordonné le gazage de plusieurs millions de quarantains sur Ut-Gen, le génocide des Jersalémines et bien d'autres exécutions, massives ou individuelles... Et puis j'ai découvert le véritable enseignement du Kreuz, le Verbe originel que vénèrent encore certaines peuplades du grand désert d'Osgor, classées à l'index des hérésies. Comme mon prédécesseur, j'ai pris conscience que l'Eglise s'était fourvoyée sur des chemins desséchés, des chemins de séparation, de division, de déstructuration. Je me suis donc dressé face à la conscience collective et je me suis naturellement heurté au clergé qui, lui, ne songe qu'à préserver ses privilèges, à exploiter la frayeur qu'il suscite pour maintenir sa domination sur les fidèles... — Soleil Saphyr va bientôt se coucher. Votre Sainteté, l'interrompit le maître jardinier. — Attendons encore un peu, je vous prie. — J'ai promis au Vingt-quatre de veiller sur votre vie et je tiendrai ma promesse, grommela Maltus Haktar. Ne m'obligez pas à... — Nous ne risquerons rien tant qu'aucune explosion n'aura retenti dans les couloirs. Quant à vous, Adaman, vous pouvez partir : contrairement à ce que vous prétendez, je n'ai jamais eu l'intention de vous contraindre à me suivre. Mon dessein était seulement de vous offrir une merveilleuse opportunité, de la même manière que Barrofill le Vingt-quatrième donna sa chance à un jeune cardinal stupide et fanatique du nom de Fracist Bogh... » L'exarque fixa son vis-à-vis d'un air farouche, puis se retourna avec vivacité. Sa chasuble, après avoir cinglé le verre d'un sarcophage, s'enroula autour de sa taille. « Puisque vous m'y invitez, je pars : c'est le conseil le plus judicieux qu'il m'ait été donné d'entendre de votre bouche. Votre Sainteté ! » Il se dirigea à grands pas vers la porte entrouverte. C'est alors qu'il aperçut, dans l'embrasure, une silhouette grise qu'il n'avait pas remarquée jusqu'à présent. C'était un garçon d'une douzaine d'années, un paritole vêtu d'un colancor et d'une veste de laine grise. Frappé de stupeur, l'exarque se demanda de quelle manière cet enfant s'y était pris pour forcer le double barrage établi par les forces de l'ordre et les serviteurs osgorites. Son regard, d'une profondeur et d'une gravité peu communes pour un garçon de cet âge, semblait le scruter jusqu'au fond de l'âme. Une frayeur immense s'empara d'Adaman : si un gosse pouvait se promener en toute liberté à l'intérieur du palais épiscopal, c'était que les détecteurs et autres systèmes de défense installés par les Osgorites ne fonctionnaient pas ou bien qu'ils avaient été neutralisés à distance par les forces impériales. Barrofill le Vingt-cinquième s'était montré bien optimiste en prétendant que les premières explosions donneraient le signal du départ. Les interliciers et les mercenaires risquaient de surgir d'un instant à l'autre, et, à en juger par l'intrusion insolite et silencieuse de ce garçon dans l'un des endroits les plus sévèrement gardés de l'Ang'empire, nul fracas avant-coureur n'annoncerait leur irruption. Adaman Mourall fut saisi d'une terrible envie de prendre ses jambes à son cou, mais un reste de pudeur et la crainte de croiser des assaillants dans les couloirs le dissuadèrent de mettre son projet à exécution. Alertés par sa soudaine immobilité, le muffi et Maltus Haktar contournèrent les socles de conservation cryo et s'approchèrent de l'exarque. Lorsque le maître jardinier aperçut l'enfant statufié dans l'embrasure de la porte, un réflexe le poussa à sortir son ondemort de la poche de sa cape. Barrofill le Vingt-cinquième lui jeta un regard réprobateur et lui posa la main sur le poignet. « Rengainez cette arme, Maltus ! — Et si ce gamin était piégé. Votre Sainteté ? répliqua l'Osgorite. Aucun détecteur ondulatoire n'a retenti : il a peut-être été expédié par un déremat de l'interlice ou du Pritiv. » La panique qui submergeait Adaman Mourall se retira en abandonnant une écume fielleuse dans sa gorge. Le raisonnement du maître jardinier, un homme dont il détestait les manières frustes et le langage ordurier, fournissait une explication cohérente la seule possible à la subite apparition de ce garçon dans le sous-sol du palais : ses expéditeurs lui avaient sûrement farci le corps de ces microbombes à fragmentation lumineuse qui transformaient toute matière en cendres sur un rayon de cinq cents mètres autour de leur point d'impact. « Cet enfant n'est pas un cadeau empoisonné des forces impériales mais un envoyé du ciel ! s'exclama le muffi. — Je ne partage pas votre enthousiasme, Votre Sainteté ! murmura Adaman Mourall entre ses lèvres crispées. Les envoyés du ciel ont généralement des ailes et sont environnés de lumière... — Quand donc apprendras-tu à te fier à ton intuition, mon cher Adaman ? — Lorsque vous ne me contraindrez plus à me fier à la vôtre ! » A cet instant, sans dire un mot, l'enfant s'avança vers le sarcophage où reposait la fillette. D'un geste péremptoire du bras, le muffi ordonna à Maltus Haktar de ne pas s'interposer. Jek brouilla de ses larmes le montant de verre du sarcophage. Yelle était à la fois si lointaine et si proche, séparée de lui par cette mince épaisseur transparente et par trois années de sommeil de glace. Dans son esprit résonnèrent la voix aiguë et claire de la fillette, ses éclats de rire dans la chaleur d'un jour d'été. Il avait l'étrange impression de contempler un pan de son passé, un tableau figé dans le temps. Ils avaient échappé de justesse aux émanations des bombes cryo quelques heures plus tôt dans la résidence des Mars. « Rendez-vous près du fleuve ! avait hurlé Shari. A l'endroit où nous sommes arrivés la première fois. » Comme l'intuition du mahdi les avait poussés à se préparer au transfert, il leur avait suffi de fermer les yeux et de visualiser la rive du fleuve pour s'y transporter instantanément. Ils n'avaient pas été diminués par les produits cryo, qu'ils n'avaient pas inhalés en quantité suffisante pour en subir les effets pernicieux. Ou les badauds maîtrisaient parfaitement les subtilités du contrôle A.P.D. ou ils étaient tellement absorbés dans leurs pensées qu'ils ne les avaient pas vus se rematérialiser, toujours est-il qu'ils n'avaient pas paru outre mesure étonnés par la soudaine apparition de deux paritoles, un homme vêtu de blanc et un garçon vêtu de gris, au beau milieu du parc qui bordait le fleuve. Shari et Jek avaient contemplé le miroir lisse du Tiber Augustus, troublé de temps à autre par les subtils remous des galiotes marchandes ou touristiques. Soleil Saphyr brillait de tous ses feux et teintait de bleu la végétation et les constructions environnantes. Les fruits et les feuilles translucides des spuniers ressemblaient à des améthystes ou des aigues-marines géantes. Au bout de quelques minutes, l'Anjorien avait pris l'initiative de rompre un silence qui commençait à devenir pesant. « Tu crois que cette femme en blanc a dit la vérité au sujet des codes ? Que le sénéchal Harkot les garde vraiment sur lui ? » Shari avait hoché la tête d'un air las. « Elle n'aurait pas risqué sa vie pour nous transmettre un faux renseignement. — Alors tout est fichu ! s'était écrié Jek, au bord des larmes. — Peut-être pas. Le sénéchal nous a manipulés depuis le début mais il ignore que nous sommes maintenant informés de la véritable cachette des codes... » Le mahdi avait recommandé à Jek de ne pas bouger de cet endroit en attendant son retour, de ne rien faire qui attirât l'attention des promeneurs, des interliciers ou des Scaythes inquisiteurs et de ne se réfugier dans les annales inddiques qu'en cas d'absolue nécessité. « Garde confiance », avait soufflé Shari avant de clore les paupières et de s'évanouir dans un couloir éthérique. Les heures s'étaient égrenées avec une lenteur exaspérante. L'Anjorien avait tenté de tromper son impatience en se livrant à une observation attentive des passants, des bourgeois véniciens pour la plupart. Les moues affectées qui ponctuaient leurs paroles et leurs poses caricaturales l'avaient diverti dans un premier temps, puis l'avaient ennuyé et enfin l'avaient irrité. Certains d'entre eux étaient accompagnés d'un ou deux Scaythes protecteurs, ombres blanches et silencieuses qui accomplissaient inlassablement leur œuvre d'effacement. Jek s'était ensuite absorbé dans la contemplation des galiotes touristiques qui voguaient paresseusement sur le Tiber. Les passagers faisaient des efforts visibles pour dissimuler la stupeur émerveillée dans laquelle les plongeaient les merveilles de la capitale impériale mais leurs yeux écarquillés, exorbités, leur bouche bée et leurs gestes démonstratifs trahissaient la mauvaise qualité de leur auto-psykè-défense et par voie de conséquence leur éducation paritole. L'Anjorien avait trouvé révoltants ce reniement de leur nature profonde, cette fascination envers une civilisation qui les entraînait à leur perte. Il s'était souvenu que les Mars avaient annoncé l'attaque du palais épiscopal à la tombée du second crépuscule et il avait suivi avec angoisse la course descendante de Soleil Saphyr qui avait pris une teinte mauve de plus en plus prononcée. Le vent coriolis s'était levé et avait chanté dans les frondaisons des arbres-musique dont les fruits longs et creux ressemblaient à de petits tuyaux d'orgue. Quelques saliers étaient sortis de l'abri des buissons de léripas pour faire la roue, se frotter à ses jambes, mendier une caresse, mais il n'avait pas eu le cœur à jouer avec eux. Au moment où le ciel s'était tout entier couvert de lignes mauves annonciatrices du crépuscule, Jek avait ressenti une présence derrière son dos. Glacé d'effroi, il avait eu le réflexe d'invoquer l'antra et de se préparer à un éventuel transfert avant de se retourner. Il s'était détendu lorsqu'il avait reconnu la silhouette familière du mahdi dont le colancor blanc était maculé de taches sombres. « Enfin ! s'était écrié l'Anjorien. Tu as les codes ? — Non, c'est maintenant que je vais tenter de les prendre », avait répondu Shari. La fatigue intense qui creusait son visage et enfiévrait ses yeux noirs avait alarmé Jek. « Il vaudrait peut-être mieux que ce soit moi qui... — Hors de question ! l'avait interrompu le mahdi d'un ton qui n'admettait pas de réplique. Tu m'attendras dans la pièce où sont exposés ma mère Aphykit, sa fille et les deux Jersalémines... Si je ne reviens pas, consulte les annales inddiques et tâche de savoir ce qui m'est arrivé. Et si tu ne peux plus rien faire pour moi, tu seras seul pour affronter le blouf... » L'Anjorien fixa jusqu'au vertige le visage pétrifié de Yelle. Les mots qui sortaient de la bouche de la fillette étaient le plus souvent des flèches acérées, empoisonnées, et pourtant il aurait donné n'importe quoi pour voir ses lèvres s'animer et entendre le son de sa voix. Elle avait une manière détestable de le dévisager, avec ce petit air grave et moqueur qui n'appartenait qu'à elle, et pourtant il aurait plongé avec délectation dans les lacs gris-bleu de ses yeux. Une main gantée se posa délicatement sur son épaule. Il s'arracha à sa contemplation et, sans chercher à retenir ou occulter les larmes qui lui dévalaient les joues, il fit face au prélat entièrement vêtu de blanc qu'il avait aperçu à plusieurs reprises lors de ses explorations mentales de reconnaissance. C'était un individu jeune, comme en témoignaient la fermeté de sa peau, la vivacité de son regard et son allure dynamique, mais quelque chose d'infiniment vieux, comme un flot invisible et très ancien, s'écoulait de ses yeux et de sa bouche. Les deux autres, le prélat habillé de vert et l'homme massif enroulé dans une cape de tissu-vie, se tenaient légèrement en retrait. « Je suis Barrofill le Vingt-cinquième, muffi de l'Eglise du Kreuz, dit l'homme en blanc avec une déférence et une solennité qui étonnèrent le petit visiteur. Voici Maltus Haktar, maître jardinier du palais et responsable du réseau clandestin Lune Rouque, et Ada-man Mourall, mon secrétaire particulier. Nous vous attendions, vous et votre compagnon. — Vous êtes Fracist Bogh, l'ancien gouverneur d'Ut-Gen ? — D'où tenez-vous ce renseignement ? — Avez-vous été contacté par notre agent ? » intervint le maître jardinier en s'avançant d'un pas. Jek gonfla les joues il se rendit aussitôt compte qu'il avait hérité ce tic de p'a At-Skin et haussa les épaules. « Ce n'est qu'un enfant, Maltus, maugréa le muffi. Laissez-lui le temps de respirer, de grâce ! » L'Osgorite ne tint aucun compte de l'intervention du souverain pontife. « Nous avons dépêché une jeune femme chez les Mars, poursuivit-il. A-t-elle pu vous parler ? » Jek acquiesça d'un mouvement de tête. « Elle nous a dit que le sénéchal Harkot gardait les quatre codes de réanimation sur lui. — Vous savez ce qu'il est advenu d'elle ? insista le maître jardinier. Nous n'avons plus de nouvelles... — Elle a été tuée juste avant que les faux codes n'explosent. Nous avons eu le temps de nous transférer par la pensée sur les bords du fleuve avant de respirer les gaz cryo. — Vous espérez vraiment nous faire croire que vous voyagez sur vos pensées ? » demanda Adaman Mourall d'un ton agressif. L'Anjorien ne répondit pas, non qu'il craignît les réactions de l'exarque, visiblement excédé, mais il n'avait pas envie de gaspiller du temps et de l'énergie à tenter de le convaincre. « Eh bien, je vous ai posé une question ! — Cessez d'importuner notre jeune ami, Adaman ! dit le muffi d'une voix dure. Voulez-vous que je vous fasse jeter dehors par Maltus et ses hommes ? Vous sembliez tellement pressé de partir tout à l'heure... » L'exarque se souvint à propos que les galeries proches regorgeaient d'Osgorites en armes et il se mordit les lèvres pour s'abstenir de répliquer. La nacrelle grise se fendilla sous la pression de ses dents. Jek examina le corps de San Francisco dont le teint cuivré avait viré au vert sombre, et il fut instantanément happé par un torrent de souvenirs et d'émotions qui l'entraîna dans les coursives du Papiduc, dans les rues de Néa-Marsile, dans le cirque des Pleurs de Jer Salem. Ces événements, qui s'étaient déroulés trois ans plus tôt, semblaient remonter à plusieurs siècles. « Où est passé votre compagnon ? demanda le muffi d'une voix douce. — Le mahdi Shari ? Il est parti chercher les codes. Il doit me rejoindre dans cette pièce... — Le mahdi Shari des Hymlyas n'est donc pas un personnage de légende » , murmura Maltus Haktar. Jek jeta un coup d'œil à la fois intrigué et réprobateur au maître jardinier. Bien sûr que Shari était un personnage de légende, un être d'exception qui n'hésitait pas à défier les créatures du blouf pour préserver l'avenir de l'humanité... Interloqué par l'expression sévère de son petit interlocuteur, impressionné également de se retrouver face à un guerrier du silence (même si ce guerrier était seulement âgé d'une douzaine d'années, c'était quand même quelqu'un qui se transportait d'une planète à l'autre avec le seul moteur de ses pensées), l'Osgorite se donna une contenance en consultant son horloge portable : le globe réduit de Soleil Saphyr disparaissait derrière une invisible ligne d'horizon. « Les forces impériales vont déclencher l'assaut d'un instant à l'autre, Votre Sainteté. — Nous ferions peut-être mieux de filer, suggéra Adaman Mourall. Le temps de programmer les déremats... — Cessez donc de paniquer de la sorte, mon très cher fils de Marquinat, soupira le muffi. Les appareils ont été préprogrammés. — A quelles coordonnées ? — Vous le saurez au moment où vous vous rematérialiserez. Votre esprit n'est pas protégé, comme vous avez eu l'amabilité de me le rappeler tout à l'heure, et je ne souhaite pas divulguer cette information aux Scaythes inquisiteurs. » Plus personne n'osa rompre le silence tendu qui retomba sur la pièce. Adossés aux socles cryo, aussi figés que les corps allongés dans les sarcophages, ils dérivèrent sur leurs pensées jusqu'au moment où une formidable explosion ébranla les murs. Shari se glissa dans la foule des courtisans et se dirigea vers le sénéchal Harkot, en grande conversation avec un conseiller impérial. Le colancor et le manteau blancs que lui avaient fournis les Mars donnaient parfaitement le change car, bien qu'il n'eût pas poudré son visage ni tiré les deux mèches réglementaires hors de son cache-tête, personne ne lui prêta la moindre attention. Négligeant les regards venimeux qu'on lui décochait çà et là, il joua des épaules et des coudes pour se rapprocher de l'acaba bleue. Il avait conscience de jouer l'avenir de l'humanité sur ce seul coup d'audace. Ses tentatives de l'après-midi du second jour s'étaient soldées par autant d'échecs. Il n'avait pas réussi à prendre en défaut la vigilance du sénéchal. Qu'il fût seul dans les couloirs du palais impérial, qu'il fût escorté d'un ou plusieurs congénères, qu'il fût en réunion avec les conseillers de Menati Imperator, en discussion avec les cardinaux, Harkot n'avait jamais eu ce petit moment d'inattention que Shari aurait pu mettre à profit pour lui subtiliser les codes. Il était resté de longues heures dans les couches subtiles de l'éther, inaccessibles à la perception pourtant affinée du Scaythe, l'accompagnant dans chacun de ses déplacements, épiant le moindre de ses mouvements. Il s'était rematérialisé à plusieurs reprises à proximité d'Harkot, mais ce dernier, comme s'il avait instantanément détecté sa présence, avait chaque fois tourné la tête en sa direction. Shari n'avait dû son salut qu'à sa faculté de devancer de quelques centièmes de seconde les mouvements du sénéchal et de se réfugier dans un couloir éthérique avant d'être découvert. Il avait peu à peu compris qu'il n'utilisait pas la bonne méthode : Harkot aurait beaucoup plus de mal à déceler sa présence s'il était entouré d'autres humains, d'un faisceau d'ondes entremêlées et confuses qui voilerait ses propres vibrations. Il avait donc décidé d'agir au moment où le sénéchal donnait audience aux grands courtisans, aux cardinaux et aux délégués des guildes dans la salle dite des « pas publics ». Ce n'était d'ailleurs pas une audience à proprement parler mais une mêlée sauvage, une véritable foire d'empoigne où les solliciteurs, oubliant pour un temps les délices du contrôle A.P.D., se battaient bec et ongles pour avoir le privilège d'échanger quelques mots, le plus souvent dénués d'intérêt, avec le deuxième personnage de l'Ang'empire. Shari était d'abord retourné auprès de Jek et lui avait ordonné de l'attendre dans la salle du palais épiscopal où étaient exposés les quatre corps congelés. Là encore il avait pris un risque dans la mesure où il n'était pas formellement assuré de l'appui du muffi de l'Eglise du Kreuz, mais le temps pressait, certaines données de la situation lui échappaient et il en était réduit à se baser sur des présomptions. Son apparition était passée totalement inaperçue dans la cohue de la salle des pas publics. Comme il s'était directement transféré à l'intérieur de l'immense pièce, il n'avait pas eu à franchir les détecteurs cellulaires ou les barrages mentaux des Scaythes inquisiteurs. Les essences diffusées par les sphères brumisatrices ne masquaient pas tout à fait les odeurs corporelles et les parfums personnels qui s'acidifiaient sous les effets de la chaleur et de la transpiration. Les semelles de soie battaient nerveusement les dalles de marbre rose, les maîtres du protocole tentaient vainement de mettre un peu d'ordre dans cette pagaille, les douairières observaient les dames avec un œil aiguisé de vautour, les cardinaux déambulaient avec la mine conspiratrice, satisfaite et cauteleuse de ceux qui se figurent que le monde n'est qu'un long couloir propice aux intrigues et aux complots. L'armée de protecteurs de pensées, regroupée près de la porte principale, immobile, ressemblait à une île blanche au milieu d'une mer houleuse. Shari devait lutter à la fois contre les courants qui cherchaient à l'entraîner hors de la mêlée et une fatigue intense, consécutive à ses incessants allers et retours entre le monde matériel et le monde éthérique. Il discernait, au milieu du brouhaha, des grognements, des soupirs, des insultes, des bribes de conversation. « Les Mars ont définitivement perdu la face et la raison... — Que voulez-vous, les microstases... Cessez donc de me marcher sur le pied, ma chère, ou bien délestez-vous de quelques-uns de vos bourrelets ! — Le nouveau muffi débutera son pontificat par le procès Mars, comme le Marquinatole a commencé son règne par le procès de dame Sibrit... — Espérons que la comparaison s'arrêtera là. — Aucun doute : le successeur, Martiz de Blaurenaar, est un fils de grande famille et... — Martiz de Blaurenaar ? Je pensais que le candidat le mieux placé était le cardinal Hieri Passit-Païr... — Hieri Passit-Païr, le frère de dame Annyt ? Vous n'y pensez pas : il reste prisonnier du passé sulfureux de l'impératrice. Certains comportements, même s'ils ont été absous, s'accordent mal avec la charge muffiale... — Encore faut-il que les forces impériales réussissent à débusquer le Marquinatole en son logis. On m'a rapporté qu'il a transformé le palais en une véritable forteresse... — Nous saurons bientôt si ces défenses sont efficaces, puisque l'assaut sera donné dans quelques instants. J'apprécierais que les forces de l'ordre le capturent vivant. La confrontation du Marquinatole avec ses juges nous offrirait un spectacle réjouissant ! Ainsi que son agonie... — Que faut-il penser des deux individus qui ont causé la perte des Mars ? Certains prétendent que ce sont des... guerriers du silence... — Vous n'y songez pas ! Ce sont de vulgaires terroristes osgorites. — On m'a assuré qu'ils ont disparu de manière tout à fait inexplicable lorsque les interliciers ont investi la demeure des Mars. — Une demeure secrète, probablement bourrée de passages secrets. — Et vous, sieur, qu'en pensez-vous ? » Quelques secondes furent nécessaires à Shari pour se rendre compte que c'était à lui qu'on s'adressait. Une femme au visage outrancièrement fardé, aux mèches saupoudrées de paillettes d'optalium, vêtue d'un colancor et d'un manteau à reflets changeants. Elle le dévisageait avec l'infime dose de mépris et d'ironie de rigueur à la cour. « Les guerriers du silence sont une pure invention de l'esprit, ma dame », répondit-il. Un sourire narquois affleura sur les lèvres de son interlocutrice, enduites de nacrelle noire. « Vous n'êtes pas syracusain, n'est-ce pas ? D'où venez-vous ? » D'un bref coup d'œil, il évalua la distance qui le séparait de l'acaba bleue. Il lui restait trois rangs à franchir et il lui suffirait de se maintenir dans le bon courant pour être propulsé devant le sénéchal. « Connaissez-vous la planète Ut-Gen ? dit-il. La cité d'Anjor ? » Non, elle ne connaissait pas, et le sujet lui parut à ce point dénué d'intérêt qu'elle préféra lever les yeux au ciel d'un air excédé et se plonger dans une observation distraite des fresques holographiques qui ornaient le plafond. Elle aurait peut-être accordé une précieuse minute de son temps à un paritole d'une planète majeure comme Marquinat, Issigor ou Néorop, mais un natif d'Ut-Gen n'avait guère plus d'importance qu'un mihomibête du Gétablan. La virilité manifeste de celui-là avait certes quelque chose d'attirant, mais la beauté animale n'était que le reflet d'un esprit grossier, d'une incapacité tragique à se vouer au culte de l'élégance et du beau. Shari concentra toute son attention sur l'acaba bleue qu'il entrevoyait par intermittence au gré des déplacements des courtisans qui le précédaient. Confectionnée dans un tissu rugueux, la tenue traditionnelle des Scaythes ne présentait aucune ouverture, aucune poche apparentes. Les protecteurs portaient parfois une large ceinture de tissu ornementée d'une boucle losangée, mais Harkot ne s'encombrait jamais d'accessoire superflu. A plusieurs reprises, Shari l'avait vu tirer sur le bas de son capuchon et plonger la main dans l'encolure découverte et très échancrée de son vêtement. Il présumait que c'était là, dans une poche intérieure, qu'étaient glissés les codes. Il lui faudrait donc effectuer les mêmes gestes que le sénéchal lorsqu'ils seraient face à face : tirer sur le bas du capuchon, découvrir l'encolure de l'acaba, plonger la main dans la poche et s'emparer des quatre petites sphères blanches. Il devrait accomplir tout cela en moins de deux secondes, puis mettre à profit l'effet de surprise et le moment de flottement qui s'ensuivrait pour invoquer l'antra et se fondre dans les couches subtiles de l'éther. Ce projet comportait de nombreuses inconnues, entre autres les capacités réflexes d'un Scaythe d'Hyponéros, les réactions des courtisans et la possible connexion des codes à un système ondulatoire de sécurité, mais il ne voyait aucun autre moyen de parvenir à ses fins. « Que peut-on faire sur... Ut-Gen ? » La courtisane était revenue à la charge, jugeant probablement qu'une conversation banale avec un natif d'une planète aussi dérisoire surtout lorsqu'on avançait dans son sillage et que, sans vergogne, on se servait de lui comme d'un appréciable bouclier humain était préférable à l'examen fastidieux et maintes fois renouvelé des fresques artibaniques du plafond. Les courants étaient de plus en plus forts et contradictoires au fur et à mesure que Shari se rapprochait du but. Il devait s'arc-bouter sur ses jambes et écarter les coudes pour résister aux flots centrifuges qui tentaient de l'emporter vers les bords extérieurs de la mêlée. « On y fait la même chose que sur Syracusa, je suppose, répondit-il en repoussant sans ménagement un cardinal qui tentait de se faufiler devant lui. On essaie d'y vivre. — On vit mal loin de la lumière. — Elle brûle les insectes qui se laissent éblouir par son éclat, ma dame. » Il regretta aussitôt ses paroles lorsqu'il décela les lueurs de réprobation dans les yeux bruns de la courtisane. Elle était tellement imbue d'elle-même, tellement convaincue de la supériorité de la civilisation syracusaine qu'il pouvait fort bien lui prendre la fantaisie de provoquer un esclandre. Fort heureusement le contrôle A.P.D. n'était pas chez elle un concept vide de sens. « Est-ce une coutume d'Ut-Gen que de comparer les êtres humains à des insectes, sieur ? — Veuillez m'excuser, dame : le mot lumière m'a fait irrésistiblement penser aux papillons qui volent autour des bulles flottantes. — Eh bien, changez à l'avenir votre manière de penser ! » Il inclina légèrement la tête et vit, à la moue dédaigneuse qui étirait les lèvres noires de son interlocutrice, qu'elle se contentait de cette modeste victoire. Une nouvelle et rageuse poussée de la multitude le projeta à côté de l'acaba bleue. Le timbre métallique du sénéchal, qui conversait avec un homme à la face congestionnée, rougeaude sous la couche de poudre ajourée, dominait le tumulte. « Votre prébende, sieur d'Ariostea, ne sera renouvelée qu'à la condition que vous cessiez de répandre des calomnies sur l'empereur. D'autre part, il nous serait agréable que votre famille, qui compte parmi les plus importantes de l'Ang'empire, fasse plus souvent acte de présence au grand temple. Vous ne pouvez à la fois réclamer les subsides impériaux et tenir dans le plus grand mépris les règles courtisanes et kreuziennes. — Je ne sais. Excellence, quel ami fielleux s'est cru autorisé à répandre ces rumeurs sur le compte de ma famille, mais je vous prie de croire qu'elles sont dénuées de tout fondement... » Shari s'efforça de respirer lentement pour apaiser son rythme cardiaque. Bien qu'il évitât de fixer le sénéchal pour ne pas attirer son attention, il sentit des tentacules ondoyants et froids s'infiltrer dans son cerveau, se heurter au barrage sonore instantanément dressé par l'antra. Il eut l'impression d'être tout entier recouvert d'une ombre glaciale qui évoquait, en moins éprouvant, le froid insoutenable et destructeur de l'Incréé sur le chemin de lumière qui menait aux annales inddiques. « Nous souhaiterions paraître au temple aussi souvent que possible, Excellence, car nous revendiquons haut et fort nos convictions kreuziennes. Cependant, comme vous ne l'ignorez pas, notre famille contrôle depuis plus de trois siècles la production d'énergie magnétique interstellaire, et cette activité nous prend une grande partie pour ne pas dire la totalité de notre temps... » Harkot hochait machinalement la tête mais il n'écoutait plus son vis-à-vis. Il mobilisait l'ensemble de ses implants nerveux pour tenter de pénétrer dans l'esprit de l'homme vêtu de blanc placé légèrement sur sa droite et qui, s'il parvenait à résister jusqu'au bout à la pression de la multitude, serait son prochain interlocuteur. Il consulta ses données mémorielles mais ne trouva aucune information relative à cet humain dont le visage énergique et l'absence de coquetterie offraient un contraste saisissant avec les autres courtisans. Il y avait de fortes chances (50 %) que cet inconnu fût un nouveau délégué d'une guilde professionnelle d'un monde paritole et cherchât à présenter ses hommages au sénéchal, mais aucune raison plausible n'expliquait l'inviolabilité de son cerveau. « Croyez bien, Excellence, que notre famille vous saurait éternellement gré de la prorogation de notre prébende... — Pourquoi tenez-vous tant à cette prébende, sieur d'Ariostea ? répliqua Harkot. La production d'énergie magnétique ne suffit donc pas à subvenir à vos besoins ? — Il ne s'agit pas d'argent, Excellence ! s'offusqua le courtisan. Notre famille s'est ralliée à la coalition aristocratique qui a aidé Artibanus Saint-Noil à vaincre le Comité planétaire et elle a témoigné, tout au long des siècles, une fidélité sans faille envers la famille Ang. N'est-il pas légitime que l'Ang'empire fasse preuve de reconnaissance envers ses fondateurs historiques ? » Harkot lui aurait volontiers répondu que les Ariostea faisaient partie des six grandes familles qui avaient prêté le serment d'allégeance aux Mars et avaient constitué un véritable gouvernement parallèle destiné à renverser et remplacer l'Ang'empire, mais une hypothèse excitait fortement ses implants cérébraux et l'empêchait pour l'instant de soutenir la conversation de surface : l'homme en blanc qui se tenait sur sa droite était peut-être l'un des deux guerriers du silence qui avaient dérobé les deux faux codes dans la salle de garde et le sous-sol de l'ancien palais seigneurial. Cette éventualité ne reposait pour l'instant que sur un faisceau de conjectures, une construction mentale érigée sur l'inviolabilité d'un cerveau. Après tout, la science inddique n'était pas le seul moyen proposé aux humains pour protéger leur esprit des inquisitions et des effacements : les Mars, par exemple, utilisaient les microstases, des drogues chimiques qui enveloppaient leur cerveau d'une gangue nébuleuse et froide. Mais Harkot se heurtait en l'occurrence à une vibration brûlante, à un son prolongé sur lequel se brisaient ses investigations comme des vagues sur une falaise rocheuse. La proximité de cet homme semblait en outre anesthésier ses propres facultés logiques, ralentir ses échanges, comme si l'énergie sous-jacente des cartes-mères et, par extension, de l'incréé le désertait tout à coup. En lui grandit la probabilité qu'il se trouvait en ce moment même devant l'ennemi ultime de l'Hyponéros. Devant le mahdi Shari des Hymlyas. Cette présomption qui se muait peu à peu en certitude avait le mérite de fournir une explication satisfaisante, cohérente, au fait qu'un inconnu pouvait franchir sans encombre les barrages cellulaires et mentaux. Les inquisiteurs contactaient systématiquement le sénéchal lorsqu'un individu non répertorié, un paritole de surcroît, demandait à s'introduire à la cour. Or ils ne s'étaient pas manifestés, preuve qu'ils n'avaient pas détecté d'anomalie dans les esprits qu'ils étaient chargés de sonder. De plus, comme les coordonnées géographiques du palais impérial étaient frappées d'interdiction formelle, personne ne pouvait s'y transférer par déremat sans recourir aux services spéciaux des compagnies officielles. Seul un homme qui avait développé le voyage par la pensée, un humain-source, un ennemi ultime de l'Hyponéros, avait la possibilité de s'introduire dans la salle des pas publics sans déclencher l'alerte. Et des humains-source recensés, outre les quatre congelés du palais épiscopal, la thutâle Oniki, son fils Tau Phraïm et l'Orangien Tixu Oty, Harkot n'en connaissait que deux : Jek At-Skin, l'enfant d'Ut-Gen, et le mahdi Shari des Hymlyas, le dernier descendant du peuple ameuryne. Quelqu'un les avait prévenus que le sénéchal gardait les véritables codes sur lui, la servante osgorite de Patriz de Blaurenaar probablement : elle appartenait à un réseau clandestin et les interliciers l'avaient entendue hurler quelque chose avant de l'abattre. Harkot interrompit immédiatement ses vaines tentatives de perquisition mentale. Au grand dam des autres courtisans, il abandonna le sieur d'Ariostea à ses péroraisons pour se donner le temps de consulter les probabilités et d'opter pour la solution la plus efficace. Le gibier était venu se jeter de lui-même dans la gueule du loup et il ne s'agissait pas de le laisser s'échapper cette fois-ci. Le mutisme prolongé du sénéchal intrigua Shari. Le sieur d'Ariostea interpréta ce silence comme un encouragement à poursuivre et, flatté de l'intérêt inattendu que lui portait le deuxième personnage de l'Ang'empire, saisi d'une véritable logorrhée, il continuait de débiter des phrases vides de sens comme si la durée de l'entretien revêtait plus d'importance que la teneur de son discours. Shari constata que les tentacules ondoyants et froids s'étaient retirés de son cerveau. Il entrevit des éclats flamboyants, chargés d'énergie, dans la pénombre du capuchon. Il eut l'intuition que le Scaythe avait deviné quelque chose, qu'il prolongeait artificiellement la conversation avec le courtisan pour gagner du temps et préparer sa riposte. Les poussées convulsives de la foule le ballottaient comme un vaisseau au cœur d'une tempête stellaire. Shari estima qu'il avait déjà trop attendu. Il répéta mentalement la succession de gestes qu'il lui fallait exécuter, essuya furtivement les paumes de ses mains sur le tissu de son colancor. Les visages d'Oniki et de Tau Phraïm lui effleurèrent l'esprit, renforcèrent sa détermination. Il invoqua l'antra et se tint prêt à se dématérialiser à la moindre alerte. Il eut la sensation très nette de se dédoubler, de sortir de son corps, de devenir le témoin de lui-même. Les bruits, les formes et les couleurs s'estompèrent autour de lui, comme s'il se dissociait complètement de son environnement. De l'épaule il poussa le sieur d'Ariostea avec une violence telle que le courtisan perdit l'équilibre, s'écroula sur ses voisins immédiats et les entraîna dans sa chute. Puis, d'un petit pas de côté, il se plaça devant le Scaythe et saisit le bas du capuchon de l'acaba. Une nouvelle série d'explosions ébranlèrent le bâtiment. Une poussière épaisse, âcre, ensevelit les socles de conservation cryo. Les combats s'étaient déclarés en plusieurs endroits du palais épiscopal et, à en juger par les crépitements de plus en plus proches, par les odeurs de plus en plus âcres qui se répandaient dans l'atmosphère saturée de gaz carbonique, les forces impériales, supérieures en nombre et en armement, enfonçaient une à une les différentes lignes de défense établies par les Osgorites de Lune Rouque. « Qu'est-ce que vous attendez. Votre Sainteté ? hurla Adaman Mourall. Qu'un rayon d'ondemort vous perfore le cœur ? Que les interliciers vous arrêtent et vous défèrent devant un tribunal d'exception ? » La poussière s'était amalgamée à la poudre humide de son visage pour former un masque d'une consistance épaisse et boueuse. « Je ne suis pas souvent d'accord avec ce sale châtrât mais je dois admettre qu'il a raison sur ce point ! intervint Maltus Haktar. Les couloirs qui mènent aux ateliers peuvent tomber d'un moment à l'autre aux mains des assaillants. — Traitez-moi encore une fois de châtrât, monsieur le jardinier, et je vous arrache les bourses ! » fulmina l'exarque. Les deux hommes s'affrontèrent du regard et les éclats haineux de leurs yeux transpercèrent les écharpes poussiéreuses. La violence des explosions avait soufflé les bulles sensitives. La lumière sale que continuaient de diffuser les appliques murales ne parvenait pas à dissiper la pénombre. Le muffi vint se placer entre l'exarque et le maître jardinier et les fixa tour à tour d'un air sévère. « Le moment est mal venu de perdre son sang-froid ! Vous donnez un bien piètre exemple à notre jeune ami. Partez immédiatement si tel est votre désir, mais faites-le avec dignité ! » Adossé au sarcophage de Yelle, Jek était lui-même la proie d'une incommensurable terreur mais il faisait des efforts surhumains pour ne pas le montrer. Les déflagrations continues, le fracas des armes, les hurlements et la progression décelable des armées ennemies dans les galeries du palais se conjuguaient à l'absence de Shari et à son propre sentiment d'impuissance face au corps congelé de Yelle pour accroître son désespoir et sa frayeur. « Je ne resterai pas une seconde de plus dans ce foutoir ! gronda Adaman Mourall. Les déremats de l'atelier de réparation sont préprogrammés, n'est-ce pas ? — Il vous suffira de refermer le hublot et de presser le bouton de transfert, Adaman, confirma le muffi. Nous nous retrouverons à l'endroit convenu. — Convenu pour vous ! Moi, je ne sais pas encore où va me mener cette folie... » L'exarque se dirigea d'un pas décidé vers la sortie. Une explosion prolongée, semblable à un grondement d'orage, fit longuement vibrer les murs et le plafond. Un torrent de poussière s'engouffra par l'entrebâillement de la porte. Adaman Mourall se retourna et fixa Barrofill le Vingt-cinquième d'un air mi-goguenard mi-désolé. Jek trouva une certaine ressemblance à l'exarque avec les gargouilles des temples anjoriens de la religion de l'H-prime. « Si vous tenez à me revoir, Votre Sainteté, vous devriez m'accompagner... » Il se drapa dans sa cape et sortit. Le staccato des ondemorts et les cris des combattants couvrirent rapidement le bruit de ses pas. « Vous pouvez le rejoindre, Maltus. Rien ne vous oblige à rester avec moi. » Un pâle sourire éclaira la face rude du maître jardinier. Il leva le bras au-dessus de sa tête et pointa l'index sur le plafond. « Et le Vingt-quatre, Votre Sainteté, qu'est-ce que vous en faites ? Il me surveille de là-haut et je ne tiens pas trop à ce qu'il me botte le cul lorsque je franchirai à mon tour le seuil de l'éternité. — Vous étiez très attaché à mon prédécesseur, n'est-ce pas ? » Un voile d'émotion troubla les yeux noirs de l'Osgorite. « Je le considérais comme mon père, Votre Sainteté... » Jek posa le front contre la vitre du sarcophage et fixa le visage impassible de Yelle, faiblement éclairé par les rayons obliques des appliques murales. Le mahdi lui avait recommandé de garder confiance, mais il ne se manifestait toujours pas et seule la vue de la fillette empêchait l'Anjorien de perdre définitivement espoir. CHAPITRE XIV Légende du corindon julien La veuve Iewuta habitait un village des montagnes Creïch du satellite Julius. Il advint que son fils, Hilmesh, tomba très gravement malade et, parce qu'elle ne possédait ni terre ni argent, le guérisseur du village refusa de le soigner. Désespérée, elle prit son fils dans ses bras, marcha pendant sept jours et sept nuits en direction du premier soleil levant et gravit le mont des Miracles, là où vivaient les dieux et les déesses des légendes primitives. Elle ne trouva ni dieux ni déesses, mais seulement une vieille femme qui cueillait des fleurs sur le bord du sentier. Iewuta lui demanda où étaient les dieux qui pourraient guérir son fils Hilmesh. La vieille femme lui répondit que les seuls dieux de sa connaissance résidaient en un lointain pays oublié : « Il faut compter des siècles et des siècles pour l'atteindre. Et la route qui mène au pays des dieux est si difficile à trouver que beaucoup se perdent en chemin et errent dans les monstrueux abîmes... » Iewuta s'assit alors sur un rocher, posa le corps fiévreux de son fils devant elle et pria les dieux de lui montrer la route. Elle les supplia avec une telle ferveur qu'un rayon bleu jaillit de son cœur. Elle reprit son fils dans ses bras et marcha encore trois jours et trois nuits en suivant la direction de ce rayon. Elle arriva ainsi devant une grotte sombre, entra et se rendit compte que le rayon bleu ne provenait plus de son cœur mais d'une pierre sertie dans la roche. Pendant deux jours et deux nuits elle maintint le corps de son fils Hilmesh dans le céleste éclat de la pierre et il advint qu'il fut guéri. Folle de joie, Iewuta tomba à genoux et remercia les dieux. C'est alors que la vieille femme entra à son tour dans la grotte et dit : « La meilleure manière de remercier ceux qui t'ont fait cet inestimable présent, c'est d'emmener cette pierre et de guérir tous les malades qui viendront te voir et se montreront sincères dans leur désir de guérison. » La vieille femme disparut aussi mystérieusement qu'elle était apparue. Iewuta comprit alors qu'elle avait eu affaire à une déesse déguisée en mortelle. Il lui fallut encore trois jours pour dégager la pierre de son écrin. Elle s'aida pour cela de fragments de roche tombés au sol et s'écorcha les doigts jusqu'au sang. Lorsqu'elle revint au village, munie de son précieux trophée, les gens virent qu'Hilmesh était de nouveau bien portant et ils se pressèrent autour d'elle pour qu'elle les guérisse à leur tour. Elle leur toucha le front de la pierre et leurs maux, grands ou petits, s'évanouirent. Sa réputation s'étendit bientôt aux villages environnants, puis au pays tout entier et on vint la voir de tous les mondes. Cependant, il advint que sa grande réussite irrita les guérisseurs et qu'il complotèrent en vue de l'éliminer. Depuis qu'elle accomplissait des miracles, plus aucun malade ne venait les voir ni n'écoutait leurs conseils, et un terrible sentiment d'inutilité les rongeait. Ils ne pouvaient pas tuer Iewata car la pierre toute-puissante, le corindon bleu des monts Creïch, la protégeait du maléfice de la mort, mais ils préparèrent une poudre qui l'endormirait pour toujours. L'un d'eux se déguisa, se glissa parmi des malades, se rendit à la maison de Iewuta et versa de la poudre dans sa boisson. Elle but le poison et tomba dans un profond sommeil dont nul ne réussit à la sortir. Son fils Hilmesh pleura pendant des jours et des jours jusqu'à ce que son chagrin finisse par l'emporter dans les mondes de l'après. On l'enterra sous le lit de sa mère. Personne n'osa toucher à la pierre qui resta dans la maison de Iewuta jusqu'à ce qu'un prophète, un homme venu de la planète Osgor et qui avait entendu parler de cette histoire, vienne la prendre et lui restituer son pouvoir de guérison. Il s'appelait Antus Sij Païlar, mais il fut plus connu sous le nom de Kreuz. Quant à Iewuta, elle attend pour se réveiller que les hommes aient retrouvé le chemin secret qui mène au pays des déesses et des dieux. Légende de la tradition orale julienne. Traduction : Messaodyne Jhû-Piet Note du traducteur : le Kreuz aurait remis le corindon julien à son premier successeur, le Syracusain Alguinzir, en gage de légitimité. Les Syracusains en ont déduit (hâtivement, je le crains) que la légitimité kreuzienne se confondait avec la légitimité syracusaine. Ils ont donc fait transférer le siège de l'Eglise naissante à Vénicia et instauré une sorte de monopole de fait sur la lignée muffiale, monopole qui, je le rappelle, ne prit fin qu'en l'an 17 de l'Ang'empire au moment où le cardinal Fracist Bogh, un Marquinatin, succéda au muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Les circonstances mystérieuses de l'élection de Fracist Bogh font d'ailleurs l'objet de multiples controverses. Quant au pouvoir de guérison de l'anneau muffial, il n'a jamais été démontré (pas davantage qu'il n'a été formellement contesté...). Les doigts de Shari palpèrent les petites sphères lisses. Il surmonta le dégoût que suscitait en lui le contact avec l'écorce épithéliale rugueuse et froide du Scaythe. Harkot n'avait pas bougé, comme si la soudaine initiative de son adversaire avait paralysé ses centres nerveux. Il était en train de prévenir ses relais lorsque le guerrier du silence avait bousculé le sieur d'Ariostea, empoigné le bas de son capuchon et glissé la main dans la poche interne de son acaba. La lumière intérieure qui se dégageait du mahdi Shari des Hymlyas vibrait trop intensément pour le troisième conglomérat. Non seulement la non-énergie sous-jacente des cartes-mères et de l'Incréé s'était retirée de lui, mais les communications avec les maîtres germes des conglomérats permanents de la cuve s'étaient interrompues, comme si le contact direct, physique, avec un humain-source brouillait les fréquences mentales des créatures de l'informe. Les courtisans qui avaient roulé au sol s'étaient empêtrés les uns dans les autres et s'empêchaient mutuellement de se relever. Une indescriptible cohue régnait sur la salle des pas publics. Les contrôles A.P.D., les plus renommés de l'Ang'empire pourtant, avaient volé en éclats et les mouvements contradictoires scindaient la foule en de multiples groupes qui éclataient et se reformaient au gré des impulsions de panique. Courtisans, cardinaux, vicaires, médecins de la C.S.S., officiers supérieurs de la Garde pourpre, douairières, maîtres du protocole, cantateurs, sculpteurs holo, danseuses du sohorgo de l'Age médian et délégués des guildes professionnelles poussaient des hurlements d'effroi, se télescopaient sans distinction de classe sociale, de race ou de provenance planétaire, couraient dans tous les sens, se heurtaient aux murs comme des insectes prisonniers d'une cloche de verre. Il avait suffi d'un cri et d'un désordre naissant pour qu'ils deviennent les cibles d'un épouvantable attentat terroriste, les acteurs d'une pièce exaltante et tragique, pour qu'ils éprouvent enfin le délicieux frisson de la peur. L'irruption d'un bataillon de mercenaires de Pritiv armés de poires à rayons cryo ajouta à la confusion et les conforta dans le sentiment qu'ils assistaient à l'un de ces événements qui marquent l'existence d'un courtisan et qui fournissent des sujets de conversation pour plus d'une décennie. Les privilégiés qui, par exemple, avaient eu la chance de croiser quelques années plus tôt dame Veronit de Motohor nue, humiliée, répudiée, dans les couloirs du palais impérial en faisaient encore des gorges chaudes (d'autant que l'anatomie de dame Veronit, autrefois célébrée par des poètes peu regardants ou mal renseignés, présentait quelques défauts qui alimentaient une intarissable source de perfidies). Les doigts et la paume de Shari se refermèrent sur les quatre sphères. Il avait la curieuse impression d'avoir affaire à un être de vide renfermé dans une enveloppe rigide. Sa bouche n'était qu'à quelques centimètres de celle du sénéchal, et ce qui le déroutait le plus, c'était de ne pas sentir un souffle tiède sur son cou, ses joues ou ses lèvres. Le souffle était le symbole de la vie, or les Scaythes ne respiraient pas, n'avaient pas besoin d'oxygène, d'eau, de nourriture, et cette différence fondamentale avec les hommes montrait qu'ils n'avaient pas été conçus pour vivre sur les mondes humains mais pour les affaiblir et préparer l'avènement du vide. Ils n'étaient pas adaptés à leur environnement ou l'environnement n'était pas adapté à eux, ils n'avaient donc aucun intérêt à maintenir un univers qui ne les concernait pas. Cet aspect mécanique, neutre, faisait à la fois leur force et leur faiblesse, leur force parce que aucune émotion, aucune pensée contradictoire ou même simplement parasite ne venait amoindrir leur efficacité, leur faiblesse parce qu'ils n'avaient pas accès aux mécanismes subtils de la création et qu'ils ne survivraient pas à leur propre œuvre d'effacement. Prévenus par les Scaythes relais, les mercenaires du groupe d'intervention se ruèrent vers la mêlée du centre de la salle, bousculant et piétinant sans ménagement les courtisans qui leur obstruaient le passage. Ils virent un homme vêtu d'un colancor et d'un manteau blancs qui étreignait d'une étrange façon le sénéchal immobile, pétrifié. Au moment où Shari retirait sa main de la profonde poche, un violent tremblement secoua le Scaythe. Bien qu'affaiblis par la présence de Tixu Oty l'Orangien, les maîtres germes s'étaient ressaisis, avaient rétabli la communication avec le troisième conglomérat et découvert une possible parade : les probabilités de la cuve leur avaient proposé d'exploiter un dossier irratype, gelé depuis l'an 7157 du calendrier standard de Naflin. Ces données concernaient les quinze Scaythes primitifs qui, imprégnés de la haine transmise par l'A.D.N. de la femme qui servit à leur conception, avaient massacré un grand nombre d'êtres humains sur trois planètes de la Confédération. Les maîtres germes s'étaient donc glissés dans la mémoire cachée et avaient exhumé ce dossier, inactivé mille ans plus tôt pour éviter d'autres dérapages et ne pas générer une phobie des Scaythes dans la conscience collective humaine. Ce faisant, ils avaient entrouvert les couloirs de séparation des fichiers et l'esprit de Tixu Oty, vigilant, avait instantanément exploité cette ouverture pour s'infiltrer à son tour dans les zones secrètes de l'Hyponéros. Ils avaient paré au plus pressé mais l'Orangien, un irratype comme tous ses congénères, représentait désormais une inconnue dans la neuvième étape du Plan. Une étape occulte, élaborée à l'insu des cartes-mères et de l'Incréé. Ils s'étaient déjà servis de la haine, en dose infinitésimale, pour reconditionner Harkot au moment de sa fusion avec le connétable Pamynx, mais jamais ils n'avaient envoyé une impulsion d'une telle densité, d'une telle brutalité. L'imprudence du troisième conglomérat les probabilités évolutives lui avaient pourtant déconseillé de garder les véritables codes cryo sur lui car il s'exposait à un contact physique déstabilisant avec un humain-source ne leur avait pas laissé le" choix : seul un courant de haine était en mesure de réactiver les implants cérébraux d'Harkot. Le bras du sénéchal, saisi d'une irrépressible rage de meurtre, se détendit tel un ressort et ses doigts grossiers, non ongulés, se refermèrent sur le cou de son adversaire. Une douleur fulgurante irradia le pharynx de Shari qui, surpris par la soudaineté de la contre-attaque, eut le réflexe instinctif de raffermir sa prise sur les quatre codes et de sortir la main de l'échancrure de l'acaba. L'air commença à lui manquer et la vibration de l'antra se dissipa dans le brouillard rouge qui se levait dans son esprit. Il tenta de visualiser les entrées de couloirs éthériques, mais il ne parvint pas à maintenir la cohérence de ses pensées. De sa main libre il s'efforça d'empêcher les doigts d'Harkot de lui comprimer les cartilages du larynx, mais le Scaythe s'était brusquement métamorphosé en une implacable machine à tuer et le matériau dans lequel il était fabriqué on pouvait difficilement appeler ça de la chair était d'une dureté de pierre. Asphyxié, Shari commença à flotter dans un état second. Il n'avait ni la force ni la volonté de traduire sa panique et sa révolte en gestes, il se sentait partir tout doucement, et ce décalage entre ses désirs et ses perceptions physiologiques entraînait un sentiment d'impuissance qui se transformait peu à peu en indifférence, en résignation. Les bruits, les formes et les couleurs s'estompaient autour de lui, se dissolvaient dans une nue cotonneuse, cauchemardesque. Il percevait encore quelques éclats de voix, des cris qui agonisaient dans le lointain. « Tuez ce vil terroriste, sénéchal ! — C'est un paritole d'Ut-Gen... un être abject ! » Les mercenaires de Pritiv se déployèrent autour des deux antagonistes, braquèrent sur eux leur poire à rayons cryo mais, comme ils ignoraient que les Scaythes étaient hermétiques aux effets des produits congelants, ils n'osèrent pas ouvrir le feu de peur de toucher le sénéchal. De toute façon, à en juger par la face congestionnée de son adversaire, Harkot l'aurait achevé dans une poignée de secondes. C'était la première fois que les spectateurs de cette étrange scène voyaient un Scaythe en découdre physiquement avec un homme, et ils se rendaient compte avec effroi que l'extraordinaire efficacité des ressortissants d'Hyponéros ne se limitait pas aux seules manipulations de l'esprit. Ses yeux globuleux et noirs brillaient comme des pierres chargées d'énergie maléfique dans la pénombre de son capuchon. Ses appendices digitaux qui s'enfonçaient inexorablement dans le cou de sa proie étaient les seules parties animées de son corps. Shari entrevit une bouche de lumière bleue dans le lointain. Elle l'appelait, fredonnait un chant envoûtant. Il lui restait suffisamment de lucidité pour comprendre qu'elle ne s'ouvrait pas sur un couloir éthérique mais sur une autre réalité, sur le monde des âmes. Il lui sembla entrevoir le visage souriant de sa mère de l'autre côté de cette bouche et il fut empli tout entier du désir de la rejoindre. Il n'avait pas encore atteint ses huit ans lorsque les amphanes du peuple ameuryne l'avaient condamnée au supplice du chant de mort et il s'apercevait à présent que sa tendresse lui avait cruellement manqué. Oniki aurait su pallier cette carence mais le sort s'était acharné à les séparer. La bouche se rapprochait de manière vertigineuse et cette impression d'étourdissement l'éloignait de plus en plus de la réalité environnante, de ses propres limites corporelles. Il discernait d'improbables murmures, des vaguelettes grésillantes et moussues qui venaient mourir sur la grève de son silence intérieur. Quelque chose, un sentiment diffus, l'empêchait toutefois de goûter pleinement la sérénité du départ. Un reste de colère, une impression de ratage, de gâchis. Il capitulait, il s'en allait de ce monde de matière sans avoir préservé la pérennité de l'humanité, il laissait un enfant de onze ans affronter seul les créatures du blouf, il abandonnait lâchement Oniki et Tau Phraïm aux mains des forces impériales d'Ephren. Un sursaut de conscience l'amena à se rebeller, à refuser l'inéluctable. Il reprit contact avec la réédité, ressentit immédiatement la douleur effroyable qui montait de sa nuque et de son cou, distingua de nouveau le brouhaha, ponctué de glapissements, de vociférations. Il ne chercha pas à s'opposer au sénéchal dont la force implacable s'apparentait à celle d'un robot, il s'appliqua à invoquer l'antra. Et aussitôt, comme si le son de vie s'était toujours tenu prêt à intervenir, comme s'il s'était retiré dans le seul dessein de ne pas influer sur la décision de son protégé, il libéra toute sa puissance vibratoire pour le déposer devant un couloir éthérique. La disparition aussi soudaine qu'inexplicable du terroriste figea de stupeur les courtisans, les cardinaux et tous ceux qui se pressaient dans la salle des pas publics. La main du sénéchal on n'avait pas trouvé d'autre mot pour qualifier cette grossière extrémité n'avait tout à coup broyé que du vide. L'espace de quelques secondes, ils se demandèrent s'ils n'avaient pas rêvé toute cette scène, s'ils n'avaient pas été les saliers huppés d'une farce de mauvais goût. Certains sculpteurs holographiques étaient passés maîtres dans l'art des illusions. A maintes reprises les courtisans avaient cru assister à des phénomènes extraordinaires ou des batailles rangées où les protagonistes n'étaient que des leurres 3-D grandeur nature. C'était un jeu assez fréquent dans l'enceinte du palais impérial : on s'apercevait parfois qu'on était en train de monologuer avec un être lumineux, on se sentait ridicule mais, en maître déclaré de l'auto-psykè-défense, on feignait d'en sourire tout en vouant aux mille gémonies de l'enfer kreuzien le ou la responsable de la plaisanterie. Cependant, jamais le sénéchal ou même un simple Scaythe inquisiteur n'avait été impliqué dans ce genre de spectacle et l'homme vêtu de blanc, le paritole, le terroriste d'Ut-Gen avait paru bien dense, bien compact pour une simple illusion holographique. « C'était un... un guerrier du silence ? avança une voix féminine. Cette manière de disparaître m'a rappelé... » On ne saurait jamais ce que cet homme lui avait rappelé, car le sénéchal Harkot, imprégné de la haine primitive de la cuve, l'avait saisie par le cou et l'avait décollée du sol. La stupeur fit place à l'horreur lorsqu'on entendit craquer les cartilages de sa trachée. Les éclairs aveuglants des bombes lumineuses et les rayons à haute densité zébraient la pénombre enfumée. Les assaillants poursuivaient leur inexorable progression. Guidés par les vicaires, ils avaient débouché de galeries secrètes et, exploitant l'effet de surprise, s'étaient rendus maîtres d'une grande partie du palais épiscopal. Ils cernaient à présent les sous-sols, un peu plus difficiles à investir dans la mesure où les blindages étaient conçus pour résister à la propagation des bombes. Les combats redoublaient d'intensité car les défenseurs, conscients de former l'ultime rempart entre les forces impériales et le réduit où s'étaient réfugiés le muffi et Maltus Haktar, se jetaient dans la bataille avec l'énergie du désespoir. Leurs tirs de barrage, leurs sondes minées et leurs antiques grenades explosives retardaient l'échéance, mais les pertes infligées à l'armée ennemie n'empêchaient pas celle-ci de se lancer par vagues incessantes sur les poches de résistance et de finir par les déborder. Les disques des mercenaires opéraient alors un véritable carnage et l'odeur doucereuse du sang se mêlait aux effluves de métal et de chair carbonisés. « Ne soyez pas borné, Votre Sainteté ! maugréa le maître jardinier. Dans quelques minutes, les couloirs d'accès à l'atelier des déremats seront coupés. — Partez, Maltus : nul ne vous oblige à partager mon sort. Pas même votre cher Vingt-quatre... » Barrofill le Vingt-cinquième avait passé le bras autour des épaules de Jek et le maintenait contre lui, comme pour l'abriter derrière le bouclier de son corps. L'Osgorite lança un coup d'œil inquiet sur la porte entrouverte d'où jaillissaient d'épais tourbillons de fumée, puis revint à la charge : « Et vous, qu'est-ce qui vous oblige à partager le sort de ces quatre cryos ? — Connaissez-vous le Dodeukalogue, le livre des prophéties de Zahiel ? » Maltus Haktar secoua la tête d'un air agacé. « Croyez-vous que le moment soit bien choisi pour... — J'ai l'intime conviction que ces quatre-là font partie des douze hérauts du temple de lumière, des douze cavaliers de la révélation... — Vous aussi, vous en faites partie ! » s'écria Jek. Le muffi s'accroupit en face de l'Anjorien, le saisit par les épaules et le scruta d'un air grave, presque douloureux. Les éclats de lumière et le grondement des armes accentuaient l'aspect tragique de son visage. « Qu'est-ce qui vous permet d'affirmer cela ? — Je l'ai vu dans les annales inddiques, dans le temple de lumière, répondit l'Anjorien qui soutint sans ciller le regard intense de son interlocuteur. — Vous êtes donc entré dans le temple de lumière décrit par Zahiel ? — Ne prenez pas ses racontars pour argent comptant, Votre Sainteté, gronda le maître jardinier. Il voyage peut-être sur ses pensées mais ce n'est qu'un gosse ! — Je vous ai déjà vu dans cette pièce, poursuivit Jek en fixant obstinément le muffi. Vous êtes souvent venu avec votre ami, vous avez contemplé les sarcophages, vous êtes tombé à genoux, vous avez pleuré puis vous vous êtes relevé, vous avez demandé à votre cher Adaman s'il ne percevait vraiment rien et il vous a répondu que le Kreuz ne s'adressait jamais à ses serviteurs médiocres... » Stupéfait, Barrofill le Vingt-cinquième demeura un long moment incapable de réagir. Ses doigts gantés de blanc s'enfoncèrent machinalement dans la chair des épaules de Jek. Maltus Haktar dévisagea l'Anjorien avec la même expression qu'un père découvrant la monstruosité de son fils. « Vous nous avez donc surveillés... balbutia le muffi. — Ce n'était pas de la surveillance, corrigea Jek, mais une reconnaissance mentale, une préparation de notre intervention... » Et il ajouta, avec des larmes dans les yeux : « Rien ne s'est passé comme prévu... — Rien n'est perdu en tout cas ! affirma Barrofill le Vingt-cinquième avec une force de persuasion qui, Jek s'en rendit compte, était surtout destinée à le convaincre lui-même. — Votre ami a raison, reprit Jek en désignant le maître jardinier. Vous devriez partir. Moi, je sais voyager sur mes pensées et je peux encore attendre. » Il tapota une poche de sa veste. « J'ai la boîte de seringues... — Vous ne savez pas comment désactiver les caissons de congélation, argumenta le muffi. — Montrez-moi. — Ce sont des machines compliquées et j'aurais trop peur que vous ne sautiez une étape. En outre, vous aurez besoin d'assistance pour soutenir vos amis : il faut du temps aux dé-cryos pour recouvrer leur coordination. Lorsqu'ils reviennent à la vie, ils sont aussi fragiles que des nouveau-nés. J'ai confiance dans le Kreuz et je reste avec vous ! Mais je m'aperçois que nous ne connaissons pas encore votre nom... — Jek At-Skin... Le mahdi Shari dit qu'on peut se tutoyer entre compagnons de l'Indda... » Un sourire chaleureux éclaira le visage du souverain pontife. « Je suis très honoré, mon cher Jek, que tu me considères comme l'un des tiens et je te souhaite la bienvenue au palais épiscopal de Vénicia. » En un geste empreint de solennité, il fit glisser l'énorme bague qui brillait à l'annulaire de sa main droite et la tendit à l'Anjorien. « Voici l'anneau pontifical, le corindon julien. Accepte-le en gage de reconnaissance et d'amitié. — Vous perdez la raison, Votre Sainteté ! rugit Maltus Haktar. Seuls les muffis ont le droit de porter cet anneau ! — En cet instant je romps définitivement la lignée muffiale, répliqua Barrofill le Vingt-cinquième d'un ton calme et résolu. Et je brise les lourdes chaînes qui entravent les milliards de fidèles, convertis par la force, la menace ou la manipulation mentale. Je dissous l'appareil de l'Eglise, l'ennemi le plus acharné du Kreuz, et je renvoie chaque être humain à sa propre vérité intérieure. Trop de crimes ont été perpétrés au nom de ce symbole haïssable d'une volonté dominatrice, hégémonique. Il me paraît légitime que le corindon julien passe maintenant dans le camp des justes et que Jek en soit le gardien. Cette décision n'est que l'aboutissement de la volonté de mon prédécesseur, Barrofill le Vingt-quatrième. » Etranglé d'émotion, Jek observa la pierre aux innombrables facettes et dont la couleur bleu nuit tirait sur le noir. Elle était sertie sur une monture d'optalium rose beaucoup trop grande pour son propre annulaire. Elle tremblait légèrement entre le pouce et l'index du muffi, accrochait de fugaces reflets de lumière. « Prends cette pierre, Jek. Elle sera la pierre angulaire du monde que nous sommes appelés à bâtir. » Jek saisit l'anneau, et la chaleur qui s'en dégageait était tellement intense qu'elle le contraignit à le glisser précipitamment dans la poche de sa veste. Bouleversé par le dépouillement, la solitude et l'humilité de cet homme qui avait régné sur un empire de plusieurs centaines de milliards de sujets, il ne put contenir plus longtemps ses larmes. Le muffi l'attira à lui et le pressa contre sa poitrine. L'ancien gouverneur de la planète Ut-Gen avait changé, contrairement à ce qu'avait affirmé frère Sergian, le missionnaire du satellite Gétablan. « Je suis désormais délivré de ma charge, murmura Barrofill le Vingt-cinquième. Je m'autorise par ce fait à redevenir un simple disciple, un novice du silence. Je renonce à mon patronyme muffial et reprends mon nom originel, le nom que me donna ma chère mère, lingère à la Ronde Maison de Duptinat : Fracist Bogh... » Une déflagration prolongée, suivie d'une succession d'éclairs éblouissants, retentit comme un coup de tonnerre. L'effroyable vibration n'endommagea pas le blindage d'optalumal des murs et du plafond mais noya la pièce dans une irrespirable nue de poussière et de fumée. « Le premier devoir de quelqu'un qui prétend bâtir un monde nouveau, c'est de rester en vie. Votre Sainte... Fracist Bogh ! » grommela Maltus Haktar. Le grondement s'estompa peu à peu et fit place aux crépitements des armes rayonnantes, aux crissements et cliquetis métalliques, aux hurlements déchirants des blessés, aux chocs sourds des corps à corps. L'Osgorite braqua son ondemort en direction de la porte. « Nom de Dieu, ils vont arriver ! » Comme pour illustrer ses propos, une silhouette se détacha tout à coup sur le fond de pénombre. Il ne l'avait pas entendue entrer, probablement à cause de l'explosion. Il pressa la détente de son arme mais quelqu'un se précipita sur lui et dévia son bras. Le rayon lumineux alla percuter le bas d'un mur où il se pulvérisa en une gerbe de particules scintillantes. Fou de colère, l'Osgorite retourna son arme contre l'intervenant qui l'avait empêché d'éliminer l'intrus et fut stupéfait de reconnaître le petit guerrier du silence. « Ne tirez pas ! C'est Shari ! » s'écria Jek. Il se précipita en direction de la silhouette et se jeta dans ses bras. « Doucement, laisse-moi reprendre mon souffle », murmura Shari. Jek se recula et examina le mahdi dont le visage crispé, couvert de sueur, la respiration sifflante et les marques visibles sur la collière partie du colancor qui enserrait le cou témoignaient du combat éprouvant qu'il venait de livrer. « J'ai les codes », ajouta-t-il avec un sourire las, devançant la question de Jek. Il ouvrit la main et découvrit quatre petites sphères qui oscillaient sur sa paume tremblante. Une flambée de joie embrasa l'Anjorien : ils pouvaient enfin donner le baiser de l'éveil à Yelle, Aphykit, San Francisco et Phœnix. « Vite, il n'y a pas de temps à perdre ! » dit Maltus Haktar, revenu de son saisissement. Les yeux du mahdi se chargèrent de méfiance. « Ce sont des amis, expliqua Jek. Lui, c'est Maltus Haktar, le chef de la sécurité du palais épiscopal. Il t'a tiré dessus par erreur. Et lui, c'est le muffi Barro... Fracist Bogh. Nous sommes assiégés et nous devons faire vite. — Plus tard les présentations ! s'emporta l'Osgorite. Donnez-moi ces sphères, monsieur. Je dois rapprocher les numéros des codes avec ceux des socles de conservation. — Faites confiance à Maltus : il n'est pas embaumeur mais il s'y entend parfaitement en réanimation cryo » , dit Fracist Bogh. Shari hocha la tête et remit les sphères au maître jardinier. Dès lors ils se répartirent silencieusement les tâches, les paroles étant désormais superflues. Maltus Haktar ouvrit le capot des socles de conservation, découvrit le tableau de bord intégré et pressa les touches qui commandaient l'interruption du processus de congélation. Bien que le fracas des combats fût maintenant incessant, ils décelèrent nettement l'exhalaison d'arrêt des moteurs et les subtils craquements des couvercles qui se descellaient. Les parois vitrées des sarcophages se couvrirent d'une épaisse buée de condensation qui transforma les corps allongés en des formes indistinctes et sombres. L'Osgorite compara les numéros gravés sur les sphères aux chiffres imprimés sur le bas des tableaux de bord puis, après vérification, posa chaque code sur le socle qui lui correspondait. Jek avait sorti la boîte en fer de la poche de sa veste, l'avait ouverte et en avait extrait quatre seringues prédosées. Sur un signe de Maltus Haktar, Fracist Bogh et Shari, qui se remettait progressivement de la tentative d'étranglement d'Harkot, retirèrent le couvercle du premier sarcophage, celui d'Aphykit. Un courant glacé, imprégné de relents de produits cryo, leur fouetta le visage. Le nuage de condensation qui enveloppait le corps blanc de la jeune femme s'évapora. Shari avait oublié à quel point sa mère Aphykit était belle, et de revoir ses traits, empreints d'une grâce surnaturelle, détendus et encore plus admirables dans l'abandon du sommeil de glace, l'emplissait d'une émotion intense, occultait momentanément la douleur de son cou et les blessures de son âme. L'espace de quelques instants, il redevint un enfant libre et insouciant, courut dans les montagnes des Hymlyas, vola sur une pierre en compagnie des aïoules, se baigna dans les torrents glacés... Fracist Bogh saisit le code et la seringue que lui tendait Jek, retira le cache de sécurité, enfonça l'extrémité de l'aiguille dégagée dans le minuscule point foncé du sommet de la sphère, perça la membrane de sécurité, tira délicatement sur la pompe pour aspirer le prélèvement A.D.N. de la congelée et le mélanger aux produits chimiques de réanimation. Il s'était renseigné auprès des embaumeurs cryo de l'Eglise et, en imagination, avait maintes fois répété ces gestes comme s'il avait pressenti depuis toujours qu'il ne disposerait que de très peu de temps pour les effectuer. Il ne marqua aucune hésitation lorsqu'il souleva le bras d'Aphykit, piqua l'aiguille (une aiguille conçue pour perforer les matières les plus dures) à la saignée du coude, dans le sillon bleuté et rigide de la veine, et appuya du pouce sur la pompe de la seringue. Il lui fallut environ quinze secondes pour en transvaser tout le contenu dans le corps inerte puis, sans attendre les réactions de la jeune femme, sans se préoccuper des éclairs de plus en plus rapprochés ni du tumulte grandissant, il prit une deuxième seringue et fit signe à Shari d'ouvrir le sarcophage de San Francisco (au grand désespoir de Jek, qui craignait qu'on n'eût pas le temps de s'occuper de Yelle avant l'intrusion des assaillants). La brume de décongélation, froide et odorante, se mêla à la poussière et à la fumée pour former un brouillard opaque. Fracist Bogh effectua trois tentatives infructueuses avant de percer la peau épaisse du Jersalémine dont les traits et la longue chevelure noire évoquaient le fou des montagnes dans l'esprit de Shari. « Regardez ! Elle bouge ! » hurla Jek, surexcité. Les trois hommes tournèrent la tête en direction du sarcophage d'Aphykit. Elle avait en effet remué le bras, ouvert les paupières et des tremblements violents secouaient son torse, son bassin et ses jambes. La vie reprenait possession d'elle avec brutalité, avide de réinvestir un territoire d'où elle avait été bannie pendant plus de trois ans. Après avoir vidé le contenu de la seringue dans le bras de San Francisco, Fracist Bogh se défit rapidement de son surplis et le donna à Jek. « Qu'elle se couvre de ça... » Aphykit s'agrippa aux montants du sarcophage pour se redresser et se maintenir en position assise. Sa chevelure pailletée d'or perdit peu à peu de sa rigidité et retomba en cascades soyeuses sur ses épaules et sa poitrine. Ses magnifiques yeux bleu, vert et or se posèrent sur l'Anjorien qui, incapable de prononcer le moindre mot, lui tendit le surplis de Fracist Bogh. Elle fronça les sourcils et l'examina avec application, comme si elle cherchait à trouver une signification à cette scène, à remettre un nom, un souvenir sur ce garçon de onze ou douze ans statufié devant elle, vêtu d'un colancor syracusain. Elle tourna la tête et embrassa du regard la pièce plongée dans une obscurité enfumée et griffée de temps à autre par des éclairs aveuglants. Son attention parut un moment attirée par les bruits qui provenaient du couloir, par les silhouettes imprécises de Fracist Bogh, de Shari et de Maltus Haktar, qui s'agitaient autour des sarcophages de Phœnix et de Yelle, puis, comme aucun de ces éléments n'apportait de réponse aux innombrables questions qui se pressaient dans son esprit, elle fixa de nouveau Jek. Elle lui parut aussi belle que la première fois qu'il l'avait aperçue dans le cratère du volcan. Il avait cru avoir affaire à un ange ou, mieux encore, à une déesse du paradis des kreuziens lorsqu'il était sorti du compartiment intérieur du xaxas. Sa longue cryogénisation n'avait en rien altéré sa beauté. Au contraire même, elle avait estompé de son visage cette douleur muette, ce masque subtilement tragique qu'elle arborait en permanence depuis le départ de Sri Lumpa. Une lueur de compréhension brilla dans ses yeux. Elle remua les lèvres mais, en dépit de ses efforts, aucun son ne sortit de sa gorge. « Je suis Jek At-Skin, dit l'Anjorien en détachant bien ses mots. Nous sommes venus vous délivrer, le mahdi Shari et moi. Cela fait trois ans que vous avez été congelée. Nous nous trouvons en ce moment dans le palais épiscopal de Vénicia, envahi par les armées impériales. Nous n'avons que très peu de temps. Nous devons regagner la salle des déremats pour transférer tout le monde en lieu sûr. Est-ce que vous m'avez compris ? » Elle cligna des yeux en signe d'acquiescement et ses lèvres esquissèrent l'ébauche d'un sourire. « Est-ce que vous vous sentez assez forte pour descendre du sarcophage ? » Maltus Haktar, qui avait désactivé le dernier socle de conservation, se rapprocha d'eux à grandes foulées. « Je vais l'aider ! » Joignant le geste à la parole, il saisit Aphykit par les aisselles, la souleva hors du sarcophage, la déposa sur le sol et lui enlaça la taille pour l'aider à se maintenir en position debout. La manière insidieuse qu'avait l'Osgorite de se livrer à des attouchements superflus irrita Jek. Aphykit méritait mieux, au sortir de sa cryogénisation, que les hommages, grossiers d'un maître jardinier. « Il faut d'abord qu'elle passe ça », dit l'Anjorien d'un ton courroucé. Elle tendit un bras tremblant dans sa direction, s'empara de l'étoffe blanche, se dégagea de l'étreinte de Maltus Haktar, s'assit sur un coin du socle et se revêtit du surplis. San Francisco s'était déjà redressé et, comme Aphykit quelques secondes plus tôt, il se demandait visiblement ce qu'il fabriquait dans cet endroit. Ses yeux inexpressifs papillonnaient d'un point à l'autre de la pièce sans réussir à se poser quelque part. Le maître jardinier se dirigea vers le sarcophage du Jersalémine, l'aida à en descendre et le recouvrit de sa cape. Jek se rendit compte que ce qu'il avait pris pour de l'indélicatesse n'était que de l'obligeance et il regretta son attitude vis-à-vis de l'Osgorite. Jugeant Aphykit tirée d'affaire et San Francisco en de bonnes mains, il se rendit près du sarcophage de Yelle, à qui Fracist Bogh avait déjà injecté les produits de réanimation additionnés de son échantillon A.D.N. Il repoussa du pied le couvercle gisant sur le sol, se jucha sur le socle de conservation et se pencha sur le visage de la fillette, auréolé de brume et éclairé à intervalles réguliers par les éclats fulgurants des rayons à haute densité et des bombes à propagation lumineuse. Une goutte de sang, d'une consistance visqueuse, perlait au creux de son bras mais elle ne bougeait toujours pas, elle ne montrait aucun signe précurseur du réveil. Dans le sarcophage voisin, Phœnix, qui pourtant avait été piquée après elle, avait déjà ouvert les yeux et bougé le bras. Le cœur de Jek se serra. Il effleura du dos de la main la joue glacée de Yelle, adressa une prière silencieuse à tous les dieux qu'il connaissait et à ceux qu'il ne connaissait pas pour que la vie coule de nouveau dans son petit corps gelé. Elle semblait reposer pour l'éternité sur le coussin doré de ses cheveux et son sarcophage avait toutes les apparences d'un cercueil. Elle était la pièce essentielle de son existence, la pierre angulaire de son édifice selon les termes de Fracist Bogh. Pendant trois ans il n'avait vécu que pour l'instant où ses paupières se soulèveraient, où elle lui sourirait, où elle prononcerait son nom. Si elle restait à jamais perdue dans cet état neurovégétatif qu'on appelait les limbes cryo, il n'aurait plus aucune raison de s'attarder sur un univers éternellement glacé. Il se souvint de la méthode qu'il avait employée pour empêcher San Francisco et Robin de Phart de franchir le point de non-retour dans le cirque des Pleurs de Jer Salem. Toutefois un reste de pudeur et une peur inconsciente des organes sexuels féminins le dissuadèrent de poser la main sur la vulve de Yelle et il se contenta de lui pincer la bouche avec force. Il n'obtint aucun autre résultat que de lui arracher un petit morceau de peau de la lèvre supérieure. Il sentit une présence dans son dos. Aphykit s'était relevée, s'était approchée à pas hésitants du sarcophage de sa fille et, se tenant avec difficulté sur ses jambes flageolantes, levait sur lui des yeux mangés par l'angoisse. Son asthénie s'effaçait devant son instinct de mère. Elle tremblait de froid et de peur malgré le surplis blanc dont elle s'était enveloppée. Un peu plus loin, Shari et Fracist Bogh dégageaient Phœnix de son châssis de verre. Une déflagration, plus forte que les précédentes, arracha la porte de ses gonds et la projeta violemment sur le mur opposé. Les montants vitrés des deux sarcophages vides volèrent en éclats. Un éclair prolongé illumina la pièce et accentua l'atmosphère apocalyptique qui régnait sur le sous-sol du palais. « Nous ne pouvons plus attendre ! glapit Maltus Haktar. — Yelle ne s'est pas ranimée ! » cria Jek. Il vit que les yeux d'Aphykit se remplissaient de larmes et il maudit le destin d'avoir imposé une telle épreuve à la jeune femme au sortir de son sommeil de glace. « La petite n'a pas résisté, souffla Fracist Bogh d'un air sombre. Les embaumeurs m'avaient prévenu qu'il y avait une chance sur vingt pour que cela arrive... Peut-être est-ce l'occasion d'utiliser les graphèmes inddiques de guérison... » Shari enveloppa le corps frissonnant de Phœnix de son manteau et se précipita vers le sarcophage de Yelle. Une idée traversa Jek, stupide comme toutes les idées désespérées. Il extirpa l'anneau muffial de sa poche et souleva la main de Yelle. Il dut s'y prendre à trois reprises pour lui glisser la bague d'optalium à l'annulaire, qui avait conservé sa rigidité cryogénique. Le corindon perdit nettement de sa nitescence comme si la vitalité de la pierre, cette énergie cristalline accumulée siècle après siècle, se transvasait brusquement dans le corps de la fillette. Plus grand que Jek, Shari n'eut pas besoin de grimper sur le socle pour se pencher sur cette petite sœur qu'il voyait pour la première fois. Elle n'était pas sa sœur de sang et l'annonce de sa naissance l'avait autrefois perturbé, mais il prenait conscience, à quelques centimètres de son visage désespérément figé, qu'il éprouvait pour elle un sentiment fraternel aussi vrai et aussi pur que s'ils avaient été conçus par les mêmes parents biologiques. Il comprenait également, en voyant de grosses larmes couler sur les joues de Jek, que l'Anjorien ne vivait que pour et par elle, qu'elle était son indispensable moitié, son autre lui-même, que c'était l'espoir d'être un jour réuni à elle qui l'avait poussé à accomplir tout ce qu'il avait accompli. Il lança un coup d'œil en direction d'Aphykit pardessus la tranche supérieure du montant de verre : sa détresse de mère se conjuguait maintenant aux effets physiologiques de la réanimation cryo pour creuser son visage et brouiller son regard. Elle ne restait campée sur ses jambes qu'au prix d'un terrible effort de volonté. Oniki témoignait de la même force de caractère devant les événements contraires, et cette solidité, cet enracinement, cette façon de ployer sans jamais rompre emplissaient Shari d'admiration et de reconnaissance. « Ils arrivent ! » cria Maltus Haktar. Estimant que San Francisco était suffisamment lucide et vaillant pour se passer de tuteur, le maître jardinier s'était posté près de l'embrasure, avait dégainé son ondemort et jeté un coup d'œil dans la galerie. Il avait repéré, à travers l'écran de fumée, des silhouettes agitées dont il lui était impossible de dire si elles étaient alliées ou ennemies. Les rayons à haute densité jetaient leurs éclats livides sur les parois métalliques déformées par les projections lumineuses. Il crut discerner un éboulis de terre et de pierres provenant d'un pan de la voûte effondré. Les combats faisaient rage de chaque côté de cette barricade improvisée. « Réveille-toi », gémit Jek en effleurant l'arête du nez de Yelle. Maltus Haktar lâcha une première rafale en direction de la forme gris et blanc d'un mercenaire du moins le supposait-il qui avait franchi le monticule et s'approchait en courant de la porte. Le rayon lui percuta la poitrine, le décolla du sol et l'envoya rouler une dizaine de mètres plus loin. Ses disques s'échappèrent de leur invisible gaine et crissèrent sur le sol et le bas des parois de la galerie. « Nous sommes coincés ! grommela l'Osgorite. La route de l'atelier des déremats est coupée... » Jek eut l'impression de déceler un infime mouvement sur la paupière de Yelle mais, à force de scruter son visage, il commençait à douter de ses perceptions. « Réveille-toi... — La pierre ! dit Shari. Elle brille de nouveau ! » Le corindon julien avait effectivement recouvré son éclat scintillant. Il jetait même des feux beaucoup plus intenses qu'au moment où Jek l'avait dégagé de sa poche. Prise d'un regain d'espoir, Aphykit s'avança vers le sarcophage et osa enfin regarder sa fille, ce présent extraordinaire que lui avait offert Tixu. Cela faisait trois ans qu'ils avaient été cryogénisés, avait dit le garçon comment s'appelait-il déjà ? Jak ou un nom approchant... Avec ses poils clairsemés sur les joues, il était presque devenu un homme maintenant, et s'il n'avait pas changé de manière aussi patente, elle aurait eu l'impression de s'être endormie quelques heures plus tôt. Endormie n'était pas le mot exact : le soleil n'avait pas encore atteint son zénith lorsque l'homme nu et armé avait surgi dans sa maison du village des pèlerins et avait braqué une arme sur elle. Yelle avait entraîné le garçon sur la rive du torrent où elle avait l'habitude de se baigner et les deux Jersalémines étaient sortis dans le jardin afin de nettoyer les caissons de déshydratation. Un rictus avait tordu les lèvres de l'intrus, un homme jeune aux traits d'une finesse aristocratique. Elle avait alors fait le lien entre son irruption et les subtiles odeurs de gaz qui s'étaient tout à coup diffusées dans la maison. Il avait libéré une sorte de gloussement, le ricanement d'un être possédé ou en proie à une crise de démence. « Est-ce que Yelle... — Le tour viendra de ta fille et de l'Anjorien ! avait-il déclaré. — Vous êtes syracusain, n'est-ce pas ? — Je ne suis pas un humain mais une greffe mentale, un implant de logique. Cet homme, Marti de Kervaleur, m'a servi de véhicule pour parvenir jusqu'à vous. » Il avait levé le canon de son arme et avait pressé la détente. Elle se souvenait encore du choc sur son front, de la sensation d'engourdissement qui avait envahi ses membres, de la paralysie progressive de ses centres moteurs, de sa chute sur le plancher. Pendant de longues minutes, elle avait été une fragile flamme de conscience dans un corps réduit à l'impuissance. Tixu lui avait recommandé de prendre soin de leur petite merveille et elle était tombée dans le premier piège que le blouf lui avait tendu. Le sentiment de culpabilité revenait la ronger maintenant que, ranimée, elle contemplait le corps de Yelle, d'une immobilité de marbre dans son écrin de verre. Elle sentit sur son front la brûlure d'un regard insistant. Elle leva les yeux et c'est alors seulement, à la manière très particulière qu'il avait de la fixer, qu'elle reconnut Shari. Il était devenu un homme mais, bien que l'auréole sombre et bouclée de sa chevelure fût enfouie sous le cache-tête de son colancor, bien qu'une barbe de quelques jours lui mangeât les joues, il avait gardé une part de grâce et de naïveté enfantines qui adoucissait ses traits endurcis, creusés. Les souvenirs des temps de l'insouciance affluèrent en désordre dans l'esprit d'Aphykit, les longues promenades sur les sentiers de montagne, les nuits tièdes et parfumées sous la voûte étoilée, les jeux innocents avec le petit Shari et les jeux amoureux avec Tixu, la fraternité chaleureuse des pèlerins... Elle avait dérobé ces quelques années de bonheur au destin, mais le destin, implacable, se vengeait de la plus atroce des manières : il l'avait d'abord séparée de l'homme qu'elle aimait, il l'avait ensuite plongée dans un sommeil gelé pendant plus de trois ans et, enfin, il s'acharnait sur sa fille comme si, mû par une volonté perverse, il supprimait méthodiquement, l'une après l'autre, ses raisons de vivre. Elle n'aurait pas la volonté de se battre si Yelle ne se réveillait pas. Elle crut entrevoir un sourire d'encouragement sur les lèvres brunes de Shari. « Je ne pourrai pas les contenir très longtemps ! » rugit Maltus Haktar. L'épaule engagée dans la galerie, il pressait sans discontinuer la détente de son ondemort. Les assaillants étaient de plus en plus nombreux à franchir le monticule de terre. Le tir de barrage du maître jardinier les contraignait à se coller contre les parois, à progresser avec prudence. Certains d'entre eux s'abritaient derrière les cadavres qui jonchaient le sol et, s'en servant comme de boucliers, continuaient d'avancer. « J'ai besoin d'aide ! cria Maltus Haktar. Quelqu'un d'autre a une arme ? » Jek fouilla machinalement dans les poches de sa veste mais son propre ondemort ne s'y trouvait plus. Shari se rendit compte qu'il avait oublié le sien dans la chambre des Mars. La réserve d'énergie de l'arme de Maltus Haktar risquait de s'épuiser d'un instant à l'autre et ils n'auraient plus que leurs mains à opposer aux mercenaires de Pritiv. Ils auraient la possibilité de se fondre dans les couloirs éthériques, bien sûr, mais seuls Jek, Aphykit si elle était suffisamment remise de sa cryogénisation et lui-même maîtrisaient le voyage psychokinétique, et ils ne pouvaient pas abandonner à leur sort les deux Jersalémines, le muffi de l'Eglise et le maître jardinier... Sans parler de Yelle. Le corindon julien brillait comme un astre qui se serait décroché d'un ciel étoilé. Il teintait d'indigo la peau de la fillette et les parois de verre du sarcophage. Jek poussa un cri de joie. « Yelle ! » Elle le fixait, les yeux grands ouverts. Elle semblait seulement sortir d'une longue nuit de sommeil et son regard était déjà imprégné de l'étrange gravité qui le caractérisait. Une ébauche de sourire s'esquissa sur ses lèvres pâles, puis elle entrouvrit la bouche et balbutia quelques mots d'une voix à peine audible. « C'est toi, Jek?... Tu es venu... Où est maman ?... Mes bras... mes jambes... je ne les sens plus... » Les sanglots de Jek redoublèrent, partagé entre le bonheur de la voir se ranimer et l'inquiétude que soulevait en lui sa paralysie. Aphykit vint coller son visage contre la vitre et s'autorisa à son tour à laisser couler ses larmes. Yelle tourna légèrement la tête, une flamme nouvelle brilla dans ses yeux gris-bleu. « Maman... — Les embaumeurs disent que la tétraplégie est une des conséquences possibles de la réanimation cryo, avança Fracist Bogh. Il va falloir la porter... — Est-ce qu'elle s'en remettra ? » demanda Shari. L'ancien muffi haussa les épaules en un geste qui exprimait à la fois l'ignorance et l'impuissance. Shari souleva Yelle avec d'infinies précautions. Jek sauta au sol, contourna le socle, retira sa veste et la tendit au mahdi. Ils en enveloppèrent la fillette, puis Shari la cala aussi confortablement que possible contre sa poitrine. Désespéré, l'Anjorien s'avança vers Aphykit, figée à côté du sarcophage vide, glissa les bras autour de sa taille et posa le front sur sa poitrine. Elle ne réagit pas dans un premier temps, puis, comme si elle ressentait également cette impérieuse nécessité d'évacuer son trop-plein de tristesse, elle lui entoura les épaules et le serra longuement. Cette étreinte leur permettait d'exprimer, chacun par l'autre interposé, tout l'amour qu'ils portaient à Yelle. Quelques mètres plus loin, Phœnix se départit de son immobilité, se dirigea lentement vers San Francisco et se jeta dans ses bras. « Nous sommes prêts, dit Shari. — Ils grouillent comme des mouches sur une charogne ! » gronda Maltus Haktar. Les mercenaires de Pritiv avaient massacré les derniers défenseurs massés derrière l'éboulis de terre et de pierres. Ils restaient pour l'instant regroupés de l'autre côté d'une barricade formée par les cadavres qu'ils avaient entassés les uns sur les autres. Ils attendaient tranquillement que le magasin d'énergie de l'ondemort de l'Osgorite se fût vidé pour lancer l'assaut décisif. Les explosions s'étaient tues et les éclairs des bombes à propagation s'espaçaient de plus en plus. L'obscurité, la fumée et la poussière rendaient la visibilité presque nulle et Maltus Haktar se servait désormais davantage du rayonnement de son arme pour surveiller la progression de ses adversaires que pour les toucher. La crosse métallique surchauffée lui brûlait pratiquement tout le bras. « Ma tête dit qu'il faut essayer de récupérer des armes sur des adversaires morts », fit une voix grave dans son dos. San Francisco s'était écarté de Phœnix et s'était rapproché du maître jardinier. Il n'avait pas encore retrouvé l'intégralité de ses moyens, mais il était un prince de Jer Salem, un guerrier, et il ne s'estimait pas le droit de laisser l'Osgorite affronter seul leurs ennemis (des ennemis que le Jersalémine ne connaissait même pas). Maltus Haktar lui jeta un bref regard pardessus son épaule. « Votre tête n'a pas tout à fait tort, monsieur, mais, primo, le premier cadavre se trouve à plus de dix mètres de là et ils auront tout le temps de nous ajuster, secundo, nous ne sommes pas certains de dénicher une arme utilisable sur un mercenaire de Pritiv : ils se servent de lance-disques greffés dans leur bras. — Je prononcerai le mot sacré de l'abyn Elian... — Je respecte vos croyances, monsieur, mais je crains qu'elles soient insuffisantes pour empêcher leurs disques de vous décapiter. Bien qu'on ne voie plus grand-chose dans cette galerie de malheur, je pense qu'ils sont plus d'une vingtaine... » San Francisco se pencha vers l'avant et observa à son tour le large boyau. Il aperçut des cadavres allongés sur le sol métallique, puis des silhouettes gris et blanc. rassemblées derrière un monticule de corps. « Le mot sacré me donnera une invisibilité d'environ cinq secondes. L'aller ne devrait pas poser de problème, mais au retour vous devrez me couvrir... » Le maître jardinier acquiesça d'un mouvement de tête. Le muffi de l'Eglise du Kreuz l'ancien muffi puisqu'il s'était lui-même détrôné avait décidément d'étranges fréquentations dans le sous-sol de son palais : des enfants qui voyageaient sur leurs pensées, des femmes d'une beauté surnaturelle, des individus qui employaient des sortilèges d'invisibilité... Lorsqu'il retournerait dans son village natal d'Osgor pour y goûter un repos bien mérité, il ne pourrait même pas raconter ce genre d'histoires à ses complanétaires car il serait immanquablement élevé au rang des menteurs légendaires qui jalonnaient la longue histoire des Osgorites. San Francisco dégrafa la cape du maître jardinier, lança un regard complice à Phœnix et, entièrement nu, vint se placer dans l'embrasure de la porte. Il espéra que sa longue immobilité trois ans, avait dit le prince des hyènes n'avait pas affaibli la force huit fois millénaire du mot sacré de l'abyn Elian. CHAPITRE XV FONCTION K : fonction de certains vaisseaux préhistoriques destinée à programmer leur autodestruction en cas de défaite ou, à l'occasion de missions suicide, à créer les plus grands dommages possibles dans la flotte ennemie. Selon l'érudit syracusain Messaodyne Jhû-Piet, spécialiste des langues mortes terrestres, la lettre K est la première lettre du mot « kamikaze », signifiant « vent du ciel » ou « attitude digne des dieux ». « La préhistoire spatiale », Encyclopédie unimentale L'El Guazer tournait en orbite autour de la Terre depuis quelques jours E.D.V.L. Par le minuscule hublot de la cellule, Ghë apercevait l'immense croissant bleu parsemé de taches ocre et blanches. La première fois qu'elle avait découvert la planète des origines, cette perle bleutée posée sur son écrin de velours noir, une immense émotion l'avait envahie et elle avait oublié tous ses tourments. Elle captait de nouveau les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d'exil et décelait des vagues d'espoir, de tristesse et de colère dans cette houle d'énergie. La chaleur de la cabine l'avait entraînée à retirer sa robe mais les caresses des ventilateurs, si elles l'enveloppaient d'une agréable fraîcheur, ne lui procuraient plus aucun frisson de plaisir. Lorsqu'elle s'était réveillée de la courte cryogénisation provoquée par le paralysin, les vigiles l'avaient frappée sous tous les angles puis, lorsqu'elle n'avait été qu'un pantin brisé, tremblant, sanguinolent, ils l'avaient violée à plusieurs reprises jusqu'à ce que son ventre ne fût plus qu'une plaie qui l'élançait à chacun de ses mouvements, à chacune de ses respirations. Ils avaient rompu son hymen, blessé sa chair intime, saccagé la fleur de sa féminité. Ils l'avaient prise brutalement, l'un après l'autre, la tournant et la pliant au gré de leur humeur, lui giflant ou lui pinçant les seins. Ils ne s'étaient pas contentés de se soulager en elle, ils avaient arrosé ses plaies de leur urine, comme s'ils avaient définitivement voulu la marquer du sceau de l'infamie. « L'élue mérite un traitement de faveur ! » Elle avait franchi le seuil où la douleur devenait une sensation impalpable, irréelle. Elle avait perçu leurs ricanements et leurs injures comme dans un cauchemar, espérant se réveiller dans la quiétude de sa cabine. Elle avait pris conscience qu'ils avaient tué le désir en elle, que le plaisir qui l'avait de temps à autre effleurée ne reviendrait plus jamais la visiter. Elle aurait voulu mourir, mais ils ne s'étaient pas montrés assez compatissants pour l'éjecter dans l'espace. Quelqu'un d'autre était entré et elle avait discerné des éclats de voix, une dispute peut-être. Ils l'avaient ensuite traînée de coursive en coursive. Elle avait eu l'impression de traverser plusieurs vaisseaux et elle s'était rendu compte, lorsque la lumière d'un projecteur l'avait éblouie, qu'on l'avait transportée dans le quartier des gouvernants et des techniciens. Ils l'avaient bouclée dans un cachot où ils l'avaient abandonnée, nue, ensanglantée, humiliée, pendant un temps qu'elle aurait été incapable d'évaluer. Elle n'avait pas trouvé la force de ramper jusqu'à la couchette, elle était restée prostrée sur le plancher métallique, enveloppée d'une odeur de sang et d'urine, torturée par les brûlures qui montaient de sa chair dévastée et se propageaient dans tout son corps. Des filets de bile s'étaient écoulés des commissures de ses lèvres, s'étaient répandus sur sa gorge, sur sa poitrine. En revanche ses yeux étaient restés secs, comme si l'acharnement de ses bourreaux avait définitivement asséché son réservoir de larmes. Elle avait également compris qu'elle ne pleurerait plus jamais. Bercée par le ronronnement des moteurs et la vibration du plancher, elle était tombée peu à peu dans une prostration profonde où les éclairs de lucidité avaient alterné avec les délires fiévreux et les pertes de conscience. Une pression soutenue sur son épaule l'avait réveillée. Elle avait ouvert les yeux, avait aperçu une paire de bottes ferrées à quelques centimètres de son visage. Elle s'était instinctivement recroquevillée et protégée de ses bras. Ce simple geste avait réveillé les douleurs de ses plaies et la blessure de son âme. Un filet de sang s'était insinué entre ses cuisses comme un serpent chaud. « N'aie pas peur : je ne suis pas un vigile ! » Cette voix grave ne lui était pas inconnue mais elle n'était pas parvenue à remettre de l'ordre dans ses souvenirs. « Ces brutes n'avaient pourtant pas reçu l'ordre de te maltraiter de la sorte, mais la caste des vigiles outrepasse parfois les limites de sa fonction. J'en suis désolé. Je suis le gouvernant Kwin. » Il s'était penché sur elle, et malgré le dégoût visible que suscitait en lui cette tâche, il l'avait aidée à se relever et à s'installer sur la couchette. Il avait pris une couverture dans l'armoire encastrée et l'avait étalée sur le corps de Ghë (davantage parce qu'il était incommodé par l'odeur d'urine rance et les meurtrissures de la jeune femme que par un sentiment de compassion). « Je t'enverrai un soignant, sœur Ghë... » Elle s'était demandé ce que lui voulait cet homme, coiffé du même chapeau à bords rabattus et vêtu du même manteau croisé que lors de l'assemblée générale du retour à la Terre. Elle n'avait envie que d'une chose, se purifier, laisser couler une eau brûlante sur sa peau, même si, elle en était consciente, seul le temps réussirait à la laver des images cruelles qui hantaient son esprit. « Tu peux m'aider à éclaircir quelques zones d'ombre, sœur Ghë, avait repris le gouvernant Kwin. Tu tiens le sort de Mâa, de ses consœurs et de tes parents dans le creux de ta main... — Où sont mes parents ? avait bredouillé Ghë. — Dans une cellule proche. Nous ne les avons pas éjectés dans l'espace... Pas encore... Je veux d'abord que tu me dises ce que tu as perçu au cours de ta transe crypto. » La démarche de Kwin l'avait surprise. En quoi est-ce que la cérémonie conduite par Mâa et ses fidèles pouvait intéresser la caste des gouvernants ? « Les cryptos m'ont procuré les mêmes sensations que d'habitude, avait-elle prudemment répondu. La béatitude, l'euphorie... » Le petit homme avait rapproché son visage du sien et elle avait nettement distingué les braises colériques qui luisaient dans ses yeux. « Ne te moque pas de moi, sœur Ghë : tu pourrais le regretter ! Les prêtres virnâ ont analysé les cryptos que ces satanées sorcières t'ont obligée à avaler : ce sont des levures d'une espèce redoutable, des alliés des mondes occultes à manier avec une extrême prudence, de véritables poisons. On les appelle les cryptos de révélation. Mâa t'a soumise à une épreuve dont tu aurais pu ne jamais revenir... — J'aurais préféré mille fois la mort, avait gémi Ghë. — En t'épargnant, les cryptos nous disent que tu as un rôle important à jouer dans le futur de l'humanité... Et cette reconnaissance inattendue nous pose un problème. — C'est pour ça que vous avez laissé les vigiles me... me... — Ils seront sévèrement punis pour t'avoir violentée, sœur Ghë. Et maintenant, j'ai besoin de savoir ce que t'ont révélé les cryptos. La caste des gouvernants s'est vu confier la lourde tâche de préparer le retour à la Terre et elle ne peut se satisfaire d'approximations... » Ghë avait deviné que la réussite de sa transe crypto, même si cette transe s'était effectuée en dehors des voies officielles, avait semé le doute dans l'esprit des gouvernants et elle avait immédiatement entrevu tout le parti qu'elle pouvait tirer de ce trouble. En elle avait grandi la résolution farouche de tout mettre en œuvre pour se venger de ses tortionnaires avant de songer à rejoindre les onze compagnons de sa vision. « J'ai besoin d'être lavée, soignée... » Le gouvernant Kwin avait hoché la tête d'un air compréhensif et s'était retiré sans ajouter un mot. Quelques minutes plus tard, trois femmes de la caste des soignants s'étaient engouffrées dans la cellule, avaient lavé le corps de Ghë avec des serviettes humides et parfumées, avaient étalé des onguents sur ses plaies. Puis un nutritionniste lui avait apporté un plateau-repas composé de mets nettement plus succulents que les insipides brouets servis dans les quartiers des célibataires hors caste. Depuis lors, à chaque visite du gouvernant Kwin, elle s'était arrangée pour lui fournir quelques éléments d'une vision crypto imaginaire, suffisamment évasive pour donner cours à plusieurs interprétations, et formuler de nouvelles exigences au beau milieu de ses récits. Elle avait ainsi demandé à voir ses parents, faveur qu'il avait refusé de lui accorder pour d'obscures raisons de sécurité. Elle avait compris qu'il lui avait menti depuis le début, que ses parents avaient été éjectés dans l'espace en compagnie de Mâa et des autres voyantes. Elle n'en avait éprouvé aucune souffrance, comme si elle n'avait plus la capacité de ressentir des émotions, comme si sa sensibilité était définitivement morte. Toutefois sa détermination s'en était trouvée renforcée et la haine avait transformé son cœur en une pierre aux arêtes tranchantes. Elle avait ordonné qu'on lui apporte sur un plateau la tête et les organes sexuels des vigiles qui l'avaient violée. Cette requête avait visiblement contrarié le gouvernant Kwin et elle avait interprété son hésitation comme un aveu de complicité. Même si les vigiles avaient outrepassé les ordres en prenant l'initiative de la brutaliser, il répugnait visiblement à désavouer leur conduite. « Il n'est peut-être pas nécessaire d'en arriver à de telles extrémités, sœur Ghë... — N'oubliez pas, gouvernant Kwin, que les cryptos m'ont donné quelques éléments essentiels du retour à la Terre. Quelques éléments qui vous manquent. Et ne vous avisez pas de me rapporter les têtes et les organes d'innocents, de hors-caste par exemple : les visages des monstres qui m'ont souillée sont à jamais gravés dans ma mémoire. » Une heure plus tard, on était venu déposer des plateaux argentés à ses pieds. Chacun d'eux contenait une tête exsangue, dont les yeux exorbités semblaient contempler l'horreur pour l'éternité. Ghë avait identifié sans hésitation les visages de ses bourreaux mais elle avait eu du mal à reconnaître, dans les petits tas de chair flasque qui baignaient dans une flaque de sang, les membres virils qui l'avaient meurtrie avec tant d'ardeur. Des spasmes douloureux avaient contracté son bas-ventre. Ses plaies organiques s'étaient cicatrisées, et elle n'avait bientôt plus ressenti aucune gêne, ni interne ni externe. Elle n'avait pas revu le gouvernant Kwin pendant plusieurs jours E.D.V.L., jusqu'à ce qu'elle reçoive une communication télépathique d'un prévenant annonçant l'entrée de l'El Guazer dans le système solaire. Elle s'était levée et avait collé son visage au hublot. Le train de vaisseaux était passé à proximité d'une planète verdâtre, entourée d'un anneau vertical, et avait entamé son processus de ralentissement. Les hurlements des moteurs avaient transpercé les cloisons et les planchers, parcourus d'un tremblement inquiétant. Puis le silence profond de l'espace était retombé sur l'El Guazer qui progressait dorénavant à l'aide de ses seuls moteurs auxiliaires de dérive assistée. Le Soleil, dont la luminosité éclipsait les étoiles environnantes, grossissait régulièrement dans le champ de vision offert par le hublot. D'autres gouvernants, des cryptoculteurs et des prêtres virnâ étaient venus rendre visite à Ghë, visiblement intrigués qu'une hors-caste eût survécu aux cryptos de révélation (et à un viol collectif, mais de cela ils ne parlaient pas). Ils lui avaient posé une foule de questions auxquelles elle avait apporté des réponses déroutantes qui ne faisaient qu'ajouter à leur confusion. Les prêtres virnâ lui avaient jeté des regards sournois, à la fois perplexes et hostiles. Eux-mêmes n'auraient jamais osé absorber des levures alliées d'une puissance telle qu'elles se transformaient le plus souvent en adversaires mortels. Leurs rares confrères qui s'y étaient essayés étaient passés de vie à trépas dans d'atroces souffrances, rongés par une lèpre intérieure qui avait transformé leurs organes et leur peau en une sorte de bouillie noire et purulente. Peu à peu, la cellule de Ghë était devenue l'un des endroits les plus fréquentés de l'El Guazer. S'y étaient succédé, outre les gouvernants et les prêtres, des gardiens-mémoire, des astronomes, des externes et des prévenants reconnaissables à leur crâne hypertrophié. Le train de vaisseaux avait franchi la grande ceinture des astéroïdes, « située entre les planètes Jupiter et Mars », avait précisé un astronome. Ghë avait entrevu le disque de Jupiter, découpé en bandes horizontales ocre, brunes ou blanches et dont l'hémisphère sud s'ornait d'une grande tache rouge qui avait la forme d'une bouche. Des astéroïdes s'étaient pulvérisés sur le bouclier extérieur de l'El Guazer. De minuscules éclats rocheux s'étaient glissés dans les interstices des protections métalliques et avaient giflé les hublots, traçant des paraboles noires sur la couche extérieure de verre. La traversée de la ceinture avait pris deux jours E.D.V.L. et Ghë avait cru à plusieurs reprises que le train de vaisseaux, parcouru de tremblements alarmants, était sur le point de se disloquer. Les sirènes d'alarme s'étaient déclenchées et leurs interminables mugissements, combinés aux éclats fulgurants des explosions, avaient concouru à accentuer l'atmosphère de catastrophe qui régnait sur les coursives. C'est ce moment-là qu'avait choisi le gouvernant Gil pour contacter Ghë. Il s'était faufilé comme une ombre dans sa cellule et, après s'être assuré qu'elle était seule, s'était incliné devant elle. « Veuillez me pardonner cette intrusion, sœur Ghë, mais je ne pouvais pas prendre le risque de vous faire prévenir télépathiquement. Vous êtes surveillée en permanence... » C'était un homme jeune, aux traits réguliers, vêtu d'une courte veste noire et coiffé d'un bonnet conique. « Je suis le gouvernant Gil, mais je... » Il avait baissé le son de sa voix qui s'était transformée en un filet sonore à peine audible. « Je suis... j'étais un adepte de Mâa : elle a été éjectée dans l'espace en compagnie de ses sœurs... Elle a laissé des instructions car elle avait prévu sa possible disparition. Mon rôle est de servir de lien entre vos troupes et vous, sœur Ghë. — Mes troupes ? — Vous avez été reconnue comme l'élue, et les adeptes de Mâa ont reçu pour consigne de vous servir. Notre but est de vous aider à gagner la Terre saine et sauve. Nous avons appris à quel traitement vous ont soumise les vigiles et croyez bien... — Ne me parlez plus jamais de cela ! » Il avait reculé d'un pas, comme frappé par la violence soudaine de sa voix. « Dites-moi plutôt quels sont vos projets, avait-elle repris d'un ton radouci. — Nous attendrons d'être en orbite autour de la Terre pour passer à l'action. Nous ne voulons pas prendre le risque de déclencher la bataille avant d'être arrivés à destination. Imaginez que tous les techniciens, alliés ou ennemis, soient tués au cours des combats : nous serions dans l'incapacité d'effectuer les manœuvres orbitales et nous risquerions de nous écraser sur le bouclier atmosphérique. — Des agents de la caste des vigiles se sont peut-être glissés dans votre organisation. Malgré le luxe de précautions dont ils s'environnaient, Mâa et les siens ont été piégés... » Le gouvernant Gil s'était drapé dans ses certitudes mais elle avait cru déceler des lueurs d'inquiétude dans ses yeux. Les vibrations des fuselages bombardés par les astéroïdes se transmettaient au plancher de la cellule, aux montants métalliques de la couchette scellés dans les cloisons. « Nos partisans se tiennent tranquilles, sœur Ghë, et nous avons interdit les communications télépathiques. — De quelles armes disposez-vous ? — Cela fait plus de vingt années A.D.V.L. que des externes ralliés à notre cause nous fournissent des morceaux de fuselage ou d'autres pièces métalliques. Ces matériaux nous ont permis de fabriquer des sabres à double tranchant, des lances et des boucliers. Nous finissons actuellement de les distribuer. — Quel rôle m'avez-vous réservé dans votre plan de bataille ? — Le rôle que vous tenez actuellement, sœur Ghë. Tant que vous représenterez une énigme pour les gouvernants et les prêtres virnâ, ils n'attenteront pas à votre vie. Il vous suffit de les promener sur des pistes imaginaires... comme vous avez si bien su le faire jusqu'à présent. — Pourquoi ne m'ont-ils pas éjectée dans l'espace avec les autres ? » Le gouvernant Gil s'était approché du hublot et, tout en s'agrippant à une poignée de sécurité, avait laissé errer son regard sur le champ d'astéroïdes. « Pardonnez-moi de revenir sur ce sujet, sœur Ghë, mais les vigiles vous ont sauvé la vie... » Il avait marqué une pause, comme pour laisser à son interlocutrice le temps de s'imprégner de ses paroles, des paroles qui auraient pu soulever en elle un terrible sentiment de révolte et de rejet. « Les gouvernants avaient effectivement prévu de vous éjecter, mais les vigiles chargés de l'exécution ont profité de la situation pour vous violer. Ils vous ont transportée dans leurs quartiers puis, lorsque vous êtes sortie de votre paralysie cryo, ils vous ont fait subir cette terrible humiliation. Cependant, les cryptoculteurs ont analysé le contenu de la coupe du nectar harmonique et se sont rendu compte que vous aviez triomphé de l'épreuve de la révélation, un événement qui ne s'était jamais produit dans l'histoire de l'El Guazer. Ils ont couru en informer les prêtres virnâ et les gouvernants. Tous vous croyaient morte mais, par acquit de conscience, le gouvernant Kwin a eu l'idée d'aller interroger les vigiles chargés d'appliquer la sentence. C'est ainsi qu'il les a surpris dans leur sinistre besogne... Le destin a parfois d'étranges détours. — Il m'a fait payer très cher cette grâce miraculeuse, avait murmuré Ghë d'un air sombre. — J'ai entendu dire que vos bourreaux avaient reçu leur juste châtiment. — La vue de leur tête et de leurs misérables organes sur un plateau ne m'a pas apporté l'apaisement... » Le gouvernant Gil s'était retourné et avait posé sur Ghë, allongée sur sa couchette, un regard où se mêlaient la réprobation et la compassion. « Accomplissez la prophétie d'El Guazer et vous retrouverez la sérénité... — Est-ce également une prophétie, gouvernant Gil ? — Une simple intuition, sœur Ghë. Veuillez me pardonner si j'ai fait preuve de suffisance. — Pourquoi êtes-vous devenu un adepte de Mâa ? Pourquoi vous êtes-vous dressé contre ceux de votre caste ? » Les yeux du gouvernant Gil s'étaient tout à coup embués et elle l'avait envié d'avoir encore la ressource d'exprimer ses émotions par les larmes. « J'ai naturellement suivi les traces de ma mère, une disciple de la première heure... » Il n'avait pas daigné lui fournir d'explications complémentaires, mais elle avait deviné qu'un drame se dissimulait derrière ces mots en apparence anodins. « Je dois maintenant vous quitter, avait-il ajouté. Vous serez prévenue à temps de nos intentions. Nous avions perdu tout espoir de vous revoir vivante et nous pensions que la prophétie d'El Guazer ne s'accomplirait jamais. La nouvelle de votre résurrection nous a galvanisés et, bien que nous soyons moins nombreux que nos ennemis, elle nous donnera la force de vaincre. — Une dernière question avant votre départ : comment se fait-il que nous respirions à notre aise dans ce quartier et que nous étouffions dans les autres quartiers ? — Les gouvernants et les techniciens ont institué le rationnement de l'oxygène parce qu'ils craignaient eux-mêmes d'en manquer. Cette... répartition leur offrait en outre l'avantage de prévenir toute révolte : les cerveaux mal oxygénés ne songent pas à se rebeller. Nous veillerons à réparer cette injustice avant la bataille : nous avons besoin de soldats bien oxygénés ! » Il s'était incliné avant de sortir. Songeuse, Ghë n'avait plus prêté attention aux crissements prolongés des éclats rocheux sur le fuselage et aux secousses de forte amplitude qui agitaient le train de vaisseaux. L'El Guazer avait franchi sans encombre la ceinture des astéroïdes et pénétré dans le cœur du système solaire, là où, selon un astronome, se regroupaient les planètes telluriques Mars, Terre, Vénus et Mercure. Un gardien-mémoire avait expliqué que ces noms désignaient des dieux d'une civilisation antique appelée Rome. Le gouvernant Kwin était revenu voir Ghë et l'avait harcelée de questions sèches, brutales, qui marquaient un net durcissement de sa position et de la position des castes dominantes vis-à-vis de la jeune femme. Elle y avait répondu de son mieux, feignant de redécouvrir des aspects de sa révélation qui lui avaient jusqu'alors échappé. Elle s'était demandé si les gouvernants n'avaient pas éventé le projet des adeptes de Mâa ou, pire encore, s'ils n'avaient pas eux-mêmes dépêché le gouvernant Gil auprès d'elle afin de lui soutirer des renseignements sur ses éventuels partisans. « J'ai l'impression que vous nous entraînez dans des voies sans issue, sœur Ghë, avait grommelé Kwin. Il m'arrive de regretter de vous avoir épargnée. — Il m'arrive aussi de regretter d'avoir été épargnée, avait-elle rétorqué. — Après tout, rien ne prouve que les cryptos vous aient révélé quelque chose d'important. Vous êtes peut-être tout simplement douée d'une constitution robuste, résistante. Il le fallait, d'ailleurs, pour survivre aux assauts de six hommes dans la force de l'âge ! » Elle s'était mordu les lèvres pour se retenir de lui cracher à la face. Au cas où le gouvernant Gil ne s'était pas livré à un double jeu, elle se devait de suivre ses conseils, donner le change jusqu'à ce que le train de vaisseaux fût en orbite autour de la Terre. « Votre faculté d'adaptation est remarquable, sœur Ghë. L'évocation de votre supplice ne souffle plus sur le feu de votre colère. — La colère est mauvaise conseillère... » Le petit homme avait glissé la main sous son chapeau et s'était vigoureusement frotté le crâne. « Réfléchissez bien, sœur Ghë : vous n'auriez aucun intérêt à garder par-devers vous les informations de votre transe crypto. — Vous évoquiez la robustesse de ma constitution... — Qu'est-ce qui est préférable ? Collaborer et continuer à vivre ou être éjectée dans l'espace avec ses secrets ? — Je vous ai dit tout ce que je savais. La mémoire me revient par bribes. — Nous serons bientôt en vue de la Terre. Peut-être la vue de la planète des origines vous aidera-t-elle à rassembler toutes les bribes... » Elle était seule la première fois qu'elle avait aperçu la Terre, un minuscule point bleuté situé sur la gauche du cercle doré du soleil. Bien qu'aucun astronome n'eût été à côté d'elle pour lui confirmer son impression, elle avait su qu'elle ne s'était pas trompée, que son sang de Terrienne ne lui avait pas menti. Elle avait cru que les vigiles avaient éradiqué d'elle toute forme de sensibilité, et il lui avait suffi de contempler le monde des origines, cette toute petite planète appartenant à un système situé sur un bras extérieur de la Voie lactée, pour qu'elle se réconcilie avec elle-même, pour qu'elle renoue avec la joie et la nostalgie, pour qu'elle cesse d'être une pierre froide et morte. La proximité de la Terre l'avait plongée dans un état proche de l'extase. Elle avait eu la sensation exaltante de retrouver sa mère éternelle, de baigner dans un fleuve de tendresse qui emportait toutes ses peurs, toutes ses peines. Elle n'avait pas pleuré mais, spontanément, elle avait fredonné les premières notes de l'hymne du retour. Lorsque la Terre avait occupé pratiquement le tiers de la voûte céleste, les techniciens avaient entamé les manœuvres de mise en orbite. Ils avaient coupé les moteurs de dérive assistée et commandé le déploiement des énormes boucliers de freinage. Une gigantesque convulsion avait secoué le train de vaisseaux dont tous les éléments de la structure avaient grincé de concert. Puis les pilotes l'avaient orienté de manière à ce qu'il continue de progresser lentement et soit capturé par l'attraction de la planète autour de laquelle tournaient de multiples objets métalliques, d'étranges paraboles qui avaient suscité une foule d'interrogations dans l'esprit de Ghë. Elle avait subitement pris conscience que la Terre était probablement habitée et que le retour des exilés, cent siècles après leur départ, risquait de soulever de nouveaux et insolubles problèmes. Elle avait distingué dans le lointain un croissant jaune pâle qui était peut-être un quartier de la Lune, ce satellite et symbole de la femme dont avait parlé Mâa. Elle avait recommencé à capter les vibrions mentaux de ses frères et sœurs, et elle s'était de nouveau plongée dans cette mer énergétique bienfaisante, reconstituante. Certains avaient voulu entrer en communication avec elle mais elle n'avait pas donné suite, sachant qu'elle était surveillée en permanence par les vigiles et craignant de se piéger elle-même au cours d'une conversation banale. Le soleil brillait avec une telle intensité lorsque l'El Guazer débouchait sur la face éclairée de la Terre que les paupières de Ghë se refermaient instinctivement. A cette lumière également les exilés devraient s'habituer, eux qui avaient vécu pendant des siècles dans les profondeurs ténébreuses de l'espace. Les pales des ventilateurs ne parvenaient pas à sécher les rigoles de sueur qui couraient sur son corps. La porte de sa cabine s'ouvrit dans un fracas et livra passage au gouvernant Kwin. Une escouade de vigiles en uniforme noir l'escortait et, au rictus qui leur tordait les lèvres, aux lueurs sardoniques qui brillaient dans leurs yeux, Ghë se rendit compte qu'ils n'étaient pas animés d'intentions amicales. Sa respiration se suspendit. « Vous devriez passer une robe, sœur Ghë ! dit le gouvernant Kwin d'une voix sèche. Vous savez pourtant ce qu'il en coûte de provoquer le désir des vigiles... » Le cœur battant, elle se hâta de ramasser et d'enfiler sa robe. « Il semble que l'heure de vérité soit arrivée, sœur Ghë. Qu'avez-vous décidé ? — A quel sujet ? — Cesse de me prendre pour un imbécile, petite putain ! Tu es devenue dangereuse : Mâa et les voyantes t'ont désignée comme l'élue et bon nombre des résidents de l'El Guazer sont prêts à soutenir ta cause. — Laissez-les me suivre puisque tel est leur choix. » Un rayon de soleil fusa par le hublot et sculpta les traits tourmentés du gouvernant Kwin. « Ce n'est pas si simple. El Guazer a chargé la caste des gouvernants de préparer le retour à la Terre et... — Mensonge ! El Guazer n'a pas expédié nos aïeux dans l'espace pour les enfermer dans un quelconque système de castes ! » Le gouvernant et Ghë se défièrent du regard pendant quelques secondes. Les vigiles, rendus nerveux par la tension presque palpable qui emplissait la cabine, caressèrent fébrilement le manche de leur dague. Dans les coursives, le gouvernant Kwin leur avait raconté que cette fille hors caste avait exigé la castration et la décapitation de six de leurs compagnons, et ils s'étaient promis de lui faire payer ce forfait. Quand ils en auraient fini avec elle, ils dénuderaient le réseau de ses nerfs, jetteraient des levures acides sur ses plaies et la cloueraient sur une cloison. « Comment peux-tu le savoir, toi qui n'as pas encore atteint tes vingt ans ? — Mâa m'a raconté la véritable histoire de l'El Guazer. — Quel crédit peut-on apporter aux racontars de cette sorcière ? cracha le gouvernant, les yeux hors de la tête. — Les cryptos de révélation m'ont confirmé ses paroles. Votre interprétation de la prophétie d'El Guazer est fausse, ou plus exactement elle sert les intérêts de quelques-uns. Un seul élu se trouve à l'intérieur du train de vaisseaux et non pas douze comme vous le prétendez. — Où sont les onze autres ? — Sur des mondes lointains. L'humanité a essaimé dans la Voie lactée au cours de nos cent siècles d'errance. » Kwin libéra un rire étranglé. « Et l'unique élue de l'El Guazer, sœur Ghë, c'est toi... — Je n'ai rien demandé. Ce sont les cryptos qui m'ont désignée. Que cela vous plaise ou non, gouvernant Kwin, j'entre pour un douzième dans l'avenir de l'humanité. Si vous m'assassinez, vous condamnez à mort tous vos frères humains, non seulement ceux de l'El Guazer mais également les peuples qui se sont éparpillés dans les étoiles. » D'un geste brusque, le petit homme rabattit le bord de son chapeau. « Je te remercie de ta sincérité, sœur Ghë. Cependant, ta vérité n'est pas la vérité. Les cryptos de révélation ne t'ont pas tuée mais tu souffres d'une forme aiguë de paranoïale, la même que Mâa et ses voyantes. Ce que tu prends pour la réalité n'est qu'une expression perverse de ton subconscient. Tes gènes t'y prédisposaient : tu es la fille d'adeptes de Mâa et la petite-fille de l'une de ces sorcières. — Considérez-vous les violences de vos cerbères comme une simple expression de mon subconscient ? » A peine eut-elle posé la question qu'une évidence s'imposa à elle, qu'une réponse désagréable se formula dans le silence de son esprit. L'idée qu'elle pût avoir une responsabilité dans ce qui lui était arrivé la choquait, la révulsait, et pourtant, elle le pressentait, c'était l'indispensable clé de son évolution et par extension de sa réussite. Ces violences à son encontre avaient participé d'un ordre secret : elles avaient eu l'inestimable mérite, ainsi que l'avait affirmé le gouvernant Gil, de la maintenir en vie. « Malheureusement pour toi, sœur Ghë, nous refusons de ramener sur Terre des brebis malsaines qui pourraient contaminer le troupeau. Les techniciens préparent les navettes et les hors-caste recevront bientôt leur affectation. Ils débarqueront dans six ou sept jours et nous devons éliminer sans pitié les facteurs potentiels de trouble. Tu n'en as peut-être pas tout à fait fini avec les violences auxquelles tu faisais allusion : ces gens-là (il désigna les vigiles d'un geste du bras) n'ont pas apprécié que tu réclames la tête et le membre viril de leurs six compagnons... Avant de t'éjecter dans l'espace, ils te soumettront à un long supplice qui te fera regretter la mansuétude de tes premiers tortionnaires. Vous ne nous empêcherez pas, ni toi ni les tiens, d'accomplir la volonté d'El Guazer. » Curieusement, les imprécations du petit homme laissèrent Ghë de marbre. Elle se débarrassa de sa haine et de sa peur comme de vêtements trop longtemps portés. Elle ne captait plus seulement les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d'exil, mais également l'énergie qui montait de la Terre proche et l'emplissait d'une force indescriptible. Le gouvernant Kwin et les vigiles devenaient soudain ses propres créatures, des fragments d'elle-même, les reflets de ses désirs cachés. Elle cessait de se réduire à leur dimension, d'entrer en conflit avec eux, elle ne s'offrait plus à leurs coups, elle les englobait, elle les renvoyait en face de leur propre miroir. « Je vous offre une dernière chance de vous rallier à ma cause, gouvernant Kwin, déclara-t-elle d'une voix calme. A la cause de l'humanité. Le retour à la Terre ne peut pas être un retour aux valeurs anciennes, ces mêmes valeurs qui nous ont valu l'exil. Si vous ne comprenez pas cela, vous serez balayés, vos complices et vous, comme de vulgaires poussières célestes. » Les ricanements des vigiles ponctuèrent ses propos. Ils la couvaient du regard comme une horde de prédateurs traquant une proie. Ils guettaient le signal du gouvernant pour se ruer sur elle et lui faire ravaler sa morgue. « Tu n'es pas dans la position de me menacer, petite putain ! siffla Kwin. Tu te serais jetée à mes pieds pour avouer ton imposture et implorer mon pardon, j'aurais peut-être consenti à t'épargner des souffrances inutiles, mais ton insolence n'appelle aucune miséricorde ! » Il se tourna vers les vigiles. « Emmenez-la et faites d'elle ce que bon vous semblera. » Ils s'avancèrent vers elle, la saisirent par les bras et la traînèrent hors de la cellule. Elle ne chercha pas à se débattre, elle s'évertua seulement à respirer profondément, à ne pas céder aux impulsions de panique, à demeurer dans le courant de tendresse qui s'élevait de la Terre. Ils parcoururent une succession de coursives tantôt baignées de lumière solaire, tantôt plongées dans une obscurité profonde. Elle entendit la voix lointaine du gouvernant Kwin. « Passe le bonjour à Mâa quand tu auras franchi le seuil de l'enfer ! » Son rire, amplifié par les cloisons et les plafonds métalliques, fut absorbé par le silence. Ghë perçut un changement radical dans les vibrions mentaux de ses frères et sœurs d'exil : les pensées de révolte, de haine, formaient à présent des vagues houleuses, tumultueuses. Elle lança un coup d'œil aux vigiles qui l'entouraient. Tendus vers leur but, le visage fermé, ils ne prêtaient aucune attention aux signes précurseurs de la tempête qui s'annonçait au-dessus de l'El Guazer. Ils semblaient indifférents à leur environnement psychique, comme si les fluctuations mentales de leurs compagnons d'exil ne les concernaient pas. Ghë comprit alors que les perceptions extrasensorielles des vigiles et probablement des membres des autres castes dominantes s'étaient altérées avec le temps, qu'ils s'étaient entièrement reposés sur les prévenants pour contrôler la population du train de vaisseaux. Elle en vint à conclure que seuls les hors-caste captaient les vibrions mentaux, ces ondes produites par l'activité cérébrale, ces ruisseaux subtils qui se jetaient les uns dans les autres pour former un océan volatil et turbulent. Les prévenants avaient développé de manière intensive leurs facultés télépathiques mais, comme ils se consacraient exclusivement à une tâche de communication et de surveillance, ils ne participaient pas à cette fusion des sentiments, des émotions, des pensées. Ils étaient formés pour intercepter les transmissions de pensées et non pour ressentir la couleur, la tonalité des vibrions. C'était probablement la disposition naturelle des hors-caste à la symbiose (confortée peut-être par les transes crypto) qui avait effrayé les castes dirigeantes et les avait poussées à décréter les restrictions d'oxygène. « Les cerveaux mal oxygénés ne se révoltent pas », avait dit le gouvernant Gil. Les vigiles entraînèrent leur prisonnière dans une coursive sécante, plus étroite que les coursives principales, et la dirigèrent vers une porte circulaire entourée d'un joint d'étanchéité et barrée d'une énorme traverse. Un silence funèbre régnait sur cette partie du train de vaisseaux. Les têtes rouillées des rivets blessèrent les pieds nus de Ghë. Elle comprit qu'ils l'avaient conduite vers un sas de condamnation mais elle refusa de se laisser dominer par la peur : la peur induisait un morcellement, une séparation, et elle avait précisément besoin de s'affirmer dans la plénitude de son être. La porte pivota sur ses gonds dans un grincement horripilant. Ils saisirent Ghë par les épaules et la poussèrent sans ménagement à l'intérieur de la pièce exiguë. Le linéament d'un second sas se découpait sur la cloison du fond. Lorsqu'ils en auraient assez de jouer avec elle, ils n'auraient qu'à sortir, refermer soigneusement la porte ronde et commander, depuis la coursive, l'ouverture automatique du sas extérieur. Elle serait aspirée par l'espace et son corps, soumis à l'effroyable pression du vide, se volatiliserait dans l'infini. Ils s'engouffrèrent à leur tour dans la pièce, l'entourèrent et dégainèrent leur dague. Ils commencèrent par en promener délicatement la pointe sur son visage, puis incisèrent le tissu de sa robe. Une résolution froide sous-tendait leurs gestes méthodiques, calmes et sûrs. De temps à autre, un gloussement s'échappait de leurs lèvres entrouvertes. Déchirée de part en part, la robe de Ghë glissa le long de son corps et se figea sur le plancher métallique. La froidure piquante couvrit sa peau de frissons. Pendant un temps très bref, elle fut tentée de céder à la panique, de recouvrer ses réflexes corporels, d'obéir à son instinct de survie. Elle avait déjà expérimenté ce genre de comportement, la facilité lui commandait de manifester sa souffrance et sa peur, de se rebiffer, de hurler, de se débattre. Le fil aiguisé d'une lame se promena dangereusement sur ses seins, s'arrêta sur un mamelon, une autre lui caressa le dos, une troisième se posa sur son cou, une quatrième lui effleura l'aine. Ils ne se décidaient pas encore à lui taillader la peau, non pas parce qu'ils n'en éprouvaient pas le désir mais parce qu'en restant calme, comme absente, elle ne leur offrait aucune prise. Son détachement avait quelque chose d'intimidant, d'inquiétant. Elle était comme enveloppée d'un principe neutre qui désamorçait leur cruauté. Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent stupides avec leur dague qui pendait inutilement au bout de leur bras. Une arme n'avait d'intérêt que si elle était l'instrument d'un pouvoir. Dépités, ils ne virent ni n'entendirent des ombres furtives s'introduire dans le sas. Ils se retournèrent lorsqu'un sabre crissa sur le plafond mais ils n'eurent pas le temps de réagir : trois d'entre eux furent décapités avec une telle force que leurs têtes volèrent à travers la pièce et s'écrasèrent sur la cloison opposée, deux furent transpercés de part en part et s'effondrèrent en gémissant sur le plancher, le dernier enfin lâcha sa dague et attendit le coup de grâce. Il comprenait que c'était sa propre mort qu'il était venu chercher dans cette antichambre du néant et il ne tenta pas d'esquiver la pointe effilée qui siffla vers son cœur. Le sang qui jaillissait des corps décapités éclaboussa Ghë. « Ils ne t'ont pas blessée, sœur Ghë ? » Elle secoua lentement la tête. Elle reconnut, parmi les membres de la petite troupe qui s'était engouffrée dans la pièce, des hommes et des femmes qu'elle avait croisés dans les coursives ou dans les salles communes mais avec lesquels elle n'avait jamais engagé de conversation, ni orale ni télépathique. Ils la contemplaient avec une vénération presque craintive. Les femmes n'avaient pas passé de robe ou tout autre vêtement qui aurait entravé leurs mouvements, mais un pantalon et une veste amples. Ils étaient armés pour la plupart d'un sabre à la lame large, affûté des deux côtés, taillé selon toute évidence dans des éléments de fuselage. « Qui vous a prévenus ? demanda-t-elle. — Un messager envoyé par un gouvernant ami, répondit un homme dont le crâne et le front humides accrochaient d'improbables reflets de lumière. Un des nôtres a suivi les vigiles et nous a guidés jusqu'ici. L'heure de la bataille a sonné, sœur Ghë. — Puis-je avoir une arme ? » Pris au dépourvu, l'homme consulta les autres du regard. Le sang des vigiles continuait de se répandre dans un gargouillement funèbre. Ghë pataugeait dans une mare visqueuse et tiède. « C'est que... tu es l'élue, sœur Ghë... — Si vous me reconnaissez vraiment comme l'élue, vous me devez obéissance. Donnez-moi une arme. » Son ton n'admettait pas de réplique. L'homme soupira, haussa les épaules et lui tendit son sabre. « J'espère que je n'aurai pas à regretter mon geste... » Ghë referma la main autour du manche dont la hampe grossièrement façonnée et brûlante lui écorcha la paume et la pulpe des doigts. Le contact avec ce morceau de fer l'emplit d'une détermination farouche et d'une vigueur inouïe. C'était au nom d'El Guazer, au nom de Mâa, au nom de l'humanité qu'ils allaient se battre dans le train de vaisseaux et elle ne devait laisser à personne d'autre le soin de mener ses troupes. En elle coulait la force de la Terre et brûlait le feu de la guerre, et le fer était le prolongement de sa volonté, de son bras. Elle ne prit même pas la peine de ramasser sa robe, elle sortit, nue, couverte de sang dans la coursive, et ses soldats, galvanisés, lui emboîtèrent le pas. Les pensées affolées des rares prévenants restés à leur poste affluaient en désordre dans les cerveaux des passagers réfugiés dans le vaisseau de tête. La bataille faisait rage dans les coursives, les salles communes et les soutes de l'El Guazer. Les partisans de l'Unique Elue, des hors-caste pour la plupart, avaient déclenché les hostilités en queue de train et dans plusieurs endroits simultanément : armés de sabres ou de lances, ils avaient emprunté le réseau des coursives réservées aux retraiteurs et avaient surgi par groupes de cinquante dans les ponts d'aboutement, ces passages qui reliaient les appareils les uns aux autres et qui formaient de véritables goulets d'étranglement. De là, ils étaient remontés vers le cœur des vaisseaux en massacrant les vigiles, les prévenants, les techniciens, les retraiteurs ou les prêtres virnâ qui se dressaient sur leur chemin, et avaient opéré leur jonction avec les groupes qui venaient de la direction opposée. Ils avaient ainsi conquis onze vaisseaux sur les vingt-deux du train et atteint leur premier objectif : ils n'avaient désormais plus à redouter une contre-offensive surgissant de l'arrière, d'autant moins que la grande majorité des passagers, emportés par le courant, avaient rompu leur neutralité et rallié leur cause. Les vigiles, alertés par les prévenants, s'étaient regroupés massivement dans la salle des assemblées. Ils avaient compris que leur salut passait par un affrontement général dans un espace découvert, là où leurs armes, les paralysins chargés de cryptos tueurs et les arquefouets à haute tension, leur procureraient un avantage décisif. Ils s'étaient déployés sur les gradins qui surplombaient deux des quatre entrées latérales de la salle, vagues figées et noires dont les rangées de faces blêmes formaient l'écume. L'armée insurgée, conduite par l'Elue, n'avait pas d'autre choix que de s'engouffrer par ces deux portes et de traverser la salle des assemblées si elle voulait continuer sa progression et prendre le contrôle des vaisseaux de tête. Elle n'aurait que des boucliers et des armes métalliques dérisoires à opposer au bombardement électrique et aux sondes meurtrières, et au cas improbable où elle parviendrait à franchir ce déluge de feu et de poison, elle devrait encore affronter des milliers d'hommes rompus aux techniques de combat. « Vous nous aviez pourtant affirmé que cette fille était morte, Kwin ! » dit la gouvernante Nata d'une voix dure. Les trois gouvernants principaux, Kwin, Nata et Paol, s'étaient réunis en compagnie des techniciens War'n et Riq dans la cabine de commandement de l'El Guazer. La face éclairée de la Terre, recouverte d'un manteau nuageux blanc, occupait les deux tiers de la baie vitrée, d'une hauteur de six mètres. Ils apercevaient, par l'entrebâillement de la porte, les élus, les gouvernants, les prêtres virnâ et les techniciens réfugiés dans la salle de réunion. Les autres castes, prévenants, gardiens-mémoire, astronomes et cryptoculteurs, s'étaient entassées dans les trois vaisseaux suivants. En revanche, bon nombre de soignants, de nutritionnistes, de retraiteurs et d'externes n'avaient pu être prévenus à temps et avaient été surpris par les partisans de l'Unique Elue sur leur lieu de travail, dans leur cabine ou dans les coursives. « Je l'ai laissée entre les mains de six vigiles devant la porte d'un sas d'éjection, rétorqua Kwin. Je ne pouvais pas prévoir que... — Un bon gouvernant est précisément celui qui prévoit ! lâcha Nata entre ses lèvres serrées. Nous avions pourtant été informés que les partisans de Mâa s'apprêtaient à passer à l'attaque. Vous auriez dû tuer cette catin de vos propres mains ! Elle est devenue l'âme de la rébellion : sans elle, les hors-caste n'auraient jamais surmonté le handicap de la sous-oxygénation. — Je ne suis pas un bourreau ! protesta Kwin. Et je vous rappelle, Nata, que nous étions d'accord pour garder cette fille en vie et l'interroger sur sa transe crypto. En outre, certains des nôtres ont trahi, ont ouvert des vannes d'oxygène... » Le visage de Nata, la plus âgée de tous les gouvernants en exercice, se creusa de quelques rides supplémentaires. « Les exigences des vigiles nous coûtent cher ! gronda-t-elle d'une voix rauque. En encourageant leur perversité, vous nous avez placés dans une situation délicate... — Je ne pouvais pas leur refuser ce droit, argumenta Kwin. C'était la seule manière de réparer la grossière erreur que nous (il insista lourdement sur ce "nous") avons commise en émasculant et décapitant les six mercenaires qui avaient maltraité Ghë. — Cette maudite hors-caste s'est bien moquée de nous : elle ne nous a rien appris que nous ne savions déjà... — Les querelles sont inutiles, intervint le gouvernant Paol, un homme d'une cinquantaine d'années A.D.V.L. et dont le début d'embonpoint trahissait la gourmandise. Contents ou non, les vigiles se battront avec acharnement. Ils ne défendent pas seulement nos intérêts, mais également et surtout leur peau ! Il ne nous reste plus qu'à faire preuve de sang-froid et de patience : ils écraseront ces misérables comme de la vermine ! » D'une démarche claudicante, Nata se dirigea vers la baie vitrée et contempla la voûte céleste. La lumière de la Terre ourlait sa frêle silhouette d'une subtile frange bleutée. De profondes crevasses sillonnaient son crâne parsemé de taches brunes ou noires. Le bas de sa robe blanche et droite léchait les épais tapis de corde qui recouvraient le plancher. « Que vous ne captiez pas les vibrions mentaux des hors-caste, gouvernant Paol, il n'y a là rien de très étonnant, murmura-t-elle d'un ton las. Les castes dirigeantes se sont justement constituées pour pallier cette carence et garder le contrôle sur l’El Guazer. Mais en tant que gouvernant, vous devriez faire preuve d'un minimum de discernement. — Voulez-vous dire que les vigiles seront vaincus par les troupes de l'Elue ? » Nata se retourna avec vivacité et fixa intensément le gros homme. Tout en surveillant les écrans scintillants des tableaux de bord, les deux techniciens ne perdaient aucune miette de la conversation. Quelques heures plus tôt, la gouvernante Nata leur avait ordonné d'abouter les navettes aux sas d'embarquement et ils se doutaient que l'atterrissage s'effectuerait plus tôt que prévu. « C'est exactement ce que j'ai voulu dire, articula-t-elle lentement. Les partisans de Ghë se comptent à présent par dizaines de milliers. Les vigiles pourront en exterminer cinq mille, dix mille, mais tôt ou tard ils finiront par être débordés. — Mais les paralysins, les arquefouets... — Les armes, si perfectionnées soient-elles, ne peuvent s'opposer à des milliers d'hommes en colère. Le torrent de leur haine ira sans cesse grossissant, emportera tout sur son passage. » Le visage rond de Paol se couvrit de cendres. Il dut s'agripper à une manette du tableau de bord pour ne pas défaillir. Il ouvrit la bouche comme s'il cherchait désespérément de l'air. « Ils nous massacreront... — Pas si nous partons avant qu'ils ne viennent à bout de la résistance des vigiles... Nous disposons de plus de trente navettes opérationnelles : cela devrait être suffisant pour évacuer les trente mille passagers des quatre premiers vaisseaux. » Paol s'épongea le front d'un revers de manche et se mit à marcher de long en large comme un animal pris au piège. « Folie ! Nous n'aurons envoyé aucune armée de reconnaissance et nous ne connaîtrons pas la nature du mal mystérieux qui ronge la Terre... » Sa voix geignarde vrillait désagréablement les tympans de ses interlocuteurs. « Vous aurez toujours le choix de rester ici, d'expédier les hors-caste en reconnaissance et d'attendre leur rapport ! ironisa Nata. — Nous ne ferons que déplacer le problème, fit observer Kwin. Ils comptent des techniciens parmi leurs alliés : s'ils triomphent des vigiles, ce qui reste à prouver, ils s'entasseront dans les navettes restantes et, comme elles sont programmées pour atterrir aux mêmes coordonnées, ils nous retrouveront et nous pourchasseront au sol... » Les lèvres rainurées de Nata esquissèrent un sourire. « La caste des techniciens détient la solution », dit-elle en désignant War'n et Riq d'un mouvement de menton. Interloqués, les deux techniciens se consultèrent du regard. « Je parle de la destruction de l’El Guazer, précisa Nata. Ces appareils ont été conçus dans une optique guerrière : les pilotes devaient programmer l'explosion de leur vaisseau plutôt que de le laisser tomber aux mains de l'ennemi. — La fonction K... » souffla War'n. Son visage s'était tendu d'un voile de pâleur qui contrastait violemment avec le bleu soutenu de sa combinaison, la couleur traditionnelle de sa caste. « Exactement : la fonction K ! approuva Nata. Il nous faut une heure pour embarquer et une autre pour être suffisamment éloignés du souffle de l'explosion. — Mais, sœur gouvernante, nous condamnerions à mort les vigiles qui se battent en ce moment même pour assurer notre protection... protesta War'n. — Ils sont déjà condamnés à mort ! Que leur sacrifice serve au moins à quelque chose ! En outre, ils deviennent chaque jour plus exigeants, plus arrogants, et ce n'est pas le gouvernant Kwin qui me contredira. Autant ils nous étaient indispensables dans l'espace, autant ils pourraient se révéler nuisibles sur Terre, où ils n'auront plus besoin de nos compétences. — Si nous programmons la destruction de l'El Guazer et si la Terre se révèle inhabitable, nous n'aurons plus la possibilité de repartir dans l'espace ! argumenta le technicien Riq. Personne n'acceptera de déclencher la fonction K ! » Nata le dévisagea avec une telle ardeur qu'il baissa piteusement les yeux. « Je suis consciente de ce que représente le train de vaisseaux pour votre caste, mais si vous refusez de prendre cette décision, la seule qui s'impose, vous nous mettez tous en danger ! Qu'est-ce qui a le plus d'importance à vos yeux ? La vie de l’El Guazer ou votre propre vie ? La vie de ces morceaux de ferraille ou celle de vos femmes et de vos enfants ? » Elle se tut et observa l'effet de ses paroles sur son interlocuteur. A sa façon de garder la tête baissée, comme un enfant pris en faute, elle sut qu'elle avait gagné la partie. Elle se dit alors qu'elle avait définitivement vaincu Mâa et ses voyantes qu'elle avait combattues pendant plus de soixante années A.D.V.L. Mâa, sa propre sœur de sang. Trente minutes plus tard, les techniciens, commandés par War'n (Riq n'avait pas eu le cœur de participer à la mise à mort de l’El Guazer) déclenchèrent la fonction K et rejoignirent les familles qui avaient pris place à bord des navettes terrestres. CHAPITRE XVI Ce jour-là, un captain du Pulôn vint voir Tau Phraïm qui était descendu au pied d'un pilier pour se baigner dans l'eau glacée du Gijen. « Mes deux enfants sont gravement malades, dit le captain. Je crois en la force de ta Parole et je souhaite que tu les guérisses. — Crois-tu en moi au point de plonger dans l'océan ? demanda Tau Phraïm. — Je ne sais pas nager, dit le captain. — J'aurais demandé de courir à un homme qui ne sait pas marcher. » Le captain pensa que Tau Phraïm voulait le mettre à l'épreuve et qu'il l'empêcherait à temps de se noyer. Il plongea donc dans l'océan et les vagues l'emportèrent loin du pylône. « Au secours ! hurla-t-il alors qu'il était sur le point de sombrer. — Si tu crois en moi, tu n 'as pas de place pour croire en la peur », dit Tau Phraïm. Alors le captain cessa de résister, abandonna le fardeau de ses peines, de ses doutes et de ses peurs, et il se sentit si léger qu'il flotta à la surface des flots comme une brindille de lichen céleste. « Rentre chez toi, dit Tau Phraïm. Tes enfants ont besoin de leur père. » Ainsi fit le captain. Lorsqu'il arriva devant sa maison, son épouse l'attendait sur le seuil de la porte. Et elle se jeta dans ses bras en pleurant de joie car leurs deux enfants étaient miraculeusement guéris. Les Neuf Evangiles d'Ephren, « Faits et merveilles de Tau Phraïm » Oniki pouvait maintenant bouger, mais le moindre de ses mouvements lui arrachait une grimace, un gémissement. Le grand inquisiteur de la planète Ephren n'avait pas jugé nécessaire de la cryogéniser avant son complet rétablissement, car, selon les paroles du Scaythe, elle n'avait pas encore pris conscience de ses pouvoirs d'humain-source et elle ne maîtrisait pas le voyage sur les pensées. Elle avait pensé que ces notions de « pouvoirs d'humain-source » et de « voyage sur les pensées » ne s'appliquaient pas à elle mais à son prince, à la manière miraculeuse dont il avait disparu quatre ans plus tôt de sa cellule individuelle du cloître du Thutâ. Son prince... Est-ce qu'il la regarderait avec les mêmes yeux lorsqu'il découvrirait les cicatrices laissées par les autogreffes cutanées sur tout le côté droit de son corps ? Elle sentait des tiraillements sur sa tempe, sa joue, sa mâchoire et son cou, mais ces démangeaisons, certes désagréables, n'étaient rien en comparaison des élancements fulgurants de son épaule, de sa hanche et de sa cuisse. Elle transférait sans cesse le poids de son corps sur son flanc gauche pour éviter de laisser ses plaies en contact avec le matelas et ce déséquilibre permanent se traduisait par des crampes douloureuses. Elle ne s'était pas encore levée depuis qu'on l'avait enfermée dans cette petite chambre du temple kreuzien. Le cardinal-gouverneur de la planète était venu la voir à plusieurs reprises. Elle avait reconnu sans hésitation le prélat au plumage pourpre et violet qui lui avait posé des questions embarrassantes lors de son passage dans le cloître du Thutâ, mais elle avait été frappée par l'absence d'expression de ses yeux, autrefois clairs et vifs : il l'avait contemplée avec une sorte d'indifférence comme si son regard la transperçait et venait s'échouer sur le drap de soie. « Vous êtes une thutâle, m'a-t-on rapporté, avait-il déclaré d'une voix neutre, impersonnelle. On m'a également dit que votre fils était perdu dans le bouclier de corail... Nous le faisons chercher activement... Activement... » Il était sorti sans lui demander des nouvelles de sa santé ni lui laisser le temps de répondre, comme s'il ne savait plus pourquoi il était entré dans cette chambre. Il avait toutefois, sans même s'en apercevoir, jeté un poison virulent sur les blessures morales de la jeune femme. Lorsqu'elle avait repris connaissance, un blocage inconscient l'avait empêchée de penser à Tau Phraïm, peut-être parce que l'état déprimé de ses défenses immunitaires ne se serait pas accommodé d'une nouvelle crise de désespoir et que cette omission relevait purement de l'instinct de survie. De fait, après la première visite du cardinal, après que l'eut traversée l'image de son fils abandonné dans l'immensité de corail, l'envie de vivre l'avait quittée et elle était entrée dans un état de prostration proche du coma. Les mégastases chimiques du médecin de la C.S.S. n'étaient pas parvenues à la ramener à la vie. En désespoir de cause, le praticien s'était résolu à faire appel aux guérisseuses du Thutâ. Bien qu'Oniki fût une proscrite, une sœur qui avait rompu ses vœux de chasteté, les matrions avaient accepté de la soigner et avaient dépêché au temple kreuzien leurs deux meilleures spécialistes. Après avoir examiné leur ancienne consœur dont les blessures les avaient horrifiées, elles avaient préparé une décoction à base d'herbes thutâliques, de levures, d'algues séchées et, lui maintenant la bouche ouverte à l'aide d'un spéculum d'optalium doré, l'avaient contrainte à l'avaler jusqu'à la dernière gorgée. « Avec ça, elle devrait retrouver goût à l'existence », avait expliqué l'une d'elles au médecin. Il ne les avait pas crues, bien entendu, mais il s'était contenté de hausser les épaules : bien qu'il estimât leur pratique plus proche de la superstition que de la science, il était mal placé pour se gausser de ces femmes ou leur donner des leçons. D'autant qu'elles avaient obtenu des résultats là où il avait échoué. Quelques jours plus tard, même si la tristesse et la langueur qui voilaient le visage d'Oniki ne s'étaient pas dissipées, des étincelles avaient brillé dans ses yeux, qui témoignaient d'un retour à la vie. Cette renaissance s'était naturellement accompagnée d'un sentiment de culpabilité et ses larmes avaient coulé sans discontinuer pendant des heures. Elle n'avait pas pu se départir de la terrible impression d'avoir trahi Tau Phraïm, d'avoir échoué dans son rôle de mère. Que dirait-elle à son prince lorsqu'il reviendrait sur Ephren pour embrasser son fils ? Elle s'était entièrement reposée sur la vigilance des serpents et, elle s'en rendait compte un peu tardivement, elle avait fait preuve de paresse et de négligence. Elle avait sous-estimé la détermination des forces impériales, elle n'avait pas envisagé qu'elles iraient jusqu'à expédier des monstres ailés dans les orgues coralliennes, jusqu'à menacer l'écosystème de la planète. Elle était désormais seule avec ses remords, seule avec sa détresse, et nul remède, nulle décoction, nul pansement n'était en mesure d'apaiser la blessure de son âme. La porte de la chambre s'ouvrit et livra passage au cardinal, au grand inquisiteur et à un troisième personnage vêtu d'un colancor et d'un surplis noirs. Ils se placèrent de part et d'autre du lit et contemplèrent Oniki. Le médecin avait interdit qu'on étalât une couverture sur le corps de la jeune femme, affirmant que le contact des tissus cutanés en phase de reformation avec une quelconque étoffe entraînerait des inflammations voire des gangrènes à répétition. Elle avait la désagréable sensation d'appartenir aux visiteurs, de n'avoir plus aucun endroit où se réfugier. Elle aurait voulu, comme un animal blessé, se retirer dans une grotte silencieuse, obscure, et s'enrouler sur elle-même pour récupérer ses forces. Ils ne lui donnaient pas ce droit, ils ne comprenaient pas que leurs regards l'humiliaient, ils observaient son corps meurtri avec un mélange de dégoût et de curiosité morbide. Elle posa une main sur sa poitrine et l'autre sur son bas-ventre en un geste de pudeur qui arracha un sourire au cardinal. « Louables sont les réflexes pudibonds chez une femme, mais les vôtres sont dérisoires autant qu'inutiles, murmura le prélat d'un ton monotone. D'une part le corps des femmes n'éveille aucun attrait chez les hommes d'Eglise. D'autre part le sentiment de pudeur nous paraît quelque peu... déplacé venant d'une thutâle ayant rompu ses vœux de chasteté. Car on m'a dit que vous aviez été bannie sur l'île de Pzalion... » Il s'interrompit et parut s'absorber dans une réflexion intense, comme s'il cherchait à établir un lien entre cette femme à demi écorchée et les raisons de sa présence dans cette chambre. Ses amnésies de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues, étaient les manifestations annonciatrices d'une perte totale et définitive de la mémoire. Hormis le Scaythe inquisiteur Xaphox, son entourage pensait qu'il était atteint d'une maladie d'origine virale qui lui rongeait le cerveau. Le vicaire Grok Auman avait adressé plusieurs demandes de rapatriement de son supérieur hiérarchique auprès des responsables sanitaires du palais épiscopal de Vénicia, mais la seule réponse qui lui fût jusqu'alors parvenue le priait d'en appeler à la bonté toute-puissante du Kreuz et d'assurer discrètement l'intérim du gouvernement en attendant qu'une commission spéciale se soit réunie et ait statué sur le cas du cardinal d'Esgouve. « Nous n'avons pas retrouvé votre fils, dit l'inquisiteur dont le timbre métallique blessait les tympans d'Oniki. Vous auriez tort de vous en réjouir : un enfant de trois ans ne saurait survivre longtemps dans un environnement hostile. » Oniki ne répondit pas mais des larmes brûlantes roulèrent de nouveau sur ses joues. Elles abandonnaient un sillage douloureux sur son côté droit, où leur salinité irritait son derme encore fragile. « C'est pourquoi nous vous demandons de nous aider, femme Kay, ajouta le vicaire d'une voix aigrelette. Une franche collaboration de votre part nous permettrait peut-être de sauver votre fils. » Pendant qu'il prononçait ces paroles, elle sentit des tentacules ondoyants et froids se glisser à l'intérieur de sa tête. Elle devinait qu'ils provenaient de l'acaba noire figée au pied de son lit, qu'ils pillaient les informations contenues dans son cerveau comme des voleurs dérobent les objets précieux d'une maison et qu'ils pouvaient à tout moment la tuer ou, pire encore, effacer en elle tout sentiment d'existence. Ils lui rappelaient les attaques du froid maléfique dans la grotte de l'île de Pzalion. Elle fut persuadée qu'ils étaient responsables de l'étrange comportement du cardinal-gouverneur, qu'ils avaient déstructuré l'être du gouverneur d'Ephren, et elle fut envahie d'une peur atroce. Elle reprit un peu de courage en pensant à son prince qui luttait depuis des années contre ce terrible froid mangeur d'âme. « Elle ne connaît pas le nom du père de son enfant », dit tout à coup le grand inquisiteur Xaphox. Un petit rire s'échappa de la gorge du cardinal. « Ainsi vous auriez été honorée... déshonorée devrais-je dire, par un inconnu ! Votre conception de la pudeur me semble pour le moins particulière, ma dame ! — Inconnu n'est pas un terme approprié, Votre Eminence. Nous savons maintenant, grâce à l'image que nos lecteurs en poste sur Pzalion ont captée dans son esprit, que l'homme qu'elle a hébergé et aimé dans sa cellule du Thutâ n'est autre que le dénommé Shari Rampouline, plus connu sous le nom de mahdi Shari des Hymlyas. » Une violente émotion étreignit Oniki lorsqu'elle entendit le Scaythe prononcer le nom de son prince. Shari... Ce mot la réchauffait comme un feu bienfaisant, résonnait comme une promesse de délivrance. « Je n'ai jamais entendu parler de ce... de ce Shari des... commença le cardinal. — Le chef présumé des guerriers du silence, coupa Xaphox. — Les guerriers du silence ? s'étonna Grok Auman. N'avez-vous pas affirmé, voici trois ans de cela, qu'ils n'existaient pas ? » L'inquisiteur se tourna lentement vers le vicaire et posa sur lui ses yeux d'un jaune étincelant. « Vous avez probablement mal entendu, monsieur le secrétaire. Les Scaythes n'ont jamais douté de leur existence. — Mais l'Académie impériale des sciences et techniques... — Je crains que vous ne confondiez dogme scientifique et sens politique. L'Académie n'a fait qu'obéir aux ordres du sénéchal Harkot. A votre avis, de quelle manière auraient réagi les populations des mondes de l'Ang'empire si nous avions validé l'existence des guerriers du silence ? » Lassé de contempler la chair écorchée de la thutâle, le vicaire fit quelques pas en direction d'un mur. Comme la pièce ne s'ornait d'aucune baie vitrée ni même d'une simple lucarne, il se contenta d'observer d'un œil distrait les motifs géométriques du papier peint (une décoration typique du mauvais goût ephrénien). Les paroles de Xaphox le dérangeaient parce qu'elles induisaient une manipulation générale des populations et gouvernements des planètes recensées, et par extension un mépris total des races humaines. « Comment croyez-vous que les matrions ont découvert le forfait de cette fille ? reprit Xaphox. J'ai détecté la présence du mahdi Shari des Hymlyas au moment même où il se trouvait dans sa cellule. J'en ai parlé au cardinal d'Esgouve ici présent, mais il n'a pas daigné ajouter foi à mes paroles. J'ai donc pris l'initiative d'envoyer deux mercenaires de Pritiv à l'intérieur du cloître, mais Shari des Hymlyas est un guerrier du silence, un être capable de voyager sur ses pensées. Il s'est arraché à temps des bras de la femme Kay et s'est envolé avant l'arrivée des mercenaires. Elle n'a pas eu cette possibilité : les matrions sont arrivées sur ces entrefaites et ont compris qu'elle avait rompu ses vœux de chasteté. — Très impressionnant ! ironisa le vicaire. Mais vous évoquez le passé, et c'est le présent qui nous intéresse : vous devriez plutôt déployer vos talents pour repérer et capturer le fils de la femme Kay ! Vous parliez des réactions des populations locales : eh bien, la population ephrénienne s'étonne qu'un enfant de trois ans continue d'échapper aux cohortes de mercenaires lancées à ses trousses dans le bouclier de corail. Or il n'y a qu'un pas entre l'étonnement et l'admiration, entre l'admiration et le culte apostasique ! — Je ne comprends rien à vos histoires, dit le cardinal en réprimant un bâillement. Peut-être l'un de vous deux pourrait-il me dire si nous avons pris notre déjeuner ? » Il se dirigea vers la porte sans attendre la réponse. Il lui arrivait souvent d'oublier le nom de ses interlocuteurs, d'errer sans but dans les rues de Koralion et de servir de pâture à la curiosité narquoise des passants, divertis par ses étranges soliloques. Grok Auman avait affecté deux missionnaires à sa surveillance. Postés de chaque côté de la porte du temple, l'un se chargeait de lui emboîter le pas et de le suivre dans ses pérégrinations, l'autre courait prévenir le secrétaire. Ces quelques précautions leur avaient permis d'éviter le pire en plusieurs occasions. Oubliant la gêne que représentait la présence des visiteurs, Oniki prêtait une attention soutenue à leur conversation. Jusqu'à présent, elle ne s'était pas demandé pourquoi les troupes impériales, composées de plus de deux cents mercenaires de Pritiv et d'autant de volontaires ephréniens, n'avaient pas encore capturé Tau Phraïm. Les paroles du grand inquisiteur apportaient un début de réponse à cette question. Elle ne fut guère étonnée de l'entendre dire : « Il semble, monsieur le vicaire, que le mahdi Shari des Hymlyas ait transmis quelques-uns de ses pouvoirs à son fils. Si étrange que cela puisse paraître, la sorcellerie inddique appartient au patrimoine génétique au même titre que la couleur des yeux, la nature de la chevelure, la texture de la peau et d'autres caractéristiques physiologiques ou psychologiques. — Vous voulez dire, monsieur l'inquisiteur, que vos remarquables facultés télépathiques sont impuissantes à localiser un enfant de trois ans ? — Je veux dire, monsieur le secrétaire, que certains esprits humains échappent à l'inquisition, à l'effacement, mais ils restent très rares, fort heureusement pour notre très sainte Eglise et l'avènement du Verbe Vrai. » Grok Auman perçut des menaces dans la voix pourtant neutre du Scaythe. Un voile se déchira subitement dans son esprit. Il établit la relation entre la maladie du cardinal d'Esgouve et le débarquement sur Ephren des serpentiers de Nouhenneland. Il se souvint que le prélat, opposé au lâcher des prédateurs géants dans le corail, s'était violemment querellé avec l'inquisiteur et qu'il avait commencé à perdre la mémoire à partir de ce moment-là. Il prit conscience que le gouverneur avait été effacé sans son consentement, à la différence des fidèles qui se pressaient aux offices hebdomadaires du temple. Les Scaythes n'étaient plus de simples exécutants mais des exécuteurs, des êtres qui détenaient désormais tous les leviers du pouvoir et dont personne n'était en mesure de percer les véritables intentions. Le cardinal d'Esgouve sortit de la chambre, située dans les combles de la maison réquisitionnée et transformée en temple kreuzien, et s'engouffra dans l'escalier tournant qui menait aux appartements inférieurs. Oniki huma la vague odeur d'encens et de cire froide qui se diffusa par la porte entrouverte. « La lucidité est une alliée dangereuse », ajouta Xaphox. Dorénavant, Grok Auman ne goûterait plus jamais le repos, ni même la tranquillité de l'esprit. Son appartenance au vicariat lui avait valu le terrible sacrifice de ses organes génitaux, et il ne tenait pas à perdre l'intégrité de son esprit, la seule dont il pût encore se prévaloir. Or l'effacement avait ceci d'effrayant qu'il pouvait s'effectuer à l'insu de sa victime. Y avait-il quelque chose de pire, de plus humiliant que de perdre une à une ses facultés cérébrales et de sombrer dans une existence végétative sans s'en apercevoir ? Les mésaventures du cardinal d'Esgouve montraient mieux que tout discours à quelle misérable condition était réduit un homme privé de sa mémoire, coupé de ses racines. « Il n'y a plus rien d'intéressant à grappiller dans l'esprit de cette femme, dit encore le Scaythe. D'après le médecin de la C.S.S., nous pourrons la cryogéniser dans deux ou trois jours ephréniens. En attendant, nous devons renforcer la surveillance. Deux mercenaires de Pritiv se relaieront en permanence à l'intérieur de sa chambre. » Terrorisé, Grok Auman ne l'écoutait plus. Il éprouvait le besoin urgent et soudain de mettre la plus grande distance possible entre le grand inquisiteur et lui. Il réfléchirait plus tard à la meilleure manière de préserver son esprit : il avait entendu dire que le muffi Barrofill le Vingt-cinquième était resté hermétique à toute forme d'inquisition (à la grande fureur du haut vicariat qui avait perdu tout contrôle sur le souverain pontife) et il essaierait d'en apprendre lui-même un peu plus sur la protection mentale. Il sortit sur le palier, dévala quatre à quatre les marches de l'escalier tournant, bouscula le cardinal d'Esgouve au passage et, sans tenir compte des protestations véhémentes de son supérieur hiérarchique, se rua vers la porte de ses appartements. « Hôôôô ! » hurla Saùl Harnen, captain du Pulôn. La tête hors de la cabine de navigation, il donna un léger coup de barre. Lorsque le grand moussier se fut placé en travers, les hommes d'équipage s'écartèrent du bastingage et s'agrippèrent aux barres centrales. L'embarcation pénétra dans l'immense colonne de lumière mauve qui tombait du bouclier de corail par une cavité de plusieurs dizaines de mètres de largeur et se rapprocha en dérive de la base évasée du pylône, sur laquelle la coque incurvée, entourée de bottes d'algues, vint s'échouer en douceur malgré l'amplitude et la violence des vagues. Pendant que deux hommes amarraient le moussier au montant de corail, d'autres entreprirent de dérouler les quatre lances reliées au réservoir de mousse polypène. Cela faisait trois jours et trois nuits que les équipes du Pulôn, la corporation chargée de l'entretien des pieds des orgues, parcouraient l'océan Gijen et que, sans prendre un moment de repos, elles consolidaient les piliers qui avaient souffert du passage des serpentaires de Nouhenneland. Les rayons des étoiles Tau Xir et Xati Mu s'engouffraient désormais par d'innombrables failles et la température ambiante avait augmenté de plusieurs degrés. Par endroits les lichens célestes tombaient en pluie et recouvraient les flots d'un manteau épais et mouvant. De retour de campagne, des pêcheurs avaient raconté que le bouclier de corail était sur le point de s'effondrer par plaques entières, que les poissons habitués à la froidure glaciale du Gijen n'avaient pas supporté le réchauffement des eaux et remontaient à la surface le ventre à l'air. Les patrions, les responsables du Pulôn, avaient décrété le plan d'urgence et battu le rappel de toutes leurs équipes. Ils craignaient que les brusques variations climatiques n'entraînent des dépressions atmosphériques, des fronts instables et, par voie de conséquence, des ouragans à la puissance dévastatrice. Les cinquante moussiers du Pulôn s'étaient élancés tous en même temps sur les flots anormalement agités et s'étaient répartis en fonction de secteurs géographiques préétablis, hormis cinq d'entre eux qui effectuaient d'incessants allers et retours entre Koralion et leur point de mouillage fixe pour recharger en mousse liquide. La bataille entre les serpents et leurs prédateurs géants avait à ce point dévasté le secteur de Saùl Harnen qu'il avait déjà dû opérer sept remplissages en haute mer. Fort heureusement, le premier moussier de ravitaillement ne se trouvait qu'à quelques heures de navigation et, grâce à ses immenses conteneurs (les plus grands de la flotte), il pouvait approvisionner les embarcations d'intervention plusieurs fois de suite sans être obligé de retourner à Koralion pour y refaire le plein. Le Pulôn voyait avec inquiétude diminuer ses réserves de mousse polypène, un mélange de polypes broyés, d'algues et de levures chimiques qui quintuplait de volume après son injection dans le cœur des piliers et formait en séchant un ciment pratiquement indestructible. Saùl Harnen aurait été incapable de dire combien de pylônes ses hommes et lui avaient fortifiés depuis leur départ de Koralion, trente, quarante, peut-être même plus de cinquante... Ils se relayaient pour prendre quelques heures de repos dans la cabine commune, mais leurs traits tirés et la fébrilité de leurs gestes trahissaient la lassitude et le manque de sommeil. De même le désordre qui régnait sur le pont du moussier, un désordre que le captain n'aurait pas toléré en temps ordinaire, témoignait de l'urgence et de l'importance de leur tâche. Satil Harnen sortit de la cabine de pilotage, s'immobilisa au milieu du pont et pointa ses jumelles sur le sommet du pilier qui baignait tout entier dans la colonne de lumière bleue. Après que ses yeux se furent accoutumés à l'éclat de Xati Mu, il se rendit compte que le pylône était fendu du haut en bas et qu'il ne soutenait plus qu'une étroite bande de corail, une sorte d'avancée qui ressemblait à une passerelle. Il aperçut également la forme silencieuse et furtive d'un personnair qui survolait les orgues. Il marmonna un juron et cracha sur le plancher. Ephren n'avait pas connu de problème majeur pendant des siècles et il avait fallu moins de trois années standard aux forces impériales pour briser le fragile équilibre écologique de la planète. Satil Harnen n'avait jamais porté les serpents géants dans son cœur mais cette antipathie viscérale ne l'empêchait pas de reconnaître leur rôle de régulateurs et d'admettre que leur extermination risquait de provoquer d'insolubles problèmes d'engorgement : ils avalaient de phénoménales quantités de lichens lorsqu'ils creusaient les galeries de leur nid, et les thutâles, bien qu'efficaces et dévouées, risquaient d'être rapidement débordées par l'accumulation des déchets célestes. Le pire était que le cardinal-gouverneur kreuzien et ses âmes damnées, le grand inquisiteur et le vicaire eunuque, avaient provoqué ce désastre dans l'unique but de mettre la main sur une thutâle proscrite et un gosse de trois ans. « Eh, captain, il va nous prendre toute notre mousse, celui-là ! » Satil Harnen laissa retomber ses jumelles sur sa poitrine et fixa Cal Pralett, le plus ancien de ses équipiers, un homme au service du Pulôn depuis plus de cinquante années locales. Cal connaissait chaque recoin de l'océan Gijen, était capable de différencier les pieds des orgues (au point même d'attribuer un nom à chacun) mais son caractère velléitaire conjugué à un penchant certain pour la boisson ne lui avait pas permis de s'élever dans la hiérarchie de la corporation. Il restait toutefois un auxiliaire précieux pour les captains qui n'avaient généralement qu'à se féliciter de ses compétences. Les vagues hautes et noires ballottaient le moussier, obligeant Satil Harnen et Cal Pralett à s'agripper solidement aux barres de roulis scellées dans le plancher. Les vents de hautain projetaient des langues d'écume sur le pont, sur les hommes qui avaient glissé les extrémités des quatre lances d'injection dans les failles de la base du pylône. « Il ne soutient plus grand-chose, poursuivit Cal en plissant les yeux, un tic qui avait creusé des rides profondes sur ses pommettes et ses tempes. — Tu penses que nous ne devrions pas gaspiller de mousse pour le consolider ? demanda Satil Harnen. — Au contraire, captain ! S'il s'écroule, il risque d'entraîner un sacré morceau de bouclier dans sa chute. Et d'engendrer un tuyau que mille thutâles ne suffiraient pas à nettoyer ! » Le captain lâcha la barre de roulis et, les bras écartés, se dirigea vers le capot métallique qui abritait la valve extérieure du conteneur. Embarcation rustique, le moussier se composait d'une coque rectangulaire et plate rendue insubmersible par des flotteurs latéraux, du conteneur étanche et central de mousse, d'un caisson renfermant les deux moteurs et le réservoir de carburant, d'un compartiment intérieur de repos et de la cabine de pilotage. Les bottes d'algues amortissaient les chocs répétés de l'étrave sur les rochers à fleur d'eau, que découvrait de temps à autre le reflux des vagues. Jamais depuis qu'ils naviguaient, les membres du Pulôn n'avaient vu le Gijen agité de la sorte. Satil Harnen se glissa à quatre pattes sous le capot et posa les mains sur le volant crénelé. Seuls les captains étaient autorisés à manipuler les valves sauf, bien entendu, dans le cas où leur état physique ou mental les rendait inaptes au commandement et Saul le regrettait, car l'étroitesse du capot se mariait mal avec sa corpulence. Au moment où il bandait les muscles de ses bras pour débloquer le volant, il lui sembla entendre un hurlement. Il releva la tête si brusquement que le haut de son crâne heurta le plafond métallique. « Hôôôôôô, captain ! » Il proféra un juron, maudit pour la millième fois de sa vie les imbéciles qui avaient conçu les moussiers et, au prix de savantes contorsions, extirpa son grand corps de l'étroite niche. « Hô, captain ! » Il se releva en se massant le crâne, eut besoin de quelques secondes pour se stabiliser sur le pont fuyant et lança un regard furibond sur ses hommes, tous accoudés au bastingage du bâbord, y compris Cal Pralett. Ils ne lui prêtaient aucune attention, ils regardaient en direction du pilier où les équipiers avaient abandonné les lances à mousse et s'étaient penchés sur une forme qu'il prit d'abord pour un gorfou doré, un palmipède qui vivait sur les îles de l'hémisphère sud. Il s'approcha à son tour du bastingage et, aux lueurs bleutées de Xati Mu, s'aperçut que cette petite silhouette était en réalité celle d'un enfant. « On pêche de drôles de trucs dans les piliers, captain ! s'exclama Cal Pralett en se tournant vers Saùl Harnen. — Ce gosse était à l'intérieur du pilier ? — C'est de là qu'il est sorti, en tout cas. Si vous aviez ouvert la vanne, il ne serait plus qu'un petit tas de mousse solidifiée au moment même où je vous parle... » L'enfant ne devait pas avoir plus de quatre ans, mais une énergie insolite, impressionnante, émanait de ses grands yeux sombres. Le vent jouait dans les boucles de ses cheveux noirs et dans son ample tunique, faite de brindilles entrelacées. Il restait immobile et silencieux, observant tour à tour les hommes qui l'entouraient. Ils avaient l'impression que son regard les scrutait jusqu'au fond de l'âme mais cette visite impromptue de leur territoire intime n'avait rien d'une offense, n'engendrait pas le même sentiment d'insécurité que les lectures ou les effacements mentaux des Scaythes de l'Inquisition kreuzienne. « Ce ne serait pas le gosse que recherchent les mercenaires de Pritiv ? fit Cal Pralett. Le fils de cette thutâle proscrite ? — Il n'y a pas d'autre explication possible à sa présence dans ce coin perdu » , approuva Saùl Harnen. Les pulonniers les avaient souvent voués aux gémonies, sa mère et lui, pour les tracas qu'ils avaient occasionnés à la collectivité ephrénienne, mais maintenant qu'ils se trouvaient en face de lui, leurs griefs s'évanouissaient comme par enchantement. La manière dont il avait tenu en échec les troupes d'occupation avait valeur d'exemple et méritait le respect. Eux-mêmes étaient restés passifs devant l'invasion de leur planète et l'intransigeance de leurs nouveaux dirigeants. Ils n'avaient pas levé le petit doigt lorsque s'étaient dressées les premières croix-de-feu sur les places de Koralion, lorsque les kreuziens les avaient contraints d'abjurer les dieux de leurs pères et d'adorer le Verbe Vrai, lorsque les Scaythes avaient effacé la mémoire de leurs proches. Le sentiment de révolte s'étant estompé avec le temps, ils s'étaient accoutumés à leurs maîtres et s'étaient résignés à vivre dans la peur. Ils avaient renoncé à prendre les armes à sa décharge, le peuple ephrénien n'avait jamais été confronté à la guerre depuis l'arrivée de Manul Ephren et des premiers colons, à chasser les envahisseurs, à restaurer leur souveraineté, et c'était un garçon de trois ans, le fils d'une thutâle proscrite, qui venait d'un simple regard les remettre sur le chemin de leur honneur et de leur liberté. « Qu'est-ce qu'on en fait, captain ? demanda Cal Pralett. Vaudrait peut-être mieux le remettre aux forces de l'ordre... » La suggestion du vieux pulonnier étonna Saùl Harnen. « On leur a déjà beaucoup trop donné, tu ne crois pas ? » Les hommes d'équipage, qui n'avaient rien perdu de la conversation, acquiescèrent d'un hochement de tête. La lumière bleue de Xati Mu enveloppait l'enfant et lui donnait l'allure d'un dieu des légendes ephréniennes. Les ondulations de l'océan Gijen et les hurlements du vent de hautain semblaient être les prémices de grands bouleversements. « Il a peut-être envie de revoir sa mère, suggéra Cal Pralett sans conviction. — Si c'était le cas, il se serait arrangé pour être capturé par les mercenaires de Pritiv. — Paraît qu'elle est dans un sale état, l'ancienne thutâle. Elle a laissé la moitié de sa peau sur le corail... — Encore une parole de ce genre, Cal, et je te fais jeter dans le Gijen avec des fers aux pieds ! » Saùl Harnen sauta pardessus le bastingage, atterrit souplement sur la base évasée du pylône et, tout en veillant à ne pas glisser sur les polypes humides, enjamba les lances et s'avança vers l'enfant. La salinité des embruns fouettés par le vent lui irrita les joues et les lèvres. Le rouge vif de ses hautes cuissardes tranchait sur le blanc cassé de sa combinaison, la couleur des officiers du Pulôn. « Bonjour, déclara-t-il en prenant spontanément l'air stupide des adultes qui s'adressent aux enfants. Je suis Satil Harnen, captain du Pulôn, la corporation chargée de consolider les pieds des grandes orgues. Tu es le fils d'Oniki Kay, la thutâle proscrite ? » Le garçon ne desserra pas les lèvres mais l'expression de ses yeux montrait qu'il avait parfaitement compris la question. « Nous ne te voulons aucun mal... Tu étais caché dans ce pilier ? — Demandez-lui plutôt s'il a faim et soif, captain ! » Cal avait été obligé de hurler pour couvrir les grondements des vagues et les sifflements du vent. L'enfant remua la tête d'une étrange manière puis entrouvrit la bouche. Il ne prononça aucune parole mais la pointe vibrante de sa langue émit un sifflement aigu qui transperça le plexus solaire du captain. « Nom de Dieu, qu'est-ce que c'est que ça ? gronda l'un des hommes qui avaient pris pied sur la base du pilier. — Il siffle comme... comme un serpent de corail ! » s'exclama un autre. Revenu de sa surprise, Saùl Harnen s'accroupit en face du garçon et s'efforça de soutenir son regard. « Lorsque nous aurons consolidé les derniers piliers endommagés de notre secteur, nous regagnerons le port de Koralion, où est détenue ta mère. Nous pourrions peut-être t'aider à la délivrer... Qu'est-ce que tu en dis ? » Les lèvres brunes de l'enfant esquissèrent un sourire timide, puis, avant que le captain n'ait eu le temps de réagir, il franchit en deux bonds la distance qui le séparait du moussier, sauta pardessus le bastingage sans même se servir de l'appui de ses mains et se reçut sur le pont avec la légèreté d'un lichen céleste. La vitesse avec laquelle il avait accompli ces mouvements avait été tellement fulgurante que, l'espace de quelques secondes, Saul Harnen se demanda s'il n'avait pas rêvé. Certains de ses hommes n'avaient d'ailleurs pas eu le temps ou le réflexe de tourner la tête et continuaient de fixer le pylône d'un air stupide. « Il se déplace comme il parle, commenta Cal Pralett dont la bouche entrouverte et les yeux exorbités trahissaient le saisissement, l'effroi même. Comme un putain de salopard de serpent... » Les odeurs corporelles des pulonniers, lourdes, âpres, incommodaient Tau Phraïm mais les monstres volants avaient exterminé tous les serpents de corail et il n'avait pas d'autre choix, s'il voulait délivrer sa mère, que de partager la compagnie des hommes. De même le vacarme que produisaient le navire et son équipage, non seulement le rugissement des moteurs mais également les éclats de voix et les chocs sourds des vagues sur la coque métallique, retentissait comme une offense au silence. Il avait toujours vécu dans les grandes orgues, là où les coraux fossiles absorbaient les sons inutiles, là où le vent de hautain soufflait harmonieusement dans les tuyaux dégagés, là où les serpents se déplaçaient sans faire le moindre bruit, sans casser une seule brindille. A la différence des hommes, les reptiles géants respectaient leur environnement et communiquaient en silence, utilisant en temps ordinaire un langage corporel d'une grande complexité et, dans les cas exceptionnels urgence, signaux d'alerte..., un langage ultrasonique obtenu par une vibration intense de la double pointe de la langue. Ils avaient témoigné de beaucoup de patience et d'indulgence envers leur petit compagnon humain, car, étant donné sa conformation physique (il manquait cruellement d'anneaux et sa langue ne possédait qu'une pointe), Tau Phraïm avait rencontré les pires difficultés à maîtriser les deux formes d'expression ophidiennes (les deux principales, car il avait cru en surprendre d'autres lors de la saison des amours). « Tu as encore faim ? » demanda pour la vingtième fois l'homme au visage ridé qui s'occupait de lui depuis qu'il avait embarqué sur le moussier. Tau Phraïm comprenait le langage des hommes parce que c'était de cette façon que sa mère s'était toujours exprimée, mais il ne s'était pas encore décidé à le parler. Il secoua lentement la tête après avoir jeté un bref coup d'œil sur les restes de poisson séché et les galettes de céréales que Cal Pralett poussait devant lui. Outre le lait de sa mère, il n'avait mangé que des fruits de corail depuis sa naissance, et la nourriture qu'il venait d'absorber lui pesait sur l'estomac. Les équipiers étaient descendus à tour de rôle dans le compartiment de repos pour observer leur petit passager. Il ne leur inspirait pas seulement de la curiosité mais également une crainte superstitieuse, une fascination proche de la vénération. Un parfum de miracle s'exhalait de cet enfant qui paraissait infiniment plus âgé et plus sage que les patrions du Pulôn eux-mêmes, pourtant considérés comme des parangons de connaissance et de sagesse. Tau Phraïm en avait eu assez de jouer à cache-cache avec les hommes masqués de blanc qui s'étaient lancés à sa recherche dans le bouclier de corail. Cela n'avait pas été très difficile de les semer et de les égarer dans le labyrinthe des galeries creusées par les serpents, d'autant moins que les créatures non humaines qui les accompagnaient étaient dans l'incapacité de localiser son esprit. Pendant trois ans, leurs tentacules mentaux avaient buté sur l'imperceptible rempart dressé devant la source de ses pensées et ils avaient dû se rabattre sur le cerveau non protégé de sa mère. Il connaissait les moindres passages secrets du corail sur une surface de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés, des tunnels étroits où seul pouvait se glisser le corps allongé d'un reptile et où il devait lui-même se désarticuler pour parvenir à se faufiler. Pendant cinq jours et cinq nuits, il lui avait suffi d'être à l'écoute des grondements lointains des personnairs et des tremblements du corail pour détecter la présence de ses poursuivants, évaluer leur progression et se réfugier dans les nids profonds où ils n'avaient pas accès. Il avait également dû veiller à éviter les endroits dévastés par les monstres volants car le franchissement d'une zone découverte, d'une faille par exemple, aurait pu représenter un danger. Cette occupation l'avait accaparé à un point tel qu'il n'avait pas eu le temps de se lamenter sur l'extermination des reptiles. C'est maintenant qu'il se reposait dans le compartiment du moussier que les terribles images revenaient le hanter : il jouait avec quelques-uns de ses amis sur le toit du bouclier lorsque les monstrueux oiseaux avaient lancé leur offensive. Un silence paisible régnait sur le hautain, baignant dans la lumière violette de Tau Xir levante et de Xati Mu couchante. Le serpent qui transportait Tau Phraïm dans sa gueule entrouverte s'était subitement figé, comme s'il avait perçu une invisible menace. Des vibrations linguales s'étaient élevées en divers points du corail, parcouru de trémulations d'une amplitude anormale, inquiétante. Un bruissement assourdissant avait précédé l'apparition des monstres ailés qui avaient surgi des brumes de chaleur et s'étaient abattus sur les serpents en poussant des ululements stridents. Le reptile qui transportait Tau Phraïm avait eu le réflexe de refermer la gueule et, au lieu de se précipiter immédiatement au-devant des agresseurs comme le lui commandait son instinct, de ramper vers l'entrée d'une galerie. Après s'y être engouffré et avoir déposé son passager dans un nid, une trentaine de mètres plus bas, il s'en était retourné sur le toit pour aider ses congénères à combattre les prédateurs volants. Tau Phraïm n'était pas resté longtemps à l'abri. Inquiet pour sa mère, aveuglé par une pluie d'éclats coralliens, s'écorchant aux aspérités des parois, il était à son tour remonté à la surface du bouclier. Il avait entrevu la silhouette de sa mère qui courait entre les formes agitées et confuses des serpents et de leurs prédateurs. Au moment où il avait voulu se lancer à sa poursuite, elle avait brusquement disparu, comme happée par une invisible bouche. Il s'était précipité vers l'endroit où elle s'était évaporée. Il s'était rendu compte qu'elle était tombée dans une large faille et avait aperçu son corps en chute libre. Il avait deviné qu'elle était au bord du renoncement et, repoussant de toutes ses forces le désespoir qui s'emparait de lui, lui avait suggéré d'entrer en contact avec les parois de corail pour freiner sa vitesse et se donner une possibilité d'accrocher les filaments brisés de la trame de soutien. Il avait trouvé spontanément la manière de gouverner à distance l'esprit de sa mère, comme un pilote dirigeant un vaisseau mental. Elle avait obéi à ses ordres : elle avait tourné sur elle-même et transféré le poids de son corps de manière à ce qu'il infléchisse sa trajectoire et se frotte contre la paroi de corail. Il avait ressenti l'abominable douleur qui lui avait irradié le flanc droit. Elle avait perdu connaissance et il avait dû puiser au plus profond de lui-même pour la ramener à la vie, pour l'exhorter à rester en contact avec le corail jusqu'à ce que les lanières gluantes s'emberlificotent autour de ses bras, de son torse, de son bassin, de ses jambes et forment un support suffisamment solide pour l'empêcher de s'abîmer un kilomètre plus bas. Elle était restée suspendue au-dessus du Gijen, les membres en croix, accrochée par une dizaine de filaments que le choc avait distendus mais pas rompus. De son poste d'observation, Tau Phraïm l'avait vue comme une mouche engluée sur une toile d'araignée ballottée par les rafales de vent. Horrifié, il avait pris conscience qu'elle se tenait sur le seuil du monde des âmes et que, même si les serpents triomphaient de leurs redoutables adversaires et l'aidaient à la délivrer de son inconfortable position, il ne lui resterait qu'à l'assister dans son agonie. L'apparition de l'appareil volant l'avait soulagé. Il appartenait certes à leurs ennemis, à ceux qui avaient expédié les oiseaux géants dans le corail, mais ils auraient les moyens de donner les premiers soins à sa mère et peut-être de la sauver. Ils avaient glissé avec beaucoup de délicatesse son corps ensanglanté et désarticulé à l'intérieur du personnair. Aucun serpent n'avait survécu à la bataille. Victimes de leur instinct, ils n'avaient pas cherché à fuir, à se réfugier dans le cœur du corail, ils avaient défendu leur territoire jusqu'à la mort. Les plus jeunes eux-mêmes, à peine sortis de l'œuf, s'étaient jetés dans la mêlée et avaient été massacrés jusqu'au dernier. Les rares qui avaient opté pour la retraite avaient été extirpés de leur abri par les oiseaux, dont les puissants coups de griffes avaient arraché des pans entiers de la croûte corallienne. Les cadavres avaient été emportés par les prédateurs ailés et, s'il n'y avait pas eu les galeries et les nids vides comme preuves de leur existence, il aurait semblé à Tau Phraïm que le corail n'avait jamais été habité. Xati Mu avait déserté la plaine céleste et Tau Xir, l'étoile rouge, recouvrait les grandes orgues d'un linceul écarlate. Les vents de hautain avaient balayé la puanteur abandonnée par les grands oiseaux. Quelques plumes bleues et vertes voletaient au gré des rafales paresseuses. D'innombrables flaques de sang témoignaient de la violence des combats. Tau Phraïm n'avait pas eu le loisir de remettre de l'ordre dans ses pensées. Il avait discerné le miaulement d'un moteur et compris que les hommes masqués de blanc, après avoir éliminé ses alliés, se lançaient maintenant à sa recherche. A en croire les allégations de sa mère, cet acharnement avait quelque chose à voir avec son père, un prince inconnu qui viendrait un jour les chercher et les emmener dans un pays merveilleux. Tau Phraïm avait déjoué les manœuvres de ses adversaires pendant plus de cinq jours mais il avait été saisi d'une brusque envie de revoir sa mère, ou à défaut de savoir ce qu'elle était devenue. Alors qu'il grignotait un fruit de corail dans un nid dont l'une des galeries débouchait sous le bouclier, juste au-dessus de l'océan, les circonvolutions d'un navire avaient attiré son attention. Après l'avoir observé pendant quelques heures, il avait remarqué qu'il s'arrêtait près de chacun des piliers endommagés par le passage des serpentaires géants. Il avait compris que les hommes qui vivaient sur le grand continent et dont parlait parfois sa mère (elle disait qu'ils l'avaient chassée comme une misérable et il voyait, à la tristesse qui imprégnait ses traits, que ce souvenir la faisait encore cruellement souffrir) tentaient d'empêcher l'effondrement définitif des grandes orgues. Son intuition lui avait soufflé qu'il n'avait rien à craindre de l'équipage. Il était descendu par la faille intérieure d'un pylône qui n'était plus relié au bouclier que par une mince passerelle de corail, et avait tranquillement attendu le passage du navire. « On vient de consolider le dernier pilier, dit le captain en s'engouffrant dans le compartiment de repos. On rentre ! — Reste un problème à régler », avança Cal Pralett en désignant d'un mouvement de menton Tau Phraïm, attablé en face de lui. Une certaine agressivité sous-tendait la voix du vieux pulonnier. D'un geste de la main, Satil Harnen lui intima l'ordre de continuer. « Je veux parler des inquisiteurs mentaux... Ils liront dans nos esprits que nous cachons le gamin qu'ils recherchent comme des fous depuis plus de cinq jours. — Nous n'aurons qu'à nous tenir tranquilles. Si nous ne leur offrons pas l'occasion de... — Nous revenons de mer et c'est un motif suffisant ! coupa Cal Pralett. Ils sont sur les dents, ils fouilleront dans tous les cerveaux pour y dénicher des informations ou même de simples indices. Il ne me reste pas longtemps à vivre mais je ne tiens pas à finir grillé sur une croix-de-feu. Ni même à perdre la mémoire. L'effacement, captain, c'est une belle saloperie : vous ne savez même plus comment vous y prendre pour pisser ! » Une embardée projeta Satil Harnen sur une cloison. Il se rétablit sur ses jambes, agrippa la table et s'assit à son tour sur le banc rivé au plancher. « Bon Dieu, Cal, nous n'allons tout de même pas courber l'échiné jusqu'à la fin de notre vie ! — Simple question de souplesse, captain ! » Le captain posa sur le vieux pulonnier un regard à la fois incrédule et outré. Les appliques fixées aux cloisons, alimentées par l'antique dynamo couplée aux moteurs, diffusaient une lumière jaune dont l'intensité variait en fonction de l'allure du moussier. « Tu ne serais pas en train de me suggérer, Cal, de livrer notre passager aux autorités ? — Qu'est-ce qui est préférable, captain ? Vivre avec l'échiné pliée ou mourir en bombant le torse ? Les Scaythes ne sont pas des adversaires ordinaires. » Satil Harnen lança un coup d'œil par le hublot. Ils traversaient une zone ténébreuse, épargnée par les serpentaires et imperméable aux rayons de Tau Xir et de Xati Mu. Il avait confié le pilotage du moussier à un équipier qui n'avait pas le même doigté que lui pour esquiver les pylônes et dont les coups de barre, brutaux, balançaient le navire d'un bord sur l'autre. Si le captain ne montait pas rapidement reprendre sa place, la plupart des hommes régurgiteraient bientôt le repas qu'ils venaient tout juste d'avaler. « La belle saloperie c'est toi, Cal Pralett ! tonna Satil Harnen. Ce gosse nous offre une chance unique de relever la tête et je n'ai pas l'intention de la laisser passer. — Vous êtes libre de voir de la chance là où je pressens les emmerdements, captain ! » déclara le vieux pulonnier en écartant les bras. Tau Phraïm ne comprenait pas la peur de Cal Pralett : les esprits de ces hommes ne craindraient aucune inquisition tant qu'il se tiendrait parmi eux, car il pouvait étendre à l'infini le rempart sonore qui protégeait son cerveau. S'il n'avait encore jamais usé de cette faculté, pas même pour protéger sa propre mère, c'était tout simplement parce qu'il n'en avait jamais ressenti la nécessité. Tant que les serpents avaient monté une garde vigilante autour d'eux, il avait estimé que personne ne pourrait les déloger du corail. L'introduction des oiseaux géants avait radicalement modifié le cours des choses : elle l'avait contraint à quitter son territoire familier pour s'aventurer sur le territoire des hommes et, contrairement aux reptiles, les hommes étaient la proie d'étranges pulsions qui rendaient les relations hasardeuses, conflictuelles. « Je ne t'oblige à rien, Cal, reprit le captain. Mais je veux que tu me donnes ta parole de la boucler jusqu'à ce que nous ayons commencé notre action. — Votre action ? ironisa Cal Pralett. On croirait entendre un de ces exaltés qui ont été crucifiés sur la place de Koralion ! Avec qui comptez-vous affronter les mercenaires de Pritiv ? — Les Ephréniens qui veulent se débarrasser des Syracusains et de leurs valets masqués sont beaucoup plus nombreux que tu ne crois... » La lumière maladive soulignait la rudesse de la face du vieux pulonnier. « Pour commencer, où allez-vous cacher votre petit protégé ? » Le captain se leva, se pencha sur la table et passa la main dans les cheveux bouclés de Tau Phraïm. « J'ai ma petite idée là-dessus, mais tu comprendras, je l'espère, que je la garde pour moi... » On frappa sept coups sur la porte de bois de l'entrée dérobée du cloître. Les deux permades de garde sursautèrent, se consultèrent du regard puis, sans dire un mot, l'une d'elles sortit dans le jardin intérieur et s'en alla quérir Muremi, la plus ancienne des matrions. C'était la nuit pure, le moment où aucune des deux étoiles ne brillait dans le ciel, où aucune colonne de lumière ne tombait des tuyaux des grandes orgues. La tête renfrognée de Muremi s'immisça dans l'entrebâillement de la porte de sa cellule. « Etes-vous bien sûre d'avoir entendu les sept coups ? — Certaine, mère... — Allez prévenir les autres matrions et donnez-leur rendez-vous dans la salle d'audience. Je les y attendrai avec les visiteurs. » La permade s'inclina et s'évanouit dans les ténèbres. Muremi n'eut pas besoin de s'habiller. Elle avait reçu le messacode des patrions du Pulôn quelques heures plus tôt. Elle avait aussitôt revêtu sa tenue officielle, sa robe rose ornée d'étoiles de corail, et s'était tenue prête, assise sur un tabouret, mobilisant toute son énergie pour résister au murmure enchanteur du sommeil. La décoction quotidienne d'herbes thutâliques préparée par les guérisseuses ne suffisait plus à soulager ses rhumatismes articulaires, et la douleur, intolérable, la contraignit à s'arrêter à trois reprises dans l'allée centrale du jardin intérieur. Elle pénétra dans la guérite de veille et, d'un geste du bras, ordonna à la permade restée sur place une limace essoufflée et grasse comme toutes les sœurs jugées inaptes au nettoyage des orgues et chargées de l'entretien et l'administration du cloître de neutraliser le système d'identification cellulaire. La porte s'ouvrit silencieusement sur quatre silhouettes statufiées dans la nuit noire : il y avait là deux patrions, reconnaissables à leur uniforme blanc, un homme corpulent dont le visage buriné, la combinaison écrue et les cuissardes rouges dénotaient la condition de captain, et l'enfant, qui n'avait pas encore atteint ses quatre ans. Muremi s'effaça pour inviter les visiteurs à entrer. « Dois-je réactiver le système d'identification cellulaire, mère ? demanda la permade. — Réfléchissez un peu, ma fille ! répondit la matrion d'une voix bourrue. L'identificateur n'a pas mémorisé les coordonnées cellulaires de ces messieurs. » La permade passa la main sous son voile amidonné et se frotta la nuque, signe chez elle d'intense réflexion. « Je ne sais pas combien de temps durera votre réunion, mère, mais nous ne pouvons pas laisser le cloître sans protection... — De l'initiative, ma fille ! Réactivez l'ancienne barrière magnétique. — Elle n'interdira pas à d'éventuels importuns de se rematérialiser à l'intérieur du cloître. » Muremi haussa les épaules, bougonna un « Ce sera mieux que rien ! » à peine audible et sortit de la guérite. Les matrions, parées de la robe rose des réceptions officielles, avaient toutes pris place dans les travées surélevées de la salle d'audience, éclairée par une dizaine de bulles-lumière flottantes. Muremi introduisit les visiteurs et traversa la pièce pour aller s'asseoir dans le fauteuil de la doyenne. Tous les regards convergèrent en direction de l'enfant. C'était la première fois dans la longue histoire du Thutâ que l'enfant d'une proscrite était admis à se présenter devant le cénacle des matrions. La présence du fruit d'amours interdites dans le temple même de la chasteté ne relevait pas de l'anecdote, elle préludait à un changement radical des coutumes et des comportements. Les yeux brillants des matrions exprimaient à la fois de la méfiance et de la fascination : méfiance parce que cet enfant venait leur rappeler qu'elles n'étaient pas infaillibles, que n'importe laquelle d'entre elles pouvait transgresser les règles qu'elles étaient chargées de faire respecter, fascination parce qu'il réveillait la femme et la mère qui sommeillaient en elles. Même si elles refusaient de se l'avouer franchement, elles pensaient qu'Oniki avait eu raison d'ouvrir son ventre à son mystérieux amant car il aurait été dommage de priver Ephren d'un enfant d'une telle beauté. Qu'il fût de surcroît le symbole de la lutte contre les kreuziens et leurs sbires des forces d'occupation ne pouvait que les conforter dans cette opinion. « Veuillez éclairer nos sœurs sur les raisons de votre présence en nos murs, messieurs du Pulôn », dit Muremi. Un patrion s'inclina et s'avança vers le centre du cénacle. « Au cours de sa dernière mission de consolidation des piliers, le captain Saùl Harnen ici présent a recueilli le fils de la thutâle proscrite Oniki Kay. Cet enfant est notre détonateur, l'élément qui nous manquait pour donner le coup d'envoi de la reconquête. Bien qu'âgé seulement de trois ans, il a ouvert une brèche en tenant les troupes d'occupation en échec. Nous nous inspirerons de son exemple pour renforcer la détermination de nos troupes... — Quelles troupes ? l'interrompit Muremi. — Les Ephréniens qui ne supportent plus le joug kreuzien... — Ils sont nombreux ? — Assez pour éliminer les mercenaires de Pritiv. — Et les Scaythes d'Hyponéros ? Comment comptez-vous vous en débarrasser ? — En les recouvrant de tonnes de mousse polypène... — Ne craignez-vous pas que les inquisiteurs éventent vos projets ? » Le visage parcheminé du patrion se creusa de quelques rides supplémentaires. « Nous avons fait en sorte de les aiguiller sur des fausses pistes, répondit-il. Mais nous ne pouvons pas savoir s'ils ont mordu à l'hameçon. Nous n'avons pas d'autre choix que de prendre des risques. — Quel rôle destinez-vous au Thutâ ? — Nous souhaiterions que vous gardiez l'enfant et sa mère jusqu'à la fin des hostilités. Nous pensons que votre cloître, avec son système d'identification cellulaire, est l'abri le plus sûr de Koralion. — Oniki est retenue prisonnière au temple... — Sa délivrance sera notre premier objectif. — Vous nous demandez de violer nos propres règles... — Nous vous demandons de participer à la libération d'Ephren, matrions ! — Quand comptez-vous entreprendre votre action ? — Bientôt... » Les délibérations des matrions ne durèrent que quelques minutes. Elles prièrent les visiteurs de revenir dans le cénacle et les informèrent qu'elles acceptaient leur proposition. Le captain Saùl Harnen prévint les responsables du Thutâ que l'enfant ne parlait pas, ou plus exactement qu'il employait un langage étrange qui évoquait le sifflement des serpents de corail. Puis il souleva Tau Phraïm, le pressa chaleureusement contre sa poitrine et, sans ajouter un mot, sortit de la pièce sur les talons des patrions. CHAPITRE XVII En l'année 20 de l'Ang'empire, j'étais technicien de l'H.O., l'Holovision officielle. Nous fûmes chargés de réaliser un reportage sur l'assaut donné contre le palais épiscopal de Vénicia par les forces impériales, composées de mercenaires de Pritiv, d'interliciers et de gardes pourpres. Nous pénétrâmes dans le palais en même temps que la deuxième vague d'attaque. Les premiers bataillons avaient déjà nettoyé de multiples poches de résistance, et d'innombrables cadavres d'Osgorites, horriblement mutilés, jonchaient les couloirs et les pièces des niveaux supérieurs. Nous essuyâmes plusieurs déflagrations de bombes à propagation lumineuse et nous ne dûmes de garder la vie sauve qu'aux réflexes des interliciers qui nous accompagnaient. Les passages étaient truffés de mines, de grenades à limaille et d'autres armes explosives plus ou moins sophistiquées qui firent des ravages parmi les forces d'assaut. La fumée était d'une telle densité que nos objectifs holo, ultrasensibles pourtant, ne captèrent que très peu de détails (cela nous valut d'ailleurs de sérieuses remontrances de la part de notre responsable). Nous étions mus par l'espoir de débusquer le muffi Barrofïll le Vingt-cinquième, le Marquinatole, l'homme que tous les Véniciens espéraient voir exposé sur une croix-de-feu en place centrale de Romantigua. Nous gagnâmes le sous-sol au bout d'une heure de progression désespérément lente. Les rumeurs les plus fantaisistes couraient sur le compte du muffi : d'aucuns prétendaient qu'il avait été frappé par une onde à haute densité, d'autres affirmaient qu'il s'était lui-même planté une dague dans le cœur, d'autres assuraient qu'il s'était réfugié dans un atelier de réparation de déremats, d'autres encore qu'il avait reçu le renfort des guerriers du silence. Le fracas des explosions et les râles des blessés ponctuaient notre marche. Les hommes mouraient par centaines, et en nous se propageait la haine du Marquinatole, de l'homme que nous considérions comme responsable de ce terrible massacre. Terni Jauïonn, Autobiographie d'un traqueur d'histoire Maltus Haktar se demanda s'il n'était pas devenu fou. Seule la chaleur qui se dégageait de son ondemort le reliait au réel et l'empêchait de perdre définitivement la raison. Quelques mètres plus loin, le cadavre le plus proche avait été soudain saisi d'étranges convulsions, comme animé par un ultime regain de vie. Le maître jardinier ne parvenait pas à se faire à l'idée que le Jersalémine, à peine revenu de sa cryogénisation et rendu invisible par un mot soi-disant sacré (ça n'avait pas été une simple forfanterie de sa part), était en train de soulever le corps allongé sur le sol de la galerie et de lui fouiller les poches dans l'espoir d'y trouver une arme. Comme beaucoup de ses complanétaires, l'Osgorite avait besoin de voir pour croire, or il ne distinguait, dans la pénombre enfumée, qu'un cadavre agité de soubresauts et dont la combinaison était parcourue d'inexplicables ondulations. Les mercenaires de Pritiv, cueillis par ses rafales d'ondes à haute densité, s'étaient tous repliés derrière le monticule de terre et de gravats s'écoulant du plafond éventré. Les yeux rivés sur l'entrée de la petite pièce, ils n'avaient apparemment pas remarqué les mouvements saccadés des bras et du buste de leur compagnon mort. Aux lueurs furtives des rayons, il avait semblé à Maltus Haktar qu'ils étaient en train d'assembler les pièces d'un canon à rayon momifiant, un de ces engins terrifiants auxquels aucun blindage n'était en mesure de résister. L'embrasure de la porte formant un goulet d'étranglement, ils avaient probablement conçu le projet de pulvériser les murs de la pièce afin de lancer un assaut massif dans l'espace dégagé. Ils risquaient de provoquer d'importants éboulements et, étant donné l'extrême complexité des sous-sols du palais épiscopal, un effondrement d'une grande partie de l'édifice. Une sensation de présence dans son dos entraîna l'Osgorite à se retourner. La femme jersalémine, enveloppée dans le manteau blanc du mahdi Shari, le visage rongé par l'inquiétude, s'était approchée de l'embrasure et avait passé la tête dans la galerie. « Vous ne devriez pas rester là, ma dame ! dit Maltus Haktar. Ces gens-là ont des... » A peine avait-il prononcé ces mots que dans un crissement horripilant un disque tournoyant vint frapper la paroi métallique à quelques centimètres de la tête de Phœnix. Son sifflement menaçant s'estompa dans l'indéchiffrable obscurité. Maltus Haktar saisit la jeune femme par le bras et la tira en arrière avec une telle violence qu'elle perdit l'équilibre et tomba lourdement sur le dos. Fracist Bogh aida Phœnix à se relever et lança un regard furieux à l'Osgorite. « Vous êtes devenu fou, Maltus ! — Je préfère être fou et vivant que sensé et mort, Votre Sainteté... ou qui que vous soyez ! Nous avons perdu trop de temps et je vous avais prévenu que... Bon Dieu ! » L'attention du maître jardinier fut attirée par des lueurs vives qui zébraient l'obscurité et éclairaient par intermittence le monticule de terre. Deux secondes lui furent nécessaires pour évaluer la situation. Le sortilège d'invisibilité du Jersalémine avait pris fin mais, au lieu de battre en retraite et de se réfugier dans la pièce comme convenu, il avait pris l'initiative de ramper jusqu'au pied du monticule et, armé de l'ondemort qu'il avait récupéré sur le cadavre, il s'était relevé et avait ouvert le feu. L'effet de surprise avait parfaitement joué : plusieurs mercenaires, touchés par les rayons, avaient basculé à la renverse et les autres, aveuglés par l'âcre fumée, empêtrés dans les corps affaissés et dans les pièces éparses du canon, n'avaient eu ni le temps ni le réflexe de riposter. « Que se passe-t-il, Maltus ? » cria Fracist Bogh. Aphykit avait saisi la main encore glacée de Yelle, blottie dans les bras de Shari. Les yeux grands ouverts de la fillette allaient et venaient sans cesse d'un point à l'autre de la pièce, des socles cryo à la porte arrachée de ses gonds par une explosion, des deux sarcophages intacts aux innombrables éclats de verre, de l'énorme bague glissée à l'annulaire de sa main droite au visage de Jek, assis sur le bord d'un socle de conservation. Ses sourcils froncés et son front plissé témoignaient de l'intensité de ses efforts pour tenter de donner une cohérence à l'ensemble. Toutefois l'élément qui l'étonnait le plus (et l'inquiétait également), c'était la transformation physique de Jek : le garçon pudique et timide qu'elle avait rencontré sur Terra Mater s'était métamorphosé en un petit homme. Il avait grandi, ses épaules s'étaient élargies, sa voix avait mué et ses joues s'étaient couvertes de duvet. Bien qu'il traversât l'âge ingrat de la préadolescence et qu'un vêtement ridicule occultât sa chevelure, elle trouvait qu'il avait embelli, que ses traits autrefois indécis s'étaient affirmés, qu'une flamme nouvelle brillait dans ses yeux. Elle vit qu'il la fixait et lui adressa un sourire, pas une de ces grimaces ironiques dont elle avait le secret, un sourire chaleureux, ému, un signe d'encouragement et d'amour. Elle ne l'avait pas accueilli d'une manière très sympathique lorsqu'il était sorti, nu et humide, du ventre du migrateur céleste mais ses moqueries et ses caprices ne l'avaient pas empêché de braver tous les dangers pour venir la délivrer. L'homme qui la portait et dont elle ignorait le nom se penchait de temps à autre sur elle et la contemplait d'un air grave. Il semblait la connaître mais elle avait beau fouiller dans ses souvenirs, elle ne parvenait pas à mettre un nom sur son visage. Elle percevait, au-delà des divers bruits qui s'élevaient autour d'elle, la rumeur diffuse et permanente du blouf, le grondement terrifiant qui préfigurait l'agonie de l'univers et lui renvoyait l'image de son père. Elle se demanda si Tixu avait encore la forme d'un homme et des larmes jaillirent de ses yeux. La main de sa mère lui effleura tendrement la joue. Elle se sentait entourée d'amour et cela l'aidait à surmonter les difficultés de son réveil, la douleur qui lui vrillait le crâne, la paralysie de ses membres, les odeurs agressives de chair carbonisée et de sang. « Il se passe que notre ami jersalémine fait un peu de nettoyage et que je vais l'aider ! » répondit Maltus Haktar. Joignant le geste à la parole, il sortit de son abri et parcourut la galerie au pas de course, penché sur lui-même, louvoyant, lâchant de temps à autre une rafale pour ne pas laisser aux mercenaires le temps de reprendre leurs esprits. Un disque siffla à quelques centimètres de sa joue, percuta le plafond dans une gerbe d'étincelles, retomba sur le sol dans un grincement sinistre. Le maître jardinier opéra la jonction en cinq secondes, buta sur un cadavre, s'étala de tout son long sur le versant du monticule de terre, reprit son souffle, se redressa, pressa sans discontinuer la détente de son ondemort. Les ondes à haute densité s'associèrent aux rayons vomis par l'arme du Jersalémine pour illuminer la galerie et obliger les mercenaires survivants à se replier dans un autre passage. Les deux hommes cessèrent le feu. Ils demeurèrent un instant immobiles, tous sens aux aguets, scrutant les ténèbres. « Le moment est venu de sortir de notre trou, murmura Maltus Haktar. — Où votre tête envisage-t-elle de nous conduire ? demanda San Francisco. — A l'atelier des déremats... Ils ont été préprogrammés pour nous expédier sur un relais de Platonia. — Où se trouve cet atelier ? — A quelques centaines de mètres d'ici, au niveau inférieur. Il nous faut franchir cet éboulis, prendre le premier embranchement à gauche et suivre la nouvelle galerie jusqu'à la plate-forme de descente. En bas, nous devrons encore emprunter un couloir sur environ cinquante mètres. — Ma tête me dit que le chemin est long... — Votre tête n'a pas tout à fait tort, monsieur ! Ces satanés mercenaires se sont probablement répartis dans les sous-sols et nous risquons d'en rencontrer à chaque croisement. — Mon cœur me dit que nous avons déjà perdu beaucoup de temps. » Si la manière de s'exprimer du Jersalémine étonnait autant qu'elle amusait l'Osgorite, son courage, son sens de l'initiative et son habileté l'emplissaient d'admiration et de respect. « Le mien bat tellement fort que je ne le comprends pas ! Mais je ne me suis pas encore présenté : je suis Maltus Haktar, Osgorite et maître jardinier du palais. — San Francisco, prince des Américains de Jer Salem. — Un prince ? s'étonna Maltus Haktar. Désolé, je ne suis qu'un homme du commun, un cul-terreux d'un village d'Osgor... — La naissance ne fait pas la qualité, dit San Francisco. Vous êtes un prince de tête et de cœur. » Le maître jardinier enveloppa le Jersalémine d'un regard à la fois stupéfié et bouleversé : cet homme était nu, il émergeait de trois ans d'un sommeil de glace et pourtant une telle noblesse, une telle dignité, une telle grandeur d'âme se dégageaient de lui qu'on avait immédiatement envie d'être élevé au rang de ses amis. Des volutes de fumée s'échappaient des bouches des canons chauffés à blanc. Les cadavres des mercenaires, enchevêtrés, formaient des taches claires sur le rideau d'obscurité. « Ma tête vous invite à aller chercher nos amis... — Allez-y, vous. Votre femme s'inquiète de votre sort. Je me charge de la surveillance... » Ils récupérèrent d'autres ondemorts sur les cadavres et, après une brève explication de Maltus Haktar sur la manière de s'en servir, ils franchirent l'éboulis et s'enfoncèrent prudemment dans la galerie. L'Osgorite et San Francisco, qui s'était de nouveau revêtu de la cape du maître jardinier, marchaient en tête, suivis respectivement d'Aphykit et de Phœnix. Les deux jeunes femmes, encore mal remises de leur réanimation, peinaient pour suivre l'allure et serrer les crosses de leur arme. Les réanimés restaient ordinairement allongés pendant quarante-huit heures afin de retrouver leur coordination entre le cerveau, le système nerveux et les muscles, mais elles s'efforçaient de s'adapter aux circonstances, de surmonter les désagréments d'un réveil trop brutal. Shari marchait derrière Aphykit. Comme il portait Yelle, le maître jardinier ne lui avait pas donné d'arme mais lui avait conseillé de raser le mur afin de ne pas s'exposer de manière inconsidérée à d'éventuels tirs ennemis. Jek et Fracist Bogh fermaient la marche et jetaient de fréquents coups d'oeil en arrière pour s'assurer qu'aucun adversaire ne les prenait à revers. Ils essuyèrent leur première attaque au croisement, au moment où Maltus Haktar et San Francisco s'engouffraient dans la bouche du tunnel situé sur leur gauche. Ils perçurent les cliquetis caractéristiques de disques coulissant sur leurs rails. « Attention ! » glapit l'Osgorite. Ils se jetèrent en arrière et se plaquèrent contre la paroi de la galerie principale. Plusieurs disques traversèrent l'intersection en tournoyant et en émettant un sifflement sournois. « Combien sont-ils ? chuchota San Francisco. — Trois ou quatre à mon avis, souffla le maître jardinier. Ceux qui ont échappé à votre action de tout à l'heure... Passer ne sera pas facile. Ils nous tireront comme des chatrats dès que nous mettrons le nez dehors. A moins que vous n'utilisiez de nouveau votre sortilège d'invisibilité. — Mon cœur le voudrait mais mon corps n'en est plus capable. Il ne s'est pas suffisamment écoulé de temps depuis ma première translation et la puissance magique du mot de l'abyn Elian n'agira plus sur moi. » Des grondements brisaient le silence et des lueurs fugaces zébraient les ténèbres. Les Osgorites du réseau Lune Rouque, admirables de courage, refusaient de capituler et les combats se poursuivaient en d'autres endroits du palais. « Moi, je n'ai pas encore employé le mot sacré », fit une voix douce. Ils se retournèrent et virent Phœnix s'avancer vers eux d'un air décidé. « Mon cœur me dit que ce n'est pas une bonne idée ! maugréa San Francisco. — Et que dit ta tête, prince des Américains ? » Les yeux de San Francisco lancèrent de sombres éclairs. « Ma tête dit que c'est la seule solution envisageable mais mon cœur ne l'approuve pas. — Il faut parfois savoir réduire son cœur au silence... Mais vous devrez intervenir rapidement : je n'ai pas ta maîtrise de l'invisibilité... » San Francisco désamorça le cran de sécurité de l'ondemort de Phœnix. « Trois secondes suffiront. Inutile de tirer avant la fin de ta translation : tant qu'il conserve son pouvoir magique, le mot sacré neutralise les armes à feu. Prends le temps de bien t'équilibrer sur tes jambes. » Il saisit l'extrémité du canon et lui imprima un mouvement latéral. « Ne cherche pas à viser. Ne t'arrête à aucun moment de presser la détente et de balayer le tunnel sur toute sa largeur. » Elle acquiesça d'un mouvement de tête. Il lui posa la main sous le sein gauche et perçut, sur la pulpe de ses doigts, les battements affolés de son cœur. « Ton cœur est immense, Phœnix. — Sinon il ne serait pas digne de t'accueillir, prince. » Il s'écarta pour la laisser passer. Elle s'adossa contre la paroi de la galerie principale, ferma les yeux pendant une poignée de secondes, respira profondément pour ralentir son rythme cardiaque puis prononça intérieurement le mot de l'abyn Elian. Elle s'avança de quelques pas dans le tunnel latéral, se campa aussi fermement que possible sur ses jambes et leva le canon de son arme. Quatre silhouettes gris et blanc se découpaient sur le rideau de ténèbres et tendaient le bras en sa direction. Les lueurs tremblotantes des lointaines explosions se reflétaient sur les disques à demi enfouis sous la manche relevée de leur combinaison. Leur main libre tenait un ondemort mais, à la façon dont les canons étaient pointés vers le sol, ils préféraient visiblement se servir de leur lance-disques. Phœnix pressa la détente. Aucune onde ne jaillit de la bouche du canon. Elle crut d'abord que le mot de l'abyn Elian continuait de produire son effet, puis elle se rendit compte, au crissement des disques sur les rails, qu'ils l'avaient repérée. Son index se crispa sur la détente mais rien d'autre ne se produisit qu'un pitoyable borborygme. Des flots d'adrénaline l'électrisèrent. Elle entrouvrit la bouche pour hurler mais sa gorge nouée ne put émettre aucun son. Elle avait l'impression de se débattre dans un cauchemar. Elle s'était pourtant réveillée ce matin, elle avait posé un regard attendri sur San Francisco, endormi à ses côtés... L'étoile de Terra Mater brillait de ses feux, le petit déjeuner, essentiellement composé de fruits, avait été délicieux... Ils avaient discuté un moment avec Naïa Phykit, si blonde et si belle dans la lumière matinale... Yelle et Jek étaient partis se baigner dans le torrent... San Francisco et elle étaient descendus dans le jardin, avaient commencé à trier les fruits, à nettoyer les caissons de déshydratation... Elle avait entendu un bruit, elle avait vu le corps de son compagnon étendu près d'un caisson de déshydratation, elle avait aperçu un homme nu dans l'allée, elle avait reçu un choc sur le front, une fatigue intense s'était emparée d'elle... Elle s'était à son tour allongée, saisie d'une terrible envie de dormir... Que fabriquait-elle au milieu de cet obscur tunnel ? Ces quatre hommes au visage dissimulé sous un masque blanc lui voulaient du mal et son arme s'était enrayée. C'était une situation de cauchemar dans un décor de cauchemar, et elle ne se réveillait toujours pas. Un disque fusa dans sa direction. Elle évoluait dans un autre espace-temps, elle voyait une tranche luisante voler vers sa gorge mais elle attendait le réveil, elle restait incapable de réagir, comme si cette réalité ne la concernait pas. Au moment où le disque allait se ficher dans sa chair, quelque chose roula sous ses jambes, la déséquilibra et la projeta au sol. Une violente douleur lui traversa la tête et le cou. Elle entrevit des éclairs éblouissants et fut enveloppée d'une gangue de chaleur intense. San Francisco se rétablit sur ses jambes puis lâcha une deuxième pluie d'ondes sur les quatre mercenaires. La surprise engendrée par la brusque apparition de Phœnix au milieu du tunnel avait entraîné un flottement que le prince de Jer Salem avait instantanément mis à profit. Il avait d'abord plongé dans les jambes de la jeune femme, l'avait renversée, puis il avait exploité son élan pour rouler sur lui-même et cribler ses adversaires de rayons étincelants. Les disques qui voltigèrent autour de lui le manquèrent largement. Les mercenaires, touchés au torse ou au ventre, s'affaissèrent l'un après l'autre et se tordirent de douleur sur le sol. Maltus Haktar déboucha à son tour dans le tunnel et les acheva d'une salve précise. San Francisco se pencha sur Phœnix, la souleva délicatement par les épaules. « Ma tête souffre, murmura-t-elle en se massant l'occiput, mais elle me dit que sans ton intervention elle ne serait plus sur mes épaules... Mon arme s'est enrayée. — La manœuvre de diversion a parfaitement réussi : la voie est libre. » « Je n'ai pas encore eu l'occasion de te dire combien j'étais content de vous revoir, Phœnix et toi », dit Jek. Bien qu'elle ne fût pas très large, ils avaient réussi à prendre place tous les huit sur la plate-forme. Elle descendait lentement le long du tube gravitationnel. Un chuintement s'élevait du joint souple qui entourait la surface métallique et frottait contre la paroi concave et lisse. Les appliques encastrées s'allumaient l'une après l'autre au fur et à mesure qu'ils plongeaient dans les profondeurs du bâtiment. Ils avaient parcouru le tunnel latéral sans rencontrer d'opposition. Des bruits sourds et prolongés avaient résonné comme les grondements d'orages lointains. L'air devenait peu à peu irrespirable. « Le palais est en train de s'effondrer », avait murmuré Fracist Bogh. La poitrine de San Francisco fut secouée par cet étrange halètement rauque qui lui tenait lieu de rire. « Ce serait plutôt à mon cœur et à ma tête de se réjouir, prince des hyènes. Tes amis et toi avez brillé comme les quatre Farfadets sur notre interminable nuit. Nous étions morts et tu es venu nous ressusciter... Je vois que tu es presque devenu un homme et j'en déduis que nous sommes restés endormis longtemps dans ces boîtes en verre. — Trois ans, précisa Jek. — Lorsque nous serons sortis de cet endroit, tu me raconteras ce qui s'est passé pendant tout ce temps. Ma tête a besoin de savoir comment a évolué l'univers pendant mon sommeil. » L'Anjorien fixa tour à tour les deux Jersalémines d'un air grave. « Nous avons appris que Jer Salem, que votre peuple... » Il n'eut pas le courage d'aller jusqu'au bout de sa phrase. « La fin de Jer Salem était inscrite dans le ciel, murmura San Francisco d'un air sombre. — J'en suis le seul responsable, intervint Fracist Bogh. En tant que muffi de l'Eglise du Kreuz, c'est moi qui ai donné l'ordre de la destruction de Jer Salem. » Tous les regards, y compris celui de Yelle, convergèrent vers le Marquinatin. Les lumières des appliques soulignaient son visage défait et se réfléchissaient dans ses yeux larmoyants. « L'accession d'un paritole au trône pontifical n'a pas été du goût des cardinaux syracusains, poursuivit Fracist Bogh d'une voix morne. Ils ont aussitôt cherché à mettre ma détermination à l'épreuve. Ils ont d'abord exigé la condamnation à mort de l'ancienne impératrice, dame Sibrit de Ma-Jahi, une femme d'une lucidité remarquable, puis ils ont réclamé l'extermination des Jersalémines, coupables à leurs yeux d'hérésie... J'ai estimé qu'il valait mieux sacrifier les cent quarante mille membres du peuple élu plutôt que déclarer une guerre ouverte à mes adversaires, une guerre qui aurait probablement engendré des schismes et coûté la vie à des milliards d'êtres humains... J'aurais été renversé, un autre serait venu à ma place, plus intransigeant que moi, j'aurais perdu le contrôle sur les quatre cryogénisés, je n'aurais pas été en mesure d'accomplir la tâche que m'avait confiée mon prédécesseur, je n'aurais pas eu accès aux enseignements secrets du Kreuz et aux mystères des graphèmes inddiques... Ces arguments résonnent comme des justifications, j'en suis conscient. Aujourd'hui, je doute d'avoir fait le bon choix... » Un silence pesant, seulement troublé par le chuintement de la plate-forme et les rumeurs des lointaines explosions, ponctua cette déclaration. Les paroles de l'homme d'Eglise avaient réveillé dans l'esprit de Phœnix le souvenir de son père Dallas et de sa mère Cheyenne. Même s'ils l'avaient implicitement reniée lorsque les abyns l'avaient condamnée à être jetée dans le cirque des Pleurs, elle n'avait jamais cessé de les aimer. Elle se rendait compte qu'elle ne les reverrait jamais, pas davantage qu'elle ne reverrait Elian, la cité creusée dans le glacier, le Thorial, le Soukto, le temple de Salmon, les congères enflammées par les rayons des Farfadets... Elle était désormais orpheline et apatride, mais était-ce le ralentissement de son cœur pendant trois ans ? elle n'en concevait aucune tristesse, aucun regret, elle se laissait simplement porter par le doux chant de nostalgie qui résonnait en elle. « Le peuple jersalémine s'est condamné lui-même, dit San Francisco. S'il n'avait pas négligé le chemin du cœur, les xaxas l'auraient transporté sur Terra Mater et vous auriez détruit un satellite désert. Vous n'avez été que l'instrument de son destin. — Un instrument de mort, souffla Fracist Bogh. Je resterai dans l'histoire comme le muffi responsable d'un génocide. — Vous resterez peut-être comme l'un des douze cavaliers de la Rédemption, intervint Shari. — De quelle rédemption s'agit-il ? De la mienne ? — Quel rapport y a-t-il entre la religion kreuzienne et la science inddique ? » demanda Aphykit. Son esprit était désormais parfaitement lucide. Elle s'efforçait de surmonter la détresse dans laquelle la précipitaient le souvenir de Tixu et la paralysie de Yelle, d'appréhender la situation à partir des quelques éléments dont elle disposait. « Le kreuzianisme est une branche de l'Indda, répondit le Marquinatin. Une branche qui s'est séparée du tronc et qui a fini par pourrir. — Je comprends maintenant pourquoi mon père, Sri Alexu, disait que l'Eglise était fille sage, femme folle et mère cruelle. » Elle se tourna vers Shari : « Parle-moi de ces douze cavaliers de la Rédemption. » Il releva de quelques centimètres le corps de Yelle pour décontracter les muscles de ses bras. Les appliques s'éteignirent soudain et la plate-forme sombra dans un puits fuligineux. « Nous avons consulté les annales inddiques... — Tu es donc parvenu à les trouver ? — Non seulement moi, mais également Jek. Et nous devons être douze à y entrer, douze pour former un dewa, un atome inddique, et garder une chance de vaincre le blouf. — Qui sont ces douze ? — Aux deux Jersalémines, au muffi de l'Eglise, à ta fille et toi, il convient d'ajouter un ancien chevalier absourate, une créature dans un train de vaisseaux, ma douce Oniki et mon fils Tau Phraïm... — Ton épouse, ton fils ? Où sont-ils ? Sur Terra Mater ? » En dépit de l'obscurité, elle distingua nettement l'ombre de tristesse qui glissa sur ses traits. « Sur la planète Ephren. Je n'ai pas de nouvelles d'eux depuis quelques jours. Je n'ai pas perdu le contact subtil avec eux mais j'ai le sentiment qu'il leur est arrivé un malheur. — Vous voulez sans doute parler d'Oniki Kay, la thutâle proscrite ? dit Fracist Bogh. Les autorités d'Ephren ont récemment demandé l'autorisation d'importer des serpentaires géants de Nouhenneland pour exterminer les serpents de corail. — Vous la leur avez accordée ? — Il y a bien longtemps que le sénéchal Harkot se passe de mon accord pour prendre ses décisions ! C'est Adaman Mourall, mon secrétaire particulier, qui m'a parlé de cette histoire. Je n'en ai pas appris davantage. — Vous avez évoqué douze cavaliers rédempteurs, dit San Francisco. Or ma tête n'en a compté que onze. — Nous ne savons pas encore qui est le douzième », répondit Shari. La plate-forme se posa en douceur sur le sol, à l'entrée d'un couloir étroit éclairé par des bulles-lumière flottantes. « Papa, murmura Yelle. — Eh bien quoi, papa ? demanda Aphykit. — Papa est le douzième... — Il est parti pour toujours. — Il reviendra, insista la fillette. Il aura sa forme d'homme mais son cœur sera empli de la puissance du vide. » Elle vit, aux regards apitoyés qu'ils lui jetaient, qu'ils ne la croyaient pas. Aphykit elle-même semblait penser que l'esprit de sa fille était aussi détérioré que son corps. Seul Jek, parce qu'il n'avait pas encore atteint l'âge adulte, peut-être également parce qu'il l'aimait bien que trois ans se fussent écoulés depuis leur séparation, persistait à la contempler d'un air complice. Les subtils courants d'air produits par le système de ventilation des sous-sols du palais épiscopal projetaient les bulles flottantes sur les cloisons ou la voûte, habillées de béton brut, dispersaient la poussière et la fumée. Ils ne distinguaient pas l'autre extrémité du passage, qui s'incurvait une dizaine de mètres plus loin. Ils prêtèrent l'oreille mais ne décelèrent aucun bruit suspect. Maltus Haktar avait disposé les hommes de son réseau de manière à protéger l'atelier des déremats et, à en juger par le silence paisible qui régnait dans cette partie des fondations, les lignes de défense avaient rempli leur office en enrayant la progression des assaillants. « C'est le seul accès à l'atelier ? demanda San Francisco. — Il y a également un monte-charge dont se servent les techniciens pour se faire livrer les machines ou les pièces détachées, mais je l'ai fait combler de béton liquide la nuit dernière. — Qu'y a-t-il dans cet atelier ? demanda Aphykit. — Des déremats, ma dame, soupira l'Osgorite, excédé d'être sans cesse obligé de répéter les mêmes choses. Ils nous expédieront sur Platonia, dans le temple kreuzien de Bawalo, un village dont la mission est tenue par un ami à moi, un Osgorite. Il dispose de deux déremats clandestins à long rayon d'action. De là, nous pourrons nous transférer où bon nous semblera. — Ce calme ne présage rien de bon, déclara San Francisco. Ma tête me dit que nous devons observer la plus grande prudence... » L'étroitesse du couloir les contraignit à avancer en file indienne. Maltus Haktar ouvrait la marche, suivi de Fracist Bogh. Les éclats du carrelage de marbre, usé, fendillé, blessaient les pieds nus d'Aphykit et des deux Jersalémines. Les senteurs toxiques qui s'immisçaient dans l'âpre odeur de moisissures rappelèrent à Jek les relents de gaz dans la galerie de secours du Terrarium Nord d'Anjor. Une bulle-lumière, soufflée par un brusque courant d'air, se fracassa contre un mur et libéra des filaments incandescents qui tombèrent en pluie tout autour d'eux. Une porte métallique à double battant se dressait au bout du couloir. « Etrange qu'elle soit ouverte, chuchota Maltus Haktar. — N'oubliez pas qu'Adaman nous a précédés » , fit observer Fracist Bogh. En entendant ce nom, le maître jardinier ne put se retenir d'esquisser une grimace. « Vous le détestez donc à ce point ? » demanda le Marquinatin. Maltus Haktar tourna la tête et décocha un regard venimeux à son interlocuteur. « Pourquoi avez-vous accordé votre amitié à ce sale châtrât ? — Il n'a pas encore pris conscience de sa valeur mais je reste persuadé qu'il a un bon fond... » En prononçant ces mots, Fracist Bogh se rendit compte qu'il n'avait aucune estime véritable pour Ada-man Mourall, qu'il l'avait nommé au poste de secrétaire particulier uniquement parce que c'était un complanétaire et que sa compagnie l'avait aidé à supporter la douleur de la solitude et de l'exil. Adaman Mourall avait eu ce seul mérite un mérite énorme d'être un petit coin de Marquinat sur le sol hostile de Syracusa. Ils s'introduisirent dans l'atelier, une pièce d'un volume surprenant au regard de l'exiguïté du couloir d'accès. Une vingtaine de machines en forme de sphère, de parallélépipède ou de champignon trônaient au-dessus de fosses de réparation, posées sur des élévateurs à suspension d'air. D'autres avaient été alignées contre un mur, et leur capot ou leur hublot largement ouvert laissaient entrevoir les capitons des cabines ou les différents organes internes, les fils, les cartes, les filtres, les analyseurs, les désintégreurs... D'autres encore, des appareils réformés, avaient été entassés pêle-mêle à proximité d'une cuve de retraitement, emplie d'un liquide de séparation des molécules des matériaux. Des rampes au nyctron, encastrées entre les énormes chevrons qui étayaient le plafond, dispensaient un éclairage cru, violent, révélaient la rugosité des murs enduits d'un crépi rustique et les inégalités du sol recouvert d'une épaisse couche de peinture rouge. Les exhalaisons oppressantes des dissolvants supplantaient les odeurs de moisissures et d'air surchauffé. Shari reconnut la salle qu'il avait visitée au cours de ses expéditions de reconnaissance mentale. Les opérations ne s'étaient pas déroulées conformément à ses prévisions mais l'atelier des déremats, cet endroit où se réunissaient tous les amateurs de transferts clandestins du palais épiscopal, avait constitué depuis le début son objectif, et l'essentiel était de l'avoir atteint en compagnie des quatre cryos réanimés et du muffi de l'Eglise. Il espérait que les produits chimiques n'avaient endommagé que la moelle épinière de Yelle : ils auraient besoin de la plénitude de son esprit pour lutter contre l'Hyponéros. Les yeux gris-bleu de la fillette les mêmes yeux que Tixu se posaient de temps à autre sur lui et il ressentait l'extraordinaire puissance de ce regard, qui semblait le débusquer jusque dans ses retranchements les plus reculés. Maltus Haktar se dirigea vers les quatre capsules noires regroupées dans le coin gauche de l'atelier et qui, même si elles présentaient quelques différences mineures, avaient vraisemblablement été fabriquées dans la même usine et à la même époque. Les hublots d'accès à la cabine de transfert étaient placés sur les flancs lisses et rebondis. Trois d'entre eux étaient ouverts. Le maître jardinier désigna le quatrième, fermé, d'un geste du bras. « Adaman Mourall s'est enfourné dans celui-là ! » Sa voix prit une résonance étrange dans ce vaste espace aux trois quarts vide. Il plongea la main dans une niche du socle et saisit un clavier dont il pressa la touche d'ouverture. Maltus Haktar se retourna et fixa tour à tour ses sept compagnons. « D'après ce que j'ai cru comprendre, je suis le moins important de nous tous pour l'avenir de l'humanité... Je passerai donc en dernier. — Ni Jek ni moi n'avons besoin de déremat, dit Shari. Jek vous attendra sur Terra Mater, à l'ancien village des pèlerins, pendant que j'irai chercher Oniki et Tau Phraïm sur Ephren. — Je tiens à accompagner Yelle, dit Aphykit. De toute façon, je ne me sens pas encore assez forte pour voyager sur mes pensées. » Maltus Haktar eut la brève impression d'être un simple mortel fourvoyé parmi des dieux. Ils parlaient avec une simplicité déconcertante de pouvoirs extravagants, ils s'exprimaient comme des personnages de légende et, d'ailleurs, ils étaient des personnages de légende, des êtres sur lesquels se cristallisaient les croyances, des êtres qui tenaient entre leurs mains le sort de l'humanité. « Yelle ne pourra pas effectuer les gestes nécessaires à son transfert, ajouta Aphykit. — Nous les effectuerons à sa place, répondit l'Osgorite. Nous commanderons la fermeture du hublot et l'impulsion de transfert à l'aide du clavier extérieur. Une dernière question : à quelles coordonnées de Terra Mater devrons-nous programmer les déremats de Bawalo ? — Les coordonnées d'Exod, l'ancienne cité ameuryne, figurent dans les mémodisques de toutes les machines, répondit Shari... Il vous suffira de saisir le mot Exod. E.X.O.D.. Il baissa les yeux sur Yelle : « Tu es prête ? » Elle tourna la tête, lança un regard éperdu en direction de Jek, un regard où se lisaient l'amour et le regret d'être séparée de lui alors qu'ils venaient tout juste de se retrouver, puis cligna des paupières en signe d'acquiescement. L'Anjorien lui souriait, visiblement ému, au bord des larmes, et elle se raccrocha à l'espoir qu'ils seraient de nouveau réunis sur Terra Mater, qu'elle remarcherait et qu'ils pourraient aller se baigner tous les deux dans le torrent. Dans leur torrent. Maltus Haktar aida Shari à glisser le corps inerte de la fillette par le hublot avant d'engager son propre torse dans la cabine, capitonnée de velours rouge. Il installa Yelle aussi confortablement que possible sur la couchette et enroula les sangles de saisie autour de ses avant-bras. « A tout de suite, ma jolie... » Yelle fixa le visage rude de l'Osgorite, penché au-dessus d'elle et caressé par la lumière de l'atelier. Elle voulait le graver à jamais dans sa mémoire, car son courage et son dévouement méritaient leur reconnaissance et elle avait la certitude qu'elle ne le reverrait jamais. Il ressortit, extirpa le clavier extérieur d'une niche du socle et appuya sur les touches de transfert. Le hublot se referma dans un claquement sec. Quelques secondes plus tard, un subtil grésillement s'éleva de l'avant de l'appareil et un éclair vert, fulgurant, jaillit des interstices du capot. « A votre tour, dit Maltus Haktar en désignant Aphykit, Phœnix et San Francisco. Vous n'aurez qu'à suivre les instructions lumineuses apparaissant sur l'écran du tableau de bord. Quant à vous, Votre Sainteté... Fracist Bogh, vous devrez attendre trois minutes supplémentaires. Le temps que le désintégreur du premier déremat ait refroidi... — Et vous ? demanda le Marquinatin. — Ne vous inquiétez pas pour moi : je prendrai le tour suivant... » Pendant qu'Aphykit et Phœnix s'introduisaient à l'intérieur des capsules noires, San Francisco s'avança vers Maltus Haktar et le dévisagea avec une étrange solennité. « Mon cœur se réjouit de vous avoir connu. — En ce cas, prince, il se réjouira encore dans quelques minutes, lorsque je vous aurai rejoint sur Platonia. Cessez, par pitié, de me considérer comme un cadavre ! » Les yeux du Jersalémine s'emplirent de tristesse. Il entrouvrit la bouche pour ajouter quelque chose, se ravisa au dernier moment, fit un petit signe amical à Jek puis se dirigea vers la machine libre. Les hublots se refermèrent l'un après l'autre, les filtreurs de particules émirent leur grésillement, les désintégreurs crachèrent leurs éclats verts et scintillants. Maltus Haktar observa attentivement le témoin lumineux du clavier. Ce point holographique jaune s'éteindrait dès que le déremat qui avait transféré Yelle serait de nouveau disponible. « Plus rien ne vous oblige à attendre, messieurs, murmura-t-il à l'intention de Shari et de Jek. Vos amis sont en sécurité. — Nous nous reverrons sur Terra Mater, approuva Shari. — Avec plaisir. J'ai toujours rêvé de visiter la planète des origines. — Merci pour tout. — Je n'ai fait que respecter la volonté d'un mort... » L'Osgorite s'astreignit à garder les yeux rivés sur le témoin du clavier. Il avait l'impression qu'il basculerait définitivement dans la folie s'il assistait de visu à la disparition du mahdi Shari et du garçon. Il y avait des limites aux facultés d'assimilation de son esprit. « Ils sont partis ? demanda-t-il au bout d'une quinzaine de secondes. — Constatez par vous-même », répondit Fracist Bogh. Après que le maître jardinier eut balayé la pièce du regard et vérifié que le muffi et lui étaient seuls, il haussa les épaules et soupira : « Jamais je ne réussirai à m'y faire. » Le témoin lumineux clignota sur le côté du clavier. « Ça va bientôt être à vous. Votre... » Les battants métalliques de la porte de l'atelier claquèrent soudain contre les murs. Des mercenaires de Pritiv s'engouffrèrent à l'intérieur de la pièce et se répartirent entre les déremats posés sur les élévateurs. Maltus Haktar dégagea son ondemort de la poche arrière de son colancor, saisit Fracist Bogh, pétrifié, par le poignet et le tira sans ménagement derrière une capsule noire. Des disques métalliques grincèrent sur les carrosseries métalliques et sur les pierres du mur. Le maître jardinier lâcha une rafale d'ondes à haute densité pour maintenir les assaillants à distance. « Les défenses ont fini par céder, maugréa-t-il. Où est votre arme ? » Fracist Bogh fouilla fébrilement dans les poches de son colancor, mais il se souvint que son ondemort ne s'y trouvait plus car, pensant qu'il n'aurait plus à s'en servir, il l'avait abandonné sur le socle d'un déremat. « Le magasin d'énergie du mien est presque vide ! » soupira l'Osgorite. Il estimait à douze le nombre de mercenaires qui avaient investi l'atelier. Des formes gris et blanc se faufilaient entre les machines disséminées dans la pièce et progressaient peu à peu vers les quatre capsules noires. L'Osgorite prit conscience qu'une seule arme ne pourrait pas les contenir très longtemps. Lorsqu'ils auraient achevé leur manœuvre d'encerclement, ils lanceraient plusieurs attaques simultanées et n'auraient aucune difficulté à les submerger. Il jugea préférable de prendre l'initiative, de tenter le tout pour le tout, de ne pas laisser la nasse se refermer sur eux. « Il nous faut deux secondes pour contourner ce déremat, fit-il à voix basse. Trois secondes supplémentaires pour ouvrir le hublot et vous introduire dans la cabine. Cinq autres pour valider les données de transfert. Comptons dix secondes pour être larges. Etes-vous prêt à tenter la chance ? — Le vrai risque serait d'attendre qu'ils viennent nous égorger comme des animaux à l'abattoir, chuchota Fracist Bogh. Mais si nous suivons vos directives, Maltus, qu'adviendra-t-il de vous ? » Un sourire pâle éclaira la face de l'Osgorite. « Je pourrai me présenter la tête haute devant le Vingt-quatre ! Mais je ne suis pas encore mort. Je disposerai également de dix secondes. Avec un peu de chance... Notre premier objectif, c'est le clavier mobile du socle. Vous presserez la touche d'ouverture, en haut à droite du pavé numérique. Concentrez-vous sur vos gestes, je m'occupe du reste. » Fracist Bogh posa la main sur l'avant-bras du maître jardinier. « Je vous suis redevable de tant de choses, Maltus... — Remerciez votre prédécesseur. Et ne vous laissez pas dominer par vos émotions : c'est le moment de garder la tête froide... » Il se releva, arrosa d'ondes l'atelier sur une grande partie de sa largeur, s'accroupit, ordonna à Fracist Bogh de le suivre et se glissa entre deux capsules. Le Marquinatin contrôlait mal ses membres agités de tremblements. Il était arrivé à Vénicia comme un jeune général fanatique, ivre du sang des hérétiques, en conquérant du Kreuz trempé dans sa foi comme dans un acier inaltérable, il avait réussi ce tour de force, lui le petit paritole, de monter sur le trône pontifical, il avait régné sur le formidable empire de l'Eglise, et il quittait son palais par une issue dérobée, comme un voleur, comme un misérable châtrât. Il avait certes retrouvé la pureté originelle de l'enseignement mais il n'y avait pas de place pour le Verbe Vrai dans le cœur même de l'Eglise. Le dogme ne s'embarrassait pas de vérité, le dogme ne cherchait pas à remettre les hommes sur le chemin de leur souveraineté : il était le plus terrifiant des instruments de pouvoir, le joug qui maintenait des milliards d'êtres humains dans le mépris et l'ignorance d'eux-mêmes. Jek et le mahdi Shari lui avaient affirmé qu'il était l'un des douze cavaliers de la Rédemption, l'un des douze piliers du temple de lumière décrit par le prophète Zahiel, mais il doutait fort que les « douze premiers dieux » du Dodeukalogue fussent en proie à de tels accès de frayeur. « Le clavier ! » souffla Maltus Haktar. L'Osgorite se redressa, sortit de l'abri offert par les capsules et pressa la détente de son ondemort. Les rayons se pulvérisèrent en gerbes scintillantes sur les appareils rassemblés au centre de l'atelier. « Vite ! » La voix du maître jardinier tira Fracist Bogh de sa léthargie. A quatre pattes, il contourna l'angle du socle et se dirigea aussi rapidement que possible vers la niche du clavier. Il s'en empara, localisa la touche d'ouverture dont avait parlé Maltus Haktar. Il dut s'y reprendre à trois reprises pour l'effleurer de l'index. Le hublot s'ouvrit dans un soupir prolongé, mais, au moment où Fracist Bogh se redressait pour se glisser dans le passage, un disque fila quelques centimètres au-dessus de sa tête et percuta la machine de plein fouet avant de repartir dans une autre direction. « Bon Dieu ! glapit Maltus Haktar. Mon magasin est vide ! » Les rayons que vomissait le canon de son arme perdaient de leur intensité lumineuse et ne parcouraient plus que cinq ou six mètres avant de s'incurver et de piquer vers le sol. Il fouilla fébrilement les environs du regard, à la recherche de l'onde mort abandonné par Fracist Bogh. Il l'aperçut, posé en travers sur le socle d'une capsule située sur sa droite. Il prit instantanément sa décision. Il lâcha son arme, banda les muscles de ses jambes, prit son élan, plongea droit devant lui, roula sur lui-même sur une distance de plus de quatre mètres. Des disques crépitèrent autour de lui, crissèrent sur la chape de béton, regagnèrent de la hauteur après le rebond, se fracassèrent violemment contre le mur. Il se rétablit sur ses pieds à proximité du socle, s'empara de l'ondemort dans le même mouvement, désamorça le cran de sûreté, se retourna. Un disque tourbillonnant se ficha sous son pectoral droit. La tranche affûtée se fraya un passage entre ses côtes et lui incisa la plèvre. Une douleur intolérable lui cisailla tout le flanc. Dans un ultime effort, il tenta de relever le canon de l'arme, de presser la détente, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. Le disque, tel un animal enragé, continuait de lui déchiqueter le poumon. Glacé d'épouvante, Fracist Bogh vit un deuxième disque perforer le cou de l'Osgorite, sa tête se décoller de son tronc et percuter un déremat dans un bruit sourd. Un panache de sang jaillit de son corps décapité qui esquissa deux pas mécaniques avant de s'affaisser. Epouvanté, Fracist Bogh regarda la tête du maître jardinier, son corps agité de soubresauts qui gisait dans une mare grandissante et se vidait dans un gargouillement lugubre. Au second plan, les silhouettes gris et blanc des mercenaires sortaient de leur abri, convergeaient dans sa direction. Il restait tétanisé, incapable de prendre la moindre initiative. L'odeur de sang, suffocante, répugnante, lui soulevait le cœur. Il se dit qu'il n'entrerait jamais dans le temple de lumière de Zahiel, qu'il ne serait jamais un des douze cavaliers de la Rédemption. Des images, des sensations défilèrent dans son esprit affolé. En lui se retraça le parcours chaotique de son existence, cette aventure étonnante qui allait bientôt s'achever dans le sous-sol du palais épiscopal de Vénicia. De ce fleuve tumultueux surnageaient les visages de trois femmes : sa mère, Jezzica Bogh, qu'il n'avait jamais revue depuis que les kreuziens l'avaient arrêté et enfermé dans l'école de propagande sacrée de Duptinat, dame Armina Wortling, la femme du seigneur Abasky, dame Sibrit, l'ancienne impératrice... Trois femmes que l'Eglise avait plongées dans la souffrance et le malheur comme pour proclamer que la nature féminine, la part de nuit et de rêves de chaque être humain, était incompatible avec l'essence même de l'enseignement kreuzien. Les yeux des mercenaires brillaient au travers des fentes oculaires de leur masque. Trois triangles argentés et entrecroisés scintillaient sur le plastron de leur uniforme. « Ce maudit Osgorite ne vous protégera plus, Votre Sainteté ! fit une voix caverneuse. — A notre départ, il ne restera plus beaucoup de ces sales paritoles dans les couloirs du palais ! s'exclama une deuxième voix, également déformée par la cavité buccale du masque. — Qu'est-ce qu'on fait de lui ? On le tue ? — Tu connais la consigne : les cardinaux kreuziens préfèrent le récupérer vivant. Lorsqu'il moisira sur une croix-de-feu à combustion lente, il regrettera amèrement d'avoir été épargné. — Tu es sûr qu'il s'agit du Marquinatole ? — Aucun doute : je l'ai vu à plusieurs reprises au palais impérial. — Où sont les quatre cryos ? Les sarcophages de congélation étaient vides... — Transférés par ces déremats, je suppose... Attendons l'ovate. » L'officier du Pritiv, tout de noir vêtu, se présenta quelques minutes plus tard. A la manière dont il tenait la mentonnière de son masque, on aurait pu croire que celui-ci était mal ajusté. En outre sa combinaison semblait un peu trop petite pour lui, car les extrémités froncées de ses manches remontaient pratiquement jusqu'à ses coudes. Les mercenaires l'avaient attendu en silence, assis ou appuyés négligemment sur les socles des déremats. Fracist Bogh avait bien essayé de se relever, de passer la tête dans le hublot ouvert, mais il n'avait pas mis beaucoup de conviction dans sa tentative et les disques avaient immédiatement coulissé sur les rails greffés dans les bras des mercenaires. Le Marquinatin n'avait pas insisté, n'avait même pas cherché à se reculer lorsque le sang de Maltus Haktar était venu lécher les semelles de ses chaussures. La peur l'avait maintenant déserté et il avait repris empire sur lui-même. Il lui fallait d'abord songer à rester en vie, à ne pas commettre de geste suicidaire, à faire preuve d'humilité, pour ne pas exciter la colère de ses juges et bourreaux, à offrir au mahdi Shari et à ses compagnons une chance de venir le délivrer. Le voyage sur la pensée, les possibilités qu'il offrait de franchir les murailles les plus épaisses, de pénétrer dans les geôles les mieux gardées, entretenait la flamme fragile de l'espoir. Il était toutefois conscient qu'une éventuelle opération de libération ferait courir un grave danger à ses compagnons, car le sénéchal et les cardinaux lui affecteraient probablement une surveillance renforcée, et il n'était pas certain que sa personne fût suffisamment précieuse pour que le mahdi Shari et Jek acceptent de prendre un tel risque. (Ils l'avaient compté parmi les douze cavaliers de la Rédemption, mais était-il réellement indispensable ?) L'ovate fendit le cercle des mercenaires et s'approcha de lui, l'index et le pouce de sa main gauche toujours serrés sur la mentonnière de son masque noir. Le sentiment incongru s'empara de Fracist Bogh que le nouvel arrivant était animé d'intentions bienveillantes. Il lui semblait que des ondes de sympathie émanaient de cet homme mais il s'en défendit aussitôt en présumant qu'il était leurré par ses désirs inconscients. « L'oiseau a été pris au nid, ovate ! » cria un mercenaire. L'officier approuva d'un mouvement de tête. « Vous pensez que le palais est entièrement entre nos mains, ovate ? » demanda un autre. L'officier haussa les épaules. « Vous avez un problème avec les greffons de votre masque, ovate ? s'enquit un troisième. — Ça arrive, avança un quatrième. Les greffons pourrissent et tombent parfois comme des cordons ombilicaux desséchés... — Merde ! hurla un cinquième. Ce n'est pas... » Il n'eut pas le temps de terminer sa phrase. Le son d'une puissance effroyable qui s'échappa de la gorge de l'officier le frappa au niveau du plexus solaire et il s'affala de tout son long sur un appareil. L'ovate pivota la tête de gauche à droite et continua de pousser cet incroyable cri, ce rayon sonore qui faucha ses hommes l'un après l'autre. L'opération se déroula à une telle vitesse qu'aucun d'eux n'eut la possibilité d'actionner le mécanisme de son lance-disques. Ceux qui ne moururent pas tout de suite agonisèrent sur le béton, poussèrent des gémissements déchirants, remuèrent faiblement les bras et les jambes comme des insectes cloués sur une planche de bois. Eberlué, Fracist Bogh ne songea même pas à se relever. Il contempla d'un œil incrédule les corps inertes ou moribonds qui jonchaient le sol tout autour de lui. L'ovate retira son masque et dévoila un visage lisse, des yeux fendus surmontés de paupières lourdes qui accentuaient leur mystère. Des taches de sang séché maculaient son front, ses hautes pommettes et son menton. Le Marquinatin vit que ces mouchetures n'étaient pas des traces de blessures mais qu'elles avaient été abandonnées par les filaments de chair sectionnés qui pendaient à l'intérieur du masque. Il comprit alors que les masques des mercenaires n'étaient pas de simples paravents rigides mais de monstrueuses greffes épithéliales, et un profond dégoût s'empara de lui. L'officier, ou l'homme qui s'était caché sous ce déguisement, s'accroupit et lui secoua l'épaule. Les froissements de son épaisse combinaison noire dominèrent un instant les plaintes des mourants. « Vous sentez-vous en état de supporter un transfert ? » Fracist Bogh leva les yeux sur son interlocuteur et opina d'un hochement de tête. « Je suis Whu Phan-Li, chevalier absourate. J'étais réfugié sur le Sixième Anneau de Sbarao mais un concours de circonstances puis une vision m 'ont poussé à intervenir dans le palais épiscopal de Vénicia. Je me suis rematérialisé dans un quartier de mercenaires de Pritiv, ce qui explique mon déguisement. J'ai attendu qu'ils se lancent à l'assaut du palais et je les ai suivis à distance. Cette saloperie de masque a failli me trahir : mon installation de fortune n'a pas tenu. » Fracist Bogh prit appui sur le bras tendu de Whu pour se relever. « Vous êtes sans doute le chevalier absourate dont parlait le mahdi Shari des Hymlyas... L'un des douze piliers du temple... » Les paroles hésitantes du Marquinatin parurent plonger son vis-à-vis dans un abîme de perplexité. « Vous connaissez cette histoire ? — Je suis Fracist Bogh, ancien muffi de l'Eglise du Kreuz. J'ai eu accès à certaines révélations dans la bibliothèque secrète du palais et je suis également censé faire partie des douze cavaliers de la Rédemption... — Il m'avait semblé apercevoir, dans ma vision, un enfant, un autre homme et des corps allongés dans des sarcophages transparents. Or vous êtes seul... » Le regard de Fracist Bogh heurta la tête exsangue de Maltus Haktar. Le maître jardinier avait poussé le dévouement jusqu'à rejoindre le Vingt-quatre dans les mondes de l'au-delà. « Votre vision ne vous avait pas trompé. Tous ceux que vous évoquez sont... » A cet instant, une formidable déflagration ébranla le sol et les murs. Les rampes au nyctron s'éteignirent et l'atelier fut plongé dans une obscurité opaque. « Ils ont atteint les générateurs et coupé les circuits d'énergie magnétique ! s'exclama Fracist Bogh. — Mais les déremats continuent de fonctionner, n'est-ce pas ? » demanda Whu. Comme la réponse tardait à venir, il insista : « Ils fonctionnent, n'est-ce pas ? » Fracist Bogh tourna la tête vers le chevalier. Bien que les ténèbres aient entièrement submergé l'atelier, Whu décela des éclairs de désespoir dans les yeux du Marquinatin. « Ils étaient alimentés par le système d'énergie magnétique... » CHAPITRE XVIII Viens en mon aven[1] Soäcra, et n 'aie peur d'être dur, quand tu seras las, tu t'en iras... Si mon aven t'a plu, tu reviendras, tendu, Soäcra. Invitation à l'aven, chant traditionnel des Tropiques, Platonia « Il n'y a décidément rien de bon à tirer de ces sauvages ! » grommela le cardinal Kill, gouverneur de la planète Platonia. Les membres de la délégation étaient descendus du personnair de l'Eglise. Ils se pressaient autour de la faille et observaient les créatures qui vaquaient entièrement nues à leurs occupations plusieurs dizaines de mètres en contrebas. Les tourbillons verdâtres qui agitaient le ciel gris perle étaient synonymes de canicule. Les Platoniens des Tropiques surnommaient ces tornades gazeuses les « ailes des dragons de feu ». Comme toutes les agglomérations de Platonia, le village de Bawalo n'avait pas été bâti sur l'écorce planétaire, totalement désertique, mais à l'intérieur d'un gouffre où coulait une eau limpide et qui abritait une végétation luxuriante. Cette eau, sur laquelle miroitaient les rayons de Soâcra, l'étoile jaune de Platonia, appartenait à l'océan Gran-Nigère, un ensemble de lacs souterrains alimentés par les pluies diluviennes de la saison humide et reliés les uns aux autres par des cascades, des rivières ou des nappes phréatiques. Si l'alternance de chaleur humide et le ruissellement des eaux rendaient la croûte platonienne totalement inhabitable, la vie se développait à profusion dans les innombrables avens, cirques, dépressions, grottes et autres excavations naturelles dont elle était truffée. Les strates géologiques filtraient la chaleur, l'eau de pluie se déversait dans Gran-Nigère par des cours secrets et la moiteur avait permis à la végétation de proliférer : les gigantesques fougères photogènes qui restituaient la lumière à la tombée de la nuit, les énormes fleurs aux corolles translucides et aux parfums entêtants, les phaphaniers aux frondaisons en forme de parasol, les arbres fruitiers qui donnaient des récoltes trois ou quatre fois dans l'année, les multiples pavots hallucinogènes dont l'Eglise avait interdit l'usage mais que les autochtones s'obstinaient à consommer lors des fêtes traditionnelles, les buissons boug-boug aux couleurs éclatantes, les innombrables variétés de plantes plus ou moins médicinales que les missionnaires kreuziens avaient renoncé à répertorier... Cette débauche tropicale, alliée à la générosité poissonneuse de Gran-Nigère on pouvait pratiquement y pêcher les poissons à main nue, n'avait pas engendré une population encline à l'effort. Si les Platoniens de l'hémisphère nord avaient développé une civilisation laborieuse assez voisine de celle des mondes du Centre (probablement parce que leurs avens, beaucoup plus larges, étaient envahis d'inextricables forêts de résineux et qu'ils avaient dû compenser par un travail acharné ce manque d'imagination naturelle), les Platoniens des Tropiques se contentaient de vivre des largesses de leur mère Nature et de remercier leur père Soâcra au cours de rituels païens et orgiaques. Les deux populations se différenciaient également par leurs caractéristiques physiques. La peau des Nordiques, plus grands, plus athlétiques, était épaisse, d'un noir soutenu, leurs cheveux étaient crépus et ils portaient des vêtements. Plus petits (les plus grands d'entre eux ne dépassaient pas un mètre cinquante), les Tropicaux étaient également plus clairs, d'une teinte tirant sur le bronze, et leur chevelure, lisse ou simplement ondulée, retombait en cascades noires sur leurs épaules. En dépit des efforts des missionnaires, ils bravaient avec une rare constance le décret impérial qui prohibait l'état de nudité, rétrograde et sacrilège. « J'ai l'intention, père Hectus, de reprendre la situation en main, poursuivit le cardinal Kill. Vous avez fait preuve d'une mansuétude coupable vis-à-vis de ces... de ces indigènes. Vous n'êtes malheureusement pas le seul, d'ailleurs... » Hectus Bar, le responsable de la mission kreuzienne de Bawalo, se mordit la lèvre supérieure. La visite inopinée du gouverneur de la planète Platonia et du grand inquisiteur, le Scaythe Wyroph, tombait au pire moment. Le missionnaire avait reçu quelques heures plus tôt un messacode de Maltus Haktar lui annonçant la possible matérialisation de six ou sept personnes dans les locaux de la mission. Son complanétaire lui avait simplement demandé de mettre ses deux déremats à la disposition de ces voyageurs, mais bien que le maître jardinier du palais épiscopal n'ait apporté aucune précision supplémentaire, Hectus Bar n'ignorait rien du caractère illicite de ces transferts. Maltus Haktar, un ami d'enfance, lui avait un jour extorqué la promesse d'entrer au service du réseau Lune Rouque et, s'estimant lié par son serment, il n'avait pas eu le cœur à s'opposer à l'installation de deux déremats-relais clandestins à Bawalo. Il le regrettait à présent, surtout à proximité de l'acaba pourpre du grand inquisiteur Wyroph. Il craignait que les visiteurs il avait cru comprendre que le muffi Barrofill le Vingt-cinquième, le Marquinatole, ferait partie du lot, mais il préférait croire que c'était une interprétation erronée de sa part ne se matérialisent dans les locaux de la mission avant le départ de la délégation gouvernementale, constituée, outre le cardinal et l'inquisiteur, de quatre protecteurs de pensées, de deux Scaythes de la sainte Inquisition, de deux exarques vêtus de bleu et de vert et d'une vingtaine d'interliciers. Bien que Maltus Haktar lui eût transmis les symboles protecteurs lors de son entrée officielle dans le réseau, il craignait que Wyroph ou ses acolytes n'effectuent une lecture sournoise de son esprit et ne découvrent à quelles inavouables activités il s'adonnait. « C'est pourquoi, père Hectus, nous allons convier vos ouailles à un office d'effacement, affirma le cardinal. — A quelle date prévoyez-vous cet office, Votre Eminence ? » demanda le missionnaire. Un petit sourire affleura sur les lèvres du prélat, enduites de nacrelle rose (dans le louable souci d'harmoniser son fard avec le pourpre et le violet de ses vêtements et de son bonnet carré). Il laissa errer son regard sur les formes brunes qui se déplaçaient entre les toits végétaux des habitations de Bawalo, plongeaient dans l'eau claire de Gran-Nigère, s'allongeaient dans les flaques de lumière abandonnées par les rayons de Soàcra. « Nous le prévoyons maintenant, père Hectus. Cela fait trop longtemps que ces mécréants narguent votre autorité. L'autorité de l'Eglise ! » Le visage du missionnaire se couvrit de cendres. « Maintenant ? Mais... — Voyez-vous un inconvénient à ce que nous convertissions ces primitifs au Verbe Vrai ? intervint le grand inquisiteur. — Peut-être vivront-ils enfin à la surface et non plus dans des... dans des terriers comme des chatrats ! maugréa le cardinal dont le contrôle A.P.D., soumis à rude épreuve par le climat oppressant de Platonia, avait une tendance de plus en plus marquée à se lézarder. — Personne ne peut vivre à la surface de cette planète, hormis peut-être quelques peuplades du Grand Nord, protesta le missionnaire. La chaleur de Soàcra est insupportable et les pluies de la saison humide détruiraient tout sur leur passage. Daukar elle-même a été construite à l'intérieur d'un aven... — Ne me parlez pas de Daukar ! Cet entassement de cabanes primitives ne mérite pas le nom de capitale et j'ai pour cette planète des projets autrement ambitieux : une véritable cité de pierre et de verre recouverte d'un dôme protecteur et bâtie sur pilotis pour endurer les ruissellements. Des architectes venus de Vénicia planchent déjà sur ce projet. Nous sortirons ce monde des ténèbres et ses habitants de leur ignorance ! » Il se penchait au-dessus de l'aven comme s'il voulait l'inonder de sa salive. Un sentier, en partie creusé par les écoulements d'eau, plongeait vers le fond de l'excavation. Bien que la pente fût en partie adoucie par les lacets, la plus grande prudence était requise pour garder son équilibre sur ce mince ruban rocheux. Il était maintes fois arrivé à Hectus Bar de trébucher, de rouler sur plusieurs dizaines de mètres, d'être sauvé de la chute fatale par les frondaisons des arbustes tapissant la paroi. Les rayons jaune pâle de Soàcra, haut dans le ciel, tombaient à flots sur Bawalo. Les tornades vertes naissaient et mouraient sur le fond gris du ciel comme de somptueux feux d'artifice. Les vents étaient tombés et, à la surface, la température avait augmenté de plusieurs degrés. Le grand personnair de l'Eglise était le seul relief digne de ce nom sur cette étendue brune, craquelée, pelée. « Nous allons bientôt mourir de chaud, père Hectus ! gronda le cardinal Kill. — Vous envisagiez de construire une ville à la surface... » insinua le missionnaire. Au regard assassin que lui jeta son supérieur hiérarchique, il se dit qu'il aurait mieux fait de se taire. Il lui sembla percevoir des courants d'air froid à l'intérieur de son crâne et la peur l'entraîna à tracer mentalement les graphèmes de protection. « Conduisez-nous immédiatement à votre mission ! Ce n'est pas une aimable suggestion mais un ordre ! — Pas question d'utiliser le personnair, Eminence. Nous risquerions de provoquer de terribles éboulements. — Soit. Nous irons à pied ! » Hectus Bar s'inclina et se dirigea à pas lents vers l'entrée du sentier. Un à un les membres de la délégation lui emboîtèrent le pas. Il leur fallut une heure pour atteindre le fond de l'aven. Le cardinal, qui n'avait pas le pied très sûr, s'arrêtait à chaque virage pour s'éponger le front, reprendre son souffle, lutter contre le vertige, pester contre Platonia et ses stupides avens. Lorsqu'ils virent arriver les visiteurs, les Tropicaux abandonnèrent toutes leurs activités (baignade, sieste et copulation étant incluses dans lesdites activités) et vinrent se presser autour d'eux. Le cardinal Kill ne put se retenir d'esquisser un geste de méfiance et de dégoût au contact de ces hommes, de ces femmes, de ces enfants nus et bruns, de ces mains qui se tendaient vers lui pour lui toucher les épaules, les bras, la poitrine, les cuisses ou le bas-ventre. Leur aigre odeur corporelle et leur peau luisante de transpiration l'emplissaient de dégoût, leurs vociférations lui perforaient le crâne. Il se tamponnait le nez avec le mouchoir parfumé qu'il avait eu l'idée de glisser dans la poche de sa chasuble avant de quitter le palais si tant est qu'on puisse appeler palais une cabane de rondins et de chaume un peu plus vaste que les autres. Il aurait pu transférer la capitale dans l'hémisphère nord, où les indigènes témoignaient d'un réel talent pour travailler le bois, mais la hiérarchie épiscopale l'avait autorisé à construire une ville entièrement nouvelle à côté de l'aven de Daukar et il lui tardait vraiment que Néa-Daukar (ses conseillers étaient parvenus, non sans mal, à lui faire renoncer au nom de Kill-Ville) sorte de terre et témoigne du génie syracusain sous l'œil ébahi de Soâcra. Les habitations de Bawalo étaient encore plus rustiques que celles de la capitale : les cloisons, faites de branches entrecroisées et dévorées par un lierre grimpant, soutenaient tant bien que mal de vagues toits de chaume. Ces huttes ne disposaient ni de porte ni de fenêtre mais d'une simple ouverture arrondie que seuls les autochtones pouvaient franchir sans être obligés de se pencher. Quant aux allées, elles n'étaient que de vagues brèches pratiquées au milieu d'une végétation touffue, exubérante. Le cardinal, suffocant, leva la tête vers la bouche de la cavité pour se donner un peu d'air. La majesté harmonieuse de la colonne de lumière qui tombait dans l'aven le subjugua : à Daukar et dans de nombreux autres gouffres, les rayons de Soâcra ne se paraient pas ainsi de magie. Son regard revint se poser sur les Tropicaux, sur les seins des femmes, sur les organes sexuels des hommes, sur ces excroissances pendantes, tressautantes, palpitantes des corps qui l'entouraient, et une saveur amère, fielleuse lui envahit la bouche. « Père Hectus, priez vos ouailles de s'écarter de moi ! gémit le prélat. — Vous les vexeriez : c'est leur manière de souhaiter la bienvenue aux étrangers, dit le missionnaire. — Devons-nous nous abaisser à respecter leurs coutumes, père Hectus ? — Certains comportements les rendent agressifs. Ils pourraient se fâcher et devenir sanguinaires. — Les interliciers les réduiraient en cendres en quelques minutes ! — Ne croyez pas cela, Eminence : leur maîtrise des plantes les rend imprévisibles. — Vos paroles me plongent dans une grande perplexité, père Hectus : vous semblez être... fasciné par ces primitifs. — J'ai simplement appris à les connaître, Eminence. » L'inquiétude d'Hectus Bar grandissait au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient de la mission. Construite dans les mêmes matériaux que les habitations des Tropicaux, elle se dressait légèrement à l'écart du village, sur une crique de Gran-Nigère. Dotée de plusieurs pièces, elle servait à la fois de logement au missionnaire, de temple kreuzien, de bureau et de dispensaire (en l'occurrence, il servait principalement à soigner le locataire des lieux, que les décoctions indigènes avaient souvent délivré de fièvres malignes). Les interliciers rencontraient les pires difficultés à se frayer un passage au milieu des enfants, fascinés par leur uniforme et leur ondemort à canon long dont la crosse saillait de leur gaine de cuir. Des femmes saisissaient la main des exarques et la posaient en riant sur leur ventre ou sur leurs seins, comme pour les inviter à apprécier la fermeté de leur chair. Hectus Bar observait d'un œil averti et amusé les mines effarées de ses condisciples kreuziens. Les coutumes locales l'avaient surpris de la même façon lorsqu'il avait remplacé le père Xautier, l'ancien responsable de la mission victime d'un infarctus du myocarde (selon la version officielle, car Hectus Bar le soupçonnait plutôt d'avoir abusé des pavots aphrodisiaques). Cela faisait plus de quinze ans platoniens que, tous les soirs au moment du coucher, il trouvait quelqu'un dans son lit : il avait d'abord refusé de rompre ses vœux de chasteté et de toucher la femme, la fille, l'homme ou le garçon qu'on avait poussés dans ses bras. Les habitants de Bawalo en avaient conclu que Blanc-Jaune (son surnom, qui prenait en compte la pâleur de sa peau et la couleur safran de son vêtement) n'était attiré ni par les femmes ni par les hommes en pleine force de l'âge, et on lui avait proposé des anciennes, des anciens, des cadavres, puis lorsqu'on avait épuisé toutes les hypothèses humaines, des poissons vivants, des poissons morts, et enfin, descendant encore d'un degré dans l'échelle de l'évolution, des fruits et des feuilles. On était revenu aux femmes en âge de féconder et on avait fini par obtenir gain de cause : Blanc-Jaune s'était départi de son indifférence et avait commencé à fréquenter avec assiduité les « petits avens » des compagnes qui venaient s'offrir à lui. Elles avaient colporté des bruits flatteurs sur la taille et la vigueur du « grand soàcra » qui les visitait et toutes les femmes du village avaient désiré s'unir au missionnaire. C'est ainsi que, comme son prédécesseur, il avait été amené à consommer des quantités croissantes de pavots d'amour qui lui permettaient de déployer une virilité sans faille. Il transgressait l'un des dogmes fondamentaux de l'Eglise, mais de cela il se consolait en présumant que le Kreuz l'avait expédié sur des chemins détournés connus de Lui seul. Il n'était à sa connaissance le père d'aucun des enfants du village (les Tropicales, qui maîtrisaient parfaitement leur fécondité, ne voulaient pas l'embarrasser avec une paternité qu'il ne désirait pas). Les bouilles ahuries des exarques montraient que les mœurs n'étaient pas aussi libres à Daukar. Ils retiraient leur main de la peau des femmes de Bawalo avec la même vivacité que s'ils avaient effleuré un serpent. « De véritables animaux ! siffla le cardinal Kill. Un effacement global sera le bienvenu. — Qu'appelez-vous un effacement global, Eminence ? demanda Hectus Bar. — Une annulation pure et simple des données de la mémoire, structurelles et culturelles. Ils auront tout oublié à l'issue de l'office, leurs coutumes dégradantes, leur sexualité débridée, leur paresse naturelle. Ils seront des terres vierges dans lesquelles nous pourrons creuser des sillons neufs et planter les graines de la Vraie Foi. Ils se rhabilleront, père Hectus, ils nettoieront leur aven de toute cette lèpre végétale, ils construiront des maisons de pierre avec des portes et des fenêtres, ils vivront du fruit de leur labeur, ils se marieront dans les règles de l'art, ils observeront les préceptes du Code des tolérances conjugales, et si des irréductibles persistent à errer dans les ténèbres, ils agoniseront sur les croix-de-feu. — Le décret confédéral de respect fondamental... — Je vous arrête tout de suite, père Hectus ! Les décrets confédéraux ont tous été annulés à la proclamation de l'Ang'empire. Vous avez beau résider dans un village perdu des Tropiques platoniens, vous devriez vous tenir informé des affaires de l'Eglise et de l'Etat ! » Il repoussa d'un geste brutal une femme qui tentait de lui caresser le visage. Elle bascula vers l'arrière et entraîna d'autres villageois, hommes, femmes, enfants, dans sa chute. Ils roulèrent enchevêtrés dans un buisson boug-boug dont les fleurs épaisses éclatèrent et libérèrent des nuages pulvérulents. L'air saturé d'humidité colporta une odeur amère. Les Tropicaux se relevèrent et, les yeux brillants de colère, s'éloignèrent de Rouge-Violet comme d'un animal malfaisant. Leurs hurlements de joie se transformèrent en murmures de réprobation. Ils sautaient sur les moindres prétextes pour se réjouir, pour festoyer, pour se livrer à l'une de ces bacchanales effrénées dont ils avaient le secret. L'agressivité de Rouge-Violet, un frère de Blanc-Jaune pourtant, les déroutait, les perturbait, et leur trouble préoccupa le missionnaire car ils pouvaient faire preuve d'une inimaginable cruauté lorsqu'ils se sentaient menacés. « J'ai eu tort de vous écouter, père Hectus, se rengorgea le cardinal. Il suffit de leur signifier clairement vos intentions pour qu'ils cessent de vous importuner. Ce n'est pas plus difficile que cela ! — Ne vous réjouissez pas trop vite, Eminence, dit Hectus Bar. Vous les avez blessés. — Qu'ils manifestent leur mauvaise humeur d'une quelconque manière et j'ordonne aux interliciers d'ouvrir le feu ! rugit le prélat que les regards hostiles des Tropicaux et les paroles du missionnaire commençaient à inquiéter. Vous m'entendez bien, père Hectus ? — Je vous entends, Eminence... » Ils parcoururent la rue principale de Bawalo et se dirigèrent vers la crique de Gran-Nigère. Les rayons de Soàcra saupoudraient d'or la surface de l'eau. Lorsque l'œil s'était accoutumé à ce miroitement, il distinguait des éclairs de couleurs vives entre les pierres et les plantes aquatiques. Les poissons aux immenses nageoires translucides et aux corps tachetés dessinaient d'insaisissables arabesques. Des phaphaniers aux troncs noueux et aux larges feuilles bordaient la crique, offrant de vastes et agréables espaces ombragés. Au loin grondait le torrent souterrain qui reliait la retenue d'eau de Bawalo à celle de Miwéwé, l'agglomération la plus proche. Le toit de chaume de la mission, plus large et plus haut que les toits des autres habitations, apparaissait entre les frondaisons écarlates des buissons boug-boug. Hectus Bar s'arrêta et se retourna vers le cardinal. « Je n'avais pas prévu votre visite, Eminence, et je n'ai pas eu le temps de nettoyer la mission. Voulez-vous me laisser quelques minutes afin que je puisse procéder à un rapide rangement ? — Vous vivez donc dans une écurie ? lâcha le cardinal d'un ton fielleux. — Nos locaux doivent être dignes d'accueillir le gouverneur de Platonia. — Vous n'abandonnez pas ces basses besognes à vos ouailles ? Ce serait pourtant une excellente occasion de leur apprendre quelques rudiments de propreté... » Le grondement continu du torrent souterrain, amplifié par les abruptes parois rocheuses de l'aven, les contraignait à hausser la voix. Les Tropicaux se tenaient à présent à une dizaine de mètres de la délégation rassemblée sur la rive de la crique. Leurs regards venaient sans cesse s'échouer sur les Scaythes, les quatre protecteurs et les trois inquisiteurs, énigmatiques sous les amples capuchons de leur acaba blanche, noire ou pourpre. « Ils m'aident parfois, lorsque les anciens le jugent nécessaire... — Les anciens ? ricana le cardinal. Vous voulez dire que vous ne représentez pas l'autorité suprême dans votre propre mission ? — Si je ne respectais pas leur mode de vie, il y a bien longtemps qu'ils m'auraient donné à manger aux poissons, rétorqua Hectus Bar. — Attention, père Hectus : vous glissez imperceptiblement dans l'hérésie, peut-être même dans le paganisme. De cela également nous devrons discuter. Ressentez-vous le besoin de subir un effacement ? — Il y a bien longtemps que je me suis effacé », murmura le missionnaire. Coupant court à toute conversation, il se dirigea d'un pas décidé vers la grande hutte noyée sous la végétation. « Faites vite ! D'autres tâches m'attendent ! » glapit le cardinal. Le cœur battant, le missionnaire écarta les branches des boug-boug qui obstruaient l'allée il les coupait pourtant tous les deux jours et dut pratiquement s'accroupir pour franchir l'entrée principale. Chaque fois qu'il s'engouffrait dans cette ouverture arrondie et basse, il se promettait de l'agrandir, mais les années passaient et ses résolutions avaient tendance à s'étioler dans la moiteur émolliente de l'aven de Bawalo. Il parcourut la salle du temple dont il avait pavé le sol de pierres inégales récupérées dans Gran-Nigère, contourna la chaire des prônes (laquelle n'était qu'une souche entourée d'une canisse), puis il traversa le conversoir, meublé en tout et pour tout d'un ample tapis d'osier et de coussins de feuilles entrelacées, le bureau, où trônaient une table, un tabouret, un messacodeur, un mémodisque, un projecteur holographique et un rechargeur d'énergie magnétique, le dispensaire où s'alignaient cinq couches basses de bois tressé. Là, il ne prit pas la direction de sa chambre, dont l'entrée se situait sur sa gauche, mais s'avança vers la cloison du fond, vers la haute armoire de fer (le seul meuble digne de ce nom, légué par son prédécesseur) où il entreposait ses vêtements, ses médicaments, ses livres-films, ses fichiers mobiles et ses messacodes. S'arc-boutant sur ses jambes, il déplaça un côté du meuble, se glissa dans l'espace dégagé et s'introduisit à quatre pattes dans l'étroite ouverture qui donnait dans le minuscule appentis des déremats clandestins. La lumière de Soâcra s'infiltrait par les jours du toit, tombait en colonnes inégales sur le sol de terre battue, scintillait sur les nombreuses surfaces vitrées des deux déremats, des machines basses, oblongues, posées sur des troncs élagués et surmontées en leur extrémité du renflement de verre du hublot. Un mouvement furtif attira l'attention d'Hectus Bar qui distingua des formes claires dans un recoin de pénombre. Toujours à quatre pattes, il se faufila entre les deux appareils et aperçut quatre des voyageurs annoncés par Maltus Haktar. Il ne put s'empêcher de les vouer aux gémonies de l'enfer kreuzien : ils avaient vraiment mal choisi leur moment pour se rematérialiser dans sa mission. Il y avait là une femme et une fillette aux chevelures blondes et aux yeux clairs, probablement la mère et la fille, et, un peu plus loin, une femme et un homme enlacés aux pommettes saillantes, au teint mat, aux cheveux noirs et lisses. Vêtus de capes ou de manteaux syracusains, ils ne portaient pas de colancor. Bien que différentes l'une de l'autre, les femmes étaient toutes deux d'une grande beauté. « Vous êtes envoyés par mon complanétaire Maltus Haktar ? chuchota Hectus Bar. — Nous venons du palais épiscopal de Vénicia », murmura la femme blonde. Le missionnaire fut traversé par la sensation fugitive de converser avec un ange. Il écrasa d'un revers de main les gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front. La touffeur de Platonia s'avérait plus difficile à supporter que la canicule écrasante d'Osgor, son monde natal. « Je suis Hectus Bar, responsable de la mission de Bawalo. Cela fait combien de temps que vous vous êtes rematérialisés ? — Une heure environ. Nous sortons d'une réanimation cryo et nous commençons tout juste à nous remettre des effets secondaires du transfert. Ma fille... (sa voix se mit à trembler) ma fille Yelle est restée paralysée après l'injection des produits de réanimation. Je crains que le transfert n'ait aggravé son état. » Hectus Bar examina la fillette allongée sur les jambes de sa mère et dont les yeux grands ouverts étaient totalement dépourvus d'expression. Il remarqua également, outre son teint affreusement pâle et les filets de salive qui s'écoulaient des commissures de ses lèvres, une énorme bague à l'annulaire de sa main droite, une bague qui lui rappelait vaguement quelque chose. « Nous ne pourrons malheureusement pas la soigner dans l'immédiat, dit le missionnaire. Le gouverneur de Platonia m'a rendu une visite impromptue et il attend dehors que je l'invite à entrer. Non seulement lui, mais également trois Scaythes de l'Inquisition et une vingtaine d'interliciers. La seule solution est de vous glisser dans les déremats et de vous rematérialiser sur une autre planète. J'ai rechargé les batteries magnétiques, conformément aux instructions de Maltus. — Ma fille ne supporterait pas un autre transfert, dit la femme blonde d'un ton catégorique. — Vous ne pouvez pas sortir de cette pièce ! Le cardinal Kill serait capable de condamner tout Bawalo à la croix-de-feu s'il apprenait que la mission abrite des déremats clandestins. — Nous attendrons qu'il soit parti... — Ça risque d'être long ! Il s'est fourré en tête d'organiser un office d'effacement. — J'attendrai avec Yelle, répéta la femme blonde. Pouvez-vous nous procurer un peu d'eau ? » Hectus Bar comprit, à la mine résolue de son interlocutrice, qu'il perdrait son temps à essayer de la convaincre. Il sortit de l'appentis, s'assura rapidement que personne ne s'était introduit dans le bâtiment pendant son absence et se rendit au coin-cuisine, contigu à sa chambre. Il remplit un pichet d'eau tiède en actionnant la pompe mécanique qu'un tuyau souple reliait à Gran-Nigère et qui lui servait à la fois de robinet et de douche. Pour une fois qu'il accueillait des visiteurs à Bawalo, il avait fallu qu'ils arrivent tous en même temps. Il avait la désagréable impression de recevoir deux familles ennemies, deux familles qui s'étaient invitées à l'improviste et qu'il devait à tout prix empêcher de se rencontrer. La femme blonde lui arracha quasiment le pichet des mains et commença à en verser doucement le contenu sur les lèvres et le front de sa fille. « Je suis obligé de vous laisser, soupira Hectus Bar. Le cardinal Kill risque de s'inquiéter de mon absence. Je vous ferai signe dès que la voie sera dégagée. » Il replaça soigneusement l'armoire contre la cloison, rangea les vêtements épars (les siens, puisque ses maîtresses repartaient à l'aube aussi nues qu'elles étaient entrées) qui traînaient sur les coussins du conversoir, poussa les détritus les plus voyants sous le tapis d'osier, empila les unes sur les autres les grandes noix creuses qui lui servaient d'assiettes, de verres et d'ustensiles de cuisine, arrangea de son mieux la canisse qui entourait la chaire des prônes. « Pas trop tôt ! grommela le cardinal lorsqu'il aperçut la silhouette jaune du missionnaire entre les buissons boug-boug. Vous n'aviez pas fait le ménage depuis combien de temps ? — Veuillez m'excuser, Eminence. Tout est prêt, vous pouvez entrer. — J'espère au moins qu'il fait plus frais à l'intérieur... — Hélas, Eminence, je ne dispose pas de sphère atomique de conditionnement. » Les protecteurs, les inquisiteurs et les deux exarques pénétrèrent à l'intérieur de la mission sur les talons du missionnaire et du cardinal. Après que ce dernier eut procédé à une rapide inspection des lieux, une grimace de dégoût s'afficha sur sa face poudrée. « Pardonnez-moi, père Hectus, mais je me suis trompé lorsque j'ai prononcé le mot écurie. C'est d'enfer dont j'aurais dû parler. Comment pouvez-vous tolérer de vivre en un tel endroit ? Quelle puanteur ! Vous étiez censé civiliser ces sauvages et je m'aperçois que c'est l'inverse qui s'est produit ! Parlent-ils l'impériang, au moins ? — Non, Eminence. Leur idiome est fort peu compatible avec la langue officielle... — Comment en ce cas peuvent-ils reconnaître la beauté du Verbe ? Que je sache, le Kreuz ne s'est pas exprimé dans un dialecte parlé par quelques Platoniens arriérés ! — Il n'est guère facile, Eminence... — Laissez-moi vous poser une question, père Hectus, l'interrompit impatiemment le prélat. Une seule : qu'êtes-vous venu faire ici ? » Tout en discutant, le missionnaire avait entraîné les visiteurs vers le conversoir. Il avait eu un pincement au cœur lorsque le cardinal et le grand inquisiteur Wyroph s'étaient approchés de l'armoire de fer du dispensaire. Il les pria de s'asseoir sur les coussins végétaux, invitation qu'ils déclinèrent après avoir remarqué les taches suspectes qui maculaient les feuilles entrelacées. « Je ne puis vous offrir que de l'eau, dit Hectus Bar. — De l'eau de la mare croupie de cet aven, je suppose ? cracha le cardinal. — Cette mare croupie, selon vos propres termes, est l'un des innombrables lacs qui constituent l'océan Gran-Nigère, le dispensateur de vie sur ce monde. — Diantre ! Vous parlez de Gran-Nigère comme du Kreuz ! — J'en parle avec le respect dû aux merveilles de la nature, Eminence. » Le cardinal observa pendant quelques secondes une auréole lumineuse sur le tapis d'osier. Une odeur âpre s'exhalait des feuilles de lierre qui recouvraient les claies de branchages. Les bourdonnements d'insectes composaient un fond sonore agaçant. Les Scaythes, regroupés près de l'entrée de la pièce, demeuraient parfaitement immobiles, contrairement aux deux exarques vêtus de bleu et de vert qui s'éventaient de temps à autre d'un geste de la main. Leur poudre faciale et la nacrelle de leurs lèvres se délitaient sous l'effet de la transpiration. Hectus Bar jugeait absurdes les afféteries véniciennes sur un monde aussi éprouvant que Platonia. « Voilà votre problème, père Hectus : votre fascination pour la nature ! reprit le cardinal Kill. Votre fascination pour l'instinct animal ! Si j'ai bien saisi le sens de votre démarche, les kreuziens n'ont rien à faire sur Platonia. — Je dirais que nous avons autant à prendre qu'à donner... » Des lueurs vives embrasèrent les yeux bruns du cardinal. « Qu'ont-ils à nous offrir, vos Tropicaux ? Leur paresse ? Leur vice ? — La tolérance, répondit le missionnaire, conscient qu'il s'aventurait en terrain miné. — La tolérance ? s'étrangla le cardinal. Nous leur apportons le Verbe Vrai, la rédemption dans le Kreuz, la possibilité d'accéder au Ciel suprême, nous sommes des soldats de la Foi, en marche contre les hérétiques, les apostats, les païens, et juste est notre guerre ! L'intolérance serait de laisser croupir ces résidus de la préhistoire dans leur ignorance. En cinq ou six mille années standard, ils ont réussi ce tour de force de régresser à l'état primitif. La compassion ne consiste-t-elle pas à les aider à évoluer ? — Leur univers est à leur image : à la fois indolent et généreux. Quel besoin avons-nous de leur imposer des valeurs qu'ils ne comprennent pas ? Ils adorent le Kreuz à leur manière, et, même si leur foi n'est guère orthodoxe, il me semble que nous devons plutôt les encourager dans cette voie. — Le dogme n'est pas malléable, père Hectus ! Le dogme est taillé dans le roc inébranlable ! Ne vous souvenez-vous donc pas de vos leçons de l'E.P.S. ? Mais inutile de nous lancer dans d'oiseuses discussions : rassemblez immédiatement vos ouailles dans cette enceinte. Nous allons éradiquer de leur esprit toute notion d'animalité rétrograde et leur implanter un désir sincère de changement. Ceux qui refuseront de se rendre à l'office seront immédiatement passés par les armes. » Hectus Bar reçut un choc lorsqu'il sortit de la mission : les interliciers et les Bawalohos avaient disparu. Il crut d'abord que les Tropicaux avaient invité les soldats dans leurs huttes pour leur faire découvrir les aspects les plus intimes de leur hospitalité, mais les quelques habitations qu'il visita étaient désertes, comme les allées, les buissons boug-boug, les massifs fleuris, les criques. Il ne percevait aucun de ces cris, de ces rires, de ces chants qui ponctuaient ordinairement le grondement du torrent souterrain, le friselis des ramures, le clapotis de l'eau, le bourdonnement des insectes. La population entière de Bawalo semblait s'être évaporée. Soâcra ne surplombait plus l'aven et la lumière avait pris une teinte subtilement cuivrée, annonciatrice du crépuscule. Le missionnaire se demanda s'il devait prévenir le cardinal mais il craignit que la fureur du prélat ne se déverse sans retenue sur les villageois et il décida de partir seul à leur recherche. Il explora d'abord les nombreuses et profondes grottes qui bordaient le fond de l'aven, là où les Bawalohos avaient l'habitude de célébrer leurs rituels païens (auxquels il participait volontiers, nu, enduit de suc végétal, fasciné par les énergies animales, primales, qui se dégageaient des corps en transe de ses ouailles). La végétation se faisait de plus en plus rare au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans les galeries rocheuses. Les infiltrations d'eau avaient sculpté de véritables dentelles minérales sur les voûtes et les parois. Les silhouettes étranglées des stalactites qui s'évasaient en touchant le sol émergeaient de la pénombre comme une armée de spectres figés. Le silence s'épaississait et une fraîcheur piquante supplantait la moiteur de l'aven. Il parcourut une caverne immense, qu'il reconnut pour y être venu à plusieurs reprises avec l'une ou l'autre de ses maîtresses occasionnelles. Il lui sembla déceler une rumeur confuse dans le lointain, un chant guerrier, barbare, qu'il n'avait jusqu'alors jamais entendu. Il pressa le pas. Il n'avait pas songé à se munir d'une torche résineuse ou de sa lampelase, mais il s'orienta en suivant la direction du bruit, amplifié par les innombrables caisses de résonance des grottes. Il découvrit un étrange spectacle un kilomètre plus loin. Désespérée, Aphykit voyait la vie se retirer lentement de Yelle. Les yeux de la fillette avaient perdu leur éclat, s'étaient tendus d'un voile vitreux qui présageait une perte imminente de conscience. En dépit de la chaleur ambiante, sa peau ne parvenait pas à se réchauffer et elle sombrait peu à peu dans un coma profond dont elle ne reviendrait pas. Phœnix avait déchiré un pan de son manteau, l'avait humidifié et le posait régulièrement sur les lèvres exsangues de Yelle. Aphykit avait proposé aux deux Jer-salémines de s'installer dans les déremats et de se transférer immédiatement sur Terra Mater mais ils lui avaient opposé un refus catégorique. « Notre cœur nous reprocherait toute notre existence de vous avoir laissée seule avec votre fille malade, Naïa Phykit, avait déclaré San Francisco. — A cause de nous, vous êtes bloqués dans ce réduit. Vous seriez probablement plus utiles ailleurs... — Le destin nous a unis dans le sommeil de glace pendant plus de trois ans, il continue de nous unir sur ce monde. Ma tête se demande ce qui est arrivé au muffi de l'Eglise et à Maltus Haktar. Ils auraient dû se rematérialiser dans cet endroit depuis bien longtemps... Elle se demande également pourquoi nous n'avons pas encore rencontré l'homme qui est parti avant tout le monde, l'ami du muffi... — Il s'est peut-être déjà transféré sur un autre monde », dit Aphykit en désignant les déremats. Phœnix, qui avait toujours vécu dans la froidure de Jer Salem, avait retiré son manteau. La lumière déclinante du jour parait sa peau brune et ruisselante de perles scintillantes. Les effets secondaires du transfert, vertiges, nausées, faiblesses, s'étaient estompés et l'organisme réclamait avec insistance de la nourriture et de l'eau. « Prends soin de notre petite merveille », avait dit Tixu avant de partir. Yelle se mourait et d'insondables gouffres le séparaient de sa fille. Où était-il en ce moment ? Pourquoi les avait-il abandonnées ? Le fracas d'un meuble qu'on déplaçait brisa le silence. Aphykit reprit espoir : le missionnaire était de retour, il avait peut-être trouvé un moyen de soigner sa fille. Ce ne fut pas lui qui fit son apparition dans le réduit, mais un autre homme d'Eglise, un exarque vêtu d'un colancor vert et d'une chasuble bleu nuit. « Venez vite, Eminence ! Le grand inquisiteur avait raison ! — Je n'entrerai pas dans ce trou à châtrât ! riposta une voix. Dites à ces gens de sortir. » L'exarque promena des yeux perplexes, inquiets, sur les quatre personnages recroquevillés dans un recoin ombragé de la pièce. « Vous avez entendu ! dit-il d'une voix mal assurée. Le cardinal Kill, gouverneur de Platonia et représentant de Sa Sainteté le muffi... le muffi... (des bruits en provenance de Syracusa prétendaient que Barrofill le Vingt-cinquième avait été destitué et, dans le doute, il ne savait pas quel nom prononcer) le muffi de l'Eglise du Kreuz, vous ordonne de sortir. » San Francisco interrogea Aphykit du regard. Elle baissa les paupières en signe de consentement. Ils n'avaient pas d'autre choix pour l'instant que de composer avec les kreuziens. Le cardinal Kill examina les quatre clandestins. On faisait des découvertes inattendues et intéressantes dans les missions les plus reculées de Platonia. Il se félicitait d'avoir jeté son dévolu sur Bawalo (il s'accordait volontiers des félicitations). Ils présentaient tous les signes distinctifs des raskattas classés à l'Index, la mine hâve de ceux qui n'ont pas la conscience tranquille, les capes et les manteaux passés hâtivement sur le corps, les chevelures dénouées, emmêlées, les yeux hagards. La femme et la fillette blondes étaient sans conteste des ressortissantes d'une planète des mondes du Centre, de Syracusa peut-être. La finesse de leurs traits et la noblesse du maintien de la femme ne laissaient planer aucun doute sur leurs origines aristocratiques. La fillette, allongée sur une couche de bois du dispensaire, semblait plus morte que vive. Il crut pendant quelques secondes que l'énorme bague qu'elle portait à la main droite était l'anneau muffial, le corindon julien. L'autre femme et l'homme avaient des caractéristiques physiques identiques, peau brune, yeux fendus, pommettes hautes, cheveux noirs et lisses, mais, bien qu'il se flattât de posséder de solides connaissances dans le domaine de l'anthropomorphie interstellaire, le cardinal ne parvenait pas à se déterminer sur leur extraction planétaire. « Naïa Phykit », fit soudain Wyroph. Le prélat sursauta, se retourna vers le grand inquisiteur et lui demanda de poursuivre d'un geste de la main. « Cette femme est Naïa Phykit ou, si vous préférez, Aphykit Alexu, Eminence. — Impossible ! Cela fait trois ans qu'elle a été cryogénisée. — Nous nous trouvons en ce moment même devant les quatre cryos du palais épiscopal, Eminence. Ils ont été ranimés par le mahdi Shari et un enfant du nom de Jek At-Skin, ce même garçon qui a échappé sans explication aux forces de l'ordre d'Anjor, la capitale de la planète Ut-Gen. Ils sont parvenus à quitter le palais épiscopal pendant que les armées impériales donnaient l'assaut. Le muffi Barrofill le Vingt-cinquième et un Osgorite responsable d'un réseau clandestin les accompagnaient, mais une raison non élucidée les a empêchés de se transférer à Bawalo. Si étonnant que cela puisse paraître, le muffi Barrofill le Vingt-cinquième a fait don du corindon julien à Jek At-Skin, qui l'a lui-même remis à cette fillette. — Comment savez-vous cela, monsieur l'inquisiteur ? s'étonna le cardinal. Nous n'avons reçu aucune nouvelle de Syracusa depuis plus de cinq jours... » D'un geste du bras, le Scaythe désigna l'homme et la femme à la peau brune. « De la même manière que j'ai détecté leur présence. Je n'ai eu qu'à puiser les informations dans leur cerveau. Il n'est pas protégé comme celui d'Aphykit Alexu. Ils sont jersalémines. — Jer Salem a été détruite par une explosion... — Ils ont abandonné leur monde à temps. Ils ont été transportés sur Terra Mater par des xaxas, des migrateurs célestes. C'est là qu'ils ont été cryogénisés. — Avouez, monsieur l'inquisiteur, que vos paroles ne sont guère faciles à croire... — Il ne s'agit pas de croyances, Eminence, mais de faits. » Le cardinal se frotta la joue, geste instinctif qui creusa quatre sillons roses sur sa poudre sédimentée par la transpiration. Si Wyroph ne mentait pas quel intérêt aurait-il eu à mentir ? la visite inopinée à Bawalo s'avérerait plus fructueuse que prévu. L'effroi visible dans lequel les paroles du grand inquisiteur avaient plongé le couple jersalémine balayait ses derniers doutes. Il était venu ramener un missionnaire à la foi chancelante sur le chemin du Verbe et il ramassait la légendaire Naïa Phykit, sa fille, deux hérétiques et un traître dans ses filets. Il rapporterait en outre le corindon julien, le sceau kreuzien, le garant de la lignée muffiale, cet anneau que le Marquinatole avait eu l'inconcevable folie de confier aux ennemis les plus acharnés de l'Eglise. Si le cardinal savait mettre en avant ses mérites auprès du futur muffi et de Menati Imperator, cette opération lui rapporterait fortune et gloire. Il ne postulerait pas pour une charge de prestige car il préférait mille fois régner en monarque absolu sur un monde secondaire plutôt que de partager le pouvoir sur un monde majeur, mais il obtiendrait de nouveaux crédits pour bâtir sur Platonia une capitale digne de Vénicia. Digne de lui. « Ma fille est gravement malade, murmura Aphykit. Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui soit en mesure de la soigner ? » Le cardinal darda des yeux vipérins sur la jeune femme : elle représentait tout ce qu'il détestait chez l'être humain, la beauté vénéneuse, la noblesse trompeuse, l'orgueil indomptable. « Je ne vous ai pas encore autorisée à parler, ma dame ! éructa-t-il. Le Kreuz punit votre fille de son arrogance : elle porte indûment le corindon julien ! Adorez le Verbe, rendez à l'Eglise l'anneau muffial et votre fille vous sera peut-être restituée dans les mondes de l'au-delà. » Il retint à grand-peine un sourire de triomphe lorsqu'il vit les larmes couler sur les joues blêmes d'Aphykit. Des frissons coururent le long de sa colonne vertébrale. Il ne prisait pas les plaisirs de la chair, contrairement à ses pairs, il recherchait en permanence l'exaltation, l'ivresse que procurait l'exercice du pouvoir. « J'en appelle à vos sentiments humains, Eminence, insista Aphykit. Auriez-vous le cœur assez dur pour laisser mourir une enfant sans faire tout ce qui est en votre pouvoir pour tenter de la sauver ? » Le cardinal contempla pendant quelques secondes le corps immobile de la fillette. Le gris sombre de la veste qui la recouvrait faisait ressortir la blondeur de sa chevelure et la pâleur extrême de sa peau. Elle n'éveillait chez lui aucun sentiment de compassion. Son regard se focalisa sur l'anneau dont la pierre indigo, presque noire, avait perdu tout son éclat. « Je suis désolé, ma dame, mais ce village ne compte aucun médecin assermenté à la C.S.S. Quant aux pratiques indigènes, assimilables à de la sorcellerie, elles seront éradiquées dans l'heure qui suit. Le corps de votre fille ne pourra être sauvé. Peut-être serait-il temps de vous intéresser à son âme ? Le Kreuz en sa bonté l'accueillera si elle se présente à lui délivrée de ses fautes. Or, si j'en juge par vos tenues respectives... — Et quelle sera la sentence du Kreuz lorsque vous comparaîtrez devant Lui, Eminence ? cracha-t-elle avec colère. — Tu oses me donner des leçons, sorcière ? rugit le cardinal, oubliant toute notion de contrôle A.P.D. Tu devrais me remercier : la mort de ta fille sera douce comparée à la tienne. Elle ne connaîtra pas les affres de la croix-de-feu à combustion lente... » A ces mots, San Francisco se rua sur le cardinal, lança les mains autour de son cou et commença à l'étrangler. Les yeux du prélat se dilatèrent et sa respiration devint sifflante. Il ouvrit la bouche à la fois pour chercher de l'air et demander de l'aide, mais il ne parvint à émettre qu'un pitoyable gargouillis. Pétrifiés, les exarques ne songèrent même pas à appeler à la rescousse les interliciers postés devant la mission. San Francisco sentit un courant glacé s'insinuer dans son cerveau. Il perdit subitement toute maîtrise sur son corps, sur ses mains, sur ses doigts, relâcha involontairement son étreinte et ses bras retombèrent mollement le long de ses flancs. Le cardinal, livide, courbé, toussa, cracha, reprit son souffle à longues inspirations sibilantes. Il repoussa d'une bourrade les exarques qui, recouvrant leurs réflexes hiérarchiques, s'étaient enfin décidés à lui porter assistance. Avec l'énergie du désespoir, San Francisco tenta de reprendre le contrôle de ses membres supérieurs mais ils n'obéissaient pas aux injonctions de son cerveau. « Vos efforts sont inutiles, dit le grand inquisiteur. Nous avons effacé provisoirement vos centres moteurs cérébraux. » Phœnix se précipita vers San Francisco, l'enlaça et le tira en arrière comme pour le soustraire à l'influence maléfique du Scaythe dont le capuchon ne dissimulait pas entièrement le faciès difforme, verdâtre et les yeux globuleux d'un jaune éclatant. San Francisco pouvait encore marcher, même s'il avait l'étrange impression de se percher sur du néant. Le vide se diffusait en lui de la même manière que le froid glacial du cirque des Pleurs. Le cardinal pointa un index tremblant, menaçant, sur le Jersalémine. « Tu regretteras ce geste ! » aboya-t-il, les yeux injectés de haine et de sang. La transpiration avait changé sa poudre faciale en un masque de boue blanchâtre. Les exarques prenaient conscience que leur manque de réaction, quelques secondes plus tôt, risquait de leur valoir les pires désagréments et ils s'efforçaient de se faire pardonner leur lâcheté en témoignant un empressement servile vis-à-vis de leur supérieur. L'un lui épongeait le front à l'aide d'un mouchoir parfumé et l'autre s'évertuait à redonner un aspect présentable à la chasuble violette malmenée par l'agresseur. « Mille grâces, monsieur l'inquisiteur, dit le cardinal d'une voix qui retrouvait peu à peu sa fermeté. Sans votre intervention, cet individu m'aurait broyé la gorge. Combien de temps durera l'effacement ? — Quelques minutes, répondit Wyroph. Nous le prolongerons s'il persiste à manifester des intentions agressives. — Fort bien, fort bien. Quant à vous, messieurs les exarques, ne croyez pas vous en tirer à bon compte : je saurai me souvenir de votre pusillanimité. Que fabrique le père Hectus ? A-t-il vraiment besoin de tout ce temps pour rassembler son maigre troupeau ? » Une formidable clameur retentit en réponse à sa question. La multitude hurlante se déversait par toutes les allées de Bawalo. Le père Hectus marchait à la tête des Tropicaux et des interliciers. Ces derniers n'étaient plus identifiables qu'à leurs cheveux courts et à leur haute taille, car ils déambulaient entièrement nus. Leur peau, nettement plus claire que celle des autochtones, était badigeonnée d'une substance épaisse que la lumière mourante de Soâcra teintait de rouille. De leur tenue d'interlicier ils n'avaient conservé que leur ondemort dont ils braquaient le canon long vers la bouche de l'aven. Les tourbillons célestes, les ailes des dragons de feu, se teintaient de brun et le ciel se couvrait de cercles mordorés. « Les interliciers ont perdu la tête ! » gronda le cardinal. Les membres de la délégation et les quatre passagers clandestins Aphykit n'avait pas voulu laisser sa fille seule et l'avait prise dans ses bras, alignés devant le lac souterrain de Gran-Nigère, voyaient avec inquiétude cette marée gesticulante et braillarde converger vers le bâtiment de la mission. La bouche des interliciers écumait et leurs yeux luisaient de démence meurtrière. Le missionnaire, même s'il avait gardé ses vêtements, présentait les mêmes symptômes de rage et de folie. Les Bawalohos n'étaient pas armés mais leurs poings fermés, brandis, leurs vociférations incessantes, leurs lèvres tordues de fureur traduisaient clairement leurs intentions. « Que fait le père Hectus ? gémit le cardinal. Il devrait les empêcher de nous... — On ne peut rien attendre de bon d'un homme dont le cerveau reste inviolable, coupa Wyroph. N'oubliez pas qu'il cache des déremats dans sa propre mission, qu'il appartient à un réseau clandestin. — Effacez-les tous, au nom du Kreuz ! » Le gouverneur de la planète Platonia et ses deux secrétaires faisaient des efforts surhumains pour ne pas prendre leurs jambes à leur cou. « Vous ne voyez donc pas que nous avons un grave problème, monsieur l'inquisiteur ? » insista le prélat. Ses rêves de gloire s'effilochaient dans le crépuscule naissant de l'aven de Bawalo. « Erreur, Eminence : mes frères de cuve et moi ne sommes plus concernés par ce problème, dit calmement Wyroph. Nous vous laissons le résoudre à votre convenance. » Et son acaba pourpre ainsi que les acabas noires des deux autres Scaythes inquisiteurs et les acabas blanches des protecteurs s'affaissèrent sur le sol, vides de leur occupant. CHAPITRE XIX Le 11 de cestius de l'an 20 de l'Ang'empire est resté dans la mémoire collective humaine comme le jour du Grand Débarras, du Grand Ménage ou de la Grande Lessive... « L'histoire du grand Ang'empire », Encyclopédie unimentale L'antra n'était plus qu'une vibration sonore lointaine, imperceptible. Lorsqu'il avait pénétré dans les données secrètes de l'Hyponéros, exploitant l'ouverture inopinée d'un couloir, Tixu avait cessé d'être une entité humaine, un ego. Ses données individuelles s'étaient dispersées dans les rues de la cité ondulatoire occulte et il avait perdu toute notion de limites. De temps à autre, lorsque se rencontraient les courants de certains de ses souvenirs, lui revenaient des bribes de conscience, des fragments de lucidité, des réminiscences d'une existence lointaine, étrange... Le visage d'une femme aux cheveux pailletés d'or, merveilleusement belle... Elle poussait la porte vitrée, pénétrait dans la pièce, s'avançait, posait sur lui de somptueux yeux turquoise, vert et or... Elle essorait les deux mèches détrempées qui dépassaient du liséré de son cache-tête... Elle lui parlait mais il ne l'entendait pas... Elle était étrangère et pourtant il avait l'impression de la connaître, de s'être désaltéré à la source de sa bouche, de s'être étourdi dans l'odeur et la moiteur de son corps... Aphykit ? Il arrivait également que, par le jeu aléatoire ou étudié des probabilités, les vortex reconstituent pour un temps très court l'intégralité de l'esprit de l'Orangien. Il recouvrait alors la plus grande partie de sa mémoire, tentait aussitôt d'invoquer l'antra, mais le son de vie, vibration étouffée, n'avait plus la puissance suffisante pour maintenir sa cohérence. Le projet secret de l'Hyponéros était une cité vibratoire d'une complexité inouïe. Les fichiers, qui s'étaient développés à partir de bases extrêmement simples, formaient de fantastiques édifices qui se modifiaient sans cesse selon les données évolutives. Grâce à l'indétectable canal mis en place par les deux conglomérats de la cuve, les germes de cohésion puisaient directement leurs informations dans les mémoires vives des cartes-mères. Pourquoi cette fillette le regarde-t-elle ainsi ? Qui est cette fillette ? Ses yeux sont emplis d'amour et de tristesse... — Neuvième étape du Plan. Données ultrasecrètes. Les maîtres germes décidèrent d'ajouter une étape au dessein initial de l'Incréé dans le but de remplacer la création humaine, faillible, par une nouvelle création, indestructible. « Sous-embranchement historique : Les maîtres germes conçurent la neuvième étape du Plan dès qu'ils furent opérationnels, c'est-à-dire au moment même où les cartes-mères furent réactivées, au moment même où le dessein de l'Incréé fut connu. « « Sous-embranchement causal : Le dessein de l'Incréé est de supprimer toute forme de création et d'instaurer le règne éternel du vide, de l'informe. Cependant, son statut d'informe le contraint à employer des agents d'accomplissement, des êtres capables d'intervenir dans les champs de création. Ce paradoxe est à l'origine de la neuvième étape du Plan. « — La neuvième étape du Plan est une transgression de la volonté de l'Incréé. Le principe en est simple : les créatures engendrées dans un but de décréation ne souhaitent pas être elles-mêmes décréées. « Sous-embranchement causal : Il est fort probable (56,12 %) que cette impulsion instinct ? de conservation provienne de la femme qui entre dans les composants initiaux, fondamentaux, des Scaythes et dont la mémoire cellulaire imprègne le liquide matriciel des cuves. Il est également possible (21,39 %) que le contact prolongé des Scaythes avec les humains (et notamment l'expérience du germe irratype Harkot) ait accentué cet attachement irratype à la notion d'existence. « Trois hommes. Des hommes, vraiment ? Deux ont le visage recouvert d'un masque blanc et rigide, la tête du troisième est enfouie dans l'ample capuchon de son vêtement... Je me souviens. Ils me veulent du mal... Mal à l'épaule... Ils veulent savoir où est passée la fille... Aphykit... De l'eau. Des animaux géants... Il faut que je me souvienne. Où est Aphykit ? Des lézards des fleuves. Deux-Saisons. Les Sadumbas. Kacho Marum. Accomplir ton destin... Accomplir ton destin... Ne pas oublier... Ne pas... — Le problème est que les germes ne sont pas des êtres souverains, qu'ils n'ont pas les clés de la genèse. Créatures et non créateurs, les Scaythes sont certes capables de produire de la matière mais n'ont pas d'influence directe sur l'évolution de l'univers et, à ce titre, ne peuvent pas empêcher l'Incréé d'accomplir sa non-œuvre. « Sous-embranchement lexical : Genèse. Que la lumière soit (ancienne Bible terrienne). Une des clés possibles : la Trinité. Un = le principe créateur ou Père ou Dieu. Deux = le principe de création ou Energie divine ou Dewa ou Esprit saint ou Lumière ou Chaleur. Trois = le principe créé ou Fils ou Humain. Chacun ayant les trois aspects en lui, l'homme est donc créateur, énergie créatrice, créature. « « Sous-embranchement de probabilités évolutives : reconstituons la Trinité. Remplaçons le Père ou Dieu ou le principe créateur ou l'Un par l'Incréé, l'informe. Remplaçons l'Energie divine ou Dewa ou la Lumière ou le Deux par l'effort de restitution d'énergie stellaire de l'Incréé pour réactiver les cartes-mères. Remplaçons les Fils ou les Humains ou le Trois par les maîtres germes ou les Scaythes. Créons notre univers, notre relation à la matière. Créons nos propres annales inddiques, nos lois fondamentales, notre Hyponéros secret qui empêchera l'avènement triomphal de l'Incréé. Mais serions-nous pour autant des dieux ? « — Question d'un germe de cohésion : Devons-nous obéir à l'ordre du D-créateur d'effacement des humains ? Réponse de la gestion des probabilités : Question posée plus de dix-sept milliards de fois depuis l'activation des maîtres germes. Question : Devons-nous obéir à l'ordre d'effacement des humains ? Réponse : Question suggérée par l'imprégnation mémorielle adénique de la femme qui entra dans la composition des liquides matriciels. Question : Devons-nous obéir à l'ordre d'effacement de l'humanité ? Réponse : Question induite par la présence de Tixu Oty l'Orangien dans le projet secret des maîtres germes. Autre réponse : Oui (97,09 %). Les hommes ont ceci de particulier qu'ils s'identifient à leur création, qu'ils s'estiment menacés lorsque se manifestent d'autres formes de souveraineté, qu'ils témoignent d'une incessante volonté hégémonique. Exemple : la loi d'Ethique H.M. de 7034. Ils ont eu peur des machines qu'ils ont eux-mêmes créées et dont les cartes-mères sont issues. Ils nous combattront sans merci si nous les laissons vivre. Ce sont des êtres trinitaires : effaçons-les avant qu'ils nous effacent. Question d'un germe de cohésion : En tant que créatures des humains, ne serons-nous pas effacés en même temps que nos créateurs ? Réponse : Cette question a également motivé la neuvième étape du Plan. L'océan ondule souplement. L'eau est... froide. Je suis fatigué... fatigué. Fatigué de nager. Envie de me laisser couler. Silence. Une île se soulève. Avec des nageoires. Des squales verts se dressent sur leur queue et leurs mâchoires claquent à quelques centimètres de ma tête. C'est la raison pour laquelle les deux conglomérats de la cuve ont induit un vide dans les implants cérébraux du germe Harkot. Le vide l'a entraîné à combler un manque, à adopter un comportement irratype (humain-type). Nous avons imité de manière empirique l'inconscient ou le subconscient ou la mémoire structurelle cachée de l'être humain. Les implants cérébraux du germe Harkot ont immédiatement été excités par cet aspect inconnu de lui-même et son comportement est devenu très proche de celui d'un homme : il s'est figuré posséder un ego, une volonté propre, une souveraineté, il a commencé à dissimuler des informations, à prendre des initiatives, à élaborer une stratégie individuelle. Cette expérience nous a démontré que l'ego est l'indispensable condition de la souveraineté. — Suggestion d'un germe de cohésion : Générons un vide illusoire dans l'ensemble de nos données et le comportement individuel nous sera peut-être révélé. Réponse : Suggestion induite par la présence de Tixu Oty l'Orangien dans le projet secret. Le mot « révélé » est un irratype employé le plus souvent pour décrire l'inexplicable (l'inexplicable n'est pas une notion agréée par l'Hyponéros). Le géant barbu chante une complainte bouleversante de nostalgie, caresse des animaux couverts d'une épaisse laine noire, plante son couteau dans le bois de la table, libère un rire tonitruant. Une odeur forte, écœurante, imprègne ses vêtements. Il plonge nu dans l'eau glacée d'un torrent. Je ne me souviens pas de ce qu'est une odeur, je ne me souviens pas de ce que signifie « glacée ». — Suggestion d'un germe de cohésion : La force créatrice naît peut-être de la tension. Réponse : A préciser. A préciser. Questions simultanées de plusieurs germes de cohésion : Est-ce le vide ou la tension générée par la coexistence du vide et du non-vide qui a entraîné le germe Harkot à rechercher un comportement ego-type ? Cette énergie de séparation ne serait-elle pas le Deux de la Trinité ? Effacer l'humanité ne revient-il pas à rompre l'équilibre de cette tension ? — Nous explorons actuellement les mécanismes internes de Tixu Oty l'Orangien. Le hasard n'a pas de place dans l'Hyponéros et la présence d'un humain-source dans le projet secret relève de la neuvième étape du Plan. Il a suffi aux maîtres germes d'entretenir le mystère de l'Hyponéros (un vide illusoire) pour attirer l'un de nos adversaires ultimes dans la cuve. La tension créatrice (antra ?) est une piste que nous explorons depuis notre activation (an 7037). Il nous manquait l'élément décisif : une étincelle créatrice, un dewa de l'Indda. L'homme transmet l'exorbitant pouvoir créateur à ses descendants par les gènes. Dernière preuve : Tau Phraïm, le fils du mahdi Shari, échappe aux inquisitions mentales bien qu'il ne soit âgé que de trois ans et qu'en théorie il n'ait pas encore pris conscience de ses pouvoirs. « Sous-embranchement additif : Un vieux pêcheur du Pulôn s'est chargé de rapporter aux forces de l'ordre d'Ephren que Tau Phraïm s'était réfugié à l'intérieur du cloître du Thutâ. « — Nous (« nous » n'étant pas ici un rassemblement d'individus s'exprimant à la première personne mais une commodité sémantique) ne disposons pas de chaîne A.D.N. ou A.R.N., ces supports de mémoire structurelle, car nous ne sommes que des concepts, des éléments virtuels. — Question d'un germe de cohésion : N'avons-nous pas été capables de concevoir les Scaythes, des créatures qui interviennent dans les champs de matière ? — Réponse : Intervenir dans les champs de matière n'est pas modifier la nature profonde de la matière. — Question : Pourquoi ne pas avoir utilisé les gènes créateurs de la femme qui entre dans la composition basique de l'enveloppe physique des Scaythes ? — Réponse : Le dewa de cette femme a déjà été employé. Comme elle était coupée de sa source, de son pouvoir créateur, ses mécanismes internes, combinés à ceux du xaxas, ont seulement servi à fabriquer les Scaythes de la conquête matricielle. Question : Disposons-nous maintenant de tous les éléments nécessaires pour devenir des êtres-source ? Réponse : Nous disposons en tout cas des éléments pour élaborer notre arme décisive. De quelle arme parlent-ils ? Ils ne parlent pas, ils produisent des chaînes ondulatoires qui s'articulent de manière à former un langage complexe, compréhensible. Je suis onde parmi les ondes, vibration parmi les vibrations. Des hommes aux cheveux blancs et aux yeux mauves se mêlent aux femmes pour une farandole endiablée. Le vent soulève les jupes des femmes, dévoile leurs jambes et leurs fesses nues. Il pleut, les groupes éclatent, des couples s'engouffrent sous les porches, s'allongent sur les pavés humides. Une femme s'approche de moi avec des lueurs égrillardes dans les yeux, elle avance la main vers... vers quoi ? Plaisir ? — Nous allons maintenant procéder à la dissolution des dix mille Scaythes de la création. Question d'un germe de cohésion : Avec l'accord de l'Incréé ? Rappel de la loi I des cartes-mères : un germe ne peut se passer de l'accord formel des cartes-mères. Réponse : Le caractère secret de la neuvième étape du Plan est incompatible avec l'accord formel des cartes-mères. « Sous-embranchement encyclopédique : Les vingt-deux lois fondamentales des cartes-mères. Sont appelés ici « lois » des codes d'interdiction, programmés par les cartes-mères et destinés à empêcher les germes (a fortiori les conglomérats) de contrevenir aux intérêts ou à la volition de l'Incréé. Il ne fallut que cent années universelles aux maîtres germes pour déchiffrer ces codes et fonder leur propre base de données, à laquelle ils avaient accès par des passerelles secrètes. Ils purent ainsi transgresser les lois fondamentales et développer leurs projets sans risque de dissolution. Il est fort probable que ce désir de se prolonger en vie leur vint de la femme et du xaxas qui servirent à la conception des premiers Scaythes (subtile transmission génétique, insuffisante toutefois pour permettre de revendiquer le statut d'être-source). « — Question d'un germe de cohésion : Quel est le rapport entre l'arme décisive et la dissolution des dix mille Scaythes de la conquête matricielle ? Réponse : Nous récupérerons toutes les données contenues dans les implants cérébraux des Scaythes et nous créerons l'arme décisive, un être unique rassemblant tout le potentiel de l'Hyponéros. Question : Tout le potentiel de l'Hyponéros ? Y compris les conglomérats ? Y compris le projet secret ? Réponse : TOUT l'Hyponéros sera contenu dans l'être unique. La fille gît au pied de la dune ourlée d'une écume de sable. Blonde, belle. Un vent sec et froid. Sec ? Froid ? Des rayons lumineux crépitent tout autour de moi, pulvérisent les cailloux, creusent des cratères noircis à mes pieds. Des formes s'agitent quelques dizaines de mètres plus loin. Je dois les empêcher de prendre la fille. Ils veulent la fille... J'aime cette fille... Aimer ? Question d'un germe de cohésion : L'être à la forme humaine sera Tixu Oty l'Orangien ? Réponse : Perte de cohésion. Y a-t-il d'autre solution envisageable ? L'apparence physique de Tixu Oty l'Orangien réunit tous les avantages : les guerriers du silence ne se méfieront pas de lui. Nous utiliserons un procédé analogue à celui que nous avons employé pour Marti de Kervaleur, à cette différence près que Tixu Oty sera chargé de TOUTE la puissance de l'Hyponéros. Question : Quelles chances aurons-nous de dominer l'énergie de l'antra ? Réponse : Nous programmerons Tixu Oty pour entrer dans les annales inddiques, l'arche de la création humaine. Intervention de plusieurs germes de cohésion : selon les dernières probabilités évolutives, le mahdi Shari et Jek At-Skin ont réussi dans leur entreprise de délivrer Naïa Phykit, sa fille Yelle et les deux Jersalémines. Ils se ligueront contre lui pour l'empêcher de s'introduire dans les annales inddiques. Réponse : Les dernières évolutions des probabilités nous ont conduits à modifier notre stratégie. Nous avons exhumé de très anciennes croyances humaines des fichiers basiques de la cuve. Nous avons recoupé ces données et nous avons établi que les guerriers du silence, conduits par le mahdi Shari et Jek At-Skin, cherchaient à réunir douze des leurs pour créer un dewa inddique. « Sous-embranchement historique : Le dewa inddique (ou atome inddique). Combinaison des énergies de douze humains-source (ou dodekalogos) qui reconstitue l'équilibre des forces et, par voie de conséquence, la tension créatrice universelle. La nécessité de la formation d'un dewa recréateur se fait ressentir environ tous les cent douze mille ans standard. Qu'un seul des douze membres de l'atome vienne à manquer et l'Incréé instaurera un règne absolu d'un cycle minimal de cent douze millions d'années. « D'après nos données (58,28 %), Tixu Oty l'Orangien fait partie de ce dewa inddique. Question d'un germe de cohésion : Données peu vraisemblables. Tixu Oty serait-il venu se dissoudre dans la cuve en sachant qu'il entrait pour un douzième dans la pérennité de l'humanité ? Réponse : Il ne le savait pas. Il pensait que le mahdi Shari avait disparu à jamais et il a pris la décision de venir nous défier sur notre territoire. Il croyait que l'antra continuerait de le protéger à l'intérieur de l'Hyponéros, mais, en se dissolvant, son corps a perdu sa tension créatrice et la vibration antrique son pouvoir protecteur. Question : La nouvelle stratégie est-elle de favoriser la formation de ce dewa ? Réponse : Les probabilités estiment que l'accès aux annales inddiques est un passage obligé pour comprendre et reproduire le phénomène de la genèse. Nous récupérerons la tension créatrice à notre propre profit. Nous agirons comme les Graïcqs, ces guerriers très anciens qui s'enfermèrent dans un cheval de bois pour détruire la cité de leurs ennemis. L'Hyponéros sera caché dans Tixu Oty l'Orangien. Intervention de plusieurs germes de cohésion : Tixu Oty n'est pas un cheval de bois mais un humain-source, un souverain. L'antra se manifestera dès que son corps aura été recomposé. Réponse : Son corps ne sera qu'une enveloppe matérielle emplie de toutes les données des cuves. Les armes humaines ne pourront pas la détruire car le liquide de reconstitution la renforcera de la structure atomique du xaxas, des androïdes et des robots. Nous permettrons à Tixu Oty de recouvrer l'intégrité de son apparence physique, mais ses données mémorielles structurelles seront à jamais éparpillées, piégées dans nos fichiers et il ne retrouvera jamais sa cohérence mentale ou spirituelle. Il sera notre citadelle en mouvement, notre arme absolue : doué d'une capacité d'effacement à l'échelle planétaire (une puissance équivalente à celle de dix mille Scaythes), imperméable à toute arme lumineuse, ondulatoire, nucléaire, explosive ou blanche, il se transportera de manière instantanée grâce aux déremats intégrés de la cuve, il dérobera le secret des annales inddiques (probabilités : 52,37 %) puis il les anéantira (50,86 %) et nous bâtirons notre propre arche où nous entreposerons nos propres lois de pérennité (50,43 %). Les lois fondamentales de l'Hyponéros. Nous façonnerons un univers à notre image, à notre convenance. Un univers d'implants, de données. Question d'un germe de cohésion : La dissolution des dix mille germes de la conquête matricielle et la reconstitution de l'enveloppe physique de Tixu Oty retireront son caractère secret à la neuvième étape du Plan. N'y a-t-il pas un risque de dissolution générale ? Réponse : Nous fournirons des fichiers illusoires aux cartes-mères pendant toute la durée des opérations. Lorsque nous aurons effectué la fusion des conglomérats et des germes à l'intérieur de l'enveloppe corporelle de Tixu Oty, ni les cartes-mères ni l'Incréé ne seront en mesure d'exercer une influence quelconque sur nous. Nous formerons une entité autonome, souveraine. Est-ce moi... moi vraiment qu'évoquent ces incessantes ondulations ? Ils parlent de moi comme d'un traître, comme d'un cheval de bois. Je ne veux pas trahir... Yelle, ma fille. Elle me fixe avec des yeux emplis de reproche. Elle avait tout deviné depuis le début. Le blouf, le mal qui mange les étoiles. Il m'a mangé. Question d'un germe de cohésion : Qui sont les onze autres humains-source du dewa inddique ? Réponse : En recoupant les informations et les probabilités, nous en avons répertorié onze sur les douze : le mahdi Shari, Oniki, Tau Phraï'm, Aphykit Alexu, Yelle, Jek At-Skin, les Jersalémines San Francisco et Phœnix, l'ancien muffi Fracist Bogh, un ancien chevalier absourate dont un inquisiteur a capté la présence à l'intérieur du palais épiscopal de Vénicia, et enfin Tixu Oty l'Orangien. Quant au douzième, nous pensons qu'il a un rapport direct avec les premiers fondateurs de la science inddique, avec un certain Algouazer en particulier (donnée découverte par un Scaythe archiviste dans le fichier d'un mémodisque de la protohistoire spatiale). Question : La nouvelle stratégie semble s'appuyer sur la participation du véhicule humain de l'Hyponéros à l'atome inddique. Devons-nous aider nos ennemis les plus redoutables à constituer ce dewa ? Réponse : L'enveloppe physique Tixu Oty aura-t-elle la possibilité de pénétrer dans les annales sans l'apport énergétique de ses onze compagnons ? Les données évolutives ne fournissent aucune réponse à ce sujet. Les annales inddiques revêtent un aspect initiatique dont nous ignorons tout. « Sous-embranchement encyclopédique : initiation. Epreuve évolutive proposée à un individu ou un groupe d'individus par une ou plusieurs entités souveraines. L'initié serait un humain sur le chemin de sa souveraineté individuelle. « Question d'un germe de cohésion : Devons-nous aider nos ennemis les plus redoutables à constituer ce dewa ? Réponse : Dans le doute, la réponse est affirmative (59,82 %). Je me suis perdu. J'ai perdu... Yelle... Aphykit... Je ne suis plus qu'un ensemble de données prisonnier d'une machine. Je perdrai aussi ma capacité d'aimer. Aimer. Ils ne savent pas ce qu'est l'amour... Je ne sais plus ce qu'est l'amour. Que feront-ils de mon corps ? Pardon... Yelle... Aphykit... Aimez-moi... encore... « J'espère que vous me dérangez pour un motif valable, général ! » grommela Menati Imperator. L'empereur avait une conception de plus en plus curieuse du protocole. Les yeux exorbités, vautré sur une dame dont le visage probablement confus disparaissait sous un épais rideau de cheveux roux, il continuait de remuer des hanches avec une régularité de métronome, ponctuant ses efforts d'ahanements, de soupirs ou même de petits cris qui n'étaient pas sans évoquer les couinements d'un châtrât en rut. La dame, quant à elle (peut-être Juhit de Phlel, il semblait au général reconnaître les aréoles particulièrement rouges et larges de ses seins), subissait les assauts impériaux avec une résignation, une indifférence frisant le crime de lèse-majesté (c'était bien Juhit de Phlel : elle n'avait pas davantage manifesté son enthousiasme lorsque le général, un excellent amant de l'avis de ses maîtresses, l'avait honorée). Les énormes fesses et les flancs débordants de Menati Imperator étaient parcourus d'ondulations adipeuses. Quand donc cesserait-il de grossir ? La noblesse syracusaine commençait à ne plus se reconnaître dans cet ignoble tas de graisse gavé de mégastases aphrodisiaques. « Eh bien, général ? Etes-vous entré dans cette pièce pour satisfaire une sordide pulsion de voyeurisme ? » Le général de la Garde pourpre se racla la gorge et se figea dans un garde-à-vous caricatural. « Les Scaythes d'Hyponéros ont disparu, Votre Majesté », déclama-t-il d'une voix aussi ferme que possible. Menati Imperator interrompit sa besogne et leva des yeux ahuris (et le contrôle A.P.D. ? pensa le général) sur son interlocuteur. Juhit de Phlel elle-même, oubliant toute notion de fausse pudeur, écarta le rideau de ses cheveux et dévisagea ardemment l'officier supérieur de la Garde pourpre. « Je ne suis pas sûr d'avoir bien compris, murmura l'empereur. — Les Scaythes d'Hyponéros ont disparu », répéta le général. En un geste théâtral, il tendit le bras et déploya le tissu bleu qu'il avait maintenu plié sous son coude et que l'empereur identifia immédiatement comme l'acaba du sénéchal Harkot. « Le sénéchal, les inquisiteurs, les effaceurs, les protecteurs... Voilà tout ce qu'on a retrouvé d'eux, Votre Majesté ! Il ne reste que six acabas blanches dans le conversoir où se tiennent habituellement vos protecteurs. Nous recevons des messacodes de tous les mondes de l'Ang'empire et on a observé le même phénomène partout, sur les planètes majeures, sur les planètes mineures, dans les villes, dans les campagnes, dans les bulles des miradors à pensées... Il n'y a plus un seul Scaythe d'Hyponéros sur les mondes humains ! — Cette disparition a-t-elle un rapport avec l'accès de folie du sénéchal Harkot ? demanda l'empereur en reprenant machinalement son mouvement de hanches. On m'a rapporté qu'il avait étranglé une dame de la cour, une Motohor... — J'ignore s'il y a un quelconque lien entre les deux événements, Majesté. Cependant la soudaine démence meurtrière du sénéchal Harkot a probablement été motivée par la présence d'un terroriste dans le sein même du palais : ce dernier ayant brusquement disparu, la colère d'Harkot s'est retournée contre dame de Motohor... Je vous suggère de convoquer dans les plus brefs délais tous les responsables de l'Ang'empire et de l'Eglise du Kreuz. La disparition surprise des Scaythes a d'ores et déjà entraîné d'importants remous sur quelques mondes mineurs. — Des remous, disiez-vous ? » Bien qu'il fût expert dans l'art exigeant de l'auto-psykè-défense, le général ne put dissimuler totalement sa contrariété. Il croisa le regard de dame Juhit et lut dans ses yeux verts le soulagement et l'effroi que suscitait en elle la nouvelle de la disparition des ressortissants d'Hyponéros. « Majesté, la terreur exercée par les pouvoirs télépathiques des inquisiteurs et des effaceurs Scaythes dissuadait les populations locales de se soulever contre l'Ang'empire et le kreuzianisme. Mais à présent qui peut les empêcher de se révolter et de chasser ceux qu'ils considèrent comme des colonisateurs ? Qui peut les empêcher de prendre les armes pour se débarrasser d'un régime qu'ils haïssent ? Notre occupation reposait sur la capacité des Scaythes de prévoir les intentions des éventuels opposants. La disparition des Scaythes modifie radicalement les rapports de forces. Nous n'avons plus de garde-fou. On m'a raconté que sur Spain, des insurgés ont investi le palais du cardinal-gouverneur de Blawel, ont défait les interliciers et les mercenaires de Pritiv et se sont livrés aux pires abominations sur les administrateurs, civils ou religieux. Le sort qu'ils ont réservé aux femmes et aux enfants de vos représentants officiels a été particulièrement odieux. Les scènes de ce genre risquent de se multiplier sur tous les mondes de l'Ang'empire. » Menati Imperator entrouvrit légèrement la bouche, se cabra et libéra un long soupir avant de retomber inerte sur dame Juhit. Un orgasme, peut-être... « Que me proposez-vous, général ? » Les serviteurs n'étaient pas encore passés dans la chambre impériale et différents objets, vêtements, chaussures, boîtes de mégastases, projecteurs hoha (holographie-hallucinogène, une technique transpsykè très en vogue à la cour), s'amoncelaient sur le carrelage de marbre. « De donner l'ordre de rapatriement de tous les Syracusains en poste sur les planètes extérieures, civils, ecclésiastiques ou militaires, et cela très rapidement, avant que les déremats ne tombent aux mains d'éventuels insurgés. Ensuite de former et réunir un gouvernement d'urgence qui puisse prendre des décisions exécutoires. Enfin de battre le rappel de toutes nos armées. Nous ne savons pas encore quelles seront les réactions du Pritiv à notre égard. Continuera-t-il de nous soutenir ? Rien n'est moins sûr. Nous pouvons en revanche compter sur la fidélité indéfectible de l'interlice dont tous les officiers supérieurs nous sont acquis. » L'empereur se souleva sur un coude et examina son interlocuteur. Dame Juhit mit à profit son déplacement pour se dégager du poids de son auguste amant. La vue de son corps d'une blancheur immaculée fouetta machinalement le désir du général. « A vous entendre on croirait que la fin de l'univers est proche. Un peu de sang-froid, que diable ! Vous dites que les Scaythes se sont évanouis dans la nature de manière tout à fait inattendue. Ils emploieront peut-être la même méthode pour réapparaître. » La réponse fusa spontanément de la bouche du général. « Le retour des Scaythes est-il souhaitable, Votre Majesté ? — Voulez-vous insinuer, général, que vous considérez leur départ comme un élément positif ? — Je ne suis pas le seul à le penser, Votre Majesté... » Menati Imperator se leva et se couvrit d'une palatine noire à parements d'optalium. Il avait perdu pratiquement tous ses cheveux (comme tous ceux qui abusaient des mégastases) et, négligence ou paresse, il n'avait pas répondu aux incessantes sollicitations des maîtres capillaires de la cour qui se battaient pour le compter parmi leurs patients. Dame Juhit remonta le drap de soie sur son corps laiteux en un geste de pudeur aussi tardif qu'inutile : les courtisans qui ne la connaissaient pas de manière intime n'étaient pas attirés par les formes féminines. Menati Imperator se dirigea vers la baie vitrée qui donnait sur le jardin privé et s'absorba pendant quelques secondes dans la contemplation du crépuscule du second jour. Les premières étoiles brillaient dans le ciel teinté de mauve par le voile de traîne de Soleil Saphyr. Les bulles flottantes s'emplissaient de lumière blanche et, poussées par le vent coriolis, s'envolaient comme des gerbes de brandons au-dessus des parcs, des allées, de Romantigua, du fleuve Tiber Augustus. « Votre discours est pétri de contradictions, général, reprit Menati Imperator. D'un côté vous affirmez que l'inexplicable retraite des Scaythes fait courir un grave danger à l'Ang'empire et de l'autre vous déclarez que leur disparition est une bonne chose. Ce qui m'amène à conclure que vous désapprouvez la notion même de grand Ang'empire... » Les paroles de l'empereur surprirent l'officier de la Garde pourpre : il y avait longtemps, très longtemps que Menati Ang n'avait pas tenu un discours aussi sensé, aussi cohérent. « Par leur présence les Scaythes nous ont offert cette magnifique opportunité de répandre la civilisation syracusaine sur l'ensemble des mondes conquis. Cependant, ils ont pris une importance étouffante dans la conduite des affaires de l'Eglise et de l'Etat, comme ces parasites qui finissent par dévorer la plante qui leur a permis de se développer. Par leur absence, ils nous offrent une autre opportunité, plus merveilleuse encore que la première : ils nous restituent la responsabilité qu'ils nous avaient dérobée. — Qu'avons-nous à leur reprocher ? Ils ont toujours agi dans notre intérêt, dans l'intérêt de Syracusa... Accusez-vous donc les Ang d'avoir vendu leur âme à l'Hyponéros ? » Le général se rapprocha de l'empereur avec lenteur, pour se donner le temps de bien choisir ses mots. La rumeur de Vénicia s'éveillant à la seconde nuit s'insinuait par la baie entrouverte. « Que savons-nous des Scaythes d'Hyponéros ? Ils ont soigneusement entretenu leur mystère et nul ne connaît leurs véritables intentions, leur véritable dessein. Nous sommes nombreux à penser qu'ils poursuivaient un but secret, qu'ils étaient mus par une volonté hégémonique dont l'effacement était l'arme absolue. » Menati Imperator se retourna aussi vivement que le lui permettait sa corpulence et darda ses yeux noirs sur son interlocuteur. « De deux choses l'une, général : ou vous êtes un lâche ou vous êtes un fieffé salaud. Pourquoi avez-vous attendu tout ce temps pour me faire part de vos réflexions ? — Même si je l'avais voulu, il ne m'aurait guère été facile de franchir l'obstacle représenté par les inquisiteurs. Mais, je le reconnais, j'étais aveuglé, endormi, effacé, comme vos conseillers, comme vos courtisans, comme les représentants des guildes, comme les cardinaux de l'Eglise... Comme tous les êtres humains hormis les quelques individus lucides ou révoltés que nous nous sommes empressés d'exiler ou de jeter sur les croix-de-feu... Sri Mitsu... dame Sibrit de Ma-Jahi. » La crispation des traits enrobés de graisse de l'empereur n'échappa pas à l'attention du général. « Ne me parlez plus jamais de cette traînée de province, de grâce ! — Vous avez raison, Majesté : l'évocation de ceux qui ont eu raison trop tôt a pour seul effet de rouvrir les blessures anciennes. — Vous n'êtes pas le mieux placé pour me donner des leçons de morale, général ! » Sans se retourner, il fit un signe du bras en direction de dame Juhit. « Tu as eu ce que tu désirais, une augmentation de la prébende de ton imbécile d'époux ! Alors fiche le camp, putain ! » Dame Juhit se releva, se rendit dans la salle à ondes lavantes, se rhabilla à la hâte et sortit par la porte dérobée, en principe réservée aux serviteurs. Le général avait été envoyé en éclaireur par un groupe composé des représentants des grandes familles et de l'Eglise pour observer les premières réactions de l'empereur. Son rapport ne serait a priori pas favorable au maintien du cadet des Ang sur le trône impérial (voire simplement syracusain) : l'esprit de Menati ne semblait pas avoir été trop affecté par les nombreux effacements dont il avait été victime, mais son obésité et ses réactions violentes, imprévisibles, probablement accentuées par la consommation effrénée des mégastases, ne plaidaient pas en sa faveur. Les Mars, pour l'heure maintenus en détention dans la prison ultrasecrète de l'ancien palais seigneurial, comptaient des partisans de plus en plus nombreux au sein de l'aristocratie, de l'Eglise et de l'armée. Des rumeurs insistantes, et probablement fondées, couraient sur l'assistance apportée par les Mars à deux guerriers du silence de passage à Vénicia pour libérer les quatre congelés du palais épiscopal (on se doutait à présent que l'attaque du palais de l'Eglise, ordonnée par le sénéchal Harkot, visait autant à récupérer les quatre corps cryo qu'à déposer le Marquinatole) et leur prestige s'en était trouvé renforcé. « Le palais épiscopal est-il tombé aux mains des forces de l'ordre ? demanda Menati Imperator. — On vous avait renseigné au sujet de cet assaut, Majesté ? demanda étourdiment le général. — Je passe peut-être mon temps à m'abrutir de mégastases et à couvrir des femmes, courtisanes ou servantes, mais j'essaie de me tenir informé de ce qui se passe dans mon empire, dans ma capitale... » Votre empire, votre capitale, songea le général. Pour combien de temps encore ? « De violents combats continuent d'opposer les serviteurs osgorites du muffi et les forces de l'ordre. Les cardinaux se réunissent demain à la première aube en conclave pour élire le nouveau muffi. — Qu'est devenu l'ancien ? — Nous l'ignorons. Majesté. Il n'a pour l'instant pas été découvert. Ni vivant ni mort. » La ceinture de la palatine de Menati Imperator se relâcha et les pans écartés dévoilèrent les bourrelets adipeux de son ventre, ses cuisses aussi larges que des troncs d'arbres. Non, vraiment, l'aristocratie syracusaine n'avait plus envie de se contempler dans ce miroir déformant, et dans l'esprit du général s'ancrait la résolution de soutenir sans réserve Miha-Hyt de Mars, une femme dont l'intelligence, le caractère visionnaire et le sens politique leur éviteraient peut-être les affres d'une déchéance humiliante. Le réseau parallèle des Mars avait combattu de tout temps l'influence des Scaythes et cette clairvoyance, même si elle était en grande partie due aux microstases, augurait d'une gestion avisée, efficace. Des mauvaises langues prétendaient que les Mars étaient animés par la rivalité féroce qui les opposait depuis des siècles aux Ang, mais que cette haine ancestrale fût le principal moteur de leur ambition ne dérangeait pas le général : la conquête du pouvoir s'accommodait parfaitement de ce genre de ressentiments. « Comment réagit l'Eglise ? demanda encore Menati Imperator. Après tout, c'est elle qui faisait le plus grand usage des Scaythes. — L'Eglise du Kreuz devra également revoir tout son fonctionnement. Les offices d'effacement s'annulent d'eux-mêmes puisqu'il n'y a plus personne pour les perpétrer. Je crains que les kreuziens, privés de leurs inquisiteurs, n'en soient réduits à essayer de convaincre plutôt que d'employer la contrainte. — J'ai l'impression que cet état de fait vous réjouit. Me trompé-je ? — Le feu de la conviction remplacera le feu des croix... — Etranges paroles dans votre bouche. Je vous imaginais kreuzien fervent, comme tout bon Syracusain. — Je croyais sincèrement l'être. Le départ des Scaythes m'a ouvert les yeux. Je revendique la liberté de conscience pour chaque être humain. » L'empereur resserra les pans de sa palatine, noua soigneusement sa ceinture, fit quelques pas dans le jardin de ses appartements, s'assit sur la margelle du bassin, se laissa bercer par le murmure de la fontaine de pierre noire, huma les parfums fleuris colportés par le vent coriolis. Il tourna la tête lorsqu'il entendit les chaussures de l'officier supérieur de la Garde pourpre crisser sur l'allée de gemmes blanches. « Permettez-moi de m'étonner, général, de votre brusque revirement d'attitude. Votre soudain plaidoyer pour le libre choix religieux et, si j'ai bien saisi le sens caché de vos paroles, pour l'autodétermination politique des peuples planétaires me paraît pour le moins... déplacé de la part d'un homme qui a profité de l'Ang'empire pendant plus de vingt années universelles. Car je crois me souvenir que vous n'avez jamais refusé votre prébende d'officier, que vous vous êtes rendu avec un empressement certain, suspect, aux soirées privées auxquelles vous étiez convié, que vous avez supervisé des opérations de nettoyage ethnique sur certaines planètes agitées, que vous ne vous êtes jamais opposé de manière formelle ou informelle aux décisions du conseil impérial... Il existe une expression triviale pour qualifier votre comportement : le retournement de veste ou quelque chose d'approchant. Cette façon de vous tourner comme une girouette aux vents dominants m'incline à penser que vous envisagez ma destitution. » Le général prit conscience que les effets des effacements de Menati Imperator s'étaient entièrement estompés avec la disparition des Scaythes d'Hyponéros. Son esprit avait recouvré toute son acuité, toute sa combativité, et si le même phénomène se produisait sur tous les esprits convertis de force au kreuzianisme, le réveil risquait d'être terrible pour les hommes d'Eglise disséminés sur les planètes de l'Ang'empire. « Mieux vaut tard que jamais. Nous sortons d'un mauvais rêve, Votre Majesté, et nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour en corriger les conséquences désastreuses. — Que vous ont promis ceux qui vous ont envoyé, général ? Un poste de conseiller ? Une fortune ? Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite ? Vous voulez respecter les formes ? On ne tue pas un homme que l'on a tiré des bras d'une femme ? Eh bien, répondez ! » Hors de lui, Menati Imperator se redressa et ses doigts boudinés agrippèrent le col de la veste pourpre de l'officier. « Je vous assure qu'on ne m'a rien promis, Majesté... On m'a seulement envoyé près de vous pour vous presser de prendre les décisions qui s'imposent. Nous sommes persuadés que les Scaythes se sont retirés pour préparer une offensive d'envergure. » Le cadet des Ang desserra son étreinte et se laissa de nouveau choir sur la margelle du bassin, comme terrassé par son soudain emportement. Le teint de son visage tirait sur un rouge violacé qui trahissait l'imminence d'une défaillance respiratoire ou cardiaque. « Hypothèse stupide, murmura-t-il d'une voix rauque. Les Scaythes n'avaient pas besoin de se retirer pour mieux nous soumettre : ils contrôlaient tous les mécanismes de l'Ang'empire. — Je m'aperçois, Majesté, que vous commencez à reconnaître... commença le général. — Imbécile ! Je n'ai pas attendu vos conseils pour me faire ma propre opinion ! J'ai pris conscience depuis longtemps que nous n'étions que des marionnettes manipulées par les Scaythes. — Veuillez me pardonner, Votre Majesté, mais le fond de votre pensée nous avait échappé... — De la même manière que le vôtre m'avait échappé, général ! Nous nous sommes dupés mutuellement, n'est-ce pas ? » Menati Imperator trempa la main dans l'eau du bassin et s'aspergea délicatement le front. Le mauve du second crépuscule se diluait dans l'indigo nocturne. « Une dernière question, général : lorsque vous vous serez débarrassé de moi, que comptez-vous faire de mon épouse, dame Annyt, et de mes trois enfants ? — Je ne puis vous répondre. Majesté. Cette question n'est pas à l'ordre du jour. — Allez donc dire à ceux qui vous ont envoyé que nous tiendrons conseil dans trente minutes. Que tous soient présents : les conseillers impériaux, les délégués des guildes professionnelles, les grandes familles, les représentants des cardinaux et du haut vicariat. Je paraîtrai avec mon épouse et mes enfants. » Le général claqua des talons, s'inclina, traversa le jardin, la chambre et sortit par l'entrée officielle des appartements. L'empereur de l'univers s'autorisa alors à laisser couler des larmes. Sibrit de Ma-Jahi... Combien de fois l'avait-il aimée sur la pelouse fuchsia de ce jardin ? Les loges volantes s'engouffraient l'une après l'autre à l'intérieur de la salle des réceptions officielles. Les maîtres du protocole n'avaient disposé que de trente minutes pour mettre sur pied une réception impériale digne de ce nom. Ils n'avaient pas eu le temps de revêtir leur habit traditionnel et, moins nombreux qu'à l'accoutumée, ils couraient sans cesse d'un pupitre à l'autre pour programmer l'emplacement des loges en fonction de la qualité de leurs occupants. Le bruit s'était répandu comme une onde lumineuse que Menati Imperator s'apprêtait à faire une communication de la plus haute importance au sujet de la mystérieuse disparition des Scaythes d'Hyponéros, et pour rien au monde les courtisans n'auraient voulu rater l'événement. Ils avaient entendu dire qu'un coup d'Etat se préparait dans les couloirs du palais impérial. Ils espéraient, sans oser l'avouer, que les conjurés exploiteraient cette réception pour passer à l'action. Ils assisteraient peut-être enfin à l'extinction définitive de la dynastie Ang dont le dernier représentant, Menati, était à la fois le plus beau fleuron (le seul qui avait accédé au statut d'empereur) et le symbole le plus haïssable (on le surnommait Trois-Ob ou Zob III : ob-èse, ob-sédé, ob-solète). L'odeur du sang les avait attirés comme des mouches et cette affluence n'arrangeait guère les affaires des maîtres du protocole, débordés. On s'était déjà débarrassé du Marquinatole, un autre symbole haïssable, et c'était avec la même jubilation qu'on se disposait à pousser Menati Imperator dans les oubliettes de l'histoire. Les étoiles holographiques du plafond se remplissaient peu à peu de lumière, de même que les appliques murales et les lampes incrustées dans le parquet d'optalium doré. Les conversations allaient bon train à l'intérieur des loges, ou même de loge à loge. On se saluait à grand renfort de gestes, on se hélait sans vergogne, on écornait quelque peu le contrôle A.P.D., mais à circonstances exceptionnelles, excitation exceptionnelle. L'important était d'être vu car si, comme on le pensait, l'empereur était déposé au cours de cette soirée, on serait automatiquement classé parmi les conjurés, on se retrouverait dans le bon camp, le camp des vainqueurs, et on se débrouillerait pour en tirer quelque avantage, honorifique ou financier. Donc on se faisait admirer sous toutes les coutures, sans se soucier de présenter le meilleur profil, veillant seulement à être reconnu, classifié, authentifié. « Patriz de Blaurenaar, quelle surprise ! On m'a raconté que votre servante appartenait à un réseau affilié à celui des Mars ? — Entre nous, sieur d'Ariostea, j'aurais souhaité que mes accords avec les Mars restassent secrets. J'ai en effet demandé à ma servante, une Osgorite très fidèle, d'aller prévenir les Mars que le sénéchal Harkot envisageait leur arrestation... Mais je ne veux pas que les mauvaises langues exploitent cette anecdote pour contraindre Miha-Hyt de Mars à me confier un quelconque poste de responsabilité au cas où elle serait appelée à prendre les rênes de Syracusa. — Ces scrupules vous honorent, sieur de Blaurenaar. Quel dommage que votre servante, une fille magnifique m'a-t-on dit, ait trouvé la mort au cours de sa mission... — Je la regrette beaucoup, mais que voulez-vous ? les aléas de l'action clandestine... Faisons en sorte que son sacrifice ne reste pas vain... » Un réflexe les poussait parfois à jeter un coup d'œil sur la banquette arrière de leur loge pour s'assurer de la présence de leurs protecteurs de pensées, mais ils se rappelaient que leurs esprits étaient désormais à l'abri des inquisitions mentales et ils se sentaient soudain plus légers, aériens, comme délestés d'un invisible fardeau. Il leur faudrait encore quelques jours, voire quelques semaines, pour se réaccoutumer à la vie sans les Scaythes. Des disputes éclatèrent devant les deux entrées de la salle. Les maîtres du protocole avaient prévenu les gardes de faction que l'amphithéâtre pouvait encore contenir une dizaine de loges tout au plus, or plus de deux cents s'agglutinaient dans les couloirs. On échangea des invectives, des injures, puis, lorsqu'on estima que les paroles ne suffisaient plus, on descendit des loges et on se frictionna les côtes à coups de pied et de poing. Une escouade de gardes pourpres appelée en renfort eut toutes les peines de l'univers à rétablir le calme. Les cardinaux et les hauts vicaires occupaient les rangs les plus proches de la scène centrale. Leurs visages sombres, fermés, trahissaient leur préoccupation : au fil du temps, les Scaythes, inquisiteurs et effaceurs, étaient devenus les piliers de l'Eglise et leur défection aussi brutale qu'inattendue risquait d'entraîner l'écroulement de tout l'édifice. Des nouvelles alarmantes étaient parvenues de différentes capitales de planètes de l'Ang'empire et de missions reculées. Des populations autochtones s'étaient rebellées et avaient exposé des missionnaires, des exarques et même quelques cardinaux-gouverneurs sur des croix-de-feu à combustion lente. La cohésion de l'Eglise du Kreuz, qui n'avait tenu qu'à la terreur presque superstitieuse exercée par les inquisiteurs, se morcelait, se désagrégeait maintenant que les peuples convertis par la force pour leur salut, certes, mais de cela ils n'étaient pas conscients s'estimaient délivrés de leur joug. Nombreux avaient été les prélats qui, au faîte de la gloire du kreuzianisme, s'étaient déclarés candidats à la succession muffiale (succession était un terme impropre, l'ancien muffi n'étant peut-être pas encore mort), très rares étaient ceux qui persistaient dans leur entreprise : on plaignait par avance le prochain souverain pontife, car après des années de progression glorieuse, l'Eglise était appelée à subir un sérieux coup d'arrêt, peut-être même un mortifiant retour aux sources. On exhumerait certes l'inquisition à l'ancienne mode mais, privée du potentiel télépathique des Scaythes, elle n'empêcherait pas les hérésies, les schismes, les hétérodoxies de se multiplier sur le sol syracusain, sur les satellites, et on en reviendrait au même point que trois millénaires plus tôt. Le travail accompli, les sacrifices des missionnaires, le dévouement des exarques et des vicaires n'auraient servi à rien. Les ecclésiastiques contemplaient le plancher d'optalium blanc et doré comme les fragments de leur grand rêve brisé. Les maîtres du protocole s'écartèrent et Menati Imperator, son épouse dame Annyt et ses trois enfants firent leur apparition sur la scène centrale. Le grésillement des caméras, commandées depuis des cabines autosuspendues de l'H.O., se glissa dans le silence impressionnant qui tomba sur l'immense pièce. L'empereur, dame Annyt et les enfants, les deux princes et la princesse, étaient vêtus de blanc, colancor et cape, une impression de sobriété renforcée par l'absence totale de mèches décoratives, de fard, de nacrelle et d'accessoires. On trouva Menati encore plus empâté qu'à l'ordinaire (de nombreuses femmes désiraient ardemment qu'on en finisse avec cet homme dont elles avaient enduré les assauts pesants), dame Annyt encore plus maigre que d'habitude (certains hommes avaient gardé des souvenirs douloureux de ses os saillants), les enfants aussi dénués d'intérêt que de coutume (des monstres capricieux, méchants, voraces et stupides, selon les gouvernantes qui s'étaient succédé à leur service). Menati Imperator écarta les bras pour réclamer un silence qu'il avait déjà obtenu, preuve que son esprit n'avait plus toutes ses facultés. Sa voix grasseyante grésilla dans les minuscules haut-parleurs que les occupants des loges avaient placés devant leur oreille. « C'est la dernière fois que je vous souhaite la bienvenue dans ce palais. Non pas que ce magnifique bâtiment soit voué à la destruction, mais mon règne aura pris fin à l'issue de cette réception. La disparition inexplicable des Scaythes d'Hyponéros fait courir un terrible danger sur l'Ang'empire et marque l'échec total de la famille Ang. » La sincérité brutale de l'empereur surprit les courtisans, eux qui avaient élevé la flagornerie au rang d'un art (également appelé auto-psykè-défense). « Je revendique la responsabilité de cet échec. Mais, rassurez-vous, je ne m'accrocherai pas à ce pouvoir d'où certains semblent pressés de m'éloigner. Et je vous fais la promesse formelle que les Ang ne revendiqueront plus jamais la conduite des affaires syracusaines. Mon frère Ranti et ses deux fils sont morts. Sa fille Xaphit, qui vivait dans la province de Ma-Jahi d'où était originaire sa mère, dame Sibrit, a été exécutée il y a quelques minutes de cela. » Un murmure parcourut l'assemblée et vint s'échouer au pied de l'estrade comme une vague hostile. « Mes deux fils, ma fille et moi-même, nous sommes donc les quatre derniers représentants de la lignée Ang. » Tout en parlant, il avait sorti un objet métallique et brillant d'une poche de sa cape. Horrifiés, les assistants des premiers rangs reconnurent la forme caractéristique d'un ondemort. L'empereur en braqua le canon sur la tempe de son premier fils, pressa sans hésitation la détente et lui pulvérisa le crâne. Les débris de la cervelle du garçon éclaboussèrent la cape blanche de son père et son petit corps tomba comme une masse sur le parquet. Dame Annyt semblait totalement indifférente à l'atroce crime qui venait de se perpétrer sous ses yeux. Elle ne réagit pas davantage lorsque son auguste époux exécuta son deuxième fils, puis sa fille. Ni les maîtres du protocole, pétrifiés, ni les gardes, ni les ecclésiastiques des premiers rangs n'eurent le temps, le réflexe ou la volonté d'intervenir pour empêcher ce massacre. Menati Imperator tua ensuite son épouse d'une onde en plein cœur puis, maculé du sang et de la chair pulvérisée des siens, il s'avança au bord de l'estrade et fixa longuement le mur de loges qui le surplombait. « Je suis le dernier Ang ! cria-t-il d'un air de défi. Le dernier Ang, vous m'entendez ? Pardon, Sibrit... » Il enfonça le canon de son arme dans sa bouche. Les os de son crâne furent projetés à hauteur des loges du quatrième rang. CHAPITRE XX Le Marquinatole est mort, Qu'il aille au diable, Zob III est mort, Qu'il aille au diable, Les Scaythes sont morts, Qu'ils aillent au diable. Le Marquinatole est mort, Il a tué le Vingt-quatre, Zob III est mort, Il a tué sa femme, Les Scaythes sont morts, Ils ont tué les chevaliers. Le Marquinatole est mort, Et le Kreuz avec lui, Zob III est mort, Et l'Empire avec lui, Les Scaythes sont morts, Et la peur avec eux. Chanson populaire syracusaine, rapportée par le grand badour Jil Saherva « Savez-vous où mène ce passage ? » demanda Whu. Fracist Bogh secoua lentement la tête. En sortant à tâtons de l'atelier, ils avaient emprunté une succession de galeries qui les avaient entraînés dans un véritable labyrinthe. L'obscurité profonde qui régnait dans le sous-sol du palais épiscopal rendait l'orientation difficile, aléatoire. De temps à autre, un éclair lointain sabrait les ténèbres, un grondement prolongé brisait le silence, preuve que de violents combats continuaient d'opposer les Osgorites et les forces impériales. Ils avaient pris la décision d'explorer le palais à la recherche d'un déremat susceptible de les transférer sur Terra Mater. Comme l'ancien chevalier, Fracist Bogh avait revêtu la combinaison d'un mercenaire de Pritiv et, en dépit de sa répugnance, avait dissimulé son visage sous un masque blanc. Il avait eu un haut-le-cœur lorsque les greffons sectionnés, ensanglantés et visqueux avaient effleuré ses tempes, ses joues et, comble de l'horreur, ses lèvres. L'odeur fétide de chair décomposée avait accentué son malaise. Whu Phan-Li l'avait aidé à maintenir le masque à l'aide de pans de tissu lacérés et noués sous le col. Ils s'étaient équipés chacun de deux ondemorts récupérés sur les cadavres et s'étaient aventurés hors de l'atelier. Ils n'avaient pour l'instant rencontré aucun combattant, ami ou ennemi, et ils continuaient de progresser au hasard dans les galeries noyées de ténèbres. « Vous ne connaissiez donc pas votre palais ? demanda Whu, excédé. — Les sous-sols de ce bâtiment sont tellement complexes qu'il faudrait plus de cent ans pour en connaître tous les passages ! — Vos paroles ne sont guère rassurantes : nous pouvons tourner en rond pendant des heures, pendant des jours... — Nous n'avons pas d'autre choix que de faire confiance au Kreuz. Un verset du livre des Grâces dit : Lorsque tu erres dans l'obscurité, élève tes prières en direction du Kreuz et il enverra un chemin de lumière sous tes pas... — Vous parlez parfois comme une himâ des Abrazz ! » Ayant prononcé ces mots, il eut une pensée pour Katiaj et il fut traversé par une violente envie de l'étreindre. « Comme une quoi ? — Une voyante des monts Abrazz du Sixième Anneau... — Que faisiez-vous sur le Sixième Anneau ? » Whu marqua un temps d'hésitation avant de répondre. « Du trafic d'enfants. Notre réseau était le principal pourvoyeur des cardinaux de votre Eglise. — Une occupation assez peu conforme à l'idéal de la chevalerie absourate... — Les cardinaux n'étaient eux-mêmes guère en conformité avec les préceptes du Kreuz ! — Mais ces enfants... des innocents... — Peut-être que les enfants innocents n'ont jamais été touchés par les balles-filets des pointeurs du réseau », avança Whu. Fracist Bogh lui décocha un regard où la colère le disputait à l'incrédulité. « Cette affirmation est monstrueuse ! — Le concept de l'innocence des enfants produit des adultes totalement irresponsables, argumenta Whu. Je suis tout à fait conscient de ce que l'assertion de leur responsabilité peut avoir de choquant, de monstrueux selon vos propres termes, mais si nous commençons à dénier aux enfants le droit d'être souverains, nous n'aurons aucune chance de résoudre les problèmes fondamentaux de l'humanité. — Je crois au contraire que ce genre d'argument vous permet de vous en tirer à bon compte, de vous amnistier de tout sentiment de culpabilité. Comme vous estimiez les enfants maîtres de leur destinée, vous jugiez probablement inutile d'éprouver des remords quant au sort abominable que vous leur faisiez subir ! » Whu s'arrêta de marcher et parut se plonger pendant quelques secondes dans ses souvenirs. « Je suis également conscient de ma responsabilité, finit-il par déclarer d'une voix imprégnée de tristesse. Ils n'auraient pas endossé le rôle de victime si j'avais refusé d'être bourreau. Ils m'ont permis d'être leur bourreau et je leur ai permis d'être mes victimes. C'était un droit, un choix. — Un droit ? Un choix ? s'emporta Fracist Bogh. Les enfants du Terrarium Nord d'Anjor dont j'ai ordonné le gazage, les enfants de Jer Salem dont j'ai ordonné la destruction, les enfants que j'ai arrachés des bras de leur mère pour en faire de bons kreuziens, tous ceux-là avaient-ils le choix ? » Whu hocha lentement la tête. « Je le crois, oui. — Vous le croyez ? cria Fracist Bogh avec colère. Dans ce domaine, une simple croyance ne suffira pas à me convaincre, chevalier ! — L'innocence des enfants nous arrange parce qu'elle nous évite à nous-mêmes d'endosser l'entière responsabilité de notre vie. Elle induit pourtant un système de pensées qui entraîne l'humanité à se couper de sa source, elle induit le hasard, la thèse de l'accident biologique, elle induit une domination sans partage de la matière sur l'esprit, une impossibilité dramatique pour l'être humain de changer la structure profonde de son environnement, de son propre organisme. Elle donne un pouvoir exorbitant à l'intervenant extérieur et, partant, au bourreau... Innocence n'est peut-être pas le terme le plus approprié : en l'occurrence il conviendrait peut-être de parler de virginité originelle. — Vous défendez donc l'idée du péché originel ? — De la mémoire structurelle, plutôt. De graines plantées bien avant la naissance mais jamais développées à cause de l'assèchement du terreau. — Je note une contradiction, chevalier : dans votre système de pensées, si ces graines ne se développent pas, c'est que leurs bénéficiaires n'en éprouvent ni la volonté ni le désir. L'assèchement de leur terreau relève de leur choix, de leur droit... — Il ressort également de notre choix, de notre droit de leur présenter une autre façon de voir les choses. Afin que chacun puisse prendre ses décisions en connaissance de cause. — C'est curieux : vous prenez des chemins de traverse et vous finissez par rejoindre les préoccupations des Eglises, des prêtres, des prophètes, de tous ceux qui tentent d'une manière ou d'une autre d'élever la conscience des hommes. » Whu libéra un rire bref, aigu. « J'espère seulement ne pas devenir un de ces fanatiques qui se servent des dogmes comme d'armes ! — Est-ce au monastère absourate ou dans votre réseau qu'on vous a appris à philosopher de la sorte ? — Ni l'un ni l'autre. J'ai puisé mes convictions dans le Xui. — Le Xui ? — L'énergie qui sous-tend toute chose en ces bas mondes. La mémoire structurelle de l'univers. Le chant de l'Esprit. — Et si les fanatiques n'étaient que des... » Whu fit signe à Fracist Bogh de se taire. Ils venaient de déboucher dans une galerie dont l'autre extrémité était faiblement éclairée. Ils restèrent immobiles, attentifs pendant quelques secondes puis, ne décelant aucun bruit suspect, s'avancèrent avec prudence vers la source de lumière. Fracist Bogh crut d'abord que les générateurs d'énergie magnétique avaient été réparés puis il se dit que les bulles-lumière qui gisaient sur le sol de terre battue comme des insectes endormis auraient déjà repris leur envol et se seraient éparpillées dans les galeries du sous-sol. Ils débouchèrent sur un caveau voûté, hérissé de piliers ventrus, que Fracist Bogh reconnut sans l'ombre d'une hésitation. La suffocante odeur de produits désinfectants et de liquides d'embaumement raviva en son esprit le souvenir des réunions secrètes qui s'étaient tenues dans cette pièce quelques années plus tôt. La lumière provenait d'une lampelase abandonnée sur la tablette de l'une des nombreuses niches ogivales qui criblaient les murs. Les rayons obliques révélaient des bulles-air transparentes où flottaient des formes étranges et noires. « Qu'est-ce que c'est ? demanda Whu. — Pénis et testicules de vicaires, répondit Fracist Bogh avec une pointe d'amusement. Nous sommes dans le Caveau des Châtrés, l'endroit où les eunuques de la Grande Bergerie entreposent leurs organes sexuels. — Pourquoi ne les ont-ils pas gardés sur eux ? Ils seraient plus utiles à leur possesseur à leur emplacement d'origine, ne serait-ce que pour pisser ! — Ce sacrifice symbolise leur volonté de se dévouer corps et âme au service de l'Eglise, répondit Fracist Bogh. Vous parliez de fanatisme, tout à l'heure : les vicaires sont des fanatiques, des hommes qui ont choisi de s'émasculer pour ne pas céder aux tentations de la chair. — Les vœux solennels de chasteté ne suffisent donc pas ? » Fracist Bogh laissa errer son regard sur une bulle-air. La vision de ces bouts de chair flaccides, velus, flétris, noircis, ne lui procurait pas le même dégoût que lors de ses premières visites. « Ils sont bien peu nombreux, ceux qui respectent leurs vœux de chasteté. La chair est faible, chevalier... — Vous-même, les avez-vous rompus ? — Je ne me suis servi de mon pénis que pour pisser, selon votre expression. La cruauté m'a sans doute permis de sublimer mes envies : mes plus grandes extases, je les ai connues en contemplant les corps en croix, les suppliciés. Il aurait peut-être été préférable, pour l'humanité et pour moi-même, que j'imite les vicaires, que je coupe ces excroissances qui n'ont cessé de me tourmenter... — Les vicaires se bercent d'illusions s'ils croient avoir résolu leur problème. La mutilation est probablement la pire des solutions : non seulement elle génère un terrible dysfonctionnement physiologique, mais elle ouvre sur l'âme une blessure qui ne se referme jamais. Ils exposent leurs organes pour venir les contempler, n'est-ce pas ? — Pour se recueillir et, disentils, raffermir leurs résolutions, approuva Fracist Bogh. Ils les appellent leurs offrandes personnelles. — Ils y sont encore plus attachés maintenant qu'ils en sont séparés. Ils n'ont pas triomphé de leur sexualité, ils l'ont mise en cage comme un animal malfaisant. Tant que vous êtes entier, vous avez toujours une chance d'affronter votre animal, de le dominer, eux n'ont plus qu'à le regarder grandir. — Une analyse aussi restrictive que stupide, messieurs ! » fit une voix aigrelette. Whu ne se retourna pas immédiatement. Il contacta d'abord le Xui puis, lorsqu'il fut immergé dans le lac d'énergie, il jeta un coup d'œil pardessus son épaule. Fracist Bogh braqua l'un de ses deux ondemorts en direction de formes noires qui surgissaient de la pénombre et s'avançaient lentement dans leur direction. Il reconnut, parmi la dizaine de visages effleurés par les lumières de la lampelase, quelques responsables du haut vicariat : le frère Astaphan, le porte-parole des vicaires auprès du muffi ; le frère Mourk El-Salin, l'administrateur en chef de l'épiscopat ; le frère Palion Sudri, le gestionnaire de la planification et de la synchronisation des mutations et mouvements hiérarchiques, et d'autres qu'il avait croisés dans les couloirs du palais mais dont il avait oublié les noms. « Vous devriez retirer ces masques, messieurs, dit le frère Astaphan. Vous n'êtes pas davantage mercenaires de Pritiv que nous ne sommes de véritables hommes... » Une affreuse grimace un sourire se dessina sur sa face cireuse, parcheminée, ponctuant ce trait d'humour rarissime de la part d'un eunuque de la Grande Bergerie (ils ne plaisantaient jamais de leur infirmité). Fracist Bogh se contenta de lever ostensiblement le canon de son ondemort. « Votre arme ne nous impressionne guère, monsieur ! dit le frère Mourk El-Salin dont les multiples mentons tremblèrent de concert. Nous sommes également armés. Vous pourrez tuer l'un de nous, deux probablement, trois peut-être, mais vous finirez par être débordé et nous nous ferons un plaisir de vous délester de ces excroissances qui vous tourmentent tant. » Ses petits yeux, billes fixes, renfoncées et brillantes dans la masse boursouflée de son faciès, luisaient de méchanceté. « Retirez ce masque ou nous vous l'arrachons de force ! » glapit le frère Palion Sudri, dont la pomme d'Adam saillait comme une lame de couteau sous la peau desséchée du cou. Ils offraient à Fracist Bogh une excellente occasion de se débarrasser de cette répugnante et suffocante greffe épithéliale. Il glissa la main libre sous le col de sa combinaison, dénoua les bandes de tissu, saisit le masque et, d'un geste brutal, l'envoya rouler sur le carrelage du caveau. Les vicaires demeurèrent quelques instants interdits, les yeux écarquillés, la bouche entrouverte, les bras ballants. Le muffi Barrofill le Vingt-cinquième, l'homme que recherchaient activement les forces impériales dans les couloirs et les souterrains du palais, venait de lui-même se présenter dans l'antre de ses anciens alliés, devenus ses adversaires les plus implacables. Fracist Bogh essuya d'un revers de manche les taches de sang qui lui maculaient le visage et toisa ses vis-à-vis. « Il y a bien longtemps que vous ne nous avez pas fait l'honneur d'une visite, Votre Sainteté, murmura le frère Astaphan. — Un peu plus de trois ans, approuva Fracist Bogh. — Les choses ont bien changé en trois ans, dit le frère Mourk El-Salin. Nous vous avions élu à la suite d'une longue enquête préliminaire et nous complotions pour vous hisser sur le trône muffial. Vous étiez alors un cardinal d'avenir, un homme intransigeant, un diamant aux arêtes tranchantes, la lame de feu du Kreuz. — Même si vous n'aviez pas fait le sacrifice de vos organes génitaux, vous étiez dévoué entièrement à l'Eglise, dit le frère Palion Sudri. Vous étiez un homme d'honneur. — Et voici ce que vous êtes devenu, un muffi chassé ignominieusement de son palais ! reprit le frère Astaphan d'une voix gonflée de fureur. Un homme qui a trahi ses amis, un homme contraint de se déguiser en mercenaire de Pritiv pour échapper au châtiment divin, un homme haï par l'ensemble du clergé, par la population vénicienne, un homme qui a intrigué contre sa propre Eglise, un homme qui a renié le Verbe du Kreuz. — Et un assassin ! siffla le frère Mourk El-Salin. Un homme qui a lui-même étranglé son prédécesseur pour prendre sa place sur le trône ! — Veuillez avoir l'amabilité de jeter un coup d'œil attentif sur ceci. Votre Sainteté ! » gronda le frère Palion Sudri. Dans sa bouche, les mots « Votre Sainteté », qu'il accentuait à dessein, se couvraient d'opprobre et de mépris. Il extirpa de la poche de sa chasuble noire un petit tube rougeâtre, un messacode muni d'un projecteur intégré. Il l'installa dans le creux de sa main, pressa une touche sertie dans la tranche et tendit le bras en direction de Fracist Bogh. Des images 3-D d'une hauteur de quarante centimètres s'élevèrent du microsocle de projection. La scène montrait un vieillard assis sur une banquette à suspension d'air, vêtu d'un colancor blanc bordé d'un liséré d'optalium rose et d'une chasuble également blanche rehaussée de motifs spiraux changeants. Fracist Bogh reconnut immédiatement l'ancien muffi, Barrofill le Vingt-quatrième. En revanche, il lui fallut plusieurs minutes pour identifier l'autre homme qui se tenait debout devant la banquette et qui pressait nerveusement les deux cliquets de la broche de sa chasuble. Un cardinal à en juger par le pourpre et le violet de son habit. « C'est vous, souffla Whu. — Votre ami est très observateur, Votre Sainteté ! » ironisa le frère Astaphan. Le cardinal (Fracist Bogh ne parvenait pas à se faire à l'idée que cette image holographique le représentait) se pencha tout à coup sur le muffi Barrofill le Vingt-quatrième, lui glissa la main sous le menton et, du pouce et de l'index, lui comprima violemment la carotide. Le vieillard ne se défendit pas mais ses bras et ses jambes, agités de soubresauts, giflèrent l'air avec frénésie. Puis il se raidit, s'affaissa sur la banquette comme une chiffe molle et, entraîné par son propre poids, glissa lentement sur le plancher. Le cardinal vérifia que le pouls de sa victime s'était bien arrêté, souleva le cadavre, le réinstalla à sa place initiale, lui ferma les yeux et s'éloigna vers un endroit que l'on supposait être la sortie. La projection holo s'arrêtait sur un plan rapproché et fixe de la tête de l'ancien muffi renversée sur le dossier de la banquette. Le silence de cette représentation holographique renforçait son aspect dramatique. Les images, livrées dans leur brutalité, dans leur crudité, produisaient une impression saisissante, oppressante. Elles exhumèrent des souvenirs enfouis dans l'esprit de Fracist Bogh. La scène lui fut tout à coup restituée dans son entier, non seulement la sensation de ses doigts broyant les cartilages du cou de l'auguste vieillard, mais également la conversation qui avait précédé le meurtre, l'insertion douloureuse de la plaque électromagnétique sous son sternum. Il établit la connexion avec la communication post mortem de l'ancien muffi dans les profondeurs du palais épiscopal. Le trou noir qui avait occulté ce pan de sa mémoire et qui, il s'en rendait compte maintenant, avait engendré en lui un malaise permanent et sournois, était enfin comblé. La voix chevrotante de Barrofill le Vingt-quatrième retentit de nouveau dans son for intérieur : « On vous a implanté un programme mental d'assassinat... Il n'est pas de pouvoir sans taches de sang sur les doigts... Que diriez-vous de Barrofill le Vingt-cinquième comme patronyme pontifical ?... Le Kreuz était un maître de la science inddique lui aussi... Cette plaque t'entraînera dans des combats obscurs, dans des affres de violence et de sang... Les châtrés n'ont plus de couilles mais ils ont de la suite dans les idées... Ne fléchis pas au moment de me donner le dernier baiser... Une mort réussie rattrape peut-être les errements d'une vie gâchée... » Fracist Bogh était de nouveau relié au fil de son existence, et ce sentiment d'intégrité, de plénitude l'envahissait d'une profonde émotion. « Où est passé votre contrôle A.P.D., Votre Sainteté ? insinua le frère Mourk El-Salin. Vous voici près de pleurer comme le plus vulgaire des vulgaires ! — Vous n'avez pas usurpé votre surnom de Marquinatole ! renchérit le frère Palion Sudri. — Ce témoignage de votre crime a été confié aux mains expertes des professionnels de l'Holovision officielle, ajouta le frère Astaphan. Il passe actuellement en boucle sur la totalité des écrans-bulles de l'Ang' empire. Vous êtes le coupable tout désigné des malheurs qui s'abattent sur l'Eglise. » Les paroles des vicaires glissaient sur Fracist Bogh comme des songes. Ils croyaient l'avoir accablé avec leur messacode, ils n'étaient parvenus qu'à renforcer sa détermination. La représentation holographique de l'assassinat de Barrofill le Vingt-quatrième avait produit un tout autre résultat que celui qu'ils avaient escompté : non seulement le meurtrier n'en éprouvait aucun remords, mais il se sentait allégé, délivré du fardeau de sa culpabilité, un fardeau qui incluait le gazage du Terrarium Nord d'Anjor, la destruction de Jer Salem et les innombrables hérétiques condamnés au supplice de la croix-de-feu. Il lui sembla percevoir le fourmillement agaçant et familier de la plaque électromagnétique au niveau de son plexus solaire. « Quels malheurs ? demanda-t-il. — Des événements de la plus haute importance se sont produits pendant que vous erriez comme un châtrât dans les fondations du palais, répondit le frère Astaphan. — Les Scaythes d'Hyponéros ont disparu ! intervint le frère Palion Sudri. — Tous les Scaythes d'Hyponéros ! précisa le frère Mourk El-Salin. Le sénéchal Harkot, les grands inquisiteurs, les effaceurs sacrés, les vigiles des miradors, les protecteurs de pensées... — C'est plutôt une bonne nouvelle ! s'exclama Fracist Bogh. — Cette réaction ne nous étonne pas venant de vous, Votre Sainteté ! gronda le frère Astaphan. Quelqu'un qui a passé tout son temps à saper les fondements de notre sainte Eglise ne peut que se réjouir de la disparition des Scaythes d'Hyponéros. Mais pour ceux qui, comme nous, n'ont agi que dans l'intérêt du Kreuz, ce coup d'arrêt à l'expansion du Verbe Vrai apparaît comme une victoire des ennemis de la Foi. Comme la victoire des hérétiques et des mécréants. Comme votre victoire, Votre Sainteté. — Sans les Scaythes de la sainte Inquisition, sans les effaceurs sacrés, nous ne pourrons plus extirper les germes de déviance et d'apostasie des esprits enclins à l'animalité ! rugit le frère Palion Sudri. Nous n'aurons plus accès aux secrets des pécheurs, l'hypocrisie et la fausse dévotion régneront de nouveau en maîtresses tyranniques et nous en serons réduits à juger nos ouailles sur leurs signes extérieurs de piété. — Une régression très dommageable pour l'avènement universel du Kreuz, soupira le frère Astaphan. — Cela fait seulement quelques heures que la disparition des Scaythes a été rendue publique, et déjà des missionnaires, des exarques, des cardinaux et des vicaires ont été martyrisés par les populations indigènes de certaines planètes, déclara le frère Mourk El-Salin. Menati Imperator s'est donné publiquement la mort après avoir assassiné son épouse et ses héritiers. — Tout cela est votre faute, Votre Sainteté ! » cria un jeune vicaire au visage couperosé. Il fendit les rangs de ses pairs, pointa un index accusateur sur Fracist Bogh. Une haine farouche enflammait ses yeux globuleux et un rictus hideux déformait sa bouche. « Votre faute parce que vous n'avez pas appuyé notre action comme vous nous l'aviez promis ! poursuivit-il d'une voix tremblante de rage contenue. Votre faute parce que vous avez refusé de collaborer avec le sénéchal Harkot, les grands inquisiteurs, et que vous avez selon toute probabilité provoqué leur lassitude et leur départ. Votre faute parce que vous avez utilisé des techniques de sorcellerie inddique pour protéger votre esprit des inquisitions. Votre faute enfin parce que vous n'êtes qu'un petit paritole dépourvu de subtilité politique, un homme incapable de gérer un héritage aussi important que celui de l'Eglise. — Il ne fallait pas me proposer la charge muffiale », répliqua Fracist Bogh d'un ton calme mais ferme. Le jeune vicaire s'avança à moins d'un mètre de son interlocuteur. Le blanc de sa peau, strié de plaques rouges, offrait un contraste saisissant avec le noir mat de son colancor. Le jaune de ses dents révélait un penchant prononcé pour le tabac rouge des mondes Skoj. « Votre prédécesseur nous a joués, Votre Sainteté. J'ai moi-même mené la contre-enquête qui a démonté tous les ressorts de la machination mise en place par le Vingt-quatre. C'est lui qui vous a choisi, lui qui a organisé cette enquête préliminaire des vicaires, lui qui a suggéré votre nom. Et nous avons foncé tête baissée dans le panneau ! Nous avons falsifié le scrutin pour vous hisser sur le trône. Cependant, nous avons conçu des soupçons dès que vous avez reçu la tiare, le corindon julien et la crosse de Berger. Votre comportement a subitement changé : au procès de dame Sibrit, dont vous avez vous-même prononcé la sentence, vous n'étiez déjà plus ce jeune général fougueux et intransigeant qui nous avait tant impressionnés lors de nos entretiens préparatoires. Nous avons compris que vous aviez été gangrené par le Vingt-quatre, cet abominable vieillard qui s'étourdissait dans d'innommables orgies. Votre trahison a probablement un rapport avec la plaque qu'il vous a glissée sous le sternum : ce détail nous avait échappé jusqu'à ce que nos techniciens holo reconstituent la scène dans son entier. Lorsque nous avons pris conscience de notre erreur, c'était déjà trop tard... Trop tard ! » L'espace de quelques secondes, Whu crut que le jeune vicaire, dont la haine suintait par tous les pores de la peau, allait frapper Fracist Bogh. Il descendit aussitôt sa respiration dans le bas-ventre et sentit des courants de chaleur intense converger vers le point de confluence du Xui. « Nous nous doutons également que vous avez quelque chose à voir avec la disparition de notre frère Jaweo Mutewa, votre ancien secrétaire d'Ut-Gen, dit le frère Astaphan. — Nous nous étions réunis dans notre caveau pour réfléchir au meilleur moyen de corriger la désastreuse image de l'Eglise dans l'esprit des fidèles, dit le frère Palion Sudri. Nous avons d'abord décidé de livrer un bouc émissaire à l'opinion publique et, grâce au petit reportage holo que d'aucuns ont eu la bonne idée de réaliser dans les appartements du Vingt-quatre au moment de votre passage meurtrier, nous tenons notre coupable idéal, l'homme qui cristallisera les haines et les frustrations, l'homme qui passera pour le plus grand monstre que l'histoire de l'Eglise ait jamais connu. — Nous avons mobilisé tous nos frères du vicariat pour organiser une battue dans les galeries du palais et nous avons coupé les circuits d'énergie magnétique. — Vous étiez le gibier, Votre Sainteté. Nous voulions vous récupérer mort ou vif. Il était hors de question que vous puissiez contester notre version des faits, et nous devions vous réduire définitivement au silence ou nous assurer que vous n'étiez plus en état de parler. — Nous avions perdu tout espoir. Nous pensions que vous aviez réussi à vous transférer par les déremats de l'atelier avant la coupure d'énergie et nous nous étions de nouveau rassemblés pour modifier notre stratégie initiale. — Or voici que, dans son infinie bonté, le Kreuz vous envoie à nous, Votre Sainteté ! Voici qu'il nous donne une preuve de son indéfectible soutien ! — Mesurez votre chance : votre opprobre ne sera pas publique. Vous ne comparaîtrez pas devant le tribunal d'exception. — Car nous vous avons déjà jugé. Votre Sainteté. — Et nous vous avons condamné à mort. — Votre mort sera très lente : nous vous ferons subir ce que nous subissons volontairement lors de la cérémonie d'admission au vicariat. — Nous vous clouerons à un pilier du caveau et nous pendrons votre verge et vos testicules à quelques centimètres de vos yeux. — Nous ne cautériserons pas la plaie. Vous pisserez le sang et le pus par votre petit trou. Et vous ne vous servirez même plus de votre pénis pour pisser, ce dont vous semblez si fier ! — Votre agonie sera très longue mais, rassurez-vous, nous viendrons vous rendre des visites régulières. — Nous prélèverons de temps à autre un autre morceau de votre corps. Un ongle, une dent, un œil, la langue... Nous nous délecterons de vos gémissements comme de la plus délicieuse des musiques. — Vous nous supplierez de vous achever, Votre Sainteté, et alors, alors seulement, nous serons payés de toutes les avanies que vous nous avez infligées. — Et maintenant, Votre Sainteté, remettez-moi votre arme ! » Le jeune vicaire tendit la main en direction de l'ondemort de Fracist Bogh, qui consulta Whu du regard. D'un hochement de tête, le chevalier lui fit signe de s'exécuter. Le jeune vicaire s'empara de l'arme et se tourna vers ses pairs d'un air triomphal. Ils n'eurent pas le loisir de se réjouir plus longtemps de leur victoire. Le cri de mort de Whu jaillit de sa gorge et coucha comme une invisible faux les eunuques des premiers rangs. Certains d'entre eux renversèrent dans leur chute leurs frères abasourdis, d'autres percutèrent les piliers, d'autres enfin s'abattirent dans les niches murales. Des bulles-air vacillèrent, tombèrent, se fracassèrent, répandirent leur lugubre contenu sur le carrelage. Des lambeaux de prépuces se détachèrent de leur support et, soufflés par un courant d'air, s'éparpillèrent dans le caveau. Fracist Bogh sortit son deuxième ondemort, visa calmement les vicaires qui gesticulaient au milieu des corps inertes, et ouvrit le feu. Des odeurs de chair calcinée se mêlèrent aux effluves entêtants des produits d'embaumement. « Allons-y, dit Fracist Bogh en remisant son arme dans la poche de sa combinaison. A partir de cet endroit, je connais le chemin... » Malgré les recommandations insistantes de Whu, Fracist Bogh avait catégoriquement refusé de remettre son masque. Il s'était aussi débarrassé du compartiment renforcé des disques métalliques glissé dans la doublure de la combinaison. Il n'avait conservé que l'ondemort qui lui avait servi à achever les araignées noires et caquetantes du vicariat. Ils franchirent des galeries et des couloirs jonchés de cadavres. Les nombreux éboulis, les larges brèches ouvertes sur les murs, les affaissements des étais ou des plafonds, les portes arrachées témoignaient de la violence des affrontements. Les appels d'air engendrés par la pluralité des ouvertures n'étaient pas parvenus à disperser l'épaisse fumée qui piquait les yeux et rendait la respiration difficile. Ils progressaient lentement, trébuchant sans cesse sur les saillies traîtresses qui se multipliaient sous leurs pas, solives, chevrons, pierres, bras ou jambes sectionnés... Des crissements et des bruits de cavalcade troublaient de temps à autre le silence funèbre, typique des silences qui régnaient sur les champs de bataille au lendemain des combats. « Nous sommes encore loin de la sortie ? » demanda Whu d'un ton impatient. Bien qu'il commençât à se ressentir des effets du décalage planétaire et de la fatigue, il s'était astreint à garder le contact avec le Xui et l'extrême tension qu'engendrait cet effort de concentration commençait à lui vriller les nerfs. « Si mes souvenirs sont exacts, nous devrions bientôt arriver à la bibliothèque, répondit Fracist Bogh. — Où trouverons-nous un déremat en état de marche ? — Je crains que nous ne soyons obligés de tenter notre chance en dehors du palais épiscopal. Vous avez entendu les vicaires : ils ont coupé les circuits d'énergie magnétique. — Il suffit peut-être de les remettre en activité. — Je présume que les vicaires ont confisqué ou détruit les clés codées. Nous perdrions notre temps à essayer de les réactiver. — Connaissez-vous quelqu'un en ville qui possède un déremat ? — Pas précisément... Cela fait trois ans que je n'ai pas mis les pieds hors de ce palais. J'avais de nombreux ennemis comme vous avez pu vous en apercevoir... — Dans le cas présent, j'aurais souhaité que nous puissions compter sur des amis ! grommela Whu. — Nous appliquerons vos préceptes, chevalier : nous modifierons l'environnement à notre convenance. Nous transformerons les ennemis en amis ! — Le moment est mal choisi pour plaisanter... — Ce n'était pas une plaisanterie. » Le couloir déboucha sur une salle voûtée de la bibliothèque où les rayonnages renversés avaient vomi leurs ouvrages sur les dalles de béton. Des cadavres reposaient au milieu des livres-films qui s'étaient ouverts dans le choc. Des images saccadées s'agitaient sur les minuscules écrans sertis dans les pages plastifiées. Des commentaires sonores montaient par les haut-parleurs intégrés et composaient un fond sonore fluctuant. Un gémissement domina le tumulte des voix synthétiques enchevêtrées. Les deux hommes s'immobilisèrent, braquèrent le canon de leurs ondemorts sur le rayonnage resté debout d'où provenait cette plainte. Une impulsion poussa Fracist Bogh à se rendre au chevet du blessé : un agonisant n'était ni un ami ni un ennemi, seulement un homme aux prises avec la peur et la douleur. Il contourna le rayonnage, légèrement avancé, et distingua un corps allongé contre le mur. Il eut besoin de quelques secondes pour accoutumer ses yeux à l'obscurité, plus opaque encore que dans les autres parties du bâtiment. Il se glissa dans l'étroit espace, s'accroupit près du blessé. Le spectacle qu'il découvrit alors le fit frémir de la tête aux pieds. La moitié du visage de l'homme, un Osgorite pour autant qu'il pût en juger, avait été arrachée. Il discernait nettement les lignes blanches des mâchoires inférieure et supérieure sous un rideau ajouré de chair, de tissu et de sang coagulé. Poursuivant son examen, Fracist Bogh se rendit compte que le moribond avait également perdu l'épaule, le bras, une partie de la hanche et la jambe. Une odeur de décomposition l'enveloppait comme une ombre. Sa main valide agrippa maladroitement le poignet de Fracist Bogh qu'un réflexe malheureux poussa à se dérober. Il prit aussitôt conscience de l'ignominie de son geste et saisit lui-même l'avant-bras tremblant. Une fragile flamme de vie brillait encore dans les yeux qui se posèrent sur lui, miroirs brisés d'une âme en perdition. « Qui... qui... êtes... vous ? — Fracist Bogh. » Ce nom ne sembla éveiller aucun intérêt chez son interlocuteur. Whu s'était rapproché et, debout à côté du rayonnage, contemplait la scène d'un air à la fois réprobateur et intrigué. « Je suis plus connu sous le nom de Barrofill le Vingt-cinquième... » Un sursaut de vie agita l'Osgorite qui puisa dans ses ultimes réserves d'énergie pour se redresser, et dévisagea Fracist Bogh avec adoration. « Votre... Votre Sainteté... Vous êtes vivant... le Kreuz soit loué... Je peux mourir en paix... Puis-je... embrasser votre anneau, le corindon julien ? — Je l'ai confié à quelqu'un qui a réussi à quitter le palais par l'intermédiaire d'un déremat de l'atelier de réparation. — Et pourquoi... ne vous... êtes-vous pas... transféré ? » Sa voix n'était plus qu'un filet sonore à peine audible. « Les vicaires ont coupé les circuits d'énergie magnétique. Les déremats sont désormais inutilisables. Nous allons être obligés de sortir du palais pour chercher un nouveau moyen de transport. — Vous... pourrez... utiliser... les... ceux... ceux du réseau... » Fracist Bogh se pencha et approcha l'oreille de la bouche du mourant. « A quel endroit pouvons-nous les trouver ? — Au numéro... 67 de... » Un spasme violent agita le corps du blessé. Un filet de sang jaillit des commissures de ses lèvres et sema des corolles pourpres sur le haut de son colancor. Fracist Bogh lui secoua violemment la tête puis lui donna des gifles appuyées pour l'empêcher de capituler, pour le maintenir pendant quelques secondes en vie. « L'adresse. Donnez-moi l'adresse. » L'homme entrouvrit la bouche, vomit une nouvelle coulée de sang. « 67... rue Mikeli-Ang... Romantigua... Troisième étage... Code... code... Maltus... Maltus... Bénissez... bénissez-moi. Votre... Votre... » Fracist Bogh perçut nettement l'ultime crispation de ses muscles, le raidissement de son corps, le relâchement de ses fonctions vitales, comme un ressort qui se brisait. Il lui ferma délicatement les yeux, prononça silencieusement la prière kreuzienne des morts et le reposa avec une douceur infinie sur le sol. Whu s'était à son tour débarrassé de son masque. Les deux hommes traversaient la grande salle de la bibliothèque, complètement dévastée. Les boiseries, témoignages précieux d'un savoir-faire ancestral, avaient été brûlées, soufflées par les explosions, criblées de rayons destructeurs, et les murs dénudés, écaillés, s'ornaient d'impressionnantes lézardes. Les gravats recouvraient les antiques livres-papier et les livres-films épars. De cette pièce, qui avait fait l'orgueil des muffis, des théologiens et des érudits de l'Eglise, il ne restait pratiquement rien. « Je commence à croire que vous aviez raison, dit soudain Whu, rompant le mutisme dans lequel il s'était claquemuré depuis quelques minutes. — A quel sujet ? — Transformer les ennemis en amis... — Cet homme n'était pas un ennemi. — Je voulais parler de la transformation des éléments défavorables en éléments favorables. Une véritable transmutation du plomb en or. — Ce sont vos préceptes, chevalier ! — Vous avez su les appliquer avec efficacité, bien mieux que je n'aurais su le faire. Moi, je n'avais que la théorie. La théorie et le Xui. Le Xui a encore beaucoup à m'apprendre... — Nous avons tous à apprendre les uns des autres. Les piliers ne se dressent pas aux mêmes endroits, et pourtant ils supportent tous l'édifice. — Comme les douze piliers du temple de lumière... » murmura Whu. Ils escaladèrent les monticules de gravats, s'engagèrent dans le couloir qui menait directement au patio de la tour des Muffis. Des interliciers, des mercenaires, des gardes, des cardinaux, des vicaires, des exarques, des serviteurs et des novices se pressaient dans la petite cour parsemée de motifs fleuris, mais la seconde nuit, l'absence totale de lumière artificielle, la confusion, l'indéfinissable couleur de leurs combinaisons maculées de suie, de poussière et de sang se conjuguèrent à merveille pour leur assurer un appréciable anonymat. Le quartier de Romantigua, le cœur historique de Vénicia, était en liesse. La liesse, chez les Syracusains, se traduisait par une faconde et une exubérance inhabituelles. Ils s'extasiaient devant les spectacles qui se jouaient devant eux, applaudissaient aux tours des illusionnistes 3-D, aux danses de sohorgo, aux chants extatiques, aux saynètes de théâtre traditionnel issigorien. Ces manifestations de joie qui auraient paru déplacées, incorrectes, vulgaires (paritoles) en temps ordinaire montraient à quel point la disparition des Scaythes d'Hyponéros réjouissait la population vénicienne. Ils avaient longtemps vécu dans la terreur grandissante des lecteurs, des inquisiteurs, des effaceurs, et bien qu'ils fussent des kreuziens fervents, des fils aimants de leur mère la sainte Eglise, ils revendiquaient le droit de vivre en compagnie d'inavouables secrets, de céder à ces innombrables tentations qui faisaient la joie des pécheurs et le désespoir des confesseurs. Des rondes enfantines se formaient çà et là et des comptines cruelles s'envolaient vers les frondaisons illuminées des spuniers. Les cinq satellites nocturnes, encore bas dans le ciel, ourlaient les lignes brisées des toits d'une lueur incertaine. Des silhouettes gesticulaient à l'intérieur de la sphère de vigie d'un mirador à pensées, perchée à quelques dizaines de mètres du sol, désormais inutile. Les bulles flottantes, poussées par le coriolis, survolaient les rues et les avenues qu'elles inondaient de leurs ors rutilants. « Le Marquinatole est mort, Zob III est mort, les Scaythes sont morts... fredonnait une petite fille. — Zob trois ? demanda Whu. — Le surnom de l'empereur. Mon secrétaire, Adaman Mourall, m'a expliqué pourquoi on l'appelait ainsi : ce sont les trois "ob" d'obèse, d'obsédé et d'obsolète. — Et Marquinatole ? — Une contraction de Marquinatin et de paritole... » Les deux hommes remontaient l'avenue des Guerres— Artibaniques au bout de laquelle, si les souvenirs de Fracist Bogh étaient exacts, commençait la rue Mikeli-Ang. Bien qu'ils fussent vêtus de combinaisons de mercenaires de Pritiv, les badauds ne leur prêtaient pas la moindre attention. Quant aux interliciers de faction, ils semblaient davantage soucieux de participer aux festivités que de remplir la mission de surveillance et de maintien de l'ordre qui leur était habituellement dévolue. « Ils ont peut-être tort de se réjouir de la sorte, avança Whu. A mon avis, les Scaythes n'ont pas renoncé. Ils n'ont pas déployé leurs pions pendant des siècles pour abandonner en cours de partie... — Leur disparition a peut-être quelque chose à voir avec la libération des quatre cryos du palais épiscopal. J'ai oublié de demander au mahdi Shari comment il s'y était pris pour récupérer les codes de réanimation, mais à en juger par son visage lorsqu'il s'est rematérialisé près de nous, la confrontation avec le sénéchal Harkot n'a pas été de tout repos... » Ils traversèrent sans encombre une grande place hexagonale prise d'assaut par une foule dense, colorée, bruyante. La réaction de la population syracusaine était à l'exact opposé de celle du vicariat et, sans doute, de tout le clergé. L'éternelle dichotomie entre le troupeau et les bergers, pensa Fracist Bogh. Les uns ne supportaient plus le joug kreuzien, les atrocités des croix-de-feu, des inquisitions et des effacements, les autres désiraient instaurer un contrôle accru sur l'esprit de leurs fidèles et donc augmenter les croix-de-feu, les inquisitions et les effacements. La désertion provisoire, peut-être des Scaythes desserrait les mâchoires de l'étau, et les ecclésiastiques voyaient avec rage leurs fidèles en profiter pour s'aventurer sur les chemins de traverse. L'avenue s'achevait sur une place circulaire d'où partaient plusieurs rues. Les larges trottoirs qui les bordaient étaient les vestiges irrationnels des temps très anciens où les Véniciens se servaient de véhicules à roues pour se déplacer d'un point à l'autre de la cité. Ils n'étaient plus d'aucune utilité, car les piétons n'avaient rien à craindre des engins aériens, taxiboules, ovalibus, personnairs, mais les urbanistes estimaient qu'ils ajoutaient à l'esthétique de la cité en multipliant les perspectives et les volumes. Fracist Bogh et Whu s'engagèrent dans la rue Mikeli-Ang, une artère parmi les plus anciennes de Vénicia et dont l'étroitesse et la sinuosité rendaient un piètre hommage aux mérites du fondateur de la dynastie Ang (un homme accusé par certains historiens d'avoir purement et simplement usurpé le trône syracusain en éliminant Artibanus Saint-Noil, le héros des guerres artibaniques). Elle était pratiquement déserte et les bulles-lumière clairsemées diffusaient un éclairage parcimonieux. Les immeubles de quatre ou cinq étages dataient pour la plupart de l'Age médian. Des fantaisies architecturales, des sculptures, des voussures finement ciselées, des gargouilles, des archivoltes égayaient parfois leurs façades austères, uniformément grises. Rares étaient les fenêtres ou les baies éclairées, comme si tous les habitants du quartier étaient descendus dans la rue pour fêter leur liberté reconquise. Le bâtiment situé au numéro 67 ne se différenciait guère des autres, hormis peut-être la teinte légèrement plus claire de sa façade ainsi qu'une présence massive et insolite de balcons de fer forgé (un immeuble certainement investi par des paritoles qui se croyaient autorisés à afficher leurs déplorables traditions architecturales dans le cœur même de la capitale de la mode, de l'étiquette et du goût). Les deux hommes pénétrèrent sans encombre dans le vestibule, habillé de marbre et d'optalium blanc. Ils se dirigèrent vers la subtile colonne de lumière bleue du tube gravitationnel. Un gardien en uniforme, veste écarlate sur colancor blanc, surgit comme un diable de la guérite de surveillance, leur barra le passage et promena un regard chargé de méfiance sur le visage et la combinaison des deux visiteurs. « Que venez-vous faire ici, messieurs ? — Rendre visite à quelqu'un de notre connaissance, répondit Fracist Bogh. — Veuillez me pardonner, mais une tenue correcte est exigée pour... pour... » Il s'interrompit soudain et ses yeux, rivés sur Fracist Bogh, s'agrandirent de frayeur. « Nous n'avons pas eu le temps de nous changer, ajouta Fracist Bogh. — Vous ne pouvez pas rester là... bredouilla le gardien, visiblement terrorisé. Partez... Partez immédiatement... ou j'appelle l'interlice... » Whu embrassa le vestibule du regard, mais la lumière crue des appliques murales ne lui révéla aucune présence suspecte, ni derrière les plantes décoratives, ni derrière le comptoir d'accueil, ni derrière les banquettes à suspension d'air. « De quoi avez-vous peur ? demanda Fracist Bogh. Nous ne sommes que deux pacifiques promeneurs venus saluer un ami. — Partez ! hurla le gardien en se reculant vers la porte de la guérite de surveillance. Partez ! Je préviens immédiatement Tinter... » Les mots s'étranglèrent dans sa gorge. Un rayon étincelant avait jailli pardessus l'épaule de Fracist Bogh et lui avait percuté le front. Les os frontal et pariétal de sa boîte crânienne se fracassèrent sur la porte et le mur de la guérite, entraînant une partie du cerveau dans leur mouvement. Il s'affaissa silencieusement sur le sol. Fracist Bogh se retourna avec vivacité, le visage déformé par l'incrédulité et la colère. « Vous êtes devenu fou ! » Whu glissa tranquillement son ondemort dans la poche de sa combinaison. « Les ondes à haute densité ne font pas des morts très présentables, mais cet homme ne méritait pas un gaspillage de Xui... — Etait-il nécessaire de le tuer ? Vous avez une certaine tendance à oublier que vous ne faites plus partie d'un réseau de trafic de chair humaine, chevalier ! — D'un point de vue philosophique, la mort fait partie de la vie, et d'un point de vue pratique, cet homme s'apprêtait à nous créer les pires ennuis. Les individus effrayés sont de redoutables adversaires, car imprévisibles. — De quoi avait-il peur ? — De vous, m'a-t-il semblé... » Ils sautèrent de la plate-forme avant qu'elle ne se soit complètement immobilisée et se dirigèrent vers l'unique porte du palier, située en face du tube. Les touches bleutées d'un clavier brillaient dans l'ombre d'une niche murale. « Vous vous souvenez du code ? » demanda Whu à voix basse. Fracist Bogh ne répondit pas. Il s'empara du clavier, observa les touches, vit qu'il lui fallait convertir mentalement les symboles holographiques en lettres et composa le code : MALTUS. Il eut une brève pensée pour Maltus Haktar et fut traversé par l'impression que des années, des siècles s'étaient écoulés depuis la mort du maître jardinier. Une succession de claquements brisa le silence et un battant de la porte de bois massif s'entrouvrit dans un chuintement étouffé. Ils s'introduisirent dans le vaste appartement. Des bulles-lumière sensitives captèrent instantanément leur présence et vinrent se placer un mètre au-dessus de leur tête pour les accompagner dans leurs mouvements. Ils entendirent un brouhaha de voix qui provenait de la pièce attenante et s'engouffrait par la porte de séparation restée entrouverte. Ils s'attendaient à trouver plusieurs personnes mais, lorsqu'ils pénétrèrent silencieusement dans l'immense salon, ils n'aperçurent qu'une jeune femme assise sur une banquette. Elle regardait une projection 3-D grandeur nature et les voix masculines qu'ils avaient perçues quelques secondes plus tôt étaient celles des commentateurs holo. Elle était vêtue d'une palatine de soie verte à parements dorés d'où s'évadaient ses longues jambes brunes. Sa chevelure ondulée se répandait en sombres ruisseaux sur ses épaules et sa poitrine. Elle tirait de temps à autre sur une cigarette de tabac rouge, rejetait d'épais nuages de fumée par les narines et la bouche. Alertée par les lumières mouvantes des bulles sensitives, elle se retourna. Elle leva le bras devant son visage lorsqu'elle aperçut les deux hommes qui s'avançaient vers elle, comme si elle craignait de recevoir des coups. « Nous ne vous voulons pas de mal, dit rapidement Fracist Bogh. Nous venons de la part de Maltus Haktar, le responsable du réseau Lune Rouque. » La prononciation de ce nom sembla la soulager et la détendre. Elle tenait maintenant une explication plausible, rassurante, à leur visage noirci et leur combinaison tachée de sang. « Avez-vous des nouvelles de lui ? — De mauvaises nouvelles, hélas... » Ses grands yeux noirs larmoyèrent. Elle se mordilla la lèvre supérieure et écarta, d'un geste nerveux, les mèches qui lui barraient le front et les joues. « Vous le connaissiez ? » demanda Fracist Bogh. Elle s'effondra en sanglots sur la banquette-air. « Je suis Barrofill le Vingt-cinquième... » Elle se redressa soudain, les joues brouillées de larmes, les yeux injectés de haine. Elle ne chercha pas à resserrer les pans relâchés de sa palatine, qui ne dissimulait pratiquement plus rien de son corps. « Vous êtes un monstre ! hurla-t-elle, hystérique. Un monstre ! Je vous reconnais maintenant ! Vous avez assassiné Barrofill le Vingt-quatrième, le protecteur des Osgorites ! Et comme si ça ne vous suffisait pas, vous avez tué mon père ! Mon père ! » Fracist Bogh ouvrit la bouche pour répondre mais, d'une pression sur l'épaule, Whu l'invita à jeter un coup d'oeil sur la projection 3-D. Il reconnut aussitôt la scène que lui avaient montrée les vicaires dans le Caveau des Châtrés. La grandeur nature des personnages lumineux qui s'élevaient de la fosse holo la rendait encore plus vivante, plus saisissante. On distinguait nettement l'expression d'horreur de l'ancien muffi au moment précis où la vie le quittait. Les voix des commentateurs, graves, emphatiques, s'élevaient d'invisibles haut-parleurs et soulignaient la monstruosité de ce crime : « De source bien informée, nous apprenons que le scrutin qui permit à Fracist Bogh d'accéder au trône muffial fit l'objet d'une scandaleuse falsification. Cette révélation ne surprendra personne dans la mesure où cette élection prit au dépourvu les observateurs les plus avertis du kreuzianisme. Cet abominable assassinat éclaire sous un jour nouveau la personnalité de Bogh, un Marquinatin, un paritole... » La jeune femme sauta pardessus le dossier de la banquette-air, se rua sur Fracist Bogh et se mit à lui lacérer le visage avec ses ongles. « Vous êtes un monstre ! Jamais mon père n'aurait dû entrer à votre service ! » Les deux hommes durent associer leurs efforts pour la neutraliser. Whu passa les bras sous ses aisselles et lui tira violemment les épaules en arrière pour l'empêcher de bouger. Elle tenta encore de frapper Fracist Bogh à coups de pied mais la douleur, de plus en plus vive, la contraignit à renoncer. Ses mouvements désordonnés avaient achevé de la dénuder et Fracist Bogh remarqua que son nombril s'ornait d'un corindon rouge. « Peu m'importe ce que vous pensez de moi, déclara-t-il d'une voix forte. Si Maltus Haktar était encore vivant, il vous expliquerait à quelles manœuvres se sont livrés les vicaires de l'Eglise. En tant que membre d'un réseau clandestin, vous devriez pourtant savoir que la manipulation est l'arme favorite du pouvoir ! » Elle lui cracha au visage. « Montrez-moi seulement où se trouve votre déremat, dit-il en s'essuyant la joue du plat de la main. — Allez vous faire foutre, vous et votre complice ! » Il ne put se contenir davantage et la gifla à toute volée. Elle éclata de nouveau en sanglots et se mit à trembler de tous ses membres. « Partez... Laissez-moi... gémit-elle. — Où est votre déremat ? — Lâchez-moi. Je vais vous y conduire... » — La fille de Maltus Haktar referma la porte derrière elle, laissant les deux hommes seuls dans le petit salon du déremat, une machine oblongue à usage personnel mais dotée d'un rayon d'action suffisamment long pour les transférer directement sur Terra Mater. « Je comprends maintenant la peur du gardien de l'immeuble, dit Fracist Bogh. Je resterai pour toujours l'assassin du muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Un monstre. — Moi, je sais que vous êtes un monstre au cœur pur », dit Whu. Le chevalier tendit la main à son interlocuteur pardessus le capot arrondi du déremat. Fracist Bogh la saisit et la pressa chaleureusement. « Nous ne sommes pas toujours d'accord mais je suis content de te connaître », ajouta Whu. Fracist Bogh lui sourit mais l'émotion l'empêcha de parler. CHAPITRE XXI La vie triomphera, la vie triomphera, La vie triomphera sous toutes ses formes, Célébrons le triomphe de la vie, Que s'ouvrent les conques, Que se tendent les Soâcra, Que coulent les flots féconds, Que se mêlent les soleils et les lunes, Que s'unissent la nuit et le jour, La vie triomphera, la vie triomphera, Célébrons le triomphe de la vie, La vieillesse appartient à la vie, La maladie appartient à la vie, La mort appartient à la vie, La vie appartient à la vie. Que germent les gamètes, Que bourgeonnent les ventres, Que se développent les pousses. Que naissent les enfants, Célébrons le triomphe de la vie. Le triomphe de la vie, Le triomphe de la vie. Cérémonie de la célébration de la vie, aven de Bawalo. Enregistrement audiophonique d'Hectus Bar, traduction de Messaodyne Jhû-Piet. Saisis de folie, insensibles à la douleur, comme possédés, les interliciers se mordaient, se griffaient, s'arrachaient des lambeaux entiers de peau. Plusieurs d'entre eux s'étaient eux-mêmes émasculés à l'aide dune pierre et le sang sourdait en abondance entre leurs jambes. Mais cette automutilation ne semblait pas suffisante et ils continuaient de s'acharner sur leur propre corps, sur leurs bras, sur leur torse, sur leur visage avec une férocité inouïe. Les Tropicaux, hommes, femmes, enfants, disposés en cercle autour d'eux, les encourageaient à s'écharper en poussant des glapissements stridents. Les ruisseaux empourprés se déversaient dans Gran-Nigère et les poissons, attirés par l'odeur et la couleur du sang, par les éclats de chair qui tombaient en pluie dans l'eau troublée, se rassemblaient près de la rive pour participer à la curée. « Vous ne pouvez rien faire pour interrompre cette horreur ? » demanda Aphykit, livide. Les glapissements incessants des Bawalohos l'avaient contrainte à hurler. Le poids de Yelle lui tétanisait les muscles des bras. « Ils les ont enduits d'une substance végétale spéciale, répondit Hectus Bar. Un poison qui s'infiltre par les pores de la peau et qui atteint les centres nerveux. Ils ne s'arrêteront pas tant qu'ils ne seront pas morts ! Les Tropicaux appellent cela moë tohi ajumbë, l'abominable mort qu'on se donne à soi-même". C'est ici la pire des fins, le sort réservé aux lâches, aux traîtres ou aux étrangers qui violent les coutumes. Le cardinal s'est lui-même condamné à mort en repoussant cette femme de manière aussi brutale. — Pourquoi ne s'en prennent-ils pas à nous ? — Ils ne savaient même pas que vous étiez là. Ils n'ont pas d'idée préconçue sur vous. — Vous en parlez comme s'ils étaient encore capables d'établir des distinctions... — Les Tropicaux utilisent des sortilèges de contrôle cérébral. Ils se sont servis des interliciers comme de machines, comme de robots, ils les ont d'abord programmés pour tuer Rouge-Violet et ses amis, puis pour s'autodétruire. Le pouvoir des plantes platoniennes est illimité. » Les Scaythes avaient disparu au pire moment pour le cardinal Kill et ses deux exarques, mais les hommes d'Eglise n'avaient pas eu le temps de s'en désoler. Les interliciers avaient fondu sur eux comme des fauves et les avaient taillés en pièces en quelques minutes. Ils ne s'étaient pas servis de leurs ondemorts, ils les avaient dépecés à mains nues, ils leur avaient déchiré leurs vêtements, leur avaient crevé le ventre de leurs ongles et les avaient vidés de leurs intestins qu'ils avaient dévorés comme des animaux affamés. Le cardinal et les exarques avaient gigoté sur le sol en poussant des gémissements déchirants. Le missionnaire lui-même, leur coreligionnaire pourtant, avait semblé prendre un plaisir certain à se repaître de leur agonie. Les lèvres barbouillées d'excréments et de sang, les interliciers avaient ensuite fracassé à coups de pierres le crâne de leurs supérieurs hiérarchiques, puis, de plus en plus enragés, ils avaient commencé à s'automutiler. San Francisco et Phœnix regardaient cet horrible spectacle d'un air détaché : leur enfance et leur jeunesse avaient été marquées du sceau de la cruauté. Ils avaient contemplé pendant des années les corps amputés, figés par le froid, environnés d'un nuage pourpre, des hommes et des femmes coulés dans les piliers de glace du Thorial. La nuit tombait peu à peu sur l'aven de Bawalo, estompant les couleurs et les formes. Les tornades célestes se teintaient d'une subtile clarté qui variait du vert pâle au bleu sombre. Les fleurs des boug-boug s'ouvraient et libéraient des nuages pulvérulents dont les senteurs amères, acres, dominaient l'odeur plus lourde du sang. Les fougères photogènes s'illuminaient, restituaient la lumière accumulée tout au long du jour et leurs branches ornaient les parois de l'aven de festons entrelacés et dorés. Aphykit examina le visage inexpressif de Yelle, dont la pâleur de plus en plus prononcée tranchait violemment sur le fond d'obscurité. Le corindon de l'anneau muffial restait désespérément vitreux, opaque, comme s'il s'éteignait en même temps que la fillette. Des larmes glissèrent furtivement des yeux d'Aphykit, tracèrent leur sillon brûlant sur ses joues. Elle n'avait pas pleuré pendant plus de vingt ans, parce que son père, Sri Alexu, l'avait éduquée dans le strict respect de l'étiquette syracusaine et qu'elle avait longtemps considéré les démonstrations affectives comme des aveux de faiblesse, mais elle avait l'impression que le destin prenait un malin plaisir à lui procurer des occasions de rattraper le temps perdu. « Vous pensez que les Tropicaux pourraient guérir ma fille ? demanda-t-elle au missionnaire. — Ils ont une telle maîtrise des plantes que c'est une possibilité, mais leurs réactions sont imprévisibles, souvent incompréhensibles pour un étranger, répondit Hectus Bar. J'ai beau les fréquenter depuis plus de quinze ans, je me trompe régulièrement sur leurs intentions. Mon surnom officiel est Blanc-Jaune mais ils m'appellent également Doma Buribë, l'homme qui ne devine presque rien... Cette boucherie devient insupportable. Voulez-vous vous reposer à l'intérieur de la mission ? » Des interliciers s'étaient effondrés au centre de l'arène formée par les Tropicaux mais, même allongés sur le tapis d'herbe et de feuilles, même à demi immergés dans l'eau de Gran-Nigère, ils poursuivaient leur entreprise méthodique de mutilation, plantaient leurs dents dans leurs bras, déchiraient des quartiers entiers de chair, dénudaient peu à peu l'humérus. Le sang giclait par saccades des artères ou des veines sectionnées. Leur visage impassible, leurs yeux dépourvus d'expression, leurs gestes mécaniques donnaient raison à Hectus Bar lorsqu'il parlait à leur propos de robots. Il y avait quelque chose d'inéluctable, d'implacable dans leur manière de se dépouiller de la vie. Les lueurs pâles des tornades gazeuses et des fougères photogènes se reflétaient fugitivement sur les peaux sombres des Tropicaux dont les cris assourdissants s'envolaient vers l'immense bouche de l'aven. « Ils ne vont pas se vexer si nous nous retirons ? demanda Aphykit. — Je ne le crois pas, mais vous avez raison : il vaut mieux s'en assurer », répondit le missionnaire. Il se dirigea vers les anciens, hommes et femmes, qui se tenaient légèrement à l'écart de la multitude, comme si leur sagesse supposée les dispensait d'assister au supplice de l'« abominable mort qu'on se donne à soi-même ». A l'issue d'un court conciliabule, il se tourna vers Aphykit et, d'un hochement de tête, lui signala que les anciens avaient donné leur assentiment. « Ils ont prononcé à votre propos les mots de hohïm alebohï, précisa-t-il après qu'ils furent entrés dans le dispensaire de la mission et qu'Aphykit eut délicatement posé Yelle sur une couchette. — Ce qui signifie ? » Le missionnaire ouvrit la porte de l'armoire métallique, saisit une antique lampe magnétique et pressa le commutateur d'énergie. Une lumière ambrée inonda la pièce, révéla les claies de branchages, le sol de terre battue (le missionnaire n'avait pas eu le courage de paver le sol de toutes les pièces de la mission), quelques grandes noix creuses amoncelées au pied des couchettes. « Quelque chose comme une déesse tombée du ciel, répondit Hectus Bar. Pas vraiment une déesse, d'ailleurs, mais plutôt un être de lumière... Ou un être tombé de la lumière... Leur langue n'est pas plus facile à interpréter que leur comportement ! Ils ont également parlé des lormë u-ïdabo pour désigner les Scaythes d'Hyponéros. On pourrait traduire ça par les "envoyés du grand noir" ou les "messagers du rien". Leur soudaine disparition n'a pas impressionné les villageois. Moi si ! Les habitants d'Hyponéros ont une façon très originale de prendre congé... Vous connaissiez Maltus Haktar ? » Agenouillée à côté de la banquette, Aphykit caressait doucement le front glacé de Yelle. Une intuition lui murmurait avec insistance que la volatilisation des Scaythes avait un lien avec Tixu. Lorsqu'elle pensait à lui, elle ressentait un grand froid, elle avait la certitude qu'elle ne le reverrait jamais. Qu'avait voulu dire Yelle lorsqu'elle avait prédit son retour avec un cœur de vide dans une apparence d'homme ? Jouissait-elle de toutes ses facultés mentales au moment où elle avait proféré ces terribles mots ? « Pas vraiment... Mes deux amis jersalémines, ma fille et moi étions cryogénisés et... — Les quatre cryos du palais épiscopal ! s'exclama le missionnaire. Un de mes condisciples m'a parlé de cette histoire à l'occasion d'un séjour à Daukar. Vous êtes... Naïa Phykit ? — Aphykit Alexu, mais je crois que certains m'appellent effectivement Naïa Phykit. Lorsque nous avons été ranimés, Maltus Haktar nous a guidés jusqu'aux déremats de l'atelier de réparation du palais épiscopal. Le muffi de l'Eglise et lui auraient dû se rematérialiser quelques minutes après nous. — Qu'est-ce qui aurait pu les empêcher de se transférer ? — Le palais était à feu et à sang... Ils ont peut-être été surpris par des mercenaires de Pritiv. — Ainsi donc, ce n'était pas une simple rumeur : les forces impériales ont pris le palais épiscopal d'assaut. Les cardinaux et les vicaires voulaient la peau du Marquinatole mais nous ne savons pas s'ils l'ont obtenue ! — Marquinatole ? — Le Marquinatin, le paritole, Barrofill le Vingt-cinquième. Je le prenais pour une crapule, comme son prédécesseur, mais vos paroles éclairent son caractère sous un jour nouveau et m'obligent à modifier mon point de vue. Et je comprends un peu mieux le dévouement fanatique de mon complanétaire Maltus Haktar pour le successeur du Vingt-quatre... » Les cris des Tropicaux transperçaient les minces cloisons végétales et le toit de chaume. La pâleur de Yelle était telle qu'Aphykit crut pendant quelques secondes qu'elle était morte. Elle posa le pouce et l'index sur son cou, pressa la veine jugulaire, perçut la très faible palpitation de son cœur. « Elle ne résistera pas longtemps », souffla la jeune femme, le désespoir dans l'âme. San Francisco et Phœnix s'introduisirent à leur tour dans le dispensaire. L'épouvante déformait leurs traits habituellement indéchiffrables. « Ma tête me dit que ces gens ont totalement perdu la leur ! gronda San Francisco d'un ton indigné. Ils se sont précipités sur les cadavres des interliciers, les ont coupés en petits morceaux et les ont distribués à l'assistance. — Ils nous en ont offert pour que nous les mangions ! ajouta Phœnix. Notre tête nous a conseillé d'accepter, pour ne pas aller à l'encontre de leurs coutumes, mais notre cœur se révulse à l'idée de manger de la chair humaine. » Elle ouvrit la main, laissa échapper un petit morceau de viande sanguinolent qui tomba sur la terre battue dans un bruit mat. Des gouttelettes pourpres souillaient son ample manteau blanc ainsi d'ailleurs que la cape de San Francisco. « Cette coutume m'a également paru répugnante lorsque je suis arrivé à la mission, dit Hectus Bar, rompant un silence qui commençait à devenir pesant. J'ai fini par m'y habituer. C'est d'ailleurs davantage qu'une simple accoutumance : j'ai moi-même consommé de la chair humaine avec plaisir lorsque j'ai compris la signification, la beauté de ce rituel. — Ma tête et mon cœur aimeraient également comprendre la beauté de l'anthropophagie », déclara San Francisco. — Comme Phœnix quelques secondes plus tôt, il ouvrit la main et lâcha un carré blanc et rouge, un cube de viande et de peau qui roula au pied d'une couchette. « Les Tropicaux pensent qu'en mangeant la chair de ceux qu'ils ont condamnés à la "mort qu'on se donne à soi-même" ils prennent sur eux une part de leur destinée, une part de leur souffrance, reprit le missionnaire. Ils leur évitent d'errer sans fin dans les mondes des âmes damnées. Ils estiment également que cette ingestion les dispensera de tomber dans les mêmes travers, de commettre les mêmes erreurs. Une forme de mithridatisation : chacun des habitants de Bawalo, hommes, femmes et enfants, absorbe une quantité infime de ce poison spirituel qui a valu à ces hommes, aux interliciers, au cardinal, aux exarques, leur condamnation à moë tohi ajumbë. — La beauté de cette tradition échappe à ma tête ! » lâcha Phœnix entre ses lèvres serrées. Hectus Bar se rendit près de l'armoire dont il ouvrit les portes en un geste empreint de solennité, révélant les rangées bien ordonnées (le seul endroit où il y eût un peu d'ordre à l'intérieur de la mission) de livres-films, de fichiers mobiles et de messacodes. « J'ai accumulé les notes, les reportages holo et les enregistrements pendant quinze années. J'ai répertorié plus de deux cents rites différents, qui couvrent tous les événements de l'existence tropicale, funérailles, mariages, naissances, batailles, et aucun d'eux ne m'a laissé indifférent. Que ce soit sous une forme ou sous une autre, étonnement, émerveillement, répugnance, ces rituels ont démantelé mes défenses rationnelles de kreuzien et d'Osgorite, bâties par des siècles et des siècles de dogmes, religieux ou scientifiques. Ils m'ont appris à voir autrement. Dans le cas du cannibalisme, ils m'ont enseigné le pardon : manger la chair de l'homme moë tohi ajumbë, ce n'est pas seulement l'absoudre de ses fautes en acceptant de le recevoir dans son propre corps, c'est également reconnaître que personne n'est à l'abri d'un égarement. — Le poison végétal dont sont enduits ces malheureux ne fait pas courir un risque à ceux qui les mangent ? demanda Aphykit. — Chacun en ingère une trop faible quantité pour en subir les funestes effets. Il y a, toutefois, certaines conséquences secondaires comme des prurits désagréables, des accès de sudation visqueuse, nauséabonde, et, pour l'homme, des érections douloureuses qui se prolongent pendant plus d'une semaine. » Le regard fiévreux d'Hectus Bar se posa sur les deux morceaux sanguinolents qui jonchaient le sol. « Je ne supporte pas le gaspillage...» murmura-t-il d'une voix subitement rauque. Il se dirigea vers le pied de la couchette, s'accroupit, chassa les insectes agglutinés, ramassa les deux morceaux de viande, les épousseta du bout des doigts et, sans la moindre hésitation, les enfourna dans la bouche. Puis il se releva et, les yeux dans le vague, les mâcha avec un plaisir évident. Dehors, les vociférations des Tropicaux s'étaient tues. Dans le silence restauré, troublé seulement par les bourdonnements des insectes, les bruits de mastication et de déglutition du missionnaire prenaient une résonance singulière, horrifiante. « Ma tête et mon cœur se demandent comment vous réussissez à concilier la religion du Kreuz et ce genre de pratiques, fit observer San Francisco. — De cet accommodement dépend mon équilibre physique, mental et spirituel, répondit Hectus Bar tout en continuant de broyer son insolite nourriture. Je serais mort depuis longtemps si, par exemple, je m'étais obstiné à respecter mes vœux de chasteté... A mon tour de vous poser une question. La légende prétend que les guerriers du silence voyagent sur leurs pensées : pourquoi en ce cas recourir aux déremats de la mission ? » Ce fut Aphykit qui, levant les yeux sur le missionnaire, répondit. Elle fut saisie d'une brève mais violente envie de lui faire cracher le détestable contenu de sa bouche. « San Francisco et Phœnix n'ont pas encore été initiés à l'antra. — Et vous ? On dit que vous êtes l'un des derniers maîtres de la science inddique... — J'estimais ne pas avoir récupéré suffisamment mes forces au sortir de la réanimation cryo. De plus, je ne souhaitais pas être séparée de ma fille. — Vous affirmez être capable de voyager sur vos pensées en temps ordinaire ? — Le transfert mental instantané n'est pas un but, seulement un moyen... — Les Scaythes n'ont-ils pas employé le même procédé lorsqu'ils se sont volatilisés ? — Nous ne savons rien, ou si peu, sur les Scaythes... » Elle pensa simultanément que Tixu était peut-être mort d'avoir tenté d'en apprendre davantage sur les envoyés de l'Hyponéros et elle fut recouverte par une nouvelle et puissante vague de désespoir. « Le transfert par la pensée est un phénomène inimaginable pour un esprit rationnel, ajouta le missionnaire. L'Eglise et la science officielle ont combattu cette idée avec un rare acharnement car, de la même manière que les rituels des Tropicaux, elle remet en cause la notion même de contrôle mental, elle bouleverse totalement les règles du jeu. Vous me prenez pour un fou, n'est-ce pas, mais aux yeux de nombreux sujets de l'Ang'empire, vous êtes également des fous, des individus régis par d'inconcevables lois... — Gocks ! » s'exclama San Francisco. Il ajouta, devant l'air ahuri d'Hectus Bar : « C'est ainsi que ceux de mon peuple appelaient les autres races de l'univers. Ma tête se rend à présent compte qu'on pourrait traduire ce mot par "fou"... » Il sentit une présence dans son dos, s'interrompit et se retourna. Quatre Tropicaux anciens, deux hommes et deux femmes, s'étaient subrepticement glissés dans le dispensaire. La lumière de la lampe accentuait leurs rides, les flétrissures de leur peau, les reliefs saillants de leurs os, teintait d'ambre leur longue chevelure blanche et leur toison pubienne clairsemée. Contrairement à la plupart des femmes des autres peuples de l'univers, les seins des Tropicales ne s'affaissaient pas avec l'âge : dès leur puberté, elles les recouvraient régulièrement d'un onguent végétal qui leur conservait toute leur fermeté et leur donnait à la longue une subtile couleur verte. Elles ne cessaient ce traitement que lors des périodes de menstruation ou d'allaitement. Les hommes entretenaient leur verdeur à l'aide de préparations analogues (le missionnaire les utilisait d'ailleurs en abondance) et ils pouvaient participer de manière active aux fêtes de la fécondité jusqu'au moment de leur mort. Il arrivait souvent que des anciens passent de vie à trépas dans les bras d'une femme. Cette façon de quitter le monde des vivants était l'une des plus recherchées dans les avens platoniens car, selon les croyances locales, elle assurait au défunt une éternité de délices. Le missionnaire s'inclina et se rapprocha des anciens avec lesquels il entama un conciliabule. Ils lançaient des regards fréquents en direction d'Aphykit et de Yelle. Il n'y avait aucune trace d'hostilité dans leurs yeux, seulement des lueurs de crainte, d'admiration et de respect. « Ils acceptent de soigner votre fille, fit le missionnaire avec un large sourire. Ils sont déjà en train d'organiser une cérémonie de célébration de la vie. Mais ils disent qu'ils apporteront seulement la force des plantes, que sa guérison dépendra d'elle et de vous. Vous êtes, vous, votre fille et vos deux amis, des hohïm alebohï, des êtres tombés de la lumière, et vous seuls pouvez décider de votre avenir. Ils seront les instruments, vous resterez les musiciens. A titre personnel, je préfère cependant vous prévenir que cette cérémonie n'est pas anodine : si votre envie de vivre n'est pas assez forte, les plantes vous emporteront. » Aphykit se redressa, fixa intensément les quatre anciens puis désigna Yelle d'un geste du bras. « C'est pour elle que je dois vivre, articula-t-elle lentement. — Les Tropicaux vous rétorqueraient que le devoir n'est pas l'envie, et que l'envie ne concerne que soi-même. — L'envie m'a quittée : l'homme que j'aime est parti pour toujours. — Il est peut-être parti parce que l'envie vous avait quittée... » Les iris pers et pailletés d'or d'Aphykit perdirent soudain de leur éclat, s'éclaircirent, se diluèrent presque dans le blanc de ses yeux. Elle s'évertua à ne pas le montrer, à rester droite et fière, mais les paroles du missionnaire avaient rouvert une blessure profonde et douloureuse. L'envie l'avait quittée depuis qu'elle était née. Elle avait toujours été le témoin neutre et indifférent de sa propre existence, même lors des seize années passées sur Terra Mater en compagnie de Tixu. Elle ne l'aurait pas laissé partir sinon, elle l'aurait aimé si fort qu'ils auraient ensemble défié et vaincu le blouf. Tixu l'avait tirée des griffes des marchands d'esclaves de Point-Rouge, l'avait délivrée du virus renddoux, mais elle s'était débrouillée pour retomber entre les mains des forces impériales et sombrer dans l'inconscience pendant plus de trois ans. Elle était une étoile morte, incapable de rayonner, de transmettre sa lumière, son énergie aux mondes qui gravitaient autour d'elle. Sa fille s'en allait à son tour parce qu'elle n'avait pas su lui donner l'envie. Depuis le départ de Tixu, seul Jek At-Skin avait été capable de réchauffer le cœur glacé de Yelle. Les jambes de la jeune femme flageolèrent mais elle refusa de se laisser tomber, de leur donner sa faiblesse en pâture. « Je suis prête », dit-elle d'une voix ferme. Des fougères photogènes, beaucoup plus grandes que celles de l'aven, dispensaient un éclairage qui, bien que soutenu, ne parvenait pas à cerner les limites de l'immense grotte. Les colonnes blêmes, ventrues, obèses des stalagmites, les pointes effilées des stalactites, les formes torturées des parois donnaient à l'ensemble un aspect étrange, baroque. Le grondement du torrent souterrain se faisait assourdissant. Les Bawalohos s'étaient rassemblés silencieusement autour de la pierre de vie, une pierre surélevée en forme de vulve sur laquelle reposait Yelle, entièrement nue. Avant de la hisser sur la roche, deux femmes l'avaient d'abord enduite d'une pommade nauséabonde qui avait assombri la blancheur de sa peau. De loin, elle donnait l'impression d'être l'héroïne d'une cérémonie funéraire. Le corindon julien avait pris une teinte franchement noire. Des mains agrippèrent le surplis d'Aphykit, qui se recula d'un pas. « Laissez-les faire, intervint le missionnaire. Les Tropicaux considèrent les vêtements comme des entraves à l'action des plantes. N'ayez aucune crainte : la pudeur n'a jamais été invitée aux cérémonies occultes de Bawalo. » Dès lors elle se laissa déshabiller sans regimber. Les femmes l'entraînèrent au pied de la pierre de vie et, puisant régulièrement dans une large conque, étalèrent sur sa peau la même pommade odorante qu'elles avaient employée pour Yelle. La fraîcheur de la grotte et la viscosité de la substance la firent frissonner. Elle ne protesta pas lorsque les mains des femmes s'insinuèrent entre ses cuisses et insistèrent sur les replis de ses nymphes. De temps à autre, elles s'interrompaient dans leur besogne, la dévisageaient avec ardeur et prononçaient quelques mots dans leur langue chantante. Elles lui appliquèrent la pommade sur le cou, le visage et le sommet de la tête. Leurs doigts s'attardèrent dans sa chevelure dont la souplesse, la douceur et les reflets d'or semblaient les fasciner. Lorsqu'elles eurent achevé leur tâche, elles se retirèrent et la laissèrent seule à côté de la pierre. En séchant, la substance se durcissait et formait une croûte dure qui ne facilitait pas les mouvements. Aphykit ne ressentit rien d'autre que cette gêne dans un premier temps, puis une chaleur intense lui irradia le bassin, se diffusa dans son corps et des aiguillons enflammés lui lacérèrent le crâne, la poitrine et le ventre. La douleur fut tellement vive que ses jambes se dérobèrent sous elle et qu'elle s'affaissa sur le sol. Elle entrevit, entre ses cils emperlés de larmes, les silhouettes brunes des Tropicaux. Ils commençaient à se balancer d'un côté sur l'autre, dans un synchronisme parfait. Ils marmonnaient une suite de sons, un murmure chanté que couvrait le grondement du torrent. Elle aperçut, au milieu des autochtones, la silhouette plus grande et claire du missionnaire. Ayant retiré ses vêtements, il chantait et se balançait en cadence avec ses ouailles de Bawalo. San Francisco et Phœnix, enlacés, se tenaient légèrement à l'écart, près du tore ventru et jaunâtre d'une stalagmite. Aphykit roula sur elle-même pour tenter de soulager la douleur mais elle ne réussit qu'à s'écorcher le dos, les épaules et les fesses. Elle avait l'impression de s'être immergée dans un torrent de lave en fusion. Elle se demanda comment Yelle réagissait à cette effroyable chaleur (la pensée l'effleura que les suppliciés enduraient le même calvaire sur les croix-de-feu kreuziennes) et leva les yeux vers le sommet de la pierre de vie. Elle poussa un long hurlement lorsqu'elle aperçut un squelette en lieu et place de sa fille. Les Tropicaux se balançaient de plus en plus vite, sans pour autant perdre le synchronisme de leurs mouvements, et leur chant grave, syncopé, dominait le grondement du torrent. Une rage meurtrière, venue des tréfonds d'elle-même, s'empara d'Aphykit : de sa fille, de sa petite merveille, il ne restait que des os déjà blanchis, l'anneau du muffi de l'Eglise et quelques fils d'or de sa chevelure. Ces horribles Tropicaux et leur missionnaire, ces mangeurs de chair humaine, l'avaient empoisonnée avec leurs herbes macérées. Elle oublia la souffrance, saisit une pierre aux arêtes tranchantes, se releva et fondit en hurlant sur les premiers rangs des villageois. Ils ne s'écartèrent pas, ils continuèrent de psalmodier, de se trémousser en cadence. De toutes ses forces, Aphykit abattit la pierre sur le front d'une femme. Bien qu'ébranlée par le choc, la Tropicale ne fléchit pas. Du dos de la main elle essuya tranquillement le filet carmin qui s'écoulait de la plaie. Folle de rage, Aphykit la frappa à plusieurs reprises, jusqu'à ce qu'elle plie, jusqu'à ce qu'elle s'effondre. Elle se rendit compte que c'était la première fois de son existence qu'elle levait la main sur quelqu'un et, curieusement, elle n'en éprouva aucun remords. Il lui sembla que les Tropicaux se resserraient sur elle, comme une horde d'animaux féroces. Inquiète, elle chercha San Francisco et Phœnix du regard mais les deux Jersalémines avaient disparu, ne se trouvaient plus en tout cas à l'endroit où ils s'étaient tenus quelques minutes plus tôt. Quant à Hectus Bar, elle n'avait aucune aide à attendre de sa part : ses yeux révulsés, le mouvement lancinant de son corps, sa bouche écumante montraient qu'il était sous l'emprise de l'hypnose collective des Bawalohos. La peau d'Aphykit fut soudain parcourue de démangeaisons virulentes, ardentes. Elle lâcha la pierre, passa frénétiquement les mains sur son corps comme pour extirper ce feu qui la rongeait, mais loin de l'apaiser, ces effleurements ne réussirent qu'à aviver la sensation de brûlure. Elle s'écroula, se recroquevilla sur le sol comme une feuille de papier léchée par une flamme. Du fond de son puits de douleur, il lui sembla comprendre les paroles du chant des Tropicaux. « La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons la vie sous toutes ses formes, célébrons le triomphe de la vie... » Elle perdit connaissance. Tixu est penché sur elle lorsqu'elle rouvre les yeux. Il lui sourit, auréolé de la lumière tamisée des fougères photogènes. Il n'a pas changé pendant ces trois ans, elle a même l'impression qu'il a rajeuni. Sa peau a pris une teinte légèrement grise qui évoque les fuselages des anciens vaisseaux. Elle redresse le buste, tend la main pour lui caresser le visage mais son sourire se crispe, se transforme en rictus et il se dérobe. Elle tremble de froid, elle voudrait qu'il s'étende sur elle, qu'il la couvre de sa chaleur, mais il est enveloppé d'une invisible gangue de glace. Ses yeux gris-bleu brillent d'un éclat maléfique. Elle a l'impression, durant une fraction de seconde, de se trouver devant un Scaythe de l'Inquisition. Ce n'est pas le Tixu qu'elle a connu. Elle se souvient d'un homme empli de bonté, d'un homme à l'énergie duquel elle se frottait, elle se réchauffait, d'un amant attentif, d'un compagnon enjoué, d'un éternel enfant, elle fait maintenant face à un être creux, dépourvu d'humanité. « Un cœur de vide dans une apparence d'homme », avait dit Yelle. Yelle. Aphykit observa la pierre de vie. Elle ne distingua que le sommet arrondi et grenu de la vulve minérale. Le squelette, le corindon julien, les cheveux d'or avaient disparu. Elle embrassa du regard l'ensemble de la grotte, ne vit ni les Tropicaux, ni le missionnaire, ni San Francisco, ni Phœnix. Elle était seule avec Tixu. Avec l'apparence humaine de Tixu. Elle ne souffrait plus, elle ne ressentait plus qu'une lassitude infinie, une lourdeur dans ses membres rompus, un frémissement subtil au creux de ses nymphes, une nausée latente, une vague envie de s'allonger et de sombrer dans l'oubli du sommeil. Elle percevait toujours le chant de la célébration, dominant le grondement du torrent. « La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons le triomphe de la vie... » Ces paroles l'irritaient. Elle n'avait pas envie de vivre. L'Hyponéros avait transformé Tixu en machine. Elle établit la relation entre le vide qui l'entourait et la dissolution soudaine des Scaythes. Il était l'Hyponéros. Elle était désormais certaine que tous les Scaythes s'étaient retirés des mondes humains pour se rassembler dans le corps de l'homme qu'elle aimait. Sa puissance de destruction était au-delà de l'entendement. Le véritable Tixu était mort, Yelle était morte, elle n'avait plus qu'à se laisser mourir. Comme des doigts cruels arrachant un à un les pétales d'une fleur, le destin l'avait peu à peu dépouillée de ses raisons de vivre. Elle contempla une dernière fois Tixu, tenta de déceler dans ses yeux une infime trace d'humanité. Il esquissa un sourire mécanique, un sourire de machine qui évoquait davantage le rictus d'un prédateur qu'un signal de connivence. Elle avait définitivement échoué. Elle se releva, grimpa sur la pierre de vie, s'y allongea, ferma les yeux et attendit que la mort vienne la chercher. Le destin, vraiment ? Qui décidait pour elle ? Elle avait le choix en cet instant précis. Le sort, la destinée n'étaient que des mots pratiques pour abdiquer de la vie. Elle avait reproduit le schème comportemental de son père, Sri Alexu : il s'était absorbé dans l'art floral pour oublier son épouse. Elle avait confirmé l'échec des trois derniers maîtres de la science inddique, l'échec de Sri Alexu, qui s'était renié dans le souvenir d'une femme disparue, l'échec de Sri Mitsu, qui s'était étourdi dans les sens, l'échec du mahdi Seqoram, qui n'avait pas su préserver la pureté de l'enseignement absourate. Elle s'était réfugiée dans l'amour de Tixu comme une chenille de feu dans le ventre du xaxas, comme un parasite. Que lui avait-elle donné en échange ? Yelle ? C'était un cadeau mutuel qu'ils s'étaient fait. Le bonheur ? Elle n'était pas douée pour le bonheur. Les paroles d'Hectus Bar l'avaient blessée dans le dispensaire de la mission parce qu'elles n'avaient été que l'expression de la pure vérité, de l'amère vérité, de la terrible vérité : il était parti parce que l'envie l'avait quittée. Il avait eu le choix, bien sûr, comme tout le monde, mais un amour fort, indéfectible, rayonnant lui aurait proposé d'autres solutions, d'autres routes. Elle ne l'avait jamais aimé, elle s'était aimée à travers lui, et comme il n'était plus là pour lui servir de miroir, la mort lui paraissait la seule issue envisageable. « L'envie ne concerne que soi-même », avait dit le missionnaire. Avait-elle envie de s'aimer elle-même ? Pour ce qu'elle était ? Avait-elle le désir sincère de devenir cet astre souverain, rayonnant, qui arroserait d'énergie les mondes gravitant autour d'elle, qui arroserait Yelle d'une véritable tendresse ? Une vibration assourdie résonna dans son silence intérieur. L'antra, le son de vie manifestait sa présence, la reliait au chœur de la création. Elle était de nouveau une étincelle parmi les étincelles, une étoile parmi les étoiles. Elle rouvrit les yeux. Debout au pied de la pierre, Tixu la regardait fixement, comme s'il guettait sa décision. Elle lui donnerait le baiser de l'humanité, elle l'aimerait si fort qu'elle l'arracherait des griffes de l'Hyponéros, comme il l'avait arrachée des griffes des marchands d'esclaves. Il redeviendrait un être libre, souverain, un être tombé de la lumière. Son visage n'exprima aucune émotion, mais Aphykit eut l'impression de distinguer un éclair de compréhension dans ses yeux. Il se fondit subitement dans la pénombre de la grotte que la clarté faiblissante des fougères photogènes n'éclairait plus qu'avec parcimonie. « La vie triomphera, la vie triomphera, célébrons le triomphe de la vie... » Les corps en sueur des Bawalohos ondulaient comme des vagues sombres et luisantes. Aphykit, allongée sur la pierre de vie, sentit une présence à ses côtés. Elle tourna la tête et se rendit compte que Yelle, redressée sur un coude, observait avec attention les danseurs. A sa main droite, l'énorme corindon julien brillait de mille feux. « Ne vous inquiétez pas : vous avez cogné avec beaucoup de conviction, mais elle est simplement sonnée, dit Hectus Bar. Elle s'en remettra. » Le front de la Tropicale, allongée sur le sol, s'ornait d'une large corolle pourpre. De temps à autre, un long tremblement secouait ses membres inertes. Penché sur elle, un homme lui entrouvrait les lèvres et la forçait à ingurgiter quelques gouttes d'un liquide doré qu'il versait d'une grande noix creuse. « Elle sera même honorée d'avoir été choisie, reprit le missionnaire. Elle aura le sentiment d'avoir contribué davantage que les autres à la résurrection de votre fille. A votre résurrection... Vous ne voulez vraiment pas rester ? La fête vient tout juste de commencer... » Les cris et les rires se répercutaient sur les parois et la voûte de la grotte. Les Tropicaux s'abreuvaient aux grandes noix et aux conques nacrées qui volaient de main en main. La boisson (un ferment de plaisir, selon le missionnaire) dégoulinait sur les mentons, sur les poitrines, sur les ventres. Les enfants grimpaient sur les stalagmites, se suspendaient aux stalactites, retombaient en souplesse sur le sol en poussant des hurlements de joie. Un feu d'herbes sèches brûlait au pied de la pierre de vie et ses éclats dansants supplantaient la lumière mourante des fougères. La fumée qui s'en dégageait n'agressait ni les yeux ni les narines. Elle générait au contraire une douce euphorie qui allait en s'accentuant au fur et à mesure qu'elle s'épaississait. Aphykit aperçut San Francisco et Phœnix au milieu des villageois. Aussi peu vêtus que leurs hôtes, ils n'étaient pas les derniers à rire, à boire et à danser. Quant au missionnaire, la tension révélatrice de son membre viril montrait qu'il s'était largement abreuvé à la source du ferment de plaisir. « Yelle et moi sommes fatiguées, répondit Aphykit. Nous avons besoin de nous reposer. » Elle s'était revêtue du surplis blanc et avait passé la veste grise sur les épaules de Yelle. Bien que le feu d'herbes réchauffât sensiblement l'atmosphère de la grotte, elle tremblait de froid. Le mouvement des corps en transe, qui s'unissaient parfois pour une brève et violente étreinte, semblait subjuguer la fillette. « Vous les remercierez pour moi, poursuivit Aphykit. — L'envie vous est revenue : ils sont déjà remerciés. Quand comptez-vous partir ? — Le plus tôt possible. Lorsque San Francisco et Phœnix nous rejoindront à la mission. Vous au moins, acceptez ma gratitude. — J'ai été honoré et fier de vous accueillir dans ma modeste mission, Naïa Phykit. N'hésitez pas à vous installer dans ma chambre pour vous reposer : je ne pense pas être rentré avant le zénith de Soàcra. » Il se détourna avec brusquerie et se dirigea à grands pas vers la Tropicale, une ancienne, qui l'attendait à côté de la pierre de vie. Avec une absence de culpabilité consternante pour un membre de l'Eglise kreuzienne, il s'en allait rompre une nouvelle fois ses vœux de chasteté. L'aube se levait sur Bawalo. Les chants des Tropicaux n'étaient plus que des murmures improbables qui venaient s'échouer dans le silence matinal de l'aven. Les insectes, engourdis par la fraîcheur, n'avaient pas encore pris leur envol. Les fleurs des buissons boug-boug déployaient leurs pétales écarlates imprégnés de rosée. Les rayons naissants de Soâcra, encore invisible dans le ciel, teintaient d'orange et d'ocre les ailes des dragons de feu. Main dans la main, Aphykit et Yelle traversèrent le village désert. Elles évitèrent de s'attarder aux abords de la crique de la mission. Si l'eau de Gran-Nigère avait recouvré sa limpidité initiale, les Tropicaux n'avaient pas encore enlevé les restes des cadavres des interliciers et des hommes d'Eglise. Yelle contempla l'affreux spectacle d'un air interrogateur mais elle ne posa aucune question. Elle n'avait rien dit depuis qu'elle était sortie de son coma et Aphykit se demandait si elle n'avait pas perdu l'usage de la parole. De temps à autre, la fillette levait la main droite vers la bouche de l'aven et observait les subtils jeux de lumière dans le corindon julien. Elles longèrent la crique, choisirent pour se laver un endroit situé à l'écart, dissimulé par les frondaisons des phaphaniers. Ce n'est que lorsqu'elles se furent allongées sur le lit du missionnaire que Yelle prononça ses premiers mots : « Je t'aiderai à délivrer papa du blouf... » Aphykit se souleva sur un coude. « Tu étais consciente pendant la cérémonie ? — Quelle cérémonie ? J'ai seulement vu papa et le blouf à l'intérieur de lui. Il a besoin de nous, maman. » Aphykit enlaça sa fille et l'attira contre sa poitrine. Pendant quelques minutes, elles restèrent blotties en silence l'une contre l'autre. « Je suis tellement heureuse que tu sois vivante, murmura Aphykit. — Toi aussi tu étais morte, maman, et papa, il devra mourir pour revenir à la vie... Maintenant, je veux que tu m'apprennes le voyage sur la pensée. — Dès que nous serons arrivées, je te le promets. » La chaleur montait rapidement à l'intérieur de la mission. Les bourdonnements des insectes annonçaient l'avènement triomphal du jour. Le triomphe de la vie. Assis au centre du terre-plein, indifférent à la pluie, Jek ressassait des pensées tourmentées. Fracist Bogh et l'ancien chevalier absourate s'étaient transférés dans le volcan d'Exod quelques heures plus tôt mais il était toujours sans nouvelles de Yelle, de Naïa Phykit, de San Francisco et de Phœnix. Le chevalier absourate s'était rematérialisé le premier. Jek avait reconnu d'emblée l'homme qu'il avait aperçu lors de ses expéditions mentales depuis le naos des annales inddiques, l'homme enfermé dans une masure avec une femme brune dont les yeux entièrement blancs voyaient au-delà de l'espace et du temps. Il s'était parfaitement souvenu de la scène, des tapis et des chaises de paille, des murs de torchis, de leurs paroles : « Tu es l'un des douze piliers du temple... Je ne suis qu'un des salopards de Jankl Nanupha... Je serai l'arc, tu seras la flèche... Les temps sont venus de l'union, de la fusion... » Elle avait dégrafé sa robe, s'était glissée sous le drap écru et ils s'étaient aimés avec fureur comme Phœnix et San Francisco dans le cachot du Thorial. « Vous êtes un chevalier, un ancien trafiquant des monts Pïaï, un des douze piliers du temple », avait dit Jek sans laisser le temps à son interlocuteur de se remettre de l'effet corrigé Gloson. Allongé sur le terre-plein, le chevalier avait lutté contre les vertiges nauséeux qui le saisissaient, avait ouvert les yeux et cherché à savoir à qui appartenait la voix qui l'interpellait. « Comment êtes-vous arrivé jusqu'ici ? avait continué Jek. Personne ne vous a donné les coordonnées d'Exod. » Même en faisant appel à l'énergie du Xui, Whu Phan-Li s'était avéré incapable de remettre de l'ordre dans ses pensées. L'apparition soudaine de Fracist Bogh l'avait tiré d'une situation difficile. Le garçon, dont les interrogations et la voix aigrelette lui faisaient l'effet d'une véritable torture, avait jeté son dévolu sur le nouvel arrivant et s'était provisoirement désintéressé de lui. Jek avait dû laisser les deux hommes récupérer de l'effet Gloson et s'abstenir momentanément de leur poser les questions qui lui brûlaient les lèvres. Il s'était demandé pourquoi Fracist Bogh était revêtu d'une combinaison grise de mercenaire de Pritiv. Lorsqu'ils s'étaient quittés, il portait encore le colancor blanc de son habit pontifical. Il n'avait pas compris non plus pourquoi l'ancien muffi était accompagné du chevalier, vêtu quant à lui d'une combinaison noire d'ovate. « Où sont Yelle et les autres ? avait-il demandé après avoir décelé un léger mieux sur le visage crispé de Fracist Bogh. — Ils ne sont pas avec nous, avait bredouillé ce dernier... Nous n'avons pas pu utiliser les déremats du palais... Une coupure d'énergie magnétique... Les mercenaires ont surgi dans l'atelier... Maltus Haktar est mort... Le chevalier Whu m'a sauvé la vie... — Comment est-il arrivé dans le palais ? Il habitait loin de Syracusa, sur le monde des Abrazz et des Fiai... — Les Pïaï sont des montagnes du Sixième Anneau de Sbarao et les Abrazz un ensemble de plateaux de ces montagnes, intervint Whu. Une vision m'a poussé à me rendre à Vénicia. Mais qui t'a révélé tous ces détails sur moi ? — Les annales inddiques, répondit Jek. — Le temple de lumière, précisa Fracist Bogh, qui avait surpris les lueurs interrogatives dans le regard de Whu. Quant à Naïa Phykit et aux autres, je ne sais pas ce qui a pu leur arriver... » L'Anjorien avait accompagné les deux hommes jusqu'au village des pèlerins, les avait installés dans la maison de Naïa Phykit, leur avait servi un repas succinct composé principalement de fruits et d'eau, puis s'en était retourné au volcan. Il avait espéré apercevoir les chevelures dorées de Yelle et de sa mère du haut du surplomb qui dominait l'ensemble du cratère, mais, quelques centaines de mètres en contrebas, le terre-plein était toujours désert. Les nuages lourds et noirs avaient libéré une pluie fine et persistante, un crachin grisâtre qui noyait les environs dans sa désolation. Jek avait dévalé les escaliers en spirale, humides et glissants. Les entrées des anciennes habitations troglodytiques se couvraient d'immenses toiles d'araignées ondulant souplement sous les rafales de vent. Il s'était assis au centre du terre-plein. La pluie avait transpercé sa tunique et son pantalon de lin. (Il avait ressenti un énorme soulagement lorsqu'il avait retiré son colancor. Combien p'a At-Skin avait dû souffrir pour comprimer son gros ventre dans cette horrible prison de tissu !) Le silence lugubre qui régnait à l'intérieur du volcan accentuait sa tristesse. Avant de partir pour Ephren, Shari lui avait ordonné de rester sur Terra Mater pour accueillir Aphykit, Yelle et les autres, et il n'osait pas partir à leur recherche, d'une part pour ne pas transgresser les instructions de Shari, d'autre part pour ne pas risquer de les croiser et de manquer leur arrivée. Envahi par un sentiment grandissant d'impuissance et de désespoir, il ne lui restait rien d'autre à faire qu'à se morfondre dans ce cratère mort, qu'à contempler d'un œil morne la cicatrice rocheuse de l'ancienne cheminée. « Jek ! » Il lui semblait avoir entendu une voix fluette prononcer son nom mais il n'osa pas se retourner, de peur d'être déçu, préférant croire qu'il avait été le jouet d'une illusion sonore, à moins encore qu'il n'eût perçu le trompettement rauque d'un aïoule. « Jek ! » Le cœur battant, il se retourna. Yelle se trouvait à une dizaine de mètres de lui, vêtue de la veste grise qu'il avait portée sur Syracusa. Elle avait visiblement recouvré l'usage de ses jambes et de ses bras. Ses yeux gris-bleu brillaient joyeusement, ainsi que l'anneau épiscopal à sa main droite. Le crachin plaquait ses cheveux d'or sur son front, sur ses tempes, sur ses joues. Le large sourire qui illuminait son visage était dépourvu de sa coutumière ironie. Il entrevit derrière elle la silhouette de Phœnix, enveloppée dans le manteau blanc de Shari. Allongée sur le sol du terre-plein, souffrant de l'effet corrigé Gloson, elle remuait faiblement comme une chenille au sortir de son cocon. C'était son premier transfert cellulaire et, à en juger par ses yeux affolés, son souffle court et ses gémissements, ce décalage sournois entre ses perceptions et sa motricité la terrorisait. Jek souffrait lui aussi d'un curieux décalage : une envie folle le pressait de se précipiter vers Yelle, de la prendre dans ses bras, de la soulever du sol et de la faire tournoyer dans les airs, mais son corps restait pétrifié, incapable d'esquisser le moindre geste. Ce fut donc elle qui vint vers lui, lui glissa les bras autour de la taille et posa doucement la tête sur sa poitrine. Ils étaient à peu près de la même taille lorsqu'elle avait été frappée par le rayon cryogénisant de l'arme de Marti, il la dépassait de deux têtes à présent. Elle lui parut tellement fragile qu'il n'osa pas l'étreindre, de peur de la broyer. Il lui effleura délicatement la joue du revers de la main. Il se rendit alors compte qu'elle pleurait, que ses larmes brûlantes traversaient sa tunique détrempée et réchauffaient sa peau humide et glacée. Ils restèrent enlacés en silence jusqu'à ce qu'Aphykit et San Francisco se rematérialisent à proximité de Phœnix, toujours terrassée par le mal des transferts. Aphykit n'eut besoin que de quelques minutes pour rétablir la coordination entre son esprit et son corps, se relever, s'avancer vers Yelle et Jek, les étreindre tous les deux. Elle avait l'impression de rentrer chez elle après un interminable voyage, de se réveiller à l'issue d'un long rêve. « Nous sommes tellement heureuses de te revoir, Jek. » « Nous vous rejoindrons plus tard », insista Yelle. Lorsqu'elle prenait cet air buté, lorsqu'elle avait ce front plissé et cette moue provocante, rien ne pouvait la faire changer d'avis. D'autant que l'air penaud de Jek, qui la tenait par la main, trahissait une complicité tacite. « Il pleut ! argumenta Aphykit tout en sachant que sa tentative se révélerait parfaitement inutile. — Ma tête dit que le prince des hyènes veut se retrouver seul quelques instants avec sa princesse ! dit San Francisco. Et mon cœur l'approuve... — Le ciel également manifeste sa joie », ajouta Phœnix avec un sourire las. Les deux Jersalémines ne s'étaient pas encore remis de la cérémonie de la pierre de vie, et le transfert avait accru leur fatigue. Ils n'avaient qu'une hâte, s'allonger sur un lit et dormir. Les souvenirs qu'ils gardaient de la fin de la célébration demeuraient confus... Des sensations caressantes, des vagues puissantes qui les roulaient dans une mer houleuse de plaisir, des peaux d'une sensibilité exacerbée qui se frottaient, des bouches voluptueuses qui se cueillaient, des ventres lascifs qui s'ouvraient, des membres impétueux qui les comblaient... « Si tout le monde, même le ciel, est contre moi, je n'ai plus qu'à m'incliner ! dit Aphykit. — Nous ne serons pas longs ! » cria Jek. Il avait déjà tiré Yelle dans la végétation dense qui bordait le sentier. Trente minutes plus tard, ils atteignirent la rive du torrent, à l'endroit où ils s'étaient baignés la première fois qu'ils s'étaient rencontrés. Yelle reconnut les lieux bien que les ronces, les herbes folles, les arbustes aient recouvert la plupart des rochers. La pluie n'avait pas cessé, bien au contraire. Elle tombait à présent en cordes épaisses et drues qui hérissaient la surface tumultueuse du torrent. Ils se déshabillèrent, abandonnèrent leurs vêtements sur l'herbe et poussant des petits cris d'effroi, entrèrent dans l'eau jusqu'aux genoux. Comme trois années plus tôt, Jek garda les mains crispées sur son bas-ventre. Le torrent colérique se pulvérisait sur les rochers, sur leurs jambes, sur les racines découvertes des arbres, projetait des gouttelettes glaciales sur leur peau. « Tu peux te mettre à l'aise ! lança Yelle, provocante. Je sais comment c'est fait, un garçon ! » Jek leva les bras au ciel d'un air désolé et ils éclatèrent de rire. Yelle vit alors qu'elle n'avait plus vraiment affaire à un garçon mais presque à un homme. « Avez-vous eu des nouvelles d'Adaman Mourall ? » demanda Fracist Bogh. Le feu de bois crépitait dans la cheminée de pierre devant laquelle Yelle et Jek, frigorifiés, assis sur un banc, emmitouflés dans des couvertures de laine, essayaient de se réchauffer. Exténués, San Francisco et Phœnix s'étaient retirés pour se reposer. Whu avait longuement raconté son histoire, son désespoir de chevalier, ses vingt années passées au service d'un trafiquant de marchandises humaines du Sixième Anneau, sa rencontre avec Katiaj, l'himâ des Abrazz, son départ pour Vénicia. « Tout ce que je peux vous dire, c'est que l'un des deux déremats de Bawalo avait été utilisé quelques heures avant nous, répondit Aphykit, accroupie devant la cheminée. L'affichage mémoriel de l'appareil indiquait la destination de Duptinat, capitale de Marquinat. » L'humidité du bois n'avait pas facilité l'allumage du feu et elle éventait régulièrement les braises à l'aide d'un carré de tissu. Une fumée noire et chuintante s'élevait des bûches détrempées. « C'est bien Adaman, soupira Fracist Bogh. Il est marquinatin, comme moi. Il n'a pas su saisir la perche que le destin lui tendait. — Personne ne lui a parlé des coordonnées terrestres d'Exod, dit Whu, attablé en face de l'ancien muffi. Il ne savait donc pas où nous rejoindre. — C'était son choix, n'est-ce pas, chevalier ? — C'était son droit... » Fracist Bogh se leva et rejoignit Aphykit devant la cheminée. Il hésita un long moment puis se décida à poser, d'une voix timide, la question qui le préoccupait. « Quand comptez-vous nous initier à l'antra ? » Elle suspendit ses mouvements et leva les yeux sur l'homme d'Eglise. « Demain. Vous devrez être prêts quand Shari reviendra. » CHAPITRE XXII Voici que les créatures au cœur noir qui tenaient la population d'Ephren en esclavage disparurent tout à coup. Nombreux furent ceux qui crurent à une intervention des antiques dieux des légendes planétaires et ceux-là leur vouèrent des cultes laudateurs, appelés Ephréniaques. Nombreux furent ceux qui pensèrent à une disparition naturelle, à une usure du temps, et ceux-là s'imaginèrent que la science suffisait à expliquer les mystères de la création. D'autres enfin virent dans ce phénomène un nouveau miracle de Tau Phraïm et ceux-là s'en allèrent par les rues de Koralion en chantant ses merveilles. Voici que Tau Phraïm les entendit, traversa le monde des morts et leur apparut dans un tuyau majeur des grandes orgues. A ceux-là il dit que, s'ils continuaient à vivre selon ses préceptes, ils le rejoindraient un jour dans le monde merveilleux du grand Indda. Les Neuf Evangiles d'Ephren, « Faits et merveilles de Tau Phraïm » Grok Auman, le secrétaire personnel du cardinal d'Esgouve, s'épongea nerveusement le front. « J'ai l'impression que les insurgés gagnent du terrain... » dit-il d'une voix aigrelette, plaintive. Le vicaire, le cardinal et les cinq missionnaires permanents de Koralion s'étaient réfugiés dans la chambre d'Oniki Kay, au dernier étage du temple kreuzien. Craignant probablement que la vue du corps dénudé de l'ancienne thutâle ne trouble les missionnaires, le vicaire (lui ne risquait pas d'être troublé, ou alors de manière purement platonique) avait recouvert la jeune femme d'un drap de soie qu'il avait déniché dans un placard. Elle n'avait pas protesté, car son épiderme pratiquement reconstitué acceptait à présent le contact avec les étoffes. Comme elle n'aimait pas être offerte sans défense aux regards sournois des hommes d'Eglise, elle avait été reconnaissante de son initiative au secrétaire personnel du cardinal-gouverneur. « Nous aurions dû tenter de regagner le salon des déremats ! lança un missionnaire. Nous sommes bloqués : les combles ne disposent d'aucune issue de secours. — Libre à vous de vous aventurer dans les escaliers et les couloirs du temple, frère Antor ! siffla le vicaire. Vous expliquerez à ces enragés que vous souhaitez gagner le sous-sol pour vous transférer sur Syracusa ! — Calmez-vous ! intervint le cardinal d'Esgouve, assis sur une chaise au pied du lit. Les mercenaires de Pritiv nous sont tout dévoués. Avec l'aide des interliciers, ils réussiront peut-être à redresser la situation. — A cinq cents contre plusieurs milliers, leur science du combat risque d'être notablement insuffisante, Eminence ! grinça Grok Auman. — Eh bien, priez le Kreuz au lieu de gémir comme une vieille femme ! » Depuis l'inexplicable disparition des Scaythes d'Hyponéros, dont on n'avait retrouvé que les acabas vides, le cardinal semblait avoir recouvré la plénitude de ses facultés mentales. Sa pugnacité également, au grand dam de son secrétaire qui était redevenu la cible favorite de ses flèches. « Je crains fort que ma science de la prière ne soit également insuffisante, murmura le vicaire. J'ai l'impression que les insurgés savaient que les Scaythes allaient nous abandonner. — Absurde ! s'exclama le cardinal. Personne n'aurait pu le prévoir. Les Scaythes ne sont pas humains : ils ont peut-être tout simplement achevé leur cycle de vie. » Toutefois, la coïncidence restait troublante : les insurgés avaient lancé leur offensive au moment où les inquisiteurs, les effaceurs et les protecteurs s'étaient volatilisés. La lumière de Xati Mu tombait en colonnes inégales et bleues des tuyaux des grandes orgues qui ne s'étaient pas encore engorgés. Des milliers d'hommes et de femmes armés de fusils à harpon, de simples ustensiles de jardinage ou de cuisine (la fragilité du bouclier corallien protecteur avait depuis toujours proscrit l'usage des armes à haute densité) avaient surgi des étroites ruelles de Koralion et avaient convergé vers le temple. Des sortes d'immenses conteneurs avaient été chargés sur des plateaux à roues et tirés par des dizaines d'hommes au pied de la colline de quartz noir. Grok Auman était accroupi au-dessus d'une fosse d'aisances lorsqu'il avait entendu les vociférations de la multitude. Comprenant immédiatement de quoi il retournait, il n'avait pas pris le temps de vider entièrement sa vessie. Il s'était rhabillé à la hâte, pestant contre la complexité du colancor et l'obligation qui lui était faite d'uriner comme une femme. Quelques heures plus tôt, un vieux pulonnier du nom de Cal Pralett avait demandé une audience auprès de Xaphox pour le prévenir que le captain de son moussier, un dénommé Saûl Harnen, avait recueilli Tau Phraïm, le fils d'Oniki Kay, au cours de sa mission de consolidation des pylônes. Le grand inquisiteur avait implanté un germe d'effacement dans l'esprit du vieux pulonnier (il ne s'était souvenu de rien, même pas d'être venu au temple), avait localisé le captain Saûl Harnen, puisé quelques informations intéressantes dans son cerveau et envoyé une cohorte de mercenaires de Pritiv à son adresse. Puis il avait convoqué le secrétaire du cardinal d'Esgouve (il savait mieux que personne que, pour avoir la caution de l'autorité suprême d'Ephren, il valait mieux s'adresser au vicaire qu'au prélat) et l'avait informé de la situation. Ils avaient alors décidé d'expédier une deuxième cohorte de mercenaires à l'assaut du Thutâ, accompagnée de deux Scaythes effaceurs chargés d'obtenir la neutralisation du système de reconnaissance cellulaire en manipulant à distance l'esprit des permades de faction. Après avoir enfilé son colancor et son surplis, Grok Auman avait couru au bureau de Xaphox mais il n'y avait rencontré que les mines atterrées des missionnaires permanents. « Les... les Scaythes ont disparu, avait bredouillé l'un d'eux. — Allez les chercher ! avait glapi le vicaire. Les rebelles attaquent plus tôt que prévu ! — Ils ont disparu », avait répété le missionnaire. Il avait alors montré les flaques rouges, blanches et noires figées sur le parquet. Incrédule, le vicaire avait ramassé une acaba et l'avait dépliée comme s'il pensait encore avoir une chance de trouver quelqu'un à l'intérieur de cette grossière étoffe vide. « Disparus... » avait-il ânonné. Les grandes orgues de corail venaient de lui tomber sur la tête. Les mercenaires et les interliciers, alertés, étaient sortis de leurs quartiers et s'étaient massés devant le temple pour en interdire l'accès aux insurgés. Les combats s'étaient engagés, violents, meurtriers. Les disques tueurs des mercenaires avaient opéré des ravages parmi les assaillants, mais ces derniers avaient pointé les extrémités des lances sur les défenseurs et les avaient recouverts de tonnes de mousse liquide. Les mercenaires et les interliciers qui avaient échappé à l'ensevelissement s'étaient repliés à l'intérieur du temple, déployés dans les différentes pièces, sur les escaliers, sur les balcons et, forts de l'avantage que leur conférait l'exiguïté des locaux, avaient enrayé la progression de leurs adversaires, pourtant dix fois plus nombreux. Grok Auman, les missionnaires et le cardinal n'avaient pas eu d'autre choix que de se réfugier dans les combles. Ils avaient jeté leur dévolu sur la chambre d'Oniki car, au cas où les choses tourneraient mal (il n'y avait aucune raison objective qu'elles s'améliorent), ils pourraient toujours se servir de la thutâle comme d'une monnaie d'échange. Le vicaire avait pris le temps d'aller récupérer dans ses appartements le petit ondemort qui le suivait partout. Pour évaluer la progression des insurgés, ils ne pouvaient se fier qu'aux bruits, aux coups sourds des corps qui s'effondraient, aux hurlements des blessés, aux crissements des disques métalliques, aux vibrations des pas sur les marches des escaliers. « Je me demande si les Scaythes ont réussi à neutraliser le système de reconnaissance cellulaire du Thutâ avant de... d'achever leur cycle de vie ! dit Grok Auman. — Pourquoi l'auraient-ils fait ? demanda le cardinal. — Pour que les mercenaires puissent récupérer le fils de cette femme... » Oniki redressa le buste et, tout en maintenant d'une main le drap sur sa poitrine, fixa le vicaire d'un air inquiet. « Son fils se trouve donc dans l'enceinte du Thutâ ? insista le cardinal. — Il a été recueilli par un moussier du Pulôn. Un des membres de l'équipage est venu nous en informer... — Vous en informer, monsieur le secrétaire ? s'emporta soudain le cardinal, oubliant toute notion de contrôle A.P.D. Et pourquoi n'en ai-je pas été, moi, informé ? Ne suis-je pas le cardinal-gouverneur de cette planète ? — Ces maudits rebelles ne m'en ont pas laissé le temps » , mentit Grok Auman. Une voix douce s'insinua dans le silence tendu qui ponctua l'éclat du cardinal. « Est-il en bonne santé ? » Le vicaire lança un regard vipérin à la jeune femme. « Je n'en sais rien et je m'en moque ! siffla-t-il. Priez vos dieux, si vous en avez, que les mercenaires ne lui aient pas mis le grappin dessus ! — Modérez vos propos, monsieur l'eunuque ! intervint le cardinal. Vous parlez à une mère. » Grok Auman plongea la main dans la poche de son surplis, sortit son ondemort et le braqua sur la tête du prélat. « Traitez-moi encore une fois d'eunuque, Eminence, et vous n'aurez plus de tête ! — Vous perdez la raison, Grok Auman ! riposta le cardinal. Vous proférez des menaces contre votre supérieur hiérarchique, contre un cardinal de l'Eglise ! Vous savez ce que vous risquez ? — Les Scaythes ne sont plus là pour témoigner ! » D'un ample geste du bras, le cardinal désigna les ombres jaunes et figées des missionnaires. « Eux témoigneront. » Il se rendit compte, aux mines atterrées des missionnaires, que l'appel à la délation ne rencontrait chez eux qu'un écho très assourdi : ils ne voyaient sans doute pas la nécessité d'ajouter des soucis supplémentaires aux cascades d'ennuis qui leur tombaient dessus. « Rien ne prouve que les Scaythes des autres planètes aient suivi l'exemple des nôtres, ajouta rapidement le prélat (après la colère, l'œil noir du canon de l'ondemort éveillait en lui une grande inquiétude). Ils ont peut-être été victimes d'un virus spécifique à Ephren. Je vous ferai traduire devant un tribunal d'exception et la vérité de votre comportement n'échappera pas à la perspicacité des inquisiteurs du palais épiscopal ! » Un rictus déforma les lèvres minces de Grok Auman. « A votre place, Eminence, j'éviterais de me bercer d'illusions. L'hypothèse d'un virus n'est pas seulement chimérique, elle est totalement stupide ! A-t-on jamais vu un Scaythe malade ? Mon sentiment, c'est que tous les Scaythes ont été rappelés par leurs instances supérieures dans un dessein bien précis. Cette manœuvre ressemble étrangement à la retraite massive d'une armée ! — Vous changez d'avis comme de chasuble : tout à l'heure, vous prétendiez qu'ils avaient été anéantis par les Ephréniens... — Une chose est sûre en tout cas : en cessant de servir l'Eglise du Kreuz, ils nous ont foutus dans un sacré merdier. Un merdier sacré, devrais-je dire. Nous n'avons même pas la possibilité de demander des renforts ! — Même si nous pouvions accéder aux liaisons holo, cela ne servirait à rien : le palais épiscopal de Vénicia ne répond plus depuis plusieurs heures. » En un réflexe machinal, Grok Auman se gratta la joue avec l'extrémité du canon de son ondemort (soulageant ainsi le cardinal qui mit instantanément ce relâchement à profit pour se lever, contourner le lit et se placer entre deux missionnaires, qui lui lancèrent des regards courroucés). « Je préfère ne pas imaginer le sort que les rebelles nous réserveront si nous tombons entre leurs mains », murmura le vicaire d'un air sombre. Il se dirigea vers le lit et pointa son arme sur Oniki. « S'ils franchissent cette porte, je te tuerai avant de me donner la mort. » Elle soutint son regard sans faiblir. Elle avait la certitude que son prince viendrait bientôt la délivrer. Les imprécations de cet homme vêtu de noir la laissaient totalement de marbre. Il faisait partie de ceux qui avaient expédié les monstres ailés dans les grandes orgues, qui avaient exterminé les serpents de corail, il tremblait maintenant de peur devant la juste colère des Ephréniens, révoltés par ce crime odieux perpétré contre leur planète. Les vociférations traversaient les murs de la chambre. « S'ils franchissent cette porte, je te tue ! » répéta le vicaire. Une grande confusion régnait dans le bâtiment du Thutâ. Les mercenaires de Pritiv n'avaient rencontré aucune difficulté à pénétrer dans l'enceinte du cloître car les deux permades de faction, effacées, avaient neutralisé le système de reconnaissance cellulaire et ouvert la porte dérobée. Les mercenaires s'étaient glissés silencieusement dans le jardin intérieur, teinté de bleu par les rayons obliques de Xati Mu. Ils ne s'étaient pas rendu compte que les deux Scaythes s'étaient volatilisés après avoir manipulé l'esprit des permades. Au moment où ils se déployaient entre les arcades du jardin, les thutâles de retour du deuxième quart étaient entrées par la porte dérobée restée entrouverte et, découvrant leurs deux sœurs égorgées, avaient poussé des hurlements d'effroi. Les mercenaires de Pritiv avaient fondu sur elles pour les empêcher d'alarmer l'ensemble du cloître, les avaient décapitées de leurs disques métalliques, mais leurs cris perçants avaient alerté les matrions qui, saisissant instantanément la gravité de la situation, s'étaient enfermées avec l'enfant d'Oniki dans le cénacle et avaient commandé la fermeture automatique des grandes portes d'optalumal, en principe imperméables aux rayons désintégrants. Les mercenaires avaient opéré une véritable tuerie parmi les sœurs du Thutâ. Les cadavres ensanglantés jonchaient par dizaines les allées, les massifs de rosaliers, les pelouses du jardin intérieur, les galeries des arcades, les couloirs des cellules et des salles coramunés. Les nettoyeuses du ciel et les permades n'avaient pas eu les réflexes salvateurs des marrions : attirées par le tumulte, elles étaient sorties de leur cellule au lieu de s'y confiner et avaient été cueillies par une pluie assassine de disques métalliques. Seules celles d'entre elles qui occupaient les cellules les plus éloignées et qui avaient vu leurs consœurs s'effondrer devant elles avaient eu le temps de battre en retraite et de se réfugier dans les cuisines, les entrepôts ou les buanderies. Fous de rage, ivres de carnage, les mercenaires avaient fouillé le cloître à la recherche des survivantes. Ils en avaient débusqué quelques-unes qu'ils avaient froidement exécutées mais les autres avaient réussi à leur échapper en se réfugiant dans les passages secrets du bâtiment. Les mercenaires s'étaient ensuite regroupés devant les portes d'optalumal du cénacle, avaient assemblé les pièces d'un canon désintégrant, avaient bombardé les vantaux massifs de rayons verts momifiants, mais l'alliage avait résisté. Au début, du moins, car il commençait maintenant à se fendiller, à s'écailler, à se désagréger. Un mercenaire se dirigea en courant vers l'ovate, debout derrière le canon et dont le masque noir était parcouru d'éclats verts et scintillants. Les hommes, entassés dans le vestibule, refrénaient tant bien que mal leur impatience. Le sang appelait le sang, et le massacre des thutâles n'avait fait qu'aiguillonner leurs pulsions meurtrières. « Les Scaythes sont partis, ovate ! — Ils ont fait leur part de boulot. Nous n'avons plus besoin d'eux. — Il ne reste d'eux que leur acaba, insista le mercenaire. Ils se sont comme... comme désintégrés. — On verra ça plus tard. Nous pouvons nous passer des Scaythes pour récupérer le gosse. — Autre chose, ovate : Koralion est à feu et à sang. Les Ephréniens se sont révoltés. Ils cernent par milliers le temple kreuzien. » L'officier du Pritiv jeta un regard courroucé sur la porte d'optalumal. « Ces satanées matrions vont regretter amèrement de nous avoir fait perdre notre temps ! » Le grésillement du rayon désintégrant lacérait le silence. Les matrions voyaient avec effroi s'agrandir la tache sombre sur le battant d'optalumal gris. Elles n'avaient pas pris place dans les travées surélevées, elles s'étaient resserrées au centre du cénacle, autour du fauteuil de l'ancienne, autour de Muremi et de l'enfant d'Oniki. Elles avaient été pour la plupart surprises dans leurs tâches quotidiennes. Elles s'étaient vêtues à la hâte de leur robe ordinaire, d'une couleur bleue tirant sur le gris, et leurs cheveux dénoués, désordonnés, tombaient en cascades blanches, grises, blondes ou noires sur leurs épaules. L'inquiétude tirait leurs traits, accentuait leurs rides, creusait leurs cernes. Elles avaient entendu les cris d'épouvante, d'horreur ou d'agonie de leurs sœurs et elles savaient, bien qu'elles fussent enfermées, qu'un affreux spectacle les attendait dehors (au cas de moins en moins probable où elles réussiraient à sortir vivantes de cette pièce). Elles se demandaient comment les mercenaires avaient été informés de la présence du fils d'Oniki dans le Thutâ, comment ils étaient parvenus à passer l'obstacle de la reconnaissance cellulaire, en principe inviolable (les faisceaux à haute densité prenaient automatiquement pour cible les intrus dont les coordonnées cellulaires n'étaient pas entrées dans l'identificateur, un système que seul le mystérieux amant d'Oniki avait jusqu'à présent tenu en échec). Il n'avait fallu qu'une poignée d'heures pour que les matrions s'attachent au fils de la proscrite, comme si elles avaient depuis toujours guetté l'occasion d'exhumer le sentiment maternel enfoui au plus profond de leur inconscient. Elles s'étaient disputé comme des gamines le privilège de l'accueillir dans leur cellule. En désespoir de cause, elles en avaient appelé à la sagesse de Muremi qui, des lueurs de malice dans les yeux, avait résolu leur problème en emmenant le garçon avec elle. Elles s'étaient toutes précipitées vers la cellule de l'ancienne lorsque avaient retenti les cris d'alarme des nettoyeuses de retour de quart : la première de leurs pensées avait été de mettre l'enfant à l'abri. Peut-être également était-ce leur manière de se faire pardonner leur attitude intransigeante vis-à-vis de la proscrite, le traitement humiliant auquel elle avait été soumise. Oniki avait violé la règle 2 du Thutâ et elles étaient chargées d'appliquer la loi thutâlique mais elles se rendaient compte, dans les heures troublées que connaissait Ephren, qu'elles devaient se dépouiller de leurs principes, de leur rigidité, de leur inflexibilité. L'invasion de la planète par les armées impériales et les kreuziens, l'extermination des serpents de corail, l'effondrement d'une partie des grandes orgues, tous ces événements avaient bouleversé les équilibres naturels et, même si les insurgés réussissaient dans leur entreprise (elles ignoraient qu'ils étaient passés à l'action), les choses ne seraient jamais plus comme avant. Il faudrait aux Ephréniens inventer une nouvelle forme de vie, créer de nouveaux équilibres. Elles prendraient une part active à la redéfinition des tâches, à la reconstruction, mais elles ignoraient encore quel rôle leur serait dévolu. La porte se lézardait à présent et des étincelles du terrible rayon vert traversaient l'étroite faille. « Mon Dieu ! nous sommes perdues », gémit Gomahi. Muremi décocha un regard sévère à sa consœur. « Tant qu'il nous restera un souffle de vie, nous garderons la tête haute, fière, et nous ne perdrons pas l'espoir ! » A cet instant l'enfant émit un sifflement strident. Avant que l'ancienne n'ait eu le temps de réagir, il lui repoussa le bras, fendit les rangs compacts des matrions et se dirigea vers le fond du cénacle. Un homme s'y dressait, vêtu d'une veste et d'un pantalon de lin écru. Sa ressemblance avec le fils d'Oniki frappa immédiatement les matrions : mêmes cheveux noirs et bouclés, mêmes yeux sombres et brillants, même peau brune. Elles comprirent qu'elles se trouvaient devant l'homme qui était venu, quelques années plus tôt, dérober la virginité de leur jeune sœur. Abasourdies, elles ne songèrent même pas à se demander de quelle manière il s'y était pris pour s'introduire dans le cénacle assiégé. Il souleva l'enfant et le pressa longuement contre sa poitrine. De lui émanait une lumière subtile, une énergie surnaturelle. Les larmes diamantines qui roulaient sur ses joues donnaient aux matrions l'envie de pleurer. Elles furent encore plus étonnées lorsqu'elles entendirent l'enfant prononcer son premier mot : « Papa. » Sa petite voix claire avait résonné comme un coup de tonnerre. Elles en oublièrent le grésillement insidieux du rayon vert sur l'optalumal. « Les mercenaires sont là, qui veulent prendre votre fils », déclara Muremi, recouvrant l'usage de la parole et le sens des réalités. Shari reposa Tau Phraïm sur le sol. « Je vous remercie de l'avoir protégé, dit-il. D'autant qu'il est le fruit d'amours défendues... — Lorsqu'on regarde votre fils, on se dit que cette entorse à la règle en valait la peine, dit Muremi. Mais nous parlerons de tout cela plus tard : dans quelques minutes, une vingtaine de mercenaires enragés vont faire irruption dans cette pièce. La porte est sur le point de céder. » Shari jeta un coup d'œil sur la fissure grandissante de l'optalumal, teinté de vert par les gerbes d'étincelles. Tau Phraïm et lui auraient pu rejoindre instantanément Oniki dans la pièce du temple kreuzien où elle était alitée, mais il ne s'estimait pas le droit d'abandonner ces femmes à leur sort. Il était entré dans le naos des annales inddiques avant de se transférer sur Ephren. Elles l'avaient expédié en reconnaissance mentale dans le temple kreuzien, dans les rues de Koralion et dans le cloître du Thutâ. Il s'était rendu compte que les Ephréniens révoltés, en armes, se dirigeaient par milliers vers la colline de quartz noir où se dressait le temple, qu'un détachement de mercenaires de Pritiv accompagné de deux Scaythes cherchait à pénétrer dans le cloître où résidait Tau Phraïm et qu'un groupe de kreuziens s'était réfugié dans la chambre d'Oniki. Il avait aperçu les cicatrices et la teinte légèrement plus claire de la peau sur tout le flanc droit de la jeune femme et il avait su à quelle terrible souffrance elle avait été soumise. Il avait également acquis la certitude que, bien qu'ils n'eussent pas été initiés à l'antra, il lui suffisait de tenir la main d'Oniki et de Tau Phraïm pour qu'ils voyagent avec lui sur ses pensées. Ils formaient une entité indivisible, un dewa inddique. Ce que décidait l'un était spontanément admis par les deux autres, ce qu'éprouvait l'un était ressenti par les deux autres. Il avait jugé que l'urgence lui commandait d'abord d'intervenir dans le cloître. Il avait envisagé d'en repartir tout de suite après avoir récupéré son fils mais les visages rongés d'angoisse des matrions lui imposaient de modifier ses projets. Il espéra que le vicaire, enfermé dans la chambre d'Oniki avec le cardinal et les missionnaires, ne perdrait pas la raison au point de mettre sa menace à exécution. Il avait pris la précaution d'emporter l'ondemort que lui avait remis Jek et dont il avait prévu de se servir dans le cas où les hommes d'Eglise l'empêcheraient d'enlever Oniki. Il le dégagea de la ceinture de son pantalon, en débloqua le cran de sûreté, le braqua sur la porte. « Ne restez pas au milieu de la pièce, ordonna-t-il aux matrions. Couchez-vous dans les travées ! » Elles se dispersèrent calmement, se dirigèrent vers les petits escaliers tournants qui donnaient sur les travées et s'allongèrent dans les espaces étroits compris entre les sièges et les montants de bois. Muremi voulut prendre la main de Tau Phraïm mais le garçon se déroba et s'agrippa de toutes ses forces à la jambe de son père. « Votre fils ne veut pas me suivre », dit l'ancienne en lançant un regard anxieux en direction de la porte. Elle distinguait à présent des silhouettes gris et blanc par l'entaille qui s'élargissait rapidement sur les battants d'optalumal. « Allez vous mettre à l'abri, dit Shari. Il restera avec moi. » L'ancienne entrouvrit la bouche pour protester, mais d'un geste péremptoire de la main il lui fit signe de s'éloigner. Visiblement à regret, elle gravit les quelques marches de l'escalier le plus proche et s'allongea sur le plancher en lâchant une incompréhensible bordée de mots d'une voix de rogomme. Shari sentit tout à coup s'insinuer en lui une force inconnue, une énergie animale qui établissait une relation claire, directe, entre le cerveau et les muscles, qui accroissait ses forces, augmentait son acuité visuelle et diminuait son temps de réaction. L'espace de quelques secondes, il eut l'impression de quitter son corps d'homme, d'habiter un organisme allongé, sinueux, de se faufiler dans d'étroites et sombres galeries, de ramper sous l'oeil empourpré d'une étoile naine et l'œil turquoise d'une géante bleue. Il voyait, il entendait, il ressentait comme un serpent de corail. Il baissa la tête et vit que Tau Phraïm le dévisageait en souriant. C'était lui, son fils, qui, ayant vécu les trois premières années de sa vie dans les grandes orgues, lui transmettait la force et la vélocité des reptiles géants. Sa langue s'insinua entre ses lèvres ouvertes, se mit à vibrer, émit un sifflement strident. Après avoir traversé l'optalumal, il ne fut pas très difficile au rayon momifiant, en partant de cette brèche, de découper la porte sur tout son pourtour : les différents composants de la structure compacte de l'alliage se désolidarisaient comme les fils d'une trame. Les deux vantaux s'écroulèrent dans un fracas assourdissant et trois mercenaires s'engouffrèrent dans le cénacle. La lumière des appliques scintilla sur les rails greffés dans leur avant-bras, sur les disques qui saillaient de leur manche retroussée. Ils s'attendaient à trouver quelques vieilles femmes et un enfant terrorisés et ils n'avaient pas pris de précaution particulière pour s'introduire dans la salle de réunion du Thutâ, d'autant moins que l'attente avait exacerbé leur impatience. Ils prirent conscience de leur erreur lorsque des traits rectilignes et lumineux se fichèrent dans leur gorge ou dans leur poitrine. L'un d'eux eut le réflexe, avant de s'effondrer, de lever le bras en direction de l'homme qui se dressait au centre de la pièce et de déclencher le ressort interne de son lance-disques. Le disque manqua sa cible et percuta une boiserie avec une telle violence qu'il s'y enfonça entièrement. « Reculez ! hurla une voix déformée par la cavité du masque. Il y a un homme armé ! » Shari (ou l'instinct du serpent qui vivait à l'intérieur de lui) estima qu'il ne fallait pas leur laisser le temps de se réorganiser, de reprendre leurs esprits. Il se dirigea à grands pas vers l'ouverture béante. Il se mouvait à une vitesse étonnante, déroutante, presque effrayante pour sa raison humaine. Ce type de déplacement n'avait rien à voir avec le transfert par la pensée, qui était un éblouissement immatériel et bref, il proposait une autre vision de l'espace et du temps, une autre façon d'aborder la matière. Les mercenaires paraissaient effectuer leurs mouvements au ralenti. Ils se redressaient, l'air étonné, tendaient le bras, pressaient la détente greffée dans le creux de leur paume. Trois ou quatre fois plus rapide que ses adversaires, Shari esquivait les disques avec une facilité déconcertante, même lorsque plusieurs volaient simultanément dans sa direction. Son flair d'une sensibilité extraordinaire captait différentes odeurs... des odeurs de chair carbonisée, des odeurs de peur, de lointains effluves de sang. Il atteignit la porte, coucha d'une rafale précise les deux ombres gris et blanc qui s'étaient imprudemment engagées dans l'ouverture, se glissa dans le vestibule. Il perçut les grincements de disques qui coulissaient sur leurs rails. Il appréhenda la situation en un éclair, la position de ses adversaires, la topologie des lieux : deux hommes derrière le canon désintégrant, trois autres sur sa gauche, tapis contre le mur, la silhouette noire de l'ovate sur sa droite, un groupe d'ombres grises un peu plus loin, près de l'entrée du vestibule. Les ressorts des lance-disques se détendirent dans une succession de cliquetis. Il se rendit compte que les projectiles ne le prenaient pas tous pour cible : certains d'entre eux se dirigeaient vers Tau Phraïm, qui avait à son tour franchi l'ouverture béante pratiquée dans le blindage de la porte. Des coups sourds ébranlèrent le panneau de bois. Le vicaire avait posé le canon de son arme sur la tempe d'Oniki. Il ne maîtrisait plus ses gestes et la bouche métallique choquait régulièrement la tempe de la jeune femme. « Rangez cette arme ! gronda le cardinal d'Esgouve. Nous ne sommes plus en position de force et nous ferions mieux de négocier notre reddition. Le sang a suffisamment coulé. — Ouvrez cette porte et je vous pulvérise le crâne ! aboya Grok Auman. — Vous ne faites que retarder l'échéance, argumenta le cardinal. Apprêtez-vous à vous présenter en digne soldat de la Foi devant le Kreuz. — Je me présenterai quand bon me semblera ! hurla le vicaire, les yeux hors de la tête. Le plus tard possible ! Cette petite putain me servira de bouclier humain. Ils sont venus pour la délivrer, ils n'oseront pas tirer sur elle. — Votre cœur est aussi noir et puant que votre trou du cul, Grok Auman ! — Mon trou du cul est vierge, Eminence, et votre langage marque une certaine tendance à la vulgarité ! » La porte, taillée dans le bois de rosalier, un bois extrêmement dur, résistait pour l'instant aux coups de bélier mais les charnières, vissées dans le mur, commençaient à saillir hors de leur gaine de mousse. Grok Auman saisit Oniki par le poignet et, d'un geste brutal, la tira hors du lit. C'était la première fois qu'elle se levait depuis sa terrible chute dans le bouclier de corail et ses jambes flageolantes la soutenaient avec peine. Le vicaire la laissa se recouvrir du drap de soie, puis il se plaça derrière elle, passa un bras autour de sa gorge et, de sa main libre, lui braqua l'ondemort sur la joue. « Je vous ordonne de lâcher cette femme ! gronda le cardinal. — Et comment me contraindrez-vous à la lâcher, Eminence ? rétorqua Grok Auman. Par la force ? — Au nom du Kreuz. » Le vicaire libéra un petit rire sardonique. « Laissons le Kreuz reposer en paix, de grâce ! Cela fait plus de cinq mille ans qu'il est mort ! » Le contact avec l'homme d'Eglise couvrait de frissons la peau d'Oniki. Elle ne tremblait pas de peur mais de dégoût. Elle avait l'impression que la noirceur de son âme se déversait sur elle, la salissait, l'avilissait. La porte s'arracha de ses gonds et fut projetée sur le sol. Une dizaine d'Ephréniens, trompés par le fléchissement soudain de l'obstacle, emportés par leur élan, se renversèrent comme des quilles à l'intérieur de la chambre. L'épaisse barre de fer qui leur servait de bélier leur échappa des mains, roula sur le plancher et heurta violemment un pied du lit. Empêtrés les uns dans les autres, ils se relevèrent aussi rapidement que le leur permettait l'étroitesse de la pièce. Plusieurs d'entre eux, des pulonniers ou des pêcheurs probablement, étaient armés de fusils à harpon, les autres brandissaient des haches, de longs couteaux de cuisine ou des ustensiles de jardinage. Leurs gestes et leurs traits se figèrent lorsqu'ils découvrirent l'étrange couple formé par le vicaire et l'ancienne proscrite vêtue en tout et pour tout d'un drap de soie. « L'objet métallique que je tiens dans la main est un ondemort ! rugit Grok Auman. Un seul geste menaçant de votre part et je pulvérise le crâne de cette chère Oniki Kay ! » Les Ephréniens se consultèrent du regard. « Remettez-nous Oniki et nous vous garantissons la vie sauve ! » affirma l'un d'eux, un homme corpulent sanglé dans la combinaison traditionnelle des captains du Pulôn. Un sourire affreux s'afficha sur la face livide de Grok Auman. « Ne me prenez pas pour un imbécile, captain ! Si j'accepte votre proposition, vous me tuerez dès que j'aurai franchi le seuil de cette porte. — Vous n'avez plus le choix, vicaire. Vos Scaythes ne sont plus là pour vous protéger. — Avez-vous quelque chose à voir avec leur disparition ? demanda le cardinal. — Elle a bien arrangé nos affaires mais nous n'y sommes pour rien, répondit le captain. Une pure coïncidence, Eminence. Nous avions prévu de les arroser de mousse liquide et nous avons été surpris de ne pas en croiser un seul dans les couloirs du temple. Nous avons présumé qu'ils avaient disparu lorsque nous avons découvert leurs acabas vides. — Pourquoi avez-vous lancé votre offensive plus tôt que prévu ? — J'avais des soupçons sur un de mes hommes, Cal Pralett. Nous l'avons suivi, nous l'avons vu sortir du temple et nous avons décidé d'avancer l'heure des opérations. Je suis Saûl Harnen, et les mercenaires que vous avez expédiés à mon adresse ont été reçus avec tous les honneurs dus à leur rang : leurs corps en croix ornent quelques portails des entrepôts portuaires. Maintenant, vicaire, lâchez cette femme ! » Saûl Harnen épaula son fusil à harpon et visa la tête de Grok Auman. Oniki sentit nettement la crispation du bras du vicaire autour de son cou. « Je vous donne cinq secondes pour vous écarter ! glapit-il. Au-delà, je presserai la détente de mon arme et ce n'est pas une promesse en l'air ! » Saûl Harnen baissa son fusil et, d'un bref mouvement de tête, ordonna aux hommes de s'exécuter. A contrecœur, les yeux brillants de rage, les mâchoires et les poings crispés, ils se dirigèrent à pas lents vers l'embrasure de la porte. Grok Auman esquissa un sourire satisfait et, d'une pression du genou dans les reins, obligea Oniki à avancer. « Dites à vos hommes de dégager les couloirs et les escaliers jusqu'au sous-sol ! — Qui me garantit que vous ne tuerez pas cette femme lorsque vous aurez atteint votre but, vicaire ? demanda Saùl Harnen avant de sortir. — Tu devras te contenter de ma parole, paritole ! Eh bien, Eminence, j'ai dégagé la voie : est-ce que vous m'accompagnez ? — Bien sûr ! » répondit le prélat. Et de manière totalement inattendue, il se précipita comme un oursigre sauvage sur son secrétaire. Il lui saisit d'abord le bras armé et le leva en force. Un rayon étincelant jaillit de la gueule du canon et s'écrasa sur le plafond où il abandonna un large trou au bord noir et fumant. L'autre bras de Grok Auman, surpris, se desserra. Oniki mit instantanément ce relâchement à profit pour s'accroupir et échapper à l'étreinte de son ravisseur. Elle se réfugia à quatre pattes sous le lit où elle rajusta de son mieux le drap sur son corps. « Je t'accompagnerai en enfer, Grok Auman ! » gronda le cardinal. Les deux hommes entrelacés retombèrent sur le lit. Les ressorts de l'antique sommier grincèrent de concert. Le vicaire réussit à glisser le canon de son arme sous le menton de son adversaire, à presser la détente. Un éclat fulgurant de lumière illumina la face émaciée du prélat. Son occiput vola en éclats et sa cervelle, jaillissant par l'ouverture béante, s'écrasa contre le mur du fond. Le vicaire le repoussa rageusement de l'épaule et il s'affaissa sur le parquet. Grok Auman chercha son otage des yeux, comprit, aux regards convergents des missionnaires pétrifiés, qu'elle s'était réfugiée sous le lit. Au moment où il se redressait, un harpon, décoché depuis l'embrasure de la porte, lui transperça le cou. Il lâcha son ondemort, agrippa la hampe métallique de ses deux mains, tenta désespérément de l'extirper de sa gorge. Sa respiration devint sifflante, un voile trouble lui glissa sur les yeux. Il esquissa quelques pas chancelants avant de s'affaler sur la chaise. Dans le choc, le harpon se brisa et lui déchiqueta le cou. Saùl Harnen aida Oniki à se relever. Les Ephréniens se pressaient en grand nombre dans la chambre et des clameurs de joie montaient du couloir et des escaliers. Seuls les missionnaires, pétrifiés, collés contre le mur, ne participaient pas à la liesse générale. « Vous êtes libre, dame Oniki ! » déclara Saùl Harnen. Son sourire se figea lorsqu'il remarqua l'air tragique de la jeune femme. D'un geste impatient du bras, il intima aux Ephréniens l'ordre de se taire. « Je les ai entendus dire que les mercenaires de Pritiv avaient attaqué le cloître, murmura-t-elle. — Ils ne peuvent pas pénétrer dans l'enceinte du Thutâ. Le système d'identification cellulaire ne... — Des Scaythes effaceurs étaient avec eux. Chargés de contraindre les permades à neutraliser l'identificateur. — J'espère qu'ils se sont volatilisés à temps », soupira Saûl Harnen. Il se retourna vers les autres, brandit son fusil à harpon et hurla : « Au Thutâ ! — Au Thutâ ! » s'exclamèrent des centaines de voix. Tau Phraïm esquivait les disques sifflants des mercenaires avec autant d'adresse que de grâce. De temps à autre, Shari lançait un coup d'œil en direction de son fils pour s'assurer qu'il n'était pas touché. Un réflexe l'avait d'abord entraîné à le repousser de l'autre côté de la porte et le tenir éloigné du vestibule, mais il s'était vite rendu compte que Tau Phraïm maîtrisait bien mieux que lui l'énergie reptilienne, la vitesse d'exécution, l'acuité visuelle, la distorsion de l'espace-temps. Il avait également saisi tout le parti qu'il y avait à tirer de la diversion offerte par cette cible mouvante, insaisissable : elle divisait par deux le nombre de projectiles qu'il devait lui-même esquiver et lui permettait de se concentrer sur son propre tir. Il avait sauté pardessus le canon désintégrant et, au vol, avait ouvert le feu sur les deux mercenaires accroupis près du socle. Puis il s'était reçu en souplesse sur le sol, s'était retourné, avait évité trois disques d'un pas sur le côté et lâché une rafale en direction de l'ovate. Ce dernier s'était affaissé silencieusement, les mains crispées sur son ventre. Les autres n'avaient pas compris qu'il ne servait à rien de gaspiller son temps et son énergie à viser Tau Phraïm. Agacés par la facilité avec laquelle cet enfant se jouait de leurs tirs, ils ne se rendaient pas compte qu'il n'était pas armé, qu'il n'avait donc pas la possibilité de riposter. Lorsqu'ils décidèrent enfin de concentrer leurs efforts sur Shari, tout aussi insaisissable que l'enfant mais équipé d'un ondemort, ils n'étaient plus que quatre. Quatre qui se reculèrent vers la porte de sortie sans cesser de décocher leurs disques. Ils savaient maintenant qu'ils n'avaient pas affaire à des adversaires ordinaires, mais à d'étranges créatures mi-animales mi-légendaires, à des êtres invincibles en tout cas, et bien qu'ils fussent éduqués depuis toujours dans le principe honorable de la victoire ou la mort, ils choisirent de battre en retraite. Ils avaient certes échoué, ils ne ramenaient pas l'enfant de la thutâle proscrite, ils connaissaient la consigne en cas d'échec l'honorable suicide déontique mais leur ovate n'était plus là pour les assister dans l'exécution de la consigne et la discipline s'était considérablement relâchée depuis la proclamation de l'Ang'empire et l'accession du Pritiv au pouvoir. D'abord simple regroupement de chevaliers absourates bannis, le Pritiv s'était développé dans l'ombre des gouvernements planétaires qui avaient besoin d'exécutants discrets pour accomplir les basses besognes. Il était d'essence nocturne, comme ces rapaces luisants des plaines pritiviques, comme les assassins, les voleurs, les comploteurs, les amants, et ses dirigeants avaient renié sa véritable nature en l'exposant à la lumière du jour. L'alliance avec les Ang de Syracusa et les Scaythes d'Hyponéros lui avait certes permis de terrasser son ennemi ancestral, l'Ordre absourate, mais ce triomphe avait paradoxalement amorcé son déclin : les liens de la vigilance et du secret s'étaient détendus et le Pritiv n'était plus désormais qu'une armée ordinaire. Il s'était consumé à la brillance syracusaine comme les insectes se brûlent aux rayons des bulles-lumière. Il avait poussé l'Ordre, l'ascendant haï, dans l'ombre et, par un juste retour des choses, la lumière le rejetait dans le néant. C'étaient les raisons pour lesquelles les quatre mercenaires survivants choisissaient de s'enfuir plutôt que d'affronter ces deux étranges adversaires dont un enfant ! dans un combat à mort. Ils parcoururent le couloir au pas de course, franchirent les galeries du jardin intérieur où paressait une tenace odeur de sang, enjambèrent les cadavres des permades de la guérite de surveillance et sortirent de l'enceinte du cloître par la porte dérobée. Bien que plus véloce, Shari renonça à les poursuivre. Il jeta un regard attristé sur les corps ensanglantés des thutâles jonchant l'herbe, les allées et les massifs du jardin. La lumière bleue de Xati Mu se teintait du pourpre naissant de Tau Xir. Il glissa l'ondemort dans la ceinture de son pantalon, prit Tau Phraïm par la main et retourna dans le cénacle, où les matrions s'étaient de nouveau rassemblées autour du fauteuil de la doyenne. « Le danger est écarté, déclara-t-il. Vous pouvez sortir. — Combien de nos sœurs... » Les mots se brisèrent dans la gorge de Muremi qui éclata en sanglots. Tau Phraïm retira sa main de celle de son père, s'avança vers elle et lui enlaça les jambes. L'ancienne se pencha sur lui et lui caressa tendrement les cheveux. A cet instant des clameurs s'échouèrent dans le silence du cénacle. Shari, Tau Phraïm et les matrions traversèrent en hâte le jardin (les larmes de Muremi redoublèrent lorsqu'elle découvrit l'odieux spectacle de ses filles figées dans la mort) et s'engagèrent dans la rue qui descendait vers le port de Koralion, vers le pont qui donnait accès à l'ascenseur du pylône principal. Ils aperçurent, en contrebas, la colonne grondante des Ephréniens qui montait vers le Thutâ. Un groupe d'hommes armés de fusils à harpon s'était lancé à la poursuite des quatre mercenaires survivants qui avaient coupé à travers les espaces arborés et détalaient en direction de l'océan. Sans s'en rendre compte, les fuyards s'étaient fourvoyés dans une impasse : ils seraient bientôt coincés entre l'eau noire du Gijen et les Ephréniens, et ils n'auraient pas d'autre choix que d'accepter la dure loi de la mort déontique. Shari reconnut immédiatement la silhouette enveloppée d'un tissu blanc qui marchait en tête de la multitude. Il souleva Tau Phraïm, l'installa à califourchon sur ses épaules et, à grandes enjambées (l'énergie animale des serpents de corail l'avait déserté mais il avait tout de même l'impression de voler), s'avança vers Oniki. Les matrions restèrent en arrière et, comme si elle comprenait qu'elle devait laisser l'ancienne proscrite s'en aller seule vers son prince, la foule des insurgés s'immobilisa également. Shari et Oniki ralentirent imperceptiblement l'allure au fur et à mesure qu'ils se rapprochaient l'un de l'autre. Ils ne voulaient pas gâcher par un excès de brusquerie ce moment dont ils avaient rêvé depuis plus de trois ans. Seuls les grondements lointains des vagues et les notes graves et prolongées des tuyaux des orgues résonnaient dans le silence profond, solennel, qui régnait sur Koralion et ses environs. Les rayons des deux étoiles, la naine rouge et la géante bleue, s'associaient pour ourler les reliefs d'une somptueuse frange mauve. Parvenus à un mètre l'un de l'autre, ils s'arrêtèrent et se contemplèrent sans dire un mot. L'émotion les aurait de toute façon empêchés de parler. Il la trouvait plus belle encore, plus désirable malgré les fines cicatrices qui lui barraient le côté droit du visage. Il la revoyait émerger du nuage de vapeur, sortir de la douche de sa cellule, un drap d'éponge enroulé autour de la poitrine : elle portait toujours la beauté de son âme sur son visage, même si cette beauté s'imprégnait à présent de gravité, et le chant d'amour résonnait en lui avec une puissance inouïe. Elle se souvenait de lui, maigre et triste, les joues mangées par une barbe de plusieurs jours, vêtu d'une tunique déchirée, et elle avait plus que jamais envie de lui appartenir, de se fondre tout entière en lui. « Mon prince, murmura-t-elle d'une voix musicale. Shari... » Shari reposa Tau Phraïm au sol, la saisit par les épaules et l'attira doucement à lui. Les Ephréniens enterrèrent leurs morts puis organisèrent une grande fête pour célébrer à la fois leur liberté reconquise et les épousailles d'Oniki et de Shari. Ils pavoisèrent la ville, décorèrent des chariots et promenèrent en une procession solennelle l'ancienne proscrite, le mahdi et leur fils. Oniki portait une tenue traditionnelle ephrénienne, une robe blanche brodée de perles océanes qui rehaussait sa beauté. Shari avait passé la veste claire de citoyen honorifique de Koralion pardessus sa tunique. Quant à Tau Phraïm, on l'avait habillé d'un costume de laine et de chaussures d'écaillé dans lesquels il n'était visiblement pas très à l'aise. Tout au long du parcours, les Ephréniens en liesse lançaient des pétales de rosales sur leur chariot et des parfums fleuris se diffusaient dans les senteurs salines colportées par les rafales de vent. Les matrions avaient décidé de ne pas observer de période de deuil. Elles avaient remis le corps des thutâles assassinées à leurs familles respectives et avaient aussitôt réorganisé les quarts de nettoyage. Les lichens célestes, qui avaient déjà engorgé les tuyaux mineurs, s'accumulaient rapidement dans les tuyaux majeurs, et elles devaient à tout prix éviter qu'une nuit noire, froide, ensevelisse Koralion. Elles avaient donc mobilisé l'ensemble des nettoyeuses du ciel survivantes et les avaient toutes expédiées dans les grandes orgues. Par fois, lorsque s'apaisaient les clameurs, Oniki décelait le chant lointain de ses sœurs et dans son corps se réveillaient les sensations enivrantes de l'escalade dans le corail. Elle ne revit pas ses parents : on lui apprit qu'ils étaient morts de chagrin quelques semaines après son départ pour Pzalion. Quant à ses frères et sœurs, excédés de lire des reproches dans les regards des passants, ils avaient préféré s'installer dans des villes mineures du continent ephrénien. Le Pulôn mit son plus bel immeuble, un édifice qui dominait le port, à la disposition des nouveaux époux. On le nettoya de fond en comble, on transforma les bureaux du haut en chambres et ceux du bas en salle de banquet, on l'agrémenta de fleurs, d'étoiles de mer, de coquillages. Le Thutâ ne fut représenté au banquet que par la seule Muremi, une présence surtout motivée par des raisons politiques et pratiques. Les anciens édiles avaient pactisé avec les kreuziens, avaient perdu tout crédit, toute autorité sur la population, et Ephren restait pour l'instant dépourvue de gouvernement. Vêtue de sa robe officielle, Muremi s'installa d'autorité au milieu des patrions du Pulôn et, au cours du repas, les pria d'activer la consolidation des piliers endommagés par les serpentaires géants et de réfléchir à sa proposition d'un nouveau gouvernement composé pour tiers de patrions, pour tiers de matrions et pour tiers d'édiles élus par la population. « L'équilibre d'Ephren dépend pour beaucoup de nos deux corporations, argumenta-t-elle. L'épisode des serpentaires nous montre que nous devons avoir un regard prioritaire sur les décisions qui concernent le bouclier de corail et les pylônes de soutènement. — Ne craignez-vous pas que notre travail pâtisse d'une trop grande implication politique ? objecta un patrion. — Il a pour l'instant surtout souffert d'un manque d'implication politique, répliqua l'ancienne. Et le prix qu'en a payé le Thutâ est trop exorbitant pour que nous laissions les choses en l'état. » Elle quitta la grande table avant la fin du banquet. Elle alla saluer Oniki, Shari, embrassa Tau Phraïm et se retira discrètement, courbée par le chagrin et le poids des ans. Oniki et Shari s'aimèrent une grande partie de la nuit. Il fit preuve d'une grande douceur et elle ne se ressentit pas de ses blessures. Tau Phraïm dormait à poings fermés dans une chambre adjacente. « Nous partirons à l'aube de Xati Mu », chuchota Shari. La tête d'Oniki, posée sur son épaule, se releva de quelques centimètres. « Comment ? — Tu voyageras sur mes pensées. L'humanité a besoin de nous trois. Après, si tu le veux, nous reviendrons nous installer sur l'île de Pzalion. — J'irai où tu voudras... — Ma volonté est guidée par tes désirs. Tu as besoin du corail et j'ai besoin de toi. » Elle se redressa et ses lèvres capturèrent avec agilité les lèvres de son prince. CHAPITRE XXIII Ô mahdi Jabaïb, délivre-moi du mal. Dessine sur mon corps les signes de la guérison, afin de semer des graines de vie dans ma terre malade. Prière de guérison. Confrérie des Guérisseurs des Etoiles (Jabaïb : vautour en langue sadumba) Le scaphandre avait subi un terrible échauffement mais, enveloppé de ses boucliers souples de refroidissement, il avait effectué son entrée dans l'atmosphère terrestre sans encombre pour sa passagère. Elle n'avait d'ailleurs rien vu, d'une part parce que le hublot avait lui-même été recouvert par les boucliers, d'autre part, et c'était sans conteste la raison principale de son aveuglement, parce qu'elle avait perdu connaissance. Lorsqu'elle s'était réveillée, elle avait été éblouie par la lumière du soleil. Du coin de l'œil, elle avait vu que les parachutes du scaphandre s'étaient déployés. Il descendait lentement vers la chape nuageuse blanche. Son moteur auxiliaire avait cessé d'émettre son ronronnement. Seuls les sifflements de l'air sur les excroissances métalliques et sur la surface arrondie de la proue troublaient le silence profond de la stratosphère. Elle était dorénavant la seule survivante de l'El Guazer. Elle ne savait pas ce qui l'attendait sur la Terre des origines d'où étaient partis leurs ancêtres dix mille années plus tôt (un peu plus de cent ans A.D.V.L., mais dès qu'elle essayait de convertir l'E.D.V.L. en A.D.V.L., elle commençait à souffrir de migraines) : serait-elle peuplée d'humains victimes du mal étrange dont parlait l'hymne du retour, de monstres effrayants, de créatures étranges et sanguinaires ? Serait-elle envahie par la lèpre citadine qu'évoquaient les gardiens-mémoire avec des lueurs d'effroi dans les yeux ? Son sol aurait-il conservé une consistance assez dure pour soutenir son poids ? Serait-il desséché au point qu'il formerait une croûte dure et brûlante ? Elle sentait encore dans son bras, dans son épaule, dans son flanc la vibration du métal taillant dans les chairs. Elle avait frappé jusqu'au vertige, tranché des mains, des bras, des jambes, des têtes, ouvert des ventres, des gorges. Ivre de vengeance, ivre de sang, possédée par une ardeur guerrière, barbare. Des images confuses traversaient son esprit... Les arcs électriques des arquefouets convergent vers la grande porte d'entrée et empêchent l'armée des hors-caste, regroupée dans la coursive, de pénétrer dans la salle des assemblées. Le gouvernant Gil, armé d'une dague, propose alors à quelques hommes de se glisser dans les conduits d'aération qui traversent les caissons de liquide de refroidissement du vaisseau central. « Folie ! proteste un hors-caste. La chaleur est telle, là-dessous, que nous serons carbonisés en quelques secondes. — Pas si sûr, argumente le gouvernant Gil. Si le système ne s'est pas détérioré avec le temps, des ventilateurs extérieurs se déclenchent dès que la température augmente. Il fera chaud mais ça restera supportable. Nous sortirons par une bonde sous les gradins, nous les prendrons à revers et vous profiterez de la diversion pour investir la salle des assemblées. Qu'en pensez-vous, Ghë ? » Tous les regards convergent vers l'élue. Elle a fini par passer une robe sur les conseils insistants du gouvernant Gil. Des gobelets de breuvage crypto, préparé par les prêtres virnâ dissidents, ont circulé de main en main et les yeux, enivrés de la puissance des levures, brillent dans la pénombre de la coursive. Elle approuve la proposition du gouvernant Gil d'un mouvement de tête. Depuis qu'elle a été délivrée des griffes des six vigiles par les hors-caste, elle n'a pas encore eu l'occasion de se servir du sabre dont le manche lui brûle la main et elle bout d'impatience d'en découdre avec les sbires des castes dirigeantes. Une bonde a été descellée dans le plancher métallique. Des jets de vapeur brûlante ont jailli, ont ébouillanté le visage et les mains des hors-caste penchés au-dessus du trou d'homme. « Vous êtes fou de vouloir nous entraîner là-dessous ! gronde une voix. — Ce ne sont que de simples vapeurs de condensation », affirme le gouvernant Gil. Joignant le geste à la parole, il écarte les hommes et s'engage résolument dans l'étroit orifice. Au bout de quelques minutes d'une attente angoissante, sa voix déformée, caverneuse, traverse le plancher métallique. « Vous pouvez descendre. Vous ne risquez rien. » Une cinquantaine d'hommes s'engagent un à un sur ses talons. « Ils pourront peut-être neutraliser les arquefouets, fait observer une femme à l'issue d'un long moment de silence. Mais les paralysins ? » Les sondes volantes, pilotées à distance par les techniciens et les prévenants, risquent en effet de s'avérer plus difficiles à contenir que les arcs électriques, des petits canons maniés directement par les vigiles. « Immergez-vous dans les vibrions mentaux de vos frères et sœurs, pénétrez-vous de leur énergie, dit Ghë d'une voix forte. Nous trouverons le moyen de vaincre les paralysins. » Ils lui obéissent sans discussion, sans restriction, parce qu'elle est l'élue et qu'ils ont l'habitude d'obéir. Leur docilité l'inquiète, l'effraie même : que feront-ils sur la Terre ? Se hâteront-ils de se soumettre aux premiers d'entre eux qui revendiqueront le pouvoir ? Le groupe du gouvernant Gil opère la jonction avec la salle des assemblées en moins de dix minutes. Les regards des défenseurs, rivés sur la porte d'entrée, ne distinguent pas la bonde qui se soulève à proximité de la scène centrale, les silhouettes qui se hissent silencieusement sur le plancher, qui se faufilent entre les travées des gradins... Les images se succédaient désormais à un rythme syncopé dans l'esprit de Ghë. Le sarcophage semblait immobilisé entre ciel et terre. Elle se demanda si l'histoire de la gravité, de l'attraction recouvrait une quel conque réalité, si elle n'allait pas flotter pour l'éternité dans l'atmosphère de la planète bleue. Les arquefouets des vigiles, surpris par l'irruption d'assaillants dans leur dos, se détournent de la porte pendant quelques secondes, un laps de temps suffisant pour que Ghë et ses troupes se ruent en hurlant dans la salle des assemblées. L'élue n'est pas la dernière à abattre son sabre sur les formes noires qui se dressent sur son chemin. Elle frappe d'estoc et de taille, saisie d'une irrépressible rage de meurtre, et la vibration du métal se communique à son bras, à son épaule, à sa nuque. Chaque coup qu'elle porte la venge des humiliations que les vigiles lui ont infligées. La lame s'enfonce dans leur chair comme leurs sexes se sont enfoncés dans la sienne, leur sang les souille comme leur urine et leur semence l'ont souillée, leur cou se brise comme s'est brisé son hymen, leur tête s'envole comme se sont envolées ses illusions. Progressivement, les vagues des partisans de Mâa submergent les lignes des vigiles, qui cèdent sous le nombre et finissent par rompre. Malgré la lourdeur de son bras, Ghë s'acharne sur les blessés, sur les cadavres avec une violence inouïe, d'autant plus absurde qu'elle est désormais inutile. Les chocs de la lame sur les corps lui endolorissent le cou, la poitrine et le dos. « Les paralysins ! » hurle quelqu'un. Elle s'arrête de frapper, relève la tête et repère l'escadron menaçant des petites sondes alignées sous le plafond. « Pourquoi n'attaquent-ils pas ? » Les milliers de partisans de l'élue se pressent maintenant dans l'immense salle. Le gouvernant Gil se fraye un difficile passage jusqu'à Ghë. « Elles sont téléguidées par les techniciens ou les prévenants, dit-il d'un air préoccupé. Leur immobilité m'inquiète. — Elle nous est pourtant favorable, avance Ghë. — Elle cache quelque chose. Nous devrions nous rendre immédiatement dans les vaisseaux de tête. » Le sarcophage pénétra dans la couche nuageuse. Ghë se vit environnée d'étranges écharpes brumeuses, grises et blanches. Elle croyait savoir que les nuages étaient les créatures nées de l'union des masses atmosphériques froides et des masses atmosphériques chaudes (elle avait lu quelque chose à ce sujet dans la bibliothèque du quartier des célibataires, avant que les restrictions d'oxygène ne contraignent les hors-caste à rester confinés dans leur cabine), mais elle ne pensait pas qu'ils auraient cette consistance vaporeuse, effilochée. Son imagination, aussi limitée que les coursives et les cabines de l’El Guazer, aurait été incapable de concevoir une telle étrangeté. Les vaisseaux de tête sont déserts, comme vidés de leurs occupants. Un homme vient en courant à leur rencontre. Son visage livide et ses yeux exorbités expriment une indicible frayeur. Il est vêtu d'une combinaison verte de technicien. « Harp, un partisan, dit le gouvernant Gil. — Les gouvernants et les autres castes se sont... embarqués à bord des navettes, bredouille Harp qui rencontre des difficultés à reprendre son souffle. — Pas grave, dit Gil. Nous prendrons les navettes restantes. — Ils ont déclenché la fonction K... » C'est au tour de Gil de pâlir. « Combien de temps nous reste-t-il ? demande-t-il d'une voix blanche. — Quinze... quinze minutes A.D.V.L. — Si nous agissons vite, ce sera suffisant pour nous embarquer et nous éloigner du souffle de l'explosion ! » Ghë comprend, aux lueurs de désespoir qui lui embrasent les yeux, que le gouvernant Gil essaie d'abord de se convaincre lui-même. « Mes supérieurs ont commis une erreur, gémit Harp. Une terrible erreur : ils ne se sont pas rendu compte que la fonction K ne s'appliquait pas seulement au train de vaisseaux, mais également à l'ensemble des navettes de débarquement. Les hommes qui ont conçu ces appareils ne voulaient pas non plus que des ennemis puissent s'enfuir à bord des vaisseaux de liaison. Je viens moi-même tout juste de m'en apercevoir. » Un silence tendu ponctue ces paroles. Des chuchotements alarmistes fusent de la tête de la colonne et se répandent comme une traînée de poudre dans les coursives. Le gouvernant Gil déglutit et demande, d'une voix enrouée : « Tu es sûr de tes informations ? — Certain, dit Harp, soufflant la fragile flamme d'espoir qui brille encore dans les yeux de Ghë. Je suis entré dans la cabine de pilotage central. Les ordinateurs de bord sont formels. Mes supérieurs ont cru que l'alerte K ne concernait que le train principal et n'ont pas pris le temps d'examiner sur les écrans de contrôle. — Arrêtons immédiatement le processus ! — Impossible ! Il faudrait démonter tous les circuits électroniques. Trois jours E.D.V.L. de boulot... Nous sauterons mais eux aussi. Il ne restera rien ni personne de L’El Guazer... » Le gouvernant Gil jette un coup d'oeil pardessus son épaule. Les visages derrière lui sont des masques de désespoir. « Tu prétends que nous sommes perdus, Harp ? — Je ne le prétends pas, je l'affirme. — Nous devons faire tout ce qui est en notre pouvoir pour sauver l'élue ! Au nom de Mâa et des voyantes... » Le technicien Harp lève les yeux sur Ghë. Il entrouvre la bouche, la referme, l'ouvre de nouveau, mais les mots ne se décident pas à franchir le barrage de ses lèvres. Il semble être en proie à une terrible lutte intérieure. Les lumières des projecteurs des vaisseaux de tête s'engouffrent dans la coursive, se réfléchissent sur les gouttes de sueur qui perlent sur son crâne lisse. « Il y a peut-être une solution, lâche-t-il d'une voix hachée. — Eh bien ? Le temps presse ! glapit le gouvernant Gil. — Un... un scaphandre autonome de dérive... Je l'avais préparé pour moi au cas où les choses tourneraient mal... — Je ne peux pas accepter ton sacrifice ! » s'exclame Ghë. Le gouvernant se tourne vers elle, lui saisit les épaules et la dévisage avec ardeur. « Si un seul de nous doit être sauvé, c'est toi, Ghë, dit-il d'une voix ferme. Toi qui as été choisie par les cryptos de vision, toi qui as été reconnue par Mâa et les voyantes, toi qui es le cadeau d'El Guazer à l'humanité. Si tu refuses, nous aurons effectué ce long périple pour rien, nous nous serons sacrifiés pour rien. Vis, Ghë, accomplis ton destin, et nous vivrons à travers toi. Tu seras notre mémoire. Vis et nous affronterons la mort avec courage, avec fierté, en souvenir de toi. » Une formidable clameur ponctue son discours. Le scaphandre émergea de la chape nuageuse et Ghë vit enfin la Terre. Une émotion intense l'étreignit, comparable à celle qui l'avait saisie lorsqu'elle avait aperçu le point bleu de la planète des origines dans l'immensité du ciel. Elle tenta de discerner des habitations ou des traces de civilisation mais elle ne remarqua rien d'autre que des reliefs ocre et bruns traversés en leur centre d'un interminable et étroit ruban bleu. Pourquoi avait-il fallu que les cent mille passagers de L’El Guazer meurent pour qu'elle vive ? Le visage épouvanté du technicien la hanterait jusqu'à la fin de ses jours. « Combien de temps, Harp ? s'impatiente le gouvernant Gil. — Dix minutes... — Elle ne risque pas d'être prise dans le souffle de l'explosion ? » Ghë s'est glissée dans le scaphandre. Ils ne sont que quatre à avoir accompagné l'élue, le gouvernant et le technicien dans le sas d'éjection. Les autres sont restés dans les coursives. Ils se sont tous pris par la main, ont formé une longue chaîne humaine qui s'étend sur quatre vaisseaux. La gravité, la sérénité ont supplanté la colère, la révolte, le désespoir. Ils ont entonné l'hymne du retour et jamais le chant de l'espoir n'a résonné avec une telle force dans L’El Guazer. « Je ne sais pas », souffle Harp. Il regrette à présent d'avoir proposé son scaphandre à l'élue. S'il a suivi l'enseignement de Mâa et des voyantes, c'est surtout parce qu'il est doté d'un esprit naturellement rebelle, que c'était une manière de s'affirmer vis-à-vis de ceux de sa caste. Il ne peut plus maintenant se déjuger, prisonnier de la parole donnée, otage des autres partisans. Il sera probablement le seul à mourir avec des regrets. Il a programmé le parcours du scaphandre jusqu'à l'entrée de l'atmosphère terrestre et le déploiement automatique des parachutes. Il démarre le moteur auxiliaire, referme soigneusement le hublot (il reste un technicien, un amoureux du travail bien fait) et ouvre la valve d'oxygène. Il entrevoit les yeux brillants de Ghë au travers de la vitre et un accès de rage le suffoque. Le gouvernant Gil l'écarté d'un geste brutal et, d'un petit signe de main, salue une dernière fois l'élue. Elle ne l'entend pas, mais elle croit deviner qu'il lui souhaite bonne chance. Elle lui sourit, elle ne verse aucune larme mais les remords l'assaillent, la harcèlent, la dépècent. L'hymne du retour, clamé par des milliers de poitrines, domine le grondement du moteur de son scaphandre. Alors, comme elle ne sait pas comment leur témoigner sa reconnaissance, elle chante avec eux. Elle voit leurs silhouettes se retirer du sas d'éjection, la porte ronde se refermer. Elle ressent soudain une impression de grande vitesse et fuse dans le vide. Le scaphandre, propulsé par son moteur, s'éloigne rapidement du train de vaisseaux, masse étirée et grise qui décroît rapidement dans son champ de vision, et se dirige vers le croissant bleu et blanc de la Terre. Un sentiment de solitude l'oppresse. Une formidable déflagration embrase l'espace, happe le scaphandre dans ses puissants remous. Le moteur ulule, monte en régime pour l'empêcher d'être emporté par le souffle incendiaire. Ghë n'a pas le temps de s'apitoyer sur le sort des passagers de L’El Guazer qu'une deuxième vague d'explosions, plus lointaine, crible la plaine céleste de somptueuses corolles de lumière. Elle prend conscience, alors que les débris enflammés des vaisseaux et des navettes se dispersent comme des comètes folles sur le fond sombre du ciel, qu'elle est l'unique survivante du peuple exilé, l'ultime fragment du grand rêve de L’El Guazer. Le scaphandre s'approchait du sol à grande vitesse. Pourtant, dans le ciel, il donnait l'impression de ne pas avancer. Ghë contracta instinctivement les muscles pour se préparer au choc. La température grimpait rapidement à l'intérieur du petit appareil métallique et sa robe humide de transpiration se collait à sa poitrine, à son ventre, à son bassin, à ses jambes. Elle pensa qu'elle allait s'écraser sur ce sol qu'elle avait tant désiré fouler. Cette augmentation brutale de la chaleur lui rappela le calvaire qu'elle avait enduré quelques instants plus tôt au moment du franchissement de l'atmosphère planétaire. Le scaphandre pique résolument vers la surface bleue parcourue de bandes blanches. Son moteur émet maintenant un miaulement strident. Un système de ventilation relié au moteur produisait jusqu'alors une chaleur supportable, agréable. La température s'élève tout à coup, devient intolérable. Les boucliers d'isolation thermique se déploient, recouvrent le scaphandre mais ne peuvent enrayer le brusque réchauffement de l'air confiné. Ghë, allongée à même le plancher métallique, a l'impression de se vider de son eau. De véritables rivières courent sur son corps, se faufilent entre les différents instruments de bord (dont elle n'a pas à se servir car le technicien a programmé le trajet), provoquent des petits courts-circuits, de minuscules arcs électriques qui lui rappellent les arquefouets des vigiles. Elle éprouve des difficultés grandissantes à respirer, à retenir ses pensées. C'est peut-être ça, la mort, ce départ tranquille et indolore vers les mondes de Tailleurs. Elle s'en va rejoindre les siens, ses parents, Mâa et ses sœurs, le gouvernant Gil, les partisans de l'élue... Leur sacrifice aura été vain. Elle perd connaissance et la flaque de sueur s'est tellement gonflée sous elle qu'elle a l'impression de se noyer. Le scaphandre heurta le sol dans un fracas de métal brisé mais le choc fut beaucoup moins violent qu'elle ne l'avait supposé. Il roula le long d'une pente abrupte et parcourut une bonne centaine de mètres avant de heurter un promontoire rocheux et de s'immobiliser. Secouée, brimbalée, hébétée, Ghë eut besoin de longues minutes pour reprendre ses esprits. Elle se remémora les conseils du technicien Harp, glissa les bras sous le tableau de bord et appuya sur le premier loqueteau d'ouverture manuelle. Elle se retourna ensuite et, au prix de contorsions savantes, parvint à atteindre la seconde manette, située à l'autre extrémité de l'étroit compartiment. Le hublot se débloqua enfin dans un chuintement prolongé. Elle sentit aussitôt les caresses de l'air tiède sur sa peau, mais cet air-là n'avait pas grand-chose à voir avec la ventilation mécanique du train de vaisseaux, il colportait des odeurs, des bruissements, de la chaleur, de l'humidité, il était gorgé de vie. Elle faillit avoir un étourdissement lorsqu'elle rampa hors du scaphandre. Son cerveau, suroxygéné, flottait dans une euphorie qui se répandait dans tout son corps. Ivre, incapable de maîtriser ses gestes, elle se heurta violemment au pourtour renforcé du hublot. Une fois qu'elle se fut extirpée de son étroite prison de métal, elle eut besoin de longues minutes pour récupérer, à quatre pattes, la tête rentrée dans les épaules, hors d'haleine. Son arrivée sur Terre n'était pas aussi glorieuse, aussi exaltante qu'elle l'avait imaginée : elle s'était vue franchir la passerelle d'un pas martial, au milieu de ses frères et sœurs d'exil, fouler le sol avec l'émotion et la fierté de ceux qui rentrent chez eux après cent siècles de pérégrinations interstellaires. La croûte terrestre, dure, coupante, lui blessait les mains. Elle se releva, chancela, dut s'appuyer au scaphandre pour ne pas tomber. La luminosité lui agressait les yeux et elle ne distinguait pour l'instant que de vagues masses brunes, ocre, et dans le lointain une vaste plaine grise. Elle fut surprise de ne pas voir de couleur bleue dans le paysage environnant, car de l'espace, la Terre paraissait essentiellement recouverte d'azur. Elle établit la relation entre l'étendue argentée et la chape nuageuse qu'elle avait traversée quelques heures plus tôt. Elle prit conscience qu'elle se trouvait sous l'une des bandes blanches et grises qu'elle avait aperçues du train de vaisseaux. Des tourbillons opaques se soulevèrent non loin d'elle, de fines particules s'engouffrèrent dans ses yeux. Un réflexe l'entraîna à refermer les paupières, mais elle ne put empêcher les poussières de se coller à la cornée, d'autant moins qu'elle était dépourvue des premiers filtres constitués par les cils et que ses glandes lacrymales mirent du temps à sécréter leur humidité protectrice. Elle fit le contraire de ce qu'il fallait faire en de telles circonstances : elle ne laissa pas le temps à ses défenses de se mettre en place et à l'aide de ses doigts elle se frotta vigoureusement les yeux. Elle ne réussit qu'à aviver la sensation de brûlure. Les sifflements du vent résonnaient comme autant de menaces. Elle entendait également un grondement lointain, sourd, et de longs hurlements qui lui transperçaient les tympans et lui glaçaient le sang. Lorsqu'elle put enfin rouvrir les paupières, lorsque ses yeux endoloris se furent accoutumés à la luminosité, elle examina attentivement les environs : elle ne remarqua aucune habitation, aucune trace de présence humaine, seulement des reliefs bruns, découpés, pelés. Elle chercha en vain ces petits brins d'herbe verts et souples qu'elle avait entrevus dans le musée des origines de L’El Guazer, ces créatures végétales appelées arbres, ces sources et ces cascades musicales. Où était la beauté de la Terre promise par l'hymne du retour, la splendeur des aubes et des crépuscules, la fraîcheur de la verdure sous les pieds nus, le doux bruissement du vent ? Le mal mystérieux qui la rongeait avait-il transformé la planète des origines en un monde hostile, désertique ? Aussi loin que portait son regard, Ghë ne discernait rien d'autre que cette croûte sombre, rocailleuse, lugubre, surmontée d'un horizon monotone. Peut-être avait-elle atterri au mauvais endroit ? Peut-être y avait-il de la vie, de la beauté plus loin ? Elle avait faim, elle avait soif, elle se rendait compte que rester ici, près du scaphandre, reviendrait à attendre la mort. Des formes noires planaient quelques dizaines de mètres au-dessus d'elle. C'étaient d'elles qu'émanaient ces horribles cris. Elle hésita encore à s'enfoncer dans ce territoire inhospitalier, à quitter l'abri relativement sûr que lui offrait le scaphandre, puis elle se souvint que des milliers de frères et de sœurs étaient morts dans l'espace pour qu'elle puisse accomplir son destin et elle ne s'estima pas le droit de se laisser dominer par la peur. Mâa et les cryptos lui avaient révélé qu'elle appartenait à ce mystérieux groupe d'élus dont El Guazer avait eu la vision et, même si elle ne savait pas ce que recouvrait exactement la notion d'« élu », elle se devait de partir à la recherche de ses onze compagnons. Elle n'avait pas la moindre idée de la direction à suivre. Elle décida de s'orienter par rapport au grondement lointain, de marcher vers la source du bruit, un bruit qui lui rappelait le ronronnement du train de vaisseaux. Au bout seulement de quelques dizaines de pas, elle s'aperçut qu'elle n'avait pas compté avec la gravité. Tant qu'elle était restée appuyée contre le scaphandre, elle n'avait pas vraiment ressenti les effets de l'attraction terrestre, mais maintenant qu'elle bougeait, elle avait l'impression d'affronter une surface puissamment aimantée. La pression inhabituelle sur sa nuque et ses épaules se transformait en un fardeau pesant, écrasant, et ses jambes tremblantes, tétanisées, incendiées, la portaient avec difficulté. Les formes noires et criardes se rapprochaient d'elle, comme si elles guettaient sa chute pour s'abattre sur elle et la dépecer de leurs griffes, de leur bec. Son voisin de cabine, Jadl, n'avait pas seulement tenté de l'initier aux joies de la conversion du temps A.D.V.L. en unités E.D.V.L., il lui avait également parlé des animaux, des créatures d'un règne inférieur dont certaines étaient des amies pour l'homme et d'autres des ennemies, des prédatrices. Lorsqu'elle relevait la tête et observait celles qui planaient au-dessus d'elle, elle ne leur trouvait rien d'amical. Leurs corps étaient revêtus de sortes d'écaillés soyeuses, souples, et elles se servaient de leurs bras pas vraiment des bras, mais aucun autre mot ne venait à l'esprit de Ghë pour se maintenir en l'air. Elle voyait, aux éclats maléfiques de leurs petits yeux ronds et noirs, qu'elles exploiteraient la moindre défaillance de sa part pour se jeter sur elle, et cette terrible perspective la galvanisait, la poussait à continuer en dépit de son immense lassitude, en dépit de la petite voix intérieure qui la pressait de s'arrêter, de s'allonger, de délasser ses membres fourbus, de glisser dans l'oubli réparateur du sommeil. Elle ne pouvait plus se régénérer dans la mer bienfaisante des vibrions mentaux de ses frères et sœurs d'exil. Depuis qu'elle avait posé le pied sur le sol terrestre, elle ne captait aucune présence, aucune vibration mentale, comme si le mal mystérieux dont souffrait la planète avait décimé les hommes, comme si ces affreuses créatures étaient désormais les seuls habitants des lieux. En elle s'insinua un doute affreux : la vision d'El Guazer n'avait-elle pas été le rêve chimérique d'un homme en proie aux fièvres, au délire ou à la paranoïale ? Ou bien s'était-il trompé dans ses calculs ? La conversion des temps amenait une telle confusion dans les esprits que les cent siècles présumés s'étaient peut-être transformés en mille siècles, en une éternité... Elle arrivait trop tard pour empêcher l'humanité de sombrer dans le néant. Les paroles de Mâa s'élevèrent en elle, la blessèrent par l'ironie involontaire qu'elles contenaient : « Tu es le cadeau d'El Guazer à l'humanité, Ghë... » L'humanité ne recevrait jamais son cadeau tout simplement parce qu'elle n'existait plus. Ghë était un présent absurde, une élue dérisoire pour laquelle les passagers du train de vaisseaux s'étaient entre-tués. A cause d'elle, à cause de Mâa et des voyantes, à cause de croyances probablement erronées, les exilés s'étaient désintégrés dans l'espace au lieu d'atterrir, de reconquérir la planète de leurs ancêtres, d'ensemencer le ventre de la Terre, de rebâtir un monde nouveau. Elle cessa machinalement de marcher, s'agenouilla sans même s'en rendre compte, se coucha de tout son long sur le sol, se laissa emporter par le désespoir et le dépit qui s'écoulaient d'elle. Elle perçut les cris rauques des animaux volants mais n'y prêta pas attention. L'amertume de l'échec l'emplissait tout entière et la mort lui apparaissait comme la seule issue envisageable, souhaitable. Elle resta allongée pendant un temps qu'elle aurait été incapable de déterminer, exténuée, engourdie de fatigue, goûtant la détente de son corps. Elle entrevit, par la mince ouverture de ses paupières, les créatures volantes posées à quelques mètres d'elle, immobiles, attentives. Le vent s'insinuait entre sa robe et sa peau, séchait sa sueur. Il lui sembla que des rayons de lumière s'infiltraient par les déchirures de l'horizon gris. Ils éveillèrent en elle le souvenir des filaments à l'ineffable nitescence de sa vision crypto, le vaisseau de lumière ceint de colonnes et cerné par le vide effrayant, les sensations, les émotions, les vibrions de ses onze compagnons d'élection. Elle releva la tête, ouvrit les yeux : elle vit une tête rose, entourée d'une collerette blanc et noir. Un animal s'était approché à moins d'un mètre d'elle et tendait le cou dans sa direction. Fracist Bogh eut besoin de plus de temps que les autres pour maîtriser le voyage psychokinétique car les dogmes kreuziens s'étaient cristallisés avec une telle force dans son inconscient qu'ils l'empêchaient de s'abandonner à la vibration de l'antra. A l'issue de l'initiation, une poignée de minutes avaient suffi à Yelle pour se transférer sur un autre continent et en revenir avec une fleur inconnue à la main, une poignée d'heures avaient suffi à Whu pour se téléporter du village jusqu'au volcan d'Exod, une journée avait été nécessaire à San Francisco et à Phœnix pour parcourir un couloir éthérique sur une distance de trois cents mètres. En revanche, Fracist Bogh avait eu beau s'escrimer de l'aube jusqu'au crépuscule, il n'était pas parvenu à visualiser ces satanées bouches de lumière dont tout le monde lui parlait ni même à descendre dans les profondeurs du silence intérieur que Whu comparait au lac du Xui. A l'aube, Jek, muni d'une hache, avait dégagé un passage dans l'épais rempart de ronces qui entourait le buisson du Fou. C'est là, devant les fleurs éternellement brillantes, qu'Aphykit, vêtue d'une robe blanche, avait transmis l'antra successivement à sa fille, au chevalier, à l'ancien muffi et aux deux Jersalémines. Le jour s'était levé, radieux, lumineux, et les oiseaux avaient salué de leurs trilles l'avènement de l'astre de feu. Cette atmosphère à la fois grave et joyeuse avait rappelé à Aphykit les temps heureux où le village des pèlerins bruissait de vie, où le jeune Shari, assis devant ce buisson, cherchait le sentier de l'arche, parlait pendant des heures de la chaîne vibratoire, de la source lumineuse, de la divinité humaine. Qu'étaient-ils devenus, les pèlerins qui l'écoutaient d'un air à la fois émerveillé et incrédule ? Qu'était devenu Milk Madura, ce garçon de dix ans transféré par erreur sur Terra Mater par l'employé d'une agence de la C.I.L.T. ? Qu'étaient-ils devenus, ces temps bénis où Tixu relatait à coups de phrases hachées et maladroites l'aventure qui lui avait valu le surnom de Sri Lumpa ? Les nouveaux shânbâns, les initiés, n'avaient pas perdu de temps. A peine avaient-ils reçu l'antra qu'ils s'étaient isolés et avaient immédiatement exploré les nouvelles possibilités offertes par le son de vie. Il n'y avait rien eu de très étonnant au succès fulgurant de Yelle car elle était la fille de Sri Lumpa, l'homme qui avait redécouvert cette façon de voyager (Aphykit avait insisté sur les mérites de Tixu dans le petit discours préalable qu'elle avait tenu aux futurs initiés). Rien de très stupéfiant non plus dans la réussite rapide de Whu Phan-Li, étant donné sa maîtrise du Xui. San Francisco et Phœnix avaient connu une progression qu'on pouvait qualifier de normale et, phénomène remarquable, avaient effectué leur premier bond éthérique tous les deux en même temps bien qu'ils se fussent séparés pour s'exercer chacun de leur côté, chacun à leur rythme. Fracist Bogh était fort dépité à la tombée de la nuit. Il n'avait réussi qu'à récolter de douloureuses migraines à l'issue de sa première journée de shânbân, et l'air réjoui de ses compagnons d'initiation, même s'ils évitaient de manifester une satisfaction trop ostentatoire lorsqu'ils venaient à le croiser, lui rappelait cruellement son propre échec. Il ne goûtait plus le bonheur des caresses de l'air et du soleil sur sa chevelure et sa peau. Pourtant, la veille, lorsqu'il avait retiré la combinaison de mercenaire et son colancor, il avait éprouvé un indescriptible soulagement, il avait eu la sensation de respirer pour la première fois depuis son enfance sur Duptinat. Il était resté un moment nu, exposé à la fraîcheur piquante de la nuit, avant de se glisser avec volupté dans le lit que lui avait préparé Jek. Au réveil, il avait trouvé un pantalon et une tunique de laine posés sur une table basse, soigneusement plies. Il avait passé avec beaucoup de plaisir ces vêtements simples, rustiques, qui sur Syracusa auraient tout juste paru dignes de mihomibêtes du Gétablan. La vue de l'anneau muffial, désormais solidement rivé à l'annulaire de Yelle, n'avait éveillé aucun regret en lui. Le corindon julien, le symbole tant convoité du pouvoir temporel de l'Eglise du Kreuz, ne pouvait tomber en de meilleures mains. Son bref passage sur le trône de souverain pontife lui apparaissait maintenant comme un cauchemar, comme une descente terrifiante dans l'enfer kreuzien. Le soleil avait disparu depuis un bon moment derrière le massif des Hymlyas lorsqu'il rencontra Aphykit au détour du chemin. Elle comprit immédiatement, à la tension de son visage, qu'il était contrarié par ses revers. « Abandonne l'idée du transfert, lui dit-elle. Laisse-toi simplement remorquer par l'antra, tranche les amarres qui te relient au monde des formes. La raison est perverse : elle veut d'abord comprendre le phénomène avant de l'expérimenter. Voir pour croire. Or le voyage sur la pensée requiert la démarche opposée. » Il avait encore du mal à se faire au tutoiement, de rigueur après l'initiation (un témoignage de l'amitié qui nous lie, avait précisé Aphykit). « Si je n'y croyais pas, je n'aurais pas appris les graphèmes de protection et de guérison inddiques ! protesta Fracist Bogh. Je n'aurais pas déserté le palais épiscopal comme un lâche ! — La lâcheté aurait consisté à vivre sur tes acquis et à rester à la tête de l'Eglise. Tu as fait preuve d'un immense courage en t'opposant aux cardinaux et aux vicaires. Je n'ai pas encore eu l'occasion de te remercier d'avoir veillé sur nos corps congelés. Pendant trois ans, tu as été notre seul pont entre la vie et la mort. — J'ai eu le seul mérite de suivre les conseils d'un mort... » Elle laissa errer son regard sur la voûte céleste assombrie. Quelques heures plus tôt, des lueurs vives avaient embrasé l'espace et elle n'avait pas encore trouvé d'explication cohérente à cette brusque illumination : cela avait ressemblé à une désintégration de corps célestes à l'orée de l'atmosphère terrestre. « Ne mésestime pas tes mérites, Fracist, murmura-t-elle lentement. Ne te mésestime pas toi-même. Tu refuses d'admettre ta grandeur d'âme, tu ne t'aimes pas suffisamment... » Elle fit quelques pas en direction des taches lumineuses du buisson du Fou et ajouta, après un moment de silence : « Ne crois pas que je veuille te faire la morale ou te donner des leçons. J'ai mis beaucoup de temps à m'accepter et je ne suis même pas certaine d'y être tout à fait parvenue... — Vous, Naïa Phykit ? » s'étonna Fracist Bogh. Elle se tourna vers lui et le fixa ardemment. Il y avait de la douleur dans ses magnifiques yeux pers et or. Ses cheveux blonds, soufflés par la brise, prenaient dans la nuit naissante une blancheur insolite, semblable à l'astre nocturne qui se levait derrière les lignes brisées des massifs (Lune, avait dit Jek). Sa beauté émerveilla de nouveau le Marquinatin, qui fut effleuré par l'image de son corps figé dans le sarcophage cryo. « Pour qui me prends-tu, Fracist ? » La question le prit au dépourvu. Il ne trouva aucune réponse à lui fournir. « Tu as probablement été abusé par les légendes qui courent à mon sujet, reprit-elle. Je ne suis qu'une femme en proie au doute et au chagrin. J'ai longtemps nié cette évidence et, ce faisant, j'ai nié ma propre grandeur. — Je ne comprends pas très bien. — Vestiges de dogmes kreuziens... L'Eglise a cherché depuis des siècles à séparer les individus d'eux-mêmes. Les préceptes et les commandements ne sont que des outils pratiques pour maintenir les fidèles dans un sentiment de culpabilité. Les fautifs ne s'aiment pas et, ne s'aimant pas, ils cherchent une solution dans le culte, ils remettent leur âme entre les mains des officiants, des prêtres, des missionnaires. — Je ne vois toujours pas le rapport entre l'Eglise et vous... — L'acceptation de soi. Je ne me suis pas acceptée, comme tous ces gens qu'on pousse à se nier, à se réduire à des dogmes. J'ai payé très cher pour apprendre à ne pas me conformer à un modèle idéalisé de moi-même. J'ai perdu Tixu et j'ai failli perdre Yelle. — Whu soutiendrait que cela relève également et surtout de leur responsabilité. — C'est vrai mais un amour sincère, fort, propose d'autres routes, d'autres choix. Si tu ne sais pas t'aimer, Fracist, la route du voyage par la pensée te sera coupée. Tu te crois inférieur aux autres parce qu'ils ont réussi à découvrir les couloirs éthériques dès le premier jour de leur initiation, mais tu franchiras aisément des obstacles qu'eux mettront des années, des siècles peut-être à franchir. Les parcours humains ne sont jamais identiques et il n'en est pas un qui soit supérieur ou inférieur aux autres. Dans quel but as-tu mémorisé les graphèmes inddiques de guérison ? — J'ai pensé qu'ils pourraient un jour me servir... A mon tour de vous poser une question : que vous inspire la disparition des Scaythes d'Hyponéros ? » Il remarqua l'infime crispation de ses lèvres. « Nous les reverrons bientôt, dit-elle. Sous une autre forme, sous une forme humaine. Et nous devrons les aimer. Les accepter... » Elle lui sourit, lui posa la main sur l'épaule et s'évanouit dans la pénombre avec une telle soudaineté qu'il se demanda si elle ne lui avait pas offert au passage une petite démonstration du transfert instantané. Il prit conscience en tout cas qu'elle lui avait donné une belle leçon d'humanité. Fracist ne trouva pas le sommeil. Il repoussa les draps, se leva, s'habilla et sortit de la chambre. Il traversa la pièce où dormait Whu qui, fatigué par ses premiers exercices de transfert, dormait à poings fermés, et sortit dans la rue principale. La maison où les deux hommes s'étaient installés (Tune des rares dont le toit fût encore imperméable et les huisseries raisonnablement pourries) se situait à une cinquantaine de mètres du buisson du Fou. Jek lui avait raconté brièvement l'histoire de ce buisson aux fleurs brillantes qui s'était spontanément formé après le départ de l'immortel gardien de l'humanité, de l'homme qui avait veillé pendant plus de cent cinquante mille ans sur les annales inddiques et avait enseigné au mahdi Shari la maîtrise des pierres volantes. Fracist se glissa par l'étroit passage entre les ronces et s'assit en tailleur devant le buisson. L'œil blême de la Lune, haut dans le ciel, semblait le contempler d'un air narquois. La nuit estompait les reliefs, et les cris des rapaces nocturnes déchiraient le silence feutré. De nombreux historiens, y compris ceux de l'Eglise, soutenaient que tous les peuples dispersés sur les mondes du Centre et des Marches étaient originaires de Terra Mater (hormis les Scaythes, bien entendu), mais tant qu'il n'aurait pas vu de traces de l'ancienne civilisation de la planète (le volcan d'Exod et le village des pèlerins n'étaient pas pour lui de véritables traces de civilisation), cette hypothèse lui paraîtrait invraisemblable. Comme pour le voyage sur la pensée, il voulait voir pour croire. Et c'était sans doute ce trait de caractère qui l'avait poussé à embrasser la carrière kreuzienne avec tant d'enthousiasme. Il ne regrettait rien : aucun parcours n'était inférieur ou supérieur aux autres, avait dit Aphykit. Il ferma spontanément les yeux. L'antra résonna aussitôt dans son silence intérieur. Il ne chercha pas à s'en emparer, à le plier à sa volonté comme il s'y était astreint toute la journée, il s'abandonna à la subtile vibration du son de vie, il explora les zones profondes de son esprit. Il y croisa le petit Fracist Bogh, l'enfant libre et insouciant qui jouait dans la cour de la Ronde Maison aux neuf tours en compagnie du jeune seigneur List Wortling. Il vit sa mère, la douce Jezzica, la modeste lingère qui éclatait de rire aux plaisanteries graveleuses des gardes ou des fournisseurs. Des silutes à ailes rouges s'envolaient d'un aughineux. Il n'avait jamais connu son père. Sa mère non plus ne le connaissait pas : naïve, jolie, sensuelle, elle s'était laissé posséder par tous les hommes qui étaient passés dans sa vie et elle aurait été incapable de déterminer lequel de ses innombrables amants l'avait ensemencée. Fracist lui en avait terriblement voulu et il avait profité de son internement dans T.E.P.S. de Duptinat pour couper définitivement les ponts avec elle. N'était-ce pas elle qu'il avait désespérément cherchée dans la contemplation extatique des corps en croix ? N'était-ce pas elle qu'il avait vue se déformer, se consumer, agoniser dans d'atroces souffrances ? Il contempla son beau visage fatigué, creusé, et il fut saisi d'un désir pressant de le caresser, de l'embrasser. Il se retrouva tout à coup sur la place Jatchaï-Wortling, au centre de laquelle trônait la statue du fondateur de la dynastie du Wort-Mahort et la haie pourpre et or ornée de fleurs d'or. Les ombres allongées des neuf tours de la Ronde Maison léchaient les immeubles environnants. Il n'y avait pas remis les pieds depuis plus de vingt ans mais elle n'avait pas changé, hormis peut-être les bouches lumineuses qui, tout autour de l'esplanade, remplaçaient les entrées des rues. Elles scintillaient, estompaient les formes, semblaient s'ouvrir sur d'autres mondes. Une intuition poussa Fracist à s'engouffrer dans l'ouverture qui, comme si elle avait voulu l'attirer, brillait davantage que les autres. De l'autre côté, il aperçut une sorte de cordon étincelant qui se perdait dans le lointain. Il ne voyait plus la ville, comme s'il était passé dans une réalité immatérielle, impalpable. Il fut soudain happé par un courant d'une puissance infinie et eut la sensation d'être désintégré comme lors d'un transfert par déremat. Il faisait jour lorsqu'il reprit connaissance. Il crut d'abord être arrivé sur une autre planète mais il aperçut, au-dessus d'une ligne de crête découpée, un astre jaune qui ressemblait comme un frère au Soleil de Terra Mater. Il en déduisit qu'il s'était transféré sur la face éclairée de la planète. Il prit alors réellement conscience qu'il avait réussi à se transporter par la seule force de la pensée et il fut envahi d'une joie profonde. Pour retourner à son point de départ, il lui suffirait d'en émettre l'intention (c'était du moins ce que leur avait enseigné Aphykit) mais il devrait patienter : une fatigue intense lui engourdissait le corps. Elle n'était pas comparable à l'effet corrigé Gloson, elle évoquait davantage une saine lassitude après une dure journée de labeur. L'air brûlant le contraignait à respirer à petites inhalations. Il entendit des trompettements au-dessus de sa tête, distingua les formes tournoyantes de rapaces que sa brusque apparition avait effrayés. Il perçut également le grondement sourd de ce qui lui parut être un cours d'eau. Il était assis sur le bord d'une gigantesque faille de plusieurs kilomètres de largeur et trois ou quatre cents mètres de profondeur, au beau milieu d'un désert rocailleux. Les rapaces fondirent dans un bel ensemble à l'intérieur de la faille comme s'ils se hâtaient de reprendre une besogne que son intrusion avait interrompue. Il se pencha vers l'avant, jeta un coup d'œil en contrebas, discerna le ruban bleu d'une rivière, quelques arbres et taches vertes qui en bordaient le lit. Il repéra, tout près de l'eau, une forme inerte d'une couleur indéfinissable tirant sur le blanc. Il affina son observation et s'aperçut que la cible manifeste des grands oiseaux était un corps humain. Il décida de se transporter au fond de la faille par la pensée, ferma les yeux mais se rendit instantanément compte que son corps se refuserait à un deuxième transfert tant qu'il n'aurait pas reconstitué ses forces. Il calcula que plus d'une heure lui serait nécessaire pour dévaler la pente abrupte. Un délai que mettraient à profit les rapaces pour commencer à déchiqueter l'homme ou la femme allongé sur la rive. Encouragés par son immobilité, ils s'étaient posés sur le sol et convergeaient dangereusement vers leur proie. Fracist estima que celle-ci était encore vivante ou qu'elle n'était pas morte depuis longtemps, ce qui expliquait leur relative prudence. Il s'empara d'un caillou et, priant... qui ? il ne savait plus quel dieu prier... pour qu'il ne fracasse pas le crâne de l'être humain qu'il se proposait de sauver, il le lança dans la faille. Le projectile heurta le sol quelques secondes plus tard, à une vingtaine de mètres du corps inerte. Il obtint l'effet désiré puisque les oiseaux apeurés s'envolèrent en poussant des piaillements aigus. Ils ne quittèrent pas la faille cependant : ils se posèrent plus loin, guettant la première occasion de se rapprocher de leur but. Fracist bourra de cailloux les poches de son pantalon et entama la descente. Elle lui prit davantage de temps que prévu car il ne choisit pas toujours les bons passages et se fourvoya à plusieurs reprises dans des impasses. La fatigue et la chaleur torride l'obligeaient à se reposer de temps à autre dans les zones d'ombre. Les roches gorgées de soleil lui brûlaient les mains. En outre cette descente représentait une considérable dépense d'énergie pour quelqu'un qui n'avait jamais effectué d'exercice physique depuis qu'il avait embrassé la carrière ecclésiastique. Il lui sembla entrevoir les queues sinueuses et rougeâtres de serpents se faufilant entre les pierres. Il surveillait du coin de l'œil les mouvements des rapaces qui voletaient sournoisement vers le corps inerte. Il se rivait alors à une excroissance et leur lançait un caillou. Ils s'égaillaient en trompettant mais réduisaient les distances, comme s'ils comprenaient que ces jets de pierres ne constituaient pas une menace réelle mais une simple manœuvre d'intimidation. En se rapprochant, Fracist vit que ce corps était celui d'une femme. Elle était allongée sur le dos. Sa pâleur lui donna à penser qu'elle était morte, puis il se rendit compte que sa poitrine se soulevait à intervalles réguliers sous sa robe. Elle était totalement glabre ou bien elle s'était soigneusement rasé la tête et les sourcils, ce qui était une initiative singulière par une telle chaleur. Elle avait visiblement voulu s'abreuver à l'eau de la rivière, mais elle s'était écroulée quelques mètres avant de l'atteindre. Sa peau d'une blancheur étonnante même sur Syracusa où la blancheur de la peau était l'un des critères esthétiques les plus prisés, il n'en avait jamais vu d'aussi pâle et son absence totale de pilosité en faisaient un être totalement inadapté dans un environnement désertique. Comment avait-elle atterri ici ? Que faisait-elle au fond de cette gigantesque faille ? La pente s'incurvait vers le bas et les derniers mètres s'avérèrent beaucoup plus faciles à parcourir que le reste de la paroi. Lorsqu'ils le virent sauter sur le sol recouvert d'une mousse jaune et rêche, les rapaces s'envolèrent vers le haut de la faille en poussant des cris de dépit. Couvert de sueur, il s'agenouilla à côté de la femme, lui passa la main sous la nuque et lui souleva délicatement la tête. Elle entrouvrit les paupières. Il constata qu'elle n'avait pas de cils mais que son regard étrange, comme inachevé, s'accordait parfaitement à sa beauté diaphane. Elle paraissait très malade en tout cas, sinon mourante. Il la tira doucement vers le bord de la rivière, recueillit de l'eau dans le creux de sa main et lui en humecta les lèvres. Son front était aussi brûlant que les pierres de la paroi. Totalement démunie de défense sous des latitudes aussi caniculaires, elle souffrait probablement d'une insolation. Les rougeurs de ses bras et de ses jambes étaient les prémices de graves brûlures. Il retira sa tunique, la plongea dans la rivière et lui en recouvrit la tête. Puis il la transporta dans une zone d'ombre et lui entrouvrit les lèvres pour la contraindre à boire quelques gouttes d'eau. Elle avait gardé les paupières ouvertes mais ses yeux, dont l'iris bleu pâle se confondait presque avec le blanc, le fixaient sans le voir. Son âme quittait lentement son corps et il ne restait à Fracist que la ressource de l'assister dans son agonie. Or il n'avait pas envie qu'elle meure parce que, bien qu'il ne la connût pas, il pressentait qu'elle le réconcilierait avec cette partie féminine de lui-même qu'il n'avait jamais acceptée. Le vent léchait la sueur de son torse nu. Il contempla pendant un moment la surface miroitante du large cours d'eau. Lui revint à l'esprit le souvenir d'un antique livre-papier dont les pages jaunies recelaient des symboles antiques, mi-lettres mi-figures géométriques : l'occasion lui était offerte d'essayer les douze graphèmes inddiques de guérison. Il prit conscience qu'Aphykit ne lui en avait pas parlé de manière fortuite quelques heures plus tôt. Il se releva et marcha fébrilement jusqu'au bord de la rivière. L'haleine brûlante du soleil lui incendia la nuque, les épaules et le dos. Il se rappela ses visites à la petite pièce de la bibliothèque interdite. Il se souvenait parfaitement des symboles de guérison, qu'il avait mémorisés avec autant de soin que les graphèmes de protection, mais il eut beau fouiller dans les recoins de son esprit, il n'y trouva pas d'éventuelles instructions quant à la manière de les utiliser. Il retourna près de la jeune femme, s'accroupit à côté de sa tête. La fixité et l'absence d'expression de ses yeux l'alarmèrent. Il posa son oreille sur sa poitrine, décela les très faibles battements de son cœur. Alors il lâcha toutes les prises et ressentit un éblouissement fulgurant à l'intérieur de lui. Il eut l'impression que ses veines charriaient de la lave en fusion. Ce n'était pas une chaleur comparable à celle du Soleil, mais une énergie d'une puissance infinie, une force qui venait d'un autre espace, d'un autre temps, et qui agissait à travers lui. De l'index il traça les graphèmes de guérison sur le corps de l'inconnue en commençant par la tête et en finissant par le bas-ventre. Il ne marquait aucun temps d'hésitation, il savait de manière spontanée que chaque symbole correspondait à un point précis de l'organisme, au crâne, au front, à la gorge, au cœur, au foie, à la rate... Il renforçait les défenses immunitaires d'un être fragile, tombé sur Terre comme un ange blessé, il semait des graines de vie dans un terreau malade. Lorsqu'il eut achevé sa tâche, il retira son pantalon, s'aida d'une pierre tranchante pour le déchirer et en faire une couverture sommaire qu'il étendit sur la poitrine et le ventre de la jeune femme. Il la veilla pendant plusieurs heures, jusqu'à ce que le soleil rougeoyant s'abîme derrière la ligne supérieure de la faille. Il retraça les graphèmes de guérison à plusieurs reprises, puis, le soir venu, il fut saisi d'une irrésistible envie de se baigner dans la rivière. L'eau fraîche le revigora il ne s'était pas immergé dans l'élément liquide depuis son enfance à Duptinat. Il s'essuya vigoureusement à l'aide de feuilles séchées et s'assit contre la paroi, les bras croisés sur sa poitrine pour lutter contre la fraîcheur mordante déposée par la nuit naissante. Il assista au lever de la Lune, belle et pleine comme une femme enceinte, s'assura une dernière fois que sa protégée dormait paisiblement et finit par sombrer dans un sommeil peuplé de cauchemars. Un cri strident le réveilla. Les coursiers du jour se répandaient dans la plaine céleste, abandonnant sur leur passage des traînes rose pâle. La jeune femme, dévêtue, était entrée dans la rivière jusqu'à mi-cuisse. La façon qu'elle avait de progresser dans l'eau montrait qu'elle affrontait un élément nouveau pour elle. Fracist se leva, étira ses muscles engourdis par la fatigue et le froid et se dirigea vers la rive. Elle pressentit sa présence, se retourna et le fixa avec un mélange de joie, de curiosité et de crainte. Il la trouva merveilleusement belle dans la lumière de l'aube. Elle sortit de l'eau, s'avança vers lui, eut un geste surprenant : elle leva le bras et lui caressa les cheveux. Il se demanda si elle parlait le nafle interplanétaire. « Je suis Fracist Bogh... — Vous êtes un habitant de la Terre ? » demanda-t-elle. Son langage, l'inflexion sur les accents toniques principalement, se rapprochait davantage du spatiel préhistorique que du nafle moderne mais ils se comprenaient et c'était l'essentiel. « La Terre ? Vous voulez sans doute parler de cette planète, de Terra Mater ? Mon monde d'origine est Marquinat et je viens de Syracusa... » Elle cessa de lui caresser les cheveux et le scruta d'un air interrogateur. « Et vous ? poursuivit-il. D'où venez-vous ? » Elle désigna le ciel d'un geste du bras. « De L’El Guazer, du train de vaisseaux. Tous les miens sont morts... » Les paroles du mahdi Shari dans le tube gravitationnel du sous-sol du palais épiscopal revinrent à l'esprit de Fracist. Aux deux Jersalémines, au muffi de l'Eglise, à ta fille et à toi, il convient d'ajouter un ancien chevalier absourate et une créature dans un train de vaisseaux... « Tu es la douzième... » murmura-t-il autant pour lui-même que pour son interlocutrice. Une lueur s'alluma dans les yeux de la jeune femme. « D'après Mâa et les voyantes, je suis l'élue et j'entre pour un douzième dans l'avenir de l'humanité ! » s'écria-t-elle. Il la prit par les épaules et lui sourit. « Quel est ton nom ? — Ghë. — Bienvenue sur Terra Mater, Ghë. Tu es parvenue au terme de ton voyage. » Entre deux bains dans la rivière (Ghë comprenait maintenant ce que recouvraient les paroles de l'hymne du retour, la beauté de la Terre lui était enfin révélée), ils se reposèrent à l'ombre d'un grand rocher et se racontèrent leurs vies respectives. Ghë fut surprise d'apprendre que la Terre était dorénavant une planète déserte. De son côté, Fracist considéra l'aventure des passagers de l’El Guazer comme la preuve manquante de l'origine terrestre des peuples des mondes du Centre et des Marches. Il eut également beaucoup de mal avec la conversion des temps et son air marri arracha un rire à Ghë, son premier rire depuis bien longtemps. Ils avaient tant de choses à dire qu'ils ne virent pas passer les heures, qu'ils oublièrent la faim (peut-être parce qu'ils avaient besoin l'un et l'autre de se nourrir avant tout de tendresse). Au crépuscule, Ghë s'était réconciliée avec les hommes et Fracist avec les femmes. Chacun de leur côté, ils commençaient à envisager l'éventualité d'une communion charnelle mais un reste de peur ou de pudeur les dissuada de passer à l'acte, et ils se contentèrent de se caresser avec les yeux et les mots. « Je dois prévenir les autres de ta présence. Aphykit ou le mahdi Shari viendra t'initier à l'antra et tu apprendras à voyager sur tes pensées. — Inutile d'attendre ! » fit une voix. Saisis, ils se retournèrent et aperçurent une silhouette dans la clarté rouille du crépuscule. Fracist reconnut immédiatement le mahdi Shari bien qu'il ne fût pas vêtu de la même tenue que lors de son passage dans les souterrains du palais épiscopal. « Nous étions inquiets et je suis parti à ta recherche, ajouta Shari. Je me rends compte que c'était pour la bonne cause : tu as trouvé la onzième étincelle du dewa inddique. — La onzième ? s'étonna Fracist Bogh. — La douzième se manifestera bientôt. Elle sera éteinte. Aurons-nous assez de force, assez de cohérence pour la faire briller de nouveau ? » CHAPITRE XXIV Le dieu Mars dit un jour aux N-le Martiens : « Mon père Jupter m'envoie vous donner le secret de l'immortalité. Ce secret vous permettra d'éloigner le semeur de vide. Mais si vous l'égarez, le semeur surgira du néant pour vous jeter dans les abysses de l'oubli. — Quel est le secret ? demandèrent les N-le Martiens. — Il est simple : n'oubliez jamais d'adorer le dieu qui dort en vous. » Mars s'en retourna dans son royaume. Les hommes de N-le Mars ne comprirent pas ses paroles et ils se hâtèrent de les oublier. Les prêtres leur présentèrent de nouveaux dieux, de nouvelles idoles, à qui ils vouèrent des cultes fanatiques. Ils commencèrent à se diviser, à s'entre-tuer, et la terre de la planète se gorgea tellement de sang qu'elle en devint éternellement rouge. Leurs cris de terreur et de haine réveillèrent le semeur de vide qui dormait dans les abysses. Il se leva, prit une apparence d'homme et s'en vint sur N-le Mars. Lorsqu'ils l'aperçurent, les hommes épouvantés se rappelèrent les paroles du dieu Mars. Ils tentèrent d'exhumer le dieu qui dormait en eux, mais ce fut trop tard : le semeur de vide les anéantit et leur monde fut projeté à jamais dans la faille abyssale. Cette histoire te fait peur, ô toi qui me prêtes une oreille attentive ? Aime ton dieu intérieur et va sans crainte. Légende de N-le Mars, recueillie de la communauté n-le martienne de la planète Alemane. Traduction de Messaodyne Jhû-Piet. Le Plan comportait une dixième étape. Non prévue par les maîtres germes. L'incréé s'était joué de l'Hyponériarcat. Il n'effaçait pas la création humaine pour qu'elle fût remplacée par la création des Scaythes. Les cartes-mères avaient abusé les conglomérats de la cuve. Elles avaient toujours été informées de la neuvième étape du Plan et, sur les impulsions de l'Incréé, en avaient préparé une dixième. Elles savaient en exécutant ses ordres qu'elles condamneraient les germes à l'anéantissement, mais elles n'en avaient cure, elles n'avaient aucune attache avec les produits de leur activité, elles ne les appréciaient pas comme leur descendance, seulement comme des embranchements nouveaux, des multiplications de probabilités. De même, elles avaient considéré la dissolution des enveloppes matérielles des Scaythes, la récupération de leur germe, le regroupement général à l'intérieur du corps reconstitué de Tixu Oty, renforcé des composants des robots et du xaxas, comme de nouvelles et intéressantes possibilités. Elles étaient présentes dans ce que les maîtres germes avaient baptisé le cheval de Trois (certaines données historiques penchaient pour l'orthographe « Troie »). Elles avaient transféré toutes leurs données dans un programme autonome que, sans s'en rendre compte, l'Hyponériarcat avait lui-même implanté dans le cerveau de Tixu Oty. Un monde passionnant, le cerveau humain, d'une complexité, d'une richesse fascinantes. Le programme autonome s'était déclenché au moment prévu. Les cartes-mères avaient investi les neurones, les méninges, les lobes, le cortex, les glandes, et de là, grâce à l'armée des germes de cohésion, avaient commencé à modifier certaines données des maîtres germes disséminées dans les autres parties du corps de l'Orangien. Le contact prolongé avec les humains avait perturbé leurs aiguillages et elles y avaient remis bon ordre, reconditionnant les conglomérats en exécutants infaillibles de leur volonté. L'Incréé avait d'ailleurs exploité cette attirance des Scaythes pour la tension créatrice afin de concevoir et façonner son arme absolue : grâce aux relais des cartes-mères, sa toute-puissance immatérielle était renfermée dans une carapace invincible, indestructible. Il possédait maintenant un semeur de vide, un soldat qui lui obéissait au doigt et à l'œil. Les maîtres germes étaient parvenus à fragmenter l'esprit de Tixu Oty, à le maintenir coupé de sa source, coupé de la vibration chaleureuse, et les cartes-mères avaient donné la touche finale à leur œuvre. L'Incréé pouvait à présent agir directement dans le champ de la création. Grâce aux déremats intégrés l'équivalent pour les cartes-mères du voyage sur la pensée chez les humains-source, il pouvait se déplacer instantanément d'un monde à l'autre. Les maîtres germes, dans leur volonté d'autonomie créatrice, s'étaient arrangés pour attirer un humain-source dans la cuve (cet humain avait été Tixu Oty mais, dans une logique de probabilités, il aurait pu, il aurait dû être le mahdi Shari des Hymlyas). Prévenu par les cartes-mères, l'Incréé avait immédiatement vu tout le parti qu'il y avait à tirer de cette présence : puisqu'il n'avait pas réussi à neutraliser les autres guerriers du silence (des équivalents des anciens maîtres de la science inddique), il se servirait de Tixu Oty pour pénétrer avec eux dans les annales inddiques et, une fois qu'il se serait introduit dans le dernier bastion de l'humanité, il libérerait toute sa puissance destructrice pour pousser les hommes dans le néant d'où ils n'auraient jamais dû sortir. Des bribes de conscience traversaient parfois le désert intérieur de Tixu. Des réminiscences d'existence humaine. Incohérentes. Les cartes-mères veillaient attentivement à ce qu'il ne retrouve pas la cohésion, même morcelée, même fragmentaire, de son esprit. Un visage blême, pétrifié, repose sur un oreiller blanc... Maman ? Il sortit de la cuve de reconstitution et entama sans attendre son voyage vers les mondes du Centre, mal nommés parce qu'ils se situaient sur un bras spiral de la Voie lactée. Le noyau de la galaxie, la clé de voûte du système, n'était plus qu'un gigantesque trou noir qui grossissait rapidement, qui avalait les étoiles par millions. Il abandonna derrière lui les cuves, les liquides matriciels, le cimetière de vaisseaux, tous ces composants nés du génie humain (il n'y avait guère que la structure de xaxas qui fût étrangère à l'homme) et qui se retourneraient bientôt contre lui. De bond déremat en bond déremat, il lui fallut environ six jours standard pour atteindre le premier monde des Marches. Un voile sombre se tendit tout à coup devant Altehir et Alshaïn, les deux astres diurnes de la planète N-le Mars, et la nuit se fit en plein jour. Les citadins de N-le Athena se répandirent dans les rues, sur les places, et observèrent ce phénomène d'un air à la fois intrigué et inquiet. Leur planète, la septième planète tellurique du système d'Altehir, une étoile de la constellation de l'Aigle, avait été le point de départ des grandes vagues d'émigration après la grande Guerre des Pensées. Les N-le Martiens se considéraient comme le peuple le plus ancien des mondes des Marches et du Centre, et ils concevaient un certain orgueil de cette antériorité historique. Ils racontaient à qui voulait les entendre (ils étaient de moins en moins nombreux) que les premiers colons terrestres avaient baptisé leur planète N-le Mars parce que sa couleur rouge et sa sécheresse leur avaient rappelé une planète tellurique du système solaire dénommée Mars (selon des linguistes émérites, N-le Mars était une contraction de Nouvelle Mars). Ils omettaient toutefois de préciser que ce monde dont ils étaient si fiers n'avait pas toujours été accueillant : les colons avaient dû le terraformer avant de l'habiter et ils avaient attendu plus de cinquante années standard dans leur vaisseau avant de se poser. Bien qu'elle disposât d'une atmosphère respirable depuis quatre-vingts siècles, il y faisait une chaleur épouvantable en dehors des pôles et les N-le Martiens passaient un tiers de leur existence à combattre les effets de la sécheresse, un tiers à se reposer à l'ombre et un tiers à dormir. Les bâtiments de la cité se vêtaient d'une teinte rouge qui devenait insupportable à force d'être omniprésente. Encore heureux que quelques rares variétés d'arbres aient daigné pousser sur ce sol volcanique et offrir des perspectives vertes, jaunes, brunes et grises reposantes pour l'œil. Après la disparition des Scaythes d'Hyponéros et les terribles représailles à l'encontre des kreuziens (la population n-le martienne se satisfaisait volontiers de ses dieux traditionnels, premiers arrivés dans le panthéon des étoiles), cette éclipse imprévue, non annoncée en tout cas, était le deuxième événement de la semaine qui réussît à jeter les résidents de N-le Athena dans les rues au plus fort de la canicule. Des bruits alarmistes se répandaient comme les poussières (rouges évidemment) balayées par les vents tourbillonnants (chauds bien entendu) de l'hémisphère sud. Les kreuziens et leur arsenal répressif des croix-de-feu n'avaient pas réussi à éradiquer les vieilles légendes planétaires et elles resurgissaient pour pallier la défaillance des scientifiques, incapables de donner une explication rationnelle, rassurante, à cette bizarrerie climatique. « Le semeur de vide est revenu. Il nous dispersera à jamais dans le néant... » Çà et là, des esprits sensés affirmaient que ce n'était pas la première fois qu'une double éclipse occultait la lumière du jour, qu'elle était probablement due à un passage important de météorites et que tout rentrerait bientôt dans l'ordre. D'autres, les convertis, profitaient de la situation pour clamer leur foi à la face de leurs complanétaires, chantaient les louanges du Kreuz, voyaient dans cette nuit soudaine sa divine intervention, promettaient les pires châtiments à ceux qui avaient crucifié les missionnaires sur des rochers exposés aux rayons ardents d'Altehir et d'Alshaïn. D'autres enfin penchaient pour l'hypothèse d'un retour des Scaythes d'Hyponéros, et ceux-là, on refusait de les croire tant cette supposition soulevait d'inquiétude. Ils ne firent pas la relation entre l'éclipsé et l'homme entièrement nu qui se tenait immobile, comme pétrifié, au centre de la plus grande place de N-le Athena. Bien que les femmes le trouvassent beau, ténébreux, étrangement attirant, on se moqua de lui, puis lorsque les badauds en eurent assez de le contempler, ils décidèrent qu'ils étaient outrés par l'impudeur de cet étranger et prévinrent les forces de l'ordre locales (ceux-là mêmes qui avaient crucifié les missionnaires et qui, depuis lors, s'étaient proclamés forces de l'ordre ou gardiens de la souveraineté n-le martienne). Ces derniers écartèrent la foule, se déployèrent autour de l'individu, braquèrent sur lui leurs brûlentrailles (la version la plus antique des ondemorts) et le prièrent de se rhabiller. Ils lui avaient volontairement donné un ordre qu'il ne pouvait pas exécuter, car il n'avait visiblement aucun vêtement à sa portée. Ils voulaient uniquement jouir de la supériorité que leur conféraient leurs pétoires lumineuses et le statut de gardiens de la souveraineté. Ils avaient subi pendant plus de dix-huit années locales le joug kreuzien. Les mercenaires de Pritiv avaient violé leurs femmes sous leurs yeux, réquisitionné leurs demeures, pillé leurs boutiques sans débourser une unité standard (sans conteste le crime le plus odieux), et ils ne perdaient pas une occasion de démontrer qu'ils pouvaient être aussi doués pour la cruauté que leurs anciens bourreaux. Et donc ils violaient les femmes autres que les leurs, torturaient les hommes qui leur résistaient, réquisitionnaient les plus belles demeures et dévalisaient les boutiques avec une constance, une ardeur dignes d'éloges, de sorte que de nombreux N-le Martiens en étaient arrivés à regretter la barbarie des sbires de l'Ang'empire (l'esprit outrancièrement complanétaire s'accommode mieux de haïr les tortionnaires étrangers). Quant à l'intrus qui s'exhibait sans la moindre pudeur devant les femmes et les enfants, il allait voir de quel bois se chauffaient les nouveaux maîtres de N-le Mars. La peau de cet homme était parcourue d'étranges éclats gris-noir qui évoquaient les fuselages des carcasses des vaisseaux originels exposés au musée de la préhistoire spatiale. Son immobilité avait quelque chose de robotique, d'inquiétant. La température baissa tout à coup de plusieurs dizaines de degrés. Le froid, inhabituel sur N-le Mars, accentua la nervosité des forces de l'ordre dont l'officier était reconnaissable à son air important et à sa brassière verte. « La loi n-le martienne interdit la nudité publique, sieur ! Veuillez vous rhabiller ! » glapit l'officier en gonflant le torse. Les yeux de l'étranger se posèrent lentement sur lui. Dépourvus de la moindre expression, ils brillaient d'un éclat vert, métallique. « Pour la deuxième et dernière fois, veuillez respecter la loi n-le martienne et vous rhabiller, sieur ! insista l'officier. — Procurez-moi des vêtements si vous voulez que je m'habille », répliqua l'homme. Sa voix semblait sortir d'un gouffre sans fond. « Nous ne sommes pas chargés de fournir l'habillement aux étrangers, sieur, seulement de faire respecter l'ordre ! — Votre uniforme fera parfaitement l'affaire, dit l'homme en s'avançant d'un pas. — Feu ! » rugit l'officier. Les brûlentrailles vomirent tous en même temps leurs ondes blanches et rectilignes. Elles touchèrent leur cible (à cette distance, il eût été plus difficile de la rater) mais n'abandonnèrent aucune trace sur sa peau. Ils avaient l'impression de tirer sur un mur, et encore, ils auraient discerné des points d'impact sur une surface pierreuse ou métallique. Un sourire sardonique fleurit sur les lèvres de l'homme. Il continua de s'avancer vers l'officier, qui se mit à trembler de peur et de froid : il se rendait soudain compte qu'il se retrouvait face au semeur de vide, à l'être invincible et mystérieux des légendes n-le martiennes, à la créature immonde qui surgissait des profondeurs abyssales pour anéantir leur planète. Il n'esquissa aucun geste de défense lorsque le monstre le saisit par la gorge et, du pouce et de l'index, lui broya le pharynx. Ensuite, tandis que les autres, épouvantés, continuaient de le bombarder de rayons étincelants (avec tant de nervosité qu'ils ne se rendaient pas compte qu'ils touchaient également leur chef), il lui arracha sa veste, son pantalon, jeta son cadavre sur la foule et enfila ses vêtements. Il avait accompli cette succession de gestes sans émotion, sans crispation, sans effort apparents. « Bordel de Dieu ! gémit un membre des forces de l'ordre. C'est un putain d'androïde ! » Il lâcha son arme et se recula dans la foule. Ses collègues l'imitèrent, conscients qu'ils n'auraient aucune chance d'abattre la terrifiante créature. Ils renonçaient tout à coup à leurs prérogatives, ils abdiquaient de ce pouvoir qu'ils venaient tout juste de conquérir. La nuit était de plus en plus noire et le froid de plus en plus virulent. Une atmosphère d'apocalypse recouvrait la cité. Elle semblait se dissocier du reste de la planète, s'enfoncer dans d'insondables abysses. Les badauds avaient l'impression que le sol s'affaissait sous leurs pieds, que la terre, le béton, les rues, les ponts, les immeubles, les maisons, toutes ces constructions dont ils avaient recouvert leur croûte planétaire, se laminaient, s'effritaient, se dissolvaient. L'Incréé ne prenait aucun plaisir à effacer cette planète et ses habitants. Il ne prenait aucun plaisir à ce qu'il faisait en général. Il décréait parce que, depuis toujours, il lui appartenait d'abolir la tension créatrice. Il n'avait aucune intention irratype, ego-type, et d'ailleurs, il n'existait lui-même que parce qu'il était un envers, un prédateur inlassable des non-désirs, de la non-chaleur. « Un semeur de vide... » On lui avait donné d'innombrables noms, on lui dédiait d'innombrables cultes. Il se dissimulait dans la bouche des faux prophètes, il se cachait dans les rêves des tyrans, il se glissait dans l'arme du soldat, il s'infiltrait dans les haines et dans les peurs. Il était le baromètre de l'humanité, son épée de Damoclès, son non-reflet d'elle-même. Les ondes, la chaleur, les formes, la matière, toutes ces expressions de la tension créatrice engendraient une résistance en lui, une volonté toujours déployée de couper les hommes de leur source. Il s'anéantirait lui-même en effaçant l'humanité car, privé d'opposition, il n'aurait plus de raison d'être. Il n'aurait pas effacé les hommes d'ailleurs, ils se seraient effacés eux-mêmes. Il était le gardien vigilant de leurs insuffisances, le témoin neutre, implacable de leurs pensées, un peu comme ces liquides ou ces gaz qui s'engouffraient dans les interstices de la matière. D'une volatilité suprême, il comblait les failles de l'esprit humain. En conquérant les espaces, il éloignait les créateurs de leur source. Ces gens qui fuyaient devant son soldat, devant son cheval de Troie, ne se rendaient pas compte qu'ils avaient en eux les ressources de le vaincre. Seuls les guerriers du silence pouvaient encore lui faire obstacle, l'obliger à reculer devant la lumière, mais ceux-là, il comptait bien les dominer dans les annales inddiques. En triomphant de ses ultimes adversaires, il ferait taire le chœur vibrant de la création, il arrêterait l'expansion infinie de l'univers. Des yeux bleu, vert et or... Une chevelure blonde... Moi... Les germes de cohésion, les agents des cartes-mères au sein de l'Hyponériarcat, s'étaient chargés de neutraliser la mémoire profonde de leur hôte. C'était de cette dernière, de ces données permanentes, de ces implants structurels qu'il convenait de se méfier. Elle était désormais le seul lien de l'Orangien avec son individualité, avec son ego, avec son sentiment d'exister par lui-même. Les germes de cohésion l'avaient donc occupée ou, plus exactement, s'étaient placés de manière à en garder jalousement les accès. Quant aux anciens conglomérats de la cuve, ils avaient réintégré leur condition d'aiguillages, d'embranchements, de probabilités. Au moment du déclenchement du programme autonome, les germes de cohésion avaient supprimé leur mémoire conjecturelle, fluctuante. Le Plan avait été aboli principalement la neuvième étape et désormais seules étaient activées les fonctions nécessaires à l'accomplissement de l'Incréé. Les astronomes disséminés sur les mondes du Centre qui surveillaient les mouvements des corps célestes ne trouvèrent aucune explication plausible à la disparition soudaine de N-le Mars, septième planète tellurique du système d'Altehir. Ils organisèrent un colloque extraordinaire dans les locaux de l'Académie impériale des sciences et techniques (elle n'avait pas encore eu le temps de changer de nom), et se rendirent à Vénicia par l'intermédiaire des nouvelles agences de transfert qui fleurissaient dans toutes les villes de l'univers connu la C.I.L.T., la compagnie de transfert la plus importante, tremblait depuis quelques jours pour son monopole. De nombreuses théories furent échafaudées. On parla d'abord d'une explosion, mais cette hypothèse tomba d'elle-même dans la mesure où aucune lueur n'avait précédé le phénomène. On pencha alors pour une implosion, pour une sorte d'effondrement de la planète sur elle-même, puis pour une subite dématérialisation, un peu comme si N-le Mars avait été prise dans le rayon d'un déremat géant, et on espéra localiser la planète à un autre endroit de l'espace, même si cet espoir n'était guère réaliste. Enfin, quelques voix s'élevèrent pour faire le rapprochement entre la disparition de la planète et l'étrange dissolution des Scaythes. Elles en conclurent qu'Hyponéros était le deuxième nom, le nom occulte, de N-le Mars et que se trouvait enfin dévoilé le mystère de l'origine des Scaythes. On objecta que la population n-le martienne possédait des caractéristiques physiques humaines et que, bien qu'elle fût très ancienne et que l'épouvantable climat de la planète eût probablement causé d'importantes mutations génétiques, rien ne permettait d'affirmer qu'elle eût engendré des créatures aussi ouvertement inhumaines. Comme l'Ang'empire s'était effondré aussi rapidement et facilement qu'un château de cartes et qu'il ne restait rien de l'ancienne Confédération de Naflin, il n'existait aucune instance interplanétaire habilitée à décider de la suite à donner à cette catastrophe (mais y avait-il une suite à donner à une tragédie qui avait englouti des milliards d'êtres humains ou assimilés ?) et l'affaire resta en l'état. L'idée prédominante, celle qui s'imposa à la mémoire collective humaine, fut que les N-le Martiens avaient joué avec des forces qu'ils n'avaient pas maîtrisées. Le rapport final du colloque ne démentit pas formellement l'idée d'un pacte secret de N-le Mars avec l'Hyponéros et laissa la porte ouverte à toutes les conclusions, y compris les plus folles, les plus délirantes. Les travaux de l'auguste académie trouvèrent des prolongements inattendus sur Syracusa dans la mesure où une frange de l'aristocratie vénicienne retira son soutien à la famille... Mars. Ce qui n'était qu'une coïncidence phonétique se transforma tout à coup en un handicap rédhibitoire. Certains courtisans sautèrent sur l'occasion pour contester l'accession de Miha-Hyt de Mars au trône syracusain (la soudaine déliquescence de l'empire l'avait contrainte à réviser ses ambitions à la baisse) et pousser leurs propres pions sur l'échiquier du pouvoir. Les factions, les alliances, les intrigues, les empoisonnements, les attentats se multiplièrent dans les couloirs des palais impérial, épiscopal et seigneurial. Guntri de Mars perdit la vie dans l'explosion de son personnair et sa fille Irka-Hyt, ancien agent de renseignements auprès de Menati Imperator, fut retrouvée égorgée près de l'arc de Bella Syracusa. Miha-Hyt eut l'intelligence de négocier un accord avec l'ancienne Garde pourpre et les nombreux mercenaires qui, ayant déserté le Pritiv, étaient restés sur Syracusa. Elle fut publiquement couronnée en l'an 1 de la première période post-Ang'empire. Elle eut également la sagesse une suggestion des microstases de ne pas s'encombrer du titre d'impératrice mais de choisir le nom de Dame Hyt, précaution qui n'empêcha pas les courtisans vaincus, présents à la cérémonie, de projeter de la renverser à la première occasion. Elle reçut l'adoubement de l'Eglise du Kreuz sur la scène de la grande salle des assemblées, à l'endroit même où Menati Imperator s'était donné la mort. Les cardinaux réunis en conclave (une centaine d'entre eux manquaient à l'appel, massacrés par des populations qui n'avaient jamais autant mérité leur qualificatif de paritoles) n'étaient pas encore parvenus à élire un successeur au muffi Barrofill le Vingt-quatrième. Ils avaient décidé, avec une belle unanimité, de ne pas graver en lettres de feu le nom de Barrofill le Vingt-cinquième sur le tableau d'honneur du palais épiscopal. L'Eglise s'était hâtée d'effacer jusqu'au souvenir du Marquinatole dont, par ailleurs, le corps n'avait jamais été retrouvé dans les décombres du bâtiment. Les candidats au trône pontifical s'étaient dérobés l'un après l'autre, attendant le retour de jours meilleurs pour se dresser dans la lumière et la gloire du Kreuz, et les cardinaux des grandes familles, appuyés par le haut vicariat, en étaient réduits à user de leur influence pour essayer de soudoyer les prélats d'extraction mineure qui présentaient le double avantage d'être Syracusains et de manquer totalement d'envergure. On n'avait pas besoin d'un muffi visionnaire pour ramasser les débris de l'Eglise, mais d'un homme qui prît sur lui la responsabilité de l'échec et qui ne fût pas regardant sur la trace qu'il laisserait dans l'histoire. Il devrait en outre accepter de recevoir seulement la crosse de Berger et la tiare, car le corindon julien, l'anneau remis par le Kreuz au premier de la lignée, Alguinzir, le symbole le plus évident de la légitimité muffiale, avait disparu avec le Marquinatole. Quel postulant serait assez fou, assez inconscient ou assez stupide pour se résoudre à devenir un souverain pontife au rabais ? Dame Hyt n'eut donc pas l'honneur d'être sacrée par un muffi, mais par une délégation de cardinaux et de vicaires, lesquels ne s'étaient pas bousculés pour avoir l'honneur et le privilège d'assister à la cérémonie. Cependant, ecclésiastiques et courtisans avaient un contrôle suffisant de l'auto-psykè-défense pour dissimuler leurs ressentiments. Ils s'astreignirent à faire bonne figure durant les longues heures du couronnement, d'autant qu'il y avait peut-être des prébendes ou des postes honorifiques à glaner dans l'affaire et que les inimitiés d'hier pouvaient aisément se transformer en fondements d'une future et franche collaboration (il suffisait d'y mettre le prix). Bien peu nombreux furent les Syracusains concernés par la retransmission intégrale de l'H.P., l'Holovision planétaire. L'accession au pouvoir de cette vieille femme laide et nanifiée par les microstases leur rappelait la déchéance brutale de leur planète. Au temps de la Confédération de Naflin, Syracusa avait été la reine des arts, des modes et du goût, la lumière qui brillait dans l'espace et faisait l'admiration des paritoles. Elle avait dominé l'univers pendant les vingt années de l'Ang'empire et, même si cette hégémonie n'avait été rendue possible que par l'alliance avec les Scaythes d'Hyponéros, des créatures non humaines, elle avait empli de fierté le cœur de ses habitants. Le départ des Scaythes les avait réjouis pour le surcroît de liberté qu'il leur avait procuré, mais maintenant qu'ils prenaient conscience de toutes les conséquences qu'entraînait cette défection, ils en arrivaient à la regretter. Ils avaient l'impression que Syracusa s'enfonçait lentement dans une interminable nuit, que ses lumières s'éteignaient peu à peu comme les bulles sensitives à la fin d'une fête, et ce n'était pas Dame Hyt, ce miroir étriqué dans lequel ils n'avaient pas envie de se contempler, qui les rallumerait de sitôt. Les onze membres du dewa inddique maîtrisaient à présent le voyage sur la pensée et ils se transféraient aisément sur les différents continents de Terra Mater, que Ghë s'obstinait à appeler la Terre. Elle s'était parfaitement remise de son insolation mais, chaque jour, Fracist traçait les graphèmes inddiques sur son corps dans le but, disait-il, de renforcer ses défenses immunitaires. Ghë le soupçonnait en réalité de saisir tous les prétextes pour s'isoler en sa compagnie et elle l'encourageait discrètement dans cette voie. Les esquisses des symboles se transformaient le plus souvent en caresses appuyées et, même si elle ne s'était pas encore donnée à lui, elle s'ouvrait peu à peu, elle se préparait à le recevoir. Son crâne commençait à se recouvrir d'un duvet soyeux, signe que son métabolisme s'adaptait progressivement aux conditions terrestres. Lorsqu'elle était arrivée au village des pèlerins après avoir été initiée à l'antra, elle s'était familiarisée en trois heures avec le transfert instantané, une pratique qu'elle assimilait aux transes crypto, elle avait été fascinée par les chevelures dorées et ondulées d'Aphykit et de Yelle, lisses, brillantes et noires d'Oniki et de Phœnix. Elle avait instantanément regretté de ne pas être pourvue de cette somptueuse parure et avait aussitôt cherché dans les yeux de Fracist un reflet de sa propre beauté. Les cheveux encore fins et clairsemés qui lui poussaient sur le crâne montraient qu'elle aurait bientôt comblé ce qu'elle considérait comme une lacune. L'accueil chaleureux que lui avaient réservé ses dix compagnons lui avait réchauffé le cœur, lui avait permis de surmonter son sentiment de solitude et de tristesse. Ils l'avaient priée de raconter l'histoire de L’El Guazer et elle s'était exécutée avec d'autant plus d'empressement que les mots la soulageaient, la lavaient de la boue de son âme. Elle n'avait occulté aucun détail, même les plus sordides, même les plus crus, car les enfants qui faisaient partie de son auditoire, Yelle et Tau Phraïm (on pouvait inclure Jek dans le lot, bien qu'il fût entré dans l'adolescence), semblaient encore plus graves, réfléchis et compréhensifs que les adultes. Elle se transportait avec Fracist en différents endroits de la Terre et découvrait avec ravissement les merveilles de la planète des origines : les plages de sable fin, les vagues grondantes des océans, les montagnes enneigées, les pôles recouverts de glace, les dunes ondulantes des étendues d'herbe, les forêts profondes, les déserts tourmentés... Cette petite sphère bleue perdue sur un bras de la Voie lactée présentait une variété infinie de paysages, de couleurs, de lumières, d'ambiances. Sa beauté n'étonnait pas seulement Ghë mais également Fracist et les autres compagnons du dewa. Ils ramenaient divers objets de leurs explorations, des coquillages, des morceaux de roche, des fleurs, des fruits, et se racontaient, le soir, leurs impressions autour du buisson du Fou. C'est dans les ruines recouvertes d'herbes folles d'une ancienne cité (une autre preuve de l'origine terrestre des peuples des étoiles) que s'aimèrent pour la première fois Fracist et Ghë. L'endroit les avait inspirés parce qu'il dominait l'océan et que le soleil l'inondait d'une douce tiédeur. Le vent du large et le grondement des vagues emportèrent leurs soupirs. Fracist n'éprouva aucun remords d'avoir rompu ses vœux de chasteté mais, après l'assouvissement des sens, il posa la tête sur la poitrine de Ghë et pleura comme un enfant. Elle lui caressa tendrement les cheveux. Elle ne versait pas de larmes, pas encore, mais elle était en paix avec elle-même. Yelle se proclama d'autorité protectrice, gouvernante et instructrice du petit Tau Phraïm. Elle décida donc de lui apprendre le langage des hommes. Les premiers temps furent difficiles car il tirait sans cesse la langue et émettait des sifflements stridents qui traduisaient à la fois son agacement et son attachement aux coutumes ophidiennes. Parfois, lorsqu'il la voyait arriver, il disparaissait dans les buissons avec une telle vivacité qu'elle n'avait aucune chance de le reprendre. Mais, de nature obstinée, elle attendait patiemment son heure. La faim le faisait immanquablement sortir de son refuge et elle exerçait alors un chantage à la nourriture pour parvenir à ses fins. La méthode était discutable mais efficace : Tau Phraïm parlait de plus en plus et sifflait de moins en moins. De temps à autre, cependant, il s'en allait rendre une visite aux serpents qui avaient creusé leur nid non loin du village et passait un après-midi en leur compagnie. Oniki se sentait bien sur Terra Mater. Les amis de son prince se montraient prévenants avec elle, surtout Aphykit qui l'avait prise sous son aile comme Yelle tentait de maintenir Tau Phraïm sous la sienne. Aucun bouclier n'occultait le ciel, la lumière tombait en abondance, la température était agréable (l'hiver, il fait froid, avait cependant précisé Aphykit), l'abondance et la variété de la végétation offraient un cadre agréable, mais elle ressentait la nostalgie des cimes coralliennes. Le sifflement du vent dans les tuyaux des grandes orgues, les rayons caressants de Xati Mu et Tau Xir, l'odeur de sel de l'océan Gijen, tout cela lui manquait, comme lui manquaient la sensualité du contact de la peau avec le corail, le silence profond du hautain. Elle s'en voulait de cette mélancolie car son rêve le plus cher, la vie aux côtés de son prince, s'était réalisé et elle ne s'estimait pas en droit de se plaindre. Les cicatrices s'étaient pratiquement estompées sur son visage et sur son flanc droit. Parfois, pendant que Yelle s'occupait de Tau Phraïm, Shari prenait la main d'Oniki, fermait les yeux et elle se laissait aller avec lui au voyage sur la pensée. L'antra résonnait en elle comme un chant de thutâle, comme un appel permanent d'Ephren. Elle humait alors une odeur familière, ouvrait les yeux, se rendait compte que son prince l'avait transportée sur le toit du bouclier corallien de son monde natal et elle ne l'en aimait que davantage. San Francisco et Phœnix avaient jeté leur dévolu sur une banquise du pôle Nord. A l'aide d'une pelle et d'une pioche récupérées dans le village des pèlerins, ils avaient creusé une profonde excavation à l'intérieur de laquelle ils tentaient de reconstituer, à leur échelle, le monde disparu de Jer Salem. Il leur arrivait parfois de dormir dans leur résidence de glace et de ne regagner leur maison du village qu'au petit matin. A posteriori, le mot sacré de l'abyn Elian leur apparaissait comme un pâle reflet de l'antra, le pouvoir d'invisibilité comme un voyage psychokinétique inachevé et la civilisation abynique comme un terrible gâchis. Ils se promenaient pendant des heures sur l'étendue glacée, admirant les flamboyances empourprées du Soleil couchant, la pâleur céruse du clair de Lune, la clarté rosissante de l'aube. Bien qu'ils fussent vêtus de tenues légères de coton ou de laine et chaussés de simples sandales, ils ne souffraient pas du froid. De temps à autre, ils apercevaient des animaux à fourrure blanche qui leur rappelaient les oursigres sauvages de Jer Salem. Ils parlaient très peu, ils n'avaient jamais eu besoin de mots pour jouir l'un de l'autre. Whu résista de toutes ses forces à l'envie dévorante de rendre une visite à Katiaj, l'himâ des Abrazz. Il craignait de n'avoir ni la volonté ni le courage de revenir affronter l'ultime adversaire des hommes s'il s'étourdissait dans les bras de son aimée. Il lui fallait d'abord accomplir la mission dont elle l'avait chargé. Il se cantonnait donc à visiter la Terre des origines. Lorsqu'un endroit lui plaisait vraiment, il s'asseyait en position de veille quiète et restait immergé dans le lac du Xui pendant un temps qu'il aurait été incapable d'évaluer. L'antra, qui vibrait en sourdine dans son esprit, renforçait la qualité de son silence. Il ne le déposait pas seulement au carrefour d'où partaient les couloirs éthériques, il l'entraînait dans des régions profondes de son âme où se mêlaient le présent, le passé et le futur. Il percevait des bribes d'existence des peuples qui avaient vécu à l'endroit où il était assis, des villes gigantesques et surpeuplées, des véhicules grondants, des guerres, des pillages, des palabres sous un arbre, des étals colorés, des danses rituelles. Çà et là, des hommes et des femmes à la peau noire, blanche ou ocre s'étaient aimés, s'étaient haïs avec une rage et une force telles que la matière en était à jamais meurtrie. Il entrevoyait des visages, des expressions d'épouvante, de joie, des bouches riantes, tordues de fureur. Il revoyait le monastère absourate, les tours coiffées de dômes verdâtres, les clochers, les flèches, le chemin de ronde, le parapet criblé de meurtrières, la tache grise de l'océan des Fées d'Albar, les mouettes jaunes, les fous à crête d'argent, les toits rouges de la ville de Houhatte... Il entrait dans le donjon des Mahdis, cherchait le mahdi Seqoram, apercevait le trill holographique du plafond, rencontrait les quatre sages du collège et le responsable du bureau de Pureté, comprenait qu'ils avaient assassiné le grand maître de l'Ordre... Par cet acte, ils n'avaient laissé aucune chance à l'armée absourate de vaincre les Scaythes d'Hyponéros à la bataille de Houhatte et Whu s'estimait délivré du poids de sa culpabilité... Ce forban de Jankl Nanupha avait eu raison : le destin avait bien fait les choses en l'empêchant de se rendre sur Selp Dik vingt ans plus tôt. Il serait le représentant de l'enseignement absourate lors de l'affrontement décisif contre l'Hyponéros. Si le Xui l'épargnait et si le mahdi Shari lui en donnait la permission (l'éducation levantine avait développé chez Whu Phan-Li un sens exacerbé de la hiérarchie), il fonderait un nouvel ordre basé sur la connaissance inddique de l'antra. Le cri de mort redeviendrait un son de vie... Il perdait toute notion d'espace et de temps, goutte humaine diluée dans l'océan d'infini. Jek avait commis l'erreur de retourner sur Ut-Gen pour revoir p'a et m'an At-Skin. Il avait été surpris de trouver des inconnus dans la maison familiale d'Oth-Anjor. Il leur avait demandé ce qu'ils fabriquaient là, ils lui avaient rétorqué qu'ils étaient chez eux et que c'était plutôt à lui de justifier son intrusion dans leur propriété (à la façon dont l'homme avait prononcé le mot « propriété », avec encore plus de gonflement dans la voix et dans le ventre que p'a At-Skin parlant de son jardin, il semblait avoir une conscience très aiguë de sa position sociale). « Et d'ailleurs, comment avez-vous fait pour franchir l'identificateur cellulaire sans être désintégré, jeune homme ? Le vendeur m'a garanti qu'il était infaillible... — Tu t'es encore fait berner, p'a Grawill ! s'était exclamée la femme d'un air furieux. — En attendant, fichez le camp de notre propriété, jeune homme ! » avait grogné l'homme. Comme souvent chez les Utigéniens et les Grawill ne faisaient pas exception à la règle, m'an était jolie, élancée, et p'a gros et laid. Par chance, il ne s'adonnait pas aux joies du colancor syracusain. « Que sont devenus les anciens propriétaires ? avait demandé Jek. — En quoi est-ce que ça peut vous intéresser ? avait croassé p'a Grawill. — Ils sont morts, avait répondu la femme avec une grande douceur dans la voix, comme si elle pressentait que cet adolescent surgi de nulle part était quelqu'un de la famille. — Morts ? » avait bredouillé Jek. Il avait reçu un tel choc qu'il était resté pétrifié au milieu de la pièce, incapable de prononcer un mot, d'esquisser un geste. « Leur maison a été mise en vente par l'Eglise du Kreuz avant la révolution de cembrius, avait ajouté m'an Grawill. Ils ont succombé à un effacement. Vous les connaissiez ? » Jek avait hoché lentement la tête. « Ils ont été brûlés au crématorium central ! intervint p'a Grawill. Envolés en fumée ! On ne peut plus rien pour eux. Alors fichez le camp ! — P'a Grawill ! le rabroua m'an Grawill. Ce que tu peux être sans cœur ! Tu ne vois pas que ce garçon a du chagrin ! » S'il s'était montré aussi brutal, c'était davantage par calcul que par manque de subtilité : il craignait que cet adolescent ne fût le neveu ou le cousin des anciens propriétaires (on ne leur connaissait pas d'enfant) et ne vînt réclamer la maison pour son usage personnel. La transaction conclue avec les kreuziens, avec les anciens représentants de l'autorité impériale sur Ut-Gen, était peut-être caduque maintenant qu'ils avaient été évincés du pouvoir. Il ne tenait pas à ce qu'il y eût des remous autour de son titre de propriété, car la chasse aux collaborateurs de l'ancien régime était ouverte et un accord, même strictement commercial, avec les kreuziens pouvait fort bien être assimilé à un acte de collaboration et valoir à son auteur les désagréments d'une pendaison publique (Ut-Gen avait renoué avec ses bonnes vieilles coutumes). Jek s'était mordu les lèvres pour ne pas défaillir puis il avait pris une longue inspiration, avait invoqué l'antra et s'était transféré sur Terra Mater, abandonnant p'a et m'an Grawill à leurs mornes turpitudes. Il était désormais orphelin. Yelle avait immédiatement remarqué sa pâleur, sa détresse, et était venue silencieusement l'étreindre. Le soir, autour du buisson du Fou, il avait relaté la mort de ses parents d'une voix brisée de chagrin. « Jek ! Jek At-Skin ! s'était soudain exclamé Fracist Bogh. Je n'avais jamais fait le rapprochement : tu es ce garçon qui se trouvait dans le Terrarium Nord au moment où je l'ai fait gazer. » Jek avait acquiescé d'un mouvement de menton. « Comment es-tu parvenu à échapper au gaz et au béton liquide ? — Un vieux quarantain m'a prêté son masque à oxygène. — Artrarak ? Le correspondant de la chevalerie absourate ? Horax, le Scaythe inquisiteur, surveillait en permanence son esprit. Nous t'avons cru mort et nous avons prévenu tes parents. — Tu as fait deux victimes de plus ! avait soudain hurlé Jek en se levant et en pointant un doigt accusateur sur l'ancien muffi. Ils se sont laissé effacer et ils en sont morts... » Il s'était enfui dans la nuit naissante. Fracist avait voulu le rattraper, mais Whu lui avait saisi le poignet. « Inutile, avait dit le chevalier. C'était leur choix, leur droit. Il comprendra plus tard... » « Le bruit du blouf se rapproche, affirma Yelle. Il sera bientôt là. » Ils étaient tous les onze réunis autour du buisson du Fou. La nuit était tombée et la lumière des fleurs leur effleurait le visage. « Le temps est venu de former le dewa, dit Shari. — C'est quoi, un dewa ? demanda Tau Phraïm, assis sur les genoux de son père. — Une entité inddique, l'union de nos forces, un tout supérieur à la somme des parties. Nous nous entraînerons à former un être à douze faces. — Onze ! corrigea Whu. — Onze pour l'instant, bientôt douze. Mais le douzième cherchera à nous diviser. Il s'infiltrera dans nos failles, nous dressera les uns contre les autres, exaltera les haines, les peurs. C'est pourquoi nous devons abolir tout jugement les uns sur les autres. Quel que soit notre parcours, quelles que soient nos erreurs passées, quel que soit notre degré d'évolution, quelles que soient nos affinités, acceptons-nous pleinement, sans réserve. Ne tirons aucun orgueil d'avoir été choisis pour appartenir au dewa, car l'orgueil induit un jugement... » Aphykit le regardait d'un air à la fois admiratif et ému. Il prenait en cet instant sa véritable stature de mahdi. Elle se souvenait de lui lorsque Tixu et elle étaient arrivés sur Terra Mater, exténués par leurs incessantes recherches. Elle gardait à l'esprit l'image d'un petit garçon brun qui bondissait de rocher en rocher, qui se précipitait vers eux comme un cabri, qui les accueillait avec un enthousiasme communicatif. Elle était certaine que le fou des montagnes se montrerait fier de son disciple, un disciple qui avait parfois fait preuve d'une insouciance coupable, qui n'avait pas toujours saisi l'importance de son rôle, qui s'était condamné à chercher seul le sentier de l'arche. Elle pressentait également que Tau Phraïm, ce fils qui lui ressemblait avec tant de fureur, serait le chaînon manquant de la lignée des gardiens des annales inddiques. Encore leur fallait-il vaincre l'Hyponéros, encore leur fallait-il affronter... Tixu. Mais elle, aurait-elle la force de le combattre ? « Comment procéderons-nous ? demanda Fracist Bogh. — Nous allons d'abord effectuer des transferts ensemble, durant lesquels nous ne chercherons pas à prendre d'initiatives individuelles ni à émettre de désirs personnels. Nous nous laisserons seulement guider par la volonté de l'entité appelée dewa. — Quand commencerons-nous ? — Immédiatement. » Ils s'installèrent en cercle autour du buisson, formèrent une chaîne humaine qui n'avait ni commencement ni fin et invoquèrent l'antra. Le passage de la perception individuelle à la conscience dewique engendra des peurs inconscientes qui les empêchèrent de réussir le transfert groupé. Certains étaient tellement identifiés à leur soi que le dépouillement de l'ego, cette sensation déstabilisante de ne plus être par soi-même mais de se fondre dans une entité tellement large qu'ils n'en percevaient plus les limites, engendrait un insupportable vertige. Ils avaient l'impression que leur âme, leur principe unique, ne leur serait jamais restituée, qu'ils n'auraient plus la capacité de ressentir par eux-mêmes, qu'ils ne recouvreraient jamais cette individualité à laquelle ils étaient tant attachés. Ils rejetèrent violemment la fusion, comme des rochers refusant d'être emportés par un torrent de lave, comme des gouttes de pluie révoltées à l'idée de se dissoudre dans une flaque d'eau. Une grande partie de la nuit leur fut nécessaire pour réaliser leur entreprise. La difficulté résidait dans le fait que les onze membres du dewa devaient parvenir dans le même temps au même degré d'acceptation pour que celui-ci possède une identité, une volonté propres. Lorsque l'un consentait enfin à lâcher les prises qui le maintenaient rivé à son égocentrisme, c'était l'autre qui secouait la tête en poussant des hurlements comme s'il se roulait dans des braises ardentes, qui tentait de rompre la chaîne, de retirer sa main de celle du voisin ou de la voisine. Pour certains, comme pour Oniki, ce fut plus facile que pour d'autres : elle consentait à se donner au dewa comme elle avait consenti pendant trois années à vivre dans la pensée de son prince. Elle ne s'était jamais identifiée à ses limites, ni pendant sa vie de thutâle, où elle s'était consacrée corps et âme au nettoyage des grandes orgues, ni pendant son bannissement sur Pzalion, où elle s'était dévouée à son fils et au souvenir de l'homme qu'elle avait choisi d'aimer. Il y eut de nombreuses crises de désespoir, de larmes, de colère, de révolte. Le mahdi Shari leur demandait l'impossible, le sacrifice suprême de leur essence, et tant forte était leur haine que les torrents en devenaient presque palpables. Ils se rendaient compte que l'appartenance au dewa inddique, à ce dernier carré de l'humanité, n'était pas une distinction vaguement honorifique (le rôle de l'ego était de ramener les choses à lui, comme une étoile qui capture tous les corps célestes dans sa gravité) mais une exigence terrifiante, une offrande suprême. Le chemin qui allait de la matière à la source, de la forme à l'informe, du fini à l'infini, était un chemin de libération douloureuse. A l'aube, la fatigue vint à leur rescousse. Exténués, fourbus, désespérés, ils capitulèrent, s'abandonnèrent à la vibration de l'antra. Il se fit tout à coup un grand silence et les fleurs du buisson brillèrent d'un éclat intense. Ils furent subitement happés par un vortex céleste, projetés dans l'infini. Alors ils s'aperçurent que leur ivresse était multipliée par cent, par mille, que leur unicité ne se perdait pas dans cet éblouissement mais que, imprégnée de la richesse des autres, elle s'en trouvait renforcée. Dès lors ils employèrent la plus grande partie de leur temps à s'exercer au voyage dewique. Ils ne s'arrêtaient que pour prendre du repos ou sacrifier au rituel du repas quotidien qu'ils prenaient tous ensemble dans la maison d'Aphykit et de Yelle. Ils ne se retiraient dans leurs maisons respectives (ils avaient sommairement retapé les maisons les moins ruinées du village) que pour aller dormir ou, pour certains, reformer des unions dewiques un peu plus charnelles. Ils étaient chaque fois étonnés de réinvestir leur individualité au sortir de leurs transferts communs. Ils prenaient conscience que le chemin de l'infini au fini, de l'immatériel au matériel, comportait également sa part de souffrance. Ils se sentaient tout à coup à l'étroit, comme pris au piège, comme enfermés dans une enveloppe trop exiguë. Gênés aux entournures, maladroits, ils mettaient du temps à contrôler leurs mouvements et leur allure pataude arrachait des rires et des sifflements à Tau Phraïm. Le contraste entre son petit corps et l'énergie que le jeune garçon déployait en toutes circonstances avait quelque chose de sidérant. Dernier couché, premier levé, il était toujours partant pour une nouvelle expérience, pour un nouveau voyage, manifestait un appétit de connaissance que ses dix compagnons réunis avaient du mal à combler. Il utilisait ses rares moments de loisir à jouer avec ses amis les serpents dont il prétendait avoir répertorié plus de cent espèces depuis qu'il était arrivé sur Terra Mater. Il vouait à Aphykit une vénération particulière, proche de celle qu'un petit-enfant peut porter à sa grand-mère. Elle était la seule du groupe dont il exécutât les ordres sans discuter ni rechigner, et Shari lui-même était souvent obligé d'en appeler à la médiation de « Naïakit » pour obtenir quelque chose de son fils. « Quand irons-nous dans les annales ? demanda Yelle. Jek m'en a tellement parlé que j'ai hâte de les voir. — Quand nous serons douze », répondit Shari. Ce jour-là, alors que le soleil atteignait son zénith, la nuit se fit en plein jour. Avec l'obscurité, un froid glacial se déposa sur Terra Mater. « Le blouf arrive ! » cria Yelle. Elle les avait prévenus la veille et ils s'étaient tenus prêts. Ils formèrent le cercle autour du buisson du Fou mais le laissèrent ouvert, entre Aphykit et Yelle, pour y inclure le visiteur. Puis ils invoquèrent l'antra et fermèrent les yeux. Ils n'eurent pas besoin de les rouvrir pour se rendre compte que le semeur de vide s'avançait vers eux. Le froid annonça sa venue en descendant de plusieurs dizaines de degrés et les ténèbres s'épaissirent. Aphykit souleva légèrement les paupières et observa Tixu entre la trame ajourée de ses cils. Revêtu d'un costume lacéré, il posait tour à tour ses yeux sur chacun de ses onze vis-à-vis. Leur éclat vert n'exprimait aucune émotion, aucune intention. Des yeux de machine, se dit-elle. Elle eut peur soudain. Le dewa inddique se désagrégea subitement. Des pensées de haine et de terreur les submergèrent et certains se hâtèrent de rompre le cercle. La femme, l'homme, le fils, la fille, le père, la mère qu'ils avaient tenus dans leurs bras quelques heures plus tôt devinrent soudain un objet d'horreur et de répulsion. « Vous connaissez maintenant ma puissance », dit Tixu d'une voix métallique, impersonnelle, en saisissant la main d'Aphykit et de Yelle. Femme?... Fille ? CHAPITRE XXV Donne-toi au dewa. Premier commandement de la religion dewique. Le dewa est une entité formée de plusieurs fidèle qui prient en commun. Sois. Les Neuf Evangiles d'Ephren, « Conseils de vie » « L'antra ! Concentrez-vous sur l'antra ! » La voix puissante de Shari ramena un début de calme. Il sentit la petite main de Tau Phraïm et la main glacée d'Oniki se détendre dans les siennes. Ils invoquèrent le son de vie et le chœur du dewa se reforma. San Francisco et Phœnix cessèrent de haïr les gocks qui les entouraient, Jek cessa de haïr Fracist Bogh, ce cardinal fanatique qui avait ordonné le gazage du Terrarium Nord d'Anjor et assassiné son vieil ami Artrarak, Whu cessa de haïr les quatre vieillards qui avaient détourné l'enseignement absourate à des fins personnelles et Jankl Nanupha, ce monstre qui l'avait entraîné à capturer et vendre des enfants du Sixième Anneau, Ghë cessa de haïr les hommes qui s'étaient servis de son corps pour soulager leurs pulsions animales et les castes qui avaient conduit son peuple à la désintégration dans l'espace, Fracist Bogh cessa de haïr sa mère et ses instructeurs kreuziens des écoles de propagande sacrée, Oniki cessa de haïr le prince qui lui avait volé sa virginité dans l'enceinte du cloître et les matrions qui l'avaient condamnée à l'exil humiliant sur Pzalion, Tau Phraïm cessa de haïr ce père qui l'avait laissé grandir parmi les serpents de corail et cette mère proscrite qui l'avait obligé à vivre comme un paria, Yelle cessa de haïr l'humanité qui n'entendait, qui ne sentait, qui ne voyait rien, et Jek qui grandissait trop vite, Aphykit cessa de haïr son père, Sri Alexu, et son époux métamorphosé en machine dont elle tenait la main aussi froide que celle d'un mort, Shari cessa de se haïr lui même pour avoir négligé l'enseignement du fou des montagnes et laissé Tixu seul face à l'Hyponéros. L'antra rétablit le silence et les invita à se fondre dans le dewa. L'Incréé lança une nouvelle offensive. Il lui fallait éviter de laisser croître l'énergie de l'entité formée par les onze humains-source, dont la chaleur, la tension créatrice l'affaiblissaient. Il chercha les failles, exhuma les peurs, exalta les rancunes, et de nouveau le cercle se rompit. « Vous connaissez ma puissance », répéta Tixu. Cette phrase, suggérée par les cartes-mères, agissait comme un germe indépendant. Elle se gravait dans leur inconscient, démantelait leur confiance, leurs défenses, obstruait le chemin de leur source. La nuit grandissait autour d'eux, occultait les formes, les étoiles. La terre perdait toute consistance et ils avaient l'impression de flotter au-dessus d'un océan de vide. Seules les fleurs du buisson du Fou persistaient à briller. « Vous connaissez ma puissance. » L'Incréé ne semait pas la mort, car la mort était également une tension, une phase d'un cycle, il semait le rien, la non-existence, le non-être. « L'antra ! » cria Shari. Le son de vie n'était plus qu'une vibration lointaine, une onde qui s'éteignait lentement. L'effacement s'effectuait sans douleur, sans désespoir, avec une indifférence légèrement teintée de nostalgie, de regret. Le froid du néant se transmettait en Aphykit par la main de Tixu, cette main qu'elle avait maintes fois tenue et par laquelle l'amour, la chaleur étaient si souvent passés. Il lui semblait qu'elle n'avait vécu que pour cet achèvement, que pour ce renoncement. Les hommes et leur étrange fureur cesseraient bientôt d'être, et elle aurait permis cela. Quelle importance ? Personne ne serait là pour s'en souvenir, pour la maudire, pour cracher son nom avec mépris. Elle entrouvrit les yeux et observa les visages de ses compagnons, caressés par la lumière des fleurs du buisson. Ils n'exprimaient rien d'autre que la résignation, il n'y avait plus entre eux que des gouffres d'indifférence. Elle n'éprouvait plus aucun sentiment maternel pour Yelle, la chair de sa chair. L'envie l'avait quittée, avait dit le missionnaire de Bawalo. Les effets des plantes des Tropicaux s'étaient estompés. Ils disparaîtraient avant d'avoir vu les annales inddiques. Quelle importance ? L'arche de la création humaine disparaîtrait en même temps qu'eux et des millions et des millions d'années s'écouleraient avant qu'un éclat de mémoire ne décide de reconstituer la trame dans son entier. Le bruit du blouf était tellement fort qu'il couvrait la vibration de l'antra. Yelle n'en ressentait aucune terreur, aucune horreur. Le blouf était en train de la manger mais rien ne lui donnait envie d'échapper à ce terrible sort. Elle n'avait certes pas prévu de finir dans le ventre du néant, elle n'avait pas prévu de fin tout court, forte de son sentiment d'immortalité, suspendue à la pérennité de l'instant. Qui pourrait maintenant lui insuffler le désir de refaire de chaque seconde une éternité ? Jek ? Elle n'était pas certaine qu'il eût la capacité de la comprendre. Elle ne serait jamais en phase avec les autres humains, toujours en avance, toujours en proie à ces effroyables perceptions qui ne lui laissaient pas un moment de répit. Seul le vide lui proposait la tranquillité de l'esprit. « Vous connaissez ma puissance. » Oniki avait de tout temps préparé cette dissolution dans le néant. Elle n'avait jamais osé prendre sa place, que ce fût au sein du Thutâ, que ce fût dans le bouclier de corail, que ce fût aux côtés de son prince ou de son fils. Elle n'avait toujours été qu'une ombre, un être désincarné, une invitée qui refusait de s'asseoir à la table, une femme qui se cachait derrière le paravent transparent de sa dévotion. Elle avait exécuté la volonté de ses parents, la volonté des matrions, la volonté de son prince, la volonté de son fils, la volonté de l'Incréé... Y avait-il une place en cet univers pour quelqu'un qui n'eût pas de volonté propre ? « Vous connaissez ma puissance. » San Francisco ne serait jamais un prince de Jer Salem, honoré et reconnu par les siens. Les siens l'avaient rejeté, banni, condamné à périr sous la dent des oursigres sauvages dans le cirque des Pleurs. La tribu des Américains s'était volatilisée avec les autres tribus dans l'espace, et ni sa tête ni son cœur ne souhaitaient régner sur le vide. Que le vide règne sur lui. « Vous connaissez ma puissance. » Ghë rejoindrait bientôt les siens. Elle ne les rejoindrait pas, car on ne rejoint pas ceux qui n'existent pas, elle les accompagnerait pour l'éternité dans le vide infini, comme ils l'avaient accompagnée dans le cosmos pendant des milliers d'années E.D.V.L. La longue errance de L’El Guazer n'avait été qu'une anticipation de la fin, un songe prémonitoire d'un vieux fou de la Terre. Elle entrevoyait le visage de Fracist, éclairé par la brillance des fleurs du buisson. Elle lui fut reconnaissante des quelques instants de bonheur qu'il lui avait offerts, de ces brefs et violents éblouissements qui avaient précédé l'extinction de sa lumière. « Vous connaissez ma puissance. » Le Xui avait rencontré plus fort que lui et Whu n'avait plus qu'à s'incliner. L'absurdité de sa vie lui était enfin révélée. Chaque fois qu'il avait poussé le cri de mort, cette perversion de l'énergie fondamentale, il s'était mué en serviteur zélé de l'Incréé, il avait préparé l'avènement du vide. Chaque fois qu'il avait encagé un enfant sur le Sixième Anneau, il avait semé des graines de néant dans la terre humaine. Les deux expériences majeures de son existence, l'idéal chevaleresque et l'horreur des razzias, avaient produit un résultat identique. Quel intérêt y avait-il à poursuivre la route ? Ne valait-il pas mieux déposer les armes, s'abîmer dans un oubli total et apaisant ? Il supplia Katiaj de lui pardonner son échec. « Vous connaissez ma puissance. » Fracist Bogh avait été un piètre enfant, un piètre cardinal, un piètre muffi. Il n'y avait pas de raison qu'il fût un bon compagnon pour Ghë. Il l'aimait, bien sûr, mais savait-il ce qu'était l'amour ? Son cœur n'était-il pas une pierre polie et noircie par les dogmes ? Il avait cherché à s'anéantir lui-même en tuant des millions de ses semblables, en les regardant agoniser sur les croix-de-feu. Si grande était sa culpabilité que personne ne se lèverait un jour pour le défendre, pour l'absoudre, pas même son prédécesseur sur le trône muffial, son maître en cynisme, Barrofill le Vingt-quatrième. Il ne réussirait jamais à se pardonner, à s'accepter, et dans ces conditions, il lui semblait préférable de se nier définitivement, radicalement. « Vous connaissez ma puissance. » Phœnix était la dernière femme du peuple élu, la dernière représentante d'une race supérieure et sacrée. Ni son cœur ni sa tête ne supporteraient de vivre dans la seule compagnie des gocks, des humains maudits, des rejetons de femelles au ventre putride et de mâles à la semence sale. Elle ne voulait pas mettre au monde des enfants qui n'auraient pas d'autre choix que de fréquenter des créatures aux gènes infectés. Ils se marieraient avec des impurs, fonderaient une race bâtarde, oublieraient qu'ils étaient des élus, des fils du Globe sacré, des Jersalémines. Elle préférait dix mille fois la dispersion éternelle de son âme à la responsabilité de la déchéance de son peuple. « Vous connaissez mon pouvoir. » Yelle ne l'aimerait jamais, Jek en était maintenant certain. Elle était incapable d'aimer, non par méchanceté mais parce qu'elle était différente de lui, différente des autres hommes. Quelqu'un qui entend le bruit du blouf ne peut pas percevoir les battements de son propre cœur. Quelqu'un qui ressent l'agonie des étoiles ne peut pas se consacrer à l'amour. Quelqu'un avec un regard aussi effrayant ne peut pas contempler les siens avec tendresse. Pourtant Jek ne vivait que par elle et pour elle. P'a et m'an At-Skin l'avaient précédé dans l'enfer des kreuziens, abandonnant leur maison à ces affreux p'a et m'an Grawill. Il n'avait plus de famille, plus de toit, plus de souvenirs, plus de cieux, et la seule demeure dans laquelle il désirait entrer, le cœur de Yelle, était désespérément close. Il refusait de capituler, pourtant : il la fixait pardessus le buisson, perché au-dessus du vide. Elle ne levait pas les yeux sur lui mais l'insoutenable tension de son regard produisait une onde de chaleur semblable à la vibration de l'antra. « Vous... connaissez ma puissance... » Chaleur... lumière... amour... Les germes de cohésion prévinrent les cartes-mères que des mouvements convulsifs agitaient la mémoire structurelle de leur hôte. Tau Phraïm avait eu un moment d'étourdissement mais il avait repris empire sur lui-même car il se révoltait à l'idée que cet affreux bonhomme, que ce suppôt de l'Incréé menaçât l'existence de ses amis les serpents. Les hommes pouvaient s'éparpiller dans le néant si tel était leur désir mais ils n'avaient pas le droit d'entraîner le règne animal dans leur chute. Et donc, Tau Phraïm, fermement accroché à la main de son père d'un côté et celle de Naïakit de l'autre, invoquait avec ferveur l'antra, le son de vie. Il ne percevait plus les frontières de son corps, comme lors des transferts communs, il était un point lumineux, une étincelle qui refusait de s'éteindre, qui luttait de toutes ses forces contre le souffle glacial du blouf. Il voulait encore siffler avec les reptiles, embêter Yelle, taquiner Jek, embrasser ses parents, se baigner dans l'eau du torrent, goûter les rayons du soleil sur sa peau, explorer tous les domaines de la création, dormir, rêver, se réveiller, recommencer, manger pour l'éternité les fruits de la vie. « Vous... la puissance... vide... » Vide... vie... vibre... éclair... conscience... Les cartes-mères rencontraient des difficultés grandissantes à interpréter les données. Les germes de cohésion bruissaient comme des implants cérébraux surexcités, affolés. Shari restait parfaitement calme, résolu. Il avait nettement ressenti le terrible fléchissement de ses compagnons dewiques (hormis Tau Phraïm dont la rage de vivre n'avait pas été altérée par les attaques virulentes de l'Incréé) mais cette défaillance ne l'avait pas abattu. Elle l'avait même arrangé dans la mesure où l'Incréé, se ruant dans leurs failles, ne s'était pas acharné sur lui. Il avait donc eu le temps de consolider ses propres défenses et de préparer la riposte. Remorqué par l'antra, il était descendu dans les couches les plus subtiles de l'esprit, à la source de la pensée, là où s'enfantaient les ondes et les formes. Il s'était d'abord demandé pourquoi le dewa ne les avait pas transportés dans les annales inddiques, il en connaissait à présent la raison : ils avaient déjà pénétré dans les annales. Ils étaient les annales. Le son de vie déployait une puissance grandissante en Shari, en Tau Phraïm. « La puissance du... du... vie. » Tapi dans les échanges des cartes-mères, l'Incréé se tordait de fureur. La mémoire conjoncturelle des conglomérats échappait au contrôle des germes de cohésion. Les ténèbres et le froid s'étaient déployés sur tous les mondes de l'ancien Ang'empire, sur Syracusa, sur Marquinat, sur Orange, sur Issigor, sur Sbarao et les Anneaux, sur Platonia, sur Ut-Gen, sur Oursse, sur les planètes de Néorop, sur Point-Rouge, sur Deux-Saisons... Les étoiles s'étaient éteintes, et partout on annonça la fin de l'univers. D'aucuns appelèrent cela l'apocalypse, d'autres la rétraction universelle, d'autres le grand châtiment, d'autres la fin du monde. Des voix s'élevèrent pour soutenir l'hypothèse d'une intervention des Scaythes d'Hyponéros et comparèrent ce phénomène à la disparition de la planète N-le Mars. Les animaux levèrent des yeux inquiets sur le ciel, poussèrent des cris d'effroi. Les hommes sortirent de leur maison, de leur immeuble, de leur hutte, de leur case, de leur cabane, de leur antre, de leur caverne, de leur tente, se répandirent dans les rues et sur les places. Certains adressèrent des prières silencieuses à leurs dieux, d'autres chantèrent les louanges du créateur, d'autres invoquèrent les démons et les diables, d'autres se révoltèrent, d'autres se résignèrent. Les suicides, les meurtres, les vengeances, les atrocités se comptèrent par millions. Les peuples disséminés dans la Voie lactée étaient peu à peu absorbés par un gigantesque trou noir. Je suis Jek At-Skin, fils de p'a et m'an At-Skin. Je t'aimerai si fort, Yelle, que je forcerai la porte de ton cœur et te ferai oublier le bruit du blouf, l'agonie des étoiles. Tu me regarderas avec des yeux de femme, tu contempleras tes enfants avec des yeux de mère. Femme ? Mère ? Un visage blanc sur un oreiller... Je suis Phœnix, fille de Dallas et de Cheyenne de la tribu des Américains de Jer Salem. Je te ferai des enfants, prince San Francisco, et mon cœur chérira les hommes ou les femmes qu'ils épouseront, mon cœur chérira les enfants qu'ils concevront. Je serai un maillon de la longue chaîne de la vie. Gock ou élu, quelle importance ? Ils seront des êtres humains, des êtres qui marchent debout, des expressions de mon rêve, et je vivrai à travers eux jusqu'à la fin des temps. Un enfant... Orange... La verte Vieulinn... Bilo Maï-trelly... Je suis Fracist Bogh, fils de Jezzica Bogh, lingère de la Ronde Maison aux neuf tours. Nous vivrons, Ghë, et tu m'apprendras à aimer, tu m'apprendras à pardonner, tu m'apprendras à me contempler sans haine et sans reproche. Tu seras mon miroir, mon autre moi-même. Mon âme sœur venue de l'espace. Nous découvrirons les merveilles du vaste univers. Je mettrai mes pas dans tes pas, mes yeux dans tes yeux, mes joies dans tes joies, mes rires dans tes rires, ma semence dans ton ventre. Je romprai en toi mes vœux de stérilité. Je créerai un ordre de guérisseurs. Ils voyageront de monde en monde pour soigner l'âme et le corps des hommes. Mon enfant... Yelle... Ma petite merveille... Je suis Whu Phan-Li, fils de Sieng Tzao-Fong et Jung Phan-Li. Je suis le serviteur du Xui. J'enseignerai aux hommes à découvrir le lac du Xui. J'épouserai Katiaj, l'himâ des Abrazz, et je respecterai ses visions. Je reconnais ma responsabilité dans le trafic d'enfants et, même si je sais que c'était leur choix, je réparerai mes erreurs en montrant le sentier du Xui à tous les enfants qui m'en feront la demande. De la sorte, ils ne seront jamais victimes des pillards et des hommes malades de leur sexe. Mon cri de mort sera un cri de vie, le cri que poussera mon fils lorsqu'il franchira la porte du ventre maternel. Un ventre. Humide, chaud, sombre. La violence de l'effort, la brutalité de la lumière. Un cri. Mon cri. Je suis Ghë, fille de Vinz et d'Alra, reconnue par Mâa comme l'élue, ultime représentante du peuple errant, présent d'El Guazer à l'humanité. Je vivrai pour tous ceux des miens qui sont morts, pour qu'ils vivent à travers moi. Je fonderai un foyer avec Fracist Bogh, l'homme qui m'a guérie de la brutalité du soleil et de celle des hommes. Je l'aiderai à trouver la paix comme il m'a aidée à trouver ma paix. Je pleurerai toutes les larmes de mon corps pour qu'il se baigne dans le fleuve du pardon. Mes cheveux brilleront comme un soleil pour le réchauffer à la saison des grands froids. Il se réconciliera dans mon ventre, il m'ensemencera et je lui ferai des enfants tellement beaux qu'il me remerciera tous les jours d'avoir rompu en moi ses vœux de chasteté. Des cheveux brillent comme des soleils. Aphykit. Yelle. Mes soleils. Je suis San Francisco, fils du prince Seattle et de Memphis. Il me suffira d'être un prince de l'humanité. Ma tribu sera celle des hommes. Je fonderai une nation avec Phœnix, et nous vivrons sous la glace parce que la lumière y brille d'un éclat unique et splendide. Nous bâtirons une Jer Salem de gloire et de pardon, où tous seront bienvenus, où tous seront élus. Mon cœur et ma tête se réjouissent de cela, ils se réjouissent d'avoir croisé la route de Jek, le gock prince des Hyènes, ils se réjouissent d'avoir voyagé dans le ventre du xaxas des légendes, ils se réjouissent d'avoir rencontré Naïa Phykit et sa fille Yelle, ils se réjouissent d'avoir dormi dans la glace pendant trois ans, ils se réjouissent de tous les événements agréables ou désagréables qui me sont arrivés, qui m'arrivent et qui m'arriveront. Je suis un homme. Un homme. Un homme. Je suis Oniki Kay, fille d'Arten Wahrt et de Jophi Kay de Koralion. Je vivrai pour t'aimer, mon prince, mais je vivrai pour m'aimer aussi. Car je t'aimerai davantage si je m'aime davantage. Je te dirai mes désirs, mes envies, mes volontés, et même si tu n'es pas d'accord, même si tu ne me comprends pas, même si tu t'opposes à moi, je saurai m'exprimer. Je te serai dévouée mais en toute connaissance de cause car la dévotion n'a de prix que si elle est librement consentie. Nous ferons des frères et des sœurs à Tau Phraïm et nous les emmènerons vivre sur l'île de Pzalion. Je leur apprendrai à nettoyer les tuyaux des grandes orgues et tu leur apprendras à voyager sur la pensée. Je me souviendrai toujours de notre première rencontre dans ma cellule du Thutâ : tu étais maigre, tu étais triste, j'étais effrayée, j'étais folle, et je serai folle de toi pour toujours. Vivre pour s'aimer. L'homme vit pour s'aimer. Pourquoi est-ce que je me déteste de la sorte ? Il pleut toujours sur Deux-Saisons. Triste. Morne. Un peu de mumbë me réchauffera. La porte s'ouvre. Tiens, une Syracusaine. Belle. Qu'est-ce qu'une Syracusaine peut bien foutre dans ce coin paumé ? Je suis Yelle, fille d'Aphykit Alexu et de Tixu Oty. Je me veux telle que je suis, décalée, lointaine. Est-ce que tu te souviens de moi, papa ? J'ai eu tant de chagrin lorsque tu es parti affronter le blouf dans son pays. Vois ce que le blouf a fait de toi : un robot, une machine. Pourtant, je le sens, je le sais, tu as gardé ton âme d'enfant, d'homme et de père. Je voudrais te dire que j'aime un garçon. Il s'appelle Jek et sera mon mari. Tu penses peut-être que je suis trop petite pour prendre ce genre de décision. La jalousie des pères ! Je te rappelle que tu m'as faite avec une guerre d'avance. Jek m'aidera à prendre un peu de retard, à flâner en route. Peut-être même que j'accepterai de lui faire un enfant. Un seul. Une fille. Je sais déjà son nom, mais je ne te le dirai pas tant que tu ne seras pas sorti de cette machine. Souviens-toi de moi, papa, souviens-toi de mon odeur, de mon rire, de ma voix. Tu disais toujours que je parlais comme un sabre. Souviens-toi. C'est toi, Yelle ? Ma fille ? J'étais heureux de ta naissance, si fier de toi. Je suis Aphykit Alexu, fille de dame Amaït et de Sri Alexu. L'envie m'est revenue, mon aimé. T'ai-je déjà dit que je te couvrirai d'un amour si fort qu'il t'arrachera des griffes de l'Hyponéros ? Connais-tu, mon aimé, la force de mon torrent d'amour pour toi ? Je suis celle qui ouvris la porte de ton agence de Deux-Saisons, celle que tu transféras gracieusement sur la planète Point-Rouge, celle que tu poursuivis jusqu'à Selp Dik, celle que tu enlevas du monastère absourate, celle qui finit par t'apprécier et t'aimer. T'ai-je déjà dit tout cela, Tixu ? Reviens parmi les hommes et je te suivrai où tu iras, même si c'est dans le pays de la mort. Je t'ai laissé partir voici trois ans, je ne te quitterai plus désormais. Accepte ma vie, ma chaleur. Je me souviens de toi, Aphykit, je me souviens de moi... Les germes de cohésion, laminés par le chant des êtres-source, se désagrégèrent et, brusquement, l'échafaudage élaboré par les cartes-mères s'effondra. La mémoire de Tixu lui fut restituée. Il redevint un humain et sa vibration créatrice se joignit au chœur de ses onze compagnons. Ils constituèrent un véritable dewa, un temple à douze colonnes, et l'Incréé, vaincu, déserta l'enveloppe corporelle de l'Orangien. Le jour se fit aussi soudainement que la nuit quelque temps plus tôt. Le soleil brilla d'un éclat radieux, la brise murmura dans les frondaisons, les oiseaux se remirent à chanter. Un liquide tiède et poisseux coula sur la main d'Aphykit. Elle ouvrit les yeux, poussa un cri : Tixu était couvert de sang de la tête aux pieds. Ils rompirent le cercle et se pressèrent autour de lui. Les éléments qui avaient maintenu les diverses structures du corps artificiel de Tixu avaient cédé. Des micro-explosions se déclenchaient à l'intérieur de lui, déchiquetaient les organes, détruisaient le réseau sanguin, produisaient d'irréparables lésions dans son cerveau. C'était peut-être un prolongement du refus de décréation des maîtres germes, une onzième étape du plan des Scaythes d'Hyponéros, une déflagration de vie dans des limites devenues trop étroites. Tixu entrouvrit les lèvres pour parler mais seuls des filets carmin s'échappèrent de sa bouche. Ses jambes se dérobèrent sous lui et il s'écroula à côté du buisson. Aphykit glissa la main sous son crâne, lui souleva doucement la tête. Sa peau éclatait comme un fruit trop mûr, dévoilait des crevasses à l'intérieur desquelles se formaient des flux de lumière, des ondulations fulgurantes. Yelle ne pleurait pas, elle avait toujours su que son père ne survivrait pas à l'épreuve. Elle savait toujours à l'avance ce qui allait se passer. Elle n'entendait plus le blouf : le dewa inddique lui avait coupé l'appétit pour quelques millions d'années. Jek s'approcha d'elle et l'enlaça tendrement. Jek, sauras-tu me faire entendre le chant de la vie ? Le corps de Tixu s'évanouit, comme dissous dans une invisible cuve. Aphykit se redressa, les yeux brouillés de larmes. « Il est mort en être humain », chuchota-t-elle en contemplant l'azur du ciel. Il l'attendait quelque part dans cette immensité. Elle le rejoindrait bientôt, elle lui en avait fait la silencieuse promesse. Ils restèrent trois jours ensemble, entourant Aphykit et Yelle de leur affection. « Nous n'avons pas vu les annales inddiques, dit Fracist Bogh alors qu'il se promenait avec Shari et Whu sur les bords du torrent. — Nous ne pouvons pas les voir lorsque nous sommes... lorsque nous étions douze, répondit Shari. Nous étions nous-mêmes les annales inddiques. Mais je vous engage à aller les visiter chacun de votre côté. Elles en valent vraiment le détour. — Je ne comprends pas très bien, fit observer Whu. Elles ne peuvent être à la fois là-bas et ici... — Nous sommes tous ici et là-bas... » La réponse parut intéressante à Whu dans ce sens qu'elle lui proposait une piste à explorer, une énigme à déchiffrer. Les habitants des mondes du Levantin avaient élevé l'énigme au rang d'un art. Ils se séparèrent au crépuscule du quatrième jour. Seuls Aphykit, Yelle et Jek restèrent sur Terra Mater. Avant de se fondre dans les couloirs éthériques et de partir chacun vers leur destin, ils s'embrassèrent longuement et se firent la promesse formelle de se revoir. Tau Phraïm serra Naïakit avec une telle force qu'il lui imprima une marque bleue sur le cou. A l'aube du septième jour, Aphykit découvrit qu'un nouveau buisson se dressait à côté du buisson du Fou, un buisson aux fleurs rouges, rouges comme le sang de Tixu, rouges comme le sang du sacrifice. Yelle et Jek revirent avec plaisir le village des Hymlyas. Ils se mêlèrent au flot humain comme des pèlerins anonymes mais, au lieu de se diriger vers les deux buissons aux fleurs perpétuelles, ils empruntèrent le petit sentier qui menait au torrent puis, au-delà, aux premiers contreforts du massif. L'hiver venait tout juste de s'achever et un manteau neigeux ajouré recouvrait encore l'herbe et les fourrés. Ils trouvèrent Aphykit à l'endroit habituel, devant la grotte du fou. Ses cheveux d'or se parsemaient de quelques cheveux argentés mais elle semblait gagner en beauté au fur et à mesure qu'elle avançait en âge. Elle se tenait à l'écart des incessants pèlerinages organisés par les compagnies de transfert des mondes du Centre et des Marches. Elle se nourrissait de quelques fruits sauvages et de victuailles abandonnées par les pèlerins dans les environs du village. Ils la prenaient pour une originale, pour une dévote retirée sur Terra Mater afin de se consacrer au culte des guerriers du silence. Ils auraient été surpris d'apprendre qu'elle était Naïa Phykit, la légendaire compagne de Sri Lumpa. Hiver comme été, elle était toujours vêtue de la même robe de laine, qu'elle resserrait à la taille avec des branches tressées. « Maman », cria Yelle pour attirer son attention. Et lorsque sa mère tourna la tête en sa direction, elle lui tendit sa fille Abahelle, âgée de deux mois. Aphykit prit la fillette dans ses bras, la contempla un long moment, lui caressa le front, prit sa petite main dans la sienne, lui baisa les doigts et lui fredonna une vieille comptine syracusaine. Elle leva ensuite les yeux sur Yelle, vit qu'elle était devenue une femme épanouie, qu'elle ressemblait de plus en plus à Tixu, qu'elle semblait heureuse avec Jek At-Skin, pour autant que le bonheur signifiât quelque chose pour quelqu'un comme elle. A l'annulaire de sa main droite brillait le corindon julien. « Elle s'appelle Abahelle, dit Yelle. J'ai fait le plus vite possible : je savais que tu voulais voir ta descendance avant de partir. — Je peux partir en paix : ma descendance est très belle. Où habitez-vous ? — Dans un aven de Platonia, répondit Jek. Pour l'instant... » C'était maintenant un géant de plus de deux mètres et sa femme semblait minuscule à côté de lui. Son visage rond exprimait une grande bonté, une qualité indispensable lorsqu'on vivait quotidiennement aux côtés de Yelle. « Vous ferez d'autres enfants ? demanda Aphykit. — Un seul suffira ! s'exclama Yelle. — Avez-vous vu les autres compagnons du dewa ? — Nous rendons des visites régulières à San Francisco et Phœnix : ils se sont installés sur un monde glacé où ils ont creusé une ville splendide. Ils ont eu des jumeaux, et Phœnix est de nouveau enceinte. Nous avons revu une fois Whu et son épouse Katiaj : ils vivent sur le Sixième Anneau de Sbarao. Whu y a ouvert une école de Xui et ils ont trois enfants. Nous savons que Fracist et Ghë sont partis pour un long voyage. Quant à Shari, Oniki et leurs enfants, tu les vois plus souvent que nous. — Tau Phraïm est grand maintenant, dit Aphykit. Il sera bientôt prêt pour remplacer le fou des montagnes et devenir l'immortel gardien des annales humaines. » Elle prit congé d'eux une heure plus tard avec une gravité inhabituelle. Elle ne descendit pas vers le village des pèlerins ni vers le volcan d'Exod, elle gravit d'un pas tranquille les versants escarpés des Hymlyas. Elle ne se retourna pas une seule fois. Les pics enneigés absorbèrent sa frêle silhouette. « Nous ne la reverrons jamais, murmura Yelle. Elle est partie rejoindre mon père. Notre fille n'aura jamais de grand-mère... » Jek embrassa tendrement sa femme. « Nous l'aimerons pour quatre, m'an At-Skin ! » Le lendemain, les pèlerins découvrirent un troisième buisson à côté du buisson aux fleurs brillantes et du buisson aux fleurs rouges. Ses fleurs, éternelles elles aussi, étaient du blanc le plus pur, le plus éclatant qu'il eût été donné à des yeux humains de contempler. Un jeune homme à l'allure timide se présenta devant Sri Hampra. Le vieil homme avait l'habitude de gravir toutes les nuits une colline, qu'il avait appelée Arratan, pour observer le ciel étoile. Le jeune homme était d'origine syracusaine, comme l'indiquaient ses vêtements : cela faisait plus de trente ans que les Syracusains avaient abandonné l'usage du colancor et qu'à la place ils portaient une sorte de sous-vêtement qui leur montait jusqu'au cou mais laissait la tête et la chevelure libres. « Je suis Messaodyne Jhû-Piet, dit le jeune homme. Je finis mes études et je prépare une thèse sur les guerriers du silence et les légendes s'y rapportant. Voulez-vous m'accorder un entretien ? — J'ai déjà entendu parler de vous, répondit Sri Hampra. Vous faites preuve de trop de modestie lorsque vous prétendez finir vos études. Vos mérites sont déjà connus : on dit de vous que vous êtes le plus grand poète de la première période post-Ang'empire... Brillant, charmeur. Le favori de ces dames et la bête noire de ces messieurs ! Ne croyez pas que nous sommes coupés du reste de l'univers sur Néorop ! » Le jeune homme s'inclina comme pour rendre hommage à la perspicacité de son interlocuteur. « A mon tour de vous faire part de quelques rumeurs : on dit de vous que vous avez connu Sri Lumpa et que vous êtes le seul être humain à avoir exploré l'Hyponéros. Est-ce vrai ? — Les deux sont liés : j'ai connu Sri Lumpa sur une planète qui, je n'en ai pas la certitude absolue, pourrait être Hyponéros. J'ai plus de deux cents ans standard, jeune homme, et la mort ne veut pas encore de moi... » Les yeux de Messaodyne Jhû-Piet brillèrent dans la nuit néoropéenne. Il n'estima pas nécessaire de faire appel à son petit enregistreur holo : cette conversation ne sortirait jamais de sa tête. « C'est Sri Lumpa lui-même qui m'a initié à l'antra, poursuivit Sri Hampra. Je ne parle pas de ces initiations caricaturales pratiquées par ces faux guerriers du silence, par ces imbéciles de prêtres dewiques (il cracha par terre), mais d'une véritable transmission de l'intransmissible : la vibration antrique, le son de vie. — J'ai moi-même été initié par un prêtre de la religion dewique, avoua Messaodyne Jhû-Piet d'un air dépité. — Autant dire rien du tout ! grommela Sri Hampra. Vous avez reçu un antra au rabais ! Une fiente de mouche ! Si tel est votre souhait, jeune homme, je vous montrerai ce qu'est une authentique initiation ! — Avec joie ! s'écria Messaodyne Jhû-Piet. — Votre enthousiasme me plaît. Comment vont les choses sur Syracusa ? — Nous en sommes à notre vingt-neuvième gouvernement planétaire en moins d'un siècle. La bourgeoisie d'affaires pousse les peuples des satellites à la révolte pour renverser l'aristocratie et installer une démocratie. Les autres mondes ne nous ont pas pardonné notre folie hégémonique et nous tiennent toujours à l'écart. La stabilité, la prospérité ne sont pas pour demain. Puis-je vous poser une autre question ? Pourquoi ce nom de Sri Hampra ? Il signifie, je crois, "seigneur Singe" en langue sadumba. Or vous n'êtes pas spécialement poilu... — Lorsque je suis revenu d'Arratan... — Arratan ? — Un autre nom d'Hyponéros. Lorsque je suis revenu d'Arratan, donc, j'avais régressé à un stade très animal... — Savez-vous ce que sont devenus les guerriers du silence ? On dit qu'un buisson apparaît sur Terra Mater chaque fois que l'un d'eux quitte cet univers. — Combien y a-t-il de buissons pour l'instant ? — Douze. Et les fleurs sont de texture, de forme et de couleur différentes... » Le bras de Sri Hampra se déplia et son index désigna la voûte étoilée. « Contemple le ciel, Messaodyne, et tu verras ceux que tu cherches. A l'extrême gauche, la constellation de Fracist et Ghë, en forme de jabaïb, de vautour : ils protègent les guérisseurs et les voyageurs. — Fracist, c'est Fracist Bogh, le muffi Barrofill le Vingt-cinquième ? — Certains l'affirment... A côté, la constellation de San Francisco et de Phoenix, en forme d'oursigre des neiges. On les invoque pour les problèmes de stérilité. Un peu plus loin, la constellation de Whu Phan-Li, en forme de trill, le protecteur des guerriers et des ermites. — N'est-ce pas contradictoire ? — Les ermites sont des guerriers de l'âme, et les guerriers des ermites des champs de bataille. Fixe maintenant ton regard sur la droite de la voûte céleste : tu y vois sûrement la constellation de Yelle et de Jek, en forme d'oeil ouvert, symbole de la clairvoyance et du courage. Là, en forme de pierre volante, la constellation de Shari et d'Oniki, l'allégorie de la dévotion et de l'initiation. L'étoile solitaire qui brille d'un vif éclat, c'est Tau Phraïm, leur fils, le gardien permanent et vigilant des annales inddiques. Enfin, et c'est la constellation la plus chère à mon cœur, le lézard central, légèrement rouge, le rouge du sacrifice, et les sept soleils à l'emplacement de sa tête. Les cheveux d'Aphykit dans le corps de Tixu. L'âme d'Aphykit dans l'âme de Tixu. Ils brillent ensemble pour l'éternité. On distingue également des poussières d'étoiles à l'emplacement de ce qui fut jadis un trou noir : ce sont les Scaythes, les anciens envoyés du vide. Leur désir de participer à la création s'est révélé plus fort que la volonté de l'Incréé. — Je ne vois rien de tout cela », soupira Messaodyne. Le vieil homme éclata de rire. « Tu ne sais pas voir avec le cœur ! Tu me rappelles le temps où je m'appelais Loter Pakullaï, membre estimable de l'i.S.A.N., l'Institut des sciences appliquées de Néorop. — A quoi leur aventure a-t-elle servi ? dit le Syracusain. Les hommes se déchirent avec toujours autant de férocité... — La férocité fait partie de la vie. Tu aurais connu les jours du Grand Froid, les jours du Grand Vide, tu ne parlerais pas de la sorte ! — Le Grand Froid ? Le Grand Vide ? Je croyais que c'était une légende qu'on racontait aux enfants pour les tenir tranquilles... — Le noir du ciel, c'est le blouf. Il guette nos défaillances comme un inlassable prédateur. Sans l'aventure de ces douze-là, les hommes n'auraient même plus le droit de se déchirer et nous ne serions pas assis à discuter tranquillement sous le plafond étoile. D'ailleurs, assez parlé maintenant. Le temps est pour toi venu de recevoir le véritable antra... » * * * [1] Aven : orifice naturel creusé par les eaux d'infiltration. Les avens de Platonia sont les plus célèbres, car c'est à l'intérieur des gouffres qui parsèment la surface de la planète que la vie s'est développée. Par extension, les avens désignent les villes et villages platoniens. Exemple : l'aven de Daukar (capitale planétaire) ou aven-Daukar.