Pierre Bordage Frère Kalkin LA FRATERNITÉ DU PANCA CHAPITRE PREMIER J’ai été malheureux de quitter Silf le Jnandiran, mais je savais qu’il n’y avait pas de place pour moi dans sa vie. Lorsqu’il s’est éloigné, accompagné de ses deux guides rananki, je me suis mordu les lèvres pour ne pas lui crier de se retourner et de nous saluer une dernière fois. Actea avait l’air encore plus désespérée que moi. Je ne sais pas si elle m’a suivi par dépit, ou parce qu’elle avait été condamnée et rejetée par sa communauté, j’ai été heureux en tout cas qu’elle consente à m’accompagner dans le Nord. J’espérais alors qu’elle finirait par m’aimer. Elle s’est donnée à moi, mais elle ne m’a jamais aimé. Elle passait des heures assise sur un rocher, les yeux rivés sur la mer septentrionale, recluse dans ses souvenirs et son mystère. Nous nous sommes séparés au bout de cinq annéesK, quelques semaines après que les gouvernements zidéen et faouki eurent signé l’armistice. J’ai rassemblé mes affaires et je suis parti à l’aube sans dire au revoir à la femme que je chérissais plus que moi-même. J’ai marché des lieues et des lieues sur le sable noir sans prêter attention aux klerbs, ces minuscules crustacés qui peuvent nettoyer un cadavre en quelques secondes et qui, parfois, s’en prennent aux êtres vivants. J’ai franchi le continent désertique à bord d’un glisseur, puis je suis arrivé à la lisière de la forêt d’arbres à son aux trois quarts détruite par la guerre. Un grand nombre d’arbres continuaient de brûler en émettant des plaintes déchirantes. Je savais, grâce à Silf, que les sons ne me tueraient pas si je les acceptais comme les reflets de mon âme. D’innombrables squelettes jonchaient le sol, vêtus des uniformes des deux armées. J’avais l’impression de traverser les sinistres enfers de la religion de la Kama. J’ai vu que de jeunes pousses jaillissaient du sol pour remplacer les arbres morts et me suis dit que les hommes avaient échoué dans leur entreprise d’anéantissement. C’est ainsi que je suis revenu à San Telj et que je me suis lancé dans ma troisième vie. Witmer Akronnir, Récits de mes innombrables vies, ville de San Telj, planète Faouk. LA LUMIÈRE RASANTE de Tau du Kolpter teintait de mauve les façades blanches et les statues de la fontaine. Silf s’assit sur le banc de pierre et observa les trois zeptres de pierre alignés face à lui. De la gueule béante des animaux des mythologies faouki s’écoulaient de maigres filets d’eau jaunâtre qui leur donnaient l’air de monstres écumants. La vie avait repris son cours ordinaire dans les rues tortueuses du cœur historique de San Telj. De petits groupes d’anciens rassemblés sous les porches commentaient les dernières nouvelles du front : on parlait d’un armistice entre Faouk et Zidée, les deux planètes jumelles du Kolpter, et du retour prochain des soldats massés à l’orée de la forêt des arbres à son. Après avoir contacté Silf dans le massif du Mantouk, la Fraternité du Panca ne s’était plus manifestée. Elle lui avait ordonné de reconstituer la chaîne quinte, de partir à la recherche du deuxième frère, mais elle ne lui avait pas fourni les précisions qu’il attendait. Il ne comprenait pas ce silence : Chaque année, chaque instant volés au temps augmenteront les chances de réussite de la chaîne quinte, avait affirmé la Fraternité. Il se demandait parfois s’il n’avait pas rêvé. Dans le doute, il avait décidé de se rendre à San Telj, la capitale planétaire, où, malgré la guerre, il lui serait plus facile de trouver un transport à destination d’un autre système. Deux guides d’une communauté rananki l’avaient conduit, par un dédale de gorges et de passages connus d’eux seuls, de l’autre côté du front, à quelques lieues des premiers faubourgs de San Telj. Il n’était pas retourné chez Mayadé, la logeuse qui l’avait hébergé lors de son premier passage dans la ville, selon un principe du Thanaüm, l’école des assassins de la planète Jnandir, qui voulait qu’on ne remette jamais ses pas dans d’anciennes traces. Le peu d’argent dont il disposait lui permettait de louer une chambre minuscule dans un quartier populeux et de prendre ses repas dans les auberges pullulant au bord du Zaapiak. Des carcasses de véhicules piégés par les bancs de sable jonchaient le lit asséché du fleuve. Witmer, le jeune Faouki qui l’avait accompagné sur le toit du Mantouk, avait décidé de partir vers le nord et de s’installer sur le littoral de la première mer septentrionale en compagnie d’Actea, la belle Rananki. Une volée d’enfants traversa la place assombrie en semant dans son sillage des cris et des rires. Au travers des voiles qui bordaient son chapeau conique, Silf reconnut des membres de la bande dont les renseignements lui avaient permis, quelques semaines plus tôt, de remonter la piste du troisième frère. Ils se volatilisèrent dans une ruelle sans lui prêter attention. Il resta assis sur le banc jusqu’à la tombée de la nuit et l’apparition des poussières lumineuses de la Voie lactée. Le cakra enfoui dans l’étui de tissu sous son ample astrelle diffusait une douce chaleur dans sa poitrine et sur son flanc gauche. Des images et des sensations déferlaient en lui sans interruption, provenant pour la plupart des âmnas d’Ewen et d’Ynolde, les deux premiers maillons de la chaîne pancatvique, et de celle de Mihak, le félon dont il avait pris la place. Il revivait à travers eux la formation et l’initiation qu’il n’avait pas vécues, il entendait les paroles de maîtres qu’il n’avait pas connus. Si les migraines et les nausées provoquées les premiers temps par les implants vitaux s’étaient estompées, les jaillissements incessants de souvenirs parasites le perturbaient toujours autant. Ils surgissaient sans ordre apparent, sans qu’il puisse exercer sur eux le moindre contrôle, se mêlant parfois aux siens de façon si étroite qu’il lui fallait un long temps de recul pour les dissocier. Il avait l’impression de pénétrer par effraction dans des sanctuaires secrets, d’offenser les dieux de ses ancêtres en dérobant des fragments de vie qui ne lui appartenaient pas. Il n’avait pas encore fait sien le nom que lui avait donné la Fraternité, Kalkin ; il restait Silf, le Zayt de la planète Jnandir, l’assassin formé à l’école du Thanaüm. Il ne regrettait pas d’avoir épousé la cause de celle qu’on lui avait ordonné de tuer : ses parents lui avaient maintes fois répété que les regrets et les remords offensaient le ciel davantage que les crimes. En choisissant le camp de la grâce, il pensait avoir accompli la volonté secrète de ses maîtres. Les thanaütes ne pouvaient pas être les alliés d’êtres aussi grossiers que les prêtres de Sât. Il avait glissé à plusieurs reprises la main dans la fente du cakra et n’avait rien ressenti d’autre qu’un léger picotement sur la paume de la main. Le disque de feu, Silf l’avait appris dans les mémoires de ses frères, ne libérait sa puissance dévastatrice qu’en accomplissant la symbiose avec son détenteur. Il ne savait toujours pas comment réagirait son arme en cas de nécessité. Il lui semblait par instants être épié et suivi ; des ombres furtives dans son sillage, une pression caractéristique sur la nuque. Les adversaires du Panca, probablement informés de l’échec de leur stratagème, guettaient le moment propice pour lancer leur offensive. Le fourmillement étoilé vernissait d’argent pâle les pavés, les frondaisons et les façades. Il se rendit compte qu’il était seul. Les quelques anciens qui palabraient sur les bancs voisins ou sous les arcades s’étaient éclipsés. Les souvenirs des autres maillons de la chaîne l’absorbaient à un point tel qu’il perdait parfois toute notion d’espace et de temps. Inquiet tout à coup, il se leva et ausculta les ruelles qui donnaient sur la place. Une douzaine de silhouettes émergeaient de l’obscurité. Silf perçut des cliquetis, les crans de sûreté de défatomes sans doute, les armes décréatrices d’atomes dont les ondes, si elles le touchaient, ne laisseraient rien de lui, pas même une particule de cendre. Les jambes légèrement fléchies, il expulsa d’une brève expiration la tension qui commençait à lui nouer les muscles et rechercha le vakou, l’esprit hors du temps, l’intervalle entre l’intention et l’action. Sans un temps d’avance, même infime, sur ses adversaires, il n’aurait aucune chance de leur échapper. Ils se déployaient maintenant sur la place, à environ quinze mètres de lui. Un homme nu se tenait parmi eux, un prêtre de Sât, dont les yeux brillaient de jubilation. Il ne portait pas d’arme, contrairement aux autres, tous vêtus à la mode faouki, amples astrelles fendues jusqu’aux genoux, pantalons larges, sandales, chapeaux coniques, voiles protecteurs. Ils pointaient sur Silf leurs défatomes, des modèles anciens au canon long et évasé. Méfiants, nerveux, ils attendaient le signal de l’homme nu, dont le trident blanc, d’une largeur de trois ou quatre centimètres, découpait une bouche tronquée au milieu de son front. Silf passa à l’action une fraction de seconde avant que le prêtre de Sât ne pousse son cri strident. Il fondit sur le plus proche de ses adversaires en trois bonds si rapides que l’autre n’eut pas le temps de presser la détente de son arme et lui frappa du talon le trap de l’étoile, le point vital situé sous le sternum. Un craquement retentit, presque aussitôt couvert par le hurlement du sâtnaga. L’homme décolla du sol et faucha plusieurs de ses compagnons. « Tuez-le ! » Les Faouki n’osèrent pas tirer de peur de se toucher mutuellement. Silf exploita leur hésitation. Raccourcir les distances était un principe de base face à un groupe. Ne leur laisser aucune ouverture, aucun espace. Il tourbillonna au milieu de ses agresseurs en décochant des coups de poing en cercle sur des tempes, des fronts, des nuques. Du coin de l’œil, il vit l’un d’eux s’extirper de la mêlée, se poster une dizaine de mètres plus loin et épauler son défat. Deux autres comprirent à leur tour qu’ils devaient rétablir les distances pour le coucher en joue. Silf saisit un homme par le cou et le plaqua contre lui pour parer les premières ondes défatomes. Il sentit dans son propre corps les chocs qui ébranlaient son bouclier humain. Il le repoussa avant qu’il ne se désagrège entièrement, puis, constatant que tous ses adversaires s’étaient éparpillés, il contourna la fontaine et fonça en louvoyant vers l’entrée de la ruelle la plus proche. Un courant glacé lui frôla la joue droite. Il accéléra l’allure et se jeta dans l’artère baignée de ténèbres, poursuivi par la voix éraillée du sâtnaga et les vociférations des Faouki. Par chance, ses agresseurs n’étaient pas des combattants expérimentés, la guerre ayant vidé San Telj de ses hommes valeureux. Il courut sans se retourner jusqu’au premier croisement, s’engouffra dans la venelle perpendiculaire sur sa gauche puis, vingt mètres plus loin, dans un passage bordé de boutiques dont certaines, encore ouvertes, crachaient des langues de lumière pâle. Aucun commerçant ni aucun passant ne tenta de s’interposer. Les cris de ses poursuivants se faisaient de plus en plus lointains. Même si sa constitution zayt lui permettait de courir des heures sans s’essouffler ni se fatiguer, il ralentit l’allure dans les venelles de la vieille ville et s’arrêta lorsqu’il fut en vue du grand temple de la Kama, l’une des religions majeures de Faouk. De multiples statues de dieux et de héros ornaient la façade du bâtiment dont les deux flèches dorées culminaient à plus de cent mètres de hauteur. La foule se pressait comme chaque soir sur le parvis. Des vendeurs ambulants de gâteaux secs, de confiseries et d’une boisson chaude et odorante déambulaient en apostrophant les badauds. À la chaleur écrasante du jour succédait une fraîcheur agréable qui invitait les Santeljiens à sortir de leurs maisons. D’autres images de villes et de foules déferlaient dans l’esprit de Silf, imprégnées de sentiments divers, désespoir, peur, colère joie… À peine essoufflé, il traversa la multitude et se dirigea, par une succession de passages qu’il connaissait, vers le fleuve Zaapiak. L’âpre odeur de vase et de pourriture l’avertit qu’il s’approchait du quartier où il logeait. Le tenancier de l’hôtel, un homme voûté et sans âge posté à toute heure du jour et de la nuit derrière son comptoir, l’accueillit d’un large sourire. « Bonsoir, monsieur. Vous n’avez besoin de rien ? » Par « rien » il fallait entendre une prostituée. Silf en avait surpris quelques-unes dans le couloir qui menait aux chambres du premier étage, facilement reconnaissables à leurs vêtements diaphanes, leur maquillage outrancier et leur parfum agressif. Elles venaient pour la plupart de communautés rananki d’où elles avaient été bannies et, livrées à elles-mêmes dans la capitale faouki, elles avaient été des proies faciles pour les souteneurs. Silf se dirigea vers l’escalier de pierre sans répondre. « N’oubliez pas que vous devez régler votre semaine demain matin, monsieur », ajouta le tenancier. Après avoir pris une douche froide, Silf s’allongea sur son lit et dériva sur le fil de ses pensées. Le cakra posé à ses côtés émettait une chaleur plus vive que d’habitude. Ses souvenirs s’entremêlèrent à ceux des trois âmnas qu’il portait. Une femme et une fillette dans une maison de pierre, toutes les deux blondes à la peau claire et aux yeux bleus, se superposèrent à ses parents et son petit frère, humbles silhouettes sur les chemins escarpés du Zayath. À sa propre nostalgie s’associa un désespoir poignant, suffocant. La cour écrasée de soleil du Thanaüm fit place à une immense salle sombre et silencieuse où des dizaines d’élèves alignés psalmodiaient des chants graves en se balançant en cadence ; un curieux animal à six pattes dont le galop soulevait un épais panache de poussière supplantait un dragon d’eau des mers de Devaka ; une sensation de froid intense, presque brûlant, chassa la fraîcheur piquante ; dépouillé par la bande de Zerp, il courait vêtu de son seul parvir dans les rues de Jargar ; au corps maigre et brûlant de Luya la Jargariote succéda celui d’un homme brutal et insatiable dans un recoin désert d’un vaisseau spatial ; le plaisir se changeait en douleur et en haine. Chacun de ses souvenirs soulevait une autre chaîne de souvenirs, comme si les trois mémoires contenues en lui s’agrégeaient à la sienne. Il n’avait pas l’impression pourtant d’être un maillon de la chaîne quinte, il ne se sentait pas appartenir à la Fraternité. L’offensive des adversaires du Panca montrait qu’eux le considéraient comme un frère à part entière. Il devrait désormais faire preuve d’une vigilance de tous les instants jusqu’à ce qu’il reçoive de nouvelles instructions. Il réfrénait tant bien que mal son impatience grandissante en se remémorant les paroles de maître Toerg, son instructeur du Thanaùm : Nous n’avons toujours pas dompté l’animal sauvage en toi, Silf, la colère est mauvaise conseillère. Il renonça au projet de dîner dans une gargote proche et finit par s’endormir le ventre vide. Un sentiment d’inquiétude le réveilla. Il évita d’allumer la lampe de chevet et, les yeux encore bouffis de sommeil, fouilla l’obscurité du regard. Il ne remarqua rien d’anormal. La pièce, minuscule, n’était meublée que d’une table, d’une chaise et d’une commode dans laquelle il avait rangé ses deux tenues de rechange. L’étui du cakra et le petit sac en cuir qui contenait son jeton d’identité et son argent reposaient sur la table de chevet. Il ne lui resterait bientôt plus un kolp et il devrait travailler pour continuer de se loger et de se nourrir. Des bruits étouffés s’élevèrent de l’autre côté de la porte. Il repoussa le drap et se saisit du cakra, qu’il plaqua contre son ventre. La chaleur du disque de feu se diffusa comme du sang bouillant jusqu’aux extrémités de ses membres. Il se leva aussi discrètement que possible et s’approcha de la porte. Il repéra un objet de la taille d’un insecte qui volait tout près de sa tête en émettant un grésillement à peine perceptible : une microsonde, un mouchard ADN. Ses poursuivants avaient sans doute récupéré l’un de ses cheveux, ou une rognure d’ongle, et avaient programmé, avec son ADN, le minuscule appareil capable de le localiser n’importe où. Combien étaient-ils dans le couloir ? Une douzaine, comme lors de la première agression ? Davantage ? Ils avaient certainement tiré les leçons de leur premier échec. Il chassa les frémissements de panique d’une brève expiration. Il discernait maintenant les glissements des semelles sur les dalles du sol, les froissements des vêtements, les respirations. Une intuition lui commanda de glisser la main droite dans la fente du disque de feu et de tendre le bras. Il eut l’impression de la plonger dans un four à haute température. Les souvenirs entremêlés de ses frères le dissuadèrent de la retirer. La sensation que sa main se déformait, se transformait en cendres, n’était qu’une illusion et le signe que la symbiose s’opérait. La brûlure, intense, insupportable, lui rappela la chaleur torride de l’El Bahim pendant la saison sèche, cette période de trois mois planétaires où les élèves du Thanaüm n’osaient plus respirer de peur de se carboniser la gorge et les poumons. Il s’appuya de la main gauche contre le mur pour garder l’équilibre. La porte s’ouvrit dans un fracas d’orage et livra passage à deux silhouettes sombres armées de défats à canon court. Elles n’eurent pas le temps de lever leurs armes. Un cercle incandescent jaillit du cakra, grandit démesurément et emprisonna les deux intrus dans son halo éblouissant. Ils se jetèrent en arrière pour échapper aux langues flamboyantes qui commençaient à leur ravager le visage. Transformés en torches vivantes, ils percutèrent les plus proches de leurs compagnons regroupés dans le couloir et le feu se propagea. Des hurlements de panique et de douleur précédèrent de quelques secondes les battements précipités des semelles sur les dalles de pierre. Silf maintint le cakra braqué sur la porte entrouverte. La douleur atroce qui partait de sa main gagnait son bras et son épaule. Il entrevit dans la pénombre des corps allongés et secoués de spasmes. Les langues de feu enroulées autour de leur visage ou de leur cou perdaient de leur éclat à mesure qu’elles les vidaient de leur énergie vitale. Des cris rageurs dominèrent les râles d’agonie. Au rez-de-chaussée, le sâtnaga ordonnait à ses hommes de repartir à l’assaut. Silf s’aventura d’un pas prudent hors de la chambre et enjamba les premiers des six ou sept corps éclairés par les lueurs mourantes du feu du cakra. Une odeur de chair grillée saturait l’espace confiné. Une porte s’ouvrit devant lui, à gauche du couloir. Le visage inquiet d’un homme se glissa dans l’entrebâillement et s’effaça presque aussitôt. Silf attendit que la porte se fût refermée pour continuer. Il traversa le palier le bras tendu devant lui. Les éclats de voix diminuèrent rapidement et ses agresseurs s’égaillèrent dans les ruelles environnantes. Il revint dans sa chambre après être resté quelques minutes à l’écoute de la nuit rendue à son calme habituel. Il fut presque surpris de découvrir sa main droite intacte lorsqu’il la retira du cakra. Elle ne présentait aucune trace de brûlure ni même une quelconque rougeur. La puissance du disque de feu continuait de frémir en lui. Légèrement étourdi, il chercha le mouchard ADN, mais, il eut beau fouiller la chambre de fond en comble, il ne le retrouva pas : il était probablement retourné près de son propriétaire une fois sa mission accomplie. Pas question de rester dans le coin – il ne serait plus tranquille nulle part sur Faouk. Il s’habilla, rassembla ses maigres affaires, remisa le cakra dans l’étui lacé sous son astrelle et se dirigea d’un pas prudent vers la sortie de l’hôtel. Les hommes touchés par le feu avaient cessé de vivre, la lumière des appliques du couloir éclairait leurs visages rongés jusqu’à l’os. Silf descendit l’escalier sans encombre. Au rez-de-chaussée, il ne vit pas la silhouette familière du gérant de l’hôtel derrière le comptoir. Des trous aux bords noirs dans le mur et les relents caractéristiques des ondes décréatrices d’atomes semblaient indiquer que les agresseurs l’avaient éliminé. Il traversa la petite cour intérieure et s’engagea dans la rue. Des odeurs de vase et de sarkoa, un arbuste résineux, paressaient dans l’air tiède. Il ne repéra aucune silhouette, aucun mouvement dans les ténèbres. Quelques nuages ouvraient des fenêtres obscures au milieu de la profusion étoilée. Les temps sont venus de constituer la chaîne quinte, frère Kalkin. « Enfin ! Pourquoi ne m’avez-vous pas contacté plus tôt ? » Les éclats rageurs de la voix de Silf restèrent un long moment suspendus dans le silence nocturne. Tu as accompli la symbiose avec le cakra. Les temps sont venus de te mettre en chemin et de trouver le deuxième frère afin de lui confier tes trois âmnas. Fort de la vitalité des premiers maillons, il sera en mesure de poursuivre l’œuvre. Tu ne sauras pas qui il est, tu ne connaîtras pas son nom, mais vous saurez vous reconnaître. « Dites-moi au moins dans quel système de la Galaxie…» Pars sans tarder ; chaque année, chaque instant volés au temps augmenteront les chances de réussite de la chaîne quinte. Le deuxième frère t’attend sur la seule planète habitable du système de Gamma Bagvan, dans le bras du Sagicar, à environ dix mille parsecs du bras d’Orion. Silf douta d’avoir bien compris. Dix mille parsecs équivalaient à trente-deux mille années-lumière. Même à bord d’un vaisseau à pliure quantique, même en prenant des ralentisseurs métaboliques, il n’aurait pas assez de sa vie pour franchir une telle distance. Pars sans tarder, frère Kalkin, tu n’as plus un instant à perdre. La Fraternité t’accompagnera tout au long du chemin. Que les cinq maillons de la chaîne traversent l’espace et le temps pour être réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main, que cette main se change en poing et frappe sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Que la volonté du Panca soit accomplie. « Mais comment…» Un grand froid envahit Silf, signe que la communication était interrompue. Il demeura un moment indécis, tétanisé par la communication de la Fraternité, puis il se dit qu’il devait tenter tout ce qui était en son pouvoir pour gagner Gamma Bagvan et poursuivre l’œuvre d’Ewen, d’Ynolde et du traître Mihak. « Gamma Bagvan, dites-vous ? Un instant, s’il vous plaît. » L’employée de l’agence, une femme d’une trentaine d’années, avait examiné Silf avec une grande attention avant de le saluer d’une voix suave. Après quelques secondes de silence et d’immobilité, elle parut revenir d’un coup à la vie ; son cerveau était probablement équipé d’un implant en ADN de synthèse relié en permanence à la base de données du réseau d’agences. « Excusez-moi, monsieur, je consultais tous les vols disponibles en partance des deux planètes du Kolpter. » Elle écarta d’un geste élégant les mèches brunes qui lui balayaient le front. Sa peau était, comme celle de la plupart des Faouki, couleur de terre brûlée. Un léger trait noir soulignait ses yeux d’un brun clair pailleté d’or. « L’étoile Gamma Bagvan est située sur le bras du Sagicar et distante de plus de trente mille anlumes de Tau du Kolpter. On recense treize planètes dans le système, dont Albad, la septième, est la seule habitable et ouverte à la colonisation humaine depuis seulement six siècles. Il faut environ cent vingt ansTO à un vaisseau à longue pliure quantique pour parcourir la distance. — Il n’y a pas plus rapide ? — Pas que je sache. Avec les ralentisseurs métaboliques, vous ne vieilliriez que d’une quinzaine d’années biologiques et vous auriez encore une longue espérance de vie devant vous. Vous êtes pressé ? » Silf observa les environs par la vitrine de l’agence. La lumière rasante de Tau du Kolpter éclaboussait les façades blanches de bleu et de mauve. Les véhicules à chenilles souples et les piétons, encore peu nombreux, se partageaient la rue habillée de dalles de pierre marbrée. Il avait passé le reste de la nuit au milieu d’un terrain vague et, à l’aube, s’était mis en quête d’une agence de voyages. La microsonde ne s’était pas représentée, du moins il ne l’avait pas repérée. « Il y aurait bien une solution, reprit l’employée. Je ne devrais pas vous en parler, car je vais à l’encontre des intérêts de ma compagnie, mais vous avez la possibilité de rejoindre Kaïfren, une planète du système de Lakahi, distante d’à peine trente années-lumière d’ici, et, là-bas, de prendre un de ces tout nouveaux appareils qui vont d’un bout à l’autre de la Galaxie en quelques semaines. Enfin, je ne suis sûre de rien, c’est un pilote qui m’en a parlé, et les navigateurs ont parfois tendance à… enjoliver les choses. » Le regard de la jeune femme se voila de tristesse. « Combien de temps pour Kaïfren ? » demanda Silf. L’employée marqua une pause de quelques secondes avant de répondre. « Une vingtaine de jours. — Quand est prévu le prochain départ ? — Dans deux moisTO. — Combien pour le billet ? — Douze mille kolps. — Je ne dispose pas de cette somme. » L’employée eut un sourire mi-désolé, mi-engageant. « Vous avez deux mois pour la trouver. » Silf fut projeté quelques mois en arrière quand, sur la planète Devaka, il avait participé à une campagne de chasse au dragon d’eau pour gagner l’argent de son voyage jusqu’au système de Tau du Kolpter. Amasser douze mille kolps en moins de deux mois lui paraissait impossible. « Il n’y a plus beaucoup de travail sur Faouk, murmura-t-il. — Non, mais certaines activités sont florissantes…» Du regard, Silf invita son interlocutrice à poursuivre. « Eh bien, disons que les femmes santeljiennes se languissent de leurs maris partis au front et sont prêtes à payer des sommes confortables pour qu’on s’occupe d’elles. Un homme comme vous ne devrait avoir aucune difficulté à trouver de l’embauche. — Vous avez l’air bien renseignée…» Elle hésita. « J’ai… euh… moi-même parfois eu recours à ceux qu’on appelle ici les substituts. Ça m’a coûté cinq cents kolps la journée. Un luxe ! — Votre mari est au front ? — Depuis deux annéesK. — Vous êtes sûre qu’il est vivant ? — Même pas. L’armée ne communique pas en temps de guerre. Vous venez de quel système ? — Comment savez-vous que je ne suis pas d’ici ? » Elle eut un nouveau sourire, franc, lumineux. « Vous n’avez rien d’un homme faouki. — C’est un avantage ou un inconvénient ? » Elle se leva, contourna son bureau et, précédée de son parfum capiteux, vint se placer aux côtés du visiteur devant la porte vitrée. « Si je vous dis que je vous embauche pour deux journées et deux nuits, est-ce que ça répondra à votre question ? — Pour mille kolps ? » Elle acquiesça d’un clignement de cils. « Marché conclu ? » Elle lui tendit la main ; il n’hésita qu’une poignée de secondes avant de la lui serrer. CHAPITRE II BeïBay (habitants : Mumjings) : capitale de NeoTierra, seule planète habitable du système de Solar 2, considéré par certains historiens comme le berceau de l’humanité tandis que d’autres, les moins nombreux, pensent qu’il existe un système originel dont les hommes auraient perdu la trace. Mégalopole de cinquante millions d’âmes, et davantage lors des assemblées universelles, BeïBay se présente comme une immense étendue plane hérissée de gigantesques tours et traversée par le fleuve Arao, également appelé le Flot calme ou le Creuset de Sérénité. À première vue, la ville n’a aucune grâce avec son foisonnement d’édifices aux styles disparates dont certains sont reliés entre eux par des tubes transparents ou des passerelles découvertes. Elle donne l’impression d’une fourmilière géante (pour ceux qui l’ignoreraient, une fourmilière est une habitation pourvue de galeries, souvent à plusieurs étages, où vivent les fourmis, des insectes hyménoptères qu’on peut observer sur certaines planètes), avec ses millions de piétons et d’appareils volants qui se croisent à toute heure du jour et de la nuit dans les rues et dans les airs. Curieusement, le Parlement universel, là où se prennent toutes les décisions concernant l’Organisation des mondes humains, paraît bien modeste en regard des orgueilleuses constructions qui se disputent les hauteurs. Il accueille pourtant chaque jour plus de vingt mille représentants des planètes adhérentes de l’OMH, auxquels s’ajoutent les cinquante ou soixante mille membres des divers groupes de pression, sans compter les cinq mille huissiers, les dix mille gardes, les dix mille médialistes traquant les informations, bref, c’est une ville dans la ville, et on se demande comment ce bâtiment trapu et sans grâce peut contenir autant de monde. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des cités. … j’AI REÇU mon nouvel EF, l’enregistreur frontal que nous surnommons entre nous le troisième œil. À partir d’aujourd’hui, toutes mes sensations, toutes mes perceptions seront enregistrées. Rien de ce que je verrai, entendrai, toucherai, sentirai, goûterai ne sera ignoré. Mes émotions, mes chagrins, mes colères, mes jouissances, mes tracas, mes embarras se retrouveront à jamais piégés dans la minuscule merveille technologique que je porte entre mes sourcils, protégée par un capuchon de chair translucide. Si je veux retrouver un minimum d’intimité, il me suffit de le désactiver en prononçant intérieurement BeïBay, mon mot code. Mais quel médialiste prendrait le risque insensé de perdre une seule seconde du reportage qu’il est en train de réaliser ? Je laisserai donc mon EF ouvert en permanence. Le logiciel ultra-puissant en ADN de synthèse du Canal 45 me permettra, à la fin du reportage, d’en supprimer les aspects les plus embarrassants, mais, au moins, je suis certaine de ne rien manquer. Comme le proclame ce cher OldEran, l’abondance est toujours préférable à la pénurie… … je ne sais pas d’où est venu l’ordre, pas d’OldEran en tout cas : il n’a jamais eu la moindre idée, il consacre l’essentiel de son temps à éplucher les notes de frais des deux mille cinq cents médialistes du groupe. Le bruit court que le Canal 45 va bientôt être racheté par un médium concurrent, mais, comme il ne s’est jamais aussi bien porté selon des sources économiques fiables, mes confrères et moi soupçonnons notre supérieur hiérarchique d’entretenir de fausses rumeurs pour nous imposer de nouvelles restrictions. Sur NeoTierra, la seule planète du système de Solar 2, le petit monde des médias frémit à chaque convulsion politique, à chaque élection, à chaque remaniement. C’est ici, à BeïBay, que se prennent toutes les décisions concernant l’Organisation des mondes humains. La capitale universelle, avec ses cinquante millions d’habitants, est une énorme ruche qui jamais ne s’arrête de bourdonner. Elle reçoit des représentants des quatre-vingt-quatre systèmes adhérents et des douze autres systèmes recensés. Chaque jour, des milliers de voyageurs débarquent à l’astroport du Rhys, et leur nombre ne cesse d’augmenter avec la généralisation de la pliure quantique. Des hôtels et d’autres bâtiments se sont élevés un peu partout autour de BeïBay pour accueillir des visiteurs qui restent pour beaucoup plus de deux ansTO sur NeoTierra avant de repartir vers leurs mondes. Les groupes de pression prolifèrent, investissent les couloirs et les officines du Parlement universel, tentant d’obtenir des lois favorables à leur corporation ou à leur compagnie. Et nous, les médialistes, voletons au milieu de ce beau monde comme des papillax dorés dans un champ de fleurs pour butiner les informations, les confidences, les exclusivités que nous revendons aux innombrables diffuseurs en quête de sensationnel. J’ai parfois l’impression d’appartenir à une armée de chasseurs chargée de nourrir une harde d’animaux voraces et insatiables. « La Fraternité du Panca ? » OldEran m’a fixée avec l’expression d’un entomologiste observant un insecte. « Une organisation secrète dont on ne sait pas grand-chose, mais qui, selon des sources bien informées, exerce une influence considérable sur les parlementaires de l’OMH. — Quelles sources ? Comment se fait-il que je n’en ai jamais entendu parler ? » OldEran s’est rencogné sur sa chaise, comme pour se soustraire à la lumière de la lampe flottante, et a lissé sa chevelure noire (correction génétique, je l’ai connu avec des cheveux grisonnants et un début de calvitie) du plat de la main. Par la vitre de son bureau, situé au trentième étage de la tour, se découpait un ciel matinal parcouru de stries roses et mauves. « C’est vous que j’ai choisie, JiLi, pour mener l’enquête, a-t-il repris d’une voix sourde. Et, non, je ne peux pas vous dévoiler mes sources. — Pourquoi moi ? — D’abord parce que vous êtes célibataire, que vous n’avez donc aucune attache affective, ensuite parce que vous êtes une excellente médialiste, que vous ne lâchez jamais le morceau, que vous n’avez pas froid aux yeux et que vous n’hésitez pas à utiliser tous vos… atouts pour parvenir à vos fins. » J’ai remballé ma superbe en constatant que mes lèvres et mes mains se crispaient. « Traitez-moi tout de suite de salope ! » Il a levé les bras et les yeux au ciel. « Grands dieux, JiLi, j’ai parlé de vos atouts, pas de vos mœurs ! Et ne me dites pas que vous ne vous servez jamais de vos charmes, je ne vous croirais pas. » Je n’ai pas répondu parce qu’il avait raison, parce que je n’ai jamais reculé devant une certaine… promiscuité pour soutirer une confidence. Beaucoup appellent ça de la compromission, moi de l’efficacité. Pas de ma faute si les yeux des hommes s’allument chaque fois que j’entre dans leur champ de vision, pas de ma faute si je n’ai été capable de retenir aucun d’entre eux. Ils me voient comme une maîtresse, à défaut comme une amie, jamais comme une compagne du quotidien. « Qui vous a commandé ce reportage ? » Il m’a jeté un regard mi-agacé mi-amusé. « Je vous ai déjà dit que je ne citerais pas mes sources. En revanche, je peux vous révéler que vous disposerez d’un crédit illimité, et ce quel que soit le temps que prendra votre enquête. » J’ai émis un petit sifflement. « Vous cherchez à vous débarrasser de moi ? » Il a lâché un rire aux éclats tranchants. « Je ne suis pas un homme aussi compliqué que vous semblez le penser : si vraiment j’avais cherché à me débarrasser de vous, je vous aurais purement et simplement virée. Ça m’aurait coûté moins cher. — Pas si sûr : la guilde et la convention collective vous auraient fait cracher un bon paquet de sols. » Son sourire a dévoilé ses crocs étincelants de carnassier. La dernière mode, à BeïBay, est de plaquer sur l’émail des dents de la poudre de corindon. Les sourires se portent légèrement teintés de vert, de bleu, de rouge, ou rehaussés d’un vernis transparent éblouissant, comme celui de mon supérieur hiérarchique. « Vous savez très bien que je n’ai pas peur des conflits juridiques avec la guilde, JiLi. — Crédit illimité, vraiment ? On n’a pas l’habitude d’entendre ces mots dans votre bouche ! Soit vos commanditaires ne savent plus quoi faire de leur fric, soit ils ont un besoin urgent de cette Fraternité du… — Panca… — … soit elle est devenue gênante. Je ne comprends pas pourquoi ils se sont adressés à vous, pourquoi ils n’ont pas utilisé les services d’une agence de renseignements. Elles ne manquent pas à BeïBay. » OldEran a poussé un long soupir qui a soulevé un coin de l’écran souple et transparent posé sur son bureau. « Il s’agit d’un reportage, JiLi. Qui passera sur notre canal comme tous les autres et sera acheté par les milliers de canaux des autres systèmes. Si je n’étais pas persuadé qu’il rapportera un maximum d’argent au Canal 45, je ne vous aurais pas demandé de vous y coller. » Je me suis levée et rendue devant la baie vitrée, d’où j’avais une vue splendide sur la cité qui régulait plus de deux cents planètes colonisées et plus de sept cents milliards d’êtres humains. Une flottille de bateaux restaurants illuminés sillonnait l’Arao, le fleuve qui la traversait d’est en ouest, plaqué d’or et de bronze par les rayons couchants de l’étoile Solar 2. Le centre historique de la ville disparaissait sous les tours et autres bâtiments aux sommets taillés en flèche. Les nuées de libulles, les appareils volants aux formes courbes, se croisaient dans le ciel assombri. Les silhouettes des passagers se découpaient sur les parois éclairées et translucides. « Crédit illimité, ça signifie également que vous prévoyez de longs déplacements, ai-je repris. Que vous m’envoyez au diable ! » Une vague de tristesse m’a submergée, bouleversée. Il m’avait fallu vingt ans pour aimer BeïBay, elle était devenue mon cocon, ma confidente, ma matrice, je n’avais aucune envie de m’en éloigner. OldEran m’a rejointe devant la baie vitrée. « Le diable est à portée de main avec les nouvelles technologies. On va maintenant d’un bout à l’autre de la Galaxie en à peine quelques semaines. — Si vous voulez parler des technologies supraluminiques, je vous rappelle qu’elles ne sont pas encore fiables…» Il a posé la main sur mon avant-bras, un geste familier qui n’était pas dans ses habitudes. La chaleur de sa paume a transpercé la manche de l’ensemble en tissand (tissu fabriqué avec de l’ADN de synthèse thermorégulateur) que j’avais acheté la veille et dans lequel je m’étais coulée comme dans une seconde peau. La fraîcheur diffusée par le tissu réactif s’est étendue de mon bras au reste de mon corps. Avec ce genre de vêtements, plus besoin de se changer quand on passe de la chaleur torride du jour à la fraîcheur glaciale de la nuit. La vendeuse m’avait garanti que son amplitude thermorégulatrice allait de plus soixante à moins trente degrés universels. Elle valait bien les deux cents sols qu’elle m’avait coûtés, et surtout elle m’allait bien, enfin je ne me suis pas trouvée pas trop laide en me découvrant dans le miroir en pied de la boutique. « Où est-elle, la jeune JiLi qui débarquait de son monde et prenait des risques insensés pour se frayer un chemin dans le monde impitoyable des médias ? » La voix grave d’OldEran m’a fait l’effet d’une lame aiguisée m’incisant les nerfs. Il me dominait d’une bonne tête. Je n’avais jamais remarqué à quel point il était grand et svelte. Il a continué, impitoyable : « Vous vous êtes embourgeoisée, voilà votre problème. Ce que je vous propose, c’est une véritable aventure. Débusquer dans son antre une organisation tellement secrète que vous, JiLi, l’une des médialistes les plus en vue de BeïBay, n’en avez jamais entendu parler. En outre, même si je sais que ce n’est pas un argument pour vous, je triple votre salaire. Réussissez, et un grand avenir s’ouvrira devant vous. » J’ai frissonné. « Cette Fraternité, elle vaut vraiment qu’on s’intéresse à elle ? » Il a hoché la tête d’un air satisfait. En posant cette question, j’avais signé ma capitulation, reprise par mes réflexes de médialiste, incapable de résister à ma curiosité. « Je fais virer immédiatement dix mille sols sur un compte spécial auquel vous seule aurez accès ; cent mille autres seront virés dans une quinzaine de joursTO. Et si ça ne suffit pas, tout l’argent dont vous aurez besoin. » J’ai suivi des yeux le sillon lumineux d’un bateau glissant avec grâce sur le miroir scintillant du fleuve. « Je serai seule ? — Vous le savez mieux que moi : le secret est la clef d’une enquête réussie. Personne d’autre que vous ne sera au courant. De toute façon, vous n’avez jamais brillé par votre esprit d’équipe, JiLi. Nous remplacerons votre troisième œil. Nous avons reçu de nouveaux implants frontaux plus fiables. Ils ont une capacité de stockage équivalant à vingt annéesTO. L’échange ne prendra pas plus de cinq minutes. Attention, il enregistre absolument tout. Si vous voulez un peu d’intimité, vous pouvez le désactiver en prononçant mentalement le mot code que vous aurez choisi. Même procédure pour déclencher l’ouverture. — Et vous, si vous voulez que je dévide la pelote, il me faut un bout de fil, OldEran. Vous avez bien un tuyau à me donner ? — Seulement des généralités, voire des rumeurs, et je vous assure que ce n’est pas de la mauvaise volonté de ma part. Les membres de la Fraternité du Panca seraient identifiables à leur arme, un cercle métallique circulaire qui crache un feu meurtrier, et à l’implant mémoire qu’ils portent à la base du crâne. — Plutôt maigres, vos indices…» OldEran s’est éloigné de moi et assis à son bureau avec une expression soudaine de mélancolie. Je me suis demandé s’il n’était pas amoureux de moi, une idée puérile que j’ai aussitôt chassée de mon esprit. « Si cette confrérie exerce une quelconque influence sur l’OMH, c’est qu’elle a des représentants à BeïBay, a-t-il ajouté d’une voix lasse. À vous de les trouver. Par votre réseau d’informateurs, par les archives de l’OMH, par n’importe quel autre moyen… avec votre cul si vous voulez ! » Il avait craché ces derniers mots avec une vulgarité hargneuse que je ne lui connaissais pas. Je n’ai pas réagi. J’aurais pu saisir la guilde et le coller devant un tribunal professionnel pour injure à caractère sexiste, mais je n’en ai rien fait, sans doute parce que je le sentais davantage malheureux que méchant. Comment retrouver des hommes ou des femmes dont les seules caractéristiques sont une arme en forme de cercle et un implant mémoire à la base du crâne dans une métropole de cinquante millions d’âmes, elles-mêmes presque toutes équipées d’un implant cérébral ? Je suis restée trois jours chez moi allongée sur mon lit à réfléchir à cette question. Sans trouver le moindre commencement de réponse. Je regrettais d’avoir accepté la proposition d’OldEran. Je me suis gavée d’accélérateurs cérébraux, ces molécules qui stimulent les échanges entre les hémisphères du cerveau et dont les artistes et les intellectuels usent sans modération. Ils ont pour inconvénient de provoquer chez moi des crises de fou rire et une fringale sexuelle que je ne peux assouvir avec un amant. Les hommes sont si sérieux quand ils baisent qu’ils ressentent comme une agression un éclat de rire en plein milieu d’une étreinte. Alors je me débrouille avec ce que j’ai sous la main, un antoy le plus souvent, un androïde dont l’organe pénilingual me comble avec une ardeur mécanique jamais prise en défaut (il manque tout de même de souplesse et de subtilité). Je suis sortie de ces trois jours doublement frustrée : je n’avais pas eu le moindre commencement d’idée pour tirer le fil de ma pelote de laine et les attentions de l’antoy m’ont rappelé que j’étais toujours célibataire à l’âge de quarante-deux ansTO, qu’au fond de moi j’étais une incorrigible rêveuse, que j’avais toujours envie d’être regardée, désirée, embrassée, caressée… J’ai attendu encore un jour que se dissipe ma gueule de bois. J’étais dans mon bain quand mon endophone a vibré. La voix grave d’OldEran a résonné à l’intérieur de ma tête. « Où en êtes-vous, JiLi ? — Pas grand-chose de nouveau. Eh, vous n’avez même pas attendu les quatre jours réglementaires pour me harceler ! Bonjour quand même, OldEran. — Vous m’avez demandé un tuyau lors de notre dernier entretien. En réfléchissant, je me suis dit que vous devriez commencer votre enquête par un spécialiste des mythes spatiaux. — La Fraternité du Panca est donc un mythe ? — Disons que certains la tiennent pour réelle et d’autres pour mythique. Et que je ne vous aurais pas commandé ce reportage si j’appartenais à la deuxième catégorie. » Je me suis levée et placée dans le sécheur seconde. J’ai imaginé la tête de ce cher OldEran s’il me voyait nue et je n’ai pas pu retenir un petit rire, probable réplique de mes fous rires de ces trois derniers jours. « Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle ! » a-t-il grommelé. Les hommes sont si sérieux… « Seulement une pensée loufoque qui m’a traversé la tête, ai-je précisé. Votre idée me semble intéressante. Il me faut un bout de fil à tirer, n’importe lequel. Pas facile de s’y retrouver : cette ville compte quand même plus de cinquante millions de… — Je vous en prie, JiLi, pas vous ! » Il avait raison, je ne devais pas me planquer derrière ce genre d’argument ; j’ai décidé de me secouer, de mériter les dix mille sols virés sur mon compte. « Je me lance et vous tiens au courant, OldEran. » Il a coupé la communication sans même prendre le temps de me souhaiter bonne chance ou de me dire au revoir. Je me suis rendue sur la terrasse de mon trois pièces du cœur de BéiBay. Situé au quinzième étage d’une petite résidence du quartier du Klong, moins fonctionnel que les appartements récents des bords de l’Arao, il offre un charme indéfinissable qu’on ne trouve nulle part ailleurs. Lorsqu’on prétend être un authentique Mumjing (j’ai interrogé plus de cent historiens pour comprendre pourquoi les habitants de BeïBay s’appellent des Mumjings ; aucun d’eux n’a été capable de me fournir une réponse satisfaisante), on se doit de loger dans l’un des immeubles anciens du cœur de la cité. Les autres, ceux qui vivent dans les tours ou dans les résidences aérées des ceintures extérieures, sont considérés au mieux comme des banlieusards, au pire comme des extrasolariens. Je ne suis pas une authentique Mumjing, puisque je suis arrivée sur NeoTierra à l’âge de vingt ansTO, mais je me suis tellement identifiée aux habitants originels de la capitale que j’ai fini par devenir l’une d’eux, du moins je le crois. Non qu’ils soient plus beaux ou intelligents que les autres, mais leur allure aérienne, leur façon de fixer leurs interlocuteurs, leur prononciation traînante et hautaine de l’ung (un linguiste m’a expliqué que le mot « ung » est une contraction du mot « unilangue », lui-même néologisme tiré des mots « universel » et « langue ») m’ont donné l’envie immédiate et furieuse de leur ressembler. Je parviens à tromper les visiteurs ou les résidents installés depuis peu, je ne suis pas certaine, en revanche, de leurrer les véritables Mumjings – mais, et la discrétion est une autre de leurs qualités, jamais ils ne m’ont adressé le moindre reproche, ni même un regard méprisant. Le cœur de la ville a un autre intérêt, professionnel celui-là : il bruisse en permanence de mille et une rumeurs dont certaines mènent tout droit au scoop et m’ont valu mes plus grands succès. De la terrasse, j’ai admiré le ballet incessant des libulles et, en contrebas, le marché traditionnel et tumultueux du Klong. On y vend des onguents miracles, des plantes en provenance de tous les mondes, des alcools rares, des pierres précieuses, des stimulants variés, des implants ADN de toutes natures (des importations frauduleuses pour la plupart), des animaux de compagnie dont les fabuleux chalyres, au chant harmonieux et apaisant, qui viennent de la planète Fango, des légumes bizarres, des objets d’art traditionnels, des génomasques correcteurs, très en vogue dans les sphères politiques, des fosses de projection pour visionner les programmes en relief, des vêtements en tissand (de moins bonne qualité, cependant, que la petite robe que j’avais achetée dans un centre commercial), des pièces de rechange de vaisseaux (on voit souvent des mécaniciens ou des pilotes négocier âprement avec des vendeurs dont on se demande où ils ont bien pu dénicher ces bouts de ferraille normalement réservés aux réparateurs assermentés des compagnies spatiales). Comme je n’ai aucun mythologue dans mes relations, j’ai commencé mes recherches par une consultation du réseau adénique de BeïBay. Sur l’écran mural souple se sont alignés les noms des spécialistes ès mythologies spatiales avec leurs coordonnées endophoniques, certains accompagnés de leur portrait, d’autres préférant garder l’anonymat. J’ai jeté mon dévolu, influencée par mes hormones davantage que par mon intellect, sur l’homme le plus jeune et le plus beau ; facile, il n’y en avait qu’un, tous les autres ayant probablement dépassé les cent cinquante ansTO. Je l’ai contacté. Sa voix grave, parfaitement assortie à son physique, m’a troublée. Il m’a dit qu’il avait visionné certains de mes reportages et qu’il appréciait mon travail ; il a accepté de me rencontrer dans la journée et m’a donné rendez-vous dans un restaurant du quartier du Satsang, à environ quinze kilomètres du Klong. J’avais tout juste le temps de m’y rendre. J’ai passé ma petite robe en tissand que j’aime tant, j’ai filé sur la plate-forme du haut de l’immeuble et sauté dans la première libulle à destination du Satsang. Odom Dercher m’attendait dans le restaurant, fidèle à son portrait. Je me suis demandé si sa compétence était à la hauteur de son physique, puis je me suis dit que j’avais dû surmonter les mêmes préjugés au début de ma carrière et je me suis assise en face de lui avec mon sourire le plus engageant. J’ai deviné au premier coup d’œil qu’il n’était pas mumjing. De près, il ne semblait pas aussi jeune que le laissait supposer son allure. Il avait subi une ou plusieurs corrections génétiques, mais il restait tout à fait présentable – j’allais dire comestible. Son regard bleu ciel et son humour pétillant faisaient rapidement oublier le léger affaissement de son visage et l’apparition des rides sur un front artistiquement dissimulé par les mèches noires de sa chevelure. Il m’a d’abord parlé de lui. Originaire d’Epsilon Erdan, un système distant de Solar 2 de vingt années-lumière, il s’était installé quatre annéesTO plus tôt à BeïBay pour peaufiner son étude des mythologies. « C’est ici, dans les archives de l’OMH et des compagnies spatiales, qu’est conservée la majeure partie de la mémoire humaine. — Quel intérêt d’étudier les mythologies ? » ai-je demandé. Il m’a dévisagée d’un air d’abord surpris, puis pénétrant, comme s’il voulait se glisser dans ma tête pour mieux observer cet organe navrant qu’était mon cerveau. « Quel intérêt y a-t-il à vivre, mademoiselle ? » J’ai probablement rougi avant de bredouiller : « Quel rapport ? — Les mythes sont les miroirs de l’âme humaine. Plus que des miroirs, d’ailleurs, des récits fondateurs qui permettent aux communautés humaines de se structurer. Sans le verbe primitif qui leur sert d’agrégat, les divers groupes humains auraient disparu depuis bien longtemps. On ne peut pas comprendre l’espèce si on ne s’intéresse pas à ses mythes. » Nous avons commandé au serveur androïde des carpes argentées, une spécialité locale, et une carafe de vin de sable noir. Des hommes disséminés dans la salle me lorgnaient tout en entretenant distraitement leurs conversations. Leurs yeux brillaient comme des étoiles filantes dans la pénombre du restaurant. Les rayons de Solar 2 éclaboussaient d’éclats dorés la place piétonne et les façades environnantes. En attendant qu’on nous apporte nos assiettes, j’ai tenté maladroitement de remonter dans l’estime d’Odom Dercher. « Je voulais dire : vos recherches ne sont pas… immédiatement productives. Comment trouvez-vous vos financements ? — Je perçois une subvention du gouvernement de ma planète et je suis soutenu par une fondation privée qui a le projet d’éditer une encyclopédie universelle. — Éditer ? Sous quelle forme ? — Toutes les formes possibles : papier, silicium, ADN synthétique, et même tablettes d’un métal indestructible sur lesquelles les articles seront gravés. L’idée est de diversifier les supports pour éviter un effacement prématuré. » J’ai désigné la salle d’un large geste du bras. « Vous pensez que tout ça pourrait un jour disparaître ? » Il a hoché la tête d’un air grave. J’ai trouvé que la gravité lui allait bien. Je me suis demandé s’il était aussi sérieux que les autres durant la joute amoureuse. « Le temps accomplit méthodiquement son travail de destruction. Nous en avons, d’après les dernières estimations, pour une vingtaine de milliards d’annéesTO avant que la Galaxie ne s’effondre sur elle-même. Que restera-t-il de tout ça (il a fait le même geste que moi) dans vingt milliards d’années ? Les récits fondateurs sont l’une des façons, et à mon sens l’une des plus efficaces, de retarder l’anéantissement. — Vous ne croyez donc pas à l’immortalité véhiculée par la plupart des mythes ? » Le serveur andro a déposé devant nous des assiettes fumantes. Je me suis rendu compte que je mourais de faim (les fringales provoquées par l’abus d’accélérateurs cérébraux ne sont pas que sexuelles) et les filets de carpe argentée délicatement posés sur leurs lits d’herbes du fleuve m’ont fait saliver. « Nous, les hommes, avons un peu de mal avec la notion de disparition, a répondu Odom Dercher. Je crois seulement que la nature recycle tout, notre matière comme notre pensée. » Je me suis retenue, je ne sais pas comment, de me jeter sur la nourriture. « Comment peut-on recycler une pensée ? — La pensée et la matière sont de même nature : vibratoire. Bon appétit. » Nous avons mangé quelques instants en silence avant que mon vis-à-vis ne lance, la fourchette pointée sur moi comme une arme : « Qu’attendez-vous au juste de moi, mademoiselle ? » J’ai bu une gorgée de vin de sable noir et me suis essuyé les lèvres. « Que vous me parliez de la Fraternité du Panca. » Un léger haussement des sourcils a creusé les rides d’Odom Dercher. « En quoi vous intéresse-t-elle ? — J’aimerais savoir si la Fraternité du Panca n’est qu’un mythe spatial. — Vous n’avez pas vraiment répondu à ma question. Je répète : pourquoi vous intéressez-vous à cette organisation ? » J’ai gagné un peu de temps en avalant une nouvelle bouchée de carpe et d’herbes. « J’en ai entendu parler et, en bonne médialiste, j’ai eu envie d’en savoir plus. » J’ai lu dans ses yeux clairs qu’il ne me croyait pas. « Elle est mentionnée dans certaines légendes liées aux mythes de la Dispersion, a-t-il fini par répondre. Elles parlent d’êtres exceptionnels munis d’une arme circulaire crachant un feu impitoyable et d’un implant mémoire qu’ils utilisent pour reconstituer des chaînes quintes, ou pancatviques, en cas d’urgence. Le dernier maillon de la chaîne, le premier ou le cinquième selon le sens que vous choisissez, devient une créature invincible capable d’affronter tous les dangers pour ramener la paix sur les planètes colonisées par les humains. Enfin, je vous parle là de la version positive. La version négative, elle, affirme que les frères du Panca sont des démons qui sèment la terreur et la souffrance dans les populations, divisent les hommes et provoquent des guerres meurtrières. — Et vous, qu’en pensez-vous ? » Il a fini son assiette d’un air songeur. « Ce que je crois ou ne crois pas n’a aucune importance. » Il avait prononcé ces mots d’un air rogue. « Je me contente de recenser les mythologies et de les classer par catégories. Leur interprétation relève de la pure subjectivité. — Vous avez nécessairement une opinion : vous m’avez dit que sans elles les groupes humains auraient depuis longtemps disparu. » Il a haussé les épaules. « Contrairement à ce que croient la grande majorité des ethnologues et autres spécialistes, interpréter les mythes est une erreur. Les mythes ne relèvent pas de la raison, de la discrimination, ce sont des clefs qui actionnent les serrures de l’inconscient, un niveau dont aucune technologie n’est capable d’appréhender la subtilité. Ils ne doivent pas être interprétés, mais entendus. La tradition orale est malheureusement perdue, celle des aèdes, des conteurs, des diseurs… — Vous ne pouvez vraiment pas m’en dire plus sur cette Fraternité ? » Il a hésité avant de répondre. « Je vous ai dit tout ce que je savais. » J’ai deviné qu’il mentait à son tour, ou qu’il s’arrangeait avec sa vérité. Je n’ai pas insisté, consciente que je n’en tirerais rien de plus. Et puis je n’avais pas envie de lui déplaire, j’adorais m’immerger dans le bleu de ses yeux. « Ça m’intéresserait de faire un sujet sur vous, sur votre parcours, sur votre métier. » J’ai légèrement rougi en prononçant ces mots. « On… On peut se revoir ? » Il a de nouveau observé un long temps de silence, comme réfugié dans ses pensées. « Avec grand plaisir, mademoiselle. » Il avait l’air effrayé tout à coup. J’adore troubler les hommes. Je me suis dit que, décidément, OldEran et le Canal 45 n’avaient pas misé sur la bonne médialiste pour leur drôle de reportage. Odom Dercher s’est levé, pressé tout à coup, et m’a saluée d’une brève inclinaison. « Appelez-moi pour prendre rendez-vous. — Je n’y manquerai pas. Dans quelques jours, probablement. » J’ai suivi des yeux sa longue silhouette sur la place jouxtant le restaurant. La libulle dans laquelle il s’est engouffré a pris son envol et s’est fondue dans la multitude des appareils volants. J’ai eu de ses nouvelles beaucoup plus tôt que prévu ; c’est lui qui m’a rappelée, en pleine nuit. « Pouvez-vous me rejoindre tout de suite, mademoiselle ? » L’horloge murale en trois dimensions indiquait 3 heures 30NT. « À cette heure-ci ? Mais… — Je suis en compagnie d’un homme qui devrait vous intéresser au plus haut point. Il n’a que très peu de temps devant lui. Son vaisseau à pliure quantique décolle dans quelques heuresNT. — Où habitez-vous ? — Dans le Satsang. Tout près du restaurant où nous nous sommes rencontrés. C’est au sujet de la Fraternité du Panca… — Vous avez déniché un spécialiste ? — Mieux que ça ! » Il a marqué une pause, histoire d’accentuer son effet. « L’homme qui se tient à mes côtés est – enfin c’est ce qu’il affirme – un frère du Panca. » CHAPITRE III Contrebandiers de l’espace : appelés les frauds dans certains systèmes, ils ont accompagné la conquête galactique depuis le début de la Dissémination. Certaines légendes les font remonter aux temps préhistoriques, avant que l’humanité ne quitte sa planète originelle et n’essaime dans la Voie lactée. L’OMH a édicté de nombreuses lois pour se débarrasser de ce que d’aucuns considèrent comme un fléau, mais les gouvernements des systèmes adhérents se sont bien gardés de les appliquer. Les contrebandiers se révèlent en effet très utiles en cas de conflit, car ils sont les seuls à forcer les blocus spatiaux et livrer des produits de première nécessité aux populations démunies. Évidemment, ils bravent un grand nombre d’interdits en transportant d’un monde à l’autre des substances prohibées, des armes, de la fausse monnaie et des objets volés, mais ils sont probablement les meilleurs pilotes de la Galaxie et ils revêtent une importance considérable dans le développement de la technologie spatiale : comme ils cherchent toujours à gagner en vitesse, ils servent de pilotes d’essai aux compagnies qui conçoivent les vaisseaux. Ils ont été les premiers, par exemple, à utiliser l’énergie noire et la pliure quantique. Bon nombre d’entre eux ont à jamais disparu dans les méandres des espaces parallèles, ce qui n’a pas dissuadé leurs successeurs de prendre des risques aux commandes de prototypes. Des voix se sont élevées au Parlement universel pour interdire aux compagnies de confier leur matériel aux frauds et leur donner sans cesse un temps d’avance sur les forces douanières planétaires. Elles ont prêché dans le désert : quels autres hommes accepteraient de prendre de tels risques ? Les contrebandiers permettent à des centaines de milliards d’humains qui peuplent les mondes colonisés de la Galaxie de voyager dans les meilleures conditions. Tant que les bénéfices resteront supérieurs aux inconvénients, aucun responsable politique ne prendra le risque de les combattre. Voilà pourquoi ils vont et viennent sans demander d’autorisation à quiconque et ne sont jamais inquiétés par les forces de l’ordre locales. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. SES CHEVEUX COURTS coupés en brosse, ses yeux gris anormalement écartés, sa peau blafarde, ses bras longs et maigres donnaient à la fille une allure d’arach du haut Mantouk. Xafir, la grande gueule de l’équipage, avait lâché une réflexion égrillarde lorsqu’elle était entrée dans le bar. Elle s’était dirigée droit sur lui et, d’un geste fulgurant, l’avait frappé au plexus. Xafir s’était effondré comme un sac de toile se vidant de ses grains. Le coup qu’elle avait porté n’avait pourtant pas paru puissant et son visage était resté parfaitement impassible. Algor, qui s’était proclamé capitaine après avoir défié et vaincu le terrible York en combat singulier, tira son défat à canon court, se leva et s’avança vers elle dans l’intention évidente de l’éliminer de la surface de Faouk. Elle ne manifesta pas le moindre signe de frayeur, elle attendit qu’il s’approche à moins de deux mètres pour se mettre en mouvement avec une vivacité sidérante. Algor n’eut pas le temps de presser la détente de son arme, ni même d’esquisser un geste, comme si la fille et lui n’évoluaient pas dans le même continuum temporel. Un coup de pied au bas-ventre et un coup de poing sur la pomme d’Adam, donnés presque simultanément, l’envoyèrent percuter le comptoir. Un craquement retentit, il lâcha son arme dans sa chute et poussa un long soupir, qui fut également son dernier. Elle ramassa le défat et, au lieu de le braquer sur les autres membres de l’équipage tétanisés, elle le lança négligemment contre le mur du fond de la salle. « Je m’appelle Vilnea. » Sa voix acide, presque enfantine, ébréchait le silence déjà fissuré par les gémissements sourds de Xafir. « Je suis à la recherche d’un homme qui a quitté Faouk depuis peu. » Les membres de l’équipage fixaient, incrédules, le visage blême d’Algor. Leur vaisseau, forçant le blocus établi par l’armée zidéenne, avait atterri dix jours plus tôt à quelques lieues de San Telj, et ils avaient établi leurs quartiers dans ce bar sombre d’un faubourg de la capitale faouki. « En quoi est-ce que ça nous concerne ? demanda Ely, l’un des deux navigateurs. — D’après mes renseignements, il est parti pour Kaïfren, une planète du système de Lakahi. Le prochain vaisseau des lignes régulières ne partira que dans cinq moisK, et encore si les autorités zidéennes consentent à le laisser passer. — En quoi est-ce que ça nous concerne ? » insista Ely. La fille fixa un petit moment le navigateur. Il se tourna vers ses compagnons avec un sourire qui masquait mal sa frayeur. Il n’avait jamais été courageux, mais il n’y avait pas meilleur que lui pour éviter les orages stellaires, les astéroïdes, les sondes militaires, les remous d’énergie noire et autres pièges de l’espace. « J’ai besoin d’un vaisseau pour gagner Kaïfren au plus vite, reprit la fille. On m’a dit que vous disposiez d’un appareil ultrarapide. » Les membres de l’équipage se consultèrent du regard jusqu’à ce que Bakmo, le second, ne décide de prendre la situation en main. Il se leva à son tour et s’avança vers l’intruse tout en gardant son défat sagement rangé dans l’étui qui lui battait la cuisse. « On n’a pas programmé d’aller dans le système de Lakahi, mademoiselle. On est en train de faire le plein d’épices fouaki commandées par un grossiste de Zidée. On attend aussi quelques candidats au voyage prêts à payer leur place au prix fort. On prévoit de rester un bout de temps dans le système de Tau du Kolpter. Qu’est-ce que vous voulez, les guerres sont bonnes pour les affaires. » Bien qu’il la dominât de presque deux têtes, il s’adressait à elle avec une grande déférence, avec crainte presque. « Combien vous rapporteront vos épices et vos passagers ? » Les sourcils froncés, Bakmo réfléchit une dizaine de secondes sans quitter son interlocutrice des yeux. « Au moins cinq millions de kolps, mademoiselle. — Je vous en offre le double si vous m’emmenez sur Kaïfren. » Un sourire dubitatif affleura sur les lèvres du second. « Dix millions ? Faudrait déjà que vous les ayez ! » La fille sortit un petit appareil noir de la poche de sa veste. Son ensemble gris perle, veste cintrée, pantalon ample et court, n’avait rien d’une tenue traditionnelle faouki. Elle portait des chaussures légères aux semelles plates et souples. Elle n’était pas armée, du moins pas en apparence. « Il me suffit de valider la transaction bancaire avec cet appareil, précisa-t-elle. Elle sera acceptée dans tous les systèmes recensés, adhérents ou non de l’OMH. Nous saisissons la somme et le virement sera effectué dans quelques moisTO sur le compte de votre choix. — Je connais les transbanks, dit Bakmo. Dix millions de kolps ? Ça vous coûterait mille fois moins par un vol régulier. L’homme que vous recherchez, il doit valoir une sacrée fortune à vos yeux. — Oui ou non ? » Des rides profondes barraient le large front de Bakmo. La place de capitaine lui revenait de droit, mais il n’avait pas l’intelligence ni l’autorité d’un meneur d’hommes ; c’était un excellent second, qui ne jouait jamais de ses énormes poings ou de son défat sans en avoir reçu l’ordre. « Pourquoi nous ? Il y a sûrement d’autres contrebandiers dans les environs de San Telj. — Oui ou non ? » Bakmo se frotta la joue, signe chez lui de nervosité, lança un coup d’œil au cadavre d’Algor comme s’il en attendait un commandement, à défaut un conseil, puis son regard de bête traquée passa de l’un à l’autre des membres de l’équipage. Il avait lancé le chiffre de cinq millions de kolps au hasard, il n’y connaissait pas grand-chose en affaires. Les yeux exorbités et brillants de ses hommes le suppliaient d’accepter la proposition de la fille. La règle voulait que vingt pour cent des sommes gagnées aillent au capitaine, dix pour cent au second, et l’équipage se répartissait les soixante-dix pour cent restants après déduction des charges. Or, des dix millions de kolps promis par la fille, il n’y aurait que le carburant et la nourriture à déduire, probablement moins d’un million. Un dicton de l’espace disait que la fortune ne frappe qu’une fois au hublot. La vente de leurs cargaisons d’armes et d’objets d’art en provenance de différents mondes leur avait rapporté à peine de quoi payer leurs chambres d’hôtel et les filles (ou les garçons pour certaines femmes de l’équipage) qui se bradaient dans les ruelles crasseuses de San Telj. Ils ne gagneraient pas davantage avec le commerce des épices faouki et l’embarquement d’une poignée de passagers qui rechigneraient à payer plus de quinze mille kolps pour leur traversée. Neuf millions à se partager, une manne inespérée. Zidée ou Kaïfren, la destination n’avait aucune importance, l’espace était leur seule demeure. « Il me faudrait une avance, dit enfin Bakmo. — Deux cent mille kolps vous conviendraient ? » Le second se racla la gorge. « Cinq… Cinq cents. » Il lui fallait montrer à ses hommes qu’il était digne du grade de capitaine dont il avait hérité par le plus grand des hasards. La fille acquiesça d’un hochement de tête. « Quand pouvons-nous partir ? — Le temps de faire le plein, de procéder aux vérifications d’usage, disons dans une semaine locale. — Vous ne pouvez pas être prêts plus tôt ? — Trois joursK en travaillant jour et nuit. Et à condition que vous me remettiez l’acompte demain matin au plus tard. — Vous l’aurez. » Bakmo joignit les mains et s’inclina jusqu’à toucher de son front les extrémités de ses index, geste qui scellait un accord selon les usages spatiaux. La fille salua d’un mouvement de tête, sortit du bar et s’éloigna dans la rue écrasée de chaleur. Bakmo désigna le cadavre d’Algor. « Emmenez-le et brûlez-le. — Pourquoi elle l’a tué ? Elle était pas obligée, grogna Ely. — Tu vas pas me dire que tu regrettes ce salopard ? Tu n’es pas intervenu pour le défendre, ni moi, ni personne d’autre. — Elle nous en a pas laissé le temps. » Le navigateur claqua des doigts. L’inquiétude creusait encore son visage maigre surmonté d’une houppe de cheveux bruns entrelacés. Son nez en forme de bec, ses yeux ronds et noirs sans cesse en mouvement lui donnaient un air d’oiseau. « Elle l’a crevé comme ça ! Elle est pourtant pas épaisse. Moi, je dis qu’il y a de la sorcellerie là-dessous. — Pour dix millions de kolps, elle a tous les droits, y compris d’être une sorcière et de buter celui dont la tête lui revient pas. » Vilnea se présenta quelques heures plus tard avec les cinq cent mille kolps requis. Les hommes avaient incinéré le cadavre d’Algor dans le crématorium du quartier et ramené le grand Xafir dans sa chambre d’hôtel. Chargé des formalités avec la police locale, Le Futé, spécialiste en législation interplanétaire et négociateur attitré de l’équipage, avait prétendu que le capitaine du Parsal était tombé de lui-même sur l’angle d’un bar et s’était brisé les vertèbres cervicales. En vertu de la législation spatiale, le commandement du vaisseau revenait désormais au second Bakmo Seranter. La police avait enregistré sa déposition sans même essayer de l’interroger sur les circonstances de l’accident. La guerre et les émeutes qui secouaient régulièrement la ville mobilisaient son énergie et le sort du capitaine d’une bande de contrebandiers la laissait indifférente. « Il doit être sacrément important, ce type pour qui vous dépensez tout ce fric ! marmonna Bakmo en recomptant les jetons. — Pas seulement pour moi, répondit Vilnea. — Qu’est-ce qu’il a fait ? — Peu importe. Je vous demande seulement de me conduire sur Kaïfren. — Pourquoi Kaïfren ? — Il compte prendre un vol supraluminique pour le système de Gamma Bagvan, dans le bras du Sagicar. — Comment vous savez tout ça ? — J’ai interrogé l’employée de l’agence qui lui a vendu le billet. — Curieux pour un type traqué de faire autant de confidences à une simple employée. — Elle n’était plus une simple employée : ils ont passé deux moisK ensemble avant son départ. — La propulsion supraluminique n’est pas encore très fiable. Elle se base pour une grande part sur les propriétés quantiques, et il n’y a rien de plus aléatoire que le monde des quanta. — Comme les vaisseaux à pliure quantique, non ? — Si les gens savaient combien d’appareils, d’équipages et de passagers ont disparu corps et biens les premiers temps de la pliure ! Pour voler encore plus vite, les vaisseaux seront contraints de traverser des dimensions parallèles où s’appliquent d’autres constantes fondamentales et nul ne peut prédire exactement ce qui se passera. — Il courra le risque : il n’a pas d’autre choix. » Bakmo entortilla une mèche de sa chevelure brune autour de son index, un tic. « Qui vous file tout ce fric ? Me dites pas que vous l’avez vous-même gagné…» Les yeux gris de la jeune femme s’assombrirent. « Ne cherchez pas à le savoir. Je suis votre cliente, contentez-vous de me satisfaire. Il nous faudra combien de temps pour atteindre Kaïfren ? — Environ douze joursTO. — Alors ça nous laisse une chance d’arriver avant lui. Le vaisseau de la compagnie est parti il y a cinq jours et il lui en faut vingt pour franchir la distance. — Et si nous nous occupions tout de suite de la petite transaction dont nous étions convenus ? » Vilnea extirpa de nouveau le petit appareil noir de la poche de sa veste et demanda à Bakmo le code du compte bancaire où virer l’argent. Elle saisit sur le minuscule clavier la succession de chiffres et de lettres, puis la somme de dix millions de kolps (l’équivalent de deux millions de sols, la monnaie de référence dans les systèmes de l’OMH) et enfin son propre code de validation. Le transbank bourdonna quelques instants avant de cracher un jeton holographique d’environ un centimètre de diamètre, que Vilnea tendit au nouveau capitaine du Parsal. « Il vous suffira de présenter ce jeton dans n’importe quelle banque de l’OMH pour être payé. — L’ordre de virement mettra des mois à être effectué, peut-être même des annéesTO… — Le jeton fait office d’avance et d’ordre de paiement. La banque prélèvera son pourcentage, en général 0,5 %, puis se remboursera quand les fonds seront matériellement transférés. — Et si votre compte ne dispose pas des dix millions ? — L’appareil n’aurait pas accepté la transaction… Ah oui, j’ai oublié de vous préciser : il ne prendra effet que si j’entre un deuxième code. — Qu’attendez-vous pour le faire ? — D’être arrivée à bon port. — Qu’est-ce qui me prouve que vous tiendrez votre parole ? — Qu’est-ce qui me prouve que vous ne vous débarrasserez pas de moi dans l’espace ? Vous n’allez pas me reprocher de m’entourer de certaines garanties. La vie ne va pas sans risques, capitaine, il faut seulement savoir les minimiser. » Bakmo hocha la tête avec un sourire crispé et glissa le précieux jeton dans une poche de sa combinaison matelassée, dont il pressa soigneusement le système de fermeture à mâchoires. La navette terrestre d’alimentation se présenta à trois reprises pour faire le plein des réservoirs du Parsal. Dressé au milieu de la plaine écrasée de chaleur, protégé par une énorme bâche de la même couleur que les environs, le vaisseau avait fière allure avec sa proue effilée, sa carène légèrement bombée, ses hublots sertis sous le renfoncement de son toit en forme de cône, ses quatre pieds droits équipés d’échelles de secours, sa passerelle translucide et adaptable, ses tuyères légèrement incurvées, son bouclier thermique cabossé et noirci. Ely expliqua à Vilnea qu’il avait été conçu bien avant la pliure quantique et que York – l’ancien capitaine, le diable ait sa putain d’âme ! – l’avait fait modifier une dizaine d’annéesTO plus tôt afin de lui donner toutes les chances d’échapper aux concurrents mal intentionnés ou aux escadres douanières planétaires. Bakmo, déjà pénétré de son rôle de capitaine, négocia pendant deux heures le coût de la livraison avec les deux techniciens vêtus d’uniformes verts. Ils prétendaient que la guerre avait vidé les réserves de carburant de la planète et qu’en conséquence les tarifs avaient flambé. Bakmo leur rétorqua que les vaisseaux au départ de Faouk étaient tellement rares qu’ils devaient être bien contents de refourguer leur fichu résidu de carbone et qu’il le paierait le prix usuel, pas un kolp de plus. Ils finirent par tomber d’accord et le nouveau capitaine leur donna d’assez mauvaise grâce une partie des cinq cent mille kolps tout juste remis par Vilnea. Les quatre mécaniciens, dont deux femmes, travaillèrent jour et nuit pour effectuer les vérifications d’usage, puis on embarqua les vivres, les réserves d’eau, on nettoya les cabines, les salles communes, les ponts, on lava le linge de bord, on changea les joints des cuves d’oxygène remises à niveau, on testa à trois reprises le système de détection des sondes explosives spatiales, on renvoya sans ménagement un passager qui avait déjà réglé le quart de son vol et, enfin, on enfila les combinaisons noires frappées du Parsal, l’animal légendaire du système de naissance du premier capitaine du vaisseau. À l’issue d’un travail intensif de deux jours et trois nuits, Bakmo alla chercher Vilnea, qui se reposait dans son hôtel une dizaine de lieues plus loin, pour lui annoncer qu’ils étaient prêts à décoller. Comme, en tant que contrebandiers, ils n’avaient aucune autorisation à demander aux administrations planétaires, ils partiraient dès qu’ils auraient embarqué et essaieraient encore une fois d’échapper aux sondes explosives des armées zidéennes et de forcer l’espace aérien de Faouk. « À combien estimez-vous nos chances de passer ? » Le ronronnement du moteur du véhicule terrestre à chenilles souples avait contraint Vilnea à parler fort, à crier presque. Bakmo frotta du dos de la main sa joue hérissée de barbe. « Notre détecteur est programmé pour les sondes répertoriées, mais il se peut que les Zidéens en aient placé de nouvelles. La technologie évolue sans cesse, et vite. Disons cinquante-cinquante. — Je croyais que la pliure quantique évitait ce genre de désagrément. — Il faut être dans l’espace profond pour lancer la pliure. Sinon, la perturbation des particules élémentaires risquerait de foutre un sacré bordel sur l’étoile et les planètes du système. Peut-être même entraîner une réaction en chaîne et déclencher une explosion prématurée de l’étoile. » Bakmo but une gorgée d’eau au goulot d’une gourde, qu’il tendit ensuite à sa passagère ; elle la refusa d’un geste de la main. « Une petite question : je vous ai vu terrasser ce crétin de Xafir et ce monstre d’Algor avec une facilité étonnante, presque dérisoire. Vous n’êtes pourtant pas d’apparence très robuste. Où avez-vous appris à vous battre ? » Elle se tourna vers lui avec un petit sourire qui rehaussait ses pommettes et lui dessinait des ridules aux coins des yeux. « J’ai été formée dans une bonne école. — Il n’y a rien de… d’artificiel ou de surnaturel dans votre efficacité ? » Elle éclata d’un rire aux éclats tragiques. « Je ne suis pas une androïde et n’ai aucune connaissance dans le domaine de la magie, je suis une simple humaine. — Vous êtes un agent de l’OMH ? J’ai entendu dire qu’ils recevaient une formation très poussée en arts martiaux. — Nous avons tous nos petits secrets, capitaine. Permettez-moi de garder les miens. » Le véhicule traversait un paysage désertique hérissé d’arbres dont les branches grises et crevassées ne portaient aucune feuille. Les rayons de Tau du Kolpter arrosaient de lumière bleutée les rochers aux formes torturées et les collines aux sommets arrondis. Le pare-brise du véhicule tout-terrain n’empêchait pas le vent brûlant de souffler dans l’habitacle. « Bah, conclut Bakmo, y a plus un principe qui tienne dans l’espace, et nous avons une douzaine de jours pour faire plus ample connaissance. » CHAPITRE IV Albad : septième planète du système de Gamma Bagvan (bras du Sagicar), tellurique, ouverte depuis peu à la colonisation après une terraformation conçue et réalisée par la société AT (Autres Terres). Considérée comme la plus éloignée de Solar 2, le centre administratif de la Galaxie, elle a connu une progression lente liée à ses particularités climatiques et ses faibles ressources aquatiques. Les pionniers se sont répartis en colonies plus ou moins importantes autour des rares points d’eau (de chaque côté de la chaîne des Optes principalement, d’où coulent des rivières comme la Braul ou la Jargue). Le gouvernement espère que les colonies trouveront de nouvelles nappes dans les profondeurs du sol et développeront les cultures et la végétation qui favoriseront, en retour, les précipitations. Pour l’instant, les conditions restent rudes pour ces hommes et ces femmes qui mènent une vie austère. Les colonies sont en effet souvent régies par une morale très stricte et les moindres débordements sont sévèrement réprimés. Quant aux ENHA découvertes sur Albad, personne n’a encore réussi à percer leur mystère, ni les spécialistes dépêchés par le Parlement de NeoTierra (peu d’entre eux acceptent de se rendre dans le bras lointain du Sagicar), ni les experts locaux. On ne note toutefois aucun conflit entre les espèces non humaines et les communautés de colons. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. GAMMA BAGVAN se couchait en semant derrière lui des stries brunes et rougeâtres. Klarel Watzer se retourna et contempla les lumières de la colonie Mussina. Emportée par ses pensées, elle avait marché plus loin que d’habitude entre les rochers torturés des contreforts des Optes. En contrebas, la nuit naissante cernait le plateau. Klarel n’avait pas envie de rentrer à la maison. Elle fuyait la compagnie de ses trois frères et de sa sœur, supportant de plus en plus mal les remarques de ses parents sur son âge – vingt-deux annéesA, soit presque vingt-cinq en temps originel – et la nécessité de trouver un mari avant que la collectivité ne lui en impose un. Malgré leurs regards admiratifs ou implorants, les garçons ne l’intéressaient pas. Elle s’assit sur une grosse pierre et dégrafa le haut de sa robe, laissant l’air tiède sécher sa peau. La colonie Mussina occupait désormais un carré approximatif de quinze kilomètres de côté. Bordée à l’ouest par la chaîne des Optes et au sud par la Braul, une rivière paresseuse que la chaleur torride et prolongée avait en grande partie asséchée, elle s’était considérablement développée ces dernières années, au point que les maisons en pierres rouges débordaient sur les champs irrigués. Même si son expansion avait été gelée une cinquantaine d’annéesA plus tôt, des familles affluaient sans cesse des régions moins favorisées et construisaient sans autorisation leurs logements et leurs dépendances en périphérie de la colonie. On avait essayé de les chasser les premiers temps, mais, malgré le recours à l’intimidation et à la force, on avait dû se résigner à voir les nouveaux arrivants proliférer et menacer l’équilibre alimentaire et sanitaire de Mussina. Plus loin, tout autour du plateau perché à une hauteur de deux mille mètres, s’étendait le territoire des habitants originels de la planète, les Froutz – ainsi appelés parce que la fillette qui les avait aperçus la première fois était revenue en criant que des créatures horribles lui avaient fichu une « grosse froutttzzz ». Guidés par la fillette, les hommes de la communauté avaient exploré les environs. Comme ils n’avaient pas découvert la moindre trace de vie, ils en avaient conclu que la petite était dotée d’une imagination délirante et avaient vaqué à leurs occupations jusqu’à ce que d’autres gosses déclarent avoir aperçu des monstres dans les contreforts de la chaîne des Optes. Alerté, le gouvernement central avait dépêché sur place des spécialistes en ENHA (espèces ni humaines ni animales), qui avaient réussi à entrevoir les Froutz (les enhalogues avaient spontanément adopté l’onomatopée dont se servaient les habitants de Mussina pour désigner les créatures originelles de la planète Albad). Leur rapport établissait que les Froutz avaient probablement une forme de langage, de pensée et d’intelligence dont les clefs restaient pour l’instant inconnues, qu’ils ne présentaient apparemment aucun caractère de dangerosité et que, conformément aux lois de l’OMH, auquel le système de Gamma Bagvan souhaitait adhérer, un territoire leur serait alloué et interdit à la colonisation. Deux spécialistes étaient restés sur place afin de déterminer le périmètre de la réserve et tenter d’entrer en communication avec l’espèce non humaine. Ils étaient repartis au bout de cinq années planétaires sans avoir réussi à percer son mystère, donnant seulement au conseil de la colonie l’ordre de faire respecter les frontières. De temps à autre, un appareil gouvernemental se posait au milieu des maisons en soulevant un épais nuage de poussière ocre et un délégué en descendait, menton et ventre gonflés d’importance, pour s’assurer que les Mussinans n’avaient pas violé le traité – ce à quoi un ancien du conseil avait rétorqué qu’un traité décidé par une seule des deux parties n’était pas un traité, qu’il fallait plutôt parler d’une décision unilatérale, et même autoritaire puisqu’elle émanait d’un gouvernement basé à plus de cinq mille kilomètres des lieux. Le conseil de la colonie pestait de plus en plus souvent contre les planqués de Simer, la capitale d’Albad. Ils ne se rendaient pas compte, là-haut, qu’on n’aurait bientôt plus assez de terres et d’eau pour nourrir une population sans cesse grandissante, qu’on devait rapidement s’étendre et, donc, rogner tôt ou tard sur le territoire des non-humains. La famille Watzer était arrivée cinq ansA plus tôt à Mussina. Bien que son bétail eût été égorgé et sa maison incendiée à trois reprises, elle s’était implantée avec un courage et une obstination qui avaient fini par forcer l’admiration de ses voisins. L’énergie et la bonne humeur communicative de Gero, le père, les dons de guérisseuse de Magadina, la mère, leur avaient valu d’être admis comme membres à part entière de la communauté et invités aux assemblées, aux fêtes, aux rituels. Ils s’étaient d’abord installés sur une plaine en friche de l’hémisphère nord, mais les épouvantables conditions climatiques et les invasions incessantes d’insectes minuscules et destructeurs les avaient poussés à émigrer vers le sud et à rejoindre la colonie Mussina, la plus grande et la plus renommée des communautés disséminées de part et d’autre de la chaîne des Optes. Leurs enfants étaient désormais parfaitement intégrés aux groupes de garçons et de filles qui allaient à l’école ou entraient en apprentissage. Klarel préférait la solitude et la rêverie à la compagnie des Mussinans de son âge. Une fois ses tâches terminées, elle partait pour sa promenade quotidienne dans le massif des Optes et n’en revenait qu’à la nuit tombée. Elle ne comprenait toujours pas pourquoi ses parents avaient quitté Thorm, leur planète d’origine. Le voyage, effectué à bord d’un vaisseau à propulsion classique, avait duré près de quatre-vingts ansTO. Les ralentisseurs métaboliques leur avaient permis de ne perdre que dix ans de leur vie biologique. Partie à trois ans, Klarel en avait treize lorsque le vaisseau avait atterri sur Albad. Elle avait eu l’impression d’émerger d’un interminable rêve. Même si les souvenirs qu’elle gardait de Thorm, odeurs, lumières, bruits, restaient flous, elle se rendait compte que la vie n’était pas meilleure ici que là-bas. Ils trimaient comme des bêtes de somme, ils avaient adopté les coutumes rigides des voisins pour ne plus subir leurs brimades, ils vivaient en permanence sous le regard inquisiteur des anciens du conseil. Les espérances de ses parents, ouvriers agricoles sur leur monde d’origine, s’étaient fracassées sur les réalités d’une planète hostile et d’une société pesante. Un voisin avait expliqué au cours d’un dîner que seules les colonies menées d’une main de fer avaient des chances sérieuses de se développer. Les exemples étaient légion de ces communautés que leurs mœurs relâchées avaient conduites au désastre. S’ils n’étaient pas régis par une morale stricte impitoyable, les pionniers se transformaient en bêtes féroces, les familles se défaisaient, les règlements de comptes se multipliaient, les champs restaient en friche. Bientôt arriverait de Simer un petit appareil qui servirait à mesurer le degré de moralité des Mussinans. Quiconque refuserait de le porter serait aussitôt banni de la colonie. « Quel genre d’appareil ? » avait demandé Magadina, inquiète. L’homme avait haussé les épaules. « Je ne sais pas exactement. J’ai juste entendu un membre du conseil parler d’un truc qui piège vos pensées. » Klarel arriva devant la clôture brillante qui délimitait le territoire des Froutz. La plupart des enfants de la communauté l’avaient un jour ou l’autre franchie, par jeu, par bravade ou par étourderie. Ils en avaient été quittes pour un léger choc provoqué par l’activité magnétique et une immense frayeur qui les avaient poussés à revenir au plus vite sur leurs pas. Même si les enhalistes estimaient les Froutz pacifiques, inoffensifs en tout cas, les non-humains continuaient de susciter des craintes irrationnelles dans l’esprit des plus jeunes, un peu comme les monstres ou les animaux féroces des contes. Projetées par des émetteurs répartis tous les kilomètres, les émanations lumineuses de la clôture flottaient entre les rochers et les arbustes qu’elles escamotaient par endroits. Leur grésillement à peine perceptible et les murmures du vent ne parvenaient pas à troubler le silence paisible de la nuit tombante. Klarel eut la soudaine sensation d’être observée et se retourna : l’obscurité de plus en plus dense occultait les lumières de la colonie en contrebas. Le mouvement d’une silhouette à quelques mètres d’elle la fit tressaillir. Elle remonta les pans dégrafés de sa robe et les reboutonna en hâte avant de reculer d’un pas. L’activité magnétique de la clôture lui agaça la nuque et le cou. La silhouette se détacha des ténèbres, s’avança vers elle et pénétra dans le halo de clarté émis par la clôture. Elle reconnut Sargor, le fils de ce voisin qui avait péroré sur la nécessité d’observer une morale stricte dans les colonies. Un garçon d’une vingtaine d’années aux épaules larges, au regard obtus, à la respiration forte et saccadée. Il s’approcha avec un sourire qui découvrait largement sa gencive supérieure et déformait son visage déjà ingrat. Ses cheveux bruns tombaient en mèches inégales sur son front barré d’une ride profonde. Son air était vaguement menaçant. Klarel n’avait pas dû échanger plus de cinq mots avec lui, mais elle avait remarqué qu’il ne cessait de la regarder lorsqu’ils se croisaient. La peur se ficha profondément dans sa poitrine et son ventre. Il ne servait à rien d’appeler : personne ne pouvait les entendre. Elle glissa machinalement la main dans l’une des poches de sa robe à la recherche d’un couteau ou d’un quelconque objet à la pointe dure, se souvint qu’elle avait vidé ses poches avant de partir en promenade. « C’est ce genre de truc que tu cherches, Klarel ? » Une lame scintilla au bout du bras tendu de Sargor, le sluss, le poignard traditionnel des hommes de la colonie. On le leur remettait solennellement à la fin de la cérémonie de la Traversée, qui célébrait le passage de l’adolescence à l’âge adulte. D’une solidité à toute épreuve, légèrement courbé, il servait aussi bien à égorger les animaux qu’à couper les fechs, les buissons épineux qui, à la fin de la saison chaude, proliféraient dans les champs cultivés – leurs branches taillées, séchées et entrelacées étaient utilisées pour les toitures des étables et des autres dépendances. « Qu’est-ce que tu veux ? » Sargor garda le bras tendu et le sluss pointé sur Klarel. « Un petit tête-à-tête avec toi. » Elle frissonna. « Ici ? — On y est tranquilles, non ? Et puis c’est là que tu viens presque tous les jours. — Tu m’as suivie ? » Sargor frotta de son autre main son cou puissant et tanné par les rayons de Gamma Bagvan. « C’est la première fois que tu vas si loin. D’habitude, tu retournes à la colonie avant d’être arrivée à la clôture. — Et c’est ce que je vais faire maintenant. » Refoulant sa panique galopante, Klarel se dirigea d’un pas décidé vers l’entrée du sentier. Sargor la saisit par le bras et la plaqua contre lui. Son odeur forte, fauve, masqua les senteurs minérales et végétales éparpillées dans la nuit. Elle tenta de se dégager, crut que la main puissante de son vis-à-vis lui broyait les muscles, y renonça après avoir compris que ses efforts ne serviraient qu’à renforcer la douleur. « Il est grand temps que tu prennes un mari, Klarel. » L’haleine chaude et fétide de Sargor lui frappa les lèvres et le menton. Il avait un corps massif et vigoureux, comme tous les hommes de la colonie. « Ça ne te regarde pas ! — Ça fait dix annéesA que j’attends. J’ai refusé toutes les filles auxquelles mes parents voulaient me marier. Je ne voulais que toi. Il y a maintenant un bon bout de temps que j’ai accompli la Traversée. On vieillit, il est temps de régulariser la situation. — Lâche-moi, tu me fais mal ! — Je suis ton mari. — Tu n’es rien du tout, gémit Klarel. Je n’ai pas l’intention de me marier avec toi. » La lame posée sur son cou s’enfonça dangereusement. « Alors tu vas mourir. » La terreur déploya ses tentacules glacés dans le corps de la jeune femme. « Tu seras jugé et exécuté si tu me tues. » Les éclats du rire de Sargor se brisèrent sur les rochers environnants. « Faudrait pour ça qu’ils trouvent ton corps. Crois-moi, il n’en restera pas grand-chose quand j’en aurai fini avec toi. — Tu… Tu ne me tuerais pas si tu m’aimais vraiment. — Hors de question que je te laisse à un autre. — Je n’ai pas l’intention de me marier du tout. » La pression de Sargor se resserra encore sur le bras de Klarel. « Tes parents te marieront un jour, de gré ou de force. Aucun ventre de femme ne reste stérile dans la colonie. — Lâche-moi. — Donne-moi ta réponse d’abord. » Elle hésita une poignée de secondes. Elle aurait pu mentir pour gagner du temps, mais tout son être se révoltait à la perspective de prononcer les mots qu’il attendait. La mort était mille fois préférable à une promesse fallacieuse donnée à un homme tel que Sargor. « Je ne serai jamais à toi, dit-elle dans un souffle. Jamais. — Ah oui ? grogna-t-il. Eh bien, moi je te dis que tu le seras au moins une fois. » Il commença à déchirer sa robe à coups de sluss. Elle se débattit avec l’énergie du désespoir. Rendu furieux par ses contorsions, tremblant de rage et de désir, il taillada indifféremment dans le tissu et la peau de sa proie. Il avait perdu toute maîtrise, comme les bovs mâles, qui, quelques secondes avant d’être amenés devant les femelles, deviennent fous, incontrôlables. Le silence, prédateur à l’affût, buvait avidement les gémissements de Klarel et les ahanements de Sargor. Elle s’effondra sur la terre dure, vêtue de quelques lambeaux de tissu collés à sa peau par le sang. Elle l’aperçut au-dessus d’elle, ombre massive et menaçante, roula sur elle-même et s’écorcha aux arêtes des pierres. Elle n’eut pas le temps de se relever. Il la cloua au sol en pesant sur elle de tout son poids. Elle poussa un long cri de désespoir et tourna la tête vers la barrière magnétique pour esquiver son souffle chaud. C’est alors qu’elle les vit. Une dizaine de créatures se tenant de l’autre côté des impulsions lumineuses. Pas très grandes, immobiles, silencieuses. Sans en avoir jamais vu de près ou de loin, elle sut instantanément que c’étaient des Froutz. Elle oublia un instant Sargor qui s’agitait en grognant sur elle. Un calme étonnant se diffusait en elle, chassant ses douleurs et ses peurs. Elle cessa de se débattre et, prise de vertige, ferma les yeux quelques secondes. Lorsqu’elle les rouvrit, les créatures avaient disparu, Sargor était allongé sur le dos et inerte tout près d’elle, le pantalon baissé à mi-cuisses. Le sluss gisait dans la poussière deux mètres plus loin. Elle se redressa et, malgré ses plaies, malgré sa frayeur et son dégoût, elle s’approcha de lui. Le visage de son agresseur était figé dans une sérénité qui estompait sa grossièreté. Reproduisant les gestes de sa mère lorsqu’elle recevait les malades, elle posa les doigts sur son poignet et tenta de percevoir son pouls tout en se disant qu’elle ferait mieux de s’enfuir avant qu’il ne revienne à lui. Elle n’en aurait pas besoin : le cœur de Sargor ne battait plus. Elle jeta un regard alentour ; rien d’autre que les émulsions lumineuses et les frémissements des buissons sous la brise nocturne. Elle attendit que s’apaisent sa propre respiration, son propre rythme cardiaque, avant de se relever. Chancelante, elle s’examina à la lueur de la barrière magnétique. La lame l’avait entaillée au niveau des hanches, du ventre et des côtes. À première vue, les blessures n’étaient pas profondes. Le sang commençait à coaguler en s’agglutinant à la poussière. Il suffirait de les nettoyer avec de la teinture-mère avant qu’elles ne s’infectent. Sa mère utilisait également des petits insectes rampants, les varages, qui mangeaient les tissus nécrosés et favorisaient la cicatrisation. Elle se demanda comment se justifier devant ses parents de ses blessures, des taches de sang, des déchirures de sa robe et de la mort de Sargor. Les anciens du conseil de Mussina n’appliquaient qu’une seule sentence pour ceux qu’ils jugeaient coupables : la peine capitale. Et même si elle n’était pour rien dans le trépas de son agresseur, ils subiraient la pression du père de Sargor et l’accuseraient d’avoir séduit et attiré le jeune homme loin de la colonie. Elle avait assisté à plusieurs exécutions publiques, et le regard désespéré des condamnés marchant vers la potence continuait de la hanter. Elle vérifia une nouvelle fois que Sargor ne respirait plus, ramassa les vestiges de sa robe et tenta de s’en vêtir. Ses pensées dansaient une sarabande effrénée sous son crâne. Elle pouvait dissimuler le cadavre, mais il lui était impossible de regagner la maison familiale sans croiser quelqu’un. Elle resta un moment indécise, consciente que, si elle ne rentrait pas rapidement, ses parents déclencheraient l’alerte. Des équipes d’hommes armés de faux, de haches ou de fourches se formaient régulièrement à la tombée de la nuit pour partir à la recherche d’un enfant ou d’un animal égaré. Ils exploraient parfois la réserve des Froutz, violant la frontière et le traité avec la bénédiction du conseil. La chaîne des Optes recelait un certain nombre de dangers, buissons aux épines toxiques, terre mouvante, brusques émanations d’hydrogène sulfuré, créatures ENHA dont on ne mesurait pas le degré de férocité, et les hommes revenaient de certaines expéditions en portant un cadavre à demi rongé. Klarel noua entre eux les lambeaux de sa robe et, à regret, prit le chemin de la colonie. Elle lança un regard au corps de Sargor avant de s’engager dans le sentier. Elle ne mentirait pas. Tant pis si la vérité lui coûtait la vie. Elle soutiendrait le regard glacé du père de Sargor. Même s’il affirmait le contraire devant le conseil, il saurait dans son cœur que son fils avait transgressé les règles de la colonie, il saurait qu’il avait engendré un monstre. « Mon Dieu, Klarel », balbutia Magadina Watzer. Lorsque Klarel était entrée dans la pièce principale, la stupeur avait arrondi les yeux de ses parents, de ses frères et de sa sœur, répartis autour de la grande table rectangulaire. Elle avait alors raconté d’une traite ce qui lui était arrivé en omettant seulement la présence des Froutz. Elle ne tenait pas à ce qu’on la croie folle. Gero, le père, s’était levé, très pâle, s’était muni de son sluss et dirigé vers la porte. « Où est-ce arrivé, exactement ? — Tout près de la clôture magnétique en suivant la direction de l’étoile Ahour Mazdan. — Qu’est-ce que tu fichais là-bas ? — Je ne me suis pas rendu compte que j’étais allée plus loin que les autres fois. » Gero hocha la tête. Son visage d’habitude jovial s’était métamorphosé en un masque blême et dur. « Tout ça ne serait pas arrivé si tu nous avais écoutés et que tu t’étais mariée. » Il alluma sa lampe torche et sortit. « Tu veux que je vienne avec toi, papa ? demanda Nando, l’aîné des garçons. — Pas la peine ! » La voix de Gero s’éloignait rapidement. « Ne bougez pas de la maison jusqu’à ce que je sois revenu. » Magadina entraîna sa fille dans la salle d’eau et referma soigneusement la porte derrière elles. Elle examina les plaies à la lueur des lampes magnétiques, les nettoya avec un tissu imbibé d’eau, puis elle les enduisit d’un onguent aux senteurs d’herbe fraîche qu’elle avait elle-même confectionné. La légère sensation de brûlure s’estompa bientôt. « Tu es bien certaine que tu n’as rien à te reprocher ? demanda Magadina en plongeant son regard clair dans celui de sa fille. — Maman, tu ne me crois pas ? » La mère de Klarel marqua un temps de silence, la tête légèrement penchée sur le côté. Une couronne de cheveux blancs était posée sur son visage déjà fané. Elle portait une robe grisâtre maintes fois ravaudée et des chaussures de cuir épais craquelé. Klarel ne se souvenait pas l’avoir vue porter une autre tenue, même pour les fêtes. « Tu es une femme, et les femmes ont toujours plus à prouver que les hommes. Je sais aussi que Sargor n’était qu’un vaurien, mais son père se débrouillera pour en faire un saint homme et te coller sur le dos la responsabilité de sa mort. — C’est moi qui ai reçu les coups de couteau, pas lui. — Il prétendra que tu les as donnés toi-même pour faire croire qu’il était l’agresseur. » À l’aide d’une serpillière, Magadina essuya les taches de sang sur le sol de la salle d’eau. « Il ne porte pas une seule trace de coup de sluss. On verra bien qu’il est mort d’autre chose. » Magadina, accroupie, suspendit ses gestes et tourna la tête vers sa fille. « Est-ce qu’il t’a… — Il n’en a pas eu le temps. — Quelqu’un t’a vue quand tu es rentrée ? — Un groupe de gosses m’a accompagnée jusqu’à la porte de la maison. » Magadina secoua la tête d’un air lugubre avant de passer de nouveau la serpillière sur les dalles de terre cuite de la salle d’eau. Épuisée, Klarel se coucha sans manger dans la chambre qu’elle partageait avec sa petite sœur Iztel. Une fois allongée dans le lit, elle essaya de se remémorer les créatures entrevues de l’autre côté de la clôture magnétique ; en vain, elle ne parvenait pas à reconstituer les détails. Elle s’endormit rapidement et son sommeil se peupla de cauchemars. Un grincement de porte et une lumière vive la réveillèrent brutalement au cours de la nuit. Ses blessures l’élancèrent lorsqu’elle se redressa. Son père entra dans la chambre, sentant la sueur et la terre sèche. Ses bottes de cuir étaient couvertes de poussière rouille. Ses yeux s’étaient creusés et son visage évidé, comme s’il n’avait plus que la peau sur les os. « J’ai fouillé sur une bonne dizaine de kilomètres le long de la clôture, je n’ai trouvé aucun corps. » Le visage chiffonné d’Iztel émergea du lit voisin. « Que s’est-il réellement passé, Klarel ? insista Gero. — Exactement ce que je vous ai dit. » Gero écarta la main. Un sluss souillé tenait en équilibre sur sa paume. « C’est bien celui de Sargor, ses initiales sont gravées sur le manche. » Klarel faillit parler des Froutz, elle se ravisa au dernier moment. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle préférait garder secrète cette vision dont, de surcroît, elle n’était pas certaine. « Voilà ce qu’on va faire, reprit son père. Tant qu’on n’aura pas retrouvé le corps de Sargor, tu tiendras ta langue. Si on te demande pourquoi tu étais dans cet état, tu diras que tu es tombée dans un buisson d’épines. Compris ? » Klarel se réveilla comme chaque jour avant le lever de Gamma Bagvan. L’onguent de sa mère ayant accéléré la cicatrisation de ses plaies, elle ne ressentait pratiquement plus aucune douleur. Elle inspecta sa chemise de nuit, qu’aucune tache de sang ne souillait, enfila la robe que sa mère avait posée sur la chaise à côté de son lit et vaqua à la première de ses tâches matinales, la préparation du petit-déjeuner pour ses frères et sa sœur, qui partaient ensuite à l’école ou à l’atelier de leur maître. Elle se persuada qu’elle n’avait pas rêvé en observant quelques secondes l’une de ses blessures. Lorsqu’elle ouvrit la porte pour aérer la maison, elle vit Sargor debout dans la rue qui la regardait fixement avec un sourire énigmatique. CHAPITRE V La tragédie mumjing : à BeïBay, capitale planétaire de NeoTierra et siège de l’OMH, s’est développée une forme de théâtre qui, au fil des siècles, a pris le nom de tragédie mumjing. Elle se distingue des autres formes de théâtre par la présence d’un chœur imposant qui est considéré comme un acteur à part entière. Certaines recherches archéologiques ont démontré que ce système était déjà employé dans des temps très reculés, puis qu’il était tombé en désuétude avec l’avènement des fosses de projection en relief. La tragédie mumjing se caractérise également par ses thèmes, qui concernent presque exclusivement le pouvoir, ses excès et ses déchirements. Le spectacle est toujours grandiose avec des décors et des costumes somptueux. Les théâtres sont si bien conçus sur le plan de l’acoustique que les acteurs n’ont jamais à forcer leur voix pour se faire entendre de tous les spectateurs. Un autre fait important à noter : les auteurs et les comédiens de la tragédie mumjing estiment que le système des représentations multiples, courantes dans les autres formes de théâtre, galvauderait leur art. Les pièces ne sont donc jouées qu’une seule fois. Des séances uniques auxquelles se pressent tout ce que BeïBay compte de personnalités. Certains tragédiens sont devenus si célèbres qu’ils exercent une influence directe sur les décisions prises dans les couloirs et le grand amphithéâtre du Parlement universel. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des arts. … l’HOMME qui me fixait de ses yeux étroits et plissés était infiniment vieux, sans doute près de deux cents annéesTO. Vêtu d’une veste et d’un pantalon blancs fripés, il semblait sur le point de défaillir à chaque expiration. L’appartement d’Odom Dercher, perché au dix-septième étage d’un immeuble chic du Satsang, ressemblait à une caverne fabuleuse – il serait plus exact de dire un grenier poussiéreux surchargé d’antiques livres et d’objets de toutes sortes. Les diffuseurs de parfum ne parvenaient pas à masquer l’odeur indéfinissable qui régnait dans les lieux, un mélange de renfermé, de moisissure et de ménagerie. Odom m’avait accueillie avec un sourire embarrassé et ces quelques mots : « Bienvenue dans l’antre d’un vieux célibataire. Pardonnez le désordre : je ne peux pas employer d’anger. Mes archives sont trop fragiles et précieuses pour être confiées à un androïde ménager. » Je n’étais pas bien réveillée. L’intérieur de mes yeux me piquait, signe chez moi de fatigue ou de mauvaise humeur. J’étais en phase de descente des accélérateurs cérébraux, j’avais l’impression de fendre un air plus épais que de la boue. Aussi n’avais-je pu retenir une moue de déception lorsque Odom m’avait conduite dans la pièce où se tenait le vieil homme, assis dans un fauteuil au cuir craquelé. J’avais, à demi endormie dans la libulle qui m’emportait dans la nuit de BeïBay, imaginé un être au mystère attirant, un guerrier dont la puissance et la beauté m’auraient entraînée à l’autre bout de la Voie lactée, je me retrouvais devant un vieillard au regard vitreux et à l’allure misérable. J’ai frissonné et reboutonné le gilet orné de broderies que j’avais passé par-dessus ma robe en tissand. Odom s’est placé entre le vieil homme et moi. « JiLi, médialiste du Canal 45, qui enquête sur la Fraternité du Panca. Alcyor Mannea, frère du Panca…» J’ai failli demander à Odom où il avait pu dénicher un débris pareil, je me suis contentée de tendre la main pour serrer celle, sillonnée de grosses veines et maculée de taches noires, du vieil homme. J’ai contenu mon envie de tourner les talons et de regagner mon appartement. Quelques heures de sommeil ne seraient pas de trop pour dissiper les effets secondaires des accélérateurs cérébraux. « Je croyais… enfin… que les frères du Panca étaient liés par le secret, ai-je fini par bredouiller. — Pourquoi vous intéressez-vous à notre organisation, mademoiselle ? » Il m’avait posé exactement la même question qu’Odom, mais autant la voix du mythologue m’avait charmée sur la terrasse du restaurant du Satsang, autant celle du vieil homme m’a fait l’effet d’une lame ébréchée et rouillée. « C’est simple : mon supérieur m’a commandé un reportage sur la Fraternité du Panca, et, comme je suis une bonne employée, je m’exécute. » Je me suis rendu compte que je parlais avec hargne et me suis ressaisie, me souvenant d’un principe fondamental de notre métier : n’avoir aucune idée préconçue sur un informateur ou un événement. Alcyor Mannea s’est levé et avancé vers moi d’une allure chancelante. Ses os craquaient à chacun de ses mouvements. « La Fraternité du Panca m’a volé ma vie », a-t-il repris après avoir poussé un interminable soupir. Son haleine fétide a escamoté quelques secondes l’odeur de renfermé de l’appartement d’Odom Dercher. J’ai détourné la tête et laissé errer mon regard sur les rayonnages qui tapissaient les murs de la pièce : s’y côtoyaient les livres aux dos creusés ou bombés, des dossiers débordant de feuilles de papier mal ajustées, des boîtes contenant des disques en ADN de synthèse, d’anciens ordinateurs à reconnaissance cellulaire et un appareil que j’ai identifié comme une machine à graver dans les alliages les plus durs. « Comment ça, volé ? ai-je fini par demander. — Je suis entré au service de la Fraternité à l’âge de seize ans, j’ai reçu le cakra, le disque de feu, et l’âmna, l’implant vital, je lui ai consacré toute mon existence, je n’ai pas fondé de famille, je me suis appuyé sur chacun des cinq piliers, tout ça pour quel résultat ? » Il s’est encore approché de moi comme s’il voulait m’enfoncer ses mots dans le crâne. Je me suis reculée et heurtée au rayonnage derrière moi. J’ai entrevu des lueurs amusées dans les yeux clairs d’Odom. J’ai posé la première question qui me passait par la tête. « Vous avez quel âge au juste ? — Je viens d’un monde où l’on vit longtemps. J’ai atteint mes deux cent vingt-six ansTO il y a deux mois. Question de génétique. J’ai sacrifié deux cent dix années de ma vie pour une organisation qui, sans doute, n’existe plus. » Son visage ridé s’est changé en un masque des tragédies mumjings. « A-t-elle même un jour existé ? est intervenu Odom. — Lorsque j’ai reçu mon implant, je crois me souvenir avoir perçu un murmure au fond de moi. Comme si on me parlait depuis l’autre bout de l’univers. On me demandait de m’installer dans le système de Solar 2 et d’y attendre la prochaine communication. J’ai donc quitté mon maître, je me suis installé sur NeoTierra. Ça fait maintenant deux cent dix ansTO que j’attends. Ma vie n’aura été qu’un lent glissement vers la vieillesse et la mort. » Odom nous a proposé du thé rouge de l’Araosing, la chaîne montagneuse où le fleuve Arao prend sa source. Je me suis empressée d’accepter en me disant qu’il m’aiderait à supporter l’haleine méphitique d’Alcyor Mannea. Notre hôte s’est éclipsé dans la cuisine. Le vieil homme s’est rassis dans le fauteuil. Je me suis installée dans le canapé aux ressorts fatigués qui lui faisait face. À en juger par son intérieur, Odom Dercher était l’exact contraire d’un matérialiste, un trait de caractère qui me l’a rendu définitivement sympathique. « Vous voulez dire que vous vous êtes engagé dans cette organisation sans avoir aucune preuve de son existence ? — La confiance, ou la foi, est l’un des cinq piliers de la Fraternité. Mon maître était mon seul contact. J’ai eu confiance en lui. Il m’a dit que la Fraternité pouvait m’appeler à tout moment et m’a ordonné de me tenir prêt, en toutes circonstances. — Vous n’avez aucune idée de la planète ou du système où siège votre organisation ? » Alcyor Mannea a secoué la tête d’un air las. J’ai cru entrevoir des larmes au coin de ses yeux. « Le secret est le deuxième pilier. — Ce qui veut dire que, même si vous le saviez, vous ne me le diriez pas. Et ce qui rend notre conversation parfaitement inutile. — Je ne m’estime plus lié par le secret. — Depuis combien de temps ? » Il a hésité quelques secondes avant de répondre. « Odom a contacté tous ses confrères mythologues à propos du Panca. L’un d’eux est un de mes amis et il m’a aussitôt prévenu. Alors j’ai pris ma décision. Puisque la Fraternité m’a oublié, puisque ma vie n’a servi à rien, autant essayer de me rendre utile une dernière fois. — Si vous ne savez rien, je ne vois pas en quoi vous pouvez m’être utile ! » L’agressivité avec laquelle j’ai lâché ces mots a provoqué une grimace de réprobation chez mon interlocuteur. J’avais une irrésistible envie de me glisser dans mes draps, de fermer les yeux et de tout oublier, OldEran et ses allusions graveleuses, Odom Dercher et son invraisemblable capharnaum, Alcyor Mannea et son insupportable haleine… Puis Odom est revenu avec un plateau qu’il a posé sur une table basse déjà encombrée de feuilles éparses et noircies de notes, et le parfum entêtant du thé d’Araosing m’a rendu instantanément ma bonne humeur et ma combativité. « Vraiment désolé de vous avoir réveillée si tôt », a-t-il glissé avec un sourire contrit. Il avait l’art et la manière de désamorcer les colères, une qualité rare pour un homme. « Comme le dit OldEran, mon supérieur à Canal 45, un bon médialiste n’a pas d’horaires », ai-je soupiré. Alcyor a consulté sa montre à double cadran, l’un indiquant le temps originel de Solar 2, et l’autre le temps de son monde natal. « Si je veux garder une chance de respirer une dernière fois l’air de ma planète, je dois être à l’astroport dans un peu moins de deux heures. — Vous habitez loin du système de Solar 2 ? — Environ quatorze parsecs. Cinq mois de trajet à bord d’un vaisseau à pliure quantique. Mes rares amis m’ont avancé l’argent. » Alcyor a craché un petit rire aux éclats amers et blessants. « Avancé n’est pas le bon mot. Je n’aurai jamais l’occasion de le leur rembourser. Je ne suis déjà pas certain d’arriver vivant au bout du voyage. » Odom a servi le thé. Je n’ai pas attendu qu’il refroidisse avant d’en boire une gorgée. La saveur brûlante s’est déployée sur ma langue, dans mon palais, et a fini de me réveiller. « Vous avez dit tout à l’heure que vous avez eu envie de vous rendre utile une dernière fois, ai-je repris. Comment ? » Il a levé sa tasse en tremblant et bu à son tour du bout des lèvres avec d’infinies précautions. « Lorsque mon ami mythologue m’a appris qu’un grand média s’intéressait à la Fraternité, j’ai pensé que l’occasion se présentait de mettre un beau point final à la farce de ma vie. — Comment ? ai-je insisté. — En vous confiant l’objet que j’ai précieusement gardé sur moi durant toutes ces années. » Il a glissé la main dans l’échancrure de sa veste. J’ai ressenti un frisson d’excitation, le frisson qu’au Canal 45 nous appelons le POM (préliminaire à l’orgasme médiatique). Il a brandi un cercle métallique brillant d’environ trente centimètres de diamètre et de dix d’épaisseur. J’ai remarqué la fente d’une largeur approximative d’une main sur la tranche. Au centre du cercle, un motif en relief évoquait un animal. « Le cakra, a murmuré Alcyor Mannea. L’arme des frères du Panca. Je ne l’ai jamais montré à personne. — Comment fonctionne-t-il ? » ai-je demandé. Je continuais de frissonner, je tenais mon bout de fil, je ne devais le lâcher sous aucun prétexte si je voulais dévider la pelote entière. « Une arme organique, a répondu le vieil homme. Lorsqu’elle accomplit la symbiose, elle crache des cercles de feu qui ne laissent aucune chance à ceux qu’ils touchent. » Bravant l’haleine de mon vis-à-vis, je me suis penchée vers lui pour mieux observer le cercle métallique. L’animal gravé au centre portait cinq cornes sur le sommet du crâne et cinq ailes réparties sur les flancs et la queue. Je n’ai remarqué ni cran de sûreté ni détente, ni aucune autre pièce caractéristique des défatomes et autres armes à ondes. « C’est efficace ? » Alcyor Mannea a haussé les épaules. « Je n’ai jamais eu l’occasion de m’en servir. — Je suppose que cette fente sert à quelque chose…» Il a glissé son autre main dans l’ouverture et a tendu le bras dans ma direction. « Si vous me menaciez, alors je suppose que la symbiose s’accomplirait et que le feu jaillirait. Je n’éprouve pour l’instant rien d’autre qu’une légère chaleur, et je n’ai rien ressenti d’autre au long de ces deux cent dix ans, même lorsque je m’estimais en danger. Le cakra ne m’a été d’aucun secours…» Il a marqué un temps de silence, les yeux dans le vague. « Ou bien je n’ai jamais été un véritable frère. J’ai pourtant respecté scrupuleusement les cinq principes : j’ai obéi aveuglément, gardé le secret, observé une droiture sans faille, déployé une vigilance de tous les instants, et je n’ai pas perdu confiance, excepté ces dernières années. Tout au long de ces deux siècles, j’ai attendu l’événement qui justifierait mon existence. Il ne s’est jamais produit. Ou bien je l’ai manqué. Dans un cas comme dans l’autre, je n’ai servi à rien. Je suis devenu une branche desséchée. J’ai fait le désespoir de ma mère lorsque je suis parti. J’ai appris par hasard qu’elle était morte et que cinquante annéesTO s’étaient écoulées depuis son trépas. J’ai fui les quelques femmes qui s’intéressaient à moi. Je suis resté…» Sa voix est devenue un souffle presque imperceptible. «… Enfin, je n’ai jamais connu les joies de l’amour, j’ai refusé tout commerce avec les prostituées, sacrées ou non. Maintenant, me comprenez-vous lorsque je vous dis que la Fraternité m’a volé ma vie ? » J’ai observé un temps de silence pour respecter la souffrance qui creusait ses joues et déformait ses lèvres. « Pourquoi avoir attendu si longtemps pour vous révolter ? — Je vous l’ai dit : j’espérais un événement, une communication, un signe. Plus le temps passait, plus j’étais prisonnier de mon système de pensée et plus je guettais le miracle. Ce n’est que très récemment, lorsque j’ai senti la mort arriver, que j’ai décidé de repartir chez moi. Je comptais être enterré avec les symboles de mon malheur, tout ensevelir dans l’oubli, mais, puisque vous projetez de percer le mystère de la Fraternité, je vous les confie. » Il m’a tendu le cakra. Je m’en suis emparée avec une certaine réticence, saisie par la peur irrationnelle d’être foudroyée par un feu surgi de l’enfer. Le contact avec le métal m’a étonnée : il émettait une douce chaleur, un peu comme des braises enfouies sous une couche de cendres. Il m’a fait l’effet d’un animal endormi. « Que dois-je en faire ? — Je crois comprendre que notre ami vous suggère de faire analyser le métal, est intervenu Odom Dercher. Il s’agit visiblement d’un alliage inconnu sur NeoTierra. » JiLi, JiLi, comment une mentaliste de ta réputation peut-elle passer à côté de ce genre d’évidence ? Je me suis mordu l’intérieur des joues avant de ranger mon dépit derrière un sourire charmeur. « Il existe des milliers d’alliages différents qui utilisent des métaux provenant de toutes les planètes de la Voie lactée… — En général, les techniciens emploient les métaux qu’ils extraient du sol de leur planète. » Odom a pointé l’index sur le cakra. « Cet objet est peut-être constitué de matériaux communs. Mais peut-être aussi que ses métaux vous donneront une indication précise de sa planète d’origine. » Il s’est tourné vers le vieil homme. « Votre maître n’a pas dit où il l’avait récupéré ? » Alcyor a secoué la tête avant de glisser les doigts dans sa chevelure blanche à l’arrière de son crâne. « J’ai incisé le bourrelet cicatriciel hier, a-t-il marmonné. Il n’a pas eu le temps de se refermer. » Il a retiré une aiguille luisante d’une douzaine de centimètres de longueur. Une humeur noire a coulé de chaque côté de son cou. J’ai eu un mouvement de recul qui lui a tiré un demi-sourire. « Mon âmna. Elle a recueilli toute ma mémoire, toute ma force vitale. Elle vous les restituerait si vous la plantiez dans votre propre crâne. Enfin, si vous êtes prête. Sinon, elle vous tuerait. » La vue de cette aiguille qui sortait de son cerveau m’a donné la nausée. Elle avait quelque chose d’une lame palpitante, maléfique. Les implants cérébraux ordinaires, l’enregistreur serti dans mon front par exemple, atteignaient à peine la taille d’un grain de gorgho. « Vous… Vous voulez dire que vous me la confiez elle aussi ? » Alcyor Mannea s’est absorbé dans une longue réflexion sans prêter attention à l’humeur noire (du sang ?) qui continuait de couler de chaque côté de son cou et tachait le col de sa veste. « Elle peut vous renseigner sur…» Il s’est interrompu, ses yeux se sont révulsés, il s’est affaissé sur le côté du fauteuil sans qu’aucun cri ni même un soupir ne sorte de sa bouche et s’est figé après un ultime soubresaut. « Si je comprends bien, ai-je dit après avoir bu une gorgée de thé, c’est le fait de retirer cet implant qui lui a été fatal. » Le groupe d’intervention d’urgence était sorti de l’appartement d’Odom une dizaine de minutes plus tôt. L’antech avait procédé aux analyses sanguine et génétique d’usage, les deux andros assistants avaient posé le corps sur un brancard à coussin d’air, les deux enquêteurs, des hommes las et sinistres, avaient récupéré l’aiguille et nous avaient brièvement interrogés avant de nous ordonner de rester à la disposition de la police. Les premiers rayons de l’aube se glissaient par les fenêtres et arrosaient d’or rose le parquet maculé de taches sombres. Odom était allé préparer un petit-déjeuner et avait insisté pour que je mange un minimum malgré ma nausée latente. J’avais fini par dévorer de bon appétit ses délicieuses galettes de gorgho noir. « Vous voilà en tout cas munie d’un indice, a murmuré Odom. — Vous ne voulez pas aérer ? Je me sens un peu oppressée. » Il s’est levé et a ouvert la fenêtre. L’air frais du matin et la rumeur de la ville se sont engouffrés dans la pièce et ont chassé l’odeur de renfermé. « J’évite en général d’aérer. » Il est revenu s’asseoir. « Mon appartement est maintenu en hygrométrie constante. Un excès de chaleur ou d’humidité pourrait endommager certains de mes documents. Quand vous êtes entrée, j’ai vu à votre tête que l’odeur vous incommodait. Moi, je n’y fais plus attention. C’est sans doute la raison pour laquelle les femmes qui viennent chez moi n’y remettent plus jamais les pieds. — À première vue, vous ne donnez pas cette impression de rat de bibliothèque. — À propos, savez-vous ce qu’est un rat ? » Il m’a fixée avec un sourire. À contrecœur, j’ai avoué mon ignorance d’un haussement d’épaules. « Nous utilisons un certain nombre d’expressions dont nous avons oublié les origines, a-t-il repris d’un air conciliant. Selon des textes d’avant la Dispersion, le rat était un petit rongeur qui vivait dans les endroits sombres, les sous-sols, les égouts, les greniers ou les vieilles bibliothèques. » Il avait prononcé ces mots avec une jubilation qui traduisait une volonté sincère de partager ses connaissances. « Ce n’est pas avec moi que la réputation des médialistes de cette ville va s’améliorer », ai-je marmonné avec amertume. Nous passions pour des êtres arrogants et incultes qui ne s’intéressaient qu’à leurs chiffres d’audience et à leurs comptes en banque. « Savoir n’est pas l’essentiel. » Je n’ai décelé aucun signe de moquerie ou de supériorité dans son regard. Ses yeux étaient des parois de verre qui ne cachaient rien de ses sentiments. « On ne pourra jamais tout savoir. C’est le désir d’apprendre qui est important. » Je l’ai trouvé à cet instant si séduisant qu’en d’autres circonstances je lui aurais sauté dessus. Le parfum de mort, qui flottait toujours dans l’appartement malgré les courants d’air, m’en a dissuadée. « Pauvre Alcyor, a poursuivi Odom. Il n’aura même pas eu l’occasion de revoir sa planète natale. — La Fraternité lui a vraiment volé sa vie. — La Fraternité ou ses propres principes ? — Reste maintenant à savoir si elle existe vraiment. Vous avez fait le tour de vos amis mythologues ? » Odom a réfléchi quelques instants. « Je crois n’avoir oublié personne. Nous ne sommes pas si nombreux que ça. La plupart d’entre eux soutiennent que la Fraternité du Panca est une pure et simple légende. Et puis l’un d’entre eux m’a parlé d’Alcyor. — Comment savait-il qu’Alcyor était un frère, puisque celui-ci prétend n’avoir jamais divulgué son secret ? — Il a aperçu un jour son arme et fait le rapprochement avec le disque de feu décrit par les légendes. Bien qu’amis, ils n’en ont jamais parlé jusqu’à ce qu’Alcyor, sentant sa mort approcher, décide de repartir vers son monde natal. » Nous avons contemplé en silence le lever du jour par la baie vitrée entrouverte. BeïBay se réveillait. Les libulles n’étaient pas encore très nombreuses au-dessus des bâtiments. « Pourquoi a-t-il retiré son implant ? » C’était, davantage qu’une question, une pensée échouée sur mes lèvres. « Je suppose qu’il voulait couper définitivement les ponts avec la Fraternité…» Je me suis relevée et accoudée au rebord de la fenêtre. Quelques bateaux abandonnaient leurs sillages paresseux sur l’Arao aussi lisse et doré que les parois des immenses tours de verre qui dominaient la ville. Mes pensées remuaient comme des poissons piégés dans une flaque. « Quand allez-vous faire analyser l’alliage du cakra ? » La voix d’Odom m’a surprise ; il s’était avancé en silence dans mon dos. « Dès que possible, ai-je répondu sans me retourner. Même si elle ne mène nulle part, c’est la seule piste dont je dispose. » Mon seul bout de fil… « Vous avez aussi la possibilité d’abandonner… — OldEran, mon supérieur, semble beaucoup tenir à ce reportage. Il est prêt à investir un gros paquet de fric. — Pourquoi cet intérêt soudain pour une organisation tellement invisible qu’elle en est abstraite ? » Pourquoi, en effet ? OldEran avait éludé la question. Il ne pouvait pourtant pas engager de telles sommes sans l’aval du conseil d’administration du Canal 45. « Il a un bon flair, généralement. » La moue dubitative d’Odom m’a informée que je manquais d’un minimum de conviction. « Il compte sans doute retirer des bénéfices de mon reportage. — Et vous ? Pourquoi avez-vous accepté ? » Les accélérateurs cérébraux ont ceci d’intéressant qu’ils vous donnent par instants une lucidité implacable sur vous-même, sur vos émotions, sur vos motivations profondes ; ils m’avaient appris que j’avais accepté la proposition d’OldEran par orgueil. Je voulais lui prouver qu’il avait eu raison de miser sur moi. Sous ses dehors un peu frustes, ce cher OldEran recelait des trésors de psychologie. « Il a triplé mon salaire. » Je me suis aperçue de la pauvreté de ma réponse, mais je ne pouvais pas rattraper les mots. « Plus d’autres avantages, ai-je ajouté avec l’impression de m’enfoncer un peu plus. — Je ne vous crois pas. » Je me suis retournée pour affronter le regard bleu d’Odom. Il se tenait beaucoup plus près de moi que je ne l’avais pensé. J’ai cru un instant qu’il allait se pencher sur moi pour m’embrasser, mais il n’était pas homme à prendre ce genre d’initiative : c’était un cérébral, un érudit de surcroît. « Vous avez raison : je n’ai jamais su résister à un défi. » CHAPITRE VI Les mouchards génétiques : la pratique de plus en plus répandue des masques correcteurs contraignit les diverses polices de l’OMH à chercher de nouvelles façons d’identifier les criminels. Les techniciens se penchèrent sur l’ADN, signature indélébile de chaque individu. Les masques ne modifiant pas les séquences génétiques, ils mirent au point un système de reconnaissance infaillible […]. Les mouchards sont de minuscules appareils volants qui s’introduisent discrètement dans les habitations, dans chaque recoin d’une agglomération, et repèrent l’individu dont ils possèdent le code génétique. Ils transmettent ensuite les résultats de leurs recherches à un terminal associé, qui affiche immédiatement un point lumineux sur le plan de la ville ou de l’endroit concerné. Ce système, d’abord strictement réservé aux forces de l’ordre, fut rapidement commercialisé par des firmes peu scrupuleuses. Malgré les interdictions de l’OMH et la législation en vigueur sur la plupart des planètes, il connut un succès foudroyant. Tout le monde peut désormais se servir des mouchards : les hommes ou les femmes délaissés pour retrouver leurs conjoints enfuis ; les familles dont un enfant a disparu ; les clans mafieux qui pourchassent un ennemi ; le personnel politique qui souhaite se débarrasser d’un adversaire… Le seul défaut de cette technologie est que l’on doit disposer d’un cheveu, d’un fragment d’ongle, d’un peu de sang ou d’un bout de peau de la personne recherchée. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des technologies. LE VAISSEAU émergea de la pliure quantique onze jours après son départ de la planète Faouk. La lumière de l’étoile Lakahi, une géante bleue, entrait à flots par les hublots aux vitres teintées. Bakmo fixa avec perplexité son unique passagère sanglée dans l’un des sièges de la salle de sécurité. Le visage de la jeune femme avait viré au gris cendre. Il avait pensé qu’elle lâcherait quelques confidences au cours du voyage, comme la plupart des passagers transportés par le Parsal, mais il n’avait tiré d’elle que des phrases laconiques sans intérêt. Il n’avait toujours aucune garantie sur le versement des dix millions de kolps promis. Elle n’avait pas saisi le code de confirmation sur le transbank. Bakmo n’avait pas confiance en elle, ni ses hommes d’ailleurs, qui, à plusieurs reprises, étaient venus lui demander si elle s’acquitterait vraiment de sa dette. Impossible de déceler une émotion ni même une intention dans les yeux gris de Vilnea, à croire que cette fille était dépourvue d’âme – ou qu’elle était une androïde de dernière génération. Seul défaut dans sa carapace : elle était atteinte d’une phobie à laquelle on n’avait pas encore donné de nom, une panique incontrôlable au moment où le vaisseau amorçait la pliure et à l’instant où il en ressortait. Pendant quelques heures, le temps que son organisme s’habitue, ses traits et ses mains s’étaient crispés, son visage était devenu blême, elle avait tout à coup perdu de sa froideur, de sa vivacité, de son efficacité, réduite à sa dimension humaine, petite fille égarée dans un univers trop vaste pour elle. Difficile alors de croire qu’elle avait écrasé Xafir et Algor comme de vulgaires insectes dans la taverne des faubourgs de San Telj. Bakmo avait d’ailleurs dû sermonner cette grande gueule de Xafir, mal remis de son humiliation, pour l’empêcher de massacrer la passagère pendant son sommeil. Il y avait fort à parier qu’une fois débarqué sur Kaïfren ce même Xafir s’acoquinerait avec des tueurs professionnels pour se venger d’elle ; c’était en tout cas ce que laissaient présager son regard sombre et ses mâchoires serrées. Ely, le navigateur, poussa l’étrange gloussement qu’il lâchait à chaque sortie de pliure, comme s’il venait de jouer une bonne farce à l’univers. La pliure n’était après tout qu’une supercherie, une façon de leurrer l’espace en lui fournissant de fausses informations, en générant une vague, un pli qui creusait brusquement des tunnels d’énergie noire. Les hommes et femmes d’équipage, même les plus endurcis, avaient hâte d’émerger de ce qu’ils appelaient les « trous du Diable » et de revoir la tapisserie cosmique. Vilnea, elle, parut soulagée d’en finir avec le voyage. Bakmo décida de relancer la jeune femme avant qu’elle n’ait totalement récupéré. D’une pression de l’index, il déverrouilla les enrouleurs, se leva, exécuta quelques mouvements d’assouplissement et, en trois foulées étonnamment légères pour un homme de sa corpulence, il s’approcha du siège de Vilnea. Elle semblait au bord de la nausée. La lumière bleue de Lakahi accentuait l’aspect blafard de son visage. Le Parsal s’était stabilisé quelque part entre Kaïfren et Mikernos, les deux planètes telluriques du système. La voix d’Ely tomba des propagateurs disséminés dans les plafonds ou les cloisons. « Mode de propulsion classique. » Une légère secousse ébranla le vaisseau. Vilnea leva sur Bakmo un regard anxieux. « Ne vous en faites pas, dit-il avec un sourire qui se voulait rassurant. Ce foutu rafiot a traversé des tempêtes où pas un autre vaisseau n’aurait risqué le bout de son museau. » Il se laissa choir sur le siège voisin de celui de la jeune femme. « Demain, on sera sur Kaïfren, reprit-il. On a gagné un jour par rapport aux prévisions. Vous aurez quatre jours d’avance sur le gars que vous poursuivez… et peut-être la possibilité de récupérer vos dix millions de kolps. » Elle dégagea son bras de l’enrouleur et plaça la paume de sa main devant sa bouche, comme si elle répugnait à répondre. « Je suppose que vous venez me demander de saisir mon deuxième code. — Je dois avouer, en tant que responsable de ce vaisseau, que ça finirait de me rassurer. » Vilnea marqua un nouveau temps de silence. « Laissez-moi encore une ou deux heures, et je validerai la transaction. » Bakmo tenta de sonder les intentions de son interlocutrice dans ses yeux gris. Il n’y vit qu’une frayeur extrême. Il avait déjà croisé ce genre de regard chez les passagers atteints de la phobie de la pliure, mais également dans les rues mal famées de certaines villes où les drogues 2N (nanoneuro) transforment chaque passant en un psychopathe potentiel. Il se rapprocha d’un hublot et admira l’espace, un spectacle dont il ne se lassait pas après ces longues années de navigation. D’aussi loin qu’il se souvînt, il avait toujours aspiré à travailler à bord d’un vaisseau long-courrier. Les horizons planétaires l’oppressaient. Au bout de seulement quelques jours sur un monde, une irrésistible envie le prenait de repartir, de replonger dans le vertige incomparable que seules peuvent offrir les immensités spatiales. C’était un hors-monde, un homme qui n’avait pas d’attache. Un errant. Ely avait mis le cap sur Kaïfren. La seule planète colonisée du système de Lakahi grossissait rapidement dans le champ de vision de Bakmo. Quelques taches bleues et vertes parsemaient les couleurs dominantes ocre et rouille. Il n’y avait jamais mis les pieds. Il avait appris, par l’assistant virtuel de bord, qu’elle était dotée d’un climat chaud et sec, trente-huit degrés centigrades en moyenne, que son année était de sept cent deux jours locaux, l’équivalent de cinq cent vingt-deux joursTO, que les eaux occupaient environ un quart de sa surface, que sa gravité était de 1,03 g, soit légèrement supérieure à la norme, que sa population se montait à un milliard trois cents millions d’habitants, que sa capitale, Verdasco, comptait douze millions d’âmes, qu’elle était très riche en minéraux de toutes sortes et que son activité principale était l’extraction de métaux (un individu sur trois travaillait dans les mines, forées pour la plupart à très grande profondeur). La planète n’avait pas connu de conflit depuis la guerre civile qui, un demi-siècleTO plus tôt, avait décimé un tiers de ses habitants. Elle avait adhéré à l’OMH après la chute de l’oligarchie qui avait fait régner la terreur pendant près d’un millénaire et la mise en place d’un gouvernement démocratique. L’actuel président, Rimero Perav, achevait son deuxième mandat de cinq annéesKA, marqué, selon l’assistant, par la corruption, la banqueroute et de terribles répressions contre les manifestations de mineurs. Kaïfren avait accueilli trois des compagnies interplanétaires qui tentaient de mettre au point la vitesse supraluminique. Le gouvernement comptait ainsi faire de sa planète une plate-forme importante, voire incontournable, du trafic spatial. Aux nombreux avantages consentis aux compagnies s’étaient ajoutés de discrets arrangements à l’amiable entre les élus, les dirigeants et les actionnaires. L’équipage se prépara à l’atterrissage. L’entrée en atmosphère restait la manœuvre la plus délicate malgré la protection des boucliers thermiques. Une seule fissure, une seule erreur de pilotage, et l’appareil risquait de se transformer en torche. Les quatre mécaniciens descendirent dans les soutes pour vérifier l’état des boucliers avant leur déploiement. Une effervescence joyeuse régnait dans les coursives et les salles, l’excitation de découvrir un nouveau monde, d’y passer un peu de bon temps, et puis, surtout, la perspective de toucher le pactole. Bakmo se demanda si tous les équipiers se représenteraient à la fin de l’escale. Certains s’installeraient peut-être sur Kaïfren, d’autres étaleraient leur fric fraîchement gagné, se feraient dépouiller et finiraient étendus sur un terrain vague avec un couteau planté entre les omoplates, quelques-uns s’enrôleraient dans l’équipage d’un autre vaisseau. La loyauté n’était pas la qualité principale des navigants et, maintenant qu’il avait le grade de capitaine, Bakmo s’inquiétait de savoir s’il pourrait rassembler les quinze hommes nécessaires au décollage et à la maintenance du Parsal. Vilnea resta assise et sanglée sur son siège jusqu’à ce que la surface ocre et rouille de Kaïfren emplisse les baies situées à l’avant de l’appareil. Les boucliers se déployèrent dans une succession de chocs qui ébranlèrent les cloisons et occultèrent les hublots. Les veilleuses serties dans les cloisons et les plafonds s’allumèrent. Le frottement des boucliers se traduisit par une vibration prolongée, puis par une augmentation sensible de la température. Ely poussa un ricanement de défi répandu par les propagateurs d’un coin à l’autre du vaisseau. Le Parsal avait atterri sur une aire plane située à environ dix lieues de la capitale Verdasco. Deux autres appareils stationnaient sous leurs bâches protectrices, une felouque posée sur ses trois pieds arqués, un vaisseau long-courrier à la coque noire et cabossée. Une navette de contrôle s’était présentée quelques minutes après l’entrée en atmosphère. Bakmo avait répondu de mauvaise grâce aux injonctions des douaniers kaïfrenotes, qui avaient fini par donner leur autorisation après les premières vérifications d’usage. Comme le Parsal n’appartenait à aucune compagnie officielle, on lui avait ordonné de se poser sur un simple terrain vague parsemé de bâtiments administratifs rudimentaires. Les formalités se cantonnaient au strict minimum, un bref passage dans les détecteurs sanitaires automatiques, une déclaration sur l’honneur que les visiteurs n’avaient pas l’intention de contrevenir à l’ordre public, le contrôle des jetons d’identité et, enfin, une caution de deux cent mille kaïfs, l’équivalent de cent dix mille sols, qui serait restituée au capitaine le jour du départ si aucune dégradation ni aucun trouble n’était constaté. Il leur fallut un peu de temps pour s’accoutumer à la luminosité éblouissante de l’étoile Lakahi, à la chaleur accablante et à la gravité de Kaïfren. On transpirait dans les locaux non climatisés et dépourvus de ventilateurs. Les douaniers eux-mêmes, vêtus d’uniformes blancs aux barrettes dorées, ne cessaient de s’éventer avec le plat de la main ou une feuille de papier. Bakmo, indifférent aux conditions planétaires, avait le regard rivé sur Vilnea. Elle avait prétexté un malaise pour repousser la saisie du code de confirmation sur l’appareil de transaction bancaire. Il avait la désagréable impression qu’elle se foutait de lui et il ne tenait pas à entamer son capitanat par un fiasco qui lui retirerait toute légitimité, toute autorité. Les coups d’œil en biais que lui jetaient les membres de l’équipage lui confirmaient qu’il n’avait pas intérêt à se rater. Ils exploiteraient le moindre prétexte pour lui lancer un défi et il n’aurait pas d’autre choix pour s’en sortir que de poignarder son ou ses adversaires. Le combat entre Algor et York, le capitaine historique du Parsal, était resté à jamais gravé dans sa mémoire : la violence avec laquelle les deux hommes s’étaient affrontés, nus dans un espace de quatre mètres sur quatre, les multiples blessures provoquées par les lames des couteaux, le sang répandu, les muscles tendus à rompre, la douleur et la haine sur les visages déformés, les souffles rauques, le coup fatal d’Algor dans la gorge d’York, le rugissement de triomphe de l’un et le gémissement de détresse de l’autre, tout cela lui avait fait prendre conscience que la conquête et la défense du grade de capitaine nécessitaient une vigilance de tous les instants, un instinct de survie aiguisé et une inépuisable réserve d’énergie. La facilité avec laquelle Vilnea était venue à bout d’une brute épaisse comme Algor ne le rassurait guère : comment obliger la passagère à saisir ce fichu code si elle refusait de tenir sa promesse ? Bakmo n’aurait l’esprit tranquille que lorsqu’il palperait les dix millions de kolps sous une forme ou une autre. Les treize membres de l’équipage sortirent du baraquement administratif. Deux d’entre eux, désignés par Bakmo, étaient restés à bord pour la maintenance et la surveillance du vaisseau. Comme il prévoyait de rester une quinzaine de jours sur Kaïfren, le capitaine avait instauré un système de roulement qui, du moins il l’espérait, ne mécontenterait personne. La chaleur leur dégringola sur le crâne et les épaules comme un joug brûlant. « Couvrez-vous la tête, avait prévenu un douanier, on devrait atteindre les cinquante-cinq degrés universels aujourd’hui. » Le ciel était d’un bleu presque blanc, étincelant. Les autorités de Kaïfren n’avaient pas jugé nécessaire de couler une chape de béton sur la terre plus dure que la pierre. Bakmo et ses équipiers entourèrent Vilnea, qui, à en juger par sa pâleur et la crispation de ses traits, ne semblait pas encore remise de sa phobie de la pliure. « Nous avons accompli notre part, déclara Bakmo. Faudrait maintenant saisir ce foutu code de confirmation et m’accompagner dans une banque jusqu’à ce que je palpe l’argent. » Vilnea hocha la tête. Elle était vêtue de l’ensemble gris perle et des chaussures à semelles souples qu’elle portait lorsqu’elle s’était présentée dans la taverne des faubourgs de San Telj. Ses cheveux commençaient à se recourber de chaque côté de son crâne et de son front. Elle aurait pu être jolie sans la dissymétrie provoquée par l’écartement inhabituel de ses yeux. « Ouais, ma belle, faut abouler le fric, maintenant ! cracha Ely d’une voix éraillée. — Je ne suis la belle de personne », rétorqua Vilnea. Bakmo n’aima pas cette phrase ni la manière dont elle l’avait prononcée. Il posa la main sur la crosse du défat à canon court, puis se détendit lorsqu’il vit la jeune femme tirer le petit appareil d’une poche intérieure de sa veste et pianoter sur les touches. Bakmo en avait déjà sa claque de cette planète, de sa gravité et de sa chaleur infernales. Une fois l’argent en poche, il se terrerait dans une chambre climatisée avec une femme, prostituée ou non, et attendrait tranquillement le jour du départ. Vilnea lui tendit le transbank avec un sourire. Elle accompagna son geste d’un coup de pied fulgurant qui frappa son vis-à-vis au plexus solaire. Bakmo se plia en deux, le souffle coupé. L’appareil roula sur la terre sèche. « Espèce de petite…» vitupéra Ely. Vilnea faucha le navigateur d’un mouvement circulaire avec une telle force et une telle précision qu’il décolla du sol et retomba sur le ventre deux mètres plus loin. Puis elle exploita la surprise des autres pour filer en direction du bâtiment le plus proche. « Qu’est-ce… attendez pour la… la…» gémit Bakmo. Deux hommes tendirent le bras dans la direction de la fille qui courait en soulevant un sillage de poussière. Leurs défats lancèrent des éclats de lumière. « Ne… la… tuez pas, dit Bakmo. Il nous la faut… vivante… vivante… — Rattrapez-la, bordel », glapit Ely. Le navigateur saignait abondamment. Sa tête avait heurté le sol et son arcade sourcilière avait éclaté dans le choc. Six hommes se lancèrent sur les traces de la fuyarde, disparue derrière le bâtiment. Ils contournèrent à leur tour la bâtisse. Ne la virent pas sur l’étendue plane et brûlée qui s’étendait jusqu’aux premiers immeubles des faubourgs de Verdasco. Ne distinguèrent aucun nuage de poussière ni aucune trace sur la terre craquelée, aucune porte, aucune fenêtre sur la façade arrière du bâtiment. Elle avait purement et simplement disparu, comme pulvérisée par l’air incendiaire. Ils fouillèrent les environs sous la supervision de Bakmo, qui reprenait peu à peu son souffle (la douleur provoquée par le coup de la jeune femme s’était répandue de son plexus jusqu’aux extrémités de ses membres). Une mécanicienne grimpa sur le toit du bâtiment pour vérifier que Vilnea ne s’était pas réfugiée là-haut, mais leur passagère demeura introuvable. Xafir marmonna dans sa barbe de trois jours qu’elle était vraiment une salope de sorcière, raison pour laquelle elle les avait si facilement vaincus, Algor et lui. « On s’en fout qu’elle utilise ou non la magie, rétorqua sèchement Ely. Le seul truc qui compte, c’est qu’elle nous a plantés de dix millions de kolps ! — Ouais, faut pas être trop malin pour tout miser sur une nana qui sort de nulle part. » Bakmo ne réagit pas à la provocation de Xafir. « Je ne crois pas qu’il y ait de magie là-dessous », finit-il par déclarer d’une voix calme et ferme. Il était en nage et il aurait donné deux ans de sa vie pour s’allonger dans une pièce ombragée et fraîche. Il ne restait pas grand-chose de l’avance que leur passagère leur avait consentie avant le départ. Il n’avait pas de quoi payer ses équipiers, à peine de quoi leur assurer une chambre d’hôtel et deux repas par jour dans des restaurants bon marché. Xafir essuya d’un revers de manche rageur les gouttes de transpiration qui perlaient à son front. « Tu veux dire que cette petite pute rachitique est réellement plus forte qu’un homme aussi costaud qu’Algor ? cracha-t-il. — Elle n’est qu’une humaine, comme toi et moi. » Il tendit le bras en direction de Verdasco. « Ce qui veut dire qu’on a des chances de la retrouver là-dedans. On sait qu’elle poursuit un type qui arrive dans quatre jours par le vol régulier de Faouk et cherche à prendre un vaisseau supraluminique… — C’est pas encore au point, ces conneries ! » coupa Ely. Comme la plupart des navigateurs, il n’avait pas intérêt à ce que la technologie ADVL (au-delà de la vitesse lumière) se généralise. L’avènement des vaisseaux supraluminiques marquerait la fin de la période EDVL (en deçà de la vitesse lumière) et du métier traditionnel de navigateur. Il avait pu s’adapter à la pliure quantique, qui exigeait des compétences de pilote avant l’entrée et après la sortie des tunnels d’énergie noire, mais il serait bon pour le rebut quand les appareils passeraient en quelques jours, voire en quelques heures, d’une extrémité à l’autre de la Galaxie. Il savait également que la technologie ADVL serait opérationnelle dans une dizaine d’annéesTO au maximum, et son refus catégorique de le reconnaître n’était qu’un voile tendu sur son inquiétude. « On se fiche de ce que tu penses, Ely, reprit Bakmo. Le type que Vilnea recherche, lui, compte bien s’embarquer à bord d’un de ces prototypes. — Ah ouais ? Il en a marre de la vie ? siffla le navigateur. — La fille va certainement vouloir aller à l’astroport pour attendre le vaisseau en provenance de Faouk. On va se répartir le travail. Le groupe sera scindé en trois : je dirigerai celui qui surveillera l’astroport, Xafir prendra le commandement de celui qui explorera les rues de Verdasco, et toi, Ely, tu t’occuperas de vérifier tous les hôtels, toutes les auberges où elle aurait pu s’installer. — Qu’est-ce qui te fait croire qu’elle est descendue en ville ? demanda une mécanicienne. — Je suppose qu’elle a besoin de manger et de dormir comme tout le monde. — M’étonnerait ! gronda Xafir. Moi je dis que c’est une putain de sorcière et… — La ferme, Xafir ! — Imaginons qu’on lui remette le grappin dessus, intervint Coluk, cuistot de son état et plus jeune membre de l’équipage. Elle a déjà prouvé qu’elle savait se battre. Elle ne se laissera pas faire. Ensuite, rien ne dit qu’elle dispose vraiment des dix millions de kolps. » Bakmo hocha la tête. « Juste, mais le seul moyen de le savoir est de la coincer et de lui extorquer son foutu code. — On aurait dû s’en tenir au plan initial, maugréa Lanzlo, l’intendant, un homme d’une cinquantaine d’annéesTO qui avait bourlingué dans de nombreux systèmes. Livrer les épices sur Zidée. Prendre le fric des voyageurs. Ne pas lâcher la proie pour l’ombre, quoi ! » Si l’air brûlant ne l’avait pas empêché de respirer à son aise et dissuadé de gaspiller son énergie, Bakmo aurait volontiers fait rentrer ses paroles dans la gorge de l’intendant. « La seule chose à faire, c’est la retrouver. — Vaudrait mieux pour nous tous », grommela Xafir. Le regard noir qu’il jeta à son capitaine ne présageait rien de bon. Bon Dieu, comment avait-il pu se laisser manœuvrer par cette fille ? Comment avait-il pu croire une seule seconde qu’elle disposait de dix millions de kolps ? En guise de code, elle avait écrit ces quelques mots sur l’écran du transbank : Merci pour tout. Il n’entrevoyait qu’une explication, qui ne lui plaisait pas : les exceptionnelles qualités de combattante de Vilnea l’avaient hypnotisé. La scène à laquelle il avait assisté dans l’auberge de San Telj l’avait dépouillé de toute intelligence, de toute lucidité, comme si des écailles lui tombaient sur les yeux. Elle l’avait joué comme un gosse, un début catastrophique pour un capitaine à qui le poste venait tout juste d’échoir. Elle n’avait pas l’argent, Bakmo en était maintenant persuadé. De même, il doutait fort de la retrouver dans l’astroport de Verdasco. Elle resterait tranquillement planquée jusqu’à l’arrivée du vaisseau de Faouk, et puis, quand l’heure serait venue de prendre son gibier en chasse, elle s’équiperait d’un masque correcteur qui lui donnerait une nouvelle apparence et même, pour les plus perfectionnés d’entre eux, une autre corpulence. Ils avaient récupéré par chance un de ses cheveux – mais lui appartenait-il vraiment ? – sur la terre ocre de l’aire d’atterrissage. Bakmo avait commandé des traceurs génétiques codés sur son ADN qui lui avaient coûté une bonne partie de ses maigres réserves. Chacun des trois groupes disposait d’un terminal portatif lui permettant de suivre les mouchards de la grosseur d’un insecte qui exploraient tous les recoins de la ville. Une fois que les microsondes l’auraient repérée, un signal lumineux les informerait de l’endroit où elle se planquait. Ils devraient ensuite se montrer plus futés et plus rapides qu’elle. Ils la forceraient à entrer le code de confirmation et la garderaient prisonnière jusqu’à ce que Bakmo aille présenter le jeton de transaction dans une banque. S’il n’y avait rien à en tirer, ils l’exécuteraient. On ne se moquait pas impunément de l’équipage du Parsal. Une tonne d’ennuis s’abattraient ensuite sur les épaules du capitaine, qui devrait trouver une autre façon de gagner de l’argent et négocier des contrats minables avec des crapules locales. Une foule dense et vociférante déambulait dans l’astroport. Le hasard voulait que deux vaisseaux long-courriers soient annoncés à deux jours d’intervalle, l’un, à propulsion classique, qui arrivait d’un système lointain à l’issue d’un voyage de quatre-vingts annéesTO, l’autre, utilisant la pliure quantique, en provenance de Faouk. Bakmo avait pris avec lui Maginn, l’une des deux mécaniciennes, Coluk, le jeune cuistot, et Ragat, le technicien des systèmes en ADN de synthèse, dont l’apparence lymphatique lui avait valu le surnom de Mollasse. Installés à la terrasse d’un restaurant du deuxième étage, ils avaient une vue d’ensemble de la salle principale et circulaire de l’astroport où transitaient la plupart des arrivants et des candidats au départ. Une serveuse au visage et au ton revêches leur demanda ce qu’ils souhaitaient manger. Après un bref coup d’œil sur le menu, Bakmo commanda des boissons énergétiques pour tout le monde. « Eh, j’ai faim, moi ! fit Coluk. — Choisis-toi quelque chose si tu as du fric ! — J’ai tout claqué à San Telj. File-moi une avance sur ma paie. » Les navigants n’avaient jamais su mettre de l’argent de côté. Bakmo observa du coin de l’œil l’écran minuscule du terminal, qui restait désespérément neutre. Il se demanda pour la millième fois si le cheveu fourni au labo appartenait bien à Vilnea. Au moins, il régnait une fraîcheur agréable dans l’astroport. « J’ai pas de quoi payer des avances, reconnut-il d’un ton las. — Cette fille et cette histoire étaient vraiment merdiques, lâcha Ragat de son étrange voix de fausset. — C’est toujours plus facile de s’en rendre compte après. — Le rôle d’un capitaine, c’est justement de prendre toutes les garanties avant. — Du calme, Mollasse, intervint Maginn. Bakmo venait tout juste de prendre la succession d’Algor. » Ragat ouvrit la bouche pour répliquer, mais il s’en abstint. Les annonces vocales rythmaient à intervalles réguliers le brouhaha de l’astroport. Le vaisseau en provenance de Faouk était annoncé pour la fin de la journée. « Nom de Dieu », s’exclama Bakmo. Les autres levèrent sur lui des regards intrigués. Il pointait l’index sur l’écran du terminal. « Ça y est, ils l’ont repérée, murmura le capitaine. — Loin d’ici ? » demanda Maginn. Bakmo observa un long moment la salle circulaire avant de souffler : « Ici, dans l’astroport. » CHAPITRE VII ENHA : Quel homme peut se vanter d’avoir eu des contacts réels avec les espèces ni humaines ni animales ? On prétend que sur une poignée de mondes les humains et les ENHA se seraient croisés et auraient engendré des espèces hybrides. Or, si les règnes pourtant génétiquement proches sont incapables de se mêler – je veux parler ici des humains et des animaux –, comment croire que des formes de vie totalement différentes, voire antagonistes, auraient pu se mélanger ? Si quelques populations humaines ont été modifiées, c’est dans leur environnement qu’il convient d’en rechercher les causes. Les climats, les gravités, les conditions d’existence sur certaines planètes obligent les humains à s’adapter, à évoluer, à se métamorphoser. En aucun cas il ne s’agit des brassages génétiques évoqués par une poignée d’enhalistes dont la rigueur scientifique n’est pas la qualité première. On peut en conclure que les humains ne pourront jamais comprendre les ENHA, tout simplement parce que nous ignorons tout de leur langage (à condition qu’il y en ait un), de leur organisation sociale, de leur culture, de leurs perceptions… En conséquence, la décision de l’OMH de leur allouer des sanctuaires nous paraît être la meilleure réponse à ce que nous devons nous résoudre à considérer comme une énigme. N’en déplaise à ceux qui réclament avec insistance l’occupation totale et inconditionnelle des mondes colonisés. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces ni humaines ni animales. KLAREL se demandait parfois si elle n’était pas en train de devenir folle. Ses parents, ses frères et sa sœur la regardaient en tout cas comme si elle avait définitivement perdu la raison. L’apparition de Sargor, bel et bien vivant, devant la maison de ses parents l’avait frappée de stupeur. Elle avait pourtant vérifié son pouls et constaté qu’il ne battait plus lorsqu’elle l’avait découvert allongé près d’elle. Les siens la tenaient désormais pour une affabulatrice. Son père lui avait demandé à plusieurs reprises de lui raconter la vérité. Elle s’en était tenue à sa première version, mais elle avait vu dans ses yeux qu’il ne la croyait plus. Sa mère était régulièrement revenue à la charge : pourquoi s’était-elle présentée à la maison avec une robe déchirée et tachée de sang ? Qui l’avait blessée de la sorte ? Avait-elle attiré Sargor pour le séduire et s’était-elle elle-même infligé les coups avec son sluss pour le faire inculper de tentative de meurtre ? On redoutait désormais une visite du père de Sargor et la comparution de Klarel devant le conseil des anciens. Une inculpation de tentative de séduction et de falsification lui vaudrait la peine de mort ; on ne transigeait pas avec la morale à Mussina. Pour l’instant, le père de Sargor saluait les membres de la famille Watzer avec sa cordialité coutumière, sans que rien dans son regard ou son attitude n’indique que son fils lui avait parlé. On se comportait donc comme d’habitude, on continuait de vaquer aux occupations quotidiennes et de distribuer les sourires et les banalités d’usage. Les enfants qui avaient croisé Klarel lors de son retour avaient répandu le bruit qu’elle était revenue chez elle quasiment nue et couverte de sang. Aux adultes accourus aux nouvelles, on avait expliqué que, marchant dans l’obscurité, elle était tombée dans un buisson aux épines blessantes, par chance non toxiques. Quelques-uns avaient demandé ce qu’elle fichait à une heure pareille à l’extérieur de la colonie ; on leur avait répondu qu’elle aimait se promener au début de la nuit et qu’il ne lui était rien arrivé jusqu’alors, mais que, désormais, elle n’aurait plus l’autorisation de sortir après le coucher de Bagvan. Les curieux étaient repartis satisfaits, même si certains d’entre eux continuaient de jeter des regards soupçonneux à l’aînée des enfants Watzer. La vie avait repris son cours. Klarel évitait autant que possible les tête-à-tête avec Sargor. Lorsqu’elle le croisait dans l’une des allées de la colonie, elle changeait de côté ou rebroussait chemin. Il ne lui prêtait aucune attention. Craignait-il qu’elle ne le dénonce pour tentative de viol et de meurtre ? Il ne semblait pas s’inquiéter de la perte de son sluss caché dans le grenier de la maison des Watzer, comme s’il ne se souvenait pas de ce qui s’était passé près de la barrière magnétique. Son regard avait changé : moins brutal, plus enfantin, il avait perdu son air obtus. Parfois même, il adressait à Klarel un sourire désarmant de candeur. Elle repensait souvent aux créatures qu’elle avait aperçues de l’autre côté de la barrière après qu’il l’avait renversée sur le sol. Elle ne pouvait toujours pas reconstituer de mémoire leurs formes précises, encore moins leurs traits, mais elle était dorénavant convaincue qu’elles n’étaient pas le fruit de son imagination, qu’elles avaient tenu un rôle dans la mort et la résurrection de Sargor. Elle ne connaissait des Froutz que ce qu’en avaient rapporté les témoignages plus ou moins fantaisistes. La plupart des récits les décrivaient comme des monstres hideux, des créatures du diable dont la présence empêchait la colonie de se développer. Elle croyait pourtant se souvenir que la proximité des créatures non humaines l’avait apaisée tandis que Sargor se couchait sur elle pour la blesser de son soc aussi dur que la pierre. Elle avait tout à coup oublié ses peurs, ses plaies, son humiliation, et puis elle avait rouvert les yeux, aperçu son bourreau étendu à deux mètres d’elle, inerte, sans vie, traits apaisés et figés. Elle pensait parfois avoir rêvé, mais il y avait les légères boursouflures laissées sur sa peau par ses blessures, il y avait le poignard de Sargor dans le grenier de la maison de ses parents (elle était allée vérifier), il y avait ce fredonnement intérieur qui résonnait en elle, une vibration persistante, envoûtante, cette envie pressante de retourner près de la barrière magnétique et de contempler de nouveau les Froutz. Ses parents lui avaient formellement interdit de sortir après le coucher de Bagvan. Nando, le plus âgé de ses frères, la surveillait discrètement, probablement sur l’ordre de son père. Comme il était du genre obéissant et obstiné, elle éprouverait des difficultés à tromper sa vigilance. Elle n’avait nullement l’intention de respecter la consigne. Elle devait à tout prix se rendre dans le territoire des Froutz. La compagnie des êtres humains lui pesait de plus en plus. Elle avait le sentiment que les créatures non humaines lui ouvriraient une nouvelle porte, une nouvelle voie, de la même façon qu’elles avaient métamorphosé Sargor. Il existait certainement une façon d’entrer en contact avec elles. Elle avait résolu d’endormir la méfiance des siens et de s’esquiver au milieu de la nuit. Elle guettait le moment propice. La saison des fechs approchait, et son père et ses frères seraient tellement fatigués à la fin de leurs journées de travail qu’ils s’écrouleraient comme des masses sur leurs lits. Klarel ne reviendrait sans doute jamais, une perspective qui ne l’effrayait pas ni ne l’attristait. Elle ne voulait pas de la vie que lui destinaient ses parents et les autres habitants de Mussina, les règles de la colonie l’oppressaient, elle n’aimait aucun des garçons qui la courtisaient, les temps étaient venus de briser ses liens et de conquérir sa liberté. La saison des fechs durait entre quatre et sept joursA. À la fin de l’été, les buissons épineux envahissaient les champs cultivés. On ne pouvait laisser le bétail les brouter : les épines, toxiques, tuaient plus de la moitié du cheptel et les bovs revêtaient une importance capitale pour les Mussinans. Ils fournissaient la viande, le lait, le cuir, on fabriquait des cordes inusables avec leurs tendons, leurs os épais et solides résistaient aux intempéries et servaient à consolider les toitures. Il fallait donc couper les plantes parasites, puis prélever, tout en évitant d’être piqué par les épines, les branches qui seraient ultérieurement transformées en chaume. Les hommes portaient des combinaisons, des masques, des chaussures et des gants épais, confectionnés dans un mélange de cuir et de bandelettes qui les apparentaient à des momies. Les fechs triplaient de volume en une seule journée et offraient une résistance étonnante : si on ne les tranchait pas immédiatement avec les sluss, ils se transformaient en arbustes impossibles à abattre. Un technicien de passage avait estimé que la prolifération des buissons était due aux excréments des animaux et que, pour l’instant, il n’existait pas de nanodestructeurs capables de les éradiquer. Les Mussinans en avaient conclu que les fechs étaient le prix à payer pour l’exploitation de leurs terres ; ils offraient également une magnifique occasion d’oublier les rivalités, les querelles futiles, de renforcer les liens et l’esprit communautaire de la colonie. Tôt le matin, les hommes se déployaient comme un gigantesque filet dans les champs et sectionnaient impitoyablement les crêtes ébouriffées surgies de terre à la faveur de la nuit. Ils rentraient harassés au coucher de Bagvan, retiraient leurs protections, mangeaient en silence, les yeux dans le vague, et se couchaient sans demander leur reste. Après avoir nourri et soigné les animaux enfermés dans les étables, les femmes en profitaient pour se rassembler et se moquer de leurs maris endormis et incapables de les honorer. Elles grignotaient des gâteaux secs en sirotant une infusion d’herbes aux effets euphorisants. La gaieté de sa mère lors de ces veillées avait étonné Klarel. Jamais elle ne l’avait entendue rire de la sorte. Les autres femmes se montraient également joyeuses et parsemaient leurs conversations de mots crus qui, dans d’autres circonstances, leur auraient enflammé les joues. Klarel mit son projet à exécution le troisième jour de la saison des buissons. Elle se coucha tout habillée, attendit le milieu de la nuit pour se relever, vérifia que sa petite sœur dormait profondément dans le lit d’à côté, se rendit dans la cuisine où elle entassa dans une besace des gâteaux secs confectionnés par sa mère, un morceau de pain noir, du fromage fermenté de bov et une gourde d’eau. Les ronflements de son père et de ses frères fissuraient le silence. Elle suspendit à plusieurs reprises ses gestes, craignant que sa mère, qui avait le sommeil léger, ne jaillisse de la chambre parentale. Elle sortit de la maison en priant pour que la porte d’entrée ne grince pas. Dehors, un vent tiède jouait dans les frondaisons des arbres fruitiers. Des flots de clarté argentée tombaient des nuées d’étoiles et s’écoulaient sur la terre frissonnante. Klarel prit d’abord la direction opposée à la chaîne des Optes, puis elle bifurqua vers la droite en conservant une distance d’une centaine de pas avec les habitations de la périphérie. Surtout éviter de croiser les vieillards insomniaques qui se promenaient parfois dans les allées de Mussina et dont les voix graves roulaient dans la nuit comme des grondements d’orage lointain. Elle contourna la colonie pour piquer droit sur le massif des Optes. Les branches fraîchement coupées des buissons formaient d’énormes tas qu’on trierait les jours suivants. Elles répandaient une odeur sucrée presque écœurante. On la humait, en moins prononcé, chaque fois qu’on pénétrait dans une étable ou une autre dépendance : même séchées et liées en chaume, les branches de fech continuaient d’émettre leurs senteurs enivrantes. Klarel atteignit les premiers monolithes qui se dressaient telles des sentinelles en bas du massif. Elle crut entendre des bruits de pas derrière elle, s’immobilisa, le cœur battant, resta un long moment à l’écoute de la paix nocturne. Elle ne discerna rien d’autre que les frémissements de la brise, les craquements de la terre et des pierres repues de chaleur. Elle but une gorgée d’eau avant de se remettre en chemin. La colonie n’était plus qu’une masse informe et grisâtre dans le lointain. Elle marcha encore un long moment avant d’apercevoir les lueurs de la barrière magnétique. Elle était en nage lorsqu’elle arriva à moins de dix pas des émanations lumineuses. Elle eut beau les observer avec attention, elle n’entrevit, à sa grande déception, aucune forme de l’autre côté. Elle se demanda si elle se trouvait bien à l’endroit où Sargor l’avait agressée. Comme elle n’avait pas prêté attention aux formes des rochers environnants, elle ne disposait d’aucun point de repère. Elle desserra sa ceinture et dégrafa deux boutons de sa robe pour respirer à son aise. La transpiration collait le tissu à sa peau. Elle s’assit sur une grosse pierre, mangea distraitement un gâteau, but de nouveau à la gourde et contempla avec attention la voûte céleste. Quelques étoiles à la luminosité intense se détachaient du fourmillement céleste. Elle les connaissait presque toutes. Enfant, elle avait souvent consulté le vieil atlas en papier qui trônait dans la maison commune de la colonie, là où les Mussinans se rassemblaient une fois par semaine pour prier et entendre la parole du conseil des anciens. Les cartes aux couleurs passées indiquaient les figures célestes formées par les étoiles selon les saisons. Elle avait demandé à ses parents pourquoi les habitants de Mussina ne disposaient pas des appareils en ADN de synthèse qui leur auraient permis de parfaire leurs connaissances sur la Voie lactée, sur le bras du Sagicar qui abritait le système de Lakahi. Elle aurait aimé savoir quelle place occupait sa planète dans l’univers. Son père lui avait répondu qu’il convenait de se méfier de la technologie plus encore que du diable ; elle prétendait vous libérer et vous transformait en esclaves incapables de penser et d’agir par eux-mêmes. Ces mêmes Mussinans s’apprêtaient pourtant à accepter les petits appareils qu’on leur planterait dans le crâne et qui révéleraient leurs pensées les plus intimes. Y avait-il un esclavage pire que celui-ci ? Un craquement retentit. Elle tressaillit, se releva avec vivacité, scruta les ténèbres. « Comme on se retrouve, Klarel ! » La voix de Sargor. Il surgit de la nuit et s’avança vers elle. Elle se crispa, cessa de respirer, pétrifiée par le souvenir douloureux de leur dernière rencontre, ne décela aucune menace dans son allure, dans son regard, dans son attitude. « J’ai voulu te tuer l’autre fois, et c’est moi qui suis passé de l’autre côté. Pas longtemps, mais suffisamment pour avoir une bonne idée de ce qui nous attend quand la vie s’arrête. » Les éclats changeants de la barrière magnétique éclairaient son visage asymétrique. Le rythme cardiaque de Klarel, toujours sur la défensive, s’apaisa peu à peu. « Tu m’as suivie ? — Pas vraiment. J’ai su que tu partais et j’ai voulu faire un bout de chemin avec toi. — Comment tu as su ? » Sargor haussa les épaules. « Depuis que je suis revenu à la vie, j’entends des trucs à l’intérieur. Comme des voix. Ou des notes de musique. J’ai cru devenir fou au début, et puis je me suis habitué. Une voix m’a soufflé que tu t’en allais de chez toi. Il m’a suffi de prendre le chemin que tu as suivi la dernière fois. » Klarel fit le rapprochement avec les vibrations envoûtantes qui résonnaient en elle. Elle lui proposa un gâteau. Il l’accepta et le grignota pensivement avant de tendre le bras en direction de la barrière. « Je crois bien que tout ça a quelque chose à voir avec… eux, les Froutz. C’est eux que tu viens voir, pas vrai ? » Elle hésita quelques secondes avant d’acquiescer d’un hochement de tête. « Ils ont certainement un tas de trucs à nous apprendre, continua Sargor. Je sens chez eux comme… une grande inquiétude, comme s’ils s’efforçaient de nous prévenir de quelque chose. » Klarel prit conscience que les vibrations étaient imprégnées d’une tristesse infinie ; elle n’y avait pas prêté attention jusqu’alors, seulement ravie par leur splendeur. « Tu viens à leur rencontre avec moi ? » demanda-t-elle. Il finit de manger son gâteau avant de s’essuyer les lèvres d’un revers de manche et de boire une gorgée au goulot de la gourde de peau qu’elle lui tendait. « Tu dois y aller seule. Moi, je suis juste le gars qu’ils ont ramené à la vie. — Comment ils t’ont… — Tué ? J’en sais foutre rien. J’ai senti un grand froid, j’ai perdu connaissance et je me suis réveillé allongé sur le sol. J’ai juste aperçu des taches de sang et des petits bouts de tissu éparpillés entre les pierres. Je me demandais ce que je fichais là. J’avais tout oublié. Comme si ma mémoire avait été effacée. Tout m’est revenu au moment où la voix m’a dit que tu t’en allais. Je me suis tout à coup revu en train de te donner des coups de sluss et d’arracher ta robe, je me suis revu couché sur toi, plus enragé qu’un bov mâle avant la saillie. Comment te dire ça ? Je n’ai pas eu honte, il n’y a plus de honte en moi, mais je me suis dit que j’avais dû te faire sacrément peur et mal, et je voulais que tu me pardonnes avant de passer de l’autre côté. — Qu’est-ce qui te fait dire que je vais passer de l’autre côté ? » Il pointa l’index au-dessus de sa tête. « C’est écrit là-haut. — Tu sais lire le ciel, toi, maintenant ? — Là-haut, ça veut pas forcément dire le ciel. » Ils observèrent un long temps de silence, enveloppés de l’haleine chaude de la nuit ; ce fut Klarel qui le rompit. « Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant ? — J’ai plus envie de rester à Mussina. Il faut que j’aille dans le monde. Les choses me seront révélées au moment où elles devront l’être. — Tu ne veux donc plus te marier ? » Il lâcha un petit rire aigu dont la brise dispersa les éclats. « C’est l’obsession des habitants de la colonie, mais plus la mienne. Je me sens libre là-dedans, tu comprends ? » Il montra sa tête puis son cœur. « Oui, tu comprends, forcément, tu t’es toujours sentie libre, pas vrai ? Quoi qu’il en soit, je vais bientôt partir pour Simer. Changer de vie. — Aucun regret de quitter les tiens ? — Tu en as, toi ? » Klarel secoua lentement la tête. « J’ai changé depuis que je suis revenu des morts, reprit Sargor. Cette vie qu’on nous propose à Mussina, elle m’intéresse plus. Elle est tout sauf la vie. C’est elle qui m’a poussé à te faire du mal. Elle qui nous incite à tricher avec nous-mêmes. Je me sentais emprisonné, coincé, j’essayais d’être un homme que je ne suis pas et que je ne serai jamais, je devenais fou. — Quoi que tu entreprennes, je te souhaite bonne chance, Sargor. » Il la dévisagea intensément avant de désigner la barrière magnétique d’un mouvement de menton. « Ils t’attendent. » Elle tourna la tête et distingua des silhouettes immobiles derrière les émanations lumineuses. « Tu ne m’as pas dit si tu me pardonnais… — Tu en as vraiment besoin ? — Si tu ne le faisais pas, ce serait le seul regret que j’emporterais de Mussina. » Elle lui posa la main sur l’avant-bras. « Du fond de mon cœur, je te pardonne. » Il lui prit la main, la porta à ses lèvres, la baisa avec ferveur, puis il se détourna et s’éloigna dans la nuit. Les créatures n’avaient pas de forme. Du moins, on ne les distinguait pas nettement, comme si elles se tenaient entre deux plans, entre deux mondes. Klarel n’aurait pu dire si elles étaient grandes ou petites, rondes ou anguleuses, elles étaient seulement une présence, une énergie. Elles étaient pourtant apparues sous des formes monstrueuses à la fillette qui les avait vues la première et aux enfants qui les avaient surprises au cours de leurs jeux. Les rapports des enhalistes les décrivaient comme des êtres polymorphes : on ne pouvait pas leur attribuer de caractéristiques généralement applicables aux espèces vivantes. Les spécialistes avaient renoncé à percer leur mystère et s’en étaient tirés avec cette frontière magnétique dont la fonction principale semblait être d’entretenir la mauvaise humeur des colons. Klarel s’efforçait pourtant de les observer avec la plus grande attention, mais son regard ne parvenait pas à les accrocher, il glissait sur elles comme les gouttes de pluie sur le pelage épais des bovs. Elle avait ressenti un léger choc en traversant le rideau de lumière. La douleur s’était transformée au bout de quelques minutes en un fourmillement désagréable. Le paysage était le même de l’autre côté, et pourtant complètement différent, comme si d’autres lois s’appliquaient. Les créatures s’étaient mises en mouvement. Elle les avait suivies à distance. Elles disparaissaient parfois dans la nuit, mais elles abandonnaient derrière elles une sorte de courant énergétique qui guidait la jeune femme. Elles avaient gravi les pentes de la chaîne des Optes dont les plus hauts sommets, emprisonnés sous les glaciers, culminaient à plus de six mille mètres. La tiédeur de la nuit avait peu à peu été supplantée par un air sec et froid. Klarel ne ressentait aucune fatigue. Elle marchait avec une légèreté étonnante, euphorisante. Elle s’était retournée à plusieurs reprises pour jeter un regard sur la colonie, dont les ténèbres avaient peu à peu absorbé les formes grises. Elle avait désormais coupé les ponts avec les siens, avec son monde. Elle n’éprouvait aucun regret, aucune peine, elle baignait dans un grand calme. Elle avait toujours aspiré à la sérénité. Rêvé de s’élever au-dessus des passions et des misères des hommes. Leurs désirs, leurs émotions, leurs rivalités, leurs commandements lui avaient toujours paru bruyants, offensants. Ils disaient vénérer un être suprême infiniment bon et se conduisaient en créatures brutales, jalouses, violentes, mesquines. En émigrant de Thorm vers Albad, la planète la plus lointaine de la Galaxie, les parents de Klarel avaient cru changer le cours de leur vie, mais ils s’étaient confrontés au même labeur, aux mêmes contraintes, à la même tristesse, aux mêmes humiliations. Le nouveau monde n’était pas plus agréable que l’ancien, au contraire même, ils avaient perdu les derniers espaces de liberté qu’ils avaient arpentés sur Thorm. Klarel en avait conclu que le bonheur n’était pas lié aux conditions extérieures. L’environnement pouvait certes satisfaire les besoins fondamentaux, apporter un certain confort, mais il ne rendait personne heureux. Ou les gens qui avaient un toit au-dessus de leur tête, leur nourriture quotidienne, une famille aimante n’auraient pas éprouvé une insatisfaction permanente. Il fallait chercher ailleurs les causes de cette attirance névrotique pour le malheur, dans les méandres intérieurs peut-être, dans la relation sous-jacente avec l’univers. L’aube se levait lorsque, après une longue marche entre les arbres aux troncs torturés et noueux, Klarel déboucha sur un vaste cirque hérissé de rochers ronds et balayé par un vent glacial. Des silhouettes se tenaient par dizaines au centre de l’espace circulaire. Les Froutz. Bien que les créatures non humaines fussent dépourvues d’yeux – du moins, elle n’en distinguait pas –, elle avait la certitude qu’ils l’observaient avec une attention recueillie. Qu’ils l’attendaient. CHAPITRE VIII Je ne te reverrai plus, Tu seras morte quand je poserai le pied sur le nouveau monde, Je vivrai à des milliers d’anlumes de toi, Séparé de toi par les siècles, Il me faut m’en aller, Il n’y a plus de place pour moi sur notre monde, Tu en as choisi un autre, Tu as prononcé le serment de fidélité, Il t’a embrassée et portée jusqu’à la chambre nuptiale, Tu lui as fait le plus beau des dons, le don de toi, Je t’ai aperçue par la fenêtre de ta maison, J’ai vu ton bonheur, j’ai entendu ton rire, J’ai entendu vos voix, vos murmures, J’ai dit adieu à ma mère, à mon père, à mes frères, à mes sœurs, Je suis parti sans me retourner, La porte du grand vaisseau s’est refermée sur moi, Il m’a emporté dans l’espace et le malheur infinis, Je croyais t’oublier sur l’autre monde, Ton souvenir m’a poursuivi, Et m’a sans cesse hanté, Je mourrai à mon tour, Si loin de nos jeunes années, Si loin de tes bras, Si loin de tes lèvres. Le Chant de l’exil, texte anonyme du VIe siècle après la Dissémination, système de Gamma de l’Orka. …lE TECHNICIEN aux cheveux blonds et aux yeux bruns m’a fixée avec insistance, incapable de dissimuler ses pensées lubriques. Je me suis sentie flattée. Odom Dercher ne m’avait pas embrassée, ni n’avait esquissé aucun geste qui aurait pu traduire un quelconque intérêt, et j’en avais éprouvé un dépit cuisant. Le regard brillant du technicien vêtu d’une affreuse combinaison orange me redonnait confiance dans mon pouvoir de séduction. Odom était resté insensible à ma personne ou n’était pas intéressé par les femmes, ce qui revenait au même. J’avoue pourtant que, malgré l’odeur de son appartement, je serais volontiers restée en sa compagnie après la mort d’Alcyor Mannea. Bon sang, pourquoi me plaisait-il autant ? J’étais en train de tomber amoureuse d’un type qui se consacrait corps et âme au grand œuvre de sa vie et n’avait pas de place dans sa vie pour une écervelée de mon genre. Le technicien a posé le disque métallique sur le comptoir. Il n’y avait aucun autre client dans la grande salle où, par les immenses baies vitrées, se déversait la lumière dorée de Solar2. « Jamais vu un truc pareil ! » Le technicien a souligné ses mots d’un sourire qui se voulait conquérant ; il a perdu d’un seul coup le peu de charme que je lui concédais. « Ça sert à quoi ? — Aucune idée, ai-je répondu. Je l’ai acheté au marché du Klong et je souhaite seulement savoir de quelle planète il provient. — Pourquoi ? a ricané le technicien. Vous comptez la visiter ? » J’ai esquissé une moue, troublée par son trait d’humour. Je ne pouvais tout de même pas lui avouer que, oui, j’avais la ferme intention de me rendre sur le monde où ce disque avait été fabriqué. « Parce qu’il vous faudrait sacrifier quelques années, hein ! a repris le technicien en fronçant les sourcils. Une jolie femme comme vous, ce serait dommage. » Ma respiration s’est suspendue. « Il vient de si loin que ça ? — D’après l’assistant, cet alliage a été fabriqué dans le système de l’Orka. Ça se trouve au fin fond du bras d’Orion. Faut compter d’ici environ cinq cents parsecs. Ça nous fait… — Mille six cents années-lumière, je sais compter ! » La sécheresse de mon ton a escamoté son sourire ; il est instantanément redevenu sérieux. « Même si vous vouliez y aller, je ne suis pas certain que vous trouveriez un transport. L’assistant dit que le système a été colonisé il y a plus de cinq mille ansTO et qu’il a été abandonné depuis. À mon avis, il ne doit plus y avoir que des tombes et des squelettes là-bas. Et peut-être aussi quelques sauvages. D’ailleurs, votre truc, là, il a lui aussi plus de cinq millénaires d’après l’analyseur ! Une véritable antiquité si vous voulez mon avis. — Votre système d’analyse ne se trompe jamais ? » Le technicien a ouvert des yeux outrés. « Il n’a pas commis une seule erreur en vingt ansTO. Infaillible, je vous dis ! » Il s’est penché sur moi par-dessus le comptoir. « J’ai comme l’impression que vous êtes déçue…» J’ai reculé d’un pas pour échapper à la pression de son regard. « Déçue n’est pas le mot. Disons surprise. Je ne pensais pas qu’il provenait d’aussi loin. — Vous avez acheté ça cher ? » Il avait raison : je ne trouverais probablement pas de vaisseau à destination du système de l’Orka. Mon reportage s’arrêtait là, j’en étais à la fois soulagée et désappointée. « Bien trop cher. — Et vous comptez en faire quoi ? Pas terrible comme objet décoratif. Même la bestiole, là, elle ne ressemble à rien. — Vous pouvez me remettre le jeton de l’analyse ? » Le technicien s’est fendu d’un soupir bruyant. « C’est vous la cliente, madame. » Il s’est éclipsé et est revenu quelques instants plus tard avec un jeton transparent dans la main. « Voilà, madame, vous pourrez le lire sur n’importe quel terminal. Je suppose que… (ses yeux bruns se sont troublés) que vous répondriez par la négative si je vous invitais à dîner. — La réponse est contenue dans la question. » J’ai glissé le jeton dans mon sac, payé les cent cinquante sols réclamés et je suis sortie. « Le système de Gamma de l’Orka ? » Le souffle d’OldEran a grésillé dans mon endophone, une sensation désagréable ; j’avais l’impression de l’héberger au plus profond de moi. J’étais rentrée après avoir flâné deux heures dans les allées étroites du marché du Klong, refoulant de toutes mes forces une envie féroce de rendre visite à Odom dans le quartier du Satsang. « Je me suis renseignée, il n’y a aucun vol régulier pour Gamma de l’Orka. Désolée, OldEran, mais je ne peux pas réaliser le reportage que vous m’avez commandé. — Qu’est-ce qui vous fait dire que la Fraternité du Panca est localisée dans le système de l’Orka ? — Vous savez très bien que je ne dévoile jamais mes sources. Je peux seulement vous assurer que mes renseignements sont fiables. Récupérez l’argent que vous avez versé sur mon compte. Je n’ai pas engagé d’autres frais que les accélérateurs cérébraux. Et encore je peux les prendre à ma charge. Et, non, je n’ai vendu mes charmes à personne ! » Il a marqué un nouveau silence. Je suis restée suspendue à son souffle. « Je vous recontacte, JiLi. » Il a coupé la communication. J’ai retrouvé mon silence intérieur avec soulagement. Avec perplexité également : la réaction d’OldEran m’avait décontenancée. Je m’étais attendue à l’entendre pousser de hauts cris, vitupérer contre ces foutus parasites de médialistes qui ont toujours de bonnes raisons de ne pas faire le travail pour lequel on les paie, et il n’avait pas élevé le ton, il n’avait montré aucun signe d’énervement. Je me suis demandé ce qu’il mijotait et j’ai supposé que j’aurais bientôt de ses nouvelles. En attendant, je me suis glissée dans les draps sans recourir aux services de mon antoy. Ma fringale sexuelle était passée et, surtout, j’étais trop accaparée par Odom Dercher pour apprécier les caresses mécaniques d’un androïde. Je n’ai pas fermé l’œil. Je pensais à Odom, au cakra posé sur ma table de chevet, au frère Alcyor Mannea, à cette étrange organisation dont les armes dataient de plus de cinq mille ans et dont les membres lui sacrifiaient leur existence. Des centaines de questions se bousculaient dans ma tête auxquelles je n’aurais sans doute jamais les réponses. Je regrettais amèrement d’abandonner ce reportage. J’étais ferrée, happée, et une bonne médialiste – j’ose croire que je suis une excellente médialiste, la meilleure de tout BeïBay sans doute, je sais, je ne risque pas de périr noyée dans un débordement d’humilité – ne renonce jamais de gaieté de cœur à un sujet qu’elle pressent fabuleux. J’ai tourné et retourné les hypothèses. En flânant dans les environs de l’astroport du Rhys, je pourrais peut-être dénicher un vol clandestin à destination du système de l’Orka. Le Canal 45 avait viré suffisamment d’argent sur mon compte pour que je puisse recruter l’un de ces vaisseaux de contrebande qui pullulaient dans le système de Solar 2. Je me suis relevée, surexcitée, j’ai demandé à mon asdan (assistant en ADN de synthèse) de calculer le temps nécessaire à un vaisseau à pliure quantique pour atteindre le système de l’Orka. Le résultat s’est affiché sur l’écran transparent projeté par la minuscule fosse : cent trente-huit ansTO. Le double en comptant le trajet retour. Près de trois siècles s’écouleraient sur NeoTierra pendant mon voyage tandis que je perdrais, avec les ralentisseurs métaboliques, une vingtaine d’années de ma vie. OldEran, mon commanditaire, serait mort depuis longtemps. Et tous ceux que je connaissais, mes confrères, mes consœurs, mes relations… Odom… Le prix en temps était trop élevé. Exorbitant. Il m’aurait fallu voyager à bord d’un de ces nouveaux appareils supraluminiques qui ne mettaient que deux ou trois semaines à franchir cinq cents parsecs. L’asdan m’a confirmé qu’ils en étaient encore au stade de prototype et que les pertes humaines se montaient à plus de soixante pour cent. Plus d’une chance sur deux de mourir pulvérisée dans l’espace. Je n’avais pas envie non plus de mettre un terme prématuré à mon existence. Même si la vie ne m’offrait pas toujours ce que j’en attendais – le problème, c’est probablement d’attendre quelque chose ; celui qui n’attend rien ne peut pas être déçu –, j’aspirais encore à respirer l’air de BeïBay, à contempler la lumière dorée de Solar 2, j’espérais encore prendre ma véritable place dans la mosaïque humaine, j’espérais éveiller l’intérêt d’Odom. J’ai failli jeter le cakra par la fenêtre de mon appartement. Je ne contrôlais plus grand-chose : je tombais amoureuse d’un homme qui avait bien d’autres chats à fouetter (il m’aurait sans doute expliqué le sens d’une formule que j’employais couramment sans avoir la moindre idée de ce que signifiait le mot « chats »), je me passionnais pour une enquête qui me réclamait, si je voulais la continuer, de sacrifier une bonne partie de ma jeunesse ou de prendre des risques insensés. Je suis retournée me coucher et, de rage, j’ai programmé l’antoy pour une étreinte d’une heure. Je n’ai pas eu d’orgasme, seulement une irritation des muqueuses qui, le lendemain, a transformé ma première miction en séance de torture. La vibration de mon endophone m’a tirée d’un demi-sommeil agité. L’horloge murale affichait cinq heuresNT. J’ai deviné que c’était un appel d’OldEran juste avant que ne résonne sa voix à l’intérieur de mon crâne. « J’ai mal dormi, ai-je maugréé en guise de salutations. — Vous parlez à un vieil insomniaque, JiLi. » Aucune trace d’agressivité ni de lassitude dans sa voix. « Je n’ai jamais pu dormir normalement. Les correcteurs nano ou génétiques n’y ont rien changé. — Vous avez un autre reportage d’urgence à me proposer ? » L’antoy était resté sur mon lit, figé dans une position dont la lumière crue de la lampe soulignait le ridicule. Comme je n’avais pas pris le temps de sélectionner la fonction auto, il n’avait pas recouvré sa neutralité habituelle et n’était pas retourné à sa place. Son organe pénilingual, son pénial comme l’appelaient les techniciens, saillait encore de son bas-ventre ; la partie rigide était entourée à son extrémité d’une excroissance souple qui servait de langue et lui permettait d’associer les caresses clitoridienne, anale et vaginale. On pouvait évidemment programmer une fonction isolée selon l’envie du moment, mais j’avoue que je choisis presque toujours le combiné, par paresse sans doute, certaine au moins d’atteindre l’orgasme sous une forme ou une autre. En le découvrant agenouillé et légèrement penché vers l’avant, je me suis demandé comment je pouvais éprouver du plaisir avec cette caricature d’homme. Évidemment, il ne connaissait pas la défaillance ni ne ronflait après avoir accompli sa besogne, mais il ne m’embrassait pas, ni ne caressait mon corps détendu, ni ne me murmurait des mots tendres, toutes choses que j’espère d’un amant. « La suite du reportage que vous avez commencé, JiLi. » OldEran a marqué un temps de silence. « J’ai trouvé pour vous un vaisseau en partance pour le système de Gamma de l’Orka. — Un appareil à pliure quantique ? me suis-je exclamée. Je reviendrai dans un peu moins de trois siècles et je doute fort que vous surviviez jusque-là. Merci pour vos attentions, OldEran. — Je parle d’un vaisseau ADVL, a-t-il continué, imperturbable. — Vous voulez que je finisse en bouillie spatiale ? Selon l’asdan, il y a plus de soixante chances sur cent d’être pulvérisé lors d’un voyage supraluminique. C’est au moins soixante de trop. — On m’a certifié que celui-ci était parfaitement au point. Fiable à quatre-vingt-quinze pour cent. Il lui faut environ une semaineTO pour parcourir cent cinquante parsecs. Comme il y en a cinq cents jusqu’au système de l’Orka, je vous laisse faire le calcul. — Qu’est-ce que ce vaisseau va foutre dans un système abandonné depuis des siècles ? » Mon regard est tombé sur le cakra et ma mauvaise humeur s’est envolée. « Il y achemine une mission scientifique. Des archéologues de l’OMH qui partent à la recherche du chaînon manquant de la préhistoire humaine. — Les fouilles de ce genre prennent du temps, ai-je objecté. Je n’ai pas l’intention de passer dix ans de ma vie au fin fond de la Galaxie. — Le vaisseau les dépose et revient presque aussitôt. La compagnie en profite pour peaufiner ses vols. Elle compte révolutionner le transport long-courrier. Vous devrez d’ailleurs vous engager à ne rien révéler jusqu’à ce qu’elle vous en ait donné l’autorisation. L’espionnage industriel fait rage dans le domaine des voyages spatiaux. — Rien ni personne ne peut obliger un médialiste à garder le silence. » OldEran a soufflé fort, comme pour chasser un insecte agaçant bourdonnant devant sa bouche. « Je me suis engagé pour vous, JiLi. J’ai promis que vous ne divulgueriez rien. Ou je n’aurais pas pu vous obtenir une place dans le vol. — La compagnie sait donc que je suis médialiste ? — Le numéro deux de la compagnie est l’un de mes amis. J’ai dû lui dire la vérité. Enfin, un aperçu de la vérité : officiellement, je vous envoie dans le système de l’Orka réaliser un reportage sur cette expédition. — Je croyais que la compagnie ne voulait pas qu’on en parle. — Je lui ai dit que j’attendrais son feu vert pour diffuser le reportage. — Vous savez pourquoi on dit « feu vert » ? — Aucune idée. » Odom m’aurait sans doute raconté une belle histoire, vraie ou fausse, sur le sujet. « Nous partons quand ? » OldEran a marqué un nouveau temps de silence. « Ce jour à seize heures locales. — Aujourd’hui ! Mais…» Je me suis tue. Je ne pouvais tout de même pas avouer à mon supérieur hiérarchique que j’aurais voulu passer une soirée, voire davantage, avec le beau mythologue Odom Dercher. « Ça vous pose un problème, JiLi ? Cette expédition est une opportunité qu’il ne faut pas manquer. — Vous avez sans doute raison. — Rendez-vous au Rhys à treize heures locales. Comme le vol est secret, il vous faudra donner un mot de passe au comptoir de la compagnie. Un employé vous emmènera sur l’aire de départ. — Comment s’appelle la compagnie ? — LUMEX. — Et le mot de passe ? — On vous le transmettra directement un peu plus tard. — Il faudrait pour ça que la compagnie ait le code de mon endophone. — Elle l’a. — Ne me dites pas que… — Je leur ai donné votre code personnel. Il me fallait agir vite. Mais ne vous inquiétez pas, ils l’oublieront aussitôt que vous aurez embarqué. — Si je comprends bien, vous ne me laissez pas vraiment le choix. » La respiration d’OldEran s’est légèrement accélérée. « Vous avez toujours le choix, JiLi. Mais, telle que je vous connais, je suis certain que vous accepterez. » Il me connaissait bien. Pour être à l’astroport à treize heures, je devais partir du centre de BeïBay à onze heures. En comptant environ deux heures pour me préparer au départ, il me restait quatre petites heures pour rendre une visite à Odom. « Vous reverrai-je avant de partir, OldEran ? » Il a soupiré. « Vous savez bien que je déteste les séparations. Mon côté sentimental. Et vous, vous savez pourquoi on dit « feu vert » ? — Pas davantage que vous. — Bonne chance, JiLi. » J’ai décelé un fond de tristesse dans sa voix. Il a coupé la communication. Je me suis levée d’un bond et j’ai foncé dans la salle de bains. L’eau a jailli à la température idéale des innombrables bouches disséminées dans les cloisons et le plafond. En préparant mes bagages, je me suis aperçue que j’avais oublié de demander à OldEran sur laquelle des deux planètes habitables de l’Orka se rendait l’expédition. Une brève consultation de l’asdan m’a appris que la première, Arca, connaissait une saison sèche où la température ne montait guère au-dessus de cinq degrés centigrades et une saison humide où on atteignait par moments les quarante-cinq degrés ; la seconde, Gayenn, était couverte douze mois sur quinze d’une épaisse couche de glace et devenait les trois derniers mois un four à plus de soixante degrés centigrades, une amplitude extrême pour laquelle il n’existait pas d’explication officielle. L’asdan formulait l’hypothèse que le périgée de Gayenn était proche de l’étoile, une géante aux dominantes rouge orangé. J’ai opté pour plusieurs tenues complètes en tissand en espérant que les tissus thermorégulateurs me permettraient d’affronter les fortes chaleurs aussi bien que les grands froids. J’ai renoncé au « nécessaire » de maquillage, supposant que les vieux barbons – j’imagine toujours les scientifiques en vieux barbons… – ne s’intéresseraient pas à ma petite personne – comme Odom ? Décidée à m’encombrer le moins possible – je partais en reportage, pas en vacances –, j’ai casé dans la valise des bottes fourrées et des sandales à lacets en plus des chaussures mi-sportives, mi-citadines que j’avais l’habitude de porter, un terminal de lecture qui contenait une grande partie des musiques et des textes recensés de l’OMH, le cakra, mon jeton d’identité, évidemment, et mon asdan de poche. J’ai eu l’impression tenace d’oublier quelque chose, sans réussir à savoir quoi. Puis j’ai commandé une libulle individuelle que je suis allée attendre sur le toit de mon immeuble. Elle se posait cinq minutes plus tard devant moi. Le pilote, un androïde aux yeux et aux cheveux rouges, est descendu pour glisser ma valise dans le compartiment sous le plancher et m’a demandé où il devait me conduire. Solar 2 se levait et arrosait de lumière pâle le quartier du Satsang, traversé de part en part par un méandre de l’Arao. J’ai reconnu l’immeuble d’Odom, une construction droite dont le seul charme était la vue imprenable qu’il offrait sur le fleuve. J’ai demandé au pilote de me déposer devant la porte d’entrée. La libulle s’est faufilée entre les autres appareils et posée avec douceur sur les dalles de pierre noire. J’ai réglé les vingt-cinq sols affichés sur l’écran transparent du compteur, puis j’ai ordonné à l’andro de revenir me chercher à onze heures pour me conduire à l’astroport du Rhys. Il a incliné la tête avec une légère raideur et confirmé, de sa voix vibrante, qu’il m’attendrait à cet endroit à onze heures précises. C’est un Odom aux cheveux ébouriffés, aux joues ombrées de barbe et aux yeux encore bouffis de sommeil qui m’a ouvert la porte de son appartement. Je l’ai trouvé craquant dans son peignoir élimé. Ses rides m’ont paru plus nombreuses et profondes. Il me donnait l’impression de se présenter sans défense. « JiLi ? Mais qu’est-ce que… — Vous comptez me recevoir sur votre palier ? » Il a souri et s’est effacé pour m’inviter à entrer. L’odeur de son appartement m’a sauté aux narines, je m’en foutais, mon cœur battait comme celui d’une adolescente qui se rend à son premier rendez-vous. Des siècles et des siècles d’évolution pour en arriver là ! « Vous… euh… Je vous offre du thé d’Araosing ? » Il s’est éclipsé dans la cuisine tandis que je m’installais dans la pièce où, quelques jours plus tôt, j’avais fait la connaissance d’Alcyor Mannea. J’ai eu tout à coup des doutes sur ma décision. Je risquais de repartir du logement d’Odom encore plus déstabilisée que je n’y étais entrée. Il aurait sans doute mieux valu disparaître sans donner de nouvelles à l’homme qui infestait désormais une grande partie de mes pensées. J’aurais eu une bonne chance de l’oublier, tandis qu’en le revoyant j’ouvrais en grand la porte aux regrets. Il a posé sur la table basse le plateau où se côtoyaient une théière, deux tasses et une assiette de biscuits à la fleur de savège. Il s’est assis tout près de moi, si près que le tissu thermorégulateur de ma robe a capté sa chaleur et produit un peu de fraîcheur. L’ouverture de son peignoir a dévoilé l’une de ses jambes, une belle jambe d’ailleurs, glabre, longue, à la fois fine et puissante. « Eh bien, JiLi, que me vaut l’honneur de votre visite matinale ? » J’ai mangé un biscuit pour masquer mon trouble. « Je vais partir, ai-je murmuré. — L’analyse du cakra ? — Il a été fabriqué sur l’une des deux planètes du système de Gamma de l’Orka. — Gamma de l’Orka… Mais c’est… — À cinq cents parsecs d’ici. » La nouvelle a paru le frapper de stupeur. « Ce qui veut dire que… que je ne vous reverrai plus jamais », a-t-il murmuré avec un tel désespoir dans les yeux que j’ai eu envie de le prendre dans mes bras et de le bercer comme un enfant. « Ça vous pose un problème ? » Il a balayé l’air de ses mains. « Non… oui… non… Enfin, je veux dire…» Il s’emberlificotait dans ses explications, comme tous les hommes. Je me suis approchée de lui et j’ai posé mes lèvres sur les siennes. « Il ne nous reste qu’un peu plus de deux heures », ai-je ajouté dans un souffle… CHAPITRE IX Kaïfren : les Kaïfréniotes ont fait ce que font la plupart des populations vivant sur des planètes exposées à une chaleur excessive (on pourrait en dire autant de celles qui vivent dans les grands froids), ils cherchent la fraîcheur dans les profondeurs du sol. La conséquence est qu’une vie souterraine intense s’est développée dans les villes de la planète, particulièrement à Verdasco, la capitale. Les soirées verdascaines, surnommées les Frénésiaques, comptent parmi les plus réputées dans le système de Lakahi et dans les systèmes les plus proches. La pliure quantique permet de venir de loin pour assister à l’une de ces fameuses fêtes qui durent parfois plus d’un mois. On pense que la technologie ADVL, qui devrait être rapidement opérationnelle, augmentera de façon sensible l’afflux des visiteurs attirés par la réputation des Frénésiaques. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. « C’EST ELLE, t’es sûr ? » La moue dubitative de Maginn déformait sa face ronde. Bakmo vérifia l’écran du terminal : le mouchard avait retrouvé Vilnea, pas de doute, le point lumineux clignotait de plus en plus vite. Ils s’étaient approchés discrètement de la femme âgée assise dans l’un des compartiments de la salle d’attente. Elle était seule, les autres s’étant levés et dirigés vers le hall d’arrivée lorsque l’annonce de l’atterrissage du vaisseau en provenance de Faouk avait retenti. Le masque correcteur donnait parfaitement le change : comment reconnaître Vilnea dans cette face hachurée de rides, dans ces cheveux blancs soigneusement rassemblés en chignon, dans ce corps déformé par les maladies généralement associées à la vieillesse ? Elle semblait avoir dépassé les deux cents ansTO. Elle ne leur prêtait aucune attention. « Les mouchards génétiques ne se trompent jamais, chuchota Bakmo. — On fait quoi maintenant ? demanda Ragat. — On réfléchit avant d’agir. On n’a pas le droit de se rater. — Moi je dis qu’au contraire il faut foncer avant qu’elle nous ait repérés, insista le technicien. — C’est toi qui vas la défier, Mollasse ? » Ragat n’insista pas, se souvenant tout à coup avec quelle efficacité elle s’était débarrassée d’Algor et de Xafir dans l’auberge de Faouk. « Je proposerais bien un truc, souffla Maginn. — Parle. — On la suit jusqu’à ce qu’elle ait remis le grappin sur le type qu’elle pourchasse, et on intervient à ce moment-là. Elle sera moins méfiante et on peut réaliser un coup double s’il a du fric sur lui. » Bakmo se frotta le menton du dos de la main, puis il revint à son tic favori, l’enroulement d’une mèche de cheveux autour de son index. « Le risque, c’est de la perdre de vue… — Le risque est pratiquement nul : le mouchard la pistera jusqu’à ce qu’on ait déprogrammé le terminal. — Maginn a raison, intervint Coluk. Elle aura l’esprit occupé quand elle aura repris son fuyard, nos chances seront plus grandes de la neutraliser. — Vous n’êtes qu’une bande de trouillards ! marmonna Ragat. — La ferme, Mollasse ! La suggestion de Maginn n’est pas idiote. » Ce compliment – car c’en était un dans la bouche de Bakmo – découpa un large sourire sur la face de la mécanicienne. Il prit conscience qu’elle était peut-être amoureuse de lui et se surprit à lui trouver un charme qui, jusqu’alors, ne lui avait pas sauté aux yeux. « Si c’est vraiment elle et si elle veut vraiment choper ce mec, comment ça se fait qu’elle n’a pas encore bougé son cul de sa chaise ? avança Coluk. — Les autres se sont précipités inutilement, répondit Bakmo. Avec les vérifications sanitaires, y en a au moins pour trois ou quatre heures avant que les passagers du vaisseau se pointent dans le hall d’arrivée. — Les formalités sont plutôt expéditives dans le coin. — Pour nous peut-être, mais aucune compagnie ne prendra le risque de lâcher ses passagers sans les avoir contrôlés de la tête aux pieds. C’est elle, pas de doute, le mouchard est formel. » Ils observaient la vieille femme au travers du plafond en verre de la salle d’attente. Ils se tenaient, en partie dissimulés par des plantes, sur l’une des passerelles qui reliaient entre elles les différentes parties de l’astroport. Comme Maginn s’était vêtue à la mode de Kaïfren, robe ample, large chapeau pour se protéger des rayons ardents de Lakahi, ils avaient envoyé la mécanicienne en reconnaissance avec le terminal. Le point lumineux avait clignoté frénétiquement lorsqu’elle s’était approchée de la vieille femme et ralenti la cadence quand elle s’en était éloignée. « Faudrait prévenir les autres, suggéra Coluk. — Pour qu’ils rappliquent ici en faisant un raffut de tous les diables ? objecta Bakmo. Vaut mieux pas les avoir dans les pattes. Efforçons-nous de régler ça par nous-mêmes. — Ils vont vraiment pas être contents si on la rate », fit Ragat. Bakmo le foudroya du regard. « Et moi je te raterai pas si tu continues de me courir sur les nerfs ! » Le technicien eut la vague intention de répliquer, mais le visage du capitaine affichait une telle rogne qu’il préféra capituler plutôt que de perdre une ou plusieurs dents. Ils se scindèrent en deux groupes, l’un formé de Bakmo et Maginn, l’autre de Ragat et Coluk, et se relayèrent pour épier Vilnea – difficile quand même de croire que ce débris humain était la jeune femme frêle qui les avait embrouillés comme des débutants à San Telj. Elle ne bougeait pas pour l’instant, comme une impotente, ou une morte. Pendant que les uns la surveillaient, les autres se restauraient ou se reposaient dans l’un des restaurants de la galerie marchande. La vieille femme se leva après que la voix synthétique eut annoncé le débarquement imminent des passagers en provenance de Faouk. « Va prévenir Bakmo, et magne-toi le cul ! » ordonna Ragat à Coluk. Le ton péremptoire du technicien exaspéra le jeune cuisinier, qui se contint pour ne pas lui sauter à la gorge. Aucune raison que Mollasse, qui n’occupait pas un grade supérieur au sien dans la hiérarchie de l’équipage, lui parle sur ce ton. Il se mordit les lèvres en se promettant de lui demander des comptes quand ils auraient touché leur fric. Il fila prévenir Bakmo, à demi assoupi sur son siège, et Maginn, qui sirotait un jus de fruits en fixant obstinément le terminal de poche de surveillance génétique. « Elle bouge. » Bakmo se leva avec une telle précipitation qu’il renversa deux chaises vides. Coluk et Ragat dévalèrent l’un des escaliers tournants pour emboîter le pas de la vieille femme tandis que Bakmo et Maginn la suivaient depuis la passerelle. Marchant d’une foulée ample, énergique, qui offrait un contraste saisissant avec son apparence, elle se rendit dans le hall d’arrivée et se mêla à la foule que l’imminence du débarquement avait considérablement grossie. Coluk et Ragat gardèrent avec elle une distance d’environ dix mètres. Elle se retourna à plusieurs reprises, comme si elle avait senti leur présence, mais, occultés par les hommes et les femmes qui se tenaient entre elle et eux, elle ne parut pas les remarquer. Du haut de la passerelle, Bakmo et Maginn s’appliquèrent à ne pas perdre des yeux la tache blanche de sa chevelure. Les premiers passagers se présentèrent à l’extrémité du long couloir reliant le tarmac et les bâtiments. Des cris de joie saluèrent leur apparition. Comme la contenance du vaisseau se montait à quinze mille passagers, le flot s’écoula pendant des heures. Un certain nombre de familles avançaient, hésitantes, inquiètes, dans l’immense pièce et restaient un long moment indécises avant de se diriger au hasard vers l’une des vingt sorties du Rhys. Des immigrants, chassés de Faouk par la misère ou la guerre interminable entre la planète et sa jumelle Zidée. Comme tous ceux qui partaient s’installer sur un autre monde, ceux-là espéraient trouver de meilleures conditions d’existence sur Kaïfren. Ils déchanteraient quand ils se heurteraient aux dures réalités de leur planète d’accueil. Bakmo avait vu, dans les différents systèmes où il avait bourlingué, des milliers d’émigrants transformés en travailleurs précaires, en esclaves presque, logeant dans des baraquements insalubres à la périphérie des grandes villes, pris au piège et ne sachant pas comment s’en sortir. Il avait lu la détresse dans leurs yeux. Certains d’entre eux avaient supplié les capitaines York et Algor de les prendre à bord du Parsal, mais il n’y avait pas de place pour les bouches inutiles dans un vaisseau de contrebande. Des femmes avaient même offert leur corps et Bakmo en avait profité, comme tous les membres de l’équipage, avant de les abandonner, humiliées, désespérées, dans de sordides chambres d’hôtel. Le flot des passagers se tarit et le hall d’arrivée se clairsema peu à peu. Coluk et Ragat reculèrent lorsque les espaces vides s’agrandirent entre la vieille femme et eux. Elle ne cessait de se retourner, une nervosité inhabituelle chez elle. L’impatience de Bakmo augmentait. À quoi pouvait ressembler un homme pour lequel une jeune femme prenait le risque d’arnaquer dans les grandes largeurs un capitaine de vaisseau ? Plus le temps passait et plus il pensait qu’elle ne disposait pas de la somme qu’elle leur avait promise. Qu’y avait-il sous cette affaire ? Pas une banale histoire de cul en tout cas, Vilnea était du genre tueuse à sang-froid, pas amante éplorée. Bakmo brûlait de les interroger, elle et l’homme qu’elle pourchassait. Il lui fallait d’abord s’assurer qu’il n’y avait pas une manière ou une autre de récupérer l’argent, peut-être pas dix millions de kolps, mais au moins de quoi couvrir les frais et garder l’estime et la confiance de l’équipage. Coluk lança un regard interrogateur au capitaine par-dessus son épaule. D’un geste de la main, Bakmo lui ordonna de continuer la surveillance. Depuis plusieurs minutes, plus aucun passager n’avait débouché du couloir. Le hall était maintenant presque vide. Coluk et Ragat restaient mêlés aux derniers groupes qui traînaient dans l’immense pièce. Les voix graves d’hommes kaïfrenotes résonnaient comme des roulements d’orage dans le silence retombé sur l’astroport. Ils parlaient un dialecte inspiré de l’ung, la langue universelle – ils avaient commencé à truffer leur langage d’indéchiffrables expressions rocailleuses lors d’une guerre contre un peuple venu d’un système agonisant et ils en avaient gardé l’usage après avoir vaincu les conquérants. « Là ! » souffla Maginn. Elle désignait la silhouette longiligne qui venait de surgir du couloir et s’avançait dans le hall. Un homme vêtu d’une tenue traditionnelle faouki, ample robe fendue jusqu’aux genoux, visage occulté par les voiles d’un chapeau conique. Il se dirigea sans se hâter vers la plus proche des sorties et traversa l’espace dégagé autour de Vilnea. Elle attendit qu’il s’éloigne pour se mettre en mouvement. « C’est lui ! s’exclama Bakmo. On les suit. » Il dévala quatre à quatre les marches de l’escalier en colimaçon et, flanqué de Maginn, rejoignit Coluk et Ragat. Ils prirent Vilnea en filature après avoir effectué un large détour pour ne pas être repérés. L’homme s’arrêta à plusieurs comptoirs des compagnies long-courriers. Vilnea s’immobilisait dans un recoin pendant qu’il se renseignait auprès des hôtesses. On ne distinguait ni ses traits ni ses yeux, il était impossible de déceler une quelconque intention dans son allure tranquille. Il parut trouver ce qu’il cherchait lorsqu’une hôtesse l’invita à passer de l’autre côté du comptoir et l’introduisit dans une pièce située derrière les cloisons. Le nom de la compagnie, l’InterStiss, ne disait rien à Bakmo, mais les boîtes de transport fleurissaient un peu partout dans la Galaxie, se rachetant les unes les autres et se métamorphosant en monstres tentaculaires qui essayaient d’écraser la concurrence à coups de tarifs avantageux ou de services individualisés. « Et s’il ne ressort pas de là ? chuchota Coluk. — Le principal, c’est de ne pas la perdre, elle », répondit Bakmo. Ils s’étaient planqués dans un renfoncement derrière un pilier. Le point scintillant clignotait toujours sur l’écran du terminal. Par chance, un grand nombre d’employés et de visiteurs continuaient d’aller et venir dans les allées. Plus loin, la lumière du jour, éblouissante, s’engouffrait par les parois vitrées et prenait le relais des appliques et des énormes lustres. Bakmo espérait qu’ils ne seraient pas obligés de sortir dans la chaleur éprouvante de Kaïfren. Les climats caniculaires le vidaient de son énergie et lui vrillaient les nerfs. L’homme ressortit quelques minutes plus tard du bureau de l’InterStiss, hésita quelques secondes avant de se diriger vers la sortie. Vilnea gardait avec lui une distance constante d’une quinzaine de mètres. L’homme, qui jetait d’incessants coups d’œil sur le côté, franchit la porte dont les vantaux transparents s’écartaient automatiquement. De l’autre côté s’étendait une immense esplanade où se pressaient d’innombrables engins volants en forme de bulles et aux vitres teintées. La chaleur tomba de nouveau comme du plomb fondu sur les épaules de Bakmo. Le ciel presque blanc l’aveugla le temps que ses pupilles s’habituent à la luminosité. Il jura intérieurement, craignant d’avoir perdu de vue l’homme et Vilnea, puis il les repéra tous les deux, lui en train de parlementer avec un pilote, elle feignant de contempler le gigantesque écran transparent où s’affichaient les informations pratiques sur Kaïfren, la température, la saison, la gravité, la monnaie, les transports, les formalités administratives… L’homme et le pilote montèrent dans un appareil volant dont les portes coulissantes se refermèrent sur eux. Vilnea apostropha un autre pilote. « Faut qu’on en trouve un vite fait ! » murmura Maginn. Ils s’engouffrèrent dans une bulle deux fois plus grosse que les autres et dont les portes étaient grandes ouvertes. « Madame, messieurs, où dois-je vous déposer ? » demanda le pilote assis à l’avant devant le tableau de bord. C’était un jeune homme, un adolescent presque, vêtu d’un uniforme bleu sombre strié de bandes argentées. Une chevelure brune et bouclée surmontait son visage d’une pâleur presque cadavérique. « On vous dit ça dans deux secondes », fit Bakmo en s’asseyant sur l’un des six fauteuils disposés en deux rangées. Il attendit que l’appareil dans lequel s’était installé l’homme décolle pour crier au pilote : « Suivez cet engin ! — Comme vous voulez, monsieur. » Bakmo s’épongea le front. Une poignée de secondes seulement sous le feu de Lakahi, et il était en nage. Peut-être trouverait-il dans une boutique de Verdasco des vêtements fabriqués dans l’un de ces tissus thermorégulateurs dont il avait entendu parler au cours de ses voyages. Plus on pénétrait dans le cœur de Verdasco, une ville éparpillée sur des dizaines de kilomètres, et plus la ville s’enfonçait dans le sol. Le pilote expliqua que les premières vagues de colons avaient résolu le problème de la chaleur en construisant leurs habitations dans les profondeurs de la croûte planétaire et en couvrant les toits plats de panneaux d’énergie stellaire qui leur assuraient la climatisation, l’eau chaude et le chauffage pour les plus frileux pendant l’hiver – la période froide dure à peu près cinq mois sur vingt, ajouta le pilote, et il fait quand même une vingtaine de degrés au-dessus de zéro. Verdasco ressemblait à un vaste champ de production énergétique avec ses rectangles noirs et brillants alignés à l’infini et séparés les uns des autres par des allées rectilignes bordées d’arbustes aux feuilles bleuâtres. Les Verdascains se déplaçaient exclusivement par les airs, dans ces engins sphériques qu’ils appelaient les naces. Il en résultait un trafic dense à toute heure du jour et de la nuit, comme si des essaims d’insectes se déployaient en permanence dans le ciel éblouissant. « Vous n’aurez pas de problème pour garder le contact avec l’appareil qu’on vous a demandé de suivre ? demanda Bakmo au pilote. — Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude. On dirait qu’une autre nace le suit. Le type devant, vous cherchez à le coincer ? — Je vois pas en quoi ça vous regarde ! — Simple curiosité. Je ne suis pas une bouche tordue ! — Une bouche tordue ? releva Coluk. — Un type qui fricote avec la police de Verdasco. Qui rapporte aux autorités tout ce qui se dit et se passe dans sa nace. Moi, je respecte l’anonymat de mes passagers. » Bien qu’il fût climatisé, Bakmo transpirait à l’intérieur de l’appareil volant. Même si le pilote avait poussé à fond le système de refroidissement d’air, il lui semblait que les rayons ardents de Lakahi transperçaient les parois vitrées et transformaient en four la cabine exiguë. « Comment peut-on vivre sur ce foutu monde ? marmonna-t-il pour lui-même. — Il ne faut pas vous arrêter à votre première impression, monsieur », dit le pilote. Bakmo se demanda si le Kaïfrenote n’était pas équipé d’un implant qui lui permettait de capter les conversations discrètes et, par conséquent, s’il n’était pas également une bouche tordue, un indic, contrairement à ce qu’il prétendait. « La ville est pleine de charmes souterrains, reprit le pilote. Vous devriez aller faire un tour aux Frénésiaques. — Aux quoi ? — Les Frénésiaques. La grande fête annuelle de Verdasco. Elle a lieu en ce moment. — Paraît qu’il y a plein de mines sur Kaïfren, dit Maginn. Elles se trouvent dans le coin ? — Les premières ne sont pas très loin d’ici, environ cinquante kilomètres. Mais la plupart d’entre elles sont localisées dans le Chaarb, une région située à six cents kilomètres. C’est là que se sont installées les unités de fabrication des compagnies long-courriers. Elles ont besoin de métaux de toutes sortes et elles les transforment sur place. Ça leur évite des frais de transport. — Les vaisseaux supraluminiques sont aussi fabriqués là-bas ? » Le pilote haussa les épaules. « On le dit, mais il y a un tel secret autour de la technologie ADVL qu’on ne sait pas grand-chose. — Il y a bien eu des essais, non ? — On le dit. On dit aussi que des gens en sont morts, ceux qui avaient accepté de jouer les cobayes. On leur avait promis des millions de kaïfs, ils n’en ont jamais profité. Et pas davantage leurs familles : les compagnies se sont arrangées pour n’avoir rien à débourser en cas d’accident. Ah, on dirait que votre type est arrivé à destination…» Bakmo jeta un coup d’œil par la paroi. Les naces en phase d’atterrissage, très nombreuses, lui parurent toutes identiques. Il aurait été incapable de repérer un appareil précis dans le ballet serré des bulles volantes aux parois scintillantes. Il n’avait pas d’autre choix que de faire confiance au pilote. Il lisait la même incertitude sur les visages de Maginn et de Coluk. Dans leurs yeux s’affichait la crainte de percuter les naces montantes ou descendantes qui frôlaient parfois la leur à moins de cinquante centimètres. Bakmo supposa que leurs trajectoires ne dépendaient pas de l’adresse des pilotes, qu’elles disposaient d’un système de détection et d’évitement automatique, comme sur la plupart des mondes technologiquement avancés. Les intelligences artificielles en ADN de synthèse pouvaient effectuer des milliards de calculs en une nanoseconde, et donc régler en toute sécurité les mouvements complexes, aléatoires, des appareils se croisant dans le ciel de Verdasco. Il suffisait de considérer la tranquille assurance de Ragat, le technicien du Parsal, pour en avoir la confirmation. La nace se posa en douceur sur une esplanade carrée et bordée d’habitations dont les toits se perchaient à peine un mètre au-dessus du sol. « Ça nous fera cinquante kaïfs, annonça le chauffeur après avoir coupé le moteur. — On n’a pas d’argent local, grogna Bakmo en essayant de repérer sur la place les silhouettes de Vilnea et de l’homme qu’elle poursuivait. Seulement des kolps. — Des kolps ? Je fais immédiatement la conversion, monsieur. » Le pilote prononça quelques mots à voix basse. Un écran transparent s’alluma au-dessus du tableau de bord. Bakmo vit l’homme en tenue faouki se diriger d’une allure toujours aussi tranquille vers la bouche d’un escalier qui s’enfonçait dans les profondeurs de la ville, puis il aperçut, parmi les passants coiffés de larges chapeaux, la silhouette déjà familière de la vieille femme au chignon blanc. Vilnea prit la même direction que l’homme en continuant de maintenir une distance d’une quinzaine de pas. Les nerfs de Bakmo se tendirent. Les portes de la nace resteraient fermées tant qu’ils n’auraient pas réglé la course. « Pourriez pas vous magner ? lança-t-il au pilote. — J’attends le résultat de la conversion, monsieur. — On va les perdre, gémit Maginn. — Je vous l’avais dit, lâcha Ragat. Il aurait fallu la coincer à l’astroport. — Ferme-la, Mollasse ! » Bakmo répugnait à l’admettre, mais c’était sans doute le technicien qui avait raison. Pister deux individus dans une cité inconnue et aussi étendue que Verdasco était une entreprise vouée à l’échec. Le point lumineux clignotait de plus en plus faiblement sur l’écran de terminal. La bouche de l’escalier avala l’homme à la tenue faouki. « Ça nous fera quatre-vingts kolps, monsieur, taxe pour la conversion comprise. » Bakmo lui remit un jeton de cent kolps. Vilnea dévalait à son tour les premières marches. « Gardez tout et ouvrez ces putain de portes ! » CHAPITRE X Trictes : peut-on parler d’insectes à propos des trictes de la planète Albad, ou bien d’ENHA ? En apparence ils se comportent comme les insectes qui nous sont familiers : ils se déplacent en nuées, s’abattent sur les champs cultivés, dévorent les plantes, anéantissent les récoltes, mais, lorsqu’on les observe de près, on se rend compte qu’ils n’ont pas grand-chose en commun avec la classe des insectes répertoriés sur les différents mondes habités. Ils n’ont pas vraiment d’antennes, ni de thorax, ni de pattes, ils sont pourvus de tentacules mous qui leur servent à la fois de bouches et de dards. De même, on ne leur distingue pas de segments, seulement une sorte de cylindre compact et enrobé d’une matière brillante et dure qui s’apparente au quartz et les rend pratiquement invulnérables. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces ni humaines ni animales. KLAREL commençait à avoir faim et soif, et il n’y avait ni eau ni nourriture dans les parages. Les Froutz ne semblaient pas éprouver le besoin de boire ni de manger. Elle se demandait de quoi ils se nourrissaient. Elle avait lu, dans l’encyclopédie papier de la maison commune de Mussina, que la vie ne pouvait pas se développer ni se perpétuer sans les chaînes alimentaires. Pourtant, depuis qu’elle était arrivée dans le cirque naturel qui abritait les créatures non humaines, elle ne les avait jamais vus se livrer aux occupations qui rythmaient le quotidien des communautés humaines : agriculture, élevage, chasse, repas, toilette… Elle ignorait encore s’ils étaient régis par les cycles de veille et de sommeil. Lorsqu’elle se réveillait, allongée à même le sol, elle les découvrait autour d’elle, furtifs, silencieux. Incapable de les différencier et de les dénombrer, elle n’était pas certaine d’être toujours veillée par les mêmes. Elle dormait à l’intérieur d’une immense grotte dans les replis d’une stalagmite dont la base atteignait une largeur de six ou sept mètres. La lumière du jour se glissait à l’aube par la bouche tordue de la cavité. Klarel avait cru que les Froutz occupaient les nombreuses grottes disséminées sur le pourtour du cirque, mais, après une exploration attentive, elle n’y avait relevé aucune trace d’habitat ni d’activité. Elle avait beau les observer, elle demeurait sur le seuil de leur mystère. Si quelqu’un lui avait demandé de les décrire, elle n’aurait pas pu en brosser un portrait précis, ni même une esquisse. Leurs formes étaient fluctuantes. Tantôt les créatures non humaines se présentaient comme des silhouettes élancées, des ombres se déplaçant sans un bruit à une vitesse sidérante, tantôt elles ressemblaient à des sphères roulant sur le sol et rebondissant sur les reliefs. Elles paraissaient en tout cas appartenir à un autre monde, ou plutôt ne pas appartenir vraiment à ce monde. Tout semblait différent en leur compagnie. Le temps ne s’écoulait pas de la même façon qu’à Mussina, même si l’alternance jour-nuit était respectée. Il s’accélérait parfois de façon vertigineuse, ralentissait d’autres fois au point de se suspendre, et Klarel ne pouvait plus esquisser aucun geste, comme prisonnière de l’air immobile. Elle repensait régulièrement à sa famille, roulait dans une vague puissante de tristesse, contenait à grand-peine une envie pressante de dévaler les pentes des Optes et de regagner Mussina. L’odeur de la maison lui manquait, la douceur de son lit, la respiration sifflante de sa petite sœur, le regard sévère mais aimant de son père, les sourires complices de sa mère, les taquineries de ses frères, la saveur du pain noir et du fromage de bov, les parfums des fleurs, les effluves de poussière répandus par le vent du Sud, les cris et les rires montant des ruelles au crépuscule, et même les prêches du conseil des anciens dans la maison commune, les prières ferventes, les fêtes communautaires, la saison des fechs… Oubliées, les contraintes qui pesaient sur les épaules des Mussinans comme des jougs. Elle ne conservait que les bons souvenirs, les moments heureux. Son départ avait engendré souffrance et colère dans la maison familiale, mais également dans l’ensemble de la colonie, qui se mobilisait tout entière lorsque l’un des siens disparaissait. Sans doute les Mussinans avaient-ils organisé des battues pour passer les environs au crible. Elle était l’une de ces portes de confusion et de malheur dont le conseil des anciens disait qu’elles ouvraient sur les mondes infernaux. Si elle revenait, ils comprendraient qu’elle était partie volontairement, la jugeraient sévèrement et la condamneraient probablement à mort. L’envie de retourner parmi les siens se faisait parfois si forte qu’elle balayait cette sinistre perspective et la jetait dans les pentes des Optes, puis, au bout de quelques centaines de mètres, Klarel s’arrêtait, s’asseyait sur une pierre et pleurait. Ses larmes n’avaient pas l’amertume du désespoir, elles provenaient directement de la source, de l’âme, elles emportaient ses souffrances. Alors, allégée de quelques-uns de ses tourments, elle repartait vers les sommets, vers le cirque où s’assemblaient les Froutz, se laissait envahir par les vibrations qu’elle ressentait depuis sa première rencontre avec les créatures non humaines, les notes de musique ou les voix dont avait parlé Sargor. Elle percevait, derrière leur harmonie apparente, une souffrance, une urgence qui l’oppressaient, lui coupaient le souffle. Les Froutz tentaient de la prévenir de quelque chose, selon les mots de Sargor. Elle ne parvenait pas à entrer en contact avec eux. Elle avait essayé de leur parler, sans obtenir la moindre réaction. Ils se tenaient toujours autour d’elle, la plupart du temps immobiles, filant de temps en temps à la vitesse de l’éclair. Elle avait cherché de l’eau sur leur territoire, exploré les environs avec acharnement, sans rien trouver d’autre que le lit d’un torrent asséché. Elle avait compris que les enhalogues venus de Simer avaient alloué aux créatures originelles d’Albad un territoire totalement dénué de ressources. Respectant en apparence les nobles principes édictés par l’OMH, ils avaient parié sur la disparition des Froutz en les privant des éléments indispensables à leur survie. Du moins, et c’était leur erreur, selon les critères humains. La soif desséchait la bouche et la gorge de Klarel, de plus en plus faible. Elle ne tiendrait plus très longtemps. Si elle décidait maintenant de reprendre le chemin de la colonie, elle n’aurait plus la force d’arriver en bas. Elle restait la plupart du temps assise ou allongée, fixant jusqu’au vertige les êtres étranges qui l’observaient d’une façon ou d’une autre – pas avec des yeux en tout cas. Elle avait l’impression très nette qu’ils souhaitaient sa mort. Ils n’avaient aucune réaction devant ce qu’il fallait bien appeler son agonie. Une pensée flottait dans son esprit, plus légère et insaisissable qu’une feuille de fech : elle attendait des Froutz des réactions humaines. Or ils n’appartenaient pas à l’espèce humaine, ils n’étaient pas associés au pacte biologique qui liait la plupart des autres êtres vivants, ils ne pouvaient pas la comprendre. Pourquoi percevait-elle alors ces notes envoûtantes ? Étaient-ce des fréquences qui émanaient naturellement d’eux ? Leur signature vibratoire, comme les animaux émettent des phéromones, comme les humains s’échangent des paroles ? Elle avait perdu la notion de jour et de nuit. Elle croyait de temps à autre ressentir la chaleur torride de Lakahi sur son visage et son corps. Des souvenirs qu’elle croyait à jamais enfouis déferlaient en elle. Ses premières années sur Thorm. La fraîcheur de la bise sur ses joues. Les odeurs âpres de la terre retournée et des baraquements où logeait sa famille. La découverte émerveillée de son premier frère allongé dans son berceau et langé de la tête aux pieds. Puis le départ, les effets entassés à la hâte dans de grandes malles en fer, le premier voyage à bord d’un long véhicule à chenilles qui épousait les inégalités du sol, l’arrivée à l’astroport de Golkodon, la capitale planétaire, la découverte du grand vaisseau, son enthousiasme d’enfant contrastant avec l’inquiétude de ses parents, la distribution du ralentisseur métabolique dans la salle d’attente, la sensation brutale de perdre pied, de s’enfoncer dans un air plus épais que de la boue, l’embarquement effectué comme dans un cauchemar, les andros de l’équipage aux faces lisses et aux paroles rassurantes, l’installation dans la cabine exiguë, le glissement dans un état végétatif ni agréable ni désagréable, neutre seulement… Cette gigantesque boîte en fer lui avait pris dix ans de sa vie. Là-bas, sur Thorm, les enfants qu’elle connaissait étaient maintenant très vieux ou bien déjà morts, là-bas la vie avait continué de se dérouler à la vitesse habituelle tandis qu’elle et les autres passagers s’abîmaient dans une inertie qui ressemblait à la mort. La mort allait bientôt prendre Klarel. Un sursaut de révolte l’agita lorsqu’elle fit le bilan de sa courte existence. Elle n’était jamais allée au bout de ses rêves, elle n’avait rien apporté à l’univers. Elle avait toujours été convaincue de son importance dans le jeu mystérieux de la création. Non par orgueil – elle ne souffrait pas de l’insupportable arrogance de la plupart de ses congénères –, c’était une certitude ancrée au plus profond d’elle, une évidence. Sa certitude se fracassait sur l’indifférence des Froutz. Elle les détesta, ces créatures qui l’avaient attirée à elle et qui, maintenant, l’abandonnaient à son sort. Elle voulut hurler, elle ne réussit qu’à émettre un gémissement étouffé. Elle ne regrettait pourtant pas d’avoir cherché à les rencontrer, d’être venue dans leur territoire. Elle n’aurait pas pu rester à Mussina. Ni y retourner : elle se remémorait désormais avec une acuité blessante la sensation d’étouffement qu’elle avait toujours ressentie à l’intérieur de la colonie, ce dessèchement qui vidait les colons de leur énergie. Les Mussinans étaient des buissons autrement piquants et vénéneux que les fechs. Ils tentaient de justifier la discipline de fer qu’ils s’imposaient par la nécessité d’offrir un bloc compact face aux éléments hostiles d’Albad. Ils prétendaient que les colonies où régnaient le désordre et le laisser-aller étaient condamnées à court terme à la disparition et ils citaient de nombreux exemples pour étayer leurs arguments : Verchar, Lahivia, Édenik, Marchoun… autant de colonies qui, après une première période de prospérité, avaient connu la décadence et la ruine. Il valait mieux mourir prématurément sur les hauteurs de la chaîne des Optes plutôt que de subir l’ignominie de l’implant. Un grand nombre de Mussinans seraient traduits devant le conseil des anciens les premiers mois. Qui ne ressassait jamais de pensée inavouable ? Qui ne contestait jamais en son for intérieur les décisions des sept vieillards qui régissaient la vie de la colonie ? Klarel était trop éprise de liberté pour leur sacrifier son sanctuaire intime, cet espace intérieur qu’elle refusait d’ouvrir aux intrus. Elle ne sentait presque plus le contact de son épaule, de sa hanche, de sa jambe avec le sol rocheux. La lumière de Lakahi s’infiltrait entre ses paupières closes et lui imprégnait durablement la rétine. De temps à autre, un spasme secouait son corps agonisant. Elle n’avait pas la force de se relever. Alors elle retombait, se résignait, restait suspendue entre rêve et réalité. Un rêve, ces silhouettes qui s’avançaient vers elle ? Les Froutz avaient-ils enfin décidé d’intervenir, de la secourir ? On se penchait sur elle, on la soulevait, on la portait, elle eut la sensation de flotter au-dessus du sol, elle entendait des sons graves, familiers, rassurants. Quelque chose furetait dans sa bouche et dans sa gorge. Elle eut une première réaction de rejet avant de se rendre compte qu’il s’agissait d’un filet d’eau. Rassurée, elle cessa de se débattre et consentit enfin à sombrer dans l’inconscience. L’odeur de la maison, reconnaissable entre toutes, l’informa qu’elle était de retour chez elle. Elle ouvrit les yeux. Les formes cessèrent de danser au bout de quelques secondes. Elle reconnut l’armoire en bois clair fabriquée par son père, les motifs géométriques gravés à la pointe de sluss sur les portes, la fenêtre aux vitres voilées de poussière rouge, la porte sur le mur de gauche qui donnait dans la salle à manger. Elle ne vit pas, en revanche, la chemise de nuit habituellement pliée sur l’oreiller du lit de sa petite sœur. Elle eut besoin d’un peu de temps pour revenir dans son corps et remonter le fil de ses souvenirs. Elle comprit que des hommes de la colonie avaient pénétré dans le territoire des Froutz, l’avaient retrouvée et ramenée à Mussina. Comment avaient-ils su qu’elle était partie à la rencontre des créatures non humaines ? Sargor avait-il parlé ? Elle déglutit. Crut avaler une pierre aux arêtes tranchantes. Des larmes lui vinrent aux yeux. Son corps tout entier l’élançait. Elle tenta de remuer bras et jambes. Le moindre de ses mouvements lui arrachait un lambeau de douleur. La porte s’ouvrit et livra passage à sa mère. Toujours vêtue de sa robe grisâtre et ravaudée, Magadina Watzer semblait avoir vieilli de dix ans. Les cheveux blanchis, les rides creusées, les traits affaissés, elle portait sur un plateau un bol d’argile rouge que Klarel avait fabriqué, cuit et vernissé quelques années plus tôt. Des volutes de fumée s’en échappaient, répandant une odeur d’herbes et de racines. « Tu es enfin réveillée ? Ça fait quatre jours que tu dors. » Dans les yeux de sa mère, il y avait toujours cette bonté et cette tendresse qu’elle déployait en toute circonstance, mais également une colère sourde. Elle s’assit sur le bord du lit, posa le plateau sur ses genoux, soupira et dévisagea sa fille. « Qu’as-tu fait durant tous ces mois ? » Il fallut une dizaine de secondes pour que les mots de Magadina se frayent un chemin dans l’esprit de Klarel. « Je… Je… Pourquoi…» L’expulsion de chaque mot s’accompagnait d’une douleur cuisante dans sa gorge et sur ses lèvres. « Des mois ? Je n’ai été… absente… que quelques jours…» Sa mère la fixa avec l’attention inquiète qu’on porte à un malade. « Ça fait maintenant huit bons moisA que tu as disparu. — Huit mois ? Mais…» Klarel chercha des traces de moquerie dans les yeux sombres de sa mère ; elle n’y vit que de l’inquiétude et des reproches. « Si le conseil n’était pas entré en conflit avec le gouvernement de Simer, nous ne t’aurions jamais retrouvée. — En… conflit ? — Les anciens ont estimé que les limites de la colonie sont devenues trop étroites et ont résolu de repousser les frontières du territoire des Froutz. Ils ont décidé d’annexer le versant est de la chaîne des Optes. Ils ont envoyé une expédition vers les sommets pour poser la nouvelle barrière. — Mais il n’y a rien là-haut… pas d’eau, pas de nourriture… — Explique-moi alors comment tu as fait pour survivre huit mois là-haut sans eau ni nourriture. » Klarel ne sut que répondre. Elle se rappelait avoir cherché en vain de quoi étancher sa soif et sa faim. Ou bien elle avait oublié ce qui s’était réellement passé sur les cimes de la chaîne des Optes. Ou bien elle était devenue folle : elle croyait vraiment être restée là-haut deux ou trois semaines au plus. « Je suis… vraiment partie huit mois ? — Tu as disparu pendant la saison des buissons. Et nous sommes entrés depuis deux jours dans la saison des semailles. » Les yeux de Magadina s’embuèrent. « Nous croyions que tu étais morte, nous ne pensions plus jamais te revoir. Les hommes de la colonie t’ont cherchée durant des semaines. Sargor a raconté qu’il t’avait aperçue, que tu allais bien. Il n’a rien voulu dire d’autre. Le conseil des anciens l’a convoqué, mais il s’est enfui avant que les hommes ne viennent le chercher. Tiens, bois. » Elle tendit le bol à sa fille. « Je n’arrive pas à avaler… — Force-toi. Ça va te remettre sur pied. Il faut que tu reprennes des forces avant de paraître devant le conseil. » Le cœur de Klarel se serra. « Le conseil ? Qu’est-ce qu’il me reproche ? » Magadina soupira avant de placer le bol d’autorité entre les mains de sa fille. « Tu le sais très bien. » Klarel but une gorgée de la décoction. L’amertume des plantes et la douleur à sa gorge la firent grimacer. Oui, elle savait qu’elle avait enfreint les règles de la colonie en cherchant à conquérir sa liberté. « Pourquoi es-tu partie là-haut ? — J’avais besoin de prendre l’air. De découvrir autre chose. — Pourquoi ne nous as-tu pas prévenus ? — Vous m’en auriez empêchée. » Magadina se releva, ses os craquèrent. « Qu’est-ce que tu as donc dans la tête, Klarel ? Nous travaillons dur, ton père et moi, pour nous faire notre place dans la colonie. Il n’y avait plus d’avenir pour nous sur Thorm. — Tu crois vraiment qu’il y en a un ici ? — Toi et tes frères, vous avez un toit au-dessus de la tête, vous mangez tous les jours, vous appartenez à une communauté stable, solide, solidaire. » Magadina passa les mains dans sa chevelure grise et dénouée. Klarel remarqua la légère incision à la base de son crâne, au milieu d’une bande de peau dénudée d’un centimètre de largeur sur deux de longueur. « Nous n’avions aucune garantie de manger à notre faim, sur Thorm, pas de maison à nous, nous dépendions entièrement du bon vouloir des grands propriétaires terriens. — Ce n’est pas vraiment mieux, ici : nous dépendons du bon vouloir du conseil des anciens. — Tu ne peux pas comparer. » Magadina revient s’asseoir sur le lit. Klarel but une deuxième gorgée de la décoction. « Les propriétaires terriens de Thorm ne voyaient que leur propre intérêt, le conseil agit pour le bien de tous. » Klarel pointa l’index sur le crâne de sa mère. « Tu crois que c’est vraiment pour ton bien qu’ils t’ont implanté cette horreur dans le crâne ? — Ah, tu as remarqué ? — On en parlait lorsque je suis partie. » Magadina marqua un temps de silence, les yeux dans le vague. « Tu recevras bientôt le tien. Enfin, si le conseil ne te condamne pas à…» Un sanglot étouffa ses mots. Klarel esquissa quelques pas vacillants à l’issue d’une semaine d’alitement. Elle n’avait pas reçu la visite de son père ni celle de ses frères. Sa petite sœur Iztel ne dormait plus dans sa chambre. Seule sa mère entrait deux fois par jour dans la pièce pour lui apporter ses repas. Ses souvenirs restaient embrouillés. Sa perception du temps s’était décalée, comme si elle avait de nouveau absorbé un ralentisseur métabolique. Elle ne parvenait pas à reconstituer l’intégralité de son séjour sur les sommets de la chaîne des Optes. Elle avait jeté à plusieurs reprises un coup d’œil par la fenêtre. La saison des semailles battait son plein. Des chariots tirés par des bovs débordaient des semis prélevés quelques jours plus tôt dans les serres et destinés à être repiqués dans les champs environnants. Les hommes s’asseyaient dans les sièges des plantoirs tirés par les attelages et plantaient chaque semis dans la terre éventrée et abondamment irriguée par la Braul en respectant un intervalle de vingt centimètres. Ensuite, pendant plusieurs semaines, on prierait avec ardeur pour être épargné par les nuées de trictes, des insectes particulièrement voraces. Quelqu’un avait un jour suggéré de couvrir les champs d’un filet aux mailles fines et résistantes, une idée qui n’avait pas été retenue : le conseil estimait que, pour garder leur valeur nutritive, les légumes et céréales devaient recevoir sans entrave l’énergie des rayons de Gamma Bagvan, les serres étant réservées à l’éclosion des semis et aux fleurs. On surveillait donc le ciel avec inquiétude. Même après plus d’un siècleA d’observation, on ignorait encore tout des trictes, leur habitat, leur mode de reproduction, leurs cycles. On ne savait toujours pas s’ils appartenaient au règne animal. Une décennie pouvait s’écouler sans qu’ils se manifestent, puis ils déferlaient deux ou trois années de suite en nuées si denses qu’elles occultaient la lumière de Bagvan, s’abattaient sur les champs, dévoraient les feuilles encore tendres des légumes et les épis verts des céréales, ne laissant derrière eux qu’une terre désolée, hérissée d’un chaume ras déchiqueté. On essayait de les chasser à coup de boules de feu qu’on projetait dans les nuées, mais leur nombre rendait peu efficace une méthode de surcroît dangereuse pour les habitations et le bétail. Klarel tenta de questionner sa mère sur l’implant qu’elle portait dans le crâne et qu’elle appelait le « veilleur ». Est-ce qu’on s’y habituait ? Est-ce que ça faisait mal ? Où pouvait-on prendre connaissance des pensées qui se promenaient dans sa tête ? Toutes les pensées étaient-elles ainsi livrées à la curiosité de ceux qui avaient le droit de les lire ? Les plus intimes ? Les moins avouables ? Sa mère ne répondait que par des banalités : si on n’a rien à cacher, on n’a rien à craindre ; les veilleurs donnent seulement davantage de force à la colonie, ils nous aident à repérer et éliminer les éléments qui l’affaiblissent ; seuls les membres du conseil ont accès à l’intimité des Mussinans, et ils sont tenus par le lien du secret ; ils ne lisent pas vraiment les pensées sur leur terminal, ils détectent les faiblesses, les doutes, les rancœurs, tous ces poisons qui risquent de saper la cohérence de Mussina… « Si on m’en implante un, je préfère me laisser mourir. » Magadina se retourna, le regard sombre, une main posée sur la poignée de la porte, l’autre glissée sous le plateau. « Tu n’auras sans doute pas besoin de te donner cette peine. » CHAPITRE XI De la gueule de l’orka, les cinq furent arrachés, Parce qu’ils s’étaient élevés contre les grands rois, À jamais expulsés du sein qui les avait réchauffés, Serpents frappés de malédiction, Ils ne périrent pas dans l’infini de l’espace, Le fauve en colère avait négligé de les dévorer, Mal lui en prit ; sur le monde où ils s’étaient réfugiés, Ils aiguisèrent leur haine et préparèrent leur vengeance. Le Chant des Cinq Premiers, période antérieure à la Dissémination, traduction : Tech-Andro™. … pREMIÈRE FOIS que je montais dans un vaisseau ADVL. L’Audax ne se différenciait guère a priori des appareils à propulsion classique ou à pliure quantique. Il utilisait d’ailleurs une propulsion thermique ordinaire pour quitter le système de Solar 2, puis, une fois à l’écart de toute étoile, de tout monde habité, il passait en mode supraluminique. L’espace absorbait les fantastiques vagues énergétiques engendrées par son accélération, qui auraient pu entraîner pour les corps célestes des réactions aux conséquences imprévisibles. J’ai fait connaissance de l’équipage, le capitaine Hol Jozimo tout d’abord, un bel homme aux cheveux blonds, au teint pâle et aux yeux clairs dont j’aurais volontiers fait mon ordinaire en d’autres temps – j’étais amoureuse, je n’avais pas l’esprit aux jeux de séduction ; Maja Laorett ensuite, le second, une femme d’une cinquantaine d’années aux épaules larges, les cheveux mi-longs, le visage et l’allure énergiques ; les trois sous-officiers et les douze équipiers enfin, huit hommes et sept femmes. Aucun andro. Les créatures artificielles se montrent d’une inefficacité surprenante en ADVL, m’a expliqué Maja Laorett. Leurs logiciels ne leur permettent pas de s’adapter aux changements de constantes ; sans doute faudra-t-il concevoir et fabriquer une nouvelle génération d’androïdes adaptés à la vitesse supraluminique. Je n’ai décelé aucune inquiétude dans les yeux ni sur les traits des membres de l’équipage, une constatation qui a dissipé quelques-unes de mes angoisses. On m’a ensuite présentée au groupe de scientifiques que L’Audax transportait sur Gayenn, l’une des deux planètes du système de Gamma de l’Orka. Ils étaient cinq et, à ma grande surprise, trois d’entre eux n’avaient pas dépassé la cinquantaineTO. Une femme parmi les deux plus âgés. Les plus jeunes m’ont reconnue, ce qui m’a aussitôt légitimée à leurs yeux. Ils étaient flattés qu’une médialiste de renom – je ne vais pas vous fredonner à chaque fois le refrain sur l’humilité – couvre leur expédition. Ils s’en étonnaient : leurs recherches étaient confidentielles, le sujet, la préhistoire humaine, ne passionnait guère les médias, Gamma de l’Orka était un système oublié qui n’offrait pas d’intérêt touristique ni économique. J’ai failli leur parler du cakra : un objet datant de cinq millénaires n’aurait pas manqué d’éveiller la curiosité de spécialistes de la préhistoire humaine. Peut-être l’un d’eux détenait-il des informations sur le disque de feu et la Fraternité du Panca. J’y ai renoncé, estimant préférable de ne pas dévoiler pour l’instant mon véritable projet. Je m’en suis tirée en reconnaissant que leurs travaux n’étaient pas le seul objet de mon reportage, mais également les futurs voyages ADVL, et que je faisais ainsi d’une pierre deux coups. Mon explication leur a paru convaincante puisqu’ils ont hoché la tête d’un air entendu. Laïl Garalde, la femme, m’a souhaité la bienvenue et présentée à ses camarades. J’ai feint de ne pas remarquer que les regards des trois hommes les plus jeunes s’éclairaient sitôt qu’ils se posaient sur moi. J’étais encore imprégnée des deux heures passées en compagnie d’Odom Dercher. J’avais pu constater à l’occasion que mon cher Odom n’était pas qu’un cérébral perdu dans ses pensées, mais un être de chair et de sang. La fougue avec laquelle il m’avait aimée évoquait celle d’un adolescent. Un adolescent maître de ses réactions et d’une douceur ensorcelante. J’étais repartie de chez lui enivrée de ses baisers et de ses caresses. Je n’avais pas eu le temps de me laver et j’avais emporté avec moi son odeur. Des regrets également, mais c’était le prix à payer pour quelques minutes de bonheur d’une intensité presque douloureuse. Il avait paru infiniment soulagé lorsque je lui avais appris que je partais à bord d’un vaisseau supraluminique expérimental et que je serais de retour, au maximum, au bout de trois moisTO. Il m’avait avoué qu’il était tombé amoureux de moi au premier rendez-vous, qu’il était très maladroit avec les sentiments et qu’il n’avait pas osé prendre l’initiative. Je l’avais trouvé touchant dans sa sincérité, il avait quelque chose d’un enfant dans un corps d’homme. Il avait déclaré que la vitesse ADVL n’était pas encore vraiment au point, qu’il craignait pour ma vie, d’autant qu’il avait été dans cette histoire l’agent du destin et qu’il se le reprocherait jusqu’à sa mort s’il m’arrivait un malheur. Il avait accompagné ces mots d’un regard profond et triste qui m’avait bouleversée. « J’ai confiance dans mon destin, lui avais-je soufflé avant de sortir de chez lui. Trois petits mois de séparation. Est-ce que tu m’attendras ? » Il avait acquiescé d’un clignement des yeux. Dans la libulle qui m’emmenait à l’astroport, j’avais dû refouler une envie poignante de rebrousser chemin et de me jeter dans ses bras. Nous étions arrachés l’un à l’autre alors que nous venions tout juste de nous trouver. J’en ai voulu à OldEran et ses idées stupides jusqu’à ce que la bulle volante me dépose devant l’entrée principale du Rhys. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même : rien ne m’obligeait à réaliser ce reportage. Rien, sinon une curiosité dévorante et une conscience professionnelle poussée à l’absurde. Trois tout petits mois de séparation… Sanglée sur mon siège dans la cellule de sécurité, j’ai versé des larmes lors du décollage de L’Audax. J’ai fait en sorte que personne ne s’aperçoive de mon chagrin. Durant les quatre jours nécessaires pour sortir du système solaire, l’équipage a dû régler à deux reprises le générateur de gravité artificielle. À chaque fois, nous avons flotté quelques minutes dans les coursives du vaisseau, une expérience divertissante, presque euphorisante, puis nous nous sommes retrouvés plaqués au plancher, comme écrasés, et le temps m’a semblé long jusqu’à ce que l’équipage parvienne à régler l’intensité du générateur. Si un élément aussi banal que la gravité artificielle posait problème, qu’en serait-il de la vitesse supraluminique encore balbutiante ? Maja Laorett, à qui j’ai fait part de mes inquiétudes, m’a rassurée d’une tape sur l’épaule qui a failli me projeter sur la cloison opposée. La nourriture à bord était Spartiate (je crois me souvenir que ce mot vient du nom d’un vaisseau de la Dissémination, le Sparte, où la nourriture était infecte). Lern, le cuisinier, nous a expliqué qu’il se débrouillait comme il pouvait, que la compagnie ne lui avait pas fourni les bons ingrédients, que c’était à chaque fois la même misère sur les vols expérimentaux. Les repas offraient en tout cas aux passagers et aux officiers, habituellement reclus dans leurs cabines ou dans le poste de pilotage, la possibilité de lier connaissance. J’ai ainsi appris que seul Loter Paltraw, le plus âgé des scientifiques, était d’origine néoterrienne, et même mumjing. Deux des trois hommes jeunes venaient de Virgana, une planète du système d’Epsilon du Guil, le troisième avait passé une partie de son enfance dans le système d’Ispharam, sur la planète Amble, avant que ses parents ne décident d’émigrer dans le système de Solar 2 (appelé en certains endroits Frater 2), un voyage de presque deux siècles. Il était parti à l’âge de sept ans et, par le jeu des ralentisseurs métaboliques, était arrivé sur NeoTierra au cours de sa vingt-neuvième annéeTO. Il avait effectué son cycle complet d’études durant le périple grâce à des implants scolaires greffés dans son cerveau avant le départ. Ses parents avaient sacrifié la quasi-totalité de leurs économies pour lui offrir cette méthode toute nouvelle d’acquisition des connaissances, voulant sans doute se faire pardonner de lui imposer ce voyage et de gâcher vingt ans de sa jeunesse. Il en avait gardé une érudition qui lui avait valu le surnom d’« Encyclope » et une solide rancune contre le genre humain dans son ensemble. Laïl Garalde, elle, avait bourlingué de monde en monde au gré de ses recherches. Elle avait calculé qu’elle avait perdu plus d’un tiers de sa vie dans les voyages, mais, comme elle n’avait pas de famille ni aucune autre attache, elle ne regrettait rien. Elle était arrivée par sauts de puce (je lui ai demandé ce qu’était un ou une puce ; un insecte sauteur parasite de l’homme et de certains animaux dont la piqûre provoque des démangeaisons désagréables, m’a-t-elle expliqué) des bordures du bras d’Orion jusqu’au système de Solar 2, considéré comme le cœur des mondes affiliés à l’OMH. Historienne et archéologue de formation, elle consacrait toute son énergie à retracer l’histoire de la dissémination humaine. Puisqu’il était admis dans le cénacle des sciences que l’humanité provenait d’un creuset unique, elle cherchait avec acharnement les indices qui l’auraient mise sur la piste de la planète des origines. Elle pensait trouver des informations capitales sur les planètes du système de Gamma de l’Orka. J’ai été sidérée d’apprendre son âge : deux cent vingt-quatre ansTO. « J’ai une excellente constitution, a-t-elle gloussé avec ce rire inimitable dont elle ponctuait la plupart de ses phrases. Et je suis équipée de nanoréparateurs qui compensent parfaitement la défaillance de mes gènes. J’espère trouver avant de mourir le moyen de transférer ce qu’il y a là-dedans (elle a désigné son cerveau) dans un organisme un peu plus fiable. — Vous savez bien que les transferts mémoriels sont formellement interdits par les conventions de l’OMH, ai-je objecté. — Une résolution stupide. Elle a tué dans l’œuf toutes les avancées sur le clonage et la possibilité de se perpétuer à l’infini. L’ascenseur vers immortalité, si vous préférez. — La mort fait partie de la nature humaine, c’est ce qu’a récemment conclu un groupe de travail composé des plus grands experts, scientifiques, philosophes, religieux, des mondes de l’OMH. — Des couilles molles, si vous voulez mon avis ! — Il y avait des femmes parmi eux… — Des couilles molles ! Ils ont manqué une magnifique opportunité de briser le cercle archaïque et vicieux des naissances et des morts. D’accrocher un nouveau maillon à la chaîne de l’évolution humaine. Il en résulte une résurgence catastrophique des cultes superstitieux et un recul considérable de la science. — La science n’est-elle pas un culte tout aussi ignorant que ceux dont vous parlez ? » Laïl Garalde m’a fixée d’un air méprisant avant de se ressaisir et d’esquisser un sourire condescendant. « La science est l’outil le plus formidable dont disposent les êtres humains. Mais on en a peur, car elle donne une puissance phénoménale et renvoie l’homme à ses propres responsabilités. » Sur ces mots, elle s’est levée, a quitté la table et s’est dirigée vers la coursive d’une démarche pesante. « Elle est parfois un peu vive, comme toutes les passionnées », a murmuré Loter Paltraw avec un sourire navré. Je me suis soudain rendu compte que j’avais oublié mon transbank à mon domicile, que je n’avais que très peu d’argent sur moi et que je ne pouvais pas accéder à mon compte. Je partais à l’aventure totalement fauchée. À ceux qui diront que j’ai une tête de linotte, je répliquerai qu’ils ne devraient pas employer une expression dont ils ignorent l’origine. … comment vous décrire la vitesse supraluminique ? Je n’ai rien ressenti de particulier quand L’Audax est passé en mode ADVL. Les étoiles se sont éteintes, et nous nous sommes enfoncés dans une obscurité dense, totale. Mon corps n’a rien éprouvé, ni vertige, ni accélération cardiaque, ni déséquilibre, ni malaise. Comme je n’avais plus aucun point de repère, j’avais l’impression d’être figée dans une nuit sans fin. Mes yeux se rivaient sur les écrans transparents disséminés un peu partout dans le vaisseau. Sans eux, j’aurais perdu toute notion de temps. Lern s’efforçait de maintenir la fréquence des repas pour que nos organismes conservent leurs biorythmes. Les silences se faisaient plus longs, plus lourds, autour des tables. Nous étions, je crois, imprégnés de la même angoisse diffuse. Le capitaine Jozimo nous avait prévenus que le saut ADVL risquait d’entraîner des réactions physiologiques et psychologiques désagréables. L’organisme se révoltait lorsqu’il était soumis à d’autres conditions que celles qu’il avait l’habitude d’affronter. Nous traversions une succession d’univers parallèles régis par d’autres constantes et nous courions le risque de nous perdre dans un labyrinthe spatio-temporel dont nous ne trouverions jamais la sortie. Au bout de trois joursTO, et bien que m’étant solennellement juré de ne pas craquer, j’ai commencé à ressentir les premiers symptômes du mal de l’ADVL, que Lern surnommait, avec un sourire narquois, le malu. Mon malaise a d’abord été physique. J’étais en décalage avec mon corps. À côté de lui. Plusieurs secondes s’écoulaient avant que mes nerfs et mes muscles ne réagissent à mes sollicitations. J’avais parfois le sentiment que mon organisme échappait totalement à mon contrôle et s’enfonçait dans une inertie de laquelle il ne pourrait plus jamais s’extraire. Je commandais à l’un de mes bras de se soulever, il s’exécutait alors que j’étais déjà emportée par d’autres pensées, je me demandais pourquoi il se dressait ainsi avant de me souvenir que je lui en avais donné l’ordre. Mes digues ont cédé et j’ai sombré dans un état de délabrement psychologique proche de la démence. Je m’allongeais sur ma couchette et soliloquais pendant des heures, me croyant tantôt dans ma chambre d’enfant, tantôt dans mon bureau du Canal 45, tantôt dans mon appartement du Klong, parlant avec des interlocuteurs imaginaires, ma mère, OldEran, un confrère, un amant de passage dont j’avais tout à coup le souvenir précis, Odom… J’avais la sensation que la mort perchée au-dessus de moi guettait la moindre de mes défaillances pour me cueillir. J’étais au bord de la nausée, je n’osais plus dormir. J’oubliais de me rendre à la salle à manger, et c’était Lern qui venait m’apporter un plateau en me recommandant de tout finir. Il m’a confié que tous les membres de l’expédition scientifique souffraient du malu, excepté Laïl Garalde ; cette vieille carne avait selon lui tellement de nanotecs dans le corps qu’il fallait désormais la ranger dans la catégorie des robots. Il m’a dit de ne pas m’inquiéter, que mes réactions étaient normales, qu’elles prouvaient en tout cas que, contrairement à la vieille carne, j’étais une vraie femme, ce dont il n’avait jamais douté. J’ai eu peur un instant qu’il n’exploite ma faiblesse pour se jeter sur moi. Une crainte infondée de ma part, un excès de paranoïa, je n’avais rien à redouter d’un homme authentiquement bon comme Lern. Je me suis efforcée de manger jusqu’à la dernière miette son infecte pitance et de boire beaucoup d’eau, même si chaque expédition aux toilettes était une aventure qui me prenait parfois plus d’une heure… Il m’a fallu sept joursTO pour sortir du malu. Je n’étais pas la première, pas la dernière non plus : Loter et l’Encyclope se sont présentés un jour après moi dans la salle à manger. Maja Laorett nous a certifié que nos organismes étaient dorénavant habitués et que nous ne devrions plus souffrir les deux dernières semaines du voyage. Elle a ajouté que plus nous effectuerions de sauts supraluminiques, plus les périodes de troubles s’abrégeraient, au point même qu’elles finiraient par disparaître complètement. Je lui ai demandé si elle pensait que les voyages ADVL seraient bientôt accessibles au grand public. « Dans une dizaine d’annéesTO, probablement. Dès que nous aurons obtenu les autorisations de l’agence de sécurité de l’OMH. Les enjeux sont tellement gigantesques qu’il y a une pression énorme dans les couloirs et les bureaux du parlement de BeïBay. Certaines compagnies essaient de retarder l’avènement de l’ADVL parce qu’elles ne sont pas au point. D’autres au contraire, comme la LUMEX, pressent les commissions parlementaires de précipiter le mouvement. Nous aimerions bien profiter de l’avance que nous avons prise sur les autres. » Par les hublots, c’était toujours la même obscurité désespérante. Des frémissements désagréables couraient épisodiquement sur ma peau, les répliques du malu certainement. Le temps a commencé à me paraître long. Je me suis raisonnée : je pouvais tout de même supporter une claustration de trois semaines. Le voyage avait bien duré six moisTO entre Lahapuram, ma planète d’origine, et NeoTierra. Certes, j’avais alors vingt ans, j’étais résolue à conquérir le monde et gavée de ces nanoneuros qui me maintenaient dans un état de bien-être permanent. J’ai pensé à mes parents. Leur fille unique était partie de la maison sans leur dire au revoir, comme une voleuse. Je ne leur avais plus jamais donné signe de vie. Ils n’avaient peut-être pas été les meilleurs parents de l’univers, confits dans un de ces cultes superstitieux vilipendés par Laïl Garalde, mais ils n’avaient pas mérité une telle indifférence de ma part. Étaient-ils toujours vivants ? Oui, sans doute, ils appartenaient à l’espèce des gens indestructibles. Ils avaient tenté de m’inculquer leurs croyances. Les cérémonies auxquelles ils me traînaient me donnaient la nausée. Je ne comprenais pas comment des personnes sensées pouvaient adorer des entités obèses et se livrer à toutes sortes de simagrées qui étaient pour moi le comble du ridicule. J’avais tout rejeté en bloc, eux et leurs idées. Avaient-ils souffert de ma disparition, de mon silence, ou bien s’étaient-ils réconfortés sur le ventre rebondi de Krohar, le dieu des consolations ? Je me suis promis de leur donner de mes nouvelles à mon retour sur NeoTierra. À la fin d’un repas, tandis que nous étions seuls, j’ai interrogé l’Encyclope (je n’ai pas réussi à retenir son véritable nom, trop compliqué pour une médialiste de mon espèce) sur la Fraternité du Panca. Les questions sont sorties toutes seules de ma bouche, sans préméditation, seulement parce que les circonstances s’y prêtaient et qu’il me décochait des regards intrigués. « Le Panca ? » Il a marqué un temps de silence, visiblement surpris par ma question. Ses yeux bruns ont volé d’un point à l’autre de la salle à manger comme des oiseaux pris au piège. « Qu’est-ce qui vous fait croire que j’aurais des informations au sujet de cette fraternité ? — Votre connaissance encyclopédique, celle qui vous a valu votre surnom. » Il a repoussé son assiette vide d’un geste rageur et s’est fendu d’un soupir bruyant. Une barbe de plusieurs jours ombrait ses joues creuses. Avec ses cheveux gris et ras, ses tenues et sa mine sévères, il me faisait penser à l’un de ces moines d’un culte antique un temps en vogue dans les milieux huppés de BeïBay. « Je déteste ce surnom ! » Il a posé l’index sur son front. « J’ai là-dedans un tas de données qui m’encombrent inutilement. Les nanos ont imprégné chacune de mes cellules. Mes pensées s’accompagnent systématiquement d’images et de mots superflus. Lorsque je songe à une femme, n’importe laquelle, une liste interminable d’héroïnes de l’histoire, des arts et des mythologies s’impose aussitôt à moi. Depuis que je suis monté dans ce vaisseau, toute l’histoire du transport spatial défile dans ma mémoire, pas de manière subliminale, mais en arrière-plan, un peu comme un bourdon musical. Même quand je dors, je ne me repose jamais tout à fait, mes rêves eux-mêmes déclenchent des flots de données qui me submergent et me polluent. L’OMH a interdit les méthodes nano d’acquisition des savoirs. Elles sont dorénavant considérées comme aliénantes, destructrices, contraires aux droits humains. Je fais malheureusement partie de cette génération qui a essuyé les plâtres. — Les plâtres ? — Une substance dont on enduisait autrefois les murs de certaines habitations. » Il a levé son verre métallique et bu une gorgée d’eau. « Je suis comme une puce ADN de synthèse surchargée de données. J’ai parfois du mal à trier mes propres pensées de la masse d’informations qui me sature la tête. » Ses yeux se sont assombris. « J’aurais mille fois préféré rester inculte. Un type simple avec des sentiments, des émotions et des plaisirs basiques. Seule la mort pourra mettre fin à ce bruissement permanent. Mais il me reste encore sans doute trop d’années à vivre. — Pourquoi participez-vous à cette expédition ? » Une moue d’amertume a plissé ses lèvres. « Il faut bien passer le temps ! Plus sérieusement, puisque je ne pourrai jamais mener une vie ordinaire, autant que j’essaie d’être utile à quelque chose. — Vous pensez sincèrement que votre mission sera utile à l’humanité ? » Il a écarté les mains, de belles mains d’ailleurs, longues, élégantes, presque féminines. « Je ne suis jamais sûr de rien. J’ai l’impression que l’histoire humaine s’est construite sur une imposture, et je trouverai peut-être des éléments dans le système de l’Orka qui me permettront d’étayer cette hypothèse. — Quel genre d’imposture ? » Il a éclaté d’un rire aux éclats tranchants. « J’ai failli oublier que vous étiez une fouineuse, JiLi… Les humains ont sans doute manqué un virage décisif au moment de la Dissémination. Nous avons reproduit des mécanismes anciens, voire archaïques, qui nous ont empêchés d’avoir un regard nouveau sur la matière. Je cherche personnellement le moment précis où l’ouverture s’est produite. Mes confrères ne partagent pas mes convictions. Nous avons mis nos moyens en commun, mais chacun, évidemment, a ses propres théories et poursuit ses propres buts. — Comment avez-vous financé le voyage et le séjour dans le système de l’Orka ? Je suppose que vous avez prévu des vivres pour plusieurs années. — De quoi nous loger également. Des tentes faites d’un tissu en ADN de synthèse qui réagit aux conditions atmosphériques. » J’ai pincé et tiré le tissu de ma robe. « Comme ce tissand ? — Il utilise les mêmes principes, mais le tissu des tentes peut résister à des vents de cinq cents kilomètres-heure et aux tempêtes de glace qui se produisent par exemple chez moi, sur Amble. — Vous ne m’avez pas répondu. — Sur le financement ? — Ni sur la Fraternité du Panca. — Procédons par ordre : pour le financement, nous avons sonné aux portes et harcelé les parlementaires jusqu’à ce qu’ils nous octroient une subvention. Nous avons ajouté nos petites économies et l’argent rapporté par un brevet de Loter. En outre, comme nous jouons les cobayes pour la LUMEX, nous ne payons pas notre voyage. Nous avons acheté des vivres qui nous permettront de subsister environ cinq annéesTO. Oh, nous ne mangerons pas au restaurant tous les jours. Il s’agit principalement de tablettes énergétiques destinées à assurer les apports quotidiens nécessaires à l’organisme humain. Nous trouverons peut-être sur place de quoi améliorer l’ordinaire. Bien que j’en doute : Gayenn est couverte d’une épaisse couche de glace douze mois sur quinze. Un climat guère propice à la vie. Pourquoi ces questions au sujet de la Fraternité du Panca ? — J’en ai entendu parler au cours d’une soirée à BeïBay, et ma curiosité de fouineuse a été piquée. » L’Encyclope s’est plongé dans une longue concentration, les yeux mi-clos, le menton posé sur ses mains croisées. « Vos questions tombent vraiment à pic, a-t-il repris sans rouvrir les yeux. La Fraternité du Panca semble appartenir elle aussi à la préhistoire humaine. Il existe plusieurs mythes liés à la Fraternité. Ils ne racontent pas tous la même histoire, mais on y retrouve des éléments communs, les racines panca et penta, qui signifient cinq dans des langues mortes, pentarque, pentale, chaîne pancatvique, les cinq piliers, l’idée que la Fraternité a été créée à l’issue d’une guerre pour tenter de prévenir les conflits, l’arme utilisée par les frères, un disque de feu appelé le cakra. D’autres légendes prétendent que la Fraternité est une organisation maléfique, que les frères sont des sortes de démons qui tentent d’entraîner l’humanité dans leur chute. » Il s’est légèrement penché en avant pour me fixer d’un regard pénétrant. « S’il s’agit d’une simple coïncidence, JiLi, elle est troublante…» J’en ai appelé à mes réflexes de dissimulatrice, forgés par des années de pratique médialiste, pour masquer mon trouble. « Quelle coïncidence ? — Le fait que vous me parliez de cette organisation secrète alors que, selon toute vraisemblance, nous approchons de son système d’origine. » Des frémissements m’ont parcouru la nuque et l’échine. Le préliminaire à l’orgasme médiatique. Je suis parvenue à me maîtriser. « Sur… Sur quoi vous basez-vous pour affirmer cela ? — Une chanson populaire venue du fond des âges. » Il a refermé les yeux et, au bout de quelques secondes, s’est mis à fredonner un air étrange. « Elle parle des cinq premiers qui, après s’être révoltés contre les grands rois, furent expulsés de la gueule de l’orka. — Le… L’orka ? — Un fauve particulièrement féroce de la préhistoire. Son premier nom, son nom d’origine est l’ork. » CHAPITRE XII Kaïfren : il nous a été impossible de relever la moindre mythologie, la moindre légende, le moindre culte sur la planète Kaïfren du système de Lakahi. Il s’agit d’un cas unique dans les annales de l’OMH dont Kaïfren est adhérente depuis maintenant huit sièclesTO. Les Kaïfrenotes ne semblent intéressés que par l’aisance matérielle et la recherche forcenée du plaisir ; leurs fêtes, surnommées les Frénésiaques, sont en ce sens éloquentes. Ce fait est-il lié aux particularités d’une planète presque totalement dépourvue de végétation ? Certains ethnologues soutiennent que les mythes se forgent dans le cœur obscur et profond des forêts, et l’on ne recense aucune forêt digne de ce nom à la surface de Kaïfren. De même, la pénurie d’océans, de fleuves et de lacs (on est passé en quelques siècles d’un quart à un cinquantième d’eau) qu’on trouve généralement sur tout monde colonisé – l’eau étant en théorie indispensable à la vie – semble avoir desséché le cœur et l’esprit des Kaïfrenotes. On pourrait donc dire que ceux-ci ont subi l’influence de leur environnement et sont devenus quasiment minéraux, comme les paysages désertiques qu’ils arpentent quotidiennement. Ou encore que leur mode de survie, basé sur les sociétés et les cultures souterraines, a enfoncé dans le sol les aspirations spirituelles qui sont généralement le lot des êtres humains. Ce constat suscite immédiatement une question : pourquoi, si on ne pouvait pas la terraformer selon les règles, avoir ouvert Kaïfren à la colonisation ? Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. UNE FRAÎCHEUR BIENFAISANTE baignait les rues souterraines de Verdasco. Une foule dense et bigarrée se pressait entre les restaurants et les bars qui se succédaient de chaque côté des artères larges et droites éclairées par des plafonniers répartis tous les trois ou quatre mètres. De jeunes Verdascains au teint pâle et aux uniformes colorés tentaient d’alpaguer les passants et de les entraîner dans les établissements où se donnaient les spectacles. Les voix des chanteurs ou des comédiens s’échappaient par les portes ouvertes et planaient comme des oiseaux graciles au-dessus du brouhaha. L’un de ces petits rabatteurs avait suivi Bakmo et ses compagnons sur une cinquantaine de mètres pour les persuader d’entrer dans le Phar et d’y admirer l’un des spectacles érotiques les plus étonnants de toute la Galaxie. Lorsque Ragat lui avait sèchement répondu d’aller se faire foutre, le garçon avait battu en retraite en criant que les Frénésiaques duraient encore quinze joursKA et qu’ils seraient les bienvenus à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Pas simple de suivre quelqu’un dans une telle cohue. Lorsque la chevelure blanche de Vilnea disparaissait sous les vagues des couvre-chefs extravagants ou les nuées de bulles irisées crachées par des bouches disséminées dans les parois, Bakmo jetait des coups d’œil nerveux sur l’écran du mouchard génétique. Le point clignotait régulièrement, preuve qu’ils gardaient le contact. Ils finissaient par la repérer, entre dix et vingt mètres devant eux. Il leur fallait jouer des épaules et des coudes pour fendre les grappes de fêtards aux trognes rougies par l’alcool ou les accélérateurs 2N. Les bousculades provoquaient parfois des réactions vives, mais, devant la mine féroce et la carrure de Bakmo, les poings se baissaient aussitôt, les yeux fuyaient, les insultes et les menaces s’étranglaient. Des prostitués des deux sexes – ou bien des antoys, leurs traits étaient parfois trop figés pour être l’œuvre d’un simple maquillage – se tenaient de chaque côté des artères, entre les restaurants et les bars, vêtus de tenues outrancièrement aguicheuses. « Dire qu’on pourrait passer de bons moments avec ces jolis petits lots au lieu de cavaler comme des cons après dix millions de kolps envolés ! maugréa Ragat. — T’es bien un mec ! grinça Maginn. Faudrait de temps à autre arrêter de penser avec ta queue ! — Avec quoi tu penses, toi, Maginn ? — Avec un truc qui s’appelle le cerveau. » Elle quêta du regard l’approbation de Bakmo, qui lui répondit d’un sourire. Il avait été vraiment stupide de chercher ailleurs ce qu’il avait sous la main. Il en avait plus qu’assez de l’amour frelaté, assez de ces nuits dilapidées dans les chambres sordides. Il ne s’était jamais demandé ce que fabriquaient les femmes de l’équipage pendant que les hommes claquaient leur fric dans les bras de filles défoncées aux nanoneuros. Se payaient-elles les services de prostitués, de gigolos, d’antoys ? La légende prétendait que les navigants avaient une femme dans chaque astroport, mais, elles, les navigantes, nouaient-elles des histoires d’amour sincères avec leurs amants d’escale ? Ils s’enfoncèrent dans un labyrinthe de rues sombres et moins bondées. La rumeur des festivités s’éloigna peu à peu. Il leur fut nettement plus facile de suivre Vilnea. Plus dangereux également : elle pouvait désormais les repérer et se rendre compte qu’on lui filait le train. Ils apercevaient dans le lointain la silhouette de l’homme qu’elle-même suivait. « Elle veut le choper dans un coin tranquille, murmura Coluk. — Sans doute, marmonna Bakmo. Et tant mieux pour nous. Personne ne nous dérangera. — Faudra pas la laisser prendre l’initiative cette fois », souffla Ragat. Bakmo tripota la crosse de son défat à canon court. « T’inquiète pas, Mollasse, j’ai ce qu’il faut pour la calmer. — Elle sait qu’on a besoin d’elle pour le deuxième code du transbank, objecta le technicien. Et que tu ne prendras pas le risque de la toucher avec une onde décréatrice. — Tu me prends pour un crétin ? grogna Bakmo. J’ai mis un chargeur neuropathique à la place du chargeur défat. Elle restera consciente, mais elle aura tellement mal qu’elle nous suppliera de l’achever, et on n’abrégera ses souffrances que si elle nous file ce putain de code ! » Ce fut à son tour de chercher l’approbation de Maginn. Dans le regard de la mécanicienne, il vit du contentement et, oui, quelque chose qui ressemblait à de l’admiration. La gare souterraine de Verdasco était pratiquement déserte. Peu de passagers dans les appareils s’élevant à l’intérieur de tubes verticaux aux parois transparentes. De loin, la gare ressemblait à un gigantesque instrument de musique à tuyaux. Les engins de différentes tailles montaient et descendaient comme des notes de musique sur une portée en produisant des murmures plus ou moins graves. Ils occultaient parfois la lumière vive qui tombait des hauts de Verdasco et s’écrasait en flaques étincelantes sur le sol lisse. L’homme à la tenue faouki se dirigea vers un guichet où il acheta un billet puis s’installa dans l’une des trois salles d’attente aux parois vitrées. Vilnea se procura à son tour un titre de transport et s’assit dans la salle contiguë. « Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Coluk. — On peut pas intervenir ici. » Bakmo désignait la nuée de caméras qui flottaient sous le plafond de la gare. « On n’a plus qu’à prendre le même transport qu’eux. — Où tout ça va nous entraîner, putain ? grogna Ragat. Moi, je te le dis, tu aurais mieux fait de… — La ferme, Mollasse ! — Il y a une flopée de destinations, intervint Maginn. Comment savoir laquelle ils ont prise ? — On compte sur toi et ton charme, répondit Bakmo. Essaie de tirer les vers du nez de l’employé du guichet. » Maginn réfléchit quelques instants avant d’acquiescer d’un hochement de tête énergique. « Donne-moi du fric pour payer les billets. » Bakmo lui tendit la bourse en cuir souple qu’il avait bourrée de ses derniers jetons. « J’espère qu’ils acceptent les kolps…» Munie de la bourse, Maginn se dirigea vers le guichet d’une allure déterminée. L’employé, un petit homme au crâne lisse et aux yeux en amande, l’accueillit d’un sourire qui dévoila ses dents nacrées et taillées en pointe selon la mode en vogue sur certains mondes. « Que puis-je pour vous, madame ? — Est-ce que vous acceptez les kolps ? » L’employé ferma les yeux et les rouvrit au bout de trois secondes. « Certainement, madame. Nous les changeons au taux en vigueur augmenté d’une taxe de cinq pour cent. Où désirez-vous aller ? — Je ne sais pas au juste. Je ne connais pas votre monde. Qu’est-ce que vous me conseillez ? — Tout dépend de vos centres d’intérêt. Notre compagnie, la TransKaï, dessert toutes les destinations. » Maginn pointa l’index en direction de la silhouette de Vilnea dans la salle d’attente. « Cette vieille femme, par exemple, elle va où ? — Dans un endroit vraiment peu intéressant. Le Chaarb est une région minière et industrielle. Il y fait très chaud et on y respire tellement de poussière que les poumons sont rapidement encrassés. Je me permets de vous le déconseiller. — C’est pas là-bas qu’on fabrique des vaisseaux ? » L’employé disparut un temps derrière le comptoir, puis il se redressa et tendit un jeton transparent à Maginn. « Vous pourrez le lire sur n’importe quel terminal. Là-dedans, si ça vous intéresse, vous trouverez toutes les informations sur la spationautique. — Mes amis et moi, on préférerait aller voir sur place. — C’est vous la cliente, madame. Mais, encore une fois, la planète offre des centres d’intérêt nettement plus réjouissants. Combien de billets ? — Quatre. » L’employé remit, visiblement à contrecœur, les titres de transport à Maginn, des carrés rouges de deux centimètres de côté. « Ça nous fera deux cent quinze kaïfs, ou trois cent vingt kolps, taxes comprises. » Maginn vida la bourse dans sa main gauche et s’aperçut qu’il leur restait en tout un peu moins de mille kolps. S’ils ne parvenaient pas à récupérer le fric de Vilnea, ils pataugeraient dans une sacrée panade. Le capitaine ne pourrait pas payer son équipage et encore moins le plein de carburant qui leur permettrait de transporter des marchandises plus ou moins licites entre deux mondes. Elle espéra que Vilnea paierait chèrement son audace. Cette petite salope avait profité de l’inexpérience de Bakmo pour le rouler dans la farine – elle n’aurait sans doute pas réussi à piéger Algor, l’ancien capitaine, une brute bardée de méfiance. Maginn n’aimait pas qu’on fasse du tort à Bakmo. Elle tendit un jeton de cinq cents kolps à l’employé. « Ça ne vous dérange pas si je vous rends la monnaie en kaïfs ? Vous n’avez pas le choix de toute façon. Le prochain sub part dans une heure et quinze minutesKA. » Maginn ramassa les jetons de différentes tailles et couleurs qu’il sema sur le comptoir. « Alors, ils vont où ? demanda Bakmo, bouillant d’impatience, lorsqu’elle rejoignit le petit groupe. — Dans le Chaarb. — Je suppose qu’on lui a dit, à l’astroport, d’aller prendre un vol ADVL là-bas, suggéra Ragat. — Pourquoi pas à l’astroport ? — Sans doute parce que les vols supraluminiques ne sont pas encore officiellement autorisés sur Kaïfren et qu’on les tolère à condition qu’ils se fassent à l’écart du trafic ordinaire. Comme c’est dans le Chaarb qu’on les fabrique… — En plus, la fille sera plus tranquille pour lui régler son compte, renchérit Coluk. — Pourquoi lui régler son compte ? fit Bakmo avec une moue. On n’en sait rien après tout. — T’as raison ! s’esclaffa Ragat. Elle a parcouru tout ce chemin pour tirer un coup avec lui ! — Mollasse, qu’est-ce que je t’ai dit tout à l’heure ? s’insurgea Maginn. — Je pense avec ce que je veux », riposta le technicien. Ils décidèrent de s’installer dans la troisième salle d’attente, où, grâce aux parois transparentes, ils avaient la possibilité de surveiller les mouvements de Vilnea et de l’homme qu’elle suivait. Maginn entraîna Bakmo à l’écart pour lui parler du peu d’argent qu’il leur restait, entre six et sept cents kolps, l’équivalent de quatre cents kaïfs, pas de quoi tenir longtemps. « On trouvera du boulot à Verdasco ou dans les mines si jamais on ne récupère rien de Vilnea. — Tu perdras presque tout ton équipage et il te faudra repartir de zéro. — Toi, Maginn, tu me suivras ? » Elle leva sur lui des yeux brillants étonnamment clairs. « Dans un trou noir s’il le faut. » Sa beauté, une beauté cachée sous la rudesse et le hâle de son visage, le frappa. Il se retint de se pencher sur elle pour l’embrasser, pas maintenant, pas devant cette chiffe molle de Ragat. Le sub pour la région du Chaarb déboucha de son tube à l’heure prévue. Plus grand que les autres, il s’approcha lentement du sol et resta posé sur son coussin d’air à un mètre de hauteur. Deux passerelles souples jaillirent de ses flancs et se plantèrent dans leurs socles avec un bruit mat. L’homme à la tenue faouki se leva et monta dans l’appareil, Vilnea l’imita une vingtaine de secondes plus tard. « Elle va nous reconnaître, chuchota Ragat. On aurait dû s’équiper de masques correcteurs. — Les masques sont au-dessus de nos moyens, maugréa Bakmo. — Putain, c’est quand même dingue que cette fille nous ait presque réduits à la mendicité… — T’as donc jamais appris à boucler ta grande gueule, Mollasse ? — Elle se fermera toute seule dès que tu auras fourré dedans ma part des dix millions. » Un orage éclata dans les yeux de Bakmo, qu’il éloigna d’un geste rageur. Ils ne pouvaient pas se permettre un esclandre et Mollasse profitait de la situation pour jouer les fiers-à-bras. Le capitaine lui rendrait son insolence au centuple quand l’heure des comptes aurait sonné. Ils attendirent que Vilnea se fût engouffrée dans le sub pour s’avancer à leur tour en direction de la passerelle. « Vas-y la première, Maginn. Tu passeras inaperçue avec tes fringues kaïfrenotes et tu nous indiqueras où aller pour rester hors de portée du regard de Vilnea. » La mécanicienne hocha la tête, gravit les quatre marches, franchit la passerelle, s’éclipsa à l’intérieur du sub, réapparut quelques instants plus tard et, d’un geste de la main, leur fit signe de la rejoindre. « Elle s’est installée avec lui dans le compartiment du haut. On n’a qu’à rester dans celui du bas. » De forme cylindrique, d’un diamètre d’une quinzaine de mètres, le sub décolla et s’éleva à la verticale à l’intérieur de son tube. Il traversa une zone sombre avant de déboucher dans la lumière éblouissante de Lakahi. Il progressa à une allure réduite sur son coussin d’air entre les toits bas, plats et scintillants de Verdasco. La ville sommeillait en surface ; difficile d’imaginer qu’une vie intense grouillait dans ses entrailles. Des centaines de naces s’accrochaient en guirlandes mouvantes sur le ciel de plomb. « Pourquoi on prend pas une nace pour aller dans le Chaarb ? demanda Coluk. Ça irait plus vite ! — Elles n’ont probablement pas assez d’autonomie pour franchir les longues distances », expliqua Ragat. Ils gardèrent un silence maussade pendant que le sub traversait les faubourgs de Verdasco. Plus on s’approchait de la sortie de la ville et plus les bâtiments prenaient de la hauteur, comme si les Verdascains n’avaient plus eu le courage ou les moyens de creuser le sol. Ils ressemblaient aux immeubles qu’on voyait un peu partout dans les grandes agglomérations, des constructions droites, sans grâce, une lèpre répandue sur l’ensemble des mondes colonisés. Le sub progressait maintenant entre deux rangées de façades percées de minuscules fenêtres. Des ombres s’agitaient dans la pénombre des habitations. « Ils doivent crever de chaud là-dedans, dit Bakmo. — Sûr, moi non plus je pourrais pas habiter dans un four pareil, approuva Coluk. Je commence à avoir faim. On n’a pas bouffé grand-chose depuis qu’on a mis les pieds sur ce foutu monde. » Ils trouvèrent de quoi se restaurer à l’un des distributeurs automatiques équipant le sub. Des galettes fourrées de légumes et de boulettes de viande, des bouteilles d’eau fraîche, une boisson énergétique et chaude appelée le ticha. Comme ils n’avaient pas assez de kaïfs, ils durent changer des kolps au guichet automatique, qui leur préleva un pourcentage scandaleux de quinze pour cent. Le tout leur coûta deux cent cinquante kaïfs et diminua de manière alarmante leurs maigres réserves. Au sortir de Verdasco, le sub s’engagea sur une piste droite tracée au milieu d’un paysage désertique. Il prit de la vitesse en soulevant derrière lui un sillon de poussière rouille. Bakmo s’abîma dans la contemplation de l’étendue ocre et rouge hérissée de rochers épars aux formes dentelées. Contrairement à la nace, le sub gardait une température fraîche et constante. L’appareil continua d’accélérer et atteignit une vitesse que Ragat estima à quatre cents kilomètres-heure. Ils seraient dans le Chaarb en un peu plus de deux heures en comptant les escales. Le bruit du moteur restait discret, à peine perceptible, dominé la plupart du temps par les sifflements de l’air sur les baies vitrées. Peu de monde dans le compartiment, des hommes au visage ravagé et aux yeux mornes, des mineurs probablement, une vieille et une jeune femme accompagnées de deux enfants. « On dirait qu’ils sont tous malades dans le coin, murmura Coluk. — La pâleur est pour les Kaïfrenotes un critère de beauté, dit Maginn. — Moi, j’aurais l’impression de coucher avec des mortes ! » s’exclama Ragat. Il lança un regard sardonique à la mécanicienne. « Désolé, j’ai encore pensé de travers. » Le paysage ne se modifia guère pendant la première partie du trajet. Toujours les mêmes teintes rouille, toujours les mêmes rochers solitaires et tourmentés, toujours le même ciel d’un gris scintillant, la même impression de désolation. Seul un moutonnement de collines bleutées dans le lointain et des tourbillons de poussière brisaient la monotonie du panorama. « Je me demande ce qu’ils bouffent, reprit Coluk. On voit pas un seul champ cultivé, pas un verger, pas un troupeau, pas une serre… — Ils ont mis au point un système d’élevage et de cultures souterrains », déclara Bakmo. Il l’avait lu dans le dossier sur Kaïfren ouvert par l’assistant de bord. « Ça peut pas marcher, protesta le cuisinier. Sans lumière, les plantes et les bêtes peuvent pas se développer. — Sauf si on remplace la chaleur et la lumière de l’étoile par un système de chaleur et de lumière artificielles, intervint Ragat. Pas idéal, mais j’ai déjà constaté que ça fonctionnait. — Vraiment, j’aimerais pas habiter sur cette foutue planète, grommela Bakmo. Non seulement on y crève de chaud, mais on y mange des saloperies qui n’ont jamais vu le jour. — En dehors de la mode, ça explique sans doute leur pâleur », ajouta le technicien. Le sub s’arrêta dans une première ville. Quelques bâtiments brunâtres, carrés, en partie escamotés par les effluves de chaleur, des maisons aux toits étagés et plats à demi enfoncées dans le sol, quelques silhouettes figées sous les vérandas, une impression d’immobilité, d’écrasement. Une voix synthétique retentit par les haut-parleurs. « Majavo, quinze minutes d’arrêt. » Des passagers descendirent, d’autres surgirent d’un recoin obscur et montèrent pendant que des andros glissaient leurs bagages dans les soutes du sub. Ils traversèrent quatre villes avant d’arriver dans le Chaarb, toutes conçues sur le même modèle, une rue large et centrale, des bâtiments de chaque côté, un ou deux magasins, une ambiance fantomatique. Maginn demanda de quoi vivaient leurs habitants. D’après Bakmo, elles servaient seulement de postes de ravitaillement, de relais entre la capitale et les grands centres miniers. « Le pilote de la nace nous a pourtant dit qu’il y avait des mines tout près de Verdasco… — Dans une autre direction, sans doute. » Un immense nuage sombre à l’horizon indiquait qu’on approchait du Chaarb. Le paysage s’était sensiblement modifié depuis une centaine de kilomètres. La piste s’enfonçait entre des parois abruptes de couleur noire ou grise, les vents soulevaient des voiles arachnéens de poussière claire, des engins jaune et orange besognaient dans des carrières à ciel ouvert, des colonnes de fumée noire montaient dans le lointain, chahutées par les bourrasques. « Je me demande… commença Bakmo. — Quoi ? releva Maginn. — Une pensée qui m’a échappé… Je me demande qui sont exactement Vilnea et le type qu’elle poursuit. J’ai l’impression qu’il y a quelque chose là-dessous qui nous dépasse. — Comme des secrets d’État, tu veux dire ? » Bakmo haussa les épaules. « Quelque chose de ce genre… — On s’en cogne ! grogna Ragat. On veut juste récupérer le fric que cette petite pute nous a promis. — Hé, tu penses pas qu’avec ta queue, finalement ! siffla Bakmo. T’es aussi capable de réfléchir avec ton trou du cul ! » Les yeux du technicien s’injectèrent de haine. Noir était le centre du Chaarb, une région étirée sur plus d’une centaine de kilomètres, noire d’aspect, noire de monde. La lumière de Lakahi, filtrée par le plafond de fumée, ne descendait pas tout à fait jusqu’au sol. Les montagnes environnantes aux sommets déchiquetés, les immenses hangars, les baraquements des mineurs, les bureaux, les pistes, les engins d’extraction baignaient dans une semi-obscurité permanente saupoudrée de pourpre et de mauve par le crépuscule. Le trafic intense obligeait le sub à progresser à vitesse réduite entre les béances des carrières et les bouches des mines. Des véhicules de toute sorte transportaient les minerais vers les unités de production d’où sortaient les morceaux de fuselage et les pièces pour les vaisseaux en construction dans les hangars surveillés jour et nuit par des vigiles et des robots détecteurs. Les visages étaient fermés, tendus, ceux des mineurs vêtus de combinaisons noires qui descendaient dans les excavations ou en remontaient, ceux des techniciens et des ouvriers en uniformes aux couleurs des compagnies spatiales, ceux des gardiens chargés de maintenir un semblant d’ordre, ceux des négociants venus de différents systèmes, ceux des chauffeurs des engins de chantier ou des wagons sur coussins d’air… « Sympathique, le coin ! souffla Coluk. Comment peut-on vivre dans un enfer pareil ? — Le fric, dit Ragat. Les hommes qui bossent dans le secteur sont sans doute super bien payés. — On pourra toujours postuler pour un boulot si on a besoin d’argent », marmonna Bakmo. La remarque lui valut un regard assassin du technicien. « Tu ne comptes donc pas récupérer ce que la petite pute te doit ? » Bakmo le fixa droit dans les yeux. « Je dis ça au cas où elle n’aurait rien d’autre à nous donner que ses regrets sincères. » CHAPITRE XIII Édenik est l’endroit où nous avons choisi d’être, Ensemble nous fertiliserons cette terre qui nous est donnée, Ensemble nous vaincrons les éléments hostiles, Ensemble nous bâtirons nos maisons et nos temples, Ensemble nous protégerons nos familles, Ensemble nous vivrons, Ensemble nous mourrons. L’hymne d’Edenik, colonie de l’hémisphère sud d’Albad, fondée en l’an 345A et dissoute en l’an 592A. KLAREL fixait les sept membres du conseil assis devant elle. Deux hommes étaient venus la chercher quelques instants plutôt et l’avaient placée dans le cercle de vérité orné en son centre d’une mosaïque représentant un épi et une clef, les symboles de Mussina. La lumière de Bagvan tombait en colonnes rouille par les sept fenêtres de toit. Une chaleur étouffante régnait dans la salle aux murs clairs qui pouvait contenir l’entière population de la colonie. Le brouhaha avait fait place au silence lorsque les anciens, des vieillards aux longues barbes blanches, s’étaient installés dans les fauteuils répartis sur l’estrade en bois précieux qui dominait Klarel et la foule massée derrière elle. Ils observaient la jeune femme en silence, les sourcils froncés, comme s’ils cherchaient à percer son mystère. Elle sentait sur sa nuque le regard fou d’inquiétude de sa mère et celui, froid, sévère, de son père. Elle avait revêtu pour la circonstance une robe grise sans ornement et rassemblé ses cheveux bruns en chignon, une tenue humble qui, selon Magadina, inciterait les membres du conseil à la clémence. Elle avait remarqué que tous les hommes et les garçons, aux cheveux rasés pour la plupart, portaient sur la nuque une cicatrice identique à celle qu’elle avait observée sur sa mère. Elle avait aperçu ses frères et sa sœur au milieu de l’assistance. Si Iztel avait répondu d’un sourire timide à son signe de complicité, les garçons étaient restés de pierre. Les travaux des champs leur avaient tanné le visage et le cou. Ils avaient grandi. Nando portait fièrement un embryon de barbe et les traits de l’homme se devinaient dans les ultimes rondeurs de l’adolescence ; les deux autres avaient déjà le regard dur des colons. Klarel n’éprouvait aucune frayeur. La vision des cordes qu’on laissait accrochées à la potence pour rappeler à chacun ses devoirs n’avait pas suscité en elle la même épouvante que d’habitude. Elle préférait mille fois mourir pendue plutôt que de recevoir un implant, un veilleur, et vivre le reste de sa vie dans la crainte d’être traquée dans le secret de ses pensées. L’un des anciens, un homme aux rides profondes dont les yeux étincelaient sous la broussaille des sourcils, leva le bras. Un frisson parcourut l’assemblée. « Klarel Watzer, nous t’avons demandé de comparaître devant nous parce que, par ton attitude, tu as fait perdre à la colonie une énergie et un temps précieux, déclara-t-il d’une voix chevrotante. Tu es partie sans prévenir, nous t’avons cherchée chaque jour pendant plusieurs mois, des hommes se sont mis en danger à cause de toi, chaque soir des mères et des enfants ont vécu dans l’inquiétude. La colonie a besoin de cohérence et de sérénité. Nous vivons dans un environnement précaire, difficile, et le moindre désordre nous met tous en danger. » Un deuxième ancien leva le bras. « Klarel Watzer, es-tu consciente de ta faute ? » Sa voix haut perchée avait claqué comme un coup de fouet. Klarel ne répondit pas. Elle ne parvenait pas à considérer son escapade chez les Froutz comme une faute, elle n’avait rien à faire dans cette salle, devant ce tribunal. Elle crut entendre derrière elle l’accélération des battements du cœur de sa mère. Ses perceptions étaient étonnamment claires, comme si elle distinguait chaque bruit, chaque respiration, chaque chuchotement, chaque crissement des semelles sur la mosaïque du sol. Lorsqu’elle était sortie de la maison quelques minutes plus tôt, les sifflements du vent, les bourdonnements des insectes et les craquements de la terre avaient sonné à ses oreilles comme une merveilleuse symphonie. « Réponds, Klarel Watzer, intervint un troisième ancien à la bouche déformée par une paralysie faciale. — Réponds, Klarel, je t’en supplie…» murmura en écho sa mère derrière elle. Une tension presque palpable descendit sur la salle, l’air devint lourd, immobile. « Réponds, ou nous considérerons ton silence comme un aveu », ajouta le troisième ancien. Les mots surgirent en torrent du ventre de Klarel, qui prit une longue inspiration pour tenter de les maîtriser. « Je n’ai commis aucune faute, vénérables membres du conseil. » Sa voix, qu’elle aurait souhaitée plus ferme, plana comme une nuée de trictes sur l’assemblée figée. « À moins que vous ne considériez la liberté, le premier droit des êtres humains, comme une faute. — Qu’appelles-tu liberté ? rugit le quatrième ancien, un homme minuscule tout en angles, en taches et en rides. — Faire ce qu’on a envie de faire au moment où on a envie de le faire. Être maître de sa destinée. » Les anciens se consultèrent du regard. « Tu dis que la liberté est un droit, reprit l’un d’eux. Ce droit doit-il s’appliquer au détriment des devoirs ? » Elle se sentait dans la position d’une écolière devant des maîtres. Elle n’était pas allée longtemps à l’école, rapidement chargée en tant qu’aînée d’aider sa mère, et elle en gardait des souvenirs pétris d’amertume. L’arrogance de l’homme qui dispensait le savoir avait asséché sa soif d’apprendre. « Les devoirs ne sont pas justes lorsqu’ils étouffent la liberté individuelle. » Un murmure de désapprobation parcourut l’assemblée. Klarel perçut nettement le soupir de désespoir de sa mère. « Tu veux dire, jeune Watzer, que nos règles, les règles de la colonie, ne sont pas justes ? gronda l’un des sept vieillards. — Je dis qu’elles engendrent plus de souffrance que de joie. — Tu affirmes donc qu’on peut bâtir un monde sans loi et sans souffrance ? — Tout dépend de la façon dont on le bâtit. — Pourquoi es-tu partie de chez toi ? — J’avais envie de découvrir une autre façon de vivre. — Pourquoi ne t’es-tu pas mariée ? — Je n’en ai pas ressenti le besoin. — Tu choisis donc de rester stérile ? — Si un jour j’ai envie de donner des enfants à un homme, alors je le ferai. — Il sera bientôt trop tard. Tu as déjà vingt-deux ansA. — Les femmes peuvent enfanter au-delà de leur quarantième année. C’est votre rage à domestiquer le ventre des femmes qui vous pousse à les unir très jeunes. — Tu fais preuve d’une grande insolence, Klarel Watzer ! rugit un membre du conseil qui n’avait pas encore pris la parole. — La vérité n’est jamais insolente. — Ta vérité n’est pas la nôtre. Ni celle de la colonie. La vérité, tu le sais, c’est que Mussina ne pourrait pas survivre sans règles strictes, sans le sens du devoir de chacun de ses membres. Et des personnes comme toi, jeune Watzer, lui font courir un danger mortel. — Quel danger ? Je ne demandais rien à personne, je ne demandais pas à ce qu’on vienne me chercher. — Non seulement tu es une effrontée, mais tu es une ingrate, Klarel Watzer ! Si les colons n’étaient pas venus te chercher, tu serais morte. — La mort ne me fait pas peur. » Le sanglot étranglé de Magadina Watzer brisa le silence sépulcral. « Qu’as-tu appris chez les Froutz ? » Klarel haussa les épaules. « Ils ont des choses à nous dire, ils tentent de nous prévenir, j’en suis certaine, mais je n’ai pas eu le temps d’apprendre leur mode de communication. — C’est une illusion de croire qu’on peut communiquer avec des créatures non humaines. Et une preuve de folie. — C’est ce genre de raisonnement qui vous autorise à prendre leur territoire. Vous parliez tout à l’heure du sens du devoir : vous ne respectez même pas les lois de votre planète. » L’un des anciens se leva et brandit un index tremblant de rage sur la jeune femme. « Notre premier devoir est de défendre la solidarité humaine et les intérêts de la colonie ! Nous n’hésiterons pas à défier le pouvoir central de Simer. Nous ne lui reconnaissons aucune légitimité. — Vous n’avez rien appris de cette terre que vous prétendez vôtre. — Elle est hostile, mais nous avons su la fertiliser. Elle nous fournit notre subsistance quotidienne, elle nous permet de nous développer et d’envisager un avenir. Quelle autre colonie des terres du Sud peut se prévaloir d’une telle réussite ? — Nous sommes parvenus à ce résultat parce que nous avons fait preuve de rigueur, renchérit l’ancien aux sourcils broussailleux. Nous ne pouvons permettre à des gens comme toi d’être des germes de chaos. — Est-ce au nom de la rigueur que vous avez implanté des mouchards dans le crâne des colons ? cria Klarel d’une voix vibrante. — Personne, ici, ne remet en cause un système qui nous permet de renforcer notre cohérence. — Vous avez confisqué le dernier espace de liberté qui restait aux hommes et aux femmes de cette colonie. Je choisis de mourir plutôt que de subir le même sort. — Ton vœu risque d’être bientôt exaucé, jeune Watzer. » D’un coup d’œil en arrière, Klarel entrevit les larmes sur les joues de sa mère, les traits tirés et blêmes de son père. « Faites de moi ce que bon vous semblera, vénérables membres du conseil », dit-elle d’un ton calme. Les sept anciens se consultèrent à nouveau du regard, puis l’un d’eux interrompit le brouhaha naissant d’un geste de la main. « Nous nous retirons pour délibérer et reviendrons bientôt pour la sentence. » La mort par pendaison. Les mots prononcés par le porte-parole du conseil n’avaient provoqué en Klarel aucune réaction, pas même un frisson. Elle s’y était attendue, elle avait engendré par son attitude l’irritation et la sévérité de ses juges. Sa mère lui avait conseillé l’humilité, la repentance, mais elle ne souhaitait pas reprendre sa place dans la colonie. L’assistance avait salué le verdict d’un murmure prolongé et hérissé de pointes hostiles. Sa mère avait éclaté en sanglots, son père s’était dirigé vers la sortie de la maison commune d’un pas raide, suivi de ses trois garçons. Après la prière, on avait bouclé la condamnée dans la prison, d’où, par l’unique fenêtre trop étroite pour qu’elle puisse s’y glisser, elle avait une vue permanente sur la potence. Elle avait cru déceler des regards complices dans la foule qu’elle avait traversée, escortée de ses deux gardes du corps. Klarel mourrait dans trois jours à l’aube blême. Elle respirait avec avidité l’air saturé d’odeurs minérales et végétales. Elle n’emporterait avec elle qu’un seul regret : ne pas avoir trouvé le moyen de communiquer avec les Froutz. Ils tentaient pourtant d’avertir les hommes, comme si un danger planait au-dessus de la colonie, au-dessus d’Albad, au-dessus du système de Gamma Bagvan. Le sentiment d’urgence l’empêchait par instants de respirer. Quelqu’un d’autre relèverait un jour la tête et reprendrait le flambeau, mais il serait sans doute trop tard. La lumière de l’étoile se glissait par la fenêtre et tirait un trait rougeâtre sur les dalles grossières. Elle ne disposait que d’une couchette en pierre et de toilettes sommaires d’où montait par vagues une odeur nauséabonde. Un bruissement soudain brisa le silence. Elle se posta contre la fenêtre et aperçut, dans le ciel traversé de traits ocre et rouges, une ombre qui grandissait rapidement et occultait en partie le jour. Même si leur dernier passage remontait à six annéesA, il ne lui fallut qu’une poignée de secondes pour reconnaître une nuée de trictes. Ils attaquaient plus tôt que d’habitude, avant même que les pousses n’aient eu le temps de se développer. Leur stridulation recouvrit bientôt les hurlements des hommes qui donnaient l’alerte, les meuglements des bovs paniqués, les cris des mères qui appelaient leurs enfants. Des silhouettes affolées traversèrent son champ de vision. L’offensive des trictes avait pris les colons au dépourvu. Ils essayaient de s’organiser, mais la panique leur retirait toute lucidité, toute efficacité. Il leur fallait rapidement projeter des boules de feu sur la nuée, seul système connu pour les éloigner. Le temps de sortir les canons, d’introduire dans les fûts les boules incendiaires, et la nuée se serait déjà abattue sur les frêles pousses qu’elle déchiquetterait en une poignée de secondes. Les colons n’auraient pas le temps de faire germer d’autres graines avant la fin de la saison des semailles. Ils risquaient de passer une année entière sans céréales, sans légumes, condamnés au régime viande et lait de bov. Les trictes se rapprochaient de la colonie. Leur stridulation évoquait maintenant un grondement d’orage. La nuée, immense, couvrait tout le ciel et plongeait Mussina dans une nuit précoce. Klarel aperçut les insectes de l’avant-garde – on les classait dans la classe des insectes par pure commodité, ils appartenaient selon toutes probabilités à la catégorie des ENHA – qui volaient au-dessus des maisons et des granges. Il leur arrivait de se prendre dans les cheveux ou les crinières, mais ils n’agressaient jamais les humains ni les animaux, ils se débattaient seulement pour se dégager en abandonnant des égratignures sur la peau ou le cuir. Des garçons s’amusaient à en capturer pour les projeter sur les filles. Elles poussaient des hurlements épouvantés quand elles les sentaient bouger dans leur chevelure. Une fois, son frère Nando lui en avait jeté une poignée au visage. Bien qu’elle eût trouvé leur contact répugnant, Klarel ne s’était pas affolée, elle les avait saisis un par un et les avait lancés le plus loin possible d’elle. Elle gardait juste un souvenir désagréable des ondulations de leurs tentacules sur sa peau. Elle ne distinguait plus grand-chose par la meurtrière de la prison, quelques silhouettes courbées, furtives, le déferlement des trictes dont les plus bas volaient à hauteur d’homme. Leur densité et la vitesse à laquelle ils traversaient le village l’empêchaient de bien voir. Ses yeux la piquetèrent. La tension de son échange avec les anciens du conseil l’avait épuisée. Elle s’allongea sur la couchette et s’endormit presque aussitôt. « C’est l’heure. » Un cliquetis l’avait réveillée, suivi d’un crissement. Elle avait lutté longtemps contre le sommeil, voulant savourer chaque instant de sa dernière nuit. Deux hommes entrèrent, les mêmes qui étaient venus la chercher dans la maison de ses parents pour la conduire devant le conseil. Éreintés par les deux jours entiers à lutter contre les trictes, ils avaient les traits tirés. Les boules de feu n’ayant pas réussi à disperser la nuée, ils avaient dû recourir à l’ancienne méthode, effrayer les parasites en effectuant de grands moulinets avec une fourche ou un râteau et en poussant des hurlements stridents. Klarel n’avait aucune idée des dégâts provoqués par la nuée. Elle avait interrogé l’homme chargé de lui apporter ses repas. « Qu’est-ce que ça peut te faire ? avait-il répondu d’un ton rogue. Tu seras pendue demain. » Elle n’avait reçu aucune visite durant ses trois jours de claustration. De la part de son père, ce n’était guère étonnant, mais elle aurait pensé que sa mère viendrait l’embrasser une dernière fois. Elle se demandait s’ils seraient présents le matin de sa pendaison. Son père et ses frères, sans doute, il leur fallait montrer leur détermination aux yeux des autres colons, mais sa mère et sa petite sœur ? Supporteraient-elles de la voir se balancer au bout de la corde ? Elle avait croisé à plusieurs reprises les deux bourreaux dans les allées de la colonie ou chez ses parents. Dans leurs yeux, la compassion supplantait par instants la réprobation et le mépris. Ils luttaient pour ne pas se laisser déborder par leurs émotions. Le veilleur les obligerait jusqu’à leur mort à engourdir leurs pensées. Klarel ne les envia pas. Comment admirer la lumière de Bagvan avec un tel gardien dans la tête ? Comment apprécier l’air brûlant de la saison sèche et le vent glacial de la saison froide ? Comment éprouver des sentiments ? Comment ressentir de la joie ? Comment se réjouir de cette Création pourtant offerte aux hommes pour les enchanter ? « Allons-y, Klarel », murmura l’un des deux hommes. Elle décela des remords dans sa voix et lui sourit en s’efforçant de masquer sa tristesse et ses larmes. Le silence matinal pesait sur Mussina comme un joug. Jamais Klarel n’avait goûté avec une telle intensité les effleurements de la brise tiède sur son visage. Elle fendit la foule des colons amassés sur la place au centre de laquelle se dressait la potence. La plupart d’entre eux baissèrent la tête lorsqu’elle passa devant eux. Elle contint une brutale envie de vomir. La peur maintenant frémissait dans son sang. Elle se mordit les lèvres pour ne pas s’effondrer. Elle se souvint de l’allure hagarde, misérable, des condamnés qu’on emmenait sur les lieux de leur supplice. Elle ne dévoilerait pas sa terreur à ces hommes, ces femmes et ces enfants venus assister au spectacle de sa mise à mort. Ils considéreraient toute manifestation de faiblesse comme un désaveu et ils devaient comprendre qu’elle n’avait pas subi son destin, qu’elle l’avait choisi. Malgré les tremblements de ses jambes, elle marcha d’une allure décidée vers l’escalier de la potence. Elle maudit les larmes qui s’échappaient de ses yeux et roulaient sur ses joues. Elles l’empêchaient de voir la multitude qui se refermait sur son passage et se regroupait devant la potence. Elle ne ressentait aucune animosité autour d’elle, seulement une tristesse profonde, inconsolable. Ils s’apprêtaient à sacrifier une jeune femme de vingt-deux ans dont le seul crime avait été de s’aventurer sur le territoire des Froutz. Elle trébucha sur la première marche de l’escalier. L’homme derrière elle la prit par le bras et l’aida à se rétablir ; ses gestes étaient respectueux, affectueux presque. Une fois sur l’estrade, elle se retourna pour faire face à la foule. Au travers de ses larmes, elle distingua, au premier rang, les sept membres du conseil tout de blanc vêtus. Eux n’exprimaient aucune compassion, aucun regret. À leur gauche se tenait Gero Watzer, statue raide et livide, accompagné de ses trois fils qui contemplaient leur sœur aînée avec une gravité mal assortie à leur jeune âge. Elle chercha sa mère des yeux, en vain. Elle n’avait pas eu le courage de croiser une dernière fois le regard de sa fille ; son cœur de mère refusait de se changer en cœur de pierre. « Que la sentence soit exécutée. » La voix enrouée du membre du conseil avait éventré le silence comme un soc de charrue. « Viens par ici, Klarel. » L’un de ses deux gardes du corps la prit délicatement par les épaules et l’entraîna sous la potence. Elle découvrit sous ses pieds le carré de la trappe et, fixé au large poteau, le levier qui en commandait l’escamotage. Elle se souvenait avec une précision vertigineuse des chocs sourds des corps tombant dans le vide et du craquement des vertèbres brusquement comprimées par la corde. Elle garda les yeux rivés sur son père pendant qu’on lui passait l’épaisse tresse de fils autour du cou. Elle espérait encore qu’il sauterait sur l’estrade et l’arracherait des bras de ses bourreaux. Il ne bougeait pas, il la fixait sans la voir, comme si elle n’avait plus de chair, plus de densité. Comme s’il l’avait déjà effacée de la surface d’Albad et de sa mémoire. « Prête, Klarel ? » Avec de la détresse dans la voix, l’homme avait posé la main sur le levier de la trappe. Tout autour de la place, les arbres tendaient leurs branches décharnées, dévastées par le passage des trictes. Elle acquiesça d’une inclination de la tête qui décrocha les dernières larmes perlant à ses cils. La corde autour de son cou l’empêchait déjà de respirer. Son sang se glaça. Elle perçut dans le ciel encore pâle une ombre froide planant au-dessus de la colonie. Le danger dont les Froutz avaient tenté de la prévenir. À cet instant, un grondement retentit dans le lointain et enfla rapidement. « Les trictes ! hurla quelqu’un. Ils reviennent ! » CHAPITRE XIV Gayenn : cette planète, la deuxième habitable de Gamma de l’Orka n’a sans doute pas toujours connu le climat rigoureux qui est le sien actuellement. Elle est en effet entrée depuis deux millénaires dans une période glaciaire qui durera probablement plus de dix mille ansTO et la rend pour l’instant impropre à la colonisation. Elle a pourtant abrité une nombreuse population humaine avant d’être ensevelie par les glaces douze mois sur quinze (elles ne fondent pas vraiment durant les trois mois de la saison dite d’été, mais leur épaisseur diminue de façon sensible). On peut même dire qu’une civilisation très évoluée s’est développée sur son sol, au point que certains spécialistes la considèrent comme l’un des berceaux de l’humanité. Sa faune et sa flore, évidemment, ont été en grande partie détruites par la glaciation soudaine due à une série d’éruptions volcaniques et un épais nuage de particules en suspension qui ont interdit à la lumière de Gamma de l’Orka de parvenir jusqu’au sol. Bon nombre d’expéditions se sont lancées à la recherche des cités englouties de Gayenn ; les rares qui en sont revenues n’ont trouvé aucun vestige sous les glaces d’une épaisseur qui avoisine à certains endroits les dix kilomètres. Le mystère de Gayenn restera donc entier jusqu’à la fin de la période glaciaire. Quant à Arca, l’autre planète habitable du système, elle n’offre apparemment aucun intérêt, ni sur le plan géologique ni sur le plan archéologique. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. … GAYENN. La blancheur aveuglante de Gayenn. Lorsque L’Audax s’est posé au milieu du cirque, les flammes de ses tuyères ont creusé des trous de plus de vingt mètres de profondeur. Hol Jozimo, le capitaine, a exprimé sa crainte d’atterrir sur une banquise ; si elle cédait sous son poids, le vaisseau risquait d’être englouti dans des eaux froides d’où il ne pourrait plus s’extraire. Le logiciel de reconnaissance géologique, aveuglé par l’épaisseur du manteau de glace, s’avérant incapable de repérer les éventuelles zones telluriques, Hol Jozimo avait choisi de se poser à l’intérieur d’un gigantesque cirque. Les chances étaient minimes pour que le fond parfaitement plan, exempt de ces gigantesques aiguilles translucides dressées comme des lances sur une grande partie de la surface de la planète, fût constitué d’élément liquide. En outre, les parois, d’une hauteur estimée à trois ou quatre mille mètres, protégeraient l’appareil des tempêtes. … la gravité de Gayenn était semblable à celle de NeoTierra, l’oxygène constituait approximativement un cinquième de l’air atmosphérique, nous ne serions donc pas perturbés par les conditions planétaires… … nous avions émergé trois jours plus tôt près du système de l’Orka, une étoile rouge dont la magnitude éclipsait les autres points lumineux disséminés dans les ténèbres. La fin du saut ADVL s’était manifestée chez moi par une impression de retour brutal dans mon corps, comme si mon âme ou mon esprit reprenait possession de son enveloppe charnelle. Je m’étais alors rendu compte que je m’étais habituée ces dernières semaines au décalage permanent entre le cerveau et l’organisme, aux deux secondes qui s’écoulaient entre l’intention et l’action. Je m’y étais plus facilement accoutumée en tout cas qu’à l’absence d’Odom Dercher. J’avais beau me dire et me répéter qu’une poignée d’heures passées ensemble ne suffisent pas à tisser une véritable histoire, je regrettais amèrement d’avoir quitté Odom, mes pensées se teintaient d’une nostalgie qui me maintenait en permanence au bord des larmes. Les trois plus jeunes scientifiques de l’expédition rivalisaient de stratagèmes pour attirer mon attention. Ils ne m’intéressaient pas, je ne les regardais pas. J’avais déjà remarqué que moins vous encouragiez un homme et plus il s’accrochait à vous, comme si l’indifférence excitait sa volonté de conquête, comme si plus la proie se montrait rétive, plus l’instinct du chasseur s’aiguisait. L’être humain (le mâle principalement…) continuait de se comporter comme l’homo sapiens des mythologies primitives. L’Encyclope se révélait le plus assidu. Depuis notre conversation au sujet de la Fraternité du Panca, il sautait sur le moindre prétexte pour m’aborder, un coup parce que sa base de données lui avait craché une information jusqu’alors occultée, un coup pour préciser une idée qu’il n’avait pas exprimée avec suffisamment de clarté lors du dernier entretien, un coup pour me conter fleurette avec une maladresse touchante. Je veillais à ne pas lui donner le moindre espoir. La froideur avec laquelle je lui répondais ne réussissait qu’à exaspérer son désir. Je n’étais donc pas fâchée d’arriver sur Gayenn et de quitter l’atmosphère étouffante du vaisseau. Je me demandais si le tissand de mes vêtements résisterait aux froids que les sondes de bord estimaient à moins soixante-dix degrés Celsius – Gayenn était nettement plus froide que ce qu’avaient indiqué les différents assistants en ADN de synthèse. La vendeuse m’avait assuré l’efficacité du tissu jusqu’à moins trente ; elle n’avait certainement pas imaginé que des températures puissent descendre deux fois plus bas. Laïl Garalde m’a proposé l’une de ses combinaisons fourrées qui me permettrait d’affronter le climat terrible de la planète. Je la soupçonnais de chercher par tous les moyens à se débarrasser de moi. Non qu’elle me regardât comme une rivale (elle en avait passé l’âge), mais elle considérait probablement que ma présence était un élément de trouble qui mettait leur expédition en danger. Je n’avais aucune idée de la façon dont je devais m’y prendre pour mener mon enquête dans ce désert blanc. Hol Jozimo m’a dit qu’il m’attendrait un moisTO, le temps de vérifier chacun des circuits de L’Audax et de reconstituer ses réserves d’énergie stellaire. Si je n’étais pas revenue dans trente jours (l’équivalent de quarante-cinq jours de Gayenn), il repartirait vers le système de Solar 2 et je devrais attendre cinq ansTO en compagnie des membres de l’expédition en priant le ciel qu’ils aient suffisamment de réserves pour nourrir une bouche supplémentaire. Cinq annéesTO avant de revoir Odom, impensable ! Je me débrouillerais pour embarquer à temps. Maja Laorett, le second, a mis à ma disposition un véhicule planétaire dont les batteries stellaires seraient rechargées en permanence par l’énergie de Gamma de l’Orka. La remorque était équipée d’une tente isotherme, qui se montait toute seule sitôt qu’on tirait sur la languette, et d’un réchaud universel. Maja m’a recommandé de ne rien en dire au capitaine et de faire tout mon possible pour rentrer dans les délais – elle aurait beaucoup de mal à justifier la disparition d’un engin d’exploration. Je l’ai remerciée en lui promettant de parler d’elle dans mon reportage. Restant de marbre, elle m’a simplement remis deux jetons transparents, l’un qui me permettrait d’accéder à la soute et l’autre de démarrer la chenille (l’appareil était ainsi nommé parce qu’il épousait les formes du sol à la façon d’une larve), puis elle a tourné les talons et est sortie de la salle à manger sans m’accorder un regard. Trois jours, j’ai attendu qu’un élément, même infime, me mette sur une piste. J’ai perdu espoir et vitupéré contre la stupidité de ce voyage. J’avais bien d’autres territoires à explorer qu’un désert glacé. Pendant ce temps, les scientifiques préparaient leur expédition. Eux disposaient de trois engins planétaires, l’un pour eux, les deux autres, reliés au premier par un système de pilotage à distance, pour le matériel. Comme ils s’installaient pour une période de cinq ans, ils ont pris le temps de vérifier le contenu de chaque malle, les vivres, les tentes, les vêtements, les batteries, les instruments de mesure… J’ai demandé à Laïl Garalde s’ils savaient par où commencer ; c’est l’Encyclope qui m’a répondu : « Nous allons rouler jusqu’à ce que nous découvrions des vestiges ou des villes encore habitées. — Vous avez l’air certain d’en découvrir… — Évidemment, ou nous ne serions pas venus ici. — Pourquoi Gayenn et non pas Arca ? — Des témoignages concordants nous incitent à penser que c’est ici, sur Gayenn, que la présence humaine a été la plus importante. Venez avec nous, JiLi. Puisque vous devez faire un reportage sur notre expédition. » Laïl Garalde s’est tournée vers moi. « Vous avez bien autre chose à foutre, n’est-ce pas ? » J’ai saisi la perche qu’elle me tendait. « Chacun poursuit ses propres buts. Et le mien n’est pas de demeurer cinq longues années sur ce monde. » L’Encyclope m’a lancé un regard sombre et s’est consacré à ses activités sans plus m’accorder d’intérêt. Maja Laorett est venue me dire que l’asdan de bord avait perçu des turbulences caractéristiques d’activité à une cinquantaine de kilomètres du grand cirque, dans la direction nord-nord-est. Elle n’a pas prévenu Laïl Garalde ni ses confrères. La chenille, m’a-t-elle expliqué, est équipée d’une boussole qu’il suffit de programmer dans la direction choisie. Je l’ai remerciée et lui ai demandé pourquoi elle se montrait si prévenante à mon égard. Elle ne m’a pas répondu. Lern, le cuisinier, m’a informée qu’il avait préparé des rations de survie pour une trentaine de joursTO. Il m’a également fourni un fusil de facture ancienne et m’en a expliqué le maniement. Equipé d’un chargeur de cinquante balles, extrêmement léger, il me permettrait à la fois de me défendre contre les prédateurs et de chasser l’éventuel – et improbable – gibier qui croiserait mon chemin et améliorerait mon ordinaire. Son système de visée en ADN de synthèse lui donnait une précision infaillible. J’aurais juste à pointer le canon sur la cible voulue et presser la détente, le fusil s’occuperait du reste. Nous avons chargé les vivres dans la remorque, j’ai récupéré le cakra de frère Alcyor Mannea, passé la combinaison fourrée prêtée par Laïl Garalde, je suis allée saluer les membres de l’expédition scientifique, leur ai souhaité bonne chance en évitant de croiser le regard de l’Encyclope, puis je suis descendue dans la soute, accompagnée de Lern et de Maja Laorett. Je me suis installée dans la cabine de la chenille, j’ai enfoncé le jeton dans la fente, programmé la direction indiquée par l’asdan sur la boussole insérée dans le tableau de bord, 56° de latitude nord, 48° 30’ de longitude est, adressé un sourire et un signe de main au second et au cuisinier, le sas s’est ouvert, j’ai démarré la chenille, traversé l’espace vide compris entre la coque de sécurité intérieure et le fuselage noirci par les entrées en atmosphère, dévalé la passerelle souple et je me suis éloignée dans la blancheur légèrement teintée de rouge par les faibles rayons de Gamma de l’Orka. Moi qui n’avais fréquenté que les couloirs et les rues de BeïBay, j’étais soudain métamorphosée en exploratrice sur une planète hostile, et j’en éprouvais une exaltation mêlée d’inquiétude. Comme je n’étais pas certaine que la chenille réussirait à gravir les pentes escarpées, j’ai cherché un passage. Il a fallu que je tourne un long moment à l’intérieur du cirque pour repérer une faille en partie occultée par un amas de pierres coiffées de neige. Je me suis engagée dans le défilé sans avoir la certitude qu’il traversait entièrement la barre rocheuse. Il régnait dans l’habitacle une tiédeur agréable ; j’avais même un peu chaud dans la combinaison fourrée. J’avais du mal à croire la température affichée par la sonde extérieure : -67 °C. Je me demandais si elle n’était pas détraquée. Le système de dégivrage ne laissait pas le temps aux couches de glace de se former sur le pare-brise et les vitres latérales. Le défilé s’est étranglé à plusieurs reprises, mais à chaque fois je suis parvenue à me faufiler entre les rochers. La chenille escaladait sans aucune difficulté les éboulis dont certains se dressaient à plus de quinze mètres de hauteur. Je fixais avec inquiétude la bande de ciel empourpré se découpant entre les parois, parfois si mince qu’elle se réduisait à un fil. Les phares du véhicule s’allumaient automatiquement dès qu’il entrait dans une zone sombre. Je craignais également les chutes des stalactites de glace qui surplombaient les éperons comme des mâchoires géantes. Certaines d’entre elles gisaient sur le sol, emportées par leur poids, brisées en plusieurs tronçons, et me contraignaient à de larges détours. Le ronronnement du moteur ne parvenait pas à fissurer le silence. Pour la première fois de mon (encore courte) existence, je n’étais reliée à personne, j’étais coupée de tout réseau de communication, y compris celui du vaisseau, je ne dépendais que de moi-même. Le sentiment de solitude m’a étreinte avec une telle violence que j’ai suffoqué. Le défilé a enfin débouché sur une étendue plane hérissée d’aiguilles de glace. La chenille a progressé dans la direction programmée en louvoyant entre les pics translucides. Un vent violent soulevait des tourbillons de givre qui se fracassaient en gerbes blanches sur les reliefs. La sphère rougeâtre de Gamma de l’Orka se devinait sous les voiles grisâtres tendus sur le ciel et transpercés par endroits de traits étincelants. J’ai ouvert en grand les yeux en espérant que mon enregistreur frontal ne perdrait pas une miette du fabuleux spectacle qui se déployait sous mes yeux. … la chenille s’est arrêtée lorsqu’elle est arrivée aux coordonnées programmées. Je ne discernais aucune trace d’activité entre les aiguilles dont les sommets effilés se perchaient à deux ou trois cents mètres de hauteur, seulement les tourbillons de givre poussés par un vent de plus en plus violent. Je commençais à ressentir le froid malgré le chauffage et la combinaison fourrée. – 750 Celsius, indiquait l’écran de la sonde. J’ai eu peur tout à coup de finir gelée au milieu de cette désolation grandiose. La moindre panne serait fatale dans de telles conditions… Une alarme m’a avertie que les batteries commençaient à se décharger. Filtrée par la grisaille du ciel, la lumière de Gamma de l’Orka se révélait insuffisante pour les recharger. J’ai décidé de rebrousser chemin et de regagner immédiatement le vaisseau. Il valait mieux perdre la face que la vie. Je voulais de nouveau ressentir le bonheur incomparable d’être une femme dans les bras d’Odom Dercher. Je vieillissais, sans doute. J’ai programmé la fonction retour sur la boussole de bord. La chenille a effectué un demi-tour entre deux aiguilles de glace et a parcouru deux ou trois cents mètres avant de caler. Le ronronnement du moteur s’est tu, gobé par un silence assourdissant. Des pensées de panique m’ont traversée. Je me suis efforcée de les juguler et de retrouver mon calme. À en juger par le gris de plus en plus sombre du ciel, la nuit allait bientôt tomber. Gamma de l’Orka jetait ses derniers feux avant de se laisser dévorer par les ténèbres. Le rouge et le noir s’étreignaient au-dessus de l’horizon. Je n’avais pas le temps de regagner L’Audax à pied. Il m’aurait fallu plus d’une douzaine d’heures pour parcourir les cinquante kilomètres qui me séparaient du grand cirque. Je n’avais pas d’autre choix qu’attendre le lever du jour en espérant que le ciel se dégagerait et que les rayons de l’étoile rechargeraient les batteries de la chenille. Monter la tente isotherme en priant tous les dieux de tous les temps et de tous les systèmes qu’elle empêcherait le froid de m’emporter. Manger quelque chose de brûlant. Me réchauffer à la flamme du réchaud. Penser à Odom pour me redonner de la volonté et du courage. Et compter sur la chance. Comment avais-je pu me fourrer dans une telle situation ? Première étape : sortir de l’habitacle, récupérer et monter la tente. J’ai pesté contre les crétins qui avaient conçu les engins d’exploration planétaire ; ils auraient pu prévoir un accès à la remorque sans contraindre les utilisateurs à passer par l’extérieur. Les têtes d’œuf n’expérimentent jamais leurs inventions. J’ai remonté la capuche de la combinaison et l’ai soigneusement fermée. Elle ne laissait paraître que les yeux, que j’ai protégés avec des lunettes étanches. Puis, portant le fusil de Lern en bandoulière, j’ai enfilé les gants avant d’ouvrir la portière. Malgré mes précautions, le froid m’a cueillie avec la violence d’un coup de poing. Le vent a transpercé avec une facilité dérisoire la combinaison prêtée par Laïl Garalde et les vêtements en tissand que je portais en dessous. Mes pensées se sont engourdies. J’ai cru que mon sang s’était gelé. Je me suis ressaisie. J’ai titubé jusqu’à la remorque. La chenille se couvrait déjà de givre. Je devrais probablement dégeler les serrures à l’aide du réchaud pour réussir à les actionner à l’aube. Et aussi gratter la surface des batteries si je voulais qu’elles se rechargent. Luttant contre la puissance phénoménale des rafales, j’ai atteint la remorque. Le froid commençait à s’emparer de mes os. J’ai réussi à déverrouiller les loquets du hayon et à extirper le petit sac de la tente ainsi que le réchaud et deux des rations préparées par Lern. Je me suis protégée du vent en me plaçant du côté opposé de la remorque et j’ai tiré d’un coup sec sur la languette. La tente s’est déployée et aussitôt plaquée au sol grâce à ses ventouses automatiques. D’une hauteur d’un mètre et d’une longueur de deux, elle se présentait comme un cylindre gris avec, sur l’un des côtés, un cercle d’une cinquantaine de centimètres de diamètre qui faisait office d’accès. Je me suis faufilée à l’intérieur en serrant contre moi le réchaud et les rations alimentaires. La trappe s’est refermée dans mon dos avec un chuintement prolongé. Le vent a sifflé de colère contre les parois souples. Le baromètre serti dans le tissu indiquait une température intérieure de +7 °C. Assise en tailleur sur le tapis de sol, j’ai effectué une succession de gestes rapides pour rétablir ma circulation sanguine. Puis, ignorant la douleur qui montait de mes extrémités, j’ai allumé le réchaud, un appareil alimenté par des nanocombustibles pratiquement inépuisables. La flamme grésillante et bleutée a réchauffé l’air, qui a rapidement atteint +12 °C. J’ai posé sur les brûleurs l’un des récipients multi-usages dans lesquels Lern avait mis la nourriture. Le contenu s’est dégelé en moins de trois minutes. J’ai mangé avec un immense plaisir l’infecte tambouille du cuisinier de L’Audax. Elle me redonnait de l’énergie, elle me ramenait à la vie. Je me suis ensuite allongée et j’ai essayé de me reposer en restant suspendue aux hurlements du vent. Des grésillements ont retenti, les éclatements des tourbillons de givre sur la tente probablement. J’ai eu peur d’être ensevelie sous une épaisse couche de neige et j’ai éteint le réchaud afin d’épargner l’oxygène. La température s’est stabilisée aux alentours des dix degrés. Je me suis rendu compte que ma vessie était pleine et que je devrais la vider à un moment ou l’autre, ou la situation risquait de devenir encore plus inconfortable. Comme je ne pouvais pas sortir pour me soulager – dehors, avec les fesses à l’air, je ne résisterais pas plus de dix secondes –, il ne me restait qu’à uriner à l’intérieur de la tente en utilisant le récipient vide de Lern et supporter mes odeurs jusqu’au matin. J’ai maudit la répartition génétique qui a doté les femmes de vessies minuscules. … je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, tourmentée par les grondements qui résonnaient de façon effrayante. J’avais placé le récipient rempli de mon urine le plus loin possible de mes pieds. De temps à autre, je jetais un coup d’œil au baromètre. Même si elle avait légèrement baissé, la température restait supérieure à 5 °C. La violence du vent offrait un avantage : elle empêchait le givre d’ensevelir la tente. Je serrais contre moi le fusil de Lern, qui me donnait l’illusion d’être protégée des éléments hostiles. Parfois un hurlement très proche me faisait sursauter. J’imaginais qu’une bête monstrueuse déchirait la tente d’un coup de griffe et m’égorgeait – ou m’éventrait, ou encore me déchiquetait, on n’est jamais à court d’imagination quand on craint le pire. Après tout, il y avait peu de chances pour que les traces d’activité détectées par l’asdan du vaisseau fussent humaines. La lumière du jour a peu à peu supplanté l’obscurité. J’ai armé le fusil et attendu que Gamma de l’Orka daigne paraître dans le ciel pour me risquer hors de la tente. Le froid m’a de nouveau saisie. Aveuglée par la lumière encore rasante de l’étoile, j’ai eu la sensation d’une présence quelques secondes avant d’apercevoir les énormes créatures enveloppées de fourrure blanche et déployées en cercle autour de la chenille. Des animaux, à première vue, des fauves dont les museaux allongés s’ouvraient sur d’interminables crocs. Dressés sur leurs pattes presque aussi épaisses que les aiguilles de glace environnantes, ils mesuraient plus de cinq mètres au garrot et me fixaient de leurs yeux d’un rouge profond en poussant des grondements sourds. Les griffes de plusieurs d’entre eux labouraient impatiemment la glace. J’ai épaulé mon fusil et j’en ai tenu un dans ma ligne de mire. Je pourrais en abattre un ou deux, et encore à condition que les balles parviennent à leur percer le cuir, mais les autres ne me laisseraient aucune chance. Des ondulations parcouraient leur épaisse fourrure. Je me suis mise à trembler de peur et de froid. Je me suis souvenue du sentiment de protection, de sécurité, que j’avais ressenti dans les bras d’Odom et une immense tristesse m’a envahie. J’ai pensé à OldEran, au Canal 45, à ma vie futile de médialiste. J’avais gaspillé mon existence à courir la renommée et d’autres chimères. Personne ne s’inquiéterait pour moi, hormis, peut-être, Odom Dercher. Pour les autres, je n’aurais été qu’une silhouette croisée dans les couloirs, une vague image. Ils m’oublieraient avec la même négligence qu’ils m’avaient fréquentée. L’un des grands fauves s’est avancé. J’ai pointé sur lui le fusil et l’ai couché en joue. Il paierait pour les autres. Ma terreur soulevait au plus profond de moi une rage de vivre qui reléguait le froid au second plan. Mon index s’est crispé sur la détente souple de l’arme. Quelque chose a bougé dans le poitrail de l’animal. Une forme sombre a émergé de la fourrure blanche. Il m’a fallu une poignée de secondes pour reconnaître la tête échevelée et barbue d’un homme. Stupéfaite, j’ai baissé le canon du fusil. Le fauve a continué d’avancer. Aucune agressivité dans son allure paisible. Il s’est arrêté à trois mètres de moi et a gratté la glace de ses griffes longues d’une cinquantaine de centimètres. Je ne savais plus où donner des yeux, entre la masse blanche qui me dominait de toute sa hauteur, les crocs dévoilés par les babines retroussées et les traits de l’homme qui m’observait avec attention. J’avais l’impression de faire face à un monstre à deux têtes. « Vous parlez notre langue ? » La voix grave de l’homme avait dominé les sifflements du vent. Je prenais maintenant conscience que le froid me dépeçait, que je ne tiendrais plus très longtemps si je ne trouvais pas rapidement un abri. J’ai hoché la tête et rassemblé mes forces restantes pour crier : « Aidez-moi ou je vais mourir de froid…» CHAPITRE XV Les mines du Chaarb : la région du Chaarb, située au nord-ouest du continent unique de la planète Kaïfren, est considérée comme l’une des plus importantes des mondes de l’OMH sur le plan industriel. Autour de Chaarbville, une agglomération bâtie de bric et de broc abritant les commerces et les sièges administratifs des compagnies d’exploitation, se sont multipliées les carrières à ciel ouvert et les mines dont les galeries descendent parfois à plus de vingt kilomètres de profondeur. La région du Chaarb présente en effet une concentration et une diversité étonnantes de métaux et de minerais entrant pour une bonne part dans la construction des vaisseaux spatiaux. En particulier le razirdium (Rz), un métal très rare et difficile à extraire dont les extraordinaires propriétés de solidité et de ductilité le rendent indispensable aux voyages expérimentaux supraluminiques. Un grand nombre de compagnies de transport ont donc installé des bureaux d’étude et des unités de fabrication dans le Chaarb afin d’être au plus près des matières premières qui, dans d’autres systèmes, atteignent des coûts faramineux. À l’afflux massif des mineurs, des ingénieurs et des administratifs se sont ajoutées les nuées d’aventuriers de tous poils, joueurs, trafiquants, souteneurs, criminels et autres amateurs de gains faciles qui font de la région l’un des endroits les plus agités et les plus dangereux de l’OMH. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. LA VIEILLE FEMME l’avait pris en filature dès qu’il avait mis les pieds dans l’astroport de Verdasco. Elle portait un masque correcteur : son allure, son dynamisme n’avaient rien de ceux d’une personne de son âge. Plus étonnant, elle était elle-même suivie par un petit groupe constitué de trois hommes et d’une femme. Il supposait qu’elle avait quelque chose à voir avec les prêtres de Sât ou d’autres ennemis de la Fraternité, qu’elle était chargée de l’éliminer, de briser la chaîne. Pensant qu’une armée d’adversaires l’attendrait sur Kaïfren, il avait retardé le plus possible son débarquement pour laisser le temps à l’astroport de s’évacuer. Même si l’unique menace qu’il eût identifiée se présentait sous la forme de cette femme seule et âgée, il n’avait pas commis l’erreur de croire qu’il lui serait facile de s’en débarrasser ; il aurait préféré affronter une bande dont il aurait pu exploiter l’inertie, l’incohérence. Sa poursuivante, pointée sur lui comme un rayon laser, ne se souciait pas du petit groupe accroché à ses basques, comme si elle n’avait rien à craindre d’eux, concentrant sur lui toute sa vigilance. Il chercha des yeux le bureau de la compagnie InterStiss. À l’astroport, les employées lui avaient dit que l’InterStiss cherchait des cobayes pour expérimenter les voyages ADVL. Il n’aurait pas à payer le billet à la condition qu’il signe une décharge au cas où il n’arriverait pas à destination, « pas pour vous, monsieur, évidemment, pour votre famille ». Il leur avait demandé si la compagnie prévoyait un vol prochain en direction du système de Gamma Bagvan, dans le bras du Sagicar. « Les plans des vols expérimentaux ne sont jamais connus d’avance, monsieur, il vous faut tenter votre chance à notre agence du Chaarb. » Il n’eut pas besoin de se retourner pour apercevoir la silhouette désormais familière de la vieille femme ; elle se reflétait dans la vitrine d’une boutique perpendiculaire à la rue. Maître Toerg, son instructeur du Thanaüm, lui avait souvent répété qu’un tueur seul et déterminé était mille fois plus efficace qu’une troupe de cent hommes. La Fraternité ne s’était plus manifestée depuis qu’elle lui avait demandé de se rendre sur la seule planète habitable du système de Gamma Bagvan. Elle ne lui avait fourni aucune précision sur le deuxième maillon de la chaîne, ni sur l’endroit de leur rencontre. Chaque chose en son temps. Il lui fallait pour l’instant trouver un transport supraluminique tout en se débarrassant de la femme qui guettait le moindre moment d’inattention de sa part pour lui régler son compte. Il ne lui avait pas offert l’occasion de lancer son attaque. Elle prenait son temps : patience et sang-froid, les qualités premières d’un prédateur. Elle ne disposait pas de mouchard génétique – ou bien elle n’aurait pas été contrainte de le maintenir dans son champ de vision. Il aurait pu essayer de la semer, mais elle savait sans doute qu’il cherchait un vaisseau ADVL à destination du bras du Sagicar et l’aurait retrouvé tôt ou tard. Il préférait lui laisser croire qu’il ne l’avait pas repérée et prendre l’initiative au moment opportun. Il traversa la rue principale de Chaarbville, une agglomération chaotique où l’on respirait un air surchargé d’odeurs de minéraux fondus. La lumière crépusculaire de Lakahi ne parvenait pas à percer l’étoupe de fumée noire qui surplombait les montagnes environnantes. Une chaleur étouffante régnait entre les bâtiments aux toits plats vaguement alignés. Un grand nombre de mineurs déambulaient dans la rue tapissée d’un voile ocre, reconnaissables à leurs combinaisons noires, à leurs faces marquées, à leurs mains abîmées. Des véhicules de toutes sortes se frayaient un passage dans la cohue en soulevant des gerbes de poussière rougeâtre. Il s’engagea dans une ruelle perpendiculaire où, selon un commerçant, se concentraient les bureaux des compagnies de transport spatial et planétaire. D’un regard en biais, il entrevit entre les passants la chevelure blanche de sa poursuivante. Il s’immobilisa tout en feignant de s’intéresser à la devanture d’une boutique d’alcools en provenance des serres souterraines de Gonilie, une région du sud-est de Kaïfren. La vieille femme marqua un léger temps d’arrêt avant de continuer. Il ressentit sur sa nuque l’énergie fantastique qu’elle dégageait lorsqu’elle le frôla sur le bas-côté de la rue. Un frisson glacé lui parcourut l’échine ; elle serait une adversaire redoutable. Comme tout assassin digne de ce nom, elle ne lui ferait pas l’affront de l’éliminer à distance, elle ne se servirait pas d’un décréateur d’atomes, elle le combattrait soit à mains nues, soit à l’arme blanche. Elle n’était pas de ces tueurs grossiers qui pullulaient dans les rues mal famées des mégalopoles planétaires. Elle entra un peu plus loin dans un magasin de vêtements. Il se remit en marche. L’aperçut derrière la vitrine en train de palper une étoffe. Croisa furtivement son regard. Il lui sembla reconnaître ces yeux, non pas la couleur ou la forme, mais leur expression éveillait des souvenirs en lui. Provenaient-ils de sa mémoire ou de celle de ses frères ? Il parvenait maintenant à maîtriser les flots des souvenirs. De temps à autre cependant, des images et des sensations qui ne lui appartenaient pas se glissaient parmi ses propres réminiscences. Il ne lui fallait qu’une ou deux secondes pour rétablir l’ordre et le calme dans son esprit. Les implants vitaux avaient cessé d’émettre leurs désagréables frémissements ; ils ne se manifestaient que lorsque la situation se tendrait. Même chose pour le cakra glissé sous sa tunique faouki : il diffusait une chaleur vive, presque intolérable dès qu’un danger se présentait, au moment de descendre du vaisseau par exemple. En revanche, il n’avait rencontré aucun problème pour passer les douanes faouki et kaïfrenotes. Les contrôleurs, qui n’avaient jamais vu ce genre d’objet et ne pouvaient pas imaginer qu’il s’agissait d’une arme, s’étaient contentés de son explication : une sorte de porte-bonheur issu d’un culte oublié qu’il emportait partout avec lui. Le court voyage entre Faouk et Kaïfren s’était déroulé sans anicroche. Nul besoin d’avaler des ralentisseurs métaboliques qui auraient endormi sa vigilance. Il avait pris ses repas dans sa cabine et profité de ces vingt joursTO de voyage pour se familiariser avec les mémoires d’Ewen, d’Ynolde et de Mihak. Ils vivaient en lui, il avait partagé leurs joies, leurs douleurs, leurs doutes, leurs peines. Il s’était vraiment senti appartenir à cette Fraternité pour laquelle ils avaient sacrifié leurs vies, il était devenu frère Kalkin, troisième maillon de la chaîne pancatvique en chemin vers le deuxième maillon. Les causes de la trahison de Mihak restaient confuses, comme si l’intéressé n’avait jamais vraiment su pourquoi il se rangeait du côté des ennemis du Panca. Une forme d’impatience, certainement, un manque de confiance en lui, un orgueil immense, une colère intérieure dirigée contre lui-même et nourrie par une enfance perturbée. Les souvenirs de son entrevue avec les émissaires de Sât étaient flous, en partie estompés. D’autres fragments de l’histoire de la Fraternité avaient été révélés à frère Kalkin, la guerre des Cinq Siècles et ses milliards de morts, l’union des pentarques, la volonté de prévention des conflits qui ensanglantaient les mondes humains, les cinq piliers, les « chuchotements des anges » – les fréquences universelles qui permettaient les communications instantanées d’un bout à l’autre de la Galaxie… Comme ses prédécesseurs, il se demandait pourquoi le Panca avait ordonné la formation de la chaîne quinte, une procédure en sommeil depuis plus de six sièclesTO. La Fraternité parlait d’un danger immense menaçant les espèces vivantes de la Galaxie. Sous quelle forme se présenterait-il ? La chaîne formée des âmnas des cinq frères suffirait-elle à le combattre ? Pourquoi les prêtres de Sât et leurs alliés cherchaient-ils à la briser ? Autant de questions pour lesquelles il ne recevrait probablement jamais de réponse, puisqu’il devait s’en tenir aux piliers de l’obéissance aveugle et de la confiance. Kalkin repéra l’enseigne lumineuse de l’InterStiss une trentaine de mètres devant lui. Il ne prit pas la peine de se retourner pour vérifier que la vieille femme le suivait. S’il ne trouvait pas de vol ADVL à destination de Gamma Bagvan, la chaîne se briserait d’elle-même, sa vie aurait perdu tout intérêt, il ne lui servirait à rien de déjouer les manœuvres de sa poursuivante. L’aspect lisse et ultratechnologique de l’agence de la compagnie offrait un contraste saisissant avec le désordre et la saleté de Chaarbville. Un homme et deux femmes, vêtus d’uniformes beiges, étaient assis derrière un comptoir transparent aux arêtes brillantes qui se réfléchissaient dans les murs laqués de blanc. L’une des femmes se leva et, d’un geste de la main, l’invita à s’avancer vers elle. « Que peut l’InterStiss pour vous, monsieur ? » Il prit le temps de respirer et de se détendre avant de répondre. « Je désire me rendre dans le bras du Sagicar, dans le système de Gamma Bagvan plus précisément. » Les yeux mi-clos, elle consulta son endobase de données. « Nous n’avons aucun vol à propulsion classique ni à pliure quantique pour le système de Gamma Bagvan, monsieur. — Je ne parle pas de ce genre de vol…» Elle prit un air entendu, se pencha en avant en prenant appui sur ses coudes et baissa la voix. « Vous voulez sans doute parler de voyage supraluminique…» Il acquiesça d’un hochement de tête. « L’ADVL n’est pas encore autorisé par l’OMH, reprit l’employée, toujours à voix basse. Mais notre compagnie le propose sous certaines conditions. Vous connaissez, je suppose, les risques inhérents à la technologie ADVL… — On m’a dit, à l’astroport, que vous cherchiez des volontaires pour expérimenter de nouvelles destinations. — De nouveaux systèmes de transport également. » Les deux autres employés ne perdaient pas une miette de leur conciliabule. « Je vais vous demander de revenir dans deux jours, monsieur, je dois en référer à ma hiérarchie. — Mais vous pensez que c’est possible ? » L’employée eut un sourire légèrement condescendant qui lui creusa les joues et lui allongea le visage. « Tout est possible, monsieur. — Pourquoi ces deux jours d’attente ? — Le règlement. Il nous faut, par exemple, nous assurer que vous n’êtes pas un criminel en fuite. Ou que vous ne présentez pas des symptômes totalement incompatibles avec l’ADVL. Pouvez-vous me remettre votre jeton d’identité ? — Je veux bien vous le donner, mais je ne vois pas en quoi… — Le règlement », répéta-t-elle avec un rien d’agacement. Il lui tendit l’un des deux jetons dont il se servait depuis son départ de Jnandir. Elle le glissa dans un lecteur et lut les renseignements affichés sur l’écran. « Parfait, monsieur. Je vous le rendrai dans deux jours. » Elle jeta un coup d’œil aux chiffres lumineux flottant au-dessus du comptoir. « Résumons-nous : vous vous déclarez volontaire pour expérimenter un voyage supraluminique à destination du système de Gamma Bagvan. Vous aurez la réponse de la compagnie dans deux jours locaux, dix-neuf heures, d’accord ? D’ici là, vous êtes prié d’observer une discrétion totale sur notre… arrangement. » Il n’avait pas le choix, même si deux jours d’attente à Chaarb-ville avec une tueuse aux trousses ne l’enchantaient pas. « Il y a des hôtels dans le coin ? — Plus une seule chambre disponible dans le centre-ville depuis un bon moment. Tentez votre chance dans un dormirium. » Elle ajouta, devant la mine perplexe de son vis-à-vis : « Une sorte de grand dortoir où on vous louera un lit pour la nuit. — Vous avez une adresse à me donner ? » Elle tendit le bras droit. « Allez dans cette direction. Le dormirium de Sar Babu, l’un des plus grands de Chaarbville, est à une centaine de mètres. Il lui reste parfois des lits. — Vous savez combien coûte une nuit ? » Elle haussa les épaules. « Autour de deux cents kaïfs, je crois. » Deux cents kaïfs ? Il avait changé ses derniers kolps dans les bureaux de l’InterStiss à l’astroport. Il n’avait reçu que la moitié de la somme à laquelle le change officiel lui donnait droit – mille kaïfs au lieu de deux mille, mais il avait accepté la proposition des employés en pensant qu’il gagnerait du temps. Une erreur : si l’attente se prolongeait, il serait rapidement à sec et devrait travailler ou exercer ses talents d’assassin pour survivre. « Autre chose, monsieur ? demanda l’employée avec un sourire crispé. — Je serai là dans deux jours à dix-neuf heures. » Kalkin sortit de l’agence. Aucune chevelure de neige parmi les passants, mais la chaleur vive émise par le cakra lui signalait que sa poursuivante rôdait dans les parages. Il franchit les cent mètres au milieu de la cohue. Les ténèbres avaient avalé Lakahi à l’horizon et la nuit était tombée avec brutalité. Les enseignes s’étaient allumées de chaque côté de la rue. Les compagnies, les bars, les gargotes, les tripots, les diverses boutiques rivalisaient de lumières criardes pour attirer les mineurs. Il arriva devant une façade miteuse où étaient grossièrement peints les mots Sar Babu Dormirium. Il poussa la porte branlante, entra dans une cour intérieure et se rendit à la réception – si on pouvait appeler réception une baraque sommaire et sombre où se tenait, comme un mollusque dans sa coquille, un homme au ventre replet, aux cheveux emmêlés, aux vêtements crasseux et à la dentition pourrie. « Je cherche un lit pour deux nuits. » L’homme se cura l’oreille avec son petit doigt et leva sur le visiteur un regard sournois. « Bien possible que j’en aie. Pour toi, mon ami, ce sera cinq cents kaïfs les deux nuits, un bon prix, parole de Sar Babu. — Je peux voir avant de me décider ? » L’homme remballa son sourire et secoua la tête. « Chez Sar Babu, on paie avant d’entrer. Si tu n’es pas d’accord, tente ta chance ailleurs, mon ami. Je préfère te prévenir : des lits, il n’y en a plus beaucoup à Chaarb ville. Avant de prendre ta décision, sache qu’ici on n’exige pas de vérification d’identité ni aucune autre tracasserie administrative. Tu paies d’avance, on te donne un lit, tu peux utiliser les toilettes communes, tu ne fous pas le bordel, tu dors bien gentiment et c’est tout, mon ami. » Kalkin n’hésita pas longtemps. Il aurait probablement trouvé une chambre à la périphérie de la ville, mais le système du dortoir lui garantissait une certaine tranquillité. La tueuse (il se demanda tout à coup si le masque correcteur de vieille femme ne dissimulait pas un homme) n’oserait pas intervenir au milieu des dormeurs. Il pourrait se reposer avec une relative sérénité et récupérer des fatigues du voyage. Il remit les cinq cents kaïfs à Sar Babu, dont la rapacité rappela à Kalkin la cupidité de la veuve de Dekaville quelques jours avant son départ pour la chasse aux dragos. Le logeur fourra les jetons dans sa chemise, se leva et se dirigea d’une allure légèrement claudicante vers la porte d’un bâtiment au toit plat recouvert de capteurs stellaires en mauvais état. Kalkin pénétra sur ses talons dans une immense pièce où s’alignaient des rangées de lits superposés. Une âpre odeur de sueur, de crasse et d’égout lui satura les narines. Certains lits étaient occupés, d’autres non. Des yeux brillaient dans la pénombre. Leur éclat métallique trahissait un excès d’accélérateurs cérébraux. Des vêtements et des chaussures s’entassaient un peu partout au sol ou sur les montants métalliques. Des restes de nourriture pourrissaient sur le sol de béton brut. « Je leur dis à chaque fois de ne pas laisser traîner la bouffe, pesta Sar Babu à mi-voix. Ils ne m’écoutent pas. Résultat : ils se font piquer toute la nuit par les virechs. Si tu ne veux pas être importuné, mon ami, cours t’acheter du répulsif contre ces foutues bestioles. » Il désignait les colonnes d’insectes rouges qui, inlassablement, convoyaient les restes de repas vers leurs repaires. « Tu en trouveras dans n’importe quelle boutique de Chaarbville, même dans les bordels. J’ai connu des gars tellement piqués qu’ils ont été empoisonnés et qu’ils en sont morts. » Sar Babu s’arrêta devant deux lits superposés et tapa du plat de la main sur celui du dessus ; un nuage de poussière s’en éleva. « Voilà, mon ami, celui-ci est libre. Tu as laissé tes bagages à la gare de la TransKaï ? — Je n’ai pas de bagages…» Sar Babu considéra Kalkin d’un air circonspect. « Tu me fais un drôle de voyageur, mon ami ! Enfin, ça ne me regarde pas. Suis-moi, je te montre les toilettes. » Par toilettes, il fallait entendre une salle basse et sale équipée d’une vingtaine de pommes de douche d’où tombait une eau parcimonieuse et froide, et, dans la pièce d’à côté également carrelée de blanc, des cuvettes antiques séparées les unes des autres par des murets bas. Plusieurs hommes continuèrent de vaquer à leurs besoins sans prêter attention à Sar Babu et à son nouveau client. La plupart d’entre eux portaient sur le corps des cicatrices boursouflées violacées. « Le travail dans les mines, souffla Sar Babu qui avait surpris le regard interrogateur de son client. Les arêtes des roches sont plus tranchantes que des rasoirs et, comme ces idiots ne se soignent pas correctement, les blessures s’infectent. Les compagnies minières ont bien essayé de remplacer les humains par des androïdes, mais les hommes se révèlent plus efficaces sous terre, et surtout moins chers. Tu viens aussi travailler dans les mines, mon ami ? — Je ne sais pas encore, répondit prudemment Kalkin. — Qu’est-ce qu’il y aurait d’autre à faire dans ce trou du cul de l’enfer ? À moins que tu ne sois un de ces joueurs professionnels attirés comme les virechs par le fric des mineurs. Non, je ne crois pas, ces salopards louent de confortables chambres d’hôtel…» N’obtenant aucune réaction, Sar Babu haussa les épaules. « Ça ne me regarde pas après tout. Le respect de l’anonymat est une règle sacrée chez Sar Babu. » Kalkin soupçonna le logeur de servir d’indicateur aux forces de l’ordre du Chaarb. Sans leur protection, nul doute que son établissement, qui violait un certain nombre de décrets de l’OMH, aurait été fermé depuis longtemps. « Pour trois cents misérables kaïfs, je peux te fournir des produits de toilette, des draps et une serviette…» Kalkin refusa d’un mouvement de tête : l’ensemble lui coûterait trois ou quatre fois moins dans une boutique. « Comme tu veux, mon ami. Bon séjour chez Sar Babu. — Vous ne donnez pas de reçu ? — Pas besoin, je suis vingt-cinq heures sur vingt-neuf à l’accueil et je me souviens de chaque tête. Ah oui, ne rentre pas après vingt et une heuresK, tu trouverais la porte close jusqu’à vingt-cinq heures. Eh, faut bien que Sar Babu se repose un peu, pas vrai ? » Le logeur se dirigea de sa démarche claudicante vers la sortie du dormirium en ajoutant : « Surtout pas de désordre, hein…» Kalkin acheta le nécessaire de toilette et le répulsif anti-virechs dans un bazar de la rue principale de Chaarb ville. Le tout lui coûta quatre-vingts kaïfs. Il dîna ensuite dans l’un de ces restaurants anonymes où l’on servait une nourriture industrielle sans saveur pour une poignée de jetons. La vieille femme avait disparu, ou peut-être, se sentant repérée, avait-elle changé de masque correcteur. Elle pouvait être maintenant cet homme à la face couturée de cicatrices qui mangeait à la table d’à côté, ce garçon à la peau noire assis en face de lui ou encore cette femme vêtue d’une ample robe blanche qui faisait les cent pas sur le trottoir arrosé de lumière crue. Il acheva son dîner, sortit du restaurant et prit le chemin du dormirium d’une allure paisible. Impossible de savoir qui le suivait dans la multitude essentiellement composée de mineurs. Le disque de feu continuait d’émettre une chaleur vive et les implants vitaux des frémissements désagréables. Il ne pourrait pas utiliser la puissance dévastatrice du cakra dans une telle cohue ; le feu dévorerait les innocents touchés par l’un de ses éclats. L’attaque était imminente, il le sentait dans ses fibres. Il lui fallait atteindre d’urgence le vakou, l’intervalle entre l’intention et l’action, l’état hors du temps qui lui donnerait une ou deux secondes d’avance sur son adversaire. Tout en marchant, il descendit sa respiration dans le bas-ventre. L’énergie monta le long de sa colonne vertébrale et se diffusa jusqu’aux extrémités de ses membres. Il lui sembla que les passants ralentissaient l’allure autour de lui. La chaleur du cakra augmenta si brusquement qu’il eut l’impression de s’embraser. La rue se dégagea devant lui, comme balayée par une tornade. Il entrevit une silhouette quelques mètres plus loin, une jeune fille aux cheveux courts et aux yeux écartés. Il la reconnut sitôt qu’il croisa son regard. Elle fondit sur lui à la vitesse d’un naro, le fauve du désert de l’El Bahim. CHAPITRE XVI Trouverai-je les mots pour vous rapporter l’histoire extraordinaire de celle qu’on surnomme l’Optale ? Aurai-je assez de talent et d’énergie pour raconter comment elle vainquit les hordes malfaisantes qui s’étaient abattues sur Albad ? Comment elle déjoua la ruse des infâmes démons qui avaient pris l’apparence des hommes ? Comment elle les terrassa lors de la grande bataille des Cimes ? Comment elle libéra les terres d’Albad de toute pensée et de tout acte de malveillance ? Comment elle rétablit l’harmonie, la joie et l’abondance après des siècles de malheur, de souffrance, de destruction et de disette ? Oserai-je marcher dans les pas d’une telle géante, elle qui, au départ, n’était qu’une simple mortelle maltraitée par les siens ? Et toi, noble assemblée, es-tu prête à pardonner la médiocrité d’un misérable manieur de mots ? Comprendras-tu que les mots sont de piètres lauriers pour tresser les louanges de celle qui s’éleva au-dessus de la condition humaine et fut admise par les dieux en leur éternelle demeure ? Je me présente devant toi en toute humilité, noble assemblée, et, puisque tu m’en as prié, je te conterai la vie merveilleuse de l’Optale. Si tu penses que je t’ai fait partager ne serait-ce qu’un centième de ses incroyables aventures, alors j’espère que tu me récompenseras selon mes mérites. Sinon, tu me chasseras comme le pauvre saltimbanque que je suis. La légende de l’Optale, guilde des conteurs d’Albad, système de Gamma Bagvan, bras du Sagicar. LES ENGINS aux fuselages peints de brun et rouge, les couleurs officielles de la planète Albad, se maintinrent en vol stationnaire au-dessus de la colonie. L’un d’eux se posa sur la place centrale en soulevant un nuage de poussière et en provoquant un mouvement de panique dans la foule. La main sur le levier de la trappe, l’homme chargé de l’exécution demeura figé, tout comme les sept membres du conseil. Klarel oublia sa peur et la pression de la corde autour de son cou pour observer l’appareil, une sorte de tube aux extrémités arrondies d’environ dix mètres de longueur et trois de hauteur. Ses quatre pieds souples s’étaient déployés quelques secondes avant qu’il ne touche terre avec une légèreté d’insecte. Elle entrevit, par les hublots alignés sur le flanc rebondi, des visages coiffés de casques noirs. Les Mussinans balançaient entre soulagement et inquiétude : ils n’auraient pas à combattre une deuxième nuée de trictes, mais l’intervention de l’armée gouvernementale ne présageait rien de bon. En dehors des enhalistes dépêchés par Simer, jamais le gouvernement planétaire ne s’était immiscé dans les affaires de la colonie. Le sas de l’appareil coulissa dans un chuintement, une passerelle jaillit de l’ouverture, son socle se planta dans le sol avec un bruit mat. Le reste de l’escadre atterrit à son tour non loin de la colonie. Les grondements des moteurs se turent et le silence retomba sur les environs, incisé par les sifflements du vent. Deux hommes vêtus d’uniformes bruns et de casques noirs dévalèrent les marches de la passerelle. L’un d’eux, grand et large d’épaules, portait des galons dorés sur ses épaulettes. Les crosses de leurs défatomes à canon court saillaient de leurs gaines de cuir. Ils observèrent l’assemblée quelques instants puis, fendant la foule, se dirigèrent d’une allure résolue vers les sept anciens du conseil alignés au pied de la potence. Aucun Mussinan n’aurait pris l’initiative de s’interposer : même si les défatomes étaient interdits dans l’enceinte de la colonie, on savait quels ravages ils pouvaient causer et personne ne tenait à être frappé par une onde qui ne laisserait rien de lui, pas même une rognure d’ongle. L’officier s’avança vers les anciens tandis que son accompagnateur demeurait en retrait. Il remonta sa visière, contempla la potence et croisa le regard de Klarel. Elle lut un intérêt mêlé d’étonnement dans ses yeux sombres brillants. Il retira son casque. Son visage était foncé, presque bistre, ses traits délicats et ses cheveux crépus. « Retirez immédiatement la corde du cou de cette fille. » Sa voix pourtant calme éclata comme un coup de tonnerre au-dessus des têtes. Comme les deux Mussinans chargés d’exécuter la sentence ne réagissaient pas, il répéta, d’un ton plus menaçant : « Retirez la corde du cou de cette fille. — C’est une affaire interne à la colonie, protesta l’ancien aux sourcils broussailleux. Vous n’avez pas à intervenir dans… — Par décision du gouvernement d’Albad, la colonie Mussina est placée sous mon commandement, coupa l’officier. Quelle que soit la faute de cette fille, la mort par pendaison est interdite par les conventions de l’OMH. Je vous le répète une dernière fois : libérez-la immédiatement. » L’homme qui se tenait derrière Klarel commença à soulever la corde, mais, d’un geste péremptoire, un membre du conseil lui interdit de continuer. « Nous avons conclu un accord avec le gouvernement de Simer, déclara un autre ancien. Nous participons au développement du continent sud d’Albad ; en échange, nous promulguons nos propres lois et rendons notre propre justice. Votre intervention est donc une violation du traité. » L’officier eut un petit sourire avant de fixer le bourreau pétrifié derrière Klarel. « Si vous ne voulez pas d’ennui, mon vieux, vous avez tout intérêt à m’obéir. » Il attendit que la corde soit retirée du cou de la condamnée pour se retourner vers les anciens. « Vous inversez les rôles, messieurs : en décidant de modifier les frontières du territoire froutz, c’est vous qui avez rompu le traité. Vous passez maintenant sous la juridiction de Simer. Mes hommes et moi sommes chargés de veiller à l’application de la loi planétaire jusqu’à l’arrivée du nouvel administrateur. — Que savent les gens de Simer de nos difficultés ? Nous n’aurons bientôt plus assez de terres pour nourrir tout le monde. » L’officier balaya l’argument d’un revers de main et désigna Klarel. « Si elle a commis une faute, elle sera rejugée par un tribunal régulier. Jusqu’alors, elle restera placée sous la surveillance de mes hommes. Nous établirons notre camp en périphérie de la colonie. Rassurez-vous : nous n’ignorons pas que vos ressources sont limitées et nous assurerons notre propre ravitaillement. Toute affaire concernant la colonie, je dis bien toute, devra m’être rapportée. Et maintenant dispersez-vous dans le calme. Je ferai une nouvelle déclaration dès que nous aurons achevé notre installation. » Après quelques secondes d’hésitation, les Mussinans s’égaillèrent dans les allées. Le soldat qui accompagnait l’officier grimpa sur l’estrade et saisit Klarel par le bras. « Suis-moi. » La visière opaque de son casque dérobait ses traits et lui donnait l’aspect d’un androïde. Les deux bourreaux ne réagirent pas malgré la colère qui leur assombrissait les yeux. Klarel suivit le soldat avec d’autant plus d’empressement qu’il la ramenait à la vie. Elle ne craindrait rien tant qu’elle resterait sous la protection de l’armée. Elle baignait dans une joie intense, presque douloureuse, et sa gorge se dénouait bien qu’elle ressentit encore la pression de la corde sur son cou. La mort s’éloignait en emportant ses peurs et ses larmes. La délivrance qu’elle avait en vain attendue de son père et de ses frères était venue de ces hommes inconnus et casqués qui, en d’autres circonstances, l’auraient effrayée. L’officier la dévisagea un petit moment avec attention. « J’ai du mal à croire que vous êtes une criminelle, mademoiselle. Quoi qu’il en soit, vous pouvez dire que nous sommes arrivés à temps. » Elle plongea sans retenue dans les yeux sombres de son vis-à-vis ; sous leur douceur apparente, ils avaient l’éclat et la dureté du feu. « Merci, monsieur, balbutia-t-elle. — Vous me remercierez plus tard, lorsque vous vous serez expliquée. Je ne crois pas qu’il soit judicieux de vous remettre en liberté et de vous laisser vous promener dans la colonie. Ces gens ont l’air de vous en vouloir terriblement et ils pourraient profiter de l’occasion pour exécuter la sentence. Vous serez donc consignée dans notre camp jusqu’à nouvel ordre. Mathur sera votre garde du corps le temps que nous ayons achevé notre installation. » Mathur retira son casque pour essuyer d’un revers de manche son visage perlé de sueur et remonter les mèches folles de ses cheveux bruns bouclés. Sa peau blanche, presque diaphane, semblait fragile, inadaptée à son corps massif. Le mauve de ses yeux tirait par instants sur le rouge. gé d’une cinquantaine d’annéesA, il grimaçait plutôt qu’il ne souriait, dévoilant des dents bombées légèrement grises. Pendant que l’officier remontait dans l’appareil et rejoignait le gros de la troupe, Klarel et lui avaient traversé la colonie à pied, sous les regards et les chuchotements des passants, et s’étaient assis sur un rocher d’où ils avaient une vue d’ensemble du camp. L’organisation et l’efficacité des soldats étonnèrent Klarel. Une centaine de tentes individuelles s’alignaient déjà dans un ordre parfait sur un carré d’environ cent mètres de côté entouré d’émetteurs magnétiques pas encore activés. Au centre du carré se dressaient quatre tentes plus hautes et imposantes. « Il y a celle du capitaine Laruy Clausko, expliqua Mathur d’un ton bourru, celle du mess des sous-officiers, celle des toilettes communes et celle de la tôle où vous serez bouclés, toi et tous les autres qui refuseront d’obéir. » Les trente appareils de la compagnie stationnaient un peu plus loin, posés sur leurs pieds arqués. Les hommes déchargeaient le matériel des soutes béantes. Mathur avait confié à Klarel qu’il trouvait plutôt agréable d’être le garde du corps d’une jeune et jolie femme pendant que les autres se coltinaient les corvées. Et aussi qu’il s’était baladé sur tous les continents d’Albad et que Mussina était le pire trou dans lequel il eût jamais foutu les pieds. Il n’avait pas osé lui poser les questions qui lui brûlaient les lèvres au sujet de sa condamnation à la pendaison, hésitant sans doute à empiéter sur les plates-bandes du capitaine. Les enfants agglutinés à une trentaine de mètres de la clôture magnétique du camp ne tenaient aucun compte des remontrances de leurs mères inquiètes. Les yeux exorbités, ils ne perdaient pas une miette du spectacle qui se jouait devant eux et valait toute la magie des contes. Les Mussinans vaquaient à leurs activités coutumières. La nuée de trictes avait commis dans les toitures et dans les systèmes d’irrigation d’importants dégâts qu’il fallait réparer avant les mois difficiles de l’hiver austral. « Vous saviez que j’allais être pendue ou votre intervention est seulement un hasard ? demanda Klarel. — Un peu des deux sans doute, répondit Mathur. Contrairement à ce que croit le conseil, Mussina est sous surveillance constante. On sait tout ce qui s’y passe, y compris ton procès. Mais, de là à se pointer pile poil juste avant qu’ils ouvrent la trappe, faut reconnaître qu’il y a une grosse part de chance. — Comment la colonie est-elle surveillée ? » Mathur pointa l’index sur le ciel. « Les yeux et les oreilles de l’espace. De là-haut, les satellites sont capables de détailler un insecte minuscule et d’entendre le froissement d’une feuille de papier. En plus, ces crétins… enfin, les tiens ont cru malin de se fourrer dans le crâne des puces qui servent de relais et d’amplificateurs. Avec ça, c’est comme si ceux qui les observent vivaient au beau milieu d’eux. » Lorsque la clôture magnétique fut activée, Mathur conduisit Klarel à l’intérieur du camp, ceint à présent d’un voile translucide d’émanations lumineuses d’environ cinq mètres de hauteur. Ils entrèrent par l’unique accès gardé par deux hommes. « Si quelqu’un essaie de passer ailleurs que par là, ça déclenchera immédiatement l’alerte, dit Mathur. Et l’intrus n’aura aucune chance d’en sortir vivant. » Gamma Bagvan se levait à l’horizon, teintant de pourpre les toits arrondis des tentes et les visières convexes des casques. « On tire au flanc, Mathur ? lança l’un des deux gardes. — Vous savez bien que le capitaine me confie toujours les missions les plus délicates, riposta Mathur avec un rictus. — Si tu veux, on échange nos places… — Un peu trop difficile pour vous, les gars. » Des commentaires bruyants et des sifflets saluèrent le passage de Klarel dans les allées rectilignes. Rassemblés en petits groupes devant les tentes, assis à même le sol, leurs casques posés à leurs pieds, les soldats prenaient leur repas dans des récipients autochauffants. Leur jeunesse étonna Klarel. La grande majorité d’entre deux avaient à peine dépassé la vingtaine d’annéesA, et pourtant leurs traits étaient déjà déformés, comme martelés. « Ces gosses sont plongés dans l’enfer depuis leur naissance, murmura Mathur, comme s’il avait capté les pensées de la jeune femme. Ils viennent des bandes de Simer. C’est la guerre permanente là-bas. Certains quartiers de la ville sont de vrais stands de tir. On les a capturés et on leur a donné le choix entre l’emprisonnement à vie et un engagement de vingt ansA dans l’armée planétaire. On leur a greffé des implants de renforcement, comme à chaque soldat albadin. Ils ont déjà participé à deux guerres, l’une contre les indépendantistes du Nord, l’autre contre les rebelles militaires qui ont tenté de renverser le gouvernement légitime. Deux putain de vraies boucheries. Vous en avez entendu parler, ici ? » Klarel n’avait jamais rien su des événements qui secouaient la planète : la colonie était coupée de tout, recroquevillée sur ses problèmes, imperméable aux influences extérieures. Même si elle avait appris quelques généralités astronomiques et géologiques dans les pages de l’encyclopédie papier de la maison commune, elle ignorait pratiquement tout du monde sur lequel elle vivait. Les paroles prononcées par Sargor lors de leur dernière rencontre résonnèrent en elle : Je me sentais emprisonné, coincé… Mussina est tout sauf la vie… Je vais partir pour Simer, changer de vie… Ils parvinrent au centre du camp devant les quatre grandes tentes. À l’intérieur de l’une d’elles, des hommes nus se tenaient sous les pommes de douche d’où tombait une eau fumante provenant du réservoir dont la partie supérieure dépassait légèrement du toit. Klarel se demanda où ils l’avaient puisée et comment ils l’avaient chauffée, puis elle aperçut un tuyau qui s’enfonçait dans le sol et comprit qu’ils avaient foré un puits. La vitesse à laquelle ils avaient accompli tout cela la sidéra ; la moindre goutte semblait si difficile à recueillir dans la colonie. Des quolibets jaillirent de la tente des toilettes et incitèrent Mathur à la tirer par le bras. « Faut pas rester là. La simple vue d’une femme peut les rendre enragés. Ils en sont privés une grande partie de l’année et, avec les implants, comment vous dire ça ?… pleins de vigueur. » Il l’entraîna devant une autre grande tente et lui demanda de patienter devant l’ouverture partiellement dégagée. Des soldats qui déambulaient dans les environs la couvèrent de regards luisants. Elle se sentit dans la peau d’un petit animal convoité par une horde de prédateurs. Elle frémit en ressentant la force brute de leur désir, une réplique de la violence de Sargor lorsqu’il avait tenté de la violer près la frontière du territoire des Froutz. Mathur revint la chercher quelques instants plus tard. Ils traversèrent un vestibule envahi de pénombre où veillaient deux soldats, puis passèrent dans une deuxième pièce en enfilade meublée d’un tapis, d’un bureau, et éclairée par deux lampes suspendues. Penché vers l’avant, le capitaine Laruy Clausko consultait un écran de poche dont la lumière grise soulignait son cou et son menton. Il leva les yeux sur les deux arrivants et, d’un geste, ordonna à Mathur de se retirer. « J’espère qu’il ne vous a pas trop brusquée, mademoiselle, dit l’officier après que le soldat fut sorti. Il manque parfois de délicatesse, mais c’est un homme bon et loyal. Avec lui à vos côtés, personne n’aurait pu vous toucher. » Il éteignit son écran et le glissa dans l’une des poches de son uniforme. « Je voulais vous entendre au sujet de votre condamnation. Que vous reproche-t-on exactement ? — Vous le savez déjà puisque vous êtes au courant de tout ce qui se passe dans la colonie. » L’officier se renversa sur sa chaise et croisa les mains derrière sa nuque. « Mathur vous a parlé de la surveillance satellite, n’est-ce pas ? Il a oublié de vous préciser que seuls les services spéciaux ont accès aux informations livrées par les satellites. Et que ces derniers ne m’ont fourni que de vagues renseignements au sujet de Mussina. Je sais seulement que la frontière avec les Froutz a été déplacée et que le gouvernement a estimé cette violation inacceptable. En gros, c’est à moi de me faire mon opinion et de prendre les décisions que j’estimerai justes. » Il désigna la pièce d’un ample geste du bras. « Je n’ai pas de siège à vous proposer, désolé. Le confort d’une armée en campagne se réduit au strict minimum. Je vous écoute…» Klarel tenta de sonder les intentions de l’officier dans ses yeux noirs. « Ma condamnation a justement un rapport avec les Froutz. Je suis allée dans leur territoire et, comme je n’avais prévenu personne, les hommes de la colonie m’ont recherchée pendant plusieurs semaines. Ils ont fini par venir me récupérer là-haut et m’ont dit que j’y avais passé huit moisA alors que j’avais l’impression de n’avoir été absente que quelques semaines. — Qu’est-ce qui selon vous explique cette différence ? » Elle haussa les épaules. « J’ai l’impression que le temps n’est pas le même chez les Froutz. — Vous les avez rencontrés ? — Je les ai aperçus, mais je n’ai pas réussi à communiquer avec eux. — Pourquoi vouliez-vous entrer en contact avec eux ? Même si vous habitez un coin aussi paumé que Mussina, vous n’ignorez pas que tout échange avec les ENHA est en théorie impossible. — Je… Je pense qu’ils tentent de nous avertir d’un danger…» Une moue étira les lèvres du capitaine. « Pourquoi des êtres qui ont toutes les raisons d’en vouloir aux colons humains chercheraient-ils à les avertir d’un danger ? — Peut-être parce que toutes les créatures vivantes sont liées. » Laruy Clausko reposa ses coudes sur le bureau et appuya sa joue et sa tempe sur sa main droite. « Vous exprimez là une croyance ou un fantasme, mademoiselle, pas une certitude. Le conseil ne vous reproche rien d’autre ? — Ils disent que j’ai mis la cohérence de la colonie en danger en obligeant les hommes à organiser chaque soir des battues. — C’est ce seul motif qui vous a valu cette condamnation à la pendaison ? — Et aussi le fait que je ne suis pas mariée à vingt-deux ansA, ce qu’ils estiment très tard pour une fille. Aucun ventre ne doit rester stérile dans la colonie. — Pourquoi n’êtes-vous pas mariée ? — Je n’ai pas trouvé l’homme qui m’en ait donné l’envie. » Le capitaine hocha la tête d’un air pensif. « Aucun autre… crime à m’avouer ? » Klarel garda le silence, incapable d’interpréter le ton et l’expression de l’officier. « Nous n’allons pas convoquer un tribunal pour si peu, reprit-il en la fixant avec un large sourire. Pas besoin non plus de consulter les membres du conseil : je vous crois sur parole. Comme je ne tiens pas à ce que les Mussinans se vengent sur vous, comme je ne tiens pas non plus à ce que mes hommes soient… perturbés par la présence d’une jeune et jolie femme, vous resterez enfermée dans la prison du camp jusqu’à ce que je rende publiquement mon verdict. Rassurez-vous, vous serez correctement traitée. Et Mathur continuera de vous servir de garde du corps jusqu’à nouvel ordre. Vous pouvez disposer. » Elle crut entrevoir d’infimes regrets dans les yeux sombres de Lartiy Clausko. Équipée d’une couchette confortable, d’une douche et d’une cuvette chimique, la prison du camp n’était pas désagréable, bien moins en tout cas que celle de la colonie. La lumière de Gamma Bagvan entrait par une lucarne tendue d’un grillage ajouré. « Pas la peine d’essayer de déchirer la tente avec un couteau ou une fourchette, avait précisé Mathur avant de refermer le pan de tissu qui servait de porte. Vous vous fatigueriez pour rien. Elle est fabriquée dans une matière plus solide que le plus solide des murs de votre foutue colonie. Pas la peine non plus de vous inquiéter pour vos repas : ils vous seront servis à heure fixe. Bon séjour parmi nous, mademoiselle. » Le tissu avait escamoté son visage éclairé d’un sourire presque enfantin. Klarel essaya dans les premiers temps de deviner les activités du camp aux sons qui s’échouaient dans la semi-obscurité de son cachot. Les rires des hommes se mêlaient aux aboiements des sous-officiers, aux claquements des bottes sur le sol dur, aux grésillements de l’eau des douches, aux cliquetis des armes qu’on chargeait. Elle discernait également les bruits plus lointains de la colonie, les crépitements des sabots des bovs sur les allées de terre, les cris des hommes qui s’appelaient d’un toit à l’autre, les conversations des femmes qui tentaient de sauver les rares pousses épargnées par les trictes. Elle les entendait presque aussi bien que si elle se trouvait parmi eux. Ses perceptions de l’espace et du temps s’étaient modifiées depuis qu’elle était revenue du territoire des créatures non humaines, ses sens s’étaient aiguisés, elle avait l’impression d’être dans plusieurs endroits en même temps, de flotter au carrefour d’une multitude de mondes. La symphonie des bruits était sous-tendue par la vibration harmonieuse et triste qu’elle avait ressentie à l’issue de sa première incursion près de la frontière du territoire froutz. Un vertige soudain la saisissait de temps à autre, qui la contraignait à s’appuyer contre le montant de sa couchette ou la paroi semi-rigide du coin toilettes. Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas se laisser happer par ces courants à la puissance phénoménale, redoutant de perdre son âme et d’errer à jamais dans des labyrinthes infinis. Elle s’allongeait, fermait les yeux, attendait que la sensation s’estompe, finissait presque toujours par s’endormir et se réveillait baignée de sueur. Comme l’avait promis Mathur, les repas lui étaient apportés à heure fixe. Un crissement prolongé retentissait, la porte s’ouvrait, un soldat s’introduisait dans la prison, déposait un plateau sur la couchette et sortait après lui avoir décoché un regard luisant et furtif. La nourriture de l’armée albadine n’était ni bonne ni mauvaise ; elle n’avait aucun goût, mais elle était consistante, et Klarel ne parvenait jamais à finir le contenu des différents récipients disposés sur le plateau. Une heure plus tard, le soldat se représentait, récupérait le plateau et filait sans lui adresser la parole. Les jours s’égrenèrent, monotones. Klarel demanda à l’un de ceux qui lui apportaient ses repas pourquoi on la maintenait si longtemps en détention. « Il faut demander au capitaine, mademoiselle, répondit-il, les sourcils froncés. — Comment puis-je demander quelque chose à un homme que je ne vois jamais ? » Ne sachant que répondre, le soldat résolut le problème en sortant précipitamment de la tente. Klarel fut réveillée par un brusque vacarme. Aux hurlements de fureur et de douleur répondaient des glapissements et des détonations. On se battait à l’intérieur du camp. Elle reconnut la voix de Laruy Clausko qui exhortait ses hommes à se reprendre. Elle n’eut pas peur pour les colons, qui avaient pourtant pris des risques insensés en attaquant le camp, mais pour le capitaine et les soldats. Pour ses libérateurs. CHAPITRE XVII Un jour prendra fin le règne obscur des glaces. Elles s’effaceront comme un rêve achevé. Les êtres humains et les orches remonteront à la surface du Vald et bâtiront une nouvelle cité sous le ciel éclairé par l’œil bienveillant de l’orche. Les terres, les mers et les rivières se découvriront dans leur magique splendeur. Nous marcherons nus et sans peur parmi les arbres qui s’élèveront là où se dressaient les aiguilles blanches. La vie et la mort chanteront et danseront pour nous. En ce jour béni nous reviendrons dans le paradis de nos ancêtres, nous célébrerons la grande sagesse des madres ; elle nous aura permis de traverser les sombres heures avec la chaleur dans le cœur et l’amour de nos frères humains. Louées soient les madres, qui voient dans les âmes comme dans les glaces ou les eaux transparentes ; loués soient les orches, qui furent nos alliés les plus fidèles et les plus aimants ; loués soient les éphants, qui nous ont donné leur chair, leur huile et leur graisse. Mythe derchanite, planète Gayenn, système de Gamma de l’Orka. … cOMMENT décrire l’impression produite par une balade dans la fourrure d’un animal lancé au grand galop sur la glace ? Assise sur l’une des excroissances osseuses qui saillaient de son cuir, accrochée d’une main à une autre, blottie dans sa chaleur bienfaisante, je me sentais revivre. De temps à autre, je glissais mon visage hors de la fourrure pour contempler le fabuleux paysage qui se déployait devant moi, les pics blancs rosis par la lumière de Gamma de l’Orka, les aiguilles translucides tendues vers le ciel dont les facettes se teintaient de nuances infinies, les arabesques gracieuses des tourbillons traversant les étendues planes… Malgré ma cagoule et mes lunettes, le froid m’obligeait à battre rapidement en retraite. Le mouvement régulier du grand fauve me berçait, m’endormait. Je me demandais dans quel état je retrouverais la chenille, si un jour je la retrouvais. Je n’avais gardé avec moi que le cakra et le fusil de Lern. L’homme qui m’avait invitée à le rejoindre dans le poitrail de l’animal se tenait à une cinquantaine de centimètres de moi, assis sur une large excroissance qui lui servait de siège. Entre les poils soyeux dont les plus longs atteignaient une longueur d’un mètre cinquante, j’apercevais des bouts de sa peau claire, des touffes de ses cheveux et de sa barbe bouclés, les lueurs de ses yeux. Nu, ou quasiment, il restait collé contre les poils intérieurs plus courts, presque ras, de l’étrange monture, comme s’il en aspirait la chaleur ou l’énergie, comme s’il vivait en symbiose avec elle. Malgré mon épouvante, je n’avais hésité qu’une poignée de secondes avant de m’élancer vers le fauve. Une minute de plus dans le froid, et je me serais définitivement affaissée sur la glace. Je n’avais pas eu le temps de me demander comment faire pour grimper sur le poitrail d’un animal aussi gigantesque : celui-ci avait plié sa patte, dont je m’étais servie comme d’un marchepied et, m’enfonçant dans la fourrure, je m’étais agrippée aux excroissances qui m’avaient permis de me hisser jusqu’à l’homme barbu. Il m’avait dit de m’installer confortablement avant de m’interroger : « De quel horizon arrivez-vous ? Quelles sont vos préoccupations, unique en plein milieu du Vald ? » La chaleur qui se dégageait du fauve avait presque instantanément chassé le froid de mon corps, le tremblement de mes lèvres s’était apaisé et j’avais peu à peu recouvré l’usage de la parole. Je lui avais expliqué que j’étais en reportage pour le Canal 45, un grand médium de NeoTierra, la planète siège de l’OMH. Il n’avait pas eu l’air de comprendre de quoi je parlais. « Vous ne pouvez demeurer dans cet endroit dangereux. Une tempête de glace s’envole vers nous. Nous devons nous retirer dans le ventre de la terre avant qu’elle nous cueille dans son souffle. — Qu’est-ce que je fais de mon matériel ? — Qu’est-ce qui est le plus d’importance pour vous ? Votre matériel ou votre vie ? » Son ung, farci d’expressions anciennes et imagées qui en atténuaient la rugosité, m’avait déroutée. Il n’avait pas attendu ma réponse pour pousser un cri bref et strident. Le fauve s’était ébranlé pesamment avant de se lancer au grand galop, suivi de la meute, sur la plaine hérissée d’aiguilles rocheuses. Je ne voyais pas d’autres passagers dans la fourrure, mais ils pouvaient très bien être installés sur les flancs, l’échine ou la croupe du grand animal. Les sifflements du vent, les battements sourds et réguliers des pattes sur la glace m’empêchaient de parler avec l’homme assis à mes côtés et les questions se bousculaient dans ma tête. Saurait-il me ramener à la chenille ? Mon véhicule serait-il enfoui sous une épaisse couche de neige et de glace qui le rendrait irrécupérable ? Pourrais-je revenir à temps au vaisseau et retrouver rapidement Odom ? J’ai retiré mes lunettes, relevé ma cagoule et me suis peu à peu détendue, gagnée par une agréable torpeur. L’odeur de graisse ne m’a plus dérangée. Les pointes des poils longs s’entrecroisaient et formaient une trame dense qui empêchait le froid de pénétrer. Et quand, de temps à autre, une violente bourrasque les écartait, la lumière de Gamma de l’Orka m’aveuglait et un souffle glacé me giflait la face. … combien de temps avons-nous ainsi galopé sur la banquise de Gayenn ? Je n’en ai pas la moindre idée. Je me laissais porter malgré mon inquiétude. Me revenaient en mémoire toutes ces histoires d’expéditions disparues que j’avais lues sur l’écran de mon asdan. Je craignais fort que l’aventure de Laïl Garalde, l’Encyclope et les autres ne s’achève de la même tragique façon. Comment résister à un climat aussi rude ? La seule chance de survivre aurait été d’apprendre à dompter ces animaux équipés pour affronter les grands froids ; seuls sans doute les autochtones en avaient la capacité. J’ai également pensé que, si j’avais la bonne fortune de regagner NeoTierra, je rapporterais un reportage fabuleux. OldEran serait épaté quand il découvrirait ces monstres et ces paysages grandioses – l’ébahissement de mon supérieur était mon plus bel orgasme professionnel. Je n’avais aucun doute sur la capacité de mon enregistreur frontal à passer au travers des étoffes et des fourrures les plus épaisses (ses nano-capteurs se glissaient de l’autre côté des murs les plus compacts), mais je me suis demandé s’il n’allait pas être endommagé par les grands froids. J’ai palpé mon front et senti sous ma pulpe le léger renflement qu’il formait, invisible pour celui qui n’était pas informé de sa présence. Le capuchon qui recouvrait l’implant se confondait avec la peau. Tout en sachant que j’étais une médialiste de renom et malgré leur sens de l’observation, les scientifiques de l’expédition ne l’avaient pas remarqué. De temps à autre, des fourmillements dans mon cerveau m’indiquaient que l’appareil purgeait sa mémoire vive et transférait les images et les sons dans l’espace virtuel surnommé la cave. Le fauve a poussé un feulement puissant qui m’a tirée de ma torpeur et a déclenché sur ma peau une salve de frissons. « L’entrée de Derchan se présente ! » L’homme barbu avait dû crier pour dominer les sifflements du vent et le souffle rauque des animaux. J’ai risqué un œil à l’extérieur de la fourrure. Je n’ai d’abord rien distingué d’autre qu’une immensité aveuglante et blanche qui se confondait à l’horizon avec le ciel, puis, dans la direction suivie par notre monture, j’ai aperçu une bouche sombre légèrement surbaissée et recouverte d’un épais toit de glace. Le froid, de nouveau, m’a saisie, mais cette fois j’ai laissé mon visage dehors et gardé les yeux grands ouverts. Ils vivaient à une profondeur que j’estimais à trois mille mètres. On accédait à Derchan, la cité souterraine, par un interminable chemin qui dévalait en amples lacets les parois de ce qui m’a semblé être un cirque naturel ou le cratère d’un gigantesque volcan. L’oxygène se renouvelait par les cheminées droites de quatre mètres de largeur que les Derchanites avaient forées dans la terre et la glace et que certains d’entre eux entretenaient avec régularité. La lumière du jour tombait par les conduits et caressait, faible, presque mourante, les allées, les escaliers et les façades des habitations. Des lampes disséminées un peu partout apportaient le supplément de clarté nécessaire dans les recoins les plus sombres. Le gigantisme de la cavité qui abritait la ville m’a stupéfiée. Aussi loin que portait mon regard, je ne distinguais pas les limites de la caverne, dont le plafond, d’une hauteur de deux ou trois cents mètres, était soutenu par d’énormes concrétions calcaires. Les maisons aux toits plats et clairs s’étalaient sur le fond ondoyant comme les vagues d’une mer figée. La température constante entre treize et quatorze degrés avait des allures de canicule en regard du froid terrifiant qui rôdait à la surface. Les orches, les grands fauves à fourrure blanche, étaient enfermés dans les vastes enclos situés entre le bas de la rampe et les premières habitations. Le troupeau comptait probablement plus de mille têtes et répandait une odeur suffocante. Les animaux auraient pu enjamber avec une facilité dérisoire les murets de pierre ridiculement bas. Leurs grondements, la longueur de leurs crocs et la puissance de leurs coups de patte m’impressionnaient davantage à l’intérieur de leurs enclos que sur les étendues de glace. Je craignais pour la vie des hommes, la plupart du temps jeunes et nus, qui se chargeaient de leur apporter la nourriture, de changer leurs litières et de brosser leurs somptueuses fourrures. On leur servait une fois par jour des quartiers de viande sanguinolents qui provenaient de l’abattoir placé à côté d’un lac salé où grouillaient les éphants, des mammifères marins d’environ trois mètres de long. Quand j’ai demandé à Dravor, l’homme barbu qui m’avait récupérée sur la glace et qui portait le titre de maître des orches, avec quoi on nourrissait les éphants, il m’a montré la rivière souterraine qui se jetait dans le lac. Des créatures de toutes tailles et de toutes couleurs s’y ébattaient. Il m’a expliqué dans son langage imagé qu’une vie intense s’était développée dans les profondeurs des mers pendant qu’elle s’estompait à la surface, qu’un nouvel équilibre s’était mis en place qui avait permis aux créatures du Vald de s’adapter et de survivre. La rivière s’échappait de la mer pour fournir leur subsistance aux éphants, la peau de l’éphant servait à fabriquer des vêtements, des chaussures, les gants et divers accessoires comme les besaces ou les tentures, sa graisse permettait de résister au froid lorsqu’on devait monter à la surface, ses os entraient dans la construction des maisons, on tirait un parfum très apprécié de son musc, son huile alimentait les lampes, on mangeait les morceaux les plus savoureux de sa chair et on donnait le reste aux orches. « Qu’est-ce que vous appelez le Vald ? » de son bras, Dravor a dessiné un grand cercle au-dessus de sa tête. « La terre qui nous porte. — La planète, vous voulez dire ? » D’un haussement de sourcils, il m’a signifié qu’il ne comprenait pas ce mot. Il portait pour tout vêtement un long gilet de cuir toujours ouvert qui ne cachait rien de son anatomie. Contrairement à la plupart des peuples adhérents à l’OMH, la nudité ne posait aucun problème chez les Derchanites. Dravor m’avait dit qu’il était préférable de retirer ses vêtements lorsqu’on voyageait avec Torche. « Sa chaleur est ainsi plus généreuse… — Vous ne savez donc pas que vous évoluez sur une sphère céleste qu’on appelle une planète ? — Une sphère ? » Il a renversé la tête en arrière pour libérer un petit rire de gorge. « Il n’y a que les tarz pour nourrir de telles idées. — Les tarz ? — Les gens qui vivent ailleurs que dans le Vald. — Les étrangers, vous voulez dire ? » Ce mot l’a rendu également perplexe. Il a enfoncé ses doigts épais et noueux dans sa barbe noire. « Qu’est-ce que ça signifie, être maître des orches ? » Ses yeux bruns se sont éclairés. « Un très grand honneur pour moi. Mon rôle est d’apprendre aux orches à s’entendre avec les êtres humains. — Vous êtes une sorte de dompteur ? » Comme il ne répondait pas, j’ai précisé : « Quelqu’un qui apprend aux animaux à obéir…» Il m’a lancé un regard franchement réprobateur. « L’orche n’obéit pas aux humains. En lui est la grande bonté de les aider à traverser le Vald. Mon rôle est de relier nos pensées aux siennes. — Comment faites-vous ? » Son sourire a découpé un coin de ciel blanc dans l’obscurité de sa barbe. « Si la chance est avec vous, l’occasion vous sera offerte de contempler. — Comment avez-vous su que j’étais perdue dans le Vald ? — Les madres nous ont prévenus. — Les… madres ? — Je vous prie, suivez-moi. » Nous nous sommes éloignés du bord de la rivière souterraine pour nous enfoncer dans le ventre de la cité par les venelles sinueuses et les escaliers étranglés. La lumière diffusée par les lampes suspendues tapissait d’ambre les murs de pierre des maisons basses dont les toits plats s’imbriquaient les uns dans les autres. Des scènes de la vie quotidienne se dévoilaient par les portes entrouvertes. Les intérieurs n’étaient pour la plupart meublés que de fourrures blanches étalées sur le sol, de tables basses et de tabourets de pierre. J’ai désigné le mur d’une maison. « D’où viennent toutes ces pierres ? — Elles nous ont été offertes par les hommes d’avant. — D’avant quoi ? — Le règne de la Glace. » J’ai hésité un instant avant de reprendre : « Ce sont bien des fourrures d’orche que je vois dans les maisons ? Je croyais que vous aviez du respect pour eux. — Un très grand respect. C’est pourquoi nous acceptons avec joie l’inestimable don qu’ils nous font de leur fourrure, de leurs dents et de leurs os quand le souffle de la vie les quitte. » Le quotidien des Derchanites paraissait simple et joyeux. Les enfants s’interrompaient dans leurs jeux pour me lancer des regards curieux. Les hommes et les femmes que je croisais m’adressaient de larges sourires d’où était exclue toute forme de malice. Je distinguais les réseaux de leurs veines sous leur peau d’une blancheur de givre. Leur chevelure, ornée la plupart du temps de broches fabriquées avec des arêtes ou des écailles, allait du brun le plus foncé au blond le plus clair. Nous passions parfois sous l’une des cheminées conçues de manière à provoquer les courants d’air et j’étais subitement saisie par une bise glaciale. J’apercevais les silhouettes des hommes qui, à l’aide d’os taillés en pointe, grimpaient le long du cylindre pour s’assurer que la neige ou la glace ne s’agrégeait pas en congères. Eux étaient équipés de vêtements, de bottes et de gants en peau d’éphant. Tout là-haut, l’entrée de la cheminée n’était qu’un œil minuscule, un point qui brillait comme une étoile dans un ciel sombre. Des particules blanches en tombaient sans cesse et tapissaient de dentelle éphémère le sol légèrement concave. Les rires aigus des enfants, les conversations graves des adultes et les grondements lointains des orches ne troublaient pas le silence ouaté. Je commençais à transpirer sous ma combinaison fourrée et mes dessous en tissand. Du cakra, me semblait-il, émanait une chaleur douce qui se répandait sur tout mon flanc gauche. J’avais l’impression, avec le fusil de Lern, d’offenser l’atmosphère paisible de Derchan. Je supposais que les Derchanites ne dépeçaient pas les éphants avec leurs doigts, mais je n’avais pas vu une seule arme, pas une seule lame, depuis que j’avais mis les pieds dans la cité souterraine. De même je ne ressentais aucune animosité, pas même une curiosité malsaine à mon encontre. Tout en marchant, Dravor m’a expliqué leur organisation sociale et familiale. Il n’y avait pas de chef chez les Derchanites, seulement des hommes ou femmes qui, par leurs compétences, accédaient au rang de maîtres. Ceux-là se réunissaient régulièrement pour discuter des affaires de la cité et transmettaient les résultats de leurs délibérations aux madres. Ensuite étaient prises les décisions que, pour le bien commun, chacun appliquait sans hésitation ni contestation. Quant à l’organisation familiale, j’ai cru comprendre qu’elle était basée sur la monogamie, mais qu’elle évoluait sans cesse en fonction des envies et des compatibilités. L’autorité parentale était assurée par la mère jusqu’à l’âge de sept ans, puis par l’ensemble des adultes de Derchan jusqu’à l’âge de quinze ans. Je ne voyais pas très bien le lien avec la Fraternité du Panca ni avec le cakra, j’attendais de connaître un peu mieux les Derchanites pour poser les questions qui me démangeaient. J’avais déjà perdu toute notion du temps et j’avais l’impression de fouler le sol de cette planète depuis la nuit des temps. Combien de jours me restait-il avant de regagner L’Audax ? En abandonnant la chenille, j’avais renoncé aux seuls instruments dont je disposais pour mesurer le temps. Comment saurais-je que le moment était venu de repartir ? Nous sommes arrivés devant la demeure des madres vers laquelle convergeaient plusieurs ruelles. Une cheminée la surplombait et l’arrosait de lumière pâle. Au nombre de visiteurs qui se pressaient devant l’entrée, au volume de la construction, deux fois plus large et haute que les maisons environnantes, j’ai compris que les madres revêtaient une importance capitale pour les habitants de Derchan. Dravor lui-même était soudain pénétré d’une gravité et d’un recueillement que je ne lui connaissais pas. Nous nous sommes placés dans la file et nous avons attendu. Je n’ai pas tardé à perdre patience. « Que fabriquent tous ces gens ici ? — Ils recueillent les sages conseils près des madres. » Consciente que je ne tirerais pas davantage de mon accompagnateur, j’ai mis ma mauvaise humeur de côté (réflexe de médialiste : les humeurs sont parfois dommageables pour les reportages ; elles entraînent un énorme travail de montage) et j’ai observé les hommes et les femmes qui se tenaient devant moi. J’avais le plus grand mal à leur donner un âge, je ne distinguais pas de cheveux blancs ni de relâchement de la peau, ni d’autres signes apparents de vieillesse. Leur alimentation à base de poisson et de viande d’éphant n’était pourtant pas très équilibrée au regard des critères édictés par les services de santé de l’OMH. Les rares morceaux de cuir qu’ils portaient, conçus davantage comme des parures que de véritables vêtements, soulignaient leur vigueur et leur sveltesse. Les correcteurs génétiques, auxquels recourent tous les NeoTerriens passé un certain âge (et mon cher Odom ne faisait pas exception à la règle) étaient ici totalement inconnus et, pourtant, les Derchanites semblaient avoir percé le mystère de la jeunesse éternelle. J’ai pris conscience tout à coup des effets pervers que mon reportage ne manquerait pas de produire : des spécialistes débarqueraient sur Gayenn pour voler leurs secrets aux autochtones et franchir une étape supplémentaire vers cette immortalité qui demeure, au fil des millénaires, la grande chimère humaine. En imposant leur savoir, leurs certitudes, ils briseraient le fragile équilibre de Derchan. Au nom des grands principes humanitaires, l’OMH a détruit un nombre considérable de civilisations dont le seul tort était de ne pas se conformer à ses critères. Mais une médialiste de mon espèce, une chasseresse d’images et de sensations fortes, serait-elle capable de s’opposer à la diffusion d’un sujet aussi fabuleux ? Je me serais damnée pour voir mon nom au générique d’un reportage admiré par des milliards de médiacros. « Il n’y a pas de vieux, chez vous ? » ai-je demandé à voix basse à Dravor. Il a semblé revenir d’un long voyage intérieur. « Que dites-vous avec vieux ? » Sa voix était à peine un chuchotement. « Des gens qui ont un grand âge. Qui sont proches de la mort. » Il a hoché la tête d’un air entendu. « La mort nous cueille dans son souffle glacé quand le temps s’en vient. — Comment savez-vous que le temps est venu ? — Nous entendons son chant d’une grande beauté qui nous appelle. — Vous… entendez la mort ? » Il m’a regardée comme si j’avais posé une question absurde. « Son chant s’élève avec une si grande puissance dans l’intérieur de nos cœurs que nous ne pouvons agir autrement que lui donner le présent de notre vie. C’est alors une glorieuse entrée dans son royaume. Que se passe-t-il sur votre Vald lorsqu’elle chante pour vous ? — Non seulement nous ne l’entendons pas, mais nous refusons catégoriquement de l’entendre. Nous la repoussons sans cesse, elle nous terrorise. » Il a éclaté de ce rire facétieux qui hachait souvent ses phrases. Plusieurs Derchanites se sont tournés vers nous et ont ri à leur tour sans savoir de quoi nous parlions. « Comment peut-on être dans la peur d’une fin aussi merveilleuse que la mort ? — Justement, nous ne considérons pas la mort comme une fin merveilleuse, mais comme la pire des choses qui puisse nous arriver. » Il a secoué la tête en riant de plus belle. « Non, il y a des choses pires, la vie par exemple ! » Notre tour est venu d’entrer dans le couloir au plafond bas qui menait à la pièce occupée par les madres. « Si vous m’expliquiez ce que sont les madres, ça m’éviterait peut-être de commettre des bourdes. — L’impatience, par exemple, est pire que la mort ! » Je les aurais bien envoyés balader, lui et sa morale à deux sols. Rien de pire que les gens calmes pour vriller les nerfs d’une impulsive. Je me suis souvenue de mes résolutions de médialiste et appliquée à penser à Odom, la douceur de ses mains et de ses lèvres dont le souvenir me plongeait dans une nostalgie apaisante. La maison était imprégnée de la même odeur de graisse, en un peu plus prononcé, que les rues de la cité. Elle provenait des nombreuses lampes suspendues qui tapissaient le couloir d’une lumière vacillante et dorée. J’ai ressenti une soudaine oppression dans la gorge et la poitrine, me suis trouvée parfaitement ridicule avec mes vêtements, mon fusil, mon impatience et mes préjugés de NeoTerrienne. Seule ma curiosité m’a empêchée de tourner les talons et de m’enfuir en courant. J’ai essayé de déceler sur les visages de ceux qui sortaient de la pièce un signe de ravissement ou de soulagement, mais, la plupart du temps, ils gardaient la tête baissée jusqu’à l’extrémité du couloir. L’oppression augmentait au fur et à mesure que j’approchais de la porte. Je suffoquais, mon cœur battait de plus en plus vite, de plus en plus fort. D’infimes chuchotements s’échappaient de la salle où officiaient les madres. J’ai pris conscience du ridicule de la situation. J’étais venue sur Gayenn pour remonter la piste de la Fraternité du Panca, et je me retrouvais dans une maison enfouie plusieurs kilomètres sous la glace et la terre en compagnie d’êtres humains tout droit sortis d’une légende d’avant la Dispersion. Dravor m’a poussée doucement mais fermement de l’autre côté de la porte. Une lumière éclatante m’a éblouie. Le temps que mes yeux s’y accoutument, j’ai découvert un spectacle que je n’aurais jamais pu imaginer dans mes rêves les plus fous de médialiste. CHAPITRE XVIII Voyages ADVL ou supraluminiques : on ne sait pas au juste quand la technologie ADVL a été mise au point. Il convient d’ailleurs de parler de plusieurs technologies supraluminiques. Si elles se ressemblent sur l’essentiel (la nécessité de traverser des univers parallèles gouvernés par d’autres lois), elles divergent par un grand nombre d’aspects. Certaines compagnies ont développé le concept de voyage individuel, d’autres ont gardé l’ancien système des grands vaisseaux à propulsion classique ou à pliure quantique. Une chose est certaine : elles ont préservé jalousement leurs secrets et c’est sans doute cette absence de communication qui a retardé l’avènement de la vitesse supraluminique. D’où sont partis les premiers vols expérimentaux ? Certains historiens de la spationautique penchent pour NeoTierra, la planète siège de l’OMH ; d’autres pour Kaïfren, sans doute à cause des métaux rares qu’on trouve en grande quantité sur cette planète aride du système de Lakahi ; d’autres estiment que les premiers vols ont été effectués simultanément sur plusieurs mondes à la fois : lorsque l’humanité est prête pour une nouvelle expérience, argumentent-ils, alors la technologie apparaît naturellement. Cette loi, appelée constante de Geodis, s’est vérifiée à maintes reprises dans la longue histoire humaine. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. « NOM DE DIEU ! » marmonna Bakmo. Le petit groupe s’était soudain retrouvé au beau milieu d’une rue presque déserte. Maginn avait entraîné Bakmo dans le renfoncement d’une boutique, les deux autres les avaient suivis après un petit temps d’hésitation. La rue s’était vidée sans qu’aucun mouvement de panique n’agite les passants, comme par enchantement. « Vilnea ! souffla Coluk. Elle porte plus de masque. — Évidemment que c’est elle ! grogna Ragat. Le mouchard ADN ne peut pas se tromper. » Les deux silhouettes se faisaient face une vingtaine de mètres plus loin, éclairées par les lueurs clignotantes des enseignes. Vilnea avait porté la première attaque, mais son adversaire l’avait esquivée avec une telle rapidité qu’il avait donné l’impression de se dédoubler. Elle avait aussitôt lancé une deuxième offensive. Sa main n’avait frappé que le vide. Ils avaient alors tourné l’un autour de l’autre comme deux fauves, guettant la faille qui ne s’était pas présentée. « On dirait qu’elle est tombée sur un os, chuchota Bakmo. — Et c’est ce type que vous comptez dépouiller de son fric ? persifla Ragat. — La ferme, Mollasse ! » Ils n’avaient à aucun moment perdu de vue Vilnea et l’homme qu’elle suivait dans les rues de Chaarbville. Elle était entrée dans un bar pendant qu’il passait quelques minutes dans le bureau de l’InterStiss. Elle en était ressortie encore en vieille femme, l’avait filé jusqu’au dormirium de Sar Babu, était restée immobile dans la rue jusqu’à ce qu’il réapparaisse. Il avait fait quelques courses dans un bazar, mangé dans un restaurant bon marché (le voir manger avait avivé leur faim) et repris la direction du dormirium. La vieille femme avait disparu. « Où est-elle passée, nom de Dieu ? » avait fulminé Bakmo. Ils avaient vu, dans la rue vidée de ses passants, une jeune femme aux cheveux courts et vêtue d’un ensemble gris se précipiter à mains nues sur l’homme à la tenue faouki. « Qu’est-ce qui va se passer maintenant ? lança Coluk. — Rien sans doute, avança Bakmo. J’ai comme l’impression qu’ils se sont neutralisés. Elle n’arrivera pas à le toucher. Et lui, on dirait qu’il n’a pas l’intention de riposter. — On n’a pas avancé d’un pouce, si je comprends bien », soupira Ragat. Vilnea et l’homme, séparés par un intervalle de deux mètres, échangeaient maintenant des paroles qu’ils ne pouvaient pas entendre. Les passants reprenaient peu à peu possession de la rue. « Il nous faudrait un mouchard audio, fit Bakmo. T’as pas ça en réserve, Mollasse ? » Le technicien secoua la tête. « Je vais essayer de m’approcher, proposa Maginn. Avec mes fringues, je passerai inaperçue. — D’accord, mais sois prudente. » Maginn se glissa derrière un groupe de mineurs qui déambulaient devant la boutique. Ils changèrent de direction au bout d’une dizaine de mètres pour se rapprocher d’un bar à l’enseigne criarde. Elle continua de marcher droit devant elle, entendit les voix de Vilnea et de l’homme quelques mètres avant d’arriver à leur hauteur, ralentit l’allure en espérant qu’ils ne lui prêteraient pas attention, capta des bribes de leur conversation. «… je n’ai pas trahi le Thanaüm, Elvina, j’ai accompli la volonté secrète de nos maîtres… — … tu es bien un Zayt, Silf ! Naïf et influençable… mes maîtres à moi, qui sont les mêmes que les tiens, m’ont chargée de briser la chaîne… tu es devenu un maillon du Panca, je dois te tuer… — … comment tu as retrouvé ma piste ?… — … on m’a ordonné de liquider l’homme qui s’appelait Mihak et qui avait trahi la Fraternité… je suis arrivée trop tard… il était déjà mort… j’ai remonté ta piste à partir du massif du Mantouk…» Maginn s’arrêta, se pencha, releva le bas de sa robe et feignit de resserrer le lacet de sa chaussure. Séparée d’eux par une distance de trois mètres, elle ressentait leur tension et l’extraordinaire halo d’énergie qui les enveloppait. Des mineurs traversaient la rue en éparpillant des exclamations et des rires. «… tu devras me tuer, Silf, ou je te poursuivrai jusqu’à ce que tu baisses ta garde… tu es la proie rêvée pour un assassin digne de ce nom… — … tu sais bien que je ne te tuerai jamais, Elvina… je ne suis qu’un Zayt, naïf et influençable… Laisse-moi poursuivre ma route… — … à chaque fois qu’une chaîne se forme, les morts se comptent par dizaines de milliards… — … et si c’était l’inverse ?… — … c’est cette sœur blonde qui t’a tourné la tête ? On m’a dit qu’elle était très jolie… — … serais-tu jalouse, Elvina ?… j’ai seulement écouté mon cœur…» Un homme pressé bouscula Maginn et faillit la renverser. Elle se releva avec vivacité, s’éloigna aussi rapidement que possible, se fondit dans la multitude braillarde qui emplissait de nouveau la rue, s’engouffra dans la première ruelle perpendiculaire, où elle s’arrêta et se retourna pour observer Vilnea (anagramme, selon toute probabilité, d’Elvina) et son vis-à-vis. Ils continuaient de discuter tout en restant sur leurs gardes. Maginn remarqua qu’ils ne se regardaient pas franchement dans les yeux, qu’ils surveillaient chaque partie du corps, chaque mouvement de l’autre. Récupérer les dix millions de kolps ne serait pas une partie de plaisir, d’abord parce qu’Elvina et l’homme qu’elle pourchassait ne disposaient sans doute pas de cette somme, ensuite parce que, même équipé d’un défat paralysant, les chances étaient minimes de venir à bout de tels adversaires. L’honneur et l’argent ne représentaient pas grand-chose en regard de la vie. Elle attendit encore quelques minutes avant de revenir sur ses pas et longea le côté de la rue jusqu’à ce qu’elle ait rejoint les autres. « Alors ? demanda Bakmo. — Mieux vaut laisser tomber. — Laisser tomber dix millions de kolps ? s’étrangla Ragat. T’es complètement dingue ! — Ça m’étonnerait qu’ils les aient. Et on risque les pires emmerdements à chercher à se venger. — Tu as entendu quelque chose ? insista Bakmo. — Elle s’appelle finalement Elvina et lui Silf, je crois. Elle le traque pour le tuer. Ils se connaissent depuis longtemps. D’après ce que j’ai compris, il fait partie d’une chaîne qui s’appelle le Panca et qu’elle est chargée de briser. — Tu sais d’où ils viennent ? — Lui, il est zaït, ou quelque chose d’approchant. Ils ont aussi parlé d’un pays qui s’appelle le Thanaüm. » Les sourcils de Bakmo se froncèrent. « C’est pas un pays mais une école d’assassins, une des plus renommées de toute l’OMH. — J’ai l’impression qu’on a foutu les pieds dans un sacré mendier ! siffla Coluk. — Je suis aussi d’avis d’arrêter les frais, dit Maginn. — Vous n’avez donc plus rien dans les… gronda Ragat. — Dans les quoi, Mollasse ? » Le technicien jeta un regard de biais à la mécanicienne. « Dans le bide. T’es le capitaine, Bakmo, t’en penses quoi ? » Bakmo frotta du dos de la main son menton hérissé de barbe. « Je dis qu’il faut prendre le temps de réfléchir. » D’un geste rageur, Ragat désigna Vilnea et son interlocuteur toujours face à face au milieu de la rue. « Tu crois peut-être qu’eux vont nous attendre ? — M’étonnerait qu’il trouve un voyage ADVL cette nuit. Faudrait savoir combien de nuits il a prévu de passer dans le dormirium. — Le mieux pour ça est qu’un d’entre nous loue un lit, suggéra Coluk. — On n’a pas assez de fric pour ça… — On est vraiment dans une putain de dèche ! glapit Ragat. — Qu’est-ce qu’on fait alors ? lança Coluk d’un air inquiet. — Faut trouver le moyen de tenir au moins quelques jours, répondit Bakmo. — Comment ? » Les yeux du capitaine errèrent un long moment sur les mineurs qui déambulaient dans la rue, puis il tapota la crosse de son défat. « Eux ont du fric et, nous, on a les moyens de le leur faire cracher. » La nuit s’enfonçait lentement dans la débauche et le tumulte. Vilnea et l’homme qui, d’après Maginn, s’appelait Silf étaient repartis chacun de son côté ; lui s’était rendu au dormirium de Sar Babu, elle avait disparu dans une ruelle adjacente. « Il suffit de le garder à l’œil, lui, avait déclaré Bakmo. Là où est le gibier, on trouve aussi le chasseur. » Ils disposaient donc d’une grande partie de la nuit pour concrétiser leurs projets. Ils se postèrent à la sortie d’un bar, attendirent qu’un mineur ivre en sorte et le prirent en filature. Quand il se fut éloigné en titubant des quartiers animés et engagé dans une zone sombre et déserte, Ragat et Coluk lui bloquèrent les bras tandis que Bakmo braquait son arme sur lui. « Ton fric, et vite ! » Le mineur mit un peu de temps à comprendre ce qui se passait ; il dégrisa en un clin d’œil et, de rouge, son teint vira au blême. « J’ai plus rien… plus rien…» C’était un homme d’une trentaine d’annéesTO aux longs cheveux bruns raides et aux petits yeux plissés. Des taches blanchâtres constellaient sa combinaison noire. Il tremblait maintenant de peur. « Fouille-le, Maginn ! — On ne prononce pas de nom, putain ! » gronda Ragat. Maginn fouilla les poches de la combinaison du mineur et en tira une poignée de jetons dont l’un de cinq cents kaïfs et les autres de cent ou de cinquante. « Y a combien ? » demanda Bakmo. Maginn compta rapidement. « Dans les mille huit cents, finit-elle par répondre. — Pas si mal pour une première prise… — Parce qu’on va en dépouiller d’autres ? s’étonna Coluk. — Tant qu’on n’aura pas amassé la somme qui me paraît nécessaire pour tenir quelques jours. — Qu’est-ce qu’on fait de lui ? — Moi, je sais », dit Ragat. Le technicien tira un poignard d’une poche de sa combinaison et le planta d’un coup sec dans la poitrine du mineur. « T’es complètement dingue, Mollasse ! » rugit Bakmo. Ragat repoussa d’un coup d’épaule le corps qui s’effondrait sur lui et le regarda agoniser sur le sol sans qu’une émotion n’affleure ses traits. « Si on veut pas être arrêtés demain à la première heure, on n’a pas intérêt à laisser de témoin derrière nous, dit-il d’une voix légèrement rauque. — Qu’est-ce que tu comptes faire du corps, crétin ? — Facile, Bakmo. Faut juste que tu remettes le chargeur décréateur d’atomes dans ton défat. » Des bruits de voix dans le lointain les contraignirent à presser le mouvement. Bakmo retira précipitamment le chargeur neuropathique de son arme, le remplaça par le chargeur défat et cribla le mineur d’ondes sitôt que le voyant passa au vert. Les trous noirs s’agrandirent lentement sur le corps secoué de spasmes. Les bruits de voix se rapprochaient. Aucune lumière ne s’était allumée sur les façades plongées dans une obscurité poisseuse. « Sois pas radin, Bakmo, fit Ragat entre ses lèvres serrées. Balance-lui une autre rafale. — Pas question : je viderais le chargeur ! » Le corps n’avait pas tout à fait disparu lorsque cinq hommes émergèrent de la nuit. Des mineurs aux épaules larges et aux trognes ravinées, fortement alcoolisés, probablement gavés d’accélérateurs nanoneuros. Maginn s’assit de manière à cacher le cadavre qui achevait de s’estomper. Bakmo planqua le défat le long de sa cuisse et masqua de son mieux sa nervosité. Les cinq mineurs s’arrêtèrent à leur hauteur et fixèrent la mécanicienne d’un air égrillard. « Si t’en as fini avec ces trois minables, viens avec nous ! brailla l’un d’eux. — On te montrera ce que sont de vrais hommes ! » ricana un autre. Un troisième s’approcha d’une démarche hésitante de Maginn et l’agrippa par le bras. « Tu ferais mieux de la lâcher tout de suite ! » Le mineur, qui mesurait plus de deux mètres, se retourna et posa sur Bakmo des yeux injectés de sang. « Qu’est-ce que t’as dit, toi ? » Les autres mineurs l’encouragèrent de petits hurlements hystériques. En décuplant leurs forces et leur résistance, les accélérateurs 2N donnaient un sentiment d’invulnérabilité à leurs adeptes, qui en oubliaient toute notion de prudence. Maginn s’assura que le corps avait disparu avant de se relever et de revenir se placer derrière Bakmo aux côtés de Coluk et Ragat. « Je t’ai dit de dégager, toi et les autres crétins », déclara Bakmo d’un ton calme. Les mineurs se consultèrent du regard et, avec un étonnant synchronisme, tirèrent des poignards aux lames courbes des ceintures de leurs combinaisons. « Répète pour voir ! » aboya le géant avec un rictus. Il s’avança vers Bakmo, qui resta imperturbable. Puis, alors qu’il levait le bras pour porter le premier coup, le capitaine braqua sur lui le défat. « Si tu bouges, tu disparaîtras de la surface de ce monde sans laisser une trace. Dis aux autres crétins de rester tranquilles, ou je vous renvoie tous au néant ! » Même imbibé d’une forte dose d’alcool et bourré d’accélérateurs 2N, un homme sait reconnaître une arme décréatrice d’atomes. Le mineur suspendit son geste et garda les yeux rivés sur le canon. Les autres, légèrement en retrait, se figèrent. « Voilà ce que vous allez faire maintenant, reprit Bakmo. Vous allez lâcher vos armes, vider toutes vos poches et en poser gentiment le contenu à vos pieds. » Les poignards tombèrent sur la terre battue dans une succession de tintements et les jetons de kaïfs s’accumulèrent devant les bottes des mineurs. Leurs regards étaient inquiets et leurs gestes lents, comme s’ils redoutaient par leur brusquerie de provoquer la décharge fatale. « Tu peux les ramasser, Coluk ? » Le jeune cuisinier poussa un soupir bruyant avant de s’exécuter avec un empressement accru par la peur. « Y a combien ? » Maginn compta rapidement les jetons. « Quatre mille cinq cents… — Parfait, ça nous laissera le temps de voir venir. — Les laisse surtout pas repartir, Bakmo, cracha Ragat. — Tu tiens donc tant que ça à faire de moi un assassin de ton espèce, Mollasse ? » Bakmo pressa la détente du défat après avoir prononcé ces mots. Les ondes frappèrent le grand mineur, puis il imprima un mouvement tournant à son arme pour faucher les quatre autres. L’un d’eux réussit à esquiver la salve et s’éloigna en courant et en louvoyant. « Le rate pas, putain ! » cria Ragat. Bakmo s’appliqua à anticiper les mouvements de sa cible. Il l’atteignit une première fois à l’épaule, une deuxième fois dans le dos. Le mineur parcourut encore quelques mètres avant de s’effondrer lourdement sur la terre battue. Une lumière s’alluma sur la façade d’une maison, une silhouette apparut dans l’encadrement d’une fenêtre, s’éclipsa presque aussitôt, comprenant qu’il y avait du grabuge dans la rue et qu’il valait mieux ne pas s’en mêler. Les ondes décréatrices entamèrent leur travail d’anéantissement. Quelques minutes plus tard, il ne restait plus une seule trace des cinq mineurs. Bakmo baissa le bras. « Six hommes tués pour un peu plus de six mille kaïfs, c’est cher payé », murmura-t-il. Après avoir mangé dans une gargote ouverte jusqu’à l’aube, ils cherchèrent une chambre dans l’un des hôtels miteux du centre-ville, mais n’en trouvèrent pas une de libre. « Y a peut-être des pieux dans le dormirium de Sar Babu, suggéra Coluk. — En plus, on pourra garder à l’œil le gibier de Vilnea », ajouta Ragat. Bakmo remit un jeton de cinq cents euros et trois autres de cent au cuisinier. « Tentez votre chance, tous les deux. Je crois pas qu’ils acceptent des femmes dans les dormiriums. Moi et Maginn, on cherchera une autre solution. — Et s’il n’y a pas de lit disponible ? — Pas de risque : dans ce genre de taule, on s’arrangera toujours pour vous en dégotter un. — Comment on fait pour te prévenir si notre homme fiche le camp en pleine nuit ? — M’étonnerait fort qu’il tente quoi que ce soit cette nuit. Si c’est le cas, vous vous débrouillez pour le suivre et nous recontacter ensuite. Demain, on s’équipera d’un système de communication à distance. » Quand Coluk et Ragat se furent éloignés, Maginn posa sa tête sur la large poitrine de Bakmo. « J’ai aimé la façon dont tu as réagi quand ce salopard de géant a tenté de me relever. — Ça me plaît vraiment pas quand des types essaient de poser leurs sales pattes sur toi. — Ça veut donc dire que… tu te soucies un peu de moi, Bakmo ? — Plus qu’un peu. — On devrait laisser tomber cette histoire et en recommencer une autre, tu crois pas ? — J’ai pas la moindre idée de ce qu’on va devenir, mais y a eu tellement de morts ce soir que j’ai seulement une envie dingue de me sentir en vie. Pas toi ? » Elle se recula et leva sur lui un regard trouble. « Où est-ce qu’on peut aller ? — Maintenant qu’on a du fric, m’est avis qu’on trouvera une chambre libre si on s’éloigne un peu du centre de Chaarbville. » CHAPITRE XIX Mythologies albadines : l’un des mythes les plus étranges qu’il nous ait été donné de recueillir vient de la planète Albad, dans le système de Gamma Bagvan. Il raconte l’histoire de l’Optale, une pauvre femme rejetée par les siens qui s’éleva au rang de sœur universelle, puis de mère universelle, et enfin de déesse. Il existe plusieurs versions du mythe, probablement même une version par conteur. Car ce ne sont pas tant les hauts faits de l’Optale, ses innombrables combats, ses prouesses extraordinaires, ses pouvoirs magiques qui retiendront l’attention du mythologue digne de ce nom, mais le fait qu’elle dut se laisser mourir pour renaître, comme si la forme suprême de l’accomplissement était l’acceptation de l’inacceptable, un concept difficile à comprendre pour tout être humain normalement constitué. Le début de la vie par la fin, en quelque sorte. C’est la raison pour laquelle cette histoire est considérée par certains de nos estimés confrères comme un mythe non humain. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. LA PORTE de la prison de tissu s’ouvrit et livra passage à Mathur. Les traits tendus, le visage perlé de sueur, armé de son défatome à canon court, le soldat s’approcha de Klarel en jetant d’incessants coups d’œil derrière lui. Une large tache de sang s’épanouissait sur la manche de son uniforme. « Les tiens ont réussi à entrer dans le camp sans déclencher l’alerte, déclara-t-il, les mâchoires serrées. Ils disent qu’ils viennent te reprendre pour exécuter la sentence. Ils sont enragés. L’obscurité nous empêche d’utiliser vraiment nos défats. On est condamnés à les affronter à l’arme blanche, au corps à corps. Le capitaine m’envoie te chercher pour te mettre à l’abri. » Elle se demanda pourquoi ces hommes qu’elle ne connaissait pas se battaient pour elle. Il leur aurait été tellement plus facile de la livrer aux Mussinans contre une promesse de trêve. « À l’abri, ça veut dire quelque part en dehors du camp jusqu’à ce qu’on ait repris la situation en main, ajouta Mathur en remisant son défat dans son étui. Surtout, tu restes collée à moi. » Elle suivit le soldat hors de la tente. Les vociférations et les gémissements montaient de tous les recoins du camp dans la nuit balayée par un vent tiède. Les étoiles diffusaient une lumière ténue. Klarel entrevit des ombres agitées et emmêlées quelques mètres plus loin. Aux senteurs habituelles de poussière et de fech se mêlait une odeur qui lui rappela la tuerie rituelle des bovs : l’odeur du sang. Son père et ses frères faisaient peut-être partie des hommes qui avaient attaqué le camp. Elle s’arrêta et laissa Mathur s’éloigner de quelques mètres, puis elle dit d’une voix forte : « Il vaudrait mieux pour tout le monde que vous me remettiez à ceux de la colonie. Un seul sacrifice est préférable à toutes ces morts. » Le soldat revint sur ses pas. « Tu n’es pas le seul enjeu de cette bataille. » Il parlait d’un ton âpre, presque agressif. « Nous représentons l’autorité légitime d’Albad. Comme la planète a officiellement demandé son adhésion à l’OMH, Simer ne peut tolérer que Mussina continue de violer impunément les lois universelles. Nous devons faire le ménage avant l’arrivée de la délégation parlementaire de NeoTierra, tu piges ? On laissera sûrement pas ces enragés te pendre. Et s’ils réussissent à nous exterminer, une autre troupe débarquera, plus importante, plus forte. Alors suis-moi sans discuter. » Ils traversèrent le camp en s’arrêtant à chaque croisement et, s’engageant dans les allées apparemment désertes, arrivèrent sans encombre près du mur lumineux de la clôture magnétique. « On fonce au travers, dit Mathur. Ne t’inquiète pas si tu ressens un choc. Ça paralyse un peu, mais ça ne…» Deux silhouettes surgirent de l’obscurité et fondirent sur eux en poussant des hurlements. Des colons. Les lames de leurs sluss brillèrent furtivement dans la nuit. Mathur n’eut pas le temps de tirer son défat. Il esquiva la première offensive d’un bond de côté. La lumière de la clôture révéla les visages des deux Mussinans. Klarel reconnut avec effroi son frère Nando, dont les yeux exorbités s’enfoncèrent fugitivement dans les siens. Son regard était celui d’un fou, comme s’il ne s’appartenait plus. Un rictus déformait ses lèvres, des gouttes de sang maculaient sa chemise claire et la lame de son sluss. « C’est toi qu’on est venus chercher, ma chère sœur ! » ricana-t-il avant de lancer une nouvelle attaque sur Mathur. Le soldat l’esquiva de nouveau, perdit l’équilibre, roula sur la terre dure et se redressa trois mètres plus loin, défat en main. La vue de l’arme, loin de pétrifier Nando et l’autre colon, exacerba leur rage. Brandissant leurs sluss, ils se précipitèrent sur Mathur sans prêter attention au cri désespéré de Klarel. La première onde décochée par le soldat atteignit au cou le compagnon de Nando, qui partit en arrière, comme renversé par une bourrasque, et s’affaissa sur une des tentes dressées près de la clôture. « Ne tuez pas mon frère ! » gémit Klarel. Maintenu en joue par Mathur, Nando s’était immobilisé pour jeter un coup d’œil sur son compagnon agonisant au pied de la tente ; les ondes décréatrices lui avaient déjà mangé le bas du visage et une partie de l’épaule. « Fous le camp ! » grogna Mathur. Klarel vit la haine briller dans les yeux de Nando et sut qu’il n’y avait pas d’autre issue pour lui que la mort. Il lança un regard provocant à sa sœur aînée, poussa un rugissement de bête sauvage et s’avança d’une allure résolue en direction du soldat, le sluss levé au-dessus de sa tête. « Fous le camp, bordel ! » Mathur attendit le dernier moment pour presser la détente. Touché à la poitrine, Nando tenta une dernière fois de frapper son adversaire. Il n’eut pas la force d’achever son geste, il tituba et s’effondra aux pieds du soldat. « Le sombre crétin ! gronda Mathur d’une voix sourde. Il ne t’aurait pas épargnée. C’était lui ou nous. » Klarel s’agenouilla près de ce frère que son rôle de sœur aînée ne lui avait pas permis de connaître. Les yeux brouillés de larmes, elle grava dans sa mémoire ces traits que les ondes s’apprêtaient à effacer de la surface d’Albad. Pour les Mussinans, très proches de la terre qu’ils cultivaient, mourir sans laisser de traces, sans retourner dans le sein de la nourricière, était une fin terrible. La vie s’accrocha encore quelques instants à Nando, qui rassembla ses dernières forces pour murmurer : « Le veilleur… Les anciens nous ont… nous…» L’onde décréatrice qui lui dévorait le cou étrangla sa voix. Les larmes roulèrent sur les joues de Klarel. Elle n’offrit aucune résistance lorsque Mathur la prit par l’épaule et l’entraîna doucement mais fermement vers la clôture. Ils franchirent le rideau de lumière. Ainsi qu’il l’avait annoncé, elle ressentit un choc au moment où elle entra en contact avec les émulsions brillantes, nettement plus fort que celui qu’elle avait éprouvé en franchissant la frontière des Froutz. Son corps semblait ne plus lui obéir, elle ne contrôlait plus ses jambes ni aucun de ses muscles. La sensation ne dura que quelques minutes. Ne croisant personne de l’autre côté, ils marchèrent d’un bon pas en direction de la Braul, dont le lit dessinait une ligne sinueuse et sombre au milieu de la plaine. Le vacarme de la bataille s’estompait peu à peu. Les larmes continuaient de s’écouler des yeux de Klarel. Elle était devenue un exemple, un symbole qui avait coûté la vie de son frère. Les uns voulaient la pendre selon leurs usages, les autres la défendaient selon leurs principes. Elle regrettait maintenant l’impulsion qui l’avait poussée à explorer le territoire des Froutz et qui avait causé de nombreuses morts. Mathur marchait d’un pas régulier devant elle, se retournant sans cesse pour s’assurer qu’elle ne décrochait pas. Ils arrivèrent sur les bords de la Braul en partie asséchée. Des bandes étroites de terre affleuraient la surface de l’eau aussi immobile et lisse qu’un miroir. « On va remonter vers la source, proposa Mathur. Vers les Optes. — Comment saurons-nous que la bataille est finie ? Comment votre capitaine pourra-t-il nous retrouver ? » Mathur remisa de nouveau son défat dans l’étui qui lui battait le haut de la cuisse. « Ne t’inquiète pas pour ça. La section est équipée d’un réseau interne de communication. Je l’informerai et il nous informera. » Ils se dirigèrent, toujours suivant le cours de la Braul, vers les ombres figées et imposantes de la chaîne des Optes. Le silence absorba bientôt la rumeur confuse de la bataille. Ils atteignirent les rochers qui se dressaient, hautains, en bas des premières pentes, à cet endroit où la rivière disparaissait sous une paroi pour resurgir quelques centaines de mètres plus loin. « Ne va surtout pas croire que je me suis défilé, maugréa Mathur sans se retourner. Rien ne m’aurait fait plus plaisir que combattre ces… enfin, les tiens. J’exécute seulement un ordre du capitaine. — Je n’ai jamais douté de votre courage. — Et… euh… je suis vraiment désolé pour la mort de ton frère. Il y en aura certainement d’autres avant que les Mussinans ne comprennent que l’époque des colonies autonomes touche à sa fin. Le gouvernement de Simer a la ferme intention de reprendre toutes ses ouailles en main. » Ils gravirent une pente raide qui coupa les jambes de Klarel, puis s’installèrent sur un promontoire rocheux d’où ils pouvaient surveiller une partie de la plaine étalée au pied des Optes. « D’ici, on les verra arriver, dit Mathur. Tu peux dormir si tu en as envie. — Je n’ai pas sommeil. » Elle s’assit sur une grosse pierre arrondie, laissa errer son regard sur la nuit étoilée, reconnut machinalement quelques constellations. « Pourquoi le gouvernement de Simer se soucie-t-il tant des créatures non humaines ? » Mathur eut un petit rire blessant. « Il n’en a strictement rien à foutre, des ENHA ! Il cherche seulement à se conformer aux décrets de l’OMH. Une fois qu’Albad sera devenue membre de l’organisation, les promoteurs et les grands éleveurs se disputeront les territoires des Froutz comme des charognards une dépouille. — Quel intérêt y a-t-il à être membre de l’OMH ? — La protection de l’armée interplanétaire en cas d’invasion ou de guerre contre un monde voisin. Une aide au développement. Un accès aux technologies les plus récentes. Une stabilité politique. » De bruits résonnaient autour d’eux, les craquements des pierres gorgées de la chaleur du jour, les grattements de petites créatures qui appartenaient elles aussi au règne des ENHA. « L’OMH ne vérifie jamais que ses membres appliquent ses lois ? — Le Parlement universel envoie de temps en temps une délégation, mais on s’arrange pour les accueillir au mieux et leur montrer ce qu’on a bien envie de montrer. Ils repartent couverts de cadeaux, font au Parlement un rapport très favorable et l’adhérent inspecté en reprend pour un siècleTO de tranquillité. — Si vous en êtes conscient, pourquoi défendez-vous ce système ? » Parler occupait l’esprit de Klarel, l’empêchait de penser à Nando, au chagrin de sa mère, à l’absurde affrontement entre les colons et l’armée gouvernementale. Peut-être son père ou un autre de ses frères perdrait-il la vie avant l’aube. « Je suis un soldat, ma belle. Je fais ce qu’on me dit de faire là où on me dit de le faire. — Ça ne vous pose aucun problème de conscience ? » Mathur hocha la tête avec un sourire amer. « Si, des fois, j’aimerais être beaucoup mieux payé pour me coltiner les sales besognes. » Il lança un caillou devant lui et ajouta, après un temps de silence : « Qu’est-ce que tu veux, on n’a qu’une vie et on la traverse du mieux qu’on peut. — Votre capitaine pense comme vous ? » Les sourcils froncés, Mathur leva un regard perplexe sur la jeune femme. « Je n’en sais rien. À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question. » Ils reçurent des nouvelles au petit jour. La lumière de Gamma Bagvan n’était encore qu’une frange pâle au-dessus de l’horizon. Même si un grand nombre d’étoiles continuaient de briller, la plupart des constellations s’étaient effacées. Les murmures de Mathur réveillèrent Klarel, qui avait fini par s’allonger à même la roche et s’endormir. Son corps gardait des traces de son inconfortable nuit et aussi de la traversée de la clôture magnétique. Elle comprit que le soldat s’entretenait avec un invisible interlocuteur. Elle tendit l’oreille mais ne discerna que quelques mots de sa conversation. Elle devina, à la gravité de son ton, à son air soucieux, que les nouvelles n’étaient pas bonnes. « Le capitaine, fit Mathur en se tournant vers elle. Les colons ont pris le contrôle du camp. Il a eu tout juste le temps de s’enfuir en compagnie de deux hommes. Ces espèces de… Les tiens l’ont traqué toute la nuit, mais il a réussi à leur échapper. » Il tendit le bras en direction des Optes. « Il est quelque part là-haut. On va tenter de le rejoindre. Faudra être prudents : les Mussinans continuent de patrouiller le secteur. » Klarel se releva et se dégourdit les jambes, se demandant pourquoi elle se souciait tant de Laruy Clausko, un homme qu’elle ne connaissait pas. Mathur arma son défat avant de se lancer dans l’ascension des pentes des Optes. Ils gravirent un sentier escarpé et raviné. Elle percevait de nouveau les sons les plus infimes avec une acuité dérangeante, les frémissements des buissons, les grattements des insectes, les murmures des sources souterraines, les chuchotements du vent, et puis, en arrière-plan, la vibration imprégnée d’une tristesse infinie qui semblait jaillir du plus profond d’elle. L’étoile Lakahi se levait au-dessus de la plaine en éclaboussant l’horizon de taches rouges, mauves et roses. Mathur s’arrêtait régulièrement et restait un petit moment à l’écoute des bruits. À deux reprises, il fit signe à Klarel de se cacher derrière un rocher. Elle-même avait perçu des battements sourds et réguliers qu’elle n’avait pas assimilés à des pas ; c’étaient pourtant des hommes qui dévalaient le sentier, des patrouilles de colons armés de divers outils et, pour quelques-uns d’entre eux, de défats à canon court probablement récupérés sur les cadavres des soldats. Mathur et Klarel attendaient que le silence soit totalement retombé sur les environs pour sortir de leur cachette et se remettre en marche. Il contactait régulièrement le capitaine ; les mots qu’elle entendait, longitude, latitude, ne lui évoquaient rien. Elle avait hâte de retrouver Laruy Clausko, et son impatience l’interloquait. Elle n’avait jamais ressenti un élan de ce genre pour un homme. La température montait rapidement avec l’avènement du jour. Ils évoluaient désormais dans un environnement gris, austère, s’accrochant aux excroissances rocheuses pour gravir les pentes de plus en plus raides. Klarel apercevait en contrebas le point minuscule de Mussina encerclé de rectangles ocre, rouges et bruns. Des panaches de fumée noire montaient de la plaine et se dispersaient dans le ciel d’un gris étincelant et traversé de stries sanguines. Elle avait l’impression de rentrer chez elle en se rapprochant des cimes, du territoire des Froutz. Ses frères étaient des enfants de Mussina mais, elle, elle n’était pas née dans la colonie, elle ne lui avait jamais appartenu. « On y est bientôt », souffla Mathur. La vigilance qu’il avait déployée depuis leur sortie du camp se relâchait peu à peu. Ils aperçurent les deux jeunes soldats à l’entrée d’une grotte peu profonde en partie dissimulée par une paroi naturelle. Blessé à la cuisse, Laruy Clausko reposait à l’intérieur de la cavité. Il avait déchiré un pan de son uniforme pour le nouer autour de la plaie. Malgré la souffrance et la fatigue qui lui tiraient les traits, il trouva la force de sourire lorsqu’il vit arriver Mathur et Klarel. « Ravi de vous revoir, mon capitaine, déclara Mathur après s’être assis et avoir bu au goulot de la gourde que lui tendait un soldat. Dites-moi comment on a pu se faire étriller par cette bande de cul-terreux… — Une bataille n’est jamais gagnée d’avance, répondit l’officier en gardant les yeux fixés sur Klarel. Et puis mesure tes propos, je te rappelle que notre invitée est originaire de la colonie. » La jeune femme se désaltéra à son tour au goulot de la gourde que lui proposait le deuxième soldat. « J’ai participé à je ne sais combien de batailles, insista Mathur, et c’est la première fois que je vois des bouseux tailler en pièces un bataillon surentraîné. Comment ont-ils pu s’introduire dans le camp sans déclencher l’alarme ? — Ils ont creusé un tunnel, ou bien ils ont utilisé un tunnel existant. » Klarel se remémora qu’une dizaine d’annéesA plus tôt les hommes avaient creusé tout autour de la colonie des galeries qui pouvaient servir d’abris en cas d’urgence, de tempête par exemple. Le camp militaire s’était établi au-dessus de l’un de ces tunnels. Il avait suffi aux colons de forer les deux mètres qui les séparaient de la surface pour se glisser discrètement entre les tentes. « Il y a autre chose, ajouta Laruy Clausko. Ils se battaient comme s’ils ne ressentaient pas la douleur ni la fatigue. Comme s’ils étaient équipés eux aussi de correcteurs génétiques. — Ça a certainement quelque chose à voir avec les puces qu’on leur a implantées dans le crâne, avança Mathur. — Je crois que c’est ce qu’a essayé de me dire mon frère avant de mourir, intervint Klarel. Il m’a parlé de son veilleur, enfin, du petit appareil qu’on lui a mis dans la tête. » Elle se mordit la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots. « Désolé d’apprendre que votre frère est mort. » Le capitaine observa un silence recueilli pendant quelques secondes. « Voilà pourquoi les colons se sont montrés aussi enragés, aussi efficaces dans les corps à corps. Le conseil des anciens dispose probablement d’un système de contrôle et de programmation des implants. Ils ont accentué certaines fonctions cérébrales et anesthésié les centres névralgiques. Comme en plus ils bénéficiaient de l’obscurité et de l’effet de surprise… — Votre blessure, elle se présente comment ? » s’enquit Mathur. L’officier se redressa un grimaçant. La lumière rasante de Lakahi teintait d’ambre les parois et le sol rugueux de la cavité. « Profonde. J’ai perdu pas mal de sang. Mais ça devrait aller. — On ne peut pas rester là, en tout cas. On ne trouvera rien à manger ni rien à boire dans le coin. Et puis faudra trouver le moyen de rentrer à Simer. » Laruy Clausko bougea sa jambe en grimaçant. « Ils ont brûlé nos ambades. — Brûlé ? Ce genre d’appareil ne brûle pas comme ça ! — Ils ont projeté dessus des sortes de boules explosives… — Celles dont les hommes se servent pour éloigner les nuées de trictes, précisa Klarel. — Les ambades sont en tout cas hors d’usage. Quand j’ai vu les flammes, j’ai couru avec plusieurs hommes pour essayer d’en sauver un ou deux, mais nous n’avons rien pu faire. — Ça veut dire qu’on est coincés comme des bleus dans cette foutue montagne ! grommela Mathur. Qu’on a le choix entre crever de faim et de soif et être égorgés par cette bande de dingues ! — Ça veut dire qu’il faut franchir les cimes des Optes et remonter vers Simer en longeant le côté opposé. » La douceur dans la voix de Laruy Clausko enrobait une détermination tranchante. « Premièrement, on ne sait pas dans combien de jours votre blessure sera guérie, objecta Mathur. Deuxièmement, on n’est pas équipés pour franchir les sommets des Optes. Troisièmement, il y en a pour des jours de marche dans une région totalement désertique. — Quatrièmement, on n’a pas d’autre choix ! » rétorqua le capitaine. Un silence pesant suivit l’échange entre les deux hommes ; ce fut Klarel qui le rompit : « Il y a peut-être une autre solution…» De la main, Laruy Clausko l’invita à poursuivre. « Les Froutz. — Que voulez-vous dire ? — Ils ont une autre perception de l’espace et du temps. Si on pouvait entrer en contact avec eux, alors ils nous aideraient peut-être à… — N’importe quoi ! grogna Mathur. On ne peut pas communiquer avec ces créatures du diable ! — Laisse-la parler, Mathur ! » Klarel prit une profonde inspiration pour dissiper la tension soudaine dans sa poitrine. « Je… Je les entends en moi. — Comment peux-tu en être sûre ? C’est juste le fruit de ton imagination. — Mathur, je te mets aux arrêts si tu ne la boucles pas ! — Expliquez-moi, capitaine, comment des ENHA viendraient au secours d’humains qui leur ont piqué leur territoire ! » Laruy Clausko se tourna vers Klarel. Sa peau sombre avait viré au gris, signe de son intense fatigue et des efforts qu’il déployait pour conserver sa lucidité. « Comment pouvez-vous le savoir ? répliqua-t-elle à l’adresse de Mathur. Puisque personne n’a jamais communiqué avec eux. — Si les plus grands spécialistes venus de NeoTierra en sont incapables, comment toi, une bouseuse de Mussina, tu y arriverais ? » L’officier jeta un regard mauvais à son subordonné. « Mathur, considère-toi aux arrêts jusqu’à nouvel ordre ! » D’un geste du bras, Klarel apaisa la colère de Laruy Clausko. « Si nous n’établissons pas maintenant le contact avec eux, alors je crains que nous ne soyons à jamais balayés de la surface de cette planète. » CHAPITRE XX Phénomènes inexplicables : il faut reconnaître que, malgré les puissants instruments d’investigation dont dispose la science, certains phénomènes restent inexpliqués et probablement inexplicables. Nous pouvons citer l’exemple de ces communications à distance utilisées par les habitants de la planète Fador dont aucune étude n’a pu élucider le mystère, ni en examinant le cerveau des Fadoriens, ni en cherchant dans les particularités géologiques ou atmosphériques de la planète. Nous pouvons parler des guérisons miraculeuses obtenues par les Lingusha, les sotciers des jungles équatoriales de la planète Asturi. Là encore, les études approfondies qui ont été menées sur ces rémissions inespérées n’ont abouti à aucune explication satisfaisante, ni même à des embryons de théorie. On sait seulement que des milliers et des milliers de personnes atteintes de maladies incurables se rendent chaque année sur Asturi pour les soins de la dernière chance et que, souvent, ils en reviennent parfaitement guéris. Les Lingusha n’utilisent pourtant aucune plante ni aucun minéral, ni aucun médicament d’aucune sorte, ils se servent seulement de leur esprit et parfois de leurs mains pour, comme ils le disent, parler à la maladie et la persuader de quitter le corps qu’elle occupe. Un autre exemple nous vient à l’esprit : les madres de la ville souterraine de Derchan, sur la planète Gayenn. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des sciences. … lES MADRES étaient emprisonnées dans d’immenses blocs de glace parfaitement transparents. La lumière de la cheminée qui se glissait par un orifice de deux mètres de large creusé dans le plafond donnait à la scène une dimension onirique. Il régnait dans la pièce un froid intense qui contrastait avec la température agréable du gouffre. Quel âge pouvaient-elles avoir, ces trois fillettes figées dans la glace et dont les yeux grands ouverts me fouillaient jusqu’au fond de l’âme ?… J’ai ralenti malgré moi lorsque je me suis approchée du premier bloc, une masse d’environ quatre mètres de largeur sur trois de hauteur. La lumière diffuse extrayait de la pénombre le visage et le corps de la première des trois madres. La blancheur de sa peau m’a éblouie. Ses cheveux blonds dessinaient un halo éclatant autour de sa tête. Ses bras étaient écartés comme si elle s’apprêtait à serrer chaque visiteur sur sa poitrine. Mon attention a été attirée par l’angle insolite formé par l’une de ses jambes au niveau du genou. Je n’ai noté aucune autre déformation (j’étais tellement troublée que mon sens de l’observation était sans doute un peu altéré). Je sentais sur ma tempe et ma joue le regard insistant de Dravor. J’ai refoulé de toutes mes forces l’excitation qui me gagnait, ce préliminaire à l’orgasme médiatique qui m’aurait privé de ma lucidité, et me suis efforcée de recouvrer mon sang-froid. Surtout éviter de projeter, d’anticiper les tonnes de lauriers que me vaudraient ces extraordinaires images, rester dans le moment présent, ne rien négliger, ne rien manquer. J’ai fixé un long moment le visage pétrifié de la fillette en espérant que les manifestations intempestives de mon organisme, les battements accélérés de mon cœur, la précipitation de mon souffle ne dérégleraient pas mon enregistreur frontal. La madre souriait pour l’éternité. Je me suis immergée tout entière dans ses yeux d’un bleu presque transparent. D’étranges visions m’ont traversée, des scènes de guerre, d’incendie, d’inondation, des images d’interminables champs de corps survolés par des nuées de charognards. Croyant que je devenais folle, j’ai reculé de deux pas. « Il n’est pas d’usage de s’écarter quand la madre parle dans le secret de votre âme », a chuchoté Dravor. J’ai failli m’enfuir. Cette salle, cette fillette congelée, cet homme ébranlaient les fondations, que je croyais solides, de ma raison. « Comment pourrait-elle me parler ? ai-je répliqué avec une agressivité mal contrôlée. Elle est piégée dans la glace depuis… depuis…» … combien de temps, au fait ? J’ai supposé que ni Dravor ni aucun autre Derchanite ne connaissait la réponse. « Les madres ont guidé nos ancêtres jusque dans le ventre du Vald, a murmuré mon accompagnateur. Sages sont leurs conseils. Écoutez-les si vous attendez des réponses. — Il faudrait d’abord avoir des questions…» En prononçant ces mots, j’ai pris conscience que des milliers de questions se pressaient en moi depuis que j’étais en âge de penser, que j’avais justement choisi le métier de médialiste pour essayer d’obtenir quelques réponses. Mais, en vingt annéesTO de pratique, j’avais seulement glané de vagues idées vite balayées par les vicissitudes de la vie. J’ai de nouveau contemplé la fillette à jamais immobile. Avait-elle un rapport avec les visions qui m’avaient traversée ? Ces images étaient-elles réelles, et donc captées par mon EF, ou bien purement imaginaires ? En arrière-plan, j’apercevais les deux autres blocs de glace, le troisième, plus petit que les autres et en partie escamoté par le deuxième, et les silhouettes figées des deux autres madres. « Est-ce que je peux poser la question que je veux ? ai-je demandé à Dravor. — Qui, en vous, veut donc poser des questions ? » a-t-il répondu avec un sourire énigmatique. Ses paroles m’ont agacée avant de se frayer leur chemin dans mon esprit et j’ai pris conscience que la plupart de mes interrogations n’étaient que l’écume de mes tempêtes intérieures. Je ne savais pas, et n’avais jamais su, qui j’étais vraiment. J’avais toujours vécu dans l’agitation, passant d’un désir à l’autre, d’une satisfaction à l’autre, d’une déception à l’autre, d’une indignation à l’autre, d’un amant à l’autre, d’un bruit à l’autre, cherchant les sensations fortes pour éviter justement de contempler le vide dans lequel je sombrais. « Les questions qui sont d’importance montent toutes seules, a ajouté Dravor à voix basse. Les madres vous transmettront alors les directions que vous avez besoin de savoir. » Sa voix, ses yeux, son attitude ne laissaient aucune place au doute. Dans cette salle, face aux trois fillettes emprisonnées dans la glace, je ne pouvais pas faire autrement que me dépouiller de mes oripeaux superficiels et me présenter avec une âme entièrement nue. Peut-être était-ce l’une des explications de la relation sereine des Derchanites avec la nudité. Ils n’avaient rien à cacher aux madres ni, par conséquent, aux autres habitants de la caverne. Je me suis avancée vers la fillette blonde jusqu’à ce que mon visage effleure la glace et j’ai plongé dans son regard bleu pâle. Des visions m’ont de nouveau assaillie. Les images déferlaient à la façon d’un torrent, et pourtant chacune d’elles, d’une netteté incroyable, marquait mon esprit d’une profonde empreinte, comme si elle s’y gravait à jamais. Je me suis laissé submerger par le flot sans chercher à le maîtriser. J’ai compris que la madre me racontait l’errance de son peuple sur un monde dévasté et peu à peu recouvert d’une épaisse couche de glace. Je n’étais pas une simple spectatrice, j’évoluais au milieu de ces hommes, ces femmes et ces enfants qui fuyaient la colère de leur planète, j’avais froid et faim avec eux, je partageais leurs terreurs et leurs espoirs, je dormais sous les couvertures qui, malgré leur épaisseur, ne parvenaient pas à retenir la chaleur de mon corps, je pleurais leurs enfants morts, je courais au milieu d’eux pour échapper aux incessantes attaques des grands fauves à la fourrure blanche, je mangeais de la chair humaine devant un feu sur lequel s’acharnait la bise féroce, je m’enfonçais dans un désespoir si poignant que j’espérais en me couchant que la mort m’aurait cueillie pendant mon sommeil, je découvrais l’entrée du gouffre, je me glissais dans d’étroits boyaux en contenant tant bien que mal ma frayeur, je découvrais soudain l’immense cavité et les ruines de la cité engloutie par un tremblement de terre, je marchais vers trois blocs de glace éclairés par une lumière tombée des hauteurs… Les visions s’interrompirent aussi brusquement qu’elles s’étaient déclenchées. Je suis restée un long moment étourdie, incapable de bouger, envahie d’un grand froid qui n’avait rien à voir avec la température glaciale de la pièce. « Vae la dormeuse t’a fait l’inestimable présent de ses rêves », a chuchoté Dravor. J’ai tressailli, ne l’ayant pas entendu approcher. « L’usage maintenant est de se présenter devant Eda, la deuxième madre, la messagère. — C’est vous, ou plutôt vos ancêtres, qui les avez ainsi baptisées ? » Il m’a dévisagée d’un air perplexe, comme à chaque fois qu’il était interloqué par l’une de mes questions. « Comment des mortels de notre sorte auraient-ils pu donner leurs noms aux immortelles madres ? Ce sont elles, et elles seules, qui nous ont révélé les noms qu’elles portent. » Nos chuchotements s’envolaient vers le plafond de la pièce, comme aspirés par l’orifice de la cheminée. Eda, la deuxième madre, était aussi brune de cheveux et de peau que Vae était blanche et blonde. Je lui donnais aux alentours de huit ansTO tandis que la première oscillait probablement entre dix et douze. Elle se tenait à genoux, légèrement penchée vers l’avant, les mains croisées au-dessus de la tête. Ses avant-bras et les mèches éparses de sa chevelure encadraient son visage d’une finesse étonnante. Happée par le noir profond de ses yeux, je suis restée immobile, tentant d’apaiser le flot de mes pensées. Je n’ai d’abord rien perçu, et ma déception était d’autant plus vive que j’avais établi une communication claire avec Vae (oui, j’affirme sans rire que j’ai communiqué avec une fillette congelée depuis des sièclesTO ; ne vous avais-je pas dit que ma raison avait été fortement ébranlée, comme j’espère que les vôtres, chers médiacros, le seront tout autant ?) Dravor, que j’ai interrogé d’un regard navré, m’a encouragée d’un signe de tête. Une sorte de chuchotement s’est élevé en moi. J’ai cru que l’une de mes pensées avait résonné de manière plus forte que les autres, puis, me concentrant sur le murmure, je me suis rendu compte qu’il n’émanait pas de moi. Je l’ai d’abord pris pour une simple vibration, un son prolongé à faible fréquence, mais j’ai perçu peu à peu des variations qui se sont changées en syllabes, en mots, en phrases. Instinctivement, j’ai observé les lèvres de la petite Eda : elles ne bougeaient pas. … Ceux que tu cherches se sont établis un temps sur ce monde… Ici ont été fabriquées leurs armes… Ils ont disparu depuis très longtemps… « Ça veut dire que la Fraternité du Panca n’existe plus ? » ai-je murmuré malgré moi. … Dans le cœur se trouvent les fils qui relient toutes les choses… « Il ne sert donc à rien que je reste sur Gayenn ? » … Les choses ne sont jamais là où on le croit… le centre est Bagvan… il est à l’extérieur et l’extérieur est dans le centre… le centre se déplace sans cesse… ceux que tu cherches l’ont compris depuis très longtemps… « Où les trouverai-je ? » Le chuchotement s’est interrompu, m’abandonnant dans un silence stupéfait où les pensées n’osaient plus s’engouffrer. J’ai de nouveau observé avec attention la madre. Je me suis demandé si elle était vivante ou bien si elle n’était qu’une caisse de résonance, un point de convergence. J’aurais aimé percer son mystère, savoir d’où elle venait, quelle avait été son existence, si elle avait été une fillette aux capacités exceptionnelles ou une enfant ordinaire. Ses paroles – je supposais qu’il s’agissait bien des siennes – continuaient de flotter en moi. La Fraternité s’était établie un temps sur ce monde et les disques de feu avaient bel et bien été fabriqués ici. Les histoires de Bagvan, des fils, de centre et d’extérieur en revanche ne m’évoquaient rien, j’étais incapable de me concentrer pour essayer de leur trouver un sens. La voix de Dravor m’a tirée de mes rêveries. « Lorsque Eda a délivré son message, il est ensuite recommandé d’accueillir en son cœur les sages préceptes d’Oun la conseillère. » Les formes d’Oun, la plus âgée des madrés, étaient celles d’une adolescente élancée, d’une ébauche de femme. Curieusement, elle qui était la plus grande habitait le moins volumineux des blocs de glace, également le moins éclairé. Elle était dépourvue de chevelure et de tout autre système pileux. Sa bouche entrouverte semblait proférer un cri. On distinguait avec netteté ses dents nacrées, ainsi que le réseau sombre de ses veines sous sa peau diaphane. Elle se tenait dans une position de coureuse, le bras droit tendu vers l’avant, l’autre rejeté en arrière, la jambe droite pliée au niveau du genou et le pied décollé, la jambe gauche légèrement fléchie en séquence de poussée. Impossible de décrire précisément la couleur de ses yeux, qui ressemblaient à des agates aux teintes variées et contrastées. J’espérais que mon enregistreur en restituerait parfaitement les nuances. « Par quel biais s’exprime-t-elle ? ai-je demandé à Dravor. — Tout dépend de ce qui importe pour votre cas. » Je me suis dit que le froid de la surface avait définitivement endommagé mon cerveau. La vitesse à laquelle j’épousais des croyances dont je me serais gaussée en temps ordinaire m’a effrayée. Ma raison s’est rebiffée : je me méfiais du pouvoir de l’imagination, que je savais chez moi particulièrement persuasive. Depuis plusieurs sièclesTO, on assistait à une résurgence des cultes superstitieux que, grâce à la science triomphante, on avait cru à jamais jetés dans les oubliettes de l’histoire humaine et, sans doute parce que mes parents étaient eux-mêmes adeptes d’une religion absurde, j’étais la première à les pourfendre. Une personne sensée ne pouvait pas selon moi adorer des divinités ridicules ni se soumettre aveuglément à des prêtres sans scrupules. Pourtant, comme n’importe quel Derchanite, j’avais plongé dans les souvenirs de Vae, j’avais entendu le chuchotement d’Eda, j’espérais un conseil d’Oun. Un esprit rationnel aurait déclaré, avec l’air sérieux et supérieur que confère le savoir, que ces fillettes avaient été piégées par la glaciation soudaine de la planète, que les blocs s’étaient détachés lors d’un tremblement de terre et abîmés dans le gouffre par la cheminée naturelle, que le froid soufflant par le même conduit les avait conservés, qu’il n’y avait donc aucun mystère ni aucune magie dans le phénomène. Quant aux prétendues communications avec les trois prisonnières, il fallait sans doute chercher du côté du cerveau, cet inconnu capable de fabriquer des illusions plus solides que la réalité. Le même esprit rationnel aurait ordonné qu’on fasse fondre la glace pour autopsier les corps, les dater, les étudier et enfin les dépecer quand ils seraient devenus inutiles. Les esprits rationnels militent pour le hasard, le morcellement et la classification. Je me suis rendu compte que, finalement, je n’étais pas un esprit très rationnel (les langues misogynes, et il en est de nombreuses à BeïBay, diront qu’aucune femme n’est vraiment compatible avec la rationalité) et j’ai attendu le sage conseil de la belle Oun. Il s’est présenté sous une forme inattendue. Des lettres se sont formées sur la paroi de glace, des mots se sont écrits, comme si on les gravait depuis l’intérieur du bloc. Je n’en croyais pas mes yeux. Je me suis mordu les joues pour m’assurer que je ne rêvais pas. Mon troisième œil, heureusement, ferait office de témoin. Les mots s’écrivaient de manière à ce qu’ils soient lisibles de mon côté. La langue utilisée était une variante ancienne de l’ung, les tournures rappelaient celles qu’employait Dravor. Trouve un fil suis-le jusqu’à Bagvan, le cœur où dorment les vérités cachées relie-le à la vie. J’ai eu à peine le temps de lire et de mémoriser la phrase que les mots se sont effacés, un peu comme les figures éphémères que les enfants dessinent dans la buée. J’ai attendu un autre conseil, ou une explication du premier, mais la paroi de glace est restée aussi transparente qu’un cristal. L’index pointé sur l’endroit où étaient apparues les lettres, je me suis tournée vers Dravor. « Vous les avez vues ? Les lettres ? » Il a secoué la tête avec un sourire. « Elles étaient destinées à vos yeux, à votre cœur. Oun vous a donc fait le présent de son sage conseil. — Je ne comprends pas ce qu’elle a tenté de me dire. — Un temps vient pour recevoir, un autre temps vient pour comprendre. — Comment… Comment ces lettres ont-elles pu s’écrire ? C’est de la… sorcellerie ! » Dravor m’a prise par le bras et entraînée fermement vers la sortie de la pièce. « D’autres sont dans l’attente de consulter les madres. Il convient de leur offrir la place. » Nous sommes sortis par le couloir toujours empli de monde. Une fois dehors, j’ai pris une longue inspiration et accroché mon regard aux façades environnantes, aux concrétions calcaires, aux monticules de pierres, à toutes ces formes qui me paraissaient solides, bien réelles. « Ce sont vraiment elles, les madres, qui vous ont indiqué où venir me chercher ? » Dravor s’est gratté l’entrejambe avec une absence de pudeur qui aurait consterné les habitants de la plupart des mondes civilisés de l’OMH, puis s’est engagé dans une ruelle descendante. « Ma maison sera aussi la vôtre. Je vous prie, suivez-moi. » Il a ajouté, sans se retourner : « Les madres disent ce qu’il est bon d’entendre pour chacun. » La maison de Dravor ne comprenait que trois pièces, un espace qui servait de cuisine, de salle à manger et de salon, une chambre pour sa femme et lui, une chambre pour ses trois enfants, un garçon d’environ huit ans, une fille de cinq et une dernière de trois (je parle en temps originel, je n’ai aucune idée de l’équivalent en années de Gayenn, et les Derchanites non plus). Eljik, la femme de Dravor, était une brune élancée et souriante vêtue en tout et pour tout d’un collier de cuir et de deux bracelets en écailles. Ses cheveux légèrement ondulés lui couvraient les hanches et tissaient des étoffes éphémères sur sa peau claire. Les yeux de ses filles étaient comme les siens bruns et pailletés d’or tandis que le garçon avait le même regard sombre que son père. Ils m’ont proposé de me reposer pendant qu’ils préparaient le repas sur le foyer de pierre et m’ont installée dans leur chambre malgré mes protestations. Je me suis alors aperçue que je tombais de sommeil. Ma somnolence dans la fourrure de Torche lancé au galop sur la glace n’avait pas effacé mes fatigues de la nuit terrible qui avait précédé l’intervention de Dravor. Eljik m’a montré la salle d’eau, un minuscule réduit carré au milieu duquel un trou faisait office de toilettes et où, par un système de vannes et de leviers, on pouvait obtenir une eau tiède qui s’écoulait par un bec en pierre placé en haut d’un mur ; elle provenait d’une citerne qui desservait une cinquantaine d’habitations et était chauffée en permanence par des feux d’huile d’éphant, qui ont la propriété de brûler dans l’élément liquide. Pour me laver, j’avais le choix entre les pierres ponces et un savon fabriqué avec la bile (je crois) du mammifère marin. Eljik m’a remis un tissu absorbant utilisé comme serviette et qui dégageait une forte odeur de graisse (le gouffre tout entier semblait imprégné de l’odeur de graisse, et peut-être avait-elle un lien avec l’insolente santé des Derchanites, qui n’étaient pourtant pratiquement jamais en contact avec l’énergie de leur étoile). Malgré ma fatigue, j’ai pris le temps de me doucher. Je me suis dévêtue dans la chambre et, plus pudique que mes hôtes, enroulée dans le tissu absorbant pour traverser la pièce centrale. J’aurais apprécié une douche brûlante, mais je me suis rapidement habituée à la tiédeur de l’eau qui s’écoulait avec une bonne pression du bec de pierre. Incommodée par l’odeur indéfinissable du savon, je me suis décrassée avec les pierres ponces, puis je suis retournée dans la chambre, me suis allongée sur l’épaisse fourrure qui servait de lit et, envahie d’une douce chaleur, je me suis endormie. Des rêves étranges ont peuplé mon sommeil. J’assistais à la fin d’un monde, mais ils n’évoquaient pas le passé, c’était notre monde, notre galaxie, qui disparaissait tout entière dans la gueule d’un monstre. Quand je me suis réveillée, je n’ai pas trouvé Dravor ni les enfants dans la pièce principale, seulement Eljik affairée à trancher des morceaux de viande avec une lame en ivoire. J’ai passé rapidement mes sous-vêtements en tissand et coincé le takra contre mon flanc gauche. « J’ai dormi longtemps ? » Elle a levé sur moi ses magnifiques yeux pailletés d’or et m’a souri. « Le temps que nous mangions un repas avant de dormir et un autre après avoir dormi », a-t-elle répondu. Sa voix douce et chantante m’a envoûtée. « Dravor n’est pas là ? — Il relie les pensées d’un jeune orche à celles des êtres humains. — Il m’avait promis de m’emmener voir ça. » Elle m’a puisé un morceau de viande grillée dans un plat en pierre et me l’a tendu. « Il n’a pas voulu vous tirer du sommeil qui répare. Je vais vous conduire là-bas, je vous prie. Mais, premièrement, vous devez manger quelque chose. » J’ai saisi le morceau de viande et l’ai examiné. « C’est quoi ? — Pour vous le meilleur morceau de l’éphant. » J’ai dû surmonter mes réticences pour accepter d’en manger et je dois reconnaître que le goût de l’éphant était bon, délicieux même, au point que je m’en suis léché les doigts et que j’en ai repris deux fois. Eljik m’a ensuite conduite à travers la ville près des enclos des orches, dans une salle formée par des replis de la paroi rocheuse du gouffre et appelée Amitié. Je n’ai pas remis ma combinaison ni ne me suis équipée du fusil de Lern, je l’ai accompagnée parée de mes seuls sous-vêtements en tissand et je me suis sentie, une impression probablement illusoire, appartenir au peuple derchanite. Même si l’identification avec le groupe humain étudié est l’un des fondements du métier de médialiste, je n’avais pour l’occasion aucune arrière-pensée professionnelle. J’aurais aimé partager ces instants avec Odom. Chacun des hommes, des femmes et des enfants que je croisais me saluait avec une franche cordialité. Des mugissements traversaient de temps à autre le silence de la cavité. « Les vents de la surface nous saluent », a commenté Eljik. Nous sommes entrées dans la pièce de l’Amitié. Plusieurs personnes, dont les enfants d’Eljik, avaient pris place sur les hauts rochers entourant un espace central où se tenaient Dravor et un orche. L’homme était assis entièrement nu face au fauve qui, bien que visiblement jeune, mesurait quand même plus de trois mètres cinquante au garrot. La nervosité de l’animal se traduisait par des grondements sourds et de brusques projections vers l’avant. Il n’était pas attaché et semblait à chaque instant sur le point de se jeter toutes griffes et tous crocs dehors sur Dravor, qui ne bougeait pas et continuait de le fixer en souriant. « Il va le déchiqueter, ai-je soufflé. — Si Dravor a perdu le sens de l’amitié avec Torche, le souffle de la vie peut alors le quitter, a répondu Eljik à voix basse. — Et ça ne vous ferait pas de peine ? — Je serais réjouie pour lui : toutes les morts sont belles, mais plus glorieuse est celle donnée par Torche. » Le face-à-face entre le fauve et l’homme a duré probablement plus de deux heures. Sans cesse Torche donnait de petits coups de patte en direction de Dravor. Ses longues griffes légèrement recourbées frôlaient parfois à moins de deux centimètres la tête et le torse du dompteur (je n’ai pas d’autre mot à ma disposition pour décrire la fonction de maître des orches). Cent fois j’ai cru que Torche était sur le point d’attaquer et que la tête de Dravor allait se fracasser sur les flancs lisses des rochers environnants. Recouvrant mes réflexes professionnels, je me suis déplacée de manière à avoir les meilleures prises de vues possibles. Mon enregistreur frontal capturerait des images nettes malgré la faible luminosité. Une ombre de mauvaise conscience m’a effleurée : je me comportais en voleuse, en prédatrice, je profitais de l’hospitalité et de la gentillesse des Derchanites pour leur dérober des bribes de leur vie et peut-être mettre fin à leur isolement, à leur tranquillité. L’excitation de la médialiste, le POM, a rapidement étouffé mes remords. L’orche s’est peu à peu apaisé. Ses grondements se sont transformés en gémissements. Il a cessé de remuer puis s’est couché sur le flanc. Dravor s’est allongé à son tour entre les pattes du fauve et peu à peu enfoncé dans son épaisse fourrure jusqu’à disparaître entièrement. L’animal s’est relevé quelques instants plus tard et a marché d’un pas paisible en direction de la sortie de la salle. « Que va-t-il se passer maintenant ? ai-je demandé à Eljik après que l’orche eut disparu. — Dravor va courir avec lui sur la glace de la surface. Ainsi sera scellée l’amitié entre l’orche et les hommes. — Leur petite balade prendra combien de temps ? » Elle m’a regardée avec ce sourire chaleureux qu’elle arborait en toutes circonstances. « Il dépend des envies de l’orche : trois fois que la lumière du jour s’éteint et se rallume. Ou dix. Ou vingt. » Vingt jours ? « Est-ce que quelqu’un d’autre que Dravor peut me ramener au vaisseau ? » Elle a froncé les sourcils, ne sachant pas de quoi je voulais parler. « Me ramener là où il m’a récupérée ? ai-je précisé avec une pointe d’inquiétude. — Vous êtes dans votre cœur pour partir ? — Je dois impérativement rentrer, retourner au vaisseau avant qu’il ne décolle. » Elle a réfléchi quelques instants. J’ai admiré ses seins ; bon nombre de femmes se seraient damnées sur NeoTierra pour en avoir de semblables sans recourir à la correction génétique. « Seul Dravor pourra vous emmener, a-t-elle repris. C’est à lui que les madres vous ont confiée. — Et s’il ne rentre pas à temps…» Elle a haussé les épaules avec ce mélange de grâce et de fatalisme propres aux habitants de la cité souterraine de Derchan. CHAPITRE XXI Les dents taillées en pointe : au sujet de cette pratique, répandue dans les milieux du crime sur de nombreuses planètes, il existe plusieurs théories. La première dit que les malfrats se taillent les dents en pointe pour accenteur leur aspect malveillant et la terreur qu’ils suscitent chez leurs semblables. Une deuxième prétend qu’ils tentent de reproduire la dentition du xirda, un poisson particulièrement féroce qui habite les eaux douces de différents mondes. Une troisième affirme que leurs dents pointues leur permettent de déchirer la chair de leurs adversaires lors des corps à corps, comme des crocs de fauve. Une dernière enfin, et c’est l’hypothèse qui a notre préférence, avance que les dents taillées en pointe sont une réminiscence de la dentition des guerriers légendaires qui participèrent à la grande guerre des Cinq Siècles. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des modes et des mœurs. JALOUSE de la sœur blonde ? Bien sûr qu’elle l’était ! Jalouse d’un souvenir, car les cendres de la sœur blonde avaient été dispersées sur les hauteurs du Mantouk. Jalouse d’un fantasme, puisqu’elle savait que la sœur blonde et Silf ne s’étaient pas aimés charnellement. Mais que s’était-il passé entre eux pour qu’un être aussi pur et droit que Silf le Zayt trahisse le Thanaüm et devienne l’un des maillons de la chaîne pancatvique ? La question tracassait Elvina la Jargariote ; pire, la hantait. Elle supposait qu’une part de fascination était entrée dans la volte-face de son ancien condisciple. Fascination donc attirance, et Silf était de ces hommes suffisamment naïfs pour tomber dans les rets d’une diablesse aux cheveux blonds et à la peau claire. Alors, jalouse, oui, il avait eu raison sur ce point. Et encore plus déterminée à le tuer. Elvina se souvenait avec une netteté indélébile du baiser qu’ils avaient échangé dans la cellule austère du Thanaüm juste avant de partir en mission. Un baiser qui l’avait à jamais liée à Silf le Zayt. Un vaisseau à pliure quantique l’avait d’abord transportée dans le système d’Alpha du Zantor, sur la planète Oulantor, un monde pastoral et retardé où l’on s’ennuyait à mourir. Puis un messager envoyé par ses maîtres lui avait transmis la consigne de s’envoler le plus rapidement possible pour Faouk, l’une des deux jumelles habitables du système de Tau du Kolpter, où, selon une source bien informée, devait s’effectuer la rencontre entre le quatrième et le troisième frère. On avait un allié sur place. Elle devait vérifier que la chaîne s’interrompait comme prévu et éliminer le traître avant qu’il ne puisse parler. Elle avait pris un autre vaisseau à pliure quantique, atterri à San Telj et remonté la piste jusqu’au massif du Mantouk, traversant le front où s’opposaient les armées faouki et zidéenne. Elle était arrivée une quinzaine de joursK trop tard. Le traître avait déjà été éliminé et la chaîne quinte n’était pas brisée. Après avoir visionné les images enregistrées par le système de surveillance de Mihak et glané des renseignements auprès des Rananki, elle avait peu à peu reconstitué l’histoire et pris conscience que Silf le thanaüte était devenu le troisième maillon. Elle s’était aussitôt lancée sur sa piste. Revenue à San Telj un jour après le décollage du vaisseau à destination de Kaïfren, elle avait recueilli le témoignage de l’employée de l’agence qui avait partagé la vie de Silf avant son départ (un vrai motif de jalousie ; elle avait failli la tuer), puis elle avait cherché un vol aussi rapide, voire davantage, que celui des lignes régulières et manipulé cet équipage de contrebandiers équipés d’un appareil performant. Il ne lui avait pas été très difficile de les berner. Elle avait identifié leur chef et l’avait éliminé en deux petits coups, puis elle avait tiré profit du manque d’expérience de son remplaçant pour obtenir un transfert sur Kaïfren dans les plus brefs délais. Elle avait dépensé d’un seul coup, pour s’acquitter des cinq cent mille kolps de l’avance, presque l’intégralité de la somme fournie par le messager du Thanaüm. Fausser compagnie aux contrebandiers sur le tarmac désert de l’astroport annexe de Verdasco ne lui avait posé aucun problème. Ils avaient oublié de vérifier le trou d’une largeur de trente centimètres dans lequel elle s’était faufilée, incapables d’imaginer qu’un être humain puisse s’introduire dans un espace aussi étroit. Elle n’avait pas prévu qu’ils programmeraient un mouchard génétique à l’aide d’un de ses cheveux ou de ses ongles et la retrouveraient malgré son masque correcteur. Ils étaient plutôt inoffensifs, tellement prévisibles qu’ils en devenaient risibles et parfois même touchants, mais il faudrait qu’elle s’en occupe le moment venu. Ils n’avaient rien perdu du bref face-à-face entre Silf et elle, et ils avaient suffisamment bourlingué pour avoir entendu parler des thanaütes et être capables de les identifier. Or ses maîtres avaient recommandé à Elvina d’effacer la moindre de ses traces : les peuples humains ne devaient rien savoir de la guerre engagée entre le Thanaüm et la Fraternité du Panca. Lorsqu’elle avait aperçu Silf dans l’astroport de Verdasco, son cœur s’était mis à battre vite et fort. Elle l’avait immédiatement reconnu malgré ses vêtements faouki et le voile du chapeau qui occultait en partie ses traits. Il avait perdu les ultimes vestiges de l’enfance et grandi en beauté. Un élan irrésistible continuait de la pousser vers lui. Elle avait douté de pouvoir l’exécuter et s’était ressaisie en le suivant dans les airs et les rues souterraines de Verdasco. Son amour donnerait tout son prix à son acte. Elle passerait le reste de sa vie à le regretter, mais briser la chaîne du Panca en tuant Silf serait pour elle l’ultime accomplissement de sa jeune existence. Elle avait commis une erreur en arrivant à Chaarbville. Son masque correcteur étant sur le point de se désactiver, elle avait lancé une offensive précipitée. Silf avait déjoué son attaque avec une facilité déconcertante, et elle s’était dévoilée, elle avait accentué la méfiance de son gibier. Elle n’avait pas assez d’argent pour acheter un autre masque correcteur et devait s’en procurer rapidement. Comment ? Détrousser les mineurs comme l’avaient fait Bakmo et sa petite bande n’était pas un acte honorable. Elle les avait suivis après avoir vérifié que Silf ne ressortait pas du dormirium de Sar Babu, renversant les rôles, se demandant si le moment n’était pas venu de se débarrasser définitivement d’eux. Ils n’avaient pas hésité à tuer lâchement pour se procurer quelques milliers de kaïfs, un comportement qu’elle avait jugé grossier, offensant. Puis, après avoir filé le train de Bakmo et de la mécanicienne jusqu’à l’hôtel miteux où ils avaient loué une chambre, elle s’était dit qu’elle devait suivre leur exemple au lieu de rechercher à tout prix la grâce chère aux thanaütes. Elle échouerait si elle s’accrochait à ses principes ; elle échouerait tout simplement parce qu’elle ne pourrait pas battre sur son propre terrain un condisciple plus adroit, plus rapide et plus fort qu’elle. À situation exceptionnelle, comportement inhabituel. Elle devait se métamorphoser en une implacable machine à détruire. Se fermer à toute éthique, à tout sens de l’esthétique. Le moyen n’avait aucune importance. Un défat ou une quelconque arme à feu ferait l’affaire. De tous les élèves du Thanaüm, elle était la seule en mesure de briser la chaîne et d’empêcher le Panca de mettre les mondes humains à feu et à sang. Elle reviendrait ensuite sur Jnandir pour rendre compte du succès de sa mission, puis elle coulerait des jours malheureux dans les rues de Jargar. Elle n’aurait jamais cru que l’atmosphère oppressante de sa ville lui manquerait à ce point. Pourquoi cet idiot de Silf avait-il changé d’avis ? Qu’avait donc pu lui raconter cette sœur blonde pour l’amener à croire que le Panca œuvrait pour le bien des peuples humains ? Il avait prétendu écouter son cœur et accomplir la volonté secrète de ses maîtres. Elvina avait dû, elle, en appeler à toute sa volonté pour ne pas lui tomber dans les bras et s’était juré solennellement de ne pas flancher au moment de lui prendre la vie. Coiffée d’un large chapeau et vêtue d’une tenue traditionnelle faouki, elle était revenue se placer à quelques dizaines de mètres de l’entrée du dormirium de Sar Babu. Le jour commençait à poindre et à révéler les couleurs hideuses de Chaarbville dépouillée de ses parures de lumière. Les rues étaient blafardes, désertes, jonchées des détritus abandonnés par les mineurs en goguette. La ville avait la gueule de bois. Assise contre la vitrine d’une taverne ouverte vingt-neuf heures sur vingt-neuf, elle avait bu un ticha et mangé une pâtisserie imbibée d’un liquide sucré écœurant. Le tout l’avait à peu près reconstituée. Elle n’avait pas dormi de la nuit, laissant avec une pointe d’envie Bakmo et sa conquête s’aimer dans leur chambre minable. Ils ne la gênaient pas, elle attendrait encore un peu avant de les liquider. Son intuition lui soufflait qu’ils pouvaient encore lui être utiles. Un précepte du Thanaüm disait qu’on ne méprisait jamais un adversaire ni un potentiel partenaire. Après tout, ils lui avaient permis de devancer Silf sur Kaïfren et avaient des compétences non négligeables dans le domaine du voyage spatial. En outre, elle pouvait toujours leur agiter sous le nez la promesse des dix millions de kolps qui motivaient leur acharnement. Silf sortit du dormirium vers neuf heures locales, suivi quelques secondes plus tard des deux autres membres de l’équipage du Parsal, le jeune cuistot (elle se souvenait parfaitement des regards dérobés qu’il lui jetait dans le vaisseau) et le technicien sans âge à l’allure de mollusque. Elvina posa un jeton de dix kaïfs sur la table et se leva. Silf cherchait toujours un vol supraluminique à destination de Gamma Bagvan. Le bras du Sagicar était l’une des destinations les plus lointaines de la Galaxie, si on exceptait les systèmes visités par les éclaireurs, des explorateurs envoyés par le Parlement universel et chargés de recenser les planètes potentiellement habitables. C’était là-bas sans doute que se rencontreraient les deux frères, mais pourquoi les maillons de la chaîne étaient-ils autant éloignés les uns des autres ? Pourquoi la Fraternité du Panca faisait-elle courir de tels risques à ses adeptes ? Elle emboîta le pas à Silf et ses deux gardes du corps dans les rues de Chaarbville, toujours aussi sinistres mais un peu plus fréquentées. Il n’entra pas dans les officines des autres compagnies de voyage, contrairement à ce qu’elle avait imaginé, ce qui signifiait qu’il avait déjà conclu un accord avec l’InterStiss. Équipée d’un défat ou d’une autre arme, elle aurait pu profiter de la relative tranquillité de la ville pour l’éliminer à distance et s’enfuir avant l’intervention des forces de l’ordre (qui n’étaient ni très visibles ni très virulentes dans le secteur, comme si elles avaient reçu la consigne de laisser les mineurs et les aventuriers de tout poil s’étriper entre eux). Elle devait absolument se procurer une arme. Silf erra dans la ville sans but apparent et s’installa aux alentours de quinze heures locales dans un restaurant pour déjeuner. Les deux autres se tinrent légèrement à l’écart dans la rue, aussi discrets qu’un vaisseau de ligne dans une boutique de miniatures. Quand il sortit du restaurant une heure plus tard et regagna le dormirium de Sar Babu, ses poursuivants hésitèrent. Alors qu’ils discutaient à voix basse, Bakmo et la mécanicienne surgirent d’une rue adjacente. Le capitaine du vaisseau leur distribua de petits appareils noirs, des récepteurs-émetteurs intra-réseau sans doute. Sa compagne et lui avaient la mine chiffonnée de ceux qui n’ont pas beaucoup dormi. Après s’être équipés, le cuistot et le technicien entrèrent à leur tour dans le dormirium tandis que Bakmo et la mécanicienne s’éloignaient. Elvina attendit encore deux heures, puis elle estima qu’il ne se passerait rien d’autre dans la journée et qu’elle avait le temps de se mettre en quête d’une arme. Elle se promena dans le Mardan jusqu’à ce qu’on vienne l’aborder. On lui avait dit qu’il lui suffirait de flâner dans les rues livrées aux trafics pour qu’on lui propose toutes sortes de marchandises des plus malsaines aux plus saugrenues. Un garçon surgit d’une maison. Elle se retourna deux secondes avant qu’il n’ait eu le temps de lui agripper le bras. On ne la touchait que si elle le permettait. Affublé d’une tunique et d’un pantalon crasseux trop grands pour lui, le garçon brun et âgé d’une dizaine d’annéesTO s’interrompit dans sa course, surpris par la brusque volte-face de la jeune femme. « Je peux t’avoir toutes sortes de choses, madame, déclara-t-il précipitamment. — Comment sais-tu que je cherche quelque chose ? — Tous ceux qui viennent dans le Mardan cherchent quelque chose, madame. Sinon, ils ne viennent pas. — Je me posais justement une question. Pourrais-tu me fournir la réponse ? — Pose la question, madame. — Tu saurais combien coûte un défat ? » Le garçon réfléchit quelques instants en exagérant son froncement de sourcils. « À canon long ou à canon court ? — Quelle différence ? — Le canon court est plus facile à transporter, plus maniable, le canon long a une meilleure portée et est plus précis. — Va pour un canon long…» Le garçon feignit de nouveau de réfléchir intensément. « Un vieux modèle ou un récent ? finit-il par demander. — Je suppose que les récents sont de meilleure qualité. — Tu as bien raison, madame. Suis-moi, je t’emmène dans un endroit où tu pourras acheter un beau modèle. — Dis-moi d’abord combien. — Tu dois voir avant, madame : il y a beaucoup de modèles et beaucoup de prix. » Des regards étaient posés sur eux, cachés derrière les vitrines miteuses de boutiques ou les vitres sales des fenêtres. La rue, étroite et sale, n’avait de tranquille que l’apparence. La poussière donnait une uniformité grise aux façades. De nombreux détritus tapissaient la terre battue traversée de larges crevasses. Lakahi se couchait au-dessus des toits dans son déploiement caractéristique de rouge, de mauve et d’argent. Elvina n’avait pas le choix. Silf s’envolerait peut-être demain pour le bras du Sagicar et elle aurait définitivement perdu sa trace. « Comment tu t’appelles ? — Mojo. — D’accord, Mojo, je te suis. » Le petit rabatteur sourit de toutes ses dents recouvertes de poudre diamantine. Ils parcoururent la rue sur toute sa longueur. Elvina ne réussissait pas à se défaire de la désagréable sensation d’être épiée par des dizaines de regards. Mojo lui rappelait certains garçons des rues de la ville de Jargar, comme lui débrouillards, charmeurs et menteurs. La voix de maître Toerg résonnait en elle : Quand la vie t’ouvre une porte, franchis-la. Elle gardait une indéfectible affection pour son ancien instructeur. Comment Silf avait-il pu trahir la confiance d’un homme aussi bon et juste que Toerg ? Était-ce un effet de cette fougue, de cette impatience qu’on lui reprochait sans cesse au Thanaüm ? « Par là, madame. » Mojo s’engagea dans une venelle imprégnée d’une forte odeur de pourriture et d’urine. Des voix étouffées s’échappaient des fenêtres et des portes entrouvertes. Au bout d’une cinquantaine de mètres, le garçon embrassa les environs du regard avant de s’engouffrer sous un porche. Ils traversèrent une première cour intérieure puis une deuxième avant de franchir la porte d’une maison basse plongée dans l’obscurité. L’odeur était moins âpre à l’intérieur ; elle évoquait certains gaz utilisés dans la propulsion à pliure quantique. Après que ses yeux se furent accoutumés à la pénombre, Elvina nota la présence de quatre hommes, deux assis devant elle, un debout sur le côté et un dernier qui se tenait dans l’encadrement de la porte par laquelle elle venait d’entrer. gés d’une trentaine d’annéesTO, ils portaient des vestes courtes destinées à faciliter les mouvements des bras et des pantalons amples et souples qui n’entravaient pas les jambes. Le même genre de tenue, en un peu moins sophistiqué, que les sargis des disciples du Thanaüm. Des hommes à l’évidence habitués à se battre. Cette salle basse, nue et sombre avait toutes les apparences d’un traquenard. À en croire leurs mines narquoises, ils commettaient l’erreur de sous-estimer Elvina, d’abord parce qu’elle était une femme, ensuite parce qu’elle n’était pas très épaisse, enfin parce qu’elle était seule. « Qu’est-ce que tu nous amènes là, Mojo ? » s’exclama l’un de ceux qui se tenaient assis en face d’elle. Elle constata qu’ils se taillaient les dents en pointe, comme bon nombre de truands sur les différentes planètes colonisées. « La dame, elle veut acheter un défat à canon long, répondit le garçon. — C’est que ce genre de marchandise ne se trouve pas comme ça… — Je lui ai dit que vous pourriez sans doute lui en proposer un. — Ça dépend de ce que la dame veut mettre comme prix. — Je n’ai aucune idée du prix que coûte un bon défat », intervint Elvina. Elle savait maintenant ce qu’elle devait faire : se débrouiller pour que ses interlocuteurs lui apportent une arme. Elle se chargerait ensuite de refermer la porte entrebâillée par la vie. « Canon long ou court ? — Long de préférence. — Plus efficace, mais beaucoup plus cher. Ça va chercher dans les… cinquante mille kaïfs. — Trop cher ! » Elle n’aurait aucune crédibilité si elle ne marchandait pas les prix. Des braises s’allumèrent dans les yeux noirs de son interlocuteur. « Je ne crois pas que vous trouviez meilleur marché ailleurs. Nous avons des modèles plus abordables, évidemment. Entre trente-cinq et quarante-deux mille kaïfs. — De moins bonne qualité, je suppose. » L’homme écarta les bras avec un rictus carnassier. Les pans de sa veste s’entrouvrirent sur un torse massif et criblé de brillants. « On ne peut pas tout avoir, ma petite dame. — Je préfère vous prévenir tout de suite que je ne dépasserai pas les trente mille pour un défat de bonne qualité. » L’homme fixa le garçon avec une sévérité feinte. « Vois ce que tu nous as ramené, Mojo : une emmerdeuse ! » Mojo sourit sans parvenir à dissiper son inquiétude. « C’est vous la cliente, madame, reprit l’homme. Nous allons donc vous présenter différents modèles. Nous discuterons les prix ensuite. Il conviendrait d’abord que vous nous montriez que vous avez… euh… du répondant. — Après, l’argent ! rétorqua sèchement Elvina. Présentez-moi d’abord vos modèles. » L’homme la fixa d’un air vaguement menaçant avant de glisser à son acolyte, sans la quitter des yeux : « Va me chercher les deux modèles à canon long. » L’acolyte sortit de la pièce et revint quelques minutes plus tard avec deux armes posées sur un chariot à roulettes. Elles ne se ressemblaient pas. L’une avait une crosse métallique creuse et un chargeur cylindrique qui occultait le canon et la mire ; le chargeur de l’autre, qui semblait mieux conçue et plus facile à manier, était de forme oblongue et placé sous la crosse entièrement blanche. « Combien pour celui-ci ? demanda Elvina en désignant le deuxième. — Madame est connaisseuse à ce que je constate, siffla son interlocuteur. Eh bien, je le fais pour vous à quarante mille kaïfs, trente-huit si vous voulez. — J’ai dit que je ne dépasserais pas trente mille. — Alors il vous faudra vous contenter de l’autre modèle. — Disons que j’irai jusqu’à trente-deux… — Trente-six et n’en parlons plus. — Trente-trois. — Trente-cinq. Je vous rappelle que les chargeurs sont pleins. — D’accord pour trente-cinq. » L’homme exprima sa satisfaction d’un large sourire qui révéla cette fois les brillants sertis dans l’émail de ses dents pointues. « Entre gens de bonne compagnie, on peut toujours s’entendre. Reste maintenant à nous remettre le montant convenu. » À la façon dont les hommes se plaçaient autour d’elle, elle prit conscience qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de la laisser sortir vivante ou libre de cette pièce. Ils comptaient récupérer l’argent puis l’endormir et lui implanter des nanoneuros qui la rendraient docile. Pas tous les jours qu’une femme jeune et seule venait se jeter d’elle-même dans leurs filets. « Bien entendu, il faudrait être fou pour se promener avec une telle somme en espèces sur soi… — Comment comptez-vous payer ? » Elle tira de sa poche le petit appareil noir avec lequel elle avait mystifié Bakmo et les siens. « Vous connaissez les transbanks ? » L’homme répondit d’un hochement de tête. « Je saisis mon code, il édite un jeton que vous pourrez échanger dans n’importe quel établissement financier. — Je me doutais bien qu’une femme sensée n’aurait pas pris le risque de se promener dans le Mardan avec trente-cinq mille kaïfs en espèces…» Elle comprenait maintenant pourquoi ils ne s’étaient pas encore jetés sur elle : ils attendaient qu’elle saisisse son code sur son transbank. Ils ne pouvaient pas savoir qu’elle possédait un modèle spécial de ces petits appareils réputés inviolables et infalsifiables. Les jetons qu’il émettait étaient des faux qu’après vérification aucune banque n’aurait acceptés. Elle prit son temps pour presser la succession de touches. L’appareil grésilla avant de cracher, par sa fente latérale, un jeton holographique qu’elle tendit à son vis-à-vis. L’homme s’en empara et l’examina avec attention avant de le glisser dans une poche de sa veste. « La transaction semble correcte. » Ses traits se figèrent subitement, son visage se transforma en un masque dur et grimaçant. « Malheureusement pour vous, il se trouve qu’un imprévu nous empêche de vous livrer la marchandise convenue. » D’un regard par-dessus son épaule, elle surveilla les déplacements des deux hommes placés l’un sur son côté droit et l’autre dans son dos. Leurs mouvements n’avaient aucune cohérence. Elle avait besoin de quelques secondes pour atteindre le vakou, l’esprit hors du temps. Elle feignit de se diriger vers la sortie de la salle. L’homme derrière elle lui coupa aussitôt le chemin. « Certains établissements de Chaarbville manquent de personnel et nous sommes chargés du recrutement, pérora l’interlocuteur d’Elvina. Ne vous inquiétez pas : vous n’en souffrirez pas, vous ne souffrirez plus jamais, d’ailleurs. » Les autres éclatèrent de rire. Mojo paniqua et se plaqua contre le mur. Elvina se projeta à la vitesse du naro sur son adversaire le plus proche, celui qui se tenait sur le côté. Le frappa du talon sur le trap du plexus. Il s’affaissa en expulsant d’un seul coup tout l’air de ses poumons. Elle se retourna et fondit sur l’homme qui barrait l’accès à la porte. Lui percuta la pomme d’Adam avec ses doigts en position de flèche, tendus et serrés les uns contre les autres. Les cartilages craquèrent comme du bois mort. L’homme heurta le chambranle de pierre et s’effondra sur les dalles de pierre du sol. D’étranges sons jaillirent de sa trachée-artère obstruée. « Sale petite…» Elle vit l’homme assis se relever et se précipiter vers les défats posés sur le chariot. Ils n’évoluaient pas dans le même temps. L’intervalle entre l’intention et l’action. Elle franchit la courte distance en deux bonds et lui cingla le dessus du crâne d’un coup de poing en cercle. Il vacilla. Elle ne prit pas le temps de vérifier qu’il avait son compte, elle s’occupa aussitôt de son dernier adversaire, qui, en retrait derrière les chaises, tirait une dague passée dans la ceinture de son pantalon. Elle perçut les vagues puissantes de peur qui le secouaient et rendaient ses gestes maladroits. Elle arriva sur lui au moment où il avait enfin réussi à dégager son arme. Elle ne lui laissa pas le temps de lever le bras. Un premier coup de pied dans le tibia l’obligea à se plier vers l’avant, elle n’eut plus ensuite qu’à le cueillir du bas de sa main en équerre, la « paume terrible » selon la terminologie du Thanaüm, juste sous le nez. Il s’affaissa en silence en tournoyant sur lui-même. L’homme qui semblait être le chef de la bande poussa un gémissement et tenta de se redresser. Son torse brillait comme une nuit étoilée entre les pans grands ouverts de sa veste. Elle se pencha sur lui et le paralysa en pressant de l’index le « trap de grande faiblesse », situé au milieu de la colonne vertébrale. Il retomba sur le sol toujours conscient, mais aussi faible qu’un nouveau-né. « Tu m’entends ? » demanda-t-elle à l’homme allongé. Il acquiesça d’un clignement de cils. « Merci pour ta générosité. Inutile d’aller changer mon jeton dans une banque, il n’a aucune valeur. Je te laisse la vie pour prix du défat. Et estime-toi largement payé. » Elle se releva, s’empara du défat blanc et se dirigea vers Mojo tétanisé contre le mur. « Madame, je ne savais pas qu’ils essaieraient de t’embrouiller, je te jure, balbutia le garçon. — Tu pensais vraiment qu’ils me laisseraient repartir de cette maison ? » Le regard exorbité de Mojo erra sur les quatre hommes allongés. La vitesse à laquelle cette femme en apparence inoffensive avait terrassé quatre terreurs du Mardan le sidérait. Deux d’entre eux ne respiraient plus, un troisième poussait des gémissements à fendre l’âme, le dernier gardait les yeux ouverts mais demeurait incapable de bouger. « Je te jure que je ne savais pas, madame, répéta-t-il, les mains levées devant son visage. — Je te crois. Fichons le camp d’ici. » Ils sortirent sans encombre de la maison, parcoururent la venelle malodorante et débouchèrent dans la rue principale. Elvina sentit à nouveau les regards rivés sur elle à travers les vitres et les voilages. Le défat était lourd et encombrant. « Je t’offre une occasion de te racheter, Mojo. Procure-moi un sac ou une gaine dans lequel je puisse ranger cette arme. — Tu as de l’argent pour ça ? demanda le garçon. — Il doit me rester une poignée de jetons de cent kaïfs… — C’est comme si c’était fait, madame ! s’exclama Mojo. Je sais où trouver des sacs qui te permettront de te promener partout dans l’univers en toute tranquillité. Suis-moi. » CHAPITRE XXII Les bandes de Simer : Simer, la capitale d’Albad, était jadis considérée comme l’une des villes les plus dangereuses de toutes les planètes adhérentes de l’OMH. Sans doute parce qu’elle s’était développée de façon anarchique, sans aucune cohérence ni vision urbanistique, elle s’était rapidement transformée en un lieu d’affrontement entre les habitants des divers quartiers. Un homme sur deux mourait avant l’âge de vingt ans pendant la période dite du Conflit des Sinoptes. Comme les vautours volent toujours à proximité des champs de bataille, des prédateurs se tenaient dans l’ombre des guerres entre les quartiers. De nombreux trafiquants ont fait fortune en fournissant des armes conventionnelles puis des défats à tous les Simériens engagés dans le conflit. Le gouvernement a tenté à plusieurs reprises de mettre un terme aux massacres, sans succès, même en proposant aux belligérants de s’engager dans l’armée planétaire contre une solde confortable et une promesse d’amnistie. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. LE HALO de la clôture magnétique teintait les roches de lumière pâle. Klarel ne reconnaissait pas les lieux. Elle n’était pas arrivée par le même chemin la première fois. Soutenu en permanence par Mathur ou un autre de ses hommes, Laruy Clausko boitait de plus en plus bas. Sa blessure provoquée par la lame d’un sluss s’était remise à saigner et il avait fallu changer à deux reprises son bandage de fortune. Il avait refusé de prendre le temps de repos que tentaient de lui imposer les autres. Des éclats de voix troublaient régulièrement le silence des Optes. Les patrouilles de colons continuaient de sillonner la montagne. Ils comptaient probablement pendre le capitaine et la jeune Watzer tous les deux en même temps pour affirmer aux yeux des Mussinans et des autorités albadines que la colonie avait la ferme intention d’appliquer ses propres lois, qu’elle entrait en dissidence, qu’elle combattrait impitoyablement tous les envoyés de Simer, civils ou militaires, chargés de la mettre au pas. « Y aura d’autres morts, maugréa Mathur. Jusqu’à ce que ces stupides têtes de pioche de Mussinans se rendent compte qu’ils n’ont pas la moindre chance de gagner. » Ils restaient cachés dans les rochers jusqu’à ce que le silence ait absorbé les éclats de voix, puis ils reprenaient leur ascension vers le sommet dans un air de plus en plus sec et froid. « Vous devriez continuer sans moi, proposa le capitaine, dont les traits défaits et les yeux ternes trahissaient l’extrême faiblesse. — Pas envie d’être traduit en cour martiale pour non-assistance à un supérieur hiérarchique ! » répliqua Mathur. Les soldats avaient essayé de chasser pour assouvir leur faim, mais les rares animaux débusqués dans les buissons s’étaient montrés trop rapides pour les lames de leurs coutelas. De même ils ne trouvèrent aucune source ni aucun cours d’eau dans les environs. « J’ai un peu étudié la région avant notre départ de Simer, dit le capitaine. De ce côté-ci des Optes, toutes les rivières sont souterraines. Et profondément enfouies. — Ces buissons, faut bien qu’ils aient eu un minimum d’eau pour se développer, objecta Mathur. — Ce sont des variétés qui ne poussent que sur terrain sec. — Si je comprends bien, on n’a plus qu’à crever de faim et de soif ! — Tu préfères peut-être retourner en bas et demander aux colons de te fournir l’eau et la nourriture…» Ils traversèrent la barrière magnétique et ne ressentirent qu’un faible choc. « Combien est-ce qu’elle peut faire de long ? demanda l’un des deux soldats rescapés de l’attaque du camp. — Plusieurs milliers de kilomètres, répondit Laruy Clausko. Chacune des colonies et chacune des villes qui se trouvent sur le trajet ont été chargées d’en installer une partie en suivant les tracés des enhalistes. — Et eux, les enhalistes, sur quoi ils se sont basés pour tracer les limites des territoires des ENHA ? intervint Mathur. Puisqu’on ne peut pas communiquer avec les espèces non humaines, comment déterminer leur espace et leurs besoins ? — Je suppose qu’ils ont opté pour une cote mal taillée une sorte de compromis conforme aux instructions de l’OMH. — Et pourquoi les tiens ont-ils reculé cette frontière ? insista Mathur en s’adressant cette fois à Klarel. Y a rien à manger ni à boire dans le coin ! — Il n’y avait rien à manger ni à boire non plus en bas quand les premiers colons sont arrivés, répliqua la jeune femme. La rivière était à sec. Ils ont creusé sous la montagne pour la remplir avec des sources souterraines. » Elle réprima un frisson. Le vent transperçait sa robe de laine ; il devenait mordant au crépuscule, signe avant-coureur de l’avènement de la saison froide. « Les gens sont de plus en plus nombreux à s’installer à Mussina, et les sages du conseil pensent sans doute qu’ils réussiront à fertiliser les pentes des Optes comme ils ont fertilisé la plaine. — Ils viennent d’où, ces gens ? Quelle idée de s’enterrer dans ce trou ! — De colonies qui ont fermé. Et puis ils font tous beaucoup d’enfants. Le ventre des femmes est pratiquement un bien public à Mussina. Les filles sont mariées à quinze ou seize ans et même plus jeunes, dès qu’elles sont en âge de procréer. Chacune d’elles a entre six et douze enfants. Avec ses cinq enfants, ma mère était regardée comme une femme peu dévouée. — Ils ne vous ont pas obligée à vous marier ? demanda le capitaine, qui récupérait de leur longue marche, assis sur un rocher. — Ils l’auraient fait si je n’étais pas partie. — Sans vous laisser choisir votre mari ? » Le regard bienveillant de Laruy Clausko était la seule source de chaleur dans la nuit naissante. Après avoir consulté un écran cousu dans la doublure de son uniforme, Mathur avait déclaré que la frontière du territoire froutz se perchait désormais à une altitude de quatre mille huit cent trois mètres. Ils n’étaient pas équipés pour affronter les nuits glaciales. Les branches des buissons ne feraient pas de bons combustibles, et puis hors de question d’allumer des feux, à moins d’alerter les patrouilles de colons. Leur seule chance serait de trouver des grottes suffisamment profondes pour conserver une température constante. Depuis qu’ils étaient entrés dans le territoire des Froutz, Klarel percevait de nouveau les vibrations prolongées qui ressemblaient à un langage dont elle ne possédait pas les clefs. Et cette angoisse diffuse qui les sous-tendait, comme un horizon noir au-dessus d’un ciel radieux. Mathur, nerveux, gardait son défat pointé devant lui, prêt à faire feu au moindre mouvement suspect. Ils progressaient avec lenteur sur les pentes. La nuit escamotait les cimes et s’étendait sur les reliefs. Des étoiles s’allumaient dans le ciel d’un noir profond et saupoudraient de poussière lumineuse les flancs grenus des rochers. « Je pars devant en reconnaissance, proposa Mathur. Faut qu’on trouve un abri pour la nuit. » Le capitaine acquiesça d’un hochement de tête. Il ne pouvait marcher qu’en prenant appui sur les épaules des deux autres soldats. L’un, à peine âgé de dix-huit ansA, s’appelait Lamir et l’autre, guère plus vieux, Ajli. Originaires du Xatar et du Kalvar, deux quartiers de Simer, ils avaient appartenu à ces bandes guerrières dont Mathur avait parlé à Klarel. Ils en avaient gardé un air farouche, presque féroce. S’ils se cabraient parfois devant les grognements et les rodomontades de leur compagnon, ils témoignaient au capitaine un respect et un dévouement sans faille. Mathur ne fut plus bientôt qu’une ombre pâle dans la nuit naissante. Le reste du groupe fit une halte pour permettre à Laruy Clausko, épuisé, de reprendre un peu de forces. Son teint avait viré au gris cendre. Il ne tiendrait pas longtemps s’il ne laissait pas à sa blessure le temps de se cicatriser. Croisant les bras pour lutter contre le froid qui dévalait des hauteurs, Klarel explora sa mémoire en quête d’un remède utilisé par sa mère pour soigner les blessures. Magadina Watzer mélangeait des plantes et de la poudre à la terre mouillée, qu’elle étalait sur la plaie. Elle entourait ensuite le tout d’un bout de tissu qu’elle maintenait avec des ficelles et recommandait au blessé de conserver le cataplasme pendant trois ou quatre jours. En général, la lésion avait totalement disparu quand on retirait l’emplâtre, sans même laisser une cicatrice. Mais aucune autre plante que les buissons épineux ne poussait dans cette partie des Optes. Allongé sur le sol, les yeux clos, le capitaine semblait plongé dans un profond sommeil. Klarel en profita pour l’observer. Elle évitait de le regarder lorsqu’il était conscient : elle se sentait remuée de fond en comble et ne voulait pas l’embarrasser avec son attirance, ses sentiments. Il lui semblait que Laruy Clausko montrait également de l’intérêt pour elle, elle décelait du désir dans son regard sombre. Ses pensées confuses se mêlaient aux vibrations qui résonnaient en elle et transformaient son corps en un champ instable, tourbillonnant. Mathur revint deux heures plus tard. Il avait repéré, environ deux kilomètres plus haut, un abri dont la profondeur les tiendrait à l’écart du froid. Ils réveillèrent le capitaine et se remirent en chemin. Les sifflements du vent s’étouffaient dans le silence désolé qui planait sur la montagne. « On se croirait dans le trou du… en enfer ! marmonna Mathur. Y a pas une seule trace de vie dans le coin. Moi je dis que les Mussinans sont dingues de vouloir récupérer ces bouts de cailloux. — Il y a sûrement des richesses là-dessous. » La voix de Laruy Clausko était un souffle à peine audible. « Et ils essaient de contrôler le territoire pour les exploiter à leur profit. — Des richesses ? Quel genre ? — J’ai lu quelque part que la croûte planétaire d’Albad regorgeait de métaux rares et de pierres précieuses. — Les Mussinans ne sont pas mineurs ! — Non, mais ils tireraient d’énormes profits de l’exploitation de leur sous-sol. » Klarel ne portait que ses sous-vêtements sous sa robe, dont la laine n’était pas assez dense pour repousser le froid de plus en plus féroce. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans le pays de la mort. L’angoisse qui sous-tendait l’harmonie des vibrations l’imprégnait maintenant tout entière. Elle se rassurait en contemplant régulièrement le scintillement étoilé, les constellations qui trônaient, majestueuses et familières, au-dessus d’Albad. Elle crut entrevoir un mouvement non loin d’elle, un vortex dans l’obscurité, suivi d’autres, comme si la nuit se peuplait d’êtres furtifs. Lorsqu’ils arrivèrent en vue de la grotte découverte par Mathur, Laruy Clausko était si mal en point qu’il s’effondra quelques dizaines de mètres avant l’entrée et qu’il fallut le porter à l’intérieur. À la lueur de leurs torches, ils s’avancèrent d’une bonne centaine de mètres vers le fond de la cavité, là où, selon Mathur, la température affichait quatorze degrés et resterait constante jusqu’au matin. Ils allongèrent l’officier sur le sol rocheux. Klarel s’assit contre une grosse pierre tout près de Laruy et se recroquevilla sur elle-même pour tenter de se réchauffer. « Ça bougeait autour de nous, j’en mettrais ma main au feu, dit Lamir après un instant de silence. — T’as rêvé ! maugréa Mathur. Y a pas une seule putain de vie dans le coin ! — Je te dis que ça bougeait, répéta Lamir d’un air buté. — Si t’es si sûr de toi, tu devrais essayer de nous ramener quelque chose à manger. — J’ai pas dit non plus que c’était du gibier. — Quoi, alors ? — Ben, on est sur un territoire ENHA, non ? » Klarel ne dormit pratiquement pas de la nuit. Elle ouvrait sans cesse les yeux pour s’assurer que Laruy respirait encore et elle s’interdisait ainsi de plonger dans une inconscience qui lui aurait permis d’oublier la faim, la soif, le froid et la dureté blessante du sol. Ajli, parti en chasse quelques heures plus tôt, n’était toujours pas revenu. La faible lueur qui se glissait par l’entrée de la grotte les réveilla. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » La voix rocailleuse de Mathur tira Klarel de son engourdissement. De la pointe de son défat, il désignait les formes sombres qui se tenaient, immobiles, silencieuses, tout autour d’eux. Comme la première fois qu’elle les avait vues, Klarel aurait été incapable de les décrire. Les vibrations retentissaient en elle avec la puissance d’une symphonie, l’anxiété lui serrait la gorge et lui nouait le ventre. « Les Froutz, déclara-t-elle. — Qu’est-ce qu’ils veulent ? — Communiquer avec nous. — Comment tu le sais ? — Je les entends. Pas vous ? » Mathur et Lamir restèrent un moment à l’écoute du silence, leurs défats toujours pointés sur les ombres figées. « On entend que dalle ! grogna Mathur. — Pas avec les oreilles, à l’intérieur. » Klarel lança un regard vers Laruy Clausko. Elle le crut mort et son cœur se serra, puis elle constata qu’il bougeait, qu’il respirait, et elle en éprouva un soulagement intense, presque douloureux. « Vous feriez mieux de ranger vos armes, elles ne serviront à rien. » Les soldats la fixèrent avec ce mélange de méfiance et de colère propre aux hommes armés. « Ce sont des putain de non-humains, grogna Mathur. On sait pas ce qui peut leur passer par la tête ! — J’ai passé plusieurs mois chez eux et ils ne m’ont jamais agressée. — Si au moins ces créatures du diable pouvaient nous fournir de quoi boire et manger… — Ils ne sont pas comme nous, vous venez de le dire. Ils ne mangent pas, ils ne boivent pas, ils n’ont pas la même perception de l’espace et du temps. — À quoi ça nous avancerait, alors, de communiquer avec eux ? — Peut-être à nous sauver la vie. Pas seulement à nous, je veux dire, à l’ensemble des habitants de cette planète. — Faudrait pour ça qu’Albad soit en danger. — Elle l’est, affirma Klarel. Ils tentent justement de nous en avertir. » Des bruits de pas retentirent dans l’entrée de la grotte et accentuèrent la nervosité des soldats. « Baissez vos armes, c’est moi, Ajli. » Il traversa prudemment les rangs des ombres et s’approcha d’eux. Les traits hâves, les joues mangées par une barbe naissante, l’allure lourde, il revenait bredouille de sa chasse. « On a de la visite, dit Lamir. — Je sais, je les ai vus. » Ajli rengaina son poignard et se pencha sur le capitaine. « Si on ne fait rien pour lui, il n’en a plus pour longtemps… — À part retourner dans la vallée, je ne vois pas de solution, marmonna Mathur. Et encore, pas sûr qu’il survive jusque-là. Et puis tu sais très bien comment ils nous accueilleront, en bas. Notre seule chance, c’est de passer ces putain de crêtes et de redescendre de l’autre côté. » Ajli se redressa et contempla les ombres immobiles. « Nous non plus, on n’est pas sûrs d’avoir la force de franchir les sommets. Il doit faire un froid terrible là-haut. On n’a pas le matériel nécessaire, pas d’eau, pas de vivres… — Les chances sont minimes, mais supérieures à celles que nous laisseraient les colons, argumenta Mathur. — J’en sais rien… J’ai pas le cœur à abandonner le capitaine. — Alors tu mourras avec lui…» La discussion entre les deux hommes déclencha un flot de souvenirs dans l’esprit de Klarel. Le corps figé de Sargor lui apparut, éclairé par les émulsions lumineuses de la clôture magnétique. Elle avait vérifié son pouls, constaté qu’il était mort et, pourtant, le lendemain, elle l’avait croisé devant la maison de ses parents. Bel et bien vivant. Elle se remémora les mots de Sargor lorsqu’il était venu la rejoindre en pleine nuit juste avant son excursion dans le territoire des Froutz : Ils m’ont ramené à la vie… j’ai changé depuis que je suis revenu de chez les morts… j’entends des trucs à l’intérieur… il n’y a plus de honte en moi… La peur s’empara d’elle, une peur immense et glaçante. Mourir. Il lui fallait mourir pour entrer en communication avec les Froutz. Comme Sargor devant la clôture magnétique. Passer cette frontière ultime qui la séparait des créatures non humaines et qu’elle n’avait pas eu la force de franchir lors de son premier séjour dans leur territoire. Elle s’était accrochée de toutes ses forces à la vie. Les ENHA lui réclamaient un acte de confiance absolue, une traversée du miroir, un séjour dans la demeure de toutes les terreurs humaines. Elle s’efforça de remettre de l’ordre dans ses pensées, dans sa respiration. Son instinct de survie reprenait aussitôt le dessus, son corps se révoltait déjà à l’idée de renoncer. Elle entendait la respiration sifflante de Laruy Clausko. Les Froutz avaient le pouvoir de lui rendre la vie comme ils l’avaient fait pour Sargor. Mais l’officier et les autres devaient d’abord lâcher toutes les prises, toutes les peurs. Elle prit une profonde inspiration et déclara : « Je pense savoir comment entrer en communication avec les Froutz. Je pense même qu’ils peuvent guérir le capitaine et vous donner suffisamment d’énergie pour franchir la chaîne des Optes. » Les trois hommes la dévisagèrent avec une curiosité mêlée d’incrédulité. « Comment tu comptes t’y prendre ? demanda Mathur. — Il suffit de mourir. » Un silence stupéfait accueillit les paroles de Klarel. « T’es bien une cinglée comme tous ceux de la colonie ! vitupéré Mathur. J’ai cru un instant que tu proposais une vraie solution. — Je suis sérieuse. » Elle écarta les mèches de ses cheveux qui lui balayaient le visage. Elle se demanda un instant si elle n’était pas vraiment folle, puis les vibrations résonnèrent de plus en plus fort en elle. « J’étais avec Sargor, l’un de mes amis, lorsqu’il est mort à la frontière du territoire des Froutz. Son pouls ne battait plus. Je l’ai laissé là, et puis, le lendemain, je l’ai aperçu devant la maison de mes parents. Bien vivant. — Il n’était sans doute pas mort. Et même, en admettant qu’il y ait eu un miracle, rien ne prouve qu’il ait été accompli par les Froutz. — Il n’y avait personne d’autre qu’eux et nous deux. Et Sargor m’a ensuite confirmé qu’ils l’avaient ramené à la vie. » Ajli pointa un index menaçant sur la jeune femme. « Tu nous demandes de nous laisser crever pour avoir une chance de survivre ? C’est la chose la plus stupide que j’aie jamais entendue ! » Klarel s’assit aux côtés de Laruy Clausko. « Partez si vous voulez. Moi, je ne bouge pas d’ici. Je veillerai le capitaine. » Lamir s’approcha d’elle et la fixa avec intensité. « Ça peut être très long de mourir, dit-il en détachant chacune de ses syllabes. Une putain de vraie saloperie. » Elle sourit. Toute peur l’avait désertée à présent. Elle baignait dans une sérénité qu’elle n’avait jusqu’alors jamais ressentie. « Il suffit de prendre la décision. Les Froutz se chargeront de l’appliquer. » Lamir soupira et se releva. « T’es jeune, t’es pleine de vie, t’es belle… Enfin, c’est ta décision. Ni moi ni les autres on n’attendra que la mort vienne nous cueillir. » Ils tinrent une brève et orageuse discussion sur l’opportunité d’emmener avec eux le capitaine, convinrent finalement que l’officier n’avait aucune chance de s’en tirer dans un environnement aussi hostile, qu’ils devaient donc ménager au maximum leurs propres chances de survie, tentèrent une dernière fois de persuader Klarel de les accompagner, récupérèrent le défat du capitaine, puis, après avoir salué la jeune femme et s’être frayé un chemin entre les ombres immobiles, ils sortirent de la grotte. Le capitaine Laruy Clausko rendit l’âme quelques instants plus tard. Klarel s’allongea à ses côtés et, bâillonnant sa terreur, attendit de franchir à son tour la frontière ultime qui séparait les vivants des morts. CHAPITRE XXIII Ainsi va la vie, changeante, admirable, subtile, Ainsi jaillit-elle dans nos âmes et dans nos cœurs, De la source cachée de notre être. Tu as perdu dans ta mémoire qu’elle n’est que ton reflet, Qu’elle te guide là où tu es pour aller, Entre les souffrances et les joies, entre les larmes et les rires, Tu te fâches sur la vie et tu appelles la mort, Mais la mort provoque une grande terreur dans ton secret, Et tu résistes à ses courants en souffrance, Parce que tu ne te rappelles pas qu’elle est de ton choix, Parce que tu ne connais plus de découvrir ta grandeur, Parce que la matière est occupant ton être, Qui tranche tes racines. Tu cries et appelles pour de l’aide, Alors nous voici devant toi, prisonnières de la glace, Infiniment libres, Nous voyons clairement en toi, Entends nos sages conseils, Ils ne sont que pour te remettre dans ton propre chemin, Et surtout aime. La déclaration des madres de Derchan, mythologie de Gayenn, système de Gamma de l’Orche. … DRAVOR et le jeune orche ont fait leur réapparition au bout d’une quinzaine de jours. Tous les matins et soirs, je me rendais au pied de la rampe qui relie la grotte à la surface pour guetter leur retour. Le temps passait et mes chances se réduisaient considérablement d’embarquer à temps à bord de L’Audax. La vie était plutôt agréable chez les Derchanites, mais j’aspirais à revoir le plus rapidement possible BeïBay et surtout mon bel Odom. J’étais tracassée par une autre sensation depuis ma visite chez les madres. Un sentiment d’urgence. Comme si, moi, simple médialiste (la meilleure de tout BeïBay quand même…), j’avais un rôle crucial à tenir dans les temps à venir. La nuit, je me réveillais sans cesse couverte de sueur, suffocante. Agir. Mais je n’avais aucune idée de ce qu’on attendait de moi – ni, d’ailleurs, de ce « on ». Une créature issue de mon imagination ? J’avais beau me triturer les méninges, me passer et repasser chaque vision, chaque mot des messages des fillettes figées dans les blocs de glace, je ne comprenais rien de ce qu’Eda et Oun avaient essayé de me dire, un comble pour une messagère et une conseillère. En attendant le retour de Dravor, j’avais exploré les divers recoins de l’immense cavité pour compléter mon reportage avec des images que je pourrais insérer en plans de coupe. J’avais assisté au dépeçage des éphants dans les bâtiments du bord du lac intérieur. Les Derchanites chargés de tuer les mammifères marins s’exécutaient avec une joie, une sérénité, un respect, un amour même qui rendaient leur activité légère, voire gracieuse. La mise à mort s’effectuait sans un gémissement. Ils enlaçaient les éphants avant de leur planter un coutelas en ivoire dans la gorge et les étreignaient jusqu’à ce que les animaux aient cessé de vivre. Ils dépeçaient ensuite le cadavre avec des gestes précis, prélevant la peau, puis les organes affectés à divers usages et la chair qu’ils coupaient en petits morceaux ; ils récupéraient enfin les os, dont les plus fins servaient d’ornements et les plus épais entraient dans la construction des maisons et la fabrication de meubles. Rien n’était perdu, pas même les yeux de couleur ambre, une parure appréciée des jeunes filles. On m’avait également conviée à l’une de ces assemblées formées des maîtres et chargées de veiller au bon fonctionnement de la cité. Les maîtres, comme Dravor, étaient des gens simples qui excellaient dans leur domaine. Ce jour-là étaient présents le maître des cheminées, la maîtresse des savons, le maître des dépeceurs, la maîtresse des fourrures, le maître des outils en os, le maître des eaux et la maîtresse des parures. J’ai demandé à l’un d’eux comment il avait accédé à une telle fonction. Il a ri de bon cœur avant de m’expliquer que, de temps à autre, une délégation de la population demandait à l’un ou à l’une des habitants de Derchan de bien vouloir accepter le titre de maître. C’était à la fois un grand honneur et une invitation pressante à l’humilité. Un maître qui se serait cru supérieur aux autres n’aurait pas été digne de son rang et aurait été la risée de la population. Comme personne n’avait envie d’être touché par les rires de douleur (sic), chaque maître évitait avec une grande attention les pièges grossiers de l’orgueil. Les sujets traités, les problèmes abordés étaient des prétextes à de grands éclats de rire. La dérision faisait partie intégrante du système de gouvernement derchanite. J’avais été surprise lorsque les membres de l’assemblée s’étaient levés et salués les uns les autres avant de se disperser. Comme ils avaient passé leur temps à plaisanter et se taquiner, j’avais l’impression qu’aucune décision n’avait été prise. « Il faudra améliorer le système d’évacuation », m’avait dit le maître des eaux au passage. Je ne m’étais pas rappelé qu’ils eussent un seul instant abordé le problème d’évacuation des eaux. Je m’étais amusée à imaginer les élus du Parlement universel de BeïBay nus et hilares dans le grand amphithéâtre des assemblées et m’étais demandé si, finalement, l’OMH et ses quelque deux cents mondes n’auraient pas été pas mieux gouvernés. J’ai fondu sur Dravor à peine descendu de sa monture. Deux garçons ont conduit l’orche dans l’enclos pour le nourrir et brosser sa fourrure. Les autres fauves grognaient et labouraient de leurs griffes le sol rocheux. « Il faut que je retourne au vaisseau, c’est urgent. » Il m’a fixée un long moment avant de répondre. Il avait maigri, ses côtes et ses hanches étaient devenues saillantes. « Je le savais de la part des sages conseils des madres. — Pourquoi n’êtes-vous pas rentré plus tôt, alors ? Je risque de manquer le décollage. — Il était bon pour l’orche de me transporter à la surface. Nous étions dans le besoin d’unir nos pensées. — Quand partons-nous ? — Quand j’aurai mangé un repas et prié le sommeil de me réparer. — Vous n’avez pas mangé ni dormi pendant tout ce temps ? » Un sourire a éclairé sa barbe et ses yeux noirs. « L’énergie de l’orche a été ma nourriture et mon repos. » Il a contemplé les fauves dans leurs enclos. Il y avait un tel respect dans son regard que je n’ai pas osé relancer la conversation. J’ai seulement été traversée par une interrogation incongrue : les Derchanites étaient-ils de bons amants ? « Vous n’avez pas peur qu’on arrive trop tard ? ai-je fini par demander. — À quoi bon se soucier ? a-t-il répondu avec un petit rire. Si le retard est bien là, alors il sera trop tard. Et la peur n’est pas pour moi. » J’ai évacué mon agacement d’un soupir. « Vous savez au moins où est posé le vaisseau ? — Les madres m’en donneront le sage conseil. » Il a dormi un jour et deux nuits entières. J’étais de plus en plus nerveuse. Cela faisait plus de trois semaines que, selon mes calculs, j’étais partie du vaisseau. Il me restait donc quatre ou cinq jours avant son décollage. Gagnée peu à peu par la décontraction et la simplicité de mes hôtes, j’avais pris l’habitude de me promener quasiment nue dans les allées de Derchan. Je prenais du plaisir à m’évader de ces prisons légères que sont les vêtements. Je me suis rendu compte que, bien que rationnels et technologiques, la plupart des humains continuent de projeter sur le corps des tabous et des fantasmes hérités des religions ou des mythologies d’avant la Dispersion. Les Derchanites n’en étaient pas pour autant dépourvus de respect. Je n’ai jamais décelé la moindre ambiguïté dans le regard des hommes que je croisais dans les rues, jamais la moindre lueur de convoitise, au point même que je me suis posé des questions sur mon pouvoir de séduction et que j’ai cherché un miroir dans toute la ville pour vérifier que je ne m’étais pas transformée en laideron. N’en ayant pas trouvé, je suis allée me mirer dans l’eau de la rivière souterraine, malheureusement troublée par les nombreux poissons et autres créatures aquatiques. Je n’ai entrevu qu’un visage aux contours flous et une ombre claire qui dansait dans les remous. Les Derchanites n’étaient pourtant pas insensibles à l’attirance physique. Des hommes et des femmes se regardaient, se provoquaient, se rapprochaient et finissaient par s’éclipser ensemble, parfois plusieurs jours de suite. Alors les familles se recomposaient sans que le changement n’entraîne de pleurs ni de cris. Les logements étaient redistribués, les enfants partaient avec leur mère, l’homme ou la femme délaissé retrouvait rapidement un compagnon ou une compagne. Eljik m’a ainsi appris que Dravor était son troisième époux, qu’elle n’avait pas eu d’enfants avec les deux premiers et que lui-même avait eu deux enfants avec sa première femme. Je la trouvais de plus en plus belle, à mille lieues des canons esthétiques standardisés en vigueur sur BeïBay – et auxquels, je l’avoue, je souscrivais moi-même. Elle ne se vêtait qu’en de très rares circonstances. Son corps était une merveille d’équilibre entre les creux et les courbes, rehaussé par la parure de ses cheveux et la finesse de sa peau. J’ai cru comprendre qu’elle n’aurait pas été contre le fait que Dravor passe une ou plusieurs nuits en ma compagnie, qu’elle en aurait tiré au contraire une forme de fierté. J’aurais sauté en d’autres temps sur l’occasion d’avoir la réponse à mon interrogation sur la qualité des amants derchanites, mais, outre mon amour pour Odom que je voulais exclusif, j’avais un doute sur mon interprétation des paroles et des gestes d’Eljik et refusais de blesser par maladresse les sentiments du couple qui m’avait si généreusement accueillie. En attendant le bon vouloir de Dravor, j’ai rongé mon frein en multipliant les prises de vues. Je suis retournée voir les madres. Après plusieurs heures d’attente, j’ai eu accès à la salle où se dressaient les trois blocs de glace. J’ai de nouveau eu l’impression d’être sondée au plus profond de mon être par les regards figés des trois filles, mais je n’ai reçu aucune vision, aucun message, aucun conseil. Peut-être fallait-il l’intercession d’un homme comme Dravor pour pouvoir entrer en contact avec elles. Peut-être avais-je rêvé lors de ma première visite. Lorsque Dravor a enfin prononcé les mots que j’espérais avec une impatience grandissante, je me suis surprise à regretter de quitter Derchan et ses habitants. Contradiction typiquement féminine, persifleront les langues misogynes ; elles n’auront pas tout à fait tort. J’avais noué en quelques jours des liens intimes et puissants avec les occupants de la grotte, je m’étais attachée à eux, à leur douceur, à leur sérénité, à leur éternelle bonne humeur. J’étais à des milliers d’années-lumière du Canal 45, d’OldEran, de la meute des médialistes lancés dans les rues de BeïBay et dans les couloirs du Parlement universel. J’avais tutoyé à Derchan la joie, le calme et la patience, et j’appréhendais de replonger dans l’existence trépidante d’une étoile des médias (j’ai oublié de mentionner la modestie dans la liste des qualités de mes hôtes). « Les madres m’ont donné leurs sages conseils dans le secret de mon âme, a dit Dravor. Elles m’ont recommandé, je vous prie, de vous ramener à l’endroit où s’est posée l’arche céleste… — Combien de jours pour s’y rendre ? » Il a réfléchi, le front légèrement plissé, pendant qu’Eljik lui caressait tendrement les cheveux. « Cinq fois que le jour s’éteint, cinq fois qu’il s’allume. — Cinq jours ? Mais on n’a pas mis autant de temps à l’aller ! — Le temps des tempêtes est advenu ; elles vont nous prendre dans leur souffle. — On arrivera trop tard ! » Il a haussé les épaules et a mangé un morceau d’éphant avant d’ajouter : « Trop tard pour quoi ? » Nous sommes partis le lendemain matin. J’avais passé une mauvaise nuit, incapable de trouver le sommeil malgré la douce chaleur émise par la fourrure sur laquelle j’étais allongée. À plusieurs reprises, pardon Odom, j’ai espéré que Dravor franchirait la porte de la chambre et s’allongerait contre moi. J’éprouvais le besoin urgent de sentir sur ma peau, sur mes lèvres, en moi, la force et l’impétuosité d’un homme. Je les ai entendus soupirer, Eljik et lui, dans la pièce d’à côté, et je l’ai follement enviée, cette femme dont l’horizon se limiterait jusqu’à la fin de sa vie à cette grotte obscure, à cette maison exiguë, à cette odeur permanente de graisse. J’ai récupéré mon fusil et ma combinaison fourrée. Dravor m’a recommandé de m’habiller le moins possible pour bénéficier de la chaleur bienfaisante, reconstituante, de Torche. Il a choisi le plus grand, le plus solide des animaux dans l’enclos au pied de la rampe, une bête impressionnante qui atteignait plus de sept mètres au garrot. Eljik et les enfants nous ont accompagnés. Elle m’a remis un petit sac de peau empli de morceaux grillés d’éphant. Je l’ai serrée un long moment dans mes bras et j’ai masqué mes larmes du mieux que j’ai pu. Puis, après avoir embrassé les enfants, j’ai emboîté le pas de Dravor, qui franchissait la barrière de l’enclos et se dirigeait vers notre monture. Il avait décidé de remonter seul à la surface : il m’a expliqué, avec une tranquillité qui m’a sidérée, qu’il ne voulait pas risquer la vie d’autres orches et d’autres Derchanites dans les tempêtes incessantes qui déferlaient à la surface. J’en ai déduit qu’il risquait la sienne pour me ramener à L’Audax, et seule une pudeur imbécile m’a interdit de me jeter dans ses bras. J’en ai conclu également que je n’étais pas certaine d’arriver vivante au vaisseau et, aiguillonnée par mon instinct de survie, j’ai failli le supplier de renoncer à ce projet. Quelqu’un de sensé aurait probablement préféré perdre cinq ansTO dans un endroit sympathique plutôt que la vie, mais je ne suis pas sensée – ou je n’aurais pas exercé le beau métier de médialiste. J’ai donc grimpé sur l’orche en m’agrippant aux excroissances osseuses (peut-on parler de cornes intérieures ?) et me suis installée aux côtés de Dravor dans le poitrail de l’animal. Je me suis débarrassée de mes derniers vêtements, que j’ai posés à mes pieds, roulés en boule autour du cakra et du fusil. Il m’a souri en constatant que j’appliquais ses conseils. Si je racontais à OldEran que j’avais voyagé nue dans la fourrure d’un fauve géant, il refuserait de me croire tant que je ne lui aurais pas montré les images enregistrées par mon EF. J’avais hâte de contempler sa bobine lorsqu’il se rendrait compte que je disais la vérité. Je ne distinguais pas grand-chose à travers la trame des poils longs de l’orche. J’ai deviné que nous nous étions mis en chemin lorsque l’ample pas de notre monture m’a balancée d’un côté sur l’autre et que mon épaule a frôlé celle de Dravor. J’ai cru entrevoir les silhouettes d’Eljik et de ses enfants sur le côté de la rampe, puis nous sommes remontés vers la surface. Là-haut soufflaient des bourrasques d’une violence inouïe qui écartaient régulièrement les poils longs de l’orche et déposaient des baisers glacés sur mon corps. Je ne discernais rien d’autre qu’une blancheur aveuglante. Je me collais le plus possible au pelage intérieur du fauve pour rester baignée dans sa chaleur. L’orche marchait avec lenteur dans la tempête, luttant de toutes ses forces contre les vents contraires. Dravor gardait la plupart du temps les yeux clos. J’ai deviné qu’il restait en communication avec l’animal, qui, de temps à autre, renâclait visiblement à défier les éléments hostiles ; il s’arrêtait par instants et, la tête baissée, il attendait pour repartir que les éléments s’apaisent. « Il vaudrait mieux retourner à Derchan, ai-je suggéré à Dravor. Je vous fais prendre trop de risques. » Ses yeux noirs se sont tournés vers moi ; ils brillaient dans la pénombre de la fourrure. « Je vous prie, les madres m’ont donné le sage conseil de vous emmener au-dedans de votre arche et je suis en devoir de leur obéir. — Mon départ n’a pas tant d’importance que ça… — Je crois au contraire que vous devez rentrer d’importance. Les madres m’ont montré la beauté de votre âme et la grandeur de la tâche que vous êtes en devoir d’accomplir. » Je me suis rencognée dans la fourrure de l’orche, convaincue que son regard perçant allait débusquer de son antre l’usurpatrice que j’étais, la médialiste à l’affût d’images spectaculaires, la voleuse d’intimité. « Ni mon âme ni ma tâche ne sont grandes », ai-je murmuré presque malgré moi. La tension intérieure générée par mon imposture m’était insupportable. « Je ne suis qu’une médialiste de BeïBay, une intrigante. » Il a eu une réaction inattendue : il a éclaté d’un rire joyeux, enfantin. « Alors vous ne savez pas qui est vraiment votre je, vous ne savez pas découvrir ce qu’en vous il y a de grand. » Sa main a traversé le rideau ajouré de poils pour m’effleurer la joue. Son contact à la fois doux et chaud m’a fait frissonner. J’avais ma réponse : les Derchanites étaient sans aucun doute des amants merveilleux, Dravor en tout cas. « Dans chaque être il y a le grand, mais il est parfois difficile de fouiller au-dedans du je pour le découvrir. » Nous avons progressé tant bien que mal au milieu des tempêtes qui se succédaient sans interruption. La fourrure de Torche s’ouvrait régulièrement, le vent s’engouffrait par la brèche et nous cinglait violemment, nous drapant dans ses voiles de glace. Bien que Gamma ne réussît pas à transpercer les particules de neige, la lumière du jour me blessait les yeux. Je sentais que la chaleur du fauve diminuait peu à peu, comme s’il mobilisait toute son énergie pour lutter contre le froid. Je n’étais pas gelée, pas encore, et j’ai attendu avant d’enfiler mes vêtements. Dravor me surveillait du coin de l’œil entre ses longues périodes d’union des pensées avec Torche. Par quel miracle réussissait-il à communiquer avec un animal en principe régi par les seuls instincts de son espèce ? Encore un casse-tête pour les rationalistes que je ne manquerais pas d’interroger à ce sujet. « L’orche va devoir prendre un temps de sommeil qui répare, a déclaré Dravor au bout d’une période que j’ai estimée à quatre jours. — Mais on risque de mourir de froid s’il s’arrête en plein milieu de la tempête ! — S’il n’est pas pour se reposer, alors la fatigue le cueillera dans son souffle. — Il va être enseveli sous la neige… — L’orche peut demeurer dans la neige trois jours qui se lèvent et trois jours qui s’éteignent. » La perspective d’être ensevelie pendant trois jours m’a épouvantée. « Mais nous, nous ne pourrons plus respirer. — L’orche aussi a le besoin de respirer. Il creuse les poches d’air qui lui sont nécessaires pour continuer la vie. Il creusera aussi pour nous, car nos pensées sont dans les siennes. » Ainsi que l’avait annoncé son maître, l’orche s’est arrêté et s’est couché sur le flanc. Allongé, il offrait moins de prise au vent et sa température a rapidement remonté. Dravor a écarté ses longs poils pour observer l’extérieur. La neige tombait en flocons serrés presque aussi durs que des cristaux de glace. Le Derchanite est revenu à sa place et les poils se sont refermés derrière lui, laissant juste assez d’espace pour permettre à l’air de passer. La peur m’a bientôt gagnée de périr étouffée et j’ai dû me mordre les lèvres jusqu’au sang pour ne pas hurler. Au bout de quelque temps, l’orche s’est mis à creuser les poches d’air sans se relever. Il lançait ses pattes antérieures à l’assaut du manteau de plus en plus épais qui le recouvrait et qui se durcissait rapidement. Ses mouvements provoquaient de puissantes vibrations dans tout son corps, qui se répercutaient dans ma nuque, ma colonne vertébrale et mes os. Il disputait maintenant une course de vitesse contre les éléments, forant un trou le plus vaste possible avant que la neige ne l’emprisonne dans son étreinte gelée. « Comment fera-t-il pour sortir ? ai-je demandé à Dravor. — La force de l’orche est une qualité. Maintenant, il serait salutaire de ne plus converser, de ne plus s’agiter, je vous prie : l’air est un trésor qu’il convient d’épargner. » Il est descendu d’une cinquantaine de centimètres, s’est allongé le plus confortablement possible sur les excroissances et endormi en quelques secondes. Je me suis efforcée de l’imiter en me couchant juste au-dessus de lui. Mes pensées galopantes et imprégnées de panique m’ont empêchée de trouver le sommeil. J’entendais le grésil de plus en plus lointain des flocons et les coups de boutoir du vent. J’ai contenu, je ne sais comment, les impulsions qui me poussaient à quitter mon abri, à tenter par tous les moyens de regagner la surface. J’ai maudit ma claustrophobie. Je n’avais jamais voulu corriger mon aversion des espaces clos par l’implant de correcteurs génétiques, sans doute par coquetterie, parce que j’aurais dû avouer une faiblesse dans un monde qui n’en tolérait aucune. J’ai également maudit les madres d’avoir conseillé à Dravor de me ramener au vaisseau et j’ai fortement douté de la sagesse de ces filles piégées dans la glace comme je l’étais en ce moment. Peut-être me retrouverait-on nue et intacte dans des centaines d’annéesTO et me vouerait-on un culte ? J’ai fini par m’endormir. Des coups répétés et puissants m’ont réveillée. Les jambes de Dravor, déjà rassis près de moi, me frôlaient le crâne. Il m’a accueillie d’un sourire chaleureux. Je n’avais aucune idée de la durée de mon sommeil. J’avais la sensation d’émerger d’un gouffre aux profondeurs insondables. Bien que je n’eusse bu rien d’autre que des morceaux de glace depuis le départ, ma satanée vessie menaçait de déborder. Je me suis redressée et installée aux côtés de Dravor, m’agrippant aux excroissances pour ne pas être éjectée de mon siège. J’ai vérifié machinalement que mes vêtements étaient restés en place, ainsi que le cakra et le fusil. Les coups se sont amplifiés et des craquements ont retenti autour de nous. J’ai puisé dans le sac remis par Eljik deux morceaux de viande d’éphant et en ai tendu un à Dravor. Il m’a remerciée d’une petite inclination de la tête et a marmonné quelques mots dans sa barbe avant de le manger. Il a en revanche refusé le deuxième morceau que je lui proposais. « Trop de nourriture empêche l’union des pensées », a-t-il expliqué avec un sourire navré. Je n’ai pas saisi, évidemment, le rapport entre les voies digestives et l’union des pensées. Depuis le moment où les Derchanites étaient venus me chercher sur la glace et où j’avais consenti à m’enfoncer dans la fourrure de leurs terrifiantes montures, j’avais renoncé à la logique. « À propos, les madres m’ont parlé de Bagvan. Connaissez-vous ce mot ? » Il m’a regardée d’un air étonné. « C’est un mot très ancien qui est de notre langue. Il veut dire l’entrée douce et indispensable de la femme, ou le monde qui naît, et aussi le principe ultime qui ordonne toute action, toute vie. — Il n’y a aucune autre explication ? » Il a réfléchi, ballotté par les coups de boutoir de l’orche. Comme son épouse Eljik quelques jours plus tôt, je l’ai trouvé magnifique, presque glorieux dans sa simplicité nue. « Pas d’autre en tout cas ne monte dans mon esprit. » L’orche s’est relevé dans un ultime effort pour briser la croûte de glace. Il a poussé un rugissement terrible que j’ai interprété comme une manifestation de triomphe. Dravor a écarté les poils de la fourrure extérieure. Une lumière éblouissante est entrée à flots dans notre abri de laine. Le temps que je m’accoutume à l’éclat du jour, j’ai aperçu le ciel d’un gris rouge sans tache et les flèches des hautes aiguilles aux facettes brillant de mille feux. « Le souffle de la tempête s’en est allé au loin, s’est exclamé Dravor d’un ton joyeux. Elle nous a laissé notre vie, louée soit-elle. » Un grondement assourdissant a soudain déchiré le silence posé sur la plaine glacée. Dravor a eu le réflexe de se baisser et de se protéger la tête de ses mains. J’ai immédiatement reconnu ce bruit : la poussée des moteurs d’un vaisseau en phase de décollage. Ma gorge et mon ventre se sont serrés. L’Audax ne m’avait pas attendue. CHAPITRE XXIV Fou est l’homme qui se chausse sans vérifier qu’un insecte venimeux ne dort pas à l’intérieur de ses bottes. Variante d’un proverbe de Xôlôt, système de Bêta du Lir. LA VOIX haut perchée de Coluk s’éleva du récepteur posé sur la table de nuit. « Il sort. » Bakmo contempla avec un soupir le corps de Maginn allongée à ses côtés. Dire qu’il avait dépensé des fortunes avec les professionnelles du sexe alors qu’il venait de passer des heures merveilleuses – et gratuites – avec une simple équipière de son vaisseau. Les caresses et les baisers de Maginn valaient ceux de toutes les prostituées de la Galaxie, tant il est vrai qu’une femme amoureuse aime donner du plaisir à l’élu de son cœur – la réciproque, avait-il constaté avec une pointe de lucidité et de dépit, ne se vérifie pas toujours. Elle lui avait fait oublier la décoration minable et la saleté de la chambre des faubourgs de Chaarbville. Elle lui avait avoué qu’elle l’aimait secrètement depuis qu’elle avait rejoint l’équipage du Parsal, dix-huit moisTO plus tôt. Elle l’avait remarqué le premier jour de son engagement, mais elle n’avait pas osé lui parler, attendant silencieusement qu’il baisse les yeux sur elle. Elle maudissait Vilnea (ou Elvina) d’avoir berné le nouveau capitaine et d’avoir sapé son autorité aux yeux de son équipage ; elle la bénissait pour leur avoir permis de passer leur première nuit ensemble, et sans doute pas la dernière. « Va falloir y aller », murmura Bakmo. Il ouvrit son émetteur. La pendule transparente du plafond indiquait 18 heures 45. La nuit n’allait pas tarder à tomber. Maginn et lui ne s’étaient pas levés depuis un bon moment et avaient perdu toute notion du temps. « Suivez-le et dites-moi où il va. Et surtout vous le lâchez pas d’une semelle. Des nouvelles de la fille ? — On ne la voit plus, répondit Coluk. Mais je suppose qu’elle zone toujours dans les parages. — On se prépare et on vous rejoint. » Bakmo coupa la communication, déposa un baiser sur l’épaule de Maginn encore endormie, passa dans la salle de bains, maugréa quand l’eau, toujours aussi froide et parcimonieuse, tomba de la pomme de la douche et se lava avec le savon à l’étrange couleur sang fourni par l’hôtel. Maginn le rejoignit quelques instants plus tard et l’aida à se rincer. La voix de Coluk grésilla dans le récepteur pendant qu’ils étaient en train de s’habiller. « Il est entré dans le bureau de la compagnie InterStiss. — Restez en planque dans le secteur, on vous rejoint. » Bakmo pensait comme Maginn qu’ils ne récupéreraient jamais les dix millions de kolps tout simplement parce que Vilnea, ou Elvina, ou quel que soit son nom, ne les avait pas. Il n’avait pas non plus l’intention de se venger. La vengeance ne les avancerait pas à grand-chose : étant donné les qualités de combattant de l’homme et de la femme qu’ils poursuivaient, l’option représailles pouvait s’avérer dangereuse, voire suicidaire. Mais il lui fallait aller au bout de l’aventure. C’était plus fort que lui. Comme une saloperie d’accélérateur nanoneuro. Il y avait certainement quelque chose à glaner à la fin de l’histoire, ne serait-ce qu’une explication. Il voulait comprendre. Comprendre quels étaient les enjeux cachés de cette poursuite à travers l’espace, comprendre qui étaient réellement cet homme et cette femme, comprendre pourquoi elle avait mis un tel acharnement à le rattraper, pourquoi, alors qu’elle le tenait enfin, elle n’avait pas réussi à prendre l’avantage sur lui, pourquoi elle ne l’avait pas liquidé sans prendre de risque avec un défat ou une autre arme à feu. Comprendre, en gros, si ça valait le coup de se faire escroquer de dix millions de kolps. Il aviserait plus tard pour le fric et le vaisseau. Il lui faudrait pas mal de kaïfs pour refaire le plein de carburant et pas mal de temps pour reconstituer un équipage. Ils ne pourraient pas continuer très longtemps à détrousser les mineurs, l’alerte risquant d’être donnée très vite aux forces de l’ordre du coin, présentes et attentives bien que la plupart du temps invisibles. On avait beau éliminer les corps et effacer les traces, un détail finissait toujours par vous trahir, un cheveu, un ongle, une goutte de sueur ou de salive. Bakmo ne tenait pas à passer le reste de sa vie dans une geôle kaïfrenote – en tant qu’adhérente de l’OMH, Kaïfren avait sans doute été contrainte d’abolir la peine de mort. Quant à ses hommes, Coluk, Mollasse et les autres restés à Verdasco, ils se débrouilleraient pour trouver un nouvel engagement à bord d’un vaisseau de ligne ou de contrebande ; les bons équipiers étaient recherchés dans les environs des astroports. Ils quittèrent l’hôtel sans prendre le repas (immonde) proposé par le réceptionniste et rejoignirent par une succession de rues plus ou moins animées la grande artère où étaient regroupés les commerces et les agences de voyage. Coluk et Ragat les attendaient à l’intérieur d’une gargote où ils purent s’installer et commander des galettes frites au goût indéfinissable servies à toute heure du jour et de la nuit dans la plupart des restaurants de Chaarbville. « Il n’est pas ressorti ? — Sinon, on serait pas restés là à l’attendre comme des cons ! » répondit Ragat. La remarque lui valut un regard noir de Maginn ; le technicien lui décocha en retour un sourire venimeux. « Vous avez mis le temps ! grogna Coluk. Ça fait bien une heure qu’il est entré là-dedans. — Le temps de nous préparer et de faire le chemin, expliqua Bakmo. — Il est presque vingt heures, et, à cette heure-là, y a un bon moment qu’on est levé, normalement ! — Vous avez pas l’air de très bonne humeur, vous deux. — Passe deux nuits dans le dormirium de Sar Babu et tu verras si t’es de bonne humeur ! — C’est si terrible que ça ? — L’enfer ! gronda Ragat. Entre les bruits, les odeurs et ces saletés de virechs qui vous bouffent le sang. J’espère vraiment qu’il y a du fric à récupérer dans cette histoire. » Évitant de fixer Maginn, dont il sentait le regard insistant sur sa joue, Bakmo préféra changer de sujet. « Pas de nouvelles de Vilnea ? — Pas de nouvelles, mauvaises nouvelles, ricana le technicien. Si elle s’est barrée, nos dix millions se sont définitivement envolés avec elle. — Elle n’a pas fait tout ce chemin pour abandonner, affirma Bakmo. Elle a sans doute changé de masque correcteur. Elle se trouve peut-être en ce moment juste à côté de nous. » La clientèle de la gargote n’était constituée que d’un couple de personnes âgées, de plusieurs mineurs en combinaison noire et d’une femme assise dans un coin, vêtue d’une tenue kaïfrenote, les traits masqués par un chapeau à large bord. « La femme là-bas ? murmura Coluk. — Possible. » Bakmo désigna l’agence de l’InterStiss à travers la vitrine du restaurant. « Il faut juste le suivre, lui. Elle sera là où il sera. — J’espère que tu dis vrai, Bakmo, siffla Ragat. — Sinon tu feras quoi, Mollasse ? » Le technicien laissa son regard parler à sa place ; il essaierait de se venger sur le capitaine et celle qui avait eu la mauvaise idée de devenir sa maîtresse. Il ne récupérerait pas son argent, mais les regarder agoniser à ses pieds lui procurerait un certain soulagement. Bakmo connaissait bien ce genre d’homme, compensant le manque de puissance et de courage par la patience, la traîtrise, la lâcheté et la cruauté. Un adversaire finalement plus dangereux qu’un costaud à gros bras et grande gueule. Il faudrait l’éliminer avant qu’il ne se rende compte qu’il n’y avait aucun bénéfice à tirer de leur aventure kaïfrenote. Un proverbe de Xôlot, la planète originaire de Bakmo, disait : fou est l’homme qui laisse le reptile venimeux dormir dans ses bottes. L’attente se prolongea. Les premières enseignes s’allumaient, les mineurs descendaient des subs qui les ramenaient des mines et affluaient par petits groupes. « Qu’est-ce qu’il fout là-dedans ? grogna Ragat. Il a l’intention d’y passer la nuit ou quoi ? — Le mieux serait d’aller y voir », suggéra Coluk. Bakmo vida sa tasse de ticha. « Je connais pas de meilleure manière de se faire repérer… — Moi je peux y aller, proposa Maginn. On se méfie moins d’une femme. Je ferai comme si je me renseignais pour un voyage. — Faut reconnaître que t’as parfois des idées, grinça Ragat. — Normal : mon cerveau n’est pas placé comme le tien entre les jambes ! » La remarque arracha une grimace au technicien et un sourire aux deux autres. « D’accord, concéda Bakmo. Si t’as le moindre problème, tu nous préviens. » Maginn traversa la rue et entra dans l’agence. Plus il apprenait à la connaître, et plus Bakmo se disait que cette femme était vraiment une perle, et pas seulement au lit : son sens de l’initiative, son sang-froid et sa répartie en feraient un excellent second. Elle sortit de l’agence au bout d’une dizaine de minutes et les rejoignit dans l’auberge. « Il est parti, dit-elle sans prendre le temps de s’asseoir. — Comment ça, parti ? — Comme je ne le voyais pas, j’ai joué cartes sur table. J’ai demandé aux employés s’ils savaient où était passé l’homme qui était entré chez eux deux heures plus tôt. Je leur ai dit que j’étais de sa famille et… — Abrège, bordel ! » coupa Ragat. Le poing de Bakmo le démangea ; il se contint pour ne pas l’écraser sur la face ronde du technicien. « Ils m’ont dit qu’ils n’avaient vu personne. Je leur ai dit que j’étais avec lui quand il est entré et que je l’ai attendu dans la rue. Une des deux femmes m’a dit : “Si vous étiez vraiment avec lui, alors vous devez savoir où il est passé.” — Ils mentent comme des putain d’arracheurs de dents ! » glapit Ragat. Bakmo épia du coin de l’œil la femme aux vêtements kaïfrenotes, la seule, avec eux, à être restée à sa place. Il aurait donné sa main à couper que le chapeau abritait la tête de Vilnea. « Je crois comprendre, fit-il après un moment de silence. Les voyages supraluminiques ne sont pas encore officiellement autorisés. Et les compagnies qui les proposent, comme l’InterStiss, sont obligées de garder le secret si elles ne veulent pas avoir des ennuis. — Quel genre d’ennuis ? demanda Coluk. — Du genre tu pars et tu reviens jamais. Ils se servent de passagers comme de cobayes et ils en perdent un certain nombre. À mon avis, ils l’ont conduit à la base de lancement par un passage discret. — Un souterrain ou quelque chose comme ça ? » Bakmo acquiesça d’un grognement. « Ça veut dire qu’on est baisés sur toute la ligne ? reprit Coluk. — Pas tout à fait. » Sans se retourner, Ragat désigna d’un coup de menton la femme aux vêtements kaïfrenotes. « C’est elle qui nous doit les dix millions de kolps, pas lui. — Comment sais-tu que c’est elle ? objecta Maginn. Y a rien qui ressemble plus à une femme vêtue en Kaïfrenote qu’une autre femme vêtue en Kaïfrenote. — Contrairement à ce que tu crois, mon cerveau me sert parfois à penser. Elle est allée aux toilettes pendant que t’étais dans l’agence. Je l’ai suivie et j’ai réussi à jeter un coup d’œil dans le coin des femmes. C’est elle : elle se passait de l’eau sur la figure. — Pourquoi t’as gardé ça pour toi ? gronda Bakmo, les sourcils froncés. — Le temps n’était pas venu d’en parler. — Tu comptes aller lui réclamer le fric toi-même, Mollasse ? » Ragat se pencha et baissa la voix. « Nom de Dieu, Bakmo, elle est seule et on est quatre. Et elle n’a pas d’autre arme que ses… — Elle se lève ! » l’interrompit Maginn. La femme se dirigea vers la sortie du restaurant. Elle portait à l’épaule un sac en toile, un nécessaire de voyage peut-être. « On la suit ! » Ragat repoussa sa chaise et se leva. « On va lui faire cracher tout ce qu’elle a dans le bide, à cette petite salope ! — C’est toi qui risques de finir le ventre ouvert, ouais ! » siffla Maginn. Bakmo retint le technicien par le bras. « Pas de panique. Elle entre dans le bureau de l’InterStiss. Elle cherche à se renseigner, comme nous. Attendons qu’elle ressorte. » Elle resta plus d’une heure dans l’agence. Ils se demandèrent si elle n’avait pas suivi le même chemin secret que l’homme qu’elle pourchassait. « Si on les a perdus tous les deux, là on sera vraiment baisés sur toute la ligne ! fulmina Ragat en décochant un regard meurtrier à Bakmo. — La ferme, Mollasse ! » Bakmo essaya de se souvenir à quel moment Ragat avait embarqué à bord du Parsal. Après lui, aucun doute là-dessus : à la mort d’Algor, il était devenu le plus ancien de l’équipage. Il eut beau fouiller sa mémoire, il fut incapable de se rappeler le jour précis de l’engagement du technicien ; il faisait partie de ces hommes qu’on ne remarquait pas jusqu’à ce que les circonstances les poussent à dévoiler leur véritable caractère. « La voilà », dit Maginn. La silhouette de Vilnea venait de réapparaître à la porte de l’agence. « On y va, cette fois ! rugit Ragat. Et on la rate pas ! — On dirait qu’elle vient par là…» Elle avançait en effet d’un pas décidé en direction de la gargote, se faufilant entre les groupes de mineurs. Elle s’introduisit dans la salle et piqua droit sur eux. Bakmo agrippa la crosse de son défat. Le contact de son arme ne suffit pas à le rassurer. Elle retira son chapeau et les fixa tour à tour de ses impénétrables yeux gris. Ils ne bougèrent pas, pris au dépourvu, conscients que la foudre pouvait s’abattre sur eux au moindre mouvement. Bakmo estima qu’en tant que capitaine il lui revenait de prendre son courage à deux mains et l’initiative. « Comme on se retrouve, Vilnea, lança-t-il avec un sourire crispé. — On ne se retrouve pas, on ne s’est plus quittés depuis que votre mouchard m’a retrouvée. — Il me semble qu’on est restés en compte… — Si vous voulez parler des dix millions de kolps, vous savez pertinemment que je ne les ai pas et ne les aurai jamais. Vous pouvez me traquer jusqu’à l’autre bout de la Galaxie, me torturer, me tuer, me couper en petits morceaux, vous ne récupérerez pas votre argent. » La voix de Vilnea, aussi affûtée qu’une lame, contrastait avec son visage d’adolescente attardée, sa pâleur et sa maigreur. « On s’est quasiment ruinés pour vos beaux yeux, plaida Bakmo. On s’était dit qu’une petite compensation… — Je viens justement vous offrir cette compensation. — Attention ! vitupéra Ragat. C’est pas une misérable poignée de kaïfs qui… — La ferme, Mollasse ! C’est quoi, votre proposition ? » Vilnea tira une chaise, s’assit, posa le sac en toile à ses pieds et pointa l’index sur Maginn. « Vous savez, puisqu’elle s’est renseignée, que l’homme que je poursuis a réussi à trouver un voyage supraluminique pour le système de Gamma Bagvan. Les employés de l’agence m’ont confirmé qu’il s’était déjà rendu à leur base de lancement par un passage qu’ils appellent entre eux le « couloir de la mort ». Ils n’ont pas pu me préciser l’heure ni même le jour de son départ, ils ne les connaissent pas eux-mêmes, pour des raisons de confidentialité, et aussi parce que les fenêtres de tir ne sont pas toujours connues d’avance… — Quel rapport avec notre fric, putain ? coupa Ragat. — La ferme, Mollasse ! » Vilnea fixa le technicien d’un air indéfinissable, comme elle aurait observé un insecte bizarre ou une créature appartenant à un règne inconnu. « Je leur ai proposé de servir à mon tour de cobaye. Ils m’ont répondu qu’ils n’avaient pas prévu d’autres voyages individuels pour le moment, qu’ils recherchaient plutôt des gens expérimentés, des professionnels du transport pour essayer les nouveaux appareils qui deviendront leurs vaisseaux de ligne. Je vous propose une association : vous vous portez volontaires pour piloter un de leurs prototypes et j’intègre l’équipage. — Qu’est-ce qu’on a à gagner dans cette affaire ? demanda Bakmo. — Tôt ou tard, le Parlement de l’OMH fera la chasse aux frauds et à leurs magouilles. Vous avez la possibilité de mettre fin à la clandestinité, de devenir capitaine ou équipier d’un vaisseau de l’InterStiss, de travailler pour l’une des compagnies les plus prestigieuses de l’OMH. — Ça, c’est ce que vous pensez, pas forcément ce qui arrivera… — On risque plutôt de finir en bouillie dans l’espace ! s’exclama Coluk. — On parlait de fric, pas d’une minable combine à la noix ! » renchérit Ragat. Vilnea prit une profonde inspiration. Sa voix était devenue plus grave, plus chaude, lorsqu’elle reprit la parole. « Il faut savoir reconnaître les opportunités lorsqu’elles se présentent : la porte s’ouvre maintenant, pas demain. — On n’est que quatre, objecta Bakmo. J’ai besoin de temps pour rassembler un équipage. » Vilnea balaya l’argument d’un revers de main. « Le temps des vaisseaux à propulsion classique et à pliure quantique s’achève. On privilégie maintenant la mobilité, la légèreté. Nous parlons de voyages plus rapides que la lumière. Qui permettent de transporter des passagers presque instantanément d’un coin à l’autre de la Voie lactée. Plus besoin d’équipage pléthorique. Trois ou quatre personnes suffisent. — Ils vous ont raconté tout ça, dans leur bureau minable ? lança Ragat avec une moue dubitative. — Quand on sait parler aux gens, les gens vous parlent, répliqua calmement Vilnea. Vous n’avez plus d’argent, il vous faudrait travailler plusieurs années pour avoir de quoi remplir les réservoirs et rassembler un équipage complet. De toute façon, s’il ne pourrit pas dans la chaleur de Kaïfren, votre vaisseau est condamné à finir dans les oubliettes de l’histoire. Qu’avez-vous à perdre ? — La vie ! s’écria Coluk. — On préférerait être dédommagés d’une autre façon », cracha Ragat. Vilnea planta ses yeux gris dans ceux du technicien. « Je vous le répète : je n’ai pas d’argent et pas l’intention de travailler dans les mines du Chaarb pour vous en procurer. — Alors faut payer autrement, insista Ragat. — Comment ? » Le technicien se leva et se recula en braquant sur la jeune femme le défat qu’il avait subtilisé à Bakmo. « Rends-moi mon arme, Mollasse ! — Fallait mieux la surveiller, capitaine ! Depuis que t’as pris le commandement du Parsal, on court de galère en galère ! Après elle, je vous liquiderai tous les deux, toi et ta putain. » Vilnea resta tranquillement assise sur sa chaise, les yeux rivés sur le défat. « T’es dingue, Ragat, intervint Coluk. — Boucle-la si tu veux pas finir comme eux en trou noir. » Le patron, les serveuses et les clients s’étaient statufiés dans la pénombre de la gargote. Deux mineurs qui s’apprêtaient à entrer tournèrent les talons et s’éloignèrent rapidement dans la rue inondée de lumière. « Baisse cette arme si tu veux rester en vie. » La voix de Vilnea avait incisé le silence avec la puissance d’un rayon laser. « T’as pas l’air d’avoir bien compris, ma belle. C’est toi qui vas…» Le temps parut soudain se suspendre. Vilnea jaillit de sa chaise à la vitesse de la foudre et s’abattit sur Ragat. Le technicien réussit à presser la détente du défat, l’onde se perdit entre les tables et frappa le carrelage dans lequel elle creusa un trou aux bords noirs déchiquetés d’un diamètre de cinquante centimètres. Vilnea lui cingla d’abord le bras, l’obligeant à lâcher son arme, puis elle le cueillit à la gorge d’un coup puissant et précis et lui décocha une deuxième frappe à la base du nez avant qu’il bascule vers l’arrière et s’effondre comme une masse au milieu des chaises. Elle revint ensuite s’asseoir sans plus se soucier de lui. Elle n’était pas essoufflée, pas une seule goutte de sueur ne perlait sur son visage. Bakmo récupéra son arme et la remisa dans sa gaine en maugréant : « J’ai rien senti quand ce salopard me l’a piquée. » Le patron de la gargote, un homme volubile et tout en rondeurs, s’approcha avec circonspection du corps inerte de Ragat et s’accroupit pour l’observer. « Je crois bien qu’il a son compte, dit-il sans relever la tête. Pas la peine de prévenir les autorités. Tout le monde a vu qu’il vous a braqués avec un défat. Si vous voulez, je me charge de lui et des démarches administratives. » Il ne proposait pas ses services à ses clients pour leur être agréable, il comptait probablement récupérer un peu d’argent en revendant les organes du mort à un quelconque laboratoire : on avait un besoin urgent de cobayes humains pour pousser les recherches sur les correcteurs génétiques. Bakmo lui en donna l’autorisation d’un geste de la main. « Je pensais bien qu’il nous ferait un coup de ce genre, mais on vous a déjà vue vous battre et je ne le croyais pas crétin au point de perdre ses nerfs et de s’en prendre à vous frontalement. » Vilnea eut un sourire qui la rendit à cette enfance qu’elle n’avait pas quittée depuis très longtemps. « Je suppose que vous savez d’où je viens… — De cette école d’assassins appelée le Thanaüm, non ? Si vous nous racontiez vraiment l’histoire qu’il y a entre vous et le type que vous poursuivez. — Je ne le peux pas. » Le ton n’appelait aucune réplique. « Que dites-vous de ma proposition ? — Pourquoi vous ne l’avez pas tué, l’autre fois dans la rue ? — Que dites-vous de ma proposition ? » D’un coup d’œil, Bakmo vérifia que Maginn pensait la même chose que lui. « Ça pourrait s’envisager. Je suppose que vous voulez vous rendre là où s’est rendu votre homme. — Vous supposez juste. — Est-ce que la compagnie a prévu un vol pour Gamma Bagvan ? — Comme nous sommes les cobayes, ils nous laissent le choix de notre destination. — Ils vous ont parlé de nos chances d’arriver intacts ? — Ils les estiment à soixante pour cent. Plus d’une chance sur deux. — Et vous pensez qu’on fera l’affaire à quatre ? — Ils recherchent justement une équipe de quatre. L’un de nous était en trop. Votre ami vient de nous faciliter les choses en s’excluant tout seul du jeu. — Il n’était pas notre ami. » Bakmo se tourna vers Coluk. « T’en penses quoi ? — J’ai bien envie de tenter l’aventure, répondit le cuisinier. — Et toi, Maginn ? — Tu sais bien que j’irai là où tu iras. — Ça nous oblige à faire une croix sur la caution de deux cent mille kaïfs que ces salopards de douaniers nous ont piquée à l’astroport…» Bakmo hocha la tête d’un air pensif pendant que deux hommes venus des cuisines emportaient le corps de Ragat hors de la salle. « On pourra dire que je ne serai pas resté très longtemps capitaine du Parsal…» CHAPITRE XXV Onden (parfois orthographié Anden) : ce mot n’évoque rien pour la plupart des êtres humains. Certains spécialistes affirment qu’il désigne une sorte de paradis dans les mythologies du bras lointain et quasi désertique du Sygle. Cependant, selon certains témoignages concordants, il pourrait s’agir d’un monde ou d’un pays, ou encore d’une région habitée par des créatures ni humaines ni animales. Évidemment, la plupart des enhalistes se gaussent de cette interprétation qu’ils jugent inepte sur le plan scientifique : puisque aucun humain n’a jamais pu entrer en communication avec des ENHA, comment ces dernières auraient-elles pu nous apprendre le nom d’un de leurs mondes ? CQFD. Cependant, je me garderai bien de balayer cette théorie d’un haussement d’épaules méprisant en compagnie de nos vertueux spécialistes : si eux n’ont jamais trouvé le moyen d’entrer en contact avec une ENHA, il se trouve peut-être quelque part, sur les milliards d’êtres humains qui peuplent les mondes colonisés, des hommes et des femmes qui sont parvenus à le faire. La simple statistique plaide en faveur de cette dernière hypothèse. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces ni humaines ni animales. KLAREL s’accrochait de toutes ses forces à ses ultimes peurs. La grotte et le corps inerte de Laruy Clausko baignaient dans un calme souverain. Elle avait perdu toute notion du temps. Il lui semblait qu’un jour et une nuit au moins s’étaient écoulés depuis le départ des trois soldats. Elle avait cru que les Froutz l’aideraient à passer la frontière, comme ils l’avaient fait pour Sargor, mais ils la laissaient seule aux prises avec ses angoisses et ses terreurs. Son corps offrait une résistance inattendue, refusant obstinément de suspendre ses fonctions vitales. Une part d’elle, la part consciente, aspirait à rejoindre Laruy de l’autre côté, à entrer en contact avec les ENHA ; une autre part, l’inconsciente, se révoltait à l’idée de sacrifier son existence et de s’aventurer sur le territoire effrayant de la mort. Elle ne connaissait rien d’autre de la vie que le labeur, le dévouement, la soumission, et se sentait tout à coup pleine de vigueur. En elle s’éveillaient des désirs inconnus, des plaisirs insoupçonnés, des promesses de bonheur, et elle survivait, étendue sur le sol dur aux côtés de Laruy Clausko, veillée par des ombres tantôt figées, tantôt se déplaçant à la vitesse d’un songe. Elle ressentait la faim, la soif et la souffrance, une souffrance qui n’avait rien à voir avec la douleur montant de ses muscles, de ses os, de ses nerfs, une souffrance qui planait au-dessus d’elle comme une nuée de trictes et s’apprêtait à submerger le monde. Elle sentait parfois que le moment était enfin venu, elle perdait connaissance, puis elle se réveillait, reprenait conscience de son corps, du sol rocheux, du creux dans son ventre, de la sécheresse de sa gorge, de la présence immobile des Froutz, du cadavre de Laruy Clausko. Elle se demandait ce qui en elle refusait l’expérience à laquelle les créatures non humaines la conviaient. L’instinct de survie, probablement, inscrit dans le cœur de ses gènes. Comment neutraliser une force fondamentale qui se nichait au plus profond de l’organisme ? Elle comprenait que, sans leur instinct, sans leur part animale, les hommes se seraient effacés depuis longtemps. Elle avait lu un résumé de l’histoire humaine dans l’encyclopédie papier de la maison commune de Mussina et en avait retenu qu’à chaque fois que l’espèce humaine avait été menacée de disparition elle avait trouvé le moyen de résister, elle s’était adaptée, elle avait contourné ou éliminé l’obstacle, elle avait recommencé, sur le même monde ou sur un autre, puis elle avait fini par reproduire ses erreurs passées avec une inconscience ahurissante. Les hommes provenaient d’une seule planète, d’après le résumé. Difficile à concevoir quand tant de mondes étaient habités. Les archéologues et autres scientifiques recherchaient avec acharnement la planète des origines, qu’on situait généralement dans le bras d’Orion – dans celui de Persous, selon une théorie minoritaire. C’était l’instinct de survie et de conquête qui avait poussé les hommes à essaimer dans une centaine de systèmes de la Galaxie, cette même force fondamentale qui retenait Klarel à la vie. Elle tenta de suspendre sa respiration. Au moment où ses poumons étaient sur le point de se déchirer et sa tête d’exploser, sa bouche se rouvrit automatiquement et aspira l’air avec avidité. Elle se souvint des paroles de Lamir : Ça peut être très long de mourir, une putain de vraie saloperie… Elle prit conscience que son agonie risquait encore de durer des heures, fut prise de panique, se redressa, du moins décolla ses épaules d’une dizaine de centimètres du sol avant de s’apercevoir qu’elle n’en avait pas la force et de se laisser retomber avec un soupir de désespoir. Elle voulut crier sa colère aux ombres qui l’observaient, elle ne parvint à expulser qu’un vague gémissement entre ses lèvres desséchées. Elle rit ensuite d’elle-même – enfin, ce n’était pas vraiment un rire, plutôt des pensées moqueuses au sujet d’une jeune femme qui refusait de franchir l’ultime frontière vers laquelle elle tendait depuis sa tendre enfance. Arrivée au bout du chemin, voilà qu’elle regimbait comme un vieux bov traîné vers l’enclos où l’attend le sluss de son exécuteur. Comment peut-on être aussi stupide ? Elle avait pourtant vu Sargor mort la nuit et ressuscité le lendemain matin, il lui avait expliqué que les Froutz l’avaient ramené à la vie. De quoi avait-elle peur ? Pourquoi manquait-elle à ce point de confiance ? Son corps et son esprit n’étaient plus maintenant qu’un champ de douleur labouré par un mal indicible. La souffrance véhiculée par les vibrations des créatures non humaines s’incarnait en elle. Elle regrettait, oh ! comme elle regrettait de s’être enfuie de la colonie. Elle aurait mieux fait de rester à sa place, d’écouter ses parents, de choisir l’un des nombreux jeunes hommes qui lui avaient proposé le mariage, de s’étourdir dans une vie de labeur, de soumission, d’inconscience, de donner naissance à des enfants sains et beaux, de vieillir tranquillement dans le respect des anciens et des dogmes, de participer une ou deux fois par an à ces assemblées rieuses de femmes où étaient brocardés les maris, les amants, les fils… Ils viendraient la chercher comme la première fois. De retour chez elle, elle observerait l’humilité propre aux repenties, elle écouterait sa mère et les membres du conseil en gardant la tête baissée, elle se marierait avec le premier homme qu’on lui proposerait, beau, moche, gentil, méchant, quelle importance ? elle lui ferait un enfant dans l’année, un mâle pour lui plaire, elle inviterait son père Gero et sa mère Magadina dans sa raison propre et claire pour célébrer l’événement, elle se coulerait dans les eaux calmes de la colonie, dans une neutralité qui n’offrirait aucune prise à la souffrance, qui confinerait à la non-existence… Ils venaient la chercher… Ces coups sourds et réguliers, n’étaient-ce pas leurs pas qui résonnaient sur le sol ? Ils l’avaient retrouvée… une joie indescriptible l’inonda… son cœur battait plus fort que la cloche de la maison commune invitant les colons à la prière… elle sera bientôt délivrée du cauchemar… elle entrevoit, entre ses paupières mi-closes, une silhouette qui s’avance vers elle… son sourire découpe un coin de ciel étincelant dans sa face noire… Laruy Clausko se penche sur elle, la couvre d’un regard chaleureux, lui tend la main… viens, lui murmure-t-il… sa voix l’envoûte… elle met sa main dans la sienne… elle se lève… elle ne ressent plus aucune peur, plus aucune douleur… elle est d’une légèreté surprenante, grisante… Elle est… morte. Tu as aboli les barrières. Les vibrations s’entrecroisaient et s’organisaient en harmoniques qui formaient des syllabes, un langage. Les mots n’étaient pas prononcés, ni perceptibles par le sens de l’ouïe, ils ressemblaient à des pensées, à des évidences qui s’imprimaient dans l’esprit et la chair de Klarel. Elle voyait maintenant clairement les Froutz presque invisibles dans le champ superficiel et ordinaire de la matière. Ils se tenaient autour d’elle, entre les colonnes de lumière blanche d’une hauteur vertigineuse. Ils ne ressemblaient ni de près ni de loin aux êtres humains. Leurs corps sphériques ou ovales, légèrement bleutés, flottaient dans des halos lumineux où se déployaient leurs dix ou douze tentacules translucides. Ils ne reposaient pas sur le sol, ils se maintenaient en l’air et se déplaçaient à la manière des trictes. Elle ne leur distinguait pas de visage, pas d’yeux, ni aucun autre organe de perception. D’eux émanaient une bienveillance et une douceur ineffables et chacun de leurs mouvements, les plus lents et les plus rapides, s’effectuait avec une grâce infinie. Où est Laruy ? Est-ce qu’il est toujours mort ? Elle n’avait pas besoin de parler, ils percevaient chacune de ses pensées aussitôt formulée. Ce que tu appelles mort, nous l’appelons l’autre vie, ou nouvelle vie. Nous ne savons pas encore s’il souhaite revenir dans son ancienne vie. Les questions se bousculaient dans l’esprit de Klarel ; elle s’efforça d’y remettre un peu d’ordre. Et moi ? Je suis dans quelle vie, l’ancienne ou la nouvelle ? Tu te tiens dans cet endroit que nous appelons le point de rencontre. Il fallait sortir du temps pour nous rencontrer. Tu décideras de la suite à donner à notre entretien. C’est vous qui avez tué Sargor ? Nous avons la possibilité de rendre à leur ancienne vie ceux qui en sont sortis, pas celle de la prendre. Il y avait une telle tension en celui que tu appelles Sargor que son système nerveux ne l’a pas supporté. Comment faites-vous pour ramener les gens à la vie ? Ils sont sortis du temps, nous les réinsérons dans le temps. S’ils le souhaitent, bien entendu. Je suppose que, pour ça, il faut mourir sur votre territoire. Le concept de territoire nous est étranger. Cet endroit est une porte temporelle où nous nous rassemblons régulièrement. On vous aperçoit de notre côté comme des ombres… Nous ne pouvons pas passer de votre côté, où la gravité nous tuerait, nous projetons nos doubles énergétiques. C’est la raison pour laquelle je ne parvenais pas à vous donner de formes précises… Comment nous percevez-vous puisque vous n’avez pas d’yeux, ni de nez ni d’oreilles ? L’énergie, toujours. Lorsque vous approchez de la porte, la vôtre se projette de ce côté-ci et nous donne des informations sur vous. Si le concept de territoire vous est étranger, je suppose que vous vous fichez également de la notion de frontière. Oui. Mais si les humains viennent s’installer en trop grand nombre devant la porte, elle se fermera. Pourquoi ? La pensée humaine densifie la matière. C’est une des caractéristiques de votre espèce. La gravité risquerait de nous bloquer sur ce monde et de nous tuer. Vous n’êtes pas immortels ? Aucune création ni aucune créature n’est immortelle. Comment êtes-vous intervenus pour ressusciter Sargor, puisque son corps était de l’autre côté de la porte ? Nos projections énergétiques ont suffi. Comme elles suffiront, s’il le souhaite, pour renvoyer celui que tu appelles Laruy à son ancienne vie. Et moi, je me trouve de quel côté ? Le point de rencontre est situé de notre côté. Pourquoi moi et pas les autres ? Tu es sortie volontairement du temps, tu es venue à nous, et nous avons besoin d’un relais dans les mondes de matière. Vous habitez où, exactement ? Dans votre langue, notre monde s’appellerait Onden. Il est relié au vôtre par cette porte. Vous savez comment les gens vous appellent ici ? Les Froutz. À cause de la frousse de la gamine qui vous a aperçus la première fois. Enfin, qui a aperçu vos ombres. Vous nous appelez les Froutz et nous vous appelons les Ineis, ce qui, dans notre langue, signifie les inconscients ou les dormeurs. Des frémissements joyeux coururent sur le corps de Klarel, les tentacules des créatures non humaines vibrionnèrent dans leurs halos de lumière. Elle se demanda s’ils parlaient tous en même temps ou si l’un d’eux faisait office de porte-parole. Nous ne sommes pas dissociables. Ce que l’un de nous pense ou ressent, les autres le pensent ou le ressentent immédiatement. Elle se remémora les veilleurs implantés dans les crânes des colons, cette tentative des anciens du conseil de contrôler les esprits des Mussinans. Ce qui est souhaitable pour nous ne l’est pas forcément pour vous. Les humains sont une espèce… spéciale. Qu’est-ce qu’elle a de spécial ? Elle dispose d’un pouvoir immense qu’elle passe son temps à rejeter ou à oublier. Quel pouvoir ? Et pourquoi avez-vous besoin d’un relais ? Les deux sont liés. Tu as perçu l’inquiétude qu’il y avait dans nos messages. Vos messages ? Cela fait longtemps que nous essayons d’attirer l’attention de l’un d’entre vous. Vous n’avez pas le même temps que nous ? Chaque univers a son propre espace-temps. L’espèce humaine habite le plus dense, celui sur lequel reposent tous les autres. Pourquoi vouliez-vous me rencontrer ? Pour vous mettre en garde. Contre quoi ? Un temps de silence suivit la dernière question de Klarel. Elle ne perçut rien d’autre que des vibrations infimes et entrelacées, un peu comme les fils d’une trame vivante. Elle prit conscience qu’elle vivait une expérience que jamais n’avaient approchée les plus éminents enhalogues de l’OMH. Elle eut tout à coup l’impression d’évoluer dans un rêve et crut qu’elle allait se réveiller percluse de douleurs dans la grotte où elle reposait en compagnie de Laruy Clausko. Difficile à dire précisément. Quelque chose de très sombre et de très douloureux approche de notre galaxie. Comme une immense nuée noire qui s’apprête à tout ensevelir sur son passage. En elle se déploya la souffrance qu’elle avait ressentie avant de mourir et l’emprisonna dans une bulle de terreur. C’est ainsi que se manifestent nos émotions. Si elles sont trop fortes, alors nous ne pouvons plus sortir du cocon qu’elles tissent autour de nous et nous finissons par dépérir. Vous les humains, vous avez une tolérance beaucoup plus grande que nous aux émotions. C’est ce qui vous rend parfois insensibles ou cruels. Qu’y a-t-il dans cette nuée ? Nous n’en savons pas davantage. Qui vous a prévenus ? Personne. Nous avons seulement été en contact avec sa projection énergétique, d’une puissance phénoménale. Nous avons perçu toute la souffrance qui l’emplit et essayé de vous la communiquer, à toi et à celui que tu appelles Sargor. Nous savons que si personne n’enraye sa course, alors toute vie cessera dans la Galaxie. Comment peut-on arrêter la course d’une nuée ? Nous n’en avons aucune idée, mais nous sommes certains d’une chose : seuls les êtres humains ont la capacité de la combattre. Pourquoi ? Elle évolue sur le même plan que vous, dans les champs de matière. C’est une expression de vie que nous ne connaissons pas. Nous avons seulement constaté qu’elle était pourvue d’une forme d’intelligence. En supprimant la base matérielle de la Galaxie, elle détruira toute autre forme de vie, la nôtre par exemple. Nous dépendons de vous. Tel est le pouvoir des humains. Que dois-je faire ? Alerter tes congénères et préparer la riposte avant que la menace n’ait eu le temps d’arriver jusqu’à vous. Nous avons combien de temps ? Quelques mois de votre temps, tout au plus. Une bulle de panique enveloppa Klarel. Ses pensées se désorganisèrent. Elle dut faire un effort de concentration pour recouvrer sa cohérence. C’est très court. Et puis rien ne dit qu’une armée humaine serait capable d’arrêter ce genre de menace. Nous sommes conscients de la difficulté de la tâche, c’est pourquoi l’inquiétude grandit sans cesse en nous. Nous ne pouvons pas agir de ce côté-ci de la porte. Cependant… Cependant ? Les créatures non humaines se déplacèrent soudain à une vitesse telle que Klarel ne discerna plus que des tourbillons de lumière et de couleurs. Elles s’arrêtèrent aussi brusquement qu’elles s’étaient mises en mouvement et flottèrent lentement dans l’air comme les feuilles tendres des fechs à la saison des grands vents. Si nous pouvions habiter un corps habitué à la gravité, nous aurions la possibilité d’intervenir dans les champs de matière. Que voulez-vous dire ? Nous avons conçu l’idée de nous projeter à l’intérieur de toi au moment de te renvoyer dans votre temps. Nous ne savons pas à quoi cela aboutira, mais cela mérite d’être tenté. À la perspective qu’une autre forme de vie prenne possession de son corps, Klarel ressentit de la révolte et du dégoût. Il ne s’agit pas d’une possession, mais d’une association. D’un partage des ressources. Unis, nos chances augmenteront peut-être de préserver la Galaxie. Et toute forme de vie. Rien ne garantit que vous survivrez dans mon corps. Nous acceptons le risque. Quand vous dites nous, vous voulez signifier que… Le concept du je est inconnu dans le monde d’Onden. Chacun de nous fait partie d’un tout. Nous ne portons pas de nom. Vous ne naissez pas tous en même temps, vous ne mourez pas tous en même temps… Le tout n’est pas déstabilisé quand l’un de nous meurt. Comment vous reproduisez-vous ? Nous avons des principes qu’on pourrait assimiler à vos principes mâle et femelle et dont l’union engendre de nouveaux êtres. Les nouveau-nés n’ont aucun problème d’adaptation ? Ils puisent tout ce qu’ils ont besoin de savoir dans le tout. Vous me proposez d’accueillir le tout dans mon corps ? Ni l’un ni l’autre ne le supporterait. Une infime partie seulement. Mon corps pourrait vous rejeter… Nous acceptons le risque. En quoi serez-vous utiles ? Nous essaierons de rester en contact avec l’autre partie du tout et de suivre à tout moment la progression de la nuée noire en localisant ses projections énergétiques, qui seront de plus en plus denses au fur et à mesure que le nuage s’approchera de la Galaxie. Si vous vous éloignez de la porte, comment les deux parties pourront rester en contact ? Nous ne le savons pas, nous ne l’avons jamais expérimenté. Où irons-nous ensuite ? À toi de décider quelle est la meilleure conduite à suivre. Tu connais ton monde mieux que nous. Ai-je le choix de refuser ? Bien entendu. Une décision n’a de valeur que si elle se prend en toute liberté. Être sans cesse reliés les uns aux autres, est-ce vraiment une liberté ? Pour vous non, pour nous oui. Nous formons une entité. Votre perception du je fait de vous des êtres uniques. Des centres. Des souverains. Et de redoutables prédateurs. Nous avons justement besoin de ces caractéristiques pour contrer la menace qui s’approche de nous. J’ai besoin d’un temps de réflexion. Les vibrations s’interrompirent et le silence redescendit entre les colonnes de lumière. La décision de Klarel était déjà arrêtée, elle avait besoin d’un peu de temps pour l’accepter. Elle avait jalousement veillé sur l’intimité de ses pensées, elle avait rejeté avec violence la présence dans sa tête d’un de ces veilleurs imposés par les anciens du conseil, et la proposition des Froutz (un nom vraiment mal choisi pour des créatures aussi peu agressives) réveillait cette peur profonde d’être traquée dans le secret de son esprit, d’être découverte dans ce qu’elle avait de plus sombre, de moins avouable. Elle aurait l’impression d’être dénudée jusqu’aux tréfonds de son être, là où elle-même refusait parfois de se rendre. D’un autre côté, il y avait cette angoisse, cette douleur effroyable, intolérable, qu’elle avait perçue avant de mourir, qui frapperait sans doute les humains et toutes les autres formes de vie dans la Galaxie. Elle n’en avait ressenti qu’une projection énergétique, un faible aperçu, et, déjà, elle avait roulé dans l’essence même de la souffrance. Aurait-elle le courage de se rendre à Simer et de s’aventurer dans les arcanes du pouvoir pour convaincre le gouvernement de l’éminence du danger ? Est-ce que les gens d’importance ne riraient pas au nez d’une paysanne insignifiante de la colonie Mussina ? La tâche lui parut insurmontable. J’accepte. Les vibrations reprirent aussitôt, radieuses, ravissantes. Elle regretta aussitôt d’avoir formulé son accord, puis elle se dit qu’ils percevaient ses regrets et entreprit de les chasser. Il est naturel que tu aies des regrets. Ne les juge pas. J’ai peur. Nous partageons ta peur. Je ne sais pas si je suis prête. Tu l’as toujours été. Que dois-je faire ? Simplement penser à ton corps. Ce sera pour nous le signal. Une partie de nous te suivra. Elle prit conscience que, comme l’avaient affirmé les créatures non humaines, elle avait toujours été prête, que le chemin l’avait depuis tout temps emmenée devant cette porte temporelle, à ce point de convergence. Elle visualisa son corps étendu dans la grotte. Elle fut étonnée de la pâleur et de la sérénité de son visage. Laruy Clausko avait disparu. Elle supposa qu’il était allé faire un tour dehors et cette pensée plana en elle comme une bulle légère et joyeuse. Un courant puissant la happa et la propulsa dans un tunnel sombre et froid. Elle perdit connaissance. C’est ainsi que Klarel mourut pour la seconde fois. CHAPITRE XXVI Veuze : petit animal parasite de la famille des mimémorphes vivant sur la planète Phalls, deuxième planète du système de Rozion. Comme tous les mimémorphes, il use de sa faculté de changer de forme et de couleur pour s’introduire dans les nids ou terriers des autres animaux, mammifères, volatiles ou reptiles. Après avoir trompé guetteurs ou parents, il dévore les œufs ou les petits, puis il s’installe et défend farouchement son espace nouvellement conquis contre les habitants légitimes des lieux. Le venin contenu dans ses crochets neutralise ses adversaires en paralysant leur système nerveux. Il les dépèce et ne laisse d’eux que les poils ou les plumes. Il cherche ensuite un autre endroit à conquérir. Sous sa forme ordinaire, il apparaît comme un charmant petit animal au pelage rayé et soyeux. Gare aux apparences ! Si quelqu’un essaie de le caresser, il se retrouve mordu profondément à la main et paralysé pendant plusieurs jours. Étant donné leur prolifération – une femelle met bas une dizaine de petits à chaque portée –, ils représentent un danger pour la conservation d’autres espèces, et les autorités planétaires de Phalls, sous l’égide de l’OMH, ont décidé d’exercer un contrôle permanent sur leur population. À noter que le mot « veuze » revêt d’autres significations dans le système de Rozion : il peut désigner un intrus, un sans-gêne, ou bien, et c’est une acception un peu plus surprenante, un représentant des médias. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. … L’AUDAX est revenu vers nous à l’issue d’une large boucle et, malgré ses cinquante mètres de longueur et ses centaines de tonnes, s’est posé avec une légèreté de plume entre deux aiguilles translucides. Le cabrage de l’orche pris de panique a failli nous projeter hors de sa fourrure. Dravor a fermé les yeux et uni ses pensées avec le fauve, qui s’est apaisé après un dernier grondement apeuré. La chaleur des tuyères a creusé de larges trous dans la glace. Dravor a rouvert les yeux et m’a fixée avec un sourire espiègle. « Nous ne sommes pas trop tard. Les madres sont sages de leurs conseils, n’est-ce pas ? » Reprise par mes réflexes rationnels, j’ai failli lui rétorquer qu’on aurait aussi pu parler d’un heureux concours de circonstances. Que, si nous étions arrivés une petite minute plus tard, le vaisseau se serait évanoui dans le ciel et m’aurait abandonnée sur Gayenn pour un bon lustreTO. Les Derchanites, visiblement, ne croyaient pas au hasard. Dravor a dévalé les excroissances de l’orche et fait quelques pas en direction du vaisseau. De loin, l’appareil ressemblait à l’un de ces gros insectes aptères qui pullulent dans les jungles équatoriales de NeoTierra. J’ai imité Dravor après m’être rhabillée au prix de contorsions savantes et probablement ridicules (qui seraient bien entendu coupées au montage). Pas question d’apparaître entièrement nue devant l’équipage (ah, la pudeur de la femme civilisée…). En outre, j’étais certaine de ne pas endurer la température extérieure sans la protection de mes vêtements. J’ai enfilé mes bottes fourrées, glissé le cakra dans l’échancrure de la combinaison prêtée par Laïl Garalde, mis le fusil de Lern en bandoulière et je me suis à mon tour aventurée sur la glace aveuglante. Les rayons de Gamma de l’Orka m’ont surprise par leur intensité lumineuse et leur chaleur. Dravor s’offrait avec un plaisir évident à leur caresse. Il m’a observée quelques secondes ; ses yeux noirs exprimaient une satisfaction empreinte de mélancolie. « Le devoir qui est pour moi confié par les madres a été accompli, a-t-il murmuré. L’arche céleste s’en vient vous reprendre. » Les larmes m’ont embué les yeux. « Je vous regretterai, Dravor, vous et les vôtres. — Les regrets ne sont pas pour celui ou celle qui n’a rien à regretter. Mon cœur s’est réjoui de votre connaissance. — Le mien aussi. » Un sas a coulissé sur le flanc convexe de L’Audax et une passerelle en a jailli telle une langue de batracien. J’ai fait ce que j’avais envie de faire depuis très longtemps, je me suis approchée de Dravor et j’ai posé ma tête sur sa poitrine. Il m’a entourée les épaules de ses deux bras et m’a serrée contre lui. Mes larmes ont roulé sur mes joues et sa peau. J’avais pleuré en partant de NeoTierra, je pleurais en quittant Gayenn. Que ceux qui affirment que les femmes passent leur temps à pleurnicher aillent ricaner ailleurs, je ne suis pas d’humeur à supporter leurs sarcasmes. Le fauve a gémi derrière nous, comme si notre chevauchée avait noué des liens intimes entre lui et moi. J’ai savouré le contact du torse ferme et doux du maître des orches de Derchan. Je quittais un ami, un être beau et noble, je ne retrouverais jamais des hommes de sa qualité dans mon monde – et j’inclus ici mon cher Odom, qu’il me pardonne. « Comment vous remercier ? ai-je balbutié. — La gratitude n’est pas pour moi ni pour les autres. Elle est pour les madres, pour la lumière, pour la vie. » Je me suis détachée à regret de lui, lui ai caressé le visage sans essayer de dissimuler mon émotion, ai salué Torche d’un geste de la main, puis je me suis dirigée d’un pas résolu vers le vaisseau. Je ne me suis pas retournée une seule fois… enfin, je crois, les images permettront de le vérifier. Maja Laorett et Lern m’attendaient dans le sas intérieur, un espace exigu et sphérique qui servait également de vérificateur sanitaire. « Nous avons failli vous rater, a dit le second avec cet air sérieux qu’elle arborait en toutes circonstances. — Des tempêtes nous ont retardés, ai-je répondu. Et je suis également heureuse de vous revoir. — Je suppose que vous avez plein de choses à nous raconter. Comment par exemple vous avez été amenée à vous promener sur la banquise à l’intérieur d’un animal géant en compagnie d’un homme nu. Et aussi ce qu’est devenue la chenille que je vous avais confiée. » J’ai pris mon air le plus contrit, recouvrant à une vitesse stupéfiante mon conditionnement de médialiste. « Je suis désolée, mais je crains qu’elle ne soit à jamais ensevelie dans les glaces de Gayenn. — Ennuyeux. Il va nous falloir trouver une bonne explication pour la disparition de matériel appartenant à la LUMEX. — Je peux demander à mon supérieur un éventuel remboursement…» Je pensais en même temps que jamais OldEran n’accepterait de verser le moindre sol à la compagnie. Nous avions déjà un mal fou à lui soutirer de l’argent pour couvrir nos frais. Je me suis aperçue avec effroi que Dravor et les siens me sortaient déjà de la tête. La capacité d’adaptation et d’oubli de l’esprit humain reste pour moi un mystère et une source éternelle de fascination. « Nous verrons cela plus tard », a repris Maja Laorett. Un demi-sourire a éclairé et adouci son visage carré. « En attendant, nous sommes très heureux de vous récupérer en vie. » La pensée furtive m’a traversée qu’elle était amoureuse de moi (un peu de modestie, JiLi…). Je rencontre également un succès certain auprès des femmes, mais je ne donne jamais suite, étant désespérément hétérosexuelle (et mécanicosexuelle : je préfère avoir recours aux services d’un antoy dotés d’attributs mâles plutôt que de tenter l’aventure avec une femme ; je suis coincée, dans mon genre). « Vous avez l’air en forme », est intervenu Lern. Revoir sa bouille ronde, son air débonnaire et ses yeux malicieux m’a enchantée. « Et puis vous n’avez pas perdu mon fusil. » Je lui ai tendu son arme, il s’en est emparé avec une émotion presque palpable. « C’est un héritage de mon père, qui le tenait lui-même de son père, a-t-il ajouté avec une précipitation révélatrice de son trouble. — Vous n’auriez jamais dû me le confier. — J’ai bien fait, puisque vous me le ramenez. Est-ce qu’il vous a été utile au moins ? » Ne voulant pas lui donner l’impression que sa générosité n’avait servi à rien, j’ai peaufiné ma réponse. « Il m’a permis en tout cas de me sentir en sécurité. — C’est sans doute ce qui leur a manqué, aux autres… — Quels autres ? — Ceux de l’expédition scientifique. Un seul en est revenu : il a dit que tous ses collègues étaient morts. Ils ont été attaqués par des bêtes du genre de celle qui vous a ramenée et taillés en pièces par leurs griffes aussi longues que des lames de sabres. Lui en a réchappé et a réussi à revenir. Il n’était vraiment pas beau à voir quand il est arrivé au vaisseau. — Qui est-ce ? — Celui qui porte un nom à coucher dehors et qu’on surnomme l’Encyclope. — Il a survécu à ses blessures et à ses engelures, a renchéri Maja Laorett. Il se repose dans sa cabine. » J’ai eu une pensée émue pour cette femme et ces hommes dont la quête de la connaissance s’était achevée de la plus tragique des manières. « Pourquoi avez-vous fait demi-tour ? ai-je demandé. Comment m’avez-vous repérée ? — Les sondes thermiques nous ont signalé des mouvements à la surface. Les caméras de surveillance extérieure ont capturé un animal lancé au grand galop et le capitaine a décidé de revenir vérifier avant de quitter l’atmosphère de Gayenn. — Vous saviez que j’étais dans la fourrure de Torche ? — Orche ? C’est donc ainsi qu’on les appelle ? Les sondes ont révélé deux autres présences dans le poitrail de l’animal, mais nous ne pouvions pas deviner, évidemment, si vous étiez l’une des deux. — Elles sont impressionnantes, ces bestioles ! s’est exclamé Lern. Et l’homme qui était avec vous, comment est-ce qu’il peut se balader tout…» Maja Laorett l’a interrompu d’un geste péremptoire de la main. « Assez perdu de temps. Il nous faut partir maintenant. Restez quelques minutes dans le sas. Le temps que les vérificateurs sanitaires vous aient passée au crible. » L’Audax est sorti de l’atmosphère de Gayenn et s’est préparé au saut ADVL. J’ai retrouvé avec plaisir la nourriture infecte de Lern, les douches brûlantes, le matelas confortable de ma couchette, les conversations dans la salle commune (on m’a évidemment pressée de parler de mon séjour chez les autochtones de Gayenn, et je me suis exécutée en occultant un bon nombre d’aspects de la vie derchanite, en les décrivant même comme des êtres arriérés pour éviter de susciter l’intérêt des anthropologues et autres logues de tous poils) et l’environnement technologique dans lequel je baignais depuis plus de vingt ansTO. Je me blottirais bientôt dans les bras d’Odom et nous nous aimerions avec la fougue maladroite des amoureux retrouvés dans le capharnaüm poussiéreux de son appartement. Quelque chose en moi m’interdisait de m’en réjouir franchement. Une insatisfaction probablement liée à la réflexion de Dravor m’affirmant que j’étais une grande âme et que j’avais une grande tâche à accomplir. Cependant, lorsque je repensais à mon séjour dans la grotte des Derchanites, les prétendus messages des madres ne m’évoquaient plus que des rêves ineptes, ridicules, comme si j’avais été victime d’une hallucination collective. Un mot surnageait du tumulte de mes pensées : Bagvan. Il désignait, si j’avais bien compris les paroles de Dravor, le sexe de la femme, la notion de procréation et de principe ultime qui gouvernait toute existence. Après avoir rendu visite à l’Encyclope dans sa cabine (une visite désagréable, il m’a regardée d’un air mauvais et m’a tenu des propos désobligeants, presque délirants ; ses blessures cicatrisaient, mais sa température restait toujours aussi élevée et la fièvre, selon Lern, le rendait agressif et incohérent), j’ai interrogé l’asdan que j’avais laissé dans ma cabine, estimant qu’il ne me serait d’aucune utilité sur la banquise de Gayenn. Quand j’ai prononcé le mot « Bagvan », une carte céleste est apparue sur l’écran et un texte s’est affiché en dessous : Bagvan, système stellaire situé dans le bras du Sagicar ; abrite treize planètes dont une seule, Albad, a été terraformèe et ouverte à la colonisation depuis un peu plus de cinq sièclesTO. L’assistant m’a ensuite proposé diverses définitions de Bagvan, un mot appartenant à une langue morte et signifiant grosso modo : le dépositaire des attributs divins, celui qui contient en lui toutes les perfections, l’être digne d’adoration qui soutient tout et en qui se résorbe tout, le procréateur. Une variante sophistiquée des divinités au ventre rebondi de Lahapuram, ma planète d’origine. Je me suis souvenue soudain du message d’Oun, la troisième madre, la conseillère : Trouve un fil suis-le jusqu’à Bagvan le cœur où dorment les vérités cachées relie-le à la vie… Comme les lettres à la surface du bloc de glace, en moi s’est gravée la certitude, une certitude absolue, suffocante, que je devais me rendre immédiatement dans le système de Bagvan, dans le cœur des vérités cachées, que je retrouverais là-bas la piste de la Fraternité du Panca ainsi que ma véritable place dans le gigantesque puzzle humain. J’ai aussitôt pensé à Odom, qui m’attendait à BeïBay. J’aurais goûté le plaisir et l’apaisement avec lui, mais, j’en prenais conscience devant l’écran allumé de mon asdan, j’aurais également cultivé une frustration persistante qui m’aurait poussée à me jeter dans d’autres bras, à m’étourdir dans d’autres sensations. S’il m’aimait aussi fort qu’il le prétendait, il pouvait bien m’attendre encore quelques mois – ou quelques annéesTO. J’ai couru voir Hol Jozimo, le capitaine, que j’avais croisé à une seule reprise depuis mon embarquement et que je n’avais pas manqué de remercier chaleureusement. En décidant de rebrousser chemin, il avait sauvé cinq longues années de ma vie. J’ai attendu que le voyant passe au vert pour entrer dans la cabine de pilotage. Le vaisseau était en vol stationnaire dans l’attente de son saut supraluminique. Les asdans de bord programmaient les innombrables paramètres nécessaires au voyage. Vêtu de son uniforme gris orné de barrettes rouges, le capitaine se tenait près de la baie vitrée de la cabine, contemplant la somptueuse tapisserie céleste. Il ne s’est retourné à aucun moment, aussi ai-je été surprise de l’entendre dire : « Comment va notre rescapée des glaces ? — Comment avez-vous deviné que c’était moi ? La baie vitrée ne renvoie aucun reflet… — Votre façon de marcher, vos petits pas pressés et furtifs à la mode mumjing. — Vous êtes vous-même de BeïBay ? — Vraiment pas. Je ne suis même pas un banlieusard. — Moi non plus. Je suis originaire de Lahapuram. » Il m’a fixée avec un intérêt nouveau. « Vous trompez bien votre monde : j’étais persuadé que vous étiez une pure Mumjing. — Je suis médialiste, ai-je murmuré avec un sourire amer. Une femme qui a appris à s’introduire dans n’importe quel milieu pour les besoins d’un reportage. Une voleuse d’intimité. — C’est vrai, vous faites partie de ceux que l’on appelle chez moi les veuzes. — Les quoi ? — Veuzes. Du nom d’un animal parasite qui change de forme et de couleur pour s’introduire dans les terriers ou nids d’autres animaux, mammifères, reptiles ou volatiles, et dévorer les œufs ou les petits. Une vraie saloperie. — Je suis donc une saloperie à vos yeux…» J’avais prononcé ces mots avec une agressivité enrobée de détresse. Les yeux clairs, presque transparents, de Hol Jozimo se sont posés sur moi ; je n’y ai décelé aucun mépris. Il a passé ses doigts écartés dans sa chevelure mi-longue d’un blond tirant sur le blanc. « Disons que vous n’êtes pas une médialiste telle que je me la représente habituellement. Pourquoi êtes-vous venue me voir ? Je suppose que ce n’est pas uniquement pour parler de votre profession ou pour vous plaindre de la nourriture à bord. — Je voulais vous demander si vous connaissiez le système de Bagvan. — Le seul système habité du bras du Sagicar, a-t-il répondu du tac au tac. Et plus précisément sa septième planète, Albad. Vous savez, pour être pilote de vaisseau, il faut apprendre par cœur l’ensemble des planètes colonisées de tous les systèmes recensés. Pourquoi cette question ? » J’ai hésité quelques secondes : il allait probablement me prendre pour une folle, une veuze doublée d’une cinglée. « Parce que je souhaite m’y rendre. » La surprise lui a arrondi les yeux et les lèvres. Des sons se sont échappés de sa bouche, si faibles que j’ai dû tendre l’oreille pour les saisir. « Vous voulez dire : maintenant ? — Le plus tôt possible. » Il a retrouvé sa voix et son visage habituels. « Puis-je vous demander pour quelle raison ? — Si je vous dis pour la bonne fin du reportage que je suis en train de réaliser, est-ce que ça vous suffira ? — Votre travail a donc tant d’importance à vos yeux ? » J’ai marqué une nouvelle hésitation, cherchant les mots qu’il pourrait entendre sans ordonner aussitôt qu’on me passe une camisole de force. « Pas seulement pour moi. Ça va sans doute vous paraître stupide, mais je crois, non, je suis persuadée que ma présence dans le système de Bagvan a une importance capitale pour l’humanité. Enfin, ce n’est pas ce que je veux dire, je ne parle pas de ma modeste personne, j’ai l’impression d’être un maillon d’une grande chaîne humaine ; si ce maillon se brise, toute la chaîne se brisera. » Il a eu une petite moue dont je n’ai pas réussi à déterminer si elle était ironique ou agacée. « Nous sommes tous des maillons de la grande chaîne humaine, a-t-il déclaré d’un ton calme. Des maillons génétiques au moins. Mais notre disparition, notre mort si vous préférez, ne met pas en danger l’ensemble de la chaîne. Ou alors l’espèce tout entière se serait éteinte depuis bien longtemps. — Je ne parle pas des chaînes génétiques ni de l’espèce dans son ensemble. » Je perdais courage au fur et à mesure que je prononçais les mots, consciente qu’ils n’avaient aucune chance d’être entendus par un homme qui avait la responsabilité d’un vaisseau expérimental et de quinze membres d’équipage. « C’est une intime conviction, une intuition. — Bien des gens sont morts à cause de leurs intuitions. Si je comprends bien, vous me demandez de vous déposer maintenant dans le système de Bagvan, sans repasser par la case NeoTierra. — Disons qu’un vol direct me ferait gagner du temps. Nous ferait gagner du temps. » Il a de nouveau contemplé la voûte étoilée avec une expression d’adoration, la même que j’avais observée sur les visages des adeptes de la religion de mes parents. J’ai compris qu’il avait élevé l’espace au rang de divinité. « Plusieurs incertitudes, a-t-il repris au bout d’un interminable moment de silence. La première : les batteries stellaires de L’Audax fourniront-elles suffisamment d’énergie pour nous propulser jusque dans le bras du Sagicar ? La deuxième : l’équipage acceptera-t-il de nous suivre dans cette aventure ? La troisième : comment réagira la LUMEX si je ne respecte ni le plan de vol initial ni les protocoles ? On peut en ajouter une quatrième : vos convictions ne sont-elles que les divagations d’un esprit dérangé ? Et une cinquième : avez-vous ingéré des substances, disons psychotropes, chez les primitifs dont vous avez parlé aux autres ? » J’ai été agréablement surprise de ne déceler aucune franche moquerie dans ses propos. « Je lève immédiatement la dernière incertitude : non, je n’ai absorbé aucune substance psychotrope chez les Derchanites. Et je crois avoir un esprit parfaitement clair et sain. Je n’ai pas la compétence pour donner une réponse aux trois autres. » Il est allé s’asseoir devant un tableau de bord criblé de lumières clignotantes et a consulté un écran transparent vertical sur lequel étaient alignées des séries d’équations. Il a prononcé une succession de syllabes dans lesquelles j’ai reconnu les mots Sagicar, Bagvan, Albad, et les chiffres se sont mis à vibrionner, à danser dans tous les sens comme des insectes affolés. Ils se sont stabilisés au bout d’une minute d’un ballet frénétique. Hol Jozimo les a observés avec une grande concentration avant de déclarer : « La distance est multipliée par dix. — Ça veut dire qu’on mettrait dix fois plus de temps ? — Pas nécessairement. Une fois que l’ADVL est lancé, le rapport distance-durée reste incertain, aléatoire. Selon les probabilités calculées par l’asdan, la variable serait d’une dizaine de joursTO. Mais, avec le temps, tout est relatif. Il pourrait aussi bien s’agir de dix ans que de dix minutes. En revanche, nous n’avons encore jamais expérimenté un saut aussi long, et il nous est impossible de savoir si l’énergie sera suffisante. L’assistant ne donne pas de précision à ce sujet, tout simplement parce qu’il ne dispose d’aucune référence. — Que se passerait-il si le vaisseau venait à manquer d’énergie ? » Il a relevé la tête et plongé ses yeux clairs dans les miens. « Nous serions incapables de sortir de l’univers traversé. Ce qui, en d’autres termes, signifie que nous serions condamnés à errer dans des infra-espaces jusqu’à la fin des temps. » J’ai frissonné. « La perspective n’est pas franchement réjouissante. — On n’en sait rien après tout : jamais l’un de ceux qui ont disparu lors des vols supraluminiques expérimentaux n’est revenu pour nous raconter comment on se sent dans un labyrinthe spatial infini. L’incertitude énergétique ne pourra pas en tout cas être levée. Nous devrons accepter de prendre le risque. L’équipage, j’en fais mon affaire. Chacun d’eux a l’esprit d’aventure et n’a aucun lien affectif avec un conjoint ou des enfants. Reste la compagnie. Elle protestera pour la forme, mais, dans le fond, elle sera ravie que l’un de ses commandants de bord pousse un vaisseau expérimental dans ses derniers retranchements. — Sauf si vous échouez… — Si nous échouons, ils pourront bien nous virer ! Il faudrait d’abord qu’ils nous retrouvent. » J’ai retenu ma respiration avant de souffler : « Vous acceptez donc de me déposer dans le système de Gamma Bagvan sans repasser par NeoTierra ? » Il a gardé les yeux rivés sur l’écran vertical, puis il a ajouté, sans me regarder : « Entendons-nous bien, JiLi : je ne le fais pas pour vous. Enfin, pas uniquement. J’ai envie de découvrir le bras du Sagicar, d’avoir une autre vision de la Galaxie. Mais, si je n’obtiens pas l’accord de l’équipage, je n’effectuerai pas le grand saut, je rentrerai sagement à NeoTierra. — Vous venez de dire que vous faisiez votre affaire de l’équipage…» Il a écarté les bras en un geste fataliste. « Vous savez comment sont les êtres humains : aucune fiabilité. Ils ne réagissent jamais comme prévu. » CHAPITRE XXVII L’InterStiss : compagnie spatiale, siège basé à NeoTierra, ateliers de fabrication localisés dans le Chaarb, une région minière de la planète Kaifren, nombreux bureaux et agences disséminés sur tous les mondes de l’OMH, plus de cent millions d’employés. On a longtemps pensé que le développement fulgurant de l’InterStiss reposait sur les liens familiaux qui unissaient son actionnaire principal et l’un des parlementaires les plus influents de NeoTierra. Une analyse qui, si elle a un incontestable fond de vérité, mérite d’être nuancée : certains spécialistes en spationautique estiment que l’InterStiss a adopté les bonnes stratégies lors de la course aux technologies ADVL. Elle a racheté au bon moment les entreprises en pointe dans le domaine du voyage supraluminique, dont la célèbre LUMEX, elle a recruté les cerveaux les plus brillants de la Galaxie, elle su développer ses propres systèmes et déposer ses brevets qui en ont fait un interlocuteur incontournable pour tout ce qui concerne les vols long-courriers. Elle a fini par écraser la concurrence et obtenir ce qu’elle cherchait : une situation hégémonique. Les voyageurs qui se plaignent aujourd’hui de la piètre qualité de ses services n’ont plus qu’à en référer à leurs élus planétaires afin que ces derniers fassent remonter leurs plaintes au parlement de NeoTierra. Car, comme tout monopole, l’InterStiss est un colosse aux pieds d’argile et il suffirait que nos gouvernants la mettent en demeure de respecter ses engagements pour qu’elle s’effondre comme un château de sable et que le transport spatial retrouve un second souffle. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des transports. BAKMO et ses équipiers s’installèrent dans le vaisseau, nom de code GR34-F, un appareil d’envergure relativement modeste avec ses soixante mètres de long et ses quarante de haut. Ses divers compartiments, des plus confortables aux plus économiques, offraient une capacité de cinq mille passagers, et ses soutes une contenance de dix mille mètres cubes. Les concepteurs ADVL de l’InterStiss avaient validé la destination sélectionnée par l’équipage : le système de Gamma Bagvan dans le bras du Sagicar, un choix d’autant plus judicieux qu’Albad, la seule planète habitable du système, était la destination la plus lointaine de toute l’OMH (en dehors des missions d’exploration financées par le Parlement universel). Ils avaient mis au point une Nouvelle technologie qui, espéraient-ils, leur donnerait bientôt la suprématie dans le domaine des vols long-courriers. Elvina, Bakmo et les autres avaient emprunté le fameux « couloir de la mort », un tunnel de cinq ou six kilomètres équipé d’un tapis roulant qui se jetait dans une large galerie où circulaient les véhicules à chenilles livrant les matières premières. Ils s’étaient familiarisés avec les instruments de bord pendant une dizaine de joursKA. La navigation était relativement simple : les assistants en ADN de synthèse calculaient les paramètres et il suffisait au commandant de valider les options d’une pression de l’index sur la manette équipée d’un système de reconnaissance génétique. Le rôle de l’équipage consistait à surveiller les écrans de contrôle, à corriger les éventuelles dérives et à passer le vaisseau en mode de propulsion classique pour sortir de l’atmosphère de la planète de départ et pénétrer dans celle du monde de destination. Un andro pourrait aussi bien faire l’affaire, avait maugréé Bakmo. Pas tant que les andros resteront conçus sur le mode binaire, lui avait-on répondu. Nous les avons essayés : ils perdent toute cohérence dès qu’ils sont soumis à d’autres espaces-temps, à d’autres constantes. L’élément humain, avec sa capacité d’adaptation quasiment infinie, reste indispensable et le restera longtemps. Par ailleurs, nous ne connaissons pas encore les divers syndromes qui pourraient affecter les passagers, mais nous sommes persuadés qu’ils seront rassurés par une présence humaine professionnelle et attentive. En gros, avait rétorqué Bakmo, touché dans son orgueil d’ex-capitaine de vaisseau à pliure quantique, vous voulez vérifier qu’on ne perdra pas totalement la boule pendant le saut supraluminique. On lui avait souri et expliqué, avec un calme inquiétant : nous voulons nous assurer premièrement que vous ne vous égarerez pas dans un autre espace-temps, deuxièmement que vous arriverez vivants à l’autre extrémité du saut et, en dernier ressort, que votre système nerveux aura correctement supporté les confrontations avec les diverses constantes. Le contrat passé entre la compagnie et ses essayeurs (terme officiel, plus élégant que cobaye) stipulait qu’une fois arrivés sur Albad ces derniers devraient se débrouiller avec les autorités planétaires pour refaire le plein de carburant (nécessaire pour sortir de l’attraction de la planète ; les énergies stellaire et/ou noire prenaient ensuite le relais) et effectuer le vol retour dans les plus brefs délais. Leur confiance étant limitée dans le genre humain, les responsables du projet voulaient épargner à l’équipage la tentation de dérouter et pirater un vaisseau expérimental d’un coût de plusieurs milliards de sols. Les asdans étaient donc configurés pour ne programmer aucun autre trajet que l’aller et retour entre les systèmes de Lakahi et de Bagvan. On saurait récompenser les essayeurs selon leurs mérites en leur proposant un emploi officiel et correctement rétribué au sien de la compagnie dès que le Parlement universel aurait levé le moratoire sur les voyages supraluminiques, ce qui ne saurait tarder. Bakmo et les autres avaient validé le protocole de leur empreinte génétique après s’être mis d’accord avec Elvina pour dissimuler à leurs interlocuteurs qu’elle n’était pas certaine d’être du voyage retour. Ils s’arrangeraient sur Albad pour lui trouver une remplaçante ; ils lui prélèveraient au besoin un bout de peau qui leur permettrait de leurrer les identificateurs génétiques. « Putain, soupira Coluk, ça ressemble en rien au Parsal ni à aucun autre vaisseau dans lequel je suis monté. » On lui avait confié, en tant que cuisinier, la gestion des ressources alimentaires prévues pour quinze joursTO, pas un de plus, temps estimé du trajet. Comme il était du genre méfiant, Coluk avait réussi à se faire livrer en douce des plats congelés qu’il avait soustraits à toute vérification sanitaire, au risque d’embarquer un tas de saloperies microbiennes qui pouvaient se révéler désagréables, voire mortelles, en milieu confiné. Il lui revenait également d’assurer le réapprovisionnement en nourriture et en eau sur Albad. Il disposait pour s’en acquitter du transbank de la compagnie, que les uns et les autres pouvaient utiliser à leur convenance dans une limite de cinq cent mille sols, plein de carburant compris. « Normal, on est en train de changer d’époque », dit Maginn. Elle portait comme les autres une combinaison vert pâle sur laquelle n’était brodé aucun sigle, aucun acronyme. Les chances étaient minimes d’être arraisonnés par une patrouille spatiale de l’OMH, encore moins dans un coin aussi reculé que le système de Gamma Bagvan, mais si, par malchance, ils tombaient sur un comité d’accueil officiel et pointilleux, ils ne devaient à aucun prix mentionner le nom de la compagnie. Ils avaient pour consigne de rester mutiques jusqu’à ce que, de guerre lasse, on les renvoie à leurs petites expériences supraluminiques. Les uniformes étaient donc anonymes. Nous sommes contraints de composer avec l’hypocrisie des élus, s’était-on justifié avec ce ton calme dont la neutralité devenait à la longue exaspérante. Bakmo n’avait pas pu s’empêcher de grommeler : Vous voulez surtout éviter de payer de grosses amendes. On n’avait rien répliqué, on s’était contenté de le fixer avec des sourires crispés. Elvina avait posé des questions sur les voyages individuels : quel était leur intérêt ? Quel genre de machines étaient utilisées ? Pouvait-on aller aussi loin qu’avec un vaisseau ? On lui avait répondu froidement que les appareils relevaient du secret absolu, qu’ils pouvaient vous projeter aussi loin que n’importe quel vaisseau et que leur intérêt était évident pour les gens qui détestent la promiscuité et ont les moyens de se payer des transferts individualisés. L’InterStiss se préparait à satisfaire toutes les exigences, elle ne négligerait aucun marché, elle avait du transport spatial une vision globale, hégémonique. Les actionnaires pensaient qu’il ne resterait bientôt plus que deux ou trois compagnies dans la Galaxie, que l’InterStiss serait l’une d’elles, qu’elle finirait par écraser la concurrence et s’ériger en monopole. On n’avait donné aucune précision sur les derniers vols individuels expérimentés. Elvina n’avait donc pas pu vérifier que Silf avait bien été expédié dans le système de Bagvan. La seule façon de le savoir, c’était de s’y rendre. Si elle ne l’y trouvait pas, elle aurait perdu définitivement sa trace. Elle avait glané quelques renseignements sur Albad, une planète récemment ouverte à la colonisation et dont la population se montait à environ cent millions d’individus. Simer, la capitale, comptait une dizaine de millions d’habitants et était réputée dangereuse. Même si Silf avait réussi à poser les pieds sur le sol d’Albad, il ne serait pas évident de remonter sa piste. Elle était parvenue à embarquer le défat qu’elle s’était procuré à Chaarbville. Mojo, le garçon qui l’avait conduite chez les trafiquants, lui avait déniché un sac dont le tissu nanotec, appelé dup, avait la propriété de leurrer les différents appareils de contrôle des astroports. Les vêtements et produits de toilette anodins qui apparaissaient sur les écrans n’avaient rien à voir avec le véritable contenu du sac. Elle n’était pas encore certaine de vouloir utiliser son arme. Une part d’elle refusait catégoriquement de se servir d’un instrument aussi grossier. Aucun homme ne méritait qu’on le prive de son cadavre, et surtout pas Silf le Zayt. Dans la plupart des cultes jnandirans, l’âme d’un être tué sans grâce errait dans les mondes des entités infernales et ne connaissait plus jamais la paix ni le repos. Elle entretenait avec la religion de son enfance une relation distendue, mais certaines croyances restaient profondément ancrées en elle, qui étaient entrées pour une bonne part dans son désir de suivre l’enseignement du Thanaüm. Une interrogation lézardait sa détermination : Silf avait-il trahi ou accompli les volontés secrètes des maîtres du Thanaüm ? Il avait paru sincère lors de leur brève entrevue dans la grande avenue de Chaarbville. Il était de ces hommes qui ne peuvent pas tricher avec leurs sentiments. Un Zayt naïf et têtu. Il ne serait pas devenu le troisième maillon de la chaîne pancatvique s’il n’avait été profondément convaincu de la justesse de sa décision. La sœur blonde l’avait-elle ensorcelé sur les hauteurs du Mantouk ? Si elle le tuait à distance, Elvina n’aurait pas la possibilité d’en discuter avec lui, d’entendre ses arguments, de comprendre ce qui s’était passé dans le secret de son âme. Il emporterait son mystère dans le trou noir qui serait son tombeau. Elle s’était juré de rester imperméable au doute, mais les incertitudes volaient dans son ciel intérieur comme une nuée de charognards de l’El Bahim. Elle ne connaîtrait plus jamais l’évidence, la glorieuse assurance de celui qui marche dans le temps juste, selon les mots du maître assassin Toerg. Elle raffermit sa résolution : elle éliminerait Silf avec le défat ; elle flancherait si elle le fixait dans les yeux, si elle contemplait la beauté de son âme, elle n’aurait qu’une envie, s’y plonger tout entière, oublier le Thanaüm, oublier sa mission, oublier sa propre existence. Elle s’enfermait dans les toilettes ou dans sa cabine pour déverser ses larmes. Elle aurait donné un bras, voire les deux, pour se retrouver dans l’appartement familial de Jargar en train d’écouter les péroraisons de son père, les gémissements de sa mère et les chamailleries de sa sœur et de son frère. Elle ne les avait pas revus depuis qu’elle était entrée au Thanaüm à l’âge de douze ans. Et maintenant l’attendait une vie de solitude, la vie d’un naro, le fauve solitaire et redouté du désert de l’El Bahim. Elle retournerait à Jargar une fois sa mission accomplie, mais, elle le savait, elle ne pourrait pas renouer les liens qui avaient été tranchés brutalement à l’orée de son adolescence. Et elle ne partagerait sûrement pas sa vie avec quelqu’un, ni un homme ni une femme. On vint frapper à la porte de sa cabine. « On va bientôt décoller. » La voix de Maginn, une compagne qu’Elvina commençait à apprécier pour sa gentillesse, son intelligence et son courage. « On doit tous aller dans le sas de sécurité jusqu’à ce que le vaisseau soit sorti de l’atmosphère de Kaïfren. — J’arrive. » Elvina s’aperçut que les larmes coulaient encore et alla rapidement s’essuyer les joues devant le lavabo et le miroir de sa cabine. « Gamma Bagvan. » Bakmo désignait l’astre rougeoyant qui occupait une grande partie de la baie vitrée du poste de pilotage. « On est vivants ! En bonne santé ! Sains d’esprit ! On a réussi, nom de Dieu, on a réussi ! » Oubliant toute pudeur, il déposa un baiser appuyé sur les lèvres de Maginn. « T’es sûr et certain que c’est la bonne étoile ? demanda Coluk avec une moue dubitative. — C’est ce que disent les asdans de bord en tout cas. — Est-ce qu’on peut vraiment faire confiance à ces foutues intelligences artificielles ? insista le cuisinier. — Est-ce qu’on a le choix ? » Ils devaient déjà s’estimer heureux d’émerger du tunnel obscur dans lequel ils étaient entrés une quinzaine de joursTO plus tôt selon les indications des tableaux de bord. Bien qu’habitués à la pliure quantique et aux longues plongées dans les ténèbres dépourvues de tout repère, ils avaient rencontré les pires difficultés à supporter la vitesse supraluminique. Un étau aux mâchoires puissantes leur avait comprimé la poitrine et le crâne au début du saut et n’avait pas relâché sa pression pendant toute la durée du vol. Ils avaient vécu chaque seconde dans la hantise de l’arrêt soudain et irrémédiable de leurs fonctions vitales. Elvina, quant à elle, avait dû rester allongée sur la couchette de sa cabine. Son organisme s’habituait mal aux changements de constantes. Maginn l’avait veillée de son mieux, l’encourageant, la forçant à boire et à manger. Ils l’avaient crue morte à plusieurs reprises. Son cœur avait lâché une fois, comme dérouté par les nouvelles conditions, puis il était reparti après un interminable temps de suspension. « Bordel de Dieu ! s’était exclamé Coluk, c’est elle qui nous a entraînés dans cette galère et elle va nous claquer dans les doigts. — J’aime pas quand tu parles d’elle comme ça, avait grogné Bakmo. — Ma parole, voilà que tu fais ami-ami avec une fille qui t’a roulé de dix millions de kolps ! Tout ça parce que t’espères un poste avec plein de barrettes sur ton uniforme. Tu vieillis, Bakmo ! — J’aime pas quand tu parles de moi comme ça. » Le regard mauvais de Bakmo avait dissuadé Coluk de s’aventurer plus loin sur ce terrain. « J’ai hâte de foutre les pieds sur une bonne planète bien ferme. » Les yeux du cuisinier pétillaient, il avait déjà oublié les conditions éprouvantes de leur voyage. « Je m’occuperai de la bouffe pour le retour. Vous vous en foutez, vous deux, mais je compte bien faire quelques économies pour m’offrir les services d’une… enfin, vous me comprenez… — On dirait que tu as pris le relais de Ragat, fit Maginn avec un sourire. Voilà que tu penses comme lui. — Tous les hommes pensent comme lui. Pas vrai, Bakmo ? — Alors c’est que tous les hommes pensent de travers », répondit Bakmo, les yeux rivés sur le disque rouge orangé de Gamma Bagvan. L’espace le fascinait toujours autant, mais jamais il n’avait ressenti une telle mélancolie, comme si le saut ADVL avait remué les émotions enfouies au plus profond de lui. Comme s’il avait passé son temps à se fuir et que la traversée des autres espaces-temps l’avait obligé à redevenir l’enfant et l’homme qu’il avait abandonnés des dizaines d’années plus tôt sur son monde natal. « On descend dans combien de temps ? demanda Coluk. — Faut attendre que l’asdan donne le feu vert. Ça peut prendre entre un et trois jours. — Trois jours ? Heureusement que j’ai prévu des surplus de vivres. Ils sont radins, à l’InterStiss. À mon avis, les futures paies ne seront pas terribles. » Bakmo se tourna vers Maginn et lui effleura la joue du dos de la main. « Comment va Elvina ? — Elle récupère. Apparemment, elle est sortie d’affaire. » L’asdan donna son feu vert au bout de deux joursTO. Ils assistèrent à deux levers et à deux couchers de Gamma Bagvan dans un ciel tapissé de lumières féeriques. L’assistant leur apprit que la révolution d’Albad autour de son étoile était de quatre cent douze joursTO, que sa gravité était de 0,995, soit très proche de la gravité standard, et qu’une grande partie de ses terres était désertique. « Quel intérêt d’habiter un trou pareil ? lança Coluk. — Le voilà, l’intérêt. » Bakmo désignait les chiffres et les symboles apparus sur un côté de l’écran. « La composition de la croûte planétaire. Encore plus de métaux que sur Kaïfren. Un véritable trésor. — À quoi ça sert d’être riche si on n’en profite pas ? — À mon avis, les gens riches profitent de leur fortune où qu’ils soient. » Elvina pouvait maintenant marcher à peu près normalement dans les coursives et les compartiments du vaisseau. Ses joues déjà hâves s’étaient encore creusées et des cernes bleuâtres et profonds lui soulignaient les yeux. Un gros bras des tavernes des astroports aurait éclaté de rire si on lui avait dit que cette fille pouvait l’étaler en deux mouvements. Si elle mangeait encore du bout des lèvres, elle ne refusait plus la nourriture que lui apportait Maginn. « Ça peut prendre du temps de trouver celui que tu cherches et nous ne pourrons pas t’attendre, fit la mécanicienne en posant le plateau-repas sur la tablette de la cabine d’Elvina. — Pas la peine de m’attendre, je me débrouillerai de mon côté. Au pire, je resterai sur Albad jusqu’à ma mort. Vivre là ou ailleurs, quelle importance ? » Le regard de Maginn se ficha dans celui d’Elvina. « On dirait que quelque chose en toi s’est brisé. — À tout moment quelque chose se brise en nous. Nous perdons à chaque instant un bout de nous-mêmes, des neurones, des cheveux, des morceaux de peau, des secondes, un être cher… — Je suppose que ça a quelque chose à voir avec l’homme que tu poursuis…» Un pâle sourire se dessina sur les lèvres d’Elvina, qui ne parvint pas à raviver la gaieté sur son visage. « Tu es une femme intelligente, Maginn. — Je me sers seulement de ce que m’a donné la nature : un cerveau pour réfléchir, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un nez pour sentir, des mains pour toucher, une langue pour goûter, une peau pour me frotter à d’autres peaux, un creux entre les cuisses pour combler mon amoureux. — À moi, la vie n’a pas permis d’être aussi simple. — Pourquoi tu n’as pas tué celui que tu poursuis dans la rue de Chaarbville ? Parce que tu l’aimes ? » Cette fois, Elvina n’eut pas le temps de retenir ni de dissimuler ses larmes ; elle maudit sa faiblesse. « Je n’ai pas le droit de l’aimer, je dois le tuer. — Pourquoi ? — Il m’est interdit de te le dire. Quoi que je fasse, je resterai seule jusqu’à la fin de ma vie. — En quoi sa mort est-elle indispensable ? » Elvina s’essuya les joues à l’aide de la serviette en papier posée sur le plateau. « Si je te dis qu’elle permettra à des milliards d’êtres humains de survivre, est-ce que tu me croiras ? » Maginn eut un petit mouvement de recul, comme frappée par l’énormité de la révélation. « C’est qui ? Le diable ? — Le plus pur, le plus magnifique des hommes. » Les sourcils de la mécanicienne se froncèrent, des rides verticales se creusèrent aux coins de ses arcades sourcilières. « Comment peut-il être le plus beau des hommes et celui qui causera la mort de milliards de gens ? — Il est persuadé qu’il agit pour le bien de tous. Je crois qu’il a été manipulé. Ou ensorcelé. — Par qui ? » Elvina planta rêveusement sa fourchette dans un morceau de viande nappé d’une sauce d’une curieuse couleur bleue. « Des ennemis de l’humanité. — Lesquels ? Y en a un paquet ! Ne serait-ce que celui qui ose préparer un repas aussi infect ! » Elles éclatèrent de rire. « Je préfère ne pas les nommer, reprit Elvina. Ils ont des yeux et des oreilles partout. — On n’est que quatre à l’intérieur de ce rafiot, et Coluk est un ennemi de la cuisine, pas de l’humanité ! — Et Bakmo ? » Maginn eut ce sourire rêveur et lointain propre aux femmes amoureuses. « Lui, il est incapable de me cacher quoi que ce soit quand il est dans mes bras. Un vrai écran transparent, on voit absolument tout à l’intérieur. Il a l’air d’une brute comme ça, mais c’est un homme sensible et attentionné. » Elvina avala son morceau de viande – au goût effectivement insipide – avant de désigner les cloisons et le plafond de la cabine d’un ample geste du bras. « Ce vaisseau a peut-être des yeux et des oreilles… — M’étonnerait : les sons ne peuvent pas franchir les grandes distances. — Pourquoi pas ? Nous le pouvons bien, nous, avec la vitesse supraluminique. — Je suis juste une mécanicienne, mais il me semble que les sons n’embarquent pas avec nous, ils ont d’autres fréquences, d’autres façons de se propager. » Elvina garda la tête penchée, perdue dans ses pensées. « Désolée, Maginn, mais je ne t’en dirai pas davantage. C’est mieux pour nous deux. » Le modèle expérimental GR34-F de la compagnie InterStiss pénétra sans encombre dans l’espace aérien d’Albad. Une navette de contrôle au fuselage peint de brun et de rouge vint à sa rencontre et son responsable sollicita un entretien avec l’équipage. Les concepteurs du programme avaient fourni à Bakmo une liste de réponses aux questions administratives standardisées posées par les vérificateurs planétaires. Une voix masculine et nasillarde retentit du haut-parleur inséré dans le tableau de bord. « Bienvenue sur Albad. » Ils voyaient, au travers de la baie vitrée de la cabine de pilotage, le petit appareil de forme oblongue et, selon Maginn, mû par un système archaïque de voiles à capteurs stellaires. On distinguait, en arrière-plan, le point brillant et tirant sur le vert de la planète la plus proche d’Albad. « Peut-être archaïque, mais muni de lance-missiles capables de nous réduire en fumée », chuchota Bakmo. Lorsqu’il eut répondu au fastidieux questionnaire (leur correspondant marqua un temps de silence après que Bakmo lui eut appris que l’équipage se composait seulement de quatre personnes), la communication fut coupée une bonne demi-heureTO jusqu’à ce que la voix grésille à nouveau dans le haut-parleur. « Autorisation accordée. Quelqu’un viendra vous chercher à l’astroport et vous assistera dans vos démarches sanitaires et administratives. Nous vous souhaitons un bon séjour sur Albad. » Guidé par les asdans, le vaisseau effectua une lente descente au-dessus d’un continent aux teintes dominantes rouille et piqua en rugissant sur la tache sombre de Simer, la capitale planétaire. CHAPITRE XXVIII Enforeur : squamé géant de l’hémisphère sud de la planète Albad, de la famille des constricteurs. Curieusement, il ne broie pas ses proies dans ses anneaux avant de les avaler, il les gobe vivantes à la façon des serpents non constricteurs. Comme la plupart des animaux importés d’autres mondes (il faudra qu’un jour nous nous penchions sur la mythologie archaïque de l’arche de Noé ; peut-être y trouverions-nous une explication à ce besoin presque névrotique de l’homme d’importer des animaux de toutes espèces sur les planètes qu’il colonise), il s’est adapté aux particularités de son monde d’adoption. Les grandes proies étant pratiquement inexistantes dans son habitat albadin, l’enforeur creuse des galeries dans le sol, parfois profondément, pour trouver les petits animaux souterrains qui constituent la base de son alimentation. Il se sert de son extraordinaire pouvoir de dilatation pour transporter la terre des galeries : il en avale la plus grande quantité possible, puis il remonte à la surface et régurgite ensuite le contenu de son tube digestif. Comme il rejette la terre toujours au même endroit, les régions désertiques où il réside sont hérissées de monticules qui ressemblent à des tombes et que, pour cette raison, on appelle des tumulus. L’enforeur n’est en principe pas dangereux pour l’homme : cependant, on raconte un certain nombre d’histoires plus ou moins fantaisistes sur des explorateurs ayant fini dans la gueule d’un de ces reptiles géants, récits qui, à notre avis, ne font que traduire la terreur fondamentale, irrationnelle, inspirée par les rampants à un grand nombre d’êtres humains. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. KLAREL et Laruy Clausko se lancèrent dans la descente du versant opposé. Ils ne souffraient pas du froid malgré les vents mordants qui dévalaient des glaciers. Laruy avait repris connaissance dans la grotte comme s’il émergeait d’un long et paisible sommeil. Aucune cicatrice ne subsistait de sa blessure, pas la moindre trace. En outre, bien qu’il n’eût rien mangé ni bu depuis son départ de la colonie, il se sentait en pleine possession de ses moyens. Klarel lui avait expliqué qu’il avait été ressuscité par les créatures non humaines (elle refaisait désormais de les appeler les Froutz) et elle avait lu dans son regard qu’il ne la croyait pas. Il n’avait pourtant aucune explication rationnelle pour la rémission de sa blessure ni pour le surcroît d’énergie qui lui permettait d’évoluer dans l’air glacial des cimes sans autres vêtements que son uniforme déchiré en plusieurs endroits. Elle lui avait demandé s’il se souvenait de son séjour dans le domaine de la mort. « C’est donc ce que vous souhaitez, ma mort ? » s’était-il exclamé en riant. Elle n’avait pas insisté. La mémoire reviendrait sans doute à Laruy comme elle était revenue à Sargor. Ils avaient décidé de descendre par l’autre versant pour éviter les patrouilles de colons. Ils avaient entendu des bruits de pas et des voix au sortir de la grotte et s’étaient cachés dans les rochers. De leur abri, ils avaient aperçu une dizaine d’hommes armés des défats récupérés sur les cadavres des soldats. Les Mussinans exploraient désormais le territoire froutz. Ils se frayèrent un chemin entre les pics rocheux et les glaces éternelles, éblouis par la luminosité aveuglante qui se réfléchissait sur les surfaces blanches. Le froid pinçait la peau de Klarel ; elle n’en souffrait pas, c’était un simple constat, comme si son enveloppe extérieure ne lui appartenait plus. Depuis qu’elle s’était réveillée, elle se sentait emplie d’une énergie puissante qui ne laissait aucun creux en elle, aucun recoin où la douleur aurait pu s’immiscer. Elle se souvenait de chaque mot de sa conversation avec les habitants d’Onden, mais elle ne savait pas s’ils avaient réussi leur transfert dans son organisme. Elle ne percevait pas leur présence, seulement cette énergie qui semblait également irriguer Laruy Clausko. Elle avait l’impression d’être nourrie à chacune de ses inspirations par l’air, le rayonnement de Gamma Bagvan et la splendeur de la montagne qui se dévoilait à ses yeux, sauvage, grandiose, mystérieuse. Elle découvrait les beautés cachées de son monde, les immenses étendues de glace parées d’or et de pourpre par les rayons de l’étoile, les rochers gris et noirs aux formes inattendues et harmonieuses, les surplombs et les aiguilles qui dessinaient de magnifiques jeux d’ombre et de lumière sur les parois hérissées. D’en bas, les Mussinans s’imaginaient que la chaîne des Optes était un massif austère, voie lugubre ; il offrait au contraire une profusion de formes, une dentelle élégante et raffinée qui suscitait l’émerveillement. Ils aperçurent en contrebas des plateaux rougeâtres cernés de pics noirs effilés comme des pointes de sluss. Le froid s’estompait peu à peu, supplanté par une chaleur sèche qui répandait une odeur minérale. Ils s’arrêtèrent quelques instants pour souffler. Assis sur une pierre ronde, Laruy s’épongea le front d’un revers de manche et, du plat de la main, lustra ses cheveux frisés. Gamma Bagvan s’était abîmé de l’autre côté des crêtes, et des lambeaux d’obscurité s’accrochaient déjà aux reliefs. « La nuit va bientôt tomber, dit le capitaine. Nous allons devoir trouver un abri. — Nous n’avons pas de temps à perdre », objecta Klarel. Du regard, il l’invita à poursuivre. « Je dois être à Simer le plus vite possible, poursuivit-elle. — Qu’avez-vous donc de si urgent à faire à Simer ? — Rencontrer des gens du gouvernement. » Les yeux noirs de Laruy s’emplirent cette fois d’une stupeur agacée. « Vous croyez qu’on peut rencontrer des gens du gouvernement comme ça ? Certaines personnes haut placées n’y arrivent pas au bout de deux ansA de démarches ! — Il le faut, affirma Klarel d’un air buté. — Pour quelle raison ? » Elle hésita avant de répondre, se demandant si elle pouvait vraiment accorder sa confiance à Laruy Clausko. Il exerçait sur elle une irrésistible attraction, mais elle ne le connaissait pas. « Je suppose que ça a un lien avec ces ENHA qui m’auraient ressuscité, reprit l’officier. — Ils… Ils m’ont chargé de transmettre un message au gouvernement de Simer. — Si vous êtes l’ambassadrice officielle des Froutz, alors c’est différent ! On vous accueillera là-bas avec tous les honneurs dus à votre fonction. » Il ponctua ses mots d’un petit rire dont les éclats blessèrent la jeune femme. Il s’en rendit compte, puisqu’il ajouta : « Avouez qu’il n’est guère facile de vous croire… — Comment expliquez-vous la guérison de votre blessure ? — Les ressources du cerveau humain sont méconnues. Et probablement très supérieures à ce qu’on imagine. — Vous ne vous souvenez vraiment pas d’être mort ? — Nous errerions, vous et moi, dans le monde des morts, c’est ça ? — Nous en sommes revenus. Il fallait aussi que je meure pour communiquer avec les créatures d’Onden. — Onden ? — C’est le nom du monde où ils habitent. — Et que vous ont-ils raconté ? » Elle ne releva pas les traces d’ironie contenues dans la question de Laruy. « Qu’un immense danger menaçait la Galaxie. Que seuls les hommes avaient le pouvoir de le combattre. Que je devais alerter le plus rapidement possible les responsables de notre planète. — Quel genre de danger ? — Ils ne le savent pas exactement. Ils parlent d’une nuée noire et destructrice, d’une forme d’énergie inconnue qui détruit toute vie sur son passage. — Comment auraient-ils pu percevoir un danger qui est hors de la Galaxie, c’est-à-dire au minimum à vingt mille parsecs d’ici ? — Ils captent les projections énergétiques. Un peu comme des ombres si j’ai bien compris. Ils disent que la nuée est d’une puissance phénoménale. Ils m’ont donné à ressentir ce qu’ils ont eux-mêmes ressenti : une souffrance sans nom, une mort horrible. Si cette nuée réussit à envahir la Galaxie, alors nous tomberons dans de terribles abîmes de souffrance, nous les hommes, mais aussi les ENHA et toutes les créatures qui vivent sur d’autres plans. — Ils pensent que le gouvernement de Simer va prendre au sérieux leur avertissement ? » Klarel se tut. La tâche lui parut de nouveau insurmontable. Si quelqu’un comme Laruy, un homme bien disposé à son égard, ne la croyait pas, comment des inconnus imbus d’eux-mêmes pourraient-ils la croire ? Comment les convaincre de la souffrance qu’elle avait ressentie dans sa chair ? Comment leur faire partager son expérience ? Les humains n’étaient pas reliés entre eux comme les créatures d’Onden. Leur individualisme, s’il leur donnait cette rage de survie évoquée par les interlocuteurs de Klarel, était également leur pire ennemi. « J’ai accepté d’être leur porte-parole, je m’acquitterai au mieux de ma tâche », murmura-t-elle, au bord des larmes. La paume de Laruy se posa sur son avant-bras ; elle frissonna. Tout trace de moquerie avait déserté le visage et les yeux de l’officier. « Je ne sais pas exactement ce qui se passe dans votre jolie tête, mais nous avons tout le trajet jusqu’à Simer pour en reparler. Il risque d’être long. Il n’y a pas grand monde en bas de ce versant-ci des Optes. Trouver un moyen de transport ne sera pas une partie de plaisir. Surtout que je n’ai plus de défat pour convaincre les récalcitrants. Je ne pensais pas mes hommes capables d’abandonner leur officier et de lui prendre son arme. — Pour eux vous étiez déjà mort. — C’est une manie chez vous ! » Ils marchèrent jusqu’à ce que l’obscurité devienne profonde et les empêche de discerner les traîtrises d’un sol tourmenté. Ils se réfugièrent dans une cavité éclairée par la lumière confuse des étoiles. Klarel s’endormit rapidement malgré l’inconfort de leur abri. Elle se réveilla à plusieurs reprises avec l’étrange impression que quelqu’un se tenait tout près d’elle et l’observait avec attention. Elle crut qu’il s’agissait de Laruy Clausko avant de se rendre compte qu’il dormait paisiblement à ses côtés. Au pied de la chaîne des Optes s’étendait à perte de vue une terre brunâtre craquelée, hérissée de monticules d’une largeur de trois ou quatre mètres et d’une hauteur de deux. L’impression de désolation était accentuée par l’immobilité de l’air et la chaleur écrasante. Aucune vie ne semblait capable de se développer dans un environnement aussi aride et, pourtant, ils ne tardèrent pas à rencontrer les habitants des lieux, des reptiles géants enroulés sur eux-mêmes et pratiquement immobiles. « Des enforeurs, des serpents constrictors, précisa Laruy Clausko. Personne ne sait comment ils sont arrivés là. Ils creusent des galeries pour chasser les rongeurs qui vivent dans les profondeurs du sol. Ils avalent la terre et la recrachent à la surface. C’est ce qui explique la présence de ces tumulus. Ils sont normalement considérés comme inoffensifs, mais il est préférable de passer au large. » Un reptile d’une longueur de vingt mètres émergea d’une galerie et rampa près d’eux sans leur prêter attention. Il ne se différenciait du sol que par les écailles d’un rouge et d’un vert vifs qui parsemaient son long corps de couleur brune. Laruy désigna la petite élévation de terre vers laquelle il se dirigeait. « Il a commencé un nouveau tumulus. » Les puissants anneaux de l’enforeur furent pris de contractions, il régurgita une quantité impressionnante de matière brillante qui s’étala sur le sommet encore aplati du monticule, puis il s’enroula sur lui-même et s’immobilisa. Klarel et Laruy marchèrent un long moment entre les tumulus. Des serpents remuaient à leur passage. L’officier recommanda à Klarel de ne pas hâter le pas, le meilleur moyen, selon lui, de déclencher l’agressivité des reptiles géants. Les monticules s’espacèrent peu à peu, au grand soulagement de la jeune femme. Ils atteignirent un désert de sable blanc et de roches aux formes torturées. La chaleur continua de grimper avec le jour. Klarel ne ressentait pas de fatigue, seulement la soif. « Il faut qu’on trouve de l’eau », murmura Laruy, en écho à ses pensées. Ils n’avaient pratiquement aucune chance de découvrir un cours d’eau ou un puits dans cette désolation blanc et rouille. Ils peinaient pour s’arracher au sable, meuble à certains endroits. Klarel eut de vagues réminiscences de Thorm, sa planète d’origine. Elle avait déjà éprouvé cette chaleur, cette impression que les rayons de l’étoile cherchaient à la réduire en cendres. Le contact de sa robe sur sa peau était par moments insupportable, mais elle savait que, si elle la retirait, elle ne tiendrait pas plus de cinq minutes dans la lumière ardente de Gamma Bagvan. Le vent n’apportait aucune fraîcheur ; l’air brûlant accentuait au contraire leur dessèchement et leur soif. « Vous savez si ce désert est grand ? » demanda Klarel. Laruy s’essuya la bouche avant de répondre, d’une voix qui avait du mal à forcer le passage de sa gorge et de ses lèvres : « Assez, je crois. » Elle tendit le bras vers l’ouest, vers l’ombre lointaine et découpée de la chaîne des Optes. « On devrait retourner dans les Optes et suivre la même direction. — La chaîne est traversée par des failles gigantesques qui nous retarderaient à chaque fois de plusieurs jours. Voire qui nous interdiraient le passage. Je les ai aperçues depuis mon ambade alors que nous volions vers Mussina. Vous m’avez bien dit que vous étiez pressée de gagner Simer. — Je… Je ne suis pas sûre de tenir très longtemps dans une telle fournaise. J’ai l’impression que mon visage a pris feu. » Le sourire de Laruy, agrandissant les crevasses de ses lèvres, s’acheva en grimace. « Il a seulement rougi un peu. Il faut continuer : nous rencontrerons peut-être des gens plus loin. » L’officier s’accrochait à un espoir infime : quel homme se montrerait assez fou pour séjourner dans une région aussi hostile ? Ils marchèrent encore un bon moment avant que Laruy ne décide de faire une pause à l’ombre d’un grand rocher. Ils se vidaient de leur eau à une vitesse alarmante, même s’ils ne transpiraient pas, le vent séchant les gouttes de sueur sitôt qu’elles sourdaient de leurs pores. L’énergie qui leur avait permis d’affronter le froid sans difficulté semblait désormais inopérante, comme s’ils en avaient épuisé les réserves. « On a connu des ambassades plus glorieuses, souffla Laruy Clausko. — Vous vous moquez encore de moi…» Les mots ressemblaient à des cailloux aux arêtes blessantes dans la bouche de Klarel. « Je me moquais seulement de moi, corrigea l’officier. Du destin. Si on m’avait dit que la prise de contrôle d’une simple colonie s’achèverait par la déroute de ma compagnie, une résurrection chez des ENHA et une traversée du désert avec la plus jolie femme de…» Un grondement qui enflait rapidement entre les rafales sifflantes l’interrompit. Il sortit de l’ombre du rocher et, la main placée en visière, s’efforça de déterminer d’où provenait le bruit et dans quelle direction il allait. Un vrombissement de moteur, aucun doute. Klarel le rejoignit et tenta à son tour de distinguer un mouvement dans les effluves de chaleur. Une forme tremblotante finit par s’extraire du voile brumeux et grossit dans leur champ de vision. Un véhicule terrestre, équipé d’énormes roues souples et crantées qui lui permettaient d’affronter tout type de terrain. Laruy fit de grands moulinets des bras pour attirer l’attention du conducteur. Ils crurent un instant qu’il ne les avait pas vus, puisqu’il continua sa route deux cents mètres plus loin, puis il bifurqua et piqua droit sur eux. De près, les roues géantes du véhicule paraissaient totalement disproportionnées avec son minuscule habitacle rouillé en forme de cube. L’absence de pot d’échappement expliquait le boucan infernal du moteur situé sous la carrosserie et protégé par une sorte de cage métallique. Le conducteur coupa les gaz, descendit précautionneusement le marchepied et s’approcha d’eux. Un vieillard au visage tanné haché de rides, aux longs cheveux blancs maintenus sur sa nuque par un catogan de cuir. Il portait une chemise, un pantalon bouffant aux couleurs hurlantes et contrastées, des bottes qui semblaient avoir été taillées dans la peau d’un enforeur. Ses yeux étaient en grande partie occultés par des paupières lourdes et fripées. « C’que vous fichez dans l’coin, vous deux ? Pas un endroit pour les amoureux…» Sa voix était rocailleuse, comme façonnée par le vent et le sable du désert. « Nous venons de l’autre côté des Optes, répondit Laruy. — Quelle idée ! — Nous n’avons pas eu le choix. — Comptez aller loin comme ça ? — Nous devons être à Simer le plus rapidement possible…» La moue du vieil homme fit presque disparaître entièrement le bas de son visage. « Simer ? Au moins six cents kilomètres ! À pied, faut compter dans les trente joursA. Minimum, hein… — Justement, vous pourriez peut-être nous conduire quelque part où il serait possible de prendre un transport ? » Les sourcils blancs et broussailleux du vieil homme se haussèrent d’un bon centimètre. « C’est que j’vais pas par là, moi, j’descends dans l’coin des enforeurs. — Nous devons être à Simer au plus tard dans deux jours. Question de vie ou de mort, vous comprenez ? — Qui va mourir ? Elle ou toi ? — Elle, moi, toi et tous les habitants de cette planète. » Une lueur de méfiance s’alluma entre les paupières presque fermées du vieil homme. « Foutez d’moi, hein ? — Pas du tout. — J’veux bien vous emmener à Golkomar, à cinquante bornes d’ici. Mais m’faudrait d’l’argent pour remettre du carburant dans mon moteur et aussi un p’tit supplément pour le temps perdu. — Il y a une banque sur place ? » Le vieux eut un petit rire étouffé qui dévoila ses dents écartées et cerclées de noir. « Y en a même cinq ! On s’demande pourquoi autant d’banques dans un trou où y a aussi peu d’monde ! — Et des transports pour Simer ? — Des trains caravanes et aussi des engins volants, plus chers, mais leur faut seulement trois heures pour être à Simer. — Parfait. Je vous paierai sur place. » Le vieil homme fixa quelques secondes les bouts arrondis de ses bottes en écaille. « C’qui m’prouve que vous allez m’payer ? — Vous pouvez me faire confiance. Je suis capitaine de l’armée gouvernementale. » Le visage du vieux se renfrogna. « La dernière fois qu’j’ai fait confiance à un militaire, m’a entubé de cent albs. — Le capitaine est un homme honnête », intervint Klarel. Le vieil homme la dévisagea crûment. « Vous, en tout cas, z’avez l’air honnête. Pour vous, j’accepte d’prendre le risque et d’vous emmener à Golkomar. » Il s’appelait Omider et était chasseur d’enforeurs depuis plus de soixante annéesA, le seul de tout l’hémisphère sud, le seul, sans doute, de la planète, précisa-t-il avec fierté. Il tannait ensuite les peaux et les revendait aux agents des grandes maisons de couture ou des fabricants de chaussures. « Où stockez-vous les serpents ? demanda Klarel. Votre véhicule n’est pas très grand. » Assis sur d’inconfortables bancs en fer, ils devaient se serrer pour tenir tous les trois dans l’habitacle surchauffé et puant. Omider leur avait proposé une eau tiède et amère qu’ils avaient bue à petites gorgées prudentes. « J’tue d’abord les enforeurs et j’les laisse sur place pendant une vingtaine de jours, répondit le vieil homme. Ils pourrissent de l’intérieur, si bien qu’j’ai plus qu’à récupérer les peaux et j’les mets dans la cage en dessous du moteur. — Personne ne vous les prend ? » Omider libéra de nouveau son petit rire essoufflé dont les éclats se perdirent dans le vacarme du moteur. « Ni homme ni bête ! Personne n’a envie de s’coltiner l’désert. Peux bien les laisser sur place, les retrouverai exactement au même endroit. La putréfaction fait une bonne partie du travail ! — Les peaux ne pourrissent pas ? — Sont plus résistantes que la pierre ! Pour ça qu’elles sont recherchées. » Ils laissèrent derrière eux le désert de sable et traversèrent une zone rocheuse où, dans les anfractuosités, poussaient des buissons épineux aux ravissantes fleurs jaunes. « Des fleumortes, commenta Omider. Une vraie saloperie : elles attirent l’œil avec leurs jolies fleurs, z’en cueillez une, et la branche vous frappe au bras ou au cou. Leur poison vous laisse plus qu’une heure à vivre, peut-être deux pour les plus résistants. Plus dangereuses que les enforeurs, pour sûr. — Il n’y a pas de remède à leur poison ? » Omider lâcha la piste des yeux pour fixer Klarel en coin. « Un seul connu, ma jolie p’tite dame : vous trancher la gorge avant qu’le venin agisse. Vous souffrirez moins. » Klarel but une nouvelle gorgée d’eau à la gourde de cuir du vieil homme. Malgré son goût atroce, elle apaisait le feu qui brûlait en elle. Elle se demandait si les habitants d’Oden, incapables de supporter la gravité et le climat éprouvant, n’étaient pas morts dans son organisme. « Comment chassez-vous les enforeurs ? — J’attends qu’ils passent la tête hors de leurs trous, j’leur glisse un nœud coulant autour du cou et j’serre jusqu’à ce qu’ils crèvent ! — Ils ne se défendent pas ? — Que si ! Y en a même qui remuent tellement fort dans leur galerie qu’ils soulèvent la terre et manquent de m’ensevelir. Des fois, j’suis obligé d’les lâcher. » Omider tapota le côté de son pantalon bouffant. « J’ai un défat à canon court avec moi. Au cas où ça s’passe mal, j’m’en sers. Du gâchis, sûr, mais c’est ça ou crever. — Ils vous ont déjà attaqué ? — C’est arrivé un couple de fois. J’ai bien été obligé d’leur rabattre leur caquet ! — Vous gagnez bien votre vie ? » Omider haussa les épaules. « Ça dépend des années et des salopards d’agents. Y en a pas d’meilleur qu’eux pour faire baisser les prix. J’me plains pas : j’vis seul, j’ai pas beaucoup d’besoins, j’aime juste me balader dans l’désert. — Vous ne comptez pas former un successeur ? — J’ai bien essayé. Mais le jeune crétin que j’avais pris avec moi a été avalé par un enforeur le quatrième jour. Il s’est cru plus malin qu’les autres et a manqué d’prudence. J’ai plus voulu en reprendre depuis. » Il leur fallut environ quatre heures pour parcourir les cinquante kilomètres jusqu’à Golkomar. Le terrain extrêmement bosselé contraignait Omider à rouler au ralenti. Klarel avait hâte de quitter l’atmosphère surchauffée du véhicule entièrement fabriqué par le vieil homme et fonctionnant au carburant fossile ou à l’huile. Les trépidations incessantes du siège se propageaient en ondes douloureuses dans sa colonne vertébrale. La chaleur diminuait au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de leur destination. Çà et là apparaissaient des sources, des oasis, des vergers, des champs de céréales aux épis jaune et rouge, des troupeaux de bovs plus petits et nerveux que ceux de Mussina, d’autres animaux domestiques que Klarel ne connaissait pas. « On arrive, ma jolie p’tite dame, vous allez bientôt pouvoir vous détendre, lança Omider. Moi j’suis habitué, et j’suis un rustique, mais, vous, j’vois bien que vous êtes un peu trop délicate pour cet engin. — Soyez en tout cas remercié de nous avoir récupérés dans le désert. Sans vous… — Bah, z’avez la baraka avec vous. Mais dites-moi…» Il marqua un temps de silence, comme s’il abordait un sujet délicat. «… Cette histoire de vie ou de mort pour tous les habitants d’la planète, c’est d’la blague, pas vrai ? Vous pouvez bien m’le dire maintenant qu’vous êtes pratiquement arrivés. » Klarel le fixa droit dans les yeux. « Je vous donne ma parole que c’est sérieux. — Alors, si j’comprends bien…» Le vieil homme hésita de nouveau. « Si vous réussissez à empêcher l’massacre, ce s’rait un peu grâce à moi ? » Ils roulaient entre les premières habitations de Golkomar, des maisons basses aux toits en terrasse. Klarel entrevit des silhouettes dans l’ombre des porches. Elle se demanda si Laruy se souvenait maintenant de sa mort. Les immenses roues du véhicule soulevaient un épais sillage de poussière qui se déposait en voiles blanchâtres sur les arbustes et les buissons environnants. « Nous les êtres humains, nous sommes tous solidaires. » Après avoir prononcé ces mots, elle prit conscience que les hommes, à leur façon, avec leur individualisme, avec leurs petites qualités et leurs gros défauts, étaient indissociables les uns des autres, comme les habitants d’Onden. CHAPITRE XXIX Nous, de la bande des Arvets, jurons de défendre jusqu’à la mort notre territoire, De tuer impitoyablement tous ceux qui essaieraient de le conquérir, De satisfaire les besoins de la femme et des enfants Du compagnon qui meurt pour le préserver. Nous, de la bande des Arvets, guidés par les nifleuses, Nous danserons sur les corps émasculés de nos ennemis, Qu’on sache dans tout Simer ce qu’on risque à s’en prendre à nous, Qu’on sache que nous sommes unis comme les doigts de la main, Qu’on sache que nous ne tolérons aucune injure, aucune provocation. Nous, de la bande des Arvets, fixons nos propres règles, Malheur à celui qui les enfreint, malheur à lui et à sa famille, Malheur à ceux qui voudraient nous imposer leur joug, Malheur à ceux qui se mêlent de nos affaires, Nous, de la bande des Arvets, sommes indestructibles, invincibles. L’hymne de la bande des Arvets, quartier du Xatar, Simer, planète Albad, système de Gamma Bagvan. … nOUS avons mis trois semaineTO selon l’asdan de bord à parvenir dans le système de Gamma Bagvan. Les réserves d’énergie de L’Audax se sont révélées suffisantes pour effectuer le grand saut. Maja Laorett m’a confié que la LUMEX tirerait un énorme bénéfice de l’expérience : elle gagnerait au moins l’équivalent de dix annéesTO dans la course à la technologie supraluminique. L’équipage avait accepté de suivre son commandant comme un seul homme. Ils avaient tous en commun la passion de l’aventure spatiale, avec tout ce qu’elle comporte d’aléas, d’inconnues et de dangers. Ils n’étaient jamais certains de revenir d’un vol ou d’un saut, mais ils cherchaient à repousser sans cesse les limites, les leurs et celles des vaisseaux. Leur seule récompense était la griserie engendrée par la découverte de nouveaux espaces et de nouvelles sensations. Il faudrait un jour que je réalise un reportage sur eux. J’en avais déjà le titre : Les fous d’espace. OldEran le grincheux dirait probablement que je n’ai aucun sens des réalités économiques, qu’un reportage de ce genre coûterait la peau des fesses (tout dépend de quelles fesses on parle ; certaines sont piteuses et ne valent pas très cher) et que je ferais mieux de me consacrer aux guerres picrocholines (au secours, Odom, serais-tu capable de m’expliquer l’origine de ce mot ?) qui agitaient les élus et les groupes de pression dans les couloirs du Parlement. Quant à l’Encyclope, pratiquement remis de ses blessures et de ses engelures, on n’a pas sollicité son avis. J’ai tenté de lui rendre visite à deux reprises, mais son accueil glacial m’a dissuadée de récidiver. J’ai cru comprendre qu’il m’en voulait et je n’avais aucune idée du motif de son courroux (ma froideur à son égard ?). Même situé dans un bras lointain, le système de Gamma Bagvan ressemble comme un frère à d’autres systèmes. Une étoile géante aux teintes rougeâtres, treize planètes en orbite, dont certaines bien visibles. Je ne distinguais pas de différence notable entre la profusion étoilée que je découvrais par le hublot de ma cabine et les cieux que j’avais l’habitude d’observer sur NeoTierra – un spécialiste en astronomie aurait certainement vu les choses d’un autre œil. Bien entendu, j’avais été malade pendant le saut. Le malu de Lern était revenu me visiter et m’avait clouée sur la couchette de ma cabine pendant un temps que j’estime à quatre jours. Les sauts supraluminiques sont courts, et heureusement, car ils distillent un ennui désespérant. On ne discerne rien d’autre par les hublots que des ténèbres profondes, trouées de temps à autre par une vague traînée lumineuse, du genre de celles qu’abandonnent les engins aériens filant au-dessus de BeïBay. On n’a aucune idée de l’endroit où l’on se trouve, on aspire de toutes ses fibres à revoir la lumière et on ignore si on sortira un jour du labyrinthe. Je me suis sentie par moments à côté de mon corps, avec le décalage de quelques secondes déjà expérimenté entre la pensée et la réaction organique. Je n’étais jamais certaine que ma main, mon bras, ma jambe ou toute autre partie sollicitée exécuterait l’action que lui ordonnait mon cerveau. Je me suis demandé si, lorsqu’on faisait l’amour dans de telles conditions, les orgasmes se déclenchaient à retardement. J’aurais volontiers essayé, mais je n’avais personne sous la main. La masturbation n’a donné aucun résultat probant, même en m’aidant des souvenirs de mon court séjour dans l’appartement d’Odom – j’avoue que le corps magnifique de Dravor s’est parfois substitué à celui d’Odom. L’équipage manifestait une joie que je ne lui connaissais pas, les regards étaient brillants, les rires à fleur de lèvres, les mots joyeux, les étreintes fréquentes. « L’euphorie du saut réussi, m’a expliqué Maja Laorett. Nous sommes les premiers à avoir parcouru d’une traite une dizaine de milliers de parsecs avec ce type de vaisseau. Les premières spatiales provoquent toujours ce genre de réactions. Et tout ça grâce à vous, enfin, c’est ce que m’a expliqué le commandant. — Je n’y suis pas pour grand-chose (j’apprenais la modestie à une vitesse également supraluminique). — Si vous ne lui aviez pas demandé de vous déposer dans le système de Bagvan, nous n’aurions pas tenté ce saut », a insisté le second. J’ai douté tout à coup de la validité de mon intuition. Les madres de Derchan n’avaient pas nécessairement voulu parler de l’étoile Bagvan en délivrant leur message, mais peut-être, à un niveau symbolique, du sexe féminin. Quelle importance dans le fond ? Le commandant et l’équipage de L’Audax étaient ravis d’avoir parcouru la distance et, si je m’étais plantée, je n’aurais eu qu’à rentrer la tête basse à BeïBay, définitivement rendue à l’humilité. « Quand atterrissons-nous sur Albad ? ai-je demandé. — Le temps que les asdans fassent les vérifications d’usage, a répondu Maja Laorett. Si le saut avait endommagé certaines fonctions du vaisseau, nous risquerions de partir en fumée au moment de l’entrée en atmosphère. » Elle a m’a fixée avec intensité et souri gaiement, gagnée elle aussi par l’euphorie qui régnait dans les coursives du vaisseau. « Avouez que ce serait dommage. » J’ai acquiescé d’un hochement de tête prudent, ne voulant surtout pas lui laisser croire que je favorisais d’une quelconque manière ce qui me semblait être des avances. « La compagnie sera tellement contente qu’elle ne prêtera aucune attention à cette histoire de matériel disparu, a-t-elle ajouté. Ce ne sera pas la peine de demander à votre chef de rembourser. » Je l’ai remerciée d’une petite courbette et j’ai tourné les talons pour échapper à la pression de son regard. Elle m’a rattrapée en quelques foulées et m’a saisie par le bras. « Attendez. Le commandant voudrait savoir combien de temps vous comptez rester sur Albad. » J’ai dégagé mon bras avec une indifférence affectée. « Pourquoi ? — Il pense que nous resterons sur place une vingtaine de joursTO. Le temps de recharger en énergie, en nourriture et en eau. Vous êtes la bienvenue si vous voulez repartir avec nous pour NeoTierra. » Quinze jours me paraissaient extrêmement court pour une femme qui débarque sur un monde inconnu sans avoir la moindre idée de ce qu’elle y cherche. « Sinon, même avec un vaisseau à pliure quantique, il vous faudra plusieurs annéesTO pour rentrer. — Sans compter que je ne suis pas certaine de trouver de l’argent pour me payer le voyage, ai-je murmuré. Je ne peux pas accéder à mon compte bancaire. — Si vous disposez d’un transbank, ça ne posera aucun problème. » J’ai secoué la tête, puis j’ai remis de l’ordre dans mes cheveux. « J’ai manqué de prévoyance, j’ai oublié de prendre le mien. Il doit me rester quelques centaines de sols dans ma cabine et je ne sais pas combien de temps je pourrai tenir avec ça. Je vous parais sans doute écervelée…» Maja Laorett m’a prise par l’épaule. « Si vous voulez, je vous prêterai le mien. Et vous me rembourserez une fois revenue à NeoTierra. — Et si je ne reviens pas ? » Elle a soupiré avec un petit air fataliste qui m’a rappelé les Derchanites. « Alors j’aurai perdu une partie de mes économies. De toute façon, cet argent ne me sert pas à grand-chose : je ne finirai pas ma vie dans une jolie petite maison au bord d’une mer chaude quelconque, sur une petite planète sympathique. Je naviguerai jusqu’à ma mort. » Elle a tiré un minuscule appareil de sa poche de son uniforme et me l’a tendu. « Vous avez une bonne mémoire, JiLi ? — Je crois. — Alors retenez les codes que je vais vous confier, je ne les prononcerai qu’une seule fois. — Vous n’allez pas en avoir besoin ? — J’ai assez de sols sur moi pour pouvoir vivre confortablement pendant quinze jours sur Albad. — Et si vous n’avez pas la possibilité de changer vos sols ? — Le sol est la seule monnaie qu’on change partout dans l’univers. — Je… Je ne sais pas si je dois accepter…» Elle m’a dévisagée avec la même expression qu’un félin s’apprêtant à croquer une proie. « Vous avez une meilleure solution ? » Il n’y en avait pas d’autre si je ne voulais pas rester coincée jusqu’à ma mort dans le lointain système de Gamma Bagvan. « Pourquoi faites-vous tout ça pour moi ? » Elle a réfléchi quelques secondes, la tête légèrement penchée. « Si je vous dis que vous êtes la fille que je n’ai pas eue, vous ne me croirez pas, n’est-ce pas ? » D’une grimace, je lui ai signifié que cette explication me paraissait en effet peu plausible. « Vous aurez raison », a-t-elle repris d’une voix sourde oppressée. Elle m’a fourré d’autorité le transbank dans la main, s’est détournée brusquement et éloignée à grands pas dans la coursive. « Et les codes ? ai-je crié ! — Je vous les communique bientôt », a-t-elle répondu sans se retourner. … Simer, capitale planétaire d’Albad, une ville bâtie de bric et de broc en permanence sur le pied de guerre. L’astroport lui-même n’a rien de la propreté et de la fonctionnalité des astroports planétaires des autres mondes. Le tarmac n’est qu’un gigantesque terrain vague fissuré où se côtoient dans le plus grand désordre des vaisseaux spatiaux et des engins atmosphériques. Les bâtiments ressemblent à des baraquements de bidonville et les tours de contrôle paraissent sur le point de s’écrouler au premier coup de vent. De même la douane locale est plutôt folklorique avec ses employés en costumes chamarrés dont la plupart vont pieds nus. Bref, l’astroport de Simer est un foutoir géant envahi par une foule grouillante et bruyante constituée pour une bonne part de vendeurs ambulants de toutes sortes. Les innombrables fiches de renseignement et autres formulaires à remplir au crayon rendent les formalités longues et fastidieuses. Quant à la vérification sanitaire, elle se déroule dans un bâtiment annexe en tôle surchauffé où sont alignés les appareils. Les contrôles s’effectuent au vu et au su de tous. Chaque passager est invité à se placer sur une croix peinte à même le sol et soumis aux rayons investigateurs qui détectent l’éventuelle présence d’un virus ou d’une maladie contagieuse. On n’est pas contraint de se dévêtir, heureusement, même si quelques malheureux ont été entièrement déshabillés par les douaniers (quelle humiliation…) parce qu’on a remarqué dans leurs vêtements des objets assimilés à des armes. L’appareil n’a eu aucune réaction lorsqu’il a détecté la présence du cakra à l’intérieur de ma combinaison (j’avais une envie folle de changer de vêtements, de me sentir femme, et je prévoyais, puisque je disposais du compte de Maja Laorett, de dépenser mes maigres réserves pour m’acheter une tenue décente dès que je serais en ville). Le disque métallique n’entrait sans doute pas dans le fichier interplanétaire des armes répertoriées. De même, pas davantage que le vérificateur de L’Audax, il ne m’a trouvé le moindre virus. Pourtant, aux yeux des spécialistes de l’OMH charges des mesures de prophylaxie, j’avais vécu dans les pires conditions d’hygiène en compagnie des Derchanites et de leurs orches. J’ai l’impression que notre terreur des germes nous fragilise, nous qui ne songeons qu’à nous protéger de toutes les façons des agressions virales, bactériologiques, chronologiques et humaines. J’ai franchi les douanes en compagnie des membres de l’équipage de L’Audax. Le commandant Hol Jozimo et le second Maja Laorett étaient restés à bord en compagnie de l’Encyclope, qui avait encore besoin de repos et de calme, dans l’attente des inspecteurs chargés des vérifications techniques. Tant mieux : la présence de Maja Laorett m’aurait embarrassée. Je me suis rendu compte que je lui en voulais, à elle qui m’avait offert généreusement un accès illimité à son compte bancaire. Vouer de la rancœur à ceux qui vous sont secourables est sans doute une caractéristique de l’espèce humaine. La bonté d’autrui devient vite pesante, voire insupportable. Je me répétais régulièrement les codes qu’elle m’avait confiés juste avant que le vaisseau n’entre dans l’atmosphère d’Albad. Nous sommes sortis de l’astroport. À l’extérieur régnait le même chaos qu’à l’intérieur. La gravité n’était pas gênante, et la chaleur, bien que forte, restait tolérable. Des centaines de véhicules s’entassaient sur une immense esplanade au milieu d’étalages divers. J’ai salué les membres de l’équipage avant de m’engouffrer dans une navette terrestre à destination du centre de Simer. « J’espère que vous serez du voyage retour avec nous, m’a dit Lern avec un sourire triste. Prenez soin de vous : cette ville est dangereuse. — Je ferai mon possible pour être revenue à temps, lui ai-je affirmé en le saluant d’un geste de la main. Merci pour tout. » La navette transportait une dizaine d’autres passagers, tous masculins, dont les plus jeunes me fixaient du coin de l’œil (ce qui m’a rassurée sur mon pouvoir de séduction). Elle s’est engluée rapidement dans un trafic si dense qu’elle n’avançait plus qu’au pas. Les premiers Simériens avaient probablement eu assez d’espace pour développer un réseau archaïque de transports terrestres bruyants, polluants et encombrants, mais la ville s’était agrandie, les rues s’étaient engorgées, et les autorités n’avaient pas eu la clairvoyance ni la volonté de briser les mauvaises habitudes et de concevoir un nouveau système de transport. Je me suis aperçue qu’un bouclier magnétique, perceptible à son léger halo brillant, protégeait la navette des balles et des ondes décréatrices d’atomes. Elle filait dans les rues défoncées sans s’arrêter à aucune intersection. Le conducteur gardait les yeux rivés sur le pare-brise et les deux mains crispées sur le volant. « Les guerres entre quartiers », m’a expliqué mon voisin de droite, un homme aux cheveux noirs, au nez fort et au ventre rebondi (ils n’avaient pas l’air de connaître la correction génétique sur ce monde, une lacune qui leur donnait un certain charme, le charme de l’authentique, je suppose. Note : envisager un sujet sur la correction génétique et le refus de l’imperfection humaine). De chaque côté de la route, les façades des immeubles étaient criblées d’impacts de balles ou de trous noirs creusés par les ondes défats. « Vous êtes d’ici ? lui ai-je demandé. — Je suis né à Simer, comme mon père, mon grand-père et mon arrière-grand-père. Je travaille à l’astroport. — Le gouvernement local n’a pas réussi à mettre fin à ces conflits ? » Il a haussé les épaules. « Il faudrait pour ça qu’il en ait vraiment envie. Et les guerres en arrangent certains. Entre autres les trafiquants d’armes qui financent les résidences de luxe de ceux qui nous gouvernent. Et vous, vous venez d’où ? — NeoTierra, dans le système de Solar 2. — Diable, c’est un long voyage ! Des annéesTO, non ? » Je n’ai ni démenti ni approuvé. « Et qu’est-ce que vous venez faire dans le coin ? a-t-il insisté. — Un reportage. — Sur quoi ? Il ne se passe jamais rien sur Albad. Enfin, rien en dehors de ces stupides guerres et des problèmes quotidiens. — Sur… la faune et la flore planétaires. » Une moue de perplexité lui a déformé le bas du visage. « Il n’y a quasiment rien ici, ni en flore ni en faune ! — On devrait pouvoir dénicher quelques espèces rares… — L’enforeur peut-être, le serpent géant qui creuse des cavités en avalant la terre. Des rongeurs souterrains sans grand intérêt. Quelques oiseaux de proie. Les trictes de l’hémisphère sud. Des fauves épars dans le Nord. Je crains que vous n’ayez fait ce voyage pour presque rien. — Je trouverai bien des sujets complémentaires. — Je vous le souhaite. Où comptez-vous loger ? — Je prendrai une chambre d’hôtel. — Allez dans le Chawar. C’est là où on trouve les meilleurs hôtels. Et l’endroit ne se transforme pratiquement jamais en champ de bataille. C’est le quartier des trafiquants d’armes, vous comprenez. » La navette m’a déposée à l’entrée du quartier indiqué par mon voisin, que j’ai salué d’un petit geste de la main. Les rues espacées regorgeaient d’hôtels, de restaurants, de boutiques de vêtements et de chaussures. J’ai pris une chambre dans un hôtel d’allure modeste mais propre et, après un long séjour dans la salle de bains, je suis ressortie pour aller m’acheter une tenue plus seyante. La mode albadine est – comment dire ? – rustique, voire légèrement pataude. J’ai opté pour une robe blanche mi-longue aux manches bouffantes et à la collerette de dentelle qui, à BeïBay, m’aurait valu les regards dédaigneux des femmes de goût. Je me trouvais plutôt jolie dedans, ce qui suffisait à mon bonheur. J’ai d’ailleurs tendance à penser qu’à BeïBay on regarde davantage les vêtements que celles qui les portent. Avec ma petite robe blanche albadine, j’avais le sentiment qu’on me regardait, moi. J’ai acheté également des sous-vêtements plus confortables que sexy et des chaussures à talons plats avec lesquelles je marchais aisément. Comme mes réserves étaient insuffisantes, j’ai utilisé sans aucune difficulté – avec une pointe de mauvaise conscience – le transbank de Maja Laorett. Je saisissais la somme et les codes requis, et il crachait un jeton transparent, échangeable dans n’importe quel établissement bancaire de la ville. Je suis ensuite entrée dans un restaurant qui proposait des spécialités locales et l’honnêteté m’oblige à dire que les spécialités locales sont franchement immondes. Des sortes de ragoûts insipides, pâteux et hors de prix. La nuit est tombée assez rapidement. La température n’a pas pratiquement pas baissé, comme si la planète était un four géant qu’on venait tout juste d’éteindre. Je suis retournée à l’hôtel, me suis déshabillée, ai pris une nouvelle douche et me suis allongée encore mouillée sur le lit. J’étais dans le système de Bagvan, dans le cœur où dorment les vérités cachées, là où je devais relier un fil à la vie. Quel cœur ? Quel fil ? Quelle vérité ? Quel rapport avec la Fraternité du Panca ? J’ai examiné le cakra, comme si du métal allait tout à coup surgir la réponse. Je me suis endormie avec le disque sur la poitrine. Je me suis réveillée en pleine nuit avec une vive sensation de brûlure au niveau du cœur. Le métal du cakra, pourtant, restait froid. J’ai eu l’intuition que cette chaleur soudaine n’était pas un mauvais rêve, que l’arme des frères reprenait vie, un peu à la façon des princesses endormies des contes réveillées par les baisers des princes. Mais comment retrouver son prince ? Je me suis torturé les méninges jusqu’à l’aube. Sans résultat. J’ai appelé le réceptionniste par le réseau intérieur de l’hôtel et lui ai demandé s’il avait la possibilité de me fournir des accélérateurs cérébraux. Il m’a fait répéter les mots trois fois, signe qu’il n’en avait jamais entendu parler. Je n’ai pas insisté. Pour me détendre j’ai pensé à Odom et à Dravor. Quel homme exceptionnel ferait l’assemblage des deux ! L’intelligence et le savoir de l’un avec le physique et la sagesse de l’autre. Je me suis assoupie et j’ai dormi d’une traite jusqu’au milieu du jour. Lorsque je suis descendue, le réceptionniste m’a demandé si je souhaitais manger quelque chose. Il s’était renseigné pour les accélérateurs cérébraux : il n’en existait pas sur Albad. « Notre monde est encore trop petit, vous voyez, a-t-il dit avec un sourire contrit. Je peux vous proposer d’autres produits… — De quel genre ? — Nous avons ici des herbes qui rendent euphoriques, des minéraux qui vous aident à traverser les illusions, des plantes qui accentuent… vous savez, les sensations du plaisir. » J’aurais volontiers essayé ces dernières, mais mon temps était compté et je devais éviter de me disperser en expériences de toutes sortes. « Une autre fois peut-être. Qu’y a-t-il sur ce monde en dehors de Simer ? — Des colonies dispersées un peu dans le Nord, mais surtout dans le Sud. Elles vivent en autarcie et appliquent leurs propres lois. — Qui nourrit la population de la capitale ? » J’ai repensé aux spécialités que j’avais eu l’infortune de goûter la veille et en ai conclu que l’agriculture locale en était encore au stade primitif. « La ceinture de survie. Les grands domaines du pourtour. Le problème est qu’il n’y a pas grand-chose qui pousse et que la cuisine n’est pas variée. » Le désir lui enflammait les yeux. Il aurait fait n’importe quoi pour m’être agréable. Il était mignon d’ailleurs, avec son teint mat, ses cheveux noirs ondulés, sa sveltesse de jeune homme et son sourire charmeur. « J’ai cru remarquer… On ne peut vraiment pas aller sur les territoires des bandes ? — Si vous tenez à la vie, il vaut mieux éviter certains quartiers. — Il n’y a donc pas d’armée ici, pas de forces de l’ordre ? — Si, mais elles sont la plupart du temps occupées à mater les colonies rebelles. » La certitude s’est en moi ancrée que je devais à tout prix explorer les quartiers en guerre. Une intuition, là encore, ou bien la réaction à une contrariété ? Plus on me met en garde, plus l’interdit, plus le danger m’attirent. Je suppose que toute bonne médialiste réagit de la même façon. « Vous serait-il possible de me trouver un guide fiable pour visiter les quartiers de Simer en toute sécurité ? — La sécurité n’est jamais garantie à cent pour cent, à Simer. — Une sécurité relative me suffira amplement. » Il a réfléchi quelques instants avant de déclarer : « Ceux que vous appelez les guides sont chers. — Vous les appelez comment, ici ? — Les enfoireurs. Ils creusent des passages secrets comme les enforeurs et certains sont de vrais enfoirés ! — Vous pouvez m’en dégotter un charmant spécimen ? — Demain première heure, ça irait ? » J’ai acquiescé d’un clignement des paupières. « Deux mille albs la balade », a-t-il repris après un bref instant d’hésitation. J’ai deviné que le tarif était exorbitant et qu’il prévoyait d’en garder une bonne partie pour lui, mais je n’ai pas barguigné. « J’ai des jetons de transbank, ça ira ? — N’importe quelle forme de paiement conviendra », a-t-il répondu avec un sourire plus large que la porte de l’hôtel. CHAPITRE XXX Les nifleuses de Simer, planète Albad : la rumeur veut qu’à Simer, la capitale d’Albad, dans le quartier du Xatar plus précisément, vivaient les nifleuses, de très jeunes filles qui faisaient l’objet d’un culte fervent. On ne sait pas pourquoi ni comment elles ont disparu, ni même si cette histoire n’est qu’une simple légende urbaine, mais leur mythe s’est effacé de l’histoire d’Albad en même temps que la ville se débarrassait des bandes responsables de guerres incessantes et meurtrières, sous l’égide de la junte militaire ayant pris le pouvoir à la faveur d’un putsâh. Quel lien entre les nifleuses (mot dont il est impossible de déterminer l’origine) et les conflits entre les quartiers ? Certains historiens prétendent qu’elles étaient les guides suprêmes des Arvets, les habitants du Xatar, et qu’elles déjouaient les manœuvres de l’ennemi. D’autres affirment qu’elles étaient capables de voir au-delà des formes et que ce don leur a permis d’éviter un grand nombre de massacres. Aucune de ces explications ne nous satisfait. Nous pensons plutôt qu’elles étaient des enfants déifiées que, pour manipuler l’opinion, on montrait de temps à autre à la population. Elles étaient sans doute aveugles (d’où cette idée de voir au-delà des formes). Ou, plus exactement, on les avait rendues aveugles à leur naissance pour leur donner plus de mystère et renforcer l’adoration dont elles étaient l’objet. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. À LA QUESTION comment retrouver l’homme que pourchassait Elvina, c’est Coluk qui, le premier, proposa un embryon de solution : il avait eu la présence d’esprit (ou bien c’était sur les conseils de Mollasse, il ne se souvenait plus) de récupérer quelques cheveux de l’intéressé dans le dormirium de Sar Babu, à Chaarbville, et les avait fourrés dans une poche de sa combinaison où il avait fini par les oublier. Comme il n’avait pas eu le temps de laver ses vêtements depuis un bon bout de temps, ils s’y trouvaient toujours. « Tu l’as eu largement, le temps de faire ta lessive dans le vaisseau, objecta Maginn. Tu es juste un homme paresseux et crasseux, Coluk. Tu répands une odeur épouvantable. Si tu veux te payer les services d’une professionnelle, tu as intérêt à te tremper plusieurs heures dans une baignoire remplie de détergent. Comment un homme comme toi peut-il être responsable de cuisine ? — Ben quoi, elle est pas bonne, ma cuisine ? » Personne n’avait répondu ; le silence était plus vexant que les mots. « Si je m’étais lavé, en tout cas, on les aurait plus, ces putain de cheveux », avait bougonné Coluk. Ils avaient commencé à s’organiser dans les rues de Simer après avoir franchi les douanes albadines, pourtant tatillonnes, sans aucune difficulté. Ils s’étaient installés tous les quatre dans un hôtel d’un quartier retiré de la ville, à l’écart des fusillades qui éclataient à toute heure du jour et de la nuit. « Si un mouchard t’a retrouvée à Verdasco, un autre devrait bien pouvoir débusquer ton homme à Simer, déclara Bakmo en observant les trois cheveux bruns étalés précautionneusement sur la table de la chambre d’Elvina. — La planète m’a l’air très en retard sur le plan technologique, objecta cette dernière. Les Albadins ne disposent sûrement pas de traceurs génétiques. — Ça coûte rien de demander, en tout cas. » Bakmo et Maginn s’intéressaient davantage à la traque d’Elvina qu’aux démarches administratives pour refaire le plein de carburant et obtenir l’autorisation de quitter l’atmosphère d’Albad. Comme s’ils en avaient fait une affaire personnelle. « Avec tout ce qui se passe dans cette foutue ville, j’vois pas comment on pourrait s’en sortir autrement, marmonna Bakmo. On n’a même plus d’arme. — Tu n’es pas certaine qu’il est arrivé ici, ajouta Maginn. Imagine qu’il se soit perdu dans les autres espaces-temps. » Elvina balaya l’argument d’un mouvement de bras. « Il est là, tout près, je le sens dans ma chair. » Bakmo déploya sa grande carcasse. « Faut aller demander, c’est la première chose à faire. On avisera après. » Pendant que Coluk se chargeait du réapprovisionnement (Maginn aurait parié qu’on le trouverait plutôt du côté des maisons de passe du quartier chaud de Simer), ils se renseignèrent d’abord près du réceptionniste de l’hôtel, qui n’avait jamais entendu parler de mouchards génétiques, puis s’adressèrent à un vendeur d’une boutique de « produits nouveaux », qui ouvrit des yeux ronds et dut admettre, à son grand regret, qu’il n’avait pas ce genre d’article en magasin, mais qu’il pouvait leur proposer des implants révolutionnaires commercialisés depuis deux annéesA ; il en vendait beaucoup d’ailleurs, surtout dans les colonies du Sud, où les chefs aiment bien savoir ce qui se passe dans la tête de leurs ouailles. Ils demandèrent enfin à un agent de change, qui répondit, après une interminable réflexion, qu’il proposait, s’ils savaient sur quel monde se procurer de tels bijoux technologiques, de les importer sur cette foutue planète arriérée ; il ajouta qu’en attendant ils devraient plutôt chercher du côté des nifleuses. « C’est quoi, ça encore ? » grogna Bakmo. L’agent de change leva un regard courroucé sur l’ex-capitaine du Parsal. « Ça, comme vous dites, ce sont les fillettes qu’on utilise pour retrouver les personnes disparues. » Le visage de Bakmo se radoucit. « Expliquez-moi comment elles font. » L’agent haussa les épaules. « J’en sais foutre rien ! Mais si vous leur confiez quelque chose ayant appartenu à la personne recherchée, elles se débrouillent pour remonter sa piste. — Des cheveux, ça irait ? — Je suppose que oui. — On les trouve où, vos nifleuses ? » L’agent gonfla les joues à plusieurs reprises, comme s’il remuait un liquide à l’intérieur de sa bouche. « C’est le plus embêtant. Elles habitent dans le Xatar, le quartier contrôlé par les Arvets, l’une des bandes les plus meurtrières de Simer. — Comment on s’y rend, dans le Xatar ? » L’agent les fixa à tour de rôle d’un air tragique, comme il aurait dit adieu à des amis très chers. « La navette 39 vous déposera juste à côté. » Avant de partir, Elvina insista pour récupérer son sac à l’hôtel. « Pour quoi faire ? s’étonna Bakmo. — Je pourrais en avoir besoin. » La navette 39, un véhicule lourd protégé par un bouclier magnétique, se traînait dans les rues de Simer. Le bruit du moteur transperçait le plancher déjà troué en plusieurs endroits, les sièges vomissaient leur bourre et la poussière accumulée sur les vitres rendait la visibilité plus qu’aléatoire. « T’es sûre que ton homme est dans cette putain de ville ? maugréa Bakmo. Ce serait dommage de prendre tous ces risques pour que dalle. — Personne ne vous oblige à les prendre, répliqua Elvina. C’est mon problème, je peux le résoudre seule. » Bakmo frotta son menton hérissé d’une barbe de trois jours et jeta un coup d’œil dans la navette pour vérifier que les autres passagers, peu nombreux, ne prêtaient pas attention à leur conversation. « C’est vrai ce que m’a dit Maginn ? Que cette histoire concerne des milliards d’êtres humains ? » Le regard d’Elvina croisa furtivement celui de la mécanicienne. « C’est vrai. Mais il vaut mieux pour tout le monde que vous en sachiez le moins possible. — Si c’est vrai, alors je t’en veux vraiment pas de m’avoir grugé de dix millions de kolps. » Un large sourire éclaira le visage rude de Bakmo. « Je suppose que tu me diras pas non plus pourquoi tu trimballes ce sac et ce qu’il y a dedans… — Tu viens toi-même de donner la réponse, Bakmo. » La navette les déposa à l’entrée du quartier. À en croire la vitesse à laquelle le chauffeur referma la porte derrière eux et l’inquiétude presque palpable sur les visages des autres passagers, personne n’avait envie de s’attarder dans les parages. Le chauffeur leur avait d’ailleurs demandé à plusieurs reprises, lorsqu’ils avaient acheté leurs billets, s’ils désiraient vraiment se rendre dans le Xatar. Ils étaient certainement étrangers, il y avait des quartiers plus agréables à découvrir à Simer. Devant leur insistance, il avait fini par leur remettre les titres de transport en marmonnant une suite de mots qui ressemblait fort à une prière. De quartier Xatar n’avait que le nom. Il se présentait plutôt sous la forme d’un terrain vague hérissé de monticules de gravats et de constructions sommaires percées de meurtrières. Une bonne partie des rues n’étaient praticables que par les véhicules à roues souples et automotrices qui se désarticulaient comme des pantins pour franchir les obstacles. Les façades des immeubles encore debout étaient écaillées, lézardées, criblées de traces d’impacts et de trous noirs : certaines d’entre elles présentaient de larges brèches par lesquelles on distinguait en coupe les logements et leur mobilier. Le vent chaud soulevait des voiles de poussière qui accentuaient l’impression de désolation. Elvina et ses deux accompagnateurs s’enfoncèrent dans le cœur du quartier, mieux préservé et parsemé de barricades protégées par des boucliers magnétiques grésillants et scintillants. Ils ne croisèrent d’abord que des ombres, des silhouettes courbées qui rasaient les murs, vêtues d’amples vêtements qui dissimulaient corps et visages. « On peut marcher des heures au hasard, c’est pas ça qui nous avancera à grand-chose, murmura Bakmo. — Ne vous inquiétez pas, ils finiront bien par venir à nous, répondit Elvina à voix basse. — Personnellement, je ne suis pas trop pressée de les rencontrer », souffla Maginn. Le comité d’accueil se présenta quelques instants plus tard sur une place circulaire jonchée de débris de toutes sortes. Quatre hommes surgis d’un immeuble éventré, armés de défats à canon court, visages enfouis sous des pans de tissus savamment enchevêtrés. Ils avançaient sans hâte, mais la méfiance transpirait dans chacun de leurs mouvements. Si Maginn poussa un petit gémissement de terreur et les traits de Bakmo se tendirent, Elvina les regarda approcher sans manifester le moindre signe d’inquiétude. « Vous êtes ici sur le territoire des Arvets. » La voix de l’homme était tranchante, menaçante. Elvina écarta lentement les bras. « Nous souhaiterions utiliser les services d’une nifleuse et on nous a dit que nous en trouverions dans votre quartier. — Pourquoi avez-vous besoin d’une nifleuse ? — Nous sommes à la recherche de quelqu’un et on nous a dit qu’elle pouvait nous aider à le retrouver. — Qui nous prouve que vous n’êtes pas d’un autre quartier et que vous n’allez pas vous faire exploser en plein milieu du Xatar ? — Vous le savez déjà, ou nous serions morts dès l’instant où nous avons mis les pieds sur votre territoire. — Tu es une petite maligne, toi. Tu sais quel est le prix à payer pour les services d’une nifleuse ? » Elvina avoua son ignorance d’un haussement d’épaules. « Dix mille albs, reprit son interlocuteur. — L’équivalent de cinq mille sols, glissa Bakmo à l’oreille d’Elvina. Pas donné, mais on se débrouillera pour les récupérer en négociant les tarifs du carburant. On paiera avec le transbank de l’InterStiss. » Elvina le remercia d’un sourire. « D’accord, dit-elle à son vis-à-vis. — Suivez-moi. On vous renvoie au néant au premier geste suspect, compris ? » Ils se mirent en chemin. Au fur et à mesure qu’on se rapprochait du cœur, le Xatar retrouvait son statut originel de cité avec ses rues commerçantes, ses immeubles parfaitement entretenus, ses balcons fleuris, son effervescence et ses places noires de monde. Les habitants du quartier portaient tous le même genre de tenue, des étoffes entremêlées et enroulées qui recouvraient l’ensemble de leur corps et leur tête, ne laissant apparaître que leurs yeux par de minces fentes oculaires. Ils dégageaient de temps à autre leur bouche pour boire un verre de lait amer ou manger l’un de ces petits beignets de farine noire fourrés à la viande ou aux légumes proposés par un grand nombre d’étalages. Les trois étrangers étaient l’objet de tous les regards, et les quatre hommes qui les escortaient régulièrement interpellés et salués. « Si on se sort vivants d’un pareil guêpier, je jure de me contenter d’une petite vie tranquille, maugréa Bakmo. — Ne jure pas, tu mourrais d’ennui », chuchota Maginn. Bakmo adressa un pâle sourire à la mécanicienne. Ils arrivèrent devant un bâtiment dont la façade, d’une blancheur éblouissante, était surchargée de motifs sculptés. Ils pénétrèrent, par un porche monumental, dans un jardin intérieur qui s’ornait d’arbres aux frondaisons vert sombre, de fontaines crachant des jets scintillants et de massifs fleuris. La fraîcheur et la sérénité du lieu contrastaient fortement avec la chaleur et le tumulte qui régnaient dans les rues et sur les places du centre du Xatar. « Attendez ici, fit l’un des quatre hommes de l’escorte. On viendra bientôt vous chercher. » Il désignait un banc de pierre situé tout près d’une fontaine, à l’ombre d’un arbre aux branches larges et noueuses. Les trois visiteurs s’y assirent et observèrent les hommes, les femmes et les enfants qui déambulaient par petits groupes dans les allées ombragées. « J’ai l’impression que les nifleuses ne sont pas des filles ordinaires, marmotta Bakmo. On se croirait dans un temple. Tous ces gens ressemblent à des adeptes, à des dévots. » Les chuchotements et les bruits de pas troublaient à peine l’atmosphère recueillie. Des enfants jetaient des miettes de leurs gâteaux aux petits oiseaux noirs et chantants qui voletaient au-dessus des pelouses et des margelles des fontaines. Une jeune femme vêtue d’une robe aussi immaculée que la façade de l’immeuble s’approcha d’eux à l’issue d’une attente que Bakmo estima à deux heuresTO. Très claire de peau, presque diaphane, elle les invita à la suivre d’une inclination de la tête. Elle les conduisit dans le bâtiment du fond coiffé d’un dôme transparent, puis dans une salle d’attente aux boiseries colorées où patientaient déjà une centaine de personnes. « C’est reparti pour deux heures d’attente, voire plus », grommela Bakmo. Mais la jeune fille revint les chercher au bout de quelques minutes et, fendant avec autorité la multitude, les introduisit dans une vaste pièce circulaire inondée de la lumière rouille de Gamma Bagvan. Sur une estrade trônaient, assises dans des fauteuils aux pieds et aux accoudoirs dorés, une dizaine de fillettes toutes vêtues de robes blanches et coiffées de tiares brillantes. gées pour la plus jeune de cinq ou six ans et pour l’aînée d’une douzaine d’années, elles restaient immobiles et muettes, posant sur les trois visiteurs des regards dépourvus de toute expression. « Elles sont aveugles ! souffla Maginn, dont la voix, bien qu’étouffée, résonna dans le silence feutré comme un fracas de tonnerre. — On ne parle que si l’une des nifleuses vous y invite », intervint la jeune fille restée derrière eux. Bakmo évacua son agacement d’un soupir exagérément bruyant. Les seuls autres occupants de la pièce étaient des jeunes femmes semblables à celle qui était venue les chercher dans le jardin. « Qui cherchez-vous ? demanda la plus âgée des nifleuses. — Un homme qui, si nous ne le retrouvons pas, risque de causer des milliards de morts », répondit Elvina. Le visage blanc de la nifleuse resta impassible. Elvina devina qu’elle était en communication permanente avec les autres. « Avez-vous quelque chose lui appartenant ? — Des cheveux. Est-ce que cela vous conviendra ? » La jeune femme qui se tenait derrière eux récupéra les trois poils dans la main d’Elvina, grimpa sur l’estrade par un petit escalier latéral et s’agenouilla devant la nifleuse, qui examina un moment les cheveux sans les toucher. Les autres restaient figées dans leurs chaises, le buste et la tête droits, les mains posées sur les genoux. La lumière vive tombait du dôme transparent entrevu dans le jardin. La pièce n’était décorée que d’une sculpture de femme en prière au fond de l’estrade et d’une guirlande de fleurs fraîches accrochée au-dessus des chaises. « Revenez dans deux jours, reprit la nifleuse. Vous aurez votre réponse. — Deux jours, c’est trop long, objecta Elvina sans tenir compte du regard réprobateur de la jeune femme agenouillée aux pieds de la nifleuse. Il y a urgence. — Venez demain soir. À condition que vous acceptiez de payer le double du tarif habituel. — D’accord. » La jeune femme se releva, descendit de l’estrade et, toujours d’une inclination de la tête, les invita à sortir. Elle leur rendit les cheveux après qu’ils eurent regagné le jardin. Une femme plus âgée, vêtue elle aussi de blanc, prit le relais et les dirigea vers un bureau au plafond bas et à la fraîcheur revigorante. Deux matrones souriantes les y accueillirent et leur demandèrent de bien vouloir leur remettre une somme de vingt mille albs afin que les nifleuses puissent s’acquitter de leur tâche. Bakmo jura à voix basse au moment de saisir la somme et les codes de la compagnie sur le transbank. Il tendit le jeton transparent à l’une des matrones, qui l’étudia avec soin avant de valider la transaction. « Qu’est-ce qui nous prouve qu’elles vont pas nous refourguer une réponse bidon ? murmura-t-il à l’oreille d’Elvina. — On le saura demain soir, répondit-elle avec un petit sourire. — Puis-je vous demander comment ces jeunes filles sont devenues nifleuses ? demanda Maginn. Et pourquoi elles sont aveugles ? — On les a aveuglées à la naissance pour que, justement, leur don de clairvoyance se développe, répondit l’autre matrone. — Et s’il ne se développe pas ? — Il se développe presque toujours. Elles sont choisies quelques jours après leur naissance. — Qui les choisit ? — Les anciennes, les mères des Arvets. — Elles ne se trompent jamais ? — Presque jamais. — Pourquoi leur vouez-vous un tel culte ? — Elles ont permis à de nombreuses mères de retrouver leurs maris ou leurs enfants disparus pendant la guerre, morts ou vivants. Elles apportent bien des joies et apaisent bien des chagrins. — Jusqu’à quel âge est-on nifleuse ? — Jusqu’à ce que coule leur premier sang de femme. — Qu’est-ce qu’elles deviennent ensuite ? — La plupart d’entre elles meurent. Celles qui survivent deviennent les anciennes, les mères des Arvets. — Elles meurent de quoi ? — Personne ne le sait. Elles s’en vont paisiblement dans leur sommeil. — Elles vous rapportent en tout cas un sacré paquet de fric ! » intervint Bakmo. Les visages des matrones se renfrognèrent. « Les Arvets ne paient rien, rétorqua l’une d’elles d’un ton sec. Seulement les étrangers et ceux des autres territoires. Revenez demain, vingt heures, pour votre réponse. — Comment avez-vous été prévenues ? insista Maginn. À peine on a eu le temps de sortir que vous étiez déjà au courant. — Les murs de ces bâtiments sont remplis de secrets. » Les matrones les congédièrent d’un geste péremptoire. Leurs quatre gardes du corps revinrent les escorter à la sortie du bâtiment et les conduisirent, par un dédale de rues tantôt animées, tantôt désertes, à la sortie du Xatar. Ils rentrèrent à l’hôtel par la navette 39, bondée cette fois de passagers aux regards las qui rentraient du travail. « J’en ai vu des choses bizarres dans cette putain de vie, mais jamais un truc comme ça ! soupira Bakmo. Enfin, à vingt mille albs la demande, j’espère qu’on aura une vraie réponse. — Bah, des phénomènes de ce genre, y en a quelques-uns chez moi », lança Maginn. Bakmo se rendit compte avec une stupeur mâtinée de honte qu’il ne savait pas d’où était originaire la femme qui partageait son lit ; il avait tout simplement oublié de le lui demander. « C’est où, déjà, chez toi, Maginn ? — Dans le système d’Ispharam. Une toute petite planète paumée appelée Boréal. — Faudra que tu me racontes ça un de ces jours. — Avec plaisir si tu as envie de l’entendre, Bakmo. » Ils retrouvèrent Coluk à l’hôtel. À sa mine réjouie et ses airs entendus, ils devinèrent qu’il n’était pas seulement allé chez les fournisseurs d’aliments et d’eau. Peut-être même qu’il n’y était pas allé du tout. Au rythme où allaient les choses, ils ne respecteraient pas les délais impartis. Ils pourraient toujours raconter, à Kaïfren, qu’ils avaient été retardés par les formalités administratives et les difficultés d’approvisionnement. Qui pourrait vérifier ? L’incertitude, à nouveau, rongeait Elvina assise sur son lit. Et si c’était elle qui, en tuant Silf, provoquait la mort de milliards d’êtres humains ? Elle chercha une réponse dans les tréfonds d’elle-même, là où les émotions s’estompaient, où les pensées s’apaisaient ; elle n’y puisa aucune certitude, aucune assurance. Elle remonta le fil de ses souvenirs et tenta de comprendre pourquoi la vie l’avait poussée à devenir thanaüte. Il n’y avait aucune raison précise, seulement cette sensation que des portes s’étaient ouvertes ou fermées, qu’elle n’avait pas eu le choix, qu’elle avait suivi un chemin dans le labyrinthe qui s’apparentait à la destinée. De même pourquoi avait-elle ressenti cette attirance pour Silf ? Pourquoi tombait-on amoureuse d’un homme plutôt que d’un autre ? Quelle était la part de conditionnement génétique, émotionnel, intellectuel, charnel, dans ces élans du cœur ? Que lui trouvait-elle, à ce Zayt borné et naïf ? Il n’était qu’un montagnard, un rustre, un être aux capacités physiques exceptionnelles et à l’intelligence limitée. Plus elle essayait de salir son image, plus il lui paraissait beau : sa naïveté se muait en pureté, son manque d’éducation en sincérité, son obstination en courage. Comme elle aurait aimé déposer les armes à ses pieds et le serrer tendrement dans ses bras ! Comme elle aurait aimé être une autre, une simple femme, pas une thanaüte lancée à ses trousses comme un naro sur sa proie ! Comme elle aurait aimé qu’ils ne fussent tous les deux que des jeunes gens épris et heureux ! Elle se coucha et ferma les yeux, mais le sommeil ne vint pas. Si aucune réponse claire ne lui était donnée, elle n’aurait pas d’autre choix que de subir le conditionnement du Thanaüm et de tuer l’homme qu’elle aimait. CHAPITRE XXXI … je n’ai pas su aimer les hommes qui sont entrés dans ma vie. J’ai tenté de me rassurer à travers eux. Car je ne m’aimais pas, je ne me suis jamais aimée. On me dit jolie, mais, quand je contemple mon reflet dans un miroir, c’est la laideur de mon âme que je découvre, quand je vois les yeux d’un homme s’éclairer sur mon passage, c’est de la poudre de lumière que je jette dans mes ténèbres, quand je jouis sous le poids d’un homme, c’est mon dégoût et ma frustration qui me submergent, quand je couvre mon amant de baisers et de caresses, c’est sa tendresse que j’implore. On me dit intelligente, je suis seulement maligne, je m’adapte avec la sournoiserie d’un animal mimé-morphe, mon instinct de survie me sert de stratégie, je mords le faible et ronronne sous la caresse du puissant. On me dit talentueuse, mais s’introduire chez les gens pour voler des fragments de leur vie n’a rien d’un don, ceux que je spolie ont dix, vingt, cent fois plus de talent que moi. Je cherche désespérément un regard qui m’accepte telle que je suis, qui m’apaisera, qui me réconciliera avec moi-même, qui me permettra de me réenchanter moi-même et de réenchanter le monde… Texte dit du Regard sincère porté sur soi-même, attribué à JiLi, médialiste de la planète NeoTierra. « SIMER. » Laruy désignait par le hublot les rectangles qui formaient en contrebas une mosaïque bariolée. L’ambade de la compagnie Golkmer survolait les quartiers extérieurs de la ville après avoir traversé une interminable étendue plane et ocre. Une trentaine de passagers étaient répartis sur les sièges de la cabine qui pouvait en contenir plus de deux cents. Le vol avait duré deux heures et cinquante minutesA. Le prix du billet, exorbitant, poussait un grand nombre de voyageurs à opter pour les trains caravanes, plus lents mais nettement moins chers. Laruy avait pu se procurer de l’argent à l’un des guichets de Golkomar, payer Omider après une négociation houleuse et s’acquitter des quatre billets pour le premier vol à destination de Simer. Ils n’avaient attendu qu’une demi-journée dans un des trois salons de la gare aérienne, bâtiment vétuste et surchauffé. Klarel trouvait l’agglomération de Golkomar sale, bruyante et dangereuse. Elle semblait être le point de convergence de tout ce que la planète comptait d’aventuriers et de coupe-jarrets. Leurs regards concupiscents l’avaient salie. Ils n’avaient heureusement pas osé l’aborder, refroidis par la présence à ses côtés d’un capitaine et de deux soldats de l’armée gouvernementale. Omider s’était montré obstiné, voire hargneux, dans la négociation de ce qu’il appelait avec emphase son dû. Klarel avait deviné qu’il comptait recevoir une belle récompense en les conduisant à Golkomar, mais Laruy n’était pas tombé dans le panneau, proposant le quart de la somme réclamée par le chasseur d’enforeurs. Ils avaient fini par se mettre d’accord et s’étaient séparés en mauvais termes, Omider clamant à qui voulait l’entendre qu’il ne ferait plus jamais confiance aux officiers de l’armée, ni aux jeunes filles à l’air honnête, ni aux êtres humains en général. Le vieil homme, contrairement à ses affirmations, se montrait âpre au gain, et les agents des maisons de couture ou de maroquinerie n’avaient sans doute pas la partie facile avec lui. « M’avez bien eu avec votre histoire de vie et de mort pour tous les habitants de cette planète ! C’est pas avec la misère que vous m’donnez que j’vais pouvoir survivre, moi ! » Il s’était éloigné de sa démarche sautillante en marmonnant et en secouant ses longs cheveux blancs. Klarel avait posé à Laruy la question qui la tracassait depuis quelques heures. « Quand vous lui avez parlé de la menace pesant sur Albad, vous pensiez vraiment ce que vous disiez ? » Il avait réfléchi un moment, les yeux dans le vague. « J’ai des images qui me reviennent. Il me semble revoir mon corps allongé dans la grotte. Et je sais, oui, je sais qu’il est mort. Je n’ai plus aucune certitude à propos de ma résurrection. » Une rencontre inattendue dans un débit de boissons avait confirmé son impression. Alors qu’ils s’installaient dans la salle sombre et rafraîchie par un ventilateur, une voix les avait interpellés : « Capitaine ! Bon Dieu, vous êtes… vivant ! » Deux hommes s’étaient extraits de la pénombre et avancés vers eux. Klarel avait tressailli en reconnaissant le corps massif, la peau claire, les yeux mauves de Mathur et, derrière lui, la silhouette longiligne de Lamir. Les deux soldats étaient restés un petit moment figés, paralysés par la surprise et l’émotion. « Voilà donc les deux hommes qui se sont enfuis lâchement en abandonnant dans le massif des Optes leur officier et la jeune femme qu’ils étaient chargés de protéger, avait lancé Laruy Clausko d’un ton glacial. — Vous étiez quasiment mort, capitaine ! protesta Mathur. On a pensé que, si on restait plus longtemps dans cette grotte sans manger ni boire, on vous rejoindrait rapidement de l’autre côté. Et on a estimé que, comme vous n’aviez plus besoin de votre défat, il valait mieux le prendre avec nous. — Je n’étais pas mort. — C’était qu’une question de secondes. Vous pensez bien qu’on ne vous aurait pas laissé s’il y avait eu un espoir. — Il y avait un espoir, puisque je suis là. » Mathur s’était gratté l’arrière du crâne d’un air perplexe. « Faut avouer qu’on n’y comprend plus rien. » Laruy Clausko avait désigné Klarel d’un mouvement de menton. « De toute façon, même si j’étais à l’agonie, vous n’auriez pas dû l’abandonner, elle. — On a tout fait pour la convaincre de nous suivre, mais elle a refusé de venir avec nous, avait déclaré Lamir d’une voix hachée. Elle nous disait qu’on devait mourir si on voulait avoir la vie sauve. On a cru qu’elle était devenue dingue. » Klarel avait jugé le moment opportun d’intervenir. « Ils disent la vérité. Vous êtes mort très peu de temps après leur départ, et je me suis laissée mourir pour pouvoir communiquer avec les habitants d’Onden. — Encore cette histoire de fous ! » avait grogné Mathur. Laruy n’avait pas répondu, les yeux rivés sur le bois de la table. Le serveur qui s’était présenté pour prendre la commande avait mis fin à sa méditation. Mathur et Lamir avaient traversé une partie du désert à pied en marchant de nuit, puis avaient fini le trajet dans un wagon vide d’un antique train caravane. Ajli avait disparu, avalé par un enforeur pendant qu’ils traversaient le territoire des reptiles géants. « De foutues bestioles qu’il faudrait effacer de la surface d’Albad, avait vitupéré Mathur. — Si on les massacrait, on créerait un déséquilibre écologique et on serait envahis par les rongeurs souterrains », avait objecté Laruy. Les deux hommes étaient arrivés à Golkomar dans un sale état et, sans le sou, avaient contacté le quartier général en leur racontant la déroute de la compagnie à Mussina et en leur demandant de leur envoyer de l’argent pour regagner Simer à bord d’un train caravane. En attendant, ils vivaient à crédit dans une auberge de la ville tenue par une maîtresse femme aux formes plantureuses qui avait succombé au charme de Mathur. « Vous êtes sympa d’avoir réglé notre note et de nous avoir offert le trajet en ambade, capitaine, fit Mathur, assis en compagnie de Lamir sur la rangée de sièges derrière celle de l’officier et de Klarel. En train caravane, il nous aurait fallu au moins trois joursA pour rentrer. — Je n’ai pas trouvé d’autre moyen de vous récompenser de votre abandon de poste ! » rétorqua Laruy. La mémoire lui revenait à présent, il se voyait errer comme une âme en peine au-dessus de leurs deux cadavres dans la grotte, il se souvenait d’avoir été happé par un brusque courant et projeté dans son corps, comme s’il revenait d’une incursion dans un autre espace-temps, il ressentait des bribes de cette angoisse et de cette souffrance évoquées par Klarel, et il était déterminé à l’aider par tous les moyens à prendre contact avec le chef du gouvernement. « S’agit pas vraiment d’un abandon de poste, capitaine, plaida Mathur. Vous le savez bien qu’on n’est pas des lâches. — Ça, mon vieux, c’est à moi de juger…» La nuit était tombée lorsque l’ambade atterrit à l’aéroport de Simer, situé à quelques encablures de l’astroport planétaire. La chaleur moite et les odeurs lourdes de la ville surprirent Klarel. Elle observa machinalement la voûte céleste lorsqu’elle dévala la passerelle de l’ambade. Elle reconnaissait quelques constellations dans la profusion étoilée, mais c’était la première fois qu’elle distinguait le long filament doré qui se tendait au-dessus de la ligne d’horizon. « Le bras de Persous, dit Laruy. On le voit d’ici au début de la nuit. Et encore mieux des régions septentrionales. — Qu’est-ce qu’on fait, capitaine ? demanda Mathur. On n’est pas revenus à Simer pour parler astronomie ! Faut qu’on fasse notre rapport au quartier général. — Ce n’est pas le plus urgent, répondit l’officier. — Qu’est-ce qu’il y a de plus urgent ? — Aider Klarel à rencontrer le chef du gouvernement. » Mathur émit un sifflement. « Rien que ça ! Et vous avez une idée de la manière d’obtenir un rendez-vous avec le type le mieux protégé et le moins accessible de cette foutue planète ? » Laruy garda quelques secondes les yeux levés sur les étoiles. « En force, peut-être. — Vous voulez dire que… — On s’introduit dans le palais présidentiel en faisant usage de nos armes. — Ça s’appelle un putsch, et on n’est que trois. On a toutes les chances de finir devant un peloton d’exécution. » Le vacarme de l’aéroport couvrait le ronronnement de l’ambade qui attendait que tous les passagers soient descendus pour rejoindre son aire de stationnement. La maigre file des voyageurs s’étirait sur le tarmac en direction de la porte du hall d’arrivée. « Si on ne réussit pas, c’est toute la population qui sera exécutée. — Par qui, bon Dieu ? » Les yeux de l’officier se posèrent sur Klarel. « Je te demande seulement de nous faire confiance, Mathur », reprit-il. Le soldat secoua la tête d’un air buté. « Si vous nous disiez ce qui s’est réellement passé dans les Optes ? » Ils s’engouffrèrent dans une navette taxi à la sortie de l’aéroport et demandèrent au chauffeur de les conduire dans le Mofpar, le quartier du palais présidentiel, des ministères et des administrations. Klarel sentait maintenant une vie émerger en elle. Les sensations restaient confuses, mais elle avait l’impression persistante que son corps ne lui appartenait plus vraiment. Elle percevait des frémissements, des vibrations, qui ressemblaient à des ébauches de communication. La souffrance et la terreur se déployaient de nouveau en elle et resserraient leur étau sur son cœur. Elle regardait la ville défiler par les vitres de la navette. Elle n’aurait pas aimé habiter un endroit pareil. Un grand nombre de façades blêmes étaient criblées d’orifices de toutes tailles, de larges cratères parsemaient les rues et obligeaient le véhicule à d’incessants détours, la nuit elle-même avait l’air sale, viciée. « Quand est-ce que notre cher gouvernement décidera de remettre de l’ordre dans cette putain de ville ? maugréa Mathur. — Dès que ces putains de politiciens cesseront de nous prendre pour des cons ! glapit Lamir. — C’est vrai que tu viens d’un quartier, toi. — Du Xatar. Le quartier des Arvets. — Les plus violents de tous ! — Le gouvernement nous avait promis l’impunité si un certain nombre d’Arvets s’engageaient, il n’a tenu aucune de ses promesses. Qui sont les plus salauds ? Eux ou nous ? — T’es dans l’armée, maintenant. T’as plus à penser, juste à obéir. — Plus que deux ans, et je reviens m’installer chez moi, dans le Xatar. » Le regard de Lamir exprimait colère et défi. « On sera peut-être amenés à se tirer dessus, alors. — Je t’aime bien, Mathur, mais je te pulvériserai sans pitié si tu fous tes sales pattes dans mon quartier. — Peu de chances. Avec notre merveilleux projet de putsch, on n’a pas une espérance de vie très longue…» Ils arrivèrent dans le quartier Mofpar, nettement plus calme et ordonné que les autres. Les avenues étaient ici droites, larges, bordées d’arbres élégants, les chaussées en bon état, les immeubles parfaitement entretenus, la circulation fluide ; les passants marchaient sans rentrer la tête dans les épaules ni raser les murs. Les forces de l’ordre se densifiaient aux alentours des bâtiments officiels, reconnaissables aux drapeaux brun et rouge plantés sur les toitures de pierre noire. Laruy demanda au chauffeur de les déposer devant le palais présidentiel, un édifice entouré de colonnes aux chapiteaux sculptés et de bassins symétriques. Un escalier monumental donnait sur une vaste esplanade éclairée par des lampadaires flottants que Klarel trouva féeriques. Quelques passants déambulaient entre les statues représentant les trente premiers pionniers d’Albad, appelés les Sinoptes. Une dizaine de sentinelles casquées gardaient le premier portail, qui donnait accès à la cour intérieure du palais. « Comment on rentre dans ce putain de bunker, capitaine ? siffla Mathur. — On prend quelqu’un en otage et on les force à nous conduire dans les appartements présidentiels. — Génial, votre plan ! Premièrement, ils n’hésiteront pas à flinguer l’otage et nous avec ; deuxièmement, rien ne nous dit que le président est chez lui à cette heure-ci. — Nous ne le saurons que si nous frappons à sa porte. » Laruy Clausko fixa les deux seuls survivants de sa compagnie. « Je ne vous oblige pas à nous suivre et ne considérerai pas votre abandon comme une désertion. — Vous êtes notre capitaine, pas vrai ? répliqua Mathur. On vous doit obéissance. Et puis je vous laisserai pas tomber une deuxième fois, même si ce que vous nous demandez paraît complètement dingue ! — Je pense comme lui, renchérit Lamir. Vous m’offrez une belle occasion d’en découdre directement avec les enc… les fumiers qui nous gouvernent ! — En ce cas…» Ils guettèrent l’occasion propice. Elle se présenta quelques instants plus tard lorsqu’une navette déposa un couple et ses deux gardes du corps devant l’entrée du palais. « L’une des filles du président, murmura Laruy. Voilà nos otages. » Ils s’approchèrent du couple qui se dirigeait d’un pas nonchalant vers le premier portail. L’homme et la femme portaient des tenues de soirée, robe amidonnée et évasée pour elle, longue veste et pantalon droit pour lui. Ils parsemaient leur conversation de bouquets de rires hystériques typiques d’un abus d’accélérateurs nanoneuros. « Les drogues sont arrivées plus vite que la technologie sur ce putain de monde », chuchota Mathur. Les gardes du corps devinrent nerveux en voyant arriver droit sur eux trois hommes et une femme. Les uniformes ne suffisaient pas à les rassurer. L’un d’eux tira son arme de la poche intérieure de sa veste. Il ne se montra pas suffisamment rapide pour Mathur, dont le défat se pointa sur sa poitrine avant qu’il n’ait eu le temps d’achever son geste. L’autre n’eut pas non plus le loisir d’intervenir, Lamir s’étant approché dans son dos et lui ayant collé le canon de son arme entre les omoplates. « Plus personne ne bouge. » La voix de Laruy était calme, tranchante. La femme ouvrit des yeux intrigués tandis que la bouche de l’homme s’arrondissait en une moue de frayeur et de réprobation. « Remettez-moi vos armes. Lentement. Pas de gestes superflus. » Les deux gardes du corps tendirent leurs défats à Laruy Clausko. « Que voulez-vous ? » demanda la femme. gée d’une quarantaine d’annéesA, elle aurait pu être jolie sans son maquillage outrancier et l’horrible chignon qui se dressait au-dessus de sa tête comme une crête boursouflée. Le décolleté profond de sa robe mettait en valeur son opulente poitrine. « Rencontrer votre père, répondit Laruy. — Vous auriez pu vous épargner cette sinistre mise en scène. Il suffit d’en faire la demande auprès de son secrétariat. — Pas le temps. L’urgence nous commande de lui parler maintenant. — Et vous comptez sur moi pour vous conduire dans ses appartements ? — Disons que vous allez nous aider à ouvrir les portes. — Vous savez combien de barrages vous devrez franchir pour arriver jusqu’à lui ? — Raison de plus pour faire vite. — Quelle est cette urgence dont vous… — Plus tard. Marchez en direction du palais. — Je vous préviens que mon père ne se… — Marchez ! » Les sentinelles épaulèrent leurs armes lorsqu’ils s’avancèrent en direction du portail. « Nous avons la fille du président avec nous, cria Laruy Clausko. Reculez-vous, et il ne lui sera fait aucun mal. » Les sentinelles s’écartèrent après un temps d’hésitation. Restant compact, le petit groupe franchit le portail et pénétra dans la première cour intérieure. « Bordel de Dieu ! marmonna Mathur. J’espère que les autres barrages seront aussi faciles à passer que celui-là. » Ils traversèrent la cour entièrement pavée de dalles lisses sur lesquelles se réfléchissait le scintillement étoilé. Des cris et des mouvements dans la nuit leur indiquèrent que les sentinelles du premier portail avaient donné l’alerte et qu’on avait sonné le branle-bas de combat dans le palais. À l’extrémité de la cour se dressait un bâtiment surélevé auquel on accédait par un double escalier de pierre, également gardé par plusieurs soldats. Ceux-ci les regardèrent passer sans réagir, comme s’ils en avaient reçu l’ordre. Laruy n’en fut pas surpris, recourant lui-même en cas d’urgence au système d’endocommunication avec sa troupe. Ils gravirent l’escalier. Des rampes lumineuses s’allumèrent devant eux et éclairèrent la façade du bâtiment et les environs. « J’aime pas ça, on fait des cibles trop évidentes ! lâcha Mathur. — Restons groupés, dit Laruy. Ils n’oseront pas tirer tant qu’elle sera avec nous. — J’en suis un peu moins sûr que vous, capitaine ! » Ils entrèrent dans la salle des premiers pas, une immense pièce inondée de lumière, parée de lustres chamarrés, de lourdes tentures et de gigantesques miroirs qui reposaient sur la mosaïque du sol et montaient jusqu’aux boiseries du plafond. La fille du président semblait prendre l’aventure avec un détachement amusé, contrairement à son mari, qui poussait des halètements de bête apeurée. Un détachement militaire s’engouffra par l’autre extrémité de la salle et se déploya devant eux. Une trentaine d’hommes, des gardes présidentiels, les soldats d’élite de l’armée gouvernementale. À leur tête, un officier au crâne chauve, au ventre proéminent et à la face hargneuse ; il s’avança de quelques pas dans leur direction. « Capitaine Clausko, que nous vaut l’honneur de cette visite nocturne ? » Sa voix fluette fit l’effet à Klarel d’une lame de sluss. « Nous devons voir d’urgence le président et nous n’avons pas le temps de nous plier aux formalités d’usage. — Avant de me raconter pourquoi vous tenez tant à cette rencontre, il serait, disons, opportun que vous relâchiez cette femme et son époux. » Des bruits de pas retentirent dans leur dos ; les mâchoires du piège se refermaient sur eux. « Capitaine Mirnar, je connais l’armée aussi bien que vous et je sais que vous nous exécuterez immédiatement si je me rends à votre suggestion. Conduisez-nous auprès du président, et il ne sera fait aucun mal à sa fille, vous avez ma parole. » L’officier au crâne chauve resta quelques instants immobile et silencieux, les yeux mi-clos. « Je suis en communication permanente avec le président, reprit-il. Ses assistants vous entendent en ce moment. Il n’accepte aucun entretien sollicité par la force. Il fera preuve d’indulgence si vous relâchez sa fille. » Du bras, Laruy désigna Klarel. « S’il nous entend, qu’il écoute avec attention ce que cette jeune femme de la colonie Mussina est venue lui dire. Il en va de l’avenir de notre monde. » L’officier eut un rictus qui le fit ressembler à un boang, un poisson Carnivore de la Braul. « À propos de la colonie Mussina, vous avez sans doute une explication pour la déroute de votre compagnie et la perte de quatre cents hommes. — Nous en parlerons plus tard, si vous le voulez bien. Je demande simplement au président d’écouter ce que cette jeune femme est venue vous dire et je vous promets que je relâcherai aussitôt sa fille. — Vous devez la relâcher avant. Et il consentira peut-être à écouter cette femme. Il vous reste très peu de temps avant de prendre votre décision, capitaine Clausko. — Ce salopard va nous faire tirer dessus ! murmura Mathur. — Il ne prendra pas le risque, dit Laruy. Klarel, vous voulez bien leur dire ce que vous ont confié les créatures non humaines. » Klarel embrassa d’un large regard la salle écrasante de majesté, la troupe déployée devant elle, le visage délicat et fardé de la fille du président, la face féroce de l’officier, et elle comprit qu’elle n’avait aucune chance de se faire entendre dans un tel lieu par de tels gens, elle sut que ces gens ne se dresseraient jamais contre la nuée terrifiante qui avançait vers la Galaxie, ils n’en avaient pas la volonté ni le courage, ils ne songeaient qu’à s’entourer de barricades, de soldats, de lois, comme les anciens du conseil de Mussina, comme tous ceux qui possédaient un territoire, un pouvoir, des sujets. « Ils refuseront de m’entendre, ils me croiront folle. Je me suis trompée. Ce n’est pas lui que je dois prévenir, mais quelqu’un d’autre, quelqu’un qui ne cherche pas le pouvoir ni la possession, quelqu’un qui transporte en lui le souffle et l’espoir. » Klarel pointa le bras sur l’officier au crâne chauve. « Ils ne sont pas les vrais gouvernants du monde, ils ne se battent pas pour la préservation de la vie, ils s’accaparent simplement les choses et les êtres. Partons. » Elle pivota sur elle-même et se dirigea vers la sortie de la pièce. Elle entrevit les ombres grises des soldats regroupés sur le perron. « Halte, mademoiselle ! feula l’officier. Vous n’avez pas reçu la permission de sortir. » La fille du président se tourna vers Laruy Clausko. « Vous auriez dû m’écouter tout à l’heure : je voulais vous prévenir que mon père se fiche de moi comme de son premier électeur. Je ne suis pas un bon bouclier. Ma mort ne lui posera aucun problème, bien au contraire. Je suis pour lui une épine qu’il se fera un plaisir d’arracher de son auguste cul ! — Tu ne devrais pas dire des sottises pareilles ! » protesta son mari. L’officier se recula à hauteur de ses hommes, sourit, leva le bras et l’abaissa au bout de quelques secondes en hurlant : « Feu à volonté. » CHAPITRE XXXII Il viendra, l’être fabuleux qui crachera ses boules de feu sur nos ennemis. Il viendra d’un monde lointain pour rétablir paix et harmonie, Porteur du secret des cinq sages et de la puissance du feu, Après avoir triomphé de ceux qui tentaient de briser la chaîne, Après avoir franchi l’univers de ses pas de géant, Après avoir reçu l’offrande de ses deux compagnons, Il transmettra le feu au suivant, au deuxième, Afin de continuer l’œuvre, de combattre le sombre fléau, De chasser l’ombre du mal du cœur des hommes, Et ces hauts faits adviendront lorsque notre père Gamma Bagvan Entrera dans ses années rouges et dispensera un feu ardent sur Albad, Car le feu rencontre le feu, brûle la colère et la haine, Purifie le cœur et le corps des hommes, Réduit nos ennemis et nos peurs en cendres. Prophétie des nifleuses du Xatar, Simer, capitale planétaire d’Albad, système de Gamma Bagvan. … j’AI FAILLI protester après du réceptionniste quand l’enfoireur s’est présenté à l’aube. J’avais mal dormi et je n’étais pas de très bonne humeur. Je doute fort que ce genre de détail intéresse follement le médiacro, mais j’avais… comment dire ? mes embarras de femme. Je ne disposais pas des ovustops que j’avais l’habitude d’utiliser sur NeoTierra, ni d’aucun autre moyen de bloquer mon ovulation. Mon sang avait donc coulé, tachant abondamment les draps, et j’avais dû demander au réceptionniste, avec une énorme gêne, s’il pouvait me procurer quelque chose pour, enfin… vous savez, les écoulements menstruels des femmes. « Vous avez vos règles ? » m’avait-il répondu avec un naturel déconcertant. Il m’avait apporté quelques minutes plus tard des tampons en coton que j’avais entrevus dans de très vieux films des réseaux nostalgiques et qui, croyais-je, avaient disparu depuis des siècles des mondes de l’OMH. Je m’étais levée à l’aube et munie, avant de descendre, du transbank de Maja Laorett et du cakra : j’avais pensé que, si par hasard je rencontrais un ou plusieurs frères du Panca, j’aurais davantage de chances de les approcher en leur montrant leur arme. L’enfoireur était un très jeune garçon de sept ou huit ans, avec une bouille ronde en partie occultée par une chevelure noire exubérante. Ses yeux d’une couleur indéfinissable (l’eau légèrement teintée de boue ocre serait la nuance la plus approchante) dévoraient l’autre partie de son visage. Il portait de curieux vêtements, un enchevêtrement de bandes de tissus bariolés qui le recouvraient du cou jusqu’au bas des jambes. Il avait sans doute hérité d’un adulte ses chaussures montantes et disproportionnées par rapport au reste de son corps. J’ai dit au réceptionniste que je refusais d’utiliser les services de ce garçon, que je n’étais pas de ces femmes qui exploitaient la misère des enfants. Il m’a rétorqué, avec son plus beau sourire, que Chinar était le meilleur guide de la ville, ajoutant que les enfoireurs étaient tous de jeunes garçons, que, dès qu’ils étaient en âge de tenir une arme, ils incorporaient les troupes de leurs quartiers. Je l’ai interrogé sur l’origine de ces guerres. Il a levé les bras au ciel : quelle question, on se battait depuis la nuit des temps, personne ne savait plus pourquoi. Chinar ne cessait de m’observer. Son regard pétillait de malice et d’un autre éclat qui ressemblait à de l’admiration (modestie…). Comme il m’arrivait à la taille, je me suis accroupie en face de lui. « Tu es prêt à me faire visiter les quartiers, Chinar ? » Il a lancé un coup d’œil au réceptionniste comme pour solliciter l’autorisation de me parler. « Pas les quartiers, dame, mon quartier, le Xatar, le pays des Arvets. — Excellent choix, a appuyé le réceptionniste. Le Xatar est le plus typique des quartiers de Simer. Le plus dangereux aussi. — Mais tu ne peux pas y aller habillée comme ça, dame, il faut te changer, a repris Chinar. — M’habiller comme toi ? ai-je relevé avec un frémissement d’horreur. — Chinar a apporté des vêtements qui vous permettront de passer inaperçue, est intervenu le réceptionniste. Rassurez-vous : aucun supplément ne vous sera réclamé. Si vous y alliez dans cette tenue, vous ne feriez pas plus de dix mètres à l’intérieur du quartier. » J’ai donc consenti à enrouler par-dessus ma robe ces bandes de tissu que, malgré sa petite taille, Chinar a ajustées sur moi avec une rapidité et une précision étonnantes. J’ai espéré de toutes mes forces que ma vessie ou mes menstrues ne me tracasseraient pas pendant mon excursion. Si je devais aller aux toilettes, je serais incapable de remettre correctement ces fichus bouts d’étoffe. Ainsi attifée, j’ai eu l’impression de me rendre à un quelconque carnaval des rues de BeïBay. Par bonheur, l’enregistreur frontal ne saisirait que des bribes de mon accoutrement, lorsque je me pencherais vers l’avant par exemple, ou bien lorsque ma silhouette se réfléchirait dans un miroir (c’était le cas en ce moment, j’admirais ma nouvelle tenue dans le miroir en pied de la réception). L’odeur dégagée par les étoffes évoquait l’encens des cérémonies religieuses où me traînaient jadis mes parents ; j’ai revu leur visage, leur lassitude sous leur mine dévote, et une nostalgie poignante m’a envahie. « Dans le quartier, dame, il faudra vous couvrir la tête », a précisé Chinar. J’ai compris à quoi servaient les surplus d’étoffe qui me tombaient sur les épaules et la poitrine. « Pourquoi ? — C’est la tradition. — Étrange, non, pour un peuple en guerre ? Comment pouvez-vous vous différencier de vos ennemis ? » Chinar et le réceptionniste ont émis des petits rires aux éclats moqueurs. « On les reconnaît au premier coup d’œil, dame ! — Il faudrait maintenant vous acquitter du prix de la balade, madame, a ajouté le réceptionniste. — Vous ne pouviez pas le dire avant que je sois complètement momifiée ? » Au prix de contorsions aussi savantes que l’enchevêtrement des étoffes, j’ai réussi à extirper le transbank de Maja Laorett, à saisir les codes, la somme requise, et à remettre le jeton au réceptionniste. Nous avons traversé la ville à pied, Chinar et moi. Il n’empruntait pas les grandes artères ni même les ruelles, il s’engageait dans des venelles sombres et si étroites que je devais en parcourir certaines sections de profil. Parfois mon petit guide me faisait signe de m’arrêter et d’attendre. J’entendais, se détachant de la rumeur de la ville, des bruits de voix et de pas quelques mètres plus loin. « Nous sommes dans le Zetar, m’a chuchoté Chinar. S’ils nous trouvent, ils nous tortureront. Et vous, dame, ils vous violeront. — On aurait dû s’habiller comme eux, ai-je soufflé sur le ton de la plaisanterie (la remarque était cependant sérieuse). — Ça ne changerait rien, a répliqué mon guide avec un sourire. — Pourquoi n’avons-nous pas pris la navette jusqu’à ton quartier ? » Il m’a fixée comme si je débarquais d’une autre planète (ce qui, évidemment, était le cas ; l’expression m’a semblé tout à coup inappropriée, désuète, et je me suis promis d’en référer à Odom ; Odom… Comment allait-il ? M’attendait-il ? Pensait-il toujours à moi ?) « Un Arvet ne monte jamais dans les engins des ticots. — Les ticots ? — Les autres, les gens qui n’appartiennent pas à un quartier. Ceux qui ne connaissent pas la ville. — Moi, je suis une… ticot, ou bien une ticote, et j’aurais préféré prendre une navette. — Alors tu n’aurais pas trouvé d’enfoireur, dame. » Nous sommes tombés deux kilomètres plus loin, peut-être plus, je n’ai jamais eu la notion des distances, sur une bataille entre des troupes de deux quartiers ennemis, le Zetar et le Sontar. Chinar s’est assis tranquillement contre un mur en partie défoncé et, d’un geste de la main, m’a invitée à en faire autant. Les détonations, les hurlements, les gémissements et les lamentations ont retenti sans interruption pendant plus de deux heures. Chinar a remarqué que je perdais patience et m’a expliqué : « Il faut attendre la fin de la bataille, dame. J’espère que ceux du Sontar gagneront, ils sont pour l’instant nos alliés. — Pour l’instant ? Tu veux dire que vous changez parfois d’alliés ? — Souvent. Avant, on était avec le Zetar. — Et pourquoi ce revirement ? — Un des leurs a craché sur un des nôtres. » Le prétexte m’a semblé absurde jusqu’à ce que je prenne conscience que les humains passaient leur temps à se cracher dessus. Le Parlement universel crachait sur les autres formes de pensée ; les scientifiques crachaient sur les croyances et les superstitions ; les religieux crachaient sur les infidèles et les matérialistes ; OldEran crachait sur ses médialistes en exigeant d’eux toujours plus de reportages, toujours plus de disponibilité ; les médialistes du Canal 45 se jalousaient, médisaient, complotaient, se crachaient sans cesse les uns sur les autres ; je crachais moi-même sur les êtres humains dont je dérobais l’intimité pour commercialiser des images suscitant des émotions, des sensations fortes. Je me suis demandé ce que je fichais dans cette venelle secouée par les déflagrations, ce que je cherchais dans cette cité abandonnée des hommes et des dieux. Le cakra émettait une douce chaleur sous mon sein gauche. Il me paraissait vivant malgré sa structure métallique. Encore une énigme, encore un casse-tête pour un adepte du tout technologique. Une arme symbiotique, m’avait confié Alcyor Mannea. Je me suis souvenue de lui, pauvre vieillard qui, après avoir attendu en vain la révélation, s’était éteint, oublié de tous, dans l’appartement d’Odom. Il n’avait jamais eu l’occasion de se servir de son arme, il n’avait jamais pu vérifier qu’il appartenait à l’organisation secrète pour laquelle il avait sacrifié son existence. Le cakra me reliait à une forme de vie très ancienne, à un univers disparu. Je n’avais rien appris sur la Fraternité, en dehors du fait que les disques de feu avaient jadis été fabriqués sur Gayenn, mais je me sentais dans la peau d’un de ses membres, d’une guerrière en marche vers un destin glorieux (je ne le dis pas par vantardise, je sais le reconnaître lorsque je suis manipulée par l’orgueil), et la venelle du quartier du Zetar me semblait un peu trop tortueuse et sombre pour mener à la lumière. Le fracas de la bataille s’est estompé, enseveli peu à peu sous la rumeur habituelle de la ville. Chinar s’est levé et a remis de l’ordre dans ses bandes de tissu. « Nous pouvons repartir, dame, les armes se sont tues. » Nous avons successivement traversé le Kalvar (allié), l’Aponar (ennemi) et le Jelfer (ennemi). Lorsque nous franchissions un territoire ami, nous marchions d’un pas tranquille et la tête haute au milieu des passants ; lorsque nous entrions dans un territoire antagoniste, nous devenions des ombres qui rasaient les murs et se glissaient dans les passages déserts. Ils se ressemblaient tous par leur délabrement, leurs ruines, leurs montagnes de gravats, leurs rues défoncées. Je pensais aux images inlassablement capturées par mon enregistreur frontal. OldEran se damnerait pour les diffuser sur les divers canaux de son groupe. Ses médialistes lui proposaient la plupart du temps des sujets banals, insipides, cantonnés à BeïBay et ses environs. La vitesse supraluminique changerait bientôt la donne. Les candidats à la célébrité n’hésiteraient plus à se rendre à l’autre bout de la Galaxie pour rapporter des reportages originaux, des sujets inédits, des images extravagantes. Ils s’abattraient comme des charognards sur les peuples mystérieux, sur les faunes et les flores extraordinaires, sur les splendeurs cachées de l’univers. Il n’y aurait plus un bout de planète inconnu, et je doutais qu’il s’agît là d’une évolution souhaitable. Hol Jozimo avait parfaitement défini la condition de médialiste : nous étions des parasites, des veuzes. Chinar a gonflé le torse et tendu le bras. « Le Xatar, dame. C’est là où je suis né. » La chaleur du cakra s’accentuait et irradiait tout mon flanc gauche. Avant de nous enfoncer dans le quartier, Chinar m’a priée avec autorité de me couvrir la tête. J’ai ajusté tant bien que mal les tissus autour de mon crâne en laissant un espace pour les yeux. « On voit tout de suite que tu n’es pas d’ici, dame, s’est esclaffé mon guide. Penche-toi, je vais arranger ça. » Je me suis inclinée devant lui avec l’impression, détestable pour une orgueilleuse de mon espèce, de lui faire allégeance. Il a disposé mes bouts de tissu de façon à ce qu’ils m’enveloppent la tête sans m’entraver et me permettent de bien voir. « Pour boire et manger, a-t-il ajouté avec la patience angélique d’un ancien expliquant la vie à un enfant, il faut faire comme ça. » Il m’a montré comment relever le bas de l’enchevêtrement et dégager la bouche. Les voyages dans la fourrure de l’orche, mes promenades dans les rues souterraines de Derchan, la sensation unique de liberté procurée par la nudité m’ont paru tout à coup bien loin. Bien qu’en grande partie démoli, le Xatar possède un charme particulier qui m’a rappelé le Klong, le quartier historique de BeïBay, surtout lorsqu’on s’enfonce dans son cœur, où les façades, les monuments, les rues, les places finissent par former une cohérence, une harmonie. Les couleurs dominantes sont l’ocre, le rose et le bleu lavande. Les branches tordues des arbres ramassés sur eux-mêmes offraient d’agréables zones d’ombre. Le ciel étincelait par instants, la température grimpait rapidement et s’associait à la chaleur diffusée par le cakra pour générer une transpiration abondante sous mes bouts de tissu. Je préférais cette façon d’évacuer un liquide de mon corps ; j’ai espéré sans trop y croire que le tampon de coton fourni par le réceptionniste tiendrait jusqu’au soir. « La visite dure combien de temps ? ai-je demandé à Chinar. — Jusqu’à la nuit tombée si tu le souhaites, dame. Le prix inclut le repas du midi. Tu goûteras la cuisine du Xatar, la meilleure de tout Simer. » Pas difficile, ai-je pensé, le repas que j’ai mangé hier était pire encore que la tambouille de Lern, une véritable offense à la cuisine. Chinar m’a conduite sur un grand espace vide et nu où s’était tenue la plus célèbre bataille du Xatar un siècle plus tôt, la bataille des Sinoptes (il a été incapable de m’expliquer ce mot). Les autres quartiers s’étaient ligués contre les Arvets et avaient décidé de les éliminer. Bien que leur armée fût vingt ou trente fois supérieure en nombre, les Arvets l’avaient repoussée au prix de nombreux sacrifices. « Il ne restait plus qu’une dizaine des nôtres quand les autres ont battu en retraite. » Chinar récitait sa leçon avec l’application d’un guide de musée. Il m’a montré la dizaine de stèles dressées au milieu du site qui commémoraient la vaillance des défenseurs. Ils s’étaient sans cesse déplacés derrière les barricades pour faire croire à l’ennemi qu’ils étaient encore en nombre et le stratagème avait opéré. Des passants se recueillaient quelques secondes devant les stèles avant de continuer leur chemin. J’avais la sensation de déambuler au milieu d’épouvantails, de fantômes. Rien n’est plus déstabilisant que d’errer dans une ville peuplée d’anonymes. « Pourquoi les habitants de ton quartier se couvrent-ils la tête ? » Chinar a haussé les épaules avec une moue exagérée qui, fugitivement, a rappelé qu’il était un enfant. « C’est comme ça depuis toujours. » Il m’a emmenée visiter d’autres lieux où s’étaient disputées d’autres batailles, puis, constatant que je m’ennuyais un peu dans ce circuit touristique des hauts faits des Arvets, il m’a proposé d’aller déjeuner. Il m’a entraînée à l’intérieur d’un immeuble à la façade écaillée. L’escalier était par endroits si affaissé qu’il fallait enjamber des failles larges de quarante centimètres et que certaines marches étaient en forme de demi-cercle. Nous sommes montés au quatrième étage. Chinar a ouvert l’une des deux portes du palier et m’a précédée dans un appartement où régnaient l’ordre et le silence. Une femme a surgi d’une pièce contiguë au hall d’entrée et s’est avancée vers nous. Elle portait le même affublement que nous, mais sa tête était découverte. De longs cheveux noirs ondulaient de chaque côté de son visage à la peau dorée. J’ai compris, à la couleur de ses yeux et la rondeur de ses traits, qu’elle était la mère de Chinar. « La ticote dont je t’ai parlé », a-t-il dit. Puis, s’adressant à moi : « Ma mère. » Je l’ai saluée d’une courbette. « On peut se découvrir quand on n’est pas à l’extérieur », a repris mon guide. Joignant le geste à la parole, il a déroulé ses bandes de tissu et dégagé sa tête. Je l’ai imité avant d’autant plus d’empressement que j’avais hâte de sentir la caresse de l’air sur mon front. Le regard de sa mère s’est posé sur moi et ne m’a pas lâchée pendant un long moment. « Tu es très jolie, dame, a-t-elle fini par déclarer. Fais attention à ce que les hommes ne découvrent pas ta beauté. — Vous êtes aussi très belle. » Je ne recourais pas à ce vieux procédé qui consiste à complimenter les gens pour les mettre dans ma poche, j’étais sincère ; j’aurais probablement dû m’alarmer de la vitesse à laquelle se désagrégeait mon cynisme néo-terrien. « Pourquoi devrais-je les craindre plus que vous ? — Ta beauté n’est pas d’ici. Alors ils auraient tous les droits sur toi. Ils t’enfermeraient chez eux pour faire de toi leur esclave. » Un beau et franc sourire a illuminé son visage. « Mais, si tu écoutes mon fils Chinar, tu ne risqueras rien. » J’ai donc goûté aux spécialités du Xatar. Bien qu’un peu grasse à mon goût, la cuisine des Arvets est sans conteste supérieure au brouet qu’on m’avait infligé la veille. Elle se base essentiellement sur des beignets fourrés aux légumes ou à la viande qu’on trempe dans des sauces épicées et relevées. Assis sur des coussins, nous piochions à notre guise dans le plat ovale posé sur une table basse. J’ai eu droit à un curieux breuvage fumant, le bror, qui, selon le garçon, donnait force et santé à celui qui le buvait. Sa composition demeurait secrète : pas question de révéler une recette ancestrale à une ticote, même si cette dernière s’était fendue de deux mille albs pour une visite touristique du quartier du Xatar. Le goût du bror ne m’a pas laissé un souvenir impérissable. Son effet, en revanche, n’a pas tardé à se manifester sous la forme d’une sudation exagérée. Mon corps est devenu un champ d’expériences incertain où se confondaient la chaleur presque brûlante du cakra, l’envie pressante de vider ma vessie, la sensation que le tampon avait atteint sa capacité maximale d’absorption, le feu de mon palais ensorcelé par les épices et l’énergie folle répandue par le bror comme des traînées de poudre dans mes veines. Ne sachant pas comment me tirer indemne de la situation, j’ai demandé à parler en privé à la mère de Chinar. Son fils est sorti en traînant des pieds. J’ai pris le risque de raconter à mon hôtesse mes ennuis de femme avec une franchise qui aurait pu lui paraître inconvenante. Un rire mélodieux s’est échappé de sa gorge renversée. Elle s’est levée, a disparu dans une autre pièce et est revenue quelques instants plus tard avec une boîte en fer. « Tu trouveras là-dedans de quoi colmater les fuites. » Elle m’a prise par le bras. « Viens dans la salle de bains. Je t’aiderai ensuite à refaire ton soulwer. » C’est ainsi que j’ai appris le nom du vêtement traditionnel du Xatar. Après mes ablutions, la mère de Chinar est entrée dans la pièce pour m’aider à m’envelopper dans mon soulwer. J’avais pris avant la précaution de glisser le cakra sous ma robe blanche. Elle a ordonné les bouts de tissu en quelques secondes à peine, puis, alertée par un brouhaha soudain, elle est sortie précipitamment de la salle d’eau rustique mais fonctionnelle. Chinar a couru vers moi, très excité. « Un ticot a été attaqué par ceux du Jelfer et il les a combattus avec des boules de feu ! » J’ai rejoint sa mère sur le balcon en pierre et me suis accoudée à la balustrade de fer forgé. En contrebas, les gens s’agitaient et criaient comme s’ils avaient été témoins d’un phénomène extraordinaire. Les bandes de tissu se dénouaient et dévoilaient les têtes sans que personne ne s’en offusque. Chinar s’est glissé entre nous. La fournaise extérieure et la chaleur du cakra, toujours plus forte, ont rapidement chassé de ma peau la fraîcheur bienfaisante apportée par l’eau. « Pourquoi tout ce tapage ? » Ma question a plaqué sur les visages de Chinar et de sa mère une expression oscillant entre désolation et compassion. « Tu ne connais pas les nifleuses, dame. » J’ai failli lui rétorquer que, oui, j’étais honteuse de mon ignorance, mais que les Arvets eux-mêmes ne connaissaient pas tous les secrets de l’univers. « Je ne demande pas mieux que connaître, ai-je lâché d’un ton où une oreille avertie aurait décelé de l’agressivité. — Elles ont le don de la voyance et elles sont nos guides. — Quel rapport entre elles et cet homme qui a…» Le cakra me brûlait de l’épaule à la jambe gauches. L’évidence m’a sauté tout à coup aux yeux. Un attroupement s’était formé dans la rue. Des dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants escortaient un homme vêtu d’une combinaison spatiale de couleur verte. Il marchait parmi eux d’un pas tranquille, avec la mâle assurance d’un conquérant. De lui émanait une grande puissance malgré sa taille et sa corpulence moyennes. Je l’ai trouvé magnifique ; c’était un homme de sa prestance que je m’étais attendue à découvrir dans l’appartement d’Odom. Un frère du Panca. Mon cœur s’est mis à battre violemment. « Où l’emmènent-ils ? — Chez les nifleuses, dame. — Que va-t-il faire là-bas ? — Il est celui qu’elles attendent. — Depuis combien de temps ? » Chinar a levé sur moi un regard mi-extasié, mi-agacé. « Depuis toujours. Elles guettent la venue de l’homme qui mettra fin aux guerres et à la souffrance. — Comment peuvent-elles être certaines que c’est lui ? — Il est celui qui crache les boules de feu sur ses ennemis. Et sur nos ennemis. » Je me suis rappelé les paroles d’OldEran dans son bureau du trentième étage du Canal 45 : un cercle métallique qui crache un feu meurtrier… Et celles d’Odom Dercher dans le restaurant du Satsang : une arme circulaire projetant un feu impitoyable… Et celles d’Alcyor Mannea dans le salon de l’appartement d’Odom : une arme organique qui, lorsqu’elle accomplit la symbiose, crache des cercles de feu qui ne laissent aucune chance à ceux qu’ils touchent… J’ai pris Chinar par l’épaule. « Peux-tu me conduire chez les nifleuses ? » Le garçon a consulté sa mère du regard. « Nous irons tous ensemble, a-t-elle déclaré. — Mère, les étrangers ne sont pas admis à voir les nifleuses… — La prophétie s’accomplit, Chinar. Les choses ne seront plus jamais comme avant. » CHAPITRE XXXIII Ticot, si tu viens dans le Xatar avec la rage au cœur, alors tant pis pour toi, Si tu viens avec un esprit de paix, tant pis pour toi aussi, Alors ne viens pas. Proverbe arvet, quartier du Xatar, Simer, capitale de la planète Albad. LES RUES et les places semblaient désertes. Elvina, Bakmo et Maginn, qui s’étaient attendus à être accueillis comme la première fois par des hommes en armes, s’enfoncèrent dans le quartier des Arvets sans croiser âme qui vive. « Ils sont passés où, ces foutus guenillards ? » grogna Bakmo. Gamma Bagvan se couchait dans un ciel rouge sang. Ils avaient pris la navette 39 jusqu’à l’entrée du Xatar puis avaient emprunté le même itinéraire que la veille, se repérant aux façades éventrées, aux cratères et aux monticules de gravats. Le silence absorbait la rumeur lointaine de la ville ; pas un cri, pas un bruit ne retentissait. « J’aime pas trop ça, souffla Bakmo. — Au moins, ils ne nous tireront pas dessus, murmura Maginn. — Vu la somme qu’elles nous ont extorquée, ces satanées gamines ont intérêt à nous donner notre renseignement. — Et tu feras quoi, si elles ne nous le donnent pas ? Tu les supplieras de nous rembourser ? » Bakmo s’essuya le front d’un revers de main et grommela une succession de jurons où revint à plusieurs reprises le mot « Xolôt ». « On peut pas dire qu’on ait fait des affaires depuis qu’on te connaît, Vilnea, Elvina ou quel que soit ton nom ! » reprit-il d’un air bougon. Elvina ne réagit pas. Bakmo lui avait demandé à plusieurs reprises ce que contenait le foutu sac de tissu qu’elle portait en bandoulière, elle n’avait pas daigné répondre. Renfrognée, elle n’avait pas prononcé plus de trois mots depuis qu’ils s’étaient rejoints dans le hall de l’hôtel. Les ombres s’étiraient sur le sol craquelé et sur les décombres. La chaleur restait étouffante. Ils atteignirent sans encombre les rues à peu près intactes du cœur du quartier. Maginn lançait des regards inquiets sur les balcons, sur les orbites noires des fenêtres et des brèches. Elvina marchait d’un pas nerveux saccadé, comme pressée d’en finir. Ils n’entrevirent aucune silhouette dans les bâtiments, sous les porches ou dans les venelles perpendiculaires. Le Xatar semblait avoir été vidé de ses habitants. « T’es sûre qu’on est dans la bonne direction ? » La question de Bakmo se désagrégea dans le silence. Il se dit qu’il aurait mieux fait de se couper un bras ou une jambe le jour où Vilnea s’était présentée dans l’auberge de San Telj. Il serait demeuré fraud, capitaine du Parsal et homme libre. Il n’avait pas d’autre perspective, désormais, que de devenir commandant de bord d’un vaisseau supraluminique d’une compagnie régulière – à condition que l’InterStiss respecte ses engagements. Il avait le désagréable sentiment d’avoir trahi la confrérie des contrebandiers et de s’être trahi lui-même. Il en voulait à celle qui avait confisqué les clefs de son destin, cette jeune femme d’apparence frêle qui se servait de lui et refusait de partager ses secrets. Qu’avait-il gagné en échange ? Il croisa le regard anxieux de Maginn. L’amour d’une femme, peut-être. Une autre façon de s’attacher un fil à la patte. Quand il aurait appris le fin mot de cette histoire, peut-être aurait-il encore le temps et l’énergie de redevenir ce qu’il avait toujours été : un errant de l’espace. Ils franchirent une rue aussi déserte que les autres et tombèrent tout à coup, dans une artère un peu plus large, sur une multitude serrée et silencieuse. « Bordel, qu’est-ce qui se passe dans le coin ? » Le bâtiment des nifleuses se dressait dans le lointain. Les rayons obliques de Gamma Bagvan habillaient la façade claire et les sculptures d’une pourpre éclatante. Personne ne leur prêta attention lorsqu’ils se glissèrent dans les premiers rangs de la foule. Contrairement à la veille, les têtes étaient découvertes. Hommes, femmes, anciens, jeunes se mêlaient sans ordre apparent. Ils ne parlaient pas, leurs regards tournés vers l’édifice des nifleuses, leurs yeux brillants, leurs visages extatiques. Bakmo se retint de justesse de grogner que les Arvets étaient tous cinglés. « Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? » chuchota-t-il à l’oreille d’Elvina. Elle le fixa d’un air provocant. « On va chercher notre réponse auprès des nifleuses. — Je sais pas si t’as remarqué, mais le coin est plutôt fréquenté ! Et je suis pas sûr qu’ils nous laisseront entrer. » Elle se détourna et commença à fendre la foule. Maginn lui emboîta le pas. Lâchant une nouvelle série de jurons, Bakmo s’engouffra dans le sillon creusé par les deux femmes. Plus ils s’approchaient du bâtiment, plus il leur était difficile de se frayer un passage dans la multitude. Elvina poussait sans ménagement les hommes, les femmes ou les enfants qui lui obstruaient le chemin et Bakmo devait en faire autant avant que le passage ne se referme. Il craignait à chaque instant de déclencher la colère de ceux qu’il bousculait. Il suffisait d’un cri, d’une protestation, d’une insulte pour que la masse se hérisse et les balaie comme des fétus de paille. Il regrettait de ne pas avoir pris la précaution d’acheter une arme avant de s’aventurer une deuxième fois sur le territoire des Arvets. Maginn l’en avait dissuadé, disant que ça ne servirait pas à grand-chose contre des groupes organisés qui connaissaient parfaitement le terrain, et qu’au mieux ça ne ferait qu’exciter leur fureur. Il s’était rendu à ses arguments et il le regrettait. Avec une arme, il aurait pu tenir la foule en respect et garder une petite chance de se sortir de l’étau. Ils parvinrent devant le porche monumental sans susciter d’autres réactions que des regards réprobateurs et des soupirs exaspérés. Lorsqu’ils entreprirent de pénétrer dans le jardin intérieur, également noir de monde, personne ne protesta ni même ne parut remarquer leur présence. Les Arvets étaient transfigurés, comme plongés dans une transe collective. Ils semblaient attendre une révélation, dans une attitude de vénération, d’adoration, que Bakmo avait observée chez les adeptes des cultes fanatiques. Des enfants debout sur les bancs de pierre tendaient le cou pour tenter d’apercevoir le dôme transparent qui abritait les nifleuses. Il estima qu’ils ne pourraient plus passer tant les rangs se resserraient à l’approche du bâtiment, mais Elvina continuait de creuser son sillon à la façon d’un insecte obstiné, écartant sans ménagement les uns et les autres, certains pourtant deux fois plus grands et larges qu’elle, se rapprochant centimètre après centimètre de la porte d’entrée surmontée d’un linteau sculpté qui représentait la même femme agenouillée, en plus petit, que la statue sur l’estrade des nifleuses. Ils réussirent à s’introduire dans la salle d’attente aux boiseries colorées prise d’assaut par une marée humaine. Des enfants et des adolescents s’étaient juchés par grappes sur les diverses excroissances des murs. Certains avaient grimpé au plafond et s’étaient recroquevillés ou allongés sur les poutres apparentes. « On n’arrivera pas plus loin. » Bien que chuchotée, la voix de Bakmo résonna comme un coup de tonnerre dans le silence que pas un murmure ne troublait. Pris pour cible par des regards réprobateurs, il crut que, cette fois, les Arvets allaient s’abattre sur lui et le déchiqueter. Il chercha Maginn du regard, mais elle s’était déjà lancée sur les traces d’Elvina en direction de la salle circulaire. Maudissant l’engeance des femmes, il dégagea la voie à grands coups d’épaule et s’avança à son tour vers le cœur du bâtiment ensanglanté par la lumière de Bagvan couchant. Le visage de Lamir se découpa dans le demi-cercle du soupirail. « On peut y aller. » Klarel s’aventura hors de la cave. Les créatures qui vivaient en elle la poussaient à suivre le soldat. Elle percevait maintenant avec netteté des pensées qui ne lui appartenaient pas, qui la projetaient dans des mondes étranges, fabuleux, elle ressentait des vibrations énergétiques tantôt apaisantes, tantôt terrifiantes. Lamir et elle étaient restés un long moment dans leur abri, le temps que s’éloignent les nombreuses patrouilles qui quadrillaient le secteur. Elle ne pouvait pas croire que Laruy Clausko était mort. Ou, plutôt, elle continuait d’espérer que les créatures qui vivaient en elle le rendraient à son espace-temps et le ramèneraient à la vie. Mais il avait été touché par une onde défat et elle doutait qu’on pût ressusciter quelqu’un dont le corps avait entièrement disparu. Il s’était jeté devant elle pour lui servir de bouclier et, touché à la poitrine et au ventre, il avait continué d’avancer jusqu’à ce qu’ils soient sortis de la salle des premiers pas. Mathur couvrait leurs arrières, tirant des rafales d’ondes en direction des gardes présidentiels, obligés de se coucher ou de se mettre à l’abri pour ne pas être touchés. Laruy avait ouvert une brèche dans les rangs des soldats massés à l’extérieur. Gênés par leur nombre, pris de panique, ils s’étaient égaillés dans la nuit. « Conduis-la dans ton quartier, Lamir, ils n’oseront pas vous chercher là-bas, murmura Laruy Clausko, dont une épaule et un bras avaient déjà disparu, escamotés par les ondes décréatrices. — Je reste avec le capitaine, je vous couvre ! » cria Mathur. Lamir saisit la main de Klarel et se mit courir en direction de la sortie du palais. Ils traversèrent la cour pavée de dalles lisses. Imprimant un mouvement tournant à son défat qu’il tenait à bout de bras, Lamir lâchait régulièrement des salves d’ondes pour empêcher les sentinelles éparpillées de se regrouper. Derrière eux, Mathur contenait les gardes présidentiels. Ils l’entendirent proférer une litanie de jurons et un interminable hurlement lorsqu’il fut touché à son tour. Klarel eut une hésitation, faillit rebrousser chemin, Lamir la traîna sans ménagement vers la sortie du palais. Des ondes sifflèrent autour d’eux. Le soldat tira presque à bout portant sur une sentinelle qui jaillit d’un recoin d’obscurité et les coucha en joue. Frappée en pleine tête, la sentinelle s’effondra sur les dalles, et les ondes vomies par son arme se perdirent dans la nuit. Ils franchirent le portail, foncèrent sur l’immense esplanade et, louvoyant entre les statues, s’écartèrent des lampadaires flottants. Les yeux voilés, les poumons en les cuisses carbonisés par l’effort, Klarel continua de courir aux côtés de Lamir, aiguillonnée par les glapissements et les bruits de bottes qui retentissaient derrière eux. Ils se jetèrent dans une rue éclaboussée de lumières vives et se mêlèrent aux nombreux passants qui déambulaient par petits groupes ou sortaient des salles de spectacle. Le soldat ne marquait aucune hésitation pour se diriger, passant d’une ruelle à l’autre et s’enfonçant dans une zone ténébreuse. Les moteurs d’engins aériens grondèrent au-dessus de leurs têtes. Klarel fut tout à coup éblouie par un faisceau lumineux balayant les environs. « Sales ticots ! » marmonna Lamir. Il s’engagea dans une venelle en partie couverte par des balcons et des pans de toiture, s’introduisit dans une maison haute dont la porte n’était pas fermée à clef, gravit un petit escalier, pénétra dans une première pièce où, assis sur des coussins, un homme et une femme âgés étaient en train de manger, les exhorta au silence en plaquant son index sur ses lèvres, attendit que Klarel arrive à sa hauteur, traversa d’autres pièces en enfilade et trouva ce qu’il cherchait, une porte dérobée qui donnait sur une petite cour à l’arrière de la construction. Les grondements des moteurs résonnaient de plus belle au-dessus d’eux. Les ambades n’allaient pas tarder à se poser sur les toits en terrasse et cracher les soldats qu’ils transportaient. La chasse était lancée. Lamir et Klarel n’avaient qu’une chance d’échapper à leurs poursuivants, trouver un abri avant d’être repérés et cernés, puis gagner les quartiers où l’armée gouvernementale ne mettait jamais les pieds. Ils avaient parcouru une succession de venelles et d’habitations avant d’arriver sur un terrain vague et de se réfugier sous les décombres d’un immeuble en ruine. Ils avaient ensuite rampé sous les gravats en craignant à chaque instant de provoquer un éboulement et s’étaient glissés par le soupirail d’une cave en partie ensevelie. « Les sondes thermiques ne peuvent pas nous localiser ici, avait soufflé Lamir. On attend, on s’agite le moins possible et on en profite pour récupérer. » Exténuée par cette course folle dans les rues de Simer, Klarel peinait à reprendre son souffle et ses esprits. Ils ne voyaient pratiquement rien dans le réduit obscur où ils s’étaient réfugiés. Les bruits leur parvenaient étouffés, les ronronnements des moteurs des ambades, les hurlements gutturaux des soldats fouillant les environs, les craquements des poutres qui soutenaient le poids de la construction affaissée. Prise de panique à plusieurs reprises, Klarel dut se mordre les joues jusqu’à sang pour s’interdire de s’agiter et de hurler. Laruy Clausko était maintenant effacé de la surface d’Albad. Une fois qu’elles avaient entamé leur œuvre de déconstruction, les ondes défats, implacables, détricotaient les atomes jusqu’à ce qu’il ne reste rien de l’organisme renvoyé au néant. Laruy Clausko s’était sacrifié pour la protéger. Elle ne le reverrait jamais et cette pensée lui était intolérable. Elle éprouvait pour lui un sentiment profond, bouleversant, qu’elle n’avait ressenti pour aucun homme, et surtout pas pour ses prétendants rustres et grossiers de Mussina. Elle pleura jusqu’à ce que le sommeil la cueille en larmes et la plonge dans un tourbillon de rêves étranges où Laruy Clausko lui apparut à l’intérieur d’un halo de lumière, pourvu de quatre bras et de quatre jambes. Au réveil, elle reprit pied dans la réalité et, de nouveau, ses yeux s’embuèrent. Elle percevait sur le côté de son visage le souffle régulier et tiède de Lamir. L’odeur de poussière la suffoquait et lui desséchait la gorge. Ses membres s’engourdissaient, elle avait hâte de les déplier, de les détendre. Des rayons de la lumière du jour se faufilaient par les interstices et s’écrasaient en flaques grisâtres sur les pierres et les gravats. Des moteurs continuaient de gronder au-dessus d’eux, lointains, sporadiques. Leurs poursuivants avaient apparemment perdu leur trace, mais Lamir décida de temporiser. Klarel avait failli lui rétorquer qu’elle en avait assez de croupir dans ce réduit étouffant. Les créatures non humaines s’éveillaient en elle et tentaient d’établir le contact. Elles avaient donc survécu à leur incorporation, à leur confrontation avec la gravité. Les pensées qu’elles lui communiquaient restaient confuses, elle devinait seulement qu’elles lui enjoignaient de suivre Lamir dans le quartier du Xatar. Elle put enfin respirer et détendre ses muscles endoloris. Le ciel éclaboussé de rouge indiquait que Gamma Bagvan se couchait. Ils avaient passé une grande partie de la nuit et de la journée dans la cave. Elle chancela, étourdie par l’air tiède, affaiblie par la soif et la faim. « Il faut traverser deux quartiers pour arriver au Xatar, dit Lamir. On n’aura pas intérêt à se faire coincer. Une ticote et un soldat seraient pour eux une prise exceptionnelle. On aurait un sale moment à vivre. Surtout, vous restez près de moi et vous m’obéissez, compris ? » Klarel acquiesça d’un hochement de tête. Le soldat avait attendu la tombée de la nuit pour mettre toutes les chances de leur côté. Ils progressèrent avec lenteur dans les passages déjà emplis de nuit et déserts, s’arrêtant à chaque croisement pour vérifier que la voie était libre. Tourmentée par la soif et le souvenir de Laruy, Klarel luttait chaque seconde pour garder sa lucidité. Défat en main, Lamir lui faisait régulièrement signe d’attendre, le temps que se dispersent les éclats de voix qui s’élevaient non loin d’eux ou que s’évanouisse une ombre dans la nuit naissante. Il connaissait la ville sur le bout des doigts. Il confia à Klarel qu’avant de se battre pour les Arvets il avait été enfoireur ou guide jusqu’à l’âge de onze ans. Elle lui demanda pourquoi il avait intégré l’armée planétaire. « Le gouvernement avait promis des amnisties pour le quartier, répondit-il. Les anciens poussaient les jeunes à s’engager, estimant que les relations se normaliseraient entre le pouvoir et les Arvets, mais les promesses n’ont pas été tenues et rien n’a changé. » Il cracha par terre avant de se remettre en chemin. Ils furent surpris, au sortir d’une venelle, par plusieurs adolescents qui surgirent d’un repli de ténèbres et braquèrent sur eux des lampes aux rayons puissants. Lamir plaqua son défat derrière sa cuisse. « Tiens, tiens, voyez ce que la nuit nous a apporté ! — Un soldat et une ticote ! — Vous ne savez pas qu’il est dangereux de se promener dans le quartier du Jelfer ? — Laissez-nous passer, dit Lamir. — Sinon quoi ? rétorqua l’un d’eux. — Il y aura des morts et des mères pleureront. — Que ta mère pleure, ça nous est bien égal ! ricana un autre. — Je parle des vôtres. » Klarel pria le ciel pour que les adolescents s’éloignent sans demander leur reste. « Voilà ce qu’on te propose, soldat : tu nous donnes la fille et on te laisse repartir. — Impossible, riposta calmement Lamir, on me l’a confiée. Elle reste avec moi. » La détermination du soldat ébranla l’assurance des adolescents, qui se dispersèrent dans l’obscurité avec des ricanements de défi. « Ne traînons pas, ceux-là n’étaient pas armés, mais ils risquent de donner l’alerte à des combattants. » Ils arrivèrent à l’immense terrain vague qui séparait le Jelfer et le Xatar, là où, selon Lamir, s’étaient disputées plusieurs batailles meurtrières entre les armées des différents quartiers. Klarel chercha les constellations dans le fourmillement étoilé et discerna à nouveau le trait lumineux au-dessus de l’horizon. « Persous, le bras extérieur, le bouclier de la Galaxie, dit Lamir. Enfin, il y en a un autre plus loin, mais détaché. — Vous vous intéressez aux étoiles ? — Comme ci comme ça. J’ai toujours entendu des histoires au sujet de Persous. Il change selon les saisons, et, d’après les anciens, il exerce une influence plus ou moins positive sur nos humeurs. » Ils gardèrent deux bonnes minutes les yeux levés sur le ciel. « Ne restons pas ici. Tant qu’on est sur ce terrain, les enc… salopards du Jelfer peuvent nous dégringoler dessus. » Ils marchèrent un moment en silence entre les cratères et les monticules de terre. « Si les incapables qui nous gouvernent étaient comme le capitaine, alors Albad se sortirait vite du bordel, reprit Lamir. C’était un homme bien. » Klarel pencha la tête pour dissimuler ses larmes. « Mathur aussi, je le regretterai. C’était une putain de grande gueule, mais un cœur en or. » Le Xatar, d’habitude bruyant et agité, était étrangement calme et silencieux. Ils ne croisèrent pas un seul passant dans les rues baignées d’obscurité. Une ravissante lumière chaude se déploya en Klarel, chassant son chagrin ; elle lui rappela les colonnes brillantes entrevues de l’autre côté de la frontière du temps, dans le domaine des créatures non humaines. Elle décrut et s’estompa pour faire place à une sensation de désolation et de souffrance telle que les jambes de la jeune femme flageolèrent et que, si Lamir ne l’avait pas rattrapée, elle se serait effondrée. « Vous ne vous sentez pas bien ? Pas étonnant : vous n’avez rien mangé ni bu depuis un bon bout de temps. Tenez bon, on arrive bientôt chez moi et vous pourrez vous restaurer. » La désolation et la souffrance semée par la nuée noire s’approchait de la Galaxie, du bras de Persous. « D’habitude, à cette heure-ci, il y a plein de monde dans les rues, ajouta Lamir. C’est vraiment pas normal. » … j’ai eu la chance, grâce à Chinar et à sa mère, de pouvoir pénétrer dans le saint des saints, le dôme transparent où officient les nifleuses. Lorsque je les ai aperçues sur l’estrade, vêtues de robes immaculées et coiffées de tiares brillantes, j’ai immédiatement fait le rapprochement avec les madres de Derchan. Même si les unes étaient à jamais figées dans la glace et les autres vivantes, elles avaient à peu près le même âge et jouissaient de la même vénération. Pourquoi était-ce à des fillettes que les êtres humains confiaient les clefs de leur destinée ? Qu’avaient-elles de plus que les autres ? D’où leur venait leur don de prescience ? Un rationnel aurait certainement répondu qu’il était selon toute probabilité le produit fantasmatique des cerveaux des fidèles, qu’il n’existait que par la croyance, que par le culte qu’on leur vouait, mais je ne pense pas avoir rêvé ou fantasmé les lettres qui s’étaient imprimées sur les cloisons de la prison de glace d’Oun la conseillère et qui m’avaient expédiée sur Albad, dans ce quartier, sous ce dôme où d’autres fillettes jouaient les devineresses et les conseillères. Était-ce le cœur dont elle m’avait parlé ? Quel fil devais-je relier à la vie ? Le cakra me brûlait tout le côté gauche, j’étais traversé par de furieuses envies de l’arracher de mes vêtements et de le jeter loin de moi comme un animal malfaisant. L’homme, le frère du Panca (enfin, il correspondait à l’idée que je me faisais des frères du Panca, je n’en avais pas vraiment la certitude), était monté sur l’estrade en compagnie des nifleuses. Lorsque je me suis approchée de lui, je l’ai trouvé encore plus majestueux qu’en le découvrant du haut du balcon. Évidemment, l’importance de mon rôle, dont j’ignorais tout, ne m’empêchait pas de penser au fantastique reportage que j’étais en train de réaliser. Aucune mission d’exploration n’avait ramené les images des madres de Derchan et des nifleuses du Xatar. Mon aura allait briller encore davantage au firmament des médialistes – je saurais rester modeste, promis, craché, juré. Je ressentais dans ma chair la ferveur des Arvets pour leurs petites devineresses. Chinar et sa mère, à mes côtés, ouvraient de grands yeux émerveillés. Personne n’avait tenté de m’arrêter lorsque nous étions entrés dans la pièce, comme si une ère nouvelle s’était ouverte et que les différences perdaient tout leur sens. Grâce à l’habileté de Chinar, nous avions pu nous faufiler pratiquement devant l’estrade. Mon cœur battait à tout rompre, le bror continuait de me faire transpirer, la chaleur du cakra devenait insoutenable, je commençais à ressentir la pression de la foule et la fatigue consécutive à mes embarras de femme, je me demandais pourquoi Oun, la sage conseillère des Derchanites, avait choisi une si piètre messagère pour renouer le fil de la vie. À vrai dire, j’étais au bord de l’évanouissement et je ne comprenais pas grand-chose, ou plutôt rien, de ce qui se passait. La plus âgée des nifleuses, celle qui se tenait au centre de l’estrade, a levé la main. « Ainsi tu es venu, toi dont le passage est annoncé par les prophéties depuis plusieurs centaines d’annéesA. » Le frère du Panca a paru surpris, voire décontenancé, par la déclaration de la nifleuse. « Je ne suis que l’humble maillon d’une chaîne humaine », a-t-il dit d’une voix étonnamment douce et forte. Les paroles d’Odom me sont revenues en mémoire : des êtres exceptionnels munis d’un implant mémoire qu’ils utilisent pour reconstituer des chaînes quintes en cas d’urgence. Le dernier maillon de la chaîne, le premier ou le cinquième selon le sens que vous choisissez, devient une créature invincible… Je me suis demandé quelle position occupait cet homme dans la chaîne. Son corps était vigoureux, son visage énergique, mais ses yeux profondément enfoncés sous ses arcades sourcilières semblaient las. « On nous a apporté tes cheveux, nous t’avons fait chercher, nous t’avons retrouvé, ton feu a frappé ceux qui voulaient t’empêcher de parvenir jusqu’à nous, car tu es celui dont l’arme crache des boules de feu, tu es celui que nous attendons, celui qui rétablira la paix et l’harmonie dans la cité maudite de Simer. — Je ne suis qu’un relais. Mes maîtres m’ont envoyé ici pour rencontrer celui ou celle qui doit me succéder. » D’un ample geste du bras, la nifleuse a désigné la foule pétrifiée devant l’estrade. « Ils espèrent que tu mettras fin aux guerres qui ensanglantent la cité. » J’ai entrevu des mouvements sur ma gauche, des gens qui se frayaient un chemin dans la foule, deux femmes et un homme. Ils n’étaient pas du quartier, ni probablement de la planète Albad. Comment ces ticots (je me considérais déjà comme arvet ; l’assimilation, un truc de médialiste…) avaient-ils eu vent des événements extraordinaires qui secouaient le Xatar ? « Nos maîtres nous ont assigné, à mon successeur et moi, une autre tâche, a déclaré le frère du Panca, toujours de la même voix douce et ferme. Mais, par ma bouche, ils vous disent aussi qu’il vous revient, à vous et aux vôtres, de mettre fin à ces guerres. — Où est le deuxième des prophéties, celui qui doit te succéder ? » a demandé la nifleuse. Mon cœur s’est de nouveau mis à battre violemment, comme s’il tentait de s’échapper de ma poitrine. La chaleur du cakra s’est encore accentuée et j’ai serré les dents pour ne pas défaillir. « Je l’attends », a dit le frère du Panca. Son regard gris s’est promené avec lenteur sur la foule ; il s’est tout à coup arrêté et agrandi. Je me suis tournée vers la gauche. Des cris ont retenti. L’une des deux femmes qui avaient forcé le passage jusqu’à l’estrade avait tiré un défat à canon long d’un sac de toile et le pointait sur lui. CHAPITRE XXXIV Il faudra un jour que je raconte l’histoire de Silf le Zayt. Mais elle est encore trop présente en moi pour que je puisse en écrire ne serait-ce qu’une ligne. J’ai souvent l’impression qu’il vit tout près de moi, qu’il se promène en ma compagnie dans le désert de l’El Bahim, qu’il partage mes longues journées de solitude et de méditation. Personne ne me rend visite dans ma grotte. Je me désaltère à l’eau fraîche d’une source et me nourris de racines énergisantes profondément enfouies dans le sol. Je ne suis pas certaine, de toute façon, d’être capable de supporter une présence humaine. Les animaux me tiennent compagnie, non seulement les charognards et les serpents, mais aussi, et c’est plus surprenant, un magnifique naro au pelage tacheté qui dort devant l’entrée de la grotte et m’avertit par ses grondements chaque fois que quelqu’un s’approche de mon refuge. Je passe une grande partie de mes nuits à contempler les étoiles. J’ai renoncé aux désirs, aux vanités de ce monde. Ai-je atteint l’état suprême de la grâce qui, selon les maîtres assassins du Thanaüm, s’appelle la sagesse ? Je ne crois pas : des restes de révolte et de colère m’entraînent parfois à hurler de toutes mes forces dans le silence profond du désert. Personne n’entend mes cris, qui, pourtant, portent des kilomètres à la ronde. J’espère seulement que Silf les entend, où qu’il soit. Mon amour pour lui grandit de jour en jour, et pourtant je sais que je n’ai rien à attendre en retour, que je dois, comme une source, continuer de jaillir et déborder. Journal d’Elvina la Jargariote. L’INDEX d’Elvina se crispa sur la détente du défat. Silf ne tenta aucun mouvement pour se sortir de sa ligne de mire. Il pratiquait pourtant comme elle le vakou, l’esprit hors du temps. Il s’était levé et approché du bord de l’estrade. Il se tenait immobile, son regard plongé dans le sien. Ses cheveux bruns avaient poussé et ses yeux s’étaient un peu assombris. Elle fut subjuguée par la puissance tranquille qui émanait de lui. Elle reprit empire sur elle-même. Surtout ne pas se laisser troubler par les souvenirs, les sentiments, les émotions. Les maîtres du Thanaüm lui avaient confié une tâche : briser la chaîne quinte des frères du Panca. Silf en était le troisième maillon, il devait disparaître. Nul ne bougeait autour d’elle. Bakmo avait grommelé un juron puis s’était tu, pétrifié lui aussi par la tension soudaine qui submergeait la salle. Elvina résolut de presser la détente, mais son index refusa de lui obéir, comme si son corps ne lui appartenait plus. Elle entrevoyait derrière Silf les ombres blanches et figées des nifleuses. Le regard de Maginn lui brûlait la tempe et la joue droites. Lorsqu’elle en aurait fini avec lui, elle pourrait retourner à Jnandir et rendre compte de la réussite de sa mission au Thanaüm, puis, après avoir embrassé sa famille à Jargar, elle se retirerait dans un désert pour oublier la perversité de la vie. Elle aurait tué le seul homme qu’elle aimait et qu’elle continuerait d’aimer jusqu’à sa propre mort. Silf, maudit Zayt têtu et naïf, pourquoi m’obliges-tu à t’assassiner ? « Tu ne tireras pas, Elvina. » La voix tranquille de Silf la ramena quelques mois en arrière dans sa cellule austère du Thanaüm. Le baiser furtif qu’ils avaient échangé l’avait marquée profondément dans sa chair et dans son âme ; ils étaient à jamais liés. « Tu ne tireras pas parce que tu sais, dans le fond de ton cœur, quelle est la vérité. Tu sais que la chaîne doit se poursuivre. Tu sais que les maîtres assassins du Thanaüm désirent qu’il en soit ainsi. » Pourquoi nous auraient-ils affirmé que la chaîne du Panca menaçait des milliards d’êtres humains ? Pourquoi nous auraient-ils ordonné de la briser ? Pourquoi t’es-tu laissé contaminer, toi le Zayt, l’homme pur ? « Ils n’ont pas trouvé d’autre moyen d’entraîner les prêtres de Sât et leurs alliés sur de fausses pistes. Ils nous ont fait confiance, dans notre capacité à voir au-delà des apparences. Tu aurais déjà tiré si tu étais dans le temps juste. Scrute ton cœur, Elvina, et entends ce qu’il te dit. » Les yeux d’Elvina se brouillèrent. Elle lutta contre l’impression soudain oppressante d’être manipulée, trompée, trahie, et la colère flamba en elle comme un feu de broussaille. Elle transpirait à grosses gouttes sous sa combinaison spatiale, une diaphorèse inhabituelle chez elle. Il n’y avait que rage et regrets dans son cœur. « Je ne suis plus Silf le Jnandiran, le Zayt, mais frère Kalkin. Mes pas m’ont guidé dans ce quartier, près de ces jeunes filles, car c’est ici que doit s’effectuer le relais avec mon successeur. Tu ne tireras pas parce que la vie le veut ainsi et que tu ne peux pas t’opposer à la vie. » Elle se demanda brièvement si elle-même n’était pas le successeur qu’il attendait. Elle rejeta violemment cette idée et se raccrocha de toutes ses forces au souvenir de ses maîtres et à sa décision. N’ayant reçu aucune révélation la nuit précédente, elle avait résolu d’exécuter la volonté du Thanaüm. Pourquoi en ce cas son index refusait-il de presser la détente de son défat ? Son corps n’était-il plus en phase avec son esprit ? « Tu veux absolument le flinguer ? chuchota Bakmo derrière elle. Ce gars a l’air plutôt sympa…» Elle se contint pour ne pas se retourner et le frapper à la gorge. Qu’est-ce qu’un minable contrebandier pouvait comprendre aux combats fondamentaux qui se disputaient dans les franges obscures de l’univers ? Il ne se rendait pas compte qu’elle tenait le sort de milliards d’êtres humains dans le creux de son index. Que cet affrontement n’opposait pas un homme et une femme, Silf le Zayt et Elvina la Jargariote. Qu’il concernait une large partie de l’espèce humaine. Était-elle celle qui sauverait les hommes ou celle qui les pousserait dans l’abîme ? Aucune réponse n’émergeait de son chaos intérieur. Elle n’avait pas les épaules assez larges pour endosser une telle responsabilité, elle souhaitait seulement redevenir la fillette insouciante de ses jeunes années, la petite effrontée de Jargar. Silf restait immobile sur l’estrade, souriant, serein, comme s’il n’avait aucun doute sur l’issue de leur confrontation. Ou bien comme s’il n’avait pas peur du néant prêt à jaillir du canon du défat. Pas un bruit, pas un souffle ne troublait le silence. « Nous avons parcouru un long chemin depuis Jnandir, toi et moi, reprit-il calmement. Sais-tu ce qu’il faut d’énergie, de détermination et de chance pour former une chaîne ? Les probabilités sont infimes pour que cinq personnes parviennent à se transmettre leur âmna à travers l’espace et le temps. Non seulement parce que les distances sont gigantesques, mais parce qu’il faut réunir cinq personnes tendues vers le même but, cinq personnes qui consentent au sacrifice de leur vie en acceptant de se réduire au rang de maillon. Sais-tu ce qu’il faut d’humilité et de foi pour y parvenir ? Je porte en moi la mémoire de mes prédécesseurs, je connais leurs doutes, leurs souffrances, leur courage, la valeur de leur sacrifice. Je sais également que le danger grandit et approche et que, si nous brisons la chaîne, il déferlera bientôt sur l’ensemble des mondes humains. — Tu es l’homme que nous attendions, celui qui ramène l’harmonie », intervint la plus âgée des nifleuses. Elvina poussa un cri rageur et pressa la détente de son défat. « Qu’est-ce qui se passe ici ? » Le vieil homme fixa Lamir d’un air méfiant. « En quoi est-ce que ça te concerne, soldat ? » Les ténèbres s’étaient déployées et avaient noyé le quartier dans leur désolation noire. Aucune lumière ne brillait sur les façades ou sur les places. « Je suis arvet comme toi, vénérable. Mon nom est Lamir et celui de ma famille Faszukas. » Le vieil homme le dévisagea attentivement puis désigna Klarel, légèrement en retrait, d’un coup de menton. « Et la ticote ? Pourquoi l’as-tu emmenée dans le Xatar ? — J’ai reçu l’ordre de la soustraire à l’armée gouvernementale. » Plusieurs personnes se tournèrent vers eux, à la fois irritées et intriguées par leur conversation. Les sourcils blancs et broussailleux du vieil homme se froncèrent. « Tu en fais pourtant partie, de l’armée gouvernementale. — Disons qu’on a eu quelques divergences avec les autorités de Simer. — Ça ne m’étonne pas. On ne peut pas être d’accord avec la racaille qui nous gouverne. — Pouvez-vous maintenant m’expliquer ce qui se passe ? » insista Lamir. Le vieil homme se détourna pour se racler bruyamment la gorge. « L’homme qui crache des boules de feu sur ses ennemis est apparu. Les nifleuses l’ont retrouvé. Les temps de guerre s’achèvent. Le ciel soit loué, la prophétie s’est accomplie de mon vivant. — Où est-il, cet homme ? — Avec les nifleuses. On ne sait pas au juste ce qui se passe, mais des chuchotements sont parvenus jusqu’ici, qui disent que les ennemis de l’homme des prophéties se sont introduits dans la salle pour le tuer. — Personne n’a pris sa défense ? — S’il est vraiment l’homme des prophéties, alors il anéantira ses ennemis avec ses boules de feu. » Lamir revint vers Klarel. « Ça ne sert à rien de rester ici. Je vous conduis au domicile de mes parents. On en saura plus quand la foule se sera dispersée. » La jeune femme ne bougea pas. « Cet homme, je dois le rencontrer maintenant. — Si c’est encore cette histoire avec les ENHA, elle a déjà coûté la vie du capitaine et celle de Mathur », gronda Lamir. Il prit Klarel par le bras et l’entraîna dans l’une des rues perpendiculaires à l’avenue ; elle résista. « C’est lui que je cherche, lui qui transporte le souffle et l’espoir. Lui qui est l’un des gouvernants réels de l’univers. » Le soldat lâcha le bras de la jeune femme. « Je suppose que rien ne vous fera changer d’avis. » Elle secoua la tête d’un air résolu. « Si le capitaine vous faisait confiance au point de vouloir pénétrer de force dans le palais présidentiel, je me dois aussi de vous faire confiance, reprit Lamir. Va falloir jouer des coudes pour approcher des nifleuses. » Des cris retentirent à l’intérieur du bâtiment à la façade claire et se propagèrent d’une extrémité à l’autre de l’immense colonne humaine. « Il y a du grabuge à l’intérieur ! » Le vieillard avait parlé d’une voix forte pour dominer le brouhaha qui enflait démesurément dans l’avenue. « C’est le bon moment, souffla Lamir. Allons-y. » …la jeune femme a ouvert le feu, mais, au dernier moment, elle a levé son arme et les ondes ont frappé la matière transparente du dôme, creusant des trous d’une largeur de deux ou trois mètres. Une grande confusion s’en est suivie. Le frère du Panca est resté debout sur l’estrade et son sourire ne s’est pas effacé de son visage. Ses mots m’avaient remuée, son sang-froid m’a stupéfiée. La chaleur du cakra m’embrasait tout entière et j’ai lutté de toutes mes forces contre l’exécrable sensation d’être réduite en cendres. Des hommes se sont précipités sur la jeune femme, elle a repoussé leurs assauts avec une adresse et une précision remarquables. Elle m’a fait penser à ces agents des services secrets du Parlement transformés en véritables machines à tuer. Ses coups ne donnaient pas l’impression d’être puissants et, pourtant, l’adversaire touché s’écroulait comme une masse quelle que fût sa corpulence. Elle s’est extraite de la mêlée avec élégance, avec une grâce inouïe devrais-je dire, et a bondi sur l’estrade, toujours munie de son défat. Les nifleuses n’ont pas davantage bougé que le frère du Panca. Étant donné leur jeune âge, leur calme m’a étonnée. Je me suis souvenue qu’elles étaient aveugles, puis j’ai pensé qu’elles lisaient l’avenir et qu’elles ne décelaient probablement aucune menace dans l’apparition de cette jeune femme plus rapide et féroce qu’un fauve. Elle s’est approchée lentement du frère du Panca (j’avais retenu qu’il portait deux noms, Silf et Kalkin, sans doute son patronyme et son pseudonyme de frère). J’ai vu qu’elle était émue aux larmes, en proie à une violente lutte intérieure, j’ai compris qu’ils se connaissaient depuis longtemps et qu’elle l’aimait de toutes ses fibres, et cet amour m’a profondément bouleversée, moi qui suis désespérément à sa recherche. Les circonstances en avaient fait des adversaires, mais ils étaient en cet instant liés comme rarement le sont un homme et une femme. (J’ai pensé à Odom, étais-je liée à lui avec la même force, la même intensité ? Ou n’était-il qu’un nouveau caprice dans mon erratique quête amoureuse ?) Ils seraient probablement restés longtemps à se regarder sans esquisser le moindre geste si une rumeur n’avait pas agité la foule derrière nous. Je me suis hissée sur la pointe des pieds et dévissé la tête pour entrevoir ce qui se passait. J’ai cru deviner que des gens tentaient de s’introduire dans la pièce et que d’autres s’efforçaient de les en empêcher. Il m’a semblé distinguer l’uniforme d’un soldat de l’armée gouvernementale et la chevelure d’une femme. La brûlure du cakra s’est intensifiée et, quand je repense à cette scène, je me demande encore comment j’ai pu la supporter. La plus âgée des nifleuses s’est levée et, malgré sa cécité, s’est avancée d’un pas résolu vers le bord de l’estrade. Elle a écarté les bras pour réclamer l’attention. Les gens se sont peu à peu calmés et le silence est redescendu sur la salle. « Laissez-les passer. » Sa voix pourtant fluette avait résonné avec puissance au-dessus de nos têtes. La foule s’est écartée, un chemin s’est ouvert, dans lequel se sont engagés le soldat et la jeune femme qu’il escortait. Lui était un jeune homme au regard vif et à l’allure souple ; elle une femme d’une vingtaine d’annéesTO dont la beauté, franche et simple, m’a subjuguée. Ma respiration s’est suspendue. Le soldat s’est effacé pour inviter la jeune femme à s’avancer au pied de l’estrade. Le frère du Panca l’a fixée avec attention. « J’ai un message pour vous, a-t-elle déclaré, visiblement émue. — Je vous cherchais, a-t-il répondu avec un sourire lumineux. J’ai parcouru un long chemin pour vous rencontrer. » Ils se sont observés en silence. J’assistais manifestement à un passage de témoin. La chaîne quinte se constituait sous mes yeux, et j’ai seulement espéré, réflexe professionnel idiot, que mon EF zoomerait de temps à autre sur la femme qui avait voulu le tuer et sur la nifleuse, qui se tenaient en arrière-plan. J’éprouvais une inexplicable déception. – tout à fait explicable, pour être honnête : j’aurais voulu en cet instant être à la place de cette femme, conviée à une aventure que je pressentais fabuleuse. Mais je n’étais que JiLi, médialiste de NeoTierra, une voleuse d’intimité. D’ailleurs, je capturais en ce moment même une scène qui, selon les commandements du Panca, était frappée du sceau du secret. J’avais la possibilité de divulguer à l’univers entier la rencontre entre deux maillons d’une chaîne quinte, un événement qui ne se déroulait, si j’avais bien retenu les leçons d’Odom, que tous les cinq ou six cents ansTO. J’avais un pouvoir de nuisance considérable finalement, et mon orgueil a redressé la tête. La nifleuse a de nouveau écarté les bras. De cette esquisse de femme émanaient une autorité et une prestance qu’auraient pu lui envier la plupart des adultes présents dans la salle. « Le moment est venu de rentrer chez vous et de répandre la bonne nouvelle dans tout Simer : la grâce de la paix est descendue sur nous et les temps de guerre ont pris fin. Partez maintenant avec la joie dans le cœur et célébrez la beauté de la vie. » La salle s’est vidée à une vitesse et dans un ordre étonnants. Je n’ai pas bougé, évidemment, mais je n’étais pas du Xatar et je suppose que la condition de ticote offre quelques avantages. Outre la femme au pied de l’estrade, sont restés à mes côtés les deux compagnons de celle qui avait tenté de tuer le frère – deux étrangers comme moi –, le soldat, un homme d’origine arvet probablement, et les servantes des nifleuses vêtues de robes blanches. La clarté diffuse des étoiles se coulait par les orifices creusés dans le dôme de verre et se jetait dans la lumière vive des appliques disséminées tout autour de la scène. « Putain, Maginn, j’en ai vu des choses dans ma vie, mais des comme ça, jamais ! » Bien que l’homme massif et mal rasé eût marmonné ces mots à la seule adresse de la femme assez forte serrée contre lui, ils ont retenti avec une clarté saisissante. Ils formaient à l’évidence un couple, eux aussi. Je me suis sentie terriblement seule. Je n’étais pas certaine de combler le vide qui me rongeait avec Odom ni avec aucun autre homme. L’inutilité, l’absurdité de mon existence m’ont sauté aux yeux. Je m’étais crue importante, désirable, indispensable, sans doute parce que mon orgueil, ce tyran familier, l’exigeait, mais en vérité je n’étais rien, ou pas grand-chose, ce qui revient au même pour une conquérante de pacotille – j’avais mes embar… mes règles, et cela expliquait sans doute ma mauvaise humeur. La chaleur du cakra diminuait rapidement. J’en étais soulagée, bien sûr, même si j’en éprouvais du dépit. « Comment t’appelles-tu ? a demandé le frère. — Klarel. » Il s’est tourné vers la nifleuse, puis vers la femme qui avait voulu le tuer, puis vers nous. « Ce qui doit être accompli entre Klarel et moi doit maintenant s’effectuer dans le secret. » Des larmes me sont venues aux yeux. Il m’avait semblé que j’avais un rôle à jouer dans cette histoire, mais lequel ? Ne m’étais-je pas illusionnée ainsi que je l’avais fait toute ma vie ? « Laissons-les tous les deux, a déclaré la nifleuse. Sortons et allons respirer la paix de la nuit dans le jardin. » Accompagnées par leurs servantes, les petites devineresses sont descendues de l’estrade et nous nous sommes dirigés vers la sortie du dôme. Au moment de franchir la porte, j’ai été frappée par l’évidence. J’ai fait demi-tour et suis revenue à grandes enjambées vers l’estrade. Le soldat m’a suivie et m’a saisie par le poignet en disant qu’on ne devait pas contrarier la volonté des nifleuses. « J’ai quelque chose pour vous », ai-je crié. D’un geste, le frère a ordonné au soldat de me relâcher. « Il m’a été confié par un membre de votre organisation sur le point de mourir. Je pense qu’il vous sera plus utile qu’à moi. » J’ai tiré le cakra du dessous de ma robe et l’ai tendu au frère. Le disque métallique brillait d’un éclat que je ne lui connaissais pas. J’avais l’impression que la chaleur de mon corps s’en allait avec lui. Le frère a désigné la jeune femme. « C’est à Klarel qu’il revient. Je ne savais pas qui lui apporterait son arme de sœur. » Son sourire a chassé le froid qui s’emparait de moi. « Vous êtes vous aussi un maillon. Un indispensable maillon. Comme chaque homme et chaque femme qui se serraient dans cette salle. Comme chaque être humain. » La jeune femme m’a pris le cakra des mains et j’ai compris, à voir le disque métallique scintiller de mille feux, qu’il avait enfin trouvé son partenaire humain. Klarel revint environ deux heures plus tard, livide, chancelante. Elle se dirigea vers Elvina, recroquevillée contre un arbre. Bakmo et Maginn s’étaient assis sur un banc. Le soldat et la médialiste, qui était retournée sur ses pas (une sacrée belle femme selon Bakmo, une réflexion qui avait plaqué une moue de jalousie sur les lèvres de Maginn), s’étaient assis directement dans l’herbe non loin des nifleuses et de leurs servantes. « Il demande à te voir. » Elvina se leva, traversa le jardin et pénétra dans le dôme. Les appliques étaient toutes éteintes et la lumière des étoiles drapait d’un voile argenté la statue de la femme accroupie. Elle trouva Silf allongé sur l’estrade. Du sang et une humeur noire avaient coulé de l’arrière de son crâne et parsemé de taches sa combinaison spatiale. Elle s’accroupit près de lui, prit sa tête dans ses bras et le berça en fredonnant une chanson qui avait enchanté ses nuits d’enfant. « Je vais mourir, Elvina », chuchota Silf. Elle éclata en sanglots. « Tu vivras, Silf ! — J’ai accompli ma tâche et mon temps s’achève. Je voulais… (il fut secoué par un soubresaut et lutta pour rester conscient) te remercier, Elvina. En me poursuivant, tu m’as donné la force. Je crois… Je crois que les maîtres du Thanaüm en étaient conscients, qu’ils l’ont voulu ainsi. — Pourquoi dois-tu mourir, Silf ? » Pourquoi, Zayt borné et stupide ? « On meurt tous un jour ou l’autre. J’ai déjà failli mourir dans l’appareil supraluminique qui me transportait sur Albad. J’ai donné à ma sœur mon âmna et celle de mes frères. Elle emportera avec elle mon énergie vitale. Elle poursuivra l’œuvre. — Tu aurais pu me tuer à Chaarbville. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ? » Il s’efforça de sourire. « Tu aurais pu me tuer ce soir, pourquoi ne l’as-tu pas fait ? — Mon cœur m’a donné la réponse au moment où je pressais la détente de mon arme. — Mon cœur ne m’a jamais permis de te tuer. Retourne maintenant au Thanaüm et dis à nos maîtres que leur volonté a été accomplie. — Comment pourrais-je vivre sans toi ? — Tu as vécu avant moi, tu vivras après moi. Quoi que tu fasses, il te suffira de cultiver la grâce. J’aimerais… (les yeux de Silf se fermèrent, une longue exhalaison s’échappa de ses lèvres entrouvertes ; Elvina crut qu’il avait rendu l’âme) j’aimerais que tu brûles mon corps… et aussi que tu me donnes un baiser, comme celui que tu m’as donné dans ma cellule du Thanaüm. » Elle se pencha sur et posa ses lèvres sur celle de Silf, jusqu’à ce qu’il cesse de respirer. … je n’ai pas pu m’empêcher, en bonne médialiste, de recueillir les confidences des uns et des autres. J’ai appris par Maginn et Bakmo qu’Elvina, formée à l’école des assassins du Thanaüm, avait pourchassé Silf à travers la Galaxie pour le tuer et, en théorie du moins, sauver de la mort des milliards d’êtres humains. « Elle a pas pu au dernier moment, a ajouté Bakmo. Allez savoir ce qui se passe dans la tête des femmes. — Si tu pouvais y aller, dans la mienne, tu y trouverais certainement un tas de choses intéressantes sur les hommes », a répliqué Maginn. Je les aimais bien, ces deux-là. Ils me rappelaient mes parents avec leur manie de se chamailler à tout propos mais toujours avec une grande tendresse – la tendresse entre mes parents s’était un peu estompée lorsqu’ils avaient adopté la religion des divinités ventripotentes. « De toute façon, a ajouté Bakmo, on l’attendra pour la ramener chez elle. — C’est pas Kaïfren, chez elle ! a objecté Maginn. — On doit bien pouvoir trouver le moyen de prendre le contrôle du vaisseau de l’InterStiss. On serait libres, Maginn, rien que toi et moi dans l’espace. — Et Coluk, qu’est-ce que tu en fais ? — On le déposera sur un monde ou l’autre. » J’ai appris par Lamir que Klarel était originaire de la colonie Mussina, qu’elle avait rencontré les ENHA dans leur territoire et qu’ils lui avaient transmis un message urgent à destination de l’humanité. Il n’a pas pu ou voulu me répondre quand je lui ai demandé de préciser la teneur de ce message. Quant à Klarel, lorsque je l’ai interrogée, elle m’a regardée un long moment dans les yeux avant de pointer son index sur mon front : « Ce que vous avez vu et entendu cette nuit devra rester pour l’instant à l’intérieur de votre tête. » Savait-elle que j’étais médialiste ou était-ce une simple intuition ? J’ai bredouillé une promesse que j’ai souvent regrettée par la suite. La modestie, la stricte et austère humilité, m’ordonnait de ne jamais montrer à personne les fantastiques scènes capturées par mon enregistreur frontal ; l’ambition me hurlait de les confier à OldEran pour que soit diffusé sur le Canal 45 le plus beau reportage jamais réalisé de mémoire de médialiste. « Vous pourrez le rendre public lorsque le danger sera écarté. — Quel danger ? — Vous le saurez bien assez tôt. » Elle s’est détournée et a esquissé quelques pas vacillants dans l’allée du jardin. J’ai aperçu sur son occiput, entre les mèches de ses cheveux collés par une substance qui n’était pas du sang, trois formes circulaires et luisantes, des têtes d’implants sans doute. Quelle histoire devrais-je inventer pour persuader OldEran que mon reportage était un fiasco ? Je réfléchissais déjà au stratagème qui me permettrait de tenir ma promesse sans pour autant perdre la face. À dire vrai, je m’en foutais un peu. Comme l’avait dit frère Kalkin, j’avais été un maillon moi aussi, j’avais joué mon rôle, j’avais participé à la grande aventure de la chaîne quinte, et, cela, rien ni personne ne pourrait un jour me le retirer. J’étais toutefois persuadée que ce cher OldEran n’avait pas pris l’initiative de cette enquête sur la Fraternité du Panca, et j’avais la ferme intention de le cuisiner pour tenter d’en savoir un peu plus sur ceux qui lui avaient commandé ce reportage. Il me fallait maintenant retrouver le capitaine Hol Jozimo, le second Maja Laorett, le cuisinier Lern et repartir vers NeoTierra, vers Odom Dercher, vers ma nouvelle vie. La Fraternité t’exhorte à poursuivre la reconstitution de la chaîne pancatvique, sœur Onden. Le chuchotement avait retenti en Klarel avec une netteté saisissante. Onden ? Comment connaissez-vous ce nom ? Elle avait failli perdre connaissance lorsque frère Kalkin lui avait enfoncé les trois implants dans le crâne. Même si la douleur s’était légèrement assourdie, elle rencontrait les pires difficultés à retrouver la coordination entre son esprit et son corps. Le cakra émettait une chaleur reconstituante sous son sein gauche. « Les circonstances nous contraignent à parer au plus pressé, avait dit frère Kalkin. Je ne suis pas un bon initiateur pour toi, mais les âmnas de tes frères te permettront d’apprendre tout ce que tu dois savoir. Je n’ai pas ton implant, je suppose qu’il te sera donné plus tard. » Le premier frère t’attend dans le système d’Alpha du Tarz, dans le bras de Persous. Tu lui confieras les trois âmnas afin que, fort de la vitalité des quatre maillons, il soit en mesure de poursuivre l’œuvre. Pars sans tarder. Tu sais quelle est la puissance du danger. Chaque instant dérobé au temps augmentera les chances de réussite de la chaîne quinte. Comment me rendre dans le bras de Persous ? Tu ne connaîtras pas le nom du premier frère, tu n’auras pas besoin de le chercher. Vous saurez vous trouver. Tu n’as pas un moment à perdre, sœur Onden. Le Panca t’accompagnera tout au long du chemin. Elle comprit qu’il lui revenait de trouver les réponses. Elle ressentait en elle la présence de plus en plus prégnante des créatures d’Onden. Que les cinq maillons de la chaîne traversent l’espace et le temps pour être réunis comme les cinq doigts de la paume qui forment la main, que cette main se change en poing et frappe sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Que la volonté du Panca soit accomplie. « Tout va bien ? » La voix de Lamir, qui la surveillait du coin de l’œil, la fit tressaillir. Le ciel était tendu d’un voile de lumière pâle qui occultait le bras de Persous et annonçait la venue prochaine de l’aube. Onden. Elle aimait son nom de sœur. Déjà en elle déferlaient des souvenirs qui n’avaient jamais appartenu à Klarel Watzer. « J’ai besoin de me reposer, murmura-t-elle. — Je vous emmène chez mes parents. Vous pourrez vous y reposer autant qu’il vous plaira. » Elle salua les nifleuses et leurs servantes, le grand Bakmo et sa compagne Maginn, la belle médialiste JiLi et, s’appuyant sur le bras du soldat, elle traversa le jardin en direction du porche. LA SUITE DE « LA FRATERNITÉ DU PANCA » DANS LE TOME 4 : SŒUR ONDEN