Pierre Bordage Frère Ewen LA FRATERNITÉ DU PANCA CHAPITRE PREMIER La Fraternité pancatvique : le voile n’a jamais été levé sur cette organisation qui aurait, selon certains historiens, exercé une influence considérable sur l’histoire récente de la Voie lactée. On ne sait pratiquement rien des frères du Panca, d’autant plus difficiles à cerner que disséminés sur les mondes habités et parfaitement intégrés aux populations. On dit d’eux qu’ils communiquaient d’un bout à l’autre de la Galaxie en utilisant les « fréquences universelles » dont l’existence n’a jamais été démontrée. Deux insignes pour reconnaître un frère du Panca : son arme, le cakra, un disque métallique lançant de terribles cercles de feu, et l’implant vital, une mémoire artificielle insérée dans le cortex qui pouvait, en cas de nécessité, être retirée et transférée dans le corps d’un autre frère. L’implant vital est à relier à la légende de la chaîne quinte, dite aussi pancatvique : l’association des âmnas (principes vitaux) de cinq frères dans le corps d’un seul, une procédure exceptionnelle destinée à contrer une menace planant sur les espèces vivantes. D’aucuns soutiennent que les frères continuent d’œuvrer en toute discrétion sur les planètes habitées de la Voie lactée, mais nos enquêtes, effectuées avec le plus grand sérieux, n’ont jamais réussi à prouver l’existence passée ou présente de la Fraternité. Il nous faudra donc conclure ici que le Panca est selon toute probabilité issu du creuset fécond des mythologies humaines de la Dissémination. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des sociétés secrètes. EWEN perçut l’appel de la Fraternité sur la grève du lac qu’il admirait chaque jour au lever d’Ispharam, l’étoile du système. L’eau claire et lisse semblait se dilater pour réfléchir les pics habillés de neiges éternelles qui la cernaient et s’estompaient, plus haut, dans un ciel encore baigné de ténèbres. Bien que silencieux, l’appel retentit avec la force d’un cri. Il contenait tant de souffrances, tant de malheurs en germe, que des larmes vinrent aux yeux d’Ewen et que toute l’eau du lac parut se brouiller. De nouveau l’assaillirent les tourments que les paysages enchanteurs du massif des Dames-Blanches lui permettaient chaque matin d’éloigner. Il savait pourtant que sa vie ne lui appartenait pas. En s’engageant dans la Fraternité du Panca, il s’était consacré au bien-être de ses semblables et, en principe du moins, il avait renoncé à ses aspirations individuelles. Il se retourna et contempla la maison posée à flanc de montagne comme un éperon rocheux : ses murs blancs et son toit de pierres plates brunes renfermaient sept années d’un bonheur lumineux. Il ressentait déjà les affres du déchirement. Il aurait beau se révolter de toutes ses fibres, implorer les dieux et les héros des innombrables panthéons des mondes habités, il ne pourrait échapper à son destin. Il avait espéré que la Fraternité l’oublierait sur Boréal, la petite planète où il avait échoué après une errance d’une dizaine d’années. Son instructeur, maître Ebenezer, lui avait recommandé de se fermer aux amours humaines à la manière d’un vaisseau pris dans une tempête stellaire, mais il ne maîtrisait pas davantage les sentiments que les éléments. Les temps sont venus de reconstituer la chaîne quinte, frère Ewen. Il s’accroupit sur la grève de sable blond et plongea les mains dans l’eau du lac. Son interlocuteur semblait parler à quelques centimètres de son oreille. La Fraternité du Panca, également appelée Pancatva, détenait le secret des communications à travers l’espace. Pour elle l’univers était un langage, la matière n’était qu’onde, vibration, verbe, et il suffisait de choisir la fréquence idoine pour communiquer instantanément d’un point à l’autre de la Voie lactée. Maître Ebenezer surnommait ces échanges silencieux les « chuchotements des anges » – Ewen et lui étaient tous les deux originaires d’Amble, deuxième planète du système d’Ispharam, un monde gouverné par les antiques cultes angéliques. Tu dois te mettre en route immédiatement, frère Ewen. Le quatrième frère t’attendra sur Phaïstos, l’une des deux planètes habitables du système d’Epsilon du Pélopon. Tu lui confieras ton âmna afin que, fort de la vitalité des deux maillons, il soit en mesure de poursuivre l’œuvre. Ewen estima entre quatre-vingts et cent ans le temps nécessaire pour atteindre le système du Pélopon, distant d’environ vingt années-lumière. Lui-même en avait trente-quatre. Les probabilités étaient fortes qu’il meure avant de confier son âmna au quatrième frère de la chaîne – ou à son successeur. Il se releva et enfouit ses mains dans les poches de son manteau de laine ; elles étaient aussi glacées que son cœur. Tu dois te mettre en route sans attendre, frère Ewen. Un péril immense menace les espèces vivantes de la Galaxie. Chaque année, chaque jour, chaque instant volés au temps augmenteront les chances de réussite de la quinte. Quel péril ? Ewen ne recevrait pas la réponse à cette question. Il ne s’agissait pas d’un échange, mais d’un ordre qu’il devait exécuter sans discuter ni chercher à comprendre. L’obéissance aveugle était l’un des cinq piliers de la Fraternité, l’une des cinq branches de l’étoile. On exigeait de lui le plus grand, le plus cruel des sacrifices, l’offrande de son individualité, l’effacement de sa singularité. Il frissonna. Maître Ebenezer lui avait confié que la reconstitution de la chaîne pancatvique, une procédure d’exception, n’avait pas été ordonnée depuis plus de six sièclesTO (temps originel), à croire qu’elle relevait du mythe. Tu n’auras pas besoin de chercher le quatrième frère sur Phaïstos, c’est lui qui se présentera devant toi. Ewen ressentit tout à coup la vibration désagréable de son implant vital à la base de sa nuque. Il avait fini par oublier sa présence, quelques années après son arrivée sur Boréal. Lorsqu’il le retirerait à la fin de son périple, l’implant projetterait son âmna, son principe vital, dans le cerveau du quatrième frère. De lui ne subsisterait qu’une enveloppe vide, une chair réduite à ses seules fonctions organiques. Une perspective sinistre, haïssable. La lumière d’Ispharam teintait de rose et de mauve les pics neigeux du massif des Dames-Blanches. Un vent froid et sec ployait les cimes ocre effilées des alantiers bordant le lac, dessinant d’incessantes figures géométriques qui, d’ordinaire, l’enchantaient. La Fraternité t’accompagnera tout au long du chemin, frère Ewen. Que les cinq maillons de la chaîne traversent l’espace et le temps pour être un jour réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main, que cette main frappe sans pitié ceux qui tentent d’arrêter la vie. Que la volonté du Panca soit accomplie. La communication s’interrompit, laissant Ewen dans un tel état de détresse qu’il faillit s’effondrer sur la grève. Il se dirigea d’un pas chancelant vers l’escalier taillé dans la roche qui donnait sur la terrasse de la maison. Comment la Fraternité pouvait-elle se montrer aussi cruelle ? Elle lui ordonnait de trancher sans pitié ses liens affectifs, de quitter Ezalde, la femme qu’il aimait plus que lui-même, d’abandonner Ynolde, son adorable fille de trois ans, de renier le fils dont la naissance approchait et qu’il ne verrait pas grandir. Un violent sentiment de révolte l’anima tandis qu’il gravissait les marches inégales usées. Le sacrifice exigé par le Panca était au-dessus de ses forces. Il avait accepté les règles de la Fraternité, certes, il avait suivi les cinq années d’enseignement sur Amble, il avait prononcé le serment de soumission, il avait reçu l’implant de vitalité et l’arme traditionnelle du Panca, le cakra, le disque de feu, il était devenu le cinquième d’une chaîne, relié, à travers l’espace et le temps, à quatre maillons qu’il ne connaissait pas, il s’était établi sur Boréal, attiré par la pureté et la beauté des paysages de la troisième planète du système d’Ispharam, il avait exploré le massif des Dames-Blanches, une région presque déserte, propice à la méditation, il y avait rencontré Ezalde, chérie au premier regard, il n’avait pas cherché à lutter contre ses sentiments en dépit des mises en garde de son maître, ils avaient abrité leurs amours dans la maison aux murs blancs et au toit de tuiles brunes qu’elle avait héritée de ses parents, il s’était lancé dans une activité d’importation de produits en provenance d’Amble, principalement les étoffes tissées avec les brins très fins, doux et résistants que les Ambliens appelaient « cheveux d’ange », il s’était peu à peu oublié dans sa nouvelle vie, il avait noyé ses remords dans l’eau du lac des Dames-Blanches et dans les yeux bleus pailletés d’or d’Ezalde et d’Ynolde. Il resta un long moment figé devant la porte de la maison. Le vent tirait les premiers nuages au-dessus des cimes. Il neigerait au cours de la journée comme l’avait annoncé la veille le vol cancanant des grouzes fuyant les terres du Septentrion pour gagner les îles de l’Équateur. Les pointes douloureuses lancées par son implant lacéraient le cerveau d’Ewen. Il pouvait ignorer l’ordre de la Fraternité, demeurer sur Boréal en compagnie de son épouse et de ses enfants, mener une vie d’homme ordinaire jusqu’à sa mort. Personne ne viendrait le lui reprocher ni le punir : l’adhésion au Panca reposait sur l’acceptation, pas sur la contrainte ni la menace. D’autant que le voyage jusqu’au système du Pélopon comportait un grand nombre d’inconnues. Il croyait se souvenir que les gigantesques vaisseaux à destination des autres systèmes partaient d’une lune de Hyem et qu’un conflit opposait la planète, la cinquième du système d’Ispharam, et son satellite depuis près d’un siècleTO. En admettant qu’il réussisse à gagner la lune de Hyem, un voyage qui lui prendrait entre deux et trois ans, rien ne lui garantissait qu’il trouverait aussitôt un vaisseau en partance pour Phaïstos. Il lui faudrait peut-être attendre plusieurs dizaines d’années et, comme l’implant vital lui interdisait d’utiliser l’herbe du sommeil ou d’autres ralentisseurs métaboliques, il n’aurait aucune chance de parvenir en vie au terme du voyage. « Ewen ? » La voix douce d’Ezalde le tira de ses réflexions. Elle se tenait dans l’entrebâillement de la porte, vêtue de ses seuls cheveux d’or malgré la fraîcheur matinale. Sa beauté le bouleversa. Il ne s’était jamais lassé de ses yeux limpides, de sa peau diaphane, de ses lèvres douces, de son petit air ironique, de son corps robuste et souple, de son sourire tendre, de la splendeur de son âme. Elle avait noué ses mains sous son ventre, beaucoup plus distendu que pour Ynolde. Ses seins avaient triplé de volume. Elle était certaine, bien qu’elle eût refusé les examens prénataux, de porter un fils, un fils pour son prince. Elle ne quittait le massif des Dames-Blanches que pour accompagner de temps à autre Ewen à Frahel, où il avait ouvert son comptoir. Elle détestait l’atmosphère oppressante de la métropole qui, avec ses dix millions d’âmes, concentrait plus de la moitié de la population de l’hémisphère nord. Au bout de deux ou trois jours, elle se languissait des cimes enneigées, des forêts d’alantiers, de l’air à la pureté coupante, des paysages grandioses et sauvages où elle avait grandi. L’hiver, Ewen et elle vivaient en autarcie dans la maison cernée par la neige, les blizzards et les rakches, les grands prédateurs chassés de leurs tanières par les tempêtes de glace. Leurs réserves de nourriture et de pierres de chaleur leur permettaient d’attendre en toute tranquillité le retour du printemps. C’était même la période la plus heureuse de l’année, une hibernation douce où le temps paraissait s’engourdir, où les activités se réduisaient à l’exploration recueillie des sens, à la lecture des mythologies boréales, à l’étude du rayïnn, l’instrument à cordes traditionnel du continent nord, à la consolidation du cercle de famille élargi trois ans plus tôt par l’arrivée d’Ynolde. Les caléfactes diffusaient une température agréable tandis que, dehors, la température avoisinait moins cinquante degrés et que les vents s’acharnaient en pure perte sur les murs et le toit de leur cocon. « Tu as l’air soucieux, mon amour. » Ezalde rejoignit Ewen sur la terrasse et l’enlaça en veillant à ne pas écraser son ventre contre le sien. Le ciel se couvrait à présent de nuages sombres et lourds qui escamotaient les cimes. Le lac était devenu un trou noir. Les premiers flocons de neige, minuscules, voletaient autour d’eux comme des insectes ivres. Ewen dégrafa son manteau et en rabattit les pans sur les épaules et le dos de son épouse. « Ton fils bouge de moins en moins, il n’a presque plus de place, il ne va pas tarder à forcer la porte. » Ewen se détourna pour dissimuler ses larmes. Le bonheur d’une famille ne comptait-il pas davantage pour l’harmonie de l’univers que le sacrifice d’un frère du Panca ? Lui fallait-il donc vraiment s’arracher de ces bras ensorcelants ? Crever, comme une lanterne de papier, cette bulle de chaleur et d’amour qui lui avait rendu le monde enviable ? Il n’avait jamais trouvé le courage de révéler à Ezalde sa condition de frère du Panca. Elle lui posait parfois des questions sur ses parents, son enfance, sa jeunesse, il lui parlait avec franchise de ses années sombres, de sa période délinquante, de ses séjours dans les terribles prisons ambliennes, mais il contournait toujours les cinq années d’enseignement pancatvique et le serment qui le liait à jamais aux quatre maillons de la chaîne, il avait dissimulé son disque de feu, son cakra, dans une construction de pierres abandonnée à deux lieues de la maison, il lui avait fait croire que la légère bosse enfouie dans ses cheveux à la base de son occiput était un kyste. Il ne l’avait pas préparée à son départ tout simplement parce qu’il n’avait jamais envisagé de partir. Une erreur, probablement, une de plus, qui le rattrapait maintenant et le précipitait dans un gouffre d’affliction. « Rentrons, j’ai froid. » La neige tomba sans discontinuer jusqu’au crépuscule. Ravie par le spectacle de la blancheur effaçant les formes avec une voracité soyeuse, Ynolde resta toute la journée collée aux vitres de la fenêtre de la pièce principale qui, à la mode boréale, comprenait la cuisine, la salle à manger et deux petits salons. Le soir, la couche neigeuse atteignait une hauteur d’un mètre ; elle doublerait, voire triplerait, les jours suivants, isolant les habitants du massif des Dames-Blanches dans leurs demeures. Attentifs aux signes avant-coureurs de l’hiver, ils avaient fait ample provision de nourriture et de pierres de chaleur pour les trois ou quatre mois d’hibernation. Ewen s’était occupé du ravitaillement une semaine plus tôt après avoir soldé ses dernières chutes d’étoffes à un grossiste de l’hémisphère sud, passé les nouvelles commandes chez ses fournisseurs ambliens et fermé son comptoir jusqu’au retour de la belle saison. Les couturiers de Boréal ayant pris l’excellente habitude d’utiliser ses tissus, son chiffre d’affaires avait progressé de façon spectaculaire ces trois dernières années. Il prévoyait d’établir un deuxième comptoir à Loupton, l’une des villes les plus dynamiques de l’hémisphère sud, et d’en confier la gérance à un cousin d’Ezalde qui s’était enfui une décennie plus tôt du continent nord « où il ne se passait rien et où il faisait bien trop froid ». Jusqu’à la tombée de la nuit, les pensées roulèrent, tumultueuses, douloureuses, dans le cerveau d’Ewen. Longtemps il estima que son premier et véritable devoir était de rester près d’Ezalde et des enfants. Il ne pouvait abandonner des êtres de chair et de sang, de sa chair et de son sang, pour reconstituer une chaîne spatio-temporelle qui n’était sans doute qu’une pure abstraction. Il se demanda s’il avait vraiment perçu l’appel du Panca, s’il n’avait pas rêvé. Il avait déjà pris les sifflements du vent dans les forêts d’alantiers pour des chuchotements, il s’était retourné à plusieurs reprises dans les rues de Frahel en croyant qu’on l’appelait, son esprit était capable de mille ruses pour l’entraîner dans le labyrinthe des illusions. Cependant, les hallucinations se dispersaient presque en même temps qu’elles se manifestaient tandis que le message de la Fraternité avait laissé en lui une impression persistante, presque douloureuse. Chacun des mots semblait avoir été gravé au fer rouge sur sa conscience : Un péril immense menace les espèces vivantes de la Galaxie, chaque instant volé au temps augmente les chances de la quinte, tu dois te mettre en route sans attendre… sans attendre… S’il ne partait pas cette nuit, il serait bloqué dans la maison jusqu’à la fonte des neiges. Aucun engin, pas même un glisseur à vent, ne pourrait l’emmener à Frahel. Pas question non plus de parcourir à pied les deux cents lieues qui séparaient le massif des Dames-Blanches de la capitale ; même en utilisant les larges raquettes à tamis serré, les risques d’ensevelissement seraient trop importants. Et puis il y avait les rakches affamés, capables de repérer une proie à plus de cinq lieues. Ezalde et Ewen s’étaient installés dans le confortable canapé du petit salon consacré à la lecture et au repos. La caléfacte posée au milieu de la pièce sur son support en métal non conducteur diffusait une chaleur agréable qui augmenterait au fur et à mesure que la température extérieure baisserait. Quand elle aurait épuisé son énergie, on la remplacerait par une nouvelle pierre de chaleur prélevée dans la réserve souterraine. La tête d’Ezalde, allongée, reposait sur les cuisses d’Ewen. Vêtue d’une robe d’intérieur en cheveux d’ange, elle rouvrait régulièrement les yeux et levait sur son mari un regard à la fois tendre et inquiet. Un peu plus loin, debout sur un tabouret, Ynolde ne se lassait pas d’admirer l’œuvre d’effacement de la neige. Le paysage n’était plus que blancheur hormis l’immense tache noire du lac qui ne gèlerait pas avant trois ou quatre jours. De temps à autre, la fillette se retournait vers ses parents pour leur adresser un sourire complice. Pour elle aussi, les premières chutes de neige marquaient le début d’une période bénie. Pendant trois ou quatre mois, elle ne serait pas obligée de partager sa mère et son père avec les visiteurs, amis ou clients, ils ne se rendraient pas dans la capitale en la confiant à la garde d’Aurelde, une vieille femme aux mains rêches, aux cheveux blancs et à l’haleine désagréable qui habitait une maison de bois construite deux siècles plus tôt sur la rive opposée du lac. En l’observant, si petite, innocente, adorable avec ses cheveux d’un blond tirant sur le blanc, ses grands yeux bleus et son air mutin, Ewen arrêta sa décision : au diable la Fraternité, au diable la chaîne pancatvique, au diable le péril menaçant les espèces vivantes de la Galaxie, au diable les principes, il resterait chez lui, avec les deux femmes de sa vie et le petit homme qui allait bientôt agrandir le cercle. Tant pis pour l’univers. Tant pis pour l’humanité. Tant pis pour lui. Il s’enfonçait dans la neige jusqu’aux genoux. Chaque pas lui coûtait une énergie folle. Les roulements de son cœur résonnaient sur ses tympans comme sur des peaux de tambour. Le froid mordant se faufilait sous ses vêtements en cheveux d’ange. Le chagrin le glaçait jusqu’aux os, les regrets le dépeçaient comme une volée de becs et de serres. Il avait longé la rive du lac avant de s’engager dans la forêt d’alantiers et de gravir la pente raide. La neige ayant modifié les repères, il n’était pas certain de marcher dans la bonne direction. De temps à autre un cri rauque brisait le silence nocturne et restait un long moment suspendu sur les gémissements du vent. Il se figeait, se demandant si les rakches ne s’étaient pas déjà mis en chasse. Ils s’aventuraient de plus en plus tôt loin de leurs territoires du Grand Nord. L’année précédente, on les avait aperçus autour des habitations deux jours seulement après les premières chutes de neige. Le coutelas dont il s’était muni ne suffirait certainement pas à contenir l’un de ces fauves de quatre cents kilos dont la férocité n’avait d’égale que la vivacité. Aucune étoile ne brillait au-dessus de lui. Les minuscules pierres de lumière serties dans le tissu de son manteau dispensaient un éclairage diffus, insuffisant en tout cas pour déchiffrer les ténèbres. Ewen s’était enfui de la maison comme un lâche, comme un voleur. Il avait attendu qu’Ezalde et Ynolde soient profondément endormies pour se glisser hors du lit et préparer son départ. Il s’était habillé et équipé avec une discrétion d’ombre. Hors de question de réveiller l’une des deux femmes de sa vie, le moindre de leurs regards, la moindre de leurs paroles l’auraient pétrifié. La sentence s’était imposée à lui, brutale, suffocante, au début de la nuit. Le sommeil l’avait déserté, chassé par le flot torrentueux de ses pensées. L’appel de la Fraternité avait surgi de son tumulte intérieur, plus clair encore, plus oppressant qu’à l’aube. Il avait alors compris qu’il ne goûterait plus jamais la paix intérieure, que l’amour des siens, aussi gratifiant, aussi merveilleux fût-il, ne lui ferait pas oublier qu’il était un membre du Panca. La mort dans l’âme, il s’était résolu au départ. Ses larmes et ses tremblements l’avaient empêché de laisser un mot sur la table de la cuisine. Il n’y avait rien de plus cruel, sans doute, que d’abandonner les êtres aimés dans l’ignorance. Ezalde et Ynolde se poseraient sur sa disparition des questions qui ne trouveraient jamais de réponses. La blessure saignerait jusqu’à leur mort, aucune explication, aucun baume ne l’apaiserait. Il estimait qu’avec la moitié de l’argent gagné ces derniers temps Ezalde pourrait assurer la subsistance de ses deux enfants jusqu’à leur majorité. Cela ne suffirait certainement pas à la consoler mais, pendant une vingtaine d’annéesTO au minimum, elle n’aurait aucun souci matériel. Un autre homme viendrait peut-être passer la longue saison d’hiver dans ses bras, dans son sourire, dans sa blondeur, dans sa chaleur, dans son odeur, une perspective qui l’emplit de colère et faillit le ramener à la maison. Il s’était interdit, en refermant doucement la porte derrière lui, de revenir sur ses pas. Puisque le Panca lui imposait de trancher ses liens, il devait se montrer déterminé, implacable. Il s’était autorisé, avant de sortir, une faiblesse qu’il regrettait déjà : il n’avait pu se retenir de contempler une dernière fois les visages de sa femme et de sa fille adorées, magnifiques dans l’abandon du sommeil. Le désespoir lui avait coupé le souffle, mais il avait trouvé, il ne savait où, le courage de se mettre en chemin. Elles l’accompagneraient tout au long du voyage. Réussirait-il, comme le Pancatva, à communiquer avec elles à travers l’espace ? Il en doutait, il n’était que le premier maillon d’une chaîne quinte, un frère sans importance. La masure où il avait caché son cakra avait entièrement disparu sous la neige. Il la repéra grâce au vieil alantier dont la frondaison en forme de main ouverte, aisément reconnaissable, se déployait au-dessus du renflement de la toiture. Il dégagea l’entrée en se servant de son coutelas à large lame comme d’une pelle. Même si la température avoisinait moins vingt degrés, il était en nage lorsqu’il réussit à pousser la porte de bois et à s’introduire dans la vieille construction. Les pierres de lumière serties dans son manteau révélèrent un sol de terre battue, des murs et une charpente à peu près intacts. Exténué par sa marche et ses efforts, il retira son bonnet de laine et reprit son souffle devant la cachette où, sept ans plus tôt, il avait dissimulé son cakra. Il se souvenait avec une précision étonnante de la forme de la grosse pierre qu’il avait tirée devant la niche, la disposant de manière à ce qu’elle paraisse naturellement intégrée à l’ouvrage. Il supposait que la masure servait d’abri aux promeneurs surpris par une ondée, aux aventuriers du continent sud en mal de sensations fortes, qui organisaient des battues au rakche. La crainte soudaine de ne plus retrouver le disque de feu remis par son maître le fit hésiter. Perdre son cakra était une faute impardonnable pour un adepte du Panca : tombé dans de mauvaises mains, il conférait à son possesseur une puissance dévastatrice. Lorsqu’un frère achevait la formation de son disciple, la Fraternité lui adressait un nouveau cakra quelques jours avant la cérémonie d’intronisation. Nul besoin de la prévenir, elle semblait à l’écoute permanente de chacun de ses membres. Le cœur battant, Ewen dégagea la niche. Les pierres de lumière révélèrent un sac en tissu orné de motifs brodés et bariolés. Soulagé, il sortit avec précaution le cakra de la cachette, puis du sac. D’un diamètre de trente centimètres pour une épaisseur de dix, il était orné sur une face du pentale, l’animal légendaire aux cinq ailes et aux cinq cornes qui, selon le mythe, volait d’une extrémité à l’autre de la Voie lactée en vingt-cinq mille ansTO. Ewen enfonça la main jusqu’au poignet dans la large fente pratiquée sur la tranche. La matière souple et douce de l’intérieur du disque de feu, semblable à de la chair, lui recouvrit la paume et les doigts. Une énergie brûlante se déversa dans son corps sans parvenir à le réchauffer. Jamais il ne reverrait Ezalde et Ynolde, jamais il ne connaîtrait le nom de son fils, aucune source de chaleur ne chasserait le froid de son âme. La tentation poignante de rebrousser chemin, à nouveau. Au moins pour serrer encore une fois sa femme et sa fille dans ses bras, pour respirer leur odeur, leur donner l’explication à laquelle elles avaient droit, adoucir un peu la blessure de la séparation. Le mental est rusé, aurait dit maître Ebenezer, il s’invente mille et une raisons d’exister, lui qui n’a pas d’autre utilité que d’obscurcir l’être et le détourner de sa voie. Au fond de lui, Ewen savait qu’il ne pourrait pas repartir s’il retournait maintenant à la maison. Un hurlement monta du fond de ses entrailles et déchira le silence de la nuit. Les larmes jaillirent, amères, et, lorsqu’elles se tarirent enfin, les premières lueurs du jour se glissaient par l’entrée de la masure. Il se releva et fit quelques mouvements pour se dégourdir les jambes, gardant la main droite enfoncée dans le cakra. Il lui suffisait maintenant d’en émettre l’intention pour qu’un cercle étincelant jaillisse du disque et frappe un éventuel adversaire. Le feu ne laissait aucune chance à ceux qu’il touchait. La brûlure, même superficielle, finissait par se propager au corps entier et aux organes vitaux. S’il ne l’avait encore jamais utilisé, Ewen avait vu son maître s’en servir contre un sâtnaga, l’un de ces redoutables guerriers errants nus qui portaient de monde en monde la parole de Sât, leur dieu jaloux et sanguinaire. L’homme, d’une souplesse et d’une agilité étonnantes, avait réussi à esquiver un long moment le cercle étincelant tournant autour de lui comme un insecte obstiné, puis il avait fini par être effleuré à l’épaule quelques instants avant que le feu ne perde son énergie. La vitesse à laquelle la brûlure s’était étendue à son cou, à son visage, à son torse, à son bassin, avait horrifié Ewen. Le sâtnaga avait roulé sur le sol, sa peau noircie s’était craquelée de toutes parts, il avait expiré quelques secondes plus tard après avoir poussé un gémissement déchirant. La neige, drue, aveuglante, se remit à tomber alors qu’il franchissait le plateau des Souffles-Contraires. La route basse des glisseurs à vent était déjà entièrement comblée. Les nuages estompant l’étoile Ispharam, son unique point de repère, Ewen ne se fiait plus qu’à sa boussole intérieure. Il ne voyait parfois pas à plus d’un pas devant lui. Son sentiment de solitude prenait une dimension tragique au milieu de la désolante blancheur. Ezalde et Ynolde étaient réveillées à présent. Sans doute pensaient-elles qu’il était sorti pour s’assurer de la solidité de la toiture, ou encore pour dégager les deux portes principales et les différentes ouvertures. Il ne s’agissait pas d’être bloqués en cas d’urgence. Elles s’inquiéteraient dans quelques heures, elles exploreraient les abords de la maison, puis elles commenceraient à échafauder des hypothèses de plus en plus angoissantes. Comme elles ne trouveraient jamais son corps, elles balanceraient entre espoir et chagrin jusqu’à ce que les années effacent son souvenir. Combien de temps leur faudrait-il pour l’oublier ? Il mangea sans cesser de marcher un morceau du gazlo confectionné la veille par Ezalde, un mélange de fruits secs, de miel, de beurre et de farine de zlo, une céréale sauvage noire au goût âpre. Avait-elle pressenti son départ en préparant cette pâtisserie traditionnelle du massif des Dames-Blanches, un véritable concentré d’énergie qu’on consommait d’habitude à la fin de l’hiver ? Le gazlo lui redonna en tout cas un peu de vigueur pour continuer d’avancer dans une neige de plus en plus épaisse et molle. Il atteignit l’extrémité du plateau et se lança dans la pente qui donnait, mille deux cents mètres plus bas, sur les paysages vallonnés des Échines-Rondes. Encore une cinquantaine de lieues et il sortirait de la zone de turbulences pour traverser les plaines fertiles et les marais qui précédaient la cité portuaire de Frahel. L’attaque du rakche se produisit à mi-pente, alors qu’emporté par son élan il peinait à maintenir son équilibre. Un grognement, une ombre blanche devant lui, deux étoiles d’un jaune étincelant au milieu des flocons. Saisi d’effroi, Ewen parvint à s’arrêter, à retirer son gant, à plonger la main dans le sac qu’il portait en bandoulière. Le fauve, un jeune mâle sans doute, marqua une hésitation, lui laissant le temps de glisser la main dans le cakra, de l’extirper de son étui et de tendre le bras. Comme averti du danger, le rakche bondit sur sa proie, la renversa de ses deux pattes antérieures, roula dans la neige et se rétablit aussitôt d’un prodigieux coup de reins. À demi enseveli, Ewen tenta de se redresser, le fauve l’en empêcha en se plaquant de tout son poids sur lui et en cherchant sa gorge. Les griffes transpercèrent ses vêtements, un souffle brûlant lui balaya le visage et le cou, une odeur musquée lui emplit les narines. Le cakra ne prendrait pas l’initiative, il fallait émettre une intention. Pas facile de penser quand on lutte de toutes ses maigres forces contre un animal puissant et déterminé à vous vider de votre sang. Une chaleur intense traversait sa main droite insérée dans le disque. Il pensa, comme dans un rêve, qu’on retrouverait peut-être son cadavre finalement, qu’Ezalde et Ynolde pourraient ainsi faire leur deuil et commencer une nouvelle vie. Le rakche donna un violent coup de patte sur son avant-bras gauche pour libérer l’accès à sa gorge. Il crut que les griffes l’avaient entaillé jusqu’à l’os. Se concentrer sur l’intention. Uniquement sur l’intention. Se souvenir de l’enseignement. Se placer sous la protection du feu. Demander au feu de frapper l’ennemi. Le deuxième coup de griffes fut si douloureux que son bras gauche retomba, inerte, le long de son corps. La gueule du rakche se rapprocha encore de sa gorge. Invoque le feu du Panca, tu es un maillon de la chaîne, le cakra ne permet pas que les chaînes soient défaites. Il eut l’impression que sa main se transformait en cendres à l’intérieur du disque. Un éclair jaillit, un éblouissement qui figea le fauve, puis un grésillement, une odeur âcre de poil et de chair brûlés, un feulement. Le froid s’insinua dans les déchirures des vêtements d’Ewen. L’animal frappé par le feu se roulait dans la neige pour tenter d’apaiser la brûlure atroce qui s’élargissait sur son flanc. Ewen parvint à se redresser et à se camper sur ses jambes flageolantes. Sans quitter des yeux le rakche agonisant, il rajusta son bonnet et épousseta la neige accumulée sur son visage. Une déchirure d’une quinzaine de centimètres dans la manche de son manteau ; il devait arrêter d’urgence le sang qui s’écoulait de la profonde blessure et se déversait dans le gant de sa main gauche. Il dégagea sa main droite du cakra, tira le coutelas de sa gaine de cuir passée dans la ceinture de son pantalon, préleva une bande d’étoffe du sac bariolé, l’enroula autour de son bras blessé et la maintint fermement serrée avec deux échantillons de cheveux d’ange trouvés dans la poche de son manteau. Il se rajusta et enfila son gant avant d’être engourdi par le froid. Allongé sur la neige, le rakche ne bougeait presque plus. De blanc, son poil avait viré au brun-roux. Le feu se nourrissait de sa vie et s’éteindrait dès qu’il aurait rendu son dernier souffle. Le vent dispersait l’odeur de plus en plus âcre de chair grillée. Curieux tout de même, de croiser un rakche au premier jour de l’hiver si loin de son territoire habituel. Sa jeunesse – à vue, il pesait deux cent cinquante kilos, le poids d’un spécimen de trois ans – ne suffisait pas à expliquer une telle anomalie. Il s’était installé dans le secteur bien avant l’arrivée de l’hiver, signe que le gibier se faisait rare dans le Grand Nord et que les prédateurs se rapprochaient des zones habitées et des grandes fermes des plaines. À la tombée de la nuit, Ewen se réfugia dans l’un de ces abris de fortune construits par les habitants des Échines-Rondes. Au centre se dressait un tas de caléfactes usagées. Ainsi assemblées, elles diffusaient une chaleur faible mais agréable pour un homme pris toute la journée dans une tourmente de neige. Il retira son bonnet, son manteau ainsi que sa tunique en cheveux d’ange, légers et plus chauds que les vêtements en laine traditionnels du continent nord de Boréal – l’une des raisons du succès des cheveux d’ange importés d’Amble : ils associaient le confort, la légèreté et l’élégance. Les pierres de lumière serties dans son manteau suffisaient à l’éclairer. Il nettoya son sous-vêtement taché de sang avec un peu d’eau légèrement croupie puisée dans un seau de métal et défit son pansement de fortune. La blessure au bras infligée par le rakche s’était arrêtée de saigner, mais elle avait noirci, comme déjà nécrosée. Il la soignerait à Frahel, où il pourrait tirer de l’argent, la moitié de ses réserves environ, en espérant que ce serait suffisant pour parvenir au bout du voyage. « Que vous est-il donc arrivé ? » Ewen tressaillit. Une vieille femme se tenait dans l’entrebâillement de la porte. Perdu dans ses pensées, il ne l’avait pas entendue approcher ni entrer. Elle portait une cape fourrée et un ample chapeau de peau à bords retournés que les habitants des Échines-Rondes appelaient dokcha. Ses longs cheveux gris se déversaient sur ses épaules par-dessus le col relevé de sa cape. Elle posa contre le mur de l’abri son bâton orné de motifs symétriques et incrusté de pierres de lumière, ôta son dokcha, secoua la tête un long moment, puis elle dégrafa sa cape et la plia précautionneusement sur l’un des petits bancs de bois disposés de chaque côté de l’entrée. Elle était vêtue, en dessous, d’une combinaison faite de brins noirs de zlo et de bottes qui lui montaient au-dessus des genoux. « J’ai été attaqué par un rakche », répondit Ewen. La vieille femme marqua son étonnement d’un haussement de sourcils. « Un rakche ? On n’en voit jamais par ici. Et puis, si vraiment vous en aviez croisé un, vous ne seriez pas là pour vous en vanter. » Ewen leva son bras gauche. « Quel autre animal aurait pu m’infliger cette blessure ? J’ai eu de la chance : c’était un jeune. » La vieille femme s’assit à ses côtés et examina la plaie avec attention. D’elle émanait une odeur indéfinissable, pas désagréable en tout cas, un mélange de végétal et de minéral. Ses yeux noirs, pénétrants, luisaient comme des braises vives au milieu de son visage tanné, foisonnant de rides. Elle cracha soudain dans ses mains, les frotta l’une contre l’autre et les posa sur la blessure d’Ewen, dont le premier réflexe fut de retirer son bras. Elle l’en empêcha avec une vigueur inattendue. « Si on ne fait rien maintenant, vous risquez d’être raide mort demain matin. Les griffes des rakches transmettent des infections foudroyantes de toutes sortes. — Et vous pensez vraiment que votre salive suffira à… — Les hommes que j’ai embrassés n’en sont pas morts, ils étaient même bien vigoureux, c’est une preuve, non ? » Elle rit aux éclats, comme une enfant. Comme Ynolde. Ynolde… Était-elle installée comme chaque soir devant le jeu de patience que son père lui avait rapporté de Frahel l’année dernière ? Pleurait-elle dans les bras de sa mère ? Ezalde réussirait-elle à consoler sa fille ? Elle était sur le point d’accoucher seule dans sa grande maison coupée du monde. La naissance d’Ynolde s’était déroulée comme dans un rêve, mais rien ne garantissait que la deuxième délivrance se passerait dans les mêmes conditions. Elles lui paraissaient déjà loin, inaccessibles, séparées de lui par une vie entière. « Il y a une tristesse inconsolable dans cette grande carcasse », reprit la vieille femme. Il ne répondit pas, occupé à juguler ses larmes. « Cette blessure est nettement plus douloureuse que celle à votre bras, hein ? Croyez-en mon expérience : il n’est de plaie qui ne guérisse. Je ne compte plus les cicatrices à l’intérieur de moi. J’ai perdu en proportion de ce que j’ai aimé : énormément. Le plus difficile, sans doute, c’est d’endurcir le cœur sans le dessécher. » De ses mains, toujours plaquées sur la blessure, se dégageait une fraîcheur apaisante. Ewen ne songeait plus à retirer son bras. « L’humanité tout entière est gagnée par le dessèchement. Le changement n’est pas encore perceptible, il prendra peut-être encore un ou deux siècles, mais il est en train de se produire. — S’il n’est pas perceptible, comment pouvez-vous le percevoir ? » demanda Ewen. Les larmes trop longtemps contenues roulèrent enfin sur ses joues. « Certains signes ne peuvent pas être captés par les sens, dit-elle d’un ton enjoué. Il convient d’être attentive, bercée par la respiration de l’univers. — Si vous aviez été vraiment attentive, vous n’auriez pas été surprise par la tempête de neige ! » La vieille femme rit à nouveau en renversant la tête. « L’univers m’a soufflé qu’un homme blessé s’était réfugié dans un abri à moins d’une lieue de ma maison. Et que je devais aller le soigner, tempête de neige ou pas. Ma foi, il ne m’avait pas menti, il ne ment jamais. — Pourquoi… Pourquoi l’univers se soucierait-il d’un homme comme moi ? — Tout être vivant est important, essentiel à ses yeux, mais quelques-uns sont plus importants, plus essentiels que d’autres. Il ne m’appartient pas d’en juger, je ne suis qu’une humble servante. — Vous êtes guérisseuse ? » Elle garda un temps de silence, les yeux rivés sur le sol de terre battue. Les rafales de vent secouaient l’abri avec rage dans un tumulte de hurlements, de craquements et de grincements. Les flocons, gros comme des poings, crissaient sur les murs et la porte de bois. La vieille femme écarta les mains, observa la plaie et eut un large sourire qui révéla des dents régulières et bien plantées. « Elle a déjà meilleure allure. Je ne pourrai pas traiter l’autre en revanche, il te reviendra de la soigner. — L’autre ? — La blessure de ton âme. » Celle-là, Ewen était certain qu’elle ne guérirait jamais. CHAPITRE II Ce jour-là, les légions infernales surgiront des fleuves de lave et de soufre et s’abattront sur les populations d’Asnaël… Ce jour-là, les anges descendront sur Amble pour protéger leurs adorateurs et leur donner la vie éternelle ; les autres seront précipités dans le feu qui brûle sans jamais mettre à mort et connaîtront une éternité de supplices… Ce jour-là, les monstres se lèveront de la mer Ostienne, se répandront dans les communautés et dévoreront les enfants des femmes impies… Ce jour-là, il n’y aura pas un endroit où se réfugier, seuls les fidèles sous la protection de leurs anges seront épargnés par les vents brûlants et les pluies de sang… Ce jour-là sera le jour du châtiment, de la transformation… Craignez ce jour-là, ô vous qui ne craignez pas les anges. Récits eschatologiques de la tradition angélique, planète Amble, système d’Ispharam. LES CARNETS D’OLMEO, 1 JE VENAIS d’avoir douze ans lorsque nous avons définitivement fermé la porte de notre maison, une scène à jamais gravée dans ma mémoire. Je revois les joues baignées de larmes de ma mère, les mâchoires serrées de mon père, les mines épouvantées de mes trois sœurs, les visages lugubres de nos voisins, assemblés en cercle autour de nous, le couvercle métallique, menaçant, du ciel, les ombres hautaines et dentelées des monts du Souffle dans le lointain. Puisque la communauté nous avait condamnés, puisque nous n’avions pas d’autre choix que l’exil, P’a avait décidé de mettre des millions et des millions de lieues entre la planète Amble et les siens. Un grand vaisseau à destination d’un autre système stellaire allait décoller de la lune de Hyem dans deux ou trois annéesTO, P’a avait rassemblé ses économies et réservé des places pour les six membres de sa famille. L’agent de voyages – je n’aimais pas son sourire à celui-là – lui avait certifié que le monde desservi par le grand vaisseau offrait de fantastiques opportunités, que, là-bas, les siens pourraient commencer une nouvelle vie et goûter enfin le bonheur auquel tout être humain pouvait et devait prétendre. M’man n’y croyait plus, au bonheur promis, enfin c’est ce que semblaient dire sa moue et son regard désespéré. Elle n’acceptait pas d’abandonner la maison où elle avait toujours vécu ni le Pays Noir auquel elle appartenait corps et âme. Elle aurait voulu déménager à quelques lieues de la communauté, mais P’a s’était montré intransigeant : il refusait catégoriquement de rester sur une planète où sa famille avait connu le déshonneur. La seule façon d’oublier, martelait-il, était de gagner l’un de ces mondes colonisés depuis peu où la terre n’avait pas encore de mémoire. M’man était horrifiée à l’idée de passer près d’un siècle dans le ventre métallique d’un vaisseau au beau milieu du vide spatial. Je l’étais également, à dire vrai, même si je jouais le fanfaron devant mes trois sœurs. P’a prétendait qu’avec l’herbe du sommeil nous ne verrions pas passer le temps et qu’à l’arrivée nous aurions vieilli seulement de sept ou huit ans. M’man se mettait à pleurer : tous ceux qu’elle connaissait dans le Pays Noir seraient morts quand elle poserait le pied sur le nouveau monde. « Tu pleures pour ceux que tu connais ou bien pour… lui ? » demandait P’a d’une voix rude. Lui, c’était Alfo, l’homme avec qui elle avait été surprise dans une grange, marié comme elle, père de trois enfants, un gaillard aux bras noueux, au regard doux et à la voix grave. Il avait essayé de fuir, à demi nu, lorsque les deux « tourtereaux » – c’est comme ça que les autres les surnommaient – avaient été dérangés dans leurs coupables activités, mais trois hommes s’étaient lancés à sa poursuite et l’avaient ramené un jour plus tard, les bras liés dans le dos, une corde passée autour du cou, entièrement nu cette fois – l’humiliation suprême dans notre communauté. Le conseil angélique a condamné à l’exil les familles des fautifs. P’a a failli devenir fou, j’ai bien cru qu’il allait étrangler m’man, puis il nous a contemplés avec des larmes dans les yeux, mes sœurs et moi, et a disparu pendant dix jours. Quand il est revenu à la maison, sale, hirsute, aussi puant qu’un tchooki des forêts, il a annoncé notre départ pour un monde dont je n’avais jamais entendu parler et qui se trouvait à plus de vingt années-lumière de notre système stellaire. Je n’ai pas dormi la nuit suivante, partagé entre excitation et inquiétude : j’allais découvrir des paysages inconnus, Hyem, sa lune, l’astroport, le vaisseau géant, l’espace infini, notre nouvelle planète, j’allais vivre une aventure fantastique et incertaine que les autres, les fils et filles de parents « comme il faut », n’expérimenteraient jamais. Eux garderaient jusqu’à leur mort les yeux plongés dans la glèbe, ils auraient les reins brisés par le travail, ils finiraient pliés en deux comme tous les anciens et mourraient à soixante ou soixante-dix ans sans avoir contemplé d’autre paysage que le Pays Noir du continent Asnaël. J’ai béni ma mère d’être tombée amoureuse du grand Alfo et de nous avoir transformés en parias. J’étais soulagé, également, d’être libéré du joug de la communauté. L’austère culte angélique célébrait le labeur, la terre, la peine, l’humilité, la pauvreté, l’obéissance… or je détestais plonger les mains dans la terre humide et grasse. J’admirais les engins volants en provenance des autres continents, qui filaient à grande vitesse en hurlant au-dessus de nos têtes, j’avais envie d’explorer ces immenses métropoles que les anciens présentaient comme les antres du diable : je n’étais pas le garçon soumis dont rêvait tout père – sans doute avais-je hérité le caractère fantasque de ma mère. Mes sœurs ne partageaient pas mon enthousiasme, elles se lamentaient d’abandonner leurs amies, leurs habitudes, leur horizon, elles avaient déjà choisi les garçons qu’elles épouseraient à l’âge de treize ou quatorze ans et régaleraient de bons petits plats et de bébés joufflus. Leurs vies étaient tracées, ma mère les avait brisées. Nous sommes partis à pied un matin gris, portant chacun notre maigre viatique sur l’épaule. Nous n’emmenions que le minimum, des vêtements de rechange et des provisions pour quelques jours. P’a avait au préalable vendu la maison et les meubles hérités de la famille de ma mère. Elle avait pleuré, supplié, mais la résolution de mon père était restée inébranlable : on devait régler le montant du voyage entre la lune de Hyem et notre monde de destination, et nous aurions encore besoin d’argent pour gagner l’astroport, sans compter le logement et la nourriture pendant un ou deux ans. Nous aurions été vraiment stupides de garder une maison et des meubles qui ne profiteraient à personne et finiraient par tomber en poussière. Les parcelles cultivables revenaient à la communauté, qui les redistribuerait selon les mérites ou d’autres critères un peu moins angéliques. P’a n’a rien montré de son désespoir, mais je crois bien qu’il souffrait aussi fort que m’man d’abandonner une terre irriguée de sa peine et de sa sueur. La terre, pour un fermier du Pays Noir, est semblable à une femme : il la laboure et l’engrosse chaque année, puis il surveille la gestation avec l’attention jalouse d’un époux. L’orgueil lui a interdit de jeter le moindre regard en arrière. J’ai entrevu du mépris dans les yeux des adultes de la communauté et de l’envie dans ceux des garçons de mon âge, puis nous nous sommes lancés d’un pas hésitant dans le chemin qui sinuait entre les collines. Les vorbacs, ces charognards écailleux plus silencieux et furtifs que des ombres, ont longtemps été notre seule et sinistre compagnie. Nous avons marché plusieurs jours, nous arrêtant au crépuscule bleu sombre d’Ispharam et cherchant un abri pour la nuit. Nous n’avons reçu aucune aide d’aucune sorte dans les différentes communautés traversées, comme si toutes étaient informées de notre malédiction. P’a, à qui j’ai demandé comment cela était possible, m’a répondu que les conseils communiquaient entre eux par les ondes angéliques. Les communautés ne s’étaient pas installées au hasard mais autour des bouches d’ange, des puits ondulatoires qui transmettaient instantanément les sons à l’ensemble du réseau. Elles n’étaient pas isolées les unes des autres comme l’avaient cru certains envahisseurs. Ainsi, lors de la guerre des Sept Diadèmes, les armées de Xahor le Conquérant avaient été surprises par la cohésion des fermiers du Pays Noir et, malgré la supériorité de leur armement, elles avaient dû battre en retraite après avoir essuyé de terribles pertes. La consigne avait donc été transmise de nous ignorer. Nous étions devenus des réprouvés, des intouchables à qui il suffisait d’adresser la parole pour prendre une part de leur malédiction. Quand mes sœurs dilapidaient leurs nuits à pleurer et à gémir, m’man, elle, restait perdue dans ses pensées, les lèvres serrées, les cheveux défaits, les yeux embués. Je n’avais jamais pris conscience de sa beauté avant notre départ, je suppose que les enfants n’ont pas ce genre de considération vis-à-vis de leur mère. Je sais aujourd’hui qu’elle baignait dans la pensée d’Alfo et que son amour perdu continuait d’étendre sur elle sa tragique splendeur. Quand nous sommes enfin arrivés à Sar Draël, la capitale du Pays Noir, je n’ai pas eu assez de mes yeux pour contempler les constructions hautes et serrées, les rues étroites, les boutiques illuminées et les places animées de l’agglomération. P’a m’a soufflé que la ville comptait plus de deux cent mille âmes. Des engins volants décollaient en permanence des terrasses des immeubles et se fondaient dans le gris scintillant du ciel à une vitesse telle que j’avais l’impression d’être le jouet permanent d’illusions d’optique. Au sol, les Draéliens utilisaient pour se déplacer des chariots à roulettes qui ressemblaient, en modèles réduits, aux charrettes de nos communautés, sauf qu’ils n’étaient pas tractés par des attelages. J’ai remarqué qu’ils suivaient des lignes sombres tracées sur le sol et qu’ils parvenaient toujours à éviter les collisions malgré le trafic. Personne ne les pilotait et les passagers, assis sur leurs sièges sous les toits transparents, ne semblaient pas s’émouvoir de leurs brusques changements de direction. J’ai aussi constaté qu’ils s’arrêtaient d’eux-mêmes le long de quais où attendaient de petits groupes d’hommes et de femmes dont les vêtements rappelaient les nôtres, en moins grossiers et plus chatoyants. De Sar Draël, a expliqué p’a, nous devions prendre un transport pour Al Kraël, la capitale d’un autre continent, d’où décollaient les navettes interplanétaires à destination de Hyem. Pas question de monter à bord de l’un de ces fantastiques engins volants qui fusaient au-dessus des toits, trop cher, nous nous contenterions du TA, le TransAmblien, un convoi amphibie qui traversait la chaîne du Katvig, le grand désert blanc et la mer Ostienne. « On a une ou deux annéesTO avant le départ du grand vaisseau. On n’a pas besoin de se presser. Ni d’argent à gaspiller. » P’a n’a pas voulu non plus que nous utilisions l’un de ces chariots qui, inlassablement, sillonnaient les rues de Sar Draël, d’abord parce qu’ils n’étaient pas gratuits, ensuite parce qu’il craignait de se perdre, enfin et surtout parce que son conditionnement angélique lui interdisait de s’installer dans l’un de ces engins du diable. Pas très rationnel pour quelqu’un qui envisageait de passer près de cent ans à bord d’un grand vaisseau spatial, mais les paysans du Pays Noir n’entretiennent pas d’excellents rapports avec la logique. Nous avons gagné à pied la gare du TA, prise d’assaut par une population braillarde et mal embouchée. Quand est arrivé notre tour, après cinq heures d’attente, l’employé nous a dit d’un ton rogue que le prochain convoi à destination d’Al Kraël partait dans quatre jours à six heures zéro deux du matin. « Pourquoi zéro deux ? » ai-je demandé. L’employé m’a regardé comme si j’étais un insecte pataugeant dans son potage. P’a a réglé les billets sans un commentaire malgré un coût qu’il jugeait visiblement exorbitant. Le mot « billet » est impropre : on nous a injecté dans le bras une micropuce électronique qui se désactiverait et s’autodétruirait à la fin du voyage. Nous avons d’abord refusé au nom de notre religion mais l’employé, hors de lui tout à coup, nous a fait comprendre que nous n’avions pas le choix : ou nous acceptions l’injection ou nous restions à quai. C’est ainsi que la technologie a fait irruption dans notre vie, à l’intérieur même de nos corps. Les anges nous avaient cette fois définitivement reniés. Quatre jours à Sar Draël auraient pu être un enchantement, P’a en a décidé autrement. Il nous a bouclés dans la grande chambre pourvue de trois lits louée dans une auberge des environs. Quatre jours d’ennui qui m’ont paru durer une éternité. De l’unique fenêtre de la pièce, à laquelle je suis resté collé du matin au soir, je ne voyais de la ville que les façades de quelques immeubles et une ruelle sombre où les chariots automatiques ne s’aventuraient pas. Les engins volants traçaient des lignes droites blanches sur le gris foncé du ciel. Les rayons d’Ispharam ne perçaient presque jamais le voile sombre tendu au-dessus de la cité. On passait du crépuscule à la nuit sans même s’en rendre compte. Une femme nous montait nos repas deux fois par jour, toujours le même ragoût de viande de tchooki avec de grosses légumineuses appelées chuques dans le Pays Noir et plaves à Sar Draël, un mets sans véritable saveur dont le seul mérite était de nous rassasier. Nous n’avions jamais vécu dans une telle promiscuité. Moi qui avais toujours bénéficié d’une chambre individuelle en tant que seul garçon de la famille, j’étais obligé de partager mon lit avec Elbéore, la plus jeune de mes sœurs. Elle avait cette détestable manie de se coller à moi pour, je suppose, se réchauffer ou se rassurer, et me donnait des coups de pied et de coude jusqu’à l’aube. Nous disposions toutefois d’une salle de bains, un luxe inouï pour une famille du Pays Noir, où l’on se lavait à l’eau glacée des puits ou des ruisseaux, mais l’eau chaude était rationnée et, comme je venais en dernier dans l’ordre des priorités, juste après mon père, je devais me contenter d’une douche froide, donc d’une toilette sommaire. Je bouillais d’impatience de quitter notre cage, de traverser les vastes espaces et la mer qui séparaient les deux continents. P’a et m’man partageaient le même lit, mais je ne les entendais pas pousser les halètements et les gémissements qui s’échappaient parfois de leur chambre dans notre maison du Pays Noir et qui, je l’avais constaté à plusieurs reprises, auguraient d’humeurs souriantes et de journées paisibles. Ils s’emmuraient dans leur silence, lui dans sa colère froide, elle dans ses regrets. Mes sœurs restaient allongées sur leurs lits sans bouger, comme mortes. L’attente m’est rapidement devenue insupportable et, pour la première fois, j’ai pensé avec angoisse au voyage de cent ans qui m’attendait dans l’espace infini. Les herbes du sommeil dont avait parlé P’a suffiraient-elles à me sauver de l’ennui ? Le jour et l’heure sont enfin venus du départ vers Al Kraël, la capitale d’Arcad, le deuxième continent. Nous avons quitté notre prison à quatre heures du matin et nous nous sommes frayé un passage au milieu d’une foule immense sur l’interminable quai du TransAmblien. Le convoi n’était pas encore en gare. La lumière bleuâtre de l’aube tirait de l’obscurité des visages tendus, fatigués, anxieux, méfiants, agressifs. Ils venaient de toutes les régions d’Asnaël, du Pays Noir comme nous, des plaines de la Kaada, des monts du Souffle, des marécages du Ponant… Reconnaissables à leurs vêtements, à leurs coiffures, à la couleur de leur peau, à leurs traits, aux expressions typiques dont ils parsemaient leur langage, ils fuyaient des terres qui ne les nourrissaient plus en espérant un avenir meilleur en Arcad, un continent réputé pour sa fertilité et sa douceur de vivre, un peu comme nous, sauf que nous allions plus loin parce que nous étions devenus incompatibles avec la planète. L’air farouche et les larges épaules de P’a nous ont aidés à nous ménager une petite place sur le quai. Le calme de la famille d’à côté contrastait avec l’atmosphère fiévreuse de la gare. La laine odorante de leurs vêtements brodés de couleurs vives, leurs bottes au bout pointu ornées de motifs géométriques, leurs bonnets agrémentés de houppes, de rubans et de grelots métalliques ou cristallins les désignaient comme des habitants des hauts plateaux du Souffle. Ils observaient un autre culte angélique que celui du Pays Noir, plus naïf, plus joyeux et sans doute plus tolérant. Leur ange maître s’appelait Hyophël, un gai luron en comparaison d’Uraël, l’intransigeant gardien de notre communauté. Pas certain que chez eux la faute de m’man (je sais aujourd’hui qu’il ne s’agit pas d’une faute, seulement d’une histoire d’amour) aurait valu le bannissement de sa famille. J’ai repéré une fille, treize ou quatorze ans à mon avis, assise sur un ballot, vraiment très jolie avec sa peau mate, ses cheveux et ses yeux noirs. Elle m’a fixé un petit moment avant de me rendre mon sourire. Je me suis souvenu que les gens du Souffle prenaient un temps d’observation avant d’agir. Ils appelaient ça le « recul », une façon de se retirer en eux-mêmes pour éviter de se laisser emporter par l’émotion et se forger un jugement plus sûr. J’ai entrevu dans son sourire, dans son regard, une sagesse immémoriale malgré sa jeunesse, et l’irrésistible envie de la connaître m’a traversé. Je ne pratiquais pas le recul, j’étais seulement armé de l’impétuosité et de l’inconscience propres à mon jeune âge. Par chance je passais assez facilement pour un garçon de quatorze ou quinze ans. Les poils m’avaient poussé sur le bas-ventre, sous le nez et sur les joues l’année de mes dix ans, ma voix avait mué et j’avais grandi d’une vingtaine de centimètres. De mon enfance, il me restait une grande naïveté et une maigreur désespérante. J’ai pris mon courage à deux mains, je me suis approché d’elle et je l’ai saluée comme si je l’avais quittée la veille. Elle a marqué un temps de silence avant de répondre. « Bonjour, je m’appelle Sayi et je viens des monts du Souffle, de la communauté seldane. » Sa voix était d’une incroyable douceur, une exhalaison qui caressait l’âme. « Et toi ? » J’avais oublié de me présenter, un manquement grave aux règles élémentaires de la politesse sur le continent Asnaël. « Moi, c’est Olmeo, on m’appelle le plus souvent Ol. Je viens du Pays Noir. » Je n’ai pas osé lui révéler le nom de ma communauté, de peur que la rumeur de la malédiction qui nous frappait ne se fût propagée jusqu’aux monts du Souffle. Curieux comme elle me donnait l’impression de n’exister que pour moi. D’un seul coup plus rien d’autre ne comptait, ni nos familles respectives, ni la multitude entassée sur le quai, ni les agents du TA qui repoussaient à coups d’ondes étincelantes et denses les voyageurs surexcités. Aucune autre fille n’avait eu comme elle le pouvoir d’accélérer par sa seule présence le battement de mon cœur. « Vous partez vous installer sur l’autre continent ? » ai-je demandé. Elle a paru se plonger dans une réflexion intense, les yeux baissés au sol. « Le conseil a estimé que les terres ne pouvaient plus subvenir aux besoins de la communauté. Un tiers de la population a dû partir. Les familles ont été tirées au sort. Nous espérons fonder une nouvelle communauté sur l’autre continent. — Nous, on ne s’arrête pas là…» Je me suis gonflé d’un orgueil puéril en prononçant ces mots, je devais avoir l’air d’un coq d’argance paradant, toute crête dehors, dans sa basse-cour. « On continue vers la lune de Hyem où on doit embarquer à bord d’un grand vaisseau en partance pour un système lointain. » Elle a de nouveau pris un temps de recul. « Plus long est le voyage, plus grand est le besoin d’oublier. » Elle m’a dévisagé avec un petit sourire, et j’ai cru qu’elle connaissait notre malheur. J’ai perdu de ma superbe, me suis renfrogné, ai gardé un silence maussade jusqu’à ce qu’un sifflement assourdissant retentisse, annonçant l’arrivée du convoi. Sayi s’est relevée en même temps que moi, oubliant cette fois d’observer son temps de recul. Les agents du TA repoussaient fermement les voyageurs qui se bousculaient sur le quai. D’après le guichetier, les puces électroniques injectées dans nos bras attribuaient automatiquement les places ; il n’y avait donc aucune raison de se battre pour être les premiers à pénétrer dans le convoi. La machine qui se présentait à l’entrée de la gare m’impressionna, m’émerveilla. Entièrement noire, une hauteur d’une douzaine de mètres pour une largeur de cinq ou six, de minuscules lucarnes, tout là-haut, où se devinaient deux têtes, six phares éblouissants balayant la pénombre, un tube luisant, souple, long d’une demi-lieue, percé de centaines de fenêtres rondes, flanqué de chaque côté de renflements arrondis semblables à des nageoires de poisson. Elle glissait sur un rail métallique sans faire d’autre bruit que ce sifflement étourdissant destiné à empêcher les imprudents de traverser devant elle. Mes parents et mes sœurs l’observaient d’un air terrifié : dans leur esprit, il ne faisait aucun doute qu’elle surgissait directement des mondes infernaux, qu’elle était l’un des monstres de la fin des temps annoncés par les prophéties angéliques, qu’elle venait les saisir, eux les maudits, pour les conduire vers une éternité de tourments. Elle avait quelque chose d’un énorme serpent capable d’avaler l’entière population d’Asnaël. J’ai vu, du coin de l’œil, que les parents, les frères et les sœurs de Sayi éprouvaient les mêmes craintes que les membres de ma famille. La multitude s’était tue, stupéfaite. Les voyageurs étaient originaires pour la plupart de campagnes reculées où la technologie était assimilée au mal. Ils avaient admis, sans doute, que le voyage les contraindrait à renier certains de leurs principes mais, devant la gigantesque machine qui avançait au ralenti le long du quai, leurs peurs ancestrales les reprenaient, les écrasaient. Sayi m’a lancé un regard complice. Elle ne semblait éprouver aucun mépris pour les pauvres bougres transis d’effroi sur le quai. Elle n’était guère plus âgée que moi, et, pourtant, elle était dépourvue de cette intransigeance propre aux humains tout juste sortis de l’enfance. Elle n’était pas grande, elle m’arrivait à peine à l’épaule, et je me suis bercé de l’illusion que je pourrais la protéger en cas de coup dur. Le convoi s’est immobilisé dans un ultime sifflement. Un silence de tombe est redescendu sur la gare. Les voyageurs, qui s’étaient bousculés quelques instants plus tôt, se gardaient maintenant de bouger. Des portes ont coulissé sans bruit sur le flanc rebondi du grand tube, dévoilant des marchepieds qui s’aboutaient parfaitement au quai. J’ai entrevu des rangées de sièges superposés à l’intérieur. La couleur pourpre des tissus et des parois a confirmé mon impression de faire face à un monstre de chair et de sang. Une voix puissante a retenti au-dessus de nous, nous faisant sursauter. « Embarquement immédiat. Embarquement immédiat. Veuillez monter calmement à bord du convoi. Toute bousculade est inutile. Laissez-vous guider par vos implants électroniques. Ils vous indiqueront votre place. Le convoi desservira les villes de Grand Terre et Silvanz, du continent Asnaël, les villes de Lunac et d’Al Kraël du continent Arcad. La compagnie du TA vous souhaite un excellent voyage. » Un long moment s’est écoulé avant que Sayi, après m’avoir provoqué d’un coup d’œil malicieux, ne se dirige vers l’ouverture la plus proche. Les clochettes de son bonnet ont tintinnabulé, les notes aigrelettes se sont envolées comme des oiseaux facétieux dans le silence irrespirable de la gare. À la mine réprobatrice de ses parents et de ses frères et sœurs, j’ai deviné qu’elle n’avait pas respecté la discrétion et la modestie propres aux natifs des monts du Souffle. Je lui ai emboîté le pas sans tenir compte des réactions de ma propre famille et nous avons gravi de concert les six marches métalliques qui donnaient à l’intérieur du grand tube. Une odeur étrange m’a saisi, à laquelle j’ai associé les savons végétaux qu’à la communauté nous utilisions pour laver nos corps et nos vêtements. Peut-être étaient-ce les relents méphitiques de l’enfer puisque nous entrions en ce moment même dans le ventre de l’une de ses créatures. Le TA filait au milieu d’une plaine monotone hérissée de temps à autre de bosquets gris. P’a, m’man et mes sœurs contemplaient le paysage d’un air morne par les minuscules hublots. La frayeur désertait peu à peu leurs yeux et leurs traits. Le monstre surgi des enfers ne les avait pas réduits en charpie ou en cendres et, une fois passé l’effet saisissant dû à la vitesse (deux cent cinquante lieues à l’heureTO, selon les informations affichées sur l’écran serti dans l’accoudoir du siège), ils s’habituaient au gigantisme et au confort du TransAmblien, qui fonçait à travers le continent Asnaël sans les cahots et les grincements associés aux rustiques chariots des communautés angéliques du Pays Noir. Nos implants nous avaient guidés jusqu’à nos places. Une voix s’était élevée en moi pour m’annoncer le numéro qui m’était attribué : 346 K, le siège le plus haut de la rangée, juste sous le plafond arrondi. On y accédait par une échelle aux larges barreaux scellée dans le sol. Trois boutons lumineux insérés dans la matière pourpre souple de la cloison permettaient de le régler en position assise, semi-couchée ou couchée. Les sangles de sécurité s’ajustaient automatiquement à la position des corps. Il fallait, si on voulait quitter son siège – pour satisfaire un besoin urgent par exemple –, presser une petite manette située sur l’accoudoir : la sangle s’enroulait sur elle-même et disparaissait dans une fente. Fascinée, Elbéore avait joué avec les boutons de son siège jusqu’à ce que p’a, excédé, lui ordonne de s’arrêter. De l’autre côté, sur la rangée verticale symétrique de la nôtre, se tenaient un jeune couple avec un enfant de quelques mois, un vieillard des plaines de la Kaada qui ne cessait de marmonner des prières et, sur les sièges du haut, deux femmes d’une quarantaine d’années, des jumelles probablement, vêtues de robes et de coiffes de laine noire caractéristiques des marécages du Ponant. Elles me jetaient de temps à autre des regards intrigués, ainsi qu’à mes sœurs, mais leur terreur les empêchait de prononcer le moindre mot. J’ai prétexté une envie subite pour partir à la recherche de Sayi. Nous étions placés assez loin des toilettes, ce qui me laissait du temps pour explorer une bonne partie du convoi. « Fais attention à toi, m’a dit m’man au passage, ne traîne pas trop, on va bientôt manger. » Elle s’efforçait de s’intéresser à ses enfants tandis que ses pensées restaient entièrement tournées vers le grand Alfo et que des larmes silencieuses coulaient sur ses joues. Comme nous nous trouvions à peu près au milieu du convoi, j’ai décidé de commencer mon exploration par la partie arrière. J’ai longé le couloir central en m’arrêtant devant chaque rangée verticale. Je ne ressentais aucune vibration, aucune secousse, exactement comme si j’avançais sur la terre ferme. Les voyageurs n’appréciaient visiblement pas d’être examinés comme des bêtes curieuses, mais je me contentais d’observer les sièges du bas, et j’ai toujours réussi à battre en retraite avec un sourire d’excuse avant de recevoir une volée d’insultes ou un coup. Le paysage défilait par les hublots, toujours les mêmes perspectives infinies, les mêmes ondulations grisâtres, les mêmes bosquets d’arbres squelettiques, la même tristesse. Cette partie du continent, appelée le Pays Désolé ou la Désolation, n’était ni cultivée ni habitée. De temps à autre, les ruines d’un hameau couvertes d’une végétation brune brisaient sa monotonie. Des communautés avaient tenté de s’installer dans le coin, mais la stérilité des terres et l’insupportable climat les avait contraintes à émigrer vers d’autres cieux. Le TA étant nettement plus long que je ne l’avais cru, j’ai hésité à revenir sur mes pas. J’avais faim, je savais que, si je manquais le repas, P’a refuserait que m’man ou mes sœurs me donnent à manger. J’ai décidé de vérifier encore une dizaine de rangées avant de rebrousser chemin. Une silhouette a soudain émergé de la pénombre du couloir. Mon cœur s’est mis à battre plus fort, plus vite. Sayi avançait dans ma direction, un sourire aux lèvres. Ses cheveux se déversaient en toute liberté sur ses épaules. Leur longueur m’a étonné. Ils tombaient en cascades noires brillantes sur ses hanches. Elle s’est arrêtée devant moi et a marqué un silence. Ses yeux sombres sont rentrés en dedans, comme si elle se tournait vers l’intérieur, enfin, c’est l’impression qu’elle m’a donnée. Elle portait sous son coude un tissu blanc plié. Sa beauté, à nouveau, m’a bouleversé. « C’est toi que je cherchais, Ol, a-t-elle dit de sa voix caressante. Je suis ravie de te revoir. » Je l’étais certainement autant, voire plus qu’elle, mais je ne pratiquais pas le recul, rien qui pût dénouer ma gorge serrée, et aucun son n’a franchi le seuil de mes lèvres. « J’ai trouvé un coin où nous serons bien pour admirer le paysage, a-t-elle ajouté. Viendras-tu avec moi ? » Elle a fait demi-tour sans attendre ma réponse et s’est éloignée dans le couloir. J’ai oublié ma faim, oublié le temps, ma famille, les recommandations de ma mère, et je lui ai emboîté le pas. Je crois bien que je l’aurais suivie jusque dans les mondes infernaux. Au bout d’une cinquantaine de pas, nous sommes arrivés devant l’un de ces recoins qui se succédaient environ toutes les trente rangées de sièges et servaient d’articulations au convoi. Sayi est sortie du couloir, a piqué vers le renfoncement profond plongé dans la pénombre. J’ai hésité avant de l’imiter, craignant d’être rappelé à l’ordre par la voix grave et sévère qui dégringolait de temps à autre du plafond. Elle agissait avec une assurance qui offrait un contraste étonnant avec son air réservé. Ici, on entendait d’incessants grincements métalliques, on sentait bouger le plancher du TA sous ses pieds. Sayi s’est agitée dans l’obscurité avant qu’un rayon de lumière, éblouissant, n’éclaire tout à coup les feuilles métalliques superposées qui se chevauchaient ou s’écartaient à chaque instant, compensant les déséquilibres du convoi dans les courbes. Une porte s’était ouverte dans le flanc concave, un courant d’air a gonflé les pans de ma veste et m’a dressé les cheveux. J’ai cru que le vent allait me ramener Sayi, mais, tenant fermement son bout de tissu replié, elle s’est engagée dans l’ouverture. Elle a disparu, j’ai pensé qu’elle était tombée, j’ai failli hurler, puis, refoulant ma peur, je me suis avancé à mon tour vers la porte. Le courant d’air a failli me renverser, je me suis accroché à une saillie vibrante et j’ai passé la tête par l’ouverture. Elle était là, ravie de son effet, debout sur une terrasse étroite creusée dans le renflement arrondi qui, telle une énorme nageoire, courait tout le long du TA. Ses cheveux dansaient au-dessus de sa tête, sa robe se retroussait par moments, dévoilant ses jambes jusqu’aux genoux et accentuant mon trouble, moi qui n’avais jamais entrevu que les jambes de mes sœurs, ce qui ne comptait pas vraiment. Elle s’est assise sur un banc scellé dans le métal, adossée au flanc du convoi et, de la main, m’a fait signe de venir la rejoindre. Je me suis exécuté malgré ma frayeur. J’avais l’impression que le vent, dont les sifflements devenaient assourdissants, allait m’emporter au beau milieu de la plaine désespérante. Quand enfin je me suis laissé choir sur le siège, plus mort que vif, elle m’a accueilli d’un sourire radieux qui m’a largement récompensé. J’ai commencé à me détendre. Le paysage contemplé de la terrasse n’avait rien à voir avec celui que j’avais découvert par les hublots. Il perdait de sa laideur morcelée pour se révéler dans toute sa splendeur. Le gris et le bleu s’y déclinaient à l’infini et composaient une mosaïque à la beauté grave, majestueuse. Du bras, Sayi a désigné des mouvements à peine perceptibles dans le lointain, peut-être un troupeau de ces mystérieux animaux appelés olants. Ils arpentaient les terres mortes où ne poussaient que des arbres dont la sève était un poison foudroyant. Personne n’avait réussi à savoir comment ils se nourrissaient ni où ils s’abritaient. On n’en voyait pas un seul dans le Pays Noir, mais on racontait que leurs cris glaçaient le sang et tuaient les vieillards et les enfants. Ils soulevaient en tout cas une épaisse nuée bleu sombre qui grossissait le voile gris tendu en permanence sur le ciel. « Comment tu as trouvé ce coin ? » J’avais été obligé de hurler pour me faire entendre. Elle s’est rapprochée de moi pour me répondre, son souffle chaud m’a charmé le creux de l’oreille. « Des portes s’ouvrent à l’intérieur qui mènent vers d’autres portes, extérieures celles-là. » Ah bon… Elle a déplié son tissu blanc et dégagé des morceaux de ce que j’ai estimé être un gâteau. Ma faim s’est rappelée à mon bon souvenir, mais je n’ai pas regretté d’avoir accompagné Sayi, je vivais mon premier enchantement depuis le début du voyage. Les bosquets d’arbres squelettiques défilaient à un rythme effréné devant nous. À l’horizon, le troupeau d’olants n’était plus qu’une nuée grise vaporeuse. Elle m’a offert une part de gâteau. Je n’ai marqué aucun temps de recul avant de l’accepter. Elle a souri de ma précipitation. J’ai dévoré ma portion en quelques bouchées. Le goût en était délicieux, miel, farine de gosme brune, la céréale la plus répandue en Asnaël, et d’autres saveurs parfumées que je ne connaissais pas. « Tu as quel âge ? j’ai demandé. — Seize ans. Et toi ? — Quinze… Quinze ans. » Son regard est devenu pénétrant, j’ai compris qu’elle ne me croyait pas, mais elle ne m’a pas traité de menteur. Leur politesse interdisait aux habitants des monts du Souffle de mettre un invité ou un interlocuteur dans l’embarras. À cet instant, le TA a été pris d’une soudaine et énorme secousse qui nous a projetés, Sayi et moi, contre le rebord de la petite terrasse. CHAPITRE III L’ennemi de Sât est l’ennemi de l’univers, Car Sât, créateur et âme de l’univers, Loge dans le cœur enfoui de la matière Et baigne dans le sang versé. Voici ce que dit Sât à ses adorateurs : Ne porte point de vêtement, Ni ne possède aucun lieu, aucun objet, aucune arme, Par l’endurcissement de ta peau, Par l’endurcissement de ton cœur, Par l’endurcissement de ton esprit, Tu deviendras mon serviteur. Par ton errance perpétuelle, Par ta nudité glorieuse, Par ta résistance et ton adresse au combat, Tu seras mon guerrier sacré, mon fils bien-aimé, Tu porteras ma juste colère en tous lieux, en tous temps, Jusqu’à ce que les autres hommes lèvent sur moi Un regard empli de crainte, Jusqu’à ce que chaque être me consacre sa vie Et me confie son destin. Alors, Moi, Sât, créateur et âme de l’univers, Apparaîtrai dans toute ma gloire, Les yeux flamboyants, Ma gueule dégouttera de sang, Immense au point d’occuper l’infini. Invocation à Sât, Hymnes sâtnagiques, Livre II du Nât-rana. COINCÉE entre deux murailles rocheuses, entièrement blanche, la cité de Frahel avait peu à peu gagné sur les marais préalablement asséchés et comblés de pierres. Le front de mer se partageait entre les résidences de luxe, les restaurants et le port industriel. Les monstrueux trains de navires noirs aux flancs arrondis qui faisaient la navette entre les deux continents étaient sagement alignés le long de jetées enfoncées comme des éperons dans les ondulations bleu-gris de l’océan Cincte. La neige n’était pas venue jusqu’à la capitale. Au milieu des plaines, elle s’était changée en une pluie froide qui cinglait le front et les joues. Ewen avait mis finalement cinq jours en marchant d’un bon pas pour atteindre les premiers faubourgs de la métropole du Nord. Sa blessure au bras s’était presque résorbée. L’intervention de la vieille femme n’y était certainement pas étrangère. Il regrettait de ne pas avoir eu l’occasion de la remercier. Il avait subitement plongé dans un sommeil profond et, lorsqu’il s’était réveillé au petit matin, sa bienfaitrice avait disparu. Il l’avait cherchée un temps autour du refuge mais, la tempête de neige rendant la visibilité quasi nulle, il avait fini par renoncer et se mettre en chemin en utilisant pour repères le vent du nord et les orientations des frondaisons gelées. La pensée d’Ezalde et d’Ynolde l’avait accompagné tout au long du trajet et des nuits passées sous des abris de fortune. Il lui faudrait apprendre à cohabiter avec la tristesse, cette invitée permanente, encombrante, logée dans chaque recoin de son être. Sa femme et sa fille n’étaient plus par instants que des esquisses dont il peinait à reconstituer les traits. Il s’en désolait : suffisait-il d’une poignée de jours pour que les deux êtres qu’il aimait le plus au monde s’effacent de sa mémoire ? L’oublieraient-elles aussi rapidement ? Il n’était pas mécontent d’arriver, ses provisions étaient épuisées et il mourait d’envie de prendre un bain chaud. À l’entrée de la ville, il s’engouffra dans un ascenseur transparent et se mêla aux hommes et aux femmes entassés sur un quai suspendu. La pluie incessante avait fini par détremper son manteau. À en croire les regards méprisants qu’on lui jeta, il n’avait pas belle allure avec sa barbe drue, ses traits creusés, ses yeux fiévreux, ses vêtements et ses chaussures maculés de boue. Les Frahéliques, considérés comme des bouseux nordiques par les habitants du continent sud et des îles équatoriales, soignaient leur apparence au point d’en devenir précieux. C’était à qui exhiberait les tenues les plus chatoyantes, les coiffures les plus extravagantes, les parures les plus étincelantes, les couleurs les plus vives. Tout ce que détestait Ezalde lorsqu’elle accompagnait Ewen à Frahel. Il se souvint de leurs dernières balades sur le front de mer, des coups d’œil discrets mais éloquents des badauds sur leur passage, de leurs fous rires emportés par le vent tiède et salé, de leurs dîners dans les restaurants panoramiques perchés au-dessus du Cincte, de leurs nuits fiévreuses dans la vaste chambre de l’appartement-terrasse du comptoir. La navette automatique se présenta quelques instants plus tard. Elle utilisait la technologie dite du tapis volant, un coussin d’air assez puissant pour la maintenir une cinquantaine de mètres au-dessus du sol. Le système, conçu par des ingénieurs locaux, faisait la fierté des édiles de la cité. Les visites se multipliaient de délégations venues du continent sud vivement intéressées par les transports aériens de Frahel, silencieux, sobres et peu polluants. Leur succès était leur seul inconvénient : il fallait parfois attendre plus de trente minutesTO sur un quai avant de trouver une place dans une navette prévue pour une petite centaine de passagers. Les Frahéliques délaissaient de plus en plus le vieux réseau des TRS, les tapis roulants souterrains, ainsi que leurs bulles personnelles sur coussins d’air qui occasionnaient d’incessants encombrements horizontaux et verticaux dans les rues étroites. Ewen se cala contre la coque transparente et, tassé par les autres passagers, contempla la ville pour la graver à jamais dans sa mémoire. Contrairement à Ezalde, il avait fini par apprécier l’atmosphère de Frahel, un mélange paradoxal de vertige urbain et de douceur océanique. La navette survola d’abord les minuscules maisons basses du quartier populaire de l’Oracle, le cœur primitif de la cité, un ancien village de pêcheurs avant que les premiers marchands venus du Sud n’établissent leurs comptoirs sur le littoral. Ewen et Ezalde s’étaient perdus dans ses venelles sinueuses, sombres, si étroites qu’on frôlait par endroits des deux épaules les murs ventrus des habitations. On entrevoyait des scènes intimes par les portes grandes ouvertes, une vieille femme dans son bain, un couple en train de faire l’amour, des adolescents regroupés autour du plateau 3D d’où s’élevaient des images vives et bruissantes. L’ensemble évoquait une immense maison dotée de milliers de pièces. La navette descendit vers la station suivante et s’immobilisa dans un sifflement le long du quai suspendu. Ici commençaient les quartiers d’affaires du Chariot d’Or, les immeubles de quatre ou cinq étages surmontés de terrasses arborées, les rues larges et droites où les bulles personnelles se croisaient dans un ballet parfaitement réglé. « Ewen, qu’est-ce que tu fous là ? Je croyais que tu avais pris tes quartiers d’hiver. » Ewen aurait reconnu cette voix entre mille. L’homme qui l’avait interpellé bousculait sans ménagement les passagers pour se frayer un chemin jusqu’à lui. Personne ne s’avisait d’élever la moindre protestation contre l’importun : sa corpulence, son regard perçant, son manteau entièrement noir invitaient les autres à garder leurs réflexions dans le fond de leur gorge. Andel Kartrau, un grossiste qui fournissait un grand nombre de marchands de tissu et de couturiers des îles tropicales, un aventurier qui avait roulé sa bosse sur la planète Hyem et les différents continents de Boréal. Il ne fallait surtout pas se fier à son air jovial ni à ses protestations d’amitié, c’était un redoutable homme d’affaires à tendance paranoïaque, qui ne sortait jamais sans une arme et n’hésitait pas à s’en servir dans les quartiers mal famés de Frahel. Ses frasques auraient dû lui valoir des ennuis avec la police et la justice, mais son réseau de relations lui avait à chaque fois permis d’échapper aux poursuites. Ewen n’avait pas eu à se plaindre de Kartrau, jamais un retard de paiement, jamais l’une de ces entourloupes coutumières au milieu, et, pourtant, il gardait un fond de méfiance envers le grossiste. Il se demanda ce qu’il fichait dans cette navette, lui qui se vantait de ne jamais utiliser les transports en commun. Ses traits déjà taillés à la serpe semblaient encore plus saillants que d’habitude, ses yeux sombres lançaient des lueurs inhabituelles, menaçantes, comme s’il avait consommé l’une de ces substances chimiques dont se gavaient les assassins de la vieille ville, les exterminateurs. « Tu as fermé boutique, non ? Pourquoi tu es revenu ? T’as oublié quelque chose ? » Ewen hocha la tête, les yeux rivés sur les mains larges et puissantes de son interlocuteur. « Juste un truc à vérifier…» Une moue dubitative se dessina sur les lèvres d’Andel Kartrau. Autour d’eux, les autres passagers s’étaient écartés, impressionnés par la carrure du grossiste, par l’agressivité de son attitude et de son ton. « Les neiges sont tombées là-haut, les routes sont coupées par les blizzards, ne me dis pas que tu as parcouru à pied plus de deux cents lieues dans la tempête juste pour… vérifier un truc ! » La respiration d’Ewen se suspendit : Kartrau n’était pas monté dans la navette par hasard, son irruption avait un lien avec le Panca, avec sa mission. Il glissa la main dans le sac de tissu qu’il portait sous son manteau entrouvert et l’enfonça dans la fente de son cakra. Un frère avait-il le droit d’utiliser un disque de feu dans un lieu clos ? N’était-ce pas dangereux pour les autres voyageurs ? La matière souple à l’intérieur du cakra lui emprisonna la main et l’enveloppa d’une chaleur intense qui se communiqua aussitôt à son bras, à son torse. Il balaya les questions et les doutes : il ne devait plus penser qu’à la reconstitution de la chaîne pancatvique, il ne s’était pas arraché des bras d’Ezalde et d’Ynolde pour capituler à la première difficulté ; le voyage, long, semé d’embûches, l’obligerait sans cesse à raffermir sa détermination, à aiguiser sa vigilance. La navette amorça sa descente et se posa sur une station suspendue. Ewen fut soulagé de constater qu’une grande partie des passagers descendaient. Ils n’étaient plus qu’une poignée, répartis dans le compartiment, lorsque les portes coulissantes se refermèrent. « Qu’est-ce que tu me veux, au juste ? » Le grossiste eut un sourire qui se voulait conciliant. « Je passais par hasard, j’ai vu un vieil ami sur la station et je suis monté lui dire un petit bonjour, y a pas de mal à ça, non ? » Ses yeux sombres ne lâchaient pas Ewen, de vrais oiseaux de proie. La navette décolla à la verticale dans un sifflement prolongé. Se stabilisa au-dessus des toits en terrasse avant de se diriger vers l’océan Cincte qui scintillait dans le lointain. D’autres engins, transparents ou opaques, survolaient la ville. Un système automatique, surveillé par des contrôleurs, répartissait les couloirs aériens. Parfois la navette ralentissait ou s’immobilisait pour céder le passage à un appareil prioritaire. Les bulles individuelles, elles, ne s’élevaient jamais au-dessus de la ligne des toits ; elles ressemblaient à des poissons translucides nageant dans les failles étroites et sombres délimitées par les façades. « Le vieil ami, c’est toi, ajouta Andel Kartrau. — J’avais compris. » Ewen avait l’impression que sa main se désagrégeait à l’intérieur de son cakra. L’énergie dégagée par son disque de feu était plus intense, plus douloureuse que face au jeune rakche. « À un vieil ami tu peux bien dire ce que tu es revenu foutre à Frahel, insista le grossiste. — Je te l’ai déjà dit… — Ouais, un truc à vérifier ! — Écoute, Andel, je suis libre de mes mouvements, non ? » Kartrau fixa une navette bourrée de passagers qui fonçait en direction de la leur. La collision parut inévitable l’espace de quelques secondes, les deux appareils passèrent sans ralentir à cinq ou six mètres l’un de l’autre. « Qui peut se vanter d’être libre, Ewen ? » Ayant dit cela, le grossiste se rapprocha de son vis-à-vis et lui posa sur la poitrine le canon d’une arme de poing, un défatome ou « défat ». Il suffisait d’être effleuré à n’importe quel endroit par l’une de ses ondes pour qu’aussitôt se produise à l’intérieur du corps une série de fissions atomiques qui produisaient d’irréparables dommages. On les appelait les « détricoteurs » dans les bas-fonds de Frahel. Le cadavre d’un homme touché par un défatome se reconnaissait aux cavités noires dont il était criblé. « Tu crois peut-être que personne n’est au courant que tu es un frère du Panca ? grogna Kartrau à mi-voix. On m’a dit que tu étais en partance pour un très long voyage… — Comment… — … je sais ça ? Le Panca n’est pas la seule organisation à communiquer instantanément d’un bout à l’autre de la Galaxie. » La sensation de brûlure devenait insupportable. Il aurait fallu qu’Ewen tire le cakra de son sac pour lui permettre de cracher ses terribles disques de feu, mais il ne pouvait pour l’instant esquisser le moindre geste. Des vibrations douloureuses émanaient de son implant vital et lui labouraient le crâne. Les autres passagers s’étaient figés, comprenant qu’une altercation opposait les deux hommes et craignant d’être atteints par une onde perdue. « Pourquoi tu te mêles de ça ? demanda Ewen. — Parce que j’en ai reçu l’ordre. Je ne suis pas non plus celui que tu crois. Je viens t’offrir un autre voyage, frangin, le genre de voyage dont on ne revient pas. Après, je m’occuperai de ta femme et de tes gosses ! » Ewen faillit se ruer sur lui ; une pression appuyée du canon de l’arme de Kartrau l’en dissuada. « Elles ne sont au courant de rien, laisse-les tranquilles. — J’ai longtemps chassé, mon ami. Et j’applique toujours ce vieux dicton de Hyem : fou est le chasseur qui tue l’animal dangereux et laisse ses petits en vie. J’attendrai tranquillement que la belle saison soit revenue pour aller rendre visite à ta famille. — Qui t’a donné ces ordres ? » L’attention du grossiste fut détournée un bref instant par le mouvement d’un passager qui, inquiet, reculait vers le fond du compartiment. « Ça, mon vieux, tu ne le sauras jamais. » La navette amorça sa descente vers la station du Bateleur, le quartier où se trouvait le comptoir d’Ewen. « On descend, ajouta Kartrau à voix basse. Tu vas passer devant moi et te diriger vers ton comptoir. Tu marches tranquillement et, surtout, tu ne sors pas la main du sac planqué sous ton manteau. Un geste de travers et je te descends, compris ? Compris ? » Ewen acquiesça d’un hochement de tête. La navette atterrit en douceur sur la station. Les deux hommes attendirent que les autres passagers, pressés de sortir, se soient éloignés sur le quai pour franchir à leur tour la porte coulissante. L’ascenseur étant occupé, ils empruntèrent l’un des deux escaliers tournants placés de chaque côté de la station. À aucun moment la vigilance du grossiste ne se relâcha. Ewen comprenait maintenant pourquoi il avait toujours éprouvé une méfiance diffuse envers Kartrau bien que ce dernier ne lui eût jamais causé le moindre tort. La douleur à sa main était tellement forte qu’il la croyait carbonisée. Une chance se présenterait peut-être dans les rues étroites entre la station et le comptoir, une porte s’entrebâillerait une ou deux secondes, pas plus. Il feignit la résignation afin d’endormir la méfiance du grossiste. Au pied de la station, ils s’engagèrent dans le labyrinthe des ruelles bordées de façades hautes et droites. Les bulles individuelles progressaient à une lenteur désespérante dans les cinq couloirs aériens qui leur étaient alloués. Les plus basses volaient environ deux mètres au-dessus des têtes en émettant des bourdonnements agaçants auxquels les piétons finissaient pourtant par ne plus prêter attention. Arrivé sur Boréal une dizaine d’années plus tôt, Ewen mesurait encore la différence de gravité entre Amble, son monde d’origine, et sa planète d’adoption. La première fois qu’il avait marché sur le sol de Boréal après la période d’adaptation, le fardeau sur ses épaules s’était envolé, il avait cru décoller à chaque pas, la griserie s’était prolongée pendant plusieurs semaines et, même maintenant, même imprégné de la tristesse de la séparation, même dans la ligne de mire du défat de Kartrau, il ressentait dans son corps la légèreté incomparable et l’euphorie des premiers temps. Cette impression de pouvoir se propulser d’un bond une dizaine de mètres plus loin. Les Boréaliens, sans doute parce qu’ils avaient moins d’efforts à fournir pour vaincre l’attraction planétaire, étaient plus élancés que les Ambliens. Grand sur son monde natal, Ewen était de taille moyenne sur Boréal. La première fois qu’elle l’avait rencontré, Ezalde s’était gentiment moquée de ses muscles épais, noueux, et l’avait surnommé le Tronc. Il avait tout de suite aimé son rire malicieux, sa voix mélodieuse et le bleu piqueté d’or de ses yeux. À l’idée que le grossiste se rende dans le massif des Dames-Blanches pour assassiner sa femme, sa fille et son fils nouveau-né… Il expulsa sa colère d’une brève et puissante expiration. Attendre, guetter le moment propice. Andel Kartrau marchait un pas derrière lui, son regard et son souffle lui léchaient la nuque. Les deux hommes s’enfoncèrent dans le dédale des rues. Les façades de verre et les bulles individuelles se teintaient de la lumière matinale bleutée de l’étoile Ispharam. Des hommes sortaient en titubant des débits de boissons aux entrées occultées par des rideaux opaques. Nuit blanche à en croire leurs vêtements souillés et chiffonnés. Les clans du quartier du Diable fournissaient en alcools forts et drogues chimiques les quartiers d’affaires du Chariot d’Or et du Bateleur. Les services d’ordre ne cherchaient pas à éradiquer les trafics : les rumeurs accusaient le gouverneur, élu par les édiles de Frahel et des autres cités, d’avoir en grande partie financé sa campagne électorale grâce aux dons occultes des parrains des clans. La main droite d’Ewen paraissait morte. Peut-être l’avait-il laissée trop longtemps à l’intérieur du cakra. Maître Ebenezer ne lui avait donné aucune précision sur la façon d’utiliser le disque de feu, sans doute parce qu’il n’y avait pas de règle, que l’arme réagissait différemment selon la personnalité et la vitalité de chaque frère. Il n’avait pas pris le temps de s’exercer, pas plus durant son errance qu’au long des sept années partagées avec Ezalde. Le Panca exigeait de chacun de ses membres un engagement, une disponibilité de tous les instants ; il risquait maintenant de payer le prix de sa négligence. Il aperçut au loin la façade claire de l’immeuble qui abritait son comptoir. « Avance plus vite ! grogna Andel Kartrau derrière lui. Et pas de coup foireux, hein ? » Le grossiste s’était probablement mis en tête de récupérer ses codes bancaires et donc de vider son compte avant de l’exécuter. La cupidité de Kartrau était sa faiblesse, et peut-être une chance pour Ewen. Une chance infime. Ils arrivèrent devant le comptoir. Le rideau métallique, tiré devant la vitrine, offrait aux passants une image 3D du lac du massif des Dames-Blanches entouré de ses pics enneigés. Un hommage à Ezalde et au pays qui avait adopté Ewen. La tristesse s’abattit à nouveau comme un grand rapace sur sa nuque, ses épaules et son dos. Il n’avait pas quitté Boréal, il pouvait encore retourner chez lui ; il tenait un prétexte désormais : protéger sa femme, sa fille et son fils de Kartrau et des siens. Il se demanda quel dessein poursuivait la mystérieuse organisation qui tentait d’empêcher la reconstitution de la chaîne pancatvique. D’un mouvement de menton, le grossiste lui ordonna de glisser l’index dans l’identificateur cellulaire serti dans le chambranle du passage dérobé. La porte, épaisse et métallique elle aussi, s’ouvrit au bout de cinq secondes. Une femme âgée passa près d’eux en leur jetant un regard suspicieux. Ils s’avancèrent dans le couloir étroit et sombre qui donnait, dix mètres plus loin, sur l’immense pièce à hygrométrie constante où étaient entreposées les étoffes. Elle était pratiquement vide, Ewen ayant bradé la plupart des rouleaux et des chutes avant de fermer pour la saison d’hiver. Deux lampes mobiles captèrent leur présence et s’allumèrent, révélant le sol carrelé, les suspensoirs horizontaux, les rares morceaux de tissu soigneusement pliés sur les étagères. L’odeur caractéristique des cheveux d’ange, l’odeur du continent Asnaël d’Amble, se mêlait aux relents des produits chimiques qui interdisaient aux vierres, les insectes élisant domicile dans la pierre et le verre, de pondre leurs larves à l’intérieur des murs. « Allons dans ton bureau », ordonna Kartrau. Ils passèrent dans une pièce blanche en enfilade, nettement plus petite et basse, suivis des deux lampes dont les lumières vives étiraient leurs ombres sur les murs. Au centre, une large table aux pieds sculptés et un siège confortable qu’Ewen n’aurait changé pour rien au monde malgré son usure apparente ; en face, un canapé recouvert de tissu d’ange, deux autres fauteuils alignés où prenaient place les visiteurs ; et puis, sur une petite console fixée au mur, le terminal du comptoir, le cerveau en ADN de synthèse qui contrôlait les stocks, la sécurité, les températures, le taux d’humidité, transmettait automatiquement les commandes aux relais spatiaux disséminés entre Boréal et Amble, réglait les factures, relançait les clients négligents et gérait les comptes bancaires. Le terminal n’obéissait qu’à la voix d’Ewen. Ezalde avait refusé d’enregistrer la sienne, « pas envie de parler à une machine », disait-elle en riant, elle aurait eu l’impression d’en être prisonnière. Une simple boutade ? Pas sûr : les habitants du massif des Dames-Blanches entretenaient avec la technologie des rapports méfiants, empreints de superstition, tout comme les Ambliens nourris de cultes angéliques. Kartrau désigna le terminal du canon de son défatome. « Tu vas ordonner à ton vizir de transférer tout le fric de ton compte sur celui dont je vais te donner les coordonnées. » Ewen se rapprocha lentement de la console. Les terminaux personnels ou commerçants étaient surnommés « vizirs » sur le continent nord de Boréal et « âmes damnées » sur Amble. « Qu’est-ce que je gagne à t’obéir ? — Je ferai preuve de clémence avec ta femme et tes gosses. Je les tuerai proprement. Rapidement. Si tu refuses, je prendrai du plaisir avec elles, elles souffriront comme des damnées avant de crever. Crois-moi, je sais faire durer les réjouissances. — Qu’est-ce qui me prouve que tu tiendras parole ? » Kartrau se fendit d’un soupir agacé, presque douloureux. « Je viens de Hyem, moi, je ne suis pas comme ces enfoirés de Boréaliens, faux culs, menteurs, fourbes, tricheurs, aucune parole, aucun honneur. Quand je dis quelque chose, je le fais. Magne-toi, j’ai pas tout mon temps. — Dis-moi au moins quelle organisation t’a ordonné de m’éliminer. » Le grossiste marqua un temps de silence, les yeux rivés sur l’écran transparent du terminal qui, ayant détecté la présence des visiteurs et identifié la voix d’Ewen, commençait à se couvrir de graphiques de couleurs vives. « À quoi ça te servirait ? Eh, sors pas la main de ton putain de sac ! » Ewen se figea – moment mal choisi, trop de précipitation, Kartrau n’avait pas encore baissé sa garde. « À mourir un peu moins idiot. — Quand on meurt, on est toujours idiot, ricana le grossiste. — Tu ne crois donc pas à la vie éternelle ? — Un gros tas de conneries, ouais ! Aucun dieu ne me punira pour t’avoir tué, pour avoir piqué ton fric, pour avoir liquidé ta femme et tes gosses. Nous sommes faits de poussière et nous retournons à la poussière. On nous aura vite oubliés. Assez bavassé, ordonne le transfert. » Ewen fixa les yeux sur l’écran du terminal, maintenant criblé de graphiques symbolisant ses différents domaines de compétence. Il avait noué une curieuse complicité avec le cerveau en ADN de synthèse, racheté à l’ancien propriétaire du comptoir et purgé de ses anciennes mémoires. « Transfert de fonds de mon compte vers un autre compte. » Les graphiques s’animèrent, clignotèrent, s’évanouirent, des chiffres apparurent et s’alignèrent dans plusieurs colonnes. Le compte indiquait un total global de neuf cent mille bors, dont huit cent quatre-vingt mille disponibles immédiatement. Une belle somme. Le regard de rapace de Kartrau avait déjà saisi les informations affichées sur l’écran. « Il me faut les coordonnées de ton compte, dit Ewen. — Ça marche bien, dis donc, l’importation de tissus d’ange ! siffla le grossiste. 233 456 087 934, AG, Banque centrale du Nord. — 23 345… Après ? — 087 934… — 087 934…» Les yeux d’Andel Kartrau étincelaient, rivés sur le terminal. Maintenant. Ewen se jeta en arrière en tirant le cakra de son sac. Il n’eut pas besoin d’émettre la moindre intention ni de viser, le disque cracha instantanément un cercle de feu qui fondit sur le grossiste. Kartrau eut le temps de presser la détente de son arme avant d’être touché. Les ondes manquèrent leur cible et criblèrent de cavités sombres le mur opposé. Une odeur d’étoffe et de chair brûlées se diffusa dans l’air confiné du bureau. Le grossiste poussa un hurlement. Le feu, qui l’avait frappé à la cuisse, commençait à étendre ses ravages à son bassin. Il tenta encore de tendre le bras en direction d’Ewen, allongé sur le sol ; la douleur, atroce, ne le lui permit pas. Il chercha des yeux une source d’eau ou de froid, mais rien ne pourrait enrayer la brûlure, ni même la soulager, le feu descendrait de plus en plus profondément en lui, dévorerait tout résidu de vie, s’éteindrait seulement quand il aurait épuisé son combustible. Kartrau s’effondra et lâcha son arme dans sa chute. Ewen se releva, retira enfin la main de son cakra, fut surpris et soulagé de la retrouver intacte, remit le disque de feu dans le sac en tissu avant de s’approcher du grossiste, tordu par la souffrance sur le carrelage. Plus de morgue dans les yeux de l’agonisant, seulement une supplique muette, bouleversante. Il ramassa le défatome et le pointa sur la tête de Kartrau. « Je t’achève si tu me dis quelle organisation t’a ordonné de me tuer. » Le gémissement du grossiste glaça Ewen jusqu’aux os. « Les âmes… Les âmes de pierre… Les âmes… dans… la… pierre…» Il prononça encore une succession de syllabes incompréhensibles. Le supplice du feu lui interdirait d’en dire davantage. Ewen pressa la détente du défat. L’onde percuta la tempe de Kartrau et s’engouffra dans son cerveau. Deux secondes plus tard, la moitié de son crâne avait disparu dans un trou noir et il avait cessé de respirer. Le feu continua de se nourrir de lui pendant quelques instants, puis, toute vie l’ayant déserté, il s’éteignit. Ewen revint devant le terminal après avoir contemplé un instant la dépouille mutilée du grossiste. Le numéro de compte en attente de transfert s’affichait toujours sur l’écran. « Annulation de l’ordre. » Les graphiques scintillants supplantèrent de nouveau les chiffres et les colonnes. Ewen se demanda ce qu’il devait faire du cadavre. Rien : le transport d’un corps dans les rues de Frahel risquait d’attirer l’attention. Il resta un long moment debout devant le terminal, torturé par l’envie de rentrer chez lui, de serrer dans ses bras sa femme et sa fille, d’assister Ezalde lors de sa délivrance, de passer avec elles et avec son fils nouveau-né la saison d’hiver dans la douce quiétude de la maison. Les vibrations désagréables de son implant vital le tirèrent de sa rêverie. Impossible de revenir en arrière ; il devait maintenant parcourir le chemin tracé par le Panca. « mes de pierre », « âmes dans la pierre », ces mots, même si Ewen ne saisissait pas leur signification, entraient en résonance avec l’appel du Panca, avec le péril immense qui menaçait les espèces vivantes de la Galaxie ; ils semblaient annoncer de terribles lendemains pour l’humanité. En tentant de s’opposer à son départ, les adversaires de la Fraternité avaient démontré l’importance de la chaîne pancatvique. Il en était un maillon essentiel, imprégné du feu du cakra. Les larmes amères qu’il versa ne changèrent rien à sa résolution. Il lui fallait mourir à sa vie de famille, mourir à Ezalde, à Ynolde. Il n’avait pas besoin de les posséder ou de vivre dans leur intimité pour continuer de les aimer. Il les chérirait à distance, sans cultiver leur souvenir. Mourir au passé, naître à chaque instant au présent. Il commanda au terminal de virer quatre cent quarante mille bors en bons virtuels de voyage au guichet de retrait du quai de départ des vols transocéaniques et de laisser le solde du compte à la disposition de dame Ezalde, son épouse, et elle seule. Le terminal valida l’ordre en émettant le son cristallin prolongé habituel. Ezalde n’aurait qu’à s’identifier pour récupérer l’argent. Trois sâtnagas dans la salle d’attente. Facilement reconnaissables : entièrement nus, cheveux rassemblés en chignon au sommet de leur tête, longue barbe emmêlée, trident rouge tatoué sur le front. Leur maigreur était trompeuse : leur souplesse et leur résistance invraisemblables en faisaient des combattants exceptionnels. Capables d’endurer des températures de moins trente ou moins quarante degrés sans vêtements ni couvertures, ils passaient pour avoir neuf vies, comme certains animaux des mythologies boréaliennes. Nul ne savait d’où ils venaient ni d’où était issu le culte du dieu Sât. D’un lointain système stellaire, sans doute. Ils avaient un beau jour débarqué sur Hyem et s’étaient multipliés comme des insectes sur les trois planètes habitées du système d’Ispharam. Ils ne se reproduisaient pas, pourtant, consacrant chaque seconde de leur existence à leur divinité à la bouche sanglante. La plupart de leurs adeptes se recrutaient parmi les populations misérables des grandes cités. Les gouvernements avaient essayé d’interdire leur culte, pour offenses répétées à la pudeur et troubles de l’ordre public, mais chaque fois que l’un d’entre eux était jeté en prison, les conversions se multipliaient. Le conseil des trois planètes avait donc résolu de changer de stratégie : il avait élevé le rite sâtnagique au rang de religion officielle en espérant qu’il perdrait ainsi de sa virulence et cesserait de se répandre dans les quartiers déshérités. Les trois sâtnagas déambulaient sur le quai en dévisageant d’un air torve les badauds et les passagers en attente de leur vol. Malheur à l’homme ou à la femme qui s’offusquait de leur nudité ou soutenait leur regard : celui-là ou celle-là risquait d’être battu à mort, et personne ne lui porterait assistance, ni spectateurs, ni forces de l’ordre. Ils paraissaient chercher quelque chose. Ou quelqu’un. Ewen resta assis derrière la vitre teintée du restaurant qui surplombait les deux aires circulaires de décollage et, un peu plus loin, les ondulations bleutées et blanchâtres de l’océan Cincte. Il avait récupéré l’argent au guichet de retrait automatique et réservé un billet pour l’île équatoriale de Guino, d’où décollaient la plupart des vaisseaux interplanétaires. Il avait également acheté des vêtements traditionnels du continent nord dans une boutique du port – minuscule et puéril sentiment de fierté lorsqu’il avait constaté que les tissus étaient faits de cheveux d’ange importés de la planète Amble –, puis il s’était rendu dans un établissement de bains publics pour se laver et se raser avant de se changer. Il payait avec ses bons virtuels de cent bors – les images holographiques à l’intérieur des pièces en ADN de synthèse s’effaçaient sitôt qu’un utilisateur illégitime tentait de s’en servir –, on lui rendait la monnaie en espèces. Il avait glissé le sac du cakra sous son nouveau manteau en laine beige orné, à la mode frahélique, de motifs aux couleurs éclatantes. Trois heuresTO avant l’embarquement. Ewen se demandait quelle conclusion tirerait Ezalde de la présence du cadavre d’Andel Kartrau dans le bureau du comptoir. Et du retrait de la moitié de l’argent sur le compte. Elle penserait sans doute que son mari, qui la veille encore lui déclarait un amour éternel, était reparti sur sa planète d’origine sans avoir eu le courage de la prévenir, elle maudirait à jamais le souvenir d’un lâche, d’un criminel, et c’était là le plus grand sacrifice exigé par le Panca, son image brisée, salie, dans la mémoire de celles qu’il aimait plus que lui-même. Il voulait croire que la mort de Kartrau mettrait fin au projet de les éliminer, mais était-ce une simple initiative du grossiste ? En avait-il reçu l’ordre de son organisation ? Quelqu’un d’autre se chargerait-il d’exécuter la sentence ? La navelle, une nef de forme circulaire, se posa à la verticale et avec une grande douceur sur son aire. Elle arborait sur son flanc rebondi le sigle noir et rouge de la compagnie Trans-Cincte. Ewen régla son repas et alla se placer dans la file d’attente devant la porte d’embarquement. La présence des trois sâtnagas, qui faisaient partie des voyageurs en partance pour l’île de Guino, inquiétait visiblement les autres passagers. Personne n’aimait passer deux ou trois heures dans un lieu clos en compagnie de trois hommes nus d’humeur belliqueuse. Il valait mieux ne pas répondre à leurs provocations, et donc subir en silence leurs sarcasmes et leurs gestes obscènes. L’embarquement se déroula sans heurt malgré les craintes des hôtesses. Ewen s’installa dans le siège que lui indiqua l’une d’elles, près d’un hublot, et garda les yeux rivés sur le port et l’océan Cincte jusqu’au décollage. Il n’entendit pas la voix suave annonçant le départ imminent, ni les grondements des moteurs de la navelle ; il vit seulement, entre ses cils perlés de larmes, les reliefs blancs de la ville s’aplatir, rétrécir peu à peu, les taches bleue de l’océan Cincte, brune des marais et verte des plaines s’élargir et se confondre ; il tenta de discerner les montagnes enneigées du massif des Dames-Blanches, heurta le mur de nuages gris qui barrait tout l’horizon… Il quittait à jamais le continent nord de Boréal, reniant une existence qui lui avait apporté davantage de bonheur qu’il n’en avait jamais espéré. CHAPITRE IV TransAmblien, ou TA : des historiens, dont je ne fais pas partie, affirment que la compagnie TransAm (TA), l’une des plus importantes dans le domaine des transports galactiques, serait la descendante lointaine d’une compagnie de transport terrestre reliant Asnaèl et Arcad, deux des continents de la planète Amble (système d’Ispharam, Voie lactée). Les lettres A & M désigneraient, selon mes confrères partisans de cette thèse, la planète Amble. Je manque d’imagination, je l’avoue, pour expliquer de façon vraisemblable comment une minuscule compagnie d’un système perdu sur un bras spiral de la Voie lactée aurait pu se transformer en une multiplanétaire tentaculaire implantée sur la quasi-totalité des mondes habités. Il existe d’autres explications pour les lettres AM : elles pourraient être par exemple les initiales du fondateur de la compagnie, une pratique usuelle dans le secteur du voyage spatial. Une autre hypothèse, assez séduisante, veut que le A et le M soient les deux premières lettres du mot « amplan », le nom du tout premier appareil ayant relié les deux systèmes originels en moins d’un siècle, exploit qui d’ailleurs donna le coup d’envoi de la grande Dissémination. En outre, en compulsant les archives galactiques, j’ai pu constater que l’on ne trouve plus une seule trace du TransAmblien après la guerre d’indépendance du Kartvig, une zone montagneuse faisant office de frontière entre Asnaël et Arcad. Le conflit aurait ruiné la compagnie, et je crois que tout historien sérieux s’emparera de ce fait avéré pour mettre fin à une thèse qui tient de l’élucubration. Odom DERCHER mythes et réalités de la voie lactée, chapitre des transports LES CARNETS D’OLMEO, 2 LE TRANSAMBLIEN s’est plié et froissé comme un vulgaire bout de tissu. Ses parties articulées se sont encastrées les unes dans les autres dans un épouvantable fracas de métal froissé. J’ai été arraché de la terrasse et projeté une quarantaine de mètres plus loin. J’ai roulé sur l’herbe de la plaine et cru que mes os se brisaient sur les arêtes des pierres. Je suis resté un long moment étourdi, éparpillé en mille morceaux, puis j’ai entendu un gémissement et tourné la tête vers la gauche. Sayi était allongée à trois ou quatre mètres de moi, visage et robe ensanglantés. J’ai oublié ma douleur pour me rapprocher d’elle en rampant sur la terre brûlante. Des larmes coulaient de ses yeux grands ouverts. Elle s’efforçait de sourire. J’ai admiré sa force d’âme, propre aux habitants des monts du Souffle, j’ai voulu l’aider à se relever, mais elle m’a fait signe d’attendre, comme si, de la même manière qu’elle marquait un instant de recul avant chacune de ses phrases, avant chacun de ses gestes, elle prenait le temps d’explorer et de dompter sa souffrance. Sa pâleur m’a alarmé. Mon regard a heurté, plus loin, le TA transformé en un amas de tôle noire brisée. J’ai ressenti une vive inquiétude pour mes parents et mes sœurs. Quelques silhouettes titubantes émergeaient des volutes de fumée dispersées par la brise. J’ai également pris conscience de la chaleur étouffante qui écrasait la plaine, je ne l’avais pas ressentie à l’intérieur du TA ni sur la petite terrasse où m’avait entraîné Sayi. J’ai compris pourquoi la végétation était si rare et maigre, pourquoi les hommes ne pouvaient pas survivre ici, pourquoi on appelait cet endroit le Pays Désolé. Mes jambes flageolantes peinaient à me porter. J’ai été surpris de voir Sayi se mettre debout à son tour, je la croyais quasi morte quelques secondes plus tôt. Le sang coulait de son nez et de ses lèvres, collait des mèches de ses cheveux à ses joues et à son menton. Une colonne de fumée noire s’élevait de l’avant du convoi. Des hurlements, des gémissements s’éparpillaient dans le silence funèbre. Des passagers s’échappaient de l’amas de ferraille et s’en éloignaient en courant, pourchassés par leurs peurs, pressés de mettre la plus grande distance entre eux et le monstre abattu. Sayi s’est dirigée vers le convoi, dominant la douleur à sa jambe. Je l’ai suivie. Chacun de mes pas soulevait une gerbe de poussière grise et réveillait une vibration pénible dans un recoin de mon corps. Sayi, elle, paraissait à peine effleurer le sol. Malgré sa claudication, elle marchait avec une légèreté d’ombre. Les premiers instants de panique passés, les survivants commençaient à s’organiser. Les hommes évacuaient les morts et les blessés par les multiples brèches et les étalaient côte à côte sur la terre poussiéreuse. Aux gémissements se mêlaient les hurlements des malheureux coincés dans les enchevêtrements, et les sanglots des mères, des pères, des sœurs, des frères, des épouses, des maris, des enfants devant les dépouilles de leurs proches. La plupart des cadavres étaient affreusement mutilés, décapités, démembrés, éventrés par les morceaux de ferraille pliés ou transformés en lames. L’odeur de la mort, cette odeur âpre et répugnante que j’avais appris à reconnaître lors de l’épidémie de calchôse qui avait frappé le Pays Noir et décimé un tiers de notre communauté, masquait en partie les effluves de métal surchauffé. « Je pars à la recherche de ma famille », a dit Sayi. J’ai hoché la tête. Mon cœur me poussait à l’accompagner, mais je devais d’abord m’occuper des miens. Quel fils, quel frère aurais-je été pour préférer une étrangère à mes parents et mes sœurs ? Sayi s’est dirigée en boitant vers l’arrière du convoi. Je l’ai vue s’adresser à deux contrôleurs, aussi affolés que les passagers mais reconnaissables à leurs uniformes noirs ornés de liserés rouges, puis se glisser dans une porte ou une brèche du TransAmblien. J’ai failli me lancer à sa poursuite, taraudé par la crainte de ne plus jamais la revoir, j’ai eu honte de mes pensées et, contenant une terrible envie de vomir, j’ai erré entre les corps allongés. La brise soulevait une puanteur terrible de sang, de viscères et d’excréments. De petits groupes s’interrogeaient sur les circonstances de l’accident, les hypothèses s’entrechoquaient : explosion accidentelle à l’avant du convoi, sabotage des indépendantistes du Kartvig, traversée d’olants sur la voie… Quelques-uns évoquaient à mi-voix le courroux des anges trahis par leurs adorateurs : voyager dans le ventre d’une abomination technologique était un péché, un défi à la loi angélique. Je n’ai pas repéré mes parents ni mes sœurs parmi les morts et les blessés. Je ne m’en suis pas réjoui : ils étaient sans doute restés coincés dans le gigantesque chaos de ferraille. Dans quel état les retrouverais-je ? La perspective de partir à leur recherche à l’intérieur du TA me flanquait une frousse de tous les diables, puis je me suis souvenu de Sayi, de son courage, et je me suis faufilé par la première brèche en faisant attention à ne pas m’embrocher sur les saillies des cloisons éventrées. Des rayons de lumière bleutée tombaient des brèches du plafond. Je me suis orienté à l’aide des numéros des sièges encore en place… 389 G, 389 F, 389 E… Je me frayais un passage entre les cadavres et les objets jonchant le sol… 367 M, 367 L, 367 K… Je pataugeais par endroits dans des flaques de sang. J’ai dû escalader un monticule de tubes et de panneaux enchevêtrés pour continuer dans le couloir, enfin ce qu’il en restait. Alors que j’en franchissais le sommet, le tas s’est affaissé sous mon poids dans un craquement. J’ai distingué les corps d’une femme et de son bébé transpercés par des myriades de lames, la bouche du nourrisson encore refermée sur le sein de sa mère, j’ai hurlé ma colère et ma détresse… 355 Y, 355 X, 355 W… J’ai traversé un espace relativement épargné, repris espoir, heurté sans le vouloir les jambes d’un vieil homme éjecté de son siège et pendu par le cou à la ceinture de sécurité qui ne s’était pas rétractée. J’ai hésité un instant à le décrocher, mais il était mort et je ne pouvais plus rien pour lui… 346 T, 346 S, 346 R… Le murmure de la micropuce insérée dans mon bras m’a fait sursauter : Vous approchez de votre place réservée, 346 K, vous approchez de votre place réservée, 346 K… Mon cœur s’est mis à battre à la volée. Une bonne partie du toit s’étant envolée, la lumière entrait à flots et diffusait une chaleur irrespirable. Il ne restait pratiquement rien de la rangée verticale de sièges où ma famille était installée. Arrachés de leurs supports comme de vulgaires bouts d’écorce pourrie, ils avaient roulé le long du couloir et percuté les parois avec une telle violence qu’ils les avaient fendillées. Des traces de sang sur le métal, aucun corps en vue. Une peur atroce s’est emparée de moi : j’avais perdu mes parents et mes sœurs, j’étais seul au monde, et j’ai mesuré à quel point leur présence, leur amour, leurs défauts m’étaient indispensables. Je n’étais qu’un enfant grandi trop vite, pas de taille à affronter l’univers et ses dangers. J’ai eu envie de pleurer puis, prenant une nouvelle fois exemple sur Sayi, j’ai tenté d’observer un temps de recul. Je n’avais aucune idée de la façon dont elle s’y prenait, j’avais seulement remarqué qu’elle tournait les yeux vers l’intérieur, comme pour repartir vers elle-même. Mais, incapable de me concentrer, emporté par ma frayeur et mon chagrin, j’ai filé comme un somnambule le long du couloir jonché de débris. Un cadavre. L’une des deux sœurs des marécages du Ponant. Je l’ai enjambée. Elle avait perdu son bonnet traditionnel et l’une de ses chaussures. Sa robe de laine noire était retroussée sur ses jambes habillées de chausses jusqu’en haut des cuisses. Elle ne portait aucun autre stigmate qu’un cercle bleuâtre autour du cou. J’ai marché de plus en plus vite jusqu’à la première porte, la gorge et le cœur serrés, et je me suis jeté dans la fournaise de la plaine. En me contraignant à ralentir ma respiration, l’air brûlant m’a permis de reprendre mes esprits. Toujours les mêmes scènes de désolation le long du convoi immobilisé, des cadavres et des blessés étendus sur la terre grise, des familles éplorées, des hommes fouillant les débris et écartant les tôles à la recherche d’éventuels survivants, des femmes en quête d’eau et d’alcool pour soigner les blessures. « Ol… Ol…» J’ai aperçu m’man au milieu de la foule. Son visage bouleversé, ses yeux rouges ont soufflé ma première réaction de joie. Je l’ai rejointe en louvoyant entre les vivants et les morts. Elle m’a pris dans ses bras et m’a bercé un long moment ; sept ou huit ans qu’elle ne m’avait pas ainsi étreint. « Ol, j’ai cru que toi aussi…» Elle a éclaté en sanglots, ses larmes ont mouillé mon cou. Je l’ai saisie par les épaules, forcée à se détacher de moi et maintenue au bout de mes bras tendus. J’étais maintenant plus grand qu’elle. Elle s’est cachée derrière ses cheveux défaits pour essayer de fuir mon regard. « Pourquoi, moi aussi ? » Je savais déjà que sa réponse ne me plairait pas. « Tes sœurs, a-t-elle bredouillé. Tes sœurs…» Mon sang s’est glacé. « Elles sont… elles sont…» Elle m’a tiré par le bras en direction de deux cadavres dont l’un n’avait plus que la moitié de la tête. J’ai reconnu la robe de ma sœur cadette, Parsaflore, déchirée de haut en bas et maculée de taches pourpres. Le monstre métallique lui avait dévoré le côté gauche du visage. Ses cheveux blonds rougis par le sang étaient plaqués sur sa chair écorchée. Près d’elle, le corps d’Alanor, la troisième, dont le cou formait un angle insolite avec ses épaules. Elbéore, elle, était bien vivante, accroupie non loin de ses sœurs, impassible, indifférente. « Et P’a ? ai-je marmonné, les lèvres serrées. — Il est parti avec les autres hommes pour essayer d’extraire les survivants. » M’man a de nouveau pleuré. « C’est ma faute, Ol, c’est mon crime que tes sœurs ont payé, c’est à cause de moi qu’on est partis, que tout ça est arrivé…» Anéanti par le chagrin, j’ai pensé la même chose et j’ai failli la frapper, ma propre mère, puis je l’ai fixée, elle, la femme échevelée, bouleversée, maudite par sa communauté parce qu’elle avait eu le malheur d’aimer un autre homme, et j’ai secoué la tête. « Non, m’man, personne peut t’en vouloir, c’est seulement le destin. » Je venais de prendre un temps de recul, comme Sayi, et ma colère s’était éloignée sans m’emporter. Je me suis approché des corps de mes sœurs et les ai contemplés un moment jusqu’à ce que les larmes me mouillent les joues. Elles s’étaient débrouillées pour demeurer à jamais dans leur cher Pays Noir. Leurs cris, leurs moqueries, leurs chamailleries me manquaient déjà. Je me suis approché d’Elbéore, l’ai soulevée du sol et serrée fortement contre moi. Elle n’a pas réagi, elle s’était repliée loin en elle-même, elle reviendrait parmi nous quand elle aurait le courage d’affronter son chagrin. Je lui ai murmuré qu’elle était ma petite sœur adorée, que je l’aimais, qu’elle pouvait compter sur moi. Elle m’a fixé sans me voir, je l’ai délicatement reposée sur le sol. « Je vais aider les hommes. » M’man m’a approuvé d’un hochement de tête. Je me suis dirigé vers le TA. Ma détresse me poussait vers Sayi. Elle seule avait le pouvoir d’adoucir ma colère et ma tristesse, au moins de m’aider à les accepter. J’ai séché mes larmes, remonté le convoi vers l’endroit où elle avait disparu et suis retourné dans le ventre métallique. Des hommes m’ont crié de ficher le camp, les espaces étaient tellement étroits, tortueux, que je les gênais dans leurs mouvements. De nombreux voyageurs étaient encore bloqués dans les enchevêtrements, quelques-uns poussaient des gémissements à fendre l’âme. Je me suis demandé combien de passagers contenait le TA : plus de dix mille personnes sans doute, compte tenu de l’immense foule entassée sur le quai de la gare de Sar Draël. Une course de vitesse s’était engagée entre les humains et la mort. J’ai réussi à me glisser dans les passages pour continuer mon exploration. Les scènes que j’ai découvertes étaient par endroits si affreuses que j’ai dû fermer les yeux. L’image de ma sœur mutilée m’est revenue en mémoire comme un coup de poing au visage, je me suis mordu la lèvre inférieure pour ne pas libérer le hurlement surgi de mes entrailles. Le voyage était différent, ô combien, de mes rêves et, pourtant, je ne regrettais pas d’être parti, je bénissais toujours ma mère pour sa faute et mon père pour son orgueil insensé. Grâce à eux, j’avais admiré la grande cité de Sar Draël, l’arrivée majestueuse du TransAmblien dans la gare surpeuplée, les paysages étonnants de la Désolation, des merveilles que les autres enfants du Pays Noir ne contempleraient jamais. J’avais surtout rencontré Sayi, la fille des monts du Souffle, Sayi et sa sérénité, qui m’étaient déjà aussi indispensables que l’air et l’eau. Je l’ai enfin aperçue en passant devant une porte, assise sur la terre grise au milieu d’une dizaine de corps aux tenues bariolées et aux bottes pointues. Des habitants des monts du Souffle. Elle a rouvert les yeux quand elle m’a entendu approcher. Elle a trouvé la force de me sourire malgré la tristesse infinie de son regard. Observant les corps, j’ai reconnu les visages de ceux qui l’entouraient sur le quai de la gare de Sar Draël. « Ta famille ? » j’ai demandé. Elle a attendu quelques instants avant d’acquiescer d’un hochement de tête. « Pas de survivant ? » Elle n’a pas répondu, mais, cette fois, j’ai vu que l’émotion la submergeait et l’empêchait de prendre son temps de recul. Ses yeux noirs se sont emplis de larmes. « Moi, j’ai perdu deux sœurs, ai-je dit un peu stupidement, comme pour la rejoindre sur le terrain du malheur. — Je suis désolée pour toi, Ol », a-t-elle répondu après un moment de silence. Je me suis assis à ses côtés. « Je suis aussi désolé pour toi, Sayi. Qu’est-ce que tu… Qu’est-ce que tu vas faire, maintenant ? » Elle a baissé la tête, ses cheveux ont tiré un rideau noir brillant sur son visage. « Je dois brûler leur corps pour que les anges puissent emporter leur âme. — Et après ? Qu’est-ce que tu feras ? » Quelques-unes de ses mèches ondulaient au rythme de son souffle. Les taches de sang avaient séché sur sa robe. Les morts lui ressemblaient, cheveux noirs, teint mat, pommettes hautes, sereins dans leur dernier sommeil malgré des visages déformés par la violence du choc. « Ce que me réserve le destin. — Tu as de l’argent ? » Un temps de silence. « Mon père a tout dépensé pour ce voyage. Nous avons de la famille où nous avions prévu de nous installer. C’est sans doute là-bas que j’irai. La communauté de mon oncle me recueillera. » J’ai perçu des fêlures dans sa voix. Une idée folle m’est venue à l’esprit. Je l’ai gardée pour moi, je devais d’abord en parler à mes parents. « Une fille du Souffle ? Une adoratrice de ce… de Hyophël ? Tu perds la tête, Ol ! » J’ai cru que P’a allait me rouer de coups. M’man s’est tenue prête à intervenir, le buste en avant, les bras écartés, le regard farouche. Elle avait perdu deux filles aujourd’hui, pas question qu’on touche un cheveu de son garçon. Elbéore semblait étrangère à la scène, murée dans son indifférence, imperméable au monde et à ses manifestations. Une forte odeur de viande brûlée flânait dans la nuit presque aussi chaude que le jour. Les braises des bûchers de crémation jetaient des lueurs rougeoyantes dans l’obscurité. On les avait alimentés toute la journée avec les cadavres des voyageurs adeptes des cultes angéliques, la quasi-totalité des victimes. Les hommes avaient coupé les arbres sur cinq lieues à la ronde en faisant bien attention de ne pas être empoisonnés par leur sève mortelle. Ils avaient dressé une dizaine d’immenses tas de branches et de troncs à environ trois cents pas du convoi et les avaient enflammés après avoir chanté les oraisons funèbres, puis, toute la journée, les corps avaient été jetés dans les flammes. Comme il revenait à chaque famille de s’occuper de ses morts, P’a et moi avions transporté mes deux sœurs et les avions nous-mêmes confiées au feu avant de nous reculer, incommodés par la chaleur et l’odeur, et de nous recueillir pour une prière silencieuse en compagnie de m’man et d’Elbéore. Leur âme libérée de la chair pouvait maintenant s’envoler vers la demeure éternelle des anges. M’man avait versé ses dernières larmes, P’a l’avait fixée d’un air mauvais. Lui la tenait pour responsable de la mort d’Alanor et de Parsaflore. La seule responsable de nos malheurs. Je me suis esquivé pour partir à la recherche de Sayi et l’ai retrouvée devant un autre bûcher, en train de prier pour les siens, si proche du feu que, m’approchant d’elle, j’ai eu peur de me transformer en torche. Elle ne m’a pas lancé un regard et, pourtant, j’en étais certain, elle me savait à ses côtés. J’ai prié un moment pour ceux de sa famille – contrairement aux anciens, j’ai toujours pensé que les prières adressées à Uraël, l’ange maître de notre communauté, étaient également entendues par Hyophël, l’ange maître des monts du Souffle. Puis, comprenant que Sayi ne souhaitait pas rompre son silence, je suis retourné près de mes parents et de ma petite sœur. M’man avait préparé le dîner, comme d’habitude. Les employés du TA nous avaient annoncé que nous passerions la nuit dehors en attendant que le deuxième convoi de la compagnie, stationné dans la ville de Lunac, en Arcad, vienne nous chercher. Ils n’avaient pas donné d’explication sur l’accident. Aucun groupe indépendantiste ne s’étant manifesté, on avait abandonné l’idée de l’attentat et privilégié l’hypothèse d’une déformation du rail due à l’usure et à la chaleur. J’avais attendu d’avoir assouvi ma faim dévorante pour exposer mon idée à mes parents. J’ai insisté. « Sayi n’a plus de famille. Elle pourrait venir avec nous. Au moins jusqu’à Al Kraël. On a de la nourriture plus qu’il n’en faut maintenant. Et puis, si elle le voulait, elle pourrait prendre le grand vaisseau avec nous, puisqu’on a déjà payé les billets… — Qu’ils aillent rôtir en enfer, elle et les autres suppôts de Hyophël ! » a craché p’a. Quelqu’un, une ancienne je crois, m’a un jour expliqué pourquoi ceux du Pays Noir détestaient ceux des hauts plateaux du Souffle. Les montagnards n’étaient pas descendus prêter main forte aux communautés de la plaine pendant la guerre des Sept Diadèmes. Bien qu’on leur eût dépêché des oiseaux messagers, ils étaient restés terrés dans leurs montagnes, laissant leurs frères d’en bas en découdre seuls face aux légions sanguinaires de Xahor le Conquérant. Aux défauts qu’on leur prêtait, naïveté, lenteur, paresse, indolence, inconstance, on avait ajouté la lâcheté et l’ingratitude : ne les avait-on pas nourris lors des terribles hivers qui avaient décimé leurs troupeaux et vidé leurs réserves de nourriture ? Il est possible, avait précisé l’ancienne, que les engins aériens de Xahor aient intercepté les oiseaux messagers et que les communautés du Souffle n’aient jamais eu connaissance des appels au secours du Pays Noir, mais, depuis ce temps-là, les anges Uraël et Hyophël sont des frères ennemis. Bien qu’il eût décidé d’emmener sa famille très loin d’Amble, P’a était encore conditionné par les vieilles histoires du continent Asnaël. À quoi bon aspirer à une nouvelle vie si on refuse de se débarrasser des anciennes croyances ? « Sayi pourrait remplacer mes sœurs », ai-je dit. La tristesse a supplanté la colère dans les yeux de p’a. Il n’a pas pleuré, parce qu’un homme du Pays Noir ne pleure pas, mais ses yeux se sont sauvés dans la nuit. M’man a pris Elbéore contre elle et l’a bercée ; la petite n’a pas réagi, on aurait dit dans ses bras une grande poupée de chiffon. Autour de nous résonnaient, comme des bourdonnements d’insectes, les murmures des familles dispersées sur la plaine. À la détresse et la lassitude s’ajoutait à présent la crainte d’être surpris par les cris pétrifiants des olants ou, pire, par l’irruption d’une harde. Le convoi de secours arriverait demain avant le zénith d’Ispharam, du moins on l’espérait. Passer une autre journée dans la chaleur étouffante de la Désolation n’était pas une perspective réjouissante, nous avions hâte de nous éloigner d’un endroit où avaient brûlé plus de trois mille morts, nous étions tous pressés d’oublier. « Rien ni personne ne remplacera tes sœurs, a repris P’a d’une voix radoucie. Oublie cette fille, Ol, oublie cette histoire et fiche-nous la paix. » Il ne servait à rien d’insister. Je me suis dit que je n’avais pas choisi le bon père. Ou que j’aurais dû naître ailleurs, sur un autre continent, car P’a était le parfait spécimen des hommes du Pays Noir, têtus, bornés, les semelles collées à leurs terres, à leurs coutumes, à leurs principes. « Ol a raison, a déclaré m’man d’une voix ferme sans cesser de bercer Elbéore. Si cette fille n’a plus de famille, notre devoir nous commande de la prendre avec nous. — Tu es mal placée, femme, pour parler de devoir, a répliqué P’a d’un ton dur. Si tu les avais respectés, tes devoirs, nous serions demeurés dans notre communauté, Parsaflore et Alanor seraient encore vivantes. Tu as ouvert la porte à la malédiction. » Des larmes silencieuses ont coulé sur les joues de ma mère. « Si tu t’étais intéressé autant à moi qu’à tes champs ou à tes bêtes, mon mari, ma porte ne serait restée ouverte que pour toi. » P’a a eu un curieux réflexe : il s’est retourné pour savoir si personne d’autre n’avait entendu. Les familles voisines, concentrées sur leurs propres malheurs, ne nous prêtaient pas attention. La lumière des étoiles, filtrée par le voile nuageux, tirait de l’obscurité des visages blêmes et tragiques. Certains tentaient de dormir, directement allongés sur la terre. « Je ne sais pas ce qui me retient de…» P’a avait craché ces mots entre ses lèvres serrées. « De quoi ? a relevé m’man avec une moue provocante. — De te donner la correction que tu mérites. — Le ciel m’a pris deux filles. Tu peux me battre jusqu’au sang, tu ne seras jamais aussi cruel que lui. — Il nous a tous punis pour tes fautes. » M’man a couché Elbéore, endormie, sur un bout de tissu étalé sur le sol et l’a contemplée un petit moment avant de se redresser. « Qui peut dire de quelles fautes nous sommes punis ? » Elle a désigné les gens autour de nous. « De quoi sont-ils punis, tous ceux-là ? » P’a s’est tu. Il n’avait pas de réponse à cette question, personne n’en avait. M’man s’est tournée vers moi. « Va donc chercher cette fille, Ol. Le ciel prend, le ciel donne : c’est lui qui nous l’envoie. » Je n’ai pas attendu la réaction de P’a pour bondir sur mes jambes et partir à la recherche de Sayi. Le deuxième TA s’est présenté en fin d’après-midi. Il n’avait pas la majesté de la première machine, c’était une version plus petite, plus ancienne, d’une couleur terne, entre brun et gris. Comme une carapace usée. Nous avions attendu toute la journée dans une chaleur éprouvante. Les rayons d’Ispharam s’étaient glissés entre les déchirures des nuages pour inonder la Désolation d’une lumière bleutée aveuglante. Les hommes avaient installé des abris de tissu pour ménager un peu d’ombre aux enfants et aux personnes âgées, une précaution qui n’avait pas empêché les évanouissements ni même les décès – blessés, vieillards et nourrissons à qui la déshydratation avait été fatale. Des groupes de voyageurs s’en étaient pris à deux agents de la compagnie, et il s’en était fallu de peu que les hommes en uniforme noir aux liserés rouges ne soient massacrés à coups de bâtons et de pierres. L’intervention énergique d’une ancienne à la voix tonitruante leur avait évité le pire. Elbéore ne lâchait pas la main de Sayi. P’a ne nous avait pas adressé un regard quand j’étais revenu en compagnie de celle que m’man avait accueillie comme sa fille. Sayi avait accepté ma proposition avec une simplicité désarmante. J’étais un envoyé du destin, et les habitants du Souffle ne vont jamais contre le destin. Une résignation stupide, diront les incroyants, mais la vie m’a appris que l’acceptation est la forme la plus radicale, la plus exigeante, de la relation au monde. Beaucoup clament leur foi, mais combien font réellement confiance aux dieux et aux anges ? Combien considèrent vraiment que l’univers est un langage divin ? M’man avait dégrafé le haut de sa robe et Sayi avait alternativement posé ses deux joues sur le sein offert. Le rite de l’adoption était le même sur les monts du Souffle et dans le Pays Noir. Elles ne pouvaient plus revenir en arrière, elles étaient mère et fille jusqu’à ce que la mort les sépare. Elbéore, qui s’était tout de suite collée à sa nouvelle sœur, revenait à la vie à une vitesse qui nous étonnait, m’man et moi. L’eau commençait à manquer, les gorges se desséchaient et on aurait compté de nombreux morts supplémentaires si le TA avait encore tardé. Son grondement lointain avait retenti comme un signal de délivrance. Les voyageurs s’étaient levés bien avant qu’il ne se fût immobilisé une demi-lieue plus loin. J’ai eu envie de pleurer en passant devant les cendres d’un bûcher. Les corps partiellement consumés formaient un enchevêtrement lugubre de têtes à la peau noire et racornie, de troncs, de bras, de jambes. Plus loin guettaient des centaines de kalbacs, de grands volatiles noirs, des nettoyeurs qui repéraient les charognes à des dizaines de lieues. Capables de sectionner une jambe d’un coup de bec, ils ne laisseraient rien, pas même un os. Au Pays Noir, on les appelait les croquemorts. On les craignait, on ne les aimait pas mais, même si on les savait capables d’attaquer les troupeaux, voire les humains, en période de sécheresse, on avait besoin d’eux pour s’occuper des dépouilles, pour empêcher les contaminations, et on leur fichait la paix. La multitude se dirigeait vers le convoi dans un silence recueilli. Pas un cri de joie n’a retenti malgré notre hâte de quitter un lieu maudit qui n’avait jamais autant mérité son nom. L’embarquement s’est effectué sans un commentaire, sans un chuchotement. Les passagers se sont répartis par les portes grandes ouvertes sur le flanc métallique. Tant étaient profonde leur peine et la peur de demeurer sans ressources dans la fournaise de la plaine que, malgré le traumatisme de l’accident, ils se sont installés sans rechigner sur les travées verticales de sièges nettement moins confortables que ceux de la première machine. Sayi s’est assise sur le siège entre celui d’Elbéore, en dessous, et le mien, au-dessus. Les ceintures ne s’ajustaient pas automatiquement, il fallait les tirer à la main et enfoncer l’extrémité métallique dans l’accoudoir. Personne n’a parlé avant le départ. Une famille de paysans de la Kaada avait pris place sur la rangée d’en face. À ma hauteur s’était perché un garçon de sept ou huit ans au regard vide et à la bouche entrouverte, l’un de ces déficients mentaux qui passaient chez nous pour les protégés des anges. Vénérés, dispensés de corvées, ils menaient une existence tranquille que leur enviaient bon nombre d’enfants ordinaires. Celui-là m’a souri avant de se tourner vers le hublot et de s’absorber dans la contemplation du paysage. Je me suis penché par-dessus l’accoudoir de mon siège pour adresser un petit signe à Sayi. Je me suis demandé, avec une soudaine inquiétude, si, de la même façon que ma mère s’était exclue de la communauté en aimant un autre homme que son mari, je n’allais pas offenser les lois angéliques en tombant amoureux d’une fille qui, à ma propre initiative, était devenue ma sœur. CHAPITRE V Gonavore : grand mammifère marin de l’océan Cincte sur la planète Boréal. L’étymologie du mot serait associée à une légende attribuée aux pêcheurs de l’île de Guino. Un jour, les pêcheurs remarquèrent que les poissons se faisaient de plus en plus rares et que leurs filets restaient désespérément vides. La famine les guettait, eux et leurs familles. Vaines furent leurs prières adressées aux anges et aux dieux. Ils décidèrent alors de sacrifier l’un des enfants du village. Le sort désigna un jeune garçon qui n’avait jamais parlé depuis sa naissance. Sa mère le cacha lorsque son père vint le chercher mais il fut retrouvé, presque mourant de faim, dans un énorme coquillage appelé bénitelle. Lorsqu’on l’allongea sur le rocher sacré pour répandre son sang, l’usage de la parole lui fut subitement rendu. Saisis par ce miracle, les villageois décidèrent de l’épargner. L’enfant leur demanda alors de lui fabriquer un bateau. Le jour suivant, l’embarcation fut prête, et il partit sur l’océan malgré les vagues immenses qui se dressèrent devant lui et menacèrent d’engloutir l’île. Il vogua sept jours et sept nuits en plein cœur de la tempête avant de découvrir une terre inconnue où s’étaient rassemblées d’immenses créatures marines. Elles s’écartèrent pour laisser passer son frêle esquif. Il débarqua sur la terre inconnue. L’un des monstres marins, le plus gigantesque, s’approcha du bord et lui demanda, d’une voix plus puissante que le tonnerre, qui il était et ce qu’il faisait là. L’enfant lui expliqua qu’il appartenait à l’espèce des hommes, qu’il vivait sur l’île de Guino et que les siens risquaient de mourir de faim car le poisson se faisait de plus en plus rare. « Nous sommes arrivés du lointain espace depuis peu, dit le monstre marin. Et il nous faut manger une grande quantité de poissons chaque jour si nous voulons survivre. — Si les hommes meurent de faim, expliqua l’enfant, alors vous ne tarderez pas à connaître le même sort. » Les créatures marines reconnurent la vérité dans les paroles de l’enfant. Mais de quoi se nourriraient-elles ? Elles avaient achevé leur métamorphose, elles ne pouvaient plus repartir dans l’espace, elles étaient condamnées à demeurer à jamais sur leur nouvelle planète. L’enfant leur dit alors qu’elles pourraient peut-être modérer leur appétit et partager les richesses de l’océan avec les hommes. Elles y consentirent à condition de sceller un pacte et, à cette fin, elles demandèrent à l’enfant s’il acceptait de vivre le reste de ses jours dans le ventre de la plus ancienne et la plus sage d’entre elles. Il se déclara honoré de leur proposition. La plus ancienne se présenta devant lui en ouvrant une gueule immense dans laquelle il s’avança sans hésitation. L’enfant s’appelait Gona, ce qui signifie, dans la vieille langue guinœnne, le muet ou le veilleur. On dit qu’il vit toujours dans le ventre d’un gonavore pour leur rappeler le pacte qui les unit aux hommes. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. LA NAVELLE survolait des centaines d’îles minuscules, taches noires et rougeâtres sur le fond-gris bleu de l’océan – « l’archipel des Gonavores », avait annoncé quelques instants plus tôt une voix suave. « Vous connaissez les gonavores ? » demanda la voisine d’Ewen. Elle avait amorcé la conversation à plusieurs reprises, mais il avait coupé court à ses tentatives en répondant par des grognements, des onomatopées ou des soupirs agacés. Elle revenait à la charge, estimant sans doute que les grands mammifères marins du Cincte étaient le bon sujet pour lier connaissance. gée d’une cinquantaine d’années, elle portait des vêtements en cheveux d’ange aux couleurs gaies, confectionnés par les meilleurs couturiers de Frahel. Elle avait retiré son chapeau en forme de fleur quelques instants plus tôt et secoué sa longue chevelure brune pour lui redonner son volume originel. Elle jouait son atout principal pour attirer l’attention d’un compagnon de voyage qui restait désespérément indifférent à ses charmes. Elle n’était pas laide, mais quelle femme aurait pu supporter la comparaison avec Ezalde ? Évidemment qu’Ewen connaissait les gonavores, ces gigantesques cétacés dont les rassemblements bisannuels rendaient la navigation dangereuse. Habituellement pacifiques, il leur arrivait parfois de foncer sur un navire et de le percuter de leurs énormes gueules jusqu’à le couler. Leur puissance venait à bout des coques les plus résistantes. On ignorait les raisons de ces brusques crises de folie. Les marins, lorsqu’ils voyaient leurs grands ailerons fendre les vagues dans les parages de leur bateau, se précipitaient sur les canons à fission installés sur les ponts et les bombardaient d’ondes sans chercher à savoir s’ils étaient animés d’intentions belliqueuses. Les spécialistes craignaient désormais l’extinction rapide de l’espèce et réclamaient un moratoire aux gouverneurs des continents et des îles concernés. Ewen acquiesça d’un mouvement de tête avec un regard incendiaire censé décourager son interlocutrice. Les vibrations de son implant vital lui perforaient le crâne, peu douloureuses mais désagréables. Il avait gardé sur lui le sac de tissu contenant le cakra. Coincé entre son torse et l’accoudoir du siège, le disque métallique lui comprimait les côtes. « Savez-vous qu’ils sont capables de couler les plus gros navires avec leur bec ? Que certains d’entre eux atteignent une longueur de cent cinquante mètres et pèsent plus de cent vingt tonnes ? » Il tourna la tête vers le hublot, signifiant à sa voisine que la conversation était close. La lumière bleutée d’Ispharam gagnait en intensité au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de l’équateur. Les trois sâtnagas, assis deux rangées plus loin, se manifestaient de temps à autre par des glapissements suraigus qui crevaient le bourdonnement discret des moteurs et semaient de l’effroi chez les autres voyageurs. Personne ne leur adressait de reproche. Les membres de l’équipage eux-mêmes se gardaient d’intervenir, ne voulant pas offrir un prétexte à leurs encombrants passagers pour déclencher une rixe et mettre le vol en danger. « Je m’appelle Monilde, reprit la voisine d’Ewen. Je suis veuve depuis seize annéesTO. Le mari de ma fille est originaire de l’île de Guino. Ils s’y sont installés après six ans passés sur le continent nord. Il n’a pas pu s’habituer au froid. Si je veux les voir, ainsi que mes deux petits-enfants, il faut maintenant que je traverse l’océan. Pas question que je prenne le bateau tant qu’il y aura des gonavores. Les allers-retours en navelle me coûtent une petite fortune, mais je préfère ça plutôt que d’être envoyée au fond de l’eau par une de ces satanées bestioles. Et vous, qu’est-ce qui vous amène à Guino ? » Ewen se retourna. Puisqu’il n’y avait pas moyen d’être tranquille, autant lui répondre. Parler lui permettrait peut-être de disperser momentanément sa tristesse. « Affaires. » Il désigna les vêtements de son interlocutrice. « Je suis importateur de tissus en cheveux d’ange. Je viens d’Amble. — Ah, je me disais aussi que vous n’aviez pas un physique de Boréalien. » Elle avait la mine satisfaite d’un pêcheur venant de ferrer un gros poisson. « Je ne suis jamais allée sur Amble : je redoute plus encore les voyages interplanétaires que les gonavores ! Comment trouvez-vous notre planète, monsieur… monsieur…» Une intuition le poussa à donner un faux nom ; il ne pouvait plus accorder sa confiance à quiconque. « Andel Kartrau. — Enchantée, Andel…» La voix suave déclara que la navelle survolait maintenant l’île de Bizao, l’une des plus grandes de l’océan Cincte, rendue inhabitable par les émanations permanentes d’un gaz mortel et les éruptions de geysers d’eau bouillante. Les miasmes vomis par le ventre de Boréal donnaient des couleurs éclatantes aux rochers et au sable des plages, mauve, émeraude, safran, orangé, écarlate, azur… Ewen distingua des formes sombres dans l’océan limpide, un troupeau de gonavores probablement. La voisine d’Ewen ne se contenta pas de lui avoir extorqué un nom. « Vous êtes déjà allé à Guino, Andel ? — Une seule fois, il y a une douzaine d’années. — Vous prévoyez d’y rester longtemps ? — Je ne sais pas encore. » Elle le fixa avec une soudaine intensité qui l’emprisonna dans le noir profond de ses yeux. « L’île a changé en dix ans. Elle devient de plus en plus dangereuse. Mon gendre m’a appris à déjouer ses pièges. Je peux vous servir de guide si vous le souhaitez. — Ça ne devrait pas être nécessaire, mais je vous promets de faire attention. Merci quand même pour votre proposition. » Elle chassa sa déception d’un sourire un peu forcé. « Vous êtes marié, Andel ? » La question qu’il ne fallait pas poser : il se mordit l’intérieur des joues pour ne pas perdre pied. « Je… Je l’ai été. » Le sourire de Monilde s’élargit encore, réveillant les rides sur ses tempes et son front. « Si je vous donne mes coordonnées, peut-être accepterez-vous de dîner avec moi un soir ? » Ewen attendit que son envie de pleurer s’estompe avant de répondre. « Je ne crois pas que j’en aurai le temps. » Elle sortit d’un petit sac un jeton transparent en ADN de synthèse et le lui tendit. « J’aimerais tant que vous me parliez de votre monde, Andel. Il vous suffira de prononcer mon prénom, Monilde, et mon code, Nitalde – c’est le prénom de ma petite-fille – pour me joindre. Vous vous souviendrez ? Aucune obligation, juste au cas où vous en auriez le besoin, l’envie ou le temps…» Il remercia d’un hochement de tête, prit le jeton et le fourra dans la poche de son pantalon. La voix suave annonçant l’atterrissage imminent sur l’aéroport de l’île de Guino mit fin à leur conversation. La navelle se posa en douceur sur son aire circulaire. Monilde adressa un dernier sourire à Ewen avant de se lever, de remettre de l’ordre dans ses vêtements et de coiffer son chapeau. Un peu plus loin, les passagers s’effaçaient pour céder le passage aux trois sâtnagas dans l’allée centrale. Le vol s’était déroulé sans anicroche, il suffisait maintenant d’ouvrir en grand les portes pour se débarrasser des hommes nus, au grand soulagement du personnel de bord et des voyageurs. Ewen traversa un premier hall bondé et se dirigea vers les postes tenus par des douaniers à la peau mate, en uniforme blanc. Personne ne l’arrêta ni ne lui réclama quoi que ce soit lorsqu’il se présenta devant eux. Il franchit tranquillement les portes de l’aéroport et se retrouva sur une place saturée de chaleur humide. Réputée pour sa corruption et ses trafics, l’île de Guino dépendait sur le plan administratif du Groupement des îles équatoriales, dirigé par une troïka de gouverneurs élus tous les cinq ansTO. Autrefois occupée par une maigre colonie de pêcheurs, elle avait connu un développement fulgurant après avoir été choisie pour la construction du nouvel astroport planétaire de Boréal. La plupart des sociétés d’import-export s’étaient implantées dans la gigantesque zone commerciale bordant le tarmac. Le prix des terrains avait flambé et chassé dans le centre désertique les populations d’origine. En outre, Boréal étant la planète la plus agréable du système, Guino avait accueilli d’incessantes vagues d’immigrants en provenance d’Amble et de Hyem, et les nouveaux arrivants, sans famille, sans ressources, échouaient pratiquement tous dans les baraquements lépreux agglutinés autour de la ville et sur les flancs des collines environnantes. Ewen n’était resté qu’une dizaine de jours à Guino lors de son arrivée sur Boréal, le temps de remplir les formalités et de trouver un embarquement à destination du continent nord. Il avait traversé le Cincte à bord d’un bateau de pêche et aperçu son premier gonavore, un mâle solitaire de cent trente mètres de long qui, par chance, n’était pas d’humeur agressive. Après deux années de petits boulots à Frahel, l’idée lui était venue d’importer les tissus en cheveux d’ange d’Amble. Il n’avait pas été obligé de remettre les pieds sur l’île, il avait effectué les démarches à l’aide du terminal ADN de son comptoir, contacts avec les fabricants ambliens, choix d’une société de dédouanement et de livraison, présentation de son projet aux marchands de tissu et aux couturiers des quatre continents et six sous-continents de Boréal. La vitesse à laquelle tout s’était enchaîné l’avait pris de court : première livraison de cheveux d’ange six moisTO après la commande, épuisement du stock en moins d’une semaine (deux marchands en étaient même venus aux mains pour les derniers rouleaux), nouvel ordre d’achat cinq fois plus important aux fabricants d’Amble, deuxième livraison six mois plus tard, vente de la totalité du stock cette fois en trois semaines, puis, après les ajustements nécessaires, il s’était débrouillé pour importer des marchandises en quantité suffisante pour tenir jusqu’au début de la saison d’hiver, passant ses commandes avant de se retirer trois ou quatre mois dans le massif des Dames-Blanches, rouvrant le comptoir au printemps deux semaines avant la réception des marchandises, recevant les grossistes, marchands et couturiers qui accouraient de toutes les régions de Boréal pour choisir et acheter les étoffes. Le tout avec une marge de dix pour cent. Une affaire rentable, Andel Kartrau l’avait instantanément compris en découvrant les chiffres du compte sur l’écran du terminal. La chaleur, étouffante, plaqua les vêtements d’Ewen sur sa peau. Le vent brûlant apportait une odeur fétide. Une activité de ruche se déployait dans les rues qui partaient en étoile de l’immense esplanade où se croisaient, gros insectes bourdonnants et transparents, les bulles collectives et individuelles. Tous les types physiques se croisaient entre les socles d’atterrissage, les blonds et roux aux épidermes clairs des continents nord et sud, les basanés des îles équatoriales, les chevelures blanches et les peaux diaphanes des habitants du continent est, les petits êtres nerveux et secs des terres de l’Envers… Les vêtements de toutes les formes et de toutes les couleurs se côtoyaient, costumes clairs ou sombres, tuniques bariolées, robes amples et ornées de passementeries argentées ou dorées, tenues locales de pêcheurs redessinées par les couturiers locaux, combinaisons près du corps taillées d’une pièce dans les peaux souples et grises de gonavore – une autre explication de la diminution alarmante de la population des grands cétacés –, couvre-chefs aux larges bords, toques, bonnets recourbés, voilettes pour se protéger des insectes et des rayons d’Ispharam. Ewen s’approcha d’un guichet d’information où trônait une femme corpulente outrancièrement maquillée ; il lui demanda quelle bulle collective il devait prendre pour se rendre à l’astroport interplanétaire. « Elles y vont toutes plus ou moins directement, dit-elle avec un sourire éblouissant. Vous venez accueillir quelqu’un, monsieur ? Ou vous avez l’intention de quitter notre beau monde ? » Il choisit une bulle collective relativement spacieuse et pour l’instant vide, gravit la passerelle et se laissa choir, terrassé par la chaleur, sur l’un des dix sièges. Un distributeur automatique de titres de transport s’éleva en grésillant de son socle et se stabilisa à deux pouces de sa tête. Son bourdonnement irritant se changea en voix nasillarde. « Destination ? — Astroport interplanétaire, murmura Ewen. — Aller simple ? Aller-retour ? — Aller simple. — Douze bors, s’il vous plaît. Mode de paiement ? — Bons virtuels de voyage. — Accepté. Veuillez introduire votre bon dans la fente prévue à cet effet. » Ewen enfonça un bon de cent bors dans la fente verticale lumineuse de la machine. « Votre titre et votre monnaie. » Le distributeur se remit à grésiller. Au bout de quelques secondes, un bras articulé se détacha de la sphère et se tendit vers la poitrine d’Ewen, qui récupéra dans la pince le titre de transport, un petit carré brillant, huit jetons de dix bors et un de huit. « Départ dans cinq minutes », ajouta le distributeur avant d’aller se poser sur son socle. Ewen retira son manteau et l’étala sur ses genoux. Il dissimula ensuite le sac du cakra sous sa tunique en le glissant par la large encolure. La lanière frotta contre sa peau détrempée. Il plaça ensuite tous ses bons virtuels de voyage dans les deux poches de son pantalon qui se fermaient avec des boutons magnétiques. Il espérait avoir le temps de prendre une douche avant de monter dans le vaisseau à destination de Hyem. Une fois embarqué, il n’aurait peut-être plus la possibilité de se laver, l’eau étant précieuse à bord d’un moyen courrier. Le voyage durerait environ six moisTO, six mois à se morfondre dans un compartiment pas plus grand qu’un cercueil, rivé à son matelas par deux ceintures, permission de se détacher et de vivre en apesanteur après la sortie de l’atmosphère, perte musculaire importante, nourriture infecte, cinq jours au moins de rééducation à l’arrivée pour récupérer force et motricité. Le temps paraîtrait interminable à Ewen : son âmna lui interdisait d’accepter les anesthésiants et autres ralentisseurs métaboliques proposés par les androïdes de bord, au risque de provoquer un effacement pur et simple des données de son implant vital, et donc une rupture de la chaîne pancatvique. Ewen n’osait même pas penser à son séjour dans le vaisseau long courrier entre la lune de Hyem et le système d’Epsilon du Pélopon. Quatre-vingts ans de solitude absolue pendant que les autres passagers, gavés d’herbes du sommeil, plongeraient dans une béatitude artificielle où le temps biologique s’écoulait dix ou douze fois moins vite. Il se verrait vieillir lentement, inexorablement, harcelé par les regrets et les souvenirs. La moiteur devenait insupportable à l’intérieur de la bulle, dont la climatisation ne se déclencherait qu’au moment de son décollage. Dire que la maison du massif des Dames-Blanches était cernée par la neige et la bise glaciale. Que faisaient Ezalde et Ynolde en cet instant ? S’étaient-elles lancées à sa recherche en bravant le froid et les rakches ? Peu de chances. Même folle d’inquiétude, Ezalde ne commettrait pas l’erreur de s’aventurer dans le blizzard ni de laisser Ynolde seule à la maison. Il ne reviendrait pas dans leurs vies, il n’avait plus que son imagination pour se raccrocher à elles. Des mouvements dans son champ de vision. Il releva la tête pour constater que les trois sâtnagas s’étaient engouffrés dans la bulle. L’un d’eux était resté devant la porte, les deux autres s’étaient assis de part et d’autre d’Ewen. Aucune trace de transpiration sur leur peau tannée par la lumière de l’étoile, juste une légère odeur d’herbe brûlée. Il ne se fia pas à leur air détaché ni à leur calme apparent. Il glissa discrètement la main gauche sous sa tunique. La chaleur du cakra lui perfora le creux de la paume avant de se diffuser dans ses doigts et dans son poignet. Le contrôleur automatique ne bougea pas de son socle. Les sâtnagas, considérés comme de saints hommes par l’Administration, bénéficiaient de la gratuité des transports et de nombreux avantages contestés par les adeptes des autres cultes. « Décollage imminent, dit la voix nasillarde. Stations desservies : centre-ville de Guino, quartiers du Halo, du Massay, astroport interplanétaire, quartiers de Recouvrance et du Champ-Jaune, terminus. Veuillez rester assis à votre place durant le vol. » La porte se referma sans un bruit. Le troisième sâtnaga s’assit. Ewen sentit sa main se désagréger à l’intérieur du cakra. La passerelle se rétracta et coulissa dans son compartiment, puis la bulle s’éleva en douceur de son socle. À travers le plancher transparent, Ewen vit la place rétrécir et révéler sa forme octogonale. Les sâtnagas, immobiles, ressemblaient à des rakches enfouis dans la neige, guettant leurs proies. La bulle se faufila dans la multitude des engins aériens qui atterrissaient et décollaient en s’esquivant avec une précision infaillible. Les cerveaux en ADN de synthèse calculaient en permanence les meilleures trajectoires, orientaient les appareils dans les labyrinthes virtuels sans cesse modifiés et, s’ils ne trouvaient pas la solution, immobilisaient purement et simplement la bulle jusqu’à ce que le passage se dégage. Rafraîchi par le souffle de la climatisation, Ewen feignit de s’absorber dans la contemplation de la cité tout en surveillant du coin de l’œil les adeptes de Sât. Au loin, une immense tour miroitante dominait la mer ondulante des toits blancs légèrement bombés. Ewen résolut de descendre à la première des stations. Si les hommes nus le suivaient, son pressentiment serait confirmé. Il valait mieux, de toute façon, les affronter au sol, les cercles de feu du cakra risquant d’endommager la bulle et de provoquer une chute mortelle. Il devait rester en vie pour reconstituer la quinte. Sa mort serait une faute et rendrait son sacrifice absurde. Rester à tout prix en vie alors que sa vie, justement, avait perdu tout intérêt. On se rapprochait du centre-ville, à en croire la densité des bulles, agrégées par endroits en essaims. « Atterrissage à Guino-Centre dans trente secondes, dit la voix nasillarde. Veuillez rester assis jusqu’à l’ouverture de la porte. » Des flots incessants de passants se déversaient dans les rues étroites ombragées. Les façades des immeubles de deux ou trois étages, percées de minuscules fenêtres, étalaient leur blancheur éclatante. On les enduisait d’un crépi fabriqué en grande partie avec des coquillages broyés ramassés sur les côtes des îles tropicales et réputés pour tenir les insectes à l’écart. La bulle atterrit en douceur sur l’un des socles circulaires répartis le long d’une artère inondée de la lumière bleutée d’Ispharam. La passerelle jaillit de son compartiment et se fixa dans un crissement sur le sol pavé de pierres jaunes. La porte s’ouvrit en exhalant une bouffée de chaleur. Tendu, Ewen ne bougea pas. La brûlure de sa main à l’intérieur du cakra s’étendait à son bras, à son épaule. Une femme élégante, tenant un garçon de six ou sept ans par la main, gravit la passerelle, se présenta à la porte, mais, lorsqu’elle aperçut les sâtnagas, elle eut une petite crispation de terreur et tourna aussitôt les talons, entraînant l’enfant dans sa fuite. « Décollage dans cinq secondes. » Ewen attendit encore un peu. Au moment où la passerelle commençait à se rétracter et la porte à se refermer, il jeta son manteau derrière lui et bondit vers l’ouverture. Ses épaules frottèrent sur le montant de la coque et le panneau coulissant, mais il parvint à se dégager d’un coup de reins et, exploitant son élan, à sauter par-dessus la passerelle. Il se reçut en souplesse sur le sol, lança un coup d’œil par-dessus son épaule, entrevit les silhouettes brunes des sâtnagas gesticuler dans la bulle maintenant refermée. « Eh, il y a des façons plus tranquilles de descendre ! » Trois jeunes Guinœns fixaient Ewen avec un étonnement mêlé d’amusement. Leurs cheveux bruns et leur teint mat contrastaient avec le gris scintillant de leurs ensembles en peau de gonavore. D’autres badauds s’étaient immobilisés, inquiets. Dans les rues de Guino, le moindre incident pouvait dégénérer en bagarre, en règlement de comptes, voire en massacre. « Eh ! » L’un des jeunes Guinœns tendit le bras vers la bulle qui décollait de son socle. Les sâtnagas s’agitaient à l’intérieur comme des insectes coincés sous une cloche de verre, frappant le matériau transparent à coups de pied et de poing. « Ils sont dingues ! hurla quelqu’un. On ne peut pas briser…» La porte de la bulle vola en éclats. L’appareil cessa de monter et tangua dangereusement. Déjà une silhouette brune se glissait par la brèche. Ewen, qui tenait maintenant sa réponse, fendit les premiers rangs des badauds et fonça dans la foule. La bulle derrière lui s’écrasa au sol dans un fracas assourdissant. Le réservoir du coussin d’air s’éventra, libéra un souffle puissant qui balaya les environs et les piétons sur un rayon de vingt mètres. La multitude, prise de panique, s’égailla dans tous les sens et ralentit la course d’Ewen. Un regard en arrière l’informa que les trois sâtnagas étaient lancés à ses trousses. L’explosion du système d’air comprimé ne les avait pas touchés. Ils couraient plus vite que lui, esquivant les badauds affolés avec une adresse étonnante. Leurs longues chevelures à présent dénouées flottaient au-dessus de leurs têtes comme des oriflammes. Ewen tenta d’accélérer l’allure mais, rattrapé par la fatigue de ses longs jours de marche dans le blizzard du continent nord, il perdit rapidement du terrain. Il ne pouvait pas encore se servir de son cakra, les cercles de feu risquaient de toucher les hommes et femmes bousculés par ses poursuivants. Il se remémora le combat entre son maître et un sâtnaga : il n’aurait aucune chance contre trois de ces guerriers aux réflexes foudroyants, il devait les semer. Il fonça dans une rue ombragée moins grouillante que la place. Des piétons s’écartèrent devant lui avec des grognements de protestation. Il eut l’impression d’être brusquement passé du jour à la nuit. Une nouvelle salve de glapissements l’avertit que les hommes nus se rapprochaient. Ses yeux se voilaient de rouge, le souffle lui manquait, ses muscles le brûlaient, il ne tiendrait pas longtemps à ce rythme et il ne fallait pas compter sur une défaillance de ses poursuivants, connus pour leur exceptionnelle résistance. Il avisa l’entrée d’un passage sur sa gauche, s’y rua, fila au milieu de Guinœns vêtus de blanc, assis sur des coussins avec, à la main, un verre de boisson locale, un jus tiré d’une variété de céphalopode familièrement appelée bagatelle et aromatisé avec des herbes. Il avisa, une vingtaine de pas plus loin, un étal jonché de jarres d’huile. Saisit au passage le coin de la table et, sans cesser de courir, la tira derrière lui jusqu’à ce qu’elle se renverse. Les jarres dégringolèrent, se brisèrent et répandirent leur contenu sur les dalles de pierre. Le cri strident du commerçant précéda d’une ou deux secondes les vociférations des sâtnagas ralentis dans leur course. Ewen ne commit pas l’erreur de regarder derrière lui, il continua de courir, déboucha sur une autre ruelle, ombragée elle aussi, prit sur la droite, parcourut encore une distance d’une trentaine de mètres avant de s’engager dans un deuxième passage perpendiculaire et de le franchir en égaillant un groupe de fillettes guinœnnes. Il traversa une petite place circulaire où tombait un rayon d’Ispharam, emprunta une autre rue au hasard, s’enfonça de plus en plus profondément dans le labyrinthe et, lorsqu’il fut certain d’avoir semé les trois adeptes de Sât, s’adossa à une façade pour reprendre enfin son souffle. Il retira la main de son cakra, intacte malgré la sensation de brûlure, resta un moment à l’écoute des bruits, ne perçut rien d’autre que la rumeur habituelle de la vieille ville, éclats de voix et de rires, jeux d’enfants, bourdonnements des conversations lointaines… Sa tunique et son pantalon étaient trempés de sueur. Il recouvra peu à peu son calme. L’organisation qui combattait le Panca ne laissait rien au hasard. Les trois sâtnagas avaient pris le relais d’Andel Kartrau, et il y en aurait certainement d’autres, beaucoup d’autres, entre Boréal et le système du Pélopon. Gagner sans encombre l’astroport international de Guino ne serait déjà pas une partie de plaisir. La voix de sa voisine dans la navelle se détacha du tumulte de ses pensées : L’île devient de plus en plus dangereuse, mon gendre m’a appris à déjouer ses pièges, je peux vous servir de guide… Il tira de la poche de son pantalon le jeton transparent qu’elle lui avait remis. Il se souvenait parfaitement de son nom, Monilde, et de son code, Nitalde. Elle pourrait peut-être l’aider, ça ne coûtait rien d’essayer en tout cas. Le jeton s’emplit de couleurs vives après qu’il eut prononcé les deux noms, puis il se transforma en une minuscule scène 3D d’où s’éleva le visage miniature souriant de Monilde. « Bonjour, si vous souhaitez me joindre sur l’île de Guino, il vous suffit de prononcer une deuxième fois mon code. Si je suis disponible, nous pourrons communiquer en direct. Si je ne suis pas là et que vous souhaitez me laisser un message, veuillez attendre le signal avant de parler. Votre message sera automatiquement transféré sur mon terminal et je vous recontacterai le plus rapidement possible. Merci, à bientôt. — Nitalde », dit Ewen. Il crut qu’il avait commis une erreur lorsque le visage de Monilde s’estompa et que le jeton retrouva sa neutralité transparente. Des bruits de pas précipités ravivèrent son inquiétude. Deux gosses débouchèrent dans la ruelle et disparurent en riant sous un porche. Un autre visage miniaturisé s’éleva du jeton. Il eut besoin de quelques secondes pour reconnaître Monilde, la tête ceinte d’un turban. « Bonjour, et désolée de me présenter dans cette tenue, dit-elle, j’étais en train de me laver les cheveux. » Ezalde avait toujours refusé d’employer les jetons de communication, toujours cette méfiance des populations du massif des Dames-Blanches envers la technologie. Elle n’utilisait pas non plus le terminal : selon elle, deux personnes qui s’aimaient n’avaient pas besoin de ces artifices, la force de la pensée suffisait. Maintenant qu’Ewen était sorti de sa vie comme un misérable voleur, sa pensée serait-elle assez aimante pour le rejoindre et l’accompagner dans son interminable périple ? « Bonjour, je suis Andel Kartrau, vous vous souvenez, votre voisin de navelle ? » Elle sourit de toutes ses dents. Il lui semblait converser avec une miniature intelligente. « Andel, quelle surprise ! Bien sûr que je me souviens de vous. Franchement, je ne pensais pas vous revoir. — Vous m’avez proposé de me servir de guide… — Et ma proposition tient toujours. Le loc me signale que vous êtes dans le centre de la vieille ville. À deux pas de chez mon gendre. Attendez-moi à l’endroit où vous vous trouvez actuellement. Je viens vous chercher. Je serai là dans moins de dix minutes, d’accord ? » Elle se présenta effectivement une dizaine de minutes après leur communication. Elle avait troqué ses vêtements nordiques contre une tenue blanche traditionnelle guinœnne, longue tunique échancrée, pantalon bouffant, chaussures légères en peau de gonavore. Ses cheveux dénoués encore mouillés tombaient en désordre sur ses épaules mais elle avait pris le temps de se parfumer avant de sortir. Elle lui proposa de la suivre chez son gendre et sa fille, où ils pourraient manger un morceau avant de visiter les coins les plus pittoresques et les moins connus de Guino. Elle l’entraîna en babillant dans un dédale de ruelles, de passages et d’escaliers qui se succédaient sans cohérence apparente. Tout au long du trajet, Ewen craignit à chaque instant de tomber sur les sâtnagas. Il put enfin se détendre quand Monilde s’engagea dans un escalier étroit en bois et ouvrit une des deux portes sur un large palier plongé dans la pénombre. CHAPITRE VI Du Kartvig nous sommes, Là nous vivons, là nous mourrons, Et nul ne nous dictera une loi, Que nous n’ayons pas choisie. Le Kartvig est la terre de nos ancêtres Et le pays des hommes d’aujourd’hui, Nous le défendrons jusqu’à la mort. Que vaudrait une vie de soumission ? À l’ombre de ses pics nous demeurerons, Sous ses tempêtes de glace, Dans ses gorges sombres, Dans sa blancheur éternelle. Jusqu’au dernier souffle nous combattrons, Nos dieux et eux seuls nous adorerons, Nos clans et eux seuls nous servirons, Tel est notre destin, telle est notre gloire, Tel est le chant éternel du Kartvig. Chant des indépendantistes du Kartvig, in Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des conflits planétaires. LES CARNETS D’OLMEO, 3 MALGRÉ l’accident du TransAmblien, malgré la mort de mes sœurs, malgré les nombreux incidents, techniques et humains, ayant émaillé le trajet entre le Pays Désolé et la ville de Lunac, le voyage vers Al Kraël, la capitale du continent Arcad, demeure un souvenir fabuleux. Sayi était entrée dans ma vie, dans notre vie, devrais-je dire, et c’était comme si un ange de beauté et de bonté était tombé des cieux parmi nous. P’a lui-même, qui continuait pourtant de l’ignorer, semblait contaminé par sa sérénité, sa simplicité, son sourire perpétuel. Sa rage était tombée comme un vent d’été, il n’en avait plus sans cesse après m’man, il ruminait ses pensées en silence, avec une tristesse qu’éclairait de temps à autre une lueur vive. Je le surprenais à jeter des regards en coin à Sayi, des regards perplexes. Il se demandait si elle pourrait un jour remplacer ses deux filles mortes, s’il pouvait aimer avec la même force cette fille qu’il n’avait pas désirée, qui n’était pas de son sang, une créature des monts du Souffle qui plus est, une adoratrice de Hyophël, l’ennemi intime de l’ange maître des communautés du Pays Noir. Il pleurait de temps en temps, comme m’man et moi d’ailleurs, mais il n’accusait plus personne d’être responsable de ses malheurs. Nous avons tous poussé un soupir de soulagement lorsque nous avons aperçu dans le lointain une imposante muraille grise ourlée de blanc : la chaîne du Kartvig. Nous quittions enfin les étendues mornes et poussiéreuses de la Désolation. Le TA s’est arrêté au milieu de nulle part dans un horrible grincement de ferraille qui nous a fait craindre le pire. Une voix grave a annoncé qu’un troupeau d’olants traversait le rail et que nous devions patienter un moment avant de repartir. Sayi et moi avons imité bon nombre de passagers, nous sommes descendus, malgré les protestations de m’man, pour aller observer les animaux qui hantaient les légendes du Pays Noir. « Qu’ils y aillent, a dit p’a. Les voyages, ça sert aussi à s’instruire. Emmenez donc Elbéore avec vous. » Je le soupçonnais de sauter sur le premier prétexte pour rester seul un moment en compagnie de m’man. J’ai failli protester que, moi aussi, j’aurais bien voulu rester seul avec Sayi, mais elle avait déjà descendu ma petite sœur de son siège et l’avait prise par la main. « Et si les olants se mettent à frairer ? » a gémi m’man. La réponse de p’a, lui qui était si pénétré des superstitions du Pays Noir, m’a étonné. « Les frairements des olants n’ont jamais tué ni glacé le sang de personne. Ni aucun autre cri d’animal, d’ailleurs. Tout ça, ma femme, c’est juste des bêtises. » Nous avons longé le convoi au milieu de dizaines d’autres curieux. Des formes sombres marchaient d’un pas lourd à l’avant du TA, soulevant une poussière opaque dispersée par le vent brûlant. La chaleur, toujours aussi intense, nous écrasait la nuque et les épaules. Les olants ne prêtaient aucune attention aux êtres humains qui se rassemblaient pour les contempler. Ils progressaient avec lenteur, la tête baissée, martelant le sol de leurs sabots luisants. Des reflets bleutés se coulaient sur leurs robes noires rases. Les uns portaient sur le chanfrein cinq ou six cornes indigo tachetées de blanc qui allaient en décroissant à mesure qu’elles se rapprochaient des naseaux (les mâles, selon Sayi), les autres, les femelles donc, étaient pourvues entre les deux yeux d’une sorte de cartilage proéminent et allongé qui paraissait plus coupant qu’une lame d’acier. Les petits, aux robes bleu clair, se tenaient entre les membres épais de leurs mères, ajustant sans cesse leurs foulées plus courtes à celles des adultes. J’ai demandé à Sayi si elle savait comment ils s’alimentaient, vu qu’il n’y avait rien à manger dans le Pays Désolé. « Ils se nourrissent exclusivement de branches de vénétier, m’a-t-elle répondu, mais ils sont capables de passer plusieurs jours, voire plusieurs semainesTO sans avaler solide ni liquide. » Ils migraient sans cesse d’un coin à l’autre de la Désolation pour laisser le temps aux arbres de repousser. Ils s’aventuraient parfois aux confins des monts du Souffle, là où la végétation rabougrie des pentes supplantait les bosquets de vénétiers. Sayi était une fois descendue seule dans la plaine pour les observer, trois jours de marche à l’aller, deux au milieu des olants, trois autres pour revenir à la communauté par les chemins escarpés. Ses parents ne s’étaient pas inquiétés malgré le danger permanent représenté par les kalbacs et les vorbacs, les charognards ailés ou écailleux qui, aux temps de famine, s’en prenaient parfois aux êtres vivants. Elle s’était approchée d’une harde d’olants, si près qu’elle avait presque vécu au milieu d’eux, puis, de retour chez elle, elle avait comparé ses propres observations avec les notes d’un éthologiste dont elle avait retrouvé le carnet de voyage dans les environs de la communauté seldane. Elle aurait aimé consacrer son existence à l’étude du comportement animal, mais une fille du continent Asnaël, a fortiori des monts du Souffle, n’avait aucune chance d’être envoyée dans une école de Sar Draël ou d’une autre ville. Moi-même j’avais appris à lire avec un vieux fou passionné de livres. Mes sœurs, elles, s’y étaient toujours refusées, se moquant de moi, disant que les mots ne servaient pas à grand-chose pour les labours, les semailles et les récoltes, qu’elles n’en avaient pas davantage besoin pour donner naissance à de beaux enfants et tenir leur maison. Malgré la chaleur et la soif, nous sommes restés un long moment devant le flot ininterrompu des olants, fascinés par le spectacle, puis nous sommes retournés à nos places avant que le TransAmblien ne démarre et nous oublie dans le pays de la Désolation. Couvrant tout l’horizon, large de plusieurs milliers de lieues, la chaîne du Kartvig dressait un rempart intimidant. Ses sommets dentelés, enneigés, disparaissaient dans le bleu sombre du ciel. À première vue, il semblait improbable que le convoi, tout à coup minuscule, eût suffisamment de puissance pour gravir ses pentes abruptes. Le rail luisant montait tout droit à l’assaut de ses flancs grisâtres dénudés. Le TA s’est arrêté quelques instants, comme pour souffler et reprendre des forces avant d’attaquer l’ascension. La voix grave a déclaré que la température risquait de chuter de plusieurs dizaines de degrés en quelques minutesTO, que le chauffage ne devait pas nous empêcher de nous couvrir, qu’il serait formellement interdit de descendre du convoi en cas de tempête de glace ou d’une autre immobilisation forcée. Bizarre d’entendre parler de tempête de glace au milieu d’un désert brûlant. M’man a sorti des manteaux, des gants et des bonnets de laine des bagages entassés au pied de la rangée de sièges. Elle a remis à Sayi l’une de ses grandes capes qu’elle tissait elle-même avec les chutes de cheveux d’ange. Tout le monde s’est habillé comme pour affronter les rigueurs de l’hiver alors qu’une chaleur étouffante régnait à l’intérieur du convoi. Le TA s’est ébranlé, lentement d’abord, puis il a pris de la vitesse et s’est lancé à vive allure sur les pentes du Kartvig. Il a ralenti au bout de quelques instants, et je me suis demandé, en voyant par le hublot les rochers défiler de plus en plus lentement, s’il n’allait pas repartir en arrière. Ses moteurs ont grondé, sa carcasse métallique a vibré, il a continué de monter et conservé assez d’élan pour franchir le premier sommet. Une descente vertigineuse nous attendait de l’autre côté. J’ai cru à plusieurs reprises que les conducteurs du TransAmblien perdaient tout contrôle et que la machine emballée fonçait tout droit vers les précipices sans fond bordant le rail. Je me suis accroché de toutes mes forces aux accoudoirs de mon siège et penché sur le côté pour puiser un peu de courage dans le regard de Sayi. J’ai entrevu son visage serein, ce détachement souverain qu’elle appliquait en toutes circonstances, et me suis efforcé de prendre exemple sur elle. Elle m’avait expliqué brièvement le concept du recul : chaque événement, chaque situation appréhendée avec les sens engendre une réaction, agréable ou désagréable, parfois violente, paralysante, et il s’agit seulement de descendre à l’intérieur de soi pendant quelques secondes pour ne pas se laisser emporter par les premières impressions et avoir des choses une vision plus lointaine, plus détachée. Elle a fait une comparaison dont je ne pouvais pas évaluer la pertinence, n’étant jamais allé au bord de la mer Ostienne (je n’ai pas osé le lui avouer) : la seule façon de ne pas être balayé par la vague est de plonger au fond de l’eau et de remonter à la surface une fois qu’elle est passée. Mais la peur que m’inspirait la vitesse démentielle du convoi m’interdisait de fermer les yeux et me maintenait à la surface. La vague me ballottait. Sayi se moque de moi, ai-je pensé, ses conseils sont stupides, elle refuse de partager ses véritables secrets. Je voyais le TA frôler le bord de l’insondable abîme et serrais les dents pour ne pas hurler. D’autres passagers criaient ou gémissaient comme des damnés. Le garçon des plaines de la Kaada qui occupait le siège en face du mien riait aux éclats. J’apercevais, en dessous de lui, le visage blême et les mains tremblantes de sa mère. La descente a pris fin et, le cœur au bord des lèvres, j’ai poussé un soupir de soulagement. Le convoi a traversé un plateau rocheux avant d’entamer une deuxième montée. Le froid est tombé avec une brutalité suffocante. L’air tiède craché par les bouches d’aération ne suffisait pas à réchauffer l’atmosphère. J’ai cru déceler une lueur ironique dans les yeux bleu délavé du garçon d’en face, mais ce n’était que le reflet de ma propre honte, il n’y a pas de malice dans le cerveau d’un simplet. P’a a passé la tête sur le côté de son siège, celui du bas. « Tout le monde va bien ? Personne n’a froid ? » Il parlait d’un ton guilleret que je n’avais pas entendu depuis bien longtemps. Sans doute que m’man et lui s’étaient réconciliés pendant que nous observions les olants, sans doute que je les entendrais à nouveau gémir et souffler si l’occasion leur était offerte de s’isoler dans un coin tranquille. Le TA a alterné les montées et les descentes. Le froid était de plus en plus vif, les sommets de plus en plus difficiles à franchir, les descentes de plus en plus abruptes, au point qu’elles avaient tout l’air de plongeons dans le vide. Sans la ceinture de sécurité, j’aurais volé sous le plafond vibrant et rebondi de siège en siège jusqu’à l’avant du convoi. Mes organes s’étaient tous donné rendez-vous dans ma gorge, comme pressés de quitter un corps devenu invivable. Malgré mes gants et mes épaisses chaussettes, mes mains et mes pieds commençaient à s’engourdir. On n’entendait plus un cri, seulement les miaulements déchirants des moteurs soumis à rude épreuve. Nous sommes entrés dans une zone nuageuse plus épaisse que de l’étoupe. Les ténèbres nous ont engloutis, la température s’est encore abaissée de plusieurs degrés. Je grelottais, chacune de mes expirations s’achevait en un nuage de buée. J’ai pensé que nous avions quitté sans nous en rendre compte le monde des vivants, que le monstre métallique traversait maintenant le séjour des morts. Des crissements assourdissants ont retenti tout le long du convoi. Ma curiosité, plus forte que ma peur, m’a collé au hublot. Des formes claires jaillissaient de l’obscurité pour se précipiter contre le verre épais. Des cristaux – il m’a fallu un peu de temps pour m’en apercevoir. Une tempête de glace. J’ai entrevu la dépouille déchiquetée et ensanglantée d’un grand oiseau tout près du rail. Les cristaux frappaient le toit et les flancs du TA avec une violence inouïe. J’ai espéré de toutes mes forces que le verre et le métal résisteraient à leurs assauts. S’ils s’engouffraient à l’intérieur du convoi, ils nous réduiraient en charpie en moins de trois secondes. Des tempêtes de même nature déferlaient parfois sur le Pays Noir, mais les fragments de glace n’étaient pas aussi volumineux ni aussi denses, leurs dégâts se limitaient à des toitures abîmées et des champs dévastés. À de rares exceptions près, elles épargnaient les hommes et les animaux qui n’avaient pas eu le temps de s’abriter. Sur les hauteurs du Kartvig, elles prenaient une dimension effrayante. Le TransAmblien a ralenti et fini par s’immobiliser. Nous étions bloqués au milieu d’une montée, j’étais basculé vers l’arrière, rivé au dossier de mon siège. La voix grave nous a recommandé de rester à l’intérieur du convoi. Tu parles d’un conseil : quel voyageur aurait été assez fou pour mettre le nez dehors ? J’ai détaché ma ceinture et me suis penché sur le côté pour m’approcher de Sayi. Elle a ouvert les yeux et levé sur moi un regard qui semblait remonter de profondeurs abyssales. « Il y a des tempêtes comme ça, chez toi ? » ai-je demandé. Elle n’a pas marqué de temps de recul, sans doute parce qu’elle émergeait déjà d’un silence infini. « Il arrive qu’elles soient aussi fortes, mais c’est rare. Une fois, je devais avoir huit ans, la communauté tout entière a été détruite et nous avons dû tout reconstruire. — Y a eu des morts ? — Nous avions été prévenus et nous avions eu le temps de nous réfugier dans les abris souterrains. — Prévenus ? Par qui ? — Des oiseaux, les chuchotes, les messagères des anges. Elles survolent la communauté pour nous avertir des catastrophes. — Chuchotes ? Jamais entendu parler. — Pas étonnant : elles vivent sur les hauteurs et ne descendent jamais dans les plaines. » Le fracas des cristaux de glace couvrait le son de nos voix. Sur le siège en face de celui de Sayi, la mère du simple d’esprit prêtait attention à notre conversation. Sa pâleur et la crispation de ses traits révélaient une frayeur immense. Elle cherchait un peu de réconfort dans nos propos. « Tu crois… Tu crois que cette glace peut transpercer le toit du convoi ? » ai-je demandé. Sayi a marqué un temps de recul. Les veilleuses serties dans le tissu rougeâtre des cloisons se sont éteintes, plongeant l’intérieur du TA dans la pénombre. « Nous sommes entre les mains des anges. » Ce n’était pas une réponse rassurante. Elle s’en est rendu compte, puisqu’elle a ajouté : « Ça ne sert à rien de s’en faire, Ol. » Vrai, ça ne servait à rien, mais ses mots ne m’ont pas rendu à la sérénité. « J’y arrive pas, tu sais, pour le recul…» Les veilleuses se sont rallumées, les moteurs ont rugi, le convoi est reparti dans un grincement inquiétant. Je me suis relevé précipitamment pour boucler ma ceinture. La lenteur avec laquelle la machine a gravi la pente n’a pas dissipé mes inquiétudes. Les cristaux cinglaient le hublot, de plus en plus volumineux. J’ai entendu, ou cru entendre, des craquements, guetté les premières fissures sur le verre et le métal, mais les matériaux, conçus pour affronter les conditions extrêmes du Kartvig, ont tenu le choc. La tempête s’est apaisée, les nuages se sont éventrés, les rayons d’Ispharam se sont glissés entre les déchirures pour révéler un paysage d’une blancheur scintillante parsemée de reflets bleutés. De la végétation rabougrie qui poussait sur le bord du précipice il ne restait que des tiges, des branches et des feuilles hachées menu et disséminées sur l’épais tapis de cristaux. Puis a repris le cycle infernal des montées et des descentes, avec des sommets de plus en plus hauts et des pentes de plus en plus accentuées. Nous avons traversé d’autres tempêtes de glace, répliques décroissantes de la première, et, malgré un goût prononcé de bile dans ma gorge, j’ai réussi à garder mes organes à l’intérieur de mon corps. L’immensité du Kartvig m’a étonné. À perte de vue se dressaient des aiguilles blanches, étincelantes, parfois coiffées de couronnes nuageuses teintées de bleu. Mille fois bénie soit ma mère ! Sans son aventure avec le grand Alfo, je n’aurais rien connu d’autre de mon monde que la glèbe grasse et les champs de céréales du Pays Noir, je n’aurais rien deviné de ses splendeurs. Elle m’avait hissé sur le toit d’Amble, juste sous le ciel, près des anges, loin de la mesquinerie des hommes ployés par le labeur et les croyances. Mais il y avait aussi des hommes sur le toit de la planète. Des hommes farouches qui avaient entassé des rochers en travers du rail pour contraindre le convoi à s’arrêter. Le regard de l’homme s’est attardé sur Sayi. On ne distinguait pas son visage, dissimulé par une cagoule, seulement ses yeux, des yeux qui avaient l’éclat dur et tranchant du silex. Il portait, par-dessus une combinaison brune faite d’une matière que je ne connaissais pas, un pan de laine noire aux reflets bleus (en poils d’olant ?) passé dans sa ceinture et drapé sur son épaule gauche. Sa tenue, complétée par des gants et des bottes, paraissait légère, peu adaptée en tout cas aux températures extrêmes du Kartvig. Muni d’une arme au canon large et court, il avait remonté d’un pas lent le couloir central, gravissant de temps à autre les barreaux d’une échelle pour examiner une passagère. Les portes s’étaient ouvertes quelques minutes plus tôt, un froid glacial s’était invité à l’intérieur du TA. La voix grave avait déclaré que les indépendantistes avaient bloqué le convoi, qu’il ne serait fait aucun mal aux voyageurs à condition que ceux-ci restent tranquillement assis sur leurs sièges. Personne n’aurait eu l’idée saugrenue d’opposer la moindre résistance à des montagnards féroces luttant pour leur indépendance. D’abord parce que, en dehors des guerres saintes comme celle des Sept Diadèmes, les cultes angéliques proscrivent la violence sous toutes ses formes ; ensuite parce que la plupart des familles avaient perdu un ou plusieurs membres dans la Désolation et n’auraient pas la force d’affronter un nouveau deuil. La façon dont l’homme dévisageait Sayi m’a exaspéré. Le dessus de son crâne arrivait à hauteur de mon siège. Une envie violente m’a saisi de le grêler de coups de poing, j’ai serré les dents pour la refouler. Plus loin, dans le couloir, je distinguais d’autres silhouettes. Combien étaient-ils, ceux qui se prétendaient les libérateurs du Kartvig ? Pas plus d’une centaine probablement. Il suffisait donc de cent hommes déterminés pour immobiliser un convoi et terroriser plusieurs milliers de voyageurs. J’avais entendu des visiteurs de passage à la maison parler d’eux. On les dépeignait comme des êtres cruels, des mangeurs de chair humaine, des adorateurs du diable. On approuvait la fermeté des gouverneurs successifs d’Asnaël, nommés tous les trois ans par le conseil planétaire (on les critiquait sur un tas d’autres sujets), face à la lutte armée des indépendantistes. Pas question de briser les traités d’unification signés à l’issue de la guerre des Sept Diadèmes. Si on accordait son indépendance au Kartvig, alors d’autres territoires réclameraient la leur, l’unité amblienne volerait en éclats et les conflits reprendraient là où on les avait abandonnés un siècle plus tôt. L’homme s’est enfin détourné de Sayi, il est descendu de l’échelle et a repris sa marche dans le couloir. Je me suis demandé ce qu’ils voulaient, lui et les siens. Ils n’avaient pas besoin d’argent au milieu de montagnes où aucun commerçant, aucun transporteur ne s’aventurait. Ils n’avaient pas participé aux combats contre les armées de Xahor le Conquérant, ils s’étaient contentés de récupérer les armes sur les champs de bataille et en avaient constitué un stock quasiment inépuisable. « Mesdames et messieurs, les indépendantistes m’ont prié de vous faire part de leurs exigences, a dit la voix grave. Ils ne réclament ni argent ni objets de valeur, ils laisseront repartir le convoi à la condition que leur soient livrées une centaine de jeunes femmes entre quinze et vingt ans. » Mon cœur s’est serré. Voilà pourquoi l’homme armé avait examiné Sayi avec insistance quelques instants plus tôt. Lui et les siens cherchaient leurs futures épouses parmi les femmes du convoi. Elles seraient condamnées à demeurer dans le Kartvig jusqu’à la fin de leurs jours, cloîtrées dans des grottes, à l’abri des tempêtes de glace, des bêtes sauvages et des forces de l’ordre régulièrement lancées sur les indépendantistes, fabriquant autant d’enfants que pourraient en porter leurs ventres, chargées de densifier une population décimée par la rudesse du climat et la férocité de la répression, soumises à des brutes qui n’auraient pour elles aucune considération. « L’idéal est que cent jeunes femmes se portent volontaires, a continué la voix. Ou le choix sera effectué de façon autoritaire, qu’elles soient déjà mariées ou non, qu’elles soient déjà mères ou non. Vous avez une heureTO pour vous décider. » J’ai dévalé trois barreaux de l’échelle pour me suspendre à la hauteur du siège de Sayi. Son sourire grave m’a annoncé le pire : ayant perdu sa famille, elle considérait qu’il était de son devoir de se porter volontaire. Mon sang s’est gelé, et le froid n’y était pas pour grand-chose. Elle venait d’entrer dans ma vie, je n’avais pas envie de la perdre. « Tu n’y penses pas. — Tu sais donc ce que je ne pense pas ? » Elle m’a ébouriffé les cheveux avec un petit rire. « Moi-même je ne le sais pas, je vais seulement là où m’emmène la vie. — Rester jusqu’à ta mort dans ces montagnes, tu parles d’une vie ! — Tu oublies que j’y suis habituée, a-t-elle répondu avec calme. Je viens des montagnes. » Les visages de m’man et d’Elbéore, alertées par notre conversation, sont apparus en dessous de moi. « Le Kartvig n’a rien à voir avec les monts du Souffle ! — Comment pourrais-tu le savoir, petit frère ? Tu n’es jamais allé sur le Souffle. » En me rappelant ma condition de frère, elle m’interdisait de nourrir le moindre espoir, elle tranchait les liens avant qu’ils ne se tissent. Je me suis affolé, le contrôle de ma voix m’a échappé. « Ces hommes sont de vraies bêtes, t’entends, de vraies bêtes, ils te rendront malheureuse. » Une main m’a saisi par le pied et tiré brutalement. J’ai failli lâcher le barreau et tomber trois mètres plus bas. « Descends ! » a glapi une voix. Je n’avais pas entendu approcher l’homme. Il s’était perché sur les premiers barreaux de l’échelle pour m’agripper. Son arme était braquée sur moi. Mes tripes se sont retournées. J’ai entrevu de la panique dans les yeux de ma mère et de ma petite sœur. Je suis descendu en m’efforçant de maîtriser mes tremblements. Sayi m’a accompagné du regard, enveloppé de sa chaleur et de sa force. L’indépendantiste n’était pas plus grand que moi, mais une détermination féroce se lisait dans la fente oculaire de sa cagoule. L’œil rond et noir de son arme ne me lâchait pas. « De quoi tu nous as traités ? » Sa voix sèche m’a découpé comme une lame. P’a a jailli de son siège et s’est avancé vers lui, engoncé dans son manteau fourré. « Laissez-le, ce n’est qu’un gosse. Il ne fait pas toujours attention à ce qu’il dit. » Le canon de l’arme s’est aussitôt pointé sur la poitrine de mon père. « Elle est à toi, la fille là-haut ? — Elle n’a pas atteint ses quinze ans, elle n’est pas concernée par votre demande, a répondu p’a. — Elle ne te ressemble pas, ni à toi ni à aucun autre membre de ta famille. — Et alors ? » Les yeux de l’homme ont lancé des éclairs inquiétants. « Nous sommes au courant pour l’accident dans la Désolation. On sait qu’il y a eu de nombreux morts, que des familles ont recueilli des orphelins. — Comment avez-vous appris tout ça ? » Exactement la question qui m’a traversé l’esprit. L’indépendantiste a lâché un curieux rire, presque silencieux, un halètement rauque. « Rien de ce qui se passe sur les continents Asnaël et Arcad ne nous échappe. Nous avons des yeux et des oreilles partout. — Alors vous devez savoir que cette fille est bien la mienne. » Je l’ai admiré tout à coup, ce père que j’avais si souvent méprisé, ce père que je croyais à jamais résigné, borné. « Aucune importance, a craché l’indépendantiste. Qu’elle soit à toi ou non, qu’elle ait atteint ses quinze ans ou non, que tu le veuilles ou non, c’est elle que j’ai choisie et elle viendra avec moi. » P’a a jeté un coup d’œil sur le couloir. Les autres indépendantistes, distants d’une trentaine de pas, ne nous prêtaient aucune attention, affairés à dévisager les jeunes femmes réparties dans les travées verticales. À quinze pas de là, la première porte était restée grande ouverte. Le vent s’y engouffrait en rugissant et balayait de son souffle glacé les passagers pétrifiés. P’a m’a lancé un regard intense. Je ne lui connaissais pas ce genre de résolution, plus dure et tranchante que le soc de sa charrue. Même lorsque le grand Alfo avait été traîné à ses pieds, nu et enchaîné, j’avais vu dans ses yeux davantage de douleur que d’emportement. Oh, bien sûr, il avait donné un coup au malheureux, mais il n’avait pas mis toute sa conviction dans son geste. Il avait admis, sans doute, qu’il avait sa part de responsabilité dans son déshonneur, même si l’orgueil lui interdisait de le reconnaître. « C’est quoi, vos yeux et vos oreilles ? » J’ai compris qu’il cherchait à gagner du temps en endormant la vigilance de l’indépendantiste. « Ça, tu n’as pas besoin de le savoir, a répondu l’autre avec son étrange halètement rauque. — C’est comme les chuchotes des monts du Souffle ? » J’ignorais les intentions exactes de p’a, mais j’avais décidé d’entrer dans son jeu. Je sentais dans mon dos le poids des regards de m’man, d’Elbéore, de Sayi et des autres voyageurs. L’homme s’est tourné vers moi. « Eh, comment tu connais ça, toi ? Tu n’as pourtant pas l’allure d’un gars du Souffle. » Le poing de P’a a balayé l’air et s’est abattu comme un marteau sur la tempe de l’indépendantiste. Un craquement a retenti. Les mains d’un paysan du Pays Noir sont aussi dures que le roc. M’man a poussé un gémissement étouffé. L’homme a fléchi en tentant une dernière fois de lever son arme, mais il n’en avait plus la force, et ses jambes se sont dérobées. P’a l’a empêché de tomber et maintenu debout en le plaquant contre lui. Il m’a fait signe de récupérer l’arme qui pendait au bout du bras inerte de sa victime. L’homme ne m’a opposé aucune résistance. Une fois l’arme entre mes mains, je me suis senti investi d’une puissance extraordinaire. P’a a de nouveau observé le couloir. Les autres n’avaient rien remarqué. P’a a traîné le corps inerte de l’indépendantiste vers la porte. Il l’avait tué d’un seul coup de poing et je me suis dit que le grand Alfo l’avait échappé belle quelques semaines plus tôt. J’ai gravi l’échelle quatre à quatre, planqué l’arme sous mon siège, suis redescendu aussi vite et, tout en veillant à ne pas attirer l’attention, je suis retourné me placer devant mon père afin de le soustraire autant que possible à la vue des indépendantistes. Nous nous sommes rapprochés de la porte sans que personne ne bouge de son siège. La passivité, tendant à la résignation, était l’une des principales caractéristiques des adeptes des cultes angéliques. Trente ou quarante fois plus nombreux que nos agresseurs, nous aurions pu les empêcher d’enlever ces femmes qu’aucun père ou frère n’avait envie de leur livrer. Le froid a transpercé mes vêtements et m’a infligé ses morsures. J’ai perçu un mouvement dans mon dos. Me suis retourné, fou d’inquiétude. Sayi nous avait rejoints avec sa discrétion coutumière et elle s’est collée à moi pour augmenter la largeur et l’épaisseur du paravent. J’ai décidé à cet instant que je transgresserais un jour la règle qui faisait d’elle ma sœur adoptive, et qu’elle m’y encouragerait. L’indépendantiste posté plus loin dans le couloir s’est soudain tourné vers nous. Mon cœur s’est arrêté de battre. Son regard a glissé sur nous pendant quelques secondes qui m’ont paru durer plus d’une heureTO. CHAPITRE VII Étaupe : animal mythique de la planète Boréal, dont le nom viendrait du mot « taupe », désignant lui-même un petit animal fouisseur dans les légendes de la Dissémination. Nous pensons cependant qu’il est incorrect de classer l’étaupe boréalienne dans le règne animal. À notre avis, elle relève plutôt de la classification ENHA (espèce ni humaine ni animale), c’est-à-dire de ces espèces indigènes qui ont précédé l’arrivée des vaisseaux colonisateurs humains. Nous n’irons pas jusqu’à dire, comme l’affirment une poignée d’enhalistes, que l’étaupe jouit d’une forme supérieure d’intelligence (avec quel instrument pourrait-on mesurer l’intelligence d’une espèce dont, justement, nous ignorons totalement le mode de fonctionnement ?), voire de facultés parapsychiques que nous devrions étudier pour les mettre à profit. Elles ont complètement disparu de nos jours – un manque d’adaptation qui tendrait à invalider l’hypothèse de leur intelligence supérieure –, mais on peut admirer l’extraordinaire complexité de leurs labyrinthes souterrains sur certaines îles équatoriales de Boréal. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des ENHA. MONILDE parlait sans cesse et souffrait d’un manque affectif, les deux étant probablement liés. Ewen n’avait pas envie d’elle, et encore moins de trahir le souvenir d’Ezalde, mais il n’obtiendrait aucune aide s’il ne cédait pas aux avances de son hôtesse, de plus en plus hardies à mesure qu’avançait le repas. Seuls dans l’appartement – la fille de Monilde, son mari et leurs enfants ne devaient rentrer qu’en fin de journée –, assis sur les traditionnels coussins guinoens disposés autour de la table basse, pieds nus, ils mangeaient un plat typique de l’île, l’épernetto, un poisson nappé d’une sauce épicée, servi avec une purée d’un fruit farineux, le qualtor, cultivé sur Guino et les deux îles les plus proches. Ewen éprouvait des difficultés grandissantes à maîtriser ses pensées. Monilde ne cessait de remplir son verre d’une boisson blanche et fraîche probablement alcoolisée ou additionnée d’une substance euphorisante. L’ivresse le gagnait et, avec elle, la sensation de perdre tout contrôle sur lui-même, de se mettre en danger. Son implant vital l’appelait à la vigilance en criblant son cerveau de vibrations douloureuses. Il serrait contre son flanc le sac de tissu contenant le cakra. Les mains et les yeux brillants de Monilde dansaient un ballet ensorcelant face à lui. Ayant fréquenté Andel Kartrau pendant plus de six ans sans jamais deviner qu’il appartenait à une organisation ennemie de la Fraternité du Panca, il pouvait encore moins accorder sa confiance à une inconnue. Il n’était plus un homme ordinaire désormais, mais le maillon d’une chaîne quinte, un frère au service d’une cause qui le dépassait. Il tenta de reprendre empire sur lui-même. Il n’en avait plus la capacité, son esprit n’était plus qu’un tourbillon de sensations grisantes ou détestables. L’implant vital réagissait de plus en plus violemment à l’agression : la perte de la lucidité, même brève, risquait de perturber ou d’effacer ses données et de compromettre la reconstitution de la chaîne pancatvique. Monilde l’avait piégé. Elle l’effleurait de ses lèvres, de ses mains, elle l’enveloppait dans un invisible filet. Il ne résistait pas, toute volonté anéantie. Il ne parvenait pas à se remémorer les visages d’Ezalde et d’Ynolde, elles ne viendraient pas à son secours, il était mort pour elles. « Andel…» Les lèvres de Monilde s’écrasèrent sur les siennes. Enflammé par son baiser, il comprit, aux élans irrésistibles qui les jetaient l’un contre l’autre, qu’ils étaient sous le coup d’un puissant aphrodisiaque. Doutant de son pouvoir de séduction, elle n’avait laissé aucune place au hasard. Les couleurs et les formes tournaient autour d’Ewen, le gris perle du sol, le miel doré des meubles, les taches éclatantes des coussins, des tapis, des carrés de tissu tendus sur les murs blancs, des coquillages trônant sur les étagères. Elle commença à lui ôter ses vêtements. Il retira lui-même le sac du cakra ainsi que la large ceinture qui contenait ses jetons d’identité, et les posa sur sa tunique roulée en boule. Les ondes insupportables qui lui laminaient le cerveau n’empêchaient pas le désir de le déborder. Ils roulèrent nus et enlacés sur les coussins. Affolé par l’odeur, la douceur et la saveur légèrement acide de Monilde, il se retrouva perché sur elle, planté en elle, incapable de penser à autre chose qu’au plaisir qui le submergeait, accompagné d’une rage désespérée, la rage d’avoir perdu Ezalde et Ynolde, la rage de les trahir, d’avoir piétiné son bonheur. Il n’aimait pas la femme qu’il possédait, c’était une provocation, un défi lancé au destin, il s’étourdissait dans une relation sans espoir ni âme pour interdire tout retour en arrière, en finir avec son passé, il se salissait lui-même puisqu’il ne pourrait jamais souiller le souvenir des deux femmes de sa vie. Sa jouissance, longue, violente, s’accompagna de tremblements et d’un interminable gémissement de détresse. Monilde croisa les jambes sur son dos et colla son bassin contre le sien pour le garder le plus longtemps possible en elle et se laisser emporter par les vagues décroissantes du plaisir. La porte d’entrée s’ouvrit à cet instant, des éclats de voix et des bruits de pas s’engouffrèrent dans l’appartement. Toujours allongé sur Monilde, incapable de réagir, Ewen se crut perdu. Son esprit lui commanda de s’armer du disque de feu, son corps ne lui obéit pas, engourdi – les effets secondaires de l’aphrodisiaque sans doute. Des mouvements dans le hall d’entrée. Monilde n’avait rien entendu, elle poussait des geignements sourds, la bouche entrouverte, les paupières mi-closes. Il parvint à s’arracher à ses bras. Ses gestes s’effectuaient au ralenti, dans un air plus épais que de la boue. Les yeux rivés sur le sac du cakra, il s’en rapprocha à quatre pattes avec une lenteur et une maladresse crispantes. Une première silhouette se découpa dans la lumière bleutée qui entrait à flots par la baie arrondie. Ewen plongea enfin la main dans le sac et l’enfonça dans la fente du cakra. Il ne ressentit pas la brûlure habituelle, seulement une légère chaleur, un souffle tiède. Une deuxième silhouette fit irruption dans la pièce, de très petite taille, il s’en rendit compte au moment où il dégageait le disque de feu. Une fillette de cinq ou six ans, chevelure noire bouclée, peau dorée, immenses yeux étonnés. L’autre était un garçon un peu plus âgé, même teint doré, mêmes yeux grands ouverts, cheveux plus courts et clairs. Tous deux étaient vêtus d’ensembles blancs ornés de broderies colorées. Ewen remit le cakra dans le sac et retira sa main avant de récupérer ses vêtements et de se rhabiller avec des gestes mal assurés. « Mamu », dit la fillette. Monilde se redressa, comme piquée par un insecte, saisit sa tunique, s’en couvrit le corps et posa un regard trouble sur les deux enfants. « Qu’est-ce que vous fichez là, vous deux ? Où sont passés vos parents ? — Ici », répondit une voix grave. Un couple venait de faire son entrée dans la pièce, lui, un Guinoen typique, teint mat, yeux et cheveux d’un noir profond, elle, le portrait craché de Monilde en plus jeune et plus corpulent. « Vous ne deviez rentrer que ce soir…» L’ancienne de la famille avait l’air penaud d’une gamine prise en faute. Les autres, y compris les enfants, la fixaient avec sévérité. Ewen glissa la lanière du sac du cakra sur son épaule avant d’enfiler sa tunique. L’effet de l’aphrodisiaque se dissipait, l’implant vital cessait d’émettre ses pénibles vibrations, la coordination entre son cerveau et son corps se rétablissait, abandonnant dans sa gorge un goût amer, entre remords et gueule de bois. « La chaleur était trop forte, l’excursion a été annulée. » La femme qui ressemblait à Monilde parlait d’une voix sèche. « On ne pensait pas que tu profiterais de notre absence pour… — Épargne-moi tes leçons de morale, coupa Monilde. Andel et moi sommes deux adultes consentants. — Je ne peux pas t’empêcher de faire ce que tu veux, mais pas chez moi, pas devant les enfants. » Monilde hocha la tête d’un air las avant de passer sa tunique, de remettre un peu d’ordre dans sa chevelure, de se lever et de se diriger d’une allure hésitante vers la salle de bains, laissant Ewen seul face aux siens. Cependant, après leur première réaction de surprise et de réprobation, Guvolde, la fille de Monilde, et son mari Antor s’évertuèrent à respecter la tradition guinœnne de l’accueil. Ils conversèrent aimablement avec Ewen, lui demandèrent où il habitait et ce qu’il venait faire à Guino. Il leur répondit qu’il était originaire de la planète Amble, qu’il travaillait dans le commerce des cheveux d’ange et qu’il avait rendez-vous avec l’un de ses fournisseurs à l’astroport. Il ajouta qu’il souhaitait s’y rendre de façon discrète, presque clandestine, car il ne tenait pas à ce que les autres importateurs découvrent l’identité de son interlocuteur, la concurrence étant impitoyable dans le petit monde des vendeurs de tissu. Il craignait d’être repéré par des yeux fouineurs s’il s’y rendait par bulle collective ou individuelle. Antor lui affirma qu’il existait des façons discrètes de s’introduire dans l’astroport. Nitalde dit, d’une petite voix aiguë, qu’Andel était trop jeune et trop beau pour être le fiancé de mamu, une réflexion qui déclencha un éclat de rire général. Les mots de sa petite-fille amusèrent Monilde elle-même, recoiffée et revenue parmi eux. Elle avait passé le bras sur les épaules d’Ewen, mais, à la fois dégrisé et taraudé par un désir sournois, il ne supportait plus son contact. Il l’aurait repoussée avec brutalité s’il n’avait pas eu besoin d’eux, de leur connaissance de l’île. Il devait se livrer à une odieuse parodie de l’amour pour augmenter ses chances de sortir indemne du piège de Guino. Ils devisèrent jusqu’à la tombée de la nuit, beaucoup plus rapide que sur le continent nord. On pria Ewen de parler de sa planète d’origine. Il s’en acquitta volontiers, jugeant que l’évocation de son enfance et de son adolescence lui permettrait de se déplacer sur la ligne du temps, de replonger dans un passé où le malheur ne portait pas de nom. Passant sous silence ses divers séjours dans les prisons ambliennes ainsi que ses années de formation de frère du Panca, il décrivit les paysages du continent Arcad, sa capitale Al Kraël aux toits de bois pointus, peints de couleurs vives, si ouvragés qu’on la surnommait la Cité de Dentelle, ou la Dentellière, et qu’on venait de tous les coins d’Amble pour l’admirer. Il les entretint également de la différence de gravité, de la légèreté ressentie la première fois qu’il avait posé le pied sur Boréal, de son impression de s’envoler à chaque pas, de la sensation de lourdeur que les enfants, ici plus légers que des plumes, éprouveraient en arrivant sur Amble, comme un joug pesant brusquement sur leurs épaules et les écrasant au sol, du physique plus râblé des Ambliens, de leur musculature plus épaisse et dense, et aussi de la lumière d’un bleu plus soutenu que sur Boréal, Amble étant plus proche d’Ispharam. « Quand désirez-vous voir votre fournisseur ? s’enquit Antor tandis que les enfants se dirigeaient vers la salle de bains pour leurs ablutions du soir. — Le plus tôt possible. — Il est arrivé par le dernier vaisseau ? — Il m’a contacté hier et j’ai sauté dans le premier vol à destination de Guino. » Guvolde jeta un regard interrogateur à sa mère. « Ça veut dire que… vous vous êtes rencontrés aujourd’hui dans la navelle ? » Monilde se pencha sur Ewen pour l’embrasser dans le cou. Le désir, à nouveau, se propagea en lui à la vitesse d’un feu de broussaille, des vibrations désagréables se diffusèrent de son implant vital. « Le hasard fait parfois bien les choses : nos sièges étaient voisins. » Monilde leva sur sa fille un regard brillant, provocateur. « Je prends ce que le destin m’offre. À mon âge, on n’a plus de temps à perdre. » Guvolde se tourna vers Ewen. « Vous n’avez pas de femme dans votre vie, Andel ? » Il dissimula de son mieux la désolation qui, à nouveau, plongeait son cœur dans une eau noire et glacée. « Je… Je l’ai laissée derrière moi. — Sur votre monde ? — On peut dire ça. — Vous n’aviez pas d’enfants ? » Il se contenta cette fois de secouer la tête, le moindre mot aurait déclenché un torrent de larmes. Guvolde s’en aperçut et n’insista pas. Antor déclara qu’il conduirait lui-même son hôte à l’astroport et déclina fermement l’offre de Monilde de les accompagner : ils traverseraient des quartiers de Guino dangereux, surtout pour les femmes, il valait mieux qu’elle reste tranquillement à la maison en attendant leur retour, et puis, ajouta le Guinoen avec un rire fracassant, elle aurait toute la journée du lendemain pour profiter de son homme. Elle accueillit la réflexion égrillarde de son gendre avec un sourire crispé. Antor se rendit dans la cuisine pour préparer le repas du soir, précisant à Ewen qu’il n’avait aucune confiance dans les talents culinaires de sa femme. Il en revint quelques instants plus tard en brandissant une cruche de terre cuite au large col et à la panse hypertrophiée. « C’est là-dedans que vous avez préparé le pousse-l’amour, mamu ? Vous n’avez pas lésiné sur la dose ! » « Une épice qu’on trouve sur l’île de Lisho. Son vrai nom est obalsite, mais on l’appelle couramment la durcite. Elle est dangereuse : si on la prend en trop grande quantité, on risque le priapisme et la nécrose. Ça fait longtemps que mamu a perdu son mari, elle vous avait préparé un après-midi torride, hein ? » Les deux hommes se frayaient un passage dans les ruelles populeuses du centre-ville, éclairées par les lumières tombant des fenêtres entrouvertes. Ils s’étaient mis en route après le dîner. Ewen ressentait encore les effets de l’aphrodisiaque, une érection prolongée, douloureuse, et de brusques flambées de chaleur qui l’embrasaient de la tête aux pieds. La séparation d’avec Monilde l’avait soulagé et exaspéré. Elle avait cru bon de le gratifier, avant son départ, d’un baiser fougueux qui avait ravivé son désir et sa répulsion. Il s’était éloigné d’elle avec d’étranges regrets, une horrible frustration et de violentes douleurs au crâne. Les étoiles étaient si denses que le ciel semblait ployer sous le poids de leur scintillement. Dans le Nord, les ciels n’avaient pas cette allure de caverne fabuleuse. Ezalde et Ynolde interrogeaient-elles la nuit par l’une des fenêtres de la maison ? Les chances étaient nulles de les croiser sur l’île de Guino, mais il espérait les rencontrer à chaque croisement de rues, sur chaque place, il cherchait sans cesse leurs visages parmi les femmes qui déambulaient dans l’obscurité par petits groupes de trois ou quatre. Le sac du cakra frottait contre ses côtes. Il craignait à chaque instant de croiser les sâtnagas ou d’autres tueurs et sa présence le rassurait. Ils se cachaient peut-être dans la multitude submergeant les ruelles, en quête de fraîcheur nocturne. Des visages émergeant des ténèbres lui semblaient hostiles. Antor en saluait quelques-uns d’un geste ou d’un mouvement de tête. Le Guinoen avait récemment perdu son emploi d’agent d’accueil à la compagnie TransCincte ; il ne s’en inquiétait pas, affirmant que les opportunités ne manquaient pas pour un îlien de retrouver du travail. Au besoin, il créerait sa propre entreprise, tiens, pourquoi pas le commerce de durcite conditionnée en sachets, en pâte ou en comprimés ? « Ça n’existe pas déjà ? s’étonna Ewen. — Si, bien sûr, mais le nombre de visiteurs augmente chaque année, les hommes viennent justement pour s’offrir du bon temps, il reste encore de la place pour les affaires. » Ewen avait perdu tout sens de l’orientation dans le labyrinthe des ruelles qui se resserraient par endroits au point qu’ils devaient se plaquer contre les murs ou s’effacer dans les halls d’entrée des immeubles pour céder le passage à d’autres piétons. Ils enjambaient parfois des corps allongés à même le sol, de pauvres bougres transformés en épaves par l’alcool de qualtor, un véritable fléau selon Antor. On entrevoyait, derrière des vitrines poussiéreuses protégées par des grilles, des femmes vêtues de bouts de tissu qui ne dissimulaient pas grand-chose de leur anatomie. Si les unes approchaient la cinquantaine et exhibaient des corps flétris par le temps, d’autres n’avaient pas encore atteint le cap de l’adolescence. La résignation avait éteint toute lumière dans les yeux outrageusement maquillés des jeunes et des anciennes. Elles adressaient aux passants des sourires sans joie et, avec des gestes offensants, les invitaient à les rejoindre de l’autre côté de la vitrine. Antor expliqua à voix basse que la prostitution avait connu un essor fulgurant après la construction de l’astroport et que bon nombre de Guinœns pauvres vendaient leurs filles, parfois âgées de sept ou huit ans, aux organisations clandestines rivales qui contrôlaient la ville de Guino. Il ne fallait pas compter sur le gouvernement des îles équatoriales pour mettre fin à cette situation : la troïka et l’Administration étaient elles-mêmes impliquées dans les trafics. Les bordels de Guino étaient devenus une attraction touristique au même titre que le climat, l’astroport, les coquillages, les épices et les excursions maritimes. Les éclairages diffus tiraient de l’ombre les visages d’hommes de tous continents regroupés devant les vitrines. La culpabilité rentrée et la tension supplantaient ici la décontraction, l’insouciance et l’exubérance propres aux îles équatoriales. Ils abandonnèrent derrière eux les vitrines et les grappes de badauds, et plongèrent dans une nouvelle succession de ruelles désertes où pas une lumière ne brillait, hormis celle des étoiles. Des ombres s’agitaient dans les ténèbres, grises, silencieuses. « Des étaupes », murmura Antor. Les premières Boréaliennes, des créatures ni animales ni humaines, avec lesquelles aucun être humain n’était parvenu à entrer en communication. Elles peuplaient jadis les quatre continents et les six sous-continents de Boréal, on n’en trouvait plus désormais que sur les îles équatoriales. Comme elles n’avaient jamais manifesté aucune hostilité, les premiers humains débarqués du vaisseau de colonisation ne les avaient pas chassées de leurs territoires, elles s’étaient effacées d’elles-mêmes en emportant leurs secrets. Cela faisait bien longtemps qu’elles ne présentaient plus le moindre intérêt scientifique ni touristique. De temps à autre, des fêtards imbibés d’alcool de qualtor s’amusaient à tourmenter les rares spécimens qui hantaient les rues sombres de Guino, mais en général on leur fichait la paix. Elles vivaient le jour dans des galeries souterraines dont elles sortaient la nuit pour, du moins le supposait-on, se mettre en quête de nourriture. On ne savait toujours pas comment elles s’alimentaient, ni comment elles se reproduisaient, ni combien de temps elles vivaient. À chaque fois qu’un spécialiste des ENHA (espèces ni humaines ni animales) s’était intéressé à elles, elles l’avaient entraîné dans leurs complexes réseaux souterrains d’où il n’était jamais ressorti. Ewen n’en avait encore jamais vu : il n’avait pas eu le temps de visiter Guino lors de son arrivée sur Boréal, et elles avaient disparu depuis des sièclesTO sur le continent nord. Elles le ramenaient brutalement à Ynolde, aux grands yeux ébahis de sa fille, aux légendes contées par Ezalde qui présentaient les étaupes tantôt comme des monstres sanguinaires, tantôt comme des génies bienveillants. Il se demanda une nouvelle fois ce qu’il fichait dans le cœur ténébreux et moite de Guino au lieu de profiter de sa famille dans la douce chaleur de la maison du massif des Dames-Blanches captive de la blancheur. Un rayon de lumière glissant d’une lucarne éclairait une étaupe allongée au milieu de la ruelle. Allongée ? Difficile de démêler le haut du bas, l’avant de l’arrière. De même, on ne pouvait pas parler de pelage, de plumage ou d’écailles, encore moins de peau. Son enveloppe rugueuse, où luisaient dans les creux les éclats lumineux de cristaux, tenait du minéral et du végétal. Elle mesurait un mètre cinquante de hauteur pour une longueur équivalente. D’elle n’émanait aucune menace, aucune agressivité, malgré son aspect peu engageant. Ils attendirent tranquillement qu’elle ait libéré le passage pour continuer leur chemin. « Contrairement aux touristes, elles sont moins nombreuses chaque année. » Bien qu’il eût parlé bas, la voix d’Antor avait retenti comme un coup de gong dans le silence effleuré par la rumeur de la ville. « C’est grâce à elles que nous pourrons entrer dans l’astroport. Grâce à leurs galeries. Avec un bon guide, on peut aller d’un coin à l’autre de l’île sans mettre le nez dehors. Pratique pour tous ceux qui ont quelque chose ou quelqu’un à cacher. » Le guide était un vieillard ridé et édenté du nom de Joad, un homme qui n’avait jamais quitté l’île. Il vivait dans l’une de ces habitations exiguës typiques des premières populations humaines de Guino, vêtu d’un pagne court et crasseux d’où s’évadaient des jambes cagneuses. Avec son torse creux, ses côtes saillantes, son cou décharné et sa peau couverte d’excroissances noirâtres, il paraissait sans force, incapable de se lever du grand coussin dans lequel il était affalé. Il vivait seul, recevant régulièrement la visite d’une jeune femme qu’il avait prise en amitié et tirée de la prostitution. Comme il était le guide le plus expérimenté de l’île et que les organisations clandestines avaient besoin de ses services, il avait obtenu la grâce de sa protégée sans être obligé de verser la moindre indemnité à son souteneur. En contrepartie, elle lui tenait lieu de confidente, de fille presque, et il avait commencé à la former pour le remplacer quand l’ombre de la mort s’étendrait sur lui. Une odeur de pourriture imprégnait sa maison, comme s’il avait déjà commencé à se décomposer. L’humidité suintait des murs et du sol de terre battue. L’unique fenêtre qui donnait sur la ruelle ne devait pas être ouverte très souvent. Joad écouta la requête d’Antor d’un air ennuyé. Ewen comprit que le vieil homme était redevable d’une façon ou d’une autre à son interlocuteur, qu’il n’exigerait donc aucun paiement pour les conduire à l’astroport. Après avoir rechigné pour la forme, il consentit à les guider à titre gracieux dans les galeries des étaupes, à la condition qu’ils acceptent la présence de Yucta. Qu’au moins cette expédition nocturne serve à la formation de celle qu’il avait choisie pour lui succéder. Elle se présenta quelques instants plus tard sans que personne ne l’ait prévenue ; sans doute existait-il dans les bas-fonds de Guino un système de communication et de surveillance semblable aux puits ondulatoires du continent Asnaël d’Amble. Sa chevelure brune, sa peau couleur de terre brûlée et ses grands yeux d’un noir profond dénotaient les origines équatoriales de Yucta, mais elle avait quelque chose de différent des autres Guinœnnes, sa taille peut-être, nettement plus élevée que la moyenne, ou encore la gravité inhabituelle de son regard. Sa tunique échancrée et son pantalon bouffant blancs, la tenue traditionnelle de l’île, ne s’ornaient d’aucune broderie, d’aucune couleur. Elle ne cessait de fixer les visiteurs du coin de l’œil pendant que Joad se relevait avec les pires difficultés de son coussin pour se munir d’un bâton noueux et d’une conque lumineuse. Ils n’eurent pas besoin de sortir de la maison du vieux guide pour accéder aux galeries des étaupes. Joad avait lui-même foré un passage qui plongeait en pente raide vers le labyrinthe souterrain, un réseau de plusieurs milliers de kilomètres dont l’extraordinaire complexité ne cessait de le fasciner. Éclairés par le faible rayon bleuâtre de la conque, ils marchaient courbés dans les tunnels, excepté le vieux guide dont la petite taille s’accommodait parfaitement de leur étroitesse, comme si, à force de les explorer, son corps s’y était adapté. Une odeur indéfinissable rôdait dans le labyrinthe, un mélange de moisissures et de pourriture. Des liquides nauséabonds s’écoulaient sur les parois parfaitement lisses, des infiltrations des eaux usées de la ville, précisa Joad. Les galeries, assez courtes, se scindaient toujours en deux à leur extrémité. Le vieil homme ne marquait aucune hésitation pour s’engager dans la bouche de droite ou dans celle de gauche. Ewen ne comprenait pas comment il se débrouillait pour s’orienter dans les passages rigoureusement identiques. « Mes yeux voient ce que les autres ne peuvent pas voir », chuchota Joad. Il répondait à la question qu’Ewen n’avait pas posée. Était-il aussi capable de lire dans les pensées ? Sans cesser de marcher, le vieux guide lui lança un regard par-dessus son épaule. « Il n’y a pas de secrets dans le ventre de Boréal quand on sait écouter. » Savait-il qu’Ewen était un frère du Panca ? « Pas sûr qu’autrement j’aurais accepté de vous guider… — De quoi parles-tu donc, Joad ? » demanda Antor, surpris par les soliloques du vieil homme. Le large sourire de Joad hachura son visage de rides profondes. Yucta sourit elle aussi, comme en prise directe sur les pensées du guide. L’implant vital d’Ewen réagit, mais ses vibrations n’étaient ni douloureuses ni même simplement désagréables, elles déclenchaient un fourmillement dans son cerveau, un affolement de ses synapses. Il avait ressenti le même genre de perturbation les jours qui avaient suivi la greffe de son implant vital. Maître Ebenezer l’avait rassuré : Ton implant est en train de se ménager une petite place dans ton cerveau. Quand il sera installé, il amplifiera tes réactions, tes sensations, tes perceptions. Ewen avait pu le constater les premières années, puis, habitude ou négligence, il n’y avait plus prêté attention et avait vécu en homme ordinaire. Il percevait maintenant des chuchotements à l’intérieur de sa tête, innombrables, enchevêtrés, comme si une multitude bruissante avait pris possession de lui. Des bribes de phrases se détachaient du tumulte, reflets d’émotions diverses, ressentiment, espoir, haine, tendresse, passion, colère, jalousie, méchanceté, vengeance… Les galeries se succédaient, en apparence identiques, des filets d’eau recouvraient par endroits leurs parois lisses. Ewen secoua la tête pour se débarrasser de ce qu’il pensait être une illusion sensorielle, mais le phénomène ne s’arrêta pas, au contraire il s’amplifia. Il lui semblait déambuler à l’intérieur d’une gigantesque mémoire réveillée par l’intrusion des visiteurs. Yucta l’observait du coin de l’œil. « Les étaupes sont des créatures empathiques, chuchota Joad. Elles captent les émotions des êtres vivants et les déversent dans leurs galeries. Voilà pourquoi elles n’arrêtent pas de creuser, elles se chargent d’agrandir la mémoire de la planète. — La mémoire de la planète ? releva Antor. Je me demande si on ne perd pas complètement la tête à force de vivre sous terre ! » Le rire enroué de Joad résonna un long moment dans l’obscurité du réseau souterrain. « Perdre la tête, c’est juste, c’est juste, il faut perdre la tête pour se faire une idée neuve du monde. Il te faudra bientôt perdre la tienne, Antor. — Si ça ne te dérange pas, je préfère la garder sur mes épaules…» Ils parcoururent encore une distance qu’Ewen évalua à cinq ou six lieues, avant de s’engager dans un tunnel qui, à en croire ses parois irrégulières et les étais métalliques disposés tous les cinq pas, n’avait pas été foré par les étaupes. « Celui-là, c’est un guide des temps anciens qui l’a creusé, précisa Joad. Les ouvrages des étaupes n’ont pas besoin d’étais pour traverser les siècles. » Le tumulte intérieur s’estompa progressivement en Ewen. Un univers entier sortait maintenant de lui et le rendait à sa solitude, à ses propres pensées. Les vibrations de son implant vital se faisaient sporadiques, à peine perceptibles. À nouveau, comme abandonnés par la vague bruissante, les visages d’Ezalde et d’Ynolde occupaient son esprit avec une intensité bouleversante. À nouveau l’idée de ne plus jamais les revoir, les serrer dans ses bras, de ne plus jamais respirer leur odeur, leur chaleur, lui parut inacceptable et il résolut, tandis qu’il marchait derrière Yucta dans l’étroit passage, de repartir pour Frahel par la première navelle, tant pis pour le Panca, tant pis pour la chaîne quinte, tant pis pour les peuples humains. Son choix lui procura un soulagement immédiat, un début d’euphorie presque, une réaction comparable à celle d’un drogué vaincu par la petite voix insistante réclamant une nouvelle dose. « Revenir en arrière ne rend pas le bonheur perdu. » Aucune voix n’avait retenti et, pourtant, quelqu’un lui avait parlé dans le creux de l’oreille. Les autres avançaient sur une file devant lui, Joad en tête, précédé de la lumière bleutée de la conque. « Le souvenir du bonheur n’est pas le bonheur, le bonheur n’a pas de cause ni d’effet, il ne s’inscrit pas dans le temps. » Ewen se retourna pour scruter les ténèbres, détecta une présence tout près mais ne discerna aucun mouvement, aucun son. Contrairement au tourbillon de pensées capté quelques instants plus tôt, la voix n’avait pas résonné à l’intérieur de lui. Comment pouvait-il entendre quelque chose qui ne faisait aucun bruit ? « Seul l’être qui se tient hors du temps peut prétendre au bonheur. Marcher dans le passé, marcher dans le futur ne peut que conduire au malheur. Ce qui est perdu est perdu ; revenir en arrière, c’est marcher dans le passé. » La présence s’estompa. Ewen resta quelques instants dans l’expectative avant de se remettre en chemin. Yucta s’était arrêtée pour l’attendre, et, dans l’obscurité fuligineuse du tunnel, sa tenue d’un blanc éclatant avait pris une teinte grisâtre. Elle l’accueillit d’un sourire complice. Ils pressèrent le pas pour rattraper Joad et Antor dans un passage en mauvais état. La lumière de la conque révélait des écoulements importants, des pierres descellées qui menaçaient de tomber au premier ébranlement. Le sol, de plus en plus humide, se changeait par endroits en boue collante. Les pieds nus du vieux guide et de Yucta s’en arrachaient avec des chuintements prolongés. Ewen faillit perdre l’une de ses chaussures dans une flaque particulièrement molle. « On arrive bientôt, dit Joad. — Pas trop tôt, grommela Antor. J’ai hâte de respirer à la surface. — Ne sois donc pas si pressé. Le destin sait attendre. » Le tunnel donnait sur une cave voûtée hérissée de piliers à demi affaissés aux larges tores, probablement les vestiges des premières constructions guinœnnes. Leur passage dispersa une multitude de petits rongeurs aux yeux ronds et jaunes. Des grondements sourds résonnaient dans le lointain. Ils franchirent plusieurs caves en enfilade, gravirent des escaliers dont le dernier donnait sur une sorte de palier barré par un mur. « Et maintenant ? » demanda Antor. Joad se contenta de sourire, dirigea le rayon de la conque sur le mur et appuya la main sur une pierre légèrement renfoncée. Des grincements accompagnèrent l’escamotage d’un pan du mur. Ils se glissèrent à tour de rôle par l’ouverture de la largeur d’un homme, passèrent dans une immense salle éclairée par des veilleuses et meublée d’étagères où s’entassaient en désordre des pièces métalliques, nettoyèrent leurs chaussures ou leurs pieds avec des bouts de tissu. « Un entrepôt de pièces de navelles et de vaisseaux, dit Joad à voix basse. Je devrais dire un cimetière : on ne l’utilise quasiment plus. — Qui a installé ce système de porte ? demanda Antor. — Un de mes prédécesseurs, longtemps avant la construction de l’astroport. Autrefois, cette salle servait de silo souterrain, certains disent de refuge ou encore d’oubliette. » Ils gagnèrent les niveaux supérieurs par une succession de salles et d’escaliers, croisèrent les premiers techniciens, vêtus de combinaisons vert clair, dans les couloirs qui desservaient les ateliers et les pièces où étaient entreposés les produits d’entretien. Personne ne leur prêtait attention. Quelle que soit leur tenue, les individus qui déambulaient dans le secteur n’étaient pas censés arriver par le bas. On supposait donc qu’ils étaient munis d’autorisations en bonne et due forme et on ne leur posait aucune question. Joad raconta qu’il avait utilisé cet itinéraire pour un grand nombre de truands condamnés à mort par un clan rival ou leur propre clan, leur permettant ainsi de prendre un vaisseau en direction d’Amble, de Hyem ou de la lune de Hyem, d’émigrer vers un lointain système, de mettre un espace infranchissable entre eux et les exécuteurs des contrats. Après avoir gravi deux escaliers tournants, ils arrivèrent dans un hall aux dimensions titanesques et se mêlèrent à d’autres voyageurs dans l’un des grands ascenseurs qui desservaient les trois cents étages de la tour de l’astroport. « Tu sais où ton fournisseur t’attend, Andel ? demanda Antor. Tu as un moyen pour le contacter ? » Joad lança un regard perçant à Ewen. « Cesse donc de poser des questions, Antor, lança le vieil homme. Tu as fait ta part de travail, tu as été le maillon dans la chaîne. — Comment peux-tu savoir ce qu’il est venu faire ici ? s’insurgea le Guinoen. — C’était écrit dans la mémoire des étaupes. » Antor haussa les épaules. « Dis-lui, toi, Andel. » Ewen resta muet. La lumière vive de l’ascenseur révélait Yucta dans toute sa beauté. Les yeux ronds d’Antor volèrent de l’un à l’autre de ses trois accompagnateurs. « Il vaut mieux pour lui et pour nous qu’il garde ses secrets. » Joad désigna le sigle IP brillant à côté du chiffre 103. « Nous l’escortons au comptoir de l’InterPlanétaire, là s’arrêtera notre contribution. » Antor fixa Ewen avec un étonnement mêlé de réprobation. « Si je comprends bien, Andel, tu as menti à Monilde, tu nous as menti. — La guerre est commencée, Antor, fit Joad. Et un petit mensonge vaut nettement mieux que la disparition pure et simple de l’humanité et des autres espèces. » CHAPITRE VIII Armes décréatrices d’atomes, ou ADA, encore appelées défatomes ou décratomes selon les planètes et les continents, ces armes utilisent le principe de la fission et tirent leur fantastique puissance de la force nucléaire forte. Elles obtiennent, grâce à un procédé de déséquilibrage atomique, une réaction en chaîne qui engendre une énergie destructrice qu’il leur suffit ensuite de canaliser et de garder cohérente jusqu’à son point d’impact. L’objet frappé subit à son tour la réaction en chaîne, surnommée « détricotage », qui se traduit par une apparition de trous noirs dans la matière atteinte et, dans le cas des êtres vivants, une disparition pure et simple de certains organes vitaux. Il n’est pas possible de reconstituer la matière ainsi détruite. Un homme blessé par une onde ADA gardera toute son existence à l’endroit mutilé un vide, un trou, qui ne pourra jamais être comblé, ni par reconstruction génétique, ni par greffe, ni par cybernétique. Les ADA ont proliféré sur de nombreux systèmes avant d’être interdites par la convention de Mirno, mais le décret universel n’a pas empêché les brigands, les pirates et les terroristes, ni d’ailleurs les armées de certains gouvernements ayant pourtant signé la convention, de les utiliser en masse. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des armes. LES CARNETS D’OLMEO, 4 LE REGARD de l’indépendantiste semblait nous transpercer, Sayi et moi, et voir, derrière nous, P’a traîner le cadavre de l’homme qu’il venait de tuer d’un coup de poing. Voir, aussi, l’arme que j’avais dissimulée dans mon dos. Ma frayeur a rendu insignifiantes les peurs que j’avais ressenties lors des descentes infernales du TransAmblien et toutes mes terreurs d’enfant. Plus rien ne fonctionnait dans mon corps, une eau glacée montait de mon ventre, inondait ma poitrine, se coulait dans mes veines. Sayi m’a contraint à avancer en me tirant par la manche. J’ai cru que l’indépendantiste allait fondre sur nous et nous cribler d’ondes destructrices, mais un mouvement au-dessus de lui a détourné son attention. P’a a gagné la porte sans encombre, hissé le corps sur ses épaules, descendu le marchepied et s’est rapproché du bord du précipice en foulant l’épais tapis de cristaux déposé par la tempête précédente. Les indépendantistes n’avaient laissé aucune sentinelle dehors, sans doute par crainte d’une nouvelle tempête de glace. P’a a ensuite soulevé le cadavre avec la même facilité qu’il aurait brandi une botte de foin et l’a jeté dans le vide. J’ai cru un instant qu’il allait tomber à son tour, emporté par l’élan, mais il a corrigé le mouvement d’un retrait du buste et est revenu sur ses pas. Les pointes des cristaux avaient transpercé les semelles de ses chaussures, d’un cuir pourtant épais. Il semait des flaques de sang sur la blancheur éclatante. Il est remonté dans le TA. Son séjour à l’extérieur, qui n’avait duré qu’une poignée de secondes, avait suffi à transformer en dentelle de glace les traces d’humidité sous son nez, sur son front, au coin de ses yeux. Il a refermé la porte et, grimaçant, s’est assis contre une cloison pour retirer ses chaussures et ses chaussettes de laine. Les cristaux lui avaient profondément entaillé la plantes des pieds. Sayi s’est accroupie pour les examiner. M’man nous a rejoints à ce moment-là malgré la peur que lui avait inspirée notre initiative. Elle a sorti un chiffon blanc propre et, à l’aide de ses ongles et de ses dents, elle a commencé à le découper en bandelettes qu’elle a humectées de sa salive avant de les nouer autour des pieds de p’a. « Qu’est-ce que tu es allé foutre dehors ? » La voix nous a fait sursauter. L’homme cagoulé s’était approché en silence dans notre dos. M’man s’est mise à trembler. Elle aurait voulu nous dénoncer qu’elle ne s’y serait pas prise autrement. Son visage crispé avait perdu de sa beauté. La voyant ainsi, je me suis souvenu de la laideur grisâtre qui assombrissait la plupart des faces des habitants de notre communauté et j’ai compris, tout à coup, que les adorateurs de l’austère Uraël avaient toujours porté le masque de la peur. « Je voulais… Je voulais juste vérifier la profondeur du précipice », a répondu p’a. Le regard minéral de l’homme est resté un long moment fixé sur lui. Impossible de lire la moindre émotion dans les yeux couleur de roche gisant dans la fente oculaire de la cagoule. Il n’avait pas remarqué, visiblement, la disparition de son acolyte. « La seule façon de t’en rendre compte, a-t-il dit, ce serait de te balancer dedans et de compter les secondes jusqu’à ce que tu touches le fond. » Il a ri, content de lui, puis, comme son confrère quelques instants plus tôt, il a fixé Sayi avec attention. Son regard m’a rappelé celui des acheteurs de la ville qui se présentaient chaque année dans les communautés du Pays Noir : il paraissait évaluer une bête engraissée et promise à la boucherie. « Elle n’a pas quinze ans », a grondé p’a. L’homme n’a pas insisté. Il est retourné dans le couloir et a de nouveau escaladé les échelles pour observer d’autres passagères. Les voyageurs sont peu à peu sortis de leur torpeur et se sont rassemblés par petits groupes. Ils avaient un peu moins d’une heureTO pour désigner les femmes qu’ils livreraient aux indépendantistes et il valait mieux prendre l’initiative plutôt que de subir la volonté des agresseurs, forcément plus injuste, plus cruelle. Aucun père, aucun frère, aucun fils ne parlait de se révolter. Ayant presque tous baigné dans le culte angélique, ils n’avaient pas appris à se battre, mais je ne comprenais pas pourquoi ils se résignaient aussi facilement. En unissant nos forces, nous aurions balayé les indépendantistes – un seul coup de poing avait suffi à P’a pour en abattre un. Ils ne croyaient donc pas aux anges dont ils célébraient le culte. Ils affirmaient pourtant que leur destin était tracé, qu’avec la protection de leur ange maître ou de leur ange gardien ils ne craignaient rien, pas même la mort. J’ai repensé au visage de ma mère enlaidi par la peur, j’ai repensé au grand Alfo livré nu à la vindicte de la communauté, j’ai repensé à la tristesse des hommes, des femmes et des enfants près de qui nous vivions, et des pensées sacrilèges m’ont assailli. J’ai observé Sayi. Je ne lisais aucune émotion sur son visage lisse, et pourtant elle savait, et je savais, qu’elle se porterait volontaire pour faire partie des cent sacrifiées, parce qu’elle l’avait décidé et que, contrairement aux adorateurs d’Uraël, elle vivait dans l’acceptation pleine et entière de son destin. Je n’avais pas l’intention de la laisser sortir de ma vie, je n’imaginais pas l’avenir sans elle, son destin se fondait dans le mien. J’ai laissé m’man et Sayi s’occuper de P’a et suis remonté sur mon siège où j’ai récupéré l’arme que j’y avais cachée. Personne ne me prêtait attention. Les murmures des premiers temps se changeaient en discussions enfiévrées, envenimées. Les pères et les mères refusaient désormais de lâcher les filles que les autres leur demandaient de livrer. Les voyageurs étaient presque tous descendus de leurs sièges. Une grande confusion régnait dans le couloir. J’ai dissimulé l’arme sous ma tunique et, louvoyant entre les passagers, je me suis rapproché de l’indépendantiste dont les yeux couleur de roche volaient sans cesse d’un groupe à l’autre. Je ne m’étais jamais servi d’une arme avant ce jour mais, au cours d’une partie de cache-cache m’ayant entraîné à plusieurs lieues de la communauté, j’avais croisé des chasseurs venus de Sar Draël qui, sans doute pour m’épater, avaient visé et tué un gigantesque vorbac sous mes yeux. Leurs rires tonitruants avaient dominé les râles d’agonie du charognard écailleux déchiqueté par les ondes. À l’occasion, j’avais remarqué le double mouvement de leur pouce et de leur index sur leur arme, le premier sur le côté de la crosse, le second à l’intérieur du cercle métallique situé sous le canon. La frayeur m’a secoué quand je suis parvenu à quelques pas de l’indépendantiste, je me suis mis à transpirer, à trembler. Lançant un regard par-dessus mon épaule, j’ai entrevu Sayi au milieu d’un petit groupe gesticulant et vociférant. Elle s’offrait de remplacer une fille de seize ou dix-sept ans que son père, un homme au visage dégoulinant de veulerie, avait arrachée brutalement à sa mère éplorée pour la tirer au milieu du couloir. Ma peur de la perdre, nettement plus forte que ma peur de l’indépendantiste, m’a rendu ma détermination. À quoi me servirait de vivre si Sayi m’était à jamais enlevée ? Je devais donner l’exemple, entraîner les autres dans la voie ouverte par mon père quelques instants plus tôt. Je me suis placé près de l’homme cagoulé en guettant le moment propice. Le premier de ses acolytes se tenait une vingtaine de pas plus loin, séparé de nous par les grappes de voyageurs qui s’égrenaient et se reformaient sans cesse dans l’étroit couloir. La colère enflammait les yeux, tordait les bouches et les mains, il me fallait seulement les détourner sur leur véritable objet. J’ai posé la main sur l’arme métallique sous ma tunique. À tâtons j’ai repéré le cran sur la droite de la crosse et l’anneau semi-circulaire sous le canon. Les chasseurs m’avaient expliqué, en montrant le cadavre du vorbac, que leurs armes crachaient des ondes invisibles et silencieuses qui déconstruisaient la matière. Ils ne tuaient pas les animaux pour manger leur chair, mais pour exercer leur droit de vie et de mort, pour jouer aux créateurs – ce qui les différenciait des fermiers du Pays Noir, qui se contentaient de leur état d’homme. Ils prélevaient les griffes ou les crocs de leurs victimes et les ramenaient chez eux en guise de trophées. J’avais assisté à l’abattage de bêtes dans la cour de la ferme familiale, mais jamais je n’avais moi-même enfoncé le fer dans un cou palpitant, jamais je n’avais donné la mort, pas même aux insectes ou aux rampants qui, l’été, proliféraient autour de la maison. J’éprouvais les pires difficultés à maîtriser mes gestes, mon pouce et mon index cognaient contre le métal de l’arme. Le regard de l’indépendantiste glissait parfois sur moi et se retirait en m’abandonnant dans son ombre froide. J’ai bâillonné la voix intérieure qui me suppliait de déguerpir au plus vite et répété mentalement les gestes : me tourner sur le côté pour sortir l’arme de ma tunique, appuyer sur le cran, diriger lentement le canon de l’arme vers l’homme cagoulé, presser la détente. J’ai repoussé la décision à trois reprises, puis, me rendant compte que le petit groupe, un peu plus loin, avait accepté la proposition de Sayi, au grand soulagement de la mère éplorée, j’ai poussé une expiration bruyante pour assourdir le ramdam de mon cœur et le vacarme de mes pensées, je me suis tourné contre le capiton rouge de la cloison, j’ai extirpé l’arme centimètre par centimètre, les épaules et la nuque couverts d’une sueur glacée. La tension nouait les muscles de mon dos. J’ai cru que je n’y arriverais jamais, puis un mouvement derrière moi m’a entraîné à précipiter les choses. J’ai fini de dégager l’arme, l’ai pointée sur l’homme cagoulé en déverrouillant le cran et en pressant la détente. Le canon a vomi ses ondes destructrices, des coulées sombres à peine perceptibles dans l’air confiné et froid du TA. J’ai croisé le regard de l’indépendantiste, un éclat dans ses yeux, comme un rayon d’Ispharam sur une roche, il a bondi sur le côté pour esquiver les ondes, mais une l’a touché au flanc ; il a marqué un temps d’hésitation, j’en ai profité pour ajuster le tir et le frapper à la poitrine, au bassin et au visage, il n’a pas pu riposter, il s’est effondré contre la cloison et j’ai vu des trous s’agrandir dans les régions de son cœur et de son cou. Il a glissé sans un bruit sur le plancher. Les voyageurs proches se sont tus. Je me suis ébroué pour chasser les lambeaux de mon hébétude et me pencher sur le corps inerte amputé désormais d’un bon quart de lui-même. J’ai récupéré son arme, puis, toujours accroupi, j’ai mendié de la complicité dans les regards qui me cernaient. Je n’y ai lu que frayeur et réprobation. Ils ne voulaient pas s’engager dans la voie ouverte par mon père. Une silhouette menue s’est approchée de moi. J’étais tellement tendu que je n’avais pas reconnu Sayi. J’ai répondu à son sourire par une grimace. Elle m’a pris la deuxième arme des mains et l’a observée comme elle l’aurait fait d’une créature inconnue. En sueur malgré la température glaciale, je me suis relevé et assuré que l’indépendantiste le plus proche n’avait rien remarqué, avant d’expliquer le maniement de l’arme à Sayi. « Faut juste appuyer en même temps sur le cran, là, et sur la petite languette métallique, là. Et diriger le canon vers ta cible, d’accord ? » Elle a acquiescé d’un hochement de tête résolu. « On ne vous interdit pas de tuer un homme, dans les monts du Souffle ? — Tuer n’est pas un crime quand l’heure est venue de se battre et qu’il n’y a pas de haine dans le cœur. — Tu n’as plus envie de demeurer dans les montagnes du Kartvig ? » Ses yeux brillaient comme des isdiennes, les pierres de nuit ornant certaines parures du Pays Noir. Deux femmes des plaines de la Kaada, vêtues de robes et de coiffes grises, se sont avancées vers nous. Elles ont saisi le cadavre par les chevilles et l’ont traîné vers la rangée de sièges la plus proche. D’une force surprenante en regard de leur frêle apparence, elles ont réussi à le glisser sous le siège du bas, puis elles ont maintenu ses jambes repliées à l’aide d’un bagage. Elles sont revenues vers nous. « On est avec vous », a murmuré la plus âgée des deux. Elle avait les joues pleines et rouges d’une femme habituée à travailler sous les rayons d’Ispharam. Des mèches de ses cheveux châtains dépassaient de la coiffe lacée sous son menton. Son sourire était triste et le chagrin ternissait ses yeux bruns. J’ai deviné qu’un ou plusieurs membres de sa famille avaient disparu dans l’accident du TA, qu’elle n’avait plus rien à perdre. La seconde avait un museau pointu d’animal fouisseur, des taches dorées sur les joues, des yeux marron vifs et une chevelure rousse frisée dont sa coiffe avait un peu de mal à contenir l’exubérance. J’ai croisé, entre les pantalons et les robes, le regard terrorisé de m’man, toujours accroupie et affairée à bander les pieds de P’a près de la porte. « L’étroitesse du couloir est notre meilleure alliée, a murmuré Sayi. Nous pouvons les éliminer un par un. — Faut seulement le faire discrètement, ai-je ajouté. Pour ne pas donner l’alerte aux autres devant et derrière nous. » Sayi a posé la main sur mon avant-bras. « Comme ton père l’a fait, comme tu viens de le faire, Ol. Ne perdons pas de temps : nous avons moins d’une heure. » Nous nous sommes dirigés vers l’indépendantiste le plus proche, les armes dissimulées sous nos vêtements. Un jeune homme aux épaules et aux mains larges, un gars du Pays Noir comme moi, nous a emboîté le pas. Nos mouvements ne se remarquaient pas dans le désordre qui s’était emparé du TA. Nous avons contourné les voyageurs de plus en plus agités. Il était convenu que je tirerais le premier et que, si j’en étais empêché ou que je manquais ma cible, Sayi prendrait le relais. Je tremblais encore lorsque nous sommes arrivés près de l’homme cagoulé. Nous avons feint de nous mêler à un groupe en pleine dispute. L’indépendantiste a fixé avec intérêt Sayi et les deux femmes de la Kaada. J’ai sorti l’arme et me suis retourné brusquement pour lui tirer une volée d’ondes dans le ventre. Ses yeux clairs se sont dilatés dans la fente de sa cagoule, il a écarté les bras, les ondes ne lui ont pas laissé une chance de riposter, les trous s’agrandissaient sur son ventre jusqu’à se rejoindre et n’en former plus qu’un seul, le vide entre sa poitrine et son bassin le coupait presque en deux, il s’est effondré, d’abord le torse, ensuite les jambes, reliées au reste par des lambeaux de chair et de tissu. Le jeune homme du Pays Noir a récupéré son arme, les femmes de la Kaada ont roulé le cadavre en bas d’une rangée verticale sous les regards stupéfaits des autres passagers. Nous sommes repartis sans attendre vers notre cible suivante. Nous en avons neutralisé une trentaine sans rencontrer de résistance. Notre troupe, qui grossissait d’instant en instant, comptait maintenant une bonne quinzaine de membres. Je ne tremblais plus, ou alors d’excitation. L’arme me donnait un sentiment de puissance vertigineux et j’ai compris ce qu’avaient tenté de m’expliquer les chasseurs, la sensation grisante de détruire d’un minuscule mouvement de l’index une vie qui avait mis tant de temps à se former et à s’imposer. Nous avons décidé de nous scinder en deux groupes : le premier, dirigé par Sayi et moi, continuerait jusqu’à l’avant du convoi ; le deuxième, sous le commandement du jeune homme du Pays Noir, retournerait sur ses pas pour s’occuper des indépendantistes répartis vers l’arrière. Nous disposions désormais de nombreuses armes et aucune alerte n’avait été donnée. Même s’ils ne nous approuvaient pas, les autres passagers ne tentaient pas de nous arrêter. Je croyais même discerner des lueurs d’encouragement dans les yeux de certaines femmes. La curieuse odeur dégagée par les ondes mortelles commençait à se répandre dans le TA, en partie masquée, heureusement, par les effluves des parfums aigris et le remugle sécrété par la promiscuité, le confinement et la peur. Les difficultés ont commencé quand nous sommes tombés sur un groupe d’indépendantistes, tous cagoulés, qui se tenaient sur un espace dégagé tout près de la motrice du convoi. L’un d’eux portait des motifs géométriques dorés sur le devant de sa combinaison et le pan de tissu noir drapé autour de son épaule – des insignes de chef, sans doute. Les cinq hommes autour de lui semblaient dévolus à sa protection. Nous nous sommes immobilisés à une dizaine de pas et avons feint de nous mêler à une discussion pour décider de la conduite à suivre. Nous devions agir avec un synchronisme parfait, les tuer tous en même temps pour ne pas leur laisser le temps de répliquer et de donner l’alerte, donc nous positionner de manière à ce que cinq d’entre nous puissent tirer simultanément. Nous avons désigné une femme d’une vingtaine d’années des marécages du Ponant, un homme âgé des monts du Souffle, un homme de petite taille originaire de Sar Draël, Sayi et moi-même. Ils ne s’étaient pas encore servis des armes récupérées sur les cadavres, mais nous leur en avions montré le maniement et la détermination qui flambait dans leurs yeux compenserait leur inexpérience. Les trois autres du groupe, la femme rousse de la Kaada et deux garçons d’une quinzaine d’années du Pays Noir, se tiendraient en retrait et interviendraient au cas où l’affrontement ne tournerait pas en notre faveur. La voix grave a retenti. « Il vous reste vingt minutesTO pour remettre les cent femmes aux libérateurs du Kartvig. Passé ce délai, ils procéderont eux-mêmes au choix. » L’annonce a accentué la confusion qui régnait à l’intérieur du convoi. Des hurlements ont retenti, des filles qu’on séparait avec brutalité de leurs familles, des mères, des sœurs, des enfants. La nervosité a gagné les gardes du corps du chef des indépendantistes. Leurs regards se sont affolés comme des insectes coincés sous une cloche de verre. Nous avons attendu une accalmie avant de passer à l’action. Sayi a observé un temps de recul, comme si elle se connectait à l’ordre secret de l’univers, puis, d’un geste de la main, elle a donné le signal. Nous avons dégagé nos armes, le dos tourné à nos adversaires, nous nous sommes déployés sur toute la largeur du couloir et avons pivoté sur nous-mêmes pour ouvrir le feu. Les ondes ont touché deux indépendantistes, mais les autres, aux réflexes foudroyants, les ont esquivées et ont levé leurs armes dans notre direction. Sur ma gauche, la jeune femme du Ponant s’est effondrée en poussant un cri étouffé. Une autre onde a touché un passager derrière moi, des glapissements ont retenti, Sayi m’a poussé du bras pour me contraindre à bouger ; aucune pensée ne traversait mon cerveau gelé. Je suis tombé sur le plancher, j’ai roulé sur moi-même et j’ai senti le souffle froid d’une onde à quelques pouces de ma joue. Les autres avaient disparu de mon champ de vision. Une peur atroce m’a ébranlé, la peur d’avoir perdu Sayi, une colère incendiaire m’a embrasé. Toujours allongé, j’ai visé les silhouettes sombres et agitées devant moi, pressé la détente : un indépendantiste s’est écroulé, entraînant un de ses acolytes dans sa chute. J’ai tiré sans discontinuer en imprimant un mouvement circulaire au canon, de manière à balayer tout l’espace, jusqu’à ce que je ne sente plus une seule vibration dans le métal. Le réservoir de mon arme était vide. Une ombre s’est avancée vers moi et m’a dominé de toute sa hauteur, j’ai cru ma dernière heure arrivée, j’ai pensé, en un éclair, que tout ça n’avait plus d’importance, que j’allais partir avec Sayi sur l’autre rive, j’ai eu une pensée pour m’man et p’a, ils allaient perdre leur unique garçon et leur fille adoptive après avoir brûlé deux de leurs filles adorées, j’ai regretté leur chagrin et aussi le grand vaisseau, l’espace infini, la planète inconnue, les paysages extraordinaires que je ne verrais pas, mes paupières se sont closes, j’ai entendu un bruit sourd, quelqu’un m’a agrippé l’épaule, j’ai rouvert les yeux, un visage penché sur le mien, des cascades de cheveux noirs, une peau mate, des yeux noirs brillants, des lèvres brunes épanouies en un large sourire, Sayi… Était-elle venue m’accueillir dans le royaume des morts ? « Relève-toi, Ol, le danger est écarté. » Je me suis redressé pour jeter un regard hébété autour de moi. Les cinq gardes du corps et leur chef gisaient sur le plancher. Quatre autres corps dans le couloir, la jeune femme rousse du Ponant, le peut homme de Sar Draël et deux passagers, un enfant de cinq ou six ans et un homme corpulent d’une quarantaine d’années. J’ai compris au regard haineux qu’une femme prostrée nous a adressé, la mère de l’enfant tué certainement, que nous allions amèrement regretter notre initiative. Nous avons investi le poste de pilotage, où se trouvaient, outre les conducteurs du convoi et l’homme chargé de délivrer les annonces au micro, deux autres chefs indépendantistes. Cueillis par surprise, ces derniers n’ont opposé aucune résistance. Ils ont lâché leurs armes sous la menace des nôtres et levé les bras pour signifier qu’ils se rendaient. L’un d’eux était une femme. Elle portait la même tenue que ses compagnons mais, lorsque nous lui avons retiré sa cagoule, ses cheveux clairs se sont déversés sur ses épaules comme une averse trop longtemps contenue, et la finesse de ses traits s’est associée à l’étranglement de sa taille pour révéler sa féminité, hormis la férocité de son regard qui l’apparentait à un oiseau de proie. Son compagnon, une trentaine d’années, paraissait en comparaison plus doux malgré la largeur de ses épaules et les cicatrices couturant son visage. L’homme qui parlait au micro a voulu annoncer la fin du cauchemar aux passagers, nous le lui avons interdit : tant que nous n’aurions pas de nouvelles du groupe chargé de libérer l’arrière du convoi, nous devions faire preuve de la plus grande discrétion. Nous avons attendu environ trente minutesTO avant qu’un membre du deuxième groupe ne surgisse, surexcité, dans le poste de pilotage pour nous informer que le TA était entièrement nettoyé. Il a fallu environ trois heuresTO pour dégager les rochers entassés sur le rail par les indépendantistes. Le froid glacial, combiné aux soudaines averses de cristaux qui jaillissaient de la brume comme des flèches décochées par des milliers d’archers disséminés sur les cimes, rendait les opérations très difficiles. Les indépendantistes avaient abrité leurs montures dans une grotte dont l’entrée se situait tout près du convoi. Des wackas, des bêtes parfaitement adaptées aux rigueurs du Kartvig avec leurs épaisses et longues fourrures, avec leurs pattes larges, réputées pour leur résistance, leur souplesse, leur rapidité, leur formidable habileté dans les sentiers quasiment impraticables des crêtes. Grâce à leur système de double panse, elles se constituaient des réserves alimentaires dans les territoires les plus fertiles et pouvaient passer plusieurs semaines sans manger dans les zones où pas une herbe ni un arbre ne poussait. Généralement paisibles, elles devenaient dangereuses quand elles se sentaient menacées, leurs trois cornes frontales, courtes et légèrement recourbées, se transformaient alors en armes redoutables. On n’a pas pris la peine de brûler les cadavres des indépendantistes, soixante-dix-huit en tout, on les a jetés sans cérémonie ni même une courte prière dans le précipice bordant le rail. Si certains voyageurs sont venus nous féliciter, p’a, Sayi et moi, d’autres ont commencé à nous reprocher avec véhémence d’avoir mis leurs vies en danger. Ceux-là prenaient à témoins les parents de l’enfant et la famille de l’homme tués par une onde perdue lors de notre dernier affrontement. Personne ne pleurait la femme rousse de la Kaada, dont le mari et le fils avaient disparu dans l’accident du TA, ni le petit homme de Sar Draël, voyageur solitaire. Leurs propos et leurs gestes devenaient de plus en plus agressifs. Sayi se tenait à mes côtés, protégée par des hommes des monts du Souffle. Elle s’était débarrassée de l’arme des indépendantistes comme d’un animal venimeux. Moi, je n’avais pas lâché la mienne, c’était mon trophée, mes griffes et mes crocs. Son réservoir s’était rechargé, comme l’indiquait la jauge insérée sur le côté de la crosse. Les autres membres de notre groupe s’étaient dispersés le long du convoi, nous laissant seuls, Sayi et moi, avec p’a, m’man et Elbéore. La meute vociférante nous regardait comme les instigateurs de la révolte, les responsables directs de la mort de deux voyageurs innocents (la femme rousse et le petit homme, eux, avaient eu le sort qu’ils méritaient). Il leur fallait passer leur colère sur quelqu’un, occulter leur propre lâcheté, oublier qu’ils s’étaient tenus prêts à sacrifier une fille ou une sœur sans l’ombre d’une hésitation quelques instants plus tôt, noyer leur remords dans leur rage. Et ils nous avaient choisis pour briser les insupportables miroirs que nous leur tendions. Je l’ai constaté à plusieurs reprises dans ma vie : les foules se retournent presque toujours contre ceux qui leur révèlent leur médiocrité, les plus forts et les plus faibles, les prophètes et les simples d’esprit, les téméraires et les fautifs. Le cercle grondant se resserrait autour de nous. Nous étions cernés dans la partie la plus large du convoi, ces espaces carrés nus devant les portes qui ne comportent pas de rangées de sièges. Les insultes fusaient des lèvres blanchies par la fureur. Quelques hommes s’étaient dévoués pour nous protéger, tous originaires des monts du Souffle. La digue fragile qu’ils dressaient devant nous ne tarderait pas à céder. Les mains passaient par-dessus leurs épaules et leurs têtes pour essayer de nous agripper. Il n’y avait rien de rationnel dans le comportement des voyageurs, mais les multitudes enragées sont imperméables à la raison. Ils allaient se saisir de nous et nous précipiter dans le vide. Même si elles n’étaient en rien concernées, m’man et Elbéore subiraient le même sort que nous, parce qu’elles étaient de notre sang, des éclats de miroir qu’il leur fallait briser pour ne pas avoir la moindre chance d’y contempler par mégarde les reflets navrants de leurs visages. Les hommes du Souffle ont fini par être débordés. Des mains se sont abattues sur nous comme des serres de kalbacs, nous ont saisis par les vêtements, par les cheveux, et traînés hors du TA. Ils nous ont poussés sur les morceaux de ferraille ou de bois qu’on avait arrachés des cloisons du convoi pour les étaler sur le tapis de cristaux plus coupants que des lames et permettre ainsi aux hommes chargés de dégager la voie d’approcher le monticule de rochers sans se blesser les pieds. J’ai voulu me servir de l’arme, mais un regard impérieux de Sayi m’en a dissuadé. Elle avait raison : même si j’en éliminais deux ou trois, je n’empêcherais pas les autres de me neutraliser et ne réussirais qu’à exciter leur fureur. Je ne leur ai opposé aucune résistance. Autant pour une brindille essayer d’arrêter un torrent. J’ai laissé tomber l’arme sur le plancher. Le froid m’a giflé quand ils m’ont emmené dehors. J’ai cru entrevoir de la gratitude et de la désolation dans les yeux de quelques femmes. À la couardise de leurs maris, incapables de se rebeller face aux indépendantistes, elles ajoutaient désormais leur propre renoncement. Les femmes n’avaient pas souvent leur mot à dire dans le Pays Noir (ni, sans doute, dans aucune autre région du continent Asnaël), où les hommes ployaient sous le joug angélique, les femmes sous le joug des hommes et les enfants sous le joug des parents. J’ai pris conscience de tout ce qu’il avait fallu de courage et d’audace à m’man pour rejoindre le grand Alfo dans la grange. M’man… Elle se tenait tout près de moi, blême, serrant contre elle sa dernière fille, contemplant ceux que nous avions sauvés du déshonneur avec une expression d’horreur d’où était absente toute trace de haine. P’a ne disait mot. Sans doute regrettait-il le vent d’orgueil qui avait poussé sa famille sur les chemins aventureux. Les blessures profondes à ses pieds le faisaient atrocement souffrir. On a commencé à nous pousser vers le bord du précipice. Sayi me fixait avec une sérénité que j’ai jugée incompréhensible, déplacée. Tout juste si elle ne souriait pas. Je n’aurais jamais l’occasion d’apprendre le véritable recul. CHAPITRE IX Il m’a fallu attendre mes vingt ans pour me lancer sur les traces de mon père. Ma mère était morte depuis bien longtemps, en mettant au monde mon petit frère. Nous avons tous les deux été recueillis et élevés par Gifelde, une vieille femme des Échines-Rondes, une guérisseuse arrivée chez nous malgré la tempête de neige. L’univers l’avait prévenue, disait-elle, que deux enfants nécessitaient des soins urgents dans une demeure du massif des Dames-Blanches. Elle a sauvé mon frère, Oliphar, de la mort en le frottant énergiquement avec des herbes alors qu’il semblait perdu. Je me souviens de la couleur de son corps minuscule, un bleu presque noir, gisant à côté de celui, inerte, ensanglanté et très pâle, de ma mère. Le cordon les reliait encore, mais il ressemblait davantage à un serment de mort qu’à un symbole de vie. Gifelde s’est installée chez nous. Elle a eu des ennuis au début avec les voisins, Aurelde principalement, notre ancienne gardienne, qui croyaient que la guérisseuse avait assassiné ma mère et mon père pour s’emparer de la maison. Les témoignages de ses propres voisins et patients l’ont rapidement disculpée, et un juge des affaires familiales lui a donné l’autorisation de rester avec nous jusqu’à ce qu’Oliphar et moi-même soyons en âge de subvenir à nos besoins. Elle est morte il y a quelques mois. Je l’ai beaucoup pleurée lorsque nous avons brûlé son corps sur la rive du lac. Rien ne remplace une mère, mais Gifelde nous a transmis, à mon frère et moi, des trésors de tendresse et de connaissance qui nous sont maintenant de la plus grande utilité. Et, surtout, elle m’a parlé de mon père… Journal d’Ynolde. LES RAYONS rasants d’Ispharam levante se glissaient par les immenses vitres de la salle et teintaient de mauve les murs et le sol gris. Une foule surexcitée se pressait devant le comptoir de la compagnie InterPlanétaire. Le vaisseau à destination de Hyem et de sa lune partait dans quatre jours, et il ne restait plus que quelques cabines en troisième classe, la moins confortable et la moins sûre. Une vingtaine d’annéesTO plus tôt, les compagnies avaient obtenu, à l’issue d’une interminable procédure juridique, la permission d’utiliser la partie de la coque appelée l’« entre-deux » pour augmenter la capacité de leurs appareils. De trois mille voyageurs, on était ainsi passé à sept ou huit mille. Les passagers de troisième classe étaient dépourvus de protection en cas de panne du bouclier thermique et de collision avec une météorite. Trois accidents s’étaient déjà produits dans le système d’Ispharam, entraînant la mort de plus de quinze mille personnes, mais cela n’empêchait pas les candidats au voyage de se battre comme des chiffonniers pour les dernières places. « Le prochain ne part que dans dix-huit mois, avait dit Joad. Si on rajoute les cinq ou six mois de trajet jusqu’à Hyem, plus les trois semaines jusqu’à la lune de Hyem, tu cours le risque de manquer le départ du grand vaisseau pour le système d’Epsilon du Pélopon. Et le suivant ne partira que dans quarante ou cinquante annéesTO…» Ewen ne s’étonnait plus de la perspicacité du vieil homme : Joad avait lu en lui comme dans un livre ouvert dans le réseau souterrain des étaupes, où les souvenirs et les pensées s’évadaient des prisons habituelles des esprits pour grossir la mémoire collective recueillie siècle après siècle par ces extraordinaires archivistes qu’étaient les premières Boréaliennes. La police planétaire et les organisations criminelles auraient pu se servir de ces informations pour repérer et poursuivre leurs adversaires, mais il leur aurait fallu, comme Joad et Yucta, une perception et un entraînement supérieurs à la normale. « Le système du Pélopon ? s’étonna Antor. Le voyage dure au moins un demi-siècleTO ! — Bel optimisme, intervint Joad. Moi je dirais entre quatre-vingts et cent ans. — Ça correspond à sept ou huit ans de vieillissement biologique avec l’herbe du sommeil. — Encore faut-il avoir la possibilité de l’utiliser…» Antor se tourna vers Ewen et lui adressa un regard soupçonneux où perçait déjà une pointe de compassion. « Je ne sais pas pourquoi tu es obligé de partir si loin, Andel, mais j’espère pour toi que tu seras encore vivant à la fin du voyage. » Ewen se retint de lui dire qu’il était déjà mort, mort à sa vie d’avant, mort aux siens, mort au bonheur. Il se résignait en cet instant, il admettait qu’il était un frère avant d’être un mari et un père, pas seulement parce qu’une mystérieuse voix le lui avait soufflé dans le réseau souterrain des étaupes, mais parce qu’il aurait été vain et illusoire de lutter contre le courant qui l’entraînait toujours plus loin d’Ezalde et d’Ynolde. « Assez bavardé, lança Joad, essayons de lui trouver une place dans ce satané vol. » Joignant le geste à la parole, le vieil homme se fraya un passage dans la multitude agitée, suivi de près par Yucta. Au comptoir de l’InterPlanétaire, les hôtesses débordées s’efforçaient de calmer les clients excédés. Les membres du service d’ordre, vêtus de l’uniforme jaune et rouge de la compagnie, écartaient sans ménagement les plus véhéments. Les places disponibles s’affichaient sur le grand tableau lumineux qui flottait sous le plafond de la salle. Il en restait une trentaine pour une foule qu’Ewen estimait à plus d’un millier. Un espoir fou revint l’agripper : il n’y aurait pas de cabine pour lui dans le vaisseau de l’IP, son voyage s’arrêterait sur l’île de Guino, il retournerait dans le massif des Dames-Blanches d’un cœur léger, dégagé de sa responsabilité, serrerait les deux femmes de sa vie à les étouffer, découvrirait son fils, reprendrait le cours de sa vie et savourerait chaque instant offert par le ciel. Joad et Yucta se rapprochaient du comptoir, comme portés par un courant invisible, irrésistible. À contrecœur, il leur emboîta le pas. Antor resta à l’écart, visiblement peu désireux de se frotter aux aspérités de la foule. La pression des clients agglutinés plaquait le cakra d’Ewen contre ses côtes. Son implant vital décochait sous son crâne des flèches douloureuses qui se plantaient dans ses yeux, à l’intérieur de son front. Il jeta un coup d’œil au tableau lumineux : 22 places disponibles… Il ne distinguait plus Joad, seulement la chevelure noire de Yucta, oiseau de mauvais augure flottant au-dessus de la mer ondulante des têtes. Ils n’avaient pas encore atteint le comptoir… 19… 16… Des hurlements retentirent soudain dans le dos d’Ewen. La foule commença à se disperser dans le plus grand désordre. Il repéra la silhouette d’Antor, prise dans les tourbillons, puis, un peu plus loin, trois ombres brunes qui fondaient sur la foule comme des prédateurs sur une proie et dont l’apparition avait suffi à déclencher la panique dans la salle. Trois sâtnagas, à l’allure terrifiante malgré leur nudité et leur maigreur. Ils avançaient droit devant eux, frappant du poing ou du pied les malheureux qui n’avaient pas eu le temps ou le réflexe de s’écarter. Leurs yeux lançaient des éclairs. Ceux-là mêmes qu’Ewen avait semés dans le dédale des ruelles de la vieille ville de Guino. Ils avaient retrouvé sa trace. Le vide se faisait rapidement autour de lui. En dépit de la bousculade, il parvint à passer la main sous sa tunique et à l’insérer dans la fente du cakra. Une chaleur lui saisit le côté droit, si intense qu’il faillit retirer aussitôt sa main. Il se souvint que la brûlure n’était qu’illusion et ignora la douleur pour extirper le disque de feu de son sac de tissu. Le premier cercle de feu jaillit avant même qu’il n’en émette l’intention et vola, étincelant, dans l’espace désormais dégagé, en direction du premier sâtnaga. L’homme nu l’esquiva au dernier moment avec une rapidité et une adresse stupéfiantes. Le cercle de feu infléchit immédiatement sa trajectoire et prit un peu de hauteur avant de piquer de nouveau vers sa cible. Le sâtnaga l’évita une deuxième fois d’un saut en arrière. Les deux autres s’écartèrent et sortirent de son champ de vision. Ewen ne pouvait plus les surveiller en même temps. Il commanda au cakra de cracher un nouveau projectile. L’arme ne réagit pas tout de suite, sans doute parce que, perturbé par la manœuvre des sâtnagas, il avait marqué une hésitation. Le temps était une donnée essentielle pour le disque de feu : il n’était pas une arme purement mécanique comme les défaiseurs d’atomes, mais une prolongation de la volonté de celui qui le manipulait, une entité sensitive, presque organique. Maître Ebenezer disait que rien ne devait interférer entre le cakra et son détenteur, pas une fraction de seconde, pas une pensée. Pendant que leur confrère s’efforçait de contenir les attaques du cercle de feu, les deux hommes nus se précipitèrent simultanément sur Ewen. Le disque vomit un anneau flamboyant, plus petit que le précédent, qui prit l’un des deux sâtnagas pour cible et brisa son élan. Ewen n’eut pas le temps de se retourner que le deuxième le percuta de plein fouet. Le choc le décolla du sol et le projeta quatre ou cinq pas plus loin. Il retomba lourdement sur le sol de marbre. Le souffle coupé, il voulut se relever, mais le sâtnaga lui bondit dessus et lui bloqua les bras et les jambes. Une odeur âpre lui satura les narines, un mélange d’herbe brûlée, d’humus et de sueur. Un étrange sourire flottait sur les lèvres de l’homme nu. Traits extatiques d’un prêtre s’apprêtant à sacrifier à son dieu. Ses mains se resserrèrent sur le cou d’Ewen, dont la vision se brouilla. Plus assez de lucidité pour utiliser le cakra. Il perçut une mélopée grave, envoûtante, entrevit des mouvements dans le lointain, l’étrange ballet d’une ombre brune et d’une couronne de feu à l’éclat faiblissant, d’autres silhouettes filant dans la lumière bleutée qui submergeait la salle. Les doigts puissants et coupants du sâtnaga s’enfonçaient dans la chair de son cou, le souffle lui manquait, ses réactions étaient de plus en plus sporadiques, le disque de feu l’abandonnait, il allait mourir dans l’astroport de Guino, il avait échoué, vie gâchée, Ezalde, Ynolde, immolées pour rien, absurde… Le sâtnaga l’étranglait sans hâte, avec une jubilation qui élargissait son sourire et révélait l’éclat de ses dents. Sa peau semblait lisse, une peau d’enfant presque, glabre, comme polie par le contact permanent avec l’air, la lumière et l’eau. Ewen avait tant aimé se frotter à la peau blanche et soyeuse d’Ezalde, tant aimé la chaleur de ses mains, la candeur malicieuse de son sourire, les frôlements de ses cheveux… Comment avait-il pu renoncer à tout ça ? Comment avait-il pu se détourner des yeux limpides d’Ynolde ? L’obscurité estompait l’autre rive et les recouvrait, elles n’étaient plus que des spectres pâles, des regrets à forme humaine. Un liquide tiède lui coulait sur le visage comme l’eau d’une source chaude. La mort était un apaisement, un allégement, un doux abandon. Il flottait avec la légèreté d’une feuille morte dans des ténèbres ni effrayantes ni hostiles. Il n’y avait plus de jugement, plus de remords, plus de souffrance. Des voix résonnaient dans le lointain et formaient un chœur à peine audible, désagréable en tout cas. Elles l’appelaient, il n’avait pas envie de les entendre, elles blessaient le silence, l’empêchaient de s’enfoncer toujours plus loin dans l’obscur enchantement. Un rayon de lumière tombé d’une invisible lucarne l’éblouit. Il ressentit à nouveau la douleur dans son cou, dans sa tête, dans sa poitrine, il revint dans son corps, l’air passait dans sa gorge, ses poumons gonflaient entre ses côtes, son cœur martelait sa cage thoracique. Il reprit conscience de la salle, des bruits et des mouvements autour de lui. Un visage au-dessus du sien. Pas celui du sâtnaga. Une jeune femme brune aux yeux noirs en amande. Il la connaissait. Comment s’appelait-elle déjà ? Elle le fixait avec inquiétude… Yucta… L’élève du vieux Joad. Il tenta de se relever, une pointe acérée surgit du fond de son ventre et lui perfora la gorge, il retomba sans force sur le sol dur. Du coin de l’œil, il aperçut une forme brune bordée d’une frange pourpre. Quelques instants lui furent nécessaires pour identifier le cadavre d’un homme nu et la plaie béante à son cou d’où s’écoulaient des ruisseaux de sang. Il reconnut le sâtnaga qui avait tenté de l’étrangler. Quelqu’un lui avait tranché la gorge d’une oreille à l’autre. Des cris l’informèrent qu’on se battait plus loin. Il réussit à tourner la tête et entrevit une troupe hétéroclite qui, tel un banc de poissons de l’océan Cincte, évoluait avec un étonnant synchronisme. Il se crut enfermé dans un cauchemar avant de distinguer une silhouette au milieu du tourbillon humain. Un autre homme nu. Le cercle de feu l’avait touché à la cuisse, et la brûlure s’étendait rapidement à son flanc et son ventre. Il n’en avait plus pour longtemps, la foule surexcitée l’encerclait déjà pour la curée. Une poignée de femmes parmi les hommes aux visages déformés par la haine. Ils n’avaient pas souvent l’occasion de se venger des frayeurs suscitées par les dévots de Sât, et celui-là avait toutes les chances de finir démembré et réduit en charpie. Ses réactions perdaient de leur vigueur, mais elles tenaient encore à l’écart les charognards qui se rapprochaient inexorablement de lui. Le troisième homme nu gisait contre un mur, frappé par une pluie de rayons défatomes tirés par les vigiles de la compagnie. Il ne restait de sa dépouille que des fragments qui semblaient assemblés en dépit du bon sens. La bataille entre les sâtnagas et la coalition des vigiles et des passagers avait laissé une vingtaine de corps sur le marbre strié de blanc. Le dernier homme nu poussa un hurlement de bête traquée avant de s’effondrer, agonisant, terrassé par le feu du cakra. La meute se rua sur lui avec une férocité inouïe et commença à le dépecer à coups d’ongles. Un homme l’émascula à mains nues et brandit ses organes sanguinolents avec un rugissement de triomphe. « Le monstre n’est pas toujours caché là où on le croit, murmura Yucta. — Qui…» Une branche d’épines s’agrippait à la gorge d’Ewen. « Qui a tué le sâtnaga qui me…» Yucta brandit devant son visage un couteau à la lame tachée de sang. « Il ne s’est pas méfié de moi, il a réagi trop tard. J’ai appris à me battre dans les rues de Guino, et les sâtnagas ne sont pas immortels. » Elle désigna le cadavre du deuxième homme nu et le petit groupe en train de déchiqueter le troisième. « L’un a été touché par le feu jailli de ton arme, l’autre tué par les gardes de l’InterPlanétaire. » Ewen se rendit compte que sa main droite était toujours enfoncée dans la fente de son cakra. Le disque n’émettait plus qu’une chaleur douce, un peu comme une cheminée dont le feu s’est éteint depuis peu. Il parvint à se redresser et vit Joad, les deux coudes posés sur le comptoir, en grande conversation avec une hôtesse. « Ton ami Antor a été touché par une onde ADA, reprit Yucta. Elle lui a tranché le cou. Joad l’avait pourtant prévenu qu’il allait bientôt perdre la tête. » Ewen repéra le corps du Guinoen. Sa tête avait roulé dix pas plus loin et s’était immobilisée au pied d’un mur. Il eut une pensée pour Guvolde, l’épouse d’Antor, et Nitalde, sa fille. Il lança un regard sur le grand tableau lumineux : il s’était éteint, le temps sans doute que le calme revienne. Les passagers chassés par l’apparition des sâtnagas revenaient dans l’immense hall et s’approchaient avec prudence du comptoir. Certains, reconnaissant l’un des leurs parmi les cadavres, éclataient en sanglots. Des hommes en uniforme rouge et jaune transportaient les premiers corps dans une salle d’attente vitrée et les allongeaient sur les banquettes. Les miliciens de l’IP tentaient maintenant de disperser la meute enragée qui s’acharnait sur les restes sanguinolents du sâtnaga. Des nettoyeurs vaporisaient un produit chimique désinfectant et décapant sur le sol et les murs. Les taches de sang s’effaçaient au bout de trois ou quatre secondes. Une puissante odeur de détergent et d’huile essentielle supplantait les relents de sang et de chair brûlée. « Le vol était complet mais, comme des passagers sont morts, la compagnie a pu te réserver une place en troisième classe. » Un sourire radieux éclairait le visage de Joad. Le cœur d’Ewen s’enfonça de nouveau dans une eau noire et glacée. La salle avait recouvré son aspect ordinaire. Des enquêteurs guinoens en uniforme blanc avaient installé, près de la salle d’attente, un bureau provisoire où ils interrogeaient les témoins de l’affrontement. Personne ne pleurerait la mort des trois hommes nus mais, la religion de Sât étant de plus en plus puissante, les autorités de Guino devaient établir un rapport officiel qui ménagerait les relations diplomatiques et sauvegarderait les intérêts de l’île. Deux policiers s’étaient présentés quelques instants plus tôt devant Joad, Yucta et Ewen. Sur un signe discret du vieil homme, ils avaient passé leur chemin et s’étaient dirigés vers un autre groupe. Ewen avait compris que l’interrogatoire leur serait épargné : l’influence de Joad s’étendait à d’autres sphères que les cercles mafieux et les réseaux souterrains des étaupes. « Combien vous dois-je pour le billet ? » Ewen respirait un peu mieux malgré la douleur qui lui cisaillait la gorge et la tristesse qui l’imprégnait jusqu’aux os. Les larmes aux yeux, il fixa le ciel de Guino traversé de nuages étirés teintés de mauve par la baie vitrée. Dans quelques heures, il embarquerait dans le vaisseau, changerait de monde, couperait définitivement les ponts avec Ezalde et Ynolde. Il regrettait l’intervention de Yucta, qui l’avait empêché d’être étranglé par l’homme nu. Il tira plusieurs bons virtuels de voyage d’une poche de son pantalon. « Remets-les où tu les as pris, dit Joad. Tu risques d’en avoir besoin plus tard. Ton voyage est encore long. La compagnie tient à te remercier en t’offrant le billet jusqu’à Hyem. Les gens ont été impressionnés par ton disque de feu. La plupart d’entre eux croyaient que la Fraternité n’était qu’une légende. Espérons que les responsables de la sécurité de Guino te ficheront la paix. » Le vieux guide et Yucta veillèrent sur Ewen jusqu’au début de l’embarquement, qui s’effectua deux jours plus tard. Ils voulaient sans doute s’assurer qu’aucun événement n’empêcherait leur protégé de monter à bord du Sephrenius, le vaisseau de la compagnie IP – et sans doute aussi l’empêcher de rebrousser chemin. Ils s’étaient installés avec les sept mille sept cents passagers et leurs accompagnateurs dans la salle aussi grande qu’une ville, équipée de banquettes, de tables, de salles de bains, de toilettes, de restaurants, de boutiques, de distributeurs d’argent et de nourriture. Par l’immense baie vitrée on apercevait l’appareil posé au milieu de son aire, ses innombrables sas béants où s’engouffraient les véhicules des entreprises chargées du ravitaillement, ses voiles stellaires pour l’instant repliées, qui se déploieraient dès qu’il aurait quitté l’atmosphère de Boréal, sa coque extérieure grise, lisse, parsemée de stries noires et frappée du sigle jaune et rouge de la compagnie, ses réservoirs pendant entre ses cinquante pieds métalliques comme les bourrelets d’un ventre distendu, les dizaines de bouches voraces qui aspiraient depuis déjà deux jours le carburant des citernes souterraines. Il ressemblait à un gros insecte pataud incapable de se soulever d’un centimètre. Ewen était monté à bord d’un vaisseau de ce type, en un peu moins grand, pour faire le voyage entre Amble et Boréal. Il ne savait pas pourquoi il avait décidé de quitter sa planète natale après son admission dans la Fraternité, peut-être pour couper avec une adolescence tumultueuse, peut-être pour mettre de la distance entre son maître et lui, peut-être pour se réfugier sur un monde où le Panca lui ficherait la paix, peut-être encore pour se fuir lui-même, sans doute tout cela à la fois. Il ne gardait du vol, effectué sous ralentisseur métabolique, qu’un souvenir flou et plutôt désagréable : l’apesanteur, sensation grisante au début, nauséeuse et pénible par la suite ; l’ombre de plus en plus froide et pénétrante de l’ennui malgré les diverses distractions proposées par la compagnie ; l’impression d’errer dans un labyrinthe illusoire qui n’offrait aucune issue ; la peur sournoise et tenace de la désintégration dans le vide ; les quinze joursTO suivant l’atterrissage consacrés à la transition atmosphérique – reprise de contact avec la gravité, exercices spécifiques destinés à reconstruire les muscles atrophiés par leur longue inactivité. Ewen avait bien supporté le voyage, contrairement à certains passagers, atteints d’une folie incurable appelée « spatialite », mais il n’avait pas envie de renouveler l’expérience. Un proverbe amblien disait : L’être humain peut et doit revenir intègre de son premier voyage spatial, d’un deuxième il se remettra difficilement, du troisième il ne verra sans doute pas la fin. La même gravité, la même inquiétude se lisaient sur les visages des sept mille sept cents passagers, hommes, femmes et enfants. Un calme presque religieux régnait sur la salle, bercé par les pleurs étouffés des familles qui se séparaient à jamais. Qu’est-ce qui poussait les hommes à rompre ainsi avec leurs coutumes, leur environnement, leur histoire ? Leur vie serait-elle vraiment plus douce sur Hyem ou sur une planète d’un autre système ? Ewen en doutait : il avait lui-même fait partie des migrants et vu quelle place leur était assignée sur leur terre d’accueil. Le rêve, le plus souvent, se changeait en cauchemar. Les nouveaux venus grossissaient les rangs des miséreux entassés dans les banlieues des grandes villes, et leurs descendants avaient tendance à rester entre eux, reproduisant leurs coutumes, se multipliant, formant une sous-caste dont ils ne pouvaient se sortir que par les voies de l’illégalité. Les voyageurs n’en avaient pas conscience, leurs yeux brillaient d’espoir, d’excitation et d’inquiétude, l’élan qui les avait poussés au grand saut les portait toujours ; la monotonie du voyage et la dure réalité de l’arrivée finiraient par le briser. Ezalde et Ynolde occupaient toutes les pensées d’Ewen. Il tentait parfois de tromper sa tristesse en s’absorbant dans l’observation d’un groupe ou d’un individu pittoresques, mais elles revenaient aussitôt le hanter, si proches qu’il avait l’impression de respirer leur peau, si lointaines qu’elles ne semblaient pas appartenir au même espace ni au même temps que lui. Il pleurait parfois sans même s’en rendre compte ; c’était alors le regard insistant et compatissant de Yucta qui lui faisait prendre conscience que les larmes coulaient sur ses joues. Joad, lui, restait impassible, tout entier tendu vers son but qui était de s’assurer que son protégé monterait à bord du Sephrenius. À de nombreuses reprises, les policiers guinoens étaient venus chercher des gens autour d’eux pour recueillir leur témoignage. Jamais ils ne s’étaient arrêtés devant Ewen, l’un des principaux protagonistes de l’affaire pourtant, et certainement identifié par les mouchards volants qui pullulaient sous le plafond. Une voix annonça le début de l’embarquement à la fin de l’après-midi du deuxième jour. L’agitation, les cris et les sanglots chahutèrent le silence recueilli. Les opérations, ralenties par les fouilles minutieuses dans les sas filtrants, durèrent jusqu’au lendemain matin. Joad et Yucta accompagnèrent Ewen dans l’étroit couloir qui menait vers l’une des trente aires d’embarquement. Il les salua avec émotion, surtout la jeune femme, qu’il serra un long moment contre lui. Elle lui avait sauvé la vie et, surtout, à travers elle, c’étaient Ezalde et Ynolde qu’il étreignait. Il sanglotait comme un enfant lorsqu’elle se détacha de lui et, doucement mais fermement, le poussa vers l’entrée du couloir gardée par des vigiles de la compagnie. Il se retourna et s’efforça de rendre son sourire à Joad. Sans le vieux guide, il n’aurait jamais atteint l’astroport de Guino. Il leur adressa un geste de la main avant de présenter son jeton d’identité aux deux douaniers et, à l’issue d’une rapide vérification sur le terminal de l’astroport, de s’enfoncer dans la semi-obscurité du couloir. Il ne prêta aucune attention aux rayons qui s’allumaient et s’éteignaient sur son passage – des détecteurs cérébraux et physiologiques qui vérifiaient que le passager ne souffrait pas d’une maladie ou d’un désordre incompatibles avec les voyages spatiaux. Il avait l’impression de s’alourdir à chacun des pas qui le rapprochaient de la porte du vaisseau. Son départ de Boréal ne ressemblait pas à son arrivée. Il n’aurait jamais dû quitter Amble. Un membre de l’équipage, un hôte spatial, l’accueillit et l’escorta, dans le dédale des coursives, jusqu’à sa cabine située dans l’entre-deux. Vêtu d’un uniforme jaune et rouge, âgé d’une vingtaine d’années, l’hôte ne parvenait pas à dissimuler sa nervosité. Son premier voyage sans doute. Les équipages des vaisseaux interplanétaires amassaient en quelques mois ce que d’autres gagnaient en une quinzaine d’annéesTO. Les candidats ne manquaient donc pas, même s’ils n’avaient pas le droit d’effectuer plus de trois traversées. Ils s’installaient ensuite sur l’un des mondes desservis par leur compagnie mais, rongés par le mal de l’espace, ils rencontraient les pires difficultés à s’adapter et sombraient la plupart du temps dans une mélancolie qui finissait par les tuer. Les compagnies les plus puissantes remplaçaient désormais les êtres humains par des androïdes, très chers à l’achat mais nettement plus rentables sur le long terme. L’IP n’était pas de celles-là. « Votre cabine, monsieur. » Cabine était un grand mot pour désigner le cylindre capitonné haut et long de deux mètres dans lequel Ewen allait séjourner plusieurs mois. Une couchette fixée au sol ; des sangles pour l’empêcher de flotter pendant le sommeil ; deux bouches circulaires par lesquelles étaient servies nourriture et boisson ; une cuvette aspirante pour évacuer les déchets de toutes sortes ; un écran 2D encastré dans le plafond, où défileraient en permanence des programmes abrutissants ; diverses sonnettes pour appeler les membres de l’équipage ou les médecins de bord en cas d’urgence. Une ouverture circulaire donnait sur la partie toilettes, deux mètres de longueur sur un mètre de hauteur, avec, rangés dans une petite armoire transparente, le nécessaire de rasage et divers savons et shampoings, parfumés, antiseptiques. À l’intérieur on pouvait commander la fermeture du volet d’étanchéité pour prendre une douche. L’eau, à la température du corps, jaillissait d’une dizaine d’orifices répartis sur les parois métalliques. À la fin de l’aspersion minutée, une puissante soufflerie se mettait en marche et séchait peau et cheveux en quelques minutes. Les cabines familiales, qui comptaient plusieurs couchettes et salles d’eau, pouvaient accueillir jusqu’à douze passagers. « Vous n’avez pas de bagages, monsieur ? » Ewen secoua la tête d’un air las. « Voulez-vous que nous vous procurions des effets de rechange ? — C’est possible ? — Bien sûr, monsieur, mais ce n’est pas compris dans le prix du billet. Le supplément est de deux cents bors. Nous assurons également le lavage et le repassage. Ou préférez-vous un ralentisseur métabolique ? » Ewen marqua un temps d’hésitation avant de répondre. La tentation était grande d’accepter l’offre de son interlocuteur. Il n’avait pas eu le courage de refuser lors de son premier voyage entre Amble et Boréal, première entorse à sa condition de frère du Panca. Avec le ralentisseur, il sombrerait dans un état léthargique où les pensées et les souvenirs se désagrégeraient en rêves, où la réalité perdrait de sa consistance, de sa dureté, de sa cruauté. Mais le produit, chimique ou naturel, risquait de perturber son âmna et de compromettre la chaîne pancatvique ; son sacrifice n’en serait que plus absurde. « Je m’en passerai, merci. » Ewen tira un bon virtuel de la poche de sa veste. « Voici un jeton de cinq cents bors pour les vêtements de rechange. Vous n’avez pas besoin de mes mensurations ? — Elles ont été prises automatiquement quand vous êtes passé dans le couloir d’accès, monsieur. — Dans combien de temps partons-nous ? — Dès que l’embarquement sera effectué. Demain matin au plus tard. Je vous rapporte bientôt votre monnaie et vos vêtements, monsieur. Je vous rappelle également que vous devrez rester sanglé sur votre couchette jusqu’à ce que nous soyons sortis de l’atmosphère de Boréal. Un programme sera ensuite diffusé sur l’écran pour vous familiariser avec l’apesanteur. Avez-vous des questions ? Non ? Eh bien, il ne me reste plus qu’à vous souhaiter, au nom de la compagnie, un excellent voyage. » L’hôte spatial disparut dans la coursive éclairée par des rampes de veilleuses serties dans le plafond. Ewen s’avança dans la cabine, referma derrière lui la porte arrondie pourvue d’un petit hublot, se laissa tomber sur la couchette et posa le sac du cakra près de sa hanche. Le métal du vaisseau résonnait des bruits sourds des passagers marchant dans les coursives et s’installant dans leurs quartiers. Jamais il n’avait été étreint par un tel sentiment de solitude. Il était trop désespéré pour verser des larmes. CHAPITRE X Lunac : ville du continent Arcad, planète Amble, située sur les bords de la mer Ostienne. Fondée dans les années 3500 du calendrier universel par l’explorateur Fadikin Rar Lunac, détruite en l’an 56o7 par un débordement soudain de l’Ostienne consécutif à un tremblement de terre sous-marin. Port industriel sur le déclin, Lunac avait connu avant sa destruction un essor inespéré grâce aux vagues d’immigration venues du continent Asnaël, principalement par le Trans-Amblien (à noter que ce dernier effectuait une partie du trajet au fond de la mer Ostienne, se transformant à l’occasion en sous-marin ; la compagnie TA avait profité du retrait subit et inexpliqué de la mer deux siècles plus tôt pour poser le rail et, après le retour tout aussi inopiné de l’eau, avait adapté ses convois pour continuer d’exploiter la ligne). Lunac servait de plaque tournante à de nombreux trafics, dont le plus odieux : le trafic humain. Les rabatteurs, des enfants la plupart du temps, se proposaient pour servir de guides aux voyageurs, qu’ils entraînaient dans des salles souterraines où les familles étaient séparées, les enfants expédiés dans les grands domaines agricoles du Sud, les hommes dans les mines de l’Est et les femmes dans les bordels clandestins des villes voisines ou, pour les moins séduisantes, dans les usines de confection du Centre. Ces trafics n’auraient pas été possibles sans l’aval des autorités du continent Arcad. Des documents tendraient à prouver que le Gouvernement, s’il ne les organisait pas lui-même, était intéressé à leurs bénéfices. Les adeptes des cultes angéliques, majoritaires sur Amble, voient dans l’engloutissement de Lunac l’expression légitime de la colère des anges maîtres. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la voie lactée, chapitre des cites. LES CARNETS D’OLMEO, 5 DES CLAMEURS ont retenti et dominé les vociférations de nos persécuteurs. À la tête d’une trentaine d’hommes et de femmes, le jeune homme du Pays Noir, celui-là même qui avait pris le commandement du deuxième groupe dans le convoi, a braqué son défat sur les voyageurs qui voulaient nous précipiter dans le vide. Il n’a pas eu besoin de prononcer le moindre mot, la détermination dans ses yeux a suffi. Son groupe et lui avaient fouillé les environs avant de revenir sur leurs pas. Ils n’avaient trouvé que deux autres indépendantistes dans la grotte aux wackas et les avaient abattus sans sommation. Nos tourmenteurs ont reculé en baissant la tête et se sont réfugiés dans le TA. M’man, qui jusqu’alors s’était contenue, s’est mise à pleurer. Ma petite sœur, elle, n’a eu aucune réaction. Je crois bien que c’est à ce moment-là qu’elle a perdu sa sensibilité un temps revenue grâce à Sayi, qu’elle s’est forgé l’armure d’indifférence qui en ferait plus tard une ennemie implacable de l’humanité. Déjà, sur son visage enfantin affleuraient la dureté et, en filigrane, son corollaire la cruauté. P’a a remercié chaleureusement le garçon du Pays Noir, qui s’appelait Kurnon, avait vingt-deux ans et venait d’une communauté située à deux cents lieues de la nôtre. Lui ne partait pas pour Hyem de son plein gré, mais expédié par les siens pour préparer leur transfert sur la plus grande des planètes du système. C’était la vision d’une vieille femme considérée comme sainte qui avait déclenché l’opération. Elle avait reçu un commandement de l’ange maître : la communauté devait partir pour la planète Hyem dans les dix ans, ou elle serait décimée par l’épidémie foudroyante qui déferlerait sur Amble. Les prophéties de ce genre se multipliaient dans le Pays Noir et il était rare qu’on les prenne au pied de la lettre. Kurnon a expliqué que la sainte ne s’était jamais trompée dans ses prédictions, que la population amblienne tout entière devrait elle aussi changer de monde pendant qu’il en était encore temps. Le TA est reparti quelques heures plus tard, franchissant la chaîne du Kartvig dans une succession de montées et de descentes vertigineuses. Je me suis endormi, rattrapé par la fatigue, maintenu à mon siège par les sangles, bercé par le ronronnement du convoi et les crissements des cristaux de glace sur le métal. J’ai à peine aperçu les deux dernières cités du continent Asnaël desservies par le convoi, Grand Terre et Silvanz, mais, pour le peu que j’en ai vu, elles ne présentaient aucun intérêt. La première, nichée au fond d’une vallée, était sombre, sale, hérissée de constructions anguleuses, une ville de mineurs sans joie, sans grâce, hantée de spectres silencieux noirs de suie. La deuxième, à la lisière du grand désert blanc, était une succession anarchique de bâtiments métalliques blêmis par la poussière, entrepôts, hangars, immeubles d’habitations, quelques maisons semi-enterrées, pas de verdure, un endroit sinistre, anesthésié par la chaleur. Des voyageurs sont descendus, d’autres sont montés, très peu nombreux. Plusieurs femmes ont profité des arrêts pour venir remercier P’a de notre initiative. Il leur a répondu que tout le mérite revenait à son fils Olmeo et à sa fille Sayi. Il y avait de la fierté dans sa voix. Il ne regrettait plus d’avoir adopté l’orpheline des monts du Souffle, il ne regrettait même plus d’avoir quitté sa ferme, lui l’homme de la terre, issu de plusieurs générations de paysans, il s’habituait à une vitesse étonnante à sa nouvelle vie d’errant qui lui permettait de reconquérir l’amour de m’man. Le TA s’est immobilisé devant la mer Ostienne. Plus rien n’avait rompu la monotonie de la traversée du désert. J’avais apprécié la platitude apaisante du paysage, mais la chaleur était rapidement devenue insoutenable malgré la ventilation d’air frais et j’avais eu l’impression de filer sur une immense plaque de métal chauffée à blanc. Au sortir du désert, l’eau d’un bleu soutenu paraissait sombre. Elle ressemblait à un immense gouffre dans lequel chutait la terre immaculée. Sayi la contemplait avec un ravissement qu’aucun recul ne modérait. Hormis quelques anciens, les blessés et les plus jeunes enfants, tous les passagers étaient descendus et s’étaient répartis face à la mer. Rares étaient ceux qui avaient déjà eu le privilège de l’admirer. La voix avait annoncé que le convoi avait besoin de deux heuresTO pour passer en mode sous-marin et qu’un signal retentirait pour avertir les passagers du départ. « Toute cette eau ! s’est exclamée m’man, les yeux écarquillés. — On pourrait en arroser, des champs, avec ça, a renchéri P’a. — Ça ne serait sûrement pas bon pour les récoltes, elle est salée », a précisé quelqu’un. Salée ? Sayi a eu la même idée que moi puisqu’elle s’est déchaussée et a couru vers la mer. Elle a sursauté lorsque la dentelle d’écume tendue par le reflux a touché ses pieds, s’est accroupie après avoir retroussé sa robe, a puisé un peu d’eau dans le creux de sa main et l’a portée à ses lèvres. Elle a grimacé. J’ai retiré mes chaussures et mes chaussettes pour la rejoindre. J’ai mis un point d’honneur à ne pas montrer le moindre signe de frayeur (malgré la peur panique d’être aspiré par une bouche monstrueuse) lorsque la vague tiède m’a léché les pieds. J’ai goûté l’eau à mon tour et l’ai recrachée aussitôt. Le sel a réveillé mes plaies et j’ai cru que rien ne pourrait chasser l’âcre brûlure de ma bouche. Je me suis demandé pourquoi les anges permettaient qu’une telle quantité d’eau ne soit ni potable ni utilisable pour l’agriculture ; la logique du monde qu’ils avaient créé échappait aux hommes. Certains affirment d’ailleurs que l’univers n’est pas né du désir des anges. À ceux-là je pourrais rétorquer que le désir est nécessaire à toute naissance ; je m’en abstiendrai, la vie m’a dépouillé de mes certitudes, je sais seulement que je n’aurai sans doute jamais de réponse, parce que notre intelligence, la pauvre intelligence des êtres humains, n’est pas un outil assez généreux pour explorer les mystères de la création. Les autres passagers, rassurés, se sont peu à peu rapprochés de la mer. Les cris des enfants et des femmes ont transpercé les grondements lointains des vagues, inquiets au début, joyeux par la suite. Les plus audacieux, les jeunes hommes désireux de montrer leur bravoure, se sont avancés dans l’eau jusqu’aux genoux. Malgré la chaleur étouffante, certains d’entre nous n’avaient pas encore retiré leurs vêtements épais. L’eau tiède et salée de l’Ostienne avait l’étrange pouvoir d’apaiser les chagrins et de panser les blessures morales. On distinguait la ligne sombre du rail qui s’y enfonçait et, comme une ligne de faille, se perdait en direction du large. Les habitants du Pays Noir et même ceux des marécages du Ponant, pourtant quadrillés d’étangs et d’étiers, sont des terriens : très peu d’entre eux ont appris à nager, ils pensent que ça ne sert à rien, qu’il y aura toujours un sol ferme sous leurs pieds, et plusieurs voyageurs ont émis des doutes sur la capacité du TA à franchir le fond de la mer. Ils n’avaient plus le choix, ils devraient bâillonner leurs terreurs profondes pour continuer leur route. Moi-même, je m’en suis sorti en observant un temps de recul. Mes craintes ne se sont pas évanouies, mais elles ne m’ont pas affecté, elles sont restées à l’extérieur de moi. Sayi m’a regardé d’un air complice. Nous avons pris notre repas au sommet de la seule colline des environs, d’où nous avions une vue extraordinaire. Le bleu du ciel et le bleu de la mer s’épousaient dans le lointain, abolissant les limites et les points de repère. J’ai souri à m’man : elle m’a rendu mon sourire malgré la tristesse qui assombrissait encore ses lèvres et ses yeux. Les conserves de nourriture qu’elle avait préparées pour notre voyage avaient maintenant un drôle de goût. Elles commençaient à tourner à cause des différences brutales de température, mais nous n’aurions rien d’autre à manger avant la ville de Lunac, de l’autre côté de la mer. P’a a dénoué les bandages de ses pieds. Ses plaies n’avaient pas belle allure, elles suppuraient et menaçaient de s’infecter. M’man a tenté de les soigner en les enduisant d’une pommade aux herbes que la chaleur avait rendue nauséabonde et presque liquide. Le signal a retenti, et nous sommes retournés nous installer à nos places. La voix nous a expliqué que nous allions maintenant descendre au fond de la mer, que nous n’avions pas à nous en inquiéter : l’étanchéité du convoi était parfaitement assurée, nous aurions de l’oxygène en quantité suffisante, nous descendrions parfois à grande profondeur, nous nous arrêterions par instants pour respecter les paliers de décompression, les voyageurs qui souffraient d’insuffisances cardiaques ou respiratoires avaient encore la possibilité d’interrompre leur voyage et d’attendre le retour du TA dans l’une des salles souterraines de la compagnie. Quelques familles sont descendues en hâte, préférant rester plusieurs jours sous la chaleur implacable d’Ispharam plutôt que de passer plusieurs heures au fond de l’eau. Sayi elle-même semblait inquiète, ses sourcils étaient froncés et ses lèvres légèrement crispées. Elle avait perdu de sa sérénité, et je crois que je la préférais comme ça, vulnérable, bouleversante dans son humanité découverte. J’avais enfin le sentiment, illusoire évidemment, qu’elle avait besoin de moi, que je pouvais la protéger. Mon amour pour elle, qui croissait de seconde en seconde, s’éloignait de plus en plus du sentiment fraternel. Jamais je n’avais à ce point éprouvé le désir. Tyrannique, il irradiait le bas de mon ventre et me tendait sans cesse vers elle, comme s’il me déséquilibrait vers l’avant. Il m’encombrait ; et dans le Pays Noir on n’apprend pas aux garçons à se soulager du trop-plein de désir, on ne parle pas de sexe, sans doute parce que les anges sont supposés ne pas en avoir. Des claquements ont retenti autour de nous. Assis sur le siège du haut, j’ai senti la caresse fraîche de l’oxygène craché par une bouche située juste au-dessus de ma tête. Le TA s’est ébranlé et dirigé pesamment vers la mer. Les fenêtres n’ayant pas été occultées, j’ai pu voir une dernière fois le blanc du désert et le bleu du ciel avant que nous ne soyons submergés et enveloppés de silence. Que dire de cette traversée ? De ce voyage fabuleux auquel nous avons été conviés ? Nous nous sommes peu à peu enfoncés dans les profondeurs de l’Ostienne. J’ai béni la compagnie d’avoir fabriqué des vitres assez solides pour résister à la pression de l’eau. Elles nous permettaient de ne pas perdre une miette du fabuleux spectacle qui s’offrait à nous. L’eau salée, en apparence morte, renfermait une vie intense, des milliers et des milliers de créatures toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Le passage du TA ne les effrayait pas, elles se rapprochaient des fenêtres et nous observaient, de l’autre côté du verre, comme nous les observions. Des colonnes de lumière tombaient de la surface, chahutées par les agitations de l’océan, des ballets oniriques se jouaient entre les coraux et les bancs de poissons. Mon émerveillement m’a permis d’oublier ma peur. C’était le cas de la plupart des passagers, rivés aux vitres du convoi, envoûtés par les splendeurs que leur imagination n’aurait jamais pu concevoir. À plusieurs reprises je me suis penché par-dessus mon siège pour partager mon enthousiasme avec Sayi. Elle n’a pas décollé son nez de la vitre. Les queues souples de poissons géants – ou étaient-ce des mammifères marins ? – ont frôlé le convoi. Peau tachetée, nageoires translucides, gueules immenses, corps de plus de cent pieds de long, petits yeux ronds et noirs, ils évoluaient dans l’eau avec une majesté, une puissance et une grâce fascinantes. « Des tourongues », m’a dit Sayi. Elle avait hissé son adorable visage à la hauteur de mon siège. Je me suis demandé comment elle savait le nom de créatures qu’elle voyait pour la première fois de sa vie, puis je me suis souvenu qu’elle avait lu quantité de livres sur les animaux. « On les appelle aussi les impératrices de la mer ; elles sont belles, hein ? » Elle a grimpé sur mon siège et s’est serrée contre moi pour se ménager une petite place devant ma vitre. Je me suis efforcé de surmonter mon trouble et de me concentrer sur les monstres marins qui paraissaient surgis du plus fou de mes rêves, mais une bonne partie de moi est demeurée dans la chaleur et dans l’odeur de Sayi. Je me suis retenu, je ne sais toujours pas comment j’en ai trouvé la force, de promener mes mains et mes lèvres sur son visage et son cou. Les tourongues nous ont accompagnés un long moment, adaptant leur vitesse à celle du convoi. « On dirait qu’elles veillent sur nous, ai-je murmuré. — C’est exactement ce qu’elles font, a dit Sayi. J’ai lu des récits de marins ou de navigateurs qui racontent comment ils ont été sauvés par les tourongues après un naufrage. — Elles ont pourtant des gueules et des dents à manger tout ce qui bouge autour d’elles. — Elles ne se nourrissent que de poissons et d’algues. — Comment pourraient-elles venir à notre secours si le convoi tombait en panne ou se renversait comme dans la Désolation ? » Sayi s’est retournée pour planter ses yeux, son nez et ses lèvres à moins d’un pouce des miens. Son souffle m’a effleuré le bas du visage. « Elles ne pourraient rien faire pour nous, sans doute. À part nous accompagner dans la mort. — Et récupérer nos cadavres ! — Je te dis qu’elles ne mangent pas de chair humaine. — Rien ne le leur interdit. — C’est leur pacte avec les hommes. » J’ai essayé de trouver une trace de moquerie ou d’ironie dans les yeux noirs de Sayi, mais je n’y ai rien lu d’autre qu’une absolue sincérité. Les tourongues se sont éloignées lorsque le TA s’est enfoncé au milieu d’un massif de corail qui abritait une multitude de petits poissons, déclenchant des gerbes successives de mouvements multicolores enchanteurs. Puis, subitement, nous avons plongé dans une zone de ténèbres. La voix a expliqué que nous franchissions un tunnel d’une longueur de vingt lieues, que nous devions regagner nos places et boucler nos ceintures : nous traversions une zone sismique et risquions d’importantes secousses. J’ai eu une affreuse sensation de froid et de déchirement lorsque Sayi m’a abandonné pour se réinstaller sur son siège. La traversée du tunnel a duré plus longtemps que prévu. Le TA s’est immobilisé au milieu des ténèbres. La voix a expliqué qu’un pan de corail s’était effondré en travers du rail, trop important pour être pulvérisé par l’avant de la motrice. On cherchait maintenant une solution pour dégager le passage, nous devions rester calmes pour ne pas gaspiller nos réserves d’oxygène, le temps que les secours interviennent. Les secours ? S’ils venaient de Lunac, ils mettraient des heures et des heures avant d’arriver sur les lieux. Je me suis penché par-dessus mon siège pour chercher, à la lumière ténue des veilleuses, un réconfort dans le regard de Sayi. Elle avait fermé les yeux et s’était retirée très loin en elle-même. Sa poitrine se soulevait à peine, comme si elle avait ralenti sa respiration, appliquant instantanément les recommandations de la voix, économisant l’oxygène. Plus loin montaient des cris de colère, des pleurs et des gémissements. La peur finirait par déborder les passagers et réduire nos déjà maigres chances de survie. J’ai croisé le regard de m’man en contrebas et, encore plus bas, celui de p’a. Je les ai rassurés d’un sourire, puis je me suis rassis sur mon siège. Pour illustrer le recul, Sayi parlait de vagues dont les crêtes passent au-dessus des têtes. J’ai imaginé que, là-haut, la surface de la mer était agitée par les vagues tandis qu’au fond nous baignions dans un calme immuable. Ma peur était la vague qui tentait de m’emporter, je devais rester au plus profond de moi, dans mon silence, pour résister à sa puissance. Je suis parfois remonté sans m’en rendre compte, la vague a failli me reprendre, me projeter à la surface, mais j’ai réussi à me laisser couler avant d’être happé. J’ai perdu peu à peu toute notion d’espace et de temps, puis j’ai éprouvé une sensation d’expulsion, de vitesse. Je flottais, libre, d’une légèreté infinie, dans un liquide sombre. Des formes ondoyantes s’agitaient autour de moi. Malgré leur gigantisme, je n’ai pas eu peur. J’ai reconnu les tourongues qui nous avaient rendu visite un peu plus tôt. Je ne me suis pas étonné de me retrouver en leur compagnie, je me suis seulement demandé ce qu’elles fichaient là, dans un étroit tunnel où il n’était guère aisé pour elles de se mouvoir. Je les ai observées : elles s’acharnaient sur un monticule qu’elles percutaient de leurs gueules et faisaient voler en éclats. Une puissante lumière les éclairait, deux yeux presque étincelants qui transperçaient l’obscurité et se réfléchissaient sur leur peau tachetée et leurs nageoires translucides. Les éclats de la roche pulvérisée formaient un nuage trouble qui s’épaississait et s’élargissait sans cesse. Le sol lui-même paraissait se soulever par moments et libérer de grandes gerbes de particules. Les secousses, pourtant amples et répétées, ne parvenaient pas à tordre la ligne sombre que les coups de boutoir des tourongues libéraient peu à peu de sa gangue de roche. Je me suis alors souvenu de notre situation dans le TA, et j’ai été pris d’une telle crise de panique que tout s’est brouillé autour de moi. J’ai rouvert les yeux. J’étais en sueur sur mon siège, je haletais comme un jeune animal assoiffé. J’avais rêvé. Les gémissements continus des passagers généraient une atmosphère de désolation à l’intérieur du convoi. « Ça y est. » La voix de Sayi m’a fait sursauter. Sa tête était réapparue à hauteur de mon siège. Un large sourire, en partie masqué par le rideau de ses cheveux noirs, illuminait son visage déjà radieux. « Ça y est, quoi ? j’ai demandé. — Les tourongues, elles ont dégagé le passage. — Ah, tu les as vues toi aussi ? » J’avais prononcé ces mots dans un réflexe, admettant tout à coup que je n’avais pas rêvé. Le sourire s’est effacé des lèvres de Sayi. Elle m’a fixé avec intensité, a ouvert la bouche pour ajouter quelque chose, mais, à cet instant, la voix puissante a dégringolé du plafond. « Départ immédiat. Je répète : départ immédiat. La voie est dégagée. Veuillez rester attachés sur vos sièges et garder votre calme. Départ immédiat, voie dégagée. » Ruisselant, le TA a émergé de l’eau et s’est avancé lentement entre les deux quais de béton. Portes et trappes se sont ouvertes dans une succession de sifflements. J’ai enfin respiré un air tiède imprégné de sel. J’étais à demi inconscient, comme la plupart des autres passagers. Des hommes vêtus de noir, les secours, se sont engouffrés par les portes et rués dans le couloir pour dispenser les premiers soins. Je me suis relevé et j’ai immédiatement vérifié que Sayi était vivante. Elle m’a accueilli d’un regard et d’un sourire espiègles. Je suis ensuite descendu par l’échelle. M’man n’avait pas encore la force de se lever, mais elle paraissait lucide et en bonne santé. Elbéore était vivante elle aussi, même si aucune expression ne s’affichait sur ses traits. P’a était plus mal en point. Son visage avait viré au bleu et il ne bougeait pas. Les bouches des souffleries étant situées sous le plafond, les passagers des sièges supérieurs avaient sans doute mieux supporté le manque d’oxygène que ceux des sièges inférieurs. La fin du voyage s’était déroulée comme une lente agonie. Le TA fendait l’eau aussi vite que possible mais, contraint de respecter les paliers de décompression, il s’était arrêté à trois reprises. Les tourongues nous avaient accompagnés jusqu’à ce que le rail se mette à grimper et à monter vers la lumière aveuglante de la surface. J’avais cru voir, avant de sombrer dans un état léthargique, que les becs de certaines d’entre elles présentaient de profondes blessures d’où jaillissaient des volutes d’un sang pourpre, presque noir. Les secours se sont occupés de p’a. Ils l’ont allongé dans un brancard et posé sur le quai au milieu de dizaines d’autres voyageurs mal en point, des vieillards principalement – pas assez lestes pour gravir les barreaux des échelles, la plupart d’entre eux s’étaient installés dans les sièges du bas. Les valides se sont disséminés sur le quai, les yeux hagards, le teint blême, les traits tendus. Ils avaient posé le pied sur le continent Arcad, la destination finale pour la plupart d’entre eux, mais ils n’avaient pas le cœur à s’en réjouir. Une nouvelle vie commençait, avec ses espoirs et ses incertitudes. Ils se demandaient s’ils avaient fait le bon choix et essayaient de se conforter dans le regard de leurs enfants. Épuisées, stériles, les terres du Pays Noir, des marais du Ponant, des plaines de la Kaada, des monts du Souffle ne pouvaient plus nourrir leur population. Il fallait donc partir, chercher ailleurs de nouvelles ressources, et le continent Arcad, sous-exploité par rapport à Asnaël malgré un climat plus clément, offrait encore de magnifiques opportunités. Les secours nous ont expliqué que P’a s’en tirerait, mais que son cerveau avait subi d’irréparables dommages et qu’il en garderait des séquelles. Ils nous ont recommandé de l’emmener dans un guérissoir de Lunac : P’a avait besoin de repos et la poursuite du voyage aggraverait certainement son état. Comme il était incapable de parler pour l’instant, nous en avons discuté avec m’man et Sayi sur le bord du quai. Moi, j’étais partisan de repartir au plus vite, tellement j’avais hâte d’explorer d’autres mondes, tellement j’avais peur de manquer le grand vaisseau à destination du système d’Epsilon du Pélopon, mais m’man et Sayi ont choisi de confier P’a au guérissoir le plus proche : nous prendrions la décision de poursuivre ou non en fonction de l’évolution de sa santé. C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés dans la ville de Lunac pour un séjour dont nous ne pouvions pas prévoir la durée. Au guichet, un responsable du TransAmblien nous a dit que la puce électronique insérée dans notre bras resterait active pendant une quinzaine de jours, pas un de plus. Passé ce délai, nous devrions acquitter un nouveau billet. En revanche, la compagnie ne pouvait pas être tenue pour responsable de ce qui s’était passé dans le fond de l’Ostienne, une clause de l’assurance indiquant que les clients voyageaient à leurs propres risques et périls : P’a serait donc soigné à nos frais. Le responsable en était désolé, j’ai eu envie d’effacer son horrible petit sourire à coups de poing, mais la présence menaçante de nombreux gardes aux couleurs de la compagnie dans la salle de la gare et, surtout, la peur de décevoir Sayi m’en ont dissuadé. Ni m’man ni les autres voyageurs n’ont eu le courage de protester. Les habitants du continent Asnaël sont réputés pour leur docilité, leur résignation, un héritage des cultes angéliques bien encombrant lorsqu’il s’agit de défendre ses intérêts. Ils parlent plutôt d’obéissance, d’acceptation, je me suis demandé pourquoi ils n’acceptaient pas leur colère, leur indignation. Ils étaient pourtant durs au mal, courageux, et leurs ancêtres avaient consenti à se battre contre les légions réputées invincibles de Xahor le Conquérant. Un employé de la compagnie nous a pris en pitié et a commandé pour nous un transport volant pour emmener P’a au guérissoir. Il nous a aussi raconté que les conducteurs du convoi avaient vu, à la lueur de leurs phares, les tourongues dégager le tunnel sous-marin, mais la direction avait imposé une version officielle selon laquelle c’était l’intervention de ses équipes qui avait débloqué la situation et sauvé les milliers de passagers. De même, elle portait la déroute des indépendantistes du Kartvig au crédit de sa politique de sécurité. L’engin volant s’est posé à l’extrémité du quai quelques minutes plus tard, corps sphérique et transparent, queue allongée, pattes courtes. Son sifflement accentuait sa ressemblance avec un insecte du Pays Noir appelé « baloule ». Deux hommes vêtus de blanc en sont descendus, ont chargé P’a sans ménagement et nous ont donné l’adresse du guérissoir. À nous de nous débrouiller pour nous y rendre. L’employé du TA nous a conseillé d’y aller à pied, nous en avions pour une petite heure, et les transports à Lunac coûtaient horriblement cher depuis que des vagues d’immigration massives déferlaient du continent Asnaël. « On s’est organisé, sur le continent Arcad, pour vider les poches des émigrants », a-t-il ajouté avec une moue désolée. Nous avons attendu que l’engin volant décolle et se fonde dans le bleu profond du ciel avant de nous mettre en chemin. Je garde de Lunac le souvenir d’une ville relativement aérée et agréable malgré la chaleur. Une petite brise venue du large soufflait dans les rues et sur les places bordées d’arbres aux feuilles brunes dentelées. Les constructions étaient ici plus basses et resserrées qu’à Sar Draël. Leurs toits plats étagés semblaient communiquer les uns avec les autres par des escaliers ou des passages sombres. Un garçon d’environ dix ans, qui nous suivait depuis un petit moment, nous a abordés ; il se proposait de nous guider dans la ville, un vrai labyrinthe selon lui. Ses yeux sombres brillaient de malice sous les mèches brunes folles qui lui balayaient le front. Sa peau était plus mate que celle de Sayi, presque noire. Il nous a suivis sans nous demander notre avis. Il parlait sans cesse, avec un débit saccadé qui, ajouté à son accent, le rendait difficilement compréhensible. Il nous offrait de nous accompagner pendant notre séjour, de nous faciliter la vie et les transactions avec les autochtones, pas toujours bien disposés à l’égard des étrangers. Il ne nous demandait que peu d’argent, quelques ambs qu’il rapporterait à sa mère pour l’aider à nourrir sa famille. Il était lui-même adepte des cultes angéliques, son ange maître s’appelait Gorghel, un bon vivant au ventre et aux joues rondes. M’man, attendrie, a accepté son offre et lui a même donné, en avance, quelques-unes des pièces qui tintaient dans la poche ventrale de sa robe. Il s’est confondu en remerciements avant de nous expliquer qu’on pouvait se rendre d’un coin à l’autre de la ville par les terrasses et les toits. Joignant le geste à la parole, il nous a entraînés dans un escalier sombre. J’ai attendu qu’il soit suffisamment éloigné pour demander : « On peut vraiment lui faire confiance ? — Il a un regard qui ne ment pas, a répondu m’man. — De toute façon, c’est le destin qui commande », a soufflé Sayi. Ce satané destin. CHAPITRE XI Atakedor : partie orientale du sous-continent Vualtor, hémisphère sud de la planète Boréal. Région aride, austère, elle abrite une flore et une faune étonnantes, uniques, qui lui valent d’attirer une multitude de botanistes et de chasseurs des autres continents, voire des autres planètes du système d’Ispharam. Ses habitants, les Atakedoriens, tirent leur principale subsistance d’un champignon aux vertus médicinales renommées, qui pousse en abondance dans les profondeurs humides des avens, très nombreux dans la région. Leurs dents taillées en pointe et peintes leur donnent, à tort probablement, une réputation de mangeurs de chair crue. La société d’Atakedor repose sur un système clanique complexe considéré pourtant comme illégal par l’Organisation des mondes humaines et le gouvernement central de Boréal. Cette structure n’est pas figée : elle évolue sans cesse au gré de convulsions qui reposent sur le… jeu. On joue en effet en Atakedor, beaucoup. À la tombée de la nuit, les hommes de tous âges s’agglutinent autour des tables dans les auberges et les établissements spécialisés et jouent jusqu’à l’aube au rangue, un jeu qui tient davantage du hasard que de la véritable stratégie. Les mises sont incroyablement diverses. J’ai vu, de mes yeux vu, un homme d’une trentaine d’années jouer sa propre vie, le seul bien qui lui restait. Comme il a perdu, le vainqueur l’a dévêtu et lui a posé un collier métallique autour du cou, le transformant ainsi en animal domestique. On y joue aussi les rangs hiérarchiques, les logements, les propriétés et le travail. On ne badine pas avec les résultats. L’honneur des Atakedoriens leur interdit de trahir leur parole, et, si l’un d’entre eux s’avise de ne pas respecter la mise, la dette est alors réglée dans le sang. Les femmes n’ont pas le droit de jouer. Elles sont, évidemment, les véritables piliers de la société atakedorienne et, sans elles, il y a bien longtemps qu’il ne resterait pas même un souvenir de cette civilisation. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. SANS les programmes ineptes qui défilaient en permanence sur l’écran encastré de sa cabine, Ewen aurait perdu toute notion du temps. Sa physiologie avait marqué les alternances jour/nuit les premiers temps, puis, désorientée par l’apesanteur, l’espace clos et les lumières artificielles, elle avait fini par se dérégler. Il s’endormait n’importe quand en dépit de l’extrême régularité de la livraison des plateau-repas par l’une des bouches latérales de la cloison. Parfois même, il n’avait pas le temps de s’allonger sur sa couchette ni de boucler ses sangles, le sommeil le frappait alors qu’il flottait, inerte, dans sa cabine, et il se réveillait une ou deux heures plus tard sous le plafond. Si le vaisseau traversait un orage magnétique ou une zone de turbulences, il risquait d’être plaqué violemment contre les cloisons métalliques. Le programme de sécurité de la compagnie, qui passait régulièrement sur l’écran, insistait sur les dangers d’une apesanteur non contrôlée. Ewen n’avait prêté aucune attention aux exercices censés apprendre aux passagers à maîtriser leurs déplacements et anticiper les brutales envies de dormir – une forme de narcolepsie spatiale, la dormeuse. Prisonnier de son désespoir, incapable de briser la glace qui lui enserrait l’esprit et le cœur, il n’avait pas touché à ses premiers repas, ne s’était ni changé ni lavé, recroquevillé sur sa couchette, versant régulièrement des larmes, poussant des gémissements de désespoir, saisi de soudains accès de rage qui le précipitaient la tête la première contre les cloisons et l’abandonnaient prostré, sans forces. Un hôte de la compagnie était venu lui rendre visite quelques jours après le départ : chaussé de semelles magnétiques, il marchait avec lourdeur et maladresse dans la coursive et ponctuait chacune de ses phrases d’un curieux borborygme, entre hoquet et soupir. Le personnel navigant, ayant constaté qu’il ne touchait pas à ses plateau-repas, s’inquiétait de son sort. Souffrait-il du mal de l’espace ? D’une maladie ou d’une phobie que les analyseurs de l’astroport n’avaient pas détectée ? Un ralentisseur métabolique ne l’aiderait-il pas à surmonter ses difficultés ? Ewen s’était ressaisi : s’il continuait ainsi de se repaître de son malheur, il risquait d’être examiné par un médecin de bord et contraint d’ingurgiter un produit chimique. Il avait promis à l’hôte, un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, de s’alimenter et de prendre soin de lui. Il s’y était efforcé malgré la boule au ventre qui lui coupait l’appétit. Puis il s’était lavé, rasé et avait changé de vêtements. Il lui fallait absolument présenter un visage lisse, neutre, éviter d’éveiller l’attention. Il avait surmonté l’épreuve la plus terrible en tranchant des liens qu’il croyait insécables, il n’avait pas d’autre choix que de tout mettre en œuvre pour aller au bout du chemin, transmettre son âmna, son énergie vitale, au frère qui l’attendrait sur le système du Pélopon – un frère qui n’était peut-être d’ailleurs pas encore né ; sur quels critères spatiotemporels la Fraternité constituait-elle ses chaînes quintes ? Avait-elle percé les mystères de l’espace-temps ? trouvé le moyen d’échapper au continuum ? Les heures, les jours, les semaines qui s’affichaient en bas de l’écran serti dans le plafond s’écoulaient avec une lenteur désespérante. L’horloge du Sephrenius était calée sur le temps originel régissant toutes les planètes adhérentes de l’Organisation des mondes humains, quels que fussent leur situation dans la Galaxie, leurs climats, leurs saisons, leur révolution stellaire, leurs systèmes politiques, leurs religions ou leur niveau technologique. Le temps originel et son implacable logique donnaient un minimum de cohérence à une fédération disparate, mais ils rappelaient sans cesse aux voyageurs spatiaux les décalages énormes, irrécupérables, qui leur interdisaient tout espoir de revoir un jour les êtres chers restés sur leur monde d’origine. Et, fixant machinalement les chiffres qui défilaient sur le bas de l’écran, Ewen mesurait la profondeur de l’abîme qui le séparait de sa femme et de sa fille. Sa douleur à la gorge s’était résorbée. Il ne sentait pratiquement plus son corps. Il mangeait sans appétit la nourriture insipide, se vidait comme un automate, assis et sanglé sur la cuvette aspirante, maintenait une relative propreté dans sa cabine et donnait ses vêtements à laver tous les cinq jours. L’hôte de garde les récupérait avec une régularité de métronome, toujours chaussé de ces semelles magnétiques qui lui donnaient une allure de robot antique, examinant le passager d’un œil inquisiteur par le hublot. Ewen espérait que le grand vaisseau entre la lune de Hyem et le système du Pélopon serait doté d’un système de gravité artificielle. L’impression serait moins forte et moins pénible de se dissoudre dans l’espace infini. Sa raison n’y résisterait pas s’il passait plus de quatre-vingts ans en apesanteur. Une question commençait à le tarauder : arriverait-il vivant à destination ? L’espérance de vie était de cent vingt/cent trente ans pour un humain normalement constitué et, si le voyage se déroulait sans incident, il n’en aurait qu’un peu plus de cent dix à l’arrivée. Mais son organisme pouvait-il supporter sans dommage un enfermement de près d’un siècle ? Avec les lames empoisonnées des regrets fichées dans le cœur ? Il se demandait pourquoi le Panca ne choisissait pas les maillons d’une même chaîne en fonction de leur proximité spatiale. La Fraternité augmentait les difficultés de la reconstitution et il doutait de plus en plus souvent de la légitimité de son invisible hiérarchie. Il se raccrochait alors aux paroles de Joad. Le vieux guide de l’île de Guino avait affirmé que la guerre était déclarée contre les espèces vivantes et que son issue dépendait pour une grande part du voyage de frère Ewen. L’agression d’Andel Kartrau à Frahel, l’attaque des sâtnagas dans la bulle aérienne et dans l’astroport étaient les seuls autres indices sur son chemin. Et aussi, peut-être, l’intervention de la vieille guérisseuse dans les Échines-Rondes balayées par la tempête de neige. Il fut traversé par la brusque envie de sortir de sa cabine, le septième jour de la sixième semaine de voyage. De rompre sa solitude. D’explorer les environs immédiats. De rencontrer d’autres passagers qui, comme lui, avaient refusé les ralentisseurs métaboliques. Il disposait des deux heures autorisées pour les sorties dans les coursives et les salles communes du vaisseau. Il avait le choix entre les semelles magnétiques et l’apesanteur (sauf si le vaisseau traversait une zone perturbée ou un orage magnétique). Il opta pour la première solution, besoin de marcher ou de faire des mouvements ressemblant vaguement à la marche, pressa le bouton du visiophone et demanda à l’hôte, dont le visage renfrogné apparut sur l’écran, de lui fournir une paire de semelles. « Désolé, monsieur, répondit l’hôte d’assez mauvaise grâce. Nous sommes en rupture. Si vous ne maîtrisez pas les mouvements en apesanteur, je vous conseille de rester en cabine jusqu’aux prochaines heures de sortie. » Ewen coupa la communication d’un geste rageur. Il ne sollicitait pas un avis, il voulait sortir maintenant, oublier quelques instants les perspectives sinistres de sa cabine et les heures qui s’égrenaient inlassablement dans le bas de l’écran. Il résolut d’utiliser la voie des airs. De son premier voyage entre Amble et Boréal, il lui restait des bribes des règles de base : prendre appui sur une surface rigide, pousser sur les jambes pour se diriger vers un endroit précis, corriger les éventuelles erreurs de trajectoire en s’appuyant de la main, du pouce, de l’épaule, du genou ou du pied sur les cloisons, le plafond ou le sol, toujours regarder vers l’endroit où l’on souhaite se rendre – le regard donne la direction et le corps s’adapte –, comme dans l’eau, ne pas paniquer, accepter la dérive jusqu’à ce qu’on se soit approché d’une surface dure, repartir d’une légère poussée, avec des gestes mesurés, jamais brusques, toujours garder le contrôle de sa vitesse… Il ouvrit le sas circulaire de sa cabine, s’aventura dans la coursive pour l’instant déserte, poussa sur ses jambes avec un peu trop de précipitation et fila à vive allure en direction de la cloison opposée. Il écarta les mains pour protéger son visage du choc. Le simple contact le propulsa dans l’autre sens. Il se cogna brutalement la nuque et le dos. Il ne commit pas l’erreur de se débattre, attendit de monter tranquillement sous le plafond et, cette fois, donna une poussée mesurée derrière lui pour avancer vers la droite et s’enfoncer, du moins l’estima-t-il, vers le centre du vaisseau. Il ne lui fallut pas longtemps pour maîtriser ses déplacements. Une infime propulsion dès qu’il se rapprochait d’une cloison, une dérive plus ou moins rectiligne, plus ou moins longue, selon les sections, une succession de minuscules pressions pour négocier les tournants et les entrées des coursives supérieures ou inférieures. Il repéra et mémorisa les numéros des coursives traversées. Il soupçonnait le personnel de dissuader les passagers de quitter leurs cabines pour éviter de devoir aller les rechercher dans les labyrinthes du Sephrenius. Il croisa les premiers promeneurs dans la coursive 23, baignée d’une clarté rougeâtre. Un garçon d’environ dix ans et une fillette de sept. Ils utilisaient les propriétés de l’apesanteur avec une agilité et une vitesse fascinantes. Ils ne réfléchissaient pas, ils n’hésitaient pas, ils s’amusaient, ponctuant leurs incessantes figures géométriques de grands éclats de rire. Ewen les entendait, mais pas aussi nettement qu’en atmosphère : les sons étaient étouffés, comme perçus à travers une fenêtre. S’approchant d’eux, il remarqua le visage attentif d’une jeune femme derrière le hublot éclairé d’une cabine proche. Leur mère, probablement. Elle lui adressa un regard à la fois défiant et curieux. Il passa devant la cabine en la saluant d’un sourire. Les enfants fondirent sur lui à la vitesse d’oiseaux de proie. Il y avait quelque chose de menaçant dans leur attitude et Ewen se demanda s’ils n’étaient pas des ennemis du Panca. Des vibrations désagréables irradiaient de son implant vital. Il glissa la main dans l’échancrure de sa combinaison, prêt à l’enfoncer dans le sac du cakra coincé entre le tissu et ses côtes. De près, le garçon et la fille n’avaient pas des traits d’enfants, leurs regards étaient d’une gravité insolite, comme s’ils avaient mené une existence longue et douloureuse, et la détermination transformait leurs visages en masques durs, presque effrayants. Ils se ressemblaient, hormis les cheveux, très clairs, presque blancs, pour lui et d’un noir intense pour elle. Ils portaient des vêtements dont Ewen ne réussit pas à déterminer la provenance, des ensembles d’un gris sombre avec des liserés aux couleurs vives soulignant les cols, les poignets et les chevilles. Sans doute étaient-ils originaires de l’un des six sous-continents de Boréal sur lesquels il n’avait jamais mis les pieds. « Pardonnez mes enfants, monsieur, ils ont reçu l’ordre de leur père de me protéger tout au long du voyage, et je crois qu’ils prennent leur rôle un peu trop au sérieux. » La femme avait ouvert le sas de la cabine et passé la tête dans l’entrebâillement. Flottant un mètre au-dessus d’une couchette, elle tenait d’une main la poignée de la porte et s’agrippait de l’autre à l’une des barres scellées dans la cloison. Ses longs cheveux blancs rayonnaient autour de son visage fin très pâle. Impossible de lire quoi que ce soit dans ses yeux d’un noir insondable. Ses vêtements étaient une version féminine des ensembles des enfants, une robe grise serrée à la taille, ornée de festons et de liserés chatoyants. Son sourire énigmatique dévoilait des dents teintes de bleu et taillées en pointe. Ewen se souvint que les dents limées et colorées étaient une spécialité des habitants d’Atakedor, une région du sous-continent Vualtor. On les disait également cruels, impitoyables avec leurs ennemis et amateurs de chair crue. « Leur père ne vous a pas accompagnés ? » Le sourire de la femme s’estompa, ses yeux noirs s’embrasèrent. « Il nous a obligés à partir, il voulait régler ses affaires avant de nous rejoindre. » Ewen sentait sur ses joues et ses tempes le poids des regards des enfants, placés de chaque côté de lui. Les vibrations de son implant vital étaient de plus en plus puissantes et pénibles. « Quel genre d’affaires ? » Les lèvres de la femme se retroussèrent, dévoilant à nouveau ses dents bleues acérées. « Le genre pour lequel il vaut mieux ne pas poser de questions. Disons qu’il a eu quelques petits soucis et qu’il a préféré nous mettre à l’abri de certains de ses… associés. Mais il est tellement pingre, ou fauché, qu’il nous a réservé une place dans l’entre-deux. » Elle lâcha la porte et, tout en s’agrippant à la barre scellée dans le métal, lui tendit sa main libre. Il la serra avec précaution, évitant tout geste brusque qui l’aurait éloigné de la cloison ; elle était lisse, douce, d’une agréable tiédeur. « Disons aussi qu’il m’a perdue au jeu et qu’il a décidé de ne pas me livrer à celui qui m’a gagnée. La guerre est donc déclarée entre le nouveau et l’ancien propriétaire. S’il s’en sort, mon mari nous rejoindra sur Hyem par le prochain vaisseau ; s’il perd, mes enfants seront orphelins de père et je devrai refaire ma vie. » Elle avait prononcé ces derniers mots avec un détachement dédaigneux, proche du cynisme. « Et vous, monsieur, pourquoi donc vous retrouvez-vous dans ce vaisseau du diable ? — Affaires aussi, répondit Ewen après quelques secondes de réflexion. Je m’appelle Andel Kartrau et je suis grossiste en tissus d’ange de la planète Amble. — Qu’est-ce que vous allez fabriquer sur Hyem ? — Ouvrir un nouveau comptoir. Je m’efforce de développer mon activité sur les trois mondes habités du système. » La femme eut une petite moue d’étonnement. « Comment peut-on sacrifier presque une année de sa vie dans un voyage inepte pour gagner un peu plus d’argent ? » Ewen haussa les épaules, avec un peu trop de conviction puisqu’il s’éleva brusquement d’une cinquantaine de centimètres. Il redescendit en prenant appui sur la cloison de la coursive et se stabilisa à hauteur du visage de son interlocutrice. Les enfants, qui s’étaient écartés, revinrent se placer de chaque côté de lui. « Une affaire qui ne grandit pas finit par mourir, c’est une loi de l’économie. — Eh bien, les lois de l’économie sont stupides. Vos affaires marchent si mal que vous deviez voyager en dernière classe ? — C’était la seule disponible. — Si on peut appeler ça une classe ! Les cabines sont répugnantes, le service déplorable. Mais je ne me suis pas encore présentée : je m’appelle Rezan. » Elle pointa l’index sur le garçon : « Lui, c’est Bard. » Elle désigna la fille : « Et voici Marigan. Puis-je vous inviter à boire une spécialité de chez moi ? » Ewen hésita. D’un côté, la conversation avec cette femme le sortait de sa mélancolie, le reconnectait avec l’humanité ; de l’autre, les réactions de son implant vital l’invitaient à faire preuve de vigilance. Bah, que risquait-il ? Les cabines équipées de mouchards étaient sous la surveillance constante des hôtes de bord. Et puis, le temps de leur conversation, il cesserait de ressasser sa détresse. « Volontiers. » Elle s’effaça pour l’inviter à entrer dans la cabine. Il se glissa par l’ouverture circulaire, suivi des deux enfants, et s’accrocha à l’une des nombreuses poignées disséminées sur les cloisons pour se maintenir au niveau de son hôtesse. Plus vaste que la sienne, la cabine disposait de trois couchettes superposées, de deux cuvettes aspirantes et de deux salles d’eau. Rezan l’avait décorée de tentures aux motifs complexes et colorés ainsi que de reproductions holographiques d’une somptueuse demeure blanche au milieu d’un parc fleuri. « Notre maison avant que mon mari ne se mette à jouer. Il a pratiquement tout perdu en deux petites annéesTO. Je la regretterai bien plus que lui. — Vous ne semblez pas très désireuse de le revoir. — Je connais son adversaire et je sais qu’il n’a aucune chance de s’en tirer. Il aurait pu fuir avec nous, mais les hommes d’Atakedor et leur stupide sens de l’honneur…» Elle s’assit sur la couchette du bas, se sangla au niveau des cuisses, farfouilla dans une boîte en fer dont elle maintint le couvercle presque fermé, en retira une pincée d’herbes séchées qu’elle glissa par la fente latérale d’une bouilloire, abaissa aussitôt le clapet pour les empêcher de s’envoler et leva à nouveau ses yeux noirs sur Ewen. « Pourquoi n’avez-vous pas pris de ralentisseurs métaboliques ? — Ils ne me réussissent pas, répondit-il. Et puis, cinq mois de voyage, c’est supportable. Et vous ? » Elle pencha la tête et demeura pensive quelques instants. « Question de métabolisme, justement. Le nôtre n’est pas compatible avec les ralentisseurs. Ils risqueraient de provoquer un arrêt pur et simple de certaines fonctions vitales. — Quand vous dites le nôtre, vous parlez de votre famille ? — De tous les Atakedoriens. Aucun natif de notre région ne peut tolérer les ralentisseurs. On ignore ce qui nous vaut cette faveur : le climat, la nourriture, les insectes, l’eau, la génétique… Nous sommes prisonniers dans ce fichu vaisseau, Andel, condamnés à regarder s’enfuir les heures. Entre captifs, on peut peut-être s’entraider. Qu’en dites-vous ? » Elle avait appuyé sa question d’un sourire et d’un regard provocants. Elle aurait pu être séduisante sans ses dents pointues qui faisaient ressembler sa bouche à l’un de ces vieux pièges à mâchoires posés par les chasseurs du massif des Dames-Blanches. Ewen se tint sur ses gardes : pas question d’être emberlificoté dans les filets de Rezan comme il s’était pris dans ceux de Monilde. Il se demanda s’il devait accepter l’infusion offerte par son hôtesse, puis il fut rassuré en constatant qu’elle préparait quatre tasses. « Ce sera avec plaisir que je reviendrai vous voir, Rezan. » Elle lui fit signe de venir s’asseoir à ses côtés. Il traversa avec précaution la cabine en direction de la couchette. Les enfants le suivirent et se posèrent de part et d’autre de leur mère et de son invité. Ewen s’agrippa au rebord métallique pour éviter de repartir vers le haut. Une odeur étrange flottait dans l’atmosphère confinée, un mélange indéfinissable de parfum, de savon végétal et d’herbes séchées, pas désagréable en tout cas. Rezan enfonça le bec versoir flexible de la bouilloire dans l’orifice des tasses. Le transfert du liquide s’opéra sans qu’une seule goutte ne s’échappe. Elle tendit à son invité une tasse munie d’une sorte de tuyau souple dont la valve s’ouvrait au moment de l’aspiration. Ewen faillit se brûler la langue et le palais en essayant de boire une première gorgée. « Doucement. C’est bouillant. » Rezan le fixait avec amusement. Il avait l’étrange sensation d’avoir trouvé une famille de substitution. Ils éprouvaient le besoin urgent d’unir leurs solitudes, de reconstituer une cellule. L’espace, comme les échanges virtuels, abolissait les convenances observées sur les planètes, les pesanteurs. Peut-être était-ce une façon de lutter contre la peur insidieuse, tenace, qui hantait chaque passager. Le vide sous les pieds, le vide au-dessus des têtes, le vide silencieux semblait pénétrer dans les chairs, gangrener les muscles, les fibres, les nerfs, et seule la chaleur humaine atténuait cette impression de morcellement, de dispersion. Les ralentisseurs métaboliques aidaient à supporter le mal-être des voyages spatiaux, même s’ils ne l’anesthésiaient pas complètement, mais pour ceux qui, comme Ewen, comme cette femme d’Atakedor et ses enfants, n’avaient pas la possibilité de les utiliser, la moindre parole, le moindre regard, le moindre geste bienveillants réchauffaient le corps et l’âme mieux qu’une caléfacte du continent nord de Boréal. « Vous restez combien de temps sur Hyem, Andel ? — Je ne sais pas au juste. » Ewen se demanda comment les enfants réussissaient à boire leur infusion sans se brûler. « Vous retournerez sur Boréal ensuite ? » Il eut l’impression que Rezan le traquait jusqu’au fond de l’âme et garda les yeux rivés sur le plancher de la cabine. « Tout dépendra de la façon dont les choses se passeront sur Hyem. — Mais vous n’êtes pas totalement opposé à l’idée de vous y installer ? — Je… J’essaie de n’avoir aucune idée préconçue. » Elle ne le lâchait pas du regard, elle épiait ses réactions avec l’immobilité et la concentration d’un oiseau de proie. « Nous ne nous connaissons pas et il est sans doute trop tôt pour en parler, mais nous pourrions… nous associer. » Il releva la tête. « Comment ça ? » Elle aspira un long moment au tuyau flexible de sa tasse et ne parut pas souffrir, elle non plus, de la chaleur de l’infusion. Ewen s’y essaya une deuxième fois, il lui fut impossible d’ingurgiter le liquide bouillant. « Attendez un peu, ça va refroidir. Sur Atakedor, on s’habitue depuis son plus jeune âge à boire chaud. Une femme et ses deux enfants sont des proies faciles lorsqu’ils débarquent sur une planète inconnue. Mon mari m’a donné un peu d’argent, de quoi tenir peut-être deux annéesTO, mais sûrement pas de quoi me payer un garde du corps. J’ai entendu dire que Hyem était une planète dangereuse. Je me disais…» Elle s’interrompit pour boire une nouvelle gorgée sans quitter son vis-à-vis du regard. Les vibrations de l’implant vital d’Ewen s’estompaient, sa méfiance se relâchait. « Je ne reverrai pas mon mari, vous comprenez. Je n’ai pas envie de le revoir de toute façon. Il m’a jouée. Misée sur une table, comme un vulgaire jeton de mille bors ! » Elle approcha la bouche de son oreille pour lui glisser, à voix basse : « Je souhaite même qu’il crève. Je suis encore jeune, je peux refaire ma vie. Mais je n’y arriverai pas toute seule. Il me faut un appui, un homme. » Ewen se recula pour échapper à la pression de Rezan. « Qu’est-ce qui vous fait penser que je peux être celui-là ? — Vous êtes jeune, fort et seul. Je suis jeune, bientôt veuve, j’ai deux enfants et encore beaucoup d’amour à donner. — Vous ne me connaissez pas. — Je sais jauger un homme au premier regard. — Simplement en me voyant passer devant votre cabine ? » Elle renversa la tête en arrière pour libérer des sons aigus, presque cristallins. Son rire évoquait le chant des enchanteurs, ces oiseaux du massif des Dames-Blanches. « Non, évidemment. Je vous ai reconnu : je vous ai vu vous battre contre les hommes nus dans l’astroport de Guino. » Ses yeux restèrent quelque temps rivés sur le renflement de la combinaison d’Ewen, à l’emplacement du sac du cakra. « Votre arme est très impressionnante, Andel. Si elle peut mettre en échec ces terribles guerriers que sont les sâtnagas, alors je pense qu’elle tiendra en respect les hommes ordinaires de Hyem, même ceux qui appartiennent à un clan. Je vous demande d’être mon protecteur au moins jusqu’à ce que j’aie trouvé mes repères sur notre nouveau monde. — Vous me proposez quoi, en échange ? » Elle lui posa la main sur l’avant-bras. « Tant que durera notre association, je serai pour vous la plus dévouée des compagnes. Le contrat me semble correct. Je vous promets en tout cas que vous n’aurez pas à le regretter. » La chaleur des doigts de son interlocutrice traversa l’étoffe de la combinaison d’Ewen. Il faillit se lever brusquement, se souvint qu’il était en apesanteur, aspira machinalement une gorgée d’infusion par le tuyau de sa tasse. La boisson était encore chaude mais supportable. Une saveur douce, ensorcelante, se diffusa dans son palais, dans sa gorge. « Avez-vous une femme, Andel ? Ou en avez-vous eu une ? » Le sang se retira du visage d’Ewen. Il fut incapable de prononcer le moindre mot, d’esquisser le moindre geste. « Quel que soit le souvenir qu’elle vous a laissé, Andel, je vous la ferai oublier. » Il se contint pour ne pas la gifler ou lui cracher au visage. Aucune femme ne pourrait un jour effacer Ezalde, elle avait posé sur lui ses yeux de ciel matinal, elle l’avait enveloppé de sa blondeur, de sa blancheur, de sa douceur, de ses rires, elle l’avait ramené à la vie, elle lui avait appris l’amour, la tendresse, elle l’avait réconcilié avec lui-même, elle brillerait à jamais avec la puissance d’une étoile dans ses ténèbres. « Vous n’êtes pas obligé de me répondre tout de suite, Andel, reprit Rezan comme si elle n’avait rien perdu de ses pensées, de sa colère. Nous avons encore du temps devant nous, seize semainesTO, je crois. Beaucoup de temps, hélas. » Sept semaines qu’il était parti. Que fabriquait Ezalde dans la maison des bords du lac assiégée par la neige ? Les femmes du continent nord de Boréal avaient la réputation d’être fantasques, imprévisibles, capables de passer du rire aux larmes, de la colère à la douceur, de l’enthousiasme à la mélancolie. À priori, ces caractéristiques ne s’appliquaient pas à Ezalde, mais que sait-on vraiment de la personne qui partage notre vie ? Que sait-on de ses jardins secrets ? Qu’y a-t-il au fond de ses yeux limpides ? Que cachent ses sourires ? Ses caresses ? Ses baisers ? L’avait-elle déjà remplacé ? Stupide : elle était sur le point d’accoucher, peut-être était-ce fait, les premiers visiteurs ne mettraient pas les pieds dans la maison avant deux ou trois mois. Aucune des hypothèses qui s’échafaudaient dans la tête d’Ewen ne le satisfaisait, elles ne réussissaient qu’à le rendre un peu plus malheureux. Il n’était pas retourné dans la cabine de Rezan. À quoi bon entretenir une relation qui n’apporterait rien ni à l’une ni à l’autre ? L’Atakedorienne et ses enfants étaient probablement de taille à se défendre sur Hyem. Il avait décidé de consacrer le reste du voyage à la famille qu’il avait abandonnée sur Boréal. Il espérait se relier à la fréquence de sa femme et de sa fille de la même façon que la Fraternité se connectait à la fréquence de chacun de ses adeptes, communiquer avec elles en dépit des gouffres qui se creusaient sans cesse, les rassurer, leur crier qu’il les aimait, implorer leur pardon. Mais il n’avait pas trouvé le moyen de traverser par la pensée l’espace et le temps. Au contraire même, elles se détachaient de lui, estompées par les distances. Ils ne vivaient plus sur le même plan. Quand il pensait à elles désormais, c’était la sensation de froid qui dominait, un froid intense, un vide intérieur qui le rongeait et le changeait en ombre. L’hôte de bord frappa sur la vitre du mouchard. Ewen avait oublié de se changer et de fourrer son linge sale dans le sac muni d’un aimant qu’il déposait d’habitude devant la porte de sa cabine. D’un signe il indiqua à l’hôte qu’il n’était pas prêt, mais ce dernier demeura devant le hublot jusqu’à ce qu’Ewen vienne ouvrir le sas. « Excusez-moi, monsieur, mais je dois vérifier que tout fonctionne bien dans votre cabine. La routine, vous comprenez ? » Ewen acquiesça d’un mouvement de tête qui déclencha une réaction virulente de son implant vital. Il n’avait encore jamais vu l’hôte qui se présentait devant lui, vêtu de la combinaison jaune et rouge de la compagnie et chaussé de semelles magnétiques. Un jeune homme aux cheveux d’un blond cendré, à la peau très claire, aux yeux jaunes et au visage encore poupin. « Vous permettez, monsieur ? » Il s’introduisit dans la cabine sans attendre la réponse d’Ewen. Chacun de ses pas se traduisait par un choc sourd et une vibration prolongée sur le plancher. Il écarta de la main les déchets flottants que le passager n’avait pas eu le temps ou le courage de rabattre vers la cuvette aspirante. Ewen avait fait preuve de négligence ces derniers jours, accaparé par ses tentatives éperdues de se relier à la fréquence d’Ezalde et d’Ynolde. « Vous devez vérifier quoi, au juste ? » L’hôte lança un regard furtif par-dessus son épaule. Ewen se tenait à la poignée de la porte ouverte. La lame chauffée à blanc continuait de fouailler son cerveau. Il palpa machinalement le côté gauche de son torse. Le cakra ne s’y trouvait pas. Il se souvint qu’il l’avait laissé sur sa couchette à son réveil. Le sac de tissu bariolé gisait près de l’oreiller, partiellement recouvert d’un pan du drap froissé. Il lâcha la poignée de la porte et, d’une poussée maîtrisée, se dirigea vers la couchette. Il n’eut pas le temps de l’atteindre. L’hôte pivota sur lui-même en braquant un objet luisant. Un poignard. Son visage jusqu’alors impassible exprimait maintenant la détermination, la nervosité et la peur. Il fondit sur Ewen avec une vivacité inattendue, l’empêchant d’atteindre la couchette, et porta son premier coup avec une telle précipitation que la lame passa largement au-dessus de la tête de sa cible, dont le mouvement d’esquive l’envoya percuter la cloison. Ewen n’eut pas le temps de reprendre ses esprits, l’autre se dressa devant lui, poussant un curieux gémissement, une vocifération étranglée. « Qui t’a demandé de faire ça ? balbutia Ewen. — Ta gueule ! » Ewen discerna d’autres mouvements dans son champ de vision, puis sa vue se brouilla. CHAPITRE XII Je hais Lunac et ses habitants Qui firent mon malheur À l’âge de seize ans ils me ravirent Et me séparèrent des miens Je n’étais pas jolie Je devins leur esclave Jusqu’à la fin je servis Croyant qu’un jour mon père Viendrait me délivrer Je vécus dans le mépris Oubliée des miens Méprisée des autres Je perdis tout espoir Et vieillis dans la mélancolie La mort fut ma seule amie Je l’attendis chaque instant Jusqu’à ce qu’un jour Elle me prenne par la main Et m’emmène dans le pays De l’éternel silence. Chant de Lava la Captive, continent Arcad, planète Amble. LES CARNETS D’OLMEO, 6 LE GARÇON s’appelait Josko. gé de onze ans, il en paraissait huit, et c’était sa bouille enfantine, délurée, qui avait attendri m’man. Une mère imagine difficilement qu’un enfant puisse être animé de mauvaises intentions. Josko jouait de son innocence pour attirer les émigrants dans l’une des multiples chausse-trapes de Lunac. Il travaillait pour le compte d’une bande qui organisait les trafics d’êtres humains en Arcad et dans ses deux sous-continents. Il nous a piégés en nous guidant d’abord sur les toits en terrasse écrasés de chaleur, puis en nous proposant un raccourci par des passages souterrains que les habitants de Lunac appellent les sentèbres (une contraction des mots « sentier » et « ténèbres »). J’étais réticent à le suivre, mais m’man, Sayi et Elbéore, elles, n’ont pas hésité à lui emboîter le pas, pressées de goûter un peu de fraîcheur après notre promenade étouffante sur les toits. Sayi avait oublié de prendre son temps de recul. Elle l’aurait observé qu’elle n’aurait pas davantage deviné les véritables intentions de Josko, elle ne s’intéressait qu’au bon côté des gens. Il nous a entraînés dans un labyrinthe obscur, les rues selon lui de la ville primitive de Lunac engloutie par une énorme vague de la mer Ostienne. On distinguait les vestiges des demeures dans la terre jaune des parois et des anciennes places délimitées par des murets en partie éboulés. Nous nous sommes retrouvés dans une pièce basse obscure. M’man a demandé à Josko ce que nous fichions ici, il n’a pas répondu ; des lumières se sont allumées, brutales, aveuglantes, et nous avons fait face à plusieurs hommes aux mines peu engageantes. Notre petit guide s’était escamoté. Ils nous ont examinés en silence comme ils l’auraient fait d’animaux domestiques. Leurs regards luisants se sont attardés sur Sayi et Elbéore. Je n’aimais pas ces hommes, ils étaient des soldats du malheur, des charognards qui se repaissaient de détresse humaine. J’ai jeté un coup d’œil en arrière. Impossible de battre en retraite : trois ombres s’étaient déployées derrière nous pour nous bloquer le passage. J’ai regretté de m’être débarrassé du défatome au moment où les passagers du TA nous avaient molestés dans le massif du Kartvig, nous n’avions plus, pour nous défendre, que nos ongles et nos dents. Les hommes ont échangé des paroles dans une langue bizarre où j’ai cru comprendre les mots « petite », « intéressante », « livraison ». Les yeux de Sayi se sont posés sur moi, j’y ai lu une confiance qui m’a bouleversé. M’man, elle, n’osait pas me regarder, se reprochant sans doute de ne pas m’avoir écouté et, par manque de discernement, de nous avoir précipités dans la nasse. La crispation blanchissait ses mains posées sur les épaules d’Elbéore. Deux hommes se sont emparés de Sayi, deux autres d’Elbéore, deux autres m’ont frappé et plaqué contre la paroi quand je me suis débattu pour essayer de tirer les filles de leurs griffes, puis ils m’ont traîné vers une autre pièce, un autre passage, le silence a absorbé peu à peu les vociférations de nos ravisseurs et les sanglots étouffés de m’man. Ils m’ont bouclé dans un cul-de-basse-fosse où croupissaient des hommes de tous âges. Une odeur infecte d’excréments, de crasse et de peur m’a suffoqué. Je suis resté un long moment prostré sur la terre battue humide, incapable de remettre de l’ordre dans mes pensées, désespéré d’être séparé des miens. Quelqu’un m’a secoué l’épaule. Je me suis redressé. Des yeux fiévreux brillaient dans la pénombre. Ils appartenaient à un garçon qui, bien que plus âgé que moi, me fixait avec ce qui m’a semblé être de l’admiration. « J… j… Je te re… reconnais, a-t-il murmuré. J’étais dans le TA, et je t… t’ai vu avec les autres c… c… combattre les indépendantistes du Kartvig. » Il portait les vêtements traditionnels des marécages du Ponant, pantalon bouffant sur les cuisses et resserré sur les mollets, veste brune courte au large col arrondi, chemise de toile écrue, épaisses chaussures de cuir. Sa chevelure noire, exubérante, chahutée par les épis, mangeait son visage pâle craintif. Il m’a fait penser à ces petits animaux du Pays Noir appelés phottes qui vivent en permanence dans la crainte des prédateurs. Yeux sombres, ronds, insaisissables, mains sans cesse en mouvement. « J… Je ne sais pas où est ma famille maintenant, a-t-il ajouté. M… m… Ma… mère, mon petit f… frère. Si… Si…» Je me suis assis. La puanteur m’a encore retourné les tripes. « Si quoi ? — Si t… tu… tu veux sortir de là, a-t-il répondu en se mordant la lèvre inférieure, je serai cette fois avec… t… toi. » Il ne se rendait pas compte que notre situation était désespérée. Je me suis retenu de toutes mes forces de hurler et d’éclater en sanglots. « Comment tu t’appelles ? — M… Morj. — Est-ce que tu as une idée de la façon dont on peut s’échapper de cet endroit, Morj ? » Une voix embrumée nous a demandé de nous taire : nous empêchions les autres de dormir. Je me suis demandé comment on pouvait dormir dans ces circonstances. Morj a semblé effrayé par mon agressivité, je me suis presque attendu à le voir disparaître dans un trou, comme un photte. « Eh bien, moi non plus ! j’ai repris d’un ton sec. On n’a rien, rien, même pas un couteau ou un caillou. Si je tenais ce petit salaud de Josko… — F… f… Faut pas dire des gros mots, les… les anges…» Je l’ai coupé avec rage : « Laisse tomber les anges, mon vieux, eux nous ont laissés tomber. » Je me suis tourné et allongé, lui signifiant que la conversation était close, mais il s’est penché sur moi pour rapprocher ses lèvres de mon oreille. Son souffle chaud, désagréable, m’a vrillé les nerfs, j’ai failli lui balancer un coup de poing dans le nez, mais ses murmures m’ont coupé net dans mon élan. Il n’a pas bégayé cette fois. « Les anges me disent comment sortir de là. » Je me suis à nouveau redressé et j’ai sondé ses yeux fuyants pour voir s’il ne se moquait pas de moi. « Qu’est-ce que tu racontes ? — J’entends des voix. » J’étais tombé sur l’un de ces illuminés qui pullulaient sur le continent Asnaël. Dans notre communauté, il ne se passait pas une semaine sans que quelqu’un prétende avoir reçu une communication de son ange ou de l’ange maître – qui, la plupart du temps, se confondait miraculeusement avec ses propres intérêts. « Et qu’est-ce qu’elles te disent, ces voix ? — Si nous suivons exactement leurs conseils, elles nous guideront hors de cet endroit. — Pourquoi tu ne leur as pas obéi plus tôt ? » Morj a pâli avant de passer sa main dans ses cheveux. « J… j… J’ai peur d’y aller seul. » » J’ai failli hausser les épaules et l’abandonner à ses divagations, puis je me suis dit que, foutu pour foutu, je ne risquais pas grand-chose à l’écouter. « Par où on commence, alors ? » Un sourire s’est esquissé sur ses lèvres, il s’est levé et m’a fait signe de le suivre. D’autres voix ont protesté lorsque nous avons enjambé les corps allongés. La plupart des prisonniers étaient résignés, pensant sans doute que les anges les avaient reniés et s’accusant d’un ou deux péchés qui justifiaient leur infortune. Morj s’est dirigé sans hésitation vers un mur de pierres au pied duquel bon nombre de captifs s’étaient soulagés. L’odeur était insoutenable, comme si nous venions de tomber dans une fosse à purin. J’ai plaqué ma main sur mon nez, mais la puanteur a semblé pénétrer directement dans les pores de ma peau et j’ai cru que, même si je réussissais à m’évader de cet enfer, je sentirais mauvais jusqu’à la fin de mes jours. Morj a marché entre les excréments pour se rapprocher du mur, s’est accroupi et a touché une pierre qu’à première vue rien ne distinguait des autres. « Qu’est-ce que tu…» Ma question s’est enrayée dans ma gorge : la pierre sur laquelle Morj avait posé la main a pivoté sur elle-même et dévoilé une petite lucarne sombre. Il a enfoncé tout le bras dans l’ouverture, s’est démené quelques secondes avant qu’un crissement retentisse et que le mur tout entier se mette à bouger dans un concert de grincements. Il s’est reculé, surpris, effrayé par la bouche ténébreuse qui s’élargissait sans cesse et nous aspirait. Je suis resté pétrifié quelques instants : c’était la première fois de ma vie que je voyais s’accomplir un miracle, et mes doutes, mes colères contre ces anges qui se montraient cruels avec leurs créatures me sont revenus comme autant de remords. Morj s’est retourné pour m’implorer du regard. Il avait besoin de moi, il ne s’engagerait pas le premier dans le passage dégagé. Je me suis secoué. J’avais cru la situation désespérée, et voilà que notre cage s’ouvrait par la grâce d’un garçon timide et peureux. J’ai pris conscience par la suite que nous avions besoin de donner des noms, des références, aux phénomènes que nous ne comprenions pas, mais que derrière les miracles se cachaient d’autres façons d’appréhender le monde, un peu comme les boîtes ou les poupées gigognes de la ville d’Al Kraël. Ainsi les prodiges que nous attribuions aux anges se disent ailleurs lois naturelles, principes physiques ou particularités planétaires. Nous appelions, par exemple, bouches angéliques les puits qui nous permettaient de communiquer à distance entre communautés ; ailleurs on les aurait nommés ondes, vibrations, cordes ou hyperconducteurs. Avec l’espoir me sont revenues la rage, la faim et la soif. Je me suis avancé vers le passage en essayant de ne pas marcher dans les excréments. Morj m’a emboîté le pas. Des murmures stupéfaits ont résonné derrière nous. De l’autre côté, j’ai entrevu les mécanismes qui permettaient au mur de pivoter, un système de pierres reliées les unes aux autres par des axes taillés dans une matière que je ne connaissais pas. « L’ange dit que ce système date d’avant le déluge, qu’il est vieux de plus de trente sièclesTO. — L’ange ? j’ai demandé sans me retourner. Tu es sûr que c’est un ange qui te parle ? — Qui ça pourrait être d’autre ? » Évidemment, quelqu’un qui a toujours vécu dans le culte angélique ne peut pas envisager d’autres hypothèses. Nous avons avancé à tâtons dans le passage. Je ne voyais pas à plus d’un pas devant moi et je craignais sans cesse de buter sur un nouveau mur, mais, aucun obstacle ne se dressant devant nous, nous sommes arrivés sans encombre dans une deuxième salle. « Et maintenant ? » Morj s’est avancé au milieu de la pièce. La dalle sur laquelle il s’était immobilisé, un carré d’environ trente pouces de côté, s’est tout à coup soulevée. J’ai cru qu’il allait s’écraser sur le plafond et je me suis précipité vers lui pour agripper le bas de son pantalon, puis j’ai vu qu’une trappe s’était ouverte juste au-dessus de sa tête, d’une superficie équivalente à celle de la dalle. « T’inquiète pas, a-t-il dit, la pierre va redescendre, il te suffira de…» Un claquement sourd et prolongé a étouffé sa voix. La dalle s’était emboîtée dans l’ouverture du plafond. Il m’était impossible de la distinguer et, sans le carré d’une profondeur de trois ou quatre pouces que sa brusque élévation avait creusé dans le sol, j’aurais eu l’impression d’avoir rêvé. J’ai perçu des mouvements et des chuchotements dans mon dos. Un petit groupe de captifs nous avait suivis. La dalle est redescendue au bout de quelques instants. Elle s’est glissée avec une douceur étonnante dans son emplacement. Imitant Morj, je me suis installé dessus, non sans crainte, j’ai senti une vibration sous mes pieds quelques secondes avant qu’elle ne décolle, comme si j’étais soulevé par un bras invisible et puissant. J’ai éprouvé un mélange d’euphorie et d’épouvante. J’ai eu peur un court instant que la trappe du plafond ne reste fermée, mais elle s’est ouverte juste à temps pour que ma tête et mes épaules puissent s’y engager sans heurt. « Viens par là », a chuchoté Morj après que la dalle se fut immobilisée avec son claquement caractéristique. J’ai marché au jugé dans une obscurité épaisse, oppressante, j’ai entrevu la silhouette de Morj quelques pas plus loin. « Tu sais où on est ? » Nos voix résonnaient comme si nous parlions dans une profonde grotte. « L’ange me dit d’aller par là. — Passe devant, je te suis. » Nous avons traversé une zone de ténèbres avant d’apercevoir, dans le lointain, un faible rayon de lumière qui tombait d’un antique escalier de pierre. Morj s’est lancé sans hésitation sur les marches tournantes usées. Elles donnaient, plus haut, dans une gigantesque pièce circulaire hérissée de piliers aux tores sculptés. Les rayons bleutés d’Ispharam tombaient de huit fenêtres perchées à une hauteur de cinq pieds et révélaient les motifs complexes de mosaïques en partie estompées ; elles représentaient des créatures d’un bestiaire étrange et effrayant. Des chuchotements dont il était impossible de deviner la provenance troublaient le silence sans tout à fait l’habiter. « L’ange dit qu’autrefois les responsables de la cité se retiraient dans cette salle avant de prendre une décision importante », a soufflé Morj. J’ai remarqué, disséminés dans les mosaïques, une multitude d’orifices d’une largeur de deux pouces. Je me suis avancé vers les plus proches. J’ai discerné des voix dans les chuchotements, les mots se sont précisés, qui sont devenus des bribes de conversations. Des hommes et des femmes discutaient quelque part dans la ville de Lunac sans se douter un seul instant que leurs propos échouaient dans cette salle. Ici, les puits ondulatoires n’avaient pas servi à communiquer, mais à espionner, à surveiller. Les murs, dans cette salle, avaient vraiment des oreilles. Aux disputes succédaient les serments d’amour, les gémissements des amants, les palabres d’affaires, les bavardages futiles, les pépiements d’enfants, les échanges vifs entre marchands et clients… Une conversation entre hommes a attiré mon attention. Ils parlaient des émigrants d’Asnaël enfermés dans les vestiges souterrains de l’ancienne Lunac. J’ai à peu près compris leurs propos même s’ils utilisaient parfois leur curieux langage qui était une accélération ou une déformation du nôtre. Ils projetaient de transférer la nuit prochaine les femmes et les enfants capturés les jours précédents vers un dépôt qu’ils appelaient le Tamis. Les convoyeurs viendraient prendre livraison des marchandises au milieu de la nuit. Quelques hommes triés sur le volet suffiraient à superviser les opérations : inutile d’attirer l’attention. Depuis que le gouvernement continental avait promis au pouvoir planétaire de remettre de l’ordre sur le continent Arcad, les opérations de police se multipliaient et la corruption ne suffirait bientôt plus à les déjouer. Ils devraient se méfier tant qu’ils n’auraient pas réglé son compte au nouveau gouverneur. Il avait beau prendre toutes les précautions, ils le descendraient tôt ou tard, comme ils avaient eu la peau de tout homme politique opposé à leurs intérêts. Ils ponctuaient leurs phrases de grognements, de sifflements et de rires tonitruants. « Faut qu’on soit demain soir à l’endroit qu’ils appellent le Tamis. » Morj m’a regardé comme si j’étais un démon surgi des enfers. « T… T’es… f… fou… — Tu tiens à revoir ta mère et ton petit frère ? » Il a acquiescé d’un hochement de tête mi-énergique, mi-terrorisé. « Alors on n’a pas le choix. — T… Tous les… d… deux contre… — Qui t’a dit qu’on ne serait que deux ? » Le bâtiment métallique du Tamis se dressait au milieu d’une friche industrielle à environ sept kilomètres du centre-ville. Il nous avait fallu deux heures pour nous y rendre, guidés par un ancien du Pays Noir installé à Lunac depuis plus de vingt annéesTO. Frère de l’un des captifs, il n’était pas motivé par l’amour de la famille ou par la solidarité avec les continentaux d’Asnaël, mais par un salaire de cent ambs âprement négocié, sans compter son bénéfice sur la vente des armes, une dizaine de vieux défatomes fournis par l’une de ses relations du quartier mal famé du Trato. Il avait toutefois accepté d’attendre la fin des opérations pour être payé, les trafiquants nous ayant dépouillé de tout notre argent. Notre troupe comptait une trentaine de membres. Tous venaient du cul-de-basse-fosse où nous étions enfermés. Trente sur plus de deux cents prisonniers. Les autres préféraient vivre comme des animaux domestiques le reste de leur vie, à jamais séparés de ceux qu’ils aimaient, plutôt que de risquer la mort dans un affrontement avec les trafiquants. Nous avions emprunté le chemin que nous avions exploré quelques instants plus tôt et aussitôt surnommé la voie des Anges. La voix avait expliqué à Morj comment sortir de la salle des chuchotements, perchée au sommet d’une tour posée de guingois sur les toits comme un diadème sur une tête ébouriffée : il avait plaqué sa main sur plusieurs pierres dont l’une située sur la base d’un pilier, un pan de mur s’était escamoté et avait dévoilé l’entrée d’une galerie en partie éboulée, criblée de meurtrières d’où tombaient des rayons de lumière plus fins que des lames. Nous étions passés sur les toits où, suffoqués par la chaleur brutale, nous avions tenu un premier conseil. Un certain Keto nous dit que son frère aîné, installé à Lunac depuis plus de vingt ans, pourrait nous aider et nous guider jusqu’au Tamis. « T… Tu crois vraiment qu’ils vont venir ici ? » a demandé Morj. Il ne me quittait pas d’un pouce, encore moins depuis que j’avais récupéré une arme. J’espérais que le défat livré par le frère de Keto, en mauvais état, rouillé, cabossé, ne me trahirait pas au moment fatidique. Morj, lui, avait eu un petit geste effrayé quand les autres lui avaient tendu une arme. Il ne pouvait pas se résoudre à donner la mort, et j’ai pensé sur le moment que c’étaient son innocence et sa pureté qui lui valaient d’entendre le murmure ineffable des anges. L’endroit était sinistre dans le jour finissant. La lumière virait du mauve au noir et les bâtiments délabrés déployaient leurs formes découpées, menaçantes, autour de nous. Une végétation rase tendait ses branches brunes épineuses sur la terre encore imprégnée de la chaleur du jour. Les lumières de Lunac s’allumaient dans le lointain tandis que les étoiles éclosaient dans le ciel. Un vent tiède soufflait par rafales et pourchassait de petits tourbillons de poussière. « D’où ils vont venir, à ton avis ? a demandé quelqu’un derrière moi. — Des souterrains, sans doute. On interviendra quand les convoyeurs arriveront. » Quelqu’un d’autre a dit – j’ai cru reconnaître la voix essoufflée et grasse du frère de Keto : « Vous n’allez tout de même pas laisser un gosse vous mener par le bout du nez ! » Personne n’a relevé, mais j’ai senti un vent d’hostilité dans mon dos. Ils ne s’étaient pas posé la question jusqu’alors, Morj et moi étions ceux qui avaient ouvert la porte de leur geôle et ils nous avaient suivis avec la même ferveur que si nous étions des anges. « Sans ces gosses, comme tu dis, on n’aurait eu aucune chance de s’en tirer. » J’ai reconnu cette fois la voix de Keto. « Tu étais où, toi, pendant qu’on enlevait ton frère et sa famille ? — Comment j’aurais pu savoir ? a grogné le frère de Keto. — Tu sais très bien que les familles venant d’Asnaël sont capturées et revendues, et tu n’as jamais rien fait pour empêcher ça. Alors, maintenant, tu la boucles jusqu’à ce qu’on en ait fini avec ces salopards, tu prends tes cent ambs et je ne veux plus jamais entendre parler de toi. » Des murmures d’approbation ont salué les paroles de Keto. Le vent d’hostilité s’est changé en souffle de sympathie. Les convoyeurs sont arrivés trois heures plus tard à bord d’engins pétaradants montés sur de grandes roues. Les faisceaux de leurs phares ont balayé les ténèbres et transpercé les tourbillons de poussière. J’ai eu peur qu’ils ne nous débusquent derrière la palissade où nous étions cachés. Ils étaient trois par engin, le conducteur, assis dans une cabine surélevée transparente, deux hommes installés dans des renfoncements latéraux et munis d’armes imposantes. J’ai frémi en distinguant les barreaux des grandes cages qu’ils transportaient. Ils enfermaient leurs prisonniers là-dedans comme les bêtes vendues dans les fermes du Pays Noir. Combien d’hommes, de femmes et d’enfants avaient-ils livrés à leurs destinataires ? La colère m’a embrasé, je me suis souvenu de Sayi, de ses yeux clos, de son visage impassible devant les cadavres des siens, j’ai pris un temps de recul, et le calme est revenu en moi sans affaiblir ma détermination. La colère ne donnait pas d’énergie, elle en volait, c’était un parasite qui se nourrissait de ceux qu’elle habitait. Les quatre engins se sont garés devant l’entrée du bâtiment. Les moteurs se sont tus, les phares se sont éteints, les conducteurs et leurs accompagnateurs sont descendus, douze en tout, sans compter les hommes des trafiquants – nous n’avions que dix armes à leur opposer, dix défats de mauvaise qualité. Le grincement lugubre du portail du bâtiment a déchiré la nuit. La lumière diffuse des étoiles plaquait un vernis argenté sur les constructions et la végétation. Je me suis tourné vers le frère de Keto. « J’espère que tes armes valent quelque chose », ai-je murmuré. Il m’a décoché un regard venimeux. « J’ai pas l’habitude de refourguer du matériel qui marche pas, morveux. — Vaudrait mieux, parce que, sinon, tu nous envoies à la mort. » Il s’est drapé dans ses lambeaux de dignité et a craché quelques mots que je n’ai pas compris. Les convoyeurs sont entrés dans le bâtiment, nous n’avons plus entendu que les éclats assourdis de leurs voix. Nous en avons profité pour sortir de notre cachette et nous rapprocher des engins et du Tamis. Morj me suivait comme une ombre. Ceux d’entre nous qui étaient armés se sont répartis de chaque côté du portail ouvert. Certains tenaient un défat pour la première fois de leur vie, leur nervosité était palpable. Les autres se sont regroupés derrière nous, armés de pierres, de barres de fer ou de bâtons. Les trafiquants et les convoyeurs sont sortis, encadrant une cinquantaine de femmes et d’enfants. J’ai repéré les visages défaits de ma mère et de ma petite sœur Elbéore mais pas celui de Sayi, et mon cœur s’est serré. L’un d’entre nous, affolé, a pressé la détente de son arme sans attendre le signal. Ses premières ondes ont touché un homme à la tête, d’autres se sont perdues dans la nuit, une dernière enfin a touché une femme. Exploitant le flottement dans les rangs des trafiquants, nous avons ouvert le feu et couché plusieurs d’entre eux sans leur laisser le temps de riposter. Les femmes et les enfants n’ont pas bougé, pétrifiés, quelques-uns se sont effondrés, fauchés par les ondes. Pris au dépourvu, les trafiquants et les convoyeurs survivants se sont repliés à l’intérieur du bâtiment. Je me suis lancé à leur poursuite, suivi des autres. J’ai récupéré au passage une arme plus puissante et maniable gisant à côté d’un cadavre. Le souffle glacé d’une onde m’a frôlé la joue, je me suis jeté sur le côté et relevé à quelques pas de ma mère et de ma sœur. Je leur ai souri. Toute peur m’avait déserté. J’ai crié aux captifs de se réfugier dans la nuit jusqu’à la fin des combats. Ils se sont dispersés dans le plus grand désordre, quelques-uns ont roulé sur le sol en soulevant des nuages de poussière. Keto s’est proposé de prendre nos adversaires à revers avec un petit groupe. Nous avions ramassé les armes des trafiquants abattus, nous étions maintenant plus nombreux qu’eux et plus forts. Il m’a suggéré de ne pas courir de risques inutiles, de rester à couvert en attendant la diversion et s’est évanoui dans la nuit avec cinq hommes. Nous ne savions pas combien de trafiquants s’étaient réfugiés dans le Tamis ni, surtout, s’ils avaient la possibilité d’appeler des renforts. Nous devions agir au plus vite, et l’attente a paru interminable. Quand enfin nous avons entendu des bruits et des hurlements, nous nous sommes rués à l’intérieur du bâtiment. Des lampes mobiles affolées s’éparpillaient dans toutes les directions, révélant des cloisons métalliques défoncées, éventrées, couvertes d’une végétation rampante. Des ondes tirées dans notre direction nous ont largement manqués. Morj se tenait toujours derrière moi, soufflant, gémissant. La manœuvre de Keto a produit l’effet escompté puisqu’elle a débusqué nos adversaires de leurs cachettes et les a rabattus dans notre direction. Pris entre deux feux, les trafiquants ont riposté sans conviction avant de disparaître, comme avalés par la terre. Le silence est retombé sur les lieux. Des ombres sont sorties du ventre obscur du bâtiment et se sont avancées vers nous. J’ai reconnu Keto et fait signe aux autres de baisser leurs armes. « Ces salopards se sont réfugiés dans les entrailles du sol. » Keto s’est essuyé les lèvres d’un revers de main avant d’ajouter : « On a fait ce qu’on devait faire, faut maintenant qu’on fiche le camp avant que d’autres ne rappliquent. — Je crois qu’on devrait d’abord aller voir en dessous, ai-je dit. Je suis sûr qu’il y a d’autres prisonniers. » À ma grande surprise, Morj m’a appuyé. « O… Ol a raison. J’ai vu mon petit frère mais pas ma mère parmi ceux qu’on vient de délivrer. » Je l’ai béni intérieurement, je n’étais sûr de rien, mais je ne partirais pas d’ici sans m’assurer que Sayi n’était pas enfermée dans les sous-sols du Tamis. « C’est dangereux, a repris Keto, mais, d’accord, je te suis. » Six membres du groupe sont restés en arrière pour veiller sur les femmes et les enfants, dix m’ont accompagné dans l’escalier métallique qui s’enfonçait dans les sous-sols. Nous avons dévalé les marches avec prudence, personne ne s’est mis en travers de notre chemin. Nous avons parcouru une première galerie sombre avant d’arriver dans une grotte aménagée étayée par des concrétions calcaires et éclairée par trois bulles mobiles. Là non plus, personne ne nous attendait. Les trafiquants et les convoyeurs avaient paniqué et s’étaient enfuis sans demander leur reste. Courageux face aux femmes et aux enfants, ils n’avaient pas l’habitude d’être défiés sur leur territoire. Nous avons repéré une dizaine de portes métalliques sur les parois rugueuses de la grotte. Trois d’entre elles étaient entrouvertes, les autres verrouillées. Nous nous sommes approchés de la première et avons perçu des bruits diffus de l’autre côté du panneau. Keto a fait coulisser l’énorme verrou. Une odeur suffocante s’est échappée de l’entrebâillement. Une vingtaine de femmes à l’intérieur, toutes jeunes, cheveux défaits, air hagard, visages et tenues maculés de terre, yeux agrandis par la terreur. « N’ayez pas peur, a dit Keto, on est d’Asnaël comme vous, on vient vous délivrer. » Nous avons ouvert les six autres portes. À chaque fois nous avons trouvé des prisonnières dans les salles au plafond bas et au sol humide. Nous avons dû transporter certaines d’entre elles, prostrées, incapables de bouger, au milieu de la grotte. Morj a retrouvé sa mère, une femme étonnamment jeune qui aurait pu passer pour sa sœur. Comme les autres craignaient le retour des trafiquants, ils ont aussitôt organisé la remontée vers la surface. Ils avaient raison, évidemment, mais je ne pouvais pas me résoudre à partir sans Sayi. La main de Morj s’est posée sur mon épaule. « F… Faut y aller, 0l. » Les larmes ont roulé sur mes joues. Les anges étaient vraiment cruels, qui me reprenaient Sayi quelques jours après me l’avoir envoyée. « 0l…» La pression de la main sur mon épaule s’est accentuée et m’a vrillé les nerfs. Je l’ai saisie pour la rejeter loin de moi. Je me suis rendu compte qu’elle n’appartenait pas à Morj. Sayi me regardait en souriant. CHAPITRE XIII Que fit le grand Estober, le héros des premiers temps, lorsque la glace et la neige le surprirent loin de chez lui ? Il n’avait rien d’autre pour se réchauffer que ses pauvres vêtements et son lanceur de feu. Alors il leva l’arme devant lui et se prit lui-même pour cible. Le redoutable feu de son lanceur, qui avait occis tant d’ennemis, tant de monstres, tant de bêtes féroces, s’enroula autour de lui et le préserva du froid. C’est ainsi qu’il revint chez lui, protégé par son armure de flammes. Or, tandis qu’il s’était éloigné pour explorer de nouvelles voies vers les continents du septentrion, des bandits avaient envahi son village et contraint sous la menace les villageois à leur accorder le gîte et le couvert. Régnant par la terreur, ils se réservaient les meilleures chambres, mangeaient les meilleurs mets, buvaient les meilleurs vins, dormaient dans les meilleurs lits, prenaient les plus belles femmes. Que fit le grand Estober, le héros des premiers temps, lorsqu’il revint dans son village ? Il inspira une telle frayeur aux bandits que ceux-ci s’enfuirent sans demander leur reste. Il les poursuivit dans la neige et la glace, protégé par les flammes, insensible au froid, les rattrapa l’un après l’autre, les tua et abandonna leurs corps aux viregs, les grands fauves au pelage blanc des déserts glacés. Que fit alors le grand Estober, le héros des premiers temps, lorsqu’il revint dans sa maison ? Il se fit servir un bon repas et s’endormit du sommeil du juste. L’homme qui avait profité de son absence pour séduire son épouse essaya de le tuer pendant qu’il dormait, mais le feu se dressa tout autour d’Estober et brûla et l’amant et l’épouse. Ainsi vécut le grand Estober, héros indomptable, serviteur du feu et de sa justice. On dit de lui qu’il rôde à jamais dans tous les feux allumés dans les foyers de Hyem et de ses satellites. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. LE BRAS de l’hôte ne s’abaissa pas, le poignard lui échappa des mains et resta suspendu près de sa tête avant d’être percuté par un coude et projeté sur la cloison. Le coude appartenait à Marigan, la fillette aux cheveux noirs. Bard, le garçon aux cheveux blancs, avait planté ses dents dans le cou du jeune homme dont les soubresauts ne parvenaient pas à lui faire lâcher prise. Les enfants flottaient de chaque côté de leur proie comme des charognards volants. Ils avaient surgi par la porte de la cabine entrouverte. Marigan enfonça ses doigts dans les yeux de l’hôte avec un petit ricanement. Le sang jaillit, resta un moment en suspension devant le visage de la fillette avant de se disperser en gouttes épaisses. Ewen parvint enfin à se relever. Son premier réflexe fut de se diriger vers la couchette afin de récupérer le sac du cakra. Il ne pouvait pas utiliser le disque de feu maintenant, car il risquait de toucher les enfants et de les condamner à une mort atroce, mais il se sentait à nouveau relié au Panca, sous la protection de la Fraternité. L’hôte poussa un rugissement d’agonie. Aveuglé, il n’opposait plus qu’une résistance désordonnée, incohérente, à ses deux agresseurs. Marigan lui arracha les yeux avec désinvolture avant de s’éloigner de lui, de s’emparer du poignard qui flottait sous le plafond, de redescendre à sa hauteur et de lui planter la lame d’un geste vif et assuré dans la poitrine. Elle avait accompli cette succession de mouvements sans rien perdre du sourire espiègle qui dévoilait ses dents pointues teintées de rouge. L’hôte s’affaissa après une ultime ruade et son corps sans vie flotta un mètre au-dessus du plancher, répandant autour de lui des nuages empourprés. Les enfants vinrent s’asseoir sur la couchette. Bard essuya d’un revers de manche ses lèvres barbouillées de sang. Il fallut un peu de temps à Ewen pour se remettre de son saisissement. « Sans vous, j’y passais, dit-il enfin d’une voix tremblante. Comment avez-vous su qu’il avait l’intention de me tuer ? » Les enfants le fixèrent avec intensité. Ewen devina qu’ils étaient muets. Il ne comprit pas pourquoi leur mère lui avait demandé d’être son protecteur : avec deux gardes du corps aussi féroces, elle ne risquait pas grand-chose. Il se souvenait de la vivacité avec laquelle ils avaient fondu sur lui lorsque Rezan avait ouvert la porte de sa cabine. Au moindre geste suspect, il aurait subi le même sort que l’hôte. Il fixa la pluie suspendue des gouttes de sang qui emplissaient sa cabine. Quelqu’un avait sans doute vu l’intégralité de la scène sur un écran de contrôle. Pourquoi le personnel navigant n’était-il pas intervenu ? Qui avait ordonné à l’hôte de le tuer ? Les adversaires du Panca étaient-ils assez puissants pour soudoyer les employés d’un vaisseau perdu dans le vide entre Boréal et Hyem ? Le conditionnement des membres du personnel navigant leur interdisait de contrevenir aux intérêts des passagers. Il ne s’agissait pas d’un simple serment, mais d’un logiciel inséré dans le cortex qui inhibait les comportements agressifs. Il fallait non seulement disposer d’un programme suffisamment puissant pour neutraliser à distance une micropuce en ADN de synthèse, mais aussi bénéficier d’appuis solides en haut lieu pour utiliser la toile des relais spatiaux contrôlés par les incorruptibles andros. Ewen ne luttait pas contre un mouvement clandestin fanatique, comme il l’avait cru jusqu’alors, mais contre une organisation puissante dont les ramifications s’étendaient jusqu’au siège de l’Organisation des mondes humains. Il n’y avait pas un seul endroit dans la Galaxie où il ne serait pas en danger. Son implant vital émettait à nouveau des vibrations douloureuses. Étaient-elles dues à la présence des enfants tueurs ou à ses propres pensées ? Il observa Marigan du coin de l’œil : le visage de la fillette avait recouvré cette part d’innocence qu’on associe d’habitude à l’enfance. Sans les taches de sang sur sa combinaison grise, jamais on n’aurait pu deviner qu’elle venait de poignarder froidement un homme. Qu’avait-elle donc vécu au cours de ses sept ou huit années de vie pour faire preuve d’une telle férocité ? Ou bien était-ce dans ses gènes ? Il était impossible à Ewen d’imaginer Ynolde, son Ynolde, la petite fille douce et rieuse qui adorait poser sa tête blonde sur l’épaule de son père, en meurtrière. Sa colère contre la Fraternité s’était muée en un chagrin diffus, une nostalgie qui se traduisait de temps à autre par des larmes et des soupirs silencieux. Il s’habituait à l’idée qu’il ne reverrait plus les deux amours de sa vie, il s’amputait d’une part de lui-même, s’habituait à vivre avec le manque, à marcher au bord d’un gouffre qui ne se comblerait jamais. Il attendit encore un peu avant de raccompagner Marigan et Bard à leur cabine. Le personnel de bord ne s’étant pas manifesté, il supposa que la tentative de meurtre de l’hôte était passée inaperçue, soit que le circuit vidéo eût été coupé, soit qu’il n’y eût personne au moment des faits dans la salle de surveillance. Il se demanda s’il devait prévenir quelqu’un de la compagnie ou bien abandonner le cadavre dans la coursive. Se lancer dans d’interminables procédures dont les enfants et lui n’étaient pas certains de sortir indemnes ou courir le risque de se taire. Incapable de prendre une décision, il ouvrit la porte de sa cabine et sortit dans la coursive, suivi de Bard, de Marigan et d’un panache de sang. Les enfants le semèrent rapidement, se déplaçant en apesanteur avec adresse et rapidité. Il ne croisa aucun autre promeneur, il entrevit, par les hublots des cabines éclairées, des corps allongés sur les couchettes, inertes, engourdis par les ralentisseurs métaboliques. Il les envia. Lorsqu’il se présenta à la porte de leur cabine, Marigan et Bard, arrivés depuis un bon moment, regardaient sagement les programmes qui défilaient en boucle sur les écrans. Rezan, vêtue d’une robe vieux rose ornée de liserés gris argenté, l’accueillit avec un grand sourire et lui proposa de partager leur repas. Elle lui promettait de transformer l’insipide nourriture du bord en un dîner – ou déjeuner, elle ne savait plus – tout à fait acceptable à l’aide des épices et des condiments d’Atakedor. Avait-elle remarqué les taches de sang sur les vêtements et les cheveux de ses enfants ? « C’est vous qui me les avez envoyés ? — Je voulais savoir si tout allait bien pour vous. Et comme j’ai horreur de me promener en apesanteur… — Ils sont arrivés au bon moment, croyez-moi. Ils sont tous les deux muets, n’est-ce pas ? » Elle baissa la tête et garda un moment les yeux rivés au sol. « Ils ne sont pas muets de naissance et on ne leur a pas coupé la langue mais, comme tous ceux qui ont commencé la formation de siq, ils ont perdu l’usage de la parole. — Siq ? — Un vieux mot d’Atakedor qu’on pourrait traduire par tueur, assassin, exécuteur, au choix. — Si jeunes ? — Dès qu’ils ont su marcher. La formation est tellement dure qu’ils deviennent muets. Ou plutôt que leur expression verbale cesse de se développer. Et c’est le but recherché : un bon siq est dressé dès son plus jeune âge et ne parle pas. » Un carillon retentit, annonçant la livraison imminente des plateau-repas. Rezan ouvrit une petite malle métallique fixée au sol par des ventouses et dégagea deux flacons de verre de leurs étuis. « Pourquoi m’avez-vous demandé une protection ? reprit Ewen. Ils peuvent vous servir de gardes du corps, non ? » Elle leva sur Ewen un regard imprégné de tristesse. « Ils m’ont déjà sauvé la vie à deux reprises mais, sur Hyem, que pourront deux enfants face aux armées des clans ? Il m’est impossible de cacher mes origines atakedoriennes. Or les femmes de chez moi ont la réputation d’être d’excellentes amantes. Elles sont des candidates prioritaires pour les maisons de plaisir et valent des fortunes sur les trois planètes du système. On vient même les enlever en Atakedor, dans leurs propres maisons. » Un premier plateau-repas craché par la bouche de la cloison resta en suspension à hauteur de leurs têtes. Rezan s’en empara, le renversa et, avec des gestes précautionneux, en retira le couvercle. « Je ne pense pas être capable de vous protéger mieux que vos enfants. » Elle déboucha un premier flacon et mêla lentement les épices au contenu du plateau qu’elle tenait toujours à l’envers. « Les habitants de Hyem sont superstitieux et votre arme vous assimile à certains héros des mythologies du système. Ils essaieront une première fois de m’enlever mais, dès que vous leur aurez envoyé un cercle de feu, ils cesseront de m’importuner. Le temps pour moi de m’occuper de ma sécurité et de celle de mes enfants. Notre contrat prendra alors fin, je vous rendrai votre liberté. Jusqu’à ce moment-là, je serai vôtre, je m’occuperai de vous comme jamais une femme ne l’a fait. — Qu’est-ce que vous en savez ? — C’est une question que je vous retourne. » Elle ajouta les condiments du deuxième flacon au repas, mélangea le tout avec la même minutie, tendit ensuite le plateau toujours renversé à Ewen. « Goûtez. » Deux autres plateaux avaient surgi de la bouche latérale et flottaient entre les couchettes inférieure et intermédiaire. Ewen glissa la main sous le sien, prit entre ses doigts un peu de nourriture qu’il porta lentement à ses lèvres. Il refusait d’utiliser les cuillères spéciales qui ne s’ouvraient qu’une fois dans la bouche de leur destinataire. Il détestait cette sensation de dépendre du bon vouloir d’un mécanisme qui se grippait sans cesse et blessait parfois le palais. Rezan, d’ailleurs, se servait comme lui de sa main : elle confectionnait de petites boulettes de nourriture qu’elle coinçait entre ses doigts et glissait délicatement entre ses lèvres. Ses épices avaient réellement changé l’ordinaire du vaisseau en une nourriture délicieuse, ensorcelante. Tout en mangeant, Ewen réfléchissait. Il commençait à trouver un certain intérêt à la proposition de son hôtesse, qu’il avait catégoriquement rejetée dans un premier temps. Une fois arrivé sur Hyem, il lui faudrait attendre quelques jours, quelques semaines peut-être, avant de prendre la navette à destination de la lune, et il serait sans doute moins repérable au sein d’une famille. Si Rezan attirait vraiment l’attention des marchands de chair humaine, il lui semblait préférable d’affronter les clans plutôt que les ennemis du Panca. Il bénéficierait en outre de la protection de Bard et de Marigan. Les enfants tueurs lui avaient sauvé la vie, ils pouvaient encore l’aider à continuer sa route. « Votre cœur de mère a supporté les sévices infligés à vos enfants ? » Les yeux de Rezan s’affolèrent comme des oiseaux pris au filet. « Leur père a décidé pour eux, j’ai dû m’incliner. Les hommes ont tous les pouvoirs en Atakedor. J’ai pleuré toutes les nuits pendant un an. Ensuite je m’y suis habituée, mon cœur de mère s’est endurci, j’espère que nous réapprendrons tous les trois à vivre sur Hyem. — Pour votre proposition…» Elle le dévisagea avec une soudaine intensité. « J’accepte d’être votre protecteur sur Hyem, poursuivit-il. À la condition que vous ne me deviez rien en échange. — Ce n’est pas à un homme d’affaires que je vais apprendre qu’un bon contrat est un contrat qui satisfait toutes les parties. » Il balaya l’argument d’un revers de main. « Nous jouerons les familles modèles jusqu’à ce que vos enfants et vous soyez en sécurité. Mais il ne se passera rien entre nous. Rien. — Je ne vous plais pas ? — Je… Il y a déjà une femme dans ma vie. » Les yeux de Rezan redevinrent des oiseaux de proie. « Si vraiment vous l’aimez, Andel, pourquoi l’avoir quittée pour un si long temps ? » Il chercha de l’oxygène, la bouche ouverte. « Je… Je n’ai pas eu le choix. Pas davantage que vous avec vos enfants. » Elle eut une moue dubitative. « Dites-moi quel est votre intérêt dans votre proposition. — Il y en a un. Voici la contrepartie du contrat : ne cherchez pas à savoir, ne me posez pas de question. Est-ce que ça vous convient ? » Elle marqua un temps d’hésitation avant d’acquiescer d’un hochement de tête. Marigan passa le plateau qu’elle avait entamé à Bard. Ces deux-là n’avaient pas besoin de se parler pour communiquer. « Dommage, murmura Rezan, vous ne savez pas ce que vous perdez. D’autant que… — Que ? — Je vous trouve tout à fait à mon goût. » Elle ponctua sa déclaration d’un sourire mi-polisson, mi-désolé. Le vaisseau avait entamé sa descente. L’entrée en atmosphère s’était effectuée sans encombre malgré un échauffement un peu excessif du bouclier thermique et une augmentation brutale de la température dans l’entre-deux. Allongé et sanglé sur sa couchette, Ewen transpirait à grosses gouttes. Le rugissement terrible qui avait transpercé la coque, les planchers et les cloisons s’assourdissait peu à peu. Une information défilant en boucle sur l’écran précisait que l’atterrissage sur l’astroport de Dyocham, planète Hyem, était prévu, si les conditions météo le permettaient, dans moins de quatre heuresTO. Les passagers devaient rester attachés sur leurs couchettes jusqu’à nouvel ordre. Les visites régulières à la cabine de Rezan et de ses enfants avaient brisé la monotonie lancinante du voyage. Elles avaient également permis à Ewen de faire des repas convenables et de goûter les nombreuses infusions et décoctions d’herbes d’Atakedor. Son hôtesse lui avait confié qu’elle n’avait pas mené l’existence qu’elle aurait souhaitée. Issue d’une famille modeste, elle s’était engagée à l’âge de douze ans comme servante dans une riche famille de la côte orientale. Elle avait réussi à mettre suffisamment d’argent de côté pour s’offrir l’une de ces écoles très prisées où l’on enseignait aux jeunes filles l’art ancestral et sacré de la séduction. Puisque les hommes détenaient le pouvoir, il fallait apprendre à les dompter par les sens. Flatter leur ouïe par la modulation de la voix, leur odorat par la connaissance des parfums, leur toucher par la douceur de la peau, leur goût par la fraîcheur de la bouche, leur vue par l’harmonie du corps et la splendeur des cheveux. C’est ainsi qu’elle avait attiré l’attention du père de ses enfants, un jeune homme dont la fougue n’avait d’égale que l’ambition. Elle avait cru que le mariage l’assagirait, mais il avait continué de flamber, gagnant beaucoup au début, progressant rapidement dans la hiérarchie des clans, misant de plus en plus gros, perdant tout sens des réalités, rêvant d’un destin glorieux. Il avait décidé de fonder son propre clan, sa propre lignée et, comme tout chef de clan qui se respecte, de faire de ses enfants des siqs, des protecteurs. Elle avait eu beau protester, supplier, se jeter à ses pieds, il était resté inflexible. Puis il avait commencé à perdre et les ennuis s’étaient accumulés. Elle aussi avait perdu à ce grand jeu qu’était la vie. Elle se retrouvait maintenant veuve ou presque, avec deux enfants traumatisés et muets. Pourtant elle n’avait pas versé une larme en évoquant les épisodes douloureux de sa vie. Elle n’avait pas pu s’empêcher de poser des questions à Ewen, mais il s’était contenté de lui rappeler d’un ton sec les termes de leur contrat. Il avait réussi à nettoyer sa cabine et n’avait pas entendu parler de la mort de l’hôte dont il avait abandonné le corps dans une coursive, comme si sa disparition était passée inaperçue. Peut-être n’avait-il pas d’existence légale, peut-être s’était-il introduit clandestinement dans le vaisseau. La sensation d’écrasement l’avertit qu’on approchait de la surface de Hyem. Les cinq mois d’apesanteur ayant diminué d’un dixième sa masse musculaire, il lui faudrait, comme tous les autres passagers, demeurer plusieurs jours dans le sas de transition planétaire avant de sortir de l’astroport. La charte des vols interplanétaires contraignait les compagnies à accompagner le retour en atmosphère de leurs passagers. Un passage brutal de l’apesanteur à la gravité provoquait le plus souvent des lésions irrémédiables dans les systèmes musculaire, osseux et nerveux. La rééducation consistait à se glisser quelques minutes par jour à l’intérieur d’une machine reconstructrice dont les ondes stimulaient les fibres musculaires et redensifiaient les os. Le reste du temps, on s’ennuyait ferme à l’intérieur du sas, qui ne proposait aucune autre distraction que les programmes 3D de l’astroport, tout aussi ineptes que ceux des compagnies. Un formidable grondement précéda de quelques minutes l’atterrissage. Ewen crut qu’une charge de plusieurs tonnes lui tombait sur la poitrine, le bassin et les jambes. Une vibration prolongée secoua la structure du vaisseau, puis le hurlement des moteurs s’interrompit et le silence redescendit sur la cabine. Quelques instants plus tard, une voix nasillarde demanda aux passagers de rester allongés et attachés jusqu’à ce que le personnel de l’astroport ait effectué les premières vérifications. Une certaine excitation s’emparait maintenant d’Ewen : il allait découvrir une nouvelle planète, la troisième en un peu plus de trente années de vie, et faire partie du groupe restreint de ceux qu’on appelait les « triples ». Rares étaient les êtres humains qui visitaient plus de deux planètes dans leur vie. La longueur des trajets, le sentiment d’appartenance planétaire, la peur de l’inconnu clouaient la plupart du temps les gens sur leur monde. Et aussi cette croyance tenace que le troisième voyage spatial avait des conséquences irrémédiables sur la santé mentale et physique. Il avait entendu parler de Hyem, nettement plus éloignée d’Ispharam qu’Amble et Boréal, comme d’une planète froide et lugubre. Colonisée longtemps après ses deux sœurs, elle avait une gravité nettement plus forte. Autant la transition entre Amble et Boréal n’avait posé aucun problème à Ewen, autant le passage de Boréal à Hyem serait pénible : impression permanente de s’enfoncer dans le sol, de porter une charge de plusieurs dizaines de kilos sur la nuque et les épaules, de lutter contre une atmosphère plus dense et collante que de la boue. Il espérait que son séjour se limiterait aux formalités et que, malgré le conflit armé opposant la planète à son satellite, il réembarquerait très vite pour la lune de Hyem, transformée en astroport intersystèmes à cause de sa très faible gravité et de sa surface désertique. La voix annonça que les passagers pouvaient maintenant se détacher, se lever et se diriger sans se hâter vers la sortie du vaisseau ; elle précisa qu’il était préférable de prévoir des vêtements chauds, la température extérieure étant de – 34 degrés universels et devant encore baisser dans les semaines à venir. Quand il se leva, Ewen crut qu’il ne parviendrait pas à bouger les jambes. Son cakra lui-même, glissé sous sa tunique contre ses côtes, semblait le déséquilibrer. Son cerveau douloureux cognait comme une pierre sur les os de son crâne. Il mit une bonne dizaine de minutes à se rendre dans la coursive. Il croisa d’autres passagers aussi lents et maladroits que lui. Ils avançaient les bras écartés, comme des enfants effectuant leurs premiers pas. Il n’avait encore jamais rencontré les passagers des cabines voisines. Sevrés depuis peu, hommes, femmes et enfants avaient les têtes chiffonnées, éberluées et hâves de ceux qui avaient vécu pendant cinq mois, deux semaines et trois joursTO – durée officielle du vol affichée sur les écrans – sous la coupe des ralentisseurs métaboliques. Si le voyage s’était déroulé pour eux à la façon d’un long rêve, le retour à la réalité s’annonçait pénible, surtout les premiers temps. On disait que les ralentisseurs chimiques détruisaient une partie du cerveau, mais l’immense majorité des voyageurs préféraient perdre quelques neurones plutôt que regarder passer les heures et vieillir inutilement dans le vide spatial. L’herbe du sommeil cultivée sur Hyem, la hyemale, ne laissait aucune séquelle chez les passagers mais, produite en quantité limitée, elle était réservée aux voyages TLC (très longs courriers) dont certains duraient plus de deux sièclesTO. Bien que naturelle et réputée sans danger, Ewen ne prendrait pas le risque de l’utiliser. Même si elle ne perturbait pas son âmna, elle affaiblirait sa vigilance et ferait de lui une proie facile. La coursive montait légèrement avant de donner sur un large passage abondamment éclairé où plusieurs centaines de voyageurs s’égrenaient en une procession fantomatique. Les allures étaient hésitantes, les bras écartés, les épaules voûtées, les têtes basses, les pas mal assurés. Certains avaient déjà revêtu leurs tenues chaudes, oubliant qu’ils ne sortiraient pas de l’astroport avant deux bonnes semaines. Malheur à celui ou à celle qui tombait : même aidé par un bras secourable, il lui fallait plusieurs minutes pour se relever et reprendre sa place dans le flot. « Andel ! » Accaparé par ses mouvements, Ewen ne se rendit pas compte qu’on l’appelait. « Andel ! » Il se retourna et aperçut, une vingtaine de pas derrière lui, la chevelure blanche de Rezan. Il l’attendit, soulagé de mettre fin pour quelques instants à l’effort terrible réclamé par la gravité de Hyem. « Eh bien, mon cher mari, vous ne semblez guère heureux de revoir votre petite famille », murmura Rezan lorsqu’elle arriva à sa hauteur. Elle était encore plus pâle que d’habitude, son regard et son sourire étaient las. Elle portait un ensemble bleu, orné d’un large motif coloré qui révélait la finesse et l’harmonie de ses formes. Derrière elle marchaient Bard et Marigan, vêtus de leur sempiternelle combinaison grise. Ils semblaient tous les trois souffrir de la reprise de contact avec la gravité, même si les traits des enfants demeuraient impassibles. Rezan avait confié à Ewen que la tolérance à la douleur était l’un des piliers de la formation des siq, et c’étaient ces épreuves incessantes et cruelles qui condamnaient les enfants au mutisme. Dans leurs yeux alternaient toute la dureté et toute la douleur du monde. « Je pensais qu’on se reverrait seulement dans le sas de transition planétaire, dit-il. Où sont vos affaires, vos tentures, vos vêtements, vos malles, vos épices ? — Le personnel doit nous les amener tout à l’heure. Vous pensez que cela va durer longtemps ? Je parle de cette horrible sensation de lourdeur. — Le temps de la transition, je suppose. Certains s’adaptent plus facilement que d’autres. Ça aurait été plus simple si on était passés sur une planète à la gravité moins forte. » Ils parcoururent plusieurs coursives, plus ou moins larges, plus ou moins planes, avant de franchir une porte arrondie et de s’engager sur une passerelle couverte transparente qui descendait vers l’entrée d’un bâtiment. La lumière aveuglante contraignit Ewen à plisser les yeux. La passerelle traversait une partie de l’astroport enfoui sous une épaisse couche de glace et de neige ; elles avaient fondu tout autour du vaisseau, dont le fuselage portait les traces noirâtres du réchauffement. Des écharpes de fumée s’échappaient encore des flancs arrondis et soumis à rude épreuve lors de l’entrée en atmosphère. Des hommes en combinaison rouge répartis sur le tarmac pointaient des canons de refroidissement en prévention d’un éventuel incendie. La température restait agréable sur la passerelle, même si, de temps à autre, un courant d’air glacial se faufilait par les fissures des joints d’étanchéité. Ewen peinait toujours autant à marcher malgré la forte déclivité de la passerelle. Derrière lui, Rezan et ses enfants ressemblaient à des animaux nouveaux-nés essayant de tenir sur leurs pattes vacillantes. Les bâtiments de l’astroport de Dyocham étaient beaucoup moins hauts que la tour de Guino. Ewen en comprit la raison lorsqu’une bourrasque souleva un tourbillon de neige et de glace d’une toiture et le projeta avec une violence inouïe sur une façade. Il se souvint que la planète avait été surnommée la « Foutue Venteuse » par l’aventurier qui partageait sa cellule d’une prison d’Al Kraël. Il n’avait pas cru sur le moment que ce type maigre aux yeux fous était réellement allé sur Hyem, mais la réalité semblait parfaitement correspondre à sa description de vents qui soufflaient selon lui à plus de trois cents kilomètres à l’heure. Une secousse agita la passerelle et faillit renverser Rezan, qui s’agrippa de toutes ses forces au garde-corps pour rester sur ses jambes. Ils arrivèrent sans encombre dans une gigantesque salle éclairée par des lustres mobiles monumentaux. Des hommes et des femmes en uniforme rouge et jaune répartirent les passagers devant la vingtaine de portes qui donnaient sur des couloirs de vérification médicale. Les opérations s’effectuaient avec une lenteur qui, visiblement, exaspérait le personnel au sol, mais les voyageurs, exténués, essoufflés, n’avaient pas les moyens d’avancer plus vite, traînant leurs carcasses comme des sacs de pierres. Ewen, Rezan et les enfants furent traités comme une famille : on les plaça dans la même file, on les fit passer en même temps dans le couloir médical, puis, après qu’ils eurent été soumis aux rayons analyseurs, on les installa dans un recoin du sas délimité par des cloisons d’environ deux mètres de haut, muni de quatre lits, d’un canapé, de deux fauteuils, d’une table et de quatre chaises, d’une fosse 3D et d’un cabinet de toilettes avec douche. Leur accompagnatrice, une jeune femme brune aux boucles indomptables et au regard vif, leur montra la machine reconstructrice, un bloc noir pourvu d’un large orifice dans lequel il fallait s’introduire en commençant par les pieds. « C’est celle-là que vous devrez utiliser. Trois minutes chacun par jour. Pas plus. On vous indiquera vos horaires. À ce propos, il est 37 heures locales, ce qui, traduit en temps universel, correspond à 15 heures de l’après-midi. Les repas sont assurés les deux premiers jours par la compagnie IP, les suivants par la restauration de l’astroport, pour vous habituer à la nourriture locale, un peu… disons spéciale. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, il vous suffit de presser cette commande…» Elle sortit un petit objet gris de sa poche, qu’elle tendit à Ewen. « Ma collègue ou moi interviendrons dans les plus brefs délais. Mon nom est Nadras, ma collègue s’appelle Valna. » Elle consulta un écran inséré dans la manche de sa combinaison. « Rien de spécial à signaler sur le plan médical pour vous quatre. Seulement le programme standard de reconstruction musculaire et osseuse. C’est qu’il faut s’habituer à la gravité de Hyem, hein…» Ses yeux bruns revenaient sans cesse se poser sur Rezan. Elle semblait fascinée par les cheveux blancs, la peau translucide et la finesse des traits de la passagère. « La transition planétaire vous prendra entre dix et vingt jours. Quand le vérificateur vous estimera prêts, vous vous présenterez devant les douanes et, après, vous ferez bien ce que vous voudrez. Vous n’arrivez pas à la bonne saison mais, une fois qu’on s’y est habitué, cette planète a ses charmes. Vos bagages, si vous en avez, vous seront livrés au plus tard dans trois heures. Je vous souhaite, au nom du gouvernement planétaire et du conseil de Dyocham, la bienvenue sur Hyem et un excellent séjour dans le sas de transition planétaire. » Elle les salua d’un hochement de tête et s’éloigna en direction des couloirs de vérification médicale. « Ça semble marcher, dit Rezan en se laissant tomber de tout son poids sur l’un des fauteuils. — Quoi donc ? — Notre famille. Je vous avais dit que nous étions faits pour nous entendre. » Bard et Marigan s’assirent de chaque côté de leur mère et se pelotonnèrent contre elle. C’était la première fois qu’Ewen les voyait se comporter comme des enfants. Il se souvint des petits bras d’Ynolde autour de son cou, de son souffle sur sa gorge, de sa chaleur, de son regard limpide qui exprimait une confiance absolue, un amour inconditionnel, et, cette fois, il ne put retenir ses larmes. « Si vous me parliez un peu de vous, Andel, dit Rezan en caressant les cheveux de ses enfants. Vous appelez-vous réellement Andel, d’ailleurs ? » Malgré sa fatigue, malgré son chagrin, il trouva suffisamment de force en lui pour soutenir le regard de son interlocutrice et répondre, d’une voix ferme : « Je vous rappelle encore une fois les termes de notre contrat : aucune question. » Elle marqua un temps de silence avant de murmurer : « Quel dommage que vous refusiez de me laisser vous aimer. » CHAPITRE XIV Horius : nul n’a pu déterminer les origines précises de ce demi-dieu des légendes arcadiennes préangéliques. Il se présente sous la forme d’un oiseau à tête d’homme. Sa fonction serait d’aider les êtres humains à s’établir sur leurs nouveaux mondes, de les guider vers les zones habitables et fertiles. Selon la légende, les premiers habitants d’Amble se seraient perdus dans la contrée dite de la Désolation. Alors qu’ils allaient périr de soif, un étrange oiseau à tête d’homme se posa non loin d’eux et leur dit : je suis Horius et, si vous me suivez, je vous conduirai vers un continent où votre vie sera agréable et paisible. Ils refusèrent, pensant qu’il était une créature infernale et qu’il venait leur voler leurs âmes. Horius s’envola et personne ne le suivit. Mais la chaleur étant de plus en plus forte, les plus faibles commencèrent à mourir. Et ils se lamentèrent, maudirent les anges qui les avaient abandonnés. Alors que tout espoir semblait perdu, Horius se présenta à la tombée de la nuit suivante et, à nouveau, leur proposa de les conduire vers une contrée fertile située de l’autre côté du lit de la mer. Plusieurs d’entre eux consentirent à le suivre. Volant au-dessus d’eux, il les conduisit vers les contreforts de la chaîne montagneuse qu’ils appelèrent Kart Wig, en hommage à l’un des leurs tué par une chute de cristaux de glace. Ils burent l’eau des sources et se nourrirent des grands animaux à l’épaisse toison de laine qu’ils appelèrent wackas à cause du cri qu’ils poussaient. Ils crurent que là était leur terre promise, mais Horius leur dit qu’il leur fallait encore continuer leur route, qu’un continent vierge et riche les attendait un peu plus loin. Quelques-uns refusèrent de repartir, les autres écoutèrent l’oiseau à la tête d’homme et se remirent en chemin. Ils arrivèrent enfin devant la mer d’Ostie (en direction de l’est), qui s’était retirée quelques années plus tôt en laissant un large passage parsemé de lacs salés regorgeant de poissons. La traversée du fond de la mer leur prit encore deux mois de notre temps originel. Lorsqu’ils arrivèrent enfin sur l’autre continent, où les terres étaient vierges et fertiles, ils se réjouirent et voulurent rendre grâce à Horius. Mais l’oiseau à la tête d’homme avait disparu. Reconnaissants, ils décidèrent de lui bâtir un temple, puis vinrent sur leurs traces les cohortes des adorateurs des anges, et le culte d’Horius s’effaça. On en trouve encore quelques vestiges, principalement dans le domaine des voyages spatiaux, où l’oiseau à tête d’homme est considéré comme le protecteur des équipages et des passagers. Odom DERCHER, mythes et réalités de la voie lactée, chapitre des mythologies. LES CARNETS D’OLMEO, 7 LE VAISSEAU, pourtant minuscule en comparaison de celui qui nous attendait sur la lune de Hyem, a fait sur moi une formidable impression. Sur les autres aussi, même s’ils s’efforçaient de ne pas le montrer. Il s’appelait le Horius, un nom tiré d’une légende arcadienne. Sayi le fixait d’un air ébahi, sans aucun recul, m’man semblait inquiète à l’idée de confier sa famille pendant quatre ou cinq mois à un tel monstre, P’a était à la fois admiratif et terrorisé, seule Elbéore demeurait impassible. Les autres voyageurs, plusieurs centaines, oscillaient entre enthousiasme et épouvante selon leurs croyances ou leurs espoirs. Le voyage en TA entre Lunac et Al Kraël s’était déroulé sans incident notable. Nous avions eu notre compte d’ennuis depuis notre départ et nous aspirions tous à la tranquillité, P’a plus que tout autre : il n’avait pas entièrement récupéré de son asphyxie au fond de la mer Ostienne, il restait affligé d’une paralysie du côté gauche qui rendait sa démarche claudicante, son visage asymétrique et son élocution difficile. Le personnel du guérissoir lui avait déconseillé de poursuivre le voyage dans son état, mais il ne les avait pas écoutés, ni m’man d’ailleurs, il avait déclaré que, puisque nous avions laissé le passé derrière nous, puisque les anges nous avaient guidés sur Arcad, nous devions aller jusqu’au bout de notre entreprise. Il avait acheté, très cher, la béquille auto-adaptable qui lui permettait de marcher et s’était dirigé d’une allure aussi ferme et résolue que possible vers la sortie du guérissoir. M’man lui avait raconté comment son fils et un garçon du Ponant avaient tiré des centaines d’émigrants des pattes des trafiquants de Lunac. Il avait paru fier et contrarié, fier de son fils, contrarié d’avoir manqué l’affrontement, comme si je remplissais désormais les fonctions de chef de famille et qu’il avait perdu sa légitimité. Il m’a caressé les cheveux avec un sourire triste et des larmes dans les yeux. J’ai adoré la ville d’Al Kraël, la « Dentellière », très élégante avec ses toitures peintes de couleurs vives et bordées de dentelles de bois. Elle ressemblait à un bourg ayant grandi trop vite, ou à un assemblage de bourgs collés les uns aux autres qui avaient conservé leurs particularités. Aux constructions traditionnelles se mêlaient des bâtiments de verre et d’acier dont les lignes épurées se fondaient harmonieusement dans les vagues bigarrées des toits. Les transports, dans la capitale du continent Arcad, étaient souterrains. Pas question pour les édiles de briser l’harmonie de leur ville avec des engins volants ou même simplement roulants. Seuls avaient droit de cité dans les rues les piétons et les animaux domestiques, de petits mammifères au pelage brun touffu et aux yeux ronds appelés « curjes », des oiseaux aux plumes chatoyantes, les sylfs, dont le chant nous tirait des exclamations de ravissement, de grands reptiles inoffensifs dotés d’une crête translucide, tapis sur leurs courtes pattes griffues et gobant tout insecte fourvoyé dans leurs parages à coups de langue diaboliques. Il y faisait chaud, comme sur l’ensemble du continent, mais l’atmosphère restait reposante à l’ombre des arbres au feuillage vert clair plantés sur les places et sur les bords des plus grandes artères. Al Kraël comptait pourtant plus de cinq millions d’âmes et regorgeait de commerces de toutes sortes : cheveux d’ange, vêtements, chaussures, sacs, souvenirs, pâtisseries, boucheries, alimentations, boîtes et poupées gigognes en bois peint, l’une des spécialités de la ville, matériel divers, quincaillerie, terminaux électroniques, puces en ADN de synthèse destinées à différents usages, fosses 3D, médicaments, herbes, et puis de nombreuses agences de voyage. P’a a fait valider nos billets dans l’une de ces officines. L’employée a fixé nos jetons avec une moue de défiance, nous avons eu peur qu’ils ne soient pas valables, que l’agent d’Asnaël, celui que je n’aimais pas, nous ait escroqués, mais le terminal de l’agence les a validés et l’employée nous a remis nos titres officiels jusqu’à la lune de Hyem. On nous fournirait nos billets pour le grand vaisseau à destination du Pélopon au guichet de l’astroport intersystèmes. Nous avons passé cinq jours à Al Kraël, cinq jours pendant lesquels, cette fois, nous ne sommes pas restés enfermés dans notre chambre d’hôtel. Nous avons exploré la ville de long en large, tantôt en marchant, tantôt en utilisant le transport souterrain. M’man était effrayée dans ces tunnels sombres qui semblaient plonger tout droit dans le pays sans retour. Elle ne lâchait pas la main de P’a qui, lui, était ravi de tenir celle de sa femme. Je me demandais si elle avait oublié le grand Alfo ou bien si elle continuait de le chérir dans l’un de ses jardins secrets, si elle menait plusieurs vies en elle-même. Comment savoir ce qui se passe dans la tête des gens ? Même ceux qu’on aime sont de parfaits étrangers pour nous. Sayi était pour moi une étrangère et je suis resté longtemps un étranger pour moi-même. Les habitants d’Al Kraël surnommaient leur système de transport le « petit TA » tant les voitures noires ressemblaient au grand convoi qui reliait les deux continents. Elles fonçaient à vive allure dans les entrailles du sol, nous plaquaient contre les dossiers des sièges, s’arrêtaient avec une douceur inattendue le long des quais éclairés et repartaient au bout de trente secondes. Nous avons eu le temps de visiter le palais aux tourelles tarabiscotées du gouvernement arcadien, un parc avec des fleurs et des arbres extravagants, une fabrique de poupées gigognes – j’en ai acheté une à Sayi, elle m’a remercié d’un baiser chaste sur la joue qui m’a tourmenté toute la nuit –, les quartiers typiques de la ville, là où les maisons en bois étaient les plus anciennes et les plus ouvragées, un immense comptoir où l’on vendait toutes sortes de cheveux d’ange. P’a n’a jamais rechigné à nous accompagner malgré son handicap. Il a commandé une robe en cheveux d’ange de première qualité pour m’man. Les vendeurs ont pris aussitôt ses mesures et confectionné le vêtement en quelques minutesTO, sans aucune machine, avec une dextérité et une rapidité sidérantes. M’man l’a essayée, rougissante, elle lui allait tellement bien qu’elle a remercié P’a d’un baiser appuyé sur les lèvres qui a dû le tourmenter jusqu’au soir. Morj et sa famille sont restés un temps avec nous, puis ils sont partis pour la communauté où ils avaient prévu de s’installer, dans le sud du continent. Morj aurait bien aimé venir avec nous sur Hyem, je crois. Si la voix de l’ange le lui avait ordonné, il aurait quitté les siens sans hésitation mais, la communication s’étant interrompue, il ne pouvait pas abandonner de son plein gré sa mère et son petit frère. Il avait du mal à retenir ses larmes lorsqu’il est venu nous dire au revoir. Je l’ai remercié encore une fois de nous avoir sortis du piège de Lunac, il a répondu qu’il n’y était pour rien, que sans moi il n’aurait pas eu le courage d’agir, que nous devions rendre grâce aux anges. Je ne lui ai pas fait part de mes réflexions au sujet de la voix : j’étais certain maintenant qu’elle n’appartenait pas à un ange, mais à quelqu’un du passé ou du présent qui avait utilisé ou utilisait les propriétés des puits ondulatoires pour venir en aide aux émigrants capturés par les trafiquants de Lunac. L’hypothèse m’en était venue deux jours après notre délivrance et s’était peu à peu changée en certitude. Il fallait toutefois une sensibilité extraordinaire pour capter ces infimes chuchotements, et j’ai conseillé à Morj de cultiver son don : peut-être finirait-il par percevoir le chant secret et magique de l’univers. Il m’a étreint, a éclaté en sanglots dans mes bras, puis il s’est éloigné en courant, suivi à distance par sa mère et son petit frère. Il ne m’aimait ni comme un frère ni comme un ami, mais comme un amoureux. Le vaisseau, le plus petit modèle des appareils interplanétaires, avait une capacité de mille deux cents personnes. Il n’offrait pas de cabines individuelles ni familiales, mais un seul compartiment équipé de mille deux cents couchettes disposées en quinconce et d’une centaine de salles de bains et de toilettes. On comptait également une fosse 3D pour six couchettes et un large choix de musique et de fictions qu’on pouvait entendre et visionner à l’aide de casques individuels. Je sais aujourd’hui qu’on trouve nettement mieux tant sur le plan du confort que de la technologie mais, à l’époque, j’ai contemplé le Horius d’un œil émerveillé : mes rêves les plus fous s’étaient matérialisés devant moi. P’a a failli être recalé par le vérificateur médical. D’après l’analyse, il avait une chance sur deux de mourir au cours du vol et la compagnie, l’Amblem, ne souhaitait pas prendre des passagers à risque à son bord. Il a fini par obtenir gain de cause après avoir signé un papier exonérant la compagnie de toute responsabilité en cas de décès. Nous avons patienté deux jours dans l’astroport, situé à trente lieues d’Al Kraël. Ses quatre tours nues, froides et sans grâce dominaient une aire gigantesque où stationnaient deux vaisseaux, l’un en partance pour Boréal, l’autre, le Horius, pour Hyem. Du vingt-septième étage de la tour 3 où nous avait conduits un homme aux traits figés (je me demande à présent s’il ne s’agissait pas d’un andro, d’un robot à forme humaine), les minuscules silhouettes vêtues de combinaisons brun et noir qui s’agitaient autour des appareils ressemblaient à des insectes vibrionnant autour de deux énormes reines métalliques. J’étais trop excité par ce que je voyais pour m’occuper de Sayi, elle qui se tenait toujours près de moi, ombre discrète, bienveillante, respectueuse de mes enchantements. Elle ne m’adressait aucun reproche, elle n’était pas de celles qui ont besoin du regard des autres pour exister ; elle se satisfaisait de mes contentements, elle respirait le présent comme moi l’air confiné et réfrigéré de l’astroport. Je pressentais sans doute que ses cheveux noirs, sa peau mate, ses yeux attentifs et son sourire désarmant seraient à mes côtés jusqu’à la fin de sa vie, et j’avais assez d’inconscience, ou d’impudence, pour ne pas m’inquiéter de la perdre. Nous étions une centaine dans la salle d’attente du vingt-septième étage, nous partageant les deux salles de bains et les toilettes. Les plateau-repas fournis par l’Amblem étaient absolument immangeables, mais P’a nous a persuadés de n’en gaspiller aucune miette, par respect pour ceux qui les avaient préparés, par respect pour ceux qui n’avaient pas de quoi se nourrir, par respect pour les anges, nos généreux créateurs, par respect pour nos corps qui avaient besoin d’énergie pour survivre. Elbéore détruisait la nourriture davantage qu’elle ne la mangeait, mastiquant avec une férocité de vorbac. Elle avait le regard sombre et haineux de quelqu’un qui mûrit une revanche. M’man la fixait de temps à autre d’un air perplexe. Nous avons fait connaissance avec d’autres voyageurs : une jeune femme des plaines de la Kaada m’a remercié pour l’avoir délivrée des geôles de Lunac et m’a donné un mouchoir brodé en souvenir d’elle ; une famille du Pays Noir nous a raconté qu’elle comptait se consacrer à la culture de l’herbe du sommeil, la hyemale, en adaptant les techniques ancestrales du continent Asnaël sur la planète Hyem ; un vieil homme du Ponant nous a confié ses espoirs de revoir le fils qui était parti depuis plus de vingt ans et dont il était resté sans nouvelles – il mourrait probablement là-bas, mais il n’avait plus personne sur Amble et il se fichait bien d’être brûlé loin de sa planète natale ; une autre famille de la Kaada était comme nous en partance pour le système du Pélopon, elle ne savait pas ce qu’elle y trouverait, pas davantage que nous d’ailleurs, mais elle ne pouvait plus rester sur Amble, question d’honneur – la femme et l’homme pleuraient en parlant, et leurs trois enfants en bas âge pleuraient de les voir pleurer. Quelques heures avant l’embarquement dans le Horius, le personnel de bord nous a offert des ralentisseurs métaboliques synthétiques qui nous aideraient à raccourcir le temps : ce qui nous paraîtrait une semaine durerait en réalité deux mois. Nous n’aurions pratiquement pas besoin de manger ni de boire, ni d’expulser nos déchets organiques ni de laver nos vêtements. Nous avons accepté, y compris Sayi qui avait l’air de trouver l’expérience fascinante, et ce malgré la mise en garde légale qui rappelait que les ralentisseurs pouvaient provoquer des lésions cérébrales irréversibles. « Quand même, je n’aime pas beaucoup ça, a soupiré m’man. Ce n’est pas très naturel. — Ce n’est pas très naturel non plus de vieillir sans raison dans l’espace, a répliqué p’a. — Je ne suis pas certaine que les anges approuvent ce genre de… — Les anges ? Qui peut connaître leurs intentions ? Et puis c’est une préparation pour l’autre voyage, celui qui durera plus de quatre-vingts ans. » Nous avons donc pris les cachets bleus qu’une jeune femme en uniforme brun et noir nous présentait sur un plateau argenté. Nous n’avons rien senti sur le moment et avons embarqué « normalement » dans le vaisseau en traversant les couloirs sombres où les vérificateurs automatiques nous auscultaient dans nos moindres recoins. Impossible de passer ne serait-ce qu’une minuscule épingle avec de tels cerbères. Nos bagages ont suivi un autre chemin, sauf le sac de première nécessité concédé à chaque famille. En traversant une partie de l’aire de stationnement, nous sommes passés à côté du vaisseau en partance pour Boréal et je me suis senti minuscule à côté de ce mastodonte d’acier dont la carapace était par endroits rouillée. Il reposait sur une vingtaine de pieds légèrement arqués, comme affaissés sous son poids. Six tuyères évasées saillaient de son ventre renflé. Sa forme générale, conique, l’apparentait à une pointe de flèche. On distinguait, plus haut, les rangées de hublots. J’espérais qu’ils me permettraient de contempler les étoiles, mais je supposais qu’on avait à peu près la même vue du ciel entre Amble et Hyem qu’ici. Et puis je n’en aurais peut-être pas l’envie à cause des ralentisseurs métaboliques et je regrettais presque de les avoir acceptés. Au pied du Horius, un peu plus grand et large que l’autre vaisseau, le personnel de la compagnie nous a rassemblés par groupes de cinquante sur une surface métallique circulaire ceinte d’un garde-corps. M’man a poussé un petit cri de frayeur lorsque la plateforme s’est élevée. On ne discernait aucun bruit de moteur, aucun mécanisme. L’aspect miraculeux de cette élévation, qui aurait dû nous émerveiller, nous les adorateurs des anges du continent Asnaël, nous a inquiétés : il ne correspondait pas à notre idée du miracle. J’ai découvert depuis que les miracles prennent toutes les formes, que respirer, marcher, parler, penser, aimer sont des miracles sans cesse renouvelés. La plateforme s’est immobilisée devant une large ouverture. Nous étions suspendus à une hauteur de trente ou quarante mètres. Sayi m’a montré d’un air complice l’interminable file d’attente des passagers en contrebas. Mon monde m’a paru minuscule, comme déjà effacé de ma mémoire. Deux hôtesses nous ont conduits, par une succession de couloirs qu’on appelle des coursives, dans le gigantesque carré qui contenait les mille deux cents couchettes. On nous a désigné nos places, sur le bord opposé du carré. J’ai choisi la couchette la plus proche d’un hublot. Sayi s’est installée sur celle d’à côté, Elbéore a pris celle située sur ma gauche, les deux d’en face ont échu à mes parents. Nous occupions un espace à peu près clos, avec la fosse 3D au milieu. L’hôtesse nous a recommandé de rester allongés et attachés en attendant le départ : les effets des ralentisseurs pouvaient se déclencher d’un moment à l’autre et provoquer une perturbation de l’orientation et de la vigilance. Sayi et moi nous sommes collés au hublot avant de regagner nos places. Entre les tours est et ouest, les plaines jaunes ondulantes hérissées de bosquets et de buissons s’étendaient à perte de vue et se jetaient à l’horizon dans un océan de couleurs vives, les premiers faubourgs d’Al Kraël sans doute. Les taches blanches des nuages piquetaient le bleu sombre du ciel. J’ai ressenti, devant ce paysage à la fois inconnu et familier, un sentiment de tristesse indéfinissable. Pour la première fois, je prenais conscience que j’étais un fils d’Amble, que je quittais le monde qui m’avait vu naître et s’était nourri de mes peines et de mes joies. Je l’avais détesté alors que je ne le connaissais pas, je l’avais associé aux terres lugubres et grasses du Pays Noir, à la vie pénible et ingrate des paysans, à l’austérité des communautés angéliques, et mon désir féroce de changer d’existence m’entraînait loin de lui, loin de ses beautés cachées et de ses bontés secrètes. Il renfermait dans son sol les larmes et les rires de milliers et de milliers de générations, et il ne m’avait rien transmis, je n’avais rien appris de lui. La main de Sayi s’est glissée dans la mienne. Alors j’ai pleuré. Imprégnés de nostalgie, nous avons contemplé en silence la planète que nous abandonnions. Lorsque je me suis retourné, alerté par des reniflements caractéristiques, j’ai vu que P’a et m’man pleuraient eux aussi à chaudes larmes. Les ralentisseurs ont produit leur effet quelques instants plus tard, alors que le compartiment s’était rempli aux trois quarts. J’ai eu l’impression, tout à coup, que mes gestes s’effectuaient au ralenti, que les ordres envoyés par mon cerveau mettaient un temps fou à parvenir à mon corps. Mes pensées s’engourdissaient, devenaient incohérentes, inconsistantes. Assis sur ma couchette, j’ai dû m’allonger, incapable de supporter le poids de ma tête et de mes épaules. J’ai cru me rendre compte que Sayi ressentait les mêmes symptômes, qu’elle se couchait elle aussi, tout comme Elbéore et mes parents. J’ai perçu la pression du harnais automatique de sécurité sur mon torse, mon bassin et mes jambes, je n’ai pas réussi à garder les yeux ouverts, j’ai sombré dans un état léthargique qui n’était pas tout à fait le sommeil. Une ombre brun et noir est passée le long de ma couchette, une hôtesse sans doute. On nous avait assuré que les premiers effets des ralentisseurs ne dureraient que deux ou trois joursTO, qu’ensuite nous recouvrerions notre lucidité et une vie à peu près normale. Au fond de ma somnolence, j’ai regretté de manquer les sensations, que je savais grisantes, engendrées par le décollage du vaisseau. J’ai voulu me rebeller, regagner ma liberté, mais la molécule a refusé de m’ouvrir la porte de la cage. Le temps s’est accéléré à l’extérieur tandis qu’il se suspendait à l’intérieur. Je me suis demandé d’où venait le terrible rugissement qui vibrait dans ma couchette, une force soudaine m’a plaqué sur le matelas, j’ai tenté de me redresser, pris de panique, je n’ai même pas réussi à soulever les paupières, je me suis senti happé, j’ai eu une impression saisissante de déplacement, de vitesse, et j’ai compris que le Horius venait de décoller. De temps à autre le harnais se relâchait et les sangles devenaient élastiques. Nous flottions quelques centimètres au-dessus de la couchette et pouvions esquisser les mouvements d’entretien que nous montrait une hôtesse virtuelle surgie de la fosse 3D. Nous vivions au ralenti mais nous ne nous en apercevions pas. Dans un environnement où rien ne change, où il n’y a plus de points de repère, pas de nuit ni de jour, le temps paraît se dérouler à une vitesse normale. Nous aurions pu nous demander pourquoi nous ne mangions presque pas, pourquoi nous ne nous lavions pas, pourquoi nous ne changions pas de vêtements, pourquoi nous nous contentions de rester allongés en attendant les séances de gymnastique que nous suivions sans vraiment sortir de notre torpeur rêveuse, pourquoi les ombres des hôtesses passaient si vite près de nous, pourquoi nous n’avions plus d’envies, pourquoi Sayi et moi nous regardions pendant des heures sans bouger ni rien dire, ni même sourire… Les ralentisseurs métaboliques nous maintenaient dans leur monde, une neutralité ni franchement agréable ni désagréable, qui arasait les aspérités et bannissait les souffrances. De temps à autre je jetais un coup d’œil machinal à P’a et m’man sur les couchettes d’en face. P’a était parfois si immobile que je me demandais s’il n’était pas mort, et je ne m’en désolais pas. Puis je le voyais bouger un bras, je me rendais compte qu’il vivait toujours et je ne m’en réjouissais pas. M’man, elle, fixait à tour de rôle Elbéore, p’a, Sayi, moi. Sans doute avait-elle besoin de se raccrocher à un visage familier pour ne pas perdre ce qui lui restait de raison. J’ai eu le vague sentiment que les programmes qui se jouaient presque en continu dans la fosse 3D étaient conçus pour entretenir, voire accentuer, notre stupeur. Les couleurs et les mouvements avaient quelque chose d’hypnotique. Quelque part au fond de moi, la situation me révoltait. J’étais parti d’Amble pour explorer l’univers, pas pour me plonger dans un demi-sommeil qui engourdissait les perceptions. Bien sûr, les ralentisseurs me permettaient d’augmenter mon temps de vie, mais ils asséchaient ma soif de découvertes, ils me volaient mon émerveillement. Les séances d’exercices ne compensaient pas la perte musculaire que nous subissions et, déjà maigre avant l’embarquement, je flottais presque dans mes vêtements. J’espérais que le personnel de bord nous fournirait les neutraliseurs en temps et en heure, que nous ne resterions pas définitivement embourbés dans notre inertie. Je pensais avec inquiétude aux quatre-vingts annéesTO de voyage entre le système d’Ispharam et celui d’Epsilon du Pélopon : si l’herbe du sommeil avait les mêmes effets que les ralentisseurs chimiques, alors le voyage ne serait qu’une interminable plongée dans l’ennui. Je ne sais pas au juste quand Sayi et moi avons échangé cet autre interminable regard où germait la décision qui ferait de nous des éternels exilés. Les jours, les semaines ont passé. Pas grand-chose d’intéressant à dire sur le voyage entre Amble et Hyem, ni d’ailleurs sur l’atterrissage sur l’astroport planétaire de Dyocham. Contrairement à ce que nous avait affirmé le personnel de bord, les effets des ralentisseurs ne se sont pas dissipés avant la descente en atmosphère, ils ont duré cinq ou six jours après notre arrivée sur Hyem. Si bien que notre séjour dans le sas de transition planétaire est passé lui aussi dans un rêve, rythmé par les repas, les nausées et les séances de reconstruction musculaire et osseuse. M’man a regimbé devant la machine noire comme un animal qui refuse de monter dans une cage. P’a lui a dit qu’elle devait changer désormais sa façon de penser, ne plus assimiler la technologie au diable. Était-ce son handicap, étaient-ce les nouvelles perspectives ouvertes par le voyage ou encore le constat que les machines n’avaient pas avalé son âme, toujours est-il qu’il avait abandonné les préceptes de la religion de ses pères avec une facilité et une rapidité surprenantes. Oh, il lui restait bien quelques croyances, quelques certitudes, mais il portait sur l’univers un regard neuf et étonné. Sa santé n’était pas bonne, il avait maigri plus que les autres passagers, ses cheveux et sa barbe avaient blanchi, il marchait avec les plus grandes difficultés, mais il semblait lavé, purifié à l’intérieur, et ses yeux brillaient d’un éclat que je ne lui connaissais pas. Le trajet n’avait pas rendu Elbéore à sa joie de vivre. M’man avait beau la prendre dans ses bras et la cajoler pendant de longues heures, elle restait inerte, les yeux traversés de temps à autre par des éclats métalliques. Dès que nous avons pu marcher à peu près normalement, Sayi et moi avons arpenté de long en large le sas de transition planétaire. Elle s’est adaptée plus rapidement que moi à la gravité de Hyem. J’avais l’impression de porter un poids de plusieurs dizaines de kilos sur les épaules, mes pieds paraissaient s’enfoncer dans le sol carrelé à chaque pas. Vingt mètres représentaient une épreuve redoutable tant je manquais de force et de souffle. Même si elle marchait avec une maladresse et une application qui contrastaient avec sa vivacité habituelle, Sayi, elle, s’essoufflait et fatiguait beaucoup moins vite que moi. Elle attendait que j’aie récupéré sans jamais me presser, avec la patience infinie qu’elle mettait en chaque chose. Nous nous rendions le plus souvent près des grandes baies vitrées qui donnaient sur différentes zones de l’astroport de Dyocham. Nous avons longuement observé le vaisseau en provenance de Boréal qui, arrivé deux semaines plus tôt, était cinq ou six fois plus grand que le nôtre. Des hommes – ou des andros, je ne pouvais pas faire la différence à cette distance – s’affairaient à nettoyer les traces noires sur son fuselage. Perchés sur des échafaudages volants, munis de lances, ils aspergeaient de mousse jaune les parties endommagées par le réchauffement. Des tourbillons blancs, fantomatiques, parcouraient régulièrement la surface de l’astroport habillée d’une épaisse gangue de neige et de glace, poussés par un vent dont la puissance faisait de temps à autre trembler les vitres pourtant épaisses des baies. Nous ne ressentions pas le froid, à l’intérieur du sas, mais je devinais qu’il était plus terrible encore que sur les sommets du Kartvig. Hyem n’était pas une planète accueillante. Les membres du personnel au sol qui acceptaient d’échanger quelques mots avec les passagers disaient que l’hiver ici durait plusieurs mois locaux, l’équivalent de deux annéesTO sur Amble, et que, de toute façon, la température n’excédait pas cinq degrés au plus fort de la saison chaude. Les fruits et légumes étaient tous cultivés à l’intérieur de serres transparentes géantes qu’on éclairait en permanence avec des lampes chauffantes pour lutter à la fois contre le froid et le manque de luminosité. Lorsque Ispharam daignait paraître entre deux passages nuageux, elle ne dispensait qu’une clarté bleuâtre diffuse. Le jour, ici, semblait sans cesse à l’agonie. Il durait pourtant soixante heuresTO tandis que celui d’Amble se limitait à vingt-deux. Heureusement que P’a n’avait pas décidé de s’installer sur Hyem. J’ai espéré que les planètes habitables d’Epsilon Pélopon ne seraient pas aussi lugubres. L’agent avait décrit Phaïstos, un monde selon lui agréable et riche de promesses, mais où avait-il déniché ces renseignements ? N’avait-il pas promis monts et merveilles pour inciter P’a à acheter ses billets ? « Je ne prendrai plus jamais de ralentisseurs », a dit Sayi. J’ai compris, à son regard inhabituellement grave, que sa décision était irrévocable. Nous étions installés devant la baie qui offrait une large vue sur la cité de Dyocham. La lumière chétive d’Ispharam couchante se réfléchissait sur les toits bas arrondis, prisonniers de la glace. On ne distinguait aucun engin volant, aucune lumière, aucune étoile, comme si la ville était endormie ou que son activité se déployait dans des zones invisibles. « Je préfère rester consciente », a-t-elle ajouté. Ma respiration et les battements de mon cœur se sont suspendus. « Ça veut dire que tu ne viens pas avec nous dans le grand vaisseau, que tu vas rester ici ? » Elle a souri après avoir marqué son temps de recul. « Je n’ai pas dit ça non plus. » J’ai hoché la tête, les larmes aux yeux. Nous avions pris la décision ensemble dans le Horius, lors de ce long regard échangé. CHAPITRE XV Gifelde m’a dit que mon père ne nous aurait pas quittés, ma mère, mon frère et moi, sans d’excellentes raisons. J’ai longtemps pensé qu’il n’existait aucune bonne raison d’abandonner ceux qu’on prétend aimer plus que tout. Je me souviens comme si c’était hier de l’angoisse de ma mère lorsqu’elle a compris qu’il était arrivé quelque chose d’inhabituel à mon père. Je n’avais pourtant que trois ans. L’inquiétude des premiers temps s’est changée rapidement en chagrin, puis en désespoir. Je me souviens d’elle, debout face à la fenêtre, les yeux rivés sur la blancheur, guettant le retour de l’homme qu’elle adorait, je me souviens de ses larmes silencieuses tandis qu’elle me pressait sur son ventre distendu, je me souviens de ses gémissements qui se confondaient la nuit avec les sifflements du vent dans la toiture de la maison, je me souviens des interrogations que je lisais dans ses yeux si clairs, si purs, qu’aucune émotion ne pouvait s’y cacher, je me souviens de ses premières contractions, de la souffrance qui déformait son beau visage, du sang qui a jailli entre ses cuisses en même temps que la tête de mon frère, du désespoir dans le regard déjà éteint dont elle m’a enveloppée. Je comprends maintenant que la disparition de mon père lui avait retiré toute envie de vivre, que l’amante avait défait la mère, qu’elle n’avait plus de courage, plus d’énergie, et j’ai haï ce père qui avait assassiné ma mère. Je me suis juré, dans ma tête d’enfant de trois ans, de partir à sa recherche pour le maudire et le tuer de mes propres mains. J’ai attendu patiemment que mon frère soit suffisamment grand pour subvenir à ses besoins puis, enfin, je me suis élancée sur les traces de cet homme détesté dont je savais, par Gifelde, qu’il n’était pas mort. J’ai commencé mes recherches par la ville de Frahel où il avait jadis établi son comptoir d’importation. Il m’a fallu ruser, tricher, jouer de mon sourire (que j’ai la faiblesse de croire irrésistible) pour obtenir des renseignements au bureau de la compagnie TM, TransMaritime, descendante de l’ancienne CTC, et apprendre que père s’était rendu dix-sept ans plus tôt à l’astroport de l’île de Guino. Journal d’Ynolde. REZAN ne pouvait pas paraître dans un lieu public sans attirer les regards des hommes. Son élégance, sa finesse se remarquaient immédiatement dans les artères souterraines de la ville de Dyocham, qui n’était pas la capitale administrative de Hyem ni même celle du haut continent, mais la ville la plus peuplée et prospère de la planète. La plupart des entreprises s’étaient installées dans les environs de l’astroport. Les échanges entre planètes du système s’étant considérablement développés depuis soixante annéesTO, les comptoirs d’import-export s’étaient multipliés et, en même temps, les sociétés de services, commerces de toutes sortes, restaurants, sous-traitance, construction, sécurité, centres scolaires et médicaux, tripots, maisons closes… Comme l’hiver régnait sur les trois quarts de l’interminable année hyemane, l’activité s’était enfoncée dans le sol, dans d’immenses galeries souterraines chauffées qui permettaient aux habitants de Dyocham de se rendre d’un coin à l’autre de leur ville sans mettre le nez dehors. Leur teint blafard, leurs yeux plissés, leur mines chiffonnée, leur air lugubre indiquaient qu’ils ne s’exposaient pas souvent à la lumière diffuse d’Ispharam. Leurs épaules étaient anormalement larges, leur cou épais, leur corps ramassé, leurs jambes courtes et massives, leurs muscles hypertrophiés. On distinguait au premier coup d’œil les Hyemans qui descendaient des pionniers arrivés six siècles plus tôt à bord des vaisseaux de colonisation : ils ressemblaient à des arbres noueux, torturés, battus par des vents violents et des averses de grêle. Malgré leur aspect rugueux et lourdaud, ils se déplaçaient avec une grande aisance, voire avec une certaine grâce, dans les artères souterraines de Dyocham. Ewen n’aurait pas aimé leur ressembler, mais il enviait leur vivacité, lui qui peinait toujours autant à se mouvoir dans l’atmosphère de Hyem. Il marchait désormais sans être obligé de s’arrêter tous les cent pas pour reprendre son souffle ou détendre ses jambes. Mais le soir il s’écroulait de fatigue sur l’un des deux lits de la chambre de l’hôtel du Triangle, Rezan et ses enfants se réservant l’autre. Les douleurs aux articulations et aux tendons avaient supplanté les courbatures des premiers temps. Il se sentait épuisé au réveil, d’autant que son biorythme, déjà perturbé par son long séjour en apesanteur, était en décalage complet avec les cycles de la planète. Les nuits étaient ici trois ou quatre fois plus longues que sur Boréal et Amble. Les Hyemans avaient divisé les soixante heures de leur jour en deux périodes distinctes, la première appelée prime, dix heures de sommeil pour quinze de veille, la deuxième vespre, quinze heures de repos et vingt de travail. On avait conseillé aux passagers, avant de sortir de l’astroport, de s’habituer sans tarder aux rythmes de Hyem, de se coucher aux heures recommandées, même s’ils n’avaient pas envie de dormir, de se lever dès que retentissaient les sonneries annonçant la reprise des activités, même si l’organisme réclamait un surplus de sommeil. Une fois passées les formalités douanières (sommaires : on ne cherchait pas trop à savoir qui étaient les nouveaux immigrants, le gouvernement planétaire avait décidé d’accélérer par tous les moyens le peuplement de Hyem), Ewen, Rezan et les enfants étaient entrés dans un bureau de change pour troquer leurs bors contre des solitz, la monnaie locale (du nom du premier président hyeman, Anok Solitz). Les taxes et les frais leur avaient coûté un bon tiers de leur pécule. Il leur avait fallu ensuite acheter d’urgence des vêtements chauds dans l’une des boutiques qui bordaient le passage reliant l’astroport aux réseaux souterrains de Dyocham. Même dans les profondeurs du sol, on entendait les hurlements des vents qui soufflaient à plus de trois cents kilomètres à l’heure et rendaient toute vie à la surface impossible. Ewen avait réservé deux billets au comptoir de l’agence DL – Destinations Lointaines –, le premier pour la lune de Hyem, départ dans une quinzaine de joursTO, le second pour Phaïstos, troisième planète du système d’Epsilon du Pélopon, départ dans environ deux mois. Il ne lui restait plus beaucoup d’argent, l’équivalent de cinquante mille bors, largement de quoi, cependant, subvenir à ses besoins pendant les quinze jours d’attente à Dyocham. Les premiers temps, son implant vital n’avait cessé de le cribler d’ondes douloureuses. Cherchait-il à l’avertir d’un danger ou reflétait-il seulement ses difficultés d’adaptation à la planète ? Dans le doute, Ewen avait placé le sac du cakra à l’extérieur de son manteau, de façon à pouvoir réagir rapidement en cas d’agression. Rezan avait jeté un regard brillant de curiosité sur le tissu bariolé mais s’était abstenue de poser la question qui lui brûlait les lèvres. Il avait tressailli lorsqu’il avait aperçu deux sâtnagas dans l’une des galeries perpendiculaires. Mais les hommes nus, d’une maigreur inquiétante, ne lui avaient accordé aucune attention. Ils s’étaient dirigés vers un ascenseur qui montait à la surface où, selon les écrans d’information sertis à intervalles réguliers dans les parois des galeries, la température était de moins soixante-quatre degrés universels. La vie étant pour eux une succession d’épreuves, ils cherchaient sans doute à tester leur résistance dans le terrible climat de Hyem. Le Triangle offrait le confort minimum, une chambre pourvue de deux lits, d’une penderie, d’une table, de deux chaises et d’une salle de bains où l’eau avait un peu de mal à atteindre une température décente. Rezan avait tiqué sur le prix, exorbitant, mais l’atterrissage de deux vaisseaux à deux semainesTO d’intervalle avait entraîné un tel afflux d’immigrants que les hôtels et auberges de Dyocham étaient pris d’assaut. La tenancière du Triangle ressemblait à un paloui, même face plissée que l’animal du continent Arcad, même cou puissant, mêmes yeux renfoncés, mêmes lèvres retroussées, même air rogue. L’espace de quelques secondes, Ewen s’était retrouvé sur Amble, dans la région de son enfance, sous les chauds rayons d’Ispharam, puis, de fil en aiguille, dans le massif des Dames-Blanches du continent nord de Boréal, sur la grève du lac, admirant les facéties du vent dans les frondaisons jaunes des alantiers. Derrière lui, à flanc de falaise, la maison aux murs blancs… Depuis son arrivée sur Hyem, il avait réussi à éloigner ses pensées d’Ezalde et d’Ynolde, la cascade de souvenirs déclenchée par la tenancière le ramenait brutalement à sa femme et à sa fille. Il avait cru franchir un cap pendant le voyage, mettre de la distance entre son passé et lui, aux sens propre comme au sens figuré, mais la douleur continuait de grandir dans le vide qui se creusait en lui, se nourrissant de sa colère et de son désespoir muets. Ewen jouait son rôle de garde du corps et accompagnait Rezan dans toutes ses démarches administratives. Elle avait l’intention de se rendre sur la côte occidentale du continent où, selon les renseignements glanés dans les agences de voyages, les conditions climatiques étaient moins rudes qu’à Dyocham (de plus quinze degrés l’été à moins trente l’hiver). Elle comptait ouvrir une académie des arts de la séduction sur le modèle de celle qu’elle avait fréquentée en Atakedor. Sur une planète comme Hyem, où les habitants passaient l’essentiel de leur temps dans leurs habitations, son projet lui semblait prometteur. L’argent remis par son mari avant son départ ne suffirait pas à construire une école aussi luxueuse et prestigieuse qu’elle le souhaitait, elle cherchait donc des fonds près des établissements bancaires de Dyocham. Ses origines atakedoriennes plaidant pour elle, la plupart des banques acceptaient de lui accorder le prêt réclamé, cinq cent mille solitz, mais elle négociait âprement les taux, qu’elle jugeait usuraires. Bard et Marigan s’étaient accoutumés à la gravité plus rapidement que les adultes. Etaient-ce leurs six années de formation de siqs, leur entraînement à surmonter la souffrance, toujours est-il qu’ils déambulaient dans les galeries souterraines de Dyocham avec la même aisance qu’ils s’étaient déplacés dans les coursives du Sephrenius. Ils s’interposaient dès qu’un homme semblait s’intéresser de trop près à leur mère. Les galeries souterraines charriaient en permanence une foule dense et tumultueuse. Un réseau complexe de tapis roulants permettait de se rendre d’un quartier à l’autre de la ville qui s’étendait sur un périmètre de cent kilomètres. Les passagers restaient debout et s’agrippaient aux barres ou aux poignées pour ne pas être déséquilibrés par les accélérations. Des courants d’air glacés soufflaient par endroits et faisaient regretter à certains nouveaux venus d’avoir retiré leur manteau, trompés par la température relativement clémente qui régnait dans les galeries. Les restaurants servaient tous le même genre de nourriture. Les spécialités locales n’avaient rien de réjouissant : légumes blanchâtres et insipides, lentilles noires au goût amer, viandes bouillies à la consistance élastique, pain épais et gluant, sucreries écœurantes. Les animaux et végétaux élevés et cultivés sous serre n’avaient aucune saveur. De même, on ne trouvait pas d’épices ni d’autre condiment qu’un sel gris au goût âcre. Le gouvernement planétaire promettait un réchauffement artificiel qui recréerait des conditions identiques à celles des deux autres planètes habitables du système et rendrait la vie plus agréable pour les Hyemans, mais d’insolubles difficultés techniques ne laissaient pour l’instant entrevoir aucune amélioration. « J’ai obtenu le prêt au taux que je voulais. » Rezan leva les yeux de son assiette pour les fixer sur Ewen. Il crut déceler des nuances de regret dans sa voix et ses iris noirs. Bard et Marigan avaient terminé leur repas depuis un bon moment et s’étaient collés contre une fenêtre du restaurant aux trois quarts vide pour observer les passants. « Je compte partir dans deux jours. J’ai pris les billets pour le train souterrain à destination de Sandem. Sept jours locaux de voyage, c’est long, mais il n’y a pas d’autre moyen de transport entre les deux villes. Notre contrat prendra donc fin dans deux jours. — Je ne vous ai pas été utile à grand-chose », dit Ewen. Comme à chaque fin de repas, la nourriture lui pesait sur l’estomac, la fatigue l’engourdissait, l’envie de s’allonger se faisait pressante, presque blessante. On venait pourtant tout juste d’entamer la vespre, la deuxième journée, la plus longue. « Ne croyez pas cela, Andel : votre présence a suffi à tenir les indésirables à l’écart. — J’en vois encore tourner autour de vous. — Je les ai également remarqués. Tant qu’ils se contentent de tourner… — Boréal ne vous manque pas ? » Elle garda un temps les yeux rivés sur la surface métallique de la table. « Une seule chose me manque : la chaleur d’Atakedor. Et vous, que comptez-vous faire ? — Vous ne vous souvenez pas des termes de notre contrat ? Aucune question. » Un voile de contrariété glissa sur le visage de Rezan, plus pâle encore qu’à l’accoutumée. « Je pensais que… Enfin, je suppose que nous n’avons pas la même définition de la confiance. » Ewen regrettait de ne pas pouvoir se livrer en toute sincérité à son interlocutrice. Il avait fini par apprécier cette femme, sa beauté cachée, la tendresse qu’elle tentait de dissimuler sous un vernis de cynisme et ses apparences sophistiquées. Il s’était maintenant habitué à ses dents teintes et taillées en pointe. Elle avait souffert dans son existence autant voire davantage que lui, et elle aurait probablement été la meilleure des confidentes, la meilleure des consolatrices, s’il avait pu s’abandonner devant elle. Mais les offensives successives d’Andel Kartrau à Frahel, des trois sâtnagas dans l’astroport de Guino, de l’hôte à bord du Sephrenius l’incitaient à garder une prudente réserve. « À propos de confiance, je vous demande de m’accorder la vôtre, dit-il avec un sourire contrit. Si je n’avais pas de bonnes raisons de le faire, je ne me montrerais pas aussi secret avec vous. Je ne suis de toute façon qu’un mari de façade, vous m’aurez rapidement oublié. » La main de Rezan se posa avec une telle vivacité sur le poignet d’Ewen qu’il n’eut pas le temps de l’esquiver. La chaleur intense qui se dégageait de sa paume le surprit et le charma. « J’oublierai très vite le mari de convenance. » La voix de l’Atakedorienne était oppressée, essoufflée. « Mais l’homme restera longtemps gravé dans ma mémoire. — Vous ne me connaissez pas. » Les doigts de Rezan se glissèrent sous la manche de la tunique épaisse que les vendeurs des boutiques de vêtements appelaient borse (une étoffe grossière, rêche, désagréable au toucher ; personne n’avait eu l’idée d’importer les cheveux d’ange sur Hyem). « J’ai appris à connaître les hommes, Andel, et je vous connais mieux que vous ne pensez, peut-être même mieux que vous-même. » Un réflexe le poussa à jeter un coup d’œil au sac du cakra qu’il avait posé à ses pieds avant de retirer son manteau. Il se sentait en danger à cet instant, déstabilisé par l’emprise de Rezan, il éprouvait le besoin urgent de se raccrocher au symbole de son appartenance au Panca. Les trois serveurs, des Hyemans de souche aux corps difformes et aux curieuses tenues noires, discutaient à voix basse au bout du comptoir. Il ne restait plus qu’une dizaine de clients dans la salle au décor métallique que les appliques murales ne parvenaient pas à sortir de sa neutralité ni de la pénombre. « Vous ne restez pas sur Hyem, n’est-ce pas ? reprit l’Atakedorienne. — Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? » La main de son interlocutrice, glissée dans sa manche jusqu’au creux du coude, semait sur sa peau une chaleur douce et agréable. « Rassurez-vous, je ne vous espionne pas. Mais je vous sens propulsé par un ressort puissant. Je sais que vous ne vous arrêtez pas là : la lune de Hyem est le point de départ des grands vaisseaux à destination des autres systèmes. » Les larmes troublaient ses yeux noirs. « Croyez-le ou non, je vous regretterai, Andel. Bien plus que le climat d’Atakedor… Ne pouvez-vous pas au moins me révéler votre vrai nom ? » Il secoua lentement la tête. Lui aussi était au bord des larmes. Elle venait de lui rappeler sa condition d’homme condamné à l’errance et à la vigilance perpétuelles. Il n’aurait plus d’épaule où poser sa tête, plus jamais de soirée paisible dans la chaleur complice d’un foyer. « Vous n’auriez pas abandonné la femme que vous aimez sans une bonne raison, reprit-elle. Une terrible raison, devrais-je dire. Votre secret doit être bien lourd à porter. » Il ne répondit pas, conscient que le moindre mot aurait déclenché une nouvelle crue de larmes. Rezan retira la main de sa manche. « Je cesse de vous torturer. Sinon, vous allez encore dire que les Atakedoriens sont cruels…» Elle s’essuya les yeux d’un geste furtif et posa deux jetons de vingt solitz sur la table. Figé sur sa chaise, il ne protesta pas, n’exigea pas de payer au moins sa part. Des vibrations brutales, douloureuses, s’échappèrent de son implant vital. « Si la femme que vous aimez ne l’a pas pu, quelle chance aurais-je de vous convaincre de rester avec moi ? Allons-y maintenant, j’ai encore deux ou trois démarches à faire avant de vous libérer. » Rezan se leva et se saisit du manteau en laine accroché à une patère proche. Il se pencha pour ramasser le sac du cakra. À cet instant, sept hommes firent irruption dans le restaurant, sept Hyemans à la carrure impressionnante, aux faces noueuses, écrasées, vêtus des mêmes vestes et pantalons vert sombre, coiffés des mêmes couvre-chefs en peau retournée. Ils laissèrent aux autres clients le temps de s’éclipser et aux serveurs de disparaître derrière le comptoir puis, tandis que deux d’entre eux bloquaient la porte du restaurant, cinq s’avancèrent d’une allure déterminée vers Ewen et Rezan. Bard et Marigan se précipitèrent vers leur mère avec des mines menaçantes. L’un des intrus s’avança d’un pas, tira un défat de l’entrebâillement de sa veste et le braqua sur les enfants. « Dis à tes petits monstres de ne pas bouger ou je les réduis en trous noirs. » Ewen entrevit de la panique dans le regard de Rezan. Il se redressa sans hâte et posa le sac du cakra sur ses genoux. « Bard, Mari, ne bougez plus…» Les enfants se pétrifièrent de chaque côté de leur mère et fixèrent le Hyeman avec, dans les yeux, une expression voisine de la haine. Ewen glissa lentement la main dans le sac puis dans la fente du cakra. Une chaleur vive l’enveloppa immédiatement et lui donna l’impression que sa peau cloquait, se déformait, se carbonisait. « Tu vas nous suivre gentiment et il ne sera fait de mal à personne », grogna le Hyeman. Son visage et son crâne, posés sur des épaules et un cou à la largeur insolite, semblaient avoir été façonnés à coups de massue. Ses yeux renfoncés luisaient au fond d’orbites protégées par des arcades sourcilières saillantes et des pommettes démesurées. Des cheveux ternes et rares dépassaient de son couvre-chef dont les pans latéraux couvraient ses oreilles. « Je… Je ne peux pas abandonner mes enfants », bredouilla Rezan. Elle n’avait enfilé qu’une manche de son manteau. « Suis-nous sans résister, et ils seront épargnés, grommela le Hyeman. Eux et leur père. Après, qu’ils se débrouillent…» Comme les fois précédentes, Ewen serra les dents pour supporter la chaleur du cakra et ne pas trahir sa souffrance. Toujours cette impression que sa main se transformait en cendres. Les Hyemans ne lui prêtaient pas attention. Il lui fallait agir vite avant que Rezan ne soit entre leurs pattes, ou elle risquerait d’être touchée par le feu. Il tira lentement le cakra de son sac. Les autres le cribleraient d’ondes au moindre geste suspect. L’Atakedorienne et ses enfants évitaient de le regarder, d’attirer l’attention sur lui. « Avance tranquillement. Surtout pas de coup fourré, hein ? » Rezan tenta de gagner du temps. « Je peux vous donner de l’argent si vous… — La ferme ! » Bard émit un curieux sifflement entre ses lèvres serrées. « Toi, le gosse, tu restes gentiment à ta place ! » La chaleur du cakra presque entièrement dégagé du sac irradiait le bras et l’épaule d’Ewen. « Eh, toi ! Qu’est-ce que tu…» Il plongea sur le côté, pivota sur lui-même au moment où il entrait en contact avec le sol, tendit le bras dans la direction du Hyeman le plus proche. Le cercle étincelant jaillit aussitôt du cakra et fondit sur sa cible. L’homme eut le temps de presser la détente de son défat avant d’être frappé à la poitrine par le feu. Ses ondes manquèrent Ewen de peu. La brûlure se répandit sur son torse. Il lâcha son arme et poussa un hurlement terrifiant. Une odeur d’étoffe et de chair grillées emplit la salle du restaurant. Les autres Hyemans, tétanisés, ne réagirent pas, laissant à Ewen le temps de se relever. La chaleur du cakra, qui avait baissé d’intensité, augmentait à nouveau. Il lui suffisait désormais de le pointer sur un deuxième adversaire pour décocher un nouveau cercle. La détermination, le geste valaient l’intention, plus besoin de donner d’ordre, plus d’hésitation, plus de temps perdu : la symbiose dont avait parlé son maître. Le Hyeman dévoré par le feu poussait des gémissements à fendre l’âme, essayait d’arracher ses vêtements, vacillait sur ses jambes épaisses, refusait de tomber. Les autres ne bougeaient pas. Ewen les garda dans sa ligne de mire tout en sachant qu’ils n’insisteraient pas. Une arme ordinaire, même puissante et de dernière génération, ne les aurait pas impressionnés, mais la vue du feu destructeur et de l’atroce agonie de leur compagnon les glaçait d’effroi. Ils le regardèrent s’effondrer, le visage et le cou criblé de crevasses noires fumantes, puis ils battirent en retraite sans demander leur reste. L’homme blessé gigota encore quelques instants sur le carrelage avant de s’immobiliser définitivement. Le feu s’éteignit. Ewen baissa le bras. Il se sentait irradié d’une énergie phénoménale. La gravité ne lui pesait plus, les douleurs persistantes à ses articulations s’étaient évanouies, la fatigue avait déserté son corps ; le cakra l’avait régénéré. Fascinés, Bard et Marigan se rapprochèrent et observèrent le disque de feu. Leur attention se porta sur le pentale, l’animal légendaire à cinq ailes et cinq cornes gravé sur le disque de métal, le symbole de la Fraternité. Ewen retira sa main, intacte comme d’habitude, et ramassa le sac bariolé qui gisait près de sa chaise. Rezan garda un temps les yeux baissés sur le cadavre du Hyeman, avant de dire, d’une voix légèrement tremblante : « Vous voyez que vous avez été utile à quelque chose. Vous avez largement rempli votre part du contrat, mais vous ne m’avez pas laissé la possibilité de remplir la mienne. » Ewen remit le cakra dans son sac. Les enfants manifestèrent leur désappointement d’un claquement de lèvres agacé. « Ça va vite se savoir… — J’y compte bien ! s’exclama Rezan. Ces sales brutes n’y reviendront pas de si tôt ! — D’autres l’apprendront. Des gens dont je n’ai aucune envie qu’ils retrouvent ma trace. — Des gens au courant de votre secret, n’est-ce pas ? » Le regard d’Ewen s’évada par la porte du restaurant restée grande ouverte et s’attarda un instant sur les visages des passants éclairés par les rampes lumineuses de la galerie. « Il vaut mieux pour vos enfants et vous-même que vous restiez en dehors de ça. » Rezan acquiesça d’un hochement de tête résigné. « Je me damnerais pour savoir qui vous êtes, Andel, et pourquoi vous fuyez de la sorte, mais je respecterai votre volonté. Et notre contrat. » Précédé des lumières puissantes de ses phares, le train venait de s’immobiliser le long du quai. Les écrans précisaient qu’il repartirait dans quinze minutes locales, soit une heureTO, en direction de Sandem, capitale administrative de la région d’Otrarem et terminus du voyage. Deux porteurs en uniforme bleu chargèrent les bagages de Rezan et des enfants dans leur cabine équipée de trois couchettes, d’une table escamotable et d’une salle d’eau privative. L’établissement financier qui avait accordé le prêt à l’Atakedorienne lui avait promis de virer l’argent sur son compte avant son arrivée à Sandem. Elle prévoyait de s’atteler immédiatement à la tâche. Elle aurait rapidement besoin d’argent pour rembourser ses crédits, et puis le travail lui permettrait d’oublier, non pas son mari ni Atakedor, déjà relégués au fond de sa mémoire, mais un certain Andel, un compagnon de voyage des plus agréables. Peu de monde dans la gare éclairée par une nuée de bulles-lumière sensitives, quelques familles disséminées sur l’interminable quai, des voix étouffées dans le silence feutré, un vent mordant exhalé par les bouches obscures des tunnels, une salle immense, sinistre, meublée de quelques bancs métalliques, un sol grisâtre, une ambiance lugubre. Bard et Marigan vinrent à tour de rôle presser leur visage sur le ventre d’Ewen, puis ils gravirent le marchepied et disparurent par la portière. « J’espère que, là où vous allez, ils apprendront à redevenir des enfants…» Rezan observa la vitre du compartiment derrière laquelle s’agitaient, ombres pâles, les visages de Bard et Marigan. « Je l’espère également. Ils vous aiment beaucoup, vous savez : jamais ils n’ont eu ce genre de geste à l’égard de leur père. Bien, pas la peine de nous attarder, n’est-ce pas ? Tout ce que nous pourrions dire ne ferait qu’aviver les regrets ; enfin, je parle pour moi. » Elle s’avança d’un pas, se jucha sur la pointe des pieds et posa les lèvres sur celles d’Ewen. Il ne se déroba pas lorsqu’elle s’insinua dans sa bouche et l’embrassa avec une fougue, une sensualité et une passion qui balayèrent ses réticences. Le baiser de Rezan était un véritable enchantement, et il éprouva des regrets lorsqu’elle se retira, un déchirement – il aurait aimé prolonger la magie de l’instant. Les yeux brillants, elle le fixa un long moment avant de gravir à son tour le marchepied. La pénombre du train absorba la tache blanche de sa chevelure. Il se dirigea d’un pas chancelant vers l’escalier roulant qui donnait sur les galeries piétonnes. Lui non plus ne se retourna pas. Il lui fallait maintenant attendre l’équivalent de trois joursTO pour gagner la lune de Hyem. La meilleure façon d’éviter les mauvaises rencontres était de rester cloîtré dans la chambre d’hôtel – Rezan avait eu la délicatesse de régler cinq nuits d’avance – jusqu’au départ de la navette. La galerie était étrangement déserte. Ewen en comprit la raison lorsqu’il aperçut un escadron d’uniformes rouges dans le lointain, des miliciens de Dyocham, réputés pour leur intransigeance et leur brutalité. CHAPITRE XVI Hyemale : vulgairement appelée « herbe du sommeil », elle aurait été cultivée sur la planète Hyem d’où elle tire son nom. Longtemps le doute a subsisté sur l’existence réelle de cette plante, on sait aujourd’hui qu’elle est née dans l’imagination fertile des voyageurs et des conteurs. Comment en effet une plante, même résistante, même adaptée, aurait-elle pu se développer dans le terrible climat de Hyem ? À l’intérieur de serres, me direz-vous, mais les Hyemans devaient avant tout se nourrir et avaient bien d’autres priorités que la culture d’une herbe dont la seule vertu serait de ralentir le métabolisme. D’autant que les compagnies spatiales disposaient de ralentisseurs chimiques efficaces et ne provoquant que peu d’effets secondaires. Enfin, dernier argument en faveur de l’aspect purement légendaire de la hyemale, on ne compte plus les végétaux mythologiques, les plantes d’immortalité, les herbes d’éternelle jeunesse, les épices donnant la prescience et les fruits offerts à profusion dans les paradis des différentes religions. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des plantes légendaires. LES CARNETS D’OLMEO, 8 P’A n’a pas supporté l’atmosphère de Hyem. Au deuxième matin, le matin de la vespre, on l’a retrouvé mort dans le lit de la chambre d’hôtel. Je m’étais rendu compte que le moindre déplacement dans les galeries souterraines de Dyocham lui réclamait un effort exténuant, mais il avait semblé s’adapter peu à peu, reprendre quelques-unes de ses forces confisquées par la mer Ostienne. Il avait réussi à donner le change, à nous dissimuler son véritable état, désireux de prouver qu’il jouait toujours son rôle de chef de famille. Il avait présumé de sa résistance sur cette planète à la gravité et au climat éprouvants. M’man n’a pas poussé un gémissement lorsqu’elle a constaté qu’il ne respirait plus, elle a pleuré en silence, assise sur le côté du lit, la tête basse, serrant entre ses mains le mouchoir dont elle ne se servait pas pour essuyer ses joues ruisselantes. Nous avions tout quitté à cause de cet homme, de son sens de l’honneur, de sa colère, et il nous abandonnait au cours du voyage. J’ai cru entrevoir de l’ironie sur son visage apaisé. Je n’ai pas pleuré sur le moment, j’ai ressenti de la colère et renié les anges, définitivement. Je les imaginais, là-haut, en train de rire de nos épreuves, de nos erreurs, de nos souffrances. Sayi s’est retirée en elle-même, assise en tailleur sur le divan défoncé, les yeux clos, les mains croisées sur son ventre. Elbéore a jeté un regard indifférent à l’homme qui avait été son père. Nous sommes restés silencieux pendant plusieurs heures, glacés jusqu’aux os, jusqu’à ce que m’man sèche ses larmes et dise : « Il faut maintenant trouver le moyen de brûler son corps afin que son âme puisse s’envoler vers les anges. — Les anges, ils n’existent pas ! ai-je craché d’une voix forte. Ou, s’ils existent, ce sont de vrais salauds ! » J’ai eu peur que m’man, très pâle soudain, ne s’évanouisse. « Ne blasphème pas, Ol ! Qu’allons-nous faire ? Qu’allons-nous devenir ? » Je me suis retenu de hurler que, si elle avait vraiment eu foi dans les anges, elle ne serait jamais allée avec le grand Alfo dans la grange, elle aurait accepté sa condition de femme dévouée à sa famille. « On continue le voyage. C’est ce qu’aurait voulu p’a. De toute façon, on n’a plus rien dans le Pays Noir. » M’man a caressé avec une grande douceur le visage pétrifié de p’a. Elle l’avait sincèrement aimé, cet homme qu’elle avait trompé avec le grand Alfo. Il existait entre eux une tendresse sincère, magnifique, que ni les épreuves ni les habitudes n’avaient asséchée. « Nous avons encore la possibilité de rebrousser chemin, a-t-elle suggéré d’un ton las. — Tu oublies que nous sommes bannis de notre communauté, ai-je répliqué, ils ne nous laisseront pas revenir. Et puis nous avons payé nos billets et ils ne seront pas remboursés. » Elle s’est levée et a fait quelques pas dans la chambre aux couleurs et au mobilier sinistres. Aucune fenêtre, des paravents sommaires en bois entre les quatre lits, une salle de bains minuscule entièrement carrelée de gris, un lavabo sale, une cuvette ébréchée, une pomme de douche qui pendait piteusement au plafond et ne crachait qu’une eau parcimonieuse et glacée. Ce n’était pas la moins chère des chambres que nous ayons trouvée, ni la plus crasseuse sans doute, mais la seule disponible. De guerre lasse, P’a avait accepté d’acquitter la somme extravagante réclamée par l’énorme Hyeman assis derrière le comptoir. Comme la pièce ne disposait d’aucun système de chauffage, elle restait à la même température que les galeries souterraines, et nous dormions habillés pour ne pas prendre froid au cours de la nuit. Nous n’avions pas eu besoin d’acheter des vêtements locaux : les nôtres, confectionnés avec des tissus fabriqués dans la communauté, nous protégeaient avec davantage d’efficacité que les épaisses et grossières étoffes hyemanes. Cette planète ne donnait vraiment pas envie de s’y installer. Élevés au grand air, nous ne pouvions envisager de passer les trois quarts de notre existence sous terre. Les hôtesses de l’astroport nous avaient appris que la prochaine navette pour la lune décollait dans douze joursTO, soit quatre jours hyemans. Bien que relativement court, le temps d’attente me paraissait interminable. Rien ne me plaisait ici, ni la gravité ni le climat, ni les autochtones, renfrognés et difformes, ni la nourriture, ni l’accueil réservé aux immigrants. J’avais hâte de repartir, la vie dans le grand vaisseau me paraissait infiniment préférable à l’existence sur Hyem. M’man a hoché la tête. À nouveau ses larmes ont coulé. « D’accord, Ol, nous continuons le voyage. Mais avant nous devons brûler le corps de ton père. » Le policier en uniforme rouge qui nous a renseignés, un homme sans âge aux traits aplatis et aux cheveux noirs clairsemés, nous a conseillé deux solutions : ou l’incinérer maintenant à la surface ou, puisque nous partions, le confier à une morgue qui se chargerait de la crémation au retour de la belle saison. Des incendies catastrophiques s’étaient déclarés un demi-siècle plus tôt à Dyocham, faisant des dégâts considérables et de nombreux morts, et, depuis, aucun feu de quelque nature que ce soit n’était autorisé dans le réseau souterrain. M’man ayant catégoriquement refusé de confier le corps de son mari à une morgue, il ne restait que la solution de monter à la surface, où la température avoisinait moins soixante degrés. Le policier nous a dit que nous ne trouverions pas de bois ni de carton ni de charbon là-haut, que nous devions nous munir d’un combustible artificiel appelé carbuz si nous voulions mener à bien notre rituel. Il nous a également recommandé de redescendre aussitôt le feu allumé : « Vous ne tiendrez pas plus de dix minutes à la surface. Seuls les herbeux peuvent supporter de telles températures. — Les herbeux ? ai-je demandé. — Ceux qui cultivent la hyemale, l’herbe du sommeil. — Qu’est-ce qu’ils ont de particulier ? » Le policier s’est penché par-dessus son bureau et a posé son menton hypertrophié sur ses mains croisées. Ses yeux luisaient comme des braises dans un profond tapis de cendres. « Ces gens-là, ils ne sont pas humains. » C’était comme s’il avait craché par terre. Nous avons loué une voiture à bras à un commerçant (trois cents solitz, une fortune, plus que le prix du chariot sans doute) pour transporter le corps de p’a. Personne ne nous a donné de coup de main pour l’amener de la chambre située au troisième étage jusqu’au véhicule garé devant la porte de l’hôtel. Pas facile pourtant de le manipuler dans l’escalier étroit et tournant, surtout qu’il était déjà rigide et qu’avec la gravité il semblait peser des tonnes. M’man et Sayi le tenaient par les jambes, moi par les aisselles. Le gros Hyeman vautré derrière son comptoir nous a lancé un coup d’œil morne avant de nous demander combien de temps nous comptions rester ; m’man lui a répondu que nous partions le lendemain. « Faudra vider la chambre au début de la prime », a-t-il marmonné. Il ne manifestait aucune curiosité pour ses frères humains. Seul le mot « solitz » éveillait un intérêt dans ses yeux, si profondément enfoncés dans ses orbites qu’il paraissait nous observer depuis le fond des enfers. Nous avons acheté un sac de carbuz (quatre cents solitz, une autre fortune) et parcouru plusieurs galeries bondées bordées de boutiques avant de trouver un ascenseur. Je m’étais installé entre les brancards tandis que Sayi et m’man, flanquée d’Elbéore, se tenaient de chaque côté pour écarter les passants. Ces derniers nous accablaient de regards torves dès que nous les heurtions. Non que les Hyemans soient plus féroces ou mauvais que d’autres – enfin, je ne le crois pas –, mais leurs traits tourmentés, la largeur imposante de leurs épaules, de leurs membres et de leur cou donnaient l’impression qu’ils allaient se ruer sur nous et nous mettre en pièces au moindre effleurement. Enlaidis par la gravité et le climat de leur planète, complexés par leur physique ingrat, ils détestaient se retrouver en face d’immigrants fraîchement débarqués. Aucun individu n’aime se contempler dans un miroir qui lui renvoie inlassablement sa disgrâce. Nous avions pris la précaution de nous vêtir aussi chaudement que possible mais, lorsque les portes de l’ascenseur se sont ouvertes après une interminable montée, un froid terrible s’est emparé de nous. Les rafales s’engouffraient rageusement dans l’abri pourtant couvert et fermé, chahutant les cloisons transparentes. Dehors il faisait encore jour, si on peut appeler jour la lumière sale qui teintait de bleu sombre le paysage de neige et de glace d’où émergeaient, échines battues et lasses, les toits arrondis de la ville. D’énormes flocons tombaient des nuages lourds poussés par le vent. De temps à autre, les rayons d’Ispharam se glissaient par les déchirures et éclairaient les congères et les tourbillons qui filaient, fantomatiques, entre les reliefs. Nous avons hésité avant de nous aventurer à l’extérieur. Je craignais que, lorsqu’il nous aurait saisi dans ses griffes, le froid ne nous relâche plus. « Allons-y, a dit m’man. Il faut permettre à son âme de s’envoler vers les anges. » Elle ne pleurait plus. Il valait mieux : les larmes auraient instantanément gelé sur ses cils et ses joues. Nous avons ouvert la porte de l’abri. Le vent s’y est engouffré avec rage, comme s’il avait décidé de dévaster cette construction dérisoire, de nous arracher du sol et de nous projeter plusieurs dizaines de lieues plus loin. Nous avons réussi à sortir, ployés par les bourrasques, nous arrêtant et nous réfugiant derrière la charrette ou les congères pour laisser passer les plus virulentes. Nous avons progressé avec une extrême lenteur le long de dépressions rectilignes qui étaient sans doute les rues de la ville. « Pas la peine d’aller plus loin ! » Les hurlements du vent m’ont obligé à crier. « On n’a qu’à le brûler ici. » M’man n’a pas répondu, elle a continué de marcher. L’air glacial transperçait mes vêtements comme des milliers de lames effilées, me cisaillait les os, les tendons, les nerfs. Le policier nous avait pourtant prévenus : si nous restions trop longtemps à la surface, nous risquions de mourir. J’ai pensé que m’man avait l’intention de rejoindre l’homme qui avait partagé sa vie. Qu’elle voulait nous entraîner nous aussi dans la mort, Sayi, Elbéore et moi, mettre fin à notre lignée sur cette planète maudite. Je n’avais pas envie de partir pour le pays sans retour, je désirais vivre, découvrir, ressentir, explorer l’univers et cet autre monde qu’était Sayi. J’ai à nouveau crié : « Arrête, m’man ! » Nous étions tant bien que mal arrivés dans un endroit où l’on ne distinguait plus aucun sommet d’immeuble, aucun toit, aucun relief, seulement une étendue blanche plane balayée par les vagues et les voiles de neige. Mes mains et mes pieds s’engourdissaient, j’avais hâte d’allumer le carbuz pour me réchauffer. M’man s’est arrêtée, plus pâle et figée qu’une morte, et a fini par acquiescer d’un hochement de tête. Des cristaux de glace s’étaient formés au coin de ses yeux et de ses lèvres. J’ai ouvert le sac de carbuz et réparti en toute hâte les morceaux gris et gros comme le poing sur la neige. Puis, aidé de Sayi, transie et grelottante elle aussi, j’ai posé le corps de P’a sur le tapis combustible que j’ai enflammé à l’aide du pyromate, l’autoallumeur fourni à titre gracieux par le marchand. Le carbuz s’est enflammé comme de la paille sèche mais, curieusement, il ne dégageait aucune chaleur, c’était un feu froid qui brûlait avec méthode, sans hâte, sans crépitements. Il n’avait pas besoin de nous pour finir le travail, il ne s’arrêterait que lorsqu’il aurait transformé en cendres la chair livrée à son appétit. « On rentre. » M’man n’a pas bougé. La lumière vive des flammes plaquait un vernis doré sur la glace environnante. Le jour déclinait, les rayons d’Ispharam n’étaient plus que de vagues traits obliques incapables de transpercer l’obscurité naissante. Je me suis avancé vers ma mère, bien décidé à l’entraîner de force vers l’ascenseur, elle s’est affaissée avant que je n’arrive à sa hauteur. Je me suis dit, comme dans un rêve, que nous étions restés trop longtemps dans le froid. Que nous étions perdus. Une irrésistible envie de m’allonger, d’abandonner, m’a saisi. Mes pensées m’ont ramené quelques années en arrière, dans le Pays Noir, devant la ferme familiale, les sensations de l’enfance, les odeurs et les couleurs, incroyablement vives, et puis mes sœurs, Parsaflore, Alanor, la petite Elbéore, leurs éclats de rire, la silhouette rassurante de P’a émergeant de la brume, m’man qui l’attendait sur le pas de la porte, un bonheur tranquille estompé, comme tout notre passé d’ailleurs, tout ça n’avait jamais existé, seule comptait cette envie de me laisser glisser dans le silence paisible qui grandissait en moi et étouffait les vociférations du vent. Elbéore s’était également effondrée, j’ai aperçu son petit corps déjà enseveli par les flocons. Je me suis tourné vers Sayi dans un dernier sursaut. J’ai constaté qu’elle était elle-même allongée sur la neige, tout près du feu de carbuz qui continuait de dévorer le corps de mon père. Je me suis dit que tout était bien ainsi, je me suis demandé si quelqu’un s’occuperait de brûler nos cadavres et j’ai fermé les yeux. Lorsque j’ai repris connaissance, je me suis cru au paradis angélique dont parlaient les officiants de la communauté : les lumières chaudes et douces, les senteurs qui évoquaient l’encens de nos cérémonies et les parfums des fleurs des champs, les êtres penchés sur moi, enfin, leurs faces délicates, leurs yeux débordants de bonté, leurs vêtements amples et clairs. Des douleurs vives aux mains et aux pieds m’ont rappelé que je n’étais pas devenu un pur esprit, que j’avais toujours un corps. J’ai entrepris de me relever, je n’en ai pas eu la force. « Prends ton temps. » La voix de l’être était douce, presque caressante. Une chose m’a immédiatement frappé : bien que ne présentant aucun signe généralement associé à la vieillesse, rides, tavelures, taches, mes vis-à-vis paraissaient infiniment vieux. Faces lisses, crânes nus, yeux ronds immenses, bouches en forme de blessures aux bords aiguisés, cous très longs et fins, mains aux doigts tentaculaires, membres interminables en partie dissimulés par les plis de leurs vêtements drapés. Il m’était impossible de distinguer les mâles des femelles, ni renflements sur les poitrines, ni tailles marquées, ni finesse particulière des traits qui, chez les humains du moins, différencient les hommes des femmes. D’eux se dégageait une grande bienveillance, l’opposé ou presque de la première impression laissée par les Hyemans de Dyocham. Les corps de m’man, d’Elbéore et de Sayi, inertes, étendus dans la blancheur, me sont tout à coup revenus en mémoire. « Ma mère ? Mes sœurs ? Où sont-elles ? — Dans d’autres pièces. Elles vont bien. » Je n’ai pas réussi à déterminer lequel des êtres m’avait parlé, ou, plutôt, ils semblaient tous avoir parlé d’une seule voix. Mon regard a embrassé la pièce. Les cloisons et le plafond étaient faits d’une matière translucide traversée par des lumières ambrées apaisantes, un tapis brunâtre recouvrait le sol, l’odeur évoquait les hangars du Pays Noir où séchaient les fleurs aromatiques. J’étais allongé sur un lit de bois rustique et pourvu d’un matelas crépitant et rêche. « Où… Où sommes-nous ? ai-je demandé. — En sécurité, a répondu la voix. — C’est vous qui êtes venus nous chercher ? Comment avez-vous su…» Je n’ai pas pu aller au bout de ma question, terrassé par une brutale envie de dormir, comme une réplique de celle qui m’avait saisi dans le froid terrible de la surface. « Repose-toi », a dit la voix. J’ai plongé dans un sommeil agité où les souvenirs confus du Pays Noir se mêlaient à ceux plus récents du voyage. Chaque fois que je me réveillais, un ou plusieurs êtres se tenaient près de moi, vigilants, immobiles, jusqu’à ce que la sensation d’être observé me pousse à ouvrir les yeux et à découvrir, perché au-dessus du mien, le visage attentif et souriant de Sayi. « Bonjour, Ol », a-t-elle chuchoté. Son souffle m’a caressé le nez et les lèvres et j’ai pensé que, cette fois, j’étais vraiment admis dans le paradis des anges. « Ça fait… longtemps que… — Que tu dors ? Un jour local entier, trois jours de chez nous. — Alors… on a… on a raté la navette pour la lune… — Probable, mais ce n’est pas très grave. Il y a d’autres façons d’aller sur la lune. » Notre conversation prenait un tour étrange, absurde, mais pour rien au monde je n’aurais interrompu Sayi, pour le seul plaisir d’être enveloppé de son haleine et de son regard. « Ah bon ? — Pour celui qui ne s’arrête pas aux apparences, l’univers est un être magique, plein de ressources. — Je ne comprends rien à ce que tu dis, Sayi ! Au fait, comment vont m’man et Elbéore ? — Elles sont vivantes, elles se remettent doucement. Et toi, Ol, comment te sens-tu ? — Euh…» J’ai marqué un temps de recul et fait un rapide inventaire de mon organisme avant de répondre. « Bien, je crois. — Alors viens, je t’emmène en visite. » Elle m’a saisi la main et, d’une pression délicate mais ferme, m’a invité à me lever. J’ai eu un moment de panique lorsque je me suis rendu compte que j’étais nu et qu’en bas de mon ventre mon appendice se dressait presque à la verticale. Elle a pouffé de rire avant de me tendre une étoffe claire avec laquelle je me suis débattu un bon moment, pressé de soustraire à ses regards la manifestation indécente de mon émoi. Elle m’a aidé à me vêtir, et les frôlements de ses doigts sur ma peau n’ont fait qu’accentuer mon trouble, il m’a semblé que mon sexe se tendait encore, et j’aurais donné n’importe quoi pour que sa main se pose dessus comme un oiseau sur une branche. Quand enfin j’ai réussi à me draper de façon à peu près convenable, elle m’a entraîné, toujours en riant, hors de la pièce. Sayi avait déjà glané de nombreux renseignements sur les êtres qui nous avaient tirés des griffes du froid. Ils cultivaient dans des serres semi-enterrées l’herbe du sommeil, la fameuse hyemale qui servait à ralentir le métabolisme des voyageurs en partance pour un autre système, raison pour laquelle le policier les avait surnommés avec dédain les « herbeux ». Ils s’appelaient entre eux hazems, un mot d’une langue primitive hyemane qui, toujours selon Sayi, signifiait « âmes fortes ». La plante, dont ils vendaient les feuilles séchées aux compagnies spatiales du système d’Ispharam et d’autres systèmes, représentait pour eux bien davantage qu’un débouché commercial, ils lui vouaient un véritable culte : ils en consommaient les fleurs et les racines au cours de cérémonies hebdomadaires, et disaient qu’elles leur permettaient de suspendre le temps, ou plus exactement de franchir une frontière au-delà de laquelle le temps n’existait plus. Ils vieillissaient vingt ou trente fois moins vite que les autres habitants ; enfin, c’était une estimation, ils ne comptaient pas. L’herbe, qui s’était développée dans les conditions extrêmes de la planète, leur permettait également de supporter le froid glacial. Ils pouvaient affronter très peu vêtus et sans souffrir les tempêtes de neige et de glace, les vents à la puissance phénoménale, les températures nocturnes qui parfois descendaient jusqu’à moins soixante-dix ou moins quatre-vingt degrés. La plante poussait au centre des serres organisées en cercles concentriques, un champ au milieu, un premier cercle de salles de séchage et de conditionnement, un deuxième d’ateliers et de réserves, un troisième de logements, tous construits dans la même matière translucide, le keph, qu’on trouvait en grande quantité au fond des gorges profondes du centre du continent. Quelques bulles lumineuses flottaient au gré des infimes courants d’air et dispensaient un éclairage ambré. Aussi loin qu’ils s’en souvenaient, les hazems avaient toujours vécu dans les serres. On en comptait plusieurs dizaines autour de la ville de Dyocham, toutes reliées entre elles par un réseau complexe de passages souterrains. La demande en herbe étant de plus en plus forte depuis l’arrivée des premières vagues de colons et l’installation de l’astroport intersystèmes sur la lune de Hyem, ils avaient délaissé les autres cultures pour se consacrer uniquement à la hyemale, non pas pour amasser de l’argent, concept qui leur était étranger, mais parce qu’ils pensaient sincèrement concourir à l’évolution de ces êtres grossiers et bruyants qu’on appelait les hommes. Les hazems avaient une part d’humanité, contrairement à ce que nous avait affirmé le policier, dont le mépris révélait l’ignorance et la peur. Elle leur venait des êtres humains, des hommes et des femmes des premières vagues de pionniers, qui, fascinés par leur mode de vie, avaient déserté les villes pour les rejoindre dans les serres. Et, alors que les biologistes prétendaient les barrières des espèces infranchissables, le miracle avait eu lieu : des êtres hybrides, mi-hazems, mi-humains, étaient nés, jetant les bases d’une nouvelle espèce, d’une nouvelle évolution. Les métissages s’étaient poursuivis pour aboutir aux créatures que j’avais découvertes à mon réveil. Beaucoup plus grands et fins que nous, les hazems marchaient avec lenteur, comme s’ils ne vivaient pas à la même vitesse que les autres êtres vivants. Entièrement dépourvus de système pileux, ils avaient une peau lisse et légèrement dorée, des yeux immenses et ronds, un nez qui se réduisait à deux trous minuscules au-dessus de la bouche. D’eux on n’aurait su dire s’ils étaient beaux ou laids, mais la comparaison avec les Hyemans des galeries souterraines de Dyocham était tout à leur avantage. Ils nous fixaient, Sayi et moi, avec une curiosité amicale. Nous sommes allés dans le champ central circulaire, d’un diamètre d’environ deux cents pas. Malgré la dureté de la terre, les plantes avaient atteint une hauteur de deux pieds. Elles portaient à leur sommet, au-dessus d’une couronne de feuilles vert tendre, des fleurs encore fermées. Une trentaine de hazems travaillaient, séparant précautionneusement les feuilles les plus basses, les plus larges, de la tige et les déposant avec une grande délicatesse dans les paniers qu’ils portaient en bandoulière. La température ne devait pas excéder zéro degré et, pourtant, bien que peu couvert, je ne souffrais pas du froid. Mon regard revenait sans cesse échouer sur la peau dorée de Sayi, dévoilée par les relâchements du tissu enroulé autour de son corps. La lumière d’Ispharam entrait à flots par le plafond concave translucide. Autour du disque brillant et bleuté de l’étoile du système, une poignée d’étoiles pâles scintillaient dans le ciel complètement dégagé. Les rafales projetaient des paquets de neige et de glace mêlées sur les parois de la serre. À l’extérieur s’étendait l’infinie blancheur traversée par des écumes rageuses. Le manteau neigeux atteignait une hauteur d’environ trois hommes. Bien que la serre ne disposât d’aucun système de chauffage, une température supportable régnait à l’intérieur. Le keph, le matériau transparent, était un remarquable isolant. Les hazems travaillaient dans un silence respectueux, comme si le seul fait de cueillir les feuilles de la hyemale était un acte sacré en soi, une cérémonie. Les sifflements du vent les accompagnaient en prenant une résonance grave et majestueuse. Un hazem s’est relevé et dirigé vers nous ; une, devrais-je dire car, bien qu’incapable de la différencier de ses semblables, je l’ai spontanément assimilée au principe féminin. Elle a posé un long moment sur nous ses immenses yeux d’un jaune très pâle avant de dire : « Je suis Eychem. » Toujours cette impression que sa voix était collective, qu’elle s’exprimait au nom de tous les autres. « Moi c’est Olmeo, elle c’est Sayi, ai-je répondu. — Vous venez d’où ? — Du continent Asnaël de la planète Amble, moi du Pays Noir et elle des hauts plateaux du Souffle. — Vous allez où ? — Dans le système d’Epsilon du Pélopon. — Un très long voyage. Nous vous donnerons de la hyemale. » J’ai consulté Sayi du regard ; c’est elle qui a répondu : « Nous n’avons pas l’intention de prendre l’herbe du sommeil, nous voulons conserver notre lucidité, notre conscience, pendant tout le voyage. — Alors vous arriverez très vieux à destination. — Nous avons accepté les ralentisseurs métaboliques proposés par la compagnie entre Amble et Hyem et nous en gardons un très mauvais souvenir. — La hyemale n’a rien à voir avec les ralentisseurs chimiques. Nous ne parlons pas non plus de l’herbe fournie par la compagnie IS, ils la coupent avec des produits artificiels, nous parlons de l’essence de la fleur. Elle n’altère pas la conscience, elle brise ce que vous appelez le continuum, elle la projette dans toutes les directions, elle donne accès à d’autres dimensions. — Quel âge avez-vous ? » Je ne l’avais pas vraiment écoutée, j’étais avide de poser les questions qui tournaient dans ma tête. « L’âge ne signifie rien pour nous, nous ne vivons pas selon votre définition du temps. » Il m’a semblé percevoir de l’amusement dans la voix. « Comment ça se fait que vous parlez notre langue ? — Nous l’avons tout simplement apprise pour pouvoir communiquer avec les hommes. — Vous en parlez une autre ? — Avant que nous ne mélangions nos gènes avec ceux des êtres humains, nous n’avions pas la capacité physiologique de nous exprimer par le son, nous communiquions d’une autre façon. — Par la pensée, comme les anges ? — Nous préférons le terme de projection mentale. — Il y a des… enfin, des hommes et des femmes chez vous ? — Les principes mâle et femelle, tu veux dire ? Ils n’existaient pas avant l’arrivée des humains. — Alors comment vous faisiez pour… pour… — Nous reproduire ? » La gêne ressentie quelques instants plus tôt devant Sayi s’est rappelée à mon bon souvenir, j’ai rougi et acquiescé d’un mouvement de tête. « Il existe bien d’autres façons de perpétuer une espèce. Mais nous avons adopté la vôtre pour accueillir d’autres formes de vie. » Les autres hazems s’étaient relevés pour écouter notre conversation. Ils y participaient sans doute, j’avais la nette impression qu’ils se glissaient dans les moindres silences observés par Eychem. Une bulle-lumière s’est promenée au-dessus de nos têtes, éclairant tour à tour les têtes nues des hazems et les rangs parfaitement alignés de hyemale. « Pourquoi êtes-vous venus nous chercher dans le froid ? Comment avez-vous su, d’abord, que nous étions sur le point de mourir ? — La hyemale nous l’a dit. — Une herbe ? — Elle n’est pas une herbe mais une intelligence végétale, une porte qui s’ouvre sur d’autres réalités. — Pourquoi elle vous aurait prévenus ? — Nous ne le savons pas. Elle a certainement estimé que vous aviez un rôle à jouer. — Un rôle ? Sayi et moi, on est seulement des bannis qui cherchons à nous rendre sur la lune de Hyem pour prendre le grand vaisseau. — Et nous allons vous y aider. — Comment ? » Une rafale de vent particulièrement puissante a fait vibrer un long moment la structure de la serre. « Il n’y a pas que les navettes pour aller sur la lune. » Sayi m’a jeté un coup d’œil furtif. Elle m’en avait déjà parlé à mon réveil, mais j’avais cru avoir mal compris ou encore qu’elle se moquait de moi. « Vous… Vous avez un vaisseau ? — On n’a pas toujours besoin d’un vaisseau pour traverser l’espace. » CHAPITRE XVII Enjôleur : ce mot, qui désigne habituellement un beau parleur, prend chez certaines populations du continent Asnaël d’Amble une tout autre dimension. Il est alors synonyme de sorcier, de magicien ou d’homme qui détient un pouvoir surnaturel. Bien entendu, aucun scientifique digne de ce nom ne donnera le moindre crédit à ces superstitions d’un autre âge. Cependant, les témoignages sont légion d’hommes et de femmes ayant assisté aux prodiges d’un enjôleur. Est-ce, comme le prétendent les ethnologues, une forme d’hallucination collective résultant de l’envie de croire ? L’esprit rationnel aurait tendance à le penser. C’est bien connu, l’être candide aime prêter à certains personnages des pouvoirs extravagants, une façon comme une autre d’échapper à la banalité de sa propre existence. De tous temps les hommes ont forgé des mythes et des héros, et les enjôleurs ne sont que les derniers en date d’une longue liste. Qu’il me suffise ici d’énumérer quelques-uns des miracles qu’ils auraient accomplis : transformer la matière, guérir des maladies jugées incurables, arrêter la pluie, provoquer la pluie, calmer des bêtes fauves, empêcher un vaisseau endommagé de s’écraser ou de se perdre dans l’espace, changer l’eau en vin, multiplier les pains, soustraire un homme à la vue de ses ennemis, ressusciter un mort, j’arrête là, il n’y a pas de limite à l’imagination. Quant à moi, je crois que les enjôleurs ont réellement existé, mais qu’ils n’étaient dotés que de pouvoirs minuscules tels que conjurer les brûlures et arrêter les saignements, ce qui, en soi, est déjà un pied de nez aux règles les plus élémentaires du rationalisme. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des croyances populaires. EWEN se plaqua contre la paroi de la galerie pour laisser passer l’escadron de miliciens, mais ils s’arrêtèrent à sa hauteur et formèrent devant lui un demi-cercle lui interdisant toute fuite. Il faisait face aux spécimens les plus massifs de Dyocham, des hommes aussi larges que hauts dont les mains étaient d’énormes battoirs et qui le fixaient sans la moindre aménité. On devinait plutôt qu’on ne voyait leurs yeux renfoncés très loin dans leurs orbites profondes, des éclats de lumière au fond de puits de ténèbres. Ewen se retint de glisser la main dans le sac du cakra. Au moindre geste suspect de sa part, ils auraient pressé la détente des défats à canon court qu’ils tenaient braqués sur lui. Il pourrait en toucher un ou deux avec les cercles de feu, mais les autres auraient largement le temps de l’abattre. Il fallait attendre, savoir ce qu’ils lui voulaient. L’un d’eux s’avança d’un pas étonnamment léger en regard de sa corpulence, épousseta du dos de la main le revers de sa veste rouge avant de déclarer, d’un ton rogue : « Suis-nous sans résistance. — Qu’est-ce qu’on me reproche ? » demanda Ewen. Son interlocuteur avoua son ignorance d’une moue qui transformait son visage en une lande chaotique de poils, de creux et de bosses. « On doit juste t’amener. Si tu refuses de nous suivre, on a ordre de te réduire en trou noir. — Qui vous a donné cet ordre ? » Les yeux du Hyeman flamboyèrent au fond de leurs antres ténébreux. « Ce n’est pas à toi de poser les questions. Suis-nous, et ne t’avise surtout pas de tenter quoi que ce soit. » Les miliciens escortèrent Ewen dans les galeries qui, habituellement bondées, se vidaient comme par enchantement à leur approche. Quatre s’étaient placés devant lui, deux sur les côtés et quatre derrière. Rezan avait parlé la veille des miliciens. Elle en avait aperçu deux dans l’agence où elle avait acheté les billets de train et, intriguée par la mine épouvantée du guichetier, elle lui avait posé des questions auxquelles il avait répondu avec réticence : ils n’étaient pas les gardiens de l’ordre officiels, mais des forces paramilitaires qui dépendaient directement du conseil de Dyocham, ils faisaient régner l’ordre dans la ville, et surtout la terreur, ils réprimaient les moindres bagarres, contestations et disputes avec une férocité inouïe, rançonnaient les nouveaux immigrants et partageaient la moitié de leurs gains avec les autorités. Le guichetier avait ajouté, d’un tout petit filet de voix, qu’ils étaient les vrais patrons de la cité, qu’ils rackettaient également les commerçants, les banquiers et les compagnies de voyage, et que leurs chefs, les terribles serkems, prendraient tôt ou tard le contrôle du continent, voire de la planète tout entière. Les seuls auxquels ils ne s’en prenaient pas étaient les herbeux, les mystérieux cultivateurs de l’herbe du sommeil, peut-être parce que les miliciens, lâches comme tous les tyranneaux, hésitaient à s’attaquer à des créatures non humaines. « Ces types-là, avait ajouté le guichetier, plus mort que vif, sont des démons qui nous viennent tout droit des mondes infernaux. » Ils entraînèrent Ewen dans une galerie étroite, sombre et déserte. Il crut qu’ils allaient lui régler son compte et approcha sa main droite du sac du cakra. Peut-être qu’un seul cercle de feu suffirait à les disperser. Il en doutait : ils étaient d’une autre trempe que les Hyemans qui avaient tenté d’enlever Rezan dans le restaurant. L’implant vital criblait son cerveau d’ondes fulgurantes, brûlantes. Il lui fallait tenter l’impossible, il n’avait pas le droit de renoncer. Il glissa discrètement la main dans le sac et, à tâtons, approcha les doigts de la fente du cakra. Les miliciens s’arrêtèrent devant une façade grise en apparence aveugle. La chaleur du disque de feu se glissait par la manche d’Ewen et l’irradiait jusqu’à l’épaule. Une porte coulissa dans un crissement, un rayon de lumière découpa un rectangle étincelant sur la façade opposée. « Entre là-dedans », aboya celui des miliciens qui semblait être le chef de l’escadron. Ewen estima qu’il valait mieux obtempérer. Il traversa une première pièce où se tenaient d’autres miliciens, tous massifs et vêtus des mêmes uniformes rouges, passa dans une seconde, plus petite, où l’accueillit, assis derrière un bureau, un homme à l’apparence plus frêle que les autres, probablement plus âgé, habillé de bleu marine. Il garda les yeux rivés sur Ewen un long moment sans dire un mot. Si son visage avait subi l’écrasement et la déformation propres à la gravité de Hyem, ses traits avaient gardé des traces de l’humanité de ses ancêtres, des vestiges de finesse entre les creux et les bosses. « Ainsi, voilà l’homme qui, à lui seul, a mis en déroute une horde de tueurs de Bolsker, finit-il par déclarer d’une voix sourde, presque caverneuse. — Vous voulez sans doute parler de ces hommes qui ont tenté de s’en prendre à mon amie ? dit Ewen. J’aurais dû les laisser l’enlever ? » Les yeux du Hyeman brillèrent et son visage s’anima, un sourire peut-être. « Non, bien entendu, chaque être humain a le droit de défendre les siens, c’est même un devoir sacré. Que tu aies mis en fuite ces minables n’est vraiment pas un problème, j’aurais au contraire tendance à m’en réjouir, mais c’est la méthode qui m’intéresse. — Quelle méthode ? » Le Hyeman marqua un temps de silence, Ewen perçut de la tension dans les mouvements de son visage. « Je m’aperçois que je ne me suis pas encore présenté. Je suis le serkem Tar Mollik, à la tête d’une cohorte de cinq mille miliciens et responsable de la sécurité d’un dixième du territoire de Dyocham. Et toi, qui es-tu ? — Andel Kartrau, importateur de cheveux d’ange de la planète Amble. » Les doigts épais du serkem pianotèrent sur le métal du bureau. « Ce cher Andel, l’un des rares habitants de cette foutue planète à avoir gardé une apparence humaine. On les appelle les « intacts » par ici. Une anomalie génétique. On ne les aime pas beaucoup, mais j’avais de l’estime, voire de l’amitié pour Andel Kartrau. Un élément de grande valeur. Je souhaitais qu’il s’engage dans la milice, il a préféré la chasse : il croyait faire fortune avec les fourrures bleutées des grands fauves du Sud. Il a, malheureusement pour lui, contrevenu aux intérêts de certains clans et a été obligé de s’exiler sur Boréal. Si tu me disais, maintenant, pourquoi tu as usurpé son identité. » Ewen demeura quelques secondes glacé, incapable d’émettre la moindre pensée, avant de bredouiller : « Andel est mort à Frahel. Et j’ai pensé qu’il valait mieux utiliser son nom, simple mesure de précaution. — Pourquoi ces précautions ? — La concurrence est rude dans le commerce des tissus d’ange. » Le serkem dévisagea à nouveau Ewen. Ses yeux étaient plus grands et plus clairs que ceux des autres Hyemans, d’un bleu-vert tirant sur le gris. « Arrête de te foutre de ma gueule ! On t’a vu décocher un cercle de feu sur les crétins de Bolsker. Les marchands de tissu ne possèdent pas ce genre d’arme. Les seuls qui les utilisent sont, à ma connaissance, les frères du Panca. Soit tu es un frère du Panca, soit tu en as massacré un pour lui voler son arme, peu importe dans le fond. » Le serkem se leva et fit le tour de son bureau pour s’approcher d’Ewen. Ses cheveux châtain clair étaient répartis en touffes inégales sur son crâne allongé. Un peu plus petit et large que son vis-à-vis, il se hissait sur la pointe des pieds pour se maintenir à sa hauteur. « Ce qui m’intéresse, c’est l’arme. Je ne chercherai pas à savoir comment elle est arrivée dans tes mains. Voici le marché : soit tu me la remets sans résistance et je te laisse sortir vivant de ce bureau, soit je te la prends de force et je ne ferai preuve d’aucune clémence. » Une nuée d’ondes blessantes déferlèrent dans le cerveau d’Ewen. « Qui me dit que vous m’épargnerez si je vous obéis ? – Je suis un serkem, et personne sur cette planète ne s’aviserait de douter de la parole d’un serkem. » Ewen désigna le défat à canon court dont la crosse noire dépassait de l’étui glissé dans le ceinturon de son interlocuteur. « Le cakra n’est pas une arme ordinaire comme votre défatome. Il ne vous servira peut-être à rien : il ne fonctionne qu’en symbiose avec l’individu qui l’utilise. » Tout en parlant, Ewen observait la disposition des lieux. Par la porte du bureau restée entrouverte, il apercevait les miliciens regroupés dans la pièce d’à côté. Il lui fallait provoquer un début de panique, un bref chaos qu’il mettrait à profit pour s’enfuir. Hors de question de céder à la requête de son vis-à-vis. Sans le disque de feu, ses chances déjà minces de rejoindre le quatrième frère sur Phaïstos se réduiraient comme peau de chagrin. Et puis un membre du Panca ne pouvait se résoudre à abandonner le symbole de son appartenance à la Fraternité à un homme dévoré d’ambition tel Tar Mollik. « Ça, c’est à moi d’en juger », fit le serkem. Son index carré se pointa sur le sac bariolé qu’Ewen portait en bandoulière par-dessus son manteau fourré. « Il est là-dedans, je suppose. » Ewen prit sa décision en une fraction de seconde. Son implant vital cessa aussitôt d’émettre ses ondes douloureuses, sa respiration s’apaisa, ainsi que les battements de son cœur. « D’accord, je vous le donne. » Il plongea la main dans le sac de tissu et l’enfonça aussitôt dans la fente du cakra. « Ne t’avise surtout pas de tenter un mauvais coup, gronda le serkem. Mes hommes te réduiront en trou noir au moindre geste suspect de ta part. » Ewen grimaça pour dominer la sensation de brûlure. « Le voici. » Il tira le cakra de son sac et le pointa sur Tar Mollik. Le cercle éblouissant jaillit aussitôt du disque métallique et vola vers le cou du serkem. Le feu lui ravagea la gorge et l’empêcha de proférer le moindre son. Ewen se recula, suffoqué par l’odeur de chair grillée. Le Hyeman voulut se diriger vers la porte, mais ses jambes se dérobèrent au bout de deux pas. Son visage n’était plus qu’un masque noir grésillant, des flammèches couraient dans ses cheveux épars, ses yeux s’éteignaient au fond de leurs orbites. Il s’affaissa d’abord sur son bureau puis tomba sur le sol en poussant un gémissement étranglé. Le feu ne lui laissait pas le moindre répit, s’étendant sans cesse, dévorant chaque parcelle de peau, chaque muscle, chaque organe. Ewen vérifia que les autres n’avaient rien remarqué dans la pièce d’à côté, se pencha sur le corps agonisant du serkem et dégagea le défat de sa gaine de cuir. Il n’avait jamais manipulé ce genre d’arme, mais il avait vu des hommes s’en servir : il suffisait de déverrouiller le cran de sûreté et de presser la détente. Il se releva. Se diriger maintenant vers la sortie du local, gagner la galerie étroite et sombre où attendait le groupe des miliciens qui l’avaient escorté. Le cakra dans une main, le défat dans l’autre, il s’avança vers la porte. Il n’eut pas besoin de se retourner pour se rendre compte que Tar Mollik avait cessé de vivre : un silence de mort régnait sur le petit bureau. Il compta une dizaine d’hommes. Leur proximité les empêcherait de tirer des ondes décréatrices d’atomes. Il devait traverser leurs rangs en évitant d’être saisi, immobilisé, enseveli sous le nombre. Il leva le cakra et le pointa sur le milicien le plus exposé. Le jaillissement du cercle de feu faillit le surprendre. Le milicien eut le temps de tourner la tête dans sa direction avant d’être frappé à la poitrine. Son cri déclencha un début d’affolement chez les autres, plus encore quand ils le découvrirent aux prises avec un halo incandescent. Personne ne lui vint en aide. Ils reculèrent, terrorisés, ignorant d’où jaillissait le feu assassin, redoutant d’être contaminés par son éclat. Jugeant le moment opportun, Ewen sortit du bureau et traversa la pièce en quelques bonds. Aucun homme ne se jeta en travers de son chemin. Il louvoya entre les corps figés, atteignit la porte, tourna la poignée. Personne dans la galerie étroite et sombre. Les hommes qui l’avaient escorté étaient repartis. Des vociférations derrière lui. Les miliciens se ressaisissaient, se réorganisaient. Craignant que la partie droite, la plus ténébreuse, ne s’achève en impasse, il choisit de filer vers la gauche, en direction de la bouche lumineuse qui, une cinquantaine de mètres plus loin, donnait sur la galerie plus large et éclairée. Il fonça le long des façades, des bruits de pas et des éclats de voix retentirent dans son dos, puis les cliquetis d’armes dont on débloquait le cran de sûreté. Il changea brusquement de direction et courut le long des façades opposées. Les premières ondes percutèrent les matériaux métalliques avec de petits chuintements semblables à des soupirs dépités. Ewen accéléra. Plus que quelques mètres avant d’atteindre la galerie transversale. Il changea une nouvelle fois de direction. Sentit le froid des ondes destructrices tout près de sa nuque. Les glapissements des miliciens se répercutaient de loin en loin dans le réseau souterrain. Les autres cohortes étaient probablement en train de procéder au bouclage du secteur. Il atteignit enfin la galerie plus large. Les passants, assez nombreux, s’étaient figés, alertés par le tumulte. Sans cesser de courir, Ewen remit le cakra dans le sac et dégagea sa main. La sensation de brûlure s’estompa aussitôt. Il lança un coup d’œil en arrière. Habitués à la gravité, les miliciens gagnaient rapidement du terrain. Il n’osa pas presser la détente du défat de peur de toucher un badaud. Il aperçut d’autres uniformes rouges devant lui, s’engagea dans une galerie sur sa droite, fréquentée elle aussi, bouscula un homme dont les insultes restèrent coincées dans sa gorge lorsqu’il vit débouler les premiers miliciens. Les flots de badauds et de clients vomis par les portes des boutiques ralentissaient les poursuivants, les empêchaient d’utiliser leurs armes. Ewen parvint sans encombre à l’extrémité de la galerie. Plusieurs possibilités s’offrirent à lui : ou se jeter dans un autre passage, ou prendre l’ascenseur pour la surface, ou se ruer dans le grand magasin qui occupait probablement plusieurs étages et dont la vitrine abondamment éclairée se situait quelques mètres plus loin sur sa gauche. Il n’avait aucune chance de semer les miliciens et l’ascenseur mettrait trop de temps à parvenir à son niveau. Il s’engouffra dans le magasin, traversa un étage où l’on vendait des vêtements, des sous-vêtements, des chaussures, se jeta dans un escalier roulant, déboucha à l’étage des ustensiles de cuisine et autres accessoires pour la maison, se rua dans un escalier métallique tournant qu’il gravit quatre à quatre, se rendit compte qu’il avait atteint le dernier niveau, l’espace des meubles, chercha fébrilement une cachette, choisit une armoire en bois peint dont la porte était en partie masquée par un paravent, s’y enferma. Il reprit son souffle en s’efforçant de ne pas faire de bruit. Il transpirait à grosses gouttes, ses muscles tétanisés tremblaient légèrement, son cœur cognait à toute volée. Il espéra qu’aucun client ne s’intéresserait à l’armoire dont le bois épais assourdissait les bruits. Malgré son épuisement, il baignait dans un grand calme, il se sentait très proche d’Ezalde et d’Ynolde, davantage qu’il ne l’avait jamais été, comme si elles s’étaient embarquées à bord du même vaisseau que lui et qu’elles l’attendaient quelque part dans un coin de ce grand magasin de la ville souterraine de Dyocham. L’impression était si forte, si intense, qu’il dut se raisonner pour ne pas quitter sa cachette. Des bruits de pas, des éclats de voix étouffés lui firent croire à l’irruption soudaine de ses poursuivants ; il s’agissait seulement d’un couple illégitime qui s’abritait derrière le paravent pour échanger baisers, caresses et serments enfiévrés. Il faillit éclater de rire ; des sanglots se coincèrent dans sa gorge. Le temps s’écoula avec une lenteur crispante, un silence total finit par redescendre sur les lieux. Il en déduisit que le magasin était fermé, sortit précautionneusement de l’armoire et s’aventura dans l’étage qui n’était plus éclairé que par des veilleuses flottantes. Craignant de déclencher une alarme ou un quelconque système de surveillance vidéo, il chercha une issue, finit par découvrir une porte dérobée dans un renfoncement du mur, parvint à forcer la serrure, assez rudimentaire, à passer dans une galerie si étroite que ses deux épaules en frôlaient les parois. Pas un bruit ne troublait le silence. Dyocham sommeillait, plongée dans la nuit de la vespre. Il décida de se rendre directement à l’astroport et d’attendre sur place le départ de la navette à destination de la lune. La mort d’un serkem avait sans doute mis la milice sur les dents, il ne serait plus en sécurité nulle part. Il s’aventura dans le réseau souterrain plongé dans la pénombre, s’immobilisant au moindre bruit. Pas facile de s’orienter dans le labyrinthe privé de ses lumières, de ses repères habituels. Il marcha au hasard jusqu’à ce qu’il reconnaisse l’une des galeries principales, éclairée par des veilleuses mobiles. Le système des tapis roulants ne fonctionnant pas pendant la nuit de la vespre, il n’avait pas d’autre choix que de parcourir à pied la quinzaine de kilomètres qui le séparaient de l’astroport lunaire. Des bruits de pas dans le lointain l’incitèrent à se cacher derrière l’une des quatre colonnes qui étayaient le seuil profond d’une boutique. Des rayons de lumière précédèrent de quelques secondes l’irruption d’une patrouille de miliciens. Visiblement pressés, ils filèrent sans prendre le temps de vérifier les nombreux renfoncements des deux côtés de la galerie. Le silence absorba peu à peu les claquements de leurs bottes. L’activité de l’astroport ne s’était pas interrompue avec la vespre. On continuait de préparer la navette dressée au milieu de son pas de tir. Posée sur ses quatre pieds, nettement moins grande que les vaisseaux interplanétaires, elle pointait son museau effilé vers le ciel et mille feux bleutés brillaient sur son corps allongé, alvéolaire, élégant, exposé aux lueurs naissantes et rasantes d’Ispharam. On avait dégagé certaines pistes de l’astroport de leur gangue de neige et de glace afin de permettre aux véhicules de ravitaillement de circuler sur le pas de tir. Le voyage pour la lune ne durait que cinq jours, mais les moteurs de la navette étaient tellement puissants, tellement gourmands, qu’ils nécessitaient une énorme quantité de carburant. Ewen s’était installé dans la salle d’attente en compagnie d’autres voyageurs. Le confort y était sommaire, les sièges ne s’allongeaient pas complètement, les toilettes n’étaient pas équipées de douches, les repas étaient hors de prix et à peine mangeables, mais il se sentait en relative sécurité au milieu des familles de passagers. Les miliciens, s’ils le retrouvaient – et ils l’avaient sans doute déjà retrouvé, l’astroport étant placé sous surveillance constante –, n’oseraient pas intervenir au milieu d’une telle foule et dans un espace aussi exigu. Ewen ne dormait pratiquement pas, surveillant sans cesse l’unique entrée de la salle d’attente. Et quand ses yeux se fermaient, son implant vital prenait le relais, le criblant d’ondes désagréables jusqu’à ce qu’il se réveille. Il se replongeait alors dans ses souvenirs, dans l’atmosphère douce et paisible des Dames-Blanches, dans l’agréable chaleur de la maison, dans les yeux limpides d’Ezalde et d’Ynolde. L’intrusion inopinée de plusieurs hommes qui semblaient chercher quelqu’un parmi les voyageurs l’avait tenu un moment en alerte, mais ils étaient repartis bredouilles après avoir fouillé minutieusement les lieux et contraint certains hommes à retirer leur couvre-chef ou leur bonnet. La salle d’attente se remplissait, signe que le décollage était imminent. Ewen commençait à se détendre. Tar Mollik mort, les autres serkems n’étaient peut-être pas au courant de l’existence du cakra. Il continuait cependant de surveiller la porte d’entrée de la salle, s’efforçant de repérer d’éventuels suspects parmi les nouveaux visages. L’annonce du départ et de l’embarquement immédiat tomba au début de la prime, quelques instants après que la noria des véhicules de ravitaillement se fut interrompue. Les comptoirs escamotables firent leur apparition sur un côté de la salle. Des hôtes de la compagnie HL (Hyem-Lune), en uniforme bleu et orange, répartirent les passagers en une dizaine de files. Le nombre des voyageurs se montait à environ sept cents. La navette en avait déjà transporté plusieurs milliers sur la lune au cours des deux derniers moisTO, tous en partance pour Epsilon du Pélopon. Au total, selon les chiffres affichés sur l’un des nombreux écrans suspendus, le grand vaisseau embarquerait près de trente mille passagers, qui arriveraient quatre-vingts ansTO plus tard sur la première des deux planètes de destination, Phaïstos et Séidon. Une tempête de neige déferlait sur l’astroport, les flocons escamotaient le haut de la navette et les pistes dégagées se recouvraient d’un épais voile blanc. La file dans laquelle Ewen avait pris place venait d’être immobilisée par un couple dont les réservations ne s’étaient pas effectuées correctement. Son implant vital émit à nouveau des ondes douloureuses. Des passerelles couvertes reliaient la salle d’attente à l’appareil. Derrière Ewen avaient pris place deux familles bruyantes en provenance du continent Asnaël d’Amble, reconnaissables à leurs vêtements de toile, à leurs pèlerines et à leurs chapeaux. Pour que ceux-là acceptent de confier leurs corps et leurs âmes à un démon technologique, il fallait que leur situation fût vraiment désespérée. Adolescent, il avait souvent vu déferler sur Arcad les vagues d’immigrants en provenance du continent voisin, plus pauvre et au climat rude. Il se souvenait de l’effroi qui leur agrandissait les yeux, de leurs hésitations, de leur gaucherie. La plupart du temps ils allaient rejoindre les communautés disséminées dans le sud du continent. L’afflux massif des Asnaéliens provoquait parfois des réactions violentes chez les autochtones, et Ewen lui-même, à peine sorti de l’enfance, avait participé à des expéditions punitives contre les nouveaux arrivants. Ces derniers ne se défendaient pas et leur passivité avait rendu les équipées particulièrement pénibles. L’un des enfants, un garçon de six ou sept ans, lui adressa un magnifique sourire édenté. Les opérations d’embarquement se poursuivirent avec lenteur mais sans heurt, jusqu’à ce qu’une agitation confuse secoue l’une des files d’attente. Ewen repéra un premier uniforme rouge à quelques pas, puis un deuxième, un troisième : une cohorte de miliciens avait investi la salle d’attente et contrôlait les files avec leur brutalité coutumière, bousculant et frappant les hommes qui protestaient ou ne se découvraient pas assez rapidement. Leur apparition avait suspendu les opérations d’embarquement. Ils se rapprochaient inexorablement d’Ewen. Il évalua ses chances d’atteindre et de forcer la porte d’entrée, gardée par quatre hommes, avant d’être touché par une onde : quasi nulles. Il décida cependant de courir le risque et guetta l’instant propice. Au moment où il allait s’élancer, le garçon au sourire édenté le tira par la manche. « Argor ! murmura la femme qui se tenait derrière lui. Laisse donc ce monsieur tranquille. » Elle jetait des coups d’œil fréquents et inquiets en direction des miliciens. Ewen faillit écarter l’enfant pour s’élancer vers la porte d’entrée, mais quelque chose l’en dissuada, l’incroyable gravité de ses yeux couleur de terre brûlée peut-être, ou encore la façon qu’il avait de tendre les mains vers lui, paumes ouvertes, doigts écartés, comme s’il tentait de lui offrir un invisible présent. La mère saisit son garçon par le col de sa chemise et le tira en arrière ; il résista et lui adressa un regard aigu, péremptoire. Elle dévisagea Ewen d’un air stupéfait. « C’est vous qu’ils recherchent ? » Il acquiesça d’un hochement de tête. « Venez vite par ici. » Le garçon l’encouragea d’un sourire. Il avait le même visage rond et naïf que sa mère sous ses cheveux noirs taillés à l’emporte-pièce. Les sept membres de la famille, quatre adultes et trois enfants, s’écartèrent pour inviter Ewen au centre de leur cercle qu’ils refermèrent sur lui ; il douta que ce paravent sommaire de robes, de manteaux, de bonnets et de chevelures suffise à tromper la vigilance des miliciens. Les enfants, dont le plus petit n’avait probablement pas atteint ses trois ans, ne bronchèrent pas ; leur discipline, leur sang-froid l’étonnèrent. « Asseyez-vous et ne bougez plus », murmura la femme sans se retourner. Il obtempéra. Des vibrations lui traversaient le cerveau bien que son implant vital n’émît plus aucune onde. Le garçon au sourire édenté lui tournait le dos, mais ses mains potelées, le long de ses cuisses, restaient orientées dans sa direction. Il lui sembla que les bruits s’estompaient, comme s’il s’était réfugié à l’intérieur d’une bulle transparente isolante. Il perdit peu à peu toute notion de temps, il ne ressentait plus d’inquiétude, il flottait dans une neutralité plutôt agréable où les pensées floues, lointaines, ressemblaient à des rêves. « Monsieur, ils sont partis. Monsieur ! » La femme lui secouait vigoureusement l’épaule. Les mèches noires dépassant de sa coiffe tremblaient de chaque côté de ses joues. Tout autour de lui, les visages des enfants et des adultes étaient pénétrés de gravité. Le garçon au sourire édenté le fixait avec la mine attentive d’un explorateur devant une créature inconnue. « Il faut avancer maintenant. » Il se releva et se rendit compte qu’il ne restait plus grand monde dans la salle d’attente, et plus un seul uniforme rouge. Les autres files finissaient de s’écouler. Il fit quelques pas hésitants en direction du comptoir, puis il attendit que la femme arrive à sa hauteur pour lui demander : « Ça fait longtemps que les miliciens sont partis ? — Un bon moment. — Que… Qu’est-il arrivé ? » D’un coup de menton, elle désigna le garçon qui marchait à ses côtés. « Argor est un enjôleur. Il vous a fait disparaître. — On ne peut pas faire disparaître les gens comme ça ! — Vous n’avez pas vraiment disparu, il vous a seulement rendu invisible aux yeux des hommes en rouge. » Ewen fixa le garçon. « Pourquoi es-tu venu à mon aide ? — Il ne vous répondra pas, dit la mère. Il ne parle pas. Et, s’il est intervenu, c’est qu’il avait de bonnes raisons de le faire. — Il aurait pu vous mettre en danger. — Sans doute, mais on ne peut pas aller contre la volonté d’un enjôleur. » CHAPITRE XVIII Lune de Hyem : principal des trois satellites de la planète Hyem (les deux autres sont si peu importants qu’on les considère plutôt comme des astéroïdes), la lune a rapidement été utilisée par les autorités hyemanes comme base de lancement des grands vaisseaux intersystèmes, à cause de sa gravité nettement moins forte que celle de la planète et, donc, moins gourmande en énergie. Terraformée par les techniciens hyemans, la lune a connu un développement rapide et spectaculaire ainsi qu’une immigration galopante. Très vite, les lunaires ont estimé que le gouvernement planétaire était incompétent dans l’administration du satellite et réclamé leur autonomie. Ainsi a débuté la guerre d’indépendance, dite également guerre de l’Astroport. L’Organisation des mondes humains a longtemps refusé de prendre parti pour l’un ou l’autre camp, mais, après la grande bataille de l’Esplun et le massacre atroce d’une partie de la population civile, la lune de Hyem a fini par acquérir un statut équivalent à celui d’une planète, une première dans l’histoire de la conquête de la Voie lactée. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des conflits planétaires. LES CARNETS D’OLMEO, 9 « ON va tous crever de froid…» Je n’étais pas certain d’avoir prononcé ces paroles, je n’étais plus sûr de rien depuis que les hazems nous avaient offert cette décoction brûlante au goût âpre de terre et d’herbe ; je ne maîtrisais plus aucune de mes pensées ni aucun de mes gestes, j’étais emporté par d’invisibles courants contre lesquels il ne servait à rien de lutter. M’man, Elbéore, Sayi et moi avions suivi Eychem dans l’une des galeries qui reliaient les serres entre elles. Nous avions abandonné les tenues hazems et repris nos vêtements et nos chaussures traditionnels du Pays Noir. Heureusement que m’man avait eu le réflexe de récupérer notre argent, nos jetons d’identité et de transport dans les malles restées à l’hôtel car, d’après nos hôtes, nous n’avions plus le temps de retourner à Dyocham : si nous voulions arriver sur la lune avant le décollage du grand vaisseau, nous devions partir immédiatement, d’autant que le djilem avait déjà jailli du ventre de la planète et qu’il fallait profiter sans tarder de son éruption. Sayi marchait devant moi dans le désert neigeux balayé par les rafales. J’avais l’impression d’être un fragment de son rêve, ou qu’elle était un fragment du mien. Elle me semblait à la fois très proche – si proche que je pouvais presque me glisser dans sa peau, dans sa tête, dans son âme – et très lointaine, comme un monde qui se dérobait sitôt que je croyais le toucher. Les réponses se formulaient en moi avant que je n’aie eu le temps de me poser les questions. Ainsi je savais ce qu’était le djilem, un flux d’énergie qui surgissait régulièrement des entrailles de Hyem et frappait la lune, un rappel nostalgique de leurs origines communes, un épanchement de la planète semblable à celui d’une mère envers son enfant. Le cordon ombilical se reconstituait régulièrement entre les deux corps célestes qui autrefois n’en formaient qu’un. La décoction servie par les hazems quelques instants avant notre départ avait modifié mes perceptions. Elle nous permettait aussi de résister au froid, que je devinais terrible à la violence du vent qui arrachait des pans entiers de glace et les poussait brutalement sur l’étendue blanche plane écrasée par la nuit. Curieusement, les rafales ne nous atteignaient pas, comme si elles se brisaient sur les parois d’un invisible tunnel, nous progressions sans opposition sur la neige dure et glissante. Seule Eychem nous accompagnait, les autres hazems avaient vaqué à leurs occupations quotidiennes sans nous saluer ni même nous accorder un semblant d’attention. Leur attitude aurait été jugée offensante dans les communautés du Pays Noir où chaque événement s’accompagnait de démonstrations affectives gesticulantes, mais je n’avais senti aucun mépris de leur part, seulement un autre rapport au temps, à l’éloignement. Pas une étoile ne perçait le noir profond du ciel. La lenteur du pas d’Eychem n’était qu’apparente. Elle s’orientait sans hésitation dans un environnement où le vent modifiait sans cesse les points de repère. De temps à autre, je me retournais pour vérifier que m’man et Elbéore nous suivaient toujours. L’impassibilité de leurs visages offrait un contraste saisissant avec les éléments tourmentés. Nous nous sommes enfoncés toujours plus loin dans le cœur du désert glacé. À plusieurs reprises, je me suis dit que nous ne pourrions plus revenir sur nos pas, que nous marchions au-devant de notre propre mort, mais jamais l’idée ne m’est venue de me révolter ou de rebrousser chemin, j’acceptais mon sort avec une distance qui n’était pas de la résignation mais, je crois, une forme de sérénité. Eychem a désigné un monticule au beau milieu du désert de glace et de neige. Je l’ai pris pour une congère jusqu’à ce que je me rende compte que son sommet était agité de spasmes, un peu comme le ventre d’une femelle quelques instants avant de mettre bas. Plus nous nous en rapprochions, plus il se révélait imposant. Il culminait probablement à une hauteur de deux mille pieds. D’énormes paquets de neige et de glace s’agglutinaient sur ses flancs. Aucune clarté ne s’en échappait et, pourtant, je discernais une activité intense tout là-haut. Eychem s’est lancée avec agilité sur la pente. Nous lui avons emboîté le pas sans nous consulter et nous avons progressé lentement, courbés, essayant d’offrir le moins de prise possible aux rafales. Le vent faisait un raffut de tous les diables, s’engouffrant dans les moindres failles, s’acharnant sur les moindres saillies, mais nous restions hors de son atteinte, protégés par un invisible bouclier. Je sentais le sol vibrer, bouger, se dérober sous mes pas. À mi-pente, les convulsions que j’avais entrevues quelques instants plus tôt se sont amplifiées et ont provoqué de véritables secousses, manquant de nous renverser. Eychem s’est retournée pour nous encourager du regard. Ses yeux ronds brillaient dans la nuit comme deux étoiles dégringolées du ciel. Nous avons fini de gravir la colline au milieu des éboulis de glace et de neige. À chaque pas j’avais l’impression d’être soulevé par un flot d’une puissance phénoménale. Je distinguais maintenant l’énergie qui jaillissait du cratère et se perdait dans le ciel. Elle ne dégageait aucune lumière. Plus sombre et dense que la nuit, elle évoquait ces colonnes à la force dévastatrice dressées par les tornades entre ciel et terre. Nous nous sommes arrêtés au bord du cratère. « Le djilem va bientôt retourner dans son antre. Il ne vous reste pas beaucoup de temps. » La voix pourtant douce d’Eychem dominait les vociférations du vent. « Qu’est-ce qu’on doit faire maintenant ? » ai-je demandé. Elle a tendu son long bras vers la colonne d’énergie. « Vous laisser emporter par le souffle du djilem. Il vous conduira sur la lune, pas loin de l’astroport. » J’ai failli encore lui demander si elle en était certaine, si elle avait déjà utilisé ce mode de transport, si nous n’allions pas manquer d’oxygène dans l’espace, si nous allions bien alunir à proximité de l’astroport intersystèmes, mais à chacune de mes interrogations la réponse s’imposait en moi : le djilem soufflait dans les deux sens, il avait transporté des générations et des générations de hazems entre Hyem et la lune, il leur avait permis de survivre aux incessants conflits entre la planète et le satellite réclamant son indépendance, nous n’avions rien d’autre à faire que sauter dans le cratère. Et je me suis souvenu des paroles d’Eychem dans la serre : L’herbe est une intelligence végétale, elle ouvre la porte à d’autres réalités… J’ai compris que nos hôtes nous avaient servi une décoction de fleurs séchées de hyemale pour nous relier à leur histoire, nous préserver du froid et nous préparer au voyage. Sayi a plongé dans le cratère, la tête en avant, les bras écartés. J’ai vu sa frêle silhouette disparaître dans le vortex d’énergie du djilem. M’man l’a suivie en entraînant Elbéore avec elle après m’avoir lancé un regard tragique. Je me suis rapproché d’Eychem, je n’ai lu aucune expression dans ses yeux ni sur son visage lisse. « Merci. — Faites un bon voyage, a-t-elle répondu. — Le djilem ne peut pas nous emporter plus loin que sur la lune ? — C’est seulement un souffle entre un grand et un petit corps célestes. Si vous voulez aller plus loin, vous devrez prendre le vaisseau. » Elle s’est détournée et lancée dans la descente. J’ai pensé que les humains gagneraient du temps et de la sagesse s’ils cessaient de quémander de la reconnaissance. Les hazems, eux, n’attendaient rien, ils vivaient dans l’éternité de l’instant. J’ai pris mon élan et sauté à mon tour dans le cratère. Le djilem m’a saisi et projeté avec une telle puissance que mon corps s’est pulvérisé – c’est l’impression que j’ai eue – et j’ai perdu connaissance. Les mots sont impuissants à décrire l’indicible, l’informe, l’au-delà du temps, la vitesse, la légèreté et la fluidité infinies. J’ai gardé, dans le souffle du djilem, un fond de conscience qui m’a permis d’éprouver des sensations à la fois confuses et fortes, mais, après qu’il m’eut déposé sur la surface de la lune, je suis resté un long moment sidéré par l’expérience inouïe que je venais de vivre, incapable de rassembler mes pensées, comme si les cellules de mon corps étaient encore dispersées dans le flot d’énergie. Allongées tout près de moi, m’man, Elbéore et Sayi ne bougeaient pas, les yeux grands ouverts, fixes. Elles ne paraissaient pas souffrir, elles avaient seulement besoin de temps pour reprendre possession d’elles-mêmes, tout comme moi. Nous nous trouvions à l’intérieur d’un cirque naturel entouré de parois grises parsemées de buissons dont les branches et les feuilles dégringolaient en cascades sombres entre les rochers. Les étoiles scintillaient au-dessus de nous, si nombreuses et brillantes qu’elles nous éclairaient mieux que les rayons d’Ispharam sur Hyem. J’avais du mal à respirer et, pourtant, je me sentais incroyablement léger. Je me suis souvenu que la lune, rendue habitable cinq siècles plus tôt par les terraformeurs hyemans, n’avait pas le même taux d’oxygène que sa planète, qu’on s’y sentait un peu comme en haute montagne, qu’il fallait du temps pour s’adapter à son atmosphère, qu’on pouvait même souffrir d’un mal redoutable appelé lunite ou « mal de lune ». J’ai entrevu des mouvements dans le lointain, j’ai voulu me relever, mais, la coordination entre mon cerveau et mon corps n’étant pas rétablie, je suis resté allongé sur le sol. Deux hommes sont entrés dans mon champ de vision. Ils marchaient du pas souple et prudent des soldats sur le pied de guerre. Coiffés d’amples turbans et vêtus de combinaisons couleur de roche, ils portaient des armes en bandoulière, des défatomes d’un modèle très ancien. Ils se sont approchés de nous. Leurs visages fins, lisses et glabres exprimaient de la méfiance. Ils nous ont observés un petit moment avant que le plus ancien des deux ne prenne la parole : « Qu’est-ce que vous fichez ici ? — C’est… le… le djilem », ai-je réussi à murmurer. Les deux hommes se sont consultés du regard. « Vous n’êtes pourtant pas des herbeux, a lancé le plus jeune avec une moue dédaigneuse. — On… est venus pour… pour le grand vaisseau… — Vous êtes à plus de dix lieues de l’astroport. Comment êtes-vous arrivés jusque-là ? » Sayi me fixait d’un petit air ironique, je lui ai souri pour lui signifier que je contrôlais la situation. « C’est-à-dire que… eh bien… je n’en sais rien », ai-je dit piteusement. M’man m’a lancé un regard navré. « Vous avez sans doute été victimes des détrousseurs de l’astroport, a repris le plus âgé des deux hommes. Ils offrent aux voyageurs une boisson qui leur fait perdre toute méfiance, toute mémoire, puis ils les dépouillent avant de les abandonner dans un coin désert. Vous avez eu de la chance : d’habitude, ces rapaces ne laissent personne de vivant derrière eux. » J’ai acquiescé d’un hochement de tête. Une intuition me poussait à abonder dans leur sens : il valait mieux passer à leurs yeux pour les victimes des détrousseurs que pour les amis des herbeux. « Il faut… Il faut qu’on retourne à l’astroport, ai-je bredouillé. — Vous n’avez pas de temps à perdre si vous voulez prendre le grand vaisseau », a déclaré le plus jeune. Les deux hommes nous ont offert de nous accompagner. Comme la majorité des lunaires, ils ne supportaient pas la tyrannie de la planète et luttaient depuis leur plus jeune âge pour l’indépendance du satellite. Les lois promulguées par le gouvernement de Hyem n’étaient pas adaptées à l’atmosphère et aux particularités de la lune. Les autochtones avaient d’abord réclamé un gouvernement autonome, puis, devant le refus obstiné des politiciens hyemans, ils avaient exigé l’indépendance totale et un statut planétaire, requête qu’ils avaient soumise à l’Organisation des mondes humains. N’ayant jamais reçu de réponse, ils avaient décidé de prendre les choses en main et déclaré la guerre à Hyem. L’armée indépendantiste avait subi deux défaites cinglantes et perdu plus de cinquante mille hommes, mais elle s’était reconstituée et avait repris la lutte, gagnant peu à peu à sa cause l’ensemble de la population lunaire. Ils avaient, les premiers temps, commis des attentats suicides sur les navettes et sur l’un des grands vaisseaux en partance pour un autre système (trente mille morts), mais, la prospérité de la lune reposant entièrement sur les voyages intersystèmes, ils avaient rapidement compris que ce genre d’action desservait leur cause. Ils avaient alors résolu de concentrer leurs offensives sur l’astroport. Leurs assauts, pourtant de mieux en mieux coordonnés, échouaient depuis plus de vingt annéesTO : les deux tiers des cent mille hommes de l’armée d’occupation hyemane étaient affectés à la défense de l’astroport et dotés d’un armement supérieur. « Notre cause est juste et nous finirons par vaincre, a conclu le plus âgé des lunaires, les mâchoires serrées, les yeux embrasés. L’Esplun souffle sur nous. — L’Esplun ? » a demandé m’man. Nous marchions avec une incroyable légèreté. Il fallait d’ailleurs se méfier de l’euphorie engendrée par la faible gravité lunaire, apprendre à maîtriser ses gestes, à mesurer ses pas. J’avais cédé à deux reprises à l’irrésistible tentation de bondir, de m’envoler, et, déséquilibré par la trop grande amplitude de mes foulées, je m’étais affalé de tout mon long sur le sol rocheux. Les éclats joyeux du rire de Sayi m’avaient accueilli quand je m’étais relevé, à la fois penaud et complice. « L’esprit de la lune, a répondu le plus âgé. Comme il y a l’esprit de Hyem, l’Esplem, il y a l’esprit de la lune, l’Esplun. Et ces deux-là ne sont pas compatibles. » J’ai pensé au djilem, au cordon secret, ancien et puissant qui unissait les deux corps célestes. Les êtres humains avaient encore une fois choisi le chemin de la séparation, ils tranchaient les liens, s’éloignaient les uns des autres alors qu’ils appartenaient à la même espèce, au même pacte. Nous apercevions dans le lointain de gigantesques bâtiments qui, criblés de lumières, donnaient l’impression d’être des pans de ciel brusquement détachés et fichés dans le sol. Le plateau hébergeait une végétation lépreuse, rampante et grisâtre. Selon nos accompagnateurs, le véritable développement végétal du satellite de Hyem ne se produirait que dans cinq ou six sièclesTO, le temps que les premières plantes, rustiques et résistantes, et les divers insectes fertilisent le sol et le préparent à la biodiversité. On commençait à voir pousser les premiers buissons, les premiers arbres, de part et d’autre de la ceinture équatoriale, un résultat qui augurait d’une prochaine et totale autonomie alimentaire de la lune et encourageait les autochtones à se battre pour leur indépendance. La nervosité de nos accompagnateurs augmentait à mesure que nous approchions de l’astroport. Ils jetaient d’incessants coups d’œil sur les rochers et les autres reliefs, épaulaient de temps à autre leurs armes et restaient quelques instants aux aguets, comme des fauves en chasse, avant de se remettre en marche. Ils avaient déjà participé à des escarmouches contre les patrouilles de l’armée hyemane qui quadrillaient régulièrement le secteur. À Sayi, qui leur a demandé ce qu’ils faisaient quand ils n’étaient pas en guerre, ils ont répondu qu’ils n’avaient jamais connu la paix, qu’ils n’avaient pas exercé d’autre métier que celui des armes, comme la plupart des hommes lunaires d’ailleurs. M’man s’est inquiétée de savoir qui les nourrissait, qui payait leur équipement, leurs vêtements, leurs chaussures : le mouvement indépendantiste, ont-ils expliqué, était en grande partie financé par les serkems, les chefs des milices paramilitaires de Dyocham et des autres grandes villes de Hyem, qui projetaient eux aussi, mais pas pour les mêmes raisons, de renverser le pouvoir en place et d’instaurer un nouveau gouvernement. « Et des herbeux, il y en a sur la lune ? ai-je demandé. — Il y en a eu autrefois, a répondu le lunaire le plus jeune. On ne sait pas comment ils faisaient pour venir jusqu’ici, ils ne prenaient jamais les navettes. On n’en voit plus maintenant, heureusement. — Pourquoi, heureusement ? — La hyemale leur rapporte des fortunes, mais ils ont toujours refusé de soutenir notre cause. On n’a pas besoin d’eux de toute façon : les biologistes disent qu’il sera bientôt possible de cultiver l’herbe sur la lune. » Ils se berçaient d’illusions : la hyemale n’était pas une plante ordinaire, elle avait besoin de la rigueur du climat de Hyem, de la dureté de la terre et d’un savoir-faire ancestral pour exprimer toute sa puissance et révéler ses secrets. J’ai vu dans le regard de Sayi qu’elle pensait la même chose que moi. Les bâtiments de l’astroport occupaient tout l’horizon. À proximité d’une tour au sommet évasé se dressait une énorme construction qui, contrairement aux autres, restait plongée dans la pénombre. Quelques lumières tournoyaient autour comme des insectes phosphorescents autour d’une lampe à huile. Le vent nous apportait une rumeur sourde. Les deux lunaires se sont soudain arrêtés, sourcils froncés. « Une patrouille hyemane vient dans notre direction, a murmuré le plus âgé. Nous vous laissons là. — Il vaut mieux essayer de l’éviter, a renchéri le plus jeune. On ne sait jamais ce qui se passe dans la tête des Hyemans. — Un grand merci pour votre aide », a dit m’man. Ils nous ont salués d’un hochement de tête avant de tourner les talons et de disparaître dans les replis de la nuit. Nous avons suivi leur conseil, nous sommes restés cachés derrière des rochers jusqu’à ce que la patrouille, formée d’une douzaine d’hommes, se soit évanouie dans l’obscurité. Malgré leurs casques, j’ai entrevu les traits écrasés, tourmentés, des Hyemans. Ils portaient des uniformes gris foncé et des armes nettement plus récentes et performantes que celles des lunaires. Quatre créatures bourdonnantes volaient à une hauteur équivalant à deux hommes au-dessus des soldats, changeant parfois de direction ou demeurant quelques secondes immobiles. Sans doute étaient-elles dressées ou conçues pour traquer les indépendantistes lunaires, toujours est-il qu’elles n’ont pas détecté notre présence. Bien que l’une d’elles, de la grosseur d’un poing, se soit approchée tout près de nous en émettant un grésillement menaçant, je n’ai pas réussi à déterminer s’il s’agissait d’un animal ou d’un artifice (une créature du diable, auraient dit les membres de notre communauté). On ne lui voyait pas d’yeux ni de bec ni de gueule, seulement des ailes aux vibrations très rapides et un éclat rougeoyant à l’avant de son corps gris et lisse qui l’apparentait plutôt à un robot. Elle s’est désintéressée de nous et a rejoint la patrouille qui s’éloignait sur le plateau. Nous avons attendu encore un bon moment avant de sortir de notre abri et de nous remettre en marche. Un mur imposant et lisse ceinturait l’astroport. Tout en haut, sur le chemin de ronde, des sentinelles étaient réparties tous les vingt pas ; on distinguait également des lueurs rougeoyantes et mouvantes, comme des braises incandescentes éparpillées par le vent. Les lunaires ne nous avaient pas parlé de rempart ni de la manière de s’introduire à l’intérieur de l’astroport. « Qu’est-ce qu’on va faire maintenant ? » a soupiré m’man. Elle serrait la main d’Elbéore avec une telle force que les jointures de ses doigts avaient blanchi. Le découragement se manifestait chez elle par un affaissement des épaules, des rides verticales au coin des sourcils et un pli profond en bas de la joue gauche. Les rafales soulevaient des tourbillons de poussière qui enveloppaient les rochers de voiles gris instables. L’astroport bourdonnait à la façon d’un gigantesque essaim. M’man a pointé le doigt vers le haut : « Où est Amble, là-dedans ? » J’ai levé les yeux vers le ciel occupé en partie par l’énorme croissant blême de Hyem. Il m’était impossible de repérer notre minuscule planète natale dans le fourmillement scintillant. Un vertige soudain m’a happé et projeté dans un tourbillon de nostalgie. Je me suis arrimé au regard de Sayi et j’ai marqué le temps de recul qui m’a permis de plonger sous la vague. Il ne servait à rien de se tourner vers le passé, notre présent était devant nous sous la forme d’un rempart qu’il nous fallait absolument franchir. « Il doit bien y avoir un moyen. — Si tel est notre destin, nous le trouverons, Ol », a acquiescé Sayi. De toutes les choses que j’ai apprises avec Sayi, la confiance dans l’avenir, dans le destin, est celle qui m’a marqué le plus. Nous sommes persuadés de créer le futur à coups de décisions, de projets, et pourtant, lorsqu’on regarde en arrière et tire le bilan, on se rend compte qu’on n’a guère eu d’influence sur le destin, que la vie a ouvert et fermé les portes, qu’elle nous a imposé ses directions, qu’elle nous a conduits exactement là où elle l’a décidé. Notre seul choix, finalement, notre « libre arbitre », c’est de contrarier ou d’accompagner le mouvement. Nous avons contourné le mur et cherché une ouverture. Il n’y en avait qu’une, une entrée monumentale qui laissait passer de grands véhicules à huit roues et d’autres engins moins volumineux montés sur chenilles et hérissés de canons. Les lourds panneaux métalliques mettaient du temps à s’ouvrir lorsque les convois se présentaient devant eux, puis se refermaient avec une solennité grinçante dans un bruit prolongé de gong. « Faut qu’on réussisse à s’installer sous l’un de ces engins au moment où ils sont à l’arrêt, ai-je murmuré. — Tu es fou, Ol, ils vont nous repérer ! » a protesté m’man. Elle a ouvert de grands yeux effrayés avant de poursuivre : « Leurs… Leurs drôles d’oiseaux semblent tout voir. » J’ai mesuré la terreur qu’avait produite sur elle le curieux volatile qui nous avait observés dans les rochers. Les points rouges qui brillaient en haut du rempart appartenaient probablement à des créatures du même genre. « Je n’en suis pas sûr, ai-je dit. S’ils ne nous ont pas arrêtés là-bas, il n’y a aucune raison qu’ils le fassent ici. À mon avis, ils ne sont dressés que pour identifier les lunaires, ils cherchent quelque chose que nous n’avons pas. Une caractéristique physique, peut-être. De toute façon, on n’a pas le choix. — Si, a objecté m’man. On peut toujours se présenter devant les autorités et leur expliquer notre cas. — On leur dira quoi ? Qu’on a voyagé sur le souffle du djilem ? Tu as vu comme moi la réaction des deux lunaires : les Hyemans ne nous croiront pas davantage, ils nous soupçonneront d’être des clandestins ou des hors-la-loi, et, même s’ils ne nous jettent pas en prison, ils nous feront perdre du temps et rater le départ du grand vaisseau. » M’man a consulté Sayi du regard. Ma sœur d’adoption n’a marqué aucune hésitation : « Ol a raison, mère. » J’ai contenu une envie folle de la serrer dans mes bras. Je me suis rendu compte qu’il ne se passait pas une seconde sans que je sois torturé par la tentation de me jeter sur elle et de l’étreindre ; c’était un désir permanent qui, niché dans un coin de mon crâne, guettait la moindre occasion de resurgir et de me secouer de la tête aux pieds. Je tremblais alors de croquer les adorables lèvres de Sayi, de glisser les mains sous ses vêtements, de la toucher, de la flairer, de la goûter jusqu’à me diluer dans sa douceur, dans son odeur, dans son essence. « Maintenant. » Des phares crevaient l’obscurité dans le lointain. Un nouveau convoi approchait. Le ronronnement des moteurs enflait rapidement et dominait le bourdonnement de l’astroport. J’ai tenté de rassurer m’man d’un sourire puis, suivi de Sayi, je me suis approché du bord de la piste aplanie par les roues des véhicules et bordée de rochers aux flancs grenus. Les faisceaux lumineux crevaient les nues poussiéreuses soulevées par les rafales. J’ai jeté un coup d’œil en arrière. Les visages de m’man et d’Elbéore flottaient comme des masques tragiques sur le fond de ténèbres, j’ai lu de la détermination dans les yeux de ma mère, j’ai admiré le courage de cette femme, ce même courage qu’il lui avait fallu pour rejoindre le grand Alfo dans la grange et défier les lois millénaires de la communauté. Le convoi – six véhicules à huit roues dont la carrosserie avait la couleur grisâtre des rochers environnants – s’est arrêté devant le portail. Les silhouettes des deux pilotes se devinaient à l’intérieur du renflement vitré situé à l’avant. On distinguait à l’arrière, par les vitres ovales découpées sur les flancs légèrement bombés, les visages de soldats. Le portail a commencé à s’ouvrir, son grincement s’est ajouté au ronronnement des moteurs au ralenti. Il ne nous restait qu’une poignée de secondes. J’ai désigné à Sayi le troisième véhicule. Elle a acquiescé d’un hochement de tête. Nous avons remonté en partie le convoi en restant cachés derrière les rochers, puis, une fois arrivés à hauteur du troisième véhicule, nous nous sommes aventurés hors de notre abri et avons franchi à tour de rôle la courte distance qui nous séparait des roues enrobées d’une matière noire souple. À chaque instant nous avons craint d’être repérés par une sentinelle ou une créature volante, mais aucun cri, aucun grésillement n’a retenti, aucune onde défatome ne nous a pris pour cibles. Le bas de caisse du véhicule offrait de nombreuses aspérités, entre autres les barres croisées épaisses destinées à amortir les chocs. Un grondement nous a avertis que la tête du convoi repartait. J’ai aidé m’man et Elbéore à se glisser dans l’entrelacs des barres, vérifié que Sayi était correctement installée et me suis agrippé à un éperon métallique juste avant que le véhicule ne redémarre. Je n’ai pas eu le temps de chercher un point d’appui pour mes pieds et suis resté suspendu à la seule force des bras pendant une éternité. Il régnait sous le véhicule une chaleur éprouvante. Je transpirais, je bandais tous mes muscles pour empêcher mes jambes de retomber et de frotter le sol cahoteux qui défilait sous moi. Combien de fois ai-je failli abandonner ? Je me souviens seulement que j’ai gardé les yeux rivés sur Sayi, dont j’entrevoyais le visage dans la pénombre en partie balayée par les phares. Elle me donnait le courage de tenir. Tomber maintenant, ce n’était pas seulement risquer de finir broyé par une roue, mais également d’être découvert par les sentinelles ou les conducteurs des véhicules suivants. Quand enfin le convoi s’est arrêté à l’intérieur d’un hangar inondé de lumière, j’ai serré les dents et résisté jusqu’à ce que le silence absorbe les bruissements des bottes des soldats, puis, après m’être laissé choir, je suis resté un long moment prostré sur le sol, tétanisé, incapable de détendre mes muscles noués. « Ça va, Ol ? » La voix et le souffle de Sayi ont eu sur moi l’effet d’un baume. Toutes mes douleurs se sont évanouies comme par enchantement. Je me suis redressé. Nous sommes sortis de l’abri formé par le bas de caisse et les roues, et avons rejoint m’man et Elbéore qui nous attendaient un peu plus loin. Nous étions sous un immense hangar éclairé par une nuée de bulles flottantes dont les plus éloignées commençaient à s’éteindre. D’une brève inspection du regard, nous nous sommes assurés qu’aucun soldat ne rôdait dans les parages. Des lumières rouges ont soudain fondu sur nous dans un frémissement d’ailes. M’man a poussé un cri. Trois drôles d’oiseaux nous ont survolés, se maintenant à la verticale au-dessus de nos têtes. Même en pleine lumière il était impossible de savoir s’ils étaient organiques ou artificiels. Il m’a semblé un moment remarquer des palpitations sur un ventre arrondi, mais les étranges volatiles se sont éloignés sans me permettre d’affiner mon observation. Ils ne nous ont pas empêchés de sortir du hangar, en tout cas. Il nous a suffi de pousser la petite porte restée entrouverte dans l’angle d’un mur, et nous nous sommes retrouvés dans une gigantesque cour où grouillait une multitude d’hommes et de femmes en uniforme ou en civil. J’ai été frappé par le gigantisme de la tour au sommet évasé et illuminé qui occultait un vaste pan du ciel étoilé. Et, surtout, par le bâtiment majestueux qui se dressait au milieu de l’astroport, presque aussi haut et deux fois plus large que la tour. CHAPITRE XIX L’île de Guino est pleine de dangers pour une jeune fille âgée d’une vingtaine d’années. Le tourisme sexuel s’étant développé de façon spectaculaire ces derniers temps, les clans mafieux sont toujours à l’affût de chair fraîche pour garnir les bouges de la vieille ville. J’avais heureusement pris la précaution de me munir d’un défat de poche qui m’a servi à deux reprises, la première fois pour me débarrasser de deux hommes ivres et insistants, la deuxième pour échapper à une bande de Guinoens qui avaient visiblement l’intention de m’enlever. Je suppose que la blondeur de mes cheveux et la blancheur de ma peau, les mêmes que ma mère, étaient des critères très recherchés dans les îles équatoriales. Et puis je crois que je suis très jolie. N’allez surtout pas croire que je m’admire quand je contemple mon reflet dans les miroirs, mais je l’ai entendu dire ou, si on ne le dit pas, je peux le constater dans les regards des hommes. Des deux raisons plausibles pour lesquelles mon père était venu sur l’île de Guino, j’ai retenu la deuxième : il avait projeté de s’envoler pour un autre monde, peut-être de retourner sur Amble, son monde d’origine. S’il s’était seulement agi de rencontrer l’un de ses fournisseurs ambliens, il ne serait pas parti en plein hiver des Dames-Blanches et, surtout, il aurait prévenu ma mère. J’ai donc interrogé les employés des comptoirs de l’astroport. Aucun n’a voulu me répondre : la convention des voyages spatiaux interdisait aux compagnies d’ouvrir leurs archives aux particuliers. Seuls les services d’ordre pouvaient y accéder, et encore sous certaines conditions. J’ai eu beau jouer de mon sourire, de mes charmes, je n’ai obtenu aucun renseignement. J’ai cru que ma quête s’arrêtait là, que je ne saurais jamais pourquoi mon père avait abandonné sa famille, et je m’apprêtais à retourner près de mon frère sur le continent nord quand une femme m’a abordée dans l’une des ruelles populeuses de la vieille ville, une Guinœnne d’une quarantaine d’années, une belle femme à la peau mate, aux cheveux et au regard noirs. Elle s’appelait Yucta et prétendait avoir connu mon père. Je lui ai demandé comment elle savait ce que j’étais venue faire à Guino, elle a seulement répondu qu’elle était la gardienne de la mémoire des étaupes. Je l’ai crue folle, mais, à l’affût du moindre indice, je l’ai laissée raconter son histoire. Une vingtaine d’années plus tôt, elle avait guidé mon père, pourchassé par ses ennemis, dans le labyrinthe des galeries creusées par les premières Boréaliennes. Journal d’Ynolde. LA TRANSITION entre la planète et son satellite s’était effectuée sans difficulté. Dans ce sens-là, gravité forte/gravité faible, l’adaptation ne réclamait rien d’autre qu’un certain contrôle des gestes, ou les foulées risquaient de se changer en bonds et chocs incontrôlés. La sensation de légèreté offrait en tout cas un contraste agréable avec la pesanteur de Hyem. Elle engendrait même un début d’euphorie qui avait tendance à désamorcer l’agressivité et la vigilance. Or Ewen ne devait jamais oublier qu’il était environné de soldats hyemans et que les miliciens avaient probablement signalé sa présence dans la dernière navette. On avait annoncé aux passagers, à leur arrivée, que le décollage du grand vaisseau à destination d’Epsilon du Pélopon était prévu dans cinq joursTO. Ayant fait le plein de passagers et d’énergie, le Sillenius n’avait plus aucune raison de différer son départ. Ewen s’en était réjoui : moins il perdrait de temps sur la lune de Hyem et plus ses chances augmenteraient d’échapper aux milices de Dyocham et de remettre son âmna au quatrième frère de la chaîne sur Phaïstos. Comme la compagnie Inter-Systèmes n’offrait pas aux passagers le gîte et le couvert, il avait loué une chambre dans l’une de ces multiples auberges qui pullulaient dans l’enceinte de l’astroport et obligeaient leurs clients à prendre la pension complète (et à régler leur note tous les jours). Bien que les prix fussent exorbitants, voire indécents, il n’avait pas cherché à négocier. Les meilleures auberges étant occupées, parfois depuis plus de trois annéesTO, il ne restait que les plus médiocres. On lui avait alloué une pièce minuscule dont la propreté laissait vraiment à désirer, et les toilettes, eau à peine tiède et parcimonieuse, lavabo et cuvette fendillés, étaient communes à toutes les chambres de l’étage. De même les repas, servis à heure fixe, qui avaient un goût insipide, mais il s’en moquait, il lui fallait seulement passer les cinq jours d’attente sans attirer l’attention. Il évitait toute remarque à l’intention des tenanciers, deux anciens soldats de l’armée hyemane qui avaient décidé de racheter un établissement de l’astroport à l’issue de leurs quinze années de service. S’ils avaient gardé l’apparence physique des Hyemans, visage écrasé, plissé, épaules et cou larges, membres épais, ils avaient adopté les vêtements lunaires, turban aux plis savants, ample tunique et pantalon de toile grise. La famille d’Argor, le petit enjôleur édenté, avait élu domicile dans la même auberge qu’Ewen, et il lui arrivait souvent de prendre ses repas en leur compagnie. Ils venaient du Pays Noir, une région du continent Asnaël qu’il n’avait jamais eu l’occasion de visiter. Ils avaient quitté leur communauté parce que, selon Vernor, le père d’Argor, la population s’était multipliée par trois ou quatre et que les terres ne parvenaient plus à nourrir tout le monde. Pourquoi eux ? À cette question ils n’avaient fourni qu’une réponse vague, embarrassée, mais, comme ils n’avaient pas parlé de tirage au sort ni de décision concertée, Ewen en avait conclu qu’ils avaient été bannis à cause d’Argor. Les gens, et plus encore les membres superstitieux des communautés agricoles, se méfient des pouvoirs des enjôleurs, qu’ils assimilent à des sorciers, des suppôts du mal. Au matin du troisième jour, alerté par le remue-ménage, il surprit Vernor et les siens en train de rassembler leurs malles et leurs valises sur le palier. Il leur demanda pourquoi ils vidaient ainsi leurs chambres et ils répondirent qu’à court d’argent ils prévoyaient de passer les trois jours restants sous l’un de ces abris de fortune dressés pour les voyageurs nécessiteux. Il leur proposa de leur prêter de l’argent, puisqu’il lui en restait davantage qu’il ne lui en fallait et que les solitz n’auraient probablement aucune valeur sur la planète de destination – pas plus que les bors ou les ambs d’ailleurs. C’était également sa façon de les remercier de leur intervention dans l’astroport de Hyem. Ils se concertèrent un long moment avant d’accepter. La mère d’Argor le remercia avec une ferveur qui le mit mal à l’aise. Ils se rendirent ensemble devant le comptoir où trônait l’un des deux tenanciers hyemans, il régla les pensions de tous les membres de la famille pour les trois jours restants, puis il alla, comme à chacun de ses moments libres, contempler le Sillenius. Argor manifesta son intention de l’accompagner. Ewen interrogea du regard ses parents, qui acquiescèrent d’un sourire, et, tenant le petit garçon par la main, il se fondit dans le grouillement humain qui submergeait la zone entourant le tarmac. Un grand nombre de soldats en armes se pressaient parmi les voyageurs vêtus des tenues traditionnelles des trois planètes habitables du système. L’atmosphère tendue, fébrile, n’était pas seulement due au proche départ du grand vaisseau. On annonçait une bataille imminente entre l’armée d’occupation hyemane et les indépendantistes lunaires. Les incessants mouvements de troupes tendaient à confirmer les rumeurs, ainsi que le couvre-feu, qui prenait effet à vingt heures locales. Ewen et Argor longèrent les boutiques alignées de chaque côté des allées, qui vendaient, en sus des vêtements, chaussures et produits d’hygiène, des gélules d’« authentique hyemale », l’herbe du sommeil. Tout en haut du rempart ceinturant l’astroport veillaient des centaines de sentinelles réparties tous les vingt pas. Les innombrables points rouges qui voletaient au-dessus d’eux appartenaient aux argols, ces étranges volatiles apparus sur la lune deux sièclesTO après sa terraformation. Ewen avait entendu un soldat expliquer que, pour une raison inconnue, les argols différenciaient immanquablement les lunaires des autres populations humaines et que, quand ils en détectaient un, ils fondaient sur lui en poussant des cris stridents. Dressés par des spécialistes venus de Boréal, les oiseaux – étaient-ce vraiment des oiseaux ? certains les assimilaient aux chauves-souris, d’autres à des insectes, d’autres estimaient qu’ils relevaient des ENHA – avaient évité bien des déboires à l’armée hyemane, qu’ils accompagnaient dans chacun de ses déplacements. Ils avaient donné l’alerte quand les lunaires avaient entrepris d’investir l’astroport en forant de profonds tunnels, et aussi quand mille d’entre eux avaient détourné une navette et pris la place des passagers. Des rumeurs affirmaient que les lunaires mettaient au point des créatures génétiquement modifiées prédatrices des argols, ou encore qu’ils utilisaient des brouilleurs sensoriels afin de déjouer leur flair – pouvait-on vraiment parler de flair ? –, mais, pour l’instant, ils n’avaient obtenu aucun résultat probant, rien en tout cas qui puisse remettre en cause la supériorité des troupes d’occupation. Comme chaque jour, Ewen prenait un peu de temps pour observer le double lever de Hyem et d’Ispharam. La planète occupait un bon quart du ciel, sous la forme d’un croissant pâle légèrement teinté de bleu par les rayons d’Ispharam. Elle évoquait l’échine puissante d’un gonavore de l’océan Cincte de Boréal émergeant des flots. L’étoile brillait avec davantage d’intensité que sur la planète. Sa chaleur montait progressivement jusqu’à devenir intense, pénible, au milieu du jour. La nuit précédente, à l’aide des cartes célestes incrustées sur le sol du rez-de-chaussée de la grande tour, Ewen avait réussi à repérer Amble et Boréal dans le scintillement étoilé. Proches l’une de l’autre, elles se différenciaient par leurs nuances, plutôt vertes pour l’une et plutôt bleues pour l’autre. Maintenant il pouvait vraiment mesurer le gouffre qui le séparait d’Ezalde et d’Ynolde. Elles vivaient sur un monde qui se réduisait pour lui à un minuscule point lumineux dans l’espace. Il avait parfois le plus grand mal à reconstituer leurs traits, comme si elles n’avaient existé que dans un rêve qui s’estompait, elles étaient par instants si présentes qu’elles semblaient se tenir près de lui, incarnées, souriantes, aimantes. Son fils avait six ou sept mois maintenant. Il se demandait s’il ressemblait à sa mère ou à lui-même, comment il s’appelait, si sa grande sœur l’avait accepté, si la saison d’été touchait à sa fin, si Ezalde avait prévu suffisamment de réserves de nourriture et de caléfactes pour passer l’hiver, si, exaspérée par sa disparition, elle ne s’était pas consolée dans les bras d’un autre homme… Elle avait tranché leur lien, il en était certain. Il ne pouvait pas lui en vouloir : comment une femme aussi belle, aussi jeune, aussi désirable, aussi douée pour la vie aurait-elle pu s’enfermer dans la solitude et dans le désespoir ? Sa vie lui glissait entre les doigts. Quelqu’un, là-haut, un dieu ou un ange pervers, ou bien un autre Ewen, un Ewen supérieur et manipulateur, le promenait dans un labyrinthe dont il était le seul à connaître les issues. Il était devenu un frère du Panca par accident, sans vraiment mesurer l’importance de son engagement. Il doutait également de la nécessité et de l’efficacité de la reconstitution de la chaîne quinte. Si le danger qui menaçait les espèces vivantes était aussi grand que le prétendait la Fraternité, l’union des âmnas des cinq frères ne suffirait certainement pas à le contrer. Bien sûr, Andel Kartrau, les sâtnagas, l’hôte de bord du Sephrenius et les miliciens de Dyocham l’avaient agressé, bien sûr, une organisation secrète puissante tentait par tous les moyens de l’éliminer, mais le parfum d’absurdité qui se dégageait de sa mission lui faisait amèrement regretter d’avoir sacrifié sa vie de mari et de père. Argor le fixait avec attention. Les sourcils froncés et l’air grave du garçon esquissaient le vieillard dans son visage enfantin. Ewen détourna son regard vers le Sillenius. Dix ansTO que le géant de l’espace s’était posé au centre du tarmac, dix ans qu’il était dans l’attente de son prochain départ, dix ans qu’on l’entretenait, qu’on vérifiait ses moteurs, ses circuits, le plus misérable de ses rivets, qu’on traquait ses points de rouille, ses fissures, ses traces d’usure, qu’on collectait et conservait le carburant destiné à son prochain vol. Dix ans que ses trois futurs pilotes suivaient une formation intensive dans le simulateur de l’astroport. Pour ceux-là, pas question de ralentir le temps avec l’herbe du sommeil, ils seraient, comme Ewen, très âgés à l’arrivée, proches de la mort. Programmés depuis leur plus jeune âge pour affronter l’espace et accomplir leur unique voyage, ils ne songeaient pas à se révolter contre leur destin ni contre la compagnie InterSystèmes. Leur sacrifice permettrait à leurs familles de vivre confortablement pendant plusieurs générations. Et puis, choisis au sein d’une communauté qui vouait un culte aux divinités de l’espace, ils jouissaient d’un statut de demi-dieux ou de héros. D’une hauteur de trois cent cinquante mètres pour une largeur de deux cents, le Sillenius n’avait pas un aspect élégant, ni même plaisant. Le chaos avait présidé à sa conception et sa construction. Ses tuyères latérales, ses renflements et ses multiples protubérances alourdissaient ses formes déjà épaisses ; hublots, sas, échelles et paliers d’aboutement des passerelles étaient disposés sans cohérence apparente, rajoutés au fur et à mesure des besoins, des réparations, des évolutions. Ses différentes parties paraissaient assemblées en dépit du bon sens. Les opérations de maintenance n’avaient pas réussi à rendre son aspect originel au métal gondolé et noirci par les entrées en atmosphère, malgré la protection du bouclier thermique. Ewen avait l’impression que jamais cet appareil, qui avait pourtant déjà effectué trois allers et retours entre les systèmes d’Ispharam et d’Epsilon du Pélopon, ne réussirait à atteindre sa destination. Il ressemblait à la reine d’une ruche obèse clouée au sol. Des techniciens procédaient aux dernières vérifications à bord de bulles volantes transparentes identiques à celles de Frahel ou de Guino. Des peintres, minuscules silhouettes perchées sur des plateformes suspendues, ravivaient les couleurs de la compagnie IS, le bleu, symbole d’Ispharam, et le jaune, symbole du Pélopon. En bas, sur le tarmac, les véhicules de ravitaillement avaient interrompu leur incessant manège et les volets des réservoirs ventraux, les plus volumineux, s’étaient refermés avec une lenteur grinçante. Un jour entier serait probablement nécessaire pour procéder à l’embarquement des trente mille passagers. « On a du mal à imaginer qu’on va passer quatre-vingts ansTO là-dedans, pas vrai ? » Ewen se retourna. La femme qui venait de lui adresser la parole portait, comme la famille d’Argor, les vêtements traditionnels du Pays Noir. Elle avait l’air humble propre aux adorateurs des anges du continent Asnaël. gée d’une quarantaine d’années, elle portait sa beauté en filigrane sur son visage fatigué. Ses cheveux ne grisonnaient pas encore sous la coiffe blanche qui les emprisonnait. Ses yeux exprimaient une tristesse indicible qui témoignait d’une vie d’épreuves et de chagrins. Ses mains larges et fortes étaient celles d’une femme de la terre. Une fillette aux traits impassibles et au regard éteint se tenait dans ses jupes et, à en croire la ressemblance entre les deux, il y avait fort à parier qu’il s’agissait de sa fille. « Vous êtes originaire d’Amble ? demanda-t-il à son interlocutrice. — Du continent Asnaël, répondit-elle d’une voix teintée de nostalgie. Du Pays Noir. Et vous ? — Je viens de l’autre continent d’Amble, Arcad. Où allez-vous ? — Sur Phaïstos. On nous a dit que c’était un monde où tout était possible. » Elle désigna Argor d’un mouvement de menton. « Votre fils ? » Il secoua lentement la tête en espérant qu’elle ne remarquerait pas sa détresse soudaine. « Le fils d’amis qui sont logés dans la même auberge que moi. Il s’appelle Argor et il est muet. C’est votre fille ? » Elle acquiesça d’un hochement de tête. « Elle s’appelle Elbéore et, comme le fils de vos amis, elle ne parle plus. Et vous, monsieur, où allez-vous ? — Également sur Phaïstos. — Je…» Elle hésita, jeta un coup d’œil à sa fille, regarda derrière elle pour vérifier que personne ne l’écoutait, puis elle leva l’index de sa main droite vers le ciel. « J’aimerais revoir une dernière fois Amble avant de partir. Est-ce que vous savez où elle se trouve ? — Je vous la montrerai ce soir si vous le souhaitez. Avant le couvre-feu. On n’a qu’à se donner rendez-vous ici. » Le visage de la femme s’orna d’un large sourire qui, fugitivement, réveilla la petite fille qu’elle avait jadis été, enfouie sous les rides et les autres traces d’usure. « Je suis Malicore. Et vous ? » Il n’eut pas le cœur de lui donner un faux nom. « Ewen. Bonne journée. À ce soir. » Elle se présenta à la tombée de la nuit, une heure avant le début du couvre-feu, accompagnée, outre la fillette, d’un garçon et d’une fille d’une quinzaine d’années. Si les traits du garçon ne laissaient planer aucun doute sur leur lien de parenté, la fille, elle, n’appartenait visiblement pas à la même famille ni à la même communauté. Ses yeux noirs fendus se posaient sur le monde avec un détachement insolite, presque dédaigneux. Ewen leur présenta les parents d’Argor, qui avaient exprimé eux aussi le souhait de revoir Amble une dernière fois et l’avaient suivi après le repas du soir. Ils parlèrent un long moment du Pays Noir et de leurs communautés respectives. Les uns adoraient l’ange Uraël, les autres Galataël, mais ils taisaient leurs différences, leurs querelles, pour évoquer avec une nostalgie poignante leur terre nourricière, soudain parée de toutes les vertus. Ils oubliaient en cet instant leurs souffrances, leur détresse, pour reconstituer un bout de leur pays, de leur passé, sur la lune de Hyem. Ewen apprit que Malicore avait perdu deux filles dans l’accident du convoi amphibie qui reliait les continents Asnaël et Arcad, que son mari n’avait pas résisté à la gravité et au climat éprouvants de Hyem, qu’elle avait décidé malgré tout de poursuivre le voyage sur les conseils de son fils Olmeo. Elle avait recueilli Sayi, originaire des monts du Souffle, qui avait elle-même perdu toute sa famille au cours du voyage. Ni les uns ni les autres ne savaient ce qui les attendait sur Phaïstos. La planète, leur avait-on dit, offrait de nombreuses opportunités, ses terres étaient riches et pour la plupart vierges, le climat agréable, l’eau et la vie généreuses, mais ils ignoraient quel accueil leur serait fait. Depuis la nuit des temps, les immigrants étaient en butte à l’hostilité des pionniers des premières vagues, jaloux de leur ancienneté et de leurs possessions, et les disputes dégénéraient souvent en conflits meurtriers. Les deux adolescents, Olmeo et Sayi, ne participaient pratiquement pas à la conversation. Ils fixaient le grand vaisseau avec une détermination farouche, comme s’ils lançaient un défi silencieux à l’espace et au temps. Frère et sœur de destin, ils paraissaient liés par un serment que rien ne parviendrait à briser. Le bras d’Ewen se tendit en direction d’Amble, assez facilement repérable dans le coin gauche de l’hexagone qu’elle formait avec un groupe de quatre étoiles et sa sœur Boréal, un peu plus grosse car plus proche de Hyem, mais moins brillante car plus éloignée d’Ispharam. Tandis que les regards de ses vis-à-vis se rivaient sur le point étincelant aux nuances vertes, le sien se concentra sur le point aux nuances bleues. Il envoya une pensée d’amour à Ezalde, à Ynolde et à son fils en espérant qu’elle serait assez puissante pour traverser l’espace et s’échouer dans la maison surplombant le lac des Dames-Blanches. L’heure du couvre-feu approchait et la foule commençait à se disperser autour d’eux. Les cris des marchands qui n’avaient pas fermé leurs étals retentirent de plus belle, impérieux, stridents. Hyem n’était pas encore visible – les lunaires surnommaient Esplun ce ciel débarrassé de l’encombrante planète et entièrement livré aux étoiles. Les soldats étaient nerveux : les indépendantistes avaient l’habitude de lancer leurs offensives pendant l’Esplun. Ils ne se détendraient que lorsque le croissant pâle de Hyem apparaîtrait à l’horizon. Un convoi de véhicules militaires s’engouffrait sous l’un des vastes abris de tôle érigés le long du rempart. Des ondes douloureuses s’échappèrent de l’implant d’Ewen et se fichèrent dans son front, au-dessus de ses arcades sourcilières. Il lança un regard autour de lui. Il lui fut impossible de repérer un éventuel danger dans les mouvements de la multitude qui refluait en désordre. Il leva la main droite et la maintint près de l’ouverture du sac du cakra glissé sous sa tunique. « Je crois qu’il faut rentrer, dit Malicore. — Vous logez où ? demanda la mère d’Argor. — Il n’y avait plus de place dans les auberges. Nous dormons à la belle étoile. Heureusement que le climat est moins rude que sur Hyem. » Les parents d’Argor se consultèrent du regard. « Nous n’allons pas laisser des gens du Pays Noir dormir dehors, reprit la mère. Venez avec nous. Nous nous débrouillerons pour vous faire de la place. — Je peux prendre les garçons dans ma chambre », proposa Ewen. Malicore accepta malgré sa fierté et la peur de gêner qui l’inclinaient spontanément à refuser ; elle bâillonnait son orgueil et sa pudeur pour offrir à ses enfants deux ou trois nuits sous un toit. « Les tenanciers de l’auberge risquent de ne pas être contents, objecta Vernor. — Je m’en occupe », dit Ewen. Le Hyeman assis derrière son comptoir ne voyait aucun inconvénient à ce que ses clients partagent leurs chambres avec d’autres voyageurs, à la condition que les « invités » payent leur gîte et leur couvert le même prix que les autres, il n’y avait aucune raison, et puis la sécurité n’était plus assurée avec cinq ou six personnes par chambre, l’auberge courait un risque, les autorités pourraient l’obliger à fermer en cas d’inspection, trente solitz par tête, repas inclus, on ne trouverait pas mieux ailleurs… Ewen régla la note sans sourciller. Il lui restait des bons virtuels de voyage qui se convertissaient automatiquement en monnaie locale, l’aubergiste les encaissa avec une satisfaction non dissimulée. Les affaires seraient nettement moins florissantes avec le seul trafic des navettes HL. Les deux familles s’entassèrent dans les trois chambres, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Argor et Olmeo aidèrent Ewen à répartir les matelas souples et les couvertures élimées que l’aubergiste, bon prince, leur avait remis après avoir enfoui les bons virtuels dans une poche de son vêtement de toile grise. Les nouveaux arrivants purent enfin se laver avec les quelques filets d’eau tiède qui daignaient couler des becs verseurs répartis sur trois des quatre murs de la salle d’eau. Ils se rassemblèrent sur le palier pour parler encore du Pays Noir, des fêtes communautaires, des célébrations des saisons, des moissons, de la terre grasse et fumante éventrée par le soc des charrues, des tempêtes de cristaux de glace, des troupeaux, des anges. Ils se moquèrent bruyamment des officiants des cultes angéliques, ces personnages pompeux ridicules qui sautaient sur la moindre occasion de pérorer, et aussi des braillardes, ces vieilles femmes acariâtres qui n’avaient rien d’autre à faire que de pleurer lors des enterrements et de hurler sur les enfants. Ils prièrent enfin pour leurs morts, et des larmes silencieuses coulèrent sur les joues de Malicore. Ewen ne dormit pas cette nuit-là. La respiration régulière et légèrement sifflante des deux garçons dominait les murmures du vent dans les toits et le bourdonnement feutré de l’astroport. Curieusement, sa pensée se dirigeait vers Ynolde, sa fille qu’il ne verrait pas grandir. Il ne lui avait pas accordé toute l’attention qu’elle réclamait, pas seulement parce qu’il était pris par ses affaires, les travaux d’entretien de la maison ou l’amour de sa femme, mais parce qu’elle lui inspirait des sentiments contradictoires. Il aimait la serrer contre lui, l’embrasser, l’arroser de tendresse, la contempler, se noyer dans le bleu pailleté d’or de ses yeux comme dans une rivière tapissée de pépites, mais il redoutait ses regards, elle semblait lire au plus profond de lui, le percer à jour, et s’érigeait en reproche vivant. Elle l’avait jugé et condamné du haut de ses trois ans et elle le détesterait jusqu’à sa mort, une idée qu’il supportait mal. Son implant vital continuait d’émettre des vibrations douloureuses. Lui signalait-il la présence d’ennemis acharnés à sa perte ? Ou bien sa propre détresse, ses propres doutes, ses remords ? Il crut entendre des bruits de pas sur le palier, plongea la main dans le sac du cakra, puis, le silence se redéposant sur les lieux, il se détendit et s’immergea de nouveau dans le flot de ses pensées. Au matin, Elbéore, la fille de Malicore, avait disparu. Sa mère expliqua en pleurant qu’on ne savait pas ce qui lui passait par la tête depuis la mort de ses sœurs et de son père. On ne la trouva ni dans le restaurant ni dans les couloirs de l’auberge. Ewen se reprocha de ne pas s’être levé quand il avait entendu les bruits de pas au cours de la nuit. Ils décidèrent de se scinder en trois groupes pour explorer l’astroport. Mais il était pratiquement impossible de trouver une enfant dans une telle multitude, et ils eurent beau la chercher toute la journée sous les chauds rayons bleutés d’Ispharam, interroger les commerçants, les aubergistes, les militaires, les autres voyageurs, fouiller chaque recoin, chaque abri, ils ne la trouvèrent pas. Une rumeur alarmante enflait dans les allées et autour du tarmac : les indépendantistes lunaires étaient sur le point de passer à l’offensive, estimant que la présence de trente mille voyageurs dans l’astroport augmenterait leurs chances. Les premiers coups de feu, les premières explosions déclencheraient une panique qui gênerait les manœuvres des défenseurs et compenserait l’infériorité en effectifs et en matériel des assaillants. L’inquiétude se répandait comme un poison parmi les voyageurs. Ils avaient placé une grande partie sinon la totalité de leurs biens et de leurs espoirs dans leur périple, et ils craignaient soudain de tout perdre. Les visages étaient graves, des femmes pleuraient, appuyées contre les murs. Des employés de la compagnie, reconnaissables à leur tenue bleu et jaune, s’efforçaient de les rassurer. Eux ne monteraient pas dans le géant de l’espace. Seuls les trois pilotes étaient humains, l’équipage se composait d’andros de dernière génération. Les andros n’offraient que des avantages : ils ne craignaient pas le vieillissement, leurs composants s’usaient très lentement, ils s’autoréparaient en cas de panne, ils étaient capables de prendre des initiatives et, surtout, ils étaient programmés pour détecter les symptômes des maladies chez les passagers et administrer les remèdes adaptés. Un éclair sabra le ciel assombri, précédant d’une seconde une puissante déflagration. L’onde de choc se propagea et embrasa l’air brûlant irrespirable. Des hurlements montèrent de la multitude affolée. Ewen prit Argor par les épaules, le plaqua sans ménagement sur le sol, se tourna vers Olmeo et Sayi. « Faites comme moi, ne respirez plus, ne bougez pas. » Les adolescents obtempérèrent malgré les mouvements de panique autour d’eux. Ewen n’avait jamais été confronté à ce genre de situation, mais les réactions s’imposaient à lui, évidentes, péremptoires : rester près du sol, là où la chaleur était la moins intense, attendre, respiration suspendue, que l’onde de choc se disperse, puis se relever et foncer vers l’auberge dont les sous-sols offriraient un abri relativement sûr. Autour d’eux, des hommes, des femmes et des enfants gémissaient, recroquevillés sur le sol, narines, bouches, gorges et poumons calcinés. Il attendit encore quelques secondes avant de se redresser. « On fonce vers l’auberge ! Si vous voyez un autre éclair, plongez au sol, ne respirez plus et comptez jusqu’à cinq avant de vous relever. Compris ? » Il avait apprécié, au cours de la journée, la compagnie d’Olmeo et de Sayi. Ils avaient accompli leur part de travail sans rechigner, interrogeant inlassablement les passants, les soldats, les commerçants, fouillant méthodiquement les allées, les cours, les venelles. Il n’avait pas eu besoin de leur parler beaucoup pour se rendre compte que, de la même manière qu’ils étaient tous les deux enchaînés par un pacte secret, un lien invisible mais tangible l’unissait à eux. Il n’avait pas croisé leur chemin par hasard. Ils coururent en direction de l’auberge, enjambant les corps agonisants, bousculant les blessés qui titubaient, comme ivres. Une deuxième explosion, plus puissante, plus proche, retentit alors qu’il leur restait une centaine de mètres à parcourir. La violence de la déflagration les projeta au sol, ils roulèrent au milieu d’autres corps et de divers débris. Ewen heurta de plein fouet le bas d’une boutique en partie détruite. Lorsqu’il se redressa, le souffle coupé, il aperçut un peu plus loin, entre les volutes de fumée noire, Sayi et Olmeo qui remuaient faiblement, toujours allongés. D’un regard Sayi lui signifia qu’ils étaient indemnes. Il eut besoin d’un peu plus de temps pour localiser la silhouette d’Argor : les mains plaquées sur les oreilles, le petit garçon courait dans l’allée aux côtés d’une femme dont les vêtements étaient en feu. Ewen et les deux adolescents réussirent à regagner l’auberge et à se ruer dans les sous-sols avant la troisième explosion. De nombreux clients s’y étaient réfugiés en compagnie du personnel et des deux tenanciers hyemans. Des lampes mobiles éclairaient les voûtes en pierre grise, les piliers épais et droits, le sol de terre battue, les armoires métalliques où les cuisiniers rangeaient leurs condiments. Ils y retrouvèrent Argor, sanglotant, le visage maculé de suie et de sang, les vêtements déchirés, sa famille et Malicore. Celle-ci étreignit longuement Olmeo et Sayi avant de leur demander s’ils avaient des nouvelles d’Elbéore. Devant leur réponse négative, elle murmura d’une voix éteinte qu’elle commençait à perdre espoir. Une succession d’explosions ébranla les fondations de la construction. « Si ces crétins de lunaires touchent le grand vaisseau, j’ai bien peur que vous ne puissiez pas partir avant deux ou trois ans », marmonna l’un des tenanciers hyemans. CHAPITRE XX Les vaisseaux à propulsion traditionnelle connurent leur apogée à la fin de l’ère dite de la Dissémination. Leurs moteurs, lourds et gourmands en énergie, les limitaient à des vitesses nettement inférieures à celle de la lumière. Il leur fallait donc du temps, beaucoup de temps, pour se rendre d’un système à l’autre de la Galaxie, raison pour laquelle les compagnies fournissaient à leurs passagers des ralentisseurs métaboliques et leurs équipages étaient formés presque exclusivement d’androïdes – couramment appelés andros. Comme ils ne pouvaient pas vraiment atterrir sur les mondes à forte gravité, parce que leur décollage leur aurait coûté plus de la moitié de leurs réserves de carburant, ils restaient en orbite ou bien se posaient sur des satellites à gravité faible, ce qui obligeait les compagnies à prévoir un système de navettes afin d’acheminer les voyageurs à bon port. Peu rentables, ils étaient donc condamnés à disparaître. Le coup de grâce leur fut donné par Jasp Ondenor, un astrophysicien qui découvrit les extraordinaires possibilités de l’énergie noire. Puisqu’une fantastique énergie gouvernait l’expansion de l’univers, puisqu’elle propulsait à des vitesses sans cesse croissantes les étoiles, les planètes, les systèmes entiers, il suffisait, selon Jasp Ondenor, de la capter et d’en canaliser une infime partie pour mouvoir les vaisseaux. La technique, surnommée loi Ondenor ou PEN (propulsion par énergie noire) fut mise au point par une compagnie, la NARVA, et étendue ensuite à l’ensemble du trafic spatial. On raccourcit immédiatement la durée des voyages, et surtout on utilisa une énergie inépuisable, l’énergie même de l’univers. Il n’est pas dans mon propos d’entrer dans les détails technologiques qui n’intéressent guère le commun des mortels, il nous suffira de savoir que des capteurs géostationnaires détectent l’énergie noire et la détournent vers la base de lancement. Bien entendu, il se produit une importante déperdition qui ne permet pas aux vaisseaux d’approcher la vitesse maximale (dont la limite n’est pas fixée ; on pensait jusqu’alors qu’il était impossible d’atteindre la vitesse de la lumière, encore moins de la dépasser, mais de nouvelles théories se font jour, comme le mur de lumière, ou LuMac, qui ouvrent des perspectives vertigineuses), mais le résultat est déjà nettement supérieur à celui obtenu par la propulsion traditionnelle et permet des échanges plus nombreux entre les différentes planètes de l’Organisation des mondes humains. Dans un univers aussi vaste, la vitesse est la clef de la réussite. Qu’il me soit donc permis de rendre ici un hommage appuyé à Jasp Ondenor, ce bienfaiteur de l’humanité assassiné trois annéesTO après sa découverte pour des motifs jamais élucidés. Odom DERCHER, mythes et réalités de la voie lactée, chapitre des transports. LES CARNETS D’OLMEO, 10 LA PREMIÈRE CHOSE qui m’a frappé chez Ewen, c’est sa tristesse, infinie, inconsolable, qui semblait jaillir d’une source intarissable et assombrir en permanence ses yeux gris-bleu. Ses sourires ne parvenaient pas à éclairer son visage. M’man disait, avec un rire gêné, qu’il était bel homme. Je crois bien qu’elle n’aurait pas été contre une relation plus poussée avec lui et je n’aurais pas été choqué s’ils s’étaient donné rendez-vous à l’écart des autres. Mais le cœur d’Ewen, son esprit, son corps lui-même n’étaient pas disponibles, ils étaient restés quelque part sur la planète Boréal, et m’man se contentait de lui jeter des coups d’œil à la dérobée. Nous avons failli ne jamais partir. La bataille entre les indépendantistes et les Hyemans a duré jusqu’à l’aube, les explosions se sont succédé sans interruption, détruisant une partie de l’astroport et touchant le grand vaisseau. Notre inquiétude était décuplée par la disparition d’Elbéore. Elle s’était évanouie sans laisser de traces, un peu comme les garouttes, ces petits rongeurs du Pays Noir qui se terrent parfois si profondément dans leur cachette qu’ils ne retrouvent plus la sortie et qu’ils finissent par périr de faim. M’man ne supporterait pas de perdre une autre de ses enfants, et je voyais poindre dans ses yeux un désespoir insurmontable, annonciateur de folie. Toute la nuit, des combats farouches ont opposé les lunaires aux Hyemans. Les vagues incessantes des assaillants se sont brisées sur le rempart et le feu nourri des défenseurs. Les puissants canons défatomes ont causé des dégâts considérables, perçant les nanoboucliers, criblant les murs de trous noirs, tuant les hommes en grand nombre. Les indépendantistes ont fini par se replier au lever du jour et, après des heures cauchemardesques dans les sous-sols de l’auberge, nous avons enfin pu nous aventurer hors de notre abri. Un spectacle de désolation nous attendait. Des milliers de corps jonchaient le sol entre les cratères forés par les explosions. La plupart étaient des soldats, mais il y avait parmi eux un grand nombre de voyageurs. Il ne restait à certains d’entre eux, frappés par les ondes décréatrices d’atomes, qu’une tête ou un membre. Le vent pourtant violent de l’aube ne parvenait pas à disperser l’épaisse fumée noire qui montait des constructions de pierre ou de bois consumées par les flammes. Des volutes sombres s’échappaient également de la façade de la tour de contrôle, des traces d’impact étaient visibles sur le fuselage du Sillenius, dont les réservoirs, par chance, n’avaient pas été atteints. Des centaines d’argols volaient dans tous les sens en poussant des piaillements suraigus – et j’avais la confirmation de ce que m’avait dit Ewen : c’étaient bel et bien des créatures biologiques –, comme rendus fous par l’omniprésente odeur de mort et celle, indéfinissable, des ondes défatomes. « Elbéore », a gémi m’man, persuadée qu’elle ne reverrait jamais sa fille. Qui aurait pu imaginer, même dans ses rêves les plus fous, qu’Elbéore nous attendait tranquillement dans sa chambre ? Protégée par d’autres bâtiments, l’auberge n’avait pas souffert de la bataille, hormis le bris des vitres de quelques-unes de ses fenêtres. Quand nous sommes montés à l’étage afin de nous laver, de nous changer et de nous reposer, Elbéore était assise sur un lit, immobile, le regard dans le vague, bien vivante. Plus étonnant encore, elle s’est tournée vers nous et nous a souri, sortant tout à coup de son mutisme et de son indifférence, comme doublement revenue à la vie. Ma mère a poussé un cri de joie, s’est précipitée sur sa fille et l’a serrée à l’étouffer. Je lui ai demandé où elle était passée tout ce temps. Elle n’a pas répondu, mais nous n’avons pas insisté, heureux de la retrouver en bonne santé et délivrée de ses démons. La réponse, elle la donnerait plus tard, dans le grand vaisseau. Une réponse terrible. Après avoir évalué les dégâts du Sillenius, la compagnie InterSystèmes a retardé le départ d’une dizaine de jours, le temps d’effectuer les réparations. Les explosions et les ondes n’avaient pas causé de dommages sur les pièces et les circuits majeurs. Dix jours de plus à patienter dans un astroport au tiers détruit, dans une atmosphère d’angoisse et de deuil. On craignait une nouvelle offensive des lunaires, peu probable cependant étant donné les pertes énormes qu’ils avaient subies (on parlait à leur propos de plus de quinze mille morts, quinze mille cadavres qui pourrissaient au pied du rempart sans sépulture ni crémation ; peut-être y avait-il parmi eux les deux lunaires qui nous avaient accompagnés sur le plateau). Les aubergistes hyemans ont flairé la bonne aubaine : une partie des établissements d’accueil ayant été détruits, de nombreux voyageurs se retrouvaient dehors, et ils ont décidé d’augmenter brutalement les prix. Si nous voulions prolonger notre séjour, nous devions régler le double de ce que nous avions déjà payé ; si nous ne pouvions pas, ils loueraient les chambres à d’autres, qui seraient très heureux de prendre notre place. Bien qu’ulcérés par l’attitude des tenanciers, nous avons fait le compte de l’argent qui nous restait. Avec les bons virtuels d’Ewen et les derniers ambs de ma mère, nous avons rassemblé une somme suffisante pour assurer le gîte et le couvert aux douze membres de notre petit groupe jusqu’au départ du vaisseau. Avec le surplus, nous avons acheté des vêtements de rechange et des affaires de toilette. Tous les jours, nous sommes allés observer les silhouettes jaune et bleu des réparateurs (andros ? humains ?) qui s’affairaient autour du Sillenius. En équilibre sur des plateformes dépourvues de garde-corps, ils injectaient des nanoréparateurs dans les fissures et pulvérisaient ensuite un produit de polissage qui servait également de protection thermique. Pour Sayi et moi, le vaisseau était notre future demeure, le lieu où nous allions passer quatre-vingts annéesTO, accomplir pratiquement tout notre cycle de vie. Nous en avons parlé un soir pendant que nos parents ressuscitaient, à grand renfort de rires et de larmes, les fantômes du Pays Noir : puisque des lois stupides nous interdisaient de nous aimer en tant qu’homme et femme, puisque nous avions la ferme intention de briser le tabou, puisque nous ne voulions pas faire le désespoir de ma mère ni soulever la haine des membres des communautés angéliques, nous devions fonder notre propre royaume, vivre selon nos propres règles, nos propres désirs. Et le vaisseau serait ce royaume, minuscule en regard d’un continent ou d’une planète, immense pour deux exilés du temps. Nous avons échangé notre premier baiser sur le palier en craignant à chaque instant d’être surpris par ma mère ou les parents d’Argor. Je me suis retrouvé tout à coup dans la bouche de Sayi, un puits suave, un avant-goût du paradis, une corolle à la douceur ineffable. Je l’aurais embrassée toute la nuit si elle ne s’était pas reculée, les lèvres luisantes, les yeux troublés, en murmurant qu’il ne fallait rien précipiter, que nous aurions tout notre temps dans le vaisseau. J’ai contenu, je ne sais comment, l’espèce de rage qui me poussait à lui arracher ses vêtements. Elle avait raison : nous serions bientôt libres, nous pourrions nous explorer, nous découvrir, nous consacrer sans retenue l’un à l’autre. Ewen ne se séparait jamais du sac bariolé qu’il portait sous son manteau ou sous sa tunique. Il y plongeait parfois sa main droite et l’y maintenait quelques instants, un mouvement toujours associé à une inquiétude qui tendait ses traits et l’apparentait à un animal traqué. Quand je lui ai demandé ce qu’il y avait dans ce sac, il m’a rétorqué, assez sèchement, qu’il valait mieux que je n’en sache rien. Même si sa réponse n’a fait qu’accentuer ma curiosité, je n’ai pas insisté, mais j’ai deviné qu’il se dissimulait là le fil qui le retenait à la vie. La mère d’Argor nous a raconté comment son fils, un enjôleur, avait soustrait Ewen aux yeux des miliciens de Dyocham ; nous en avons déduit qu’il était en fuite et pourchassé par de nombreux ennemis. Un long temps s’écoulerait avant qu’il n’accepte de nous raconter son histoire. Il gardait pour l’instant son mystère et, aux yeux de ma mère, ce n’était pas le moindre de ses charmes. Trois jours avant l’embarquement, les employés de la compagnie ont distribué à chaque voyageur des gélules de hyemale. Ils nous ont recommandé d’en prendre une par jour afin de préparer notre physiologie à recevoir des doses nettement plus fortes lors de l’embarquement. Ils nous ont expliqué ce que nous savions déjà, à savoir que l’herbe du sommeil ralentissait le métabolisme, que les quatre-vingt-trois annéesTO (estimation moyenne) du voyage entre les deux systèmes ne nous coûteraient en réalité que cinq ou six ans de vieillissement biologique. Sur les trente mille voyageurs, quatre mille deux cents avaient trouvé la mort au cours des affrontements entre lunaires et Hyemans. De nombreux bûchers funéraires se sont dressés autour du tarmac, les familles ayant reçu l’autorisation de rendre l’hommage à leurs morts dans l’enceinte même de l’astroport. Des nuées de charognards ailés venus des hauts plateaux proches se sont occupés des cadavres lunaires. Les sentinelles nous ont laissés, Sayi et moi, les observer du haut du rempart. Plus voraces encore que les kalbacs du continent Asnaël, pourvus d’immenses becs rouges et de serres puissantes, poussant d’affreux cris rauques, ils n’ont mis que trois jours pour laisser les environs aussi nets qu’avant la bataille. Six jours plus tard, un millier de soldats ont débarqué d’une navette en provenance de Hyem. Dix autres étaient prévues dans les semaines suivantes. Les armées d’occupation se hâtaient de reconstituer leurs effectifs avant une nouvelle offensive des indépendantistes. Sayi et moi avons surpris une conversation entre deux officiers : ils disaient que plus d’un million d’hommes avaient trouvé la mort depuis le début de la guerre, ils ne comprenaient pas pourquoi le gouvernement de Hyem s’obstinait à refuser son indépendance à la lune – les pertes, non seulement humaines mais aussi économiques, étaient deux ou trois fois supérieures aux bénéfices –, il valait mieux une coopération intelligente entre la planète et son satellite plutôt qu’un conflit absurde, mais évidemment leur avis ne comptait pas, ils s’étaient engagés à obéir aux ordres en incorporant l’armée, ils espéraient seulement rester en vie, retourner dans leurs familles et toucher leur prime à l’issue de leurs quinze années de service. Je n’avais jamais aimé les Hyemans, mais je devais reconnaître que leur aspect monstrueux avait influencé mon jugement, que leurs préoccupations étaient comparables à celles des Ambliens, qu’ils restaient des hommes à part entière malgré leur visage et leur corps déformés, et je commençais à éprouver pour eux un sentiment proche de la compassion. Tandis que le grand vaisseau se préparait au départ, l’astroport pansait ses plaies. Des engins robotisés commençaient à déblayer les gravats et à combler les cratères. Les hommes se regroupaient pour reconstruire leurs auberges ou leurs boutiques avec les pierres volcaniques grises livrées par des convois venus des carrières de la ville de Primelune, distante d’une quarantaine de lieues. Les autres matières premières, le bois, les petits panneaux de végétaux compressés utilisés pour les couvertures, le nanociment, les carreaux de terre cuite, les marbres, étaient amenées par des fournisseurs à bord de grands véhicules escortés par des hommes en armes et survolés par des nuées d’argols. À l’atmosphère de désolation succédait une période industrieuse, presque joyeuse, les ronronnements des outils et des machines supplantaient le fracas des explosions et le chœur des lamentations. Cette faculté de l’espèce humaine à se relever, à reconstruire sur les amas de ruines, m’a toujours fasciné ; elle explique sans doute pourquoi notre espèce, pourtant fragile en regard d’autres formes de vie, a essaimé dans la Galaxie et conquis tant de mondes. Le jour du grand départ est arrivé. M’man nous a demandé, à Sayi et à moi, si nous avions bien pris notre gélule quotidienne de hyemale. Soupçonnait-elle quelque chose ? Sans doute : les mères flottent toujours dans le souffle de leurs enfants. Nous lui avons menti ; on ne conquiert pas un royaume secret sans quelques compromissions. Aucun d’entre nous, pas même Sayi, n’a salué les aubergistes hyemans lorsque nous sommes passés une dernière fois devant le comptoir, chargés de nos maigres bagages. Ils avaient exploité notre détresse pour nous extorquer de l’argent, ils croyaient avoir fait une bonne affaire, mais, chaque fois qu’un homme en spolie un autre, il ne gagne rien d’autre que le mépris de lui-même. Ils ne semblaient d’ailleurs pas très fiers d’eux, les anciens soldats, leurs regards quémandaient un peu de cette reconnaissance, de cette complicité qu’ils ne méritaient pas. Les adorateurs des anges avaient de nombreux défauts, mais au moins ils n’étaient pas malhonnêtes. Nous nous sommes dirigés, au milieu d’une foule d’environ vingt-six mille âmes, vers le grand vaisseau. L’instant s’habillait d’une solennité écrasante. Nous marchions en silence, les yeux levés vers le géant de l’espace drapé dans la lumière bleutée d’Ispharam. L’échine claire de Hyem émergeait à l’horizon, escamotant les derniers îlots d’étoiles. Des dizaines de passerelles avaient été jetées entre les étages de la grande tour et les paliers d’aboutement. Le Sillenius ressemblait maintenant à une gigantesque statue à plusieurs bras d’un culte barbare d’un sous-continent d’Amble. Les andros de l’équipage, vêtus d’uniformes bleu et jaune, se tenaient dans un alignement parfait au pied de la tour. Argor restait près d’Ewen, comme pour le soustraire au monde visible au cas où des miliciens ou d’autres ennemis tenteraient de lui interdire l’accès au vaisseau. Le petit enjôleur s’était remis de son trouble. Pendant quatre ou cinq jours, il était resté prostré dans la chambre, les mains plaquées sur les oreilles, refusant d’avaler quoi que ce soit. Ses parents avaient cru que le fracas de l’explosion lui avait crevé les tympans. Ewen leur avait donné ses derniers bons virtuels pour le faire examiner par un médecin de l’astroport, un vieux lunaire tout tremblant qui répandait à profusion une âpre odeur d’alcool et qui avait déclaré, après avoir ausculté les conduits auditifs du garçon, que ses tympans n’avaient pas été endommagés, qu’il avait seulement besoin d’un peu de temps pour surmonter son traumatisme. De fait, Argor avait recouvré le lendemain sa joie de vivre et son appétit. Tout comme Elbéore d’ailleurs. Ma petite sœur était enfin revenue à la normalité. M’man s’en réjouissait, convaincue que sa fille mènerait une vie ordinaire sur Phaïstos, mais je continuais de m’inquiéter, je ne reconnaissais pas l’Elbéore d’avant. Dans ses yeux, je distinguais une lueur que je n’aimais pas, une étoile filante froide chargée de maléfices. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur sa disparition, elle n’a jamais pu – ou voulu – me donner de réponse, elle disait qu’elle se revoyait dévaler les marches en pleine nuit puis qu’elle ne se souvenait de rien. Nous avons déposé nos bagages sur l’une des multiples plateformes disposées le long des barrières. Lorsqu’elles atteignaient leur charge maximale, elles décollaient dans un léger sifflement et s’engouffraient dans la gueule béante de la soute. Des employés de la compagnie nous ont assuré que nos affaires nous seraient redistribuées quand nous aurions pris place dans le Sillenius. L’attente s’est prolongée à l’entrée de la tour. Les andros vérifiaient les identités et les titres de transport des passagers et, même s’ils étaient une cinquantaine, la consultation systématique de leurs banques de données ralentissait le mouvement. Aucune impatience, aucune convulsion, aucune bousculade n’agitait la foule d’un calme étonnant. Sayi m’a pris la main et l’a gardée dans la sienne. Mon cœur a gonflé dans ma poitrine, la peur du regard des autres s’est envolée. M’man s’est retournée et nous a contemplés avec un sourire. Pour elle nous étions frère et sœur, l’un né de son ventre, l’autre accueillie sur son sein, elle ne faisait aucune différence entre nous, elle était heureuse de nous voir si proches, si unis, elle n’a pas prêté attention au nuage d’inquiétude qui troublait ses yeux brillants, elle voulait seulement fixer dans sa mémoire son bonheur fugitif de mère avant de tomber dans les bras de l’herbe du sommeil et de perdre toute notion du temps. J’avais remarqué qu’elle vivait déjà sur un autre rythme que Sayi et moi, que ses gestes et sa diction étaient plus lents, qu’elle marchait moins vite, qu’elle riait avec quelques secondes de retard. Comme nous étions placés en queue de file, nous ne sommes entrés dans la tour qu’au crépuscule d’Ispharam. Des employés de la compagnie nous ont distribué des boissons et des en-cas pour nous aider à patienter. La respiration de Sayi est devenue plus ample, plus bruyante ; j’ai compris qu’elle se gorgeait de l’air de la lune de Hyem avant de respirer l’oxygène confiné du Sillenius, qu’elle disait adieu aux caresses du vent et de l’étoile, qu’elle se préparait à sa nouvelle vie, et je l’ai imitée, non pour aviver les regrets mais pour profiter une dernière fois, avec toute ma conscience, avec toute ma vigilance, des sensations inouïes, uniques, offertes par une planète – un satellite aux dimensions de planète. J’ai nettement ressenti la crispation d’Ewen quand il s’est présenté devant l’andro qui se dressait au bout de l’allée délimitée par des barrières aux couleurs de la compagnie. Sa main s’est rapprochée du sac bariolé passé sous son manteau et ne s’en est pas éloignée tant qu’a duré la vérification. C’était la première fois que je voyais un andro. Au début, je ne lui ai pas trouvé de différence avec un être humain, puis, affinant mon observation, j’ai remarqué que ses cheveux et ses traits étaient figés, que ses yeux jaunes n’étaient pas traversés par ces expressions fugaces, changeantes, qui caractérisent les hommes, que ses gestes étaient raides, mécaniques, qu’il ne montrait aucun signe d’agacement après une journée entière passée à subir l’énervement voire l’agressivité des passagers, qu’il parlait d’une voix monocorde et qu’il ne s’arrêtait jamais pour satisfaire un quelconque besoin. Repris par mon conditionnement angélique, j’ai décelé quelque chose de diabolique dans cette imitation d’humain. Je me suis demandé s’il pensait comme nous, s’il était sujet aux émotions, aux sentiments, s’il rêvait d’être désiré, aimé. Il m’était difficile d’imaginer qu’une machine se cachait dans cette enveloppe de peau et gouvernait ce corps plus résistant et fiable que les nôtres. L’andro s’est effacé pour laisser passer Ewen qui, enfin, a pu baisser sa main droite. Qu’y avait-il donc dans ce sac ? Mon tour est venu de m’avancer devant l’andro. Ses yeux sont restés fixés sur moi une éternité. J’avais l’impression d’être sondé dans mes tréfonds par une intelligence omnisciente, implacable, un peu comme si j’étais jugé par l’ange Uraël en personne et qu’aucune de mes fautes, fût-elle la plus bénigne, n’échappait à sa clairvoyance. Il m’a enfin réclamé le jeton de transport que m’avait remis m’man quelques instants plus tôt. Je le lui ai tendu, il l’a pris dans sa main – une main étrange à la paume étroite, lisse, aux doigts interminables et souples –, l’a examiné quelques secondes avant de me le rendre. Je me suis débrouillé pour l’effleurer de la pulpe de l’index. Sa peau – son enveloppe extérieure – était soyeuse mais froide. Il n’a eu aucune réaction, et je pouvais entendre, malgré le brouhaha, l’infime grésillement montant de sa poitrine ou de son cou. Je me suis retourné pour chercher le regard de Sayi qui attendait un peu plus loin. Elle m’a souri d’un air grave. J’ai contemplé une dernière fois le ciel crépusculaire. L’Esplun débutait, la planète Hyem avait disparu derrière le rempart, les premières étoiles s’allumaient entre les rares nuages effilochés. J’ai cherché l’hexagone que nous avait montré Ewen lors de notre première rencontre, j’ai repéré le point lumineux aux nuances vertes, Amble, les larmes me sont venues aux yeux, et je me serais sans doute effondré sur le sol, en proie à un chagrin immense, si la voix grave de l’andro ne m’avait pas ramené à la réalité. « Veuillez entrer dans la tour et attendre les instructions. Bienvenue à bord du Sillenius, Olmeo Bratiker. » L’intérieur du Sillenius était aussi biscornu que l’extérieur. Les cabines se répartissaient sur une cinquantaine d’étages. Un andro, qui ressemblait comme un frère jumeau à celui qui nous avait contrôlés, est venu nous chercher dans la salle d’attente de la tour où nous avions été installés, m’man, Elbéore, Sayi et moi. Nous avions perdu de vue Argor et sa famille après les formalités de contrôle. Nous avons salué Ewen, qui patientait à nos côtés, persuadés de ne pas le revoir avant la fin du voyage. M’man l’a remercié avec une ferveur embarrassée de ce qu’il avait fait pour nous. Il a répondu qu’il fallait bien s’entraider entre gens qui ne possédaient plus rien, puis il s’est retranché dans sa tristesse habituelle, et m’man, qui aurait tant voulu lui redonner le goût de la vie, s’est contentée de lui serrer les mains. Dans l’ascenseur, l’andro nous a demandé pourquoi nous n’étions que quatre alors que six places avaient été réservées pour notre famille. Je n’ai éprouvé qu’une nostalgie diffuse en lui parlant de mes sœurs Parsaflore et Alanor, et de p’a, morts sur d’autres mondes et appartenant déjà à un lointain passé, à une autre vie. L’ascenseur s’est ouvert, au trente-deuxième niveau, sur une large coursive tapissée d’une matière souple et éclairée par des projecteurs encastrés dans le plafond et les cloisons. Elle donnait une quarantaine de mètres plus loin sur une salle au plafond haut où s’alignaient les rangées de cabines superposées. Le mot « cabines » désignait ici des cubes de deux mètres d’arête à la façade transparente. J’apercevais au passage les hommes, les femmes ou les enfants déjà installés dans leurs compartiments. La transparence ne ménageait aucune intimité, mais elle facilitait le contrôle des andros. Croisant le regard de Sayi, j’ai vu qu’elle était visitée par les mêmes pensées que moi : pas facile de bâtir un royaume clandestin dans un monde aussi surveillé. Contigu à chaque cube, un autre espace, opaque celui-là, renfermait la salle d’eau. Chaque passager disposait de son logement et de ses toilettes individuels. Pour accéder aux cabines supérieures, il fallait gravir les échelles donnant sur les passerelles métalliques qui couraient sur toute la largeur de la salle. L’ensemble évoquait les échafaudages dressés devant les immeubles de verre de Sar Draël. Des allées d’une largeur de trois pas séparaient les rangées, si nombreuses que je ne parvenais pas à en évaluer le nombre. Nous étions logés au quatrième étage. L’andro est monté en notre compagnie. Nous étions sans cesse obligés d’attendre m’man, moins leste et surtout plus lente que nous. Comme nous disposions en théorie de six cabines, l’andro nous a laissé le choix. M’man, exténuée, essoufflée, est entrée dans la première, Elbéore a pris la suivante, Sayi et moi avons opté pour les deux les plus éloignées. Lorsque j’ai poussé la porte transparente arrondie, j’ai pris conscience que j’allais passer quatre-vingts ans de ma vie dans ce minuscule réduit, sans voir le ciel au-dessus de ma tête, et une vague de panique m’a saisi, emporté, poussé au bord du gouffre ; mon sang s’est gelé, je me suis mis à trembler. J’aurais probablement poussé un hurlement d’épouvante si Sayi ne s’était pas approchée dans mon dos et ne m’avait pas effleuré le cou. « Claustrophobie, a commenté l’andro. La hyemale vous aidera à surmonter les crises. Elle vous sera bientôt distribuée. » J’ai senti le souffle de Sayi derrière moi, j’ai observé le temps de recul, je me suis laissé couler sous la vague et j’ai recouvré mon calme. « Les repas seront servis selon vos besoins métaboliques, a poursuivi l’andro. — Comment… Comment vous les connaîtrez, nos besoins ? ai-je demandé. — Les parois des cabines sont équipées d’analyseurs. Les effets de la hyemale sont différents selon les passagers. Nous pouvons ainsi contrôler l’état de chacun et intervenir en cas de nécessité. — Et pour ceux qui refusent de prendre la hyemale ? — Nous respectons la volonté et la liberté de chacun. Notre rôle est de veiller sur le confort et la sécurité des passagers, pas d’émettre des jugements. » J’ai essayé d’entrevoir une flamme de vie dans ses yeux d’un jaune uniforme, mais aucune âme ne se reflétait dans ces miroirs-là. « Ça va aller, Ol ? » a demandé Sayi. Je me suis appliqué à mettre de la gaieté et de la fermeté dans ma réponse. « T’inquiète pas, c’était juste… juste… — Je vais réinstaller dans ma cabine. À tout à l’heure. » Je me suis senti ridicule avec mes frayeurs et mes balbutiements d’enfant. J’ai attendu qu’elle sorte pour explorer mon nouvel univers : il se réduisait à un lit surélevé d’une largeur d’un mètre dont le sommier servait aussi de coffre de rangement, d’étagères, d’une penderie encastrée dans la cloison du fond et d’une tablette magnétique qu’on pouvait déplacer à volonté. Une porte circulaire séparait la cabine de la salle d’eau, équipée d’une cuvette aspirante et nettoyante, d’un lavabo et d’une douche dont les trois pommes orientables tombaient du plafond. Des gens sont passés sur la passerelle, escortés par un andro, et m’ont regardé comme un animal en cage sans chercher à dissimuler leur curiosité. Parmi eux, une fillette de cinq ou six ans ouvrait de grands yeux effarés. Je me suis allongé sur le lit, que j’ai trouvé confortable, les larmes ont soudain jailli de mes yeux, silencieuses, brûlantes, et ont roulé sur mes joues comme deux rivières grossies par les pluies. CHAPITRE XXI Fanidets, ou illusions spatiales : les récits des passagers des vols intersystèmes font souvent état d’illusions d’optique. Ils voient, ou croient voir, au détour d’une passerelle, d’une coursive, des apparitions fantomatiques que les gens superstitieux apparentent aux personnages mythiques de l’espace appelés fanidets. L’origine du mot « fanidet », qui nous vient de Razual, septième planète du système d’Etonphir, est d’ailleurs instructive : le fanidet est une créature mythologique qui court à une telle vitesse que ni les êtres humains ni les autres créatures vivantes ni même ses congénères ne peuvent l’apercevoir. C’est seulement lorsqu’il se tient au bord d’une flaque d’eau qu’on réussit à l’observer. Il se présente sous la forme d’un être minuscule au regard éternellement triste. Car le seul être avec lequel il peut communiquer est son propre reflet, et il supplie sans cesse ses créateurs de lui faire don de la lenteur afin de briser son éternelle solitude. On peut rapprocher cette légende du mythe de l’herbe du sommeil de la planète Hyem, qui ralentit le métabolisme et, de ce fait, sépare les hommes en individus lents et rapides. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. LE SILLENIUS avait décollé depuis moins de deux semainesTO et Ewen commençait à se morfondre dans sa minuscule cabine du douzième niveau. Le lent poison de la solitude se diffusait en lui, imprégnait sa chair, ses os, ses nerfs. Les images qui défilaient en boucle sur la façade transparente transformée en écran ne parvenaient pas à le distraire. Ni les promenades qu’il effectuait régulièrement sur les passerelles métalliques desservant les autres cabines. La gravité artificielle lui permettait de marcher à peu près normalement, mais le système se déréglait de temps à autre, le contraignant à des efforts exténuants ou, au contraire, le rendant aussi léger et incontrôlable qu’une plume. Les salles et coursives du grand vaisseau, toutes identiques, ne présentaient aucun intérêt. Par moments, lorsque le flot des images s’interrompait, les façades retrouvaient leur transparence et il apercevait les passagers à l’intérieur de leurs compartiments. Les uns, allongés sur leur lit, lisaient un vieux livre ou gardaient les yeux rivés au plafond, d’autres mangeaient, d’autres jouaient, d’autres se dévêtaient pour passer dans la salle d’eau, il en croisait d’autres encore sur la passerelle, qui se rendaient dans une cabine ou en revenaient, mais ils évoluaient avec une telle lenteur qu’il avait l’impression de déambuler au milieu de statues. Il ne pouvait pas communiquer avec eux, l’herbe du sommeil les avait transférés sur un autre plan temporel, et il était probablement le seul, en dehors des pilotes, à avoir gardé son rythme biologique initial. Il avait été très tenté d’avaler les gélules de hyemale proposées par l’hôte du douzième niveau avant le décollage, mais, la mort dans l’âme, il avait décliné l’offre. Le Panca était intraitable là-dessus : les frères ne devaient à aucun prix ingérer une substance, fût-elle naturelle, qui risquât de perturber l’âmna et de briser la chaîne quinte. Et puis, et c’était sans doute la raison principale de sa décision, il ne voyait pas l’intérêt de prolonger une existence qui avait perdu toute saveur à ses yeux. Avec l’herbe du sommeil, il aurait eu à peine quarante ans en arrivant sur Phaïstos, mais à quoi lui aurait servi de préserver sa jeunesse, son énergie ? Il était mort à cette vie en quittant Ezalde et Ynolde, il ne lui restait plus qu’à accomplir la volonté du Panca, remettre son âmna au quatrième frère, puis il pourrait s’étendre, fermer les yeux et se dissoudre dans l’oubli. La perspective de passer quatre-vingts ans dans l’environnement figé du Sillenius lui apparaissait parfois comme une tâche au-dessus de ses forces. Il deviendrait fou avant la fin du voyage, rongé par la maladie de l’espace, il se frapperait la tête contre les cloisons, se pendrait à l’un des garde-corps des passerelles ou se laisserait mourir de faim. Comment apprivoiser le temps, comment ne pas en faire un ennemi ? Sa formation de frère ne l’avait pas préparé à ce genre de combat. Il se demandait encore pourquoi, puisque la distance compromettait les chances de réussite, les maillons de la même chaîne n’étaient pas localisés dans le même système. Quel lien secret l’unissait au quatrième frère ? Ce dernier devrait-il partir à son tour pour un autre système ? Combien de temps faudrait-il pour reconstituer la chaîne quinte ? Ne serait-il pas trop tard ? Ses questions, il le savait, resteraient sans réponses. La Fraternité exigeait de ses membres une confiance absolue. Son maître lui avait souvent parlé de la soumission, l’un des cinq piliers du Panca. Il n’y avait pas vraiment prêté attention sur le moment, la formation lui avait seulement donné le sentiment d’échapper à la médiocrité de sa vie, de se rapprocher du cœur de l’univers. Le seul être avec lequel il pouvait échanger quelques mots était l’andro du douzième, mais l’hôte de bord se bornait aux sujets pratiques qui concernaient le confort ou la santé des passagers dont il avait la charge. « Comment vous sentez-vous, monsieur ? — Un peu seul. Vous avez un nom ? — Seuls les humains portent un nom. On attribue des numéros aux androïdes. La nourriture vous convient-elle ? — Parfaitement. » Ewen ne mentait pas à ce sujet. Quel intérêt, d’ailleurs, y aurait-il eu à mentir à une créature artificielle ? On n’était pas tenu de ménager sa susceptibilité. Les trois repas livrés à sept heuresTO d’intervalle étaient, mieux que mangeables, délicieux. Préparés selon les besoins de chaque passager, ils prévenaient ou compensaient les carences occasionnées par les séjours prolongés dans l’espace. L’andro se présentait devant la porte et émettait un son harmonieux qui avertissait Ewen de sa présence. « Y a-t-il d’autres passagers qui ont refusé de prendre la hyemale ? — Pas à ce niveau, monsieur. — Et dans les autres niveaux ? — Je ne sais pas, monsieur, je m’occupe seulement des cinq cent quatre-vingt-seize passagers du douzième niveau. — Je suis celui qui vous donne le plus de travail, n’est-ce pas ? — Nous sommes programmés pour servir, monsieur. — Les autres ont moins de besoins que moi. — Le rapport est de un à sept. — Vous m’apportez donc sept repas contre un seul pour les autres ? — Parfois plus, parfois moins, tout dépend de la façon dont les organismes réagissent à la hyemale. — Moi, je ne peux plus communiquer avec eux. Et vous ? — Nous sommes également programmés pour pouvoir communiquer avec chacun des passagers du Sillenius, quel que soit leur métabolisme. — Comment les autres me perçoivent-ils ? — Les humains et les andros n’ont pas le même mode de perception, mais je suis autorisé à vous dire, avec d’excellentes probabilités d’exactitude, qu’ils vous perçoivent comme une image virtuelle filant à grande vitesse devant eux. — Comme un fantôme, quoi ! — Mes données ne contiennent pas d’information sur le mot « fantôme ». — Aucune importance. Depuis combien de temps sommes-nous partis ? — Dix-sept jours du temps originel, monsieur. — Pourquoi l’appelle-t-on temps originel ? — C’est le temps qui a été choisi afin de donner une cohésion aux mondes de l’OMH. Il a été calculé d’après les révolutions de la planète considérée comme le berceau de l’humanité. — Le temps a-t-il une quelconque importance pour vous ? — Le temps n’est qu’une donnée parmi d’autres dans la base centrale. — Évidemment : vous, il ne vous mange pas. — Le temps ne mange pas, monsieur. — Vous ne connaissez donc pas les mythologies primitives ? Elles racontent que le temps est un dieu qui dévore toutes les créatures vivantes, ses propres enfants. — Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? » Les conversations se terminaient toujours sur la même phrase. Quand Ewen tentait d’entraîner son interlocuteur sur d’autres terrains que celui de la logique ou de la pratique, celui-ci se retranchait aussitôt dans sa neutralité de serviteur andro. L’implant vital émettait parfois des vibrations douloureuses, comme pour avertir Ewen d’une menace imminente. Il se demandait si des membres de la mystérieuse organisation opposée au Panca s’étaient glissés parmi les passagers. Les sâtnagas étaient tout à fait capables de se sacrifier pour une cause qu’ils considéraient comme sacrée. Les andros eux-mêmes pouvaient avoir été reprogrammés, ou le vaisseau saboté. Que valaient un peu moins de trente mille personnes aux yeux d’une société secrète dont le but ultime était de détruire toute forme de vie dans l’univers ? Quelle résistance pourrait-il opposer à d’éventuels adversaires ? Le cakra ? Les cercles de feu risquaient de causer des dommages considérables dans un milieu aussi confiné et complexe que l’intérieur d’un vaisseau, de perforer des cloisons, détruire des pièces essentielles, dérégler les instruments. Il dormait par cycles de deux heures, taraudé par une sourde inquiétude qui le réveillait régulièrement en sursaut. La crainte d’être assassiné pendant son sommeil s’accentuait. L’andro et les analyseurs veillaient pourtant sur lui en permanence, mais les pensées, les inquiétudes prenaient une importance démesurée dans le silence et la solitude de l’espace. Dix-sept joursTO seulement, et il se battait déjà contre ses propres émotions, contre ses propres obsessions. Alors il se concentrait sur ses souvenirs, il reconstituait aussi minutieusement que possible le parcours qui l’avait conduit d’Amble à la lune de Hyem. Son enfance apparemment sans histoire dans la petite ville de Sarboll, au sud du continent Arcad, la rupture définitive avec ses parents, petits commerçants et farouches opposants aux immigrants en provenance du continent Asnaël, ses premiers pas dans la délinquance, ses premiers larcins, ses premiers trafics, sa première arrestation, ses divers séjours dans les redoutables geôles arcadiennes, ses amitiés dangereuses avec des criminels de la pire espèce, sa rencontre dans une rue sombre d’Al Kraël avec maître Ebenezer, frère du Panca, un homme au port altier, au regard à la fois perçant et empreint de bonté, sa décision d’entrer en Fraternité, les cinq années de formation, ni traumatisantes ni enthousiasmantes, puis, après la cérémonie d’intronisation et la réception du cakra et de l’implant vital, son désir irrépressible de partir, de changer de monde et de vie, son départ vers Boréal, son arrivée sur l’île de Guino, la traversée en direction du continent nord à bord d’un navire marchand, son installation à Frahel, sa rencontre avec la splendide Ezalde du massif des Dames-Blanches, un éblouissement, une évidence, le bonheur sans nuage pendant sept annéesTO (si proches des années boréaliennes, d’ailleurs, qu’elles se confondaient), les merveilleuses saisons d’hiver dans la chaleur de la maison cernée par la glace et la neige, la naissance d’Ynolde, les affaires florissantes, l’appel de la Fraternité, le départ en pleine tempête de neige, l’affrontement avec le jeune rakche, Andel Kartrau, les sâtnagas sur l’île de Guino, Monilde, la bataille de l’astroport, le jeune hôte de bord du Sephrenius, Rezan et ses enfants tueurs, les miliciens de Dyocham, les deux familles du Pays Noir d’Amble, Argor, Malicore, Olmeo, Sayi… Il essayait de ressusciter chaque détail, de se remémorer les odeurs, les saveurs, les sons, les couleurs, les contacts, de les revivre seconde par seconde, comme s’il recommençait depuis le début. Il lui arrivait parfois de se perdre dans un trou noir de sa mémoire, il s’obstinait alors jusqu’à ce que les premières images lui reviennent et lui permettent de reconstituer la partie manquante. La plupart du temps, les souvenirs enfouis dans les couches les plus profondes de son inconscient étaient désagréables, voire haïssables. Il avait par exemple occulté les innombrables gifles et coups de pied assenés par son père, les sarcasmes de sa mère, la colère soulevée en lui par l’attitude de ses parents, les abominations qu’il avait lui-même commises sur une famille d’immigrants d’Asnaël, manière hideuse de se venger de sa propre famille, le bruit atroce des os brisés par les coups de bâton, l’odeur de la peur, du sang, de l’urine, de sa propre sueur… Il avait apprécié les quelques jours passés avec les deux familles du Pays Noir sur la lune de Hyem. En leur compagnie il avait oublié sa solitude, il avait partagé le temps et l’espace, il s’était à nouveau frotté à la chaleur humaine, il avait regardé comme siens Argor le petit enjôleur, Malicore, la mère éplorée et la femme encore désirable, Olmeo et Sayi, les deux adolescents plus graves et sages que la plupart des adultes, il s’était inquiété comme un père pour Elbéore, la fillette qui avait subitement retrouvé le goût de la vie après sa mystérieuse disparition. « Depuis combien de temps sommes-nous partis ? » L’andro marqua un silence habillé d’un léger grésillement. « Trente-deux joursTO, monsieur. Je vous rappelle que cette information est régulièrement affichée sur votre écran. » Ewen le savait, c’était seulement une façon d’amorcer la conversation. Il avait cessé de se raser dix jours plus tôt, et déjà une barbe épaisse lui couvrait les joues et le menton, parsemée de quelques fils blancs. « Dois-je vous couper les cheveux, monsieur ? demanda l’andro. — Ça ne sera pas nécessaire. Quoi de neuf au douzième ? — Le voyage se déroule normalement, monsieur. Je me dois de vous signaler cependant que, selon les analyseurs, vous présentez les premiers symptômes de spatialite. — Qu’est-ce que je risque ? — Une dépression nerveuse qui risque de dégénérer en folie, monsieur. Et pour laquelle nous ne disposons d’aucun remède. — Que dois-je faire ? — Soit vous résoudre à prendre l’herbe du sommeil, soit vous astreindre à une cure de sommeil. — Hors de question. — Je suis chargé de votre sécurité et de votre santé, monsieur. — Peut-être, mais un andro n’est pas autorisé à prendre une décision à la place d’un humain, vrai ou faux ? — Exact. — Alors voici ma décision, et elle est ferme : ni hyemale ni cure de sommeil. Je prends le risque de la folie. » Aucune expression dans les yeux jaunes de l’andro. Son visage à la finesse toute féminine (certains soutenaient qu’« andro » était le diminutif d’androgyne plutôt qu’androïde), ses cheveux synthétiques noirs mi-longs, son uniforme bleu et jaune, ses doigts longs et aussi souples que des tentacules suscitaient en Ewen un mélange de fascination et de répulsion. « Je respecterai votre choix, monsieur, mais je dois encore préciser que je serai contraint d’intervenir si je vous estime menaçant pour la sécurité des autres passagers. » Ewen eut envie de répliquer que sa mission était justement de sauver l’ensemble des espèces vivantes de la Galaxie, une pensée tellement absurde qu’il faillit éclater de rire. « Ne vous inquiétez pas, je ne vous en donnerai pas l’occasion. — Je ne suis pas programmé pour m’inquiéter. — Vous vous souciez du bien-être de vos passagers, c’est déjà une forme de sollicitude, d’inquiétude. — Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? — Une dernière chose : m’est-il possible de me rendre dans d’autres niveaux que le douzième ? » L’andro grésilla pendant quelques secondes. « Aucune règle ne s’y oppose. Tant que vous ne mettez pas le vol en danger. — Comment pourrais-je le mettre en danger ? — Plusieurs méthodes ont été répertoriées : ondes défatomes, prise d’otages, bombe exogène et, la plus courante, bombe endogène. — Je suppose que vous êtes capable de détecter les candidats aux attentats suicides… — À quatre-vingt-dix-huit pour cent, monsieur. Nous ne pouvons pas éliminer tous les facteurs d’incertitude. Cependant, même si vous réussissiez à passer une bombe, le résultat serait le même que vous restiez dans le douzième niveau ou que vous alliez dans les autres. — Très juste. On pourrait aussi tuer et remplacer les pilotes. — La cabine de pilotage est en principe inviolable. Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? » L’andro pivota sur lui-même et s’éloigna de sa démarche un peu raide. Ewen attendit encore une heureTO, allongé sur sa couchette, avant de se lever, de se rhabiller et de se mettre en chemin en espérant que sa visite des autres étages lui apporterait un minimum de distraction. Il parcourut la passerelle jusqu’à la première échelle. Les silhouettes figées qu’il entrevoyait par les façades transparentes des cabines lui donnaient l’impression d’errer dans un musée de cire ou, pire encore, dans une gigantesque tombe. Un bourdonnement à peine perceptible ne perturbait pas le silence qui régnait sur la grande salle. Son implant vital émit des ondes blessantes, comme des aiguilles chauffées à blanc. Il dut s’arrêter quelques instants pour laisser passer la crise. Cela lui rappelait en tout cas les premiers jours après que son maître le lui avait installé, même douleur aiguë, même sensation de brûlure. Il se demanda si lui-même saurait le fixer dans le crâne d’un disciple. La question était superflue : il n’aurait pas le temps de former son successeur, il mourrait en transgressant l’une des règles fondamentales du Panca, qui était d’assurer la continuité, de ne jamais rompre la chaîne. Il se remit en marche, croisa deux femmes sur une passerelle, une ancienne qui portait la tenue traditionnelle du continent sud de Boréal, une jeune vêtue d’un ample pantalon gris et d’une courte veste ronde et noire ornée de broderies dorées. Il les observa un moment. La lenteur de leurs mouvements, fascinante, évoquait les comédiens du théâtre classique arcadien qui jouaient leurs scènes au ralenti et dont la maîtrise des gestes était la qualité principale. Leurs regards se fixèrent sur lui, exprimant surprise et inquiétude. Il se souvenait que les récits des voyageurs spatiaux abondaient en illusions d’optique, en apparitions fantomatiques, en phénomènes qui s’expliquaient simplement par les différences de rythme temporel. Ces deux femmes l’intriguaient : pourquoi avaient-elles quitté leur planète d’origine ? Avaient-elles laissé des êtres aimés là-bas ? Avaient-elles abandonné un passé douloureux ? Qu’allaient-elles chercher sur l’un des deux mondes de destination du Sillenius ? Elles hâtaient maintenant l’allure, gagnées par la peur, mais elles avaient beau se presser, elles marchaient encore sept ou huit fois moins vite que lui. L’andro avait omis une méthode pour perturber le vol d’un vaisseau : il suffisait aux tueurs de refuser la hyemale et de vivre à un rythme normal pour se glisser parmi les passagers et les massacrer sans difficulté. Ewen s’engagea dans la large coursive donnant sur les portes des ascenseurs. Il décida de commencer son exploration par les niveaux du haut. L’ascenseur, silencieux et rapide, le déposa au cinquantième niveau. La coursive et la salle ressemblaient comme des sœurs à celles du douzième. Un plateau en main, un andro se dirigea vers lui quand il se présenta dans la première allée entre les deux rangées de cabines ; il se différenciait de celui du douzième par la couleur de ses cheveux, d’un rouge tirant sur le brun, et la couleur de ses yeux, d’un vert lumineux. « Puis-je faire quelque chose pour vous, monsieur ? — Je suppose que vous êtes chargé de la surveillance de ce niveau. — Exact, monsieur. Puis-je faire quelque chose pour vous ? — Merci, je viens en simple curieux, juste pour visiter et me dégourdir les jambes. » Léger grésillement, identique à celui produit par l’andro du douzième. « Il n’y a rien d’intéressant à voir ici, monsieur. — Ça, c’est à moi d’en juger. — Comme vous voudrez, monsieur. Mais je dois vous prévenir : aucun passager de ce niveau ne vit au même rythme métabolique que vous. — Bah, je suppose que je suis le seul dans ce vaisseau à avoir gardé mon rythme originel… — Un instant, monsieur. » Nouveau grésillement. « Une consultation des données m’apprend que trois autres humains ont refusé l’herbe du sommeil. — Les trois pilotes, non ? — Je ne compte pas les pilotes. Il s’agit de trois passagers. — Ah, et vous savez lesquels ? — Non, monsieur, pas d’autre précision. — Comment se fait-il que l’andro du douzième ne m’ait pas donné cette information ? — Il est de classe deux. — Il y a une hiérarchie parmi les andros ? Il est moins performant que vous, c’est ça ? — Il n’a pas accès aux mêmes bases de données qu’un classe trois ou quatre. — Et vous, vous êtes quoi ? — Classe trois. — Il y a un classe quatre dans ce vaisseau ? — Oui, monsieur, il renferme la base de données centrale, il gère les paramètres du vaisseau et assiste les pilotes. — Il n’a pas intérêt à tomber en panne, celui-là ! — Toutes les données sont copiées dans une sauvegarde automatique. La probabilité de panne est de 0,02 pour cent, mais, si elle devait survenir, un andro de classe trois prendrait aussitôt le relais. — Vous ne pouvez pas me dire, au moins, à quel niveau se trouvent ces trois autres passagers ? — Non, monsieur, l’unité centrale ne m’a pas délivré cette information. » Ewen se dit que, même s’il devait frapper à chacune des trente mille cabines du Sillenius, il aurait le temps de les retrouver. Tout le temps. La première rencontre se produisit au trente-huitième niveau, deux cent vingt-neuf joursTO après le départ, et pas de la manière dont Ewen l’avait envisagé. Il avait exploré les niveaux supérieurs avec méthode, commençant systématiquement par la passerelle la plus haute et vérifiant les cabines l’une après l’autre. À chaque fois, il avait rencontré l’andro chargé du niveau, qui, à chaque fois, lui avait demandé s’il pouvait faire quelque chose pour lui. Il avait réussi à déterminer la hiérarchie chez les hôtes du Sillenius : les yeux verts étaient de classe trois, les yeux jaunes de classe deux. Les classe trois étaient nettement moins nombreux que les classe deux, un pour six environ, et d’eux il obtenait toujours les mêmes réponses. Tant qu’ils ne le considéraient pas comme un danger pour ceux dont ils avaient la garde, ils n’interdisaient pas au visiteur de se promener le long des passerelles. Ils interviendraient avec promptitude si les analyseurs les avertissaient qu’un passager était menacé dans son intégrité physique, utiliseraient leurs armes paralysantes – un andro n’avait pas l’autorisation de tuer un être humain, ni aucun autre être vivant – et boucleraient le fauteur de troubles dans une cabine isolée jusqu’à l’arrivée dans le système du Pélopon, où ils le remettraient aux autorités planétaires. Gardiens de l’ordre, ils n’étaient pas habilités à émettre des jugements ni appliquer des sanctions, seulement à neutraliser les éléments qui perturbaient le bon déroulement du vol. Ewen frappait à la porte de la cabine, attendait qu’on vienne lui ouvrir – ou le retour de l’occupant s’il était sorti –, se rendait compte au premier coup d’œil qu’il avait affaire à un homme, une femme ou un enfant conditionnés par la hyemale, s’esquivait avant que son vis-à-vis n’ait eu le temps de le capter dans son champ de vision et passait à la cabine suivante. Il lui fallait en général entre quinze et vingt joursTO pour explorer un niveau. Il retournait régulièrement dans sa cabine pour prendre ses repas ou ses deux heures de sommeil. Il avait demandé à l’andro du douzième s’il pouvait lui fournir une montre marquant le temps originel ; ce dernier avait aussitôt accédé à sa requête, lui apportant un petit appareil qu’on fixait au poignet et qui indiquait différentes heures : l’heure originelle, celle de la planète de départ, Hyem, et celles des deux planètes de destination, Phaïstos et Séidon. Il avait ainsi calculé que Phaïstos tournait sur elle-même deux fois plus vite que Hyem. Chaque cabine lui offrait un spectacle différent, un univers en soi. Le temps que la porte s’ouvre et qu’une tête se glisse avec une extrême lenteur dans l’entrebâillement, il avait tout le loisir d’observer l’intérieur du compartiment et de deviner le monde d’origine de l’occupant. Un grand désordre régnait le plus souvent dans l’espace confiné, lit défait, effets et objets épars. Il arrivait parfois que plusieurs passagers se regroupent dans une cabine, soit pour jouer aux cartes ou à d’autres jeux de société, soit pour bavarder, soit, et c’était un cas de figure assez fréquent, pour entretenir des rapports sexuels aux combinaisons variées. Les images ineptes proposées par la compagnie ne suffisaient pas aux passagers pour tromper leur ennui. Selon l’andro, l’herbe du sommeil stimulait les désirs avant de les inhiber : au bout d’une ou deux annéesTO, les passagers deviendraient de moins en moins sociables et passeraient la plus grande partie de leur temps dans la solitude de leurs cabines, perdus dans les mondes imaginaires ouverts par la hyemale. Ils auraient l’impression, en se réveillant, d’émerger d’un interminable rêve et auraient tout oublié de leurs aventures des premiers mois. « Les enfants ne passent pas par cette phase intermédiaire, avait encore précisé l’andro, d’humeur bavarde. Ils plongent directement dans les mondes parallèles. Cela vient sans doute du fait que leurs désirs ne sont pas encore stimulés par les hormones. — Tiens donc, vous savez ce qu’est le désir ? Et les hormones ? — Nous en constatons seulement les symptômes et les effets chez les humains. Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? » Ewen avait revu, au quarante-deuxième niveau, la famille d’Argor. Lorsque la mère était venue lui ouvrir, en chemise de nuit, les cheveux défaits, il était resté un long moment figé par la surprise. Elle avait eu le temps de l’apercevoir, à en croire ses yeux écarquillés par la stupeur. Il avait discerné une deuxième silhouette à l’intérieur de sa cabine, mais il s’était esquivé. Il avait supposé, puisque le compartiment suivant était vide, que Vernor, le père d’Argor, rendait de régulières visites à son épouse. Il avait aperçu, par la porte transparente de sa cabine, le petit enjôleur allongé sur son lit, plongé dans un sommeil apparemment paisible, et n’avait pas eu le cœur de le réveiller. L’attaque se produisit sur une passerelle du trente-huitième niveau, précédée d’une salve d’ondes douloureuses émises par l’implant vital. Depuis quelques jours, il avait la sensation d’être suivi. Il s’était retourné à plusieurs reprises, persuadé que quelqu’un marchait derrière lui, mais il n’avait repéré aucune silhouette, aucune ombre, sur les passerelles métalliques, et il avait mis son pressentiment sur le compte de la solitude. Alors qu’il s’apprêtait à descendre une échelle, quelqu’un s’abattit sur ses épaules et lui agrippa le cou. Une odeur indéfinissable lui emplit les narines. Il se débattit pour essayer de se débarrasser de son agresseur, mais il ne réussit qu’à s’effondrer de tout son long sur la passerelle. Un souffle chaud lui balaya la nuque. Pendant quelques instants, ils se livrèrent une lutte silencieuse, acharnée. Ewen parvint à glisser la main dans le sac puis dans la fente du cakra. La chaleur, intense, le saisit, l’aiguillonna. Poussant un rugissement de rakche, il parvint à désarçonner son agresseur. Il se retourna aussi rapidement que possible, vit une ombre disparaître par l’échelle et entendit des pas précipités qui faisaient vibrer le métal de la passerelle inférieure. Il savait maintenant qu’au moins l’un des trois passagers qui avaient refusé la hyemale était chargé de le tuer et que, tant qu’il ne l’aurait pas identifié et éliminé, il ne goûterait plus jamais le repos pendant les quatre-vingts annéesTO du voyage. CHAPITRE XXII Yucta m’a conduite dans les galeries souterraines des étaupes. J’ai puisé dans la mémoire planétaire des premières Boréaliennes les informations qui concernaient mon père. J’ai appris qu’il était parti pour la lune de Hyem afin de prendre un grand vaisseau à destination de Phaïstos, une planète du lointain système d’Epsilon du Pèlopon. Ma première réaction d’incompréhension et de découragement a rapidement fait place à la résolution, d’autant qu’en vingt ans la technologie spatiale avait considérablement évolué. J’ai calculé qu’il me faudrait trois ans de travail pour me payer le voyage. J’ai joint mon frère pour l’informer de ma décision. Il a tenté de m’en dissuader, me disant que je courais après des chimères, qu’il ne tenait pas à perdre sa sœur après ses parents. Mais je suis restée inflexible, et nous avons fini par pleurer tous les deux à chaudes larmes, conscients que nos routes se séparaient à jamais. Comme mon apparence plaisante était la seule corde à mon arc, je suis devenue guide touristique sur l’île de Guino, un emploi correctement rémunéré qui me valait d’incessantes avances de la part des hommes. J’ai appris à les refuser sans froisser leur susceptibilité, ce qui m’a valu le surnom de Sulvela (l’Insaisissable) de la part des autochtones. Pendant trois années planétaires, j’ai guidé de petits groupes dans le dédale des rues de la vieille cité de Guino, je les ai accompagnés sur les navires à fond transparent qui partaient à la chasse aux derniers gonavores, je les ai conduits sur le seuil des bordels avec un sentiment de dégoût, pour eux et pour moi, je les ai entraînés dans les arrière-cours où des Guinoens vendaient leurs poteries et leurs tissus (avec un petit pourcentage pour moi), bref, j’ai fait tout ce qu’il fallait pour leur vider les poches, en prélever une partie et financer mon voyage. Je logeais dans une chambre minuscule et étouffante dans une maison appartenant à une riche famille guinœnne dont le fils aîné, cheveux bruns ondulés, peau bistre, yeux d’un noir profond, gestes d’une douceur ensorcelante, est tombé amoureux de moi. J’ai découvert avec lui toutes les facettes de l’amour et, s’il ne m’avait pas annoncé un soir qu’il allait bientôt se marier avec la fille d’une autre riche famille de l’île, je n’aurais peut-être jamais eu le cœur de le quitter et j’aurais partagé l’existence à la fois dorée et ennuyeuse des privilégiés des îles équatoriales. Mais un tout autre destin m’attendait et, quand je regarde en arrière, je remercie le ciel de m’avoir chassée de la torpeur émolliente de Guino. Journal d’Ynolde. LES CARNETS D’OLMEO, 11 SAYI observait un long temps de recul avant d’affronter les quatre-vingts ansTO qui nous attendaient dans l’infini de l’espace. À plusieurs reprises elle m’a demandé si j’étais sûr de moi – il m’était toujours possible de commander à l’andro des gélules de hyemale – et m’a suggéré de m’isoler dans ma cabine jusqu’à ce que la décision s’impose clairement en moi. Je l’ai écoutée, j’avais bénéficié en maintes circonstances de ses sages conseils, j’avais une totale confiance en elle. J’étais donc enfermé dans ma cabine lorsque le Sillenius s’est envolé, trois jours environ après notre embarquement, un décollage discret, presque silencieux, décevant pour l’amateur de sensations fortes que j’étais. Les jours s’affichaient régulièrement en bas de la porte transparente de la cabine qui se transformait en écran. La peur s’est emparée de moi, insidieuse au début, puis de plus en plus forte. La perspective de vieillir dans un environnement aussi pauvre, aussi lugubre que celui d’un vaisseau m’a paru inconcevable. Ma jeunesse et mon énergie dilapidées dans le vide, mon futur coincé entre des cloisons, des plafonds et des planchers métalliques, plus jamais de ciel au-dessus de ma tête, plus de vent sur ma peau, plus de terre où poser mes pieds, plus d’arbres, plus d’herbe, plus de fleurs, plus d’animaux, rien d’autre que ces plafonds bas et ces murailles de portes traversées des mêmes images, aucune autre présence que cet andro à l’apparence et au calme inquiétants. Les doutes ont failli me dépecer. Je me suis débattu, j’ai repoussé – je ne sais comment – la tentation lancinante de réclamer l’herbe du sommeil, de rejoindre m’man et Elbéore dans leur temps ralenti. Alors je me suis agrippé à l’image de Sayi, dont je savais la décision irrévocable. Nous ne pourrions pas nous aimer sur Phaïstos, parce qu’elle était ma sœur d’adoption et que ma mère, les communautés angéliques et la société tout entière se dresseraient contre notre union. J’ai plongé dans mon enfance. Aussi loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu l’âme d’un explorateur, j’ai toujours rêvé de découvrir de nouveaux horizons. La faute de ma mère et la colère de mon père m’avaient permis de combler en partie ce désir : j’avais quitté le Pays Noir, pris le TransAmblien, admiré les monts du Kartvig, les fonds fabuleux de la mer Ostienne, volé à bord d’un vaisseau interplanétaire, marché dans le désert glacé de Hyem, rencontré les étonnants hazems… L’envie d’explorer l’univers ne m’était pas passée, mais Sayi était entrée dans ma vie, Sayi, plus complexe et fascinante qu’un système planétaire, Sayi qui m’invitait à pousser la porte de son monde, Sayi qui se proposait d’être ma terre d’élection, mon ultime aventure. M’man est venue me voir deux semaines après le départ. La lenteur de ses mouvements m’a stupéfié. Elle s’est approchée de ma couchette et m’a fixé d’un air interrogateur. J’ai essayé de lui dire que tout allait bien, mais elle n’a pas semblé comprendre. De même elle m’a parlé, du moins des sons se sont échappés de sa bouche, sourds, incompréhensibles. Des rides se sont formées sur son front comme de lentes fissures sur une surface gelée, des rides que j’avais si souvent remarquées et qui exprimaient une profonde inquiétude. Nous étions les passagers de deux véhicules se croisant, l’un presque à l’arrêt et l’autre lancé à grande vitesse. Je ne sais pas si elle a compris ce qui se passait, mais des larmes ont coulé de ses yeux, qui ont mis une longue minute à dévaler ses joues. Je l’ai détaillée, cette femme si présente, si familière que j’avais perdu l’habitude de la regarder. J’ai vu combien son visage creusé par le temps était beau, combien son corps à la fois robuste et fatigué pouvait encore donner d’amour, combien ses mains larges et fortes étaient rassurantes. Il était trop tard maintenant pour lui dire que je l’aimais. Elle est sortie de ma cabine avec la même pesanteur qu’elle y était entrée. La réponse à mes interrogations s’est imposée une cinquantaine de jours après notre départ : je pouvais sacrifier mon désir d’exploration, je ne pouvais pas renoncer à Sayi. S’agissait-il d’un véritable choix, d’ailleurs ? C’était un courant, un élan, une évidence que j’avais refusée par peur d’enterrer mes rêves d’enfant, par peur d’entrer dans l’âge adulte. Je me suis levé. Assise sur son lit, vêtue d’une chemise de nuit blanche, Sayi m’a accueilli d’un sourire qui m’a bouleversé et renforcé dans ma détermination. Ses cheveux noirs brillants dévalaient ses épaules et retombaient en flaques sombres de chaque côté de ses hanches. « Eh bien, Ol, tu as pris ta décision ? » Trop ému pour répondre, j’ai éclaté en sanglots. Elle m’a saisi par les poignets et attiré vers elle. La tête posée sur sa poitrine, j’ai pleuré un long moment. Sa bouche a rampé vers la mienne, mes lèvres et ma langue se sont perdues dans les siennes ; sous le goût salé, le goût de mes larmes, j’ai retrouvé la saveur de Sayi, la douceur ineffable de la bouche de Sayi, la morsure suave des dents de Sayi. Nous nous sommes embrassés jusqu’à ce que les muscles des joues nous fassent mal. J’ai voulu lui retirer sa chemise de nuit, elle m’en a empêché, balbutiant, encore pleine de ma langue, que nous étions jeunes et que les choses devaient être accomplies en leur temps. Mais il y avait mon désir, qui n’entendait pas, mon sexe si tendu qu’il me faisait mal, les odeurs qui s’échappaient de nos vêtements et me rendaient fou, l’irrésistible élan qui me jetait contre elle, cette volonté suffocante de conquérir et marquer un territoire dont j’ignorais tout, de passer à travers elle comme une épée à travers une gorge, violence et douceur, deux armées enchevêtrées sur un champ de bataille, l’impression, également, d’être aux portes d’une caverne fabuleuse dont elle était la gardienne. Elle m’implorait de patienter d’une drôle de voix, haletante, chavirée, comme si elle luttait contre ses pulsions, qu’elle était sur le point de rompre. Je pouvais maintenant arriver à mes fins ; si mes mains s’obstinaient à retrousser sa chemise de nuit, elle ne m’opposerait qu’une résistance de principe. Nos baisers avaient enfoncé ses défenses, elle n’avait plus de recul, une autre Sayi aspirait de toutes ses forces à l’abandon, à la défaite. Je me suis retenu. J’ai cru alors que c’était par respect pour elle, pour sa volonté, je sais aujourd’hui que j’étais effrayé, que j’avais peur de l’inconnu, peur de moi. Je n’avais pas encore atteint mes quatorze ans, je venais tout juste de quitter ma mère, j’étais encore un peu tendre pour m’envisager en homme. Je me suis écarté de Sayi avec des regrets infinis. Son visage n’était plus le même, ses lèvres s’étaient gorgées de désir, ses yeux ne brillaient plus, voilés de trouble, une veine saillait et palpitait sur sa tempe, elle semblait au bord de l’évanouissement, un peu comme lorsque j’apercevais, par une fenêtre entrouverte d’une maison de la communauté, un bout de corps de femme qui enfilait ou retirait ses vêtements et que j’en demeurais interdit jusqu’au soir. Je suis retourné dans ma cabine en espérant qu’en moi la douceur l’emporterait sur la violence, mais je suis resté tendu, fébrile, jusqu’à ce que le sommeil enfin m’emporte. Dès lors, à partir de ce jour – on ne pouvait pas vraiment parler de jour et de nuit à l’intérieur du vaisseau, mais nous ne disposions pas d’autre système de mesure –, Sayi et moi avons passé la plus grande partie de notre temps ensemble. Nous nous embrassions avec fougue, un reste de peur ou de pudeur nous interdisait d’aller plus loin et nous le regrettions, mais Sayi disait que nos corps prendraient le relais quand ils seraient prêts. L’andro du trente-deuxième nous apportait nos repas avec une régularité de métronome. Il n’avait pas de nom et continuait de me mettre mal à l’aise avec ses traits figés et sa façon de nous observer sans que nous puissions lire la moindre expression dans ses yeux jaunes. Il nous tendait nos plateaux, attendait quelques instants, grésillant, immobile, puis il posait une question, toujours la même – « Avez-vous encore besoin de moi, mademoiselle, monsieur ? » – avant de s’éloigner de sa foulée mécanique. Quand nous essayions d’engager la conversation avec lui, il ne nous retournait que des réponses banales, nous demandait s’il pouvait encore faire quelque chose pour nous et repartait dès que nous marquions plus de cinq secondes de silence. La nourriture du vaisseau nous changeait agréablement des repas infects servis dans l’auberge de l’astroport. Bien que les portions ne fussent pas énormes, elles suffisaient amplement à calmer ma faim. On ne nous servait pas les mêmes aliments, à Sayi et à moi : l’andro nous avait rappelé que les repas étaient préparés en fonction des besoins spécifiques des passagers, lesquels étaient déterminés par les analyseurs disséminés dans les cloisons et les plafonds des cabines. De temps à autre, je rendais visite à ma sœur Elbéore. Je la trouvais toujours dans la même position, allongée sur sa couchette, les yeux rivés au plafond. Elle n’avait pas conscience de moi, ou bien elle ne m’adressait aucun signe indiquant qu’elle avait remarqué ma présence. Elle vivait, comme m’man, dans une autre réalité temporelle et, quand elle me reverrait, je serais pour elle un vieillard aux traits à la fois familiers et inconnus. Le temps s’est écoulé. Nous avons revu Ewen trois ansTO après notre départ. Ce fut à la fois une grande surprise et une joie. Nous avons eu besoin de quelques secondes pour identifier l’homme barbu et maigre qui se présentait à la porte de notre cabine et vivait sur le même plan temporel que nous. Mais, si le visage et le corps peuvent se transformer de façon radicale chez les êtres humains, ses yeux et leur indéfinissable couleur gris-bleu nous ont permis de reconnaître le voyageur énigmatique et secourable que nous avions fréquenté quelques jours sur la lune de Hyem. Je me dois auparavant de vous raconter comment Sayi et moi sommes devenus homme et femme, non que je veuille donner des détails graveleux sur notre relation intime, mais, lorsque j’ai entrepris la rédaction de ces carnets, je me suis promis de ne laisser aucun sujet dans l’ombre (j’ai conscience qu’il s’agit là d’une réaction viscérale, d’un rejet des conventions hypocrites des communautés angéliques). Et puis notre première fois a été marquée par un incident annonciateur d’une interminable période de terreur. Environ deux ansTO après notre départ, Sayi, la gardienne, m’a ouvert les portes de la caverne fabuleuse. En temps originel, je venais d’avoir quinze ans et elle allait sur ses dix-sept. Pourquoi à ce moment-là ? C’est une question à laquelle je reste bien incapable de répondre. Nous nous étourdissions comme d’habitude en baisers fougueux, en caresses timides, et, comme d’habitude, nous évitions de nous laisser déborder par le désir (j’étais évidemment incapable d’observer un temps de recul, mais je parvenais au moins à contenir la pulsion qui me commandait de la plaquer brutalement sur la couchette). La main de Sayi s’est tout à coup glissée sous mes vêtements et a semé sur ma poitrine et mon ventre des sillons de feu, des brûlures ineffables, sublimes. J’avais l’impression d’être touché par un ange et je me suis mis à trembler de la tête aux pieds. Ma tunique s’est retroussée d’elle-même, du moins j’en ai eu l’impression, elle s’est envolée par-dessus ma tête, et je me suis retrouvé torse nu dans les bras de Sayi, offert sans défense à son souffle, à ses lèvres, à ses doigts. À chacun de ses effleurements, des frémissements extatiques couraient sur ma peau. Sa main s’est enhardie, aventurée sous mon pantalon, j’ai tressailli lorsque ses doigts se sont refermés sur mon sexe – la caresse dont j’avais si souvent rêvé. Le plaisir a surgi du fond de mon ventre, s’est déroulé comme une pelote dont je ne pouvais pas contrôler le dévidage, un gémissement m’a échappé, je me suis répandu par longues saccades dans la main de Sayi ; la jouissance, éblouissante, m’a presque soulevé de la couchette, j’ai perçu, du fond de ma volupté, la surprise de Sayi, figée tout à coup, des spasmes de plaisir m’ont encore secoué, j’ai repris mon souffle et mes esprits, je me suis redressé, interdit, j’ai remarqué les taches claires sur mon ventre et mon torse, la substance épaisse qui dégouttait des doigts de Sayi ; nous sommes restés un long moment hébétés, stupéfiés par ce qui venait de se passer. Elle a souri, s’est dévêtue et m’a essuyé à l’aide de son vêtement roulé en boule. La vue de son corps a ravivé mon désir. J’ai dévoré des yeux ses seins aux pointes brunes, son ventre lisse, son adorable nombril, ses hanches à l’arrondi fascinant, le buisson noir qui occultait en partie sa faille de femme, ses jambes repliées, ses cuisses plus soyeuses que le plus fin des tissus d’ange. Elle m’a retiré mon pantalon, taché lui aussi, et a contemplé mon sexe à nouveau dressé. Puis elle m’a pris les mains et les a posées sur ses seins. Je cueillais enfin les fruits promis par les anges dans leur paradis. Elle a penché la tête sur le côté et a respiré plus vite, plus fort. Sa chair me paraissait incroyablement tendre, même si je sentais dans mes paumes durcir ses pointes brunes. Elle m’a guidé vers le bas de son ventre, mes doigts sont entrés en contact avec ses replis secrets de femme, chauds, humides, intimidants, je n’ai plus bougé, ne sachant que faire, respiration suspendue, elle s’est installée à califourchon sur moi, s’est emparée de mon sexe et l’a maintenu entre ses cuisses ouvertes avant de s’asseoir sur moi. Je suis entré comme un voleur dans sa faille à l’incomparable douceur, j’ai rencontré une résistance, qui a cédé subitement en lui arrachant un cri, elle a continué de glisser sur moi jusqu’à ce que nos ventres se choquent, elle a noué ses bras autour de mon cou et posé sa tête sur mon épaule avec un long gémissement, elle a gardé un moment cette position, puis elle s’est soulevée de quelques pouces avant de retomber sur moi, plusieurs fois de suite, son souffle s’est accéléré, est devenu rauque. J’ai compris que je devais accompagner son mouvement, mais, déséquilibré par son poids, j’ai basculé vers l’avant et nous nous sommes retrouvés allongés sur la couchette ; j’étais perché sur elle, planté en elle – une image s’est imposée à moi, un grand vack mâle et une femelle en train de s’accoupler dans un box de la ferme familiale sous l’œil rigolard de P’a et de ses voisins, les mouvements frénétiques du mâle dont l’énorme dard noir et rugueux semblait transpercer la femelle impassible, et je l’ai imité, avec une telle maladresse au début que j’ai été éjecté hors de Sayi avec un sentiment terrible de froid et de perte, elle m’a remis à l’intérieur d’elle et m’a dit d’aller doucement parce qu’elle avait encore un peu mal, alors j’ai bougé lentement en elle jusqu’à ce que le plaisir à nouveau me submerge, aussi intense, aussi violent que la première fois. Je suis resté étendu sur elle, inerte, ivre de sensations, sans même me soucier de ce qu’elle avait ressenti. J’ai eu soudain la sensation d’être observé. Nous croyant seuls, nous n’avions pas pris la précaution de déclencher le flot d’images qui occultait la porte transparente de notre cabine. Quelqu’un se tenait de l’autre côté, qui n’était pas l’andro du niveau mais une adolescente aux longs cheveux châtain clair et au regard farouche, presque haineux. Elle était aussi nue que Sayi et moi. Un corps aux muscles longs et secs, dépourvu des rondeurs généralement associées aux filles. J’ai cru reconnaître ma sœur Elbéore, me suis relevé aussi vite que je le pouvais et me suis précipité vers la porte. Personne sur la passerelle. Toujours nu, je me suis rendu devant la cabine d’Elbéore et je l’ai vue allongée sur sa couchette, habillée de sa chemise de nuit, les yeux rivés au plafond. Son visage détendu n’avait rien à voir avec celui, hâve, inquiétant, que j’avais entrevu quelques instants plus tôt. J’ai pensé que j’avais été victime d’une illusion d’optique. Pendant plusieurs semaines, Sayi et moi avons exploré nos corps avec une avidité décuplée par nos deux années de patience. À peine nous interrompions-nous pour avaler les repas apportés par l’impassible andro. Nous ne nous souciions de rien d’autre que notre plaisir – à part peut-être cette étrange vision qui continuait de me hanter. Quand, épuisés, nous étions sur le point de nous endormir, je jetais un coup d’œil à la cabine d’Elbéore, que je trouvais toujours dans la même position, allongée sur le dos, la tête tournée vers le plafond, avec parfois, à ses côtés, un plateau-repas vide qui prouvait qu’elle ne se laissait pas dépérir. Ces semaines furent les plus magnifiques de ma vie. Même si nous avancions vers des heures nettement moins réjouissantes, je n’ai jamais regretté ma décision. Nous avons tutoyé de telles cimes, Sayi et moi, qu’aucune étoile, aucune planète, aucun paysage ne parviendrait à nous procurer les mêmes sensations, ni, j’en étais persuadé, aucun autre humain, aucun autre amour. Le temps de recul que nous observions avant de nous abandonner l’un à l’autre donnait à nos étreintes une sensualité, une intensité inouïes. Nous étions tout entiers contenus dans chaque souffle, dans chaque caresse, dans chaque baiser. J’ai appris à être attentif aux réactions de Sayi, à les devancer, à en jouer, à retarder jusqu’à l’intolérable la montée de son plaisir. Je cherchais, je m’en rends compte aujourd’hui, à lui faire perdre tout contrôle, rien ne me réjouissait davantage que de la sentir défaillir sous moi après m’avoir griffé, mordu, martelé le dos et les fesses à coups de talon ; elle-même m’emmenait au bord du gouffre et m’y abandonnait jusqu’à ce que je tremble de désir, suppliant, suspendu à son sourire, à sa respiration, à son regard. Là-bas, sur Amble, jamais une fille des hauts plateaux du Souffle et un garçon du Pays Noir n’auraient eu la chance de se rencontrer, de s’aimer. Nous avions conquis notre royaume clandestin dans notre temps devenu parallèle, seuls d’entre les passagers engourdis par l’herbe du sommeil. Enfin, nous croyant seuls jusqu’à l’intrusion d’Ewen. Ewen, qui, je l’ai immédiatement remarqué, portait sur l’épaule son sac bariolé. Ewen, si maigre qu’il semblait revenu de l’autre monde. Nous nous sommes rhabillés en hâte, Sayi et moi. « Je vous ai enfin trouvés. » Sa barbe et ses cheveux emmêlés lui donnaient l’air d’un fou. De ses yeux coulait toujours une source amère et sombre. Une odeur âpre s’exhalait de ses vêtements sales et chiffonnés. Nous avons remis rapidement de l’ordre dans la cabine et l’avons invité à entrer. « Pourquoi nous cherchiez-vous ? a demandé Sayi. — L’andro du cinquantième m’a dit que trois autres passagers avaient refusé l’herbe du sommeil. — Eh ben, vous avez mis du temps à en trouver deux ! » ai-je lancé. Il a lissé sa barbe parsemée de fils blancs. « J’aurais mis beaucoup moins de temps si je n’avais pas été attaqué sur une passerelle. — Attaqué ? » Il avait toujours ce comportement d’animal traqué. « J’ai réussi à mettre mon agresseur en fuite et je me suis enfermé dans ma cabine en pensant que j’y serais plus en sécurité. » Il a hésité avant de reprendre. « Il m’a semblé à plusieurs reprises… apercevoir une apparition devant ma porte. » J’ai tressailli. « Une apparition ? Une fille ? » Il a hoché la tête, les yeux écarquillés, striés de filaments sanguins. « Elle ressemblait plus à un démon qu’à une fille. » Sayi l’a prié de s’asseoir sur le lit dont elle avait tiré la couverture. Il est resté longtemps plongé dans ses pensées avant de demander : « Pourquoi avez-vous refusé l’herbe du sommeil ? — Parce que là-bas, sur Phaïstos, on ne nous aurait pas laissés nous aimer, a répondu Sayi. — Ici, au moins, on fait ce qu’on veut de notre vie », ai-je ajouté. Ewen a paru faire un terrible effort sur lui-même pour ne pas éclater en sanglots. « On ne fait pas toujours ce qu’on veut de sa vie. » Sa voix et ses mains tremblaient. « Votre famille ne le sait pas, n’est-ce pas ? Je vous ai observés sur la lune de Hyem et j’étais certain que vous étiez liés par un pacte secret. — Et vous, Ewen, pourquoi n’avez-vous pas pris l’herbe du sommeil ? a demandé Sayi. — Je… Je n’ai pas le droit de vous raconter mon histoire. » J’ai insisté. « Vous êtes en fuite, c’est ça ? » Il nous a regardés tour à tour, Sayi assise sur le sol, adossée à la cloison métallique, et moi debout près de la porte. « Fuite n’est pas le mot exact. — Ça a un rapport avec ce que vous trimballez dans votre sac ? » Il a esquissé un sourire. « Ça fait près de trois ans que nous ne nous sommes pas vus, et tu es toujours aussi têtu, hein ! Je te l’ai déjà dit, ne cherche pas à savoir. — Ça ne vous rend pas très joyeux, en tout cas. » Il s’est redressé et a désigné Sayi d’un mouvement de menton. « Imagine qu’un jour tu sois obligé de la quitter sans espoir de la revoir. » La perspective m’a glacé le sang. « C’est exactement ce qui m’est arrivé, a-t-il repris, les lèvres plissées d’amertume. — Qu’est-ce qui vous a obligé à…» Il m’a interrompu d’un geste du bras. « Ne cherche pas à savoir. » Il a glissé la main dans le sac bariolé avant d’ajouter : « Si vous souhaitez me rendre visite, je suis au douzième. À bientôt. » Il est sorti de la cabine et s’est éloigné d’un pas pesant sur la passerelle. Sayi s’est relevée et plantée devant moi. « Comment savais-tu que l’apparition dont il parlait était une fille ? — La première fois que… enfin, tu sais… tu m’as demandé pourquoi j’étais sorti si vite de la cabine : j’avais cru apercevoir une fille nue et maigre devant la porte. » Nous étions tellement pleins l’un de l’autre, Sayi et moi, que nous nous suffisions à nous-mêmes. Même si notre curiosité n’était pas encore satisfaite, nous n’avions pas envie de revoir Ewen, pas envie de nous frotter au malheur dont il était l’incarnation. Nous l’avons occulté tout simplement, sans nous rendre compte que, plus que tout autre, il avait besoin de chaleur humaine, besoin de notre compagnie. Le bonheur est aveugle, égoïste, ingrat sans doute, et, s’il n’y avait pas eu la première vague de crimes, le temps aurait coulé entre nos doigts sans que nous retournions vers cet homme qui, pourtant, nous avait permis de passer des nuits rassurantes et confortables dans l’auberge de la lune de Hyem. Le premier crime a été commis au trente-septième niveau : un homme d’une quarantaine d’années, éventré dans sa cabine, entièrement dévêtu, gisant dans ses viscères et une mare de sang. C’est l’andro de notre niveau qui, en nous livrant nos plateau-repas, nous a annoncé la nouvelle. « De quoi est-il mort ? a demandé Sayi. — Les premières analyses concluent à un meurtre. » Pas d’émotion dans la voix de l’andro. « Un meurtre ? Je croyais que les cabines étaient sous surveillance constante. — Elles le sont. Mais un faible pourcentage d’événements échappent aux analyseurs. — C’est quoi, ce meurtre, un règlement de comptes ? — Aucun élément ne nous permet de répondre à cette question. Cependant, la disposition du corps et le mode opératoire nous orienteraient plutôt vers un crime rituel. — Il y a donc un cinglé qui se balade en toute liberté dans le vaisseau et qui tue les gens sans que vous, les andros, soyez capables de l’arrêter ? » L’andro a marqué un temps de silence grésillant. « Il n’a tué qu’une personne et nous prévoyons de renforcer la surveillance. — Vous ne savez pas, je suppose, sur quel plan temporel évolue votre criminel ? » L’andro n’a pas répondu. « Avez-vous encore besoin de moi, mademoiselle, monsieur ? — Ben oui, si vous pouviez nous éviter d’être éventrés pendant notre sommeil…» Il a pivoté sur lui-même et s’est éloigné d’une démarche que j’ai trouvée plus heurtée que d’habitude. Le deuxième crime s’est produit une semaine plus tard, au vingt-troisième niveau. Il concernait cette fois une femme d’environ trente ans, éventrée et dévêtue elle aussi. Pour l’andro, les probabilités du crime rituel augmentaient de façon significative. Tout d’abord, il n’existait aucun rapport entre les victimes, ni familial ni même planétaire, ce qui excluait l’hypothèse d’un règlement de comptes, ensuite la répétition du mode opératoire, éventration, dénudation, évoquait les cérémonies sacrificielles de certaines religions des mondes humains. « Votre surveillance n’a rien donné ? — Non, monsieur, il semble que le meurtrier ait trouvé le moyen de tromper nos systèmes de détection. — Et maintenant, quelle solution ? — Avez-vous encore besoin de mes services, mademoiselle, monsieur ? » Les meurtres se sont accélérés les mois suivants. D’un par semaine, ils sont passés à deux, à trois puis à quatre, et nous avons cru qu’ils étaient perpétrés par plusieurs criminels. Les analyseurs et autres systèmes de détection dont avait parlé l’andro ne réussissaient toujours pas à juguler la vague sanglante qui grossissait sans cesse et semblait sur le point de submerger le vaisseau. Les victimes étaient à chaque fois éventrées et dénudées. L’hypothèse du crime rituel s’était changée en certitude, mais le motif, lui, échappait à toutes les analyses. D’après l’andro, le mode opératoire de l’assassin relevait de sept religions recensées sur les planètes de l’OMH. Sept religions qui, si elles ne le pratiquaient pas, revendiquaient le sacrifice de sang. La plupart d’entre elles avaient été interdites, certaines s’étaient solidement implantées sur quelques systèmes reculés, comme le culte de Sât dans le système d’Ispharam. Cependant, jamais les sâtnagas ne s’en étaient pris au long de leur histoire aux passagers d’un vaisseau. En outre, sur la pression de la commission de l’OMH chargée des problèmes religieux, ils avaient officiellement renoncé aux rituels qui avaient ensanglanté leurs premières pérégrinations. « On ne peut pas écarter l’hypothèse que nous ayons affaire à une nouvelle religion. — Combien de victimes maintenant ? — Soixante et une. Vingt-neuf hommes et vingt-six femmes d’âges divers, six enfants. — Vous n’avez établi aucun lien entre eux ? — Aucun. Ils viennent des trois planètes habitables du système d’Ispharam et sont de différentes religions. — Si vous ne pouvez pas vous poster devant chaque porte, vous pouvez au moins surveiller l’entrée de chaque étage. — L’assassin attend que nous soyons occupés par le service pour s’introduire dans le niveau. — Pourquoi n’installez-vous pas de mouchards ? — Vous parlez des antiques capteurs vidéo ou holo ? Le vaisseau n’en dispose pas. — Comment réagissent les autres ? Enfin, ceux qui ne vivent pas au même rythme que nous ? — Nous les tenons informés, mais la hyemale les maintient dans un monde exempt de toute angoisse, de tout sentiment d’inquiétude. » L’inquiétude, justement, a commencé à me gagner. Sayi, elle, n’a pas perdu sa sérénité. « Qu’est-ce que nous risquons, au pire, Ol ? demandait-elle avec un sourire désarmant de candeur. La mort ? Nous finirons tous par mourir, pourquoi devrions-nous avoir peur de quelque chose que nous ne pouvons pas empêcher ? La mort arrive quand elle doit arriver, pourquoi nous en soucier ? Viens plutôt célébrer la vie avec moi. » Comment refuser une telle invitation ? J’ai peu à peu recouvré mon calme. L’andro nous faisait régulièrement le compte des nouvelles victimes. Puis un jour, allongé sur la couchette et tracassé par la sensation d’être observé, je me suis retourné et j’ai revu la fille que j’avais aperçue un an plus tôt, immobile de l’autre côté de la porte transparente. CHAPITRE XXIII Pentale : il est des gens qui assurent avoir vu le mythique pentale. Des pilotes de vaisseau, le plus souvent. Curieusement, même s’il est difficile d’accorder du crédit à ce genre d’allégations, les témoignages venus d’horizons différents s’accordent sur plusieurs points, et principalement sur la taille des pentales, selon eux gigantesques, aussi grands que les vaisseaux intersystèmes. Les témoins disent également que leur vol est à la fois gracieux et majestueux, puissant et léger, admirable à tous égards. L’homme qui a la chance de les avoir vus voler est à jamais métamorphosé, comme touché par une grâce aux dimensions de l’infini. Le problème est que les nombreuses expéditions scientifiques lancées de divers systèmes ne sont jamais parvenues à apercevoir un pentale, qu’il faut donc se résigner à les considérer comme des créatures mythologiques issues de l’inconscient humain. Sans doute convient-il de rapprocher la légende des pentales de la légende de la Fraternité du Panca : le mot « Panca », issu d’une très vieille langue du système des origines, signifie cinq, tout comme la racine « penta » (rappelons ici que le pentale est un animal à cinq ailes). Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des animaux légendaires. « COMBIEN aujourd’hui ? » L’andro ne répondit pas tout de suite. « Quatre, monsieur. — Toujours pas d’indices ? » L’andro grésilla. « Non, monsieur. » Ewen souleva le couvercle du plateau-repas. La vue et l’odeur des mets fumants ne lui rendit pas un appétit qui le fuyait depuis plusieurs semaines. Il se forçait à manger cependant, conscient qu’il avait besoin d’un apport énergétique régulier pour ne pas sombrer. Il avait demandé à l’andro si la nourriture était naturelle ou artificielle, il n’avait pas obtenu de réponse claire, un comble pour un interlocuteur dont l’intelligence reposait entièrement sur la logique. Il avait cru deviner que les aliments étaient entièrement fabriqués à partir d’une banque de données moléculaires, qu’ils étaient donc artificiels et naturels, une sorte de nanonourriture tirée du néant par un procédé technologique et reconstituée dans sa forme originelle. « Combien en tout, maintenant ? — Nous approchons les trois mille, monsieur. — Trois mille ? En cinq ans ? À ce train-là, il n’y aura plus personne de vivant à l’arrivée. La compagnie est pourtant censée garantir la sécurité de tous ses passagers. » Silence grésillant. « Je me dois de vous signaler, monsieur, que vous présentez les symptômes d’une spatialite aiguë. — Je sais, vous me le rappelez à chaque fois que nous nous voyons. Mais, comme vous pouvez le constater, j’ai encore toute ma tête. — Évidemment, monsieur, que vous avez toute votre tête, sinon… — C’est une expression pour signifier que je ne suis pas fou. » Ewen n’en était pas aussi certain. La solitude isolait peu à peu chacune de ses cellules. Il avait l’impression de se dissoudre dans l’espace ou, plus exactement, d’être envahi et morcelé par l’infini, comme si son corps, désormais, s’étendait aux dimensions de l’univers et que ses différentes parties s’éloignaient inexorablement les unes des autres. Il rencontrait des difficultés grandissantes à conserver son intégrité physique et mentale fragmentée par le vide. Ses souvenirs lui échappaient ou défilaient dans son esprit sans aucune cohérence. Il s’abîmait de plus en plus souvent dans des trous noirs et restait pendant des heures sans pouvoir reconstituer le tableau de sa vie. Quand il recouvrait sa lucidité, il se disait que, bien qu’il eût refusé l’herbe du sommeil, son âmna perturbée ne serait d’aucune utilité au quatrième frère. Ce dernier ne récolterait de son implant vital que confusion, désespoir et incohérence, un handicap plutôt qu’un avantage. Ewen s’était replongé dans l’histoire du Panca telle qu’elle lui avait été racontée lors de ses cinq années de formation. Les pentarques avaient fondé la Fraternité avant la grande Dissémination, puis, lorsque les premiers vaisseaux avaient quitté le système originel, leurs successeurs avaient mis en place la structure des chaînes quintes capables de se constituer à travers l’espace et le temps. Cinq étant le nombre premier parfait de l’être humain (cinq doigts, cinq sens…), ils étaient partis du principe qu’en cas de nécessité l’union de cinq frères était un gage de réussite, tout comme le mythique pentale avait la capacité de franchir, par la seule force de ses cinq ailes, les distances inconcevables qui séparaient les bords opposés de la Galaxie. L’histoire ne précisait pas si des chaînes quintes avaient déjà été reformées, ni dans quelles circonstances. Maître Ebenezer, qui n’avait jamais quitté Amble, son monde natal, avait affirmé que la dernière reconstitution avait eu lieu six sièclesTO plus tôt. Six siècles, un temps assez long pour transformer une légende, ou une simple rumeur, en histoire vraie. Ewen n’avait jamais lui-même cru à la réalité des chaînes quintes jusqu’au moment où il avait reçu l’appel de la Fraternité. Il doutait également de ses perceptions. Avait-il vraiment entendu le murmure qui lui avait enjoint de partir à la rencontre du quatrième frère ? Parfois il s’en souvenait avec une netteté saisissante, parfois il croyait avoir rêvé, et il se demandait ce qu’il fabriquait dans ce vaisseau perdu entre deux systèmes de la Galaxie. Il avait peut-être renoncé à être mari et père, à sa vie merveilleuse dans le massif des Dames-Blanches, pour une simple chimère, une illusion. Alors il sortait son cakra du sac bariolé et fixait le pentale gravé sur la surface métallique, dans l’espoir un peu fou de percer le mystère d’un animal qui ne revêtait lui non plus aucune réalité. « Je me dois de vous signaler que nous avons encore la possibilité d’enrayer la maladie, monsieur. Il sera bientôt trop tard. — Vous n’êtes qu’une machine, vous ne pouvez pas connaître toutes les subtilités de la physiologie humaine. — Nous devons effectivement tenir compte de cet élément impondérable que vous, les êtres humains, appelez la psyché. Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? » Ewen congédia l’andro d’un geste de la main. Il s’appliqua à finir son plateau-repas et passa dans la salle d’eau. Craignant que le meurtrier, à l’œuvre depuis maintenant plus de cinq ansTO dans le vaisseau, ne profite de ses ablutions pour s’introduire dans sa cabine et le cueillir au sortir de sa douche, il gardait avec lui le sac du cakra, qu’il posait dans un coin avant de s’abandonner aux jets d’eau chaude. Il ne quittait jamais des yeux la porte arrondie de la salle d’eau. Il se rasait régulièrement désormais, la tête et les joues, estimant que le laisser-aller affaiblissait sa vigilance. Il s’obligeait à faire des étirements et d’autres exercices physiques. Son corps était son dernier repère, sa dernière prise sur le réel, dans un environnement de solitude et de silence qui ébranlait sa raison. Il avait espéré un temps qu’Olmeo et Sayi lui rendraient visite, mais les deux adolescents ne s’étaient jamais présentés à la porte de sa cabine. L’amour les accaparait et il les comprenait fort bien, Ezalde et lui-même ayant vécu pendant sept années totalement repliés sur eux-mêmes dans la chaleur de leur maison. Lorsqu’il se rendait à Frahel pour ouvrir son comptoir et qu’Ezalde ne pouvait pas l’accompagner, il demeurait près d’elle par la pensée, il n’était disponible à personne d’autre qu’elle, il concluait ses affaires aussi rapidement et froidement que possible, puis, quand bien même la saison n’était pas terminée, il sautait dans le premier glisseur à voiles et rejoignait la femme qu’il adorait. Après une fête des sens de trois jours, il repartait par le même glisseur vers la capitale du continent nord, ayant toutes les peines du monde à s’arracher des bras brûlants et implorants d’Ezalde, lui promettant de revenir aussi vite que possible et dormant sur son siège la quasi-totalité du trajet. Il avait entrevu le bonheur dans les yeux des deux adolescents. Ils avaient refusé le temps ralenti pour se jeter éperdument dans leur vie de femme et d’homme. Il n’y avait pas de place dans leur bulle pour quelqu’un qui personnifiait l’échec et le malheur. Ewen avait cessé ses promenades dans les autres niveaux du Sillenius. Il avait trouvé deux des trois passagers qui vivaient au même rythme que lui. Le troisième était probablement le meurtrier, et il n’était pas pressé de le rencontrer. Les niveaux étaient en tous points identiques, même décor neutre, mêmes passerelles métalliques, mêmes murs d’images ; aucun d’eux ne disposait de baies vitrées ni même de simples hublots donnant sur l’espace. Les andros de classe trois qu’il avait croisés lui avaient confirmé que seul le poste de pilotage était équipé d’une baie vitrée à trois cent soixante degrés, mais les passagers n’étaient pas autorisés à se rendre dans cette partie du vaisseau, d’autant qu’il n’existait aucun passage permettant d’y accéder. Il ne verrait donc rien de cet espace qui lui prenait sa vie. Il devrait supporter jusqu’au bout les perspectives étriquées, presque nauséeuses, de sa cabine, les lignes fuyantes des passerelles, les veilleuses du plafond, pâles copies d’étoiles censées reproduire un morceau de ciel, le matériau souple et gris des coursives, les portes chromées des ascenseurs… Les images diffusées en boucle ne l’aidaient pas à tuer le temps. L’andro lui avait confirmé qu’elles étaient avant tout destinées aux passagers ayant choisi le temps ralenti, qu’elles les aidaient à franchir les portes des mondes parallèles ouverts par la hyemale. Il attendit d’être séché par les souffleries avant de remiser son rasoir automatique dans son emplacement et de sortir de la salle d’eau. Il passa comme à chaque fois ses doigts sur ses joues et son crâne parfaitement lisses. Il s’était rendu compte que la légère bosse formée par l’extrémité de son implant était recouverte de peau, comme une blessure cicatrisée. Le quatrième frère devrait l’inciser pour récupérer l’âmna du premier maillon de la chaîne. Des milliers de questions qu’il se posait au sujet du quatrième frère, l’une revenait sans cesse : quel âge aurait-il ? Il devrait être en pleine force de l’âge pour se mettre en quête du troisième frère, il serait donc encore jeune lorsque Ewen atterrirait sur Boréal, ce qui signifiait, selon toute probabilité, qu’il n’était pas encore né. Comment la Fraternité pouvait-elle accrocher un maillon réel à un maillon virtuel ? Avait-elle percé les secrets du temps ? Avait-elle choisi le quatrième frère ? Comptait-elle sur le hasard ? Pourquoi n’entrait-elle pas en communication avec lui, pourquoi ne l’encourageait-elle pas ? Avait-elle lancé plusieurs chaînes quintes pour augmenter les probabilités de réussite ? À quoi jouait-elle exactement ? Plus il avançait et plus Ewen regrettait d’avoir cédé à l’appel du Panca, d’avoir abandonné un connu qui le comblait pour un inconnu qui paraissait de moins en moins consistant, de moins en moins crédible. Il récupéra son sac, revint dans la cabine et entreprit de se rhabiller. Comme il ne disposait pas de tenue de rechange, il confiait tous les deux jours sa tunique, son pantalon et ses sous-vêtements à l’andro, qui les lui rapportait une heure plus tard lavés, repassés, éventuellement ravaudés. L’implant vital cracha une rafale d’ondes cinglantes. Ewen leva les yeux sur la porte : elle se tenait là, l’apparition, la femme nue et maigre au regard brûlant de haine. Il lâcha aussitôt son pantalon, qui s’affaissa sur ses chevilles, pour plonger la main dans le sac du cakra. Ils se dévisagèrent un long moment, elle immobile derrière la matière transparente, lui concentré, vigilant, prêt à utiliser son disque de feu. Elle évoquait la mort avec sa maigreur effrayante et ses yeux chargés de colère, une mort qui attendait son heure avec une patience infinie et venait de temps à autre contempler ses futures proies. Sa nudité proclamait qu’elle n’avait pas besoin d’arme ou d’artifice pour obtenir ce qu’elle venait chercher. Elle rappelait quelqu’un à Ewen, mais il n’avait pas encore réussi à lui associer un nom. Ses cheveux longs se déversaient en toute liberté sur ses épaules et ses seins, si menus qu’ils paraissaient se réduire aux seules aréoles. Mais, malgré ses côtes et ses hanches saillantes, malgré la maigreur de ses bras et de ses cuisses, malgré la blancheur presque maladive de sa peau, elle dégageait une grande force, à l’image des sâtnagas, les guerriers nus dont l’aspect famélique trompait leurs adversaires. Il avait pensé les premiers temps qu’elle avait un lien avec les meurtres perpétrés dans le vaisseau, qu’elle était l’envoyée de l’organisation opposée au Panca, puis, ne l’ayant jamais croisée hors de sa cabine, il l’avait classée parmi les créatures issues de son inconscient, à l’image des femmes cruelles qui hantaient les premières années de sa vie, les méchantes fées des contes d’Arcad, sa mère à la bouche vénéneuse et au rire blessant. Cette fois encore, elle esquissa, avant de disparaître, un sourire qui accentuait l’aspect lugubre de son visage. Il retira sa main du sac du cakra et continua de se rhabiller sans quitter des yeux la porte transparente. La Fraternité entra en contact avec Ewen la septième année de son voyage, alors qu’il était allongé sur sa couchette et perdu dans ses pensées. Garde courage, frère Ewen. Il crut qu’il avait définitivement basculé dans la folie. Ne désespère pas, frère Ewen, la Fraternité t’accompagnera tout au long du chemin. Les cinq maillons de la chaîne doivent être réunis comme les cinq doigts et la paume qui forment la main. La volonté du Panca sera accomplie. Il se releva d’un bond. « Pourquoi m’avez-vous pris ma vie ? » Il avait hurlé comme si ses cris pouvaient traverser l’espace et perforer les tympans des pentarques, mais les communications n’allaient que dans un sens, le Panca ne pouvait (et ne voulait probablement pas) l’entendre. N’oublie pas : un grave péril menace les espèces vivantes de la Galaxie et seule l’union des cinq frères peut le contrer. « C’est quoi, ce danger ? Pourquoi moi ? Pourquoi le quatrième frère est-il si loin ? N’y avait-il pas un frère plus près de lui ? Pourquoi exiger de moi un tel sacrifice ? Pourquoi vous ne voulez pas m’en dire plus ? » Garde confiance, frère Ewen. La confiance est la clef. Sois vigilant : les ennemis rôdent autour de toi de la même manière que les insectes volent autour de la lumière. Ton arme est le cakra, mais aussi ta foi et les quatre autres piliers du Panca. Il tomba à genoux et se frappa le front sur le plancher métallique. « J’ai besoin d’un signe ! D’un signe ! » La communication s’interrompit alors, le renvoyant brutalement à sa solitude et à ses doutes. Il éclata en sanglots et pleura un long moment, la face contre le plancher. Quand il se redressa, il vit qu’on l’observait de l’autre côté de la porte transparente. Deux silhouettes. Confus, il s’essuya les joues et se releva. Il reconnut Ol et Sayi, passés subitement de l’adolescence à l’âge adulte. Les traits d’Ol s’étaient affinés, ses épaules s’étaient élargies et une barbe de quelques jours lui ombrait les joues. Sayi posait toujours le même regard distancié sur le monde, mais elle s’était arrondie, elle avait grandi en beauté, et il y avait toujours autant de curiosité et de compassion dans ses yeux noirs. « Nous pouvons revenir une autre fois, si vous le souhaitez », dit Ol après qu’Ewen lui eut ouvert la porte. Ewen s’effaça pour les inviter à entrer. « Désolé. Je… Je suis parfois secoué par ce genre de crises. Les effets de la solitude, je suppose. — C’est un peu de notre faute, intervint Sayi. Nous avons attendu trop longtemps avant de vous rendre visite. — Je sais ce que c’est… Le bonheur… il se suffit à lui-même, il se contente de briller. Seuls le manque, le malheur nous mettent en mouvement. » Les deux visiteurs s’assirent sur la couchette tandis qu’Ewen se posait sur un coussin et s’adossait à la cloison. « J’ai eu un peu de mal à vous reconnaître avec votre crâne rasé, reprit Ol. Nous étions inquiets pour vous. Avec cette vague de meurtres qui ne cesse de s’étendre et que les andros ne parviennent pas à maîtriser. — Je peux encore me défendre. — Je n’en doute pas, mais le ou les assassins agissent avec une telle vitesse qu’ils semblent évoluer dans un temps plus rapide que nous. — L’herbe du sommeil produit plutôt l’effet contraire, non ? — La hyemale, oui, mais il existe peut-être d’autres plantes ou d’autres molécules qui accélèrent le métabolisme. » Ewen hocha la tête : il avait envisagé l’hypothèse. Pour un tueur obsessionnel, un vaisseau transportant des voyageurs au métabolisme ralenti était un terrain de chasse idéal. Il devrait en contrepartie accepter de réduire sa vie de moitié, un sacrifice auquel seuls consentaient les adeptes des religions fanatiques. « Si personne ne l’arrête, il ne laissera pas un seul passager vivant, poursuivit Ol. Trois mille morts en cinq ans, et il nous reste environ soixante-dix ansTO de voyage. Le calcul est simple. — S’il vit en temps accéléré, il ne tiendra pas soixante-dix ans. — Vrai, mais trente lui suffisent largement pour finir le travail. » Ewen fixa tour à tour ses deux vis-à-vis. Il croyait deviner la proposition qu’ils venaient lui soumettre. Ils ne lui rendaient pas une visite de courtoisie. Quoi qu’il en fût, le simple fait de converser avec d’autres êtres humains avait l’effet d’un baume sur ses plaies. « Nous sommes les seuls, avec les pilotes, à vivre en temps réel dans le vaisseau, hormis peut-être le tueur, dit encore Ol. Comme les andros sont en échec, nous sommes les derniers à pouvoir le neutraliser. — Si les andros n’y arrivent pas, comment le pourrions-nous ? » Il était arrivé aux mêmes conclusions qu’Ol et Sayi : le meurtrier avait trouvé le moyen de déjouer la surveillance des hôtes androïdes, et seuls des humains, des êtres qui ne relevaient pas de la seule logique, avaient une petite chance de le mettre hors d’état de nuire. « Nous n’en savons rien encore, mais, Sayi et moi, on s’est dit qu’on ne pouvait pas attendre qu’il vienne nous éventrer sans rien faire. — Vous avez des armes ? » Ol leva ses mains devant son visage. « À part ça, rien. Vous, vous avez peut-être le nécessaire…» Il lança un coup d’œil éloquent en direction du sac bariolé. « Ça se pourrait, répondit Ewen. Mais, avant de m’en servir, il faudrait d’abord le repérer et le coincer quelque part. Je ne vous ai pas encore demandé : aucun membre de votre famille n’a été… — Non, mais vous vous souvenez d’Argor ? Lui fait partie des morts. » La nouvelle frappa Ewen d’horreur. Il s’était pris d’affection pour le petit enjôleur du Pays Noir, et pas seulement parce qu’il l’avait tiré des griffes des miliciens à l’astroport de Dyocham. Il étouffa le hurlement qui montait du fond de son ventre. « Les andros disent qu’il n’y a pas de lien logique entre les meurtres, continua Ol. À part l’éventration et la dénudation des victimes. Le tueur frappe dans tous les niveaux, dans toutes les catégories d’âge, il n’a pas de préférence pour l’un ou l’autre sexe, ni pour les planètes et les continents d’origine. Bref, on ne sait pas ce qui le motive. — Je pense que tu as touché juste tout à l’heure : son but est de tuer tous les passagers de ce vaisseau. — Mais pourquoi ? — À mon avis, c’est un tueur insatiable, il ne s’arrêtera pas avant d’être parvenu à ses fins. Un tueur programmé, peut-être : j’ai entendu parler de ça dans les prisons d’Al Kraël. Des implants qu’on pose dans le cerveau et qui transforment n’importe quel homme ou femme en bête féroce. — Ça voudrait dire que celui qui l’a programmé avait l’intention de massacrer la totalité des passagers du Sillenius ? — Il y a des chances. — Quel fou peut vouloir tuer vingt-six ou vingt-sept mille personnes ? — Un fou ou une organisation. Les indépendantistes lunaires l’ont déjà fait. Les motifs peuvent être politiques, économiques, religieux, personnels. » Le chuchotement de la Fraternité se superposa aux paroles d’Ewen. Un péril immense menace les espèces vivantes de la Galaxie. Les événements du vaisseau illustraient à la perfection l’avertissement du Panca. Les ennemis rôdent autour de toi… « La question est : comment, à trois, neutraliser un assassin que plus de cinquante andros n’arrivent même pas à identifier ? » Ils se turent. Les légers bourdonnements émis par les générateurs d’oxygène et de gravité s’insinuaient dans le silence profond de l’espace. « Nous, les êtres humains, avons un avantage sur les andros », dit tout à coup Sayi. D’un geste de la main, Ewen l’invita à poursuivre. « Nous sommes liés par d’invisibles fils que des machines ne peuvent pas détecter, quelles que soient les distances. » Les propos de la jeune femme auraient pu être repris presque mot à mot par la Fraternité. Mais le Panca discernait-il encore les fils qui unissaient les frères entre eux ? « Nous sommes liés à l’être humain qui tue dans le vaisseau. Il ne servirait à rien de courir à ses trousses, il nous échapperait toujours, il nous faut retrouver son fil, il nous guidera jusqu’à lui. — Et comment on va faire pour retrouver son fil ? grogna Ol. — En tournant notre pensée vers lui et en nous laissant porter. — Tu crois vraiment que ça suffit ? — Le courant ne nous entraînera jusqu’au tueur que si nous l’acceptons, si nous l’aimons, comme une partie de nous-mêmes. Parce qu’il est une partie de nous-mêmes. Une partie de l’humanité. — Attends, Sayi, tu ne peux tout de même pas nous demander d’aimer comme un frère ce type qui a massacré des milliers de gens ! — Il est ton frère, Ol. Si tu m’aimes comme tu le prétends, tu peux aussi l’aimer. » Ol se leva et marcha de long en large dans la cabine. « On ne peut pas aimer tous les salauds de la Galaxie ! — Si on les rejette, on se coupe d’une partie de nous-mêmes. Notre seule façon de nous rapprocher d’eux est de nous réconcilier avec eux. » Ewen considéra sans a priori la suggestion de Sayi : on se sentait proche des gens qu’on aimait et loin de ceux qu’on méprisait ou détestait. Les fils étaient tranchés ou noués selon les attirances ou les répulsions, selon les regards, selon les intérêts ou les circonstances, mais tous appartenaient à la même espèce, tous étaient pétris d’humanité. « Si je m’étais réconcilié avec les indépendantistes du Kartvig, tu crois que j’aurais pu les combattre ? — Eux ne seraient peut-être pas venus jusqu’à nous. Ils n’étaient que l’expression de notre tendance à la séparation. Mais, Ol, si tu as une autre solution…» Ils adoptèrent la proposition de Sayi, convinrent qu’Ewen irait les rejoindre entre les repas dans leur cabine du trente-deuxième niveau et qu’ils se consacreraient ensemble à la recherche du tueur. Ils s’attelèrent à la tâche dès le lendemain. Ewen se rendit au trente-deuxième niveau en gardant la main dans le sac du cakra et en jetant d’incessants coups d’œil autour de lui. L’andro lui avait annoncé deux nouveaux meurtres avant son départ, une fillette de douze ans au cinquième niveau et un homme d’une quarantaine d’années au quatorzième, éventrés et dénudés eux aussi. Ewen ne savait pas si la suggestion de Sayi déboucherait sur une piste concrète, mais il débordait d’énergie et d’enthousiasme, il sortait d’un cauchemar de sept annéesTO, il enrayait sa lente et inexorable descente dans la folie (l’andro n’avait pas tort à ce sujet), il avait de nouveau une prise sur son destin. Les ondes traversant son cerveau, vives mais pas douloureuses, lui rappelaient le frémissement qui avait suivi l’installation de son implant vital. Ol et Sayi logeaient dans l’une de leurs deux cabines. Leur lit constitué de deux matelas occupant la totalité de la surface, la penderie peinant à contenir leurs effets personnels, ils décidèrent de s’installer dans la cabine vacante et s’assirent sur des coussins, Sayi et Ol sur le sommier nu, Ewen à même le plancher. Puisque Sayi était à l’origine de leur petite assemblée, il lui revenait de donner les instructions. Ewen lui demanda de quel enseignement elle se réclamait. Elle répondit qu’elle n’avait jamais été satisfaite de la manière dont sa communauté avait interprété les paroles de l’ange Hyophël. Pour ses parents et les autres familles des hauts plateaux du Souffle, le temps de recul était une forme de respect due à l’ange, une prière silencieuse, alors qu’elle le vivait comme une invitation à s’abstraire de la réalité, un repli sur soi qui permettait d’avoir des événements une vision détachée, de ne pas être emporté par le flot des réactions, des émotions. Elle avait constaté qu’après un temps de recul la solution la mieux adaptée à un problème se présentait souvent d’elle-même. Et aussi qu’on avait de soi et des autres une perception différente, moins fragmentée, plus unie. Elle leur conseilla de diriger leurs pensées sur le tueur du vaisseau, sur les victimes, de prendre un temps de recul sur les peurs et les autres émotions suscitées, de se laisser porter comme une feuille par le vent, de n’accorder aucune importance aux images, aux pensées, aux souvenirs, de les regarder comme des nuages épars dans le ciel, de continuer d’errer sans but et sans intention. Elle ne garantissait aucun résultat, il y avait une part d’inéluctable dans chaque action, il ne servait à rien de vouloir, de réclamer, d’attendre. Et si la mort devait être l’unique issue, ils devraient aussi l’accepter. L’acceptation, un mot souvent utilisé dans la Fraternité, un mot dont Ewen n’avait pas mesuré l’importance ni l’exigence. La soumission était pourtant l’un des cinq piliers du Panca. Il s’était révolté en vain. Le courant l’avait arraché à son bonheur tranquille, emporté loin des siens, et sa résistance n’avait fait qu’exalter sa souffrance. L’acceptation n’était pas synonyme de passivité, de résignation, mais d’accompagnement, de fluidité. Sayi les invitait à accompagner les mouvements du tueur. À se relier au fil du tueur. Ses premières pensées allèrent vers Argor, le petit enjôleur, et l’emplirent aussitôt de détresse et de colère. Comment ne pas l’être devant la mort atroce d’un être aussi jeune et attachant qu’Argor ? Comment ne pas frémir à l’idée de son corps dénudé, éventré ? Le destin tragique du petit enjôleur le renvoya aux deux êtres qu’il chérissait plus que tout. Les adversaires du Panca avaient-ils exécuté la menace proférée par Andel Kartrau ? Comment observer le moindre temps de recul devant l’éventualité de l’assassinat d’Ezalde et d’Ynolde ? Impossible, l’horreur le soulevait, le tordait, l’essorait comme une éponge usagée. Ô dieux, elles étaient peut-être mortes, et il n’avait pas été là pour les protéger, écarté d’elles par une quête inepte. La crise passa, l’abandonnant en larmes sur le plancher de la cabine. Au-dessus de lui, les visages d’Ol et de Sayi flottaient, paisibles, sur le fond de pénombre. Il faillit leur cracher à la face sa rage et son dégoût. Seules des âmes insensibles, ou des androïdes, restaient impassibles devant la souffrance humaine. Il se calma, prit une profonde inspiration et dirigea à nouveau ses pensées vers le tueur. CHAPITRE XXIV Le Karzius a décollé à la date fixée avec ses vingt mille passagers. Équipé d’un moteur hybride utilisant pour partie la propulsion classique et pour partie la toute nouvelle PEN (propulsion par énergie noire), il devait atterrir sur Phaïstos une quarantaine d’annéesTO plus tard (peut-être même un peu moins), soit un gain de quarante ans par rapport aux vaisseaux traditionnels. Comme j’étais âgée de vingt-cinq ans et que, grâce à la hyemale, je ne perdrais qu’un huitième de mon temps biologique, j’aurais environ trente ans à l’arrivée (peut-être un peu moins) et toute la vie devant moi. Mon bel amant guinoen s’était marié un an plus tôt. J’en avais souffert comme une damnée mais n’en avais rien montré. J’avais déménagé de sa maison pour m’installer dans un petit appartement de la vieille ville de Guino. Il avait bien essayé de reprendre contact avec moi, mais j’avais refusé de le revoir. Je devais, comme mon père vingt-deux ans plus tôt, apprendre à trancher les liens si je voulais aller jusqu’au bout du chemin dans lequel je m’étais engagée. Les remords m’ont de nouveau harcelée : j’abandonnais définitivement mon jeune frère, je me comportais comme ce père que j’abhorrais. Je ne comprenais toujours pas pourquoi il nous avait quittés. J’avais revu Yucta, mais ni elle ni la mémoire des étaupes ne m’avaient éclairée sur les véritables raisons de son départ. C’était, pour l’instant, la vengeance que je poursuivais. Je croyais qu’en éliminant mon père j’effacerais l’image obsédante du corps agonisant de ma mère… J’ai avalé mes gélules de hyemale et, en attendant qu’elles produisent leur effet, j’ai rédigé mes dernières lignes. J’allais bientôt ranger mon carnet et mon antique crayon à encre éternelle pour quarante annéesTO. J’ai constaté que ma main gauche (je ne me souviens plus si j’ai déjà précisé que j’étais gauchère) courait déjà moins vite sur la page, mais sans doute n’était-ce que le fruit de mon imagination. L’andro de service m’avait assuré que l’herbe du sommeil agirait dans une semaineTO. Comment serais-je à l’arrivée ? Que se passerait-il pendant ces quarante ansTO qui se comprimeraient pour moi en cinq petites années ? Je suis à la fois curieuse et inquiète. Je repense à mon petit frère et mes larmes coulent, maculant les pages de mon carnet. Il est temps que je le referme. Que je me referme. Journal d’Ynolde. LES CARNETS D’OLMEO, 12 J’AI SUIVI à la lettre les conseils de Sayi et je suis toujours parvenu au même résultat, un résultat que j’ai rejeté avec le même affolement que je me serais débarrassé d’un serpent venimeux. J’en ai d’abord voulu à Sayi, pensant qu’elle nous égarait dans les méandres des illusions, puis, comme les meurtres continuaient, j’ai dû me rendre à l’évidence. Le processus était toujours le même : je dirigeais mes pensées vers le tueur, je regardais passer mes premières réactions – rejet, dégoût, terreur, colère –, je flottais dans un ciel traversé de pensées ou de souvenirs, revisitais certaines périodes de mon enfance ou de mon adolescence, me retrouvais parfois dans des scènes qui semblaient concerner quelqu’un d’autre, dans des paysages que je ne connaissais pas, puis j’en sortais comme d’une galerie marchande animée de la ville souterraine de Dyocham et repartais dans une nouvelle errance qui me ramenait toujours au même endroit : une petite chambre sous les toits de notre ancienne maison du Pays Noir. La chambre d’Elbéore. Ma petite sœur, âgée de trois ou quatre ans, étreignait sa poupée de chiffon et sanglotait sur son lit. Je lui demandais pourquoi elle pleurait, elle me répondait, entre deux hoquets, que le monde entier était méchant avec elle. En tant que dernière de la famille, elle était pourtant plus choyée que ses sœurs et moi, qui étais l’aîné, un garçon de surcroît. Je n’avais pas le pouvoir de la consoler, elle ne trouverait jamais d’apaisement dans le monde. Pourquoi réagissait-elle ainsi ? Personne ne le savait et ne le saurait jamais. Il est des êtres qui naissent avec cette haine en eux alors même qu’ils grandissent au sein d’une famille aimante et paisible, tandis que d’autres, élevés dans le désordre et la méchanceté, sont lumineux et débordent d’amour. Chaque être humain est un mystère, et j’étais confronté au mystère Elbéore. J’ai longtemps repoussé l’idée que j’avais retrouvé la piste du tueur du vaisseau. Sayi et Ewen disaient qu’ils ne ramenaient aucune solution, aucune évidence de leurs plongées dans leur espace intérieur. Sayi ne s’en désolait pas ; elle se désolait pour quelqu’un, jamais pour quelque chose. « Seuls ceux qui attendent se lamentent quand ils ne reçoivent rien, avait-elle coutume de dire ; je n’attends rien, je n’espère rien, je n’ai aucune raison de me lamenter. » Ewen, lui, ne témoignait pas du même détachement. Les semaines passaient, les meurtres continuaient, et je voyais passer comme des nuages sombres les doutes dans son regard gris-bleu. Parfois il s’éclipsait plusieurs jours de suite et réapparaissait avec un air hagard et des yeux rougis par le chagrin. On aurait pu le prendre pour un fou. Il nous racontait d’une voix éteinte des bribes éparses de sa vie, son enfance, sa jeunesse tumultueuse sur le continent Arcad, son installation sur la planète Boréal, sa rencontre avec le grand amour de sa vie, la naissance de sa fille. En revanche, il refusait toujours de nous confier pourquoi il les avait quittées, pourquoi il avait tourné le dos à son bonheur. Son sac bariolé usé jusqu’à la trame m’intriguait de plus en plus. Je n’ai pas pu m’empêcher de lui demander s’il contenait une arme et, si tel était le cas, pourquoi les andros ou les contrôleurs des astroports ne la lui avaient pas retirée. Il m’a donné la réponse habituelle – « Ne cherche pas à savoir » – avant d’ajouter que les andros ne la percevaient pas comme une arme mais comme un banal objet cultuel. Les contrôleurs humains lui avaient demandé d’ouvrir son sac, avaient jeté un coup d’œil à l’intérieur et n’avaient rien trouvé à redire. En revanche, ils lui avaient confisqué le défat à canon court qu’il avait récupéré chez un serkem de Dyocham. Je me rendais aussi souvent que possible devant la porte d’Elbéore. J’étais soulagé de la découvrir allongée sur son lit, le drap remonté jusqu’au menton, les cheveux dénoués. Je n’osais pas entrer chez elle. À plusieurs reprises j’ai trouvé sa cabine vide. J’aurais dû guetter son retour, mais j’ai eu tellement peur de ce que j’allais découvrir que je n’en ai pas eu le courage. À cause de moi, de mes hésitations, des passagers sont morts. Les liens du sang peuvent être le meilleur et le pire des conditionnements. Un matin, en nous livrant nos plateau-repas, l’andro nous a annoncé que trois nouveaux meurtres avaient été commis au cours de la nuit. Alors, la mort dans l’âme, j’ai dit à Sayi : « Les courants m’amènent toujours au même endroit et toujours devant la même personne. Je ne sais pas si c’est le… enfin, la tueuse, mais il faut que je te le dise. » Elle m’a adressé un regard aigu sans aucune nuance de reproche dans ses yeux noirs. « C’est une piste, Ol. — Je… J’en ai pas parlé plus tôt parce que je n’étais pas sûr de moi. Et que cette piste me mène tout près d’ici. » Maintenant que je me rendais à l’évidence, des détails me revenaient en mémoire : l’attitude d’Elbéore après l’accident du TransAmblien, son mutisme après que les indépendantistes du Kartvig avaient voulu nous pousser dans l’abîme, sa disparition dans l’astroport de la lune de Hyem, ses yeux chargés de détermination haineuse… Elle n’avait jamais voulu ou pu nous expliquer ce qui lui était arrivé lors de cette journée et de cette nuit lunaires. Je me rappelais aussi les propos d’Ewen sur les implants criminels, et le tableau se dévoilait dans sa totalité, sinistre, désespérant. À cet instant, Ewen a frappé à la porte de notre cabine. Il avait l’air encore plus sombre que d’habitude, plus maigre et plus vieux aussi. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours, ses cheveux et sa barbe avaient blanchi, ses yeux gisaient, mornes, au fond de leurs orbites, son teint était terne. Sa main droite était glissée dans le sac qu’il portait en bandoulière par-dessus sa tunique. Sayi lui a expliqué brièvement que j’étais peut-être sur la piste du tueur. Il l’a à peine écoutée, pressé de parler : « J’ai revu cette apparition, cette femme, à plusieurs reprises. Elle me rappelait quelqu’un, mais je n’arrivais pas à lui remettre un nom ou un souvenir. Ça m’est venu tout à l’heure en me levant. » Il s’est tourné vers moi. « Désolé, Ol, mais elle ressemble à ta jeune sœur, Elbéore. » J’ai hoché la tête, des larmes se sont décrochées de mes cils. Elbéore. Je la revoyais, si petite, si fragile, dans notre maison du Pays Noir, je ne me résolvais pas à l’imaginer en tueuse implacable. « On n’est pas certains à cent pour cent que c’est elle, ai-je bredouillé. — Les pistes se recoupent, a dit Sayi. Nous devons vérifier si elles nous mènent à la bonne personne. Nous n’avons pas de temps à perdre. » Nous nous sommes rendus dans la cabine d’Elbéore. Elle était vide. Nous sommes entrés et avons fouillé les lieux. Sa chemise de nuit était glissée sous ses draps, ses vêtements sagement rangés dans la penderie. Rien dans sa salle d’eau, aucun indice, aucune lame, aucune trace de sang, et déjà je ressentais du soulagement, j’éloignais de moi le spectre d’une sœur devenue folle et meurtrière, je pensais à m’man, perdue dans son temps ralenti : elle retrouverait un fils plus âgé qu’elle, un vieillard, mais elle n’apprendrait pas que sa dernière fille était coupable de la mort de milliers de voyageurs. « Tout paraît normal. Elle est seulement partie faire un tour. » Ewen n’a pas réagi, mais son visage s’est soudain tendu comme sous le coup d’une douleur fulgurante. « Qu’est-ce que…» Il a pointé l’index sur la porte. Elle se tenait à l’extérieur, nue, d’une maigreur inquiétante, le regard chargé de haine. Mes doutes et mes espoirs se sont envolés comme une nuée d’oiseaux-fluttes du Pays Noir. L’enfance transparaissait encore dans son visage évidé. Elbéore, ma petite sœur, subsistait dans l’être effrayant qui nous observait. Elle m’avait joué pendant des annéesTO, feignant la léthargie générée par l’herbe du sommeil dès que je venais l’observer à travers la porte de sa cabine. Jamais je ne l’avais surprise dans une autre position qu’allongée sur son lit parfaitement immobile, comme si elle avait été prévenue de mes visites. J’ai cherché une trace de complicité dans ses yeux luisants, je n’ai rien vu d’autre que la haine suffocante qui nous engloutissait dans ses tourbillons noirs. Ewen a plongé la main dans son sac bariolé mais n’a pas eu le temps de dégager son arme. La femme maigre – je ne parvenais pas encore à lui donner le nom d’Elbéore – s’est subitement éclipsée. Ewen s’est lancé à sa poursuite. Nous l’avons vu courir sur la passerelle et disparaître par l’échelle, puis nous avons entendu les claquements de ses pas sur la passerelle inférieure. Nous avons attendu son retour, conscients que nous n’avions aucune chance de le rejoindre. Je me suis réfugié dans notre cabine pour épancher mon chagrin. La fuite d’Elbéore signait définitivement sa culpabilité. J’ai pleuré à chaudes larmes. Sayi m’a pris dans ses bras. Nous sommes restés enlacés jusqu’au retour d’Ewen. « Elle est trop rapide pour moi, a-t-il soufflé après avoir poussé la porte de notre cabine. Je ne pense pas qu’elle vive sur un autre plan temporel que nous, mais ses capacités physiques sont de loin supérieures aux nôtres. Et peut-être aussi ses capacités psychiques. Le fait qu’elle se promène nue, sa maigreur, sa vivacité me rappellent les sâtnagas. Elle sait désormais que nous l’avons identifiée. Elle ne remettra pas les pieds dans sa cabine. — Comment a-t-elle pu échapper à la surveillance des andros ? — Elle perturbe leur logique. Elle se déplace et tue à une telle vitesse qu’ils n’ont pas le temps d’intervenir. Ils ne sont pas assez nombreux pour se poster dans toutes les cabines. Ils se soucient avant tout de l’équilibre, du bien-être des passagers, ils ne sont pas équipés pour lutter contre les agissements d’un meurtrier… d’une meurtrière. » J’ai essuyé mes yeux d’un revers de manche. « Comment la retrouver, maintenant ? » Ewen a haussé les épaules. « Je suppose qu’elle restera cachée un bon bout de temps. Mais qu’elle sera tôt ou tard reprise par la nécessité de tuer. Peut-être aurons-nous une chance à ce moment-là. C’est elle qui, j’en suis sûr maintenant, m’a agressé sur une passerelle quelques moisTO après le départ du vaisseau. Mais elle n’était pas encore la machine à tuer qu’elle est devenue. — Vous pensez que son… sa folie a un rapport avec sa disparition sur la lune de Hyem ? — Probablement. Ceux qui l’ont enlevée l’ont conditionnée. — Elle aura besoin de boire, de manger. — Les sâtnagas sont capables de passer plusieurs mois sans eau ni nourriture ni sommeil. — Elle est vraiment devenue une disciple de Sât ? » Le visage d’Ewen s’est figé en un masque douloureux. Il a laissé passer la crise avant de répondre. « Je ne peux pas l’affirmer. La formation d’un adepte de Sât dure d’habitude une quinzaine d’annéesTO, ils ne recrutent jamais de femmes, ils ont en principe renoncé aux sacrifices rituels, mais il y a des similitudes. » Il a paru sur le point d’ajouter quelque chose, mais il s’est ravisé. « Comment l’empêcher de tuer ? ai-je soupiré après quelques minutes de silence. — Nous connaissons maintenant le fil, nous pouvons essayer de nous y raccrocher », a répondu Sayi. Ewen a hoché la tête d’un air farouche. « C’est moi qu’elle veut, c’est à moi de la retrouver. J’y consacrerai toute mon énergie et tout mon temps. — Elle n’aurait pas tué tous ces gens si c’était seulement vous qu’elle voulait. — Ceux qui l’ont conditionnée ont déclaré la guerre aux espèces vivantes. Ils font d’une pierre deux coups. Massacrer en grand nombre et m’empêcher d’aller au bout du voyage. » Ses paroles m’ont exaspéré. « Qu’est-ce qu’il a de si important, votre voyage ? — Je ne peux pas vous le dire. — Pourquoi ne vous a-t-elle pas encore tué ? — Elle a échoué une première fois et elle a décidé de prendre son temps. Le temps joue pour elle. Elle pense que ma vigilance finira par s’émousser. — Qui aurait déclaré la guerre aux espèces vivantes ? » Les yeux d’Ewen se sont assombris. « Je n’en sais rien. On m’a seulement prévenu qu’un péril immense menaçait la Galaxie. — « On » ? » Il a hésité. Il avait envie de parler, de se libérer d’un secret trop lourd à porter, mais il a gardé le silence. Je suis revenu à la charge. « Ce péril, il n’y a vraiment que vous qui puissiez le combattre ? » J’ai cru qu’il allait lui aussi se mettre à pleurer. « Je ne suis qu’une minuscule partie d’un tout, et chaque partie est aussi indispensable que le tout. — C’est pour ça que vous avez quitté celles que vous aimez ? À cause de ce péril ? » Ses yeux ont lancé des éclats tragiques. J’ai ressenti toutes ses souffrances, toute sa détresse, et j’ai éprouvé pour lui de la compassion. « Si je comprends bien, si on ne trouve pas le moyen d’arrêter Elbéore, ce ne sont pas seulement les passagers de ce vaisseau qui risquent de mourir, mais l’ensemble des espèces vivantes de la Galaxie. » Je venais tout simplement de désigner ma petite sœur comme l’ennemie ultime de la vie, et j’ai été stupéfié que ces mots soient sortis de ma bouche. « C’est possible, a dit Ewen. — Comment ça, possible ? Vous n’en êtes pas sûr ? — Je ne suis sûr de rien. » Sayi et moi avons décidé d’accompagner Ewen dans sa traque d’Elbéore. Nous ne savions pas s’il était aussi important qu’il le prétendait ou s’il souffrait d’une forme de délire de l’espace, mais des gens étaient morts dans le vaisseau et nous devions au moins l’épauler pour éviter de nouvelles effusions de sang. Trois regards valaient mieux qu’un. Il n’a pas refusé notre aide, il souffrait plus que tout de la solitude et appréciait notre compagnie. Comme elle évoluait sur un autre plan temporel que les passagers, Elbéore pouvait se réfugier dans n’importe quelle cabine des cinquante niveaux du Sillenius, occupée ou non. Nous devions essayer de la localiser avant de nous mettre en chasse. Nous avons demandé aux andros de nous prévenir s’ils détectaient un mouvement ou une présence suspects dans l’un ou l’autre niveau. Les cinquante androïdes, classes deux et trois, ont accepté de se mettre à notre service bien que notre requête ne fût pas répertoriée dans le protocole des hôtes de bord. La sécurité des passagers étant leur priorité absolue, il entrait dans leur logique d’assister des êtres humains qui avaient une petite chance de réussir là où ils avaient échoué. Nous avons organisé la traque. Il n’aurait servi à rien de fouiller les cabines au hasard, nous avons donc continué d’appliquer la méthode de Sayi : nous dirigions nos pensées vers Elbéore puis, une fois passées les réactions et les émotions, nous nous laissions flotter dans notre espace intérieur jusqu’à ce que nos pensées ne soient plus que des nuages dans un ciel serein. À chaque fois, nous finissions par recevoir une réponse, qu’elle fût donnée à Ewen, Sayi ou moi. L’un de nous avait une vision ou une sensation qui nous ouvrait une piste, un chiffre sur une cloison, un point clignotant sur le tableau de bord de l’ascenseur, le sillage laissé par Elbéore quelques instants plus tôt, comme une trace olfactive abandonnée par un animal… Nous nous rendions alors le plus rapidement possible à l’étage correspondant, nous demandions à l’andro de garder l’entrée du niveau pendant que nous fouillions les cabines en commençant par celles du bas. Longtemps elle nous a tenus en échec : de la même façon qu’elle avait semblé anticiper mes brèves visites à la porte de sa cabine, elle gardait toujours un temps d’avance sur nous, comme si elle devançait nos intentions et nos mouvements. Nous nous introduisions dans les compartiments sans tenir compte de leurs occupants (ils nous percevaient sans doute comme des apparitions ou des créatures échappées des mondes parallèles ouverts par la hyemale), nous explorions les moindres recoins, les salles d’eau, puis nous passions à la cabine suivante. Nous avions l’angoissante sensation de profaner des tombes. Les passagers bougeaient avec une telle lenteur qu’ils paraissaient pétrifiés. Nous violions également leur intimité, surprenant certains d’entre eux dans de curieuses postures. Parfois je ne pouvais me retenir d’éclater de rire. L’observation d’un homme ou d’une femme dans ses occupations privées, secrètes, engendre de la gêne et de la dérision, celle-ci servant sans doute à masquer celle-là. Je surprenais de temps à autre un éclair de surprise ou d’effroi dans leurs yeux engourdis : sans doute étais-je resté un temps immobile et m’avaient-ils capté dans leur champ de vision. Elbéore nous a échappé à trois reprises. La première fois, elle a jailli d’une cabine voisine de celle que nous étions en train d’explorer. Sayi, restée sur la passerelle, a poussé un cri strident. Ewen et moi nous sommes précipités dehors. Lorsque j’ai découvert Sayi allongée sur le plancher, mon cœur s’est arrêté de battre, puis j’ai constaté qu’elle était indemne et mon regard s’est reporté sur la silhouette qui filait à la vitesse du vent sur la passerelle. Ses cheveux dansaient à chacun de ses pas, il y avait de la légèreté, de la grâce dans son allure. Ewen ne s’est pas lancé à ses trousses. Il a plongé la main dans son sac et l’a aussitôt ressortie, enfoncée dans un disque métallique d’une trentaine de centimètres de diamètre et d’une quinzaine d’épaisseur. Il m’a semblé apercevoir un motif gravé sur l’une des faces. Quelle arme étrange ! Je comprenais à présent pourquoi les andros et les contrôleurs des astroports n’avaient pas cru bon de la lui confisquer. Elbéore s’est escamotée par l’échelle qui donnait sur le niveau inférieur. Ewen a proféré un juron, s’est élancé à sa poursuite, mais il n’a pas dévalé l’échelle et il est revenu vers nous en grommelant. « Elle est vraiment rapide. Il s’en est fallu d’une ou deux secondes…» Il a remisé le cercle métallique dans son sac et brièvement examiné Sayi. « Rien de cassé ? — Elle m’a seulement renversée, a-t-elle répondu. — Ça ne ressemble vraiment pas à une arme, votre truc », ai-je dit. Il a souri. Je ne me souvenais pas l’avoir déjà vu sourire. Un autre Ewen m’est fugitivement apparu, l’Ewen insouciant et heureux d’avant son départ. « Il ne faut pas se fier aux apparences. — Ça ne tire pas des ondes défatomes, en tout cas. — Prie le ciel de ne jamais être frappé par son feu. » La deuxième fois, je ne me suis pas méfié des deux corps allongés sous le drap d’une cabine du seizième niveau. L’un d’eux s’est soudain relevé et m’a percuté avec une telle puissance qu’il m’a projeté sur la cloison opposée, me coupant le souffle. J’ai reconnu Elbéore et eu le réflexe de pousser un cri. Elle s’est engouffrée par la porte restée entrouverte. J’ai surmonté mon étourdissement pour lui emboîter le pas. Elle avait réussi à bousculer Ewen et Sayi et à prendre la fuite. Ewen a cette fois eu le temps de tirer. Un cercle éblouissant a jailli de son disque métallique et volé vers la silhouette à la fois gracile et puissante qui courait vers l’échelle. La réaction d’Elbéore m’a stupéfié : elle s’est retournée pour affronter le cercle de feu qui la pourchassait. Elle l’a esquivé une première fois avec une rapidité et une adresse saisissantes. Pendant un long moment, le feu et son corps ont dansé un ballet incessant. Elle se contorsionnait dans tous les sens pour passer au travers des arabesques de plus en plus serrées dessinées par le cercle, qui perdait peu à peu de sa brillance et de sa puissance. J’ai compris qu’elle essayait de tenir jusqu’à ce que le feu s’éteigne et, dans mon for intérieur, je n’ai pu m’empêcher de l’admirer, de l’encourager presque. Ewen gardait le bras tendu. Elle éprouverait les pires difficultés à esquiver un deuxième cercle et, même si elle y parvenait, elle aurait perdu trop de forces pour contenir un troisième. Le feu qui tournoyait autour d’elle s’est encore réduit avant de s’éteindre. Le corps d’Elbéore ruisselait de sueur. Malgré son épuisement, elle est parvenue à bondir par-dessus l’échelle. Nous avons entendu ses pieds marteler le plancher métallique de la passerelle inférieure. « Pourquoi vous n’avez pas tiré une deuxième fois ? » ai-je demandé à Ewen. J’ai espéré que ma voix ne trahirait pas mon soulagement. Il a gardé un long moment les mâchoires serrées avant de répondre. « Ce n’est pas une arme ordinaire. Il n’y a pas de détente, pas de réservoir, pas de mécanisme, seulement une relation symbiotique entre elle et moi. J’ai perdu le contact. — Une légende d’Asnaël parle d’une arme qui crache le feu à condition qu’on l’utilise avec des intentions nobles et pures. — Il y a un peu de ça. Il s’agit d’être en accord avec elle, dans le même temps qu’elle. À la moindre seconde d’inattention, elle se bloque. — Vous en parlez comme d’un être vivant…» Ewen a paru frappé par ma remarque. « Je n’y avais pas pensé, mais, oui, en un sens elle est vivante. » La troisième fois, c’est l’andro du trente-deuxième qui nous a prévenus : son alter ego du quarante-troisième, un classe trois, avait perçu une activité anormale dans une cabine dont l’occupant avait été assassiné et expulsé deux moisTO plus tôt (les andros se débarrassaient des corps dans l’espace). Il s’agissait, selon de fortes probabilités, de la personne que nous recherchions. Lui-même allait, en attendant notre venue, se poster à la sortie du niveau en compagnie de l’andro du quarante-deuxième. Ils n’auraient aucune difficulté à identifier la meurtrière avec les descriptions que nous leur avions fournies et qu’ils avaient ajoutées à leur base de données. Et puis les êtres humains n’avaient pas pour habitude de se promener sans vêtements dans le vaisseau. « Sauf si elle a justement décidé de s’habiller pour vous leurrer », a lancé Ewen à l’andro du trente-deuxième. L’hôte de bord a grésillé : visiblement, il n’avait pas songé à cette éventualité. Les systèmes logiques s’accordent mal avec la duperie. Il a fini par préciser que les meurtres avaient pratiquement cessé depuis que nous avions commencé la traque et que c’était une excellente chose pour la compagnie et les passagers. Nous nous sommes rendus au quarante-troisième. Ewen s’est muni de son disque dans la coursive. J’ai deviné, à la grimace qui a déformé son visage, que le simple fait d’introduire la main dans la fente de la tranche était terriblement douloureux. Je lui avais demandé, dans l’ascenseur, ce que représentait la gravure sur la face. « Un animal mythologique, il a répondu. — De quelle planète ? — Il ne se limite pas à une planète ou à un système, il appartient à la Galaxie tout entière. » Les deux andros veillaient à l’entrée de la salle. « Elle n’est pas encore sortie, a dit l’andro aux yeux verts (les supérieurs, selon Ewen). — Depuis combien de temps est-elle là ? — Presque une heureTO. Elle s’est endormie. » Ewen a réprimé une deuxième grimace. « Alors nous avons nos chances. Quelle cabine ? — La sixième de la passerelle quatre. — Vous pourrez l’arrêter si elle nous échappe ? » Les deux andros ont grésillé. J’en ai profité pour poser la question qui me taraudait. « Je croyais que les sâtnagas n’avaient pas besoin de dormir ? — Ils réduisent au minimum leur besoin de sommeil, mais ils sont obligés de récupérer de temps en temps, a répondu Ewen. — Les probabilités ne sont pas nulles, monsieur, a fini par répondre l’andro de classe trois. — Nous voilà rassurés ! Allons-y. » Nous avons gravi les échelles qui desservaient la quatrième passerelle, nous nous sommes approchés de la sixième cabine en essayant de faire le moins de bruit possible. J’étais traversé de sentiments divers. Mes sentiments pour ma sœur n’avaient pas changé, je chérissais toujours la petite Elbéore qui courait dans la cour de la ferme familiale, robe et chevelure au vent. J’étais également conscient qu’elle était devenue un ange de la mort, un démon, et que, si nous l’épargnions, elle s’acharnerait sur les passagers du vaisseau. Je pensais à la douleur terrible de ma mère quand elle apprendrait que son propre fils avait participé à l’exécution de sa fille métamorphosée en monstre. Comme elle se sentirait seule et coupable, cette femme dont la faute – elle regarderait alors son amour pour le grand Alfo comme une faute – avait précipité les siens dans un voyage mortifère ! Comme elle se sentirait punie, comme elle se maudirait ! Elle n’était pourtant pas responsable de notre destin, on ne peut pas reprocher aux gens de s’aimer. J’espérais seulement qu’elle reprendrait goût à la vie sur Phaïstos. Je l’y aiderais si elle acceptait d’entendre un fils plus vieux qu’elle et à ses yeux tout aussi monstrueux que sa dernière fille. Ewen nous a ordonné, d’un geste de la main, de demeurer à l’extérieur de la cabine. Lui entrerait, tirerait une première fois et se tiendrait dans l’ouverture pour expédier un deuxième cercle de feu si nécessaire. Nous avons acquiescé en silence. J’ai dissimulé de mon mieux mon chagrin. Sayi a posé la main sur mon poignet et m’a enveloppé de son amour infini. Je l’aimais plus que moi-même, cette petite femme des hauts plateaux du Souffle qui s’était nichée dans mon cœur sitôt que je l’avais aperçue sur le quai de la gare du TransAmblien. Au milieu des siens, avec ses vêtements colorés, son bonnet et ses bottes à clochettes, avec son sourire immense, ses mèches folles et ses yeux noirs. Les infimes regrets que j’avais nourris après ma décision de refuser l’herbe du sommeil m’avaient définitivement déserté. J’étais heureux de partager avec elle chaque seconde des quatre-vingt annéesTO du voyage, heureux de l’aimer en toute liberté dans notre royaume clandestin, heureux de dormir contre elle, heureux de la contempler au réveil, heureux de ses sourires, heureux de ses baisers, de ses caresses, de son insouciance, de sa légèreté, de sa gravité. Chaque instant passé avec elle était un enchantement. Jamais elle ne se mettait en colère, jamais elle ne m’adressait un reproche. Quand je lui parlais de mes angoisses ou de mes scrupules, elle m’écoutait avec patience, elle ne me donnait aucun conseil, elle se contentait de contempler mon âme. Parfois je m’étonnais et m’angoissais de ne lui trouver aucun défaut. Je me demandais alors pourquoi elle m’avait choisi, je me disais que je ne la méritais pas, et puis je pensais qu’elle finirait bien par dévoiler une faiblesse, un défaut, même minuscule, et qu’elle me rejoindrait dans le cercle des humains ordinaires. Quelquefois, je l’avoue, j’avais envie de la voir défaillir, s’énerver, pleurer, s’affoler, je serais à mon tour devenu son protecteur, son consolateur. Ewen a poussé brutalement la porte traversée d’images aux couleurs criardes. CHAPITRE XXV Les pilotes des vaisseaux à propulsion classique font partie des êtres humains au destin particulier, d’aucuns diraient tragique ou absurde. Sélectionnés dès leur plus jeune âge pour leurs qualités spécifiques – calme, sens de l’initiative et de la géométrie dans l’espace, aptitude à supporter la solitude, santé de fer –, ils subissaient une formation extrêmement contraignante qui les empêchait de vivre une enfance et une adolescence ordinaires. Vers l’âge de vingt-cinq ansTO, ils prenaient le commandement d’un vaisseau intersystèmes et, comme il leur était interdit d’utiliser des ralentisseurs métaboliques, ils vouaient leur entière existence à leur unique voyage. Ils arrivaient en effet entre soixante et cent ans plus tard sur la planète de destination, à un âge avancé qui leur interdisait de se lancer dans une nouvelle aventure ou de revenir près de ceux qu’ils avaient laissés sur leur planète d’origine. Bien sûr, les compensations financières pour leurs familles étaient conséquentes et permettaient à celles-ci de vivre confortablement pendant plusieurs générations ; bien sûr, certains d’entre eux étaient considérés comme des demi-dieux chez les peuples adeptes des religions spatiales, mais cela ne suffit pas à expliquer les raisons qui poussaient les pilotes à consentir au sacrifice de leur vie. Qu’allaient-ils donc chercher dans les profondeurs de l’espace qu’une existence paisible sur leur planète d’origine ne pût pas leur offrir ? Les témoignages d’anciens pilotes nous permettent de supposer qu’ils y trouvaient en tout cas des compensations magnifiques. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des voyages spatiaux. PERCUTÉ par un objet dur, Ewen partit en arrière et heurta de plein fouet la porte, dont le matériau vola en éclats. Son cakra lui échappa et glissa sur le plancher de la passerelle. Un liquide épais se déversa de la porte fracassée et le cribla de piqûres glacées. Du sang s’écoulait de l’arrière de son crâne. Malgré la douleur fulgurante qui lui vrillait la tête, il ne prêta pas attention aux silhouettes pétrifiées d’Ol et de Sayi et garda les yeux rivés sur le cakra qui gisait cinq ou six mètres plus loin contre la base du garde-corps. Si Elbéore s’en emparait, ils perdraient toute chance de la neutraliser. On ne pouvait pas lutter à mains nues ou à l’aide d’une simple arme blanche contre une créature aussi puissante et rapide qu’un sâtnaga. Il rampa en direction de son arme. Perçut un mouvement derrière lui. S’étira de tout son long, lança son bras et récupéra le disque juste avant de recevoir un coup dans le flanc. Il résista à la tentation de se recroqueviller sur lui-même, de s’enrouler autour de la douleur, il glissa la main dans la fente du cakra et le ramena contre lui. La chaleur intense et désormais familière lui irradia le bras et l’épaule. Un deuxième coup lui fut asséné entre les omoplates, mais il ne ressentit qu’une vibration sourde, un peu comme s’il se tenait sous un épais bouclier métallique. Un cri de dépit retentit au-dessus de lui, suivi de bruits de pas précipités. Il se retourna juste à temps pour voir la silhouette d’Elbéore disparaître. Le cakra resta muet ; il avait consacré une grande partie de son énergie à protéger Ewen des coups de la tueuse. Le feu pouvait être destructeur et protecteur, serviteur de la mort et gardien de la vie. Ewen se releva, chancelant, et se palpa l’arrière du crâne. La cicatrice qui s’était formée sur l’implant vital s’était ouverte. « Ça va ? lui demanda Ol, livide. — Je crois. Et vous ? — Elle a filé comme si elle ne nous avait pas vus. » La voix d’Ol tremblait. « Elle vous a donné des coups à vous broyer les os ! Heureusement qu’elle n’a pas vu tout de suite où votre arme était tombée : elle avait l’intention de vous la prendre. Vous êtes sûr que vous n’avez rien ? Il y a du sang sur vos épaules. — Une blessure bénigne. » Ewen désigna le cakra d’un mouvement de menton. « Elle m’attendait dans la cabine, elle ne m’a pas laissé le temps d’agir. Sans lui, je serais probablement mort. — Comment un corps aussi maigre peut-il renfermer une telle force ? » Ewen se frappa le front de l’index. « Les ressorts de l’esprit. Les adeptes de Sât exploitent des propriétés du cerveau que nous ignorons. » Il remisa le cakra dans son sac, partagé entre regret et soulagement. Depuis qu’il avait entrepris la traque en compagnie d’Ol et de Sayi, il se sentait revivre, et il craignait, s’il en finissait avec la meurtrière du vaisseau, d’être repris par la spirale qui l’entraînait lentement mais sûrement vers le désespoir et la folie. D’autant qu’Elbéore ne songeait plus à tuer pour l’instant, consacrant toute son énergie à leur échapper. La chasse, grisante, rappelait à Ewen sa jeunesse, les années chaotiques, inconscientes, où il avait tenté de tromper son ennui en se lançant dans les trafics dangereux au sein d’une bande des faubourgs d’Al Kraël. « Il faut soigner votre blessure », dit Sayi. Il acquiesça d’un mouvement de tête. Ils croisèrent l’andro de classe trois à la sortie du niveau. « Nous n’avons pas pu l’arrêter, madame, messieurs. Elle s’est montrée trop rapide pour nous. — Trop rapide ou trop maligne ? » releva Ewen. L’andro consulta sa base de données. « Dans quel sens utilisez-vous le mot « malin » ? — Elle vous a bernés, vous et votre collègue ? — Son comportement n’est pas logique. — Les humains ne sont pas logiques. — Dois-je soigner votre blessure, monsieur ? — Pas la peine, on s’en occupe. — Avez-vous encore besoin de moi, madame, messieurs ? » Ils retournèrent dans la cabine d’Ol et Sayi. L’andro du trente-deuxième niveau leur apporta un pansement antiseptique que la jeune femme ajusta délicatement sur la blessure. « Il y a quelque chose dans la plaie. — Un implant. Rassurez-vous, ce n’est pas un implant de tueur. — À quoi il sert, alors ? intervint Ol. — Disons qu’il récupère et stocke une partie de ma mémoire et de mon énergie vitale. — Dans quel but ? » Ewen lança un regard à la fois amusé et agacé à son interlocuteur. « Je suis tenu par le secret, Ol. — Il ne risque rien ici, votre secret ! Il ne risquera rien non plus sur Phaïstos : nous serons pratiquement morts à l’arrivée. — Pourquoi veux-tu savoir ? » Ol consulta Sayi du regard avant de répondre. « Vous avez l’air tellement seul. On aimerait vous connaître un peu mieux, tout partager avec vous. Il n’y a personne d’autre avec qui vous puissiez le faire. Et le voyage sera encore long. J’avoue aussi que vous m’intriguez, et puis ma mère dit que je suis plus curieux qu’une fouissette du Pays Noir. — La seule chose qui compte pour l’instant, c’est de neutraliser Elbéore. » Ol sourit d’un air satisfait, comme s’il venait d’arracher une promesse de haute lutte à son interlocuteur. Ils prirent un peu de repos avant de repartir à sa recherche. Les andros, informés par les analyseurs, leur fournissaient une nourriture plus riche, plus énergétique que d’habitude. Ewen résolut de s’installer dans la cabine voisine de celle d’Ol et de Sayi, afin de gagner un temps précieux en cas d’urgence et aussi parce qu’il s’attachait de plus en plus à ses deux jeunes compagnons. Il ressentait pour eux une tendresse de père, voisine en tout cas de celle dont il avait enveloppé Ynolde. Son étoile lui avait pris une famille et lui en avait offert une autre. Il appréciait Ol, le garçon, pour sa candeur, son inlassable curiosité, son courage, pour ses emportements aussi ; il appréciait Sayi, la fille, pour son calme apaisant, sa bonté et la sagesse immémoriale qui s’écoulait comme une source claire de sa bouche et de ses yeux. Il n’enviait pas leur bonheur, il le partageait. Il n’oubliait pas Ezalde ni Ynolde, mais il ne se reprochait plus de les avoir abandonnées, il avait seulement accompli son destin, il avait, comme le disait Sayi, accompagné le mouvement. Il avait cessé de se demander si la Fraternité recouvrait une réalité ou non. Il lui suffisait d’observer le cakra qui intriguait tant Ol : le disque de feu était la meilleure preuve de l’existence du Panca. Ol et Sayi s’éclipsaient régulièrement pour vivre leur amour. Quand ils revenaient près d’Ewen, il distinguait sur leurs traits et dans leurs yeux l’abandon propre aux amants à l’issue d’une étreinte, et il songeait à ses nuits magnifiques avec Ezalde. Le désir l’élançait souvent, mais il n’avait personne avec qui le partager. Son énergie sexuelle s’éteindrait peu à peu avec son vieillissement. Un autre sacrifice exigé par la Fraternité. Il n’était plus que l’ombre de l’homme qu’il avait été, il s’estompait. Alors il avait décidé d’ignorer les tiraillements, les doutes, les pulsions, de consacrer toutes ses forces à l’élimination d’Elbéore, de se maintenir dans la meilleure condition possible afin de transmettre au quatrième frère une âmna digne et forte. Il acceptait de ne plus être un individu mais un maillon. Maître Ebenezer avait coutume de dire qu’un véritable frère n’avait pas de volonté propre, qu’il n’existait pas hors de l’œuvre du Panca. Les événements lui donnaient raison : Ewen n’avait rien choisi, les courants, les circonstances l’avaient poussé à se dépouiller peu à peu de ses oripeaux individuels. Un nouvel Ewen émergeait de ses propres ruines, un Ewen détaché de ses souvenirs, de ses conditionnements, de ses souffrances, un Ewen insouciant, libre, aussi léger qu’un nuage. Il lui arrivait de rechuter, le manque de sa femme et de sa fille le torturait tout à coup, le vide devenait douloureux, insupportable, il roulait, en larmes, sur son lit ou sur le sol de la cabine où il restait prostré un long moment, mais les crises s’espaçaient et s’amenuisaient. Elbéore leur échappait sans cesse. Elle commit une dizaine de meurtres les sept moisTO suivants. Elle grandissait en force, en rapidité, en ruse. Cette reprise de son activité criminelle les poussa à intensifier leurs recherches. Quand l’andro vint les avertir que les détecteurs signalaient une anomalie dans une cabine du troisième niveau, cela faisait plusieurs semaines qu’ils ne ramenaient aucune indication de leurs plongées dans leur espace intérieur, et ils se demandaient si Elbéore avait trouvé le moyen de passer entre les mailles de leur filet mental. Ils se mirent en chemin. Ewen, dont les cheveux avaient de nouveau poussé, de plus en plus grisonnants, n’attendit pas l’ouverture de l’ascenseur pour enfoncer la main droite dans la fente du cakra. Il ne luttait plus contre la sensation de brûlure, désormais, il l’accueillait comme l’indispensable première phase du processus de fusion entre le disque de feu et lui. Prévenu par son alter ego, l’andro du troisième niveau les attendait dans la coursive. « Madame, messieurs, je suis à votre service. — Conduisez-nous à la cabine où vous avez décelé cette activité anormale, ordonna Ewen. — Parfaitement, monsieur. J’ai été averti par les analyseurs que l’activité respiratoire et cardiaque du passager de la cabine 7.2.3 ralentissait de façon subite et alarmante. J’ai voulu intervenir, mais j’ai reçu la consigne de prévenir et d’attendre. — 7.2.3 ? releva Ol. — Septième cabine, deuxième passerelle, troisième niveau. — Allons-y. » L’implant vital d’Ewen émettait des vibrations douloureuses, signe qu’ils se rapprochaient du danger. Sur la deuxième passerelle, ils tombèrent presque nez à nez avec Elbéore, qui sortait d’une cabine, la face, le corps et les cheveux maculés de sang. La haine se déversait de ses yeux et charriait avec elle une immense tristesse. Elle était toujours aussi maigre, mais ses épaules et ses hanches s’étaient élargies. Sa poitrine se soulevait à un rythme précipité, gonflant et creusant ses côtes. Elle les défia du regard. Absorbée par le rituel du meurtre, elle n’avait pas cette fois anticipé leurs mouvements. « Elbéore, cria Ol, je suis ton grand frère Olmeo. Tu ne te souviens pas de moi ? » Elle lui répondit d’un rictus qui soulignait l’aspect démoniaque de son visage. « Elle fait toujours partie de nous, toujours partie de l’humanité, chuchota Sayi. Mais il faut qu’elle meure pour que tous les autres vivent. — Il n’y a vraiment pas d’autre moyen ? balbutia Ol. — Tu sais qu’il n’y en a pas. » Elbéore poussa un rugissement avant de s’élancer et de fondre sur eux à la vitesse du vent. Le cakra décocha un premier cercle de feu qui l’arrêta net dans sa course. Elle esquiva ses premières attaques. Elle s’écartait au dernier moment d’un retrait du torse, d’un déplacement sur le côté, d’un saut en arrière, d’un mouvement du bras ou de la tête. Ses gestes étaient sobres, fulgurants, d’une précision et d’une grâce extraordinaires. Là où le cercle de feu était sur le point de frapper, il ne rencontrait soudain que du vide, et il avait beau infléchir et raccourcir ses trajectoires, accélérer et multiplier ses attaques, il ne parvenait qu’à frôler sa proie. Il perdit peu à peu de sa puissance et finit par s’estomper. Elbéore, émoussée, essoufflée, faillit être touchée par le deuxième projectile craché par le cakra. Elle se jeta sur le côté dans un réflexe désespéré, perdit l’équilibre, parvint à se rétablir d’un bond pour faire face au disque de feu, dansa à nouveau au milieu des arabesques flamboyantes, mais avec un peu moins d’agilité et de rapidité que lors du premier affrontement, comme si elle ne réussissait pas à combler le premier temps de retard. Le cakra continuait de brûler la main et le bras d’Ewen. L’arme et le frère ne faisaient plus qu’un, l’une était le prolongement de la volonté de l’autre. Elbéore tint jusqu’à l’extinction du deuxième cercle de feu. Des rigoles de sueur couraient sur sa peau. L’épuisement la rendait à son humanité. Ewen revoyait dans son visage tourmenté la petite fille qui se cachait dans les jupes de sa mère sur la lune de Hyem. Il ne s’agissait pas de l’épargner mais de la délivrer des démons qui la hantaient. Elle aspirait à mourir, même si son instinct de survie la poussait à se battre. Le cakra décocha un troisième cercle de feu, plus grand, plus éblouissant que les deux précédents. Elbéore résista encore quelques instants, puis, après une esquive du torse un peu trop lente, le feu la frappa dans le creux de l’épaule. Elle hurla sa colère, sa douleur et sa peur. Le cercle se déformait, se répandait déjà sur son cou et sa poitrine. Elle tenta de l’extirper avec ses mains, mais le feu s’insinuait sous sa peau. Une odeur de chair grillée se diffusa le long de la passerelle. Les sanglots d’Ol dominèrent le grésillement des flammes dans les cheveux d’Elbéore, qui se débattit avec l’énergie du désespoir avant de tomber à genoux, vaincue par la souffrance. « Ol… Ol… mon frère…» Ol voulut s’élancer vers elle, Ewen l’en empêcha d’un geste du bras. « Si le feu te touche, tu es mort. — Ol… gémit Elbéore, dis… dis à maman que je ne voulais pas… Je ne voulais pas… Ils m’ont… Ils m’ont… obligée…» De son visage assailli par les flammes, on ne distinguait plus que le nez et les yeux. Tout le côté droit de son corps était maintenant noir et crevassé. « Ils veulent… tuer… tous… tous… — Qui, ils ? demanda Ewen d’une voix forte. — Les… Les…» Le feu la recouvrait tout entière, se nourrissait d’elle. « Qui ? » cria Ewen. Elle ne répondit pas, elle ne pouvait maintenant proférer que des gémissements sourds. Elle ne bougeait presque plus. Ses cheveux achevaient de se consumer, les os brunis de son crâne apparaissaient dans les déchirures de son cuir chevelu. Elle tenta une dernière fois de se redresser, de parler. Ewen ressentit son calvaire dans ses propres fibres. Elle fait partie de nous, elle fait partie de l’humanité, avait affirmé Sayi. Elle s’effondra et rendit son dernier souffle. Un silence écrasant retomba sur la passerelle, à peine troublé par les pleurs d’Ol. Le feu s’éteignit, laissant une masse informe de chair calcinée. « Dois-je procéder à l’expulsion, monsieur ? demanda l’andro. — Un instant, dit Ewen. Laissez-nous un peu de temps. — Il n’y a plus de vie dans ce corps et il nous faut rapidement l’éjecter avant de risquer une prolifération de germes. — Certaines notions vous échappent, à vous les andros. Donnez-nous une dizaine de minutes. — Bien, monsieur, mais je dois vous rappeler que nous sommes en milieu confiné et que les germes… — Dix minutes ! » Elbéore avait commis son dernier crime : une femme d’environ soixante ans qu’elle avait comme les autres éventrée, dénudée, offerte à un dieu barbare. Il ne fut pas facile de consoler Ol. Il croyait qu’en tant qu’aîné il avait une part de responsabilité dans la fin tragique d’Elbéore. Sayi eut beau lui répéter que chaque fil suivait sa propre course dans la trame, qu’il n’était pas davantage responsable du destin de sa petite sœur que de n’importe quel autre être humain, son humeur sombre persista pendant deux années entières. Le calme revint dans le vaisseau. Le décompte final des victimes d’Elbéore s’élevait à six mille sept cent vingt-trois. Selon un andro de classe trois, l’IS parlerait d’épidémie foudroyante pour justifier l’hécatombe, plus facile à défendre devant un tribunal de l’OMH qu’une série de meurtres. Les familles des victimes admettraient que des organismes invisibles aient échappé aux systèmes de détection, pas un tueur en chair et en os, et ils réclameraient des dommages moins importants. « Vous me semblez bien cynique pour une créature logique, lui rétorqua Ewen. — Seuls comptent les intérêts de la compagnie, monsieur. — Si vous allez au bout de votre raisonnement, il faudra nous éliminer, Ol, Sayi et moi : nous pourrions témoigner. — Les avocats de la compagnie vous convaincraient de folie de l’espace. Et la compagnie trouverait les meilleurs experts médicaux pour confirmer leurs accusations. — Et vous ? Si on vous demande de témoigner ? Quelle version donnerez-vous ? — Les témoignages des créatures artificielles ne sont pas recevables devant un tribunal. — Je comprends pourquoi : vous êtes trop fiables. — Avez-vous encore besoin de moi, monsieur ? » Les années s’égrenèrent dans une monotonie qu’Ewen rompait de temps à autre en rendant une visite à Ol et Sayi. Il s’était réinstallé dans sa cabine du douzième niveau afin de mettre un peu de distance entre eux et lui. Il ne voulait pas leur imposer sa présence, ni qu’ils ne se sentent obligés de lui tenir compagnie. Parfois c’étaient eux qui se présentaient devant sa porte pour s’enquérir de sa santé et de son moral. Ils partageaient un repas, parlaient de leur existence passée sur Amble et Boréal, riaient aux larmes, pleuraient en évoquant les êtres chers qu’ils avaient laissés là-bas ou perdus en route. Ewen répondait aussi évasivement que possible aux incessantes questions posées par Ol, tenace, sur le cakra et l’implant vital. Même si le secret était l’un des cinq piliers du Panca – avec la soumission, la droiture, la vigilance et la foi –, l’envie était de plus en plus pressante de leur révéler qui il était vraiment, pourquoi il avait quitté la femme et la fille qu’il chérissait plus que tout, non pas pour se justifier mais pour instaurer un véritable partage, pour se hisser à la hauteur de leur sincérité et de leur confiance. Ils ne parvenaient pas à avoir d’enfant, au grand désespoir d’Ol, qui gardait de son Pays Noir natal des réminiscences de l’ordre patriarcal et de la malédiction des branches mortes. Sayi, elle, acceptait la situation avec sa sérénité coutumière. « À quoi ça sert de s’en soucier, Ol ? Ni tes colères ni tes plaintes n’y changeront quoi que ce soit. » Ils approchaient de la trentaine tandis qu’Ewen allait sur la cinquantaine. Ses cheveux maintenant presque blancs et les douleurs récurrentes dans ses os accusaient son vieillissement. L’andro avait diagnostiqué une ostéotite, une maladie qui se développait ordinairement en apesanteur mais se déclarait également dans la gravité artificielle des vaisseaux. On pouvait vivre très longtemps avec ce genre d’affection selon les statistiques (rassurantes), les douleurs seraient toutefois de plus en plus difficiles à soulager. L’andro lui remettait à chaque repas des gélules faites d’une plante de Phaïstos aux vertus antalgiques. « J’ai une invitation à vous transmettre. » Ewen but un verre d’eau après avoir avalé ses deux gélules quotidiennes. « Qui dans ce vaisseau peut bien vouloir m’inviter ? — Les pilotes. Ils ont eu connaissance de ce qui s’est passé dans les niveaux des passagers et de votre rôle dans la résolution du problème. Ils vous invitent à leur rendre visite dans leurs quartiers. — Je croyais qu’il n’existait pas de passage entre les différentes parties du vaisseau ? — Il était fermé. On le rouvrira pour vous-même et vos deux amis. — Ol et Sayi sont aussi invités ? — Certainement, monsieur. Que dois-je répondre à mes correspondants ? — Que j’accepte avec joie leur proposition ! » L’andro grésilla pendant quelques secondes. « Je viendrai vous chercher dans deux heures, monsieur. » Ils durent se dévêtir et enfiler des combinaisons, des chaussures, des masques étanches dans le premier sas afin de prévenir les contaminations. Ewen obtint de garder son cakra sous sa combinaison. Ol et Sayi étaient arrivés quelques instants plus tôt, guidés par l’andro de leur niveau. Ol avait du mal à contenir son excitation. Ils communiquaient désormais par l’entremise des micros et des écouteurs insérés dans les masques. Une cloison du sas s’escamota et dévoila une coursive étroite, tapissée d’un métal noir, éclairée par des veilleuses disséminées tous les cinq mètres. Les andros leur proposèrent de la franchir et d’attendre qu’on vienne leur ouvrir à l’autre extrémité. Eux devaient maintenant retourner dans leurs niveaux respectifs afin de reprendre leur service, mais ils reviendraient les chercher à leur retour. Ewen s’engagea le premier dans le passage, suivi d’Ol et de Sayi. La gravité artificielle étant ici moins forte, ils marchaient avec lenteur pour ne pas perdre le contact avec le plancher par instants trépidant. La paroi qui fermait le passage s’ouvrit avant même qu’ils ne l’aient entièrement parcouru. Un andro les accueillit dans le sas. Le mauve lumineux de ses yeux contrastait avec le blanc éclatant de sa chevelure et de sa peau synthétiques. Ses vêtements bleu et orange se distinguaient de ceux de ses alter ego par leur forme, plus proche de certains costumes traditionnels d’Amble. « Vous êtes l’andro de classe quatre ? » L’andro salua Ewen de la tête avec le même naturel qu’un interlocuteur humain. La paroi se referma derrière eux. « Suivez-moi, je vous prie. » Ils traversèrent une succession de courtes coursives et de sas avant de pénétrer dans une grande salle nue dont les cloisons étaient couvertes d’écrans et de schémas lumineux. « C’est ici que je vérifie les paramètres du vaisseau et que je lance au besoin les procédures de réparation », dit l’andro. Il semblait devancer les interrogations de ses hôtes humains. Sans doute avait-il la capacité de déchiffrer les traits, les yeux, les expressions de ses interlocuteurs. Ewen avait entendu parler d’androïdes utilisés par les enquêteurs de certains mondes pour lire dans les pensées des suspects. Des populations s’insurgeaient contre cette utilisation de l’intelligence artificielle : « Si on continue de mêler les andros aux affaires humaines, disaient les opposants, ils finiront par nous remplacer. » Ol et Sayi ouvraient des yeux émerveillés sur les images des différentes parties du vaisseau diffusées par les multiples écrans. « C’est vous qui renfermez la base de données centrale du vaisseau, n’est-ce pas ? lança Ewen. — Exact. — Pourquoi n’avez-vous pas réussi à protéger les passagers d’Elbéore… enfin, de la meurtrière ? — Nos logiciels sont performants, mais ils ne peuvent pas répertorier toutes les initiatives humaines. » Des ondes blessantes s’échappèrent de l’implant vital d’Ewen. « Auriez-vous pu subir une altération de vos circuits ou de vos programmes avant le départ ? » L’andro ne répondit pas. Contrairement à ses alter ego de classe deux et trois, il n’émettait aucun bruit pendant ses investigations. « Je n’ai rien décelé d’anormal. Pourquoi aurait-on procédé à une telle altération, monsieur ? — Pour vous empêcher justement de neutraliser la meurtrière. — Dans quel intérêt ? — L’intérêt de ceux qui ont conditionné Elbéore. Le fait que vous ne décelez rien d’anormal dans votre mémoire ne signifie pas que vous n’avez pas subi une intervention, n’est-ce pas ? — Exact. L’effacement de certaines données peut ne laisser aucune trace. — Si vraiment ça s’est passé comme vous le dites, Ewen, intervint Ol, on aurait pu directement reprogrammer les andros pour nous tuer. — Leur programme de base leur interdit de tuer un être humain. — Exact, confirma l’andro. Il est totalement impossible de modifier certains de nos paramètres. — Reste la solution de vous empêcher d’intervenir. Ou d’amoindrir vos capacités. — Seuls les techniciens spécialisés peuvent intervenir sur un andro, et il n’y en a pas dans le système d’Ispharam. » L’homme qui venait de parler était entré dans la pièce par une porte latérale. D’une taille moyenne, il portait une combinaison grise identique à celles qu’Ewen, Ol et Sayi avaient passées quelques instants plus tôt, mais pas de masque. Les lumières vives des schémas sur les cloisons se reflétaient sur son crâne aussi lisse qu’un miroir. « Je suis Barn Shalder, l’un des trois pilotes du Sillenius. Je suis ravi de vous accueillir dans le poste. Nous avons perdu plus de six mille passagers, une perte énorme, mais, grâce à vous, près de vingt mille arriveront vivants à Epsilon du Pélopon. Grâce à vous, nous n’aurons pas piloté une tombe spatiale. » Le pilote les introduisit dans le poste et leur présenta Jamez Olgrij, un homme grand et maigre au visage anguleux. Comme ceux de son confrère, son crâne et ses sourcils avaient été entièrement rasés ou éliminés par un procédé chimique. Le troisième pilote s’était retiré dans sa cabine pour prendre son tour de repos. La première chose qui frappa Ewen, ce fut l’immense baie vitrée qui faisait le tour complet de la cabine de forme circulaire. D’une hauteur de trois mètres, elle dominait les différents tableaux de bord et offrait une vue magnifique sur l’espace, sur les groupes d’étoiles piqués sur le velours sombre et reliés entre eux par de longs filaments aux dominantes rouge ou bleue. Le spectacle était d’une beauté à couper le souffle. « Voilà notre récompense, murmura Barn Shalder. L’espace nous a pris notre vie, en échange il nous révèle ses splendeurs et élève nos âmes. Aucun de nous trois ne regrette son choix. » Ol et Sayi n’avaient pas assez de leurs yeux pour contempler la tapisserie céleste dévoilée par la baie. Elle ressemblait au paradis promis par les anges. Les nuances chatoyantes infinies de l’or, du rouge et du bleu éclaboussaient les profondeurs insondables. Ewen se sentait à la fois minuscule et infiniment grand face à cette symphonie de couleurs et de formes : elle ne résonnait pas pour l’esprit mais pour l’âme. « Nous ne reverrons pas les êtres que nous aimions, mais comment pourrions-nous regretter la vie dans la gravité d’une planète devant une telle grandeur ? reprit Barn Shalder d’une voix douce. L’andro nous a tenus informés de ce qui s’est passé dans la zone des passagers et, puisque vous avez décidé de faire le voyage en temps réel, comme nous, nous souhaitions vous remercier en vous offrant de contempler quelques instants le tableau que nous avons sans cesse devant les yeux. » Ewen s’avança vers la baie comme pour se fondre dans le scintillement des étoiles. Les larmes roulaient sur ses joues. Maintenant il était conscient d’être un fils du ciel, un fragment d’univers, et il était délivré de ses doutes, de ses regrets, de ses peines. CHAPITRE XXVI Cinq, ils furent chassés de leur terre Après qu’ils eurent tenté de renverser les grands rois, Et que leurs femmes et leurs enfants furent égorgés sur les places publiques. Cinq, ils s’enfuirent le cœur plein de haine, Cinq, ils se réfugièrent dans le système des origines, Père et mère de tous les systèmes. Cinq, ils crièrent des paroles de colère, Cinq, ils persuadèrent les rois et les princes du système des origines Que les hommes de leurs mondes étaient des monstres sanguinaires, Et qu’il fallait les exterminer avant qu’ils ne partent en conquête Et ne se jettent sur leur père et mère Pour les dévorer. Cinq, ils reçurent des milliers de guerriers et de grands vaisseaux, Cinq, ils s’envolèrent vers les mondes dont ils étaient les fils, Réclamant vengeance. Ils firent pleuvoir sur ceux qui les avaient chassés Un déluge de feu et de sang, Mais leur colère déplut aux dieux. Il s’en fut quelques-uns qui prirent le parti de l’ennemi, À qui ils fournirent la foudre Et le tonnerre terrible qui l’accompagne. Cinq siècles dura la guerre Dont nous allons vous chanter les hauts faits. Les récits héroïques de la Dissémination. Traduction : Tech-AndroTM. LES CARNETS D’OLMEO, 13 L’ENFANT est arrivé quand nous ne l’attendions plus. Sayi allait avoir cinquante-deux ansTO et moi cinquante. « Vois comme le destin fait bien les choses, a dit Sayi quand son ventre et ses seins ont commencé à s’arrondir. Notre enfant n’aura pas encore quarante ans quand nous arriverons sur Phaïstos. Il pourra encore mener une longue vie sur son nouveau monde. — Est-ce que ce n’est pas dangereux pour toi, Sayi ? ai-je demandé. Chez nous, enfin dans le Pays Noir, on dit qu’après cinquante ans les femmes risquent de donner naissance à des monstres et de mourir en couches. — Le destin prend et le destin donne. Offrons-lui ce qu’il nous prend et prenons ce qu’il nous donne. Tu ne voulais pas un enfant ? — C’est… C’était mon plus cher désir, mais, Sayi, je veux encore moins te perdre. — On perd parfois quelque chose, on ne perd jamais quelqu’un. » Les années s’étaient écoulées comme une rivière calme et chantante. J’étais maintenant plus vieux que ma mère, que j’allais contempler de temps à autre dans sa cabine. Je m’arrangeais pour qu’elle ne remarque pas mes visites. La plupart du temps elle reposait, paisible, sur sa couchette, perdue dans les mondes illusoires de la hyemale. De ma famille il ne restait plus qu’elle. Elle ne quittait jamais sa cabine où régnait un désordre étonnant (un ordre méticuleux avait toujours régné dans notre maison du Pays Noir). Elle ne savait pas encore, sans doute, que sa dernière fille était morte, terrassée par un feu terrible après avoir massacré plus de six mille personnes. Je redoutais ses réactions lors de son débarquement sur Phaïstos. Sayi me répétait que je ne devais pas m’en faire, que les mots justes me viendraient au moment voulu, qu’il ne servait à rien de ressasser un événement qui ne s’était pas encore produit. Nous avions des contacts fréquents avec Ewen, que nous appréciions de plus en plus. Il s’était apaisé depuis notre visite de la cabine de pilotage, où il était demeuré un long moment, immobile, devant la baie vitrée, pleurant en silence ; mais c’étaient des larmes de joie ou d’un autre sentiment que je ne connaissais pas, le ravissement peut-être. Le spectacle des étoiles m’avait moi-même ému aux larmes. L’espace n’était plus un plafond ténébreux piqueté d’éclats scintillants, mais une construction de lumière en suspension, un enchevêtrement de filaments, de rosaces et de corps célestes aux ramifications complexes, infinies. L’ensemble dégageait une beauté et une cohérence à couper le souffle, et le sentiment m’a visité d’être le fragment d’un univers fabuleux. Ewen s’obstinait à ne pas répondre à toutes mes questions. Je crois que c’était devenu un jeu pour lui. Oh, mais j’avais progressé à pas de géant en une vingtaine d’annéesTO : je savais maintenant qu’il appartenait à une mystérieuse confrérie, que son arme terrible, dont le feu destructeur avait laissé sur moi une impression forte et durable, lui avait été remise par l’homme qui l’avait formé sur Amble, qu’une mission cruciale lui avait été confiée par sa hiérarchie, que son implant devait être remis à quelqu’un d’autre sur Phaïstos, mais il restait énigmatique sur sa relation avec les autres membres de la confrérie et sur la nature du danger qui menaçait les espèces vivantes. De même, il refusait obstinément de prononcer le moindre nom, comme si nommer les choses attirait sur elles le malheur. Il nous entretenait régulièrement de son épouse, la belle Ezalde, de sa fille, la petite Ynolde (presque aussi vieille que nous désormais), de la maison blanche au cœur du massif des Dames-Blanches du continent nord de Boréal, des longues saisons d’hiver, des rakches, les terribles prédateurs du pôle, de la ville de Frahel, de son comptoir d’importation de cheveux d’ange, des gonavores, les mammifères marins géants de l’océan Cincte… Il ne parlait plus de sa femme et de sa fille d’une voix plaintive, ni même nostalgique, il les aimait comme lorsqu’il se tenait près d’elles dans le décor familier des Dames-Blanches, il illustrait à sa façon les propos de Sayi affirmant qu’on ne perdait jamais quelqu’un. Nous avons visité le vaisseau de fond en comble, espérant sans trop y croire que les pilotes nous convieraient à nouveau dans leurs quartiers. L’andro de notre niveau nous a appris qu’à sa connaissance – c’est-à-dire à la connaissance de la mémoire centrale du vaisseau, voire de la compagnie – jamais des pilotes n’avaient reçu de passagers dans leur poste. Comme les niveaux se ressemblaient tous, nous avons rapidement pris l’habitude d’observer les gens dans leurs cabines. Ils ne vieillissaient pas, ou avec une telle lenteur que nous ne les voyions pas changer. Nous connaissions chacun des passagers de notre niveau. Nous les considérions comme des voisins de quartier, nous leur inventions des relations, des histoires, nous nous réjouissions quand nous les découvrions dans une nouvelle posture, nous les surprenions parfois sur les passerelles, comme des statues tombées de leur socle, ils portaient leur tenue traditionnelle ou de simples vêtements de nuit, des femmes gardaient leur coiffe et d’autres allaient chevelure défaite. Nous ne prenions pas la peine de nous demander où ils se rendaient et ne cherchions pas à le savoir. Il aurait fallu faire preuve d’une patience infinie pour les suivre et puis, surtout, nous préférions les recréer dans des mondes imaginaires, les traiter comme des personnages que nous lancions dans des aventures merveilleuses, semblables aux fantaisies enfantines. D’ailleurs, même si nous avions dépassé le demi-siècleTO, nous étions restés des enfants, Sayi et moi. Je suppose que si nous avions mené une existence ordinaire au sein d’une communauté, si nous avions dû fournir notre part de travail et remplir nos obligations sociales, nous serions devenus de vrais adultes, sérieux, graves, conscients de leurs devoirs et de leurs responsabilités. Nous n’avions rien d’autre à faire dans le vaisseau que nous occuper de nous. Nous étions seuls, livrés à nous-mêmes, nous n’avions de comptes à rendre à personne, pas même à Ewen qui se contentait de partager un peu de son temps sans exiger quoi que ce soit en retour, pour le seul plaisir de plonger dans un bain de chaleur humaine. C’était probablement le seul rôle dont nous nous sentions investis : veiller sur Ewen, briser sa solitude, lui permettre d’aller jusqu’au bout de son voyage et d’accomplir sa mission. Notre vie aurait pu paraître monotone, ennuyeuse, elle était agréable et facile : en choisissant de conquérir notre royaume dans l’espace, nous nous étions retirés des contingences des planètes et de leur gravité, nous ne ressentions pas les frottements exténuants des atmosphères, nous nous aimions dans la légèreté de la pesanteur artificielle du Sillenius, dans la fluidité et la joie. D’aucuns pourraient penser que ce tête-à-tête permanent aurait pu (et dû) nous peser, mais ceux-là ne connaissent pas Sayi. Avec elle l’ennui et le ressentiment étaient impossibles. Elle portait sur les moindres détails quotidiens un regard à la fois détaché et rieur, il lui suffisait de sourire pour désamorcer une tension, une bouderie, un malentendu. Moi, j’étais parfois irrité, j’en voulais aux anges, au destin, de ne pas nous avoir donné d’enfant, j’étais un roi sans couronne, une branche morte, je croyais avoir pris sur moi une part de la malédiction familiale et j’en étais affecté, prisonnier de mon conditionnement d’homme du Pays Noir. Je n’ai pas pu m’empêcher, quand la colère m’envahissait et m’interdisait tout recul, de reprocher sa stérilité à Sayi. Elle ne m’en a jamais tenu rigueur, répétant avec une patience infinie que nous avions fait tout ce qu’il fallait, qu’il ne servait à rien de s’irriter contre elle ou contre le sort. J’ai honte de mon attitude aujourd’hui, surtout quand je repense au ventre rond de Sayi, à sa beauté radieuse et bouleversante de femme enceinte. Elle n’était pas destinée à faire des enfants, mais elle a choisi de m’offrir ce présent en toute connaissance de cause. Son ultime présent. Ewen était heureux pour nous, tout en exprimant malgré lui, dans ses yeux, sur ses traits, une profonde inquiétude. Avait-il pressenti que l’enfant à naître serait à la fois source de bonheur et porte du malheur ? Sayi elle-même me regardait d’un air plus grave les deux derniers mois de sa grossesse. Ses caresses, ses baisers, ses étreintes avaient davantage d’intensité, il y avait presque de la douleur sur ses lèvres, sur sa peau, dans ses bras. J’adorais poser mes mains sur son ventre distendu et percevoir les ruades du petit être qui l’emplissait. Je criais mon bonheur aux passagers pétrifiés sur les passerelles ou dans leurs cabines, j’étais délivré de la malédiction, je n’étais pas l’homme par qui se brisait la lignée. L’andro examinait régulièrement Sayi. Les analyseurs ne détectaient aucune anomalie, mais l’enfant était fort et le bassin de Sayi un peu trop étroit. Lorsqu’elle a perdu les eaux, huit mois et vingt-six jours après la conception, l’andro est aussitôt accouru dans notre cabine pour l’assister dans la délivrance. Ewen, prévenu par l’hôte de son niveau, nous a rejoints quelques instants plus tard. Sayi s’est battue de longues heures pour expulser notre enfant. Elle a déployé un courage extraordinaire, puisant dans ses dernières forces afin de préserver la chaîne de la vie. La souffrance déformait son visage, ce beau visage que j’avais eu tant de bonheur à tenir entre mes mains. L’andro a dit que les probabilités de survie de la mère et de l’enfant diminuaient de façon alarmante. Mon cœur s’est gelé. Je lui ai demandé de sauver au moins la mère, mais Sayi ne l’a pas entendu ainsi : elle a poussé encore et encore jusqu’à ce qu’une petite tête bleuie luisante apparaisse entre ses cuisses. L’andro a pu alors saisir le bébé et le tirer lentement vers lui. Sayi a émis un gémissement déchirant avant de retomber, inerte, sur le lit taché de sang et de liquide amniotique. Je me suis précipité vers elle tandis que l’andro coupait le cordon à l’aide de ciseaux stérilisés. J’ai entendu un claquement puis un hurlement strident, mais je ne me suis intéressé qu’à Sayi, dont le visage blême, creusé, m’inquiétait. Elle est revenue à elle une première fois et a trouvé le moyen de me sourire. Dire, dire que j’avais parfois souhaité qu’elle tombe malade pour pouvoir m’occuper d’elle et lui rendre une petite partie de ce qu’elle m’avait donné… Je me sentais misérable, incapable de lui venir en aide. Elle était victime de mon orgueil, de mon aveuglement. Elle avait pressenti qu’une grossesse et un accouchement menaceraient sa santé, mais elle avait accepté le risque pour exaucer mon désir. Un désir qui reflétait surtout la tradition du Pays Noir, la peur irrationnelle d’être exclu de la communauté angélique si je ne laissais pas ma trace. Un désir d’homme. Je me suis maudit, j’ai pris sa main et l’ai portée à mes lèvres. Elle était froide. Une peur atroce m’a saisi, un vide noir et désespérant s’est ouvert sous moi. « Occupez-vous d’elle, j’ai crié. Elle… Elle…» Les mots se sont brisés dans ma gorge. À peine ai-je entendu la réponse de l’andro. « Trop tard, monsieur. » Sayi a encore trouvé la force de poser sa main sur ma joue et de me consoler. « La vie donne, la vie prend…» Sa voix n’était plus qu’un chuchotement. « On ne perd jamais personne, Ol… Notre enfant… Occupe-toi de lui… Je t’aime pour toujours… toujours…» Elle est morte dans mes bras. Lorsqu’elle a rendu son dernier souffle, je n’ai pas hurlé, pas même gémi, c’était comme si on me déchirait de haut en bas et qu’on dispersait mes morceaux dans une eau amère et glacée. Je suis resté accroché à elle en espérant qu’elle ne me laisserait pas là, qu’elle m’emmènerait dans son dernier voyage. Je ne sais pas combien de temps j’ai ainsi étreint le corps inerte de la femme magnifique qui avait illuminé ma vie. Ewen m’a raconté que l’andro a dû m’inoculer un produit anesthésiant pour me séparer d’elle, que mes muscles étaient tétanisés, aussi durs que la pierre, comme contaminés par la mort. Ils l’ont expulsée pendant mon sommeil. Ils craignaient les germes, m’a dit Ewen, mais aussi et surtout que je ne me jette en même temps que son cadavre dans le sas qui ouvrait sur l’espace. L’andro avait diagnostiqué une profonde dépression et de probables tentatives de suicide. Ewen avait de nouveau emménagé dans la cabine d’à côté pour me surveiller. … Longtemps j’ai refusé de voir l’enfant que j’avais ardemment désiré pendant plus de trente ans. L’andro l’avait installé dans une cabine du trente-deuxième niveau, tout près de moi, et subvenait à ses besoins. J’ai été taraudé, évidemment, par l’envie de me tuer. On peut même dire qu’il ne se passait pas une seconde sans que j’y songe. Lorsque je parvenais enfin à m’endormir, je me réveillais quelques heures plus tard en croyant trouver Sayi allongée contre moi, j’avançais la main pour la toucher, je ne rencontrais que les draps froids et vides, et je me rappelais qu’elle était morte, me laissant en héritage un enfant et de merveilleux souvenirs, versais des larmes de colère et de désespoir, exécrais les anges et leur création, maudissais le stupide orgueil qui m’avait poussé à perpétuer ma lignée. Je n’avais plus de goût à rien, je restais allongé sur le lit jusqu’à ce que l’andro m’apporte un plateau-repas auquel je ne touchais pas. Ewen entrait alors dans ma cabine et me forçait à manger au moins quelques bouchées. Je lui cédais pour m’en débarrasser le plus rapidement possible et replonger corps et âme dans mon chagrin. Le malheur, comme le bonheur d’ailleurs, rend égoïste, injuste. Ewen, je l’ai appris plus tard, consacrait beaucoup de son temps à mon enfant, lui prodiguant toute la tendresse dont l’andro était dépourvu. Il avait traversé les mêmes épreuves que moi, il ne me jugeait pas, il attendait patiemment que les serres du chagrin me relâchent et que je cesse d’en vouloir à l’univers entier. … Ma fille avait trois ans quand je l’ai vue pour la première fois. Dans les bras d’Ewen. Désirant me changer les idées, je m’étais rendu dans sa cabine pour converser avec lui. J’ai failli tourner les talons, mais Sayi m’est tout à coup apparue dans la petite fille brune qui, debout sur les genoux d’Ewen, me fixait de ses yeux noirs fendus et malicieux. Mêmes traits, mêmes cheveux, même teint, mêmes expressions. « Je… Je ne savais pas que c’était une fille. — Je te l’ai déjà dit, mais tu ne m’as pas entendu », a répliqué Ewen. Ses cheveux et sa barbe avaient blanchi, mais il n’avait plus rien en commun avec l’homme tourmenté et vieux avant l’âge que nous avions côtoyé pendant des années, Sayi et moi. Son regard gris-bleu avait désormais la limpidité et la profondeur d’une eau de source. Il a fait sauter la fillette sur ses genoux en ajoutant : « Tu n’étais pas en état d’entendre, je suppose…» Elle ne cessait de me regarder. « Je te présente ton père, Ingani, a repris Ewen. — Ingani ? — Un prénom suggéré par l’andro, un prénom des hauts plateaux du Souffle. Il signifie « Née du ciel ». Née dans le ciel aurait été plus exact, mais c’est le plus approchant que l’andro m’ait proposé. Nous avons là une petite fille très intelligente, très vive et très bavarde. En revanche, personne ne comprend son langage, pas même l’andro, qui compte pourtant plus de cinq mille langues dans sa base de données. Il ne s’agit pas d’un babillage d’enfant. L’andro pense qu’elle utilise un langage élaboré et la fait régulièrement parler pour entrer le maximum de données dans son programme linguistique. Elle le tient pour le moment en échec : il n’a pas encore trouvé d’équivalence. » Comme pour illustrer les propos d’Ewen, Ingani a prononcé une succession de mots incompréhensibles, avec une telle conviction dans le regard, dans la voix, dans l’attitude, qu’elle semblait tenir un discours enflammé devant une foule immense. Déjà je l’adorais, cette chair issue de la chair de Sayi, déjà je brûlais du désir de rattraper le temps perdu, mais j’étais encore trop malheureux ou orgueilleux pour le reconnaître, ou bien je ne m’estimais pas suffisamment puni, et j’ai lutté contre l’élan qui me poussait à la prendre dans mes bras. Sayi n’était plus là pour m’inciter à observer un temps de recul. Gouverné par les émotions, j’ai tourné les talons sans embrasser ma fille. J’avais besoin de temps, du moins c’est ce que prétendent les hommes qui refusent d’affronter la réalité. … Ingani s’est mise à parler notre langage, le langage officiel de l’OMH, à l’âge de douze ans, à l’orée de l’adolescence. J’avais enfilé mes habits de père depuis sept ans. Ewen était retourné dans sa cabine du douzième niveau. De la même façon qu’il nous avait laissés tranquilles, Sayi et moi, il prenait de la distance pour nous permettre de nous rencontrer, Ingani et moi, et nous rendait des visites espacées mais régulières. Je constatais alors que ma fille lui vouait un amour profond, plus fort que celui qu’elle me portait sans doute, et j’en éprouvais une jalousie sourde. Ayant été son seul relais humain les trois premières années de sa vie, il était à jamais gravé dans son âme et sa chair tendres. Je dois dire également que je ne regardais pas ma fille comme un être unique, que je cherchais en permanence Sayi à travers elle. Elle lui ressemblait de plus en plus, au point que parfois, en l’observant, j’étais ramené une quarantaine d’années en arrière dans la gare du TransAmblien de Sar Draël. Je me souvenais de notre première rencontre, de chaque instant passé avec elle, et Ingani, je ne m’en rendais pas compte, en souffrait. L’andro – enfin, la mémoire centrale des andros – a réussi à décrypter le mystérieux langage qu’Ingani avait parlé jusqu’à sa douzième année. « Les probabilités ne sont pas négligeables qu’il s’agisse d’un idiome primitif d’avant la Dissémination. Certaines tournures et règles sont relativement proches d’un groupe de langues parlées sur les premières planètes colonisées. — Vous voulez dire que ma fille parle une langue que plus personne ne parle depuis… des siècles ? — Depuis plus de deux millénaires, monsieur. Nous ne disposons d’aucune explication pour ce phénomène. L’esprit humain échappe à la logique. » J’ai cru qu’il allait ajouter : hélas. « Vous savez ce qu’elle racontait ? — Des poèmes. Qui, assemblés, forment une épopée héroïque et racontent les premiers temps de la Dissémination. Mais nous ne pouvons guère leur accorder de crédit, ils contredisent l’histoire officielle de façon flagrante sur de nombreux points. — Vous pourriez me les raconter ? — Bien entendu, monsieur, mais pas maintenant, je suis requis par le service. » J’en ai parlé à Ewen, qui s’est montré également désireux d’entendre la traduction des poèmes récités par Ingani. Où les avait-elle puisés ? Sayi aurait probablement répondu que le temps n’existait pas vraiment, ni le passé ni le futur, et que tout pouvait arriver, même les choses qui nous semblaient infaisables, incroyables. Elle disait qu’il ne fallait pas chercher à comprendre les mystères mais plonger tout entier dedans, avec délectation, les sens en éveil. Comme elle me manquait ! Quelques semaines plus tard, l’andro a déclamé les premiers poèmes de l’épopée de la Dissémination. Il a précisé, en préambule, que la traduction ne restituait qu’imparfaitement la métrique et la musicalité des vers d’origine. Ingani a renversé la tête en arrière et fermé les yeux. Elle remuait les lèvres en même temps que lui, des sons s’échappaient de sa bouche, mélodieux, incompréhensibles. Les poèmes parlaient de vaisseaux de guerre, de combats titanesques dans l’espace, d’actes héroïques et d’amours impossibles. Les dieux et demi-dieux y côtoyaient les simples mortels, les armes d’une puissance inouïe crachaient la foudre avec un fracas de tonnerre. Ils évoquaient aussi une mystérieuse légion d’êtres aux pouvoirs magiques qui combattaient les démons à travers le temps. Une fresque cohérente finissait par se dégager des récits fragmentés : une guerre s’était déclarée entre les peuples humains du système d’origine et les habitants d’Aldar, le premier système colonisé. Le motif principal en était la vengeance. Un groupe d’hommes avait tenté de prendre le pouvoir sur l’une des deux planètes d’Aldar et, après l’échec de leur complot et la mise à mort de leurs familles, ils s’étaient réfugiés dans le système des origines. Criant vengeance, ils avaient convaincu les gouvernements en place de déclarer la guerre au système d’Aldar, disant que, là-bas, les humains se transformaient en créatures sanguinaires et que, si on ne les combattait pas, ils finiraient par lancer leurs armées sur les mondes d’où ils étaient issus, comme des enfants monstrueux projetant de dévorer leurs parents. Ainsi avait débuté le conflit appelé guerre des Cinq Siècles. D’autres hommes avaient décidé de mettre fin aux destructions, aux atrocités, et fondé une légion secrète chargée de prévenir et de résoudre les conflits. Ils reçurent des demi-dieux une arme qui crachait la foudre et le don de communiquer d’un bout à l’autre de la Galaxie. J’ai croisé le regard d’Ewen et vu qu’il pensait la même chose que moi : cette légion légendaire ressemblait comme une sœur à celle dont il était le représentant. Les textes exhumés par Ingani rapportaient l’histoire de son organisation, une histoire sans doute embellie par les conteurs des temps primitifs. Elle avait traversé les siècles et s’était ramifiée sur les systèmes de plus en plus nombreux, de plus en plus complexes. Ewen était l’un de ses membres et la preuve vivante qu’elle n’était pas un simple mythe. J’ai senti gonfler en moi de la fierté. J’avais eu le privilège de parcourir un bout de chemin avec un descendant des êtres extraordinaires décrits par les poèmes de la Dissémination. … Je n’ai pas été vraiment surpris lorsque, à l’âge de vingt ans, Ingani m’a annoncé qu’elle souhaitait devenir la disciple d’Ewen. Elle lui en avait déjà parlé et il avait accepté avec enthousiasme. Bien qu’il approchât de quatre-vingt-dix ans, il était parfaitement lucide et alerte. Ses douleurs osseuses le clouaient parfois des heures sur sa couchette mais, en dehors de ces crises, il avait une allure et une énergie de jeune homme. Moi-même je commençais à ressentir les effets du vieillissement. Mes cheveux avaient blanchi et mon organisme me donnait quelques soucis. J’allais voir de plus en plus souvent ma mère et, pour la préparer au choc, je demeurais assez longtemps dans son champ de vision pour imprégner sa mémoire. Ewen m’a rendu visite. Il m’a dit que, puisque je lui confiais ma fille, j’étais en droit de savoir dans quelle organisation elle s’engageait. Il a enfin répondu aux questions que j’avais cessé depuis longtemps de lui poser : il appartenait à la Fraternité du Panca et avait reçu pour mission de partir à la rencontre d’un autre frère dans le lointain système du Pélopon afin de former une chaîne quinte, ou pancatvique. Selon la Fraternité, un danger menaçait les espèces vivantes de la Galaxie et seule l’union de cinq frères pouvait s’y opposer. Il ne connaissait pas le frère à qui il confierait son âmna, c’est-à-dire sa mémoire et son énergie contenues dans son implant vital. Il supposait que sa hiérarchie avait ses raisons pour réunir deux maillons qui résidaient dans deux systèmes éloignés. L’obéissance aveugle était l’un des cinq piliers fondamentaux du Panca : même s’il ne comprenait pas, un frère devait accomplir la mission qu’on lui confiait, jusqu’à la mort s’il le fallait. Ewen violait l’un des cinq principes, le secret, en me révélant tout cela, mais il m’honorait de sa confiance, convaincu de mon silence. Comme il n’avait pas formé de successeur et menacé de briser la continuité de la Fraternité (je croyais m’entendre parler des lignées maudites), Ingani lui offrait une magnifique opportunité de rattraper sa négligence. Il n’avait aucune idée de la façon dont un maître dispensait sa formation mais, puisqu’elle en avait exprimé le désir et qu’elle semblait sincère, il l’avait acceptée comme disciple. Il baserait son enseignement sur les cinq années passées près de son propre maître sur Amble. Il prévoyait de lui remettre son propre cakra – tel était le nom du terrible disque cracheur de feu – sur Phaïstos. Quant à l’implant vital, autre signe distinctif des frères du Panca, il ignorait comment il le lui procurerait, mais il appliquait les sages conseils de Sayi : il ne servait à rien de résoudre un problème qui ne s’était pas encore posé. Nous avons parlé un moment de Sayi et j’ai mesuré la chance que j’avais eue de partager sa vie pendant trente-cinq ansTO. « Les poèmes de la Dissémination ne parlent que d’hommes, ai-je objecté. Tu es certain que les femmes peuvent être admises dans la Fraternité ? » Il a haussé les épaules. « Je n’ai rien entendu à ce sujet. — Si je comprends bien, Ewen, tu m’annonces que ma fille ne pourra pas mener une vie ordinaire au milieu des siens. — J’ai essayé de le faire et l’ai amèrement regretté : j’ai dû abandonner une femme et une fille, j’ai laissé le malheur derrière moi. La Fraternité exige que ses membres se consacrent à elle corps et âme. — Alors ma lignée s’éteindra…» Il m’a pressé l’avant-bras. « Ingani sera peut-être le maillon d’une nouvelle chaîne, une gardienne de la vie. » Je me suis demandé comment Sayi aurait réagi dans une telle circonstance. Elle aurait observé un temps de recul dont elle aurait émergé quelques instants plus tard pour dire, avec un large sourire : C’est son destin, Ol, nous n’avons rien à exiger de notre fille, ni reconnaissance, ni obéissance, ni descendance, laissons les courants la porter, ils la conduiront vers sa vérité. Je me suis débarrassé des vestiges de conditionnement du Pays Noir, j’ai brûlé les derniers lambeaux de mon passé et me suis senti délesté d’un grand poids. « Elle n’a pas besoin de ma permission. — C’est juste, Ol, mais tu es son père et elle tient à ce que tu lui donnes ta bénédiction. » J’ai essuyé d’un revers de manche les larmes furtives qui m’embuaient les yeux. « Elle l’a. » À partir de ce jour, elle a passé l’essentiel de son temps avec Ewen. On peut dire qu’elle est restée une inconnue pour moi. Lors de ses rares visites, elle refusait obstinément de répondre à mes questions, exactement comme Ewen quelques années plus tôt. Elle s’imprégnait des principes du Panca. Elle était le portrait craché de Sayi désormais, même si elle avait hérité de ma taille et de mes grandes mains. … Je déambulais seul au milieu des passagers ralentis. Je trouvais m’man de plus en plus jeune, de plus en plus belle ; c’était moi qui m’éloignais, qui me déplaçais à grande vitesse sur la ligne du temps. Je conversais avec l’andro, dont la logique pure, parfois absurde, me divertissait. Je chérissais le souvenir de Sayi. Je ne l’avais pas perdue, elle continuait de veiller sur moi et de m’irriguer de son amour. Elle m’attendait dans le monde invisible. J’étais chargé d’une ultime mission, comme Ewen. Elle ne concernait qu’une personne, mais je devais l’accomplir de toutes mes forces, parce qu’un seul être rassuré, aimé, apaisait l’humanité tout entière. CHAPITRE XXVII Je suis tellement heureuse de te retrouver, mon cher carnet… Rien ne manque à quelqu’un qui vit sous l’emprise de l’herbe du sommeil et perd de vue la réalité (ou évolue dans d’autres réalités), mais maintenant que je me souviens, maintenant que je suis revenue dans ce monde et dans ce temps, je me rends compte à quel point j’aime effleurer et noircir tes pages. Le crissement de mon crayon sur ton papier est pour moi la plus jolie des musiques. J’ai trente-deux ans et je suis toujours aussi blonde, blanche et mince. Et désirable si je me fie au regard des hommes. Le vaisseau a gagné deux ans sur son temps prévu de vol. J’ai récupéré en moins d’un moisTO ma masse osseuse et musculaire. La nourriture servie à bord au cours du voyage et la gravité artificielle permettent aux passagers de se préparer au mieux à leur arrivée dans la pesanteur d’une planète. Phaïstos se présente comme un monde agréable. Sa gravité n’est ni forte ni faible, très voisine de celle de Boréal. Ses paysages déploient une étrange beauté. Les couleurs dominantes sont l’ocre, l’orangé, le rouge et le brun. Terraformée et colonisée depuis seulement trois siècles, Phaïstos ne compte encore que peu d’habitants, environ cent millions au dernier recensement. La chaleur d’Epsilon du Pélopon, une naine jaune, est plutôt agréable, même si, en saison hivernale, les températures descendent en dessous de moins dix degrés universels. Il existe également une courte saison des tempêtes, la « Terrible », qui explique la forme particulière des habitations locales, conçues pour offrir le moins possible de prise aux vents. Le ciel pose un couvercle bleu soutenu au-dessus des massifs montagneux qui cernent Kenios, la capitale et unique grande ville de la planète. On ne voit pas de gigantesques océans comme le Cincte de Boréal, mais de petites mers intérieures tellement salées qu’on y flotte sans faire aucun mouvement. On peut donc dire que la surface de Phaïstos forme un seul continent où alternent les plaines, les plateaux, les montagnes, les déserts… Ah oui, parlons aussi du fleuve, le Staos, qui mesure plus de vingt mille kilomètres et qui atteint à certains endroits une largeur de trois kilomètres. Je me suis installée dans un quartier de Kenios, une ville étendue sur les deux bords d’une gigantesque faille au-dessus de laquelle on a jeté de nombreux ponts et passerelles. De ma chambre sous les toits, j’ai une vue privilégiée sur la tour de l’astroport. La compagnie m’a confirmé que le vaisseau IS à propulsion classique parti de Boréal il y a soixante-neuf ans va, si rien n’entrave son vol, atterrir dans sept ans. Dans sept ans, je reverrai l’homme qui nous a abandonnés, ma mère, mon frère et moi… Journal d’Ynolde. PASSÉE la première réaction d’enthousiasme, Ewen avait regretté d’avoir accepté Ingani comme disciple. Non qu’il estimât la jeune femme indigne d’entrer dans la Fraternité, bien au contraire, il craignait seulement de ne pas être à la hauteur, lui qui n’avait jamais envisagé de transmettre son savoir. L’apparition d’Ingani avait changé la donne. Elle illustrait à la perfection les propos de Sayi : la vie a plus d’un tour dans son sac, elle rend possible ce qu’on croyait impossible et nous refuse ce qu’on croyait acquis. Ingani dégageait elle-même un parfum de miracle, née d’une mère âgée de plus de cinquante ansTO, capable de parler un langage oublié depuis deux millénaires, dotée de perceptions extraordinaires – elle disait entendre le chant envoûtant des grands migrateurs traversant la Galaxie, une affirmation dont Ewen ne doutait pas. Un autre miracle s’était produit : les mots venaient naturellement à Ewen, lui qui avait tant redouté de décevoir la jeune femme qu’il avait bercée lors de ses premières années et dont le regard embrassait l’univers. L’histoire, l’éthique et la doctrine de la Fraternité se déversaient en lui, s’écoulaient par sa bouche et par ses yeux. Son implant vital émettait des vibrations chaudes, agréables, qui parfois le picotaient légèrement. Il prenait enfin sa place dans l’organisation, il était le descendant de ces êtres évoqués par les poèmes de la Dissémination, l’héritier d’une tradition plurimillénaire. Le Panca était apparu à l’issue de la guerre des Cinq Siècles et ses milliards de morts. Fondé par les Pentarques, cinq officiers supérieurs las des massacres et des destructions, il s’évertuait à prévenir ou enrayer les conflits qui ensanglantaient les mondes de l’OMH. Ils avaient découvert la transmission à travers l’espace, les « chuchotements des anges », les fréquences universelles qui traversaient la Galaxie et permettaient des communications instantanées quelles que fussent les distances. L’implant vital n’avait pas pour seule fonction de capter et mémoriser l’âmna du frère qui le portait, mais également d’amplifier les fréquences et, donc, de favoriser la réception des messages. Fascinée, Ingani écoutait Ewen avec une attention qui ne se démentait pas. La Fraternité avait assuré qu’il n’aurait pas besoin de chercher le quatrième frère, que ce dernier se présenterait devant lui… Peut-être se trouvait-il devant ses yeux en cet instant. Peut-être était-il venu à sa rencontre avant l’atterrissage du vaisseau. Il se rappelait à présent chaque parole de maître Ebenezer dans la petite pièce sombre et fraîche de sa maison perdue dans un quartier populeux d’Al Kraël ; c’étaient pratiquement les mêmes mots qu’il prononçait, émergeant du recoin ténébreux de sa mémoire où ils étaient enfouis. On ne connaissait pas l’origine du cakra. Les légendes prétendaient qu’il était un présent de dieux antiques du système des origines, d’autres histoires racontaient qu’il provenait du monde hostile où s’étaient réfugiés les premiers pentarques, d’autres encore que les disques de feu étaient de simples créations technologiques. Quoi qu’il en soit, il était devenu l’arme des frères du Panca, une arme qui ne devait à aucun prix tomber entre de mauvaises mains. Loin de son possesseur légitime, elle perdait peu à peu de son énergie, de sa puissance, mais elle pouvait causer des dégâts considérables avant de se désactiver. Elle se transformait ensuite en un objet vide, inoffensif, qui finissait par se désagréger. Il arrivait que des frères morts en mission soient dépouillés de leur cakra. Il fallait alors espérer que leurs assassins ne sachent pas s’en servir ou ne soient pas animés d’intentions dévastatrices. Le Panca tentait de minimiser les risques en donnant pour consigne à chacun de ses membres de dissimuler son disque de feu sous ses vêtements et, dans la mesure du possible, d’être enterré ou brûlé avec lui. « Quand recevrai-je le mien ? — Le jour de la cérémonie d’intronisation. — Où le trouvera-t-on ? — La Fraternité se débrouillera pour nous le faire parvenir. Sans doute sur Phaïstos. — Comment le saura-t-elle ? — Elle se tient informée de ce qui concerne chacun de ses membres, ancien ou nouveau. — Elle lit dans les esprits ? — Elle subvient à tous nos besoins. — Un frère n’est donc jamais libre ? — Je te rappelle l’un des cinq piliers du Panca : la soumission, l’obéissance aveugle. Nous perdons notre liberté lorsque nous rejoignons la Fraternité mais, sur le terrain, il nous revient de prendre les initiatives. Et puis la liberté est une affaire avant tout intérieure. Tu peux toujours renoncer et mener ta vie comme tu l’entends. — Qu’est-ce qui se passe pour celui ou celle qui renonce ? » Ewen marqua un temps de silence. « Ta mère aurait répondu qu’on ne peut pas échapper à son destin. — Tu sembles vouer une grande admiration à ma mère. — C’était une femme admirable. C’est grâce à elle, et à ton père aussi, que je n’ai pas sombré dans la folie. — Quand serai-je prête ? — Tu es prête. Probablement davantage que je ne l’ai jamais été. Normalement, la formation ne dure que cinq ans, et nous en avons pratiquement fait le double. Mais ici, dans le vaisseau, nous n’avons aucune chance de recevoir ton implant et ton cakra. Nous devons attendre encore huit ans. Enfin, cinq d’après l’andro : le vaisseau a pris de l’avance. — Que devrai-je faire après la cérémonie ? — Rester vigilante jusqu’à ce que la Fraternité te contacte. Éviter de te ligoter dans des liens affectifs. — C’est comment, la vie sur une planète ? — Tu contempleras le ciel au-dessus de ta tête, les nuages, les étoiles, des paysages magnifiques, des fleuves majestueux, le vent dans les arbres, des déserts de sable, de roche ou de glace, des montagnes aux sommets enneigés, des plaines ondulantes, des océans infinis, des oiseaux, des reptiles, des mammifères, des poissons, des espèces inconnues, et puis des hommes, des femmes, des enfants, des êtres qui vivront au même rythme que toi, pas comme les passagers du vaisseau, avec qui tu pourras échanger, rire…» Une douce nostalgie se diffusait en Ewen tandis qu’il prononçait ces mots. Il se revoyait dans les paysages poussiéreux d’Arcad, sur l’océan Cincte de Boréal, dans le massif des Dames-Blanches. Il lui tardait maintenant de sentir le vent sur son visage, dans ses cheveux, la caresse brûlante d’une étoile sur sa nuque, de fouler une herbe tendre, de respirer un air alangui saturé d’essences, il espérait que Phaïstos ne serait pas l’une de ces planètes pelées, arides, hostiles, où la vie avait tant de mal à s’épanouir. « Mais, crois-moi, les mots ne rendent qu’un piètre hommage à la beauté de la création. — Mon père dit que les planètes sont les meilleures et les pires des choses, qu’elles écrasent les humains, qu’elles les conditionnent, qu’elles les rendent parfois mauvais. — Il veut sans doute dire que les humains ont tendance à s’identifier à l’endroit où ils habitent. Et que parfois ils se battent pour ça. Dans l’espace, on a une vision plus large. — J’ai peur de ne pas pouvoir m’adapter. L’espace m’attire. J’entends toujours le chant des créatures qui le traversent. — Les pentales ? — Je ne sais pas quelle forme elles ont. » Ewen se tut quelques instants, essayant de discerner dans le silence du vaisseau le chant envoûtant perçu par Ingani. « Comment va ton père ? Je ne l’ai pas vu depuis un bon moment. — Il observe les passagers. Il m’emmène régulièrement voir sa mère, ma grand-mère. Il dit qu’il sera près d’elle quand elle reviendra au temps normal, pour lui raconter ce qui s’est passé pendant le voyage et l’exhorter à prendre un nouveau départ sur Phaïstos. Il ne veut pas qu’elle se sente coupable. Il n’a pas l’air malheureux, mais ailleurs, dans son monde. Il ne me parle pas beaucoup, et toujours pour m’entretenir de ma mère. Parfois il se comporte comme si elle était encore là, dans sa cabine, il s’adresse à elle, il l’interroge. On dirait un enfant qui s’invente des histoires et des mondes. — Il essaie de combler le vide laissé par Sayi. Il s’est embarqué encore enfant sur la lune de Hyem et n’est jamais vraiment entré dans l’âge adulte. De la même manière que, même si mon corps a vieilli, j’ai l’impression d’avoir toujours trente ans. La vie se fige dans le vaisseau, avec ou sans hyemale. » Ingani éclata de rire. « Ça voudrait dire alors que j’ai gardé l’âme d’un nourrisson ? — Tu es née dans le vide, les règles sont certainement différentes pour toi. » D’humeur toujours égale, Ingani tenait de son père son inlassable curiosité et de sa mère la distance qu’elle prenait sur chaque événement, chaque émotion, chaque expérience. Son innocence et sa beauté la rendraient vulnérable sur Phaïstos. Elle n’avait pas appris à louvoyer entre les écueils humains. Ewen n’aurait pas assez d’énergie pour la protéger, ni Olmeo, d’ailleurs, qui ne songeait qu’à rejoindre sa bien-aimée dans l’au-delà. Il espérait que sa qualité de frère (disait-on frère pour une femme, ou sœur ?) lui permettrait de se sortir sans dommage des griffes de ses semblables. « On vous demande, monsieur. » L’andro avait esquissé une courbette raide après s’être introduit dans la cabine d’Ewen. « Qui ? Les pilotes ? — Les pilotes sont occupés, monsieur : nous allons bientôt entrer dans le système d’Epsilon et ils entament les premières manœuvres d’approche. — Déjà ? — Nous avons presque six annéesTO d’avance sur le temps prévu. — Comment cela est-il possible ? — Les voyages comportent un certain nombre d’aléas, vents stellaires, orages magnétiques, dégradation des moteurs, obligation de ralentir pour ménager les réserves de carburant, et nous sommes dans la fourchette haute des prévisions optimistes. — Vous allez bientôt sortir les passagers de leur temps ralenti ? — Nous commençons demain la distribution des produits qui annihilent progressivement les effets de la hyemale. Vous êtes attendu, monsieur. — Par qui, bon sang ? — Je ne le sais pas, monsieur. C’est seulement une communication qu’on m’a prié de vous transmettre. — Je serai seul ? — Non, monsieur, mademoiselle Ingani vous accompagnera. — Comment va son père ? — Il n’est plus en très bonne santé. — Il arrivera vivant sur Phaïstos ? — Je ne peux pas me prononcer, monsieur. » Dans l’ascenseur, l’andro souleva un petit volet métallique dont Ewen n’avait jamais remarqué l’existence et effleura un bouton triangulaire qui ne correspondait à aucun étage. « Ingani ne devait pas venir avec moi ? — Elle vous attend. » À l’issue d’une longue descente, l’ascenseur s’ouvrit sur une coursive plus étroite et sombre que celles qui desservaient les cinquante niveaux. « Où sommes-nous ? — Dans une partie du vaisseau qui n’est ouverte qu’en certaines occasions, monsieur. — Quel genre d’occasions ? » L’andro ne répondit pas. Il se dirigea de son allure mécanique vers la porte entrouverte d’une salle faiblement éclairée. Ingani les y attendait, accompagnée d’un andro qui n’était pas celui de son niveau. Chevelure et peau d’un blanc immaculé, yeux d’un mauve éclatant, tenue bleu et orange différente des vêtements de ses semblables : l’andro classe quatre de la cabine de pilotage. L’hôte du douzième tourna les talons et disparut sans qu’un mot fût échangé. La porte se referma en sifflant et en claquant sur ses talons. Les plafonniers circulaires dispensaient un éclairage tamisé qui ménageait les zones d’ombre et donnait à la petite pièce une atmosphère intime. Le sol et les cloisons s’habillaient de la même matière grise souple que les coursives. « Allez-vous enfin m’expliquer ce qui se passe ? grommela Ewen. — Les temps sont venus, monsieur, dit l’andro. — Les temps de quoi ? — De la cérémonie d’intronisation de votre disciple. » Ewen resta quelques instants incapable de prononcer le moindre mot. « Comment… Comment êtes-vous au courant de ça ? — J’ai été informé, monsieur. — Par qui ? — Qui de droit. — Mais il nous faut… Enfin…» L’andro tendit une mallette rigide à Ewen. « Voici le cakra et l’implant. — Comment les avez-vous reçus ? — Ils vous attendaient ici. — Depuis le départ ? — Certainement, monsieur, comment voudriez-vous qu’ils soient arrivés sinon ? — Ça veut dire que la Fraternité avait tout prévu depuis le début… qu’elle maîtrise le temps…» Saisi de vertige, Ewen s’adossa à la cloison métallique pour ne pas perdre l’équilibre. « Je ne puis en juger, dit l’andro, mon rôle est seulement de servir. — Quelqu’un d’autre que vous est au courant ? — Non, monsieur. L’ordre qui m’a été donné est classé prioritaire et confidentiel. — Qui vous l’a donné ? » L’andro marqua un temps de silence. « Je ne sais pas, monsieur, je ne détecte aucune signature, aucune trace. — Vous exécutez des ordres dont vous ignorez le ou les auteurs ? — À partir du moment où quelqu’un est entré dans mon système et a validé la consigne, monsieur, je n’ai pas d’autre choix que de l’exécuter. Je vous laisse maintenant pour votre cérémonie. — Pour la Fraternité, le secret est la clef de l’efficacité, or… — N’ayez aucune crainte : mes données afférentes s’effaceront dans moins d’une minute et ne seront pas récupérables. » Ewen se saisit de la mallette. L’andro s’inclina et se dirigea à son tour vers la porte, qui s’ouvrit d’elle-même dans son sifflement caractéristique. « J’ai entré vos données cellulaires dans le système de reconnaissance. Il vous ouvrira sitôt que vous vous dirigerez vers la sortie. » L’andro s’éloigna dans la coursive, la porte se referma derrière lui. Ingani avait passé l’ample tunique et la jupe bouffante aux couleurs vives qu’elle avait héritées de sa mère et adaptées à sa taille. De minuscules clochettes disséminées dans les replis des tissus tintaient à chacun de ses mouvements. Elle avait piqué des broches décoratives dans ses cheveux noirs rassemblés en chignon. Ainsi parée, elle rappelait à Ewen les femmes des hauts plateaux du Souffle émigrées en Arcad qui se rendaient en procession à une cérémonie. Il désigna la mallette. « Tu le savais ? » Elle le fixa un long moment, comme si elle tentait de se loger tout entière dans ses yeux. « Je m’en doutais. » Il ouvrit la mallette et dégagea deux objets enveloppés de tissu blanc. La taille de l’implant vital le surprit. Noir, luisant, d’un aspect menaçant avec sa pointe effilée, il mesurait douze centimètres de longueur. Il se demanda s’il oserait l’enfoncer dans le crâne d’Ingani comme son propre maître l’avait fait pour lui. Il craignait de lui lacérer le cerveau. La matière cependant était douce au toucher et moins rigide qu’il n’y paraissait. Les petites pattes de fixation sur l’os occipital ressemblaient à des crochets de reptile. Ewen n’avait pas pris le temps de l’observer lors de sa propre intronisation. Il ne lui restait d’ailleurs qu’un souvenir imprécis de la cérémonie, de vagues sensations qui oscillaient entre intérêt, douleur, rejet et ennui. Il dégagea ensuite le cakra, identique au sien, même disque d’une trentaine de centimètres de diamètre, même fente sur la tranche d’une dizaine de centimètres d’épaisseur, même pentale gravé sur l’une des faces. Une vague de chaleur intense le recouvrit lorsqu’il posa le disque de feu aux pieds d’Ingani. De la même façon que les mots lui étaient spontanément venus lors des premières séances avec sa disciple, il ne marqua aucune hésitation dans le déroulement de la cérémonie : rappeler les cinq piliers du Panca à l’impétrante, lui faire jurer solennellement de consacrer son existence à la Fraternité, de renoncer aux contingences sociales et affectives qui pourraient éloigner le futur frère de son devoir, de partir sur-le-champ et sans exiger d’explication dès que la Fraternité lui en intimerait l’ordre, de garder le secret de son appartenance au Panca quoi qu’il advînt, même sous la torture, et, enfin, de former un successeur afin de ne jamais briser les chaînes patiemment tissées par le temps. Ingani prononça le serment d’une voix à la fois ferme et exempte d’émotion. L’intronisation n’était pas pour elle un événement exceptionnel, mais l’aboutissement d’un processus entamé à sa naissance. Le destin de quelqu’un qui, dès l’âge de deux ans, récite les poèmes épiques du Panca dans leur langue originelle morte depuis deux millénaires a toutes les chances de se confondre avec celui de la Fraternité. Ewen avait remarqué à plusieurs reprises qu’elle en savait autant voire davantage que lui, mais elle révérait son aîné avec l’humilité, la patience et le respect infinis propres aux habitants des hauts plateaux du Souffle. Ingani s’agenouilla comme le lui indiquait son maître et pencha la tête en avant afin de dégager sa nuque. Ewen hésita un court instant. L’implant vibrait et palpitait dans sa main. Il fixa l’occiput d’Ingani en partie recouvert par ses cheveux. Il n’eut pas besoin de se demander à quel endroit il devait enfoncer l’implant, qui se projeta vers l’avant avec une force étonnante, vint se placer en bas de l’os occipital et se piqua de lui-même dans le crâne d’Ingani, lentement, sans à-coups. Ewen perçut le léger raidissement de la jeune femme tandis que la pointe effilée se frayait un chemin dans sa boîte crânienne. Elle poussa un gémissement étouffé lorsque les crochets se fixèrent dans l’os et qu’il ne resta plus de l’implant qu’un petit cercle légèrement renflé. Ewen écarta les cheveux d’Ingani pour vérifier que l’insertion n’avait provoqué aucun saignement, aucun écoulement. Il aurait été incapable de définir l’émotion qui le traversait ; elle oscillait entre soulagement, joie et fierté. Il s’était demandé si la Fraternité accepterait sa disciple ; la douceur et la facilité avec lesquelles l’implant s’était incrusté dans le crâne d’Ingani lui donnaient la plus probante des réponses. Il l’aida à se relever. Elle chancelait. Il se souvenait de ses propres réactions quelques secondes après l’insertion de son implant, la perte d’équilibre, le manque d’énergie, l’impression que sa tête pesait des tonnes, la sensation de profanation de son intimité, l’envie sourde, tenace, de se débarrasser du parasite serti dans sa tête, puis les vibrations ni agréables ni désagréables de l’implant captant, comme une antenne, les échanges entre les neurones. Il attendit qu’Ingani recouvre en partie ses forces pour lui remettre son cakra. Elle l’observa un bon moment avant de glisser sa main droite dans la fente de la tranche. Elle ne cria pas, ne gémit pas, mais Ewen perçut, à la crispation de ses traits, aux larmes perlant à ses cils, l’intensité de la brûlure provoquée par le disque de feu. Elle garda un long moment sa main enfoncée dans le cakra. Lui, la première fois, il l’avait retirée au bout de deux secondes, et maître Ebenezer avait éclaté de rire avant de dire qu’on s’habituait progressivement à sa chaleur et qu’elle devenait ensuite indispensable. « Eh bien, ma chère Ingani, te voici désormais admise dans la Fraternité du Panca. » Ewen jugea ridicule son ton emphatique, ce besoin de donner de la solennité à un moment qui se parait de simplicité. Ingani dégagea enfin sa main droite et la contempla attentivement, soulagée de la découvrir intacte après l’avoir crue réduite en cendres. « Je t’en remercie, murmura-t-elle. — C’est à moi de te remercier : mon temps s’achève et, sans toi, j’aurais trahi mon maître. J’aurais tout gâché, mes vies de mari, de père et de frère, je serais resté un arbre mort, comme dirait ton père. » Elle glissa son cakra dans la ceinture de sa jupe avant de se rapprocher d’Ewen et de le serrer affectueusement dans ses bras. Le vaisseau se posa sur l’astroport de Kenios, capitale planétaire de Phaïstos, avec une douceur surprenante. Des cris, des rires résonnaient sur les passerelles et dans les coursives. Les andros ordonnaient aux passagers de rester allongés sur leur couchette jusqu’au signal annonçant le débarquement, mais l’excitation était telle que personne ne les écoutait. Les hommes, les femmes et les enfants revenus du temps ralenti papillonnaient entre les cabines en semant leurs pépiements derrière eux, leurs gémissements et leurs larmes aussi. Ils avaient passé leurs vêtements de fête et reconstitué dans les niveaux des fragments de leurs mondes d’origine. L’univers avait vieilli de soixante-seize ans et trois moisTO depuis leur départ, ceux qu’ils avaient laissés là-bas étaient morts, et ils ressentaient le besoin urgent de ressusciter leur passé pour se prémunir contre les incertitudes du présent. Ewen croisa Malicore, la mère d’Ol, dans la coursive du douzième niveau. Elle lui parut plus jeune que lors de leur dernière rencontre. Elle marchait au milieu d’un groupe de jeunes gens surexcités, les cheveux rassemblés sous sa coiffe écrue, les yeux sans cesse en mouvement. Elle croisa le regard d’Ewen sans qu’aucune expression n’éclaire son visage. Comment aurait-elle pu reconnaître dans ce centenaire à l’allure voûtée, à la chevelure et à la barbe blanches, l’homme qu’elle avait rencontré et apprécié sur la lune de Hyem ? Elle cherchait sans doute ses trois enfants. L’andro ne l’avait pas informée des événements tragiques qui avaient secoué le vaisseau. Et Ol n’avait pas encore osé se montrer devant elle. La rumeur s’était pourtant répandue que des milliers de passagers étaient morts pendant le voyage, victimes d’une épidémie que les andros avaient eu toutes les peines du monde à enrayer. Les familles tentaient maintenant de se reconstituer. On interrogeait les andros, qui ne répondaient pas, entièrement accaparés, disaient-ils, par les manœuvres d’atterrissage, on courait d’une cabine à l’autre, d’un étage à l’autre, on questionnait d’autres passagers, eux-mêmes dans l’incertitude, on s’agitait comme des insectes affolés avant de se résigner et de pleurer le père, la mère, la femme, le mari ou l’enfant disparu. « Monsieur… Monsieur…» Ewen se retourna. Malicore se tenait en face de lui, rongée par l’inquiétude. « Pardonnez-moi de vous déranger, mais votre visage ne m’est pas inconnu. — Nous nous sommes en effet parlé sur la lune de Hyem. — Je… Je ne retrouve plus mes enfants…» Elle se mordait les lèvres pour ne pas éclater en sanglots. « Et j’ai entendu parler de cette terrible épidémie. Les andros refusent de nous donner les noms et j’ai pensé que… Vos yeux… Oh, mon Dieu, mais vous êtes…» Elle eut un mouvement de recul. « Ewen. J’avais une tout autre apparence la dernière fois que vous m’avez vu. — Que vous est-il arrivé ? — J’ai refusé l’herbe du sommeil et j’ai vieilli en temps réel pendant que vous viviez en temps ralenti. » À l’angoisse succédèrent l’incompréhension et la compassion dans les yeux de Malicore. Les groupes s’étaient dispersés, les laissant seuls dans la coursive emplie des grondements des moteurs. « Pourquoi ? — Je ne pouvais pas faire autrement. — Le voyage a dû vous paraître… — Long ? Bien davantage que ça. — Vous vous souvenez de mes enfants ? » Ewen acquiesça d’un mouvement de tête. « Savez-vous quelque chose à leur sujet ? » Il la prit par le bras. « Suivez-moi. » CHAPITRE XXVIII Capelle : organisation secrète localisée sur Phaïstos, cinquième planète d’Epsilon du Pélopon – qui compte une deuxième planète habitable nommée Séidon. De la Capelle on ne sait pas grand-chose, hormis qu’elle fut fondée trois siècles après la colonisation de la planète par des immigrants en provenance du système de Phanyax. Et qu’il fallait, pour être admis dans ses rangs, perpétrer un crime et recueillir le sang de la victime afin de s’en tatouer le visage, le cou et le torse. On la soupçonne d’avoir fomenté la révolte qui renversa le gouvernement démocratique en place à Kenios, la capitale planétaire. Elle aurait également formé, avec les adeptes de la religion de Sât du système d’Ispharam et d’autres mouvements clandestins disséminés dans la Galaxie, une gigantesque organisation destinée à semer la terreur sur toutes les planètes de l’OMH. Odom DERCHER, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des sociétés secrètes. LES CARNETS D’OLMEO, 14 MA MÈRE pleurait lorsqu’elle a posé le pied sur Phaïstos. Elle a pleuré toutes les larmes de son corps quand elle m’a vu, vieillard de presque quatre-vingt-dix ans à la santé chancelante ; quand je lui ai appris la mort d’Elbéore (j’ai menti sur les conseils d’Ewen, affirmant que ma petite sœur avait été victime de la mystérieuse épidémie qui avait causé la mort de six mille passagers) ; quand je lui ai parlé de la mort de Sayi ; quand je lui ai présenté Ingani, sa petite-fille. Elle pouvait admettre la mort de ses deux filles mais, comme je m’y attendais, elle jugeait impardonnable l’amour contre nature entre sa propre fille et son propre fils, elle refusait de reconnaître la petite-fille que nous lui avions donnée, la dernière de sa lignée. Je lui ai expliqué que nous n’étions pas vraiment frère et sœur, Sayi et moi, que nous nous aimions comme elle avait aimé le grand Alfo dans la grange et que nous avions décidé de voyager en temps réel pour mettre notre amour à l’abri des haines et des représailles. J’ai ajouté que nous avions connu un bonheur sans nuage, inespéré, et que je ne regrettais rien. M’man m’a maudit, du moins c’est la sentence que j’ai cru lire sur ses lèvres avant qu’elle ne s’éloigne. Elle n’a pas cherché à nous revoir. Je me souvenais des propos de Sayi : Tu trouveras les mots justes, Ol, ça ne sert à rien de t’en faire… Elle s’était trompée pour une fois, je n’avais pas trouvé les mots justes et ma mère arrivait sur le nouveau monde sans avoir déposé le fardeau de ses jugements et de ses peines. Ingani et moi avons salué Ewen à la sortie de l’astroport de Kenios. Nous n’avions pas besoin de période d’adaptation planétaire puisque le vaisseau disposait d’une gravité artificielle, que nos pertes musculaires et osseuses étaient minimes et que nos corps se régénéreraient d’eux-mêmes en quelques semaines. Je marchais avec difficulté tandis qu’Ewen, pourtant âgé de plus de cent ans, était parfaitement ingambe. Les rayons de l’étoile Epsilon étaient chauds, la lumière douce et légèrement ambrée. Nous arrivions à la saison que les gens d’ici appellent la « clémente ». Le ciel était d’un bleu soutenu, presque foncé, ourlé à l’horizon d’une frange dorée. De la ville de Kenios nous n’apercevions que les toits arrondis des habitations des premiers faubourgs, disséminées entre des frondaisons ocre, et les filins de ponts suspendus au-dessus d’une large faille. Les passagers s’entassaient dans les navettes volantes dont l’incessant ballet était réglé par des hommes et des femmes vêtus d’uniformes jaunes. J’ai cherché ma mère des yeux mais je ne l’ai pas aperçue parmi les groupes qui se pressaient dans les zones d’attente. Je me suis résigné à emporter mes regrets avec moi. Légèrement étourdis, nous avons pris le temps de respirer, de nous gorger de l’air tiède et chargé d’odeurs. Dans le lointain se dressait l’ombre déchiquetée d’un massif montagneux. C’était bon de fouler le sol d’un monde, de sentir les effleurements de la brise sur nos visages et nos mains. Ingani n’avait pas assez de ses yeux, de ses oreilles, de ses narines pour appréhender l’incroyable spectacle qui étalait devant elle sa palette munificente de formes, de nuances, de sons, de senteurs. Tout la fascinait, les perspectives infinies, le frissonnement des feuillages sous la brise, les vols d’oiseaux criards au-dessus des cimes, les jeux de lumière sur les herbes jaunes ondulantes, les ombres étirées, nonchalantes, sur les allées, les brumes de chaleur emmitouflant les buissons, la dentelle claire des rares nuages dans le ciel. « C’est là que nos routes se séparent », ai-je dit. Ewen a fixé Ingani avec insistance avant de hocher la tête. « Je ne vous oublierai pas. Bonne chance à vous. — Bah, j’ai juste à trouver le bon coin pour mourir. » Il a de nouveau sollicité Ingani d’un regard presque implorant. « Ne t’inquiète pas, lui a-t-elle dit, celui que tu attends vient : j’entends son pas. » Elle était maintenant une jeune femme radieuse d’une trentaine d’années. Elle ne m’avait rien dit, mais j’avais deviné à son air grave, à son allure plus assurée, à la bosse qui déformait ses vêtements sous son bras gauche qu’elle était devenue un frère du Panca, et j’en avais éprouvé de la fierté. « Au revoir, Ewen », a murmuré Ingani. Elle l’a embrassé, s’est détournée avec une brusquerie révélatrice de son émotion et dirigée d’un pas résolu vers l’une des zones d’attente des navettes aériennes. Je l’ai rejointe après avoir serré la main de mon vieux compagnon de voyage, refoulant stupidement l’envie de me jeter dans ses bras. Je ne me suis retourné à aucun moment, mais, après le décollage de la navette aux parois transparentes, j’ai contemplé une dernière fois la silhouette chenue d’Ewen sur l’immense esplanade de l’astroport. Une autre silhouette marchait dans sa direction, une jeune femme aux cheveux blonds, je crois. J’ai revu ma mère avant de mourir. J’étais allongé sur l’un des deux lits du minuscule meublé qu’Ingani avait loué dans le centre de Kenios. Elle avait trouvé un travail dans un restaurant qui lui permettait de subvenir à nos besoins. C’est elle qui m’a prié de raconter mon histoire. Elle n’avait pas besoin d’écrire ou d’enregistrer, elle disait que chaque mot resterait à jamais gravé dans sa mémoire, qu’elle se nourrirait ainsi de mes souvenirs, de mes espoirs, de mes échecs. C’est elle aussi, sans doute, qui a recherché m’man et l’a convaincue de me rendre une dernière visite. Je n’avais plus la force de me lever et j’attendais avec impatience que la mort vienne me saisir et m’emporter près de Sayi. M’man est entrée dans la chambre et m’a enveloppé du regard tendre, bouleversant, qu’elle portait sur moi quand j’étais enfant. « Je suis désolée, Ol, si désolée…» Elle s’est de nouveau mise à pleurer. « Ne sois pas désolée, m’man. Tu n’es pour rien dans ce qui est arrivé. Nous avons tous suivi notre destin, tu dois maintenant continuer de suivre le tien, vivre, sans regrets, sans remords, en paix. Moi, je vais enfin rejoindre Sayi. » Elle s’est assise sur le bord du lit, a passé ses bras autour de mes épaules et m’a étreint sans ajouter un mot. Je crois bien que c’est à ce moment-là que je suis mort, ou, du moins, je l’ai cru, dans la douce chaleur de ma mère. Elle avait ouvert la parenthèse de ma vie, elle la refermait, et c’était juste. Ewen crut être le jouet d’une illusion d’optique. Ezalde… Ezalde se tenait devant lui, aussi jeune et belle que dans ses souvenirs. Cheveux longs et blonds, peau d’une blancheur de neige, yeux bleu et or d’une limpidité de source. « Ezalde ? » bredouilla-t-il. Elle secoua légèrement la tête. Le vent joua dans ses cheveux enflammés par les rayons obliques d’Epsilon. « Je suis Ynolde, sa fille. » Ewen cligna des yeux en espérant que l’illusion se dissiperait, mais la jeune femme ne disparut pas. « Ynolde ? Ce n’est pas possible… pas possible… — La technique a beaucoup évolué pendant ton voyage et rendu possibles des choses qu’on croyait impossibles. » La vie, cette éternelle farceuse… L’immense esplanade de l’astroport se vidait peu à peu des passagers du grand vaisseau. Les dernières navettes décollaient et se dirigeaient dans un bourdonnement feutré vers le centre de Kenios. « Je suis venue sur Phaïstos pour te tuer, père. Quand tu es parti, ma mère est morte en mettant au monde mon petit frère, Oliphar. Elle n’avait plus la force de se battre. » Elle avait la même voix qu’Ezalde, vibrante, mélodieuse, tranchante par instants. « Tu ne peux pas imaginer à quel point je t’ai haï. Alors j’ai décidé de partir à ta recherche. Je voulais que tu me dises, dans les yeux, pourquoi tu nous avais quittées. Pourquoi tu t’étais sauvé comme un voleur, comme un lâche, en nous laissant seules dans une maison ensevelie sous la neige. » Ewen ouvrit la bouche pour répondre, elle l’interrompit d’un geste de la main. « Laisse-moi finir. Je suis partie à l’âge de vingt ans, j’ai retrouvé ta trace à Guino, j’ai appris que tu t’étais envolé pour Phaïstos. Je suis partie vingt-deux ans après toi, et je suis arrivée presque dix ans avant toi. Tu vois, si tu avais attendu un peu, tu aurais gagné du temps. » Elle sourit. À nouveau il fut ramené quatre-vingts ans en arrière, face à Ezalde et sa moue ironique. « Comment as-tu su que c’était moi ? demanda-t-il. Tu n’avais que trois ans quand je suis parti. Et maintenant, tu vas me tuer ? » Dans les yeux d’Ynolde passa une expression fugitive qui ne reflétait ni la colère ni la vengeance. Des ondes blessantes jaillirent de l’implant vital d’Ewen et lui labourèrent le cerveau. « La génétique, reprit-elle. Je suppose que…» À cet instant, un groupe d’une dizaine d’hommes vêtus de combinaisons noires surgit d’une porte latérale de l’astroport. « Des phictes, souffla Ynolde. Des tueurs d’une organisation secrète appelée la Capelle. » Les hommes en noir fondirent sur eux. Ewen plongea la main dans le sac glissé sous sa tunique et dégagea le cakra. Mais la présence d’Ynolde l’avait bouleversé à un point tel que la symbiose entre son disque et lui n’opéra pas, qu’il ne ressentit aucune chaleur. Il entrevit les lames recourbées et scintillantes des poignards des tueurs. Il allait mourir sans avoir transmis son âmna au quatrième frère, sans avoir eu le temps de se justifier devant sa fille. Il avait échoué sur tous les plans. Puis, alors que le premier agresseur n’était plus qu’à deux pas de lui, un cercle éblouissant vola au-dessus de sa tête et frappa au visage son vis-à-vis, qui lâcha son poignard et s’effondra de tout son long sur les dalles de pierre. La vue du feu destructeur arrêta net la bande dans son élan. La plupart de ses membres portaient des tatouages sanguins sur le front, les joues et le cou. Un deuxième cercle de feu vola vers l’homme le plus proche d’Ewen et s’abattit sur son crâne. Il hurla et tomba à son tour. Le feu lui dévorait les cheveux, la peau, s’insinuait dans ses chairs, le dénudait jusqu’à l’os. Les autres le regardèrent se tordre de douleur sur le sol avant de battre en retraite. Ewen attendit qu’ils se soient égaillés pour se retourner : Ynolde avait gardé le bras gauche tendu à l’horizontale, en direction des tueurs, la main glissée dans un cakra. « Oui, père, dit-elle en repliant son bras, je suis le quatrième frère, le deuxième maillon de la chaîne. » Ynolde avait rencontré son maître dans la ville de Kenios et l’avait suivi dans un coin reculé du nord de Phaïstos afin de recevoir son enseignement. « Un homme vieux et bon. Il est mort quelques jours après m’avoir remis mon cakra et mon implant. » Un an plus tard, la Fraternité lui avait révélé qu’elle était le quatrième maillon d’une chaîne pancatvique. On lui avait ordonné de récupérer l’âmna du cinquième frère à l’astroport de Kenios et de partir aussitôt en quête du troisième frère. Elle n’en savait pas davantage qu’Ewen sur le grave danger qui menaçait les espèces vivantes de la Galaxie. Elle s’envolerait bientôt pour le système où résidait le troisième frère, comme lui soixante-seize ansTO plus tôt. « Quand as-tu su que j’étais celui que tu attendais ? — On m’avait seulement informée que le cinquième frère devait arriver par ce vaisseau. Puis les phictes ont surgi de l’astroport et je t’ai vu sortir ton cakra. — Tu avais réellement l’intention de me tuer ? » Ynolde pressa affectueusement l’avant-bras de son père. « Oui, quand je suis partie des Dames-Blanches. À l’issue de ma formation, je souhaitais seulement te demander des explications, j’avais besoin de savoir, ça me hantait, tu comprends ? — Qu’est devenu mon fils ? — Oliphar vit sur le continent nord de Boréal. Il s’en tirera, je le crois assez bien armé pour affronter la vie. — Qui s’est occupé de vous ? — Gifelde, une guérisseuse des Échines-Rondes : elle prétendait que l’univers le lui avait ordonné. » Ewen eut une pensée émue pour la vieille femme qui avait soigné ses blessures dans la masure des Échines-Rondes battue par la tempête de neige. « Comment… Comment Ezalde…» Il n’alla pas au bout de sa question soufflée par le chagrin. « Il aurait fallu qu’elle soit forte pour survivre à l’accouchement, dit Ynolde. Elle n’en avait plus l’envie sans toi. — Tu as hérité de sa beauté. Nous aurions pu nous épargner toute cette souffrance. — Je ne crois pas. L’âmna n’a de valeur que si nous parcourons le chemin. Et puis, tu le sais aussi bien que moi, la confiance est la clef. — Comment dit-on pour toi ? Un frère ou une sœur ? » Un sourire joyeux éclaira le visage d’Ynolde. « Je suis ta fille et ta sœur. Appelle-moi sœur Ynolde. — Et maintenant ? » Elle se leva et fit quelques pas dans la pièce de la petite maison basse qu’elle louait dans un quartier tranquille de Kenios. « Je n’ai plus de temps à perdre. Je dois récupérer ton âmna et partir. Nous avons déjà perdu trop de temps. — Vers quel système ? — Je ne puis te le dire. On peut nous entendre n’importe où. L’attaque des phictes sur l’astroport en est la meilleure preuve. — Que feras-tu de ton propre implant ? — Je le garde. Le tien trouvera sa place aux côtés du mien. Je…» Elle s’accroupit pour baiser avec ferveur les mains de son père. « Je sais maintenant la force de ton sacrifice, je sais quels ont été tes tourments. J’aurais tant voulu accompagner les dernières années de ta vie, tant voulu te connaître et te consoler. Mais, si j’ai reçu en héritage la beauté de ma mère, j’ai également reçu en partage le destin de mon père. » Ewen se tenait à genoux au milieu de la pièce, la tête baissée. Il puisait dans ses dernières forces pour supporter la douleur qui montait de ses os. Il goûterait bientôt le repos éternel. Près d’Ezalde. Les mains d’Ynolde se posèrent délicatement sur sa nuque. Elle incisa d’un coup précis la peau qui avait recouvert l’implant. Le sang coula, chaud, léger, de chaque côté du cou d’Ewen. Elle maintint écartés les bords de la plaie pour saisir le cercle légèrement renflé. Elle retira sans trembler l’implant, qui céda en libérant une humeur noire et visqueuse. « Tu peux te relever, père. » Il ne se releva pas. La vie s’enfuit de lui comme une ombre. Il s’affaissa avec douceur sur le plancher. Ynolde veilla son père un jour et une nuit, puis elle fit porter son corps dans les collines désertes qui ceinturaient la ville de kenios, ou elle le brûla selon le rituel en usage sur le continent nord de boréal, elle ne pleura pas, elle s’était juré, en partant de Guino, de ne plus jamais pleurer son père vivait en elle, pas seulement par le souvenir mais dans l’implant vital qui avait trouvé spontanément sa place juste au-dessus du sien et, forte de l’âmna de frère Ewen, le premier maillon de la chaîne, elle devait maintenant entreprendre le long voyage vers le troisième frère. LA SUITE DE « LA FRATERNITÉ DU PANCA » DANS LE TOME 2 : SŒUR YNOLDE