Pierre Bordage Frère Elthor LA FRATERNITÉ DU PANCA CHAPITRE PREMIER La nuée vient de l’espace infini Pour avaler les êtres vivants, Bouche immonde et insatiable, Elle punira les hommes et leurs rêves ignobles, Elle se nourrira du feu des étoiles, Elle fera de la Voie un immense tombeau, Ainsi s’achèvera le jeu de la Création, Les ténèbres régneront à jamais, Abritant en leur sein le froid de la mort, Le sceau de la non-vie. Ode à la Nuée qui vient, tradition malakine, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. « COMMENT tu t’appelles, mon gars ? » Le nom d’Elthor s’échappa spontanément des lèvres de Bent. Une moue de réprobation déforma les lèvres rainurées de son vis-à-vis. « Elthor ? Drôle de cadeau qu’ils t’ont fait, tes parents ! Elthor est le jumeau maléfique d’Elkar. Un vrai salopard ! Personne ne s’aviserait de porter son nom par ici. » Bent essuya d’un revers de main la sueur qui perlait à son front. La chaleur du cakra lui irradiait tout le flanc gauche. Pourtant, avec la grisaille du ciel et le vent froid soufflant du nord, la température extérieure n’excédait pas les cinq degrés Celsius. « Je plaisantais, reprit-il avec un sourire. Mon vrai nom est Bent. » L’autre le considéra quelques secondes avec sévérité avant de marmonner entre ses dents : « Faut pas plaisanter sur certaines choses, mon gars… » Bent se demanda s’il avait choisi le bon interlocuteur. Il avait estimé, en arrivant à l’astroport du Sanitam de la planète TarzHel, qu’il valait mieux s’adresser à un homme d’expérience. Un irrésistible courant l’avait poussé vers ce vieillard aux longs cheveux blancs, au visage buriné, aux yeux éteints, à la combinaison spatiale brune mille fois ravaudée. Accoudé à l’un des bars de la salle principale, il sirotait l’une de ces mixtures alcoolisées de couleur grise à l’odeur repoussante. « Pourquoi donc cherches-tu à te rendre dans les Nuages de Majdan ? — J’ai envie de sortir du bras de Persous, de voir un peu de pays, répondit Bent. — Qu’est-ce qui te fait croire qu’il y a des gens assez dingues pour s’aventurer hors de la Galaxie ? — Je n’en sais rien, monsieur, je demandais à tout hasard. » Le vieil homme avala une gorgée de son breuvage, grimaça et passa la pointe de la langue sur sa lèvre inférieure. « Tu me parais bien jeune pour être ainsi fatigué de la vie… — Je suis seulement curieux. — Y a strictement rien à voir dans les Nuages de Majdan. — Qu’est-ce que vous en savez ? » La Fraternité avait chuchoté à trois reprises à Bent de se rendre le plus rapidement possible dans les Nuages de Majdan : il en allait de la survie de l’humanité et des autres espèces vivantes de la Galaxie. Il avait ressenti, dans les communications du Panca, l’urgence presque suffocante de la situation. Il se familiarisait peu à peu avec les mémoires de ses frères et sœurs de la chaîne. Ses maux de tête et ses nausées, violents et fréquents les premiers jours, s’étaient estompés depuis que, piloté par Ossia la mercenaire, la navette spatiale du culte de L’Kar s’était posée à quelques kilomètres de l’astroport. Il leur avait fallu un peu moins d’une semaineTO pour couvrir la distance entre les planètes TarzHor et TarzHel. Ossia lui avait proposé de lui servir de garde du corps jusqu’au terme de son périple ; il avait décliné l’offre, non qu’il doutât de la compétence de la jeune femme, mais son intuition lui avait soufflé que ses chances augmenteraient s’il entreprenait le voyage seul. Elle n’avait pas semblé froissée d’ailleurs, et avait même exprimé son approbation d’un sourire complice. Il l’avait chaleureusement remerciée : elle avait pris tous les risques pour s’introduire dans la Cité des Cinq, le siège du Panca, et lui remettre son arme de frère. Elle l’avait salué après l’avoir déposé sur une lande déserte et avait décollé rapidement pour éviter que les sondes astroportuaires ne détectent la présence d’un vaisseau non répertorié dans l’espace aérien de TarzHel. Il lui faudrait un peu de temps pour trouver le meilleur moyen de gagner NeoTierra, le cœur de l’Organisation des mondes humains, où elle projetait de s’installer. Bent ne se faisait aucun souci à son sujet : Ossia la mercenaire ne manquait pas de ressources. Elle lui avait raconté en partie sa vie lors des longues heures de veille dans le vaisseau et elle avait tant de fois côtoyé la mort qu’elle paraissait indestructible. « Et puis qu’est-ce que tu pourrais bien faire comme boulot dans un vaisseau, hein ? » La voix rugueuse de son vis-à-vis tira Bent de ses rêveries. « Je suis prêt à faire tout ce qu’on me demande. — Oh là, pas si vite, mon gars ! Y a des boulots qui sont réservés aux hommes expérimentés. — Certaines tâches ne nécessitent aucune expérience. » Le vieil homme se renversa en arrière pour vider son verre. Bent crut qu’il allait perdre l’équilibre, mais il se rétablit avec une promptitude et une adresse qui révélaient une grande connaissance des lois de l’équilibre en état éthylique. « Y aurait peut-être bien quelque chose… Une expédition qui se prépare depuis des années et qui doit partir d’ici même, mais rien n’est sûr pour l’instant. Faut beaucoup de fric, tu comprends ? — À destination de Majdan ? » Le front du vieil homme se creusa de rides profondes, comme s’il rencontrait les pires difficultés à rassembler ses pensées. « Si t’es là dans trois joursTO, je pourrai t’en dire plus. — Pourquoi pas maintenant ? — L’impatience de la jeunesse ! Reviens me voir dans trois jours, je te dis. » Le vieil homme vida son verre d’une traite et s’éloigna en titubant du bar. « Ici, monsieur ? cria Bent. — Y a pas d’endroit plus sûr pour me trouver, mon gars ! » répondit l’autre sans se retourner. Il se fondit dans la foule entassée dans la grande salle. L’atterrissage d’un grand vaisseau en provenance de TarzHor était annoncé d’un moment à l’autre. Les bouleversements climatiques qui avaient secoué la deuxième planète habitable du système d’Alpha du Tarz avaient engendré un brusque afflux de réfugiés qui expliquaient la présence massive des forces de l’ordre de TarzHel autour de l’astroport. Bent se demanda si les deux cents sols remis par Ossia avant son départ lui permettraient de tenir trois jours dans les environs du Sanitam. Il ne savait pas combien il pourrait en tirer en monnaie planétaire et n’avait aucune idée des tarifs pratiqués par les hôtels et restaurants. Il décida de se rendre au premier bureau de change, puis de chercher un hébergement dans ses moyens et relativement fiable. Les mémoires des autres maillons de la chaîne contenaient tant d’affrontements avec les ennemis du Panca qu’il devait s’entourer d’un maximum de précautions. Sa vigilance ne s’était relâchée à aucun moment lorsqu’il s’était présenté à l’entrée principale de l’astroport, craignant à chaque instant d’être arraisonné par les forces de l’ordre ou agressé par l’un de ces hommes nus qui évoquaient de façon troublante les Agols de Mannor. La mort rôdait autour de lui, invisible, anonyme. Le froid qu’elle répandait offrait un contraste saisissant avec le feu du cakra qui, par instants, se déployait en lui avec une intensité suffocante. Selon les mémoires de ses frères et sœurs, ces brusques accès de chaleur révélaient la présence d’un ennemi ou l’éventualité d’un piège, comme si le disque de feu, une arme symbiotique, stimulait les perceptions de l’homme ou la femme qui le portait. Bent avait besoin de quelques secondes pour déterminer auquel des autres maillons appartenaient les paysages, les visages, les sensations et les émotions qui le traversaient. La plupart d’entre eux avaient sacrifié leurs aspirations individuelles pour former la chaîne quinte : Ewen avait abandonné sa famille, Ynolde et Onden avaient renoncé à leurs rêves. Seul frère Kalkin avait traversé l’épreuve avec une grâce et un détachement probablement dus à ses origines zayt et à sa formation d’assassin au Thanaüm de Jnandir. De temps à autre surgissaient, comme des pensées parasites, les souvenirs fragmentés d’un autre frère du nom de Mihak ; un maillon fantomatique, une conscience douloureuse dont les colères et les remords hantaient l’ensemble de la chaîne. Ses frères et sœurs avaient tous porté le fardeau écrasant de la solitude. Depuis que Bent était devenu membre à part entière de la Fraternité, il ne pouvait plus se fier à personne, il lui fallait consacrer toute son énergie, toute son intelligence, à l’accomplissement de ta tâche, repérer et trancher, comme des plantes parasites, toutes les pensées, toutes les tentations, toutes les hésitations qui le détourneraient de son chemin. Il avait également l’impression qu’un feu gigantesque brûlait en lui, plus ardent qu’une étoile. Chaque fois qu’il ouvrait la bouche, il s’attendait à ce que des flammes destructrices jaillissent de sa gorge. La chaleur parfois insupportable du cakra reléguait au second plan les ondes douloureuses émises par les implants cérébraux. Il se demandait régulièrement si son corps n’allait pas se désagréger en cendres. Il avait recueilli, dans la banque de données du vaisseau de L’Kar, quelques renseignements sur les Nuages de Majdan, deux galaxies naines de passage dans la région de la Voie lactée et distantes l’une de l’autre de trente ou quarante mille années-lumière. La Fraternité n’avait pas précisé dans lequel des deux Bent devait se rendre. On ne savait pas si les Nuages abritaient des mondes habitables, l’OMH ayant jusqu’alors circonscrit ses explorations au seul périmètre de la Voie lactée. Les rares vaisseaux privés lancés en direction de Majdan, lents et gourmands en énergie, avaient disparu sans laisser de traces. Bent s’engagea dans une large rue bordée d’hôtels et de restaurants aux façades bigarrées. Quelques véhicules sur coussins d’air le dépassèrent en émettant de longs chuintements qui se confondaient avec les sifflements du vent froid et humide. Il entra dans le premier bureau de change, un établissement minuscule tenu par une femme aux cheveux grisonnants et aux yeux noirs incisifs. Elle lui proposa six cent quatre-vingt-douze tarz pour ses deux cents sols. « Vous avez de la chance, précisa-t-elle. Les récents événements climatiques ont fait brutalement chuter le cours de notre monnaie. — Vous ne connaîtriez pas un hôtel relativement sûr et pas cher ? » demanda Bent. Elle hocha la tête avec empressement. « Sûr. Vous avez juste à passer derrière ce bâtiment. L’hôtel La Revisse, il s’appelle. Il est tenu par ma jeune sœur. Dites-lui que vous venez de ma part. Elle vous fera un bon prix. — La Revisse ? — Une bestiole qu’on trouvait autrefois en abondance dans les canaux. Tellement délicieuse et recherchée qu’elle a totalement disparu de la surface de cette planète. La dernière fois que j’en ai mangé, je devais avoir sept ou huit ans. Et vous, jeune homme, vous venez d’où et vous allez où ? » Bent marqua un temps de silence avant de répondre. « Je viens de TarzHor et je compte m’installer sur un système un peu moins enclin aux catastrophes climatiques. — Ah, le grand vaisseau est arrivé ? — Je suis venu à bord d’un appareil privé. » Les yeux de la femme flottaient derrière la vitre de séparation comme deux étoiles à forte magnitude. « Vous avez les moyens ! — Le voyage ne m’a rien coûté. » Elle se baissa pour ranger les jetons de Bent dans un tiroir. « Peu importe, après tout, ça ne me regarde pas. Nous nous reverrons peut-être ce soir. J’ai l’habitude de dîner à l’hôtel. Tenez : cadeau. » Elle lui tendit, au travers de la minuscule lucarne, une petite poche souple ornée de broderies et glissée dans un étui transparent. « Elle n’a l’air de rien comme ça, mais le nanotissu va enregistrer vos empreintes génétiques dès que vous l’aurez sortie et, ensuite, il enverra des décharges électriques à quiconque tenterait de vous le dérober. » Il s’en empara et l’observa au travers de l’étui : rien à première vue ne distinguait la matière bariolée d’un tissu ordinaire. « La confiance règne dans le coin, murmura-t-il. — Les astroports sont les lieux privilégiés des voleurs et autres malfaiteurs, répliqua-t-elle. Les gens qui partent pour de longs voyages trimballent de grosses sommes d’argent sur eux. — Je n’ai pas grand-chose… » Il constata qu’elle ne le croyait pas. « Vous n’avez pas changé une somme importante, mais ça ne prouve rien. Vous remarquerez que je ne vous ai pas demandé comment ces sols étaient arrivés entre vos mains. Il est rarissime d’en voir dans le coin. Moi qui vous parle, en presque cinquante annéeTO de travail dans ce bureau, je n’en ai vu qu’une seule fois, et encore, suite au passage d’un vaisseau de colonisation de l’OMH. Ne vous inquiétez pas : un bon agent de change ne divulgue jamais ses secrets. » Bent tira la petite poche en tissu de son étui, glissa les jetons à l’intérieur, la fourra dans la poche intérieure de sa veste, s’inclina et sortit. La chaleur du cakra enfla brusquement et le fit chanceler. Les passants autour de lui se transformèrent en silhouettes sombres et vaguement hostiles. Il se demanda si les adversaires génétiquement modifiés qu’il avait affrontés dans la Cité des Pères de TarzHor, les légionnaires de Purush selon Ossia, ne lui avaient pas tendu un nouveau piège dans les parages du Sanitam. Il en appela à toute sa volonté pour ne pas plonger la main dans l’échancrure de sa veste, ne pas dégager le disque métallique de son étoffe protectrice et le jeter loin de lui comme un animal malfaisant. « Ça va, mon gars ? » Un homme devant lui, visage ratatiné et lacéré par les rides, cheveux filasse, yeux striés de filaments sanguins, épaules voûtées, hardes crasseuses et puantes, l’un de ces mendiants qui pullulaient dans la plupart les cités astroportuaires. « Seulement un étourdissement, bredouilla Bent. Le décalage planétaire, sans doute. — Cette manie que les gens ont d’aller sans cesse d’un monde à l’autre… » L’homme s’éloigna d’une allure titubante avant même d’avoir fini sa phrase. Les paroles de Ferlun, son guide dans le réseau temps du Vex, résonnèrent dans l’esprit de Bent : Plus tu acceptes les expériences qui te sont proposées, quelles que soient leurs formes, plus tu découvres l’étendue de tes ressources… Fais seulement le vide… S’il avait refusé la charge énergétique, trop puissante et douloureuse, il aurait obtenu un soulagement immédiat, mais il aurait empêché son corps de s’adapter. Le feu préparait sa physiologie à l’affrontement ultime qui l’attendait dans l’un des Nuages de Majdan. Il crut que des éclairs jaillissaient de ses yeux. Ébloui, il ne distingua plus les ombres devant lui. Il ne se sentit pas en danger pour autant, comme si la chaleur du cakra maintenait une bulle isolante autour de lui. Il ne bougea pas jusqu’à ce que l’intensité du feu commence à diminuer. Son regard embrassa de nouveau le ciel nuageux, la rue, les façades des constructions, les silhouettes, les véhicules sur coussins d’air qui transportaient leurs passagers jusqu’aux portes des hôtels et des restaurants. Des rigoles de sueur dévalaient sa nuque, se faufilaient dans son cou, s’écoulaient le long de son échine. Les passants lui lançaient au passage des regards intrigués. Il attendit que la douleur s’apaise et s’achève en frémissements désagréables, s’assura qu’aucun individu suspect ne rôdait dans les parages avant de se diriger, d’un pas hésitant, vers l’hôtel La Revisse dont l’enseigne lumineuse et clignotante brillait juste au-dessus du toit plat du bureau de change. Nul besoin d’être spécialiste en morphopsykè pour noter la ressemblance entre la femme qui tenait le bureau de change et l’hôtelière qui, assise derrière le comptoir, l’accueillit d’un large sourire. L’une semblait être la copie conforme de l’autre, n’était la différence d’âge, qu’il estima à une quinzaine d’années. L’hôtel, une bâtisse de trois étages à la façade blanche et aux ouvertures métalliques en forme de hublots, semblait à première vue modeste mais bien tenu. Des relents de cuisine flottaient dans la pièce de réception ornée de tableaux aux motifs changeants. « Je viens de la part de votre sœur, déclara Bent. Elle m’a dit que vous aviez des chambres pas trop chères. — Ça dépend pour qui ! » répondit l’hôtelière avec un petit rire de gorge. La voix également était identique à celle de l’agente de change, mais plus verte, plus claire. « Combien de temps resteriez-vous ? — Trois jours. — Je peux vous proposer une demi-pension à cent quatre-vingts tarz par jour, reprit-elle après quelques instants de silence. Petit-déjeuner et dîner inclus. » Un rapide calcul indiqua à Bent qu’il disposait d’une somme suffisante pour tenir jusqu’au rendez-vous fixé par le vieil homme au bar de l’astroport. Ce dernier n’était peut-être qu’un ivrogne et un affabulateur, mais, aucune compagnie régulière ne proposant de vols pour les Nuages de Majdan, il n’entrevoyait pas d’autre possibilité. « D’accord. — Avez-vous votre jeton d’identité ? » Bent bénit Ossia de lui avoir remis l’un des jetons d’identité qu’elle avait dénichés dans un coffre de la navette de L’Kar. Elle l’avait choisi en fonction de l’âge et de la ressemblance. Le portrait, visiblement ancien et de mauvaise qualité, présentait le même visage émacié que lui, le même front haut, le même nez droit, la même chevelure sombre et bouclée. La barbe d’une dizaine de jours qui lui mangeait les joues estompait les différences trop visibles. Il n’avait pas les mêmes caractéristiques génétiques que celles mentionnées dans le jeton, mais rares étaient les hôtels équipés d’un décodeur ADN. Il le tira de sa poche et le tendit à son interlocutrice. Elle le glissa dans le terminal et lut les informations affichées sur l’écran. « Bienvenue à La Revisse, Salius Kervat. Vous faites beaucoup plus jeune que votre âge. — J’ai trente-cinq ansTO. — Vous en paraissez à peine vingt ! — Il faut croire que l’atmosphère de TarzHor conserve… » Elle lui rendit le jeton et lui remit une minuscule commande qui faisait office de clef. « Chambre 45, troisième étage. Petit-déjeuner entre 6 et 9 heures, dîner entre 23 et 25 heures. Où sont vos bagages ? » Il haussa les épaules. « Je n’ai rien d’autre que ce qu’il y a dans mes poches. — Vous n’êtes pas un voyageur très prévoyant. — Je suis parti en catastrophe. » Il se rappela les circonstances de son départ d’Iox, la maison baignée d’obscurité de ses parents, l’entrevue brève et poignante avec sa mère, l’errance dans les rues de Granport, l’irruption massive des orvers, la fermeture progressive de la porte du réseau temporel dans le temple de Dilah… Il lui sembla que mille ans s’étaient écoulés depuis cette nuit-là, un temps trop long pour éprouver de la nostalgie. « Une cousine à moi tient une boutique de vêtements à trois pas d’ici, reprit l’hôtelière. Si vous avez besoin de quoi que ce soit… » Il se dirigea vers l’ascenseur. Un coup d’œil à la pendule lui indiqua qu’il était 19 heures. Malgré une faim dévorante, il décida d’attendre l’heure du dîner. Des bruits le réveillèrent. Il avait fini par s’endormir en dépit des vibrations désagréables des implants vitaux et des brusques accès de chaleur du cakra. Il avait retiré ses chaussures et sa veste avant de s’allonger sur le large lit, mais il avait gardé le disque de feu contre lui. La tiédeur agréable diffusée par la thermorégulation de la chambre spacieuse avait favorisé son assoupissement. Il avait expérimenté, par l’intermédiaire d’Onden et des Froutz logés dans son corps, la puissance effroyable de la nuée qui s’apprêtait à déferler sur la Galaxie. Elle détruirait toute forme de vie sur son passage et laisserait, en se retirant, une galaxie noyée de ténèbres, à jamais silencieuse. Il doutait que le feu du cakra suffise à enrayer une vague d’une telle ampleur. Le danger approche à grande vitesse de la Galaxie… Chaque instant dérobé au temps augmentera ta chance de réussite… Le temps jouait contre lui. Même s’il trouvait un vaisseau ADVL à destination de Majdan, combien de semaines lui faudrait-il pour parcourir les cent cinquante ou deux cent mille années-lumière entre le bras de Persous et le premier des deux Nuages ? Il se redressa et se concentra sur les bruits. Des crissements de chaussures sur le sol lisse du couloir. Trois ou quatre individus progressaient en silence en direction de sa chambre. Les mémoires de ses frères et sœurs contenaient des scènes similaires. Peut-être avait-il été localisé, comme Silf, par l’un de ces mouchards électroniques programmé avec son ADN. Il suffisait d’un cheveu, d’un ongle, d’une peau morte, d’un peu de salive… Il dégagea rapidement le cakra de son enveloppe de tissu et plongea la main droite dans la fente de la tranche. Il eut l’impression qu’elle se transformait en charbon ardent, faillit la retirer aussitôt, la maintint à l’intérieur du disque métallique : les autres maillons avaient éprouvé la même sensation de brûlure intense, la même peur, mais leur main était toujours ressortie intacte de l’épreuve. Il se leva et se posta face à la porte. Le feu jaillirait de lui-même, indépendamment de sa volonté. Sa tension se relâcha, un grand calme descendit en lui, ses perceptions se modifièrent. Il atteignit le vakou cher à Silf et aux assassins du Thanaüm. L’esprit hors du temps, l’intervalle entre l’intention et l’action lui donnerait une fraction de seconde d’avance sur ses adversaires. Les coups frappés à la porte le surprirent. Il s’était attendu à ce qu’elle vole en éclats ou soit pulvérisée par une onde défat. Il hésita quelques secondes sur la conduite à suivre. « Qui est là ? finit-il par demander d’une voix forte. — Ansgal, répondit une voix enrouée. — Je ne connais personne de ce nom. — C’est vrai, j’ai oublié de te donner mon nom tout à l’heure. Je suis le gars avec qui tu as parlé du Nuage de Majdan au bar de l’astroport. » Bent reconnaissait maintenant la voix du vieil homme, filtrée par le bois de la porte. « Que me voulez-vous ? — Je t’ai dit qu’une expédition se préparait pour Majdan. Je t’amène justement le… responsable du recrutement. — Comment m’avez-vous retrouvé ? — Je me suis renseigné. Pas compliqué : tous les hôtels et les bureaux de change se trouvent dans le même coin. Et puis t’es pas trop discret, t’as laissé des traces. » La chaleur perdit un peu d’intensité et Bent sentit à nouveau sa main à l’intérieur du cakra. Il se demanda brièvement de quoi était faite la matière intérieure du disque métallique, d’une élasticité et d’une douceur comparables à celles de la chair. « Vous m’aviez donné rendez-vous dans trois jours… — Vrai, mais il se trouve qu’il y a urgence et qu’il leur manque un membre d’équipage. Ils sont pas nombreux, ceux qui acceptent de pousser jusqu’aux Nuages de Majdan. Si tu ouvrais cette fichue porte, qu’on puisse en causer de façon un peu plus cordiale… » Bent hésita, puis, comme la chaleur du cakra continuait de diminuer et que les implants vitaux n’émettaient aucune onde douloureuse, il retira sa main, remit le disque dans son enveloppe de tissu sous son bras gauche, enfila sa veste, déverrouilla les deux serrures de sécurité et entrouvrit la porte. Le visage du vieil homme se découpait dans la pénombre du couloir. Ses rides semblaient s’être encore creusées et ses yeux ressemblaient à des vitres opaques. Derrière lui se tenaient un homme à la carrure imposante d’une cinquantaine d’années, les cheveux coupés en brosse, et une jeune femme au crâne lisse et aux sourcils blancs. Ils portaient tous les deux une combinaison spatiale de couleur grise, ornée sur la manche droite d’un motif noir complexe. « T’as la méfiance dans le cœur, mon gars, marmonna le vieil homme. On peut entrer ? » Bent s’effaça pour leur céder le passage. Il ne comprenait pas pourquoi le cakra avait émis une chaleur intense avant de se vider brusquement de son énergie, comme s’il s’était préparé au combat avant de s’apercevoir que les visiteurs n’étaient pas des ennemis. Le vieil homme s’assit sur le bord du lit avec un sans-gêne probablement lié au degré d’alcool dans son sang. Les deux autres restèrent debout de chaque côté de la porte, observant Bent avec attention. « Ansgal nous a dit que vous souhaitiez vous rendre dans les Nuages de Majdan, attaqua l’homme sans préambule. Dans quel but ? — Explorer l’univers », répondit Bent. Une moue étira les lèvres de son interlocuteur. « Ce genre de motif n’est guère recevable, mais je n’ai plus le temps de faire la fine bouche et je m’en contenterai. Nous partons pour Majdan dans moins d’une semaine et notre équipage n’est pas au complet. » Le regard de Bent se posa sur la jeune femme. Une vingtaine d’années a priori. Il constata qu’elle ne se rasait pas le crâne mais qu’il était naturellement glabre. Ses yeux d’un gris lumineux et sa peau d’un joli bronze indiquaient qu’elle n’était pas albinos, contrairement à ce que pouvaient laisser penser ses sourcils et cils blancs. Elle le fixait avec une attention qui lui fronçait légèrement le milieu du front. « Ce qui signifie que vous êtes engagé si vous êtes toujours partant », reprit l’homme. Bent détacha avec difficulté son regard de la fille ; quelque chose en elle le fascinait. « Combien de temps prévoyez-vous pour rejoindre Majdan ? — Pourquoi ? Vous êtes pressé ? — Pour savoir… » L’homme réfléchit un bref instant. « Même si nous sommes dans le bras de Persous, loin du cœur de l’OMH, nous bénéficions des dernières avancées en matière d’ADVL. Nous mettrons environ trois semaines pour couvrir la distance jusqu’au Petit Nuage. — Vous avez une raison de choisir le petit ? Il est plus loin. » Les yeux noirs de son vis-à-vis se fichèrent comme des flèches enflammées dans ceux de Bent. « Acceptez-vous d’intégrer l’équipage oui ou non ? » Bent hésita avant de hocher la tête. La facilité et la rapidité avec lesquelles s’était effectué son recrutement éveillaient en lui de la méfiance. Peut-être comptaient-ils le liquider dans l’espace en exploitant son premier moment d’inattention ? Il finit par donner son accord en estimant que, s’ils étaient vraiment des ennemis du Panca, la chaleur du cakra ne se serait pas estompée. « Rendez-vous demain matin à l’astroport du Sanitam à 9 heures précises. » L’homme aux cheveux en brosse désigna la jeune femme. « Maliloa vous y accueillera et s’occupera des formalités. » CHAPITRE II Araosing : région de NeoTierra située à l’embouchure du fleuve Arao et célèbre pour ses plantations de thé rouge devenu la boisson favorite des habitants de BeïBay. Le climat tantôt chaud et sec, tantôt frais et humide, favorise la culture de cette plante aux parfums subtils. Une plante dont la délicatesse interdit le recours à un système de cueillette mécanisé. On continue donc de ramasser les feuilles à la main et de les glisser dans des hottes fabriquées dans une matière à la fois légère et résistante. Les plantations, situées pour la plupart sur des terrains accidentés, restent de toute façon inaccessibles aux engins motorisés. Les feuilles doivent demeurer intactes pour exprimer toute leur saveur. Elles sont, après ramassage, séchées sur d’immenses étagères à l’intérieur de hangars appelés gardiaux. Puis viennent les goûteurs, qui prélèvent la pointe des feuilles les plus avancées et la laissent un long moment collée sur le bout de leur langue pour vérifier que la production de l’année est digne d’être commercialisée. Si elle ne l’est pas, elle est immédiatement détruite. C’est à ce prix que le thé rouge conserve sa réputation depuis plus de dix sièclesTO. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des spécialités planétaires. JE N’EN MENAIS pas large lorsque je suis entré dans l’appartement de JiLi, l’une des médialiste les plus célèbres de BeïBay, la capitale de NeoTierra. Une ancienne médialiste, devrais-je dire, puisqu’elle avait abandonné le métier de façon inattendue au retour de son expédition dans le système de Gamma Léo. Plusieurs rumeurs couraient à son sujet : les unes prétendaient qu’elle avait enregistré des scènes dont la violence ou la crudité interdisaient la diffusion, d’autres affirmaient qu’elle avait perdu le feu sacré, d’autres encore qu’elle était en conflit permanent avec sa hiérarchie, d’autres enfin que l’amour accaparait tout son temps. Toujours est-il qu’on ne la voyait plus dans les couloirs du Parlement universel, dans les bâtiments du Canal 45 ou dans les soirées fréquentées par tout ce que BeïBay comptait de personnalités politiques, médiatiques et artistiques. Je ne savais pas pourquoi elle m’avait accordé cet entretien. Je n’avais rencontré aucune difficulté à la joindre sur son endophone et j’avais obtenu un rendez-vous le jour même, ce qui, dans BeïBay la frénétique, restait un événement extraordinaire. Un andro dernière génération m’a accueillie à la porte de l’appartement situé dans le quartier du Klong. J’ai aperçu par une fenêtre un ample méandre teinté de pourpre du fleuve Arao où d’élégants bateaux glissaient en silence. JiLi m’attendait dans le salon, assise sur l’un de ces canapés aux formes déstructurées. Je l’ai trouvée très belle, mais pas selon les critères en vogue dans les salons de couture et autres endroits à la mode. Elle portait une robe d’intérieur rouge et noir dont la simplicité mettait en valeur sa silhouette. Elle m’a dévisagée un long moment avant de m’inviter à m’asseoir, comme si elle me sondait, comme si elle voulait bien s’assurer qu’elle ne s’était pas trompée d’interlocutrice. L’appartement respirait le calme et le luxe. La rumeur de la ville peinait à s’échouer dans la pièce tapissée d’un matériau isolant aux couleurs changeantes. « Je vous croyais plus jeune, a-t-elle fini par murmurer sans pratiquement bouger les lèvres. Les images sont parfois trompeuses… » Je me suis sentie rougir jusqu’à la racine des cheveux, que je porte bruns, longs et le plus souvent rassemblés en un chignon négligé. J’ai toujours paru plus vieille que mon âge, comme toutes les femmes de ma famille, sans doute parce que nous sommes originaires de la terre ingrate de l’Araosing. Mes parents cultivent le thé, et je les ai tant vus se tuer à la tâche que je me suis empressée de partir pour BeïBay sitôt atteint ma majorité, au grand désespoir de mon père et de ma petite sœur. « J’ai vingt-deux ansTO », ai-je répondu, assez sottement je dois en convenir. Elle a hoché la tête tout en m’invitant, d’un geste de la main, à prendre place en face d’elle. « Aucune importance, Xéline. Je préférerais que vous n’enregistriez pas notre conversation. » D’une pression de la langue sur la commande dentaire, j’ai éteint mon enregistreur frontal, cruellement déçue de ne pas pouvoir prouver à mes professeurs et à mes condisciples la réalité de cette entrevue. Elle a vérifié que la lumière subtile projetée par l’enregistreur frontal dans mes yeux s’était estompée, un éclat que seuls décèlent les professionnels aguerris. J’étais moi-même encore incapable de savoir, en fixant les yeux de mes confrères et consœurs médialistes, si leur enregistreur était activé ou non. « Désolée, mais il vous faudra tout garder dans votre cerveau, a repris JiLi avec un sourire. — Je souhaite seulement vous interroger sur votre parcours, ai-je ânonné. L’enregistrement, c’était pour… — Frimer auprès de vos collègues ? » J’ai baissé la tête. Elle me perçait avec une facilité déconcertante. Elle a éclaté de rire. « Je ne suis pas morphopsycho ou devineresse, je me revois au même âge que vous. Avec cette même volonté de prouver. De m’élever. Du thé ? » J’ai acquiescé d’un mouvement de tête. « Un araosing vous conviendra ? » Je me suis abstenue de dire qu’elle me proposait peut-être un thé provenant de la plantation de mes parents. Elle a passé la commande à l’andro, qui est sorti de la pièce avec une discrétion qui me changeait agréablement des couinements et des grincements des antiques andros du domaine familial. « Depuis combien de temps êtes-vous à BeïBay, Xéline ? — Presque un an, ai-je répondu. — Vous vous y plaisez ? » J’aurais pu mentir, affirmer que tout était merveilleux dans la prestigieuse capitale de l’OMH, mais les conditions de logement – trois colocataires dans une pièce unique d’une dizaine de mètres carrés – et les frais – énormes dans une ville tentaculaire et surpeuplée – rendaient mon existence plutôt inconfortable, au point que j’avais failli à plusieurs reprises retourner chez moi et me résoudre à travailler dur sous les rayons ardents de Solar 2. « C’était aussi difficile pour moi au début, a repris JiLi. J’étais une étrangère, rejetée par les Mumjings. Il m’a fallu du temps pour m’adapter et me faire accepter. Mais tout cela est bien loin et n’a plus aucune importance. Nous sommes tous condamnés. » J’ai cherché dans ses yeux une lueur d’ironie, mais je n’y ai rien vu d’autre qu’une peur et un désespoir immenses. « Que voulez-vous dire ? » L’andro est revenu avec un plateau qu’il a déposé sur la table basse. La théière et les tasses aux couleurs vives provenaient sans doute d’un atelier en vogue des rives de l’Arao. « Ce que je vais vous révéler coule de deux sources… » Elle a commencé à verser le thé dans les tasses. L’odeur familière m’a ramenée une année en arrière dans la maison sombre et fraîche de mes parents. « L’une m’est personnelle et l’autre vient d’un ami astrophysicien. » J’ai tenté de masquer au mieux la curiosité qui s’emparait de moi et ressemblait fort au préliminaire de l’orgasme médiatique, et j’ai attendu qu’elle continue. « J’ai assisté et même participé à la formation d’une chaîne quinte de la Fraternité du Panca. » Déception : la Fraternité du Panca relevait de la pure et simple légende et la plupart de ceux qui prétendaient appartenir à cette organisation n’étaient que des imposteurs dont les supercheries étaient vite éventées. « Pour mémoire, les chaînes quintes se forment quand un grand danger menace l’espèce humaine, a poursuivi JiLi sans tenir compte de la moue spontanée qui m’avait déformé les lèvres. Je ne vous raconterai pas les circonstances dans lesquelles je me suis retrouvée impliquée dans cette histoire, vous pourrez en prendre connaissance un jour dans mes archives frontales si nous réchappons à la terrible menace qui pèse sur nous. — Quelle menace ? » ai-je bredouillé. Elle a bu une gorgée de thé avec un petit claquement de langue. Je l’ai imitée. L’andro nous l’avait servi à température idéale. Les andros domestiques détenaient désormais le monopole de l’art de servir l’araosing, un art autrefois humain qui n’était plus pratiqué que par de vieilles personnes appelées les raoz. « Cet ami astrophysicien dont je vous ai parlé a détecté dans l’espace, à plusieurs dizaines d’années-lumière de la Voie lactée, une nuée noire qui avance à très grande vitesse en direction de la Galaxie. — Une vague d’énergie noire ? » Elle a secoué la tête, les yeux dans le vague. « Une formation bien matérielle, immense, qui ne laisse derrière elle qu’un vide dépourvu de toute forme de vie. Elle se nourrit en quelque sorte du feu des étoiles. Elle a, toujours d’après mon ami, éteint plusieurs galaxies avant de prendre les Nuages de Majdan et la nôtre pour cibles. — Dans combien de temps nous atteindra-t-elle, selon lui ? » Je n’y croyais pas, pas encore, mais je n’ai pas pu m’empêcher de frissonner de la tête aux pieds. Elle a pris son temps avant de répondre. « Un moisTO. Peut-être un peu plus, peut-être un peu moins. — Il n’y a aucun moyen de l’arrêter ? — Si vous voulez parler de nos armes, de nos canons, de nos vaisseaux de guerre, je crains fort qu’ils ne soient totalement impuissants face à ce genre d’adversaire. Sans compter qu’il faudrait une volonté politique, une décision rapide. Mon ami a tenté de prévenir le Parlement et la communauté scientifique, mais personne ne l’a écouté, personne n’a même daigné se déplacer jusqu’à son observatoire. Alors il m’a demandé d’intervenir. — Comment comptez-vous vous y prendre ? » Elle a vidé sa tasse, puis l’a reposée sur le plateau. « Indirectement. » Elle s’est penchée par-dessus la table, ses yeux se sont fichés dans les miens. « Par votre intermédiaire. » Ses mots ont produit le même impact que des coups de poing sur mon plexus solaire. J’en ai eu le souffle coupé. « Comment… comment ça ? ai-je bafouillé. — Je serai l’arc et vous serez la flèche. — Pourquoi avez-vous besoin de moi ? — Je suis grillée. Les prêtres de Sât me feront la peau si je me pointe au Parlement. — Les prêtres de Sât ? Quel rapport avec la nuée ? — Ils empêcheront quiconque de s’opposer à l’extinction de la Galaxie. Le Nât-rana, leur livre sacré, annonce la fin prochaine de notre univers. Ils savent que j’ai aidé à la formation de la chaîne quinte qu’ils ont eux-mêmes tenté de briser. J’ignore comment ils l’ont appris, mais il y en a toujours deux ou trois en bas de chez moi. Comme mon cher Odom est parti sur une autre planète, j’ai été obligée de recruter un garde du corps. Ils ne vous connaissent pas. Vous pourrez approcher les parlementaires que je vous indiquerai sans éveiller les soupçons. — À quoi cela servirait-il puisque vous dites vous-même que les armes sont impuissantes contre cette menace ? — Les humains pourraient mettre toutes leurs ressources en commun au lieu de s’épuiser en querelles futiles. Un mois, c’est court et long à la fois, il permettra peut-être aux cerveaux les plus brillants de l’OMH de trouver une parade. En tout cas, de tenter quelque chose au lieu d’attendre la fin sans réagir. » J’ai ressenti un tel sentiment d’absurde et de colère que je me suis levée et me suis rendue près de la baie. J’ai laissé errer mon regard sur le miroir ensanglanté du fleuve Arao et suivi quelques embarcations débordantes de touristes extasiés. « J’étais simplement venue parler du métier de médialiste, et me voilà impliquée dans une sombre histoire de fin du monde ! » Je croyais avoir murmuré ces mots pour moi-même, mais j’ai dû parler plus fort que je ne le pensais, puisque JiLi a répliqué : « Je me suis souvent demandé à quoi servait le métier de médialiste. J’ai une réponse aujourd’hui : peut-être à éviter l’extermination de l’espèce humaine et des autres espèces vivantes. Une grande responsabilité, n’est-ce pas ? — Et vous me prenez moi, au hasard, pour empêcher la fin du monde ? » J’avais presque crié ces mots, au point que l’andro a surgi de la cuisine pour s’assurer que tout allait bien. « Le hasard n’a rien à faire là-dedans. » La voix de JiLi était résolue, mais calme. « Comment ça ? — Je vous ai choisie, Xéline. — Pourquoi moi ? — J’estime que vous avez toutes les qualités pour être un bon soldat dans la guerre qui nous attend. » Je suis revenue m’asseoir et j’ai fini ma tasse. « Sur quoi basez-vous votre jugement ? — Sur ce que j’ai vu et entendu de vous. Sur mon intuition. Je vous sais intelligente, honnête et tenace. — Un peu mince, non ? » Elle s’est resservie du thé. « Notre temps est compté. L’urgence affine les perceptions. Peu importe. Si vous acceptez, nous resterons en contact permanent par l’intermédiaire des enregistreurs frontaux que nous coderons sur une fréquence non utilisée. — Il en reste ? — Beaucoup plus qu’on ne le croit. — Que devrai-je faire au juste ? — D’abord aller voir mon ami astrophysicien à son laboratoire et observer la nuée. Ensuite contacter des parlementaires influents et les persuader de saisir le Parlement pour la convocation immédiate d’une assemblée extraordinaire. Vous serez convaincante si vous êtes convaincue. » Je n’ai pas pu m’empêcher de souffler : « C’est complètement dingue ! — Il arrive que la vie nous mette dans des situations complètement dingues. Nous n’avons pas de temps à perdre. Quelle est votre réponse ? » J’ai su que j’avais fourni la bonne réponse lorsque j’ai contemplé, sur un gigantesque écran, l’image capturée par le télescope. « Je ne comprends pas qu’aucun parlementaire ni aucun de vos collègues n’ait consenti à venir dans votre laboratoire », ai-je murmuré sans quitter des yeux le trait noir d’aspect menaçant qui barrait une partie du ciel. Manos Octoy m’a fixée d’un air navré. « Je suis un marginal, un hérétique même aux yeux de la communauté scientifique. » Sa voix grave me transperçait comme un courant chaud. Je lui donnais une soixantaine d’annéesTO malgré son visage lisse, sa sveltesse et son épaisse chevelure claire. Il portait un ensemble blanc qui faisait ressortir sa peau hâlée. « J’ai dû financer moi-même ce laboratoire et ce télescope aux optiques révolutionnaires. Je n’entrerai pas dans les détails, sachez seulement qu’il abolit les décalages spatiotemporels et nous permet d’observer en temps réel. Mes confrères n’ont jamais prêté attention à mes travaux, entre autres sur l’énergie noire. — Vous n’avez pas pu leur transmettre des images de la nuée ? — Bien sûr que si ! Ils se sont justement abrités derrière le décalage spatiotemporel et en ont conclu qu’elles étaient truquées, de simples simulacres pour me rendre intéressant et extorquer des subventions. — Comment pourrais-je les convaincre si vous-même n’y avez pas réussi ? » Une odeur indéfinissable flottait dans le laboratoire. J’avais sauté une heure plus tôt dans une libulle sur le toit en terrasse de l’immeuble où résidait JiLi. Elle m’avait remis, avant de partir, cinq mille sols pour mes frais, une somme que je n’avais jamais réussi à rassembler en une année de séjour à BeïBay. Il faut dire qu’une apprentie médialiste n’est pas toujours payée et que, lorsque le rédacteur en chef du Canal 45 daigne enfin lui octroyer quelques subsides, ils couvrent à peine les frais de déplacements. La course jusqu’au quartier extérieur du Vanuat m’avait coûté cent vingt-deux sols, un montant astronomique. Manos Octoy s’était installé dans le Vanuat parce que l’endroit se vidait à la tombée de la nuit, lui garantissant une grande tranquillité, et que le terrain y était nettement moins cher que dans les quartiers proches du Parlement. Crois en toi, ma belle. La voix de JiLi avait résonné sous mon crâne. Désagréable, déstabilisante, cette sensation de ne plus avoir d’intimité, d’être traquée en permanence dans les cavernes de son esprit. Elle découvrait en même temps que moi les scènes que je voyais et entendais. Heureusement que je n’avais pas d’amoureux pour l’instant. J’avais largué le dernier deux mois plus tôt pour incompatibilité sexuelle, nos corps ne battant jamais au même rythme, et je n’avais pas les moyens de m’offrir les services d’un andro. Je me demandais si notre fréquence n’était pas partagée par d’autres. JiLi m’avait affirmé que non, mais mes doutes fissuraient ses certitudes. Quelle fréquence peut se targuer d’être à l’abri des intrusions, des indélicatesses, des piratages ? Manos Octoy m’a enveloppée d’un regard troublant. « Servez-vous de vos avantages, mademoiselle… » Il m’aurait demandé de coucher avec mes futurs contacts que je n’aurais pas été davantage offusquée. « Je ne suis pas une antoy programmée pour satisfaire les désirs de ses clients ! Je suis une femme, vous savez, un être humain… » Il a levé les mains en signe d’apaisement. « Je n’ai pas voulu vous offenser. Je voulais seulement dire que les parlementaires masculins prêteront davantage attention à une… belle femme comme vous. » Il a entièrement raison, m’a soufflé JiLi. Les parlementaires ont beau se prendre pour des êtres haut placés sur l’échelle de l’évolution, ils n’en restent pas moins des mâles gouvernés par leurs hormones. Jette tes beaux principes dans l’Arao. On est en guerre, tous les coups sont permis. Et puis il a au passage rendu hommage à ta beauté. J’ai préféré changer de sujet. « Ça me paraît quand même dingue que personne d’autre n’ait observé la nuée… — Ils ne disposent pas de télescope aussi performant que le mien, a objecté Manos Octoy. Et ceux qui sont parvenus à l’observer se perdent en conjectures sur sa nature, sur sa localisation : certains pensent qu’il s’agit d’une simple vague d’énergie noire, d’autres n’ont pas d’opinion tranchée, meilleure façon de ne pas dire de conneries. — Et s’ils avaient raison… » L’astrophysicien m’a lancé un coup d’œil navré. « Leurs observations ne sont pas aussi précises que les miennes. — Pourquoi pensez-vous que cette nuée est destructrice ? » Il a tendu le bras en direction de l’écran. « Il ne reste plus rien derrière elle, plus une seule lumière. Comme si elle refroidissait brutalement les étoiles, ou encore qu’elle avalait leur feu. — Vu la chaleur des étoiles, elle doit être sacrément résistante ! — Ou constituée d’une autre énergie. » Son visage a semblé assombri par le trait noir barrant l’écran. « Une énergie d’une puissance incroyable. — Vous avez un avis sur sa provenance ? — Aucun. Je ne sais pas d’où elle surgit, ni de quoi elle est faite, je sais seulement qu’elle n’est pas compacte, qu’elle forme une sorte d’immense filet aux mailles serrées. Et qu’elle avance à une vitesse phénoménale. J’ai calculé qu’il lui faut à peine une semaineTO pour parcourir un million d’années-lumière… — Vous réussissez à l’observer à cette vitesse ? — Mon télescope n’est pas comme les autres, je vous l’ai déjà dit. En utilisant les propriétés quantiques de certaines particules, il permet des calculs à la fois extrêmement précis et sans cesse fluctuants. Bref, à ce rythme, et en partant de ses coordonnées actuelles, il faudra un moisTO à la nuée pour atteindre le Petit Nuage de Majdan, puis une poignée de jours pour toucher le bras extérieur de la Voie lactée. — Vous n’avez pas de nouvelles plus réjouissantes ? » Il s’est avancé vers l’œilleton du télescope, dont la partie inférieure tombait du plafond et restait suspendu à un mètre cinquante du sol. L’astrophysicien mesurant près de deux mètres, il avait redressé la visée souple pour l’adapter à sa taille. La pièce ne contenait rien d’autre que l’instrument d’optique, l’écran, un bureau, un terminal dernier cri et quatre sièges. Des veilleuses serties dans les cloisons dispensaient une lumière feutrée de couleur ambre. « La seule nouvelle réjouissante, c’est qu’on sait au moins à quoi on a affaire et que, si on ne l’arrête pas, notre galaxie sera transformée en gigantesque trou noir. — Nous n’avons pas la même conception du mot réjouissant… » Il a émis un petit rire grave. « Elle aurait pu nous tomber dessus sans crier gare, sans nous laisser une seule chance. — On aurait vécu jusqu’au bout dans l’inconscience. Tandis que là… — Vous pouvez peut-être changer les choses. — Vous n’y avez pas réussi, JiLi n’y a pas réussi, pourquoi réussirais-je ? » Il a ouvert la bouche pour répondre, mais les mots sont restés coincés dans sa gorge. J’ai de nouveau fixé le trait noir ; il m’a fait penser à une bouche infinie avalant tout sur son passage. Tu ne le sauras pas si tu n’essaies pas. J’ai de nouveau jugé dérisoire, absurde, l’idée que le sort du monde dépende en grande partie de la fille d’un planteur de thé rouge de l’Araosing. Et je ne comprenais toujours pas pourquoi JiLi m’avait choisie parmi les millions d’habitants de BeïBay. Ni, d’ailleurs, parmi les quarante ou cinquante mille aspirants médialistes que comptait la capitale de l’OMH. J’ai contenu, je ne sais comment, une envie de tout envoyer balader et de retourner aux minuscules missions que voulait bien me confier de temps à autre le Canal 45. Ce n’est qu’un mois de ta vie. Si, à la fin de ce mois, la Galaxie est toujours intacte, tu pourras toujours me maudire et redevenir l’humble sujet de ce tyran d’OldEran. OldEran… Il m’avait parfois parlé d’elle avec des trémolos dans la voix, la meilleure médialiste qu’il eût jamais connue, capable de toutes les audaces, de toutes les folies, pour obtenir une information, une exclusivité. En dehors de ces courtes parenthèses nostalgiques, il traitait les nouveaux comme des rabichs, encore que le rabich à poil long est par endroits mieux considéré que les êtres humains. Nous ne sommes pas seuls. La chaîne quinte du Panca, si elle s’est constituée, tentera à sa façon d’arrêter la nuée. Mais cela ne nous empêche pas de trouver une solution de notre côté. Le Panca… Comment des êtres légendaires pouvaient-ils intervenir dans le monde réel ? « Un mois, c’est énorme. Je risque d’être virée comme une malpropre du Canal 45… — Pardon ? est intervenu Manos Octoy. — Je parlais à JiLi. — Ah, je suppose que vous communiquez par l’intermédiaire de vos enregistreurs frontaux… » Prends l’habitude de ne pas t’adresser directement à moi. Personne ne doit deviner que tu es en communication permanente avec quelqu’un. « Désolée, ça m’a échappé. » Tu viens de recommencer. Je me suis mordu les lèvres cette fois. En public, je devrais toujours m’adresser à un tiers pour communiquer avec elle. « Je vous prie de bien vouloir m’excuser, ai-je expliqué à Manos Octoy. Je n’ai pas encore la maîtrise de ce mode de communication. » Tu progresses vite. Assez perdu de temps. On fonce au Parlement. « Savez-vous comment on fait pour entrer à l’intérieur du Parlement ? ai-je demandé à l’astrophysicien. — Pas la moindre idée », a-t-il répondu. Moi je sais : j’y avais mes entrées secrètes. CHAPITRE III Chasse : on pensait généralement que l’évolution humaine entraînerait l’éradication du loisir de la chasse. Or non seulement cette activité n’a pas disparu, mais elle s’est développée avec la généralisation des voyages intersystèmes. L’acte de tuer semble donc toujours autant fasciner l’être humain. Survivance animale, comme le suggèrent les partisans de l’évolutionnisme ? Nous ne le pensons pas. Nous estimons au contraire que prendre la vie relève de l’aspiration divine, tout comme, d’ailleurs, engendrer de nouvelles formes de vie, par l’intermédiaire de la biotechnologie par exemple. Le droit de vie et de mort est un privilège divin, et les chasseurs, inconsciemment pour la grande majorité, exercent ce droit pour s’élever au rang des dieux. Il ne s’agit pas de prédation, car l’alimentation des peuples humains ne dépend plus depuis bien longtemps des produits de la chasse, mais de fascination, de liturgie, de rituel. La sacralisation du sang est un thème cher à de nombreuses religions, et l’acte de tuer, donc de sacrifier, s’apparente à de nombreux cultes en vogue sur les mondes de l’OMH. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. BENT s’était attendu à voir l’un de ces immenses vaisseaux taillés pour affronter le vide sidéral, il avait découvert un engin d’une dizaine de mètres de hauteur dont la forme évoquait un gros champignon de son monde natal, circulaire, renflé au sommet, dressé sur un pied unique lui-même équipé, en bas, d’excroissances divergentes et souples qui lui permettaient d’atterrir et de se maintenir en position verticale. « Combien de passagers peut-il transporter ? — Trois cent vingt deux, répondit Maliloa. Mais, en configuration maximale, seuls cent passagers disposent d’une cabine. Les autres doivent se contenter d’un siège allongeable. » Elle marquait un infime temps d’hésitation avant de prononcer chaque mot, ce qui rendait son élocution hachée et pénible. Son regard gris venait sans cesse se poser sur Bent, comme si elle tentait de le sonder en permanence. Il rencontrait des difficultés à lutter contre l’attraction qu’elle exerçait sur lui. La chaleur intense émise par le cakra lorsqu’elle était venue le chercher à l’entrée de l’astroport s’était peu à peu estompée. « Vous appartenez à une compagnie de transport ? — Le capitaine est un indépendant. Il loue son vaisseau aux plus offrants, généralement des gens fortunés pressés de se rendre d’un point à un autre de la Galaxie. La réactivité et la vitesse sont les deux principaux arguments commerciaux du Phosphelius. — À propos de vitesse, combien de temps prévoyez-vous pour atteindre les Nuages de Majdan ? — Une obsession chez toi : tu nous l’as déjà demandé à l’hôtel. Plutôt quinze jours que trois semaines, d’après le capitaine. Il a fait équiper le Phosphelius des dernières évolutions ADVL. » Bent contempla de nouveau l’appareil. Une passerelle reliait l’unique sas ouvert en bas de son pied au tarmac de béton. Une file d’andros débardeurs transportaient des caisses et des malles à l’intérieur de la soute. « Si je comprends bien, ce sont des particuliers qui l’ont frété pour se rendre dans le Petit Nuage de Majdan ? » Maliloa hocha la tête. « Nous n’aurons pas beaucoup de passagers, cette fois. Une petite vingtaine. Des chasseurs venus de toute la Galaxie et une équipe de scientifiques en provenance de NeoTierra. — Des chasseurs ? » Maliloa passa la main sur les côtés de son crâne lisse comme elle aurait tenté de dompter les mèches folles d’une chevelure. « Ils pensent que les Nuages abritent des animaux inconnus, fabuleux. Le rêve de tout chasseur. Ils sont prêts à débourser des sommes extravagantes pour le réaliser. Et nous ne serons que sept membres d’équipage. Plus trois andros multitâches. — Quel sera mon rôle ? — Vérifier chaque jour que la coque ne présente pas de fissure. À la vitesse ADVL7 ou 8, nous ne savons pas comment réagira la structure du vaisseau. Si elle supporte mal les accélérations, nous serons obligés de réduire l’allure. Et nous mettrons beaucoup plus de temps à gagner Majdan. » Une ombre avait voilé les yeux gris de la jeune femme lorsqu’elle avait prononcé ces mots. « Ça n’a pas l’air de vous enchanter… » Elle s’absorba un temps dans ses pensées. « La vitesse, c’est la clef, finit-elle par répondre d’une voix embrumée. — Vous êtes donc si pressée de revenir ? — On laisse toujours des gens qu’on aime derrière soi et on n’est jamais certain de les retrouver. » Bent ne releva pas ; elle ignorait à quel point elle avait raison. « Nous partons quand ? — Le décollage est prévu ce soir. Nos passagers ne vont pas tarder à embarquer. — Ne répondez pas à ma question si vous la jugez indiscrète ou offensante. Pourquoi n’avez-vous pas de cheveux ? Une volonté esthétique de votre part ? Une correction génétique ? » Elle ne marqua cette fois aucune hésitation. « Pas une correction, une évolution due à la trop forte chaleur de l’étoile Bêta du Xerdion. Tout comme les cils et les sourcils blancs. Mais c’est devenu un critère de beauté chez nous. — Il a longtemps que vous avez incorporé l’équipage du Phosphelius ? — À peine un moisTO. — Le capitaine semble vous accorder… une grande confiance… » Elle le fixa d’un air provocant. « Je ne suis pas sa maîtresse, si c’est ce que vous insinuez. — Je n’ai pas dit ça. » Il s’en voulut de l’avoir pensé. « Le capitaine m’apprécie pour mon intégrité et ma dévotion, ajouta-t-elle. Des qualités chères à mon peuple qui ne semblent pas très répandues dans la Galaxie. Et toi, Bent, d’où viens-tu ? » Le passage au tutoiement et la brutalité de la question éparpillèrent les pensées de Bent comme une bourrasque de vent les feuilles mortes. Il lui sembla également que la chaleur émise par le cakra avait légèrement augmenté. « Mon vrai nom est Elthor, bredouilla-t-il. Mais, sur les mondes du Tarz, il vaut mieux éviter de le prononcer. » Elle ne réussit pas tout à fait à masquer son étonnement. « Elthor, murmura-t-elle. Le jumeau maléfique du dieu Elkar, me semble-t-il. Tu n’es pas de ce système, pourtant. Comment tes parents ont-ils eu connaissance de ce nom ? » Il haussa les épaules, elle n’insista pas. « Suis-moi. Je t’emmène visiter l’intérieur du Phosphelius. » Elthor – Bent aimait ce nom, il lui semblait à la fois mystérieux et forgé de puissance – se vit attribuer une cabine individuelle au cinquième niveau des logements, les plus proches du poste de pilotage. Il avait craint un moment d’être obligé de partager son espace avec un autre membre de l’équipage et de prendre mille précautions pour ne pas révéler par mégarde son appartenance à la Fraternité du Panca, mais le Phosphelius, ne transportant qu’un nombre très limité de passagers, disposait de suffisamment de cabines pour éviter la promiscuité. De plus, lui avait précisé Maliloa, il lui serait plus facile d’atteindre à ce niveau les sas qui donnaient sur l’entre-coque, qu’il devrait visiter chaque jour pour procéder à l’examen détaillé de la structure. Il lui faudrait passer un scaphandre autonome, la partie entre les deux coques, large de deux ou trois mètres, n’étant pas alimentée en oxygène. De même, ne bénéficiant pas de la gravité artificielle, il porterait des chaussures à semelles magnétiques qui lui permettraient de se fixer aux parois ou aux couloirs métalliques. Il vérifierait, à l’aide de la lampe frontale sertie dans son casque, chaque centimètre carré de la coque et signalerait par micro la moindre anomalie, la moindre boursouflure, la moindre fissure. Une tâche dangereuse : le choc d’une minuscule particule non détruite par le bouclier protecteur pourrait forer un cratère dans la coque, qui s’agrandirait à grande vitesse, engendrerait une dépression et l’expulserait dans l’espace. Les autres resteraient à l’abri à l’intérieur de la première coque et pourraient s’en sortir en réduisant la vitesse, mais lui n’aurait pas l’ombre d’une chance. Maliloa avait semblé désolée pour lui lorsqu’elle lui avait expliqué en quoi consisterait son travail. « Tu n’es pas obligé d’accepter. — Si je refuse le poste, le capitaine recrutera quelqu’un d’autre et je tiens absolument à voir le Petit Nuage de Majdan. — Pourquoi ? » Il l’avait fixée avec un petit sourire. « Un rêve d’enfant. — L’écrasante majorité des enfants de la Galaxie n’ont jamais entendu parler des Nuages de Majdan. — J’ai toujours été passionné par la belle histoire d’amour entre l’espace et le temps. » Elle avait hoché la tête avec un sourire entendu. « Installe-toi. Un andro viendra bientôt t’apporter une tenue complète à ta taille, du moins j’espère. » Elle avait émis un petit rire musical qui avait couvert de frissons la peau d’Elthor. L’andro était arrivé une dizaine de minutes plus tard, apportant une combinaison et plusieurs jeux de sous-vêtements qui sentaient le neuf. Elthor s’était déshabillé et, posant le cakra dans un coin de l’étroite cabine, avait pris une douche brûlante avant de passer ses nouveaux vêtements et de glisser le disque métallique sous son aisselle gauche. La combinaison lui allait à la perfection. Il avait tenté de percer le mystère du motif noir sur le haut de la manche droite, mais il n’était pas parvenu à l’associer à une forme ou un langage connu, et il s’était promis d’interroger Maliloa à ce sujet. Il se sentait bien – un peu trop même – en compagnie de la jeune femme, la même sensation de familiarité spontanée qu’avec Ferlun, son maître à penser dans le Vex. Peut-être parce qu’ils étaient pratiquement du même âge. Elle lui avait confié qu’elle n’avait pas encore atteint les trente ansTO tandis que lui, selon ses estimations, venait tout juste de passer les vingt-cinq (pas évident de calculer : il avait effectué un long séjour dans le réseau temps et les dates ne correspondaient pas à celles de son départ). Il avait la nette impression, en tout cas, qu’elle éprouvait pour lui de la sympathie, voire davantage, et qu’elle serait une alliée fiable dans les coursives du vaisseau. Les âmnas de ses frères et sœurs lui conseillaient la méfiance. Plus il approchait du but, plus les adversaires qui se présenteraient devant lui seraient retors, difficiles à détecter. Le premier maillon d’une chaîne quinte, investi des mémoires et du pouvoir de ses quatre prédécesseurs, attirait les forces antagonistes comme la lumière les insectes. Le rappel incessant de ses frères et sœurs à la vigilance lui interdisait d’accorder toute sa confiance à Maliloa. D’après la jeune femme, le Phosphelius partait directement pour le Petit Nuage de Majdan, le plus éloigné, soit une distance de deux cent mille années-lumière à parcourir. Les chasseurs prétendaient que les probabilités étaient supérieures de trouver leur fabuleux gibier dans la plus petite des deux galaxies naines. Elthor assista à l’embarquement des passagers en compagnie des autres membres de l’équipage et des andros alignés en haut de la passerelle. Hory Kepht, le capitaine, adressa à chacun des voyageurs le salut traditionnel de l’espace, mains posées sur la poitrine, pouces et index joints, légère inclination de la tête. Elthor se demandait pourquoi Hory Kepht en personne était venu le chercher dans sa chambre de La Revisse. Procédait-il de la même façon pour recruter chacun de ses équipiers ? L’urgence l’avait-elle entraîné à évaluer lui-même les hommes dont il avait besoin ? Ou bien le capitaine connaissait-il le secret d’Elthor et s’était-il arrangé pour l’attirer à bord de son vaisseau ? Chacun des chasseurs, au nombre de cinq, disposait d’un ou deux serviteurs humains. Une femme parmi eux, dont l’extrême minceur et l’exubérante chevelure rousse ne parvenaient pas à cacher l’âge, probablement avancé à en croire les rides et les taches mal effacées par les corrections génétiques. Les cinq hommes comptaient quant à eux entre une quarantaine et une soixantaine d’annéesTO. Leurs origines diverses se traduisaient par des coiffures et des vêtements dissemblables, parfois extravagants, tous taillés dans des tissus somptueux, et les formes distinctes des étuis contenant leurs armes de chasse. Leur couleur de peau oscillait entre le noir le plus foncé et le blanc le plus clair. Leur taille allait de deux mètres quarante pour le plus grand – un géant aux cheveux blonds – à un mètre quarante pour le plus petit – un gnome à la barbe fournie et aux membres épais. Elthor crut comprendre qu’ils s’étaient connus lors de safaris précédents, qu’ils s’étaient liés d’amitié et qu’ils avaient tous les cinq décidé de fréter un vaisseau pour une campagne exceptionnelle dans le Petit Nuage de Majdan. L’un d’eux confia au capitaine qu’il avait vendu toutes ses propriétés sur son monde natal, qu’il rentrerait ruiné et très probablement séparé de sa famille, mais qu’il n’aurait manqué le voyage pour rien au monde. Le groupe de scientifiques, constitué de deux hommes et de deux femmes, souhaitait quant à lui observer de près l’une des deux galaxies naines voisines de la Voie lactée. N’ayant pas d’argent pour financer leur expédition, ils avaient frappé à de nombreuses portes pour obtenir des subventions, puis, après avoir collecté une somme suffisante, ils avaient contacté Hory Kepht, un capitaine réputé pour ses prises de risque et sa grande expérience de l’espace. Ils espéraient découvrir des planètes habitables ou terraformables qu’ils pourraient ouvrir à la colonisation, même si l’humanité était loin d’avoir exploré tous les recoins de la Voie lactée. Ils pensaient que les peuples humains ne cesseraient jamais de croître et que, du Petit Nuage, ils auraient davantage de facilités pour partir à la conquête de nouvelles galaxies. Elthor n’aima pas le regard sombre que l’un d’entre eux, un homme assez jeune aux cheveux bruns et au visage émacié, lui lança en passant devant lui. « Celui-là, il a l’air de tout sauf d’un scientifique », lui glissa Maliloa à l’oreille après que le petit groupe eut disparu dans l’obscurité du vaisseau. Il s’étonna qu’elle ressente les mêmes impressions que lui. « Les apparences sont parfois trompeuses, chuchota-t-il, troublé. — Quelle importance, dans le fond ? Le principal est qu’il ait payé son billet. » Les opérations d’embarquement durèrent jusqu’à ce qu’Alpha du Tarz disparaisse à l’horizon. La nuit s’étendit peu à peu sur le tarmac, transpercée par les faisceaux des phares des engins de ravitaillement. Le grand vaisseau en provenance de TarzHor ne s’était pas encore présenté dans le ciel de TarzHel. Les camions de refroidissement s’étaient déjà positionnés autour de l’emplacement qui lui était réservé. « Tu auras trois jours pour te familiariser avec ton boulot. » Maliloa avait accompagné Elthor jusqu’à la porte de sa cabine. « Il nous faut trois jours pour sortir de l’atmosphère de TarzHel en propulsion classique, précisa-t-elle. — C’est quoi, ta fonction, au juste ? — Je me tiens à l’entière disposition du capitaine. Je lui sers d’intermédiaire entre les autres membres de l’équipage et les passagers. C’est la raison pour laquelle ma cabine est proche du poste de pilotage. Il peut me déranger à n’importe quelle heure, y compris pendant mes temps de repos. Je suis également chargée de vérifier que les cuisines automatiques ne s’engorgent pas : il arrive que des plateaux se bloquent et empêchent les autres de se positionner sur le tapis roulant. Les passagers peuvent se montrer d’humeur exécrable s’ils ne sont pas servis à l’heure. Dans l’espace, les repas prennent une importance considérable : en l’absence de repères spatiotemporels, ils servent d’horloge biologique. Nous n’allons pas tarder à décoller. Repose-toi. L’andro te servira bientôt ton dîner. Dans huit heuresTO, la durée d’un quart, je reviendrai te montrer comment enfiler le scaphandre et l’accès au sas de l’entre-coque. » Elthor la regarda s’éloigner dans la coursive en se demandant pour la centième fois ce que cachait sa sollicitude. Son cakra ne chauffait pratiquement plus lorsqu’elle se tenait à ses côtés, signe qu’elle n’était pas animée d’intentions maléfiques, ou qu’elle les dissimulait à la perfection. En tout cas, la compagnie de la jeune femme lui plaisait de plus en plus, et il commençait à s’en inquiéter. Il s’installa dans sa cabine, tira le verrou manuel derrière lui et s’allongea sur sa couchette. Un lecteur de jetons posé sur le recoin qui servait de table émettait des lueurs intermittentes. Un écran occupait tout le plafond, divisé en six parties, présentant des vues du tarmac et des bâtiments de l’astroport. Il vérifia qu’aucun œil de caméra n’était visible sur le métal lisse des cloisons et du sol de la cabine avant de dégager le cakra de l’intérieur de sa combinaison et de l’observer. Il colla son œil à la fente dans laquelle il glissait sa main, mais, même en l’orientant vers l’une des trois appliques, il ne distingua rien d’autre qu’un espace sombre, comme si la lumière ne pouvait pas y pénétrer. Il examina alors la créature ailée sculptée sur l’une des faces, un curieux mélange de poisson, de cétacé, de dragon et d’oiseau. Elle évoquait l’une de ces chimères de certains contes d’Iox, sa planète natale. Elthor constata que le monstre portait cinq ailes et cinq cornes, et en conclut que la Fraternité l’avait justement choisi pour cette particularité, une déduction confirmée par les bribes d’informations contenues dans les mémoires des autres maillons de la chaîne. Le pentale. Y avait-il un rapport entre la mythique créature et la fantastique puissance contenue dans le cakra ? Une légère douleur au crâne lui rappela que son cerveau n’était pas encore tout à fait habitué à la présence des âmnas. Il posa le cakra contre son flanc, ferma les yeux, s’immergea immédiatement dans les mémoires de ses frères et sœurs. Il se souvint, avec une intensité suffocante, de la mort d’Onden dans la Cité des Pères de TarzHor. Il n’avait pas eu le temps de la connaître, pas plus qu’Ewen n’avait eu le temps de connaître Ynolde, sa propre fille pourtant, pas davantage qu’Ynolde n’avait eu le temps de connaître Silf, pas plus que Silf n’avait eu le temps de connaître Onden. Ils s’étaient évanouis de la Galaxie comme des souffles, sacrifiant leurs familles et leurs existences dans un anonymat dont ils ne sortiraient jamais. Si lui, Elthor, premier maillon de la chaîne, réussissait à arrêter la nuée et à sauver les espèces vivantes de la Voie lactée, personne ne prendrait conscience de leur sacrifice, personne ne leur rendrait l’hommage qu’ils méritaient. Des larmes jaillirent de ses yeux et dévalèrent ses tempes. Il finit par s’endormir. D’autres animaux fabuleux peuplèrent ses rêves, un mammifère géant doté de longs poils dans lesquels se réfugiaient les hommes pour échapper au froid, un autre à six pattes qui traversait un désert d’une allure chaotique, une créature aquatique à la peau noire et lisse, des volatiles féroces pourvus d’écailles et d’ailes membraneuses… Des coups le réveillèrent. On frappait à sa porte. Son premier réflexe fut de se saisir du cakra et de le glisser à l’intérieur de sa combinaison. La douce tiédeur du disque le rassura. Il se leva, débloqua le verrou manuel, ouvrit la porte et aperçut Maliloa dans la semi-pénombre de la coursive. « Je te réveille ? » Il acquiesça d’un grognement. « Le quart de repos est passé. Si l’andro n’est pas venu t’apporter le petit-déjeuner, il va falloir le reprogrammer avec tes coordonnées. Le décollage ne t’a pas réveillé ? » Il ne se souvenait pas avoir ressenti la moindre vibration, la moindre sensation de vertige provoquée par la poussée brutale des moteurs d’extraction thermiques. « Tu as le sommeil lourd. » Il décela des nuances de reproche dans la voix de Maliloa. « Le moment est venu de te montrer ton protocole. Il faut que tu sois parfaitement au point lorsque nous passerons en ADVL. » Il enfila ses chaussures et lui emboîta le pas. Elle l’entraîna dans une coursive latérale plus étroite et sombre que les autres. Ils arrivèrent devant un sas au bout d’une vingtaine de mètres. Maliloa prononça une succession de syllabes devant l’identificateur. Le panneau circulaire coulissa en silence et disparut à l’intérieur de la cloison. « Je te donnerai le jeton du code. Tu auras un jour pour le mémoriser avant de me le rendre. » Ils pénétrèrent à l’intérieur d’un espace hexagonal éclairé par deux lampes serties dans le plafond. Des portes se découpaient sur les différents panneaux. Il supposa que celle qui disposait d’un identificateur vocal et paraissait plus épaisse que les autres donnait dans l’entre-coque. « Première tâche : t’assurer que le sas d’entrée est bien refermé, précisa Maliloa. Deuxième : retirer tes chaussures, ta combinaison et enfiler le scaphandre. » Elle ouvrit la porte de droite et dévoila un placard qui contenait deux scaphandres gris clair et luisants pendus à des cintres. D’un geste, elle invita Elthor à se dévêtir. Il resta immobile. « Qu’est-ce que tu attends ? — Sur mon monde, la décence interdit à un homme de se déshabiller devant une femme. — La pudeur n’a pas sa place dans l’espace confiné d’un vaisseau. » Les implants vitaux émirent des ondes douloureuses dans le cerveau d’Elthor. « Je n’irai pas plus loin : je refuse d’offenser mes dieux. » Les yeux gris de Maliloa lancèrent des éclats ironiques entre ses cils blancs. Elle évacua son agacement d’une expiration sifflante. « D’accord, monsieur le pudique, je dois justement vérifier que les systèmes de diffusion d’oxygène et de communication fonctionnent correctement. » Lorsqu’elle fut sortie et que le panneau circulaire se fut refermé, il retira sa combinaison et enfila l’un des scaphandres. Il ajusta la bretelle du sac de tissu contenant le cakra afin de pouvoir le glisser sans difficulté dans l’étroit intervalle entre ses côtes et le tissu épais. Il esquissa quelques mouvements maladroits pour lutter contre la sensation d’être engoncé dans une structure rigide et lourde. Il s’empara du casque transparent muni, sur la partie antérieure, d’une lampe ovale ressemblant vaguement à un œil. Le sas coulissa de nouveau et livra passage à Maliloa. « Pour ton information, et pour apaiser ta pudeur, je te signale que j’ai déjà vu des hommes nus, dit-elle avec un sourire. Ne seraient-ce que les prêtres de Sât. » Il garda la tête penchée pour masquer le trouble qu’elle provoquait chez lui. « Vous en avez aussi chez vous ? — Ils sont partout. Des fanatiques. On les surnomme chez nous les quatre dents du diable. — Trois en référence au trident gravé sur leur front, je suppose. Mais la quatrième ? » Elle éclata de rire. « Celle qui leur pend entre les jambes ! » Le fait qu’elle soit dépourvue de cheveux ne le dérangeait plus. Il s’habituait à son apparence physique singulière. Il trouvait même beaucoup de charme à ses traits fins et réguliers, à son allure gracieuse, à ses regards à la fois perçants et envoûtants, à ses sourires malicieux. Les mémoires des autres maillons l’incitèrent de nouveau à la vigilance. Surtout ne pas tomber dans le piège des sentiments : ils avaient déchiré les âmes d’Ewen, d’Ynolde et d’Onden. Elle pointa l’index sur le cercle renflé autour de son cou. « Il te suffit de poser le casque sur le joint automatique, et le scaphandre deviendra parfaitement étanche. Le système de diffusion d’oxygène et d’élimination du gaz carbonique se déclenchera aussitôt. » Elle marqua un temps de pause avant d’ajouter : « En théorie du moins. On vérifie que ça fonctionne ? » Il emprisonna sa tête dans le casque dont il reposa le bord inférieur sur le joint. Il fut immédiatement coupé de tout, des sons, de l’air ventilé, comme prisonnier d’une bulle isolante. Il ne repéra aucun micro, aucun autre système de communication sur la paroi transparente. Il ne savait pas comment libérer le casque de son joint automatique. Impossible de dégager le cakra. Il eut la terrible impression d’être à jamais coincé dans le scaphandre, d’être tombé à pieds joints dans la première nasse tendue par les adversaires du Panca. Il aperçut, de l’autre côté du casque légèrement embué, le visage de Maliloa. Il lui sembla entrevoir des nuances de moquerie dans ses yeux gris. Il commença à suffoquer. Le souvenir le traversa de frère Kalkin qui, traîné par un filin, s’enfonçait dans les eaux noires de la mer des Dragos. « Tu m’entends ? » La voix de la jeune femme tomba comme un coup de tonnerre dans le silence. « J’étouffe, bredouilla-t-il. — Ça marche en tout cas, je t’entends. Pas de panique : l’oxygène va bientôt se diffuser. — Comment… comment on dégage le casque ? — Tu lui demandes gentiment ! » Maliloa éclata de rire. Il détestait cette sensation de dépendre entièrement d’elle. Il se détendit lorsqu’il sentit affluer l’oxygène par les différentes grilles réparties à l’intérieur du scaphandre. « C’est parti, on dirait, la buée s’efface, lança Maliloa. Tu as maintenant dix heures d’autonomie devant toi. Il t’en faut sept ou huit pour vérifier la coque extérieure. » Elthor ralentit sa respiration pour chasser les pensées affolées qui ruaient en lui comme des fauves en cage. Kalkin était remonté à la surface en se concentrant sur chaque instant, en étant dans le moment présent, hors du temps. Le chemin étant encore long jusqu’au Petit Nuage de Majdan. « Par quel système communiques-tu avec moi ? demanda-t-il. Je ne vois pas de micro. — Un endocommunicateur. On me l’a installé quelques jours après mon embauche. Il me permet d’être en contact direct avec le capitaine. Il est relié à l’ensemble des systèmes de communication du vaisseau. Rassure-toi : je le coupe pendant mon temps de repos. Le capitaine est alors obligé de venir frapper à ma porte en cas d’urgence. — Comment tu peux le couper s’il est à l’intérieur de toi ? — Il me suffit de prononcer un code. La puce implantée entre mes hémisphères cérébraux réagit aux vibrations. — Si tu me disais comment on retire le casque ? » L’attention de Maliloa sembla quelques secondes distraite par un élément extérieur. « Au fait, ne va surtout pas imaginer que tu peux te planquer une fois que tu es entré dans l’entre-coque, reprit-elle. Nous suivrons chacun de tes déplacements sur un écran de contrôle. — Ta confiance me va droit au cœur. » Elle le dévisagea avec une intensité qui le fit frissonner. « Pourquoi cette tâche n’est-elle pas confiée à un andro ? — Ils ne sont pas assez réactifs et manquent de subtilité dans leurs jugements. Ton rôle est crucial, Elthor. De ta concentration dépend la vie de l’ensemble des passagers de ce vaisseau. » Il hocha la tête en pensant encore une fois qu’elle était loin de se douter à quel point elle avait raison. CHAPITRE IV Roulette topirisse : jeu qui peut se pratiquer de deux à trente-six joueurs, assez répandu sur les mondes de l’OMH avec quelques variantes selon les planètes. Chaque joueur se passe à tour de rôle le révov, un petit appareil qui évoque une arme antique (ce qui incite certains historiens à affirmer que le topirisse date d’avant la Dispersion). On glisse d’abord un projectile dans le révov qui peut en contenir dix-huit, puis on fait rouler le barillet (d’où l’appellation de roulette). Le joueur place alors le révov sur sa tempe et presse la détente. Si une tache rouge apparaît sur son front, il a été touché par le projectile et il est éliminé. À l’issue du premier tour, les joueurs éliminés se retirent du jeu. On place cette fois deux projectiles dans le révov et les joueurs toujours qualifiés effectuent un deuxième tour. Tant qu’il reste des joueurs, on procède à des tours supplémentaires en rajoutant à chaque fois un projectile dans le barillet jusqu’à ce qu’il y ait un gagnant. Ce jeu n’en appelle pas à la stratégie ni à une forme quelconque d’intelligence, mais à la chance. Au pur hasard. Raison pour laquelle sans doute il connaît une telle vogue. Les règles sont si simples que n’importe qui peut entrer dans une partie. Cependant, comme il fait l’objet de paris acharnés, les sommes engagées restreignent parfois considérablement le cercle des candidats. Le Parlement a jadis tenté d’interdire la roulette topirisse, immorale à ses yeux, mais le décret, difficilement applicable il est vrai, n’a pas empêché cette dernière de connaître un développement foudroyant sur tous les mondes de l’OMH. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des loisirs. JE ME SUIS DEMANDÉ si les entrées secrètes de JiLi n’étaient pas les alcôves où certains élus recevaient leurs conquêtes, sans doute faciles et nombreuses lorsqu’on siège au Parlement universel. Elle ne m’a en tout cas fourni aucune précision jusqu’à ce que la libulle (cent douze sols la course, à ce rythme-là mon petit pécule fondrait comme neige aux rayons ardents d’une étoile) me dépose à l’adresse qu’elle m’avait indiquée, une minuscule rue sombre et déserte. Mon esprit était de toute façon accaparé par le spectacle effrayant que j’avais découvert dans l’observatoire de Manos Octoy. Je n’arrivais pas à comprendre qu’il fût le seul astrophysicien de toute l’OMH à avoir détecté le potentiel destructeur de l’immense nuée qui fondait sur la Galaxie à une vitesse effarante. Les multiples observatoires dispersés sur les nombreux mondes colonisés disposaient pourtant de télescopes et autres appareils performants. Je n’avais jamais entendu parler de cette traînée sombre qui éteignait les étoiles comme on souffle les bougies. Peut-être n’étaient-ils pas équipés du bon matériel, comme le prétendait Manos Octoy, peut-être la vitesse phénoménale à laquelle elle se déplaçait rendait-elle myopes, voire aveugles, les optiques traditionnelles, quoi qu’il en soit, elle m’avait fichu une trouille de tous les diables, et j’étais persuadée que n’importe quel parlementaire introduit de gré ou de force dans l’observatoire de Manos Octoy aurait la même réaction que moi. Je m’étais imprégnée de l’idée que nous n’avions plus qu’un mois à vivre. Un mois, c’est tragiquement court quand on vient à peine de passer les vingt ansTO. On se rend compte que nos amours n’ont jamais dépassé le stade embryonnaire, qu’on a seulement gratté la surface des choses, qu’on n’a pas apprécié à sa juste mesure l’acte simple et merveilleux de respirer. J’avais ressenti l’énergie fantastique du trait noir qui barrait l’écran de l’astrophysicien. Comme l’avait affirmé JiLi, nos canons décréateurs d’atomes les plus puissants ne seraient que des armes dérisoires, des jouets, face à un adversaire d’un tel calibre. Pouvait-on parler d’adversaire, d’ailleurs ? La nuée était-elle mue par une intention destructrice ou bien n’était-elle qu’une forme de vie inconnue cherchant à survivre, une sorte de prédatrice géante de l’énergie des étoiles ? Nous n’aurions probablement pas le temps d’en juger. Tu vois cette porte ? La voix de JiLi avait retenti comme une détonation dans mon esprit et égaillé mes pensées. J’ai regardé autour de moi et n’ai repéré qu’une seule porte, vermoulue, sur la façade d’une construction visiblement à l’abandon. Solar 2 amorçait sa course descendante et teintait de rouille les rares nuages dentelés. Une brise tiède adoucissait l’air encore brûlant. La libulle avait décollé sitôt que j’avais réglé la course au pilote, dont je n’avais pas réussi à déterminer s’il était un andro ou un jeune homme ayant déjà subi plusieurs corrections génétiques. Les ombres qui s’allongeaient ne tarderaient pas à se changer en nuit et à rendre le coin encore plus inquiétant. « Eh bien ? » Elle semble pourrie comme ça, mais c’est seulement un décor, un leurre, elle est protégée par un identificateur vocal. « On est encore loin du Parlement, il me semble. » Elle donne sur le réseau des anciens égouts de BeïBay. De là, tu peux te rendre dans tous les recoins de la ville, y compris à l’intérieur du Parlement, ce qui te permettra d’éviter les contrôles. « Tu es la seule à connaître ce labyrinthe ? » Nous sommes une petite dizaine. Tous médialistes, dont six du Canal 45. Je ne l’ai pas emprunté très souvent, je me suis débrouillée autrement pour m’introduire dans le Parlement. « Je crois deviner comment… » Hé là, ne va pas t’imaginer n’importe quoi ! Je me suis servie de mes charmes uniquement avec les parlementaires qui me plaisaient. Son gloussement a résonné de manière désagréable sous mon crâne. D’autres bruits, extérieurs ceux-là, ont attiré mon attention. Des silhouettes se sont découpées à l’extrémité de la ruelle. Une dizaine. À la lumière du crépuscule, j’ai discerné des hommes et des femmes en haillons aux regards fiévreux et aux démarches somnambuliques. De pauvres bougres gavés de drogues qu’on surnommait par dérision les mingjums, capables de se livrer aux pires atrocités lorsqu’ils étaient en manque. « Merde », ai-je marmonné. Je les ai vus aussi. Dépêche-toi d’ouvrir cette fichue porte. Ils ne pourront pas la franchir. « Merci de m’avoir refilé cette excellente adresse… » Place-toi devant la porte et prononce distinctement le mot de code : Savarniza. « Drôle de mot. » Le prénom d’une ancienne consœur décédée au cours d’une mission. Qu’est-ce que tu attends ? Qu’ils te découpent en morceaux ? Je me suis avancée vers la porte, et, tout en surveillant du coin de l’œil la progression des mingjums, j’ai prononcé le code d’une voix claire et ferme. La porte ne s’est pas ouverte tout de suite. Le temps m’a paru d’autant plus long que les défoncés accéléraient l’allure et comblaient rapidement l’intervalle. « Ouvre-toi, putain ! » ai-je murmuré. J’espère que personne n’a eu la bonne idée de changer le code. J’ai perçu de la tension dans la voix de JiLi. Deux crissements ont retenti alors que je n’étais plus séparée des mingjums que par un intervalle de quinze mètres. La porte s’est entrebâillée. Enfin. Je me suis engouffrée dans l’ouverture. J’ai encore perçu des bruits de pas précipités et des éclats de voix avant que la porte ne se referme dans un claquement prolongé. Le silence, la fraîcheur et l’obscurité m’ont enveloppée, ainsi qu’une odeur désagréable, presque suffocante. Il a fallu un peu de temps pour que mes yeux s’accoutument à la pénombre, contrairement à mon enregistreur frontal qui, lui, s’est instantanément adapté. Tu vois l’ouverture sur sa droite ? a demandé JiLi. « Je ne vois rien du tout ! » Les mingjums tambourinaient sur la porte en poussant des hurlements. J’ai cru qu’elle allait voler en éclats, mais, comme l’avait précisé JiLi, le bois vermoulu n’était qu’un leurre. De ce côté-ci, elle se présentait sous la forme d’un bloc de métal indestructible au centre duquel l’œil de l’identificateur vocal émettait une lueur à peine perceptible. Dès que tu distingueras une ouverture sur ta droite, tu la prendras. J’aurais dû te recommander d’apporter une lampe de poche. Il y a tellement longtemps que je n’ai pas mis les pieds dans cet endroit que j’ai oublié le problème de l’obscurité. J’ai commencé à discerner les ombres grises des murs, du plafond, la bouche noire qui, effectivement, béait sur ma droite. J’ai regretté de ne pas avoir changé de tenue. J’avais voulu me faire élégante pour la rencontre avec JiLi, et ma robe courte et mes chaussures légères n’étaient guère indiquées pour une randonnée nocturne dans les bas-fonds de BeïBay. La bouche donnait sur un escalier qui s’enfonçait en pente raide dans les entrailles du sol. Comme je distinguais mal les marches de pierre usées, je les ai descendues avec une grande prudence. Pas folichon, le coin… « Et encore, tu n’as pas l’odeur ni la fraîcheur. J’aurais dû prendre une veste. Je ne pouvais pas deviner en me rendant chez toi que je serais embarquée dans cette galère. » Tu es râleuse, hein ? « Y a de quoi, non ? Quelqu’un m’avait invitée au restaurant ce soir. » Comme j’en étais une moi-même, je garde une certaine sympathie pour les râleuses… C’est un homme qui t’a invitée ? Il te plaît ? Cette conversation frivole dans les sous-sols puants de BeïBay m’est apparue comme un monument d’absurdité. J’avais l’impression, déstabilisante ô combien, de jouer le sort des espèces vivantes à la roulette topirisse, un jeu très populaire dans la région de l’Araosing. « Je ne sais pas, je ne l’ai jamais vu. » Même pas sur un écran ? « Je ne connais de lui que sa voix. Une belle voix d’ailleurs. Il m’a contactée par le canal audio. Il refuse d’utiliser les autres réseaux. Un acte politique. Il fait partie du mouvement naturaliste, qui prône un retour aux temps d’avant le développement des systèmes de communication instantanés. » Et s’il ne te plaît pas du tout ? Je suppose qu’il n’a pas non plus recours aux corrections génétiques. « On se contentera de discuter. » Pourquoi t’a-t-il appelée, toi ? Quels sont ses critères ? « Je n’en sais rien, je comptais le lui demander. » Ta candeur est délicieuse, Xéline. À mon avis, c’est un vulgaire dragueur qui manie le mystère avec une perversité consommée. « L’authenticité, ça existe encore, non ? » Cultive-la dans tes jardins secrets, ma belle, mais ne l’exige pas des autres. Je me suis tue, consciente qu’elle avait raison, que mon correspondant ne cherchait qu’à m’attirer dans son lit. J’avais feint de croire à son baratin, sans doute parce que j’avais besoin de me prouver que j’étais séduisante. Les femmes de l’Araosing sont tellement usées par les travaux et brûlées par les rayons ardents de Solar 2 qu’elles ont tendance à se croire laides et, même si je ne trime pas dans les plantations du matin au soir, j’ai hérité en grande partie leur mauvaise opinion d’elles-mêmes. En bas de l’escalier, j’ai suivi une galerie dont mes épaules frôlaient les deux parois de pierre. Les claquements de mes semelles ébranlaient le silence. La peur, davantage que le froid, couvrait mes bras et mes jambes de frissons. Il m’était impossible de croire que cet obscur boyau me conduisait au Parlement universel, le bâtiment le mieux gardé de toute la Galaxie. J’ai perçu un mouvement devant moi. Je me suis immobilisée, tétanisée, glacée d’effroi. Une petite forme grise a fusé deux mètres plus loin et a disparu par une fissure dans le mur. « C’était quoi, ça ? » ai-je murmuré. Sans doute un rabich. Ils pullulent dans le coin. « Ils sont dangereux ? » Ils peuvent l’être quand ils sont affamés. « Je n’ai rien pour me défendre. » J’avais craché ces mots avec une hargne mal contrôlée. Ma voix est restée un long moment suspendue sous la voûte. Il m’a semblé percevoir d’innombrables grattements et couinements. J’ai failli tourner les talons, puis j’ai repensé à la nuée destructrice et, ignorant mon impression de plus en plus forte de m’enfoncer dans un cauchemar, j’ai raffermi ma détermination. La galerie débouchait sur le bord de ce que j’ai supposé être un ancien conduit d’égout. Je le distinguais assez nettement à présent. D’une largeur de deux mètres, il n’avait que peu de profondeur. Des formes incertaines en tapissaient le fond. « Depuis combien de temps ce réseau est-il fermé ? » La puissance de ma propre voix m’a fait sursauter. Quatre siècles70 sans doute. Ils sont devenus inutiles. Maintenant, on pulvérise les déchets à coups d’onde défatome. « Ils sont bien conservés… » Ils ont été construits avec une telle solidité qu’ils ont parfaitement résisté au temps. Suis le bord de ce conduit en prenant sur ta gauche. « Tu connais les anciens égouts par cœur ? » JiLi a éclaté de rire. J’ai eu la sensation qu’une cascade jouait une mélodie cristalline dans mon cerveau. J’ai le plan sous les yeux. Je l’avais gardé dans mes archives. Et je peux suivre ta progression : tu y es figurée par un point lumineux. J’ai marché le long du conduit. Il me fallait progresser avec d’infinies précautions sur le rebord par endroits éboulé, et même franchir d’un bond certains passages. J’entrevoyais désormais de nombreuses formes claires et mouvantes sur le bord opposé et dans le fond du conduit. Les couinements aigus qui lacéraient régulièrement le silence me paraissaient agressifs. Je craignais à tout moment de sentir des dents pointues se refermer sur mes mollets. Je regrettais amèrement de ne pas avoir passé l’une de ces combinaisons isothermes taillées dans des matériaux résistants. Je crois savoir qu’on utilise pour leur fabrication les fils tissés par certains insectes à la solidité incomparable. Je percevais de temps à autre le souffle de JiLi. Sa respiration m’évoquait le foesh, le vent des hauteurs qui berce les nuits chaudes de l’Araosing. J’avais l’étrange impression d’être accompagnée par un ange gardien des antiques traditions qui survivent dans ma région natale. J’essayais de faire le moins de bruit possible pour ne pas attirer l’attention des petits animaux qui pullulaient maintenant dans le conduit, mais mes semelles consolidées par des languettes de métal produisaient un raffut de tous les diables sur le béton écaillé. Je suis arrivée à un carrefour d’où partaient trois nouvelles galeries et deux autres conduits. La puanteur ne me gênait plus, soit qu’elle s’était estompée, soit que je m’y étais habituée. Drôle de soirée tout de même. Au lieu d’un restaurant sympathique en compagnie d’un homme que je persistais à imaginer charmant, j’errais dans les entrailles oubliées et maléfiques de BeïBay, guidée par une femme qui voulait empêcher l’extinction de la Galaxie et cernée par une multitude de rabichs probablement en manque de nourriture. « Tu sais d’où vient l’expression “poser un lapin” ? » Aucune idée. J’ignore même ce qu’est un lapin. « En tout cas, je viens d’en poser un. Un beau. Il doit m’attendre et je n’ai aucune possibilité de le prévenir. » Ça lui fera les pieds. Il arrive de temps en temps que les séducteurs de bas étage soient pris à leur propre jeu. « Pourquoi séducteur de bas étage ? Vous ne le connaissez pas. » Il agit comme un chasseur. Il pose les pièges et tente de t’attirer dedans. Prends la deuxième galerie sur ta droite. J’ai poussé un long soupir avant de m’engager dans la direction qu’elle m’indiquait, ma façon, puérile sans doute, de lui signifier que je désapprouvais ses propos. Les ténèbres étaient tellement denses, dans la nouvelle galerie, que je ne voyais pas à un mètre devant moi. J’ai gardé les bras levés et tendus afin de détecter les éventuels obstacles. Mon pied a soudain heurté quelque chose. J’ai d’abord pensé à une pierre éboulée jusqu’à ce que la chose en question se mette à pousser des cris stridents. Un rabich minuscule, sans doute un petit séparé de sa mère. À ses cris ont répondu des grognements et les crissements de griffes sur le béton. Cours. « Mais… » Fonce, je te dis. Cavaler dans cette obscurité, c’était comme sauter dans un précipice dont on ne discerne pas le fond. J’ai obéi à l’ordre de JiLi lorsque j’ai vu des formes claires converger vers moi. Tout droit. J’ai couru aussi vite que me le permettaient ma robe, mes chaussures, la visibilité et mon souffle. Je n’étais pas habituée à l’exercice. Dans ma région natale, courir est considéré comme une sorte de maladie mentale. Il est vrai que la chaleur étouffante qui accable l’Araosing une grande partie de l’année n’incite guère à s’agiter. J’ai retroussé ma robe jusqu’à ma taille pour empêcher le tissu serré d’entraver les mouvements de mes cuisses. Je n’ai pas eu besoin de jeter un regard en arrière pour me rendre compte que les rabichs me poursuivaient : les grattements frénétiques de leurs petites pattes sur le sol suffisaient à m’informer de leur progression. J’ai eu d’abord la très nette sensation qu’ils se rapprochaient, et j’ai tenté d’accélérer l’allure, craignant à tout moment de buter sur un obstacle, un pan de mur effondré, une grosse pierre, un étai affaissé, de m’affaler par terre et de m’offrir sans défense à leurs griffes et à leurs dents, mais la galerie était parfaitement dégagée et bien droite, ainsi que l’avait spécifié JiLi, et il m’a semblé que je les semais peu à peu. Continue. Les rabichs ne sont pas endurants. Ils abandonneront vite. Je n’ai pas eu la force de lui répondre, j’ai seulement douté d’être plus endurante que les rongeurs des profondeurs. Puis, alors qu’un point de côté me cisaillait le bas-ventre et que je cherchais en vain mon second souffle, j’ai pris conscience que je n’entendais pas d’autres bruits que les claquements de mes semelles et j’ai compris que les rabichs avaient enfin abandonné la partie. Je me suis arrêtée et, les mains sur les genoux, au bord de la syncope, je me suis appliquée à récupérer. Pas mal pour une non-sportive. « Qu’est… qu’est-ce que tu en sais ? » ai-je répliqué entre deux expirations sifflantes. Je sais quelques trucs sur toi. « Tu m’as espionnée, c’est ça ? » Disons plutôt que j’ai fait ta connaissance. « En te basant sur quoi ? » Ce n’est pas le moment d’en parler. Tu devrais repartir tout de suite. Les rabichs ne sont pas résistants, mais ils sont têtus. Au bout de cette galerie, tu tomberas sur un nouveau carrefour. Cette fois, tu t’engageras dans la troisième galerie sur ta droite. « C’est encore loin ? » Elle ne m’a pas répondu, signe sans doute qu’il me restait pas mal de kilomètres à parcourir dans ce labyrinthe de malheur. Tu es juste en dessous du Parlement. « Comment on fait pour entrer ? » Continue une vingtaine de mètres sur ta gauche. Tu devrais repérer au-dessus de toi un puits et une plaque circulaire d’un mètre de diamètre. Il te suffit de la soulever. Elle donne sur les locaux de maintenance. Tu risques d’y croiser des techniciens et des andros ménagers. Ignore-les. Marche d’une allure assurée. Ils ne te poseront pas de questions. Tu es censée avoir subi une foule de contrôles avant de pénétrer dans l’enceinte du Parlement. « Bizarre que personne d’autre ne connaisse l’existence de cette bonde. » Les vestiges des anciens égouts n’étant pas répertoriés, elle n’a plus d’existence officielle. Je soupçonne les parlementaires des premiers temps de l’avoir entretenue pour pouvoir s’éclipser en toute discrétion. Puis on l’a peu à peu oubliée. Il a fallu qu’un médialiste de mes relations exhume le plan des anciens conduits souterrains de BeïBay pour qu’on songe de nouveau à l’exploiter. J’avais marché pendant des heures, du moins était-ce mon impression, avant d’atteindre le but. J’avais emprunté une succession de galeries et de conduits tous plus sinistres les uns que les autres. Les bandes de rabichs que j’avais croisées ne m’avaient pas agressée. J’en avais conclu qu’ils étaient repus ou trop paresseux pour s’en prendre à une proie vivante. Ou encore que je n’étais pas appétissante. J’ai aperçu la plaque tout en haut du puits cylindrique. « Il n’y a pas de barreaux. » Pose la main sur la paroi. « Pour quoi faire ? » Fais ce que je te dis. Mon ange gardien me tapait parfois sur les nerfs. J’ai haussé les épaules avant de m’exécuter. J’ai plaqué la paume de ma main gauche sur les pierres rugueuses. Des déclics ont alors retenti en cascade et des lignes lumineuses sont apparues de bas en haut du puits. J’ai eu besoin de quelques secondes pour m’apercevoir que ces traits brillaient sur la tranche des barreaux métalliques qui formaient une échelle aux échelons réguliers. Escamotables. Vestiges d’une technologie vieille de cinq siècles qui fonctionne comme au premier jour. Les anciens étaient plus ingénieux qu’on ne le croit généralement. Je me suis sentie penaude et j’ai décidé d’accorder mon entière confiance à JiLi. Nous étions partenaires dans une opération de la dernière chance et nous devions travailler en parfaite osmose. J’étais probablement davantage agaçante pour elle, avec mes questions, mes susceptibilités, ma verdeur acide, qu’elle ne l’était pour moi. Elle avait vécu mille vies tandis que j’abordais tout juste ma première. J’avais accepté d’être son soldat, son corps, il me fallait admettre qu’elle fût mon supérieur, mon cerveau. J’ai commencé à escalader les barreaux. Ils n’émettaient aucune chaleur malgré la lumière qui émanait d’eux, sans doute moulés dans un alliage inoxydable et antithermique. La profondeur du puits avoisinait les vingt mètres. Je ne discernais aucun joint apparent entre les pierres des parois, la marque, là encore, d’un savoir-faire oublié. Parvenue sous la bonde, j’ai calé de mon mieux mes pieds sur le barreau et arc-bouté mes bras sous le cercle métallique. Je m’attendais à rencontrer une forte résistance, aussi ai-je été surprise de la facilité avec laquelle je suis parvenue à la soulever. On croit généralement que ce qui est solide est lourd, mais, à l’aide de la nanotechnologie, on fabrique désormais des matériaux quasiment indestructibles qui ne pèsent pas davantage que du duvet d’oiseau. J’ai passé la tête hors de l’ouverture et découvert un couloir éclairé par une veilleuse. De chaque côté, sur les cloisons, se découpaient des portes d’un métal clair. Personne. C’est le moment. Je me suis hissée hors de l’orifice, j’ai déplié mes jambes et rabattu ma robe sur mes cuisses. Referme la bonde. Si quelqu’un la voit ouverte, l’alerte sera aussitôt donnée et ils ne mettront pas plus de cinq minutesTO à te retrouver. L’éclairage de la veilleuse, bien que ténu, a suffi à dévoiler les taches sombres sur ma robe et sur mes jambes. « Il faut que je me lave un peu… » Tu trouveras des toilettes au bout du couloir. « Ça tombe bien : ma vessie va bientôt déborder. » Il existe des correcteurs génétiques pour augmenter contenance et résistance… « Je sais, mais je tiens à rester une femme à cent pour cent. Je suis une naturelle à ma façon. » J’ai marché jusqu’aux toilettes, qui n’étaient pas seulement équipées d’un lavabo et d’une cuvette ancienne, mais également d’une antique douche à eau. Après avoir purgé ma vessie, j’ai trouvé des serviettes éponge pliées et propres sur les étagères d’un placard. Je me suis dévêtue, j’ai nettoyé les taches de ma robe à l’aide d’un tissu imbibé d’eau, puis je me suis installée quelques minutes sous le jet automatique de la douche. L’eau à la température parfaite m’a fait un bien fou. Il m’a semblé renaître après cette errance désespérante dans le labyrinthe souterrain et fétide de BeïBay. J’ai attendu que les souffles chauds me sèchent le corps et les cheveux, puis je me suis recoiffée et rhabillée en regrettant de ne pas disposer de vêtements et de chaussures de rechange. La sensation désagréable que JiLi contemplait mon reflet via nos enregistreurs frontaux m’a dissuadée de m’éterniser devant le miroir en pied. Te voilà dans la place. Enfin, au septième sous-sol. « Quelle est la suite du programme ? » Nous allons nous rendre dans les appartements du parlementaire qui, à mon sens, a la plus grande influence sur l’Assemblée. « Tu es certaine qu’il dort ici ? » Il ne bouge jamais du Parlement. Il a plus de cent cinquante ansTO. Il vient du système de Lambda de la Deuxième Roue, le système le plus éloigné de Solar 2. Plus éloigné même que les mondes colonisés du bras de Persous. Il a passé trois sièclesTO dans un antique vaisseau thermique pour arriver jusqu’ici. Avec le ralentisseur métabolique, il a perdu une quarantaine d’années biologiques. Un sacrifice énorme. Il n’est jamais plus rentré chez lui. Quand il prend la parole, les autres l’écoutent. Ses adversaires ont tenté à maintes reprises de le compromettre, mais il reste incorruptible. Si tu parviens à le convaincre, il ne lui faudra pas beaucoup de temps pour retourner l’Assemblée. « Et s’il refuse de m’écouter ? » Alors nous nous rendrons chez le parlementaire le plus influent après lui, et ainsi de suite jusqu’à ce que nous parvenions à en convaincre un. Je me suis aspergé une dernière fois le visage d’eau froide tout en me jurant intérieurement de mettre toutes mes maigres ressources au service de la cause perdue de JiLi. CHAPITRE V Doal : animal mythique des légendes spatiales des trois systèmes du Théorn. Le doal se caractérise par une forme imprécise, ou plutôt par une absence de forme qui en fait un animal impossible à observer. On le représente généralement par des figures abstraites dans lesquelles on peut discerner des détails animaliers. Il apparaît comme protecteur ou destructeur selon les légendes. Dans le système d’Aleph du Dynaa, par exemple, malheur aux passagers du vaisseau qui croise le doal : il fore un passage dans le fuselage et s’introduit à bord afin de dévorer tous les êtres humains. Pour l’empêcher de provoquer les naufrages de l’espace, on tente de l’amadouer au cours d’une cérémonie où on lui expédie un vaisseau, la plupart du temps réformé, empli de nourriture et de mannequins de cire. Dans le système voisin de Ghimel du Telion, il est au contraire vénéré comme un dieu débonnaire qui veille sur le bon déroulement des voyages interstellaires et lutte contre les prédateurs impitoyables que sont les marchmers. On lui adresse donc des louanges au cours de cérémonies grandioses appelées les doales, qui rassemblent parfois plusieurs millions de fidèles sur les sites qui lui sont consacrés. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. LE RAYON DE LA LAMPE projetait un cercle d’environ un mètre de diamètre sur le métal gris. Pas toujours facile de se mouvoir dans l’espace entre le fuselage extérieur et la coque intérieure. Des goulets d’étranglement se formaient par endroits et contraignaient Elthor à de savantes contorsions pour les franchir. Il avait eu besoin de deux quarts pour apprendre à maîtriser les effets de l’apesanteur, à se diriger sans à-coups, à utiliser à bon escient les semelles magnétiques. Une fois que ces dernières étaient soudées au métal, il devait produire un gros effort pour s’en décoller et il s’en servait le moins possible, préférant s’accrocher aux diverses excroissances pour se stabiliser et examiner méthodiquement les alliages des coques. Le Phosphelius, passé en propulsion lumière depuis cinq joursTO, produirait une accélération constante jusqu’à ce qu’il atteigne l’ADVL8. Les étoiles s’étaient soudain fondues en une seule masse lumineuse qui s’était peu à peu rétractée avant de se dissoudre dans les ténèbres traversées de traînées fulgurantes. Un silence total, presque palpable, régnait dans l’entre-coque noyée dans une obscurité profonde. « Ces alliages n’ont pas été conçus au départ pour des vitesses aussi folles, avait expliqué Maliloa. Personne ne peut prédire comment ils réagiront. — Pourquoi le capitaine prend-il de tels risques ? — D’abord parce que les chasseurs l’ont payé très cher pour qu’il gagne le plus vite possible le Petit Nuage de Majdan. Ensuite parce que, comme tout bon navigant, il est sans cesse tenté de repousser les limites. » Les matériaux semblaient pour l’instant tolérer la fantastique accélération. Cependant, même si la lumière du scaphandre ne révélait pour l’instant aucune fissure, aucune boursouflure, aucune tache, le capitaine et les techniciens se gardaient d’en tirer des conclusions hâtives : le fuselage extérieur était d’une telle épaisseur que les déformations n’apparaîtraient pas tout de suite dans l’entre-coque. Elthor, qui avait eu besoin de huit heures les premiers quarts, mettait maintenant un peu moins de sept heures pour mener à bien sa tâche. Il commençait à se familiariser avec l’endroit. Mieux, il appréciait ces instants de solitude totale que Maliloa n’interrompait pratiquement plus. La jeune femme et lui avaient communiqué fréquemment lors des deux premiers quarts, puis, comme elle n’avait plus de raisons d’intervenir, les échanges s’étaient espacés au point de se réduire à quelques formules lapidaires. Tout en inspectant scrupuleusement le métal des coques, Elthor s’immergeait dans les mémoires des autres maillons. Leurs vies contenues dans les âmnas devenaient sa propre vie. Il avait l’impression qu’elles se logeaient dans ses cellules, qu’elles étaient aussi vraies, aussi intenses, que son enfance sur Iox, ses errances dans le réseau temps, les rires de Ferlun, les danses des orvers, sa rencontre avec Elagal, la vieille femme, qui l’avait sauvé des dents des marvins sur l’île d’Oxal, la Cité des Pères surgie des eaux… Il renfermait dans son esprit, dans son cœur, dans son corps, quatre autres existences – presque cinq avec les bribes de la mémoire de Mihak. Les vies de quatre êtres humains qui avaient parcouru des distances phénoménales et accompli des prodiges pour transmettre leur âmna au maillon suivant de la chaîne. Il était le réceptacle de l’énergie qu’ils avaient déployée pour aller au bout d’eux-mêmes, taillant leur chemin dans une forêt touffue de doutes et de souffrances. Il se sentait par instants investi d’une puissance infinie, dépositaire du feu primordial. Il en ressentait un début d’orgueil qu’il s’évertuait aussitôt à combattre, aidé par le rire de Ferlun, le spectrempe, qui retentissait aussitôt en lui comme un avertissement teinté de dérision : Pourquoi cette rage à être quelque chose ou quelqu’un ?… Si tu ne te libères pas de tes conditionnements, tu ne survivras pas très longtemps… Les parcours de ses frères et sœurs du Panca l’invitaient à l’humilité. Se gonfler d’orgueil n’aurait réussi qu’à le rétracter, le confiner, or il avait besoin d’étendre ses limites pour les accueillir comme ils le méritaient. En outre, comment se croire important quand il suffisait d’une infime particule pour réduire son rôle à néant et éteindre à jamais les espoirs des espèces vivantes de la Voie lactée ? Le bouclier protecteur renvoyait au vide toute forme qu’il détectait dans les parages du vaisseau, mais déploierait-il toujours la même efficacité à la vitesse ADVL7 ou 8 ? De temps à autre, lorsqu’il longeait une coursive munie de hublots, Elthor apercevait les halos flamboyants d’explosions. Les astéroïdes de différentes tailles qui entraient en contact avec les ondes du bouclier étaient instantanément anéantis. Si une particule parvenait à se glisser entre les mailles du filet et à perforer le fuselage, Elthor n’aurait pas le temps de regagner le sas et de se réfugier dans la coque intérieure. Il s’était demandé s’il pouvait refuser le travail maintenant qu’il était engagé. Hory Kepht ne rebrousserait pas chemin pour se débarrasser d’un homme récalcitrant. En revanche, le capitaine pouvait fort bien le condamner et l’expulser dans l’espace. Personne ne s’en offusquerait, ni parmi les passagers ni parmi les membres d’équipage, hormis Maliloa, peut-être. Et puis il s’interdisait formellement de recourir au cakra dans l’enceinte du Phosphelius : le feu endommagerait irrémédiablement les matériaux du vaisseau et le condamnerait à un naufrage dont personne ne réchapperait. À chaque début de quart, Elthor revêtait consciencieusement son scaphandre et attendait que l’oxygène commence à se diffuser pour se diriger d’un pas pesant vers le sas. Puis, de l’autre côté, il longeait en apesanteur un couloir qui donnait sur une avancée et, à partir de là, commençait sa vérification systématique et fastidieuse des deux surfaces métalliques. Il s’interrompait parfois quelques instants, rivé à une saillie, pour reposer ses yeux et tenter de retrouver une certaine fraîcheur mentale. Une concentration de tous les instants était nécessaire pour ne pas se laisser emporter par ses pensées et négliger un recoin. Il parvenait le plus souvent à rester vigilant tout en explorant les mémoires des autres maillons, mais, parfois, il dérivait sur un flot de pensées qui l’entraînait loin de lui-même, et, lorsqu’il en prenait conscience, il se rendait également compte qu’il venait d’inspecter une partie de la coque sans y accorder de véritable attention. Alors il repartait en arrière et recommençait, cette fois fermement ancré dans le moment présent. « Nous sommes passés en ADVL6. » Maliloa était venue l’accueillir à sa sortie du sas. Même si elle souriait, elle ne parvenait pas à dissimuler entièrement l’inquiétude qui lui assombrissait les yeux. « Rien à signaler ? » Il la dévisagea pour tenter encore une fois de discerner ce que signifiait sa sollicitude. La voir lui procurait toujours la même joie. « Je t’en aurais déjà parlé », répondit-il. Elle hocha la tête. Il eut l’impression, une impression si forte qu’elle se changea en certitude, qu’elle cherchait à lui dire quelque chose, mais que les mots refusaient de venir. « Je me suis toujours demandé ce que signifiait le dessin sur les manches des combinaisons, mais je n’ai pas pensé à te poser la question, reprit-il en espérant que l’amorce d’une conversation déclencherait les confidences. — Un doal stylisé. Un animal qui se balade dans une bonne partie des mythologies spatiales des systèmes du Théorn d’où vient le capitaine. — Ça ne ressemble pas vraiment à un animal… — D’après ce que j’ai compris, il n’a pas vraiment de forme. Ou plutôt il prend toutes les formes, et on le représente la plupart du temps par un dessin abstrait dans lequel on peut deviner des yeux et une gueule. » Elle faillit ajouter quelque chose, se ravisa, et Elthor comprit que la porte s’était refermée, qu’il ne tirerait rien d’autre d’elle pour le moment. Il n’insista pas : il n’avait pas intérêt à se montrer trop direct, trop insistant, il devait gagner peu à peu sa confiance, l’amener en douceur à lui livrer son secret. Un secret qui avait peut-être un lien avec son appartenance à la Fraternité et à la constitution de la chaîne quinte. « Le capitaine dort et j’ai un peu de temps libre, proposa-t-elle. On mange ensemble ? » Il ne se fit pas prier. Ils descendirent dans la salle à manger commune, au niveau trois. Les tables étant toutes occupées, deux chasseurs se poussèrent pour leur ménager une petite place après qu’ils eurent récupéré leurs plateaux. Elthor supposa qu’ils voulaient s’attirer les bonnes grâces de Maliloa, qu’ils trouvaient à leur goût à en croire les regards dérobés qu’ils lui jetaient. L’un, noir de peau, portait un chapeau aux formes complexes et un ensemble taillé dans un tissu-vie serti de pierres scintillantes ; l’autre était le géant à la longue chevelure blonde divisée en tresses, au teint laiteux, aux vêtements bleu roi et sobres quoique également d’une excellente qualité. « Vous avez une idée du temps qu’il nous reste avant d’arriver dans le Nuage ? demanda le géant blond. — À cette allure, nous aurions besoin d’une vingtaine de jours, répondit Maliloa en soulevant le couvercle isotherme de son plateau. En ADVL8, il ne nous en faudra qu’une dizaine. » Les deux chasseurs se consultèrent du regard. Les conversations s’étaient tues alentour. Tous prêtaient attention aux propos de Maliloa, les autres chasseurs et leurs domestiques, mais également les membres d’équipage dispersés dans la salle et les quatre scientifiques regroupés à la même table. Elthor perçut la brûlure d’un regard sur sa nuque. Du coin de l’œil, il vit que le jeune homme brun au visage émacié le fixait avec insistance. Le cakra émit une chaleur vive qui lui embrasa le côté gauche. « Nous voulons être bien sûrs d’arriver à temps, lança l’homme au chapeau. Le capitaine nous l’a garanti. Nous ne l’avons pas revu depuis notre départ. J’espère qu’il ne se montre pas parce qu’il ne peut pas tenir ses promesses. — Vous n’êtes tout de même pas à dix jours près ! » intervint Stirn, le responsable de la maintenance mécanique qui mangeait dans un coin de la pièce en compagnie de son assistant. Le géant blond se retourna avec une telle vivacité qu’il accrocha au passage son plateau, qui tomba sur le sol en répandant récipients et couverts. « Pour le gibier que nous sommes venus chasser, chaque instant compte, grogna-t-il. — Qu’est-ce qu’il a de particulier, votre gibier ? — Il est du genre pas facile à localiser. — Pourquoi ? — On sait pas grand-chose de lui. » Stirn secoua la tête avec une moue qui creusait encore un peu plus les hachures de son visage encadré d’une épaisse crinière blanche. Il paraissait vieux de plusieurs sièclesTO. « Comment vous pouvez être à dix jours près si vous ne savez rien des foutues bestioles que vous traquez ? » marmonna-t-il. Ce fut la femme rousse qui répondit. « Nous savons qu’elles se trouveront dans le Petit Nuage de Majdan dans une dizaine de jours. » La verdeur de sa voix contrastait avec ses apparences de vieillarde abusant des corrections génétiques. « Pourquoi dans une dizaine de jours, et pas avant ni après ? insista Stirn. — Parce qu’elles n’y resteront pas. — Elles iront où ? » La femme rousse but une gorgée au goulot de la flasque en métal précieux qu’elle avait tirée d’une poche de son ample manteau. « Personne n’en sait foutre rien ! Elles sont plus mystérieuses que l’espace. — Quelle source vous a affirmé qu’elles résideraient dans le Petit Nuage de Majdan ? intervint la plus jeune des deux femmes scientifiques. — On n’a pas l’habitude de citer nos sources, répliqua le géant blond. — Dommage. Je crains fort que vous n’ayez été victimes d’une pure et simple mystification. Que vous n’ayez dépensé tout votre argent pour courir après un mythe, une chimère. » Le géant blond se leva avec une vivacité étonnante pour sa corpulence. Le haut de son crâne effleurait le plafond de la salle à manger. Il pointa son énorme bras en direction de la table des scientifiques. « Qu’est-ce que vous en savez ? » La jeune femme interpellée ne sembla pas le moins du monde impressionnée par la voix tonnante de son interlocuteur. « Nous ignorons ce qui se passe en dehors de la Galaxie. Comment pourrions-nous avoir la moindre certitude concernant les éventuelles populations animales de Majdan ? — La science explique pas tout. — Juste. Elle avance à pas mesurés. Une fois que nous aurons exploré le Petit Nuage de Majdan, nous pourrons nourrir quelques certitudes. Pas avant. Je ne vois vraiment pas, à part les mythologies spatiales, où votre source aurait pu puiser ses certitudes. » Tous les regards convergèrent en direction du géant blond, visiblement ébranlé par les arguments de la jeune scientifique. L’homme noir retira son chapeau, dévoilant son crâne glabre hérissé de pointes effilées et colorées d’une longueur de cinq centimètres. « Ne me dis pas, Gorden, que tu nous as entraînés dans cette campagne sans être sûr et certain de tes informations », lâcha-t-il d’une voix aussi tranchante qu’une lame. Le géant blond chercha l’appui de la femme rousse, mais elle refusa de le regarder, se contentant de boire une nouvelle gorgée de liquide ambré au goulot de sa flasque. « Qui t’en a parlé ? insista l’homme noir. — Un homme de chez moi, répondit le géant sans desserrer les lèvres. Un kersaker. — Un quoi ? — Un genre de sorcier. Un gars qui entre en transe trois jours dans l’année et se relie à l’univers. On vient le consulter de tout le système. » L’homme noir passa délicatement la paume de sa main droite sur les pointes ornant son crâne. « Tu ne nous as pas présenté les choses sous cet angle. Tu nous as parlé d’un renseignement fiable à cent pour cent. — Un kersaker se trompe jamais. — Putain, Gorden, c’est juste un sorcier, un mec qui se gave de psychotropes et raconte n’importe quoi aux gogos qui viennent l’écouter ! » L’homme noir se tourna vers la femme rousse. Ses yeux sombres lançaient des éclairs. « Tu le savais, Moraine ? » Elle prit le temps de refermer le bouchon auto-adhérent de la flasque avant de lui répondre. « Je l’ai cru, comme toi, comme nous tous. Je pense également que les scientifiques n’ont pas toutes les réponses, qu’il y a d’autres façons d’appréhender l’univers. De toute façon, il ne nous reste maintenant qu’à nous rendre dans le Petit Nuage et à vérifier sur place. — On a investi des sommes astronomiques dans ce voyage ! gronda le gnome à la barbe imposante, au ventre proéminent et à la tenue baroque. Il n’est pas question de rentrer bredouilles. — Tu le sais aussi bien que moi, Al Raj : un chasseur n’est jamais certain de croiser le gibier qu’il traque. Il t’est plus d’une fois arrivé de rentrer bredouille. Vous êtes autant responsables que Gorden de la situation. C’est d’abord votre passion qui vous a amenés dans ce vaisseau. » Elle désigna l’homme assis en face d’elle. « Taïsnos s’est même ruiné et fâché avec les siens pour pouvoir se joindre à nous. Si nous n’étions pas dévorés par notre passion, nous n’aurions prêté aucune attention aux propositions de Gorden. Nous sommes aussi délirants que les délires de son sorcier. Si tout ça n’est que du vent, je ne regretterai rien. J’aurai perdu une fortune, mais au moins j’aurai vu le Petit Nuage de Majdan, un privilège réservé à un tout petit nombre d’êtres humains. Nous n’allons tout de même pas renoncer maintenant. » Elle se tourna vers le groupe de scientifiques. « C’est un rêve qui nous a entraînés dans ce voyage, et aucune science n’est capable de mesurer les rêves. » L’homme maigre et brun se dressait à l’autre extrémité de la coursive. Il n’avait pas cessé de fixer Elthor pendant les joutes verbales qui avaient opposé les chasseurs et les scientifiques. Se levant avant tout le monde, il s’était éloigné de la salle à manger d’un pas décidé. « Fais attention à lui, avait glissé Maliloa à l’oreille d’Elthor. — Pourquoi devrais-je m’en méfier ? » Elle avait haussé les épaules. « Je n’en sais rien, il a une drôle de façon de te regarder. Ça ne me plaît pas. — Pourquoi te faire tant de soucis pour moi ? » Elle s’était brusquement levée et avait déposé son plateau vide sur le tapis roulant. « Il faut que j’y aille, avait-elle soufflé sans se retourner. Le capitaine a besoin de moi. » Une chaleur vive émanait du cakra. Comme il ne pouvait pas utiliser le disque de feu, Elthor glissa la main dans la poche de sa combinaison et referma les doigts sur le manche du couteau de table qu’il avait récupéré deux jours plus tôt au réfectoire. Une arme dérisoire face à un défat ou un autre instrument de mort à distance. L’homme restait immobile à l’autre bout de la coursive. Elthor repoussa la tentation de rebrousser chemin. La rencontre serait inévitable, tôt ou tard, et il valait mieux en avoir le cœur net le plus rapidement possible. La mémoire de frère Kalkin lui recommanda de descendre sa respiration dans le bas-ventre, de ne pas fixer son regard sur un point, mais d’embrasser l’ensemble de la scène. L’homme devint une ombre entre les lignes fuyantes du plafond, des cloisons et du plancher légèrement éclairés. Les battements du cœur d’Elthor se ralentirent. Il eut l’étrange sensation de marcher hors du temps. Il lui sembla que le mouvement de bras de l’homme, maintenant à moins de cinq mètres de lui, s’effectuait au ralenti. Le feu du cakra le brûlait de la tête aux pieds. Il s’arrêta devant l’homme tout en maintenant le décalage du vakou qui lui donnait une fraction de seconde d’avance sur son vis-à-vis. « Ça fait un moment que je souhaite vous parler. » La douceur de la voix de son interlocuteur surprit Elthor ; elle contrastait fortement avec son aspect émacié, presque cadavérique. « Je me suis embarqué dans ce vaisseau pour vous tuer, reprit l’homme. Je ne suis pas un véritable scientifique, j’ai usurpé l’identité de l’astrophysicien de TarzHel et j’ai pris sa place. Comme les autres ne le connaissaient pas, ils n’ont pas pu remarquer la différence. Heureusement qu’ils ne m’ont pas testé sur mes connaissances : même si j’ai quelques notions d’astrophysique, ils n’auraient pas mis longtemps à déceler mon imposture. » Elthor resta concentré sur la main droite de son vis-à-vis, glissée dans la poche de sa combinaison. « Ainsi donc, j’ai devant moi le premier maillon d’une chaîne pancatvique. Rien ne vous distingue d’un homme ordinaire à première vue. Une impression trompeuse, je suppose. » Un petit sourire affleura les lèvres de l’homme. « Vous vous demandez sans doute comment nous avons retrouvé votre trace… Il se trouve qu’un légionnaire de Purush a échappé à votre feu et aux ondes défats de la mercenaire sur TarzHor. Il a aussitôt alerté mes supérieurs. On vous a repéré et suivi à TarzHel. Comme j’étais dans le coin, on m’a ordonné de prendre place à bord du Phosphelius et de vous éliminer une fois dans l’espace. — On ? souffla Elthor. — Ceux qui veulent empêcher la Fraternité du Panca de former les chaînes quintes. — Les prêtres de Sât ? — Entre autres. Peu importe. Je suis un simple exécutant. Un assassin professionnel qui s’efforce de faire son travail avec efficacité et grâce. — Vous parlez comme un thanaüte de Jnandir. » L’homme ne parvint pas à masquer sa surprise. L’attention d’Elthor ne se relâcha pas. Il savait maintenant que son interlocuteur n’utiliserait pas d’arme de mort à distance, mais qu’il pouvait à tout moment frapper à une vitesse foudroyante. « Vous connaissez le Thanaüm ? — L’un de mes frères a été formé au Thanaüm. — Comment s’appelle-t-il ? — Du temps où il était apprenti assassin, il portait le nom de Silf. » L’homme resta cette fois impassible, mais une lueur furtive traversa ses yeux noirs. « J’ai connu un condisciple du nom de Silf, un Zayt, un drôle de type, l’un des élèves les plus brillants du Thanaüm. Comment a-t-il pu se retrouver embrigadé dans votre secte ? — On l’a envoyé comme vous tuer un maillon. Il s’est rendu compte que son devoir n’était pas de briser la chaîne, mais d’en faire partie. — Vous l’avez connu ? » Elthor s’abstint de lui révéler que, grâce à son âmna, il était en contact permanent avec la mémoire de frère Kalkin, anciennement Silf. « Nous, assassins du Thanaüm, sommes tenus par le strict devoir d’obéissance, reprit l’homme. S’il a trahi, c’est que vous l’avez envoûté avec votre foutue sorcellerie. — Il a pris sa décision seul. » Son vis-à-vis toisa de nouveau Elthor du haut en bas, comme pour l’évaluer. « J’ai la ferme intention de vous tuer. Votre sorcellerie n’aura aucun effet sur moi. Je suis un chasseur moi aussi. Je traque le gibier le plus intéressant, car le moins prévisible : le premier maillon d’une chaîne pancatvique. — Pourquoi me prévenez-vous ? — Parce qu’il me paraît plus correct et plus intéressant de vous associer au jeu. J’ai remarqué de toute façon que vous vous méfiiez de moi. À partir de maintenant, vous savez que je peux surgir dans votre dos à tout moment. Comme tous les thanaütes, je n’utilise que des armes blanches. Il faut donc que je réussisse à m’approcher de vous. Ce vaisseau est un magnifique terrain de jeu, non ? — Je suppose qu’il ne sert à rien d’essayer de vous convaincre que la chaîne quinte est essentielle pour la survie de l’humanité. Pour la vôtre, donc. — Ne gaspillez pas vos mots : ils font partie de votre sorcellerie, mais ils me laissent froid. À partir de maintenant, soyez sur vos gardes, monsieur le premier maillon. Au fait, je m’appelle Gandorva. À très bientôt. » L’homme s’inclina, pivota sur lui-même et s’engouffra dans une coursive perpendiculaire. CHAPITRE VI Femmes, belles, gracieuses, farouches, tendres, blessantes, accueillantes, Rêves de courbes, douceur et courage, fragilité et force, Fleurs, amantes, mères, saintes, Chaleur, moiteur, antres, refuges, magiciennes, Poussées de fièvre, larmes de pardon, éclats de rires brisés, Femmes, altières, humbles, fuyantes, combattantes, résistantes, vaincues, Spectres qui hantent mes nuits sans étoiles, Et mes jours lumineux. L’ode aux femmes, Svelt Montler, dramaturge de la 1ère période mumjing, dite classique, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. LA PREMIÈRE FOIS que je l’ai vue, je l’ai prise pour une hystérique. Je n’avais jamais remarqué cette jeune femme et, le Parlement a beau être immense, je me flatte de connaître la plupart des personnes qui en fréquentent les allées, les restaurants, le grand amphithéâtre et les salles annexes. Je l’ai aussitôt soupçonnée de s’être introduite de manière illégale dans l’enceinte du bâtiment. Une femme comme elle se remarque au premier coup d’œil. Le contraste entre sa chevelure noire rassemblée en chignon et sa peau d’un blanc laiteux, son cou gracile, ses yeux couleur de terre brûlée, son allure à la fois énergique et gracieuse, ses interminables jambes, ne pouvaient qu’attirer les regards. Elle est parvenue, ne me demandez pas comment, à déjouer les systèmes de sécurité de mes appartements et, traversant le vestibule sans tenir compte des glapissements de ma secrétaire, elle s’est engouffrée dans mon bureau où, je l’avoue à ma grande confusion, je m’étais assoupi. Pour ma défense, la séance parlementaire de la veille s’était éternisée et je n’avais pu regagner mes pénates qu’à une heure très avancée de la nuit. J’avais consulté quelques dossiers de mon monde natal qui devaient me servir à présenter une requête à l’Assemblée les jours suivants. Les mots avaient tout à coup dansé sur l’écran, mes yeux s’étaient fermés et j’avais piqué du nez. Lorsque je les ai rouverts, alerté par les protestations de ma secrétaire et le claquement de la porte, j’ai découvert cette jeune femme plantée au milieu de la pièce. Sa robe très courte et ses fines chaussures ajourées m’ont tout de suite informé qu’elle n’appartenait pas à la cohorte des assistantes parlementaires, généralement vêtues, selon la formule en usage, de façon décente. J’ai failli ouvrir le tiroir qui contenait une antique arme à projectiles héritée de mon arrière-grand-père, puis j’ai fini par me dire que, si elle était parvenue à s’introduire dans le Parlement, c’était qu’elle avait probablement une accréditation en bonne et due forme. J’aurais pu également passer la main sur le rayon d’alarme et déclencher l’intervention immédiate du service d’ordre, l’un des plus efficaces et discrets de l’OMH, mais j’ai choisi d’attendre, intrigué, voire charmé : rares étaient les femmes qui s’introduisaient avec une telle énergie dans mon bureau, sans doute parce que j’avais franchi la date fatidique des cent quarante ansTO et qu’elles ne s’intéressaient plus à moi que pour me soutirer des passe-droits et autres privilèges. J’avais, au cours du demi-siècleTO passé à BeïBay, épousé l’évolution de l’OMH et, par un effet désagréable de vases communicants, assisté à ma propre déchéance. Les femmes s’étaient pressées dans ma chambre lors de mes premiers mandats, je ne les croisais plus désormais que dans les couloirs, les ascenseurs et les salles de réunion. À ceux qui me soutiendront que c’est le début de la sagesse, je répondrai que la véritable sagesse résulte d’une démarche volontaire et non d’un déclin, d’une perte des facultés. Je n’étais pas guéri, malgré mon grand âge, de ces plaies humaines que sont la volonté de séduire et le plaisir charnel. Trop occupé pour prendre une épouse, trop volage pour me contenter d’une seule femme, j’avais profité sans vergogne de mon statut de parlementaire pour satisfaire mon goût immodéré de la chair fraîche. Je me retrouvais maintenant piégé dans la vieillesse et acculé à une solitude désespérante battue par les regrets. Je me consacrais de mon mieux à mon travail, gravissant peu à peu les échelons du Parlement pour en devenir l’une des figures de proue. Voilà, en réalité, pourquoi je n’ai pas appelé le service d’ordre comme aurait dû m’y inciter l’intrusion de cette furie : j’espérais une dernière fois contempler mon reflet pâlissant dans le regard de braise d’une belle jeune femme. Je me suis frotté les yeux dans l’espoir, vain sans doute, de défriper les poches disgracieuses qui avaient tendance à se reformer malgré les corrections génétiques. Tout n’est que vanité. J’ai fait signe à ma secrétaire de nous laisser seuls ; elle m’a adressé un regard désapprobateur avant de condescendre à sortir. « Que me vaut l’honneur de votre visite, mademoiselle ? » ai-je demandé avec un sourire que je supposais, à tort, irrésistible. Ma visiteuse ne m’a pas répondu tout de suite, elle est restée un temps absente, comme suspendue à une autre réalité. « Désolée pour cette intrusion un peu cavalière, mais je n’avais pas le choix : ce que j’ai à vous dire revêt une extrême importance. » J’avais la vague impression qu’elle récitait une leçon et j’ai pensé avoir affaire à l’une de ces pasionarias qui tentent de soulever les populations contre l’OMH, éternellement soupçonnée de vouloir éradiquer les cultures planétaires. « Les deux autres avant vous n’ont pas voulu m’entendre. J’espère que vous vous montrerez plus ouvert. — Les deux autres ? — Morien Mastaki, le doyen de l’Assemblée et Alcib Sintang, l’actuel président de session. — Pourquoi ces deux-là ? — Parce qu’ils sont les deux parlementaires les plus respectés, les plus écoutés. — Pourquoi moi ? — Vous arrivez en troisième position dans la hiérarchie. » Troisième ? J’avais pensé avoir conquis ces derniers temps la deuxième place et relégué ce fourbe d’Alcib Sintang en dessous de moi, mais il faut croire que le monde extérieur n’en était pas informé. Je guettais à vrai dire la mort de Morien Mastaki avec une patience d’eskett, un prédateur ailé de mon monde natal, pour occuper enfin le poste honorifique de premier parlementaire. Les guerres ont beau être feutrées dans les couloirs du Parlement de BeïBay, elles n’en sont pas moins cruelles, impitoyables. Si je vous révélais le nombre de rivaux que j’ai éliminés à coups de rumeurs calomnieuses et de scandales arrangés, vous me traiteriez à juste titre de prince des complots. Légèrement froissé, j’ai revêtu mon armure de dignité et d’autorité. « Je vous laisse cinq minutes. Si vous ne parvenez pas à me convaincre, je vous fais jeter hors du Parlement avec perte et fracas. Je m’étonne d’ailleurs que mes deux confrères ne vous aient pas déjà expulsée. — L’un refusait d’être dérangé et l’autre était tellement pressé qu’il ne m’a pas accordé dix secondes. — Comment êtes-vous entrée dans le Parlement, d’ailleurs ? — Par les anciens égouts. » Sa franchise m’a étonné, et favorablement impressionné. « Pourquoi n’avez-vous pas demandé une audience officielle ? — Vous savez très bien qu’il faut des mois, voire des annéesTO pour obtenir une audience en bonne et due forme. L’urgence de la situation réclame une intervention immédiate. » J’ai posé les coudes sur mon bureau et l’ai fixée avec, du moins était-ce l’effet recherché, un mélange de réprobation et d’ironie. Encore une cinglée qui allait m’entretenir de l’imminence d’une catastrophe climatique ou virale. Les illuminés de tous poils pullulaient dans les environs du Parlement, et je ne parle pas ici des fanatiques de Sât : ceux-là, l’OMH avait décidé de les contrôler en élevant leur secte au rang de religion officielle et en tolérant leurs offenses à la pudeur sur l’ensemble des mondes affiliés. Je m’étais retrouvé en la circonstance dans le camp minoritaire de ceux qui souhaitaient l’interdiction pure et simple de ce culte barbare et sanguinaire. L’une de mes batailles perdues. Je persistais à penser que les sâtnagas avaient de leur côté réussi à infiltrer les officines où se forgeaient les lois concernant l’ensemble des populations humaines et, donc, à obtenir des décisions en leur faveur. Je croisais parfois des hommes nus dans les couloirs. Ils me fixaient d’un air provocant, comme pour me signifier qu’ils m’avaient identifié comme leur ennemi et qu’ils exploiteraient la moindre faille pour précipiter ma chute. « Diable, diable, je vous écoute, mademoiselle… Mademoiselle ? — Xéline. Je suis apprentie médialiste. — Il faut bien commencer un jour. » Elle a froncé le nez, sans doute exaspérée par mon ton sarcastique. Elle a marqué un temps d’hésitation avant de se lancer. Je l’ai invitée à s’asseoir. Elle s’est installée dans le fauteuil réservé aux visiteurs. Mon regard s’est égaré sur ses jambes croisées, et une bouffée de nostalgie m’a envahi. « Un astrophysicien de BeïBay a capté une nuée sombre qui fond sur la Galaxie à grande… » Je l’ai interrompue d’un geste du bras. « Ne s’appellerait-il pas Manos Octoy par hasard ? » Elle s’est liquéfiée dans le fauteuil avant d’opiner d’un mouvement de tête. « Il a saisi la commission scientifique du Parlement qui a invalidé ses théories et démontré sa supercherie. » J’avais cru la réduire définitivement au silence, mais elle est revenue à la charge avec une obstination qui, je dois le reconnaître, a soufflé sur mes braises mourantes. « N’y a-t-il pas des sympathisants de Sât dans la commission scientifique ? — Deux qui ont été répertoriés en tout cas, ai-je confirmé. Deux sur les trente-deux membres que compte la commission. — Vous savez bien que ce n’est pas une question de nombre. Deux hommes suffisamment convaincus suffisent largement à manipuler un groupe quelle que soit son importance. — Je vous avoue que je ne saisis pas le rapport entre les sympathisants de Sât et cet imposteur de Manos Octoy. » Elle s’est engouffrée par la porte que je lui avais entrouverte. « Qu’annonce le livre sacré de Sât, le Nât-rana ? La fin des temps. Que tentait d’annoncer Manos Octoy ? La fin des temps. Lui voulait prévenir l’OMH afin qu’elle puisse réfléchir au moyen de l’éviter tandis que les sâtnagas font en sorte qu’elle se produise, qu’elle corresponde à leurs prophéties. Pour eux, c’est la gueule immense de Sât qui engloutira la Galaxie. Pour Manos Octoy, c’est la nuée qui va bientôt atteindre les Nuages de Majdan avant de s’abattre sur la Voie lactée. Comment pourrait-on apporter le moindre crédit à des scientifiques qui n’ont même pas pris la peine de se déplacer dans le laboratoire de Manos Octoy pour vérifier ses affirmations ? — Je crois me souvenir que ses travaux n’ont pas été confirmés par les autres observatoires de l’OMH… — Il a pourtant déclaré qu’il disposait d’optiques nouvelles, plus performantes, lui permettant d’observer les mouvements de l’espace en temps simultané. Un scientifique digne de ce nom se serait rendu dans le quartier du Vanuat, dans la banlieue de BeïBay, à moins d’une demi-heure de libulle, pour confondre l’imposteur Manos Octoy de façon indiscutable et définitive. Pourquoi la commission n’a-t-elle pas dépêché deux ou trois de ses membres ? — Elle n’avait sans doute pas de temps à perdre. — Je suppose que vous n’avez pas eu le temps, vous non plus, de consulter les enregistrements des séances de la commission. » J’ai dû avouer que non. Elle commençait à m’irriter, la jeune Xéline, sans doute parce que mes certitudes commençaient à se fissurer. Je me rendais soudain compte que, par habitude, par paresse sans doute, je me contentais des avis des commissions sans chercher à me forger une opinion par moi-même, je prenais conscience que le Parlement universel, à cause de son gigantisme, de son inertie, dépendait presque entièrement des comités d’experts et autres groupes de pression. « Si vous les aviez consultés, vous auriez remarqué que les débats ont été menés et contrôlés par les deux sympathisants de Sât. — Ils n’ont pourtant pas que des amis. — Les autres ne sont pas intervenus, sans doute parce qu’ils avaient déjà condamné Manos Octoy : il avait osé remettre en cause leurs compétences, ils n’allaient tout de même pas donner du crédit à ses travaux. » Une vague de mélancolie m’a soudain englouti. J’ai repensé à mon monde natal, aux paysages écrasés de chaleur, à ma jeunesse libre et aventureuse, à mes premières amours, si maladroites et touchantes. Je n’avais plus revu mes parents après mon départ de la maison familiale à l’âge de dix-huit ansTO. J’étais leur fils unique et j’ai appris plus tard qu’ils avaient souffert comme des damnés de mon absence et de mon silence, qu’ils s’étaient laissés mourir à l’issue d’une interminable dépression. Je n’avais pas ressenti le moindre remords. Je suppose qu’il faut être fermé aux émotions et aux sentiments pour embrasser la carrière d’homme politique. « Que me suggérez-vous, mademoiselle ? — De vous rendre immédiatement à l’observatoire de Manos Octoy, de constater par vous-même la réalité de la nuée, puis de réclamer une séance d’urgence pour informer vos confrères parlementaires et tenter de trouver une solution. — Vous rendez-vous bien compte que je serai la risée de tout BeïBay si vous m’avez mené en bateau ? — Il vous suffit d’agir en toute discrétion. Si je vous ai fait une farce, personne n’en saura rien. — Je ne peux pas me déplacer sans que les médialistes en soient aussitôt informés. — Je vous propose de passer par le chemin que j’ai moi-même emprunté pour m’introduire dans le Parlement. — Les anciens égouts ? » Elle a hoché la tête avec un sourire provocant. « Il faudra seulement songer à vous munir d’une lampe. — C’est long ? — Six ou sept kilomètres… » Je me suis demandé si j’aurais la force de parcourir une telle distance. Depuis des lustres, je n’utilisais mes jambes que pour me rendre de mes appartements à l’Assemblée, de l’Assemblée au restaurant où j’avais mes habitudes, du restaurant à mon logement. Une monotonie rompue de loin en loin par une sortie au grand théâtre de BeïBay : il me suffisait alors de prendre l’ascenseur jusqu’au toit du bâtiment et de m’installer dans l’une des libulles réservées aux membres du Parlement. « Je ne suis plus qu’un vieillard. — Je déduis de votre réponse que vous envisagez de me suivre. » Je n’ai pas abdiqué tout de suite : j’étais supposé être le troisième personnage du Parlement – le deuxième, en réalité – et, donc, opposer à une jeune femme inconnue une résistance digne de mon rang. « Pas si vite. Je dois encore réfléchir. — Nous avons déjà perdu trop de temps. » J’ai capitulé, ravi dans le fond d’être convié à une aventure qui me changeait de la routine parlementaire et me redonnait une quatrième jeunesse. J’ai jeté un coup d’œil à la porte en espérant que ma secrétaire n’avait rien entendu de notre conversation. « Je prie le ciel pour que vous m’ayez réellement mené en bateau. Que je sois tourné en ridicule est tout de même moins grave que la disparition de la Galaxie. » Je me suis senti minuscule, misérable, en rentrant dans mes appartements trois heures plus tard. Les ambitions d’un vieux parlementaire m’ont semblé dérisoires, voire détestables. Je me retrouvais tout à coup au pied d’une montagne gigantesque et je n’avais que très peu de temps pour en atteindre le sommet. J’étais épuisé, non par ma longue marche dans les anciens égouts de BeïBay, mais par la vision terrifiante de la bande noire et menaçante sur l’écran de l’observatoire de Manos Octoy. Le rayon puissant de ma lampe avait suffi à tenir les rabichs à l’écart dans les souterrains. J’avais gardé mes vêtements de parlementaire pour ne pas éveiller les soupçons de ma secrétaire lorsque nous étions sortis de mes appartements. Par chance, nous n’avions rencontré personne de ma connaissance lorsque nous étions descendus au septième sous-sol – un niveau où je n’avais encore jamais mis les pieds. J’avais rajeuni de cent ans en parcourant ces galeries étroites et puantes. La clandestinité a un incroyable pouvoir régénérant. Nous étions arrivés dans une zone délabrée de la ville dont les rayons de Solar 2 ne parvenaient pas à occulter l’aspect sordide. Nous nous étions ensuite rendus en libulle dans le quartier périphérique du Vanuat. Manos Octoy nous avait accueillis dans son observatoire avec une joie et une chaleur teintées de déférence. J’avais vu la traînée noire au milieu du ciel, tout près du Nuage de Majdan. L’astrophysicien m’avait expliqué qu’aucune lumière ne brillait dans son sillage, comme si elle éteignait au passage les étoiles, ou qu’elle se nourrissait de leur énergie. Ou encore qu’elle abolissait le temps. « Elle devrait atteindre le bras extérieur de la Voie lactée dans une trentaine de joursTO. — Elle n’est quand même pas assez large pour avaler la Galaxie tout entière, avais-je objecté. — On ignore comment elle se comportera une fois son objectif atteint, mais, quoi qu’il en soit, elle commettra des dégâts considérables. On pourra observer ses réactions lorsqu’elle aura atteint le premier des Nuages de Majdan, le Petit, dans une dizaine de joursTO… » La libulle m’avait déposé sur le toit du Parlement. Je n’avais pas proposé à Xéline de me raccompagner chez moi. Elle avait accompli sa mission, aidée en cela, m’avait-elle confié, par JiLi, une ancienne médialiste de renom avec laquelle elle était en communication permanente. Sa présence aurait risqué d’attirer l’attention, et je lui avais promis de lui faire parvenir un jeton d’accès afin qu’elle puisse assister à la séance extraordinaire dont j’allais réclamer la convocation. J’ai regretté de m’être maintenu en vie si longtemps. Nous les parlementaires, les hommes et les femmes censés garantir le bien-être et la sécurité des populations de l’OMH, avions manqué de vigilance. Des signes nous avaient été envoyés, auxquels nous n’avions prêté aucune attention, englués dans nos protocoles, nos controverses, nos intrigues et nos guerres intestines. Les prêtres de Sât, eux, n’avaient pas laissé passer l’occasion. Ils nous avaient manœuvrés comme des enfants en nous maintenant dans l’ignorance et en nous empêchant d’agir. J’ai attendu une heure avant de me rendre chez Alcib Sintang, le temps de piétiner mon orgueil. Je n’ai jamais aimé l’actuel président de séance, sans doute parce que j’ai trouvé mon maître en matière de manœuvres et de jeux d’influence. Originaire de NeoTierra, il ne siégeait au Parlement que depuis une trentaine d’annéesTO et il avait déjà gravi tous les échelons. En outre, je jalousais son énergie d’homme encore jeune et son charme vénéneux. Mâles et femelles bourdonnaient sans cesse autour de lui comme s’il était une fleur et qu’ils venaient butiner son précieux nectar. Ma secrétaire a ouvert des yeux étonnés lorsque je lui ai appris que j’allais de ce pas frapper à la porte d’Alcib Sintang. Elle m’avait toujours entendu dire les pires insanités sur lui. Déjà qu’elle m’avait tacitement reproché d’accorder un entretien à la jeune inconnue qui s’était introduite de force dans mon bureau. Elle se demandait visiblement si je n’étais pas atteint de l’une de ces maladies provoquées par l’abus de corrections génétiques qui vous transforment rapidement en bloc de pierre. « Je préviens vos assistants ? » m’a-t-elle proposé. Une manière détournée de m’imposer une surveillance discrète. « Pas la peine, ai-je répondu avec un sourire qui se voulait rassurant. Je me sens parfaitement sain d’esprit. C’est seulement que le temps est venu de faire la paix dans l’enceinte du Parlement. » Alcib Sintang résidant dans l’aile opposée, je suis monté au cinquantième étage afin d’emprunter le réseau de tapis roulants qui traversent le bâtiment de part en part. J’ai croisé sur mon chemin des petits groupes papillonnant autour de confrères ou de consœurs, médialistes, membres de groupes de pression, solliciteurs divers, intrigants, ambitieux de tout poil… Comme à chaque fois, j’ai été saisi par l’élégance majestueuse de l’architecture. Je ne m’en étais jamais lassé en plus de cinquante annéesTO de présence. La Parlement est un pur joyau de la Galaxie. Bâti une décennie après la constitution de l’OMH et le choix de NeoTierra comme planète siège, il offre un mélange de solidité inébranlable (pas un seul affaissement, pas une seule fissure en plus d’un millénaireTO), de majesté écrasante et d’élégance aérienne. Force et grâce imbriquées, fusion des lignes droites et courbes, danse langoureuse des rais de lumière tombant des puits de clarté et des vitraux aux motifs changeants, mariage audacieux des marbres froids, des dalles noires et des bois précieux, gigantisme des hauts plafonds ornés de fresques et soutenus par des colonnes sculptées, intimité des recoins cossus et calmes, splendeur luxuriante des jardins suspendus, murmures envoûtants des fontaines crachant leurs eaux irisées, audace des passerelles entièrement transparentes et automatiques reliant les divers quartiers, vue splendide sur les méandres paresseux de l’Arao et l’élégant quartier du Klong, bref, le Parlement, mon univers, était un ravissement perpétuel pour les yeux. Je présume que les architectes, choisis parmi les meilleurs de la Galaxie, l’avaient conçu de manière à élever l’âme de ceux qui le fréquenteraient. En arrivant dans l’aile opposée, j’ai croisé un groupe de prêtres de Sât. Je ne suis sans doute qu’un vieux réactionnaire, mais, une fois encore, leur nudité m’a offensé. Je la jugeais incompatible avec la solennité des lieux. Autant elle ne me gênait pas dans l’espace intime, autant elle me révulsait dans l’espace public. Ils m’ont fixé d’un air qui m’a semblé menaçant. Avaient-ils eu vent de ma conversation avec Xéline et de mon escapade dans les faubourgs du Vanuat ? Avaient-ils piraté la fréquence utilisée par la jeune femme pour communiquer avec JiLi ? Je savais qu’ils étaient d’une vigueur physique remarquable, aussi ai-je regretté de ne pas avoir ordonné à deux de mes assistants de m’escorter. Les couloirs du Parlement faisaient certes l’objet d’une surveillance constante, mais ces fanatiques pouvaient fort bien m’éliminer avant l’intervention des services d’ordre. J’ai jeté un regard autour de moi. Personne d’autre que ces cinq hommes nus et maigres qui évoquaient des prédateurs guettant une proie. J’ai ralenti l’allure en espérant que d’autres promeneurs surgiraient de l’un des tapis roulants qui aboutissaient à ce carrefour octogonal orné de massifs fleuris. J’étais toujours seul lorsque je suis arrivé à hauteur des sâtnagas. Ils s’étaient arrêtés et répartis sur toute la largeur du passage. Leur odeur caractéristique de bois brûlé et d’herbes séchées m’a envahi les narines. J’ai failli rebrousser chemin, puis j’ai raffermi ma détermination en me répétant que moi, Jeb Bardö, occupant le deuxième ou troisième rang de la hiérarchie parlementaire de l’OMH, je n’avais pas le droit de me laisser intimider par ces spectres de malheur. S’ils connaissaient mes intentions, ils se débrouilleraient de toute façon pour me liquider. Je n’avais rien à craindre de la mort : elle me soulagerait d’un fardeau devenu soudain trop lourd pour mes épaules affaissées. J’ai marché droit sur eux. Ils ne m’ont pas quitté des yeux jusqu’au dernier moment. Leur trident clair se distinguait nettement sur leur front tanné par les rayons des étoiles. L’un d’eux s’est frotté les organes génitaux en ricanant et en esquissant une danse lascive. Puis, alors que je les touchais presque, ils se sont écartés et j’ai pu accéder sans difficulté au tapis roulant suivant. Beaucoup de monde dans le vestibule des appartements d’Alcib Sintang. Ce forban s’était débrouillé pour se voir attribuer le logement le plus vaste et le plus agréable du Parlement. Son ancienneté le classait pourtant au mille troisième rang dans l’ordre des priorités, j’avais vérifié sa position quelques jours plus tôt et résolu de saisir la commission des rétributions et attributions. Le scandale, avais-je escompté, ternirait son étoile et le renverserait du piédestal sur lequel il s’était juché, trop facilement à mon goût. Des considérations puériles en regard du spectacle que j’avais découvert dans l’observatoire de Manos Octoy. La surprise a figé les jolis traits de la première secrétaire du président de session lorsque je me suis présenté devant elle. Elle m’avait reconnue au premier coup d’œil, même si je ne m’étais encore jamais aventuré sur le territoire de son employeur. « Vous désirez, monsieur ? — Un entretien urgent avec le président de session. — Vous n’avez pas pris rendez-vous. — Connaissez-vous la notion d’urgence, mademoiselle ? — Le protocole exige que… — Au diable le protocole ! Quand j’aurai parlé à monsieur Sintang, le protocole n’aura plus aucune espèce d’importance, croyez-moi. » Elle a marmonné quelques mots à voix basse, et j’en ai déduit qu’elle était en communication avec l’un des assistants d’Alcib Sintang. Un homme assis dans la salle d’attente séparé de l’accueil par une vitre s’est levé et s’est approché de moi. « Que faites-vous dans cet appartement, Jeb Bardö ? » Il m’a fallu trois secondes pour l’identifier, un temps plus long que d’habitude, je commençais vraiment à décliner. Un médialiste du Canal 45, une figure de mode, un bellâtre prétentieux adepte des corrections génétiques à outrance et des vêtements aux couleurs clinquantes, un animal féroce qui ne lâchait jamais sa proie et finissait toujours par obtenir des révélations plus ou moins fracassantes. « Visite de courtoisie à mon ami Alcib Sintang », ai-je répondu avec un sourire. Il a secoué la tête d’un air accablé. « Monsieur Bardö, je sais pertinemment que vous n’êtes pas dans les meilleurs termes avec le sieur Sintang. » Au diable les emmerdeurs. « Le sieur Sintang et moi-même avons davantage d’intérêts communs que de points de désaccord. — Si vous me parliez du motif de cette visite… — Vous le saurez bien assez tôt. » Son sourire est devenu carnassier. « Une exclusivité pour Canal 45. Nous vous avons toujours ouvert notre fréquence lorsque vous nous avez sollicités. » L’intervention de la secrétaire m’a tiré d’une situation qui aurait pu vite devenir pénible. « Monsieur Sintang accepte de vous recevoir immédiatement. » J’ai salué le médialiste d’une brève inclination du buste. « Désolé, le devoir m’appelle. — Puis-je assister à l’entretien ? » Son insistance m’a hérissé le poil. Elle m’aurait probablement amusé en d’autres circonstances. Je ne lui ai pas répondu, quitte à me fâcher avec le Canal 45 pour les dix prochaines années – aucune importance : nous n’aurions sans doute pas l’occasion de les vivre. J’ai tourné les talons avec une impolitesse indigne d’un parlementaire et me suis dirigé sans me retourner vers la porte capitonnée qui venait de s’ouvrir. CHAPITRE VII Kersaker : étranges personnages que les kersakers de la planète Visland, seule planète habitable du système de Mu du Grandair. Ces hommes – on ne compte aucune femme parmi eux – vivent toute l’année comme des bêtes sauvages dans les forêts profondes du continent nord de Visland, hormis durant la courte période de trois jours dite de l’alignement des cinq satellites, où ils entrent dans une transe profonde qui leur permet de révéler leur avenir à ceux qui viennent les consulter. On accourt donc de toutes les régions de la planète pour écouter ces êtres hirsutes qui, assis sur de simples bottes de foin, ne mangent pas ni ne dorment jusqu’à la fin de l’alignement. Le plus étonnant est que, la plupart du temps, les prophéties des kersakers se réalisent, comme le prouve cette expression courante dans les rues des villes et villages vislandais : vrai comme la parole d’un kersaker. […] On a parfois repéré des dirigeants planétaires ou des gens d’influence au beau milieu de la multitude vociférante qui se presse autour des kersakers, autre preuve que leur réputation déborde du système de Grandair pour se répandre sur tous les mondes de l’OMH. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. CINQ JOURSTOs’étaient écoulés depuis sa rencontre avec l’assassin du Thanaüm. Elthor ne pouvait désormais se détendre que lorsqu’il regagnait sa cabine et refermait la porte à clef derrière lui. Il ne s’aventurait dans les coursives et les espaces communs qu’après avoir pris toutes les précautions, s’arrangeant pour se coller contre les cloisons et ne laisser aucun espace derrière lui. Les vibrations des âmnas et la chaleur du cakra l’informaient de temps à autre que son adversaire rôdait non loin de lui. Il s’immobilisait alors jusqu’à ce que les sensations s’apaisent. Il avait déniché, dans un réduit, une tige de fer d’une trentaine de centimètres de longueur qu’il avait choisie pour arme. Il avait percé la poche de sa combinaison afin de pouvoir l’y loger tout entière et avait cousu, plus bas, un petit étui à l’intérieur du tissu pour éviter qu’elle ne lui blesse la cuisse. Il s’était entraîné à la dégager le plus rapidement possible. Même si l’âmna de frère Kalkin renfermait l’enseignement du Thanaüm, un infime décalage se produirait entre l’attaque surprise de l’assassin et ses propres réflexes gouvernés par la mémoire implantée. Un décalage qui ne lui laisserait pas l’ombre d’une chance. Il devait conserver un temps d’avance. Anticiper. Comme il lui était impossible de maintenir l’état du vakou, il lui fallait compenser par une vigilance de tous les instants, par une inspection systématique des coursives et des salles où le portaient ses pas, une tâche d’autant plus compliquée qu’il ne voulait pas donner l’éveil aux autres membres de l’équipage. Il croisait régulièrement Gandorva dans la salle à manger en compagnie des autres scientifiques. Celui-ci lui adressait alors un petit sourire avant de reprendre la conversation avec ses confrères. À Maliloa, qui l’avait interrogé à plusieurs reprises sur son comportement, il avait répondu qu’il souffrait d’une forme de paranoïa de l’espace. « Ça ne t’empêchera pas de faire ton boulot ? — Au contraire, je me sens apaisé dans l’entre-coque. » Elle l’avait fixé avec inquiétude, comme si elle se rendait tout à coup compte que le capitaine et elle s’étaient trompés dans leur recrutement. « Ne t’inquiète pas, avait-il ajouté pour la tranquilliser. Ça va passer. » Elle avait hoché la tête sans parvenir à chasser le doute dans ses yeux. Les voyages avaient souvent été des moments périlleux pour les maillons de la chaîne : Ewen avait eu affaire à une tueuse démente, possédée, dans le vaisseau à propulsion thermique qui l’emmenait à Phaïstos ; Ynolde avait subi les assauts brutaux et répétés de Xavor, l’homme chargé de l’éliminer, dans un recoin de l’Astorius. Onden avait failli être expulsée dans l’espace par l’équipage de l’Odysseus et avait été mutilée par les servants de L’Kar à bord de leur navette spatiale à destination de TarzHor. Les vaisseaux se transformaient naturellement en nasses. Impossible de sortir des limites circonscrites au métal de leur fuselage. Un assassin n’avait qu’à guetter le moment propice pour cueillir sa proie. Gandorva, tueur expérimenté, conscient qu’un premier maillon de chaîne pancatvique ne se laisserait pas abattre comme le premier venu, ne commettait pas l’erreur de précipiter les choses. Il savait qu’Elthor ne pourrait pas toujours maintenir le même niveau de vigilance, que son cerveau, tôt ou tard, éprouverait le besoin de relâcher la pression. Il rencontrait déjà des difficultés grandissantes à s’endormir et récupérait de moins en moins bien des quarts qui mobilisaient toute son attention, que ce fût dans les coursives, dans les salles ou dans l’entre-coque. Ses moments d’absence, de plus en plus fréquents, n’étaient pas longs, – deux ou trois secondes – mais largement suffisants pour permettre au thanaüte de passer à l’action. Il avait beau se répéter qu’il n’avait pas le droit d’échouer, il avait beau mobiliser toutes les ressources des mémoires de ses frères et sœurs, il ne pouvait pas prévenir ces courts-circuits, comme si son cerveau éprouvait le besoin urgent de cesser toute activité pour se régénérer. Les doutes, les charognards de l’esprit qui avaient harcelé les autres maillons au point de pousser Mihak à trahir la Fraternité, venaient parfois lui rendre visite. Des vibrations des non-humains présents dans la mémoire d’Onden émanait une souffrance intolérable, désespérante. Il lui semblait totalement absurde que lui, Elthor, le petit Bent Beautlan d’Iox, fût capable de combattre une nuée gigantesque assez puissante pour éteindre le feu des étoiles. Le Phosphelius avait atteint depuis un jourTO la vitesse ADVL8. Les passagers n’avaient noté aucune différence, si ce n’était pour les plus sensibles une légère sensation de vertige. Moraine s’en était d’ailleurs plainte au capitaine lorsque ce dernier était descendu dans la salle à manger du troisième niveau. Hory Kepht était venu annoncer en personne qu’ils arriveraient dans le Nuage de Majdan dans trois joursTO et que, par conséquent, les délais seraient tenus. « À quoi bon ? avait marmonné Al Raj. On ne peut pas chasser une légende. » Le capitaine avait alors déclaré que les détecteurs de l’assistant de bord avaient capté des mouvements dans les parages du Petit Nuage. « Que voulez-vous dire par mouvements ? » était intervenue la plus âgée des scientifiques. Hory Kepht avait passé la paume de sa main sur ses cheveux en brosse. « Quelque chose qui ressemble à une nuée de volatiles, mais immense. Je ne peux pas vous en dire davantage, nous sommes encore loin de Majdan et les détecteurs manquent de précision. » Elthor avait croisé le regard gris de Maliloa, debout près du capitaine. Il ne l’avait pas revue depuis plusieurs quarts. Elle lui avait confié par son endocommunicateur que son travail lui prenait tout son temps, mais il avait compris, tandis qu’il flottait dans les ténèbres de l’entre-coque, qu’elle avait décidé d’établir une certaine distance entre elle et lui. Il le regrettait, tant la compagnie de la jeune femme lui plaisait, le nourrissait, et il en éprouvait en même temps du soulagement : l’élan qui la poussait vers elle aurait pu accaparer une grande partie de son énergie et le détourner de son but. Elle lui facilitait la tâche en le renvoyant à lui-même, elle lui permettait de se concentrer exclusivement sur son rôle de premier maillon et la menace Gandorva. Le thanaüte ne s’était cette fois pas présenté dans la salle à manger, et son absence ne disait rien qui vaille à Elthor. Gorden avait redressé la tête, que, malgré sa haute taille, il portait basse depuis quelque temps. « Je vous l’avais bien dit : les kersakers se trompent jamais ! — Rien ne prouve qu’il s’agisse d’une formation de créatures, avait riposté la plus jeune des scientifiques. C’est peut-être un simple nuage gazeux ou un champ de météorites en mouvement. — Inutile de s’énerver, ni de se perdre en conjectures, on le saura dans trois jours, avait lancé Moraine. — Fasse le ciel que nos vœux de chasseurs soient exaucés ! s’était exclamé Al Raj. — Et que je ne me sois pas ruiné pour rien, avait ajouté Taïsnos avec un sourire lugubre. — Sur quoi vous baserez-vous pour vous diriger dans le Petit Nuage de Majdan ? avait demandé Moraine. Je vous rappelle qu’il est immense malgré son nom. — Sur la détection de mouvements, justement, avait répondu Hory Kepht. Sur les éventuelles traces de vie. » Puis il avait précisé que les vertiges ressentis par quelques passagers s’estomperaient bientôt et s’était retiré, suivi comme son ombre par Maliloa. Le halo de la lampe heurta soudain une boursouflure dans un passage resserré. Le cœur battant, Elthor s’agrippa à une excroissance de la coque intérieure pour observer la déformation qui avait les apparences d’une cloque. Même si elle ne mesurait qu’une vingtaine de centimètres de diamètre, elle dégageait une vague impression de menace. Elle augurait probablement d’une déformation importante du fuselage extérieur. Il supposa que la chaleur du cakra, très vive depuis qu’il s’était introduit dans l’entre-coque, avait tenté de l’avertir du danger. Il fut tenté de rebrousser chemin et de regagner le plus vite possible le cœur du vaisseau. « Apparition d’une déformation », dit-il. La voix de Maliloa, essoufflée, retentit cinq secondes plus tard à l’intérieur de son casque. « Je la vois. Reste dessus. — Tu ne m’avais pas dit que le scaphandre était muni d’un capteur d’images. — Tu n’avais pas besoin de le savoir. Je préviens le capitaine. Ne bouge pas. — Mais… » Il lui sembla que la boursouflure du métal avait déjà augmenté de deux ou trois centimètres. « Les matériaux ne sont pas beaucoup plus fiables que les êtres humains, n’est-ce pas… » La voix masculine, grésillante, avait retenti avec la soudaineté et la force d’un orage. « Capitaine ? — Le canal de son assistante est coupé. Nous communiquons désormais de scaphandre à scaphandre. » Elthor se retourna. Le rayon de sa lampe transperça les ténèbres, mais ne révéla rien d’autre que le métal lisse des deux coques. Un visage se dessina dans son esprit, associé à la voix. Émacié, des yeux noirs, des cheveux bruns. Gandorva. « Un terrain idéal, non ? Vous ne pouvez pas vous servir de votre disque de feu. Ni même du misérable bout de ferraille que vous comptiez utiliser comme arme. De mon côté, j’ai une heure de moins d’oxygène que vous, ce qui ajoute de l’intérêt à la rencontre. — Comment avez-vous pu franchir le sas ? — En piratant la fréquence de l’endocommunicateur de l’assistante du capitaine. Un jeu d’enfant. — Où êtes-vous ? » Le rire de Gandorva vrilla les tympans d’Elthor. « Vous ne comptez tout de même pas sur moi pour vous le révéler ? Peut-être tout près de vous, allez savoir. » La mémoire de frère Kalkin ne contenait aucun affrontement en apesanteur, où tous les repères étaient modifiés. La rigidité des scaphandres entravait les mouvements, les jambes n’avaient plus aucun appui, la relation entre le cerveau et les muscles ne s’établissait pas avec la même spontanéité. « Maliloa, tu m’entends ? » Il perçut un léger souffle entre les grésillements. « Elle ne peut plus vous entendre ni vous voir. Nous sommes seuls. Le moment est venu de vérifier que le premier maillon d’une chaîne quinte est aussi puissant que le prétend le Panca. » Toujours agrippé à la saillie, Elthor fouilla l’obscurité environnante du rayon de sa lampe frontale. La lumière ne révéla que les lignes courbes et figées de la structure du vaisseau. Il se demanda comment aurait réagi Ferlun à sa place. Quand on va là où on ne vous attend pas, on obtient des réactions surprenantes… « Et si vous étiez en train de commettre la pire erreur de votre vie ? murmura-t-il. Et si votre sens du devoir engendrait la plus grande catastrophe que la Galaxie ait jamais connue ? » Gandorva ne répondit pas tout de suite. Elthor supposa qu’il s’était mis en mouvement. D’une pression de l’index sur le bouton serti dans sa manche, il coupa la lampe de son casque. Le voyant de la jauge d’oxygène de son scaphandre s’éteignit également. Les hommes de certaines planètes étaient nyctalopes, et il se demanda si son adversaire n’appartenait pas à cette catégorie, ou bien encore s’il n’avait pas bénéficié d’une correction génétique qui lui permettait de voir dans l’obscurité comme en plein jour. « Vous n’êtes qu’un homme. » La voix de Gandorva ne trahissait aucune tension, aucune émotion, aucune intention. « Comment un seul homme pourrait-il empêcher la plus grande catastrophe que la Galaxie ait connue ? — C’est justement le rôle d’un premier maillon. — Comme vous vous prétendez de taille à arrêter une catastrophe à l’échelle galactique, vous ne devriez rencontrer aucune difficulté à vous débarrasser d’un homme seul. » Si Elthor avait eu la possibilité de se servir de son arme de frère, l’issue du combat n’aurait fait aucun doute, mais le thanaüte avait manœuvré à la perfection en se débrouillant pour embarquer à bord du Phosphelius et en le traquant dans l’espace confiné entre les deux coques. « Écoutez… — Assez parlé. Je vous rappelle que les mots n’ont aucun impact sur moi. Défendez maintenant votre vie et l’honneur de votre Fraternité. » Le thanaüte coupa le système de communication. Les grésillements s’interrompirent, un silence total emplit le casque d’Elthor. Il fouilla fébrilement les mémoires des autres maillons en quête d’une solution, mais, aucune d’elles ne lui proposant de modèle exploitable, il se résolut à puiser dans ses propres ressources. Il regretta de ne pas s’être muni de la tige de fer. Il n’aurait jamais imaginé que l’assassin viendrait le défier dans les entrailles du vaisseau. Il lâcha l’excroissance et se laissa dériver jusqu’à ce que son casque vienne buter contre un repli de la coque intérieure. Il ne distinguait pratiquement rien dans les ténèbres plus épaisses que de la boue. Comment Maliloa interpréterait-elle la coupure du système de communication ? N’y verrait-elle qu’une simple panne et attendrait-elle dans le sas qu’il vienne changer de scaphandre, ou bien devinerait-elle que des événements anormaux se produisaient dans l’entre-coque et déciderait-elle d’y envoyer sans tarder un ou plusieurs hommes ? Le temps qu’ils se libèrent de leurs tâches, qu’ils s’équipent et le localisent, ils interviendraient trop tard de toute façon. Il se demanda encore si une lame pouvait perforer le matériau du scaphandre et, si non, comment l’assassin s’y prendrait pour le tuer. Il crut discerner un mouvement devant lui. Il fixa l’obscurité jusqu’à ce que ses yeux deviennent douloureux. Il ne savait pas de combien de réserve d’oxygène il disposait. Il estima avoir effectué la moitié de la vérification, soit trois ou quatre heures de présence dans l’entre-coque. Il lui restait donc entre cinq et six heures d’autonomie. Il refusa de céder à la première impulsion qui l’incitait à se rapprocher de la sortie. Le thanaüte avait probablement escompté ce genre de réaction et s’était posté près de la porte du sas. Il décida de se rendre dans cette partie resserrée de l’entre-coque qui n’autorisait pas le passage de deux hommes. Il poussa de la main sur la paroi métallique et se dirigea, avec des gestes les plus mesurés possibles, vers le goulet d’étranglement. Il eut besoin d’une dizaine de minutes pour l’atteindre. Les difficultés pour se mouvoir entre les parties saillantes des deux coques émergeant de l’obscurité comme des étraves de navires échoués équilibreraient les chances. Il se cala contre un repli du fuselage et attendit, descendant sa respiration dans le ventre à la fois pour épargner son oxygène et rétablir le calme en lui. Il eut l’impression que le temps s’accélérait, que les minutes s’égrenaient à une vitesse effarante. Les souvenirs de frère Ewen remontèrent à la surface de son esprit. Ayant refusé d’ingurgiter l’herbe du sommeil pour garder toute sa vigilance, Ewen n’avait pas vécu au même rythme biologique que les autres passagers et s’était enfoncé dans une solitude totale, ressassant son désespoir jusqu’à la nausée. Puis il avait fait la connaissance d’Olmeo et de Sayi, qui, comme lui mais pas pour les mêmes raisons, avaient choisi de ne pas ralentir leur métabolisme. À nouveau une vague sensation de mouvement, de présence. L’intensité du feu du cakra augmenta. Il ne pouvait pas fixer l’ensemble de la scène selon les instructions du Thanaüm, il n’y avait pas de scène, seulement des ténèbres traversées de vagues arêtes claires et figées. Une forme grise émergea soudain tout près de lui. La forme d’un corps. Il ne bougea pas, espérant que son adversaire ne le repérerait pas. La brûlure s’étendait maintenant jusqu’aux ongles de ses pieds, comme si le cakra, dans l’impossibilité de libérer sa puissance, dirigeait son feu contre lui. La forme grise passa à moins de deux mètres comme un animal marin surgi des profondeurs et se faufila dans le goulet d’étranglement. L’obscurité l’avala. Il resta un petit moment immobile avant de prendre conscience qu’il était maintenant plus proche de la porte du sas que l’assassin et de se remettre en mouvement. Au moment où il quittait son abri, une lumière l’emprisonna dans son halo éblouissant. Il n’eut pas le temps de se remettre de sa surprise que son adversaire fondit sur lui, qu’un objet effilé et tranchant perfora le matériau de sa combinaison comme un vulgaire bout de papier et se ficha entre ses côtes. La douleur, aiguë, domina un court instant la chaleur incendiaire du cakra. Puis il perçut nettement le courant de l’oxygène qui se ruait par la déchirure de son scaphandre. Il eut le réflexe de tendre le bras pour bloquer l’attaque suivante du thanaüte, qui visait cette fois le cœur, entrevit le visage de Gandorva dans la demi-sphère transparente de son casque, ses joues hâves, ses traits impassibles qu’aucune rage, aucun effort apparent ne déformait. Il se rendit compte qu’il était désormais gouverné par les réflexes de frère Kalkin, qu’il n’avait pas besoin de discerner l’assassin pour parer ses coups. Le scaphandre, qui compensait la fuite en libérant de grosses quantités d’oxygène, aurait rapidement épuisé ses réserves à ce rythme. Le sang d’Elthor s’écoulait le long de sa hanche et de sa jambe. Gandorva porta plusieurs coups qu’il parvint à dévier en dépit de la vitesse d’exécution du thanaüte. La lame de la dague accrochait la lumière et décrivait des paraboles fulgurantes. Il ne pourrait pas tenir très longtemps. Il suffisait à son adversaire de l’empêcher de s’enfuir jusqu’à ce que l’oxygène se soit entièrement dissipé. Quand on va là où on ne vous attend pas, on obtient des réactions surprenantes. La chaleur du cakra semblait s’associer à sa blessure pour le terrasser. La pointe de la lame de son adversaire crissa sur le verre de son casque sans parvenir toutefois à le briser. La solution est quelque part en toi, Bent, comme toujours. Il prit alors le risque de se dissocier de la mémoire de Kalkin et d’abandonner toute résistance. Ne pas vouloir, être juste à l’écoute. Le temps parut soudain se suspendre. Des lueurs de triomphe enflammèrent les yeux sombres de Gandorva. Le feu du cakra montait maintenant dans la tête d’Elthor, se concentrait sur le point entre ses sourcils. Le thanaüte leva le bras pour donner le coup de grâce. La chaleur, insupportable, dévorante, poussa Elthor à entrouvrir les lèvres et à pousser un hurlement. Il eut l’impression que toute l’énergie contenue dans son corps se déversait par sa bouche et empêchait le bras de l’assassin de s’abaisser. Il vit la peau du visage de Gandorva se boursoufler, se craqueler, se noircir ; il vit encore la dague s’échapper des mains du thanaüte et flotter dans le faisceau de sa lampe frontale, puis sa vue se brouilla et il comprit qu’il n’avait pratiquement plus d’oxygène. Sa blessure aux côtes l’élançait. Des mouvements dans les ténèbres. Ou bien il sombrait déjà dans le royaume des ombres. Il tenta de colmater la brèche de son scaphandre, mais il perdit connaissance avant d’avoir pu achever son geste. CHAPITRE VIII Assister à une séance parlementaire de BeïBay est un pur délice pour tout médialiste. Le comportement de nos élus frise parfois le délire, l’absurde, dans le grand amphithéâtre des assemblées. Il faut les voir s’invectiver, partir dans d’interminables controverses pour d’obscurs points de détail, à croire qu’ils abandonnent toute notion de rationalité dès qu’ils ont obtenu leur siège. Il faut les voir s’enfermer dans des bouderies dignes d’enfants de quatre ans, puis se livrer à de sordides marchandages pour ménager leur orgueil et sauvegarder les apparences. Parfois, on assiste même à une bagarre en règle dans les fameuses travées rouges et on se retrouve tout à coup dans la cour d’école d’un village perdu, à cette différence que les enfants ne font pas semblant de se battre tandis que nos parlementaires s’appliquent à ne se distribuer que des gifles symboliques. C’est dans ce cadre que se prennent les décisions concernant l’ensemble des mondes adhérents de l’OMH. Cependant, gardons-nous de verser dans l’antiparlementarisme primaire : il apparaît que, malgré ces dysfonctionnements, l’OMH a su gérer au mieux les intérêts de ses membres et que l’humanité a continué de prospérer dans la Voie lactée. Xéline Bizboj, médialiste du Canal 45, BeïBay, NeoTierra, système de Solar 2. ALCIB SINTANG m’a fixé d’un air à la fois ennuyé et sombre. « Selon vous, la commission scientifique a failli à sa tâche, a-t-il murmuré sans desserrer les lèvres. — Nous avons tous failli. Les membres de la commission parce qu’ils se comportent en intrigants. Nous parce que nous sommes devenus paresseux et que nous nous laissons manœuvrer par les experts de tout poil. » En entrant dans l’antichambre de son bureau, j’avais été frappé une nouvelle fois par sa jeunesse apparente, ses cheveux noirs et bouclés, la régularité de ses traits, la fermeté de sa peau et son énergie juvénile. Il poussait le raffinement à porter un ensemble terre brûlée assorti à la couleur de ses yeux. Un parangon d’élégance et de charme. Agaçant. Il m’avait entraîné dans un petit salon situé au bout d’un interminable couloir après avoir ordonné à ses assistants et à ses secrétaires de nous laisser seuls. Assis dans de confortables fauteuils, bercés par le murmure discret d’une fontaine murale, nous bénéficiions d’une vue imprenable sur l’Arao et le marché flottant aux couleurs éclatantes. Il m’avait offert des confiseries fabriquées dans sa ville natale de Mexil, parfumées, sucrées et, pour tout dire, un peu écœurantes. Alcib Sintang s’est mordillé la lèvre inférieure avant de demander : « Votre astrophysicien ne peut-il pas se tromper sur la nature de cette nuée ? Je crois me souvenir qu’il n’était guère en odeur de sainteté parmi ses confrères. » J’ai marqué un temps de silence avant de répondre, plaisir stupide, sans doute, de faire languir celui que je considérais comme mon rival favori. « J’ai moi-même constaté qu’elle n’abandonnait dans son sillage qu’un vide absolu, comme un trou noir géant. — Dans combien de temps touchera-t-elle la Galaxie, déjà ? — Une trentaine de joursTO. Elle progresse à très grande vitesse. Elle atteindra d’abord les Nuages de Majdan, et nous saurons à ce moment-là comment elle se comporte. — Peut-être sera-t-elle suffisamment… rassasiée pour ne pas se jeter sur la Voie lactée ? — Manos Octoy n’y croit pas : sa puissance augmente au fur et à mesure qu’elle se nourrit de l’énergie des étoiles. La pure logique veut qu’elle s’attaque bientôt à notre galaxie. — Comment pourrait-on l’arrêter ? — Nous disposons de quelques jours pour réfléchir. Il convient maintenant de convaincre le Parlement et de mettre immédiatement à notre disposition tout ce que l’OMH compte de scientifiques et de militaires. Toutes les bonnes volontés, même les plus farfelues, sont les bienvenues. En tant que président de l’actuelle session, il vous revient de convoquer une assemblée extraordinaire. — C’est que j’aimerais me convaincre moi-même de la réalité de cette menace… » J’ai enfoncé mon regard dans le sien, pourtant difficile à soutenir. « Me soupçonneriez d’avoir inventé une fable pour vous inciter à convoquer l’Assemblée et vous discréditer aux yeux des autres parlementaires ? » Il n’a pas confirmé, mais j’ai vu dans ses yeux qu’il le pensait. « Je ne vous apprécie pas et nous sommes rivaux pour la succession honorifique de Morien Mastaki, ai-je continué. Mais, si j’ai foulé mon orgueil aux pieds pour m’inviter dans votre antre, ce n’est pas pour le plaisir puéril de vous faire une farce ! » Il a saisi une confiserie dans le plateau posé sur la table basse et l’a contemplée avec une étrange ferveur avant de la glisser entre ses lèvres. Les rayons obliques de Solar 2 couchant teintaient de pourpre et d’or le miroir lisse de l’Arao. « L’urgence nous commande de réunir nos forces, ai-je repris. De laisser les vieilles rivalités de côté. Si nous réussissons à éviter la catastrophe, nous pourrons tranquillement reprendre le cours de nos guerres délicieusement futiles. Nous avons la possibilité d’exploiter l’ADVL pour envoyer des vaisseaux de guerre à la rencontre de la nuée. Peut-être les canons à ondes défats réussiront-ils à la neutraliser ? » Alcib s’est essuyé les lèvres à l’aide d’un mouchoir de tissu parfumé et a esquissé une moue. « Si je me réfère à votre description, la nuée se présente sous la forme d’une onde décréatrice géante. Nos chances de la combattre par ce système me semblent donc infimes. — Nous n’avons pas une seconde à perdre. Je sais que vous avez envie de constater par vous-même, mais un aller-retour à l’observatoire de Manos Octoy dans le quartier du Vanuat nous coûterait plusieurs heures, sans compter la gêne représentée par la cohue médialiste. — À propos des médias, ils vont semer une belle panique dans la population de NeoTierra et des planètes les plus accessibles. — Nous n’avons pas le choix. Je vous demande, je vous implore de convoquer immédiatement l’Assemblée en séance extraordinaire. » La nervosité a tendu le visage d’Alcib Sintang. Tout n’est donc pas parfait chez cet homme, ai-je pensé avec une pointe de satisfaction dont je n’ai pas eu honte malgré la gravité de la situation. « Je peux la convoquer dans… (il a consulté les chiffres lumineux plaqués sur le mur opposé) deux heuresTO. Il nous faut réunir les trois quarts des effectifs pour que la séance soit validée. » Prévenus par leurs endophones connectés à la fréquence du Parlement, les parlementaires devraient cesser toute activité, quelle qu’elle fût, pour gagner le plus rapidement possible le grand amphithéâtre. En plus de cinquante années de présence à BeïBay, je n’avais participé qu’à trois assemblées extraordinaires, l’une pour déclarer la guerre à la planète rebelle de Meosk, la deuxième pour destituer un despote obscurantiste dans le système de Psy du Tinezot, la dernière pour valider l’adhésion à l’OMH de trois mondes ouverts récemment à la colonisation. J’ai repéré Xéline au premier rang de la corbeille surplombant la grande salle de l’amphithéâtre. Elle avait passé un ensemble en tissu changeant, élégant mais moins affriolant que sa courte robe du matin, et rassemblé ses cheveux en chignon. Autour d’elle, il m’a semblé reconnaître des médialistes des différents canaux de BeïBay, dont un homme assez jeune et plutôt agréable de sa personne qui avait visiblement entrepris de la séduire. Elle renversait régulièrement la tête en arrière pour éclater de rire. J’ai ressenti une pincée de jalousie et me suis dit qu’il me faudrait sans doute encore vivre cent cinquante ans supplémentaires pour acquérir un embryon de sagesse. La plupart des sièges de la grande salle étaient occupés. Les parlementaires avaient pratiquement tous répondu à l’appel du président de session, quelle que fût leur couleur politique. Les autonomistes purs et durs qui œuvraient pour le démantèlement de l’OMH côtoyaient les partisans du NTI, le mouvement réactionnaire de la Nouvelle Tyrannie interplanétaire. Comme, en tant qu’ancien, j’étais placé au premier rang tout en bas de l’amphithéâtre, j’avais en me retournant une vue d’ensemble de la salle, de ses travées rouge sombre, des boiseries sculptées, des colonnes de marbre jaune, des énormes lustres cristallins, du plafond alvéolaire orné de fresques changeantes qui représentaient les principales figures mythologiques des mondes de l’OMH. De tous les mondes habités de la Galaxie, devrais-je dire : chaque planète nouvellement colonisée se hâte de demander son adhésion à l’Organisation, ce qui lui garantit protection et assistance. En contrepartie, le gouvernement local cède une partie de sa souveraineté au Parlement et s’acquitte d’un impôt fixé en fonction de sa population et de ses ressources naturelles. J’ai essayé de repérer les quelques hommes que je savais manipulés par les sâtnagas (toujours des hommes, la religion de Sât tient les femmes pour quantité négligeable), mais comment reconnaître les visages dans les quatre mille sept ou huit cents parlementaires répartis dans les travées ? Les capteurs d’images des médias, pilotés par les réalisateurs installés dans les studios à disposition des médialistes, volaient comme des insectes au-dessus des têtes, s’arrêtant de temps à autre pour saisir un détail. Xéline m’a adressé un petit signe complice auquel j’ai répondu d’un sourire niais en regrettant amèrement de ne pas avoir un siècle de moins. Le brouhaha qui submergeait l’amphithéâtre s’échouait en vagues régulières au pied de la chaire du président de session et de ses assesseurs. Alcib Sintang n’avait pas encore fait son apparition, et je me suis demandé s’il ne s’était pas défilé au dernier moment par crainte du ridicule. Des membres de diverses commissions siégeaient dans les loges qui leur étaient réservées sur la partie gauche de la grande salle. J’ai reconnu, parmi eux, les deux scientifiques convertis au culte de Sât qui avaient discrédité Manos Octoy. Leur air sombre, préoccupé, indiquait qu’ils étaient déjà informés du sujet de l’assemblée extraordinaire. Par qui ? Avaient-ils entendu la conversation entre Alcib et moi-même ? Avaient-ils placé un de leurs hommes dans l’entourage du président de session ? Les services de sécurité de BeïBay m’avaient informé que des hommes nus avaient infiltré l’entourage de parlementaires importants et que plusieurs de leurs appareils enregistreurs ressemblant à des insectes avaient été interceptés. Il est vrai que l’espionnite est une maladie très répandue dans notre milieu. J’y ai moi-même recouru pour disqualifier des confrères dont je n’appréciais ni les idées ni les méthodes. Lorsqu’on entre dans l’intimité des gens, on y découvre des détails croustillants, voire scabreux, tout à fait indiqués pour se débarrasser des gêneurs. J’ai utilisé un temps trois de ces minuscules appareils aussi performants que discrets. Les images que j’ai visionnées en dévidant l’enregistrement m’ont parfois saisi, voire choqué. On n’a pas idée de ce qu’un homme (ou une femme, les mâles n’ont pas le monopole des turpitudes) est prêt à faire pour assouvir ses appétits charnels. Le sexe est un tyran qui m’a très longtemps tenu sous sa coupe et, maintenant que j’en suis délivré à mon corps défendant, je ne rêve plus de me soumettre de nouveau à sa loi. Sans doute devrait-on contraindre l’homme politique à recevoir un implant génétique qui neutraliserait sa libido pendant son mandat, mais je crains fort que cette mesure n’éloigne à jamais les candidats au Parlement universel, de moins en moins nombreux sur les mondes de l’OHM. Alcib Sintang est enfin entré dans l’amphithéâtre par la porte discrète qui donne sur les loges où se préparent et se reposent les orateurs avant ou après leur intervention. Drapé dans la toge pourpre officielle de président de session, un rôle que je n’ai pas tenu souvent malgré ma longévité à cause justement de l’obligation de porter cette parure aussi ridicule qu’inconfortable. J’avais déposé un projet de loi visant à éliminer ce vestige symbolique des temps enfuis, mais, à ma grande surprise, une écrasante majorité avait voté contre : on ne renverse pas un symbole d’un simple amendement. Je dois reconnaître qu’Alcib portait la toge mieux que personne, nettement mieux que moi en tout cas. Il a gagné sa place en haut de la chaire, suivi de ses deux assesseurs, eux-mêmes parés de toges bleues à liseré blanc. Un silence intrigué a peu à peu supplanté le brouhaha. Le coup de maillet d’or du président de session, pourtant donné avec mollesse, a retenti dans la salle tel un coup de tonnerre. Alcib Sintang a promené lentement son regard sur l’océan de têtes qui s’étendait devant lui, puis sur les loges et sur les balcons, avant de prendre la parole, une vieille technique d’orateur pour s’assurer de toute l’attention de son auditoire. « Mesdames, messieurs, quatre mille sept cent quatre-vingt-deux parlementaires ont répondu à la convocation de cette assemblée extraordinaire, ce qui, sur cinq mille trois cents sièges, nous permet d’atteindre largement le quorum et, donc, de pouvoir valider les décisions que nous serions amenés à prendre lors de cette séance. Merci à vous tous d’avoir réagi aussi vite. » Alcib Sintang avait parlé d’une voix forte et convaincue sans paraître ni tendu ni inquiet, et je me suis surpris à apprécier sa fermeté et son sang-froid. Un tel silence est descendu sur l’amphithéâtre que j’ai perçu avec netteté l’infime bourdonnement des capteurs volants. Je me suis retourné pour lancer un coup d’œil à Xéline, qui, là-haut, écoutait, la tête en avant par-dessus la balustrade, le menton posé sur ses doigts entrecroisés. De nouveau, elle m’a adressé un petit signe de connivence. « Comme vous le savez, les assemblées extraordinaires ne se convoquent pas à la légère. Il vous suffit d’en consulter la liste, peu fournie au demeurant, et de vérifier les objets de leurs discussions pour vous en persuader. » Un murmure est monté d’un recoin de l’amphithéâtre, provenant d’un groupe que je ne suis pas parvenu à identifier. Leur manifestation de réprobation m’a étonné : Alcib Sintang n’avait même pas eu le temps d’énoncer l’objet de la séance. Protestaient-ils seulement parce qu’ils ne toléraient pas d’avoir été dérangés dans leurs activités plus ou moins avouables ? L’assesseur situé à la gauche de la chaire a donné plusieurs coups de son maillet d’argent sur le résonateur de métal pour rétablir le silence. « Nous ne parlons pas ici de déclarer une guerre à une planète rebelle, ni de renverser un tyran local, ni d’isoler une planète contaminée par un virus foudroyant, ni d’accueillir un monde nouvellement colonisé au sein de l’organisation, il s’agit aujourd’hui de… la survie de l’ensemble des espèces vivantes de la Galaxie. » Le murmure a enflé et a dégénéré en tumulte, rendant inaudibles et inutiles les coups de maillet frénétiques de l’assesseur. Alcib a tendu les bras pour tenter de juguler le déferlement sonore. Des parlementaires ont brandi le poing et invectivé le président de session. Je me suis levé, imitant en cela le vénérable Morien Mastaki qui siégeait à mes côtés et les autres anciens placés au même rang, nous nous sommes tournés vers la mer houleuse qu’était devenue l’Assemblée et avons à notre tour écarté les bras. Notre intervention a eu l’effet escompté puisque le calme est peu à peu revenu. « Mes chers confrères, je vous demande de bien vouloir ne plus m’interrompre, a repris Alcib Sintang d’une voix forte. Ce que j’ai à vous dire ne concerne pas un secteur particulier de la Galaxie, mais les populations que vous représentez ici, et plus tôt nous aurons clos les débats, plus tôt nous pourrons agir. » J’ai admiré la force de persuasion d’Alcib Sintang et me suis demandé dans quel creuset il l’avait puisée, lui qui semblait si hésitant une poignée d’heures auparavant. La réponse m’a été donnée lorsqu’il a réclamé en levant le bras la mise en place de la fosse de projection. Elle s’est hissée à hauteur de la chaire en quelques secondes. « Mesdames, messieurs, avant toute discussion, il me semble très important que vous voyiez les images que j’ai moi-même observées il y a de cela une petite heureTO. » Il n’avait pas eu besoin de se déplacer jusqu’au Vanuat, il s’était débrouillé pour établir une communication à distance avec l’observatoire de Manos Octoy. Un système auquel je n’aurais même pas songé, ce qui prouve la supériorité des hommes dans la pleine force de l’âge sur les vieillards de mon espèce. Je me suis surpris à penser que, si nous réussissions à surmonter cette crise, la plus grande que l’espèce humaine eût jamais connue depuis des millénaires, je me retirerais de la vie politique et coulerais des jours paisibles à BeïBay en attendant que la mort vienne m’emporter. Les lustres se sont éteints, une obscurité presque totale a noyé l’amphithéâtre. Les premières images 3D se sont élevées de la fosse. J’ai discerné le bras de Persous, les deux galaxies naines des Nuages de Majdan et, un peu plus loin, l’immense traînée noire qui m’avait tant impressionné la première fois que je l’avais aperçue. La voix d’Alcib Sintang a transpercé le silence comme une lame. « J’attire votre attention sur la traînée noire qui occupe tout le bas de l’image. Seul le télescope de l’astrophysicien Manos Octoy, avec ses optiques révolutionnaires, a été en mesure de la détecter et de suivre sa progression. Elle avance à grande vitesse en direction de la Voie lactée. Nous ne savons pas de quoi elle est faite exactement, mais nous pouvons vous révéler qu’elle se nourrit de l’énergie nucléaire des étoiles. En d’autres termes, là où elle passe, les étoiles cessent de briller, comme si elle les éteignait. Elle ne laisse derrière elle qu’une traînée d’une noirceur absolue. Nous pensons que sa prochaine cible est le Petit Nuage de Majdan, que vous pouvez apercevoir à votre droite. Elle l’atteindra dans une dizaine de joursTO. Nous pourrons alors l’observer en pleine action. Puis elle arrivera dans le Grand Nuage avant d’atteindre notre Voie lactée. Si elle conserve sa vitesse actuelle, nous estimons qu’elle touchera le bras extérieur de la Galaxie dans une trentaine de joursTO. Nous avons donc trente jours pour observer sa progression et préparer une éventuelle parade. Trente jours, c’est peu et beaucoup à la fois. Je vous demande donc, chères consœurs, chers confrères, de battre le rappel de toutes vos connaissances scientifiques et militaires. Le Parlement de son côté mettra à la disposition de tous ceux qui peuvent apporter leur contribution les vaisseaux les plus rapides, équipés des dernières évolutions ADVL. — Que faites-vous du moratoire sur la vitesse lumière ? cria un homme. — Au diable le moratoire ! a répliqué Alcib Sintang. Vous savez très bien qu’il n’a pas empêché les compagnies de transport de développer l’ADVL et de la mettre à disposition de leurs passagers. La vitesse est aujourd’hui notre meilleur atout. Nous devons regrouper toutes nos intelligences, toutes nos technologies, toutes nos forces. — Pourquoi n’avons-nous pas été avertis par la commission scientifique ? cria une femme. — En refusant d’écouter Manos Octoy, qui a tenté de l’alerter deux ans plus tôt, la commission n’a pas fait son travail. Et le Parlement lui réclamera des comptes. Pas maintenant : encore une fois, le temps est venu de tous nous unir contre la menace inconnue qui fond sur nous. — Elle n’est peut-être pas aussi dangereuse que vous le pensez… — Des éléments nous montrent que si. Nous sommes confrontés au plus grand défi que l’humanité ait jamais eu à relever. Soit nous baissons les bras et nous attendons qu’elle déferle sur nous pour nous engloutir, soit nous mobilisons toutes nos ressources et nous essayons de trouver une parade. — Nous n’en aurons pas le temps ! lança une voix grave. — Nous avons trente jours. — Impossible d’évacuer les planètes les plus exposées en seulement trente joursTO ! — Nous ne parlons pas d’évacuations : non seulement elles seraient inutiles, mais elles accentueraient le chaos. Nous devons trouver une solution collective. Et dans ce but, passer le plus rapidement possible au vote. — Un instant ! » La voix, autoritaire, s’était élevée sur la droite de l’amphithéâtre. L’image projetée par la fosse s’est éteinte et les lustres se sont emplis de nouveau de lumière. J’ai repéré l’homme qui venait de s’exprimer et qui se tenait debout devant son siège, vêtu d’un élégant ensemble néoterrien noir, rouge et gris. Je l’avais déjà croisé dans les couloirs du Parlement, mais je n’arrivais pas à me souvenirs des circonstances précises de nos rencontres. D’un geste, Alcib Sintang l’a invité à poursuivre. « Cette traînée est sans doute une vague d’énergie noire qui n’éteint pas les étoiles mais les recouvre à la manière d’un nuage. » L’homme n’était pas aussi jeune que le laissait supposer son allure. Il avait subi plusieurs corrections génétiques qui le maintenaient dans l’illusion de jeunesse, contrairement à moi qui avais fini par être rattrapé par la décrépitude. « Je n’ai pas les compétences pour vous contredire sur ce point, a déclaré Alcib Sintang. Je laisserai donc à un spécialiste le soin de vous répondre. » La porte des loges s’est de nouveau ouverte et a livré passage à Manos Octoy. Un huissier en livrée brune est venu l’accueillir et lui a montré la chaire où il devait s’installer, située juste en dessous de celle du président et des assesseurs, la chaire des invités, des spécialistes, bref des orateurs extérieurs au Parlement. Des cris d’indignation sont tombés de la partie gauche de l’Assemblée. Les membres de la commission n’appréciaient pas l’apparition dans l’amphithéâtre de l’astrophysicien dont ils avaient quelque temps plus tôt condamné les travaux, qu’ils avaient traité d’imposteur, traîné dans la boue, et exclu de la communauté scientifique. Parvenu en haut de la chaire, Manos Octoy les a fixés avec une insolence que je n’ai guère appréciée : ce n’était ni l’endroit ni le moment pour régler les comptes. Il s’est tourné vers l’assemblée. « L’énergie noire n’est pas détectable par les instruments d’optique. » Sa voix mélodieuse a semblé se suspendre aux alvéoles du plafond. « L’énergie noire n’a aucune substance, aucune consistance. Nous ne la connaissons que parce que nous la soupçonnons, que nous devinons son influence dans l’expansion continue de l’univers. Mais aucun télescope ne l’a jamais observée. Il nous faut d’autres instruments, comme les spectromètres, les variateurs ou les détecteurs d’ondes, pour la percevoir. En outre, elle ne peut pas se manifester sous forme de vagues, puisqu’elle est partout présente, un peu comme l’oxygène sur les planètes habitables. Les techniciens de certaines compagnies de transport ont d’ailleurs réussi à s’en servir pour alimenter les moteurs de leurs vaisseaux, avec plus ou moins de réussite. Elle ne peut en aucun cas occulter la lumière des étoiles. Elle serait plutôt l’autre face de l’univers, une face invisible, indétectable, et néanmoins indispensable. La nuée que nous observons par-delà les Nuages de Majdan ne correspond en rien à cette définition : elle est observable, quantifiable, elle a une forme, une consistance matérielle, elle semble animée d’intentions, elle agit comme une prédatrice géante de l’énergie des étoiles. — D’où vient-elle ? » a demandé une femme. Manos Octoy a haussé les épaules. « Nous n’en savons rien, et ne le saurons sans doute jamais. Mon hypothèse est qu’elle s’est formée dans une galaxie quelconque, qu’elle a grandi peu à peu, puis, après avoir dévoré toute l’énergie de sa galaxie, elle a cherché d’autres sources de nourriture. — Elle est vivante ? — Pour moi ça ne fait aucun doute. En revanche, elle représente une forme de vie inconnue. Une énigme. » L’homme au costume néoterrien est revenu à la charge. « Vous avez parlé d’hypothèse, monsieur. On ne peut pas semer la panique dans toute l’OMH sur la foi de simples hypothèses. » Je me suis brusquement souvenu de lui : un pasteur de l’Église de la douzième réforme du système de Bêta de Lamar, qui annonçait le retour imminent de leur antique prophète et l’avènement de l’âge d’or. « Mes hypothèses s’appliquent à l’origine et à la nature de la nuée, a répondu calmement Manos Octoy. Je n’ai en revanche aucun doute sur sa volonté et sa puissance destructrices. » Alcib Sintang a tendu le bras en direction de la partie gauche de l’amphithéâtre. « Qu’en pensent les éminents membres de la commission ? » Les scientifiques interpellés ont tenu un court conciliabule avant que l’un d’eux ne prenne la parole. Son timbre éraillé répercuté par les amplificateurs disséminés dans les murs m’a cisaillé les nerfs. « Nous demandons un délai pour observer la nuée et nous prononcer. — Aucun délai ne sera accordé, a répliqué Alcib avec autorité. Nous exigeons une pleine et entière coopération avec Manos Octoy, qui, de son côté, s’engage à vous donner un libre accès à son observatoire. » Le porte-parole de la commission a consulté ses confrères du regard avant de s’incliner et de se rasseoir. Xéline, tout là-haut, concentrait toute son attention sur les débats et n’accordait plus aucun intérêt à son voisin. Si j’avais rencontré une femme comme elle lorsque j’étais en âge de convoler, peut-être que je me serais engagé, voire marié. Et puis, en passant en revue quelques-unes des compagnes qui avaient partagé un fragment de ma vie, je me suis rendu compte qu’il y avait eu des Xéline parmi elles et que je ne les avais pas appréciées à leur juste valeur. J’ai eu l’impression très nette, et très désagréable, que le destin l’avait envoyée sur ma route pour aviver mes regrets. « Y a-t-il d’autres questions, d’autres objections, d’autres points de discussion ? » a demandé Alcib. L’assesseur de gauche a donné trois coups de maillet sur le résonateur. « Nous allons donc passer au vote. » CHAPITRE IX Autocombustion : phénomène qui frapperait certains êtres humains retrouvés brûlés de l’intérieur. Nous employons le conditionnel à dessein : nous pensons en effet que ces prétendus témoignages relèvent de la simple légende. Aucun institut d’autopsie des mondes recensés n’a un jour confirmé ce type de décès. On retrouve d’ailleurs des formes d’autocombustion dans les mythologies de différents systèmes, souvent sous forme de punition divine, preuve pour nous qu’elle ne revêt aucune réalité physiologique. Précisons pour compléter que l’être humain victime d’autocombustion devrait dégager une chaleur de plus de deux cents degrés pour commencer à se consumer de l’intérieur ; or il serait mort bien avant d’atteindre cette température. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des phénomènes inexpliqués. LE VISAGE SOUCIEUX de Maliloa au-dessus de lui. Il était allongé sur une couchette dans une petite pièce capitonnée de métal. Il aperçut, au deuxième plan, la silhouette d’un homme vêtu d’une combinaison blanche. Il eut besoin d’une dizaine de secondes pour reconnaître la chevelure de neige du responsable médical du vaisseau, Ast Partius. Il voulut se redresser, la blessure à ses côtes l’en empêcha. « Ne bouge pas, murmura Maliloa. La plaie n’a pas commencé à cicatriser. Elle peut se rouvrir au moindre mouvement. » Il se souvint de la douleur provoquée par la lame effilée de la dague. Ses poumons aussi l’élançaient, comme toujours tiraillés par le manque d’oxygène. La mémoire lui revenait peu à peu, associée à des souvenirs qui appartenaient aux autres maillons. Le visage impassible de Gandorva derrière le verre de son casque. La fuite de l’oxygène par l’accroc à son scaphandre. Le feu du cakra se concentrant entre ses sourcils… Le cakra ? Il se rendit compte qu’il était nu sous la couverture isotherme légère le recouvrant du cou aux pieds. Il glissa lentement sa main droite le long de son flanc gauche. Le sac de tissu recouvrant le disque métallique ne s’y trouvait plus. Une nuée de pensées affolées se leva sous son crâne. « Si tu cherches l’objet que tu portais sous ton aisselle gauche, je l’ai mis de côté. » Ast Partius, qui s’était approché de la couchette, le fixait avec attention. « Drôle de truc, d’ailleurs. C’est quoi ? Un vieux souvenir de famille ? Un porte-bonheur ? — Un… objet qui appartient à ma famille depuis quatre générations. » Les mots avaient peiné à se frayer un passage entre les lèvres d’Elthor. « Je dois le porter sur moi en permanence. Pouvez-vous me le rendre ? » Le médic hocha la tête avec un sourire. « Ça peut se faire, mais faudra changer le sac : l’étoffe est un foyer de germes. Je m’étonne d’ailleurs que le détecteur prophylactique l’ait laissée entrer dans le vaisseau. Tu n’auras qu’à en fabriquer un autre avec un tissu aseptisé. » Ast Partius souleva un coin de la couverture et examina la blessure pendant quelques instants. « Il ne t’a pas raté de beaucoup. Un peu plus haut, et c’était en plein cœur. Pourquoi a-t-il voulu te tuer ? Vous vous connaissiez avant d’embarquer ? — Je ne l’avais jamais vu… — On ne se met pas à tuer les gens comme ça au hasard. — La folie de l’espace, intervint Maliloa. Elle conduit certains passagers à des comportements aberrants. — Pas si aberrant que ça, objecta le médic. Il a fallu que ce type récupère le code d’entrée du sas, enfile un scaphandre et passe dans l’entre-coque sans déclencher la moindre alerte. La préméditation me paraît incompatible avec la folie de l’espace. — Mystères du cerveau humain… — Plutôt étonnant de la part d’un scientifique. Aussi étonnant que sa mort : on a l’impression qu’il s’est brûlé de l’intérieur. » Le médic s’est tourné vers moi. « À temps : s’il ne s’était pas transformé en charbon, c’est toi qu’il aurait transformé en passoire. — Vous avez une explication au phénomène d’autocombustion ? » demanda Maliloa. Ast Partius haussa les épaules en remontant la couverture sur le corps d’Elthor. « Première fois que je vois un homme doué d’un tel pouvoir incendiaire. J’aimerais bien savoir d’où il vient et avoir la possibilité d’étudier des gens de sa famille. Son scaphandre lui-même, pourtant fabriqué dans une matière ignifuge, a presque entièrement cramé. À croire que l’expression prendre feu a été inventée pour lui ! » Le rire du médic roula comme un fracas d’orage au-dessus de la tête d’Elthor. Maliloa resta quelques secondes immobile, les yeux mi-clos. « Le capitaine m’appelle. » Elle ressemblait à une statue qui vient tout à coup d’accéder à la vie. « Il compte venir te voir bientôt et t’interroger, ajouta-t-elle à l’intention d’Elthor. Repose-toi. Quelqu’un prendra ta place. La déformation que tu as détectée est préoccupante. Le fuselage ne donne pourtant aucun signe de fléchissement. — Dans combien de temps arriverons-nous dans le Nuage ? demanda Ast Partius. — Deux jours si nous pouvons maintenir la vitesse. Quatre ou cinq de plus si nous sommes obligés de la réduire. — Mieux vaut arriver un peu plus tard et vivants. — C’est aussi l’avis du capitaine. Les chasseurs, eux, ne l’entendront pas de cette oreille. Ils ont déboursé une fortune pour cette expédition, ils sont prêts à courir tous les risques. — Tout ça pour le plaisir de flinguer des bestioles ! — Les passions ne sont ni raisonnables ni contrôlables. » Maliloa se dirigea vers la porte de la cabine et se retourna avant de sortir, plongeant ses yeux gris dans ceux d’Elthor. « J’espère que plus personne ne cherchera à te tuer. On a besoin de tout le monde dans l’espace. » Le médic disparut par une deuxième porte en partie dissimulée par un rideau et revint quelques minutes plus tard en brandissant le sac du cakra. « Tu peux garder l’objet, mais pas le sac. » Il le posa sur le lit et laissa le temps à Elthor de retirer le disque métallique de sa protection de tissu. Le cakra ne s’étant pas refroidi depuis son affrontement avec Gandorva, la chaleur, très vive, lui brûla les doigts de la main droite. Il s’efforça de rester impassible pour ne pas attirer l’attention d’Ast Partius, qui, lui, n’avait pas paru ressentir la moindre gêne en manipulant le disque de feu. « À quoi ça sert, la fente sur la tranche ? — À le tenir, je suppose. — Et la bestiole dessus, elle sort d’où ? — D’une légende de mon monde natal. — C’est où, ton monde natal ? — Iox, système de Phi du Xantor, dans le bras de Persous. » Le médic s’assit sur le bord du lit et désigna le cakra de l’index. « Je n’ai en tout cas jamais vu ce genre d’alliage. Pourquoi vous le transmettez-vous de génération en génération ? — Pour garder le lien entre elles. Rester solidaires en traversant le temps. » Ast Partius secoua la tête. « Je n’ai jamais accordé la moindre importance aux superstitions. Plus la technologie se développe, et plus les vieilles croyances resurgissent. À ne rien y comprendre. Si ça se trouve, les chasseurs ont organisé ce voyage en se basant sur une simple superstition. » Elthor aurait pu répliquer que la superstition se montrait parfois plus efficace que la science : le kersaker, le sorcier du géant blond, avait entrevu des mouvements dans les Nuages de Majdan que les scientifiques, avec tout leur attirail technologique, n’avaient pas su détecter. « Il n’y avait donc pas de croyances sur votre monde ? — Si, bien sûr, comme partout. Mais je m’en suis vite écarté lorsque j’ai vu à quelles extrémités elles conduisaient. Ma famille tout entière a été massacrée par des fanatiques. J’ai refusé d’en fonder une à mon tour. J’ai choisi de vivre seul. L’espace est devenu ma seule raison de vivre. — Pourquoi n’êtes-vous pas devenu pilote ? » Un voile de tristesse glissa sur le visage du médic. « J’ai échoué à l’examen : réflexes trop lents, vision déficiente, mauvaise perception dans le vide… Comme je n’avais pas les moyens de me payer des correcteurs génétiques, j’ai suivi une autre filière : la médecine spatiale. Moins exigeante sur le plan physique et me permettant quand même de me balader dans toute la Galaxie. J’ai travaillé pour une dizaine de compagnies différentes avant d’être recruté par Hory Kepht. Un bon capitaine, même s’il fait parfois courir des risques démesurés à son équipage. Pousser cet engin à ADVL8 ne me semble guère raisonnable. Enfin, j’aurai au moins connu ça dans ma vie. Et puis je suis très curieux de découvrir les Nuages de Majdan. Et toi, pourquoi t’es-tu embarqué sur ce rafiot ? — Comme vous : envie de voir du pays… » Ast Partius se leva et se dirigea vers la porte dissimulée par le rideau de tissu. « Il faut que tu te reposes. Les nanoaccélérateurs devraient rapidement cicatriser la blessure. Nous arrivons dans deux joursTO, enfin, si le vaisseau ne se disloque pas avant. Ce serait bien que tu sois entièrement remis. Le capitaine aura besoin de tout son monde. Et tu pourras profiter du Nuage. Sans doute que tu ne le verras qu’une fois dans ta vie. » Il écarta le rideau avant d’ajouter : « Je t’apporte bientôt du tissu aseptisé. Tu pourras en faire un sac pour y fourrer ton souvenir de famille. » Le capitaine se présenta dans la cabine alors qu’Elthor glissait le cakra dans l’étui dont il venait tout juste de coudre les bretelles. Des rides soucieuses barraient le front de Hory Kepht. Il s’avança jusqu’au pied du lit et passa la main sur ses cheveux en brosse, un tic chez lui. « Vous avez l’air d’aller mieux. Ast m’a dit que vous étiez définitivement tiré d’affaire et que les nanoaccélérateurs allaient vous remettre sur pied en moins de deux joursTO. Personne ne comprend ce qui s’est passé dans la tête de votre agresseur. Ni ses confrères scientifiques ni le médic ne sont capables de donner le moindre embryon d’explication. Je penche personnellement pour une folie spatiale déclenchée et accentuée par l’ADVL. Nous ne connaissons pas encore les réactions humaines à la vitesse lumière multipliée par sept ou huit. En revanche, j’avoue que je n’ai aucune hypothèse sur sa… combustion interne. Il ne vous a rien dit avant de vous agresser ? — Rien. Le fuselage tiendra le coup ? » Les rides de Hory Kepht parurent se creuser de plusieurs millimètres. « Nous sommes en phase de ralentissement. Nous allons perdre trois jours sur nos prévisions. Je n’ai pas encore annoncé ce… contretemps aux chasseurs. Je pense qu’ils ne vont pas réagir de façon très positive. Mais je me dois d’assurer la sécurité de mon équipage. Si nous maintenons l’ADVL8, le fuselage continuera de se déformer jusqu’à ce qu’il se disloque, et la coque intérieure sera à la merci de la moindre particule. Nous allons tenter d’arriver dans le Petit Nuage sans perdre un seul élément de la structure et de réparer sur place. — À condition de trouver un monde habitable… — D’après l’assistant de bord, le Petit Nuage abrite des planètes telluriques. Même si leur atmosphère n’est pas respirable, nous pourrons au moins nous poser sur leur croûte et intervenir à l’aide de scaphandres. — Et les chasseurs ? — Ils disposent de leurs propres scaphandres. Des modèles bien supérieurs aux nôtres d’ailleurs. Nous réparerons d’abord avant de poursuivre dans le Nuage à la recherche de leur prétendu gibier. — Vous n’y croyez pas ? » Le capitaine fronça les sourcils. « Nous avons bien capté des mouvements dans le Petit Nuage, mais rien qui ne puisse évoquer une espèce vivante. Ça ressemble plutôt à une vague d’énergie noire sur le point de nous engloutir. » Le cakra chauffa à travers le tissu gris, comme s’il réagissait à la simple évocation de l’ennemi qu’il s’apprêtait à combattre. « Si je m’écoutais, je rebrousserais chemin immédiatement. Cette vague me fiche une trouille de tous les diables et, pourtant, j’en ai vu des trucs inquiétants en quarante années de voyages spatiaux. — Pourquoi en avez-vous peur ? — J’en sais foutre rien. Elle dégage quelque chose de terrible. — Pourquoi ne rebroussez-vous pas chemin ? » Hory Kepht donna trois coups du plat de la main sur le pied de la couchette. « Parce que j’ai promis de les emmener dans le Nuage. Et que j’ai une réputation à tenir. Ils m’ont donné une fortune pour ça, largement de quoi concevoir et fabriquer un vaisseau beaucoup plus performant que mon vieux Phosphelius. On y arrivera, mais un peu en retard. Ça vous donnera le temps de vous remettre complètement. — Qui me remplace dans l’entre-coque ? — Je ne sais pas encore. D’autres signaux m’ont averti de la détérioration du fuselage. Nous avons amorcé le ralentissement et nous ferons le point lorsque nous serons revenus en ADVL 3 ou 4. — Qu’avez-vous fait du corps de Gandorva ? — Éjecté dans l’espace. Il ne servait strictement à rien de le conserver pour une éventuelle autopsie. Il n’y avait plus rien à en tirer dans l’état. » Elthor se demandait encore comment le feu avait pu frapper son agresseur sans qu’il ait eu besoin de brandir le cakra, comme projeté par sa pensée. Il doutait encore de ses perceptions. Les mémoires des autres maillons ne faisaient état d’aucun phénomène de cette nature. Il se rappelait avoir ressenti une concentration de chaleur entre ses sourcils, après quoi le visage de Gandorva s’était boursouflé, noirci, craquelé, un peu comme la peau desséchée des momies de certaines civilisations. Hory Kepht lança un coup d’œil interrogateur sur l’étui posé contre le flanc d’Elthor. « On dirait qu’il a été fabriqué par un enfant ! Ou un dingue ! — C’est… moi qui l’ai cousu. » Le capitaine éclata de rire. « Une chose est sûre en tout cas : vous n’avez aucun avenir dans la couture, mon garçon. Et maintenant allons annoncer aux chasseurs que nous aurons un peu de retard sur le programme prévu. » Il fallut trois jours pour que la blessure d’Elthor soit définitivement cicatrisée. Le vaisseau avait continué de ralentir et, selon Maliloa, il progressait désormais à la vitesse ADVL3. Les chasseurs n’avaient pas réagi avec la fureur attendue. L’obsession de la chasse dominait leur existence, mais, un mort ne pouvant plus s’adonner à sa passion, ils comprenaient que, s’ils insistaient auprès du capitaine pour maintenir la vitesse maximale, ils risquaient fort de ne pas arriver en vie dans le Petit Nuage de Majdan. En outre, Moraine avait argué que leur gibier avait beau être un migrateur à l’échelle cosmique, il resterait suffisamment longtemps dans la galaxie naine pour qu’ils aient des occasions de le tirer. Al Raj avait objecté qu’il leur faudrait du temps, une fois à destination, pour localiser les planètes qui leur serviraient de terrains de chasse. La femme rousse avait répliqué qu’il ne servait à rien de s’en préoccuper maintenant, qu’on n’avait qu’à profiter de ce contretemps pour se reposer et arriver en pleine forme devant des animaux dont on ne connaissait ni les réactions, ni l’envergure, ni la résistance. « De toute façon, avec les ondes défats, c’est pas bien difficile de dézinguer une bestiole », intervint Stirn. Les regards de tous les chasseurs présents dans la salle à manger le foudroyèrent aussitôt. « Jamais un chasseur n’utilise une arme décréatrice d’atomes, lança l’homme noir au crâne hérissé de crêtes. Ça n’aurait aucun intérêt. — Nous sommes équipés d’armes anciennes, renchérit Gorden, le géant blond. Qui projettent des balles, des carreaux ou des flèches. On n’a pas besoin d’être adroit avec un défat. Que vous touchiez l’animal au pied ou à la tête, ça fait aucune différence. — Tandis qu’avec nos armes, nous avons l’obligation de viser juste, ajouta Moraine. Et vite. La plupart des grands animaux, lorsqu’ils sont blessés, deviennent de véritables machines à tuer. Je ne vous montrerai pas mon corps, parce que je ne veux pas vous offenser, mais j’ai, sur le flanc droit, une cicatrice que n’ont jamais pu réparer les correcteurs génétiques. Un coup de corne empoisonnée d’une licorne à collier, une espèce rare du désert de la planète Yaelen. Je l’avais touchée au poitrail, mais ces créatures sont douées d’une vitalité incroyable. Je n’aurais pas été blessée si je lui avais expédié une onde défat, mais la chasse est un échange où on prend parfois des coups. » Elthor était monté au troisième niveau après avoir reçu l’autorisation d’Ast Partius, espérant croiser Maliloa qu’il n’avait pas revue depuis sa première visite au bloc médical. Il avait été déçu de ne pas repérer le visage de la jeune femme parmi les chasseurs, leurs serviteurs et les membres de l’équipage attablés dans la salle à manger commune. « N’empêche, sans arme vous n’auriez aucune chance ! » Stirn ponctua sa déclaration de l’un de ces sourires provocants qui titillaient les nerfs de ses interlocuteurs. « Nous les humains, nous sommes démunis. Nous n’avons pas de griffes ni de crocs, argumenta Taïsnos. Alors nous sommes obligés de compenser par l’ingéniosité. Nous rétablissons seulement l’équilibre. — Les griffes et les crocs, ce serait une dague, un poignard, une arme de corps à corps. Je ne vois pas trop le mérite de les tuer à distance. — Comme le disait Moraine, nous n’avons qu’une chance. Si nous nous précipitons, si nous manquons de sang-froid, si nous visons mal, alors notre peau ne vaut plus très cher. C’est précisément ce très court instant où se jouent la vie et la mort qui fait la beauté de notre art. » Elthor pensa qu’ils cherchaient également le vakou, l’esprit hors du temps cher aux thanaütes. Que ce court face-à-face dont avait parlé Taïsnos les reliait à l’éternel présent. Que, le reste du temps, leur existence leur paraissait dénuée d’intérêt, même s’ils comptaient parmi les gens les plus fortunés de la Galaxie. La mort du chasseur ou du gibier n’était finalement qu’une conséquence et n’avait aucune importance. « Je pense surtout que vous êtes tous des fêlés, marmonna Stirn avant de se lever et de poser son plateau sur le tapis roulant. Mais, comme dit le capitaine, les clients sont rois. » « Putain, qu’est-ce que c’est que ça ? » Seul le silence répondit à l’exclamation de Stirn. Le capitaine avait convoqué l’équipage dans la cabine de pilotage où, par la baie transparente taillée dans un verre ultrarésistant, on avait une vue rapprochée du Petit Nuage de Majdan et, surtout, de l’immense traînée sombre barrant l’horizon. « Aucune idée, répondit Hory Kepht. Ce que je sais, en revanche, c’est que ça bouge, à très grande vitesse même, et que ça va atteindre le Nuage dans moins de deux joursTO. — Faut se tirer de là avant que cette saloperie nous dégringole dessus ! grogna Alep, le contrôleur des circuits d’air du vaisseau. — Rien ne prouve qu’elle soit dangereuse », objecta le capitaine, des propos démentis par l’inquiétude qui lui plissait le front. Maliloa s’approcha de la baie et contempla, au-delà de la galaxie naine qui se présentait sous la forme d’une vague demi-sphère bleutée de dix mille années-lumière de diamètre selon l’assistant. Deux halos particulièrement brillants se démarquaient sur la tranche supérieure, des amas d’étoiles sans doute. Le Petit Nuage donnait l’impression d’être un morceau détaché de la Voie lactée, elle-même visible par la baie opposée, mais sa vitesse et son déplacement indiquaient qu’il était seulement de passage en compagnie du Grand Nuage auquel il était relié par un pont constitué de gaz et d’étoiles et décelable à l’œil nu. « Ça paraît bizarre de dire ça, lança Ast Partius, mais on dirait une gigantesque nuit qui s’apprête à tomber sur le Nuage. » Elthor, dont le côté gauche était en feu, s’était appuyé à la tranche d’une tablette fixée à la cloison pour rester debout malgré les tremblements de ses jambes. Il ne lui restait plus rien de la blessure infligée par Gandorva, ni douleur, ni trace sur la peau, mais il n’avait pas encore repris ses activités dans l’entre-coque, le capitaine ayant estimé qu’avec la réduction de la vitesse, ils atteindraient leur destination sans encombre. « Nous ne pouvons pas rebrousser chemin de toute façon, affirma le capitaine. Si nous ne réparons pas d’urgence le fuselage, nous n’aurons aucune, je dis bien aucune, chance de revoir la Voie lactée. — Encore faut-il réussir à bricoler ce foutu tas de ferraille, marmonna Stirn. Je ne suis pas sûr que les outils embarqués soient suffisants pour colmater les brèches du fuselage. — On ne le saura pas si on n’essaie pas, rétorqua sèchement Hory Kepht. — Va falloir se poser pour ça. Mais où ? — La première planète tellurique détectée par l’assistant de bord se situe là, aux franges du Nuage. — Respirable ? — Non, on devra travailler avec les scaphandres. — Ce machin noir a tout le temps de nous tomber dessus ! — Il lui faut quand même un minimum de temps pour parcourir les dix mille années-lumière qui nous séparent de l’autre bord de la Galaxie. On n’a pas le choix de toute façon. J’ai saisi les coordonnées de cette planète sur le système automatique de guidage. — Que dit l’assistant de sa pesanteur ? demanda le médic. — Plus forte que la norme, mais supportable après un temps d’adaptation. — Et la température ? — Entre cinquante et soixante degrés. Comme les scaphandres sont isothermes, ça devrait aller. Étant donné les conditions, nous aurons besoin de tout le monde. Y compris des chasseurs. Ils devront surveiller les environs pendant que nous serons occupés à effectuer les réparations. — Vous le leur avez demandé ? — Pas encore. — Ils n’ont pas payé pour servir de gardes du corps à l’équipage du vaisseau. — Ils ne demanderont pas mieux que de se dégourdir les jambes. Sans compter qu’ils espéreront tomber sur des créatures locales. — L’assistant a détecté des traces de vie ? — Pas selon nos critères en tout cas. Ce qui ne prouve pas que cette planète ne soit pas habitée. À vos postes, maintenant. Nous allons bientôt pénétrer dans le Petit Nuage. » Les membres de l’équipage sortirent un à un du poste de pilotage. Maliloa rattrapa Elthor et l’entraîna dans une coursive perpendiculaire. La chaleur du cakra augmenta brutalement. « Tu te sens comment ? — Parfaitement remis. » Elle hocha la tête. « Ast est un bon médic. Que penses-tu de cette traînée noire ? » Il réfléchit quelques instants avant de donner sa réponse. « Elle a l’air dangereuse. — Tu crois aussi qu’il faudrait rebrousser chemin ? — Tu as entendu le capitaine ? On n’a aucune chance de revenir si on ne répare pas le vaisseau. — Tu ne réponds pas à la question. — Il ne fallait pas me la poser. — Tu te méfies de moi. — Je me méfie de tout le monde en général. — Pourquoi ? Tu as quelque chose à te reprocher ? » Elthor reprit une profonde inspiration pour échapper au regard inquisiteur de la jeune femme et tenter de détendre son corps tourmenté par le feu du cakra. Il pensait maintenant que la sollicitude de Maliloa dissimulait des intentions précises, inavouables. « Le monde est plein de dangers pour un voyageur, finit-il par lâcher entre ses lèvres crispées. — Bien plus encore pour une femme seule. Ça ne m’empêche pas d’accorder de temps en temps ma confiance. — Pour quelle raison t’accorderais-je ma confiance ? » Elle l’enveloppa d’un regard où l’intérêt se mêlait aux regrets. « Pour quelle raison ne me l’accorderais-tu pas ? » Elle pivota sur elle-même sans lui laisser le temps de répondre et disparut rapidement à l’extrémité de la coursive. Il ne bougea pas jusqu’à ce que la chaleur du cakra commence à perdre de son intensité. CHAPITRE X Messager, Si tu portes de bonnes nouvelles, viens te réjouir et chanter avec nous. Si tu viens avec de mauvaises nouvelles, crie-les de loin, Et fuis avant que notre colère ne se retourne contre toi. Messager, Comprends que nous aimons nous réjouir, boire et rire, Et que n’aimons pas nous lamenter, ni pleurer ni souffrir. Chant du Messager, tradition orale du Styox, planète Josrilem, système de Shin du Zraël. MA PAROLE, ce vieux saligaud en pinçait pour la fille que j’avais draguée une bonne partie de l’assemblée extraordinaire. Adorable fille, d’ailleurs, avec ses cheveux noirs rassemblés en chignon, ses yeux dorés et sa peau d’une blancheur insolite. Tout en longueur et en finesse. Arrivée à BeïBay depuis peu à en croire son aspect naturel, elle me changeait agréablement de la sophistication des femmes mumjings ou des extraplanétaires installées depuis plusieurs décennies sur NeoTierra. Elle ne m’avait même pas soufflé son nom. Elle avait ri au début à mes plaisanteries – toujours les mêmes, il faudrait que je renouvelle mon répertoire –, puis elle s’en était agacée très rapidement, écoutant avec attention les diverses interventions des orateurs. J’ai remarqué qu’elle cherchait sans cesse des yeux Jeb Bardö, le vieux parlementaire dont les frasques avaient autrefois défrayé la chronique. Je me suis demandé quel fil reliait ces deux êtres qu’en apparence tout opposait. Elle n’était pas la maîtresse d’un tel déchet tout de même ! Les implants génétiques avaient cessé depuis longtemps de produire leurs effets et n’occultaient plus son aspect de vieux légume fripé. Même si tous les goûts sont dans la nature, je ne croyais pas ma jolie voisine capable de frotter sa peau soyeuse à l’épiderme flasque de Jeb Bardö. Alors, quoi ? Une énigme irrésistible pour le médialiste que j’étais, plus intrigante encore que la nuée noire qui fondait sur notre galaxie et menaçait de nous engloutir. Si j’avais bien compris, il nous restait trente jours à vivre et j’ai immédiatement résolu de m’étourdir dans toutes les formes de jouissance jusqu’à ce que la nuit perpétuelle nous ensevelisse dans ses replis ténébreux. Nous allions tous crever en même temps, le vieux Bardö et ses cent cinquante ansTO, la fille que j’avais tenté en vain de séduire, tous ceux qui avaient assisté à l’assemblée extraordinaire, les habitants de BeïBay, les populations des planètes habitées de la Voie lactée, hommes, femmes, vieux, jeunes, riches, pauvres, primitifs, civilisés, intelligents, idiots, salauds, héros… Je n’avais pas tout entendu, absorbé par ma jolie voisine, mais j’avais retenu que la nuée allait éteindre le feu des étoiles et détruire toute forme de vie dans notre univers, accomplissant ce que ni l’OMH ni les plus grands penseurs politiques de tous les temps n’étaient jamais parvenus à établir : l’égalité parfaite entre les êtres. À la fin de l’assemblée, au lieu de me précipiter dans le studio du Canal 12 et d’enregistrer mes réactions à destination des foules horrifiées, j’ai suivi la fille aussi discrètement que possible. Elle s’est rendue au restaurant principal de l’Assemblée et, après avoir échangé quelques mots avec le placier, elle s’est assise à une table où, quelques minutes plus tard, Jeb Bardö est venu la rejoindre. J’ai immédiatement saisi, à leur attitude à la fois complice et distante, que le vieux parlementaire et la fille n’entretenaient pas de liaison, qu’un autre fil les unissait. Ils appartenaient peut-être tout simplement à la même famille, une hypothèse qui m’a plutôt rassuré sur l’espèce humaine. Je les ai observés un petit moment, planqué derrière une plante aux feuilles jaunes et noires. J’allais me faire tuer par le réalisateur de Canal 12, mais je ne voulais pas, je ne pouvais pas partir sans obtenir au moins un numéro de réseau ou un nom. Je suis sorti de ma cachette, me suis dirigé vers eux et, au dernier moment, j’ai feint de découvrir leur présence. « Hé, mais c’est ma charmante voisine d’assemblée et le vénérable Jeb Bardö… » Une envie de tuer a noirci le regard du parlementaire. Les yeux de la fille, eux, se sont changés en blocs de glace. La partie serait difficile. Tant mieux : plus elles résistent, plus les forteresses me donnent l’envie de les investir, un tempérament de chasseur je suppose, comme la plupart des médialistes en poste à BeïBay. J’ai tiré une chaise et me suis assis à leur table sans leur donner le temps de réagir. Avoir toujours un coup d’avance, la règle de base du conquérant. J’ai concentré mon attention sur Bardö. J’aurais nettement préféré la diriger sur la fille, mais je devais la négliger pour que monte en elle l’envie de redevenir le centre d’intérêt, une tactique qui, bien qu’éculée, a toujours donné d’excellents résultats. « Je suis très content de tomber sur vous, Jeb, vous permettez que je vous appelle Jeb ? — Vous êtes médialiste, n’est-ce pas ? m’a répondu le vieux parlementaire avec la même considération que s’il découvrait un monstre baveux et puant rampant sur sa jambe. Il n’y a qu’un médialiste pour se montrer aussi grossier. — Ravi également de faire votre connaissance, ai-je répliqué avec un sourire. Je travaille pour le Canal 12, et j’aimerais avoir votre réaction sur ce que nous avons entendu lors de la séance extraordinaire. — Ma réaction n’a pas grand intérêt en regard de la menace qui pèse sur la Galaxie. — En étiez-vous informé avant les autres parlementaires ? » Il a consulté la fille du regard avant de répondre. J’ai eu la conviction que non seulement il en était informé, mais que leur complicité avait quelque chose à voir avec le sujet. « Disons que j’ai pu en discuter avec le président de session avant la convocation de l’Assemblée. — Donc vous en étiez informé. Comment ? » Jeb Bardö s’est fendu d’un long soupir. Je le dérangeais dans son tête-à-tête avec la belle, mais il savait que je ne lâcherais pas le morceau et, en tant qu’ancien du Parlement, il était conscient que les médias pouvaient être les meilleurs des alliés comme les pires des ennemis. Sans doute brûlait-il également d’envie de clamer au monde entier que le mérite de cette séance extraordinaire lui revenait en grande partie. « Je me suis rendu à l’observatoire de Manos Octoy, tout simplement. Et j’ai pu constater l’évidence. — Si vous êtes allé chez Manos Octoy alors que la commission scientifique avait rendu un avis défavorable, c’est que quelqu’un vous y a invité. » J’ai enfin pu me tourner vers la fille quand l’index du parlementaire s’est pointé sur elle. Moins de glace dans ses yeux, un reste de fraîcheur ou de réserve que j’ai tenté de chasser d’un sourire charmeur. « Et vous, mademoiselle… Mademoiselle ? » Elle n’a pas mordu à l’hameçon (jamais su ce qu’était un hameçon, mais l’expression me semblait indiquée), elle s’est contentée de me jauger du bout des yeux. Je me suis alors dit que la citadelle était plus difficile à prendre que prévu et que je n’avais pas de temps à perdre si je voulais rentabiliser mes trente derniers jours. « Comment avez-vous été informée ? » Elle a paru tenir un petit conciliabule avec elle-même avant de me répondre. « Je ne peux pas vous dévoiler mes sources. — Dommage. Les abonnés du Canal 12 auraient adoré savoir à qui ils doivent d’avoir appris qu’ils n’en ont plus que pour trente joursTO à vivre. » J’avais prononcé ces mots avec une pointe d’agressivité qui n’a pas arrangé mon cas. « Vous êtes bien défaitiste, est intervenu Jeb Bardö. Nous avons encore une chance de redresser la situation. — Une chance infime. » En l’occurrence, je parlais autant de la conquête de la belle que de la survie des espèces vivantes de la Galaxie. Je me suis rendu compte, avec une acuité soudaine et irrespirable, que mon minuscule problème personnel me préoccupait davantage que le sort des milliards de mes semblables peuplant la Voie lactée. Une coquille creuse, voilà ce que j’étais devenu en vendant mon âme au diable médialiste. « Nous aurions tort de ne pas la tenter, a objecté Bardö. — Cette information va en tout cas déclencher la plus grande panique qu’ait jamais connue l’OMH. Émeutes, pillages, délires, fanatismes, règlements de comptes… — J’en suis conscient, mais nous sommes gouvernés par l’urgence. C’était le seul moyen pour faire réagir l’Assemblée et concentrer toutes nos forces sur la menace. Si nous nous en sortons, il sera toujours temps de réparer les dégâts. — Si nous nous en sortons, comme vous dites, l’OMH risque fort d’être démantelée. Les potentats locaux vont exploiter la situation pour récupérer leurs anciennes prérogatives. » Jeb Bardö a hoché la tête. J’ai perçu de la lassitude, voire de la résignation dans ses gestes lents et ses yeux délavés. « Nos successeurs devront rebâtir. En évitant de se laisser dévorer par les structures technocratiques et administratives. » Un homme et une femme se sont approchés pour le saluer avec une déférence qui révélait son haut rang dans la hiérarchie parlementaire. Il a échangé quelques mots avec eux avant qu’ils ne s’éloignent vers le centre du restaurant. Le serveur est venu prendre la commande et, comme je m’étais invité à leur table, il a rajouté un couvert. J’ai opté pour le plat du jour, le ficsat, un poisson du fleuve Arao à la chair savoureuse. J’ai bu une gorgée du vin gris somptueux et parfumé que le sommelier a versé d’autorité dans nos verres. « Si Xéline ne s’était pas introduite de force dans mes appartements, la nuée nous aurait engloutis sans prévenir, a repris le vieux parlementaire. Nous ne les remercierons jamais assez pour ça, elle et le réseau qui l’a choisie pour porte-parole. » Elle s’appelait Xéline. Le côté suranné de ce prénom, qui n’était plus porté depuis des lustres, m’a beaucoup plu. « L’inconscience aurait-elle été préférable, monsieur le médialiste ? » Un brouhaha a attiré mon attention. Un petit groupe surexcité s’engouffrait dans le restaurant. J’ai reconnu immédiatement des médialistes des autres canaux, une bande chassant le scoop. Certains m’ont aperçu à la table de Jeb Bardö et lancé des regards noirs. J’avais pris de l’avance sur eux parce que je n’avais pas fait de détour par le studio. « Je suppose que non, ai-je répondu pendant que mes confrères et consœurs se dispersaient entre les tables. Qu’allez-vous faire pendant ces trente jours ? » Ma question s’était adressée à Jeb Bardö, mais c’est Xéline qui a répondu. « Rejoindre ma famille en Araosing. Embrasser mes parents, mes sœurs et mes amis avant de disparaître. » Je n’avais pas de famille ou, plutôt, j’avais coupé les ponts avec mes parents depuis tellement longtemps qu’ils avaient fini par se dessécher dans mon cœur. Ils résidaient pourtant tout près de BeïBay, dans l’une de ces cités protégées qui abritent les hommes et les femmes parmi les plus fortunés de NeoTierra. J’étais leur fils unique, mais ils s’étaient très rapidement débarrassés de moi en me confiant à une nourrice. Il n’y avait jamais eu d’amour entre nous, ni même une vague tendresse. Ma vraie famille, désormais, c’étaient le Canal 12 et les quelques relations qui partageaient mes nuits folles. Je me suis demandé comment mes partenaires de débauche réagiraient quand ils sauraient qu’il ne leur restait plus qu’une trentaine de jours à dilapider. « Quant à moi, je resterai dans l’enceinte du Parlement pour superviser les opérations de la dernière chance, a déclaré Jeb Bardö. — Vous y croyez vraiment ? — Je ne suis pas aussi défaitiste que vous. — Réaliste, vous voulez dire ? — Vous préféreriez que je reste les bras croisés ? » Je n’avais aucune préférence. Si cette nuée était aussi destructrice que l’avait affirmé Manos Octoy, ni notre intelligence ni notre instinct de survie ne suffiraient à l’arrêter. Le serveur a déposé les assiettes sur notre table. Les fumets des mets délicats ont chassé les odeurs entêtantes des élixirs floraux diffusés par les purificateurs d’air. « Bras croisés, non, mais il y a toujours des choses à régler quand on n’a que trente jours à vivre. — Je vais donc essayer de justifier mon statut de parlementaire et me consacrer de toutes mes forces restantes à la survie des espèces vivantes peuplant cette galaxie. Et vous monsieur le médialiste ? Qu’avez-vous donc de si urgent à régler ? » J’ai mangé une bouchée de ficsat pour me donner le temps de la réflexion. J’ai trouvé un arrière-goût d’amertume inhabituel au poisson, mais je n’ai pas réussi à déterminer s’il venait de l’assiette ou de ma gorge. « Consumer mes derniers jours comme un feu d’herbes sèches, ai-je fini par répondre. Danser une dernière fois au bord du gouffre. » Ces mots m’avaient échappé, même si j’étais conscient, en les prononçant, de clore définitivement le chapitre Xéline. Elle m’a d’ailleurs jeté un regard où la froideur le disputait au mépris. Je me suis hâté de finir mon assiette, je n’ai même pas proposé de payer mon repas, je ne les ai pas remerciés, je me suis levé, je les ai salués d’un bref hochement de tête et j’ai filé comme un voleur en direction des studios médialistes. La nouvelle n’avait pas encore bouleversé BeïBay. Les rues ne m’ont pas semblé plus animées que d’habitude dans les quartiers du Centre. J’ai longé les berges de l’Arao jusqu’au Klong. Les bateaux et les barges marchandes traçaient leurs discrètes arabesques sur l’eau lisse et dorée. J’avais donné rendez-vous à Blest et Ramala à notre restaurant préféré, Les Flots Calmes, dont la terrasse sur pilotis surplombe le fleuve. Nous y démarrions pratiquement toujours nos soirées. L’endroit était fréquenté par tout ce que BeïBay comptait d’artistes en vogue, de comédiens du théâtre mumjing, de poètes, de médialistes, de réalisateurs 3D et de grands patrons. Je faisais partie des clients privilégiés qui disposaient d’un crédit illimité, un avantage qui n’était pas dû à mon maigre salaire de médialiste, mais à la fortune colossale de mes parents. Ils ne m’avaient pas aimé, ils avaient donc compensé par l’argent, et je n’aurais pas assez de toute ma vie pour dilapider les sommes indécentes qu’ils versaient régulièrement sur mon compte, encore moins pendant les trente derniers jours qui nous étaient impartis. J’ai retrouvé Blest et Ramala à la terrasse, installés à la table habituelle, dans le coin gauche tout près du garde-corps en bois ajouré. Blest est un vaurien que j’ai tiré du caniveau où il croupissait en compagnie d’autres paumés de son espèce. Il ne passe pas inaperçu avec ses yeux d’un bleu presque blanc, sa peau cuivrée, ses longs cheveux noirs, sa nonchalance féline et ses éclats de rire tonitruants. Il occupe un vague emploi de technicien au Canal 12, mais mes confrères l’apprécient surtout pour sa capacité à dénicher n’importe quelle substance euphorisante à n’importe quelle heure du jour et de la nuit. Ramala, elle, se présente comme une beauté blonde à la peau très claire et aux yeux très noirs qui ressemblent à des morceaux de charbon sertis dans la neige. En apparence discrète, elle se déchaîne la nuit lorsque l’alcool et les nanoaccélérateurs cérébraux commencent à irriguer son cerveau. J’ai couché avec elle, comme Blest et la plupart des hommes happés par nos tourbillons nocturnes, mais j’en garde un souvenir imprécis, comme si nos chairs ne s’étaient pas marquées, comme si l’acte n’avait été qu’un pas de danse maladroit, un petit-four sans saveur ou un éclat de rire négligent. Je n’en ai jamais reparlé avec elle. Je ne connais ni son âge ni ses origines. Elle pose sur les événements et les gens un regard tellement lointain qu’elle n’invite guère aux confidences. Je me suis faufilé jusqu’à notre table en saluant d’un hochement de tête ou d’un signe de main des hommes et des femmes de ma connaissance. « Tu es en retard ! » s’est exclamé Blest. J’ai pensé à Xéline, à tout ce que Xéline avait de beau et de pur à offrir à un homme, et j’ai ragé intérieurement de ne pas avoir réussi à lui soutirer une adresse ou un code. « Vous n’êtes pas au courant ? ai-je soupiré en me casant de mon mieux entre la table et le garde-corps. — Au courant de quoi ? » a demandé Ramala, les sourcils froncés. J’ai marqué un temps de silence, un réflexe de médialiste, histoire d’attiser leur curiosité. Solar 2 déversait ses ors cuivrés dans le ciel, sur le fleuve, les arbres, les toits et les façades. La chaleur commençait à baisser, traversée par une brise agréable et annonciatrice du crépuscule. « Je sors d’une session extraordinaire du Parlement. C’est l’enregistrement de mon laïus pour le 12 qui m’a mis en retard. » Je n’ai pas parlé, évidemment, de Xéline, du désir qu’elle m’avait inspiré et qui, curieusement, continuait de se propager en moi comme un incendie à combustion lente. « Alors, quoi ? s’est impatienté Blest. — Il ne nous reste que trente petits jours à vivre… » J’avais accompagné ma déclaration d’un sourire involontaire qui a nui à ma crédibilité. « Vraiment pas drôle », a grogné Blest. J’ai pointé le bras vers le ciel. « Tout là-haut se balade une immense nuée noire qui arrive sur nous à toute vitesse. Elle atteindra la Voie lactée dans une trentaine de joursTO. D’après les observations, elle se nourrit de l’énergie des étoiles, ce qui signifie qu’elle ne laisse derrière elle que des ténèbres absolues. Un astrophysicien a réussi à l’observer grâce à son télescope révolutionnaire. Il s’est pointé à la séance pour expliquer à nos chers parlementaires ce qui nous attendait : l’extinction de toute forme de vie dans la Galaxie. » Des nuages ont traversé les yeux clairs de Blest. « Tu déconnes, hein ? Si ce truc existait vraiment, on en aurait déjà entendu parler. — D’après ce que j’ai compris, l’astrophysicien avait tenté d’alerter ses confrères de la commission scientifique, mais ils ont refusé de le croire. On a perdu un ou deux ansTO dans l’affaire. Il reste maintenant trente jours aux grosses têtes de tous poils pour trouver une parade. Sinon, ce sera nuit noire et perpétuelle pour tout le monde. » D’un mouvement de bras, Ramala a désigné la terrasse, le fleuve en contrebas, puis la berge derrière nous. « Si ce que tu dis est vrai, Chazed, les gens ne seraient pas aussi calmes, a-t-elle lancé de sa voix grave et vibrante. — La nouvelle n’est pas encore répandue. La session vient tout juste de s’achever, et il faut un minimum de temps aux canaux pour diffuser les interventions de leurs médialistes et consulter les spécialistes. À mon avis, les premiers troubles ne vont pas tarder à éclater. » À peine avais-je fini de prononcer ces mots qu’un hurlement a retenti, interminable, effroyable. Des courants ont secoué le marché sur la berge, des gens ont fendu en courant les grappes de badauds ou d’acheteurs, un étal s’est renversé et a répandu sur le sol ses fruits, ses thés et ses épices. Un homme nu est apparu, brandissant un bâton. Sa peau mate luisait de sueur et ses cheveux tressés flottaient sur ses épaules. Le trident clair gravé sur son front scintillait comme un troisième œil. « Putain de sâtnagas, je ne les aime pas ! » a maugréé Blest. L’homme nu a éloigné un commerçant à coups de bâton pour se jucher sur son étal. Il est resté un moment immobile dans une attitude provocante, comme une marchandise exhibée, puis il s’est lancé dans une diatribe dont je n’ai compris qu’un mot sur deux. « Ces prêtres sont vraiment répugnants ! a grondé une voix féminine derrière moi. Pourquoi les tolère-t-on dans nos rues ? » Parce qu’ils se dévouent corps et âme à leur culte et que nous sommes lâches et corrompus, ai-je failli répondre. J’ai perçu à plusieurs reprises les phrases suivantes : la bouche de Sât va bientôt nous engloutir… Ceux qui l’ont adoré se régénéreront dans son immense corps, ceux qui l’ont ignoré disparaîtront à jamais… Personne n’a osé contester ses paroles parmi les badauds et les clients du marché : les sâtnagas distribuaient les coups de bâton avec une adresse et une vélocité dissuasives. « N’y a-t-il pas un homme courageux qui l’obligerait à nous foutre la paix ? a repris la femme derrière moi. — Il finira bien par se taire », a répondu une voix masculine. J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule et j’ai reconnu le couple qui venait de s’exprimer : deux célèbres comédiens du théâtre mumjing dont le mariage, célébré en grande pompe trois ans plus tôt, avait créé l’événement. En contrebas, un vieillard s’est avancé devant l’étal où s’était juché le sâtnaga et a écarté les bras pour réclamer le silence. « Enfin quelqu’un de courageux », a murmuré la femme derrière moi. L’homme nu s’est tu et a pointé l’extrémité de son bâton sur le vieillard. Je n’ai pas compris toutes les paroles prononcées d’une voix chevrotante par ce dernier, j’ai seulement constaté l’impact qu’elles avaient sur la foule agglutinée autour de lui. L’effroi a creusé les visages et arrondi les yeux. J’ai picoré quelques mots au hasard de son discours : le Canal 16 – petite pointe de dépit, dérisoire, la culture du Canal 12 était ancrée en moi, bien davantage que je ne voulais le reconnaître –, la nuée destructrice, la fin du monde, trente joursTO… Le vieillard avait probablement été informé par la microfosse de projection 3D qu’il portait au poignet. Certains de ses auditeurs ont poussé des gémissements. Un voile livide a glissé sur les traits sombres de Blest devant moi. Un sourire de contentement a éclairé le visage du sâtnaga debout sur l’étal. Des mouvements contradictoires ont agité la foule, qui s’est dispersée dans le plus grand désordre. Le marché s’est vidé, les commerçants sont restés immobiles, comme changés en statues de sel. L’homme nu est tranquillement descendu de l’étal et, toujours le sourire aux lèvres, s’est éloigné dans l’allée centrale en effectuant des moulinets avec son bâton. « Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ? » s’est exclamée la comédienne du théâtre mumjing. Comme personne ne répondait, elle m’a tapé sur l’épaule. « Vous, vous êtes médialiste, n’est-ce pas ? » J’ai acquiescé d’un hochement de tête, honteusement flatté qu’elle m’ait reconnu. Elle ne portait pas de microfosse de projection qui aurait pu lui donner des informations, rien d’autre que de somptueux bijoux scintillants aux poignets et aux bras. « Vous savez quelque chose ? » a-t-elle insisté. Tous les regards convergeaient vers moi. Je me suis rappelé la vieille légende où le messager porteur de mauvaises nouvelles était sacrifié, et je me suis appliqué à bien choisir mes mots. « L’assemblée extraordinaire du Parlement a conclu que l’espérance de vie de la Galaxie se réduit désormais à trente joursTO. » Je me suis rendu compte que je n’avais pas fait le bon choix en voyant la stupeur et la colère s’afficher dans les yeux braqués sur moi. « Ne dites pas n’importe quoi, jeune homme ! a protesté la comédienne. — Quel serait mon intérêt ? ai-je répliqué. — Vous rendre intéressant, comme ce sâtnaga et ce misérable vieil homme… — Le mieux, madame, est de vous informer par vous-même. Sur le Canal 12 par exemple. » Elle s’est tournée vers les autres clients de la terrasse. « Quelqu’un a un projecteur ? » Quelques secondes se sont passées avant qu’une voix masculine ne s’écrie : « Il a raison ! » Un jeune homme, penché sur la microfosse de projection directement sertie dans la manche de sa veste. Des émulsions lumineuses bourdonnantes s’en élevaient, que lui seul, avec son prisme intégré, pouvait convertir en images et en sons. Il a répété à voix haute les propos du présentateur d’un canal qui n’était pas le mien (ils ne correspondaient pas en tout cas au texte que j’avais enregistré et dont je me rappelais chaque mot). La comédienne s’est décomposée au fur et à mesure qu’arrivaient les précisions sur l’imminente catastrophe, prenant soudain conscience que ni la notoriété ni la fortune ne lui épargnerait le sort commun. J’ai repensé à Xéline et à sa touchante résolution d’embrasser ses parents avant l’avènement des ténèbres perpétuelles. CHAPITRE XI Rétention du souffle : on dit que certains hommes peuvent se passer de respirer pendant plusieurs heures, voire plusieurs jours, voire, dans les cas extrêmes, plusieurs années. Cela paraît impensable quand on considère que le corps humain, lorsqu’il n’est plus alimenté en oxygène, cesse de vivre très rapidement. On raconte pourtant le cas de cet homme qui se fit volontairement enterrer et qui ressortit vivant de son ensevelissement au bout de sept années70. Ou de cet autre qu’on pensait noyé depuis plusieurs mois, et qui reparut miraculeusement à la surface des flots… Mythes ? Réalité ? Les scientifiques pensent que de tels exploits ne sont pas possibles, même s’ils admettent que la physiologie humaine est loin d’avoir livré tous ses secrets. Pour notre part, nous nous garderons bien de prendre parti. Les témoignages humains manquant de fiabilité, nous attendons qu’on nous fournisse la preuve de telles assertions. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des phénomènes inexpliqués. L’ÉTOILE DU SYSTÈME, énorme et bleue, occupait une bonne partie du ciel, mais sa lumière n’éclairait la planète que de façon parcimonieuse, comme si elle peinait à percer les ténèbres. « Un effet de la nuée qui approche, je suppose », avait murmuré Hory Kepht d’un air préoccupé. Le cakra émettait une chaleur permanente depuis que le vaisseau était entré dans le Petit Nuage de Majdan. Elthor s’efforçait d’accepter la sensation de se consumer de l’intérieur, mais sa détermination fléchissait par instants, et il aurait donné n’importe quoi pour que cesse, ne seraient-ce que quelques secondes, la terrible brûlure. Le Phosphelius était entré sans encombre dans l’atmosphère de la planète. Le bouclier de refroidissement s’était déployé et le fuselage avait tenu le choc jusqu’à ce que l’appareil se pose au milieu d’un immense plateau de couleur rouille. La poussière soulevée par son atterrissage avait mis du temps à se disperser. Le capitaine avait organisé les opérations de réparation sans attendre. Stirn dirigeait les travaux, mais Hory Kepht les supervisait le plus souvent possible, passant la majeure partie de son temps sur la surface désertique hérissée de rochers pointus comme des lances. Elthor était sorti trois fois déjà pour apporter sous le fuselage des pièces façonnées à bord par l’assistant de Stirn. La pesanteur lui était tombée sur les épaules comme un joug. Il avait tellement forcé pour s’arracher au sol qu’il avait failli tomber à la renverse. Le casque de son scaphandre s’était rapidement couvert de buée. La lumière bleutée de l’étoile teintait les environs de nuances mauves et brunes. Vu d’en bas, le fuselage n’avait pas fière allure, et Elthor s’était dit qu’il s’en était fallu de peu pour qu’il ne se disloque en vol. Gondolé sur une largeur de cinq mètres, il laissait apparaître des fissures qui se croisaient et se ramifiaient en figures complexes. Il fallait donc retirer les parties défectueuses à l’aide d’un découpeur de haute précision, les réparer en injectant une solution liquide dans les fissures, attendre que cette dernière se soit rigidifiée, les remettre en place et les souder au reste du fuselage à l’aide d’un nanométal de fusion d’une solidité à toute épreuve. La halte prendrait davantage de temps que prévu. Les chasseurs en avaient profité pour tester leur matériel, leurs scaphandres, nettement plus légers et performants que ceux du vaisseau, mais aussi les armes qu’ils avaient essayées sur des cibles posées à plusieurs dizaines de mètres des tireurs. Ils avaient vaguement espéré les utiliser sur de véritables proies, mais, selon l’assistant de bord, la planète ne recelait aucune forme de vie. Aucun organisme n’aurait pu survivre sans eau dans une chaleur qui, lors du zénith de l’étoile, atteignait les soixante degrés Celsius. Gorden, le géant blond, et l’homme noir, nommé Phravert, avaient décidé malgré les conditions d’explorer les environs. Hory Kepht avait tenté de les en dissuader, entre autres pour ne pas gaspiller leurs réserves d’oxygène, mais les deux chasseurs ne l’avaient pas écouté et, armés l’un d’un fusil et l’autre d’une arbalète, ils s’étaient éloignés du vaisseau jusqu’à ce que leurs silhouettes disparaissent à l’horizon en semant derrière eux un double sillage de poussière rouille. « Pourvu qu’ils ne nous obligent pas à les rechercher, avait maugréé le capitaine. — C’est leur problème, capitaine, pas le nôtre, avait objecté Stirn. Inutile de perdre une seule goutte de carburant pour partir à leur recherche si ces deux crétins se paument. » Relié au réseau de communication interne du vaisseau, Elthor ne perdait rien de leurs conversations. Il ne savait pas si la chaleur qu’il ressentait sur sa peau était due au cakra ou à la lumière de l’étoile. Aux deux associées, sans doute. Il se tenait à quelques mètres de Stirn et du capitaine, affairés à replacer une pièce dans un recoin peu accessible du fuselage. Les souvenirs des autres maillons de la chaîne déferlaient en lui. Il ne les avait pas rencontrés, hormis Onden qu’il avait croisée dans la Cité engloutie des Pères et, pourtant, il pénétrait dans leurs sphères les plus intimes, au point qu’il avait la désagréable impression de violer leurs sanctuaires secrets. Il ne pouvait pas faire le tri dans leurs sensations, dans leurs pensées, dans leurs désirs, dans leurs rejets. L’énergie qui émanait d’eux et qui, probablement, lui permettait de supporter la chaleur éprouvante du cakra se nourrissait des différents aspects de leur existence, de leurs réussites et de leurs échecs, de leurs faiblesses, de leurs hésitations, de leurs joies et de leurs chagrins. Il devait seulement accepter toutes leurs facettes, sans préférence, sans jugement. Choisir les aurait morcelés et l’aurait affaibli. Il leva les yeux sur la voûte céleste. L’étoile avait amorcé sa descente et son bleu commençait à virer au mauve. Il aperçut un amas brillant un peu sur la gauche et la traîne rougeâtre d’une nébuleuse sur la droite. Quelques étoiles brillaient avec des intensités diverses sur le fond de ténèbres. Il tenta d’apercevoir la nuée sombre qui s’apprêtait à gober le Petit Nuage de Majdan, mais il ne discerna aucune forme dans l’obscurité à la densité peu ordinaire. Les vibrations douloureuses de ses âmnas indiquaient pourtant la proximité de la menace. Il n’avait pas reçu d’autre communication de la Fraternité. Il aurait aimé qu’elle intervienne, qu’elle le guide, mais ses interlocuteurs ne se manifestaient pas et il doutait que le feu de son arme suffise à neutraliser la nuée. Comment arrêter cette vague qui submergerait bientôt le Petit Nuage de Majdan ? Comment l’empêcher d’atteindre la Voie lactée ? « Elthor ? » La voix de Maliloa. Elle coordonnait les opérations depuis la cabine de pilotage, reliée au système de communication des scaphandres. « Comment ça va, en bas ? » Il marqua un temps avant de répondre. Il se méfiait toujours d’elle. Les adversaires du Panca, les partisans de l’extinction de toute vie dans la Voie lactée, avaient pris toutes les apparences pour se dresser sur les chemins des quatre premiers maillons. Perché sur un escabeau, Stirn soudait la pièce réparée au reste du fuselage. Le rayon étincelant de son appareil projetait des lueurs vives sur le verre de son casque. Le capitaine maintenait de ses deux mains l’escabeau pour l’empêcher de basculer sur un côté. « Ils ont bientôt fini, je crois… — Plus que deux pièces à remettre. On va bientôt pouvoir quitter cette planète de malheur. — Pourquoi de malheur ? » Ce fut au tour de Maliloa de prendre quelques secondes avant de donner sa réponse. « Je n’aime pas être bloquée sur ce monde. J’ai un mauvais pressentiment. » Il s’attendit à entendre la voix du capitaine ou de Stirn, mais il ne perçut que le souffle de Maliloa dans les amplificateurs de son scaphandre. « J’ai coupé les autres circuits, ajouta-t-elle. Je capte le capitaine et Stirn, mais eux n’ont pas de retour. On peut parler en toute tranquillité. — De quoi ? » Le long soupir de la jeune femme enfla comme un ouragan. « Toujours aussi méfiant, hein ? Qu’as-tu à craindre de moi ? Nous sommes solidaires dans l’espace. Tu n’es pas le seul à détenir des secrets. Je me doute que le hasard n’a rien à voir avec le fait que ce dingue de Gandorva a tenté de te tuer, et je ne suis pas la seule à le penser, mais personne n’a cherché à percer ton mystère. Le principal est que tu fasses ton travail le mieux possible et que tu te montres… Attends, le capitaine m’appelle. » Maliloa rétablit la communication, et la voix grave de Hory Kepht retentit dans le casque d’Elthor. « … sont les deux dernières pièces ? Ce serait bien de terminer avant la tombée de la nuit. — Je vous dis ça dans cinq minutes, capitaine », répondit la jeune femme. Une secousse soudaine de forte amplitude agita le plateau. Le Phosphelius vacilla sur sa base, comme ballotté par une puissante vague. Elthor se rattrapa de justesse à l’un des pieds souples du vaisseau. Hory Kepht perdit l’équilibre. L’escabeau se renversa. Stirn chuta lourdement sur le sol, roula sur une dizaine de mètres et alla se fracasser contre la base d’un rocher. Son casque se fissura dans le choc. À son hurlement se mêla le sifflement de l’oxygène qui se ruait par la brèche. « Bordel de merde ! » hurla le capitaine. Il voulut se relever, mais une deuxième secousse, aussi ample que la première, l’en empêcha. Elthor eut l’impression d’être happé par de violents remous. Le sol se gondolait et se craquelait autour de lui. Il lâcha prise, glissa sur plusieurs dizaines de mètres, craignant à chaque instant de heurter un rocher ou de s’abîmer dans une fissure. Il perçut, entre les crachotements, la voix affolée de Maliloa et les gémissements de Stirn. Le sol cessa de trembler. La glissade d’Elthor s’acheva contre un repli rocheux, mais à faible vitesse, si bien que son scaphandre ne subit aucun dommage. Il épousseta la poussière rouille accumulée sur son casque avant de se relever. La chaleur du cakra, toujours calé contre son flanc gauche, n’avait pas diminué d’intensité. Il dut encore attendre que le système de ventilation interne chasse la buée pour distinguer le paysage de cauchemar abandonné par les deux secousses. Le vaisseau s’était en grande partie affaissé dans un cratère et reposait sur le flanc. Sa partie supérieure renflée s’était fichée profondément dans la terre rouge éventrée par le tremblement. Elthor ne distingua aucun mouvement dans les volutes de poussière qui se dispersaient lentement. « Capitaine ? Maliloa ? » Personne ne lui répondit. Il ne percevait plus le grésillement permanent caractéristique du système de communication. Il se dirigea vers le vaisseau. Les fissures, dont certaines atteignaient une largeur de quatre ou cinq mètres, le contraignirent à d’importants détours. Les secousses avaient modifié de fond en comble l’apparence du plateau. Une faille sinueuse et probablement gigantesque le parcourait de part en part, des collines s’étaient formées çà et là, des aiguilles rocheuses se dressaient vers le ciel comme des piquants de rasson, un animal de la planète Iox. L’étoile du système s’abîmait à l’horizon dans un déploiement de teintes bleues et mauves. Il remarqua enfin des mouvements sur sa gauche à une cinquantaine de mètres du vaisseau. Il eut besoin de quelques secondes pour distinguer une silhouette émergeant des volutes poussiéreuses et marchant péniblement vers le Phosphelius. Deux silhouettes en réalité. L’une portait l’autre avec les pires difficultés comme en témoignait son allure titubante. Il lui sembla reconnaître le capitaine et le corps inerte de Stirn. Il accéléra le pas pour leur venir en aide mais, ralenti par la forte gravité, le manque de visibilité et l’état du sol, il lui fallut du temps pour opérer la jonction. Il vérifia sa jauge d’oxygène : il lui restait environ deux heuresTO d’autonomie. Le capitaine, épuisé, s’était adossé à un rocher pour reprendre des forces. Elthor discerna le visage blême et figé de Stirn que son casque en partie détruit ne protégeait plus. D’un geste las, Hory Kepht lui indiqua que c’en était fini pour le responsable de la maintenance mécanique. Les yeux sombres du capitaine exprimaient le découragement, la détresse même. Elthor lui fit signe qu’ils devaient maintenant regagner le vaisseau. Hory Kepht hocha la tête, se redressa et se mit en marche. Le capitaine actionna la manette extérieure du sas d’entrée du Phosphelius ; il refusa de coulisser. Les réseaux de communication ne fonctionnant plus, il leur fut impossible de prévenir Maliloa et les autres qu’ils ne pouvaient pas s’introduire dans le vaisseau. Elthor craignit que d’autres circuits n’aient été endommagés, le circuit de diffusion de l’oxygène par exemple. Hory Kepht donna des coups répétés sur le fuselage à l’aide d’un éclat de roche qui finit par s’effriter dans sa main. Aucun signe de vie par les hublots barbouillés de poussière rouge. Le capitaine lança un regard inquiet à Elthor. Une secousse de faible amplitude fit frissonner le sol sous leurs pieds. Deux aiguilles s’effondrèrent non loin et se scindèrent en plusieurs morceaux. L’étoile disparaissait à l’horizon en déployant derrière elle un somptueux voile bleu sombre. Le ciel se couvrait d’étoiles à forte magnitude. Elthor ramassa à son tour une pierre et la choqua à plusieurs reprises contre le fuselage. Les coups ne produisant aucun bruit à l’extérieur, il espéra que Maliloa et les autres les entendraient à l’intérieur ou seraient alertés par les vibrations du métal. Ils recommencèrent plusieurs fois à tour de rôle, mais le sas demeura obstinément fermé. Elthor constata que la jauge de son scaphandre avait baissé de manière alarmante. Le feu du cakra augmentait-il ses besoins en oxygène ? Ou bien étaient-ce leurs efforts pour tenter de prévenir ceux qui étaient restés à l’intérieur du vaisseau ? La nuit tombait maintenant, une nuit noire, indéchiffrable. Aucune lumière n’éclaira les hublots du Phosphelius, comme s’il n’y avait plus personne à l’intérieur, ou comme si tous étaient morts. Elthor s’assit sur un rocher, découragé, brûlé par la chaleur du cakra. Ferlun aurait prononcé une phrase du genre : On meurt tous à chaque instant, ou encore : Pourquoi s’en faire ? Comme les autres frères et sœurs de la chaîne, les doutes s’engouffraient dans chaque faille pour le harceler. Le sentiment d’absurdité prenait alors le pas sur toutes les autres considérations. Comment lui, Bent, l’enfant d’Iox, l’ancien voyageur du temps, pouvait-il détenir entre ses seules mains le sort des espèces vivantes de la Galaxie ? Une telle prétention aurait dû prêter à sourire. Il se rendit compte que ses pensées glissaient hors de son cerveau comme des poissons agonisants, qu’il avait de plus en plus de mal à les formuler clairement, à les retenir. Il lui fallait se concentrer sur le moment présent. Gagner du temps. Il puisa dans la mémoire de frère Kalkin les instructions pour économiser l’oxygène. Une immobilité parfaite, une respiration lente, basse, régulière. La constitution zayt de Kalkin lui avait permis d’être performant dans ce domaine – à nouveau remonta le souvenir de son interminable immersion dans les eaux saumâtres de la mer des Dragos de la planète Devaka. Même s’il n’était pas doté d’une telle constitution, Elthor pouvait appliquer certaines techniques grâce auxquelles il tiendrait plus longtemps. Il se retrouva tout à coup dans une cour écrasée de chaleur. Le désert d’El Bahim. Le Thanaüm. Un instructeur sur une estrade devant l’assemblée des apprentis assis, torse nu, sous les rayons implacables de Zurya. Trouver au fond de lui-même les ressources qui lui feraient oublier la chaleur, la soif, l’inconfort… Ses pensées se dispersèrent et un grand silence descendit en lui. Il oublia la nuit qui ensevelissait les environs, la jauge d’oxygène qui rougeoyait en signe d’alerte, la brûlure qui le rongeait du sommet du crâne jusqu’aux extrémités de ses membres, les vibrations douloureuses émises par les âmnas, la peur qui tentait de prendre le contrôle de son esprit, la silhouette immobile du capitaine à ses côtés, la masse sombre et figée du Phosphelius… Il ouvrit les yeux. La lumière d’une lampe tout près de lui. Elle émanait d’une silhouette qui s’avançait dans sa direction. Il se sentait faible, vidé de ses forces. Il ne réagit pas lorsque la silhouette s’accroupit devant lui, le prit par un bras et une jambe et le hissa sur ses épaules avec une étonnante facilité. Il eut la vague sensation d’être transporté dans un lieu sombre et allongé sur une surface relativement confortable. Puis des souffles d’air sur son visage lui indiquèrent qu’on lui avait retiré son casque. Il pouvait respirer maintenant. Ses poumons s’emplissaient d’air sans entrave, sans retenue. Son cerveau flottait dans une douce euphorie, son corps se gorgeait de vie. Les faisceaux de lampes se croisaient au-dessus de lui et dessinaient des figures éphémères, changeantes. Des voix s’entrelaçaient au-dessus de sa tête. On ne lui avait pas encore retiré le reste du scaphandre. Le cakra enfoui dans son sac lui pressait les côtes du côté gauche. Quelque chose de froid lui choqua le cou. Une piqûre, sans doute. Les souvenirs affluaient en masse. Les secousses telluriques, la glissade, la mort de Stirn, la détresse du capitaine, l’affaissement du vaisseau, le manque d’oxygène, la perte de conscience… Parmi les ombres qui se pressaient autour de lui, il reconnut Ast Partius et la plus jeune des deux femmes scientifiques. Il en conclut qu’ils étaient de retour dans le Phosphelius, que les membres d’équipage et les passagers restés à bord n’étaient pas morts, qu’ils avaient réussi à débloquer l’ouverture des sas. Il tourna légèrement la tête et aperçut le capitaine allongé sur une couchette voisine. Quelqu’un lui injectait une substance brune qu’il pensa être de l’adrénaline. Des spasmes secouèrent le corps de Hory Kepht. Une énorme tension régnait dans la pièce. Il comprit qu’ils tentaient désespérément de ranimer le capitaine et se demanda combien de temps ils avaient passé hors du vaisseau. « Elthor ? » Le visage soucieux de Maliloa entra dans son champ de vision. « Je ne croyais pas te revoir vivant. » Il voulut parler, mais aucun son ne put franchir le seuil de sa gorge douloureuse. « Tout était coincé dans le vaisseau après son affaissement. On ne pouvait plus communiquer avec vous ni ouvrir les portes. On s’est pourtant arrachés comme des dingues. On a réussi à débloquer le système d’ouverture en même temps que les deux chasseurs revenaient de leur tour. Eux ont échappé aux secousses. Comme leurs scaphandres ont dix fois plus d’autonomie que les nôtres, ils ont pu sans problème regagner le vaisseau. Ces deux crétins n’ont même pas eu l’idée de vous récupérer au passage. Il a fallu qu’on organise une sortie. — Le ca…pitaine… » parvint à articuler Elthor. Deux rides se creusèrent sur le front de Maliloa « On ne sait pas si on pourra le sauver. Vous avez passé l’équivalent de huit heuresTO dehors. Comment as-tu réussi à t’en sortir alors qu’il te restait à peine deux heures d’oxygène ? Il en restait six au capitaine et, même s’il a appris à s’économiser, il est vraiment dans un sale état. » Elle lui posa la main sur la joue, un geste empreint de tendresse à la fois intriguant et apaisant. « Je suis très contente en tout cas que tu sois en vie. » Il vit que les larmes embuaient ses yeux gris et admit cette fois qu’elle n’appartenait pas aux légions secrètes des ennemis du Panca. Hory Kepht revint à la vie avec toutes ses facultés mentales, mais ne recouvra pas tout à fait la mobilité de sa jambe et son bras gauches. Comme Ast Partius lui avait ordonné de rester alité quelques jours, il fit installer une couchette dans la cabine de pilotage. Il ne fallut en revanche qu’une journée à Elthor pour récupérer. Les techniques de rétention du souffle de Kalkin lui avaient permis d’atteindre un état proche de la catalepsie, et le très faible niveau d’oxygène n’avait altéré ni son cerveau ni son système nerveux. Ils entreprirent de réparer à nouveau le vaisseau, une tâche qui, sans les compétences de Stirn, posait un certain nombre de difficultés. Hory Kepht avait prévu de confier le corps de son responsable de la maintenance à l’espace, conformément aux usages. Deux hommes étaient allés le récupérer et l’avaient installé dans un caisson de conservation jusqu’à ce que le vaisseau soit sorti de l’atmosphère de la planète. Deux jours entiers furent nécessaires pour remettre le Phosphelius en état. Cette fois, les chasseurs participèrent aux travaux, y compris Moraine, que, contrairement à ses compagnons, ces mésaventures semblaient divertir follement. La lumière du jour n’avait pas la même intensité qu’à leur atterrissage. Le ciel restait sombre et l’étoile n’était plus une grosse sphère bleutée qu’on pouvait regarder sans craindre de se brûler les yeux. « La nuée va bientôt pénétrer dans le Nuage », murmura Maliloa. Elle se tenait dans la cabine de pilotage, près de la couchette où le capitaine allongé consultait les contrôleurs automatiques du vaisseau. « Même si on le décidait, on n’aurait plus le temps de lui échapper, soupira Hory Kepht sans lever les yeux de son écran transparent. Elle avance beaucoup trop vite. » Elthor contemplait les feux ternis des étoiles par la baie vitrée. Il commençait à s’habituer à la chaleur du cakra. Comme le capitaine ne pouvait pas se déplacer, il servait d’intermédiaire avec les hommes qui travaillaient dehors. « Où irons-nous ensuite ? demanda-t-il. — L’assistant n’a pas signalé d’autres traces de… Hé, qu’est-ce que c’est que ça ? » Hory Kepht désignait l’écran vertical et transparent de l’assistant de bord. Des points rouges clignotants étaient apparus dans le coin supérieur droit. « Ça bouge par là ! » Elthor eut l’impression de plonger tout entier dans un creuset à haute température. « Les animaux migrateurs dont parlaient les chasseurs ? lança Maliloa. — Possible, répondit le capitaine. Peut-être aussi qu’ils ont un lien avec la nuée. Que le Nuage de Majdan est leur point de rencontre. » Elthor s’approcha d’eux d’une allure vacillante. Les points clignotants, de plus en plus nombreux, occupaient désormais un bon quart de la surface de l’écran. Le capitaine prononça une succession de syllabes sans signification apparente. Les points rouges se déformèrent et furent supplantés par un enchaînement fulgurant de figures et de lignes lumineuses qui se stabilisèrent au bout d’une dizaine de secondes. Des colonnes de chiffres s’affichèrent. Hory Kepht se pencha pour les consulter avec une telle brusquerie qu’Elthor crut qu’il allait dégringoler de sa couchette. « Les bestioles, enfin les points rouges, convergent vers le centre du Nuage », marmonna le capitaine. Il prononça un nouveau code vocal, un point bleu brillant apparut au centre de l’écran. « Vers ce système, précisément. » CHAPITRE XII Crapot : animal de l’Araoteng, un immense marais commençant une centaine de kilomètres au nord de BeïBay. La laideur du crapot, un batracidé baveur, est proverbiale. Il faut la voir, cette étrange créature, se dandiner sur ses pattes arrière en s’aventurant hors des eaux putrides. Maladroit sur le sol, il fait preuve d’une relative aisance dans l’élément liquide. Les plus gros spécimens atteignent une taille de soixante-quinze centimètres de longueur pour une largeur de cinquante. Sa peau écailleuse offre des variétés de nuances infinies, du vert le plus franc au bleu nuit en passant par le rouge vif et le jaune orangé. Ses yeux globuleux et noirs peuvent balayer l’espace à 360 degrés, cas très rare dans la Galaxie. Cependant, le promeneur aurait tort de se fier à son allure pataude. S’il se sent menacé, le crapot dispose de défenses redoutables : un ergot vénéneux aux extrémités de ses pattes arrière et une langue d’une longueur et d’une vivacité sidérantes qui brûle l’imprudent qui s’est approché trop près. On le capture pour sa chair, réputée sur NeoTierra comme l’une des plus savoureuses. Les chasseurs de crapot s’appellent des crapotiers ou des crapotaires selon les régions. Ces hommes, jeunes et vigoureux pour la plupart, savent déjouer les nombreux pièges des marais, entre autres les enlisements. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des espèces animales. LA NUIT m’a laissé un goût effroyable dans la gorge. Je me suis rendu compte que tout ce que je croyais aimer, la fête, l’alcool, les accélérateurs cérébraux nanoneuros, la notoriété, les plaisirs faciles, n’était en réalité que du vent. Que je partirais de ce monde aussi vide, aussi insignifiant que j’y étais arrivé. Mes partenaires préférés, Ramala et Blest, et toutes les connaissances croisées dans nos fiefs nocturnes, n’avaient pas non plus le cœur à rire. Une gravité inhabituelle assombrissait leurs traits et leurs yeux. Ils s’efforçaient de donner le change, comme moi, en multipliant les bons mots et les provocations, mais leurs regards plongeaient sans cesse à l’intérieur d’eux-mêmes, comme s’ils cherchaient des motifs de ne pas désespérer. La gigantesque clepsydre s’était déclenchée, qui écrasait déjà notre espace vital. J’avais négligé la fille qui s’était offerte à moi au moment où l’aube commençait à poindre. Pas envie de chair frelatée. J’avais pris congé de tout le monde et j’étais rentré à pied chez moi. Comme je n’avais pas sommeil, j’ai commencé une recherche sur toutes les Xéline de la ville en espérant que la mienne, enfin celle qui j’avais croisée au Parlement, était répertoriée dans les réseaux. Le prénom était tellement ancien que je croyais n’en trouver qu’une dizaine. J’ai déchanté lorsque j’ai vu la liste s’afficher sur l’écran : on recensait mille sept cent deux Xéline à BeïBay. J’ai modifié les critères de recherche. Trois cent dix-sept Xéline d’une vingtaine d’années. Le prénom revenait à la mode. Deux cent quarante-deux Xéline brunes. Une écrasante majorité. Je me suis soudain souvenu que ma Xéline venait de l’Araosing. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt ? Seules trois Xéline brunes d’une vingtaine d’années venaient de la région où le fleuve Arao prend sa source. Deux de trop. Je me suis demandé pourquoi je m’acharnais ainsi à retrouver une fille qui ne manifestait aucun intérêt pour ma misérable personne, pourquoi je me lançais dans une aventure qui avait toutes les chances de se transformer en fiasco, alors qu’il ne nous restait plus que vingt-neuf jours à vivre. Rien de rationnel, mais il fallait, oui, il fallait que je la voie, que je m’étourdisse une dernière fois dans son regard, que je me réchauffe à son feu intérieur. Elle avait, comment dire ? déclenché un mécanisme au plus profond de moi qui me donnait envie de sortir de la boue, de gagner les hauteurs où elle respirait. Je suis allé sur la page d’accueil de la première Xéline, nom de famille : Tyron. Comme son portrait s’étalait en grand sur l’écran – faute de goût –, il ne m’a fallu qu’une seconde pour me rendre compte qu’elle n’était pas celle que je recherchais. La deuxième, nom de famille Irtoseng, n’avait daigné fournir aucun autre renseignement sur elle-même que l’accès de son endophone personnel. J’ai mémorisé la succession de chiffres et de lettres avant de passer à la troisième, nom de famille Bizboj – drôle de nom. Il fallait être muni d’un code crypté personnel pour avoir accès à l’intimité de la demoiselle. Rien d’autre pour la joindre qu’un numéro anonyme qui donnait vraisemblablement sur une boîte vocale. J’avais donc le choix entre ces deux dernières en espérant que ma Xéline n’était pas seulement de passage, qu’elle était arrivée depuis assez longtemps pour être listée dans le fichier central de BeïBay. Comme j’avais une petite chance de tomber directement sur elle, j’ai décidé de commencer par mademoiselle Irtoseng. Je me suis quand même traité d’idiot, de crétin, de débile, avant de prononcer à haute et intelligible voix les chiffres et les lettres de son accès personnel. Le réseau m’a aussitôt mis en contact avec elle. Son endophone n’a pas vibré longtemps, puisqu’elle a répondu au bout de trois petites secondes. Mon cœur s’est mis à tambouriner sur ma poitrine. Vraiment stupide. Un gosse de sept ans. « Xéline ? — Qui m’appelle ? Je ne vous vois pas. » J’avais coupé la visio de mon endophone. Pas question qu’elle refuse la communication en découvrant ma tronche sur sa fosse de projection fixe ou mobile. Je n’ai pas reconnu sa voix, mais je n’avais pas eu l’occasion de l’entendre en dehors du brouhaha du grand amphithéâtre et du restaurant du Parlement. « Chazed. Ça vous dit quelque chose ? » Sa respiration s’est modifiée ; elle fouillait sa mémoire. « Je ne connais personne de ce nom. — Sans doute ne me suis-je pas présenté lors de notre rencontre. — On s’est vus où ? — Au Parlement. Dans le grand amphi, puis au restaurant. » Elle s’est tue, j’ai attendu, souffle suspendu, cœur toujours aussi brinqueballant. « Ça m’étonnerait. Je n’ai jamais mis les pieds au Parlement. Vous êtes l’un de ces enfoirés de dragueurs anonymes des réseaux, c’est ça ? — J’avais une chance sur deux de me tromper. Je suis désolé de vous avoir dérangée. La fin du monde est proche, et… — Va te faire foutre, connard ! » Elle a raccroché, insensible au timbre de ma voix qu’un grand nombre de femmes jugent pourtant irrésistible. Je suppose qu’elle a immédiatement classé mon code d’appel dans la rubrique indésirables. Comme je commençais à ressentir de la fatigue, j’ai commandé un petit-déjeuner à mon andro personnel. Il s’est animé et s’est rendu dans la cuisine d’une démarche étonnamment souple pour une machine. J’étais resté insensible à la vogue des antoys, ces andros sexuels programmés pour satisfaire les moindres désirs de leurs propriétaires mâles ou femelles. J’avais pensé que rien ne remplacerait jamais les relations avec les femmes, or je prenais conscience, en ce matin pourtant semblable à tous ceux que j’avais vus se lever depuis une trentaine d’annéesTO, que j’avais eu avec mes partenaires des relations impersonnelles, purement mécaniques, moins honorables encore qu’avec les ersatz. Je me suis installé sur la terrasse et j’ai regardé les premiers bateaux glisser en silence sur l’Arao. Je me suis dit que ma Xéline était peut-être déjà repartie dans sa région natale, que je mourrais peut-être sans avoir eu le bonheur de partager un autre moment, même infime, avec elle. Mes yeux m’élançaient et m’imploraient de les fermer au moins quelques instants pour qu’ils puissent enfin se détendre. Je n’ai pas cédé à leur supplique. J’ai avalé rapidement le petit-déjeuner reconstituant concocté par mon andro, je me suis levé et longuement étiré avant de retourner dans mon bureau. J’ai prononcé le numéro de mademoiselle Bizboj. Je suis tombé comme je m’y attendais sur la voix synthétique d’une boîte vocale qui me priait de laisser un message audio pour ma correspondante. « Chazed. Mon nom ne vous dit probablement rien. Si vous êtes bien la Xéline que je connais, nous nous sommes rencontrés dans le grand amphi du Parlement, puis au restaurant en compagnie de Jeb Bardö. Je souhaiterais vous revoir. Je me suis senti stupide, voire insignifiant, bref très médialiste, lors de nos brefs échanges, mais, sincèrement, vous m’avez… euh… intimidé. Vous êtes peut-être déjà repartie dans votre région natale, auquel cas nous ne nous reverrons plus, à moins que nos chères têtes pensantes ne parviennent à empêcher la nuée de nous engloutir, mais si vous êtes encore à BeïBay, accepteriez-vous un rendez-vous dans l’endroit de votre convenance ? Merci de me répondre dans l’un et l’autre cas, même si, j’en suis conscient, les probabilités ne me laissent que très peu d’espoir. » J’ai écouté trois fois mon message avant de le valider. Je n’ai rien trouvé à retrancher ni à ajouter. J’avais mis toute la force de ma conviction dans ma voix, et, grande nouveauté pour moi, toute ma sincérité. Le sort en était jeté. Cette fois, j’ai obéi à mes yeux et suis allé m’allonger. Mes pensées déferlantes m’ont rapidement conduit vers un sommeil agité. La vibration de l’endophone m’a réveillé. Blest. J’ai évacué ma déception d’un soupir excédé. Un coup d’œil sur les chiffres lumineux affichés sur le mur en face de mon lit m’a appris que j’avais dormi cinq heures. Énorme quand il ne vous reste que vingt-neuf jours à vivre. « Blest ? — Cette satanée fin des temps m’empêche de dormir, Chazed. — Toi ? Je pensais que rien ne pourrait un jour empêcher le grand Blest de dormir. — On s’amuse ensemble, on boit ensemble, on prend les mêmes substances, on baise les mêmes femmes, mais on ne se connaît pas, Chazed. » Il avait raison, bien sûr. Je me suis rappelé cette phrase gravée sur le mur de l’antique école de philosophie du Klong où je m’étais rendu pour un reportage : Comment pourrais-tu prétendre connaître quelqu’un d’autre puisque tu ne te connais pas toi-même ? « Je sais, Blest. — Je voulais te dire : je m’en vais. — Tu pars où ? — J’ai rencontré un homme avant de venir à BeïBay. Un vieil ermite. Avec lui, j’ai connu la paix de l’âme. Je vais essayer de le retrouver. J’espère qu’il est toujours vivant. — Alors tu n’as pas de temps à perdre. » Il a paru surpris, du moins il a hésité un long moment avant de reprendre : « Je ne m’attendais pas à ça. — À quoi ? — Ta réaction. Je pensais que tu essaierais de m’en dissuader, que tu me pousserais à m’abrutir dans une interminable fête. — Tu ne me connais pas non plus, Blest. » Son rire tonitruant a résonné en moi comme un fracas d’orage. « Juste, Chazed. Merci encore à toi de tout ce que tu as fait pour moi. Bonne chance, mon ami. — Bonne chance à toi. » J’ai ressenti de la tristesse à l’issue de la communication. Même si je ne le connaissais pas, j’éprouvais de la sympathie, voire de la tendresse, pour Blest. J’ai failli contacter Ramala pour prendre de ses nouvelles, pour savoir ce qu’elle avait l’intention de faire les jours suivants, mais mon endophone s’est remis à vibrer. Je n’ai même pas eu le réflexe de vérifier qui m’appelait sur l’écran vertical matérialisé à quelques centimètres de ma tête, j’ai répondu machinalement, encore assombri par ma conversation avec Blest. « Pourquoi voulez-vous me revoir ? » J’ai immédiatement reconnu la voix de ma Xéline, et mon cœur, de nouveau, a battu la chamade. J’ai remis à toute vitesse de l’ordre dans mes pensées et me suis efforcé de trier mes mots. « Bonjour. Pourquoi ? Je ne sais pas. Je sais seulement que je dois vous revoir. Vous n’êtes pas encore partie ? — Je prends le bateau express en fin d’après-midi. — C’est plus rapide par le fleuve ? — Non, mais les transports aériens sont complets, et j’ai eu du mal à dénicher un billet pour le bateau. — Vous avez raison de partir vite. BeïBay risque de rapidement tourner à l’anarchie. — Je file sans tarder au port. — Déjà ? — Je pense qu’il sera lui aussi pris d’assaut et je ne tiens pas à manquer le départ. Il y a des restaurants sur place. Si vous voulez, on peut se rejoindre là-bas. — De quel port parlez-vous ? — Emelrok. Cinquante kilomètres au nord de la ville. — J’y suis allé plusieurs fois. Pourquoi… pourquoi acceptez-vous de me revoir ? — Parce que vous me l’avez demandé, non ? » J’ai cherché en vain une réponse qui soit le fidèle reflet de ma sincérité toute neuve. « Et aussi parce que j’en ai envie », a-t-elle ajouté. Emelrok, le principal port fluvial de BeïBay, un quartier animé jour et nuit. Ici sont livrées la plupart des marchandises et des denrées alimentaires en provenance des régions comprises entre la source et l’embouchure de l’Arao. Les bateaux s’y croisent à une telle fréquence qu’on se demande comment le fleuve peut les porter tous en même temps. Que dire du ballet incessant et chaotique des véhicules terrestres en attente de chargement ou en partance pour les grands entrepôts qui fournissent les magasins de la ville ? Une foule énorme de vendeurs, acheteurs, transporteurs, débardeurs et simples visiteurs se presse en permanence dans les allées entre les quais et les hangars. Des dizaines de restaurants, débits de boissons et autres boutiques s’alignent de chaque côté des grandes avenues. Une odeur indéfinissable flâne dans l’air surchauffé par les rayons de Solar 2 et les émanations des moteurs thermiques. En ce jour de premières paniques, Emelrok me semblait deux ou trois fois plus peuplé que d’habitude. Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants se ruaient vers les quais, valises ou sacs en main, et prenaient d’assaut les guichets. La ligne de flottaison des bateaux express, surchargés, disparaissait sous la surface de l’eau. Les compagnies engrangeaient des sommes considérables. Quel intérêt de mourir riche ? me suis-je demandé. Sans doute leurs dirigeants pariaient-ils sur la survie de la Galaxie envers et contre toutes les prévisions. Une fois dans l’avenue des Sontanges, j’ai cherché le restaurant indiqué par Xéline. Le Crapot, un établissement qui, comme son nom l’indiquait, servait la grande spécialité des marais de l’Araoteng. J’ai fendu la foule avec impatience. Je n’avais pas de temps à perdre, je voulais profiter de sa compagnie le plus longtemps possible. J’ai repéré l’enseigne rustique au milieu de l’avenue, en partie cachée par les feuilles brunes d’un arbre. J’ai dû fendre une grappe de clients qui patientaient à l’entrée jusqu’à ce que des tables se libèrent. Je me suis excusé en bredouillant qu’on m’attendait à l’intérieur, ils m’ont tout de même lancé des insultes et des regards noirs. Curieux comme la fin du monde proche ne prédispose pas à l’indulgence ! Elle m’attendait, assise près du mur de droite. Elle m’a aperçu et invité à la rejoindre d’un geste de la main. Lorsque j’ai réussi enfin à me faufiler jusqu’à sa table, sa beauté m’a stupéfié. J’ai eu la sensation de découvrir pour la première fois son regard de cristal, ses longs cheveux noirs, sa peau claire, ses lèvres bien dessinées, son cou interminable et ses fines mains. Elle ne sacrifiait pas à ces rituels de beauté en vogue à BeïBay et sur les autres capitales des mondes de l’OMH, elle n’avait subi aucune retouche, aucune correction génétique, elle incarnait la grâce, l’innocence et la simplicité. « Désolé, je ne me souvenais pas que le trajet était si long entre le Klong et Emelrok. » Elle ne m’a pas tenu rigueur de la platitude de mon préambule, elle m’a accueilli d’un sourire charmant. « Il y a longtemps que vous n’êtes pas venu dans ce quartier ? — Une éternité. La dernière fois, c’était à l’occasion d’un reportage sur le grand marché aux épices. » Je me suis tu, désireux plus que tout de m’immerger dans son regard. J’ai plongé tout entier en elle, rien d’autre n’avait d’importance, j’ai oublié le brouhaha du restaurant, les tables bondées, la chaleur moite, les odeurs de cuisine et les brusques zigzags des serveurs débordés. « Alors, monsieur le médialiste, pourquoi teniez-vous tant à me revoir ? — Appelez-moi Chazed. — Eh bien, Chazed, pourquoi teniez-vous tant à me revoir ? — Ça va sans doute vous paraître stupide… Comme je vous l’ai précisé sur le message, vous avez dû me trouver terriblement creux lors de notre première rencontre. Tellement… médialiste. Et puis, au cours de la nuit et ce matin, je me suis dit que je n’avais pas le droit de vous laisser partir comme ça. — Avec cette mauvaise impression ? » Une serveuse opulente s’est plantée devant nous et nous a demandé ce que nous désirions manger. « Un crapot pour moi, a répondu Xéline. — Vous aimez donc les bestioles baveuses ? ai-je lancé. — Ça doit faire plus de deux ansTO que je n’en ai pas mangé ! Pourtant, en Araosing, c’est un plat traditionnel servi au moins une fois par semaine. — Va pour le crapot, alors… » Je n’en avais jamais goûté, découragé par son apparence peu ragoûtante, mais j’ai pensé que, perdu pour perdu, autant ne pas être englouti idiot. La serveuse s’est éloignée en louvoyant entre les tables. « Pas à cause de la mauvaise impression, ai-je repris. Mais parce que j’étais passé à côté de vous et que c’était une regrettable erreur. — Vous ne me connaissez pas. — Ça me rappelle une conversation avec un ami ce matin juste avant votre appel. Je ne connais rien de vous, et pourtant vous me semblez évidente. » Elle a saisi l’une de ces petites galettes croquantes disposées dans une assiette au milieu de la table. Comme elle restait silencieuse, je me suis senti obligé de continuer. « Après vous avoir vue, la futilité, l’absurdité de ma vie m’ont sauté aux yeux, désolé pour la grandiloquence. — À cause de moi ou bien des trente jours qui nous restent à vivre ? » Elle a glissé la galette entre ses lèvres, un geste qui m’est apparu comme un sommet d’érotisme. Je n’ai pas réussi à déterminer si son sourire était coquin ou narquois. « Je crois que ça ne changerait rien s’il nous restait encore plusieurs siècles à vivre. » Elle a eu une moue dubitative. « Le sentiment d’urgence nous ramène à l’essentiel. — C’est auprès de vous que je l’ai ressenti, pas à l’annonce de la catastrophe. — Pourquoi êtes-vous devenu médialiste ? » Une question que je ne m’étais jamais posée. « Je n’en sais rien au juste. Sans doute parce que je n’ai aucun talent particulier. — Moi, j’ai voulu le devenir pour échapper à la condition de planteur de thé de l’Araosing. » La tristesse a terni l’éclat de ses yeux. « Je n’avais pas envie de travailler toute la journée sous les rayons de Solar 2. — Il me semble tout à fait normal de vouloir changer de condition quand la nôtre ne nous convient pas. — Sans doute, mais ce qui compte, ce sont les motifs du changement. J’ai voulu changer pour les mauvaises raisons. En réaction. Pas par désir, pas par engagement. — Vous aviez d’autres désirs ? » Elle a haussé les épaules avec une élégance aérienne qui n’appartenait qu’à elle. « Comment aurais-je pu les explorer puisque, en moi, il n’y avait que frustration et colère ? » J’ai hoché la tête. « De mon côté, j’ai choisi cette activité par indifférence et facilité. Pas de meilleures raisons que les vôtres, n’est-ce pas ? » Elle a ri, un délicieux petit rire cristallin dont les notes ont flotté autour de moi comme des bulles irisées et parfumées. J’ai tenté de pousser mon avantage, vieux et stupide réflexe de séducteur. « Vous me disiez par endophone que vous aviez aussi envie de me voir. Pour quelle raison ? » Elle m’a fixé un long moment avec une intensité qui m’a dérangé. Je craignais qu’elle ne découvre la vacuité qui stagnait au fond de mon âme. « Parce que, figurez-vous, vous me plaisez énormément, monsieur le médialiste. » Elle avait prononcé ces mots dans un souffle, une brise ineffable qui m’a caressé le visage. « Ça ne se voyait pas tant que ça à l’intérieur du Parlement, ai-je répliqué avec un sourire. — J’étais, comme vous, intimidée. Je ne voulais pas que vous pensiez que… — … vous étiez attirée par le prestige médialiste comme les insectes par la lumière ? — Un peu plus subtil que ça, mais quelque chose d’approchant. » La serveuse nous a apporté nos assiettes accompagnées d’un vin jaune au goût fruité. J’ai dû surmonter ma réticence pour goûter le crapot. J’ai bu une gorgée de vin pour ingurgiter les premières bouchées, puis je me suis détendu et j’ai commencé à trouver savoureuse la chair étonnamment tendre. Xéline m’a observé par-dessus sa fourchette. « Première fois, hein ? » J’ai acquiescé d’un hochement de tête. « J’aurais été étonnée si vous m’aviez affirmé le contraire. — Comment pouviez-vous le savoir ? — Votre nervosité, vos hésitations. C’est bon, non ? » J’ai volontiers reconnu d’un sourire que le crapot était l’un des mets les plus délicats qu’il m’eût été donné de manger. Nous avons devisé de tout et de rien jusqu’à la fin du repas, que nous avons terminé par une confiserie au miel, également délicieuse. Parler avec elle était un plaisir simple, permanent, étonnant. Elle m’a raconté une partie de sa jeunesse dans les plantations de thé familiales. Je lui ai parlé de la mienne dans le cocon glaçant d’une famille fortunée. Elle m’a avoué qu’elle avait été guidée par JiLi, la fameuse médialiste, dans ses démarches auprès de Jeb Bardö. Elle ignorait pourquoi JiLi l’avait choisie, elle. J’avais bien ma petite idée sur la question – elle était tout simplement une femme exceptionnelle –, mais j’ai préféré la garder pour moi. Le temps a passé à la vitesse d’un songe. Levant les yeux sur l’antique horloge murale du restaurant, elle s’est exclamée : « Il va falloir que j’y aille. Mon bateau part dans deux heuresTO. Nous ne nous reverrons peut-être jamais. » Elle avait enrobé ses mots d’une tristesse qui a couvert ma peau de frissons. Je lui ai saisi la main, elle a resserré ses doigts autour des miens. « Je ne sais pas si tu vas aimer ce que je vais te dire, mais j’ai envie de partir avec toi. » Elle a écarquillé les yeux. « Rien ne me retient ici, ai-je ajouté rapidement. Ma famille se fout totalement de moi. Mes amis vont se disperser. Le seul problème, c’est que je n’ai pas de billet pour le bateau. » Elle a écarté les verres de vin et s’est penchée par-dessus la table pour poser ses lèvres sur les miennes. « Si tu as de l’argent, nous en trouverons un au marché noir. » J’ai regretté qu’elle se soit reculée pour parler. Son haleine n’a pas réussi à remplacer tout à fait la chaleur et la douceur de ses lèvres. « L’argent n’est pas un problème. Tu veux bien que je vienne avec toi ? — J’adorerais. — Ta famille… — Ils t’adoreront. » Les billets proposés au marché noir atteignaient des sommes faramineuses. Mille sols pour le bateau express qui partait à 18 heures locales. Xéline m’a lancé un regard inquiet lorsque le vendeur à la sauvette m’a annoncé le prix, se demandant visiblement si je marcherais dans l’arnaque. J’ai tiré mon identificateur bancaire de ma poche, j’ai saisi mon code et le montant de la transaction, l’appareil a craché un jeton anonyme et transparent que mon vendeur, un homme d’une cinquantaine d’années au ventre proéminent et aux vêtements crasseux, n’aurait plus qu’à échanger dans le premier bureau de change. Il a examiné un long moment le jeton à la lumière déclinante de Solar 2, puis il a poussé un grognement qui avait valeur de validation et m’a remis un autre bout de plastique, jaune et carré celui-là. La joie a illuminé les yeux de Xéline et m’a gonflé le cœur. Nous nous sommes frayé un passage parmi la foule entassée sur le quai et nous sommes installés dans la longue file d’attente qui s’était formée devant la passerelle du bateau express. CHAPITRE XIII Gravité : de tous les problèmes rencontrés par les colons s’installant sur un nouveau monde, la gravité, l’une des six forces majeures gouvernant l’univers, est probablement l’un des plus importants. Il est plutôt rare qu’elle soit conforme à la norme standard – celle de NeoTierra, qui a donc pour valeur 1. S’ils arrivent sur une planète deux, trois, cinq fois plus massive que NeoTierra, les colons se heurtent à une gravité augmentée qui nécessite un temps d’adaptation. Les premiers jours sont alors douloureux, presque insupportables, et il faut attendre que la physiologie se soit adaptée pour retrouver un début de vie normale. Cependant, force est de reconnaître que l’être humain est doté d’une capacité d’adaptation remarquable. On est toujours étonné d’apprendre à quelle vitesse les colons savent tirer parti de leur environnement. Dès la deuxième génération, on voit apparaître les signes de la mutation, une constatation qui illustre au mieux, à notre humble avis, la théorie toujours controversée de l’évolution des espèces. Le résultat est identique dans les cas de moindres gravités, ou chaque pas se transforme en bond gigantesque et où les muscles, prenant moins d’importance, se réduisent peu à peu et modifient complètement les apparences de ceux qui restent malgré tout nos frères humains. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des planètes. ILS S’ÉTAIENT ATTENDUS à découvrir une forte concentration d’étoiles dans le cœur du Petit Nuage de Majdan, mais, après que le Phosphelius eut émergé de son mode de propulsion ADVL, ils n’observèrent que des astres épars et très éloignés les uns des autres, comme s’ils se retrouvaient dans un espace vide entre deux galaxies. « Vous êtes sûr que l’assistant ne s’est pas trompé, capitaine ? » demanda Maliloa. Hory Kepht scruta l’écran vertical et transparent projeté par la fosse 3D. Elthor ne distinguait plus les points rouges clignotants figurant les mouvements signalés par le détecteur. La chaleur du cakra continuait d’augmenter, et il se demandait jusqu’à quel point son organisme pourrait la supporter. « Le Petit Nuage ressemble à une sphère dont la périphérie serait dix ou vingt fois plus dense que le noyau, déclara Hory Kepht. Pas à un modèle classique de galaxie. — Les… bestioles ont disparu en tout cas. — On a sans doute été plus rapides qu’elles. À mon avis, quelle que soit leur nature, elles ne vont pas tarder à rappliquer. » Un point étincelant bleuté grossissait à grande vitesse sur l’écran. Maliloa le fixa quelques instants avant de demander : « Il y a des planètes telluriques dans ce système ? — Une. Dix fois le volume de NeoTierra. Quatre autres sont gazeuses, la sixième ressemble à un caillou mort. — Respirable ? — L’assistant n’est pas encore parvenu à l’analyser. Elle orbite pour l’instant de l’autre côté de l’étoile. Quasiment au périhélie. On en saura bientôt un peu plus. » La jambe et le bras gauches du capitaine avaient recouvré un minimum de mobilité. Il se tenait de plus en plus souvent debout, une position qu’il gardait aussi longtemps que possible bien qu’elle le fît visiblement souffrir. Il avait tenu à se déplacer jusqu’à l’avant-sas pour l’expulsion du corps de Stirn dans l’espace. Il avait prononcé le discours d’usage d’une voix ferme et masqué de son mieux son émotion, puis il avait regagné le poste de pilotage en boitant, les épaules basses, la tête penchée. Deux des planètes du système étaient maintenant visibles. Des perturbations noires agitaient la surface verdâtre de la plus proche d’entre elles, qui se couvrait par endroits de formations étirées et grisâtres évoquant des nuages. Le vaisseau la dépassa et bifurqua sur la droite en direction d’une deuxième planète aux dominantes jaunes, ocre et rouges. Des gerbes étincelantes jaillissaient régulièrement de la surface de cette dernière en traçant de somptueuses paraboles enflammées. « Pour qu’on les voie d’ici, ces explosions doivent vraiment être gigantesques, commenta le capitaine. On doit approcher les cinq mille degrés, là-dessus. » Il n’avait pas demandé à Elthor de redescendre dans l’entre-coque, estimant qu’à l’allure raisonnable d’ADVL2, il n’était pas nécessaire de vérifier l’état des matériaux. L’excitation gagnait les chasseurs, avertis que l’assistant de bord avait capté des mouvements à l’intérieur du nuage. Les trois scientifiques avaient beau leur affirmer qu’un mouvement dans l’espace n’était pas automatiquement synonyme de vie, ils se préparaient à traquer un gibier inconnu, issu des profondeurs du vide, la plus incroyable expérience que puisse vivre un être humain. Gorden dépliait de nouveau ses deux mètres quarante avec fierté et soutenait les regards de ses pairs et des scientifiques, répétant à l’envi que les kersakers de son monde ne se trompaient jamais, que ça valait le coup d’avoir englouti une fortune dans cette expédition, que Taïsnos ne s’était pas ruiné en vain. Le Phosphelius poursuivit sa décélération. Une lumière bleutée emplit la cabine le pilotage. Même s’ils passaient à bonne distance de l’étoile afin que ses champs magnétiques ne perturbent pas les circuits en ADN de synthèse du vaisseau, elle brillait d’un éclat étincelant, aveuglant. « Un foutu beau lampadaire, s’exclama Hory Kepht. D’après l’assistant, son diamètre est de quatre-vingts millions de kilomètres. Quarante fois plus lumineuse que Solar 2. Avec l’énergie qu’elle déploie, m’étonnerait que la planète où on va soit dotée d’une atmosphère respirable. — On a vu des phénomènes plus étranges », objecta Maliloa. Le capitaine hocha la tête sans quitter l’écran des yeux. « L’espace nous réserve encore pas mal de surprises. Il est temps pour vous deux d’aller déjeuner. On en a encore pour quelques heures avant d’arriver à destination. — Et vous ? — Ne vous inquiétez pas pour moi, on m’apportera mon plateau. » Maliloa et Elthor descendirent au troisième niveau. Il s’efforça d’ignorer les sentiments et les sensations qui le traversaient lorsqu’il se tenait près d’elle. Les chasseurs et leurs serviteurs occupaient une bonne partie des tables. Comme à chaque fois, l’apparition de Maliloa lui valut des regards et des commentaires égrillards ; comme à chaque fois, Moraine accusa ses confrères masculins d’être exclusivement gouvernés par leur testostérone ; comme à chaque fois, elle ne récolta qu’une salve de rires gras et de ricanements. Les deux arrivants récupérèrent leurs plateaux et se dirigèrent vers le fond de la salle, en direction de la table occupée par les scientifiques. La plus âgée des deux femmes se poussa pour leur faire de la place. Ils mangèrent quelques instants en silence avant que la plus jeune ne demande : « Vous en savez plus sur la planète où nous devons atterrir ? — L’assistant n’a pas encore analysé son atmosphère, répondit Maliloa. Nous savons seulement que c’est une grande tellurique, avec probablement une gravité très forte. De l’ordre de deux fois supérieure à la norme. — Ça ne va vraiment pas être commode de s’y déplacer… Je m’aperçois que nous ne nous sommes encore jamais vraiment présentées. Je suis Oulraka. Ma consœur se prénomme Soguehilde et préfère qu’on l’appelle simplement Hilde. Et mon confrère porte le doux nom de Jaskevis. — Je connaissais vos noms. » Les yeux clairs de la jeune scientifique se posèrent sur Elthor. « Il faudra que vous m’expliquiez comment vous avez pu survivre hier avec seulement deux heures d’oxygène. » Son regard inquisiteur semblait sonder jusqu’aux tréfonds de l’âme. Il ne l’avait jamais vraiment observée, n’ayant pas eu affaire directement à elle. Son visage anguleux lui donnait un aspect sévère légèrement démenti par la douceur de sa voix et le blond doré de sa chevelure. Les correcteurs génétiques faussant considérablement les apparences, il ne parvenait pas à donner d’âge à sa consœur plus âgée, dont les cheveux blancs et les traits marqués la classaient dans une vague catégorie allant de soixante à cent vingt annéesTO. Quant à l’homme du groupe, il cultivait son allure de savant distrait avec sa coiffure folle, ses gestes mal contrôlés et ses vêtements dépareillés. « De simples techniques respiratoires, répondit Elthor. — Il faudrait les enseigner à tout le monde si elles sont aussi efficaces. Où les avez-vous apprises ? » Il jugea inopportun de révéler qu’elles avaient été mises au point par les maîtres du Thanaüm de Jnandir. « Chez moi, sur Iox. — De quelle école relèvent-elles ? — De… de la religion de Dilah. » La moue à peine perceptible d’Oulraka signifiait que l’explication ne lui convenait pas. Elthor changea de position pour tenter d’apaiser le feu qui courait dans ses veines. « Les officiants de cette religion, d’où les tiennent-ils ? — Aucune idée ! » L’agressivité avec laquelle il avait prononcé ces deux mots plaqua une expression de surprise et de réprobation sur le visage de son interlocutrice. La chaleur du cakra maintenait son intensité, ne lui laissant aucun moment de répit. « Qu’êtes-vous venus faire au juste dans le Petit Nuage de Majdan ? intervint Maliloa. — Le cartographier, répondit Jaskevis en entortillant autour de son index l’une de ses mèches folles. Vérifier qu’il abrite des planètes habitables. — À quoi bon puisqu’il s’écarte inexorablement de la Galaxie ? — Il lui faudra encore des siècles pour en être véritablement éloigné. En attendant, il peut servir de base et de tremplin pour des expéditions plus lointaines. — Nous allons l’explorer de l’intérieur, ajouta Soguehilde. Avec la précision de nos instruments, nous devrions pouvoir établir des cartes fiables et exploitables pour de futures expéditions. — Ce sont les compagnies de transport qui ont financé votre projet ? — Pas seulement, mais elles y ont largement contribué. La conquête des Nuages de Majdan ouvre d’intéressantes perspectives pour le monde du transport. Dommage que Gandorva… » Elle s’interrompit en croisant le regard d’Elthor. « Nous aurions eu grand besoin de lui. La folie de l’espace est un mal dont nous ignorons tout. Bah, nous nous passerons de ses expertises. » Elthor garda pour lui que Gandorva n’était qu’un usurpateur et que ses compétences scientifiques ne leur auraient pas été d’un grand secours. « Que pensez-vous de la nuée sombre qui va bientôt entrer dans le Nuage ? » demanda Maliloa. Oulraka consulta ses pairs du regard avant de répondre : « Comme nous n’avons jamais observé un tel phénomène ni de près ni de loin, nous n’en pensons strictement rien. — Elle ne vous paraît pas dangereuse, au premier abord ? — Nos perceptions nous renvoient trop souvent à nos émotions, pas à la réalité objective. L’obscurité nous ramène à la peur primordiale, celle des premiers hommes regroupés autour du feu. Les ténèbres sont notre hantise. Alors des ténèbres qui avancent vers nous comme un essaim animé de mauvaises intentions… Nous ne connaissons pas la réalité, et nous prenons peut-être pour un serpent venimeux ce qui n’est qu’une corde enroulée. » Elthor s’abstint de répliquer que, par l’intermédiaire de ENHA enfermés dans la mémoire d’Onden, il avait ressenti l’effroyable pouvoir de destruction de la nuée, la terrible souffrance qu’elle abandonnait dans son sillage. « Nous ne pourrons répondre que lorsque nous serons en mesure de l’observer… » Il sera sans doute trop tard, pensa Elthor. « Azote 77,56 %, oxygène 21,34 %, dioxyde de carbone, 0,038… » La voix synthétique de l’assistant égrena la suite des éléments gazeux de l’atmosphère. Le capitaine avait convoqué les trois scientifiques dans la cabine de pilotage afin qu’ils puissent commenter l’analyse. Maliloa et Elthor se tenaient devant la grande baie vitrée. La planète apparaissait maintenant comme un arc de cercle dont le gris, l’ocre et le brun étaient les couleurs dominantes. Une partie de la surface disparaissait sous un grand cercle blanc pourvu d’un œil noir en son centre. « Un cyclone, commenta Soguehilde. Sans doute, vu sa taille, d’une violence effarante. Quoi qu’il en soit, nous pouvons affirmer que cette planète ne nécessite pas de terraformation pour être respirable. » Le capitaine s’approcha à son tour en boitant de la baie vitrée. « En revanche, sa gravité est annoncée à 1,98 par rapport à la gravité standard, marmonna-t-il. On aura l’impression de porter en permanence un sac de cent kilos sur le dos. — Votre assistant a-t-il détecté des traces de vie ? demanda Jaskevis. — Nombreuses. — Si les créatures qui peuplent ce monde sont hostiles, nous aurons des difficultés à leur échapper. — Les chasseurs devraient être contents, eux qui prétendent égaliser les chances avec leur gibier ! » s’exclama Oulraka. Hory Kepht la dévisagea un petit moment. « Vous ne les aimez pas, n’est-ce pas ? — Comment pourrait-on aimer des êtres dont la seule obsession dans la vie est de tuer ? — Sans eux, sans les sommes qu’ils ont investies, vous n’auriez jamais pu entreprendre cette expédition. » Oulraka fixa le capitaine avec insolence. Elle avait relevé ses cheveux en chignon. Sa veste courte et son pantalon serré soulignaient sa maigreur. « Il arrive qu’on soit obligé de partager l’espace avec des gens qu’on n’apprécie pas. De la même façon qu’on partage son monde, sa ville, sa rue, sa maison et même parfois son lit avec des scélérats de la pire espèce. — Rien ne vous oblige à les accueillir dans votre lit… — On ne le sait pas toujours avant, capitaine. » Un sifflement prolongé retentit, les baies vitrées s’assombrirent, une lumière vive rougeoya de chaque côté du fuselage. « Entrée en atmosphère, déclara Hory Kepht. Pourvu que le bouclier thermique tienne le choc. — Il y a des raisons pour qu’il ne le tienne pas ? releva Soguehilde. — Aucune. Mais, vous le savez mieux que moi, il existe toujours une petite probabilité. C’est seulement une phrase que prononcent tous les capitaines de vaisseau lors des entrées en atmosphère. Vous deviez maintenant aller vous allonger sur vos couchettes et vous attacher : il existe une probabilité non négligeable que l’atterrissage se passe mal. — Où prévoyez-vous de vous poser ? — L’assistant a choisi une terre ferme et relativement plate sur la partie éclairée. » Le sifflement, qui ne cessait d’augmenter, les avait contraints à hausser le volume de leurs voix. « Vous disposez de véhicules terrestres à bord ? demanda Jaskevis. — Deux chenilles. Avec une autonomie de cinq mille kilomètres chacune. Vous en aurez besoin ? — Possible. » La lumière, de plus en plus intense, transperçait les volets nano qui occultaient les baies vitrées de la cabine. La température avait grimpé de plusieurs degrés. Elthor avait lui-même ressenti cette augmentation malgré la brûlure permanente du cakra. « Maliloa, Elthor, raccompagnez ces monsieur dames à leurs cabines et assurez-vous qu’ils appliquent les consignes de sécurité. — Tâchez de les respecter vous-même, capitaine », murmura Maliloa avec un sourire avant de se diriger vers la sortie du poste de pilotage. Le Phosphelius se posa en douceur sur le sol de la planète. Le jour levé depuis peu, la descente s’était effectuée sans autre alerte que de fortes turbulences. Au sortir d’une épaisse couche nuageuse, ils avaient survolé une gigantesque plaine ondulante traversée par plusieurs cours d’eau qui formaient un filet aux mailles serrées. L’assistant avait rapidement analysé les lieux avant de choisir une aire grise et plane entourée d’échines rocheuses blanches et rouges. Une annonce automatique passa en boucle dans les salles communes et cabines du vaisseau, recommandant aux passagers de ne pas sortir de l’appareil avant les vérifications atmosphériques et prophylactiques d’usage, qui pouvaient prendre jusqu’à quarante heuresTO. Toutefois, au bout d’une petite heure, le géant Gorden et son acolyte Taïsnos se présentèrent au poste de pilotage pour demander au capitaine d’ouvrir immédiatement les sas. Hory Kepht ne chercha pas à les en dissuader. Lui-même éprouvait le besoin viscéral de sentir l’air et la fraîcheur sur son visage (la température extérieure était de cinq degrés Celsius selon l’assistant). Bien sûr, il aurait été préférable de couper le générateur de gravité artificielle du vaisseau pour laisser aux corps le temps de s’accoutumer à la nouvelle pesanteur, mais les humains, il l’avait constaté à maintes reprises, ruaient comme des fauves en cage après avoir passé un certain temps dans l’espace et être arrivés à destination. S’il les bouclait pendant deux jours à l’intérieur du vaisseau, ses passagers finiraient par devenir agressifs, violents, voire incontrôlables. Il procéda donc à l’ouverture des sas et au déploiement de la passerelle automatique après avoir rappelé à ses deux visiteurs qu’ils prenaient des risques en brisant la période de quarantaine et qu’ils ne pourraient en aucun cas se retourner contre lui en cas de problème. L’atmosphère de cette planète pouvait abriter des virus foudroyants ou d’autres saloperies non encore découverts par les détecteurs microbiens. Dès que les sas furent ouverts, ils sortirent tous du vaisseau, chasseurs, scientifiques et membres d’équipage. Elthor eut l’impression d’être plaqué au plancher métallique lorsqu’il posa le pied sur la passerelle. Il ne réussit à esquisser son premier pas qu’après une somme d’efforts exténuants. La fraîcheur humide lui piquetait les joues et lui empoissait les cheveux. Il constata que les autres ne s’en sortaient pas mieux. Après deux semaines passées dans la pesanteur artificielle du vaisseau, calculée sur le modèle standard, chaque mouvement sur le sol de cette planète exigeait une dépense physique considérable. Cinq mètres devant lui, Maliloa s’agrippait au garde-corps pour descendre la passerelle. Les nuages noirs filaient à vive allure au-dessus d’eux, pourchassés par un vent colérique. La végétation se réduisait à une herbe uniforme, haute d’une cinquantaine de centimètres et parcourue d’ondulations régulières. Les échines rocheuses qui avaient paru minuscules vues d’en haut se dressaient dans le lointain comme de hautes murailles blanches striées de veines rouges. Il fallut une bonne demi-heure à Elthor pour parvenir à fouler le sol planétaire. Visiblement exténuée, Maliloa l’attendait en bas de la passerelle en compagnie de Ast Partius. Seul Al Raj, le moins robuste des chasseurs pourtant, semblait se mouvoir avec une relative aisance entre les herbes. « Bon Dieu, on peut vraiment pas se bouger, là-dessus ! » grommela Gorden. Sa voix grave portait de manière étrange, comme si elle se frayait un passage dans un air aussi dense que de l’eau. « Il nous faudra au moins deux jours pour nous y habituer, souffla Moraine. — On n’a pas le temps d’attendre deux jours ! grogna Phravert. Les migrateurs, eux, ne nous attendront pas. — Paraît que l’assistant de bord a détecté de la vie dans le coin, intervint Taïsnos. Plein de vie. On aura bien l’occasion de faire un ou deux tableaux. » Phravert balaya les environs d’un regard panoramique. « On n’est pas venus dans le Nuage de Majdan pour tirer de vulgaires bestioles ! — Attends donc de les voir avant de juger. — Elles se planqueraient où, selon toi ? Il ne peut y avoir que de tout petits animaux dans ces herbes. » Elthor se souvint des marlins qui l’avaient agressé sur l’île de TarzHor et pensa que les petits animaux pouvaient être aussi dangereux que les grands. Des gouttes de pluie épaisses et cinglantes dégringolèrent des nuages effilochés. « On devrait aller récupérer nos armes en tout cas, proposa Moraine. Tant qu’on ne sera pas habitués à cette foutue gravité, on restera à la merci du premier prédateur venu. » À peine avait-elle prononcé ces mots que des mouvements agitèrent les herbes une cinquantaine de mètres plus loin. Le sol s’éventra tout à coup et une forme en jaillit, gigantesque, sombre, semant autour d’elle des cascades d’eau, de terre et d’herbes. Elthor crut d’abord qu’il s’agissait d’une créature semblable aux orvers, mais il remarqua qu’elle déployait de nombreux tentacules munis de crochets et de ventouses. « Bon Dieu, c’est quoi, ça ? » s’écria Taïsnos. La créature atteignait déjà une hauteur de vingt mètres et continuait de se dresser hors du sol. « Eh bien, Phravert, tu persistes à croire qu’il n’y a que des petits animaux dans les herbes ? lança Moraine. — Restons pas dans le coin, bordel ! cria Gorden. Retournons au vaisseau. — T’en as de bonnes, toi ! Plus facile à dire qu’à faire ! » répliqua Taïsnos. Ils essayèrent de presser le pas en direction de la passerelle, mais la gravité et la fatigue les rendaient désespérément lents et maladroits. Elthor buta sur une pierre et s’affala de tout son long dans les herbes gorgées d’eau. Il ne parvint pas à se relever. Il eut la sensation d’être l’un de ces animaux qui, renversés sur leur carapace, étaient condamnés à dépérir si personne ne venait les remettre sur leurs pattes. Un mouvement au-dessus de sa tête, à la vitesse d’un éclair. Il lui fallut quelques secondes pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un tentacule de la créature. Quelques secondes supplémentaires pour s’apercevoir qu’elle s’était emparée de Taïsnos et qu’elle le tirait vers un orifice qui était probablement sa gueule. Il résolut de recourir au cakra, quitte à dévoiler son appartenance à la Fraternité du Panca. Le hurlement prolongé de Taïsnos et les vociférations des autres lui vrillèrent les tympans. Il tenta de se retourner. Il entrevit d’autres mouvements au-dessus de lui, perçut d’autres cris, croisa les yeux terrorisés de Maliloa entre les herbes ondulantes. CHAPITRE XIV Jerletière : mot originaire de la planète NeoTierra, système de Solar 2 (appelé également Frater 2). Vient de « jerlet », insecte de la région du Sanarpan. Les jerlets sont célèbres pour leurs constructions de terre (les jerletières) dont certaines culminent à plus de cinquante mètres, une hauteur d’autant plus impressionnante qu’ils ne mesurent eux-mêmes que deux ou trois millimètres. Chaque jerletière abrite donc plusieurs dizaines de milliards d’individus gouvernés par une reine. La colonie est subdivisée en groupes strictement hiérarchisés qui occupent chacun une fonction précise. Cependant, si un événement imprévu vient bousculer l’ordre établi, les jerlets sont pris d’une panique qui s’apparente à un suicide collectif. On les voit alors courir dans tous les sens, agir en dépit du bon sens, perdre toute notion de l’intérêt commun, se battre entre eux et parfois même se jeter sur leur reine pour la dévorer. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, Chapitre des espèces animales. JE N’EN SUIS TOUJOURS PAS REVENUE : Chazed était parti pour la région de l’Araosing avec une fille dont, si j’ai bien compris, il était éperdument tombé amoureux. Son humeur sombre, que je croyais due à la fin programmée des temps, n’était en fait que l’expression d’un sentiment malheureux. Il m’a confié, lorsque j’ai réussi à le contacter sur son endophone, qu’il avait cru ne jamais la revoir et que, comme il l’avait retrouvée, il ne voulait pas gaspiller cette ultime chance, même pour vingt-neuf petits joursTO. Chazed amoureux ! On aura tout vu dans cette satanée galaxie avant son engloutissement. Je l’ai aimé. Il ne l’a jamais su ni même deviné lorsque nous avons fait l’amour. Nous étions alors tellement gavés de substances euphorisantes que ni nos corps ni nos âmes ne pouvaient se reconnaître. Il ignorait tout de moi, tout comme j’ignorais presque tout de lui. Nous étions ce qu’il est convenu d’appeler à BeïBay des partenaires de débauche, pas même des amis. J’ai eu aussi une brève aventure avec Blest, si beau et attirant qu’il convie naturellement au partage des sens, mais je n’ai jamais tout à fait réussi à me désintoxiquer de Chazed. Je ne le lui ai jamais avoué parce que ces choses-là ne se pratiquent pas dans certaines sphères de BeïBay où les sentiments sont considérés comme des encombrements puérils ou grossiers. Je me suis pliée à la débauche disciplinaire, en bon petit soldat que j’étais. J’ai accepté cette négation de mon corps et de mon esprit par amour pour lui, pour m’introduire dans son milieu et l’accompagner sur son chemin. Et voilà qu’il m’annonce tout de go qu’il tombe amoureux d’une autre, qu’il éprouve et revendique ces sentiments que je me suis formellement interdits, qu’il part avec elle s’enterrer en province, me laissant seule avec mon chagrin, mes regrets et ma stupidité. Les vingt-neuf jours qu’il me restait à vivre ne présentaient plus aucun intérêt. Ma première impulsion m’a invitée à me jeter dans l’Arao et à m’y laisser couler après avoir ingurgité une bouteille entière d’alcool fort. Ma famille était si lointaine dans tous les sens du terme que je n’ai pas songé une seule seconde à tenter de la revoir avant l’extinction de la Galaxie. Pas envie de retrouvailles et d’effusions factices. Blest était parti lui aussi, poussé par un élan mystique que je ne lui soupçonnais pas. J’étais seule dans mon minuscule appartement du Klong, le quartier où il faut habiter à BeïBay. Il me coûtait les yeux de la tête, mais je parvenais à en payer le loyer en revendant peu à peu les objets d’art que j’avais eu la bonne idée d’acheter très bon marché à un marchand en faillite quelques semaines après mon arrivée dans la capitale. La chance et un certain flair me tiennent lieu de sens des affaires. Je n’ai jamais été obligée de travailler ni de me prostituer. Même si les antoys sont devenus abordables et de plus en plus performants, il se trouve toujours des hommes et des femmes pour préférer la chair humaine. Combien de fois un homme m’a-t-il proposé une grosse somme d’argent pour passer la nuit avec lui ? Je n’ai jamais accepté, sans doute parce que la crainte me sert de morale et que je ne tiens pas à me dégoûter définitivement de moi-même. Tout cela n’a plus aucune importance maintenant. Le monde est agonisant, et ce qui me semblait essentiel avant m’apparaît aujourd’hui bien dérisoire. J’aurais adoré passer ces derniers jours avec Chazed, mais il a préféré les bras d’une autre. J’ai tenté de le joindre de nouveau. Il n’a pas répondu. Sans doute que le réseau de son endophone ne captait plus au milieu du fleuve, ou encore que son bonheur flambant neuf le rendait indifférent à ma minuscule personne, une perspective que je supportais mal. Que faire ? J’avais beau étudier la question sous tous les angles, je ne trouverais pas le courage de me suicider. J’ai alors décidé d’abandonner toute idée préconçue, tout projet, tout jugement, de regarder le monde sombrer les yeux grands ouverts, de l’accompagner dans son agonie. Puisque la chute était inexorable, puisque je ne croyais pas nos dirigeants ni nos savants capables d’arrêter la nuée destructrice, autant ne pas nager à contre-courant, autant ne pas me révolter, autant ne pas me lamenter. J’ai retrouvé sans le vouloir l’état d’esprit propre aux gens de ma région, une sorte de fatalisme qui les aide à supporter les épisodes sombres de l’existence. Mes parents eux-mêmes ont toujours observé cette distance avec les événements malheureux. Une forme de résignation qui, lorsque je suis entrée dans l’adolescence, m’a insupportée au plus haut point. De cette période date sans doute ma rupture avec eux. Dès que j’avais atteint la majorité, j’étais partie de la maison et m’étais rendue à BeïBay avec le maigre pécule que j’avais constitué lors de mes divers petits boulots. Un an s’était écoulé avant ma rencontre avec Chazed. Une année pendant laquelle j’avais essayé en vain de m’introduire dans les différents réseaux, mais les Mumjings ne sont pas très accueillants – on peut même dire réfrigérants. Je n’étais qu’une petite provinciale qui tentait de leur refourguer des œuvres d’art dont ils se demandaient visiblement comment elles étaient entrées en ma possession. Je voyais bien que je ne laissais pas les messieurs indifférents et qu’ils se seraient bien échappés pour passer un moment intime en ma compagnie, mais, de là à être admise dans leur milieu, il y avait un gouffre. Un gouffre que Chazed m’avait aidée à franchir. Je l’avais croisé lors d’une soirée médialiste à laquelle j’avais été invitée par l’un de mes clients, et nous avions immédiatement accroché. Il avait semblé me témoigner un intérêt sincère, si tant est que la sincérité signifie quelque chose à BeïBay, et, de mon côté, j’étais tombée amoureuse de lui comme j’aurais coulé à pic dans une eau profonde, sans être certaine de remonter un jour à la surface. J’avais appris à respirer comme les grands mammifères marins, prenant de temps en temps une bouffée d’oxygène et redescendant dans les fonds où je me laissais dériver. Oui, j’avais vécu au ralenti pendant les cinq annéesTO où j’avais fréquenté Chazed, feignant d’apprécier une vie qui me révulsait, acceptant d’avoir des relations avec des hommes dans l’espoir stupide d’exciter la jalousie de celui qui emprisonnait mon cœur. La jalousie, c’est moi qui en avais ressenti les cruelles morsures lorsque je l’avais surpris dans les bras d’une autre ou qu’il s’était absenté pendant plusieurs semaines sans m’en avertir. J’étais passée à côté de ma vie pendant cinq longues annéesTO. La dernière communication avec Chazed n’avait fait que souligner l’absurdité, la cruauté de mon renoncement. J’ai poussé un hurlement avec une terrible impression de me vomir moi-même. Les appartements du Klong sont parfaitement insonorisés, heureusement. Puis j’ai versé toutes les larmes de mon corps avant de raffermir ma détermination : il me fallait, en vingt-neuf jours, récupérer cinq années de dissimulation, injecter une telle intensité dans mes derniers instants que je partirais sans regrets. J’ai commandé l’ouverture de la fosse de projection 3D. De NeoTierra, mais aussi des planètes les plus proches couvertes par le réseau, provenaient des images effrayantes. La panique avait gagné les populations, et des émeutes avaient éclaté dans les rues et sur les places des villes principales. Les services d’ordre débordés n’avaient plus les moyens de juguler ces énormes foules livrées à elles-mêmes et gonflées de colère. Des incendies s’étaient déclarés dans certains quartiers. Des accidents s’étaient produits sur les astroports pris d’assaut, les morts se comptaient déjà par milliers. Pourtant, un seul jour s’était écoulé depuis la divulgation des informations sur la nuée destructrice. J’ai suivi un temps un débat animé entre des scientifiques et des parlementaires sur le Canal 12 (le médium pour lequel travaillait Chazed ; idiot, je sais, mais j’étais branchée en permanence sur celui-là). Ils s’efforçaient de rassurer la population en prétendant qu’ils avaient encore le temps de trouver une solution, mais la panique transparaissait dans leurs yeux, dans leurs gestes saccadés, leur agressivité et leurs hésitations. Je suis passée sur le balcon. Deux fleuves en contrebas : l’Arao et son miroir lisse, et le fleuve humain tumultueux qui grondait dans les rues. J’ai eu l’impression que ce dernier se dirigeait vers le Parlement, dont j’apercevais le toit au-dessus des immeubles environnants. Le désespoir des habitants de BeïBay se manifestait d’abord par une colère à l’encontre de ceux qui les gouvernaient. Les clameurs vengeresses montaient jusqu’à mon balcon. Le rôle premier du Parlement étant de protéger les peuples, de les prévenir des dangers, il avait failli à sa tâche. Il m’a semblé apercevoir des armes dans les mains de certains émeutiers, des armes à feu anciennes, mais également des défats dernier cri. Je voyais la ville comme une gigantesque jerletière dans laquelle on vient de donner un coup de pied. Les jerlets affolés couraient dans tous les sens, se gênaient mutuellement, se disputaient, se télescopaient, se battaient. Des réflexes stupides, évidemment. Mourir ici ou là, chez soi ou ailleurs, quelle différence ? Quelle importance ? Je me serais contentée de serrer l’être aimé dans ses bras et d’attendre tranquillement la fin dans un doux cocon de tendresse. L’être aimé me faisant défaut, je n’avais plus qu’à me laisser porter par les torrents humains qui déferlaient dans les rues de la capitale de l’OMH, à me blottir dans les bras de l’humanité tout entière. J’ai aperçu des prêtres nus de Sât dans la multitude, immobiles comme des rochers au milieu des flots grondants. J’avais l’impression d’assister à leur triomphe, eux dont le retour au vide, la disparition, était la clef de voûte de leur système de croyances. Des gens se traînaient à leurs genoux pour implorer leur bénédiction. Dans ces temps de troubles, par l’un de ces retournements de situation dont l’histoire humaine est coutumière, ces êtres si souvent décriés pour leur arrogance, leur impudeur et leur violence devenaient des recours, des phares. Le temps était venu de descendre, de me mêler aux soubresauts de la multitude. Bien sûr, je pouvais recevoir une balle ou une onde perdue, ou encore être prise à partie par une meute et subir les pires violences, mais mourir maintenant ou dans vingt-neuf joursTO ne changeait pas grand-chose à l’affaire et j’avais envie de plonger dans le cœur même de la tourmente qui s’amplifierait d’heure en heure. Vivre intensément, m’embraser jusqu’à ce que la nuit perpétuelle nous recouvre de son linceul froid et désespérant. Je n’ai pas cherché à planquer mes formes dans des vêtements amples, j’ai choisi ma tenue la plus provocante, une courte robe ajourée dont les mailles se resserraient légèrement au niveau des seins et du bas-ventre. J’ai dénoué mes cheveux blonds qui m’arrivaient à la taille, opté pour des chaussures à la fois élégantes et confortables, vérifié que mon sac en nanocuir contenait le nécessaire – identificateur bancaire, une centaine de sols en billets et pièces, deux jetons de cinq cents sols échangeables dans n’importe quel établissement financier, bref, de quoi tenir jusqu’à la fin sans être obligée de repasser par l’appartement, à condition que l’argent signifie encore quelque chose dans les jours à venir. Je n’ai pas programmé l’andro domestique avant de sortir, je l’ai abandonné dans son coin, immobile, inutile. Je sais que certaines personnes entretiennent des relations quasi affectives avec leurs andros mais, moi, je n’ai jamais rien éprouvé d’autre qu’une indifférence teintée de dégoût pour ces caricatures d’humain. L’ascenseur étant occupé, je suis descendue par les escaliers de secours, si peu souvent utilisés qu’ils donnaient l’impression d’être tout juste posés. Le bruit, assourdissant, m’a happée quand je suis arrivée en bas de l’immeuble. J’ai hésité quelques instants avant de m’aventurer dans la rue, alarmée par la violence des clameurs qui transperçaient les murs. Puis j’ai raffermi ma détermination et me suis placée devant la porte automatique jusqu’à ce que la cellule de reconnaissance m’ait identifiée. Les gigantesques flammes évoquaient les colonnes tourmentées et fascinantes d’un temple. La foule s’était tue quand les premières volutes de fumée s’étaient élevées du bâtiment. Des hommes avaient arrosé les murs d’un liquide inflammable avant d’y mettre le feu. L’incendie avait couvé un long moment avant de se déclarer subitement. Les matériaux en principe ignifuges n’avaient pas été traités depuis bien longtemps et n’avaient opposé qu’une faible résistance. Les flammes avaient dévoré les bois des fenêtres, les moulures, les voilages, les parquets, et conquis l’un après l’autre les cinquante étages jusqu’à ce qu’elles puissent se repaître de la toiture. Le Parlement, l’orgueil de BeïBay et de l’OMH, n’était plus qu’une ombre ravagée par le feu. Tous ses occupants n’avaient pas eu le temps d’évacuer. J’ai aperçu des silhouettes affolées derrière les rideaux de fumée et de flammes. L’une d’elles, piégée par la chaleur, s’est jetée par une fenêtre du quarantième étage et s’est écrasée au milieu d’un massif fleuri. Les clameurs de la foule ont salué sa chute. La vitesse à laquelle les gens ordinaires s’étaient métamorphosés en monstres voyeurs et cyniques m’a sidérée. Même si quelques hommes m’avaient lancé des regards grivois lorsque je m’étais insérée dans le flot (ma robe produisait son petit effet), j’avais pu atteindre sans encombre le Parlement. J’avais eu la sensation à la fois exaltante et inquiétante de battre au rythme d’un cœur géant et frénétique. Il n’existait tout à coup plus de règles, plus de principes, seulement des êtres livrés à leurs émotions brutes, mus par le besoin urgent d’évacuer leur frayeur et leur douleur. Nous pensions avoir gravi un à un tous les échelons de la civilisation ; nos digues rompaient avec une facilité effarante. Un grand nombre de sâtnagas se tenaient dans les parages et assistaient avec un plaisir évident à l’effondrement d’un pouvoir qu’ils avaient de tous temps combattu. Des hommes et des femmes s’échappaient du Parlement incendié comme des spectres jaillissant de la brume. Certains d’entre eux ont été pris à partie et battus à mort. La haine assombrissait les yeux et déformait les visages. J’ai vu, à moins de trois mètres de moi, un homme pourtant âgé être frappé à coups de pied et s’immobiliser après avoir poussé des râles d’agonie. Deux des brutes qui l’avaient tué se sont penchées sur lui et l’ont fouillé pour récupérer son identificateur bancaire et tous les objets de valeur qu’il avait entassés dans ses poches. Leur cupidité m’a paru à la fois stupide, ignoble et monstrueuse. Que feraient-ils de leur pitoyable trésor lorsque les ténèbres perpétuelles auraient englouti la Galaxie ? L’imminence de la catastrophe ramenait les hommes à leur nature animale et aiguisait leurs instincts. Je me sentais troublée par le spectacle qui se jouait autour de moi, un mélange de répulsion et de fascination, comme si ce déferlement de violence réveillait au plus profond de moi d’antiques pulsions assoupies. Je suis restée un long moment à contempler le Parlement en flammes, les cascades d’étincelles dégringolant des fenêtres, les particules noires emportées par les courants d’air ascendants, les tourbillons d’une fumée épaisse et charbonneuse. Les émeutiers avaient coupé les circuits d’eau qui auraient dû permettre au système automatique de circonscrire l’incendie. La garde parlementaire, une légion d’élite pourtant, n’avait pas tenté de disperser la gigantesque foule massée autour du bâtiment. La protection des parlementaires et des institutions mobilisait probablement toute son énergie. Quant aux forces de l’ordre ordinaires, elles demeuraient invisibles. De toute façon, si elles avaient osé faire usage de leurs armes, elles auraient été balayées comme des fétus de paille. « Ça brûle bien, hein ! » J’ai jeté un regard autour de moi pour bien m’assurer que c’était à moi qu’on s’était adressé. Un garçon d’une vingtaine d’années, plutôt beau en dépit de l’aspect poupin de son visage. Chevelure châtain exubérante, yeux noisette, taches de rousseur sur les pommettes, lèvres charnues. Son regard s’est égaré un court instant sur ma robe. Il a paru effrayé par sa propre audace, comme un petit oiseau se rendant compte qu’il vole un peu trop près d’un prédateur ailé. « Nous allons tous partir en fumée », ai-je répondu. J’ai pris conscience que je n’avais pas engagé la conversation sous les meilleurs auspices. « C’est… bien dommage pour ce qui vous concerne… enfin… » Il avait bredouillé ces mots qui se voulaient un compliment, et son émoi m’a à la fois divertie et séduite. « C’est dommage pour tout le monde, non ? » Il a hoché la tête et s’est mordu la lèvre inférieure, cherchant visiblement une réponse pertinente. « Je m’appelle Ramala, ai-je repris pour ne pas le laisser croupir dans son embarras. — Moi, c’est Aloster, a-t-il bafouillé en rougissant légèrement. — Que fais-tu dans la vie, Aloster ? — Des études d’astrophysique. Je suis… enfin, j’étais en troisième année. Enfin, tout ça ne veut plus rien dire maintenant. — Tu penses donc qu’on n’a aucune chance de s’en sortir ? » Il a baissé les yeux sur le sol, beaucoup sur le bas de mes jambes, puis il a relevé la tête et a esquissé un sourire crâne. « Il faudrait un miracle. Or, en tant que scientifique, je ne crois pas aux miracles. — Et qu’est-ce que tu comptes faire pendant les vingt-neuf jours qui nous restent ? » Il a réfléchi, cherchant visiblement ses mots. « Découvrir certains aspects de la vie qui… enfin, que je n’ai pas eu le temps d’explorer. — Comme ? » Ses joues se sont de nouveau enflammées, de façon prolongée cette fois. Au moins, j’étais sûre qu’il n’avait pas reçu un implant génétique contre la timidité. « Je me suis payé des antoys, version féminine hein, mais je n’ai jamais connu de femme. » Je me suis demandé s’il ne se foutait pas de moi, s’il n’employait pas une antique technique de drague pinçant les cordes sensibles féminines. « Tu as quel âge, Aloster ? — Dix-huit ansTO. — Tu fais un peu plus… » J’ai parié sur sa sincérité et me suis rendu compte que l’idée commençait à faire son chemin dans ma tête. « J’ai faim, ai-je repris. On va manger quelque part ? — Je n’ai pas beaucoup d’argent… — Je ne sais pas si l’argent sert encore à quelque chose dans ce foutoir, mais, au cas où, j’en ai. On y va ? » Je l’ai pris par la main et l’ai entraîné avec moi. Nous nous sommes extirpés à grand-peine de la gigantesque pieuvre humaine qui nous enserrait dans ses multiples tentacules. Nous nous sommes enfoncés dans les ruelles du Klong, moins noires de monde que les avenues et les places des environs du Parlement. Nous sommes arrivés dans le quartier des petits restaurants bordés de terrasses aux tables et parasols multicolores. Nous avons choisi l’un de ceux qui surplombaient le fleuve Arao. Il ne proposait qu’un menu du jour. Comme le plat me convenait – cravatine à la sauce piquante –, nous avons passé la commande. Je me suis demandé ce que je foutais là, en compagnie d’un garçon qui me fixait comme un dessert anticipé. Pas trop de monde dans le restaurant qui continuait de servir ses clients comme si la vie poursuivait son cours ordinaire. J’ai eu l’impression que l’activité fluviale n’était pas aussi soutenue que d’habitude, que les touristes avaient tous déserté BeïBay. J’ai levé les yeux sur le ciel et tenté d’apercevoir la fameuse nuée qui allait bientôt nous déglutir. Je n’ai rien vu d’autre qu’un bleu soutenu ourlé d’or et quelques astres lointains qui commençaient à briller dans l’éclat mourant de Solar 2. J’ai espéré un temps me réveiller d’un cauchemar, puis les images jaillissant d’un socle de projection portable sur une table voisine m’ont replongé les deux pieds dans la réalité. Aloster était quelqu’un de drôle, ce qui ne se voyait pas au premier abord. Il m’a fait rire à plusieurs reprises en me parlant de sa vie, de ses études, de ses amis, de ses vaines tentatives de séduction, de sa candeur. Il vivait encore chez ses parents dans un quartier périphérique de BeïBay, les loyers étant trop chers pour lui permettre de prendre son indépendance. Une situation qui n’avait pas facilité les relations avec ses petites amies, d’autant que ses parents, appartenant à la bourgeoisie moyenne mumjing, étaient des adeptes de la très stricte religion du Septième Sceau. Sa sœur, de deux ans plus jeune que lui, s’était même engagée dans une congrégation dont les membres, tous féminins, se consacraient entièrement au culte de leur dieu. Lui avait rejeté le Septième Sceau et sa morale étouffante, ce qui lui valait de régulières et violentes disputes avec son père. Il a ajouté avec une immense tristesse que sa vie resterait à l’état de promesse. Je ne me rappelle plus comment nos lèvres ont fini par se rencontrer. Je me suis seulement rendu compte que nous étions en train de nous embrasser, penchés par-dessus nos assiettes. J’ai trouvé sa bouche étonnamment fraîche et son baiser d’une incroyable sensualité pour quelqu’un qui prétendait être dénué de toute expérience en la matière. Pendant quelques instants, j’ai oublié Chazed, j’ai oublié la fin du monde, j’ai oublié les regards réprobateurs braqués sur nous. Nous avons fini de manger en nous dévorant des yeux. « Tu es belle », m’a soufflé Aloster. Je l’ai cru. Je lui ai proposé d’aller chez moi. J’ai réglé l’addition et nous nous sommes dirigés vers le sud du quartier en longeant le fleuve Arao, puis nous avons coupé par les ruelles les plus anciennes de la ville, si étroites que la lumière du jour paraît s’être désagrégée avant d’avoir atteint le sol pavé. Nous nous sommes engagés dans une artère déserte et incurvée. Des silhouettes se sont soudain dressées devant nous, des individus jeunes équipés de bâtons ou de couteaux. « Merde », a soufflé Aloster. Nous avons jeté un coup d’œil en arrière. Trois autres silhouettes s’étaient réparties sur la largeur de la ruelle, nous interdisant de rebrousser chemin. « Y a un droit de passage », a lancé l’un de ceux qui nous faisaient face. Comme nous ne réagissions pas, il a continué : « On s’occupe de la fille un petit moment, et on vous laisse repartir en bonne santé tous les deux. — Elle n’en a pas envie », a protesté Aloster. L’autre a souri, ses acolytes ont ricané autour de lui. « Ça, c’est à elle de le dire. De toute façon, on n’en a rien à foutre, de ses envies. Il ne nous reste pas assez de temps pour attendre les envies de ces dames. Alors, tu t’écartes gentiment et tu attends ton tour. » Aloster, que je croyais impressionnable comme la plupart des garçons de son âge, n’a pas bougé d’un millimètre et a fixé son interlocuteur dans les yeux. « Je ne m’écarterai pas, et c’est vous qui allez vous tirer. » Je me suis brièvement demandé comment aurait réagi Chazed dans une situation identique, puis je me suis dit que, malgré le courage (l’inconscience ?) d’Aloster, j’aurais beaucoup de chance si je sortais indemne de ce traquenard. Même si mon espérance de vie ne dépassait pas vingt-neuf jours, je n’avais vraiment pas envie d’être marquée au fer douloureux de ces types. L’autre s’est approché d’Aloster avec des lueurs meurtrières dans les yeux. « T’as pas bien compris : soit tu dégages immédiatement, soit tu nous laisses te dégager, mais ça ne sera pas sur tes jambes. » Un spasme m’a secouée de la tête aux pieds, une saveur amère m’a imprégné la gorge. Personne ne viendrait à notre secours, ni passants, ni policiers. Une seule journée avait suffi pour changer BeïBay en jungle et ces hommes en animaux féroces. « C’est vous qui n’avez pas compris, a répliqué Aloster. Soit vous dégagez de vous-mêmes, soit je me charge de vous dégager, et pas sur vos jambes. » Un rictus a déformé les lèvres de son vis-à-vis, mais j’ai cru remarquer que l’étonnante assurance d’Aloster soulevait en lui une vague inquiétude. Il a levé le bras pour ordonner à ses complices de s’approcher de nous. Ils ont brandi leurs bâtons et leurs couteaux. J’ai failli régurgiter le repas que je venais tout juste d’avaler. J’ai jeté un regard affolé à Aloster. Il m’a adressé un sourire complice avant de plonger brusquement la main dans la poche de sa veste et d’en extraire un petit objet blanc que je n’avais encore jamais vu. Il l’a braqué en direction des agresseurs en pressant du pouce un interrupteur lumineux. L’appareil a émis un grésillement prolongé. Les gestes des types déployés devant nous se sont suspendus. Aloster a maintenu quelques secondes son étrange arme pointée sur eux en effectuant un mouvement tournant, puis il a pivoté sur lui-même pour viser ceux qui se tenaient derrière nous. « Les ondes agissent directement sur les centres névralgiques, a-t-il expliqué sans replier son bras. Ils seront inoffensifs pendant quelques heures. Certains d’entre eux garderont à vie des séquelles locales, paralysie faciale par exemple, ou générales, coordination altérée entre le cerveau et les nerfs. Si je les arrosais plus longtemps à forte intensité, ils ne mettraient que peu de temps à mourir. » J’ai commencé à me détendre, mais ma nausée ne s’est pas estompée. Deux agresseurs se sont effondrés devant moi, avec sur le visage une telle expression de souffrance que j’ai eu malgré moi pitié d’eux. Le bâton de l’un et le couteau de l’autre ont glissé sur les pavés. « Où as-tu pris ce truc ? — Le jaseur ? Je l’ai piqué à mon père. C’est une arme interdite par les conventions de l’OMH, mais il n’a jamais rendu le sien. » Ils se sont tous affaissés l’un après l’autre. On aurait dit des statues qui se renversaient. J’aurais donné n’importe quoi pour boire une gorgée d’eau fraîche et chasser l’amertume de ma gorge. Mon cœur battait à deux cents pulsations minute, ma vessie était sur le point de déborder et mes jambes tremblaient. Il me fallait d’urgence m’allonger, me détendre. Dans la rumeur de la ville, on discernait des hurlements, des vociférations, des supplications. D’autres drames. « On y va ? » Aloster a balayé les corps inertes d’un regard mi-goguenard mi-désolé avant de saisir la main que je lui tendais. CHAPITRE XV Migrateurs célestes : de nombreux récits évoquent les migrateurs célestes, ces créatures qui voyageraient d’une galaxie à l’autre et traverseraient de temps à autre la Voie lactée (le temps étant évidemment une donnée relative, des centaines de milliers d’annéesTO peuvent se dérouler entre chacun de leur passage). Personne n’ayant jamais vu un spécimen de migrateur céleste, et encore moins enregistré une quelconque image de l’un de ces êtres, nous ne pouvons qu’en conclure qu’ils sont les purs produits de l’imaginaire humain. Ils prennent différentes formes selon les planètes. Certains mythes les décrivent comme de grands oiseaux aux ailes immenses, d’autres comme des créatures informes qui, une fois posées sur le sol, ressemblent à de grosses pierres, d’autres encore comme des sortes de cétacés de l’espace aux épidermes lisses et aux nageoires translucides. Les missions d’observation organisées par des équipes de scientifiques se basant sur les légendes locales n’ayant donné aucun résultat, l’idée a été abandonnée depuis longtemps que les migrateurs célestes puissent revêtir une quelconque réalité. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des mythologies. MALILOA poussa un gémissement de terreur. Un tentacule se promenait quelques centimètres au-dessus de sa tête. Un éclair jaillit du vaisseau. Elthor, qui avait réussi à saisir le cakra à l’intérieur de son sac, suspendit son geste. Il vit le tentacule se rétracter, la créature s’affaisser peu à peu dans les herbes puis disparaître entièrement. Quelqu’un proféra des mots dans une langue inconnue. Il lui sembla reconnaître la voix d’Al Raj. Une pluie drue se mit à tomber. Les gouttes cinglantes lui martelaient le visage, le cou et les mains. Il lança un coup d’œil derrière lui, aperçut le volet ouvert sur le fuselage et, au centre, l’orifice d’un canon. Le tir qui avait contraint la créature à battre en retraite était parti du vaisseau. Il réussit à se relever au bout de quatre tentatives. Une fois debout, il prit Maliloa par la main pour l’aider à se remettre sur ses jambes. Les paupières de la jeune femme tremblaient de façon incontrôlable. Elle dut s’appuyer au garde-corps de la passerelle pour ne pas s’affaisser de nouveau. « Cette putain de bestiole a pris Taïsnos ! s’écria Gorden. — On a manqué de la plus élémentaire des prudences, grommela Moraine. Règle de base : ne jamais s’aventurer sur une terre inconnue sans ses armes. Il ne serait pas resté grand-chose de nous si le capitaine n’avait pas eu l’excellente idée de se servir du canon de son vaisseau. Moi, en tout cas, je rentre. » Joignant le geste à la parole, elle se dirigea vers la passerelle d’une allure vacillante. Chasseurs, scientifiques et membres de l’équipage l’imitèrent. Elthor constata que le trajet du retour s’effectuait un peu plus facilement que l’aller malgré la fatigue musculaire, mais, le capitaine ayant désactivé la gravité artificielle du vaisseau pour permettre aux organismes d’accélérer leur adaptation, il mit du temps à regagner sa cabine et, lorsqu’il s’allongea sur sa couchette, il eut la sensation que l’air pesait des tonnes. Des ondes douloureuses traversèrent son crâne. L’activité intense des âmnas offrait un contraste saisissant avec la lourdeur, la paralysie de son corps. Les scènes issues des mémoires de ses frères et sœurs se superposaient, s’enchevêtraient, formaient une mosaïque changeante de sons et de formes à laquelle il était impossible de donner un sens. Cela ressemblait plutôt à l’activité d’un volcan émergeant brusquement de son sommeil, une explosion ininterrompue, incontrôlable. Il ne servait à rien d’essayer de la contenir. Il se laissa emporter par le déferlement, s’immergea totalement dans les souvenirs disparates, pénétra dans des arcanes ténébreux qu’il n’avait jamais explorés, désirs, répulsions, traîtrises, haines, colères, souffrances, peines, chagrins… Toutes les facettes de l’âme humaine. Il se rendit compte que des larmes roulaient sur ses joues. Il avait parcouru la première partie du chemin en se rendant dans le Petit Nuage de Majdan comme la Fraternité le lui avait ordonné. Il sut que le moment approchait, que son rôle de premier maillon de la chaîne lui serait bientôt révélé. Le cakra repoussait ses limites en produisant une chaleur de plus en plus intense. La façon dont le feu avait détruit Gandorva qui s’apprêtait à le poignarder montrait que la symbiose s’était établie entre l’arme et lui. Il n’avait plus besoin de glisser la main à l’intérieur du disque. La créature qui avait emporté Taïsnos aurait probablement subi le même sort s’il avait eu le réflexe de focaliser son attention sur elle. Le feu l’habitait entièrement, comme si son corps tout entier était devenu le cakra. Chacune de ses cellules était incandescente. Il lui faudrait s’en souvenir au moment de l’affrontement ultime. Ne pas se séparer du feu. Accepter le feu. Être le feu. Il n’avait pas envie de dormir malgré la fatigue. L’énergie qui le nourrissait n’avait pas besoin de prendre du repos. On frappa à la porte de sa cabine. Il s’entendit crier « Entrez ! » sans avoir eu l’impression de remuer les lèvres. La porte s’ouvrit et livra passage à Maliloa. Elle semblait remise de sa frayeur, ses traits s’étaient détendus et ses paupières ne tremblaient plus. Elle rencontrait en revanche toujours les mêmes difficultés à vaincre la gravité. Chacun de ses gestes et de ses pas s’effectuait au ralenti. Lorsqu’elle fut arrivée près de la couchette, elle s’appuya au rebord métallique et reprit son souffle. « Vraiment terrible, la pesanteur, murmura-t-elle entre deux expirations sifflantes. — Tu aurais dû te reposer au lieu de venir jusqu’ici. — Je voulais te voir. » Elle abaissa le rebord métallique pour s’asseoir sur le rebord de la couchette. « Pour quelle raison ? — Savoir si tu allais bien… — C’est tout ? » Elle l’examina avec la même attention qu’un médic un malade. « La position assise est une vraie torture. Je peux m’allonger ? » Il se déplaça d’une quarantaine de centimètres vers le côté droit pour lui ménager une place. Elle se coucha à ses côtés en poussant un long soupir d’aise. « Ne me dis pas que tu as fait tout ce chemin pour simplement me demander si je vais bien, dit-il au bout de quelques minutes de silence. — Que tu le croies ou non, je me soucie de toi, répondit-elle d’une voix à peine audible. — La solidarité de l’espace, je suppose. » Cette fois, elle marqua un long temps de pause avant de réagir. « Tu sais très bien qu’il ne s’agit pas que de ça. Et même pas du tout de ça. — Quoi, alors ? » Elle se redressa péniblement sur un coude et reposa sa tête sur sa main ouverte. « Un intérêt plus… personnel. » Il tourna la tête, faillit rapprocher ses lèvres des siennes, y renonça au dernier moment. « Je ne suis pas en mesure de… d’entretenir les intérêts personnels. — Je comprends. Je suppose que je n’aurais pas dû… — En d’autres circonstances, ça aurait été une immense joie. » Le sourire de Maliloa ne parvint pas à chasser la tristesse qui assombrissait ses yeux gris. « On ne choisit pas le moment pour tomber amoureuse. On ne choisit pas non plus de qui on tombe amoureuse. J’aurais préféré que ça n’arrive pas : les choses auraient été plus simples. — Elles sont si compliquées que ça ? » Maliloa déplia son bras et reposa sa tête sur le traversin. « Nous sommes dans un coin d’univers où l’être humain n’est encore jamais allé. Tout prend des proportions incroyables. Infinies. — La vie est elle-même incroyable, infinie. — Elle s’arrête un jour ou l’autre. — Pour toi, pour moi peut-être, mais elle continue de se manifester d’une façon ou d’une autre. De se déployer. » Il pensa en prononçant ces mots qu’elle pouvait s’arrêter à jamais dans les Nuages de Majdan et dans la Voie lactée et qu’il était de sa responsabilité d’empêcher une telle issue. « Je suis si fatiguée, Elthor. Je crois que je vais… m’endormir. » Elle avait besoin de se sentir en sécurité, sans doute à cause de l’expérience traumatisante qu’elle venait de vivre. Il la regarda dormir. Il la trouva particulièrement belle dans l’abandon du sommeil. Il aurait tant voulu avoir la possibilité de l’aimer. Les souvenirs des frères et sœurs de la chaîne quinte rappelaient que les sentiments conduisaient à l’attachement, au déchirement, à la souffrance. Un frère donnait sa vie au Panca. Son destin était de s’oublier lui-même, ou il sombrait dans un océan de tourments. Ewen, le premier maillon, avait passé la plus grande partie de sa vie à pleurer sa famille et à se demander s’il avait pris la décision juste. Qu’il aurait été doux, pourtant, de se blottir dans les bras de Maliloa, de ressentir l’ineffable apaisement offert par la chaleur de l’être aimé. Il en avait goûté les prémices avec Osorul du clan des Agols de Manahor, il avait ressenti un trouble délicieux lorsque les mains de la jeune femme s’étaient promenées sur son corps, il avait aspiré de tout son être à la fusion, à l’union. Il devait résister au courant tumultueux qui le poussait vers Maliloa, d’autant plus que l’affrontement était proche et qu’il aurait besoin de toute sa vigilance, de toutes ses forces. Faire en sorte que Frère Ewen n’ait pas exploré le renoncement en vain. Donner toutes leurs chances à Maliloa, aux autres humains, à toutes les espèces vivantes qui peuplaient la Galaxie de poursuivre leur route. Un silence total régnait à bord du vaisseau, comme si toute vie s’était arrêtée. Il resta allongé jusqu’à ce que la jeune femme se réveille quelques heures plus tard. Les âmnas émirent une salve d’ondes particulièrement douloureuses juste avant que des cris stridents ne transpercent les cloisons métalliques de la cabine. Des milliers de points mouvants dans le ciel, encore trop éloignés pour qu’on puisse discerner leurs formes. « Les bestioles détectées par l’assistant, déclara Hory Kepht. Elles arrivent maintenant. » Ils étaient tous sortis du vaisseau, en prenant cette fois la précaution de se munir de leurs armes. Seuls deux membres de l’équipage et les andros étaient restés à bord avec pour consigne d’expédier des coups de canon sur toute créature jugée menaçante. « Les migrateurs », murmura Phravert. Le ciel s’était assombri. Les rayons de l’étoile couchante se glissaient par les déchirures des nuages et teintaient de mauve les vagues ondulantes des herbes. Elthor avait nettement moins souffert que la première fois pour dévaler la passerelle. Il avait presque marché normalement, contrairement aux autres qui semblaient toujours éprouver les pires difficultés à vaincre la gravité – hormis Al Raj, qui avait expliqué qu’il était originaire d’une planète dont la gravité était 1,57 fois supérieure à la norme, ce qui expliquait sa petite taille et la largeur insolite de ses membres. Les chasseurs trituraient leurs armes avec nervosité, surveillant sans cesse les environs. Personne n’osait s’éloigner du vaisseau. « Vous persistez à prétendre que les mouvements dans l’espace ne sont pas synonymes de vie ? demanda Gorden aux scientifiques. — Ne sont pas toujours synonymes de vie ! corrigea Oulraka. — Ils viennent par là en tout cas, il y en a des milliers ! s’exclama Phravert. Qu’est-ce que tu vois, Al Raj ? » Le petit homme garda l’œil collé à la lunette télescopique qu’il avait pointée sur le ciel. « Pas grand-chose pour l’instant. Fait un peu sombre et ils sont encore loin. On dirait plutôt des oiseaux. — Ils ont traversé l’espace, ils n’ont rien à voir avec les espèces que nous connaissons, intervint Soguehilde. Ils vivent hors des atmosphères, ils n’ont pas de système respiratoire, ils se nourrissent probablement d’une autre énergie. — Reste à savoir où ils vont atterrir, lança Gorden. Et combien de temps ils vont rester sur cette planète. » La nuit tomba brutalement. Les vibrations continues et douloureuses des âmnas labouraient le cerveau d’Elthor. Maliloa ne cessait de lui jeter des regards furtifs, comme si elle devinait qu’il se passait en lui quelque chose d’anormal. Il s’efforçait de donner le change en restant impassible, mais il sentait ses traits tendus, déformés par la souffrance. Son intuition lui soufflait que l’apparition de ces points mouvants dans le ciel de la planète avait un lien avec son rôle de premier maillon, avec la Fraternité, avec la nuée sombre qui s’approchait du Petit Nuage de Majdan. « Il faudrait retourner dans le vaisseau maintenant, déclara Hory Kepht. Si le monstre de ce matin nous attaque encore, l’obscurité nous empêchera de le voir et de lui tirer dessus. — Nos armes détectent les sources de chaleur, objecta Phravert. Elles le localiseront systématiquement s’il ose encore pointer sa sale gueule. Et puis vous l’avez sans doute tué ce matin. — Il a peut-être des congénères dans le coin. Et je ne suis pas certain que vos armes soient vraiment efficaces contre les créatures de ce genre. — Sans compter la possibilité qu’il n’émette aucune chaleur, intervint Oulraka. Et qu’en ce cas-là il demeure parfaitement indétectable. » Les ténèbres qui s’étendaient maintenant sur la plaine ondulante semblaient abriter une foule d’invisibles dangers. Les quelques traits lumineux qui striaient encore le ciel ne parvenaient pas à percer la nuit, si dense qu’elle en paraissait presque solide. « Ça ne sert à rien de rester là, dit Al Raj. On n’en apprendra pas plus cette nuit. — Est-ce qu’on sera capables de les retrouver demain matin ? demanda Gorden. — L’assistant devrait les localiser sans trop de difficultés, répondit le capitaine. — À condition qu’ils se posent vraiment sur cette planète, lança Oulraka. — En attendant, Al Raj a raison : ça sert à rien de traîner dehors, autant en profiter pour se reposer. » Jusqu’à l’aube, Elthor crut être plongé dans un four à haute température. La douche froide qu’il prit au beau milieu de la nuit ne lui procura qu’un apaisement superficiel, éphémère. Il faillit à plusieurs reprises sortir du vaisseau pour marcher dans l’air glacé (-5 degrés selon l’assistant), mais il savait que la sensation de fraîcheur serait illusoire, et puis, il ne tenait pas à se retrouver face au monstre qui avait happé Taïsnos. Dans son état, il n’était pas certain en cas de mauvaise rencontre d’avoir le réflexe de recourir au cakra et à son feu destructeur. Il songea à plusieurs reprises que la mort était cent fois préférable à l’épreuve qu’il subissait, il l’implora de mettre fin à son supplice, de le délivrer de ses tourments. Son organisme était trop exigu pour accepter la formidable puissance qui se déversait en lui. Il avait l’impression d’accueillir toute l’énergie des étoiles. L’énergie primordiale. L’énergie de vie. À moins tout simplement qu’il ne fût en train de basculer dans la folie ou d’errer dans un cauchemar sans issue. Il perdait parfois toute limite, s’étendait aux dimensions de l’infini et se réduisait d’autres fois à celle d’un atome. Il regretta amèrement de s’être enfui de la maison de ses parents en leur laissant un misérable message retard sur l’intercom familial. Il leur demanda pardon. Il ne pouvait s’empêcher de penser que le feu qui le rongeait, qui embrasait chacune de ses cellules, était une punition envoyée par Dilah, le dieu de ses ancêtres. Qu’il endurait le châtiment, juste et terrible, réservé aux spectrempes, aux inconscients qui défiaient le temps et ses mystères. Il ressentit une haine féroce à l’encontre de la Fraternité, qui l’abandonnait seul sur un monde inconnu face à une menace aux dimensions d’une galaxie, qui le maintenait dans une souffrance qu’aucun être humain, aucune créature vivante, n’était capable de tolérer. Pourquoi n’intervenaient-ils pas pour le soulager, ces lointains esprits dont Ossia la mercenaire était l’une des rares à connaître le repaire ? Les cinq piliers qui soutenaient l’édifice de Panca s’effondraient, sapés par les doutes et la colère. À plusieurs reprises, il crut que la mort s’emparait enfin de lui et le projetait dans des gouffres sans fond où résonnait la douleur de tous les êtres vivants. Il sombrait dans des ténèbres glacées et désespérantes. Le froid scindait son corps en milliards de cellules qui devenaient chacune un nouveau foyer de douleur, comme si la dissolution n’apaisait pas la souffrance, mais, au contraire, la multipliait, l’amplifiait, la répercutait. Il contint de son mieux une envie suffocante d’arracher les âmnas de son crâne. Aucun des autres maillons n’y avait survécu. Il n’avait qu’un geste à faire pour que cesse à jamais son effroyable supplice, pour qu’il sombre enfin dans l’oubli de lui-même. Son existence lui apparaissait comme une tragique méprise. On s’était trompé sur son compte. Il revit le visage mutilé, apaisé et pâle d’Onden quelques instants avant qu’elle ne lui transmette son implant vital. La femme défigurée qu’il avait cherchée avec acharnement dans le réseau temps. Elle lui avait affirmé que le cakra l’avait déjà reconnu comme le premier maillon. Une belle personne, humble, aimante. Elle continuait de vivre à travers lui. Pour elle au moins, pour son regard confiant et lumineux, il devait résister, se soumettre au feu qui s’emparait de lui. Alors il cessa de lutter, il cessa de se révolter, il laissa la souffrance se déployer en lui et l’explora jusque dans ses frontières ultimes, jusqu’aux confins de la folie. Elle se détacha peu à peu de lui, comme si elle ne lui appartenait pas, comme si elle ne le définissait pas, s’éloigna à la façon d’un nuage sombre poussé par le vent. Il devint Elthor, le ciel infini et clair dans lequel filaient les bancs de nuages sans jamais altérer sa clarté. Il glissa peu à peu dans un sommeil conscient, esprit vigilant et corps endormi. À l’aube, il n’eut pas besoin d’aller demander la confirmation de l’assistant pour savoir que les migrateurs s’étaient posés sur la planète. Une évidence. Tout comme il avait la certitude qu’il devait maintenant partir à leur rencontre. Il se leva, empli d’une vigueur nouvelle. La gravité ne l’entravait plus. Il se mouvait sur ce nouveau monde avec la même aisance qu’il s’était promené, enfant, sur Iox. Il ne sentait plus la chaleur du cakra ou, plus exactement, elle lui paraissait désormais supportable, presque agréable. Il sortit de sa cabine et se rendit au poste de pilotage situé à l’étage au-dessus. Le capitaine n’était pas seul. Maliloa, Oulraka, Gorden et Phravert s’y trouvaient déjà. Hormis Maliloa, personne ne remarqua son arrivée, fixant tous leur attention sur l’écran vertical dressé au-dessus de la console. « L’assistant a localisé les migrateurs », murmura Maliloa après avoir croisé le regard interrogateur d’Elthor. Il s’approcha d’elle, saisi par sa beauté. Elle avait passé une veste épaisse par-dessus sa combinaison. Elle le dévisagea un moment. « Tu as dormi longtemps. Quelque chose en toi a changé. — Tu as meilleure mine qu’hier aussi », fit-il avec un sourire. Les yeux gris de la jeune femme avaient recouvré leur éclat ordinaire ; son regard était même un peu plus intense que d’habitude. « D’après l’assistant, les bestioles se sont regroupées sur un continent situé à vingt mille kilomètres d’ici. Il en a dénombré plusieurs dizaines de milliers. Des créatures qui mesurent entre trente et cinquante mètres de long. » Elle se pencha pour lui souffler, dans le creux de l’oreille : « Nos amis chasseurs sont très excités. Les scientifiques aussi, d’ailleurs. Tout le monde presse le capitaine de mettre immédiatement le cap sur ce continent. — Et lui, qu’en pense-t-il ? — Il a horreur qu’on lui force la main, mais il va décoller, il est aussi curieux et excité qu’eux. » Il constata que la jeune femme et les autres rencontraient toujours des difficultés à se mouvoir dans la gravité, même si leurs gestes semblaient plus assurés, plus fluides. Une lumière sale tombait par les baies du poste de pilotage, de gros nuages noirs roulaient dans le ciel. « Revoilà notre ami ! » Le bras de Phravert, pointé sur un hublot latéral, désignait une créature identique à celle qui les avait attaqués la veille. Elle se dressait de toute sa hauteur à soixante mètres environ du vaisseau et oscillait sur sa base, ses nombreux tentacules déployés. On ne lui distinguait pas d’yeux sur la partie supérieure, ni aucun autre relief caractéristique d’une tête. Elle dégageait une forte impression de puissance et une certaine grâce malgré son gigantisme. « Je lui ferais bien sa fête si on n’était pas aussi pressés, cracha l’homme noir. — C’est peut-être elle qui vous ferait la vôtre, grinça Oulraka. — Toute créature a ses faiblesses, répliqua Phravert. Celle-là comme les autres. — Le temps que vous les trouviez, il y a de fortes probabilités que ce soit trop tard. » Le monstre dansa un moment avant de rétracter ses tentacules, de s’affaisser lentement et de disparaître. La terre meuble se referma sur lui comme un tourbillon et combla en quelques secondes le cratère d’une quinzaine de mètres de diamètre. « Intéressant spécimen en tout cas, reprit Oulraka. — Pour l’étudier, faudrait le capturer, ricana Phravert. C’est vous et vos pairs qui allez vous y coller ? » Elle se contenta de lui lancer un regard dédaigneux. « On pourrait peut-être revenir dans le coin après avoir chassé le migrateur, proposa Gorden. J’aimerais bien savoir moi aussi ce que cette saloperie a dans le ventre. — Elle vous aura peut-être vous ! » persifla la jeune scientifique. Hory Kepht décida d’attendre encore deux heuresTO pour décoller, le temps d’effectuer les vérifications des différents circuits. Il leur faudrait environ cinq heures en mode thermique pour arriver à destination. « Nous n’attendons pas que le cyclone se soit éloigné ? intervint Maliloa. D’après l’assistant, il stationne juste au-dessus du continent où nous projetons d’atterrir… — Si les migrateurs ont réussi à se poser, y a aucune raison qu’on n’y arrive pas, objecta Gorden. Il est sans doute pas aussi puissant qu’il en a l’air. — Si j’estime qu’il est trop risqué de le traverser, nous chercherons un autre endroit », trancha Hory Kepht. Le Phosphelius s’éleva à la verticale dans un long rugissement, propulsé par ses moteurs d’extraction. Il traversa bientôt la couche nuageuse, prit encore un peu de hauteur, puis mit le cap à l’ouest. Il atteignit une zone dégagée et survola une première étendue d’eau de couleur grise, striée de traits blancs et mouvants. Après l’extinction des consignes de sécurité, Elthor se rendit au poste de pilotage. Il fut surpris de n’y trouver que le capitaine, sanglé sur le siège face à la console des instruments de bord. « Si c’est Maliloa que tu cherches, elle se repose dans sa cabine, dit Hory Kepht. — Pas spécialement. Je venais voir si tout allait bien, si vous n’aviez pas besoin de moi. » Elthor s’avança près de la grande baie et contempla les paysages qui défilaient en dessous d’eux. Un massif montagneux succédait à l’étendue d’eau grise. Des pics déchiquetés se dressaient vers le ciel comme des doigts brisés, des cimes blanches et les gueules sombres de cirques profonds rompaient de temps à autre l’uniformité des tons dominants, le mauve et l’ocre. « D’après l’assistant, ces montagnes abritent une vie intense, reprit le capitaine. Cette planète serait bonne pour la colonisation. Si… — Si quoi ? » Hory Kepht garda un petit moment les yeux rivés sur la baie. Il sembla à Elthor que la lumière du jour n’était pas aussi intense que la veille, comme obscurcie par l’ombre d’un gigantesque corps. « Si ce satané nuage noir qui rapplique dans le coin n’est pas la pire saloperie qui nous soit jamais tombée dessus ! » CHAPITRE XVI Le Thêdre viendra, ô peuple insouciant, et malveillant, Il brisera les idoles que tu vénères, Il renversera tes temples et brûlera tes livres, Le Thêdre viendra, ô race corrompue, et maudite, Il décapitera tes prêtres aux bouches noires, Il plongera son glaive dans le cœur de tes faux dieux, Le Thêdre viendra et vous punira, ô vous tous qui avez cessé de l’honorer. Extrait du Botstica, théâtre munjing, BeïBay, NeoTierra, système de Solar 2 ou de Frater 2. LA FOUGUE et la maladresse d’Aloster n’ont laissé planer aucun doute sur le fait que, pour une fois dans ma vie, j’ai été la première femme de quelqu’un. Pourtant, malgré son ignorance, mon corps a exulté bien davantage qu’avec les hommes expérimentés dont j’avais partagé le lit. Bien davantage qu’avec Blest. Bien davantage qu’avec Chazed. Aloster mettait une telle intensité dans ses caresses, dans ses baisers, dans ses regards, que j’ai eu l’impression de prendre feu et que la jouissance est venue malgré moi, par surprise, comme un torrent brusquement gonflé par des pluies torrentielles. Avec lui j’ai perdu toute notion de pudeur, je me suis abandonnée sous son regard émerveillé, j’ai manifesté mon plaisir comme jamais je n’avais osé le faire avec mes autres partenaires, j’ai perdu toute notion d’espace et de temps, et, lorsque je suis revenue à moi, je me suis blottie dans ses yeux troublants, dans son sourire candide, dans ses bras à la fois puissants et doux. Nous sommes restés un moment silencieux, bercés par les rumeurs de la ville prise de démence. La nuit nous a enveloppés, traversée par les lueurs rougeoyantes des incendies. J’ai pensé à Chazed avec une pointe de nostalgie. Était-il arrivé en Araosing ? Filait-il le parfait amour avec sa belle ? « Tu as l’air triste », a murmuré Aloster. J’ai souri pour donner le change, mais je me suis rendu compte que mes yeux restaient sombres. J’ai frissonné. « Tu es déçue par… » Je lui ai posé la main sur les lèvres. « Ça n’a rien à voir avec toi », ai-je protesté. Il s’est crispé un peu plus. « Avec qui, alors ? — Avec quoi, plutôt… Avec cette foutue vie qui nous file entre les doigts. Avec mes ratés. Avec mes regrets. » J’ai tiré sur moi le drap imprégné d’un parfum d’amour froid. L’odeur d’Aloster était sans doute ce qu’il y avait de moins agréable en lui. Les hommes que j’avais intimement connus n’émettaient aucune odeur, leurs correcteurs génétiques régulant leur transpiration. « Alors autant profiter du peu de temps qui nous reste, non ? » a suggéré Aloster. J’ai contemplé son corps qui, bien que massif, ne semblait pas tout à fait achevé. Des rondeurs héritées de l’enfance lui enrobaient les épaules et le ventre, des poils disgracieux se promenaient çà et là. Son imperfection, son authenticité m’émouvaient, moi qui n’avais étreint que des amants aux proportions idéales et à la peau glabre. Les hommes naturels sont très rares à BeïBay. J’ai supposé que les adeptes du Septième Sceau s’opposaient farouchement à toute forme de modification, génétique ou cellulaire, et que les parents d’Aloster ne lui avaient pas offert son premier correcteur à son seizième anniversaire comme c’est l’usage dans la plupart des familles mumjings. « Sans ton intervention, ces types m’auraient amochée, peut-être tuée. Difficile de profiter des derniers jours avec la violence qui submerge la ville. — Quelle importance ? » a objecté Aloster. Il a extirpé le jaseur du fouillis de ses vêtements. « Avec ça, on ne craint pas grand-chose. — Il y a sûrement d’autres joujoux de ce genre en circulation. Quelqu’un se montrera peut-être plus rapide que toi. » Je me suis demandé pourquoi je jouais ainsi les avocats du diable. J’étais prête à mourir, pas à souffrir, pas à subir la violence qui submergeait la ville. L’intensité que je voulais injecter dans chacune de mes respirations, chacun de mes battements de cœur, risquait de se retourner contre moi. Je redevenais la petite fille effrayée par les gardiniers, ces saisonniers sombres et musculeux qui descendaient de leurs montagnes pour récolter les fruits dans les immenses vergers des plaines. Avec leurs regards luisants et leurs voix graves, ils me faisaient l’effet de démons surgis des enfers et je traversais leurs quartiers, qui séparaient l’école de la maison de mes parents, en courant, sans me retourner, ignorant la pointe douloureuse qui me cisaillait le bas-ventre. « On ne va tout de même pas rester enfermés pendant vingt-neuf jours ! s’est exclamé Aloster. — Pourquoi ? Tu n’es pas bien avec moi ? » Il m’a donné un baiser sonore sur l’épaule, puis ses lèvres se sont promenées sur moi, chaudes, douces. J’ai vu qu’il était prêt à recommencer. L’énergie de la jeunesse. Ma main s’est posée comme un oiseau étourdi sur son sexe droit et lisse. Il a frémi de la tête aux pieds. « Si, évidemment ! a-t-il soupiré. C’est juste que… — Que quoi ? — Il y a tellement de choses que je n’ai pas vues ni faites… — Comme quoi ? » Il s’est allongé sur moi et m’a écrasée de tout son poids. Je n’ai pas résisté, je me suis ouverte et il m’a pénétrée avec davantage de douceur que la première fois. Comme il était un peu fort, je me suis creusée pour l’accueillir en entier et m’emplir de lui. Il est resté un long moment immobile au fond de moi, comme captif de ma chair, puis il s’est mis à bouger avec lenteur et sensualité. Sa chaleur et son odeur m’ont enveloppée et, cette fois, elles ne m’ont pas déplu, elles ont au contraire soufflé sur mon désir et brisé mes digues. Le torrent m’a emportée, ballottée, j’ai battu au rythme d’Aloster, j’ai eu l’impression d’être projetée d’une rive à l’autre, d’une vague à l’autre, de sombrer dans des gouffres où mes soupirs devenaient rugissements, de me promener sur des cimes où l’air me manquait. Une interminable jouissance. J’ai perdu la notion du temps, je me suis seulement rendu compte, quand Aloster s’est retiré de moi, que nous avions avancé très loin dans le cœur de la nuit. Il s’est endormi presque aussitôt, un sommeil paisible et silencieux d’ange. Comme j’étais parfaitement éveillée, je me suis levée et rendue sur la terrasse. Plusieurs incendies éclairaient BeïBay comme des torches géantes. Moins de monde dans les rues, comme si l’obscurité rappelait chacun à la prudence. Et puis, fin du monde imminente ou pas, le corps ressent tout de même le besoin de se reposer, d’oublier. Je suis restée un long moment exposée, nue, à la tiédeur de la brise qui prolongeait mon plaisir par ses effleurements. Mon estomac s’est rappelé à mon bon souvenir : je mourais de faim. J’ai programmé mon andro pour qu’il prépare un petit-déjeuner en espérant qu’il trouverait les ingrédients nécessaires dans mon garde-frais. Normalement, l’intelligence domotique commandait systématiquement les denrées manquantes, mais, avec les événements qui secouaient la ville, les livraisons étaient peut-être suspendues. L’andro s’est animé et dirigé vers la cuisine de son allure légèrement saccadée. Comment pouvait-on accorder un semblant d’affection à ce genre de créature artificielle ? J’ai apprécié en tout cas le repas qu’il m’a servi dix minutes plus tard sur la terrasse. Tout en engloutissant les traditionnelles crêpes moelleuses et sucrées, j’ai contemplé le ciel criblé d’étoiles et j’ai pris conscience qu’elles allaient bientôt s’éteindre. Des larmes me sont venues. Je me suis demandé encore une fois ce que devenait Chazed, s’il regardait lui aussi le fourmillement étoilé en tenant la main de sa belle, ou s’ils étaient en train de faire l’amour. Je m’en suis voulue de penser à lui alors que je venais de connaître un plaisir inégalable dans les bras d’Aloster. Mon esprit m’étonnait toujours autant, plus mystérieux que l’infini spatial, comme s’il ne m’appartenait pas, ou comme si mon cerveau n’en contenait qu’une infime partie. Je ne l’avais pas exploré, piégée par les illusions engendrées et entretenues par mes sens, je ne l’avais même pas habité, j’avais vécu vingt-sept annéesTO à côté de moi-même. Le thé rouge de l’Araosing m’a ensorcelé le palais. Un fracas d’orage a retenti et m’a fait tressaillir. Un éclair aveuglant a embrasé l’obscurité et dominé les lueurs mouvantes des incendies. Une explosion, probablement. Des sirènes se sont élevées de divers quartiers de la ville. Le miroir lisse de l’Arao s’est fracassé en milliers d’éclat scintillants. « Qu’est-ce qui se passe ? » Aloster est apparu sur la terrasse. Les différentes lumières ont teinté son corps d’or et de bronze. Il s’est penché sur moi pour déposer un baiser dans le creux de mon cou. J’ai frissonné. « J’ai faim aussi », s’est-il exclamé en saisissant une crème et en la fourrant tout entière dans sa bouche. J’ai pressé la touche BIS de la télécommande et, quelques secondes plus tard, entendu l’andro s’affairer dans la cuisine. Aloster s’est assis en face de moi. Je l’ai trouvé beau dans la pénombre qui régnait sur la terrasse et j’ai eu envie de lui. Il m’a souri, s’est levé, approché de ma chaise, a glissé une main sous mes genoux et une autre sous mon bras droit, m’a soulevée, posée sur la table, puis, tout en me maintenant contre lui, a délicatement vérifié que j’étais prête à le recevoir avant de se présenter à ma porte, fringant, impétueux. Je me suis ouverte de tout mon être. L’andro, parfaitement programmé, a attendu que nous en ayons terminé pour poser le plateau sur la table. Le grand théâtre n’avait subi aucune dégradation au cours de la nuit. Situé dans le cœur du Klong, sa façade polychrome dominait les constructions serrées et basses du quartier. Les centaines de sculptures qui s’entrelaçaient entre les portes et les fenêtres représentaient une scène célèbre de la première pièce jamais donnée à BeïBay, le Botstica, une épopée tirée des mythologies primitives de NeoTierra. Chazed m’avait dit qu’elle était reprise environ tous les dix ans. La complexité du Botstica interdisait de le jouer dans son intégralité – c’était arrivé une fois, et la pièce avait duré trois moisTO sans interruption avec quatre équipes de comédiens… -, aussi les scènes variaient selon les metteurs en scène et les comédiens assez célèbres pour se permettre d’imposer leurs choix. Aloster avait déclaré après le petit-déjeuner qu’il souhaitait visiter le grand théâtre de BeïBay. J’avais assisté à deux spectacles grâce aux invitations de Chazed et, comme j’en avais gardé un souvenir plutôt agréable, j’ai accepté d’y accompagner mon jeune amant malgré ma peur d’affronter de nouveau la ville livrée au chaos. Nous nous étions douchés, rhabillés, j’avais vérifié à trois reprises qu’Aloster n’oubliait pas son jaseur, je m’étais moi-même munie d’une bombe paralysante, puis, à l’aube, nous étions descendus pour nous aventurer dans le labyrinthe des rues. Nous avions découvert un spectacle de désolation. Le Klong étant l’un des quartiers les plus réputés de BeïBay, il avait attiré tous ceux qui ne s’en seraient jamais approchés en temps ordinaire. Les populations pauvres des quartiers périphériques, les marginaux, les émigrants venus des autres régions de NeoTierra ou des autres planètes et bouclés dans leurs ghettos. Malgré leurs nanogrilles de sécurité, la plupart des vitrines avaient été défoncées, probablement à coups d’onde défat, et les boutiques pillées. « À quoi ça sert ? ai-je murmuré. Ils n’en profiteront que pendant vingt-neuf, non, vingt-huit jours. — Si la vie avait conservé son cours ordinaire, ils n’en auraient pas profité du tout, a objecté Aloster. Au moins ils se donneront l’illusion d’être riches avant de mourir. » Il avait raison. Ce n’était pas à moi d’en juger, moi qui ignorais tout des motivations souterraines de mon être. Leurs désirs étaient aussi légitimes que les miens. Porter des vêtements haute couture, bénéficier des dernières innovations technologiques, s’offrir une œuvre d’art hors de prix, manger dans une vaisselle haut de gamme ou essayer un antoy dernier cri, n’était-ce pas une façon comme une autre de chercher l’intensité ? Certains bâtiments incendiés fumaient encore malgré les systèmes automatiques d’arrosage. Ils ressemblaient à des ombres harassées et défaites avec leurs esquilles dressées et leurs orbites vides. Plusieurs libulles s’étaient écrasées au sol, sans doute victimes de tirs. Les cadavres de leurs pilotes gisaient dans les amas de verre et de tôle brisés. Nous avions croisé des petits groupes de passants, pressés, furtifs, personne ne s’était intéressé à nous. La porte principale du théâtre était fermée, et, étant donné son épaisseur, nous n’avions aucune chance de la forcer. Les portes annexes, toutes faites d’un nanométal indestructible, n’offraient pas davantage de possibilités. Aloster a examiné la façade et pointé le bras vers une fenêtre entrouverte du quinzième ou seizième étage. « On peut passer par là. » J’ai tenté de le raisonner. « Tu es sûr que tu veux y aller maintenant ? On aura certainement d’autres occasions de le visiter. » J’ai vu, à son sourire espiègle et à son air déterminé, que je ne l’avais pas convaincu. « Il sera peut-être démoli demain. Je passe par là-haut et je reviens t’ouvrir, d’accord. » Je n’ai pas eu le temps d’acquiescer que, déjà, il escaladait la façade en se servant des différents reliefs, et principalement des statues. Je n’avais aucune idée de leur solidité et, pour me rassurer, j’en ai touché une qui était à ma hauteur. Elle représentait un homme nu qui brandissait un glaive et, de son autre main, indiquait à ses compagnons la direction à suivre. J’ai constaté qu’elle était taillée dans une matière solide qui était soit de la pierre soit une résine synthétique, qu’elle ne pouvait en aucun cas s’effriter sous le poids d’un homme. L’agilité d’Aloster malgré son grand gabarit m’a étonnée. Il grimpait avec une légèreté et une vivacité de scoual, un petit rongeur arboricole de ma région de naissance. Ses grands bras et ses grandes jambes semblaient à peine effleurer les surfaces sur lesquelles ils se posaient. J’ai lancé un coup d’œil autour de moi et perçu des ombres dans les ruelles environnantes. J’ai regretté de ne pas avoir demandé à Aloster de me laisser son jaseur. Je n’avais pas confiance dans ma bombe paralysante. La ville se réveillait d’une nuit de cauchemar et sa rumeur enflait peu à peu. Les clameurs se mêlaient aux grondements des moteurs des bateaux sur le fleuve et des libulles qui entamaient leur ballet diurne. Aloster ne ralentissait pas l’allure en prenant de la hauteur. Il n’était plus qu’à quatre ou cinq étages du but quand une bande a déboulé sur la place du théâtre. Quatre gosses d’une quinzaine d’années qui, après avoir feint de prendre une autre direction, sont revenus sur leurs pas et ont tourné autour de moi comme des fauves. Les produits de leurs larcins nocturnes gonflaient leurs poches et leurs sacs de toile. Leurs yeux exorbités et leurs ricanements incessants indiquaient qu’ils étaient sous l’emprise des nanoaccélérateurs cérébraux. J’ai glissé la main dans la poche de la veste qu’heureusement j’avais passée par-dessus ma robe ajourée et j’ai saisi la bombe paralysante. Je n’étais pas certaine que les gaz aient un quelconque effet sur des agresseurs gavés de nanoneuros, mais je n’avais rien d’autre à ma disposition. J’ai jeté un coup d’œil discret vers le haut juste à temps pour voir Aloster s’engouffrer par la fenêtre. Je me suis demandé s’il avait aperçu ces sales gosses. Trop tard pour l’appeler de toute façon. J’allais devoir me débrouiller seule. Ils continuaient de tourner autour de moi. Leurs visages blêmes et leurs vêtements noirs leur donnaient l’allure d’oiseaux de proie. Ils n’étaient pas mumjings, sans doute des enfants d’émigrants. « Vous devriez foutre le camp avant que ceux que j’attends arrivent. » J’avais mis toute ma force de conviction dans ma voix, dans mon regard, mais ils ont continué leur horripilant petit manège. D’autres ombres ont filé derrière moi. Des cris ont retenti tout près. Une pensée terrible m’a traversée. Que la nuée ensevelisse la Galaxie maintenant et les emporte, ces sales mômes, dans ses noirs replis ! La colère s’est déployée en moi à la manière d’un feu d’herbes sèches et a réduit en cendres toutes mes peurs. Ils me sont soudain apparus pour ce qu’ils étaient, ridicules. Une escouade de forces de l’ordre, reconnaissables à leurs uniformes bleu clair, a traversé la place en courant. Les adolescents ont tenté une nouvelle fois de m’impressionner, mais, comme j’étais sortie de leur jeu, ils n’ont pas insisté, ils se sont éloignés en semant derrière eux des ricanements de dépit. Une porte latérale du théâtre s’est ouverte et a livré passage à Aloster, qui pointait devant lui son jaseur. « Ils sont partis, les petits crétins qui te tournaient autour ? — Tu les as vus ? — Juste avant d’atteindre la fenêtre. J’ai pensé que j’irais plus vite en descendant par l’escalier intérieur. Ça va ? Ils ne t’ont pas… — De simples gosses… » Je me suis rendu compte que mes doigts étaient toujours crispés sur la bombe dans ma poche et je me suis enfin détendue. « La voie est libre. On y va ? » J’ai suivi Aloster à l’intérieur du théâtre. J’ai immédiatement reconnu l’odeur qui m’avait marquée les deux fois où j’étais entrée dans le bâtiment, un curieux mélange d’encens, de parfums, de cire, de renfermé et de vieux. Nous avons longé un premier couloir qui donnait sur une série de portes pourvues de plaques qui indiquaient les loges des figurants. Sans doute le théâtre ne s’éveillait-il pas avant le milieu de l’après-midi, ou bien la panique avait-elle poussé ses occupants à déserter le bâtiment, toujours est-il que nous n’avons croisé personne dans les niveaux du bas. Nous sommes arrivés devant l’escalier monumental qui menait à la grande salle. Les lieux paraissaient figés, ensevelis dans un silence funèbre. Aloster a admiré l’énorme lustre qui surplombait le hall comme une monstrueuse épée de Damoclès – j’ai souvent entendu cette expression, mais je n’ai jamais réussi à savoir qui était Damoclès ; j’ai partagé trois nuits avec l’un des plus grands intellectuels de BeïBay, il s’est révélé incapable de me répondre malgré son immense culture. Les bruits de la ville nous parvenaient étouffés, lointains. Nous avons gravi les marches de marbre jaune veiné de pourpre et nous sommes dirigés vers l’une des trois portes isolantes qui donnaient dans la salle. Nous l’avons poussée discrètement, intimidés par la solennité des lieux. La salle n’était pas vide. Ni la scène d’ailleurs. Éclairée par des projecteurs flottants, une quinzaine de comédiens se tenaient au milieu d’un décor somptueux, vêtus de costumes brillants, figés, comme recueillis. Dans la salle, répartis sur les sièges rouges, quelques dizaines d’hommes et de femmes également immobiles et silencieux. Des têtes se sont tournées dans notre direction lorsque nous sommes entrés, mais personne ne nous a demandé ce que nous faisions là, personne n’a froncé les sourcils ou manifesté sa réprobation d’une quelconque manière. Aloster m’a prise par la main et entraînée dans l’une des travées du fond. L’ambiance n’était pas du tout la même que lors des deux représentations auxquelles j’avais assisté en compagnie de Chazed. La concentration des comédiens et l’attention du maigre public avaient quelque chose de sacré. Aloster n’a pas lâché ma main. La pression de ses doigts sur les miens, à la fois douce et ferme, m’a apaisée. Ma respiration s’est ralentie et mon cœur a cessé de tressauter dans ma poitrine. Nous avons attendu un long moment dans le silence, totalement isolés de la rumeur et de la folie de BeïBay. Puis un comédien a commencé à déclamer son texte, à la manière très particulière du théâtre mumjing, un mélange savant de grandiloquence, de scansion et de musicalité qui ne s’acquiert qu’au prix d’une très longue pratique. Sa voix m’a transpercée avec la puissance d’une lame. Des frissons m’ont parcourue de la base de la nuque à l’extrémité des pieds. Je n’avais rien éprouvé d’autre les deux premières fois qu’un vague sentiment d’ennui. J’avais apprécié la beauté formelle du spectacle, mais j’étais restée à l’extérieur, trop accaparée sans doute par les autres spectateurs, les toilettes et les maquillages incroyables, les pauses étudiées, les regards fuyants et les sourires vénéneux. Le gratin de BeïBay. Une femme a répondu au comédien, leurs voix se sont entrelacées pour se lancer dans des figures complexes et ravissantes. Aloster ouvrait de grands yeux émerveillés et semblait boire chaque son, chaque intonation, chaque jeu de lumière. Je l’ai trouvé magnifique et j’ai eu envie de lui. Je n’avais aucune idée du thème abordé, sans doute un épisode quelconque du Botstica. Aucune importance, les mots des comédiens se fichaient dans mon cœur, dans mon plexus, dans mon ventre. Selon les us et coutumes du théâtre mumjing, ce serait leur unique représentation. Ils ont joué pendant au moins quatre heures. La pièce s’est achevée par un chœur de voix parlées ou chuchotées qui m’a envoûtée, puis ils se sont alignés sur le devant de la scène pour saluer. Personne n’a applaudi, personne n’avait envie de briser la magie de l’instant. Aloster s’est tourné vers moi. Ses joues ombrées de barbe ruisselaient de larmes. L’un des comédiens s’est détaché des autres et a déclaré : « Le théâtre va maintenant fermer. Pour la première fois depuis sa création. Pour la première fois depuis onze sièclesTO. Nous aurions souhaité pratiquer notre art jusqu’à la fin, mais les responsables de la ville ont estimé que nous n’étions plus en sécurité. » Une immense tristesse dans sa voix. « Merci à vous d’avoir assisté à notre dernière représentation. Nous souhaitons bonne chance à chacun de vous. Si elle nous sourit, nous reviendrons peut-être dans ces murs, nous retrouverons nos emplois de comédiens, de techniciens, de costumiers, de maquilleurs, vous fabriquerez de nouveaux décors, vous créerez de nouvelles lumières, nous ressusciterons ensemble la magie de ce lieu. Il ne nous reste plus qu’à compter sur la clémence du ciel. Adieu, mes amis. » Tous pleuraient autour de nous. Un à un, nous nous sommes levés et avons quitté la salle la tête basse sous les applaudissements des comédiens. Les nuages bas qui occultaient Solar 2 transformaient la ville en serre géante. La chaleur lourde exaltait les odeurs. Des mouvements brusques agitaient les groupes déambulant dans les rues, qui se mettaient à courir en poussant des hurlements. Aloster, nerveux, avait tiré le jaseur de sa poche. Il m’avait proposé de me montrer son quartier, le Granok. Comme il était situé à une douzaine de kilomètres du Klong, que les libulles se faisaient de plus en plus rares et que les transports souterrains avaient cessé de fonctionner, nous avions décidé d’y aller à pied, ce qui représentait un peu plus de deux heures de marche. Nous avons d’abord longé la rive de l’Arao, puis nous avons bifurqué vers la gauche et coupé à travers des résidences privées qui ne bénéficiaient plus d’aucun système de surveillance. La plupart des occupants avaient abandonné leurs appartements. Des silhouettes sortaient des halls d’entrée en portant des objets divers, fosses de projection dernier cri, meubles précieux, vêtements, chaussures, objets d’art… J’ai vu deux garçons d’une quinzaine d’années charger sur leurs frêles épaules un andro aux formes féminines, un antoy sans doute, dont ils avaient au préalable débranché les circuits. Il m’a semblé que le regard d’Aloster était de plus en plus fuyant, de plus en plus sombre. Il marchait de toutes ses grandes jambes et me distançait parfois d’une vingtaine de mètres avant de se retourner et de m’attendre, visiblement de mauvaise grâce. Il était ressorti bouleversé du théâtre mumjing, les mâchoires serrées, les yeux rougis. Deux types nous sont tombés dessus à l’angle de deux grandes avenues bordées d’arbres aux feuillages multicolores. Ils ont jailli d’une étoupe de fumée grise et foncé droit sur moi. J’ai hurlé pour prévenir Aloster. Il a lancé un regard par-dessus son épaule mais a continué de marcher. Je l’ai appelé une autre fois, il ne s’est pas retourné, il s’est éloigné dans l’avenue noire de fumée et de monde. L’un des types m’a saisie par le bras et a tenté de me renverser sur le sol. Je me suis débattue avec l’énergie du désespoir, j’ai réussi à lui échapper et me suis enfuie dans la direction opposée à celle d’Aloster. Tout en courant, j’ai saisi la minibombe paralysante dans ma poche et posé le pouce sur la détente. Les rires des deux agresseurs m’ont poursuivie un moment, mais eux n’ont pas bougé, comme des prédateurs dédaignent la maigre proie qui vient de détaler devant eux. Je ne me suis pas arrêtée tout de suite. J’ai cavalé jusqu’à ce que ma gorge et mes poumons me brûlent, puis, parvenue dans une zone relativement tranquille, j’ai enfin pu reprendre mon souffle. Je me suis dirigée vers le Klong, encore essoufflée, guidée par les colonnes de fumée noire qui continuaient de monter du Parlement incendié, déçue mais pas vraiment étonnée par l’attitude d’Aloster : les comportements humains perdraient toute forme de logique au fur et à mesure que se rapprocherait la fin programmée de la Galaxie. Il me restait vingt-huit jours à vivre et je ne savais toujours pas quoi faire de ma peau. J’ai repensé à Chazed, signe sans doute que je n’avais déjà plus toute ma raison. CHAPITRE XVII Méfie-toi des hommes, Méfie-toi des femmes, Méfie-toi des enfants, Méfie-toi des vieillards, Méfie-toi de tout être humain croisé sur ton chemin, Et commence par te méfier de toi-même. Proverbe ksatrien, système de Gha du Gudrat. LE CAPITAINE avait décidé de traverser le cyclone, estimant que les vents de hauteur, malgré leur puissance, ne déstabiliseraient pas le vaisseau. Le Phosphelius avait plongé dans l’épaisse couche nuageuse qui recouvrait le continent après avoir survolé l’étendue sombre et houleuse d’un deuxième océan. Les passagers et membres de l’équipage avaient été invités à s’allonger sur leurs couchettes où les systèmes automatiques des sangles leur éviteraient les désagréments d’un atterrissage chaotique. Elthor avait voulu rester dans le poste du pilotage en compagnie du capitaine et de Maliloa, mais Hory Kepht lui avait ordonné de regagner sa cabine et d’appliquer les consignes de sécurité. Il s’était donc allongé sur sa couchette et avait laissé les sangles s’enrouler autour de son torse et de son bassin. Elles ne relâcheraient pas leur pression tant que le vaisseau, ballotté par de fortes turbulences, n’aurait pas touché le sol. Même s’il pouvait encore bouger les bras, il n’aimait pas cette sensation d’être réduit à l’immobilité. Les appliques s’éteignirent quelques secondes. Un claquement retentit, suivi d’une série de bruits sourds. Lorsque la lumière revint, il se rendit compte que la porte de sa cabine, ouverte, battait contre la cloison. Un mouvement attira son attention sur sa gauche. Une silhouette tentait de se relever malgré les secousses. Un homme, qu’Elthor n’avait encore jamais vu. Un visage hideux, livide, foisonnant de rides. Un masque correcteur sans doute. L’homme réussit à se remettre debout et à s’appuyer sur la cloison pour laisser passer une nouvelle secousse. Elthor discerna un objet blanc dans sa main. Une arme, probablement. Un souvenir remonta immédiatement à la surface de son esprit, provenant de l’âmna d’Ynolde. L’objet blanc ressemblait à celui qu’un certain Xavor tenait braqué sur elle : un jaseur, dont les ondes agissaient directement sur les centres névralgiques. Il ressentit la souffrance terrible éprouvée par sa sœur lorsque son agresseur avait dirigé l’appareil sur elle et pressé la détente. Il tenta de se dégager des sangles, mais elles ne se détendirent pas d’un millimètre. « Inutile. » La voix de l’intrus était également déformée, caverneuse. « Elles resteront verrouillées jusqu’à l’atterrissage. Vous vous êtes fourré de vous-même dans le piège. — Qui êtes-vous ? » Elthor eut l’impression qu’une partie de la chaleur du cakra s’était échappée par sa bouche. « Quelle importance ? — Pourquoi vous en prenez-vous à moi ? — Je suis chargé de vous éliminer. — Vous vous trompez sans doute de personne… — J’ai pris le temps de vérifier. Toute tentative de semer le doute dans mon esprit ne servirait à rien. — Vous êtes un complice de Gandorva ? » L’homme lâcha un petit rire enroué et leva son bras en direction d’Elthor. « Je ne le connaissais pas. Il faut croire que vos ennemis sont nombreux. — Qui vous envoie ? — Des gens qui paient correctement. Et j’avais un besoin urgent de me renflouer. — À quoi vous servira votre argent quand l’univers se sera éteint ? » L’homme dut replier son bras et s’appuyer de ses deux mains sur la cloison pendant une nouvelle série de turbulences. « Je compte bien en profiter jusqu’à la fin de mes vieux jours. Vos croyances ne sont pas les miennes. Rassurez-vous : je n’ai pas l’intention de vous faire souffrir inutilement. » Le vaisseau retrouva un peu de stabilité et l’intrus tendit de nouveau le bras. Elthor n’entendit pas le grésillement qu’avait perçu Ynolde, mais seulement l’action des ondes sur son cerveau, les nerfs tout à coup à vif, comme dénudés. Les sangles l’empêchèrent de se recroqueviller sur lui-même. Il lui sembla que la chaleur du cakra diminuait brusquement, qu’elle se transformait en coulée glaciale le long de sa colonne vertébrale. Une brutale embardée du vaisseau projeta l’homme contre la cloison. Il s’affaissa sur le plancher et tenta aussitôt de se remettre sur ses jambes, mais la gite se prolongea et le contraignait à rester allongé. Elthor exploita ce bref moment de répit pour se ressaisir. La douleur ayant instantanément diminué, il se focalisa sur le feu du cakra jusqu’à ce qu’il en ressente de nouveau la brûlure dans ses veines, dans ses fibres. Il ne céda pas à l’affolement lorsqu’il vit, du coin de l’œil, son adversaire se relever et de nouveau pointer le bras sur lui. Il attendit que le feu se concentre entre ses sourcils, atteigne un point d’incandescence insupportable, et ouvrit la bouche au moment où l’autre pressait la détente du jaseur. Les ondes n’eurent qu’un effet minime sur son cerveau. L’intrus poussa un gémissement et lâcha son arme pour porter les mains à son visage. Le masque correcteur s’estompa tout à coup, laissant apparaître une face sombre et des crêtes sur un crâne lisse. Phravert. Le gémissement du chasseur se fit de plus en plus rauque. Sa peau se boursoufla, se craquela, comme tailladée de l’intérieur. Une humeur sombre et visqueuse s’écoula des plaies entre ses doigts gantés de blanc. De nouvelles turbulences, pourtant mineures, l’envoyèrent percuter la cloison, puis la porte entrouverte. Il s’effondra sur le dos après avoir lutté en vain pour tenter de regagner la coursive. Son souffle s’acheva en râle, son corps se détendit puis se figea, ses mains retombèrent de chaque côté de son corps. Son visage ressemblait désormais à un champ de terre fraîchement labouré, ses yeux n’étaient plus que des orbites vides. Le feu l’avait consumé de l’intérieur en une poignée de secondes. Elthor ressentait toujours la puissance de l’énergie primordiale entre ses sourcils. Le vaisseau continuait sa descente, brinquebalé par des vents d’une puissance phénoménale. Le cadavre de Phravert se déplaçait au gré des convulsions du plancher. Son jaseur percutait régulièrement le bas des cloisons. Le rugissement d’un moteur domina les craquements du métal et les hurlements des rafales. Le capitaine avait enclenché les moteurs auxiliaires de rétropoussée, signe que la surface n’était plus maintenant qu’à six ou sept mille mètres. Leur puissance n’empêcha pas le Phosphelius d’être secoué comme une vulgaire feuille morte ; il se retrouva à plusieurs reprises la tête en bas. Elthor craignit qu’il ne puisse atterrir correctement, qu’il percute le sol de plein fouet et se désagrège dans le choc. Les chances des passagers de s’en sortir sains et saufs seraient alors presque nulles. Hory Kepht, pourtant renseigné par les capteurs, avait probablement sous-estimé la puissance du cyclone, ou surestimé les capacités du Phosphelius. Elthor espéra que le capitaine, un pilote d’exception aux dires de Maliloa, réussirait à redresser et poser le vaisseau engagé dans une succession de vrilles de plus en plus folles. Si les sangles maintenaient Elthor rivé à la couchette, le corps de Phravert heurtait tour à tour le plancher et le plafond, glissant le long des cloisons ou tombant à la verticale, se désarticulant un peu plus à chaque choc. Un signal d’alarme suraigu se déclencha et lui vrilla les tympans. Les portes des placards s’ouvrirent et divers objets chutèrent en pluie autour de la couchette, vêtements, chaussures, flacons d’entretien, affaires de toilette… Elthor eut la sensation que le vaisseau recouvrait peu à peu son assiette, que les secousses devenaient moins amples. Les moteurs auxiliaires rugissaient de façon assourdissante, compensant par leur puissance les effets des vents, très violents à cette altitude, entraînant des trépidations dans la structure métallique. Le corps de Phravert resta collé contre une cloison et la porte cessa de claquer. Pendant de longues minutes, l’appareil poursuivit sa descente en conservant sa stabilité, puis un choc, nettement plus brutal qu’un atterrissage ordinaire, indiqua qu’il venait d’entrer en contact avec le sol. Il oscilla quelques instants sur sa base avant de s’immobiliser. Les sifflements rageurs du vent supplantèrent les rugissements du moteur. Les sangles restèrent bloquées encore quelques minutes avant de se relâcher et de réintégrer les gaines situées de chaque côté de la couchette. Elthor se leva, se demandant ce qu’il devait faire du corps de Phravert. Il ne pouvait pas le laisser dans sa cabine. Hors de question d’attirer l’attention des autres si près du but : ils risqueraient de comprendre que la mort par combustion interne de deux passagers ne tenait pas du hasard. Il le saisit par les aisselles et le traîna dans la coursive en espérant que personne ne le surprendrait. Des bruits résonnèrent çà et là, mais aucune porte disposée de chaque côté de l’étroit passage ne s’ouvrit. Il abandonna Phravert au deuxième croisement, non loin des ascenseurs, puis il regagna sa cabine aussi vite que possible. Le vaisseau oscillait légèrement sous les effets du vent, craquant de toutes parts comme la coque en bois d’un navire. Elthor vérifia que le cakra était bien en place et remit de l’ordre dans sa tenue. Une pointe de chaleur douloureuse lui labourait toujours le point entre les sourcils. Il attendit encore cinq minutes avant de se rendre au poste de pilotage. Lorsqu’il s’y introduisit, le capitaine et Maliloa se tenaient contre la plus grande des baies et fixaient toute leur attention sur l’extérieur. Il les rejoignit et découvrit à son tour une scène stupéfiante : des centaines et des centaines de créatures se serraient sur la surface plane et grise du continent balayé par des vents irascibles. Aucune autre végétation que des buissons bruns et sphériques arrachés par les rafales et volant au-dessus des échines arrondies des rochers. Le ciel, par endroits d’un noir profond, évoquait la surface tourmentée d’un océan livré à la tempête. Des tourbillons se formaient un peu partout dans les nuages et happaient les divers débris soulevés par les bourrasques. Des trombes d’eau s’abattaient, irrégulières, parfois violentes, entre les reliefs épars. Les créatures ne bougeaient pas. La plus proche du vaisseau, un spécimen d’une quarantaine de mètres de long, rappela immédiatement à Elthor le motif en relief du centre du cakra. Le pentale. Il distingua les cinq cornes au-dessus de ce qui était sans doute sa gueule et devina qu’il était également pourvu de cinq ailes. La créature restait parfaitement immobile, comme morte. Ses flancs ne palpitaient pas. Elthor se souvint des propos de Soguehilde, la scientifique âgée : ils étaient probablement dépourvus de système respiratoire. Maliloa lui lança un coup d’œil furtif avant de se tourner vers le capitaine. « Combien y en a-t-il ? — Plusieurs dizaines de milliers selon l’assistant. — On dirait qu’ils sont morts. — Difficile à savoir ; nous sommes devant une autre forme de vie. — Comment se fait-il que les chasseurs ne soient pas encore sortis ? — Les vents soufflent à plus de quatre cents kilomètres-heure. De quoi vous projeter à l’autre bout du continent ! » Elthor eut l’impression d’entendre des sons, des notes de musique provenant d’un endroit indéterminé. « Vous entendez ? » Le capitaine et Maliloa prêtèrent l’oreille. « Rien d’autre que les rugissements du vent », répondit Hory Kepht au bout de quelques secondes. Maliloa se contenta de fixer Elthor d’un air indéfinissable. « Le cyclone va durer encore combien de temps ? demanda-t-elle. — Aucune idée. L’assistant ne dispose d’aucune modélisation du climat de cette planète. — Ce qui signifie que nous pouvons être coincés ici pendant un bon bout de temps. — Pas question de quitter le vaisseau tant que ce cyclone ne se sera pas éloigné. — Les migrateurs risquent de repartir avant que les chasseurs n’aient eu le temps de sortir… — Pas le choix : ils n’auraient pas la moindre chance de survivre dehors. » Elthor fut soudain traversé par une douleur glacée effroyable qui le contraignit à s’appuyer sur le rebord de la baie. « Tu te sens mal, mon garçon ? » s’enquit le capitaine. Il fut incapable de répondre tant que la vague de douleur ne se fut pas retirée. Il se rendit compte qu’elle remontait de la mémoire d’Onden, ou plus exactement des créatures non humaines qui avaient pris possession de sa sœur. Un écho de la nuée destructrice désormais toute proche ; elle surgirait bientôt dans le ciel de Majdan. « Juste un étourdissement », bredouilla-t-il. Sentant le poids du regard de Maliloa sur son front, il prit une profonde inspiration pour tenter de dissiper le sentiment d’urgence qui l’oppressait. Il devait sortir du vaisseau et affronter la tourmente pour aller à la rencontre des migrateurs célestes. Il n’avait aucune idée de leur rôle dans la bataille qu’il était appelé à mener, il savait seulement que leur présence ne relevait pas du hasard, qu’il devait à tout prix entrer en contact avec eux. Les sons qu’il avait perçus quelques instants plus tôt étaient des chants d’invitation. Mais comment résister à des vents d’une telle puissance ? Le ciel s’assombrissait déjà, pas seulement à cause du couvercle nuageux : la lumière bleutée de l’étoile géante du système peinait à s’imposer. La chaleur du cakra augmenta peu à peu et chassa la vague de douleur. Gorden s’engouffra dans le poste de pilotage, l’air affolé. « On vient de trouver le corps de Phravert ! On dirait qu’il a brûlé de l’intérieur, comme le scientifique. » Ils se rendirent précipitamment à l’endroit où Elthor avait abandonné Phravert. Hory Kepht s’efforça de suivre l’allure des autres malgré sa claudication. Ast Partius, accroupi, examinait le cadavre à l’aide d’un analyseur. Moraine, Al Raj, Oulraka et des membres d’équipage se tenaient légèrement en retrait dans la pénombre des coursives. Le médic relava la tête et fixa le capitaine. « Deuxième cas de combustion interne. Je commence à croire qu’elle n’est pas liée à une prédisposition génétique. » Sa voix peina à se faire entendre entre les sifflements des rafales. « À quoi, alors ? marmonna Hory Kepht. L’ADVL ? » Les os d’Ast Partius craquèrent comme du bois mort lorsqu’il se releva. « Ou un autre phénomène inconnu. J’espère seulement que ce n’est pas une variété de virus qui aurait échappé aux détecteurs prophylactiques. » Le cadavre de Phravert ressemblait à l’écorce d’un arbre desséché. Le médic avait dégrafé sa combinaison spatiale jusqu’à la taille et dénudé son torse crevassé. « Ce qui signifierait que nous pourrions tous être atteints, lança Moraine d’un ton sinistre. — Ou bien seulement ceux dont le système immunitaire n’est pas outillé. » Oulraka s’avança d’un pas et désigna le cadavre d’un mouvement de menton. « Pourquoi n’analysez-vous pas son ADN ? — Ça ne servirait pas à grand-chose. Si les détecteurs n’ont rien remarqué, ils ne trouveront pas davantage maintenant. — C’est quand même dingue d’être à la merci d’une saloperie de bestiole invisible ! soupira Moraine. — Juste retour des choses, grinça Oulraka. Ça fait quelle impression de devenir le gibier ? » Elthor crut que la femme rousse allait se jeter toutes griffes dehors sur la jeune scientifique ; elle se contenta de lui décocher un regard vénéneux. « En tout cas, les conditions extérieures interdisent pour l’instant toute partie de chasse, déclara Hory Kepht. — C’est pas un foutu cyclone qui va nous empêcher de sortir, objecta Gorden. On est venus pour les migrateurs et on sait pas combien de temps ils resteront. — Les vents soufflent à plus de quatre cents kilomètres-heure. — On a tout le matériel qu’il faut pour résister à ce genre de brise. — En tant que capitaine, je me dois d’assurer la sécurité de… — Nous avons financé cette expédition et nous sommes entièrement responsables de nos actes. Encore une fois, s’il nous arrive le moindre pépin dehors, personne se retournera contre vous. » Hory Kepht garda le silence, comme s’il admettait que toute tentative de raisonner son interlocuteur était inutile. « De quel genre de matériel disposez-vous pour résister à des rafales de quatre cents kilomètres-heure ? demanda Oulraka. — Des chaussures spéciales et des combinaisons munies de sortes de ventouses, répondit Gorden. Les unes servent à nous ancrer dans le sol, les autres à nous accrocher aux rochers, aux arbres, à tous les reliefs. Nous avons déjà chassé dans des conditions plus difficiles que celles-ci. » Le regard d’Elthor vint s’échouer sur le cadavre mutilé de Phravert. L’homme noir était probablement équipé de ce genre de matériel. Il résolut de fouiller sa cabine pour y dénicher les chaussures et la combinaison dont parlait le géant blond. « Vous prévoyez de sortir quand ? insista Oulraka. — Dans deux heuresTO maximum. Le temps de nous préparer. » Elthor s’éclipsa discrètement et descendit au deuxième niveau. Il avait entendu à plusieurs reprises Phravert donner rendez-vous à un confrère ou à son serviteur au numéro 234. Il repéra la coursive commençant par le numéro 201 et la parcourut jusqu’au 234, situé presque à l’extrémité de l’étroit passage. La porte n’était pas fermée à clef. Il s’introduisit dans la cabine, cinq ou six fois plus spacieuse que la sienne, et commença aussitôt les recherches. Alors qu’il ouvrait un placard, une voix retentit dans son dos. « Que faites-vous là ? » Il se retourna et reconnut le serviteur de Phravert, noir de peau comme lui, également orné de crêtes au sommet de son crâne lisse, mais moins hautes et moins nombreuses. Il portait des vêtements plus sobres que son maître, une veste droite et un large pantalon écru. « Phravert a eu un problème », répondit Elthor. Le serviteur se contenta d’écarquiller les yeux. « Il est mort. Combustion interne. » Le serviteur ne réagissant pas, Elthor eut l’impression qu’il n’avait pas entendu. « Je vous répète qu’il est… » Le serviteur dégagea un objet passé dans la ceinture de son pantalon. Elthor crut reconnaître une arme à feu ancienne au métal doré et ciselé. « Je ne vous crois pas, vous vous êtes introduit ici pour le cambrioler. Vous ne seriez pas en train de fouiller ce placard, sinon. » Elthor fixa le canon de l’arme braquée sur lui et douta que le feu du cakra fût capable d’arrêter les projectiles qu’elle crachait. « Ne soyez pas stupide. Sa tenue a été en partie détruite par le feu. Je suis seulement venu en chercher une autre. » Les yeux du serviteur lancèrent des éclats menaçants. « Chez nous, les cambrioleurs sont exécutés sans sommation, c’est la loi. » Des pensées affolées se levèrent dans l’esprit d’Elthor. Il les jugula avec énergie et tenta de se concentrer sur le feu du cakra. Mais, sans doute parce qu’il l’avait utilisé contre Phravert, il ne réussit qu’à obtenir une chaleur douce, rien à voir avec la puissance destructrice qu’il avait ressentie quelques instants plus tôt. Il en appela à la mémoire de frère Kalkin, aux techniques de thanaüte. Seul le vakou, l’esprit hors du temps, lui permettrait désormais de rééquilibrer les chances. Il descendit sa respiration dans le bas-ventre et engloba la scène dans son champ de vision, sans fixer les détails. Le serviteur hésitait visiblement à presser la détente de son arme. Un doute fissurait ses certitudes, le fait sans doute que l’intrus portait une combinaison officielle de l’équipage. Elthor exploita son hésitation pour se déplacer d’un pas sur le côté. Le serviteur ouvrit le feu. La balle percuta la cloison métallique à l’endroit où s’était tenue sa cible une seconde plus tôt. Il voulut tirer une deuxième fois, mais son bras s’abaissa et il s’affaissa tout à coup sur lui-même, comme fauché par une invisible faux. Elthor n’eut pas le temps de se remettre de sa surprise : une silhouette s’engouffra dans la cabine. Maliloa. La jeune femme remisa dans une poche de sa combinaison l’arme qui lui avait servi à neutraliser le serviteur et observa la coursive avant de refermer la porte derrière elle. « Vite. Nous n’avons que peu de temps. » Elthor remarqua que le serviteur respirait toujours ; il était seulement paralysé. « Je sais ce que tu es venu chercher ici, poursuivit-elle. — Qui es-tu exactement ? — Peu importe. » Elle se dirigea vers le placard entrouvert. « Tu dois sortir au plus vite et je vais t’y aider. — Comment le sais-tu ? Et comment savais-tu que j’étais ici ? — Plus tard les réponses. Les autres ne vont pas tarder à rappliquer. » Elle fouilla dans les affaires de Phravert et en dégagea un vêtement bleu criblé de multiples fermetures nano reconnaissables à leurs liserés blancs. « Je suppose que c’est la combinaison antitempête dont parlait Gorden et que les ventouses sont logées dans ces petits compartiments. Il y a des boutons déclencheurs à l’extrémité de la manche. » Elle la tendit à Elthor. « Passe-la, ajouta-t-elle avec un sourire. Ah oui, c’est vrai que la pudeur t’interdit de te dévêtir devant moi. Ne t’inquiète pas : je me tourne jusqu’à ce que tu aies fini. » Joignant le geste à la parole, elle pivota sur elle-même et farfouilla de nouveau dans le placard. Il se dévêtit, enfila la combinaison du chasseur dont les extrémités s’ajustèrent à ses poignets et à ses chevilles, entrevit son reflet sur la cloison brillante et constata que le cakra passait inaperçu sous l’étoffe épaisse. « Les chaussures assorties ! » s’exclama Maliloa. Elle se redressa et s’avança vers Elthor en brandissant deux chaussures montantes également bleues aux fermetures automatiques. « Adaptables à toutes les pointures, précisa-t-elle. Les chasseurs sont vraiment bien équipés. Les pointes métalliques se rétractent dans la semelle. Comme des griffes de fauve. À mon avis, elles s’enfoncent dans n’importe quelle surface, quelle qu’en soit la dureté. » Elthor s’assit sur la petite table scellée au plancher pour les enfiler. Comme Phravert avait de grands pieds, l’avant et l’arrière des chaussures se déplacèrent pour lui envelopper le talon et les doigts de pied. Il n’en avait jamais porté d’aussi confortables. « Te voilà paré ! fit Maliloa avec un sourire. Va falloir maintenant sortir du vaisseau. » Elthor désigna le serviteur allongé sur le plancher. « Et lui ? » La jeune femme se dirigea d’une allure déterminée vers la porte de la cabine. « Il pourra de nouveau bouger dans deux heuresTO. Il ne se souviendra pas de ce qui s’est passé. — Quel genre d’arme utilises-tu ? » Elle lâcha un petit rire aux éclats cristallins. « Le genre qui vous paralyse pendant quelque temps et agit sur la mémoire immédiate. » La pénombre ensevelissait la coursive déserte. Maliloa marchait devant et s’arrêtait à chaque croisement pour s’assurer que personne ne déambulait dans les parages. « Nous allons passer par l’un des sas arrière de la soute. Tu auras quatre mètres à sauter, mais ce sera plus discret. — Tu sais donc qui je suis et ce que je suis venu faire ici ? » Elle lui adressa un regard pénétrant par-dessus son épaule. « Je crois le savoir. — Qui te l’a dit ? — Peu importe. Concentre-toi seulement sur la mission qui t’a été confiée. Gandorva et Phravert n’étaient pas tes seuls ennemis à l’intérieur de ce vaisseau, j’en suis persuadée. — Tu penses que c’est moi qui les ai tués. — Qui d’autre ? — Ça paraît impossible : cette histoire de combustion interne… — … porte la signature d’un disque de feu. » Ils s’engagèrent dans un escalier tournant, les ascenseurs étant tous occupés. Maliloa dévalait les marches métalliques quatre à quatre, comme poussée par un sentiment d’urgence. En bas, la jeune femme prononça une succession de syllabes devant une petite porte dont l’écran encastré lança deux éclairs jaunes avant de s’entrouvrir. Ils s’introduisirent dans une première pièce où étaient entreposés les conteneurs de nourriture, des chariots, des ustensiles de nettoyage et divers bidons de produits d’entretien. « Qui va là ? » La voix grave avait surgi d’un recoin. Maliloa posa la main sur l’avant-bras d’Elthor pour le contraindre à s’immobiliser. Une silhouette émergea de l’obscurité et se dressa devant eux. « Maliloa, assistante du capitaine Kepht, répondit la jeune femme. — Identification… » Les yeux de la silhouette scintillèrent. Elthor prit alors conscience qu’il s’agissait de l’un des andros de l’équipage – d’une ancienne génération à en croire ses traits rudimentaires et ses gestes saccadés. « Je contacte le capitaine, reprit l’andro. — Inutile. Il est déjà très occupé. Nous sommes seulement venus chercher de nouveaux filtres pour le détecteur prophylactique. » La créature artificielle grésilla avant de se reculer et de se fondre de nouveau dans l’obscurité. « Il ne risque pas de donner l’alerte ? demanda Elthor. — Je ne crois pas. Mais, pour davantage de sécurité, je le neutraliserai à mon retour. » Ils traversèrent la première pièce, puis s’introduisirent dans une deuxième qui contenait les chenilles et le matériel d’exploration planétaire. Maliloa entraîna Elthor dans un couloir large et court qui desservait une plate-forme de chargement. Ils tombèrent à l’extrémité sur un sas arrondi. « Il donne sur l’entre-coque. » Elle pressa un interrupteur serti dans le métal de la cloison. Le volet métallique coulissa. Une passerelle lumineuse se déroula et s’abouta quelques mètres plus loin à une avancée de la coque externe. Ils en avaient parcouru un peu plus de la moitié lorsque le sas extérieur s’ouvrit à son tour. Une lumière grise s’engouffra aussitôt dans le vaisseau, accompagnée d’un vent mugissant qui faillit les renverser. « Tu devrais repartir, dit Elthor. Tu n’es pas équipée. » Elle lui posa la main sur l’avant-bras et l’enveloppa d’un regard intense avant de hocher la tête. « Tu es arrivé de toute façon. Tu as juste à te laisser tomber. Fais attention de ne pas être emporté par une rafale. Bonne chance, Elthor. — Merci pour tout ce… » Elle le coupa d’un geste tout en s’arc-boutant sur ses jambes pour résister à la force du vent. « Chacun joue un rôle dans ces bas mondes. Les remerciements sont superflus. » Elle pivota brusquement sur elle-même et rebroussa chemin. Il attendit qu’elle ait franchi entièrement la passerelle dans l’autre sens pour s’avancer vers le sas, rencontrant des difficultés grandissantes à lutter contre les bourrasques de plus en plus puissantes. CHAPITRE XVIII Ainsi disent les Patriarches : Le vice conduit à la mort éternelle, La vertu sera récompensée, La femme modeste sera honorée, La femme malhonnête sera vilipendée, L’homme débauché sera humilié, L’homme pieux sera élevé, L’enfant respectueux grandira en paix, L’enfant désobéissant sera puni, Sous la houlette de ses bergers, Le peuple du Septième Sceau marchera vers la Gloire, Et l’Éternité. Les lois immuables des Patriarches, religion du Septième Sceau, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. J’AI RESSENTI un énorme soulagement en pénétrant dans le Granok. Mon quartier n’avait pas subi les mêmes violences que le Klong et les autres secteurs anciens et prestigieux de BeïBay. J’ai regardé une dernière fois en arrière : Ramala n’avait pas cherché à me suivre. Tant mieux. Elle n’était pas une fille très recommandable et, même si je l’aimais bien, je me serais mal vu la présenter à mes parents. Ils ne faisaient preuve d’aucune indulgence pour les débauchés – la façon dont elle s’était offerte à moi, sans aucune réserve, montrait sans nul doute qu’elle appartenait aux légions sombres des dépravés. Le plaisir qu’elle m’avait donné dans son appartement s’était transformé en dégoût pendant la représentation du théâtre mumjing. J’avais pleuré sur moi, sur la trahison de mes idéaux d’enfance, sur la peine que mon comportement avait engendrée chez les miens. Je n’avais alors plus eu qu’une obsession : regagner le Granok, me réconcilier avec ma famille, recouvrer mon innocence perdue. Je ne sais toujours pas pourquoi j’avais invité Ramala à me suivre, sans doute parce que j’éprouvais encore pour elle une ombre d’empathie, ou une forme de reconnaissance pour les sensations vertigineuses qu’elle m’avait permis d’explorer. L’agression de ces deux hommes m’a finalement bien arrangé. J’ai vu qu’elle était parvenue à leur échapper et, rassuré sur son sort, j’ai accéléré l’allure, craignant d’arriver trop tard. Le Granok est un quartier sans charme particulier, mais assez aéré et plutôt agréable à vivre. L’immeuble où résidait ma famille n’avait pas subi d’autres dégradations que quelques vitres brisées au rez-de-chaussée. Comme ces dernières ne donnaient que sur des locaux de maintenance ou d’entreposage, aucun occupant n’avait pour l’instant souffert des pillages. Je n’ai pas eu la patience d’attendre l’ascenseur, je suis monté au deuxième par l’escalier de secours. Ils étaient tous là lorsque je suis entré dans l’appartement, ma mère, mon père et ma jeune sœur, assis autour de la table ronde de la cuisine. Ma mère m’a accueilli d’un sourire, ma sœur d’une moue interrogative, mon père d’un froncement de sourcils, réminiscence de notre dernière dispute sans doute. Je me suis senti penaud sous les feux de leurs regards convergents, fautif, comme dans cette histoire du livre du Septième Sceau où un fils rentre chez lui après des années passées dans la luxure et les excès de toutes natures. « D’où viens-tu ? a demandé mon père. — Du cœur historique de la ville. — Où as-tu passé la nuit ? — Chez… (j’ai ajouté le mensonge au péché de la chair) un ami qui avait un logement là-bas. — Tu aurais dû nous prévenir. — Les réseaux ne fonctionnent plus. — Nous nous inquiétions. » Je me suis fendu d’un long soupir. Surtout ne pas entrer dans le jeu infernal d’action-réaction, surtout ne pas offrir à mon père une occasion de m’enfoncer plus bas que terre. L’appartement, que j’avais jugé sinistre encore la veille, m’est apparu comme un merveilleux havre de paix et de chaleur. J’ai retrouvé instantanément mes sensations, ma pureté d’enfant, je me suis senti absous sans être obligé de passer par les interminables séances de purification imposée par les pasteurs rigoristes du Septième Sceau. « Je sais, pardonnez-moi. La ville est devenue folle. Pas facile de circuler ni de communiquer. — Tu rentres à temps en tout cas. Nous étions sur le point de partir. — Partir ? Avec ce qui se passe en ville ? » Mon père s’est levé et, comme il est plus petit que moi, s’est haussé sur la pointe des pieds pour me dévisager. Son visage m’a semblé plus émacié, plus sévère que d’habitude. J’ai eu l’impression qu’il lisait dans mon âme au fond de mes yeux, qu’il y découvrait le corps impudique de Ramala, lui qui, j’en suis persuadé, n’a jamais vu ma mère nue. Je me suis senti sale, comme recouvert d’un voile sombre. « Le Temple organise une prière collective de tous ses membres. — Où ? — À Corkonn. — C’est à plus de cinquante kilomètres de BeïBay ! Et les transports en commun ne fonctionnent plus… — Raison pour laquelle nous devons partir sans tarder. » J’ai tenté d’argumenter tout en sachant que je n’avais aucune chance de le faire changer d’avis. Je leur ai décrit les violences, les pillages, les incendies, l’absence totale de forces de l’ordre. « Nous aurons notre propre service d’ordre. » Il a tendu la main sous mon nez. « À ce propos, pourrais-tu me rendre mon jaseur ? » J’ai failli nier, puis je me suis souvenu que j’étais sur le chemin de la rédemption, j’ai tiré le jaseur de la poche de ma veste et l’ai posé en travers de sa paume. Il a refermé ses doigts sur l’appareil et l’a fourré dans la pochette en cuir qu’il portait à la ceinture. « Pour quelle raison cette prière collective ? ai-je demandé. — Demander l’intercession des Patriarches du Septième Sceau. Les implorer d’intervenir afin d’éviter l’anéantissement de la Galaxie », a répondu ma jeune sœur. Plusieurs moisTO que je n’avais pas revu Slanka. Elle avait continué de grandir dans l’ombre de sa congrégation. Le voile serré qui lui encadrait le visage donnait un semblant de sévérité à des traits ronds. Mon conditionnement scientifique, qui m’avait valu tant de disputes avec mes parents, a tout à coup resurgi. « Vous croyez donc qu’une prière suffira ? — Si les Patriarches l’entendent, tout est possible. » Les yeux de Slanka s’étaient éclairés en prononçant ces mots. « Plus nous serons nombreux, et plus nous aurons des chances d’être exaucés. — Tu viendras avec nous, Aloster ? » est intervenue ma mère. J’ai ressenti de l’inquiétude dans sa question. J’ai acquiescé d’un hochement de tête. Une petite voix m’a soufflé que j’aurais mieux fait de passer le temps qui nous était imparti dans le lit de Ramala la débauchée. Je ne croyais absolument pas qu’une prière collective réussirait à arrêter une nuée de l’envergure de celle qui s’apprêtait à déferler sur la Galaxie, mais j’éprouvais le besoin urgent, irrésistible, d’exister de nouveau dans le regard des miens. Ma mère s’est levée, a glissé ses bras autour de ma taille et a posé sa tête sur mon épaule. Ses cheveux noirs divisés en deux tresses dévoilaient sa nuque fine et probablement épilée bien que le Septième Sceau imposât à ses fidèles de rester naturels en toutes circonstances. Elle portait une jupe évasée, un chemisier blanc orné de perles et un boléro bleu nuit, la tenue traditionnelle des femmes du Temple. « Est-ce que tu pourras marcher jusque là-bas, maman ? » Elle s’est redressée et m’a fixé d’un air outré. « Je marcherais jusqu’aux antipodes de cette planète avec l’aide des Patriarches. » Je me suis tourné vers mon père. « Je pourrais peut-être faire partie du service d’ordre… » Il s’est produit un événement extraordinaire puisqu’il a souri. Je ne me rappelais pas l’avoir vu sourire un jour. Il a extirpé le jaseur de sa pochette en cuir et me l’a tendu. « Tu risques d’en avoir besoin. Les ennemis du Temple sont nombreux. Ils exploiteront les circonstances pour nous agresser. De mon côté, je veillerai sur ta mère et ta sœur. » J’ai hésité à m’emparer du jaseur. « Si je le prends, tu n’auras plus rien pour te défendre… — Ne t’inquiète pas, j’ai des ressources. » Nous sommes partis quelques minutes plus tard, n’emportant avec nous que les galettes de céréales préparées par ma mère et deux bouteilles d’eau. Le premier point de rendez-vous était la rive droite de l’Arao. Il nous fallait rejoindre le grand fleuve, distant de six kilomètres, puis traverser le pont du Nol, l’un des ouvrages les plus anciens et les plus réputés de BeïBay. Au sortir du Granok, nous sommes tombés sur les groupes de pillards dont la plupart étaient sous l’emprise des accélérateurs cérébraux nanoneuros. Nous avons marché groupés, mon père devant, ma mère et ma sœur au milieu, et moi derrière. Personne ne nous a prêté attention. Nous avons dû faire un détour pour contourner une place où se déroulait une véritable bataille rangée entre deux bandes. Certains des combattants utilisaient des défats, et nous ne tenions pas à prendre une onde perdue. Slanka, qui n’était pas sortie de sa congrégation pendant plusieurs moisTO, ouvrait des yeux effarés sur les convulsions qui secouaient la cité. Des colonnes de fumée noire s’élevaient un peu partout autour de nous et grossissaient le couvercle sombre qui occultait en partie la lumière de Solar 2. La vitesse à laquelle s’effondrait BeïBay, l’orgueil de l’OMH, me sidérait. Nous étions parfois obligés d’enjamber des cadavres qui gisaient dans les rues, dévorés par des hordes de rabichs surgis des entrailles du sol. Des odeurs de brûlé et de sang dominaient les senteurs habituelles et parfumées diffusées par les feuilles translucides des microruliers. Je tenais mon jaseur bien en évidence pour décourager ceux qui auraient la mauvaise idée de s’en prendre à nous. Même si on nous jetait parfois des regards torves, aucun ne nous a agressés. La plupart des groupes que nous croisions étaient trop affairés à piller, à entasser des objets dans de grands sacs ou dans des caisses motorisées. J’ai vu une femme s’accrocher comme une damnée à un projecteur portable que lui arrachait un garçon d’une quinzaine d’années. Elle a fini par céder et, emportée par son élan, elle est tombée lourdement. Le garçon a poussé un rire de triomphe avant de disparaître en courant dans une rue perpendiculaire. La malheureuse ne bougeait plus, mais, malgré les vertus de charité et de compassion préconisées par le Septième Sceau, nous ne nous sommes pas arrêtés pour lui porter secours, nous avons filé droit devant nous, pressés de rejoindre les autres membres de notre communauté. Une population dense et vociférante grouillait sur la rive gauche de l’Arao. Des hommes et des femmes dans l’eau jusqu’à la taille essayaient de grimper sur les bateaux déjà surchargés qui gîtaient dangereusement. Les passagers entassés contre les bords les empêchaient de monter en leur frappant les mains et la tête. Nous nous sommes dirigés vers le Nol, reconnaissable à ses piles de pierre, ses lampadaires et ses parapets sculptés. Slanka a poussé un cri de joie en reconnaissant, au milieu de la multitude qui s’étirait déjà sur pont, des sœurs de sa congrégation. Son soulagement était à la hauteur des inquiétudes qu’elle avait ressenties entre le Granok et le fleuve. Mes parents ont salué des gens de leur connaissance. Je me suis senti tout à coup rassuré d’appartenir à la communauté du Septième Sceau. Fier, même. Nos convictions nous permettaient d’éviter les comportements inhumains, aberrants, que nous voyions se multiplier autour de nous. Peut-être la croyance en la résurrection nous donnait-elle la force de rester dignes malgré la fin annoncée de la Galaxie ? Mes aspirations scientifiques ne m’avaient jamais poussé à remettre en cause la croyance fondamentale de la vie après la mort. « Aloster ! » Une jeune fille s’est détachée de la file et avancée vers moi, les bras écartés. J’ai tenté en vain de lui associer un nom, un souvenir. Elle portait le même genre de vêtements que ma mère, boléro court et brodé, chemisier blanc, longue jupe évasée. Elle n’avait probablement pas dépassé les vingt ans et, pourtant, elle semblait déjà figée par l’âge. L’image de Ramala nue et offerte s’est superposée à elle. Comme je ne lui ai pas ouvert les bras, salut traditionnel du Temple, elle s’est arrêtée à deux mètres de moi et son sourire s’est crispé. « Tu ne me reconnais pas, Aloster ? » J’ai de nouveau fouillé ma mémoire ; absolument rien n’en est remonté. « C’est vrai que nous avons grandi depuis la dernière fois que nous nous sommes vus », a-t-elle repris d’une voix imprégnée de mélancolie. Le chignon sévère qui disciplinait ses cheveux bruns soulignait la finesse presque irréelle de ses traits. J’ai eu du mal à soutenir le feu noir de ses yeux. Mon regard s’est envolé au-dessus de sa tête et perdu dans les volutes sombres poussées par la brise au-dessus des toits. Vue du Nol, la ville paraissait en guerre. Un bateau s’est renversé un peu plus loin sur l’Arao, les passagers sont tombés à l’eau en poussant des hurlements d’effroi. L’attention de mon interlocutrice s’est dirigée quelques secondes sur les hommes et les femmes qui se débattaient à la surface du fleuve. « Les pauvres gens, a-t-elle murmuré. Puissent les Patriarches leur venir en aide. — Comment pourraient-ils venir au secours d’êtres qui ne les invoquent pas ? » Ma remarque était stupide, je m’en suis rendu compte avant même qu’elle ne réplique : « Les Patriarches sont la bonté et la générosité personnifiées. Ils ne font pas de différence entre les êtres humains. » Elle m’a de nouveau dévisagé. « Qu’es-tu devenu, Aloster ? — Je me suis lancé dans des études d’astrophysique. Qui ne servent pas à grand-chose maintenant. » Je lui aurais bien posé la même question, mais il m’aurait d’abord fallu savoir qui elle était et dans quelles circonstances nous nous étions rencontrés. D’autres membres du Temple venaient grossir le cortège qui commençait à déborder du pont. Je savais vaguement que les adeptes du Septième Sceau atteignaient les deux millions dans l’agglomération de BeïBay, et ce nombre, demeuré pour l’instant à l’état d’abstraction dans mon esprit, se matérialisait tout à coup devant mes yeux. « Je me suis consacrée deux ans au Temple, a repris mon interlocutrice. Et puis je suis revenue chez mes parents. Je devais me marier, mais mon fiancé a disparu deux jours avant la date du mariage et n’a jamais donné signe de vie depuis. » J’ai hoché la tête d’un air compatissant bien que son histoire fût d’une banalité affligeante. Beaucoup de jeunes hommes du Septième Sceau, incapables de supporter la pression imposée par la communauté et leurs familles, disparaissaient au dernier moment plutôt que de se couler définitivement dans le moule. J’avais croisé plusieurs de ces déserteurs dans les rues ou les bars de BeïBay, paumés, gavés pour la plupart d’entre eux de nanoneuros ou d’alcool. Un éclair a soudain jailli des brumes de ma mémoire. J’ai enfin su où j’avais rencontré mon interlocutrice. J’avais même été amoureux d’elle entre sept et dix ans. J’ai attendu que ma mémoire me souffle son prénom : Ilina. La gamine espiègle avec laquelle j’avais joué dans le parc où nous allions pique-niquer après l’office hebdomadaire dans le temple du Granok était donc devenue cette jeune femme au maintien modeste démenti par la hardiesse de son regard. Je l’ai observée avec une attention accrue et l’ai trouvée plutôt attirante, moi qui n’avais jamais pensé qu’une femme pût être jolie dans les vêtements traditionnels du Septième Sceau. « Tu as effectivement grandi, Ilina », ai-je murmuré. Elle a de nouveau souri. « J’ai cru un moment que tu ne te souvenais pas de moi. — Quelqu’un comme toi ne s’oublie pas. » Elle a légèrement rougi et son regard s’est troublé. « Il a fallu de drôles de circonstances pour qu’on se revoie », a-t-elle murmuré. En contrebas, les passagers du bateau tombés à l’eau continuaient de se débattre sans que personne ne leur prête assistance. Plusieurs d’entre eux étaient sur le point de se noyer. « Il nous reste quand même vingt-six jours à vivre, ai-je lancé. On peut en faire, des choses, en vingt-six jours. — À moins que les Patriarches n’éloignent de nous le danger. Et puis les observateurs se sont peut-être trompés. — Si le Parlement a rendu l’information officielle, c’est qu’il n’y a aucun doute. Reste à prier et à garder espoir. » Une voix intérieure, la voix de ma raison sans doute, m’a soufflé que les prières ne serviraient à rien, qu’il n’y avait plus aucun espoir, que j’aurais mieux fait de continuer d’explorer les voies escarpées du plaisir avec Ramala. « Je suis contente de te revoir, Aloster », a ajouté Ilina en rougissant de nouveau. Je me suis demandé si le corps qui se cachait sous ces vêtements était aussi vibrant, doux et généreux que celui de Ramala. Je suis resté avec elle jusqu’à ce que les pasteurs donnent le signal du départ. J’ai demandé à l’un d’eux, un vieillard au regard si sévère qu’il me donnait l’impression d’être en faute quoi que je fasse et quoi que je dise, si je pouvais intégrer le service d’ordre. D’un geste, il m’a indiqué de rejoindre le groupe qui se tenait légèrement à l’écart du cortège. J’ai pris congé d’Ilina en lui promettant de revenir la voir à chaque fois que l’occasion m’en serait offerte. Elle m’y a encouragé d’un regard appuyé, presque suppliant. J’ai compris qu’elle éprouvait le besoin urgent de sortir de la cage dans laquelle le Septième Sceau l’enfermait. J’ai lancé plusieurs coups d’œil en arrière en traversant le pont ; elle ne m’a pas lâché jusqu’à ce que je fende les premiers rangs du groupe. Nous avons marché jusqu’à la tombée de la nuit, parcourant la zone orientale de la ville, les quartiers principalement occupés par les émigrants et les couches les plus pauvres de la population. Je n’y avais jusqu’alors jamais mis les pieds. Les deux fois où je m’étais rendu à Corkonn, c’était en transport souterrain et je n’avais rien vu de la partie mal famée de l’orgueilleuse capitale de l’OMH. Bien que les immeubles fussent lépreux et les rues mal entretenues, il ne régnait pas ici cette impression de chaos qui émanait des quartiers historiques. Des habitants ramenaient les produits de leurs pillages dans leurs logements sans songer un seul instant qu’ils auraient pu occuper des appartements désormais vides dans des immeubles plus luxueux. Notre procession n’a déclenché chez eux que des quolibets. Je me suis tenu prêt à tout moment à presser la détente du jaseur. La consigne avait été donnée aux membres de la communauté de ne répondre à aucune agression verbale, à aucun regard provocant. Les trois ou quatre cents volontaires du service d’ordre s’étaient répartis environ tous les quinze mètres de chaque côté de l’immense colonne. Les uns étaient équipés comme moi de jaseurs, les autres d’antiques armes à feu et d’autres encore de défats bien que les décréateurs d’atomes aient été considérés comme des inventions diaboliques. Nous n’étions intervenus pour l’instant qu’une seule fois, lorsqu’un garçon d’une quinzaine d’années avait voulu briser son collier à une adolescente qui s’était écartée du cortège pour cueillir une fleur sauvage dans un massif. Comme la scène se passait non loin de mon secteur, j’avais couru dans la ferme intention de neutraliser l’agresseur, mais deux pasteurs étaient déjà intervenus et l’avaient mis en fuite. J’ai profité de la pause dîner pour me rapprocher d’Ilina, qui, de son côté, s’était toujours arrangée pour rester à portée de mon regard. Ma sœur Slanka est venue m’apporter quelques galettes confectionnées par ma mère et une bouteille d’eau. Je lui ai dit que je la rejoindrais plus tard. Elle nous a fixés tour à tour, Ilina et moi, avec un sourire entendu, puis est retournée près de mes parents installés cinquante mètres plus loin. Nous nous sommes assis dans l’herbe rêche sous la frondaison de l’un de ces arbres à larges ramures qu’on appelle les sircassiers. Comme Ilina n’avait rien prévu pour ses repas, j’ai partagé les galettes avec elle malgré ma faim dévorante. Nous avons mangé en silence, aussi embarrassés l’un que l’autre. Je l’ai observée à la dérobée et j’ai apprécié sa beauté, plus sobre que celle de Ramala, mais plus authentique, plus émouvante aussi. J’avais la très nette impression qu’elle renfermait une sensualité débordante sous ses dehors pudiques. Elle a entrouvert son boléro pour, je suppose, mieux respirer, mieux supporter la chaleur lourde de cette fin d’après-midi. Ses seins tendaient l’étoffe blanche et j’ai été traversé d’une violente envie de plonger la main dans l’échancrure de son chemisier. Je me suis dit que ce n’étaient certainement pas des pensées indiquées pour quelqu’un qui tente de se réinsérer dans le Temple et, penaud, j’ai fixé le bout de mes chaussures. « Tu ne regrettes pas ton fiancé ? » ai-je soudain demandé avec une absence de subtilité qui m’a consterné. Elle a bu une gorgée d’eau au goulot de la bouteille. « Comment regretter un homme qui se conduit de la sorte ? J’ai, au contraire, béni chaque jour sa lâcheté. Elle m’a évité de commettre la plus grosse erreur de ma vie. — Tu ne l’aimais pas ? — J’étais prête à me dévouer à lui. » Je me suis souvenu que, dans la grande majorité des familles du Septième Sceau, les parents choisissaient les maris de leurs filles. Slanka aurait probablement subi le même sort si elle n’avait pas décidé de se consacrer corps et âme au culte. « Tes parents ne t’ont proposé personne d’autre ? — Les événements ne leur en ont pas laissé le temps. Si les Patriarches ne nous viennent pas en aide, je mourrai sans avoir connu de mari. » La tristesse avait fêlé sa voix. Un cri prolongé a donné le signal du départ. « Déjà ? a soupiré Ilina. Je serais bien restée me reposer plus longtemps. » Je l’ai aidée à se relever. Il m’a semblé qu’elle prolongeait plus que nécessaire le contact avec ma main. Une chaleur étonnante irradiait de sa paume. J’ai regagné mon poste tandis que la colonne s’ébranlait pesamment. Les pasteurs avaient décidé de marcher jusqu’à ce que nous soyons arrivés en pleine campagne, où nous pourrions nous reposer. Nous n’étions pas encore sortis de BeïBay lorsque la nuit est tombée. Nous avons traversé des zones industrielles d’une laideur repoussante et longé l’un des immenses entrepôts où les déchets étaient rassemblés pour être arrosés d’ondes défats. La première attaque s’est produite alors que la tête du cortège était sur le point de franchir un petit pont jeté sur un affluent de l’Arao. Des mingjums ont surgi des terrains vagues qui bordaient la route, gavés d’accélérateurs nanoneuros, sans doute en manque, capables donc de toutes les audaces, de toutes les folies. Certains d’entre eux allaient complètement nus et, s’ils avaient eu le trident gravé au milieu du front, on aurait pu les confondre avec des sâtnagas. On discernait également quelques femmes parmi eux, une mixité totalement impensable chez les adorateurs de Sât. Ils brandissaient pour seules armes des bâtons et des pierres. Ils ne savaient sans doute pas eux-mêmes pour quelle raison ils s’en prenaient au cortège traversant leurs terres, ils ne trouveraient aucune drogue nanoneuro chez les adeptes du Temple, ni même de grosses quantités d’argent qui leur permettraient d’en acheter. Le manque d’accélérateurs avait décuplé leur agressivité et anéanti leur raison. Ils ressemblaient à des démons crachés par l’obscurité naissante. Ils se sont jetés sur les marcheurs avec une férocité inouïe, hurlant et frappant de toutes leurs forces. Le temps que nous nous organisions, ils avaient déjà commis des ravages considérables. Des corps gisaient à terre, la tête fracassée ou les vertèbres brisées. Pas facile pour nous d’intervenir dans la multitude prise de panique et traversée de courants contradictoires. Un coup de feu a retenti. La balle n’a pas frappé la bonne cible, puisqu’elle a fauché une femme qu’un homme vêtu de hardes traînait par les cheveux. La procession s’est peu à peu éparpillée, isolant le segment aux prises avec les mingjums. Nous nous sommes alors approchés et les avons cernés. J’ai aperçu Ilina au milieu de la mêlée. Deux agresseurs lui avaient retiré son boléro et tentaient de lui arracher son chemisier. Toute peur m’a déserté, un feu brûlant a couru dans mes veines. J’ai foncé dans le tas, écarté des coudes les ombres gesticulantes qui me séparaient d’elle et fondu comme un oiseau de proie sur les deux hommes. J’ai percuté le premier de plein fouet. Il est tombé et a roulé sur le sol. L’autre est resté agrippé au chemisier d’Ilina, qui s’est déchiré dans un craquement. Elle a aussitôt croisé les mains sur sa poitrine. Fou de rage, j’ai pointé le jaseur sur la tête du mingjums et pressé la détente. Frappé par les ondes, il s’est d’abord figé, comme étonné, puis il a lâché le chemisier et s’est effondré sur le dos. J’ai continué de diriger l’extrémité du jaseur vers sa tête jusqu’à ce que la douleur lui tire des gémissements. L’autre s’est relevé et rué sur moi. J’ai esquivé son offensive d’un bond en arrière, mais j’ai perdu l’équilibre et chuté lourdement sur le dos. Étourdi par le choc, j’ai vaguement entendu la voix affolée d’Ilina, puis une forme m’a recouvert comme une ombre et des doigts aussi coupants que des serres se sont refermés sur mon cou. CHAPITRE XIX Tenues spécifiques : la multiplication des planètes conquises a poussé les hommes à inventer des tenues ingénieuses adaptées aux particularités climatiques. En voici deux exemples : sur Venkater, planète du système de Psy du Solon, la gravité extrêmement forte – qui a valu à cette planète une étude approfondie avant qu’elle ne soit admise dans l’OMH – a entraîné la création de vêtements munis de compartiments souples qu’on gonfle de gaz légers qui permettent aux habitants de se déplacer avec une relative aisance malgré la pesanteur. Ces vêtements portent le nom charmant d’allégeants. Sur Boulinn, planète du système d’Omega du Pharl, on a inventé des combinaisons et des chaussures qui fixent les promeneurs ou les travailleurs au sol par un système automatique de ventouses et de crochets lors des tempêtes soufflant régulièrement sur l’hémisphère nord. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des peuples. À TROIS REPRISES, Elthor avait bien cru être emporté par le vent en même temps que les pierres arrachées de leur socle ou les buissons déracinés. Les crochets rétractables de ses chaussures s’étaient aussitôt enfoncés dans le sol pourtant dur, et les ventouses de sa combinaison s’étaient déployées pour l’arrimer aux parois des reliefs. Il avait craint pendant quelques instants que les filins ne cèdent devant la puissance des rafales qui lui déformaient le visage ; ils avaient tenu le choc, de même que le nanotissu de la combinaison, pourtant soumis à rude épreuve. Toute la fureur du ciel se déversait sur cette terre désolée et habillée d’une seule végétation, ces buissons dont les branches aux feuilles grisâtres sinuaient entre les rochers. Des averses violentes dégringolaient à intervalles réguliers, lui cinglant, malgré la protection de la capuche, le crâne, le cou et le visage. La température n’excédait sans doute pas les trois ou quatre degrés Celsius. La chaleur émise par le cakra chassait de son corps l’humidité glaciale qui tentait de s’emparer de lui. Jetant un regard par-dessus son épaule, il avait vu osciller le haut du vaisseau. Les pieds souples de l’appareil lui permettaient heureusement de compenser les balancements et de conserver son équilibre. Il se dirigea vers les masses inertes des migrateurs dont les premiers étaient distants d’une centaine de mètres. Le vent le contraignit à faire un détour pour rester à portée des reliefs. Il s’immobilisa lorsqu’une rafale arracha un morceau de terre quelques mètres devant lui et le pulvérisa contre une barrière rocheuse. La lumière du jour peinait à descendre jusqu’au sol et à chasser les quartiers de nuit installés entre les saillies. Il repensa au monstre qui avait emporté Taïsnos et, se demandant s’il en existait de semblables sur ce continent, se tint prêt à un éventuel affrontement. Les notes qu’il avait entendues dans le poste de pilotage retentirent de nouveau. Il lui fut impossible de les localiser. Elles se répondaient, se superposaient, s’entrelaçaient. Il eut l’intuition qu’elles formaient un langage et tentaient de lui signifier quelque chose. Les ventouses le maintinrent fixé à la paroi rocheuse jusqu’à ce que le vent se calme, puis elles se relâchèrent et lui permirent d’avancer de nouveau en direction des pentales. La terre trembla devant lui, pas longtemps, mais suffisamment pour qu’il se fige et reste un moment aux aguets. La chaleur du cakra se concentra entre ses sourcils avec une telle intensité qu’il fut pris d’un étourdissement. Les crochets de ses chaussures se déployèrent dans le sol et lui permirent de résister aux rafales suivantes. Il reprit son chemin en direction des formes immobiles qui ressemblaient dans le lointain aux échines arrondies de collines affaissées. Une pluie brève et glaciale lui obstrua momentanément la vue. Les énormes gouttes s’écrasèrent autour de lui dans un vacarme assourdissant. Certaines d’entre elles le frappèrent à l’endroit de l’occiput où étaient enfoncées les âmnas de ses frères et sœurs. Le tissu étanche de la capuche resserrée sur son front, ses joues et son menton, n’empêcha pas des ondes douloureuses de lui labourer le cerveau. L’averse s’interrompit en abandonnant des flaques brunes et ridées dans les creux du sol. La créature jaillit avec la force et la soudaineté d’un geyser à moins de vingt mètres de lui, catapultant des éclats de terre autour d’elle. Elle n’avait pas encore fini de s’élever que deux de ses tentacules survolaient déjà Elthor. Il se concentra aussitôt sur la chaleur du cakra, qui afflua au milieu de son front, et ouvrit la bouche pour en libérer la puissance. Au même moment, un tentacule s’enroula autour de lui et le souleva. Les crochets de ses chaussures se déployèrent trop tard pour se planter dans le sol. Il se rapprocha à grande vitesse du corps cylindrique de la créature et entrevit des béances sur son enveloppe extérieure noire aussi rugueuse d’aspect que l’écorce d’un vieil arbre. Bien qu’il eût senti la chaleur sortir de lui, il n’en voyait pas les effets sur le prédateur géant. Ou bien ce dernier était insensible au feu du cakra, ou bien lui-même ne s’était pas suffisamment concentré. Impossible en tout cas d’échapper à la pression du tentacule et de dégager le disque métallique. La créature dansait sur elle-même, comme pour célébrer la capture de sa proie. Elthor tenta de résister, mais il fut irrésistiblement entraîné vers l’une des bouches. Un tourbillon soudain contrecarra les mouvements du monstre, qui s’immobilisa le temps que le vent faiblisse. L’odeur minérale qui émanait de lui s’associait dans la mémoire de frère Kalkin à l’odeur du désert de l’El Bahim. Elthor prit à deux mains le tentacule enroulé autour de sa taille. Il obtint, pour seul résultat, un resserrement net et suffocant. Il eut l’impression que l’appendice pouvait le couper en deux aussi facilement qu’une branche morte. Il se souvint des conseils de Ferlun et cessa de résister. On meurt tous à chaque instant, pourquoi s’en faire ? Admire plutôt le ciel. Détournant les yeux de la bouche qui se rapprochait dangereusement, il les leva sur les nuages qui tendaient un voile noir et mouvant au-dessus de lui, sur les tourbillons qui se formaient un peu partout et aspiraient les objets éparpillés par le vent, sur les pentales étendus plus loin et aussi inertes que des monolithes. Alors qu’il n’était plus qu’à deux mètres de la bouche, il lui sembla soudain respirer mieux. La pression se relâcha autour de sa taille. Il aperçut, sur l’épiderme de la créature, une fissure d’où suintait un épais liquide noir, une deuxième un peu plus bas, puis il en vit s’ouvrir d’autres un peu partout et il comprit que le feu du cakra était en train d’accomplir son œuvre. Des secousses furieuses agitèrent le grand prédateur. Elthor craignit de tomber quinze mètres plus bas et de se fracasser les os sur les rochers environnants, mais son agresseur, s’affaissant en douceur, libéra sa proie lorsqu’il s’enfonça dans les entrailles du sol et que ses tentacules entraînés par le mouvement glissèrent lentement dans l’orifice creusé par son irruption. Elthor se retrouva allongé sur une large arête jonchée d’éclats. Il perçut un mouvement, crut que la créature revenait à la charge, puis il discerna une forme au-dessus de lui. Une énorme masse grise. Une longue queue ondulait derrière elle et ses ailes tendues à l’horizontale ressemblaient davantage à des nageoires. Elle flottait en vol stationnaire sans effort apparent, juste en remuant délicatement la queue et de temps à autre une aile. Il ne lui distingua pas d’yeux et, pourtant, il eut la certitude qu’elle l’observait. Des notes prolongées et ravissantes résonnèrent en lui et, du moins en eut-il l’impression, accentuèrent la chaleur du cakra. Il se redressa, lentement pour ne pas effrayer ou exciter la colère du migrateur. Il se demanda comment cette gigantesque masse pouvait se maintenir en l’air avec une telle légèreté, une telle économie de mouvements. Des éclats lumineux parcouraient sa peau grise et lisse. Elthor entreprit de grimper sur une saillie rocheuse pour se rapprocher du pentale et mieux l’observer. Il gravit la pente abrupte de l’éperon et se jucha à son sommet. Le migrateur lui apparut alors dans toute sa dimension. Son corps fuselé mesurait une bonne trentaine de mètres de long, mais avec la queue il atteignait probablement les cinquante. Le vent se mit à nouveau à souffler. Les crochets des chaussures et les ventouses de la combinaison d’Elthor se déployèrent aussitôt et l’arrimèrent à l’excroissance rocheuse. Des branches, des feuilles et d’autres débris s’envolèrent autour de lui. Les bourrasques ne perturbaient pas le pentale, dont la queue et les ailes battaient toujours à la même cadence, lui qui avait parcouru des distances phénoménales pour arriver dans le cœur du Petit Nuage de Majdan. Les notes continuaient de vibrer dans le corps d’Elthor. « Couche-toi ! » La voix avait surgi derrière lui. Il se retourna, aperçut plusieurs silhouettes réparties entre les arêtes rocheuses, reconnut, malgré leurs capuches, Gorden, Al Raj, Moraine, quelques-uns de leurs serviteurs, et Oulraka, accrochés au sol par leurs chaussures et les ventouses de leurs combinaisons. De loin, ils évoquaient des insectes englués dans des toiles d’arachnide. Les chasseurs épaulaient leurs armes en direction du migrateur. Il écarta les bras pour les conjurer de ne pas tirer. « Couche-toi ! » hurla de nouveau le géant blond. Elthor regarda le pentale, toujours en vol stationnaire, inconscient du danger et cria : « Fiche le camp avant qu’ils te tirent dessus. » Il chercha des yeux un objet qu’il aurait pu lancer sur le migrateur pour l’inciter à s’enfuir. « Si tu dégages pas dans les trois secondes, tant pis pour toi ! vociféra Gorden. — Ils ne nous veulent aucun mal ! hurla Elthor en espérant que le vent ne disperserait pas sa voix. Ils sont même venus nous aider. — Dis pas n’importe quoi et dégage ! Tu nous expliqueras ensuite qui t’a autorisé à récupérer les affaires de Phravert et ce que tu fous ici exactement. » Elthor chassa sa panique naissante d’une brève expiration. S’ils abattaient le pentale, les chasseurs risquaient de compromettre toute tentative de contact avec les migrateurs célestes. Les notes qui résonnaient en lui n’exprimaient aucune peur, aucune agressivité. Le coup partit. La balle creusa un cratère de cinq centimètres de diamètre sur le flanc du pentale. Il n’en jaillit pas du sang, ni aucun autre liquide, mais des éclats flamboyants semblables à ceux que le vent arrache aux incendies. Le migrateur parut ne pas remarquer la blessure qu’on venait de lui infliger. Il se maintint en l’air en battant doucement des ailes et sa queue continua d’onduler. Un deuxième coup l’atteignit près de la tête, entre sa nageoire inférieure et la brisure à peine perceptible à la pointe de son museau qui était sans doute les bords de sa gueule. Des éclats brillants se dispersèrent dans le vent comme une nuée de lucioles. « Arrêtez ! » hurla Elthor. Les notes qu’il entendait changèrent tout à coup de tonalité, s’imprégnèrent d’une tristesse déchirante, s’espacèrent et perdirent de leur intensité jusqu’à ne plus devenir que des souffles à peine perceptibles. Le pentale gagna de la hauteur d’un seul et puissant coup de ses ailes supérieures, semant derrière lui un sillage de particules enflammées. Les chasseurs accompagnèrent son ascension d’une grêle de coups de feu. Le migrateur se lança dans une succession d’arabesques aériennes dont la rapidité interdisait aux tireurs de le toucher. Il montait, piquait soudain vers le sol, puis, alors qu’il semblait sur le point de s’écraser, il redressait la trajectoire au dernier moment avec une puissance et une légèreté sidérantes. Les tirs sporadiques des chasseurs le manquèrent à chaque fois. Il paraissait danser dans les airs, se laissant parfois porter par le vent, ailes déployées, queue immobile, puis effectuant une figure inattendue, une vrille, une boucle, un rase-mottes. Les flammes qui s’échappaient désormais des cratères forés par les balles alarmèrent Elthor. Les notes de musique s’étaient tues. Les autres migrateurs ne bougeaient toujours pas, comme si les évolutions de leur congénère ne les concernaient pas. Ce dernier prit encore de la hauteur, puis il s’embrasa tout entier et devint un point lumineux qui brilla quelques secondes avant de s’estomper. De lui il ne resta rien d’autre qu’une pluie de particules sombres éparpillées par les vents d’altitude. Elthor discerna les échos d’un chœur lointain et mélancolique qui le bouleversèrent. Le cakra n’émettait plus aucune chaleur. Il craignit que les pentales échoués ne décollent tout à coup, ne s’éloignent à jamais et n’abandonnent à leur sort les espèces vivantes de la Galaxie. Il commanda le retrait des ventouses et des crochets en pressant les boutons des manches de sa combinaison et descendit du piton rocheux. Une fois en bas, il dut s’arrimer de nouveau pour ne pas être emporté par une rafale. Le vent transperça sa combinaison et le mordit jusqu’aux os. Une dizaine de mètres le séparaient désormais du groupe des chasseurs. « Drôle de bestiau ! lança Gorden. Si tous les autres sont comme lui, on ne pourra ramener aucun trophée. — La vitesse à laquelle il vole est un défi pour celui qui se prétend bon tireur, déclara Al Raj. — Les coups de feu n’ont pas incité les autres à bouger en tout cas », ajouta Moraine. Après avoir rejoint Elthor au milieu des rochers, ils s’installèrent à l’abri du vent pour inspecter leurs armes avec minutie. Elles n’avaient pourtant servi qu’à une ou deux reprises depuis qu’ils avaient quitté le vaisseau, mais ils dépendaient entièrement d’elles et le moindre dysfonctionnement se traduirait pour eux par des conséquences désastreuses. « Nous nous trouvons devant une forme de vie inconnue. » Oulraka fixait Elthor tout en maintenant d’une main une mèche échappée de sa capuche. « Des créatures visiblement constituées de feu. Il nous faudrait du temps pour les étudier. — Du temps ? grogna Al Raj. On ne sait même pas si ces foutus migrateurs seront encore là ce soir. — Et maintenant vous allez faire quoi ? Leur tirer dessus pendant qu’ils sont immobiles ? — Ils finiront bien par s’envoler ! — Quel intérêt pour vous de les tuer si vous ne pouvez pas en garder le moindre souvenir ? » Moraine se frappa la tempe de l’index. « Les souvenirs, ils restent là-dedans, ma petite ! » Gorden acheva de lustrer son fusil au long canon orné de fioritures et leva les yeux sur Elthor. « Qui t’a permis de prendre l’équipement de Phravert ? On a retrouvé son serviteur paralysé. Il se souvient de rien. C’est toi qui lui as balancé une onde neutralisante ? » Elthor contint la colère qui grondait en lui. Il ne percevait plus les notes de musique ni la chaleur du cakra. Il se sentait empli d’un vide froid, désespérant, douloureux, comme si, en tirant sur le pentale, les chasseurs avaient atteint le principe même de la vie. Le vent sifflait rageusement au-dessus de leurs têtes, continuant de disperser buissons, fragments de roche et mottes de terre. « On a vu tout à l’heure que tu as failli être emporté par le même genre de bestiole qui a boulotté Taïsnos, reprit Gorden. Comment se fait-il qu’elle t’ait relâché ? » Elthor ne répondit pas. Des gouttes de pluie se mirent à tomber, glacées et blessantes. Les serviteurs entreprirent de déployer une bâche au-dessus de leurs maîtres, mais ils n’eurent pas le temps de la fixer aux parois rocheuses environnantes, le vent s’y engouffra, la gonfla, et ils durent la lâcher pour ne pas être emportés avec elle. « Va falloir quand même que tu nous expliques qui tu es, l’ami, ce que tu fiches là avec l’équipement de Phravert et ce que tu sais des migrateurs célestes. » Même si Gorden n’avait pas élevé le ton, Elthor perçut la menace contenue dans sa voix. « Je ne peux pas tout vous expliquer, finit-il par répondre en s’efforçant de bien choisir ses mots. Je vous demande seulement de me croire. » D’un geste, Gorden l’invita à continuer. Le vent se glissa tout à coup entre les rochers, les crochets des chaussures s’enfoncèrent aussitôt dans le sol et les ventouses se fixèrent aux rochers. « Ces migrateurs ont un lien avec la nuée sombre détectée par l’assistant du vaisseau », déclara Elthor. Les mugissements prolongés des rafales le contraignaient à parler fort, à crier presque. « La nuée éteindra toute vie dans les Nuages de Majdan puis dans la Voie lactée si nous ne l’arrêtons pas. — Cette ombre noire ? s’exclama Moraine. Un simple truc d’énergie noire, probablement. — L’énergie noire ne se voit pas par définition, intervint Oulraka d’un ton sec. Il s’agit donc d’un autre phénomène. » Le bras de la femme rousse se tendit en direction d’Elthor. Elle ne put aller au bout de son geste, bloquée par les ventouses qui la rivaient aux rochers. « S’il s’agit d’un phénomène inconnu, comment peut-il affirmer sans rire qu’il va éteindre toute vie dans la Galaxie ? » Les regards se tournèrent de nouveau vers Elthor. La pluie se fit drue, assourdissante. « Je le sais, c’est tout. » Bien qu’il eût mis toute sa force de conviction dans ces quelques mots, il ne récolta que des moues dubitatives. « Ce serait trop long à vous expliquer. Le temps presse, la nuée va bientôt déferler dans le Petit Nuage, et si vous continuez à tirer sur les migrateurs, ils nous abandonneront à notre sort quand elle s’abattra sur la Voie lactée. » Gorden essuya le canon de son fusil avec une délicatesse surprenante pour un homme de sa corpulence. « Je crois, moi, que t’es un vrai cinglé, l’ami ! Un cinglé dangereux capable de t’en prendre à un serviteur pour récupérer le matériel d’un mort. » Elthor croisa de nouveau les mains par-dessus sa capuche au niveau de son occiput pour le protéger des gouttes de pluie. « Je devais prendre contact avec les migrateurs. Comme vous avez parlé de cet équipement antitempête, je me suis permis de l’emprunter. — Comment peut-on entrer en contact avec une forme de vie inconnue ? objecta Oulraka. — L’esprit humain est tout à fait capable de s’ouvrir à d’autres types de langage, répliqua Elthor. Il suffit de sortir des systèmes de pensée habituels. — Ça voudrait dire que ces bestioles sont douées d’intelligence ? grommela Al Raj. — D’une intelligence différente de la nôtre. » Gorden rangea son fusil dans son étui métallique pour le mettre à l’abri de la pluie. La capuche serrée de sa combinaison faisait ressortir l’aspect massif de son visage. « Un truc que je comprends pas, marmonna le géant. Tu n’étais pas censé connaître l’existence des migrateurs célestes en embarquant dans le Phosphelius. Comment savais-tu que tu devais entrer en contact avec des créatures dont tu ignorais jusqu’à l’existence ? » Elthor se demanda si le moment était venu de parler de la Fraternité, de la chaîne quinte, de l’ordre qui lui avait été signifié de se rendre le plus rapidement possible dans les Nuages de Majdan. « Je savais seulement que la solution était dans l’un des Nuages, finit-il par répondre. — Tu penses vraiment qu’on va te croire ? — Je vous demande seulement de me laisser un peu de temps pour apprendre à communiquer avec les migrateurs. — Du temps ? On n’en a pas, figure-toi ! On a payé une fortune pour chasser ces foutus bestiaux, on va pas renoncer parce qu’un fêlé prétend qu’ils sont les seuls à pouvoir sauver la Galaxie ! Ils auront peut-être foutu le camp demain matin. — Ils risquent de partir encore plus tôt si vous persistez à les chasser. — Je suis d’accord avec lui, mais pas pour les mêmes raisons, intervint Oulraka. Si vous les faites fuir, nous manquerons une occasion unique de les observer. » La pluie cessa, un rayon de lumière bleutée tomba des nuages déchirés par le vent, les rochers et les buissons scintillèrent autour d’eux. « C’est pas notre problème, maugréa Gorden. — Vous n’allez tout de même pas tirer sur des animaux immobiles, insista Oulraka. — On va aller se poster plus loin et attendre tranquillement qu’ils s’envolent… » Ils exploitèrent l’accalmie pour avancer en direction des grands migrateurs. Ces derniers ne bougèrent pas lorsque le petit groupe se promena parmi eux, aussi inertes que les pierres environnantes. Oulraka s’approcha de l’un d’eux pour observer son épiderme gris et lisse, sa queue enroulée sur elle-même, ses ailes repliées et les cinq cornes légèrement courbes au-dessus de ce qui était sans doute sa tête. « Soyez prudente, cria Gorden. On connaît pas leurs réactions. Vous avez vu à quelle foutue vitesse l’autre s’est déplacé dans les airs. » Elthor percevait de nouveau les notes déchirantes de tristesse. Il se sentait minuscule en regard des énormes masses séparées les unes des autres par un intervalle d’une vingtaine de mètres. Les crochets et les ventouses se déclenchaient lorsque les rafales devenaient fortes et les arrimaient au sol ou aux reliefs. Les chasseurs s’arrangeaient à chaque fois pour garder leurs armes dégagées des filins et pouvoir ouvrir le feu à la première alerte. Ils avisèrent la tache claire d’un massif montagneux dans le lointain et décidèrent de s’y rendre, estimant qu’ils seraient idéalement placés sur ses hauteurs. Il leur fallut du temps pour l’atteindre, pas seulement à cause du vent et de ses redoutables colères, mais parce que des failles ouvertes çà et là les contraignaient à d’importants détours. Les frémissements réguliers du sol leur faisaient craindre l’irruption de l’un de ces monstres tentaculaires identiques à celui qui avait capturé Taïsnos. À aucun moment les migrateurs célestes ne s’envolèrent ni même n’esquissèrent le moindre mouvement. « On n’aurait pas vu l’autre voler, on pourrait croire qu’ils sont morts ! maugréa Al Raj. — La vie est pour nous associée à la respiration, dit Oulraka. J’aimerais étudier leur métabolisme, leur système. — Ça ne va pas être facile s’ils prennent feu et se pulvérisent à la première blessure ! » lança Moraine. Elle se tourna vers Elthor, qui marchait quelques mètres derrière eux. « À moins que notre ami, qui prétend les connaître, ne vous introduise près d’eux et ne vous permette de les étudier vivants… » Elthor discerna de la peur dans les éclats rauques du rire qu’elle lâcha. Même s’ils avaient tué leur première proie avec une certaine facilité, l’immobilité totale des migrateurs célestes ne les rassurait pas. Ils se hâtaient en direction du massif aux cimes torturées. Ils s’y sentiraient probablement plus en sécurité que sur la plaine, qui n’offrait pratiquement aucun abri. Un vent d’une violence inouïe balayait certaines zones dégagées et les paralysait par instants. Un serviteur fut emporté et retenu de justesse par les filins d’une ventouse qui s’étirèrent sur trois ou quatre mètres sans rompre et le maintinrent rivé à un gros rocher. D’autres averses tombèrent des nuages noirs qui filaient à grande vitesse au-dessus d’eux. Elthor percevait désormais des sons continus qui formaient un chœur à la beauté envoûtante. Il avait parfois l’impression qu’ils résonnaient tout près, et parfois qu’ils provenaient du lointain espace. Il ne les entendait pas, ils vibraient au plus profond de lui et déclenchaient des sensations, des émotions qui ne lui appartenaient pas, ni aux âmnas de ses frères et sœurs. La chaleur du cakra se diffusait de nouveau dans son corps. Il estima que la montagne serait aussi pour lui un bon refuge, que, là-bas, à l’abri des bourrasques et des averses, il pourrait se concentrer sur les sons et leur signification, oublier le vide glacial qui avait suivi la mort du pentale et renouer avec le feu. Une ombre se terrait dans la lumière du jour, avant-garde des ténèbres perpétuelles. La nuée approchait. Ils tombèrent quatre kilomètres plus loin sur une étendue d’eau aux dimensions d’un lac, encerclée de murailles sur lesquelles se fracassaient en rugissant les vagues tumultueuses soulevées par les bourrasques. « Cette planète n’est vraiment pas hospitalière, maugréa Al Raj. — Bah, on en a connu de plus rudes ! » objecta Gorden. À peine avait-il prononcé ces mots qu’une ombre jaillit hors de l’eau et resta pendant quelques secondes à la surface. Moraine, adossée à un éperon rocheux, fixée au sol par les crochets de ses semelles, pointa aussitôt son arme et se tint prête à presser la détente bien que la créature fût trop éloignée pour représenter une véritable menace. Elthor l’observa entre les vagues écumantes. D’elle il n’apercevait que les crêtes noires et dégoulinantes qui retombaient de chaque côté de son corps de forme ovoïde. Elle se laissa glisser dans l’eau après s’être brusquement agitée et avoir projeté des gerbes scintillantes à plusieurs dizaines de mètres de distance. « Ça ne donne pas envie de se baigner là-dedans en tout cas, soupira Moraine en abaissant son bras. — On dirait que ça bouge par là ! » s’exclama Al Raj. Il désignait les deux ombres grises qui, de l’autre côté du lac, s’étaient envolées avec une légèreté de plume. CHAPITRE XX Les Patriarches décidèrent de porter le fer et le feu dans le pays des Sardociens dont les pillages fréquents désespéraient le peuple. Ils assemblèrent leur armée, marchèrent trois jours et trois nuits sans prendre de repos, puis fondirent sur le campement de ces sauvages qui mangeaient de la viande crue, adoraient des idoles et vivaient dans des huttes de branchage. Terrible fut la bataille. Les Sardociens, redoutables combattants, résistèrent longtemps, et avec rage, mais le grand courage des Patriarches galvanisa leurs troupes et ils finirent par l’emporter au bout de sept jours et sept nuits. Lorsque le chef des barbares sardociens eut rendu les armes, il reçut le châtiment réservé aux ennemis du Septième Sceau. Il fut enterré vivant en compagnie de ses épouses, de ses enfants et de ses animaux. Ainsi la paix fut-elle rétablie aux frontières nord du pays de nos pères et grandit la renommée des Patriarches. Les Lois des Patriarches, religion du Septième Sceau, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. TROIS PAIRES D’YEUX flottaient au-dessus de moi lorsque j’ai repris connaissance. En arrière-plan, les étoiles scintillaient. L’air avait encore un peu de mal à franchir ma gorge douloureuse et il m’a fallu du temps pour remettre mes idées en place. Je me suis souvenu de l’attaque des mingjums, des deux hommes qui agressaient Ilina, de mon coup de sang, de ma chute, de mains coupantes se refermant sur mon cou. « Ça va, Aloster ? » a demandé ma mère. J’ai acquiescé d’un clignement de paupières même si je ne me sentais pas très bien. Je me suis accroché comme un naufragé au regard brillant d’Ilina. Elle me souriait. Elle avait remis son chemisier et son boléro déchirés, qu’elle maintenait resserrés de sa main gauche. « Merci du fond du cœur, Aloster », a-t-elle murmuré. J’ai perçu de la frayeur dans sa voix. « Ils… ils sont partis ? » J’avais rencontré les pires difficultés à expulser ces quelques mots. Je me suis rendu compte que j’étais allongé sur l’herbe sèche du bord de la route. Des gémissements et des lamentations s’élevaient autour de nous. « Ils ont fini par s’enfuir, a répondu maman. Mais plusieurs des nôtres sont morts. — Si tu n’étais pas intervenu, Aloster, j’aurais sans doute fait partie du lot », a ajouté Ilina. Elle m’a pris la main après avoir prononcé ces mots. Sa paume dégageait toujours la même chaleur. Slanka m’a effleuré le front du bout des doigts. « Les Patriarches t’ont donné du courage, mon frère. » J’ai failli lui répliquer que c’était la beauté d’Ilina qui avait motivé mon intervention, et non les barbes vénérables des Patriarches, mais j’ai gardé un silence à la fois prudent et confortable. « Ton agresseur a reçu son juste châtiment, a repris ma mère. Il t’étranglait avec une telle force que le service d’ordre n’a pas eu d’autre choix que de l’abattre. » Je me suis enhardi à me redresser. La tête m’a tourné et ma douleur au cou est devenue lancinante. Ilina ne m’a pas lâché la main. Une brise tiède et frissonnante répandait des senteurs végétales. La nuit m’a semblé plus noire que d’habitude, comme assombrie par la nuée qui fondait sur la Galaxie. J’ai aperçu des corps allongés plus loin, des mingjums vêtus de hardes et des adeptes du Septième Sceau. Ilina a passé son bras autour de mes épaules pour me soutenir. J’ai eu envie de poser mon visage sur sa poitrine – je l’aurais fait sans aucune hésitation si nous avions été seuls. « J’ai récupéré ton jaseur », m’a-t-elle chuchoté dans le creux de l’oreille. Je lui ai souri malgré la crispation de mon visage. J’avais l’impression qu’un collier hérissé de pointes m’entaillait le cou. Ma mère m’a tendu une bouteille d’eau. Je l’ai refusée d’un mouvement de tête : j’aurais été incapable d’avaler quoi que ce soit. Mon père a émergé d’un repli de ténèbres et s’est avancé vers nous. Il arborait une expression que je ne lui connaissais pas et que j’ai identifiée comme de la fierté. Il ne l’a pas exprimée, les hommes de la communauté ne sont pas censés partager leurs émotions. « Comment te sens-tu ? a-t-il simplement demandé. — Ça peut aller… » Bien que son regard ne se soit posé qu’un court instant sur Ilina, j’ai vu qu’il l’appréciait. Elle avait tout pour rassurer un père du Temple. La bru idéale. Il a laissé errer son regard sur les groupes rassemblés autour des corps inertes. Des enfants sanglotaient, des femmes pleuraient en silence tandis que les hommes s’efforçaient de rester graves et dignes. Mon père a voulu ajouter quelque chose, mais il s’est ravisé et éloigné de son pas raide après avoir trituré en silence l’épaule de ma mère. Nous sommes repartis une heure plus tard. Les pasteurs estimaient que nous étions encore trop près de la ville et que nous devions trouver un endroit à l’écart pour nous reposer. Même si mon cou m’élançait toujours autant, j’ai pu me relever et marcher sans trop de difficulté. J’ai voulu réintégrer le service d’ordre après avoir récupéré mon jaseur, mais un pasteur autoritaire m’a ordonné de rester dans la colonne. J’ai marché en compagnie d’Ilina en gardant un intervalle d’une dizaine de mètres avec ma mère et ma sœur. Des membres de sa famille sont venus me saluer, son petit frère, un garçon espiègle d’une douzaine d’années, sa mère, une femme qu’on aurait pu croire copiée sur la mienne (je me souvenais vaguement d’elle, de ses yeux très clairs surtout, qui m’effrayaient lorsque nous piqueniquions dans le parc), un oncle et une tante qui n’avaient pas pu avoir d’enfant (le Septième Sceau interdisant le recours aux manipulations génétiques, ils n’avaient pas eu d’autre choix que de s’en désoler), un vague cousin un peu simple dont les parents n’avaient pas voulu participer à cette marche… Ilina leur racontait avec une patience infinie comment je lui avais sauvé la vie, et tous posaient leur main sur mon bras avec, dans les yeux, une admiration qui virait à l’adoration. Je me sentais dans la peau de l’une de ces fausses idoles que les Patriarches avaient brisées en revenant de leur interminable guerre contre les Sardociens, j’avais l’impression qu’on allait me dénoncer pour incitation à l’idolâtrie et me condamner à être enterré vivant, le châtiment réservé jadis à ceux qui transgressaient les lois immuables. Comment m’auraient-ils regardé s’ils avaient su que j’avais forniqué avec une débauchée ? Après l’interdiction parlementaire des châtiments traditionnels contrevenant à la dignité humaine, les pasteurs m’auraient probablement imposé une séance d’expiation publique où, à la douleur physique, se seraient associées l’humiliation personnelle et la honte de la famille. J’avais assisté à plusieurs de ces cérémonies dites de pardon et m’étais juré de ne jamais me retrouver dans la peau du pécheur livré à la tyrannie des pasteurs et à la curiosité morbide de la foule entassée dans le temple. Le pire, peut-être, c’est quand le pénitent doit confesser ses fautes devant la communauté, face aux siens, face à l’épouse qu’il a trompée, face aux enfants qu’il a maltraités, aux parents qu’il a déshonorés, aux voisins qu’il a insultés ou méprisés. La procession s’est arrêtée dans une forêt où les frondaisons nous serviraient de toit et les feuilles mortes de matelas. Nous nous sommes dispersés entre les troncs plantés dans l’obscurité comme des spectres figés. Nous n’avons pas rejoint nos familles, Ilina et moi, nous avons trouvé un coin à l’écart où nous nous sommes installés. Mon cœur s’est mis à battre violemment. La douleur à mon cou s’est tout à coup rappelée à mon bon souvenir. Nous avons aménagé une sorte de litière en amassant branches et feuilles et nous nous sommes allongés côte à côte, main dans la main. J’ai contenu, je ne sais comment, une violente envie d’embrasser Ilina. Son propre désir exsudait de sa paume, de son souffle. Le silence est retombé dans la forêt, effleuré de soupirs et de murmures. Les nuages ont escamoté les étoiles qui brillaient dans les jours des frondaisons. Un coup de tonnerre a éclaté quelques minutes plus tard, nous faisant sursauter. La pluie s’est mise à crépiter sur les feuilles, puis les premières gouttes nous ont frappé le visage. Nous nous sommes relevés en riant et avons couru à la recherche d’un abri. Nous sommes arrivés devant une sorte de cabane en bois dont la porte n’était pas fermée à clef. Nous étions déjà trempés lorsque nous nous y sommes engouffrés. Un déclic a retenti, un rayon lumineux a transpercé l’obscurité et s’est promené sur les cloisons, le plafond et le sol. « Heureusement que j’ai eu l’idée de prendre une lampe », a murmuré Ilina. Le rayon a dévoilé dans un coin un coffre qui servait aussi de lit, des étagères garnies d’assiettes et d’ustensiles de cuisine, un fauteuil, un tapis sur le sol et un robinet au-dessus d’un évier probablement alimenté par un réservoir d’eau installé sur le toit. « Il y a des gens qui aiment se retrouver seuls dans les bois », ai-je soufflé. La pluie tambourinait sur le toit. J’ai pensé que les Patriarches n’étaient guère cléments pour ceux qui les vénéraient. Les pasteurs auraient répliqué qu’ils éprouvaient sans cesse la foi de leurs fidèles, mais je crois finalement que la sécheresse de cœur de leurs servants répondait parfaitement à l’inhumanité des pères fondateurs. J’ai avisé une targette sur la porte, je l’ai tirée et j’ai dit, d’un ton assuré : « Éteins ta lampe. Comme ça, on ne nous dérangera pas. » Ilina a obtempéré sans poser de question. De même elle n’a pas tenté de se dérober lorsque je l’ai prise dans mes bras, que je l’ai attirée à moi et que mes lèvres se sont écrasées sur les siennes. Le frémissement de son corps a soufflé sur mon désir comme un vent sur les flammes. Nous nous sommes retrouvés nus sur le lit et allongés l’un sur l’autre, ivres de caresses. Elle s’est ouverte à moi avec une intensité que n’avait pas déployée Ramala. Je me suis enfoncé en elle avec gourmandise, j’ai senti une petite résistance, puis, malgré son étroitesse, elle m’a happé tout entier. Ce n’était pas le paradis promis par les Patriarches et les pasteurs, c’était le paradis d’Ilina, un enveloppement brûlant, une prière exaucée, une bénédiction charnelle. La douleur que j’ai perçue dans ses premiers soupirs s’est métamorphosée en jouissance, en joie. Ses cuisses se sont refermées sur ma taille avec une force que je ne lui soupçonnais pas, ses talons m’ont labouré le dos. J’ai eu peur un moment que ses gémissements n’attirent l’attention des autres, mais l’orage qui jouait son fracas au-dessus de nos têtes était notre plus précieux allié. Je serais incapable de dire combien de temps nous sommes restés suspendus à notre plaisir. Je me souviens seulement qu’un rayon du jour naissant s’est infiltré par un interstice et posé avec délicatesse sur le visage apaisé d’Ilina. J’ai enfin pu la contempler et sa beauté m’a émerveillé, sa peau blanche et lisse, ses seins ronds, ses jambes longues et fines, son ventre légèrement arrondi, le buisson noir et dense voilant sa faille fabuleuse. Elle a ouvert les yeux et m’a souri. Nous venions de commettre le péché de chair et nous n’en éprouvions aucun remords. Le silence était redescendu sur la forêt, seulement perturbé par les friselis des frondaisons. Elle s’est redressée sur un coude. « Ils sont sans doute repartis, a-t-elle chuchoté avec une pointe d’inquiétude. — Nous les rattraperons… » J’ai posé la main sur son sein. Nous nous sommes de nouveau embrasés et étreints avec une telle violence que nos os et nos dents se sont entrechoqués. « J’ai faim, a-t-elle soupiré en reprenant son souffle. — Peut-être y a-t-il des réserves dans cette cabane… » J’ai déniché trois boîtes autochauffantes dans l’un des tiroirs du coffre qui servait de socle pour le lit. Du poisson de l’Arao aux petits légumes des plaines. Nous les avons ouvertes et avons dévoré leur contenu en nous interrompant régulièrement pour nous embrasser avec une sauvagerie animale. Des craquements ont retenti dehors. J’ai d’abord pensé à des bêtes sauvages, puis aux mingjums, j’ai récupéré mon jaseur dans le tas de mes vêtements et vérifié qu’il était en état de marche. Ilina m’a lancé un regard effrayé. Je l’ai trouvée infiniment désirable et l’ai rassurée d’un sourire. J’ai jeté un coup d’œil dehors par l’un des interstices de la porte. Je n’ai rien vu d’autre que les troncs d’arbres, les branches tombées et les feuilles encore humides des pluies de la nuit. « Personne, ai-je murmuré. — Il n’y a pas d’animaux dangereux dans cette forêt ? — Pas que je sache. » Nous avons fini de manger avant de nous rhabiller. C’est à regret que j’ai vu les vêtements d’Ilina recouvrir son adorable peau. Mon corps ensorcelé vibrait encore d’elle, de sa chaleur, de sa douceur. J’avais découvert le plaisir avec Ramala, j’avais connu l’extase avec elle. Les pasteurs étaient fous ou criminels de mépriser les rapports charnels. J’ai cherché dans ma mémoire un passage consacré au plaisir sexuel dans le livre des Lois du Septième Sceau dont j’avais appris certains passages par cœur ; je n’en ai trouvé aucun. Les Patriarches, dont certains avaient épousé plusieurs femmes, n’avaient laissé aucune consigne en la matière. Nous nous sommes embrassés une dernière fois avant de sortir. Le goût de la nostalgie imprégnait déjà nos baisers. Ils nous sont tombés dessus dès que nous avons mis le nez dehors, une vingtaine d’hommes guidés par trois pasteurs aux barbes fournies et aux yeux inquisiteurs. « Emparez-vous d’eux », a ordonné l’un d’eux. Je n’ai pas eu le temps de me saisir du jaseur glissé dans la poche de mon pantalon. On m’a immobilisé les bras et lié les poignets dans le dos avec une corde rugueuse, puis on nous a traînés sans ménagement, Ilina et moi, devant une fosse creusée une cinquantaine de mètres plus loin. Une eau boueuse et jonchée de feuilles en emplissait le fond. Des racines surgissaient des parois de terre d’une hauteur de deux mètres. Un brouillon de compréhension s’est formé dans ma tête et une peur atroce m’a glacé le sang. Ils nous ont conduits au bord de la cavité. Je me suis demandé où ils avaient déniché les pelles et les pioches appuyées aux troncs des arbres environnants. L’un des pasteurs, le plus ancien à en croire sa barbe blanche et son visage sillonné de rides profondes, s’est avancé sur le bord opposé de la fosse et nous a dévisagés un long moment avant de prendre la parole. « Vous avez transgressé les lois immuables. Et il n’y a qu’une sentence pour ce genre de faute : la mort. » Sa voix avait la sécheresse d’une terre brûlée. J’ai puisé du courage dans le regard épouvanté d’Ilina. « Quelle faute ? ai-je protesté d’une voix aussi ferme que possible. Nous nous sommes seulement mis à l’abri de l’orage. » Un sourire est apparu sur les lèvres rainurées du vieux pasteur ; j’ai eu l’impression d’assister à l’éclosion d’une plante vénéneuse. « Nous avons des témoins, a-t-il déclaré. Quinter, dis-leur ce que tu as vu et entendu. » Un garçon d’une quinzaine d’années s’est extrait du groupe et s’est avancé aux côtés du pasteur. L’acné qui lui mangeait le visage prouvait que sa famille respectait à la lettre l’interdiction génétique. Il m’a rappelé moi à son âge, même chevelure en broussaille, même gaucherie, même crasse, même maladresse, même timidité. « Comme je cherchais aussi un abri, j’ai couru vers la cabane, a-t-il commencé en tendant le bras en direction de la petite construction de bois. J’ai entendu des bruits qui venaient de l’intérieur. Je ne savais pas ce que c’était, alors je suis allé prévenir mon père. Il est revenu avec moi malgré la pluie. Les bruits continuaient. Il m’a dit qu’un homme et une femme étaient en train de commettre le péché de la chair là-dedans. Des gens non mariés, sans doute, car les gens mariés ne se croient pas obligés de se cacher au fond des bois pour forniquer. De toute façon, les gens mariés ne forniquent pas, ils perpétuent avec dignité l’œuvre de création initiée par les Patriarches. » Un homme a rejoint l’adolescent et le pasteur devant la fosse. Quinter lui ressemblait de façon troublante, comme s’il en était l’esquisse à peine ébauchée, un peu ratée. « Nous sommes allés chercher le pasteur pour savoir ce qu’il convenait de faire. » La voix grave de l’homme a effrayé un oiseau proche, qui s’est envolé d’une branche à tire-d’aile. « Il nous a dit que, puisque le Parlement ne gouvernait plus, puisque chacun était renvoyé à son propre système de valeurs, nous étions de nouveau soumis aux lois immuables et que nous devions creuser une fosse pour y ensevelir les pécheurs, comme cela se pratiquait autrefois. » Le pasteur l’approuva d’une légère inclination du torse. J’ai compris qu’Ilina et moi étions dans un sale pétrin, que personne ne viendrait nous extirper des griffes de ces fanatiques. J’ai cherché une solution : seul mon jaseur pouvait nous sortir de là, mais il fallait que je trouve le moyen de me délier les mains. J’ai tenté de détendre la corde ; elle s’est seulement resserrée sur mes poignets. « Vous ne pouvez tout de même pas condamner deux personnes sur la seule preuve de bruits, ai-je argumenté. Les lois des Patriarches exigent aussi la vérité et la justice. — Inutile de discuter, notre opinion est faite, a répliqué le pasteur. Et la sentence a été prononcée. » Je me suis étonné de ne pas avoir entendu les coups de pioche et de pelle au cours de la nuit, puis je me suis rappelé les grondements de l’orage et me suis rendu compte que notre meilleur allié s’était changé en notre pire ennemi. Ilina tremblait à mes côtés, sa pâleur était déjà celle d’une morte. « Nous pensons que notre abandon des principes premiers est en partie la cause de la menace qui pèse sur les peuples humains, a repris le pasteur. Les lois sont transgressées depuis trop longtemps. Les Patriarches nous ont abandonnés parce que nous leur avons désobéi. Les temps sont venus de revenir aux textes fondamentaux. — Au nom de quel texte précis nous condamnez-vous ? » ai-je demandé. Une colère haineuse a enflammé son regard sombre. « La femme malhonnête sera vilipendée, l’homme débauché sera humilié, a-t-il répondu. — Vilipendée, humilié… Nulle part il n’est indiqué qu’on doive les enterrer vivants ! — Ce n’est pas à toi d’en décider, jeune insolent ! — Ni à vous ! C’est aux Patriarches, et à eux seuls, de juger. — Nous sommes leurs représentants sur les mondes de matière. — Vous n’êtes que des hommes. Et, comme tous les hommes, susceptibles de commettre des erreurs. » Les tremblements d’Ilina s’étaient accentués. J’aurais donné n’importe quoi pour l’emmener loin de ces spectres de malheur. « Nous sommes chargés d’appliquer la loi, et la loi interdit de forniquer en dehors des liens du mariage. » Je me suis surpris en prononçant ces mots : « Laissez-la partir, je prends toute la responsabilité de la faute sur mes épaules. C’est moi qui l’ai entraînée ici, moi qui l’ai forcée à commettre le péché de chair. » J’ai senti le poids du regard d’Ilina sur ma joue droite. « Tu disais tout à l’heure qu’on ne pouvait pas baser une condamnation sur les bruits, et maintenant tu reconnais ton forfait. Votre forfait plutôt. Les bruits n’indiquaient aucune résistance de sa part. » Admettant qu’aucun argument ne pourrait infléchir leur décision, j’ai changé de système de défense. « Pourquoi ne pas faire preuve d’indulgence ? Les Patriarches disent qu’elle est la plus belle des vertus. — Nous l’avons si longtemps appliquée que nous avons fini par nous aveugler. » Un rayon de Solar 2 s’est glissé entre les frondaisons et a dessiné une flaque tremblante dans le fond de la fosse. Ces fanatiques ne nous volaient que vingt-six jours de notre vie, mais on peut connaître bien des extases en vingt-six jours, sans compter que l’espoir subsistait toujours d’une erreur de la commission scientifique du Parlement. Nul ne pouvait prédire exactement comment se comporterait la nuée qui fondait sur la Galaxie à des allures vertigineuses. Même si les instruments d’observation avaient progressé de manière fulgurante ces derniers siècles, elle n’était peut-être qu’une illusion spatiotemporelle, une ombre du temps. Une féroce envie de vivre m’a secoué de la tête aux pieds. J’ai de nouveau tiré sur la corde qui m’enserrait le poignet ; impossible de la détendre d’un seul millimètre. « Exécutez la sentence », a ordonné le pasteur. Quatre hommes se sont avancés dans notre dos. J’ai voulu me débattre, mais l’un d’eux m’a renversé d’un croche-pied et j’ai été précipité dans la fosse. Je suis tombé la tête la première dans la flaque. Je me suis retourné sur le dos pour expulser l’eau infiltrée dans mes narines et ma gorge. J’ai reçu une première pelletée de terre sur le visage. Ilina est tombée à son tour et s’est allongée sur le côté, terrorisée, secouée de sanglots. J’allais connaître la fin que j’avais le plus redoutée depuis que j’étais en âge de penser. Je me suis efforcé de remettre de l’ordre dans mes pensées affolées. Je sentais déjà le poids de la terre sur mon corps. Les silhouettes réparties autour de la fosse s’agitaient en silence, nous ensevelissant avec un entrain décuplé par la fatigue et l’insomnie. Je ne pourrais bientôt plus bouger. J’ai avisé une pierre à l’arête tranchante à quelques centimètres de mon épaule droite. Je m’en suis rapproché en rampant, lui ai tourné le dos, l’ai localisée du bout des doigts et ai posé la corde sur l’arête. Un gémissement déchirant d’Ilina et une nouvelle chute de terre sur ma joue m’ont donné l’énergie du désespoir. La corde, pourrie par l’humidité, a cédé au bout de quelques secondes seulement. Une force sauvage m’a envahi lorsque mes bras ont recouvré leur mobilité. J’ai glissé la main dans ma poche, saisi la crosse du jaseur et poussé un hurlement de bête sauvage. Je me suis relevé aussi vite que possible et, sans prendre le temps de secouer la terre accumulée sur mes vêtements et mes cheveux, j’ai gravi en deux bonds la paroi de la fosse, me suis glissé derrière le pasteur avant que les autres n’aient eu le temps de réagir, lui ai passé le bras autour du cou et pointé l’extrémité du jaseur sur la tête. « Dites-leur d’arrêter tout de suite, ou je vous explose la tête ! » Il n’a pas eu besoin de le leur ordonner pour que les autres cessent de jeter de la terre dans la fosse. « Que l’un d’entre vous aille chercher Ilina, et vite ! Ou votre pasteur mourra dans d’atroces souffrances. » Ils se sont consultés du regard, puis l’un d’eux est descendu au fond de la fosse, a tranché la corde d’Ilina et l’a aidée à remonter. Sa jupe, son chemisier, son boléro, son visage et ses cheveux étaient maculés de boue et de terre. Du sang s’écoulait de ses narines et de ses lèvres. Elle s’est avancée vers moi d’une allure vacillante. « Nous allons partir. Vous restez ici. Nous emmenons votre pasteur avec nous. Nous le relâcherons plus tard. — Faites… Faites comme il dit », a confirmé le pasteur d’une voix étranglée. Les autres se sont écartés. « Tu te sens en état de marcher ? » ai-je demandé à Ilina. Elle a acquiescé d’un mouvement de tête. Des larmes se sont décrochées de ses cils et ont roulé sur ses joues. « Fichons le camp. » J’ai poussé le pasteur dans le dos pour le contraindre à marcher dans la direction opposée, du moins telle était mon impression, de celle que suivait la procession du Septième Sceau. J’ai vérifié, d’un coup d’œil par-dessus mon épaule, que les autres restaient immobiles. Nous avons marché jusqu’à la lisière de la forêt. Ilina n’a pas proféré une plainte malgré la douleur qui, visiblement, lui tiraillait une jambe. Solar 2 brillait de tous ses feux dans le ciel dégagé et dispensait une chaleur déjà écrasante. La brise tiède apportait la rumeur de BeïBay. Une libulle a volé au-dessus de nous dans un grésillement prolongé. « Vous pouvez y aller », ai-je dit au pasteur. Il a parcouru une vingtaine de mètres avant de se retourner et de crier, la bouche tordue de fureur : « Que la malédiction des Patriarches soit sur vous ! — Elle est déjà sur nous tous », ai-je rétorqué. J’ai pris Ilina par la main et nous nous sommes lancés sur l’ancienne route en partie envahie par les ronces. CHAPITRE XXI Il n’est pire compagnon que celui qui refuse d’ouvrir son esprit. Même s’il voit de ses yeux un phénomène auquel il ne croyait pas, Il persiste à le nier. Prisonnier de ses certitudes, il ne sort jamais de son cachot, Tente même d’y enfermer tous ceux qui essaient de l’en libérer, Car il n’aime rien tant que faire ployer les autres sous le joug de ses croyances, Il n’aime rien tant qu’avoir raison, quel qu’en soit le prix à payer, Même si la nuit les spectres le hantent, Même si sa conscience le torture, il préfère mourir étouffé par ses vérités, Et ne point se déjuger devant ses semblables, car son orgueil va de pair Avec les honneurs, et le trône d’où il peut dominer, Il n’y a pas d’humilité en lui, il a la force et la rigidité d’un vieil arbre, Là où il faudrait la souplesse et l’allégresse d’un brin d’herbe, Qui accompagne le vent et ne rompt pas, tandis que lui finit par être renversé, Et se brise avec fracas sur le sol. Ô toi qui m’entends, ouvre ton esprit, redeviens le brin d’herbe Chahuté par le vent et admire les merveilles autour de toi. Ode à l’ouverture de l’esprit, tradition akaloïte de la planète Vertig, système d’Omicron du Serpoz. LES CHASSEURS se hâtèrent de contourner la lac, mais le vent les retardait, les contraignant à s’arrêter tous les vingt mètres et à s’accrocher pour résister aux rafales. Les deux migrateurs qui avaient pris leur envol flottaient pour l’instant une vingtaine de mètres au-dessus du sol. Leurs congénères ne bougeaient pas. Elthor fut de nouveau saisi par l’impression de légèreté dégagée par les pentales. Les sons le transperçaient, vibraient dans chaque parcelle de son corps. Des images déferlaient en continu dans son esprit, les souvenirs de ses frères et sœurs de la chaîne, mais également des paysages, des formes et des sensations inconnus. « Pourvu qu’ils attendent un peu avant de prendre de la hauteur, grogna Al Raj. — C’est vrai qu’ils sont nettement plus faciles à tirer lorsqu’ils restent sur place, ironisa Oulraka. — Fallait pas demander à nous accompagner, si c’est pour nous débiner sans cesse ! vitupéra Moraine. — Je pensais que… » Oulraka s’interrompit, le temps que les ventouses de sa combinaison la rivent à un rocher. « … devant une vie inconnue, vous pourriez changer d’avis, vous pourriez avoir envie de la découvrir au lieu de la tuer. — Ce n’est pas une très bonne définition d’un chasseur, objecta Al Raj. — Seulement la définition d’un être humain ordinaire », corrigea la jeune scientifique. Elthor espéra de son côté que les bourrasques retarderaient le petit groupe jusqu’à ce que les pentales se soient suffisamment élevés dans les airs. Même si la créature n’était pas réapparue à la surface du lac, il continuait de surveiller l’eau agitée : ils longeaient le bord, et le monstre aquatique pouvait très bien être muni de longs tentacules comme ses alter egos terrestres. Ils s’éloignèrent peu à peu de la rive et, louvoyant entre les masses grises allongées, se rapprochèrent des deux migrateurs qui se tenaient côte à côte et effectuaient les mêmes mouvements avec un synchronisme parfait : de légers battements des ailes supérieures et une lente ondulation de la queue. « On dirait des cétacés volants ! s’exclama Gorden. — À cette différence près que les cétacés sont des mammifères et que ceux-là n’appartiennent à aucun règne connu », affirma Moraine. Elle fixa Oulraka d’un air provocant : « Je ne dis pas de bêtises ? » La jeune femme ne répondit pas, l’attention entièrement accaparée par les deux migrateurs. Le vent poussait au-dessus d’eux des nuages dont la noirceur donnait le sentiment qu’ils avaient été dérobés à la nuit régnant sur l’autre face de la planète. Un tourbillon aérien apparut non loin, ses bords grandirent démesurément et formèrent une gueule vorace dans laquelle se précipitèrent des pierres et des fragments de terre. Le vent redoubla de violence. « Faut se mettre à l’abri, cria Al Raj. Près des gros rochers. Ou on va être emportés comme des brins d’herbe ! » Gorden observa quelques instants la bouche aérienne dont la force d’aspiration paraissait peler le sol comme un fruit mur et, la mort dans l’âme, finit par hocher la tête. « On ferait mieux de rester près d’un migrateur, proposa Oulraka. Ils sont tellement lourds qu’ils ne risquent pas d’être emportés. — Vous êtes complètement fêlée ! rugit Moraine. On n’a aucune idée de leurs réactions ! — Et puis, imaginez qu’il décolle : nous n’aurions plus rien à quoi nous raccrocher, renchérit Al Raj. Faite ce que vous voulez. Nous, on file s’abriter dans les rochers. » Ils guettèrent la première accalmie pour se mettre en chemin. Elthor ne les suivit pas. Le raisonnement d’Oulraka faisait écho à ses propres sensations. Il avait la certitude qu’il serait davantage en sécurité parmi les pentales qu’au milieu des reliefs environnants. Leur chant lui ravissait l’âme et l’enveloppait de paix, de bienveillance. La jeune scientifique demeura à ses côtés. Ils regardèrent pendant quelques instants le petit groupe se diriger vers l’amas de rochers distant d’une cinquantaine de mètres, régulièrement immobilisés par les sangles de leurs combinaisons et les crochets de leurs chaussures. La bouche céleste s’avançait rapidement vers eux, soulevant des tourbillons de cailloux, de terre et de buissons qu’elle engloutissait avec une frénésie grandissante. Elthor s’approcha d’un pentale couché. Oulraka lui emboîta le pas. Ils se tinrent à quelques centimètres de l’épiderme gris et, vu de près, incrusté d’éclats brillants évoquant des quartz ou encore des braises sous la cendre. Culminant à plus de quinze mètres de hauteur, il se présentait comme une muraille légèrement convexe et ne dégageait aucune chaleur extérieure bien que, comme son congénère abattu par les chasseurs, il renfermât probablement du feu. Le grondement sourd et continu de la bouche aérienne dominait à présent les sifflements rageurs du vent. « Je n’ai jamais observé de vortex aériens de cette puissance. » La voix acide d’Oulraka avait peiné à se frayer un chemin dans le vacarme. « Vous venez d’où ? demanda Elthor. — D’un monde perdu. Amble, une planète du système d’Ispharam. Le coin où j’habitais était sujet aux fréquentes tempêtes. Il m’a fallu soixante annéesTO pour gagner NeoTierra. C’était avant l’avènement de l’ADVL. J’ai sacrifié huit interminables années de ma vie biologique. » La mémoire de frère Ewen délivra instantanément à Elthor des informations sur le système d’Ispharam. Lui-même originaire d’Amble, Ewen avait échoué sur Boréal après avoir reçu l’implant et le cakra de la Fraternité. Il ressentit de nouveau, avec une intensité accrue, la mélancolie qui avait bercé l’existence du premier maillon de la chaîne. Il s’aperçut que les chasseurs avaient réussi à gagner leur abri avant que le vortex aérien ne les survole. De gros rochers se soulevèrent comme des brindilles en arrière-plan. « Pourquoi en êtes-vous partie ? — J’appartenais à une communauté angélique, j’ai assisté à des châtiments et des bannissements publics, à l’humiliation de familles entières, et j’ai refusé de partager des croyances qui engendraient de telles souffrances. Les anges ont le dos large lorsqu’il s’agit de mortifier des hommes, des femmes et des enfants. » Elle marqua un temps de pause avant de reprendre : « Et vous ? Vous venez d’où ? — Iox. Une planète du système de Phi du Xantor. — J’en ai entendu parler. C’est dans le bras de Persous, n’est-ce pas ? » Elle pointa l’index sur l’épiderme du pentale. « Vous en êtes parti à cause d’eux ? — Pas vraiment. — Vous semblez pourtant en connaître beaucoup sur eux. » Il se demanda fugitivement si elle était motivée par la seule curiosité scientifique. « La seule chose que je sais, c’est qu’ils sont là pour nous aider. J’ignore pourquoi, j’ignore comment, mais, si je ne réussis pas à entrer en contact avec eux, nous risquons de disparaître à jamais. » Le grondement de la bouche évoquait un fracas d’orage. Elle grandissait encore, comme si elle se nourrissait des morceaux d’écorce planétaire qu’elle prélevait. « Admettez qu’il n’est pas facile de vous croire, fit Oulraka avec une moue. Comment une forme de vie inconnue pourrait-elle venir au secours d’une autre forme de vie dont elle ignore totalement l’existence ? — Peut-être sommes-nous liés aux… » Il faillit dire pentales, puis se ravisa, estimant que ce terme était lié à la Fraternité et ne sachant pas s’il pouvait accorder sa confiance à son interlocutrice. « … à ces migrateurs célestes comme à toute autre espèce vivante. — Les lois de l’espace-temps nous l’interdisent en principe. — D’autres lois prennent sans doute le relais, des lois que nous n’avons pas encore découvertes. » Il ne lui révéla pas qu’il avait vécu dans un réseau où le temps était différent de celui observé sur les mondes de l’OMH. Il prit conscience à cet instant que son séjour dans le Vex l’avait préparé à la rencontre avec les pentales, que son organisme avait subi une aberration temporelle qui lui permettrait peut-être de les approcher, de les comprendre. De même, il ne parla pas à la jeune femme des chuchotements des anges, ces messages envoyés par la Fraternité qui traversaient instantanément des distances gigantesques. Les lois observées et validées par les scientifiques ne s’appliquaient pas toujours ni partout. « Comment comptez-vous entrer en contact avec eux ? — Ils essaient d’entrer en contact avec moi. Vous n’entendez pas les sons qu’ils émettent ? » Elle se figea un temps, puis elle secoua la tête, visiblement désolée de ne pas être douée de perceptions plus affûtées. « Ils se sont tus lorsque les chasseurs ont tué l’un d’eux, reprit Elthor. — Et ces… enfin, nos amis, ont bien l’air décidés à en tuer d’autres », souligna Oulraka. Le vortex passa au-dessus des rochers où s’étaient réfugiés les chasseurs. Des tourbillons se faufilèrent entre les migrateurs et sectionnèrent les branches des buissons. Les crochets des chaussures d’Elthor et d’Oulraka s’enfoncèrent dans le sol, les ventouses de leurs combinaisons se collèrent à l’épiderme du pentale. « Espérons que ça ne le mette pas en colère », cria la jeune femme. La tourmente fondit sur eux à la façon d’une prédatrice insatiable. La luminosité faiblit encore et le sol se mit à trembler. Ils se collèrent contre la masse du pentale pour rester hors de portée des tourbillons qui se succédaient à une cadence élevée. Les branches, la terre et les pierres s’envolèrent comme des feuilles mortes. Le vent transformait en bruine les lourdes gouttes de pluie. Les nuages bas affluaient sans cesse et venaient grossir les bords du vortex. « Le cyclone grandit encore ! » hurla Oulraka. Elle maintenait d’une main les mèches qui dépassaient de sa capuche, comme pour empêcher les rafales de les lui arracher. Sa combinaison, un peu trop grande pour elle, se gonflait par endroits comme la voile d’un navire. Les filins tenaient bon pour l’instant, et le migrateur restait parfaitement immobile. Il n’avait peut-être même pas ressenti le contact des ventouses sur son épiderme, ni la présence des deux humains proches de lui. Elthor avait perdu de vue les rochers où s’étaient réfugiés les autres. La pénombre et les débris emportés les empêchaient de distinguer quoi que ce soit à plus de cinq mètres. Le hurlement assourdissant de la bouche aérienne s’accompagnait de bruits étranges évoquant l’aspiration, la mastication, la déglutition. Elthor se demanda où seraient rejetés les objets qu’elle avalait, sans doute à plusieurs centaines, voire plusieurs milliers de kilomètres. Fonder une colonie humaine sur cette planète n’aurait pas été une partie de plaisir. Même souterraines, les constructions n’auraient pas été à l’abri des formidables tempêtes qui déferlaient sans doute à intervalles réguliers. Et puis, où qu’ils habitent, les colons auraient couru le risque permanent de recevoir des pluies inopinées de pierres et de terre. Il décolla du sol à plusieurs reprises et crut que les ventouses et les crochets étaient sur le point de céder. Des cailloux fusèrent autour de lui et lui frappèrent la tempe et la joue. Son sang se mêla aux gouttes de pluie froide qui perlaient sur son visage. Il tenta de se protéger en plaquant sa face sur l’épiderme du pentale. Malgré la rugosité du contact, il garda cette position jusqu’à ce que les tourbillons perdent un peu de leur virulence. Il eut la très nette impression qu’une note se détachait du chœur qui continuait de résonner en lui, imprégnée de gravité et de sagesse, issue de temps si anciens qu’ils restaient pour l’instant hors de portée de son appréhension. Un glapissement le tira de son ravissement. Oulraka flottait trois mètres au-dessus du sol, les bras écartés, maintenue au gigantesque corps du pentale par les filins distendus. Les crochets métalliques recourbés saillaient toujours des semelles de ses chaussures. Le vacarme l’empêcha de comprendre les mots qu’elle lui cria. Il lut seulement une immense frayeur dans ses yeux. Elle retomba au sol à la faveur d’une accalmie et s’empêtra dans les filins. Il l’aida à se dégager et à se remettre debout. « J’ai bien cru cette fois que je partais pour le grand vol plané. » Elle s’efforçait de sourire, mais sa voix tremblait et le sang s’était retiré de son visage. Elthor constata que le sol était entièrement pelé. Il ne restait aucun élément de ce qui avait constitué sa surface quelques instants plus tôt, seulement une terre noire, nue et luisante. Des flaques brunes grossissaient déjà dans les creux. « Je comprends maintenant pourquoi la faune de cette planète reste terrée dans les profondeurs du sol ou des eaux », marmonna Oulraka. Le vortex continuait son travail de nettoyage plusieurs kilomètres plus loin. La bouche, qui avait atteint un diamètre gigantesque, aspirait désormais des rochers imposants, jaillissant comme des geysers de chaque côté des masses grises et inamovibles des migrateurs célestes. « Le plus dur est passé », soupira la jeune scientifique. Au mugissement du vortex succédait le crépitement régulier de la pluie crachée par les nuages moutonnants. Oulraka posa la main sur l’épiderme du pentale. « Nous avons eu raison de lui faire confiance. J’espère que les autres ont eu la même chance que nous. » Une moue déforma ses lèvres bleuies par le froid. « À vrai dire, je ne l’espère pas. Ce n’est pas très… charitable de dire ça, mais ces crétins et leurs armes risquent de contrarier notre rencontre avec une espèce inconnue. — Sans eux, vous n’auriez pas pu vous rendre dans le Petit Nuage de Majdan, objecta Elthor. Sans leur tenue spéciale, vous n’auriez pas pu mettre le pied sur cette planète. » Elle le fixa avec une expression de défi. Un courant d’air s’engouffra dans les recoins lâches de sa combinaison et l’entraîna dans un mouvement ascendant aussitôt enrayé par les filins. « Je suis ingrate, n’est-ce pas ? On m’a appris à prendre le meilleur chez les autres. Le meilleur chez ces gens-là, c’est leur fric et la passion de tuer qui les pousse à vouloir toujours plus, toujours plus loin. Ils nous proposent maintenant le pire et nous ne sommes pas obligés de l’accepter. Si les éléments de cette planète nous débarrassent d’eux, je n’irai surtout pas m’en plaindre. » Ferlun n’aurait probablement pas désavoué cette façon de concevoir la vie. Elle pouvait sembler amorale, elle tenait seulement compte du réel, elle épousait les courants. Elthor se souvenait que son guide dans le Vex n’avait pas hésité à précipiter le grand-prêtre de Manahor dans une fosse hérissée de pieux aux pointes effilées. « Il est également possible que nous ayons encore besoin d’eux, dit-il. — Besoin de ces matamores ? Permettez-moi d’en douter. — La vie a parfois des détours étranges. » Ils ne distinguaient toujours pas le massif rocheux où les chasseurs et leurs serviteurs s’étaient abrités. Le vortex s’éloignait en abandonnant derrière lui une traîne agitée de rafales, de pluie et d’obscurité. Un frémissement agita soudain l’épiderme du pentale. Oulraka eut un mouvement de recul. Les crochets de ses chaussures plantés dans le sol la bloquèrent et la déséquilibrèrent. Elthor l’agrippa par le bras pour l’empêcher de tomber. Une chaleur intense, comparable à celle du cakra, les enveloppa. La note grave vibra avec puissance dans le corps d’Elthor. L’espace de quelques secondes, il eut la sensation d’être transformé lui-même en pure vibration. « Nous devrions nous écarter, lança Oulraka. Il peut nous écraser sans même s’en apercevoir. — Nous ne courons aucun risque. Il est conscient que nous sommes près de lui. — Je ne sais pas où vous puisez vos certitudes, je n’en ai aucune pour ce qui me concerne. » L’épiderme gris du pentale était maintenant parcouru de frémissements réguliers qui sillonnaient comme des vagues et le faisaient scintiller. Elthor observa les masses grises étendues plus loin : elles lançaient également des éclats brillants et changeants. Le cakra émit une chaleur soudaine qui l’embrasa. Il eut de nouveau la sensation d’être plongé dans le feu primordial, d’être un éclat de l’explosion originelle. Oulraka tira de toutes ses forces sur les filins. Le nanotissu réactif de la combinaison estimait les rafales encore trop fortes pour relâcher la pression des ventouses. « S’il s’envole, on s’envole avec lui », gémit-elle. Les frémissements du pentale s’accentuèrent au point de devenir de véritables tremblements. Les sons transpercèrent la chair d’Elthor comme des lames. Même si les vents de traîne soufflaient avec moins de violence, ils nécessitaient encore l’usage des ventouses et des crochets. Le ciel s’éclaircissait dans le lointain, et la pluie se clairsemait. On discernait à présent les grands rochers qui avaient servi de refuge aux chasseurs. Une aile supérieure du pentale se déploya, puis une aile inférieure. Nettement plus imposante que la première, cette dernière mesurait une bonne vingtaine de mètres de longueur. Faite de la même matière que l’épiderme, un peu plus claire, elle se mit à battre avec une faible amplitude. L’aile du dessus accompagna bientôt le mouvement. Puis sa queue se déploya et ondula sur le sol. Au bout de quelques secondes, la masse tout entière du migrateur se souleva. Elthor et Oulraka s’élevèrent en même temps qu’elle. Le pentale se suspendit à quatre mètres du sol, une hauteur à laquelle il se maintint en agitant lentement la queue. Accroché à son flanc par les ventouses, Elthor se rendit compte que les autres migrateurs avaient également décollé. Il se demanda avec inquiétude s’ils s’apprêtaient à reprendre leur inconcevable voyage en abandonnant les espèces vivantes de la Voie lactée à leur sort, si la mort de l’un d’eux ne les avait pas convaincus de repartir. Oulraka, emberlificotée dans les filins, avait entrepris de dégrafer les fermetures de sa combinaison. Elle avait déjà rabattu sa capuche et libéré sa chevelure blonde. « Je ne tiens pas à être emportée là-haut, dit-elle après avoir croisé le regard interrogateur d’Elthor. — Sans combinaison, vous n’avez aucune chance d’échapper au vent, objecta-t-il. — Je préfère prendre le risque en bas. En haut, on n’aura aucune chance. » Elle s’était débarrassée de ses chaussures et elle émergeait de la combinaison comme une chrysalide hors de son cocon. Elle avait glissé le torse hors de l’échancrure. Elle ne portait en dessous qu’un maillot de corps blanc et léger que la pluie plaquait déjà sur sa poitrine. Le pentale s’éleva de trois ou quatre mètres supplémentaires, sans à-coup, sans accélérer ses battements d’ailes. « Ne reste pas collé à lui ! hurla Oulraka. On peut encore sauter à cette hauteur. Dégage-toi avant qu’il ne soit trop tard. » Elle était presque parvenue à ses fins. Elle avait passé une jambe hors de la combinaison et elle se démenait pour en extraire l’autre. Elthor estima qu’elle n’aurait aucune chance d’en réchapper en contrebas. Sans sa tenue protectrice, les bourrasques la ballotteraient avec la même facilité que les branches des buissons. Alors qu’elle était sur le point de retirer sa deuxième jambe du fouillis du tissu et des filins, le pentale se rapprocha du sol et s’y posa avec une légèreté surprenante. Ses congénères restaient en l’air, certains mêmes continuaient de monter et disparaissaient déjà dans les nuages bas. Le vent gonflait la combinaison vide d’Oulraka, qu’elle tentait désespérément d’empêcher de s’envoler. « Remets-la ! cria Elthor. — Si tu crois que c’est facile ! » Il se rapprocha d’elle pour l’aider à la maintenir en place et lui permettre de se glisser à l’intérieur. Elle mit un temps fou à enfiler la première jambe. Elle craignait à chaque instant que le migrateur ne redécolle et ne l’enlève à nouveau dans les airs. Il ne bougea pas tant qu’elle ne fut pas rhabillée. Lorsque enfin les fermetures nano se furent refermées, les ventouses se décollèrent de l’épiderme du pentale et réintégrèrent leurs fourreaux dans la doublure du tissu. Les crochets des semelles leur suffirent pour résister aux rafales qui avaient considérablement faibli. « J’ai failli faire une belle connerie, déclara Oulraka avec un pâle sourire. J’ai bien cru que cette espèce de… enfin, qu’il allait nous emporter à plusieurs kilomètres de hauteur ! » Le pentale décolla de nouveau. Cette fois, il ne stationna pas à quelques mètres du sol, il gagna immédiatement une altitude où évoluaient déjà bon nombre de ses congénères. « Pourquoi s’est-il reposé sur le sol à votre avis ? demanda la jeune femme. — Il a deviné que vous alliez faire une belle connerie », répondit Elthor avec un sourire. Oulraka éclata de rire avant de remettre sa capuche. Ils observèrent les migrateurs qui couvraient la plaine céleste et s’enfonçaient l’un après l’autre dans les nuages. « Reviendront-ils ? » Elthor resta quelques instants à l’écoute de leur chant ; il y puisa une sérénité aussi profonde que l’espace, mais il ne trouva pas la réponse à la question d’Oulraka. Lorsque les pentales eurent tous disparu dans la mer agitée des nuages, ils décidèrent de rejoindre les autres. Ils franchirent assez facilement la distance qui les séparait de l’amas des grands rochers. Le vent avait perdu de sa virulence et les rafales ne dépassaient probablement plus les deux cents kilomètres-heure. Les crochets de leurs chaussures s’enfonçaient de temps à autre dans le sol, mais se rétractaient au bout seulement de quelques secondes. Leurs ventouses restaient quant à elles confinées dans leurs gaines. De toute façon, il ne restait pratiquement pas de surface verticale sur laquelle elles auraient pu se poser. Aussi loin que portait le regard, le sol n’était plus qu’une immense plaie sombre parsemée des taches grisâtres abandonnées par les migrateurs célestes. Les grands rochers n’avaient pas tous résisté à l’attraction du vortex. De larges brèches s’ouvraient entre eux, qui les apparentaient à une dentition incomplète. Certains d’entre eux s’étaient fendus en deux ou fractionnés. Elthor et Oulraka se faufilèrent jusqu’au centre de l’amas. « Ils ont été avalés par le tourbillon ! » s’exclama la jeune scientifique. Ils eurent beau fouiller méthodiquement les environs, ils ne repérèrent aucune trace du petit groupe. Le vent se changea en une brise douce et humide. « Tant pis pour eux, je ne vais pas les pleurer, lâcha Oulraka. — Ta peine nous va droit au cœur, ma jolie ! » La voix avait surgi derrière eux. Ils se retournèrent mais ils ne virent personne. Des rayons se glissèrent par les déchirures des nuages et teintèrent de bleu les faces des rochers. CHAPITRE XXII Lorsque les temps seront venus, Ainsi cessera de briller la lumière, Ainsi la nuit perpétuelle tombera sur les mondes, Ainsi la bouche infinie de Sât engloutira les espèces vivantes, Ainsi ses adorateurs seront transformés et connaîtront la vie des justes, Ainsi les autres, les ignorants, seront dissous et anéantis, Dans une terrible souffrance, Ainsi s’accomplira la promesse de Sât, dont le monde issu de son bec Dura le temps de sa respiration. Extrait du Nât-rana, livre sacré de la religion sâtnaga, musée du Parlement, BeïBay, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. JE ME SUIS ENFUI juste à temps. Mes deux compagnons de misère, eux, sont restés sur le carreau. J’ai vu en me retournant qu’ils étaient allongés pour le compte au milieu de la route. Ces deux idiots avaient tenté d’arracher la veste et le chemisier d’une fille, et un jeune type armé d’un jaseur s’était jeté sur eux comme un fou furieux. J’ai cavalé dans les bois et ne me suis arrêté que lorsque le souffle a commencé à me manquer. J’ai alors ressenti le manque. Atroce. Le cerveau qui pèse des tonnes, les pensées qui ressemblent à des poissons agonisants sur une grève brûlante, les frissons, la sueur glacée qui vous recouvre de la tête aux pieds, les jambes et les bras qui se mettent à trembler comme des feuilles au vent. Quelle idée a pris le grand Welzar, notre chef présumé, d’attaquer cette procession ? Nous pensions tomber sur des pèlerins pacifistes, faciles à détrousser, mais les culs bénis étaient organisés et se sont défendus comme des démons ; certains d’entre eux étaient même armés de défats. Il ne doit pas rester grand monde de notre bande. Nous étions pourtant près de trois cents, l’un des groupes les plus nombreux et les plus redoutés des mingjums de BeïBay. Rôdant dans les faubourgs sud de la ville, nous avions suivi la procession religieuse pendant plusieurs kilomètres avant de passer à l’offensive. Le grand Welzar estimait que nous serions plus tranquilles en rase campagne, même si les forces de l’ordre semblaient avoir déserté les rues et les places de l’agglomération. Il affirmait qu’avec le fric récupéré, nous pourrions acheter une grosse quantité d’accélérateurs cérébraux qui nous permettraient d’attendre tranquillement le passage de la nuée destructrice. Que nous ne souffririons pas du manque jusqu’à ce que la nuit perpétuelle nous engloutisse. Son raisonnement n’était sans doute pas juste : pas sûr que ces gens aient du fric, pas sûr qu’on trouve encore des accélérateurs nanoneuros à vendre, pas sûr non plus que les laboratoires clandestins continuent d’en fabriquer. J’ai attendu un moment, planqué dans un bosquet, espérant que d’autres de la bande me rejoindraient. Au bout d’un moment, comme personne ne se pointait, j’ai compris que je ne devais plus compter que sur moi-même. Mon sang s’est gelé dans mes veines. Pas seulement à cause du manque, mais parce que je me suis senti abandonné, parce que je ne savais pas quoi faire de ma peau, parce que j’avais perdu l’habitude de tenir les rênes de ma pauvre existence. Un paumé, voilà ce que j’étais, un homme qui avait peu à peu glissé d’une vie médiocre au néant absolu, comme si je m’étais préparé depuis plusieurs années à la fin des temps annoncée par le Parlement. Je suis sorti de mon abri. Les pèlerins étaient maintenant repartis vers leur lieu de culte. Je les enviais, ces hommes et ces femmes animés d’une foi inébranlable, bardés de certitudes et de prières. La puanteur de mes vêtements crasseux m’a agressé les narines. Je me suis rendu compte que je m’étais pissé dessus. J’aurais pu les abandonner comme certains de la bande qui se baladaient complètement nus, un vieux fonds de pudeur m’en a dissuadé. J’aurais donné n’importe quoi, un œil, un rein, un poumon, un bras, mes testicules, pour me procurer une dose d’accélérateurs. Mes pensées s’entrechoquaient comme les billes du jeu de tapetou qu’on pratiquait dans ma province natale, mon cœur cognait sur ma poitrine plus fort qu’un gong. Malgré mes jambes flageolantes j’ai marché au hasard jusqu’à ce que j’atteigne les premiers bâtiments en partie démolis et pris d’assaut par la végétation, des anciens entrepôts abandonnés depuis des lustres où nous avions parfois trouvé refuge. Je me suis couché sur un vieux matelas et j’ai tenté de m’endormir, d’oublier au moins quelques instants le manque hideux qui me rongeait le corps et l’âme. Je me suis rendu compte que je n’avais lâché à aucun moment le bout de bois dont je m’étais muni pour agresser les religieux. Je l’ai jeté loin de moi. Il ne me servirait plus à rien désormais, je n’avais plus qu’à attendre la mort dans cette construction délabrée qui était le fidèle reflet de mon être. J’ai fermé les yeux. Des images ont déferlé dans ma tête, récentes, anciennes, chaotiques. De ce fatras a émergé un corps. Un homme nu. Un prêtre de Sât. L’un de ces prêcheurs fanatiques que tout le monde, y compris les mingjums, craignait. Mon frère aîné. Il avait quitté la maison pour devenir sâtnaga. Ni les supplications de ma mère ni les menaces de mon père ne l’en avaient dissuadé. Il était allé accomplir ses sept années de formation dans l’un de leurs centres situés de l’autre côté de NeoTierra, sur une petite île appelée Gruzero. Il en était revenu un jour, nu comme au jour de sa naissance, avec, tatoué sur le front, le trident sacré, la marque indélébile des prêtres de Sât. J’étais alors âgé de vingt ans et je n’avais pas encore quitté le domicile familial. Ma mère avait pleuré toutes les larmes de son corps et mon père avait maudit ce fils qui osait se présenter dans le plus simple appareil devant ses parents. Mon frère avait simplement ricané, emmuré dans cette arrogance qui caractérise les sâtnagas, puis il avait tourné les talons et disparu. Il n’avait plus jamais donné signe de vie. Je l’avais aperçu à deux ou trois reprises dans les rues de BeïBay, se promenant en compagnie de ses condisciples ou haranguant les passants, juché sur un tabouret. Je ne pouvais m’empêcher d’éprouver pour lui une certaine admiration. Sa nudité et son discours extrémiste m’offensaient, mais il était allé au bout de lui-même, tandis que moi, je demeurais incapable de m’engager dans le moindre chemin. J’ai exercé divers petits boulots du côté du port fluvial d’Emelrok jusqu’à ce que je commence à fréquenter les bandes qui écumaient le quartier et que je découvre les accélérateurs cérébraux. Ensuite, ma vie s’est résumée à une lente descente dans la déchéance jusqu’à ce que j’intègre la population des mingjums, c’est-à-dire ce qui se fait de plus misérable à BeïBay et, probablement, dans l’ensemble de la Galaxie. J’ai appris un jour par hasard que mes parents étaient morts, assassinés par des minables de mon espèce pour une poignée de sols. Je ne les ai pas pleurés, mon cœur était devenu sec. Je n’ai pas essayé de m’en sortir. Je suis vaguement tombé amoureux d’une femme de ma condition et j’ai vécu avec elle dans une cave jusqu’à ce qu’elle me plaque pour le grand Welzar. Loin de casser la figure à mon rival comme l’aurait fait n’importe quel homme normalement constitué – pas sûr que j’y sois parvenu de toute façon –, je suis devenu un membre de sa bande. Au moins j’avais la certitude de ne pas galérer pour recevoir mes doses quotidiennes. Je n’avais plus à penser pour trouver du fric et de la nourriture, j’étais un simple exécutant, j’allais là où on me disait d’aller, j’agressais qui on me disait d’agresser, je volais ce qu’on me disait de voler, je me planquais dans les recoins où l’on me disait de me planquer… J’ai exploré les culs-de-basse-fosse de BeïBay, les refuges glauques et puants, les amours sordides, les trafics inavouables, les trahisons minables, les marchandages humiliants, j’ai vécu comme un rabich sauvage, pire qu’un rabich même, parce que les rabichs, au moins, mènent une vie conforme à leur nature. Mon frère. Envie soudaine de me rapprocher de lui. De renouer ce lien ténu, distendu, qui nous avait unis malgré nos douze ans de différence. Il était désormais ma seule famille, mon unique fil dans la trame humaine. Mes chances de le retrouver étaient minimes, pour ne pas dire infimes, mais j’aurais un but durant les vingt-six joursTO qui nous restaient à vivre, j’oublierais peut-être les accélérateurs nanoneuros, le manque, ma disgrâce, ma culpabilité. Déjà le sang circulait dans mes veines, déjà je sentais affluer en moi l’énergie vitale. Je me suis relevé. La faim m’a fait chanceler. Je me suis mis en chemin, pensant que je trouverais facilement de quoi me nourrir dans la ville livrée au chaos. Je n’avais aucune idée de l’endroit où je pourrais trouver mon frère. Contrairement aux prêtres des autres religions, les sâtnagas n’officient pas dans un temple, ni dans aucun autre endroit fixe. Itinérants, ils ne doivent s’attacher à aucune possession, à aucune limite matérielle, pas même à des vêtements, ils se consacrent totalement à l’œuvre de Sât, le dieu terrible qui avalera le monde entier dans son immense gueule à la fin des temps. La nuée destructrice qui s’apprêtait à fondre sur la Galaxie concordait de façon étrange avec leur prophétie. J’ai marché jusqu’aux quartiers extérieurs de BeïBay, jusqu’aux ghettos des émigrants. Exténué, je me suis reposé à l’ombre d’un grand sircassier aux branches courbes ornées de palmes brunes. Peu de monde dans les rues. De jeunes pillards déchargeaient des caisses motorisées emplies d’objets hétéroclites. Ils ne m’ont même pas jeté un coup d’œil. Les déchets de mon espèce deviennent transparents, comme s’ils n’avaient plus rien pour accrocher les regards. Il me fallait rapidement manger quelque chose pour compenser la faiblesse engendrée par le manque d’accélérateurs. J’ai eu l’idée de fouiller le tas de détritus qui se dressait au beau milieu de la rue, les habitants ayant renoncé à transporter leurs déchets jusqu’au four à ondes défats du quartier, je m’en suis abstenu, de peur de susciter les quolibets ou l’agressivité des riverains. Je suis reparti le ventre vide et j’ai fini par atteindre la rive droite du fleuve Arao. J’étais dans un état second lorsque je me suis mêlé à la population dense qui se pressait sur les quais. Un homme a abandonné le reste de son repas sur un banc de pierre. Je m’en suis emparé avec une vivacité d’oiseau de proie, devançant d’une ou deux secondes une paumée dans mon genre. Elle a exprimé sa colère d’un retroussement de la lèvre supérieure et d’un grognement, mais elle n’a pas insisté. Je ne lui ai pas offert de partager, j’ai dévoré avec voracité les boulettes de viande aux herbes et les légumes épicés qui garnissaient la moitié de la barquette. Même si je n’étais pas vraiment rassasié après en avoir mangé la dernière miette, je me sentais un peu plus alerte. J’ai avisé un homme nu dans la multitude. Il n’avait pas besoin de se servir de son bâton pour se frayer un passage dans la cohue : les gens s’écartaient devant lui avec crainte. J’ai espéré une demi-seconde qu’il fût mon frère, mais il n’en avait ni la corpulence ni l’allure. Je l’ai abordé au moment où il allait s’engager sur le vieux pont qui enjambait le fleuve. « Monsieur ? Monsieur ? » Il a fini par s’arrêter pour me lancer un regard dédaigneux. J’ai craint qu’il ne me donne un coup de bâton. Il répandait une odeur tenace de terre et d’herbe brûlées. Son corps vigoureux, musculeux, ne s’ornait d’aucun système pileux, pas même sur le crâne ni sur le pubis. Le trident blanc au milieu de son front était sa seule ornementation. « Qu’est-ce que tu veux ? — Je cherche mon frère… — Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ? » J’ai gardé l’œil rivé sur son bâton. « Il est sâtnaga, comme vous. Peut-être connaissez-vous son nom ? » Son regard terrible a semblé se teinter d’un voile d’humanité. « Nous renonçons à nos noms d’origine lorsque nous sommes ordonnés prêtres, a-t-il répondu. — Il s’appelle… Il s’appelait Geol. Geol Jarni. » Il a secoué la tête. « Ce nom ne me dit absolument rien. Tu es certain qu’il est à BeïBay ? » Un homme corpulent a bousculé l’homme nu, qui a brandi son bâton à une vitesse effarante et l’a abattu de toutes ses forces sur l’échine du malheureux. L’autre a poussé un gémissement et s’est éclipsé sans demander son reste. « La dernière fois que je l’ai vu, c’était à BeïBay. — Il en est peut-être parti… » Le sâtnaga a réfléchi, la tête légèrement penchée sur le côté. Les hommes et les femmes qui déambulaient dans ses parages effectuaient de savants détours pour l’éviter. « Je me rends à une assemblée du Nât-rana qui a lieu ce soir dans une salle du Klong. Viens avec moi. Peut-être l’y trouveras-tu ? » Il n’a pas attendu ma réponse ni ne s’est détourné pour pisser. Il s’est soulagé avec un grognement d’aise sans se soucier des éclaboussures qui m’arrosaient les chaussures et le bas des jambes. L’idée de traverser la ville en sa compagnie m’a d’abord révulsé, puis je me suis dit qu’avec lui mes chances augmentaient de revoir mon frère et je lui ai répondu, après qu’il eut fini de vider sa vessie : « D’accord. — À une condition… » J’ai craint le pire. « Que tu te débarrasses de tes vêtements, a-t-il continué. Je préfère que tu sois nu plutôt que vêtu comme un mendiant. Sans ça, tu ne pourras pas de toute façon entrer dans la salle de l’assemblée du Nât-rana. » Se balader entièrement nu en ville m’est apparu comme une épreuve épouvantable, insurmontable. « Je ne suis pas prêtre, ai-je protesté d’une voix étranglée. Je n’ai pas le trident sur le front. » Il s’est accroupi avec souplesse pour saisir l’un de ces petits cailloux crayeux qui bordent le fleuve et s’est relevé avec un sourire. « Avec ça, personne ne fera la différence… » Il a posé le caillou sur mon front et y a tracé une figure. J’ai cru qu’il m’arrachait des lambeaux de peau. J’ai posé l’index à l’endroit douloureux et n’ai constaté aucune trace de sang sur la pulpe. « Décide-toi, je pars. » Joignant le geste à la parole, il s’est engagé sur le pont. En contrebas, la plupart des bateaux étaient restés à quai : il n’y avait plus d’équipage pour les manœuvrer. Les mouvements désordonnés de la multitude m’ont fait penser à un océan coloré agité par une tempête. La silhouette brune du sâtnaga s’est éloignée rapidement sur le pont. J’ai hésité encore quelques secondes, puis je me suis demandé pourquoi je m’encombrais de pudeur alors qu’il ne me restait que vingt-six jours à vivre. Une voix intérieure m’a en outre soufflé que je me rapprocherais de mon frère en adoptant son mode de vie. J’ai couru vers le prêtre de Sât tout en retirant mes vêtements. Ignorant les mines outrées des promeneurs, j’étais quasiment nu lorsque je suis arrivé à sa hauteur. Il ne s’est pas arrêté. Il m’a adressé un petit sourire et, de son bâton, m’a ordonné de me débarrasser de mes derniers oripeaux, de mes chaussures entre autres. Je me suis exécuté avec le sentiment, sans la protection des tissus, d’être plus vulnérable qu’un nouveau-né. De même, j’ai eu la sensation d’être l’objet de tous les regards, pas seulement ceux des passants, mais de la Galaxie entière, comme si, en cet instant, toute l’attention de l’univers se concentrait sur mon bas-ventre, sur mes organes génitaux qui se balançaient à chacun de mes pas. À la différence du sâtnaga, j’étais plutôt velu, mes parents n’ayant jamais eu les moyens de me payer une correction génétique pour supprimer les poils disgracieux comme l’exigeaient les canons de l’esthétique néoterrienne. La gêne n’a pas duré très longtemps, elle s’est estompée en même temps que le sentiment d’insécurité. J’ai même trouvé jubilatoire de me balader ainsi dans les rues de la grande cité et j’ai compris l’arrogance des prêtres de Sât. La nudité procurait un sentiment de supériorité. Eux n’avaient rien à cacher, ils avaient brisé les tabous ils ne trichaient pas, ils provoquaient, ils tendaient des miroirs implacables à leurs semblables empêtrés dans les apparences. La façon qu’ils avaient parfois de s’exhiber, de se soulager en public comme l’avait fait mon compagnon quelques instants plus tôt illustrait cette volonté de défier les morales communément admises et les bien-pensants. « Vous avez un nom ? » lui ai-je demandé. Il a gardé un long temps de silence avant de répondre : « Mon nom de prêtre est Ulior. » L’épaisse semelle de corne qui lui couvrait la plante des pieds lui évitait de se blesser sur les différents déchets qui jonchaient les rues. Moi, je devais faire attention, je n’avais pas l’habitude de marcher sans chaussures, et ma peau était tendre et fragile. « Et toi ? Comment t’appelles-tu ? — Gespo. — Tu es un gros consommateur d’accélérateurs nanoneuros, Gespo, n’est-ce pas ? » Il m’a fallu quelques secondes pour réagir. « Comment le savez-vous ? — Tes yeux. Ils parlent pour toi. — Je… j’essaie de m’en sortir. — Dis plutôt que tu n’as plus d’argent pour en acheter. » Je n’ai pas protesté, manière de consentir, je suppose. « Je suis sûr que vous, les sâtnagas, vous n’en consommez pas… » Il s’est arrêté, tourné vers moi et m’a transpercé du regard. De nouveau, j’ai eu peur qu’il ne lève son bâton sur moi. « Ce serait une offense à Sât ! Le signe que nous serions trop corrompus pour le servir. Nous sommes emplis de sa toute-puissance. De quelle autre source d’énergie aurions-nous besoin ? » Deux libulles sont passées au-dessus de nous. Nous étions arrivés dans l’un des quartiers intermédiaires sans charme qui ceinturent le cœur historique de la ville. Des silhouettes filaient autour de nous, furtives, pressées. Je me suis demandé après quoi couraient ces gens. On aurait dit qu’ils tentaient de prendre de vitesse la nuée destructrice. J’avais faim de nouveau. Je n’ai pas osé en parler à Ulior : les sâtnagas sont réputés pour être capables de passer plusieurs jours sans boire ni manger. Nous avions parcouru une dizaine de kilomètres sans nous arrêter, et les accélérateurs nanoneuros m’avaient tellement délabré que mes muscles étaient durs et mes articulations douloureuses. Je me suis rendu compte que je ne prêtais plus la moindre attention à ma nudité. La faculté d’adaptation de l’être humain reste pour moi une source intarissable d’émerveillement. « D’un peu de nourriture parfois également, a repris Ulior avec un demi-sourire. Je n’ai rien mangé ni bu depuis près d’une semaine. Nous avons encore un peu de temps avant l’assemblée. Si nous trouvions de quoi manger ? » Je l’ai approuvé d’un large sourire. Il s’est figé, le nez légèrement relevé, comme s’il humait les odeurs de la ville, puis, tout à coup, il s’est dirigé vers une étroite ruelle entre deux immeubles et a piqué comme un oiseau de proie sur une porte une trentaine de mètres à l’intérieur du passage. J’ai dû presque courir pour ne pas me laisser distancer. Il s’est engouffré dans une cour intérieure, s’est rué dans l’entrée de gauche qui n’était pas protégée par un code, a gravi les escaliers de secours quatre à quatre et, sur le palier du premier étage, a sans hésitation poussé une porte qui, elle non plus, n’était pas verrouillée. Nous nous sommes retrouvés dans un appartement aux murs blancs. Un couple de personnes âgées dans la cuisine, assises à une table ronde, en train de manger. Ils n’ont pas paru surpris par l’intrusion de deux hommes nus dans leur logement, ils ont levé sur nous des yeux où je n’ai lu aucune réprobation, pas la moindre once de frayeur. « Acceptez-vous de partager votre repas avec deux pauvres vagabonds ? a demandé Ulior en joignant les mains. — Certainement », a répondu la femme avec un sourire. Elle nous a priés de nous installer sur deux tabourets libres et s’est levée pour prendre des assiettes et des couverts dans un placard. Ils étaient tous les deux vêtus de sorte d’amples tuniques écrues et ornées de broderies autour du col. Je ne suis pas parvenu à leur donner un âge précis, sans doute plus de cent vingt ansTO pour l’homme et autour du siècle pour la femme. De même je n’ai pas réussi à déterminer s’ils avaient subi des corrections génétiques. J’ai cru un moment qu’Ulior les connaissait, mais je me suis vite rendu compte qu’il les rencontrait pour la première fois de sa vie. D’où avait-il tiré cette certitude qu’ils nous recevraient avec la gentillesse et la simplicité d’une famille accueillant les siens ? Je me suis senti gêné de m’asseoir nu à leur table, puis, après que la femme eut garni nos assiettes d’un ragoût au fumet affolant, j’ai oublié mon embarras pour me remplir l’estomac. Là où quatre ou cinq bouchées ont largement suffi à rassasier le sâtnaga, j’ai vidé trois assiettes, comme si mon corps était devenu un tonneau sans fond. Ulior n’a pas touché au verre de vin que l’homme lui a servi et m’a regardé bâfrer avec des nuances de reproche, voire de dégoût, dans les yeux. Notre hôtesse, elle, m’a observé avec une tendresse de mère pour son enfant affamé. Ils ne nous ont posé aucune question, comme si notre intrusion relevait de l’évidence. Ils ne parlaient pas, ils attendaient la fin avec sérénité, estimant sans doute qu’ils avaient accompli leur temps et qu’il ne servait à rien de se lamenter ou de s’agiter. Après avoir vidé mon verre de vin, j’ai poussé un long soupir de satisfaction. Ulior, déjà prêt à repartir, frappait le sol de l’extrémité de son bâton avec impatience. Il s’est levé aussitôt que j’ai reposé le verre sur la table, s’est incliné et a déclaré : « Puissiez-vous faire partie des heureux régénérés lorsque Sât aura englouti ce monde. » Il s’est dirigé vers la sortie de l’appartement sans attendre la réponse de ses hôtes. Je l’ai suivi après avoir jeté un rapide merci aux deux vieillards. « Comment avez-vous su qu’ils nous accueilleraient avec une telle générosité ? » ai-je demandé une fois dans la rue. Selon ses habitudes, Ulior ne m’a pas répondu tout de suite. Il s’est d’abord arrêté pour uriner à sa mode, c’est-à-dire droit devant lui sans chercher à diriger ou à maîtriser sa miction, puis il est reparti du même pas rapide et régulier. Il n’avait pourtant pas bu grand-chose depuis que je l’avais rencontré. « Il suffit de savoir scruter l’environnement, a-t-il fini par murmurer. Sât donne toujours les bonnes réponses aux cœurs purs. — Vous voulez dire que vous avez été guidé ? — Le chemin s’est ouvert devant moi et nous a conduits dans la bonne demeure. — Et c’est toujours de cette façon que vous vous nourrissez ? » Il a émis un drôle de rire, entre râle sifflant et borborygme. « Y en a-t-il d’autres ? » J’aurais pu lui énumérer les mille et une façons de s’alimenter, je m’en suis abstenu, ses idées étaient bien arrêtées sur la question. Nous nous sommes enfoncés dans le cœur de la ville. Un autre sâtnaga a débouché d’une ruelle perpendiculaire et s’est joint à nous. Il m’a observé d’un air étonné. Maigre, presque squelettique, également équipé d’un bâton tordu probablement taillé dans une branche d’arbre, il avait noué ses cheveux, probablement très longs, sur le sommet de son crâne. Ulior et lui ont devisé de leurs croyances dans un langage d’initiés dont je ne devinais qu’un mot sur trois. J’ai cru comprendre qu’ils parlaient de la nuée proche, de la fin des temps, de l’accomplissement des prophéties du Nât-rana, leur livre saint. Que nous allions tous finir dans l’estomac du dieu Sât, les uns proprement digérés et renvoyés au néant, les autres métamorphosés et restitués à la vie. Ulior a fini par me présenter sous le nom de Velkior. Pourquoi pas ? J’étais anonyme depuis bien longtemps, et mon nom de famille ne représentait plus rien. Notre compagnon s’appelait Lamaor. J’avais l’impression que ses yeux, dont le bleu très pâle contrastait fortement avec sa peau mate, plongeaient jusqu’au fond de mon âme et y découvraient sa terrible vacuité. Dès qu’un passant, homme ou femme, se mettait en travers de son chemin, même involontairement, il frappait le gêneur sans sommation avec une rapidité d’exécution et une force surprenantes, cessant de s’acharner sur sa malheureuse victime seulement lorsque celle-ci surmontait la surprise et la douleur pour parvenir à s’enfuir. Il ne se lavait sans doute jamais, et il répandait une odeur forte oscillant entre les herbes macérées et la vase d’un étang presque à sec. De temps à autre, il lâchait sans raison apparente, entre deux mots, un petit rire aigu qui me vrillait les nerfs et les tympans. Je me suis demandé si la sexualité était permise aux prêtres de Sât. Probablement pas, ils semblaient voués corps et âme au culte de leur dieu. Lorsque nous sommes arrivés dans le quartier du Klong, mes pieds étaient en sang et le jour déclinait déjà. Des processions d’hommes et de femmes allaient dans les rues, chargés des objets pillés dans les appartements les plus chers et les plus luxueux de BeïBay. On aurait dit des colonnes d’insectes transportant de la nourriture en prévision des jours froids et maigres. Ils s’éloignaient ostensiblement de nous quand nous passions près d’eux, y compris certains garçons qui, pourtant, portaient leur agressivité comme un étendard. J’ai éprouvé le sentiment de toute-puissance ressenti par les sâtnagas. Le monde n’a aucune prise sur ceux qui ne possèdent rien. Le vent propageait dans les rues l’âcre fumée des incendies et la puanteur des matériaux brûlés. Des cadavres dispersés ça et là auxquels personne ne prêtait attention. Aucune trace des forces de l’ordre. Des rabichs de moins en moins peureux. Des mingjums reconnaissables à leurs mines hâves, à leurs yeux exorbités, à leurs hardes crasseuses, à leurs gestes saccadés. Mes frères en déchéance. Des larmes me sont montées aux yeux. Il m’avait suffi d’accompagner un homme nu et de me dévêtir à mon tour pour me redonner un embryon de dignité et cesser d’appartenir à l’armée grinçante des spectres qui hantait les bas-fonds de la ville. Nu, impudique, avec la marque factice du trident au milieu de mon front, je me sentais tout à coup respecté et craint. J’ai cessé de me préoccuper de mes douleurs aux pieds et j’ai marché d’un pas allègre pour parcourir les derniers mètres qui nous séparaient de la salle où se tenait l’assemblée du Nât-rana en espérant que j’y trouverais mon frère et qu’il pourrait enfin me regarder comme son frère. CHAPITRE XXIII ENHA : Aurons-nous un jour la formidable opportunité d’échanger avec des espèces ni humaines ni animales ? Non seulement se pose la question difficilement résoluble du langage – et, à notre connaissance, aucun linguiste, aucun programme n’est parvenu à établir une équivalence entre des formes d’expression qui semblent à jamais incompatibles –, mais nous ne sommes même pas certains d’évoluer dans le même espace-temps, ce qui, en d’autres termes, pose le problème de la rencontre physique. Sommes-nous capables de nous percevoir entre espèces radicalement différentes ? Nous sommes-nous, nous, les êtres humains, retrouvés un jour sur le même plan physique qu’une ou plusieurs créatures issues d’une ENHA ? En dehors des témoignages sujets à caution de certains individus, nous ne disposons d’aucun élément tangible pour pouvoir affirmer le contraire et espérer enfin un véritable échange. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des hypothèses. L’UN APRÈS L’AUTRE, les chasseurs et leurs serviteurs émergèrent du puits dans lequel ils avaient trouvé refuge. « Pas fâché de respirer l’air du dehors, marmonna Al Raj. Ça puait là-dedans pire que dans des égouts. » Le petit homme se rétablit sur ses jambes et épousseta sa combinaison maculée de terre noire. « À mon avis, on était dans l’antre de l’une de ces satanées bestioles pareilles à celle qui a bouffé Taïsnos, précisa Moraine après qu’elle se fut hissée à la surface. Je dois dire que je n’en menais pas large et que cette foutue tempête m’a paru vraiment interminable ! » Gorden, avec sa corpulence, eut davantage de difficultés que les autres à s’extraire hors du conduit souterrain. « N’empêche que, sans cette foutue galerie, on s’en serait pas sortis », ajouta le géant en aidant les serviteurs à sortir à leur tour du puits. Ils durent abandonner une partie de leur matériel sous terre. Ils s’aperçurent qu’il ne restait plus des environs qu’une terre nue parsemée de taches grises. Le vent avait encore faibli et la lumière de l’étoile s’engouffrait à flots entre les nuages effilochés. « Les migrateurs se sont envolés ? demanda Al Raj. — On a bien failli s’envoler avec eux ! » s’exclama Oulraka. Elthor percevait toujours leur chant avec la même intensité, comme s’il se tenait encore près d’eux. « On ne les reverra pas, maugréa Moraine d’un ton dépité. Cette maudite tempête a tout fait foirer. — Ce qui va arriver dans très peu de temps, en revanche, c’est la nuée obscure », déclara la jeune scientifique. Elle désignait l’horizon ourlé d’un voile ténébreux qui assombrissait la lumière du jour. « Bah, ce sera une nuit un peu plus longue que les autres, c’est tout, lança Moraine. — L’éternité, peut-être… » La femme rousse haussa les épaules. « Depuis le temps qu’on nous promet la fin de l’univers… » Al Raj leva des yeux inquiets sur le ciel. « De toute façon, comme on n’a plus rien à foutre dans le Petit Nuage, autant rentrer le plus rapidement possible. — On peut attendre au moins deux ou trois jours, objecta Gorden. Les migrateurs reviendront peut-être. » Une moue dubitative déforma les lèvres épaisses d’Al Raj. Ils décidèrent finalement de regagner le vaisseau avant la tombée de la nuit, par crainte de subir une nouvelle tempête, même si ni le ciel dégagé ni la brise ne présageaient d’un déchaînement prochain des éléments. Elthor résolut de les accompagner, fort de la conviction que les pentales, s’ils revenaient, ne se poseraient pas tout de suite sur le continent dévasté. Il leur fallut beaucoup moins de temps pour parcourir le trajet du retour. Lorsqu’ils contournèrent le lac, la créature aux crêtes sombres se dressa de nouveau au-dessus des flots apaisés. Gorden eut le réflexe d’épauler son arme et de tirer deux coups de feu, mais soit il la manqua, soit les balles, pourtant étudiées pour le gros gibier, n’eurent le moindre impact sur elle. Elle dansa un moment en soulevant d’énormes gerbes, puis elle se laissa couler tranquillement dans l’eau et disparut dans les remous. Ils surveillaient le ciel en permanence, les environs n’offrant désormais plus aucun abri, mais les vents ne se levèrent pas, et ils purent tranquillement rejoindre le vaisseau. L’alliage du fuselage maculé de terre avait parfaitement résisté aux chocs. Le capitaine et Maliloa les attendaient dans le sas, le visage tendu par l’inquiétude. « Je désespérais de vous revoir, déclara Hory Kepht. Vous n’avez perdu personne ? — Il faudrait autre chose qu’une petite tempête de rien du tout pour nous arrêter, lança Al Raj d’un air bravache. — On ne voyait plus rien du vaisseau, et l’assistant est tombé en rade. Les migrateurs ont disparu. Vous les avez vus s’envoler ? — On s’était réfugiés dans un foutu trou sous terre, grogna Moraine. On n’a rien vu du tout. » Elle se retourna pour désigner du bras Oulraka et Elthor. « Eux sont restés dehors. » Elthor croisa le regard de Maliloa, qui lui adressa un sourire. Il lut dans ses yeux un grand soulagement et aussi une joie rentrée. « Ils se sont envolés à la fin de la tempête », expliqua Oulraka. Elle claqua des doigts. « Comme ça, sans prévenir. La façon dont ils parviennent à soulever leurs énormes masses reste à mes yeux un mystère. Deux ou trois battements d’ailes et de queue, et ils s’élèvent avec la légèreté d’une feuille morte, comme si la loi de la gravité ne les concernait pas. Et puis la vitesse à laquelle ils se hissent à la hauteur des nuages est sidérante. — Vous allez nous raconter ça en détail, proposa Hory Kepht. Autour d’un bon repas. Je suppose que vous avez faim. — Enfin un homme qui sait parler aux femmes ! » gloussa Moraine. Emboîtant le pas au capitaine, ils se dirigèrent vers la coursive qui traversait les soutes et donnait sur les ascenseurs. Maliloa les laissa tous passer et attendit qu’Elthor, qui marchait quelques mètres derrière eux, arrive à sa hauteur en compagnie d’Oulraka. Il ralentit lui-même le pas jusqu’à ce que la jeune scientifique se soit éloignée d’eux. « Comment ça s’est passé ? » demanda Maliloa à voix basse. Oulraka leur jeta un regard indéfinissable par-dessus son épaule avant d’accélérer l’allure pour rejoindre les autres déjà avalés par la pénombre de la coursive. « Les chasseurs ont tiré sur l’un des migrateurs, murmura-t-il. Il s’est transformé en cendres après avoir perdu son feu intérieur. J’ai cessé d’entendre leur chant et ressenti un vide immense. Puis je l’ai de nouveau perçu juste avant qu’ils ne s’envolent. — Tu crois qu’ils sont partis définitivement ? » Il se concentra sur leur chant, tenta de décrypter un message ou, à défaut, une simple indication dans le chœur envoûtant qui continuait de résonner en lui, mais n’y décela aucune signification. Un conseil de Ferlun lui revint en mémoire : Essaie seulement de ressentir, laisse-toi porter par la musique, par les vibrations. Dès lors il se contenta de s’ouvrir le maximum aux notes, sans a priori, sans chercher à comprendre. Il percevait, entre ses sourcils, l’énergie concentrée du disque de feu, puissante et prête à se déployer. « Je l’ignore. » Il s’arrêta et lui prit le menton pour la contraindre à la regarder. « Qui es-tu exactement ? » Elle ne chercha pas à dégager son visage, elle enfonça ses yeux gris dans les siens. Son crâne nu luisait aux lumières des appliques. « Le moment n’est pas venu, Elthor. Sois simplement assuré que je suis ton alliée. J’ai réussi à arranger auprès du capitaine l’histoire de l’emprunt du matériel de Phravert et de la neutralisation de son serviteur. Normalement, tu ne devrais pas être inquiété. — Tu sais à quelle organisation j’appartiens puisque tu as parlé du disque de feu quand tu m’as aidé à sortir… » Elle ne répondit pas, elle se contenta de sourire et de se diriger d’une foulée énergique vers les portes des ascenseurs. Après le repas, au cours duquel Oulraka raconta avec force détails la façon dont le migrateur céleste avait failli les emporter, Elthor alla se reposer dans sa cabine. Comme le lui avait affirmé Maliloa, on ne lui réclama aucun compte pour son intrusion dans la cabine de Phravert et il garda avec lui la tenue antitempête qu’il avait récupérée dans la cabine de l’homme noir. Les passagers, chasseurs et scientifiques, étaient parvenus à convaincre le capitaine de rester deux ou trois jours de plus sur la planète malgré la menace obscure qui approchait. Elthor tira le verrou de la porte de sa cabine et s’allongea sur sa couchette. Un sentiment grandissant d’inquiétude ne l’empêcha pas de sombrer dans un sommeil confus. Les sons continuaient de résonner en lui sans qu’il parvienne à leur donner la moindre signification. Les souvenirs des autres maillons se confondaient avec les siens. Un cakra dissimulé dans une niche à l’intérieur d’une masure enfouie sous la neige… Un cakra remis par un vieillard au crâne tavelé, aux vêtements amples et aux yeux emplis de bonté… Un cakra gisant dans la neige au sommet d’un massif montagneux… Un cakra brandi par une femme au milieu d’une assemblée stupéfaite… Un cakra offert par une mercenaire au visage dur dans une antique cité surgie des eaux… La chaîne quinte était complète, il en était le premier maillon, mais il ignorait comment utiliser la puissance associée des cinq disques de feu nourris de l’énergie vitale de ses frères et sœurs. Il savait seulement que le cakra était associé aux pentales comme l’indiquaient le motif sur l’une de ses faces et le point commun entre les migrateurs célestes et l’arme symbiotique : le feu. Le feu primordial. Ce feu que rien ne pouvait éteindre jusqu’à ce qu’il eût fini de dévorer l’énergie vitale dont il se nourrissait. Il se réveilla à plusieurs reprises couvert de sueur glacée, avec le sentiment oppressant que le danger ne se présentait pas seulement dans le ciel, mais de l’autre côté de sa porte. Les sons l’emplissaient tout entier, les âmnas déclenchaient des salves d’ondes douloureuses dans son cerveau, un vent irascible emportait et dispersait sans cesse les tourbillons d’images et d’émotions qui jaillissaient des mémoires qu’il renfermait. Il se demanda s’il était vraiment défini par cette somme de sensations, terreurs et espoirs du petit Bent de la planète Iox, étonnements et effrois du spectrempe perdu dans le réseau temps, hésitations et angoisses d’Elthor, le frère du Panca ; si les expériences accumulées par son corps et son esprit ne le maintenaient pas dans un monde illusoire ; s’il n’était pas autre chose, une essence pure, un son unique dans le chœur de la création. La peur tente toujours de nous ramener vers l’habitude, vers le connu, disait Ferlun. Le temps était venu de sortir des habitudes et de s’ouvrir à l’inconnu. Il ne servait à rien de tenter de comprendre le langage des pentales, il lui fallait seulement s’effacer, dissoudre l’entité Elthor pour s’abandonner à eux. Moins tu te donnes d’importance, et plus le Vex te révélera ses secrets. Il replongea dans un sommeil agité, les souvenirs déferlèrent de nouveau en lui… Des hommes nus lui parlaient avec véhémence de leur dieu et s’efforçaient de le convaincre de trahir la Fraternité du Panca, les doutes le dépeçaient de leurs becs et de leurs serres, il s’enfonçait peu à peu dans une eau amère et noire, il contemplait dans un miroir son noble visage encadré de cheveux bruns bouclés, le vert autrefois lumineux de ses yeux s’était terni, les remords le tracassaient, la certitude d’avoir choisi le mauvais camp, comme une lame acérée, lui fouaillait les entrailles… Je ne suis pas Bent, je ne suis pas Elthor, je ne suis pas la grâce de Kalkin le thanaüte, je ne suis pas la méfiance d’Ynolde, la félonie de Mihak, l’insondable tristesse d’Ewen, la candeur d’Onden, je ne suis rien de tout cela, je suis tout cela et infiniment plus que tout cela. La nuit était tombée et un vent violent faisait craquer la structure du vaisseau. Une nouvelle tempête déferlait sur le continent. Elthor devina, à la tonalité de leur chant, à la fois joyeuse et pressante, que les pentales étaient de retour. Il se leva, s’assura d’un geste machinal que le cakra n’avait pas changé de place, referma soigneusement la combinaison de Phravert et sortit de sa cabine. Maliloa émergea de la pénombre et se dirigea vers lui. « Tu ne dors pas ? demanda-t-il à voix basse. — Comment pourrais-je trouver le sommeil alors que la bataille est imminente ? répondit-elle. Je t’attendais. — Qu’est-ce que tu sais de cette bataille ? — Rien, sinon qu’elle est décisive et que nous devons être en mesure de la disputer. — Nous ? » Elle baissa les yeux sur le plancher métallique. « Nous, les humains, je veux dire. » Elle lui posa la main sur l’épaule ; la chaleur de sa paume transperça le tissu pourtant isolant de sa combinaison. Il fut traversé par une forte envie de la serrer dans ses bras, puis il se dit que le moment n’était pas venu, qu’il devait concentrer toute son énergie sur le combat qui l’attendait, qu’ils se retrouveraient et s’étreindraient si la vie le voulait. La tristesse du sourire de Maliloa le bouleversa. « Je te conduis au sas. » Ils empruntèrent de nouveau le chemin des soutes et croisèrent le même antique andrò gardien que Maliloa apaisa avec les mêmes arguments. Lorsque le panneau extérieur s’ouvrit, la violence des courants d’air les fit reculer de plusieurs mètres sur la passerelle. Les ventouses jaillirent des gaines de la combinaison d’Elthor et se fixèrent sur les parois métalliques de l’entre-coque. « Tu crois qu’elles résisteront ? s’inquiéta Maliloa. Ce cyclone a l’air encore plus puissant que celui d’hier. — Le problème, c’est qu’elles n’ont plus beaucoup d’endroits où se fixer. Je n’ai pas le choix de toute façon, le temps presse. » Les ventouses se détachèrent et libérèrent Elthor, qui profita de l’accalmie pour s’avancer jusqu’au sas entrouvert. « Bonne chance, Elthor. » Les yeux gris de Maliloa brillaient d’une lueur vive dans la pénombre de l’entre-coque mal éclairée par les veilleuses. Il aurait aimé passer du temps avec elle, explorer son monde, lui ouvrir le sien, mais la nuée qui s’apprêtait à s’abattre sur le nuage réclamait maintenant toute son énergie, toute son attention. Il sauta du sas et se reçut quatre mètres plus bas sur le sol jonché de débris. Le vent, comme s’il avait guetté sa proie avec la patience d’un prédateur, redoubla subitement de violence. Les ventouses se collèrent au fuselage du Phosphelius et les crochets de ses chaussures s’enfoncèrent dans la terre dénudée. Il crut un temps que sa combinaison allait se déchirer. Elle se gonfla par endroits, mais le maillage intérieur de nanoparticules ne céda pas. Le vent s’acharna sur lui pendant plusieurs minutes, lançant tour à tour ses rafales et ses tourbillons. Les cailloux qui n’avaient pas été emportés par la tempête de la ville frappèrent le fuselage dans une succession de bruits mats. Pas une lumière autre que les lueurs ténues des hublots ne brillait dans la nuit. La densité de l’obscurité était telle qu’Elthor ne distinguait rien trois mètres devant lui. On aurait pu penser que la nuée ténébreuse s’était abattue sur le Petit Nuage plus tôt que prévu. Il dut encore patienter un long moment avant que le vent ne rentre ses griffes, provisoirement sans doute, et que les ventouses ne relâchent leur pression. Il s’éloigna lentement du vaisseau, traversant une zone pelée où pas un seul rocher ne se dressait, craignant à chaque instant une nouvelle bourrasque. Les seuls crochets de ses chaussures ne suffiraient pas à le protéger des fantastiques accélérations du vent. Il parcourut sans encombre une cinquantaine de mètres. Il espéra également que le monstre des profondeurs resterait sagement tapi dans son antre : l’obscurité ne lui permettrait pas de déjouer ses offensives. Il aperçut des masses grises et immobiles un peu plus loin. Les pentales. Il accéléra l’allure. Il serait en sécurité au milieu des migrateurs célestes. Les notes retentissaient en lui avec une telle force qu’elles lui donnaient l’impression d’être une caisse de résonance et dispersaient ses pensées. Des gouttes de pluie, éparses et froides, lui piquetaient le visage. Des mouvements devant lui. Il s’arrêta et s’aperçut qu’il s’agissait seulement d’un buisson grisâtre et gesticulant. Les crochets se déployèrent sous ses semelles deux secondes avant l’apparition d’un tourbillon qui piquait droit sur lui. Il se retrouva tout à coup pris dans un mouvement ascendant, aspiré par une gueule béante. Les crochets recourbés résistèrent quelques instants, puis, emportés par le souffle puissant, ils commencèrent à soulever la terre. Elthor crut que ses jambes, ses hanches et ses vertèbres se disloquaient. Le sol s’éventra brusquement, libérant les crochets. Ballotté comme un fétu de paille, il s’éleva à une vitesse prodigieuse au milieu de débris de terre et de roche. Il n’entendait aucun bruit extérieur dans le cœur du tourbillon, seulement un léger murmure qui évoquait un gémissement. Il lui sembla ralentir peu à peu. Il se demanda à quelle hauteur il se trouvait, sans doute à plus de trente mètres du sol, largement de quoi se rompre les os en cas de chute. Il se sentait étrangement calme, comme si cette scène ne le concernait pas. Le courant ascendant s’interrompit. Il demeura un bref instant immobile, suspendu par d’invisibles fils, puis un deuxième vent venu des hauteurs l’entraîna dans une nouvelle spirale. Il traversa une zone de forte pluie avant que des remous aériens le brinqueballent d’un côté sur l’autre avec une puissance phénoménale. L’aspiration se faisant de plus en plus forte, il eut l’impression très nette de se rapprocher du cœur du cyclone. Il croyait par instants que sa peau se décollait de son visage. La violence des gouttes de pluie le contraignait à garder les yeux fermés. Elles frappaient par instants l’extrémité de ses âmnas au travers de la capuche et déclenchaient sous son crâne des douleurs fulgurantes. Il entendait maintenant le vacarme du cyclone, les rugissements et les interminables plaintes déchirantes qui paraissaient jaillir des profondeurs du ciel. Il continuait également de percevoir le chœur des pentales, de plus en plus vibrant, comme s’il s’accordait au vacarme des éléments. Une forme grise fusa non loin de lui, un gros rocher pris dans un courant parallèle. Le vortex semblait nettement plus large et virulent que la veille, ainsi que le montraient les larges lambeaux de terre et les énormes masses rocheuses qu’il aspirait avec une facilité déconcertante, comme mû par la volonté farouche d’écorcher la planète tout entière. Il fut projeté avec les débris surgissant de toutes les directions dans le gigantesque orifice cerné de nuages tourbillonnants. La vitesse de son ascension s’accentua encore. Il s’éleva au centre d’un immense cylindre, à la verticale. L’air de plus en plus glacial transperçait le tissu de sa combinaison. Il évoluait désormais dans une obscurité totale et un silence cotonneux. Les rochers et les fragments de terre montaient à la même vitesse que lui. L’oxygène se raréfiait, il respirait en tout cas avec des difficultés grandissantes. Ses lèvres et sa gorge l’élançaient. Il se rendit compte que la chaleur du cakra s’était déjà déployée en lui pour compenser le refroidissement de son corps. Il ne prêta aucune attention à la petite voix qui lui soufflait qu’il allait s’écraser de plusieurs centaines de mètres, voire plusieurs kilomètres, lorsque le cyclone aurait décidé de le relâcher, qu’il n’avait aucune chance de s’en sortir. Il resta seulement ouvert au moment présent, à cette sensation inouïe de flotter avec la légèreté d’une plume malgré la pesanteur. Il serait déjà probablement gelé sans la chaleur du cakra. L’air se raréfiant de plus en plus, il appliqua les enseignements contenus dans la mémoire de Kalkin et atteignit le vakou. L’esprit hors du temps. Il eut la vague sensation d’un mouvement près de lui. CHAPITRE XXIV Yolo : étrange arme que le yolo, observé dans la région de l’Estrie, sur la planète NeoTierra, système central de Solar 2. Elle se présente sous la forme d’une roue de granit à la circonférence cerclée de métal dans laquelle une corde est glissée. Les hommes qui ont appris à le manier (très peu de femmes, étant donné le poids de l’ensemble et la force nécessaire pour le contrôler) jettent la roue jusqu’à ce que la corde se tende et la ramène à eux par un effet de tension inversée. Il leur faut alors veiller à ne pas être frappés eux-mêmes par le retour parfois fulgurant de la roue. Les accidents sont nombreux pour les novices. En revanche, lorsque le yolo atteint son but, il commet des ravages considérables sur sa cible : os broyés, crâne défoncé, organes pulvérisés… Le malheureux qui a été touché n’a que très peu de chances de s’en sortir. Évidemment interdit par le Parlement universel, le yolo a continué d’être utilisé clandestinement par les populations de l’Estrée, qui ont même organisé des tournois où les morts se comptaient par dizaines. Le terme employé pour désigner les participants à ces tournois est yoloda – parfois, mais plus rarement, yolodite. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des armes. NOUS NOUS SOMMES RENDUS dans la grande salle au plafond bas. Quatre sâtnagas en gardaient l’entrée. Ils ne m’ont posé aucune question lorsque je suis passé devant eux. Être nu et porter la marque du trident sur le front suffisaient visiblement à faire de moi un prêtre de Sât. Sur quel autre critère auraient-ils pu juger de toute façon ? Un homme nu ne peut avoir sur lui ni jeton d’identité ni aucune autre pièce justificative. Le Parlement leur avait octroyé des faveurs exorbitantes : ils étaient les seuls de l’OMH à pouvoir voyager d’un monde à l’autre sans papier ni argent, et dans une tenue, ou plutôt une absence de tenue, formellement interdite sur la plupart des planètes adhérentes. Je m’étais intéressé à eux après la conversion de mon frère, j’avais consulté plusieurs réseaux de BeïBay, et j’avais appris comment la religion de Sât avait obtenu de tels privilèges. Les populations avaient tort de croire qu’ils n’étaient que des fanatiques à l’esprit dérangé, ils avaient mis en place une organisation puissante, ramifiée, introduite dans toutes les instances de la Galaxie, Parlement universel, commissions, gouvernements et assemblées planétaires… Des dizaines d’hommes nus avaient déjà pris place dans la salle lorsque nous sommes entrés. L’odeur qui s’en dégageait évoquait la ferme animale que j’avais visitée avec mes parents à l’âge de douze ans. Les propriétaires des lieux nous avaient introduits dans un enclos où s’entassaient des centaines de solilaux, ces grands mammifères cornus et tachetés qu’on élève dans les plaines du Vezal pour leur chair savoureuse et leur cuir très prisé. Une odeur d’étable. Les sâtnagas se saluaient par des exclamations, de grands rires et des tapes vigoureuses sur l’épaule. J’ai suivi Ulior et Lamaor au milieu de la multitude. Les autres ne me prêtaient pas attention. Pour eux, j’étais sans doute un novice, un prêtre ordonné de fraîche date ou encore un condisciple qu’ils ne connaissaient pas. J’ai cherché mon frère des yeux. Les souvenirs que j’avais de lui étaient flous. Les accélérateurs cérébraux avaient rongé une partie de mon cerveau et sans doute endommagé ma mémoire. En outre, comme le circuit d’énergie magnétique était coupé, la luminosité fournie par les seuls rais de jour tombant des lucarnes hautes restait faible à l’intérieur de la salle. Une pensée incongrue m’a traversé : comment ces hommes réagissaient-ils lorsqu’ils avaient une érection en public ? Cherchaient-ils à la dissimuler ou, au contraire, s’exhibaient-ils avec le sens de la provocation qui les caractérisait ? Peut-être la question ne se posait-elle pas, peut-être leur formation éradiquait-elle en eux tout désir, toute forme de sexualité ? La réponse m’est parvenue assez rapidement : le membre viril de l’un des interlocuteurs d’Ulior se dressait presque à la verticale et personne ne semblait s’en soucier, comme si cet état, réservé à la stricte intimité dans la plupart des cultures de l’OMH, était parfaitement naturel. Je me serais senti très embarrassé dans cette situation et j’écartais de moi toute pensée qui aurait pu déclencher et favoriser le phénomène. La salle a continué de se remplir au point que j’ai eu peur que nous soyons trop nombreux et, par conséquent, obligés de nous serrer les uns contre les autres. Aucun des visages que je découvrais ne me rappelait, ni de près ni de loin, mon frère. Je me suis demandé à quoi servait cette assemblée. Les sâtnagas étant plutôt des errants, des solitaires, ils ne se limitaient pas à une zone géographique quelconque. Plusieurs d’entre eux sont venus m’adresser la parole. Je les ai écoutés en évitant, autant que faire se peut, de leur répondre. Ulior me lançait de temps à autre des regards en coin pour vérifier sans doute que je n’étais pas en difficulté. J’avais l’impression dérangeante que les regards incisifs de mes interlocuteurs démasqueraient très vite l’imposteur que j’étais, que je serais rossé à coups de bâton et expulsé de cette salle avec pertes et fracas, mais ils se détournaient brusquement et se dirigeaient vers un autre petit groupe sans plus me prêter d’attention. Les éclats de voix et les rires produisaient un vacarme assourdissant. La perspective d’être bientôt gobés par le dieu Sât semblait remplir ses servants d’une joie extatique. Leurs yeux brillaient avec encore plus d’intensité que d’habitude, leurs dents ouvraient des fenêtres éclatantes dans les barbes noires de ceux qui étaient velus, quand d’autres, comme Ulior, étaient entièrement glabres. J’ignorais si cette différence était l’objet d’un choix ou bien si elle leur était imposée au cours de leur formation. Un homme est monté sur une estrade et a réclamé le silence en écartant les bras. Les autres se sont tus et tournés vers lui. Aucune marque, aucun signe, aucun ornement ne le distinguait de ses condisciples. Brun de peau, maigre, doté d’une chevelure abondante qui retombait en boucles gris et noir sur ses épaules, il brandissait un bâton droit gravé de signes qui m’ont paru être les lettres d’une langue oubliée. Les autres paraissaient lui vouer un grand respect. Sur quoi se basaient-ils pour le reconnaître comme un chef, comme un modèle ? Il a promené un long moment son regard sombre sur l’assemblée, comme s’il voulait identifier chacun des participants. J’ai frémi lorsque ses yeux se sont posés sur moi. J’ai cru cette fois que j’allais être démasqué et livré à la horde furieuse de ces hommes que j’avais bernés, puis, à mon grand soulagement, il a repris son errance visuelle sur les visages que la faible lumière changeait en masques de cire. Un silence total, à peine troublé par les rumeurs lointaines de la ville, était tombé sur la salle. Lorsqu’il a pris la parole, la puissance de sa voix m’a fait tressaillir. « Frères, les temps sont venus de l’accomplissement de la prophétie que Sât nous délivra en sa grande sagesse. » Les autres ont salué ses premiers mots d’un ululement grave apparenté au cri de la liska, un rapace nocturne de ma région natale. Des frissons ont couru en vagues sur ma peau. Je me suis rendu compte que je crevais de chaud, que des gouttes de sueur sillonnaient mon cou, mon torse et mon bassin, une réaction qui aurait pu, qui aurait dû me trahir, car, observant les sâtnagas qui m’environnaient, j’étais le seul à transpirer. « Frères, Sât notre Dieu s’apprête à engloutir la Voie lactée dans son ventre tout comme Il l’a engendrée jadis en l’expulsant de Lui-même au prix de son sang. » Un nouvel ululement prolongé a vibré dans ma colonne vertébrale. J’éprouvais déjà les pires difficultés à combattre la fascination qui s’emparait de moi et enrobait chacune de mes pensées. « Frères, Sât vient, sa bouche avide et noire recouvre tout l’horizon, nous sommes prêts à L’accueillir selon ses mérites, nous sommes prêts à être dévorés par Lui et baignés dans ses divins sucs afin qu’il fasse de nous des hommes nouveaux, ses fils bien-aimés et les créateurs de ses nouveaux mondes. » La clameur qui a suivi ces paroles, proférée par des centaines de bouches, m’a quasiment décollé du sol. Ils ont frappé en cadence le carrelage de l’extrémité de leur bâton. La ferveur de ces hommes m’a bouleversé. Ils semblaient capables de soulever des montagnes pour leur dieu : ils s’étaient dévêtus et dépouillés pour lui, ils avaient abandonné leur monde, leur famille et leurs biens, ils avaient affronté l’hostilité des peuples dont ils défiaient l’ordre, les convenances, les lois, les morales. Leur foi ne souffrait d’aucune faille, d’aucune faiblesse. Elle expliquait sans doute leurs étonnantes capacités physiques, leur résistance, leur énergie, elle illustrait les fabuleuses potentialités de l’esprit humain. « Frères, les jours à venir seront douloureux. Le désespoir s’abattra sur les êtres humains, ils chercheront des responsables à leurs malheurs, ils vous accuseront et vous condamneront, car vous êtes les porteurs du glaive acéré de la vérité, ils vous tueront, ils éparpilleront vos membres et les jetteront aux bêtes féroces. Rappelez-vous, rappelez-vous les paroles de Sât dans l’épreuve. Gardez à l’esprit les mots de votre Dieu : ainsi, mes bien-aimés, serez-vous les premiers sacrifiés, ainsi viendra le temps de votre récompense, ainsi Moi, Sât, Je vous transformerai et vous rendrai à la vie avec mes attributs, ainsi deviendrez-vous mes fils chéris et, dotés de ma puissance, ainsi recréerez-vous les mondes à votre image, ainsi s’accompliront les prodiges que Moi, Sât, ai voulus pour vous. Mes fils bien-aimés, que votre cœur vaillant soit épargné par la peur. Que votre joie ne soit pas ternie par la crainte. Maudissez en mon nom ceux qui vous frappent et veulent empêcher mon avènement. À ceux-là, Je réserve une éternité de tourments. » Les sâtnagas entonnèrent une mélopée lancinante crachée du fond de la gorge, l’un des chants sacrés du Nât-rana, qui, du moins l’ai-je appris plus tard, racontait comment le dieu Sât avait façonné l’univers dans les ténèbres de son ventre et comment il l’avait expulsé en cet instant béni que ses adorateurs appelaient le Varmala. Je me suis senti appartenir à leur confrérie, moi qui ne connaissais d’eux que les quelques rudiments qu’avait bien voulu me confier mon frère et les informations fragmentaires que j’avais glanées sur les réseaux. Le désir m’a saisi de finir dans l’estomac d’un dieu, une perspective qui m’aurait fait sourire ou frémir quelques heures plus tôt. J’ai vu un signe du destin dans l’attaque de la procession de pèlerins, dans notre déroute, dans mon désespoir, dans l’impulsion qui m’avait poussé à rechercher mon frère, comme si la vie m’avait convié à donner un sens aux vingt-six jours qu’il me restait à vivre. Je ne l’avais pas vu, j’avais trouvé à la place une fraternité tout entière. Je n’aurais pas le temps de suivre la formation des prêtres de Sât, mais j’étais déjà l’un des leurs, je me nourrissais de leur foi, de leurs certitudes, de leurs cris, de leurs chants. « Frères, a repris l’homme sur l’estrade, nous portons sur nos fronts le trident sacré, l’arme de Sât qui terrassa ses ennemis et leurs disques de feu. Soyez-en dignes, soyez-en fiers, Il fait de vous des guerriers divins, Il vous donne le droit de vie et de mort sur vos semblables. Si l’on vous moleste, si l’on vous agresse, battez-vous jusqu’à votre dernière goutte de sang, mourez en braves, en prononçant le nom sacré de Sât et en maudissant vos ennemis. » Une formidable clameur a salué cette dernière diatribe. Les bâtons ont de nouveau frappé en cadence sur le carrelage. L’orateur a encouragé ses condisciples en battant la mesure. J’aurais aimé savoir qui il était, j’ai cherché Ulior des yeux pour le lui demander, mais je ne l’ai pas repéré parmi les têtes voisines, pas davantage que Lamaor d’ailleurs. La lumière avait encore baissé d’intensité, et il m’était de plus en plus difficile de distinguer leurs traits. « Frères, l’ennemi, souvenez-vous-en, cherchera à empêcher la réalisation de l’œuvre de Sât. Tel est l’orgueil de certains hommes, qui prétendent empêcher Dieu de reprendre le monde qu’il a créé. Telle est la folie de ceux qui, armés de disques de feu, prétendent sauver leurs semblables du juste châtiment qui leur est promis. Si vous croisez ceux-là, frères, n’ayez pour eux aucune pitié, frappez avant qu’ils ne vous brûlent de leur feu démoniaque. » J’ai hurlé avec les autres pour vilipender les odieux personnages qui tentaient de contrecarrer les desseins de Sât. Mes voisins ont brandi leur bâton et l’ont abattu sur d’invisibles adversaires ; certains d’entre eux ont atterri sur la nuque, les épaules ou le dos de ceux qui se trouvaient devant, mais ces derniers n’ont pas protesté ni même réagi, comme s’ils ne sentaient pas les coups pourtant portés sans modération. J’ai espéré que pareille mésaventure ne m’arriverait pas ; je n’avais pas leur vigueur physique ni leur résistance à la douleur. « Frères, sachez reconnaître l’ennemi. Il se fond dans la multitude, mais il dissimule sous ses vêtements son disque de feu et sous ses cheveux son implant vital. Il a de tous temps combattu les servants de Sât, il a de tous temps défié la puissance de Sât. Il essaie encore d’empêcher Sât d’engloutir la Voie lactée comme cela était prévu depuis les origines, mais que peut-il contre la volonté souveraine de Dieu ? » Je ne voyais pas à quel ennemi il faisait allusion, probablement un adversaire mythique issu de leur livre sacré. Je me suis souvenu qu’une de leurs tâches, au cours de leurs sept années de formation, était d’apprendre le Nât-rana par cœur, un ouvrage de plus de sept cents pages. Ils en récitaient parfois des passages entiers pour illustrer les sermons qu’ils prononçaient dans les rues. La poésie et la scansion particulières du Nât-rana leur valaient souvent des quolibets auxquels ils répondaient aussitôt par des coups de bâton, de pied ou de poing, quel que fût le nombre d’adversaires en face. J’en avais vu se battre comme des diables contre des hommes pourtant plus costauds et cinq ou six fois plus nombreux. J’avais admiré dans ces circonstances leur adresse et leur rapidité, toutes deux prodigieuses. Leur réputation leur évitait la plupart du temps les affrontements. Ils n’étaient pourtant pas épais, certains d’entre eux avaient même un aspect rachitique, sans compter qu’ils ne bénéficiaient d’aucune protection ni d’aucune arme sophistiquée, mais ils inspiraient une crainte presque superstitieuse. Jamais le grand Welzar, avec ses larges épaules, ses énormes poings et sa grande gueule, n’aurait défié un homme nu marqué du trident. « Frères, nous allons maintenant repartir chacun de notre côté. Nous irons là où nous porterons nos pas, au-devant des populations affolées qui ont négligé les promesses de Sât et n’ont pas préparé la fin des temps, car notre destin est de périr parmi nos semblables ignorants, en guerriers divins. » Il a tenté d’ajouter quelques mots, mais les clameurs et les bâtons des sâtnagas ont couvert sa voix, et il n’est pas parvenu à rétablir le silence. L’assemblée était sur le point de s’achever. Le temps avait passé à la vitesse d’un songe. La salle était désormais plongée dans la pénombre. La nuit avait déjà enseveli la ville. J’ai pris conscience que j’avais oublié la raison de ma présence dans cette salle. J’ai de nouveau scruté les visages proches. J’ignorais si Ulior me garderait avec lui, s’il me considérerait désormais comme un servant de Sât. Peut-être m’avait-il déjà rayé de sa mémoire ? Les hommes nus ont commencé à refluer vers la sortie de la salle en bavardant et en riant. Tant de mes questions étaient restées en suspens que j’ai redouté d’être chassé de leurs rangs avant d’avoir reçu les réponses. Je ne me voyais pas repartir dans une errance sans fin dans les bas-fonds de BeïBay, chercher ma pitance en me battant contre les rabichs, remettre des frusques crasseuses récupérées dans une quelconque poubelle, dormir dans des caves puantes, souffrir du manque, m’enfoncer dans un vide désespérant. Quelqu’un m’a saisi l’épaule. Je me suis retourné. Ulior était devant moi, avec un large sourire que je ne lui avais encore jamais vu. « Eh bien, Velkior, qu’as-tu pensé de l’assemblée ? » Le fait qu’il m’ait appelé Velkior, mon nom de prêtre en quelque sorte, m’a rassuré sur ses intentions. « Elle m’a donné envie d’être l’un des vôtres, ai-je répondu avec sincérité. — Tu es des nôtres, a-t-il déclaré. Nous, les prêtres, pouvons recruter des disciples. Et j’ai décidé de te prendre pour disciple. Tu viendras avec moi. — Je croyais que les sept années de formation étaient indispensables… — Nous manquons de centres sur les mondes de l’OMH. Aussi avons-nous la possibilité de former nous-mêmes les futurs servants de Sât. Me suivras-tu ? » Je me suis incliné. « Avec joie. — Tu devras t’adapter très vite, Velkior, nous n’aurons que très peu de temps. — Il me reste tant à apprendre. — Nous commençons dès ce soir. » Il s’est dirigé vers la sortie de la salle. Je lui ai emboîté le pas. J’ai renoncé à observer les visages qui se pressaient autour de moi. Je ne reverrais sans doute jamais mon frère, mais cela m’importait peu, les liens du sang avaient perdu toute pertinence, toute importance, j’avais trouvé ce que j’étais venu chercher. La nuit avait escamoté la ville privée de lumière. Les silhouettes grises des sâtnagas s’égaillaient dans les rues environnantes et se mêlaient à d’autres ombres qui déambulaient entre les déchets jonchant le sol. Ulior m’attendait, le bâton posé sur l’épaule. Il s’est mis en marche sans dire un mot dès que je suis arrivé à sa hauteur. « Où allons-nous ? » ai-je demandé. Il ne m’a pas répondu. Nous avons marché une grande partie de la nuit. Je me demandais s’il savait où il allait, je n’ai pas osé lui poser la question. Même si la faim et la soif me tenaillaient, j’avais l’impression d’être porté par une autre énergie, l’énergie de l’air, l’énergie de la foi. Nous avons croisé un groupe de mingjums non loin du fleuve Arao. Ils nous ont fichu la paix, d’abord parce qu’ils craignaient les sâtnagas, ensuite parce que nous ne pouvions pas leur apporter l’argent ou les accélérateurs nanoneuros qu’ils guignaient. Nous fendions parfois des hordes de rabichs attirés par la puanteur des cadavres. Alors qu’ils se montraient parfois agressifs, les petits rongeurs se sont écartés de nous exactement comme les êtres humains, comme si les hommes nus leur inspiraient les mêmes craintes. Ulior s’est arrêté face au fleuve et a contemplé un long moment l’eau frissonnante et noire. Des bateaux amarrés au quai s’entrechoquaient doucement, un tapis de détritus habillait les pavés, les étoiles brillaient avec parcimonie dans le ciel dégagé. Un incendie sur l’autre rive jetait des lueurs dansantes sur les façades et sur les silhouettes affolées qui puisaient l’eau de l’Arao dans des récipients dérisoires dont ils jetaient le contenu sur les flammes. Je me suis assis sur un tas de pierres de taille qui resterait sans doute sur le quai jusqu’à la fin des temps. « Je peux vous poser une question, Ulior ? — Nous sommes tous les deux des prêtres de Sât, tu peux me tutoyer. — Ça concerne les relations avec les femmes… Vous avez le droit de… enfin… de… ? » Il est resté parfaitement immobile, comme s’il n’avait pas entendu ma question. Une bande de rabichs a surgi d’un recoin obscur et filé en direction du fleuve. « Rien n’interdit à un prêtre de Sât d’avoir une relation avec une femme, a fini par dire Ulior d’une voix tellement basse que j’ai dû me concentrer pour saisir ses paroles. Mais nous avons tellement mieux à faire que gaspiller notre temps et notre énergie dans une relation indigne d’un guerrier divin. » J’ai décelé des fêlures dans sa voix par lesquelles s’écoulait une profonde et ancienne tristesse. « Aucun des sâtnagas de ma connaissance n’a entretenu une quelconque relation avec une femme, a-t-il repris du même ton monocorde. — Vous n’en ressentez jamais le désir ? — Mon seul désir est de servir Sât de tout mon être. — De quel monde venez-vous ? — Du système le plus proche de celui-ci. Bêta du Phygn, planète Terra Blanca. — Pourquoi êtes-vous venu sur NeoTierra ? — Pour ma formation. Comme il n’y avait à l’époque que trois ans de voyage entre les deux systèmes, j’ai décidé de faire le grand saut. — Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de devenir sâtnaga ? » Il a marqué un nouveau temps de silence. Un bateau a glissé sur le fleuve, tous feux éteints. J’ai distingué les silhouettes grises et serrées des passagers le long du bastingage. D’où sortaient-ils ? Où allaient-ils ? Étaient-ils poussés par le désespoir dont avait parlé l’orateur lors de l’assemblée du Nât-rana ? « La femme que j’aimais a été tuée, a dit Ulior. Égorgée par ses frères. Ils ne supportaient pas qu’elle veuille se marier avec moi. Fou de douleur, je les ai égorgés à mon tour avant de m’enfuir. J’ai cherché une consolation dans les religions. Aucune ne me l’a apportée. Puis j’ai rencontré un sâtnaga, un vieil homme si maigre qu’on pouvait lui compter les os. Il m’a parlé de Sât. J’ai d’abord rejeté violemment ses paroles avant qu’elles ne tracent son chemin dans mon esprit. Puis j’ai fini par comprendre qu’il m’avait ouvert la voie et j’ai décidé de partir sur NeoTierra pour commencer ma formation. — Qui était l’homme qui a parlé lors de l’assemblée ? — Isphator. Il n’existe pas de hiérarchie chez les servants de Sât, mais des consciences qui brillent comme des étoiles et nous servent de balises, de phares. Isphator est la plus éclatante de ces étoiles. C’est l’un des responsables des relations avec le Parlement universel. » Je me sentais en paix dans la nuit noire, enveloppé de douceur, pelotonné dans un sein tiède et palpitant. Je ne ressentais pas le manque d’accélérateurs cérébraux, comme si je n’en avais jamais consommé. Étais-je déjà nourri de l’énergie légendaire des sâtnagas ? Le creux à mon estomac tendait à prouver que j’avais encore beaucoup de progrès à faire dans le domaine. Le bateau a accosté un peu plus loin et les passagers ont sauté sur le quai. J’ai ressenti une vague impression de menace. Les paroles d’Isphator lors de l’assemblée du Nât-rana ont résonné en moi : Que votre cœur vaillant soit épargné par la peur, que votre joie ne soit pas ternie par la crainte. La paix de la nuit m’a tout à coup paru trompeuse. « Cette femme ? ai-je insisté. Vous continuez d’y penser ? — Tous les jours que Sât fait. J’ai essayé de l’oublier, je n’y suis pas parvenu. Alors j’ai décidé de vivre en compagnie de son souvenir. — Sât a donc une rivale dans votre cœur… » Il s’est retourné cette fois et ses yeux ont lui dans l’obscurité comme des veilleuses magnétiques. « Sât n’a aucun rival d’aucune sorte. C’est l’esprit humain qui est encombré d’émotions et de sentiments superflus. — Pourquoi Sât est-il représenté avec des serres et une bouche ou un bec ensanglanté ? — Les serres pour nous rappeler qu’il peut nous saisir et nous emporter à chaque instant, la bouche sanglante parce que l’univers immense qu’il a créé L’a blessé au moment où il est sorti de Lui. — On raconte que vous mangez de la chair humaine, c’est vrai ? » Les éclats de son rire se sont envolés dans la nuit. « Nous mangeons ce que Sât nous donne. Si c’est de la chair humaine, alors nous l’acceptons. Qui sommes-nous pour refuser les présents de Sât ? — Ça vous est déjà arrivé ? — Je n’y ai pris aucun plaisir particulier. Je traversais le désert de Galoïn en compagnie d’un frère. Nous étions sur le point de périr de faim et de soif quand mon compagnon est mort. J’ai compris que Sât avait sacrifié l’un d’entre nous pour que l’autre vive. Alors j’ai bu son sang, j’ai mangé sa chair, et j’ai rendu grâce à mon Dieu d’avoir pris soin de moi. — Vous avez déjà tué un homme en dehors des frères de celle que vous aimiez ? » Il s’est rapproché de moi en donnant de petits coups de bâton sur les pavés pour éloigner les rabichs qui fouillaient les détritus. « Nous sommes des guerriers divins, nous sommes venus sur ces mondes pour révéler et célébrer la Parole de Sât. S’il faut prendre une ou plusieurs vies en son Nom, nous nous exécutons avec ferveur. » J’en ai déduit qu’il avait tué. Tout comme moi d’ailleurs. Enfin, je n’en étais pas certain, j’avais laissé mes victimes en sang sur le sol, le crâne défoncé par le coup que je leur avais assené, mais, après les avoir rapidement délestées de leurs jetons ou de leurs objets précieux, je n’avais jamais pris le temps de vérifier si elles avaient survécu. Les ombres se sont dirigées vers nous. Une douzaine, m’a-t-il semblé. Ulior ne s’est pas préoccupé d’elles, plongé dans ses réflexions et, peut-être, ses souvenirs. « Certains hommes ne méritent pas de jouir plus longtemps du cadeau de la vie, a-t-il repris d’une voix songeuse. — Vous n’avez jamais eu de doutes ? » Il a souri. Ses dents ont brillé d’un éclat furtif dans l’obscurité. « Les doutes sont pour les faibles, pas pour… — Hé, toi, l’homme nu ! » La voix grave avait claqué comme un coup de fouet derrière Ulior. Les ombres ont jailli de l’obscurité et se sont matérialisées tout près de lui sous formes d’hommes au front bas, au cou et aux bras épais. Deux femmes parmi eux, vêtues de robes courtes qui dévoilaient généreusement leurs rondeurs. Ulior les a regardés avec un calme et une assurance qui m’ont rassuré. Gardant son bâton collé le long de sa jambe, il a uriné, sa manière à lui, je suppose, de leur signifier qu’ils ne l’impressionnaient pas. Les femmes ont reculé pour ne pas être éclaboussées. « Toi et tes semblables, vous êtes de foutus dégueulasses ! » a vitupéré l’un des hommes. Ulior n’a rien répondu, il s’est contenté de les fixer jusqu’à ce qu’il ait terminé sa miction. « Et de foutus salopards, a renchéri un autre. Ça vous fait jouir, la fin des temps, pas vrai ? » Ils se sont rapprochés de lui à la façon d’un filet, gardant entre eux un intervalle d’un demi-mètre. J’ai alors remarqué qu’ils tenaient dans leurs mains des objets clairs que j’ai d’abord pris pour de grosses pierres. « Si vous êtes tant pressés de partir, on peut vous y aider », a vociféré un troisième. La première attaque m’aurait couché pour le compte, mais elle n’a pas surpris Ulior, qui a esquivé d’un retrait fulgurant du buste le premier projectile lancé vers sa tête. Ce n’était pas une pierre, mais une sorte de roue cerclée de métal et reliée à une corde qui s’enroulait et se déroulait en fonction des mouvements de celui qui la maniait. Le sâtnaga en a esquivé trois autres attaques avec une rapidité formidable avant de riposter d’un coup de bâton qui a atteint l’un de ses adversaires au milieu du front. Ce dernier a basculé en arrière et s’est affaissé sur les pavés en gémissant. Les roues ont de nouveau sifflé autour d’Ulior. Les cordes se tendaient et se détendaient avec des claquements secs. Je n’avais jamais vu ce genre d’armes auparavant. Ulior est parvenu à les éviter jusqu’à ce que l’une d’elles le frappe à l’épaule. Un craquement a retenti. Clavicule brisée. Il a passé son bâton dans son autre main et s’est précipité sur eux avec un rugissement. Une roue lui a percuté le bassin, une deuxième la poitrine, se retirant après lui avoir déchiré les chairs et broyé les côtes. Il a hoqueté, craché du sang, donné de furieux coups de bâton autour de lui, atteignant deux adversaires, avant d’être une nouvelle fois heurté par une roue qui lui a brisé un genou. Il s’est effondré dans les détritus. Son bâton lui a échappé et a glissé jusqu’au fleuve. Ils se sont rués sur lui comme des fauves pour la curée. Les lueurs pâles des étoiles se sont réfléchies sur les lames de leurs couteaux. Ils ont commencé à le dépecer. L’un d’eux lui a tranché les organes génitaux avec un grognement de triomphe, puis il a brandi son trophée sanglant devant les femmes qui ont gloussé. Les plaintes déchirantes d’Ulior m’ont perforé de part en part. Je me suis demandé pourquoi il mettait autant de temps à mourir. À aucun moment ne m’a effleuré l’idée de voler à son secours. Mon cœur n’était ni vaillant ni épargné par la peur. Ils lui ont tranché les mains, les pieds, et chacun de ses spasmes d’agonie leur tirait un cri de joie. Il n’était plus qu’une plaie sanglante et gesticulante. Ils ne se sont à aucun moment intéressés à moi, comme si je n’existais pas. Je n’étais pas un vrai sâtnaga. Je me suis levé et je suis parti. Je n’ai pas pleuré sur Ulior, ni sur moi-même. Ses hurlements ont hanté les ténèbres. Les vingt-six jours qui me restaient à vivre s’étireraient sans doute comme une interminable agonie. CHAPITRE XXV Nous sommes les gardiens de la vie, Nés du souffle originel, Nous transportons le Feu dans l’espace, Franchissant des distances inconcevables, Partout où les espèces vivantes Sont menacées d’anéantissement, Là où les forces de destruction poursuivent inlassablement leur œuvre, Nous accourons et nous aidons si on nous le demande, Est-il quelqu’un de ta connaissance capable d’entrer en contact avec nous ? Si celui-là n’existe pas, ton monde est condamné. Le chant des Migrateurs célestes, Le Grand Livre des mythes spatiaux, Bibliothèque du Parlement universel, NeoTierra, système de Solar 2 ou Frater 2. L’OMBRE GRISE émergea tout près. Gigantesque. La façon dont elle évoluait à l’intérieur du cylindre indiquait qu’elle n’était pas aspirée par le vortex. Elle se maintint un moment aux côtés d’Elthor, puis elle s’éclipsa subitement. Il vit, entre ses cils collés par le givre, disparaître sa longue queue dans l’obscurité. L’image se superposa dans son esprit à un souvenir de frère Kalkin, un mammifère marin noir dont l’ample nageoire caudale s’enfonçait lentement dans les flots agités. Il ne respirait pratiquement plus, le froid le paralysait. Malgré la chaleur du cakra, il se changeait peu à peu en un bloc de glace. Il avait l’impression de ne plus porter de vêtements, comme si la violence des vents les lui avait arrachés. Il continuait son ascension sur les courants aériens dont la puissance ne faiblissait pas. Aucune lueur ne perçait les ténèbres. L’ombre réapparut soudain devant lui. Il distinguait vaguement l’avant en forme de pointe. Il lui fallut du temps pour établir la relation avec une forme qu’il avait observée quelque temps auparavant : le pentale. Ces longs appendices clairs qui s’abaissaient et se soulevaient en cadence sur les côtés étaient ses ailes. Il lui sembla que le migrateur se rapprochait de lui. Il se sentit soudain porté par une surface dure, comme si ses pieds avaient touché une terre ferme. Il se rendit compte au bout de quelques instants qu’il était posé sur le pentale et que ce dernier avait accéléré l’allure pour prendre les vents de vitesse. Il lui fallait maintenant s’agripper à une prise pour qu’il puisse rester rivé à sa monture de fortune dans ses évolutions aériennes. Il avisa les cinq cornes, une centrale et les quatre autres, plus longues et légèrement recourbées, réparties par deux sur les côtés. D’abord essayer de remuer ses membres engourdis par le froid. Il se concentra sur la chaleur du cakra. Elle se déroula comme une pelote en partant de l’espace entre ses sourcils et se répandit dans tout son corps. Il n’en ressentit pas immédiatement la puissance. Des douleurs vives montèrent de ses pieds, de ses jambes, de ses bras, de ses mains, de son bassin, de sa poitrine. Le vent continuait de le perforer comme s’il avait perdu toute densité. L’usage de ses membres lui revint peu à peu. Les douleurs s’estompèrent et il put remuer les doigts. Il se pencha une première fois pour tenter d’agripper une corne, faillit être happé par le vortex et, si le pentale, qui paraissait réagir à la moindre de ses intentions, n’avait pas encore accéléré l’allure, il aurait probablement décollé de sa gigantesque échine et aurait été aspiré par le cylindre. Il attendit un peu afin de recouvrer un minimum de motricité et se laissa choir sur l’épiderme scintillant. Une fois allongé, offrant un peu moins de surface au vent, il rampa vers les cornes jusqu’à ce qu’il puisse en agripper une. La chaleur vive qui s’en dégageait le surprit, et il faillit la relâcher. Il s’y habitua au bout de quelques secondes, resta fermement accroché, continua de progresser et, une fois parvenu à la base de la corne, il s’y recroquevilla. Elle mesurait entre quatre et cinq mètres de hauteur pour un diamètre d’environ un mètre. La chaleur du pentale s’associa à celle du cakra pour chasser les dernières nappes de froid de son corps, qui se retirèrent en abandonnant des douleurs insupportables. Le migrateur amorça sa descente. Il n’eut pas besoin de battre frénétiquement des ailes pour lutter contre les vents ascendants, il piqua tout droit à une allure régulière, presque à la verticale, puis il bifurqua légèrement vers la gauche, fendit le bord du cylindre, traversa les nuages tourbillonnants et s’éloigna, toujours à la même vitesse, de l’œil du cyclone. Il vola quelque temps à l’horizontale avant de descendre de nouveau. Toujours enroulé autour de la corne, Elthor respirait de mieux en mieux. La coordination entre son esprit et son corps se rétablissait peu à peu. Il ne distinguait pas grand-chose. Les fantômes blanchâtres des nuages défilaient devant lui. Il traversait des zones pluvieuses dont les gouttes lui giflaient le visage. Il s’aperçut que les ventouses de sa combinaison s’étaient déployées et fixées sur l’échine du pentale. Un son se détachait du chœur, clair, majestueux. La chaleur émanant de la corne avait baissé d’intensité. Le migrateur semblait s’adapter au métabolisme de l’homme qu’il transportait ; il émergea des nuages bas et survola le continent livré au cyclone. Le jour naissant ourlait l’horizon d’une lueur livide. Des milliers de débris fusaient vers le ciel en spirales tourbillonnantes. Elthor aperçut au loin un lac – était-ce le lac que les chasseurs et lui-même avaient longé la veille ? – que le vortex vidait de son eau, lui donnant un air de cascade inversée. Il crut entrevoir des ombres gesticulantes à l’intérieur des rideaux liquides. Des créatures vivantes sans doute. Le cyclone ressemblait à un immense prédateur à l’appétit jamais assouvi. Les ventouses le maintenant fermement sur l’échine du pentale, il put se redresser et observer les environs. Il aperçut les taches grises des migrateurs disséminés sur le sol, chercha des yeux le vaisseau, ne le repéra pas parmi les colonnes d’air sombres qui se dressaient de loin en loin comme les piliers d’un temple. Même s’ils soufflaient à des vitesses vertigineuses, les vents n’avaient pas la même intensité en bas qu’en haut. Le pentale se rapprocha du sol, mais il ne se posa pas immédiatement, il continua de survoler le continent à une altitude de trois ou quatre cents mètres, cherchant visiblement une zone plus calme, se dirigeant vers une surface qui scintillait dans le lointain. Ses congénères décollaient à tour de rôle et le suivaient à différentes hauteurs. Le ciel fut bientôt couvert de milliers de migrateurs célestes qui volaient à la même allure avec des battements d’ailes lents et majestueux. Le chœur qui résonnait à l’intérieur d’Elthor devint assourdissant. Ils se rapprochèrent de la surface scintillante : un océan, étonnamment calme en regard de la tourmente qui déferlait sur la terre. Ils sortirent subitement de la perturbation et passèrent dans une zone où ne soufflait qu’une douce brise imprégnée de sel. La lumière du jour levant se reflétait sur l’eau étale. Ils arrivèrent en vue d’une plage blanche et droite dont on ne distinguait pas l’extrémité. Le pentale ralentit et s’en rapprocha de plus en plus lentement. Elthor eut l’impression qu’il se laissait porter par les courants d’air, pourtant à peine perceptibles, en provenance du large. Il ne battait plus des ailes en tout cas, il se contentait de les maintenir déployées tout en décrivant de larges courbes, évoluant malgré sa masse avec la légèreté d’un insecte ou d’un minuscule oiseau. Parvenu à une dizaine de mètres du sol, il survola la plage sur deux kilomètres avant de se poser sur le sable blanc sans creuser le moindre sillon ni soulever la moindre gerbe. Il resta parfaitement immobile pendant que ses congénères atterrissaient tout autour de lui. Un grand nombre d’entre eux prirent directement contact avec l’eau, sur laquelle ils flottèrent sans même remuer les ailes ou la queue. Les ventouses se détachèrent de l’épiderme du migrateur. Elthor inspecta sa combinaison : elle n’avait subi aucune altération malgré la violence des vents de hauteur. Il assista pendant de longues minutes au ballet majestueux des pentales qui se posaient les uns sur la terre, les autres sur l’océan. Leur grâce et l’économie de leurs mouvements le subjuguèrent une nouvelle fois. Des milliers de sons résonnaient maintenant à l’intérieur de lui, ne formant qu’une seule et même vibration. Il percevait également un bourdon dissonant qui semblait être l’exact opposé de l’harmonie du chœur des pentales. Un sillon glacé porteur d’une souffrance indicible. Le souffle de la nuée qui approchait. Elle paraissait intelligente à Elthor, du moins animée d’une intention, d’une volonté destructrices. Elle n’était pas qu’une émanation de l’énergie noire, de l’antimatière ou d’un autre phénomène cosmique quelconque, elle se présentait sous la forme d’une entité, d’une légion à la puissance infinie dont la mission était de semer la souffrance et la mort. D’éradiquer toute forme de vie de l’univers. Elthor comprit également qu’elle dévorait les deux membres du couple espace-temps. Là où elle passait, il ne restait rien, ni temps créateur constructeur, ni espace pour qu’il puisse se déployer. Bien que la chaleur du cakra et de la corne du pentale eût chassé tout froid de son corps, il fut parcouru de frissons. Jamais les espèces vivantes de la Galaxie n’avaient eu affaire à une adversaire de cette nature. D’où venait-elle ? S’était-elle nourrie déjà de plusieurs galaxies avant de s’abattre sur la Voie lactée ? Il descendit de l’échine du pentale en se laissant d’abord glisser sur l’aile supérieure, puis sur l’aile inférieure, et, de là, il n’eut plus qu’à sauter sur le sable. Il se dirigea vers l’océan en contournant les masses inertes. D’autres migrateurs continuaient de se poser dans le lointain. L’étoile du système se levait dans une symphonie éclatante de bleu et de mauve, nappant l’eau figée d’un voile doré aux reflets électriques. Dans la direction opposée, le ciel restait couvert de ténèbres. Le grondement lointain du cyclone s’échouait dans le silence en murmure vaguement menaçant. La beauté du lever de l’étoile sur l’océan saisit Elthor. La paix qui se dégageait de ce paysage matinal emplit son cœur de sérénité. Il comprit que le pentale ne l’avait pas déposé dans cet endroit par hasard, qu’il avait besoin de calme pour pouvoir communiquer avec eux. Le cakra diffusait une chaleur douce, caressante. Il s’avança jusqu’aux dentelles moussues abandonnées par les vagues silencieuses, retira ses chaussures, remonta le bas de sa combinaison et trempa les pieds dans l’eau ; il y resta un long moment malgré sa fraîcheur. Le sel irrita les menues plaies que la pression des vents et le froid d’altitude avaient semées sur sa peau. Les ondulations pourtant imperceptibles ballottaient les migrateurs qui flottaient devant lui. Il revint sur le sable et marcha au milieu des masses grises, de plus en plus pénétré par le chœur dont les vibrations le soulevaient presque du sol. Il tenta encore de comprendre, y renonça rapidement, prenant conscience que la solution n’était pas dans une quelconque équivalence, mais justement dans l’absence de références, dans l’abandon, dans l’ouverture totale. Le bleu naissant du ciel se teintait d’un voile persistant d’obscurité, comme une eau pure troublée par la vase. La nuée déferlerait dans très peu de temps. Un début de panique le saisit, qu’il s’évertua à combattre avec énergie. Il continua de se promener entre les pentales. La brise marine diffusait des odeurs inconnues, tantôt agréables, tantôt âpres. Il avisa une haute dune un peu plus loin. Il s’y rendit et en escalada la pente raide, contraint par endroits de se raccrocher aux branches rampantes des buissons enracinés dans le sable. Arrivé au sommet, il s’assit et contempla la multitude des pentales qui s’étendait à perte de vue sur la plage, sur les terres environnantes d’aspect marécageux et sur l’océan. Il ferma les yeux, se laissa porter par le chœur, eut la sensation, à nouveau, d’être transformé en caisse de résonance, crut que les vibrations allaient le désintégrer, rouvrit les yeux pour se soustraire au moins quelques secondes à leur extraordinaire puissance. Un souvenir émergea de la mémoire de sœur Onden : elle avait dû franchir les frontières de la mort pour pouvoir communiquer avec les Froutz. Elle s’était longtemps raccrochée à la vie, à ses peurs, à ses regrets, avant d’accepter enfin de rejoindre Laruy Clausko et les créatures non humaines de l’autre côté. C’était par l’intermédiaire des Froutz qu’Elthor percevait la douleur effroyable représentée par la nuée : Onden, appelée alors Klarel, la petite paysanne de la colonie Mussina, avait roulé dans l’essence même de la souffrance. Il comprit qu’il devait lui-même glisser dans une autre dimension, peut-être pas la mort, mais un espace où les pentales et lui-même pourraient se rejoindre, se comprendre. Il s’allongea sur le sable et se détendit. Les sons le transpercèrent comme autant de lames aiguisées. Une terreur surgie de l’enfance s’empara de lui. Il faillit pousser un hurlement, se relever, fuir à toutes jambes, mais il résista à l’impulsion, lui permit de sortir de lui et la regarda s’éloigner comme un nuage poussé par le vent. … des temps primordiaux… Il crut avoir rêvé, mais les mots, pas vraiment les mots, les sensations qui procuraient le même effet que les mots, avaient imprimé leur marque profondément dans sa chair. Il repoussa encore une fois la tentation de lutter contre le sentiment de ne plus s’appartenir, d’être exposé sans défense, d’ouvrir son sanctuaire le plus intime à une autre forme d’existence. Onden avait défriché le chemin. Il se remémora avec une immense tendresse la femme défigurée qu’il avait enfin trouvée dans les ruines de la Cité des Pères, sa beauté toujours intacte malgré les mutilations rituelles infligées à son visage par les servants de L’Kar. Elle portait sur elle la pureté de son âme. Il s’abandonna aux vibrations comme l’avait fait sa sœur en son temps. … issus des temps du feu créateur… Une clarté éblouissante, une chaleur inconcevable… … porteurs de feu… Une vitesse phénoménale qui rend proches des distances pourtant vertigineuses… … chaque élément son contraire… gardiens de la création… Les sons se liaient entre eux, s’agençaient en un langage qui peu à peu se dévoilait à Elthor. … la conscience de la vie qui se réfléchit elle-même… qui engendre son opposé… Conscience des éléments extérieurs, du murmure diffus de l’océan, du grondement confus du cyclone, des caresses exquises de la brise marine, du ciel qui ne parvient pas à s’emplir de lumière, du sable qui lui soutient les jambes, le dos, la nuque… Les souvenirs qui remontent de sa mémoire, des mémoires des autres maillons de la chaîne, ce sentiment d’être relié depuis l’éternité à toutes les formes d’existence… … chaque élément nourrit son contraire… chaque vie engendre son ombre destructrice… chaque lumière appelle ses ténèbres… Plus tu acceptes les expériences qui te sont proposées, plus tu découvres l’étendue de tes ressources. … maintenant le point de rencontre entre la vie et son opposé… Quel peut être l’opposé de la vie ? … les forces de destruction prennent toutes les formes… une forme de destruction fond sur nous… Quelle forme a-t-elle ? … elle se nourrit de l’énergie qui maintient l’espace et le temps… Comment cela est-il possible ? … elle défait les forces fondamentales nées du feu originel… les forces qui maintiennent la trame… elle déchire la trame… le temps disparaît sur son passage… tout s’arrête… Comment l’en empêcher ? …la combattre avec le feu… la repousser par le feu… Mon énergie de premier maillon n’y suffira pas… … relié au feu primordial… l’énergie du premier souffle… Comment ? Comment ? Elthor rouvrit les yeux, subitement tracassé par une sensation de présence. Deux hommes et une femme se tenaient devant lui. Il ne les avait pas entendus approcher, totalement immergé dans son échange avec les pentales. Gorden, Al Raj et Moraine, équipés de leurs combinaisons anticycloniques et de leurs armes. À la façon dont ils le fixaient, comme des prédateurs cernant une proie, il sut qu’il n’avait aucune clémence à attendre d’eux. « Ce crétin de Phravert ! » grommela Moraine. Une mèche rousse s’échappait de sa capuche et lui balayait le visage. « Il n’a jamais été un bon chasseur. — Il aurait raté un stétoral doré de trente mètres de large dans un couloir, ajouta Al Raj. — Il n’a jamais su attendre, renchérit Gorden. — Il ne s’est jamais douté un seul instant que nous étions tous sur le coup, reprit Moraine. — Il a toujours été personnel », trancha Al Raj. Gorden braqua son fusil sur Elthor. « Nous savons qu’il ne s’est pas brûlé tout seul, déclara le géant. Que c’est toi et ton satané disque de feu qui l’avez cramé de l’intérieur. Nous, on a tranquillement attendu le moment propice. Tu croyais nous avoir semés, hein, mais nous avons placé sur toi un mouchard qui nous renseigne sur tous tes déplacements. — Tue-le, Gorden ! lança Moraine. Ne lui laisse pas le temps de se servir de sa saloperie d’arme. — Tes désirs sont des ordres, princesse. » L’index de Gorden se crispa sur la détente de son fusil. « Vous allez commettre une erreur, s’écria Elthor. — Une erreur de plusieurs millions de sols, ricana Al Raj. — On aurait pu te tuer l’autre jour quand tu as essayé d’affoler le migrateur, mais on a eu la trouille que ta sorcellerie dévie nos tirs et de nous prendre en retour des éclats de ton satané feu », précisa Gorden. Le chœur des pentales était devenu dissonant, comme si des milliers de sirènes d’alarme s’étaient mises à retentir en même temps. Elthor en vit quelques-uns décoller et prendre de la hauteur. « Putain, ils s’envolent ! s’exclama Al Raj. C’est le moment de faire un carton. » Joignant le geste à la parole, le petit homme épaula son arme et visa la masse la plus proche. « Ne faites pas ça ! » rugit Elthor. La colère grondait en lui. La chaleur du cakra afflua d’un seul coup entre ses sourcils. Il ouvrit la bouche avant qu’Al Raj n’ait eu le temps de presser la détente. Le feu jaillit de lui. Le chasseur parut ne rien remarquer dans un premier temps, puis, soudain, la peau de son visage se gondola, noircit, des cratères apparurent sur ses joues, son front, ses tempes, son cou. Les yeux de Moraine s’agrandirent d’horreur. « Qu’est-ce qui t’arrive, Al Raj ? » Les cratères s’élargirent sur le visage du petit homme et libérèrent un liquide séreux. Le feu le dévorait de l’intérieur. Ses yeux semblèrent sur le point de jaillir de leurs orbites. Il lâcha son arme avant de faire quelques pas sur ses jambes flageolantes. « Maudit sorcier ! vitupéra Gorden en pointant de nouveau son fusil sur Elthor. — À votre place, Gorden, je n’appuierais pas sur la détente. » Elthor reconnut instantanément la voix grave qui avait jailli dans le dos des chasseurs. « Mêlez-vous de ce qui vous regarde, capitaine ! répliqua le géant sans se retourner. — Si vous passez outre mon ordre, Gorden, vous serez anéanti dans deux secondes », reprit Hory Kepht d’une voix calme. Le capitaine et deux de ses hommes s’étaient déployés au sommet de la dune, vêtus de combinaisons anticycloniques grises, brandissant des armes qui ressemblaient à des défats. Gorden consulta ses deux acolytes du regard avant de baisser son fusil. D’autres migrateurs décollaient de la plage ou de la surface de l’océan et s’élevaient à grande vitesse dans le ciel. « Ce gars-là est un sorcier, argumenta le géant. C’est lui qui a brûlé Gandorva, Phravert, et Al Raj maintenant ! — Peut-être, répliqua le capitaine. Mais je suis maître à bord de mon vaisseau et c’est moi qui décide qui doit mourir. » Le petit homme poussait maintenant des gémissements déchirants. « On n’est pas dans votre putain de vaisseau ! — Vous oubliez un point du règlement spatial : un capitaine est responsable de son équipage et de ses passagers de l’astroport de départ à l’astroport d’arrivée. » Elthor présuma que le capitaine avait été informé par Maliloa et se demanda pourquoi elle ne l’accompagnait pas. Gorden le désigna d’un bras accusateur. « C’est un frère du Panca en mission. Nous avons reçu l’ordre de l’abattre. — Qui vous a donné cet ordre et comment saviez-vous qu’il serait à bord de mon vaisseau. Nous l’avons recruté juste avant votre embarquement. — Nous étions informés. — Par qui ? — Ça nous regarde. — Combien vous a-t-on offert pour le tuer ? — Ça vous regarde pas. » Al Raj perdit l’équilibre et se roula de douleur sur le sable sans cesser de gémir. Son visage n’était plus qu’un masque boursouflé et criblé de plaies noirâtres et suintantes. Hory Kepht s’avança de quelques pas, toujours en boitant bas, et s’adressa à Elthor. « Qu’en dis-tu, mon gars ? » Elthor se redressa et épousseta le sable collé sur sa combinaison. « J’en dis que nous avons déjà perdu trop de temps. Si nous n’arrêtons pas cette nuée, non seulement le Petit Nuage de Majdan disparaîtra, mais bientôt la Voie lactée et toutes ses espèces vivantes. — Et toi, tu peux l’arrêter ? » Elthor se leva et contempla les pentales qui continuaient de décoller l’un après l’autre. Plus aucune étoile ne criblait le bleu du ciel qui restait sombre, comme déjà conquis par l’obscurité. « Seul, non, avec eux, peut-être. — Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ! siffla Moraine. — Tu prétends communiquer avec eux ? demanda le capitaine sans tenir compte de l’intervention de la femme rousse. — J’avais commencé avant l’arrivée de ces trois-là. — Qu’est-ce qu’ils te disaient ? — Qu’il faut l’arrêter par le feu. La détruire par le feu. » Le regard de Hory Kepht resta un long moment vissé dans celui d’Elthor. Les gémissements d’Al Raj s’assourdissaient peu à peu. Le feu du cakra lui avait dévoré les yeux ; il aurait bientôt consumé toute son énergie vitale. « Tu es un frère du Panca ? » Elthor dégrafa le haut de sa combinaison, plongea la main dans l’échancrure et en extirpa le sac de tissu contenant le disque de feu. Il constata que ses vis-à-vis se crispaient lorsqu’il le pointa dans leur direction. « Je suis le premier maillon d’une chaîne quinte, déclara-t-il d’une voix forte. Sur une face de mon cakra, est représenté le pentale, la créature mythique à cinq ailes et à cinq cornes. » Il embrassa les environs d’un large geste d’un bras. « Ils sont venus pour nous aider, ils sont les gardiens de la vie. — Il est en train de vous embobiner, capitaine, lança Moraine. Ces sorciers utilisent les mots mieux que personne. » Hory Kepht ne répondit pas, les yeux dans le vague, les sourcils froncés. Elthor avait déjà vu, dans la salle commune ou les coursives, les deux hommes qui se tenaient derrière lui, mais il ne s’était jamais préoccupé de savoir quel était exactement leur rôle dans l’équipage. « On vous a pas payé pour qu’un de vos hommes foute en l’air notre partie de chasse, gronda le géant. — Vous, vous étiez payés pour le foutre en l’air, et ça, ça me regarde, rétorqua Hory Kepht. — Pourquoi nous avez-vous suivis ? demanda Moraine. — J’ai aussi mes renseignements. Nous allons tranquillement retourner au vaisseau pour tirer tout ça au clair. — Hors de question ! s’insurgea Gorden. On n’est pas certains de retrouver les migrateurs à notre retour. — Je crains que vous n’ayez pas le choix. — J’espère que vous savez ce que vous faites. Si vous nous refusez la permission de chasser les migrateurs, nous tiendrons cela pour une rupture de contrat et nous vous attaquerons pour demander le remboursement intégral de notre voyage. » Le capitaine hocha la tête. « Il y a un truc que vous ne semblez pas comprendre, marmonna-t-il entre ses lèvres serrées. Si personne n’arrête ce sale truc qui nous tombe dessus, nous n’aurons sans doute plus jamais l’occasion d’en reparler. » Al Raj cessa de gémir et de bouger. Son visage ressemblait désormais à un morceau de charbon. Gorden donna un coup de menton en direction d’Elthor. « Ça signifie que vous croyez ce foutu sorcier qui vient de tuer Al Raj après Phravert ? — Je ne sais pas vraiment qui il est ni s’il est vraiment capable de faire ce qu’il prétend, mais il y a un truc dont je suis sûr, c’est que le machin noir qui nous déboule dessus est une putain de vraie saloperie ! Et qu’en dehors de lui, je ne vois pas qui pourrait faire quelque chose. Alors, s’il affirme qu’il a besoin des migrateurs célestes pour l’arrêter, personne ne tirera sur l’un d’eux sans ma permission. » Hory Kepht alla jeter un coup d’œil sur le cadavre d’Al Raj. « Pas la peine de le ramener au vaisseau. Les bestioles du coin se chargeront de lui. » Il se tourna vers Elthor. « Personne ne te dérangera, mon garçon. S’il s’avère que tu m’as raconté des bobards, en revanche, tu passeras vraiment un très mauvais moment. » Le capitaine ordonna à Gorden et à Moraine d’avancer derrière lui tandis que ses hommes se postaient en queue de colonne. Elthor attendit qu’ils se soient éloignés pour s’allonger sur le sable et tenter de reprendre avec les pentales, qui se dispersaient par vagues successives dans le ciel dégagé de tout nuage, la communication interrompue par l’intrusion des chasseurs. CHAPITRE XXVI N’écoute jamais un homme nu, Passe ton chemin si tu croises un sâtnaga, Laisse-le vociférer si tu n’as pas le choix, Écoute-le avec déférence, N’argumente pas, ne le contredis pas, Reste impassible, humble, et estime-toi heureux s’il te laisse passer Sans te donner le moindre coup de bâton. Que faire en cas de rencontre avec un sâtnaga ? Région du Talfer, planète Aldor, système de Nu du Kaltaïr. J’AI REGRETTÉ un temps d’avoir laissé partir mon jeune frère sans lui révéler ma présence à l’assemblée du Nât-rana. Je ne l’avais pas revu depuis une dizaine d’années, mais je l’ai reconnu sans l’ombre d’une hésitation. J’ai été presque choqué de le découvrir nu dans cette salle, le front marqué du trident sacré. Même s’il accompagnait Ulior, un sâtnaga reconnu et respecté, j’ai eu peur qu’il ne se soit introduit parmi nous par effraction et que, s’il me reconnaissait publiquement, il ne devienne pour moi un objet d’embarras. J’avais mis tellement de temps à devenir l’interlocuteur familier d’Isphator que je n’ai pas voulu perdre d’un seul coup les bénéfices de mon assiduité et de ma patience. J’avais coupé de toute façon les ponts avec ma famille de sang. Ce frère ne signifiait plus rien pour moi. J’avais choisi une autre famille, celle des sâtnagas, celle des hommes les plus détestés et les plus redoutés des mondes de l’OMH, celles des imprécateurs nus. J’avais rencontré Isphator lors d’une assemblée dans les environs de BeïBay. Il m’avait immédiatement envoûté. Sa façon de parler, ses regards de feu, son intransigeance, ses imprécations, son intelligence, son charme… Je l’aurais escorté à l’autre bout de l’univers s’il me l’avait demandé, au besoin dans les mondes éternellement gelés destinés aux incroyants. Je suis resté dans son attraction comme une planète orbitant autour d’une étoile. C’est ce qu’il était, une étoile, la plus brillante de toutes dans le ciel de Sât, le fils préféré du dieu à la bouche de sang. J’ai commencé par le suivre dans ses déplacements en observant une distance prudente. Je l’ai accompagné au long de son périple dans le désert du Galoïn, un lieu sacré que tout sâtnaga se doit un jour de traverser. Il avait accompli son pèlerinage trente annéesTO plus tôt, mais il avait ressenti le besoin impérieux de recommencer. Un petit groupe de disciples proches l’entourait en permanence et formait une garde rapprochée pratiquement infranchissable. Ils voulaient, consciemment ou non, garder Isphator pour eux seuls, empêcher d’autres dévots de l’approcher. Ceux qui, comme moi, avaient essayé de forcer le barrage, avaient essuyé une violente bastonnade. Les marques imprimées par leurs bâtons noueux sur mon dos et mes jambes avaient duré des jours et des jours. Certaines s’étaient même infectées et avaient laissé des cicatrices indélébiles. Isphator n’intervenait jamais dans les querelles de disciples, estimant sans doute qu’il revenait à chacun de faire ses preuves, favorisant ainsi une forme de sélection naturelle parfaitement assortie au culte de Sât, une religion conçue pour les forts. Trente à quarante pour cent des sâtnagas meurent d’ailleurs au cours des trois premières années de prêtrise. Aller nu quel que soit le climat, sans aucune autre ressource que son intelligence et son instinct de survie, exige de grandes qualités d’adaptation, une force morale infaillible et une confiance à toute épreuve dans le Dieu Sât, le Créateur et le Régénérateur. J’ai donc suivi Isphator dans le désert du Galoïn, à l’écart de ses disciples jaloux. Cent fois j’ai failli mourir dans cet endroit où ne pousse pas un brin d’herbe, pas même ces petits buissons de cactées qui prolifèrent habituellement dans les régions désertiques. La chaleur avoisine les soixante degrés Celsius, et, comme nous ne portons rien sur nous, nous n’emmenons pas d’eau, espérant que Sât y pourvoira d’une façon ou d’une autre. Deux des disciples proches d’Isphator sont morts de soif. Le grand homme ne s’est pas retourné sur leurs cadavres, il a continué son chemin d’une allure égale, soulevant de petites cascades de sable à chacun de ses pas. J’ai compris qu’il était le fils chéri de Dieu quand, alors que ma bouche semblait emplie de cailloux aux arêtes tranchantes, nous sommes arrivés devant un puits qui n’était pas à sec. J’ai attendu qu’Isphator et ses disciples se soient abreuvés pour m’en approcher à mon tour et plonger la tête tout entière dans le bac en pierre laissé à la disposition des voyageurs. Je me suis rendu compte que de grosses cloques parsemaient ma peau, pourtant habituée aux rayons de Solar 2, et que je risquais d’être transformé en une immense plaie à vif. Je me suis dit que, si je surmontais l’épreuve, je serais enfin admis dans l’intimité d’Isphator, j’ai repoussé le découragement qui me gagnait et je me suis lancé à la poursuite du petit groupe qui n’était plus déjà qu’un nuage de poussière à l’horizon. Je suis sorti du Galoïn plus mort que vif, un squelette enveloppé d’une peau noirâtre et crevassée. La barbe me dégringolait sur la poitrine et mes cheveux, sans lesquels je n’aurais probablement pas survécu, m’arrivaient presque à la taille. La forêt d’arbres à cloches qui bordait le désert m’a paru être le plus délicieux havre de fraîcheur jamais atteint par un être vivant. Quelques kilomètres plus loin se nichait une petite ville autour d’une oasis. J’ai passé plusieurs heures allongé dans l’eau sans tenir compte des regards courroucés des autochtones qui venaient y remplir leurs seaux ou leurs bassines. Personne n’a tenté de me déloger. Les quelques hommes qui s’en étaient pris à des sâtnagas à l’issue de leur pèlerinage avaient aussitôt reçu leur juste châtiment ; certains avaient perdu la vie. Depuis on nous fichait la paix, on nous apportait même, pour nous amadouer, des fruits secs et des galettes posés sur de larges feuilles d’arbre à cloches. L’eau m’a régénéré. La traversée du désert m’avait métamorphosé en véritable guerrier divin. Mes dernières craintes s’étaient envolées. À ma grande surprise, c’est Isphator qui est venu vers moi à l’issue de l’un de ces dîners frugaux servis par les habitants de la ville. Il ne m’a rien dit, il s’est assis à mes côtés et m’a tendu la feuille d’arbre qu’il tenait, sa façon à lui de me signifier, et de signifier aux autres, que j’étais désormais entré dans le cercle de ses proches. D’ailleurs, à partir de cet instant, ils m’ont considéré comme l’un des leurs, comme si j’avais toujours fait partie de leur groupe. Après la traversée du Galoïn, Isphator est retourné à BeïBay afin d’y reprendre son activité principale, les relations entre le culte de Sât et le Parlement universel. Je me suis rendu compte à l’occasion que, grâce à lui et à quelques-uns de ses prédécesseurs, les sâtnagas n’étaient plus considérés comme des fauteurs de troubles par les instances officielles de l’OMH. Non seulement nous avions acquis le statut de religion officielle, donc inattaquable sur le plan juridique, mais également des avantages très importants dans le domaine des transports – la gratuité – et des formalités douanières – dispense de pièce d’identité et de vêtements sur les planètes les plus prudes. Notre nudité n’était pas négociable. Un gouvernement planétaire qui condamnait des sâtnagas à la prison pour outrage public était dorénavant hors la loi aux yeux du Parlement. Bien sûr, certains de nos frères en ont profité pour provoquer un peu plus les populations offensées et ont été par endroits agressés, voire lynchés, mais, globalement, nous n’avons plus rencontré de problèmes sur les mondes adhérents de l’OMH. Isphator fréquentait les cercles restreints du Parlement, entre autres la commission des cultes et la commission scientifique. J’ai eu à plusieurs reprises l’occasion de m’apercevoir que son influence y était importante. Son éloquence et son habileté politique m’ont souvent époustouflé. Notre culte, autrefois clandestin et rejeté, gagnait peu à peu une certaine honorabilité. Isphator pensait que nos valeurs se diffuseraient ainsi parmi les populations de la Galaxie et que Sât prendrait la place qui lui revient : la première dans le cœur des êtres humains. Nous ne logions pas dans les suites luxueuses des parlementaires ou de leurs petites cours, nous ne mangions pas dans les restaurants prestigieux de BeïBay, nous dormions à la belle étoile sur les rives de l’Arao et nous nous nourrissions de fruits et de restes. Je ne m’en plaignais pas. Après le Galoïn, tout m’apparaissait comme un luxe, les pavés moussus, les pluies de la saison humide, le chaud soleil d’équinoxe, la nourriture imprégnée d’un arrière-goût de moisi, les bains dans l’eau trouble du fleuve, les longues marches dans les rues de la ville. Les regards dédaigneux des passants, leurs quolibets pour les plus audacieux, ne déclenchaient plus rien d’autre en moi que de l’indifférence. J’étais devenu un véritable sâtnaga, un errant, un homme qui ne se souciait plus des besoins de son corps ni des réactions de ses semblables. Un serviteur de Sât, débarrassé du superflu et entièrement dévoué à sa cause. J’avais taillé et décoré mon propre bâton dans une branche de sircassier avec des cailloux aux arêtes aiguisées. Je m’en étais servi contre de jeunes imbéciles, qui, voulant prouver leur bravoure devant leurs petites amies, s’en étaient pris à Isphator et à ses disciples. J’avais découvert à l’occasion que je déployais une puissance, une résistance et une souplesse que je ne soupçonnais pas. Ni leurs couteaux ni leurs yolos ne m’avaient impressionné. S’ils avaient eu une petite idée de la force procurée par le dépouillement extrême, ces idiots nous auraient fichu la paix. Ils avaient fini allongés sur les pavés du quai, la face contre le sol. Certains ne s’en étaient pas relevés, les vertèbres brisées par les coups de bâton. Nous ne pouvions pas être arrêtés ni condamnés, puisque nous étions les agressés et, donc, en état de légitime défense. La nuée serait sur nous dans un peu plus d’une vingtaine de joursTO. Isphator nous a confié qu’il le savait depuis bien longtemps, que les temps où Sât avalerait le monde étaient inscrits dans les astres, mais qu’il avait tenu l’information secrète pour ne pas donner le temps à nos ennemis de s’organiser. L’observation de l’astrophysicien Manos Octoy, rendue publique au Parlement quelques jours plus tôt, était trop tardive pour que les espèces vivantes de la Galaxie puissent échapper à leur juste châtiment. Je n’ai ressenti aucune peur à l’idée que nous allions bientôt être engloutis. Je croyais fermement en la régénération, en la création de mondes nouveau-nés des désirs de chacun des fils de Dieu. La vie sur ce monde ne m’avait pas convaincu, hormis les derniers temps passés dans le rayonnement d’Isphator. Je n’avais pas aimé la famille dans laquelle j’étais né, ces parents distants et bardés de principes, ce petit frère tardif et avide, ces amis sans profondeur, ces maîtresses creuses, ces boulots sans intérêt. Je n’avais pas non plus apprécié à sa juste mesure ma formation de sâtnaga sur l’île de Gruzero, les humiliations permanentes, les privations de sommeil, les jeûnes à répétition, la mémorisation des sept cents pages du Nât-rana, les coups de bâton ou de fouet, les interminables expositions aux pluies glaciales de la saison d’hiver, les quelques heures de sommeil par nuit sur un sol dur et bosselé, le manque total d’intimité, l’interdiction totale des relations sexuelles, les mutilations volontaires de certains aspirants qui enroulaient leur pénis autour d’un bout de bois pour le distendre et le rendre à jamais flaccide – une torture à laquelle je n’ai jamais pu me résoudre… C’est bien plus tard que j’ai pris conscience de la valeur de mes sept années passées sur l’île de Gruzero. Elles m’ont permis de m’adapter, de survivre par n’importe quel temps dans n’importe quelle condition, elles m’ont donné la force de traverser le désert du Galoïn, d’affronter le regard horrifié de mes parents et la haine des autres humains, d’exposer dans les coins reculés la vérité nue d’un servant de Sât. « Quel sera ton monde, Gelmeor ? » m’a demandé Isphator. Assis sur les pavés, nous contemplions le fleuve Arao et l’agitation désordonnée qui régnait sur les quais. Nous étions seuls, les autres disciples étant partis en quête de nourriture. J’ai réfléchi un long moment, je ne voulais pas le décevoir. « Un monde où il n’y aura ni faux-semblant ni tricherie, ai-je fini par répondre. Un monde pur et frais comme de l’eau de source. Un monde où les vivants ne s’encombreront d’aucun fardeau, d’aucune possession, de rien d’autre que l’amour de Sât. » Il a hoché la tête. J’ai eu l’impression que son regard devenait de plus en plus acéré, de plus en plus brillant. Cet homme à la peau mate, maigrelet et grisonnant, auquel les passants ne prêtaient aucune attention traitait pourtant d’égal à égal avec les plus prestigieux représentants et les plus grands scientifiques du Parlement universel. « Il fera bon vivre sur ton monde, a-t-il murmuré avec, dans la voix, un étonnant fond de tristesse. — Et sur le tien ? » Il a souri et a peigné sa longe barbe de ses doigts écartés. « Je n’en suis pas si sûr. Les épreuves et la douleur n’en seraient pas absentes. — Pourquoi ? — L’évolution ne va pas sans la douleur ni les épreuves. Dans un monde où il fait bon vivre, on a tendance à se reposer, on oublie de se remettre en marche vers son Créateur. » Il avait raison : si ma condition m’avait entièrement satisfait, je serais resté près de mes parents, j’aurais vécu la même vie qu’eux et ne me serais pas engagé sur le chemin du dépouillement. Je me suis rendu compte que je rêvais d’un bonheur paisible et factice tandis que l’exigence d’Isphator le poussait toujours à se rapprocher de Sât quel qu’en soit le prix à payer. « L’oubli est le principal défaut des êtres humains, a-t-il repris. Ils se hâtent de confondre leurs expériences avec la vérité. La vie pour eux se limite à ce que leur dictent leurs sens. » J’ai donné un coup de bâton rageur sur le sol. Je n’étais décidément pas à la hauteur d’un esprit comme celui d’Isphator. Un rabich effrayé a détalé devant nous. Les gens qui déambulaient sur le quai se montraient de plus en plus agressifs, se disputaient pour des broutilles, se battaient parfois avec une maladresse presque touchante. J’ai repensé à mon petit frère et, à nouveau, j’ai regretté de ne pas m’être présenté devant lui. J’aurais pu lui demander des nouvelles de mes parents. Mes regrets faisaient-ils partie de la dictature des sens dont parlait Isphator ? « Tout lien qui nous emprisonne et nous empêche ainsi de nous rapprocher de Sât doit être tranché sans pitié, y compris les liens familiaux, a-t-il continué comme s’il avait lu dans mes pensées. Surtout les liens familiaux. » Les autres disciples sont revenus les bras chargés de nourriture récupérée ici et là. Ils ont tendu une barquette en carton à Isphator et, comme il était assis à mes côtés, une autre à moi, mais de moins bonne grâce. L’un d’eux, Soribor, n’avait pas dépassé les quinze ans. Arrivé enfant sur l’île de Gruzero, il avait été ordonné prêtre juste avant ses treize ans et il était devenu le plus jeune sâtnaga de l’histoire du culte, ce qui lui valait une certaine considération de la part des autres prêtres, y compris d’Isphator qui semblait l’avoir pris sous son aile. Sa beauté, presque féminine, n’était probablement pas étrangère non plus à sa popularité. Je soupçonnais certains d’être tombés amoureux de lui. L’homosexualité n’était pas répandue dans nos rangs, mais j’avais parfois surpris des frères dans des positions compromettantes, et j’en avais déduit qu’elle n’était pas inexistante malgré les dénégations péremptoires des anciens les plus vénérés. Je n’avais de mon côté jamais été attiré par les hommes. Des femmes m’avaient troublé, entre autres celles qui, par compassion ou perversité, m’avaient hébergé les nuits de grand froid ou de pluie torrentielle. Comme je ne pouvais pas dissimuler mon désir, il s’en était fallu de peu que je cède à leurs avances, mais j’avais résisté, me persuadant que le feu du désir faisait partie de la longue liste des épreuves qui guettaient le sâtnaga sur son chemin. Je l’avais parfois regretté, principalement les jours où la solitude devient si oppressante qu’elle serre la gorge avec la force de serres de rapace ; les jours où, envahi de désespoir, j’aurais renoncé à mon errance pour un lit partagé, pour quelques heures de tendresse, pour un regard aimant et des mains douces posées sur moi. La ville se dégradait à une vitesse étonnante. Nous portions un regard à la fois distancié et ironique sur la déchéance de la glorieuse civilisation de l’OMH. Elle reposait sur du sable pour s’écrouler avec une telle facilité. Le sable des illusions matérialistes. La possession n’a jamais apporté le bonheur à quiconque. Elle engendre au contraire de nouveaux soucis qui s’accumulent avec les anciens et finissent par former des couches sédimentaires dans lesquelles on se fige et se perd. Nous, les hommes nus, les vêtus de ciel, nous n’avions rien à perdre et nous regardions, avec un intérêt d’entomologiste observant les colonies d’insectes, les êtres humains se débattre dans les affres de la fin des temps. Tout ce qu’ils avaient accumulé allait leur être retiré et la perspective les emplissait d’un désespoir qui poussait certains d’entre eux à mettre fin à leurs jours avant l’échéance. Nous avons vu plusieurs personnes se jeter du haut du grand pont et disparaître dans les eaux sombres de l’Arao, les poches sans doute lestées de métal ou de pierres. Nous avons assisté en quelques jours à une multitude de scènes étonnantes dans les rues ou sur les quais, fornications échevelées, viols collectifs, meurtres sauvages, bagarres rangées, tortures d’une barbarie inouïe, incendies, naufrages de bateaux surchargés… Nous, si souvent accusés de propager la terreur et l’immoralité sur les mondes civilisés de l’OMH, demeurions d’un calme souverain en ces heures sombres et dépravées. Isphator nous avait rappelé que nous serions sans doute les boucs émissaires, les premiers sacrifiés, dans les jours à venir, et nous n’en éprouvions aucune peur, forts de la certitude que Sât nous réserverait la meilleure place et nous ferait le don suprême de ses fabuleux pouvoirs. Un groupe de jeunes gens s’en est pris à Soribor, qui était allé s’asperger d’eau sur le bord de l’Arao. Comme il était de frêle constitution et qu’il n’avait pas eu le temps de s’aguerrir, j’ai vu qu’il était en difficulté et je me suis levé pour intervenir. Isphator a posé la main sur mon avant-bras pour me contraindre à me rasseoir. Surpris par la force qui se dégageait de sa paume, je n’ai eu d’autre choix que de lui obéir. Les autres disciples n’ont pas bougé. « Dans tous les cas, Sât nous délivrera un enseignement, a murmuré Isphator. Si Soribor est tué, nous apprendrons le détachement concernant l’un de nos frères les plus aimés. S’il triomphe de ses ennemis, il sera devenu un guerrier divin, un vrai sâtnaga. Si nous intervenons, nous le sauverons, mais il restera un enfant, un débiteur. — On ne peut tout de même pas le laisser seul aux prises avec ses agresseurs, ai-je objecté. — Souviens-toi de ce que je t’ai dit au sujet des liens, a répliqué calmement Isphator. Les liens entre sâtnagas ne doivent pas les empêcher d’apprendre, d’évoluer ; ils doivent rester dans l’invisible et ne pas interférer dans le destin de chacun. » Soribor s’est défendu avec énergie, abattant inlassablement son bâton sur ses adversaires, qui ont battu en retraite au bout de quelques minutes. Ils se sont concertés avant de revenir à la charge, attaquant cette fois avec méthode. Pendant que les uns accaparaient l’attention de Soribor, les autres, armés de barres de fer, le prenaient à revers. Il s’est retourné juste avant qu’ils ne tentent de le frapper. Il a esquivé leurs coups avec une certaine facilité jusqu’à ce que l’un de ses assaillants parvienne à lui glisser une corde sertie de boules de fer entre les chevilles et, d’un mouvement habile, la lui remonter jusqu’aux cuisses. Puis il a tiré vers lui d’un coup sec, arrachant des lambeaux de peau au jeune sâtnaga et le déséquilibrant. Soribor est tombé lourdement sur le dos et est resté immobile, étourdi par le choc. Je me suis relevé comme un ressort pour lui prêter main-forte ; Isphator s’est soudain dressé devant moi à une vitesse ahurissante et a plongé son regard dans le mien, le bras et le bâton levés. Le sentiment fugitif m’a traversé de faire face à l’incarnation de la colère. « Il est maintenant indispensable que chacun des servants de Sât affronte seul ses épreuves, a-t-il déclaré d’une voix calme mais tranchante. Soribor comme les autres. — Il n’a aucune chance, ai-je marmonné. — Ne raisonne pas en termes purement matériels. C’est sans doute sa plus grande chance. » Il m’a fallu du temps pour comprendre ce qu’il voulait dire. Jugulant de mon mieux ma colère, j’ai assisté, impuissant, à la fin de Soribor. Ils l’ont égorgé, vidé de son sang, suspendu à la branche d’un arbre, ouvert par le milieu et coupé méthodiquement en morceaux comme un vulgaire animal de boucherie. Ils nous jetaient des coups d’œil réguliers. Il nous aurait suffi de foncer sur eux en hurlant pour qu’ils s’égaillent comme une volée d’oiseaux apeurés. Constatant que nous ne bougions pas, ils poursuivaient en vociférant leur horrible tâche. Les hommes et les femmes qui déambulaient sur le quai les regardaient faire sans intervenir, sans même qu’une quelconque émotion ne se lise sur leurs visages. Ils ont fini par détacher la tête de Soribor, la planter au bout d’une perche taillée en pointe et la balader le long du fleuve comme un trophée. Ils avaient au préalable grossièrement reconstitué son corps en rassemblant ses parties éparses. « Ils vont maintenant savoir ce qu’est le courroux de Sât, a soufflé Isphator. — Quel besoin de laisser mourir Soribor pour libérer son courroux ? » ai-je protesté. J’ai décelé des reproches dans le regard qu’il m’a lancé. « Tout doit être accompli dans l’ordre et selon les commandements de Sât. Le destin de Soribor était de mourir à cet instant et de cette façon, notre destin est de le venger et de répandre le sang de ses bourreaux. » Je n’ai pas insisté. La perspective de me défouler sur les misérables qui avaient torturé notre jeune condisciple suffisait pour le moment à me contenter. Le temps des remises en question viendrait plus tard, lorsque mes pensées erreraient comme des fantômes dans mon esprit en ruine. Il nous suffisait de suivre la pique des yeux pour repérer le groupe de jeunes gens qui longeait le quai. Nous avons fendu la foule pour nous diriger vers eux. Elle s’écartait sans résistance, consciente que les six sâtnagas qui s’avançaient d’un pas résolu étaient mus par des intentions belliqueuses. Nous n’étions équipés que de nos bâtons et d’une détermination sans faille. Nous les avons rattrapés un kilomètre plus loin. Lorsqu’ils nous ont vus approcher, ils ont tenté de prendre la fuite, mais nous leur avons fermé le passage et les avons coincés le long du fleuve. Celui qui portait la pique l’a laissée tomber à l’eau. La tête de Soribor s’en est détachée et a flotté quelques secondes à la surface avant de couler. Ils ont tiré leurs couteaux, et l’un d’eux s’est muni de la corde dont il s’était servi pour renverser Soribor. Nous nous sommes placés de manière à ne pas nous gêner les uns les autres et sommes entrés en action. Isphator s’est montré le plus rapide et le plus efficace d’entre nous. Son bâton touchait à tout coup sa cible, au front, au cou, au ventre, il esquivait les ripostes avec une habileté sidérante. Déjà deux de nos adversaires avaient roulé dans l’eau du fleuve. J’en ai moi-même frappé un juste entre les yeux de l’extrémité de mon bâton. Il a poussé un gémissement avant de s’affaisser. Je l’ai poursuivi et roué de coups jusqu’à ce que son sang rougisse l’eau et qu’il cesse de se débattre. Je me suis retourné juste à temps pour faire face à un nouvel adversaire qui levait sur moi son poignard. J’ai visé la gorge. La pointe rugueuse de mon bâton s’est enfoncée dans son cou et lui a brisé les cartilages. Sa respiration est devenue rauque, il a lâché son arme et a battu des bras comme un oiseau maladroit avant de perdre l’équilibre et de s’effondrer, la face dans l’eau. Je n’ai pas eu besoin de l’achever, il n’a pas eu la force d’échapper à la noyade. Le silence est retombé sur les environs. Relevant la tête, je me suis rendu compte que des dizaines de spectateurs s’étaient massés autour de nous. Plus un seul des bourreaux de Soribor n’était resté debout. Isphator, couvert de sang, ressemblait à un dieu terrible et vengeur. Je n’ai pas regretté Soribor, et encore moins d’avoir exécuté ses bourreaux. Personne ne s’est mis en travers de notre chemin lorsque nous nous sommes éloignés du fleuve. « Il nous reste une tâche importante », a déclaré Isphator. Aucun de ses disciples n’a osé lui poser de question. Nous nous sommes de nouveau dirigés vers le centre historique de la ville. Les déchets commençaient à s’accumuler sur les trottoirs et sur les places. Les coques transparentes des libulles clouées au sol avaient été fracassées, pulvérisées, des incendies avaient noirci les façades, une foule d’objets hétéroclites avaient été abandonnés devant les portes, les rabichs de moins en moins craintifs couraient en bandes d’un cadavre à l’autre. Nous n’avions pas pris le temps de nous rincer dans le fleuve après notre affrontement et nous étions maculés de sang séché. Les passants effrayés s’écartaient de nous. Solar 2 couchant teintait le ciel de pourpre et d’or. Les militaires du détachement que nous avons croisés à un carrefour, armés de défats, ne nous ont même pas regardés. « Le temps est venu d’affronter nos vrais ennemis, a marmonné Isphator. — Lesquels ? a demandé l’un des disciples qui marchaient à ses côtés. — Ceux qui nous combattent depuis des siècles et des siècles. » J’ai repensé à mon jeune frère. Je ne savais toujours pas s’il était devenu un vrai sâtnaga, s’il m’avait rejoint dans cette autre fraternité. Je me suis promis de le retrouver avant d’être happé par la gueule béante de Sât. Peut-être pourrions-nous aller voir ensemble nos parents, les embrasser une dernière fois avant le grand départ, même si, selon Isphator, les liens familiaux nous emprisonnaient et nous empêchaient de nous rapprocher de Sât. Si ma mère m’ouvrait ses bras, rien ne m’empêcherait de m’enfouir dans sa chaleur. Nous sommes arrivés devant la porte cochère d’un immeuble à la façade décrépite. « C’est là que nous les trouverons, a lancé Isphator d’un ton ferme. — De qui parles-tu ? » ai-je demandé sans chercher à dissimuler mon irritation. J’étais désenchanté, son charme n’opérait plus sur moi, je me suis demandé ce que je fichais là, nu, ensanglanté, interloqué. « Des frères du Panca. » CHAPITRE XXVII Cinq est le chiffre divin, Cinq est le chiffre de la Création, Cinq est le chiffre de la magie, Cinq est le chiffre de la puissance, Cinq est le chiffre de la lumière, Cinq est le chiffre du sacré, Cinq est le chiffre du vivant, Cinq est le chiffre de la chaîne, Cinq est le chiffre du pentale, Cinq est le chiffre du temps, Cinq est le chiffre de l’homme. Les récits héroïques de la Dissémination, traduction : Tech-AndroTM, Bibliothèque du Parlement universel, NeoTierra, système de Solar 2. IL NE RESTAIT PLUS qu’un migrateur sur la plage. Elthor ne les différenciait pas les uns des autres, mais, au fond de lui, il savait que c’était le pentale qui l’avait secouru à l’intérieur du cyclone et déposé au bord de l’océan quelques heures plus tôt. Il se demanda pourquoi ce dernier ne s’était pas envolé avec les autres. Ses congénères s’étaient-ils enfuis à cause de l’irruption des chasseurs ? Reviendraient-ils dans le Petit Nuage ou bien s’étaient-ils à jamais retirés ? Elthor se leva. Des centaines de petites créatures aux longues pattes et à la carapace sphérique jaune grouillaient sur le cadavre d’Al Raj. Il dévala la pente et aperçut, sur le sable, des milliers d’autres petits animaux semblables à ceux qui dévoraient le chasseur. Ils s’immobilisaient à son approche, puis se remettaient en mouvement et filaient à toute allure en direction de la dune, comme prévenus par un mystérieux signal qu’un festin les attendait au sommet. Les migrateurs célestes n’avaient pas laissé d’empreintes sur le sable, une constatation surprenante compte tenu de leur masse. Il continuait de percevoir leur chant, mais en sourdine, comme s’il lui parvenait depuis le lointain espace. En revanche, le son clair, majestueux, qu’il avait entendu dans le vortex résonnait toujours avec la même force. Il se rapprocha du pentale, dont l’épiderme était parcouru de frémissements et de scintillements. Le jour voilé ressemblait à un crépuscule persistant. L’étoile du système n’était qu’un disque pâle vaguement teinté de bleu. Le migrateur n’esquissa pas la moindre réaction lorsque Elthor s’avança vers lui. Aucune autre manifestation que le son, comme s’il n’avait pas décelé la présence du minuscule humain qui se tenait quelques mètres devant sa gueule. Les cercles sombres placés de chaque côté de ce qui était la pointe de son museau, perchés à cinq ou six mètres de hauteur, évoquaient des puits profonds. Même s’ils ne ressemblaient pas vraiment à des yeux, Elthor eut la nette impression qu’ils servaient au pentale à se repérer, à se diriger. « Où sont les autres ? Pourquoi es-tu resté là ? » Le vent du large emporta sa voix. De hautes vagues déferlaient sur la plage, charriant toujours des légions sautillantes de ces petits animaux à carapace jaune et à longues pattes. La marée montante avait déjà conquis une partie du sable et ne tarderait pas à lécher l’extrémité de la queue du migrateur. Aucune trace de cyclone à l’horizon. « Est-ce qu’ils nous ont abandonnés ? » Les ailes supérieures du pentale se soulevèrent doucement ; il n’allait pas tarder à décoller. « Qu’est-ce que je dois faire ? » cria Elthor. Il eut l’idée de sortir le cakra du sac de toile où il l’avait remisé après l’avoir montré à Hory Kepht et aux autres. « Ma Fraternité et toi sommes liés », déclara-t-il en tournant vers son gigantesque vis-à-vis la face ornée du motif sculpté. Le son s’amplifia avec une telle soudaineté, une telle puissance, qu’Elthor perdit quelques instants le contrôle de son esprit. Le motif sculpté émettait sans doute une onde de formes, une vibration qui entrait en résonance avec celle, plus ample, du pentale, selon le principe des fractales. La queue du migrateur ondula sur le sable, il battit de nouveau des ailes sans que son énorme masse ne se soulève d’un millimètre. Les cercles de chaque côté de la pointe de son museau s’illuminèrent, comme éclairés par une flamme intense. Elthor se souvint de la danse du petit orver dans les grottes souterraines d’Orign. Les mouvements formaient aussi un langage. Il cessa de penser, se laissa porter par les réactions de son propre corps, obéit aux impulsions qui lui commandaient de sauter pour agripper le bord de l’aile inférieure, de se hisser sur cette dernière, de se redresser, puis de saisir l’aile supérieure lorsque le battement l’abaissa tout près de lui, de se rétablir à la force des bras et de s’y allonger. Il entreprit ensuite de gravir la partie qui le séparait des cornes, en pente assez douce et pourvue de cratères scintillants où il put glisser les mains et les pieds. Le pentale lui facilita la tâche en se penchant légèrement sur le côté. Il ne fallut que quelques minutes à Elthor pour atteindre la première corne latérale. Il parcourut enfin les trois mètres qui le séparaient de la corne centrale et, là, juste au-dessus de la pointe du museau, il s’assit et s’agrippa à l’excroissance effilée après avoir glissé les jambes de chaque côté de la base. La chaleur, bien que vive, ne le dérangea pas. Le pentale décolla presque aussitôt à la verticale sans pour autant accélérer le battement de ses ailes et prit rapidement de la hauteur. Il ne se dirigea pas vers l’intérieur des terres, mais vers le large, en direction de l’étoile, au-dessus de l’océan agité par les vagues, se maintenant à une altitude qu’Elthor évalua à trois ou quatre cents mètres. Sa vibration emplissait entièrement son passager, reliant l’homme et la créature céleste. Le vent qui soufflait à ces hauteurs était assez frais mais supportable en comparaison des bourrasques du cyclone. Le nanotissu actif de la combinaison ne jugeait pas nécessaire de déployer les ventouses. Quelques nuages gris-bleu paressaient dans le ciel assombri. Elthor perdit tout à coup toute perception, toute notion d’espace et de temps, une impression similaire à celle qu’il avait ressentie lorsqu’il avait franchi les portes du réseau temporel ou les couloirs du temple de Dilah. Lorsqu’il reprit conscience, le pentale survolait une terre rocheuse ocre et dénuée de végétation. Il aperçut des taches grises dans le lointain, comprit que le migrateur l’avait conduit près des siens et en éprouva une joie immense. Le chœur, de nouveau, résonnait en lui de toute sa puissance, de toute sa magnificence. Des milliers et des milliers de pentales jonchaient le sol. Il se demanda pourquoi ils s’étaient donné rendez-vous sur cette terre, à des centaines, voire des milliers de kilomètres, de l’endroit où s’était posé le vaisseau. La chaleur déborda du point entre ses sourcils et se déploya dans tout son corps. Il ne put contenir un gémissement. La sensation d’être plongé dans un four à haute température ne dura que quelques secondes, qui suffirent à l’entretenir dans l’illusion d’être réduit en cendres. Le pentale amorça sa descente et piqua vers un large cercle dégagé au centre duquel Elthor crut discerner une silhouette humaine. Au fur et à mesure qu’ils s’en rapprochaient, les détails se précisèrent. Un crâne nu, une peau mate, une combinaison grise. Il lui fallut du temps pour admettre l’idée que la silhouette en contrebas, assise sur un rocher rond, était… Maliloa. Que l’objet brillant posé devant elle était un cakra. Le pentale atterrit avec sa légèreté et sa douceur coutumières à une dizaine de mètres de la jeune femme. Elle lança à Elthor un regard aussi surpris, sans doute, que celui qu’il posa sur elle. Elle resta un petit moment assise avant de ramasser le cakra, de se relever et de se diriger vers le migrateur. Elthor la rejoignit sur le sable après avoir emprunté le trajet habituel, aile supérieure, aile inférieure, saut. Quelque chose avait changé en elle. Son crâne n’était pas aussi net, aussi lisse, que d’habitude. Des ombres apparaissaient çà et là, qui évoquaient l’implantation de cheveux rasés depuis peu. Elle s’immobilisa à un mètre de lui et le fixa avec un mélange de perplexité et de joie. « Tu n’es donc pas mort, murmura-t-elle. — J’aurais dû ? » Les yeux gris de la jeune femme se fichèrent profondément dans les siens. « J’avais prévenu le capitaine, mais je n’étais pas sûre qu’il empêcherait les chasseurs de te tuer. — Tu étais donc au courant qu’ils voulaient me tuer, et tu ne m’as pas prévenu ? » Pas de colère dans la voix d’Elthor, une déception teintée de tristesse. Elle ne répondit pas. Il désigna le cakra glissé sous son coude. « Tu es une sœur du Panca ? » Elle acquiesça d’un mouvement de tête. « Premier maillon d’une chaîne quinte, comme toi. » Il eut besoin d’une poignée de secondes pour intégrer l’information. « Deux chaînes se sont donc formées en même temps ? — Davantage encore. Les autres n’ont pas réussi. La Fraternité n’aurait pas été très avisée de tout miser sur une seule chaîne, tu ne crois pas ? — Tes âmnas… — Dissimulées par une peau factice. J’ai pensé que la meilleure manière de ne pas éveiller les soupçons était de montrer en permanence mon crâne nu. » Elle se tourna légèrement pour lui présenter son occiput ; il aperçut la rangée de bases minuscules et circulaires des cinq âmnas alignées les unes au-dessus des autres. « J’ai retiré ma peau factice, reprit-elle. Le temps n’est plus à la dissimulation, mais, au contraire, à l’affirmation. — Tu m’as joué depuis le début… » Elle ne baissa pas les yeux. « Ce n’était pas un jeu, frère Elthor, mais de la stratégie. Tant que les regards étaient tournés vers toi, ils ne s’intéressaient pas à moi. Si ta chaîne n’avait pas pu se former, si nous ne t’avions pas recruté à TarzHel, je me serais adaptée, j’aurais choisi une autre stratégie. Tu t’es sorti de situations où la plupart auraient perdu la vie, et je me suis aussi nourrie de ton instinct de survie, tu m’as donné la force qui, parfois, me manquait. » Il désigna les pentales répartis autour d’eux. « Tu es en contact avec eux depuis le début ? — Depuis que nous nous sommes posés sur ce monde. Tu nous as demandé, au capitaine et à moi, si nous percevions un chant. Non seulement je percevais leur chant, mais je le comprenais. — Comment es-tu venue ici ? — L’un d’eux est venu me chercher près du vaisseau. — Tu ne crois pas qu’en unissant nos forces, nous serions allés plus vite ? demanda Elthor. — Possible, mais, si je m’étais confiée à toi, j’aurais pris le risque d’être découverte. Et les deux dernières chaînes auraient pu être éliminées. Il fallait que l’un d’entre nous touche au but, coûte que coûte. — La Fraternité t’avait mise au courant qu’il existait d’autres chaînes ? » Elle hésita quelques secondes avant de répondre. « Non seulement elle m’avait mise au courant, mais elle me tenait informée de leur progression, de leur extinction. C’est de cette façon que nous avons pu te récupérer à l’escale de TarzHel. — À moi, elle n’a jamais rien dit… » Elthor n’avait pas pu empêcher le dépit de rendre sa voix plus grave et traînante que d’habitude. « Elle vous a utilisés, les autres maillons et toi, comme des leurres. Elle a attiré sur vous tous ceux qui voulaient empêcher le Panca d’agir. Elle vous a délibérément sacrifiés en orchestrant elle-même les fuites, en aiguillant au besoin les tueurs chargés de vous éliminer. — Charmant… — Dans une bataille cruciale pour l’avenir des espèces vivantes, tous les coups sont permis, Elthor. La stratégie a payé : la preuve, j’ai réussi à gagner le Petit Nuage de Majdan et à entrer en contact avec les pentales. La Fraternité n’avait probablement pas prévu que votre chaîne réussirait, elle aussi, à se former. Elle m’a demandé de te récupérer sur TarzHel en estimant que tu devais jusqu’au bout jouer ton rôle de leurre. Les chasseurs et Gandorva savaient qu’un premier maillon était monté à bord du Phosphelius, et je me suis arrangée pour les aiguiller vers toi. Ils n’ont jamais deviné qu’il existait un autre premier maillon. Tu as le droit de m’en vouloir. » Elle marqua une pause. « Je suis heureuse, du fond de mon cœur, que tu aies survécu et que tu m’aies rejointe parmi les pentales, frère Elthor. Il ne nous reste que très peu de temps pour accueillir celle qui vient avec tous les égards qu’elle mérite. — Cette histoire de… » Elthor chercha ses mots. « Ces… sentiments que tu disais ressentir pour moi, ils n’étaient aussi qu’un leurre ? Une simple facette de ta stratégie ? » Elle tendit le bras et lui effleura la joue de la main. « Ils n’étaient pas prévus au programme, Elthor. Ils m’ont sérieusement compliqué la tâche, parce que je te croyais condamné et que mon cœur en était déchiré. Je t’ai aimé dès que je t’ai vu dans la chambre de l’hôtel du Sanitam de TarzHel, et l’amour, tu le sais aussi bien que moi, n’est pas compatible avec les cinq piliers du Panca. » Il hocha la tête. « Je comprends maintenant pourquoi mon cakra brûlait dès que nous nous tenions l’un près de l’autre. — Ils se reconnaissaient, leurs chaleurs s’associaient, se mêlaient. — J’ai dû te paraître ridicule avec ma prétendue pudeur… — Je savais pourquoi tu refusais de te dévêtir devant moi, mais j’ai feint de te croire, cela faisait partie du jeu. — Nous n’avons désormais plus rien à nous cacher, sœur Maliloa. » Il tira son cakra de l’intérieur de sa combinaison et l’approcha du disque métallique de la jeune femme. Le chœur des pentales gagna aussitôt en intensité. Les yeux de Maliloa étincelèrent entre ses cils blancs. Elle eut un sourire qu’il ne lui connaissait pas, lumineux, chaleureux, enveloppant. « Maliloa est une fausse identité, dit-elle. Mon nom de sœur est Alveza. Tu es le seul à le connaître en dehors de la Hiérarchie. Alveza signifie prophétesse dans une vieille langue du système où j’ai reçu l’implant et le cakra. — Il faudra un jour que tu me racontes l’histoire de tes frères et sœurs, l’histoire de ta chaîne. — J’aimerais aussi connaître ton histoire et celle des maillons de ta chaîne. J’aimerais tout savoir de toi. Le temps viendra, j’espère, où nous mêlerons nos souvenirs. Pour l’heure, nous devons arrêter celle qui vient. — Tu sais qui elle est ? — L’envoyée des forces de destruction. Elles sont toujours à l’œuvre, elles cherchent sans cesse à détruire la vie. — Pourquoi s’attaquent-elles à la Voie lactée ? — C’est un cycle. Un long cycle. Elles ont déjà échoué à plusieurs reprises, et elles reviennent régulièrement, chaque fois plus puissantes, plus déterminées. Je doute que nous connaissions un jour leur véritable nature. Nous devons seulement les combattre. — Comment ? » Elle tendit le bras vers le pentale immobile derrière Elthor. « Ils nous aideront. Mais, avant, nous devons accomplir quelque chose. » Elle dégrafa le haut de sa combinaison. « Quoi ? » souffla-t-il. Elle retira ses chaussures et sa combinaison sans ajouter un mot, puis elle se défit de ses sous-vêtements et se tint, fière et nue, dans le regard d’Elthor. Sa beauté l’émerveilla. « Je croyais que… bredouilla-t-il. Les sentiments étaient incompatibles avec… enfin… C’est la Fraternité qui t’a demandé de… » Elle lui posa l’index sur les lèvres. « C’est moi, Elthor, moi seule, parce que j’ai envie de ne faire plus qu’un avec toi. » « J’ai eu accès à tes mémoires quand j’étais emplie de toi. — Tes souvenirs m’ont également visité, Alveza. J’ai ressenti ce que tu as vécu, combien tu as souffert, à quels sacrifices tu as dû consentir pour devenir le premier maillon… Cet enfant qu’on a brûlé vif sous tes yeux. — Ce souvenir ne m’appartient pas, mais à Brosande, le troisième maillon de la chaîne… Tu as dû abandonner ta fille, ta femme et votre enfant à naître cernés par la neige. — Ewen, le cinquième maillon. Ces mutilations terribles que tu t’es infligées pour traverser une cité dévastée et gouvernée par des religieux fanatiques. — Cistioz, le deuxième maillon. Lorsqu’il m’a transmis son âmna, dans les catacombes de cette cité retournée à la barbarie, il n’était plus qu’une plaie vivante, un bloc de souffrance, il ne lui restait qu’un pauvre souffle de vie. Il est allé au bout de lui-même, à l’extrême limite de ce que peut endurer un être humain. Lui aussi m’a donné sa force, sa foi… Qui est cet homme qui riait tout le temps, qui ne prenait jamais rien au sérieux ? — Ferlun, mon guide dans le réseau temps. Il m’a appris à ne jamais m’inquiéter de rien. Je l’ai détesté par instants avant de comprendre les bienfaits de son enseignement… Tu as pleuré deux jours entiers quand tu as sacrifié ta chevelure. — Elle est ce qu’il y a de plus sacré pour une femme de ma culture. Pas seulement une parure, mais un attribut divin. Elle m’arrivait aux chevilles lorsque je la dénouais. En la coupant, j’ai eu l’impression de m’arracher l’âme. Puis j’ai fait fabriquer une peau nano parfaitement adaptée à ma couleur et à la forme de mon crâne. Il me fallait la retirer tous les trois jours pour me raser la tête. J’ai également pris un implant génétique pour blanchir mon système pileux et correspondre à cette évolution qu’on observe sur une partie de mon monde… Tu n’as pas souffert pour quitter tes parents ? — J’étais déjà détaché d’eux. J’ai toujours su que je quitterais Iox. Que je voguerais sur les flots temporels. Que je partirais à la recherche de la femme au visage mutilé qui m’appelait à travers l’espace et le temps. Sœur Onden, le deuxième maillon… Des scènes de meurtre hantent tes souvenirs. — La mémoire de Yeoba, une criminelle, le quatrième maillon de notre chaîne. Elle est devenue sœur en prison, là où l’a rencontrée et initiée Vangiher, le cinquième maillon, un homme qui avait dépassé les cent cinquante ansTO sans jamais cesser de croire qu’un jour la Fraternité ferait appel à lui. Yeoba a réussi à s’évader en tuant une douzaine de gardiens, puis à contacter Brosande, le troisième maillon, dont la planète se trouvait pourtant à mille années-lumière de la sienne, avec toutes les polices de l’OMH aux trousses… J’ai également rencontré un tueur dans l’une de tes mémoires. — Frère Kalkin. Un assassin du Thanaüm. La droiture et la grâce. Ses enseignements m’ont été souvent utiles, y compris et surtout lors du combat contre Gandorva dans l’entre-coque du Phosphelius. Il avait été envoyé par ses maîtres pour briser la chaîne, et il en est devenu le troisième maillon. » Allongés l’un à côté de l’autre sur la surface rocheuse inconfortable, réchauffés par les rayons pourtant faibles de l’étoile du système, ils avaient repris leur souffle et leur esprit à l’issue d’une étreinte intense, brûlante. Ils n’avaient pas eu l’impression de se découvrir, mais de se retrouver après une longue séparation, comme si leurs corps s’étaient pratiqués depuis la nuit des temps. Le vent doux et tiède avait emporté leurs gémissements. Aucun mouvement n’agitait les pentales autour d’eux. La lumière du ciel avait encore baissé d’intensité. Une frange noire ourlait l’horizon. « L’un de tes frères a trahi, reprit Alveza. — Mihak. Il n’a jamais fait partie de la chaîne. Il a voulu tuer sœur Ynolde, le quatrième maillon. Mais c’est son implant et son cakra qu’a récupérés frère Kalkin, et donc une partie de sa mémoire. — Yeoba a aussi failli trahir. Pour l’amour d’un sâtnaga, un homme nu qui l’a envoûtée. Elle l’a étranglé dans son sommeil lorsqu’elle s’est rendu compte qu’il avait utilisé des incantations pour la séduire. » Alveza prit Elthor par la main et l’invita à se relever. Sa beauté, de nouveau, le fascina. Une scène lui était apparue pendant leur étreinte : elle se coiffait, assise devant un grand miroir, dans une pièce éclairée par des bougies. Sa chevelure cuivrée, ondulée, recouvrait son corps brun comme un vêtement aux somptueux fils brillants et entrelacés. L’incarnation de la beauté. Le plaisir qu’elle lui avait donné l’étourdissait encore ; il eut de nouveau envie d’elle. Les éclats cristallins du rire d’Alveza couvrirent sa peau de frissons. « Ce n’est plus le moment, Elthor. » Elle pointa le bras sur le ciel. « Elle nous attend. » L’étoile s’éteignit tout à coup comme une antique ampoule arrivée en fin de vie. Les ténèbres envahirent le ciel, un froid glacial s’abattit sur la planète. Alveza se tourna vers Elthor. « La voilà. » Ils avaient revêtu leurs combinaisons et leurs chaussures antitempête et s’étaient installés sur le pentale qui avait transporté Elthor par-dessus l’océan. Assis près de la corne centrale à laquelle ils se tenaient agrippés, ils avaient attendu le signal, l’arrivée de la nuée. Ils ne savaient pas dans quel espace, ni à quelle hauteur, se déroulerait l’affrontement, ni s’ils auraient de l’oxygène pour continuer à respirer, mais, selon Alveza, les pentales réclamaient leur présence à leurs côtés, parce qu’ils étaient des premiers maillons de chaînes pancatviques et que le feu des cakras augmenterait considérablement la puissance de leur propre feu. La nuée se déploya au-dessus d’eux. Aucune étoile, aucune lueur n’était visible dans ses replis. Bien qu’encore éloignée de la planète, elle semblait compacte, d’une densité suffocante, elle dégageait une puissance terrifiante, infinie. Ses vibrations blessantes brisaient l’harmonie du chœur des pentales. Alveza frissonna. « J’ai peur. » Sa main se posa sur le bras d’Elthor ; elle était glacée. « J’ai peur aussi, Alveza. — J’ai l’impression que c’est le diable en personne qui nous arrive. — On croit donc au diable chez toi ? » Elle s’efforça de sourire. « Tes souvenirs d’enfance m’ont appris que tu y croyais aussi, mais sous un autre nom. — Je suppose que nous avons tous notre propre façon de désigner les forces de destruction. » Ils observèrent en silence le déploiement rapide et saisissant de la nuée dans le cœur du Petit Nuage de Majdan ; elle avait déjà dévoré une grande partie de la galaxie naine. « Comment les pentales peuvent-ils combattre le diable ? demanda Elthor, les yeux levés sur le ciel. — Je ne sais pas exactement, mais je pense que nous devrons accomplir notre part sans faillir. — D’où viennent-ils ? — De temps immémoriaux, répondit Alveza. Ce sont des créatures primordiales qui renferment des éclats du feu originel. Ils échappent aux lois habituelles de l’espace et du temps. — Pourquoi sont-ils devenus les symboles de la Fraternité du Panca ? — Plus que des symboles, des partenaires. En tant que gardiens de la vie, ils aident la Fraternité à maintenir la vie. Ce sont eux qui ont prévenu la Hiérarchie et lui ont fixé le rendez-vous dans le Petit Nuage de Majdan. — La Fraternité aurait pu envoyer directement des frères dans le Nuage. Pourquoi avoir pris le risque de la constitution de chaînes quintes avec tous les aléas que cela implique ? » Alveza s’absorba dans ses réflexions. Elthor avait eu une petite idée des réponses en explorant les mémoires de la jeune femme, mais il éprouvait encore le besoin d’éclaircir quelques points. « Le Panca, comme son nom l’indique, est indissociable du chiffre cinq, reprit-elle. La réunion de cinq frères et sœurs est indispensable pour obtenir un résultat. Chaque maillon qui s’ajoute accroît de façon exponentielle le potentiel de la chaîne. Le premier est maillon devient une entité infiniment supérieure à l’association des cinq âmnas. Si nous parvenons à communiquer avec les pentales, Elthor, nous le devons au mouvement, à l’énergie et au sacrifice de ceux et celles qui nous ont précédés. » Les souvenirs des quatre premiers maillons de chaîne déferlèrent dans l’esprit d’Elthor et soulevèrent en lui une profonde émotion. « Pour eux, nous devons réussir », murmura-t-il, au bord des larmes. Le ciel semblait encore s’obscurcir, comme si les ténèbres au-dessus d’eux s’épaississaient, se solidifiaient. La température continuait de s’abaisser tandis que la chaleur des cakras, plaqués contre leur poitrine, augmentait de façon régulière. Le pentale décolla après un seul battement d’ailes et prit lentement de la hauteur, suivi bientôt par l’ensemble de ses congénères. CHAPITRE XXVIII Sarv-Teq : quartier de BeïBay, capitale tentaculaire de l’OMH, réputé pour être une oasis de tranquillité et de beauté en plein cœur de la ville. Très prisé, donc, et extrêmement cher. Certains prétendent qu’il abrite en outre le refuge semi-enterré de l’Assemblée au cas, bien improbable, où le Parlement serait attaqué ou détruit. Odom Dercher, Mythes et réalités de la Voie lactée, chapitre des grandes cités. DEUX HOMMES dans l’appartement ancien et sombre, deux vieillards aux yeux éteints et aux épaules voûtées. Assis dans d’antiques fauteuils, ils n’ont pas élevé la moindre protestation lorsque nous nous sommes introduits dans la pièce. Il y avait chez eux une forme d’impassibilité qui ressemblait fort à de la résignation. L’un d’eux portait une longue chevelure blanche, des rides profondes, des joues creuses, un regard éteint et un front haut ; l’autre, plus corpulent, paraissait également un peu plus jeune avec ses cheveux gris bouclés, sa face pleine et ses yeux vifs. Leurs tenues amples évoquaient les robes grossières des religieux de certaines traditions. J’ai identifié sans l’ombre d’une hésitation les disques métalliques posés sur leurs genoux : les célèbres cakras associés à la Fraternité du Panca, ces armes terribles dont on disait que le feu, quelle que fût la partie du corps touchée, dévorait ses victimes jusqu’à l’extinction de leurs forces vitales. Nous nous sommes déployés devant eux sans qu’ils ne braquent sur nous leurs disques de feu. Même s’ils semblaient inoffensifs, j’étais impressionné de me retrouver devant des êtres légendaires, les ennemis ultimes de Sât selon Isphator. « Je suppose que vous ne vous êtes pas introduits dans cet appartement pour le simple plaisir de nous saluer », a déclaré le vieillard aux cheveux blancs d’une voix paisible, avec un sourire qui ne m’a guère rassuré. Ma main s’est crispée sur mon bâton. Isphator a émis un petit rire qui m’a vrillé les tympans et les nerfs. Il a fait ce que font un grand nombre de sâtnagas pour provoquer et montrer leur résolution, il a pissé sur les tapis usés qui protégeaient le sol de bois précieux. Une image m’est venue, celle des animaux marquant leur territoire de leur urine, et j’ai pris conscience que la différence n’était pas si grande entre les bêtes sauvages et nous. Ça m’était arrivé quelquefois, pour le plaisir stupide de voir s’afficher le dégoût sur les visages des badauds qui me faisaient face. En revanche, contrairement à certains de mes condisciples, quelque chose, un reste de pudeur, des vestiges d’éducation ou un antique tabou, m’a toujours interdit de déféquer en public. Les deux hommes ont fixé Isphator sans qu’aucune expression n’altère leur visage. À chaque instant j’ai craint qu’ils ne se saisissent de leurs cakras et n’expédient sur nous leur feu infernal. « Vous avez perdu ! a lancé Isphator une fois sa miction terminée. Vous ne pourrez pas empêcher la gueule de Sât d’engloutir l’univers. — Nous ne sommes pas encore dans son estomac, a répliqué le vieillard aux cheveux blancs. — Ce n’est qu’une question de jours. — La Fraternité n’a pas dit son dernier mot. Ses ressources sont inépuisables. — Elle n’est plus qu’une organisation fantôme. Si vous aviez été de véritables frères du Panca, votre feu se serait abattu sur nous au moment même où nous franchissions votre porte. Vous êtes des coquilles vides. » Les deux hommes ont fixé en même temps leur cakra. Je me suis demandé d’où Isphator tirait ses certitudes et j’ai espéré de toutes mes forces que ses sources étaient fiables. Même s’il ne nous restait qu’un peu plus d’une vingtaine de joursTO à vivre, je n’avais pas envie de finir brûlé dans d’atroces souffrances. « Nous sommes venus vous tuer, a repris Isphator. — Nous ne nous défendrons pas, a simplement répondu le vieillard aux cheveux blancs. Nous sommes déjà morts. Mais nous tuer ne vous avancera à rien. » Isphator s’est approché d’eux et a remué son bassin de manière lascive, insultante. « Sât nous réclame le sang de nos ennemis. » Sans cesser d’agiter ses hanches, il a donné un premier coup de bâton sur le front du vieillard aux cheveux blancs et lui a arraché un lambeau de peau. Un filet de sang noir, épais, s’est écoulé de la plaie. Le frère du Panca n’a pas grimacé, ni même sourcillé, comme s’il ne ressentait pas la douleur. Son compagnon n’a pas esquissé lui non plus le moindre geste. « Le feu vous a abandonnés ! a continué Isphator. Vous n’avez plus la force de lutter. — Nous sommes seulement des branches mortes, a répliqué le vieillard aux cheveux blancs en passant la main sur la plaie. D’autres ont pris le relais et combattent en ce moment même les forces de destruction. » Un deuxième coup de bâton, sur le nez, a cette fois arraché un gémissement au frère du Panca. « Sât n’est pas une force de destruction, mais de régénération. Il nous permettra de recréer les mondes à notre image. — Eh bien, je plains les habitants du monde à votre image », est intervenu l’autre vieillard aux cheveux gris et au visage plein. Il a glissé la main dans une fente sur la circonférence du cakra et l’a levé sur nous. Nous avons tous eu un mouvement de recul, hormis Isphator, qui s’est contenté de ricaner. Le frère du Panca s’est concentré, les yeux mi-clos, comme s’il adressait une prière à ses dieux, son front s’est plissé, sa bouche s’est crispée, mais aucune flamme, aucune lueur n’a jailli du disque métallique. « Et maintenant, comment vas-tu te défendre ? a vitupéré Isphator. Que vas-tu faire contre un homme nu armé d’un pauvre bâton ? » Le vieillard aux cheveux gris a secoué la tête d’un air désespéré, puis il s’est recroquevillé dans son fauteuil, comme s’il perdait tout à coup du volume et de la densité. Isphator a commencé à le bastonner avec une rage proche de l’hystérie. Les coups se sont mis à pleuvoir sur la tête, les épaules et le ventre de sa victime. Des plaies se sont ouvertes sur son front et ses tempes, et le sang a éclaboussé ses vêtements. Il a poussé de longs geignements d’animal blessé jusqu’à ce qu’il s’affaisse sur l’un des accoudoirs. Isphator, redoublant de violence, s’est acharné sur sa victime. J’ai cru entendre, entre les impacts mats des coups et les craquements sinistres des os, une longue expiration qui m’a semblé être un dernier soupir. L’homme aux cheveux gris n’a plus bougé en tout cas, il est resté enroulé autour de l’accoudoir, la tête, le cou et une partie du torse pendant dans le vide. L’autre vieillard a fixé Isphator avec une expression de tristesse et de compassion qui m’a bouleversé. Le sang s’était déjà coagulé sur son front. « Tu ne t’attaques pas aux bonnes personnes, sâtnaga, a-t-il murmuré. Nous ne représentons plus la Fraternité. Nous n’avons pas su nous montrer à la hauteur de ce qu’elle attendait de nous. » Il a jeté un regard atone sur son compagnon qui se vidait de son sang. « Tu l’as dit tout à l’heure, nous sommes des coquilles vides. Creuses. Nos rituels de plus en plus complexes nous ont fait oublier que nous étions dépourvus de l’essentiel : le feu sacré. La Hiérarchie a cessé de communiquer avec nous depuis des dizaines d’annéesTO. Elle nous a sans doute désignés à votre vindicte pour vous détourner de ceux qui poursuivent l’œuvre de vie. Si nous leur avons permis d’aller au bout de leur chemin, alors notre vie n’aura pas été totalement vaine. — Nous avons agi en sorte que les chaînes quintes ne puissent pas se constituer. » Isphator a ponctué son affirmation d’un étrange bruit de gorge. « Nous les avons rompues, comme ça. » Il a plié le genou et, d’un coup sec, brisé son bâton sur sa cuisse. « L’une d’elles, voire plusieurs d’entre elles ont pu vous échapper, a rétorqué le vieillard d’une voix calme. — Sât nous apportera bientôt la réponse. — Comment réagirez-vous si tout ne se passe pas conformément à vos prévisions ? » Un sourire carnassier a retroussé les lèvres brunes d’Isphator. « Qui pourrait contrarier la volonté de Sât ? » Il a saisi le vieillard par le col de son vêtement, l’a soulevé de son fauteuil et l’a projeté au sol. Le cakra a roulé sur les tapis avant de heurter le bas d’un mur et de s’immobiliser. Je me suis demandé ce que représentait le motif sculpté au centre de la face supérieure. « Tuez-le. » Les disciples se sont précipités sur le frère du Panca et l’ont frappé sans relâche. Je n’ai pas participé à l’hallali. Difficile pour moi de considérer ce vieillard inoffensif comme l’ennemi acharné de Sât. L’exploration de l’appartement n’a donné aucun résultat. Isphator voulait s’assurer que les frères ne détenaient pas d’informations sur la Fraternité et d’éventuelles chaînes quintes en formation. Nous avons poussé les deux cadavres dans un coin et nous avons vidé les tiroirs, renversé les étagères, fouillé les armoires. Nous avons découvert des appareils dont l’usage nous était inconnu, sans doute des amplificateurs qui permettaient de communiquer d’un coin à l’autre de NeoTierra, peut-être même avec les planètes des systèmes les plus proches. L’un de nous, un ancien technicien en ADN de synthèse, est parvenu à pénétrer dans les mémoires ; elles ne contenaient que des éléments sans intérêt, des échanges anodins entre frères, des considérations fumeuses sur les rituels de différentes traditions, quelques œuvres de fiction issues de temps très reculés. Nous sommes partis après avoir mis l’appartement à sac. J’ai eu l’impression, en jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, qu’un ouragan venait de le dévaster. Le pouvoir entropique des êtres humains est considérable. J’en ai eu la confirmation en marchant de nouveau dans les rues de BeïBay : la dégradation de la ville s’accélérait de façon vertigineuse. Elle avait désormais des allures de poubelle géante et fétide. Les rabichs pullulaient, comme s’ils ne craignaient plus leurs rivaux humains ; les petits rongeurs se comportaient en tout cas comme les occupants légitimes des lieux. « Où allons-nous maintenant ? a demandé quelqu’un. — Rendre visite à nos amis parlementaires », a répondu Isphator. Il semblait surexcité, fébrile. Sans doute le sang versé des deux frères du Panca l’avait-il mis dans un état proche de la transe. « Le Parlement a brûlé… — Je sais où ils se sont réfugiés. » Nous nous sommes dirigés vers les quartiers voisins du Klong. Nous avons dû effectuer un large détour pour éviter une bataille rangée qui opposait des soldats de l’OMH en uniforme brun et une horde de mingjums armés de défats qu’ils avaient sans doute récupérés dans un arsenal. Les ondes décréatrices d’atomes avaient creusé d’énormes brèches dans les façades des immeubles environnants. S’ils continuaient de la sorte, ils provoqueraient la disparition de toute une partie de la ville. Ils étaient l’avant-garde du néant qui s’abattrait bientôt sur la Galaxie. J’ai pris conscience que je pensais néant, et non plus gueule ou bec de Sât. Notre Dieu, mon Dieu, m’apparaissait soudain comme une figure grotesque, un monstre issu d’une imagination perverse. Mon désenchantement avait tout de la gueule de bois. Je me demandais pourquoi je m’obstinais à suivre Isphator et ses adorateurs, pourquoi je continuais de me promener en leur compagnie, nu et armé d’un bâton ridicule. « Pourquoi n’as-tu pas participé à l’exécution des ennemis de Sât ? » Isphator avait ralenti le pas pour me permettre d’arriver à sa hauteur. L’un de ses disciples lui avait offert son bâton pour remplacer celui qu’il avait brisé dans l’appartement des deux frères du Panca. « Les autres n’avaient pas besoin de moi. » Je n’ai pas quitté sa main des yeux ; le coup de bâton pouvait en jaillir à tout moment à la vitesse d’un éclair. « Le moment est mal choisi pour douter de sa foi, a repris Isphator. Maintenant que tu es sur le point d’en toucher les dividendes. » Dividendes. Un langage d’homme d’affaires. Notre foi n’était finalement qu’un marchandage, un investissement, un pari sur l’avenir. Elle relevait donc de ce matérialisme que nous rejetions de toutes nos forces, elle en était même l’expression la plus subtile, la plus perverse, un simple prolongement de la pensée humaine piégée par le temps. Nous nous déplacions, comme les autres humains, sur un axe chronologique, nous nous ménagions un avenir. Nous avions enduré toutes ces privations, nous avions accepté ces renoncements dans l’espoir de recevoir notre récompense. Nos dividendes. Ce pari, j’avais désormais la certitude de l’avoir perdu, et je me couvrais des cendres des regrets. J’ai décidé de partir à la recherche de ce frère que j’avais soigneusement évité lors de l’assemblée du Nât-rana, de retourner en sa compagnie chez nos parents, de leur demander pardon, de me réconcilier avec eux. Auparavant, il me fallait accomplir une dernière tâche. « Je ne doute pas de ma foi », ai-je répondu avec un sourire mielleux. J’ai désigné les disciples qui marchaient quelques pas devant nous. « C’est seulement que j’ai voulu leur laisser tout le mérite. » D’une moue prolongée, Isphator m’a signifié que je n’étais pas sur la bonne voie. « Laissons des concepts comme le mérite ou la compassion aux anciennes religions. Sât exige seulement de ses servants une volonté et une combativité sans faille. » Il m’a fixé d’un œil tellement sévère que je me suis arrêté de marcher et tenu prêt à me défendre. Il m’a simplement saisi par le poignet pour me contraindre à me remettre en marche. Sa force, de nouveau, m’a surpris. Qu’un corps aussi malingre puisse abriter une telle énergie tenait du prodige. « Tu auras encore des occasions de Lui prouver ta détermination », a ajouté Isphator avant d’accélérer l’allure pour rejoindre les autres. Nous avons traversé le Klong et ses ruelles en proie au chaos. Nous nous sommes arrêtés dans une boutique qui vendait des produits alimentaires en provenance de toutes les régions de NeoTierra. Nous avons trouvé deux cadavres entre les rayonnages, probablement les commerçants tués par des pillards. La puanteur lourde de la décomposition dominait les odeurs des épices répandues sur le sol et les senteurs des diffuseurs d’essences. Nous avons chassé les rabichs en maraude ; ils ont fini par détaler après avoir montré les crocs et feint de nous agresser. Comme tous les parasites qui conquièrent un territoire, ils devenaient de plus en plus audacieux. Il ne restait pratiquement plus rien sur les étagères. Nous avons trouvé quelques boîtes autochauffantes que nous avons ouvertes et dont nous avons mangé le contenu au goût indéfinissable. Isphator s’est contenté de trois ou quatre bouchées, qu’il a mâchées un long moment avant de se déclarer repu. Un couple de mingjums s’est introduit dans la boutique et, en nous apercevant, a filé sans demander son reste. Les parlementaires s’étaient réfugiés selon Isphator dans le Sarv-Teq, un quartier distant d’une dizaine de kilomètres du Klong. Il nous suffisait, pour nous repérer, de longer l’Arao jusqu’au pont du Teq-Az. Solar 2, haut dans le ciel, dispensait une chaleur étouffante qui décuplait l’agressivité des Mumjings. Des passants s’en sont pris à nous à plusieurs reprises, et il a fallu que nous distribuions quelques volées de coups de bâton pour nous frayer un chemin dans la cohue. La densité de la foule interdisait le recours systématique aux défats et autres armes dévastatrices qui circulaient désormais au vu et au su de tous. On nous a cependant tiré dessus. Une onde défat a même atteint l’un de nous et l’a renvoyé au néant. Nous nous sommes abattus sur le tireur avant qu’il n’ait eu le temps de presser une deuxième fois la détente et nous l’avons rossé à mort. Isphator a ensuite saisi son défat et l’a lancé dans le fleuve. Personne ne s’est interposé. Il m’avait pourtant semblé constater que notre agresseur n’était pas seul. Malgré la supériorité qu’était censée leur procurer leur équipement, ses acolytes n’avaient pas osé voler à son secours. L’esprit humain reste pour moi un sujet permanent d’étonnement. Le Sarv-Teq avait dû être l’un de ces quartiers paisibles où l’on pouvait, à quelques encablures du centre, se retirer de la vie trépidante et bruyante de BeïBay. Les habitations basses se nichaient dans une végétation luxuriante et de nombreux recoins, places, bosquets, kiosques, accentuaient cette impression de sérénité. Le chaos se manifestait ici par des massifs de fleurs et des buissons piétinés, des objets éparpillés, des portes et des fenêtres fracassées, des toits et des terrasses défoncés, des façades noircies, des cadavres disséminés et, comme partout, des rabichs affairés. Des oiseaux noirs et bleutés au bec orangé que je ne connaissais pas disputaient aux rongeurs les corps et les restes de nourriture. Leurs cris rauques résonnaient dans le silence comme des complaintes funèbres. Les rives du fleuve n’étaient pas aussi populeuses et animées que dans le Klong, sans doute parce qu’elles ne comptaient aucune installation portuaire, aucun quai, aucun ponton. Nous sommes tombés plus loin sur une soudaine concentration de forces de l’ordre. Les uniformes bruns de l’armée parlementaire et bleus de la police de BeïBay formaient une imposante muraille et barraient les rues. Les canons de leurs défats se sont immédiatement pointés sur nous. Isphator s’est avancé sans crainte, les bras écartés, après avoir confié son bâton à l’un de ses adorateurs. Il a parlementé à voix basse avec un officier détaché des rangs. Ce dernier s’est ensuite isolé et, quelques minutes plus tard, une bulle de repérage nous a survolés pendant une longue minute avant que le triple cordon de sécurité ne s’écarte pour nous laisser passer. À l’intérieur du périmètre protégé, régnaient un calme et un ordre qui contrastaient fortement avec le reste de la ville. Nous avons croisé d’autres militaires et des civils à l’air affairé. J’ai reconnu parmi eux quelques attachés parlementaires que j’avais aperçus dans les couloirs du Parlement. Certains nous ont jeté des regards réprobateurs. Isphator ne marquait aucune hésitation pour s’orienter dans le labyrinthe des rues. Au fur et à mesure que nous nous enfoncions dans le quartier, nous constations une présence de plus en plus affirmée des forces de l’ordre. Des engins de toutes sortes, montés sur roues ou sur chenilles, stationnaient le long des bâtiments. Des libulles décollaient des toits environnants. Au centre d’une vaste place circulaire, se dressait un vaisseau long-courrier d’une hauteur de cinquante mètres pour une largeur de trente, frappé des sept couleurs du Parlement. Des véhicules de ravitaillement se pressaient autour de lui comme s’il était sur le point de prendre son envol. Des soldats le surveillaient, défat au poing. Nous avons franchi sans problème d’autres barrages, dont l’un constitué d’andros vérificateurs, jusqu’à ce que nous arrivions devant l’entrée voûtée d’un bâtiment semi-enterré. Les formalités pour pénétrer dans le grand hall n’ont pas été longues. On nous a simplement priés de laisser nos bâtons dehors. L’avantage, avec les hommes nus, c’est qu’ils ne peuvent rien cacher et qu’on ne les soupçonne pas de vouloir introduire des armes ou des mouchards. « Que venons-nous faire ici ? » a demandé l’un de mes condisciples. Un homme est venu à notre rencontre, un parlementaire acquis à la cause de Sât que j’avais rencontré à plusieurs reprises dans l’une des salles annexes du Parlement. Il avait l’air sincèrement heureux de recevoir Isphator. Il portait des vêtements luxueux en nanotissu à reflets changeants peu compatibles avec nos croyances. Il nous a guidés dans un dédale de couloirs flanqués d’une multitude de portes. « Ces chambres sont réservées aux temps de crise, a-t-il expliqué. Comme il n’y en a pas assez, nous les partageons avec deux ou trois confrères, ce qui pose un certain nombre de difficultés. Comme nous avons deux sessions parlementaires par jour, nous n’avons que très peu de temps pour nous reposer, et cette promiscuité ne nous facilite vraiment pas les choses. » Isphator a eu un sourire ironique signifiant que ce genre de problème était dérisoire, totalement étranger aux sâtnagas. « La bonne nouvelle, a repris notre guide, c’est qu’aucune solution n’a été trouvée pour contenir la nuée. Et que les observations de Manos Octoy, avec son télescope à temps corrigé réel, ont montré que le Petit Nuage de Majdan a déjà disparu de moitié. — Le hors-d’œuvre de Sât », a gloussé Isphator. Des groupes de parlementaires déambulaient dans les interminables couloirs. Comme d’habitude, nous avons essuyé des salves de regards méprisants ou courroucés. Comme d’habitude, nous avons répliqué par des attitudes et des regards provocants. En dehors des lieux, rien n’avait changé, nous étions, les uns et les autres, prisonniers de nos personnages, de nos habitudes. Notre guide nous a introduits dans une pièce où étaient disposés trois lits séparés par d’étroites cloisons. Un homme corpulent s’est levé précipitamment lorsque nous sommes entrés et nous a salués avec une déférence trop démonstrative pour être honnête. Il faisait partie également du groupe de parlementaires chargé de défendre les intérêts de Sât. Isphator s’est assis sur le premier lit et a fixé les deux occupants de la chambre d’un air sévère, presque menaçant. « Rien ne doit empêcher l’accomplissement de l’œuvre de Sât. — Rien ne l’empêchera, a affirmé l’homme corpulent. Nous n’avons… Le Parlement n’a pas suffisamment de temps pour trouver une parade à la nuée. — Avez-vous des nouvelles de la Fraternité du Panca ? » Les deux parlementaires se sont consultés du regard. « Une femme a demandé à être reçue par l’Assemblée, a répondu celui qui nous était venu nous chercher à l’entrée du bâtiment semi-enterré. Une certaine Ossia. Une mercenaire. Elle prétend qu’elle s’est rendue sur la planète où siège la Fraternité du Panca et qu’elle a elle-même apporté son cakra au premier maillon d’une chaîne quinte sur la planète TarzHor. Elle aurait ensuite sauté dans un vaisseau ADVL pour gagner NeoTierra le plus rapidement possible. » Les yeux d’Isphator lancèrent des éclats flamboyants. « Nous pensons qu’elle n’est qu’une affabulatrice, ajouta précipitamment l’homme corpulent. Comme beaucoup de personnes qui demandent à témoigner devant l’Assemblée. Mais, dans son désarroi, le Parlement a décidé d’écouter tous les témoignages sans exception, et nous passons une grande partie de notre temps à entendre tout et n’importe quoi. — Êtes-vous bien certains qu’elle ne disait pas la vérité ? siffla Isphator. — Quelle importance de toute façon ? Que pourrait une chaîne quinte face à la puissance destructrice qui… — Nous sommes ici pour nous assurer que rien ne viendra contrarier la volonté de Sât », a coupé Isphator d’une voix tranchante. Je me suis demandé comment ses interlocuteurs avaient pu tomber sous sa coupe. Il n’y avait rien d’étonnant de la part d’un paumé de mon espèce, mais ces deux-là étaient des parlementaires, des hommes en principe intelligents. Ils se tenaient devant lui comme des enfants face à un père autoritaire. « Nous savons que cette jeune femme est encore dans l’enceinte du bâtiment, a bredouillé l’homme corpulent d’une voix oppressée. La commission scientifique a demandé à l’entendre. Même si nous n’avons guère de doutes à son sujet, nous irons lui parler. — Elle sera entendue quand ? — Demain matin. — Je prendrai contact avec nos amis de la commission scientifique après son audition. — Je doute qu’ils en apprennent plus que nous. » Isphator s’est levé et étiré comme un fauve sortant de son sommeil. « Ce sera à moi d’en juger. » Il est sorti de la chambre sans ajouter un mot. Nous l’avons rejoint dans le couloir, flanqué des deux parlementaires qui nous ont accompagnés dans le dédale des couloirs jusqu’au grand hall. La nuit tombait et les disciples d’Isphator se baignaient dans le fleuve, nous laissant seuls, lui et moi. J’ai serré mon bâton et me suis approché de lui. Il a levé sur moi des yeux malicieux, un sourire éclatant lui a donné un air enfantin. « Le moment est venu, Gelmeor. » J’ai acquiescé d’un hochement de tête. « L’un de nous va rejoindre Sât ce soir », a-t-il poursuivi. Il a brandi le bâton qu’il avait taillé quelques instants plus tôt. « Tu as perdu la foi, Gelmeor. Et ta colère s’est tournée contre moi. Je t’attendais. » La faible luminosité des étoiles naissantes nappait le quai désert et la surface d’un fleuve d’un voile argenté. Les disciples ne nous prêtaient aucune attention. Il a donné un premier coup, que j’ai esquivé d’un saut sur le côté. Il a éclaté de rire. Son deuxième coup, plus vicieux, donné de bas en haut et en oblique, m’a effleuré le torse. Je n’ai pas commis l’erreur de riposter. Je connaissais son habileté à exploiter les moindres failles, les moindres déséquilibres. Je lui ai abandonné l’initiative et me suis contenté de reculer en louvoyant et en guettant la première opportunité. La rage froide qui m’animait préservait ma lucidité. Il abattait et relevait son bâton presque en continu. Ses yeux dansaient devant moi comme des étoiles prises de démence. Des souvenirs d’enfance, étonnamment précis, ont afflué dans mon esprit et soufflé sur mon désir de revoir mon frère et mes parents. Il m’a touché une première fois à l’épaule et une deuxième fois à la cuisse. Les autres s’étaient rendu compte que nous nous affrontions et s’étaient statufiés dans l’eau du fleuve. Il a voulu pousser l’avantage et s’est fendu pour tenter de m’atteindre à la tête. L’occasion que j’attendais. J’ai frappé d’estoc, d’un coup sec, et l’ai atteint juste sous le nez. Un craquement a retenti. Il a marqué un temps de surprise en crachant un flot de sang et plusieurs de ses dents. Je l’ai frappé une deuxième fois entre les yeux de toutes mes forces. Il a lâché son bâton et battu des bras, mais il n’a pas réussi à enrayer sa chute. Sa nuque a heurté durement les pavés. Je me suis précipité sur lui et lui ai enfoncé la pointe de mon bâton dans la gorge jusqu’à ce que sa respiration se change en un râle sifflant. Ses yeux se sont révulsés, il a cessé de bouger. Les autres, pétrifiés, n’ont pas réagi. J’ai pissé sur lui. Il fallait que je marque ma victoire, mon territoire, puis j’ai abandonné mon bâton, tourné les talons, et, sans me soucier des autres sâtnagas, je suis parti à la recherche de mon frère. CHAPITRE XXIX Il est des combats en pleine lumière, Où la gloire rejaillit sur les vainqueurs, Il en est d’autres, cruciaux, qui se livrent dans les franges obscures, Dont les vainqueurs ne seront jamais célébrés. Proverbe zayt, planète Jnandir, système de Zurya la naine. LES PENTALES, répartis à intervalles réguliers comme les mailles d’un gigantesque filet, occupaient pratiquement tout le ciel. La lumière de l’étoile du système ne parvenait plus à transpercer les ténèbres qui l’assiégeaient. La nuée se déployait à l’horizon comme une nuit maléfique. Le pentale qui transportait Alveza et Elthor se maintenait en vol stationnaire quelques kilomètres en dessous de ses congénères, à une hauteur encore respirable pour ses deux passagers. Les migrateurs célestes avaient visiblement décidé d’attendre l’adversaire et de mener la bataille dans la stratosphère de la planète. Le feu des cakras enveloppait la sœur et le frère du Panca, agrippés à la corne centrale, d’un halo protecteur qui leur permettait de supporter le froid glacial. Ils étaient tous les deux en symbiose, comme leurs armes. Chacun ressentait les pensées, les souvenirs, les réactions de l’autre. Lorsque Elthor avait recouru aux techniques de frère Kalkin pour compenser la raréfaction de l’oxygène, Alveza les avait spontanément appliquées. Ils avaient tous les deux, comme s’ils ne formaient qu’un seul corps en deux parties, descendu leur souffle dans le bas-ventre et respiré de plus en plus lentement. Quelques vigoureux coups d’ailes avaient suffi aux pentales pour sortir de l’atmosphère de la planète. Leurs vibrations résonnaient pour l’instant en sourdine. Elthor les percevait comme des murmures étouffés, emplis de puissance contenue. Ils suscitaient en lui des images et des sensations inconnues. Ils lui racontaient leur histoire, leur incessante migration dans l’espace, leurs fantastiques perceptions, également, la façon dont ils étaient reliés à chaque forme de vie, à chaque souffle, dans cet univers. Ils gardaient la mémoire de la Création depuis les tout premiers temps, ils avaient assisté à la danse cosmique des galaxies en formation, ils avaient vu se former les tapisseries de constellations. Pour eux le temps n’existait pas, il ne se limitait pas à une vision linéaire en tout cas, ils évoluaient dans d’autres dimensions, ces mêmes dimensions que les fondateurs de la Fraternité avaient découvertes jadis et dont ils exploitaient les propriétés pour communiquer instantanément avec leurs frères quel que fût leur éloignement. Les distances et le temps n’étaient des obstacles que pour ceux qui acceptaient de vivre sous leur loi. Elthor en avait fait l’expérience dans le Vex. Il partageait désormais la vision de Ferlun, cette liberté à la fois magnifique et terrible qui l’affranchissait de toute pesanteur, de toute inquiétude. L’avant-garde de la nuée approchait maintenant à grande vitesse de la planète. On ne distinguait pas nettement les éléments qui la constituaient, mais, vue de loin, elle ressemblait à une horde disciplinée, cohérente. La chaleur des cakras augmenta encore, au point qu’Alveza et Elthor eurent l’impression d’être eux-mêmes devenus des flammes ardentes. Des halos brillaient désormais autour des pentales, des éclats incandescents s’échappaient de certains d’entre eux et se dispersaient dans l’obscurité qui, chaque seconde, se faisait plus intense, plus dense. Ils dessinaient dans le ciel de gigantesques chaînes étincelantes qui reflétaient la puissance du feu primordial. La nuée fondit sur eux à pleine vitesse et se heurta aux migrateurs des premières lignes. Elthor ressentit le choc comme une blessure en plein cœur. Le corps d’Alveza, soudain glacé, s’affaissa sur le côté, et il dut la rattraper par le poignet pour l’empêcher de glisser sur l’épiderme de leur monture. Il craignit un moment qu’elle ne fût morte, puis il perçut son activité cérébrale et le battement de son cœur et comprit qu’elle avait seulement perdu connaissance. Tout en la maintenant fermement contre lui, il leva les yeux et observa l’affrontement. L’avant-garde de la nuée se répandait entre les pentales, qui tentaient de l’arrêter en projetant des boules de feu par leur gueule grande ouverte et en provoquant les premiers embrasements, éblouissants, gigantesques. Des migrateurs cernés par les forces maléfiques tournoyaient sur eux-mêmes à grande vitesse pour rompre l’encerclement. Elthor vit que les fragments de la nuée tentaient de leur côté de se resserrer autour des migrateurs pour les empêcher de bouger jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à leur injecter leur froid intense et à éteindre leur feu. Seule la première ligne était pour l’instant attaquée. Les pentales des lignes suivantes restaient à leur place, ne tentant pas de voler au secours de leurs congénères assiégés. Les vibrations retentissaient maintenant à pleine puissance et se mêlaient aux ondes blessantes émises par la nuée. Alveza revint à elle. Elthor croisa son regard assombri par l’angoisse et la douleur. La disparition des pentales qui succombaient face aux hordes ténébreuses arrachait à sa sœur un morceau de son âme. Même s’ils partageaient dorénavant leurs sensations, elle ressentait la souffrance des grands migrateurs avec davantage d’acuité que lui. Ceux qui cédèrent sous la pression incessante des forces de destruction, incapables de régénérer leur feu intérieur, s’éteignirent peu à peu. La tonalité du chœur changea aussitôt, se teintant d’une tristesse insondable. Le visage blême d’Alveza ressemblait déjà à un masque mortuaire. Après avoir créé une brèche dans la première ligne de défense, la nuée avança aussitôt vers la deuxième. Elle reculait par endroits, embrasée, se scindant pour isoler et laisser se consumer la partie d’elle qui avait été touchée ; cette dernière brûlait jusqu’à ce qu’elle se volatilise en particules beaucoup plus fines que les cendres. Puis la nuée se reconstituait et repartait à l’assaut, creusant des brèches de plus en plus importantes dans la première ligne. À chaque fois qu’elle submergeait un pentale, les notes du chœur se faisaient de plus en plus mélancoliques, comme si la fin de chacun d’entre eux était une perte irréparable, l’anéantissement d’un univers. Elthor eut l’impression que, malgré leur nombre, les migrateurs célestes ne parviendraient pas à la repousser. Elle semblait jaillir d’une source infinie, emplissant tout l’espace comme une nuit désespérante et glaçante. D’où vient-elle ? On ne le saura jamais. Elthor prit conscience qu’Alveza et lui pouvaient échanger les pensées de la même façon que les mots. Quel est notre rôle ? Il était d’établir le contact avec les pentales. Il décela une profonde détresse dans les réponses d’Alveza. Avaient-ils vraiment besoin de nous ? Sans le contact avec des humains, ils auraient laissé la nuée envahir la Voie lactée. Il fallait des premiers maillons pour servir à la fois d’ambassadeurs et d’intermédiaires. Pourquoi pas d’autres ? Seule la Fraternité du Panca est en relation avec les pentales. La réunion d’une chaîne quinte est à chaque fois un immense défi : les probabilités pour qu’elle se constitue sont infimes. C’est cette succession de difficultés qui en fait son prix, son efficacité. Présenté de cette façon, le sort de l’humanité paraît tenir à bien peu de chose… Nous en sommes les représentants, Elthor. C’est à la fois un honneur et une immense responsabilité. Les autres maillons en avaient pleinement conscience, qui sont allés au bout d’eux-mêmes afin que la vie puisse se perpétuer. La nuée avait presque entièrement démantelé la première ligne des pentales. Des éclats flamboyants illuminaient régulièrement les ténèbres, puis s’éteignaient rapidement, comme étouffés par la noirceur. J’ai l’impression que notre rôle n’est pas terminé… À toi de le découvrir, Elthor, il n’y a rien d’écrit. Elthor observa les lignes figées des pentales et la progression de la nuée, qui s’infiltrait par les brèches et poursuivait son inlassable travail de sape. Il eut l’intuition qu’il fallait la morceler, la désagréger, la harceler, et non pas l’attendre ni la laisser se présenter comme un bloc. Unie, elle déployait une puissance considérable et sans doute invincible. Nous devons bouger… Le pentale qui les transportait battit aussitôt des ailes et prit de l’altitude. Elthor craignit un instant de manquer d’oxygène, mais le halo engendré par les deux cakras les maintenait, Alveza et lui, dans une bulle qui les isolait du froid et leur permettait de respirer. Il se souvint que le pentale s’adaptait au métabolisme de ses passagers et puisait dans son propre corps les éléments de leur survie. Il s’est rempli de l’oxygène de la planète et nous le restitue selon nos besoins, précisa Alveza. Ils gagnèrent rapidement les lignes les plus basses des migrateurs et les franchirent pour se rapprocher de la nuée. La vitesse du vol du pentale émerveilla Elthor. Un seul coup d’ailes lui permettait de franchir plusieurs kilomètres et de se faufiler entre les rangs suivants. Allons observer l’adversaire de plus près. Le pentale obtempéra, continua de monter et se stabilisa à quelques centaines de mètres des premières légions ténébreuses qui encerclaient les défenseurs. Elthor discerna des mouvements à l’intérieur des tourbillons obscurs. La nuée n’était pas aussi compacte qu’elle en donnait l’impression vue de loin : elle se composait d’entités différentes et amalgamées les unes aux autres ; c’étaient leur vitesse de déplacement et leur synchronisme qui entretenaient cette illusion d’unité. Lorsqu’une boule incandescente frappait l’une d’elles, elle se fractionnait avec promptitude pour éviter que les autres ne soient à leur tour touchées, puis elle se reconstituait et revenait à la charge. Ce sont des soldats organisés en légions. La pensée d’Alveza avait résonné clairement dans l’esprit d’Elthor malgré le chœur assourdissant des migrateurs et les vibrations dissonantes, déchirantes, de la nuée. Il faudrait la désagréger. Comment ? En se déplaçant sans cesse. En créant des diversions. Comme s’il percevait chacun de leurs échanges silencieux, le pentale se mit aussitôt en mouvement. Une pointe se détacha de la nuée et fondit sur lui. Une énorme boule de feu jaillit de la gueule du migrateur et ne cessa de grandir jusqu’au moment où elle se pulvérisa en centaines d’éclats étincelants qui s’abattirent en pluie sur les entités. Un courant d’air glacé traversa les corps d’Alveza et d’Elthor et se retira en semant une douleur atroce, indéfinissable. Ils virent les entités s’enflammer l’une après l’autre et se précipiter dans tous les sens pour tenter d’échapper au feu qui les dévorait. Elles n’avaient pas de forme précise, elles se présentaient tantôt comme des ombres ondulantes, tantôt comme des figures complexes aux pointes acérées révélées par les lueurs éclatantes des flammes. Si elles se nourrissent de l’énergie des étoiles, comment peuvent-elles être détruites par le feu des pentales ? C’est l’intention qui fait la différence ; exactement comme les frères du Panca avec les cakras. Elthor lança un regard autour de lui : la nuée enfonçait l’une après l’autre les lignes de défense. Sa progression paraissait inexorable. Je ressens… La faiblesse des pensées d’Alveza alarma Elthor. Les légions sont guidées par une intelligence tapie au cœur de la nuée. Je ressens sa présence, sa puissance. Si nous pouvions l’atteindre, nous affaiblirions tout l’ensemble. L’idée germa aussitôt dans l’esprit d’Elthor. Nous allons nous frayer un passage jusqu’à l’intelligence dont tu parles. Comment ? En concentrant nos forces. En formant une phalange avec, pour boucliers, l’ensemble des pentales. Les sons changèrent subitement de tonalités et de fréquences, le chœur devint un murmure prolongé dominé par les horribles stridences de la nuée. Puis les pentales quittèrent un à un leur position, brisant les lignes, affluèrent vers leur congénère qui transportait le frère et la sœur du Panca et se placèrent tout autour de lui, sur les côtés, dessus, dessous, de manière à ne laisser aucune faille. Le rassemblement dura quelques minutes avant que la phalange ainsi constituée ne se mette en mouvement. Alveza et Elthor se retrouvaient désormais au centre d’un espace sphérique d’un rayon d’environ deux cents mètres. Les flancs des pentales les plus proches dressaient autour d’eux de véritables murs éclairés par les halos. L’ensemble donnait une impression de temple en mouvement. Les sons se firent de nouveau puissants, clairs, et le chœur recouvra sa splendeur. La phalange prit de la vitesse, du moins c’est la sensation qu’éprouvèrent le frère et la sœur du Panca. Les battements d’ailes de leur monture gagnèrent en amplitude et en fréquence. Il nous faudra parcourir des distances gigantesques pour arriver dans le cœur de la nuée. C’est notre seule possibilité. Le combat frontal ne nous laissera aucune chance. Ils surent que la phalange commençait à s’enfoncer dans les rangs adverses lorsque le froid et la douleur les saisirent malgré le feu des cakras. Et qu’Alveza éprouva de violents chocs successifs causés par la disparition des pentales les plus exposés. L’allure s’accéléra encore. Elthor crut de nouveau voguer sur les fantastiques variations du réseau temps. Le froid et la douleur s’accentuaient au fur et à mesure qu’ils avançaient vers le cœur de la nuée. À l’allure où nous perdons les pentales, nous n’aurons bientôt plus aucune protection. Nous n’avons pas le choix. J’ai peur, Elthor. Moi aussi, Alveza. Nous devons tenir. Si nous lâchons, les pentales perdront toute raison de se battre. Toute intention. Je tiendrai. Il enveloppa la jeune femme d’un regard aimant. Elle tressaillait chaque fois qu’un pentale succombait et perdait son feu intérieur. Elle s’efforça de lui sourire malgré la souffrance qui lui déformait les traits. Ses cheveux tissaient déjà une ombre sur son crâne. Le gris de ses iris avait pâli au point de se confondre avec le blanc de ses yeux. Sa beauté enchanteresse lui fit oublier pendant quelques instants le froid et la douleur. Les migrateurs célestes volaient maintenant à pleine allure, essayant de prendre de vitesse la nuée, de l’empêcher de s’organiser. Elthor ne discernait rien d’autre que les flancs enveloppés de lumière, scintillants, des pentales qui constituaient les murs intérieurs de la phalange. Leurs ailes battaient à une fréquence tellement élevée qu’il ne les distinguait plus. Leurs queues ondulantes leur servaient à la fois de gouvernail et de stabilisateur. Ils traçaient leur chemin à coups de sphères incandescentes dans la nuit désespérante et solide. Les éléments qui servaient de boucliers extérieurs se vidaient de leur feu puis sombraient, incapables de se défendre des assauts de la nuée ; ceux qui se tenaient en dessous prenaient aussitôt le relais et foraient à leur tour le passage. C’est de plus en plus difficile, la densité augmente sans cesse. Alveza ne demeurait consciente qu’au prix d’un effort surhumain. L’empathie qu’elle ressentait pour les pentales et qui lui avait permis d’entrer facilement en contact avec eux se transformait maintenant en faiblesse, en handicap. Elthor lui-même, pourtant moins sensible à la souffrance des migrateurs, se sentait peu à peu vidé de sa substance. Il chercha le vakou, l’esprit hors du temps. Il lui fallait s’extraire du contexte jusqu’à ce que les pentales aient atteint le cœur de la nuée. Fais-le si ça te donne la force de tenir. Je vais perdre le contact avec toi. Aucune importance. Il n’y a pas de chaîne prioritaire. Qu’importe celui d’entre nous qui touchera au but. Alveza, je… Inutile, Elthor. Ton amour est à jamais en moi. Il sourit à la jeune femme, lui posa la main sur l’épaule, et, immédiatement, appliqua la procédure pour atteindre le vakou. Elle gisait sur l’épiderme rugueux du pentale, recroquevillée autour de la corne centrale. Il ne percevait plus ses pensées, seulement un silence profond, paisible, que ne parvenaient plus à emplir le chœur ou les vibrations blessantes. Elle avait cessé de vivre. Il coula à pic dans un chagrin immense, faillit à son tour s’allonger et se laisser mourir, puis il se dit que, comme les frères et les sœurs de leurs deux chaînes, elle ne s’était pas sacrifiée en vain. Il en appela aux mémoires de frère Ewen et de sœur Ynolde pour surmonter sa peine et se redresser. Il ne restait plus qu’une dizaine de pentales autour de lui, volant en formation serrée, presque à se toucher. Il apercevait, par les interstices, les entités sombres de la nuée faiblement éclairées par les halos, plus denses que celles qui avaient attaqué les premières lignes de défense à l’orée de la planète. Il ne leur distinguait pas de tête ni d’yeux, ni aucune autre caractéristique des êtres vivants de la Galaxie, et pourtant il se sentait observé, scruté jusqu’au fond de l’âme, dépecé de l’intérieur. Sans la protection du cakra qui le maintenait dans une bulle de chaleur protectrice, le froid et la douleur l’auraient déjà dévoré. Deux pentales disparurent après avoir craché une faible boule de feu qui ressemblait à un soupir d’agonie. Ils débouchèrent tout à coup sur le vide. Elthor crut qu’ils avaient traversé la nuée de part en part jusqu’à ce qu’il aperçoive, devant lui, une gigantesque masse informe révélée par les halos lumineux des migrateurs. Pour autant qu’il pût en juger, elle était de forme sphérique ou ovoïde et munie de centaines d’appendices articulés qui ressemblaient à des pattes ou des tentacules. D’elle émanait un froid glacial, qui le transperça malgré la protection du cakra, et une puissance infinie qui l’emplit de désespoir. La tentation de renoncer se fit pressante, suppliante. Il se ressaisit. Les autres maillons n’avaient jamais renoncé. Les pentales survivants s’immobilisèrent face à l’entité. Elle émit une vibration qui en vida simultanément trois de leur feu. Leur queue cessa de remuer et ils flottèrent, inertes, devant elle. Trois de ses appendices se déployèrent, les saisirent et les tractèrent vers son immense corps. Sa deuxième vibration se ficha comme une flèche mortelle dans le cœur d’Elthor. Il partit en arrière, retomba sur le dos, flotta au-dessus de son corps et prit conscience qu’il avait rejoint Alveza de l’autre côté. La pâleur et l’aspect figé de son propre visage l’étonnèrent. Le sentiment d’échec le tarauda jusqu’à ce que les souvenirs d’Onden remontent à la surface de son esprit. Elle était revenue de la mort. Il suivit pas à pas le chemin qu’elle avait parcouru, retraçant chacune de ses sensations, les terreurs lors du passage, l’abandon, l’acte de confiance, le réveil, la vie qui, de nouveau, circule dans ses veines, la perception du souffle… Il rouvrit les yeux. L’entité lança une troisième vibration. Il ne chercha pas à résister, il s’ouvrit au maximum et la laissa le traverser. Puis il se releva et se focalisa sur le point entre ses deux yeux, là où se concentrait la chaleur du cakra. Il se rendit compte que le pentale qui le transportait se tenait désormais seul face à leur terrible adversaire. Les autres avaient tous disparu. « Nom de Dieu, grommela Gorden, ce froid est insupportable. » Le capitaine, le médic, les membres de l’équipage, les deux chasseurs survivants et les trois scientifiques s’étaient tous rassemblés dans le poste de pilotage du Phosphelius. Ce n’était pas la nuit qui était tombée en plein jour, mais une obscurité d’une autre nature, plus dense, plus froide, suffocante. Les nombreuses explosions qui avaient un temps illuminé le ciel, désormais d’un noir absolu, s’étaient espacées, puis interrompues. Elles avaient donné l’impression qu’une gigantesque bataille se disputait dans le système de la géante bleue, ou encore que des étoiles explosaient en chaîne, puis les ténèbres avaient paru se figer au-dessus de la planète. « J’ai bien peur qu’il n’y ait plus rien à faire… » Le murmure du capitaine avait retenti comme un fracas d’orage dans le silence du poste de pilotage. « On peut peut-être décoller et foutre le camp, avait suggéré Moraine. — On ne ferait même pas un kilomètre à travers ce truc ! avait rétorqué Hory Kepht. — Qu’est-ce que vous en savez ? — Le froid : il neutralise toute forme d’énergie. — On ne va tout de même pas rester là sans rien tenter. — J’avais espéré… — Que quoi ? était intervenue Oulraka. — Les migrateurs célestes et les frères du Panca… — Le frère, vous voulez dire, avait lancé Gorden. — Je crois avoir compris qu’ils étaient deux. Que Maliloa appartient… appartenait aussi à la Fraternité du Panca. — Ces maudits sorciers ! avait vitupéré le géant. — Ces maudits sorciers ont essayé de nous sauver la mise. Ils avaient rendez-vous dans le cœur du Petit Nuage avec les migrateurs pour tenter d’arrêter cette saloperie. J’ai l’impression, hélas, qu’ils ont échoué. » Gorden donna un violent coup de poing dans la cloison métallique. « Vous avez pas des nouvelles un peu plus réjouissantes, capitaine ? » Hory Kepht alla se placer, de son allure claudicante, devant la grande baie vitrée. « Si ça peut vous consoler, ce sale truc ne s’arrêtera pas au Petit Nuage de Majdan, il va se diriger vers la Voie lactée et dévorer toute forme d’énergie. — Ce qui veut dire que… — Les êtres humains, ainsi que toute autre forme de vie, sont de toute façon condamnés. » Oulraka et Soguehilde rejoignirent le capitaine devant la baie. « J’aurais aimé connaître la nature de ce phénomène, chuchota la jeune scientifique. — À quoi ça vous aurait servi ? maugréa Gorden. — À mourir un peu moins idiote ! » Les ténèbres semblèrent de nouveau s’agiter, comme parcourus de frémissements. Le sol sur lequel reposait le vaisseau se mit à trembler, des grincements inquiétants montèrent de la structure métallique. CHAPITRE XXX Vis pour aimer, Aime pour vivre, Il n’y a plus de temps pour qui Aime et vit, Vit et aime, Seulement l’éternité. Proverbe derchanite, planète Gayenn, système de Gamma du Leo. JEB BARDÖ gardait ses vieux réflexes de séducteur : il m’avait détaillée de la tête aux pieds avec une insistance que j’aurais jugée, dans d’autres circonstances, déplacée, voire graveleuse – ou flatteuse. « Il y a bien longtemps que je vous avais vue, JiLi, a-t-il murmuré. Vous êtes toujours aussi radieuse. » Je m’étais aventurée dans le quartier du Sarv-Teq pour l’inviter à m’accompagner à l’observatoire de Manos Octoy. Je n’avais rencontré aucune difficulté pour pénétrer dans le bâtiment semi-enterré servant de refuge aux parlementaires après la destruction du Parlement. Le nom et la renommée de JiLi, ai-je constaté avec un brin d’orgueil, suffisaient encore à forcer les portes des citadelles les mieux gardées. Tout juste si l’officier du cordon de sécurité m’avait réclamé mon jeton d’identité. J’avais croisé dans les couloirs un groupe de sâtnagas conduit par le redoutable Isphator. Les hommes nus n’avaient pas remarqué ma présence. Heureusement : ils auraient été capables de me bastonner sans se soucier du service d’ordre qui surveillait chaque recoin du bâtiment. Moi qui n’ai jamais été effrayée par les hommes, je les trouvais obscènes avec leur bâton noueux et la virgule de chair qui se balançait entre leurs cuisses à chacun de leurs pas. Je me suis demandé ce qu’ils cherchaient dans les parages, eux que les événements semblaient conforter dans leurs croyances. Étaient-ils simplement venus narguer les parlementaires ? Éprouvaient-ils jusqu’au bout le besoin de provoquer ? « Pourquoi voulez-vous que je vous accompagne chez Manos Octoy ? m’avait demandé Jeb Bardö. — Vous ne voulez pas savoir où en est la nuée ? — Qu’est-ce que ça changera ? Sans compter qu’il est de plus en plus dangereux de mettre le nez dehors… — Aucun risque. J’ai réussi à réserver une libulle. Elle nous attend à la sortie. Je pensais que, comme vous avez été associé depuis le début à l’événement, vous souhaiteriez… » Il m’a coupé d’un geste. « Je suis vieux et las. J’aurais dû mourir depuis bien longtemps… — Vous ne sembliez pas être moribond lorsque vous avez suivi la jeune Xéline dans les égouts de BeïBay. Je me suis trompée, visiblement… » J’avais gardé l’argument décisif pour la fin. « Pas grave. Peut-être qu’Alcib Sintang acceptera de… — Ai-je dit que je refusais votre invitation ? » Certains noms prononcés au bon moment ont des vertus magiques. Il a désigné les environs d’un geste las. « Un peu d’action ne me fera pas de mal, a-t-il repris. Je commence à me morfondre dans ces lieux sinistres. » Nous sommes sortis du bâtiment. À chaque instant j’ai craint de tomber sur le groupe de sâtnagas, mais ils avaient apparemment déserté les lieux et nous avons pu rejoindre la libulle sans aucune difficulté. Malgré son grand âge, Jeb Bardö marchait d’un pas allègre. Ni les soldats sanglés dans l’uniforme de l’armée parlementaire, ni les policiers de BeïBay ne se sont intéressés à nous. L’andro pilote nous a salués d’une inclination raide du buste et a commandé la fermeture du sas avant de décoller. L’immense ville que j’avais appris à aimer était devenue un véritable champ de ruines : bâtiments éventrés, incendiés, colonnes de fumée noire, cadavres et monceaux de déchets disséminés dans les rues, mouvements de foule incontrôlés, batailles rangées entre factions, scènes d’émeutes, de violences, de pillages, de panique… Jeb Bardö posait sur BeïBay un regard également désolé. Lui, l’une des figures les plus expérimentées et les plus prestigieuses du Parlement, songeait probablement à l’étendue de ses responsabilités en découvrant la capitale des mondes de l’OMH ainsi livrée au chaos. Ses confrères et lui n’étaient certes pas responsables directement de la menace qui pesait sur la Voie lactée, mais ils auraient pu, s’ils s’étaient montrés attentifs, en prendre connaissance plus tôt et préparer une véritable riposte. Ils s’étaient laissé surprendre, eux dont le rôle était justement de prévoir, d’anticiper, de protéger, de rassurer. Par paresse, par négligence, accaparés par leurs intérêts personnels et leurs minuscules intrigues. Les rayons ardents de Solar 2 déposaient un éclairage cru sur le spectacle navrant qui se jouait en contrebas, comme pour accélérer la décomposition de ce grand corps pourrissant qu’était la ville phare de la Voie lactée. « La vitesse à laquelle une civilisation peut s’effondrer, a soupiré le vieil homme. — C’est sans doute qu’elle ne reposait pas sur des bases très solides », ai-je objecté. Il s’est tourné vers moi, son regard délavé dans le mien. « Nous avons pourtant mis des millénaires à la développer, à la consolider, nous avons poursuivi le grand rêve de l’unité humaine à travers l’espace. — Si nous nous sortons de cette passe, il nous faudra identifier et corriger nos erreurs, nos failles. — Il y aura toujours des failles quoi qu’on fasse. De toute façon, nous ne sommes pas en mesure d’arrêter la nuée. — Nous, non. Peut-être d’autres le peuvent-ils. — Qui donc ? — Les frères du Panca. » Il a secoué la tête d’un air navré. « J’ai consulté plusieurs rapports à leur propos : leur confrérie n’a plus aucune influence. Ce sont de vieux idéalistes qui perpétuent des rites vides de sens. Des sorciers d’apparat. — Ceux que j’ai rencontrés n’avaient rien de vieux idéalistes : ils étaient jeunes et en pleine action. J’ai… j’ai assisté au passage de témoin d’une chaîne quinte. » Pendant que la libulle survolait les quartiers excentrés de BeïBay, je lui ai brièvement raconté mes aventures sur Gayenn, dans le système de Gamma de Léo, et sur Albad, dans le système de Bagvan. « Je ne l’aurais pas cru venant de quelqu’un d’autre que vous, a-t-il commenté à la fin de mon exposé. Mais, même si vous me dites la vérité, il faudrait d’abord que cette chaîne soit allée jusqu’au premier maillon et, ensuite, que ce premier maillon ait les moyens de lutter contre une menace d’un rayon de plusieurs centaines de milliers de kilomètres. Avouez, chère JiLi, que les probabilités sont très faibles. — Mais pas tout à fait nulles », ai-je objecté, consciente que la raison penchait davantage de son côté que du mien. Nous avons gardé le silence jusqu’à ce que nous arrivions dans le quartier du Vanuat et que nous survolions la demeure de Manos Octoy. La libulle s’est posée dans le petit jardin attenant en friche. Je me suis demandé ce que faisait mon cher Odom en ce moment. Il était parti, dans le cadre de ses recherches, pour la planète Subilien, distante de dix années-lumière, quelques jours avant la divulgation officielle de la menace par le Parlement. J’avais tenté de l’en dissuader. Il m’avait rétorqué que j’avais une imagination un peu trop fertile, que cela ne l’empêchait pas de m’aimer à la folie et que, grâce à l’ADVL, il serait de retour dans moins de deux moisTO. Je n’avais pas insisté : même si je ne le revoyais plus, autant qu’il vive ses derniers jours en se consacrant à sa passion. Il me manquait. J’adorais ses mains, ses lèvres, sa peau, son odeur, il savait lire mon corps et mes désirs mieux que personne. Manos Octoy s’est précipité vers nous à peine avions-nous franchi le seuil de sa porte. De nombreux invités, scientifiques pour la plupart, se pressaient dans les différentes pièces de son domicile. J’ai cru reconnaître parmi eux des officiers supérieurs de l’armée parlementaire et des membres éminents de la commission scientifique. « Ravi de vous revoir, monsieur Bardö. » Manos nous a pris par le bras et nous a entraînés vers la salle d’observation. « Venez, il se passe des choses étonnantes. » Le pentale n’avait pratiquement plus de feu ; il n’allait pas tarder à céder, comme ses congénères avant lui. La créature du cœur de la nuée émettait désormais des vibrations en continu, qui traversaient comme des lames glacées, empoisonnées, le corps du minuscule humain qui lui faisait face. Il sembla à Elthor qu’elle était aussi volumineuse qu’une planète, voire qu’une étoile. Elle avait sans doute été un corps unicellulaire microscopique avant de croître en se nourrissant de l’énergie vitale qui l’environnait, puis elle s’était multipliée, elle avait engendré les entités, les soldats de ses légions et s’était lancée à la conquête de l’univers en dévorant des quantités grandissantes d’énergie. Les galaxies qu’elle vidait de leur feu accentuaient sa complexité et sa volonté destructrice. Elthor ressentait sa puissance infinie dans chacune de ses vibrations. Il avait l’impression qu’elle lui arrachait une à une ses cellules, que les brins de son ADN brusquement libérés se dénouaient et flottaient autour de lui en filaments brillants. Il sombrait dans une souffrance indescriptible, comme si des gouffres infinis se creusaient dans son corps, dans son esprit, et sapaient son unité fondamentale, le dépouillant de son essence. Il percevait la voix d’Alveza dont le corps reposait près de ses jambes, recroquevillé autour de la corne centrale du pentale. Résiste, Elthor. Il percevait la voix de ses frères et sœurs de la chaîne, ces êtres qu’il n’avait pas rencontrés et qu’il connaissait pourtant aussi bien, peut-être même mieux, qu’eux-mêmes. Ewen, cinquième maillon, l’époux et le père sacrifiés, Ynolde, quatrième maillon, la fille rebelle et déterminée, Kalkin, troisième maillon, l’ange de la mort et de la vie, Onden, deuxième maillon, la jeune femme pure et mutilée, Mihak, le maillon caché, la traîtrise et les remords incarnés… Les migrateurs célestes s’étaient sacrifiés eux aussi pour transmettre à Elthor leur feu, que la créature du cœur de la nuée n’avait pas entièrement absorbé. Il se maintint encore quelques instants dans l’état du vakou, laissant sa terrible adversaire le bombarder d’ondes maléfiques. La queue du pentale cessa soudain de bouger. Les souples appendices noirs volèrent aussitôt dans sa direction et s’enroulèrent autour de lui. Elthor jugula la vague de terreur qui le submergeait et resta concentré sur le point entre ses sourcils, guettant le bon moment, conscient qu’il n’aurait qu’une chance. Les appendices commencèrent à tracter le corps du pentale vers l’immense forme ténébreuse. Attendre encore. Garder l’esprit hors du temps. Le feu chassa le froid qui s’emparait de lui. Il flottait maintenant au milieu d’un halo immense, étincelant. La créature se dévoilait sous ses yeux. Mélange de lignes en apparence incohérentes, surfaces lisses et luisantes, excroissances complexes, ramifiées, extrémités rétractiles et affûtées comme des pointes de lances, béances multiples et insondables d’où jaillissaient des entités nombreuses et multiformes… « On va tous crever, gémit Gorden. — Comme les bêtes que vous avez chassées », murmura Oulraka. Le géant n’eut pas la force de relever. Le froid glacial qui s’était abattu dans le poste de pilotage les avait paralysés. Hory Kepht avait pourtant cru apercevoir une lueur dans le ciel. Bien qu’appuyé sur la cloison, il rencontrait des difficultés grandissantes à tenir sur ses jambes. Plusieurs de ceux qui s’étaient réfugiés dans la petite pièce s’étaient déjà allongés, incapables de résister. Le capitaine du Phosphelius ne regrettait pas d’avoir poussé jusqu’au Petit Nuage de Majdan : il aurait connu une autre galaxie que la Voie lactée avant de mourir, il aurait accompli le rêve de tout navigant digne de ce nom, il aurait repoussé les limites. La nuée occupait, sur le grand écran transparent, la moitié du Nuage de Majdan. L’impression qui s’en dégageait était celle d’une étreinte implacable entre les ténèbres et l’éclat des étoiles. « On dirait qu’elle… qu’elle s’est arrêtée, a lancé un jeune homme placé devant le télescope. — Elle semble effectivement s’être heurtée à un obstacle, a ajouté Manos Octoy. — Un obstacle de quel genre ? » a demandé Jeb Bardö. Je me suis rendu compte qu’il n’était pas devenu l’un des trois principaux personnages du Parlement par hasard ; il n’avait pas besoin d’élever la voix pour faire valoir son charisme et son autorité. « Du genre inconnu », a répondu Manos Octoy. J’ai eu l’intuition que l’obstacle en question avait un lien avec les frères du Panca, mais j’ai gardé pour moi mes impressions. J’avais de nouveau le sentiment d’être au cœur de l’événement, de battre au rythme du monde, d’être redevenue la médialiste vedette du Canal 45. J’ai même cherché machinalement des yeux la silhouette longiligne d’OldEran, mon supérieur tyrannique, parmi les gens présents autour du télescope de Manos Octoy. Je me suis demandé ce qu’était devenue la jeune et jolie Xéline après m’avoir servi d’intermédiaire avec Jeb Bardö. Le halo éclairait le conduit aux parois lisses dans lequel fusait le corps du pentale. Les tentacules l’avaient projeté dans l’orifice quelques instants plus tôt. Le feu du cakra brûlait de plus en plus fort pour repousser le froid qui s’emparait d’Elthor. Il attendit encore avant d’ouvrir la bouche. Il contempla une dernière fois le corps d’Alveza. Son visage détendu. Ses traits magnifiques. Il peinait de plus en plus à contrôler ses pensées, ses souvenirs. Il pénétrait dans le cœur même du mal, des forces de destruction. Il portait le feu primordial. Il était le premier maillon de la chaîne. Le conduit débouchait sur un autre espace vide, comme si l’intérieur de la créature était lui-même constitué de néant. Il aperçut des formes légèrement plus claires dans le lointain. Des lueurs rougeâtres brillaient irrégulièrement sans parvenir à percer l’obscurité, comme des yeux s’ouvrant par intermittences. L’épiderme du pentale commença à se fissurer, à se désagréger. Le corps d’Alveza se souleva et disparut dans le gouffre. Il fallait maintenant que frère Elthor sorte du vakou et libère toute la puissance du cakra. Il ouvrit la bouche. Le feu se rua hors de lui avec la force d’une explosion. « On dirait que ça… flambe ! » hurla Gorden. Les ténèbres flamboyaient. Un incendie pourpre à l’éclat aveuglant se propageait à grande vitesse d’un point à l’autre de la nuée, créant des brèches qui s’agrandissaient et laissaient passer des colonnes obliques de lumière bleutée. La température augmentait régulièrement à l’intérieur du poste de pilotage. « On va cramer si ça continue ! grommela le géant. — Vous n’êtes jamais content, vous ! siffla Oulraka. Vous vous plaigniez du froid tout à l’heure. » Hory Kepht garda les yeux rivés sur le ciel malgré la luminosité soudain éblouissante. « Ils ont réussi, s’exclama le capitaine. — N’importe quoi ! protesta Moraine. C’est seulement un phénomène naturel. — Pensez ce que vous voulez, je m’en fous. — En tout cas, s’ils sont vraiment les responsables de cet embrasement, ils ne pourront pas y survivre », dit Soguehilde. Ils contemplèrent l’horizon incendié, l’étreinte fascinante du rouge et du noir, jusqu’à ce que son éclat soit impossible à supporter. Le capitaine ordonna à chacun de se renfermer dans sa cabine et de ne pas en bouger jusqu’à ce que le ciel ait recouvré un aspect normal. « On va griller comme des putain de saucisses, oui ! protesta Gorden. — Au moins, les bestioles du coin auront quelque chose de chaud à manger », lança Oulraka avec un petit rire. « Elle a pris feu », s’écria Manos Octoy. Je n’en croyais pas mes yeux, mais il fallait se rendre à l’évidence : une lueur incandescente supplantait peu à peu la tache noire qui submergeait le Petit Nuage de Majdan. Une joie incontrôlable, indescriptible, m’a inondée : la Voie lactée ne serait pas la prochaine proie de la nuée qui semblait invincible quelques minutes plus tôt. « Comment est-ce possible ? » a demandé Jeb Bardö, stupéfait. L’astrophysicien a haussé les épaules. « Bien malin qui pourrait le dire. » La tache sombre diminuait rapidement sur l’écran, comme effacée par une main céleste étincelante. J’ai repensé à Dravor, le maître des orches de la planète Gayenn, et je me suis réjouie que la magnifique civilisation des Derchanites puisse se perpétuer. Pendant plusieurs heures, nous avons assisté à la disparition progressive de la nuée qui nous avait tant effrayés ces derniers temps. Nous n’avons pas prononcé un mot, comme si nous craignions de rompre l’enchantement. Les scientifiques eux-mêmes, des gens peu superstitieux pourtant, ne disaient rien, fascinés par le spectacle proposé par le télescope à temps corrigé de Manos Octoy. La tache noire est devenue une corolle éclatante, flamboyante, avant de s’estomper définitivement. « Qu’en pensez-vous, JiLi ? » m’a demandé soudain Jeb Bardö. Il avait rajeuni de cent ansTO en quelques secondes. Tous les regards se sont tournés vers moi. « J’ai ma petite idée, ai-je répondu en espérant qu’il ne me relancerait pas. — Précisez. » J’ai hésité, puis il m’a semblé que le regard du vieux parlementaire m’encourageait et je me suis lancée : « Le Panca. » Les yeux, alentour, se sont chargés de réprobation. « Vous pensez donc qu’une chaîne pancatvique a réussi à se former et à arrêter la nuée… » Je me suis éclairci la gorge pour me redonner un peu d’assurance. « En vérité, c’est exactement ce que je pense. » J’ai alors compris que le vieux Jeb Bardö partageait mon point de vue et qu’il m’obligeait à le formuler devant tout le monde pour que l’idée puisse tracer son chemin. Il avait probablement repéré des médialistes parmi les invités de Manos Octoy. « Je pense, ai-je continué, que des hommes et des femmes se sont sacrifiés pour que l’humanité et les autres espèces vivantes puissent continuer à vivre. Je pense que nous leur devons une reconnaissance éternelle. » Jeb Bardö a hoché la tête avant de s’adresser à Manos Octoy : « Est-on certain que la menace est enrayée ? » L’astrophysicien a haussé les épaules. « On ne peut jamais être certain à cent pour cent, mais elle semble bel et bien avoir disparu de l’espace. Elle a en tout cas dévoré une partie du Petit Nuage de Majdan. » De l’index, il a montré la partie du Nuage plongée dans une obscurité perpétuelle. « Quoi qu’il en soit, nous l’avons échappé belle, a ajouté Jeb Bardö. — Attendons un peu avant de l’affirmer, mais on peut commencer à espérer, en tout cas. » Le ciel nocturne de BeïBay est radieux, criblé d’étoiles. Une brise tiède se glisse par la fenêtre entrouverte et répand les odeurs variées de la ville. J’attends mon cher Odom. Les transports se sont remis à fonctionner normalement et vont bientôt me le ramener. La nuée a fait des dégâts considérables alors même qu’elle s’est volatilisée dans le Petit Nuage de Majdan. L’OMH mettra sans doute beaucoup de temps à rétablir l’ordre sur ses planètes adhérentes, à panser les blessures, à rétablir la confiance. On commencera par reconstruire le Parlement. Un parlement, si j’ai bien compris, encore plus grandiose que l’ancien incendié. On ne voit plus de sâtnagas dans les rues. Je ne m’inquiète pas pour les hommes nus : ils reviendront quand la mémoire des peuples humains se sera estompée. Les frères du Panca, eux, se dissoudront dans les brumes de l’oubli jusqu’à ce qu’un autre danger se présente et qu’une nouvelle chaîne se forme. Ils n’ont sans doute pas survécu à l’affrontement. Ils ont emporté avec eux une grande partie de leur mystère. J’ai décidé de mettre tout en œuvre pour leur rendre l’hommage qui leur est dû et les empêcher de glisser dans l’obscurité. Jeb Bardö m’a dit qu’il m’apporterait son soutien dans cette tâche. Déjà, le vieux parlementaire m’a permis d’accéder aux données des astroports de tous les mondes de l’OMH et j’ai pu vérifier qu’un vaisseau, le Phosphelius, a décollé de la planète TarzHel à destination du Petit Nuage de Majdan. Les frères du Panca se trouvaient-ils à son bord ? Je guette le retour du Phosphelius – s’il revient un jour – pour interroger son capitaine ou les membres d’équipage, avec presque autant d’impatience que mon cher Odom, avec qui je projette de célébrer la vie jusqu’à la fin des temps. AINSI S’ACHÈVE « LA FRATERNITÉ DU PANCA »