A Monsieur Roger BOUVET Professeur Agrégé de l’Université de Paris Martyr de la Résistance qui m’apprit à aimer le grec et le latin, Hommage respectueux Ce manuscrit a été retrouvé par hasard à l’emplacement de la cité de Sagonte, sur la planète Terre. Il était rédigé en hiéroglyphes. D’après les chrono-historiens, il s’agirait d’un document apocryphe. Il éclaire pourtant certains points laissés dans l’ombre par les historiens Polybe et Tite-Live : remplacement du passage des Alpes par exemple. En ce qui concerne Rome, nous sommes formels : cette ville n’a jamais été occupée par les Carthaginois. Quant à l’existence d’un officier du Service Temporel nommé Setni, on peut, par contre, découvrir son nom sur la liste des effectifs de ce corps d’élite. Toutefois, l’objet des missions imparties à ces officiers étant top secret, il nous a été impossible de savoir si ledit Setni a bien effectué un voyage en l’an 218 avant Jésus-Christ. Note du traducteur CHAPITRE PREMIER Allongé en plein soleil sur une terrasse dominant les ruines de la cité de Sagonte en Espagne, Setni se laissait aller à une douce rêverie. Il revoyait les événements qui l’avaient entraîné dans ce lointain passé, en l’an 218 avant J.-C. Une fois de plus, les Grands Cerveaux siégeant à Kalapol lui avaient confié une délicate mission. Il patrouillait au large de Deneb, lorsque l’appel prioritaire signalant une communication urgente l’avait fait sursauter. — Nom d’un biclarl avait juré Pentoser, son fidèle compagnon. Un emmerdement ! Le capitaine partageait entièrement cet avis, il s’installa devant la caméra vidéo et accusa réception. La silhouette bien connue de Kampl, Président du Grand Conseil pollucien, se dessina sur l’écran : — Capitaine, nous avons consulté les Grands Cerveaux au sujet d’une délicate énigme et ils vous ont désigné pour la résoudre. Vos exploits avec les Psyborgs, sur la Planète Enchantée et contre les Magelliens, vous qualifient entre tous. Pas d’objection ? Cette formule était de pure politesse. Setni savait bien que la moindre défaillance physique, la plus infime fatigue intellectuelle de sa part auraient été signalées par le mouchard du bord et le médic-robot l’aurait aussitôt mis sous traitement. — A vos ordres, monsieur le Président ! — Bien ! Pentoser est avec vous ? — Oui… — Parfait, il vous accompagnera donc dans ce transfert temporel et restera en orbite autour de la Terre à bord de l’Hélion pour vous prêter assistance et vous rapatrier votre mission achevée, mettez le cap sur Kalapol, Tortobag, notre spécialiste des questions temporelles vous recevra et vous confiera le matériel nécessaire. Bonne chance ! La liaison avait été coupée sur ces mots : malgré le codage perfectionné des communications, Kampl ne tenait pas à divulguer son secret sur les ondes. Pour connaître le motif de cette nouvelle mission, Setni dut attendre d’être arrivé au Galax. Dans cette tour de mille mètres se trouvaient endormis, dans des cuves iono-échangeuses, les cerveaux des Grands Anciens. Là siégeait aussi le gouvernement de la Voie lactée. Tortobag savait peu de chose, si ce n’est qu’il devait préparer l’astrot à un voyage dans le passé, où il se ferait enrôler dans les armées carthaginoises, à l’époque des guerres puniques. Le psycho-suggesteur se chargea de fournir des renseignements confidentiels ; lorsque sa résille fut disposée sur le crâne du patient, Kampl surgit du néant et déclara : — Bienvenue à Kalapol, capitaine ! Je crains, hélas, que vous ne puissiez jouir des délices de notre cité, car vous repartirez dès que votre conditionnement sera terminé. Nous sommes en effet incapables de résoudre un irritant problème dont les implications risquent de déclencher un affrontement entre humains et non-humains de notre Confédération Galactique. Vous savez que le taux de natalité s’est abaissé de manière catastrophique parmi les civilisations humaines de la Voie lactée. Or, nos généticiens n’ont pu rétablir la situation. L’homo sapiens, assurent-ils, arrive au terme de son règne. Notre race est appelée à disparaître : le flambeau va passer aux non-humains. Seuls demeureront les précieux cerveaux des Grands Anciens qui seront consultés dans les périodes périlleuses… Et voilà que, soudain, des enfants sont apparus dans de nombreuses familles. Au début, l’affaire fut gardée secrète. Les biologistes constatèrent alors que ces rejetons n’avaient aucun caractère héréditaire commun avec leurs parents. Plus encore, ils découvrirent chez eux d’étonnants caractères archaïques : tous possédaient une denture complète, vigoureuse, et se trouvaient dotés d’un appendice vermiculaire; en outre ils étaient tous dépourvus d’organes bioniques ! Dès lors, le doute n’était plus permis : il s’agissait là d’un trafic d’enfants venus d’un lointain passé. L’idée, à priori, était séduisante : un apport génétique nouveau et inespéré allait revigorer la race des Sapiens. Malheureusement, nous ne pouvions tolérer cette méthode car elle avait recours au crime le plus odieux : le rapt d’enfants ! « Restait à déterminer l’époque d’où provenaient ces infortunés dont les véritables parents désolés devaient pleurer la disparition. Par un coup de chance, la découverte d’une étrange broche, emmêlée dans les cheveux d’une petite fille, mit les historiens galactiques sur la voie. Le motif ornemental était un triangle équilatéral à base doublée surmonté d’un disque reposant sur sa pointe, mais séparé par une barre horizontale à deux bras relevés. L’ensemble évoquait une silhouette féminine ou la croix ansée de l’Egypte antique. « Il s’agissait là du signe de Tanit, amulette extrêmement commune chez les Carthaginois, retrouvée par les archéologues sur les monuments, les urnes, les lampes à huile. Cette déesse possédait de nombreux temples, celui de Carthage, le plus imposant, voisinait le littoral. Profondément vénérée et respectée, Tanit, au caractère ambigu, évoquait à la fois fécondité et virginité. Son identification sidérale était le croissant lunaire associé au disque de la planète Vénus. « Tout cela ne suffisait cependant pas pour localiser une date du passé avec précision et mener une enquête, car ce signe avait été utilisé pendant une assez longue période. Pourtant la chance nous sourit, car un chercheur découvrit une inscription votive à demi effacée datant la fondation de Cartago Nova, la nouvelle Carthage, connue plus tard sous le vocable de Carthagène. Il s’agit là d’une période fort troublée correspondant à la seconde guerre Punique entre Carthage et Rome laquelle, rapportaient les textes anciens, fut finalement remportée par les Romains. Or, à notre grande surprise, les sondes temporelles montrent que l’inverse se serait produit ! « L’Histoire a donc été manipulée. Comme ce trafic se poursuit, vous allez vous rendre sur place. Nous comptons sur vous pour démasquer ces trafiquants et, par tous les moyens, de mettre fin à leurs pratiques. Tous nos vœux vous accompagnent. » Setni changea alors de résille pour assimiler en quelques heures, grâce à un oniro-suggesteur, les dialectes gaulois, le carthaginois, le grec et le latin ancien, ainsi que l’égyptien, qui serait censé être sa langue maternelle. Ceci fait, Tortobag le prit personnellement en main pour l’entraîner au maniement des armes de l’époque : la courte épée, le javelot, la fronde, l’arc. Setni possédait déjà de bonnes notions d’escrime depuis ses aventures médiévales, aussi cet entraînement fut-il rapide. Le capitaine apprit aussi à se raser le visage sans se taillader en utilisant un ustensile en forme de hachette et un peu d’huile d’olive en guise de savon. Comble de l’ironie, Setni, glabre comme ses contemporains, avait subi une implantation de poils constituant une barbe drue qu’il devait tailler en pointe… Enfin, ce furent les leçons d’Histoire car le Lactéen ignorait à peu près tout des guerres puniques. Le psychoinducteur lui apprit qu’Annibal avait succédé à son beau-frère Asdrubal, assassiné par un esclave ibère. Ce fils aîné d’Amikar, âgé de 26 ans, fut acclamé général par Tannée en 221 avant J.-C, En effet, grande était en Espagne la popularité des Barcides qui avaient consacré leur existence à la conquête de ce pays mais avaient su gagner son cœur en subjuguant celui de ses filles. Comme Asdrubal, le nouveau chef avait épousé une princesse ibère : Imilcéa, dont il avait eu un fils. Le sénat et le peuple de Carthage ne purent que ratifier le choix d’Annibal, véritable défi aux Romains. Ce dernier, dans sa jeunesse, n’avait-il pas juré, devant son père et le collège des prêtres de Ba’al, de combattre Rome jusqu’à la destruction de cette cité maudite ! Le nouveau chef de l’armée d’Espagne avait l’intention de tenir parole : il possédait une redoutable expérience militaire, après de longues campagnes effectuées en tant que commandant de la cavalerie. Il poursuivit donc une stratégie offensive jusqu’au plateau central et s’empara de Salamanque. En 220, puis en 219 avant J.-C., il mata deux révoltes des Carpétans et mit le siège devant Sagonte qui tomba entre ses mains. Rome protesta véhémentement : en effet, un traité précisait que tout le territoire situé au nord de l’Ebre se trouvait sous contrôle romain. Sagonte était aussi placée dans la zone d’influence romaine. Lorsque la cité se rendit après huit mois de siège, une ambassade arriva en Espagne, exigeant réparation ; elle posa un ultimatum : l’évacuation. Carthage voulait-elle la paix ou un nouvel affrontement ? Tel fut le motif de la seconde guerre punique. Rome prépara donc une guerre maritime et un débarquement proche de Carthage, tandis qu’Annibal concevait un plan dont la hardiesse confondait l’imagination et prendrait ses adversaires de vitesse. Ne pouvant affronter sur mer les redoutables quinquérèmes, il attaquerait l’Urbs à revers, après une longue approche par voie de terre. Lorsqu’il ôta sa résille, Setni connaissait tous ces détails et bien d’autres encore : il aurait pu prédire l’avenir mieux que les haruspices et amasser ainsi une fortune. Mais son seul objectif était de démasquer toute variation historique indiquant que des gens de son époque manipulaient les événements pour leur propre intérêt. Enfin l’Hélion avait déposé l’envoyé des Grands Cerveaux sur une plage déserte, proche de Sagonte, avec tout son équipement, un cheval et un bric-à-brac électronique dissimulé avec soin. Ainsi, le Pollucien pourrait rejoindre les rangs des mercenaires d’Annibal, sans éveiller de soupçons. Pentoser, un peu ému, avait immédiatement repris l’espace, plaçant l’astronef en orbite stationnaire. L’astrot revoyait son arrivée dans le camp établi sous les remparts de la ville, partiellement reconstruite où grouillait une humanité disparate et sauvage, telle qu’il n’en avait encore jamais contemplé. A l’intérieur des palissades de troncs pointus, d’innombrables tentes de peau se dressaient ; entre elles circulaient des marchands ambulants proposant leur camelote, des paysans vendant des olives ou du vin épais, des fruits, les fameuses pommes d’or des Hespérides. Des femmes allaient et venaient entre les groupes : esclaves nègres au collier de bronze, ratatinées par des années d’écrasant labeur, prostituées aux seins provocants : Syracusaines aux noirs cheveux retenus par des peignes d’écaillé, Ibères basanées portant des bijoux d’étain aux lourdes tresses parsemées de fleurs écarlates, Gauloises aux yeux d’azur dont les aguichantes robes safranées étaient masquées en partie par des peaux de loup. Accroupis sur le sol, des mercenaires baléares jouaient sur des tapis avec des sortes de dés ; les enjeux de monnaie de cuir ne représentaient qu’une somme bien modeste mais étaient pourtant l’objet de luttes acharnées et d’interminables palabres. De farouches esclaves orisses, récemment capturés, portaient des tonneaux d’eau et des victuailles, stimulés par le fouet de leurs gardiens. Plus loin, à l’écart, les Carthaginois, dans leur armure de bronze, affectaient de ne point se mêler à cette racaille et discutaient entre eux avec animation tout en avalant de grandes rasades de vin. Sur la droite étaient parqués les chevaux des fiers cavaliers numides, des bêtes racées mais petites, possédant une endurance à toute épreuve. Enfin, des masses grises, arrondies comme des collines, annonçaient le quartier des éléphants, à l’écart. Leurs cornacs repoussaient violemment tous ceux qui approchaient de trop près, risquant d’effrayer ces fidèles mais dangereux serviteurs. Quelle catastrophe en effet qu’une ruée de ces monstres pris de panique à travers un camp surpeuplé ! Seuls les officiers de garde séjournaient dans cet endroit pestilentiel, grouillant de vermine. Les autres se prélassaient, comme Setni, dans quelque blanche demeure plus ou moins luxueuse selon leurs disponibilités financières, près du port récemment reconstruit ou sur la colline. L’astrot avait été bien accueilli par les recruteurs lorsqu’il s’était présenté : la richesse du harnachement de son cheval, son armure au plastron ciselé, son bouclier orné de figures allégoriques, le baudrier parsemé de clous d’or montraient son appartenance à la noblesse égyptienne. Reçu en privé par un lieutenant, il avait obtenu, grâce à un bakchich, le commandement d’un escadron de dix cavaliers, à charge pour lui de les entretenir. Le nouveau promu avait, comme il se doit, régalé les officiers de son unité, les invitant dans une auberge réputée du port. Tous l’avaient immédiatement adopté. Il avait aussi choisi deux écuyers : un Grec mince et nerveux, d’une dextérité sans pareille, qui aurait pu dépouiller de son armure un hoplite endormi, ainsi qu’un Gaulois aux longues moustaches, d’une impressionnante carrure, excellent cuisinier dont les services s’avéreraient précieux lors de la marche interminable qui amènerait jusqu’aux Alpes l’armée carthaginoise. Setni poursuivait sa rêverie, contemplant les terrasses immaculées des habitations voisines qui descendaient vers la mer céruléenne comme un escalier de géant. Cà et là, ifs, oliviers ou cyprès jetaient une touche de verdure. Plus bas, dans le port, quinquérèmes et obèses navires marchands, voisinaient avec les birèmes effilées à l’éperon de bronze. Au loin, quelques voiles carrées faseyaient doucement sous la brise tiède de midi. Sur les quais, des esclaves en sueur débarquaient les ultimes couffins avant le départ, tout proche, de l’armée d’Annibal vers les Pyrénées : 60000 fantassins, 11000 cavaliers et 37 éléphants nécessitent de copieux approvisionnements lorsqu’ils ne vivent pas en terrain conquis… Setni commençait sa sieste sous l’agréable caresse du soleil de ce joli mois de mai, lorsque des éclats de rire cristallins lui firent dresser la tête. Sous le vélarium d’une terrasse proche, presque à la hauteur de la sienne, deux jeunes femmes venaient d’arriver et des esclaves installaient autour d’elles des tables portant des mets dont l’alléchante odeur parvint jusqu’au mercenaire. Les deux amies poursuivaient leur conversation, allongées sur des lits de bois d’ébène et des phrases parvenaient à Setni qui comprenait leur conversation, car elles s’exprimaient en langue punique. Deux Soudanaises aux seins piriformes, nues jusqu’à leur pagne de raphia, agitaient des flabellums de plumes de paon avec la nonchalance de leur race. Elles étaient belles comme des statues de bronze. Des gouttelettes de sueur emperlaient leur torse marmoréen, pourtant la splendeur orgueilleuse de leurs maîtresses les surpassait, comme l’églantine l’est par la rose merveilleuse. Leurs cheveux bruns, bouclés sur le front, retombaient derrière les oreilles en vagues luisantes d’huile aromatique. Les yeux en amande, rehaussés de khol, brillaient d’intelligence, mais aussi de détermination. Le nez droit orné d’un anneau d’or surmontait des lèvres charnues délicatement ourlées. Les joues, fardées de bleu et de rouge, gardaient trace des rondeurs de l’adolescence. Les deux femmes étaient parées de nombreux bijoux : colliers de perles d’or et de verre, bandeau torsadé autour du front. Sur leur poitrine, étincelait un pectoral représentant pour l’une un aigle, pour l’autre un taureau. Ces riches parures de métaux précieux dénotaient la noblesse des deux amies. Leurs robes diaphanes, finement plissées, étaient agrafées par des fibules d’argent : des cigognes aux ailes étendues. Toutes deux alliaient beauté et majesté ; aussi Setni, en détaillant la plus jeune, sentit son cœur battre plus vite, tant elle approchait la perfection. Les nouvelles venues s’étaient légèrement tournées et il n’en apercevait plus que le profil altier, aussi décida-t-il de s’approcher, se dissimulant derrière la rangée d’ifs taillés qui bordaient la terrasse. Ainsi, il put mieux entendre la conversation. Toutes deux, bien que s’exprimant sans aucune faute, possédaient un net accent ibère. — Que je t’envie, ma chère Maïcha, de rester ici ! Annibal m’a enjoint de rejoindre Carthage dès son départ, et d’emmener avec moi son fils : l’héritier des Barca… Qu’il est triste d’abandonner ainsi sa patrie ! — Imilcéa, ô ma cousine, tu devrais au contraire te réjouir que ton époux se montre aussi prévenant à ton égard ! Trop d’assassinats, de morts brutales ont endeuillé sa famille, il ne veut pas risquer la vie des deux êtres qui lui sont le plus chers au monde… — Allons donc ! Où serais-je plus en sécurité que parmi mon peuple ? Le roi, mon père, serait ravi de jouer avec son petit-fils et nous allons partir bien loin de ma belle Espagne pour une contrée dont j’ignore presque tout ! — Ingrate ! Tu as la chance de faire un merveilleux voyage pour séjourner ensuite dans la plus merveilleuse cité de l’Univers et tu te plains… Ah ! je partirais volontiers à ta place ! — Du moins puis-je te proposer de m’accompagner comme suivante, si tu le désires. — Ce serait bien volontiers, ô princesse, si mon frère ne partait point avec ton époux. Qui sait si, un jour, il ne reviendra pas ici, blessé ? Alors, il m’aura à ses côtés pour le soigner et assurer sa prompte guérison. Si je le pouvais, je partirais même pour Massilia à bord d’un navire marchand, afin de le rejoindre quand l’armée aura traversé les Pyrénées ! — Folle enfant ! garde-t’en bien : pourquoi penses-tu que mon époux ait choisi l’interminable voie de terre pour envahir l’Italie ? Le consul Tiberius Sempronius dispose d’une flotte de 160 quinquérèmes qu’il a massées à Lilybée afin de débarquer en Afrique. Dès qu’il aura quitté ce port, la flotte romaine disposera de la maîtrise de la mer. Même à bord d’un navire grec, tu ne serais pas en sécurité ! Viens plutôt avec moi, tu me manqueras tellement… Avec qui converserai-je, perdue parmi ces étrangers ? Toutes mes suivantes sont idiotes ! — Cesse de me tenter, noble Imilcéa ! Je serais bien ingrate de me prélasser dans les délices de Carthage, alors que mon cher Maïchos connaîtra les ardeurs du soleil, la neige glaciale, la famine ! — Je te comprends, ma tendre amie… Ah, comme j’aurais aimé être un homme et accompagner l’armée ! Les yeux de Maïcha jetèrent un éclair, et elle assura : — Allons, cousine, c’est toi qui dis des folies maintenant ! Comment supporterions-nous les épreuves d’un pareil voyage ? Et puis les nobles dames n’ont pas place dans les camps : il n’y a que des ribaudes ! Setni fronça les sourcils, nul besoin de détecteur de mensonges, pour deviner que la madrée avait des projets que l’épouse d’Annibal ne soupçonnait guère. Il contempla intensément le visage de la jeune Ibère afin de bien le marquer dans sa mémoire, puis regagna discrètement sa couche. Maintenant il savait être en présence de l’épouse d’Annibal, ainsi que de sa jeune et séduisante cousine. Peut-être serait-il possible de la rencontrer avant son départ ? Aussi, afin de manifester sa présence, bâilla-t-il avec ostentation, puis il appela à grands cris son écuyer grec : — Styros ! Où es-tu donc paresseux ? Ma coupe est vide depuis une éternité… Au son de sa voix, les belles voisines dressèrent l’oreille et jetèrent un regard curieux vers leur voisin inconnu, elles chuchotèrent quelques mots et il sembla au capitaine que les yeux de Maïcha pétillaient en le dévisageant. — Paresseux et voleur comme un Grec, poursuivit-il tandis que l’écuyer emplissait sa coupe de vin de Smyrne. Tu ne m’as même pas apporté d’olives ! Tandis que le serviteur se confondait en excuses et filait vers les cuisines, Setni, risquant le tout pour le tout se dressait et, s’approchant du bord de la terrasse, effectuait sa plus belle révérence. — Chevalier Setni, pour vous servir, nobles dames. J’ai malgré moi entendu quelques bribes de votre conversation : je partirai bientôt avec l’armée. Puis-je vous rassurer en jurant de veiller sur notre chef et sur Maïchos comme sur la prunelle de mes yeux ? Mon épée sera à leur service. — Sois-en remercié, assura Imilcéa, mais dis-moi, de quelle contrée es-tu originaire ? Tu n’es pas carthaginois, si j’en crois ton costume. — J’arrive d’Egypte, d’Alexandrie, ô belle dame. — Alexandrie ! Quelle cité de rêve ! s’exclama Maïcha en rougissant. La tour de l’île de Pharos, l’une des sept merveilles du monde… Sa bibliothèque unique dans le monde civilisé ! Que tu dois être érudit… — Certes, nous sommes favorisés dans ce domaine. Depuis la création de la bibliothèque du quartier Bruchion, et du musée où les savants enseignent, Alexandrie brille de mille feux. Notre actuel souverain, Ptolémée IV, fait preuve du même amour des lettres que son ancêtre Soter, il vient de dédier un temple au divin Homère. — Dis-moi, Setni, tu dois connaître des philtres et de nombreuses formules magiques ; ne saurais-tu prononcer les charmes qui rendraient mon frère invulnérable aux traits, à l’épée ? Ici, bien des gens sacrifient au puissant Moloch, moi je préfère Eshmoun qui guérit les malades et les blessés. — Les divinités égyptiennes, certes, sont puissantes, pourtant, même Amon-Ra ne saurait détourner le vol des javelots pendant une bataille ! Souviens-toi du bouillant Achille : sa mère l’avait plongé entièrement dans les eaux du Styx pour le rendre invulnérable. Hélas, Thétis le tenait par le talon qui resta sec, et l’infortuné fut tué par un trait décoché par Pâris. Ainsi le veut la destinée à laquelle personne ne peut échapper. — Tu parles bien, ô Setni ! Ta bouche est sage, ton visage fort avenant… Toi qui fais preuve d’une si étonnante culture, que viens-tu faire comme mercenaire dans l’armée d’Annibal ? s’enquit Imilcéa. Ta place serait plutôt parmi les lettrés de la bibliothèque. — Je hais les Romains au moins autant que ton époux ! Mon père, un mathématicien de renom, suivait l’enseignement du vénérable Euclide à Alexandrie et il avait décidé de se rendre à Syracuse afin de rencontrer Archimède dont la renommée était parvenue jusqu’à lui. Hélas, son navire rencontra une flotte romaine qui venait assiéger Lilybée, ces maudits coulèrent ce paisible navire marchand et je devins orphelin. Depuis ce jour, j’ai juré de combattre les Romains partout où je le pourrais… J’ai abandonné mes chères études pour acquérir une formation militaire. Et me voici prêt à me venger… — Comme je te comprends, Setni ! s’exclama Maïcha. Ah ! si seulement je pouvais t’imiter et me battre aux côtés de mon frère chéri… Imilcéa avait repris une attitude plus austère : — Allons, ma chérie, cesse de formuler des souhaits impossibles et laisse ce brave garçon à son repos. L’armée part demain, il aura besoin de toutes ses forces. Setni, ton nom sera transmis à mon époux : lors de son périlleux voyage, il aura certainement besoin de l’avis d’hommes éclairés comme toi. Le mercenaire s’inclina profondément : — Sois-en remerciée, princesse ! Jamais notre général n’aura plus fidèle serviteur que moi et bientôt, quand nous reviendrons, Rome sera conquise. Quant à Maïcha, elle jeta un regard langoureux vers le beau soldat, puis abaissa ses longs cils. Le cœur de Setni bondit dans sa poitrine… Hélas ! à peine tombait-il amoureux qu’il lui fallait quitter l’objet de sa flamme… mais… Styros pourrait sans doute arranger cela. Il demanda un style et une tablette de cire, puis rédigea un message qu’il remit à son écuyer en déclarant : — Par Thot, tu vas te distinguer et me ramener une réponse favorable, tout en gagnant une pièce d’argent, sinon, par les mânes de mes ancêtres, tu te retrouveras rameur sur une galère ! — Seigneur, vous savez combien je vous suis dévoué : un bon maître est aussi rare qu’un serviteur fidèle ! Pourtant, cette adorable Maïcha appartient par alliance à la famille du grand Annibal. Elle est princesse chez les Ibères et, n’étant pas mariée, possède de nombreux soupirants. — Eh bien, vermine, apprends que je suis d’aussi noble origine, puisque apparenté au second degré à notre vénéré pharaon. Un Egyptien vaut bien une Espagnole ! Alors, trêve de bavardages ! Obtiens-moi un rendez-vous ce soir : demain, nous serons loin d’ici ! Styros s’inclina avec un sourire en coin : il savait se donner de l’importance ; cette ambassade serait aisée, la servante de la belle voisine ne partageait-elle pas sa couche depuis son arrivée ? Avec un tel allié dans la place, il serait facile de parvenir aux fins amoureuses de son maître. Setni, le cœur enflammé, revêtit une tunique de lin immaculée, des sandales de cuir ouvragé, et ceignit le baudrier portant son sabre de Damas, au fil incomparable. Cette lame d’acier moiré devait sa dureté à sa richesse en carbone due aux cristaux de cémentite. Elle avait été confectionnée dans les ateliers de Kalapol. Sur cette planète, les lingots provenaient des Indes et le forgeage assuré par des spécialistes de Damas qui conservaient jalousement leur secret. Mais la trempe avait aussi une grande importance : celle de l’astrot avait été effectuée dans un bain de saumure à 37°. L’épée des rois et d’Annibal avait été chauffée jusqu’à atteindre la brillance du soleil s’élevant dans le désert, puis refroidie jusqu’à la teinte du pourpre royal et plongée ensuite dans le ventre d’un Nubien. Ainsi, la force de l’esclave se trouvait-elle transférée à l’acier. Ce fil qui ne s’émoussait jamais permettait, au cours d’un combat, de trancher un bras aussi aisément qu’une queue de renard. De telles armes étaient réservées à l’élite. Celle de Setni possédait quelques autres perfectionnements : les cabochons de la garde contenaient un laser, et le poignard dissimulait un Deringer à balles atomiques de la taille d’une aiguille, mais aussi dévastatrices qu’une grenade. Cet arsenal, don de Tortobag, sauverait peut-être la vie de l’envoyé des Grands Cerveaux. Une fois baigné, massé par les mains expertes de Dunorix, dont les pattes de gorille se faisaient aussi douces que des mains de femme, il se parfuma, mit du cosmétique sur ses cheveux, puis retourna sur la terrasse boire un gobelet de vin de Smyrne, tout en grignotant quelques olives et de l’anguille fumée découpée en fines tranches. Le soleil baissait et l’horizon se parait des teintes du disque de Jupiter. Au loin, les filets tendus des pêcheurs évoquaient de grandes toiles d’araignée. Les effigies des dieux, au sommet des temples, brillaient de mille feux, tandis que la fumée bleutée des sacrifices s’échappait par la cheminée de bronze. Quelques officiers désiraient sans doute se ménager la faveur de Ba’al avant le départ. Derrière, sur les collines, le feuillage argenté des oliviers s’agitait doucement comme pour dire adieu au jour. « Où nichent les ruffians qui ont provoqué ma venue ? se demandait pensivement Setni. Espérons qu’ils se dissimulent dans cette horde, perdus dans la masse bariolée de peuples si divers : s’ils se terrent à Carthage, je devrai quitter l’armée et… Maïcha. Pourtant, quelque chose me dit qu’ils sont là : dans une cité de 30 000 habitants, tout finit par se savoir, tandis que, lorsqu’une armée ravage un pays, qui remarquerait la disparition de quelques centaines d’enfants ? » Un léger bruit le fit sursauter : Styros venait de le rejoindre sur la terrasse. Ce Grec était souple comme une anguille, avec ses pieds nus, on ne l’entendait pas venir, courbé, il attendait que son maître l’interrogeât, prenant un malin plaisir à le faire languir. — Alors ? gronda Setni. Quelle réponse ? — Ashtarté te favorise, Seigneur ! Ce soir, lorsque le disque de Tanit culminera au sommet de la rangée de cyprès du jardin, elle t’attendra. — Dis-tu vrai ? s’exclama l’astrot qui ne se sentait plus de joie. — Elle y met une condition : que je t’accompagne, sa suivante sera aussi présente, mais si tu m’en crois, mon maître, elle ne te dérangera point car je m’occuperai d’elle. — Fieffé coquin ! Tiens, voilà deux pièces d’argent ! — Seigneur, soyez remercié pour votre générosité. La noble Maïcha apprécie votre érudition et elle désire s’entretenir avec vous de certains problèmes avant votre départ. Setni soupa légèrement, puis marcha de long en large, jetant de fréquents coups d’œil sur la maison voisine, mais les jeunes femmes avaient regagné les étages inférieurs. Enfin la lune se leva et mit un temps incroyable à atteindre le repère fixé… Setni se drapa dans une cape de pourpre tyrienne et descendit dans la ruelle, suivi de son écuyer. Trois coups, puis deux autres furent frappés au dauphin de bronze de la porte qui s’ouvrit aussitôt. Un robuste esclave toisait les visiteurs avec acrimonie : avec son cou de taureau et ses bras de gorille, c’était un redoutable cerbère. Les deux jeunes femmes étaient bien gardées. — C’est bon ! Laisse-les entrer, murmura une voix féminine, et la gracieuse suivante de Maïcha repoussa du bras la brute qui s’effaça, la dévisageant avec adoration. (Elle ajouta :) Suivez-moi, Seigneur… Traversant un péristyle de marbre, les invités furent amenés au premier étage dans l’impluvium où murmurait une fontaine, puis ils montèrent un escalier de calcédoine pour pénétrer ensuite dans l’équivalent du tablinum romain : une pièce réservée aux hôtes de marque. Aux murs, d’innombrables casiers contenaient des parchemins roulés : le maître des lieux devait être un érudit ; sur une table, une carte maintenue par quatre mains de cuivre montrait le littoral jusqu’à Massilia, des traits partaient de Sagonte, filant vers les Pyrénées, suivant la côte, pour s’écarter ensuite de Massilia et remonter le long du Rhône. Assurément l’itinéraire de l’armée. Setni d’un coup d’œil nota ces indications. Il y avait plusieurs autres meubles dans la pièce, des lits garnis de coussins et de peaux de lynx. Maïcha n’était pas là, mais le plus petit des sièges aux pieds d’ivoire portait l’empreinte de son corps et son parfum subtil flottait dans la pièce. Sur un trépied, une clepsydre laissait échapper ses gouttes une à une, dans un incessant clapotis. — Prends place, étranger, fit alors une voix mélodieuse… CHAPITRE II Setni plaça la main sur son cœur et s’inclina profondément puis, lorsqu’il se releva, resta muet devant la vision paradisiaque qui s’offrait à lui. Pourtant, sans cesser de contempler la radieuse vision, il détacha son baudrier et le tendit à Styros. La princesse était merveilleusement belle, plus encore que lors de leur première rencontre. Elle portait une tunique safran sur laquelle se détachaient des oiseaux de plume, ses pantalons bouffants, serrés à la cheville, étaient retenus par une large ceinture cloutée d’or. Maïcha lui adressa un sourire enchanteur et lui désigna un lit garni de coussins : — Prends place, ô étranger : j’ai hâte de t’entendre. Si ce que l’on prétend est exact, les sages d’Alexandrie possèdent dans leur musée des papyrus rarissimes et leur savoir est à nul autre pareil… — C’est vrai, ô reine de beauté. Zénodothe, le bibliothécaire, y a réuni une collection tout à fait remarquable. La princesse, pendant ce temps, s’était assise sur un siège couvert de peaux de lion, tandis que les servantes disposaient sur des tables basses des coupes d’argent, des carafes et des plateaux garnis de sucreries. — Mais avant tout, dis-moi, la Terre a-t-elle la forme d’un globe ? — Voilà une question bien délicate. S’il est vrai que mon peuple s’est distingué par ses exploits sur les océans en atteignant très tôt le pays de Pount, riche en métaux et en encens, c’est notre génial géographe Ptolémée qui réalisa des cartes de notre Terre et de ses océans. Les Phéniciens prirent le relais avec le roi Salomon qui se rendit dans le pays d’Ophir d’où les navigateurs ramenèrent de l’or, de l’argent et de l’ivoire. Le Grec Pythéas, lui, explora les brumeuses contrées nordiques, parvenant à Ultima Thulé. Mais c’est à un bibliothécaire d’Alexandrie que l’on doit de savoir que la Terre est ronde et bien d’autres merveilles. — Dis-moi comment il a fait pour parvenir à une conclusion qui dépasse l’entendement ! — Le jour du solstice d’été, le soleil éclaire le fond d’un puits dans l’île Eléphantine à Syène, sur le Nil. Ce même jour à midi, Erasthotène a mesuré l’ombre d’un obélisque à Alexandrie, et déduisit que le soleil se trouvait à un cinquantième de cercle au sud du zénith… Setni but une gorgée de vin épicé et poursuivit : — … Autrement dit ce cinquantième de cercle équivaut à la distance des deux cités : soit 5000 stades. Le tour de la Terre pouvait dès lors être évalué : 50 fois 5 000 soit 250000 stades. — C’est énorme ! Nous ne sommes que de pauvres fourmis sur une sphère d’une telle dimension ! Mais, dis-moi, la Lune, le Soleil sont-ils très éloignés ? — Selon Eudoxe, le Soleil est neuf fois plus éloigné que le disque de Tanit, lequel est situé à 120 fois son diamètre de nous. Ce dernier étant le tiers de celui de notre globe. — Comment imaginer choses pareilles ? Explique-moi par quelle méthode les savants parviennent à ces conclusions ? — Ecoute attentivement, ô merveilleuse Maïcha : lors d’une éclipse, la Lune traverse l’ombre ronde de notre globe. Or, lors d’une éclipse totale, la Lune reste environ deux heures assombrie. Comme elle se déplace en une heure d’une distance égale à son propre diamètre, on peut en déduire que son diamètre est le tiers de celui de la Terre, soit environ 83 300 stades. Maïcha, les sourcils froncés, le nez plissé, faisait des efforts désespérés pour comprendre. — Je te crois, souffla-t-elle. Décidément, ce que tu dis est vrai, les connaissances des savants d’Alexandrie dépassent l’entendement… Raconte-moi d’autres merveilles ! Setni avait croqué quelques gâteaux à l’anis qu’il trouvait fort à son goût ; alors qu’il tendait la main pour se servir, la princesse déposa ses doigts fuselés sur les siens, plongeant dans les yeux de Setni un regard où se lisait une véritable adoration. — Eh bien, ce n’est pas tout de savoir que notre mère la Terre et la Lune sont rondes comme le Soleil, encore fallait-il établir un système expliquant la mécanique céleste, le mouvement des astres dans les deux. — Quel est le génie qui a sondé ainsi l’Univers ? — Aristarque de Samos : il a établi que toutes les planètes, y compris notre Terre, tournaient autour du Soleil flamboyant en une année. Notre globe effectue simultanément un tour sur lui-même en un jour. Hélas, les sages sont souvent méconnus et des savants, non dès moindres, refusent de lui accorder foi. — Et toi, qu’en penses-tu ? — Je mettrais ma main à couper qu’il dit vrai ! s’écria l’Egyptien avec fougue. — Alors, je te crois ! Dès que je le pourrai je ferai un sacrifice à Astarté qui guida tes pas vers notre demeure, me permettant ainsi d’accéder à des connaissances réservées aux sages… Maintenant, c’était Setni qui tenait la main de la belle et il se penchait vers ses lèvres écarlates comme une grenade mûre. Les servantes avaient quitté la pièce, ils étaient seuls : leurs bouches se rencontrèrent et ils échangèrent un fervent baiser, puis Maïcha repoussa légèrement son amant. — Ne crois pas que je me donne ainsi au premier venu, sourit-elle. Ton écuyer courtise ma suivante et j’ai voulu constater si ce qu’il racontait sur ton érudition était exact, je n’ai point été déçue. — La science est une chose, l’amour en est une autre ! Ta beauté, sache-le, a conquis mon cœur dès que je t’ai aperçue, et mon plus cher désir serait de te presser dans mes bras cette nuit entière. — Ce rêve, sais-tu, pourrait se réaliser, murmura la princesse en passant légèrement le doigt sur la bouche de Setni, suivant ensuite sa barbe bouclée. — Parle, dis-moi ce que tu désires ! — Oh, une simple promesse de réaliser demain un de mes caprices… La formule était pour le moins imprécise, mais l’astrot, avant même d’y réfléchir, s’entendit répondre : — Par Amon-Ra, par Osiris, par Thot le Sage, je te le jure ! — Alors cette nuit, mon aimé, tous tes désirs seront comblés par ta servante. Viens… Lui prenant la main, elle l’entraîna dans sa chambre à coucher : des peaux de lynx recouvraient le sol et les montants du lit étaient de marbre vert, mais l’Egyptien ne prêtait guère d’attention à ces détails, tout entier envoûté par sa belle. Celle-ci s’était approchée d’une vasque de porphyre située dans un cabinet voisin, et faisait jouer l’eau claire, pensivement, entre ses doigts. — Et la matière ? s’enquit-elle. De quoi est-elle constituée ? Des mondes comme le nôtre sont-ils inclus dans son sein ? — Qui le sait ? Démocrite prétend que la matière n’est pas divisible à l’infini mais formée d’atomes insécables ; selon Epicure, ils sont animés de mouvements incessants provoqués seulement par le hasard. Maïcha écoutait avec adoration, mais Setni était plus préoccupé par le contact des seins fermes qu’il caressait que par la philosophie. La princesse se laissait faire, avec un sourire lointain, et l’Egyptien ôta successivement tous ses vêtements, dévoilant lentement son corps magnifique, subjugué par sa beauté parfaite. Au cours de ses lointains périples, Setni avait rencontré d’innombrables créatures toutes plus merveilleuses les unes que les autres, Dahut la maléfique, la douce Nicolette de la planète des Psyborgs, Olxa la séductrice de la Planète Enchantée, la magicienne Angélique, aucune d’elles n’atteignait pareille perfection. Tout en étant paré de rondeurs très féminines, son corps musclé évoquait celui d’un jeune éphèbe. Au lit, elle devait se comporter comme une cavale rétive, puis se laisser aller soudain, lascive… Assurément, elle aurait pu rivaliser en grâce avec Aphrodite à laquelle Pâris avait naguère octroyé la pomme, au grand dépit d’Héra et d’Athéna. Maïcha passa alors ses bras bronzés autour de son cou et approcha ses lèvres vermeilles. Les deux amants échangèrent un profond baiser. La princesse pressait son corps contre celui de Setni et celui-ci sentait croître son ardeur. Enfin, éperdu d’amour, il la souleva comme une plume et l’amena sur le lit. La jeune femme répondait aux avances de son partenaire avec une fougue qui prouvait son désir et tous deux connurent durant la nuit de nombreuses extases, félicité suprême des amants. Quand l’aurore teinta de corail le ciel, tous deux étaient plongés dans un profond sommeil, puis le coq chanta. Maïcha s’étira voluptueusement puis déposa un léger baiser sur les lèvres de son partenaire qui sourit et l’attira vers lui. Une dernière fois, ils connurent de paradisiaques voluptés. Enfin, la princesse se leva et passa dans la pièce voisine pour y faire ses ablutions. Lorsqu’elle revint, toute parée de gouttelettes miroitant dans le soleil levant, Setni lui tendit les bras et elle se pelotonna tendrement contre lui en murmurant : — As-tu été heureux, mon Seigneur ? — Certes, j’ai connu des joies sans pareilles ! — Il en a été de même pour moi. Si tu le désires, il suffit que tu tiennes ta promesse pour que nous puissions connaître souvent pareilles extases. — Ah, c’est vrai… j’ai juré d’accomplir ton vœu. Que souhaites-tu ? — Eh bien, voilà, tu me comprendras certainement, toi qui voues une haine féroce à tout ce qui porte le nom honni de Romain. Mon père, comme le tien, a été tué par ces despotes qui veulent asservir le monde entier. Non contents d’avoir écrasé les peuples de leur péninsule, ils s’attaquent aux Gaulois et désirent même dominer l’ensemble des terres baignées par la Méditerranée. Mon frère Maïchos veut venger notre famille et Annibal, je l’espère, mettra fin une fois pour toutes à leurs exactions : j’ai été élevée avec mon frère ; enfants, nous avons partagé les mêmes jeux, ensuite, avons été éduqués par les mêmes maîtres, qu’il s’agît de littérature, de philosophie ou d’escrime. Je suis excellente cavalière et le bats souvent à la course. A la lutte, je fais souvent partie égale ; quant à l’arc ou à la fronde, je lui suis supérieure sans nullement me vanter… Le Lactéen écoutait attentivement. Ces paroles ne le surprenaient guère, car le corps élancé mais musclé de Maïcha en faisait un véritable athlète, rompu à toutes les disciplines ; il se demandait seulement où elle voulait en venir. — … Contrairement aux femmes de ton pays, nous autres Ibères, sommes habituées aux dures conditions des camps. De longues marches ne nous effraient pas et nous savons construire des huttes pour passer la nuit. Veiller de longues heures pour que les guerriers sommeillent en toute quiétude. Comme tu as pu le voir, ma poitrine est ferme mais petite et, mis à part mes longs cheveux, si je portais une armure, bien sagace serait celui qui déterminerait mon sexe. C’est possible, mais pourquoi te déguiserais-tu ainsi ? — Je veux partir avec l’armée : tu commandes dix cavaliers, prends-moi comme écuyer ! Setni fronça les sourcils, réfléchissant à cette demande : « Pas question de me parjurer, la madrée m’a bel et bien piégé ! Mais après tout, est-ce aussi risqué que cela ? Les cavaliers sont de jeunes nobles et ce corps est très indépendant. Souvent, les escadrons partent en reconnaissance et campent loin du gros de l’armée. Qui pourra la reconnaître avec des cheveux courts ? Son frère assurément. .. Elle n’aura qu’à porter un masque d’airain comme les hoplites. Une coquetterie de gueule-cassée… Par ailleurs, sa connaissance des Carthaginois me sera précieuse et sa compagnie — hum — pour le moins délicieuse. Pourtant, il faut m’assurer de sa résolution. » Il reprit à haute voix : — Maïcha, j’ai prononcé un serment solennel et ne puis repousser ta demande, pourtant je te prie instamment de réfléchir : la vie dans les camps de soldats n’a rien d’une amusette. Il te faudra coucher à la dure et te contenter de l’ordinaire lequel sera, parfois, immangeable. Tu devras aussi affronter le froid lors des passages des montagnes, la chaleur dans les vastes plaines. Je n’insiste pas sur la vermine qui te dévorera, ni sur les épidémies qui peuvent s’abattre sur l’armée. Et si, par malheur, tu étais reconnue, tu serais assurément violée ! — J’ai réfléchi à tout cela : si toi et mon frère affrontez la faim et les intempéries, pourquoi ne le ferais-je pas ? Je suis forte ! — Mettons ! As-tu aussi pensé au fait qu’il te faudra combattre, tuer des adversaires, afin de sauver ta propre vie ? Tu prétends être experte au maniement des armes, peut-être… Seulement tu peux trouver ton maître chez l’ennemi et affronter la mort ! — C’est le lot de tous les combattants : je resterai près de toi et, à nous deux, nous viendrons vite à bout des adversaires les plus coriaces. — Décidément, petite futée, tu as réponse à tout ! Une dernière objection : as-tu songé à ce qui m’arriverait si Annibal s’apercevait que j’ai emmené avec moi sa cousine ? — Assurément, il serait furieux, mais il n’aura aucune raison de se méfier : Imilcéa est au courant de ma fugue. Elle-même aurait beaucoup aimé accompagner cette expédition, mais Annibal ne peut tolérer que son épouse et son fils soient exposés au danger. Quand sa femme partira pour Carthage, je l’accompagnerai, ensuite, une suivante masquée prendra ma place. Comme mon double séjournera dans le gynécée, personne ne s’apercevra de la supercherie. Bien sûr, si cela tournait mal, Annibal te mettrait sans doute aux fers, seulement j’intercéderais pour toi, Imilcéa ferait de même et tu serais gracié. Ton avancement se trouverait peut-être compromis, pourtant, notre famille est puissante et, grâce à son appui, tu aurais un poste haut placé chez les Ibères. — C’est bon ! J’accepte… A condition toutefois que tu promettes de m’obéir quand je te dirai de te mettre à l’abri. — Je le jure ! Ce disant, elle déposa un doux baiser sur les lèvres de son amant, lui adressant son sourire le plus enjôleur. — Voici comment nous allons procéder : tout à l’heure, quand je rejoindrai mes cavaliers, tu arriveras avec tout ton équipement, mes deux écuyers Styros et Dunorix t’interrogeront, mais j’expliquerai que tu ne parles que l’ibère, aussi te laisseront-ils tranquille. Tu seras spécialement attachée à ma personne et — il eut un malin sourire — dormiras sous ma tente. Pas d’objection ? — O mon amour, comment te remercierai-je ? Je serai ta servante docile tant que tu le désireras. — Peut-être, un jour, pourras-tu manifester ta reconnaissance. En attendant, habille-toi et file ! Sinon, nous serons en retard : ma troupe fait partie de l’avant-garde. Nous partirons les premiers… Maïcha bondit, légère comme une biche, son visage irradiait la joie. Setni, lui, regagna discrètement son logis. Ses écuyers l’attendaient et ne firent aucun commentaire : ils l’aidèrent à revêtir sa légère armure et accrochèrent son baudrier. Ses bagages se trouvaient déjà entassés sur une charrette. La cité bourdonnait, en pleine effervescence : surpeuplée depuis l’établissement du camp sous ses murs, elle retrouverait bientôt son calme. En attendant, il fallait se frayer un chemin dans les ruelles grouillant de monde. Prudent, Dunorix avait placé la charrette en tête afin de mieux la surveiller, lui-même tenait la mule par la bride. Grâce à sa forte carrure, il dégageait le chemin sans trop de peine. Styros surveillait les arrières, il marchait à pied, suivant son destrier accroché par les rênes à celui de son chef. Dans la bousculade, les mains agiles du Grec allaient et venaient, péchant une bourse, un bracelet, voire quelque poignard au manche ciselé, ou une simple gourde de vin. Lorsque les amples poches de sa tunique étaient pleines, il allait en vider le contenu dans le véhicule sous le regard réprobateur de Setni qui n’osait intervenir afin de ne pas attirer la vindicte populaire sur le Grec. Heureusement, ils franchirent bientôt les portes de la ville et se trouvèrent dans une vaste plaine où la foule était moins dense. Pourtant, on ne pouvait guère parler d’armée devant la multitude disparate entassée dans le camp, mais plutôt d’une horde, rassemblant les races les plus diverses. Outre les Carthaginois, les Numides et leurs alliés, la foule des mercenaires comprenait des peuples venus de tout le bassin méditerranéen, que renforçaient les nombreux représentants des tribus ibères. Plus tard, des Gaulois cisalpins et transalpins viendraient encore renforcer cette populace encore mal entraînée qui, pourtant, faisait déjà trembler Rome. La plupart des chefs se trouvaient déjà assemblés sur la place centrale, entourés d’une multitude piaillant, caquetant dans les langues les plus diverses. Une estrade avait été dressée et, tandis que Setni arrivait, les trompettes résonnèrent, réclamant le silence. Alors, Annibal monta les quelques marches et se tint debout devant ses troupes, les deux bras dressés vers le ciel. Setni nota que deux frondeurs baléares se tenaient derrière lui, arme à la main, prêts à tirer sur l’imprudent qui aurait fait un geste inconsidéré. Plus loin des archers, dressés sur une éminence, montaient aussi une garde vigilante. Le général des Carthaginois n’était pas un géant, mais il possédait une stature altière. Sur son épaule gauche était jetée négligemment une peau de lion recouvrant en partie sa cuirasse dorée, sa chevelure brune était presque crépue. Ses yeux perçants éclairaient un visage martial. — Soldats, soyez tous remerciés ! Je ne ferai aucune différence entre vous, quelle que soit la couleur de votre peau ; tous vous êtes ennemis de Rome et cela me suffit ! Cette affirmation fut saluée par les hurlements d’approbation des mercenaires ; par contre, les nobles carthaginois restèrent de marbre, affichant un silence dédaigneux : pour eux ce n’était là que démagogie. Comment comparer le sang des Barca à celui d’un cornac d’éléphant ? — Tous vous brûlez d’en découdre et êtes persuadés que ces maudits Romains seront balayés par notre armée et en cela vous avez tort ! Plus tard, quand la discipline, l’entraînement auront fait de vous de véritables combattants, alors, les légionnaires n’auront qu’à bien se tenir, mais je vous le dis, si nous devions les affronter demain, nous subirions une sanglante défaite ! Quelques protestations fusèrent. Annibal leva la main, réclamant le silence : — En effet, les Romains ne sont pas des pleutres, leur armée est composée de soldats disciplinés, courageux et qui lutteront pour préserver leur patrie. Que leur opposerons-nous ? Des troupes fatiguées par des marches interminables, usées par des escarmouches, affamées peut-être ? Alors, quels seront les facteurs qui décideront de la victoire ? D’abord l’entraînement incessant effectué durant cette longue approche : il fera de vous des troupes solides, compactes, habiles à manœuvrer. Nous aurons aussi d’autres atouts dans notre jeu ; les éléphants par exemple, ils remplacent la charrerie car leurs aspect farouche, leur taille affolent les combattants et permettent de pratiquer une percée parmi l’infanterie la mieux aguerrie. Pourtant ne comptez pas trop sur ces mastodontes ; combien d’entre eux atteindront vivants les rives du Pô ? Seul Ba’al le sait et nous-mêmes devrons prier Eshmoun pour parvenir sains et saufs à destination. Alors, direz-vous, pourquoi me lancer dans cette entreprise, si je crains de ne pas vaincre nos adversaires ? Eh bien, soldats, parce que j’ai confiance en vous ! La haine qui vous anime fera de vous les meilleurs escrimeurs, les cavaliers les plus habiles. Les cavaliers… Je les avais gardés pour la fin, car je leur demanderai beaucoup ! Vos chevaux numides sont rapides, sobres et endurants. Ils permettront de manœuvrer l’ennemi, de lui porter des coups furieux, puis de se disperser pour frapper ailleurs. Grâce à des mouvements tournants, nous encerclerons ces invincibles Romains et l’infanterie leur portera le coup fatal. Peut-être serons-nous inférieurs en nombre, mais notre valeur dépassera cent fois celle de nos ennemis et alors, la victoire nous appartiendra. Des hurlements délirants retentirent de toutes parts, et Setni dut s’avouer que le Carthaginois — âgé seulement de 31 ans — s’avérait un remarquable meneur d’hommes. Le calme revenu, les chefs des diverses armes se succédèrent à la tribune, invitant leurs subordonnés à les rejoindre sous leur tente afin d’y recevoir des instructions. Quelle ne fut pas la surprise de Setni, lorsque le commandant de la cavalerie, Maharbal, cita son nom. Sans attendre que le dernier orateur ait terminé son discours, l’Egyptien protégé par son farouche Gaulois fendit la foule, se dirigeant vers l’enseigne de son chef. Styros les suivait. Hasdrubal terminait sa harangue lorsque les trois hommes parvinrent à destination. Le jeune frère d’Annibal n’avait pas le meilleur rôle : il demeurerait en Espagne avec les troupes les moins aguerries afin d’affronter une éventuelle attaque à revers des Romains : ceux-ci, grâce à leur supériorité maritime, pouvaient débarquer à leur gré le long des côtes. Deux léopards de bronze qui, par quelque sortilège, paraissaient presque vivants, montaient la garde de part et d’autre de la porte, comme si la présence de guerriers n’était point nécessaire. Setni pénétra hardiment à l’intérieur, laissant ses écuyers et se trouva en présence d’un petit homme râblé aux jambes arquées, portant une courte tunique aux vives couleurs. Maharbal toisa Setni des pieds à la tête et grommela : — C’est toi l’Egyptien ? — Oui, maître… Setni, pour te servir ! — On te prétend d’une rare érudition : voilà qui peut nous être utile, mais tu posséderais aussi une dextérité remarquable, tu nous prouveras tes qualités en commandant l’escadron de pointe à l’avant-garde. Voici tes instructions : espionner l’ennemi et ne l’engager que si tu es obligé. Jusqu’aux Pyrénées, nous nous trouverons en territoire pacifié. Durant le passage de cette montagne, par contre, le danger nous guettera à chaque pas. Dès que tu auras repéré l’adversaire, envoie immédiatement des estafettes, donne-leur des estimations précises sur les effectifs et l’emplacement des troupes. Maïchos commandera l’autre détachement et tu ne le rencontreras guère, puisqu’il sera en opérations quand tu te reposeras. Ah ! autre chose, tu as semble-t-il des relations haut placées. Si tu effectues correctement ta tâche, je te maintiendrai à ton poste. Si tu te montres incapable, ami d’un suffète ou pas, tu seras chassé… Compris ? — Tu ne regretteras pas la confiance que tu m’accordes. Même tes Numides ne te donneront pas plus de satisfaction ! — C’est bon ! Maintenant, file : c’est toi qui organiseras notre première halte. Prends ton temps, les fantassins marcheront à l’allure des éléphants, c’est dire si tu seras en avance sur nous avec tes chevaux. Oh ! montre-moi donc cette épée… Setni tira sa lame du fourreau. — Un superbe acier de Damas, la rançon d’un roi ! Tu es favorisé des dieux, Setni. Ah ! n’oublie pas de tout préparer pour les sacrifices. Annibal tient à ce que les divinités soient honorés par tout temps. — Je n’y manquerai pas, Seigneur. Setni mit sa main sur son cœur, salua et se retira. A l’extérieur, il fut rejoint par un homme jeune, à l’air décidé qui plaça sa main sur son épaule et déclara d’un ton amical : — Je me nomme Hannon, fils de Bomilcar ; toi et moi aurons bien des choses en commun dans l’immédiat car je suis aussi chargé d’éclairer l’armée, mais mon rôle est un peu différent du tien. Je dois en effet circonvenir par des présents les peuplades dont nous traverserons le territoire, afin d’en faire nos alliés et, si possible, qu’ils fournissent des contingents pour combattre les Romains. — Salut à toi, Hannon ! Je suis Setni l’Egyptien, heureux de t’avoir à mes côtés et surtout de ne pas être chargé de cette tache, car il s’agit là d’un ouvrage qui demande habileté et diplomatie… — C’est la raison pour laquelle, avant de partir, je vais offrir un sacrifice à Tanit. Désires-tu te joindre à moi dans mon offrande ? — Certes… C’est très aimable à toi de me le proposer : j’aurai grand besoin de la bienveillance de toutes les divinités, même si Tanit ne fait pas partie du panthéon de l’Egypte. Tous deux retournèrent jusqu’aux murailles, traversant une partie du camp, ils devisèrent de leurs pays respectifs, des diverses peuplades de l’armée au fur et à mesure qu’il les rencontraient. Les Ligures voisinaient avec les Lusitaniens et les frondeurs baléares ; il y avait même quelques transfuges romains ; ces captifs avaient sauvé leur vie en trahissant une patrie qui les payait bien mal. Cantabres, Cariens et archers de Cappadoce arboraient des casques empanachés et leur corps était couvert de peintures multicolores. Setni se réjouit de ne pas être seul tandis qu’il côtoyait cette horde patibulaire parlant d’innombrables dialectes dont il n’entendait pas un mot ! Ils parvinrent ainsi à l’entrée d’un petit temple où ils pénétrèrent. A l’intérieur, il faisait frais et presque sombre. Tout autour des murs couraient des bas-reliefs saisissants de vie : reptiles courant sur de courtes pattes, taureaux volants aux ailes immenses, crocodiles dévorant des proies, tandis que des éléphants défilaient comme des bolides dans le ciel. Alors douze globes de cristal s’éclairèrent d’une lueur azurée autour d’un char chryséléphantin tiré par un attelage de tigres aux yeux de braise. Une déesse d’albâtre fixait les visiteurs de ses yeux aigue-marine. Un manteau arc-en-ciel lui tombait des épaules et ses pieds reposaient sur un tapis de plume. Hannon s’approcha alors d’un trépied et souffla sur l’encens pour le raviver, ensuite il balança doucement en avant et en arrière un collier de perles fines dans les fumées odorantes, puis il tendit à Setni deux bracelets de cristal de roche, lui faisant signe de l’imiter. Une fois les offrandes purifiées, il s’écrasa, bras en croix, aux pieds de la statue, psalmodiant une prière : — Astre du ciel, chaste et féconde, ô toi qui présides à la destinée des misérables humains, prends pitié de notre chétive existence, accepte ces modestes offrandes et ramène-nous sains et saufs dans nos foyers. Setni avait adopté la même position, toutefois, il gardait un regard vers la statue et il lui sembla que le manteau ondulait, comme si Tanit agréait les dons offerts. Alors, un aquilon se mit à souffler, faisant voler l’arc-en-ciel tandis que les animaux des murs prenaient vie, relief et couleur, comme des hologrammes. Hannon s’incrusta sur les dalles d’agate, puis le phénomène cessa aussi vite qu’il avait commencé et les douze globes s’éteignirent. Le Carthaginois s’en alla à reculons, imité par son ami, fort intéressé par ce qu’il avait vu. En effet, ces réalisations paraissaient dépasser nettement les possibilités de l’époque. Se pouvait-il que les prêtres de Tanit fussent des transfuges temporels ? — Alors qu’en dis-tu ? s’enquit Hannon lorsqu’ils eurent retrouvé l’éclatante lumière du soleil. Tanit accepte de nous protéger ! — Certes et sa puissance est grande ! J’en arriverais à renier Isis… — Oh ! il faudrait que tu participes aux sacrifices offerts à Molk, notre divin Ba’al Hammon ! Et ici, nous n’avons que de petits temples ; si tu pouvais assister à une cérémonie solennelle dans les édifices de Carthage, alors tu renoncerais immédiatement à tes dieux. — Mais nous serons privés des secours du culte pendant cette expédition ? s’enquit l’Egyptien tandis qu’ils se dirigeaient vers les enclos de la cavalerie. — Je vois que tu es un homme pieux et t’en félicite ! Ne crains rien, les prêtres nous accompagnent, Annibal a même prévu d’emporter une énorme effigie de Molk, elle nous suivra, tant qu’il sera possible de lui faire franchir les défilés, ensuite, elle sera laissée sur place et un temple sera érigé autour, afin que notre campagne se déroule sous les meilleurs auspices. Setni hocha la tête d’un air entendu, tous deux avaient maintenant rejoint leurs hommes, ils enfourchèrent leurs montures et se dirigèrent vers les collines bordant la mer au nord. L’envoyé des Grands Cerveaux avait hâte de faire connaissance des serviteurs de Ba’al, mais il lui fallait prendre patience, d’autant que, jusqu’alors, il n’avait aperçu aucun enfant, en dehors des gosses jouant dans les ruelles de Sagonte. Styros et Dunorix se tenaient respectueusement derrière les deux chefs, avec les écuyers d’Hannon mais Setni, inquiet de ne pas voir Maïcha, se retournait fréquemment, découvrant ainsi un étonnant spectacle : l’armée tout entière s’ébranlait. En tête, les fantassins faisaient résonner les dalles du chemin de leurs cothurnes. Certains arboraient de resplendissantes armures, d’autres, plus nombreux, avaient été aguerris durant la campagne contre les Ibères ; leurs cottes de mailles déchirées, leurs armures bosselées, le haie de leur visage montraient qu’il s’agissait là d’une élite de vétérans. La cohue des chariots à bagages suivait. Quelques malades sur des cacolets se balançaient rudement au pas des dromadaires. Les goinfres pliaient sous le poids des quartiers de viande, de gâteaux, les ivrognes zigzaguaient avec leur outre à demi pleine, mais la plupart faisaient porter leurs bagages par des mulets. Il s’agissait là de la tourbe des mercenaires. Les Carthaginois qui suivaient avaient plus fière allure, marchant d’un pas souple, la longue pique et le bouclier sur l’épaule, leurs cuirasses neuves luisant au soleil. Archers et Baléares suivaient, avec leurs carquois pleins, leurs sacs de peau bourrés de pierres rondes à encoche. Enfin, tout à fait en arrière afin d’éviter qu’ils ne fussent effrayés par quelque imbécile, venaient les éléphants au pas lourd, masses grises paraissant invulnérables; leur cornac les dirigeait à légers coups d’ankus. Chacun d’eux consacrait toute son existence au seigneur pachyderme. Cette colonne interminable serpentait ainsi à partir de Sagonte, comme si la cité se vidait de toute sa substance. Cette formation à la queue leu leu était inévitable, car il n’existait qu’une seule route côtière. Plus loin, en territoire ennemi, Annibal imité beaucoup plus tard par Napoléon, diviserait ses armées en plusieurs colonnes. Elles ne risqueraient point ainsi d’être sectionnées en plusieurs groupuscules aisés ensuite à harceler avec la cavalerie. Enfin, l’Egyptien aperçut à flanc de coteau un cavalier lancé au galop sur un blanc destrier, son cœur se mit à battre plus vite et, bientôt, la belle Maïcha, méconnaissable sous son déguisement, vint le rejoindre, le saluant la main placée sur la poitrine. La farouche Ibère possédait un équipement ne laissant rien à désirer. Un bouclier rond de plaques d’airain, une courte épée, un poignard et une armure qui dissimulait totalement ses formes féminines, mais aussi un casque à nasal d’hoplite masquant totalement ses traits. Setni lui sourit et, d’un geste lui fit signe de rejoindre ses écuyers, lesquels ne furent pas peu surpris de se voir adjoindre Aïcho, un collègue inattendu. Styros tenta immédiatement d’entamer la conversation, mais la réponse en dialecte ibère le décontenança et, malgré tous ses efforts et ceux de Dunorix, il ne put satisfaire sa curiosité. Les cavaliers avaient de la chance : placés à l’avant-garde, ils n’avaient pas à respirer les nuages de poussière blanche soulevée par la piétaille. Assurément, dans la chaleur de l’après-midi, il faudrait prévoir de nombreuses haltes pour étancher aux sources la soif des marcheurs. Pour Setni et ses compagnons, cette étape serait de tout repos, le territoire traversé était pacifié et la route connue ; plus tard, la grande aventure commencerait… CHAPITRE III Les troupes venues de Carthagène, où elles avaient passé l’hiver, traversèrent Etovissa et, longeant la côte après Sagonte, entreprirent de franchir l’Ebre. A présent, l’armée punique progressait sur trois colonnes et s’étirait à perte de vue. Sans cette précaution, son avant-garde ou son arrière-garde auraient constitué des proies tentantes. De même, sur un seul pont, le franchissement des fleuves aurait été très long, car l’effectif des troupes atteignait 90000 fantassins et 12000 cavaliers. Même ainsi, la traversée du cours d’eau sembla interminable. Pendant ce temps, les cavaliers s’entraînaient sous la direction de Maharbal. Ainsi, Setni effectua-t-il de nombreuses randonnées dans la campagne en compagnie de la belle Ibère. Une fois loin de l’armée, Maïcha abandonnait ses vêtements masculins et les deux amants passaient de longues heures enlacés dans les bois de chênes-lièges, à l’abri des regards indiscrets. Oui ! Une vie merveilleuse, et le Lactéen ne songeait plus guère à sa mission… C’est dire si Dunorix et Styros se payaient aussi du bon temps ! Tandis que le premier parcourait les champs pour relever ses collets, le second se mêlait aux esclaves d’Annibal, buvant avec eux force coupes de vin, et leur soutirait des informations qu’il rapportait ensuite à son maître. Et, un soir, tandis que Setni dégustait un superbe lièvre en compagnie de Maïcha, le Grec leur fit un étonnant récit. — On raconte une étrange histoire au sujet d’Annibal, déclara-t-il en versant du vin dans la coupe de son maître. Te plairait-il de l’entendre ? — Certes, et si elle en vaut la peine tu auras deux pièces d’argent… Que tu partageras avec Dunorix, car sa chasse m’a régalé ! — Grâces te soient rendues, Seigneur ! Eh bien, d’après ce que l’on dit, Barca a fait un rêve : un beau jeune homme, pareil à une divinité, lui apparut, le contempla en souriant et déclara que Ba’al l’envoyait pour guider la marche de l’armée. Annibal devrait donc le suivre sans poser de questions et sans le quitter des yeux ; ainsi il le mènerait jusqu’à Rome. Le Carthaginois, quelque peu effrayé, obéit donc et suivit son guide sans se retourner. Pourtant, au bout d’un moment, alors que monts, fleuves et prairies défilaient à une vitesse vertigineuse, Annibal se demanda quelle pouvait être la vision qui lui était interdite. Jetant un regard en arrière, il vit alors un monstrueux serpent qui progressait à toute allure, renversant arbres et rochers sur son passage. Un violent coup de tonnerre retentit sur ces entrefaites, marquant la colère de la divinité et un effroyable orage se déchaîna. Dès que les éléments furent apaisés, le Carthaginois contempla ce qui l’entourait et aperçut une vaste cité juchée sur sept collines; soudain, les murailles s’effondrèrent et Annibal se retrouva dans sa tente. Devant lui se tenait son guide, toujours avec son énigmatique sourire. Notre chef le supplia de lui révéler la signification de ces prodiges et le messager des dieux accepta : « Tu viens de contempler la dévastation de l’Italie. Continue ta marche en avant, sans te poser de questions et obéis à ton destin. » Sur ces mots il disparut… Notre général, enchanté de cette vision, ne doute plus du succès de son entreprise… Cette histoire ne vaut-elle pas deux pièces d’argent ? — Tu en auras quatre si Dunorix confirme ton récit. — Il dit vrai, Maître, assura le Gaulois de sa voix profonde. Tout le monde en parle dans le camp. C’est Annibal lui-même qui en a fait le récit à ses officiers. — Alors, tu as gagné ta récompense ! s’exclama le Lactéen en fouillant dans sa bourse et en lançant les pièces portant l’effigie de Tanit. Mais dis-moi, Barca est-il coutumier de tels rêves ? — Pas à ma connaissance, intervint Maïcha. — Je n’en ai jamais entendu parler, assura l’écuyer. Setni se leva et fit quelques pas, les bras derrière le dos, méditant sur ce qu’il venait d’entendre. « Si cette histoire correspond à la réalité, elle vient bien à propos et ressemble étrangement à ce qu’aurait pu manigancer un de mes compatriotes avec un oniro-suggesteur… Ainsi, il renforce la résolution des troupes et de leur général en les assurant que les dieux sont avec eux et que le succès couronnera leur entreprise. L’objectif de cette campagne est bien la destruction de Rome… Mais en réalité, Annibal n’a jamais réalisé ce rêve. Un Lactéen aurait-il pris sa place ? » — Te voici soudain bien songeur, mon Seigneur, intervint Maïcha en venant le rejoindre. Les paroles de ce Grec t’ont-elles déplu ? C’est pourtant un heureux présage pour l’avenir ! Crois-moi, notre général n’est pas homme à raconter des histoires dans le seul but de complaire à ses troupes. S’il a tenu de tels propos, c’est qu’il a réellement eu cette vision prophétique. « C’est bien ce qui me chiffonne ! » songeait à pan lui le Lactéen, qui poursuivit à haute voix : — Je ne mets pas en doigte un seul instant la véracité de ces dires. Mais ils me ramènent à la triste réalité : nous sommes en guerre et ces quelques jours de félicité ne dureront guère ! Allons nous coucher : demain l’armée reprend sa progression. Maïcha le regarda de ses immenses yeux noirs comme pour déchiffrer ses pensées, puis elle s’inclina, la main sur son cœur, et murmura : — Bonne nuit, mon Seigneur ! Que tes songes soient aussi prophétiques que ceux de Barca. Tous deux se retirèrent sous leur tente, mais Setni eut le plus grand mal à trouver le sommeil. La présence de transfuges temporels se confirmait. Maintenant, il était certain de leur présence ; comment parviendrait-il à les démasquer ? Et puis la présence toute proche de cette fille captivante constituait un véritable supplice de Tantale ! Pourtant, pas question d’aller la rejoindre car si les écuyers découvraient son sexe, elle serait sans nul doute dénoncée à Annibal qui la ferait ramener à Sagonte. Styros était sans doute le plus à redouter, car sa fidélité à son maître ne résisterait assurément pas à l’octroi de quelques espèces sonnantes et trébuchantes ! Enfin il sombra dans un sommeil agité, et, lorsque Dunorix vint le réveiller, il avait grande envie de dormir et était de fort mauvaise humeur. Pendant les semaines qui suivirent, l’armée continua sa progression, se livrant à quelques démonstrations de force vis-à-vis des Ibères. La cavalerie fut engagée à plusieurs reprises et Setni connut ainsi son premier combat contre les Ilergètes. Ceux-ci ne possédaient qu’un bien piètre armement et les Numides n’en firent qu’une bouchée. Setni tua deux guerriers de sa main, l’un en lui fendant le crâne, l’autre en lui sectionnant un bras. Et de son côté Maïchos fit preuve de son adresse en fichant une longue flèche dans la poitrine d’un chef qui chargeait à la tête de ses troupes. Quelques autres escarmouches eurent lieu contre les Bargusiens et les Ausétanes au pied des Pyrénées. Annibal, en stratège prudent, laissa sur place Hannon avec dix mille fantassins et mille cavaliers afin de contrôler les défilés. Sage précaution : Setni savait que, plus tard, ils combattraient les Romains débarqués en Espagne. Le passage de cette chaîne montagneuse s’effectua sans trop de difficultés par le col de Perthus, sous la forteresse de Belgarde dont les Carthaginois s’étaient emparés. Il y eut peu de pertes, même parmi les éléphants, pourtant l’armée se trouva amenuisée par la défection d’une tribu Ibère, les Carpétans. En effet, un des leurs ayant été dévoré sous leurs yeux par un ours gigantesque, leurs prêtres y virent un mauvais présage et décidèrent de rebrousser chemin. Annibal aurait pu les retenir de force, il n’en fit rien car de tels hommes auraient fait de mauvais combattants. Il préféra se montrer beau joueur, intimant à cette tribu l’ordre de regagner l’Espagne. Ainsi, il avait l’air de les licencier de son gré. C’était là le premier incident depuis le départ de Carthagène en mai. Le général carthaginois n’en prit pas ombrage; son intention n’était nullement d’écraser les Romains sous le nombre, mais de les battre grâce à la valeur de ses combattants. Comme il souhaitait éviter d’affaiblir son armée par d’incessantes escarmouches, il envoya au-devant de ses troupes des émissaires sûrs pour gagner la confiance des Gaulois dont il devrait traverser le territoire. Des cavaliers carthaginois furent chargés de cette tâche, ils devaient bien préciser à leurs interlocuteurs que leur objectif était l’Italie, et que les habitants des contrées traversées par Annibal n’auraient rien à craindre. Pourtant le bruit s’était répandu que les Espagnols avaient été soumis par la force, aussi quelques peuplades, craignant d’être asservies, décidèrent de s’opposer au passage de l’armée et se concentrèrent à Ruscino. Il fallait faire preuve de diplomatie et Barca n’en manquait point. Dès qu’il fut averti de ce rassemblement, il décida d’expédier de nouveaux parlementaires afin d’inviter les roitelets locaux à venir le rencontrer près d’Uliberis. Les ambassadeurs puniques, grâce à de riches présents, surent se faire assez persuasifs : les Gaulois acceptèrent de rendre visite au général carthaginois; séduits par ses promesses et de nouveaux cadeaux, ils acceptèrent de laisser l’armée franchir leur territoire, en longeant les murailles de Ruscino. Ainsi, ils avaient su monnayer un mince avantage, car leurs troupes n’auraient pas tenu longtemps devant celles des envahisseurs. De son côté, Annibal était satisfait : pour quelques objets raflés chez les Ibères, il avait évité une de ces escarmouches qu’il redoutait tant. Les trois colonnes purent ensuite reprendre leur progression le long du littoral, se dirigeant vers le Rhône, sans rencontrer la moindre opposition. Cette promenade militaire laissait à Setni le temps d’admirer le paysage. Comme toujours, lorsqu’il se trouvait sur une planète primitive, il s’étonnait des vastes espaces déserts, de la quantité d’oiseaux, de bêtes sauvages. Marécages, plages sablonneuses s’étendant à perte de vue invitaient à la promenade. Aussi, en compagnie de Maïcha dûment casquée, le Lactéen partait-il souvent à la chasse, tuant des canards après un affût à l’appeau, admirant les flamants roses, s’émerveillant des brochets que Maïcha péchait d’une main experte. Personne ne faisait attention à eux, en dehors des deux écuyers qui savaient se montrer discrets et le couple menait une vie idyllique. De toute manière, ce n’était pas le long de ce littoral désert que les forbans venus du futur effectuaient leur trafic. Il faudrait attendre des circonstances plus favorables, comme le sac d’une ville par exemple, pour les démasquer. Et encore, une expédition ponctuelle n’expliquait pas cet apport constant de chair humaine : l’affaire avait peut-être débuté ainsi, mais elle avait à coup sûr d’autres prolongements. Chaque soir, le couple regagnait le campement où les cavaliers dressaient leurs tentes pour la nuit. Il n’avait donc guère de contacts avec les autres soldats. Dunorix s’occupait de la discipline de la petite troupe dont la tenue s’avérait exemplaire, tandis que Styros vaquait à diverses occupations, toutes plus ou moins louches, mais comme il avait assez d’adresse pour ne pas se faire prendre, Setni fermait les yeux. Tout alla bien jusqu’à Nemausus, la Nîmes moderne. Là, les ennuis commencèrent : un rude chevalier ibère nommé Barcino s’intéressait beaucoup aux jeunes garçons du camp, penchant fréquent parmi la soldatesque, car les femmes, en dehors de quelques douzaines de putains basanées, se faisaient rares. Barcino, lui, était attiré par les joues satinées, les visages imberbes, aussi lorsqu’il aperçut Maïcha, fut-il immédiatement séduit et se jura-t-il d’en obtenir les faveurs. En ce mois de juin, la chaleur était oppressante et, le soir, les soldats recherchaient la fraîcheur, se promenant le long de la rivière. Barcino suivit le couple de loin, le surveillant d’un œil jaloux tel un guépard tapi dans les roseaux guette sa proie pour la dévorer. L’Ibère portait sur sa courte tunique un gilet de cuir bardé de lames d’airain, son regard égrillard cherchait à percer le crépuscule, espérant que celui dont il était épris et dont il admirait la démarche gracieuse, finirait par ôter son casque. ! Au loin retentissaient les chants des Gétules qui scandaient des refrains sur leurs tambourins. La fumée bleutée des feux d’olivier s’étirait paresseusement le long des berges. Lusitaniens et Baléares entonnaient des chœurs rauques tandis que Setni et Maïcha, la main dans la main, serrés l’un contre l’autre, avançaient doucement en contemplant les cercles des araignées d’eau ou les bonds des goujons fuyant quelque brochet. Barcino, à demi courbé, suivait le couple en silence, les sourcils froncés, la main crispée sur le manche de son poignard. Le couple s’arrêta près d’un attroupement : un psylle charmait un serpent au son aigrelet de sa flûte et les assistants s’amusaient de voir ainsi le reptile onduler en mesure sans chercher à piquer le bras du Gétule. Plus loin, un Bargusien faisait griller des brochettes de viande assaisonnées de thym, de laurier, de serpolet, et ces délectables effluves firent palpiter les narines de Barcino comme celles d’un fauve. Maïcha, elle aussi, sembla alléchée par ce fumet car elle murmura quelques mots à l’oreille de son compagnon qui se dirigea vers le marchand. Barcino profita de l’occasion, en deux bonds, il précéda le Lactéen et rafla sous son nez l’alléchant étal, jetant quelques pièces au cuisinier puis, tandis que Setni attendait que d’autres brochettes fussent cuites à point, il se dirigea vers l’objet de sa passion. Le charmeur avait terminé son numéro : maintenant l’ophidien avait repris place dans son panier. Son maître quêtait avec une sébile de bois; Maïcha lui donna quelques piécettes. A ce moment, l’Espagnol surgit avec ses brochettes et les tendit s’exclamant d’une voix profonde : — Ami très cher, accepte ce cadeau, bien insignifiant pourtant, de la part de ton esclave. Sur le moment, Maïcha crut qu’il s’agissait de Setni et prit une brochette, puis elle tourna ses immenses yeux noirs vers son interlocuteur et réalisa son erreur. — Mais qui es-tu donc ? Je ne te connais point ! protesta-t-elle en voulant rendre le présent. — Barcino, chef ibère, qui n’aspire qu’à te servir, Ô prunelle de mes yeux ! Toi qui surpasses Adonis en grâce et en beauté. Stupéfaite, la princesse crut un instant que son soupirant avait décelé son sexe malgré son casque et sa tunique serrée, elle ne sut que répondre; les paroles suivantes l’inquiétèrent beaucoup plus… — Laisse donc ce balourd qui te sert de compagnon et rejoins mon campement, ô gazelle gracieuse ! Je saurai mieux que lui rendre grâce à tes charmes et te faire accéder aux suprêmes voluptés. Parle, dis-moi ce que tu désires et je te l’apporterai… — Mais… Tu fais erreur, compagnon, balbutia la jeune femme ibère. Je ne suis point une femme, mais un homme ! — Eh, par Ba’al, je le sais bien, joli cavalier ! Pour qui me prends-tu ? Je déteste les femelles et n’en ai pas touché une depuis des années. Elles sont lippues, ont des fesses épaisses et ne songent qu’à faire des marmots ! Cette fois, Maïcha réalisa l’erreur de son interlocuteur et lui tendit la brochette en souriant : — Tu fais fausse route, l’ami. Je ne suis pas de ceux qui pratiquent un amour frelaté avec n’importe qui ! Éloigne-toi. Et, comme l’Espagnol ne reprenait pas son présent, elle le laissa choir dans la poussière d’un geste méprisant. Sur ces entrefaites, le Lactéen les rejoignit, tout content, tenant une baguette de bois dans chaque main. — Hume-moi ce parfum, s’exclama-t-il ! Et goûte ce piment, cet oignon ! Cette chair parfumée ! Puis il aperçut l’intrus et s’arrêta, contemplant d’un œil incrédule le sexe massif jailli de la courte tunique de l’exhibitionniste qui pensait séduire Maïcha par l’étalage de ses charmes. — Tu… tu connais cet individu ? gronda-t-il. — Pas plus que toi et il me dégoûte profondément ! Viens ! Passant la main sous le bras de Setni, elle l’entraîna d’un pas rapide, tandis que Barcino restait sur place, tout désappointé. Cela n’empêcha pas les deux amants de se régaler de la tendre chair d’agneau mais ils durent écourter leur promenade et regagner leur tente. Là, Styros leur communiqua des informations assez inquiétantes qu’il avait recueillies, comme toujours, parmi l’entourage du général. — D’après les renseignements fournis par un de mes compatriotes qui a fui de Massilia, les Romains ont réagi en apprenant que notre armée avait franchi l’Ebre et se dirigeait vers le territoire gaulois. — Qui le leur a donc appris ? s’étonna Maïcha. — Les ambassadeurs revenus à Massilia. Publius Cornélius à bord de soixante vaisseaux longs, à quitté Rome, emmenant une légion avec lui. Suivant la côte, il a débarqué à Massilia. Renforcé de cavaliers gaulois, il décida d’établir son camp aux bouches du Rhône, s’imaginant que notre armée se trouvait encore bien loin, et voilà qu’il apprend notre présence. — Mauvaise surprise, car ses hommes ne doivent pas encore se trouver remis de leur traversée ! nota Dunorix qui était sujet au mal de mer. — Certes ! Et la situation est encore plus critique car, au-delà des Alpes, les Boïens, apprenant l’arrivée d’Annibal, se sont soulevés ! Ils ont chassé les triumvirs de Plaisance et ont investi Mutina. Le préteur Luxius Malius, venu en renfort s’est fait étriller par les Gaulois et a perdu six cents hommes. — Quelle va être la réaction de notre général ? interrogea Setni qui jouait l’ignorant. — Deux possibilités lui sont offertes ! s’exclama Maïcha. Attaquer Publius Cornélius et le vaincre avant que ses troupes n’aient récupéré leur allant. Dès lors, la route côtière lui serait ouverte, c’est la plus aisée, mais elle peut toujours se trouver coupée par un débarquement ennemi. La seconde consiste à franchir les Alpes pour rejoindre les Gaulois insurgés. Ce passage, avec les éléphants, serait extrêmement ardu… — Attendons, déclara Setni. Nous allons entrer dans le territoire de la puissance nation volque qui contrôle les deux rives du Rhône, tout dépendra de son comportement. — Cette fois, se réjouit Maïcha, c’en est fini de cette marche paisible : ou je me trompe fort, ou la cavalerie devrait bientôt se trouver mise à contribution. — Espérons qu’elle se distinguera ! soupira Setni. En attendant, je propose d’aller nous coucher. La nuit fut calme. Le lendemain, dès l’aube, trompettes et bugles réveillèrent le camp : Annibal faisait mouvement sur Roquemaure afin de franchir le Rhône sans plus tarder. Des ambassadeurs chargés de présents, selon une méthode éprouvée, avaient gagné l’amitié des riverains. Les Volques, par contre, hésitaient : ils espéraient se retrancher du côté opposé du fleuve et empêcher les Carthaginois de le franchir. Des émissaires romains les avaient en effet assurés que Publius Cornélius leur enverrait très bientôt des renforts de cavalerie. Annibal n’hésita pas un moment : dès que le fleuve fut atteint, il réunit un nombre considérable de barques et de radeaux. Les Gaulois eux-mêmes lui fournirent leur aide en creusant des troncs d’arbre pour confectionner des embarcations rudimentaires. Cependant, il ordonnait à Hannon, qui les avait rejoints, d’envoyer en amont un important détachement de cavalerie et de lui faire franchir le Rhône afin d’établir une première tête de pont. De cette manière, les Volques établis sur l’autre rive pourraient être attaqués à revers. Les guides gaulois l’avaient en effet informé de l’existence d’une sorte de gué à la hauteur d’une petite île située au milieu du courant. Setni avait été désigné pour accompagner le détachement mais il s’arrangea pour simuler une entorse. Maïcha, piaffant d’impatience, le remplaça ; Dunorix fut chargé de veiller tout spécialement sur elle. Le Lactéen voulait en effet à tout prix assister au passage des éléphants, véritable tour de force avec les moyens de l’époque, s’assurant ainsi qu’une technologie futuriste n’avait pas été utilisée. Il contempla donc en claudiquant tous les préparatifs. Les Carthaginois s’étaient mis eux-mêmes à la tache et, comme le bois abondait, ils purent construire rapidement une véritable flottille. Hannon, lui, se servit d’une méthode espagnole pour faire traverser ses troupes : il avait emporté quantité d’outres qui assuraient la flottaison des soldats en armes. Les chevaux, eux, nagèrent dans les passages où ils n’avaient pas pied. Ainsi, dès le lendemain, le chef de la cavalerie put allumer des feux sur l’autre rive, annonçant à son chef que la tête de pont était établie. Au petit matin, alors que des bancs de brume restreignant la visibilité, l’infanterie mit à l’eau ses petits canots en aval. Simultanément, de robustes barques étaient lancées en amont. Elles portaient le gros de la cavalerie : les chevaux nageaient le long du bordé, attachés par des courroies. Le convoi brisait ainsi le courant, protégeant les frêles esquifs en aval. Les Volques ne réagirent pas tant que les troupes n’eurent pas accompli la moitié de la traversée, ils quittèrent alors leur camp et vinrent pousser des hurlements belliqueux, tout en frappant leurs boucliers, attendant d’être à portée de javelot. La vue de cette multitude qui grouillait sur les eaux n’allait pas sans les effrayer quelque peu, et seules les exhortations de leurs chefs les faisaient rester sur leurs positions. C’est alors qu’un grand fracas retentit sur leurs arrières : Hannon, les prenant à revers, venait de s’emparer de leur campement ! Un instant, les chefs tentèrent de rallier leurs troupes pour faire face sur deux fronts, mais ils se rendirent vite à l’évidence. Les pierres des frondeurs baléares faisaient des ravages dans leurs rangs et les sabres des cavaliers les décimaient. Ils adoptèrent donc la seule solution raisonnable : un passage subsistait le long du fleuve : ils s’y engouffrèrent et s’enfuirent à toute vitesse. Setni connaissait déjà cette tactique habile d’Annibal, il ne fut donc pas étonné de son succès, par contre, dès que le gros de la troupe eut franchi le Rhône et que les fantassins eurent commencé à établir le camp sur l’autre rive, il s’installa commodément sur une souche et, faisant mine de pêcher, ses deux béquilles à portée de main, regarda avec intérêt les cornacs faire approcher les éléphants et palabrer avec les capitaines carthaginois. Les textes anciens de Tite-Live et de Polybe fournissaient des versions différentes de ce fameux passage et Setni était curieux de savoir comment les choses s’étaient passées en réalité. Lors de ses multiples voyages, l’envoyé des Grands Cerveaux avait eu l’occasion de rencontrer des animaux de toutes sortes, mais ces pachydermes l’emplissaient de respect. Les soldats les redoutaient, mais le Lactéen avait pu apprécier leur tempérament pacifique. Pour les faire charger, les cornacs devaient les rendre fous de douleur en les frappant près de l’oreille avec leur ankus acéré. Parfois même, avant le combat, ils mêlaient à leur fourrage certaines herbes dont ils avaient le secret. Ainsi, les paisibles animaux devenaient-ils, malgré eux, des machines de guerre redoutables, fonçant à travers les rangs ennemis, saisissant les malheureux qui se trouvaient sur leur passage et les projetant à terre ou les empalant sur l’extrémité de leurs défenses renforcées d’éperons de bronze. Une fois, Setni avait assisté à un tel assaut, il en était revenu plein de respect pour ces majestueux animaux qui, pourtant, s’effrayaient souvent pour un rien : un brandon explosant dans le feu, un chien aboyant près de leurs pattes, et qui poussaient des barrissements pitoyables quand un bois acéré s’enfonçait entre leurs doigts cornés. Les cornacs, d’ailleurs, en prenaient grand soin, les soignant, extrayant les parasites de leur épiderme épais, protégeant leurs yeux des mouches, les menant régulièrement au bain, les brossant avec amour. Mais ces grands timides détestaient perdre pied, se tenant toujours prudemment près des berges, aussi le Lactéen se demandait-il quel serait leur comportement quand ils devraient franchir le Rhône. Les cornacs au corps luisant d’huile de cinnamome avaient terminé leurs palabres et le Lactéen vit des attelages de chevaux tirer le long de la rivière un énorme radeau de deux cents pieds de long sur cinquante de large qui fut solidement fixé à la berge par de robustes câbles. La surface de cette plate-forme fut recouverte de mottes de gazon afin de simuler la terre ferme et une seconde embarcation fut disposée le long de la première, plus au large. Les cornacs firent alors avancer quelques femelles et un groupe de mâles qui ne firent aucune difficulté pour obéir tant qu’ils furent sur la première plate-forme très stable. Par contre, dès qu’on les poussa sur la seconde, ils sentirent des balancements inquiétants sous leurs pieds et poussèrent des barrissements manifestant une nette réprobation. Mais les câbles reliant les radeaux avaient été sectionnés et les éléphants se trouvaient déjà dans le courant, tirés par des câbles, tandis que des embarcations légères guidaient les pontons qui parvinrent sans dommage sur le débarcadère installé de l’autre côté. Cette manœuvre fut répétée plusieurs fois sans aucun problème ; ce n’est que lors du dernier transport que les pachydermes, serrés les uns contre les autres au centre du radeau, prirent peur et voulurent gagner le bord. Ils furent aussitôt précipités dans le fleuve, tandis que leurs conducteurs s’écartaient précipitamment pour ne pas être écrasés entre leur masse et les bois du radeau. Pourtant, aucun animal ne se noya ; trompe haute, comme de gros serpents, ils nagèrent lourdement jusqu’à l’autre rive pour rejoindre leurs compagnons ; certains eurent de la peine à se hisser sur les berges, mais on les aida avec des câbles et tous les trente-sept se trouvèrent bientôt à sec. Ainsi, le Lactéen put-il s’assurer de ses propres yeux qu’aucune technologie futuriste n’avait été utilisée : si des gens de son époque accompagnaient l’armée, ils ne se démasquaient toujours pas. Setni avait pris quatre poissons qu’il emporta avec lui pour le dîner et il traversa à son tour le Rhône avec sa monture en utilisant un des bacs qui faisaient régulièrement le va-et-vient. A peine avait-il pris pied sur l’autre rive, que Maïcha et ses deux écuyers se précipitèrent vers lui. — Où étais-tu donc, Seigneur ? s’exclama-t-elle. Nous étions inquiets à ton sujet : tu as disparu depuis ce matin sans prévenir ! — Oh, il ne m’est rien arrivé d’ennuyeux : j’ai simplement assisté au passage des éléphants. J’ai pris un peu de repos en péchant. (Ce disant, il montrait ses perches.) Votre raid s’est-il bien passé ? — Oui, ils se sont enfuis comme des lapins ! Mais promets-moi de ne plus m’abandonner ainsi : Barcino continue à me poursuivre de ses assiduités, il te jalouse et pourrait bien te rendre un guet-apens ! — Moi, je n’ai rien à craindre, assura Setni, mais je m’en voudrais à mort s’il t’arrivait quelque chose par ma faute. — Bah ! murmura-t-elle, en cas de péril pressant, je pourrais toujours appeler mon frère. Tous s’éloignèrent du fleuve. Déjà des légions d’esclaves et de prisonniers s’affairaient pour établir un camp fortifié où les troupes pourraient se reposer. Quelques tentes étaient dressées; tout serait prêt avant la nuit. C’est alors que les sonneries rappelant la cavalerie retentirent. Alors les chefs d’escadron se dirigèrent vers un tertre sur lequel se trouvait Annibal. C’était la seconde fois que Setni voyait de près le général carthaginois, et il dut s’avouer qu’il avait fière allure. Sa tenue ne différait en rien de celle des officiers de l’armée, sauf peut-être par l’éclat de son casque, de ses armes et la beauté de ses montures. Sa physionomie avait gagné en maturité. Ses yeux perçants, fixés sur les lointains comme ceux d’un marin, reflétaient bien sa pensée tournée tout entière vers la préparation des opérations futures. Quelques fils blancs étaient apparus dans ses cheveux bruns et sa barbe bouclée, taillée avec soin ; de profondes rides sillonnaient son front et partaient de son nez pour se perdre dans ses favoris. On racontait beaucoup d’histoires à son sujet : formé à la dure, il avait appris à obéir avant de commander. Officiers et soldats l’adoraient, chacun avait confiance dans son courage, son esprit d’initiative. Intrépide au combat, il affrontait à la fois les périls, le chaud ou le froid. Sobre et frugal, il dormait souvent au milieu des hommes de troupe, enroulé dans un manteau. Pour lui, aucune distinction entre la nuit et le jour : il ne s’accordait de repos que lorsque ses tâches se trouvaient toutes achevées. Lors des combats, on le voyait toujours marcher en tête et se retirer toujours le dernier ; bref, il ne demandait rien à ses hommes qu’il n’accomplisse lui-même, ce qui expliquerait son immense popularité et le dévouement qu’il inspirait. Lorsque tous les officiers furent rassemblés, il s’écria d’une voix forte et bien timbrée : — Mes amis, nous venons de franchir un nouvel obstacle : cette traversée aurait pu s’avérer désastreuse si les Romains avaient occupé l’autre rive, par bonheur, il n’en a rien été ! Publius Cornélius Scipion, débarqué à Massilia, n’a point osé s’élancer au-devant de notre armée : il est resté terré comme un pleutre dans son camp, attendant que ses femmelettes se remettent de leur mal de mer. Des rires fusèrent et le général poursuivit : — Avant de reprendre notre avance vers les fertiles plaines transalpines, il me faut savoir quelles sont les intentions de ce stratège pusillanime. Cinq cents cavaliers numides descendront donc la rivière vers ses bouches afin de reconnaître l’effectif exact de nos adversaires, et de déterminer leurs intentions. Il s’agit là d’une mission de reconnaissance. Ne vous laissez donc pas engager par des forces supérieures en nombre, mais ne refusez pas le combat s’il vous semble égal. Les chefs d’escadrons suivants feront partie de cette opération. (Suivirent les noms des commandants.) Le reste de la cavalerie éclairera notre route vers Aruntia, Mormas et Valencia, afin de préparer nos prochaines étapes et d’offrir aux chefs locaux les habituels présents pour qu’ils soient bien disposés à notre égard ! Annibal salua du bras, une immense ovation retentit et les soldats se dispersèrent lentement. L’escadron de Setni figurait parmi ceux qui avaient été envoyés à la rencontre des Romains, aussi se dirigea-t-il rapidement vers le campement afin d’annoncer le départ immédiat. Pour la première fois de son existence, le Lactéen allait rencontrer les fameuses troupes romaines dont il avait tant entendu parler, et il se sentait plein de curiosité. CHAPITRE IV Lorsque Setni arriva à son campement, les feux commençaient à briller, les palefreniers bouchonnaient les montures. Une odeur alléchante se dégageait des chaudrons où les cuisiniers mijotaient le repas du soir. Les bannières claquaient au vent au-dessus des tentes et les éléphants barrissaient en dégustant leur foin. Les hommes étaient persuadés qu’ils allaient prendre un repos bien gagné après les efforts de la traversée aussi, lorsque les bugles résonnèrent, tous accoururent en ronchonnant devant la tente de leur chef. — Départ immédiat ! annonça celui-ci. Provisions pour dix jours. Armement complet, pas de chariots d’accompagnement. Nous partons vers le sud à la rencontre des Romains de Publius Cornélius Scipion ! Cette fois, les trognes renfrognées se déridèrent : enfin, ils allaient lutter contre le véritable ennemi ! Pas ces Gaulois versatiles à l’égard desquels ils ne ressentaient aucune haine, mais bien l’adversaire par excellence, celui contre lequel Carthage luttait depuis plus de 45 ans. Des clameurs retentirent, puis le bruit sonore des épées frappées sur les bouchers et chaque cavalier se hâta vers sa monture. Cependant Maïcha s’approchait de Setni et lui demandait à mi-voix : — Est-ce bien prudent de partir pour une telle chevauchée avec ta cheville ? — Oh, je l’ai bandée, elle ne me fait presque plus souffrir, ne crains rien. Maïcha n’insista pas et bientôt les régiments s’ébranlèrent au crépuscule. Ils chevauchèrent ainsi une partie de la nuit, mais leur chef, par prudence, décida de leur accorder un peu de repos. Au bout de cinq heures de sommeil, les buccins sonnèrent et la troupe repartit après un frugal repas. Presque aussitôt les batteurs d’estrade tombèrent sur les avant-gardes romaines qui se replièrent aussitôt. Scipion, en effet, désirait lui aussi obtenir des précisions sur la position de son adversaire et il avait envoyé en avant trois cents cavaliers romains et gaulois, partis de l’embouchure du Rhône, tandis qu’il les suivait avec l’infanterie. Trois cents contre cinq cents, la victoire semblait donc acquise aux Carthaginois. Pourtant, dès le début, la lutte fut extrêmement âpre. Pendant longtemps le combat demeura indécis : de part et d’autre, il y avait à peu près autant de morts et de blessés. Setni et ses compagnons accomplissaient des prouesses. A plusieurs reprises ils aperçurent Barcino couvert de sang qui combattait comme un lion. Les deux partis avaient accompli une longue marche avant de parvenir sur le champ de bataille, mais les Romains avaient pu se reposer à Massilia, alors que les Numides avaient à peu près chevauché sans arrêt depuis Roquemaure. Les cavaliers romains, avec leur cuirasse de cuir étaient mieux protégés que les Numides et les glaives sectionnaient les bras, fendaient les crânes. Avec les Gaulois protégés par leurs cataphractes aux écailles de fer, la partie était plus égale. Pourtant une terrible lassitude saisit bientôt les Carthaginois qui avaient fort peu dormi : leurs adversaires prirent l’avantage. Suivant le porte-enseigne de chaque cohorte, les Romains s’enfonçaient dans les rangs adverses; soudain, la panique saisit les Numides qui tournèrent casaque et s’enfuirent à bride abattue. Setni avait appris à Kalapol l’issue de l’engagement aussi avait-il évité de s’engager trop profondément dans les rangs adverses. Maïchos, lui, n’avait pas cette prémonition. Quand la panique saisit les cavaliers fuyant sous les flèches des archers à cheval, tandis que les contaires {1} chargeaient, lance pointée, le frère de la bien-aimée du Lactéen se trouva isolé. Confiant Maïcha à Styros, Setni fonça, suivi de Dunorix. Leur cuirasse et leur casque ressemblant un peu à celui des auxiliaires barbares, ils parvinrent jusqu’au groupe qui encerclait le vaillant Ibère. Celui-ci, malgré sa vaillance, paraissait près de succomber; déjà ses bras, ses cuisses portaient de profondes entailles. A trois, il y avait peu de chance de repousser tant d’adversaires. Par bonheur, Setni, dans son bric-à-brac électronique, possédait un appareil assez discret pour être utilisé en pleine mêlée. Faisant mine de pointer son épée vers l’ennemi, il dirigea sur eux un mince faisceau anti-g. Les cavaliers, un instant libérés de toute pesanteur, furent promptement désarçonnés. Maïchos ne chercha pas à élucider le motif de ces chutes soudaines : il piqua des deux et fila. Setni n’insista pas, lui non plus. Maintenant, tous les Numides s’enfuyaient, les Romains les serraient de près. Flanqué de Dunorix, le Lactéen se fiant à la rapidité de son coursier prit le galop vers le nord. Par bonheur, les poursuivants, craignant de tomber dans une embuscade, n’insistèrent pas longtemps : ils firent demi-tour et revinrent sur le champ de bataille, achevant les blessés et les dépouillant. Ils épargnèrent deux captifs pas trop mal en point et les amenèrent à Scipion pour qu’il les interrogeât. Beaucoup de sang avait été versé de part et d’autre : deux cents Carthaginois avaient été tués, tandis que cent quarante Romains et Barbares tombaient dans l’autre camp. Cette hécatombe préfigurait l’âpreté des combats futurs. Scipion fut étonné d’apprendre que l’armée ennemie avait traversé le Rhône avec ses éléphants mais, grâce à leur récente victoire, ses troupes pouvaient maintenant affronter Barca en remontant vers le nord. Il se borna à lui bloquer la voie de la côte Sud en suivant le fleuve sans se presser. Annibal, de son côté, ne pouvait tergiverser. Certes, il aurait été tentant de jouer le tout pour le tout et de redescendre le Rhône, mais le moral de ses troupes, après la défaite de la cavalerie, était mauvais. Par ailleurs, les ambassadeurs et leur roitelet Magalus lui rendirent visite et promirent de guider son armée à travers les Alpes. Ainsi, le général leva immédiatement le camp pour se diriger vers Valencia, Tegnia et Vienne, en longeant le territoire des Allobroges. Le soir, le général exhorta ses troupes en ces termes, afin de leur redonner courage : — Pourquoi une terreur soudaine a-t-elle envahi vos âmes intrépides ? Nos campagnes d’Espagne n’ont été qu’une longue série de victoires. Lorsque les Romains ont exigé de leur livrer tous ceux qui avaient assiégé et pris Sagonte, vous avez ri de leurs menaces. Maintenant, vous avez traversé les Pyrénées, franchi le Rhône, malgré les redoutables tribus gauloises et nous allons aborder les Alpes. Derrière, ce sont les plaines fertiles dont les Romains tirent leurs subsides : là notre armée trouvera tout ce qui lui est nécessaire. Craindriez-vous ces montagnes majestueuses ? Certes, ce sont de hautes cimes, mais elles ne montent pas jusqu’aux dieux et des humains y habitent, cultivent les pentes de ses pics. Ces ambassadeurs qui nous ont visités les ont traversées, ils ne possèdent pourtant pas d’ailes pour voler ! Leurs ancêtres ont d’ailleurs réalisé ce que nous allons accomplir : ils ont franchi ces chaînes neigeuses avec des femmes, des enfants, pour parvenir dans les riches contrées baignées par le Pô. Allons ! Nous marchons sur la capitale du monde : Rome, et rien ne saura nous arrêter, ni les épreuves physiques, ni les combats. Songez que les Gaulois ont naguère conquis la ville. Serions-nous incapables, nous autres Carthaginois, de rééditer cet exploit ? Je vous le dis en vérité : nous nous emparerons de cette cité maudite, nous pillerons ses immenses richesses et l’empire du monde appartiendra désormais à Carthage ! Cette harangue réconforta un peu les soldats qui reprirent courage. Styros bomba le torse et les Ibères oublièrent leur honteuse retraite. En quatre jours, l’armée atteignit le confluent du Rhône et de l’Isère, appelé l’Ile. Trois jours après le départ des Carthaginois de leur tête de pont, le consul romain parvint à l’endroit où Annibal avait traversé le fleuve. Jamais il n’aurait pensé que Barca ait l’audace de franchir les Alpes en parcourant des contrées peuplées de Barbares cruels et versatiles. Il ne restait plus à Scipion qu’à rebrousser chemin pour regagner Massilia à marches forcées. Là, il rembarqua son armée pour gagner l’Italie et tenter de bloquer les défilés des Alpes donnant vers la Gaule Cisalpine avant l’arrivée d’Annibal. Son frère, lui, partit pour l’Espagne où il devait affronter Asdrubal. L’Ile était riche en blé et en bétail, aussi l’armée punique put reprendre des forces avant d’entreprendre la montée vers les cols. Mais il fallait aussi se procurer des vêtements chauds, des chaussures, du fourrage. La chance, une nouvelle fois, servit les Carthaginois. Les Allobroges, en effet, se trouvaient en pleine guerre de succession : deux frères se disputaient le trône, le cadet voulant déchoir son aîné nommé Brancus. Annibal secourut l’aîné qui avait l’appui de l’assemblée des notables et ainsi, ayant apaisé ces dissensions, il reçut en récompense tout ce qu’il désirait. Pendant cette halte, Setni, lui, avait eu quelques problèmes à résoudre : tout d’abord avec Maïchos qui désirait à tout prix retrouver les deux guerriers qui l’avaient secouru dans une situation désespérée. Il avait cru reconnaître un auxiliaire gaulois et un officier mercenaire, mais dans l’affolement de la retraite, il n’avait pu apercevoir leur visage. Il avait donc, chaque soir, parcouru le campement afin de retrouver ses sauveurs. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin : malgré la récompense promise, personne ne put lui dire qui l’avait ainsi sauvé. Le Lactéen, bien sûr, avait intimé à Dunorix l’ordre de se taire, lui donnant même quatre sicles d’argent pour s’assurer de sa discrétion. Mais le Gaulois n’était pas homme à trahir son maître et restait bouche cousue, surtout avec Styros qui cherchait toujours à lui tirer les vers du nez. La seconde préoccupation venait de Barcino qui se conduisait comme un ours en rut, pressant sans cesse Maïcha de ses assiduités. A chaque halte, il venait déposer un cadeau : une fois un lièvre, une autre fois un brochet ou encore une outre de vin. La jeune femme n’y touchait jamais et interdisait aux autres de consommer ces victuailles, à leur grand désespoir… Là-dessus, les voisins de campement y allaient de leurs plaisanteries égrillardes sur les jeunes éphèbes imberbes qui n’étaient bons qu’à se faire enculer. Dunorix, à plusieurs reprises, faillit éclater : — Par Toutatis ! se plaignait-il. Maître, laissez-moi régler son compte à ce bellâtre. J’ me fais fort d’lui donner une bonne leçon un soir, avec quelques compatriotes, et il ne s’y frottera plus. — Allons donc ! s’exclamait Styros. Pourquoi chercher plaies et bosses : quelques pincées d’une drogue appropriée dans sa soupe et il aura les entrailles si malades qu’il ne pourra suivre l’armée. — Du calme, vous deux ! ordonnait Setni. Cet énergumène m’ennuie, certes, mais jusqu’alors, il ne nous a fait aucun mal. Au contraire, il cherche à se rendre aimable par ses présents. Alors, laissez-le tranquille pour l’instant : ce gaillard combat vaillamment… Peut-être serons-nous bientôt heureux de déguster ses cadeaux lorsque nous serons dans les rochers, réduits à boire l’urine de nos mulets et à dévorer le cuir de nos sandales ! — De toute manière, nous ne manquerons pas d’eau, s’exclama Maïcha. Les glaciers des cimes et les neiges éternelles y pourvoiront et, quant à moi, je préférerais périr d’inanition plutôt que goûter une bribe des présents de ce tordu ! Tandis que Publius Cornélius voguait vers Gênes avec un effectif étriqué, car la majorité de ses troupes avait accompagné son frère en Espagne, Annibal franchissait la Durance, s’engageait sur une plaine dépourvue d’obstacles. Grâce à l’appui de Brancus, il ne se produisit aucun affrontement avec les Gaulois. Il en alla tout autrement lorsque ses alliés l’ayant quitté pour regagner leur royaume, l’armée entama le franchissement des défilés surplombés par les cimes neigeuses qui se perdaient dans les nuages, leur seule vue emplissait d’effroi les Carthaginois, aussi furent-ils près de rebrousser chemin lorsqu’ils constatèrent que les sommets se trouvaient occupés par de farouches montagnards. Des Gaulois envoyés en reconnaissance signalèrent que le passage était impossible de jour : les assaillants auraient écrasé les soldats sous des blocs de rochers lancés du haut des pentes. Par contre, la nuit, ils quittaient leurs postes pour aller se réchauffer dans leurs villages respectifs. Annibal réalisa aussitôt le parti qu’il pouvait tirer de cette négligence : il campa tout près des défilés, et alluma de grands feux de camp, puis il envoya ses meilleures troupes occuper les postes abandonnés sur le sommet des falaises. Ainsi, au matin, l’armée put-elle reprendre sa progression, mais sur une seule colonne. Les montagnards furent emplis de fureur en s’apercevant que leurs positions avaient été occupées, pourtant ils ne se tinrent pas pour battus : voyant les riches approvisionnements qui passaient sur les sentiers bordés de précipices, ils décidèrent d’attaquer. Dévalant les pentes avec adresse, ils se jetèrent sur les Carthaginois, empêtrés par leurs bêtes de somme. Sur le moment, Annibal resta sur ses positions avec ses troupes, de crainte d’accroître le désordre. Mais lorsqu’il vit que les barbares prenaient l’avantage, que ses mulets avec leur précieux chargement se trouvaient jetés dans l’abîme, il décida d’intervenir. Descendant de ses positions, il tomba à l’improviste sur les montagnards qu’il mit aisément en fuite. Enfin l’année échappait à ce piège et sortait du défilé pour déboucher sur un petit plateau. La bourgade qui s’y trouvait et les hameaux avoisinants furent conquis et les Carthaginois s’emparèrent de vivres pour trois jours. Beaucoup de chevaux, effrayés par les bruits de la bataille répercutés par les échos, avaient glissé dans le ravin… Heureusement, Setni et ses compagnons avaient eu la sagesse de prendre leurs montures par la bride, aussi parvinrent-ils tous sains et saufs au nouveau campement que dominaient, sur la gauche, les hautes cimes du massif du mont Blanc. En ce mois de novembre, la nuit était glaciale, mais, grâce à l’astucieux Styros, ils se prélassaient devant l’âtre d’une masure dont les habitants avaient fui. — Eh bien, constata Dunorix, pas de doute : j’ préfère la province narbonnaise… Si les montagnards de ce coin sont aussi peu hospitaliers, bien peu d’entre nous parviendront sur l’autre versant de c’te montagne pourrie ! — Voyons, espèce de paysan borné ! s’exclama Styros, quelle serait ta réaction si tu voyais passer sous tes yeux plus de richesses que ta tribu entière en possède ? Ces minables n’auront jamais l’occasion de dérober de si beaux vêtements, de chaudes pelisses, des armes d’acier, sans parler des vivres délectables portées par nos mules… — J’ dois reconnaître que nous constituons une proie bien tentante, mais par Bélenos, pourquoi avoir traîné jusqu’ici ces damnés éléphants s’ils ne sont même pas fichus de flanquer la trouille à ces sauvages ? — Oh, les éléphants ne seront d’aucun secours tant que nous n’affronterons pas une armée régulière, intervint Maïcha. Alors, ils provoqueront une rupture du front en chargeant et la cavalerie s’engouffrera dans la brèche ! — Sauf votre respect, reprit Dunorix, c’est pas si simple ! Les éléphants sont capricieux. Y peuvent tout d’un coup tourner casaque, aussi les cornacs y z’ont un grand stylet d’acier et un maillet ; si leur bestiole s’affole et cause des dégâts dans nos rangs, y z’ont ordre d’la tuer. — Ilss peuvent tout de même se rendre utiles si notre route se trouvait obstruée par des rochers, intervint alors Setni. Mais les pauvres bêtes ne vont pas être à leur affaire : habituées au chaud climat africain, elles crèveront de froid. — Et pt’ être bien de faim ! renchérit Dunorix. Ça bouffe un drôle de paquet de fourrage ces bêtes-là… — Allons, pas de défaitisme ! assura Maïcha. Notre général a consulté les auspices et fait un molk à Ba’al et à la divine Tanit. — Ah oui, fit Setni intéressé, et où s’est déroulé ce sacrifice ? — Normalement, dans nos cités, il s’effectue dans un tophet, un temple ; mais ici, les prêtres n’ont pas de local consacré, alors ils ont immolé les victimes sur un rocher. — Sais-tu où il se trouve ? — Bien sûr que non ! Ces pratiques sont secrètes et réservées aux initiés. Tout en parlant, les quatre compagnons avaient mangé leur frugal dîner, un brouet confectionné avec de la farine, des racines, du porc fumé accompagné de galettes presque aussi dures que du bois et arrosées d’eau limpide, mais glacée. — Vivement qu’on r’descende dans la plaine pour que j’puisse poser des collets, grogna le Gaulois en s’enroulant dans sa couverture. — Bah ! Nous avons mieux que cela, fit Styros en souriant. Pas mal de chevaux se sont fracassé les reins en tombant dans les rochers, j’ai pu descendre jusqu’à une de ces carcasses et voici de quoi apaiser notre appétit… Ce disant, il exhibait un superbe morceau de viande sorti de sa tunique. — Par la divine Rosmerto qui préside aux voyages, tu es un précieux compagnon ! s’écria le Gaulois en donnant une grande tape dans le dos de son ami. Mais pourquoi avoir tant attendu ? — Eh, gros gourmand, fit le Grec d’un air malin, si tu ne t’étais pas empli auparavant la panse de ce brouet, il ne nous serait rien resté de ces succulentes grillades. L’armée demeura une journée entière dans cet endroit, pendant quatre jours la progression reprit sans incidents, puis une délégation de Centrones vint au-devant d’Annibal avec, en signe de paix, des couronnes d’olivier sur la tête et des rameaux à la main. Humblement, les notables déclarèrent qu’ils venaient se soumettre au puissant guerrier qui avait conquis la cité voisine et terrassé tous ses adversaires. Sans trop croire à ces avances, le général accepta les présents de bétail et reçut des otages. Rassuré par tant de bonne foi, il leur demanda de lui servir de guides. Pendant deux jours, ils marchèrent donc en tête de l’armée. Setni admirait au passage cette nature sauvage. Sur sa planète, la nature policée n’offrait pas la majesté de ces paysages où pins et chênes tordus par la bise luttaient pour survivre, plongeant leurs racines dans le moindre lopin de terre. Bagages et cavalerie en avant, les régiments pénétrèrent alors dans un défilé où les perfides Centrones avaient tendu une embuscade. Par bonheur, les éléphants précédaient l’armée, ils effrayèrent les assaillants qui portèrent leur effort sur l’arrière-garde, avec laquelle se trouvait Annibal. Les soldats, lourdement cuirassés, soutinrent sans trop de peine la ruée de l’ennemi et protégèrent le passage des convois. La lutte se poursuivit, acharnée jusqu’à la tombée de la nuit. Les blocs de rochers lancés par leurs adversaires écrasaient les Carthaginois, provoquant de nombreuses victimes. Lorsque l’obscurité fut totale, le combat s’arrêta : Annibal et son infanterie se trouvaient coupés des bêtes de somme et de la cavalerie. Tous campèrent près d’un gros roc blanc, tandis que l’arrière-garde continuait à franchir ce passage périlleux en haletant. Le lendemain seulement, le général put rejoindre sa cavalerie et la progression reprit vers le col sans affronter de nouvelles embuscades. Setni constata qu’ils se trouvaient à 2 188 mètres d’altitude. Quelques pelotons tentèrent d’effectuer des raids pour s’emparer de mulets chargés de provisions mais la seule vue des éléphants les fit fuir. L’escalade dura encore neuf journées entières pendant lesquelles le froid augmenta sans cesse. Annibal demeura deux journées au sommet du col du Petit-Saint-Bernard au pied duquel se trouvait la roche blanche où il avait passé une si mauvaise nuit. Ainsi les soldats prirent un peu de repos, et les traînards rejoignirent l’armée; on vit même des chevaux et des mulets revenir au camp. Les éléphants, eux, souffraient atrocement du froid malgré les pelisses dont ils étaient recouverts. Le moral des combattants était extrêmement bas; heureusement Annibal découvrit non loin de là un superbe panorama d’où le général put faire admirer à ses troupes la fertile plaine du Pô, qui s’étendait à leurs pieds, paraissant toute proche. La descente commença donc avec plus d’optimisme. Pendant tout ce temps, Styros n’avait cessé de maugréer, se plaignant du froid, des engelures, et Dunorix le rabrouait tout en soutenant Maïcha. Heureusement, un pâle soleil réchauffait un peu les marcheurs. Hélas, la neige se mit bientôt à tomber, recouvrant la piste de son manteau immaculé, effaçant tous les repères. Les guides, eux-mêmes, s’égaraient souvent, et il fallait effectuer un périlleux demi-tour. Des dizaines d’hommes, de chevaux, s’abîmèrent ainsi dans d’insondables précipices où il était impossible de leur porter secours. Lorsque le ciel éclaircissait la nuit, Setni distinguait à l’horizon le coucher de la constellation des Pléiades que l’on ne reverrait plus avant le printemps et cela lui donnait la nostalgie des périples stellaires : il était tenté d’appeler Pentoser, et de tout laisser tomber… Les soldats, soufflant sur leurs doigts gelés, se souvenaient avec amertume des paroles récentes de leur chef lorsque, juché sur un promontoire, il déclarait : « — Ce ne sont pas seulement les remparts de l’Italie que nous venons d’escalader, mais ceux mêmes de la ville de Rome. Maintenant, la descente en plaine sera facile… Une bataille, deux tout au plus, et la capitale de l’Italie, sa citadelle, tombera entre nos mains ! » Les sentiers devenaient si abrupts que la cavalerie dut s’arrêter : les bêtes effectuaient des écarts et désarçonnaient leurs cavaliers. Puis un éclaireur annonça qu’un gros bloc de pierre obstruait le passage. Fallait-il contourner l’obstacle par des abrupts verglacés, ou tenter de le détruire ? Pour Setni, ç’aurait été un jeu grâce à ses gadgets mais, ne pouvant envisager pour l’instant de se démasquer, le Lactéen demeura simple spectateur, sautant d’un pied sur l’autre pour se réchauffer. La pauvre Maïcha souffrait aussi terriblement du froid, malgré les bottes de fourrure confectionnées par Dunorix, mais jamais une plainte ne s’échappait de ses pauvres lèvres crevassées. Annibal arriva sur place afin de prendre une décision : il opta pour le contournement du roc. Les chevaux commençant à manquer de fourrage, on les fit passer en tête. Malheureusement, la surface du sol qui paraissait praticable était constituée d’une épaisse couche de neige molle recouvrant du verglas. Cavaliers à pied et montures s’écroulèrent comme des châteaux de cartes. Chevaux et mulets, cherchant à se redresser, brisaient la glace et demeuraient bloqués. Le général changea alors d’avis et ordonna de rétablir un sentier praticable car, après le rocher, un éboulis avait entraîné le sentier sur une distance de trois demi-stades. Un emplacement fut choisi, et les soldats établirent un campement à cet endroit, tandis que les travaux de déblaiement commençaient. Ils furent menés avec tant d’ardeur que le lendemain matin, après une nuit glaciale, il ne restait plus que le gros bloc à dégager. Pics de mine et marteaux se brisaient, tant il était dur, aussi fallut-il rechercher un autre expédient. Il y avait alentour une forêt de pins et les Numides en abattirent quantité qu’ils disposèrent autour de l’obstacle, sur le conseil de Setni qui s’était enfin décidé à intervenir. En effet, Maïcha souffrait du froid et dépérissait. Tous se trouvaient bloqués dans la neige depuis quatre jours, par la faute de cet indestructible bloc de pierre ! Les soldats mirent le feu aux arbres avec des tas de broussailles, bientôt, un immense feu fit fondre la neige alentour. Enfin, le calcaire s’échauffa, devenant bientôt brûlant. Le Lactéen suggéra alors de l’arroser avec le vinaigre contenu dans des outres. La pierre bouillonna, puis, le froid reprenant ses droits, le bloc se fendilla et les pics en vinrent enfin à bout. Maharbal donna l’accolade à Setni, tandis que les chevaux s’engageaient sur ce passage précaire ; les Numides ne disposaient en effet plus de fourrage et il fallait à tout prix découvrir un pâturage. Par chance, le chemin ensuite fut aisé et la cavalerie établit son camp dans la plaine, tandis que l’infanterie et les convois suivaient. Restaient les éléphants : trois jours de travail furent encore nécessaires avant de les faire passer sans trop de risque. Hélas, plusieurs pachydermes étaient morts de froid : au total une vingtaine seulement sur les trente-sept partis de Gaule parvinrent dans la plaine du Pô. Quant à l’armée dans son ensemble, elle était exténuée, les pertes avaient été considérables : pendant les quinze jours qu’avait duré la traversée des Alpes, Annibal avait perdu 30 000 fantassins et 6 000 cavaliers, sans compter les nombreuses bêtes de somme avec leurs provisions. La famine régnait dans les rangs puniques. Cinq mois après le départ de la Nouvelle Carthage, l’armée se trouvait dans un état de dénuement total et si affaiblie que la moindre attaque lui aurait été fatale. Setni avait donné, à leur insu, des vitamines à ses protégés qui ne se trouvaient pas en trop mauvaise forme lorsque Annibal établit dans la plaine un camp où chevaux et éléphants trouvèrent encore de quoi se nourrir dans les champs malgré la neige. Les hommes, eux, entamaient leurs dernières provisions tandis qu’Annibal, selon son habitude, dépêchait Hannon avec des cadeaux vers les peuplades voisines. Ces Gaulois transalpins se nommaient Taurins et ils se trouvaient en conflit avec les Insubriens. Les envoyés puniques furent accueillis avec une grande méfiance : chacun savait que ces Africains étaient venus de si loin pour combattre Rome, mais la puissance de cette cité et de ses armées effrayait les Gaulois qui ne désiraient point prendre parti inconsidérément. Il faudrait donc recourir à la force pour passer. Pour cela, la troupe devait récupérer et manger à sa faim. Les rescapés de la montagne étaient une troupe hirsute et sale, déguenillée, puante de crasse. Les eaux claires de la Doire leur permirent de se laver et de retrouver figure humaine. Grâce à ce repos, les troupiers reprirent vite leur forme et, chaque jour, des escadrons de cavalerie s’en allaient fourager alentour, volant les fermiers, violant les filles. Barcino qui s’était tenu coi pendant la traversée de la montagne, ne pensant qu’à se réchauffer et à sauver sa peau, recommençait à tourner autour de Maïcha et à l’affrioler. Il se montrait de plus en plus agressif à l’égard de Setni, l’abreuvant d’injures dès qu’il l’apercevait. Le Lactéen se gardait bien de répondre à ces provocations et tournait le dos dès qu’il apercevait le colosse. Celui-ci, prenant cette attitude pour de la peur, devint de plus en plus hargneux, et ses menaces se firent de plus en plus précises : il jurait d’égorger l’Egyptien comme un porc, si celui-ci n’acceptait pas de l’affronter en combat singulier. Malgré sa répugnance, le Lactéen se rendit compte qu’il ne pourrait repousser plus longtemps cette échéance : lorsque Barcino crachait un jet de salive à ses pieds, les hommes de Setni grondaient de fureur. — Maître, supplia un jour Dunorix, laisse-moi rabattre le caquet de cet insolent : j’ peux pas le laisser t’insulter comme ça ! — Si tu le préfères, intervint Styros, je verserai dans sa coupe un poison foudroyant… Les deux braves écuyers restaient mesurés dans leurs propos, pourtant ils cherchaient à faire comprendre à leur maître que, s’il ne relevait pas le gant, il perdrait toute l’estime de ses hommes et, par voie de conséquence, son autorité à eux. Jusqu’alors toute la troupe s’était montrée d’un extrême dévouement : pendant la disette, dès qu’un cavalier abattait un oiseau ou quelque lapin, il en apportait toujours un morceau à son chef. Maintenant, ils se tenaient à l’écart et manifestaient un net relâchement dans la discipline, les remontrances de Setni n’avaient plus aucun effet. Maïcha, elle-même, pinçait les lèvres lorsque son amant laissait Barcino l’insulter sans obtenir de réaction de sa part. Un jour donc, alors que Barcino s’approchait, portant sur le dos un cuissot de chevreuil et persiflait : — Alors, poule mouillée ! Quand te décideras-tu à m’affronter ? Ton bel ami a honte de toi, bientôt il te quittera pour venir me rejoindre… Setni répliqua d’un ton glacé : — Eh bien ! puisque tu y tiens tant, allons-y ! Désires-tu m’affronter à la lutte ? Avec son organisme dopé par la bionique, le Lactéen aurait ridiculisé son adversaire, sans risquer de le tuer. — L’un de nous doit disparaître, grogna la brute. Craindrais-tu une joute à l’épée ? — Tant pis pour toi, puisque tu le veux… Barcino eut un sourire rusé : ses talents d’escrimeur étaient bien connus. Dunorix et Styros jetèrent un coup d’œil inquiet à leur maître, ils le savaient habile combattant, mais connaissait-il les ruses des bretteurs professionnels, des gladiateurs rompus à toutes les subtilités d’un combat où chaque fois leur vie était en jeu ? Maïcha elle-même sembla effrayée, toute blême, elle alla chercher dans la tente le baudrier, l’épée de Damas et assujettit elle-même la cuirasse de son amant. Pendant ce temps, Barcino s’était armé et les deux adversaires s’en allèrent à cheval, quelques instants plus tard, en compagnie d’un de leurs écuyers; Dunorix accompagnait son chef. — Prenez garde, murmura-t-il, ce chacal aime à feinter, il n’a pas d’égal non plus pour désarmer son adversaire, serrez bien votre épée. — Ne te fais pas de soucis, assura Setni. Je connais fort bien mon affaire. Le Gaulois n’insista pas, pourtant, il ne semblait pas réellement convaincu. CHAPITRE V Dans l’armée punique, les duels n’étaient nullement interdits mais, dans le marasme actuel, Annibal ménageait ses effectifs, aussi de tels affrontements étaient fortement déconseillés, sous peine de disgrâce. L’armée campait près de la cité d’Eporedia. Non loin de la, un petit affluent se jetait dans la Doire et la prairie en V délimitée par les deux cours d’eau était souvent utilisée pour les affrontements clandestins, hors de la vue des vigiles. Le champ clos empêchait les peureux de s’enfuir. Setni et Barcino s’arrêtèrent donc à cet emplacement, ils descendirent de leurs montures et les confièrent à leurs écuyers. Cela fait, ils s’éloignèrent de quelques pas, examinant le terrain en combattants expérimentés. L’herbe humide était assez glissante et le sol légèrement boueux : il faudrait se méfier des passes trop brutales. Les écuyers revinrent alors puis, dégainant leurs propres épées, firent signe aux adversaires de poser le fil sur leurs lames qu’ils baissèrent d’un seul coup. Le combat était commencé. Au début, Barcino ne s’embarrassa pas de fioritures : comptant sur sa force, il chercha à désarmer son vis-à-vis, frappant de grands coups pour lui fatiguer le poignet, avant d’envelopper la lame d’un moulinet qui la projetterait au loin. Si le malheureux avait su de quoi était constitué le poignet du Lactéen, peut-être aurait-il saisi l’inanité de ses efforts. A ce jeu, il partait perdant. Il ne tarda pas à le réaliser lorsque Setni, d’une passe sèche, lui arracha son arme des mains. Dunorix n’en revenait pas : le renard pris à son propre piège ! Il jubilait déjà, voyant son maître plonger sa lame dans la poitrine de l’Ibère, mais à sa grande déception, Setni poussa dédaigneusement l’arme du pied vers son ennemi. Celui-ci n’en croyait pas ses yeux. A la fois tout heureux de sa bonne fortune et furieux de se trouver ridiculisé par un adversaire aussi magnanime, il reprit son épée et se ramassa sur lui-même, décidé à ne plus prendre de risques dans l’immédiat. Les passes suivantes furent plus classiques : chacun testait la science de son vis-à-vis, poussant en quarte ou en tierce, mais sans jamais se donner à fond. Ainsi, Barcino se rendit-il compte que, non seulement il affrontait un escrimeur habile, mais encore que celui-ci connaissait des bottes qu’il n’avait jamais pratiquées. Ses sourcils se froncèrent et il redoubla d’attention. De son côté, Dunorix jubilait; malgré la réserve, obligatoire en de telles circonstances, il mimait chacun des coups portés en murmurant dans sa moustache : — Vas-y… Feinte ! Gare à la botte… Avance ! Accule-le… C’est ça ! Ah ! le fumier, il a faillit le toucher ! Le témoin de Barcino, lui, demeurait imperturbable ; c’était, à n’en pas douter, un bel ami de l’Ibère, mais il ne paraissait pas jaloux. D’ailleurs la pédérastie était monnaie courante dans les armées : imitant Alexandre qui choisissait ses écuyers autant pour leur beauté que pour leur valeur, les officiers aimaient s’entourer de jeunes éphèbes. D’ailleurs les putains et les lavandières, de rudes maritornes racornies, n’avaient guère de charme; les hommes préféraient courir la campagne pour découvrir quelque fermière plus ou moins accorte. Cependant, le combat se poursuivait au grand dam de Barcino qui se rendait compte maintenant que son adversaire se jouait de lui. En effet, Setni portait de courtes bottes, le forçant à reculer sans cesse et l’Espagnol se rapprochait inexorablement du cul-de-sac formé par les deux cours d’eau. L’Ibère devait porter toute son attention à son épée, car la lame de son ennemi virevoltait avec une vitesse affolante. Le Lactéen, lui, prenait son temps, ne redoutant plus la fin de la lutte, il s’amusa même à faire trébucher le grand gaillard en lui lançant traîtreusement dans les jambes un jet d’anti-g. Barcino s’effondra en poussant un juron sonore : mettant cette chute sur le compte de l’humidité du terrain, il se redressa d’un bond, se mettant en garde. Cette fois encore, son antagoniste ne profita pas de son avantage et lui demanda, narquois : — En as-tu assez maintenant ? Barcino secoua sa crinière rousse et reprit le combat avec rage, tentant un coup de pointe en dessous que Setni para dédaigneusement. Le Lactéen reprit alors l’attaque : le mignon de Barcino avait voulu l’encourager, mais le Gaulois l’avait fait taire d’une gifle bien sentie, qui lui avait fait voir trente-six chandelles. Contres, dégagements, ripostes se succédaient. Barcino perdait du terrain. Alors, Setni porta un coup au pied foudroyant de toute la vitesse de ses muscles bioniques. La pointe de son arme érafla le gras du mollet et l’Ibère effectua un grand bond réflexe en arrière pour se dégager. Hélas, il se trouvait au bord de la berge, et chut dans la rivière ! La dénivellation n’était pas importante, tout au plus une dizaine de mètres, aussi le malchanceux adversaire de Setni en fut quitte pour un bain forcé qui ne lui fit aucun mal, mais cingla cruellement sa dignité. Dunorix pensait que son maître allait le poursuivre le long de la berge et le passer au fil de l’épée, il n’en fut rien. Le Lactéen descendit bien sur la berge, mais ce fut pour tendre la main au vaincu qui hésitait à la prendre, craignant quelque traîtrise. — Allons, aie confiance ! Tu t’es battu bravement et le sort t’a été contraire. Désormais, cesse de me chercher noise et accorde-moi ton amitié. Barcino se décida enfin à saisir la solide poigne qui l’extirpa de la rive boueuse. Une fois sur le sol ferme et sec, son mignon se précipita vers lui pour l’embrasser avec effusion, mais l’Espagnol le repoussa en grognant : — Au lieu de me lécher, file donc me chercher des vêtements secs ! Je grelotte avec cette eau glaciale… Quelques instants plus tard l’éphèbe revenait avec une chaude pelisse d’ours que le baigneur revêtit après s’être dépouillé de ses vêtements trempés. Setni et Dunorix revenaient vers leurs chevaux, lorsque Barcino les rejoignit. — Allons, c’est dit, grogna-t-il, soyons désormais alliés ! Je ne te disputerai plus ton préféré : avoue pourtant que j’ai bon goût car il est à croquer. — Plus encore que tu ne le crois, assura Setni en souriant. Et je te promets de ne pas m’intéresser à tes favoris. — Tope là ! Je préfère de loin t’avoir comme allié que comme adversaire et nous aurons bientôt à faire preuve de notre talent si nous désirons sacrifier à l’amour ! — Moi aussi, je serai ravi de lutter à tes côtés lorsque nous affronterons les Romains. Il est trop stupide de s’occire entre alliés. Ils se dirigèrent ensemble vers le camp, dont les palissades de pieux épointés apparurent au détour de la rivière. Deux cavaliers arrivaient à leur rencontre : Maïcha et Styros qui n’avaient pas pu attendre le retour de Setni tant ils étaient anxieux de connaître l’issue de la rencontre. Maïcha étreignit son amant dans ses bras, en murmurant des mots tendres, tandis que l’Ibère les contemplait en soupirant : — Dommage ! Il était vraiment gentil ce petit, mais c’est chasse interdite pour moi désormais. Et il tint parole : dorénavant, Maïcha eut le loisir de se déplacer dans le camp sans que son soupirant la prenne à partie, au contraire, il la protégeait de toute avance. Annibal, jugeant qu’hommes et coursiers avaient assez récupéré, conçut un nouveau plan : il avait appris que le consul Publius Cornélius, arrivé à Pise par bateau, avait reçu de Manlius et d’Atilius une armée de nouvelles recrues qui s’était aussitôt mise en marche vers Plaisance. Cependant, les Carthaginois avaient attaqué la capitale des Taurins, Augusta, et s’en étaient emparés. A cette occasion, ils firent un bon nombre de prisonniers qui rejoignirent ceux qu’ils avaient capturés dans les Alpes. Or Annibal, qui cherchait de nouvelles recrues, eut une idée cruelle : afin de les forcer à combattre pour lui, il fit entasser des saies et de belles armes devant les captifs, leur déclarant que les survivants de ceux qui s’affronteraient en combat singulier pourraient prendre ce qu’ils désiraient et ensuite devenir des combattants de son armée. Hâves, affamés et déguenillés, beaucoup se laissèrent tenter, ce qui faisait l’affaire du général punique, le débarrassant d’encombrants esclaves et renforçant ses effectifs. Ayant bien peu de choses à perdre et un semblant de liberté à gagner, la plupart d’entre eux acceptèrent ce marché. L’affrontement fut alors organisé : les combattants furent tirés au sort, ceux qui devaient se battre exultaient, tandis que les autres sombraient dans un morne abattement. Les survivants de cette lutte fratricide furent chaudement félicités par les Carthaginois et, profitant de l’euphorie générale, Annibal fit un discours à ses troupes, soulignant l’exemple donné par les infortunés Gaulois : — Soldats, il faut vaincre, sinon vous périrez comme ces malheureux. Souvenez-vous de la longue route parcourue depuis Carthage-la-neuve, des combats remportés, des fleuves traversés, des obstacles surmontés. Le seul espoir de revoir votre patrie est de remporter la victoire. L’hiver est arrivé : pas question de passer les Alpes à nouveau. Vous devez donc écraser l’ennemi, vaincre ou mourir ! Pas d’autre alternative… Ainsi, Tannée pleine d’enthousiasme reprit sa marche, se dirigeant vers le territoire des Insubres : elle dépassa Eridanus, Vercellae, Novaria et parvint devant les rives du Tessin. De leur côté les Romains, sous les ordres de Publius Cornélius Scipion, avaient remonté à marches forcées la plaine du Pô, et étaient aussi parvenus devant le Tessin où ils jetèrent un pont, établissant à côté un camp pour le protéger. Alors, des incidents de mauvais augure se produisirent : un loup féroce traversa le camp, mordant tous ceux qu’il rencontrait et s’échappant sans que les soldats aient pu le tuer. Ensuite un essaim d’abeilles vint se poser sur le grand arbre qui dominait le prétoire. Scipion avait sacrifié à Mars pour conjurer le sort, mais les soldats murmuraient : l’affaire, assurément, se présentait fort mal… Annibal, voyant ses adversaires occupés à des terrassements, envoya Maharbal avec cinq cents cavaliers numides ravager les terres des alliés du peuple romain. Par contre, celles des Gaulois qui prenaient parti pour les Carthaginois étaient épargnées. Le pont achevé, les Romains passèrent le fleuve et Scipion, à son tour, harangua ses hommes : il leur rappela combien de fois ils avaient vaincu les Carthaginois, et qu’il s’agissait en fait d’une simple révolte d’un peuple assujetti à payer tribut. Lors du premier affrontement le long du Rhône, la cavalerie punique avait fui honteusement, assurément, il en serait de même du reste de cette armée, épuisée par une si longue marche. Le lendemain de cette expédition punitive, les Numides avaient rejoint Annibal en amont du Tessin, sur la rive gauche. A cet endroit, le cours sinueux de la rivière est parsemé de nombreux îlots. Les Romains, eux, avaient pris position en aval, sur la rive gauche. Les deux adversaires ne pensaient pourtant pas se trouver si proches les uns des autres, mais les nuées de poussière soulevées par les armées en marche ne laissaient aucun doute. Les généraux disposèrent donc leurs troupes en ordre de bataille. Scipion mit en première ligne ses vélites, dont les javelots, une fois lancés, pouvaient être ramenés par une longue courroie, et ses cavaliers gaulois. Romains et alliés furent tenus en réserve, la cavalerie d’élite étant disposée aux ailes. Les Carthaginois, eux, placèrent au centre la cavalerie espagnole dont Setni faisait partie avec, aux ailes, les Numides sur leurs rapides coursiers. Au cri de guerre poussé par des milliers de poitrines, les Romains lancèrent leurs javelots vers les cavaliers lancés à bride abattue mais, au lieu de se former en hérisson, ils furent pris de panique et, craignant d’être foulés aux pieds par les chevaux, se replièrent entre les intervalles des escadrons. Cependant les deux corps de bataille avançaient et en étaient venus aux mains. Setni, soulagé de ce que Maïcha n’ait pas à affronter un mur de piques, s’était placé à ses côtés, frappant d’estoc et de taille, avec Dunorix à leur droite et Styros à leur gauche. Non loin d’eux, Barcino effectuait des ravages. Au centre, la situation resta assez longtemps égale et nombre de cavaliers mirent pied à terre afin de ménager leurs montures. Pendant ce temps, les vifs cavaliers Numides tournaient les ailes et tombaient en arrière des Romains sur l’infanterie légère attendant arme au pied derrière le gros de l’armée. Ils les culbutèrent rapidement et s’en prirent alors à la cavalerie, l’attaquant à revers. En peu de temps, les Gaulois furent mis en fuite. Les morts s’amoncelaient. Les rescapés se rassemblèrent alors autour de la grande enseigne du consul, ils s’aperçurent alors que celui-ci avait été blessé, seule l’intervention de son fils l’avait sauvé. Ce fut la retraite : les survivants décampèrent en direction du pont sur le Pô et le franchirent à toute vitesse, les derniers ôtant derrière eux les planches pour protéger leur fuite. Six cents hommes demeurés de l’autre côté en arrière-garde furent fait prisonniers. Publius Cornélius, affaibli, démoralisé, ordonna un repli rapide vers la cité de Plaisance où ses blessés pourraient être soignés à l’abri des remparts. En effet, la supériorité d’Annibal en cavalerie ne lui permettait plus de l’affronter en terrain découvert. Pourtant le Carthaginois n’avait pas l’intention d’en rester là : il fit passer ses troupes en amont sur un pont de bateaux. Après deux jours de marche, les vainqueurs franchirent le Pô, tandis que le gros de l’armée poursuivait sa progression; Annibal resta sur place pour recevoir les notables gaulois qui sollicitaient son alliance et lui amenaient renforts, vivres et armes. Les Carthaginois avançant à marches forcées, les Romains avaient traversé sur un pont de radeaux. Là encore le fleuve ne constitua pas un obstacle pour les Puniques qui le franchirent à la nage avec leurs chevaux. Comme la plupart des bateaux étaient partis au fil du courant, plusieurs centaines de Romains furent à nouveau capturés. Magon et les fantassins espagnols franchirent aussi le courant en, s’accrochant à des outres, tandis que le gros trouvait en amont des gués qui lui permirent de passer sans grandes difficultés. Un jour de marche suffit à Magon pour surgir devant Plaisance sous les yeux inquiets de Scipion et, deux jours après, l’armée carthaginoise en entier se rangeait sous les remparts de la ville à cinquante stades des Romains. Pendant cette période mouvementée, Setni et ses amis n’avaient guère eu de repos. Grâce à leurs exploits, ils étaient tous sortis indemnes de la bataille du Tessin. Au début, leurs adversaires s’étaient défendus avec acharnement et ils avaient lutté à pied mais bientôt les rangs ennemis s’étaient éclaircis, les fuyards suivant les enseignes qui se dirigeaient vers la rivière. Le Lactéen et ses compagnon avaient alors repris leurs chevaux et entamé la poursuite. C’est à ce moment que Maïchos avait été légèrement blessé au mollet par un archer gaulois. En elle-même, cette blessure ne présentait aucune gravité, mais le vaillant Ibère s’était lancé très en avant, au milieu des rangs ennemis. Si par malheur il se trouvait désarçonné, ç’en serait fait de lui. Les fuyards s’en rendirent compte et plusieurs d’entre eux attaquèrent son cheval à coups de pique. Par bonheur Maïcha veillait. Pendant tous les combats, elle ne perdait pas son frère des yeux, aussi, le voyant en difficulté, elle piqua des deux et chargea, prenant de court Setni et ses écuyers. Le Lactéen la rappela, mais elle ne sembla pas l’entendre aussi, bon gré, mal gré, dut-il la suivre. La jeune femme arriva juste à temps : Maïchos, affaibli, avait de la peine à parer les coups de ses adversaires et, sans la diversion, provoquée par le cavalier surgi à l’improviste, il aurait succombé. Les Gaulois, apercevant Setni qui arrivait à la rescousse, ne demandèrent pas leur reste et Maïchos put se dégager, il revint en arrière et, descendant de cheval, accepta de se confier aux mains expertes de son sauveteur… Après avoir examiné la plaie, Maïcha poussa un soupir de soulagement : — Ba’al soit loué, le projectile a ricoché sur ta cnémide, ne faisant qu’une blessure en séton. La flèche est restée fichée dans la lanière de fixation et non dans la chair. Je vais te bander pour arrêter le sang. — Merci de me porter des soins aussi attentionnés, et grâces te soient rendues d’être venu à mon secours. Dis-moi ton nom : avec ton casque je ne distingue pas tes traits. La jeune femme ne répondit pas. Pendant ce temps, Setni et ses compagnons montaient la garde autour d’eux car la situation restait fluctuante. Enfin Maïcha soupira : — Peu importe mon nom : je suis ibère comme toi et n’importe qui t’aurait rendu le même service. — En pleine mêlée ? Rien de moins sûr : tu as fait preuve d’une bravoure peu commune et m’as rendu un fier service. Pourquoi ne pas te nommer ? Je veux te donner des preuves de ma reconnaissance. Maïcha restant muette, son frère s’adressa à ses amis : — Et toi, accepteras-tu de te nommer ? demanda-t-il. — Certes, je suis Setni l’Egyptien. — Je m’appelle Maïchos et te rends grâces de prendre tant de soins de moi. Mais pourquoi ce brave ne veut-il pas satisfaire ma légitime curiosité ? — Ah, mieux vaut ne pas insister : notre camarade a été blessé au visage, il cache son nom et sa physionomie défigurée. — Oh, pardonne-moi mon indiscrétion ! Ne prends pas en mauvaise part ma curiosité… le son de ta voix me semblait familier, mais puisque tu tiens à conserver l’anonymat, sois assuré que je le respecterai ! Tous revinrent ensuite au camp, car Maïchos avait tenu à les recevoir dans sa tente. Lorsqu’il apprit que Setni venait d’Alexandrie, il montra la même curiosité que sa sœur et, tout en offrant une coupe de vin à ses hôtes, il s’enquit : — Heureux homme qui vécut dans la capitale de Ptolémée que l’on dit la plus belle du monde ! Raconte : à quoi ressemble-t-elle ? Setni, heureusement, avait toujours présent en mémoire l’enseignement hypnopédique reçu à Kalapol, et donna volontiers satisfaction à son hôte : — Tu sais que cette cité fut fondée{2} par ordre d’Alexandre qui confia à Dinocratès le soin d’élaborer son plan. La cité reçut la forme d’une chlamyde, ce manteau macédonien, et fut construite sur la langue de terre qui sépare le lac Maréotis de la mer. L’île de Pharos fut reliée au continent par une chaussée : l’heptastadion, autour de laquelle furent installés deux ports. — Il est donc exact que ses constructeurs l’ont bâtie selon un plan d’ensemble. — Certes, ils ont voulu éviter la tare des vieux quartiers crasseux aux ruelles enchevêtrées. Dans toutes les rues, deux chars peuvent passer de front. Les deux grands axes nord-sud et est-ouest se croisent à angle droit et six chars peuvent s’y déplacer simultanément. Elles sont bordées de merveilleuses colonnades. — Six chars ! Réellement si tu ne l’affirmais, j’aurais peine à y croire ! s’exclama Maïchos. — Elle possède quatre principaux quartiers : l’un, destiné aux Grecs, héberge les habitants de Naucratis. Un autre constitue la plus importante communauté israélite du monde. Le troisième est habité par les Egyptiens. Le dernier abrite la fameuse bibliothèque et le musée. — Est-il exact que le commerce de cette ville nouvelle est supérieur à celui de l’ancienne Tyr ? — Et de loin : Alexandrie détient pratiquement le monopole des échanges entre l’Orient et le monde méditerranéen. C’est ce qui explique sa richesse. — Byzance et l’île de Rhodes ne la concurrenceront-elles pas un jour ? — Sans doute, mais ma ville natale est de loin le port le plus fréquenté par tous les navires de commerce. Elle accueille aussi le plus grand nombre d’artistes, de peintres, de sculpteurs. — Selon toi, quel est le plus grand peintre connu ? — C’est assurément Apelle quand il s’agit de sujets allégoriques. Dans ses œuvres, la richesse des teintes s’allie à la perfection du dessin. — N’a-t-il pas effectué le portrait de Philippe et d’Alexandre ? — Si fait, pourtant son sujet favori était Aphrodite, déesse de l’amour… — Il habitait Athènes, je crois ? — Certes, et il tenait en estime l’opinion de ses concitoyens : à ce propos on raconte une savoureuse anecdote. Un jour Apelle exposa un de ses tableaux près de l’échoppe d’un cordonnier, puis il se cacha à l’étage au-dessus pour entendre les commentaires des passants. Le premier soir, le cordonnier fit une remarque sur la sandale de l’un des personnages. Le peintre en tint compte et fit une retouche. Le lendemain l’artisan, fier du succès de sa critique, en formula une autre sur la jambe du sujet. Cette fois, Apelle se montra et lui lança : « Cordonnier, pas plus haut que ton empeigne. » — Ah ! c’est de là que vient cette expression, je l’ignorais… Décidément, mon ami, ta conversation est aussi instructive que plaisante et je suis ravi de figurer parmi tes amis ! s’exclama Maïchos. — Et parmi les sculpteurs, quel est ton préféré ? s’enquit Maïcha. — Phidias qui réalisa plusieurs fresques pour le temple de Zeus à Olympe est mon favori. — Moi, j’ai un faible pour Léocharès. — Assurément, son Apollon du Belvédère est paré de mille séductions ! — Tu as beaucoup voyagé, semble-t-il, reprit Maïchos. As-tu contemplé le théâtre de Dionysos à Athènes ? — Oui, c’est l’un des plus grands du monde : il peut accueillir 30000 spectateurs et sa scène aux décors tournants est dotée d’une machinerie perfectionnée permettant de simuler, par exemple, le vol dans les airs des dieux et des héros. — Incroyable ce que l’on peut réaliser ! s’exclama Maïcha. Je voudrais bien contempler pareil spectacle. Mais tu devrais nous parler d’astronomie comme tu l’as fait l’autre soir : j’aimerais tant que tu exposes à mon fr… à notre hôte que la Terre est un globe tournant autour du feu solaire, escortée de planètes… — Ce sera pour un autre jour, déclara Setni. Nous avons tous besoin de repos, tout particulièrement Maïchos qui a perdu beaucoup de sang. — C’est vrai, je n’y pensais plus; que je suis donc étourdie… Maïcha aida son frère à se coucher et regagna le campement de Setni situé non loin de là. La nuit fut paisible. Pendant quatre jours l’armée campa sous les murs de Plaisance. La première nuit du siège, il y avait eu un beau remue-ménage dans le camp romain. Après avoir tué les sentinelles qui veillaient aux portes, deux mille fantassins et deux cents cavaliers gaulois passèrent chez les Carthaginois. Annibal, il va de soi, les reçut avec bienveillance : l’occasion était trop belle ! Chargés de présents, ils repartirent dans leur pays afin d’y chanter les louanges du généreux guerrier carthaginois. Scipion, blessé, démoralisé, se vit perdu : tous ses mercenaires allaient sans doute suivre cet exemple et se mutiner. Il décampa de nuit, déjouant la surveillance des assiégeants et alla établir un nouveau camp sur les hauteurs de la Trébie où la cavalerie adverse aurait peine à l’attaquer : là, il espérait attendre les légions de Tiberus Sempronius Longus qui, venues de Sicile, avançaient vers lui à marches forcées. Annibal, furieux de voir son adversaire lui échapper, envoya sa cavalerie à sa poursuite. Setni fut ainsi aux premières loges pour assister au pillage du camp établi près de la rivière que seule une faible arrière-garde défendait. Le Lactéen, avec ses téléobjectifs, repéra tous les bagages des Romains encore entassés près de barques le long de la rivière; cette information aurait beaucoup intéressé son général mais l’envoyé des Grands Cerveaux s’était interdit toute intervention utilisant une technologie futuriste, aussi n’en parla-t-il pas. Scipion parvint donc sur les hauteurs avec ses provisions, un fossé et une palissade furent vivement construits et le consul put enfin souffler. Les Gaulois, eux, s’empressèrent de fournir des approvisionnements aux Carthaginois et Annibal trouva même le moyen de soudoyer le gouverneur romain de la ville de Clastidium où se trouvaient entassées des provisions : pour quatre cents pièces d’or, Dasius de Brundisium trahit ces compatriotes. Cette attitude sembla, une fois encore, étrange à Setni. Comment un Romain, sachant que des renforts partis depuis 40 jours étaient sur le point de rejoindre Publius Scipion, pouvait-il ainsi tourner casaque ? Fallait-il voir là l’intervention d’un transfuge avec un psycho-inducteur ? Quoi qu’il en fût, le Lactéen apprit la nouvelle trop tard. Malgré ses recherches, impossible de retrouver Brundisium qui s’était évaporé dans la nature avec son or. Quant à la garnison qui avait bénéficié de la clémence d’Annibal, ses officiers interrogés n’apprirent rien de particulier à Setni, si ce n’est que des parlementaires puniques étaient venus rendre visite à leur chef ; ils ne les connaissaient pas mais l’un d’eux était rasé comme un prêtre et portait leur robe de lin. Une nouvelle fois, les événements empêchèrent Setni de poursuivre son enquête : Annibal l’envoya avec ses cavaliers attaquer des Gaulois qui, reniant leur parole, avaient fourni des renforts aux Romains. Les mille cavaliers ravagèrent les terres des transfuges et rapportèrent un gros butin. Entretemps, Sempronius avait effectué sa jonction avec son collègue. Brûlant du désir d’infliger une leçon à cet outrecuidant envahisseur, il laisse son infanterie exténuée au repos et expédie sa cavalerie qui traverse la Trébie et intercepte le raid punique sur le retour. Les Carthaginois, empêtrés de leurs prises et aux trois quarts saouls, braillaient des chansons paillardes lorsque leurs ennemis les assaillirent. Plantant là accortes Gauloises et amphores, les Numides filèrent comme des chiens battus. Ils furent alors interceptés par mille archers que le consul avait placés sur leur route. Leurs pertes furent sévères et les amis de Setni ne durent leur salut qu’à la solidité de leurs boucliers. Par bonheur, ils n’avaient pas bu outre mesure, sauf Dunorix que Styros avait ficelé sur son cheval ; tirant la monture par la bride, il réussit à ramener son ami sain et sauf. Une fois abrités dans leur camp, les Numides respirèrent ; les Romains qui les talonnaient furent repoussés par la garde et contraints de fuir vers leurs propres retranchements. Sempronius, décidé à en finir, contre-attaqua avec toute sa cavalerie et ses archers : une pluie de traits obscurcit le ciel, mais Annibal n’était pas décidé à livrer une bataille générale. Ses troupes demeurèrent abritées dans leur fortin et les Romains ne tardèrent pas à se retirer. Le nouveau chef romain triompha : — Eh quoi ! reprocha-t-il à Scipion, tu voulais m’empêcher d’attaquer, prétextant que mes hommes étaient fourbus ! Vois donc ce qui arrive ! Tu manques singulièrement d’audace, mon cher. Certes, ta blessure peut t’excuser… Allons, si tu m’en crois, nous donnerons une bonne leçon à ces misérables et les rejetterons loin d’ici ! — O Sempronius, ne crois pas que cette estafilade m’ait rendu couard ! Je désire autant que toi battre ce Barca, pourtant je devine les motifs de ta hâte ! Tu sais que d’autres consuls nous remplaceront prochainement et que ma blessure me rend incapable de marcher à la tête de mes hommes. Voilà une superbe occasion pour toi de t’approprier toute la gloire si, d’aventure, tu remportais une victoire. Mais en fait, tu n’as gagné qu’une escarmouche. Annibal, jusqu’alors, n’a même pas utilisé d’éléphants dans la bataille. Alors crois-moi : attends que ton infanterie ait pleinement récupéré avant de l’affronter… — Tu me prêtes là de noirs desseins, Scipion. Je vais te dire quel est ton problème : tu as perdu la fougue indispensable à un général. Je ne puis, hélas, attaquer avec mes seules forces, pourtant, tu commets une terrible erreur en laissant à ce rusé Barca le loisir d’organiser la bataille à sa guise. Mais Scipion ne voulait rien entendre, il fit mine de sommeiller, et Sempronius furieux quitta sa tente sans avoir obtenu ce qu’il espérait. Pourtant, les faits lui donnèrent raison : Annibal, selon son habitude, profita de ce répit pour laminer avec soin le terrain choisi pour affronter les Romains. Ceux-ci avaient le dos à la rivière qui, sur leur gauche, recevait un petit affluent aux rives assez escarpées couvertes d’épais buissons épineux et d’arbustes : l’emplacement rêvé pour une embuscade de cavalerie. Annibal convoqua donc son frère Magon, vaillant combattant, jeune et plein d’ardeur, il lui exposa son plan : installer de nuit mille cavaliers d’élite dans ce bosquet et attaquer lorsque trois colonnes de fumée s’élèveraient du camp carthaginois. Cette fois encore, Setni et ses amis furent en première ligne. La cavalerie quitta le gros des forces puniques par l’arrière, en s’éloignant de la rivière, puis en décrivant un vaste arc de cercle. Les pieds des chevaux avaient été entourés de tissus épais afin de ne faire aucun bruit et, une fois parvenus à leur position, les armes, surtout les casques trop brillants, furent dissimulés sous des feuillages en attendant l’heure de l’assaut. Lorsque l’aube se leva sur leur camp, les Carthaginois étaient réveillés depuis belle lurette, ils avaient mangé en silence et bu des brouets chauds. Aussi, quand Sempronius regarda la plaine glaciale sur laquelle la neige tombait à gros flocons, il s’aperçut que ses adversaires se rangeaient en bataille. Et cette fois, Annibal utilisait toutes ses ressources : l’infanterie placée au centre se trouvait appuyée sur les deux ailes par les énormes masses des éléphants, couverts d’un manteau blanc immaculé, tandis que la cavalerie piaffait aux deux ailes. Les trompettes résonnèrent, tirant des tentes les Romains aux yeux chassieux, le ventre vide, qui couraient en maugréant occuper les positions ordonnées : traversant les eaux glacées de la rivière, ils se rangèrent en grelottant face à leurs adversaires, infanterie légère en avant, cavalerie aux ailes, déjà harcelée par les véloces coursiers numides. Ainsi débuta dans les pires conditions ce combat de la rivière Trébie. CHAPITRE VI Scipion étant toujours incapable de monter à cheval, Sempronius prit le commandement des deux armées. Avant toutes choses il rappela sa cavalerie qui s’épuisait à poursuivre les rapides Numides, prompts à effectuer des volte-face et il plaça ses 4000 cavaliers aux ailes, tandis que l’infanterie, comme celle d’Annibal, se massait au centre. Les dix-huit mille Romains étaient renforcés par vingt mille alliés latins et gaulois dont un corps de Cénomans {3}. Annibal, lui, disposait de 8000 Balérares d’infanterie légère, de frondeurs, et de 20000 Gaulois, Espagnols ou Africains plus lourdement armés. Sa cavalerie était supérieure en nombre : elle comptait dix mille coursiers. Lorsque les deux armées furent à peu près rangées en bataille, l’affrontement réel commença : sous le couvert des pierres lancées par les Baléares, l’infanterie légère assaillit les Romains glacés qui se replièrent derrière les rangs des hastates cuirassés. De leur côté, les cavaliers carthaginois se ruèrent sur leurs homologues aux deux ailes et leur impétuosité fut telle qu’ils les mirent en fuite. Au centre pourtant l’infanterie lourde tenait tant bien que mal, et les Baléares utilisaient maintenant leurs frondes contre les cavaliers tournant casaques. Quand ceux-ci furent hors de portée, ils tirèrent à nouveau sur les légionnaires qui devaient en outre affronter les éléphants sur leurs deux ailes. Pourtant l’infanterie romaine tenait bon : les vélites criblèrent de dards les pachydermes qui firent volte-face. Alors, ils les piquèrent sous la queue avec leurs lances, les affolant de douleur. Du coup, les énormes animaux chargèrent furieusement et faillirent écraser les Carthaginois, mais Annibal les fit transférer du centre à l’aile gauche, là où se trouvaient les auxiliaires gaulois. L’attaque de ces monstres inconnus les terrorisa, et tout le contingent prit la fuite, saisi de panique, laissant les Romains se débrouiller seuls. Pendant ce temps la neige s’était transformée en pluie et la brume masquait le bois où se dissimulait Magon. Dès qu’il eut constaté que les Romains avaient dépassé l’endroit de l’embuscade, il lança ses troupes sur leur arrière. Setni et ses compagnons, glacés par l’immobilité forcée, purent enfin se réchauffer en frappant sur les fantassins décontenancés par leur soudaine irruption sur leurs arrières. Soudain, cette tuerie écœura le Lactéen qui fut tenté d’appeler Pentoser et de tout laisser tomber. Mais un regard vers Maïcha l’emplit de honte : la jeune femme grelottait de froid, pourtant elle supportait toutes ces épreuves sans se plaindre. Et lui, avec son corps bionique capable d’accélérer son métabolisme, il pleurnichait comme un gosse ! L’infanterie romaine, pressée de toutes parts, ne pouvait espérer regagner son camp situé de l’autre côté de la rivière : les plus disciplinés formèrent cercle afin de faire front et ce fut leur salut. Ils longèrent la Trébie, et purent ensuite se diriger vers Plaisance ; dix mille hommes furent ainsi sauvés. Les autres, pris de panique, perdus dans la tourmente, transpercés par les aiguilles du grésil, cherchèrent leur salut au hasard. Les uns se jetèrent dans les flots glacés de la rivière, ceux qui la franchirent périrent presque tous de congestion; les autres, acculés sur les berges, furent massacrés par les mercenaires ou écrasés sous les pieds des éléphants. Quelques fuyards, perdus dans la brume, purent échapper au massacre et s’enfuir vers Plaisance, mais la plupart furent tués ou faits prisonniers. La pluie cinglait toujours les combattants gelés jusqu’à la moelle des os. D’innombrables chevaux périrent de froid et un seul éléphant échappa à la morsure de la bise qui glaçait leurs poumons. Il servit désormais de monture à Annibal. Les hommes eux-mêmes, pourtant aguerris, habitués au climat de la Gaule et de l’Espagne, se réfugiaient sous les tentes ou près d’immenses feux de camp, cherchant un peu de chaleur. Maintenant qu’il était décidé à rester, Setni retrouva son dynamisme : il couvrit Maïcha avec une de ses couvertures isolantes, car les dents de la malheureuse claquaient comme des castagnettes. Styros fit tiédir de la piquette et en servit à tous les amis réunis autour du brasier ; jusqu’alors, Setni n’avait guère apprécié cette boisson un peu trop aigre pour son œsophage délicat, mais cette fois, il la trouva pareille à l’ambroisie. Ce temps de chien dura toute la nuit et la journée suivante : il permit à quelques rescapés transis de passer le fleuve sur des radeaux. Sempronius, atterré par sa défaite, n’était plus capable de commander les restes des armées, ce fut donc l’indestructible Scipion qui mena les rescapés à Plaisance dans le plus grand silence, puis franchit le Pô et les guida jusqu’à Crémone. La nouvelle de cette défaite parvint jusqu’à Rome et y jeta la panique : les avares entassaient leurs biens dans des charrettes et fuyaient vers le sud, chacun cherchait à se défaire de ses biens à vil prix et, ce jour-là, quelques financiers à tête froide firent fortune. Deux consuls avaient été battus. Deux armées, dont l’une venue de Sicile, vaincues. Quel espoir restait-il ? Où trouver de nouvelles troupes ? Pourtant les premiers courriers de Sempronius rassurèrent un peu l’opinion publique : selon lui, seul le mauvais temps avait dérobé la victoire aux Romains. Les légions avaient fait retraite, certes, mais elles s’étaient réfugiées dans des villes et barraient toujours le chemin au maudit Barca. Là-dessus, le consul qui avait repris sa faconde arriva à Rome et confirma ces rassurants propos. Il présida les élections consulaires, où Cnaieus Servilius et Caius Flaminius furent élus, puis il regagna ses quartiers d’hiver pour préparer les rescapés aux prochaines attaques carthaginoises. Déjà de grands préparatifs commençaient ; des troupes furent amenées du sud, soixante quinquérèmes furent équipées afin d’assurer les communications et d’attaquer les troupes d’Hasdrubal en Espagne dès que l’occasion se présenterait. Tous les alliés de Rome furent mis à contribution, jusqu’à Hiéron de la lointaine Crète qui fournit cinq cents hoplites. Cnaieus Cornélius Scipion, auquel son frère Publius avait donné le commandement des troupes romaines d’Espagne, remporta un premier succès sur Hannon et son allié ibère Androbale qu’il fit prisonnier après avoir vaincu leurs armées et saisi un riche butin. Hélas, ses officiers s’endormirent sur leurs lauriers et se laissèrent surprendre par Hasdrubal qui, après avoir franchi l’Ebre, massacra les matelots et l’infanterie de marine qui le croyaient bien loin d’eux. Cela fait, le Carthaginois prit ses quartiers d’hiver à la Nouvelle Carthage, tandis que Cnaeius Cornélius s’installait à Tarragone. Les deux adversaires s’étaient donné bien du mal et avaient fait partie égale : Annibal pour l’instant n’avait pas de soucis à se faire pour ses arrières, l’astucieuse diversion des Scipion n’avait produit aucun effet. Pourtant Cnaeius tenait Emporium, Tarragone et recevrait des renforts par mer au cours de l’hiver : il demeurait donc menaçant. Le général carthaginois, après sa victoire de la Trébie, dut laisser souffler ses troupes exténuées. Seule sa cavalerie se montra active, effectuant des raids, interceptant des convois de ravitaillement, s’en prenant même aux villes. Ainsi, Annibal, toujours au premier rang, emmena ses Numides à l’assaut d’un village proche de Plaisance, où se trouvaient d’importants stocks de vivres. Parti au crépuscule dans le plus grand secret, il tenta de franchir les remparts de nuit, par surprise. Hélas, le cri d’agonie d’une sentinelle donna l’alarme et les hurlements des rescapés furent tels qu’on les entendit jusqu’à Plaisance. Un rude combat s’engagea et dura jusqu’au lever du soleil, la cavalerie consulaire vint alors à la rescousse et les légions suivirent. Annibal ne disposait que d’un seul corps d’infanterie : payant de sa personne, il tenta de rétablir la situation malgré l’infériorité numérique de ses troupes, mais il fut blessé. Ses lieutenants décrochèrent immédiatement ramenant leur général à son camp. Par bonheur, l’examen des médecins fut rassurant : une simple plaie en séton au biceps. Barca en fut réduit à porter le bras en écharpe pendant quelques semaines. Pourtant cette blessure eut des conséquences imprévues qui intriguèrent fort Setni : en effet, Styros, toujours à l’affût des ragots, lui raconta un soir une étrange histoire, qu’il monnaya comme de coutume. — Maître, déclara-t-il en servant une coupe de vin au Lactéen, que me donneras-tu si je t’apprends que notre général, depuis sa blessure, se livre à de curieuses fredaines ? — Eh bien, tu auras deux sicles d’argent si ton histoire est banale, quatre si elle m’intéresse, c’est notre tarif habituel, n’est-il pas vrai ? — Certes, pourtant, cette fois tu pourrais aller jusqu’à six pièces car elle t’étonnera. — Tope là, vieux fripon ! Je t’écoute… Et le Lactéen s’allongea confortablement pour écouter, — La bravoure de notre général est bien connue : on le voit toujours au premier rang pendant les combats, il aime parcourir les campements, discuter avec les soldats et partager leur ordinaire. — Tout le monde sait cela ! s’exclama Dunorix un peu jaloux. Un jour quelqu’un me donne une grande tape dans le dos, je me r’tourne, pas content, et j’ me trouve nez à nez avec notre Barca qui glousse : « Gaulois, j’aimerais avoir beaucoup de soldats dotés de cette carrure dans mon armée ! » Alors… — Dis donc, c’est toi qui racontes l’histoire ? coupa Styros. Tais donc un peu ta grande gueule et écoute. Lors du récent engagement où il a été blessé, Annibal avait été reconnu par des Gaulois. Lui, pensant être entouré d’alliés, n’était pas en garde. Hélas, il s’agissait de mercenaires romains qui lui tombèrent dessus en criant : « Venez tous : c’est Annibal en personne ! Il faut le faire prisonnier, nous en tirerons une riche rançon ! » Sans le prompt secours de ses gardes, notre général était bel et bien capturé. Alors, il a décidé de ne plus courir pareil risque et savez-vous ce qu’il a fait ? — Ma foi non, répliqua Setni, peut-être cessera-t-il de s’exposer ainsi : ses gardes du corps ne savent jamais où le trouver. — C’est bien mal connaître ce personnage têtu ! Craignant qu’on ne lui tende des pièges pour le tuer ou le capturer, et ne voulant point modifier ses habitudes ; il s’est fait confectionner des dizaines de vêtements différents, des perruques. On prétend même qu’un masque magique modifie complètement ses traits et le rend méconnaissable. Ainsi, il peut vaquer çà et là, tirer les vers du nez des bavards et se renseigner sur le moral de ses troupes. — Par Esus ! grogna Dunorix, j’ai eu d’la veine qu’y ne soit point déguisé le jour ou j’l’ai rencontré parce qu’il aurait ramassé une sacrée mornifle… — Dis-moi, intervint Setni fort intéressé, as-tu vu ce fameux masque ? — Non, c’est un Grec de Délos, son coiffeur, qui m’en a parlé ; selon lui, on croirait de la véritable peau, souple et douce au toucher, pourtant elle ne se dessèche point. Sans doute est-ce un tannage particulier. Le Lactéen resta silencieux : cette description évoquait de la peau synthétique, peut-être tenait-il là le moyen de démasquer ses compatriotes ? Il reprit : — Par ma foi, j’aimerais jouer un tour à Annibal et lui montrer qu’un bon grimage ne suffit pas, pourrais-tu, moyennant finances, demander à ton ami l’heure à laquelle notre vaillant Barca sort ainsi affublé ? — Ah ! elle est bien bonne ! s’esclaffa Styros. Mon maître est malin, il va faire un pari et gagner une grosse somme ! — Tu as fort bien compris ! Alors ? — Si tu me donnes sept pièces d’argent au lieu de six, j’en fais mon affaire ! — Sept pièces ! s’écria Dunorix en levant les yeux au ciel. Par Taran ! à la fin d’cette campagne, tu pourras acheter un palais… Quand j’pense qu’on doit donner six lièvres pour avoir un sicle, j’ ferais bien de chasser les histoires plutôt qu’ le gibier ! — Je t’en octroierai deux : estime-toi content… Maïcha n’était pas intervenue, mais elle regardait son amant fixement, comme si elle cherchait à deviner ses secrètes pensées. Car ce n’était assurément pas pour un pari qu’il demandait pareil renseignement. Sans connaître le montant de sa fortune, elle le savait riche, il portait à même la peau plusieurs sacs contenant de superbes pierres précieuses. Alors ? Voulait-il préparer un attentat contre Annibal ? L’Egyptien avait fait preuve de bravoure et de dévouement pendant la campagne et, lors du passage des Alpes, il aurait eu dix fois la possibilité de faire disparaître son chef dans un précipice. Setni avait senti son inquiétude : lorsqu’il effectua sa promenade habituelle autour du camp avec la jolie Espagnole, dûment casquée, il lui glissa : — En réalité, je n’ai nullement désir de gagner de l’argent en démasquant Annibal. Je veux simplement lui donner une leçon et lui prouver que, même déguisé, il peut être reconnu. Ses serviteurs peuvent le trahir et les Romains seraient bien trop heureux de se débarrasser de lui. Lui seul est capable de vaincre Rome. — Ah ! que je suis heureuse ! s’écria Maïcha en se jetant dans ses bras. — Et pourquoi donc ? — Parce que je m’étais imaginé des horreurs à ton sujet, que tu voulais tramer un complot, ou je ne sais quoi… — Allons donc, petite folle ! Tu as trop d’imagination : si je suis venu ici de si loin, c’est uniquement pour assister à la défaite des Romains. Alors je prends soin de notre général, voilà tout ! Setni réalisa son projet sans difficultés ; il suivit Barca dans le camp et, alors qu’il contemplait l’étal d’un vendeur de marrons grillés, lui murmura à l’oreille : — Général, vous prenez trop de risques en circulant ainsi seul parmi les Gaulois, l’un d’eux peut être un ennemi. Là-dessus, il se perdit dans la foule et le Carthaginois, malgré tous ses efforts, ne put le retrouver. Cette petite leçon porta ses fruits, les sorties d’Annibal devinrent plus rares et son entourage respira : il ne fit plus de fugues couvert du grand manteau qui masquait son bras en écharpe. Sitôt guéri, il se donna de l’exercice en assiégeant Victumulae. Un grand nombre de réfugiés s’y trouvaient et des quantités de provisions y avaient été entassées par les paysans. Lorsque l’armée se présenta devant la ville en ordre de bataille, les vaillants défenseurs bien que livrés à eux-mêmes, sans généraux, décidèrent de résister. Ils réunirent 35000 combattants et se portèrent au-devant des Carthaginois. Cet affrontement entre une infanterie d’élite dirigée par un chef habile et une horde indisciplinée se termina par le massacre des citadins et des villageois. Hélas, les assaillants, furieux de la résistance qu’on leur avait opposée, se comportèrent en bouchers. Le lendemain de la chute de cette bourgade, alors que tous les habitants avaient rendu leurs armes, les Carthaginois se livrèrent à un pillage en règle et à d’odieuses exactions, violant les femmes, égorgeant les enfants, brûlant les pieds des hommes pour leur faire avouer où ils avaient dissimulé leur magot. Setni qui faisait partie de cette expédition fut tellement horrifié qu’il faillit se trahir et asperger ces brutes d’incapacitants afin de mettre un terme à leurs violences, mais ses supérieurs ne l’excuseraient jamais de s’être ainsi démasqué. Il se borna donc à des actions ponctuelles : balançant une ampoule de gaz lorsqu’il assistait à une scène insoutenable. Maintenant, Annibal ne manquait plus de vivres. Les Gaulois, accouraient chargés de présents pour se concilier ses bonnes grâces, et s’enrôlaient en masse dans les rangs de l’armée punique qui, bientôt, allait piller la cité la plus riche du monde : Rome. L’hiver passa bien lentement pour Setni qui s’ennuyait à périr sauf lorsqu’il bénéficiait des caresses de Maïcha. Il se servait, le reste du temps, de drogues intemporelles qui lui donnaient l’illusion d’un temps accéléré. Malgré son désir d’en terminer avec sa mission, aucun indice nouveau ne lui permettait d’aiguiller ses recherches. Ce fut encore Styros qui lui fournit des informations : d’innombrables prodiges avaient eu lieu pendant l’hiver en Italie et dans les possessions romaines. Aussi le moral des ennemis d’Annibal était-il fort mauvais. — Pense donc, Maître, qu’un bœuf est monté de lui-même au troisième étage d’un immeuble à Rome et qu’il s’est suicidé en se précipitant par la fenêtre ! — Bah ! gouailla Dunorix, il avait sans doute rencontré un Grec. — Plaisante ! Plaisante ! Apprends que le temple de l’Espérance a été foudroyé ! Peut-on voir plus mauvais présage ? — Certes non, par Teutatès ! grogna le Gaulois qui commençait à prendre au sérieux les dires de son ami. La défaite des Romains ne fait plus de doute… — Ce n’est point tout ! A Lanuvium, une victime, immolée pour apaiser le courroux des dieux, est revenue à la vie et un corbeau, ayant violé le saint temple de Junon, s’est perché insolemment sur le lit sacré de la déesse ! — Que Tanit soit bénie ! s’exclama Maïcha, elle a montré sa puissance dans le nid même des faux dieux ! — Plus encore, reprit Styros qui ménageait ses effets, une pluie de pierres est tombée des cieux et, dans la campagne d’Amiternum, on a vu errer des spectres vêtus de blanc se lamentant sur l’infortune des Romains. — Tonnerre ! jura Barcino, tu finis par me donner des frissons dans le dos ! Je veux bien combattre des humains, mais pas des fantômes échappés des Enfers. — Enfin, à Rome même, plus de mille personnes ont vu dans le ciel immense un vaisseau porté par des flammes ! Chacun se tut, méditant sur ces informations. Setni, quant à lui, ne les prenait guère au sérieux, sauf les pluies de cailloux : sans doute un essaim de météores, et la dernière qui évoquait une aurore boréale. Comme il était certain que sa nef ne suivait pas une trajectoire passant au-dessus de Rome, il pouvait s’agir aussi d’un astronef étranger, de dissidents rebelles aux instructions formelles des Grands Cerveaux. Les indices devenaient de plus en plus nets, il fallait redoubler de vigilance, tant sur terre que dans le ciel. — Allons, mes amis ! s’exclama-t-il. Ces événements sont assurément de mauvais augure pour nos adversaires : il faut nous en réjouir, le moral des Romains s’en trouvera affecté. — Oh, d’après ce que j’ai oui-dire, ils ont pris ces choses très au sérieux, reprit Styros. Les décemvirs, après avoir consulté les Livres Sacrés, ont fait décréter neuf jours de sacrifices. Cérémonies expiatoires et lustrations suivirent. A Lanuvium, une offrande en or de quarante livres fut portée en grande pompe à Junon. A Rome, un souper solennel, appelé lectisterne{4}, fut offert à la déesse Juventas et des supplications adressées à Hercule. On a aussi immolé cinq victimes au génie de Rome. Pourtant, les esprits superstitieux ne sont pas rassurés : le mal est fait, chacun dans son for intérieur demeure persuadé que des calamités terribles vont s’abattre sur la cité fondée par Romulus et Remus… Tous les Carthaginois, lorsqu’ils apprirent ces nouvelles, largement diffusées sur ordre d’Annibal, se réjouirent et louèrent Ba’al de terroriser ainsi leurs adversaires. De leur côté, les Romains fourbissaient leurs armes et désignaient des chefs qui les mèneraient au combat. Leur choix ne sembla guère heureux… L’un des consuls, Flaminius, qui commandait aux légions hivernant à Plaisance, devait son poste à ce que les Gaulois du XXe siècle appelleraient le pinard. Ce démagogue avait fait voter une loi interdisant aux sénateurs de posséder des galères pouvant transporter plus de 300 amphores, soit la production d’un vignoble privé de taille raisonnable, ce qui interdisait aux nobles de trafiquer sur le vin. Les plébéiens, ravis, avaient donc appuyé la candidature de Flaminius qui avait été élu pour un second consulat. Ayant quitté Rome pour se rendre dans sa province, le nouveau consul manqua les cérémonies expiatoires, en particulier le sacrifice solennel offert à Jupiter sur le mont Albin. Une ambassade le ramena d’Ariminium et il se fit vertement tancer par les sénateurs. Hélas, le jour de sa prise de pouvoir officielle, nouvelle catastrophe : une brebis blessée échappa aux sacrificateurs et s’enfuit en éclaboussant de sang les assistants. Tous virent dans cet événement le présage d’affreux malheurs… De son côté, Setni n’était pas resté inactif. L’Hélion se trouvait toujours au-dessus de son commandant en orbite géostationnaire. Celui-ci, prétextant une partie de chasse, s’en alla dans la campagne enneigée, profitant du gel et du brouillard pour masquer ses traces. Il entra en communication avec Pentoser et lui demanda de contrôler immédiatement tous les enregistrements de l’ordinateur du bord. La réponse fut rapide : un vaisseau assez éloigné avait été détecté, mais le radar n’en révélait pas plus : un habile brouillage avait dissimulé son atterrissage, peut-être dans le cratère du Vésuve. Toutes les recherches ultérieures s’étaient avérées vaines… Pentoser profita de l’occasion pour envoyer quelques gâteries à son chef qui ingurgita un copieux repas élaboré avec les habituelles denrées synthétiques et le trouva extrêmement fade. Ce fut avec un véritable soulagement que le Lactéen regagna le campement carthaginois avec ses odeurs de feux de bois, les remugles de crottin de cheval et de crasse des mercenaires qui ne se lavaient guère, vu le froid. Malgré ces contingences, l’hiver laissa à Setni de bien agréables souvenirs. Son existence était réglée avec minutie. Le matin, il s’arrachait de son lit de fourrures bien tiède pour aller respirer l’air frais de la campagne. Souvent Maïcha lui tenait compagnie la nuit durant, mais elle s’éclipsait toujours avant l’aube. La jeune femme ne comprit jamais pourquoi son amant tenait essentiellement à lui faire boire une tasse de lait avant de faire l’amour. Pour elle, c’était un rite, elle ignorait que le Lactéen y avait dissous une hormone anticonceptionnelle, afin de ne pas risquer de croiser deux êtres si éloignés dans l’espace et le temps. Les cavaliers qui couchaient dans les tentes voisines s’étaient aperçus, bien sûr, de leur manège, pourtant, la pédérastie était si courante qu’ils n’y voyaient rien à redire. Seul Barcino poussait parfois de profonds soupirs : il prenait sa peine en patience espérant qu’un jour, Setni se lasserait de son mignon. Le matin, le couple partait à cheval dans la campagne ligure toute recouverte de neige. Parfois, Dunorix les suivait pour relever ses collets. De temps à autre, ils apercevaient un renard qui s’esquivait furtivement, mais le plus souvent la seule trace de vie était un vol de corbeaux, gibier assez recherché par les chasseurs pour agrémenter l’ordinaire du camp. Au retour, ils trouvaient un tepidarium dont la chaude vapeur ôtait la fatigue de leurs muscles, ils en profitaient alors pour faire l’amour. Ensuite, Maïcha prenait une douche glacée, aspergeant malicieusement son compagnon frileux qui n’avait jamais pu se résoudre à infliger pareil traitement à son pauvre épiderme. Le Lactéen ne tolérait que de l’eau bien chaude. Ensuite, ils déjeunaient avec les cavaliers de la compagnie, discutant du programme de l’après-midi, des reconnaissances ou des raids destinés à rapporter du ravitaillement. Parfois, Annibal ordonnait de préparer un coup de main sur les convois adverses : alors ils s’absentaient du camp pour plusieurs jours et revenaient, tout contents de leurs exploits, exhibant leurs prisonniers, troquant leur butin. Alors, ils organisaient un festin le soir, et les esclaves se surpassaient pour offrir des mets raffinés : tartelettes à la moelle de porc, truites saumonées des rivières voisines, rôts de sanglier arrosés de vins gaulois délicieux ; une fois même on servit au dessert d’étranges pommes d’or apportées spécialement pour un riche patricien des îles lointaines. Ensuite, les esclaves amenaient des pots afin que les convives soulagent leur vessie et les intermèdes se succédaient : il ne manquait pas de belles captives expertes à la danse et aux jeux de l’amour, ni de jongleurs ou d’acrobates ravis de déployer leur talent pour manger à leur faim. Les Carthaginois trouvaient dégoûtante la pratique romaine qui consistait à vomir volontairement le repas afin de pouvoir ingurgiter à nouveau de succulentes friandises. Par contre, ils ne dédaignaient nullement boissons ou liniments aphrodisiaques à base de cantharide ou de fiel et appréciaient les subtiles caresses des masseuses. La soirée se terminait en orgie, mais Setni et Maïcha s’arrangeaient toujours pour filer avant que leurs compagnons ne deviennent trop entreprenants. Ils retrouvaient fourrures et pourpres de leur tente sur laquelle Dunorix veillait avec un soin jaloux. — Que deviendrais-je sans toi, ô mon tendre amour ? roucoulait Maïcha un soir du mois de mars qui, par sa douceur, laissait deviner le printemps. Je m’étais lancée comme une folle dans une aventure dont je ne mesurais pas les dangers. Certes, il ne fait pas bon avoir physionomie trop avenante dans un camp de soldat ! J’ai beau dissimuler mes traits derrière un masque, la seule vue de mes jambes ou de mes hanches suffit à attirer les importuns comme des mouches. — C’est que tu es trop bien tournée, ma douce ! Vois comme Barcino soupire après ta peau satinée. — Les hommes sont-ils donc tous des porcs ? s’exclama la belle enfant. Ils ne pensent qu’à baiser, par-devant ou par-derrière ! — Que veux-tu, l’existence à cette époque ne présente guère d’autres distractions que le sexe ou la bouffe. — Que veux-tu dire par cette époque ? Setni bredouilla un peu, il avait failli se trahir : — Je… je veux dire par là que les beaux arts pratiqués par nos ancêtres sont bien délaissés dans ces périodes troublées où chacun n’aspire qu’à égaler les hauts faits guerriers et amoureux du divin Melqart. — Ah comme tu as raison ! je suis lasse de ces tueries. Prendront-elles bientôt fin ? — Qui peut prédire l’avenir ? Une alternative se présente : si Annibal réussit à s’emparer de Rome après avoir détruit ses armées, ce sera la paix pour au moins un siècle, sous la domination de Carthage. Par contre, s’il ne peut concrétiser sa supériorité d’une manière rapide, alors la guerre s’éternisera. De toute manière, il n’existe pas d’autre issue que la destruction de Rome ou celle de Carthage. — Depuis longtemps, les Romains rêvent d’évincer les Carthaginois. Y parviendront-ils ? — Nous le saurons vite : les beaux jours arrivent et les opérations militaires, interrompues par l’hiver, vont reprendre. Annibal a reçu d’importants renforts gaulois. De leur côté, les Romains ont réélu le consul Flaminius ; à en croire ce que raconte Styros, il a reçu deux légions de Sempronius et deux autres du prêteur Caius Atilius. Cette armée a franchi les Apennins et a pénétré en Etrurie. Nous sommes aux ides de Mars : le consul Cnaeius Servilius vient de prendre possession de sa charge à Rome, et ce dignitaire paraît plus occupé à apaiser les dieux qu’à lever les troupes… — Qu’est-il donc encore arrivé ? — Il paraît que des prodiges inquiétants se multiplient : en Sardaigne la lance d’un chevalier qui effectuait une ronde sur les remparts s’est enflammée tandis que mille lueurs embrasaient le rivage devant ses yeux horrifiés, et que le disque du soleil rétrécissait soudain. A Arpi, l’astre du jour sembla combattre Séléné ! Bien plus étrange : à Capène, deux lunes se levèrent simultanément en plein jour ! Mais le plus épouvantable est survenu à Falerne, cité célèbre pour ses vins : la voûte céleste s’est largement fendue et une lumière éclatante a jailli de cette déchirure ! — Alors, réjouissons-nous ! Tout laisse présager la victoire de nos armées. La paix reviendra vite si nous remportons cette bataille. — J’en suis persuadé ! Il paraît que Barca a décidé de lever le camp demain afin d’arriver à Arretium avant le consul Flaminius et, d’après les indiscrétions recueillies, Annibal aurait choisi la route la plus courte, mais la plus périlleuse : celle qui traverse les marais. Les Romains nous ont abandonné la riche plaine du Pô et veulent défendre l’accès de l’Italie centrale derrière l’Apennin, terrain qui leur est bien plus favorable. Ils disposeraient de onze légions réparties en deux armées, l’une sous Servilius serait dans la région d’Ariminium, l’autre, sous Flaminius, marcherait sur Arretium. — Alors les affrontements décisifs approchent ; nous risquons de ne plus pouvoir nous retrouver ainsi, dans le calme de cette tente, d’ici longtemps. Raconte-moi encore une anecdote sur l’un de ces fameux savants… — Alors une seule, car il se fait tard… Je te parlerai donc des hauts faits d’un mathématicien et inventeur qui habite la Sicile et naquit voici près de soixante ans{5}. Il fit ses études à Alexandrie mais passa la suite de son existence dans sa cité natale. C’est là qu’on le vit un jour sortir de son bain tout nu et filer comme un dératé jusqu’au palais en criant Eurêka ! J’ai trouvé ! — Qu’avait-il donc découvert ? — Eh bien, Hiéron, roi de Syracuse, l’avait chargé de résoudre une énigme : il soupçonnait un orfèvre qui lui avait confectionné une couronne d’or d’y avoir allié une certaine quantité d’argent, métal moins dense et surtout moins onéreux. Seulement, il voulait la preuve de cette fraude sans que l’on détruise la couronne qu’il trouvait fort belle. — Impossible — C’est ce que croyait l’habile voleur mais, en rêvassant dans son bain, Archimède découvrit que ses membres, plongés dans l’eau, perdaient de leur poids : ce qu’il traduisit de la manière suivante : un corps plongé dans l’eau perd un poids égal au volume d’eau qu’il déplace. Ainsi, il put déterminer que la densité de la couronne n’était pas égale à celle de l’or pur et le fraudeur fut démasqué ! — Quelle ingéniosité : un tel savant doit être passionnant à rencontrer ! — On le dit peu causant et fort distrait : c’est du moins l’opinion qu’en avait Erathosthène qui fut son ami à Alexandrie. — Et qu’a-t-il découvert encore ? — Oh, ce n’est pas seulement un théoricien ! Il sait mettre en pratique ses inventions : de spires géométriques, il réalisa la vis sans fin, l’écrou et le boulon. C’est aussi lui qui construisit le plus puissant appareil de levage connu à ce jour : le moufle, sorte de grue qui permit de remettre à l’eau une galère lourdement chargée, avec tout son équipage à bord ! — Quel homme prodigieux ! Par Tanit, Annibal aurait besoin de lui, puisque nous manquons d’appareils de siège pour détruire les remparts de cités ! — Tu as bien raison, ma chérie, pourtant, il existe peut-être dans l’année des savants qui aideront Barca le moment venu à construire ce qui lui manque. — Toi sans doute ! — Oh, ne te fais pas trop d’illusions à mon sujet : je possède des connaissances assez étendues mais suis fort maladroit lorsqu’il s’agit de construire une machine. — C’est bien dommage ! Et ce fameux Archimède, a-t-il découvert d’autres choses ? — Outre de remarquables travaux mathématiques et une théorie du levier, il a réalisé d’autres appareils, un orgue hydraulique et même un navire qui n’était propulsé ni par des rames, ni par une voile, mais par une hélice placée à son arrière. Mais Maïcha ne l’écoutait plus : elle passa les bras autour de son cou et un profond baiser les unit. Tous deux voulaient profiter des brèves heures qui leur restaient. Ce fut donc avec une ardeur désespérée qu’ils firent l’amour comme il ne l’avaient encore jamais pratiqué. Entres leurs folles étreintes, ils sommeillaient, puis le désir les éveillait et Setni contemplait le visage de son aimée à la lueur falote de la lampe à huile ; de toute son existence, il n’avait jamais connu pareil bonheur. Puis Maïcha poussait un léger soupir et ouvrait les yeux ; il l’enlaçait à nouveau. Jusqu’à l’aube, ils se plongèrent dans de folles voluptés sans cesse renouvelées et Setni dut s’avouer : « Décidément, j’ai pris goût à cette existence rude, aventureuse, pleine de risques qui donnent un piment incommensurable à l’amour… Le jour où j’abandonnerai cette époque et cette vieille planète, j’y laisserai une partie de moi-même. » CHAPITRE VII Les guides avaient offert le choix au Carthaginois : deux routes s’ouvraient devant lui, l’une longue, facile, bien connue des Romains ; l’autre, courte, mais franchissant des marais où la marche de l’armée serait malaisée. Annibal choisit évidemment la voie difficile, espérant ainsi surprendre ses adversaires et, bon gré mal gré, l’armée s’ébranla. Bien des soldats se voyaient déjà enlisés dans des terrains mouvants et ils n’avaient pas tort. L’avant-garde, infanterie d’élite composée des Africains et des Espagnols passa sans trop de problèmes, le fond restant ferme. Suivait le gros du corps de bataille entremêlé des convois de vivres et des bagages avec, sur leurs talons, la cavalerie aux ordres de Magon. Celui-ci avait été très explicite : « — Si par lâcheté ils se rebutent et veulent rebrousser chemin, avait-il déclaré à ses officiers, n’hésitez pas : sabrez les fuyards. » Pour les infortunés Gaulois, une seule alternative : marche ou crève… Cela dura quatre jours et trois nuits ; la majorité de leurs bêtes de somme s’enlisèrent, pourtant, même mortes elles restaient précieuses car leur charge de ballots surnageait et les hommes pouvaient dormir dessus à peu près au sec. Selon son habitude, Annibal ne restait pas en repos tandis que ses hommes peinaient : juché sur le seul éléphant restant, il patrouillait sans relâche le long des colonnes, n’hésitant pas à faire haler un chariot embourbé par son pachyderme et descendant prêter la main pour extirper une mule du bourbier. Cela faillit lui coûter la vue : il contracta une ophtalmie purulente dans les marécages. Au début le général, dur pour lui comme pour ses hommes, ne prêta pas attention à cette affection, hélas, le mal empira et, finalement, il perdit son œil. Cette fois encore, la progression de l’armée par une route réputée impossible avait provoqué de lourdes pertes mais les Romains n’avaient pu s’y opposer. Barca envoya immédiatement des émissaires pour localiser son adversaire et se renseigner sur lui : il apprit ainsi que Flaminius avait installé son camp sous les remparts d’Arretium. En stratège avisé, le Carthaginois se documenta aussi sur la personnalité du consul : le Romain était autoritaire et fier de son premier consulat. Plein de présomption, on pouvait en inférer qu’il agirait avec précipitation sous l’action de l’humeur du moment, sans demander conseil à personne. L’armée carthaginoise si éprouvée voyait s’ouvrir devant elle un pays de cocagne; sitôt remise de ses fatigues, elle attaqua Ferule, la mettant à feux et à sang et ravagea ensuite la contrée fertile située entre Cortone et le lac Trasimène. L’impulsif consul ne pouvait tolérer pareille insulte. Il ordonna de lever le camp et de se porter au-devant de ses ennemis basés à Fiesole, malgré les sages avis de ses conseillers qui estimaient préférable d’utiliser la cavalerie et les troupes auxiliaires. Cette fois encore, il y eut de sinistres présages et tout autre général y aurait prêté attention : mais Flaminius, dans son obstination, refusa d’en tenir compte. Pourtant, dès qu’il avait sauté sur son cheval, celui-ci s’était abattu, l’entraînant dans sa chute. Quel avertissement ! Plus encore, une enseigne resta plantée dans le sol malgré tous les efforts des soldats pour l’en extirper : Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre… L’imprudent se lançait tête baissée dans le piège tendu par le rusé Barca ! Le Carthaginois avait en effet choisi son champ de bataille, près du lac Trasimène. Deux chaînes de montagnes le bordaient dans toute sa longueur au nord. La route de Pérouse suivait les berges. Derrière, un défilé étroit menait à un vallon qui s’élargissait en une plaine arrondie. Espagnols et Africains s’établirent sur les hauteurs ; à droite, s’installèrent les Baléares et les archers ; cavalerie et Gaulois garnirent les collines de gauche, contrôlant le défilé qui donnait accès à la vallée. Cela dura presque toute la nuit, puis les troupes attendirent dans le plus grand silence. Le consul, pressant ses légions, parvint au bord du lac et y dressa son camp, sur la droite de l’armée punique toujours bien dissimulée. Au petit matin, un brouillard épais s’étirait le long des berges du lac en volutes fantomatiques. Flaminius envoie son avant-garde vers le vallon et, comme elle ne rencontre aucune opposition, le gros suit et y pénètre. Quand l’avant-garde parvient presque au camp d’Annibal, celui-ci lance ses troupes à l’assaut. Les Romains, complètement pris au dépourvu, ne savent où donner de la tête, assaillis simultanément de front, sur les arrières et de flanc par un adversaire qui tombe littéralement des nues puisqu’il dévale les collines ; ils n’ont même pas le temps de se mettre en ordre de bataille. Tandis que les officiers discutent des mesures à prendre, déjà une épée ou une flèche s’enfonce dans leur poitrine. Dans cette incroyable pagaille, un groupe de Gaulois parvient jusqu’à Flaminius, le perçant de coups. Quelques triaires les empêchent pourtant de dépouiller le cadavre. Dès lors, ce fut la panique, hastats, triaires, porte-enseigne fuyaient au hasard. Aucune légion, aucune cohorte, aucun manipule n’avait pu prendre sa formation réglementaire. Dans la brume épaisse, comment reconnaître ses chefs ? Les uns sont poussés dans le lac et s’y noient, d’autres, jetant leurs armes essaient de fuir à la nage, les cavaliers postés le long du rivage les attendent et les massacrent malgré leurs supplications. Quelques-uns tentent d’escalader les collines et s’y font pourfendre par les Gaulois. Setni, quant à lui, avait le plus grand mal à repérer ses amis ; par bonheur, il possédait des lunettes lui permettant de voir à travers le brouillard, il les chaussa sous son casque sans se soucier de ce qu’en penseraient ses compagnons. Ainsi, il prévint Maïchos de la présence de six mille vétérans romains récalcitrants qui, sans se préoccuper de ce qui se déroulait alentour, fonçaient obstinément vers le sud-ouest, suivant la route de Pérouse. Ainsi, ils parvinrent sur les hauteurs et, le brouillard se levant, ces rescapés purent mesurer l’étendue du désastre. Que faire, sinon battre en retraite ? Tous allèrent donc s’enfermer dans une bourgade proche ; pourtant, leur répit fut de courte durée. Maharbal et ses Espagnols avaient été lancés sur leurs traces, le chef de la cavalerie les encercla et, comme les Romains n’avaient pu emporter de vivres avec eux, ils acceptèrent de se rendre, pourvu qu’on leur laisse la vie sauve. Bilan de ce désastre du lac Trasimène : 15 000 Romains morts, autant de prisonniers ; 10000 hommes seulement, dispersés en petits groupes, regagnèrent Rome tant bien que mal. Cette fois, personne ne tenta de dissimuler la déroute romaine et le préteur Pomponius annonça sombrement : « — Citoyens, nous avons été vaincus dans une grande bataille : l’armée a été taillée en pièces, et le consul Flaminius a péri. Délibérez sur ce qu’exigent le salut de Rome et votre sûreté. » Certes, il s’agissait bien là d’une catastrophe, car l’armée punique avait seulement perdu 1500 hommes en ce 21 juin, et elle pouvait s’élancer vers Rome. Pourtant il restait encore des légions disponibles : l’armée de Caius Servilius campait près de l’Adriatique et s’était mise en marche pour joindre Flaminius, elle y serait parvenue sans la folle avance du consul. La distance à parcourir étant longue et les triaires, les hastats lourdement armés retardant la progression, Servilius envoya en avant 4000 cavaliers, avec ordre de rejoindre sans délai l’armée de Flaminius. Hélas, il était trop tard, celle-ci n’existait déjà plus. Ce fut Maharbal qui tomba à l’improviste sur les renforts romains : dès le premier choc, la moitié des arrivants furent occis. A lui seul, Setni avait tué ou blessé plus de dix adversaires, ce qui lui valut les félicitations de son chef. Qu’auraient pensé les Grands Cerveaux à la vue de leur envoyé transformé en un combattant massacrant sans scrupule tous ses ennemis, quitte, le soir, à se demander comment il avait pu faire preuve d’une telle cruauté ? Centenius se retira alors avec les survivants sur une hauteur où Maharbal les encercla et les força à se rendre. Pendant ce temps, Styros et Dunorix avaient empli leur charrette des fruits de leurs pillages : la petite troupe ne manquerait de rien pendant la traversée de l’Ombrie. Annibal voyait s’ouvrir les portes du Latium ; avant d’y pénétrer, il lui fallait assurer ses arrières que menaçait l’infanterie de Servilius et, si possible, s’emparer de la cité de Spolète. En réalité, Servilius n’était plus à redouter car, en apprenant cette suite de revers, il avait sagement dirigé ses forces vers Rome où ses troupes furent accueillies avec soulagement. Maintenant, la cité ne risquait plus de tomber par surprise. Le siège de Spolète réveilla la méfiance de Setni : en effet, au lieu de lancer ses troupes à l’assaut des remparts sur de simples échelles, Annibal fit écumer par sa cavalerie la contrée avoisinante, tandis que les prêtres de Ba’al faisaient construire d’ingénieuses machines de siège que les fantassins creusaient des sapes sous les murailles. Pourtant, il semblait bien au Lactéen que son enseignement hypnopédique faisait mention d’un assaut sans préparation qui avait été repoussé avec de grosses pertes pour les Carthaginois. Une promenade en compagnie de Maïcha leur permit de découvrir d’ingénieuses machines : des balistes, des catapultes pour écraser les défenseurs sous leurs projectiles, des béliers et même d’énormes leviers capables de soulever des pans de muraille. Ils virent aussi de grands miroirs en cuivre poli destinés à aveugler l’adversaire et à lui infliger des douloureuses brûlures. Rien d’anachronique dans tout cet arsenal : Archimède emploierait ces appareils quelques années plus tard, lors du siège de Syracuse, mais les Carthaginois n’avaient jamais montré pareille maîtrise de l’art des sièges. Setni laissa Maïcha rentrer seule, prétextant un rendez-vous avec Maharbal, et il entra en communication avec l’Hélion à l’abri d’un bosquet. Pentoser confirma que cette cité n’était pas tombée entre les mains des Carthaginois. Les visiteurs venus des abysses du temps se démasquaient enfin, sentant proche leur objectif : la prise de Rome, ils mettaient tous les atouts entre les mains de Barca. La conduite de Flaminius s’expliquait alors ; il avait été manipulé par psycho-inducteur : sans cela, superstitieux comme tous les Romains, jamais il ne se serait lancé à l’attaque avec d’aussi mauvais augures. Ce que Setni soupçonnait depuis le début de la campagne devenait une quasi-certitude : des individus disposant d’une technologie inconnue à cette époque se dissimulaient parmi les prêtres de Ba’al. Styros, muni d’un sac d’argent, fut donc chargé de fouiner dans l’entourage des serviteurs de la divinité avec pour mission de repérer les experts chargés de construire les machines de siège. Cependant les Carthaginois, après la chute de Spolète, envoyèrent des raids de cavalerie dans la campagne du Picenium et, une fois l’infanterie reposée, ils ravagèrent toutes les provinces alentour. Setni, furieux, dut arrêter ses investigations et partir à la tête de son escadron. Ces diversions faisaient l’affaire des Romains qui pouvaient respirer un peu. Un moment, ils avaient craint qu’Annibal n’attaquât directement leur capitale, par bonheur, celui-ci s’était contenté de Spolète. Pourtant cette attitude ne manquait pas de les inquiéter : le rusé Barca n’avait-il pas voulu entraîner ses troupes, s’attaquant à une petite ville fortifiée avant de fondre sur Rome ? Les préparatifs de défense furent donc menés vivement. Avant tout, Quintus Fabius Maximus, dictateur pour la seconde fois, stigmatisa l’impiété du défunt Flaminius qui avait dédaigné les avertissements des dieux. Les décemvirs. chargés d’interroger les livres sibyllins, conseillèrent donc les mesures suivantes : réitérer le vœu fait à Mars au début de la guerre, célébrer de grands jeux en l’honneur de Jupiter, ériger un temple à Vénus Erycine et vouer aux dieux un printemps sacré dans le cas où Rome vaincrait ses adversaires. Cela représentait un don somptueux, puisque tout le cheptel à naître serait consacré aux divinités de l’Olympe. Le détail de ces différentes offrandes fut réglé minutieusement : en particulier trois cent trente-trois mille as furent réservés aux grands jeux. Cependant, les préparatifs militaires n’étaient nullement négligés : tout d’abord la politique de la terre brûlée fut mise en pratique ; il fut enjoint aux paysans et citadins se trouvant sur le trajet de l’armée punique de brûler leurs demeures et leurs récoltes. Puis le dictateur Fabius Maximus leva une armée, recrutée parmi les citoyens romains et leurs alliés, puis se dirigea vers le Tibre où il effectua sa jonction avec l’armée de Cnaeius Servilius. Tous les soldats âgés de plus de trente-cinq ans étaient restés à Rome pour assurer la défense de la ville. Là-dessus, nouveau désastre : les navires partis du port d’Ostie avec les approvisionnements destinés à l’année d’Espagne se font capturer par la flotte carthaginoise près de Cosa. Apparemment le courroux des dieux n’était pas encore apaisé. Fabius Maximus, ayant pris le commandement des deux armées, fit donc preuve d’une extrême circonspection : plus question de se lancer tête baissée dans les pièges d’Annibal ; il ordonna de minutieuses reconnaissances avant de progresser, bien décidé à n’affronter son adversaire que contraint et forcé. Dans l’immédiat, il couvrait la riche contrée entourant Rome, lui permettant de renforcer les défenses de la capitale. Cette fois, Annibal en fut pour ses provocations, il pouvait ravager les terres en vue de l’armée romaine, celle-ci restait groupée. Même les équipes allant chercher le fourrage et le bois étaient protégées par d’importants détachements de cavalerie. Quittant la contrée des Hirpins à feu et à sang, Annibal passa dans le Samnium, prenant la cité de Telesia : mais le dictateur refusait toujours une bataille rangée en plaine et se maintenait sur les crêtes. Après la bataille de Trasimène, de nombreux prisonniers romains avaient été libérés. Trois chevaliers campaniens, séduits par les cadeaux de Barca, lui assurèrent qu’ils se chargeaient de persuader leurs compatriotes de Capoue de s’allier aux Carthaginois. Leur ville, depuis longtemps rivale de Rome trouverait là une occasion unique de l’évincer. Annibal se laissa convaincre et décida de quitter le Samnium et les parages de l’Adriatique pour se rendre en Campanie. Il avait pu expédier à Carthage des dépêches par voie de mer et annonçait une victoire certaine pour l’année suivante{6} quand Rome, isolée au milieu des ruines et des flammes, ne pourrait plus recevoir les subsides de ses alliés. L’objectif fixé fut donc Casinium et un guide se chargea de l’y conduire. Là se trouvait un défilé qui, une fois aux mains des Carthaginois, empêcherait les Romains de secourir la Campanie. Hélas, un lapsus de l’interprète joua un mauvais tour au Carthaginois, car le guide avait compris Casilinum, si bien que l’armée se trouva dans un cul-de-sac entouré de montagnes et de fleuves, bien loin de sa destination. Le malheureux guide regretta amèrement de ne pas avoir étudié la langue punique car il fut battu de verges puis mis en croix. Ayant établi un camp fortifié, Annibal envoya Maharbal avec sa cavalerie ravager la contrée de Falerne et là, il trouva une récolte de vin si abondante que les chevaux furent baignés dans ce nectar si apprécié des Romains, ce qui leur rendit toute leur vigueur. C’est au retour de cette expédition, dans le camp situé au bord de la rivière Volturne, que Setni retrouva Styros qui avait mis à profit son séjour pour amasser une moisson de renseignements. Pourtant, le Lactéen trouva son esclave moins faraud qu’à l’accoutumée et, fait étrange, il ne tenta même pas de monnayer ses informations. D’une voix basse, jetant des regards furtifs autour de lui, il fit le récit suivant à son maître, allongé dans sa tente, qui sirotait une coupe de vin de Falerne, fruit des récentes rapines. — Maître, tu connais ma fidélité et mon dévouement ! Tu m’as demandé d’espionner les prêtres et de déterminer ceux qui détenaient des connaissances techniques particulièrement développées et je l’ai fait, pourtant je te supplie de ne plus m’envoyer parmi eux, car ils détiennent de redoutables pouvoirs. Par Zeus ! si je n’étais un fidèle adepte des divinités de l’Olympe, je me convertirais au culte de Ba’al, de Tanit et de Melqart, cet Héraclès auquel Barca voue une dévotion toute particulière… — Allons, tu cherches à te faire valoir, beau masque ! Cesse d’épiloguer et donne-moi des faits précis : d’abord, les noms des prêtres qui ont fourni les plans des machines de guerre. — Casarbal et Flahon… Mais il m’a fallu de longs jours pour le découvrir. Tu n’ignores pas en effet que, faute de temples de pierre, les disciples de Ba’al traînent à leur suite de lourds chariots contenant les objets du culte que personne n’a le droit d’observer. — Je n’y ai pas prêté particulièrement attention… — Eh bien, tu as eu tort : en effet, si tu avais soigneusement examiné ces véhicules, tu te serais aperçu qu’ils ne sont pas en bois, bien qu’ils en aient la couleur, et que leurs roues sont en métal, avec des rayons spiralés qui, paraît-il, empêchent les chocs violents pendant la route. — Tiens, tiens… Et tu as prélevé un peu de ces matériaux ? — Bien sûr, Maître, j’ai pensé que cela pourrait t’intéresser ; ce bois ne se clive pas et ressemble à de l’ambre; quant au métal, tout en étant extrêmement léger, il est très résistant. Ce disant, le Grec tendait à Setni des parcelles découpées avec son couteau. Le Lactéen les examina, se promettant de les faire analyser à bord de l’Hélion mais d’ores et déjà, il avait la certitude qu’il s’agissait d’un plastique et d’un alliage peu dense, probablement à base d’aluminium et de magnésium. — Continue ! déclara-t-il en rangeant soigneusement les échantillons. — Bien entendu, ces chars sont tirés par des chevaux, pourtant, à en croire les conducteurs à qui j’avais offert force libations, jamais ils ne sont arrêtés par un obstacle : quel que soit leur chargement ils montent la pente la plus abrupte. Ces imbéciles en arrivent à croire que les roues tournent d’elles-mêmes, mais ce ne sont assurément que fanfaronnades. Setni grimaça un sourire : les chars possédaient des propulseurs. Décidément, il aurait eu intérêt à s’occuper des prêtres, plutôt que de guerroyer. Cependant, Styros poursuivait : — Ma curiosité étant éveillée, j’ai voulu observer l’intérieur de ces véhicules. Le jour, ils étaient surveillés, mais la nuit, aucun garde ne demeurait à proximité. Par Héra ! Quelle aventure ! Tandis que je m’approchais en rampant, des images fallacieuses venaient troubler mon esprit, tantôt il s’agissait de lascives hétaïres qui me serraient dans leurs bras, me procurant mille voluptés, tantôt, au contraire, des monstres affreux vomis par le Styx se précipitaient sur moi, dirigés par l’épouvantable Cerbère dont les trois têtes menaçaient de me dévorer. Malgré toute ma bravoure et mon dévouement il m’était impossible de persévérer. J’ai donc battu en retraite. — Certes, je ne te le reprocherai point ! — Pourtant, je suis têtu : ces visions trompeuses n’existaient point dans mon cerveau, lorsque je m’éloignais, elles disparaissaient en s’estompant progressivement. J’ai donc placé un casque doté d’une visière sur ma tête et j’ai repris mes investigations. Cette fois, il me fut possible d’arriver jusqu’à toucher la bâche de l’un des chariots, seules des images fugitives m’apparaissaient. Je m’apprêtais donc à lever le coin du tissu, lorsque ma main fut arrêtée par un obstacle imprévu. Je redoublai d’efforts… Impossible de pénétrer d’un pouce le mur invisible qui s’opposait à moi. J’ai donc battu en retraite tandis qu’un ricanement retentissait à mes oreilles. — Tu t’es fort bien comporté, et nul ne te reprochera d’avoir échoué à cause des pratiques magiques des serviteurs de Ba’al. Ils ont assurément de bons motifs pour repousser les curieux et tu aurais été fort imprudent d’insister davantage. Souviens-toi que Salambô, la propre fille d’Hamilcar, est morte pour avoir osé toucher au saint voile de Tanit ! Tiens, prends ces deux sicles d’argent et laisse-moi ! Setni aurait bien volontiers utilisé les appareils de l’Hélion pour observer l’intérieur des fameux chariots. Il en fit prendre des clichés par un jour sans nuages, mais les rayons pénétrants ne jouèrent point leur rôle, l’intérieur des véhicules demeurait invisible. Restait à agir sur place : hypno-inducteur et champs répulseurs ne résisteraient pas au Lactéen mais, pour cela, il aurait fallu quelques jours de répit et déjà les Romains forçaient la cavalerie punique à l’action. En effet, tandis que les villas entourant Falerne brûlaient sous les yeux de Fabius impassible, ses subordonnés commençaient à se révolter. L’un d’eux, Minucius, se montra particulièrement acerbe dans ces critiques et reçut le soutien de nombreux chevaliers. Fabius décida donc de barrer le défilé par où les Carthaginois étaient entrés sur le territoire de Falerne, et d’envoyer en reconnaissance Lucius Hostilius Mancinus ; avec 400 cavaliers. Selon le dictateur romain, son adversaire ne pourrait séjourner longtemps dans une contrée riche seulement en vignobles, il lui faudrait retrouver bientôt des pâturages pour ses chevaux. Mancinus tomba à l’improviste sur un parti de Numides qui pillait une ferme et en tua quelques-uns. Les autres s’enfuirent comme une volée de perdrix. Du coup, le Romain, trouvant que ses adversaires n’étaient pas aussi redoutables qu’on le prétendait, les poursuivit jusqu’aux abords de leur camp. Catharlon partit alors à sa rencontre avec plusieurs escadrons. Parmi eux se trouvait Setni, et il pourchassa les Romains sur cinq milles, finissant par les encercler. Mancinus périt avec l’élite de ses cavaliers. Quelques rescapés regagnèrent le camp de Fabius qui ne manqua pas de saisir cet exemple pour rappeler à ses troupes que, seule, une stricte obéissance à ses consignes permettrait de vaincre : il réitéra donc son interdiction d’engager le combat sans ordre strict. Ainsi, méritait-il bien le surnom de Cunctator, le Temporisateur, que lui donnaient ses hommes. Minucius rejoignit alors Fabius qui fit placer un fort détachement dans une gorge étroite dominant la mer qu’Annibal aurait pu utiliser pour fuir. Ainsi, la prudente stratégie du Temporisateur recueillait-elle ses fruits : Annibal se trouvait bloqué, le dos à une contrée montagneuse peu riche où il trouverait difficilement des vivres pour passer l’hiver. Le lendemain, les Carthaginois franchirent les deux milles séparant les armées et la lutte s’engagea avec, pour les Romains, l’immense avantage d’être appuyés sur de solides retranchements. Selon sa tactique habituelle, Barca faisait attaquer, puis replier ses éléments légers, tentant d’attirer ses ennemis hors de leurs positions. Mais Fabius avait donné des ordres formels et cette fois, personne ne se lança dans une folle poursuite. Ainsi, la route de rasilîmiin étant coupée, Annibal ne pouvait s’échapper que par la crête de Callicula où les Romains pourraient lui tendre une embuscade. Le rusé Carthaginois n’était pas à court d’expédients : il imagina un nouveau stratagème pour leurrer ses adversaires. Comme il disposait de nombreux troupeaux de bœufs, il fit attacher à leurs cornes des sarments et des fagots secs. Maharbal reçut alors la mission de pousser devant lui les animaux affolés par le feu qui brûlait entre leurs cornes. Il faisait nuit maintenant. Les Carthaginois avaient levé le camp, et suivaient le troupeau enragé par les brûlures qui s’égaillait dans les bois, propageant des incendies un peu partout. Les Romains qui montaient la garde au défilé, apercevant ces lueurs au-dessus d’eux dans la montagne, se crurent tournés et abandonnèrent leur poste pour tomber sur des bœufs qu’ils prirent pour des dragons vomissant des flammes, aussi s’enfuirent-ils en tous sens. Cependant l’armée carthaginoise franchissait paisiblement le défilé avec les chars portant son butin et, au matin, un camp fut établi près d’Allifa ; ainsi Annibal put-il quitter la région de Falerne où il avait été encerclé. Le seul combat de cette action mit en ligne les Espagnols, habitués à se battre dans des régions montagneuses : Maïchos et Barcino s’y distinguèrent souvent et Maïcha trembla pour son frère. Mille Romains restèrent sur le carreau. Le loup menaçait à nouveau la bergerie : toutes les villes d’Italie s’affolaient et les reproches pleuvaient sur Fabius accusé de lâcheté pour ne pas avoir profité d’une occasion aussi avantageuse. Il en fallait plus pour troubler l’obstiné dictateur qui maintint ses ordres, avertissant en particulier Minucius que tout manquement de sa part pendant son absence serait sévèrement puni. En effet, il devait aller à Rome pour se justifier. Annibal se trouvait maintenant dans une riche contrée où il pouvait établir ses quartiers d’hiver. Dépassant le mont Livourne, il vint assiéger Gérunium avec toute son armée, et, faisant le bon apôtre, offrit la vie sauve aux habitants s’ils se rendaient. Les Romains se méfiaient sans doute des promesses du Carthaginois, à moins qu’ils n’aient espéré être secourus, toujours est-il qu’ils refusèrent. Barca se voyait donc contraint d’effectuer pour la seconde fois un siège en règle, ce qu’il n’aimait guère, son armée pouvant être attaquée sur ses arrières. Mais les officiers avaient bien retenu les leçons des prêtres : ils utilisèrent des corbeaux démolisseurs, écrêtant le sommet des créneaux avec ces longs leviers, tandis que des archers placés dans des tollenons, sortes de plates-formes suspendues à une longue poutre, accablaient de flèches les défenseurs. Ainsi, une brèche est ouverte dans la muraille et l’infanterie en formation de tortue s’y précipite tandis que les soldats des tollenons font irruption sur ce qui reste des chemins de ronde. Les défenseurs baissent alors les armes et ouvrent grandes les portes, espérant en la clémence du vainqueur. Annibal, à cheval, fait son entrée dans la place ; suivant la rue principale, il parvient jusqu’à la grand-place où se tiennent les notables portant les clefs en signe de soumission ; à sa vue tous mettent genoux à terre. Les lèvres pincées, les sourcils froncés, Barca les contemple un instant, son épée à la main. Soudain, il se dresse sur ses étriers et d’un coup de taille, tranche le cou d’un édile. La tête vole à cinq pas, les yeux encore grands ouverts. Alors, le général hurle : « Tue… tue ! » et, comme pris d’une folie vengeresse, sabre tous les notables qui se trouvent à sa portée. Aussitôt, ses soldats l’imitent. Les citadins tentaient de fuir dans les ruelles, poursuivis par les Gétules ou les Gaulois qui les massacraient sans pitié. Il en fut de même dans les demeures où femmes et enfants avaient cru trouver refuge. La soldatesque hurlante enfonça les portes, étripa, découpa, éventra, sectionna bras et jambes à qui mieux mieux. Ecœuré, Setni aperçut à l’extérieur quelques infortunés qui fuyaient par une poterne dérobée; les frondeurs baléares, les prenant pour cible, jouèrent à leur faire éclater le crâne à coups de pierre du haut des murs; bientôt il ne resta plus qu’une jeune fille aux noirs cheveux déployés qui courait à perdre haleine donnant la main à un enfant. Saturés de sang, les Baléares la laissaient aller, lorsqu’un archer lui décocha une flèche qui se ficha dans son dos. Elle tomba les bras en croix, quelques spasmes l’agitèrent, puis elle resta immobile… L’enfant eut la vie sauve, du moins dans l’immédiat, car Setni constata qu’on l’amenait aux prêtres de Ba’al. Toutes les demeures furent laisses intactes : elles serviraient de magasins afin d’y engranger les provisions pour l’hiver. Aussitôt après la prise de Gérunium, les Carthaginois firent creuser d’immenses fosses par leurs esclaves pour y entasser leurs victimes. Eux-mêmes ne restaient pas inactifs, installant des pièges et épointant des arbres pour ériger des palissades devant la ville. Les cavaliers, eux, caracolaient dans la plaine, surveillant les fourrageurs chargés de ramener blé, paille, bétail. L’angoisse régnait parmi les habitants des fermes, des villas de la contrée. A l’aube ou au crépuscule, ils s’attendaient à voir les rapides cavaliers numides surgir des bois de pins, lance pointée et faire irruption dans les demeures, tuant les hommes, violant les filles, saccageant tout pour trouver la cachette des provisions. Heureux encore lorsqu’ils la découvraient car, s’ils restaient bredouilles, les survivants subissaient d’affreuses tortures pour qu’ils révèlent la cachette de leurs vivres. Maïcha se comportait alors comme une tigresse, malgré les remontrances de Setni. Des hauteurs où il se complaisait, Minucius pouvait à loisir contempler ce spectacle atterrant. Enfin, fou de rage, il résolut d’en découdre quelle que fût l’issue du combat. Le général établit donc son camp dans la plaine, près d’une colline qui pouvait, le cas échéant, servir de retranchement. Annibal, voyant que son adversaire se décidait à quitter l’abri des crêtes, rassembla son armée mais, plein de dédain pour ses adversaires, envoya comme de coutume un tiers de ses troupes piller la contrée. Lui-même resta avec le gros et fit occuper une colline voisine de celle qu’occupaient les Romains, mais d’où l’on pouvait diriger un tir plongeant sur leur camp. Minucius la fit attaquer dès l’aube et, après une lutte opiniâtre, ses hastaires et ses triaires s’en emparèrent. Il y avait longtemps que les Romains n’avaient remporté un succès, aussi minime fût-il, et tous s’en réjouirent. Barca, pourtant, ne considérait cela que comme une escarmouche sans importance, aussi laissa-t-il une partie de sa cavalerie fourrager la contrée tandis que le reste formait un tableau bucolique, les chevaux paissant dans les prés avoisinants, tandis que leurs cavaliers sommeillaient allongés sous un arbre. Minucius, cette fois, ne laisse pas passer si belle occasion : il range en bataille ses triaires et toute son infanterie, tandis qu’il lance ses auxiliaires gaulois par pelotons à la poursuite des fourrageurs dont ils tuèrent un grand nombre. Cependant, les manipules de hastaires et de triaires parvenaient jusqu’au pied de la palissade du campement carthaginois et commençaient même à en arracher les pieux. Les Carthaginois engagèrent alors le combat, défendant leurs retranchements. Là-dessus, Maharbal averti du combat revint avec 4000 Numides et la bataille devint plus égale. Pourtant, Minucius ne put profiter de son succès initial ; le soir, chaque adversaire se retira sur ses retranchements. Au matin, alors que les Romains s’apprêtaient à reprendre le combat, leurs éclaireurs avertirent leur général qu’Annibal et son armée avaient filé durant la nuit pour aller s’installer à Gérunium. En fait, les pertes carthaginoises avaient été assez faibles et ils disposaient d’approvisionnements importants pour passer l’hiver. A Rome, on s’imagina au contraire que le général romain avait durement étrillé son adversaire, ou on sembla le croire pour redonner le moral aux troupes, et le brave Minucius, porté aux nues, se vit nommé dictateur, conjointement à Fabius, ce qui ne s’était jamais vu. Du coup, Minucius se vit fortifié dans ses désirs d’offensive à tout prix, tandis que Fabius restait plus temporisateur que jamais. Or, tous deux commandaient les mêmes légions ! Fabius, se rendant compte du ridicule de la situation, fît une proposition à son collègue : ils commanderaient à tour de rôle, ou bien sépareraient l’armée en deux — ce qui fut fait. Les deux dictateurs établirent donc leur camp à douze stades l’un de l’autre avec l’intention de mener la guerre selon leurs propres conceptions. Quelle aubaine pour Annibal ! Setni, lui, enrageait : avec tous ces déplacements, impossible d’approcher le damné chariot des prêtres. D’une humeur de chien, il rabrouait le pauvre Dunorix qui tentait de le distraire en lui offrant des plats alléchants. Mais la plus malheureuse était Maïcha que son amant abreuvait de reproches sur sa cruauté. Elle finit par éclater en sanglots, et s’enfuit pour cacher son chagrin. Styros, à son tour, essaya d’apaiser son maître : — Que désires-tu donc ? Parle. — Ce sont ces damnés prêtres. Je me demande ce qu’ils font des enfants que leur apportent les soldats. — Chacun sait qu’ils sont immolés pendant les tophets, assura le Grec, étonné. Ils sont réservés aux offrandes spéciales, lorsqu’Annibal désire les faveurs de la divinité. — Mais que fait-on de leurs cadavres ? — Ils sont brûlés. — Tu en es certain ? — Oui ! J’ai contemplé leurs cendres. Setni le remercia d’un sicle d’argent : les transfuges avaient-ils commencé leur trafic ? Non, car ils disposaient encore de trop peu de victimes. On était encore loin du transfert de centaines d’enfants, mais le gibier commençait à se démasquer. CHAPITRE VIII Le vent emmenait avec lui les feuilles mortes en cet automne et il emportait aussi avec lui les espoirs des deux partis d’en finir avant l’hiver. Annibal, par les transfuges, était tenu parfaitement au courant de ce qui se passait chez ses adversaires. Minucius commandait la 1re et la 4e légions, Fabius la 2e et la 3e. Cavalerie et auxiliaires alliés furent aussi divisés en deux. Le maître de la cavalerie s’installa un troisième camp. Dès lors, Barca avait toute facilité pour provoquer l’irascible Minucius et il n’y manqua point. Entre leurs retranchements se trouvait une colline permettant de dominer le camp romain; le Carthaginois décida de l’occuper, mais auparavant il ménagea, avec son habituelle maestria, un nouveau piège. La vallée proche, peu boisée, ne semblait nullement se prêter à un traquenard mais, par ses batteurs d’estrade, Annibal avait appris qu’elle contenait de nombreuses grottes pouvant dissimuler plusieurs milliers d’hommes. Au matin, le Carthaginois envoie une petite troupe occuper la colline. Minucius, plein de mépris, mobilise d’abord son infanterie légère. L’attention de l’adversaire ainsi détournée, les soldats se placent en embuscade, sans être repérés. Comme les Romains prenaient l’avantage sur la colline, Annibal y envoie des renforts. Son rival fait de même, engageant sa cavalerie. Ainsi, petit à petit, la bataille prenait de l’ampleur et, bientôt, tous les effectifs des 1re et 4e légions furent engagés. La supériorité numérique des Carthaginois entraîna vite la déroute de l’infanterie légère qui dévala vers la vallée pour regagner ses retranchements. Comme des diables, les troupes placées en embuscade surgissent de leur cachette et les assaillent, coupant la retraite. Voilà la belle armée de Minucius en déroute, chacun tente de fuir comme il le peut et les frondeurs, les archers s’en donnent à cœur joie ! Fabius aurait certes laissé son rival se débrouiller seul, s’il n’avait pas été conscient de la catastrophe imminente qui pesait sur ses légions. Les enseignes s’ébranlent, les trompettes résonnent et la 2e, suivie de la 3e, entre dans la danse. Grâce à cette rapide intervention, les manipules peuvent se reformer et, protégés par leurs camarades, récupérer un peu. Du coup, le combat se stabilise sans qu’aucune décision ne survienne. Au crépuscule, chacun des partis revient dans son camp. Mais Minucius reconnaît loyalement les faits : sans son collègue, il aurait bel et bien été vaincu, aussi ordonne-t-il à ses troupes de revenir immédiatement dans les retranchements qu’elles avaient quittés, rejoignant ainsi les troupes de Fabius. Enseignes en tête, les rescapés s’ébranlent donc et suivis des soldats, de la cavalerie et de leurs bagages, tous arrivent dans le campement du Temporisateur. Les enseignes plantées devant le tribunal ; maître de cavalerie en tête, les troupes saluent leurs homologues et Minucius y va de son mea culpa, remerciant le dictateur en termes fleuris et le qualifiant du nom de Père. Les mains se joignent, les camarades se retrouvent et fêtent l’amitié revenue. Minucius s’en était tiré, mais de justesse, la gloire du grand Cunctator s’en trouva décuplée et les Romains se félicitèrent d’avoir un chef aussi magnanime que clairvoyant. Telles furent les ultimes opérations d’envergure de cette fin d’année. Chacun, bien à l’aise dans son camp, se borna aux patrouilles habituelles, tandis que la cavalerie allait fourrager au loin, tentant de découvrir quelque villa isolée encore intacte avec des amphores bien pleines et des filles girondes. En ce matin de novembre, un escadron commandé par Setni accompagné de Barcino part en patrouille. Ils avaient l’intention de pousser vers le sud le long de la Voie Apienne. Après Venouse, cette route traversait l’Apulie. Tout le long des vertes rives de l’Ofanto, se trouvaient de riches villas dont les propriétaire tiraient leurs revenus d’importants troupeaux de chèvres et de moutons. Canusium étant le point le plus méridional atteint par les Carthaginois, cette région avait jusqu’alors évité les horreurs de la guerre. On prétendait que les Romains y menaient une veille attentive : effectivement deux raids précédents s’étaient heurtés à la cavalerie ennemie et avaient dû se replier avec des pertes notables. Pourtant, la contrée proche de Canusium avait été pillée à la fois par les Romains et les Carthaginois, et au nord, dans le Samnium, route suivie par Annibal, il n’y avait plus grand-chose à glaner. Les cavaliers chevauchaient en silence, humant l’air frais, se chauffant aux rayons du soleil qui perlaient à travers les brumes matinales. Jusqu’à l’Ofanto, rien d’inquiétant : çà et là, les Carthaginois apercevaient une patrouille romaine au repos, autour d’un feu de bois d’olivier, avec les casques posés au sommet des lances. Au bruit du galop des chevaux, les légionnaires s’armaient en hâte et prenaient une formation de défense en carré, le premier rang genou en terre, le second debout, pique fichée dans le sol pour résister à un éventuel assaut, mais les cavaliers ne leur prêtaient aucune attention : ils n’étaient pas là pour en découdre, mais pour piller. Vers midi, ils dépassèrent Venouse et, peu de temps après, virent une fumée sortant d’un vallonnement. Barcino la désigna du doigt, et tous quittèrent la voie pour s’engager sur un chemin plus étroit. Bientôt, ils aperçurent une blanche demeure, à la façade ornée de colonnes doriques, dont le toit de tuiles formait une touche vive sur le fond vert des pins. De forme rectangulaire, le bâtiment principal ceignait une cour où caquetaient des poules, un portique courait tout autour, pour abriter les habitants durant les heures chaudes de l’été. Cuisine, salle à manger, écurie, porcherie occupaient le rez-de-chaussée. Au premier se trouvaient les chambres à coucher, les greniers à grain, les pigeonniers. L’escadron suivait un chemin de terre bordé d’oliviers centenaires et les sabots des chevaux dégageaient un nuage de poussière qui fut aperçu par un adolescent occupé à chasser avec son chien. Il s’enfuit à toutes jambes vers l’un des bâtiments annexes en hurlant. Quelques esclaves montrèrent un nez furtif et d’autres chiens déclenchèrent un concert d’aboiements. Alors, le maître de maison surgit sous la colonnade, une épée à la main ; apercevant la horde déchaînée qui fonçait vers lui, il pâlit, cria quelques avertissements et referma la lourde porte de bois. Setni avait donné, comme toujours, des ordres stricts à ses hommes : ne tuer que si on les attaquait. S’ils affrontaient quelque adversaire, l’assommer, le ligoter et, s’ils étaient seuls, attendre du renfort, afin que les malheureux réalisent l’inanité de toute résistance. D’ailleurs le Lactéen, avant chaque attaque, mettait ses mains en entonnoir devant sa bouche et criait : « Nous ne vous voulons pas de mal. Apportez des provisions, des poulets, du bétail et quelques fromages, ensuite, nous partirons sans vous molester ni rien détruire. » En général, cette harangue était écoutée. D’ailleurs comment quelques paysans, des esclaves apeurés auraient-ils résisté à des soudards experts au maniement des armes ? Cette fois pourtant, l’admonestation du Lactéen n’eut aucun effet et le vantail resta clos. Haussant les épaules, Setni fit signe d’aller chercher un tronc d’arbre en guise de bélier. Quelques instants plus tard, l’obstacle tombait à terre et les cavaliers pénétraient dans la cour où seuls se trouvaient encore les volatiles qui s’égaillèrent en gloussant. Setni réitéra son appel, et la seule réponse fut une volée de flèches venue d’un grenier. Barcino fut atteint à la cuisse et son cheval au poitrail, celui-ci se mit à ruer et désarçonna son cavalier qui tomba dans la fange. Pour un pareil dur à cuire, cette blessure était insignifiante : son amour-propre était surtout atteint. Tandis que les frondeurs balançaient une grêle de pierres dans les ouvertures, il ôta lui-même le projectile de sa blessure et, épée au clair, se dirigea en boitillant vers l’une des colonnes du portique afin de s’y abriter. Le Lactéen fronça les sourcils; en général un tel incident rendait ses hommes furieux et il avait le plus grand mal à les empêcher de tout massacrer. Il réitéra pourtant son avertissement : — Vous êtes stupides ! Voyez notre nombre, nos armes : que pouvez-vous espérer, sinon périr sous nos glaives ? Je vous laisse une dernière chance : rendez-vous et il ne vous arrivera rien. Nous ne demandons que quelques provisions… Apparemment, la démonstration de force des Baléares avait impressionné les occupants, car un homme répondit : — J’espère que vous dites vrai, car je vous fais confiance : mes esclaves vont vous jeter ce que vous demandez par les fenêtres. Promettez-moi de ne pas essayer de monter au premier étage ! — Je vous donne ma parole, si vous vous montrez assez généreux ; toutefois, j’emprunterai aussi votre chariot afin d’y entasser les provisions… — Fais, maudit pillard, tu sais que nous sommes incapables de nous opposer à tes volontés. Pendant ce temps, les cavaliers restés à l’extérieur visitaient les communs, ils y dénichèrent quelques esclaves assez bien tournées et commencèrent à prendre leur plaisir. Dans la cour, des sacs d’orge, de froment, des paniers de fromages étaient descendus grâce à des câbles. Puis ce furent des quartiers de viande fumée et même des amphores rebondies que Setni n’avait nullement demandées. Il voulut empêcher ses hommes de s’en saisir, trop tard hélas, le bouchon d’argile avait déjà sauté et le liquide rubis était versé dans tous les récipients disponibles. — Ce Romain est vraiment inconscient ! marmonna le Lactéen. Ne se rend-il donc pas compte qu’une fois saoul, il me sera impossible de les tenir; alors, ce sera la catastrophe pour lui et pour toute sa famille. Maïcha savait aussi ce qui allait se passer : elle jeta un regard vers son amant, et sortit de la cour, tandis que Setni donnait de la gueule, aidé de Barcino, pour terminer le chargement sur le véhicule. Une partie de ses hommes déjà éméchés ne l’écoutait pas, l’autre réclamait de nouvelles amphores que des esclaves leur montaient des caves. Plusieurs Carthaginois, préférant le prélèvement à la source, avaient déjà disparu dans les sous-sols. C’est alors qu’une trompette résonna. Comme par miracle, la discipline reprit le dessus. L’un repoussa la fille qu’il chevauchait et remonta ses braies, l’autre abandonna l’amphore dodue qu’il tétait, l’autre laissa choir les hardes dérobées dans un coffre ; chacun savait que la sonnerie signifiait une alerte : un détachement de cavalerie ennemie approchait. Sans plus attendre, tous remontèrent à cheval et, précédant la charrette emplie à ras bord, s’engouffrèrent dans l’étroit sentier, sans plus se préoccuper des occupants de la ferme qui bénissaient Junon de cette diversion. En réalité, l’épouse de Jupiter n’y était pour rien… Le patricien savait en effet qu’un détachement romain campait non loin de là et il avait expédié un rapide coureur à travers champs afin de donner l’alerte. Ainsi, lorsque Setni et ses compagnons débouchèrent sur la Voie Apienne, ils virent un fort parti de Romains se diriger vers eux. Selon la tactique habituelle, les blessés, Barcino en l’occurrence et un autre cavalier qui avait reçu un coup de fourche, furent chargés d’escorter le chariot, tandis que le reste du peloton effectuait un combat de retardement. Les deux partis étaient de force à peu près égale. A l’avantage des Carthaginois, leurs frondeurs qui blessèrent plusieurs assaillants pendant leur approche, à celui des Romains un contingent de vélites armés de longues lances que les cavaliers avaient amenés en croupe. Ainsi, lorsqu’ils étaient serrés de trop près, pouvaient-ils aller chercher refuge derrière leur hérisson de piques. L’affrontement se soldait par une série de combats singuliers autour des troncs noueux d’olivier, la rapidité des Numides leur permettait de harceler les lourds Romains et parfois de les tourner. Dans l’ensemble, le but recherché était d’encercler un cavalier et les Carthaginois s’y entendaient fort bien, aussi prirent-ils peu à peu l’avantage. Mais les Romains recevaient des renforts, des archers en particulier, et quelques Espagnols de la troupe furent blessés. Setni ordonna alors un repli général : le chariot et les blessés devaient se trouver assez loin maintenant et il n’était pas prudent de les laisser ainsi sans protection. L’escadron rejoignit donc la Voie Apienne où le lourd véhicule roulait allègrement. Les Romains, satisfaits de rester maîtres du terrain, ne se lancèrent pas à la poursuite des Carthaginois : ils connaissaient trop leurs ruses maintenant et se méfiaient des embuscades. Le raid se termina sans autres péripéties. Barcino plaisantait avec ses compagnons. Les victuailles ramenées permettraient d’agrémenter l’ordinaire durant une bonne semaine; la routine des corvées dans le camp, de l’entretien des armes, des soins aux chevaux recommencerait, puis ce serait une autre expédition, jusqu’à ce que les opérations militaires reprennent au printemps. Setni n’avait pas prêté outre mesure attention à la blessure de Barcino : le gaillard en avait vu d’autres, aussi, le surlendemain matin, fut-il étonné lorsque Styros lui murmura à l’oreille : — Maître, je ne sais si je fais bien de désobéir, car Barcino m’a interdit d’en parler, seulement sa blessure lui a provoqué un empoisonnement du sang. Je crains qu’il ne meure. — Par le divin Horus ! Pourquoi ne pas m’en avoir parlé plus tôt ? — Il prétend qu’un salopard comme lui doit crever sans déranger personne. — Allons le voir, fit le Lactéen en haussant les épaules. Le blessé reposait sur un lit de camp; il ne portait qu’une simple tunique, car la sueur ruisselait sur son corps, il devait avoir beaucoup de fièvre. Setni posa la main sur son front : effectivement sa température était très élevée. Sur la plaie était posé un linge imprégné de vin aromatique, un pichet empli de cet antiseptique rudimentaire était posé à côté, sur un escabeau. Le Lactéen souleva le pansement, une odeur nauséabonde se répandit, tandis qu’un pus verdâtre s’écoulait. « La gangrène, songea-t-il. Cette lèpre des plaies souillées de terre qui provoque la mort de trois quarts des blessés. Il n’en a plus pour longtemps… » L’enseignement hypnopédique préliminaire à ses missions sur ces planètes primitives l’avait incité à se méfier des microbes en général ; chaque planète ayant sa flore spécifique, il ne possédait pas d’immunité contre elle chez les civilisations peu évoluées. Jusqu’à la découverte des antibiotiques, les anaérobies provoquaient d’innombrables décès chez les blessés et les opérés. Lui-même, avant son départ, avait reçu des injections massives de vaccins divers qui rendaient malade comme un chien; fort heureusement, on le maintenait en sommeil pendant cette désagréable période. « Dire qu’il suffirait de lui injecter quelques grammes d’antibiotiques pour le sauver », pensait-il. Depuis que L’Espagnol avait cessé d’importuner Maïcha, tous deux s’étaient forgé une rude amitié, comme le font les combattants d’un même camp, appelés un jour à être tirés d’affaire par un camarade, pour le sauver le lendemain. Barcino cependant, avait ouvert les yeux. — Ah, te voilà, l’Egyptien ! grommela-t-il en soulevant la main d’un geste las. Tu vois, j’ai fait mon temps. A mon tour, je vais crever comme beaucoup de braves gars. — Allons donc ! protesta Setni d’un ton jovial. Un costaud comme toi ne passe pas si aisément de vie à trépas ! Tu as une mauvaise fièvre, c’est l’affaire de quelques jours, voilà tout. — Merci. Mais tu perds ton temps : j’ai vu beaucoup de types mourir de cette saloperie. On leur coupe la patte ou le bras quand la pourriture est assez basse, au mollet ou au pied. Les veinards claquent pendant l’opération. Les autres se gangrènent de partout et ils puent tellement que personne ne veut plus les approcher. — Voyons, tu exagères, ta plaie n’est nullement nauséabonde ! Et avec un courage digne d’éloges, Setni renifla les remugles écœurants. — J’ai toujours pensé qu’ t’étais un bon type. Maintenant, assez de salades. Je vais crever, un point c’est tout ! C’ qui est certain, c’est j’ boirai pas d’ambroisie dans l’Olympe — s’il existe — pas plus qu’Anubis, lorsqu’il aura soupesé mon âme et mes forfaits, ne m’admettra aux félicités suprêmes… — Qui sait, mon ami ? Qui peut jauger les consciences ? — De toute façon, je m’en fous ! Après, c’est les ténèbres, le néant. Trop tard pour changer mes convictions, seulement, y a une chose que j’aimerais énormément savoir. — Parle; si je puis te renseigner, je te jure de te satisfaire ! — Eh bien voilà… C’est Maïchos ! — Oui, tu regrettes de ne pas l’avoir eu à toi ? — Certes ! Mais ce n’est pas cela ; dis-moi, est-ce un homme, une femme ou un androgyne ? — Tu promets de garder ce secret ? — Je l’emporterai dans ma tombe ! répliqua-t-il avec un pâle sourire. — Alors, voici. (Setni se pencha à son oreille.) C’est une femme, la sœur de Maïchos. Elle a voulu à tout prix l’accompagner pour le protéger. — C’est donc cela. Je mourrai heureux ! Une fille ! Par Malqart ! je n’avais rien à en foutre. Maintenant, va-t’en : je me sens fatigué, je vais dormir un peu. Une dernière chose : tu brûleras ma charogne et disperseras les cendres aux quatre points cardinaux. Promis ? — Je te le jure. — Merci ! Adieu, mon ami ! Sur ces mots il laissa retomber sa tête et ferma les yeux ; si sa poitrine ne s’était pas soulevée par à-coups, on l’aurait cru mort. Le Lactéen sortit, essuyant furtivement ses yeux humides; Styros le regarda, puis s’éloigna avec discrétion. Cependant Setni réfléchissait : « Galaxie ! On ne peut tout de même pas me demander de laisser crever ce type sans bouger le petit doigt. Elles s’en foutent, les huiles de Kalapol ! Jamais elles n’ont été sauvées d’un coup de lance par la rapide parade d’un camarade de combat. Elles n’ont pas peiné, sué, escaladé, crevé de faim ou de soif avec des copains ! Et si je le sauvais ? Personne n’en saurait rien : une fourmi parmi d’autres fourmis… » Petit à petit, un plan prenait forme dans son esprit. « Et si je le faisais tomber en catalepsie pendant qu’il est temps encore ? Je brûlerais un mannequin pendant que je le ferais transporter à bord de l’Hélion. Là, le médic-robot le soignerait sous hypnose, et puis il le déposerait en Amérique, dans une contrée peu fréquentée, après un effaçage mémoriel. Oui, c’est cela, mille comètes ! J’en bave assez ici pour me payer le luxe de temps en temps d’agir comme Dieu le Père ! » Setni sella donc son cheval et partit dans une forêt voisine où l’Hélion lui envoya le matériel nécessaire. A la tombée de la nuit, il pénétra dans la tente de Barcino qui dormait ou avait perdu connaissance. Une piqûre au dermojet arrêta ses facultés vitales. L’odeur fétide dégagée par le malheureux était telle que personne ne trouva curieux d’embobiner sa dépouille dans une fourrure et de la transporter à l’orée de la forêt où Setni avait fait aménager un bûcher. L’échange du corps contre le mannequin s’effectua dans la pénombre, au passage sous un arbre. Un robot de l’astronef le souleva du cheval et le remplaça par un corps synthétique doté d’os humains récoltés sur un champ de bataille. La crémation fut rapide : les résineux avaient été imprégnés de pétrole et la dépouille mortelle se transforma vite en cendres. D’ailleurs les quelques assistants ne restèrent pas jusqu’au bout. Setni, Maïchos, Maïcha, Dunorix et Styros étaient les seuls camarades du défunt à s’être déplacés. La mort était si familière aux soldats de cette époque que, sauf lorsqu’il s’agissait d’un notable, les cérémonies funéraires se trouvaient réduites au maximum ; à moins que le défunt n’ait donné une forte somme aux prêtres pour lui assurer des funérailles, ce qui n’était pas le cas. Finalement, tout se déroula le mieux du monde. Six jours plus tard Setni recevait un message télépsychique de l’Hélion : ses ordres avaient été exécutés. Barcino, déposé guéri au nord du lac Ontario, chez les Algonquins, bien loin de sa contrée natale, ne sut jamais qui il était, ni d’où il venait. Il vécut de la chasse et fut adopté par une tribu locale. Là, grâce à sa puissante carrure et à son adresse aux armes, à l’auréole de mystère qui l’entourait, il épousa la fille d’un chef. Le médic-robot de l’astronef l’avait débarrassé de ses instincts homosexuels. Par la suite, il prit la succession de son beau-père. Ainsi, il ne devrait plus jamais entendre parler de Setni, ni de Maïcha. Pendant les mois qui suivirent, le Lactéen fit effectuer à plusieurs reprises par Pentoser des clichés des véhicules des prêtres. Profitant de ce qu’ils étaient souvent occupés par des sacrifices, car les soldats désœuvrés avaient plus de temps à consacrer aux pratiques religieuses, lui-même tenta d’inspecter les chariots. Il portait un casque protecteur contre l’hypnose et avait demandé un neutralisateur de champ répulsif à l’Hélion. Cela lui permit de soulever les toiles et les bâches, puis de prendre quelques photographies. Ce fut le plus stupide des gardiens qui l’empêcha de poursuivre ses investigations : un chien hargneux qui aboyait à pleine gorge et ameuta le voisinage. Heureusement le Lactéen avait disparu… L’examen des clichés par l’ordinateur de l’astronef montra qu’il s’agissait d’émetteurs psy à faisceau directionnel de longue portée. Ainsi, du haut d’un arbre, ou d’une petite éminence, les prêtres, sous prétexte de sacrifices nocturnes ou d’invocations à Ba’al, pouvaient influencer un consul ou un général romain, l’amenant à agir selon leurs ordres. Par exemple, à répondre aux provocations d’Annibal comme l’avait fait Minucius. Par contre, il fut impossible de déterminer le contenu des autres véhicules : les prêtres méfiants installèrent plusieurs gardes et des brasero brûlaient jour et nuit autour des lieux sacrés ; de plus, une meute de cabots hurlait dès qu’on les approchait. Il aurait fallu faire intervenir un appareillage trop sophistiqué et, par là même, se démasquer aux yeux de Casarbal et de Flahon, ce qui aurait accru leur méfiance. Setni préféra donc patienter, tout en feignant de s’être converti à la foi de Ba’al Hamon, après la mort de Barcino. Ainsi, l’acte essentiel étant le sacrifice, il amenait souvent un agneau pour un molk rituel, accompagné, il va de soi, par une offrande de quelques sicles d’argent. Les prêtres semblaient satisfaits de sa générosité, ils conversaient avec lui de sujets divers, de sa famille, de la religion égyptienne qui avait quelques indications avec la foi phénicienne, le grand dieu Ammon étant l’équivalent de Ba’al, comme Saturne correspond à Kronos. Par ailleurs, l’utilisation d’amulettes à l’effigie de Ptah, d’Horus, de Thot, d’Isis, d’Anubis, de Thouéris, était chose fréquente et tolérée. Casarbal, en particulier, montra de l’intérêt pour un disciple à la vive intelligence et l’honora de longues conversations, lui parlant de la science des savants d’Alexandrie, de Syracuse, de Grèce. Leur entretien prenait parfois un tour dangereux, lorsque Setni ne trouvait pas dans sa mémoire les références historiques se rapportant au sujet dont ils parlaient. Ce fut le cas lorsqu’ils abordèrent le problème de la guerre navale entre Carthaginois et Romains. — Vois-tu, mon ami, notre supériorité sur les Romains dans le domaine maritime a été longtemps incontestable. Nos embarcations, minces, longues, aux membrures serrées, atteignaient une vitesse remarquable. Elles étaient capables d’affronter la longue houle, les orages et de se guider sur les mers lointaines par l’observation des étoiles. C’est ce qui nous a permis d’installer des comptoirs tout autour de la Méditerranée et, bien plus loin encore, sur les côtes d’Afrique. — Certes, pourtant les Romains en copiant les trières grecques et en construisant des quinquérèmes, nous posent de sérieux problèmes ! — Sans doute, seulement ils ne seront jamais de véritables marins : ils se sont bornés à transposer leurs techniques de combat terrestre, par exemple en construisant des tourelles pour les archers, ou encore en installant des passerelles qui, une fois les coques mises bord à bord avec des grappins, permettent à leurs combattants d’élite, aux cuirasses impénétrables, de s’élancer sur le pont de leur adversaire. — Comment auraient-ils de bons équipages puisque les recrues maritimes appartiennent à la sixième classe — les pauvres —, et aux esclaves ? — Tu dis vrai : chez nous, au contraire, toute notre cité de Carthage est construite pour la mer. Le palais de notre suffète amiral est sur un îlot, au milieu du Cothon, notre port de guerre, avec ses cales où 220 navires de guerre peuvent être mis à sec. Setni observa : — Il est certain que là se trouve le siège de votre puissance. Votre cité est comme une pieuvre qui étend au loin ses multiples tentacules. Que l’un soit coupé et un autre repousse, cela, nos ennemis ne l’ont pas réalisé ! — Tu dis vrai, pourtant il y a encore autre chose ; nous détenons des secrets ignorés des autres peuples. Par exemple, alors que beaucoup le nient encore, nous savons que la Terre est ronde. — Assurément, et c’est un bibliothécaire de ma cité d’Alexandrie qui a déterminé sa circonférence : 250000 stades. — Ces calculs théoriques sont remarquables, encore fallait-il qu’ils soient corroborés par la pratique. Je vais te dévoiler un secret connu seulement des Suffètes et de certains capitaines. Au nord des îles Fortunées{7}, il existe d’autres parcelles de terre, face au Portugal, loin vers l’ouest. Là, sur Fayal, a été taillé en plein roc une statue équestre dont le cavalier, bras tendu vers l’ouest, porte sur sa poitrine le C de notre ville{8}. Sais-tu ce qu’il indique ? — Ma foi, non, fit le Lactéen perplexe, car il avait bien ouï-dire que des monnaies datant de 400 ans avant J.-C. avaient été découvertes dans un pot de terre près de 2000 ans plus tard{9}, pourtant, il n’avait jamais été informé par ses mentors électroniques de l’existence de cette statue. — Eh bien, il indique l’existence vers l’ouest d’un continent aussi vaste que le nôtre et bordé à l’ouest d’une mer immense qui rejoint les côtes est de l’Afrique. Ainsi, en naviguant toujours vers l’ouest et en traversant un vaste continent, il serait possible d’effectuer le tour de la sphère terrestre et l’un de nos équipages l’a fait ! — Incroyable ! souffla Setni. Ces terres inconnues sont-elles habitées par des monstres ? — Des monstres, il en existe certes dans les océans et nos marins en ont rencontré au passage, mais ce nouveau continent est habité par des humains comme nous, des Blancs à peau dorée. Le Lactéen ne savait que dire. Pourquoi le prêtre lui faisait-il d’aussi extraordinaires confidences ? Le soupçonnait-il et désirait-il qu’il se trahisse par des réponses montrant des connaissances inconnues de cette époque ? C’était un piège un peu grossier. — Tu dois te demander pourquoi je t’instruis de ces choses. — J’avoue être effectivement un peu surpris, car si j’ai effectué des études approfondies dans ma cité d’Alexandrie, je les ai abandonnées pour combattre. — Mais je sais que tu possèdes des connaissances au-dessus de la moyenne et un grand courage. C’est la raison pour laquelle le cénacle des prêtres des vrais dieux : Ba’al, Melqart, Tanit, t’a élu pour faire partie, plus tard, de l’expédition qui portera la véritable religion à ces créatures d’outre-mer. — C’est là un bien grand honneur ! souffla Setni qui commençait à comprendre. — Car Rome sera détruite. — Du moins nous l’espérons tous ! — Non, mon fils, ce n’est point un vain espoir mais bien une certitude. Nos sages vénérés ont soulevé un coin du voile de Tanit et contemplé l’avenir. La ville maudite sera conquise par nos valeureuses armées et Annibal y fera son entrée. Alors sera coupée la tête de l’hydre terrestre qui rivalisait avec nous ! Mais les dieux ont mis une condition à cette victoire : désormais, nous devrons les honorer plus et, dans nos tophets sacrés, nos temples, il faudra offrir une nouvelle forme de sacrifice : des molchomors, et ceci sur tous les territoires conquis par la vaillance de nos troupes appuyée par l’aide divine. Va, mon fils ! Suis fidèlement mon enseignement et tu seras promis à de hautes destinées ! J’en ai assez dit pour aujourd’hui… Là-dessus, le disciple de Ba’al s’en alla, drapé dans sa tunique et Setni, de plus en plus perplexe, rejoignit sa tente. « Ainsi, ces gens d’outre-temps veulent imposer la foi venue de Tyr aux peuples du monde entier, songeait-il. Et, pour cela, ils sont décidés à provoquer la victoire d’Annibal à tout prix. Que faire ? M’y opposer ? Jusqu’alors, je n’ai toujours aucune preuve. Non, mieux vaut conserver la même tactique, observer, filmer, acquérir des certitudes. Ensuite, avec l’assentiment de Kalapol, je remettrai tout en ordre, du moins, je l’espère. » Il était si préoccupé par ses pensées qu’il ne vit même pas Maïcha, venue à sa rencontre. — Eh bien ! s’exclama-t-elle. Où est donc parti ton esprit ? Tu ne me reconnais point, ou bien es-tu fâché contre moi ? — Oh, je suis impardonnable ! Vois-tu, je viens d’avoir une longue conversation avec Casarbal. Et il m’a révélé de telles merveilles que, tout en y réfléchissant, je ne prêtais plus attention à ce qui m’entourait. La science des prêtres de Ba’al, vois-tu, dépasse de beaucoup celle des savants égyptiens. — Peut-être, pourtant, je t’en supplie, méfie-toi d’eux et de leurs belles paroles. Ils pratiquent une magie puissante et savent envoûter les esprits. A ce que prétend Styros, il arrive, la nuit, que des traits de lumière pâle émanent de leurs chariots et se dirigent sur le camp romain. Un soir, un cavalier arrivant au galop a traversé cet éclair maléfique. Il est tombé de sa monture et depuis, balbutie des paroles démunies de sens. — Je te crois volontiers, ma chérie, et me méfierai, seulement il m’est impossible de te promettre de ne plus suivre leur enseignement car leur savoir est réellement prodigieux. — Alors, j’irai avec toi ! — Moi, je n’ai pas d’objection : je le demanderai, sans doute accepteront-ils, car ils apprécient la bravoure et l’intelligence. Pour un peu, il aurait dit le Q.I. car il ne s’y était pas trompé : pendant sa discussion, un appareil dissimulé derrière une tenture avait procédé à sa discrète évaluation… CHAPITRE IX Pendant la trêve hivernale, les Romains avaient remis un peu d’ordre dans leurs affaires : ils avaient reçu des preuves du soutien de leurs alliés et le moral devenait meilleur. Pourtant, une tentative de débarquement en Afrique du consul Cnaeius Servius Geminus avait honteusement échoué, plus de mille hommes et le questeur Sempronius y avaient trouvé la mort. Mais la politique primait tout et les Romains songeaient d’abord aux élections, ce revers fut vite oublié. Les commandants d’armée furent remplacés ; le consul Atilius recevant celle de Fabius, et Servius celle de Minucius. Vers la même époque on démasqua aussi à Rome un espion qui fut renvoyé, mains coupées, à Annibal. Les questions religieuses ne furent pas non plus délaissées : on hâta la construction du temple de la Concorde dans l’enceinte de la citadelle. Puis les soucis revinrent : des esclaves ayant fomenté un complot, vingt-cinq l’entre eux furent mis en croix pour faire exemple. Il était en effet capital que la ville ne soit pas à la merci d’une révolte pendant que les années combattraient Annibal. Ayant ainsi procédé au ménage dans leurs murs, les Romains reprirent leur distraction favorite : les élections. A tout seigneur tout honneur : les pères conscrits proclamèrent interroi Claudius Cento puis Cornélius Asina. Sous l’interrègne de celui-ci se déroulèrent des élections qui dressèrent Caius Terentius Varron, soutenu par la plèbe, contre le sénat. Comme, de plein droit, un des postes de consul appartenait à la plèbe, celle-ci eut gain de cause de son chéri, Varron, un fils du peuple, fut nommé consul. Les nobles, ayant reconnu que leurs candidats ne faisaient pas le poids, ce fut l’ancien consul Lucius Emilius Paulus qui fut associé à Varron. Il était exclu, dans ces conditions, puisque chaque consul représentait une faction du peuple romain, qu’aucune collaboration n’intervienne entre eux. Là-dessus on parfit le travail en élisant quatre préteurs : deux pour Rome, deux pour les Gaulois. Tous, sauf Varron, étaient de vieux routiers de la politique. Il fallait tout de même songer aux troupes, aussi, ces élections achevées, on leva dix mille recrues, arrivant à un total — inouï — de 8 légions. L’ardeur des combattants faisait plaisir à voir : puisque le dictateur Fabius avait étrillé ces fameux Carthaginois, pourquoi ne feraient-ils comme lui ? Partout l’optimisme renaissait. Casarbal et Flahon avaient assurément encore des espions dans la ville de Rome, car ils se chargèrent de saper le moral des citoyens par une nouvelle série de prodiges. Une pluie de pierres tomba sur Aricie et sur Rome. Chez les voisins sabins, une eau mêlée de sang — signe évident de carnage — coula d’une source. Plus encore des hommes furent tués par l’impact terrifiant de la foudre sur la voie voûtée allant au Champ de Mars ! Bien entendu, ces mauvais présages furent conjurés, mais pour tous les Romains, la cause était entendue : les dieux avertissaient la ville de sa prochaine fin. Pourtant, un cadeau somptueux parvint pendant l’hiver à Ostie : trois cent mille boisseaux de blé et deux cent mille d’orge, offerts par Hiéron II roi de Syracuse. Les ambassadeurs du souverain offrirent en outre une Victoire en or, auquel s’ajoutait un inestimable renfort de troupes : mille archers et frondeurs pour contrebalancer au combat les fameux Baléares. Hiéron conseillait respectueusement de renforcer la flotte du propréteur de Sicile, Titus Otacilius et de l’envoyer effectuer un débarquement en Afrique même. Le sénat apprécia grandement ces présents et suivit aussi le conseil : le proconsul reçut vingt-cinq quinquérèmes en renfort avec l’autorisation d’attaquer le territoire de Carthage. Pendant la fin de l’hiver les enrôlements se poursuivirent et, pour la première fois, les tribuns militaires firent prêter serment aux soldats. Cependant, le consul Vairon, multipliant ses discours fanfarons plastronnait devant le peuple : Non, lui ne tergiverserait point et se faisait fort de terminer cette lutte épuisante le jour même où il se trouverait en face de l’ennemi… Son collègue Lucius Aemilius, moins disert, ne fit qu’une harangue juste avant le départ des troupes. Sans attaquer Vairon avec virulence, il se borna à s’étonner qu’un général qui ne connaissait ni son armée, ni celle de l’ennemi, puisse tenir pareils propos. Par ailleurs, n’ayant point quitté Rome, il ignorait en outre la nature du terrain et la disposition des lieux où se trouvait l’armée ennemie. Il souligna qu’en ce qui le concernait, il se garderait bien de se lancer ainsi dans l’inconnu et n’arrêterait point à l’avance son plan d’action : il convenait pour un général avisé de s’adapter aux circonstances et non de prendre ses désirs pour des réalités. D’autres orateurs intervinrent avant le départ de Rome, puis les légions s’ébranlèrent pour rejoindre les troupes romaines dans leur camp proche de celui d’Annibal à Géronium. Cette arrivée de renforts qui doublait l’effectif romain ne troubla nullement Barca, car elle annonçait l’imminence d’un combat décisif. Il était temps, car il n’y avait plus grand-chose à piller alentour et la disette commençait à menacer. Les Espagnols se montraient particulièrement véhéments, montrant leurs ceintures qui flottaient autour de leur taille. Setni, lui, avait poursuivi son initiation religieuse pendant tout l’hiver, malgré la réprobation de Styros toujours persuadé que les prêtres de Ba’al étaient de pernicieux magiciens. Il ne découvrit pas de nouveaux renseignements. Casarbal et Flahon le flattaient et lui confièrent de menues tâches au cours des sacrifices de moutons régulièrement offerts à Hammon et à Melqart. Tanit, elle, recevait en offrande des brebis immaculées. Pourtant les prêtres lui laissèrent entendre qu’Annibal avait fait la promesse solennelle d’offrir, après la défaite de Rome, un sacrifice aux dieux qui devrait se perpétuer durant les temps futurs, afin de les remercier de lui avoir donné la victoire. Rien d’anormal là-dedans, que ce soient les Romains ou les Carthaginois, chacun tentait d’amadouer ses dieux afin de remporter la bataille. Depuis la mort de Barcino, Maïchos se joignait beaucoup plus souvent au petit groupe. Il semblait, lui aussi, ressentir une particulière attirance pour Maïcha, sans pouvoir se l’expliquer, ce qui le troublait profondément car il n’avait jamais éprouvé de penchants pour les gens de son sexe. Setni et sa compagne, sans le repousser, ne faisaient rien pour retenir le jeune et bel officier. Maïcha avait donné à son compagnon l’habitude des bains dans l’eau pure mais fraîche des rivières et, souvent, tous deux gagnaient un cours d’eau tranquille sous la seule protection de Dunorix et de Styros qui avaient reçu l’ordre de surveiller les parages de loin. Ainsi la jeune femme pouvait-elle enlever son masque qui finissait par la blesser. Tous deux restaient ainsi de longues heures, se séchant nus au soleil, parlant de tout et de rien, ou faisant l’amour. Maïcha se montrait toujours aussi curieuse de savoir et Setni lui dépeignait l’immensité et la beauté du cosmos sans que jamais sa compagne ne se lasse. — Vois-tu mon amour, confessa-t-il un jour. Cette Terre n’est qu’un grain de poussière qui orbite autour du brasier du Soleil et ses habitants, des fourmis insignifiantes qui pourraient bien ne pas avoir plus d’importance pour la divinité qu’un insecte que l’on foule aux pieds. C’est pourquoi ces sacrifices à Jupiter ou à Mars, à Ba’al ou à Melqart ne signifient rien pour moi. L’homme est maître de son destin. — Comment peux-tu proférer pareille hérésie ! Chacun sait que, même si notre patrie est petite par rapport à l’ensemble des planètes, les dieux l’habitent et surveillent leurs créatures d’un œil attentif ! — Ce serait sans doute vrai, ma chérie, si les divinités habitaient ce système stellaire et y avaient, de leurs mains, créé l’homme et les animaux. Or, il n’en est rien ! Le Soleil et ses planètes ne constituent qu’un grain parmi les innombrables étoiles brillant dans les deux lesquelles possèdent elles-mêmes des planètes sur lesquelles vivent d’innombrables créatures dotées de raison. — Eh bien, protesta Maïcha têtue, pourquoi chaque étoile ne posséderait-elle pas ses propres dieux ? — Il existe des milliards d’étoiles dans les deux, ne crois-tu pas que cela ferait beaucoup de divinités ? Et puis vois-tu, il n’y a nul besoin d’une intervention magique pour que la vie prenne naissance sur un astre possédant une température clémente et de l’eau, comme c’est le cas sur Terre. La vie naît dans les océans, puis elle conquiert les continents et les airs. — Supposons que tu dises vrai, alors, il existerait un seul dieu pour tout l’Univers, ne penses-tu pas qu’il aurait beaucoup de travail pour surveiller toutes ses créatures ? — Tu as raison de soulever ce point, mais si tu le supposes tout-puissant, la difficulté disparaît. — Encore faudrait-il qu’il se manifestât pour avoir une preuve de son existence ! — Peut-être le fait-il sur chaque planète, mais il est bien difficile de séparer l’illusion de la réalité. Platon a dit vrai : nous sommes comme les prisonniers d’une caverne et ne voyons du réel que les ombres projetées sur les parois. Il nous faut interpréter ce que nous observons et c’est là le rôle de la science. — Peut-être dis-tu vrai. Parfois, tu me fais peur, on dirait que tu détiens des connaissances infinies et que tu ne m’en révèles qu’une part infime. Ne serais-tu pas toi-même une divinité envoyée sur cette Terre ? Setni rit à gorge déployée : — Allons donc ! Je suis bien peu de chose et ne fais que te répéter les dires des philosophes grecs. De Zénon d’Elée par exemple qui, voici bien longtemps déjà, a démontré l’erreur des théories pythagoriciennes prétendant que le temps et l’espace sont faits d’unités indivisibles, alors qu’en réalité ils sont divisibles à l’infini. L’atome lui-même, qui constitue la matière, n’est pas insécable ! — Tu me fais peur. Si quelque prêtre de Ba’al t’entendait, je suis certaine qu’il te ferait condamner pour hérésie. Parlons plutôt de choses moins effrayantes, de nous par exemple. — Bien volontiers. Quelle chance j’ai eu de te rencontrer; et je t’aime toujours autant qu’au premier jour ! — Moi aussi, mon amour ! Pourtant, parfois je suis triste, car je me demande ce que nous deviendrons une fois les Romains vaincus. Setni sentit son cœur se serrer ; il cherchait toujours à chasser cette idée de son esprit. Comment en effet pourrait-il rester sur cette planète lorsqu’il aurait démasqué les odieux trafiquants venus du futur ? Une fois cette question réglée, les responsables mis hors d’état de nuire, ne devrait-il pas regagner son époque comme il l’avait fait naguère, abandonnant Nicolette, son grand amour de la planète des Psyborgs, ou de vaillants camarades de combat comme Huon ? Bien sûr, la technologie de son époque mettait à sa disposition des drogues donnant l’oubli, ou encore les psychosondeurs fournissant de faux souvenirs. Maïcha et ses compagnons oublieraient son existence, mais lui serait condamné au souvenir. Il répliqua avec une gaieté forcée : — Eh bien, cela me paraît assez simple ; si tu le désires nous nous établirons en Espagne, je ne tiens pas essentiellement à habiter Alexandrie, du moment que je puis y séjourner de temps à autre. Bien entendu, dès la fin de la guerre, nous nous marierons et j’espère avoir beaucoup d’enfants. — Tu as mis bien longtemps à me répondre ! Es-tu triste à la pensée de quitter ta patrie ? Lorsque je serai assurée que Maïchos ne risque plus d’être tué au combat, j’irai bien volontiers m’installer en Egypte : ce serait pour toi un trop grand sacrifice de t’installer dans mon pays, tu serais coupé de ta chère bibliothèque et de l’enseignement des fameux savants qui se trouvent là-bas. Et puis, nos enfants auront le choix des précepteurs alors qu’en Espagne, on a peine à en trouver qui sachent lire couramment. — Nous en reparlerons, évidemment, cette perspective ne me déplairait nullement. — Vois-tu, chéri, je comprends combien il doit être pénible pour toi de vivre parmi des gens aussi frustes que nous. Les seuls interlocuteurs avec lesquels tu puisses discuter de problèmes philosophiques sont les prêtres, encore doivent-ils avoir un esprit extrêmement sectaire. — Certes, ils s’avèrent fort bornés; par bonheur, je t’ai, ma petite colombe, tu sais m’écouter, me faire parler, aussi, grâce à toi, je ne me suis pas ennuyé un seul instant pendant cet interminable hiver ! — Est-ce bien vrai ? s’exclama Maïcha en se jetant dans ses bras. — Je te le jure ! Un long baiser les unit puis la jeune femme reprit : — Eh bien, moi aussi j’ai découvert certaines choses qui t’étonneront. Tes fameux prêtres ne s’intéressent pas seulement à la religion ! — Et à quoi donc ? — Voilà : sur l’ordre d’Annibal, ils forment des techniciens capables de construire des machines de guerre pour assiéger Rome. — Tiens, voilà qui est intéressant. Je leur demanderai de participer à ces travaux la prochaine fois que je les rencontrerai. Maintenant que tu me le dis, je me souviens d’avoir vu traîner un modèle réduit d’onagre près de leur tente, mais je n’y avais point prêté attention. — Alors, tu auras appris quelque chose de moi ! Maintenant assez parlé, viens, prenons un dernier bain avant de rentrer au camp. La rivière formait à cet endroit une boucle délimitant une langue de terre isolée fort propice aux amoureux qui se tenaient à son extrémité près du cours d’eau, tandis que les écuyers demeuraient dans les bosquets du côté de la terre ferme. Tous deux plongèrent donc dans l’eau claire et nagèrent jusqu’au milieu du courant, Maïcha arriva la première et s’exclama : — Tu me dois un gage ! Alors réponds-moi en toute franchise, m’aimes-tu vraiment ? — Bien sûr ! Tu le sais bien ! — Ici, certes, il n’y a guère de filles jolies, mais lorsque nous aurons quitté l’armée et que de coquettes beautés déploieront leurs charmes pour te séduire ? Me seras-tu fidèle ? — Quelle question ! Il y avait bien d’autres rivales de Vénus à Sagonte et je t’ai choisie ! — A cette époque, oui ! Seulement n’es-tu point las de moi ? — En ai-je l’air ? s’écria Setni en la couvrant de baisers. — Non, pourtant j’ai peur de t’ennuyer ! Je ne suis pas savante et ne puis rien t’apprendre, alors que tu connais tant de choses… — Tu ne demandes qu’à t’instruire, et bientôt tu seras de taille à rivaliser avec des savants chenus ! — Ne te moque donc pas de moi ! Et puis, il y a autre chose. — Quoi donc ? — Eh bien, les hommes aiment avoir des enfants et, malgré toutes nos étreintes, je ne suis pas enceinte. Peut-être suis-je stérile, alors tu ne m’épouseras jamais. — Folle que tu es ! Tu n’en es absolument pas responsable. Si tu le désires, nous pouvons engendrer une nombreuse progéniture. — Oh oui, je le veux ! Un fils comme toi, puis une fille, et ensuite un autre fils. — Eh, pas si vite, ma jolie ! Il faut d’abord que cette guerre soit terminée. — Oh, cela ne tardera plus : au début du mois d’août, les Romains subiront une défaite sanglante et deux semaines plus tard Rome tombera. — Par Thot ! Tu sembles bien renseignée ! De qui tiens-tu donc ces prédictions ? — Eh bien, moi aussi, je fréquente les prêtres de Ba’al et Flahon m’a annoncé tout cela contre une respectable offrande, je l’avoue. — Comment sais-tu qu’il a dit vrai ? Qui peut donc connaître l’avenir ? — Oh, il lit derrière le voile de Tanit et je sais qu’il ne s’agit pas d’un charlatan, car mon déguisement ne l’a pas trompé une minute ! — Allons donc ! Voilà, certes, qui fait réfléchir, répliqua le Lactéen en déposant un baiser sur les lèvres humides… Allons, rentrons, il est temps. Tous deux regagnèrent le rivage, s’essuyèrent et commencèrent à se rhabiller. C’est alors qu’une silhouette cuirassée surgit d’une touffe de roseaux. Sur l’instant, Setni pensa qu’il s’agissait d’un Romain et bondit sur son glaive, mais il reconnut un officier ibère. Celui-ci croisa les bras sur sa poitrine et gronda : — Ainsi le prêtre avait dit vrai ! Ma sœur Maïcha a déshonoré sa famille en vivant comme une fille de camp ! — Maïchos ! s’exclama la jeune femme stupéfaite en masquant sa poitrine de ses bras. — Eh oui, Maïchos, qui t’a démasquée, femelle dépravée ! Chienne lubrique ! Combien fais-tu payer tes faveurs ? Setni tenta d’intervenir ; en effet, Maïcha ne répliquait même pas, de grosses larmes ruisselaient sur ses joues. — Voyons, ne sois pas injuste ! Si Maïcha est ici, c’est uniquement pour te secourir et te soigner si tu étais blessé. Souviens-toi… — Ah ouiche ! Et c’est pour cela qu’une princesse ibère couche sans vergogne avec un Egyptien débauché ! Nous allons immédiatement régler cette question : toi, Maïcha, rhabille-toi, il suffit que je sois témoin de notre infortune, mieux vaut que nos camarades continuent à ignorer ton sexe. Quant à toi, Setni, que je croyais mon ami, tu vas me rendre raison, en garde ! Ces paroles semblèrent redonner la voix à la jeune femme qui hurla d’une voix brisée : — Oh non, pas cela ! Ne vous battez pas… Ecoute-moi au moins avant, Maïchos ! Tu sais combien je t’aime, je ne pouvais accepter que, blessé, on t’abandonne sur un champ de bataille. C’est par amour pour toi que je t’ai suivi. Et Setni m’a protégée, je l’aime et il m’aime ! Tu comprends ? Dès que la guerre sera terminée il te demandera l’autorisation de m’épouser. Cette avalanche de paroles troubla le jeune officier. La dénonciation de Flahon l’avait profondément écœuré et blessé dans son orgueil ; fou de rage, il avait résolu de tuer le suborneur de sa sœur… Maintenant, il hésitait, Setni était un homme estimable, tous appréciaient sa bravoure. Cet Egyptien cultivé possédait d’honorables origines. Pourtant il grommela d’un air buté : — De belles paroles tout cela ! Il se sert de toi comme putain, te promet le mariage, ensuite ce vil suborneur t’abandonnera pour retourner en Egypte. Setni allait protester véhémentement, lorsqu’il réalisa qu’en réalité, Maïchos disait la pure vérité : sa mission terminée, il repartirait pour les espaces interstellaires, abandonnant son amour d’un moment. Il bredouilla : — Ce… c’est faux… Nous faisions justement des projets d’avenir lorsque tu as surgi comme un diable de sa boite ! — Vois comme il se trouble ! Ses beaux serments seront vite oubliés, ma pauvre sœur ! Tu te retrouveras seule avec une nichée de marmots sur les bras. Au fait, j’espère que, s’il t’a souillée, du moins tu n’attends pas de bâtard de ce chien ! Maïcha éclata en sanglots. — Oh, comment peux-tu être aussi cruel ? (Elle vint se jeter dans les bras de son amant qui la serra machinalement contre lui.) C’est pour toi que j’ai affronté ces souffrances et Setni ne demande qu’à m’épouser, une fois la guerre terminée. Maïchos commençait à se laisser convaincre, le Lactéen saisit l’occasion, il tenait toujours son épée et pressa sur le bouton du psycho-inducteur, puis il déclara à mots comptés : — Qu’Isis en soit témoin ! Je n’aspire qu’à un seul bonheur sur cette Terre : épouser Maïcha avec ton consentement, vivre avec elle aussi longtemps que je pourrai, et avoir des enfants d’elle. Ce disant, il était évidemment sincère, car c’était bien là son plus profond désir. Il en était arrivé à aimer cette planète ingrate, avec ses habitants cruels et belliqueux. Il ne désirait plus repartir à Kalapol. Cependant, implanté au plus profond de lui-même, le sens du devoir lui ordonnait de retourner dans sa patrie une fois sa mission accomplie. Maïchos le regarda droit dans les yeux et murmura : — C’est étrange, tes paroles ont l’accent de la vérité et je ne demande qu’à te croire. — Nous sommes compagnons d’armes, après tout, reprit le Lactéen. Comment peux-tu imaginer que j’aie voulu déshonorer ta sœur qui représente ce que j’ai de plus cher au monde ? — Tu sais que je ne me serais jamais donnée à lui s’il m’avait semblé indigne de notre famille et traître à sa parole, renchérit Maïcha. L’Ibère passa sa main sur son front : — Je… je ne sais plus ! Vous deux contre moi, c’est trop ! Ma sœur, mon frère de combat. Peut-être suis-je stupide, mais je vous fais confiance. Désormais, Maïcha, ne quitte plus ton masque et toi, Setni, choisis des gardiens plus vigilants ! Ce disant il souleva une branche, montrant le Grec et le Gaulois qui ronflaient comme des sonneurs. — Les chiens ! gronda Setni. Je leur avais pourtant bien recommandé. — Ce n’est pas leur faute, coupa Maïchos, vois, j’avais placé à leur portée une outre de vin qui contenait un soporifique. — C’est donc cela ! Eh bien ! essayons de les réveiller ! Tous deux allèrent remplir l’outre et les casques d’eau, puis en arrosèrent copieusement Dunorix et Styros qui ouvrirent des yeux chassieux. — Allons, paresseux, c’est l’heure ! Rentrons au camp. Les écuyers se levèrent péniblement et se grattèrent la tête d’un air perplexe, puis Maïcha revint, portant son masque et son armure, et tous remontèrent à cheval. Pendant le chemin de retour, Setni acheva de convaincre son ami de la pureté de ses intentions, et lorsqu’ils arrivèrent, ils étaient redevenus les meilleurs camarades du monde. Pourtant le Lactéen se demanda si cette mésaventure n’avait pas été manigancée par les prêtres dans le but de se débarrasser de lui en le faisant tuer par Maïchos, plan machiavélique qui avait été à deux doigts de réussir, car l’officier aurait fort bien pu le percer d’une flèche pendant qu’il se baignait. Cependant, Annibal avait reçu de bonnes nouvelles : à défaut de renforts, Carthage avait envoyé à son frère Hasdrubal, toujours en Espagne, 4000 fantassins et 1000 cavaliers afin de lui permettre d’attaquer vers l’Italie. Setni, lui, savait qu’Hasdrubal n’y parviendrait pas et qu’il serait battu au passage de l’Ebre, mais il se garda bien de jouer les aruspices. Un détachement de l’armée punique avait quitté Géronium et, par une action fulgurante, s’emparait de la citadelle de Cannes, faisant coup double : elle occupait une position stratégique et s’emparait des précieux vivres emmagasinés là par les Romains. Grand trouble chez les proconsuls ! Ils envoient des courriers à Rome notifiant qu’en engageant le combat avec les Carthaginois ils ne pourraient battre en retraite car les pillages de l’ennemi avaient transformé la campagne en désert sur leurs arrières. Le sénat répondit, après mûre réflexion, qu’il ne fallait point livrer bataille inconsidérément, mais seulement après avoir pesé le pour et le contre… Cela faisait l’affaire d’Emilius, mais point de Varron, toujours partisan de l’offensive à outrance. Or, selon la coutume, les deux consuls commandaient à tour de rôle, un jour l’un, un jour l’autre. Comment dans ces conditions mener une stratégie cohérente ? Mais voilà que les Romains, poursuivant les pillards carthaginois, se trouvent amenés à combattre et, par une chance inespérée, tuent mille sept cents ennemis ne perdant que cent hommes ! Du coup, les vainqueurs s’élancent dans une poursuite désordonnée, au risque de tomber dans une embuscade. Par bonheur, Emilius commandait ce jour-là et il arrêta l’avance de ses troupes. Du coup, Varron poussa les hauts cris ! Comment ? On sabordait la victoire en empêchant les troupes d’avancer ? Quelle ignominie ! Pourtant, Emilius avait raison de faire preuve de circonspection, car le madré Carthaginois n’avait agi ainsi que pour exacerber la fougue de Vairon et lui donner la volonté d’en découdre à tout prix quand il aurait le commandement. La nuit suivante, Annibal part à la tête d’une forte colonne sans aucun bagage. Trésor et butin restent dans le camp, éclairé par les feux habituels. Cependant, le général franchit les monts voisins et dispose à proximité ses cavaliers à droite et son infanterie à gauche, puis il attend. Au jour, les Romains tâtent les avant-postes, plus personne ! Ils s’approchent du campement silencieux et y pénètrent. Les tentes restent dressées, le butin toujours là, quel beau pillage en perspective ! L’adversaire s’est enfui avec tant de précipitation qu’il a même abandonné les objets les plus précieux. Il faut se lancer à sa poursuite, mais aussi profiter de l’aubaine ! Varron, il va de soi, piaffe sur place ; Emilius, circonspect, fait remarquer que les feux sont allumés seulement du côté visible par les Romains; que les objets sont ostensiblement éparpillés du même côté, bref, tous ces indices démontrent qu’il s’agit d’un piège ! Pour convaincre ses subordonnés, le consul fait même interroger les poulets sacrés. Aucun doute : ils déconseillent l’avance. Varron s’en moque, il donne l’ordre de lancer la poursuite mais, à ce moment, deux esclaves échappés aux Carthaginois sont amenés devant les consuls : ils assurent que toute l’armée d’Annibal est dissimulée dans les défilés pour tomber sur les Romains s’ils ont le malheur de s’y engager. Emilius reprend alors de l’autorité et l’armée revient sur ses bases de départ. Annibal, fort dépité, dut alors regagner son camp lorsqu’il constata que sa ruse avait été éventée. Pourtant il n’y resta pas longtemps car la pénurie de vivres devenait préoccupante. La moisson étant plus précoce en Apulie, le gros de l’armée carthaginoise quitta définitivement Géronium, descendant vers Cannes pour rejoindre ses éléments avancés et laissant les deux consuls fort perplexes. Que faire ? Suivre l’ennemi ? Celui-ci avait décampé de nuit, laissant des feux et quelques tentes ; ne s’agissait-il pas d’un nouveau stratagème ? Un Lucanien vint assurer qu’Annibal avait bien décidé de fuir : il avait vu du haut des montagnes son armée en marche. Pour Varron comme pour la plupart des officiers et des soldats, il fallait à l’évidence entamer la poursuite. En cette fin juillet, le destin de Rome venait d’être scellé. Rien ne semblait pouvoir empêcher l’affrontement décisif entre les deux puissantes armées. Après une ultime harangue pour exhorter ses troupes, Paulus Emilius se mit en marche le 26 juillet. Il avait bien en mémoire les recommandations des pères conscrits avant son départ : une victoire décisive sur son adversaire délivrerait le peuple romain d’une lourde angoisse, une défaite le plongerait au contraire dans un abîme de désespoir. Le 27 juillet, les légions marchèrent sous le chaud soleil d’été, tenaces et disciplinées. D’innombrables nobles s’étaient joints à la troupe et l’or des chevaliers resplendissait. Le 28, les cavaliers envoyés en reconnaissance signalèrent que le camp des Carthaginois se trouvait le long de la rivière Aufide, sur la rive gauche, en amont des ruines de Cannes et de sa forteresse. Les Romains commencèrent immédiatement à construire leur camp retranché, à six milles de celui de leurs adversaires. Ils l’adossèrent à un méandre de la rivière. L’endroit était plat et dégagé : il convenait tout à fait aux manœuvres de cavalerie, aussi Emilius, qui redoutait beaucoup les Numides, aurait préféré un terrain plus vallonné, au sud par exemple, près de Canusius, ou sur les hauteurs voisines de Cannes. Varron n’était pas de cet avis et une dispute commença, catastrophique pour le moral des troupes, car rien n’est plus pernicieux qu’une dissension dans le commandement. Toutefois, comme c’était le jour d’Emilius, on continua à creuser et à établir des palissades pour fortifier le terrain occupé à l’abri de la rivière. Hélas, le jour suivant, Varron commandait en chef. Son premier soin fut de sortir de ses retranchements et d’avancer vers le camp ennemi, avec toute son armée en formation. Annibal s’élança alors avec sa cavalerie et son infanterie légère, jetant le désarroi parmi les assaillants. Pourtant, les légionnaires pesamment armés et protégés soutinrent le choc et rétablirent la situation. La nuit tomba sans qu’aucun des partis n’ait pris un avantage décisif. Le 30 juillet, Emilius reprenait en main l’armée romaine. Engagée comme elle l’était, plus question de battre en retraite; il fit camper les deux tiers de ses effectifs sur la rive gauche, le reste traversant l’Aufide où il établit un plus petit camp dans un autre méandre de la rivière, à treize cents pas du grand camp, donc un peu plus loin des Carthaginois. Ainsi se mettait-il en position pour soutenir ses fourrageurs opérant sur la rive droite, tout en étant en mesure d’attaquer ceux de l’adversaire. Toute la journée l’armée punique avait été rangée en bataille aussi ; voyant que les Romains n’attaquaient pas, Annibal fit rentrer ses troupes au camp. Seul les Numides reçurent l’ordre de se jeter sur les Romains du petit camp, lorsqu’ils iraient fourrager. Les rapides cavaliers se précipitèrent avec furie sur les détachements isolés, et les mirent en pièces, poursuivant les fuyards jusqu’à leur retranchement. Si Varron avait commandé, il aurait aussitôt déclenché une bataille générale ; son collègue, prudent, n’en fit rien et chacun rentra chez soi pour dormir. A l’aube du 31 juillet, Annibal, pressentant l’imminence de l’affrontement décisif, laissa son armée au repos dans son camp. Varron piaffant d’impatience dut regarder ses légionnaires briquer leurs armes, tandis que les chevaux se rassasiaient de fourrage. Maintenant, Barca était décidé à en finir : ses vivres s’amenuisaient, et ses troupes avaient leur meilleure forme, en ce premier jour d’août, par un beau soleil, il rangea donc son armée tout entière en ordre de bataille, ayant bien soin d’avoir dans le dos le vent local appelé volturne car, dans cette plaine aride, piétinée par des milliers de soldats, il soulevait des tourbillons de poussière. Emilius, imperturbable, renforça sa garde et ses reconnaissances, mais il ne bougea pas ses troupes. Le consul savait très bien que ses ennemis devraient bientôt décamper car les vivres et le fourrage manquaient. Ensuite, dans un emplacement plus favorable, il accepterait un engagement général. Chaque jour, des courriers à cheval partaient pour Rome, et ils annoncèrent l’imminence de la bataille. Aussitôt, tous les augures furent interrogés. La plupart montrèrent un pessimisme effrayant : rien ne pouvait plus, selon eux, sauver l’armée romaine. Simultanément, d’effrayantes apparitions se produisaient un peu partout, les citoyens qui avaient jusqu’alors conservé leur calme commencèrent à s’affoler et l’on vit des colonnes de charrois suivre la Via Cassia vers les monts Sabatins ou se diriger vers le port d’Ostie pour s’embarquer sur quelque bâtiment de commerce. Ce jour-là, plusieurs charroyeurs et nautoniers firent fortune. Une nouvelle fois, les Carthaginois revinrent au camp, tandis que les Numides s’en prenaient aux Romains qui puisaient l’eau dans la rivière. Ces derniers se firent sévèrement houspiller et Varron, écumant de rage, décida que pareil affront ne se renouvellerait point : le lendemain, quoi qu’en dise ce peureux de Paul Emile, les Romains affronteraient leurs adversaires. Les quatre-vingt mille fantassins et les dix mille cavaliers avaient eu tout le temps de s’entraîner pendant l’hiver. On verrait bien si les Carthaginois auraient encore le dessus ! CHAPITRE X 2 août 216 avant J.-C., près de la rivière Aufide, sur une plaine proche de Cannes et par un beau soleil, deux armées se préparent à s’affronter. Setni et Maïcha s’étreignent tendrement ; ils craignent pour leur vie et celle de leurs amis, car la bataille sera terrible. Varron commande en chef les Romains. Paré de son étincelante armure, il se porte dès le point du jour devant ses légions, précédé des licteurs portant ses faisceaux, il salue du bras les enseignes portant le sigle S.P.Q.R.{10}, et, dans un ordre impeccable, les manipules s’ébranlent, se rassemblant en légions. L’ordonnance stricte et l’armure réglementaire des Romains contrastait vivement avec la tenue de leurs auxiliaires gaulois, à l’armement disparate, avec des épées très longues, à pointe arrondie car ils frappaient seulement de taille. Beaux hastaires à la longue lance, fleur de la jeunesse romaine, principes dans la force de l’âge, et les vétérans, les triaires, tous affichaient une sombre détermination, conscients que l’avenir de leur patrie allait se jouer. Tandis que résonnaient les trompettes, les centurions, imités de leurs hommes, saluaient du bras en franchissant la porte prétorienne. Au fur et à mesure du passage du fleuve, les troupes du grand camp se rangeaient en bataille, face au soleil de midi. Celles du petit camp les imitèrent. La cavalerie romaine prend position le long de l’Aufide, à l’aile droite, ensuite chaque manipule se dispose en ligne droite, serré contre son voisin. A gauche virevoltent les cavaliers alliés, Gaulois, Cénomans et autres tribus. A l’avant des lignes, quelques unités légères sont disposées en éclaireurs. Le prudent Emilius dirige l’aile droite, tandis que le bouillant Varron commande l’aile gauche. Annibal, ravi de voir les Romains enfin décidés à l’affronter, fit immédiatement passer la rivière aux Baléares et à l’infanterie légère qu’il posta face à l’adversaire. Ses cavaliers, sous les ordres d’Hasdrubal, s’installèrent en face des chevaliers romains, tandis que les Numides, sous le commandement de Maharbal, venaient affronter les cavaliers alliés des Romains à l’aile la plus éloignée de la rivière. L’infanterie espagnole, revêtue de tuniques pourpres, alternait avec les Gaulois, des géants au torse nu, tous se placèrent à l’avant, au centre du dispositif, soutenus de part et d’autre par l’infanterie africaine revêtue des armes conquises sur l’ennemi à la Trébie et à Trasimène. Annibal, secondé par son frère Magon, s’était réservé le commandement du centre, car c’est là qu’il avait décidé de porter l’effort décisif. Setni et Maïchos encadraient la frêle silhouette de Maïcha. Dunorix et Styros protégeaient leurs arrières. Telle était la disposition des deux années en fin de matinée, lorsque débuta le combat resté à jamais fameux dans la mémoire des peuples. L’affrontement des troupes légères de l’avant se termina sans qu’aucun des partis prenne l’avantage. Puis la cavalerie d’Hasdrubal — le fils de Giscon — s’ébranla dans une nuée de poussière, se ruant sur les Romains. Ceux-ci se battirent comme des lions, avec bravoure, furie même. Setni dut plus d’une fois recourir à l’un de ses gadgets pour dégager Maïcha d’un adversaire pressant, ou faire choir sur le sol un chevalier trop habile à la joute ; même blessés et désarçonnés, ils poursuivaient la lutte. Malheureusement, leur valeur ne servit à rien, très vite, ils furent acculés au fleuve et taillés en pièces, seuls quelques-uns trouvèrent refuge sur les arrières des légions. Alors, l’infanterie engagea la bataille au centre. Gaulois et Espagnols, allant de l’avant, se formèrent en croissant convexe, repoussant les hastaires, mais les consuls firent donner principes et triaires et la ligne de front s’infléchit. Inexorablement, le croissant s’inversait de forme, tandis que les légionnaires hurlant, frappant d’estoc et de taille, repoussaient leurs adversaires. Varron jubilait : certes sa cavalerie avait subi une défaite, mais le sort des batailles repose principalement sur l’infanterie et la sienne était en train d’enfoncer l’ennemi ! La situation était alors la suivante : un coin de fer s’enfonçait dans l’armée carthaginoise et les Gaulois, au centre, avaient le plus grand mal à contenir les Romains. En réalité, tout se déroulait selon le plan d’Annibal : ses adversaires se précipitaient dans une nasse dont il allait maintenant refermer l’ouverture. Sur la droite et la gauche des légions romaines, la puissante infanterie africaine s’élança. Les troupes fraîches enfoncèrent sans difficulté le dispositif adverse, épuisé, écrasé par la chaleur. La belle ordonnance des manipules fut disloquée, chacun pour soi. Le piège inexorable se refermait. Le consul Emilus, bien que blessé par un frondeur, avait échappé au massacre de la cavalerie près du fleuve et était venu rejoindre son infanterie, sabrant à droite, à gauche, pour se frayer un passage. Annibal, de son coté, se trouvait au plus fort de la mêlée, donnant l’exemple. Mais la cavalerie poursuivait la lutte : Hasdrubal Giscon vainqueur, effectua un vaste mouvement derrière son armée et vint rejoindre les Numides. Les deux chefs, conjuguant leurs forces, chargèrent les alliés des Romains qui lâchèrent vite pied, fuyant vers l’est. Du coup, tandis que les Numides les poursuivaient à toute vitesse, le reste de la cavalerie espagnole vint attaquer à revers l’infanterie romaine, apportant son appui aux Africains. Setni fut le témoin de la mort héroïque d’Emilius : encerclé par des Carthaginois, avec quelques écuyers, il combattit jusqu’au bout et, lorsqu’il tomba, le corps couvert de blessures, plus de dix cadavres l’entouraient. Pourtant, la résistance se poursuivait au centre. Les Romains continuaient à faire front et, bien qu’encerclés, ne perdaient pas espoir. Tandis qu’Espagnols et Gaulois reprenaient souffle, les Africains resserraient de plus en plus le cercle. L’un après l’autre les centurions tombaient, les décurions prenaient leur place, puis s’effondraient à leur tour. Désormais, le combat était désespéré : il se transformait en un carnage si épouvantable que Setni, écœuré, ordonna à ses cavaliers de se regrouper et de se diriger vers le camp des Romains que l’on pensait abandonné. Parmi les fuyards talonnés par les Numides vers l’est se trouvait le fameux Varron qui fut l’un des rares officiers survivants ; sur tout l’effectif de la cavalerie romaine, il ne resta que 300 hommes. Pourtant 2000 Romains purent se réfugier à Cannes, 7000 se trouvaient encore dans le petit camp et 10000 dans le grand, vers lequel se dirigeait Setni et la cavalerie espagnole. Emilius avait d’ailleurs laissé ces effectifs dans le grand camp afin que, si Annibal laissait son propre camp sans une garde suffisante, ils puissent s’en emparer et faire main basse sur les vivres qui s’y trouvaient. Mesures discutables car ces troupes auraient peut-être modifié le cours des événements si elles s’étaient trouvées au centre du champ de bataille, là où les Africains avaient emporté la décision. Quoi qu’il en soit, le camp d’Annibal ne fut jamais pris et cette piétaille fut capturée, pratiquement sans coup férir, tant son moral était bas. Setni revint alors sur le champ de bataille où gisaient soixante-dix mille Romains, pour la plus grande joie des détrousseurs de cadavres : leur moisson fut si abondante que trois boisseaux contenant les anneaux d’or des chevaliers romains furent envoyés à Carthage. A la nuit tombante, le Lactéen se trouvait près d’Annibal : — Epargnez les vaincus, ordonna le général, tant il était las de voir des membres sectionnés, des troncs perforés, des têtes coupées. Malgré leur épuisement, les Carthaginois firent bombance avec les victuailles capturées. Tandis que rôtissaient des bœufs entiers, des voix avinées entonnaient des péans à la gloire de Carthage et de ses divinités. Ces bombances achevées, les soldats échauffés par le vin commencèrent à sodomiser les prisonniers, mais bientôt, ils tombèrent dans un profond sommeil. Pendant ce temps, à l’intérieur du petit camp, le tribun Tuditanus exhortait ses hommes à le suivre pour se frayer un chemin à travers l’armée victorieuse pendant qu’elle dormait. Grâce à sa valeur, six cents hommes purent ainsi s’échapper et parvenir sains et saufs à Canusium. Presque tous les vainqueurs ronflaient à poings fermés, avachis à même le sol. Setni, lui, restait éveillé. Il avait vu que les feux demeuraient allumés près de la tente d’Annibal. Les chefs de l’armée devaient donc y tenir une conférence. Laissant Maïcha à la garde de son frère, il se glissa près de l’emplacement du conseil, avec un télé-amplificateur qui lui permettait d’entendre la conversation comme s’il se trouvait à côté de Barca. A vrai dire, il en avait à peine besoin, tant Maharbal et Hasdrubal poussaient de hauts cris. — Mesure donc ce que cette bataille t’a fait gagner ! tonnait le premier. Si tu me suis, d’ici quatre jours tu banquetteras au Capitole. Mes cavaliers et moi serons à Rome avant même que la nouvelle de notre marche y parvienne ! — Ton conseil mérite réflexion, fit pensivement Annibal. Pourtant, on ne peut s’emparer d’une ville fortifiée comme Rome par un simple coup de main. Chaque citoyen est décidé à se battre et la garnison de troupes régulières ne se laissez la point surprendre. Dépité, le rude cavalier s’exclama : — Les dieux n’accordent pas tout à un seul homme ! Tu sais vaincre, Annibal. Tu ne sais pas profiter de la victoire. — Allons, Maharbal, crois-tu donc ces gens si stupides que, lorsqu’ils verront à l’horizon le nuage de poussière soulevé par tes cavaliers, ils ne fermeront pas les portes aussitôt ? — On peut toujours le tenter, intervint Hasdrubal. Nous ne risquons rien ; la cavalerie ennemie a pratiquement cessé d’exister. — Sans doute, seulement je puis te prédire ce qui arriverait alors : tes cavaliers se heurteront aux puissants remparts de Rome et tu devras tourner autour comme des mouches autour d’une charogne, sans pouvoir y pénétrer. — Eh bien, tu arriveras avec le gros de nos forces ! reprit Maharbal. Et tu assiégeras cette damnée ville ! — Où les sénateurs ont accumulé assez de vivres pour soutenir un siège interminable et où nous userons nos forces, car la contrée alentour a été soigneusement dépouillée de tout ce qui pourrait nous servir ! remarqua le général. Setni aperçut alors un trait légèrement luminescent, une ionisation de l’air qui jaillissait de l’œil gauche d’une statue de Tanit érigée près de la tente d’Annibal. Cependant Hasdrubal reprenait : — Encore faudrait-il qu’il y eût des soldats sur ces remparts. Or, la garnison est insignifiante ! Par ailleurs, tu sais comme moi, par tes espions, que les esclaves se sont déjà révoltés contre leurs maîtres et qu’ils ne demandent qu’à recommencer. — Oui, renchérit Maharbal, des milliers d’alliés prêts à massacrer ces patriciens abhorrés ne demandent qu’à se soulever. Grecs, Egyptiens, Gaulois et captifs africains aspirent en ta venue ! Toi seul peux les libérer de leurs chaînes. Rappelle-toi l’épouvante des Romains devant le récent soulèvement ; ils avaient procédé à d’innombrables crucifixions. Materaient-ils ainsi les rebelles si une puissante année campait sous leurs murailles, prête à l’assaut ? Le général, pensif, semblait méditer profondément ; il tenta une dernière objection : — Et les machines de siège ? Pourrons-nous en construire suffisamment. — Je puis te le garantir : Casarbal et Flahon ont fait preuve de leur science durant les attaques menées contre plusieurs villes. Ils ont formé des disciples et de nombreux officiers de ton armée possèdent de solides connaissances scientifiques : ils les aideront. Barca resta encore un long moment silencieux, se rongeant les poings. Setni remarqua que le faisceau du psycho-inducteur se dirigeait droit vers sa tête. Soudain, Annibal s’écria : — Eh bien, c’est dit ! Vous avez su me convaincre… Toi, Maharbal, pars avec la cavalerie numide. Hasdrubal te suivra avec les Espagnols et les Gaulois plus lents. Peut-être Ba’al te permettra-t-il de franchir par surprise les portes de la Via Latina. Sinon, isole Rome pour empêcher tout renfort, tout ravitaillement d’y parvenir. Je demeurerai ici ce soir avec mon armée. Demain l’infanterie s’ébranlera pour venir à la rescousse ! Tous les officiers présents acclamèrent leur chef. Setni rangea sa jumelle spéciale et son télécom dans sa sacoche, puis le Lactéen revint pensivement vers sa tente. « Ainsi, songeait-il, des aventuriers d’outre-temps ont décidé de modifier l’histoire de cette planète, sans se soucier des conséquences de leurs actes. Quels peuvent être leurs motifs ? Régénérer la vigueur de notre race étiolée, ou se tailler un empire à leur dévotion en manipulant l’Histoire ? Rome va tomber entre les mains d’Annibal. Ensuite, il me faudra redoubler de vigilance. De toute manière, je sais comment rétablir le cycle normal des événements si je le désire. » Maïcha l’attendait devant sa tente; l’apercevant, elle courut à sa rencontre. — Oh, je commençais à m’inquiéter ! s’exclama-t-elle. J’avais tant besoin de toi après cette épouvantable boucherie ! Faut-il donc que les hommes s’entre-tuent ainsi pour conquérir de nouveaux territoires ? Setni passa son bras sur son épaule et l’attira contre lui. — Tu sais, ni toi ni moi n’y pouvons grand-chose, l’Histoire est écrite sur le grand livre de la destinée. L’un gagne un jour pour être battu le lendemain; viens te reposer : cette journée horrible a été épuisante et je crains bien que les jours à venir ne soient aussi exténuants. — Comment ? s’étonna-t-elle. Nous n’allons pas nous reposer près de l’Aufide, dans ce camp ? — J’ai bien peur que non, ma chérie. Effectivement, avant l’aube, les officiers réveillèrent les cavaliers pour leur annoncer la grande nouvelle : la ruée sur Rome, le couronnement de tant de combats. Cependant, l’annonce de la défaite se propageait rapidement. Elle eut un effet immédiat sur les alliés des Romains : Tarentins, Argyripains, peuples de la Campanie se rangèrent aux côtés du vainqueur. Le 3 août, tandis que l’arrière-garde liquidait les dernières poches de résistance dans le grand camp, le montant de la rançon fut fixé à trois cents deniers quadriges par tête de Romain, deux cents pour un allié et cent pour un esclave. Cependant le pillage continuait, les hommes recherchaient en particulier les harnais rehaussés d’argent. Enfin, on songea à enterrer les morts et à rendre les honneurs à la dépouille de l’infortuné consul Paulus Emilius. Hasdrubal et Maharbal avaient raison de se hâter, car déjà les tenaces Romains se ressaisissaient : 4000 hommes se regroupaient à Venusia autour de Varron, puis ils allèrent rejoindre les troupes de Scipion à Canusium. Dans Rome même, ce fut tout d’abord la panique. Les informations étaient confuses ; certains prétendaient que les deux consuls avaient été massacrés avec la totalité de leurs années et déclaraient qu’il fallait se rendre. Là-dessus, un messager venu du nord annonça que Lucius Posthumius était tombé dans une embuscade et que ses troupes avaient été taillées en pièces par les Gaulois. Aussitôt, les riches patriciens envoyèrent leur famille vers Ostie, tandis que la nervosité croissait : pour un rien les esclaves étaient passés au fil de l’épée, tant on redoutait une émeute. Ce furent les préteurs Publius Furius Philus et Marcus Pomponius qui rétablirent la situation : ils convoquèrent le sénat dans la curie Hostilia pour prendre les mesures concernant la défense de la ville. La première décision fut de rappeler d’Ostie 1500 hommes que Marcus Claudius Marcellus avait enrôlés pour la flotte. Marcus Junius fut nommé dictateur et Tiberius Sempronius, maître de la cavalerie, enrôla les jeunes à partir de dix-sept ans. Le soir de ce même jour, Maharbal fit camper ses cavaliers épuisés près d’Apulium dont les habitants épouvantés se barricadèrent derrière leurs murs. Le 4 août, les Romains poursuivirent palabres et mesures défensives. Ils se préoccupèrent aussi d’apaiser les dieux. Le scribe pontifical Cantilius qui avait commis le crime affreux de coucher avec une vestale fut battu à mort à coups de verge par le grand pontife en personne. Celle qu’il avait subornée, l’infortunée Floronia fut, comme il se devait, enterrée vive. Une de ses compagnes coupable du même crime, Opimia, eut le bon goût de se suicider. Des convois furent envoyés vers Ostie afin de rapporter du blé et de l’orge en vue d’un siège. Cependant Maharbal, sur sa lancée, franchissait le Volturne sous Capoue; ses habitants envoyaient des vivres et des présents, afin de se concilier les faveurs des Carthaginois. Ils avaient toujours jalousé Rome et entendaient prendre sa place comme capitale après sa destruction. 5 août : Talonné par Hasdrubal Giscon et Magon qui prenaient à cœur de ne pas se laisser trop distancer, Maharbal traverse le Trerus en suivant la Voie Latine. Il jette dans les fossés les chariots bourrés d’approvisionnements qui se dirigeaient vers Rome. Dans la cité, on triait sur le volet les esclaves dont la fidélité était assurée, et on leur fournissait des armes, les mélangeant aux unités régulières; 8000 hommes furent ainsi levés. Les sacrifices destinés à apaiser les dieux se poursuivirent : un Gaulois, une Gauloise, un Grec et une Grecque, tous esclaves rebelles furent enterrés vifs au marché aux bœufs. A l’aube du 6 août, quatrième jour de cette épique chevauchée, Maharbal franchit Tusculum où des troupes romaines tentèrent de l’arrêter ; il les déborda, laissant le soin à Magon de les liquider. La Voie Latine conduisant à Rome était libre. Dans la ville, le sénat poursuivait ses débats avec quelque optimisme car un messager avait annoncé que Varron avait survécu et qu’il rassemblait les débris de l’armée vaincue auxquels se joignaient les garnisons des cités proches. Le principal débat porta sur le fait suivant : fallait-il oui ou non racheter les prisonniers si Annibal le proposait et, si oui, jusqu’à quel prix ? Manlius stigmatisa la lâcheté de bien des soldats qui s’étaient rendus sans combattre. Finalement, Marcus Junius, nommé dictateur par le sénat, décida de ne point donner à Annibal de l’argent qu’il utiliserait contre la République. Bien des femmes pleurèrent à chaudes larmes en apprenant cette nouvelle : un frère, un époux mèneraient désormais une existence d’esclave. Pendant ces palabres, les Carthaginois chevauchaient toujours, crevant leurs bêtes, qu’Us remplaçaient par celles des courriers ou des chevaliers rencontrés. Vers trois heures de l’après-midi, Maharbal fit une courte halte pour laisser souffler ses gens et abreuver les chevaux. Du haut d’une côte, on apercevait la cité merveilleuse miroitant sous le soleil chaud, avec ses temples, ses coupoles et ses puissants remparts au sommet desquels l’éclair du soleil reflété par un casque parvenait jusqu’aux assaillants. Cette halte, selon la coutume carthaginoise, masquait une ruse. Tandis que ses éclaireurs coupaient la ville vers le sud et l’est, empêchant l’arrivée d’aucun messager susceptible d’avertir le sénat de la proximité de l’ennemi, Espagnols et Gaulois retardés par le combat désespéré d’une poignée d’hommes, regagnaient le terrain perdu. Annibal ante portas ! Vers quatre heures, les chefs de la cavalerie punique s’étaient rejoints et choisissaient chacun leur objectif. Du haut de leur observatoire, sur la Voie Appia bordée des tombes des consuls, des patriciens, ils scrutaient d’un œil d’aigle la Ville aux Sept Collines. Espagnols et Gaulois attaqueraient vers la porte Capena où débouchait la Voie Appia; quant aux Numides, ils effectueraient un détour vers le nord par la Voie Asmaria d’abord, puis, traversant les collines, l’Esquilin, ils déboucheraient face à la porte Collina. Une fois encore, Maharbal avait une idée en tête. Les rapides coursiers numides emmenèrent donc leurs cavaliers vers l’objectif désigné. Selon la coutume carthaginoise, tous les chevaux portaient en croupe un soldat de l’infanterie légère, si bien que l’effectif total des troupes était de 16000 hommes. A peine arrivés sur la Voie Nomentana, sur laquelle débouchaient deux autres voies, assez loin des remparts pour ne pas être aperçu, Maharbal fit stopper les innombrables charrois qui fuyaient la ville, tandis que d’autres, venant de la campagne, apportaient des approvisionnements. Il dissimula son infanterie sous des bâches, et, sous l’escorte de quelques cavaliers, les dirigea vers la porte Collina, tandis que le gros de ses forces restait dissimulé, attendant un signal de fumée pour se ruer en avant. Lorsque la garde romaine aperçut cet imposant convoi, chacun se réjouit, pensant aux vivres qu’il amenait et personne ne soupçonna le moins du monde la présence de l’ennemi. Dès qu’une vingtaine de chariots ont pénétré à l’intérieur des murailles, un fanion rouge est hissé au-dessus de la bâche du véhicule où se tient le chef de la cavalerie. L’infanterie saute hors des chariots, tandis que les cavaliers grimpent sur les chevaux attachés derrière et tous se ruent sur les gardes médusés. En moins d’un quart d’heure, les Carthaginois se rendent maîtres des tours de la porte et de la portion de remparts voisine. Déjà un filet de fumée monte : les Numides arrivent au grand galop et se précipitent à l’intérieur, suivant la rue Insteius encaissée entre le Quirinal et le Viminal, passant devant le temple de Quirinus, les riches demeures et les villas. Les Romains, affolés, n’en croient pas leurs yeux. Les officiers hurlent : — L’ennemi est dans nos murs ! Alerte… Les soldats s’arment en toute hâte, mais déjà les courtes épées des assaillants fauchent les têtes, sectionnent les bras. A l’autre extrémité de la ville, Espagnols et Gaulois d’Hasdrubal, apercevant le signal de fumée, quittent leur cachette derrière les tombes et s’élancent vers la porte Capena. Ils sont à deux doigts de la franchir, mais un décurion les aperçoit, en toute hâte il fait fermer les lourds vantaux et la charge vient s’écraser contre le chêne épais. Furieux, les Espagnols décochent des flèches sur les défenseurs qui couronnent les remparts, mais leurs coursiers ne sont point des Pégases, ils ne peuvent franchir les murs. Du côté sud, l’alerte est donnée, la résistance s’organise. Rome sera-t-elle sauvée ? Une poignée d’envahisseurs seulement se trouve dans ses murs, mais il y a douze kilomètres de murailles et 16 portes à défendre… Mais à chaque minute ils se renforcent, déferlent dans la rue Longue, la rue Cuprius, ils sont tout près du Forum. En stratège avisé, Maharbal divise ses troupes, lui-même se dirige vers la droite, le Forum dominé par le Capitole, tandis qu’un fort détachement file vers la porte Querquetulana. En effet, un messager lui a appris qu’Hasdrubal n’avait pu pénétrer dans la cité. Sur les tours de la porte, les gardes entendent bien un certain tumulte du côté du Forum, et de la curie Hostilia, mais ils y sont habitués. Leur attention se porte devant eux sur la voie qui arrive de l’ouest le long des pentes de l’Esquilin. Là, tout semble calme. Ils discutent paisiblement entre eux des événements : les renforts venus d’Ostie ne devraient plus tarder, mais ils arriveront par le pont Sublicius, de l’autre côté de la ville. Mais soudain, un bruit de galopade sur les pavés les fait sursauter. Ils se retournent et n’en croient pas leurs yeux. Ils sont là ! Les démons numides sur leurs petits coursiers, surgis de l’intérieur, par quelle magie ? Déjà les sentinelles qui veillaient en bas sont massacrées, des échelles se dressent, ces maudits font irruption par les escaliers, ils prennent pied sur le chemin de ronde. Des cadavres basculent par-dessus les créneaux et tombent dans les fossés. En quelques minutes la porte est conquise. Des messagers partent donner l’alerte : il faut fermer toutes les entrées. Trop tard ! Alertés par des estafettes, voici les cavaliers d’Hasdrubal, ils franchissent la porte Querquetulana et foncent renforcer les Numides qui se répandent dans les rues comme des fourmis. Sur le Forum, devant la maison des Vestales et le temple de Saturne où se trouve le trésor public, la résistance s’organise tant bien que mal, tandis que les sénateurs fuient la curie Hostilia, protégés par les soldats du préteur Marcus Pomponius et se réfugient sur le Capitole, dans le temple de Jupiter. Maintenant, les Romains s’affolent : l’ennemi se répand dans la ville. Certains s’arment en hâte, et, suivis de quelques esclaves fidèles, rejoignent leurs unités. D’autres agrippent leurs biens les plus précieux et filent par la rue Tuscus vers le pont Sublicius. Un centurion veut s’opposer à l’ouverture des portes, il est lapidé et la horde affolée court, à pied, à cheval vers la Voie Aurélia au-devant de Marcus Claudius Marcellus, vers Ostie, vers la mer. Sur le port aussi se presse une foule de patriciens avec leurs esclaves portant leurs trésors, ils se battent pour monter à bord des quelques navires de commerce à quai. Mais les entrepôts sont proches et les pillards commencent à faire main basse sur l’orfèvrerie, les étoffes précieuses. Des esclaves sont passés au fil de l’épée. Alors la tourbe humaine se révolte : la haine accumulée contre des maîtres impitoyables se déchaîne. Par dizaines, les esclaves se jettent sur les gardes de l’arsenal, les écrasant sous leur nombre, tapant à coups d’avirons, de barres de fer. Ils brisent les grilles et s’emparent des cuirasses, des épées : maintenant, ils sont libres ! Tout le quartier de l’Aventin, celui de la plèbe, est aux mains des insurgés qui pillent les temples de la Lune, de Cérès. Ils se dirigent en chantant vers le mont Caelius, saccageant au passage les palais, les riches villas. Longeant les sommets des remparts, les Gaulois refoulent petit à petit la garnison des murs, tandis que Maharbal dirige l’assaut contre le Capitole où le maître de cavalerie Tiberius Sempronius lui oppose une farouche résistance. Marcus Junius, le dictateur, est tué d’une pierre de fronde, le préteur Publius Furius Philus tombe sous l’épée d’un Espagnol. Les Romains, complètement affolés, ne savent où donner de la tête, plus personne ne leur donne de directives. Chacun pour soi… C’est par le pont Coestius en traversant l’île tibérine, près du temple d’Esculape, que s’enfuient la majorité des rescapés. D’autres, au nord-ouest, passent par la porte Salutaris qui mérite bien son nom. Toutes les autres issues étant obstruées ou aux mains des conquérants, les moins chanceux tournent en rond, puis se terrent dans les caves, espérant un hypothétique secours venu de l’extérieur. Mais la partie est jouée. Même sans l’aide des esclaves dont l’indiscipline ralentit plutôt les Carthaginois, Rome serait tombée. Au crépuscule, seule une résistance sporadique se poursuit. Le temple de Jupiter sur le Capitole ruisselle de sang. D’innombrables femmes se suicident du haut des murs. Des hommes se percent de leur épée et, pendant la nuit, viols, pillages se succèdent. Sur la Via Latina un messager crève son cheval : il va annoncer la nouvelle à Annibal qu’il rencontre à mi-chemin : ROME EST TOMBEE ! EPILOGUE Lorsque l’infanterie punique harassée, couverte de poussière, pénètre dans Rome, par un temps radieux, la cavalerie rangée en bataille sur le Forum attend le général qui la passe en revue, trônant sur son éléphant. Il s’arrête devant Maharbal, contemple longuement les temples, les édifices baignés par le soleil, puis il descend de sa monture et étreint longuement le vainqueur. Les soldats hurlent des acclamations. Elles parviennent en dehors des murs jusqu’aux camps où sont parqués les Romains. Dans l’immédiat, le Carthaginois décide d’épargner la cité et d’y installer ses hommes en garnison. Setni et ses compagnons en font partie. Les citoyens pleins de morgue leur serviront d’esclaves, leurs femmes de putains. Annibal siège sur le Capitole où il prend de nombreux décrets, l’un d’eux intéresse tout particulièrement le Lactéen : la religion romaine est abolie, désormais tous les peuples conquis adoreront Ba’al. Aussitôt, Casarbal, Flahon s’affairent; nouveaux grands prêtres, ils érigent sur le Champ de Mars une statue géante : Ba’al Hammon tout-puissant tend les bras vers le ciel. A ses pieds, un vaste coffre d’airain où seront disposées les offrandes. Alentour a été érigé un sanctuaire : le tophet, pareil à celui de Carthage. Les esclaves l’ont dressé en un temps record et les Romains qui ont participé à sa construction, et abjuré la foi de Jupiter, se voient libérés sans rançon. Le jour choisi pour le grand Molk est arrivé. Sur la plaine, l’année carthaginoise est rangée en bon ordre tandis que, sur une estrade, trônent ses chefs victorieux : Annibal, Hasdrubal, Maharbal et Magon qui vont remercier Ba’al d’avoir vaincu l’ennemi héréditaire. Setni et ses compagnons sont là en tenue de parade et contemplent émerveillés la monumentale effigie qui se dresse sur le sol conquis. Alors Annibal se dresse et parle à ses troupes : — Africains, Espagnols, Gaulois et vous autres alliés qui m’avez suivi sous la neige, sous l’ardeur du soleil, à travers les fleuves, la montagne, j’ai envers vous une dette de reconnaissance qui sera payée en terres, en argent. Une énorme ovation l’interrompt. — Désormais, en Italie, vous serez les seigneurs, et les Romains vos esclaves. Mais nous devons aussi régler notre dette aux divinités qui nous ont permis de remporter la victoire, à Melqart, à Tanit et au tout-puissant Ba’al ! Durant notre campagne, même lorsque la disette régnait, ses fidèles prêtres lui ont sacrifié des agneaux ou des génisses ; mais ce n’étaient là que modestes présents en attendant que nous puissions montrer notre reconnaissance à son égard. Dans toute la péninsule, la Vraie Religion sera obligatoire et, chaque mois, un Molk pareil à celui-ci sera offert à Ba’al : seule offrande qui soit réellement agréée en reconnaissance des bienfaits dont nous sommes abreuvés ! Le général reprit alors place sur son trône, et Flahon qui se trouvait à côté de lui se dressa. Aussitôt, l’immense statue sembla prendre vie : ses yeux étincelèrent et ses bras s’abaissèrent vers le sol. Au même moment, une longue procession d’enfants romains prisonniers, vêtus de tuniques immaculées, déboucha et, encadrée par des prêtres, se dirigea vers le catafalque d’airain situé devant les pieds monumentaux. Ils s’arrêtèrent à quelques pas, puis entonnèrent un péan. Lorsqu’il fut terminé, vingt d’entre eux prirent place dans le réceptacle dont les grilles se refermèrent. De nouveau, les yeux lancèrent des éclairs et les mains du géant saisirent l’offrande, soulevant le catafalque au-dessus de sa tête à plusieurs reprises. Alors, le regard de la divinité fulgura avec un éclat si insoutenable que tous les assistants durent baisser la tête et fermer les yeux afin de ne pas être aveuglés. Lorsqu’ils contemplèrent de nouveau la statue, les enfants avaient disparu, volatilisés. Un sourd murmure parcourut la foule de ces rudes soldats, peu habitués à de tels prodiges. Le même cérémonial se renouvela jusqu’à ce que tous les enfants aient disparu. Enfin une voix de stentor jaillit de la bouche de l’effigie, clamant : — Grand est Ba’al Hammon ! Votre Molk est tel qu’il convient à ma personne divine, qu’il soit perpétué à jamais ! Lorsque la foule se dispersa, les esclaves romaines massées en arrière pleuraient à chaudes larmes. Pourtant, de nombreux assistants, subjugués par ce prodige, se consacraient désormais au culte de Ba’al. Setni, lui, était sombre. Ainsi, ces madrés personnages avaient trouvé un moyen habile pour déporter dans le temps des milliers d’enfants, en toute impunité ! Pour ce faire, ils n’avaient pas hésité à modifier le cours de l’Histoire, car la domination romaine allait disparaître pour être remplacée par la Carthaginoise et ceci, avec des effets imprévisibles pour le futur de cette planète ! Impossible de tolérer plus longtemps un tel manquement au déroulement des événements. La remise en état de tout ce miracle ne lui posait pas de grands problèmes; par contre, sa mission terminée, rien ne le retiendrait plus sur cette planète. Pentoser serait là pour lui rappeler son devoir… Et pourtant la tentation était forte. Pourquoi abandonner Maïcha ? Pourquoi ne pas participer à la passionnante aventure de Casarbal et de FLahon ? Avec son aide, ils pourraient dépister les astronefs des enquêteurs temporels, les leurrer et se tailler un empire planétaire en installant des comptoirs sur les côtes de l’Amérique, en conquérant l’Asie… En instaurant la pax punica. Quelle vie tentante aux côtés de celle qu’il aimait tant ! Quelle différence avec l’existence monotone de patrouilleur temporel à l’affût des escrocs de l’Histoire ! Cette planète était si belle ! Avec lui, elle éviterait les destructions dues aux guerres incessantes… Devant ses yeux, les eaux calmes du Tibre scintillaient sous la lune, par moments, un poisson poursuivi par un brochet sautait, faisant de grands cercles sur l’eau. Et une silhouette gracieuse s’approchait. — Pourquoi me délaisser, ô mon seigneur adoré ? murmurait une voix tentatrice. Vous aurais-je déplu ? J’aimerais tant que vous m’expliquiez ces prodiges incompréhensibles… Le doigt du Lactéen se posa sur un bouton de sa ceinture : maintenant ou jamais, car il ne se sentirait plus la force de résister à pareille séduction… Des lèvres chaudes se posèrent sur les siennes et sa main caressa la taille souple de Maïcha. Quelques instants plus tard, sa décision était prise : tant pis pour les Services Galactiques ! Il resterait sur cette planète, mais avant, il lui fallait convaincre Pentoser de l’aider. — Ma chérie, murmura-t-il, nous nous marierons demain. Préviens ton frère et organise une petite fête. Moi, je dois te quitter quelques heures afin de régler une affaire urgente. — Ce n’est pas une autre femme ? objecta Maïcha, boudeuse. — Non, je te le jure, il s’agit d’un ami très cher. Je désire le convaincre de se joindre à nous. — Alors, je te laisse partir, mais pas plus de deux heures, promis ? — Juré ! Setni demanda à Dunorix de lui amener son coursier, et il partit au galop vers les collines entourant Rome, se retournant de temps en temps afin de s’assurer que personne ne le suivait. Parvenu dans un bosquet, il s’arrêta et appela l’Hélion. — Pentoser, tu m’as repéré ? — Oui, commandant ! — Envoie une navette, je retourne à bord ! — Enfin ! Cette fastidieuse attente est terminée : elle sera là dans cinq minutes. En attendant l’arrivée de l’appareil, Setni marcha de long en large, tout en réfléchissant ; lorsqu’il embarqua, ses idées étaient claires, restait à convaincre son fidèle second. Celui-ci l’accueillit à bord avec une chaleureuse poignée de main : — Alors, mission accomplie, commandant ? — Pas exactement. Je suis tombé amoureux ! Un sourire s’épanouit sur la face de l’astrot. — Bah ! Ce n’est pas la première fois. Un petit traitement à l’hypno-suggesteur et il n’y paraîtra plus ! — Ce n’est pas si simple : je ne veux pas l’oublier, je désire vivre avec elle sur cette planète. Et je te demande de m’aider pour que les Grands Cerveaux nous laissent en paix, au moins un certain temps. Pentoser devint pâle comme un mort. — Vous… vous n’y songez pas, commandant ! Nous devons obéir aux ordres. — Eh oui, Pentoser, je l’ai fait aveuglément jusqu’ici et souvent cela m’a beaucoup coûté. Cette fois, je refuse : j’ai pris goût à ce genre de vie. En modifiant l’histoire, cette planète ne connaîtra pas de guerres incessantes. Des milliers de morts seront évitées. Je mettrai fin à ce trafic d’enfants, seulement, plus question de rentrer à Kalapol. Et je fais appel à ton amitié pour donner le change à nos chefs. L’astrot poussa un profond soupir. — Elle est donc si belle ? — Pas seulement : je l’aime, tu comprends… Pentoser se gratta la tête d’un air pensif. — Moi, je veux bien vous donner un coup de main, pourtant les Grands Cerveaux finiront bien par s’apercevoir de ce changement dans l’Histoire et ils enverront un commando pour nous ramener manu militari. — Ce n’est pas évident. Du moins, lorsqu’ils démasqueront ma supercherie, il sera trop tard. Les changements sur Terre auront été trop importants pour qu’on les supprime aisément. — Tout de même, grommela l’astrot, vous êtes certain de vouloir rester ici ? Parmi ces primitifs ? — Précisément : ils ont terriblement besoin d’aide ! — Et comment ferez-vous pour tromper les Grands Cerveaux ? — L’Hélion va mettre le cap sur Kalapol et envoyer un message enregistré dans lequel je déclarerai que ma mission est accomplie et que nous rentrons. Au moment où il passera derrière le satellite, notre astronef plongera sur un cratère où il se dissimulera. La nacelle de secours mettra le cap sur Kalapol en émettant un S.O.S. et deux doubles hibernés de nos corps seront à bord. Hélas, le système réfrigérant tombera en panne, si bien que les enquêteurs ne trouveront que deux momies desséchées. — Et la planète Terre ? N’iront-ils pas y jeter un coup d’œil ? — Pourquoi donc, puisque les envois d’enfants auront cessé ? Pentoser hocha la tête. — Tout cela finira mal, commandant. Un jour ou l’autre les Grands Cerveaux… Setni le saisit par les épaules. — Peut-être, camarade, mais ce n’est pas certain et, pendant ce sursis, nous aurons réalisé une œuvre mémorable ! — Bon ! Je suis idiot et tout cela me provoquera des quantités d’embêtements, mais je ne vous laisserai pas tomber. — Je n’en attendais pas moins de toi ! Les astrots eurent vite fait de tout préparer et, quelques heures plus tard, Setni présentait l’astrot à ses amis. — Voici un compagnon de longue date qui m’est très cher : il arrive de lointaines contrées et ses connaissances nous seront fort utiles. Maïcha l’adopta d’emblée, Styros et Dunorix, voyant là un rival, firent plutôt grise mine. Maïchos, lui, se chargea d’initier le nouveau aux mœurs puniques. Cependant, Setni avait encore un problème à résoudre : il se rendit au temple de Ba’al et demanda une entrevue avec Casarbal et Flahon. Il les rencontra dans une petite salle discrète et, d’entrée, dévoila ses batteries. — Mes amis, déclara-t-il en pollucien, j’ai depuis longtemps démasqué vos petites combinaisons : il va falloir, bon gré mal gré, cesser d’expédier du matériel génétique dans le futur. Flahon esquissa un geste de protestation. — Ecoute-moi plutôt : vous n’avez plus à craindre de la vindicte des Grands Cerveaux, car je leur ai fait croire que tout était rentré dans l’ordre. Tous unis, nous accomplirons ici de l’excellent travail et éviterons bien des catastrophes à ces gens. Je suis persuadé que vos intentions étaient louables et que vous désiriez sauver notre race de l’extinction, me suis-je trompé ? Casarbal eut un rire amer. — Je te l’avais bien dit : notre élève est trop intelligent. Si intelligent qu’il nous a joués. Mais tu as raison, Setni, l’argent ne nous motivait point : nous avons effectué une tentative désespérée pour rénover notre race : elle a échoué. Et en même temps, nous nous sommes pris au piège, car ces gens simples nous attirent, nous les aimons et désirons demeurer parmi eux, les faire bénéficier de notre savoir. — Tel est aussi mon désir; aussi, désormais, nous travaillerons de concert, afin que cette planète devienne le berceau de notre race revitalisée. Annibal disposera d’une puissance inconnue jusqu’alors. Aidons-le à faire en sorte que la paix règne à jamais sur Terre ! — Tu as notre accord total : la tâche sera rude, certes, mais combien plus exaltante que la vie parmi les vieillards toujours jeunes de Kalapol ! — Ainsi, vous ne regrettez pas de renoncer à votre projet ? insista Setni. Aucun sang neuf ne sera insufflé à notre race et nous devrons remonter le temps pour que votre envoi de jeunes enfants n’ait pas lieu : il faut que les Grands Cerveaux soient persuadés que ma mission a réussi. — Y avions-nous jamais cru ? soupira Flahon. Puisque nous ne pouvons éviter la sénilité de frapper Kalapol, du moins formerons-nous ici nos héritiers ! — J’ai amené avec moi mon second : Pentoser, il nous aidera dans notre tâche. — Et quels sont tes projets dans l’immédiat ? s’enquit Casarbal. — Je vais me marier et avoir un enfant pendant qu’Annibal liquidera les derniers restes des armées romaines dans la péninsule. Ensuite, Scipion sera, lui aussi, attaqué en Espagne. Alors, nous organiserons la conquête de toute la planète et l’installation d’une paix définitive… — Adieu la pax romana, et vive la pax punica dans Capoue, la nouvelle capitale, conclut Flahon. — Eh oui, notre tâche sera vaste, constata Casarbal, mais au moins, échapperons-nous à l’ennui qui s’abat sur nos infortunés compatriotes des temps futurs. Setni leur étreignit le bras à la mode romaine, puis il alla rejoindre Maïcha qui somnolait sous sa tente. A demi endormie, elle soupira : — Avez-vous terminé votre tâche, mon cher seigneur ? — Terminé, certes non ! Elle commence au contraire, mais tout est pour le mieux… Sur ces mots, il l’enlaça et oublia le reste du monde. FIN {1} Lanciers. {2} En 332 avant J.-C. {3} Habitants de l’actuelle région du Mans. {4} Lectisterne : en cas de grandes calamités, des lits étaient installés dans les temples, on y disposait des effigies des divinités et on leur offrait un souper. {5} En l’an — 287 avant J.-C. {6} 216 avant J.-C. {7} Des Canaries. {8} En réalité K (Kartago). {9} En 1750. {10} Senatus Populus Que Romanus : le sénat et le peuple romains.