PIERRE BARBET CARTHAGE SERA DÉTRUITE CYCLE SETNI ENQUÊTEUR TEMPOREL COLLECTION « ANTICIPATION » ÉDITIONS FLEUVE NOIR 6, rue Garancière – PARIS VIe CHAPITRE PREMIER En ce mois d’août de l’an 217 avant Jésus-Christ, des fuyards terrifiés dévalaient la Via Campana et la Via Portuensis, suivant le Tibre vers le port d’Ostie. Les Romains survivants détalaient devant l’armée carthaginoise victorieuse qui envahissait leur cité ({1}). D’autres rescapés suivaient la Via Aurélia, se dirigeant vers Caere, ou tentaient leur chance sur la Via Cassia car toutes les voies de communications au sud et à l’est étaient contrôlées par les Puniques. Chacun tentait de préserver sa liberté, espérant embarquer sur quelque navire qui voguerait vers un territoire encore aux mains des armées romaines ou de leurs alliés. A Ostie, Marcus Claudius Marcellus était perplexe : les 1500 hommes qu’il avait soustraits à la flotte pour venir au secours de la capitale étaient arrivés trop tard et se repliaient. La troisième légion marine faisait route vers Teanum et déjà les premiers réfugiés, fuyant les vainqueurs, arrivaient dans le port et soudoyaient les capitaines des navires marchands pour embarquer. Le jeune marin hésitait. Rome était tombée, aucun doute là-dessus. Pourtant le consul Varron semblait avoir échappé à la mort et, selon certains, avait trouvé refuge à Venusia avec 4000 hommes, tandis que quatre tribuns auraient atteint Canusium avec 4000 fantassins et 200 cavaliers. Apius Claudius Pulcher de la troisième légion aurait pris le commandement de ces forces. A vrai dire, aucune de ces troupes ne pouvait venir en aide aux marins d’Ostie : elles se trouvaient séparées d’eux par l’armée carthaginoise, occupée à piller les richesses de Rome, ce qui — Jupiter soit loué ! — leur laissait quelque répit. - Faudrait-il résister sur place ou rejoindre la flotte romaine encore puissante ? L’arrivée du commandant de la flotte Publius Furius Philus, préteur, mit fin aux incertitudes de Marcellus; il salua son chef du bras tendu. - Ave ! répliqua celui-ci. Dis-moi, tes troupes sont– elles capables de défendre le port ? - Elles ont effectué un long trajet à marches forcées et le spectacle déprimant des charrettes de fuyards n’a guère remonté leur moral. Pourtant, je pense que nous pourrions tenir 1’i1e Sacrée au moins quelques semaines : les approvisionnements ne manquent pas et le bras du Tibre qui enserre l’ile permet d’utiliser nos cinquante quinquérèmes, alors que l’ennemi ne dispose d’aucun vaisseau. - A cette époque les marais doivent être à sec ; l’ile est-elle fortifiée ? - Nullement, seul le port et la cité sont ceints de murs, mais ils sont en piètre état à l’est, du côté des salines. J’avais envisagé d’y entasser les réfugiés, car ils ne tiendront pas tous dans la ville et notre effectif de navires marchands ne permettra pas d’embarquer tout ce monde… - Il est hors de question de laisser ces hordes désorganiser nos troupes : tu dévieras leurs convois sur la Voie Ostiensis puis vers le sud. - Tu n’ignores pas que la Campanie et le Samnium sont sous le contrôle d’Hannibal ; on prétend même que les habitants de Capoue, trop heureux d’évincer Rome, leur ancienne rivale, font les yeux doux à ce général borgne ! - Je le sais ! Qu’y puis-je ? Dans l’immédiat nous devons aviser et sauver ce qui peut encore l’être… Le préteur saisit un rouleau et l’étala sur la table de marbre, le fixant avec deux statuettes, afin que la carte reste plate, et poursuivit : -… Inutile de compter sur les peuples du nord : Ligurie et Emilie sont perdues, notre armée a été vaincue par les Gaulois qui seront ravis d’apprendre que Rome est tombée. En Etrurie et en Ombrie, les Carthaginois n’ont pas établi de garnison, les ressources locales permettront sans doute de maintenir une certaine résistance. Par contre, dans le sud, la Lucanie, le Brutium et la Calabre peuvent nous accueillir : si Varron y retraite, les débris de ses troupes constitueront le noyau d’une nouvelle armée. La Sicile nous servira aussi de bastion. - Rien n’est moins sûr, intervint Marcellus : le royaume de notre allié Hiéron est menacé par une flotte punique et, selon certaines informations récentes, une autre flotte cinglerait depuis les Iles Aegates pour attaquer Lilybée. Le visage buriné du préteur se renfrogna : - Alors, autant dire que nous sommes virtuellement chassés de la péninsule. Au nord, les Gaulois, au centre les Carthaginois d’Hannibal, au sud la flotte punique… Des renforts parviendront de Carthage et la Sicile sera vite occupée, au mieux, nous pourrions peut-être tenir quelque temps dans Syracuse. - Reste l’Espagne, reprit Marcellus, grâce à la flotte de l’amiral Servilius et aux succès de Cneus Scipion, notre armée a pris l’offensive et repoussé les troupes d’Hasdrubal Barca jusqu’à Sagonte. Bostar, l’autre chef des Carthaginois, n’est guère à la hauteur : il s’est fait ridiculiser par le chef ibère Abilyx à propos d’otages. Publius Scipion peut attaquer avec nos troupes et rejeter les Carthaginois d’Espagne, du moins si notre flotte vient renforcer celles dont dispose Cneus Scipion. - C’est effectivement là notre ultime atout : la flotte. Lorsque les 120 quinquérèmes de Servilius seront basées à Lilybée, en Sicile, elles commanderont le détroit de Messine et empêcheront tout débarquement. - Sans doute, il faudra pourtant compter avec les 170 navires puniques qui s’étaient repliés sur Carthage et qui, à l’annonce de la prise de Rome, vont reprendre du mordant. Servilius devra les affronter et, s’il est vainqueur, contrôlera la Sicile. - J’en conviens : dans l’immédiat il faut miser sur l’Espagne et les seuls renforts que peuvent attendre les Scipion sont les nôtres. Les 1500 hommes de la garnison d’Ostie auront donc priorité pour embarquer. Tu enverras un messager à la troisième légion marine qui se trouve à Teanum pour qu’elle nous rejoigne à marches forcées, afin de partir sur nos vaisseaux. - Et si Varron s’y oppose ? - Le consul aura assez de préoccupations avec Hannibal pour nous laisser en paix. D’ailleurs, je crains qu’il ne se fasse écraser rapidement. Non ! Le seul espoir est la conquête de l’Espagne : là, grâce à nos alliés Capetans, Olcades, Ilergètes et Lacétans, nous pourrons rassembler une nouvelle armée et renouveler l’exploit de ce maudit Carthaginois : la conquête de l’Italie par le nord. - Puisse Jupiter t’exaucer ! Mais que dois-je faire des réfugiés ? - Mobilise tous les hommes et utilise-les pour établir des retranchements sur l’île Sacrée. Que les fuyards de l’infanterie ou de la cavalerie soient repris en main et intégrés à nos légions. Vieillards, femmes et enfants seront impitoyablement refoulés vers le sud, nous n’avons que faire d’eux ici ! Tant pis s’ils tombent entre les mains d’Hannibal. Marcellus salua et partit exécuter les ordres ; écœuré, il songeait aux scènes atroces qui allaient se dérouler ; les fugitifs pleins d’espoir, rescapés du massacre, ces femmes épouvantées par la perspective d’un viol ; tous comptaient trouver le salut à Ostie. Ils seraient livrés aux envahisseurs. Mais peut-être les dieux seraient-ils cléments ? Hannibal, tout à son triomphe, leur laisserait peut-être la vie, ce serait alors pour devenir les esclaves des Carthaginois exécrés et de leurs alliés… Marcellus avait raison d’escompter un délai avant l’attaque d’Ostie : à Rome, Hannibal fêtait encore sa victoire. Après le sacrifice offert à Baal ({2}) il avait envoyé des messagers vers toutes les peuplades alliées aux Romains, en leur offrant l’impunité si elles acceptaient aussitôt de lui prêter allégeance. Le général habitait la superbe demeure d’un sénateur et n’avait toujours pas donné ordre de raser la cité dont il appréciait la sobre élégance. Il avait profité de ce répit pour décerner de somptueuses récompenses à ses généraux, en particulier à Maharbal dont l’insistance l’avait persuadé d’envoyer le raid de cavalerie qui lui avait livré la capitale ennemie ; mais aussi à Hasdrubal Giscon, à Magon, à Catharlon et à plusieurs autres officiers. Parmi ceux-ci, Setni, un noble Egyptien, avait tout particulièrement attiré son attention. Ce chevalier, qui s’était souvent distingué au cours des précédentes opérations, venait d’épouser l’intrépide Maïcha, une cousine de son épouse Imilcéa. Par ailleurs, les grands prêtres de Baal, Flahon et Casarbal, le tenaient en haute estime. Le général borgne aurait été bien étonné s’il avait appris l’identité réelle de Setni : émissaire des Grands Cerveaux vivant dans un lointain futur, chargé par eux de mettre fin à un trafic d’enfants venus du passé. En effet, la race des Polluciens s’étiolait et, faute de descendance, ses représentants s’éteindraient tôt ou tard. Ils étaient tous, bien sûr, dotés de corps bioniques pouvant vivre plusieurs siècles. Les cerveaux des plus grands savants, transformés en hiératiques psyborgs régnaient hors du temps, connectés avec le monde extérieur par les miracles de la biotique. Seul un accident, ou quelque imprévisible dégénérescence neuronique, pouvait détruire ces irremplaçables entités et mettre fin à leur existence. Avec du sang neuf, des gènes nouveaux, les Polluciens connaîtraient enfin une nouvelle jeunesse ; pourtant, les Grands Cerveaux ne pouvaient l’accepter car il s’agissait là de rapts d’enfants, crime impardonnable selon leur éthique. La solution choisie par eux était différente. Lorsque Setni avait découvert que deux de ses compatriotes, les prêtres de Baal, Flahon et Casarbal profitaient des tophets, ces sacrifices d’enfants, pour déporter les petites victimes dans le futur, sa première réaction avait été l’horreur devant un pareil forfait. Puis il avait réfléchi et trouvé des excuses aux deux Polluciens. En effet, les sacrifices d’enfants étaient monnaie courante chez les Carthaginois ; ne sauvaient-ils pas ces pauvres innocents en les transférant dans un futur inaccessible, au sein de familles aimantes ? Là, un traitement psychique effaçait tout souvenir de leur époque. L’attention des ordinateurs avait été attirée par quelques survivances archaïques dans leur morphologie, comme la présence d’un appendice. Les Grands Cerveaux avaient chargé leur enquêteur favori, Setni, de mettre fin à ce trafic moralement inexcusable. Par ailleurs, l’Histoire subissait d’intolérables modifications sur l’ancienne Terre. Déguisé en mercenaire égyptien, le Pollucien avait démasqué Flahon et Casarbal lors du grand tophet d’action de grâces ordonné par Hannibal après la prise de Rome. Il ne restait plus qu’à mettre hors d’état de nuire les deux responsables, et tout rentrerait dans l’ordre. Les précédentes missions avaient été couronnées de succès malgré quelques anicroches sentimentales et, cette fois encore, Setni avait succombé au charme d’une beauté locale : la bëlle Maïcha, une princesse ibère, et le Pollucien avait décidé de demeurer parmi les Carthaginois ! Malgré les exhortations de son fidèle second Pentoser, il avait effectué toute une mise en scène : son astronef, l’Hélion, avait percuté la Lune, tandis que la nacelle de sauvetage, contenant son double et celui de Pentoser, filait vers l’étoile Pollux. En cours de route, un message annonçant le succès de sa mission avait été diffusé, puis une explosion programmée avait tué les deux hibernés; ainsi, personne ne découvrirait la supercherie. L’envoi d’enfants cesserait et les astrots, morts en mission, recevraient les honneurs réservés aux héros… Dans l’immédiat, Pentoser monterait la garde dans l’astronef de Flahon, dissimulé dans le Vésuve. Les faux prêtres, une fois démasqués, n’avaient manifesté aucune résistance ; ils ne se faisaient guère d’illusions sur la réussite de leur trafic, sachant que, tôt ou tard, un enquêteur temporel arriverait. Aussi, lorsque Setni leur proposa de demeurer sur Terre et de régénérer leur race en s’unissant aux autochtones, ils acceptèrent avec enthousiasme. Grâce à l’apport de leurs connaissances, les quatre Polluciens réaliseraient des prodiges. En se croisant avec les Terriennes, ils engendreraient des enfants fertiles et, remodelant l’Histoire avec prudence, éviteraient bien des déboires à ces primitifs, tout en les faisant accéder dans un laps de temps très court à la plus haute technologie. Ainsi ils empêcheraient bien des guerres meurtrières. Désormais, les jeunes Romains sacrifiés au cours des tophets ne seraient plus expédiés dans le futur, mais à travers l’océan, vers l’Amérique, continent encore peu peuplé où, sous la direction de leurs mentors, ils créeraient une civilisation nouvelle. Tel était donc Setni l’Egyptien. Hannibal, beau-frère d’Hasdrubal, appartenait à la puissante famille des Barca dont l’influence à Carthage était grande. Au fond du golfe, derrière les quais où affluent les richesses de l’Asie et de l’Afrique se dressait un palais, dans le cercle du Cothon où 220 vaisseaux pouvaient être mis simultanément en radoub. L’antre du suffète de la mer, Himilk, qui redoutait la dictature d’Hannibal… Et les autres suffètes, l’assemblée des Cent, montraient la même méfiance. Ils crucifiaient les généraux vaincus, mais permettaient aux vainqueurs de ceindre le diadème, tout en faisant l’impossible pour les écarter du trône. Grâce à leurs armées en Espagne et en Italie, les Bareides échappaient au pouvoir du Sénat. Lors de l’occupation de Sagonte qui avait provoqué la seconde guerre punique, Hannibal avait pris toutes ses décisions avec la bénédiction d’une délégation de sénateurs. Fort de sa victoire, il négociait actuellement avec Philippe de Macédoine, afin de signer un traité qui lui donnerait les mains libres pour liquider les restes des armées romaines. Seuls quatre sénateurs présents à Rome, pouvaient surveiller le général borgne, encore ne mettaient-ils aucune entrave à ses agissements. Naguère, Hamilcar le père d’Hannibal avait déjà accompli acte royal en fondant la ville de Carthage la Neuve; son fils, devenu Père de la Patrie, pouvait accéder à la royauté et transférer en Italie le siège de l’empire carthaginois. S’assimilant au divin Melqart, l’Héraclès punique, Hannibal faisait d’ores et déjà frapper monnaie portait la massue symbolique qui l’assimilait à une divinité. Un dieu, il l’était certes pour ses soldats, dévoués corps et âme à ce chef qui les avait menés à travers les Alpes glacées jusqu’aux plaines fertiles de l’Italie ! Assis sur un trône dans le temple d’Hercule, Annibal accueillit l’Egyptien avec son habituelle courtoisie. - Ami, j’ai beaucoup d’estime pour toi, déclara-t-il en souriant. C’est grâce à tes sages conseils que j’ai pu détruire, naguère, le maudit roc qui obstruait un défilé des Alpes et bloquait mon armée. Ton courage au combat m’est connu et les prêtres de Baal apprécient ta grande intelligence. Tu es maintenant allié à ma famille, aussi je ne veux pas t’imposer, dans l’immédiat, de mission qui t’éloignerait de la belle Maïcha. Ai-je raison ? - Seigneur, je t’ai toujours servi fidèlement et mon seul désir est d’obéir à tes ordres. - Parfait ! Plus tard, je te confierai donc une tâche délicate, au cours de laquelle tes connaissances scientifiques, que l’on dit étonnantes, seront précieuses. Actuellement, je me trouve devant un dilemme : j’ai juré de détruire Rome et, maintenant que je l’ai conquise, que je puis admirer ses temples, ses demeures juchées sur les sept collines, je ne puis me résoudre à raser cette harmonieuse cité. Les Campaniens m’y poussent, car ils jalousent Rome et seraient ravis de la voir disparaître afin que Capoue devienne à sa place capitale de l’Italie. Mais cette destruction pose aussi un problème d’effectifs : j’ai besoin de mes soldats pour terminer cette campagne et des esclaves pour engranger des provisions pour l’hiver. Et une telle démolition demande une énorme main-d’œuvre : connais-tu un moyen sûr pour abattre ces murailles, ces édifices, sans mobiliser des milliers d’esclaves ? - Seigneur, il existe des moyens mécaniques, tels que leviers, sapes, onagres pour accélérer cette tâche. Je connais aussi une technique utilisant une poudre magique mise au point par les hommes jaunes de l’Est lointain, et qui, en explosant, fait écrouler les murs les plus résistants. Pourtant, si tu me permets de t’exposer mon point de vue, raser Rome serait une erreur… - Parle ! - Ton noble père fonda naguère Carthage la Neuve, qui sert présentement de capitale à ton beau-frère Hasdrubal en Espagne. Baal t’a livré, intacte, la plus belle ville du monde, alors, pourquoi l’anéantir ? Fais-en ta capitale ; à Carthage, tu seras sans cesse en butte aux tracasseries des Cent, ici, tu gouverneras ton empire sans contrôle et lanceras à ta guise de mémorables expéditions sur d’autres continents. - Tu parais avoir eu accès à des connaissances tenues secrètes, mon ami… Parle-moi d’abord de ce puissant explosif, et aussi de la structure de notre monde, de sa configuration. Expose-moi tes théories. Mais avant tout je brûle de savoir si la Terre est ronde… - Aucun doute là-dessus : Erasthotène l’a clairement démontré et il a aussi calculé la circonférence du globe sur lequel nous vivons : 250000 stades… La Lune aussi est une sphère d’un diamètre de 83300 stades et notre Terre tourne autour du Soleil en compagnie du disque de Tanit. - Passionnant ! C’est ce que prétendent aussi les prêtres de Baal… Alors, selon toi, un navire quittant l’île de Fayal, au nord des îles Fortunées, et qui cinglerait vers le couchant finirait par revenir à son point de départ. - Certes, à condition qu’il ne rencontre point en chemin d’autres continents. - On prétend que le suffète de la mer de Carthage possède dans ses archives secrètes le récit d’un voyage vers l’ouest qui aurait mené l’un de nos hardis navigateurs jusqu’à une vaste terre aux forêts verdoyantes habitée par des hommes à la peau cuivrée. Qu’en penses-tu ? - Je crois cette narration véridique. - La défaite de Rome me laisse encore nombre de points à régler. Mon alliance avec Philippe m’assure de la paix vers le Levant, je dois pourtant liquider les troupes occupant encore le sud de l’Italie, ce qui établira notre pouvoir sur la Sicile, enfin, vaincre les forces de Scipion en Espagne. Il me faudra aussi plus tard occuper la Gaule. Je ne puis donc me consacrer à des tâches d’exploration. Accepterais-tu de prendre le commandement d’une expédition qui irait propager notre foi au-delà des océans ? Oserais-tu affronter les immenses étendues marines et les monstres qui les peuplent ? - J’ai suivi mon général à travers les fleuves, traversé les Alpes à sa suite, combattu au cours d’innombrables batailles, la perspective d’une navigation au long cours ne m’effraie point… - Je n’en attendais pas moins de toi ; Flahon et Casarbal avaient vu juste : tu es l’homme qu’il me faut. Je te charge donc de cette mission. Tu me soumettras tes demandes en hommes et en navires, car il ne sied point de se lancer sans préparation dans pareille aventure. La flotte romaine est encore puissante : l’amiral Cneus Servilius possède encore 120 vaisseaux longs à cinq rangs, il nous faudra les détruire. Cela n’ira pas sans dommages pour notre flotte et je crains que nos chantiers de Carthage ne puissent, dans l’immédiat, construire des nefs pour toi. Il faut aussi compter avec Publius Furius Philus qui se trouve encore à Ostie, avec une cinquantaine de quinquérèmes. Je n’ai jamais été attiré par les affaires maritimes : te chargeras-tu d’anéantir ces navires ? - Certes ! Je m’efforcerai de te satisfaire ; de quels effectifs disposerai-je ? - Cent soixante-dix vaisseaux sont basés à Carthage, tu en prendras le commandement et tu attaqueras Servilius. Avec tes armes magiques, tu devrais parvenir à lui infliger une défaite rapide. Ensuite, lorsque tu auras fait tes preuves, le suffète de la mer t’ouvrira ses arsenaux et tu armeras la flotte destinée à cingler vers le Couchant. - Qu’il en soit fait selon votre volonté, Seigneur… Pourrais-je emmener le chevalier Maïcho ? - A ta guise ! Dès que Setni eut quitté le général, Flahon et Casarbal se précipitèrent vers lui. - Alors, tout a bien marché ? s’enquit le premier. - Ma foi, pas mal, répliqua leur compatriote. Il m’a chargé d’une expédition en Amérique du Nord ; nous y retrouverons les enfants romains que vous expédierez lors des sacrifices, nous les éduquerons à notre guise et recréerons là-bas une civilisation digne de nous. - Parfait ! jubila Casarbal. Ainsi, notre action aura été malgré tout couronnée de succès. Nous choisirons des épouses fertiles et, ainsi, la race pollucienne se trouvera régénérée. - Il n’y a qu’un petit ennui ! grogna le pseudo– Egyptien. Hannibal se charge de réduire les dernières troupes romaines et il espère qu’Hasdrubal, son frère, vaincra Scipion en Espagne, seulement, il me charge d’éliminer une flotte romaine forte de 120 vaisseaux qui mouille actuellement à Lilybée, sur la côte ouest de la Sicile. - Voilà qui nous retardera quelque peu, nota Flahon, pourtant, si nous utilisons nos connaissances, cette affaire devrait être réglée assez vite… - Il nous sera possible de t’accompagner dans cette première expédition, souligna son collègue, car le transporteur de matière fonctionne parfaitement et nous avons formé des prêtres pour l’utiliser correctement. Plus tard, nous construirons d’autres transféreurs avec l’équipement de notre astronef et les dissimulerons à l’intérieur des statues de Baal. Cela prendra encore du temps ! - Reste aussi à réceptionner les jeunes esclaves, reprit Setni. J’avais téléporté près du lac Ontario un ami, un officier ibère nommé Barcino. Si nous lui expédions de jeunes Romains, il comprendra et… Il éclata de rire. - Qu’est-ce qui te paraît si drôle ? - Oh ! c’est un pédé ! Du moins, c’était, car il a été soigné par le médic-robot de mon astronef, alors peut– être aurons-nous des surprises en arrivant. Une chose est sûre, il en prendra bien soin ! - Mieux vaudra ne point trop tarder ! fit l’autre prêtre. Je m’attelle directement aux plans des navires que nous mettrons en chantier pour la traversée. - Et moi, je vais réfléchir aux armes nouvelles que j’emploierai contre la flotte romaine, répliqua Setni. A bientôt, mes amis… Maïcha avait attendu à distance par discrétion ; dès que les prêtres s’éloignèrent, elle se précipita vers son époux. - Alors, qu’à dit Hannibal ? s’enquit-elle. - Eh bien, il désire terminer la guerre sur terre, mais il m’a confié le soin de régler la question maritime. Nous allons donc partir pour Carthage. Là, je dois prendre le commandement de 170 nefs puniques. A condition que le suffète de la mer agrée ma candidature. - Oh ! j’ai toujours rêvé de voir Carthage et puis j’y retrouverai ma cousine Imilcéa, la femme d’Hannibal. - Certes, mais auparavant, il faudra chasser Publius Philus d’Ostie : c’est de là que nous nous embarquerons. Dès demain, Maharbal part à la tête de la cavalerie espagnole : nous l’accompagnerons… - Déjà ! Je commençais à me laisser séduire par le confort des demeures romaines. - Ma foi, je suis comme toi, leur tepidarium et leur piscine ont du bon… Il faudra nous en passer ! Allons prévenir ton frère : Hannibal m’a autorisé à l’emmener avec nous. - Oh ! quel bonheur ! fit la jeune femme en joignant les mains. - Tu diras à Dunorix et à Styros d’apprêter nos bagages, qu’ils prévoient aussi une tente confortable, nous allons à nouveau coucher à la belle étoile. - Je regretterai notre blanche villa… Au fait, quelles sont les intentions d’Hannibal ? Veut-il raser cette superbe cité ? Il hésite encore… Les citoyens de Capoue l’y poussent, ils aimeraient que leur ville devienne la capitale de l’Italie. - Ce serait vraiment dommage, soupira Maïcha en contemplant les temples, les monuments qui les entouraient. - Une chose est certaine : il démantèlera ses remparts et je dois discuter de ce problème avec les prêtres de Baal. Je rentrerai sans doute tard dans la nuit… Demain, nous partirons à l’aube, alors ne m’attends pas pour te coucher. Maïcha eut une moue désapprobatrice ; elle déposa un léger baiser sur les lèvres de son mari et s’en alla légère comme une biche, tandis que Setni la suivait du regard. Pour cette femme, il avait trahi la confiance des Grands Cerveaux, accepté de modifier l’Histoire ; plus encore : il allait implanter le futur dans le passé afin de recréer une race pollucienne vigoureuse… Réussirait-il à leurrer les Grands Cerveaux ? En tout cas, le jeu en valait la chandelle ! Pour Maïcha il aurait affronté les flammes de l’enfer… Setni gagna le temple d’Esculape, dans l’île Tibérine, où les transfuges temporels avaient établi leur base et dissimulaient leur arsenal. Avant l’arrivée des Carthaginois cet emplacement était réservé aux esclaves malades et avait fort mauvaise réputation. Flahon et Casarbal y étaient en sûreté, veillés par les gardes de Baal, d’autant plus incorruptibles qu’ils avaient subi un traitement psycho-inducteur : leur fidélité était absolue. - Salut, Seigneur ! Les maîtres t’attendent, déclara le vigile qui se tenait près du débarcadère. L’Egyptien se dirigea vers le temple aux colonnes doriques, notant au passage la légère luminescence de l’air provoquée par l’hypno-inducteur. Tout autre que l’envoyé des temps futurs aurait eu l’esprit envahi d’effrayantes visions. A son entrée dans le péristyle, les mages levèrent la tête : - Donne-nous donc plus de détails sur ton entrevue, s’enquit Casarbal. - Ma foi, tu as fait du bon travail, tes suggestions l’ont incité à envoyer une expédition outre-mer, vers la lointaine Amérique. - C’était bien là notre plan… - Oui, seulement je dois auparavant prouver ma valeur au suffète de la mer. Il me demande tout simplement d’affronter et de vaincre la flotte de Servilius ! - Hum ! Tout cela me paraît logique, marmonna Flahon. Le général a des idées bien arrêtées et les Cent de Carthage peuvent lui contester le droit de se faire sacrer roi. Il détient le pouvoir sur terre. Sur mer, par contre, les Romains conservent toute leur puissance et menacent encore la cité fondée par la reine Didon… Si tu vaincs les Romains, alors le suffète de la mer ne pourra rien te refuser. - Pour cela il suffisait d’utiliser un psychosuggesteur ! grommela Setni. Pourtant il est préférable de garder nos arrières. Si nous partions maintenant, que les Scipions gagnent en Espagne et Servilius sur mer, tout serait à recommencer. Je vais donc jouer le jeu. - Nous t’aiderons ! assura Casarbal. Comme tu le sais, nos assistants connaissent le fonctionnement du transféreur de matière contenu dans la statue de Baal et se débrouillent parfaitement sans nous… - Et nous en installerons un devant le temple de Tanit à Carthage, renchérit son acolyte. Le nombre d’enfants sacrifiés doit être très important… - En attendant, faites vos bagages car nous partons demain avec Maharbal à l’assaut d’Ostie. C’est de là que nous prendrons la mer. - Notre astronef dissimulé dans le cratère du Vésuve demeure opérationnel, assura Casarbal. Il nous livrera sur place le matériel lourd. - Parfait ! Alors, à demain mes amis. Espérons que Philus n’opposera pas trop forte résistance. Setni, heureux d’en avoir terminé, allait rejoindre son épouse dans sa demeure, lorsqu’il aperçut une ombre qui lui barrait la route. A tout hasard, l’Egyptien dégaina sa courte épée et se mit en garde lorsqu’il reconnut Maïchos, son beau-frère. - Que fais-tu donc ici à cette heure tardive ? demanda-t-il en rengainant. Un instant j’ai craint qu’il ne s’agisse d’un Romain sorti de sa cachette. On en rencontre encore : ils se terrent le jour et cherchent à quitter la ville sous le couvert de l’obscurité… - Je te cherchais : Maïcha m’a confié que nous partions demain matin pour Ostie et qu’ensuite, nous embarquerions pour combattre la flotte romaine. - C’est exact… Hannibal m’a permis de t’emmener avec nous. Je pensais te faire plaisir… - En tout autre temps, cette nouvelle m’aurait ravi ; malheureusement, il m’arrive une mésaventure que tu connais bien… Je suis tombé amoureux ! - Formidable ! Toutes mes félicitations, mon cher beau-frère, à quand la noce ? - Hélas, pas de sitôt : Flavia doit se dissimuler. - Flavia dis-tu ? C’est une Romaine ? - Oui ! Son père, sa mère, ses frères et sœurs ont été massacrés, elle a survécu en se cachant dans une énorme amphore, mais sa raison chancelle parfois… - Je comprends… Tu voudrais qu’elle vienne avec nous ! - C’est mon plus cher désir : nous sommes responsables de son état : les Numides ont violé, pillé, saccagé et nous les avons laissé faire. Hannibal lui-même ordonne que tous les citoyens captifs soient vendus à l’encan et déportés loin de leur patrie. Je ne puis accepter de me séparer d’elle. - Ecoute, tu t’es montré compréhensif lorsque tu as découvert que Maïcha jouait le rôle d’écuyer près de moi. Alors, je te rendrai volontiers le même service. Habille-la en cavalier, dissimule son visage sous un casque et qu’elle te suive… - Ah ! sois-en remercié du fond du cœur : je savais pouvoir compter sur toi. Mais Maïcha, comment lui expliquer ? Elle hait tant les Romains… - Eh bien, ne lui dis rien dans l’immédiat, raconte-lui que tu as adopté un jeune Grec, si toutefois ta belle parle cette langue. - Oh ! celle-là et bien d’autres, elle est extrêmement cultivée… - Alors tout est pour le mieux. Ah ! j’en parlerai à Styros et à Dunorix, mieux vaut qu’ils soient au courant ensuite, quand nous jugerons le moment favorable, nous dirons la vérité à Maïcha. Une fois les Romains définitivement vaincus, elle fera taire sa rancœur, comme toi. Au fait, elle est donc si jolie ? - Plus belle que Vénus, ses cheveux de feu, ses yeux aigue-marine, sa carnation de rose ridiculisent toutes les femmes que j’ai rencontrées ! - Je vois… Quelle fougue ! Quelle ardeur ! Mais comment te le reprocherais-je, moi qui ai tant sacrifié à Maïcha. - Tu es un véritable ami : je te revaudrai cela ! - En attendant, je suppose que tu l’as laissée seule, alors va la rejoindre et ménage tes forces. Demain, nous aurons une longue chevauchée. - Penses-tu qu’Ostie soit très défendue ? - D’après mes informations, il y aurait 1500 hommes et peut-être la troisième légion marine. - Alors ce ne sera pas une partie de plaisir d’autant que, selon Flavia, cet endroit est détestable. Normalement, l’été, presque personne n’habite ce port à cause de la malaria. L’île Sacrée et le delta ne sont que marécages… Vers l’est s’étendent des salines… Nos chevaux risquent de s’enliser comme dans les fameux marais où notre général a perdu un œil ! - Fichtre, ce ne sera pas une simple promenade ! Merci de l’avertissement : je ferai couper des fascines afin de nous ménager un chemin solide… Allez, bonsoir et sois sage ! Lorsque Setni rejoignit son épouse, elle dormait à poings fermés, il se coucha sans bruit mais eut beaucoup de mal à trouver le sommeil. Cette histoire de malaria l’inquiétait ; pas pour sa santé, il était immunisé contre ces parasites, mais Maïcha et ses amis ne l’étaient pas ; il faudrait dès l’aube demander à Pentoser de lui procurer des antimalariques et les mêler à leur repas. - Il serait bon aussi de prévenir Maharbal qui ne se doutait peut-être pas de l’état du terrain. - Enfin, si les Romains avaient le temps de fermer les portes de leurs murailles, Pentoser devrait l’aider à construire des machines de siège… Il s’endormit enfin, tout en élaborant les plans d’un onagre. Lorsque les coqs chantèrent, ce furent les doux baisers de Maïcha qui le tirèrent de son sommeil. CHAPITRE II La prise de Rome avait retenti comme un coup de tonnerre parmi ses alliés. Tous les Gaulois cisalpins passèrent du côté des Carthaginois. Ils affrontèrent une armée commandée par le préteur Lucius Posthumius, la mirent en pièces et le préteur fut tué. Plus heureux, le préteur Claudius Marcellus, assiégé dans Nola, réussit à briser l’encerclement et à retraiter vers le sud, rejoignant en Sicile les vaincus de Cannes… Par contre, les assiégés de Casilinum, réduits à ronger le cuir de leurs boucliers, durent se rendre. En Espagne, les Scipion, qui s’apprêtaient à attaquer Hasdrubal, suspendirent leur assaut lorsqu’ils apprirent la défaite de Varron. Fallait-il s’emparer d’abord de l’Espagne, puis délivrer Rome ? Et dans ce cas, comment ? En suivant la route du littoral de la Gaule, par Marseille ? Mais alors faudrait-il combattre les Gaulois cisalpins ? Ou bien rassembler une flotte et tenter un débarquement en Italie ? A Salerne, par exemple. Cneus et Publius hésitaient : ils penchaient pour la solution maritime, bien qu’elle limitât leurs effectifs, car ils comptaient sur les 120 vaisseaux de Servilius, actuellement basés à Lilybée. Les opérations menées par Setni pesèrent sur leur décision. L’arrivée à Carthage de Magon, envoyé par Hannibal pour raconter la victoire de Cannes, joua aussi un rôle dans l’attitude des Cent, pourtant inquiets du pouvoir grandissant des Barcides. Lorsque le chef de la cavalerie répandit sur le marbre du vestibule de la curie les 6000 anneaux d’or arrachés aux chevaliers romains tués dans la bataille, l’enthousiasme se déchaîna. Plus tard, lorsque la capture du trésor romain dans le temple de Saturne fut confirmée, les ultimes opposants aux Barcides se turent. Le suffète de la mer, lui-même, accepta d’attendre l’arrivée de Setni, recommandé comme un remarquable novateur dans le domaine de la guerre maritime, afin de lui confier le commandement de la flotte qui affronterait les Romains. Cependant les Carthaginois avaient repris leur campagne terrestre : grâce à leurs alliés sardes, ils repoussèrent une attaque désespérée du préteur Titus Manlius visant à reconquérir la Sardaigne. Tandis que l’armée punique traversait Capoue dans sa marche vers le sud, Hiéron, roi de Syracuse, fut assassiné par son petit-fils Hiéronyme qui prit le parti des Carthaginois. Ce revirement inquiéta fort les rescapés des armées romaines car cette alliance permettrait à Hannibal de débarquer sans coup férir en Sicile. Ils mirent donc le siège à Syracuse, espérant s’en emparer très vite. Le jeune tyran, âgé de quinze ans, était haï par ses sujets pour sa débauche et sa cruauté sadique. Le savant grec Archimède lui apporta pourtant son aide pour défendre la cité : il incendia les navires ennemis grâce à des miroirs et souleva les coques des galères à l’aide de puissants leviers, provoquant de lourdes pertes. A Ostie, Marcellus avait toujours des problèmes. L’île Sacrée demeurait marécageuse, même en ce mois d’août. Les esclaves chargés d’établir des fortifications furent vite atteints d’une fièvre tierce qui les rendait inaptes au travail. Tandis que les hordes de fuyards continuaient à être déroutés sur la Voie Laurentine vers le Latium, les soldats et hommes valides étaient encadrés et récupérés pour être incorporés dans une légion chargée de défendre les remparts de la cité. Le plus grand souci de Marcellus était l’évacuation des magasins de blé qui contenaient encore des stocks importants provenant de la récolte de l’an passé. Le nombre de céréaliers dont il disposait ne suffisait pas. Il pressa pourtant l’embarquement et les navires pansus firent voile, les uns vers la Sardaigne, puis vers Lilybée en Sicile, les autres vers l’Espagne où les Scipion manquaient de vivres. Maharbal ne lui laissa pas loisir d’en faire plus : le 10 août, la cavalerie dépassait le bois sacré de Dea Dia grouillant de réfugiés, sur la rive droite du Tibre, puis la forêt Mesia où campaient les fugitifs qui avaient fui Rome par la Via Portuensis. Suivant le Tibre, le long de la rive gauche, sur la Via Ostensis, les Espagnols s’emparèrent d’innombrables chariots de réfugiés qu’ils vidèrent de leur contenu pour y entasser vélites et frondeurs. Ils laissèrent le gros de la cavalerie derrière eux et, au carrefour de la Via Ostensis vers le sud, mirent hors d’état de nuire les légionnaires chargés de détourner d’Ostie les vieillards, les femmes et les enfants. Ils parvinrent aux marais salants vers la fin de l’après-midi, alors que d’innombrables véhicules se pressaient devant les portes de ville. Les gardes, fatigués par une longue journée et pour la plupart impaludés, ne menaient plus une veille très attentive : la tragédie de Rome se renouvela. Sitôt à l’intérieur des murailles, les chariots vomirent des démons hurlants qui se ruèrent sur les remparts, étripant les défenseurs et prenant le contrôle des portes. Tandis que les renforts affluaient, les frondeurs s’en donnaient à cœur joie, tirant sur tout ce qui bougeait en dessous d’eux. Marcellus se trouvait dans le temple de Bacchus, lorsqu’un décurion hors d’haleine vint l’avertir de l’attaque des Carthaginois. Une nouvelle fois retentit le cri : — L’ennemi est dans nos murs ! Le réflexe immédiat de tous, citoyens ou esclaves, fut de se précipiter vers les quais pour tenter d’embarquer. Mais la troisième légion marine, arrivée à marche forcée de Taenum, campait sur les quais. Elle se mit en formation et repoussa impitoyablement les arrivants, accélérant l’embarquement puis le départ des céréaliers. Dès qu’il eut appris la nouvelle, Marcellus se précipita vers les remparts mais une horde de fuyards l’empêcha d’y accéder et ses licteurs furent piétinés. Il dut se résoudre à profiter de la situation du temple de Portumnus d’où il dominait l’ensemble de la cité : les Carthaginois déferlaient par la porte est, ils progressaient rapidement le long du canal Xenodoclinum, en direction du cap d’où ils contrôleraient la sortie du port. Les défenseurs, au début, avaient combattu avec courage, mais l’arrivée de Maharbal à la tête de sa cavalerie mit un comble à la panique ; ce fut la débandade. Déjà des incendies se propageaient parmi les pauvres maisons de bois, le long du canal. Au nord, les remparts restaient aux mains des Romains. Quelle importance, puisque ces vermines au teint basané se répandaient dans les rues ? Seul le pillage ralentissait leur ruée… Marcellus réalisa vite qu’il n’y avait plus espoir de défendre Ostie ; malgré ses ordres, les portes n’avaient pas été fermées à temps. Furieux et atterré par cette nouvelle catastrophe dont il se sentait responsable, le Romain descendit de son observatoire, bien décidé au moins à empêcher ces chiens de prendre le blé restant dans les entrepôts. Hélas, tant qu’il se dirigea vers l’ouest, vers le port, il fut porté par la horde des fugitifs, dès qu’il s’agit d’obliquer au nord, impossible de progresser vers son objectif. Marcellus, contraint de suivre la foule, parvint ainsi jusqu’aux rangs pressés des légionnaires, dont les boucliers disposés en tortue faisaient un mur entre les quais et la foule hurlante. Par chance, un décurion le reconnut et lui permit de pénétrer à l’intérieur du périmètre contrôlé par ses troupes. Mené devant le centurion, le commandant de la garnison décrivit en quelques mots la situation et ordonna aux légionnaires d’embarquer immédiatement. Cinq cents hommes seulement pourraient être sauvés, les autres protégeraient leur retraite. Les légionnaires, recevant enfin des ordres, montrèrent leur efficacité : ils balayèrent les quais puis établirent des barrages aux débouchés des rues menant au port avec des caisses, des chariots, des sacs, formant une barricade suffisamment élevée pour que les chevaux ne puissent pas sauter par-dessus. Ils postèrent aussi des archers aux fenêtres des maisons voisines. Ainsi, ils continrent les cavaliers espagnols devant le temple de Bacchus et les magasins de céréales. Mais Setni qui faisait partie des vagues d’assaut avec Dunorix et Styros, avait prévu cette ultime résistance devant le port. Il galopa vers Maharbal et lui suggéra un moyen de barrer le chemin aux fuyards. Les entrepôts de l’avant-port contenaient un stock de câbles divers. Quelques hommes firent rame dans de légères embarcations, tendant un barrage de filins sous couvert de la fumée des incendies. Aussi, lorsque Marcellus décida d’abandonner la place et de cingler vers le large, ses premiers vaisseaux s’empêtrèrent dans l’estacade. Le temps pour les marins de se jeter à l’eau et de la sectionner, les frondeurs et les archers avaient ouvert le tir sur les ponts encombrés de fuyards, faisant un carnage. Quelques galères à faible tirant d’eau parvinrent à s’enfuir, les autres, bloquées par la quille, furent une proie aisée pour les hommes de Maharbal qui les halèrent à quai avec des grappins. Marcellus eut la chance d’échapper au massacre ; au total cinq vaisseaux seulement purent cingler vers la Sardaigne avec à bord une partie de la troisième légion marine. A terre, la partie n’était pas jouée : les triarii ({3}) de la troisième, laissés à terre pour protéger le rembarquement, firent mouvement au sud une fois leur mission accomplie. Formés en tortue sous leurs boucliers ils percèrent les lignes de l’infanterie légère et franchirent le canal Xenodoclinum se dirigeant vers le sud. Dans la bataille, Setni avait égaré ses écuyers. Il les vit bientôt revenir la mine épanouie, tirant une charrette emplie du fruit de leurs rapines : des amphores de vin de Falerne, d’abondantes victuailles et tout un assortiment de vêtements marins. - Seigneur ! s’exclama Styros, comme nous devons embarquer bientôt, nous avons jugé bon de faire quelques provisions, car au train où ça va, il ne restera bientôt pas grand-chose. - C’est bon ! Je ne dis rien pour cette fois ; tâchez de me trouver une maison où dormir. Moi, j’ai rendez-vous avec notre chef. Dès que mon épouse et son frère seront arrivés, faites-le-moi savoir… - Entendu, Seigneur… Nous allons tout préparer ici même ; dans le temple de Bacchus, c’est l’endroit où il y a le moins de moustiques. - Parfait ! Je vous rejoins bientôt… La nuit tombait sur la ville enfumée, des brasiers éclairaient les venelles bordées d’échoppes et de maisons en flammes. Setni trouva Maharbal devant les magasins portuaires. Le chef de la cavalerie espagnole hurlait des ordres pour protéger de l’incendie les entrepôts nord qui contenaient encore une bonne quantité de céréales. Les prisonniers romains et les occupants de la ville y trouveraient de la nourriture pour plusieurs mois. Apercevant Setni, il se dirigea vers lui, les bras tendus. - Félicitations, mon brave ! Tu as encore fait du bon travail : les galères de Marcellus n’ont pu prendre le large grâce à ton initiative. - Quelques-unes se sont enfuies, les plus légères, mais il m’en reste assez pour constituer le noyau d’une flotte que nous conduirons à Carthage. Là, suivant les prescriptions de notre général, nous convaincrons le suffète de la mer d’engager bataille contre les Romains de Lilybée. - Certes, il convient de se hâter : Hiéronyme ne tiendra pas longtemps contre ses adversaires; il faut débloquer Syracuse. - On dit ce tyran très jeune… - Quinze ans et aussi féroce qu’un louveteau ! Les murailles de la cité sont fortes, mais ce roi n’est guère aimé, il convient de lui porter rapidement assistance puisque c’est notre allié. Nous rejoindrons Hannibal et descendrons depuis la Campanie vers la Lucanie et le Brutium. Les Romains tiennent encore Catane et peuvent tenter la traversée tant que notre flotte ne contrôle pas le détroit de Messine. Et toi, que comptes-tu faire ? - Embarquer demain à l’aube et mettre le cap sur Carthage. - Alors, prends à bord une partie du trésor de Rome : Hannibal me l’a confié avec mission de le déposer à la curie. Ce sera ta meilleure recommandation… Mes soldats t’aideront à l’installer à bord. - Cela ne me plaît guère, mais j’obéirai… Quand me l’amènera-t-on ? - A l’aube. Maïchos commande le détachement qui l’escorte. - Parfait, je serai ravi qu’il m’accompagne… - Tu seras surtout heureux de revoir sa sœur, ta femme, si mes souvenirs sont exacts… - Oui, et aussi un soldat plein de courage. - Alors, je suis tranquille, nos prises de guerre parviendront à Carthage. Que Melqart te soit propice ! Rendez-vous à Syracuse… - Je ferai de mon mieux pour ne pas te décevoir… L’Egyptien regagna les quais où les marins carthaginois s’affairaient déjà à bord des navires de prise. Il y avait là deux superbes quinquérèmes et trois trirèmes effilées. Les autres navires étaient de moindre importance : des liburnes ainsi que des navires marchands dont Setni ne tenait pas à s’encombrer, car il misait avant tout sur la vitesse pour échapper aux escadres romaines. Il grimpa la passerelle de la première quinquérème et se trouva nez à nez avec un colosse barbu, fouet à la ceinture. - Que viens-tu foutre ici ? gronda-t-il. - Je suis Setni… Le suffète m’a confié le commandement de ces navires. - Ah ! on m’a parlé de toi ! grinça le capitaine en crachant dans la mer le bout de bois qu’il rongeait. Tu prétends connaître des manœuvres et des ruses qui permettront de vaincre ces fichus Romains sur mer. - Exact, mon brave ! Avec moi, leurs passerelles, ces fameux corbeaux dotés de grappins qui permettaient d’envahir les ponts avec leurs légionnaires ne seront plus à redouter ! Ben ça, j’ voudrais le voir avant de crever ! jura le Carthaginois. Tu vois, j’étais mousse à Milaï, quand on a eu 14 vaisseaux coulés et 31 capturés, ben j’ puis te dire que, depuis, ils ont appris en plus à manœuvrer. Alors, ça s’ra pas de la tarte ! - Fais-moi donc confiance : c’est le Borgne lui-même qui m’a donné cette mission. - Hannibal… Alors, c’est différent; s’y connaît en bonshommes, le bougre ! Allez, tope là, commandant… Ce disant, il tendit une large patte poilue prenant à l’avance un malin plaisir à l’idée de broyer l’avant-bras du nouveau dans sa paume. Mal lui en prit… Il ignorait la puissance de la musculature bionique du Pollucien et ce fut lui qui grimaça avant de lâcher prise. - Par Melqart ! Tu es drôlement costaud, geignit-il. - Ma foi, je n’ai pas à me plaindre. Arrive, fais-moi visiter les lieux… Tous deux escaladèrent la longue coursive centrale qui dominait les bancs de nage. Cinq galériens par rame disposés sur vingt-cinq rangs de chaque côté ; cela faisait déjà 250 hommes auxquels il fallait ajouter les gardes ainsi que les soldats et les officiers ; au total, l’équipage tournait autour de 300. Avec un tel entassement, la puanteur qui régnait à bord devenait vite pénible et les locaux exigus de poupe, réservés au commandant ainsi qu’aux officiers, semblaient paradisiaques. Setni manifesta sa réprobation. - Fais-moi nettoyer tout cela ! ordonna-t-il. Notre escadre prendra le large demain à l’aube. - Compris, commandant. - Au fait ! ton nom ? - Marbal… - Bon ! Eh bien ! Marbal, si tu exécutes mes ordres, nous serons bons amis, sinon, tu peux numéroter tes abatis ! Autre chose, je veux aussi pouvoir disposer dans la cale du céréalier d’un local muni d’un solide verrou. - Ce sera fait ! - A tout à l’heure… Setni jeta un coup d’œil sur la ville où les incendies rougeoyaient toujours, puis il passa sur un gros céréalier de 40 mètres de long sur 10 de large. Bien que lent, lui seul pourrait supporter les armes nouvelles qu’il entendait confectionner durant la traversée afin d’effectuer une démonstration devant les Cent, à Carthage. II expliqua ce qu’il voulait au capitaine, un Gétule obèse, à l’œil pétillant de malice qui répondait au nom de Sambô. Celui-ci l’écouta en hochant la tête et lui promit de rassembler dans la nuit tout le matériel demandé. Maintenant, la Lune était haute dans le ciel ; il devait être près de minuit. L’Egyptien décida de regagner sa demeure afin de prendre un peu de repos. La traversée de la ville ne fut guère plaisante : des cadavres jonchaient les rues, à l’intérieur des maisons, les vainqueurs, soûls pour la plupart, braillaient des chants avinés, tandis que d’autres violaient sans vergogne toute femelle racornie ou tendron qui leur tombait sous la main. Il croisa quelques patrouilles qui, heureusement, le reconnurent. Par contre, en approchant du temple de Bacchus, il rencontra quelques difficultés : en effet, les lourds chariots contenant le trésor romain stationnaient devant les colonnades, surveillés de près par des vigiles. Les gardes ne le connaissant pas, il fallut en référer à Maïchos, lui-même, qui arriva tout ensommeillé. - Setni ! Quelle joie de te revoir ! s’exclama-t-il. Laissez passer votre chef, chiens stupides… - Moi aussi, je suis heureux de te retrouver, mais je vais me coucher… Je dors debout. Nous partons à l’aube. - Et les coffres, que dois-je en faire ? - Embarque-les sur le céréalier à bord duquel j’ai fait effectuer des travaux, tu le reconnaîtras aisément. - Entendu ! J’ai hâte d’en être débarrassé ; depuis Rome, je vis dans la hantise d’un vol. Setni regagna sa demeure provisoire, Maïcha sommeillait paisiblement : Dunorix avait installé des moustiquaires mais, oublieux de sa mission, il ronflait comme un sonneur. Les lits de camp avaient été disposés dans une petite pièce du temple, l’ancien vestiaire des prêtres sans doute, car ses armoires contenaient encore quantité de tuniques de lin immaculées. Sans même se déshabiller, l’Egyptien s’étendit sur sa couche ; quelques instants plus tard, il dormait profondément. Sur le mur une torchère éclairait parcimonieusement les lieux, le bois résineux qui brûlait commençait à charbonner et s’éteindrait bientôt. Au bout d’une demi-heure, une ombre apparut sur la muraille, tandis qu’une rainure s’élargissait : un panneau masquant une porte secrète s’ouvrait lentement. Lorsqu’il fut à demi entrebâillé, un crâne rasé apparut, puis la tête d’un prêtre qui jeta un coup d’œil rapide : les deux occupants ne réagissant pas, l’homme s’avança à pas feutrés… II tenait un poignard aiguisé dans sa main et son regard cruel reflétait sa haine pour les usurpateurs. Un instant il hésita, puis se dirigea vers Setni, jugeant sans doute qu’il était le plus dangereux. Le tour de la fille viendrait ensuite. Lorsqu’il se trouva à portée, il leva le bras, visant le cœur de sa victime, puis abattit son arme de toutes ses forces… Celle-ci rebondit comme sur une surface élastique. N’en croyant pas ses sens, le fanatique redoubla son coup, vainement… O Bacchus ! L’adepte des faux dieux paraissait ceint d’un cercle magique impénétrable… Stupéfait, le Romain lâcha son arme inutile. Le bruit n’éveilla même pas les dormeurs et le prêtre, écumant de rage, repartit par où il était venu. Le doute s’insinuait dans son esprit : les Carthaginois avaient vaincu les Romains malgré les sacrifices offerts au panthéon de l’Olympe, se pourrait-il que ces divinités ne soient que fallacieuses apparences et que Baal représente la divinité réelle ? La torchère était depuis longtemps éteinte lorsque les lueurs corail de l’aube effleurèrent les yeux du Pollucien. Il jeta un coup d’œil à sa montre, puis appuya sur le bouton disjonctant le champ répulseur dont il s’entourait toujours la nuit. Il s’étira et aperçut l’arme sur les dalles. - « Tiens, songea-t-il, nous avons eu de la visite cette nuit… » Puis il se leva d’un bond et secoua Maïcha, la scrutant sous tous les angles. Par bonheur, elle n’était pas blessée ! - Que t’arrive-t-il, chéri ? s’étonna la jeune femme encore tout ensommeillée. Son mari lui montra le poignard : - Quelqu’un a essayé de m’assassiner. Il n’a pas réussi, et sa surprise a été telle qu’il n’a pas attenté à tes jours. - Mais, je n’ai rien entendu ! Pourquoi ne l’as-tu pas capturé ? - Oh ! il m’a filé entre les doigts comme une anguille ! - Faut-il déjà se lever ? - C’est encore le diliculum ({4}) : nous avons encore du temps devant nous… Prestement, il se glissa à côté de son épouse, caressant son corps ferme et la couvrant de baisers, puis ils firent l’amour avec fougue, tant et si bien que les cris de plaisir de Maïcha éveillèrent Dunorix qui ouvrit un œil chassieux et, voyant le soleil poindre, se leva d’un bond pour préparer leur repas. Quelques minutes plus tard le couple le rejoignait, attiré par l’alléchante odeur du jambon grillé et des œufs. Tandis que Maïcha croquait ses galettes à belles dents, Setni demanda : - Tu as bien dormi, Dunorix ? - Fort bien, maître… - N’as-tu point omis, hier soir de me prévenir de l’arrivée de Maïcha, de son frère et de son écuyer ? - Si fait ! Je suis impardonnable… - Et cette nuit, tu n’as rien entendu d’anormal ? - Ma foi, non, j’étais tellement épuisé d’avoir aidé à transporter ces coffres que je suis tombé comme une masse. - Eh bien ! vois ! gronda Setni en lui tendant l’arme. Cette nuit on a tenté de nous tuer et tu n’as pas donné l’alerte ! - Fais-moi fouetter : je le mérite… - Je déciderai de ton châtiment. As-tu une idée de l’origine de ce poignard ? Le Gaulois l’examina attentivement et répondit : - Il s’agit d’une arme rituelle, servant à égorger les moutons : c’est probablement un prêtre de Bacchus qui t’a agressé. - Ce temple contient certainement des chambres secrètes et une ouverture est dissimulée dans cette pièce. Avertis le centurion, afin qu’il fasse fouiller partout. Ensuite, tu viendras nous rejoindre au céréalier qui porte sur le pont des balistes et autres appareils. - Ce sera fait, maître… Encore une fois, j’implore ton pardon, j’ai failli à ma tâche et trahi ta confiance… - Personne n’est parfait. Allez, file ! Maïcha avait déjà bouclé leurs bagages et tous deux quittèrent le temple pour se rendre au port. Quelques brasiers fumaient encore. Le ciel, dégagé promettait une belle journée et la brise serait suffisante pour utiliser les voiles. Setni se dirigea vers le céréalier. Sambô l’attendait à la coupée. - Tout a été installé selon mes instructions ? demanda l’Egyptien. - Oui, patron ! Les caisses sont à fond de cale : du bon lest car elles sont drôlement lourdes. Les divers appareils ont été aussi montés sur le pont. Marbal les a fait dissimuler sous des bâches. - Parfait ! Je m’installe à ton bord, signale à Marbal d’appareiller. - Entendu… Quelques instants plus tard, Dunorix arrivait hors d’haleine ; Styros se trouvait depuis belle lurette sur le navire et avait aménagé un nid douillet pour ses maîtres. Maïchos et Flavia, déguisés en légionnaires, inspectèrent avec curiosité leur nouveau domaine. La coursive centrale surplombait deux ponts de vingt rameurs rivés par des chaînes à leur banc. La brise gonflait la petite toile carrée de misaine et la grande voile surmontée des huniers, ainsi que la brigantine d’artimon. Aujourd’hui, les galériens auraient un peu de répit. A la poupe, un habitacle protégeait les officiers. Sur le pont, un barreur dirigeait le vaisseau avec un aviron à large pale. Setni se promit de remédier à ce mode de direction archaïque et d’installer un gouvernail d’étambot. Il envisageait aussi de doter sa future flotte de focs et d’une grand voile latine, ce qui rendrait les bâtiments plus manœuvrables. A l’avant deux embarcations étaient arrimées. Selon la direction du vent, les remugles de la chiourme empuantissaient plus ou moins les cabines arrière. En effet, les galériens vivaient et mouraient dans leurs excréments dont l’odeur éprouvait l’estomac des mieux amarinés. Lorsque le soleil tapait trop fort sur les crânes rasés, on tendait des vélums pour le tamiser. Deux autres coursives latérales servaient aux manœuvres et en cas d’abordage. Sambô ne paraissait guère satisfait des appareils hétéroclites amarrés sur le pont et grommelait sans cesse après ses matelots. - Tous des incapables ! s’écria-t-il en montrant les galériens à Setni. La chiourme comprenait des captifs carthaginois. Ils ont été libérés, à leur place on a foutu des prisonniers romains. Belles recrues : la plupart n’ont jamais mis les pieds sur un rafiot ; ils seront malades comme des cochons à la première risée. Sans compter qu’ils manient les avirons comme des manches à balais… Plaise à Melqart que le vent souffle pendant toute la traversée ! Et puis toutes ces saloperies que vous avez fait monter gênent la manœuvre ! - Allons, capitaine ! Ne pleurniche pas comme une fille : tu dresseras tes novices, j’en suis assuré. Tu n’as pas à craindre les Romains tant que nous ne croiserons pas au large de la Sicile, alors tes rameurs seront entraînés. Quant à mes machines de guerre, tu les apprécieras à leur juste valeur le moment venu. Setni rejoignit alors Maïcha dans leur cabine : un habitacle de trois mètres sur trois, éclairé par un hublot donnant sur la proue. Maïchos était encore moins bien loti : il avait à peine la place de s’allonger. Les écuyers, eux, coucheraient avec l’équipage, recroquevillés dans un coin. L’Egyptien vérifia que ses gadgets se trouvaient bien dans un coffre de cèdre doté d’une solide serrure, puis il regagna le pont afin d’assister à l’appareillage. Là, il retrouva Casarbal et Flahon. - Ah ! enfin… Je commençais à m’inquiéter ! Tout est paré ? - Oui, répliqua le premier, et nous sommes ravis d’en avoir fini avec ces éternelles marches et contremarches ! Nos acolytes savent manier les transféreurs de matière situés dans la grande statue de Baal. Ils ne peuvent tenter d’en examiner le mécanisme : nous l’avons scellé dans un alliage indestructible avec les moyens actuels, quant à la pile atomique, elle fonctionnera cent ans ; plus qu’il n’en faut. Par ailleurs, il existe un dispositif de télécommande permettant de détruire l’ensemble. Il se mettra automatiquement en action si nous n’envoyons pas chaque semaine un signal codé… - Parfait ! Vous avez tout prévu… Ma foi, je ne suis pas mécontent de vous avoir tous deux avec moi : nous aurons un sacré travail pour établir sur cette planète une colonie de métis polluciens… - J’ai encore réfléchi à ce problème, intervint Flahon. Afin d’accélérer le processus, nous procéderons à des clonages, ce qui permettra d’obtenir une nombreuse descendance. Depuis quelques instants Sambô, qui s’était approché, écoutait les trois hommes discuter dans une langue inconnue. II se décida à intervenir : - Maître, déclara-t-il, le signal d’appareillage est hissé et Marbal s’impatiente… - Alors qu’attends-tu ? Fais hisser la voile. Cap sur la sortie du port : suis les quinquérèmes ! Tous les capitaines, à ce signal, hurlent des ordres. Les fouets claquent, zébrant les dos des galériens et les lourds avirons s’enfoncent dans l’eau, dès que le navire poussé par des perches a quitté le quai. Au bout de la jetée, Maharbal et ses officiers saluent les vaisseaux et agitent les bras pour souhaiter une bonne traversée. Derrière, les convois s’étirent sur la Via Ostiensis, emportant trésors pillés dans la ville et surtout le précieux blé qui permettra de faire la soudure. Ainsi, Hannibal n’aura pas à se soucier de ravitailler les troupes qu’il laisse occuper Rome et ses innombrables esclaves travailleront mieux avec le ventre plein. Cette fois, plus de câbles pour entraver la marche de la flottille ; l’un après l’autre les vaisseaux franchissent le goulet, puis défilent le long de la petite ile où se dresse un phare. Le temps est toujours au beau et la brise qui souffle du nord, pousse le convoi vers la Sicile. Une fois au large de la côte, lorsque les voiles sont orientées, les rameurs peuvent rentrer les avirons. Ils ont à peine eu le temps de ressentir quelque fatigue et de se faire de petites ampoules aux mains. Tous pensent qu’après tout, le sort d’un galérien n’est pas si pénible… Cependant, sur le pont, Setni et ses complices se félicitent. Avec des embarcations aussi rustiques, ils pouvaient craindre une interminable traversée, or l’allure est plus rapide qu’ils ne l’espéraient ; si le vent ne mollit pas, il ne faudra que deux jours pour passer au large de Lilybée puis, laissant derrière eux les îles Aegates, cingler vers Carthage. Pourtant, ils discutent déjà entre eux des perfectionnements à apporter au gréement et surtout au système de gouverne. - Tant que nous aurons vent arrière, tout ira bien, notait Casarbal, seulement s’il tourne, pas question de naviguer au plus près… - On pourrait tailler des focs et les assujettir au beaupré, suggéra Flahon. - Il faudra aussi gréer une voile latine au grand mât à la place de celle à trait carré ; un espar servira de vergue - Oui, nous prendrions mieux le vent, acquiesça Setni, pourtant cela ne suffit point ; ces avirons de poupe sont peu efficaces et très durs à manier dès que l’on serre un peu le vent. Il nous faut absolument un gouvernail fixé à un étambot. - Je vais y atteler les matelots qui, pour l’instant, se la coulent douce. Tout d’abord, je leur ferai renforcer les galhaubans du grand mât, car la surface de la voile latine sera plus importante. - Moi, je m’occupe d’installer un second aviron de barre couplé au premier, car il ne sera possible de modifier la poupe qu’en cale sèche. Déjà, avec deux avirons, nous gouvernerons mieux… - Avant tout, ordonna Setni, mettez-vous en communication avec le satellite météo… Je veux une photographie de la zone où nous naviguons afin de savoir si aucun orage ne menace. - Je m’en occupe immédiatement, assura Casarbal. - Il faut aussi mener une veille attentive pour ne pas donner en plein dans l’escadre romaine s’il lui venait à l’idée de prendre le large. Sambô, fais construire un nid– de-pie au sommet du grand mât. Relie le pont par une échelle de corde, je veux qu’un marin doté d’une vue perçante y surveille la mer en permanence… - Bien, maître ! fit le capitaine un peu étonné, mais il commençait à se faire aux élucubrations de l’amiral, tout on se demandant où ce chevalier, rompu aux combats terrestres, avait acquis tant de connaissances maritimes. Par la suite, il aurait d’autres motifs de stupéfaction lorsque les étranges appareils stockés sur le pont seraient mis en action ! CHAPITRE III Si le vent ne mollissait pas trop, Setni espérait effectuer en quatre jours la traversée de la mer Tyrrhénienne. Une fois à Carthage, il aurait une rude tâche. Casarbal et Flahon aussi : leurs sortilèges risqueraient de paraîtres suspects aux prêtres de Baal qui les jalouseraient… Il fallait espérer que la protection des Barcides suffirait à éviter les ennuis, et que le fabuleux trésor ramené de Rome séduirait les Cent. En attendant, le Pollucien refusait à se faire du souci : il avait renoncé à sa mission pour l’amour de la belle Maïcha et entendait bien profiter d’elle pendant ce voyage, trop court à son goût… Les deux premiers jours, il ne quitta guère sa cabine. Maïcha avait revêtu des vêtements féminins qui la rendaient encore plus séduisante. Tour à tour câline, ardente, passionnée, laissant libre cours à son tempérament volcanique pour devenir ensuite douce comme une chatte, lascive et experte, elle savait, quand il le fallait, ranimer l’ardeur de son partenaire. Setni passa là un des meilleurs moments de son existence. Pendant ce temps, la flottille poussée par la brise progressait régulièrement et un léger roulis berçait les amants. Le matin du troisième jour, les époux réveillés de bonne heure par un appel de la vigie : « Terre à bâbord ! » montèrent sur le pont où ils retrouvèrent Flavia et Maïchos. L’aurore aux doigts de rose teintait le Levant et, à l’horizon, se découpait la silhouette dentelée d’une côte. - La Sicile ! nota Setni. Nous allons bientôt dépasser les Aegates et le port de Lilybée. - Déjà…, murmura la jeune femme en se blottissant contre lui, j’aurais voulu que ce voyage dure éternellement ! Quand arriverons-nous à Carthage ? - Demain soir, avant la nuit, si tout va bien ! Nous abordons la partie dangereuse de la traversée: les Romains peuvent tenter de nous barrer la route. - Oh ! nous avons une nouvelle voile, remarqua Maïchos. - Oui, Maharbal et Flahon ont fait installer ce gréement qui accroîtra les performances de notre navire. Viens, Maïcha, il fait frais, rentrons… Tous deux rejoignirent leur nid douillet, où lainages et fourrures tempéraient l’humidité de la mer. Ensuite, Dunorix apporta une copieuse collation qu’ils dégustèrent de bon appétit, puis ils revêtirent de chauds vêtements et montèrent sur le pont où les attendait Sambô. - Alors, capitaine, es-tu satisfait ? s’enquit l’Egyptien en désignant la voile. - Ma foi, oui ! Sur le moment je n’augurais rien de bon de ces changements qui nous font ressembler à une felouque du Nil, mais j’avoue que nous serrons mieux le vent. Actuellement nous sommes au plus près amures tribord pour nous éloigner de la Sicile et je n’ai jamais si bien manœuvré avec l’ancien gréement. Il faut dire aussi que ce second aviron de poupe permet de barrer bien plus aisément. J’attends avec impatience de disposer d’un de ces nouveaux gouvernails dont les prêtres m’ont vanté les mérites… Un nouveau cri de la vigie l’interrompit : - Plusieurs voiles, bâbord arrière ! - Tiens, les Romains auraient-ils été avertis de notre arrivée ? grommela Setni. - A l’allure soutenue depuis Ostie, cela m’étonnerait. Même un cheval galopant le long de la côte nuit et jour aurait eu peine à nous suivre ! - Peut-être ont-ils utilisé des signaux de colline en colline ? - Cela n’est guère dans leurs habitudes… Non, ils devaient tout simplement avoir des veilleurs à Drepane qui, apercevant nos navires, se sont lancés à notre poursuite. - De toute manière, s’il faut combattre, nous leur démontrerons l’efficacité de nos nouvelles armes. Pourtant j’aurais aimé leur en réserver la surprise… Baste ! Fais hisser toute la toile que nous pouvons porter. - A tes ordres, maître ! Les matelots s’affairèrent, larguant les ris de la grande voile, hissant les focs nouvellement taillés. Aussitôt le gros navire s’ébroua comme un cheval et le ressac blanchit à son étrave. L’un après l’autre, il dépassa les navires puniques, à la grande surprise de leurs capitaines. Ceux-ci hissèrent à leur tour de nouvelles voiles et parvinrent à rester dans le sillage du céréalier, sans pourtant le rejoindre. Cependant, les quinquérèmes de Servilius avaient gagné sur les Carthaginois, leurs coques étaient nettement visibles; pourtant, il devint évident au bout de quelques heures que la distance restait constante entre les poursuivants et les poursuivis. - Qu’en penses-tu ? demanda Flahon à Setni. Faut-il nous laisser rattraper et engager la bataille ? - Non ! Seulement si nous y sommes forcés, si un mât se brise par exemple. - Et si le vent tombe ? - Alors, ils nous rattraperont aisément et nous devrons accepter le combat. - A tout hasard, je vais faire préparer des feux grégeois, déclara Casarbal. - C’est une sage précaution. Actuellement le soleil brille mais un nuage intempestif peut survenir au moment le moins opportun, nous empêchant d’utiliser les miroirs. Les deux prêtres donnèrent des instructions aux marins qui s’affairèrent. Pendant ce temps, Maïchos avait rejoint Setni sur la dunette. - Une belle poursuite ! s’exclama-t-il. - Certes, bien m’en a pris de modifier le gréement, sans quoi nous restions à la traîne avec ce navire surchargé. - Crois-tu qu’ils auront l’audace de nous harceler jusqu’aux abords de Carthage ? - Ma foi, je l’ignore, tout dépendra du vent, si notre flotte doit naviguer vent debout et utiliser les rameurs, les Romains nous rejoindront, mais cela permettra aussi à nos alliés de venir à notre rencontre… - En tout cas, il faudra mener une veille attentive cette nuit et allumer des feux afin de rester groupés. - Cela ne sera point nécessaire…, assura Setni. J’ai le pouvoir de sonder les ténèbres les plus opaques. - Encore un de tes fameux tours de magie ! s’écria son beau-frère. Décidément, tu m’étonnes chaque jour davantage… Maïcha m’a raconté ce que tu lui avais dit sur Archimède… Ma parole, tu es aussi savant que lui, sinon plus. Qui donc aurait eu l’audace de modifier ainsi notre gréement en pleine mer pour semer nos poursuivants ? - C’est l’esprit de Baal qui donne à ses prêtres et à ses fidèles l’inspiration de nouvelles découvertes et l’audace de les appliquer. - Si tu le dis, ce doit être vrai… Pourtant, je parierai que tes connaissances sont plus vastes qu’il n’y paraît et que tu nous réserves d’autres surprises. - Peut-être, si Melqart et Tanit acceptent de stimuler leur serviteur. L’Univers est vaste et les pouvoirs divins infinis ! - Justement, Maïcha m’a parlé de tes conceptions cosmogoniques… Elles sont plus d’inspiration grecque que punique. Cette Terre qui tourne autour du Soleil en 365 jours, cet astre qui, lui-même, parcourt une gigantesque circonférence parmi d’autres étoiles autour du noyau d’un amas titanesque, cela prête à rêver… Si tout cela est exact, il doit exister dans le cosmos d’autres civilisations plus évoluées que la nôtre ? Pourquoi ne nous rendent-elles point visite ? - L’évolution de la vie à partir des êtres simples, jusqu’aux animaux et à l’homme, demande un temps important… Aucun philosophe n’a observé de changement notable dans la faune depuis des siècles. Il en est de même pour les astres qui brillent dans les cieux et n’ont point tous le même âge ; or la vie demande des conditions particulières ; il ne doit pas régner une température trop élevée ou trop basse, chacun le sait. Par conséquent, les diverses civilisations ont une évolution différente : certaines balbutient encore, tandis que d’autres parviennent à leur crépuscule. - Tu es un personnage bien étrange, mon ami… Tu as l’air si certain de tes dires qu’on se sent convaincu rien qu’en t’écoutant… - Parlons de choses plus terre à terre si tu le veux bien… Que devient Flavia ? - Elle supporte bien son voyage et je l’aime toujours plus chaque jour : nous nous épouserons dès que possible. - Il te faudra attendre notre départ pour cette expédition au long cours à travers l’océan. Alors Flahon consacrera votre union. Tous deux contemplèrent longuement les minuscules points blancs des voiles qui grossissaient lentement derrière eux, car le vent tombait. A la nuit, les vaisseaux romains s’étaient encore rapprochés ; la brise avait cessé de souffler. Il fallut avoir recours aux rameurs qui maugréaient de ne pouvoir dormir : le fouet les stimula quelque peu et, jusqu’à l’aube, le bruit sourd du tambourin scandant les coups de rame résonna sur le navire, empêchant ses passagers de trouver le repos. Pendant la nuit, Setni effectua plusieurs observations avec ses jumelles à infrarouges : les Romains gagnaient toujours du terrain grâce à l’efficacité de leur chiourme. Au lever du jour, tous les officiers se trouvaient sur le pont. - Combien de temps faut-il pour arriver à Carthage ? demanda l’Egyptien au capitaine. - Si le vent se levait, pas plus d’une journée de navigation, sinon, deux jours et nos poursuivants nous auront rattrapés avant. - Ne compte pas sur du vent dans la matinée : vers midi, le temps sera moins ensoleillé ensuite, un impérieux aquilon nous poussera vers Carthage. - Que Melqart t’entende ! sinon, nous devrons combattre. La chiourme des navires Carthaginois s’avérait exécrable : les prisonniers se fatiguèrent vite et, vers le milieu de la matinée, deux quinquérèmes menaçaient le convoi de leurs éperons de bronze. Par signaux, Marsal demanda s’il devait affronter les poursuivants afin de permettre au navire chargé du trésor de prendre le large. Setni fit répondre que non, au contraire, il lui ordonna de dépasser son vaisseau afin de dégager son champ de tir. Le temps devenant nuageux, les miroirs ne seraient guère efficaces, aussi fit-il démasquer une baliste, tandis que les deux prêtres préparaient des projectiles de leur cru. Lorsqu’ils furent parés, le capitaine fit arrêter les rameurs, tandis que les matelots bandaient le levier, disposant dans son godet plusieurs poteries emplies de feu grégeois confectionné avant le départ d’Ostie, avec du soufre, de la poix et du salpêtre. Les marins avaient entendu parler de ce mélange, mais on l’utilisait uniquement dans les combats terrestres. La précision des premiers coups fut assez relative, cependant, comme les Romains se trouvaient tout proches, deux pots enflammés tombèrent à bord de la première quinquérème. Le feu trouva aussitôt un aliment dans les cordages et les voiles. L’équipage, conjuguant ses efforts, parvint à limiter le sinistre, mais le navire perdit beaucoup de terrain. L’autre poursuivant se trouvait à quelques encablures : les matelots s’affairaient déjà autour du corbeau dont le bec d’acier devait agripper le pont afin d’assujettir la passerelle sur laquelle les légionnaires cuirassés se lanceraient à l’abordage. Portées par le vent, les insultes parvenaient aux soldats carthaginois qui se préparaient au combat. Quelques flèches s’enfoncèrent dans les bordages du céréalier, tandis que les frondeurs tentaient vainement d’atteindre leurs adversaires. Comme l’avait prévu Setni, un vent frais du nord venait de se lever… La bordée de Flahon, cette fois, s’avéra plus efficace car la quinquérème, voyant son adversaire à portée, avait hissé la grande voile afin de le rattraper plus rapidement en profitant du vent. Du coup, les flammes répandues par les pots brisés s’élancèrent le long des filins, des haubans et la voile s’embrasa tout entière, puis le grand mât. Les débris incandescents s’abattirent sur les ponts, brûlant les galériens qui se tordaient sur les bancs en hurlant. Sans plus s’occuper de leur adversaire, tous les Romains tentaient d’éteindre le brasier, aspergeant les flammes avec l’eau puisée dans des seaux de cuir. Les Carthaginois, à leur tour, se moquaient des vaincus, les abreuvant de quolibets. Puis Setni fit hisser les voiles, l’étrave plongea dans les vagues et le sillage blanchit d’écume. Servilius perdit tout espoir de rejoindre les fuyards et, comme la côte ennemie devenait proche, les rescapés virèrent, serrant le vent sur bâbord pour retourner à Lilybée. Les officiers puniques firent une ovation à leur chef ; ce succès marquait un tournant dans la guerre maritime. Naguère, les Romains avaient su utiliser leur robuste infanterie pour combattre à l’abordage mais ils n’avaient pas prévu tout le parti que l’on pouvait tirer des armes de siège. Avec elles les affrontements sur mer redeviendraient, comme jadis, des combats à distance où les plus manœuvriers l’emporteraient. Et l’Egyptien venait de démontrer qu’il s’avérait aussi bon architecte naval que combattant. Les rudes marins ne tarissaient pas d’éloges. Setni, tout en soulignant le rôle des deux prêtres, acceptait les louanges d’un air modeste ; pourtant, il se sentait fort satisfait : cette victoire soutiendrait ses arguments auprès du suffète de la mer. Ainsi, les amiraux accepteraient peut-être de modifier leurs vaisseaux pour affronter les Romains… Vers cinq heures de l’après-midi, le cap Bon se dessina dans le lointain. Nouveau motif de satisfaction pour le pilote qui, grâce à sa boussole et aux indications communiquées par le satellite, connaissait sa position avec précision : témoignage infaillible de la bienveillance de Baal. Tous les passagers montèrent sur la dunette afin de contempler Carthage. Pour Setni, c’était une nouveauté. Maïchos, lui, avait déjà effectué le voyage et décrivait les lieux au fur et à mesure de leur apparition, tout en commentant ce qu’il voyait à l’intention de Flavia. — Nous avons laissé à l’est les monts du cap Bon et suivons maintenant des plages bordées de dunes où poussent les pins et les myrtes. Regardez ces falaises brique ; maintenant, les collines s’écartent un peu du rivage. Voyez le massif le plus méridional : à son sommet se trouve l’acropole de Carthage. De la plage, se détache un petit promontoire qui protège l’entrée du port : c’est le chomon. — Oui, s’exclama Sambô, on a bien raison de dire que Carthage est un navire à l’ancre !… Du moins en ce qui concerne le port, cœur de la cité. Il comprend deux bassins, l’un rectangulaire pour les navires de commerce, que nous devinons déjà ; l’autre circulaire, avec en son centre 1’ile dominée par le pavillon hexagonal où se trouve le poste de commandement du suffète de la mer. Tout autour sont disposés des postes de vigie d’où partent les sonneries des trompettes et les appels des hérauts dirigeant le trafic dans les bassins. Le long des quais, des cales peuvent recevoir deux cent vingt navires. Chaque entrée est encadrée par deux colonnes doriques qui constituent un majestueux portique circulaire… Le capitaine fut interrompu par une sonnerie de trompette : les veilleurs demandaient le signal de reconnaissance. Marbal y fit répondre. Le céréalier, avec son escorte, passait devant le phare où, nuit et jour, brûlait un brasier. Les lourdes chaînes barrant le canal furent retirées. Alors Sambô fit ferler les voiles et la chiourme propulsa les vaisseaux. Le céréalier pénétra dans le port de commerce, longeant les quais de grès. Le port de guerre, ceint d’une double muraille, demeurait toujours invisible. Par contre, une foule bariolée se pressait le long des navires marchands, troquant des denrées avec les marins. Puis le bruit courut que la flottille arrivait directement d’Ostie, alors la foule se précipita, acclamant les vainqueurs. Des femmes en longues jupes plissées se faisaient ouvrir le chemin par leurs esclaves noirs, afin de se trouver au premier rang lorsque les quinquérèmes débarqueraient leurs trésors. Autour des ports, se pressaient les blanches demeures de la ville basse, avec ses marchés, ses entrepôts. Au-dessus temples et portiques marquaient la cité de Byrsa réservée aux nobles et au clergé. Enfin on devinait au loin, entourées de jardinets, les maisons de bois du bas peuple à Megara. De puissants remparts entouraient l’ensemble de la péninsule, en faisant un camp retranché. Face au continent, la triple muraille, ceinte d’un fossé et d’une palissade, était pratiquement imprenable. Des casemates aménagées sur la face interne pouvaient héberger 300 éléphants et 4000 cavaliers. Au pied de la falaise de Borj Djedid jaillissait la fontaine aux mille amphores, venant d’un souterrain qui s’enfonçait au cœur de la colline. Ainsi la garnison ne risquait pas de périr de soif en cas de siège et l’onde pure et claire se conservait de longs jours dans les tonneaux des galères et des navires marchands. Tandis que ses passagers contemplaient ces merveilles, Sambô poursuivait sa description : - Gloire à nos ancêtres qui ont érigé d’innombrables temples en notre belle Carthage, attirant ainsi la protection des divinités ! Tout d’abord, le saint tophet, où de jeunes enfants purifiés par le feu montent vers Baal Hammon… Setni eut un regard appuyé vers Casarbal et Flahon, leur suggérant d’équiper ce lieu saint du discret transmetteur de matière qui épargnerait bien des vies. -… Vous l’apercevez près du port de commerce. Voyez la majestueuse statue de bronze, mains étendues paumes vers le haut, inclinées : c’est là que chaque enfant sacrifié est placé afin de tomber dans le brasier ardent qui flamboie en dessous de lui, tandis que résonnent flûtes et tambourins. Ah ! par ces nuits de pleine lune, c’est un mémorable spectacle. En cet endroit, lors du siège d’Agathocle, 200 victimes furent brûlées et la victoire fut nôtre. D’autres temples sont consacrés à Eschmoun, à Melqart le guérisseur et, cela va de soi, à la puissante grande dame Tanit dont l’emblème est le disque solaire coiffé du croissant de lune. C’est en son temple que se trouve le zaïmph dont la seule contemplation fut fatale à Salambô ! Le capitaine aurait continué longtemps ainsi, mais l’approche des portes de bronze du port militaire requit toute son attention : l’étroit canal laissait passer de justesse les rames étendues et il fallait une grande prudence pour ne pas les briser. De part et d’autre se trouvaient des colonnes votives, des béthyles de pierre, ainsi que de plus modestes asherahs de bois de cèdre, déposées là par des navigateurs au moment de leur départ pour de lointaines expéditions. Setni aperçut alors le fameux fort hexagonal qui dominait le port, tel un belvédère ; sur son sommet des silhouettes vêtues de tuniques de lin contemplaient les vaisseaux ; sans doute s’agissait-il de l’amiral et de son état-major. Cependant, le céréalier avançait à coups de rames prudents vers l’une des loges balisées de colonnes où des marins apprêtaient des câbles d’amarrage. Le sol dallé s’abaissait lentement et, bientôt, la quille du lourd navire racla le fond. Alors des esclaves jetèrent des cordages que l’équipage fixa aux taquets du navire, enfin une passerelle fut lancée. La traversée venait de prendre fin. Déjà, un officier arrivait sur la coupée, saluant le capitaine et s’inclinant devant Setni. — Notre Seigneur le suffète de la mer désire vous rencontrer sans plus attendre. Jusqu’à ce que l’on ait procédé au débarquement de la cargaison, personne ne pourra quitter le bord. Sur les quais, une rangée de mercenaires armés de longues lances interdisaient l’accès du bateau et toute une armée d’esclaves gétules aux muscles puissants s’apprêtait à transporter les coffres contenant le trésor. Sambô et Setni suivirent leur guide qui les amena jusqu’à un escalier de marbre s’enfonçant à l’intérieur de l’édifice. La nuit tombait et des torchères éclairaient les degrés ; après avoir franchi plusieurs portes aux vantaux de bronze surveillées par des gardes, ils parvinrent à une vaste salle qui occupait tout le sommet du fort. De là-haut on découvrait un panorama splendide : les deux ports et la côte avoisinante se dessinaient comme sur une carte. Les édifices de la cité se teintaient de l’or du couchant et la fumée parfumée de santal des braseros s’étendait dans la pièce telle une nuée bleutée. Au milieu, sur un siège d’ivoire, trônait Himilk entouré de délégués des Cent, de sénateurs et de quelques membres de l’assemblée du peuple. Le suffète se leva, bras tendus en signe de bienvenue, et s’exclama : - Est-ce toi, le fameux Setni dont Hannibal nous a chanté les louanges ? - Je me prosterne aux pieds de Votre Seigneurie en l’assurant de ma profonde fidélité… - A en croire Barca, tu t’es conduit avec une grande bravoure durant la campagne où tes actions d’éclat ont attiré sur toi l’attention de ton général. Tu appartiens d’ailleurs à sa puissante famille, ayant épousé une cousine de son épouse Imilcéa qui attend avec impatience des nouvelles de son époux. Raconte donc brièvement ce que tu sais de la prise de Rome et indique-nous la situation militaire actuelle. Setni se releva et commença d’une voix ferme : - Après la victoire de Cannes, les armées romaines se trouvaient en pleine débâcle. Pourtant Hannibal hésitait à mettre le siège devant Rome, ses puissantes murailles lui faisaient craindre un siège interminable tandis que les ressources de la contrée avoisinante ne permettraient pas de nourrir ses troupes. Maharbal demanda alors la permission d’effectuer un raid de cavalerie avant que l’ennemi se ressaisisse. Notre général accepta. Bien lui en prit : nos cavaliers puniques, espagnols et gaulois trompèrent les gardes en utilisant des chariots et prirent la ville par surprise. Ensuite, l’infanterie arriva et se livra au pillage… - Rome n’a donc point été rasée ? coupa le suffète. - Non, Hannibal y a installé les blessés et les convalescents, tandis qu’il descendait vers le sud, vers Capoue, notre alliée, puis vers la Lucanie afin de liquider les dernières troupes ennemies. Il pense débarquer ensuite en Sicile, c’est pourquoi il m’a prié de vous demander instamment de livrer combat à l’escadre romaine qui occupe le port de Lilybée. Nos alliés de Syracuse, qui se sont insurgés contre l’occupation romaine, ne pourront être secourus qu’à cette condition. - Barca est à coup sûr un excellent stratège lorsqu’il s’agit de combats terrestres, il en va autrement dans le cas de batailles navales. La flotte ennemie est forte de 120 vaisseaux et la tactique qui consiste à imposer un combat à l’abordage est terriblement meurtrière ! - Précisément, le général m’a prié de vous entretenir de ce problème. Nous avons en effet mis au point une tactique nouvelle fondée sur la mobilité de nos nefs. - Et qui te prouve que nos vaisseaux sont plus manœuvriers que ceux de notre adversaire ? - Lors de notre traversée, intervint Sambô, le commandant Setni a effectué des modifications dans notre gréement. Grâce à ses nouvelles voiles, mon céréalier a surpassé la vitesse des quinquérèmes ! - Voilà d’intéressantes initiatives, si elles permettent une meilleure manœuvre du navire, remarqua un vieil officier aux traits burinés. - Précisément, reprit Setni, je désirerais soumettre à Votre Seigneurie les plans d’un système de gouverne différent de celui que vous utilisez et beaucoup plus efficace. Ce disant, il tendait un papyrus que le suffète examina avec attention, et qu’il fit ensuite circuler autour de lui. - Comment la minuscule pale de ce gouvernail pourrait-elle avoir une action meilleure qu’un ou deux robustes avirons ? objecta Melqartazar, l’officier qui avait déjà formulé une remarque. - Si Notre Seigneur le suffète m’autorise à en pourvoir le céréalier de Sambô, je lance un défi à n’importe lequel de vos vaisseaux ! assura l’Egyptien. - Mais comment une barre reliée à ce morceau de bois résisterait-elle aux vagues lors d’une tempête ? Ces innovations me paraissant extrêmement dangereuses, surtout au moment d’affronter les Romains ! Le grand Hannon, lors de son périple au sud des Colonnes d’Hercule, Himilcon qui, cinglant au nord, atteignit les lies Œstrymnides riches en étain, n’utilisaient point un appareillage aussi saugrenu. Les normes de construction de notre flotte sont le fruit d’une longue tradition. Il est sacrilège de vouloir les modifier ! Setni avait écouté cette diatribe avec une attention soutenue : il s’attendait un peu à des réticences, mais pas à un pareil refus. Se pouvait-il que les Grands Cerveaux, déjà au courant de ses intentions, aient placé délibérément en face de lui des adversaires résolus à entraver ses projets ? Il repoussa cette pensée : un laps de temps trop court s’était écoulé depuis l’explosion de son fidèle Hélion. Impossible que ses chefs aient déjà des soupçons. Il répliqua : - Loin de moi la pensée de rejeter la science de nos vénérables anciens ! Toutefois, le progrès se fait petit à petit. J’ose affirmer que ces quelques modifications apportées à nos navires les rendront plus manœuvrables et permettront d’utiliser à bon escient les machines de guerre dont ils seront dotés. - Parce que tu veux aussi placer des balistes à bord ! C’est folie : le tangage empêche de les garder horizontales et le pointage devient impossible ! - Pourtant, assura Sambô, il a bel et bien fait mouche, incendiant deux de nos poursuivants ! - Il n’y a aucune magie là-dedans, expliqua l’Egyptien. Les plates-formes portant les machines de guerre restent horizontales grâce à une suspension spéciale dont voici le détail. Il fit alors circuler un autre plan montrant le dispositif qui aurait dû être découvert bien des siècles plus tard par le mathématicien Cardan, puis il sortit de sa poche la monture de son compas — dont il avait retiré le boîtier au préalable — et les assistants purent constater l’efficacité de la méthode préconisée. Quelle que fût l’inclinaison du support, le système demeurait toujours horizontal… Le suffète prit le plus grand plaisir à cette démonstration et ce fut peut-être ce gadget qui emporta la décision. Il se dressa et ordonna : - Le témoignage de Sambô, un marin expérimenté, prouve l’intérêt des découvertes de notre allié égyptien. Comme notre flotte n’est pas encore prête à appareiller et que les modifications demandées peuvent être réalisées rapidement, nos ingénieurs et nos ouvriers vont aménager le céréalier et une quinquérème selon les conseils de Setni. Une régate les opposera dans deux jours à notre vaisseau le plus véloce. J’ai dit ! Lorsqu’il eut terminé cette brève harangue, un de ses adjoints lui murmura quelques mots à l’oreille. L’amiral leva les bras pour réclamer le silence, car les commentaires allaient bon train, et déclara : - Suivez-moi tous ! Notre hôte a rapporté de Rome un trésor inestimable, qui éclipse les innombrables chevalières ramassées à Cannes, puisqu’il s’agit du magot entassé par les Romains depuis des lustres dans le temple du faux dieu Saturne… Un murmure d’intérêt parcourut l’assemblée, mettant fin au débat et tous suivirent le suffète qui descendait les marches d’un escalier situé derrière son trône. Loin des regards indiscrets, dans une salle voûtée éclairée par des torches résineuses, les Carthaginois virent une longue rangée de coffres bardés d’airain, fermés par de robustes serrures. Des gardes, épée au poing, surveillaient attentivement les lieux. Au signe de l’amiral, des dignitaires prirent les clefs que leur tendait Setni et ouvrirent les couvercles. Un murmure d’admiration s’éleva, tandis que les notables se bousculaient pour mieux voir. Devant eux s’amoncelaient des piles de sesterces, une multitude d’objets précieux capturés par les Romains au cours de leurs campagnes ; coupes, bracelets, pendentifs, diadèmes, pectoraux rivalisaient de splendeur. Mais le plus étonnant était l’entassement de joyaux dessertis qui emplissaient certains coffres. Enormes émeraudes, saphirs, rubis, topazes, jetaient mille feux, devant les yeux concupiscents des nobles de Carthage. Plus que tous les récits de batailles, l’arrivée de ce pactole emplissait d’aise ces commerçants qui voyaient là le dédommagement d’interminables années d’efforts pendant lesquelles ils avaient fourni de lourdes redevances afin de payer la solde des mercenaires des Barca en Italie et en Espagne. C’était aussi là une assurance d’estime pour Setni qui avait rapporté à Carthage ces richesses sans laisser les Romains intercepter son navire. Le lendemain, l’Egyptien put se faire une idée de l’efficacité des chantiers carthaginois : dès l’aurore, les ouvriers s’attelèrent à la construction du gouvernail qu’ils assujettirent à l’étambot. La barre fut aussi montée sur les deux bâtiments qui se trouvèrent parés pour la régate deux jours plus tard. L’événement avait connu une grande publicité : chacun maintenant savait que Setni avait rapporté un trésor dont la moitié serait distribuée aux citoyens de Carthage, le commandant ayant droit à une prime substantielle. L’état-major de la flotte occupait le sommet du donjon hexagonal de l’amirauté, tandis que les sénateurs, les membres des Cent, les autres notables et le peuple garnissaient les innombrables terrasses de la cité. Pour ce peuple de marins, rien de ce qui touchait à la navigation ne restait indifférent. Le parcours sinueux, marqué de balises, allait jusqu’au cap Blau, puis au cap Bon et revenait à l’entrée du port où des arbitres, montés sur le phare, décerneraient la palme au vainqueur. Les trois navires, en ligne, appareillèrent à une sonnerie de trompette et, poussés par une bonne brise, prirent rapidement de la vitesse. En quelques encablures au plus près, il s’avéra que les bateaux modifiés par l’Egyptien ridiculisaient leur adversaire. Même le lourd céréalier dépassait la quinquérème dotée d’un ancien gréement. Au cap Blau, les nefs de Setni avaient cent coudées d’avance ; au cap Blanc c’étaient deux cents coudées qui séparaient le vainqueur du dernier et, à l’arrivée devant le phare, le premier se trouvait à trois cents coudées de la quinquérème non modifiée… Des vivats s’élevèrent de toutes parts, mais Setni n’avait point terminé sa démonstration. Voulant faire bonne mesure et battre le fer quand il était chaud, il avait fait ancrer deux antiques carcasses à proximité du phare servant de but. Dès qu’il eut franchi la ligne d’arrivée, l’Egyptien mit en batterie son onagre et incendia le premier objectif avec des feux grégeois ; pour le second, il avait réservé une surprise : démasquant ses vastes miroirs concaves, il concentra les rayons ardents du soleil au zénith sur la voilure de sa cible qui s’embrasa aussitôt. La foule poussa des hurlements de joie et ce fut du délire ; jamais de mémoire de Carthaginois un étranger n’avait atteint pareille notoriété en si peu de temps. Depuis ce jour mémorable, Setni devint l’idole de Carthage… CHAPITRE IV Himilk, le suffète de la mer, avait de grandes ambitions : l’appui des Barcides lui avait permis de parvenir au poste éminent qu’il occupait. Il espérait que les Barca se contenteraient de régir l’empire terrestre conquis par leur général borgne et se réservait l’empire de la mer pour lequel Hannibal n’avait jamais manifesté un grand intérêt. Et voilà que l’envoyé du vainqueur de Rome s’avérait un ingénieur maritime remarquable dont les méthodes révolutionnaires lui permettraient de remporter la victoire sur la flotte romaine ! Encore fallait-il qu’on lui laisse prendre le commandement de la flotte carthaginoise… « Quelle attitude adopter ? se demandait le suffète en flattant le pelage du léopard assis à côté de lui. Vainqueur adulé par la foule et appuyé par Hannibal, ce Setni postulera ma place et l’obtiendra… Mon intérêt est de l’évincer, mais comment ? Je dois agir de manière assez subtile pour qu’aucun soupçon ne pèse sur moi. Le poignard ou le poison m’en débarrasserait… à condition de ne point être impliqué dans le crime ! Quoi de plus aisé ? Un de mes affranchis se chargera de ce détail et je le supprimerai ensuite. Mes murènes en feront disparaître toute trace… Ainsi, je prendrai le commandement de notre flotte et, grâce aux méthodes de ce Setni, je remporterai une écrasante victoire ! Dès lors, ma réputation égalera celle d’Hannibal… » Oubliant toute méfiance, Setni se laissait subjuguer par le rusé suffète qui le fêtait et le flattait lors de chaque réception, parlant de la prochaine victoire de l’Egyptien comme d’un fait acquis. - Dis-moi, amiral, s’enquit-il au cours d’un banquet donné en son honneur, tu as certainement des projets : que feras-tu quand la flotte romaine sera détruite ? L’Egyptien contemplait d’un œil gourmand les esclaves bétiques qui dansaient au son des lyres ; il eut un sourire satisfait et répliqua : - Seigneur, ton esprit pénétrant te permet de lire dans les esprits comme sur un parchemin déroulé… Certes, j’ai songé à l’avenir… Il posa la grenade dont il suçait la pulpe, saisit dans la torchère proche un brandon de pin carbonisé, puis dessina un rapide schéma de l’Italie, de l’Espagne, et des possessions de Carthage. -… Lorsque les Romains seront défaits sur mer et qu’ils ne seront plus à redouter, l’empire du monde s’ouvrira devant les fidèles serviteurs de Baal. Tu connais assurément la théorie des philosophes grecs : ils soutiennent que les terres et les océans reposent sur une gigantesque sphère qui tourne autour de l’astre du jour. - J’en ai entendu parler… Cela soulève d’importantes objections ; celle-ci en particulier : comment les habitants des antipodes marcheraient-ils la tête en bas et comment l’eau des mers ne tomberait-elle pas dans le firmament ? - Je puis t’en donner une explication… Vois plutôt… Ce disant, il saisit le collier d’une esclave accroupie à ses côtés, le brisa et choisit la plus ronde des perles de verre, puis la plaça dans une coupe d’électrum à laquelle il imprima un mouvement circulaire régulier. - Vois le comportement de cette bille… Plus je tourne vite, plus elle s’élève le long des parois… C’est la preuve qu’il existe une force tendant à la repousser du centre. Mais cette force n’est pas vue par nos sens ; toutefois elle agit sur nos corps… Si je faisais tournoyer un esclave en le tenant par les pieds, il se comporterait comme cette perle. - Certes, je le conçois, mais pareille force appliquée à notre Terre nous éjecterait tous dans l’espace ! - Tout à fait exact… Mon propos consistait seulement à te faire admettre qu’il existe des forces invisibles agissant sur les objets matériels, soit pour les attirer, soit pour les repousser. - Eh ! je le sais bien ! En Phénicie, j’ai vu un rabbin léviter, sans tricherie aucune… - Alors, tu as constaté qu’il échappait à la force nommée pesanteur, qui tend invinciblement à nous attirer vers le centre de la sphère terrestre. - Je le concède… Où veux-tu en venir ? - Eh bien à ceci : les grands navigateurs comme Hannon, Imilcon, n’ont pas, et de loin, découvert tous les continents ! - On prétend pourtant qu’un capitaine, après avoir descendu le long des côtes de l’Afrique, vit un jour le soleil se lever à sa droite au lieu de sa gauche ! Enfin il regagna des territoires égyptiens le long de la mer Rouge, à l’autre extrémité de la Méditerranée. Setni esquissa le contour du continent africain avec son charbon de bois et reprit : - Nulle magie là-dedans ! Vois… (Il déplaça une coquille d’huître le long de la côte figurée.) Tant que je n’ai pas atteint la pointe du continent, l’astre solaire se lève à sénestre. Ensuite, ce cap contourné, il apparaît à dextre. - Voilà qui semble évident ! Mais tout ceci ne me dit point quels sont tes projets ? Désires-tu renouveler ces voyages vers les pays de l’or de l’encens et de la myrrhe ? Ces contrées sont habitées par des humains féroces couverts de poils qui tuent ceux qui débarquent ; pas question d’y établir une colonie… - C’est la raison pour laquelle je ne m’y risquerai point ! Cette région est assez connue pour que d’autres complètent son exploration. Non ! Je voudrais cingler à l’ouest, au-delà des îles Bienheureuses… - Quel intérêt ? Cet océan est immense et si tu navigues ainsi vers le couchant, tu effectueras le tour de cette perle qui figure la Terre, si tes dires sont exacts… Le regard du suffète s’était fait pénétrant ; il avait froncé les sourcils, comme quelqu’un qui en sait plus long qu’il ne le laisse paraître… Or Setni connaissait la théorie selon laquelle des navigateurs puniques auraient atteint l’Amérique, y établissant une colonie provisoire et y érigeant une stèle. Himilk connaissait l’existence de ce continent, mais il ne voulait point en parler, car cela faisait partie des secrets les mieux cachés des navigateurs au long cours et seuls quelques initiés étaient au courant de cette découverte. L’homme du futur déchiffra toutes ces pensées en un éclair et il assura : - Telles sont précisément mes intentions : accéder aux continents habités par les hommes jaunes aux yeux bridés, y amasser joyaux, soieries et épices, puis revenir ici avec une riche cargaison… Le suffète plissa ses yeux et jeta un rapide coup d’œil au vieux capitaine qui s’était déjà opposé à Setni. - Qu’en penses-tu, Melqartazar ? - Seigneur, telle traversée est un véritable suicide : d’épouvantables tempêtes sévissent sur cet océan interminable peuplé de monstres affreux. Aucun navigateur n’est jamais revenu de pareille expédition. Aucun équipage n’acceptera de se vouer ainsi à une mort horrible ! - Alors, es-tu toujours disposé à te lancer dans pareille aventure ? ricana le suffète. Setni regarda Maïcha, assise non loin de là près de sa cousine ; elle avait l’air effrayée mais sa confiance en son époux était telle qu’elle esquissa un sourire. - Par ma foi, je désire effectuer cette traversée et suis assuré de ne pas être seul ! répliqua l’Egyptien. Ces histoires de créatures monstrueuses sont peu crédibles… Par contre, je reconnais qu’il faudra soigneusement tenir compte de la fureur des éléments. Nos navires affronteront de fortes tempêtes ; il conviendra de les doter de dispositifs de sauvetage et de choisir, autant que possible une période de vents favorables… - Parce que tu pourras déterminer à l’avance d’où soufflera l’aquilon…, persifla Melqartazar. - Je fais grande confiance aux prêtres de Baal qui m’ont fourni déjà nombre de conseils avisés durant la récente campagne en Italie ! Le suffète de la mer ne répliqua pas ; il saisit une grappe de raisin suspendue à un cep d’ivoire, puis tendit sa coupe à l’esclave placé derrière lui pour qu’il la remplisse ; cependant il réfléchissait : « Ce damné Egyptien semble bien sûr de lui… On prétend qu’il a suivi les cours de la bibliothèque d’Alexandrie. Peut-être le secret concernant le continent situé au couchant a-t-il été percé ? Pourtant un seul navigateur a accompli cet exploit. Parti au mois de novembre des Colonnes d’Hercule, il cingla vers Lixus le long de la côte, puis une tempête d’un vent torride s’éleva du Levant. A peine put-il reconnaître au passage l’ile Bienheureuse ({5}), que les vents le chassèrent toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il rencontrât une immense étendue d’algues, parmi lesquelles les navigateurs aperçurent un navire dont le gréement ressemblait au leur, mais il disparut comme par magie. Enfin, après des jours interminables, quand les vents se calmèrent, ils abordèrent des îles où poussait une végétation luxuriante et troquèrent quelques bibelots avec les indigènes. Alors, une brise favorable se mit à souffler et le capitaine décida d’en profiter ; après de longs jours, il revint dans sa patrie. Depuis, le secret a été bien gardé… Du moins le pensions-nous… Mais après tout, pourquoi ne pas laisser cet imbécile partir vers de lointains rivages ? En empoisonnant ses provisions, je serai assuré qu’il ne reviendra jamais et personne ne pourra m’accuser ! » C’est donc avec un sourire machiavélique qu’il assura : — Par Baal, tu m’as convaincu, Setni ! Plus loin que les îles Fortunées ({6}), vers l’ouest, il se peut qu’il existe un continent inconnu. Si tel est le cas, tu auras l’honneur d’y fonder une colonie punique ; du moins s’il n’en tient qu’à moi, car l’accord des Cent est indispensable pour financer pareille entreprise qui devra comprendre plusieurs vaisseaux et emporter des provisions abondantes… Etonné de cette soudaine virevolte, l’Egyptien sonda l’esprit de son vis-à-vis et en décela la traîtrise : le Carthaginois désirait simplement se débarrasser d’un rival gênant. Il y réussirait dans un sens… Puis un doute le saisit : une nouvelle fois, il se demandait s’il n’avait pas en face de lui une créature manipulée par les Grands Cerveaux. Alors, il réalisa ce qu’avait été l’existence de Flahon et de Casarbal tandis qu’il les guettait, cherchant sans relâche à les démasquer et à faire échec à leur entreprise. Pourtant, ceux-ci avaient persévéré; lui aussi se montrerait à la hauteur. Un regard vers la radieuse Maïcha lui redonna courage : un merveilleux sourire illuminait son visage à l’ovale harmonieux, qu’encadrait la chevelure noire tressée avec soin. Sa poitrine parfaite gonflait le tissu arachnéen de sa robe dont l’échancrure laissait deviner ses seins fermes. Les pendeloques de nacre suspendues à ses oreilles luisaient doucement et ses lèvres humides murmuraient : « Je t’aime et n’aimerai que toi ! » Comment ne pas être revigoré par un tel spectacle ; pour son amour, le renégat était prêt à soulever des montagnes ! Il assura d’une voix ferme : - Ah ! Seigneur, tel est mon souhait le plus cher… Mais auparavant, il me faudra redonner à Carthage l’empire de la mer comme Hannibal a conquis, sur le continent, l’Espagne et l’Italie ! Pour cela il est impératif que les vaisseaux de la flotte soient modifiés et que je sois confirmé dans mon commandement… - Tu possèdes toute la fougue de la jeunesse et j’en suis heureux, car un chef ne doit point marquer d’hésitation au combat ; pourtant, la réflexion doit aussi tempérer ses actions, or les dieux t’ont octroyé ces deux qualités rares. Ce soir les Cent voteront pour nommer l’amiral de notre flotte et j’appuierai chaudement ta candidature ! - Sois-en remercié du fond du cœur : je ferai tout pour ne pas te décevoir. Cependant, je souhaite ardemment disposer de navires dotés des machines de guerre et des gréements dont j’ai effectué la démonstration ! - Eh bien ! tu seras comblé ! Après les essais que nous avons effectués, les Cent et les sénateurs ont accepté de procéder aux diverses modifications suggérées. Grâce aux nombreuses cales sèches de notre port, plus de la moitié des quinquérèmes sont opérationnelles. Si tout va bien, si tu es nommé amiral, tu pourras cingler vers le large avant dix jours. - Voilà en effet, une extraordinaire nouvelle… Je suis et resterai éternellement ton débiteur. Le festin prenait fin ; certains des convives, trop éméchés, furent allongés sur des palanquins : des esclaves les ramèneraient à leur domicile. Là, ils affronteraient l’ire d’une matrone habituée à cette débauche. Pourtant, à Carthage, les mœurs étaient moins dissolues qu’à Rome ; la richesse, fruit d’un commerce florissant, primait tout. Tandis que Setni respirait l’air frais du large tout en contemplant au loin les blancs naskois et les bétyles prismatiques des tombes, deux silhouettes se dirigèrent vers lui. Les arrivants portaient une robe de lin immaculée, sur laquelle était brodé le signe de Tanit. Seul ornement, un laticlave violet tombait de leur épaule gauche. Les deux prêtres avaient le crâne rasé. L’Egyptien, entendant le léger bruit de leurs sandales sur le marbre, se retourna d’un bond. Il reconnut alors Flahon et Casarbal : - Ah ! vous avez failli me faire peur…, grimaça-t-il. - Tu es tellement pris ces temps derniers qu’il faut te saisir au bond ! s’exclama le premier. Et nous avons quelques problèmes à te soumettre. - Lesquels ? - Eh bien, si tu es pratiquement certain maintenant d’obtenir le commandement de l’expédition qui découvrira l’Amérique, il nous reste à installer dans les statues de Baal les transmetteurs de matière qui expédieront outre-océan les enfants sacrifiés au cours des tophets. Les kohens, les kohartims et leur chef, le rabkohanin ne s’avèrent point aussi aisés à manier que les rudes soldats d’Hannibal. Ils se méfient de toute nouveauté. Tous se conforment strictement à la législation sacrée ; libations, offrandes d’encens, meurtres d’enfants suivent un rituel rigoureux. Nous ne sommes pas arrivés à persuader Shafatbaal, le grand prêtre, de nous laisser accéder aux statues de bronze où se déroulent les sacrifices. D’ailleurs, si nous parvenions à y placer nos dispositifs, l’absence d’ossements calcinés les intriguerait. Ces petits curieux iraient alors fouiner dans nos délicats appareils… Pourtant, une cérémonie importante aura lieu avant ton départ, afin d’attirer la faveur de la divinité sur la flotte. Nos transmetteurs devront être installés avant pour éviter ce massacre ! - Sacrénom, vous êtes de beaux incapables ! Utilisez des psycho-inducteurs pour obtenir l’autorisation du rabkohanin et de ses acolytes. Vous me décevez… Que diable ! Vous en avez fait d’autres en Italie… - Eh, gros malin, nous y avons songé, bien sûr. Seulement tous les dignitaires sont coiffés d’un bandeau d’argent qui les protège de nos émissions d’ondes… - Ils les portent aussi la nuit ? - Toute la sainte journée ! Même quand ils baisent les hiérodules ({7}) ! - Tiens, vous êtes allés fouiner dans le temple des hétaïres sacrées… - Bien sûr ! Nous sommes des prêtres, nous… Pas question d’avoir une gentille épouse dans notre lit le soir et quant à s’envoyer les matrones du coin, c’est très mal vu. En dehors du temple de Sicca, évidemment ! - Résumons la situation : bien que vous possédiez les données du problème, vous êtes incapables de résoudre cette histoire de tophets ! Bon, je vais y songer, revenez me voir demain après-midi… Setni avait en effet aperçu Maïcha qui se dirigeait avec lui en compagnie d’Imilcéa. Cette dernière s’écria avec un grand sourire : - Ah ! comme j’envie votre bonheur, les amoureux… Moi, je suis solitaire depuis qu’Hannibal m’a quittée à Sagonte. Maïcha a eu bien raison de se déguiser afin de suivre celui qu’elle aimait… Si j’avais agi comme elle, je me prélasserais maintenant dans les délices de Capoue et Hannibal m’y rendrait souvent visite. - Allons, ma chérie, intervint Maïcha, tu n’as plus très longtemps à patienter maintenant. Ton époux va terminer en Sicile sa campagne victorieuse, ensuite, il se consacrera entièrement à toi. - Puisses-tu dire vrai, cela me consolera de ton départ ! Es-tu certaine de vouloir risquer ta vie à bord de l’un des navires qui cingleront vers l’Occident ? - J’ai suivi mon mari à travers les Alpes… Lorsqu’il combattra les Romains de Lilybée, je serai à ses côtés. - Réellement, chérie, ce n’est guère raisonnable, reprit Seua… Les archers feront pleuvoir leurs traits sur nos nefs et tu risques d’être blessée. Imilcéa, aide-moi à la convaincre ! - Inutile de perdre ton temps, trancha son épouse. J’ai couru des risques bien plus grands lors de la campagne d’Italie. C’est décidé ! Et puis je ne veux pas être comme toi, à me ronger les poings chaque soir en me demandant si mon vaillant chevalier n’a pas été tué quelque part, bien loin d’ici. - Allons, tu es trop têtue pour que j’insiste ! s’exclama Imilcéa. Je vous laisse, il faut que j’aille saluer ce vieux radoteur de Shafatbaal. - Tu entretiens de bons rapports avec lui ? s’enquit Setni. - Excellents ! Le vieux singe sait d’où souffle le vent : il fait les yeux doux aux Barcides. - Alors, pourrais-tu lui soutirer les plans du temple où se déroulent les tophets ? - Par Tanit, quelle étrange requête ! Mais tu as certainement de bonnes raisons pour la formuler. Inutile de déranger le grand-prêtre : mon époux possède dans un coffre tous les relevés des édifices publics. Je le copierai et le donnerai à Maïcha… - Sois-en remerciée et sache que ton geste sauvera la vie de nombreux innocents, fit Setni en lui baisant la main. - J’en suis ravie ! Allons, je vous laisse… - Elle embrassa Maïcha et se perdit dans la foule. Maïchos, lui, était parti depuis longtemps rejoindre Flavia. Setni et son épouse gagnèrent l’embarcadère où une barque les emmena sur le quai du port de commerce, puis, un char les conduisit à la charmante villa qu’ils habitaient sur la colline derrière le quartier de Doulmès. De là on découvrait la mer à l’infini, sur la gauche on apercevait l’Odéon, parsemé d’innombrables stèles et de statues. L’intérieur de la demeure offrait tout le confort possible : piscine, chauffe-eau et poêles en bronze, car les nuits étaient parfois fraîches. Maïcha avait rapporté quelques bibelots de Rome : aiguière d’électrum, une coupe ornée d’un centaure, plusieurs lampes à huile soutenues par des satyres à jambes de boucs, et surtout un merveilleux miroir d’argent dont le manche était constitué par un corps de femme nue étreignant le disque dans ses bras tendus. Une vasque avec un jet d’eau égayait le péristyle aux murs couverts de mosaïques représentant des scènes initiatiques des prêtresses de Tanit, avec une représentation de la déesse arborant son fameux zaïmph, ce voile intangible qui avait coûté la vie à Salambô. La jeune femme était extrêmement fière des fresques bucoliques, d’inspiration grecque, qui décoraient la chambre à coucher et elle admirait particulièrement un amour jouant avec un dauphin : elle rêvait d’avoir un fils à sa ressemblance. Lorsque les esclaves les eurent lavés et massés, oints d’un onguent aromatique, les époux dînèrent de bon appétit, au son de mélodies accompagnées au tympanon et à la cithare. Dunorix préférait cuisiner les sangliers plutôt que les chiens fort prisés des Carthaginois ; il apprêtait aussi fort bien les rascasses et les langoustes. Quant à Styros, il avait sélectionné quelques amphores de vin et acheté des pâtisseries au miel, spécialités de Carthage. Aussi, leur repas achevé, le couple alla directement se coucher. - Dis-moi, chéri, s’enquit Maïcha, tu parais soucieux, je n’aime pas cette petite ride sur ton front… As– tu des ennuis ? - Oh, disons plutôt des préoccupations… Himilk fait mine de me soutenir, mais en réalité il me hait car, avec l’appui des Barcides, je pourrais postuler sa place un jour. - Eh bien, il devrait être rassuré puisque tu désires quitter Carthage lorsque tu auras vaincu les Romains… - Oui, quel bon débarras pour lui. Pourtant, méfiance : l’occasion serait trop belle de nous liquider ! Mais dans l’immédiat je ne suis pas vraiment dangereux : il me faut livrer bataille et couler les vaisseaux ennemis. Lorsque je reviendrai en vainqueur, le suffète me considérera comme un concurrent et cherchera à m’évincer. - Tu n’as point à le redouter : les Barcides sont puissants et ils te protègent ! - Sans doute, mais les prêtres aussi rejettent Flahon et Casarbal dont ils jalousent les pouvoirs. - Qu’importe ! Quand nous serons loin d’ici, ils ne les gêneront plus. Mais es-tu certain qu’il existe un continent au-delà de l’océan ? - Je t’en donne ma parole ! - Alors je te crois… Bien sûr, j’aurai très peur durant cette traversée, mais je me serrerai contre toi ! Câline elle lui caressait la poitrine, puis le bas-ventre et saisit son sexe entre ses doigts… Oubliant leurs soucis, ils firent l’amour avec une ardeur sans cesse renouvelée, si bien que, lorsque Styros heurta l’huis le lendemain matin, il eut le plus grand mal à réveiller son maître. - Seigneur, déclara-t-il, un esclave vient d’apporter un paquet pour toi… Ce disant, il lui tendait des rouleaux de papyrus remis par Imilcéa : les propres plans d’Hannibal ! Pendant que Maïcha prenait son bain, Setni se plongea dans l’étude du document. Son visage s’éclaira : ainsi qu’il l’avait supposé, un souterrain reliait les fondations de la statue de Baal à la côte. Une dalle recouverte de sable permettait de sortir sur la plage. Son emplacement était repéré avec soin : il serait aisé d’utiliser ce tunnel pour pénétrer dans les jambes creuses du colosse de bronze, afin d’y installer le dispositif de transfert. Flahon et Casarbal n’avaient nul besoin de son aide ils se débrouilleraient fort bien. Pourtant, une surprise étant toujours à craindre, ils devraient se munir de microlasers et de paralyseurs. Quant au transmetteur de matière, Dunorix les aiderait à le débarquer sur la plage. Lorsque les deux prêtres rejoignirent leur complice, Maïcha avait déjà quitté la villa dans une chaise à porteurs. Les trois amis purent donc choisir le meilleur moment de leur petite intervention. Pendant la nuit la côte était peu fréquentée et le phare ne l’éclairait pas : le débarquement passerait inaperçu ; une fois dans le tunnel, il faudrait éviter pièges et chausse-trapes puis, dans le temple, travailler sans le moindre bruit car des prêtres veillaient nuit et jour devant la statue. Comme les enfants, placés dans les mains du géant, glissaient ensuite dans le coffre où brûlait le brasier, le transmetteur devrait les faire disparaître au moment où la fumée les envelopperait. Un réglage délicat mais qui ne posait aucun problème. Resterait ensuite à transférer des ossements dans la cuve afin que les prêtres y trouvent les habituels squelettes calcinés. Il suffirait d’installer dans l’ossuaire proche un second transmetteur, relié au premier. Setni devant se rendre à l’arsenal afin de superviser les travaux effectués, il demanda aux deux prêtres de ne l’appeler qu’en cas d’urgence, puis tous se séparèrent. Maïcha rentrait déjà à la villa avec son frère et Flavia pour préparer leurs bagages. Imilcéa la rejoindrait plus tard. L’Egyptien se montra tout à fait satisfait de la manière dont les gouvernails avaient été installés à l’étambot. Les charpentiers avaient une longue pratique. Ils connaissaient leur métier. Une fois qu’on leur avait donné un plan, ils le réalisaient sans problème. Les voiles et leurs gréements paraissaient convenablement installés, peut-être serait-il nécessaire d’apporter, à l’usage, quelques légères améliorations. Setni ordonna aussi des modifications sur la quinquérème qui lui était destinée : d’abord des compartiments étanches qui limiteraient l’irruption de l’eau si la coque se trouvait perforée par un éperon de bronze, puis des rembourrages de cuir sur les bancs de la chiourme pour éviter les douloureuses escarres consécutives aux interminables heures de rame ; enfin, un ingénieux système de latrines communiquant avec le bordé. Ainsi les excréments ne s’accumuleraient plus dans les fonds du navire. Ces innovations furent apportées par la suite aux autres bateaux de la flotte tant elles donnaient satisfaction. Son inspection achevée, un messager de l’amirauté annonça à Setni qu’Hannibal avait affronté en Lucanie les restes des légions vaincues à Cannes. Au cours de la bataille, Marcellus avait été tué. Les survivants fuyaient vers le Brutium, pour se réfugier en Sicile. En Espagne, par contre, Scipion avait reçu des renforts. Hasdrubal, revenu sur place, paraissait inquiet : il réclamait l’aide promise par les Cent dès que Setni aurait mis hors d’état de nuire la flotte de Lilybée. Le suffète de la mer ordonnait d’appareiller d’urgence. Même en terminant certains travaux en mer, c’était chose impossible. Setni griffonna une réponse au suffète sur une tablette de cire. A peine le messager venait-il de repartir qu’il perçut le grésillement du micro incorporé au bracelet d’argent ornant son bras. Il reconnut la voix de Flahon. - Ecoute, on a besoin de toi, fit-il laconiquement, je t’attends à l’entrée, il n’y a personne sur la plage. - Vraiment indispensable que je vienne ? - Oui… - Bon ! J’arrive… L’Egyptien remercia le contremaître qui l’avait escorté et quitta les cales pour remonter dans son char, sur le quai. En dix minutes, traversant les rues pittoresques donnant sur le forum, puis le marché aux poissons, il parvint sur la plage au moment où le soleil couchant maculait la mer de pourpre et d’or. Quelques joncs, des bouquets de scirpes et de carex couronnaient les dunes, aucun baigneur sur la grève, pas le moindre promeneur. Setni approcha son bracelet de ses lèvres. - Vous me voyez ? demanda-t-il. - Oui, attache le cheval au tronc du cyprès mort, ensuite marche dans la direction de ton ombre… - Entendu… Quelques instants plus tard, l’Egyptien aperçut Flahon qui lui faisait un signe de la main. Il le rejoignit près de l’orifice d’un tunnel. Des dalles récemment descellées gisaient à côté. - Alors qu’est-ce qui ne va pas ? Les pièges sont infranchissables ? - Côté pièges on est gâtés, mais on s’en est tirés, seulement le tunnel se trouve barré par un champ infrarouge, juste en dessous de la statue. Si Casarbal ne s’était pas méfié, l’alerte aurait été donnée. - Infrarouge ? Tu es sûr ? - Pas de doute… - Alors c’est un type de notre époque qui nous surveille… Géon ! Ils n’ont pas perdu de temps ! - Qu’est-ce qu’on fait ? On le débranche ? - Si tu crois pouvoir le faire sans que le signal se déclenche. - 80 chances sur cent ! - Alors, il faut tenter le coup : les tophets de Rome ne suffiront pas à nous approvisionner en enfants. - Bon ! J’y vais. - Je te suis. Tous deux descendirent les degrés menant dans un boyau obscur. Flahon le guidait, donnant de temps à autre un avertissement. - Attention : une fosse… (Et le faisceau de sa lampe montrait le large entonnoir barrant le tunnel, puis il reprenait :) Une oubliette… Et la litanie recommençait. L’ouverture longue de cinq mètres avait été pratiquée au centre du couloir ; sur les bords, une mince corniche surplombait le vide ; puis ce fut un piège à bascule : lorsqu’on posait le pied sur une pierre, une grille aux barreaux acérés tombait du plafond. Il y eut encore plusieurs autres systèmes assez ingénieux, un labyrinthe, puis le souterrain sembla se terminer devant un mur lisse. Flahon enfonça une cheville dans un trou invisible au ras du sol, et la paroi bascula sous l’action d’un astucieux système de contrepoids. Ils durent encore franchir une entrée tournante dissimulée dans un pilier, puis escalader un mur et glisser sur leur derrière, jusqu’à ce que Flahon les arrête quelques mètres avant les piques scellées prêtes à les empaler. Un corridor étroit s’ouvrait sur la droite : - Nous y sommes, annonça le guide. Effectivement le faisceau de la lampe tenue par Casarbal qui les attendait éclaira un boîtier noir dissimulé sous une dalle qu’il avait ôtée. - Voilà le truc ! déclara-t-il. Sans mon détecteur polyfréquences, on se faisait piéger… Quels sont tes ordres ? - Tu le débranches ! - Si je peux ! grogna le prêtre. Mais il s’affaira sur le coffret avec le pinceau d’un microlaser et parvint à l’ouvrir, un simple commutateur se trouvait à l’intérieur. Il le tourna, puis effectua une mesure avec son détecteur. La voie était libre. Flahon repartit en avant dans le boyau tiède ; il escalada des barreaux de bronze scellés aux parois d’un puits et souleva une trappe avec précaution. - On peut sortir ! grogna-t-il. Les deux autres le rejoignirent. Ils constatèrent qu’ils se trouvaient dans les pieds creux du colosse. Casarbal grimpa le long des échelons et inspecta le mécanisme actionnant les bras, la trappe faisant basculer les cendres, puis installa son transmetteur dans les bourses du géant. Ceci fait, il fondit un morceau de métal pour dissimuler l’appareil et murmura : - Fichons le camp… Setni ôta son œil du trou par lequel il examinait le parvis du temple : quatre prêtres, prosternés, montaient une garde vigilante, mais ils n’avaient rien entendu. Les trois complices revinrent sur leurs pas et, une fois dehors, remirent en place les dalles avec soin. Enfin ils grimpèrent dans le char de Setni pour regagner la villa où Maïcha les attendait. Pendant le trajet ils discutèrent entre eux : comment expliquer la présence de cet émetteur infrarouge ? Assurément un agent pollucien les avait repérés. Valait-il mieux essayer de brouiller leurs traces ou éliminer ce gêneur ? Dans ce cas il serait vite remplacé… Pourtant, à réflexion, le système d’alerte paraissait assez rudimentaire. Peut-être s’agissait-il d’un piège standard disposé à tous les emplacements où l’on pouvait s’emparer d’enfants sans attirer l’attention. Cela impliquait que l’enquêteur temporel s’intéressait aux tophets et qu’il désirait savoir si ce tunnel secret était utilisé mais cela n’impliquait pas forcément qu’il soupçonnât la présence des transfuges galactiques. L’enquête devait couvrir de multiples époques et d’innombrables emplacements. Tous trois furent d’accord pour redoubler de prudence. Setni, en son for intérieur, se maudit d’avoir modifié le gréement des vaisseaux carthaginois. Dès leur appareillage, l’attention de l’enquêteur risquait d’être attirée par cet anachronisme… Pourtant, le danger n’était peut-être pas aussi grand. Après tout, Archimède en faisait bien d’autres ! CHAPITRE V Le jour où la flotte appareilla, en cette fin du mois d’août, il n’y avait pas un souffle de vent. Cela arrangeait bien Setni : il n’eut pas à faire hisser les voiles, ce qui aurait attiré l’attention des curieux sur les modifications apportées au gréement. Pourtant, ce n’était qu’un secret de Polichinelle : esclaves et ouvriers de l’arsenal avaient bavardé, chacun savait que l’Egyptien, un remarquable architecte naval, comptait vaincre les Romains grâce aux innovations accroissant la mobilité de ses navires. Des espions avaient même vendu ce précieux renseignement à Publius Furius Philus qui avait pris le commandement des vaisseaux stationnés à Lilybée, évinçant Servilius, trop timoré au goût de certains. Le préteur reçut cette information avec dédain et n’y attacha guère d’attention. D’ailleurs, qu’aurait-il pu faire ? Impossible de changer quoi que ce soit aux quinquérèmes en si peu de temps ! Pas question non plus de modifier la tactique utilisant les corbeaux. Pendant des jours, équipages et légionnaires avaient manœuvré afin d’approcher l’adversaire et de combattre à l’abordage. Toute innovation aurait entraîné la pagaille… Et puis cette tactique avait permis de vaincre les Carthaginois à plusieurs reprises… Pourquoi y renoncer ? Pourtant l’amiral romain se sentait inquiet : Hiéronyme, assiégé dans Syracuse par le propréteur Titus Otacilius avait infligé de lourdes pertes aux trirèmes envoyées pour bloquer le port. Un certain Archimède n’avait-il pas élaboré de démoniaques miroirs réfléchissant les rayons du soleil sur les voiles et les incendiant ? Il avait aussi installé sur les murailles des leviers si robustes qu’ils pouvaient soulever un navire de débarquement et le laisser retomber brusquement pour le briser… Pourvu que ces damnés Carthaginois n’aient pas eu vent de l’affaire et copié ces instruments machiavéliques ! D’après le commandant de la flottille chargé d’intercepter un céréalier fortement escorté, les marins puniques possédaient à bord des catapultes qui expédiaient avec une redoutable précision des pots emplis d’un feu impossible à éteindre… Si tel était le cas, il faudrait embarquer des pelles et des pinces pour jeter ces brûlots par-dessus bord et prévoir du sable dans la cale afin de les étouffer… Seulement, cette surcharge ralentirait les vaisseaux, aussi décida-t-il d’en emporter le minimum, comme lest. De son côté, Setni était soucieux : un enquêteur pollucien paralyserait toutes ses initiatives, il pouvait prévoir ses innovations et prévenir les Romains du danger. Cela les obligeait à utiliser le moins possible de dispositifs anachroniques, pour ne pas attirer l’attention. Setni avait fait embarquer des récipients goudronnés contenant le mélange charbon, souffre, salpêtre mais ne l’utiliserait qu’en cas de difficulté majeure, en projetant ces shrapnels avec des batistes. Maïcha, son frère, Flavia, Dunorix et Styros se trouvaient à bord de la quinquérème amirale. Les deux femmes portaient en permanence casque et cuirasse. L’infortuné Gaulois n’appréciait guère la navigation : dès que le vent fraîchissait, il soupirait après le plancher des vaches. Par bonheur, la mer était d’huile. La traversée était presque une partie de plaisir pour la chiourme, alimentée diététiquement, qui recevait des agrumes, des laitages, du fromage, et de la viande saignante. Marbal, le commandant de vaisseau, avait fait la moue devant ces douceurs, mais il constata vite que ses rameurs distançaient les autres et son estime pour Setni grandit. Seul point noir, Melqartazar imposé comme observateur par le suffète de la mer. Heureusement ce mouchard ne se trouvait pas sur la nef amirale. La journée avançait et de lourds nuages s’amoncelaient à l’horizon. Grâce au satellite, l’amiral savait que les orages seraient localisés et qu’ensuite une brise noroît s’établirait. A la tombée de la nuit, les éclairs zébraient le ciel et une longue houle commençait à déferler. Dunorix, penché sur le bastingage, fit généreusement don de son dîner aux poissons sous les quolibets de Styros. Les vaisseaux filaient bonne allure, poussés par leurs nouvelles voiles ; les gouvernails permettaient une direction aisée et les mâts portaient plus de toile. A cette allure, les Carthaginois parviendraient avant l’aube à proximité de Lilybée, ce qui leur permettrait de manœuvrer à leur guise dès que l’ennemi apparaîtrait. Tandis que les rameurs ronflaient à leur banc, les soldats, pour la plupart malades, soupiraient après la terre ferme. Pourtant, après minuit, la mer se calma et tous trouvèrent un peu de repos. Maïcha, blottie contre son époux, cherchait en vain le sommeil : comme toujours, la veille d’un combat, elle songeait aux blessures que pourrait recevoir son bien– aimé et priait pour les jeunes marins qui périraient au combat. Malgré ses campagnes, elle n’avait jamais pu s’accoutumer au spectacle atterrant d’un champ de bataille couvert de morts et de mourants. La fin des marins serait différente mais aussi atroce car, lorsqu’une galère coulait, elle entraînait avec elle dans les abysses la chiourme hurlante enchaînée à ses bancs. Oui, la jeune femme en avait assez de cette existence aventureuse. Elle aspirait à la fin de la guerre, rêvait d’un foyer paisible sur ce continent merveilleux dépeint par son époux. Alors, elle aurait des enfants et tous vivraient en paix. Le sommeil finit par la saisir et elle dormit d’une traite jusqu’à l’aube. La sonnerie des trompettes la réveilla. Setni se dressa d’un bond et s’habilla en un tournemain puis il grimpa sur le pont. Marbal lui désigna un fin liseré gris à bâbord, parmi les nuages embrasés d’or par le soleil levant. - Lilybée…, annonça-t-il. - Tout est paré ? s’enquit Setni. - Oui, les hommes ont mis en batterie les catapultes, les projectiles sont préparés et le brasero allumé. - Et le reste de la flotte ? - Quelques-uns ont perdu contact pendant la nuit… Nous les attendons… Déjà on aperçoit leurs mâtures. - Parfait ! Nous aurons tout le temps de prendre une formation en ligne perpendiculaire à l’ennemi, ensuite, nous laisserons le centre s’infléchir en V, afin que les projectiles pleuvent de toutes parts sur l’adversaire. Notre habileté manœuvrière doit permettre de les ridiculiser ! - Baal t’entende, Seigneur… - Allons, je vais déjeuner… Fais servir un copieux repas à l’équipage, surtout à la chiourme, et donne-leur du vin, un pichet par personne… - Il en sera fait selon ta volonté ! Setni, tout excité par l’approche de l’affrontement décisif, alla rejoindre Flahon et Casarbal dans leur étroite cabine aménagée à côté du puits d’ancre. - Des photos du satellite ? s’enquit-il. - Oui, le temps se maintiendra comme ce matin… Une brise fraîche nord-ouest. - Et les Romains ? Le dernier cliché montrait qu’ils avaient levé l’ancre dans une sacrée pagaille et qu’ils font voile vers nous. - Prévenez-moi s’il y a du nouveau ! - Entendu, nous nous relayons devant l’écran. L’Egyptien remonta sur le pont, inspectant minutieusement la catapulte, s’assurant que les pots de feu grégeois étaient préparés. A cause du poids des projectiles, le navire n’emportait pas son effectif habituel de soldats : si une embarcation romaine parvenait à lancer son corbeau et à monter à l’abordage, l’affrontement serait inégal… Maintenant les vaisseaux carthaginois se trouvaient regroupés et prenaient la formation en ligne ordonnée par leur amiral. Les Romains, nettement visibles, avaient préféré scinder leurs forces en trois groupes. Au centre, les quinquérèmes ; aux ailes, les trirèmes ; les navires de charge contenant des renforts d’infanterie restaient à l’arrière, presque à l’horizon. Le vent étant favorable, les deux escadres progressaient rapidement et bientôt les trompettes sonnèrent le branle-bas de combat. Setni, dissimulant ses jumelles, contemplait ses adversaires. Apparemment ils n’avaient changé ni de gréement, ni de tactique : les légionnaires, massés, attendaient que les passerelles soient lancées pour se précipiter à l’assaut. L’Egyptien avait encore procédé à une innovation : un code de pavillons et de sonneries lui permettait de modifier le dispositif de ses navires. Les Romains, quinquérèmes en tête, comptaient accabler le centre de la ligne carthaginoise, en accrochant le plus possible de vaisseaux afin d’éviter le bombardement de l’ennemi qui hésiterait à tirer sur ses propres navires. Peu de temps avant que les deux flottes parviennent au contact, Setni fit hisser une série de pavillons : Centre… ralentir… Ailes maintenir vitesse… Laisser adversaire progresser centre. Aussitôt la ligne droite s’infléchit et les Carthaginois prirent la forme d’un énorme V, puis d’un U et les catapultes des quinquérèmes de tête ouvrirent le feu. Simultanément, profitant de l’éclaircie, les miroirs furent dépouillés de leurs bâches et les rayons solaires dirigés sur les voiles des plus proches ennemis. Le résultat fut spectaculaire : au centre, la plupart des navires se trouvèrent incapables de manœuvrer; les débris de voiles enflammées tombaient sur la chiourme hurlante qui lâchait les rames et tentait de s’abriter sous les bancs de nage. Hélas, les pots contenant les feux grégeois s’abattaient sur les ponts et embrasaient les câbles, les bastingages, et des escarbilles pleuvaient par les écoutilles, mettant le feu aux cales. Les légionnaires, affolés, tentaient d’échapper aux flammes ; encerclés par le feu, ils se débarrassaient de leurs armes, de leurs boucliers, des casques pesants et piquaient une tête dans les courtes vagues. Les infortunés galériens, eux, n’avaient point le choix : rivés aux bancs par leurs fers, ils ne pouvaient que ramer comme des désespérés pour fuir l’ennemi et, lorsque les flammes s’abattaient sur eux, demander à un camarade de leur donner le coup de grâce pour ne pas brûler vifs. Mais où fuir ? Pas question de virer de bord pour revenir en arrière, vers la Sicile : les vaisseaux des ailes arrivaient et s’empêtreraient avec eux; à l’avant, par contre, la voie paraissait libre et tous les capitaines tentèrent désespérément d’atteindre l’issue avant la destruction de leur navire. Par malheur, il leur fallait pour cela défiler à petite vitesse puisque la plupart se trouvaient dépourvus de toile, entre les deux lignes carthaginoises, de l’avant à l’arrière, si bien que les rares rescapés reçurent leur compte bien avant de se trouver en mer libre. Très vite, les vagues furent couvertes d’épaves fumantes auxquelles les malheureux s’accrochaient désespérément. Pourtant quelques commandants romains comprirent que, s’ils voulaient rétablir la situation, il fallait coûte que coûte aborder l’ennemi. Les fouets cinglèrent l’échiné des rameurs et un certain nombre de trirèmes parvinrent à s’approcher, quelques-unes purent même enfoncer leur éperon de bronze dans le flanc d’un adversaire ou lancer leur passerelle et envoyer l’infanterie à l’abordage. Mais les Carthaginois avaient reçu des instructions de leur amiral : dès qu’un des leurs se trouvait attaqué, aussitôt ses compagnons de proue et de poupe se rangeaient au flanc des assaillants et débarquaient à leur tour des combattants. Maïcha, debout derrière Setni, contemplait avec tristesse les corps des noyés, des brûlés qui dérivaient au gré des flots. Les hurlements des blessés, des malheureux rameurs entraînés au fond quand leur navire coulait, lui glaçaient le sang. Setni, tout occupé à commander la manœuvre, ne prêtait guère attention aux traits qui volaient, se piquant dans le pont ou dans le corps d’un marin. Ses compagnons le protégeaient de leur mieux avec leurs boucliers lorsqu’un projectile risquait de l’atteindre mais l’amiral ne s’en souciait guère, ne pensait qu’à une victoire rapide. L’avant-garde romaine, soit près de quarante navires, se trouvait hors de combat, presque tous ses effectifs étaient coulés ou incapables de manœuvrer. Aux deux ailes et à l’arrière-garde, quelques trirèmes avaient conservé toute leur valeur combative et, voyant dans quelle nasse était tombé le centre, tentèrent de refluer en virant de bord vent debout. Cette manœuvre était leur seule chance de salut, mais elle immobilisait dangereusement les bateaux au moment où ils passaient d’amures bâbord à amures tribord. Les Carthaginois, plus rapides, les accablaient alors de projectiles puis, virant à leur tour les talonnaient impitoyablement. Après une demi-heure d’affrontement, la situation se présentait de la manière suivante : Au sud, un agglomérat de combattants luttant à l’abordage, avec une supériorité de un contre deux aux Carthaginois. Vers le nord-est, échelonnés, les fuyards romains, dont les vaisseaux se faisaient rattraper brûlaient les uns après les autres. Très vite, la bataille dégénéra en déroute et seules quelques trirèmes, vent arrière, parvinrent à distancer la meute de leurs poursuivants. Cela les menait vers Lilybée, où elles trouveraient un refuge très momentané, car les Romains ne se faisaient pas d’illusions : maître du détroit de Zancie, Hannibal qui n’attendait que cela, débarquerait sur la côte. Sans doute irait-il au secours de ses alliés syracusains, mais la flotte de transports venue de Carthage déverserait ses troupes près de Lilybée. Au milieu de l’après-midi, la victoire était acquise. La flotte de transport carthaginoise, restée dans l’expectative vint rejoindre les vaisseaux de guerre et tous mirent le cap à l’est. A bord du navire amiral, les officiers congratulaient leur chef, pourtant, ils ne comprenaient pas pourquoi celui-ci perdait un temps précieux à envoyer des barques repêcher les ennemis qui pataugeaient dans la mer. Etant donné la défaite totale des Romains, on ne pouvait guère espérer en effet tirer rançon des survivants. Tout au plus pourrait-on les vendre comme esclaves… Pendant ce temps, Maïcha et Flavia aidées de Flahon et de Casarbal, prodiguaient leurs soins aux blessés, peu nombreux heureusement, car les traits à trajectoire courbe tombaient en général sur les casques. Seules les flèches à trajectoire tendue avaient atteint des bras et des cuisses mais sans trop de gravité. Les infirmiers œuvraient, extrayant les fers, après avoir sectionné la tige du projectile, arrêtant ensuite l’hémorragie, soit en cautérisant la plaie au fer chaud, soit en versant dessus de la poix fondue. Setni, lui, n’entendait pas laisser les fugitifs gagner leur refuge. Les plus rapides quinquérèmes, cinglant les flots à toute vitesse, s’élancèrent derrière les Romains, prenant le vent amures bâbord. Grâce à leur gréement, elles gagnèrent vite sur les rescapés et les balistes recommencèrent à faire pleuvoir des projectiles sur l’ennemi : stabilisées par les suspensions à cardan, leur précision s’avérait redoutable. Très vite, les navires de queue s’embrasèrent. C’en était trop pour les capitaines ennemis qui s’égaillèrent vers la côte sud de la Sicile, se dirigeant vers Syracuse ou vers les îles Lipari. Ceux-là avaient choisi le mauvais cap car les Carthaginois restèrent sur leurs talons, afin de rejoindre le détroit de Messine. Très vite une dizaine de fuyards furent mis en flammes. Ainsi, les navires de Lilybée se trouvèrent presque entièrement détruits et les rescapés, dispersés, démoralisés, ne présentaient plus aucun danger… Ralentissant l’allure, les navires puniques de pointe attendirent donc à la hauteur de Panorme que leurs compatriotes les rallient. Une galère rapide retourna à Carthage porter la bonne nouvelle ; une autre fila vers Zancie puis la côte du Brutium pour avertir Hannibal que ses transports pouvaient maintenant franchir le détroit en toute quiétude. Le soleil avait dépassé le zénith lorsque Maïcha, Setni et leurs compagnons purent enfin se restaurer. L’air marin, le combat les avaient affamés, aussi dévorèrent– ils les grillades et les galettes de blé confectionnés par le cuistot. Pendant le repas, les langues allaient bon train. - Eh bien ! tu leur as donné une sacrée leçon ! s’exclama Marbal. Je n’en reviens pas… Tu n’es pas un marin et pourtant tu évolues sur mer comme sur ton élément… - Ma foi, j’ai pas mal navigué lorsque j’habitais Alexandrie…, fit l’amiral en souriant, tout en jetant un regard complice à Casarbal. Comment expliquer à ce loup de mer les similitudes entre l’espace et les océans ? - Ce qui est génial, c’est d’avoir imposé ta propre tactique, comme les Romains, naguère, avaient imposé la leur. Désormais les combats navals seront remportés par la flotte la plus manœuvrière et qui lancera le plus de projectiles… - Une chose est certaine, exulta Maïcha, maintenant la guerre est finie. Romains et Carthaginois cesseront de s’entre-tuer, la paix régnera sur la Méditerranée après tant d’années sanglantes ! - Du moins s’en faut-il de peu, corrigea Flahon. Quels sont tes projets, Setni ? - Eh bien, nous allons, comme prévu, cingler sur le détroit de Zancie. Là, Hannibal fera passer ses troupes en Sicile afin de s’emparer de Lilybée et enverra la majorité de ses forces vers Syracuse que nous bloquerons par mer. Peut-être faudra-t-il en découdre avec la flottille romaine qui pratique le blocus et attaque les défenseurs. A ce que l’on m’a dit, le brillant Archimède leur a déjà infligé pas mal de pertes… - Et ensuite, j’espère que nous pourrons enfin lancer cette fameuse expédition ! s’exclama la jeune femme. - Oui, j’ai déjà donné des instructions aux arsenaux : tout sera prêt à notre retour. Notre tâche sera achevée : Hannibal et Hasdrubal n’auront plus qu’à déloger les Scipion d’Espagne où ils s’incrustent… Ce ne sera pas une simple formalité, toutefois la victoire reviendra sans aucun doute possible aux Carthaginois. - Quand serons-nous à Syracuse, Seigneur ? s’enquit Styros. - Demain, dans la soirée ; tu es pressé d’y arriver ? - Ma foi, j’ai un cousin qui habite là-bas, je m’arrangerai pour qu’il nous manifeste convenablement sa reconnaissance ! - Bah ! la reconnaissance d’un Grec ne vaut pas grand-chose, grommela Dunorix. J’aimerais mieux capturer quelques Romains et les vendre comme esclaves, ce serait plus rentable… Pendant ce temps, la flotte qui naviguait maintenant presque vent arrière, était en vue des atterrages de Naulocque, encore une heure et elle atteindrait le détroit. Setni fit préparer les embarcations afin de débarquer à Rhegion où Hannibal avait établi son quartier général. Il comptait aussi embarquer des approvisionnements et des projectiles car les soutes se trouvaient presque vides et il faudrait probablement en découdre aux abords de Syracuse. Vers le soir, la flotte franchit le détroit sans que les Romains tentent de les en empêcher. Sur la côte sicilienne, les veilleurs apercevaient des cavaliers qui suivaient leur progression le long de la route littorale. Enfin, sur leur gauche, ils virent de hautes colonnes de fumée : des brasiers allumés par les troupes d’Hannibal afin de guider leurs compatriotes. Il faisait presque nuit lorsque Setni, accompagné de son mentor, Melqatazar, prit place dans la barque qui l’amena dans le port de Reghion. Le général borgne, entouré de son état-major, l’accueillit sur le quai, les bras tendus : - Ainsi, voici l’heureux époux de Maïcha, parle, donne-moi vite des nouvelles de ma chère épouse Imilcéa ! - Seigneur ! elle se porte comme un charme mais se languit de vous… - Tout comme moi ! Mais nos épreuves seront bientôt terminées, grâce à toi… Et mon fils ? - Il marche sur les traces de son noble père ; ce n’est encore qu’un bambin, pourtant il est redouté de ses gouvernantes… Hannibal s’esclaffa : - Tel père, tel fils ! Bientôt, il les troussera, le petit monstre… Ah ! que j’ai envie de le tenir dans mes bras ! Dès que la Sicile sera entre nos mains, je partirai pour Carthage. Hasdrubal recevra de nombreux renforts, il se débrouillera sans moi… Mais dis-moi, tu as fait des merveilles à ce que l’on m’a conté. Grâce à ton ingéniosité, à une nouvelle tactique, tu as réalisé sur mer ce que j’ai accompli sur terre : battre les Romains à plate couture. Suis-moi, nous allons festoyer ensemble et tu me raconteras cela… Ah ! j’oubliais de saluer ton compagnon. (Il se pencha à l’oreille de Setni.) Qui est– ce ? - Comment, Seigneur, vous ne le connaissez pas ? répliqua l’Egyptien à mi-voix. C’est un vieux loup de mer fort apprécié d’Himilk : Melqartazar… - Salut à toi, Melqartazar ! s’écria le général. Dis-moi je ne me souviens point de t’avoir rencontré ? L’intéressé s’inclina profondément et répondit : - Je suis pourtant un ancien marin, compagnon de combat de ton noble père. J’ai veillé sur toi quand tu étais enfant. Mais nos destinées ont divergé : pendant que tu guerroyais en Espagne et en Italie, je combattais sur mer. Auparavant, j’avais effectué un long voyage au-delà des Colonnes d’Hercule, vers les iles Fortunées… - C’est donc cela… Eh bien, je suis ravi de te retrouver. Que dis-tu de ton nouvel amiral ? - Seigneur, il manifeste des dons étonnants ! S’il avait commandé plus tôt nos escadres, jamais les Romains ne nous auraient infligé pareils revers ! Pendant ce temps, Setni avait donné des ordres à ses marins pour que Maïcha et ses compagnons débarquent, maintenant qu’il était assuré que les Carthaginois tenaient solidement la ville. - C’est ce que notre amiral nous racontera tout à l’heure, mais je ne t’ai point demandé de nouvelles de Maïcha… - Elle est plus radieuse que jamais et nous rejoindra dans quelques instants. - Heureux mortel et vieux filou ! Jamais je n’ai tant ri qu’en apprenant qu’elle t’avait suivi pendant toute la campagne, déguisée en écuyer et qu’un pédé lui avait fait des avances… Au fait, qu’est-il devenu, celui-là? - Il est mort de ses blessures, comme un brave ! assura l’amiral qui se garda bien de dévoiler qu’en réalité, il avait sauvé Barcino de la gangrène grâce à des antibiotiques avant de l’expédier en Amérique. Là, il ne risquait pas de raconter ce miracle à ses compatriotes. Hannibal étreignit ses cousins, il jeta un coup d’œil amusé au jeune chevalier qui escortait Maïchos. La présence des prêtres paraissait l’intriguer. Tandis que les notables festoyaient, les soldats se reposaient : le débarquement en Sicile aurait lieu à l’aube. Cette opération se déroula sans aucune opposition de la part des Romains : ils espéraient défendre leur place forte de Lilybée et tentaient désespérément de prendre Syracuse avant l’arrivée de renforts carthaginois. Au matin, Hannibal fit appeler son amiral sous sa tente et discuta avec lui des futures opérations : - Puis-je compter sur toi pour lever définitivement le blocus de Syracuse ? - Ce soir, ce sera chose faite ! - Parfait, le gros de mes armées va secourir Hiéronyme, et ma cavalerie tentera un raid sur Lilybée. Sans la maîtrise de la mer, les Romains ne peuvent rien tenter. La Sardaigne tombera sans difficulté. Ensuite, il faudra liquider les Scipion. J’espère qu’Hasdrubal y suffira : j’ai hâte de rejoindre ma chère épouse. Et toi, quelles sont tes intentions ? - Regagner Carthage avec Maïcha, dès que Syracuse sera débarrassée de ses assiégeants. Si tu le permets, je confierai le commandement de la flotte à Melqartazar : il possède une grande expérience. - Je te donne mon accord… Mais que feras-tu donc ? Tu vas t’ennuyer. L’inaction te pèsera vite… - C’est la raison pour laquelle j’ai sollicité des Cent l’autorisation de diriger une expédition au long cours qui fondera une colonie sur un vaste continent vierge situé à l’ouest des iles Bienheureuses. - Ah ! j’envie ta chance… Vois-tu, la victoire acquise, je crains de périr d’ennui, même si Imilcéa me comble de toutes les voluptés. Cette affaire d’Espagne ne devrait guère prendre plus de six mois. J’en consacrerai encore autant à mettre de l’ordre dans l’ancien empire romain. Ensuite, par Baal, si tu me fournis de bonnes nouvelles, j’irai te rejoindre : nous ne serons pas trop de deux pour prospecter ce continent. - Seigneur, ce serait une joie immense de t’avoir à mes côtés, et nos épouses seront ravies de se retrouver… En réalité, l’Egyptien n’était pas aussi enchanté qu’il en avait l’air. Débarrassé de Melqartazar, il comptait effectuer des croisements entre les enfants romains expédiés au cours des tophets par ses transmetteurs et les enfants de ses compatriotes polluciens. Comment expliquerait-il à son chef la présence miraculeuse des rescapés ? Il faudrait expédier ce diable d’homme loin des Grands Lacs vers le sud ; là il aurait de quoi s’occuper avec les Olmèques et les ancêtres des Incas ! - Eh bien, nous allons encore une fois nous quitter, soupira Hannibal en plaçant ses deux mains sur ses épaules. Tu m’as fidèlement servi. Que t’offrir en récompense ? - Si Melqartazar se trouvait dans l’impossibilité de me rejoindre, je serais ravi ! - Veux-tu que je t’en débarrasse définitivement ? - Non ! Tiens-le seulement éloigné. A Carthage, il n’a cessé de me mettre des bâtons dans les roues lorsque j’ai proposé de modifier le gréement et le gouvernail de nos navires. Je ne tiens pas à ce qu’il recommence ! - Entendu ! Compte sur moi… Setni salua et regagna son navire ; tous l’attendaient et la flotte appareilla immédiatement. Seul, Melqartazar, chargé par Hannibal de commander les galères bloquant Lilybée, mit le cap à l’ouest ; le reste de la flotte profitant du vent noroît qui se maintenait, cingla cap au sud. Il ne fallut qu’une dizaine d’heures aux Carthaginois pour atteindre Megara Hyblea, juste avant Syracuse : là se trouvait le quartier général des forces chargées du siège. La flotte, décimée par les machines de guerre d’Archimède, n’attendit pas l’arrivée des Carthaginois, elle s’enfuit, emmenant quelques riches patriciens et le propréteur Titus Otacilius, avec leurs trésors. Les troupes romaines, abandonnées à elles-mêmes, se comportèrent avec leur bravoure habituelle. Sachant qu’Hannibal arrivait à marches forcées, le tribun Martius fit lever le siège afin de ne pas se trouver pris entre deux feux, et alla se retrancher sur une colline proche. Il n’espérait nullement vaincre les Carthaginois, mais seulement offrir une résistance honorable, afin de permettre au gros des légions de rejoindre Lilybée par la côte sud. Là, dans une place forte, avec des approvisionnements, il serait possible de résister longtemps, et d’attendre, qui sait ? la victoire des Scipion… Le siège étant levé et la mer libre, la mission de Setni était accomplie ; il fit passer quelques navires marchands dans le port afin de fournir des vivres aux assiégés, menacés par la famine. Lui-même, avec une forte escorte, débarqua en compagnie de Maïcha, revêtue de son armure, afin de rencontrer Archimède. Dès leur arrivée, leur attention fut captivée par les machines érigées sur les remparts : le savant avait mis en œuvre les théories de la mécanique et de la physique : les énormes leviers et les miroirs de cuivre démontraient ses capacités techniques. Bien plus tard, un autre géant nommé Léonard de Vinci saurait lui aussi passer de la théorie à la pratique. Mais une sonnerie de trompettes les arracha à leur contemplation ; un cortège bariolé avançait, escorté de gardes ; nobles et courtisanes, juchés sur des chars et des palanquins, arboraient de somptueuses parures : la pourpre s’alliait à la soie, aux fines étoffes de lin. En tête, sur un destrier à la crinière ornée de plumes, caracolait un jeune homme à la physionomie avenante mais déjà marquée par la débauche, avec un pli amer à la commissure des lèvres. Saluez bien bas le noble roi Hiéronyme ! proclamaient les hérauts. Sur son passage les soldats, les citadins se prosternaient avec une servilité qui montrait combien l’usurpateur était redouté. Apercevant Setni, il lui tendit les bras d’un geste théâtral et proclama : - Voici donc notre sauveur ! Celui qui nous a délivrés des vils Romains ! Dis-moi ton nom, que les Syracusains le vénèrent à jamais… - Seigneur, je suis l’amiral Setni, déclara l’Egyptien en s’inclinant légèrement. - Eh bien, Setni, prends place sur ce coursier et suis moi : une réception digne de toi t’attend au palais. Le cortège rebroussa chemin et les arrivants purent alors constater l’haïssable cruauté de leur hôte : le long de l’avenue, deux rangées de crucifiés agonisaient. En dessous, d’autres malheureux cuisaient à petit feu sur des grilles rougies. Plus loin, des corps écorchés vifs ressemblaient à des pantins écarlates. Maïcha, suffoquée d’horreur, détournait la tête. Setni lui-même trouvait ce spectacle insupportable ; pour ne pas laisser paraître sa réprobation, il demanda à son hôte : - J’ai eu l’occasion de contempler les ingénieuses machines installées sur les remparts. Leur constructeur est-il au palais ? J’aimerais beaucoup le rencontrer… - Oh ! Archimède est un homme précieux et un grand savant ! répliqua le souverain. Hélas, fort distrait et peu courtois, il n’assiste à aucune de mes réceptions et préfère, paraît-il, résoudre des problèmes de géométrie. Si tu veux le voir, nous ferons halte devant sa demeure. Ce disant, il cinglait de sa cravache un esclave qui à son goût agitait trop mollement son flabellum. Setni fronça les sourcils ; vraiment il trouvait le personnage fort déplaisant ; il se contint pourtant et répondit : - Rien ne saurait me faire plus grand plaisir ! Le cortège s’arrêta bientôt devant une maison de calcaire blanc à un étage, faisant l’angle de la rue menant au port et de l’avenue au bout de laquelle se dressait le palais tarabiscoté du tyran. Hiéronyme sauta à terre avec légèreté ; Setni l’imita et le suivit dans un frais atrium où murmurait un jet d’eau jaillissant d’un dauphin de marbre. - Vois ma grandeur d’âme, remarqua le souverain. Ce savant, jusqu’alors, n’avait guère été utile à notre cité; pourtant, je lui ai fourni gracieusement cette confortable demeure afin qu’il ne manque de rien. - Certes, tes sujets ont de la chance d’avoir un maître tel que toi… Hiéronyme lui jeta un regard en dessous pour voir s’il se moquait ou non, mais Setni restait imperturbable. - Ah ! comme tu dis vrai ! Et pourtant ces ingrats m’accusent de les accabler d’impôts et de dilapider leurs biens… A ce moment, l’envoyé des temps futurs aperçut un vieil homme vêtu d’une simple tunique qui, penché sur les dalles de marbre, y dessinait des figures géométriques. - Vois, reprit le tyran, il est tellement distrait qu’il ne nous a même pas vus… Outré de cette impertinence, un majordome vint secouer le savant par l’épaule, le forçant à se prosterner. - Allons, redresse-toi, ami très cher ! Nous n’oublions pas que ton aide nous a permis de repousser l’ennemi et de couler ses navires. Je te présente notre sauveur : l’amiral Setni. Archimède bredouilla quelques mots indistincts ; visiblement, il maudissait les importuns et attendait leur départ afin de reprendre son travail. Setni se pencha et constata que le mathématicien a l’aide d’une circonférence enclose entre deux polygones réguliers semblables, dont il augmentait petit à petit le nombre de côtés, cherchait à calculer le nombre pi. Partant de la valeur connue par Ptolémée, il était déjà parvenu à une meilleure approximation lorsque son visiteur écrivit : 3,1415926535. Puis, se servant de la méthode mnémotechnique : Que j’aime à faire apprendre un nombre utile aux sages, immortel Archimède, artiste, ingénieur. Qui de ton jugement peut priser la valeur Pour moi, ton problème eut de pareils avantages ({8}). Du coup, le mathématicien se trouva métamorphosé et entama une conversation animée avec l’arrivant, tout en se dirigeant vers le palais. Ils discutèrent entre autres du traité Areneria, ou Etudes sur les grains de sable, dans lequel Archimède, calculant le nombre de grains de sable emplissant l’Univers était arrivé à l’équivalent de 10 puissance 51. Setni lui démontra alors l’avantage des chiffres arabes sur la numérotation grecque à base de lettres et lui apprit à utiliser les puissances pour exprimer simplement les chiffres très élevés. Puis il lui donna les principes des logarithmes pendant le banquet, tandis que Hiéronyme, furieux, contemplait les bayadères qui se contorsionnaient devant lui. A la fin du repas, il s’exclama : — Par Zeus ! Je n’ai jamais reçu invité aussi peu courtois… La cuisine raffinée qu’on lui sert n’attire même pas un mot aimable de sa part et il préfère la conversation oiseuse d’un rêveur à celle du souverain dont il est l’hôte… Sur ces mots, le tyran se leva et quitta la salle. Archimède et son nouvel ami n’y prêtèrent aucune attention ; ils passèrent une partie de la nuit à discuter de matières aussi diverses que l’hydrostatique, la dynamique, ou la géométrie. Pour une fois, le savant avait trouvé un interlocuteur valable et s’en donnait à cœur joie… Mais Setni ne demeura pas longtemps à Syracuse ; conscient d’avoir provoqué la vindicte du cruel tyran, il lui fit remettre une grosse somme d’argent et quitta le port, laissant Archimède désespéré de ne pouvoir partir avec lui. Le Pollucien avait refusé de céder à ses prières car il craignait que de trop rapides progrès dans le domaine de la physique et des mathématiques ne posent des problèmes aux contemporains du génial inventeur. En compagnie de Maïcha et de ses amis, il mit donc le cap sur Carthage, laissant Marbal se débrouiller avec Hiéronyme. Il lui tardait de connaître enfin un peu de repos en compagnie de celle qu’il aimait et de mettre fin à ces tueries en unissant les continents de la Terre sous la pax punica. CHAPITRE VI La traversée s’effectua dans d’excellentes conditions. Setni et ses amis se trouvaient à bord d’une quinquérème nouvellement équipée qui cinglait les flots à belle allure. Pourtant, l’Egyptien restait songeur; avec de tels navires, la traversée risquait d’être interminable, même si les alizés étaient favorables… Deux mois, plus peut-être ; et si, par malheur, le vaisseau était encalminé quelque part dans la mer des Sargasses, ses matelots ne se mutineraient-ils pas ? Il s’enferma dans sa cabine avec ses compatriotes pour étudier avec eux ce problème. — Pensez-vous possible de construire discrètement un moteur susceptible de nous propulser si le vent tombe ? — Ma foi oui ! Ce serait une bonne idée. Faisons-nous expédier par Pentoser un générateur électrique atomique ; en branchant un moteur sur l’arbre d’hélice, notre vitesse sera décuplée, assura Flahon. — Resterait à expliquer le tour de magie à l’équipage ainsi qu’aux armateurs de Carthage et puis, si un enquêteur temporel entend parler de cet engin, il nous repérera vite ! — Alors, construisons une machine à vapeur, suggéra Casarbal. — Comme truc discret, on fait mieux, persifla son collègue. La chaudière emplirait toute une cale ! — Peut-être, mais ce système est plus à la portée des ingénieurs contemporains, remarqua Setni. En élaborant un système assez rudimentaire, il n’attirerait pas les soupçons d’un limier de notre époque. Après tout, ces braves gens se chauffent à la vapeur. — As-tu songé au problème du combustible ? objecta Flahon. Le charbon n’est pas utilisé et il faudrait énormément de bois pour alimenter une chaudière ! — Assurément, tu n’as pas tort ! opina son compère. Autant changer nos lampes à huile pour des éclairages au néon ! — Et la chiourme, qu’en fais-tu ? reprit Flahon. En principe c’est elle qui doit propulser le navire par temps calme. — Tu as réfléchi au monceau de nourriture qu’il faudra emporter ? s’exclama Setni. Cela prendra autant de place que du bois pour la chaudière. De toute manière, il est indispensable d’utiliser des navires pontés, de tonnage correspondant à celui-ci, afin que chacun d’entre nous dispose d’une cabine avec un minimum de confort. Je pense à moi, mais aussi à Maïchos et à Flavia qui n’ont pas le moindre endroit pour s’isoler. — Et si nous utilisions un équipage de robots ? proposa Casarbal. — Ce serait parfait, seulement nous ne sommes pas équipés pour produire des robots ou des androïdes en quantité suffisante… Sans compter que les marins finiront par trouver tout cela étrange, des gens qui ne mangent ni ne boivent et qui n’utilisent jamais les latrines ! — Moi, j’en reviens à mon idée initiale ! assura Flahon. Une hélice et son arbre peuvent être installés par nos soins et un générateur atomique n’a pas besoin de combustible. Ne nous en servons qu’à bon escient, avec quelques incantations à Baal, le tour sera joué… — Tu as peut-être raison…, conclut Setni. Je vais y réfléchir. De ton côté calcule la taille de l’arbre et de l’hélice. Les forgerons de Carthage pourraient les confectionner sans difficulté… Les arrivants furent encore fêtés à leur arrivée à Carthage, mais le peuple était moins nombreux à accueillir les vaisseaux. Maintenant que les Romains n’étaient plus à redouter, les commerçants pensaient surtout à leurs affaires, d’innombrables navires de commerce se trouvaient en partance, ils n’attendaient que la nouvelle de la victoire sur Publius Furius Philus. Le bassin méditerranéen, à l’exception seulement des côtes d’Espagne, se trouvait débarrassé des Romains. Dès que l’amiral vainqueur eut annoncé la nouvelle, ce fut comme une envolée de pigeons : tous les capitaines cinglèrent vers le large ; qui vers les Colonnes d’Hercule pour aller chercher de l’étain au nord, qui vers l’Egypte ou la Phénicie, qui vers l’Hellespont et la mer Noire. Himilk lui-même manifesta sa satisfaction lorsque son subordonné lui rendit visite. — Par la divine Tanit, tu as accompli une tâche remarquable ! s’exclama-t-il lorsque Setni lui eut fait un bref récit de la bataille. Tes innovations se sont avérées efficaces puisque ces maudits Romains n’ont presque jamais pu monter à l’abordage. Désormais, nous suivrons tes plans pour construire notre nouvelle flotte. Mais dis-moi, quelles sont les intentions d’Hannibal ? — Le général désire conquérir la Sicile, puis il viendra prendre un repos mérité à Carthage, laissant à Maharbal le soin de liquider les Scipion en Espagne. — Ainsi Barca va revenir dans la cité qui l’a vu grandir, marmonna le suffète. Nous lui offrirons le triomphe qu’il mérite… Penses-tu qu’il demeurera longtemps dans les doux bras d’Imilcéa ? — Le connaissant, j’en serais étonné, assura l’Egyptien. Il aura vite envie de retrouver les camps, que ce soit en Espagne ou pour mater les turbulents Gaulois dont certaines peuplades se sont montrées fort hostiles, lors du passage du Rhône, par exemple. — C’est vraisemblable ; pourtant il est aussi possible qu’un guerrier aspire au repos et se mêle de politique, soupira Himilk. Franchement, crois-tu qu’il briguera le trône ? Etonné par cette question, son interlocuteur resta un court instant sans répondre. — Comment le saurais-je ? Hannibal s’est toujours comporté en général, il n’a pas demandé à ses troupes de le nommer suffète… — Son père, Hasdrubal, a bien effectué acte royal en fondant Cartago Nova. Pourquoi Hannibal vainqueur, soutenu par sa puissante famille et par le peuple ne demanderait-il point une juste récompense ? — J’ignore si le pouvoir présente de l’attrait pour lui… Une chose est certaine, il ne m’en a jamais parlé… Himilk fixa son interlocuteur de ses yeux de faucon, comme pour lire ses pensées, puis il reprit : — Si nous parlions de toi maintenant… Tes exploits te permettent de briguer une juste récompense. — Seigneur, je n’ai autre ambition que de partir explorer le vaste océan vers le couchant, comme je vous l’ai exposé… — Ne désires-tu rien d’autre ? s’étonna le suffète. — Ma foi, non ! Deux ou trois nefs, de grande taille, il est vrai, modifiées selon mes directives, des vivres et un petit équipage de marins, de vieux bourlingueurs si possible. Là se limitent mes ambitions… Un peu surpris, Himilk, ravi de s’en tirer à si bon compte, songeait qu’il serait aisé d’embarquer des marins à sa dévotion qui le débarrasseraient de l’importun par le poison ou par l’épée, il assura : — Tu peux disposer des arsenaux de Carthage, ordre sera donné de te fournir tout ce que tu demanderas. Dis moi maintenant ce que tu comptes faire si tu découvres de vastes terres inexplorées. — J’en rechercherai les richesses et établirai là-bas des colonies, si les Cent m’en octroient l’autorisation… — Je te garantis de t’obtenir pleins pouvoirs et de te faire nommer suffète du Nouveau-Continent. A condition, bien sûr, qu’il existe… Pour ces divers services, je me contenterai… disons du quart des cargaisons débarquées en territoire carthaginois. — Votre Seigneurie est trop bonne ! Tout se passa le mieux du monde : le suffète de la mer tint parole ; avec son appui et celui des Barcides, l’expédition obtint une priorité absolue dans les chantiers navals. Les trois bâtiments choisis étaient de robustes navires marchands. Ils furent dotés de deux mâts, d’un pont et du fameux gouvernail d’étambot qui avait fait ses preuves. Ainsi, des cabines purent être aménagées dans les vastes soutes, les cales restantes pouvaient contenir une quantité de provisions suffisantes pour trois mois de traversée. Nouvelle innovation : des conserves d’agrumes, de viande et de légumes furent stérilisées dans des pots de verre. Ainsi la ration du bord serait plus variée ; quant aux vitamines, les deux prêtres en firent venir de l’astronef en même temps que le moteur atomique. La nacelle opéra son vol à basse altitude et livra son chargement à bord d’un chaland ancré au large de Carthage. Celui-ci fut discrètement remorqué dans les arsenaux où les trois complices relièrent le propulseur à l’arbre d’hélice. Celui-ci avait été confectionné dans le meilleur acier, tandis que l’hélice, considérée comme une œuvre d’art moderne, avait été ciselée par un sculpteur. Setni nota sentencieusement : — Ce mode de propulsion ne constitue pas un anachronisme, car Archimède m’en a clairement exposé le principe. Pour dissimuler l’action du moteur, nous monterons un système de pédales qu’actionneront nos galériens… Presque tout le travail sera accompli par le propulseur, ils ne s’en plaindront pas ! Ceux des autres navires seront télécommandés. Vers le milieu du mois de septembre, l’expédition se trouva enfin prête : les plus impatients de partir étaient Maïchos et Flavia car, une fois à bord, la jeune femme n’aurait plus besoin de se cacher. Setni rendit une ultime visite à Himilk, mais celui-ci se fit excuser et ce fut un fonctionnaire qui remit les tablettes constituant l’ordre de mission et octroyant au navigateur pleins pouvoirs sur les terres découvertes, sous l’autorité suprême des Cent et du suffète. L’Egyptien n’en demandait pas plus. Les vents étant favorables, il était impatient de partir. Il regagna donc le port, montra ces documents au capitaine chargé d’ouvrir les chaînes barrant le chenal, puis il monta à bord de son vaisseau amiral : le Lilybée. Le navire quitta le quai sous l’impulsion de sa chiourme fort réduite, suivi de l’Archimède et du Carthago Nova. Cette fois, aucune affluence sur les quais ; la foule ne s’intéressait plus guère aux départs des explorateurs pour des navigations au long cours : trop de capitaines avaient quitté le port depuis que les Romains n’étaient plus à redouter. Tout au plus, quelques curieux se retournèrent, étonnés par les ponts et les deux mâts; mais ils n’y prêtèrent pas autrement attention. Du haut de sa citadelle, Himilk, lui, contemplait le spectacle avec un rictus rusé : cet amiral trop chanceux ne lui porterait plus ombrage désormais ; sa mort était certaine. Restait le général borgne ; cet adversaire serait plus difficile à évincer. Dès que la flottille fut sortie du chenal, Setni fit hisser les voiles et les coques s’inclinèrent doucement, la proue plongea dans la légère houle, tandis qu’un blanc sillage scintillait derrière les navires. Alors, le capitaine de la Lilybée : Shofetim, reçut un ordre qui le stupéfia : Setni lui intima en effet d’ôter les fers des Romains servant de galériens et de les traiter, désormais, comme des affranchis. Il esquissa quelques protestations, arguant du danger de libérer ainsi des hommes qui risquaient de se mutiner, mais l’amiral lui enjoignit d’obéir. La mort dans l’âme, le malheureux s’y résolut. Cela le troublait d’autant plus qu’Himilk lui avait donné des instructions secrètes, enjoignant, lorsque le navire se trouverait suffisamment au large, de fomenter une rébellion, de tuer l’Egyptien et tous ceux qui prendraient sa cause. Le félon ignorait bien sûr que les Polluciens ne craignaient guère ces traîtrises : leurs psycho-inducteurs pouvaient lénifier les esprits les plus agressifs, et leur lecteur de pensées permettait de sonder l’esprit du sujet placé sous sa résille aux multiples électrodes… La seconde surprise du capitaine fut d’un tout autre ordre : il resta bouche bée lorsque l’écuyer de Maïchos se transforma en une superbe blonde à la poitrine provocante ! Le malheureux savait que son chef était une personnalité hors du commun, capable de réaliser les choses les plus stupéfiantes, aussi ne formula-t-il aucune remarque. A présent, pensait-il, avec deux femmes à violer, mes galériens seront d’autant plus disposés à se mutiner et, comme ils sont libres, personne ne pourra les retenir ! Le passage des Colonnes d’Hercule ne dura qu’une journée puis la flotte mit le cap sur Lixus. Setni et ses compagnons avaient l’intention de suivre la côte africaine tant qu’ils trouveraient des comptoirs puniques et de se ravitailler à Lixus ou à Kerne avant de partir pour les îles Canaries. Cet archipel était bien connu des Carthaginois, comme les Açores, où d’après les ordinateurs historiques, un pot contenant des pièces puniques avait été découvert en 1750 après J.-C. Ensuite, les alizés du nord pousseraient les navires vers la côte de l’Amérique du Sud, et l’expédition aborderait sans doute l’une des îles étirées depuis la Floride jusqu’à ce qui serait, plus tard, le Venezuela. Peut-être même à l’ile Ganahani, là où le fameux Christophe Colomb toucherait terre lors de son premier voyage. A bord, la routine s’était installée ; le matin, par beau temps, les officiers et les membres de l’équipage se faisaient doucher sur le pont, grâce à une pompe à bras confectionnée par Flahon. Ensuite l’un des Polluciens faisait le point, puis tous prenaient leur petit déjeuner. Ensuite, Shofetim faisait manœuvrer l’équipage et laver le pont, afin que personne ne se laisse aller à un dangereux farniente. A midi, le repas était souvent agrémenté des poissons pris la veille. L’après-midi, les matelots péchaient en effet, soit au filet, soit avec des lignes traînantes. Fait curieux, aucun des marsouins qui escortaient les navires ne se laissa prendre. L’équipage devait aussi écouter les prêtres qui, sous couvert du culte, les instruisaient sur la vie des poissons, sur les algues, sur la manière de calculer la position des navires. Ils recevaient aussi des indications sur le comportement à adopter lorsqu’ils seraient sur le nouveau continent, la manière de pratiquer le troc avec les indigènes, et aussi la meilleure façon de choisir un emplacement pour construire un fortin. Ensuite, Maïcha et Flavia apprenaient à ces gaillards comment désinfecter et soigner les plaies, donnant aussi des conseils pratiques : par exemple de faire bouillir l’eau avant de la boire, ou de se servir d’une fine étoffe comme d’une moustiquaire. En réalité, l’équipage prêtait beaucoup plus d’attention au galbe des deux belles-sœurs qu’à leurs propos, mais il en resterait tout de même quelque chose, c’était le principal ! Jusqu’alors, la mer avait été calme. Dunorix lui-même ne souffrait plus du mal de mer, aussi Setni fut un peu surpris lorsque Maïcha se plaignit de nausées. Il n’y prêta pas attention, mais le soir, elle l’enlaça et lui murmura à l’oreille : — Mon cher Seigneur, je crois que Tanit a exaucé mes prières… — Ah oui…, répondit-il distraitement. Et que lui avais-tu donc demandé ? — De te donner un enfant, mon cher amour ! J’ai tant prié car je craignais d’être stérile… Maintenant, plus de doute possible… Du coup, Setni fit un bond sur sa couchette et s’écria : — Tu en es sûre ? Depuis combien de temps le sais-tu ? — Une lune… J’attendais d’être certaine, j’en ai parlé à Flavia, elle me l’a confirmé… L’Egyptien fit un rapide calcul : — Cela nous donne la naissance pour mai… A cette époque, nous serons arrivés… Du moins je l’espère ! Mais je suis un grand idiot… J’aurais dû m’arranger pour que tu ne sois enceinte qu’après. — N’aie aucune crainte, mon cher seigneur, je supporte bien la traversée… Et puis Flavia m’assistera… — Je pensais plutôt à la nourriture… A bord, tu n’auras pas une alimentation aussi rationnelle qu’à terre… Nous n’avons pas de lait et bien peu de fromage… Un instant, le Pollucien songea à réclamer des rations alimentaires à son fidèle Pentoser, toujours de garde à bord de l’astronef, mais que d’explications oiseuses en perspective ! Aussi se borna-t-il à constituer une réserve de ces denrées. Il se dressa d’un bord et s’exclama : — Je descends dans la cale !… Il faut que j’inspecte nos provisions pour que tu ne manques de rien. Maïcha sourit et ferma les yeux. Elle se sentait toute dolente, maintenant, (elle, naguère infatigable) et dormait beaucoup. L’Egyptien prit la clef du cadenas de bronze, dont seul le cambusier avait un double, alluma une lampe-torche et descendit l’escalier menant aux fonds du navire. Il faisait nuit et tous les hommes dormaient, sauf le premier quart ; la coque dégageait une odeur de bois résineux mélangée à celle du goudron servant à calfater. Une ou deux lampes à huile répandaient une lueur parcimonieuse. Setni s’assura au passage que le local de poupe où se trouvait le fameux propulseur était bien cadenassé, puis il parvint à la seconde soute, là où les provisions se trouvaient rangées sur des étagères, à l’abri de l’humidité. Surprise ! Le cadenas lui resta dans la main lorsqu’il le saisit ; quelqu’un l’avait ouvert et replacé pour faire croire qu’il était fermé. Le visiteur jeta un coup d’œil dans le magasin : après tout, le cambusier y travaillait peut-être… Pourtant, il faisait noir comme dans un four. Prudent, l’amiral saisit son pulvérisateur de gaz incapacitant et promena la lueur de sa torche sur le plancher puis sur les murs. Personne… « Après tout cet idiot a peut-être mal refermé le cadenas », se dit-il en pénétrant avec précaution dans la pièce. Il alla jusqu’au fond et déplaça quelques ballots sans voir âme qui vive ; seul un rat fila rapidement dans son trou et Setni se dit qu’il faudrait disposer des pièges pour s’en débarrasser. Les fromages secs se trouvaient au fond, disposés sur des claies, et paraissaient en fort bon état. L’amiral en saisit une et la transporta dans la salle du moteur, puis revint sur ses pas. C’est alors qu’il aperçut une silhouette qui grimpait l’échelle menant sur le pont. Impossible de distinguer les traits du fuyard, mais ses jambes étaient noires. Or, il n’y avait que trois vrais nègres à bord : des esclaves Mossis qui se distinguaient aisément des Ethiopiens à carnation bien moins foncée. Le voleur avait probablement confectionné une fausse clef, à moins qu’il n’ait volé celle du cambusier. De toute manière, il serait aisé à découvrir et le psychoinducteur ferait vite avouer le coupable… Setni haussa les épaules et se promit de demander à Pentoser deux serrures à code pour son prochain envoi ; ainsi, plus de larcin à craindre ; seules les empreintes digitales enregistrées permettraient de pénétrer à l’intérieur de la cambuse. Lorsqu’il regagna sa cabine, il se félicita d’avoir effectué cette visite qui lui avait permis de mettre un terme à des vols qui, à la longue, risquaient de vider la cambuse. Maïcha dormait déjà, un sourire aux lèvres ; son époux s’allongea sur sa couche et ne tarda pas à l’imiter. En réalité, il ne pouvait se douter combien il avait eu de chance de se montrer ainsi prévoyant. Shofetim, en effet, commençait à en avoir assez de la navigation ; tant qu’il s’agissait de cabotage, il ne craignait rien ; dès qu’on perdait les côtes de vue, il ne se sentait plus du tout en sécurité. Or, ce jour-là, l’amiral avait fait obliquer sa flottille à tribord vers les iles Bienheureuses, et toutes les vieilles angoisses de monstres marins, de tempêtes épouvantables, s’étaient abattues sur le Gétule. Il avait donc décidé de suivre les directives données par le suffète de la mer et avait ordonné à son second Abdeshmoun d’inciter l’équipage à se mutiner dans l’après-midi. Or, à son grand étonnement, Abdeshmoun, était revenu la mine stupéfaite : — Capitaine, grommela-t-il, l’équipage refuse de se révolter ! Ils prétendent se trouver très heureux à bord, avec une excellente nourriture et peu de travail. Les galériens libérés sont les plus farouches défenseurs de l’amiral… — Par Melqart ! gronda l’officier. Tu as manqué de persuasion ! Regarde-moi et prends-en de la graine… Il s’empara d’un chat à neuf queues et fila dans la coursive, suivi du second qui hochait la tête d’un air dubitatif. Parvenu dans le poste d’équipage, il s’écria : — Alors, chiens ! On refuse d’obéir aux ordres ? Et, sans plus discuter, il se livrât à une généreuse distribution de coups de fouets. Les marins tentaient de lui échapper, soit en se jetant à terre, soit en s’éloignant de lui, mais la plupart sentaient la morsure des fines lanières. Au bout d’un moment, Shofetim, essoufflé, laissa tomber son bras et grommela : — Alors, mes gaillards, on n’est plus aussi farauds ? Vous allez m’obéir maintenant ? Tous restaient silencieux, tassés les uns contre les autres dans un coin. — Ça ne vous suffit pas ? A ton tour, Abdeshmoun… Le second prit la suite, tapant libéralement à droite et à gauche ; bientôt, il dut aussi s’arrêter. — Bon ! Vous avez compris que je ne plaisantais pas ? gronda le capitaine. Vous êtes décidés à filer doux… Montez sur le pont et saisissez-vous de l’amiral ainsi que de ses compagnons ! Personne ne bougea… — Parfait ! Eh bien ! puisque vous jouez les mauvaises têtes, je vais faire un exemple ! Abdeshmoun, prends celui-là et crucifie-le sur le pont. Le second eut un rictus et agrippa un Ligure par les cheveux, le traînant à terre malgré ses efforts pour se libérer. — Et si ça ne suffit pas, demain, j’en tuerai deux autres, et quatre après demain ! Vous apprendrez à obéir, bande de chacals… Il avait compté sans Setni. Dès que l’amiral fut averti que l’on se préparait à crucifier un marin, il convoqua le capitaine. — Tu sais que j’ai interdit de tuer mes matelots ! jeta-t-il sèchement. — Amiral, c’est un mutin ! protesta l’officier. Si je le laisse en vie, il fera des adeptes et l’expédition sera compromise. — Qu’on l’amène ! Shofetim s’exécuta de mauvaise grâce, puis, malgré ses protestations, fut prié de sortir. Une fois seul, l’amiral confia le prisonnier à Flahon qui lui plaça sur la tête la résille du sondeur psy. Quelques instants après, le Ligure avouait d’une voix monocorde que Shofetim avait ordonné à l’équipage de se mutiner : une fois maître à bord, il comptait se débarrasser de l’amiral et de ses compagnons. — Il était juste temps ! ricana le prêtre. — Oh ! je n’aurais jamais dû faire confiance à ce fourbe. Qu’importe : le voilà démasqué, on va lui faire subir une petite séance d’hypno-éducateur. Le captif fut donc libéré et le capitaine, rappelé, afin de lui administrer le traitement qui le rendrait inoffensif, mais avant qu’il ne revienne, Maïchos fit irruption dans la pièce. — J’ai découvert un mort dans l’entrepont, annonça-t-il. Casarbal l’examine en ce moment. Il pense qu’il a été empoisonné… — Qui est-ce ? — L’un des trois Mossis, un nègre… — Tiens, tiens ! nota Setni, se souvenant de l’incident de la nuit. Flahon, va donc faire des prélèvements sur les aliments de la cambuse et envoie les à Pentoser. Sur ces entrefaites, Shofetim fit son entrée, s’enquérant d’un air obséquieux : — Vous m’avez demandé, amiral ? — Oui, Shofetim, j’ai réfléchi et… Une discrète décharge du paralyseur dissimulé dans le chaton d’une bague immobilisa le visiteur. Setni le saisit dans ses bras et le plaça commodément sur un siège, puis disposa sur sa tête la résille dorée et commença son interrogatoire : — Qui a donné ordre d’empoisonner les vivres ? Sans paraître le moins du monde étonné, le captif avoua : — Le suffète de la mer. — Et pourquoi cette rébellion ? — Pour se débarrasser discrètement de vous. Himilk se moque de ce continent si lointain… Je serais revenu à Carthage, une fois que toi et tes amis auraient été tués. J’aurais raconté qu’une vague monstrueuse vous avait noyés au cours d’une tempête. — Très bien ! Mais alors pourquoi ce poison ? — Il devait seulement servir en cas d’échec de la mutinerie. Les aliments choisis étaient ceux réservés à votre table. — Les fromages ! fit l’Egyptien avec un frisson dans le dos. — Non, les amphores de vin de Smyrne. Celles dont le bouchon porte un trait en forme de V sur le côté. — Parfait… Ce brave Himilk ne m’avait pas réservé d’autres surprises ? — Si… Toute la viande fumée est contaminée… — Très bien… Désormais, Shofetim, tu feras preuve d’un dévouement sans bornes à l’égard de l’amiral et de ses compagnons. Et plus de crucifixions ! — Oui, Seigneur… — Tu vas oublier toute cette conversation. Le capitaine, une fois la résille ôté de sa tête, se leva et murmura : — A vos ordres, amiral ! Vous m’avez fait convoquer ? — Oui, je veux que tu annonces à l’équipage que tout châtiment entraînant la mort sera interdit désormais à bord. — Ce sera fait, Seigneur ! Est-ce tout ? — Nous venons de dépasser les îles Bienheureuses, est-il possible d’y trouver du ravitaillement ? — En eau, seulement, car nous n’y entretenons pas de comptoir permanent. — Comme une partie des vivres est inconsommable, il faudra nous contenter de poissons et aussi des animalcules que nous pécherons avec un filet spécial. — A vos ordres, Seigneur ! Qu’est-il donc arrivé aux aliments ? Je les avais contrôlés moi-même… Je suis vraiment désolé… — Ce n’est pas ta faute… Viens, il faudra jeter tout cela par-dessus bord. Les amphores furent aisées à déceler, mais Setni attendit le résultat des analyses avant de balancer les jambons par-dessus bord. Pendant cette opération, Dunorix contemplait d’un air atterré le liquide rubis qui s’écoulait dans la mer. — Avec un fumet aussi délicieux, c’est pas possible que c’ vin soit mauvais…, gémissait-il. Mais les analyses communiquées dès le lendemain par Pentoser furent formelles : les amphores contenaient une macération de pomme épineuse, fruit mortel du datura. Quant aux viandes, insuffisamment salées, elles avaient été contaminées par le bacille botulique… — Eh bien ! mon cher, s’exclama Maïchos le soir au dîner, nous pouvons encore te remercier ! Sans toi, nous étions bel et bien liquidés par cette racaille ! — Et cela aurait été d’autant plus cruel que Maïcha attend un enfant, souligna l’amiral. — Ah ! toutes mes félicitations, mon cher beau-frère ! Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule, je crois pouvoir annoncer que Flavia aussi est enceinte… — Tu n’as pas perdu de temps ! s’exclama l’Egyptien. Eh bien, il va falloir nous débrouiller pour remplacer la viande, la pêche à la traîne est capricieuse. Nous utiliserons donc le tissu des moustiquaires pour confectionner des filets à plancton. — Qu’est-ce donc ? s’étonna Flavia. Je n’en ai jamais entendu parler. — Ce sont des animalcules microscopiques, plus petits que des crevettes, et aussi des algues. L’ensemble constitue une nourriture extrêmement saine. — Espérons que cela suffira…, grogna Dunorix qui avait déjà serré sa ceinture d’un cran. — Bah ! fit Styros d’un air optimiste, nous rencontrerons peut-être une baleine… Si nous la capturons, il y aura de quoi manger pour longtemps ! — Une baleine ! s’étonna le Gaulois. Je n’en ai jamais entendu parler… — Il s’agit d’un poisson énorme, plus gros qu’un éléphant… Les plus volumineux pèsent autant que 1600 hommes. — Et vous voulez chasser ces monstres ? geignit Dunorix. — Bien sûr ! Mais j’espère qu’il n’atteindra pas cette taille… — Et comment vous y prendrez-vous ? En utilisant la catapulte ? — Non, avec de longues lances, en s’approchant à bord de petites embarcations. — Par Toutatis ! J’suis pas un peureux, mais c’coup-ci, comptez pas sur moi… CHAPITRE VII La traversée se poursuivait, paisible. En ce début septembre, le temps demeurait beau, avec une bonne brise, mais bientôt les images météo du satellite montrèrent que les navires allaient pénétrer dans une zone de perturbations. D’abord, un vent d’est brûlant teinta de blanc les crêtes des vagues qui se mirent à déferler. Les ris des voiles ne suffirent plus et il fallut se mettre à la cape. A bord, les trois quarts des marins étaient malades… Dunorix fut l’un des premiers à se pencher sur la lisse, puis ce fut Maïcha, d’habitude si vaillante ; les autres suivirent rapidement. Ce jour-là et les jours suivants, le cuistot n’eut guère de travail. D’ailleurs l’équipage ne pouvait plus pêcher dans les flots déchaînés. Le bâtiment, un peu conçu comme un brick, engageait de l’avant; grâce à son pontage, il n’embarquait presque pas et les galériens, actionnant les pompes confectionnées par les prêtres, réussirent à maintenir le niveau de l’eau dans les cales. Setni était ravi. A cette allure, la distance le séparant de l’Amérique diminuait rapidement. Par contre, il se faisait du souci pour Maïcha qui, comme Flavia, gisait, livide, sur sa couchette. Bientôt le satellite signala qu’ils franchissaient le troisième degré de longitude et que les vents allaient mollir. Le dixième jour de la traversée, par un soleil splendide, Setni convoqua les deux prêtres. La mer était d’huile ; parfois un poisson volant crevait la surface et venait s’écraser sur le pont ; aussitôt cueilli par une main preste, il était écaillé et vidé. — Nous n’avançons plus du tout, constata l’amiral. Il va falloir mettre en action notre moteur. — Comment annoncer aux galériens qu’ils ne manœuvreront plus des rames mais un nouveau dispositif à pédales ? J’ai peur que cela ne paraisse relever de la sorcellerie, objecta Flahon. — Bah ! Nos amis commencent à s’habituer à nos innovations, sourit Casarbal. Et l’équipage verra bien les remous créés par l’hélice. — Bon ! Ne perdons plus de temps… Tous trois descendirent dans la cale et ouvrirent le verrou de sûreté : personne ne l’avait forcé. Le moteur fonctionnait parfaitement : — Je vous laisse, annonça l’Egyptien. A la sonnerie de trompette, embrayez… Il remonta sur le pont où le capitaine Shofetim l’attendait : — Eh bien, calme complet, remarqua-t-il. Les dauphins batifolent dans notre sillage, c’est signe d’un beau temps de longue durée. — Pas désagréable après cette tempête ! s’exclama Maïchos. Profitons-en pour récupérer un peu. — Tu es fou ! Avec cette pénurie de vivre, il ne s’agit pas de lanterner. Capitaine, faites pédaler la chiourme, commanda Setni. — A vos ordres… Une sonnerie se fit entendre et les galériens commencèrent à appuyer sur le système de pédales disposés sous leurs bancs, sans toucher aux avirons qu’on avait relevés pendant le gros temps. Tous s’attendaient à peiner énormément et considéraient cette nouveauté avec méfiance. Ils eurent la bonne surprise de constater que ce mode de propulsion était moins fatigant que la marche et se mirent à plaisanter puis à chanter en chœur. A l’arrière, le bouillonnement de l’hélice intriguait les marins, étonnés de voir que les navires cinglaient les flots pratiquement aussi vite qu’avec une bonne brise. La flottille reprit donc sa progression régulière et, comme la pêche était bonne, tous se sentaient pleins d’entrain. Le plancton lui-même fut accepté sans réticence ; au début les hommes renâclaient devant cette bouillie beige, puis ils y trouvèrent un arrière-goût de crevettes et finirent par l’avaler avec plaisir, tartiné sur des galettes. Setni passait le plus clair de son temps avec Maïcha qu’il avait délaissée depuis le départ. Son épouse, heureusement, pouvait bavarder avec Flavia. Au début, elle avait considéré avec mépris, et même un peu de haine, cette fille d’un peuple honni. Puis elles avaient conversé de longues heures pour chasser l’ennui. A sa grande surprise, l’Espagnole s’était aperçue que la jeune Romaine partageait ses sentiments. Elle aussi réprouvait les massacres de gladiateurs et de prisonniers dans les arènes et déplorait les guerres qui avaient décimé sa famille. Elle avait bénéficié d’une meilleure éducation que son amie qui, bien que princesse, ignorait tout de l’art musical, du maniement de la harpe, comme des raffinements culinaires ou du tissage, réservé aux esclaves. Ainsi apprit-elle à Maïcha comment confectionner un trousseau décent pour leurs futurs bébés. Flavia avait déniché du fil de lin, un marin lui avait confectionné un rouet et un métier à tisser. Ainsi entreprirent-elles de fabriquer des langes moins rugueux que la toile à voile. Lorsque Setni pénétra dans la cabine, elles travaillaient en babillant comme des pies. — Alors, chérie, comment te sens-tu ? s’enquit l’officier. Ton appétit est-il revenu ? — Oh ! nous dévorons comme des ogresses ! assura son épouse. Hélas, il fait si chaud ici que nous mourons de soif. Heureusement, l’eau n’a pas été empoisonnée… — Suis-je stupide ! Vous seriez bien mieux sur le pont, il y a toujours un souffle d’air. Les matelots établiront une tente pour vous protéger du soleil. — Et si une tempête surgit inopinément ? objecta timidement Flavia, toujours craintive. Ce serait trop dommage de perdre tout notre travail… — Ne craignez rien, mes jolies ! Nos prêtres sont passés maîtres dans la divination du temps et me préviendront au moins un jour à l’avance. — Alors, ce serait merveilleux… — Je vais donner des ordres pour tout préparer ! Elles se trouvèrent bientôt confortablement installées à l’ombre sur le pont. Des matelots agitaient des flabellums lorsque le vent cessait de souffler. Les amis discutaient entre eux et la conversation revenait souvent sur ce fameux continent vers lequel ils cinglaient : — Malgré tout, grognait Maïchos, je n’arrive pas à comprendre comment tu peux avoir pareille certitude puisque personne n’a jamais effectué la traversée aller et retour… — Ni contemplé le globe terrestre du haut des cieux ! renchérit sa sœur. — Déjà Platon, dans son Tintée, assurait qu’après l’île qu’il nommait Atlantide — et qui a disparu dans les flots — il existe vers l’ouest un vaste continent. Mais de nos jours, c’est Eratosthène qui fournit les meilleures précisions puisque, se basant sur des travaux géodésiques effectués entre Alexandrie et Syène, il a calculé la distance qui nous sépare de cette terre lointaine. — Et qui prouve la véracité de ses dires ? s’enquit Flavia. — La science, ma chère… Les Romains ne savaient pas grand-chose des mathématiques : les Grecs leur ont presque tout appris et les savants de la bibliothèque d’Alexandrie partagent les conclusions d’Eratosthène. — De toute manière, nous serons fixés ! trancha Maïchos. Mais dis-moi, quels sont ses habitants ? Des humains à notre ressemblance ou des monstres ? — Lors du périple accompli par Hannon le long des côtes africaines, ses marins avaient rapporté des humanoïdes poilus, sauvages et cruels qu’il avait fallu tuer, souligna Maïcha. — Il s’agissait d’animaux, de singes à allure humaine ; là-bas, nous découvrirons sans doute des êtres semblables à nous, quoique la couleur de leur peau puisse être différente. Malheureusement, ils ne seront pas forcément amicaux à notre égard ! La voix de la vigie les interrompit : — Objet inconnu à bâbord ! Suivant le capitaine, tous se penchèrent à la lisse, regardant du côté indiqué. Ils aperçurent au loin une longue silhouette noire, certains l’identifièrent à une immense anguille, d’autres à un tentacule de calmar. Les marins, effrayés par ce monstre, désiraient filer au plus vite mais Setni, utilisant discrètement ses jumelles, reconnut un cétacé sommeillant à la surface de l’eau. Il ordonna donc à Flahon de mettre en panne et fit préparer un canot, demandant des volontaires pour l’armer. Lui-même, malgré les prières de Maïcha, en prit le commandement, se munissant d’une longue lance reliée à un filin huilé lové dans le fond de l’embarcation. L’occasion était trop belle : un cétacé de cette taille résoudrait tous leurs problèmes alimentaires pour longtemps. Et puis son foie, riche en vitamines, constituerait une nourriture de choix pour les deux femmes. Très vite, Setni détermina qu’il s’agissait d’un cachalot d’une douzaine de mètres de long. Sa tête tronquée était aisément reconnaissable : un unique évent en débouchait ; les petits yeux, presque invisibles, étaient fermés, de même que la gueule, mais l’Egyptien savait que celle-ci, contrairement aux baleines, possédait des dents redoutables. Sa peau présentait par endroits des cicatrices rondes, traces de ses combats avec les céphalopodes géants des profondeurs dont le bec et les ventouses laissaient des marques avant qu’ils ne succombent. Si l’expédition n’avait pas eu tant besoin de nourriture, Setni aurait sans doute renoncé car ce géant pouvait mettre en pièces leur barque en se défendant. En l’occurrence, il s’agissait d’un vieux mâle sans doute chassé d’une bande à cause de son mauvais caractère. Le cétacé dormait toujours et l’on pouvait apercevoir ses nageoires latérales formées de cinq doigts. Sur le dos, l’excroissance de la pseudo-nageoire dorsale constituait la seule saillie de ce corps fuselé couvert de trente centimètres de lard et de muscles non moins épais. Tout en le contemplant, l’amiral songeait à sa lance dérisoire… Comment toucher ce cœur énorme dissimulé sous un demi-mètre de graisse et de chair, et ceci du premier coup, sous peine de voir la contre-attaque foudroyante tuer les agresseurs ? Tandis que les marins ramaient doucement, Setni réfléchissait : un chasseur entraîné réussirait peut-être cet exploit, lui pas… Le seul moyen consistait à tricher en introduisant une minuscule grenade atomique dans la blessure. Plusieurs boutons de sa vareuse étaient des armes miniaturisées ; il en arracha donc un et l’attacha avec un anneau de bronze à la base du fer, reliant la détente au fil bobiné autour de la lame. Ainsi, quand le fer s’enfoncerait, la goupille serait attachée et l’explosion se produirait. Il fit alors signe aux rameurs de terminer l’approche en abordant l’animal par l’avant afin d’éviter, si possible, les puissants coups de queue pendant son agonie. Le bras levé, le chasseur se prépara pendant que l’esquif parcourait les derniers mètres. Il en était tout proche lorsque le cétacé ouvrit un petit œil maussade et, apercevant les arrivants, se propulsa violemment avec ses nageoires. Setni avait eu le temps de lancer son arme, visant le flanc un mètre derrière la tête. Seulement, du fait de la fuite de la proie, la lance s’enfonça plus en arrière, loin de l’endroit choisi. Les matelots eurent à peine le temps de comprendre ce qui se passait ; comme un taureau furieux, le mâle fonçait devant lui, une explosion se produisit à quelque distance de la queue, provoquant un trou énorme. Des débris de chair, de peau, vinrent se plaquer contre le visage des chasseurs. Déjà le monstre sondait, disparaissant dans les profondeurs, à l’endroit de la plongée ; la mer écarlate montrait qu’il portait au flanc une terrible blessure. Une vague vint alors frapper les flancs de la pinasse, la faisant violemment tanguer ; elle embarqua un peu, puis le calme se rétablit. La Lilybée s’était rapprochée, afin de porter éventuellement secours aux marins, mais ceux-ci firent signe que tout allait bien et ramèrent pour s’écarter, dans la direction prise par le cachalot. Tous examinaient attentivement la surface, aux vaguelettes teintées de sang. Il y avait presque un quart d’heure que le cétacé avait disparu quand une sorte de rugissement venant des profondeurs fit sursauter les matelots. Et, dans une énorme gerbe, le gigantesque animal fit surface, à trois encablures ; presque immédiatement il se mit à souffler une gerbe d’eau et de vapeur par son évent. Aucune trace pourpre, ce qui pour un chasseur avisé signifiait que les poumons n’avaient pas été atteints par la lance. Pourtant, la couleur du ressac contre le corps noir montrait que la bête saignait énormément et qu’elle devait perdre ses forces. Elle nageait cependant encore à une grande vitesse et Setni prépara une seconde lance afin de faire front à l’attaque. Celle-ci ne tarda pas ; toisant son adversaire de ses yeux microscopiques le cachalot, décidé à se venger, fonça sur l’embarcation, gueule grande ouverte, démasquant une trentaine de crocs d’ivoire dont chacun pesait près d’un kilogramme… Cette fois, pas question pour Setni de choisir le point d’impact de son arme ; peu avant le choc par le travers, il propulsa sa javeline de toutes ses forces. Elle atteignit son but au moment même où la mâchoire se refermait sur le bordé, arrachant le bois sur quarante centimètres. Puis le dos du géant des mers prit la pinasse par-dessous, la brisant en deux… Simultanément, la grenade fit explosion, déchiquetant littéralement le crâne bossu, projetant graisse, os, spermaceti qui se mit à flotter comme de l’écume. Le cachalot avait pratiquement été décapité ; telle était sa vitalité, qu’il parvint à effectuer un demi-tour et, repérant l’épave de son unique œil intact, tenta d’attaquer les nageurs. Mais il avait présumé de ses forces et l’énorme masse s’arrêta à quelques mètres des naufragés qui constatèrent que sa tête se trouvait presque sectionnée du corps, on aurait pu plonger un homme dans la plaie qui béait à son cou. Une seconde barque faisait force de rames vers les nageurs qui furent vite repêchés, ramenés à bord du navire et séchés, tandis qu’un harpon relié à un filin était renfoncé dans la poitrine du cadavre. Un problème se posait maintenant : comment dépecer cet immense animal ? Peu de marins possédaient une expérience de cette chasse, pourtant quelques-uns en avaient entendu parler ; ils conseillèrent donc de fixer le corps le long du bordé avec des cordages et de grimper dessus pour le découper par le haut. Tandis que Maïcha s’assurait que son époux ne portait aucune blessure, tout fut préparé et, bientôt, sabres et lances s’attaquèrent au cuir coriace. Au fur et à mesure, Casarbal qui avait étudié la morphologie des cétacés terrestres, fournissait quelques précisions : Le poids total d’un de ces monstres atteint celui de soixante-quinze chevaux ! On le chasse surtout pour la précieuse huile que l’on retire de sa graisse en la faisant chauffer et que l’on raffine. Mais la plus recherchée est celle que contient son crâne et que les hommes tentent de repêcher avec des filets et des pelles. — A quoi sert-elle donc ? s’enquit Maïcha. — On l’utilise pour confectionner des bougies qui brûlent sans presque fumer, ainsi que des crèmes protégeant la peau des ardeurs du soleil. Maintenant, le corps se trouvait largement ouvert et quatre marins s’y tenaient debout à l’aise, cisaillant, tailladant dans les chairs et les suspendant à des palans qui les déposaient à l’arrière où un feu avait été allumé. Tous dégoulinaient de sang et une senteur doucereuse se répandait dans l’atmosphère. Ce fut bien pis quand les dépeceurs s’attaquèrent à l’estomac et aux intestins… Maïcha et Flavia, ne pouvant supporter cette puanteur, se placèrent du côté au vent, mais la brise était presque inexistante. — Pourquoi s’obstinent-ils à découper ces organes puants ? s’étonna Maïchos. — Eh bien, on trouve des débris étranges dans l’estomac des cachalots : bec de pieuvres, cristallins et morceaux de tentacules. Celui-ci venait de faire un bon déjeuner car les morceaux de calmar sont presque intacts ; il s’agissait d’une bête de belle taille : ses bras atteignaient la grosseur de ma cuisse… — Curiosité de savant ! Cela prouve qu’il existe des créatures gigantesques qui hantent les grands fonds, mais nous nous en doutions un peu, nota l’Espagnol. — Certes, aussi n’est-ce pas la seule raison de cette boucherie : le gros intestin contient une substance très recherchée, l’ambre gris, que l’on trouve aussi flottant sur la mer. Elle provient des résidus des poulpes dévorés et possède une odeur subtile quand elle est sèche. Les matelots vont faire tremper ces blocs noirâtres dans l’eau de mer et, plus tard, ils les vendront pour préparer des parfums délicats à senteur musquée. Le foie énorme subira aussi un traitement particulier, et son huile conservée dans des amphores servira de reconstituant. Jusqu’au soir, les matelots, se relayant, découpèrent des quartiers de viande puis, au crépuscule, le reste du grand corps fut libéré ; déjà des légions de squales s’acharnaient sur lui, le faisant tressauter comme s’il agonisait encore. Enfin le cadavre disparut ; à bord il régnait une odeur de grillades et les ventres rebondis montraient que l’équipage avait fait honneur à ce gibier. Tous se sentaient harassés et auraient bien dormi du sommeil du juste, l’estomac plein, mais Shofetim se montra intraitable : tant que la viande ne fut pas salée ou fumée, tant que le pont fut encore souillé de sanies, il vociféra après ses hommes. Enfin, vers le milieu de la nuit, il se déclara satisfait ; le silence revint à bord et chacun s’affala dans un coin pour dormir. Pendant les jours qui suivirent, l’équipage fut occupé à mettre la chair du cachalot en conserve ; on la fit bouillir dans des chaudrons et l’huile surnageant fut placée dans des amphores vides. Le calme persistait et, sans leur moteur, les trois vaisseaux encalminés n’auraient guère parcouru de chemin. Chaque fois que les rameurs commençaient à pédaler, les prêtres mettaient en marche, par télécommande, les moteurs des deux autres navires. Ainsi, la flottille poursuivait-elle sa progression. Dix jours plus tard, le vent ne soufflait toujours pas ; quelques nuages effilochés dans le ciel montraient pourtant que des courants rapides sillonnaient la haute atmosphère. Le satellite signalait que des nuées épaisses couvraient la mer des Caraïbes mais dans l’immédiat aucune tempête ne menaçait. Les matelots, repus, se montraient pleins d’entrain et de dynamisme ; tout allait pour le mieux à bord lorsque la vigie, installée dans son nid de pie, signala un nouvel objet noirâtre flottant sur la mer. Le capitaine n’avait nul besoin de tuer d’autres cétacés; pourtant, par curiosité, il fit mettre le cap dessus. Alors, plusieurs autres rubans allongés apparurent; bientôt il y en eut de tous côtés et le capitaine se décida alors à réveiller Setni qui faisait la sieste. Sur le moment, celui-ci n’identifia pas ce qu’il prit pour des épaves. Ce n’est que lorsque Casarbal fut appelé qu’il grommela : La mer des Sargasses… — Sacrénom ! rugit l’amiral en réalisant le danger qu’ils couraient. La barre à tribord… A cet instant précis, un craquement retentit à l’arrière et le navire stoppa. Un rapide examen à la poupe montra qu’une longue lanière brune s’était enroulée autour de l’hélice, l’empêchant de tourner ! — Par Tanit ! gronda le capitaine, toutes ces nouveautés ne valent pas les anciennes méthodes… Armez les avirons et souquez ferme ! Casarbal, lui, plongea dans la cale pour débrayer le moteur afin d’éviter une rupture de la transmission. Il en était de même à bord des autres vaisseaux et la chiourme, pour la première fois depuis le départ, connut la souffrance des galériens. En effet, chaque fois que les pales plongeaient, elles entraînaient, en se relevant, de longs thalles pesants qu’il fallait soulever avant de replonger. A ce régime, les coques n’avançaient guère vers la mer libre. La surface des eaux, parsemée de débris, d’épaves, ressemblait à un vaste champ d’immondices, à un interminable marécage. Les marins contemplaient ce spectacle d’un air morne, s’attendant à chaque instant à voir surgir quelques monstres des abysses. Pourtant, rien d’inquiétant ne survint et la flotte sortit enfin des algues. Les capitaines stoppèrent alors sur l’ordre de leur amiral et envoyèrent des plongeurs examiner les hélices. Ce ne fut pas un mince travail de dégager les pales : il fallut sectionner au sabre les thalles rubanés. Enfin les hélices furent en état de fonctionner et les galériens se remirent à pédaler avec soulagement… La tâche redevint moins pénible et la progression étonnamment plus rapide. Setni allait prendre un repos bien gagné après une telle alerte lorsque Flahon lui fit signe de le suivre dans la cale. — Un autre pépin ? grogna l’amiral. — Oui, seulement il ne s’agit pas d’une avarie mais de la météo : regarde un peu… Ce disant, il lui montrait un cliché transmis par le satellite : on y voyait nettement des nuages spiralés, évoquant une galaxie avec, au centre, un point clair. — Fichtre ! on dirait un cyclone ! grogna Setni. — Oui, mon vieux, et il file droit sur nous ! Après avoir pris naissance au large du Brésil, les tourbillons se sont orientés au nord-ouest, l’ensemble se déplaçant en moyenne comme un cheval au trot. — Et quelle est la vitesse du vent au bord ? — Il atteint 200 kilomètres heure ! — Son orientation ? — Nord-est. — Il va donc nous repousser vers l’Amérique du Nord. — Après tout, si nous parvenons à éviter son centre, nous serons rendus plus vite à destination, sinon… — Nous avons bien des chances de couler… — Hélas oui ! Remarque, il est toujours possible d’évacuer ces rafiots et de terminer la traversée en astronef. — Et laisser ces pauvres bougres crever ! Non, pas question ! — Alors, il faut prendre des mesures urgentes : étayer les ponts, bloquer les écoutilles, installer des pompes et les brancher sur l’arbre d’hélice. — D’accord, commence immédiatement et surtout fais arrimer la cargaison solidement… Il ne s’agit pas qu’elle défonce la coque. L’amiral remonta sur le pont et appela le capitaine : — Shofetim, nous allons affronter une rude tempête… — Ah ? fit l’intéressé en levant un nez dubitatif vers le ciel serein. Il fait pourtant beau. — Oui, cela ne durera pas, les nuages arrivent du sud-ouest. La mer sera extrêmement mauvaise. Tu vas doubler tous les cordages de la mâture, faire tendre des rambardes de cordages le long des bordés. Que chaque homme soit assujetti à un filin avant de monter sur le pont. Fais border toutes les voiles. Les sabords doivent être solidement assujettis et les dalots agrandis. Il faut aussi tripler les amarres de la catapulte et des canots. — A vos ordres, obtempéra l’officier qui s’en alla aussitôt. Quelques instants plus tard, le navire ressemblait à une fourmilière ; les matelots couraient, balaient des cordages ou cloutaient des planches à grands coups de marteau. Tout ce remue-ménage inquiéta Maïcha et son amie qui vinrent rejoindre Setni. — Que se passe-t-il donc ? s’enquit son épouse en regardant la mer toujours calme. — Nous nous préparons à affronter un cyclone, ma chérie. — Oh ! que Tanit nous protège ! — Ne crains rien : tout sera paré pour l’accueillir et le vent nous fera avancer vers notre destination. Une fois arrivés, tu n’auras plus à craindre le mal de mer. — Et combien durera cette tempête ? s’enquit Flavia. — Difficile à dire…, répliqua l’Egyptien en effectuant un petit calcul. Une dizaine d’heures… — Et ensuite ? interrogea Maïcha. — Oh ! tous nos problèmes seront terminés car nous apercevrons vite les côtes. Maintenant, un bon conseil, allez manger chaud pendant que vous le pouvez car je vais faire éteindre les feux afin d’éviter un incendie. Attachez-vous solidement sur votre couchette et rangez tous les objets fragiles. Les deux femmes s’éclipsèrent, tandis que Setni rejoignait Flahon dans la cale où il travaillait sur les pompes à piston de cuir avec Casarbal. — Dis donc, nous approchons des Antilles et il y a des quantités d’îles entre la Floride et la côte d’Amérique du Sud, Cuba en particulier. Ne crains-tu pas que les vents nous drossent dessus ? — C’est un risque à courir, mais nous ne devrions pas avoir trop de problèmes à ce sujet. En effet, le satellite nous suit. Grâce à son émetteur, il sera aisé de reporter notre position sur la carte. — Et si le vent démolit l’antenne ? — Alors, il restera ce petit radar. Je lui ai ménagé une niche sous la proue… Là il sera bien à l’abri. — Bon ! Espérons que tout marchera… Lorsque le soleil se coucha, les marins constatèrent l’exactitude des prévisions de leur amiral : l’horizon s’embrasait de couleurs fantasmagoriques, puis une longue houle se mit à secouer le bâtiment doucement d’abord, puis de plus en plus violemment. Et les étoiles furent masquées par des nuées opaques ; enfin, un hurlement lointain retentit. Soudain, une claque gigantesque s’abattit sur les trois navires. Si les voiles n’avaient pas été amenées, ils auraient certainement été démâtés ; par bonheur, tout était paré et ils ne subirent aucun dégât. Ensuite, les éléments se déchaînèrent avec une telle furie que les plus rudes matelots eurent du mal à se remémorer, par la suite, cette nuit d’horreur. Les clameurs du vent se mêlaient au rugissement des vagues et au déferlement des tonnes d’eau qui s’abattaient sans cesse sur le pont. Le navire, comme saisi dans la gueule d’un monstre, s’agitait follement en tous sens ; ses membrures craquaient, prêtes à se rompre. Sur la dunette, Setni transmettait ses ordres à Maïchos qui tenait la barre. Flahon surveillait l’arbre d’hélice et Casarbal, les pompes, car l’eau s’infiltrait malgré toutes les mesures prises. Lorsqu’une déferlante se présentait, l’amiral faisait manœuvrer pour la prendre de l’avant afin d’éviter d’être roulé comme un bouchon. La plupart du temps, il y réussissait tandis que des cataractes s’abattaient sur le pont. Parfois la ligne d’écume fluorescente atteignait la hauteur d’un arbre et l’officier se demandait si la vague n’allait pas tout défoncer : le brave navire tenait ; il roulait, tanguait, s’enfonçait mais remontait toujours… Malgré son surcroît Setni était trempé et glacé jusqu’aux os. Shofetim voulut prendre le quart à sa place mais il le repoussa. Enfin, vers le milieu de la nuit, il accepta de se faire relayer et descendit afin de reprendre un peu forces. D’ailleurs la tempête semblait se calmer. Il alla retrouver les deux prêtres, tout en mastiquant un bout de viande fumée : — Qu’en pensez-vous ? — Jusqu’ici on tient le coup, il n’y a aucune voie d’eau, répliqua Casarbal. — Par contre, j’ignore où sont les autres bateaux : je ne les vois plus sur l’écran radar. — Pas étonnant, avec la hauteur des vagues. Et les îles ? — Aucun danger pour l’instant, nous sommes sur la longitude 60, latitude 20 et filons au nord. La plus proche est l’ile que les Espagnols nommeront Puerto Rico. Setni s’accrocha à une membrure pour éviter de tomber et reprit : — On dirait que le vent faiblit… — Pas étonnant. D’après la carte météo nous sommes dans l’œil du cyclone. — Alors, il va falloir remettre ça après…, geignit Dunorix. — Oui, mon gars, et peut-être pomper si nos appareils tombent en panne; alors, conserve des forces… Un long gémissement lui répondit : le Gaulois n’avait jamais pu s’habituer à la navigation au long cours. Setni profita de l’accalmie pour rendre visite aux deux femmes. Elles ouvraient de grands yeux effrayés ; pourtant, elles ne poussèrent pas une plainte. Il les mit au courant de la situation, leur laissant espérer qu’elles n’auraient plus que quatre ou cinq heures à subir cette épreuve. Le cyclone reprit aussi soudainement qu’il avait commencé : la Lilybée s’inclina comme si elle allait chavirer puis se redressa lentement. Depuis belle lurette les rameurs avaient cessé de pédaler, ils avaient assez à faire pour se maintenir en se cramponnant aux bancs. Seul le moteur permettait d’orienter le bâtiment face aux plus fortes lames, c’est-à-dire vers le sud-est. Du coup le navire dérivait, remontant la côte américaine, tandis que le plus gros du cyclone se trouvait maintenant derrière lui, remontant vers les Açores ; puis il irait exhaler son dernier souffle sur les côtes anglaises. Les matelots, les yeux bouffis de sommeil, obéissaient comme des automates, toutes leurs forces bandées contre les éléments. Lorsqu’un panneau fut défoncé à l’avant, le capitaine n’eut pas à se servir de son fouet ; tous savaient leur vie en danger : ils colmatèrent la brèche en un tournemain. Malgré les filins de sécurité, quatre malheureux furent arrachés comme des pantins et précipités dans les vagues écumantes ; puis le mât de misaine s’abattit tel un arbre foudroyé et il fallut sectionner les cordages à coups de hache pour éviter que les débris défoncent la coque. Enfin, l’aube blafarde se leva et les éléments se calmèrent petit à petit ; il restait encore une forte houle, rien de comparable aux horreurs de la nuit. Setni, épuisé, descendit dans sa cabine et se laissa tomber sur sa couchette, cependant Maïcha nettoyait sa peau couverte de croûtes de sel avec de l’eau douce. Elle lui murmura à l’oreille : — Mon chéri, j’ai eu très peur… Pourtant cela m’était égal de mourir, car nous étions ensemble. Désormais, rien ne nous séparera plus… Setni lui pressa la main et s’endormit comme une masse d’un sommeil sans rêves. Son épouse veillait sur lui : le cauchemar avait pris fin. CHAPITRE VIII Lorsque l’amiral fut réveillé et qu’il eut repris des forces en dévorant des toasts de cachalot fumé, les officiers lui communiquèrent le bilan de la tempête. Les avaries provoquées au navire pouvaient être réparées en quelques jours. Un des canots, défoncé, était récupérable. Les plus gros dégâts avaient été causés aux amphores contenant l’eau potable. Plus de la moitié avaient été brisées… Bien sûr, la distillation de l’eau de mer, en se servant de l’huile de cachalot comme combustible, pouvait procurer un répit mais il fallait se rationner. Quant aux deux femmes, elles avaient souffert vaillamment pendant la tempête mais ne se sentaient pas en trop mauvaise forme ; Dunorix aussi avait repris du poil de la bête et l’aide de ses puissants biceps fut précieuse pour dresser le mât de rechange. Selon les deux prêtres, la côte n’était pas très éloignée : ils frôlaient le 34e parallèle à la hauteur du cap Fear. Les cartes indiquaient une plage près de l’embouchure de la rivière, Carolina Beach, mais de nombreuses iles rendaient la navigation difficile dans ces parages. Afin de faciliter les réparations, Setni fit mettre en panne, tandis que les matelots travaillaient sur le pont. Il ordonna aussi à la vigie d’essayer de repérer les deux autres navires avec lesquels ils avaient perdu contact. Ceci fait, il rejoignit Flahon en compagnie de Casarbal afin de discuter des prochaines opérations. — Nous étions pratiquement en vue de l’ile Ganahani, où débarqua Christophe Colomb lorsque la tempête nous a entraînés au nord. Maintenant les vents devraient rester favorables, assura Setni. — Il faut d’abord faire de l’eau, en pénétrant aussi avant que possible dans cette rivière. Quels sont les habitants de cette région ? s’enquit Casarbal. — D’après l’ordinateur, ce sont les Powhatans. Ils occupent ce qui sera plus tard la Caroline du Nord et du Sud. — Sont-ils dangereux ? — Qui peut le dire ? Ils n’ont jamais rencontré d’hommes blancs, sauf peut-être quelques Vikings égarés, ni aucun navire de la taille du nôtre. Au début, ils manifesteront sans doute une certaine curiosité et, si nous leur faisons des cadeaux, ils troqueront des pièces de venaison et des légumes. — Bon ! J’en serais ravi. Il faudra que les matelots soient sur leurs gardes mais qu’ils ne se livrent à aucune provocation. Et notre ami Barcino ({9}), où se trouve– t-il ? — Plus au nord, en territoire algonquin, près du lac Ontario. Il doit se demander d’où lui arrivent tous ces enfants romains ! — Nous devons le rejoindre aussi rapidement que possible. — Ce sera faisable en bateau, par le golfe du fleuve nommé Saint-Laurent, reprit Setni. — J’aime mieux cela. Le cas échéant, nous disposerons de la catapulte et si nous étions attaqués, nous utiliserions les feux grégeois. — Espérons que Barcino aura su se ménager l’amitié des Algonquins…, soupira Flahon. — Il pouvait leur apprendre pas mal de choses, et sa force en fait un redoutable adversaire. Il a donc des chances d’être vivant. — Les amis, interrompit Casarbal, je vois quelque chose au sud-est. — Un navire ? — Je pense… A moins qu’il ne s’agisse d’une baleine. Nous serons bientôt fixés… La vigie devrait apercevoir la voile. — Rien d’autre ? — Non, pas trace du second bateau… — Un quart d’heure plus tard, la vigie annonçait : — Navire à bâbord arrière ! Sans se presser, Setni alla chercher ses jumelles et observa attentivement l’arrivant. Il reconnut le Carthago Nova. Le capitaine avait repéré le Lilybée et mis le cap dessus. Lorsque les officiers purent se parler, Setni apprit que le contact avait été perdu avec le troisième bâtiment dès le début du cyclone. La dernière fois qu’il avait été repéré, une vague énorme s’abattait sur lui; ensuite, plus aucune trace. Le Carthago avait eu aussi un mât brisé et plusieurs écoutilles enfoncées mais des réparations provisoires lui avaient permis d’éviter le naufrage. Lui aussi manquait d’eau et son capitaine avait hâte de mettre le cap vers la ligne grise que l’on devinait à l’horizon. Setni attendit pourtant encore une journée entière. Le temps au satellite de passer au crible tout le secteur, mais l’émetteur de l’Archimède restait muet. Le navire avait donc sombré corps et biens… Le Lilybée et le Carthago Nova firent donc voile vers le golfe de la Cape Fear et enfin la vigie confirma la bonne nouvelle : — Terre droit devant ! Entendant ces mots tant attendus, tous les marins se précipitèrent afin de contempler ce continent inconnu. En fait, il s’agissait de l’ile Smith qui se trouvait juste à l’embouchure de la rivière, mais cela n’avait aucune importance : le cauchemar prenait fin. Avant la nuit, les matelots contemplaient avec joie les vertes frondaisons et se réjouissaient de fouler bientôt la terre ferme. Les senteurs végétales embaumaient les narines et tous bénissaient Melqart de les avoir amenés à bon port après une si longue traversée. Hélas, l’équipage déchanta vite : l’amiral, après avoir examiné les abords de l’estuaire, décida de piquer au large, afin d’éviter de se trouver pendant la nuit en territoire hostile. Les Indiens, en effet, pouvaient tenter de prendre d’assaut les navires qu’ils avaient repérés depuis longtemps. Il fallut donc se résoudre à passer une nuit de plus en mer. Malgré leur déception, la fatigue due à la tempête les aida à trouver le sommeil ; ils dormirent à poings fermés jusqu’au matin. Ce fut Maïcha qui réveilla son seigneur et maître, elle était dévorée de curiosité et lui posa les questions qui lui tenaient à cœur, tout en le câlinant : — Dis-moi, mon seigneur, resterons-nous longtemps ici ? — Non ! Juste pour remplir les amphores d’eau. — Y a-t-il des habitants ? — Oui… Et peut-être hostiles… Ne te montre pas trop. — De quelles armes disposent-ils ? — Sans doute comme nous d’arcs, de lances mais ils ne connaissent probablement pas l’acier. — Alors, ils ne sont guère à redouter… Et ensuite, où irons-nous ? — Plus au nord… — La jeune femme fit la moue : — Il fera très froid… — Non, seulement l’hiver quand il neige. L’été est très chaud. Mais si tu ne t’y plais pas, nous retournerons vers le sud. — Moi, cela n’a pas d’importance, je songeais au bébé ! — Il naîtra au printemps et, par conséquent, ne souffrira pas de la température. De toute manière, je m’arrangerai. Maintenant je te laisse, il faut que je surveille les manœuvres : la navigation dans les parages est délicate. — Reviens vite ! L’amiral alla donc rejoindre ses officiers. Il fut convenu par signaux que le Carthago Nova resterait à l’embouchure, prêt à intervenir en cas de besoin. Puis Casarbal remit à Setni une photographie montrant les hauts-fonds et la configuration de l’estuaire. Toutes voiles carguées, le Lilybée franchit le goulet, sous l’impulsion de ses rameurs — aidés du moteur. Il suivait le milieu du courant afin d’éviter les bancs de sable. Les marins contemplaient avec émotion le rivage tout proche et comparaient la végétation avec celle de leur patrie. Tout leur semblait familier ; pourtant rien n’était semblable, même les arbustes et les plantes. Les oiseaux eux-mêmes présentaient des coloris étranges et la vue d’un dindon avec sa collerette violacée provoqua des cris de stupéfaction. C’étaient les premiers animaux qu’ils apercevaient. Dans l’onde claire, de gros poissons, pareils à ceux des cours d’eau européens, fuyaient à l’approche du navire tandis que retentissait le coassement familier des grenouilles. Soudain, la vigie poussa un cri : — Des hommes à tribord devant ! Les regards se portèrent dans la direction indiquée, tandis que les frondeurs et les archers préparaient leurs armes. Ils aperçurent alors, sur une petite éminence rocheuse, des silhouettes dont l’aspect les emplit d’étonnement. Le vaisseau poursuivait son avance tandis que les sondeurs annonçaient régulièrement les fonds car il se rapprochait de la berge. Bientôt, Setni put détailler à la jumelle les habitants de ce Nouveau Monde : affublés d’une coiffure de plumes du plus curieux effet, ils portaient des vêtements de peau et des mocassins. Leurs armes ne paraissaient guère redoutables : des arcs moins puissants que ceux des Carthaginois, pas de frondes, des lances et des poignards à lame de silex. Ces indigènes ne manifestaient aucune hostilité : dressés dans une attitude hiératique, ils contemplaient avec intérêt cette pirogue, considérablement plus grande que les leurs, et qui portait à son bord des êtres semblables à eux, bien que de carnation plus claire ou, au contraire, noirs comme le jais. — Que faisons-nous ? s’enquit Shofetim. — Essayons de troquer quelques produits locaux. Approche aussi près que tu le peux et mets une barque à l’eau. Nous emporterons des colliers de perles de verre et des céramiques colorées, cela devrait leur plaire. Le bâtiment s’ancra donc près des rochers et Setni, debout dans l’embarcation, leva le bras droit en signe de paix. Son vis-à-vis lui répondit : lorsque la barque accosta, l’amiral, suivi d’un matelot portant les présents, mit pied à terre. L’Indien prononça une phrase incompréhensible, à laquelle il répondit par une formule de politesse, tout en faisant signe au marin de présenter ses cadeaux au chef. Celui-ci les contempla avec intérêt sans bouger d’un pouce, tandis que l’un de ses acolytes faisait miroiter les verroteries au soleil d’un air ravi. Les céramiques semblèrent aussi appréciées mais le chef indiqua du doigt le poignard que Setni portait à sa ceinture et qui semblait l’intriguer. Celui-ci le tendit en le dégainant afin de montrer la lame et sectionna d’un coup sec une branche qui pendait près de lui. Ensuite il donna l’arme à l’Indien. Cette fois, le chef manifesta son intérêt : il passa le doigt sur le tranchant puis effectua le même essai que l’Egyptien, examinant ensuite la section du végétal, et fit : Hugh en grimaçant une espèce de sourire. Le présent lui plaisait énormément : il le passa à la ceinture et grogna quelques ordres. Aussitôt, cinq Indiens surgirent des arbustes comme des diables, apportant d’appétissants quartiers de venaison, des dindes, et des ceintures de cuir ouvragé. Il fit l’honneur à Setni de lui remettre la plus belle. L’atmosphère paraissait dégelée. Les Carthaginois débarquèrent d’autres verroteries, quelques poignards et lances à pointe d’acier, ainsi qu’une hache et un rasoir, puis entassèrent le tout entre les deux chefs. L’Indien s’accroupit alors et un de ses acolytes alluma une longue pipe ornée de plumes qu’il lui tendit, puis il huma de la fumée, la rejetant vers les quatre points cardinaux, et passa le calumet à Setni. Celui-ci comprit qu’il lui fallait faire contre mauvaise fortune bon cœur; il aspira, imitant son vis-à-vis, et retint une grimace de dégoût tant était âcre l’odeur du mélange. L’Indien eut un grognement approbateur et des quartiers de venaison et de pemmican s’entassèrent jusqu’à ce que l’Egyptien fît signe d’arrêter. Alors les marins chargèrent les victuailles dans une barque, tandis que les Indiens emportaient leurs présents. Chaque parti ne comprenant rien aux paroles de l’autre, les salamalecs furent brefs tous s’en allèrent de leur côté, fort satisfaits. Le Lilybée attendit que le canot ait débarqué son amiral puis reprit sa route vers l’intérieur. Peu de temps après, le capitaine repéra un ruisseau aux eaux claires ; il y envoya des marins remplir les amphores restées intactes ; tous revinrent sans avoir été nullement molestés par les indigènes qui les contemplaient à distance respectueuse. Ainsi ravitaillé, le navire sortit de l’estuaire et Setni donna ordre au second bâtiment d’effectuer la même manœuvre. Vers le soir, le Carthago Nova quittait à son tour la rivière tandis que, sur le rivage, les Indiens brandissaient leurs lances en poussant des cris gutturaux, mais sans doute amicaux, car ils ne décochèrent aucune flèche. Ce soir-là, les explorateurs firent bombance, se rassasiant de viande grillée et de volailles cuites à la broche. Maïcha et Flavia ne furent pas les dernières à se régaler : elles avaient une véritable boulimie de viande saignante et leurs époux durent intervenir pour modérer leur appétit. Les présages se montraient favorables ; l’expédition remit cap au nord-est, suivant la côte à faible distance, afin de se repérer aux points du rivage signalés sur la photographie prise par le satellite. Ils doublèrent ainsi le cap Lookout, longeant ensuite la chaîne d’îles du cap Hatteras, se gardant bien de pénétrer dans l’immense baie Chesapeake, ni dans la baie Delaware. Les navires dépassèrent alors Long Island près de laquelle se dresseraient, bien plus tard, les tours de New York. Le vent était toujours favorable, Setni franchit le cap Cod, maintenant la route au nord-est. A présent les températures fraîchissaient sensiblement et, le soir, lorsque Maïcha et Flavia se promenaient sur le pont, elles se couvraient frileusement de pelisses. Ils naviguaient à la hauteur de la future cité de Boston et coupèrent à travers la baie Bigelow pour atteindre, douze jours plus tard, 1’i1e Grand Manan, où passerait la frontière entre le Canada et les Etats-Unis. Ils se trouvaient à peu près à la latitude de leur destination, pourtant ils devraient effectuer un large détour afin d’éviter la Nouvelle-Ecosse et pénétrer, enfin, dans le golfe du Saint-Laurent. A partir de là, ils furent pris le matin dans d’épais brouillards qui, pour d’autres, auraient rendu la traversée périlleuse. Grâce au radar de Flahon, les deux navires voguaient en toute sécurité, au grand étonnement de Shofetim, et s’engagèrent bientôt, sains et saufs dans le vaste estuaire du Saint-Laurent. Les trois complices, maintenant qu’ils approchaient du but, se demandaient avec anxiété s’ils allaient retrouver celui qui avait été transporté depuis la lointaine Italie, ainsi que les enfants sacrifiés à Baal au cours des tophets. — As-tu les coordonnées précises de l’endroit où Barcino a été déposé ? interrogea Casarbal. — Oui, et d’après la sonde qui a observé cet emplacement, les Indiens appartiennent à la grande tribu des Algonquins : ils habitent le long de ce fleuve, près d’une lie, qui se trouve en avant d’importants rapides, on peut donc y parvenir avec nos navires. — Autrement dit, cela correspond au futur emplacement de Québec, remarqua Casarbal. — A peu près… — J’ai hâte d’y parvenir, murmura Setni, pourvu que tous ces enfants n’aient pas été massacrés par les Indiens ! — Géon ! tu as pris un risque en les téléportant ici… Il aurait été préférable de choisir un endroit fertile et inhabité : les iles désertes ne manquent pas. — Je me suis dit que Barcino se débrouillerait ici et qu’il les protégerait. — Espérons que tu as vu juste… Les deux navires poursuivaient leur avance ; ils doublèrent l’ile Anticosti, laissant à bâbord la péninsule de Gaspe, puis dépassèrent à tribord la rivière Saguenay. La largeur du cours d’eau rendait la navigation aisée. Les matelots ne se lassaient pas d’admirer les superbes forêts bordant le fleuve. De temps à autre des Indiens contemplaient les deux grandes pirogues avec curiosité puis disparaissaient. Bien que la Lilybée fût à portée de flèches, aucun projectile ne fut tiré. — C’est curieux, nota Maïchos, je n’ai pas encore vu un seul cavalier. Ces indigènes ont l’air de se déplacer à pied… Setni ne répondit pas : son beau-frère apprendrait assez tôt qu’il n’y avait pas d’équidés sur ce continent. Les chevaux y seraient importés, bien plus tard, par Cortés et les Espagnols. Ces énormes montures contribueraient d’ailleurs à la victoire des Espagnols car les autochtones seraient persuadés au début qu’ils combattaient des centaures. La civilisation locale présentait bien d’autres caractères primitifs : la roue y était inconnue, les lourds fardeaux devaient être déplacés par travois. Les seuls métaux connus des Indiens : le cuivre natif et les pépites d’or constituaient des raretés, ce qui expliquait l’attrait du chef Powatans pour les poignards d’acier. Ils apprendraient plus tard que les bisons constituaient la grande richesse du pays, servant à confectionner chaussures, vêtements, tentes, et même des récipients pour faire chauffer l’eau en y jetant des pierres brûlantes. Coquets, les Indiens se paraient de plumes, de cornes d’animaux, de colliers de griffes d’ours, de coquillages qui jouaient aussi le rôle de monnaie. Ainsi qu’ils l’avaient vu, les armes étaient rudimentaires : boucliers de peaux d’élan, tomahawks de pierre ou de bois. Lorsque les deux navires arrivèrent à l’île d’Orléans d’où l’on entendait gronder les rapides Lachine, ils aperçurent pour la première fois un village. Les tipis coniques de peaux de bisons bariolées de dessins, soutenues par des perches, laissaient échapper de la fumée par un orifice au sommet. Le soir tombait, mais d’innombrables pirogues se dirigèrent vers la Lilybée et la Carthago Nova ; elles étaient si nombreuses que Setni rappela aux postes de combat et mit en batterie sa catapulte. Les frondeurs, dissimulés derrière les bastingages, se tenaient prêts à toute éventualité. Des feux grégeois avaient été préparés. L’amiral, qui observait les arrivants, constata que les Indiens provenaient du village situé à tribord, près de la rivière Saint-Charles et, à sa grande surprise, il remarqua que les pirogues étaient menées au bord de l’eau sur des chariots à roues… Il n’eut pas le temps de s’appesantir sur cette étrangeté et dirigea à nouveau ses jumelles sur les canoës. L’un d’eux avait beaucoup d’avance sur les autres, à l’avant se trouvait un géant qui pagayait comme un forcené, si bien que son embarcation parvint la première à portée de voix. L’homme se dressa alors et Setni, après quelques hésitations, reconnut dans cet Indien à la coiffe de plumes celui qu’il avait sauvé et expédié à travers l’océan Atlantique. — Barcino, hurla-t-il, c’est moi : Setni ! L’arrivant, stupéfait, regarda avec attention l’officier qui agitait les bras et sembla enfin le reconnaître. — Setni ! Par le Grand Esprit, je rêve… — Mais non, mécréant ! Arrive, monte à bord, mais seul. Je ne tiens pas à être envahi par ces guerriers emplumés… L’homme se remit à ramer et accosta à l’échelle de coupée, dont il gravit les degrés quatre à quatre, pour enfin tomber dans les bras de l’Egyptien, tout en lui donnant de grandes tapes dans le dos. — Eh ! toujours aussi vigoureux ! protesta celui-ci. Je vais être couvert de bleus. — Et voilà Maïchos ! jubila Barcino, Maïcha est-elle ici ? — Bien sûr, dans notre cabine, je craignais qu’elle ne s’expose sur le pont. Viens lui rendre visite. Sais-tu que Flahon et Casarbal sont aussi à bord ? — Curieux, tu ne les appréciais pas tellement naguère ! — Ce sont de remarquables érudits. Nous avons fraternisé, j’ai mis leur science à contribution pour construire et diriger ces vaisseaux. — Quand j’ai vu ces navires, je me suis dit : ils ne ressemblent ni à des Carthaginois, ni à des Romains. Et puis j’ai aperçu les cuirasses et l’armement des gars sur le pont, ils évoquaient fichtrement l’armée d’Hannibal… Au fait, qu’est-il devenu ? Et comment m’as-tu sauvé ? Par quel prodige m’as-tu transporté ici, car c’est bien toi le responsable… — De grâce, une question à la fois ! Ils étaient parvenus à la cabine de l’amiral et Barcino embrassa Maïcha, se faisant présenter à Flavia. Styros servit du vin et l’Espagnol, après en avoir bu une grande rasade, s’écria : — Ah ! ça fait du bien… J’ai découvert quelques vignes par ici et tenté de faire fermenter les grappes, mais je n’ai obtenu que de la piquette. Que je suis content de vous retrouver ! Je n’osais espérer revoir un jour des compatriotes ! Bon ! Trêve de bavardages : raconte-moi ce qui m’est arrivé ; mes derniers souvenirs sont flous, ma blessure s’était envenimée, je grelottais de fièvre et n’avais plus que quelques heures à vivre quand tu es survenu. — Oh ! il faut surtout remercier Flahon et Casarbal qui sont versés dans toutes les sciences. Leur remède t’a guéri, seulement, comme cette cure miraculeuse aurait pu nous attirer des ennuis, nous avons invoqué le divin Melqart pour qu’il te transporte loin des champs de bataille italiens. — Melqart, dis-tu ? Il faudra que je lui fasse des sacrifices pour le remercier. Je lui dois bien ça ! Mais est-ce aussi Melqart qui nous expédie périodiquement des enfants romains ? Setni et les deux prêtres jouèrent la surprise : — Des jeunes Romains, dis-tu ? — Oui, frais et roses bien que parfois un peu barbouillés de noir de fumée… — Ah ! Du noir de fumée, fit Flahon d’un ton pénétré. Alors, je comprends tout ! Dans sa divine bonté, le seigneur Baal au cours des tophets, sauve des flammes les petites victimes et les transporte ici… Cette supposition paraissait plausible ; pourtant, bien que croyants, les Espagnols, le Gaulois et le Grec ne pouvaient prêter pareil pouvoir aux divinités puniques. Cependant, quelle autre explication donner ? — Ce sont bien des Romains ? interrogea Setni. — Oui ! Je ne parlais pas le latin, aussi n’ai-je pu m’en faire comprendre, mais vous pourrez leur demander s’ils ont bien été choisis pour un tophet. D’ailleurs, depuis le temps qu’ils sont ici, j’ai eu loisir d’apprendre quelques phrases, apparemment, on les a placés sur une grande statue, puisqu’ils me montraient les totems de la tribu. Ensuite, ils sont comme moi et ne réalisent pas comment on les a transportés ici… — Bah ! le principal, c’est de se retrouver, vieux camarade ! s’exclama Setni. — Pour sûr, je suis fichtrement content de revoir des copains un peu plus civilisés que ces sauvages, si accueillants soient-ils… — Maintenant, parle-nous de toi, intervint Maïchos. — Ah ! c’est toute une histoire… Quand j’ai atterri tout nu sur la colline à droite de la rivière, je n’en menais pas large. Encore un peu affaibli, je me suis tout d’abord demandé si j’étais dans le pays des morts. Puis… en voyant les oiseaux, un daim, un superbe dindon, je me suis dit que je me trouvais dans une contrée giboyeuse, ressemblant à ma patrie, bien que rivières et lacs y soient plus nombreux. Où sommes-nous donc ? — Tout simplement sur un vaste continent situé très loin, à l’ouest des Colonnes d’Hercule. — Les Indes alors ? — Non, pour y parvenir, il faudrait traverser ce territoire et cingler toujours à l’ouest… — Alors, notre Terre aurait donc la forme d’une boule ! — Eh oui, mais continue ton histoire. — Je me suis fait un pagne, me suis taillé une lance avec un silex, puis confectionné un arc avec des boyaux de daim. Une fois armé, j’ai exploré la contrée. Très vite, je suis tombé sur un village indien situé à la première courbe de la rivière. Des Algonquins. Au sud ce sont des Hurons, plus loin encore, des Iroquois et à l’est des Abénakis. — Font-ils bon ménage ? demanda Maïcha. — Oh ! ces gens-là sont assez casaniers… Comme ils n’ont ni chars, ni chevaux, ils se déplacent à pied, ce qui limite leurs voyages. De temps en temps ils se querellent, pour un troupeau de bisons, ou une fille enlevée par un jeune guerrier… Pourtant il n’y a jamais de guerre comparable à celle que nous avons connue… — Alors comment les Algonquins t’ont-ils accueilli ? — Eh bien, ma peau claire les étonnait. Pourtant, ils m’ont adopté très vite et j’ai compris pourquoi quand ils m’ont montré des gosses à peau blanche, teintée d’incarnat. Des Romains, comme je vous l’ai dit. Ils provenaient d’une colline proche de la mienne et apparaissaient de manière imprévisible, tout comme moi. Les Algonquins vénèrent les enfants… Ils représentent la force d’une tribu, des chasseurs et des guerriers. Comme la nourriture en ce moment est abondante, chaque squaw en adopte deux ou trois et les élève. — Ils n’ont pas trop de mal à s’adapter ? — Oh non ! Ces marmots ont appris le dialecte local dix fois plus vite que moi ! — La perte de leurs parents ne les chagrine pas ? interrogea Flavia. — Si, au début, ils pleurent la nuit, et puis cela se tasse, l’oubli vient assez vite. C’est comme moi, pour un peu je deviendrais un véritable Algonquin ! Faut dire que pas un ne me bat à la lutte et que je leur ai appris différents trucs… — Quoi par exemple ? s’enquit Casarbal. — Oh ! des choses simples, j’ suis pas un savant comme Setni. J’ai construit des chariots. Ça les aide rudement quand ils changent de camp pour suivre les hardes de bisons. J’avais aussi appris à forger en Espagne, alors j’ai construit un four rudimentaire, on ne manque pas de bois ici, et leur ai fabriqué un lingot de fer avec du minerai. Et puis je me suis forgé une épée. Du coup le chef a voulu la même et il a été si content qu’il m’a donné sa fille en mariage. On a adopté quatre gosses et nous sommes très heureux en ménage, elle se nomme Biche Légère. — Eh bien, tes hôtes ont dû être heureux de ton aide ! sourit Flahon. — Ils me prennent un peu pour un sorcier, comme les enfants… Dans leur idée, c’est le grand esprit — leur divinité — qui nous a amenés ici pour récompenser la tribu de ses mérites. N’allez surtout pas leur dire le contraire, hein ? fit-il d’un air inquiet. — Compte sur nous ! assura Setni. Dans l’ensemble, tu as l’air de te plaire ? — Pas de doute ! D’autant que je suis arrivé au printemps et maintenant on approche de l’automne. Après viendra l’été indien, comme ils disent, un redoux, et ensuite, c’est l’hiver. — Oui et alors ? — Eh bien ici, c’est pas marrant : un peu comme dans la sierra chez moi : neige, fleuves glacés, un sacré froid et rien à bouffer que de la bidoche séchée. — C’est aussi moche que ça ? fit Maïchos. — Ouais, mon pays ! Ça gèle dur jusqu’au mois de mai et ces types ne cultivent pas les champs, ni blé, ni pois chiches ici ! Si les stocks de pemmican sont insuffisants, on crève. Et puis, les bicoques en pierre et en bois, connaissent pas, rien que des tentes avec un feu devant l’entrée et un trou en haut pour la fumée. Déjà les soirées sont fraîches… Maïcha jeta un regard vers Setni ; assurément, la jeune femme ne se réjouissait guère de passer l’hiver dans de telles conditions. Cependant Barcino poursuivait : — Tu as des provisions à bord de tes superbes navires ? — Un peu, pas jusqu’au printemps… — Alors, si tu restes ici, il faut te mettre à chasser sans attendre. Vous troquerez de la pacotille avec les Indiens. Ce sont de grands enfants. Tout ce qui est coloré, tout ce qui brille a de l’attrait pour eux. Ils s’en servent pour décorer leurs sacs à pipe. — Nous avons des perles et des vases de verre, déclara Maïcha. — Alors, c’est parfait ! Ils vous vendront même leur femme, mais croyez-moi, ce n’est pas une affaire : elles puent comme de vieux boucs ! — Penses-tu que nous pourrons nous installer ici ? interrogea l’Egyptien. — Sûr ! Ils sont accueillants, et puis vous leur apprendrez des tas de choses : à construire des ponts, à cultiver des céréales. J’ai déjà commencé, seulement le rendement est faible… Ce qui me manque le plus, c’est une bête de trait. — Pourquoi ne pas utiliser des élans ? En les prenant jeunes, il doit être possible de les dresser, suggéra Flahon. — Voilà une idée qui ne m’était pas venue… Voyez, à nous tous nous réaliserons des merveilles, car cette contrée est riche et giboyeuse ! — A condition de supporter les intempéries…, fit Setni, songeur. La première chose à faire sera de construire des maisons de bois dotées de poêles en terre réfractaire. — Mais pourquoi rester ici ? Il faisait bien plus chaud, au sud, lorsque nous avons aperçu la première terre, protesta Maïcha. — Il faudra réfléchir à la question, répondit Setni en interrogeant du regard ses compatriotes. Pour eux, nord ou sud, peu importait. Le seul problème consistait à modifier les transmetteurs de manière à ce qu’ils expédient les jeunes Romains dans une contrée plus tempérée afin que les descendants des Polluciens puissent se métisser avec eux. Les Algonquins, en effet, ne semblaient pas dotés d’un Q.I. suffisant. — Mes amis, il est temps de partir ! s’écria Barcino, un peu congestionné par d’abondantes libations. Mon beau-père, Tonnerre des Eaux, risquerait de se vexer. — Quel drôle de nom…, remarqua Flavia. — Oh ! c’est simplement parce qu’il a fait un long voyage vers l’ouest et qu’il a vu une énorme chute d’eau que les indigènes appellent Naiagra : Tonnerre des Eaux. — Ce doit être splendide…, s’extasia Maïcha. — Sans doute, mais il est temps de débarquer. Flahon et Maïchos venez avec moi, ordonna Setni. J’emmènerai une escorte de dix hommes. Je reviendrai coucher à bord. Son épouse le serra dans ses bras et la petite troupe embarqua dans un canoë dont l’Egyptien admira la coque effilée, mais fragile. Cette entrevue avec le chef Naiagra pèserait lourd dans sa décision… CHAPITRE IX Le tipi du grand chef, plus élevé que les autres et orné de peintures, portait au-dessus de l’entrée une superbe paire de cornes de bison. Lorsque Setni pénétra à l’intérieur, il réprima à grand-peine sa toux, tant il y avait de fumée. Quelques torches résineuses jetaient une lueur parcimonieuse ; l’Egyptien découvrit dans la pénombre quatre robustes gaillards peinturlurés : le plus massif, accroupi en avant des autres, arborait une superbe coiffe de plumes. Ils ne prêtèrent aucune attention aux arrivants. Quand Barcino entra, il se plaça devant le chef et prononça quelques mots dans une langue gutturale. Naiagra daigna alors ôter le tuyau de pipe de sa bouche et fit signe à ses hôtes de s’accroupir. Selon les rites, la bouffarde nauséabonde passa alors de main en main puis Barcino, sur l’invitation du chef, effectua un petit discours qu’il résuma à l’intention de ses amis. — Je leur ai dit que vous venez de très loin, à l’est, que vous connaissez de nombreux tours magiques, et que vous désirez vous établir ici. Maintenant, offrez vos cadeaux. Setni lui tendit un coutelas dans sa gaine et une hache d’acier, ainsi que des colliers de perles de verre pour ses acolytes. Après avoir examiné avec intérêt les présents et apprécié en connaisseur le tranchant des lames, Naiagra sortit une nouvelle pipe de son sac, la bourra et fuma en exhalant la fumée par petites bouffées, puis il prononça une courte allocution, que Barcino traduisit tant bien que mal : Le chef vous souhaite la bienvenue ! Il accepte que vous résidiez sur son territoire. Il désire que vous m’aidiez à fabriquer des haches et des poignards. Ces armes serviront à repousser ses ennemis abénaquis et hurons s’ils l’attaquent. Bien entendu, vous combattrez à ses côtés. — Remercie le chef et dis-lui que nous sommes d’accord. Nos pratiques magiques seront mises à son service pour améliorer la vie de son peuple. L’Espagnol traduisit de son mieux la réponse et obtint en réponse un laconique Hugh ! L’entretien était terminé. La délégation regagna le navire en compagnie de Barcino et de Biche Légère qui contempla avec étonnement les vêtements des deux femmes, puis Setni annonça qu’ils établiraient leur premier comptoir à cet endroit. Les membres de l’expédition resteraient dans les vaisseaux, le temps que l’on construise une maison fortifiée. Maïcha et Flavia soupirèrent, mais ne protestèrent pas. Ce soir-là, Setni et ses deux complices veillèrent tard, discutant de l’emplacement de la future colonie. — D’accord ! Cette contrée est giboyeuse, grogna Setni, seulement, je crains qu’on y crève de froid cet hiver. — D’après les photos du satellite, intervint Casarbal, il existe au sud des civilisations bien plus évoluées qui connaissent l’art de construire de vastes palais de pierre, des pyramides… Dans cette contrée, règne une température plus clémente. — Peut-être, marmonna Flahon, seulement ici le climat est sain, il ne faut pas oublier que nos compagnons ne sont pas immunisés, comme nous, contre la plupart des maladies. Nos descendants, eux, ne le seront pas non plus. Alors, moi, je préconise de rester ici… Je vais me constituer un harem de jolies petites Romaines et leur faire des tas de gosses… Tous deux se tournèrent vers leur chef pour connaître sa décision. L’Egyptien médita un moment puis déclara : — Après tout, il sera temps de nous en aller au printemps, s’il s’avère que la vie ici est trop pénible. Pour moi, elle offre au moins un avantage. Si on nous recherche, un enquêteur repérera aisément les endroits civilisés, puisque je l’ai fait. Nous sommes donc très bien cachés dans cette contrée. Ne faisons rien qui puisse attirer l’attention, notre demeure sera construite en rondins de bois, elle se fondra dans le paysage environnant. Ainsi, nos enfants grandiront en paix. Si on nous attaque, nous nous défendrons, mais avec nos armes, sans faire appel ni à la poudre, ni évidemment aux engins atomiques. — D’accord, tu commandes, tentons le coup ! gronda Casarbal. J’espère que tu ne verras pas d’inconvénient à ce que j’installe une dynamo dans l’un des bras du rapide, afin de produire de l’électricité. Cela changera bigrement nos conditions d’existence ! — Si tu veux… A condition de construire seulement un petit barrage, rien qui soit susceptible d’être repéré sur un agrandissement ; pas de projecteurs puissants, seulement de petites lampes, pas d’usine importante, des forges et des fours de taille réduite, compris ? — Clair comme de l’eau de roche ! persifla le prêtre. Et ton fort, tu le vois comment ? — Une seule porte avec un pont-levis entouré de fossés emplis d’eau. Au milieu quatre ou cinq catapultes pour dégager les alentours avec le feu grégeois si besoin se fait sentir. Les habitations nichées dans les remparts, avec des fenêtres s’ouvrant vers l’intérieur. — Bon ! Seulement qui va coltiner les troncs d’arbres ? Pas nous…, protesta Flahon. — Bien sûr ! On se servira du psycho-inducteur pour dresser les élans… — Et tu crois que ça marchera sur les cervelles de ces bestioles ? s’étonna Casarbal. — Il suffit de les abrutir un peu pour qu’elles acceptent des cavaliers sur leur dos et des harnais pour tirer les charges. J’ai vu une photo de peuples nordiques qui les utilisent pour leurs traîneaux. — Je me demande si on peut avoir confiance en ces gens-là… Ce sont des sauvages, grommela Flahon. — Barcino a su s’en faire des amis… — Eh ! parce qu’il a épousé la fille du chef ! Moi, je ne tiens pas à épouser une indigène, je veux procréer avec les Romaines ! — Baste ! Tu féconderas plusieurs épouses, voilà tout… Les mélanges chromosomiques sont excellents, ainsi tu auras une quantité de gènes nouveaux dans ta descendance. — Puisque nous sommes ici pour ça, je vais m’y atteler, conclut Casarbal. Et la colonie fut fondée à l’emplacement du futur Québec. L’installation des nouveaux arrivants se fit sans trop de problèmes au début, ils furent un peu gênés par la curiosité des squaws et par les enfants romains ravis de s’entretenir dans leur langue maternelle avec Flavia. Le dressage des élans s’avéra assez décevant malgré les inducteurs. En effet, s’il fut possible de leur faire accepter de tirer des charges, pas question de leur imposer un cavalier. Les Algonquins apprécièrent énormément de ne plus haler eux-mêmes leurs travoix, mais ils se payèrent de bonnes séances de rire, en contemplant les étrangers qui s’essayaient à l’équitation sur élan. Le froid commençait à se faire sentir en cette fin octobre et des flocons de neige voltigeaient lorsque les colons inaugurèrent leur nouvelle demeure. Rien de très confortable : les meubles, en particulier, faisaient presque entièrement défaut, mais les grandes cheminées où brûlaient d’énormes bûches fournissaient une température agréable et les ampoules électriques de Flahon donnaient bien plus de lumière que les torches. Les Indiens béaient d’admiration à la vue de ce feu qui ne brûlait pas, enfermé à l’intérieur de globes transparents. Cela les amusait beaucoup, mais ils n’envoyaient pas la nécessité ; par contre, les premiers objets de fer forgé les emplirent de joie. Tous rivalisaient de présents de vénerie, afin de se procurer l’un de ces couteaux à lame inusable et qui ne cassait pas. Ainsi, les nouveaux arrivants furent adoptés par les Algonquins : ceux-ci continuaient à loger dans leurs tipis, mais ils venaient souvent palabrer en fumant devant les grandes cheminées de pierre où d’énormes bûches brûlaient en crépitant. De leur côté, les Carthaginois furent éduqués par les sauvages qui leur apprirent à suivre une piste dans la forêt en repérant les branchages brisés, à déchiffrer les empreintes dans la neige, à se guider selon l’emplacement de la mousse sur les troncs d’arbres. Ils les incitèrent aussi à se méfier des étrangers ; tout Indien n’appartenant pas à la tribu devait être considéré comme ennemi. Les embuscades des Hurons étaient redoutables, car la nouvelle de l’arrivée d’étrangers sachant modeler le fer et confectionner des armes puissantes s’était répandue alentour. Chaque tribu espérait s’emparer de l’un de ces sorciers venus, prétendait-on, d’outre-mer. Les Carthaginois ne se souciaient pas tellement de ces menaces : Maïcha et Flavia appréciaient la chaleur et le confort de leur grande maison dont elles ne sortaient presque jamais. Elles tissaient les langes de leurs futurs enfants, et Biche Légère leur avait appris à utiliser broderie et coquillages pour orner les vêtements et les chaussons. De leur côté, elles avaient enseigné à l’Indienne la manière de tisser et de teindre avec la pourpre amenée de Carthage. Les occupations ne leur manquaient pas et elles ne se plaignaient jamais : la nourriture abondante en ce début d’hiver leur permettait d’assouvir leur faim dévorante. Flahon et Casarbal s’occupaient maintenant de réceptionner les enfants des tophets; ils les amenaient dans le fort et Flavia s’empressaient de les rassurer. Ensuite, tous apprenaient le langage local : grâce aux traducteurs électroniques des prêtres, les colons pouvaient maintenant s’entretenir sans problèmes avec les autochtones. Naiagra, lui aussi, avait sympathisé avec Setni et Maïchos : accompagnés de Barcino et d’autres chasseurs, tous partaient pour de longues expéditions, péchant dans la rivière, tuant du gibier au cours d’interminables battues. Pour les guerriers, ces parties de chasse rompaient la monotonie de l’existence, et leur apprenaient à découvrir les merveilles de cette contrée. Ainsi, Setni et ses compagnons franchirent une fois les rapides Lachine en effectuant un portage des canoës et parvinrent jusqu’au lac Ontario dont l’étendue étonna les voyageurs. C’était l’extrême limite du territoire algonquin et il ne fut pas possible d’aller plus loin. Naiagra assura à ses amis qu’il existait quatre autres lacs encore plus vastes, constituant une sorte de mer intérieure ; entre eux se trouvait la fameuse chute, nommée Tonnerre des Eaux. Malgré tout, les explorations se trouvaient limitées; sur la rive droite du Saint-Laurent habitaient en effet des tribus hostiles : Sokoki, Abénaquis, et plus près de l’embouchure, Malecites et Micmacs. Pourtant, une longue expédition utilisant pour la première fois des chariots traînés par des élans, atteignit le fond de la baie de James, qui faisait partie elle-même de la baie d’Hudson. Ils se trouvaient à la lisière des territoires Naskapis et Cris et rencontrèrent même des Esquimaux de la tribu des Itivimiuts. Leur aspect laissa penser à Setni que la colonisation de ce continent s’était faite par le nord depuis l’Asie et que tous ces Indiens possédaient en fait des ancêtres jaunes. C’est au retour de cette lointaine marche au cours de laquelle les explorateurs utilisèrent des raquettes à neige pour la première fois, que d’inquiétantes nouvelles leur parvinrent. Sur des photos du satellite, les prêtres avaient noté de curieuses concentrations de tentes : apparemment, Hurons et Chippewas du Sud s’étaient unis pour une vaste opération. Naiagra, interrogé, ne put que confirmer les craintes des Carthaginois : ne pouvant s’emparer des fameux étrangers et constatant l’intérêt des armes nouvelles pour la chasse, ils avaient décidé de s’unir pour attaquer les Algonquins… Ayant découvert à temps cette menace, Setni prit en accord avec Naiagra les dispositions nécessaires : Les catapultes furent approvisionnées en munitions à l’intérieur du fort ; les habitants des villages reçurent ordre de quitter leurs tipis dès qu’ils apercevraient des signaux de fumée. Ensuite, Setni et ses officiers établirent des plans de campagne. Les ennemis, afin d’assurer leurs approvisionnements, devaient suivre le fleuve pris par les glaces en de nombreux endroits. A cause des fameuses chutes, les navires ne pouvaient pas servir à grand-chose. On cassa donc le pack afin qu’ils mouillent à proximité du fort : ainsi les catapultes croiseraient leur tir dans le cas où l’ennemi parviendrait jusqu’au fort. Barcino donna ensuite une leçon de stratégie indienne : En aucun cas, il ne faut songer à des combats de formations régulières comme chez nous. Il n’existe pas de légions et les chefs ont du mal à se faire obéir. Les combattants se faufilent, utilisant le couvert des arbres, et la bataille se résout en une série de combats singuliers. Par contre, ils sont habiles à tendre des pièges, leur seule stratégie véritable est l’encerclement. Il faut noter que leurs boucliers, relativement efficaces contre les flèches à pointe de silex, seront inopérants avec les pointes d’acier. En outre, les épées et les lances nous procureront une grande supériorité. Seul ennui, une petite partie seulement de nos amis indiens possèdent ces armes nouvelles. — Il serait très dommage que notre arrivée ici coïncide avec un massacre, souligna Setni. Nous devons seulement leur infliger une leçon telle qu’ils acceptent de signer une paix durable. Essayons de nous faire obéir de nos troupes, afin de manœuvrer l’adversaire. Ce sera difficile, mais nos alliés ont une grande confiance en nous, je pense donc que ce sera possible, surtout, si on leur explique bien ce que je désire… — Crois-moi, c’est une gageure ! grogna Barcino. La vue du sang les rend fous ! — C’est pourquoi je m’en tiendrai à un raisonnement simple : nous bloquerons la rive gauche du Saint Laurent à la hauteur des rapides Lachine. De là, nous retraiterons jusqu’au fort en combattant et en infligeant des pertes à nos adversaires avec les flèches et les armes blanches. Ensuite, nous nous arrangerons pour laisser libre la rive gauche, jusqu’à l’embouchure de la rivière Saint-Charles de telle manière que les Hurons viennent s’entasser entre le fort, le fleuve et le ravin qui se trouve au sud. Quant à nos troupes, elles bloqueront ensuite le secteur nord et ouest… Pendant les jours qui suivirent, l’Egyptien et Naiagra firent manœuvrer les Algonquins qui s’amusaient comme de grands enfants, séparant les troupes en deux afin de simuler une bataille. Lorsque Setni fut certain qu’ils étaient rompus à la manœuvre, l’armée, précédée par des éclaireurs, se mit en marche pour aller au-devant des envahisseurs. Il était bien stipulé que, lorsque le combat se déroulerait devant le fort, les Algonquins devraient ramener des prisonniers qui leur seraient payés par la suite en verroterie et en armes d’acier. Le contact avec les Hurons fut établi à la hauteur des rapides Lachine et les Indiens suivirent leur tactique habituelle, se dissimulant derrière les trembles pour décocher leurs flèches lorsqu’un adversaire se trouvait à découvert. Pour un Carthaginois, ce genre d’affrontement était fort étrange, car on ne pouvait deviner l’effectif des forces en présence. Quelques diables peinturlurés surgissaient des broussailles, lançaient quelques projectiles, mais en venaient rarement au corps à corps. Sans cesse en mouvement, utilisant les abris avec une fantastique habileté, les Indiens paraissaient insaisissables. Selon les instructions de Setni, les Algonquins perdaient volontairement du terrain mais se repliaient plus vite sur leur aile gauche, afin d’attirer leurs adversaires le long du fleuve. Bien rassemblés par clan, les Indiens s’affrontaient avec ruse et férocité ; rares étaient les prisonniers : tout blessé se trouvait évacué par les membres de son clan. Les morts aussi disparaissaient du champ de bataille, car il ne convenait pas que les corps des défunts puissent être profanés et tournés en dérision. Aucun des combattants ne craignait d’ailleurs d’être tué, étant persuadé que tout guerrier tombé les armes à la main chasserait éternellement dans les prairies giboyeuses de l’au-delà, près du Grand Esprit. La bataille se déplaçait sans cesse vers le nord-ouest, le long du Saint-Laurent dont les eaux charriaient des plaques de glace trop minces encore pour supporter le poids d’un homme. Sur le fleuve, quelques rares pirogues huronnes, amenées par portage, suivaient la progression de leur tribu et empêchaient les Algonquins de descendre en aval pour débarquer sur leurs arrières. Depuis une heure, le cap Rouge avait été dépassé et douze kilomètres séparaient encore les Algonquins du fort construit par leurs alliés. Ils eurent alors recours à une ruse qui leur était familière, faisant mine de s’enfuir à toutes jambes. Mais les Hurons se méfiaient et, lorsque leur avant-garde se trouva prise sous une pluie de flèches lancées par des guerriers dissimulés sur une éminence, elle battit prudemment en retraite. Puis la hauteur fut cernée discrètement et ils se lancèrent à l’assaut en brandissant leurs tomahawks, mais ne trouvèrent personne… Il en fut ainsi à plusieurs reprises, si bien que les Hurons commencèrent à perdre leur impassibilité, hurlant des injures et traitant leurs adversaires de vieilles femmes peureuses. En général, ces épithètes finissaient par émouvoir leurs vis-à-vis qui répondaient de leur mieux puis, après avoir rivalisé d’éloquence, tous en venaient au corps-à-corps. Cette fois, rien de tel : les Algonquins demeuraient silencieux, tendant sans cesse de nouvelles embuscades, et les pertes des attaquants devenaient appréciables, ce qui les rendait furieux. Pourtant, leurs chefs savaient que cette retraite ne saurait durer longtemps, car les Algonquins finiraient par se trouver adossés à la rivière Saint-Charles. Ils encourageaient donc leurs guerriers, les incitant à prendre patience. Quatre heures après le début de la rencontre, les Hurons avaient été amenés où Setni le désirait. Les deux navires descendirent alors le fleuve, et bombardèrent les canoës avec les catapultes. Les projectiles défonçaient les légères embarcations qui coulaient immédiatement. Les rescapées filèrent donc, laissant les Carthaginois maîtres du cours d’eau. La Lilybée et la Carthago Nova prirent alors position le long de la falaise qui bordait le Saint-Laurent. La situation des Hurons était la suivante : devant eux, le mur de bois dominé de créneaux d’où partait un tir nourri des frondeurs et des archers restés en garnison. Sur leur gauche, le gros des Algonquins qui se dissimulait derrière des clayonnages préparés à l’avance. Et, sur leurs arrières, leurs adversaires attaquaient maintenant en direction du fleuve : ces troupes d’élite, dotées d’armes nouvelles en fer, réussirent assez vite à couper toute retraite, parvenant jusqu’aux rives escarpées. Ainsi, les assaillants se trouvaient maintenant confinés dans une poche comprise entre la crique de Wolf et le fort. C’est alors que les catapultes carthaginoises entrèrent en action. Au début, elles projetèrent des blocs de rocher qui ne tuèrent pas grand monde, mais effrayèrent beaucoup les Indiens qui se demandaient d’où ils provenaient. Ce fut bien pire, lorsque les onagres des bateaux et ceux de fort utilisèrent le feu grégeois. Les Indiens faisaient parfois usage de flèches enflammées, rien de comparable avec ces projectiles effrayants impossible à éteindre, tout pareils aux astres errants que les anciens avaient vu dans le ciel… Très vite, la position devint intenable, car le tir, dirigé surtout sur l’arrière, vers la crique, avait mis le feu aux broussailles et, sous l’effet du vent suroît, le brasier repoussait les Hurons vers le fort et les retranchements au nord. De là, archers et frondeurs s’en donnaient à cœur joie sur ces malheureux attaquant à découvert avec la dérisoire protection de leur bouclier que les pointes d’acier et les pierres perforaient sans peine. Les chefs hurons comprirent vite dans quel guêpier ils s’étaient fourrés et ordonnèrent de fuir vers le fleuve. Certes, la descente des escarpements était difficile et, plus tard, Montcalm penserait à tort que les Anglais ne pourraient les escalader, mais les Hurons les dévalèrent s’attendant à trouver leurs canoës, à la place, ils découvrirent les embarcations ennemies et les vaisseaux Carthaginois d’où une pluie de flèches tombait sur les rescapés. C’était pourtant la seule issue : les fuyards se jetèrent à l’eau, d’autres suivirent la crique de Wolf et la surface des eaux fut bientôt couverte de têtes emplumées se laissant porter par le courant. Les rameurs algonquins en tuèrent quelques-uns et pour complaire à leurs alliés, en capturèrent un certain nombre, les assommant du plat de leurs pagaies. Le soir venu, la défaite ennemie était totale. Des pisteurs suivirent les fugitifs pour s’assurer qu’ils ne tenteraient pas un retour offensif, tandis que, sur le champ de bataille, les Carthaginois soignaient les blessés, au grand étonnement de leurs alliés, peu accoutumés à de telles pratiques. Maïcha et Flavia, malgré leur état, se dépensèrent sans compter, faisant installer les plus atteints sur des couches d’herbe préparées la veille. A vrai dire, il n’y avait guère de plaies légères, car les Indiens, durs à la souffrance, ne demeuraient sur place que lorsque leurs blessures les rendaient incapables de bouger. Le soir, Naiagra, tous les chefs et leurs alliés se réunirent pour festoyer. Quartiers de caribou, dindes, grillaient sur de grands feux ; d’innombrables saumons fumés, des vasques de sirop d’érable, toutes ces victuailles furent dévorées par les vainqueurs et Setni déboucha, pour l’occasion, l’une des dernières amphores restantes pour trinquer avec Naiagra. Le chef apprécia beaucoup ce breuvage et incita ses alliés à utiliser, l’an prochain, les raisins des vignes locales pour en confectionner. Naiagra, enchanté de sa victoire, offrit à Setni un somptueux manteau d’hermine, tandis que ses compagnons recevaient des pelisses de martre, de vison, de lynx ou de castor, selon l’importance que les Indiens leur accordaient. De leur côté, les Carthaginois distribuèrent leurs dernières verroteries et des pots d’argile, présents très appréciés de leurs amis. D’ailleurs, les prêtres avaient installé dans le fort plusieurs fours et une production locale de verre et de poteries avait commencé. C’est donc avec la satisfaction du guerrier vainqueur que Setni regagna sa chambre en compagnie de Maïcha ; il lutinait son épouse lorsque son psychotransmetteur signala un appel urgent de Pentoser. Cela refroidit son ardeur et, sous prétexte de vérifier si les prisonniers n’étaient pas torturés, l’amiral revint dans la salle de banquet. Les derniers convives se tordaient de rire en contemplant Styros et Dunorix qui mimaient une danse indienne en compagnie de Naiagra. De là, Setni grimpa dans le donjon où avaient été installés les appareils de transmission. Les deux prêtres l’attendaient, la mine austère. — Alors, que se passe-t-il ? s’enquit leur chef. — Ton second nous signale l’arrivée dans l’atmosphère d’un navire pollucien. Après un premier tour d’inspection, il a expédié une navette en direction de notre satellite météo qui émettait à ce moment. Depuis, nous ne recevons plus rien. — Il a donc été capturé sur orbite : le nouvel envoyé des Grands Cerveaux sait maintenant que nous sommes sur cette planète… —… Ou que nous y avons séjourné… Le satellite aurait pu être abandonné à la fin de la mission, objecta Flahon. — Si j’étais parti en catastrophe, peut-être. Seulement, s’il examine mes états de services, il saura que je n’ai pas l’habitude de laisser du matériel traîner derrière moi ! — L’enquêteur connaît donc notre présence, grommela Casarbal. Reste à nous dénicher… Autant chercher une aiguille dans une botte de foin, comme disent les Gaulois. — Quels indices ai-je laissés ? fit Setni, songeur. Toutes les modifications apportées aux navires auraient pu être effectuées par Archimède ou par n’importe quel élève de l’école d’Alexandrie. Quant à ma nouvelle tactique navale, elle pouvait venir à l’idée d’un stratège quelconque. — Sans doute, acquiesça Flahon. Restent les transmetteurs de matière dissimulés dans les statues de Baal ! — Encore faut-il tomber dessus… Si nous les disjonctons et si nous cessons de les utiliser momentanément, bien malin qui les découvrira. — J’envoie un ordre codé immédiatement, déclara Flahon. Tant pis pour les pauvres gosses qui seront sacrifiés désormais. — Supposons maintenant qu’on examine de près une photo aérienne de ce secteur, reprit Setni. Que remarquerait-on d’anormal ? Le fort… il faudra tendre des filets du haut des murailles pour mieux le dissimuler. Les catapultes, elles, seront aussi aisées à camoufler. — Le barrage peut sembler artificiel, nota Casarbal. — Dans ce pays où les castors pullulent ? Non… — Seule la dynamo constitue un anachronisme et elle se trouve cachée dans un abri de rondins. — Et les navires ? interrogea Flahon. — Ils représentent un danger, pourtant ce serait trop dommage de les détruire. Il faudra les haler à terre et les abriter sous des branchages. Ainsi, plus aucun danger de se faire repérer, assura Setni. De toute manière, le fleuve sera bientôt entièrement pris par les glaces et ils ne seront plus d’aucune utilité..En les laissant sur le fleuve ils risqueraient même d’être endommagés par la banquise, acquiesça Flahon. — Faut-il mettre les hommes au travail immédiatement ? demanda Casarbal. — Non ! Il n’y a pas d’urgence. Notre adversaire va probablement chercher à contacter Hannibal qui se trouve à Carthage… — La trajectoire de l’astronef indique en effet un survol de cette ville à basse altitude et le largage d’une navette, coupa Flahon. —… Là, notre homme va prendre langue avec les notables. Peut-être trouvera-t-il que l’amiral de la mer océane mérite un contrôle particulier. On lui racontera que je suis parti vers l’ouest à la tête d’une flottille de trois navires. Comment en découvrir la trace ? Personne n’a de nouvelles de nous, alors ? — Alors, l’ordinateur de l’astronef resté en orbite prendra des clichés de l’océan et des côtes où nous aurions pu aborder, s’exclama Casarbal, et il ne trouvera rien d’anormal ! — Par conséquent, l’enquêteur pensera être sur une fausse piste et abandonnera, jubila Flahon. — Il ne s’avouera pourtant pas battu ! Ne le sous-estimez pas. Cet agent est certain que nous sommes quelque part sur cette planète, assura Setni. La surveillance orbitale se maintiendra donc et il restera à Carthage, tout en attendant patiemment une erreur de notre part pour nous tomber dessus : l’utilisation d’une technologie anachronique par exemple. — Et pourquoi le ferions-nous ? s’écria Casarbal. Nous sommes fort bien ici… Les Indiens nous ont adoptés… Les vivres sont abondants et le matériel génétique largement suffisant pour recréer ici une race pollucienne saine ! Dans plusieurs siècles, lorsque des Espagnols et des Anglais aborderont ce continent, ils seront peut-être étonnés de découvrir un îlot de race blanche, mais ils supposeront que les Vikings y ont procréé, voilà tout ! A ce moment-là, notre enquêteur sera reparti depuis belle lurette, déclarant que l’amiral égyptien qui tenta la traversée de l’océan Atlantique était très probablement le traître recherché et qu’il y a tout lieu de croire à sa mort pendant la traversée. — Ne crains-tu pas, qu’à la longue, les analyses systématiques pratiquées par les ordinateurs recherchant les anomalies historiques, ne repèrent nos descendants ? — Sans doute, n’en déplaise à Casarbal… Aussi, dès que nous aurons la certitude du départ de cet enquiquineur, il faudra embarquer tous nos gosses à bord de l’astronef de Pentoser et filer vers une planète inhabitée d’un autre système solaire. — D’accord, il y a trop d’astres pouvant héberger nos protégés pour les explorer tous, nota Flahon. En choisissant bien, nous devrions être tranquilles assez longtemps pour que notre technologie permette de dissimuler notre présence aux enquêteurs des Grands Cerveaux. — Et Pentoser ? murmura Casarbal. Ne risque-t-il pas de se démasquer inopinément ? — Je lui ai donné des instructions formelles, affirma Setni. Faire le mort tant qu’il existe des engins en orbite autour de notre globe. Ensuite, il expédiera une navette au ras des eaux pour nous ramener à bord et nous déciderons ensemble quelle attitude adopter. — Eh bien, nous avons examiné à fond ce problème et il n’y a aucune raison de nous affoler, constata Flahon. Demain, nous camouflerons le fort et les vaisseaux… Maintenant que l’attaque des Hurons a été repoussée, cela ne présente guère d’inconvénient. — C’est mon avis ! conclut Setni. Allons nous coucher… La journée a été rude. Bonsoir… L’amiral regagna sa chambre ; la salle de banquet était presque vide : quelques ivrognes ronflaient dans leur coin, imbibés d’un alcool de maïs réputé pour donner de sacrées gueules de bois. Dunorix montait la garde, allongé par terre dans le couloir ; il ronflait comme un sonneur et ne se réveilla nullement lorsque son chef l’enjamba… Setni songea avec quelque mélancolie que, si un parti déterminé de Hurons attaquait le fort cette nuit-là, il massacrerait des dizaines de victimes avant d’être repoussé. Par mesure de précaution, il brancherait donc son champ protecteur ; tant pis pour l’usure du générateur atomique, mais il avait vraiment besoin d’un sommeil réparateur après toutes ces émotions. Maïcha semblait plongée dans un profond sommeil. Les seuls bruits audibles étaient les gémissements des blessés et les hurlements des loups qui dévoraient les cadavres sur le haut de la falaise. Il se jeta sur son lit et s’endormit comme une brute. Son épouse, en réalité, ne pouvait trouver le sommeil : elle songeait avec angoisse que ce pays idyllique où son enfant allait naître ressemblait beaucoup à celui qu’elle avait quitté… Des hommes se jalousaient et s’entre-tuaient pour des motifs futiles. Son époux lui– même, venu en pacifique colonisateur, se comportait en guerrier aussi impitoyable qu’Hannibal ! Et cette contrée, l’hiver, serait aussi inhospitalière que les Alpes ! Alors, pourquoi avoir effectué pareille traversée ? CHAPITRE X Bien loin de là, à Carthage où Hannibal triomphant se prélassait dans les bras de la douce Imilcéa, banquets et réjouissances se succédaient. Chacun désirait fêter le vainqueur des Romains, mais celui-ci, las des honneurs avait décidé de regagner l’Espagne. Là-bas, les Scipion, bien que battant en retraite vers le nord, résistaient toujours. Ils espéraient effectuer leur jonction avec des troupes venues de Massilia, qui marchaient à leur rencontre. Le général, désirant en finir, avait l’intention de débarquer dans la cité phocéenne, coupant ainsi les Romains de leur base de ravitaillement et les prenant en tenaille entre ses troupes et celles d’Hasdrubal. La flotte punique cingla bientôt vers le nord-ouest. Cette fois, Hannibal emmenait son épouse avec lui ; cette ultime expédition serait vraisemblablement une simple promenade militaire, car les Gaulois s’étaient ralliés en masse à la cause carthaginoise depuis la prise de Rome. Après le départ de Barca, les soirées auraient été bien mornes si un Parthe cousu d’or n’avait débarqué un beau soir dans le port de la ville. Dès son arrivée, il acheta un somptueux palais, y organisant de pantagruéliques festins. L’étranger sembla très déçu d’apprendre qu’Hannibal avait quitté Carthage. Il désirait, en effet, entendre le récit de ses campagnes. Etant donné la générosité de cet amphitryon, les officiers convalescents ne manquèrent pas pour lui conter les exploits de leur chef. Ainsi lui narra-t-on avec force détails comment un mercenaire égyptien avait permis le passage de l’armée, bloquée par un énorme roc calcaire, en le chauffant et en l’attaquant avec du vinaigre. Mais ce qui l’intéressa le plus, fut assurément le récit que lui fit Shafatbaal : — Cet Egyptien, éduqué à Alexandrie, possède des connaissances scientifiques étonnantes, assura le marin. Non seulement il a révolutionné l’art de la construction navale en modifiant la structure des voiles et en installant des gouvernails d’étambot aux navires, mais encore il a créé une stratégie nouvelle ! — Est-on certain qu’il en est l’inventeur ? s’enquit son interlocuteur. — Tu sais, lorsqu’une innovation connaît le succès, il ne manque point de gens pour s’en attribuer le mérite ! Mais je suis formel, car j’ai assisté moi-même à la modification du premier navire : un lourd céréalier qui a battu des quinquérèmes à la course. — Cet étranger est donc un véritable génie… — Il en existe un autre : Archimède, qui contribua à la défense de Syracuse en construisant d’extraordinaires machines de guerre. Setni l’a rencontré, je crois, mais après ses propres découvertes. — Setni, dis-tu… Est-ce aussi cet Egyptien qui persuada Hannibal de lancer sa cavalerie sur Rome après la bataille de Cannes ? — Je ne l’ai pas entendu dire… D’après ce que je sais ce serait Maharbal qui aurait supplié son chef de le laisser tenter un raid vers la capitale ennemie. — Très bien… Je te remercie de m’avoir ainsi raconté de mémorables événements. Accepte ce cadeau ! L’officier se confondit en remerciements et prit congé fort satisfait… En effet, à chacune de ses visites, le Parthe lui remettait un rubis ou une émeraude de taille incroyable ; à croire qu’il les fabriquait, car l’étranger ne paraissait leur attribuer aucune valeur… Chaque invité se voyait en effet offrir un présent similaire. Orode, ce richissime Parthe, ne demeura malheureusement pas longtemps à Carthage ; il disparut un beau jour, comme il était venu, lorsqu’il jugea avoir amassé suffisamment de pièces à conviction. Shafatbaal le soupçonna d’être parti pour Syracuse et il n’avait pas tort. En effet, le Parthe fut ensuite l’hôte du tyran Hiéronyme, enchanté de sa munificence, qui le combla d’honneurs. Mais Orode ne s’intéressait guère à ce cruel souverain, et recherchait beaucoup plus la compagnie d’Archimède. C’est ainsi qu’il discuta longuement avec lui de problèmes mathématiques et s’aperçut que le savant possédait des connaissances que l’Histoire ne lui accordait point… Il énumérait beaucoup trop de décimales au nombre pi, utilisait des chiffres arabes au lieu de grecs, jonglait avec les logarithmes ; il en était de même en hydrodynamique et en géométrie… Quant à son savoir en cosmologie, seul un extraterrestre pouvait le lui avoir communiqué. L’enquêteur en était sûr : Setni n’était pas mort ! Ainsi que les Grands Cerveaux le soupçonnaient, il avait renié son serment pour rester sur cette misérable planète avec ceux qu’il pourchassait. D’ailleurs c’était un récidiviste… Orode prit congé de Hiéronyme qui ne savait trop s’il devait agréer les riches présents de cet outrecuidant étranger ou le faire crucifier. Cet hurluberlu féru de mathématiques absconses n’avait-il pas dédaigné les danseuses crétoises qu’il lui avait envoyées dans sa magnanimité ? Et il passait de longues heures en compagnie de ce vieux fou d’Archimède ! Mais la prudence l’emporta. Orode avait su se faire une réputation de magicien et de guerrier redoutable : n’avait-il pas, un soir, expédié sur un toit deux malandrins qui l’agressaient ? Le Parthe quitta donc Syracuse, mais, comme lors de son départ de Carthage, personne ne sut dire quel vaisseau il avait emprunté, ni quelle caravane il avait choisie… Peu à peu l’enquêteur mettait en place les morceaux du puzzle. Les récits des officiers d’Hannibal faisaient mention de deux prêtres de Baal, devins renommés, qui s’étaient liés d’amitié avec l’Egyptien. Ils parlaient aussi de deux esclaves et d’un écuyer ; à Carthage, cet écuyer s’était transformé en une adorable Espagnole que le transfuge avait épousée. Fallait-il voir là le motif de la folie de cet enquêteur, sujet à des frasques imprévisibles ? Une femelle ! Vraiment peu probable… Non ! Il fallait des motifs plus sérieux pour briser une carrière… La véritable raison devait être cherchée dans les fumeuses cogitations des deux premiers transfuges qui avaient cherché à fournir un matériel génétique nouveau à la race pollucienne pour éviter son extinction. Qu’espéraient-ils donc ? Recréer sur cette planète une colonie pollucienne métisse avec les autochtones ? Peut-être… D’après les renseignements fournis par Shafatbaal, toutes ces fripouilles avaient monté une expédition destinée à explorer l’Amérique, quasiment inconnue à cette époque ; ils étaient partis sur d’ancestraux navires à voile… Etrange ! Pourquoi ne pas avoir utilisé l’astronef qui leur restait ? Car Setni, dans son rapport aux Grands Cerveaux, mentionnait bien un second astronef différent de l’Hélion qui avait explosé aux abords de Pollux… Sans doute afin de brouiller définitivement sa trace… et il avait réussi car il serait difficile de dénicher une poignée de fugitifs sur deux vastes continents ! Pourtant, Orode connaissait son affaire : il demanda à l’ordinateur de son astronef un rapport complet sur le satellite météorologique capturé. Au moment de l’arrêt de son émission, le faisceau hertzien se trouvait dirigé sur un point précis de la péninsule italienne qu’il fut facile de localiser. Il s’agissait tout bonnement du cratère d’un volcan qui deviendrait fameux par la suite en détruisant deux villes romaines : le Vésuve… Cette éruption aurait lieu près de trois siècles plus tard, ce qui rassurait les occupants de l’astronef caché dans le volcan : ils ne craignaient rien de lui dans l’immédiat ; aucun indigène ne viendrait y mettre le nez de peur d’être asphyxié par les fumerolles ou expédié chez Pluton. En outre, les masses métalliques disséminées dans les laves rendaient la détection de la coque presque impossible… Convaincu d’avoir déniché l’astronef, Orode fit effectuer un sondage détaillé du cratère et, après un examen attentif des relevés, l’ordinateur localisa exactement l’appareil à demi enfoui sous des blocs de lave. Si cet emplacement n’avait pas été passé au peigne fin, jamais le navire spatial n’aurait été découvert. Le Pollucien se frotta les mains. Une fois capturé, le second de Setni, malgré sa loyauté bien connue, ne pourrait résister à ses psycho-inducteurs : il avouerait vite où se dissimulait son chef ! Restait à le persuader de se rendre… L’étude de son dossier se montra pleine d’enseignements. Pentoser avait toujours été le second de Setni au cours de ses multiples missions. D’un dévouement à toute épreuve, il se serait fait tuer pour son chef. Et pourtant sa fidélité aux Grands Cerveaux était connue. Lorsque son idole avait décidé de désobéir à ses supérieurs, le malheureux avait certainement été déchiré par un grave cas de conscience : trahir ses maîtres vénérés ou abandonner celui qu’il adulait… Il avait finalement opté pour la seconde solution, mais assurément avec réticence, en se promettant de faire l’impossible pour ramener Setni dans le droit chemin si l’occasion se présentait… Eh bien ! on allait lui en fournir la possibilité ! Orode fit donc émettre un message sur la longueur d’onde standard, sachant que Pentoser l’écouterait. — Ici l’enquêteur galactique Orode mandaté par les Grands Cerveaux pour offrir une dernière chance aux officiers du service temporel : Setni et Pentoser. Je m’adresse plus particulièrement à vous, lieutenant Pentoser. Votre loyauté à l’égard de votre chef est bien connue et vous l’avez souvent tiré de situations scabreuses grâce à votre dévouement. Nous savons aussi que vous avez toujours mené à bien les missions confiées par le service temporel. Lieutenant Pentoser, je fais appel à votre bon sens : ne commettez pas la folie de résister. Même si je disparaissais, d’autres prendraient ma place, avec toute la puissance que représente notre Confédération. Les deux traîtres que vous deviez traquer désiraient modifier les décisions de nos Grands Cerveaux sur l’évolution des Polluciens. Cette question a été longuement débattue. Les cerveaux électroniques les plus perfectionnés ont été consultés, ainsi que les plus éminents spécialistes. Ne croyez donc pas que cette sentence ait été prise à la légère et que la race pollucienne soit condamnée. Bien au contraire, toutes dispositions ont été prises pour qu’elle survive dans les meilleures conditions.. Orode jeta un rapide coup d’œil sur le mouchard afin de savoir si son interlocuteur l’écoutait : tel était le cas, mais il ne manifestait pas encore l’intention de répondre. Il poursuivit donc : —… Vous pourriez être tenté de penser : « Cet enquêteur ne désire pas employer la force, moi non plus. D’ailleurs nos armes, produites par la même technologie, s’avèrent équivalentes, et je suis invulnérable dans mon astronef. Il se lassera. Laissons donc passer le temps. » Vous commettriez là une grossière erreur, car le temps joue pour moi et contre vous. En outre, une certaine compréhension de votre part entraînerait des mesures de clémence à votre égard comme à celui de votre chef. Nous savons reconnaître les services rendus. Setni a accompli de dures missions dans des conditions extrêmement difficiles et, s’il a échoué dans sa tâche, les Grands Cerveaux ne lui en tiennent pas rigueur. Cet officier sera l’objet de soins attentifs dans une clinique psy et pourra reprendre, plus tard, son poste. Vous-même serez réintégré dans votre grade et pourrez, si vous le désirez, continuer à seconder cet officier d’élite. Réfléchissez donc, Pentoser : une occasion unique vous est offerte. Capitulez et venez à mon bord. On passera l’éponge sur vos errements. Je vous laisse une heure pour réfléchir. Après ce délai, je me verrai dans l’obligation d’en référer à mes supérieurs et d’employer s’il le faut la matière forte. Dans ce cas, il va de soi, tout espoir de réintégration serait perdu… Orode coupa la communication, assez content de lui ; à aucun moment, il n’avait fait allusion à ce que Pentoser aurait considéré comme une trahison. Il ne lui avait nullement demandé de dévoiler la cachette de Setni… Ainsi, ce pauvre bougre supposerait qu’il la connaissait déjà. Toutefois, s’il n’était pas trop idiot, il devait bien supposer qu’une fois entre les mains de l’enquêteur, on le placerait en reconditionnement et qu’une machine psy lui sonderait le cerveau… Pentoser, en effet, ne se faisait aucune illusion : il connaissait la détermination implacable des membres du service temporel. Une fois son astronef détecté, son seul espoir était de temporiser. Mais cette attente ne modifierait en rien le dénouement ; son astronef serait mis hors d’état de nuire et lui-même emprisonné. Peut-être rendrait-il service à son chef en lui octroyant quelques jours de sursis ? Tôt ou tard, il le savait, le service localiserait celui qui avait osé se rebeller contre sa toute-puissance. Alors, se suicider ? Là encore, aucune illusion : ce damné enquêteur remonterait le temps, le capturerait à un moment où il ne se méfierait pas et lui implanterait le blocage psy lui interdisant de disposer de sa personne… Il pourrait même se montrer plus subtil en imprimant dans son subconscient l’injonction d’obéir à ses ordres. Ce qui était peut-être déjà fait, car il n’avait aucune intention de résister… A quoi bon attendre une heure ? Autant en terminer immédiatement, quitte à ne plus jamais oser regarder en face Setni ! — Ici le lieutenant Pentoser, prononça-t-il dans son micro. Je me rends. Donnez à mon ordinateur de bord les coordonnées pour un télétransfert. Je vais me placer dans la cabine. Terminé… Il débrancha sans même écouter Orode qui le félicitait de sa décision et, le dos courbé, alla vers son destin… Quelques secondes plus tard, il se trouvait en face de son compatriote. — Lieutenant Pentoser, je vous ai donné ma parole d’enquêteur, vous avez agi sagement : votre réintégration est d’ores et déjà acquise. Au cas où vous auriez des révélations à me faire, je vous engage à parler immédiatement. L’astrot toisa son interlocuteur et secoua la tête : — Je ne vous déclarerai rien de mon plein gré. Si ce n’est que j’ai déploré la décision de mon chef, sachant que ses chances de succès s’avéraient faibles. Sans doute le savait-il aussi, mais il était soutenu par un sentiment que vous ignorez : l’amour… — Comment ! protesta Orode. Pour qui me prenez-vous, lieutenant ? Je ne suis pas un robot… En tant que cyborg, j’ai eu un corps comme le vôtre et j’ai ressenti des plaisirs charnels, comme des attirances psychiques ; les sentiments ne me sont pas inconnus ! Maintenant, bien sûr, mon cerveau relié, grâce à la biotique, à un inusable corps artificiel n’est plus soumis aux mêmes tentations. Pourquoi en aurait-il d’ailleurs, puisque je puis reproduire à mon gré toute jouissance avec un onirosuggesteur ? Mais, assez de babillages insipides. Prenez place sur ce divan, lieutenant Pentoser ! Avec un profond soupir, l’astrot obéit. Une résille vint se poser sur sa tête et il perdit tout libre arbitre. Orode, sans perdre de temps, lui demanda alors : — Où se terrent Setni et ses complices ? — Aux dernières nouvelles, ils se trouvaient près du fleuve qui sera appelé plus tard Saint-Laurent, à l’emplacement de la future ville de Québec. — De quel armement dispose-t-il ? Un pâle sourire se dessina sur les lèvres de Pentoser : — Rien que des appareils portatifs, murmura-t-il. Pas plus que moi, il ne devait se faire d’illusions… Inutile de résister à la toute-puissance des Grands Cerveaux… Une fois découverts, nous étions fichus ! — Les deux autres rebelles sont-ils avec lui ? Quel nom portent-ils ? — Oui, ils se font passer pour des prêtres de Baal : Flahon et Casarbal. — Et Setni vit-il seul ? — Non point ! Il est marié avec une princesse espagnole, une créature délicieuse qui se nomme Maïcha. — Bien ! Ce sera tout pour l’instant. Dormez, Pentoser… L’astrot tomba immédiatement en catalepsie. Orode se frotta les mains en songeant : « Allons, l’affaire ne se présente pas mal ! Ce lieutenant a fait preuve d’intelligence. C’est un bon élément. Reste à savoir si Setni se montrera aussi raisonnable : c’est le prix de sa réintégration. » Là-bas, près des Grands Lacs, le grand chef Naiagra avait permis à ses tribus de regagner leur territoire. Les nations des Ojibwés revinrent à leurs tipis en utilisant les raquettes, car la neige avait fait son apparition. Amikwas, Maramegs, Maskegons, Nipissings et Ottawas chantaient les louanges du rusé chef de guerre blanc qui avait permis de battre les Hurons, les peuples de l’Ours, du Daim, de la Corde, et de la Jatte, alliés pour envahir leur territoire. Grâce à la neige, Setni pouvait chasser les caribous à la piste. Vêtu d’une chaude pelisse de fourrure et chaussé de raquettes, il effectuait ainsi de longues randonnées, seul, ou avec Maïchos car il connaissait assez bien la contrée maintenant pour se passer de guide indien. Dunorix les accompagnait souvent, mais pas Styros qui détestait le froid. Maïcha restait aussi dans sa chaude demeure ce matin-là, elle conversait avec Biche Légère, venue lui apporter du sirop d’érable dont elle raffolait. — Vois-tu, le même cauchemar me hante chaque nuit, avoua-t-elle à l’Indienne. Mon époux m’apparaît dans une sorte de brume, je l’appelle, je tends mes bras vers lui, mais il ne me répond jamais. Alors, le brouillard l’enveloppe et il disparaît… Ensuite, vient le tour de mon enfant : il quitte mon sein comme une vapeur légère et je me retrouve seule… L’Indienne la contempla de ses grands yeux, elle semblait un peu effrayée : — Qui peut connaître l’avenir ? Seul le Grand Esprit Nanabozho sonde le futur. Les initiés de la grande médecine, la Midewiwin, en savent peut-être le secret, une squaw, jamais ! Il faut prier Nanabozho, car s’il est cruel parfois, il sait aussi se montrer généreux. Ces visions ont assurément pour but de réclamer des offrances, il t’avertit afin que tu l’honores. Eh bien ! tu me montreras comment lui être agréable ! Mais je sacrifierai aussi un faon à Baal, car il m’a toujours protégée pendant mes voyages. Ainsi fut fait : les deux femmes disposèrent devant le totem géant de Nanabozho un pot de sirop d’érable, du riz sauvage, des noix et des galettes confectionnées avec de la graisse d’ours : les sagamites. L’homme médecine les regarda avec un sourire approbateur : cela lui permettrait de faire bombance pendant les froides soirées de l’hiver… Maïcha se rendit ensuite au sauna : l’une des seules pratiques locales qu’elle approuvait car cela évoquait la chaleur des étés espagnols. Dans la hutte d’écorces de bouleau, on versait de l’eau sur des pierres chauffées et la vapeur se répandait dans la pièce, formant un délicieux contraste avec l’extérieur glacé. Réconfortée, la jeune femme s’apprêtait à repartir lorsqu’elle aperçut Flavia qui s’approcha d’elle en souriant : — Agréable, n’est-ce pas ? — Oui, cela me rappelle mon pays… — Tu sembles triste ! La nostalgie peut-être ? — Non… Je me plais ici avec Maïchos… Il est si bon pour moi. Précisément, je crains que ce bonheur ne dure pas longtemps… — Toi aussi ? Là-dessus, Maïcha lui raconta son rêve et la jeune Romaine laissa couler des larmes. — Je crains bien que nos enfants ne voient jamais le jour, geignit-elle. Avant l’arrivée d’Hannibal, j’avais aussi des cauchemars où je voyais les corps de mes parents percés de coups. Et ils sont morts comme je l’avais rêvé… Il n’y a rien à faire contre la destinée : les Parques ont tissé notre existence le jour même de notre naissance et personne n’y peut rien changer… Ce jour-là, Setni était parti de bonne heure, car le temps était magnifique. Maïchos et Dunorix l’accompagnaient. Pour la première fois, car la neige était maintenant assez épaisse, ils utilisaient des traîneaux tirés par des chiens, appelés toboggans par les Algonquins. Leur paquetage se trouvait sur les véhicules qu’ils suivaient à grands pas, grâce aux raquettes empêchant d’enfoncer dans la neige. Ils longeaient les berges du fleuve, remontant vers le nord, car il existait des flaques d’eau libre où les daims, les caribous, les rennes, venaient boire la nuit. Dans cet univers immaculé, Setni se sentait heureux, convaincu que jamais personne ne viendrait le dénicher dans un endroit aussi sauvage. Pourtant, il avait pris la ferme décision, dès que Maïcha aurait accouché et que l’astronef des Grands Cerveaux serait reparti, de filer avec Pentoser et ses compagnons vers une planète déserte. Ici, il resterait assez de jeunes Romaines enceintes des œuvres de Flahon et de Casarbal pour perpétuer la race pollucienne. Il en était là dans ses réflexions lorsque Maïchos lui désigna le sol du doigt : une vingtaine d’animaux y avaient passé la nuit et leurs traces montraient qu’au matin ils s’étaient séparés en trois groupes afin d’aller brouter mousses et écorces dans la forêt. — Lesquels choisissons-nous ? demanda son beau-frère. — Setni sourit et répondit : — Que chacun de nous suive une piste : le premier qui aura abattu une proie soufflera dans son cor. — Entendu ! acquiesça Maïchos. Dunorix n’avait pas voix au chapitre; pourtant il redoutait ces randonnées solitaires, craignant que quelque Huron ne tente de se venger en attaquant le Blanc qui avait contribué à leur défaite. Il se promit de ne pas pourchasser le gibier trop longtemps, et de suivre de loin son maître pour veiller au grain. Ne lui avait-on pas raconté que les chiens sauvages attaquaient en meute les chasseurs isolés ? Les trois hommes se quittèrent donc, après avoir tiré au sort. Setni vers l’ouest, suivit le fleuve. Maïchos partit à l’est et Dunorix au nord. Chacun faisait claquer la longue lanière de son fouet pour stimuler les chiens, afin d’arriver le premier à proximité de la harde qu’il chassait, courant derrière le traîneau, prenant parfois un peu de repos dans les descentes, mais ne quittant pas les traces des yeux. Setni suivait la meilleure piste car, sur les berges, les arbres étaient assez clairsemés et permettaient de voir au loin. Maïchos, lui, avait la vue barrée par les troncs des bouleaux et des trembles. Pourtant, il aperçut bientôt de la fiente sur le sol et, en la tâtant, crut sentir un peu de tiédeur, ce qui le stimula. Il reprit sa poursuite de plus belle, s’éloignant de Setni. Dunorix, maintenant, avait abandonné la chasse et filait sur sa droite afin d’intercepter les traces du traîneau de son chef. D’ailleurs, il espérait bien le repérer rapidement, car il se trouvait sur une éminence dominant le paysage avoisinant : le traîneau formerait une tache sombre sur la neige, visible de loin. Le Pollucien, de son côté, filait bon train. Il avait aussi découvert des crottes sur la neige ; elles paraissaient récentes, aussi courait-il de toutes ses forces derrière ses chiens, langue pendante, qui tiraient sans aboyer, ce bruit intempestif étant aussitôt suivi de la morsure de la lanière. Le vent, favorable, soufflait en face du chasseur. Une petite brise qui ne gênait nullement la progression. C’est pourquoi Setni fut étonné lorsqu’il entendit, devant lui, un hurlement comparable à celui du blizzard. Il stoppa, prêtant l’oreille, mais le hurlement avait cessé. Haussant les épaules, il reprit sa route. Peut-être s’agissait-il d’un loup… Il parvint alors à proximité d’un bosquet de trembles plus fourni, lorsque ses chiens se mirent à hurler, refusant d’aller plus avant… Le Pollucien faillit passer par-dessus l’attelage tant l’arrêt avait été brutal. Il poussa un juron sonore et leva son fouet, pourtant, les chiens ne reçurent aucun coup. En effet, Setni venait d’apercevoir, adossée à un arbre, une étrange silhouette… Mettant sa main en visière pour mieux voir, il détailla alors l’accoutrement de l’inconnu. Pas de fourrures, mais un scaphandre transparent recouvrant une combinaison bleu foncé frappée des deux lettres d’or : E. T. L’instant qu’il redoutait était arrivé ! — Salut, capitaine Setni ! proféra le Pollucien. J’ai eu quelque peine à te retrouver avec toute cette neige : par bonheur ton influx psychique diffère profondément de celui de tes camarades de chasse. — Finissons-en ! gronda le rebelle. J’ai désobéi aux ordres, renié mon serment, tu as droit de me tuer sans sommation ! — Allons donc ! persifla l’inconnu. Ce séjour parmi des soudards t’a donné des mœurs bien brutales, mon cher ! Les Grands Cerveaux ont des verdicts plus nuancés et savent se montrer magnanimes… Permets-moi de me présenter, je me nomme Orode, superviseur temporel… — Ah ! on m’a dépêché une huile… Très flatté ! Mais quelle importance ? Il ne servirait à rien de plaider ma cause, ce serait perdre mon temps, ton esprit est imperméable à toute chaleur humaine, à tout sentiment, à toute affectivité ! J’aimerais pourtant savoir, par curiosité, comment tu m’as repéré sur cette planète. Tu as accompli là un travail remarquable. — Flatté de recevoir l’approbation d’un connaisseur ! Rien ne s’oppose à ce que je te renseigne : la trajectoire de l’Hélion avait été analysée point par point et tous les débris minutieusement recueillis, sans grands résultats. C’est alors qu’un robot, mineur des astéroïdes a découvert une prothèse métallique provenant d’une mâchoire et, à côté, un maxillaire inférieur artificiel. Il s’est avéré que ces débris ne pouvaient appartenir ni à ton cadavre, ni à celui de Pentoser. J’ai donc été désigné afin de poursuivre l’enquête. A aucun moment, aucune nacelle n’avait pu quitter votre navire, sauf près de la Lune qui formait écran. J’ai donc été persuadé que vous aviez tous deux regagné la Terre… — Fort judicieux ! Restait à me repérer parmi tous ces humains… Mon influx psy n’est reconnaissable qu’à petite distance. — C’est pourquoi je me suis intéressé à l’autre astronef : celui de ces deux pirates… — Flahon et Casarbal ne sont pas des pirates ! coupa sèchement Setni. Leurs motifs s’avéraient très louables : ils désiraient régénérer la race pollucienne par l’apport d’un patrimoine génétique neuf. Les humains de cette époque, je te l’assure, valent largement nos compatriotes : ils savent faire preuve de bravoure, de loyauté, de désintéressement. D’ailleurs, les faits ont prouvé qu’ils avaient raison, car de nombreuses familles ont adopté les enfants romains et leur descendance aurait rénové notre race. Nos gonades s’avéraient compatibles ! C’était une aubaine inespérée… — Il ne t’appartient pas de prendre de telles décisions ! trancha Orode. L’avenir de notre race n’est pas dans une régénération artificielle, utilisant des chromosomes primitifs porteurs de nombreuses tares alors qu’une longue sélection a présidé à l’avènement des Polluciens. — Tu ne peux assurément pas comprendre la différence qui existe en un être comme toi et un de ces sauvages tarés ! — Mon cher, que tu le veuilles ou non, le devenir des Polluciens a été tracé par les Grands Cerveaux et leur décision n’a pas été prise à la légère ; ils ont édicté que nos corps biologiques imparfaits, sujets aux maladies et à la dégénérescence, seraient remplacés par des supports bioniques interchangeables à volonté. Seul l’encéphale, siège transcendant de notre intelligence et de notre personnalité, sera conservé, nourri, lavé de ses déchets. Grâce à la biotique, toutes les interconnexions de ses terminaisons nerveuses avec les organes des sens artificiels, les prothèses motrices, ont pu être réalisées. Regarde-moi : je suis parfait, inusable, immortel, sauf, tu le sais, si on détruit mon cerveau. Les protections dont nous sommes dotés rendent cet événement hautement improbable ! — Et comment as-tu fait, une fois l’autre astronef découvert ? — Paste ! Elémentaire : Pentoser t’est dévoué jusqu’à la mort, mais il réprouvait ton initiative, sachant que tu ne pouvais échapper aux Grands Cerveaux. Un simple sondage psy l’a incité à me dire où tu avais pris de fort agréables vacances en compagnie d’une adorable Terrienne nommée Maïcha… Je dois dire que le sondeur a eu beaucoup de mal à lui soutirer ce renseignement. Tu ne saurais lui en tenir rigueur… — Certes non, je connais assez l’inhumaine puissance de vos damnées machines ! — Bien, es-tu satisfait ? — Tout à fait. Inutile, je pense, de te demander de revoir celle que j’aime et qui porte mon enfant. — En toute logique, cela ne te servirait à rien si ce n’est à renforcer tes regrets… — Alors, partons… Du haut de la colline Dunorix observait les deux silhouettes, se demandant s’il devait décocher une flèche contre l’inconnu bizarrement accoutré qui conversait avec son chef. Mais Setni ne paraissait nullement menacé : le Gaulois attendit donc et soudain… un éclair l’éblouit ! Lorsqu’il recouvra la vue, le traîneau se trouvait toujours là mais personne à côté… A bord de l’astronef, Setni, résigné, attendait sous la résille du psycho-inducteur. — Quel verdict ? s’enquit-il. — Capitaine Setni, les Grands Cerveaux ont tenu à récompenser l’un des plus valeureux éléments de notre patrouille temporelle. Vous subirez donc un simple traitement psy et serez réintégré dans votre grade. — Et Pentoser ? — Le lieutenant a aussi été gracié et subira la même cure en clinique psy. — Flahon et Casarbal ? — Disparaîtront. D’ailleurs, tu vas assister à l’accomplissement de la sentence les concernant… Setni ne l’écoutait déjà plus : il se concentrait afin de voir en esprit l’image de Maïcha, celle qu’il aimait à la folie et qui s’effacerait à jamais de sa mémoire… Cependant l’astronef mettait le cap sur l’an 217 avant J.-C., et survolait Sagonte, la veille du départ d’Hannibal pour sa fameuse expédition. La ville baignait dans un soleil éclatant, sur une terrasse, deux brunes jeunes femmes se prélassaient. Une silhouette les observait derrière des ifs. Orode pressa un bouton : l’homme se dilacéra en une brume impalpable. Ainsi, la belle Maïcha ne rencontrerait jamais son amant, Setni, le séduisant Egyptien. Et déjà son image s’estompait dans l’esprit du capitaine. L’astronef bondit à nouveau : il planait maintenant au-dessus des Alpes, au moment du passage de l’armée carthaginoise. Sur l’écran, telle une longue colonne de fourmis, l’armée d’Hannibal serpente parmi les névés, entre les pics glacés. Quelques chariots seulement sont parvenus jusque-là et parmi eux, celui de Flahon et de Casarbal, aisément reconnaissable à sa bâche pourpre. A cet instant précis, les prêtres s’abritent du froid à l’intérieur, chauffés électriquement, et leurs mulets ne peinent guère, grâce à l’aide du moteur dissimulé sous le plancher. Le véhicule suit un sentier étroit, bordé à droite par un précipice. Orode dirige un rayon tracteur sur le véhicule. D’un coup de reins désespéré, l’attelage tente de rétablir l’équilibre. Rien n’y fait… La charrette avec son chargement bascule dans l’abîme, rebondit sur les parois rocheuses et s’écrase au fond, masqué par le brouillard. L’enquêteur temporel consulte ses témoins biologiques : pas de rescapé. Les aventuriers d’outre-temps et leur matériel anachronique ont disparu à jamais. Rome ne sera jamais détruite : Delenda Carthago ! La boucle était refermée. — Cap sur Kalapol, ordonna Orode à l’ordinateur du bord. Déjà Setni avait perdu connaissance : il resterait ainsi en catalepsie jusqu’à son arrivée à la clinique psy. Un immense chagrin l’avait submergé lorsqu’il avait revu Sagonte, mais un espoir le soutenait : jamais les robots psy n’étaient parvenus à effacer tout à fait ses amours anciennes : Nicolette, Vénusine, Angélique… Alors, pourquoi réussiraient-ils avec Maïcha ? Les Indiens, hommes simples qui écoutent les paroles du grand esprit, chantèrent longtemps les hauts faits des envoyés du ciel arrivés sur le grand fleuve à bord d’étranges vaisseaux d’où pleuvait le feu. Parfois, les anciens cherchaient les traces du castel de légende dont aucun vestige n’avait été retrouvé. Inconsolable, Biche Légère, soutenue par Naiagra, quémandait dans sa démence, un époux qu’elle n’avait connu que dans ses songes. Hannibal était fort soucieux : la traversée des Alpes lui laisserait une armée épuisée et ses pertes seraient énormes. Les présages n’étaient guère favorables. Les cendres s’amoncelaient aux pieds de Baal. FIN {1} Voir : Rome doit être détruire, dans la même collection, du même auteur. {2} Le tophet. un sacrifice d’enfants. {3} Les vieux briscards. {4} Petit jour. {5} L’archipel de Madère. {6} Iles Canaries. {7} Dans quelques rares temples, la prostitution sacrée était licite. Les prêtresses et aussi les jeunes filles venaient y sacrifier leur virginité. {8} Il s’agissait, bien sûrt de l’équivalent en grec. {9} Barcino avait été transporté après une cure miraculeuse de sa gangrène par des antibiotiques.