PETER WATTS STARFISH Traduit de l’anglais (Canada) par Gilles Goullet Avertissement au lecteur Les sous-chapitres Constrictor et Une niche sont constitués presque mot pour mot d’une nouvelle publiée par l’auteur en 1991 et parue en français dans Bifrost n°54 (avril 2009). La traduction a été retouchée. PRÉLUDE Le Ceratias L’abysse devrait vous clouer le bec. Le soleil n’a pas touché ces eaux depuis un million d’années. Les atmosphères s’y accumulent par centaines, les fosses pourraient avaler douze Everest sans le moindre rot. On dit que la vie elle-même a commencé au fond des océans. Possible. Sa naissance n’a pas dû être facile, à voir ce qu’il en reste… des créatures monstrueuses, aux formes cauchemardesques façonnées par la pression, l’absence de lumière et les famines chroniques. Même à cet endroit, l’intérieur de la coque, l’abysse vous pèse dessus comme la voûte d’une cathédrale. Ce n’est pas un endroit où on braille conneries et futilités. Si tant est qu’on parle, on le fait sans élever la voix. Mais ces touristes-là semblent tout bonnement n’en avoir rien à foutre. Joël Kita a l’habitude d’entendre un bathyscaphe respirer autour de lui, de l’entendre s’exprimer en cliquetis et en sifflements. Il se fie à ses bruits : les indicateurs ne font que confirmer ce que la bête lui a déjà dit par ses gargouillements d’estomac. Mais le Ceratias est un appareil de loisir, totalement isolé, avec un plafond haut, des banquettes inclinables et des distributeurs drink’n’drug sertis dans les dossiers des sièges. Tout ce qu’il entend aujourd’hui, c’est la cargaison en train de bavasser. Il jette un coup d’œil par-dessus son épaule. La guide, une Indienne d’environ vingt-cinq ans à la coupe zèbre – Pretîla QuelqueChose –, lui adresse un petit sourire contrit. Pretîla est une relique et elle le sait. Elle ne peut pas rivaliser avec la bibliothèque de bord : elle n’a ni animation 3D, ni bande-son enveloppante. En réalité, elle n’est qu’un accessoire. Ces gens lui paient un salaire non parce qu’elle sert à quelque chose, mais parce qu’elle ne sert à rien. À quoi bon être riche, si on n’achète que l’indispensable ? Ils sont huit. Un vieux à braguette rembourrée, qui n’a pas encore atteint le siècle, tripote ses contrôles de caméra. Les autres se servent de casques vidéo qui exécutent un programme conçu avec soin pour les occuper durant la descente, mais pas assez impressionnant pour qu’ils soient déçus en arrivant à destination. Cet équilibre est devenu délicat à atteindre. Joël aimerait que ce programme-là retienne un peu mieux l’attention de la cargaison : elle se tairait peut-être, si elle s’y intéressait davantage. De toute manière, ils se fichent sans doute que les monstres marins de Channer soient ou non à la hauteur de leur réputation. Ils ne viennent pas là parce que l’abysse est impressionnant, mais parce que la descente coûte une fortune. Il parcourt du regard le tableau de bord, qui semble lui-même démesuré : le contrôle de la climatisation et celui du système de divertissement en occupent une bonne moitié. Histoire de tromper son ennui, il se connecte au hasard sur un des canaux des casques vidéo en redirigeant le signal sur une fenêtre de son affichage principal. Un kraken d’une gravure sur bois du XVIIIe siècle prend vie grâce aux miracles de l’animation moderne. Des tentacules grossièrement représentés s’enroulent aux mâts d’un galion qu’ils entraînent sous les flots gonflés. Une voix féminine, conçue pour retenir au maximum l’attention des hommes comme des femmes : « Nous avons toujours peuplé de monstres nos océans…» Joël se déconnecte. Grosse Braguette s’approche dans son dos et lui pose familièrement une main sur l’épaule. Joël résiste à l’envie de se dégager. C’est un autre des problèmes des submersibles d’excursion : il n’y a pas vraiment de poste de pilotage, rien qu’un ensemble de commandes à l’avant de la cabine. On ne peut pas s’isoler de la cargaison. « Un étalage impressionnant », lance Grosse Braguette. Se rappelant ses obligations professionnelles, Joël sourit. « Vous faites ce trajet depuis longtemps ? » La peau du blanchi luit d’un hâle doré dû aux xanthophylles de culture. Le sourire de Joël se crispe un peu plus. Il a entendu parler de tous leurs avantages, bien entendu : protection contre les UV, meilleure oxygénation sanguine, énergie supplémentaire… Il paraît qu’elles réduisent même vos besoins en nourriture, encore qu’aucune de ces personnes n’ait à s’inquiéter pour l’argent des commissions. Toujours est-il que c’est vachement trop bizarre au goût de Joël. Les implants devraient être en viande, à la limite en plastique. Si on était fait pour la photosynthèse, on aurait des feuilles. « Je vous ai demandé…» Joël hoche la tête. « Deux ou trois ans. » Un grognement. « Je ne savais pas que Seabed Safaris existait depuis si longtemps. — Je ne travaille pas pour eux, répond Joël aussi poliment que possible. Je suis en free-lance. » Le blanchi n’en est sans doute pas plus avancé : il est d’une génération où tout le monde jurait loyauté au même maître année après année. Personne ne trouvait ça si mal, à l’époque. « Tant mieux pour vous. » Grosse Braguette lui tapote l’épaule d’un geste paternel. Joël pousse d’un rien le gouvernail vers bâbord. Ils naviguent projecteurs éteints tout près du rebord sud-ouest du rift : le sonar montre un paysage monotone de vase et de gros rochers. Le rift lui-même est encore à cinq ou dix minutes. Sur l’écran, le programme pour touristes parle d’attaques de chaloupes de sauvetage par des calmars géants durant la Seconde Guerre mondiale et propose en guise de preuves une succession de photos d’archives : des jambes parsemées de plaies coniques grosses comme le poing aux endroits arrachés par des ventouses bordées de corne. « Vilain. On verra des calmars géants ? » Joël secoue la tête. « C’est une excursion différente. » Le programme se lance dans une litanie des méchants des profondeurs. Un morceau de chair qui, échoué sur une plage de Floride, laisse penser qu’il existe des pieuvres de trente mètres de diamètre. Des larves d’anguilles géantes. Des monstres hypothétiques qui se nourrissaient peut-être jusqu’ici de grandes baleines et qui, sans que personne ne s’en rende compte, disparaissent à cause du manque de nourriture. Joël estime que le programme contient quatre-vingt-dix pour cent de conneries et que le reste ne compte pas vraiment. Les calmars géants eux-mêmes ne descendent pas dans les grandes profondeurs : presque rien ne le fait, car il n’y a pas de nourriture en bas. Lui qui s’y balade depuis des années n’a jamais vu de vrais monstres. Sauf à cet endroit précis, bien entendu. Il presse une commande : à l’extérieur, un émetteur de hautes fréquences se met à gémir en direction de l’abysse. « On trouve des cheminées hydrothermales sur les dorsales océaniques un peu partout dans le monde, continue le programme. Leur dégagement et leur bouillonnement nourrissent quantité de palourdes géantes et de vers tubicoles de plus de trois mètres. » Des séquences d’archives montrent une communauté de cheminée. « Et pourtant, même sur les dorsales, seuls les organismes filtreurs et fouisseurs deviennent des géants. Les poissons, vertébrés comme nous, sont rares… et ne mesurent que quelques centimètres. » Une blennie frétille vaguement sur l’affichage. Elle ressemble davantage à un doigt arraché qu’à un poisson. « Sauf ici, ajoute le programme après une pause théâtrale. Car cette toute petite portion de la dorsale Juan de Fuca a quelque chose de particulier, d’inexpliqué. Ici, il y a des dragons[1]. » Joël presse une autre commande. L’éclairage intérieur de la cabine diminue tandis que des lumières qui couvrent tout le spectre bioluminescent s’illuminent d’un coup sur la coque afin de servir d’appât. Pour les habitants du rift, attirés par les hautes fréquences, un véritable banc de poissons comestibles vient soudain d’apparaître parmi eux. « On ignore le secret de la cheminée Channer. On ignore de quelle manière elle crée ces étranges et fascinants géants. » L’affichage du programme s’obscurcit. « Nous savons juste qu’ici, sur le replat du volcan Axial, nous avons fini par trouver le repaire des monstres. » Quelque chose se cogne dehors au bathyscaphe. L’acoustique de la cabine passager amplifie ce bruit de manière bizarre. Les passagers se taisent enfin. Grosse Braguette marmonne on ne sait quoi avant de regagner son siège, chloroplaste géant et pressé. « Notre présentation touche à sa fin. Les caméras externes sont reliées à vos casques et peuvent être braquées en bougeant normalement la tête. Les manettes sur l’accoudoir à votre droite servent à la mise au point et à l’enregistrement. Ceux d’entre vous qui le souhaitent peuvent aussi profiter directement de la vue par un des hublots de la cabine. Notre guide et notre pilote se tiennent à votre disposition en cas de besoin. Seabed Safaris vous souhaite la bienvenue à la cheminée Channer ainsi qu’une agréable fin d’excursion. » Deux autres chocs. Un reflet gris devant le hublot bâbord, un ventre sinueux surpris un instant par le projecteur, une nageoire qui ondule. Sur le tableau de bord de Joël, les icônes qui représentent les caméras extérieures s’inclinent et frétillent. Pretîla la superflue se glisse sur le siège du copilote. « La présence de nourriture les rend toujours aussi frénétiques, dehors. » Joël baisse la voix. « Ici. Dehors. Quelle différence ? » Elle sourit pour signifier tranquillement et sans un mot son accord. Elle a un sourire magnifique. Qui compense presque sa coiffure rayée. Joël aperçoit quelque chose sur le dos de sa main gauche, comme un tatouage de réf, mais pour une raison ou pour une autre, il doute de son authenticité. La dernière mode, plus probablement. « Tu es sûre qu’ils peuvent se passer de toi ? » demande-t-il d’un ton désabusé. Elle regarde vers l’arrière. La cargaison recommence à s’agiter. Vous avez vu ce truc ? Ça alors, il s’est brisé les dents sur nous. Mon Dieu, ils sont vraiment affreux… « Ils s’en sortiront », assure Pretîla. Quelque chose s’approche de l’autre côté du hublot : une gueule comme un sac bourré d’aiguilles, un bulbe luminescent à l’extrémité d’un filament fixé à la mâchoire inférieure. Les mâchoires s’ouvrent suffisamment pour se déboîter, se referment d’un coup. Les dents glissent sur le hublot sans provoquer de dégâts. Un œil plat et noir leur lance un regard furieux. « Qu’est-ce que c’est ça ? veut savoir Pretîla. — C’est toi, la guide. — Je n’ai jamais rien vu de semblable. — Moi non plus. » Il lâche un peu d’électricité dans la coque. Surpris, le monstre s’enfuit à toute vitesse dans les ténèbres. Des impacts résonnent par intermittence dans le Ceratias et ne cessent de provoquer des hoquets de surprise au sein de la cargaison. « Combien de temps avant qu’on arrive vraiment à Channer ? » Il jette un coup d’œil à la console tactique. « On y est déjà presque. On a une crevasse chaude de taille moyenne à environ cinquante mètres sur notre gauche. — Qu’est-ce que c’est que ça ? » Une rangée de points brillants disposés à intervalles réguliers vient d’apparaître sur l’écran. « Des mires océanographiques. » Une autre rangée apparaît derrière la première. « Pour le programme géothermique, tu sais ? — Et si on allait y faire un petit tour ? Je parie que ces génératrices sont plutôt impressionnantes. — Je ne pense pas qu’elles soient déjà installées. Ils n’ont pas fini de poser les fondations. — Ça ferait quand même chouette dans l’excursion. — On est censés rester à l’écart. On va se retrouver dans une sacrée merde s’il y a quelqu’un dans le coin. Et alors ? » Elle sourit à nouveau, de manière plus calculée, cette fois. « Il y a quelqu’un ? — Sans doute pas », reconnaît Joël. Le chantier est interrompu depuis deux semaines, ce qu’il trouve particulièrement énervant : il pourrait décrocher des contrats assez juteux, si l’Autorité du Réseau Électrique bougeait son cul de personne morale pour terminer ce qu’elle a commencé. Pretîla le regarde avec l’air d’attendre quelque chose. Joël hausse les épaules. « C’est plus instable, par là. Ça pourrait secouer un peu. — C’est dangereux ? — Ça dépend de ce que tu appelles dangereux. Sans doute pas. — Alors faisons-le. » Pretîla pose quelques instants une main de conspiratrice sur son épaule. Le Ceratias change de cap. Joël éteint les lumières-appâts et augmente le volume sonore pour une salve de grincements d’adieu. Les monstres à l’extérieur – ceux qui n’ont pas encore eu l’élégance de battre en retraite parce que leur minuscule cerveau de poisson a compris que le métal n’était pas comestible – s’enfuient en hurlant dans la nuit, leurs lignes latérales en feu. Il y a un moment de silence surpris au sein de la cargaison. Pretîla QuelqueChose intervient en douceur. « Les amis, nous faisons un petit détour pour vérifier une nouvelle arrivée sur le rift. Si vous vous branchez sur le sonar, vous constaterez que nous approchons d’un damier de balises acoustiques. L’Autorité du Réseau Électrique les a placées là pendant la construction d’une de ces nouvelles centrales géothermiques dont on entend tant parler. Comme vous le savez sans doute, des projets similaires sont en cours de réalisation sur toutes les dorsales, depuis les Galápagos jusqu’aux Aléoutiennes. Quand on mettra les centrales en service, des gens vivront à plein temps ici sur le rift…» Joël n’en croit pas ses oreilles. Alors que c’est sa grande chance de faire mieux que la bibliothèque, Pretîla se retrouve à parler exactement comme elle. Un fantasme en gestation dans son mésencéphale s’évapore d’un coup. S’il essayait à présent de culbuter une Pretîla fantasmée, elle se mettrait sans doute à débiter tout un tas de détails d’une voix enjouée. Il active les projecteurs extérieurs. De la vase. Toujours de la vase. Au sonar, les balises approchent doucement, monotone constellation. Quelque chose attrape le Ceratias et le fait virer. Le thermistor de coque monte un instant en flèche. « Courants thermiques, les amis, lance Joël par-dessus son épaule. Pas de quoi s’inquiéter. » Un vague soleil cuivré se précise à tribord. Il ne s’agit guère que d’un flambeau au sommet d’un poteau, un marqueur de territoire qui repousse l’abysse à l’aide d’une ampoule au sodium et d’une pulsation VLF. Une manière pour l’Autorité du Réseau Électrique de pisser sur un rocher afin d’annoncer à qui veut l’entendre : cet endroit infernal est à nous. La rangée de tours s’étire à bâbord, chacune surmontée d’un projecteur. Une autre rangée la coupe et s’estompe droit devant eux comme des lampadaires par une nuit de brouillard. Elles illuminent un étrange paysage inachevé de plastique et de métal. D’énormes caissons métalliques gisent sur le fond comme des wagons de marchandises après un déraillement. Des petits sous-marins téléguidés en forme de larme dorment sur des nappes plates de plastique gelé aussi dur que le basalte. Des canalisations aux contours nets saillent de ces surfaces figées tels des os creux sciés sous l’articulation. Beaucoup plus haut, sur l’une des tours à bâbord, une chose sombre et charnue s’attaque à la lumière. Joël consulte les icônes de caméras : toutes zooment vers le haut et la gauche. Pretîla économise l’O2 : elle a cessé son baratin pour laisser les blanchis regarder bouche bée. Très bien. S’ils veulent davantage de violence stupide de piscine, ils vont en avoir. Le Ceratias vire à bâbord tout en montant. C’est une baudroie. Elle continue à se jeter sur le projecteur sans se rendre compte de l’arrivée du bathyscaphe. L’animal fouette l’eau de son épine dorsale et le leurre luminescent à l’extrémité de celle-ci, une chose en forme de ver, luit avec acharnement. Pretîla est de retour derrière Joël. « Il se déchaîne vraiment sur cette lumière, pas vrai ? » Elle a raison. Le sommet du transpondeur tremble sous les coups du gros poisson, ce qui est bizarre : ces créatures sont imposantes, mais peu robustes. Et d’ailleurs, la tour oscille d’avant en arrière même quand la baudroie n’y touche pas… « Oh merde. » Joël se jette sur les commandes. Le Ceratias se cabre comme une chose vivante. La lueur du transpondeur disparaît d’un coup sous le hublot, l’obscurité totale tombe d’en haut, engloutissant la vue. Des cris surpris parcourent la cargaison. Joël n’en tient pas compte. De tous côtés, le bruit sourd et distant de quelque chose en train de gronder. Joël met les gaz. Le Ceratias grimpe. Il reçoit une gifle par-derrière : la poupe glisse à bâbord, la proue suit le mouvement. L’obscurité derrière le hublot devient soudain un bouillonnement couleur vase dans les lumières de la cabine. Le thermistor de coque mesure un pic, puis un deuxième et un troisième : la température oscille brutalement entre 4 et 280°C. À des pressions moindres, le bathyscaphe serait en train de tomber dans de la vapeur. En l’occurrence, il se contente de pivoter, de déraper en cherchant de la traction dans l’eau surchauffée. Il finit par en trouver. Le Ceratias grimpe dans une eau agréablement glacée. Un squelette de poisson passe en tournoyant devant le hublot, tout en dents et en arêtes, sa chair évaporée jusqu’à la dernière bribe. Joël jette un coup d’œil derrière lui. Les doigts de Pretîla sont enfoncés dans le dossier de son siège, ses phalanges aussi blanches que les os virevoltant à l’extérieur. La cargaison garde un silence de mort. « Un autre courant thermique ? » demande Pretîla d’une voix qui tremble. Joël secoue la tête. « Le fond marin s’est ouvert. Il n’est vraiment pas épais, dans le coin. » Il réussit à produire un petit rire. « Je t’avais bien dit que ça pouvait devenir un peu instable. — Ah. » Elle lâche le siège de Joël. Ses ongles y laissent un creux dans la mousse. Elle se penche pour murmurer à l’oreille du pilote : « Monte un peu l’éclairage de la cabine, d’accord ? À un niveau sympa genre salle de séjour, par exemple…» Elle se dirige ensuite vers l’arrière pour s’occuper de la cargaison. « Eh bien, ça, c’était excitant. Mais Joël nous assure que ce genre de petites éruptions se produit tout le temps. Il n’y avait aucune inquiétude à avoir, même si elles peuvent vous prendre au dépourvu. » Joël augmente l’éclairage. La cargaison reste assise en silence et continue à faire l’autruche avec les casques vidéo. Pretîla s’affaire parmi eux pour lisser les plumes. « Et bien entendu, nous avons encore le reste de l’excursion qui nous attend…» Il accroît le gain du sonar, qu’il braque vers l’arrière. Une tempête lumineuse tourbillonne sur l’affichage tactique. En dessous, de la roche suinte, créant une nouvelle dorsale qui perturbe l’ordonnancement des appareils de l’ARE. Pretîla est à nouveau contre son dossier. « Joël ? — Ouais ? — Il paraît qu’il y a des gens qui vont vivre là, au fond ? — Eh oui. — Waouh. Qui ça ? » Il la regarde. « Tu n’as pas vu les communications des relations publiques ? Rien que les meilleurs. Ils tiendront les ténèbres éternelles à distance pour alimenter les feux de la civilisation. — Sérieusement, Joël, qui ? » Il hausse les épaules. « J’en sais foutre rien. » BENTHOS DUO Constrictor Quand les lumières s’éteignent, dans la station Beebe, on entend le métal gémir. Étendue sur sa couchette, Lenie Clarke tend l’oreille. Au-dessus de sa tête, de l’autre côté des câbles, des tuyaux et du revêtement aussi fragile qu’une coquille d’œuf, trois kilomètres d’océan noir tentent de l’écraser. Elle sent le rift sous elle, en train d’éventrer le fond marin avec assez de force pour déplacer un continent. Allongée dans ce refuge fragile, elle entend la carapace de Beebe bouger de quelques microns, entend ses soudures produire un grincement presque imperceptible pour une ouïe humaine. Dieu est un sadique sur la dorsale de Juan de Fuca, et Son nom est Lois de la Physique. Comment m’ont-ils convaincue de faire ça ? se demande-t-elle. Pourquoi suis-je descendue ici ? Mais elle connaît déjà la réponse. Elle entend Ballard se déplacer dans la coursive. Elle envie Ballard, qui ne merde jamais, qui paraît contrôler sa vie en permanence. Qui semble presque heureuse, au fond de l’océan. Clarke quitte sa couchette, cherche un interrupteur à tâtons. Une lumière maussade inonde sa minuscule cabine. Tuyaux et trappes d’accès se bousculent sur la paroi près d’elle : à trois mille mètres de profondeur, l’esthétique passe loin derrière la fonctionnalité. Elle se tourne et aperçoit un amphibien d’un noir luisant dans le miroir de la cloison. Cela lui arrive encore de temps en temps. Elle parvient quelquefois à oublier ce qu’ils lui ont fait. Sans un effort conscient, elle ne sent pas les machines tapies à l’endroit qu’occupait son poumon gauche. Elle s’est tellement habituée à la douleur chronique dans sa poitrine, à la subtile inertie du plastique et du métal quand elle se déplace, qu’elle ne se rend presque plus compte de leur présence. Elle parvient encore à se rappeler ce que cela faisait d’être totalement humaine et confond ce fantôme avec la véritable sensation. De tels répits ne durent jamais. Les miroirs pullulent, dans Beebe, soi-disant pour augmenter la taille apparente de votre espace personnel. Il arrive à Clarke de fermer les yeux pour se dissimuler aux reflets qu’ils ne cessent de lui renvoyer. Cela n’arrange rien. Quand elle baisse les paupières, elle sent dessous les calottes cornéennes, qui recouvrent ses yeux comme des cataractes blanches et lisses. Elle sort de sa cabine, longe la coursive jusqu’au salon. Ballard l’y attend, l’air confiant comme toujours et le corps revêtu de sa combinaison de plongée. Ballard se lève. « Prête à partir ? — C’est toi le chef, répond Clarke. — Seulement sur le papier. » Un sourire. « Pas d’ordre hiérarchique ici, Lenie. En ce qui me concerne, nous sommes sur un pied d’égalité. » Au bout de deux jours sur le rift, Clarke continue à s’étonner de la fréquence à laquelle sa collègue sourit. Elle sourit en effet au moindre prétexte. Ce qui ne semble pas toujours sincère. Dehors, quelque chose heurte Beebe. Le sourire de Ballard vacille. Elles l’entendent à nouveau : un bruit sourd, humide, étouffé par la peau de titane de la station. « On met du temps à s’y habituer, pas vrai ? » demande Ballard. Le bruit se reproduit. « Je veux dire : ça a l’air gros… — On devrait peut-être éteindre les lumières », suggère Clarke. Elle sait qu’elles n’en feront rien. Les projecteurs extérieurs de Beebe restent allumés en permanence, feu de camp électrique qui repousse les ténèbres. Elles ne le voient pas de l’intérieur – Beebe n’a pas le moindre hublot –, mais d’une manière ou d’une autre, savoir que brûle ce feu invisible les réconforte… Boum ! … la plupart du temps. « Tu te souviens de ce qu’on nous a appris ? lance Ballard par-dessus le bruit. Quand on nous a dit que les poissons étaient en général si… petits…» Elle ne termine pas sa phrase. Beebe grince légèrement. Elles tendent l’oreille un moment. Le bruit ne revient plus. « Il a dû se fatiguer, avance Ballard. Ils devraient quand même finir par comprendre. » Elle gagne l’échelle, descend. Clarke la suit avec un brin d’impatience. Certains bruits dans Beebe l’inquiètent bien davantage que cette attaque futile d’un poisson mal inspiré. Elle entend les alliages fatigués négocier leur reddition. Elle sent l’océan qui cherche un moyen d’entrer. Et s’il en trouvait un ? Tout le poids du Pacifique pourrait lui tomber dessus et la réduire en bouillie. À n’importe quel moment. Autant l’affronter dehors, où elle voit venir le danger. À l’intérieur, elle peut seulement attendre que cela se produise. Sortir est comme se noyer, une fois par jour. Clarke se tient face à Ballard, combinaison hermétiquement fermée, dans un sas tout juste assez grand pour deux. Elle a appris, en partie grâce à la protection transparente sur ses yeux, à tolérer la proximité forcée. Sceller les joints, vérifier la frontale, tester l’injecteur : le rituel l’emporte, un réflexe après l’autre, jusqu’à cet instant horrible où elle réveille les machines endormies en elle, et change. Où elle perd son souffle en le prenant. Où un vide s’ouvre, quelque part dans sa poitrine, pour avaler l’air qu’elle retient en elle. Où son poumon restant se ratatine dans sa cage et ses intestins s’affaissent, où des démons myoélectriques inondent ses sinus et ses oreilles moyennes de sérum isotonique. Où la moindre poche de gaz interne disparaît dans le temps qu’il faut à la jeune femme pour inspirer. Cela lui fait toujours le même effet : une soudaine et forte nausée, les limites étroites du sas la maintenant debout quand elle voudrait s’enfoncer dans l’eau de mer qui bouillonne de tous côtés. Son visage s’immerge, sa vision se brouille, puis redevient nette quand ses calottes cornéennes s’adaptent. Elle s’effondre contre les parois et regrette de ne pouvoir hurler. Le sol du sas s’escamote comme la trappe d’une potence. Le corps agité de soubresauts, Lenie Clarke tombe dans l’abysse. Frontales étincelantes, les deux femmes sortent des ténèbres glacées et se retrouvent dans une oasis de luminosité au sodium. Des machines poussent partout sur la Gorge, comme des mauvaises herbes métalliques. Une toile d’araignée de câbles et de canalisations recouvre le fond de l’océan dans une dizaine de directions. Les pompes principales se dressent à plus de vingt mètres de haut, régiment de monolithes sous-marins qui s’étend à perte de vue à gauche comme à droite. Au-dessus de leurs têtes, les projecteurs maintiennent le méli-mélo de structures dans un demi-jour perpétuel. Elles s’arrêtent quelques instants, les mains sur la corde qui les a guidées jusque-là. « Je ne m’y habituerai jamais », croasse Ballard dans une caricature de sa voix normale. Clarke jette un coup d’œil à son thermistor de poignet. « 34 degrés centigrades. » Les mots sortent tel un bourdonnement métallique de son larynx. Cela semble si anormal de parler sans respirer. Ballard lâche la corde pour se lancer dans la lumière. Le souffle coupé, Clarke la suit avec un instant de retard. Il y a tant de puissance, à cet endroit, tant de force gaspillée. Les continents eux-mêmes s’y livrent une pesante bataille. Le magma se fige, l’eau de mer bout, le fond même de l’océan naît de quelques douloureux centimètres par an. Les machines des humains ne créent pas d’énergie, sur la Gorge, elles ne font que s’accrocher là pour en voler une fraction insignifiante, qu’elles transmettent au continent. Clarke, qui vole dans des canyons de métal et de roche, sait ce que cela fait d’être un parasite. Elle baisse les yeux. Crustacés de la taille de gros rochers et vers rouge foncé longs de trois mètres pullulent sur le fond marin entre les machines. Des légions de bactéries, avides de soufre, forment des dentelles laiteuses dans l’eau. L’océan s’emplit soudain d’un cri terrible. Cela ne ressemble pas à un hurlement. On dirait plutôt une grande corde de harpe en train de vibrer au ralenti. Mais Ballard hurle, par l’intermédiaire d’une interface de chair et de métal réticente : « LENIE…» Clarke se retourne à temps pour voir son propre bras disparaître dans une gueule qui lui paraît d’une taille démesurée. Des dents comme des cimeterres se referment sur son épaule. Clarke se retrouve face à une tête de cinquante centimètres de large recouverte d’écailles noires. Une minuscule partie d’elle-même cherche très calmement deux yeux dans cette monstrueuse fusion de piquants, de dents et de chair noueuse… et n’en trouve pas. Comment fait-il pour me voir ? se demande-t-elle. Puis la douleur l’atteint. Elle sent son bras se déboîter. La créature se débat et secoue la tête d’avant en arrière pour essayer de déchirer Lenie en petits morceaux. Chaque secousse fait hurler les nerfs de la jeune femme. Tout son corps se relâche. Je t’en prie finis-en si tu vas me tuer oh mon Dieu par pitié que ça se passe vite… Elle ressent le besoin de vomir, mais la combinaison sur sa bouche et ses intestins en collapsus l’en empêchent. Elle exclut la douleur. Elle a beaucoup d’expérience dans ce domaine. Elle se retire en elle-même, abandonnant son corps à la vorace vivisection, et de très loin, elle sent les contorsions de son agresseur perdre soudain de leur cohérence. Une autre créature se trouve près d’elle, avec des bras, des jambes et un couteau – un couteau, tu sais, comme celui qui est attaché à ta jambe et que tu as complètement oublié – et tout à coup, le monstre est parti, a lâché prise. Clarke donne un ordre aux muscles de son cou. C’est comme contrôler une marionnette. Sa tête pivote. Elle voit Ballard en plein combat avec quelque chose d’aussi grand qu’elle. Sauf que… Ballard le met en pièces, à mains nues. Les dents en stalactites de glace se fendent et se brisent. De l’eau glacée et sombre sort des blessures de la bête, retraçant ses convulsions d’agonie par d’éphémères traînées de fumée sanglante. De faibles spasmes agitent la créature. Ballard la repousse. Une douzaine de poissons plus petits se précipitent dans la lumière pour déchirer la carcasse. Le long de leurs flancs, des photophores clignotent comme de frénétiques arcs-en-ciel. Clarke observe la scène depuis l’autre côté du monde. Sa douleur au flanc garde ses distances, souffrance régulière, lancinante. Elle regarde : son bras est toujours là. Elle n’a même aucune difficulté à bouger les doigts. J’ai connu pire, pense-t-elle. Puis : Pourquoi suis-je toujours vivante ? Ballard apparaît près d’elle, les lentilles sur ses yeux brillent comme les photophores des poissons. « Nom de Dieu, fait Ballard en un murmure déformé. Ça va, Lenie ? » Clarke s’attarde quelques instants sur l’inanité de cette question. Mais, contre toute attente, elle se sent intacte. « Ouais. » Et sinon, elle le sait, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Elle est restée là sans réagir. Juste à attendre de mourir. Elle l’avait bien cherché. Comme toujours. Retour dans le sas, où l’eau reflue autour d’elles. Et en elles : la respiration volée à Clarke, enfin libérée, réemprunte les conduits viscéraux, lui regonfle le poumon, les intestins et le moral. Ballard fend la jointure faciale de sa combinaison et ses mots déboulent dans le compartiment humide. « Ça alors. La vache ! Incroyable ! Mon Dieu, t’as vu cette chose ? Ils deviennent vraiment énormes, par ici ! » Elle passe les mains devant son visage et ses calottes cornéennes se détachent, hémisphères laiteux tombant d’immenses yeux noisette. « Dire qu’en général, ils ne font que quelques centimètres de long…» Elle commence à se déshabiller, à défaire sa combinaison le long des avant-bras, sans cesser un instant de parler. « Et pourtant, il était presque fragile, tu as vu ? Il a suffi de frapper assez fort pour qu’il tombe en morceaux ! La vache ! » À l’intérieur, Ballard ôte toujours son uniforme. Clarke soupçonne que si elle le pouvait elle s’arracherait le recycleur du thorax et le jetterait dans un coin avec la combinaison et les calottes oculaires jusqu’à la prochaine fois où elle en aurait besoin. Elle a peut-être son autre poumon dans sa cabine, songe Clarke. Peut-être qu’elle le garde dans un bocal pour se le remettre dans la poitrine la nuit… Elle se sent un peu endormie, sans doute à cause des neuro-inhibiteurs que ses implants libèrent à chacune de ses sorties. Ce n’est pas cher payé pour empêcher mon cerveau de se mettre en court-circuit… je ne devrais vraiment pas m’en soucier… Ballard détache sa combinaison jusqu’à la taille. Juste sous son sein gauche, la prise de l’électrolyseur saille entre ses côtes. Clarke observe vaguement le disque perforé dans la chair de Ballard. C’est par là que l’océan entre en nous, pense-t-elle. Elle le sait depuis longtemps, mais pour une raison quelconque, ce fait semble revêtir une nouvelle signification. On l’aspire en nous, on lui vole son oxygène et on le recrache. Le picotement engourdi gagne du terrain, s’infiltre par son épaule dans sa poitrine et son cou. Clarke secoue la tête, une seule fois, pour s’en débarrasser. Elle s’affaisse soudain contre le panneau étanche. Suis-je en état de choc ? En train de m’évanouir ? « En fait…» Ballard s’interrompt, regarde Clarke avec une expression soudain inquiète. « Nom de Dieu, Lenie. Tu as une mine atroce. Tu n’aurais pas dû me dire que ça allait si ça n’allait pas. » Le picotement atteint la base du crâne de Clarke. « Je… vais bien, dit-elle. Rien de cassé. Juste des contusions. — Arrête de raconter des bêtises et enlève ta combi. » Clarke se redresse, non sans mal. L’engourdissement diminue un peu. « Je n’ai rien, je peux me débrouiller toute seule. » Ne me touche pas, s’il te plaît. Ne me touche pas. Ballard approche sans un mot et ouvre la combinaison autour de l’avant-bras de Clarke. Elle l’écarte de la peau, révélant une vilaine contusion violette. Le sourcil levé, elle regarde Clarke. « Rien qu’un bleu, dit Clarke. Je vais m’en occuper, promis. Merci quand même. » Elle soustrait sa main aux soins de Ballard. Celle-ci la dévisage un instant, un très léger sourire aux lèvres. « Lenie, dit-elle, tu n’as pas besoin de te sentir gênée. — Gênée par quoi ? — Tu sais bien. Que j’aie dû venir à ton secours. D’avoir craqué quand cette chose t’a attaquée. C’est parfaitement compréhensible. La plupart des gens ont du mal à s’adapter. Je fais juste partie des chanceux. » Exact. Tu as toujours fait partie des chanceux, pas vrai ? Les gens comme toi, Ballard, je les connais : ils n’ont jamais échoué dans aucun domaine… « Tu n’as pas besoin d’en avoir honte, la rassure Ballard. — Je n’ai pas honte », répond Clarke avec sincérité. Elle ne ressent plus grand-chose. Juste le picotement. Et la tension. Ainsi qu’une espèce de vague émerveillement à la seule idée d’être en vie. La cloison sue. Les grands fonds posent leurs mains glacées sur le métal et, à l’intérieur, Clarke observe l’atmosphère humide perler sur la paroi puis la dévaler. Elle est assise toute raide sur sa couchette, dans une faible lumière fluorescente, à proximité de chacune des parois de sa petite cabine. Le plafond est trop bas. La pièce trop étroite. Elle sent l’océan comprimer la station autour d’elle. Et je ne peux rien faire d’autre qu’attendre… La crème anabolisante est chaude et apaisante sur ses blessures. De ses doigts expérimentés, Clarke sonde la chair violette de son bras. Les outils de diagnostic du compartiment médical lui ont donné raison. Elle a eu de la chance, cette fois : les os sont intacts, l’épiderme non déchiré. Elle referme sa combinaison, ce qui dissimule les dégâts. Elle remue sur son matelas, se tourne face à la paroi intérieure. Son reflet lui rend son regard avec des yeux qui ressemblent à du verre givré. Elle observe l’image, admire la manière dont celle-ci imite à la perfection le moindre de ses mouvements. Chair et fantôme évoluent de conserve, corps masqués, visages neutres. C’est moi, pense-t-elle. Voilà à quoi je ressemble, maintenant. Elle essaye de lire ce qui se cache derrière cette façade glaciale. Est-ce que je m’ennuie ? Est-ce que je suis excitée ? Bouleversée ? Comment le dire, avec ses yeux invisibles derrière ces opacités cornéennes ? Elle ne voit aucune trace de la tension qu’elle ressent en permanence. Je pourrais être terrifiée. Je pourrais être en train de pisser dans ma combi sans que personne n’en sache rien. Elle se penche en avant. Le reflet s’avance à sa rencontre. Ils se regardent l’un l’autre, blanc contre blanc, glace contre glace. Un instant, ils oublient presque l’affrontement perpétuel entre Beebe et la pression. Un instant, ils se fichent de la solitude et de la claustrophobie qui les étreint. Combien de fois, se demande Clarke, ai-je voulu des yeux aussi morts que ceux-là ? Les viscères métalliques de Beebe encombrent la coursive de l’autre côté de sa cabine. Clarke arrive à peine à se tenir debout. Quelques pas l’amènent au salon. De nouveau en manches de chemise, Ballard est penchée sur un des terminaux de la bibliothèque. « Rachitisme, lance-t-elle. — Quoi ? — Ici, sur le fond, les poissons manquent d’oligo-éléments. Ils sont pourris de maladies de carence. Peu importe leur agressivité : s’ils nous mordent trop fort, ils se cassent les dents. » Clarke enfonce des boutons sur le distributeur de nourriture, qui se met à grommeler sous ses doigts. « Je croyais qu’il y avait toutes sortes de nourritures sur le rift. Que ces bêtes grossissaient autant à cause de ça. — Il y a beaucoup de nourriture. Mais pas de très bonne qualité. » Une pastille de pâte vaguement comestible s’écoule du distributeur dans l’assiette de Clarke. Elle la regarde un instant. Je comprends ça. « Tu vas manger tout équipée ? » demande Ballard au moment où Clarke s’assied à la table du salon. Clarke la regarde en sourcillant. « Ouais, pourquoi ? — Oh, pour rien. Juste que ce serait sympa de discuter avec quelqu’un qui a des pupilles dans les yeux, tu comprends ? — Désolée. Je peux les enlever si tu… — Non, ce n’est pas grave. Je n’en mourrai pas. » Ballard éteint le terminal et s’attable en face d’elle. « Bon, tu te plais, ici, pour le moment ? » Clarke hausse les épaules et continue de manger. « Je suis contente qu’on ne reste qu’un an, continue l’autre. Cet endroit peut finir par vous porter sur les nerfs. — Ça pourrait être pire. — Oh, je ne me plains pas. Je cherchais un défi à relever, après tout. Et toi ? — Moi ? — Pourquoi es-tu descendue au fond de l’océan ? Qu’est-ce que tu cherches ? » Clarke ne répond pas tout de suite. « Je ne sais pas trop, finit-elle par avouer. Qu’on me fiche la paix, j’imagine. » Ballard lève les yeux. Clarke lui rend son regard, le visage neutre. « Eh bien, je te laisse, alors », dit Ballard d’un ton aimable. Clarke l’observe qui disparaît au fond de la coursive. Elle entend le sifflement du panneau étanche qui se referme sur la cabine de Ballard. Laisse tomber, Ballard, pense-t-elle. Je ne suis pas le genre de personne que tu as vraiment envie de connaître. C’est presque le début du poste de jour. Le distributeur de nourriture dégorge le petit-déjeuner de Clarke avec sa réticence habituelle. Dans le compartiment de comm, Ballard vient de raccrocher le téléphone. Un instant plus tard, elle apparaît sur le seuil. « D’après la Direction…» Elle s’interrompt. « Tu as les yeux bleus. » Clarke esquisse un sourire. « Tu les avais déjà vus. — Je sais. J’ai juste été un peu surprise… ça fait un moment que je ne t’ai pas vue sans tes calottes. » Clarke s’assied avec son petit-déjeuner. « Et donc, elle raconte quoi, la Direction ? — Qu’on est dans les temps. Le reste de l’équipage descend dans trois semaines, on entre en service dans quatre. » Ballard s’assied face à Clarke. « Je me demande parfois pourquoi on n’est pas déjà connectés. — Ils veulent être sûrs que tout fonctionne, j’imagine. — Quand même, ça me paraît long, pour un test. Et on pourrait penser que… Eh bien, qu’ils voudraient mettre le programme géothermique en route le plus vite possible, après tout ce qui s’est passé. » Après la fusion de Lepreau et de Winshire, tu veux dire. « Et ce n’est pas tout, dit Ballard. Je n’arrive pas à joindre Piccard. » Clarke relève la tête. La station Piccard est amarrée sur le rift des Galápagos, un endroit qui n’a rien de particulièrement stable. « Tu as déjà rencontré les deux qui sont là-bas ? demande Ballard. Ken Lubin et Lana Cheung ? » Clarke secoue la tête. « Ils sont passés avant moi. Je n’ai jamais rencontré de rifteur, à part toi. — Des gens très sympas. Je voulais les appeler pour leur demander comment ça allait à Piccard, mais personne n’arrive à les contacter. — Le câble est HS ? — Ils disent que c’est sans doute quelque chose dans le genre. Rien de grave. Ils font descendre un bathy’ pour vérifier. » Peut-être que le fond de l’océan s’est ouvert pour les gober, pense Clarke. Ou que la coque avait une plaque défectueuse… Il suffit d’une… Quelque chose grince dans la superstructure au fond de Beebe. Clarke regarde autour d’elle. Les parois semblent s’être rapprochées pendant qu’elle avait le dos tourné. « Parfois, confie-t-elle, je regrette qu’on ait gardé Beebe à la pression de surface et je préférerais qu’on la monte à la pression ambiante. Histoire de soulager la coque. » Elle sait ce rêve impossible : la plupart des gaz vous tuent tout net quand vous les respirez à trois cents atmosphères. Même l’oxygène vous serait fatal au-dessus d’un ou deux pour cent. Ballard frissonne spectaculairement. « Si toi tu veux prendre le risque de respirer de l’hydrogène à 99 %, ne te gêne pas. Moi, la situation actuelle me convient. » Elle sourit. « De toute manière, tu imagines combien de temps prendrait la décompression, après ? » Dans le compartiment de comm, quelque chose bêle pour attirer leur attention. « Alarme sismique. Génial. » Ballard disparaît aux Comm. Clarke la suit. Une ligne ambre traverse un des affichages en se tortillant. On dirait l’électro-encéphalogramme de quelqu’un en plein cauchemar. « Remets tes calottes, dit Ballard. La Gorge fait des siennes. » Elles l’entendent à peine sorties de Beebe : un sifflement pernicieux, presque électrique dans la direction de la Gorge. Clarke prend cette direction dans le sillage de Ballard, la main courant avec légèreté sur la corde de guidage. Pour une raison quelconque, la lointaine tache de lumière qui marque leur destination ne semble pas normale. Elle n’a plus la même couleur. Elle ondule. Elles nagent jusqu’à l’intérieur de ce halo et découvrent pourquoi. La Gorge est en feu. Des aurores saphir glissent en papillotant entre les génératrices. Tout au bout de celles-ci, presque invisible dans le lointain, une colonne de fumée monte en tourbillonnant dans le noir à la manière d’une grande tornade. Son bruit remplit l’abysse. En fermant un instant les yeux, Clarke croit entendre des serpents à sonnettes. « Nom de Dieu ! crie Ballard par-dessus le vacarme. Ce n’est pas censé faire ça ! » Clarke consulte son thermistor. Il ne veut pas se stabiliser : en quelques secondes, la température de l’eau passe de quatre à trente-huit degrés pour redescendre à nouveau. Une myriade de courants éphémères tiraille les deux femmes. « Pourquoi toutes ces lumières ? demande Clarke. — Je n’en sais rien ! De la bioluminescence, j’imagine ! Des bactéries thermosensibles ! » Sans préavis, le tumulte cesse. L’océan se vide de tout bruit. Les toiles d’araignée phosphorescentes se tortillent vaguement sur le métal puis disparaissent. Au loin, la tornade soupire et se fragmente en quelques fugaces tourbillons de poussière. Une légère pluie de suie noire commence à tomber dans la lumière cuivrée. « Un fumeur, dit Ballard dans le calme soudain. Un gros. » Elles nagent jusqu’à l’endroit où le geyser a fait éruption. Une blessure récente entaille sur plusieurs mètres le fond marin entre deux des génératrices. « Ce n’est pas censé se produire, dit Ballard. On les a construits ici pour ça, bon sang ! Parce que l’endroit est présumé stable ! — Le rift n’est jamais stable », rappelle Clarke. Sinon ça ne servirait pas à grand-chose d’être là. Ballard remonte les retombées à la nage, ouvre la trappe d’accès à une des génératrices pour regarder à l’intérieur. « Eh bien, d’après ça, aucun dégât, informe-t-elle Clarke. Une minute, laisse-moi intervertir les canaux… » Clarke effleure l’un des capteurs cylindriques sanglés à sa taille avant de plonger le regard dans la brèche. Je devrais pouvoir passer, décide-t-elle. Et elle le fait. « On a de la chance, annonce Ballard au-dessus d’elle. Aucun dégât non plus sur les autres machines. Oh, attends un peu : une conduite de refroidissement bouchée sur la deux, mais rien de grave. Les circuits de secours peuvent gérer ça jusqu’à ce que… Sors de là ! » Clarke relève la tête, une main sur le capteur qu’elle est en train de placer. Ballard la regarde du haut de la cheminée de roche toute neuve. « T’es cinglée ou quoi ? crie Ballard. C’est un fumeur actif ! » Clarke plonge à nouveau le regard vers le fond du puits. Celui-ci serpente hors de vue dans la brume gazeuse. « On a besoin de relever les températures à l’intérieur de la gueule. — Sors de là ! Il pourrait entrer à nouveau en éruption et te griller ! » J’imagine qu’il pourrait, oui, pense Clarke. « Ça va lui prendre un peu de temps », réplique-t-elle. Elle tourne un bouton sur le capteur, que de minuscules écrous explosifs fixent alors à la roche. « Sors de là, tout de suite ! — Un instant. » Clarke active le capteur puis, d’un coup de pied, s’extrait du fond marin. Ballard l’attrape par le bras pour la tirer à l’écart du fumeur. Clarke se raidit et se dégage. « Ne…» me touche pas ! Elle se reprend. « Je suis sortie, d’accord ? Tu n’as pas besoin de… — Plus loin. » Ballard continue à nager. « Par là. » Elles se trouvent désormais aux limites de la lumière, avec la Gorge éclairée par les projecteurs d’un côté et les ténèbres de l’autre. Ballard se tourne face à Clarke. « Tu as perdu la tête ? On aurait pu rentrer à Beebe chercher un drone et placer le capteur avec ! » Clarke ne répond pas. Elle voit du mouvement au loin dans le dos de Ballard. « Attention derrière toi », prévient-elle. Ballard se retourne, aperçoit le grand-gousier qui glisse dans leur direction. Il ondule dans l’eau telle une fumée marron, silencieux et interminable. Clarke ne voit pas la queue de la créature, même si plusieurs mètres de chair serpentine sont sortis de l’obscurité. Ballard dégaine son couteau. Clarke l’imite avec un temps de retard. La mâchoire du grand-gousier s’ouvre d’un coup comme une grande benne déchiquetée. Brandissant son couteau, Ballard se prépare à se propulser vers la chose. Clarke tend la main. « Attends un peu. Il ne s’en prend pas à nous. » L’avant du grand-gousier se trouve désormais à une dizaine de mètres. Sa queue s’extrait des ténèbres. « T’es folle ? » Ballard repousse la main de Clarke, le regard toujours rivé au monstre. Il n’a peut-être pas faim », dit Clarke. Elle repère deux points minuscules au-dessus du museau : ses yeux, qui restent imperturbablement fixés sur elles. « Ils ont toujours faim. Tu dormais, pendant les briefings ? » Le grand-gousier referme la gueule et passe près d’elles. Il s’étend désormais autour des deux femmes en un large arc de cercle méandreux. La tête se retourne pour les regarder. La gueule s’ouvre à nouveau. « Et puis merde », lance Ballard en donnant l’assaut. Son premier coup ouvre une entaille d’un mètre de long dans le flanc du grand-gousier, qui fixe un instant Ballard du regard, comme stupéfait, puis donne un lourd coup de queue. Clarke observe la scène sans bouger. Pourquoi ne peut-elle pas simplement laisser tomber ? Pourquoi faut-il toujours qu’elle prouve qu’elle est la meilleure ? Ballard frappe à nouveau, fendant cette fois un gros renflement tumoral qui doit être l’estomac. Elle libère les choses qu’il contient. Celles-ci se répandent par la plaie : deux énormes giganturas et une créature difforme que Clarke ne reconnaît pas. L’un des giganturas est encore vivant, et d’une humeur massacrante. Il enfonce ses dents dans la première chose qu’il croise. Ballard. Par-derrière. « Lenie ! » La main avec laquelle Ballard tient son couteau décrit des arcs de cercle saccadés. Le gigantura part petit à petit en morceaux. Sa mâchoire reste fermée. Dans ses convulsions, le grand-gousier percute la jeune femme et l’envoie tournoyer en direction du fond. Clarke se met enfin en mouvement. Le grand-gousier percute à nouveau Ballard. Clarke descend tout près du fond, s’approche et dégage sa collègue. Le couteau de celle-ci continue à plonger et déchirer. Le gigantura n’est plus que lambeaux mutilés derrière les branchies, mais continue à mordre. Ballard ne parvient pas à se tordre suffisamment pour atteindre le crâne. Clarke arrive dans son dos et prend la tête de la créature entre ses mains. Celle-ci la regarde, malveillante et sans pensée. « Tue-le ! crie Ballard. Qu’est-ce que tu attends, nom de Dieu ? » Clarke ferme les yeux et serre. Le crâne se brise entre ses doigts comme du plastique de mauvaise qualité. Un silence. Au bout d’un moment, elle rouvre les yeux. Le grand-gousier est parti, s’est réfugié dans les ténèbres pour y guérir ou y mourir. Ballard, elle, est toujours là, furieuse. « Mais qu’est-ce que tu as ? » lance-t-elle. Clarke desserre les poings. Des fragments d’os et de chair gélifiée flottent autour de ses doigts. « Tu es censée m’épauler ! Merde, pourquoi t’es toujours aussi… passive ? — Désolée. » Parfois, ça marche. Ballard se passe la main dans le dos. « J’ai froid. Il a dû percer ma combi…» Clarke la contourne pour vérifier. « Deux trous. Et sinon, ça va ? Rien de cassé ? — Il a percé ma combi, dit sa coéquipière comme si elle parlait toute seule. Et quand ce grand-gousier m’a percutée, il aurait pu…» Elle se tourne vers Clarke et sa voix, même déformée, laisse percer une incertitude scandalisée. «… j’aurais pu me faire tuer. J’aurais pu me faire tuer ! » Ballard donne un instant l’impression qu’on l’a dépouillée à la fois de sa combinaison, de ses yeux et de sa confiance en elle. Pour la première fois, Clarke voit la faiblesse en dessous, comme des fissures de plus en plus allongées. Tu peux merder aussi, Ballard. Ce n’est pas qu’une partie de rigolade. Tu le sais, maintenant. Ça fait mal, hein ? Quelque part en elle, une très légère pointe de compassion. « Ce n’est pas grave, dit Clarke. Jeanette, ce… — Espèce d’idiote ! crache Ballard en la regardant comme une vieille femme méchante et aveugle. Tu restais là sans rien faire ! Tu as laissé ça m’arriver ! Clarke sent sa garde se remettre d’un coup en place, juste à temps. Ce n’est pas que de la colère, comprend-elle. Elle n’est pas juste énervée par ce qui vient de se passer. Elle ne m’aime pas. Elle ne m’aime pas du tout. Puis, vaguement surprise de ne pas s’en être aperçue plus tôt : Elle ne m’a jamais aimée. Une niche La station Beebe flotte, amarrée au fond marin, planète vert-de-gris à l’équateur ceint de projecteurs. Il y a au pôle sud un sas pour plongeurs et au pôle nord un sas d’amarrage pour les bathyscaphes. Entre les deux, on trouve des poutrelles et des lignes d’ancrage, des canalisations et des câbles, une cuirasse métallique et Lenie Clarke. Celle-ci se livre à une inspection visuelle de routine de la coque : procédure normale à effectuer une fois par semaine. À l’intérieur, Ballard teste un équipement dans le compartiment de comm. Ce n’est pas tout à fait dans l’esprit du système de coéquipiers. Clarke préfère travailler de cette manière. Depuis deux jours, les relations sont polies – Ballard ressuscite même à l’occasion sa sociabilité brevetée –, mais plus elles passent de temps ensemble, plus la gêne s’installe entre elles. Tôt ou tard, Clarke le sait, quelque chose va lâcher. Et puis à cet endroit, il semble tout naturel d’être seule. Elle examine un serre-câble quand un dent-tranchante fonce dans la lumière. Il mesure environ deux mètres et il a faim. Mâchoires béantes, il percute de plein fouet le projecteur de Beebe le plus proche. Plusieurs de ses dents se brisent sur la lentille de verre. Le poisson se tord sur le côté, heurtant la coque de la queue, puis s’éloigne au point de se fondre presque complètement dans les ténèbres. Clarke l’observe, fascinée. L’animal décrit plusieurs allées et venues, puis charge à nouveau. Le projecteur supporte facilement l’impact et provoque davantage de dégâts à son agresseur. Le dent-tranchante se jette encore et encore sur la lumière. Enfin, épuisé, il coule avec des convulsions en direction du fond boueux. « Lenie ? Ça va ? » Clarke sent les mots bourdonner dans sa mâchoire inférieure. Elle active l’émetteur de sa combinaison : « Pas de problème. — J’ai entendu du bruit dehors. Je voulais juste m’assurer que tu… — Ça va. C’était juste un poisson. — Ils ne comprennent jamais, hein ? — Non. Faut croire que non. À plus tard. — À pl…» Clarke coupe son récepteur. Pauvres poissons stupides. Combien de millénaires leur a-t-il fallu pour apprendre que bioluminescence signifiait nourriture ? Combien de temps la station devra-t-elle rester à cet endroit pour qu’ils apprennent que la lumière électrique n’a pas la même signification ? On pourrait garder nos projecteurs éteints. Peut-être qu’ils nous laisseraient tranquilles… Elle regarde au-delà du halo électrique de Beebe. Il y a tant d’obscurité, là-bas. C’en est presque douloureux à regarder. Sans lumières, sans sonar, de quelle distance pourrait-elle s’enfoncer dans ce voile visqueux avant de se retrouver incapable de revenir ? Elle éteint sa frontale. La nuit s’approche un peu, mais les lumières de Beebe la tiennent en respect. Clarke se tourne face aux ténèbres. Elle s’accroupit comme une araignée sur la coque de la station. Elle pousse sur ses jambes. L’obscurité l’accueille en son sein. La jeune femme nage sans regarder derrière elle jusqu’à ce que ses jambes fatiguent. Elle ne sait pas quelle distance elle a parcourue. Mais sûrement des années-lumière. L’océan est rempli d’étoiles. Derrière elle, la station brille plus fort que tout le reste, dardant des rayons d’un jaune grossier. Dans la direction opposée, elle distingue tout juste la Gorge, insignifiant lever de soleil sur l’horizon. Partout ailleurs, des constellations vivantes ponctuent l’obscurité. Ici, un chapelet de perles clignote des promesses sexuelles à deux secondes d’intervalle. Là, un éclair soudain laisse dans son champ de vision des images rémanentes destinées à faire diversion et quelque chose profite de son aveuglement momentané pour prendre la fuite. Ailleurs, un faux ver se tortille paresseusement dans le courant, relié de manière invisible au palais d’un prédateur. Il y en a tellement. Elle sent un mouvement soudain dans l’eau, comme si quelque chose de volumineux venait de passer tout près. Un délicieux frisson la parcourt de la tête aux pieds. Il m’a presque effleuré, pense-t-elle. Je me demande ce que c’était. Le rift regorge de monstres qui ne savent pas s’arrêter. Peu importe la quantité qu’ils mangent. Leur voracité fait tout autant partie d’eux que leur estomac élastique et leurs mâchoires désarticulées. Des nains affamés attaquent des géants deux fois plus gros qu’eux et les vainquent parfois. L’abysse est un désert : personne ne peut se permettre d’attendre une meilleure chance. Mais tout désert comporte des oasis, et il arrive que les chasseurs des grands fonds les trouvent. Ils tombent sur l’abondance peu nourrissante de la faille et se gavent, si bien que leurs descendants deviennent énormes et gonflés, mais avec des os très fragiles… Ma frontale était éteinte et il m’a laissée tranquille, je me demande si… Elle la rallume. Sa vision se trouble dans l’éclat soudain, puis s’adapte. L’océan retrouve son noir uniforme. Aucun cauchemar ne s’approche. Où qu’elle le braque, le faisceau éclaire des eaux vides. Elle l’éteint à nouveau. Il y a un instant d’obscurité totale le temps que ses calottes oculaires s’ajustent à la diminution de luminosité. Puis les étoiles réapparaissent. Elles sont si belles. Lenie Clarke s’allonge au fond de l’océan pour regarder l’abysse étinceler autour d’elle. Et elle rit presque en s’apercevant, à trois mille mètres des rayons du soleil, qu’il ne fait noir qu’avec les lumières allumées. « Bordel, mais qu’est-ce qui ne va pas, chez toi ? Tu sais que t’es partie depuis plus de trois heures ? Pourquoi tu ne répondais pas ? » Clarke se penche pour ôter ses palmes. « J’ai éteint mon récepteur, je crois. Je… Attends un peu, tu as bien dit… — Tu crois ? Tu as oublié toutes les règles de sécurité qu’on nous a enfoncées dans le crâne ? T’es censée garder ton récepteur allumé dès que tu quittes Beebe et jusqu’à ce que tu y reviennes ! — Tu as bien dit trois heures ? — Je ne pouvais même pas sortir te chercher, je ne te trouvais pas au sonar ! J’ai dû attendre ici en espérant que tu réapparaîtrais ! » Le moment où elle s’était enfoncée dans l’obscurité ne semblait pas remonter à plus de quelques minutes. Soudain glacée, elle monte dans le salon. « Mais où étais-tu, Lenie ? » veut savoir Ballard en la suivant. Clarke détecte une très légère note plaintive. « Je… je devais être sur le fond. C’est pour ça que le sonar ne m’a pas repérée. Je ne suis pas allée loin. » Je me suis endormie ? Qu’est-ce que j’ai fait pendant trois heures ? « J’étais juste… en train de flâner. J’ai perdu la notion du temps. Désolée. — Ce n’est pas sérieux. Ne recommence pas. » Il y a un instant de silence. Il se termine par le soudain et familier impact de la chair sur le métal. « Bon Dieu ! s’emporte Ballard. Je vais tout de suite couper les lumières extérieures ! » La chose frappe deux fois de plus la station le temps que Ballard arrive aux Comm. Clarke entend sa coéquipière enfoncer deux boutons. Ballard revient au salon. « Ça y est. Nous voilà invisibles. » Quelque chose les heurte encore. Et encore. « Pas si sûr », dit Clarke. Debout dans le salon, Ballard écoute le rythme de l’attaque. « On ne les voit pas au sonar, dit-elle presque à voix basse. Parfois, quand je les entends se jeter sur nous, je le règle sur une portée très faible. Mais il passe à travers. — Pas de vessie natatoire. Rien pour renvoyer un écho. — Nous, la plupart du temps, on nous voit très bien au sonar. Mais pas ces choses. Impossible de les trouver, même en réglant le gain au maximum. On dirait des fantômes. — Ce ne sont pas des fantômes. » Presque sans s’en rendre compte, Clarke comptait les secondes : huit… neuf… Ballard se tourne vers elle. « Ils ont fermé Piccard. » Elle annonce cela d’une petite voix tendue. « Quoi ? — Simple problème technique, d’après l’ARE. Mais j’ai un copain au service du personnel. Je l’ai appelé pendant que tu étais dehors. Il dit que Lana est à l’hôpital. Et j’ai comme l’impression que…» Elle secoue la tête. « On dirait que Ken Lubin a fait quelque chose, là-bas. Je me demande s’il n’aurait pas agressé Lana. » Trois coups à l’extérieur, en succession rapide. Clarke sent le regard de sa coéquipière posé sur elle. Le silence s’éternise. « Mais peut-être que non, reprend Ballard. On a passé toutes sortes de tests de personnalité. S’il était violent, ils s’en seraient aperçu avant de l’envoyer au fond de l’eau. Clarke l’observe en écoutant le martèlement irrégulier, qui semble produit par un poing. « Ou alors… peut-être que le rift l’a changé d’une manière ou d’une autre. Peut-être qu’ils ont mal évalué la pression qu’on allait tous subir. Si je puis dire. » Ballard réussit à produire un pâle sourire. « Moins à cause du danger physique que du stress émotionnel, tu comprends ? Jour après jour. Rien que sortir peut finir par vous porter sur les nerfs. On a de l’eau de mer qui nous passe dans la poitrine. On ne respire plus pendant des heures d’affilée. C’est comme… comme vivre sans que le cœur batte…» Elle lève les yeux vers le plafond : les bruits venus de l’extérieur commencent à perdre de leur régularité. « Ce n’est pas si mal, dehors », estime Clarke. Au moins, on est incompressible. Au moins, on n’a pas à craindre que la coque cède. « Je ne pense pas qu’on change d’un coup. Ça se glisserait petit à petit en nous. Si bien qu’un jour, on se réveille changé, différent, quelque part, sauf qu’on ne s’est jamais rendu compte de la transition. Comme Ken Lubin. » Elle regarde Clarke et baisse un peu la voix. « Et comme toi. — Moi. » Clarke retourne les mots de Ballard en esprit, attend un début de réaction. Elle ne ressent rien d’autre que sa propre indifférence. « Je ne crois pas que tu aies du souci à te faire. Je ne suis pas du genre violent. — Je sais. Je ne m’inquiète pas pour ma propre sécurité, Lenie. Plutôt pour la tienne. » Les yeux derrière l’imperméable écran de ses lentilles, Clarke la regarde sans répondre. « Tu as changé depuis ton arrivée dans la station, affirme l’autre. Tu t’éloignes de moi, tu prends des risques inutiles. Je ne sais pas ce qui t’arrive au juste. On dirait presque que tu essayes de te tuer. — Ce n’est pas le cas. » Elle essaye de changer de sujet. « Lana Cheung va bien ? » Ballard l’examine quelques instants. Elle comprend l’intention. « Je n’en sais rien. Je n’ai pas réussi à obtenir de détails. » Clarke sent quelque chose se nouer en elle. « Je me demande ce qu’elle a fait pour que Ken explose comme ça…» murmure-t-elle. Ballard la regarde, bouche bée. « Ce qu’elle a fait ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? ! — Je voulais juste dire que… — Je sais. » Dehors, le martèlement a cessé. Ballard ne se détend pas. Le dos voûté dans ces étranges vêtements flottants que portent les sécheux, elle reste debout les yeux rivés au plafond comme si elle ne croyait pas au silence. Puis elle regarde à nouveau Clarke. « Lenie, tu sais que je n’aime pas faire valoir ma supériorité hiérarchique, mais ton attitude nous met toutes les deux en danger. Je pense que cet endroit t’affecte vraiment. J’espère sincèrement que tu vas pouvoir te remettre d’équerre. Sinon, je serai sans doute obligée de recommander ton transfert. » Clarke regarde Ballard quitter le salon. Tu mens, s’aperçoit-elle. Tu meurs de peur, et pas seulement parce que je change. Plutôt parce que toi, tu changes. Clarke le découvre avec cinq heures de retard : le fond de l’océan s’est modifié. Pendant qu’on dort, la terre bouge, pense-t-elle en examinant l’affichage topographique. Et la prochaine fois, ou celle d’après, peut-être qu’elle s’ouvrira juste en dessous de nous. Je me demande si j’aurai le temps de sentir quelque chose. Elle se retourne en entendant un bruit dans son dos. Debout dans le salon, Ballard titube un peu. Son visage semble enlaidi par les cercles concentriques dans ses yeux, par les creux sombres qui les entourent. Pour Clarke, les yeux nus commencent à sembler contre nature. « Le fond marin a bougé, annonce-t-elle. Il y a un nouvel affleurement à environ deux cents mètres à l’ouest. — Bizarre, je n’ai rien senti. — Ça s’est passé il y a environ cinq heures. Tu dormais. » Ballard lève brusquement les yeux. Clarke étudie la mine hagarde de sa collègue. Réflexion faite… « Je… Ça m’aurait réveillée », assure Ballard. Elle passe près de Clarke pour aller consulter l’affichage topographique dans le compartiment. « Deux mètres de haut, douze de long », énumère Clarke. Ballard ne répond pas. Elle saisit quelques commandes sur un clavier : l’image topographique se dissout pour réapparaître sous forme d’une colonne de nombres. « C’est bien ce que je pensais, dit-elle. Pas d’activité sismique notable depuis plus de quarante-deux heures. — Le sonar ne ment pas, contre Clarke d’un ton calme. — Le sismo non plus. » Un petit silence. Il y a une procédure standard pour ce genre de situations et toutes deux savent en quoi elle consiste. « Il faut aller voir », dit Clarke. Mais Ballard se contente de hocher la tête. « Donne-moi un instant pour me changer. » On a baptisé calmars ces cylindres à réaction d’environ un mètre de long dotés d’un phare à l’avant et d’une barre de remorquage à l’arrière. Clarke, qui flotte entre Beebe et le fond marin, en tient un d’une main. L’autre serre un pistolet sonar, qu’elle braque sur les ténèbres : les clic ultrasoniques balayent la nuit et lui donnent un azimut. « Par là », dit-elle en tendant le bras. Ballard presse la barre de son propre calmar, qui s’éloigne en la remorquant. Clarke la suit quelques instants plus tard. En queue de convoi, un troisième calmar transporte un assortiment de capteurs dans un sac en nylon. Ballard avance presque pleins gaz. Les lampes de son casque et de son calmar transpercent l’eau comme les faisceaux de phares jumelés. Ses propres lumières éteintes, Clarke la rattrape à peu près à mi-chemin de leur destination. Elles parcourent quelques mètres ensemble au-dessus du substrat boueux. « Tes lumières, rappelle Ballard. — On n’en a pas besoin. Le sonar fonctionne dans le noir. — Tu violes le règlement juste pour le plaisir, maintenant ? — Les poissons du coin s’attaquent aux trucs qui luisent… — Allume. C’est un ordre. » Clarke ne répond pas. Elle observe les faisceaux à côté d’elle, celui régulier et inébranlable du calmar de Ballard, celui de la frontale qui découpe d’irréguliers arcs de cercle dans l’eau quand Ballard bouge la tête… « Je t’ai dit d’allu… Bon Dieu ! » Cela n’a duré qu’un instant, celui passé dans le balayage de la frontale de Ballard. La jeune femme tourne la tête d’un coup et la chose repasse hors de vue… puis surgit dans le faisceau du calmar, énorme et terrible. L’abysse leur adresse un grand sourire, toutes dents dehors. Une gueule occupe toute la largeur du faisceau et continue dans le noir de chaque côté. Elle est bourrée de dents coniques grandes comme des mains humaines, et ces dents-là n’ont pas du tout l’air fragiles. Un son étouffé sort de la gorge de Ballard, qui plonge dans la boue. La vase benthique monte autour d’elle en un nuage bouillonnant et l’ensevelit dans un torrent de cadavres planctoniques. Lenie Clarke cesse d’avancer et attend sans un geste. Elle regarde pétrifiée ce sourire menaçant. Elle a l’impression d’avoir de l’électricité dans tout le corps, n’a jamais eu aussi explicitement conscience d’elle-même. Chacun de ses nerfs s’enflamme et se gèle à la fois. Elle est terrifiée. Mais aussi, et sans savoir comment, totalement maîtresse d’elle-même. Elle réfléchit à ce paradoxe tandis que le calmar de Ballard, abandonné, ralentit et s’arrête à quelques petits mètres de cette interminable rangée de dents. Elle s’émerveille de sa propre lucidité d’analyse tandis que le troisième calmar, avec sa cargaison de capteurs, la dépasse en diminuant l’allure pour prendre position près de celui de Ballard. Dans la lumière, le sourire ne change pas. Clarke lève son pistolet sonar et le déclenche. On y est, comprend-elle en consultant l’affichage. C’est l’affleurement. Elle s’approche. Le sourire persiste, énigmatique, séduisant. Elle voit à présent des bouts d’os aux racines des dents, des lambeaux de chair décomposée qui partent des gencives. Elle rebrousse chemin. Sur le fond marin, le nuage commence à se déposer. « Ballard », appelle-t-elle de sa voix synthétique. Aucune réponse. Elle tâtonne dans la vase avec l’impression d’être aveugle, jusqu’à toucher quelque chose de chaud qui tremble. Le fond marin lui explose au visage. Ballard jaillit du substrat, suivie d’une queue de comète boueuse. Son poing sort de ce nuage soudain, serré sur quelque chose qui brille dans la lumière fluctuante. Clarke aperçoit le couteau, se détourne presque trop tard : la lame luit sur sa combinaison, enflammant les nerfs le long de sa cage thoracique. Ballard frappe à nouveau. Cette fois, Clarke s’empare au passage de la main armée, la tord, pousse. Ballard bascule en arrière. « C’est moi ! » crie Clarke, dont le vocodeur transforme la voix en vibrato métallique. Ballard revient à la charge, sans rien voir de ses yeux blancs, le couteau toujours au poing. Clarke lève les mains. « Tout va bien ! Il n’y a rien ! C’est mort ! » Ballard s’arrête. La regarde. Tourne la tête vers les calmars, vers le sourire qu’ils illuminent. Se raidit. « C’est une espèce de baleine, dit Clarke. Morte depuis longtemps. — Une… Une baleine ? » croasse Ballard, qui commence à trembler. Tu n’as pas besoin de te sentir embarrassée, manque lui dire Clarke, qui préfère toutefois lui effleurer le bras. C’est comme ça qu’on fait ? se demande-t-elle. L’autre recule en un sursaut, comme ébouillantée. Il faut croire que non… « Euh, Jeanette…» commence Clarke. Ballard lève une main tremblante pour l’interrompre. « Je vais bien. Je veux ren… je crois qu’on devrait rentrer, maintenant, non ? — D’accord », dit Clarke. Mais elle ne le pense pas vraiment. Elle pourrait rester là toute la journée. Ballard est à nouveau connectée à la bibliothèque. Elle se retourne en passant la main d’un air désinvolte sur le contrôle de luminosité au moment où Clarke arrive derrière elle, si bien que l’affichage s’obscurcit avant que cette dernière puisse voir quoi que ce soit. Perplexe, elle jette un coup d’œil aux optiques vidéo reliées au terminal. Si Ballard ne voulait pas qu’elle voie ce qu’elle faisait, il lui suffisait de s’en servir. Sauf qu’elle ne m’aurait pas vue arriver… « Je pense que ça pourrait être un ziphiidé, est en train de dire Ballard. Une baleine à bec. Sauf qu’il avait trop de dents. Très rare. Ils ne plongent pas si profond. » Clarke l’écoute, mais cela ne l’intéresse pas vraiment. « Il a dû mourir et pourrir plus haut, puis couler. » Ballard parle d’une voix un peu forte. Elle regarde furtivement quelque chose de l’autre côté du salon. « Je me demande quelles sont les chances que ça arrive. — Quoi donc ? — Que dans tout cet océan quelque chose d’aussi gros nous tombe du ciel à seulement quelques centaines de mètres. La probabilité doit être très faible. — Ouais, j’imagine. » Clarke tend la main pour augmenter la luminosité de l’affichage. Un texte luit doucement sur toute une moitié de l’écran, l’image d’une molécule complexe tourne sur l’autre. « Qu’est-ce que c’est ? » demande Clarke. Ballard glisse un deuxième coup d’œil vers l’autre extrémité du salon. « Juste un vieux texte de biopsycho archivé dans la bibliothèque, un article que je parcourais. Ça m’intéressait, avant. » Clarke la regarde. « Ah oui ? » Elle se penche pour étudier les données affichées. Une espèce de chimie technique. Elle ne comprend vraiment que la légende sous le graphique. Elle la lit à voix haute : « Le Véritable Bonheur. — Ouais. Un tricyclique avec quatre chaînes latérales. » Ballard désigne l’écran. « Chaque fois qu’on est heureux, vraiment heureux, c’est grâce à ce truc. — Mais quand a-t-on découvert ça ? — Je n’en sais rien. C’est un vieux livre. » Clarke observe le simulacre en rotation. Il la perturbe sans qu’elle sache pourquoi. Il flotte au-dessus de cette légende stupide et suffisante, et il dit quelque chose qu’elle ne veut pas entendre. On t’a résolue, dit-il. Tu es mécanique. Chimie et électricité. Tout ce que tu es, les moindres de tes rêves et de tes actions, tout se réduit à un changement de tension électrique quelque part, ou à – comment a-t-elle dit, déjà ? – à un tricyclique avec quatre chaînes latérales… « C’est faux », murmure Clarke. Sinon on pourrait se faire réparer quand on ne fonctionne plus bien… « Pardon ? — Ça dit qu’on n’est rien que des… des ordinateurs de chair. Avec des visages. » Ballard éteint le terminal. « Exact, répond-elle. Et peut-être même que certains d’entre nous commencent à ne plus en avoir. » Clarke comprend la moquerie, mais celle-ci ne l’atteint pas. Elle se redresse et se dirige vers l’échelle. « Où tu vas ? demande Ballard. Tu ressors ? — La période de travail n’est pas terminée. Je pensais nettoyer la conduite de la numéro 2. — Il est un peu tard pour s’y mettre, Lenie. Il faudra s’arrêter avant même d’en avoir fait la moitié. » Le regard de Ballard fuit à nouveau. Cette fois, Clarke suit le coup d’œil jusqu’au grand miroir sur la paroi opposée. Elle n’y voit rien de particulièrement intéressant. « Je travaillerai tard. » Clarke agrippe la rambarde, pose le pied sur l’échelon supérieur. « Lenie », dit Ballard, et Clarke pourrait jurer entendre un tremblement dans sa voix. Elle jette un coup d’œil par-dessus son épaule, mais sa coéquipière est partie en direction des Comm. « Eh bien, je crains de ne pas pouvoir t’accompagner, est-elle en train de dire. Je suis en plein débogage d’une des routines de télémesure. — Pas de problème. » Clarke sent la tension monter. Beebe est à nouveau en train de rétrécir. Elle descend l’échelle. « Tu es sûre que ça ne te gêne pas de sortir seule ? Tu ferais peut-être mieux d’attendre demain. — Non, ça va. — Eh bien, n’oublie pas de garder ton récepteur allumé. Je ne veux pas te perdre une nouvelle fois…» Clarke est dans le compartiment humide. Elle entre dans le sas et effectue le rituel. Il ne lui donne plus l’impression de se noyer, mais de naître à nouveau. Elle se réveille dans le noir, entend des sanglots. Elle reste là quelques minutes, désorientée, sans savoir quoi faire. Les sanglots arrivent de tous côtés, légers mais omniprésents dans la coquille sonore de Beebe. Elle n’entend rien d’autre, à part les battements de son cœur. Elle a peur. Elle ne sait pas trop pourquoi. Elle voudrait que les bruits cessent. Clarke quitte sa couchette, ouvre le panneau étanche à tâtons. Derrière, la coursive est sombre, avec une maigre lumière qui s’échappe du salon à l’une de ses extrémités. Les bruits viennent de l’autre direction, où l’obscurité se fait de plus en plus épaisse. Elle les suit au milieu d’un fouillis de gaines et de tuyaux. Les quartiers de Ballard. La porte est ouverte. Un voyant émeraude brille dans le noir, sans révéler le moindre détail de la silhouette recroquevillée sur le matelas. « Ballard », appelle doucement Clarke. Elle ne veut pas entrer. L’ombre bouge, semble lever la tête vers elle. « Pourquoi tu ne le montres pas ? » demande-t-elle d’une voix suppliante. Clarke fronce les sourcils dans l’obscurité. « Montrer quoi ? — Tu le sais très bien ! À quel point… tu as peur ! — Peur ? — D’être là, d’être coincée au fond de cet horrible océan noir… — Je ne comprends pas », murmure Clarke. La claustrophobie commence à s’agiter en elle, à devenir difficile à contrôler. Ballard pouffe, mais sa dérision semble forcée. « Bien sûr que si, tu comprends. Tu penses que c’est une espèce de compétition, tu crois qu’en arrivant juste à tout garder en toi, tu trouveras un moyen de gagner… mais ça ne marche absolument pas de cette manière, Lenie, tout garder caché comme ça ne sert à rien, il faut qu’on soit capables de se faire confiance l’une à l’autre, ici, sinon on est fichues…» Elle remue un peu sur la couchette. Ses calottes cornéennes permettent désormais à Clarke de distinguer quelques détails : les aspérités qui ornent la silhouette de Ballard, les plis et replis de vêtements normaux, déboutonnés jusqu’à la taille. Elle pense à un cadavre, à moitié disséqué, se levant sur la table pour pleurer sa propre mutilation. « Je ne sais pas de quoi tu parles, assure Clarke. — J’ai essayé d’être amicale. J’ai essayé de m’entendre avec toi, mais tu es si froide, tu ne veux même pas admettre que… Je veux dire : tu ne peux pas te plaire ici, personne ne pourrait se plaire au fond de l’océan, pourquoi ne pas simplement l’admettre… — Mais ça ne me plaît pas, je… Je déteste être là-dedans. C’est comme si Beebe allait… se resserrer autour de moi. Et je ne peux rien faire, à part attendre que ça arrive. » Ballard hoche la tête dans l’obscurité. « Oui, oui, je vois ce que tu veux dire. » L’aveu de Clarke semble l’encourager un peu. « Et tu as beau te dire que…» Elle s’interrompt. « Tu détestes être là-dedans ? » J’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? se demande Clarke. « Dehors, ce n’est pas vraiment mieux, tu sais, poursuit Ballard. Dehors, c’est même pire ! Il y a des coulées de boue, des fumeurs, des poissons géants qui n’arrêtent pas d’essayer de te bouffer, ce n’est pas possible que tu… mais… tout ça ne te gêne pas, hein ? » Son ton a trouvé le moyen de devenir accusateur. Clarke hausse les épaules. « Non, ça ne te gêne pas. » Ballard parle lentement, désormais. Sa voix se réduit à un murmure : « En fait, tu te plais, dehors. Pas vrai ? Clarke hoche la tête à contrecœur. « Ouais, j’imagine. — Mais c’est tellement… le rift peut te tuer, Lenie. Il peut nous tuer. De cent façons différentes. Ça ne te fait pas peur ? — Je n’en sais rien. Je n’y pense pas beaucoup. J’imagine que oui, plus ou moins. — Alors pourquoi es-tu si heureuse dehors ? s’écrie Ballard. Ça n’a aucun sens…» Je ne suis pas vraiment « heureuse », pense Clarke. « Je ne sais pas. Ce n’est pas si bizarre, des tas de gens font des choses dangereuses. De la chute libre, par exemple… ou de l’alpinisme. » Mais Ballard ne répond pas. Sa silhouette s’est raidie sur le lit. Elle tend brusquement le bras pour actionner l’éclairage. Lenie Clarke cligne des yeux dans la lumière soudaine. Puis ses calottes s’assombrissent et la pièce devient moins brillante. « Nom de Dieu ! lui crie Ballard. Tu dors dans cette putain de tenue, maintenant ? » Encore une chose à laquelle Clarke n’a pas pensé. Cela lui semble tout simplement plus facile ainsi. « Pendant tout ce temps où je te parlais à cœur ouvert, tu avais ce visage de machine ! Tu n’as même pas la décence de me montrer tes putains d’yeux ! » Surprise, Clarke recule d’un pas. Ballard se lève pour en faire un en avant. « Dire que tu pouvais passer pour humaine avant qu’ils te donnent cette combinaison ! Pourquoi ne sors-tu pas trouver quelque chose avec quoi jouer dans ta saloperie d’océan ! » Elle claque le panneau au nez de Lenie Clarke. Pendant quelques instants, celle-ci regarde la cloison hermétiquement fermée. Son visage, elle le sait, est calme. Son visage est généralement calme. Mais elle reste là debout, immobile, jusqu’à ce que la chose craintive en elle se détende un peu. « D’accord, finit-elle par dire tout doucement. Je crois que c’est ce que je vais faire. » Quand elle ressort du sas, Ballard l’attend. « Lenie, dit-elle tranquillement, il faut qu’on parle. C’est important. » Clarke se penche, ôte ses palmes. « Vas-y. — Pas ici. Dans ma cabine. » Clarke la regarde. « S’il te plaît. » Clarke commence à grimper à l’échelle. « Tu n’enlèves pas ta…» Ballard s’interrompt en la voyant baisser les yeux sur elle. « Laisse tomber. Ça va. » Elles montent dans le salon. Ballard ouvre la marche. Clarke la suit au fond de la coursive jusque dans sa cabine. Ballard referme le panneau étanche puis s’assied sur sa couchette en laissant de la place pour Clarke. Celle-ci explore du regard l’endroit exigu. Ballard a caché derrière un drap de rechange la paroi recouverte d’un miroir. Ballard désigne à côté d’elle un endroit sur le lit. « Allons, Lenie, viens t’asseoir. » Clarke obtempère à contrecœur. La soudaine amabilité de Ballard la déconcerte. Ballard ne s’est pas conduite de cette manière depuis que… … depuis qu’elle avait l’avantage. «… n’est peut-être pas agréable à entendre pour toi, est en train de dire Ballard, mais il faut qu’on te sorte du rift. Ils n’auraient même jamais dû te faire descendre ici ». Clarke ne répond pas. « Tu te souviens des tests qu’ils nous ont fait passer ? poursuit Ballard. Ils ont mesuré notre tolérance au stress, au confinement, à l’isolement prolongé, au danger physique chronique, ce genre de trucs. » Clarke hoche légèrement la tête. « Et alors ? — Et alors, crois-tu un instant qu’ils testeraient ces caractéristiques sans savoir chez quel genre de personnes on les trouve ? Ou de quelle manière ces personnes sont devenues comme ça ? » En elle-même, Clarke se fige. En surface, rien ne change. Ballard se penche un peu en avant. « Tu te souviens de ce que tu as dit ? Sur les alpinistes, les chuteurs, la raison pour laquelle certaines personnes font délibérément des choses dangereuses ? J’ai potassé le sujet, Lenie. Depuis que j’ai appris à te connaître, j’ai potassé le sujet…» Appris à me connaître ? «… et tu sais ce que tous ces amateurs de sensations fortes ont en commun ? Ils disent tous qu’on n’a pas vécu tant qu’on n’a pas failli mourir. Ils ont besoin du danger. Ça les fait planer. » Tu ne me connais pas du tout… « Certains sont d’anciens combattants, certains sont restés longtemps otages, d’autres ont juste passé beaucoup de temps en zones mortes pour une raison ou pour une autre. Et beaucoup des vrais compulsifs…» Personne ne me connaît. «… ceux qui ne peuvent être heureux qu’en prenant en permanence des risques… beaucoup d’entre eux ont commencé tôt, Lenie. Quand ils n’étaient que des enfants. Et toi, je parie… tu n’aimes même pas qu’on te touche…» Va-t’en. Va-t’en. Ballard pose la main sur l’épaule de sa coéquipière. « Combien de temps a-t-on abusé de toi, Lenie ? demande-t-elle doucement. Combien d’années ? » Clarke se dégage d’un haussement d’épaule, sans répondre. Il ne me voulait pas de mal. Elle remue sur la couchette, se détourne légèrement. « C’est ça, pas vrai ? Tu n’es pas juste tolérante au traumatisme, Lenie. Tu y es accro. Pas vrai ? » Il ne faut qu’un instant à Clarke pour se ressaisir. La combi et les calottes facilitent les choses. Elle se tourne calmement vers Ballard. Elle sourit même un peu. « Abusée, dit-elle. Un vrai terme d’autrefois. Je croyais qu’il avait disparu après les chasses aux sorcières du Saskatchewan. Tu es fana d’histoire, Jeanette ? — Il y a un mécanisme, lui dit Ballard. J’ai lu des trucs là-dessus. Tu sais comment le cerveau gère le stress, Lenie ? Il libère dans le système sanguin toutes sortes de stimulants qui créent une dépendance. Des bêta-endorphines, des opioïdes. Si ça se produit assez souvent, pendant assez longtemps, on devient accro. On ne peut pas s’en empêcher. » Clarke sent un bruit dans sa gorge, une toux irrégulière qui ressemble un peu à du métal en train de se déchirer. Au bout d’un moment, elle le reconnaît : un rire. « Je n’invente rien ! proteste Ballard. Regarde par toi-même si tu ne me crois pas ! Ne sais-tu pas combien d’enfants abusés passent toute leur vie accros aux maris violents, à l’automutilation ou à la chute libre ?… — Et ça les rend heureux, c’est ça ? » demande Clarke, toujours le sourire aux lèvres. « Ils aiment être violés, tabassés ou… — Non, évidemment que tu n’es pas heureuse ! Mais ce que toi tu ressens est sans doute ce qui, pour toi, ressemblera le plus au bonheur. Alors tu confonds les deux, tu cherches le stress dans tous les endroits possibles. C’est une dépendance physiologique, Lenie. Tu le cherches. Tu l’as toujours cherché. » Je le cherche. Ballard a lu des trucs, elle sait : la vie n’est qu’électrochimie. Inutile d’expliquer quelle sensation ça fait. Inutile d’expliquer qu’il y a bien pire qu’être tabassée. Il y a même pire qu’être immobilisée et violée par son propre père. Il y a les intervalles de temps entre, quand il ne se passe strictement rien. Quand il te laisse tranquille et que tu ne sais pas pour combien de temps. Tu t’assois en face de lui à table en te forçant à manger, pendant que tes tripes contusionnées essayent de se remettre en place, et quand il te tapote la tête en te souriant, tu sais que le répit a déjà trop duré, qu’il va venir te retrouver ce soir, ou alors demain, ou peut-être après-demain. Bien sûr que je le cherche. Comment pourrais-je en finir avec ça, sinon ? « Écoute. » Clarke secoue la tête. « Je…» Mais c’est difficile de parler, tout à coup. Elle sait ce qu’elle veut dire : Ballard n’est pas la seule à avoir potassé. Avec sa vie d’attentes exaucées, Ballard ne s’en aperçoit pas, mais ce qui est arrivé à Lenie Clarke n’a rien de spécial. Les babouins et les lions tuent leurs propres petits. Les épinoches mâles tabassent leurs partenaires. Même les insectes violent. Ce ne sont pas des violences, vraiment, juste… de la biologie. Mais, pour une raison ou pour une autre, elle ne peut pas le dire à voix haute. Elle essaye, essaye, mais en fin de compte il ne sort de ses lèvres qu’un défi qui semble presque puéril : « Je vois que tu sais tout, hein ? — Bien sûr, Lenie. Je sais que tu es accro à ta propre douleur, alors tu sors dans l’océan pour mettre le rift au défi de te tuer, et il finira par le faire, tu ne t’en rends donc pas compte ? C’est pour ça que tu ne devrais pas être là. Qu’il faut qu’on te sorte de là. » Clarke se lève. « Je ne rentre pas. » Elle se tourne vers le panneau. Ballard tend la main dans sa direction. « Écoute, il faut que tu restes et que tu m’écoutes. Il n’y a pas que ça. » Clarke baisse les yeux vers elle avec une totale indifférence. « Merci de t’inquiéter pour moi. Mais je ne suis pas obligée de rester. Je peux partir quand je veux. — Si tu sors maintenant, tu leur révèles tout, ils nous observent ! Tu n’as toujours pas compris ? » Ballard élève la voix. « Écoute, ils savent, pour toi ! Ils cherchaient quelqu’un comme toi ! Ils nous ont testées, ils ne savent pas encore quel genre de personne fonctionne le mieux ici, alors ils nous observent en attendant de voir qui craque la première ! Tout ce programme est encore expérimental, tu ne vois pas ? Ceux qu’ils ont envoyés au fond des océans, toi, moi, Ken Lubin et Lana Cheung, on fait tous partie d’un test implacable… — Test auquel tu es en train d’échouer, dit doucement Clarke. Je vois. — Ils se servent de nous, Lenie… ne sors pas ! » Les doigts de Ballard agrippent Clarke comme les ventouses d’une pieuvre. Clarke les repousse. Elle tourne le volant et ouvre le panneau. Elle entend Ballard se lever derrière elle. « Tu es malade ! » hurle Ballard. Quelque chose s’écrase sur la nuque de Clarke. Elle tombe de tout son long dans la coursive en se cognant douloureusement le bras contre un ensemble de tuyaux. Elle roule sur le côté en levant les mains pour se protéger. Mais Ballard se contente de l’enjamber pour partir à grands pas dans le salon. Je n’ai pas peur, se rend compte Clarke en se relevant. Elle m’a frappée et je n’ai pas peur. Bizarre, non ? Elle entend un bruit de verre brisé non loin de là. Ballard est en train de crier dans le salon. « L’expérience est terminée ! Montrez-vous, espèces de goules de merde ! » Clarke remonte la coursive, pénètre dans le salon. Des fragments du miroir pendent du cadre comme de grandes stalactites irrégulières. Des éclats de verre jonchent le sol. Sur le mur, derrière le miroir brisé, un objectif fish-eye couvre tout ce qui se passe dans la pièce. Ballard le regarde en face. « Vous m’entendez ? Je ne joue plus à vos jeux stupides ! La représentation est terminée ! » Impassible, l’objectif de quartzite la contemple. Tu avais donc raison, songe Clarke. Elle se souvient du drap dans la cabine de Ballard. Tu as compris, tu as trouvé les capteurs dans ta propre cabine, et Ballard, ma chère amie, tu ne m’as rien dit. Depuis combien de temps sais-tu ? Ballard regarde autour d’elle, aperçoit Clarke. « Elle, vous l’avez bien bernée, d’accord, gronde-t-elle en direction du fish-eye, mais c’est une putain de cinglée ! Elle n’est même pas saine d’esprit ! Vos saloperies de petits tests ne m’impressionnent pas, moi, pas le moins du monde ! » Clarke s’avance vers elle. « Ne me traite pas de cinglée, avertit-elle d’une voix absolument égale. — C’est ce que tu es ! crie Ballard. T’es malade ! C’est pour ça que tu es ici ! Ils ont besoin de toi malade, ils en dépendent, et tu planes tellement que tu ne t’en aperçois pas ! Tu caches tout derrière ce… ce masque que tu as, et tu restes là comme une méduse maso à prendre tous les coups que les autres te donnent… tu les cherches…» Ça a été vrai, s’aperçoit Clarke tandis que ses poings se referment. C’est bien ça le plus étrange. Ballard commence à reculer, Clarke à avancer, un pas après l’autre. Il a fallu que je descende ici pour apprendre que je pouvais riposter. Que je pouvais gagner. Le rift m’a appris ça, et Ballard aussi, maintenant… « Merci », murmure-t-elle juste avant de frapper avec force sa coéquipière en plein visage. Ballard bascule en arrière, heurte une table. Clarke avance calmement d’un pas. Elle s’aperçoit dans un éclat du miroir : ses yeux recouverts des calottes semblent presque lumineux. « Oh mon Dieu, gémit Ballard. Lenie, je suis désolée. » Clarke se penche sur elle. « Pas la peine », dit-elle. Elle se voit comme une espèce de schéma en explosion dont chaque pièce est légendée avec soin. Tant de colère là-dedans, pense-t-elle. Tant de haine. Tant à déverser sur quelqu’un. Elle regarde Ballard recroquevillée sur le sol. « Je crois, dit-elle, que je vais commencer par toi. » Mais sa thérapie s’achève avant qu’elle puisse s’échauffer convenablement. Un bruit remplit soudain le salon, strident, périodique, plus ou moins familier. Clarke met un moment à se souvenir de ce que c’est. Elle repose le pied par terre. Dans le compartiment de comm, le téléphone est en train de sonner. C’est le jour où Jeanette Ballard rentre chez elle. Cela fait une demi-heure que le bathyscaphe s’enfonce de plus en plus profondément dans minuit. Le moniteur des Comm le montre désormais qui s’installe comme un grand têtard enflé sur l’amarrage de Beebe. Des bruits de copulation mécanique résonnent et s’éteignent. Le panneau s’ouvre au plafond. Le remplaçant de Ballard descend, déjà presque entièrement recouvert de sa combi, le regard impénétrable avec ses yeux sans pupilles. Il a ôté ses gants, sa combi est ouverte jusqu’aux avant-bras. En voyant les légères cicatrices sur ses poignets, Clarke a un petit sourire intérieur. Y avait-il là-haut une autre Ballard en attente au cas où c’est moi qui n’aurais pas collé ? se demande-t-elle. Hors de vue, plus loin dans la coursive, un panneau étanche s’ouvre en sifflant. Ballard apparaît en manches de chemise, un œil gonflé et fermé, une valise à la main. Elle semble sur le point de dire quelque chose, mais se fige en apercevant le nouveau venu. Elle le regarde un moment. Elle a un petit hochement de tête. Elle monte dans le ventre du bathyscaphe sans un mot. Personne ne leur parle de là-haut. Il n’y a ni salutations, ni banalités destinées à leur remonter le moral. Peut-être a-t-on fait la leçon à l’équipage. Peut-être a-t-il compris de lui-même. Le panneau se referme. Avec un dernier bruit métallique, le bathyscaphe se dégage. Clarke traverse le salon pour aller regarder dans la caméra. Elle plonge la main entre les fragments de miroir et arrache la prise de courant. On n’a plus besoin de ça, pense-t-elle, et elle sait que quelque part, loin, quelqu’un est d’accord avec elle. Le nouveau venu et elle s’évaluent de leurs yeux blancs et morts. « Lubin », se présente-t-il enfin. Ménage Alors t’es un tabasseur, à ce qu’il paraît. Lubin est debout devant elle, son sac marin à ses pieds. Type slave, cheveux bruns, peau pâle, visage comme raboté par un menuisier peu doué. Un sourcil épais au-dessus des deux yeux. Pas grand, peut-être un mètre quatre-vingts, mais puissant. Tu as l’air d’un tabasseur. Des cicatrices. Pas seulement sur les poignets, sur le visage aussi. À peine visibles, une toile qui rappelle d’anciennes blessures. Trop discrètes pour que ce soit une décoration volontaire, au cas où ce genre de choses soit au goût de Lubin, mais trop marquées pour de la reconstruction : les technologies médicales savent effacer de telles traces depuis des décennies. Sauf… sauf en cas de blessures vraiment graves. C’est ça ? Il y a longtemps, tu t’es fait bouffer le visage jusqu’à l’os par quelque chose ? Lubin se penche pour ramasser son sac. Sous leurs calottes, ses yeux ne trahissent rien. J’ai connu des tabasseurs, dans le temps. Tu as le profil. Plus ou moins. « Pour ma cabine, vous avez une préférence ? » demande-t-il. C’est étrange, d’entendre cette voix-là sortir d’un visage comme le sien. Elle a presque l’air agréable. Clarke secoue la tête. « J’ai la deuxième à droite. Prenez n’importe quelle autre. » Il passe près d’elle. Des poignards de verre réfléchissant saillent des bords de la paroi opposée, dans lesquels l’image brisée de Lubin disparaît dans la coursive derrière Clarke. Elle s’approche de ce mur déchiqueté, à l’autre bout du salon. Il va vraiment falloir que je nettoie ça, un de ces jours… Elle aimait la manière dont fonctionnaient les miroirs depuis les arrangements effectués par Ballard. D’une manière ou d’une autre, leurs reflets de type puzzle semblaient plus créatifs. Plus impressionnistes. Ils commençaient cependant à lui peser. Peut-être l’heure avait-elle sonné d’un nouveau changement. Un morceau de Ken Lubin la regarde depuis le mur. Sans réfléchir, elle lance le poing dans le verre. Des fragments pleuvent sur le sol en tintant. Tu pourrais être un tabasseur. Essaye un peu. Essaye donc un peu, bordel. « Oh, dit Lubin derrière elle. Je…» Il reste assez de miroir pour qu’elle s’en rende compte : le visage de l’homme ne laisse pas paraître la moindre expression. Elle se retourne pour le regarder en face. « Désolé si je vous ai fait peur », dit-il tranquillement avant de se retirer. Et il semble vraiment désolé, en plus. Tu n’es donc pas un tabasseur. Clarke s’appuie à la cloison. Du moins, pas mon genre de tabasseur. Elle ne sait pas trop de quelle manière elle le sait. Il manque une affinité essentielle entre eux. Lubin, se dit-elle, est quelqu’un de très dangereux. Mais pas pour elle. Elle sourit intérieurement. Tabasser signifie n’avoir jamais à s’excuser. Jusqu’à ce qu’il soit trop tard, bien entendu. Elle commence à en avoir assez de partager la cabine avec elle-même. La partager avec quelqu’un d’autre lui plaît encore moins. Allongée sur sa couchette, Lenie Clarke examine son corps des pieds à la tête. Derrière ses orteils, une autre Lenie Clarke lui rend froidement son regard. La topographie désordonnée de la paroi avant encadre le reflet de son visage comme une table encombrée qu’on aurait basculée sur le flanc. La caméra derrière ce miroir-là doit voir la même chose qu’elle, mais avec des distorsions sur les bords. Clarke s’attend à un objectif grand-angle : l’ARE ne voudrait pas que les coins lui échappent. Quel intérêt d’effectuer une expérience si on ne peut pas garder l’œil sur ses sujets animaux ? Elle se demande si quelqu’un est en train de la regarder. Sans doute pas, du moins, personne d’humain. Ils doivent se servir de machines, infatigables et impartiales, qui observent implacablement Clarke en train de travailler, chier ou prendre son pied. De programmes chargés d’alerter un être de chair et d’os si Lenie Clarke fait quoi que ce soit d’intéressant. Intéressant. Qui définit ce paramètre ? Est-ce strictement conforme à la nature de l’expérience, ou quelqu’un a-t-il ajouté des goûts plus personnels dans la programmation ? Quelqu’un prend-il son pied en même temps qu’elle ? Elle se tourne face à la cloison en tête de lit. Une poignée de spaghettis – des filaments optiques – sort du sol près de son matelas pour grimper au milieu du mur jusqu’au plafond, dans lequel elle disparaît : les informations sismiques, en route pour le compartiment de comm. La prise d’air de la climatisation soupire sur sa joue, juste d’un côté. Derrière, un iris métallique capte des rubans lumineux sectionnés par le grillage, prêt à se refermer d’un coup dès que le delta-p dépasse un seuil critique de quelques millibars par seconde. Beebe est une demeure dotée de nombreuses pièces, chacune capable de s’isoler elle-même en cas d’urgence. Clarke se rallonge sur la couchette et laisse ses doigts descendre jusqu’au pont. La cartouche de télémétrie sur le sol, désormais presque sèche, se couvre de fins ruisselets de sel au fur et à mesure que l’eau de mer s’évapore. C’est un modèle de base à spectre large, garni d’une demi-douzaine de sens : sismique, thermique, flux, sulfates et organiques habituels. Les capteurs déforment son boîtier comme les pointes d’une masse d’armes. Elle l’a apportée là justement pour cette raison. Elle referme les doigts sur la poignée de transport et soulève la cartouche. Lourde. Flottabilité neutre dans l’eau de mer, bien entendu, mais 9,5 kg dans l’atmosphère, d’après les caractéristiques techniques. Surtout à cause de l’enveloppe, très épaisse pour résister à la pression. Un fumeur actif à cinq cents atmosphères ne lui ferait aucun mal. C’est peut-être un peu exagéré de la balancer contre un miroir pourri. Ballard avait commencé ce travail à mains nues, après tout. Bizarre qu’ils ne les aient pas faits incassables. Mais tant mieux. Clarke se redresse en soulevant la cartouche. Son reflet lui rend son regard : ses yeux, vierges mais non vides, semblent quelque peu amusés. « Madame Clarke ? Tout va bien ? » C’est Lubin. « J’ai entendu… — Ça va », lance-t-elle en direction du panneau souqué. Il y a du verre dans toute la cabine. Un éclat récalcitrant d’un demi-mètre de long pend dans le cadre comme une dent qui bouge. Elle tend la main (des fragments de miroir lui tombent des cuisses) pour le tapoter. Il s’écrase sur le pont, se brise dessus. « Je fais juste du ménage », explique-t-elle. Lubin ne dit rien. Elle l’entend qui s’éloigne dans la coursive. Il va bien s’adapter. Il est là depuis plusieurs jours et a toujours pris bien soin de garder ses distances. Il n’y a pas la moindre affinité sexuelle, rien pour les dresser l’un contre l’autre. Quoi que Ken Lubin ait fait à Lana Cheung, quoi que ces deux-là se soient fait, cela ne posera pas de problèmes à Beebe. Lubin a des goûts trop spécifiques. Clarke aussi, d’ailleurs. Elle se lève, la tête baissée pour éviter les incrustations métalliques au plafond. Du verre crisse sous ses pieds. La cloison derrière le miroir, désormais à nu, a l’air huileuse dans la lumière fluorescente : une façade grise nervurée avec seulement deux signes particuliers : d’abord une lentille sphérique, plus petite que l’ongle, sertie dans un coin. Clarke l’extrait, la tient un instant entre le pouce et l’index. Un minuscule globe oculaire en verre. Elle le lâche sur le pont qui scintille. Il y a aussi un nom, estampé dans l’une des nervures en alliage : HANSEN FABRICATION. C’est la première fois qu’elle voit une marque de fabrique depuis son arrivée, à part les logos de l’ARE fixés aux épaules de leurs combinaisons. Cela semble étrange sans qu’elle sache trop pourquoi. Elle examine la réglette lumineuse qui court d’un bout à l’autre du plafond : blanche et sans signe particulier. Une bouteille d’hydrox de secours près de la porte : date de vérification par le ministère des Transports, caractéristiques de pression, mais pas la moindre indication du fabricant. Elle ignore si elle doit y attacher de l’importance. La voilà seule, désormais. Panneau étanche souqué, surveillance terminée… et même son propre reflet irrémédiablement fracassé. Pour la première fois, Lenie Clarke se sent véritablement en sécurité dans le ventre de la station. Elle ne sait pas trop quoi faire de cette impression. Je pourrais peut-être baisser un peu la garde. Ses mains se posent sur son visage. Sans ses calottes, elle se croit d’abord devenue aveugle : la cabine semble si sombre, les murs et le mobilier ne sont plus que de vagues ombres. Elle se rappelle avoir petit à petit baissé l’éclairage dans les jours qui ont suivi le départ de Ballard, avoir obscurci cette pièce et les moindres recoins de la station. Lubin a fait la même chose, même s’ils n’en ont jamais parlé. Pour la première fois, elle s’interroge sur leurs actions. Cela n’a aucun sens : les calottes oculaires compensent automatiquement les variations de la lumière ambiante, fournissent en permanence à la rétine la même intensité optimale. Pourquoi choisir de vivre dans une obscurité qu’on ne perçoit même pas ? Elle augmente un peu les lumières : la cabine s’éclaire. Des couleurs vives agressent l’œil devant le fond gris sur gris. La bouteille d’hydrox jette un reflet orange fluorescent, les voyants clignotent en rouge, bleu et vert, la poignée du casier au mur est une petite exclamation jaune. Elle ne se souvient pas de la dernière fois où elle a remarqué de la couleur : les calottes oculaires tirent les images les plus vagues des ténèbres, mais en perdant au passage la plus grande partie du spectre. C’est uniquement dans de telles situations, avec un bon éclairage, que la couleur peut s’imposer à nouveau. Clarke n’aime pas ça : la couleur lui semble crue et déplacée, au fond de l’océan. Elle remet ses calottes, diminue à nouveau l’éclairage à son minimum habituel. La cloison se fond dans un rassurant lavis de bleu pastel. C’est aussi bien. De toute manière, il ne faudrait pas que je devienne trop négligente. Dans quelques jours, Beebe sera bondé, avec un équipage au complet. Elle ne veut pas s’habituer à s’exhiber. ROME Néoténique Au premier regard, cela n’avait pas l’air humain. Ni même vivant. On aurait dit un tas de chiffons sales abandonnés au pied du pylône Cambie. Gerry Fischer ne lui aurait pas accordé plus d’un regard si le Skytrain n’était pas passé juste à ce moment-là au-dessus de sa tête, jetant sur le sol des rubans de lumière segmentés. Gerry Fischer examina la chose. Des yeux, qui luisaient chaque fois que la lumière remplaçait l’ombre, lui rendirent son regard. Il ne bougea plus jusqu’à ce que le train se soit éloigné en sifflant sur son rail aérien. Le monde redevint un contraste faible et terne. Le trottoir. La bande de kudzu[2], sous le rail, grise et étouffant sous d’innombrables bruines de poussière de béton. Le vague reflet des lasers et néons de Commercial sur le banc de nuages. Et cette chose avec des yeux, ce tas de chiffons contre le pylône. Un garçon. Un petit garçon. C’est ce qu’on fait quand on aime vraiment quelqu’un, disait toujours Shadow. Après tout, le gamin pourrait mourir, ici. « Ça va ? » demanda-t-il enfin. Le tas de chiffon remua un peu, puis gémit. « Ne t’inquiète pas. Je ne vais pas te faire de mal. — Je suis perdu », dit la chose d’une voix très étrange. Fischer avança d’un pas. « T’es un réf ? » Le plus proche camp de réfugiés était au moins à cent kilomètres, et sous bonne garde, mais quelqu’un arrivait parfois à en sortir. Les yeux se braquèrent d’un côté et de l’autre pour dire : non. Mais que répondre d’autre ? songea Fischer. Il a peut-être peur que je le dénonce. « Où est-ce que tu vis ? » demanda-t-il, et il écouta avec soin la réponse : « Orlando. » Aucune trace d’accent asiatique ou indien. Durant son enfance, Fischer avait entendu sa mère lui répéter que les catastrophes se souciaient peu de la couleur, mais il n’était plus aussi naïf. Le gamin parlait comme un N’Am : ce n’était donc pas un réf. Ce qui signifiait qu’il y avait sans doute des gens lancés à sa recherche. Ce qui, d’une certaine manière, était trop… Arrête. « Orlando, répéta-t-il à voix haute. Ah ça, tu es vraiment perdu. Où sont ton papa et ta maman ? — Hôtel. » Le tas de chiffons se détacha du pylône pour se rapprocher d’un pas traînant. « Vanceattle. » Les mots sortirent à demi sifflés, comme si l’enfant parlait par les sinus. Peut-être avait-il une, une – Fischer chercha le mot – fente labiale, ou quelque chose comme ça. « Au Vanceattle ? Lequel ? » Haussement d’épaules. « Tu n’as pas de montre ? — Je l’ai perdue. » Il faut que tu l’aides, dit Shadow. « Eh bien, euh, écoute. » Fischer se frotta les tempes. J’habite pas loin. On pourra appeler de là-bas. » Il n’y avait pas tant de Vanceattle que cela dans le Lower Mainland[3]. La police n’aurait pas à savoir. Et même si elle l’apprenait, elle ne lui reprocherait rien. Pas pour ça. Qu’est-ce qu’il était censé faire, abandonner le gamin aux trafiquants d’organes ? « Je m’appelle Gerry, annonça Fischer. — Kevin. » Kevin semblait avoir neuf ou dix ans. Assez âgé pour savoir se servir d’un terminal public, en tout cas. Mais il y avait quelque chose qui n’allait pas chez lui. Il était trop grand et trop maigre, avec les membres qui s’emmêlaient quand il marchait. Peut-être avait-il le cerveau endommagé. Peut-être était-il un de ces bébés nanotech qui avaient mal tourné. Ou peut-être sa mère avait-elle tout simplement passé trop de temps dehors durant sa grossesse. Fischer conduisit Kevin à son deux-pièces en temps partagé. Kevin se laissa tomber sur le divan sans demander la permission. Fischer jeta un coup d’œil à l’intérieur du réfrigérateur : une boisson gazeuse. Le garçon l’accepta avec un sourire nerveux. Fischer s’assit près de lui et posa une main rassurante sur ses genoux. Toute expression quitta le visage de Kevin, comme si quelqu’un avait ôté une bonde. Continue donc, enjoignit Shadow. Il ne se plaint pas, si ? Les vêtements de Kevin étaient dégoûtants, avec une croûte de boue collée au pantalon. Fischer se pencha pour commencer à la détacher. « Il faudrait qu’on t’enlève ces vêtements. Qu’on te nettoie. On ne peut prendre des douches que les jours pairs, ici, mais tu pourrais toujours te laver au gant…» Kevin resta assis sans réagir, une main enfonçant ses doigts osseux dans le plastique de sa boisson, l’autre immobile sur le divan. Fischer sourit. « Tout va bien. C’est ce qu’on fait quand on…» Kevin tremblait, les yeux fixés sur le sol. Fischer trouva une fermeture à glissière, l’ouvrit. Appuya doucement. « Tout va bien. Tout va bien. Ne t’inquiète pas. » Kevin cessa de trembler. Kevin releva les yeux. Kevin sourit. « C’est plutôt toi qui devrais t’inquiéter, connard », dit-il de sa voix sifflante d’enfant. La décharge jeta Fischer par terre. Il se retrouva soudain à regarder le plafond, les doigts agités de spasmes au bout de bras qui, par magie, s’étaient transformés en poids morts. Tout son système nerveux vibrait tel un filigrane de câbles à haute tension enchâssé dans sa chair. Sa vessie se relâcha. Une tiédeur humide se répandit entre ses cuisses. Kevin l’enjamba et baissa les yeux sur lui, sans plus aucune trace de maladresse. D’une main, il tenait toujours la petite tasse en plastique, mais l’autre serrait un aiguillon électrique. D’un geste tout à fait délibéré, il retourna sa tasse. Fischer vit le liquide tomber en sinuant presque nonchalamment avant de s’écraser sur son visage. Ses yeux le piquèrent : Kevin ne fut plus qu’un flou maigrichon baigné d’acide léger. Fischer essaya de cligner des yeux, essaya une nouvelle fois, finit par y parvenir. L’une des jambes de Kevin se plia au niveau du genou. « Gerald Fischer, vous êtes en état d’arrestation…» La jambe se propulsa en avant. La douleur jaillit dans le flanc de Fischer. « … pour attentat à la pudeur sur mineur…» En arrière. En avant. Douleur. « … réprimé par les articles 151 et 152 du code pénal du N’Am. » L’enfant s’agenouilla pour le dévisager. De tout près, les indices révélateurs devenaient évidents : la profondeur des yeux, la taille des pores, l’élasticité plastique de la chair adulte imbibée de suppresseurs d’androgènes. « Sans parler d’une nouvelle violation d’une ordonnance restrictive » ajouta Kevin. Combien de temps ? se demanda distraitement Fischer. Le contrecoup neuronal drapait de gaze le monde entier. Combien de mois a-t-il fallu pour régresser d’adulte à enfant ? « Vous avez le droit de… Ah, et puis merde. » Et combien de temps pour inverser l’inversion ? Kevin arriverait-il à grandir à nouveau ? « Vous connaissez vos putains de droits mieux que moi. » Cela ne pouvait pas se produire. La police n’irait pas si loin, elle n’avait pas les moyens, et de toute manière, pour quoi faire ? Comment quelqu’un pouvait-il vouloir se transformer comme ça ? Juste pour prendre Gerry Fischer sur le fait ? Pourquoi ? « J’imagine que je devrais vous livrer, hein ? Mais bon, je vais peut-être juste vous laisser couché un peu dans votre pisse…» D’une manière ou d’une autre, il avait le sentiment que Kevin souffrait davantage que lui-même. Cela n’avait aucun sens. Tout va bien, le rassura Shadow. Ce n’est pas de ta faute. Ils ne comprennent pas, voilà tout. Kevin le frappait à nouveau, mais Fischer ne sentait presque rien. Il essaya de dire quelque chose pour soulager un peu son persécuteur, n’importe quoi, mais ses nerfs moteurs étaient toujours hors service. Cela ne l’empêcha toutefois pas de pleurer. Autre câblage. Cette fois, cela se passa différemment. Le début fut le même, avec les scans, les échantillons et les coups, mais on le fit ensuite sortir de la file pour le nettoyer et l’emmener dans une pièce à l’écart. Deux gardes l’assirent à une table, en face d’un petit homme courtaud au visage parsemé de grains de beauté marron. « Bonjour, Gerry, le salua celui-ci en faisant semblant de ne pas remarquer ses blessures. Je suis le Dr Scanlon. — Vous êtes un psy. Plutôt un mécanicien, en fait. » Il sourit, d’un petit sourire prude qui affirmait : je viens de me montrer très malin, mais tu es sans doute trop stupide pour comprendre la plaisanterie. Fischer décida qu’il n’aimait pas beaucoup Scanlon. Les types de ce genre lui avaient toutefois été utiles par le passé, avec tous leurs discours sur l’« aptitude » et la « responsabilité criminelle ». Vos actes, avait appris Fischer, comptaient moins que les raisons pour lesquelles vous les aviez commis. Si vous aviez fait des choses par méchanceté, ça allait barder pour vous. Par contre, si vous les aviez faites parce que vous étiez malade, il pouvait arriver que les médecins vous couvrent. Fischer avait appris à être malade. Scanlon sortit un bandeau de sa poche de poitrine. « J’aimerais discuter un peu avec vous, Gerry. Vous voulez bien mettre ça ? » La face interne du bandeau, criblée de capteurs, parut fraîche sur son front. Fischer parcourut la pièce du regard sans voir ni écrans, ni appareils de contrôle. « Super. » Scanlon adressa un signe de tête aux gardes. Il attendit qu’ils aient quitté la pièce avant de reprendre la parole. « Vous êtes quelqu’un d’étrange, Gerry Fischer. On n’en rencontre pas beaucoup comme vous. — Ce n’est pas ce qu’ont dit les autres médecins. — Ah oui ? Et qu’ont-ils dit ? — Que j’étais caractéristique. Ils ont dit… ils ont dit que beaucoup de 151 donnaient les mêmes justifications. » Scanlon se pencha en savant. « Eh bien, c’est vrai, vous savez. On entend ça tout le temps : « Je lui apprenais l’éveil de la sexualité, docteur. » « C’est le travail des parents que d’éduquer leurs enfants, docteur. » « Ils n’aiment pas l’école non plus, mais c’est pour leur bien. » — Je n’ai jamais dit ces choses-là. Je n’ai même pas d’enfants. — Non, en effet. Mais le fait est que les pédophiles affirment souvent agir dans l’intérêt des enfants. Ils transforment les violences sexuelles en actes altruistes, si vous voulez. — Ce ne sont pas des violences. C’est ce qu’on fait quand on aime vraiment quelqu’un. » Scanlon se laissa aller contre le dossier de son siège avant de dévisager Fischer quelques instants. « C’est ce qui vous rend si intéressant, Gerry. — Quoi ? — Tout le monde dit ça. Vous êtes à ma connaissance le seul qui semble capable d’y croire. » Ils finirent par annoncer qu’ils pourraient s’occuper des accusations. Bien entendu, Fischer savait que cela ne pouvait pas s’arranger aussi facilement : ils l’obligeraient à se porter volontaire pour une espèce d’expérience, à donner certains de ses organes, ou à accepter d’abord une castration. Mais le piège, quand il apparut, n’était rien de tout cela. Fischer eut du mal à y croire. Ils voulaient lui donner un emploi. « Voyez ça comme un travail d’intérêt général, dit Scanlon. Un moyen de dédommager la société dans son ensemble. Vous serez sous l’eau la plupart du temps, mais vous serez équipé pour cela. — Sous l’eau où ? — La cheminée Channer. À une quarantaine de kilomètres au nord du volcan Axial, sur la dorsale Juan de Fuca. Vous savez où c’est, Gerry ? — Combien de temps ? — Au moins un an. Vous pourrez prolonger si vous voulez. » Fischer ne voyait aucune raison de vouloir prolonger, mais cela n’avait pas d’importance. S’il refusait, ils lui mettraient un régulateur dans la tête jusqu’à la fin de ses jours. Qui pourrait ne plus trop tarder, à la réflexion. « Un an, récapitula-t-il. Sous l’eau. » Scanlon lui tapota le bras. « Prenez le temps d’y réfléchir, Gerry. Vous avez jusqu’à cet après-midi pour prendre votre décision. » Fais-le, l’exhorta Shadow. Fais-le, sinon ils vont t’ouvrir pour que tu changes. Scanlon lui montra une vidéo. « Nom d’un chien, dit Fischer. Je ne sais rien faire de tout ça. — Pas de problème, sourit Scanlon. Vous apprendrez. » Il apprit, en effet. Surtout en dormant. Tous les soirs, ils lui injectaient de quoi l’aider à apprendre, d’après Scanlon. Une machine à son chevet l’alimentait ensuite en rêves. Il ne s’en souvenait jamais tout à fait, mais quelque chose avait dû rentrer, parce que chaque matin, quand il s’installait à un pupitre avec sa tutrice – une personne, pas un programme –, tous les textes et diagrammes qu’elle lui montrait lui semblaient étrangement familiers. Comme s’il avait su tout cela des années auparavant et venait de l’oublier. Il se souvenait de tout, désormais : les plaques tectoniques et les zones de subduction, le principe d’Archimède, la conductivité thermique de l’hydrox à deux pour cent. L’aldostérone. L’alloplastie. Il se souvint de son poumon gauche après qu’ils le lui eurent enlevé, ainsi que des caractéristiques techniques des machines qu’ils installèrent à la place. L’après-midi, ils lui attachaient des poids au corps et saturaient ses muscles striés de courant électrique à faible intensité. Il commençait désormais à comprendre ce qui se passait : il s’agissait d’« exercices musculaires isométriques induits » et la signification de ces mots lui était venue en rêve. Une semaine après l’opération, il se réveilla fiévreux. « Aucune inquiétude à avoir, lui assura Scanlon. C’est simplement le dernier stade de votre infection. — Une infection ? — On vous a injecté un rétrovirus le jour de votre arrivée. Vous ne le saviez pas ? » Fischer agrippa Scanlon par le bras. « Comme une maladie ? Espèce de… — C’est sans le moindre danger, Gerry. » Scanlon se dégagea avec un sourire patient. « En fait, sans lui, vous ne tiendriez pas longtemps, au fond de l’océan : les enzymes humaines ne fonctionnent pas très bien à haute pression. Nous avons donc introduit des gènes supplémentaires dans un virus apprivoisé que nous vous avons injecté. Il vous recâble de bout en bout. À en juger par votre fièvre, je pense qu’il a presque fini. Vous devriez vous sentir mieux dans un jour ou deux. — Il me recâble ? — La moitié de vos enzymes se présentent maintenant sous deux variétés. Elles ont les gènes d’un de ces poissons des grandes profondeurs. Des grenadiers, je crois qu’on les appelle. » Scanlon tapota l’épaule de Fischer. « Alors, Gerry, qu’est-ce que cela vous fait d’être en partie poisson ? — Coryphenoides armatus », prononça lentement Fischer. Scanlon fronça les sourcils. « Vous dites ? — Les grenadiers. » Fischer se concentra. « Déshydrogénases, surtout, non ? Scanlon jeta un coup d’œil à la machine près du lit. « Je, euh, je ne sais pas trop. — C’est ça. Des déshydrogénases. Mais modifiées pour réduire l’énergie d’activation. » Il se tapota la tempe. « Tout est là-dedans. Sauf que je n’ai pas encore fait les travaux dirigés. — Formidable », lança Scanlon, mais il n’avait pas l’air de le penser. Un jour, ils le mirent dans une cuve bâtie comme un piston haut de cinq étages : son plafond pouvait descendre comme une main géante en pressant ce qu’il y avait à l’intérieur. Ils fermèrent la cuve, qu’ils remplirent d’eau de mer. Scanlon l’avait prévenu du changement. « Nous inondons votre trachée et vos cavités céphaliques, mais votre poumon et vos intestins ne sont pas assez rigides, alors ils s’affaissent. Nous vous immunisons contre la pression, vous voyez ? Il paraît que c’est un peu comme si on se noyait, mais vous vous y habituerez. » Ce n’était pas si désagréable, en fait. Les entrailles de Fischer se tordirent sur elles-mêmes et ses sinus lui firent un mal de chien, mais il préférait cent fois cela à une autre confrontation avec Kevin. Il flotta dans la cuve, avec de l’eau de mer qui lui traversait la poitrine par des tubes, en se concentrant sur la sensation nauséeuse causée par l’absence de respiration. « Ils détectent quelques turbulences. » La voix de Scanlon lui parvint de toutes les directions à la fois, comme si les parois elles-mêmes lui parlaient. « En provenance de votre orifice d’échappement. » Une traînée de petites bulles s’écoulait de la poitrine de Fischer. Ses calottes oculaires rendaient tout d’une netteté merveilleuse, comme dans une hallucination. « C’est juste un peu de…» Ce n’était pas sa voix. Il s’agissait bien de ses mots, mais prononcés par quelque chose d’autre, par une machine de mauvaise qualité qui ne connaissait rien aux harmoniques. Une de ses mains se porta par réflexe au disque installé dans sa gorge. «… d’hydrogène, essaya-t-il à nouveau. Aucun problème. La pression réduira tout ça quand je descendrai assez profond. — Ouais. Mais quand même. » D’autres mots, assourdis, tandis que Scanlon discutait avec quelqu’un. Fischer sentit une légère vibration dans sa poitrine. Les bulles grossirent, puis rapetissèrent. Puis disparurent. Scanlon était de retour. « C’est mieux ? — Ouais. » Fischer ne savait toutefois pas ce qu’il en pensait. Il n’aimait pas vraiment avoir des machines plein la poitrine. Il n’aimait pas vraiment être obligé de respirer en séparant l’eau en morceaux d’hydrogène et d’oxygène. Mais surtout il n’aimait pas se dire qu’un technicien qu’il n’avait seulement jamais rencontré lui tripotait les entrailles à distance, trifouillait dans son corps sans même demander la permission. Il avait l’impression qu’on le… Violait, non ? Parfois, Shadow se montrait vraiment salope. Comme si ce n’était pas elle qui l’avait poussé à le faire la première fois. « On va éteindre les lumières, maintenant, Gerry. » L’obscurité. L’eau bourdonnait avec un bruit de grosse machine. Au bout de quelques instants, il remarqua un scintillement bleu glacé quelque part au-dessus de sa tête, un scintillement qui semblait émettre beaucoup plus de lumière qu’il ne devrait. Pendant que Fischer le regardait, l’intérieur de la cuve réapparut en vagues tons bleus sur noir. « Les photoamplis fonctionnent bien ? voulut savoir Scanlon. — Oui, oui. — Qu’est-ce que vous voyez ? — Tout. L’intérieur de la cuve. Le panneau étanche. En bleuâtre. — Exact. Source lumineuse de type luciférine. — Ce n’est pas très lumineux, constata Fischer. Tout est, disons, comme au crépuscule. — Eh bien, sans vos calottes, ce serait aussi noir que dans un four. » Et soudain, ce le fut. « Hé. — Pas d’inquiétude, Gerry. Tout va bien. On a juste éteint la lumière. » Il resta ainsi dans l’obscurité totale. Les corps flottants se tortillaient au coin de son œil. « Comment vous vous sentez, Gerry ? Une impression de chute ? De claustrophobie ? » Il se sentait presque paisible. « Gerry ? — Non. Rien. Je me sens… bien. — Pression de deux mille mètres. — Je ne la sens pas. » Ce ne serait peut-être pas si mal, après tout. Un an. Un an… « Dr Scanlon », appela-t-il au bout d’un moment. Il commençait à s’habituer au bourdonnement métallique de sa nouvelle voix. « Présent. — Pourquoi moi ? — C’est-à-dire, Gerry ? — Je n’étais pas… qualifié, vous voyez. Même après tout cet entraînement, je parie qu’il reste des tonnes de gens qui feraient ça mieux que moi. De véritables ingénieurs. — Ce n’est pas tant ce que vous savez, répondit Scanlon, que ce que vous êtes. » Il savait ce qu’il était. On le lui répétait depuis aussi loin que remontaient ses souvenirs. Il ne voyait pas le putain de rapport. « Alors c’est quoi ? » Il crut d’abord qu’il n’obtiendrait pas de réponse. Mais Scanlon finit par reprendre la parole, avec dans la voix quelque chose que Fischer n’y avait jamais entendu. « Vous êtes pré-adapté », voilà ce qu’il dit. Garçon d’ascenseur Le Pacifique s’étalait à deux kilomètres sous ses pieds. Il avait une cargaison de psychotiques aux yeux vides assis dans son dos. Et l’élévatrice était pilotée par une grande pizza avec supplément fromage. Tout cela plaisait autant à Joël Kita qu’on pouvait s’y attendre. Mais au moins, cette fois-ci, il avait pu s’y attendre. Fait exceptionnel, l’ARE n’avait pas inséré à l’improviste dans son existence un de ses exercices sur la théorie du chaos. Il avait compris presque une semaine auparavant, quand elle en avait inséré un dans la vie de Ray Stericker. Quand, dans ce même poste de pilotage, Ray avait suivi l’installation de la pizza en se demandant sûrement à quel moment l’expression « sécurité de l’emploi » était devenue un oxymore. « Je suis censé lui servir de baby-sitter pendant une semaine », avait-il dit alors. En montant dans le bathyscaphe procéder aux habituelles vérifications d’avant décollage, Joël avait trouvé son ami en train de patienter près des commandes. Ray avait levé la main vers le panneau ouvert pour désigner le cockpit de l’élévatrice, dans lequel deux techniciens s’affairaient à interfacer quelque chose aux commandes. « Juste au cas où ça merde sur le terrain. Ensuite je me tire. — Où ça ? » Joël n’en croyait pas ses oreilles. Ray travaillait sur le trajet Juan de Fuca depuis toujours, bien avant le programme géothermique. Il avait même été employé, à l’époque où ce genre de choses était banal. « Sans doute sur le circuit Gorda un moment. Après ça, qui sait ? Ils ne tarderont pas à faire la même chose partout. » Joël jeta un coup d’œil par le panneau. Les techniciens tripotaient un boîtier carré tout simple, long de cinquante centimètres et deux fois plus épais que son poignet. « Qu’est-ce que c’est que cette saloperie ? Une espèce de pilote automatique ? — Mais pas comme les autres. Il sait décoller et atterrir. Et faire plein de chouettes trucs entre les deux. » Ce n’était pas de bonnes nouvelles. Quand il s’agissait d’intégrer des informations spatiales tridimensionnelles, les humains s’en étaient toujours mieux sortis que les machines qui persistaient à essayer de les remplacer. Non que les machines soient incapables de reconnaître un arbre ou un bâtiment quand on leur en montrait un, mais elles s’emmêlaient vraiment les pinceaux dès qu’on faisait pivoter de quelques degrés un de ces objets. Les formes changeaient, le contraste et les ombres évoluaient, et ces imposteurs à arséniure mettaient toujours beaucoup trop de temps pour actualiser leurs cartes spatiales et s’apercevoir que, oui, cela restait un arbre, et non, il ne s’était pas transformé en autre chose, imbécile, c’était juste le point de vue qui avait changé. À certains endroits, cela ne posait aucun problème. À la surface des océans, par exemple. Ou sur les autoroutes à accès contrôlé empruntées par des véhicules qui disposaient de leur propre transpondeur d’identification. Ou même attaché sous un énorme beignet aplati capable de flotter dans l’atmosphère grâce au vide qu’il contenait. Les pilotes automatiques évoluaient sans problème dans ces environnements depuis bien avant le tournant du siècle. Pour les atterrissages et les décollages, la donne changeait cependant du tout au tout. Il y avait beaucoup trop d’objets réels qui se déplaçaient trop vite, trop de choses sur lesquelles il fallait garder l’œil. Plusieurs milliards d’années de sélection naturelle gardaient l’avantage, quand la voie de gauche devenait aussi encombrée. Apparemment, c’était désormais du passé. « Fichons le camp. » Ray se laissa tomber sur l’aire d’atterrissage. Joël le suivit jusqu’au bord du toit. Des couches vertes et emmêlées de kudzu s’étendaient autour d’eux, recouvrant les toits des bâtiments voisins. Chaque fois qu’il les voyait, Joël pensait à un monde post-apocalyptique : des mauvaises herbes et du lierre qui sortaient de la jungle pour venir étouffer les restes d’une civilisation perdue. Sauf, bien entendu, que ces herbes-là étaient censées sauver la civilisation. Loin sur la côte, à peine visibles, des banderoles de fumée montaient du camp de réfugiés s’étirer dans le ciel. Au temps pour la civilisation. « C’est un de ces gels intelligents, dit enfin Ray. — Un gel intelligent ? — Du fromage de tête. Des cellules cérébrales de culture sur une galette de céramique. Les mêmes trucs qu’ils branchaient sur le Net pour bloquer le passage aux infections. — Je sais ce que c’est, Ray. C’est juste que j’arrive pas à y croire, bordel. — Eh bien, tu peux y croire. Tôt ou tard, ils viendront s’occuper aussi de ton cas. — Ouais. Sans doute. » Joël se laissa le temps d’assimiler ce fait. « Je me demande quand. » Ray haussa les épaules. « Tu as un peu de répit. Toutes ces conneries volcaniques impossibles à prévoir, ces trucs qui entrent en éruption sous tes fesses. C’est plus compliqué que de piloter un beignet. C’est plus difficile de te remplacer. » Il jeta un coup d’œil derrière lui à l’élévatrice et au bathyscaphe niché sous son bas-ventre. « Mais ça ne prendra pas longtemps. » Joël sortit un derme de sa poche : un tricyclique avec du lithium léger pour faire passer. Il le tendit sans un mot. Ray cracha sans le prendre. « Merci, mais tu sais quoi ? J’ai envie d’être en rogne, en ce moment. » Et à présent, huit jours plus tard, Ray Stericker était parti. Il avait disparu après son dernier poste, pas plus tard que la veille. Joël avait essayé de le retrouver pour le sortir et le cuiter, mais n’avait réussi ni à le dénicher sur place ni à le contacter par l’intermédiaire de sa montre. Joël reprit donc le travail seul, si on ne tenait pas compte de sa cargaison : quatre très étranges personnages en combinaison noire, les yeux recouverts de lentilles blanches et vides et le même logo ARE sur l’épaule, juste au-dessus de la bande patronymique. Au moins les noms de famille étaient-ils différents, même si la différence semblait dérisoire : homme, femme, petit ou grand, tous semblaient des variantes minimes du même modèle de la même marque. Ah oui, la série 5, des garçons très sympathiques. Plutôt calmes, réservés. Qui aurait cru que… Joël a déjà vu des rifteurs. Environ un mois plus tôt, dès le chantier achevé, il a conduit deux femmes à Beebe. L’une, à l’air presque normal, s’était donné beaucoup de mal pour bavarder et plaisanter, comme pour compenser le fait qu’elle ressemblait à un zombie. Joël avait oublié son nom. L’autre n’avait pas prononcé un mot. L’un des écrans tactiques du bathyscaphe bipa pour signaler un compte rendu. « Le fond remonte, annonça Joël par-dessus son épaule. Trois mille cinq cents. On y est presque. — Merci », répondit l’un d’eux… FISCHER, d’après sa bande nominative sur l’épaule. Les autres ne réagirent pas. Un panneau étanche séparait le poste de pilotage du compartiment passagers. En le souquant, on pouvait se servir de la chambre arrière comme sas, ou bien la pressuriser pour les plongées à saturation, si on acceptait les désagréments de la décompression. On pouvait aussi juste fermer le panneau si on voulait un peu d’intimité, si on n’aimait pas tourner le dos à certains passagers. Bien entendu, ce n’était pas très poli. Joël essaya vaguement de trouver une excuse acceptable pour leur claquer le grand disque métallique au nez, mais y renonça en quelques instants. Par contre, le panneau dorsal, qui donnait dans le cockpit de l’élévatrice, celui-là était fermé, au grand embarras de Joël. Ray et lui le gardaient en général ouvert quasiment jusqu’au largage. Ils discutaient le bout de gras pendant toute la durée du voyage… trois heures, pour aller à Channer. La veille, sans prévenir, Ray Stericker avait fermé le panneau au bout de quinze minutes de vol. Il n’avait pas prononcé un mot inutile de tout le trajet, s’était même à peine servi de l’interphone. Et voilà qu’à présent… eh bien, à présent, il n’y avait plus personne là-haut à qui parler. Joël regarda par un des hublots latéraux. Le revêtement de l’élévatrice lui bloqua la vue à quelques centimètres : du tissu métallique tendu sur une ossature en fibre de carbone, une étendue grise creusée de carrés concaves par le vide poussé qui régnait à l’intérieur. Le bathyscaphe était bordé dans un creux ovale au milieu de l’élévatrice. Le seul hublot qui ne montrait pas le revêtement gris se trouvait entre les pieds de Joël : il donnait sur l’océan, loin en dessous. Plus si loin que cela, en fait. Joël entendait au-dessus de sa tête les sifflements et soupirs des poches ballasts de l’élévatrice en train de se dégonfler. Des sons plus marqués, plus distants traversèrent la coque au moment où des arcs électriques réchauffèrent l’air dans deux poches d’équilibrage. Le pilote automatique faisait son office, mais Ray avait l’habitude de s’occuper de tout lui-même. Si le panneau n’avait pas été fermé, Joël n’aurait détecté aucune différence. Le fromage de tête faisait un boulot formidable. Joël avait pu y jeter un coup d’œil quelques jours plus tôt, pendant une livraison à une plate-forme sous-marine juste au large de Gray’s Harbor. Ray avait pressé une touche et le sommet de la boîte avait glissé comme du mercure blanc pour se rétracter à l’intérieur d’une rainure au bord du boîtier en dévoilant une surface transparente. Sous laquelle, baignant dans un fluide limpide, on voyait une couche striée de matière visqueuse, un peu trop grise pour de la mozzarella. Des traits d’un vert brunâtre la perforaient en rangées bien parallèles. « Je ne suis pas censé l’ouvrir comme ça, avait dit Ray. Mais qu’ils aillent se faire foutre. Ce n’est pas comme si cette saloperie était photosensible. — Et donc, c’est quoi ces petits morceaux bruns ? — De l’oxyde d’indium sur du verre. Semi-conducteur. — Vingt dieux ! Et ça fonctionne, là ? — Sous tes yeux, oui. — Vingt dieux ! », avait répété Joël. Puis : « Je me demande comment on programme ce genre de trucs. » Ray avait ricané. « On ne les programme pas. On leur apprend. Apprentissage par renforcement positif, comme un bébé, putain. » Une modification subite et sans heurts de l’inertie. Joël revint au présent : l’élévatrice restait en surplace à cinq mètres au-dessus des vagues. Dans le mille. Rien d’autre que l’océan vide en surface, bien entendu : le transpondeur de Beebe se trouvait trente mètres plus bas. À une profondeur assez faible pour qu’on puisse mettre le cap dessus et assez importante pour ne présenter aucun danger de navigation. Ou pour servir d’amarrage aux bateaux affrétés venus chasser les légendaires monstres marins de Channer. Le fromage afficha un mot sur l’écran tactique du bathyscaphe : LANCEMENT ? Le doigt de Joël hésita au-dessus de la touche OK, puis la pressa. Les verrous d’attelage s’ouvrirent avec un bruit métallique ; l’élévatrice fit descendre sur l’eau Joël Kita et sa cargaison. Le soleil entra quelques secondes en oblique par les hublots tandis que le bathyscaphe se balançait dans son attelage. Une vague s’écrasa sur le hublot avant. Le monde eut un soubresaut, fit une embardée et devint vert. Joël ouvrit les ballasts avant de jeter un coup d’œil par-dessus son épaule. « On descend, les amis. C’est la dernière fois que vous voyez le soleil. Profitez-en tant que vous pouvez. — Merci », dit FISCHER. Personne d’autre ne réagit. Béguin Pré-adapté. Arrivé au fond du Pacifique, Fischer continue à ignorer ce que Scanlon voulait dire par là. Il ne se sent pas pré-adapté, pas si cela signifie qu’il devrait se sentir comme chez lui dans cet endroit. Personne ne lui a seulement adressé la parole durant la descente. Ni ne l’a vraiment adressée aux autres, d’ailleurs, mais quand ils ne lui parlaient pas à lui, cela semblait particulièrement désobligeant. Et l’un d’eux, Brander… C’est difficile à dire avec les calottes et le reste, mais Fischer pense que Brander ne le quitte pas des yeux, comme s’ils s’étaient déjà rencontrés. Brander a l’air méchant. Rien n’est dissimulé, dans la station : tuyaux, faisceaux de câbles, conduits de ventilation sont fixés aux cloisons et visibles de tous. Fischer a vu Beebe sur les vidéos avant d’y descendre, mais pour une raison ou pour une autre, celles-ci lui avaient laissé le sentiment d’un endroit moins sombre, plein de lumière et de miroirs. Sur la paroi devant lui, par exemple, il devrait y avoir un miroir, mais ce n’est qu’une cloison gris métal à l’aspect graisseux et inachevé. Fischer fait reposer son poids sur son autre jambe. À l’une des extrémités du salon, Lubin s’appuie à un pupitre, ses calottes braquées dans leur direction sans leur manifester le moindre intérêt. Il ne leur a dit qu’une chose depuis leur arrivée, cinq minutes auparavant : « Clarke est encore dehors. Elle ne va pas tarder. » Un bruit métallique sous le plancher. Un gargouillis d’eau et de mélange nitrox, tout près. Un panneau étanche qui s’ouvre, du mouvement en bas. Elle grimpe dans le salon avec des gouttelettes sur les épaules. Sa combinaison la colore de noir jusqu’au cou, silhouette très mince, presque asexuée. Elle a ôté sa cagoule : ses cheveux blonds, collés au crâne, encadrent le visage le plus pâle que Fischer a jamais vu. Sa bouche est une longue ligne étroite. Ses yeux, recouverts comme les siens de calottes, sont deux ovales blancs et vides dans un visage d’enfant. Elle parcourt le groupe du regard : Brander, Nakata, Caraco, Fischer. Ils lui rendent son regard, en attente. Elle hausse les épaules. « Je suis en train de changer le sodium sur la numéro 2. Deux d’entre vous devraient m’accompagner, je pense. » Elle n’a pas l’air tout à fait humaine. Mais elle rappelle quelque chose à Fischer. Qu’est-ce que tu en penses, Shadow ? Je la connais ? Mais Shadow ne parle pas. Il y a une rue où aucun des bâtiments n’a de fenêtres. Les lampadaires jettent une lueur cuivrée malsaine sur des conglomérats de palourdes géantes et des espèces de grosses cordes tirant sur le brun qui sortent de cylindres gris mucus (des vers tubicoles, se souvient-il : Riftia foutrementénormous, ou quelque chose comme ça). Des cheminées naturelles s’élèvent ici ou là au-dessus des multitudes invertébrées, colonnes de basalte, de silicone et de soufre cristallisé. Chaque fois que Fischer visite la Gorge, il pense à une acné virulente. Lenie Clarke les mène dans un survol de la grand-rue : Fischer, Caraco et deux calmars porteurs en télécommande. Les génératrices se dressent à gauche et à droite au-dessus d’eux. Un rideau sombre ondule en travers du passage juste devant eux, et il scintille. Un banc de petits poissons contourne avec précipitation les limites du nuage bouillonnant. « Voilà le problème », bourdonne Lenie. Elle se retourne pour regarder Fischer et Caraco. « Un panache de boue. Trop gros pour qu’on le détourne. » Ils ont déjà dépassé huit génératrices. Il en reste donc six devant eux, qui s’enfoncent dans la vase. Double poste, même s’ils font appel à Lubin et Brander. Il espère qu’ils n’en ont pas besoin. Qu’ils n’ont pas besoin de Brander, en tout cas. Lenie s’éloigne en palmant vers le panache. Les calmars remorquent leurs outils derrière elle en gémissant doucement. Fischer s’apprête à suivre. « On ne devrait pas vérifier le thermique ? lance Caraco. Je veux dire : et si c’est brûlant ? » En fait, Fischer se posait la même question. Il se pose ce genre de questions depuis qu’il a surpris une conversation entre Caraco et Nakata, qui comparaient des rumeurs venues de la faille Mendocino. Nakata a entendu parler d’un minisub vraiment vieux, avec des hublots en Plexiglas. Caraco, elle, a entendu dire qu’ils étaient en thermoacrylate. Nakata affirme que le minisub s’est retrouvé coincé dans le milieu de la zone du rift. Mais, d’après Caraco, l’appareil se déplaçait simplement au-dessus du fond marin quand un fumeur est entré en éruption juste en dessous. Elles tombent toutefois d’accord sur la vitesse à laquelle les hublots ont fondu. Même les squelettes ont été réduits en cendres. Ce qui, de toute manière, ne change pas grand-chose quand chacun a eu tous les os du corps brisés par la pression ambiante. Caraco fait preuve d’un grand bon sens, selon Fischer, mais Lenie Clarke ne répond même pas. Elle se contente de palmer pour s’enfoncer et disparaître à l’intérieur de ce nuage noir qui scintille. À l’endroit où elle disparaît, la boue luit soudain, sillage phosphorescent. Les poissons affluent dans cette direction. « Il y a des moments où ça ne l’intéresse même pas, bourdonne doucement Fischer. Genre : qu’elle vive ou qu’elle meure…» Caraco le regarde quelques instants, puis se propulse vers le panache. La voix de Clarke sort en bourdonnant du nuage. « Pas beaucoup de temps. » La plongée de Caraco dans la paroi turbulente s’accompagne d’un éclaboussement de lumière. Un petit groupe de poissons – certains d’assez bonne taille, à présent, constate Fischer – tourne dans son sillage. Allez, vas-y, l’incite Shadow. Quelque chose bouge. Il fait volte-face. Pendant un instant, il ne voit que la grand-rue, qui s’estompe dans le lointain. Puis quelque chose de gros, de noir et de… disproportionné sort de derrière une des génératrices. « Nom de Dieu. » Les jambes de Fischer bougent d’elles-mêmes. « Les voilà ! » essaye-t-il de crier. Le vocodeur réduit cela à un croassement. Idiot. Idiot. On nous a prévenus : les scintillements attirent les petits poissons qui attirent les gros, et si on ne fait pas gaffe, on se retrouve sur leur chemin. Le panache est à présent juste devant lui, paroi de sédiments, fleuve sur le fond de l’océan. Il plonge à l’intérieur. Quelque chose lui pince doucement le mollet. Tout devient noir, avec parfois des étincelles. Il allume sa frontale : la boue qui défile engloutit le faisceau à cinquante centimètres de son visage. Mais Clarke trouve moyen de le voir : « Éteins. — Je n’y vois rien… — Tant mieux. Peut-être qu’ils n’y verront rien non plus. » Il éteint. Dans l’obscurité, il sort à tâtons la matraque à gaz de son fourreau sur sa cuisse. Caraco, à distance : « Je croyais qu’ils étaient aveugles… — Pas tous. » Et ils ont d’autres sens sur lesquels se replier. Fischer en parcourt la liste : les odeurs, les bruits, les ondes de pression, les champs bioélectriques… Rien ne se fie à la vision, au fond de l’océan. Ce n’est qu’une des possibilités. Si le panache n’arrête que la lumière, ils sont baisés. Mais il voit l’obscurité diminuer. Les ténèbres deviennent marron, puis presque grises. Une vague lueur pénètre, venue des projecteurs de la grand-rue. Les calottes, comprend-il. Elles compensent. Super. Il ne voit cependant toujours pas très loin. Comme s’il était pris dans un brouillard sale. « N’oubliez pas. » Clarke, tout près. « Ils ne sont pas aussi coriaces qu’ils en ont l’air. Ils ne feront sans doute pas vraiment de dégâts. » Un pistolet sonar bégaye à proximité. « Je ne détecte rien », bourdonne Caraco. Des sédiments laiteux tourbillonnent tout autour d’eux. Fischer tend le bras : il commence à disparaître au niveau du coude. « Oh merde ! » Caraco. « Est-ce que tu… — J’ai un truc sur la jambe j’ai un truc bordel c’est gros… — Lenie…» s’écrie Fischer. Un choc par-derrière. Une gifle sur la nuque. Une ombre, noire, épineuse, se fond dans les ténèbres. Hé, ce n’était pas si… Quelque chose s’accroche à sa jambe. Il baisse les yeux : des mâchoires, des dents, une tête monstrueuse qui s’estompe dans l’obscurité. Oh Dieu du ciel… Il plaque sa matraque sur la chair écailleuse. Quelque chose cède, comme de la gélatine. Un vague bruit sourd. La chair enfle, éclate, des bulles explosent sur la déchirure. Quelque chose d’autre le heurte par-derrière. Son bras se retrouve dans un étau. Il donne un coup de poing à l’aveuglette. Boue, cendres et sang noir s’élèvent en volutes devant son visage. Il agrippe et tord, toujours à l’aveuglette. Il se retrouve avec dans la main une dent brisée à moitié aussi longue que son radius. Il serre plus fort et la dent se fend. Il la lâche, déplace la matraque qu’il enfonce dans la chose accrochée à son bras. Une autre explosion de viande et de CO2 sous pression. L’étau se desserre. Ce qui est cramponné à sa jambe ne bouge pas. Fischer se laisse couler, dérive jusqu’au pied d’une cheminée de barytine. Rien ne s’en prend à lui. « Tout le monde va bien. » La voix monocorde de Lenie par le vocodeur. Fischer grogne un oui. « Béni soit Dieu pour la malnutrition, bourdonne Caraco. On est baisés, si un jour ces machins trouvent suffisamment de vitamines. » Fischer arrache de son mollet les mâchoires du monstre mort. Il aimerait avoir un souffle à reprendre. Shadow ? Présente. C’était comme ça, pour toi ? Non. Ça n’a pas pris aussi longtemps. Il s’allonge sur le fond en essayant de fermer les yeux. Il n’y arrive pas : la combinaison se joint à la surface des calottes, piégeant les paupières dans de petits culs-de-sac. Je suis désolé, Shadow. Vraiment désolé. Je sais, répond-elle. Ne t’en fais pas. Nue dans le compartiment médical, Lenie Clarke pulvérise un liquide sur les contusions de sa jambe. Non, elle n’est pas nue : elle a gardé ses calottes. Fischer ne voit que de la peau. Cela ne suffit pas. Un filet de sang coule sur son flanc juste en dessous de la prise d’eau. Elle l’essuie distraitement et recharge l’hypodermique. Elle a de petits seins, presque des renflements d’adolescente. Pas de hanches. Le corps aussi pâle que le visage, à part les contusions et la jointure rose fraîche qui accède aux implants. Elle a l’air anorexique. C’est la première fois que Fischer veut un adulte. Elle lève les yeux, le voit sur le seuil. « Enlève ta combi », dit-elle avant de se remettre au travail. Il ouvre sa combinaison, qu’il commence à détacher. Lenie en termine avec sa jambe et enfonce une ampoule dans la plaie sur son flanc. Le sang coagule comme par magie. « Ils nous ont prévenus, pour les poissons, raconte Fischer, mais en nous disant qu’ils étaient vraiment fragiles. D’après eux, on pourrait les repousser à mains nues si nécessaire. » Lenie envoie une pulvérisation sur la plaie de son flanc puis essuie le résidu. « Vous avez de la chance qu’ils vous en aient dit autant. » Elle décroche d’un cintre le gilet de sa combinaison et se glisse à l’intérieur. « Ils ne nous ont pas vraiment parlé de gigantisme, quand ils nous ont envoyées ici. — C’est stupide. Ils devaient bien le savoir. — D’après eux, c’est la seule cheminée où les poissons grossissent autant. Du moins ils n’en ont pas trouvé d’autres. — Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il y a de si spécial, ici ? » Lenie hausse les épaules. Fischer s’est dénudé jusqu’à la taille. Lenie le regarde. « Le pantalon aussi. Il t’a eu au mollet, non ? Il secoue la tête. « Ça va aller. » Elle baisse les yeux. La combinaison de Fischer, épaisse de seulement deux millimètres, ne cache rien. Il sent son érection se ramollir sous son regard. Les yeux blancs et froids de Lenie reviennent se poser sur son visage. Fischer le sent qui s’empourpre, puis se souvient : elle ne peut pas voir ses yeux. Personne ne peut. Il est presque en sécurité, ici. « C’est surtout les contusions, le problème, dit enfin Lenie. Ils ne perforent pas très souvent la combinaison, mais la force de la morsure traverse quand même. » Elle pose la main sur son bras, ferme et professionnelle, pour évaluer les limites de la blessure. Ça fait mal, mais il s’en fiche. Elle débouche un tube de crème anabolisante. « Tiens. Mets-toi de ça. » La douleur reflue au contact. Sa chair se réchauffe et le picote quand il applique la pommade. Il tend la main, un peu effrayé, pour effleurer le bras de Lenie. « Merci. » Elle se dégage sans un mot en se penchant pour refermer la combinaison sur sa propre jambe. Fischer regarde le pantalon remonter sur le corps de la jeune femme. L’objet semble presque vivant. Il est presque vivant, se souvient-il. Les combinaisons ont des réflexes, elles ajustent leur perméabilité et leur conductivité thermique à la température corporelle. Elles maintiennent, comment cela s’appelle-t-il… l’homéostasie. Il regarde la combinaison avaler le corps de Lenie comme une espèce d’amibe noire et lisse, voit toutefois Lenie dessous, glace noire et non blanche, malgré tout la plus belle créature qu’il ait jamais vue. Elle est si lointaine. Quelqu’un en lui le prévient de faire attention… … va-t’en, Shadow… … mais il ne peut pas s’en empêcher, il peut presque la toucher, elle est penchée en avant pour refermer ses chaussons et la main de Fischer caresse l’air juste au-dessus de son épaule, trace de si près le contour de son dos courbé qu’il pourrait en sentir la chaleur s’il n’y avait pas cette combinaison stupide entre les deux, et à ce moment-là… À ce moment-là, elle se redresse et se cogne à sa main. Son visage se tourne, quelque chose brûle derrière les calottes. Il recule, mais c’est trop tard : tout le corps de Lenie s’est raidi de colère. Je l’ai juste touchée. Je n’ai rien fait de mal, je l’ai juste touchée… Elle avance d’un pas. « Ne recommence pas », dit-elle, d’une voix si terne qu’il se demande un instant comment son vocodeur peut fonctionner hors de l’eau. « Je ne suis pas… je n’ai pas… — Je m’en fiche. Ne recommence pas. » Il détecte un mouvement du coin de l’œil. « Un problème, Lenie ? Besoin d’un coup de main ? » La voix de Brander. Elle secoue la tête. « Non. — Bon, d’accord. » Brander semble déçu. « Je serai en haut. » Un autre mouvement. Des bruits qui s’amenuisent. « Je suis désolé, assure Fischer. — Parfait », répond Lenie en passant devant lui pour gagner le compartiment humide. Autoclave Nakata manque la heurter au pied de l’échelle. Clarke lui lance un regard et Nakata s’écarte, les dents découvertes en un sourire de primate docile. Brander est dans le salon, il picore dans la bibliothèque. « Tu… — Ça va. » C’est faux, mais plus pour très longtemps. Il s’en faudrait de beaucoup que la colère atteigne la masse critique : elle n’est qu’un réflexe, rien de plus, une étincelle échappée du réservoir principal. Elle se décompose de manière exponentielle avec le temps. Mais le temps qu’elle arrive dans sa cabine, Clarke se sent presque désolée pour Fischer. Ce n’est pas de sa faute. Il ne me voulait pas de mal. Elle referme le panneau derrière elle. Elle peut sans danger cogner sur quelque chose, à présent, si elle en a envie. Elle cherche sans conviction une cible des yeux, finit par se laisser tomber sur sa couchette et par fixer le plafond du regard. Des coups sur le métal. « Lenie ? » Elle se relève, ouvre le panneau. « Dis, Lenie, je crois que j’ai un souci de canal asservi sur un des calmars. Je me demandais si tu ne pourrais pas… — Bien sûr. Aucun problème. Mais pas maintenant, d’accord, euh… — Judy », rappelle Caraco, l’air un peu froissée. « Ah oui, Judy. » En réalité, Clarke n’a pas oublié. Mais il y a beaucoup trop de monde dans la station, ces temps-ci. Clarke a appris à oublier un prénom à l’occasion. Cela aide à garder les choses à une distance agréable. Mais pas toujours. « Excuse-moi, dit-elle en frôlant Caraco au passage. Il faut que je sorte. » À certains endroits, peu nombreux, le rift est presque agréable. La chaleur se précipite généralement vers le haut en colonnes de boue bouillante ou en jaillissements irréguliers de liquide surchauffé. La vapeur n’a pas la moindre chance de se créer, à trois cents atmosphères, mais la distorsion thermique transforme l’eau en une colonne de prismes liquides tordus, plus chauds que du verre fondu. Mais pas à cet endroit-là, niché entre deux coussins de lave et à l’abri des oreilles indiscrètes de Beebe, où la chaleur traverse la vase comme une légère brise. Le soubassement rocheux doit être poreux. Elle vient là quand elle peut, en restant collée au fond de l’océan pour déjouer le sonar de Beebe. Les autres ne connaissent pas encore cet endroit : elle aimerait autant que cela reste ainsi. Elle vient parfois regarder la convection remuer paresseusement la vase en figures compliquées. De temps en temps, elle ouvre sa combinaison pour se baigner le visage et les bras dans le dégagement à trente degrés. Et parfois, elle vient juste dormir. Elle s’allonge, le dos sur la boue instable, les yeux perdus dans les ténèbres. Voilà comment on s’endort quand on ne peut pas fermer les paupières : on fixe du regard le noir, et quand on commence à voir des choses, on sait qu’on rêve. Elle se voit à présent, grande prêtresse d’une nouvelle société troglodyte. Elle a été la première à cet endroit, en paix au fond de l’eau tandis que les autres continuaient à se faire ouvrir et remodeler par des sécheux aux mains sales. Elle est la mère fondatrice, le modèle auquel se réfèrent les autres recrues, plus grossières. Quand elles descendent et voient qu’elle-même garde toujours ses calottes, elles font la même chose. Elle sait toutefois que ce n’est pas vrai. Le rift est la véritable force créatrice à l’œuvre dans les environs, brutale presse hydraulique qui les force tous à prendre des formes de son choix. Si les autres ressemblent à Clarke, c’est parce qu’on les a tous fourrés de force dans le même moule qu’elle. Et n’oublions pas l’ARE. Sauf erreur de Ballard, elle s’est assurée dès le départ que nous n’étions pas trop différents. Certes, il existe des différences superficielles. Un brin de diversité raciale. Un représentant des tabasseurs, une des victimes, autant d’hommes que de femmes… Cela fait sourire Clarke. On peut compter sur le management pour assembler un groupe de personnes à problèmes sexuels et s’assurer ensuite de l’équilibre des genres. C’est sympa de leur part d’essayer de ne laisser personne en plan. Personne à part Ballard, bien entendu. Mais au moins tiennent-ils compte de leurs erreurs. Lenie Clarke s’endort à trois mille mètres de profondeur en se demandant en quoi consistera la prochaine. Une douleur lui poignarde soudain les yeux. Elle essaye de hurler ; les implants intelligents interprètent mal le mouvement de la langue et des lèvres : « Nnnnaaaaah…» Elle connaît cette sensation. Elle l’a déjà éprouvée à une ou deux reprises. Elle plonge à l’aveuglette dans une direction quelconque. La douleur dans sa tête, jusqu’alors intense, devient insoutenable. « Aaaaaa…» Elle repart aussitôt dans la direction opposée. C’est un peu mieux. Elle allume sa frontale en palmant de toutes ses forces. Le monde noir devient marron foncé. Visibilité zéro. De la boue bouillonne de tous côtés. Elle entend des rochers se fendre quelque part. L’affleurement rocheux surgit dans le faisceau de sa frontale un quart de seconde avant qu’elle s’y cogne. Le choc lui ballotte le crâne, descend sa colonne vertébrale comme un petit tremblement de terre. Elle a dans la tête une douleur d’un genre différent, à présent, qui se mêle au fer rouge dans ses yeux. Elle contourne à tâtons l’obstacle, continue à avancer. Son corps a l’air… chaud… Il faut beaucoup de chaleur pour traverser une combinaison, surtout de classe 4. Ces trucs sont faits pour les contraintes thermiques. Les calottes oculaires, par contre… Noir. Le monde est à nouveau obscurité et transparence. Le faisceau de la frontale s’élance, dépose son empreinte tremblotante dans la boue à plus de dix mètres de là. Mais sa vue continue à onduler. La douleur semble refluer. Elle ne peut en être certaine. Tant de nerfs ont hurlé si longtemps que même les échos la torturent. Sans cesser de palmer, elle se prend la tête entre les mains, mouvement qui la pousse dans la direction dont elle vient. Sa cachette secrète a explosé en une paroi de boue et de composés sulfurés qui montent en bouillant du fond de l’océan. Clarke consulte son thermistor : 45°C, alors qu’elle se trouve à plusieurs mètres. Des squelettes de poissons ébouillantés tournoient dans les thermiques. Plus profond, des geysers sifflent, invisibles. Le dégagement a dû traverser la croûte en un instant : toute chair surprise par cette éruption aurait été ébouillantée jusqu’à l’os avant que quelque chose d’aussi complexe qu’un réflexe de fuite puisse se déclencher. Un frisson parcourt Clarke des pieds à la tête. Puis un autre. Rien que de la chance. Une chance stupide qui a fait que j’étais assez loin. Je pourrais être morte. Je pourrais être morte, morte, morte… Des nerfs s’enflamment dans son thorax : elle se plie en deux. Mais on ne peut pas sangloter sans respirer. On ne peut pas pleurer avec les yeux bloqués en position ouverte. Les routines sont toutes là, qui se remettent en mouvement après des années d’inaction, mais les composants qu’elles mettent en œuvre ont tous été modifiés. Le corps tout entier se retrouve dans une camisole de force. … morte morte morte… Cette petite partie reculée d’elle-même intervient, celle qu’elle met de côté pour des occasions de ce genre. Et cette partie s’étonne, à grande distance, de l’intensité de sa réaction. Ce n’était pas la première fois que Lenie Clarke se croyait sur le point de mourir, loin de là. Mais c’était la première fois depuis des années que cela semblait avoir de l’importance. Matelas d’eau Enlever sa combinaison lui donne l’impression de s’éventrer. Il n’arrive pas à croire qu’il en est devenu aussi dépendant, qu’il trouve désormais aussi difficile d’en sortir. Pour les calottes, c’est encore pire. Fischer s’assoit sur sa couchette, les yeux fixés sur le panneau souqué tandis que Shadow chuchote : tout va bien, tu es seul, tu es en sécurité. Une demi-heure s’écoule avant qu’il parvienne à la croire. Quand il se dénude enfin les yeux, l’éclairage de la cabine est si faible qu’il y voit à peine. Il l’augmente à un niveau de crépuscule. Les calottes gisent dans le creux de sa main, pâles et opaques dans la pénombre, comme des coquilles d’œuf circulaires et gélifiées. Cela lui paraît étrange de cligner des yeux sans les sentir sous ses paupières. Il se sent tellement exposé. Mais il faut qu’il le fasse. Cela participe du processus. Voilà en quoi cela consiste : s’ouvrir. Lenie est dans sa cabine, à quelques petits centimètres. Sans la cloison, Fischer pourrait la toucher en tendant la main. C’est ce qu’on fait quand on aime vraiment quelqu’un, a dit Shadow il y a longtemps. Aussi Fischer le fait-il, maintenant, à lui-même. Pour Shadow. En pensant à Lenie. Elle lui paraît parfois la seule autre véritable personne sur tout le rift. Les autres sont des robots, des robots aux yeux de verre, aux corps noir mat, occupés à suivre tant bien que mal des routines programmées qui ne servent qu’à garder en service d’autres machines, plus grandes. Même leurs noms semblent mécaniques. Nakata. Caraco. Mais pas Lenie. Il y a quelqu’un dans sa combinaison, ses yeux peuvent être sous verre, ils ne sont pas faits de cette matière. Elle est réelle. Fischer sait qu’il peut la toucher. Bien entendu, c’est ce qui lui attire toujours des ennuis : il ne cesse de toucher. Sauf qu’avec Lenie, ce serait différent, s’il pouvait seulement établir le contact. Elle ressemble davantage à Shadow que tous ceux d’avant. Mais en plus âgée. Pas plus âgée que je le serais maintenant, murmure Shadow, et c’est peut-être pour ça. Les lèvres de Fischer s’agitent – je suis vraiment désolé, Lenie – sans qu’aucun son n’en sorte. Shadow ne le reprend pas. C’est ce qu’on fait, avait-elle dit, avant de se mettre à pleurer. Tout comme Fischer pleure à présent. Comme chaque fois qu’il jouit. La douleur le tire du sommeil. Il est recroquevillé sur le matelas, la joue posée sur quelque chose de pointu : un petit morceau de verre brisé. De miroir. Il le regarde, perplexe. Un éclat de verre argenté, avec un peu de sang sombre à l’extrémité, comme une petite dent. Il n’y a aucun miroir dans sa cabine. Il tend la main jusqu’à la cloison derrière son oreiller. Lenie est là, juste de l’autre côté. Mais, de son côté à lui, il y a une ligne sombre, un rebord d’ombre qu’il remarque pour la première fois. Il le suit des yeux qui fait le tour du mur, interstice d’environ cinq millimètres de large dans lequel quelques petits morceaux de verre sont encore enfoncés ici ou là. Il y avait un miroir sur toute cette cloison, avant, exactement comme dans les vidéos de Scanlon. Et on ne l’a pas simplement ôté, à en juger par les petits fragments qu’il reste. Quelqu’un l’a fracassé. Lenie. Avant l’arrivée du reste de l’équipage, elle a fait le tour de la station pour en briser tous les miroirs. Il ne sait pas pourquoi il en est si sûr, mais, d’une manière ou d’une autre, cela lui semble correspondre tout à fait au genre de choses que ferait Lenie Clarke quand personne ne regarde. Elle n’aime peut-être pas se voir. Elle a peut-être honte. Va lui parler, dit Shadow. Je ne peux pas. Mais si. Je t’aiderai. Il ramasse le gilet de sa combinaison. Celui-ci lui glisse sur le corps et vient souder ses deux extrémités au niveau de son sternum. Il passe par-dessus les jambes et les manches encore éparpillées sur le pont, va pour prendre ses calottes. Laisse-les là. Non ! Si. Je ne peux pas, elle va me voir… C’est ce que tu veux, pas vrai ? Pas vrai ? Elle ne m’apprécie même pas, elle va juste… Laisse-les. Je t’ai dit que je t’aiderai. Il s’appuie sur le panneau fermé, yeux clos, respiration bruyante et précipitée dans ses oreilles. Vas-y. Vas-y. La coursive est plongée dans une épaisse pénombre. Fischer avance jusqu’au panneau souqué de Lenie. Il l’effleure : il a peur de frapper. Quelqu’un lui tapote l’épaule. « Elle est sortie », lui apprend Brander. Il est en combinaison jusqu’au cou, bras et jambes complètement recouverts. Il le regarde de ses calottes vides et dures. Et lui parle comme d’habitude d’une voix agressive, avec ce ton familier qui signifie : donne-moi juste une excuse, enfoiré, fais juste quelque chose… Peut-être qu’il veut Lenie, lui aussi. Ne l’énerve pas, conseille Shadow. Fischer déglutit. « Je voulais juste lui parler. — Elle est sortie. — D’accord. Je… J’essaierai plus tard. » Brander tend la main, touche le visage de Fischer, retire son doigt poisseux. « Tu t’es coupé, constate-t-il. — Ce n’est rien. Je vais bien. — Dommage. » Fischer essaye de se glisser derrière Brander pour regagner sa cabine. La coursive les force au contact. Brander serre les poings. « Ne me touche pas, bordel ! — Je ne te touche pas. J’essaye juste de… je veux dire…» Fischer se tait, jette un coup d’œil autour de lui. Personne en vue. Brander se détend délibérément. « Et pour l’amour du Ciel, remets tes yeux, dit-il. Personne n’a envie de voir dedans. » Il se détourne et s’éloigne. On dit que Lubin dort dehors. Lenie aussi, parfois, mais Lubin n’a pas dormi dans sa couchette depuis l’arrivée du reste de l’équipage. Il garde sa frontale éteinte, ne s’approche pas de la partie éclairée de la Gorge et rien ne vient l’embêter. Fischer a entendu Nakata et Caraco en parler durant la dernière période de travail. L’idée commence à lui sembler bonne. Il préfère désormais passer le moins de temps possible à l’intérieur de Beebe. La station est une vague lueur floue au loin sur la gauche de Fischer. Brander est à l’intérieur. Fischer commence son service trois heures plus tard. Il se dit qu’il peut rester dehors jusque-là. Il n’a pas souvent besoin de rentrer dans la station, en fait. Aucun d’eux n’en a besoin. Il y a un petit désalinisateur jumelé à son électrolyseur au cas où il ait soif, ainsi qu’un ensemble de rabats et de valves qui font des choses auxquelles il ne veut pas penser, quand il faut qu’il pisse ou coule un bronze. Il commence à avoir un peu faim, mais il peut attendre. Il est très bien, dehors, tant que rien ne l’attaque. Brander ne le laissera jamais tranquille. Fischer ne sait pas pourquoi il lui en veut… Oh, tu le sais très bien, affirme Shadow. … mais il connaît ce regard. Brander veut qu’il se foute dans une merde noire. Les autres ne s’en mêlent pas, pour la plupart. Nakata, la nerveuse, reste simplement à l’écart de tout le monde. Caraco se conduit comme si elle se fichait totalement qu’il se fasse ébouillanter vivant par un fumeur. Lubin regarde le sol sans bouger en ruminant quelque chose et même Brander le laisse tranquille. Il y a aussi Lenie. Elle se montre aussi froide et distante que la cime d’une montagne. Non, personne ne défendra Fischer contre Brander. Alors quand il s’agit de choisir entre les monstres de dehors et celui à l’intérieur, le choix est vite fait. Caraco et Nakata sont en train de vérifier la coque de la station. Leurs voix au loin bourdonnent dans la mâchoire de Fischer. Cela le dérange, aussi coupe-t-il son récepteur avant de s’installer derrière un affleurement de coussins de basalte. Plus tard, il ne se souviendra pas s’être assoupi. « Écoute-moi, enculé. Je viens d’enchaîner deux périodes de travail parce que tu n’es pas venu faire la tienne au moment voulu. Avec ensuite une demi-période à te chercher. On a cru que tu avais des ennuis. On a supposé que tu en avais. Ne viens pas me dire…» Brander repousse Fischer contre le mur. « Ne viens pas me dire, répète-t-il, que tu n’en avais pas. Tu ne veux pas me dire ça. » Fischer parcourt du regard le compartiment humide. Nerveuse comme un chat, Nakata les observe de la cloison opposée. Lubin leur tourne le dos, occupé à on ne sait quoi dans les casiers à matériel. Caraco met ses palmes à égoutter et se faufile vers l’échelle. « Carac…» Brander le plaque brutalement contre le mur. Le pied sur l’échelon inférieur, Caraco se tourne pour l’observer quelques instants, un vague sourire aux lèvres. « Ne me regarde pas comme ça, mon petit Gerry. C’est ton problème. » Elle grimpe sur le pont supérieur. Brander a le visage à quelques centimètres du sien. Sa cagoule est toujours fermée, à l’exception du rabat buccal. Ses yeux ressemblent à des billes de verre translucide incrustées dans du plastique noir. Il resserre sa prise. « Alors, enculé ? — Je… je suis désolé… balbutie Fischer. — Tu es désolé. » Brander jette un coup d’œil par-dessus son épaule pour faire partager la plaisanterie à Nakata. « Il est désolé. » Nakata rit, trop fort. Lubin continue à faire du bruit dans les casiers sans s’intéresser à eux. Le sas recommence à s’équilibrer. « Je ne pense pas, dit Brander en haussant le ton pour couvrir le gargouillis soudain, que tu sois assez désolé. » Le sas s’ouvre. Lenie Clarke en sort, les palmes à la main. Ses yeux vides parcourent la pièce sans s’arrêter un instant sur Fischer. Sans un mot, elle va mettre ses palmes à sécher. Brander frappe Fischer à l’abdomen. Fischer se plie en deux, le souffle coupé, et se cogne la tête au panneau du sas. Il n’arrive pas à reprendre son souffle. Le pont lui érafle la joue. Le chausson de Brander lui touche presque le nez. « Hé. » La voix de Lenie, distante, ne semble pas particulièrement intéressée. « Hé toi-même, Lenie. Ça lui pendait au nez. — Je sais. » Un instant de silence. « Mais quand même. — Judy a été mordue par un poisson-vipère, en le cherchant. Elle aurait pu se faire tuer. — Possible. » Lenie parle d’une voix très fatiguée. « Alors pourquoi est-ce qu’elle n’est pas là ? — Moi, je suis là », réplique Brander. Fischer sent son poumon se remettre à fonctionner. Il inspire et se relève en restant le dos collé à la cloison. Brander le regarde d’un air furieux. Bien que de retour dans la pièce, Lubin ne s’approche pas. Il observe. Lenie se tient au milieu de la salle. Elle hausse les épaules. « Quoi ? veut savoir Brander. — Je ne sais pas. » Elle jette un coup d’œil indifférent à Fischer. « C’est juste que… Il a merdé, c’est tout. Il ne voulait de mal à…» Elle s’interrompt. Fischer a l’impression que son regard le traverse, puis traverse la cloison avant de plonger droit dans l’abysse pour se poser sur quelque chose qu’elle est la seule à voir. Quelque chose qui ne lui plaît guère. « Ah, et puis merde. » Elle se dirige vers l’échelle. « Ce ne sont pas mes affaires, de toute manière. » Lenie, je t’en prie… Brander se tourne à nouveau vers lui tandis qu’elle disparaît au sommet de l’échelle. Fischer lui rend son regard. D’interminables secondes s’écoulent. Le poing de Brander est levé. Il se détend presque trop vite pour qu’on le voie. Fischer titube, se rattrape à une canalisation. Des lumières tourbillonnent dans son œil gauche. Accroché à une cloison, il cligne des paupières pour les chasser. Tout est souffrance. Brander desserre le poing. « Lenie est bien trop gentille, fait-il remarquer en pliant les doigts. Personnellement, je me fiche que tu voulais du mal ou pas. » Double Beebe est à peu près aussi insonorisée que l’intérieur d’une chambre de réverbération. Assise sur sa couchette, Lenie Clarke écoute les murs. Elle n’entend aucune parole, mais le choc soudain de la chair sur du métal, quelques minutes auparavant, était assez explicite. Des personnes conversent à présent à voix basse dans le salon. De l’eau gargouille quelque part dans un tuyau. Elle pense entendre quelque chose bouger plus bas. Elle plaque son oreille à un tuyau au hasard. Rien. Un autre : un sifflement de gaz sous pression. Un troisième : le vague écho métallique d’un pas qui traîne lentement sur le pont inférieur. Quelques instants plus tard, un bourdonnement étouffé lui parvient par la plomberie. Le scanner médical. Ce ne sont pas mes affaires. Ça ne regarde qu’eux. Brander a ses raisons et Fischer… Il ne voulait aucun mal. Fischer n’est rien. Un misérable connard détraqué qui n’est le problème de personne sinon de lui-même. Dommage pour lui qu’il tape autant sur les nerfs de Brander, mais la vie n’est pas forcément juste. Personne ne le sait mieux que Lenie Clarke. Elle sait à quoi ça ressemble. Elle se souvient des poings surgis de nulle part, du million de petites choses qu’on ne sait que trop tard avoir mal faites. Personne ne l’a aidée, elle. Mais elle s’est débrouillée. Le sexe pouvait servir de diversion. Parfois, il fallait juste s’enfuir. Il ne voulait aucun mal. Elle secoue la tête. Et merde, moi non plus ! Elle a conscience d’abord du bruit, puis de la douleur. Un coup sourd et plein, comme si un poisson se cognait à un projecteur. Du sang suinte de la peau déchirée sur ses phalanges, les gouttelettes rendues presque noires par le filtre de sa vision. Le picotement qui suit est une distraction bienvenue. Bien entendu, cela ne laisse pas la moindre trace sur la cloison. Dehors, dans le salon, la conversation s’est interrompue. Clarke reste raide sur son matelas, les doigts entre les lèvres. Les voix finissent par s’élever à nouveau. Il est presque temps d’aller travailler avec Nakata et Brander. Clarke parcourt sa cabine d’un regard hésitant. Elle a autre chose à faire avant de rouvrir le panneau, une chose importante, mais elle ne se rappelle plus tout à fait laquelle. Ses yeux ne cessent de revenir sur la même cloison, de chercher quelque chose qui n’y est p… Le miroir. Elle ne sait pas pourquoi, mais elle veut voir à quoi elle ressemble. C’est bizarre. Elle ne se souvient pas avoir ressenti ça depuis… eh bien, depuis longtemps. Mais ce n’est pas grave. Elle va juste attendre que ça passe. Elle n’a pas besoin de sortir, ni même de se lever, tant qu’elle ne se sent pas à nouveau normale. En cas de doute, rester hors de vue. « Alice ? » Le panneau étanche est fermé. Aucune réponse. « Elle est à l’intérieur », indique Brander du bout de la coursive, juste devant le salon. « Elle est entrée il n’y a pas dix minutes. » Clarke frappe à nouveau, plus fort. « Alice ? C’est presque l’heure. » Brander tourne les talons – « Je vais aller rassembler nos affaires » – et disparaît. Il n’y a pas de serrure aux portes de Beebe, pour des raisons de sécurité. Clarke hésite néanmoins. Elle sait ce qu’elle ressentirait si on entrait sans invitation dans son espace personnel. Mais elle a dit qu’elle était prête pour une autre période de travail. Et j’ai frappé, enfin… Elle tourne le volant placé au centre du panneau. Le joint mimétique qui entoure le battant se ramollit et s’escamote. Clarke pousse la porte et jette un coup d’œil à l’intérieur. Allongée sur le lit, les yeux fermés et la combinaison à demi détachée, Alice Nakata est agitée de petits mouvements convulsifs. Des fils relient les points d’insertion sur son visage et ses poignets à un rêveur lucide sur l’étagère de chevet. Elle va dormir dix minutes avant de travailler ? Cela ne tient pas debout. Surtout que Nakata était tout récemment en bas avec les autres. Avec Fischer. Comment peut-on dormir après ça ? Clarke s’approche pour examiner l’appareil : l’induction de sommeil paradoxal est poussée au maximum et les alarmes sont désactivées. Nakata a dû s’assoupir en quelques secondes. Bordel, avec ces réglages-là, elle s’endormirait en plein viol collectif. Lenie Clarke a un hochement de tête approbateur : joli truc. Elle touche à contrecœur la commande de réveil. Le sommeil déserte le visage de Nakata, dont l’expression change d’un coup. Ses yeux d’Asiatique clignent puis s’ouvrent, grands et sombres. Clarke recule, surprise. Nakata a enlevé ses calottes. « Il est l’heure d’y aller, Alice, dit-elle doucement. Désolée de te réveiller…» Elle est sincèrement désolée. Elle n’avait jamais vu Nakata sourire. Dommage que ce sourire n’ait pas duré. Quand Clarke débarque dans le salon, Brander est en train de ranger un détecteur à large bande dans son boîtier. « Elle nous rattrapera », indique-t-elle à Brander avant de se tourner vers le séchoir pour récupérer ses palmes. Juste devant elle, le panneau du compartiment médical est fermé. Aucun bruit humain ou mécanique n’en sort. « Ouais, il est encore là-dedans. » Brander hausse un tout petit peu le ton. « Et putain ! ça vaut mieux, quand je suis dans le coin. — Il ne voulait auc…» Ferme-la ! Ferme-la, merde ! « Lenie ? » Elle se tourne, voit la main de Brander retomber. Il aime bien davantage le contact physique qu’on ne s’y attendrait, en fait, et il se laisse parfois aller avec elle. Mais ce n’est pas grave. Lui non plus ne veut aucun mal. « Rien », dit Clarke en empoignant ses palmes. Brander emporte le capteur au-dessus du sas, l’y lâche avec quelques autres babioles et lance l’équilibrage. Des gargouillis et des chocs métalliques accompagnent leur passage dans l’abysse. « C’est juste que…» Il la regarde, son visage formant une question autour de ses yeux vides. « Qu’est-ce que tu as contre Fischer ? » chuchote-t-elle presque. Tu sais exactement ce qu’il a contre lui. Ce ne sont pas tes affaires. Ne t’en mêle pas. Le visage de Brander se durcit comme du ciment en train de prendre. « C’est un putain de monstre. Il se tape des petits enfants. » Je sais. « Qui te l’a dit ? — Personne n’a besoin de le dire. Je les repère à dix kilomètres. — Admettons. » Clarke écoute sa propre voix. Calme. Distante, presque ennuyée. Parfait. « Il me regarde bizarrement. Bordel ! tu as vu de quelle manière il te regarde, toi ? » Bruit de métal sur du métal. « S’il s’avise juste de me toucher, je le tue, putain ! — Ouais. Eh bien, il n’en faudrait pas beaucoup. Tu as vu comme il encaisse tout ce qu’on lui balance ? Il est tellement… passif. » Brander ricane. « Qu’est-ce que ça peut te faire, de toute manière ? Il te débecte autant qu’aux autres. J’ai vu ce qui s’est passé la semaine dernière dans le compartiment médical. » Le sas siffle. Un voyant vert clignote sur le côté. « Je ne sais pas, dit Lenie. J’imagine que tu as raison. Je sais ce qu’il est. » Brander ouvre le sas et entre. Clarke tient le bord du panneau étanche. « Mais il n’y a pas que ça, dit-elle presque pour elle-même. Il… manque quelque chose. Il n’est pas adapté. — Personne ne l’est, ici, grogne Brander. Justement, bordel ! » Elle referme le sas. Il y a assez de place pour deux, à l’intérieur – les autres rifteurs sortent en général par paires –, mais elle préfère y aller seule. Ce n’est pas grave. Personne ne fait de remarque à ce sujet. Ce n’est pas de sa faute. Ni celle de Brander, ni celle de Fischer. Ni celle de Papa. Ni la mienne. Ce n’est la putain de faute de personne. À côté d’elle, le sas se vide. Ange Le fond de l’océan luit. Dans les fissures de la roche tremblotent de rassurants tons orange qui rappellent des charbons ardents. Il sait que c’est thermique : il sent la chaleur des ruisselets bouillants malgré sa combinaison et son thermistor s’affole à la moindre variation de courant. Il y a toutefois des endroits où les rochers luisent en vert et d’autres où ils luisent en bleu. Il ne sait s’il faut en remercier la biologie ou la géochimie. Il sait seulement que c’est magnifique. On dirait, de nuit, une grande ville de là-haut. Ou une vidéo des aurores boréales qu’il a vue un jour, mais en plus net et plus brillant. Ou encore un feu de brousse aux teintes émeraude. D’une certaine manière, il en est presque reconnaissant à Brander. Sans lui, il ne serait jamais venu là. Il serait avec les autres à l’intérieur de la station, connecté à la bibliothèque ou caché dans sa cabine, au sec et en sécurité. Mais Beebe n’a rien d’un refuge en présence de Brander. Beebe est une épreuve. Aussi, à la fin de sa période de travail, Fischer a-t-il préféré ne pas y retourner et partir à la découverte en restant collé au fond. Le voilà loin de la Gorge, dans un véritable sanctuaire qu’il a découvert. Ne t’endors pas, dit Shadow. Si tu rates encore ta période de travail, ça lui donnera un prétexte. Et alors ? Il ne me trouvera pas, ici. Tu ne peux pas rester éternellement dehors. Il faut bien que tu manges, de temps en temps. Je sais, je sais. Boucle-la. Personne d’autre que lui n’a jamais vu cet endroit. Depuis combien de temps existe-t-il ? Combien de millions d’années se sont écoulées depuis que cette petite oasis luit paisiblement dans la nuit, micro-univers à elle seule ? Lenie se plairait, ici, dit Shadow. Ouais. Un grenadier abyssal apparaît à cinquante centimètres, le ventre comme un puzzle de reflets colorés. Il donne soudain un puissant coup de queue et un frisson violent parcourt tout son corps. L’eau autour de lui scintille sous l’effet de la distorsion thermique. L’animal pivote de guingois, la queue plus bas que la tête, dans le sillage de la petite éruption. Son corps blanchit en quelques secondes et commence à s’effriter par les bords. 408°C : c’est la température maximale enregistrée sur les dégagements chauds de la dorsale Juan de Fuca. Fischer se réjouit de l’excellente isolation thermique de sa combinaison en copolymère. Elle protège jusqu’à 150°C. Il monte un peu dans la colonne d’eau, juste au cas où. Dès qu’il décolle de la réverbération de fond, il sent sur son abdomen le léger tapotement régulier du sonar de Beebe. C’est bizarre. À une telle distance, le signal ne devrait pas être perceptible, à moins qu’ils l’aient vraiment poussé au maximum. Ce qu’ils feraient uniquement si… Il vérifie l’heure. Oh non, encore ? Le temps qu’il retourne à la Gorge, ils ont à moitié terminé le décapage de la numéro 4. Ils lui font une place entre eux. Lenie ne veut pas entendre ses excuses. Elle ne veut pas lui parler du tout. Cela le blesse, mais il ne peut pas lui en vouloir. Il aura peut-être bientôt la possibilité de se rattraper. De l’emmener faire du tourisme. Dieu merci, ce n’est pas la période de travail de Brander, qui n’est pas sorti de Beebe. Mais Fischer recommence à avoir faim. Peut-être qu’il est dans sa cabine. Que je peux juste manger et aller me coucher. Que… Il est installé seul dans le salon et lève la tête de son assiette avec un air furieux dès que Fischer grimpe dans la pièce. Ne le mets pas en colère. Trop tard. Il est toujours en colère. « Je… Je me suis dit qu’on devrait tirer certaines choses au clair, tente-t-il. — Va te faire foutre. » Fischer arrive près de la table et tire une chaise. « Ne te fatigue pas, dit Brander. — Écoute, cet endroit est déjà assez petit comme ça. Il faut au moins qu’on essaye de s’entendre, tu comprends ? Après tout, c’est une agression. C’est illégal. — Mets-moi en état d’arrestation, alors. — Si ça se trouve, tu n’es pas en colère contre moi du tout. » Surpris, Fischer s’interrompt un instant. C’est peut-être ça. « Par exemple, si tu m’as confondu avec quelqu’un d’autre…» Brander se lève. Fischer insiste : « Peut-être que quelqu’un d’autre t’a fait quelque chose un jour, et…» Brander contourne la table. « Je ne t’ai confondu avec personne. Je sais exactement ce que tu es. — Non, tu n’en sais rien, il y a deux semaines, on ne s’était même jamais vus ! » C’est ça, bien sûr. Ce n’est pas moi du tout, mais quelqu’un d’autre ! « Ce qu’il t’est arrivé… — … ne te regarde absolument pas, bordel, et si tu dis encore un mot, putain, je te tue. » Laisse tomber, supplie Shadow. Partons, ça ne fait qu’empirer les choses. Mais Fischer tient bon. Soudain, tout lui paraît clair. « Ce n’était pas moi, rappelle-t-il calmement. Ce qui s’est passé… Je suis désolé. Mais ce n’était pas moi et tu le sais. » Un instant, il pense avoir une chance de s’en tirer. Le visage de Brander se détend légèrement, tout comme les nœuds de chair et de sourcil autour de ces yeux blancs et vides, et Fischer y voit presque autre chose que de la fureur. Mais il décèle alors un mouvement, celui de son propre bras en train de se tendre. Shadow, non, tu vas tout gâcher, mais Shadow n’écoute pas, elle fredonne Ne le mets pas en colère, pas en colère pas en colère… C’est ce qu’on fait. D’abord très faible dans la gorge de Brander, le grognement gagne en force, comme une vague lointaine qui se dresse de plus en plus haut à mesure qu’elle se précipite sur le rivage… «… putain ne me TOUCHE PAS ! » Et rien ne s’engourdit assez vite. Cela commence par piquer. Puis il sent le sang coagulé se craqueler autour de sa paupière, voit une ligne floue de lumière rouge. Il essaye de se toucher le visage. Ça fait mal. Quelque chose de froid et de mouillé, d’apaisant. D’autres morceaux de sang séché se détachent. « Nnnnnnn… » Quelqu’un appuie sur ses yeux. Il essaye de se débattre, mais n’arrive qu’à tourner un peu la tête. Ce qui est encore plus douloureux. « Ne bouge pas. » La voix de Lenie. « Ta calotte droite est abîmée. Elle pourrait te déchirer la cornée. » Il se laisse faire. Les doigts de Lenie poussent entre des paupières qui semblent gonflées comme des oreillers. Il y a une pression soudaine sur son globe oculaire, un petit tiraillement de succion. Un bruit d’aspiration et l’impression qu’un objet aux bords irréguliers lui effleure la pupille. Le monde devient obscur. « Attends, dit Lenie, je vais augmenter l’éclairage. » Tout est encore un peu rougeâtre, mais au moins il y voit. Il est dans sa cabine. Lenie Clarke se penche sur lui, un morceau de membrane luisant d’humidité à la main. « Tu as eu de la chance. Il t’aurait déchiré les costochondrales, sans tes implants entassés derrière. » Elle lâche hors de vue la calotte abîmée et prend une cartouche de peau liquide. « Tu as juste deux côtes brisées, pas mal de contusions et peut-être une légère commotion cérébrale, mais il faudra que t’ailles au compartiment médical pour vérifier. Ah oui, je suis à peu près sûre qu’il t’a aussi cassé la pommette. » À l’entendre, on la croirait en train de lire la liste des commissions. « Pourquoi suis pas…» Du sel chaud lui inonde la bouche. Sa langue se livre à une prudente exploration : au moins, ses dents sont encore intactes. «… au Médical maintenant ? — Ç’aurait été la croix et la bannière pour te faire descendre l’échelle. Brander n’allait pas donner un coup de main. Tous les autres sont sortis. » Elle pulvérise une mousse sur son biceps. Cela tire sur la peau en séchant. « Non qu’ils auraient eux-mêmes aidé, ajoute-t-elle. — Merci… — Pas de quoi. Grosso modo, je t’ai juste traîné ici. » Il meurt d’envie de la toucher. « C’est quoi ton problème, Fischer ? demande-t-elle au bout d’un moment. Pourquoi tu ne rends jamais les coups ? — Servirait à rien. — Tu veux rire ? Tu sais à quel point tu es imposant ? Tu pourrais démolir Brander rien qu’en lui tenant tête. » Shadow dit que ça ne fait qu’empirer les choses. Quand on riposte, ça ne fait que les rendre encore plus furieux. Shadow ? demande Lenie. — Quoi ? — Tu as dit… — J’ai rien dit…» Elle le dévisage quelques instants. « D’accord », lâche-t-elle enfin. Elle se lève. « Je vais appeler la surface pour qu’ils envoient un remplaçant. — Non. Ça va. — Tu es blessé, Fischer. » Des tutoriels de médecine lui murmurent dans la tête. « On a ce qu’il faut en bas. — Tu ne pourras pas travailler pour autant avant une semaine. Et il t’en faudra au moins encore une autre pour guérir complètement. — Ils ont prévu qu’il y ait des accidents. Quand ils ont décidé du planning. — Et comment comptes-tu éviter Brander jusque-là ? — Je resterai davantage dehors. Je t’en prie, Lenie. » Elle secoue la tête. « Tu es cinglé, Fischer. » Elle se tourne vers le panneau étanche, tourne le volant. « Ça ne me regarde pas, bien entendu. Mais je ne pense pas que…» Elle se retourne. « Tu te plais, ici ? demande-t-elle. — Quoi ? — Ça t’excite, d’être au fond de l’océan ? » Ce devrait être une question stupide. Surtout à ce moment-là. Mais d’une manière ou d’une autre, elle n’a rien de stupide. « Plus ou moins », finit-il par répondre et comprendre pour la première fois. Elle hoche la tête, battement de paupières sur un espace blanc. « Montée de dopamine. — De dopamine ? — Il paraît qu’on y devient accro. D’être ici au fond. D’avoir… peur, j’imagine. » Elle esquisse un sourire. « D’après la rumeur, en tout cas. » Fischer y réfléchit. « Ce n’est pas tant que ça m’excite. Plutôt que je m’y suis habitué. Tu comprends ? — Ouais. » Elle se retourne pour pousser le panneau. « Bien sûr. » Il y a, accrochée à l’envers au plafond du compartiment médical, une mante religieuse d’un mètre de long, entièrement noire avec des finitions chromées. Elle dormait là-haut depuis l’arrivée de Fischer sur le rift et voilà qu’elle flotte à présent juste au-dessus de son visage, ses membres articulés cliquetant et plongeant comme des baguettes démentes dans un bol de riz. De temps en temps, une de ses antennes clignote en rouge et Fischer sent l’odeur de cautérisation de sa propre chair. Cela le dérange un peu. Pire encore, il ne peut pas bouger la tête. Le champ de neuro-induction dans la table d’examen l’a paralysé au-dessus du cou. Fischer ne cesse de se demander ce qui se passerait si le point focal dérapait, si cette énergie incapacitante se focalisait sur son poumon. Sur son cœur. La mante interrompt soudain ses mouvements, les antennes frémissantes. Elle reste complètement immobile durant quelques secondes. « Bonjour, euh… Gerry, je crois ? finit-elle par dire. Je suis le Dr Troyka. » On dirait une femme. « Comment vous sentez-vous ? » Fischer voudrait répondre, mais sa bouche ainsi que son cou sont toujours de la viande morte. « Non, n’essayez pas de répondre, dit la mante. C’était une question rhétorique. Je suis en train de consulter vos résultats. » Fischer se souvient : l’équipement médical ne peut pas toujours se débrouiller tout seul. De temps en temps, quand cela devient trop compliqué, il demande du renfort humain à la surface. « Eh bien, dit la mante. Qu’est-ce qui vous est arrivé ? Non, ne répondez pas à ça non plus. Je ne veux pas le savoir. » Un bras accessoire apparaît d’un coup et effectue un aller-retour dans son champ de vision. « Je vais désactiver un moment le champ incapacitant. Ça risque de faire un peu mal. Mais essayez de ne pas bouger, sauf pour répondre à mes questions. » La douleur se déverse sur le visage de Fischer. Ce n’est pas si terrible. Ça lui est même familier. Ses paupières le démangent et il a la langue sèche. Il essaye de cligner des yeux : ça fonctionne. Il ferme la bouche, frotte sa langue sur ses joues enflées. C’est mieux. « J’imagine que vous ne voulez pas remonter ? demande le Dr Troyka à des centaines de kilomètres de là. Vous savez que ces blessures sont assez graves pour vous valoir un retour. » Fischer secoue la tête. « Ça va. Je peux rester ici. — Tiens donc. » La mante n’a pas l’air surprise. « J’entends pas mal dire ça, ces derniers temps. Très bien, je vais vous raccommoder la pommette et vous implanter une petite pile sous la peau. Juste sous l’œil droit. En gros, ça va inciter vos cellules osseuses à mettre les bouchées doubles et accélérer la guérison. Elle ne mesure que deux millimètres, vous aurez l’impression d’avoir une espèce de bouton dur. Ça risque de vous démanger, mais évitez d’y toucher. Une fois guéri, vous pourrez la faire sortir en appuyant dessus comme si c’était de l’acné. D’accord ? — D’accord. — Très bien, Gerry. Je vais réactiver le champ et me mettre au travail. » La mante vrombit d’impatience. Fischer lève une main. « Attendez. — Qu’est-ce qu’il y a, Gerry ? — Quelle… quelle heure il est, là-haut ? — Cinq heures dix du matin. Heure d’été du Pacifique. Pourquoi ? — C’est tôt. — Eh oui. — J’imagine que je vous ai tirée du lit. Désolé. — Taratata. » À l’extrémité du bras mécanique, les doigts s’agitent distraitement. « J’étais levée depuis des heures. Poste de nuit. — De nuit ? — On est de service vingt-quatre heures sur vingt-quatre, Gerry. Il y a beaucoup de stations géothermiques sous l’eau, vous savez. Vous… vous nous donnez pas mal d’ouvrage, en général. — Oh, répond Fischer. Désolé. — N’y pensez plus. C’est mon boulot. » Un bourdonnement se fait entendre quelque part derrière sa tête ; un instant, Fischer sent les muscles de son visage se détendre. Puis tout s’engourdit et la mante plonge sur lui tel un prédateur. À l’extérieur, il n’est pas assez bête pour s’ouvrir. Cela ne vous tue pas, du moins pas tout de suite. Mais l’eau de mer est bien plus salée que le sang, et si vous la laissez entrer en vous, l’osmose extrait l’eau des cellules épithéliales, qu’elle ratatine en petites taches visqueuses. Les rifteurs ont les reins modifiés pour accélérer la récupération d’eau, dans des situations de ce genre, mais ce n’est pas une solution à long terme, ni une solution inoffensive. Les organes s’usent plus vite, l’urine se transforme en huile. Mieux vaut rester hermétiquement fermé. Si vos organes internes baignent trop longtemps dans l’eau de mer, ils se corrodent, en quelque sorte, implants ou non. Mais Fischer a entre autres problèmes celui de ne jamais penser à l’avenir. La bande faciale est constituée d’une seule macromolécule longue de cinquante centimètres. Elle enveloppe en zigzag la mâchoire comme les deux bordures d’une fermeture à glissière, avec des chaînes latérales hydrophobes en guise de dents. Une petite lame sur l’index gauche du gant de Fischer permet de les séparer. Il le fait passer sur la fermeture et la combinaison s’ouvre proprement autour de sa bouche. Tout d’abord, il ne ressent pas grand-chose. Il s’attendait plus ou moins à ce que l’océan s’engouffre dans son nez et lui brûle les sinus, mais, bien entendu, toutes ses cavités corporelles sont déjà remplies de sérum isotonique. Le seul changement immédiat, c’est qu’il a froid au visage, ce qui engourdit un peu les douleurs chroniques de la chair déchirée. Une souffrance plus profonde palpite sous un de ses yeux, où les fils du Dr Troyka maintiennent les os de son visage : de la micro-électricité fourmille le long de ces fils et oblige les ostéoblastes producteurs de tissu osseux à se dépêcher. Au bout de quelques instants, il essaye de se gargariser. Cela ne fonctionne pas, aussi choisit-il de rester bouche bée comme un poisson et de faire frétiller sa langue. C’est un succès. Il goûte pour la première fois à l’océan brut, plus grossier et plus salé que ce qui le gonfle de l’intérieur. Devant lui sur le fond marin, une colonie de crevettes aveugles s’alimente au courant d’une cheminée proche. Le regard de Fischer les traverse. On dirait des petits morceaux de verre dans lesquels s’agitent les taches minuscules des organes. Il n’a rien dû manger depuis quatorze heures, mais il n’est absolument pas question qu’il rentre tant que Brander est dans la station. La dernière fois qu’il a essayé, Brander montait la garde au milieu du salon, à l’attendre. Et puis merde ! C’est exactement comme du krill. Les gens mangent ces trucs-là tout le temps. Elles ont un goût étrange. Malgré le froid qui lui engourdit la bouche, Fischer reconnaît un léger goût d’œuf pourri, dilué et à peine décelable. Mais à part cela, ce n’est pas si mauvais. Et bien, bien meilleur que Brander. Quand les convulsions commencent, un quart d’heure plus tard, il n’en est plus aussi sûr. « T’as vraiment l’air patraque », dit Lenie. Fischer s’accroche au garde-fou et parcourt le salon du regard. « Où… — À la Gorge. Au travail avec Lubin et Caraco. » Il parvient à gagner le divan. « Je ne t’ai pas vu depuis un moment, remarque Lenie. Ça va, ton visage ? » Fischer plisse les yeux pour la voir malgré le brouillard de la nausée. Lenie Clarke est bel et bien en train de faire la conversation. Ce qui ne lui était jamais arrivé. Il essaye toujours de comprendre quand son estomac se serre à nouveau. Il vomit. Mais rien ne sort de sa bouche sinon quelques filets de fluide aigre. Il suit du regard les tuyaux emmêlés au plafond. Au bout de quelques instants, le visage de Lenie lui bouche la vue, penché de très haut sur lui. « Qu’est-ce qui ne va pas ? » Elle semble uniquement poser la question par curiosité. « Mangé des crevettes, explique-t-il avant un nouveau haut-le-cœur. — Tu as mangé… quelque chose de dehors ? » Elle se penche pour le relever. Les bras de Fischer traînent sur le pont. Sa tête heurte un objet dur : le garde-fou autour de l’échelle. « Merde », lâche Lenie. Le revoilà sur le sol, seul. Des bruits de pas qui s’éloignent. Vertige. Une pression sur son cou, une piqûre accompagnée d’un léger sifflement. Il a presque aussitôt les idées claires. Lenie est penchée sur lui, plus près que jamais. Elle est même en train de le toucher : elle a posé une main sur son épaule. Il baisse les yeux sur cette main avec une sorte d’émerveillement stupide, mais elle la retire. Elle tient une hypodermique. L’estomac de Fischer commence à se calmer. « Pourquoi faire quelque chose d’aussi stupide ? demande-t-elle doucement. — J’avais faim. — Et le distributeur, ça ne va pas ? » Il ne répond pas. « Oh, réalise Lenie. D’accord. » Elle se relève en éjectant la cartouche usagée de l’hypodermique. « Ça ne peut plus durer, Fischer. Tu le sais. — Il ne m’a pas coincé en deux semaines. — Il ne t’a pas vu en deux semaines. Tu ne rentres que quand il travaille. Et tu manques de plus en plus souvent tes propres périodes de travail, ce qui ne plaît à personne ici. » Elle penche la tête tandis que Beebe grince autour d’eux. « Pourquoi tu n’appelles pas la surface pour qu’ils te rapatrient ? » Parce que je fais des trucs aux enfants, et que si je pars d’ici, ils vont m’ouvrir pour me transformer en quelque chose d’autre… Parce que dehors certains trucs font que ça en vaut presque la peine… Parce que tu es là… Il ne sait pas si elle pourrait comprendre une ou plusieurs de ces raisons. Il décide de ne pas prendre le risque. « Tu pourrais peut-être lui parler », arrive-t-il à suggérer. Elle soupire. « Il n’écouterait pas. — Peut-être que si tu essayais, au moins…» Le visage de Lenie se fige. « Mais j’ai essayé. Je…» Elle se reprend. « Je ne veux pas m’en mêler, chuchote-t-elle. Ce ne sont pas mes affaires. » Fischer ferme les yeux. Il a l’impression qu’il va éclater en sanglots. « Il n’arrête jamais. Il me déteste vraiment. — Non, pas toi. Tu fais juste… office de remplaçant. — Pourquoi est-ce qu’ils nous ont mis ensemble ? Ça ne tient pas debout. — Bien sûr que si. Statistiquement. » Fischer ouvre les yeux. « Pardon ? » Lenie se passe une main sur le visage. Elle semble très fatiguée. « On n’est pas des personnes, ici, Fischer. Juste un nuage de points de données. Ce qui nous arrive, à toi, à moi ou à Brander, n’a aucune importance, du moment que la moyenne reste là où elle est censée être et que l’écart-type n’augmente pas trop. » Dis-lui, intime Shadow. « Lenie… — Bref. » Lenie chasse son abattement d’un haussement d’épaules. « Tu es cinglé de manger quoi que ce soit aussi près d’un rift. L’hydrogène sulfuré, tu connais ? Il hoche la tête. « On a appris ça au début de la formation. C’est ce que crachent les cheminées. — Et qui s’accumule dans le benthos. Ces organismes benthiques sont toxiques. Tu viens de t’en apercevoir, j’imagine. » Elle commence à descendre l’échelle, s’arrête sur le deuxième échelon. « Si tu tiens vraiment aux produits locaux, essaye de te nourrir plus loin du rift. Ou bien préfère les poissons. — Les poissons ? — Ils se déplacent davantage. Ne passent pas tout leur temps à baigner dans les sources chaudes. Ils sont peut-être comestibles. — Les poissons », répète-t-il. Il n’y avait pas pensé. « J’ai dit peut-être. » Shadow, je suis vraiment, vraiment désolé… Chut. Regarde plutôt toutes ces jolies lumières. Aussi regarde-t-il. Il connaît cet endroit. Il est au fond de l’océan Pacifique. Il est de retour au royaume des fées. Il lui semble qu’il vient beaucoup à cet endroit, désormais, pour regarder les lumières et les bulles, pour écouter les rochers du fond crisser les uns contre les autres. Il va peut-être rester, cette fois, afin de regarder tout cela à l’œuvre, mais il se souvient alors qu’il est censé se trouver ailleurs. Il attend, mais rien de précis ne lui vient en tête. Juste le sentiment qu’il a autre chose à faire ailleurs. Bientôt. Cela devient difficile de rester là, de toute manière. Une vague douleur flotte quelque part dans le haut de son corps, avec des flux et des reflux. Il finit par comprendre de quoi il s’agit : son visage lui fait mal. Peut-être que cette lumière magnifique l’éblouit. Mais c’est impossible. Ses calottes s’occupent de ce genre de choses. Peut-être qu’elles ne fonctionnent pas. Il lui semble se souvenir d’un problème avec ses yeux, un certain temps auparavant, mais cela n’a pas vraiment d’importance. Il lui reste toujours la possibilité de partir. Soudain, merveille des merveilles, tous ses problèmes ont une réponse facile. Si la lumière lui fait mal, il suffit de rester dans le noir. Sauvage « Hé, bourdonne Caraco au moment où elles tournent le coin. Numéro 5. » Clarke regarde. La cinq se trouve à quinze mètres de là et l’eau est un peu boueuse durant cette période de travail. Elle voit néanmoins quelque chose de gros et de sombre accroché à la prise d’eau. Son ombre remue sur le revêtement comme une araignée noire allongée dans des proportions ridicules. Clarke s’avance de quelques mètres, Caraco à ses côtés. Les deux femmes échangent un regard. Fischer, agrippé à l’envers au grillage. Personne ne l’avait vu depuis huit jours. Clarke pose doucement son fourre-tout. Caraco l’imite. En deux ou trois coups de palmes, elles approchent à moins de cinq mètres. La machinerie émet un bourdonnement omniprésent, un son assez grave pour qu’on le sente. Il leur tourne le dos et se laisse dériver d’un côté à l’autre, emporté par la légère succion de la prise d’eau. Le grillage de celle-ci est rendu flou par les animaux qui s’y sont accrochés pour croître : petites palourdes, vers tubicoles, crabes ombrés. Fischer en arrache des touffes qui se tortillent et les laisse partir à la dérive ou tomber dans la grand-rue en bas. Pour le moment, il a nettoyé environ, deux mètres carrés. C’est bien de voir qu’il prend encore certaines tâches au sérieux. « Salut, Fischer », lance Caraco. Il fait volte-face, comme si on venait de lui tirer dessus. Son avant-bras fonce vers le visage de Clarke, qui lève la main juste à temps. En une seconde, il a filé et l’a dépassée. Elle donne un coup de palme, se stabilise. Fischer se précipite vers les ténèbres sans un regard en arrière. « Fischer, appelle Clarke. Arrête. Tout va bien. » Il cesse de palmer un instant, regarde par-dessus son épaule. « C’est moi, bourdonne-t-elle. Et Judy. On ne te fera pas de mal. » À peine visible, désormais, il se retourne vers elle et s’immobilise. Clarke ose un salut de la main. « Allons, Fischer. Viens nous aider. » Caraco s’approche d’elle par-derrière. « Lenie, qu’est-ce que tu fais ? » Elle a réduit son vocodeur à un sifflement. « Il plane trop, il…» Clarke réduit le volume de son propre vocodeur. « Ferme-la, Judy. » Elle l’augmente à nouveau. « Qu’est-ce que t’en dis, Fischer ? Si tu gagnais ta paye ? » Il revient dans la lumière non sans hésitation, comme un animal sauvage attiré par une promesse de nourriture. De près, Clarke voit sa mâchoire s’agiter sous la cagoule. Des mouvements brusques, mal assurés, comme s’il apprenait à les faire. Un son finit par sortir. « D’a… ccord. » Caraco repart chercher leurs affaires. Clarke tend un grattoir à Fischer. Au bout de quelques secondes, il le prend, d’un geste maladroit, et les suit jusqu’à la numéro 5. « Jussste, bourdonne Fischer. Comme. Avant. » Caraco regarde Clarke. Celle-ci ne dit rien. Vers la fin de la période de travail, elle explore les alentours du regard. « Fischer ? » Caraco sort la tête d’une galerie d’accès. « Il est parti ? — Tu ne l’as pas vu depuis quand ? » Le vocodeur de Caraco émet deux clic : la machine interprète toujours de travers les « mmmmh ». « Il y a une demi-heure, peut-être. » Clarke pousse son vocodeur au maximum. « Hé, Fischer ! T’es encore dans le coin ? » Aucune réponse. « Fischer, on va bientôt rentrer. Si tu veux nous accompagner…» Caraco se contente de secouer la tête. Shadow C’est un cauchemar. Il y a de la lumière partout, aveuglante, douloureuse. Il arrive à peine à bouger. Tout a des contours durs, et où qu’il regarde, les limites sont trop nettes. Même chose pour les sons, cliquetis ou cris, chaque bruit est une exclamation de douleur. Il sait tout juste où il se trouve. Il ne sait pas ce qu’il fait là. Il se noie. DÉÉÉGAAAAGGGGESSSAAAABOOUUUUCHHH…» Les tubes dans sa poitrine aspirent à vide. Le reste de son buste s’efforce de gonfler, mais il n’y a là rien pour le remplir. Il se débat, paniqué. Quelque chose cède avec un bruit sec. La douleur résonne soudain dans un membre distant, inonde un instant plus tard le reste de son corps. Il essaye de hurler, mais il n’y a rien en lui à pousser dehors. « SSSABOUUCHHBOORDEELIIILSÉTOUFFFF… Quelqu’un lui retire une partie du visage. Son buste s’emplit d’un coup, non du liquide froid et salé auquel il est habitué, mais c’est mieux quand même. La brûlure s’apaise dans sa poitrine. « PUUTAIIINDEEERREUUR…» Une pression, douloureuse et inégale. Quelque chose le plaque par terre, le relève, le frappe. Un assourdissant bruit de casserole. Il se souvient d’un bruit… … gravité… … qui correspond, d’une manière ou d’une autre, à la situation, mais il ignore ce qu’il signifie. Puis tout se met à tourner, tout devient familier et horrible, sauf une chose, un visage entraperçu qui trouve moyen de l’apaiser… Shadow ? … et le poids disparaît, la pression aussi, de l’eau glacée calme l’intérieur de son corps et il repart en spirale avec la fille à l’extérieur, où elle se trouvait il y a des années… Elle lui montre comment faire. Elle se faufile dans sa chambre une fois que les cris ont cessé, elle se glisse près de lui sous les draps et commence à lui caresser le pénis. « Papa dit que c’est ce qu’on fait quand on aime vraiment quelqu’un », murmure-t-elle. Et ça l’effraie parce qu’ils ne s’apprécient même pas, il veut juste qu’elle s’en aille et qu’elle les laisse tranquilles. « Va-t’en, je te déteste, dit-il, mais il a trop peur pour bouger. — D’accord, alors tu n’as pas besoin de me le faire. » Elle essaye de rire, de faire comme s’il voulait juste plaisanter. Puis, sans interrompre ses caresses : « Pourquoi tu es toujours si méchant avec moi ? — Je ne suis pas méchant. — Mais si. — Tu ne devrais pas être là. — On ne peut pas juste être amis ? » Elle se frotte contre lui. « Je peux te faire ça chaque fois que tu en as envie… — Va-t’en. Tu ne peux pas rester là. — Peut-être que je peux. Si ça marche, ils ont dit. Mais il faut qu’on s’entende bien, sinon ils pourraient me renvoyer… — Tant mieux. » Elle pleure, désormais, elle se frotte si fort à lui que le lit tremble. « S’il te plaît, tu ne pourrais pas m’aimer ? S’il te plaît, je ferai n’importe quoi et même…» Mais il ne sait pas ce qu’elle serait prête à faire car la porte s’ouvre alors d’un coup et ce qui se passe ensuite, Gerry Fischer n’arrive pas à s’en souvenir. Shadow, je suis vraiment désolé… Mais voilà qu’elle est de retour avec lui, en sécurité dans le froid et l’obscurité. Allez savoir comment. Beebe est une vague lueur grise au loin. Elle flotte devant ce décor comme un découpage de carton noir. « Shadow…» Ce n’est pas sa voix à lui. « Non. » Ce n’est pas sa voix à elle. « Lenie. — Lenie…» Des croissants jumeaux, aussi fins que des ongles, se reflètent dans ses yeux. Même en deux dimensions, elle est magnifique. Des mots presque méconnaissables sortent de sa gorge en bourdonnant : « Tu sais qui je suis ? Tu me comprends ? » Il hoche la tête, puis se demande si elle voit ce geste. « Ouais. — Tu n’as pas… Ces derniers temps, Fischer, tu étais parti, en quelque sorte. Comme si tu avais oublié comment être humain. » Il essaye de rire, mais le vocodeur ne sait pas gérer cela. « Ça va et ça vient, je crois. Mais bon, je suis… lucide, maintenant. C’est le bon terme, pas vrai ? — Tu n’aurais pas dû revenir dans la station. » Une machine dépouille ses paroles du moindre sentiment. « Il dit qu’il va te tuer. Tu devrais peut-être tout simplement ne pas t’approcher de lui. — D’accord », répond-il, en pensant que ce pourrait être mieux, en effet. « Je peux sortir de la nourriture, je pense. Ils s’en fichent, de ça. — Pas de problème. Je peux… pêcher. — Je vais faire venir un bathy’. Demander qu’il te récupère ici, dehors. — Non. Je suis capable de rentrer tout seul à la nage, si je veux. C’est pas loin. — Alors je leur dis d’envoyer quelqu’un. — Non. » Un silence. « Tu n’arriveras pas à faire à la nage tout le trajet jusqu’au continent. — Je vais rester ici, au fond… un certain temps…» Une secousse parcourt le fond marin avec un grognement. « Tu es sûr ? demande Lenie. — Ouais. » Son bras lui fait mal. Il ne sait pas pourquoi. Elle se tourne un peu. Les reflets ternes disparaissent un long moment de ses yeux. « Je suis désolée, Gerry. — Pas de problème. » La silhouette de Lenie se retourne face à Beebe. « Il faut que j’y aille. » Elle ne part pas. Elle ne dit rien pendant presque une minute. Puis : « Qui est Shadow ? » Encore un silence. « C’est… une amie. Quand j’étais jeune. — Elle compte beaucoup pour toi. » Ce n’est pas une question. « Tu veux que je lui envoie un message ? — Elle est morte », répond Fischer en s’apercevant avec émerveillement qu’il le savait depuis le début. « Oh. — J’ai pas fait exprès, explique-t-il. Mais elle avait son papa et sa maman à elle, tu sais, alors pourquoi est-ce qu’elle avait besoin des miens ? Elle est retournée chez elle. Voilà tout. — Chez elle », bourdonne Lenie presque trop doucement pour qu’on l’entende. « Pas ma faute », dit-il. Il a du mal à parler. Ce n’était pas si difficile, avant. Quelqu’un le touche. Lenie. Elle lui pose la main sur le bras, et même s’il sait que c’est impossible, il sent sa chaleur corporelle traverser la combinaison. « Gerry. — Oui ? — Pourquoi est-ce qu’elle n’était pas avec sa famille à elle ? — Elle a dit qu’ils lui faisaient du mal. Elle disait tout le temps ça. C’est comme ça qu’elle se faisait accepter. Elle s’en servait, ça marchait toujours…» Pas toujours, lui rappelle Shadow. « Et ensuite elle est repartie, murmure Lenie. — Je n’ai pas fait exprès. » Un bruit sort du vocodeur de Lenie, et il ne sait pas ce que c’est. « Brander a raison, pas vrai. Pour toi et les petits enfants. » Il arrive à comprendre qu’elle ne l’accuse pas. Elle cherche juste une confirmation. « C’est ce qu’on… fait, lui dit-il. Quand on aime vraiment quelqu’un. — Oh, Gerry. Tu es complètement, complètement paumé. » Une série de clic vient finir sa course sur les machines dans sa poitrine. « Ils me cherchent, explique-t-elle. — D’accord. — Sois prudent, OK ? — Tu pourrais rester. Ici. » Elle lui répond d’un silence. « Je viendrai peut-être te rendre visite de temps en temps », finit-elle par bourdonner. Elle monte dans l’eau et se détourne. « Salut », dit Shadow. C’est la première fois qu’elle parle à voix haute depuis qu’elle est rentrée, mais Fischer ne pense pas que Lenie s’aperçoive de la différence. Puis elle est partie, pour le moment. Mais elle sort tout le temps dans les parages. Seule, parfois. Il sait que ce n’est pas terminé. Et quand elle effectuera des allées et venues avec les autres, pour s’occuper de toutes ces choses dont lui-même s’occupait avant, il sera là, à l’écart où personne ne peut le voir. Pour surveiller. S’assurer que tout va bien pour elle. Comme son ange gardien. Pas vrai, Shadow ? Deux poissons tremblotent vaguement au loin. Shadow ?… BALLET Danseur Le remplaçant de Fischer arrive une semaine plus tard en bathyscaphe. Il n’y a plus personne en faction dans le compartiment de comm : les machines se fichent d’avoir un public. Un choc métallique résonne soudain dans tout Beebe. Debout seule dans le salon, Clarke attend que le plafond s’ouvre. Du nitrox sous pression siffle au-dessus de sa tête, repoussant l’eau de mer dans l’abysse. Le panneau pivote vers le bas. Une incandescence verte se déverse dans la pièce. L’homme descend l’échelle, combinaison fermée ne laissant à nu que son visage. Il a déjà mis ses calottes, si bien que ses yeux sont deux billes de verre lisse. Bizarrement, ils ne semblent toutefois pas aussi morts qu’ils le devraient. Quelque chose observe par ces lentilles vierges, quelque chose qui brille presque. Ses yeux aveugles parcourent le compartiment comme des paraboles radar. Ils s’arrêtent sur ceux de la jeune femme : « Lenie Clarke, c’est vous ? » La voix est trop forte, trop normale. On parle à voix basse, ici, s’aperçoit Clarke. Ils ne sont plus seuls, à présent. Elle voit du coin de l’œil Lubin, Brander et Caraco, entrés nonchalamment dans la pièce comme des apparitions indifférentes, prendre position aux limites du salon et attendre. Le remplaçant de Fischer ne semble pas les remarquer. « Je m’appelle Acton, annonce-t-il à Clarke. Et j’apporte des cadeaux du monde d’en haut. Voici ! Il tend son poing serré, l’ouvre paume offerte. Clarke voit dessus cinq cylindres métalliques d’une longueur qui ne dépasse pas les deux centimètres. Acton pivote lentement, théâtralement, afin de montrer ses bibelots aux autres rifteurs. « Un chacun, précise-t-il. Ils se mettent dans la poitrine, juste à côté de la prise d’eau. » Le sas d’amarrage se referme au-dessus de leurs têtes. De l’autre côté, un tatouage post-coïtal, métal sur métal, proclame l’évasion de la navette vers la surface. Tous attendent quelques instants : les rifteurs, le nouvel arrivant, les cinq gadgets qui dilueront un peu plus leur humanité. Clarke finit par en toucher un. « À quoi ils servent ? » demande-t-elle d’une voix neutre. Acton referme les doigts d’un coup, parcourt le salon d’un regard intense et sans yeux. « Eh bien, madame Clarke, répond-il, ça nous dit quand on est morts. » Acton laisse tomber ses bibelots sur un pupitre de commandes. Clarke se tient derrière lui, aussi le compartiment est-il bondé. Caraco et Brander regardent par la porte. Lubin a disparu. « Le programme n’a que quatre mois, explique Acton, et on a déjà perdu deux personnes à Piccard, une à Cousteau et une autre à Link, si bien qu’avec Fischer, ça fait cinq. C’est le genre de record qu’on évite de claironner à la face du monde, pas vrai ? » Personne ne répond. Clarke et Brander restent impassibles, Caraco fait passer son poids d’une jambe sur l’autre. Acton les regarde de ses yeux vides et brillants. « Bon Dieu, quelle animation, ici ! Vous êtes sûrs qu’il n’y a que Fischer parmi vous à avoir soldé son compte ? — Ces trucs sont censés nous sauver la vie ? demande Clarke. — Nan. On ne se soucie pas à ce point de nous. Ils aident juste à retrouver les corps. » Il se tourne vers le pupitre, saisit quelques commandes d’une main experte. L’affichage topographique s’illumine sur l’écran principal. « Mmmmh. » Acton suit du doigt les contours lumineux. « Alors, on a Beebe là au centre, et ça, ça doit être le rift proprement dit… Nom d’un chien, le paysage n’est pas monotone, dans le coin. » Il désigne un groupe de rectangles très nets à mi-chemin entre le centre et le bord de l’écran. « Ce sont les génératrices ? » Clarke hoche la tête. Acton prend un des petits cylindres. « Ils disent qu’ils ont déjà envoyé le logiciel pour ces trucs. » Un silence. « Eh bien, voyons voir ça. » Il manipule l’objet dans sa main, en presse une extrémité. La station Beebe se met à hurler. Clarke recule en sursaut et se cogne douloureusement la tête à un tuyau du plafond. La station poursuit son mugissement inarticulé empli de désespoir. Acton enfonce une touche. Le hurlement s’interrompt, comme guillotiné. Secouée, Clarke regarde les autres. Ils ne semblent pas affectés. Bien entendu. Pour la première fois, elle se demande ce qu’elle lirait dans leurs yeux, sans les calottes. « Bon, conclut Acton, on sait maintenant que l’alarme sonore fonctionne. Il y a aussi un signal visuel. » Il désigne l’écran : en plein centre, dans l’icône phosphorescente qui représente Beebe, un point écarlate palpite comme un cœur sous verre. « C’est basé sur la myoélectricité dans la poitrine, explique-t-il. Ça se déclenche automatiquement en cas d’arrêt cardiaque. » Dans son dos, Clarke sent Brander se détourner. « Mon sens des convenances date peut-être…» commence Acton. Il parle d’une voix soudain très calme. Personne d’autre ne semble s’en apercevoir. «… mais j’ai toujours trouvé… impoli de s’en aller quand quelqu’un est en train de vous parler. » Il n’y a aucune menace évidente dans ses paroles. Son ton semble plutôt aimable. Aucune importance. En un instant, tous les indices réapparaissent aux yeux de Clarke : les mots raisonnables, la voix impassible, la légère tension qui habite soudain le corps en train d’atteindre la masse critique. Quelque chose qu’elle connaît bien croît derrière les calottes d’Acton. « Brander, lance-t-elle tranquillement, si tu restais un peu écouter ? » Derrière elle, le mouvement s’interrompt. Devant elle, Acton se détend très légèrement. En elle, quelque chose de plus profond que le rift s’agite dans son sommeil. « Ils sont très simples à installer, reprend Acton. Ça prend à peu près cinq minutes. L’ARE dit que les détecteurs de décès font désormais partie de l’équipement standard. » Je te connais, pense-t-elle. Je ne me souviens pas d’où, mais je suis sûre de t’avoir déjà vu quelque part… Un nœud minuscule se forme dans son ventre. Acton lui sourit, comme pour lui adresser un salut secret. Acton est sur le point d’être baptisé. Clarke attend cela avec impatience. Elle est avec lui dans le sas, leurs combinaisons collant comme des ombres. Le détecteur de décès, installé depuis peu, la démange dans sa poitrine. Elle se souvient de la première fois où elle a plongé de cette manière dans l’océan, se souvient de la personne qui lui tenait la main pendant cette éprouvante noyade. Cette personne-là est désormais partie. Les profondeurs l’ont brisée et recrachée. Clarke se demande si elles feront de même avec Acton. Elle inonde le sas. La sensation lui paraît presque sensuelle, désormais : ses entrailles qui se replient, l’océan qui se rue en elle, glacé et aussi irrésistible qu’un amant. À 4°C, le Pacifique traverse les tuyaux dans sa poitrine, anesthésiant les parties d’elle-même encore douées de sensation. L’eau monte au-dessus de sa tête et ses calottes lui montrent les parois inondées du sas avec une précision cristalline. Cela ne se passe pas aussi bien pour Acton. Il essaye de s’écrouler sur lui-même et n’arrive qu’à tomber sur Clarke. Elle détecte sa panique, observe ses convulsions, voit ses genoux se dérober dans un espace beaucoup trop étroit pour permettre de s’effondrer. Il lui faut davantage d’espace, songe-t-elle en souriant toute seule avant d’ouvrir le panneau extérieur. Ils tombent. Elle glisse vers le bas et s’éloigne en arc de cercle de la masse oppressante de la station. Elle sort du cercle éclairé par les projecteurs, s’introduit dans les ténèbres accueillantes sans actionner sa frontale. Elle sent la présence du fond quelques mètres plus bas. La voilà à nouveau libre. Elle met quelques instants à se souvenir d’Acton. Elle se retourne. Les projecteurs de Beebe trouent les ténèbres d’une lumière sale ; la station, anguleuse et bouffie, tire sur ses amarres. La lumière qui se déverse de sa surface inférieure comme un vague échappement de fusée épingle Acton, allongé sur le ventre au fond de l’océan. Elle s’approche à contrecœur. « Acton ? » Il ne bouge pas. « Acton ? » Elle est revenue dans la lumière. Son ombre coupe l’homme en deux. Il finit par relever la tête. « Cccc’est…» Il semble surpris par le son de sa propre voix transformée. Il porte la main à sa gorge. « Je ne… respire pas…» bourdonne-t-il. Elle ne répond pas. Il regarde à nouveau vers le bas. Il y a quelque chose sur le fond, à quelques centimètres de son visage. Clarke s’approche encore : une minuscule créature semblable à une crevette tremble sur le substrat. « Qu’est-ce que c’est ? demande Acton. — Un truc de la surface. Qui a dû descendre sur le bathy’. — Mais… ça danse…» Elle le voit. Les pattes articulées se plient et se tendent, la carapace se cambre en suivant un rythme intérieur insensé. La vie de l’animal ne semble tenir qu’à un fil que pourrait briser le prochain spasme, ou le suivant. « C’est une sorte d’attaque, dit-elle au bout d’un moment. Il n’est pas adapté au fond. La pression provoque des impulsions nerveuses trop rapides ou je ne sais quoi. — Pourquoi est-ce que ça ne nous arrive pas, à nous ? » Ça nous arrive peut-être. « Nos implants. Ils nous libèrent toutes sortes de neuro-inhibiteurs dans le corps chaque fois qu’on sort. — Ah oui », bourdonne doucement Acton. Il tend d’un geste tranquille la main vers la créature. La prend dans sa paume. L’écrase. Clarke le frappe par-derrière. Acton rebondit sur le fond et sa main s’ouvre : des fragments de carapace et de chair tournoient dans l’eau. Acton donne un coup de pied pour se redresser, regarde Clarke sans un mot. Ses calottes ont une lueur presque jaune dans la lumière. « Espèce de connard, dit Clarke très calmement. — Il n’est pas à sa place, ici, rappelle Acton. — Nous non plus. — Il souffrait. Vous l’avez dit vous-même. — J’ai dit que les impulsions nerveuses étaient trop rapides, Acton. Et les nerfs transmettent tout autant le plaisir que la douleur. Comment savez-vous qu’il ne dansait pas de joie, bordel ? » Elle se dégage du fond et s’enfonce à coups de palmes furieux dans l’abysse. Elle veut plonger la main dans le corps d’Acton pour tout arracher, sacrifier aux monstres du rift cet entremêlement sanglant de viscères et de machines. Elle ne se souvient pas avoir jamais ressenti une telle colère. Elle se dit qu’elle ne sait pas pourquoi. Des gargouillis et des chocs métalliques sous le pont. Clarke baisse les yeux à temps vers le panneau du salon pour voir le sas s’ouvrir et de l’eau s’en déverser. Brander sort à reculons en soutenant Acton… dont la combinaison est ouverte au niveau de la cuisse. Acton se penche pour ôter ses palmes. Brander, qui a déjà enlevé les siennes, se tourne vers Clarke en train de descendre l’échelle. « Il a croisé son premier monstre. Grand-gousier pélican. — Ouais, j’ai croisé mon putain de monstre, d’accord », dit Acton à voix basse. Et Clarke le voit venir une fraction de seconde avant que… … qu’Acton soit sur Brander, le poing gauche partant comme pour un coup de massue au bout de son bras, une deux trois fois, et Brander se retrouve en sang par terre. Acton est en train de relever le pied quand Clarke se met devant lui, les mains levées pour se protéger, en criant : « Arrêtez, arrêtez, c’est pas de sa faute ! » sauf que quelque part ce n’est pas Acton qu’elle supplie mais une chose en lui qui se manifeste, et Clarke ferait n’importe quoi si cette chose mon Dieu je t’en prie voulait bien repartir là d’où elle vient… Cela regarde par les yeux laiteux d’Acton et gronde : « Ce connard l’a vu venir sur moi ! Il a laissé ce monstre m’ouvrir la jambe. » Clarke secoue la tête. « Peut-être pas. Vous savez qu’il fait très sombre dehors, Acton, et moi qui suis au fond depuis plus longtemps que tout le monde, ils n’arrêtent pas de m’arriver dessus sans que je m’en rende compte. Pourquoi Brander vous voudrait-il du mal ? » Elle entend Brander se relever derrière elle. Sa voix arrive par-dessus son épaule : « C’est clair que maintenant Brander lui veut du mal…» Elle l’interrompt. « Écoute, je m’en occupe. » Elle s’adresse à Brander, mais sans quitter Acton des yeux. « Tu devrais peut-être aller faire un tour au Médical pour vérifier que tu n’as rien de cassé. » Acton se penche en avant, tendu. La chose en lui attend et observe. « Ce connard… commence Brander. — S’il te plaît, Mike. » C’est la première fois qu’elle se sert de son prénom. Il y a quelques instants de silence. « Depuis quand est-ce que tu t’en mêles, toi ? » demande-t-il dans son dos. C’est une bonne question. Les pas de Brander s’éloignent avant qu’elle pense à une réponse. Quelque chose en Acton se rendort. « Vous devriez y aller aussi, lui dit Clarke. Plus tard. — Nan, c’était pas si méchant. J’ai été surpris qu’il soit si faible, une fois revenu de la taille de cette saloperie. — Il a déchiré votre combinaison. S’il a pu le faire, il n’était pas aussi faible que vous le croyez. Vérifiez, au moins, vous avez peut-être une plaie à la jambe. — Si vous le dites. Mais c’est plutôt Brander qui a besoin de soins, à mon avis. » Un sourire de prédateur passe sur ses lèvres tandis qu’il s’avance vers l’échelle. « Vous pourriez aussi envisager de serrer la bride à votre caractère », lance-t-elle alors qu’il passe tout près d’elle. Acton s’immobilise. « Ouais. J’ai été un peu dur avec lui, hein ? — Il sera moins disposé à vous aider la prochaine fois que vous serez pris dans un fumeur. — Ouais », répète-t-il. Puis : « Je ne sais pas, j’ai toujours été plus ou moins… vous savez…» Elle se souvient d’un mot qu’utilisait quelqu’un d’autre, après. « Impulsif ? — Voilà. Mais en fait je ne suis pas si méchant. Il faut juste apprendre à me connaître. » Clarke ne répond pas. « De toute manière, dit-il, j’imagine que je dois des excuses à votre ami. » Mon ami. Et le temps qu’elle se remette de cette idée dérangeante, elle est à nouveau seule. Cinq heures plus tard, Acton se trouve dans le compartiment médical. Clarke jette un coup d’œil au passage par le panneau béant : il est assis sur la table d’examen, combinaison défaite jusqu’à la taille. Ce qu’elle voit lui paraît bizarre, aussi s’arrête-t-elle pour glisser la tête à l’intérieur. Acton s’est ouvert. Elle voit la peau écartée autour de l’admission d’eau, les endroits où la viande devient plastique, les tubes qui transportent le sang et ceux qui transportent l’antigel. L’outil qu’il tient à la main disparaît dans l’orifice, la chose qui tourne à son extrémité vrombit légèrement. Acton touche un nerf quelque part et sursaute comme sous l’effet d’un choc électrique. « Des dégâts ? » demande Clarke. Il lève les yeux. « Oh. Salut. » Elle désigne son thorax découpé. « Est-ce que le Grand-gousier… » Il secoue la tête. « Non. Non, rien qu’un bleu à la jambe. Là, je fais juste quelques réglages. — Des réglages ? — De l’ajustement. » Il sourit. « Des trucs pour s’adapter. » C’est raté. Son sourire réussit à paraître creux. Les muscles tirent sur les lèvres de la manière habituelle, mais le geste reste prisonnier de la partie inférieure du visage. Plus haut, ses calottes jettent un regard froid comme une congère, dépourvues de toute topographie. En se demandant pourquoi cela ne l’a jamais dérangée jusqu’ici, elle s’aperçoit qu’elle n’avait encore jamais vu un rifteur sourire vraiment. « Ce n’est pas nécessaire, normalement, dit-elle. — Quoi donc ? » Le sourire d’Acton commence à lui peser. « L’ajustement. On est censés s’autorégler. — Exactement. Je me règle moi-même. — Je veux dire… — Je sais ce que vous voulez dire, assure Acton. Je… personnalise la chose. » Sa main se déplace comme autonome dans sa cage thoracique. « Je pense pouvoir obtenir des performances supérieures si je fais un tout petit peu sortir le réglage des limites officielles. » Clarke entend un bref et lilliputien crissement de métal sur du métal. « De quelle manière ? » demande-t-elle. Acton sort sa main de sa poitrine puis replace la chair sur l’orifice. « Je ne sais pas trop pour le moment. » Il fait passer un autre outil sur la fente dans la chair afin de la sceller. Il remet sa combinaison sur ses épaules, la referme, se retrouve aussi complet que n’importe quel rifteur. « Je vous informerai de ma prochaine sortie », dit-il en posant avec désinvolture la main sur l’épaule de Clarke au moment de franchir le seuil. Elle ne tressaille presque pas. Acton s’arrête. Il semble l’évaluer du regard. « Vous êtes nerveuse, dit-il doucement. — Vraiment. — Vous n’aimez pas qu’on vous touche. » Sa main reste comme une insulte sur la clavicule de la jeune femme. Elle se souvient qu’elle dispose de la même armure que lui. Elle se détend un tout petit peu. « Ce n’est pas une règle générale, ment-elle. Juste avec certaines personnes. » Acton semble peser la rebuffade pour décider si elle est digne ou non d’une réaction. Sa main recule. « Une originalité plutôt malvenue dans un endroit aussi petit », estime-t-il en lui tournant le dos. Petit ? J’ai tout ce fichu océan ! Mais Acton est déjà en train de grimper sur le pont supérieur. Le nouveau fumeur est encore en éruption. De l’eau bouillante jaillit de la cheminée à l’extrémité nord de la Gorge pour refroidir en se mêlant à l’eau salée et glacée des profondeurs ; des microbes luminescents pris dans les turbulences luisent frénétiquement. L’eau s’emplit du sifflement de la vapeur dont la formation a été interrompue par le poids de trois cents atmosphères. À dix mètres au-dessus du fond, Acton baigne dans une ondulante lumière bleue. Clarke arrive par en dessous. « Nakata m’a dit que tu étais encore par ici, lui bourdonne-t-elle. Il paraît que tu attendais l’éruption de ce truc. » Il ne la regarde même pas. « Exact. — Tu as de la chance qu’il y en ait eu une. Tu aurais pu l’attendre des jours. » Clarke se détourne pour mettre le cap sur les génératrices. « Et je pense, dit Acton, que cette éruption va cesser dans une ou deux minutes. » Elle fait demi-tour pour le regarder en face. « Écoute, toutes ces éruptions sont… » Elle cherche le mot. «… chaotiques. — Ah oui. — On ne peut pas les prédire. — Hé, les vers de Pompéi y arrivent. Les palourdes et les brachyoures aussi. Pourquoi pas moi ? — De quoi tu parles ? — Ils se rendent comptent qu’une éruption va se produire. Jette un coup d’œil, un jour, tu verras bien. Ils réagissent avant même que ça commence. » Elle regarde autour d’elle. Les palourdes se comportent en palourdes et les vers en vers. Les brachyoures courent partout sur le fond, comme d’habitude. « Ils réagissent comment ? — C’est logique, après tout. Ces cheminées peuvent les nourrir ou les cuire. Au bout de quelques millions d’années, ils ont appris à lire les signes, pas vrai ? » Le fumeur a un hoquet. Le panache vacille et la lumière qui le borde diminue un peu. Acton consulte son poignet. « Pas mal. — Un coup de chance », réplique Clarke, dont le vocodeur dissimule l’incertitude. Le fumeur éructe faiblement à deux reprises, puis se tait complètement. Acton s’approche. « Tu sais, quand on m’a envoyé ici, je me suis imaginé que ce serait un endroit vraiment pourri. J’ai pensé que j’allais m’y mettre, faire mon temps et repartir. Mais ce n’est pas comme j’imaginais. Tu vois ce que je veux dire, Lenie ? » Oui, je vois. Mais elle ne répond pas. « C’est bien ce que je pensais, dit-il comme si elle l’avait fait. C’est vraiment… eh bien, magnifique, d’une certaine manière. Les monstres aussi, une fois qu’on s’est habitué à eux. Nous sommes tous magnifiques. » Il semble presque doux. Clarke pioche une espèce de défense au fond de sa mémoire. « Tu ne pouvais pas savoir, dit-elle. Il y a beaucoup trop de variables. Ce n’est pas calculable. Rien ici n’est calculable. » Un alien baisse les yeux sur elle en haussant les épaules. « Calculable ? Sans doute pas. Mais connaissable…» Je n’ai pas le temps pour ça, se dit Clarke. Il faut que je me mette au travail. «… c’est une tout autre histoire », conclut Acton. Elle ne l’aurait jamais imaginé rat de bibliothèque. Il est pourtant à nouveau connecté à celle de la station et la lumière qui s’échappe des optiques vidéo se déverse sur son visage. Il semble passer beaucoup de temps dans la station, depuis quelques jours. Presque autant qu’à l’extérieur. Clarke jette au passage un coup d’œil à l’écran plat. Il est éteint. « Chimie », annonce Brander de l’autre côté du salon. Elle le regarde. Brander tend le pouce en direction d’Acton, qui ne se rend compte de rien. « C’est ce qui le passionne. Un truc bizarre. Chiant comme la mort. » C’est ce qui intéressait tant Ballard, juste avant que… Clarke tripote un casque libre connecté au terminal voisin. « Ooh, tu joues avec le feu, là, observe Brander. M. Acton n’aime pas qu’on lise par-dessus son épaule. » Dans ce cas, M. Acton sera passé en mode privé et je ne pourrai rien lire. Elle s’assied et met le casque. Acton n’a pas invoqué le mode privé, si bien qu’elle se branche sans problème sur sa ligne. Les lasers du casque gravent du texte et des formules sur ses rétines. Sérotonine. Acétylcholine. Modération neuropeptidique. Brander a raison : c’est vraiment ennuyeux. Quelqu’un la touche. Elle n’arrache pas le casque. Elle l’enlève calmement. Elle ne tressaille même pas, cette fois. Elle ne lui donnera pas ce plaisir. Acton a tourné sa chaise face à la sienne. Le casque pend à son cou et il a posé la main sur son genou. « Je me réjouis que nous ayons des intérêts communs, dit-il tranquillement. Ce n’est pas surprenant, en fait. Nous partageons une certaine… alchimie. — C’est vrai. » Elle lui rend son regard, en sécurité derrière ses calottes. « Dommage que je sois allergique aux salauds. » Il sourit. « Bien entendu, ça ne fonctionnerait jamais. Nos âges ne correspondent pas. » Il se lève et raccroche le casque. « Je suis largement trop jeune pour être ton père. » Il traverse le salon et descend l’échelle. « Quel enculé, remarque Brander. — C’est un vrai connard, pire que Fischer. Comment ça se fait que tu ne te battes pas tout le temps, avec lui ? » Brander hausse les épaules. « La dynamique n’est pas la même. Acton est juste un enculé. Fischer était une saloperie de pervers. » Sans compter que Fischer ne rendait jamais les coups. Elle garde cette pensée pour elle. Des cercles concentriques d’un émeraude luisant. La station Beebe est placée au centre de la cible. Des gouttes de lumière plus faible jonchent l’affichage : des fissures et d’irréguliers affleurements rocheux, d’infinies plaines boueuses, les contours euclidiens des machineries humaines toutes réduites à une devise commune acoustique. Il y a autre chose dehors, à moitié Euclide, à moitié Darwin. Clarke zoome. La chair humaine est trop proche de l’eau salée pour renvoyer un écho, mais les os se voient très bien. Les machines à l’intérieur sont encore plus nettes, elles crient au moindre signal de sonar. Clarke règle l’affichage, se concentre sur un squelette d’un vert translucide avec des rouages dans la poitrine. « C’est lui ? » demande Caraco. Clarke secoue la tête. « Peut-être bien que si. Tous les autres sont… — Ce n’est pas lui. » Clarke presse une commande. L’affichage se règle au zoom minimum. « Tu es sûre qu’il n’est pas dans sa cabine ? — Il a quitté la station il y a sept heures. Il n’est pas revenu depuis. — Il est peut-être juste collé au fond. Ou derrière un rocher. — Possible. » Caraco n’a pas l’air convaincue. Clarke se laisse aller contre le dossier. Sa nuque effleure la paroi du compartiment. « Eh bien, il fait son travail correctement. Quand il n’est pas de service, j’imagine qu’il peut se promener où il veut. — Ouais, mais c’est la troisième fois. Il est toujours en retard. Il revient quand ça lui chante… — Et alors ? » Soudain fatiguée, Clarke se frotte l’arête du nez entre le pouce et l’index. « On ne suit pas des emplois du temps de sécheux, ici, tu le sais. Il fait sa part, ne va pas l’emmerder. — Eh bien, on n’arrêtait pas de reprocher à Fischer d’être en ret… — Personne n’avait rien à fiche des retards de Fischer, l’interrompt Clarke. Ils cherchaient juste… une excuse. » Caraco se penche en avant. « Je ne l’aime pas, confie-t-elle. — Acton ? Il n’y a aucune raison que tu l’aimes. Il est cinglé. Comme nous tous, souviens-toi. — Mais il est différent, d’une certaine manière. Tu le sais bien. — Lubin a failli tuer sa femme là-bas sous les Galápagos avant qu’on l’affecte ici. Brander a plusieurs tentatives de suicide à son actif. » Quelque chose change dans l’attitude de Caraco. Clarke ne peut en être certaine, mais son interlocutrice semble avoir baissé les yeux sur le pont. J’ai touché un point sensible, apparemment. Elle continue avec davantage de douceur. « Tu ne t’inquiètes pas pour le reste d’entre nous, si ? Alors qu’est-ce qu’Acton a de si spécial ? — Oh, dit Caraco. Regarde. » Sur la console tactique, quelque chose vient d’arriver à portée. Clarke zoome sur la nouveauté. C’est trop loin pour obtenir une bonne résolution, mais on ne peut se méprendre sur ce spot net et métallique au centre. « Acton, dit-elle. — Hum… À quelle distance de nous ? » demande Caraco avec hésitation. Clarke vérifie. « Environ neuf cents mètres. Pas trop mal, s’il se sert d’un calmar. — Non, il n’en prend jamais. — Hmm. En tout cas, il semble venir droit sur nous. » Clarke lève les yeux vers Caraco. « Ta période de travail avec lui commence quand ? — Dans dix minutes. — Pas de quoi s’énerver. Il aura un quart d’heure de retard. Une demi-heure maximum. » Caraco examine l’affichage. « Mais qu’est-ce qu’il fait dehors ? — Je n’en sais rien. » Clarke se demande, et ce n’est pas la première fois, si Caraco a vraiment sa place au fond de l’océan. Parfois, elle ne semble pas comprendre. « Je me disais que tu pourrais peut-être lui parler, glisse Caraco. — À Acton ? Pourquoi ? — Rien. Laisse tomber. — D’accord. » Clarke se lève de la chaise installée dans le compartiment de comm. Caraco recule dans le salon pour la laisser sortir. « Euh, Lenie…» Clarke se retourne. « Et toi ? demande Caraco. — Moi ? — Tu dis que Lubin a failli tuer sa femme. Brander a essayé de se suicider. Qu’est-ce que tu as fait pour… enfin, pour remplir les conditions ? » Clarke la regarde fixement. « Je veux dire : bon, si ce n’est pas trop… — Tu ne comprends pas, dit Clarke d’une voix absolument égale. Ce n’est pas la quantité de merde que tu as soulevée qui fait que tu conviens pour le rift. C’est la quantité à laquelle tu as survécu. — Je suis désolée. » Les yeux dépourvus du moindre sentiment, Caraco parvient à avoir l’air penaude. Clarke s’adoucit un peu. « Dans mon cas, explique-t-elle, j’ai surtout appris à encaisser des coups. Je n’ai pas fait grand-chose dont je puisse me vanter, tu sais. » Mais j’y travaille bel et bien. Elle ignore comment cela a pu se produire aussi vite. Il n’est là que depuis deux semaines, mais le sas arrive tout juste à contenir son impatience à sortir. La chambre s’inonde, elle sent un frisson, un seul, lui parcourir le corps, et avant qu’elle puisse bouger, Acton commande l’ouverture et ils se laissent tomber à l’extérieur. Il s’éloigne de la face inférieure de la station en une trajectoire qui n’a aucun mal à rester parallèle à la sienne. Clarke palme en direction de la Gorge. Elle sent Acton à ses côtés même si elle ne le voit pas. Leurs frontales restent éteintes : pour elle, c’est devenu un geste de respect à l’égard des lanternes plus fragiles qui peuplent les environs. Elle ne sait pas quel raisonnement Acton tient sur ce sujet. Il ne prononce pas un mot avant que Beebe ne soit plus qu’une tache jaune sale dans leur dos. « Je me demande parfois pourquoi même on revient dans la station. » Ce ne peut être du bonheur, dans cette voix. Comment une émotion pourrait-elle survivre au mécanisme qui permet aux humains de parler au fond de l’eau ? « Je me suis endormi près de la Gorge, hier, dit-il. — Tu as de la chance de ne pas t’être fait bouffer. — Ils ne sont pas si méchants. Il faut juste apprendre à établir des rapports avec eux. » Clarke se demande s’il apprend à établir des rapports avec d’autres espèces aussi subtilement qu’avec la sienne. Elle garde la question pour elle. Ils nagent quelque temps au milieu d’étoiles vivantes et clairsemées. Une autre tache luit devant eux, faible et maussade : la Gorge, sur laquelle ils se dirigent tout droit. Cela fait plusieurs mois que Clarke n’a pas eu la moindre pensée pour la corde de guidage censée leur permettre d’aller et venir, comme des troglodytes aveugles. Elle sait où la trouver, mais ne s’en sert jamais. D’autres sens s’éveillent, au fond de l’océan. Les rifteurs ne se perdent pas. Sauf Fischer, peut-être. Et Fischer était perdu bien longtemps avant de descendre sur le rift. « Qu’est-ce qui est arrivé à Fischer, au fait ? » demande Acton. Le frisson naît dans sa poitrine et arrive dans ses doigts avant que la voix d’Acton s’éteigne. C’est une coïncidence. La question est tout à fait normale. « Je t’ai demandé… — Il a disparu, répond Clarke. — Ça, on me l’avait dit. Je pensais que tu pourrais en savoir un peu plus. — Peut-être qu’il s’est endormi dehors. Que quelque chose l’a bouffé. — J’en doute. — Vraiment ? Et qu’est-ce qui te rend expert en la matière, Acton ? Tu es là depuis quoi, deux semaines ? — Seulement ? J’aurais cru davantage. Le temps passe plus lentement, dehors, pas vrai ? — Au début. — Tu sais pourquoi Fischer a disparu ? — Non. — Il avait survécu à son utilité. — Ah. » Sa partie mécanique transforme cela en un mélange à parts égales de grincement et de grognement. « Sans plaisanter, Lenie. » La voix mécanique d’Acton ne change pas. « Tu penses qu’ils vont te laisser rester ici jusqu’à la fin des temps ? Tu penses qu’ils vont même laisser ici des gens comme nous, s’ils peuvent faire autrement ? » Elle cesse de palmer. Son corps continue sur sa lancée. « De quoi tu parles ? — Réfléchis un peu, Lenie. Tu es plus maligne que moi, du moins dans la station. Tu as les clés de cette cité qui est là… tu as les clés de tout ce putain de littoral, et tu continues à te comporter en victime. » Le vocodeur d’Acton émet un gargouillis indéchiffrable… un rire, mal transposé ? Un grognement ? D’autres mots : « Ils comptent là-dessus, tu sais. » Clarke se remet à palmer, cherche du regard devant elle la lueur de plus en plus brillante de la Gorge. Qui n’est pas là. Elle connaît un instant de désorientation – On ne peut pas s’être perdus, on allait droit dessus ; il y a eu une coupure de courant ? –, puis retrouve, à l’azimut quatre heures, la familière traînée de grossière lumière jaune. Comment ai-je pu dévier autant ? « On y est, affirme Acton. — Non. La Gorge est par l…» Une nova explose à côté d’elle, inondant l’abysse d’une lumière aveuglante. Les calottes de Clarke mettent un moment à s’adapter, et quand les explosions stellaires ont disparu de ses yeux, l’océan est une toile de fond noire et boueuse pour le cône lumineux projeté par la frontale d’Acton. « N’allume pas, dit-elle. Ça rend tout le reste tellement noir qu’on ne voit rien… — Je sais. Je vais l’éteindre dans un instant. Mais regarde. » Son faisceau éclaire un petit affleurement rocheux qui sort de la vase, pas plus de deux mètres d’un bout à l’autre. Des fleurs échancrées qui paraissent toutes sorties du même moule en parsèment la surface, amas radiaux qui luisent d’un rouge et d’un bleu criard dans la lumière artificielle. Certaines sont aplaties sur la roche. D’autres tordues en nœuds calcaires figés, serrées sur quelque chose que Clarke ne voit pas. Certaines bougent, lentement. « Tu m’as conduite ici pour regarder des étoiles de mer ? » Elle essaie, en vain, de transmettre mépris et ennui par l’intermédiaire du vocodeur. Mais elle détecte en elle une stupéfaction distante et horrifiée qu’il l’ait bel et bien conduite ici, qu’on puisse la faire complètement dévier de sa route sans qu’elle s’en aperçoive. Et comment diable a-t-il trouvé cet endroit ? Pas de pistolet sonar, les compas merdent complètement quand on est aussi près de la Gorge… « Je me suis dit que tu ne les avais probablement pas regardées de très près jusqu’ici, explique Acton. J’ai pensé que ça pourrait t’intéresser. — On n’a pas le temps, Acton. » Les mains de l’homme se tendent dans la lumière pour s’agripper à l’un des échinodermes. Elles le détachent lentement : des espèces de filaments le relient à la roche par la face ventrale, l’amarrent au substrat. Les efforts d’Acton les arrachent, quelques-uns à la fois. Il présente l’animal à Clarke pour qu’elle l’examine. La surface dorsale est du rocher coloré, incrusté de spicules calcaires. Acton retourne la créature. Sous chaque bras se tordent sur toute la longueur des centaines d’épais filaments serrés en rangées denses et terminés chacun par une minuscule ventouse. « Une étoile de mer, affirme Acton, c’est la démocratie suprême. » Clarke le dévisage avec une répulsion discrète. « Pour se déplacer, raconte Acton, elles marchent sur tous ces pieds tubulaires. Mais bizarrement elles n’ont aucun cerveau. Pas étonnant, pour une démocratie. » Des rangées d’asticots qui se tortillent. Une forêt de sangsues translucides qui tâtonnent à l’aveuglette dans l’eau. « Il n’y a donc rien pour coordonner les pieds tubulaires, qui bougent tous indépendamment. Ce qui ne pose en général aucun problème : tous tendent à se diriger vers la nourriture, par exemple. Mais il n’est pas inhabituel pour un tiers des pieds de vouloir aller dans une autre direction que les deux autres. L’animal tout entier est une lutte à la corde vivante. Parfois, des pieds tubulaires vraiment bornés ne renoncent pas et se font littéralement arracher aux racines quand les autres déplacent le corps à un endroit où ils ne veulent pas aller. Mais hé, c’est la majorité qui décide, pas vrai ? » Clarke tend un doigt hésitant. Une demi-douzaine de pieds tubulaires s’y agrippent. Elle les sent à travers sa combinaison. Une fois accrochés, ils ont l’air presque fragiles, comme des filaments de verre laiteux. « Mais ce n’est rien, continue Acton. Regarde ça. » Il déchire l’animal en deux. Clarke recule, surprise et en colère. Mais quelque chose dans l’attitude d’Acton, dans cette silhouette à peine visible derrière sa lampe, la dissuade de réagir. « Ne t’inquiète pas, Lenie, dit-il. Je ne l’ai pas tuée. Je l’ai reproduite. » Il lâche les deux moitiés. Elles tombent comme des feuilles mortes sur le fond marin en lâchant des fragments d’entrailles exsangues. « Elles se régénèrent. Tu ne le savais pas ? On peut les découper en morceaux, chaque morceau fera repousser les parties manquantes. Ça prend du temps, mais elles guérissent. Sauf que tu te retrouves avec davantage d’étoiles de mer qu’au départ. Elles sont vachement difficiles à tuer. » « Tu comprends, Lenie ? Fais-en des petits morceaux, elles reviendront plus fortes. — Comment tu sais tout ça ? demande-t-elle d’un murmure métallique. D’où tu viens ? » Il pose une main noire et glacée sur son bras. « D’ici. C’est là que je suis né. » Elle ne trouve pas cette réponse absurde. En fait, elle entend à peine Acton. Elle a l’esprit complètement ailleurs, terrifiée par une découverte subite. Acton la touche, et elle s’en fiche. Bien entendu, les rapports sexuels sont chargés d’électricité. Comme toujours. Le familier s’est réaffirmé, dans l’espace exigu de la cabine de Clarke. Ils ne peuvent pas s’allonger en même temps sur la couchette, mais ils se débrouillent quand même, Acton à genoux, puis Clarke ; ils se contorsionnent l’un autour de l’autre dans un nid de métal bordé de conduits, de canalisations et de câbles optiques en faisceaux. Chacun parcourt les cicatrices et coutures de l’autre, taquinant de la langue des ourlets de métal et de chair pâle, invisible et voyant tout derrière sa carapace cornéenne. Pour Clarke, c’est une nouveauté, cette extase glacée d’un amant sans yeux. Pour la première fois, elle ne ressent pas le besoin de détourner le visage, ne sent aucune menace peser sur sa fragile intimité : au début, quand Acton a voulu enlever ses propres calottes, elle l’en a empêché d’un geste et d’un murmure qu’il a semblé comprendre. Ils ne peuvent pas s’allonger ensemble après, aussi s’assoient-ils côte à côte, en s’appuyant l’un sur l’autre, avec le panneau à deux mètres devant eux. L’éclairage est trop faible pour une vision de sécheux : Clarke et Acton voient une pièce inondée d’une pâle fluorescence. Acton tend la main pour toucher un éclat de verre qui saille d’un cadre vide sur une des parois. « Il y avait un miroir, ici », comprend-il. Clarke lui mordille l’épaule. « Il y en avait partout. Je les ai… démontés. — Pourquoi ? Quelques miroirs ouvriraient un peu l’espace. L’agrandiraient. » Elle montre quelque chose. Plusieurs câbles arrachés, fins comme un fil, qui pendent d’un trou dans le cadre. « Ils avaient caché des caméras. Ça ne me plaisait pas. » Acton pousse un grognement. « Je comprends. » Ils ne prononcent plus un mot pendant quelques instants. « Tu as dit quelque chose, dehors, rappelle Clarke. Tu as dit que tu étais né ici. » Acton hésite, puis hoche la tête. « Il y a dix jours. — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Tu devrais le savoir, répond-il. Tu as assisté à ma naissance. » Elle y repense. « C’était quand le grand-gousier t’a chopé… — Presque. » Acton produit son sourire froid sans yeux en mettant le bras sur ses épaules. « En fait, le grand-gousier l’a plus ou moins catalysé, si je me rappelle bien. On peut le voir comme une sage-femme. » Une image surgit dans l’esprit de Clarke : Acton à l’intérieur du compartiment médical, en train de se vivisecter. « L’ajustement, dit-elle. — Eh oui. » Il lui serre un peu l’épaule. « Et il faut que je te remercie pour ça. C’est toi qui m’as donné l’idée. — Moi ? — Tu as été ma mère, Len. Et mon père, c’était cette espèce de petite crevette pleine de spasmes qui s’est retrouvée dans des eaux bien trop profondes pour elle. Mon père est mort avant ma naissance, en fait : je l’ai tué. Ce qui ne t’a pas vraiment plu. » Clarke secoue la tête. « Tu racontes n’importe quoi. — Tu veux dire que tu n’as pas remarqué le changement ? Que je suis la même personne qu’à mon arrivée ici ? — Je ne sais pas, répond-elle. J’ai peut-être juste appris à mieux te connaître. — Possible. Possible que moi aussi. Je n’en sais rien, Len, je me sens juste plus… réveillé, maintenant, je crois. Je ne vois plus les choses de la même manière. Tu t’en es peut-être rendu compte. — Ouais, mais seulement quand tu es…» Dehors. « Tu as fait quelque chose à tes inhibiteurs, murmure-t-elle. — J’ai réduit un peu le dosage. » Elle lui agrippe le bras. « Karl, ce sont ces produits chimiques qui t’empêchent d’entrer en convulsion à chaque sortie. Si tu bidouilles ce truc, tu risques une attaque dès que le sas se remplit. — Mais j’ai bidouillé ça, Lenie. Est-ce que tu vois en moi d’autres changements que des améliorations ? » Elle ne répond pas. « Tout cela est en rapport avec le potentiel d’action, lui dit-il. Les nerfs doivent accumuler une certaine charge avant de pouvoir transmettre… — Et à cette profondeur, ils transmettent tout le temps. Karl, s’il te plaît… — Chut. » Il pose doucement un doigt sur ses lèvres, mais elle le repousse, soudain en colère. « Je ne plaisante pas, Karl. Sans ces produits, tes nerfs se mettent en court-circuit et tu te bousilles, je le sais… — Tu ne sais que ce qu’ils te disent, coupe-t-il. Pourquoi n’essayes-tu pas de comprendre par toi-même, pour une fois ? » Elle se tait, piquée par sa désapprobation. Un espace s’ouvre entre eux sur le matelas. « Je ne suis pas idiot, Lenie, reprend Acton d’un ton plus paisible. J’ai juste baissé un peu les réglages. De cinq pour cent. Maintenant, quand je sors, mes nerfs ont besoin d’un peu moins de stimuli pour transmettre, c’est tout. C’est… ça te réveille, Len : j’ai davantage conscience des choses, je suis davantage vivant, en quelque sorte. » Elle le regarde sans un mot. « Bien sûr qu’ils disent que c’est dangereux. Ils ont déjà une trouille bleue de toi. Tu crois qu’ils vont te donner un avantage encore plus grand ? — Ils n’ont pas peur de nous, Karl. — Ils devraient. » Il remet le bras autour de ses épaules. « Tu veux essayer ? » Elle a soudain l’impression d’être dehors, encore nue. « Non. — Il n’y a pas d’inquiétudes à avoir, Len. Je me suis déjà pris comme cobaye. Ouvre-toi à moi et je pourrai faire les réglages moi-même, il y en a pour dix minutes. — Je ne suis pas prête à ça, Karl. Pas pour le moment, du moins. Un des autres l’est peut-être. » Il secoue la tête. « Ils n’ont pas confiance en moi. — Difficile de le leur reprocher. — Je ne le leur reproche pas. » Il sourit, dévoilant des dents aussi blanches et perçantes que les calottes oculaires. « De toute manière, même s’ils me faisaient confiance, ils n’accepteraient que si tu n’y voyais pas d’inconvénient. » Elle le regarde. « Ah ? Et pourquoi ? — C’est toi qui commandes, ici, Lenie. — N’importe quoi. Ils ne t’ont jamais dit une chose pareille. — Ils n’ont pas eu besoin. Ça saute aux yeux. — Je suis là depuis plus longtemps qu’eux. Lubin aussi. Ça ne compte pour personne. » Acton fronce un instant les sourcils. « Sans doute que non. Tu es quand même le chef de la meute, Len. Le loup dominant. Comme ce foutu Akela. » Clarke secoue la tête. Elle fouille sa mémoire à la recherche de quelque chose, n’importe quoi, qui contredirait les absurdités proférées par Acton. Elle ne trouve rien. Elle se sent un peu nauséeuse. Il lui serre l’épaule. « Pas de chance, chérie. J’imagine qu’on ne trouve pas ça très confortable quand on a été comme toi une victime professionnelle toute sa vie, hein ? » Clarke garde les yeux fixés sur le pont. « Mais réfléchis-y, lui murmure Acton à l’oreille. Je te garantis que tu te sentiras deux fois plus vivante que maintenant. — C’est déjà le cas, lui rappelle Clarke. Chaque fois que je sors. Je n’ai pas besoin de bousiller ce qu’il y a en moi pour ça. » Du moins pas ce genre de choses. « C’est différent », insiste-t-il. Elle le regarde en souriant, dans l’espoir qu’il laisse tomber. Comment peut-il s’attendre à ce que je le laisse m’ouvrir ainsi ? pense-t-elle, avant de se demander si elle le laissera faire un jour, si la peur de le perdre pourrait finir par croître suffisamment pour obliger ses autres craintes à se transformer en soumission. Ce ne serait pas la première fois. Deux fois plus vivante, prétend Acton. Cachée derrière son sourire, Clarke réfléchit : deux fois plus de sa propre vie. Une perspective peu séduisante, jusqu’à présent. Il y a une lumière derrière, et cette lumière chasse son ombre sur le fond marin. Elle n’arrive pas à se rappeler depuis combien de temps cela dure. Elle reste glacée un instant… … Fischer ?… … avant de retrouver son bon sens. Gerry Fischer ne se servirait pas d’une frontale. « Lenie ? » Elle pivote, voit une silhouette flotter à quelques mètres de là. Une lumière cyclopéenne brille sur son front. Clarke entend un bourdonnement subvocal, l’équivalent corrompu d’un raclement de gorge. « Judy m’a dit que je te trouverais par là, explique Brander. — Judy. » Cela se voulait une question, mais son vocodeur perd l’intonation. « Ouais. Il lui arrive de garder un œil sur toi, en quelque sorte. » Clarke y réfléchit un moment. « Dis-lui que je suis inoffensive. — Ce n’est pas pour ça, bourdonne-t-il. Je crois qu’en fait, c’est juste que… qu’elle s’inquiète…» Clarke sent les muscles du coin de sa bouche se tendre. Elle se dit qu’elle est peut-être en train de sourire. « Bon, j’imagine qu’on fait équipe, aujourd’hui », dit-elle au bout de quelques instants. La frontale monte et descend. « Exact. Il faut racler le cul à une bande de palourdes. Encore de la science quantique. » Elle s’étire, en apesanteur. « D’accord. Allons-y. — Lenie…» Elle lève les yeux sur lui. « Pourquoi est-ce que tu viens… je veux dire : pourquoi ici ? » La frontale de Brander balaye le fond, s’arrête sur un affleurement d’os et de chair pourrie. Un sourire squelettique découpe le cercle éclairé. « Tu l’as tué ou quelque chose comme ça ? — Ouais, je…» Elle s’interrompt en se rendant compte qu’il parlait de la baleine. « Nan, rectifie-t-elle. C’est mort tout seul. » Bien entendu, elle s’éveille seule. Ils essayent encore de dormir ensemble de temps en temps, quand l’amour les a trop fatigués pour ressortir. Mais la couchette est trop étroite. Ils arrivent au mieux à une espèce de position voûtée en diagonale : les pieds par terre, le cou plié contre la cloison, Acton la berçant comme un hamac vivant. S’ils n’ont pas de chance, ils s’endorment vraiment dans cette position. Il leur faut ensuite des heures pour se dénouer. C’est bien trop d’ennuis pour valoir le coup. Aussi s’éveille-t-elle seule. Ce qui ne l’empêche de regretter l’absence d’Acton. Il est tôt. Les emplois du temps transmis par l’ARE sont de moins en moins pertinents – dans les ténèbres perpétuelles, les rythmes circadiens se perdent et se déphasent petit à petit –, mais le planning élastique qui subsiste lui laisse plusieurs heures avant le début de sa période de travail. Lenie Clarke est réveillée au milieu de la nuit. Cela semble idiot et évident à dire, à des mois de l’aube la plus proche, mais sur le moment, cela paraît tout particulièrement vrai. Elle sort dans la coursive, où elle se tourne en direction de la cabine d’Acton avant de se souvenir. Il n’y est plus jamais. Il ne revient plus dans la station que pour manger, travailler, ou être avec elle. Il n’a presque plus dormi dans sa cabine depuis le début de leur liaison. Il devient aussi accro que Lubin. Caraco est assise en silence dans le salon, immobile, calée sur sa propre horloge interne. Elle lève les yeux quand Clarke traverse la pièce pour entrer dans le compartiment de comm. « Il est sorti il y a à peu près une heure », annonce-t-elle doucement. Le sonar le détecte à cinquante mètres au sud-est, écho à peine visible au-dessus de la réverbération de fond. Clarke se dirige vers l’échelle. « Il nous a montré quelque chose, l’autre jour, dit Caraco dans son dos. À Ken et moi. » Clarke se retourne. « Un fumeur, loin dans un coin de la Gorge. Avec une cheminée bizarrement cannelée dont sortaient des bruits qui ressemblaient presque à des chants. — Mmm. — Il voulait vraiment nous le faire découvrir, je ne sais pas pourquoi. Il était vraiment emballé. Il est… Il est plutôt étrange, dehors, Lenie… — Judy, demande Clarke d’un ton neutre, pourquoi tu me racontes ça ? » Caraco détourne le regard. « Désolée. Je ne voulais rien dire de spécial. » Clarke commence à descendre l’échelle. « Mais sois prudente, d’accord ? » lance Caraco. Quand Clarke le rejoint, il est recroquevillé, les genoux repliés sous le menton, et il flotte à quelques centimètres au-dessus d’un jardin de pierre. Il a les yeux ouverts, bien entendu. Elle tend la main, le touche à travers deux couches de copolymère réflexe. Il bouge à peine. Son vocodeur émet des cliquetis sporadiques. Lenie Clarke se blottit contre lui. Dans le ventre d’eau de mer glaciale, tous deux dorment jusqu’au matin. Court-circuit Je ne céderai pas. Ce serait si facile. Elle pourrait vivre dehors, loin de cette foutue coquille d’œuf grinçante, et n’y retourner que pour ses repas, sa toilette et les parties de son travail impossibles sans atmosphère. Elle pourrait passer sa vie entière à voler au-dessus du fond de l’océan. Lubin le fait. Brander, Caraco et même Nakata s’y mettent. Lenie Clarke sait que sa place n’est pas dans la station. Celles des autres non plus. Sauf qu’en même temps, elle a peur de ce que dehors serait susceptible de lui faire. Je pourrais finir comme Fischer. Ce serait si facile de simplement… s’échapper. Si un dégagement chaud ou un glissement de terrain ne m’emporte pas avant. Depuis quelques jours, elle accorde beaucoup de valeur à sa vie. Ce qui signifie peut-être qu’elle est en train de disjoncter. Quel genre de rifteur se soucie de vivre ? Toujours est-il que le rift commence à l’effrayer. C’est n’importe quoi. Vraiment n’importe quoi. Qui n’aurait pas peur ? Peur. Oui. De Karl. De ce que tu vas le laisser t’infliger. Ça fait quoi, une semaine, maintenant ? Deux jours. … deux jours qu’elle a dormi dehors. Deux jours qu’elle a décidé de s’incarcérer dans la station. Elle sort travailler et revient aussitôt après. Personne ne lui a parlé du changement. Peut-être que personne ne s’en est aperçu : s’ils ne rentrent pas eux-mêmes après leur période de travail, les autres filent chacun de leur côté sur le fond pour vaquer à leurs occupations dans leur splendide et glacial isolement. Elle savait toutefois qu’Acton s’en apercevrait. Il s’en apercevrait, elle lui manquerait et il la suivrait à l’intérieur. Ou peut-être essaierait-il de la convaincre de ressortir et se disputerait avec elle quand elle refuserait. Mais il n’a pas eu la moindre réaction. Il passe toujours autant de temps dehors. Elle continue à le voir, bien entendu. Aux repas. À la bibliothèque. Une fois pour coucher ensemble, sans se dire quoi que ce soit d’important. Il est ensuite reparti dans l’océan. Il n’a passé aucun pacte avec elle. Elle ne lui a même pas parlé de celui qu’elle a conclu avec elle-même. Elle se sent néanmoins trahie. Elle a besoin de lui. Elle sait ce que cela signifie, elle voit un peu partout ses propres empreintes sur la route devant elle, mais lire les signes et changer de cap ne sont pas du tout la même chose. Ses entrailles se tordent du besoin de sortir, pour le retrouver ou simplement sortir, elle n’en sait rien. Mais tant qu’il est à l’extérieur et elle à l’intérieur de Beebe, Lenie Clarke peut se dire qu’elle tient les commandes. C’est un progrès, en quelque sorte. À présent, recroquevillée dans sa cabine derrière le panneau étanche bien fermé, elle entend les gargouillis souterrains du sas. Elle sort du lit comme radiocommandée. Des bruits, de la chair contre du métal, de l’hydraulique et du pneumatique. Une voix. Lenie Clarke se dirige vers le compartiment humide. Il a ramené un monstre à l’intérieur. Une baudroie de presque deux mètres, un amas quasi gélifié de chair avec des dents à moitié aussi longues que l’avant-bras de Clarke. La chose frémit sur le pont, ses intestins ont explosé par sa propre gueule dans le quasi-vide de Beebe : la pression atmosphérique y équivaut à celle du niveau de la mer. Des dizaines de queues miniatures agitées de faibles convulsions semblent lui sortir un peu partout du corps. Caraco et Lubin, pris par une tâche quelconque, jettent un coup d’œil par le sas technique. Acton se tient près de sa prise ; son thorax finit de se dilater avec un léger sifflement. « Comment t’as fait rentrer ça dans le sas ? s’étonne Clarke. — Question plus pertinente, lance Lubin en approchant, pourquoi tu t’es embêté à le faire ? — C’est quoi, toutes ces queues ? » demande Caraco. Acton leur sourit. « Ce sont des partenaires sexuels, en fait. » Le visage de Lubin ne change pas. « Vraiment. » Clarke se penche. Il n’y a pas que des queues, s’aperçoit-elle : certaines ont des nageoires supplémentaires sur le flanc et le dos. Plusieurs ont des ouïes. Quelques-unes ont même des yeux. C’est comme si tout un banc de minuscules baudroies était en train de creuser dans leur congénère de grande taille. Certains ne s’y sont encore enfoncés que jusqu’aux mâchoires, mais d’autres ne laissent plus voir que leur queue. Une autre pensée lui vient soudain en tête, encore plus révoltante : le gros poisson n’a plus besoin de sa gueule. Il est juste en train d’engloutir les petits par sa paroi corporelle, comme un microbe géant dégénéré. « Sexualité de groupe sur le rift, dit Acton. Tous les gros qu’on a vus sont des femelles. Les mâles, ce sont ces petites saloperies-là qui ont la taille d’un doigt. Le fond de l’océan n’offre pas beaucoup de possibilités de rencontres, alors ils s’accrochent à la première femelle qu’ils trouvent, avec laquelle ils fusionnent, en quelque sorte… leur tête se fait absorber, leur système sanguin se connecte à celui de la femelle. Ce sont des parasites, vous comprenez ? Ils s’enfouissent dans ses flancs et passent leur vie à se nourrir d’elle. Et il y en a un putain de paquet, mais elle est plus grosse et plus forte qu’eux, elle pourrait les bouffer vivants si seulement elle… — Il est encore allé dans la bibliothèque », remarque Caraco. Acton la regarde un instant. Il désigne délibérément la carcasse gonflée sur le pont. « C’est nous. » Il en arrache un des mâles parasitiques. « C’est tous les autres. Pigé ? — Ah, dit Lubin. Une métaphore. Malin. » Acton fait un pas dans sa direction. « Lubin, tu commences à sérieusement me casser les couilles. — Vraiment. » Lubin ne semble pas se sentir le moins du monde menacé. Clarke se déplace, non pour se positionner directement entre eux, mais sur le côté, afin de former le sommet d’un triangle humain. Elle n’a pas la moindre idée de ce qu’il faut faire si cela éclate. Elle ne sait pas quoi dire pour l’empêcher. Soudain, elle n’est même pas sûre de vouloir l’empêcher. « Allons, les gars. » Caraco s’appuie sur le séchoir. « Vous ne pouvez pas régler ça d’une autre manière ? En dégainant une règle pour mesurer qui a les plus grosses couilles ou quelque chose comme ça ? » Ils la dévisagent. « Fais gaffe, Judy. Tu risques de les leur gonfler, là. » Ils regardent Clarke, à présent. C’est moi qui ai dit ça ? Il ne se passe rien pendant un long, long moment. Lubin pousse ensuite un grognement et repart dans l’atelier. Acton le regarde partir, puis, privé de menace immédiate, recule dans le sas. La baudroie morte frissonne sur le pont, hérissée de parasites. « Lenie, il devient vraiment bizarre, dit Caraco tandis que le sas s’inonde. Tu devrais peut-être juste le laisser. » Clarke se contente de secouer la tête. « Le laisser où ? » Elle arrive même à sourire. Alors qu’elle cherchait Karl Acton, elle a réussi à trouver Gerry Fischer. Il baisse les yeux d’un air triste vers elle à l’autre bout d’un long tunnel. Il semble distant de tout un océan. Il ne dit rien, mais elle sent de la tristesse, de la déception. Tu m’as menti, dit cette sensation. Tu as dit que tu viendrais me voir, et tu as menti. Tu m’as complètement oublié. Il se trompe. Elle ne l’a pas oublié du tout. Elle a seulement essayé. Même si, bien entendu, elle ne le dit pas à voix haute, Fischer y réagit. Ses sentiments changent : la tristesse s’évanouit, quelque chose de plus froid s’insinue à la place, si profond et si ancien qu’elle ne trouve pas de mots pour le décrire. Quelque chose de pur. Quelqu’un lui touche l’épaule. Elle fait volte-face, aussitôt sur le qui-vive, tandis que sa main se referme sur la matraque. « Hé, du calme, c’est moi. » La silhouette d’Acton flotte devant un lavis de lumière en provenance de la Gorge. Clarke se détend, lui appuie doucement sur la poitrine. Sans rien dire. « Content de te revoir dehors, assure Acton. Ça faisait un bail. — Je… Je te cherchais. — Dans la boue ? — Quoi ? — Tu restais tournée vers le fond sans bouger. — J’étais…» Elle sent un vestige d’inquiétude, mais n’arrive pas à se souvenir à quoi le rattacher. « J’ai dû m’endormir. Je rêvais. Ça fait si longtemps que je n’ai pas dormi dehors, je… — Quatre jours, je crois. Tu m’as manqué. — Eh bien, tu aurais pu revenir dans la station. » Acton hoche la tête. « J’ai essayé. Mais je n’ai jamais réussi à passer tout entier le sas, et la partie de moi-même que j’ai réussi à faire passer… eh bien, elle n’était pas vraiment à la hauteur, comme remplaçant. Comme tu t’en souviens sans doute. — Je ne sais pas, Karl. Tu sais ce que je ressens… — Exact. Et je sais que tu te plais autant que moi dehors. Parfois, j’ai l’impression que je pourrais y rester jusqu’à la fin des temps. » Il se tait un instant, comme pour évaluer diverses possibilités. « Fischer avait compris. » Quelque chose se glace. « Fischer ? — Il est toujours dehors quelque part. Tu le sais bien. — Tu l’as vu ? — Pas souvent. Il est plutôt ombrageux. — Quand est-ce que… Je veux dire… — Seulement quand je suis seul. Et assez loin de Beebe. » Elle explore les alentours du regard, en proie à une peur inexplicable. Évidemment que tu ne le vois pas. Il n’est pas là. Et même s’il était là, il fait trop sombre pour… Elle se retient d’allumer sa frontale. « Il est… Je pense qu’il est vraiment accro à toi, Len. Mais j’imagine que ça aussi, tu le sais. » Non. Non, je ne le savais pas. Je ne le sais pas. « Il te parle ? » Elle ignore pourquoi cela la contrarierait. « Non. — Alors comment tu le sais ? » Acton ne répond pas tout de suite. « Aucune idée. C’est juste une impression. Mais il ne parle pas. Il… Je ne sais pas, Len. Il reste dans le coin à nous surveiller. Je me demande s’il est ce que nous appellerions… sain d’esprit, j’imagine… — Il nous surveille », dit-elle, d’un bourdonnement bas et égal. « Il sait qu’on est ensemble. Je pense… Je pense qu’il s’imagine que ça crée une espèce de lien entre lui et moi. » Acton garde le silence quelques instants. « Tu t’es intéressée à lui, pas vrai ? » Oh oui. Ça commence toujours de manière complètement innocente. Tu t’es intéressée à lui, c’est gentil, puis ça devient tu l’as trouvé attirant ? Ensuite bon, tu as bien dû faire quelque chose, pour qu’il n’arrête pas de te draguer et enfin espèce de traînée je vais te… « Lenie, dit Acton, je n’essaye pas de commencer quoi ce que ce soit. » Elle observe, en attente. « Je sais qu’il n’y avait rien entre vous. Et même s’il y avait eu quelque chose, j’ai conscience que ce n’est pas une menace. » Ça aussi, elle l’a déjà entendu. « Maintenant que j’y pense, j’ai toujours eu ce problème, réfléchit Acton tout haut. J’ai toujours dû me fier à ce que les gens disaient, et les gens… Ils mentent tout le temps, Len, tu le sais bien. Alors peu importe le nombre de fois où elle jure qu’elle ne te trompe pas ou même qu’elle jure qu’elle ne veut pas te tromper, comment savoir vraiment ? C’est impossible. Alors, par défaut, tu supposes qu’elle ment. Et qu’on vous mente tout le temps, c’est une putain de bonne raison pour… eh bien, pour faire ce que je fais parfois. — Karl… Tu sais… — … que toi, tu ne me mens pas. Tu ne me détestes même pas. Ça me change. » Elle tend la main pour lui toucher la joue. « Ça me paraît le bon choix. Je suis contente que tu me fasses confiance. — À vrai dire, Len, je n’ai pas besoin de te faire confiance. Je sais, c’est tout. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Comment ? — Je n’en suis pas sûr. C’est lié aux changements. » Il attend sa réaction. « Qu’est-ce que tu racontes, Karl ? finit-elle par demander. Que tu lis dans mes pensées ? — Non. Rien de la sorte. C’est juste que, eh bien, je m’identifie davantage à toi. Je peux… C’est assez difficile à expliquer…» Elle se souvient d’Acton en train de flotter près d’un fumeur lumineux. Les vers de Pompéi peuvent les prédire. Les palourdes et les brachyoures aussi. Pourquoi pas moi ? Il est accordé, comprend-elle. Avec tout. Et même avec ces foutus vers, c’est ce qu’il… Il est accordé avec Fischer… Du bout de la langue, elle active sa frontale. Un cône de lumière poignarde l’abysse. Elle balaye de son faisceau l’eau autour d’eux. Rien. « Les autres l’ont vu ? — Je ne sais pas. Je crois que Caraco l’a surpris une fois ou deux au sonar. — Rentrons, propose Clarke. — Ne rentrons pas. Reste un peu. Passe la nuit. » Elle regarde droit dans ses lentilles vides. « S’il te plaît, Karl. Viens avec moi. Dors dans la station un moment. — Il n’est pas dangereux, Len. — Ce n’est pas ça. » Du moins, pas que ça. « C’est quoi, alors ? — Karl, t’est-il déjà venu à l’esprit que tu pourrais être en train de développer une espèce de dépendance à ce flash nerveux que tu as ? — Allons, Len. Le rift nous fait tous flasher. C’est pour ça qu’on est là. — Il nous fait flasher parce qu’on est tous dérangés de la tête. Ça ne veut pas dire qu’on devrait se donner du mal pour augmenter l’effet. — Lenie… — Karl. » Elle pose les mains sur ses épaules. « Je ne sais pas ce qui se passe pour toi à l’extérieur. Mais moi, ça me fait peur. » Il hoche la tête. « Je sais. — Alors, je t’en prie, essaye à ma manière. Essaye de dormir à nouveau dans la station, juste quelques jours. Et quand tu ne dors pas, essaye de ne pas passer tout ton temps à crapahuter sur le fond de l’océan, d’accord ? — Lenie, ce que je suis à l’intérieur ne me plaît pas. À toi non plus, d’ailleurs. — Peut-être. Je n’en sais rien. C’est juste que… que je ne sais pas comment me comporter avec toi quand tu es comme ça. — Quand je ne suis pas sur le point de casser la gueule à tout le monde ? Quand je me comporte en être humain rationnel ? Si on avait eu cette conversation dans Beebe, on serait en train de se jeter des trucs à la figure. » Il garde le silence un moment. Quelque chose change dans son attitude. « À moins que ce soit ça qui te manque ? — Non, bien sûr que non, répond-elle, surprise. — Eh bien, dans ce cas… — S’il te plaît. Pour moi. Quel mal ça peut faire ? » Il ne répond pas. Mais elle a comme le pressentiment qu’il pourrait. Il faut qu’elle lui reconnaisse ce mérite : même si la réticence transparaît dans chacun de ses mouvements, il est le premier à pénétrer dans le sas. Il lui arrive toutefois quelque chose tandis que l’eau reflue autour de lui : l’air se précipite dans sa poitrine… et chasse autre chose, apparemment. Clarke n’arrive pas tout à fait à mettre le doigt dessus. Elle se demande pourquoi elle n’a encore jamais remarqué ce phénomène. En récompense, elle l’emmène droit dans sa cabine. Il la baise contre la cloison, violemment, sans la moindre discrétion. Des bruits animaux résonnent dans toute la coque. Au moment où il jouit, elle se demande si ces bruits dérangent les autres. « L’un d’entre vous, lance Acton, s’est déjà demandé pourquoi tout est si foutrement moche, ici ? » C’est une occasion étrange et merveilleuse, aussi rare qu’une conjonction planétaire. Toutes les horloges circadiennes se sont retrouvées au même point pendant une ou deux heures, si bien que tout le monde dîne en même temps. Enfin, presque : Lubin reste invisible. Non qu’il participe vraiment aux conversations, en général. « Qu’est-ce que tu veux dire ? interroge Caraco. — À ton avis ? Regarde autour de toi, nom d’un chien ! » Il désigne le salon d’un geste du bras. « Cet endroit est à peine assez grand pour qu’on y tienne debout. Où qu’on pose les yeux, il y a ces putains de tuyaux et de câbles. C’est comme vivre dans un placard de service. » Brander fronce les sourcils, la bouche pleine de pomme de terre réhydratée. « Le planning était très serré, avance Nakata. Il fallait démarrer le plus vite possible. Ils ont peut-être simplement manqué de temps pour rendre les stations plus confortables. » Acton pouffe. « Enfin, Alice. Combien de temps il leur aurait fallu en plus pour programmer des plans avec une hauteur de plafond correcte ? — Je sens poindre une théorie du complot, glisse Brander. Allez, vas-y, Karl. Pourquoi l’ARE se donne-t-elle tout ce mal pour qu’on n’arrête pas de se cogner la tête ? Elle nous conditionne à ne pas être trop grands, tu crois ? Histoire qu’on mange moins ? » Lenie Clarke sent Acton se tendre : on dirait une petite onde de choc générée par la crispation de ses muscles, une palpitation de tension qui ondule dans l’air et vient s’écraser sur sa combinaison. Par-dessous la table, elle pose d’un geste désinvolte une main apaisante sur sa cuisse. C’est un risque calculé, bien entendu. Cela l’énerverait encore davantage de se sentir chaperonné. Cette fois, il se détend un peu. « Je pense qu’ils essayent de nous garder en déséquilibre. Je crois qu’ils ont délibérément conçu Beebe pour nous stresser. — Pourquoi ? » À nouveau Caraco, tendue mais polie. « Parce que ça leur donne un avantage. Plus on passe de temps sur les nerfs, moins on en a pour réfléchir à ce qu’on pourrait leur faire si on voulait vraiment. — Et qu’est-ce qu’on pourrait leur faire ? — Réfléchis, Judy. On pourrait couper l’électricité de Charlottes jusqu’à Portland. — Il leur suffirait de passer sur une autre source, contre Brander. Il y a d’autres stations au fond de l’océan. — Ouais. Toutes avec un personnel exactement comme nous. » Acton tape sur la table. « Allons, les gars. Ils ne veulent pas de nous ici. Ils nous détestent, on est des malades mentaux qui battons nos femmes et mangeons nos bébés au petit déj. Si n’importe qui d’autre ne craquait pas ici…» Clarke secoue la tête. « Mais ils pourraient complètement se passer de nous, s’ils voulaient. Il suffit de tout automatiser. Alléluia ! » Acton joint les mains en un applaudissement sarcastique. « Elle a enfin pigé. » Brander se laisse aller sur son dossier. « Arrête ton cinéma, Acton. Tu n’as jamais travaillé pour l’ARE avant ? Ni pour une bureaucratie ? » Le regard d’Acton pivote pour venir se river au sien. « Où veux-tu en venir ? » Brander soutient son regard avec une expression un peu méprisante. « Au fait, Karl, que tu vois bien trop de choses là-dedans. D’accord, ils ont fait le plafond trop bas. D’accord, leur décorateur d’intérieur ne vaut pas un clou. Quoi d’autre ? L’ARE n’a tout simplement pas si peur de toi. » Il désigne Beebe d’un geste du bras. « Il ne s’agit pas d’une subtile guerre psychologique. Beebe a juste été conçue par des imbéciles incompétents. » Brander se lève et emporte son assiette dans la cuisine. « Si la hauteur de plafond ne te plaît pas, tu n’as qu’à rester dehors. » Le visage dénué d’expression, Acton regarde Lenie Clarke. « Oh, j’aimerais bien. Crois-moi. » Il est penché sur le terminal de la bibliothèque, les écouteurs dans les oreilles et les optiques vidéo sur les yeux, l’écran plat une fois de plus éteint pour dissimuler ses recherches documentaires. Comme s’il y avait quoi que ce soit dans la base de données qui puisse vraiment être personnel. Ou si l’ARE allait vraiment laisser filtrer une information importante. Elle a appris à ne pas le déranger quand il est ainsi. Il est en train de chasser, là-dedans, et toute distraction lui déplairait, comme si les fichiers qu’il traque risquaient de trouver un moyen de lui échapper dès qu’il tourne les yeux. Elle ne le touche pas. Elle ne fait pas doucement courir son doigt sur son bras ni n’essaye de détendre le nœud dans ses épaules. Elle a arrêté. Il y a des erreurs dont Lenie Clark peut tirer des leçons. En fait, il est bizarrement sans défense : coupé du reste de Beebe, sourd et aveugle à la présence de personnes qui ne sont en aucun cas ses amies. Brander pourrait s’approcher de lui par-derrière pour lui planter un couteau dans le dos. Pourtant, tout le monde le laisse tranquille. Comme si son exil sensoriel, cette vulnérabilité qu’il s’impose, était une espèce de défi impudent que personne n’avait le cran de relever. Acton est donc assis au clavier – sur lequel il tape de plus en plus fort – dans sa sphère de données privée, et sa présence aveugle et sourde parvient à dominer le salon avec une force sans aucune mesure avec sa taille physique. « FAIT CHIER ! » Il arrache le casque vidéo de son visage et abat violemment le poing sur le pupitre. Cela ne produit même pas un craquement. Il parcourt le salon d’un regard furieux, pose ses yeux blancs sur Nakata plus loin dans la cuisine. Lenie Clarke a sagement évité tout contact visuel. « Cette base de données est ancestrale ! Ils nous coincent des mois au fond de cet anus noir et ils nous filent même pas un putain d’accès au Net ! » Nakata écarte les mains. « Le Net est infecté, explique-t-elle d’un ton nerveux. Ils nous envoient des données nettoyées tous les mois ou qu… — Je sais bien, bordel. » La voix d’Acton est soudain étrangement calme. Nakata comprend et se tait. Il se lève. La pièce entière semble rétrécir autour de lui. « Il faut que je sorte », finit-il par dire. Il fait un pas en direction de l’échelle, jette un coup d’œil à Clarke. « Tu viens ? » Elle secoue la tête. « Comme tu voudras. » Caraco, peut-être. Elle a déjà fait des avances à Clarke. Celle-ci n’y a d’ailleurs jamais répondu. Mais les choses changent. Il n’y a plus deux Karl Acton. C’est du passé ; en fait, tous ses partenaires ont été doubles. Il y a toujours eu un hôte, un châssis magnétique dont le visage et le nom n’avaient aucune importance, parce qu’ils changeraient sans prévenir. Et pour fournir une continuité, pour rester derrière chaque paire d’yeux, il y avait toujours eu la chose à l’intérieur, et cette chose ne change jamais. Non que, pour être honnête, Lenie Clarke aurait su quoi faire si elle changeait. Il y a désormais du neuf : la chose à l’extérieur. Pour le moment, du moins, celle-ci n’a montré aucune prédisposition à la violence. Elle semble disposer d’une vision à rayons X, ce qui pourrait être encore pire. Lenie Clarke a toujours dormi avec la chose à l’intérieur. Jusqu’à présent, elle avait toujours présumé que c’était faute d’une autre solution. Elle tapote doucement à la porte de Caraco. « Judy ? Tu es là ? » Elle devrait, vu qu’elle n’est pas ailleurs dans la station et que le sonar ne la trouve pas dehors. Aucune réponse. Ça peut attendre. Non. Ça a déjà assez attendu. Comment je me sentirais, moi, si… Elle n’est pas moi. Le panneau est fermé, mais pas souqué. Clarke le tire de quelques centimètres pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Elles avaient trouvé le moyen d’y arriver. Alice Nakata et Judy Caraco sont blotties l’une contre l’autre sur cette minuscule couchette. Leurs yeux ne cessent de s’agiter sous leurs paupières fermées. Le rêveur de Nakata monte la garde près d’elles, ses vrilles collées à leurs corps. Clarke laisse le panneau se refermer en sifflant. C’était une idée stupide, de toute manière. Qu’est-ce qu’elle en saurait ? Elle se demande néanmoins depuis combien de temps elles sont ensemble. Elle ne s’était aperçue de rien. « Ton petit ami n’est pas là, communique Lubin. On était censés ajouter du caloporteur dans la numéro 7. » Clarke active l’affichage topographique. « Depuis quand ? — 04:00. — D’accord. » Acton a une demi-heure de retard. Cela ne lui ressemble pas : il prend soin d’être ponctuel, depuis quelques jours, concession réticente à Clarke au nom des relations de groupe. « Je ne le trouve pas au sonar, annonce-t-elle. Il reste peut-être collé au fond. Ne quitte pas. » Elle passe la tête hors des Comm. « Hé, quelqu’un a vu Karl ? — Il est parti il y a un moment, répond Brander depuis le compartiment humide. Maintenance sur la sept, il me semble. » Clarke se reconnecte au canal de Lubin. « Il n’est pas là. Brander pense qu’il est déjà parti. Je continue à chercher. — OK. Au moins, son détecteur de décès ne s’est pas déclenché. » Clarke ignore si Lubin trouve cela bien ou non. Elle voit un mouvement du coin de l’œil, lève la tête et découvre Nakata debout sur le seuil. « Tu l’as trouvé ? » demande celle-ci. Clarke secoue la tête. « Il est passé au Médical, juste avant de sortir, révèle Nakata. Il était ouvert. Il a dit qu’il procédait à quelques réglages…» Oh mon Dieu. « Il a dit que cela améliorait les performances dehors, mais il n’a pas expliqué. Il a dit qu’il me montrerait plus tard. Peut-être qu’il y a eu un problème. » Caméras extérieures, vue ventrale. L’image tremblote un peu avant de se stabiliser : sur l’écran, de la lumière trace un cercle festonné sur une plaine plate et boueuse, coupée au rasoir par les ombres des câbles d’amarrage. Près des limites de ce cercle, une silhouette noire, tournée vers le fond, garde les mains plaquées sur les tempes. Elle active les acoustiques de proximité. « Karl ! Karl, tu m’entends ? » Il réagit. Sa tête tourne d’un coup face aux projecteurs, ses calottes renvoient un reflet blanc et monotone vers la caméra. Il tremble. « Son vocodeur », note Nakata. Un bruit sort du haut-parleur, léger, répétitif, mécanique. « Il… bégaye…» Clarke est déjà dans le compartiment humide. Elle sait ce que dit le vocodeur d’Acton. Elle le sait parce que le même mot ne cesse de se répéter dans sa tête. Non. Non. Non. Non. Non. Pas de problème moteur flagrant. Il arrive à revenir seul dans la station, il se raidit même quand Clarke essaye de l’aider. Il enlève son équipement et la suit sans un mot dans le compartiment médical. Nakata referme avec diplomatie le panneau derrière eux. Acton est à présent assis sur la table d’examen, le visage impassible. Clarke connaît la manœuvre : lui ôter sa combinaison et ses calottes. Vérifier le réflexe pupillaire et les arcs réflexes. Le piquer pour prélever les échantillons habituels : gaz du sang, acétylcholine, GABA, acide lactique. Elle s’assied à côté de lui. Elle ne veut pas lui ôter ses calottes. Elle ne veut pas voir ce qu’il y a derrière. « Tes inhibiteurs, finit-elle par dire. Tu les as baissés de combien ? — Vingt pour cent. — Eh bien ! » Elle s’essaye à un peu de légèreté. « Au moins, on connaît ta limite, maintenant. Tu n’as plus qu’à la remonter au niveau normal. » Il secoue la tête d’un geste presque imperceptible. « Pourquoi pas ? — Trop tard. J’ai franchi une sorte de limite. Je ne pense pas que… Je n’ai pas l’impression que ce soit réversible. — Je vois. » Elle pose timidement la main sur son bras. Il ne réagit pas. « Mais comment tu te sens ? — Aveugle. Sourd. — Sauf que tu ne l’es pas. — Tu m’as demandé comment je me sentais, répond-il d’un ton toujours éteint. — Tiens. » Elle décroche le casque RMN. Acton la laisse le lui fixer sur le crâne. « S’il y a quoi que ce soit qui cloche, ça devrait… — Il y a quelque chose qui cloche, Len. — Eh bien. » Le casque livre ses impressions sur l’affichage diagnostique. Clarke dispose des mêmes compétences médicales que les autres, fourrées dans son crâne par des machines qui ont détourné ses rêves. Les données brutes ne signifient toutefois rien pour elle. Il faut presque une minute avant que l’affichage livre un résumé. « Ton calcium synaptique est bien trop bas. » Elle prend soin de ne pas montrer son soulagement. « C’est logique, je trouve. Comme tes neurones transmettent trop souvent, ils finissent par se retrouver à court de quelque chose. » Il regarde l’écran, ne dit rien. « Karl, ça va aller. » Elle se penche vers son oreille, une main sur son épaule. « Ça va se réparer tout seul. Remonte juste tes inhibiteurs au niveau normal : la demande diminue et l’offre se maintient. Aucun dégât. » Il secoue à nouveau la tête. « Ça ne marchera pas. — Karl, regarde ce qu’indique l’écran. Ça va aller. — Ne me touche pas, s’il te plaît », dit-il sans bouger d’un pouce. Masse critique Clarke entraperçoit le poing juste avant qu’il s’écrase sur son œil. Elle recule en titubant, se cogne la nuque à un rivet ou à une valve qui saille sur la cloison. Le monde se noie dans des explosions de lumière rémanente. Il a perdu le contrôle, pense-t-elle faiblement. Je gagne. Ses genoux se dérobent, elle glisse contre le mur, tombe sur les fesses avec un gros bruit sourd. Elle tire une certaine fierté d’avoir subi tout cela sans que ses lèvres ne laissent rien échapper. Je me demande ce que j’ai fait pour qu’il explose. Elle n’arrive pas à s’en souvenir. Le poing d’Acton semble avoir pulvérisé ses dernières minutes de souvenir. Aucune importance, de toute façon. C’est toujours la même histoire. Sauf que cette fois quelqu’un semble être de son côté : elle entend des cris, une bagarre. Elle entend le bruit discordant et irrégulier de la chair contre l’os contre du métal, et pour une fois, rien de tout cela ne semble à elle. « Espèce d’enculé ! Putain, je vais t’arracher les couilles ! » La voix de Brander. Brander prend sa défense. Il s’est toujours montré galant. Clarke sourit, détecte un goût de sel. Bien sûr, il n’a jamais vraiment pardonné non plus à Acton cette prise de bec sur le grand-gousier… Sa vision commence à s’éclaircir, au moins celle d’un œil. Il y a une jambe juste devant elle, une autre sur le côté. Elle lève la tête : elles se rejoignent sous l’abdomen de Caraco. Acton et Brander sont eux aussi dans sa cabine : elle est stupéfaite qu’ils puissent tous y tenir. La bouche en sang, Acton est acculé. La main de Brander lui serre la gorge. Acton a réussi à saisir ce poignet-là et Clarke voit son autre bras se détendre pour percuter de biais la mâchoire de Brander. « Arrêtez », marmonne-t-elle. La tête rejetée sur le côté par les deux coups rapides à la tempe que lui assène Caraco, Acton ne lâche pas Brander pour autant. « J’ai dit arrêtez ! » Cette fois, ils l’entendent. La lutte faiblit, s’interrompt ; les poings restent levés et personne ne lâche prise, mais tous la regardent, désormais. Même Acton. Clarke lève les yeux vers les siens, regarde derrière. Elle n’y voit rien d’autre qu’Acton lui-même lui rendre son regard. Tu étais là avant, se souvient-elle, j’en suis presque sûre. On peut compter sur toi pour entraîner Karl dans une bagarre perdue d’avance et foutre aussitôt le camp… Elle se remet lentement debout en s’appuyant à la cloison tout en poussant sur ses jambes. Caraco s’écarte et l’aide à se relever. « Toute cette attention me flatte, braves gens, dit Clarke, et je vous remercie sincèrement d’être passés, mais je pense qu’on peut gérer ça tout seuls, maintenant. » Caraco pose une main protectrice sur son épaule. « Tu n’es pas obligée de supporter ces conneries. » Ses yeux, qui arrivent à sembler venimeux derrière leurs protections, sont toujours braqués sur Acton. « Et nous non plus. » Un coin de la bouche d’Acton se relève en un petit ricanement ensanglanté. Clarke supporte le contact de Caraco sans broncher. « Je sais. Et merci d’être intervenus. Mais j’aimerais juste que vous nous laissiez seuls un moment. » Brander garde les doigts serrés sur la gorge d’Acton. « Je ne pense pas que ce soit une très bonne… — Putain, mais vous allez le lâcher et nous foutre la paix, oui ? » Ils reculent. Clarke les suit d’un regard furieux et souque le panneau étanche pour qu’ils restent dehors. « Fichus voisins qui se mêlent de tout », grommelle-t-elle en se tournant vers Acton. Le corps de celui-ci s’affaisse dans cette intimité soudaine, toute colère et toute fanfaronnade s’évaporant sous les yeux de Clarke. « Si tu me disais pourquoi t’es aussi con ? » demande-t-elle. Acton s’effondre sur la couchette, le regard fixé sur le pont pour éviter de croiser celui de la jeune femme. « Tu ne t’en rends pas compte, quand t’es en train de te faire baiser ? » Clarke s’assied près de lui. « Bien sûr que si. Prendre des coups est plutôt révélateur. — J’essaye de t’aider. De tous vous aider. » Il pivote pour la serrer dans ses bras, tremblant de tout son corps, la joue contre la sienne, le visage tourné vers la cloison derrière son épaule. « Oh mon Dieu Lenie je suis vraiment désolé tu es la dernière personne au monde à qui je voudrais faire du mal…» Elle le caresse sans un mot. Elle le sait sincère. Ils le sont toujours. Elle n’arrive toujours pas à se résoudre à leur en vouloir. Il pense qu’il est seul, là-dedans. Il pense que tout ça est de sa faute. Une pensée impossible la traverse un instant : C’est peut-être le cas… « Je ne peux pas continuer comme ça, dit-il. En restant à l’intérieur. — Ça va s’arranger, Karl. C’est toujours difficile, au début. — Oh mon Dieu, Len. Tu ne te rends vraiment pas compte. Tu continues à me prendre pour une sorte de junkie. — Karl… — Tu crois que je ne sais pas ce qu’est une dépendance ? Tu crois que je ne sais pas faire la différence ? » Elle ne répond pas. Il parvient à produire un petit rire triste. « Je perds les pédales, Len. Tu m’obliges à les perdre. Au nom du ciel, pourquoi tu me veux comme ça ? — Parce que c’est qui tu es, Karl. Dehors, ce n’est pas toi. Dehors, c’est une distorsion. — Dehors, je ne suis pas un gros con. Dehors, je ne fais pas en sorte que tout le monde me déteste. — Non. » Elle le serre contre lui. « Si pour que tu te contrôles il faut que je te voie te transformer en autre chose ou shooté en permanence, alors je tente ma chance avec l’original. » Acton la regarde. « Je déteste ça. Bon Dieu, Len. Tu n’en auras jamais marre des gens qui te défoncent la gueule ? — C’est vraiment méchant de dire ça, fait-elle tranquillement remarquer. — Je ne crois pas. Je me souviens de certains trucs que j’ai vus dehors, Len. C’est comme si tu avais besoin de… Je veux dire : nom d’un chien, Lenie, il y a tant de haine partout en toi…» Elle ne l’a jamais entendu parler ainsi. Même dehors. « Tu en as aussi un peu en toi, tu sais. — Ouais. Je croyais que ça me rendait différent. Je croyais que ça me donnait… un avantage, tu sais. — Ça t’en donne un. » Il secoue la tête. « Oh non. Pas comparé à toi. — Ne te sous-estime pas. Ce n’est pas moi qu’on voit en train d’essayer d’affronter la station tout entière. — C’est justement ça, Len. Je la laisse tout le temps m’échapper, je la gâche sur des conneries de ce genre. Mais toi… tu l’amasses. » Son expression change, mais elle a du mal à voir en quoi. En inquiétude, peut-être. En appréhension. « Parfois, tu me fais encore plus peur que Lubin. Tu ne critiques ni ne frappes jamais personne… Bon Dieu, quand tu élèves la voix, c’est déjà un événement. Si bien que ça s’accumule. Ça a ses bons côtés, j’imagine. » Il parvient à rire doucement. « La haine est une grande source d’énergie. Si quoi que ce soit te… t’active, rien ne pourra t’arrêter. Mais pour le moment, tu es juste… toxique. Je ne crois pas que tu saches vraiment quelle quantité de haine il y a en toi. » Ou bien en compassion ? Quelque chose en elle se glace soudain. « Ne joue pas au psy avec moi, Karl. Ce n’est pas parce que tes nerfs transmettent trop vite que tu as un don de double vue. Tu ne me connais pas si bien que ça. » Bien sûr que non. Sinon, tu ne serais pas avec moi. « Pas à l’intérieur. » Il sourit, mais cette étrange et désagréable expression ne cesse de transparaître par en dessous. « À l’extérieur, au moins, je peux voir des choses. Ici, je suis aveugle. — Tu es au royaume des aveugles, dit-elle sèchement. Ce n’est pas un inconvénient. — Vraiment ? Et toi, tu resterais ici, si ça signifiait te faire enlever les yeux ? Tu resterais à un endroit qui t’a pourri le cerveau morceau par morceau, qui a transformé en un putain de singe l’être humain que tu étais ? Clarke y réfléchit. « Peut-être, si j’étais déjà un singe. » Oh oh. J’ai eu l’air bien trop désinvolte, pas vrai ? Acton l’observe quelques instants. Quelque chose d’autre l’observe aussi, l’air somnolent et en n’ayant ouvert qu’un œil. « Au moins, moi, je ne joue pas à la victime pour avoir ma dose d’endorphines, dit-il lentement. Tu devrais vraiment te montrer un peu plus prudente sur qui tu choisis de mépriser. — Et toi, réplique-t-elle, tu devrais garder tes sermons hypocrites pour les rares occasions où tu sais vraiment de quoi tu parles. » Il se lève et la foudroie du regard en prenant soin de ne pas serrer les poings. Clarke ne bouge pas. Elle sent son propre corps se raidir tout entier de l’intérieur. Elle lève délibérément la tête jusqu’à plonger directement le regard dans les yeux tombants d’Acton. Il est là-dedans, à présent, parfaitement éveillé. Elle ne voit plus Acton. Tout est redevenu normal. « N’essaye même pas, dit-elle. Je t’ai laissé me frapper une fois ou deux en souvenir du bon vieux temps, mais bordel, si tu lèves à nouveau la main sur moi, je te jure que je te tue. » Elle s’émerveille intérieurement de la force dans sa voix : on dirait de l’acier. Ils se regardent pendant une seconde interminable. Le corps d’Acton tourne les talons et actionne le volant au centre du panneau. Clarke l’observe qui sort de la cabine ; Caraco, qui attend dans la coursive, le laisse passer sans un mot. Clarke se tient complètement immobile jusqu’à ce qu’elle entende le sas s’équilibrer. Il n’a pas vu que je bluffais. Sauf que cette fois elle n’est pas tout à fait certaine qu’elle bluffait vraiment. Il ne la voit pas. Ils ne se sont pas parlé depuis plusieurs jours. Même leurs emplois du temps ont divergé. Ce soir-là, alors qu’elle essayait de dormir, elle l’a entendu ressortir de l’abysse et grimper dans le salon comme une créature marine venue envahir la station. Il revient ainsi de temps en temps, quand il n’y a personne parce que les autres sont dehors ou enfermés dans leurs cabines. Il s’installe à la bibliothèque et s’enfonce par l’intermédiaire de son casque dans d’interminables avenues virtuelles, le désespoir transparaissant dans le moindre de ses mouvements. Comme s’il devait retenir sa respiration chaque fois qu’il revenait ; Clarke l’a vu un jour s’arracher le casque vidéo du crâne et se précipiter à l’extérieur comme si sa poitrine allait exploser. Les résultats de la recherche documentaire étaient toujours visibles dans les optiques quand elle a ramassé le casque : de la chimie. Un autre jour, en se retournant alors qu’il repartait, il l’a vue debout dans la coursive et lui a souri. Il a même dit quelque chose : «…désolé…» a-t-elle entendu, mais peut-être y a-t-il eu autre chose. Il n’est pas resté. Ce soir-là, il garde les mains sur le clavier sans les bouger. Ses épaules s’agitent. Il ne fait pas le moindre bruit. Lenie Clarke ferme un instant les yeux en se demandant comment l’aborder. Quand elle les rouvre, le salon est vide. Elle sait exactement où il va. Son icône se détache de Beebe pour traverser lentement l’écran, et il n’y a qu’une seule chose dans cette direction. Quand elle arrive, il rampe sur le dos de la chose en y creusant un trou avec son couteau. Les calottes de Clarke trouvent à peine assez de lumière pour y voir, à une telle distance de la Gorge : Acton coupe et tranche à la lueur de sa frontale et son ombre se tortille sur un horizon de chair morte. Il a dégagé un cratère d’environ cinquante centimètres de large et d’autant de profondeur. Après avoir traversé la couche de blanc sous la peau, il s’attaque à présent aux muscles bruns. La créature a atterri là il y a désormais plusieurs mois : Clarke n’en revient pas qu’elle se soit si bien conservée. L’abysse aime les extrêmes, se dit-elle. Si ce n’est pas une cocotte-minute, c’est un frigo. Acton s’interrompt pour rester sans bouger les yeux fixés sur son œuvre. « Quelle idée stupide, finit-il par bourdonner. Il y a des fois où je me demande ce qui me prend. » Il se tourne vers Clarke, un reflet jaune sur ses calottes. « Je suis désolé, Lenie. Je sais que cet endroit avait quelque chose de spécial pour toi, je n’avais pas l’intention de… eh bien, de le profaner, disons. » Elle secoue la tête. « Ne t’en fais pas. Ce n’est pas grave. » Le vocodeur d’Acton gargouille : dans l’atmosphère, ce serait un rire triste. « Je m’attribue trop de mérites, parfois, Len. Chaque fois que je suis dans la station, que je fous la merde et que je ne sais pas quoi faire, je m’imagine que sortir suffira pour me faire tomber les écailles des yeux. On dirait presque une espèce de foi religieuse. Toutes les réponses. Ici, dehors. — Ne t’en fais pas », répète Clarke parce qu’il semble préférable de dire quelque chose. « Sauf que la réponse n’aide pas toujours vraiment, tu sais ? La réponse est parfois simplement : « Laisse tomber. T’es baisé. » » Acton se tourne à nouveau vers la baleine morte. « Tu veux bien éteindre ? » Les ténèbres les engloutissent comme une couverture. Clarke tend la main pour tirer Acton vers elle. « Qu’est-ce que tu essayais de faire ? À nouveau ce rire mécanique. « Un truc que j’ai lu. Je me disais que…» Leurs joues s’effleurent. « Je ne sais pas à quoi je pensais. À l’intérieur, je suis un connard lobotomisé, il me vient ces idées idiotes et même quand je ressors, il faut un moment pour que je me réveille vraiment et que je réalise quelle tête de nœud j’ai été. Je voulais examiner une glande surrénale. Je me suis dit que ça m’aiderait à comprendre comment lutter contre la diminution des ions aux jonctions synaptiques. — Tu sais très bien comment lutter contre. — Bon, de toute manière, c’était que des conneries. Je n’arrive pas à penser correctement, dans la station. » Elle ne se donne pas la peine d’argumenter. « Je suis désolé », bourdonne Acton au bout d’un moment. Clarke lui caresse le dos. Au toucher, on dirait deux feuilles de plastique en train de frotter l’une contre l’autre. « Je peux t’expliquer, je crois, ajoute-t-il. Si ça t’intéresse. — Bien sûr. » Mais elle sait que cela ne changera rien. « Tu sais, cette zone dans ton cerveau qui contrôle le mouvement ? — Oui. — Eh bien, si par exemple tu deviens pianiste de concert, la partie qui gère tes doigts va grandir, occuper une portion plus importante de cette zone pour répondre à la demande croissante de contrôle sur les doigts. Mais tu perdras quelque chose au passage. Les parties adjacentes auront moins d’espace. Si bien que tu n’arriveras peut-être pas à remuer les orteils ou à enrouler la langue aussi bien qu’avant de commencer le piano. » Acton se tait. Clarke sent ses bras la bercer vaguement par-derrière. « J’ai l’impression qu’il m’est arrivé quelque chose de ce genre, reprend-il quelques secondes plus tard. — Comment ça ? — Je pense qu’à force de stimulus, une partie de mon cerveau s’est étendue et a réduit la place occupée par certaines autres. Mais ça ne fonctionne que dans un environnement à haute pression, tu sais, c’est la pression qui fait fonctionner les nerfs plus vite. Donc, quand je rentre dans la station, la nouvelle partie s’arrête et les anciennes ont été… eh bien, perdues. » Clarke secoue la tête. « On en a déjà parlé, Karl. C’est juste que tes synapses manquent de calcium. — Il n’y a pas eu que ça. Ce n’est même plus un problème, puisque j’ai remonté ma dose d’inhibiteurs. Pas à 100 %, mais nettement. Sauf que j’ai toujours cette nouvelle partie et que je n’arrive toujours pas à retrouver les anciennes. » Elle sent son menton sur le sommet de son crâne. « Je ne crois pas être encore tout à fait humain, Len. Remarque, vu le genre d’humain que j’étais, ce n’est sans doute pas plus mal. — Et qu’est-ce qu’elle fait, au juste, cette nouvelle partie ? » Il lui faut un moment pour répondre. « C’est presque comme si j’avais un nouvel organe sensoriel, mais… diffus. De l’intuition, sauf qu’elle est vraiment très nette. — Diffus et très net. — Ouais, bon. C’est le problème quand on essaye d’expliquer l’odorat à quelqu’un qui n’a pas de nez. — Ce n’est peut-être pas ce que tu crois. Je veux dire : quelque chose a changé, mais ça ne signifie pas que tu peux vraiment… voir à l’intérieur des gens comme ça. C’est peut-être juste une espèce de trouble de l’humeur. Ou une hallucination, peut-être. Tu ne peux pas savoir. — Je sais, Len. — Alors tu as raison. » La colère s’accumule en elle, alimentée goutte à goutte par son réservoir interne. « Tu n’es plus humain. Tu es moins qu’humain. — Lenie… — Les humains doivent faire confiance, Karl. Il n’y a rien d’admirable à mettre ses espoirs dans quelque chose dont on est certain. Je veux que tu me fasses confiance. — Mais pas que je te connaisse. » Elle essaye d’entendre de la tristesse dans cette voix synthétique. À l’intérieur de Beebe, peut-être en aurait-elle entendu. Mais dans la station, il n’aurait jamais dit cela. « Karl… — Je ne peux pas revenir. — Tu n’es pas toi-même, dehors. » Elle le repousse, pivote : elle distingue à peine sa silhouette. « Tu veux que je sois…» Elle perçoit de la confusion dans ces mots, malgré le vocodeur, mais elle sait qu’il ne s’agit pas d’une question. «… odieux. — Ne dis pas de bêtises. J’ai eu plus que ma part de connards, crois-moi. Mais ce n’est pas une espèce de stratagème minable, Karl. Quand tu sors de la baraque du magicien, tu es super sympa. Quand tu y reviens, tu es l’Étrangleur de SeaTac. Ce n’est pas réel. — Comment le sais-tu ? » Elle garde ses distances, car soudain elle connaît la réponse. Ce n’est réel que quand ça fait mal. Ce n’est réel que si ça se passe lentement, douloureusement, avec chacune des étapes taillées dans des cris, des menaces et des coups. Ce n’est réel que si c’est Lenie Clarke qui fait changer Acton. Elle ne lui dit rien de tout cela, bien entendu. Mais elle craint, tandis qu’elle lui tourne le dos et l’abandonne là, de ne pas en avoir besoin. Elle sort en un instant du sommeil, tendue et sur le qui-vive. Elle est dans le noir – les lumières sont éteintes, elle a même désactivé les indicateurs sur la paroi, mais c’est l’obscurité proche et familière de sa propre cabine. Quelque chose heurte obstinément la coque à petits coups réguliers. Heurte l’extérieur de la coque. Dans la coursive, la lumière est suffisante pour des yeux de rifteurs. Elle trouve Nakata et Caraco debout et immobiles dans le salon, Brander assis à la bibliothèque : les écrans sont éteints, les casques tous accrochés à leur support. Les tocs traversent le salon, plus faibles qu’auparavant, mais tout à fait audibles. « Où est Lubin ? » demande doucement Clarke. Nakata incline la tête pour désigner la coque : quelque part dehors. Clark descend l’échelle et entre dans le sas. « On a cru que tu avais franchi la limite, dit-elle. Comme Fischer. » Ils flottent entre Beebe et le fond de l’océan. Clarke tend la main vers lui. Acton recule. « Ça fait combien de temps ? » Les mots sortent faiblement, comme des soupirs métalliques. « Six jours. Peut-être sept. J’ai repoussé le moment de… d’appeler la surface pour réclamer un remplaçant…» Il ne réagit pas. « On t’a vu de temps en temps sur le sonar, ajoute-t-elle. Ça durait un moment. Puis tu disparaissais. » Le silence. « Tu t’es perdu ? demande-t-elle au bout d’un moment. — Ouais. — Mais te voilà de retour. — Non. — Karl… — Il faut que tu me promettes quelque chose, Lenie. — Quoi ? — Promets-moi que tu feras ce que j’ai fait. Les autres aussi. Ils t’écouteront. — Tu sais que je ne peux pas… — Cinq pour cent, Lenie. Peut-être dix. Si tu ne les dépasses pas, tu ne risques rien. Promis. — Pourquoi, Karl ? — Parce que je ne me trompais pas complètement. Parce que tôt ou tard il faudra qu’ils se débarrassent de vous et vous aurez alors besoin de tous les atouts possibles. — Viens dans la station. On peut en parler à l’intérieur, tout le monde est là. — Il se passe des choses étranges, dans le coin, Len. Hors de portée du sonar, ils sont en train… Je ne sais pas ce qu’ils sont en train de faire. Ils ne nous le disent pas… — Viens à l’intérieur, Karl. » Il secoue la tête. Il semble presque avoir perdu l’habitude de ce geste. «… peux pas… — Alors ne t’attends pas à ce que je… — J’ai laissé un fichier dans la bibliothèque. Pour expliquer les choses. Les expliquer autant que possible pour moi quand j’étais à l’intérieur. Promets-moi, Len. — Non. C’est à toi de promettre. Viens, rentre. Promets qu’on va régler le problème. — Ça tue une trop grande partie de moi, soupire-t-il. Je suis allé trop loin. Quelque chose a grillé, je ne suis même plus complet dehors. Mais tu t’en sortiras bien. Cinq ou dix pour cent, pas davantage. — J’ai besoin de toi, bourdonne-t-elle très doucement. — Non. Tu as besoin de Karl Acton. — Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire ? — Tu as besoin de ce qu’il t’a fait. » Toute chaleur déserte alors Clarke, ne laissant en elle qu’un bouillonnement lent et glacé. « Qu’est-ce qui t’arrive, Karl ? Tu as eu une révélation majeure pendant que tu te baladais comme un spectre sur la vase ? Tu penses mieux me connaître que je me connais moi-même ? — Tu sais… — Parce que tu te trompes, Karl. Tu ne sais que dalle de moi, depuis le début. Et comme tu n’as pas vraiment les couilles pour te renseigner, tu t’enfuis dans le noir pour revenir en déblatérant toutes ces conneries prétentieuses. » Elle le provoque, elle sait très bien qu’elle le provoque, mais il reste sans réaction. Même une de ses explosions vaudrait mieux que cela. « C’est sauvegardé sous « Shadow » », dit-il. Elle le regarde fixement sans un mot. « Le fichier, précise-t-il. — C’est quoi, ton problème ? » Elle le frappe, à présent, elle cogne aussi fort qu’elle peut, mais il ne répond pas, il ne se défend même pas pour l’amour du ciel pourquoi est-ce que tu ne ripostes pas connard pourquoi est-ce que tu n’en finis pas ? mais casse-moi la gueule jusqu’à ce qu’on nage dans la culpabilité et qu’on promette de ne plus jamais recommencer et que… Mais voilà que même la colère la déserte. L’inertie de son agression les écarte l’un de l’autre. Elle s’agrippe à un câble d’amarrage. Une étoile de mer, enroulée autour, tend à l’aveuglette un de ses bras pour la toucher. Acton continue à dériver. « Reste », dit-elle. Il ralentit puis reste sur place sans répondre, terne, gris et distant. Il y a tant de choses dont elle est privée, à l’extérieur. Elle ne peut pas pleurer. Elle ne peut même pas fermer les yeux. Aussi les garde-t-elle fixés sur le fond, à observer son ombre qui s’étend jusqu’aux ténèbres. « Pourquoi tu fais ça ? » demande-t-elle, épuisée, sans trop savoir à qui elle adresse la question. L’ombre d’Acton traverse la sienne. Une voix mécanique répond : « C’est ce qu’on fait quand on aime vraiment quelqu’un. » Elle relève la tête assez vite pour le voir disparaître. À son retour dans Beebe, le silence l’accueille. Elle n’entend pas d’autre bruit que les gifles humides de ses pieds sur le pont. Elle grimpe dans le salon : personne. Elle pénètre dans la coursive qui conduit à sa cabine. S’immobilise. Aux Comm, une icône lumineuse s’approche peu à peu de la Gorge. L’affichage ment afin de remplir son rôle : en réalité, Acton est sombre et ne renvoie aucun reflet, il n’est pas plus lumineux qu’elle. Elle se demande une nouvelle fois si elle devrait essayer de l’arrêter. Elle ne pourrait pas le maîtriser par la force, mais peut-être n’a-t-elle tout simplement pas trouvé les paroles qu’il fallait. Peut-être qu’en se débrouillant bien, elle pourrait le rappeler, le forcer à revenir, en ne se servant que de mots. Tu n’es plus une victime, a-t-il dit un jour. Peut-être est-elle devenue une sirène. Elle ne trouve rien à lui dire. Il est presque arrivé, à présent. Elle le voit se glisser entre d’immenses colonnes de bronze tandis que des nébuleuses bactériennes tournoient dans son sillage. Elle l’imagine affamé, visage tourné vers le bas, absorbé par son examen du fond. Elle le voit se diriger vers l’extrémité nord de la grand-rue. Elle éteint l’écran. Elle n’a pas besoin de regarder. Elle sait ce qui se passe, et les machines lui diront quand ce sera terminé. Elle ne pourrait pas les arrêter si elle voulait, à moins de les réduire en morceaux. C’est d’ailleurs précisément ce qu’elle a envie de faire. Mais elle se contrôle. Assise silencieuse comme une pierre dans le compartiment de comm, Lenie Clarke reste les yeux fixés sur l’écran vide en attendant que l’alarme se déclenche. NECTON SÉCHEUR Redémarrage Il rêvait d’eau. Comme toujours. Avec l’odeur de poisson mort dans les filets pourris, les flaques irisées d’essence qui miroitaient au large de la jetée Steveston, et une maison si près de la mer qu’on avait du mal à la faire assurer. Il rêvait d’une époque où « front de mer » signifiait quelque chose, ne serait-ce que l’étendue de boue marron à l’endroit où le fleuve Fraser se vidait en delta dans le détroit de Géorgie. Penchée sur lui, sa mère étayait une ressource écologique vitale, Yves. Une plate-forme pour les oiseaux migrateurs. Un filtre pour le monde entier. Et le petit Yves Scanlon lui rendait son sourire, fier que parmi tous ses amis – bon, pas exactement des amis, mais peut-être le deviendraient-ils, du coup – lui seul grandirait en appréciant la nature de première main, ici même dans sa nouvelle cour. À un mètre et demi de la laisse de haute mer. Puis, comme d’habitude, le monde réel enfonçait les portes pour électrocuter sa mère avant qu’elle cesse de sourire. Il arrivait parfois à retarder l’inévitable. À résister à la secousse infligée par son rêveur sur la table de chevet, à l’empêcher quelques secondes supplémentaires de le ramener dans la réalité. Trente ans d’images aléatoires défilaient dans sa tête, durant ces secondes-là : des forêts qui tombaient, des déserts qui s’agrandissaient, des doigts ultraviolets qui s’enfonçaient toujours davantage dans les mers stériles. Des océans qui remontaient discrètement sur le rivage. Des ressources écologiques vitales qui se transformaient en camps de réfugiés. Des camps de réfugiés qui se transformaient en estrans. Et Yves Scanlon se réveille une nouvelle fois, trempé de sueur, dents serrées, redémarré. Oh mon Dieu, non. Je suis de retour. Dans le monde réel. Trois heures et demie. Seulement trois heures et demie… Le rêveur ne lui autorisait pas davantage. Les stades de sommeil un à quatre avaient le droit à dix minutes chacun. Le sommeil paradoxal à trente minutes, par égard pour l’incompressibilité de l’état de rêve. Un cycle de soixante-dix minutes, trois fois par nuit. Tu pourrais travailler en free-lance. Tout le monde le fait. Les indépendants choisissaient leurs horaires. Les employés – il en restait quelques-uns – subissaient les leurs. Yves Scanlon était de ceux-là. Il s’en répétait souvent les avantages : on n’avait pas à se battre tous les six mois pour décrocher un nouveau contrat. On bénéficiait d’une certaine stabilité. Si on travaillait bien. Si on ne cessait jamais de bien travailler. Ce qui, évidemment, signifiait qu’Yves Scanlon ne pouvait se permettre les neuf heures et demie par nuit optimales pour son espèce. La servitude contre la sécurité, donc. Il détestait chaque jour son choix. Il le détesterait peut-être un jour davantage qu’il redoutait l’alternative. « Dix-sept entrées prioritaires, annonça la station de travail au moment où il posait les pieds par terre. Quatre diffusions, douze Net, une téléphonique. Les diffusions et la téléphonique sont propres. Celles du Net ont été désinfectées à réception, avec une probabilité de quarante pour cent que des bogues cryptés soient passés à travers. — Augmente la désinfection, ordonna Scanlon. — Cela détruira tous les bogues cryptés, mais peut-être aussi jusqu’à cinq pour cent de données valables. Je pourrais me limiter à me débarrasser des fichiers à risques. — Désinfecte-les. Sur la liste intermédiaire, il y a quoi ? — Huit cent soixante-trois entrées. Trois cent vingt-sept diffusions… — Mets-les toutes à la poubelle. » Scanlon se dirigea vers la salle de bains, puis s’arrêta. « Attends un peu. Passe-moi l’appel téléphonique. — Ici Patricia Rowan, dit la station d’une voix froide et saccadée. Nous rencontrons quelques problèmes de personnel avec le programme géothermique des grands fonds. J’aimerais en discuter avec vous. Rappelez-moi, je vous répondrai directement. » Merde. Rowan était une des chefs corpos de la côte Ouest. Scanlon n’avait pas vraiment existé pour elle depuis que l’ARE l’avait embauché. « Quelle est la priorité associée à cet appel ? — Important, mais pas urgent », répondit la station de travail. Il pouvait prendre son petit déjeuner d’abord, peut-être parcourir son courrier. Il pouvait ignorer tous ces réflexes qui l’exhortaient à tout laisser tomber et se mettre aussitôt au garde-à-vous comme un nageur de combat. Ils avaient besoin de lui pour quelque chose. Il était temps. Vachement temps. « Je prends une douche, annonça-t-il à la station de travail d’un ton de défi mal assuré. Ne me dérange pas avant que j’en ressorte. » Mais ses réflexes n’apprécièrent pas du tout. «… que « soigner » les victimes de trouble de la personnalité multiple équivaut en fait à commettre des meurtres en série. Cela reste sujet à controverse suite aux récentes découvertes indiquant que le cerveau humain peut contenir jusqu’à cent quarante personnalités parfaitement conscientes sans la moindre détérioration sensitive ou motrice. Le tribunal se demandera également si encourager une personnalité multiple à une réintégration volontaire, autre acte thérapeutique traditionnel, ne devrait pas être redéfini comme une aide au suicide. Liens avec l’entrée suivante dans les catégories Juridique et Cognitif. » La station se tut. Rowan veut me voir. La vice-présidente de l’ARE responsable de toute la franchise Nord-Ouest veut me voir. Me voir moi. Scanlon réfléchissait dans le silence soudain. Il s’aperçut que la station de travail ne disait plus rien. « Suivant, commanda-t-il. — Un fondamentaliste acquitté de meurtre dans une affaire de destruction d’un gel intelligent, récita la station. Classification… » N’avait-elle pourtant pas dit que je travaillerais avec elle ? N’était-ce pas le marché passé à mon arrivée ? «…IA., Cognitif et Juridique. » Ouais. C’est ce qu’ils ont promis. Il y a dix ans. « Aah… résumé, langage profane, ordonna-t-il à la machine. « La victime était un gel intelligent en prêt temporaire au musée scientifique de l’Ontario pour une exposition sur l’intelligence artificielle. L’accusé a reconnu les faits, en déclarant que les cultures neuronales… » La station changea de voix : elle insérait habilement un extrait sonore. «… profanaient l’âme humaine. « Les experts cités par la défense, dont un gel intelligent en ligne depuis l’université Rutgers, ont témoigné que les cultures neuronales ne disposaient pas des structures mésencéphaliques évoluées primitives nécessaires pour éprouver douleur, peur ou instinct de conservation. La défense a avancé que le concept de « droit » servait à protéger les individus de souffrances injustifiées. Les gels intelligents étant incapables de toute souffrance physique ou mentale, ils ne bénéficiaient d’aucun droit à être protégés, quel que soit leur niveau de conscience. Ce raisonnement a été résumé avec éloquence dans la plaidoirie de la défense : « Qu’ils vivent ou qu’ils meurent importe peu aux gels eux-mêmes. Pourquoi cela devrait-il avoir une importance pour nous ? » Le verdict est frappé d’appel. Liens avec l’entrée suivante dans les catégories IA et Informations du monde. » Scanlon avala une cuillerée d’albumen en poudre. Liste des témoins experts de la défense, limitée aux noms. — Philip Quan. Lily Kozlowski. David Childs… — Stop. » Lily Kozlowski. Il l’avait connue à l’université de Los Angeles. Témoin expert. Merde alors. J’aurais peut-être dû davantage lécher de culs, moi, à la fac. Il ricana. « Suivant. — Baisse de quinze pour cent des infections par le Net. » Elle a parlé de problèmes avec les rifteurs. Je me demande si… « Résumé, langage profane. — Les infections virales sur Internet ont baissé de quinze pour cent au cours des six derniers mois, grâce au déploiement actuel de gels intelligents aux nœuds critiques de la dorsale Internet. Les infections numériques n’arrivent presque jamais à contaminer les gels intelligents, qui ont chacun une architecture système flexible et unique. À la lumière de ces tout derniers résultats, certains experts prédisent un retour sans heurt au courrier électronique naturel à la fin de… — Ah, putain Annule. » Allons, Yves. Tu attends depuis des années que ces idiots reconnaissent tes capacités. Le moment est peut-être venu. Ne gâche pas tout en te montrant trop empressé. « En attente », indiqua la station. Oui, mais si Rowan n’attend pas ? Si elle s’impatiente et s’adresse à quelqu’un d’autre ? Si… « Marque le dernier appel téléphonique et réponds-y. » Scanlon resta les yeux fixés sur les restes de son petit déjeuner le temps que la connexion s’établisse. « Admin, annonça une voix qui semblait réelle. — Yves Scanlon, pour Patricia Rowan. — Le Dr Rowan est occupé. Son simulateur attend votre appel. Cette conversation est enregistrée à fins de contrôle qualité. » Un déclic, puis une autre voix qui semblait réelle. « Bonjour, docteur Scanlon. » La Voix de son Maître. Fouisseur Cela gronde et remonte la pente depuis la plaine abyssale, en renvoyant un écho qui apparaît à cinq cents mètres de la portée officielle du sonar de Beebe. Cela se déplace à presque dix mètres par seconde, vitesse plutôt banale pour un submersible, mais cette chose est si près du fond qu’elle se déplace forcément sur des chenilles. À six cents mètres, elle traverse une petite dorsale, dérape et s’arrête. « Qu’est-ce que c’est ? » demande Lenie Clarke. Alice Nakata tripote la mise au point. La chose inconnue est repartie à vitesse réduite : elle longe la dorsale à moins d’un mètre par seconde. « C’est en train de se nourrir, avance Nakata. Peut-être de sulfures polymétalliques. » Clarke y réfléchit. « Je veux qu’on vérifie. — D’accord. J’informe l’ARE ? — Pourquoi ? — C’est sans doute étranger. Peut-être pas légal. » Clarke dévisage l’autre femme. « Les incursions non autorisées dans les eaux territoriales sont punies d’amende, rappelle Nakata. — Alice, enfin. » Clarke secoue la tête. « Qu’est-ce que ça peut bien faire ? » Lubin est invisible sur les instruments : il dort sans doute quelque part sur le fond. Elles lui laissent un mot. Brander et Caraco sont sortis remplacer les roulements de la numéro 6 : une secousse a fissuré le revêtement lors de la dernière période de travail, si bien que deux tonnes de boue et de gravillon sont entrées dans le mécanisme. Les autres génératrices sont toutefois plus que capables de compenser. Brander et Caraco agrippent leurs calmars et se joignent aux deux rifteuses. « On devrait diminuer nos lumières, bourdonne Nakata alors qu’ils quittent la Gorge. Et rester tout près du fond. La chose pourrait s’effrayer facilement. » Lampes au minimum, ils traversent des ténèbres presque impénétrables, même à leurs yeux de rifteurs. Caraco s’approche de Clarke : « Je monte dans le grand bleu, après ça. Tu veux venir ? » Un frisson de révulsion chatouille par procuration les tripes de Clarke : il provient bien entendu de Nakata. Cela fait environ deux semaines que Nakata a cessé de remonter tous les jours à la nage avec Caraco l’amarrage du transpondeur de Beebe. Il s’est passé quelque chose là-haut au niveau de la couche diffusante profonde… rien de dangereux, semble-t-il, mais cela n’intéresse absolument plus Alice d’approcher de la surface. Depuis, Caraco n’arrête pas d’importuner les autres pour qu’ils l’accompagnent. Clarke secoue la tête. « Sortir toute cette merde de la six ne t’a pas suffi, comme exercice ? » Caraco hausse les épaules. « Ça ne fait pas travailler les mêmes muscles. — Tu montes jusqu’où, maintenant ? — Presque mille. Encore un mois, et j’arriverai à faire tout le trajet jusqu’à la surface. » Un bruit est né autour d’eux, de manière si graduelle que Clarke ne parvient pas à déterminer à quel moment elle l’a remarqué : un grommellement mécanique, le bruit de rochers qu’on pulvérise au loin entre d’énormes molaires. De la nervosité fluctue çà et là dans le groupe. Clarke s’efforce de se contenir. Elle sait ce qui arrive, ils le savent tous, et c’est beaucoup moins dangereux que chacune de leurs périodes de travail. Ce n’est pas dangereux du tout… … sauf si ça a des défenses dont on n’a pas entendu parler… … mais ce bruit, et simplement la taille de cette chose sur les instruments… On a tous peur. On sait qu’il n’y a rien à craindre, mais on entend uniquement des dents grincer dans le noir… Affronter sa propre appréhension câblée n’a déjà rien de facile. Être accordé avec celle de tous les autres n’arrange pas les choses. Un vague instant de surprise chez Brander, qui avance en tête. Puis chez Nakata, qui la suit, une fraction de seconde avant que Clarke elle-même se sente heurtée par une turbulence paresseuse. Prévenue, Caraco ne dégage presque rien en traversant celle-ci. L’obscurité est devenue d’un rien encore plus profonde, l’eau elle-même un peu plus visqueuse. Ils se postent dans un courant moitié boue, moitié eau de mer. « Sillage d’échappement », vibre Brander. Il doit légèrement hausser le ton pour qu’on l’entende dans le bruit de la machine en train de se nourrir. Ils changent de direction pour remonter le sillage, dont ils restent à proximité grâce au toucher plutôt qu’à la vue. Le grommellement ambiant enfle en une véritable cacophonie, se divise en une dizaine de voix différentes : sonnette à pilon, explosions étouffées, bétonnières. Clarke a du mal à penser dans tout ce vacarme aquatique, ou dans l’inquiétude croissante de quatre esprits distincts, et soudain c’est là, rien qu’un instant, grande chenille segmentée qui monte s’enrouler sur une roue dentée haute de deux étages, le tout s’éloignant dans le noir. « La vache. C’est énorme, putain ! » Brander, le vocodeur amplifié. Ils avancent de conserve, braquant leurs calmars vers le haut et montant de biais. Clarke sent l’excitation issue des trois autres paires de glandes surrénales, y ajoute la sienne et la renvoie, boucle de rétroaction par procuration. Avec leurs lampes au minimum, la visibilité ne doit pas dépasser trois mètres : même juste devant Clarke, le monde se limite presque pour elle à des ombres devant d’autres ombres, vaguement éclairées par des frontales qui dansent de chaque côté. Le sommet de la chenille glisse un instant sous eux, route mobile et articulée large de plusieurs mètres. Puis une plaine de formes métalliques confuses, qui apparaît vaguement devant pour disparaître presque aussitôt : des orifices d’échappement, des dômes de sonar, des capteurs de débit. Le vacarme diminue un peu tandis qu’ils approchent du milieu de la coque. La plupart des protubérances sont lissées en larmes hydrodynamiques, mais de près les prises pour les mains ne manquent pas. La frontale en veilleuse de Caraco est la première à atteindre la machine, accompagnée de son calmar au-dessus d’elle. Clarke met son propre calmar au pas avant de rejoindre les autres sur la coque. Jusqu’à présent, il n’y a eu aucune réaction visible à leur présence. Ils se regroupent, rapprochent leurs têtes pour discuter dans le bruit ambiant. « D’où ça vient ? demande Brander. — Sans doute de Corée, répond Nakata. Je ne vois aucune immatriculation, mais inspecter toute la coque prendrait du temps. » Caraco : « Je parie que tu ne trouverais rien, de toute façon. S’ils ont pris le risque de se glisser si loin en territoire étranger, ils ne sont pas assez idiots pour laisser leur adresse. » Le paysage métallique les entraîne sans cesser de grommeler. Deux mètres plus haut, à peine visibles, leurs calmars sans cavaliers les suivent patiemment. « Il sait qu’on est là ? » interroge Clarke. Alice secoue la tête. « Vu le nombre de trucs qu’il soulève du fond, il ignore les contacts proches. Mais la lumière vive pourrait l’effrayer. Il n’a pas le droit d’être là. Il pourrait associer la lumière avec sa capture. — Ah oui. » Brander lâche prise un instant, se laisse distancer de quelques mètres avant de s’agripper à nouveau. « Hé, Judy, tu veux partir en exploration ? » Le vocodeur de Caraco émet des parasites : Lenie sent en elle le rire de l’autre femme. Caraco et Brander s’éloignent d’un bond dans l’obscurité comme de malfaisants lutins noirs. « Il se déplaçait très vite », indique Nakata. Elle ressent un petit nœud d’incertitude, mais elle parle quand même. « Quand on l’a vu la première fois sur le sonar. Il bougeait beaucoup trop vite. C’était dangereux. — Dangereux ? » Lenie fronce intérieurement les sourcils. « C’est une machine, pas vrai ? Sans personne à l’intérieur. » Nakata secoue la tête. « Il bougeait trop vite pour une machine sur terrain complexe. Une personne pourrait le faire. — Enfin, Alice. Ces choses sont des robots. De toute manière, s’il y avait des gens à l’intérieur, on le sentirait, pas vrai ? Tu sens quelqu’un, à part nous quatre ? » Nakata est en général un peu plus sensible que les autres pour tout ce qui concerne l’ajustement. « Je… je ne crois pas », répond Nakata, mais Clarke détecte un manque d’assurance. « Peut-être que je… C’est une grosse machine, Lenie. Le pilote est peut-être tout simplement trop loin…» Brander et Caraco complotent quelque chose. Ils sont tous deux hors de vue – leurs calmars eux-mêmes se sont éloignés pour rester à leur portée –, mais encore bien assez près pour que Clarke détecte une impatience de plus en plus grande. Elle échange un regard avec Nakata. « On ferait mieux d’aller voir ce qu’ils manigancent », dit Clarke. Elles entreprennent de traverser le fouisseur. Quelques instants plus tard, Brander et Caraco se matérialisent devant elles, accroupis à gauche et à droite d’un dôme métallique large d’environ trente centimètres. Plusieurs fish-eyes sombres regardent l’extérieur depuis sa surface. « Des caméras ? demande Clarke. — Eh non, répond Caraco. — Des cellules photo-électriques », rectifie Brander. Lenie reconnaît le temps d’arrêt qu’on marque avant de raconter la chute d’une plaisanterie. « Vous êtes sûr que c’est une bonne… — Que la lumière soit ! » s’écrie Judy Caraco. Jaillis de la frontale des deux complices, des faisceaux lumineux viennent frapper à pleine intensité les fish-eyes. Le fouisseur s’immobilise d’un coup. Poussée vers l’avant par l’inertie, Clarke se cramponne pour retrouver l’équilibre. Le silence inattendu lui résonne aux oreilles. Après ce bruit incessant, elle a presque l’impression d’être sourde. « Ouah », bourdonne Brander dans l’immobilité. Quelque chose cliquette dans la coque, une, deux, trois fois. Le monde se remet d’un coup en mouvement. Le paysage pivote autour d’eux, les jette les uns contre les autres bras et jambes entremêlés. Le temps qu’ils se séparent, ils accélèrent. Le fouisseur grommelle à nouveau, mais avec une voix différente : ce n’est plus un indolent mâchonnement de polymétalliques, mais un simple retour en ligne droite vers les eaux internationales. Il ne faut que quelques secondes à Clarke pour devoir s’accrocher désespérément. « Yaouh ! crie Caraco. — De la lumière vive pourrait l’effrayer ? lance Brander quelque part dans son dos. Tu parles ! » Des sentiments forts de tous côtés. Lenie Clarke s’agrippe davantage en essayant de déterminer lesquels lui appartiennent. De l’exultation épicée d’une peur primale et vertigineuse : ce sont Brander et Caraco. Alice Nakata est excitée presque malgré elle, mais avec davantage d’inquiétude dans le mélange ; et là, enfoui tout au fond, presque une sensation de… Elle ne sait pas trop de quoi au juste. De mécontentement ? De chagrin ? Pas vraiment. Est-ce que c’est moi ? Mais ça ne semble pas coller non plus. Une lumière vive plaque l’ombre de Clarke à la coque avant de disparaître un instant plus tard. Elle regarde par-dessus son épaule : Brander s’est débrouillé pour monter au-dessus d’elle, il oscille au bout d’une ligne déployée dans l’eau – je suis certaine qu’elle n’était pas là avant – et son faisceau part dans tous les sens comme un phare pris de folie. Des rubans d’eau boueuse passent juste au-dessus du pont, se tordant sur les bords au point de ressembler à la représentation classique des flots agités. Caraco se détache de la coque pour s’envoler dans l’eau à contresens. Sa silhouette disparaît dans l’obscurité, mais sa frontale s’immobilise et commence à s’agiter juste derrière celle de Brander. Clarke jette un coup d’œil à Nakata, toujours plaquée à la coque. Nakata se sent désormais un peu nauséeuse et s’inquiète encore davantage de quelque chose… « Il n’est pas content ! crie-t-elle. — Hé, les reptiles ! bourdonne vaguement la voix de Caraco. Allez, venez voler ! » Du mécontentement. Quelque chose d’inattendu. Mais qui est-ce ? se demande Clarke. « Venez, enfin ! » crie encore Caraco. Et puis merde ! De toute manière, je ne vais plus tenir longtemps. Clarke lâche prise, s’écarte : le dos du fouisseur défile sous elle. La densité de l’eau la prive de son inertie. Elle prend de l’altitude d’un coup de pied, détecte soudain un sentiment d’attente derrière elle… et la seconde suivante, un choc violent dans le dos la fait repartir vers l’avant. Des implants tanguent contre sa cage thoracique. « Nom d’un chien ! bourdonne Brander à son oreille. Accroche-toi, Lenie ! » Il l’a attrapée en passant. Clarke saisit la ligne à laquelle Caraco et lui sont reliés. Elle n’est pas plus épaisse que le doigt, et elle glisse trop pour qu’on s’y cramponne. Elle voit que les deux autres se la sont passée autour de la poitrine et sous les bras, ce qui leur laisse les mains à peu près libres. Elle essaye le même truc, le dos voûté par la résistance de l’eau, tandis que Caraco hèle Nakata. Nakata n’a aucune envie de lâcher prise. Ils le sentent, même s’ils ne la voient pas. Brander oblique à gauche et à droite en inclinant son corps comme un gouvernail ; tous trois oscillent en un grand arc de cercle à peine contrôlé, attachés au milieu de leur amarre. « Viens donc, Alice ! Viens te joindre au cerf-volant humain ! On t’attrapera ! » Et Nakata obtempère, s’approche, mais à sa manière. Elle a grimpé de côté contre le courant, une main après l’autre, jusqu’à l’endroit où la ligne est fixée au pont. Elle se laisse désormais repousser vers eux le long du filament. Clarke a enfin réussi à se mettre dans une boucle. La vitesse la lui enfonce dans la chair : cela commence déjà à être douloureux. Elle ne se fait pas trop l’impression d’un cerf-volant humain. Plutôt d’un appât sur un hameçon. Elle se tourne vers Brander, désigne la ligne : « Mais c’est quoi, ça ? — Une antenne VLF. Il l’a déroulée quand on lui a fait peur. Il est sans doute en train de pleurnicher pour qu’on lui envoie de l’aide. — Il n’en aura pas, si ? — Non, pas de ce côté de l’océan. Il passe probablement juste un dernier appel pour que son proprio sache ce qui s’est passé. Comme une lettre quand on se suicide. » Attachée un peu plus loin, Caraco se tourne dans leur direction. « Quand on se suicide ? Tu crois que ces machins peuvent s’autodétruire ? » L’inquiétude s’installe soudain d’un bout à l’autre du cerf-volant humain. Alice Nakata leur tombe dessus. « On devrait peut-être le laisser tranquille », avance Clarke. Nakata hoche énergiquement la tête. « Il n’est pas content. » Son appréhension rayonne en eux comme un avertisseur lumineux. Il leur faut quelques instants pour se détacher de l’antenne. Celle-ci file d’un coup et s’éloigne en traînant un petit flotteur qui ressemble à un cône de signalisation routière. Clarke dégringole, laisse l’eau la freiner. Les grondements de la machine se réduisent à des grommellements puis à de simples frémissements. Les rifteurs flottent entre deux eaux vides et silencieuses. Caraco braque vers le bas un pistolet sonar qu’elle déclenche. « Ça alors. On est à presque trente mètres du fond. — On a perdu les calmars ? demande Brander. Ce truc fonçait vraiment. » Caraco relève son pistolet, procède à quelques relevés supplémentaires. « Je les ai. Ils ne sont pas si loin, en fait, je… Hé ! — Quoi ? — Il y en a cinq. En approche rapide. — Ken ? — Ouais. — Bon, fait Brander. Il va nous éviter un sacré bout de chemin à la nage, en tout cas. — Est-ce que quelqu’un…» Ils se retournent. Alice Nakata reprend : « Est-ce que quelqu’un d’autre l’a senti ? — Senti quoi ? » demande Brander, mais Clarke hoche la tête. « Judy ? » interroge Nakata. Caraco irradie la réticence. « Je… Il y avait peut-être quelque chose. Je n’ai pas vraiment réussi à sentir quoi. J’ai supposé que c’était un d’entre vous. — Quoi ? s’étonne Brander, le fouisseur. Je croyais que…» Une énigme indéchiffrable apparaît entre eux. Son calmar monte tout droit comme un missile lent, puis flotte au-dessus de leurs têtes quand elle le lâche. Le museau levé, quatre autres calmars s’agitent impatiemment deux mètres plus bas en gardant leur position. « Vous avez perdu ça, bourdonne Lubin. — Merci », répond Brander. Clarke se concentre pour essayer de s’accorder avec Lubin. Elle ne le fait que machinalement, bien entendu. Il leur reste indéchiffrable : l’ajustement ne l’a pas changé du tout. Personne ne sait pourquoi. « Alors, qu’est-ce qui se passe ? Votre mot parlait d’un fouisseur. — Il nous a échappé, explique Caraco. — Il n’était pas content, répète Nakata. — Ah ouais ? — Alice a détecté une espèce de sentiment chez lui, dit Caraco. Lenie et moi aussi, plus ou moins. — Les fouisseurs n’ont pas d’équipage, rappelle Lubin. — Ce n’était pas humain, dit Nakata. Pas une personne. Mais… » Elle ne termine pas sa phrase. « Je l’ai senti, assure Clarke. C’était vivant. » Lenie Clarke est allongée sur sa couchette, à nouveau seule. Vraiment seule. Elle se souvient d’une époque, pas si lointaine, où elle se délectait d’une telle solitude. Qui aurait cru qu’elle se languirait de sentiments ? Même si ce sont ceux de quelqu’un d’autre. C’est pourtant vrai. Chaque fois que Beebe l’accueille, une partie essentielle d’elle-même se dissipe comme un rêve à demi oublié. Le sas se vide, son corps se gonfle à nouveau, et sa conscience devient plate et boueuse. Les autres disparaissent, tout simplement. C’est étrange : elle les voit et les entend comme elle a toujours vu et entendu. Mais, s’ils ne bougent pas et qu’elle ferme les yeux, elle n’a aucun moyen de savoir qu’ils sont là. Elle n’a désormais plus d’autre compagnie qu’elle-même. Plus qu’un seul ensemble de signaux à traiter. Rien ne l’encombre. Merde. Aveugle ou nue. Voilà en quoi consistait le choix. Choix qui a failli la tuer. Entièrement de ma faute, bien entendu. Je l’ai bien cherché. Elle l’avait bien cherché. Elle aurait pu tout laisser en l’état, détruire discrètement le fichier d’Acton avant que quelqu’un d’autre le découvre. Mais il y avait eu cette dette. Envers le fantôme de la Chose Dehors, celle qui ne grondait pas, ne reprochait rien, ne donnait pas de coups, celle qui, en fin de compte, avait emmené la Chose Dedans là où elle ne pourrait plus faire de mal à Lenie Clarke. Une partie de la jeune femme continue à détester Acton pour cela, à un niveau malsain où les réflexes conditionnés font la loi, mais même à ce niveau-là, à cette profondeur, elle se dit qu’il a peut-être fait ça pour elle. Que cela lui plaise ou non, elle lui était redevable. Aussi a-t-elle remboursé sa dette. Elle a appelé les autres à l’intérieur et leur a montré le fichier. Elle leur a raconté ce qu’avait dit Acton, la dernière fois, et elle ne leur a pas demandé de refuser son offrande même si elle espérait de toutes ses forces qu’ils le feraient. Si elle le leur avait demandé, ils auraient peut-être écouté. Mais l’un après l’autre, ils s’étaient ouvert le torse pour procéder aux modifications. Mike Brander par curiosité. Judy Caraco par scepticisme. Alice Nakata par peur de rester à l’écart. Ken Lubin, sans succès, pour des raisons qu’il n’avait pas révélées. Elle ferme les paupières, se souvient que les règles ont changé du jour au lendemain. Les apparences soigneusement gardées ne voulaient plus rien dire : les yeux vides et les masques de ninja n’étaient plus que des simulacres cosmétiques, sans aucune utilité protectrice. Comment tu te sens, Lenie Clarke ? Excitée, ennuyée, bouleversée ? C’est si facile à dire, même si tu as les yeux cachés par ces opacités cornéennes. Tu pourrais être terrifiée. Tu pourrais pisser dans ta combinaison, tout le monde le saurait. Pourquoi tu leur as dit ? Pourquoi tu leur as dit ? Mais pourquoi tu leur as dit ? À l’extérieur, elle a regardé les autres changer. Ils évoluaient autour d’elle sans un mot, se connectant en douceur l’un à l’autre pour se donner un coup de main ou un outil. Lorsqu’elle avait besoin d’une chose de la part d’un des autres, elle l’obtenait avant de pouvoir dire un mot. Quand eux-mêmes avaient besoin de quelque chose de sa part, il leur fallait demander à voix haute et la chorégraphie vacillait. Cela donnait à Lenie l’impression d’être l’invalide alibi d’une troupe de danse. Elle se demanda à quel point elle leur était transparente sans oser leur poser la question. À l’intérieur, il lui arriva d’essayer. Elle y était davantage en sécurité, le fil qui reliait les autres disparaissait, dans une atmosphère, ce qui remettait tout le monde sur un pied d’égalité. Brander parla d’une conscience accrue à la présence d’autrui, Caraco compara cela au langage corporel. « Ça compense les calottes, en quelque sorte », dit-elle, en s’attendant sans doute ainsi à rassurer Clarke. Mais c’est Alice Nakata qui finit par faire remarquer, d’un ton presque désinvolte, que les sentiments des autres pouvaient être… distrayants… Lenie Clarke est désormais accordée depuis un moment. Ce n’est pas si mal. Aucun aperçu télépathique précis, aucune trahison soudaine. Cela ressemble davantage à la sensation de membre fantôme, au souvenir ancestral d’une queue qu’on arrive presque à sentir au bas de son dos. Et Clarke sait désormais que Nakata avait raison. À l’extérieur, les sentiments des autres s’écoulent en elle, masquent, diluent. Parfois, elle arrive même à oublier qu’elle en a aussi. Il y a autre chose, un noyau familier en chacun d’eux, sombre, agité, en colère. Cela ne la surprend pas. Ils n’en parlent même pas. Autant discuter des cinq doigts qu’ils ont tous à chaque main. Brander s’occupe à la bibliothèque ; Clarke entend Nakata en pleine conversation téléphonique aux Comm. « À en croire ce truc, dit Brander, ils ont commencé à mettre des gels intelligents dans les fouisseurs. — Mmh ? — C’est un fichier assez ancien, admet-il. Ce serait chouette que l’ARE nous télécharge un peu plus souvent des trucs, infections ou pas. Après tout, c’est nous et personne d’autre qui protégeons le monde occidental des coupures de courant, ça ne les tuerait pas de… — Des gels, relance Clarke. — Ah oui. Eh bien, ils ont toujours eu besoin de réseaux neuraux dans ces machins, tu sais, ils se baladent dans une topographie plutôt difficile… tu as entendu parler de ces deux fouisseurs qui se sont fait piéger dans la fosse des Aléoutiennes ? Toujours est-il que pour naviguer en environnement complexe il faut généralement une espèce de réseau. On les prend d’habitude à base d’arséniure de gallium, mais même ceux-là n’approchent pas les capacités du cerveau humain en représentation spatiale. Ils continuent à se traîner dès qu’il faut se représenter un mont sous-marin ou ce genre de trucs. On a donc commencé à les remplacer par des gels intelligents. » Clarke grommelle : « Alice a dit que ça se déplaçait trop vite pour une machine. — Sans doute. Et les gels intelligents sont fabriqués avec de vrais neurones, alors j’imagine qu’on s’accorde avec eux de la même manière que les uns avec les autres. Du moins, à en juger par ce que vous avez ressenti… Alice a dit qu’il n’était pas content. — Ça non. » Clarke fronce les sourcils. « Pas malheureux non plus, d’ailleurs. Ce n’était pas vraiment une émotion, plutôt… eh bien, de la surprise, je pense. Comme… comme un sentiment de… divergence. Par rapport à ses attentes. — Bon Dieu, moi aussi j’ai senti ça, dit Brander. J’ai cru que ça venait de moi. » Nakata sort des Comm. « Toujours aucune nouvelle du remplaçant de Karl. Ils disent que les nouvelles recrues n’ont pas encore terminé leur formation. Ils parlent de réduction. » C’est devenu une blague récurrente. Les nouvelles recrues de l’ARE doivent être les personnes les plus lentes à apprendre quelque chose depuis l’éradication du syndrome de Down. Cela fait désormais presque quatre mois qu’ils attendent le remplaçant d’Acton. Brander a un geste dédaigneux. « On s’en sort bien à cinq. » Il éteint la bibliothèque et s’étire. « Au fait, quelqu’un a vu Ken ? — Il est juste dehors, indique Nakata. Pourquoi ? — On fait la prochaine période de travail ensemble, il faut qu’on décide quand. Il a un rythme un peu bancal depuis deux jours. — Il est loin ? » demande soudain Clarke. Nakata hausse les épaules. « À peut-être dix mètres, la dernière fois que j’ai regardé. » Il est à portée. Il y a des limites à l’ajustement. D’aussi loin que la Gorge, on ne sent pas quelqu’un à l’intérieur de Beebe, par exemple. Mais à dix mètres, aucun problème. « Il s’éloigne davantage, non, d’habitude ? » demande doucement Clarke, comme si elle craignait des oreilles indiscrètes. « Presque hors de portée des instruments, la plupart du temps. Ou alors il va bosser sur son bidule bizarre. » Ils ne savent pas pourquoi ils n’arrivent pas à s’accorder avec Lubin. Lui dit qu’ils lui restent opaques aussi. Un jour, il y a environ un mois de cela, Brander a suggéré une RMN exploratoire, et Lubin a répondu qu’il ne préférerait pas. Il l’a dit sans agressivité, mais avec un ton particulier, et Brander n’en a plus reparlé ensuite. Brander braque ses calottes sur Clarke avec un petit sourire. « Je ne sais pas, Len. Tu veux lui dire en face qu’il nous ment ? » Elle ne répond pas. « Oh. » Nakata brise le silence avant qu’il devienne trop pesant. « Autre chose. En attendant l’arrivée de notre remplaçant, ils nous envoient quelqu’un pour… Ils ont appelé ça une évaluation de routine. Le médecin, vous savez, celui qui… — Scanlon. » Lenie prend soin de ne pas cracher le nom. Nakata hoche la tête. « Merde, pour quoi faire ? grogne Brander. Ça ne suffit pas qu’il nous manque quelqu’un, il faut encore qu’on reste tranquilles pendant que Scanlon s’en prend à nous ? — Ce n’est pas comme avant, d’après eux. Il vient juste observer. Pendant qu’on bosse. » Nakata hausse les épaules. « Ils disent que ce n’est vraiment qu’une formalité. Pas d’interviews, de séances ni rien. » Caraco ricane. « Vaut mieux pas. Je les laisserais m’enlever mon autre poumon avant d’accepter une nouvelle séance avec ce connard. — « Vous avez donc été sodomisé à maintes reprises par un Doberman dressé dans ce but pendant que votre mère faisait payer le spectacle, récite Brander en imitant assez fidèlement la voix de Scanlon. Et qu’est-ce que vous ressentiez, au juste ? » — « En fait, je suis plutôt un mécanicien », intervient Caraco. Il vous a dit ça, à vous aussi ? — Il m’a semblé plutôt sympa, à moi, indique Nakata avec un peu d’hésitation. — Eh bien, c’est son boulot : sembler sympa. » Caraco fait une grimace. « C’est juste qu’il est foutrement mauvais à ça. » Elle jette un coup d’œil à Clarke. « Alors, qu’est-ce que t’en dis, Len ? — Je pense qu’il a trop tiré sur la corde empathique », répond Clarke au bout d’un instant. « Non, je veux dire : on gère ça comment ? » Vaguement irritée, Clarke hausse les épaules. « Pourquoi me poser la question à moi ? — Il a intérêt à ne pas se mettre en travers de mon chemin. Ce sale petit con rondouillard. » Brander lève ses yeux vides vers le plafond. « Et lui, ils ne peuvent pas fabriquer un gel intelligent pour le remplacer ? » Hurlement TRANS/OFFI/210850:2132 C’est ma deuxième nuit dans Beebe. J’ai demandé aux participants de ne rien changer à leur comportement en ma présence, puisque je suis venu observer le fonctionnement de routine de la station. Je suis heureux d’annoncer que ma requête a été acceptée par tout le monde. C’est agréable dans la mesure où cela minimise « l’effet de l’observateur », mais peut poser des problèmes puisque les rifteurs ne suivent pas un programme précis. Cela rend plus difficile de les approcher et il y a même un employé, Ken Lubin, que je n’ai pas vu depuis mon arrivée. Mais il me reste largement le temps. Les rifteurs ont tendance à se montrer renfermés et peu communicatifs… un profane pourrait les croire maussades, mais cela correspond très exactement au profil. La station elle-même semble bien entretenue et fonctionne sans heurts, malgré un certain mépris pour les protocoles standard. Quand les lumières s’éteignent, dans la station Beebe, on n’entend rien du tout. Allongé sur sa couchette, Yves Scanlon ne tend pas l’oreille. Il n’entend aucun bruit bizarre traverser la coque. Aucune lamentation aiguë et spectrale issue du fond marin, aucun léger mugissement de vent, car il sait qu’il ne peut y avoir de vent à cet endroit. L’imagination, peut-être. Un tour que joue le tronc cérébral, une hallucination auditive. Il n’est absolument pas superstitieux, étant scientifique. Il n’entend pas le fantôme de Karl Acton en train de gémir au fond de l’océan. En fait, en se concentrant, il est à peu près certain de ne rien entendre du tout. Cela ne le dérange vraiment pas, d’être coincé dans les quartiers d’un mort. Après tout, où d’autre pourrait-il loger ? Il n’allait quand même pas emménager avec un des vampires. De toute manière, cela fait des mois qu’Acton a disparu. Scanlon se souvient de la première fois qu’il a entendu l’enregistrement. Cinq misérables petits mots : « On a perdu Acton. Désolés. » Elle avait ensuite raccroché. Quelle salope sans cœur, cette Clarke. Scanlon s’est dit à un moment qu’il pourrait se passer quelque chose entre Acton et elle, les profils suggéraient que ces deux pièces de puzzle pouvaient correspondre, mais ce n’est pas avec ce coup de téléphone qu’on en aurait su davantage à ce sujet. C’est peut-être elle, songe-t-il. Après tout, ce n’est peut-être pas Lubin, mais Clarke. « On a perdu Acton. » Voilà tout pour l’éloge funèbre. Et Fischer avant Acton, et Everitt à la station Linke. Et Singh avant Everitt. Et… Et Yves Scanlon est descendu chez eux. Il dort sur leur couchette, respire leur air. Compte les secondes, dans l’obscurité et le silence. Dans l’obscu… Dieu du ciel, mais qu’est-ce que… Et le silence. Tout est calme. Rien ne gémit, dehors. Rien du tout. TRANS/OFFI/220850:0945 Bien entendu, nous sommes tous des mammifères. D’où un rythme circadien qui se règle sur la photopériode ambiante. On sait depuis un certain temps que le rythme d’une personne privée d’indices photopériodiques a tendance à s’allonger pour se stabiliser en général entre vingt-sept et trente-six heures. Il suffit d’ordinaire de rester calé sur un horaire de travail normal de 24 heures pour empêcher cela, si bien que nous ne nous attendions pas à un problème dans les stations des grands fonds. J’avais de plus pris la précaution de recommander l’intégration d’une photopériode normale dans l’éclairage de Beebe : les lumières sont programmées pour baisser légèrement chaque jour entre 22 heures et 7 heures. Les participants semblent avoir choisi d’ignorer ces signaux. Même durant la « journée », ils gardent l’éclairage à un niveau inférieur à ceux suggérés par mes soins pour les périodes « nocturnes ». (Pour des raisons évidentes, ils préfèrent aussi garder en permanence leurs calottes oculaires ; même si je n’avais pas prédit ce comportement, il est cohérent avec le profil.) Les horaires de travail sont assez flexibles, mais il fallait s’y attendre étant donné que leurs cycles de sommeil ne cessent de se décaler les uns par rapport aux autres. Les rifteurs ne s’éveillent pas à heure fixe pour s’acquitter de leurs tâches : ils s’en occupent quand ils sont au moins deux debout en même temps. Je les soupçonne de travailler parfois seuls, ce qui contrevient aux règles de sécurité, mais il me reste à le confirmer. Pour l’instant, ces comportements peu orthodoxes ne paraissent pas graves. Le travail nécessaire est apparemment effectué à temps, malgré le sous-effectif actuel. Je crois toutefois que la situation est potentiellement problématique. L’efficacité pourrait sans doute être améliorée par une adhésion plus stricte au cycle circadien de vingt-quatre heures. Si l’ARE voulait assurer une telle adhésion, je recommanderais une thérapie à base de protéoglycane pour les participants. On peut aussi envisager un recâblage hypothalamique : c’est une solution plus invasive, mais quasiment impossible à annuler. Des vampires. C’est une bonne métaphore. Ils évitent la lumière et ont supprimé tous les miroirs. Ce qui pourrait expliquer une partie du problème. Scanlon avait des raisons très valables de recommander des miroirs. La plus grande partie de Beebe – la totalité, à part sa propre cabine – est trop sombre pour qu’on y voie sans calottes. Les vampires essayent peut-être d’économiser l’énergie. De la plus grande importance, quand on se trouve tout près de génératrices qui produisent onze mille mégawatts. Il est vrai qu’ils ont tous moins de quarante ans : ils n’arrivent sans doute pas à imaginer un monde sans rationnement de l’énergie. N’importe quoi. Il y a la logique, et il y a la logique vampire. Ne les confonds pas. Ces deux derniers jours, sortir de sa cabine lui donnait l’impression de se glisser dans une ruelle sombre. Scanlon a fini par capituler et mettre des calottes, comme les autres. Beebe lui semble désormais suffisamment éclairée, mais très pâle. Il n’y a presque pas de couleur. Comme si on lui avait retiré les cônes des yeux. Clarke et Caraco, appuyées à la cloison du compartiment humide, l’observent de leurs yeux si blancs qui vérifient son scaphandre. Pas de vivisection vampirique pour Yves Scanlon, ça non. Pas pour un séjour aussi court. Preshmesh et acrylique feront l’affaire. Il tâte un gant : cotte de mailles minuscules, pas plus grosses qu’une tête d’épingle. Il sourit. « Ça m’a l’air bon. » Les vampires se contentent d’attendre en le regardant. Allons, Scanlon, c’est toi, le mécanicien. Ce sont des machines comme tout le monde. Elles ont juste besoin d’une mise au point supplémentaire. Tu peux te charger d’elles. « Très chouette matos, fait-il remarquer en reposant le scaphandre. Évidemment, comparé à ce que vous avez dans le corps… À quoi ça ressemble, de pouvoir se transformer en poisson quand on veut ? — C’est mouillé », dit Caraco avant, un instant plus tard, de jeter un coup d’œil à Clarke. Pour voir si celle-ci approuve, peut-être. Clarke ne le quitte pas des yeux. Du moins, à ce qu’il lui semble. C’est tellement difficile à dire. Du calme. Elle essaye juste de te faire craquer. L’habituel et stupide jeu de la domination. Mais il sait que ce n’est pas tout. Dans leur for intérieur, les rifteurs ne l’aiment tout simplement pas. Parce que je sais ce qu’ils sont, voilà tout. Prenez une dizaine d’enfants, n’importe lesquels. Fouettez et mélangez soigneusement jusqu’à ce qu’il reste quelques grumeaux. Laissez mijoter deux à trois décennies, puis amenez doucement à ébullition. Écumez pour vous débarrasser des psychotiques complets, des schizophrènes dysthymiques et des personnalités multiples. (Des doutes subsistaient au sujet de Fischer, d’ailleurs, mais bon, qui n’a pas eu d’ami imaginaire à un moment ou à un autre ?) Laissez refroidir. Servez garni de dopamine. Qu’est-ce que vous obtenez ? Quelque chose qui plie mais ne rompt pas. Quelque chose qui tient dans des fissures trop tordues pour le reste d’entre nous. Des vampires. « Eh bien, reprend Scanlon dans le silence, tout colle. Je suis très impatient de l’essayer. » Sans attendre de réponse – sans s’exposer à l’absence de réponse –, il monte au niveau supérieur. Du coin de l’œil il voit Clarke et Caraco échanger un regard. Il se retourne d’un geste totalement désinvolte, mais trop tard pour voir un sourire sur leurs visages. Allez-y, mesdames. Profitez-en tant que vous le pouvez. Le salon est vide. Scanlon le traverse, s’enfonce dans la coursive. Il vous reste peut-être cinq ans avant d’être obsolètes. Sa cabine – celle d’Acton – est la troisième sur la gauche. Cinq ans, avant que tout ça puisse fonctionner seul sans votre aide. Il ouvre le panneau : une lumière brillante se déverse, qui l’aveugle le temps que ses calottes compensent. Scanlon pénètre à l’intérieur, referme le panneau. S’affaisse contre celui-ci. Merde. Pas de verrou. Au bout de quelque temps, il se rallonge sur la couchette, les yeux fixés sur un plafond encombré. On aurait peut-être dû attendre, après tout. Ne pas les laisser nous bousculer. Il aurait suffi qu’on commence par prendre le temps de bien faire… Mais ils n’avaient pas eu le temps. L’automatisation totale au lancement aurait retardé le programme plus longtemps que les appétits civilisés n’étaient prêts à attendre. Et de toute manière, les vampires étaient déjà là. Ils seraient très utiles à court terme, puis on les renverrait chez eux et ils seraient ravis de partir de là. Qui ne le serait pas ? La possibilité d’une dépendance n’avait même pas été évoquée. À première vue, cela semblait dément. Comment quiconque pourrait-il devenir accro à un tel endroit ? Quel genre de paranoïa s’était emparé de l’ARE pour qu’elle s’inquiète que les gens refusent de partir ? Mais Yves Scanlon n’est pas un profane : il ne se laisse pas abuser par les simples apparences. Il a dépassé l’anthropomorphisme. Il le sait, lui qui a plongé son regard dans tous ces yeux de morts-vivants, là-haut dans son propre monde comme ici dans le leur : les vampires ne vivent pas de la même manière. Ils sont peut-être bien trop heureux, à cet endroit. C’est une des deux questions auxquelles Scanlon a l’intention de répondre. En espérant qu’ils ne s’en apercevront pas avant la fin de son séjour. Inutile qu’ils l’aiment encore moins. Bien entendu, ce n’est pas leur faute. Ils sont juste programmés comme cela. Ils ne peuvent pas s’empêcher de le détester, pas davantage qu’il ne peut lui-même susciter le sentiment opposé. Le preshmesh est mieux que la chirurgie. C’est à peu près tout ce qu’il peut dire en sa faveur. La pression en unit toutes les minuscules plaques autobloquantes, qui semblent se resserrer jusqu’à ne plus être qu’à un micron de réduire son corps en bouillie. Les articulations sont raides. Cela ne présente évidemment pas le moindre danger. Pas le moindre. De plus, Scanlon peut respirer de l’air à pression normale quand il sort, et personne n’a eu besoin de lui ôter la moitié de la poitrine entre-temps. Il est dehors depuis désormais un quart d’heure. Beebe se trouve juste à quelques mètres. Pour son voyage inaugural, Clarke et Brander l’escortent, mais en gardant leurs distances. D’un coup de pied maladroit, Scanlon s’écarte du fond : le preshmesh lui permet de nager comme s’il avait des attelles aux bras et aux jambes. Du coin de l’œil il voit des ombres évoluer sans effort : les vampires. Son casque ressemble au centre de l’univers. Où qu’il regarde, l’océan noir pèse d’un poids infini sur l’acrylique. Un minuscule défaut près de la jointure de cou attire son regard et il voit, horrifié, une fissure de plus en plus longue traverser son champ de vision. « Au secours ! Faites-moi rentrer ! » Il palme frénétiquement en direction de Beebe. Personne ne répond. « Mon casque ! Mon ca…» La fissure ne se contente plus de s’allonger, elle se tortille, se convulse latéralement au coin de la bulle du casque comme… comme… Des yeux jaunes et vides le regardent depuis l’océan. Une main noire, en silhouette sur le halo de Beebe, s’approche de son visage… « Ahhh…» Un pouce comprime la fissure du casque de Scanlon. Elle s’écrase, explose : de petits filaments sanglants s’étalent sur l’acrylique. La seconde moitié de la fissure se détache et s’éloigne en se tortillant dans l’eau, s’enroule, se déroule… Meurt. Scanlon halète de soulagement. Un ver. Une saloperie de connard d’ascaride sur ma visière et j’ai cru mourir, j’ai cru… Oh mon Dieu. Je me suis complètement ridiculisé. Il explore les alentours du regard. Brander, qui flotte près de son épaule droite, montre les restes sanglants encore collés au casque. « S’il s’était vraiment fissuré, vous n’auriez pas eu le temps de vous plaindre. Vous ressembleriez exactement à ça. » Scanlon s’éclaircit la gorge. « Merci. Désolé, je… Eh bien, comme vous le savez, je suis nouveau, ici. Merci. — Au fait. » La voix de Clarke. Ou ce qu’il en reste, une fois passée par les machines. Scanlon s’agite dans tous les sens jusqu’à ce qu’elle apparaisse au-dessus de sa tête. « Combien de temps allez-vous rester nous étudier ? » demande-t-elle. Une question neutre. Parfaitement raisonnable. On pourrait même se demander pourquoi personne ne l’a posée avant. « Au moins une semaine. » Son cœur ralentit à nouveau. « Peut-être deux. Le temps qu’il faudra pour être sûr que tout se déroule bien. » Elle garde le silence une seconde. Puis : « Vous mentez. » Bizarrement, cela ne ressemble pas à une accusation, plutôt à une simple observation. Peut-être à cause du vocodeur. « Pourquoi dites-vous ça ? » Elle ne répond pas. Quelque chose d’autre s’en charge, pas tout à fait un gémissement, pas tout à fait une voix. Pas tout à fait assez faible pour qu’on puisse l’ignorer. Scanlon sent l’abysse lui dégouliner dans le dos. « Vous avez entendu ça ? » Clarke descend devant lui jusqu’au fond marin en pivotant pour continuer à le voir. « Entendu quoi ? — Ce…» Scanlon tend l’oreille. Un vague grommellement tectonique. C’est tout. « Rien. » Elle remonte en biais du fond, glisse dans l’eau en direction de Brander. « On va travailler, bourdonne-t-elle à l’intention de Scanlon. Vous savez faire fonctionner le sas. » Les vampires disparaissent dans la nuit. Beebe brille de façon engageante. Seul et soudain nerveux, Scanlon bat en retraite dans le sas. Mais je ne mentais pas. Je ne mentais pas. Il n’en avait pas eu besoin, pas encore. Personne n’a posé les bonnes questions. Mais quand même. Cela semble bizarre qu’il ait à s’en souvenir. TRANS/OFFI/230850:0830 Je suis sur le point d’effectuer ma première sortie prolongée. On a apparemment demandé aux participants d’attraper un poisson pour un des consortiums pharmaceutiques. Washington/Rand, je crois. Je trouve ça un peu curieux : d’habitude, les consortiums ne s’intéressent qu’aux bactéries et les font recueillir par leur propre personnel. Mais cela permet aux participants de faire quelque chose de différent et à moi-même de les voir à l’œuvre. Je m’attends à ce que ce soit très instructif. Quand Scanlon traverse le salon, Brander est penché sur la bibliothèque, les doigts immobiles sur le clavier. Il ne se sert pas d’un casque : tous sont encore accrochés. Ses yeux vides sont braqués sur l’écran plat. L’écran est éteint. Scanlon hésite. « Je sors. Avec Clarke et Caraco. » Les épaules de Brander se soulèvent et retombent en un geste presque imperceptible. Un soupir, peut-être. Ou un haussement d’épaules. « Les autres sont à la Gorge. Vous serez le seul… je veux dire : vous allez nous télésuivre depuis les Comm ? — Vous nous avez dit de ne rien changer à nos habitudes, rappelle Brander sans lever les yeux. — C’est vrai, Michael, mais… » Brander se lève. « Alors décidez-vous. » Il disparaît dans la coursive. Scanlon le regarde partir. Bien entendu, cela ne pourra que figurer dans mon rapport. Mais tu t’en fiches. Pour le moment. Ça risque de changer bientôt. Scanlon descend dans la pièce humide, où il ne trouve personne. Il se débrouille pour enfiler seul son scaphandre, consacre quelques instants supplémentaires à s’assurer que la bulle de son casque est parfaitement propre. Il rattrape Clarke et Caraco juste à l’extérieur : Clarke contrôle un quatuor de calmars en surplace au-dessus du fond. L’un d’eux est amarré à une boîte à spécimen qui repose sur le plancher océanique, un caisson résistant à la pression long de plus de deux mètres. Caraco le règle à une flottabilité neutre, si bien qu’il se soulève de quelques centimètres. Ils se mettent en route sans un mot. Les calmars les remorquent dans l’abysse, Scanlon et le caisson derrière les deux femmes. Il regarde en arrière. Les lumières rassurantes de Beebe se délavent, passant de jaune à gris avant de disparaître complètement. Pris d’un soudain besoin de réconfort, il parcourt les canaux de son modem acoustique. Voilà : la balise de guidage. On n’est jamais vraiment perdu, au fond de l’eau, tant qu’on l’entend. Clarke et Caraco avancent sans lumières. Même leurs calmars ne brillent pas. Ne dis rien. Tu ne veux pas qu’ils changent quoi que ce soit à leurs habitudes, tu te souviens ? Même s’ils n’y changeraient rien de toute manière. Du coin de l’œil il lui arrive de voir de vagues et brefs éclairs, mais ils disparaissent toujours quand il les regarde. Au bout de quelques interminables minutes, une tache lumineuse apparaît peu à peu droit devant, se précise en un ensemble de balises cuivrées et de gratte-ciel aussi sombres qu’anguleux. Les vampires évitent la lumière, la contournent de biais. Scanlon et la cargaison suivent, impuissants. Ils s’installent tout près de la Gorge, à la frontière entre lumière et obscurité. Caraco détache le caisson tandis que Clarke monte dans la colonne au-dessus d’eux. Elle tient quelque chose dans la main droite, mais Scanlon n’arrive pas à voir de quoi il s’agit. Elle le brandit comme pour le montrer à une foule invisible. L’objet stridule. On dirait tout d’abord un moustique très bruyant. Puis il descend comme par une sorte d’effet Doppler à un grognement grave avant de revenir à d’irrégulières hautes fréquences. Et voilà qu’enfin, Lenie Clarke allume sa frontale. Elle flotte là-haut comme un ascendant crucifié, avec la main qui gémit en direction de l’abysse et la lumière sur son front qui balaie les eaux comme… … comme la cloche du dîner, s’aperçoit Scanlon au moment où quelque chose se précipite sur elle depuis les ténèbres, quelque chose de presque aussi gros qu’elle, et mon Dieu, avec de ces dents… La créature engloutit la jambe de Lenie Clarke jusqu’à l’aine. La jeune femme ne se laisse pas déconcerter. Elle abaisse brutalement la main gauche, dans laquelle une matraque vient d’apparaître par magie. La créature enfle et éclate à deux endroits, des grappes de bulles traversent la chair comme des champignons argentés pour s’envoler en frémissant vers le ciel. L’animal convulse, son gosier un monstrueux fourreau autour de la jambe de Clarke. Le vampire se penche pour déchirer celui-ci à mains nues. Toujours occupée avec le caisson, Caraco lève les yeux. « Hé, Len, ils le voulaient intact. — Pas la bonne espèce », bourdonne Clarke. L’eau autour d’elle est remplie de morceaux de chair sur lesquels se précipitent des charognards. Clarke les ignore et pivote lentement pour fouiller l’abysse du regard. Caraco : « Derrière toi, à quatre heures. — J’y suis », répond Clarke en se tournant dans la direction indiquée. Il ne se passe rien. La carcasse déchiquetée, toujours agitée de soubresauts, dérive vers le fond, entourée de tous côtés de charognards étincelants. La boîte parlante que Clarke tient à la main gargouille et gémit. Comment… Scanlon remue la langue, prêt à parler à voix haute. « Pas maintenant, lui bourdonne Caraco avant qu’il y arrive. Il n’y a rien, là. Qu’est-ce qu’elles ont repéré ? La bête arrive vite, tout droit, exactement face à Lenie Clarke. « Ça conviendra », dit celle-ci. Une explosion étouffée sur la gauche de Scanlon. Une fine traînée de bulles s’étire de Caraco au monstre, reliant l’un et l’autre en une seconde. L’impact soudain fait sursauter la créature. Clarke s’efface alors quand celle-ci lui passe à côté en se débattant pour tenter de se débarrasser de la fléchette de Caraco plantée dans son flanc. La frontale de Clarke s’éteint, sa boîte parlante se tait. Caraco range le pistolet à fléchettes et monte la rejoindre. Les deux femmes manœuvrent leur proie pour la faire descendre vers le caisson. Elle essaye de les mordre, faible et maladroite. Clarke et Caraco la poussent dans le caisson, dont elles referment le couvercle. « Les doigts dans le nez, bourdonne Caraco. — Comment saviez-vous qu’il arrivait ? demande Scanlon. — Ils viennent toujours, explique Caraco. Ils se font avoir par le bruit. Et par la lumière. — Je veux dire : comment saviez-vous dans quelle direction ? À l’avance ? » Un instant de silence. « On finit par le sentir, au bout d’un moment, répond enfin Clarke. — Surtout avec ça », ajoute Caraco. Elle brandit un pistolet sonar, qu’elle remet ensuite dans sa ceinture. Le convoi se reforme. Il y a un endroit prédéterminé pour déposer les monstres, à une centaine de mètres de la Gorge. (Laisser les étrangers s’aventurer trop avant sur son terrain de jeu n’a jamais emballé l’ARE.) Une fois encore, les vampires délaissent la lumière pour l’obscurité, Scanlon dans leur sillage. Ils avancent dans un monde sans la moindre forme, à part le cercle de boue qui défile dans sa frontale. Clarke se tourne soudain vers Caraco. « J’y vais », bourdonne-t-elle avant de se fondre dans le néant. Scanlon accélère son calmar pour remonter au niveau de Caraco. « Elle part où ? — On est arrivés », dit Caraco. Ils continuent sur leur lancée jusqu’à l’arrêt complet. Caraco retourne en palmant vers le calmar téléguidé, presse une touche : des boucles se défont, des sangles se rétractent. Le caisson flotte en toute liberté, puis descend se poser sur un bosquet de vers tubicoles quand Caraco diminue sa flottabilité. « Len… euh, Clarke, rappelle Scanlon. — Ils ont besoin d’aide supplémentaire à la Gorge. Elle y est allée. » Scanlon vérifie son canal de modem. Il utilise le bon, bien entendu, sinon, il n’aurait pas entendu Caraco. Ce qui veut dire que Clarke et les vampires à la Gorge ont dû se servir d’une fréquence différente. Nouvelle transgression des règles de sécurité. Mais il n’est pas idiot, il sait ce qui s’est passé. Ils ont uniquement changé de canal parce que lui était là. Ils essayent juste de le garder à l’écart. Typique. D’abord ces enfoirés de l’ARE, maintenant leurs employés… Un bruit, derrière. Un léger bourdonnement électrique. Le bruit d’un calmar qui démarre. Scanlon se retourne. « Caraco ? » Sa frontale balaye le caisson, le calmar, le fond, l’eau. « Caraco ? Vous êtes là ? » Caisson. Calmar. Boue. « Ohé ? » De l’eau vide. « Oh, Caraco ! Mais qu’est-ce que vous fou…» Un léger choc, tout près. Il essaye de regarder de tous les côtés à la fois. Une de ses jambes s’appuie au caisson. Celui-ci oscille. Il plaque son casque dessus. Oui. Quelque chose à l’intérieur, étouffé, mouillé. Qui cogne. Essaye de sortir. Il ne peut pas. Impossible. Il est en train de mourir là-dedans, c’est tout. Il s’éloigne, se laisse dériver vers le haut dans la colonne d’eau. Il se sent très exposé. Quelques coups de pied donnés avec raideur le ramènent au fond. C’est un peu mieux. « Caraco ? Mais enfin, Judy… » Oh mon Dieu. Elle m’a abandonné là. Elle m’a tout simplement laissé là, putain. Il entend quelque chose gémir, tout près. À l’intérieur de son casque, en fait. TRANS/OFFI/230850:2026 Aujourd’hui, j’ai accompagné Judy Caraco et Lenie Clarke à l’extérieur, où j’ai assisté à plusieurs événements qui me paraissent préoccupants. Les deux participantes ont traversé des zones non éclairées sans allumer leurs frontales et ont passé des périodes de temps considérables à l’écart de leurs compagnons de plongée ; à un moment, Caraco m’a tout simplement abandonné sans prévenir au fond de l’eau. C’est un comportement potentiellement délétère, même si, bien entendu, j’ai pu regagner Beebe grâce à la balise de guidage. Je n’ai encore obtenu aucune explication à ce sujet. Les v… Le reste du personnel n’a pas encore regagné la station. J’arrive à en repérer deux ou trois au sonar, j’imagine que les autres sont simplement dissimulés par la réverbération de fond. Là encore, c’est un comportement des plus risqués. Une telle témérité semble ici typique. Elle implique une relative indifférence au bien-être personnel, attitude tout à fait conforme au profil que j’ai développé au début du programme rifteur. (La seule autre explication est qu’ils n’ont tout simplement pas conscience des dangers de cet environnement, ce qui est improbable.) Elle est également conforme à une dépendance post-traumatique généralisée aux environnements hostiles. Ce qui ne constitue pas une preuve en soi, bien entendu, mais j’ai aussi remarqué une ou deux choses qui, considérées dans leur ensemble, pourraient être sources d’inquiétude. Michael Brander, par exemple, a des antécédents qui vont de l’abus de caféine et de sympathomimétiques au traficotage limbique. On sait qu’il est arrivé à Beebe avec une réserve substantielle de dermes de phencyclidine ; je viens de la retrouver dans sa cabine et de constater avec surprise qu’il n’y avait presque pas touché. Physiologiquement parlant, la phencyclidine ne crée aucune dépendance – les filtres de sélection éliminent du programme les dépendants à des drogues exogènes –, mais le fait est que Brander était accro en arrivant ici et qu’il ne l’est plus. Je ne peux que me demander par quoi il a remplacé cette dépendance. La pièce humide. « Ah, vous voilà enfin ! Où êtes-vous allée ? — Il fallait que je récupère cette cartouche. Tête sulfure défectueuse. — Vous auriez pu me le dire. J’étais censé vous accompagner partout, vous vous souvenez ? Vous m’avez tout bonnement abandonné. — Vous êtes rentré. — Ce n’est pas… Il ne s’agit pas de ça, Judy. On n’abandonne pas quelqu’un au fond de l’océan sans un mot. Et s’il m’était arrivé quelque chose ? — On sort seuls tout le temps. Ça fait partie du boulot. Attention avec ce truc, il est glissant. — Les procédures de sécurité font aussi partie du boulot. Même pour vous. Et surtout pour moi, Judy, je ne suis pas comme un poisson dans l’eau, ici, ah ah. Forcément, je suis un peu perdu. — … — Pardon ? — Il nous manque du personnel, n’oubliez pas. On ne peut pas se permettre de faire équipe tout le temps. Et vous êtes un homme costaud… bon, un homme, en tout cas. Je ne pensais pas que vous aviez besoin d’une baby-si… — Merde ! Ma main ! — Je vous avais dit de faire attention. — Aïe. Mais combien pèse cette cochonnerie ? — Dans les dix kilos, sans toute la vase. J’aurais sans doute dû la rincer. — J’imagine. Je crois que l’une des têtes m’a ouvert la peau en descendant. Merde, je saigne. — Désolée. — Ouais. Bon, écoutez, Caraco, je regrette que le baby-sitting vous prenne à rebrousse-poil, mais s’il y en avait eu un peu plus, Acton et Fischer seraient peut-être toujours en vie, vous ne croyez pas ? Un peu plus de baby-sitting et… Vous avez entendu ça ? — Quoi ? — Dehors. Ce… cette espèce de gémissement… — … — Allons, Car… Judy. Vous l’avez forcément entendu ! — La coque a peut-être bougé. — Non, il y a vraiment eu quelque chose. Et ce n’est pas la première fois, en plus. — Je n’ai rien entendu. — Vous auriez… Où allez-vous ? Vous venez juste de revenir ! Judy…» Claquement. Sifflement. « … ne partez pas…» TRANS/OFFI/250850:2120 J’ai demandé à chacun des participants de passer un scanner de routine dans le compartiment médical… ou plutôt je l’ai demandé en personne à la plupart d’entre eux et les ai priés de passer le mot à Ken Lubin, que j’ai vu maintenant plusieurs fois, mais à qui je n’ai jamais parlé. (J’ai tenté à deux reprises d’engager la conversation avec M. Lubin, sans succès.) Bien entendu, les participants savent qu’ils peuvent passer au scanner sans contact physique avec moi, et ils sont capables de l’utiliser au moment qui leur convient sans même que je sois présent. Toujours est-il que, même si aucun d’eux n’a explicitement refusé ma demande, j’ai remarqué qu’ils s’y conformaient avec un considérable manque d’enthousiasme. Il est à peu près évident (et tout à fait conforme à mon profil) qu’ils ont tendance à considérer cela comme une intrusion et qu’ils chercheront à éviter de le passer. Pour le moment, je n’ai réussi à obtenir de comptes rendus que pour Alice Nakata et Judy Caraco. Je joins les binaires à ce rapport : tous deux montrent une production élevée de dopamine et de noradrénaline, mais je ne suis pas en mesure d’établir si cela a commencé avant ou après le début de leur service ici. Le niveau de GABA et d’autres inhibiteurs est lui aussi un peu élevé, séquelle de leur plongée précédente (moins d’une heure avant le passage au scanner). Les autres n’ont pu jusqu’ici « trouver le temps » pour un examen. Dans l’intervalle, j’en suis venu à étudier les blessures enregistrées dans la mémoire du scanner. Comme on pouvait s’y attendre, les blessures physiques ne sont pas rares, ici, encore qu’il y en a moins depuis un certain temps. Aucun traumatisme crânien n’a été répertorié, en tout cas aucun qui justifierait une RMN. Ce qui a pour effet de limiter mes données sur la chimie cérébrale à ce que les participants consentiront à me fournir sur demande… pas grand-chose, jusqu’ici. Si cela ne change pas, le gros de mes analyses devra se baser sur des observations comportementales. Aussi médiéval que cela en a l’air. Qui cela pourrait-il être ? Qui ? La première fois qu’Yves Scanlon a coulé dans l’abysse, il avait deux questions en tête. Il s’intéresse désormais à la seconde, allongé dans sa cabine, séparé de Beebe par un casque vidéo et la base de données du personnel dans sa poche de chemise. Il est pour le moment miséricordieusement aveugle à la plomberie et à la condensation. Mais pas sourd. Hélas. De temps en temps lui parviennent des pas, ou des chuchotements, ou, lui semble-t-il, le cri lointain de quelque chose en proie à d’atroces souffrances, mais il parle alors un peu plus fort dans le capteur, noie les bruits malvenus en aboyant des commandes de défilement vers le haut, de liaison de fichiers, de recherche de mots-clés. Les dossiers du personnel dansent à l’intérieur de ses yeux, lui permettant presque d’oublier où il se trouve. L’intérêt particulier qu’il porte à cette question n’a pas reçu l’approbation de ses employeurs. Pourtant ils savent… Oh que oui, ils savent. Mais ils ignorent que moi, je sais. Rowan et ses copains sont de tels enculés. Ils lui mentent depuis le début. Scanlon ne sait pas pourquoi. Ça ne l’aurait pas gêné, s’ils l’avaient simplement traité sur un pied d’égalité. Mais ils avaient gardé le secret. Comme s’il n’était pas capable de comprendre tout seul. Ça saute aux yeux. Il y a plus d’un moyen de faire un vampire. En général, on prend quelqu’un qui a le cerveau foiré et on lui fait suivre un entraînement. Mais pourquoi ne pas prendre quelqu’un qui en a déjà suivi un et lui foirer le cerveau ? Ça pourrait même coûter moins cher. Une chasse aux sorcières peut vous en apprendre beaucoup. Toute cette hystérie sur les souvenirs refoulés qu’avaient connue les années 1990, par exemple : tant de personnes qui se souvenaient soudain avoir été maltraitées, ou enlevées par des extraterrestres, ou avoir vu leur chère mamie préparer du ragoût de bébés dans son chaudron. Il n’a pas fallu grand-chose, il n’y a pas eu besoin d’aller dans votre tête recâbler physiquement les synapses : le cerveau est assez naïf pour se reconfigurer lui-même si on lui parle gentiment. La plupart de ces pauvres types ne se rendaient même pas compte qu’ils étaient en train de le faire. Désormais, quelques semaines d’hypnothérapie suffisent. Les bonnes suggestions, effectuées exactement de la bonne manière, peuvent susciter la construction de souvenirs à partir de bric et de broc. Une espèce d’effet en cascade neurologique. Et une fois que vous pensez avoir subi des mauvais traitements, eh bien, pourquoi votre psychisme ne s’adapterait-il pas à cette croyance ? C’est une bonne idée. Quelqu’un d’autre a été du même avis, du moins c’est ce que Scanlon a entendu dire par Mezzich deux semaines plus tôt. Rien d’officiel, bien entendu, mais il y aurait peut-être déjà quelques prototypes dans le système. Peut-être quelqu’un ici même à Beebe, un testament vivant du Syndrome des Faux Souvenirs Induits. Peut-être Lubin. Ou Clarke. Ce pourrait être n’importe qui, en fait. Ils auraient dû me le dire. D’accord, ils le lui ont dit. À son arrivée, ils lui ont annoncé qu’ils en étaient au début. Vous aurez voix au chapitre dans à peu près tous les domaines, voilà ce qu’avait promis Rowan. La conception, les suivis. Ils lui avaient même proposé de le créditer automatiquement comme coauteur de toutes les publications non classifiées. Yves Scanlon était censé être leur égal, bordel. Puis ils l’avaient isolé dans une petite pièce pour qu’il marmonne des trucs aux recrues pendant qu’eux prenaient toutes les décisions là-haut dans ce putain de trente-cinquième étage. Mentalité d’entreprise classique. La connaissance était le pouvoir. Les corpos ne disaient jamais rien à personne. J’ai été idiot de les croire aussi longtemps. De leur envoyer mes recommandations, d’attendre qu’ils tiennent quelques-unes de leurs promesses. Et voilà l’os qu’ils me jettent. Ils me collent au fond de cette saloperie d’océan avec ces cinglés post-traumatiques parce que personne d’autre ne veut mettre les mains dans la merde. Fais chier, putain ! je ne suis tellement plus dans le coup qu’il faut que j’arrache les dernières rumeurs à un has been comme Mezzich ? Toujours est-il qu’il se demande de qui il pourrait s’agir. Brander ou Nakata, peut-être. Le dossier de celle-ci montre une formation en ingénierie géothermique et en techniques de haute pression ; quant à Brander, il détient un master en écologie des systèmes avec une spécialisation en génomique. Une formation bien trop poussée pour un vampire moyen. À supposer qu’une telle chose existe. Attends un peu. Pourquoi ferais-je confiance à ces fichiers ? Après tout, si Rowan garde le secret là-dessus, elle n’est peut-être pas assez idiote pour laisser des indices dans les dossiers du personnel de l’ARE. Scanlon réfléchit à la question. Partons du principe que les fichiers ont été modifiés. Il devrait peut-être jeter un coup d’œil aux candidats les moins probables. Il demande un tri par niveau universitaire croissant. Lenie Clarke. Des études de médecine abandonnées en première année, une formation de base en technologie virtuelle. L’ARE l’avait recrutée au sortir de l’Aquarium de Hongcouver. Au service des relations publiques. Mmm. Quelqu’un d’aussi doué en société que Lenie Clarke, aux relations publiques ? Peu probable. Je me demande si… Mon Dieu. Ça recommence. Yves Scanlon détache son casque et fixe le plafond. Le bruit, à peine audible, semble s’infiltrer par la coque. Je commence à m’y habituer, en fait. Cela soupire à travers la cloison, diminue, disparaît. Scanlon patiente. Il se rend compte qu’il retient sa respiration. Là. Quelque chose de très lointain. De très… Seul. Ça a l’air très seul. Il connaît ce sentiment. Le salon est vide, mais quelque chose jette une légère ombre sur le seuil des Comm. Une voix douce sort du compartiment : celle de Clarke, semble-t-il. Scanlon écoute quelques secondes. Elle liste des taux de consommation de ressources et les dernières pièces de matériel qui ont lâché. On dirait une communication de routine avec l’ARE. Clarke raccroche juste avant que Scanlon entre dans son champ de vision. Elle est affalée sur la chaise, une tasse de café à portée de main. Tous deux s’évaluent silencieusement du regard quelques instants. « Il y a quelqu’un d’autre dans les parages ? » demande Scanlon. Elle secoue la tête. « J’ai cru entendre quelque chose, il y a deux ou trois minutes. » Elle se retourne face aux commandes. Deux icônes clignotent sur l’affichage principal. « Qu’est-ce que vous faites ? Elle désigne le pupitre d’un geste vague. « Du télésuivi. J’ai pensé que ça devrait vous plaire, pour changer. — Oh, mais j’avais dit… — De ne pas modifier nos habitudes », l’interrompt Clarke. Elle semble fatiguée. « Vous vous attendez toujours à ce que vos sujets vous obéissent aveuglément ? — C’est ce que vous pensez que je voulais dire ? » Elle pousse un petit grognement, le dos toujours tourné. « Écoutez, lance Scanlon, vous êtes sûre de n’avoir rien entendu, quelque chose comme…»… comme un fantôme, Clarke ? Un bruit du genre de celui que pourrait faire ce pauvre Acton décédé tout en regardant ses propres restes pourrir quelque part sur le rift ? « Ne vous inquiétez pas pour ça », répond-elle. Aha. « Alors vous avez bien entendu quelque chose. » Et elle sait ce que c’est. Ils le savent tous. « Ce que j’entends, affirme-t-elle, ne regarde que moi. » Tu comprends l’allusion, Scanlon ? Mais il ne peut aller nulle part sinon retourner dans sa cabine. Et la perspective de se retrouver seul, sur le moment… Étrangement, même la compagnie d’un vampire semble préférable. Elle se tourne face à lui. « Autre chose ? — Pas vraiment. C’est juste que le sommeil a l’air de vouloir m’échapper. » Scanlon affiche un sourire désarmant. « J’imagine que je ne suis pas habitué à cette pression. » Voilà, très bien. Mets-la à l’aise. Reconnais sa supériorité. Elle se contente de le regarder fixement. « Je ne sais pas comment vous faites pour supporter ça mois après mois, ajoute-t-il. — Bien sûr que si, vous savez. Vous êtes psychiatre. C’est vous qui nous avez choisis. — En fait, je suis plutôt un mécanicien. — Bien entendu, dit-elle d’une voix inexpressive. C’est votre boulot de garder les choses cassées. » Il détourne le regard. Elle se lève et avance d’un pas vers le panneau. Elle semble avoir perdu toute velléité de télésuivi. Scanlon s’écarte. Elle le frôle au passage, se débrouille pour éviter tout contact physique dans cet espace exigu. « Écoutez, lâche-t-il, si vous me montriez vite fait la procédure pour le télésuivi ? Je ne connais pas très bien cet équipement. » C’est trop évident. Il sait qu’elle voit clair dans son jeu avant même que les mots n’aient quitté sa bouche. Mais c’est aussi une demande tout à fait raisonnable de la part de quelqu’un dans son rôle. Il s’agit d’évaluer la routine, après tout. Elle le regarde un instant, la tête un peu penchée sur le côté. Son visage comme toujours inexpressif réussit à donner l’impression d’un vague sourire. Elle finit par se rasseoir. Elle déroule un menu. « Voilà la Gorge. » Un groupe de rectangles lumineux nichés dans des courbes de niveau. « Affichage thermique. » L’image éclate en fausses couleurs psychédéliques, points chauds rouges et jaunes qui palpitent irrégulièrement le long de la fissure principale. « En télésuivi, on s’embête rarement avec le thermique, explique Clarke. De toute manière, dehors, on s’aperçoit soi-même plus vite du problème. » Les couleurs psychédéliques disparaissent dans du vert et du gris. Et que se passe-t-il si quelqu’un se fait surprendre dehors sans que rien ici vous montre qu’il a des problèmes ? Scanlon ne pose pas la question à voix haute. Rien qu’un autre raccourci. Clarke panoramique, déniche deux icônes alphanumériques. « Alice et Ken. » Un autre point chaud rouge apparaît par le coin supérieur gauche de l’affichage. Non, attends un peu, elle a désactivé le thermique. « Hé, fait Scanlon, c’est un détecteur de décès…» Pas d’alarme sonore. Pourquoi n’y en a-t-il pas ?… Ses yeux parcourent ce pupitre qu’il connaît mal. Où est-ce, où… Merde… L’alarme a été désactivée. « Regardez ! » Scanlon désigne l’affichage. « Ne pouvez-vous pas…» Clarke lève presque paresseusement les yeux vers lui. Elle ne semble pas comprendre. Il tend le pouce vers le bas. « Quelqu’un vient juste de mourir dehors ! » Elle regarde l’écran, secoue lentement la tête. « Non… — Espèce de connasse, tu as coupé l’alarme ! » Il touche une icône de contrôle. La station se met à hurler. Surpris, Scanlon recule d’un bond et se cogne à la cloison. Clarke l’observe, les sourcils légèrement froncés. « Mais qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? » Il l’attrape par les épaules. « Fais quelque chose ! Appelle Lubin, appelle… » L’alarme est assourdissante. Il secoue sans ménagements la jeune femme, la tire hors de son siège… Et se souvient, mais trop tard : On ne touche pas Lenie Clarke. Quelque chose passe sur le visage de la jeune femme. Il se fripe presque, juste sous le nez de Scanlon. Lenie Clarke la reine de glace a soudain disparu et il ne reste à sa place qu’une gamine battue, aveugle, dont le corps tremble et dont la bouche répète en boucle les mêmes mots, que Scanlon n’entend pas dans le vacarme, mais lit sur les lèvres : pardon pardon pardon… Tout cela en à peine quelques secondes avant qu’elle se cristallise. Elle semble se durcir contre le bruit, contre l’agression de Scanlon. Son visage se vide totalement. Elle quitte d’un coup son siège, plus grande de quelques centimètres qu’elle ne le devrait. Une main se lève, attrape Yves Scanlon par la gorge. Pousse. Il recule dans le salon en titubant et en battant des bras. La table apparaît sur le côté : il s’appuie dessus pour reprendre son équilibre. Soudain, Beebe retrouve le silence. Scanlon inspire à fond. Un autre vampire a fait son apparition dans sa vision périphérique, debout d’un air impassible à l’entrée de la coursive. Scanlon l’ignore. Juste devant lui, dos tourné, Lenie Clarke s’est rassise dans le compartiment de comm. Scanlon fait un pas en avant. « C’est Karl », explique-t-elle avant qu’il puisse dire un mot. Il lui faut un moment pour réaliser : Acton. « Mais… c’était il y a des mois, contre Scanlon. Vous l’avez perdu. On l’a perdu. » Elle respire, lentement. « Il est descendu dans un fumeur. Juste avant une éruption. — Je suis désolé, assure Scanlon. Je… ne savais pas. — Ouais. » Elle parle d’une voix tendue par une indifférence contrôlée. « Il est descendu trop loin pour que… On ne peut pas le récupérer. Trop dangereux. » Elle se tourne vers lui, d’un calme impossible. « Mais le détecteur de décès fonctionne toujours. Il continuera à hurler jusqu’à ce que sa batterie soit vide. Elle hausse les épaules. « C’est pour ça qu’on coupe l’alarme. — Je ne vous reproche rien, dit doucement Scanlon. — Imaginez, lui réplique Clarke, à quel point votre approbation me réconforte. » Il se retourne pour partir. « Attendez, dit-elle. Je peux zoomer pour vous. Je peux vous montrer l’endroit exact où il est mort, à résolution max. — Ce n’est pas nécessaire. » Elle enfonce quelques touches. « Pas de problème. C’est normal que ça vous intéresse. Quel genre de mécanicien ne voudrait pas savoir les spécifications fonctionnelles de ses propres créations ? » Elle réorganise l’affichage comme un sculpteur, le réduit encore et encore jusqu’à ce qu’il ne reste rien qu’un enchevêtrement de vagues lignes vertes, avec un point rouge qui palpite. « Il s’est retrouvé coincé dans une crevasse secondaire, explique-t-elle. Ça semble encore bien étroit maintenant, une fois toute la chair bouillie et partie. On se demande comment il a fait pour descendre là quand il était encore en un seul morceau. » Elle parle sans accentuer la moindre syllabe. Comme si elle racontait les vacances d’un ami. Scanlon sent ses yeux sur lui. Il garde les siens sur l’écran. « Et Fischer, dit-il, qu’est-ce qui lui est arrivé ? » Du coin de l’œil : elle commence à se tendre, transforme cette tension en haussement d’épaules. « Qui sait ? Peut-être qu’Archie l’a eu. — Archie ? — Archie Teuthis. » Scanlon ne reconnaît pas le nom, qui ne figure dans aucun de ses fichiers, pour autant qu’il le sache. Il réfléchit, décide de ne pas insister. « Est-ce que le détecteur de décès, celui de Fischer, s’est déclenché, au moins ? — Il n’en avait pas. » Elle hausse les épaules. « L’abysse peu vous tuer de bien des manières, Scanlon. Dont certaines qui ne laissent aucune trace. — Je… Désolé si je vous ai offensée, Lenie. » Un coin de la bouche de la jeune femme tressaute à peine. Et il est vraiment désolé. Même si ce n’est pas de sa faute. Ce n’est pas moi qui vous ai rendu comme vous êtes, veut-il dire. C’est quelqu’un d’autre qui vous a réduit en morceaux, pas moi. Je suis juste venu après pour vous trouver une utilité. Je vous ai donné un but, un but plus important que vous n’en aviez jamais eu. Est-ce vraiment si mal ? Il n’ose pas poser la question à voix haute, aussi se tourne-t-il pour partir. Et quand Lenie Clarke pose un doigt, un très bref instant, à l’endroit de l’écran où clignote l’icône d’Acton, il fait comme s’il n’avait rien vu. TRANS/OFFI/260850:1352 J’ai eu récemment une conversation intéressante avec Lenie Clarke. Même si elle ne l’a pas admis ouvertement – elle a de très bonnes défenses et sait très bien dissimuler ses sentiments aux profanes –, je crois qu’il y a eu une liaison sexuelle entre Karl Acton et elle. C’est une découverte réconfortante, dans la mesure où mes profils originaux laissaient fortement entendre qu’une telle relation se mettrait en place. (Clarke a des antécédents de liaisons avec des Explosifs Intermittents.) Voilà qui augmente empiriquement la confiance qu’on peut porter aux autres prédictions connexes sur le comportement des rifteurs. J’ai appris aussi que Karl Acton n’a pas simplement disparu, mais a en réalité été tué par l’éruption d’un fumeur. Je ne sais pas ce qu’il faisait au fond de celui-ci – je vais poursuivre l’enquête –, mais le comportement lui-même semble au mieux stupide et très probablement suicidaire. Le suicide ne correspond à aucun des profils DSM ou ECM de Karl Acton, profils qui devaient être exacts au moment où ils ont été dressés. Il impliquerait par conséquent une certaine modification de la personnalité de base. Cela correspond au scénario de dépendance au traumatisme. On ne peut toutefois exclure une blessure cérébrale physique quelconque. Mes recherches dans les archives médicales n’ont révélé aucune blessure à la tête, mais sont limitées aux participants en vie. Peut-être Acton était-il… différent… Oh. J’ai trouvé qui était Archie Teuthis. Pas du tout dans les dossiers du personnel. Dans la bibliothèque. Architeuthis : calmar géant. Je pense que Clarke plaisantait. Massettes Dans ces moments-là, le monde semble avoir toujours été noir. Bien entendu, ce n’est pas le cas. À peine dix minutes plus tôt, Joël Kita a aperçu un soupçon de bleu ambiant par le petit hublot dorsal. Juste avant de s’enfoncer dans la couche diffusante profonde. Celle-ci était beaucoup plus fine qu’avant, à ce qu’on lui avait dit, mais toujours impressionnante. Avec des siphonophores qui luisaient, des poissons-phares et tout le reste. Toujours belle. Ils se trouvent désormais mille mètres plus bas. Où ils ne voient plus rien qu’une fine balafre verticale : l’amarre du transpondeur de Beebe. Joël a fait en sorte que le bathyscaphe tourne lentement sur lui-même : les phares avant balayent l’eau en une vrille descendante. L’amarre du transpondeur passe devant le hublot principal à peu près toutes les trente secondes, droite verticale brillante sur fond noir. À part cela, l’obscurité. Un monstre minuscule se cogne au hublot. Avec des dents très pointues et si longues qu’il ne peut fermer les mâchoires, un corps d’anguille parsemé de photophores luisants… pas plus de quinze à vingt centimètres de long. Il n’est même pas assez gros pour que le choc produise un bruit. Il disparaît aussitôt en tournoyant de plus en plus loin au-dessus d’eux. « Poisson-vipère », annonce Jarvis. Joël jette un coup d’œil à son passager, qui s’est glissé à côté de lui pour profiter de ce que, par plaisanterie, on pourrait appeler « la vue ». Jarvis, une espèce de physiologiste cellulaire de Rand/Washington University, vient récupérer un mystérieux colis enveloppé de papier brun ordinaire. « Vous en voyez beaucoup ? » demande-t-il aussi. Joël secoue la tête. « Pas à cette profondeur. C’est assez inhabituel. — Ouais, bon, toute cette région est inhabituelle. C’est pour ça que je suis là. » Joël consulte l’affichage tactique, ajuste un contrôle d’assiette. « Bon, les poissons-vipères ne sont pas censés grandir davantage que celui que vous venez de voir, fait remarquer Jarvis. Mais il y avait un type, oh, dans les années 1930… Il s’appelait Beebe, c’est son nom qu’ils ont donné à… Bref, il jurait en avoir vu un de plus de deux mètres. » Joël pousse un grognement. « Je ne savais pas que les gens descendaient ici, à cette époque-là. — Ouais, bon, ils commençaient juste. Et tout le monde croyait depuis toujours que les poissons des grands fonds seraient des nains chétifs, parce qu’on n’avait jamais trouvé que ça dans les chaluts. Mais une fois que Beebe a vu ce poisson-vipère d’une taille sensationnelle, on a commencé à se dire : eh, peut-être qu’on a uniquement attrapé les petits parce que les gros arrivaient tous à échapper aux chaluts. Peut-être que les fonds grouillent vraiment de monstres gigantesques. — Eh non, réplique Joël. Du moins pas à ce que j’ai vu. — Ouais, bon, c’est ce que pensent la plupart des gens. De temps en temps, on voit quand même des morceaux de trucs bizarres s’échouer sur les côtes. Et il y a Grande Gueule, bien entendu. Plus les calmars géants ordinaires. — Ils ne descendent jamais aussi profond. Je parie qu’aucun de vos autres géants non plus. Il n’y a pas assez de nourriture. — À part sur les cheminées, contre Jarvis. — À part là, oui. — En fait, corrige Jarvis, à part sur cette cheminée. » L’amarre du transpondeur passe devant eux, métronome muet. « Ouais, dit Joël au bout d’un moment. Et pourquoi ça ? — Eh bien, on n’en est pas sûrs. Mais on cherche. C’est ce que je suis venu faire. Capturer une de ces saloperies à écailles. — Vous plaisantez. Comment ? En lui cognant à mort dessus avec la coque ? — En fait, il est déjà en cage. Les rifteurs s’en sont occupés pour nous avant-hier. On a juste à le ramasser. — J’aurais pu m’en charger tout seul. Pourquoi vous m’accompagnez ? — Je dois m’assurer qu’ils ont fait comme il faut. Mieux vaut éviter que le caisson explose à la surface. — Et ce réservoir supplémentaire que vous avez attaché à mon bathy’ ? Avec les autocollants « risque biologique » partout ? — Oh. C’est juste pour stériliser l’échantillon. — Ah oui. » Joël parcourt du regard son tableau de bord. « Vous devez avoir du poids, à terre. — Ah bon ? Pourquoi ça ? — Je fais souvent le trajet jusqu’à Channer. Plongées pharmaceutiques, ravitaillements de Beebe, écotourisme. Il y a quelque temps, j’ai emmené un corpo de l’ARE à Beebe, il disait qu’il y resterait à peu près un mois. Trois jours plus tard, l’ARE m’appelle pour que j’aille le chercher. Et quand j’arrive pour plonger, on me dit que c’est annulé. Sans explications. — Plutôt bizarre, admet Jarvis. — C’est la première fois que je fais ce trajet depuis trois semaines. À ce que je sais, c’est d’ailleurs la première fois que n’importe qui le fait. Et c’est pour vous. Donc, vous devez avoir du poids. — Pas vraiment. » Jarvis hausse les épaules dans le demi-jour. « Je ne suis qu’un associé de recherches. Je vais là où on me dit d’aller, tout comme vous. Aujourd’hui, on m’a dit d’aller chercher une commande de poisson à emporter. » Joël le regarde. « Vous demandiez pourquoi ils devenaient aussi gros, dit Jarvis en feintant sur la droite. On pense à une espèce d’infection endosymbiotique. — Sans déconner. — Supposons qu’il soit plus facile pour un microbe de vivre à l’intérieur d’un poisson que dans l’océan… à cause de la pression osmotique moins grande. Donc, une fois à l’intérieur, il rejette davantage d’ATP qu’il n’en a besoin. — D’ATP ? — Un composé de phosphate bourré d’énergie. La batterie des cellules. Bref, il recrache ce surplus d’ATP, qui peut servir de source d’énergie supplémentaire au poisson hôte pour grossir. Alors peut-être que la cheminée Channer a une espèce de microbe unique qui infecte les poissons téléostéens et leur donne un coup d’accélérateur au niveau croissance. — Très bizarre. — En fait, ça se produit tout le temps. Chacune de vos cellules est une colonie, d’ailleurs. Vous savez, le noyau, la mitochondrie, les chloroplastes si vous êtes une plante… — Je n’en suis pas une. » Le visage des touristes blanchis lui traverse l’esprit. On ne peut pas en dire autant de tout le monde… «… tout ça, c’était autrefois des microbes qui menaient eux-mêmes une vie indépendante. Il y a plusieurs milliards d’années, quelque chose les a mangés, mais n’est pas arrivé à les digérer correctement, alors ils ont tous continué à vivre à l’intérieur du cytoplasme. Ils ont fini par passer un marché avec la cellule hôte pour lui régler un loyer en s’occupant par exemple de certaines tâches ménagères. Ce qui a donné la cellule eucaryote moderne. — Mais que se passe-t-il si ce microbe de Channer pénètre dans un être humain ? On grandit tous jusqu’à mesurer trois mètres ? » Un rire poli. « Non. Les humains cessent de grandir à l’âge adulte. Comme la plupart des vertébrés, en fait. Les poissons, eux, grandissent toute leur vie. Et les poissons des grands fonds… ceux-là ne font rien d’autre que grossir, si vous voyez ce que je veux dire. » Joël hausse les sourcils. Jarvis lève les mains. » Je sais, je sais. Votre petit doigt est plus gros que le poisson des grands fonds moyen. Mais ça veut juste dire qu’ils manquent de carburant : quand ils en ont, croyez-moi, ils s’en servent pour grossir. Pourquoi gâcher des calories à se promener dans l’eau quand on n’y voit rien de toute manière ? En environnement obscur, il est plus raisonnable pour un prédateur d’attendre sans bouger. Surtout qu’en grossissant, on devient peut-être trop gros pour les autres prédateurs, vous comprenez ? — Mmm. — Bien entendu, nous basons toute cette théorie sur une poignée d’échantillons remontés sans la moindre protection contre les modifications de pression ou de température. » Jarvis ricane. « Tant qu’à faire, ils auraient tout aussi bien pu les expédier dans un sachet en papier. Mais cette fois on va faire les choses comme il faut… Hé, c’est de la lumière que je vois là en bas ? » Une vague lueur jaune trouble les ténèbres juste en dessous. Joël demande un affichage topographique : Beebe. L’équipement géothermique sur le rift proprement dit déploie une succession d’échos contrastés verts à l’azimut 340. Et juste à gauche de tout cela, à environ cent mètres de la génératrice située le plus à l’est, quelque chose crache une signature acoustique unique toutes les quatre secondes. Joël entre des commandes. Le bathyscaphe cesse de descendre en spirale et prend la direction du nord-est. La station Beebe, qui n’a jamais été davantage qu’une tache lumineuse, s’estompe à l’arrière. Le fond de l’océan se précise soudain dans les phares du submersible : une vase gris d’os qui défile, avec quelques affleurements ici ou là, de grands marshmallows écrasés en lave et en pierre ponce. Dans le poste de pilotage, un clignotement lumineux approche lentement du centre de l’affichage topographique. Quelque chose se rue sur eux par le haut : le bruit humide et étouffé de l’impact résonne un instant dans la coque. Joël lève les yeux sur le hublot dorsal, mais ne voit rien. Plusieurs autres impacts, échelonnés. Le bathyscaphe poursuit imperturbablement sa route en vrombissant. « Là. » On dirait presque un caisson pour canot de sauvetage, d’une longueur qui approche les trois mètres. Sur un bout arrondi, un panneau avec des indicateurs qui clignotent. La chose repose sur un tapis de vers tubicoles géants, dont les panaches déployés au sommet filtrent la nourriture dans l’eau. Pour Joël, la scène évoque Moïse bébé, niché dans une touffe de massettes mutantes. « Attendez un peu, lance Jarvis. Éteignez d’abord les lumières. — Pour quoi faire ? — Vous n’en avez pas besoin, si ? — Eh bien, non. Je peux me servir des instruments en cas de besoin. Mais pourquoi… — Faites-le, d’accord ? » Jarvis le moulin à paroles ne pense soudain plus qu’au boulot. Les ténèbres envahissent le poste de pilotage, battent un peu en retraite devant la lumière des instruments. Joël saisit des optiques vidéo accrochées sur sa gauche. Le fond-marin réapparaît devant lui grâce aux photoamplis ventraux, fondu en teintes bleues et noires. Il positionne le bathyscaphe juste au-dessus du caisson, écoute le cliquetis et le grincement des grappins qui se déploient sous le pont : des griffes métalliques couleur d’ardoise s’ouvrent dans son champ de vision. « Pulvérisez-le avant de le récupérer », ordonne Jarvis. Joël saisit les commandes à l’aveugle. Il voit dans le casque un embout sortir du réservoir et se braquer comme un cobra trop maigre. « Allez-y. » L’embout éjacule des ténèbres bleu-gris, pulvérise d’un bout à l’autre le caisson en balayant le benthos de chaque côté. Les vers se retirent d’un coup dans leurs tubes et ferment les portes : l’ensemble de la forêt de plumeaux disparaît en un instant, ne laissant qu’un ensemble de tubes parcheminés bouchés. L’embout crache son venin. L’un des tubes s’ouvre, presque avec hésitation. Quelque chose de sombre et de filiforme en dérive à l’extérieur, agité de convulsions. Le jet gris passe dessus : l’animal tombe, sans vie, sur l’ouverture de son terrier. D’autres tubes s’ouvrent, désormais. Des cadavres invertébrés apparaissent. « Qu’est-ce qu’il y a dans ce truc ? chuchote Joël. — Cyanure. Roténone. Entre autres. C’est une espèce de cocktail. » L’embout crachote quelques secondes et se tarit. Par réflexe, Joël le rétracte. « Très bien, dit Jarvis. Attrapons-le et rentrons. » Joël ne réagit pas. « Hé ! » appelle Jarvis. Joël secoue la tête, active les machines. Le bathyscaphe déploie ses membres en une étreinte métallique, décolle le caisson du fond. Joël enlève le casque et entre les commandes. Ils commencent à remonter. « C’était un rinçage plutôt minutieux, fait remarquer Joël au bout d’un moment. — Oui. Bon, l’échantillon nous coûte un bon paquet. On ne veut pas le contaminer. — Je vois. — Vous pouvez rallumer, dit Jarvis. Combien de temps pour arriver à la surface ? » Joël remet les phares. « Vingt minutes. Une demi-heure. — J’espère que le pilote de l’élévatrice ne s’ennuie pas trop. » Jarvis est redevenu très sociable. « Il n’y a pas de pilote. C’est un gel intelligent. — Vraiment ? Ça alors. » Jarvis fronce les sourcils. « Ça donne le frisson, ces gels. Vous savez qu’il y en a un qui a asphyxié des gens à Londres il y a quelques années ? » Oui, s’apprête à répondre Joël, mais Jarvis est à nouveau en mode bavard. « Sans rire. Il y gérait le métro, états de service impeccables, jusqu’à ce qu’un jour il oublie de démarrer les ventilateurs au moment où il était censé le faire. La rame entre dans la station à quinze mètres sous terre, tout le monde sort, pas d’air, boum. » Joël en a déjà entendu parler : une histoire d’horloge en panne, s’il se souvient bien. « Ces trucs-là accroissent leurs connaissances par apprentissage, pas vrai ? continue Jarvis. Si bien que tout le monde pensait qu’il avait appris à lier la ventilation à un signal évident. Genre chaleur corporelle, mouvement, niveau de CO2 ou je ne sais quoi. On a découvert qu’il se basait en fait sur l’observation d’une horloge murale. L’arrivée de la rame correspondait avec un sous-ensemble prévisible de configurations sur l’affichage numérique, si bien qu’il lançait les ventilateurs chaque fois qu’il repérait une de ces configurations. — Ouais. C’est ça. » Joël secoue la tête. « Et des vandales avaient bousillé l’horloge ou quelque chose comme ça. — Hé. Alors vous en avez entendu parler, après tout. — Jarvis, cette histoire a au moins dix ans. On commençait tout juste à se servir de ces gels, à l’époque. Depuis, on les a débogués jusqu’au niveau moléculaire. — Ah oui ? Qu’est-ce qui vous en rend si sûr ? — Qu’un gel pilote l’élévatrice depuis presque un an, qu’il a eu largement l’occasion de merder… et qu’il ne l’a pas fait. — Alors ces trucs vous plaisent ? — Non, bordel ! » répond Joël en pensant à Ray Stericker. Et à lui-même. « Ils me plairaient beaucoup plus s’ils merdaient bel et bien de temps en temps, vous comprenez ? — Eh bien, moi, je ne les aime pas et je ne leur fais pas confiance. On en est à se demander ce qu’ils manigancent. » Joël hoche la tête, distrait par la digression de Jarvis. Mais il repense alors aux vers tubicoles morts, aux zones officieusement interdites à la plongée et à un caisson anonyme recouvert d’une quantité suffisante de poison pour tuer toute une putain de ville. J’en suis à me demander ce que nous tous manigançons. Fantômes C’est horrible. Cela mesure presque un mètre d’un bout à l’autre. C’était sans doute plus petit quand Clarke a commencé à travailler dessus, mais c’est devenu un véritable monstre. Scanlon se souvient de ce qu’il a appris à l’école-v : les étoiles de mer sont censées tenir tout entières dans le même plan. Ce sont des disques plats avec des bras. Pas celle-là. Clarke a greffé des morceaux à divers angles et abouti ainsi à un nœud gordien qui rampe, de couleur rouge sur certaines parties, violette ou blanche sur d’autres. Scanlon pense qu’au départ, le corps devait être orange. « Elles se régénèrent, bourdonne Clarke près de son épaule. Et elles ont un système immunitaire vraiment primitif, si bien qu’il n’y a pour ainsi dire aucun problème de rejet de greffe. Cela les rend plus faciles à réparer si elles ont un problème. » À réparer. Comme s’il s’agissait en réalité d’une espèce d’amélioration. « Celle-là était donc endommagée ? demande Scanlon. Qu’est-ce qu’elle avait, au juste ? — Elle était écorchée. Avec cette coupure sur le dos. Et il y avait une autre étoile de mer à côté, toute déchirée. Beaucoup trop abîmée pour que même moi je puisse l’aider, mais je me suis dit que certains des morceaux pourraient me servir à retaper ce petit gars. » Ce petit gars. Ce petit gars rampe lentement entre eux en cercles pathétiques, laissant une trace enchevêtrée dans la vase. Des filaments de fongus parasite sortent de sutures irrégulières pas encore tout à fait cicatrisées. Des membres supplémentaires, greffons asymétriques, s’agrippent aux rochers ; le corps avance par à-coups, en instabilité permanente. Lenie Clarke ne semble pas s’en apercevoir. « Depuis combien de temps… je veux dire : vous faites ça depuis longtemps ? » Scanlon parle d’une voix admirablement égale ; il est certain qu’on n’y entend rien d’autre qu’un intérêt amical. Mais, d’une manière ou d’une autre, elle sait. Elle garde le silence une seconde, puis braque ses yeux de zombie sur lui : « Bien entendu. Ça vous dégoûte. — Non, je suis juste… fasciné, disons, je… — Vous êtes écœuré. Vous ne devriez pas. C’est exactement le genre de choses auxquelles on s’attend de la part d’un rifteur, non ? Ce n’est pas pour cette raison que vous nous avez envoyés au fond de l’océan ? — Je sais ce que vous pensez, Lenie. » Scanlon essaye de répondre avec légèreté. « Vous vous dites qu’on se lève tous les matins en se demandant : quelle est la meilleure manière de baiser nos employés, aujourd’hui ? » Elle baisse les yeux sur l’échinoderme. « On ? — L’ARE. » Elle se laisse flotter tandis que son monstre se tortille au ralenti pour essayer de se redresser. « Nous ne sommes pas le mal, Lenie », ajoute Scanlon au bout d’un moment. Si seulement elle le regardait, si elle voyait son expression sérieuse sous le casque. Le fruit d’années d’entraînement. Mais, quand elle finit par lever les yeux, elle ne semble même pas s’en rendre compte. « Ne rêvez pas, Scanlon. Vous n’avez pas le moindre contrôle de ce que vous êtes. » TRANS/OFFI/280850:1043 Il n’y a aucun doute que la capacité à fonctionner ici soit le résultat d’attributs qui, dans d’autres conditions, seraient qualifiés de « dysfonctionnels ». Ces attributs permettent non seulement une exposition prolongée au rift, mais peuvent aussi s’intensifier à cause de cette exposition. Lenie Clarke présente par exemple désormais une névrose de la mutilation qui ne peut dater d’avant son arrivée au fond. Sa fascination pour un animal qu’on peut facilement « réparer » quand il est endommagé a des racines plutôt évidentes, en dépit de nombreuses tentatives de « réparations » terriblement bâclées. Judith Caraco, qui courait des marathons en salle avant son arrestation, nage convulsivement de haut en bas le long de l’amarrage du transpondeur de Beebe. Les autres participants ont sans doute pris des habitudes analogues. Je ne peux dire pour le moment si ces comportements sont révélateurs d’une dépendance physiologique. S’ils le sont, je soupçonne Kenneth Lubin d’être le plus touché. J’ai appris, durant une conversation avec certains des autres participants, qu’il pouvait arriver à Lubin de dormir dehors de temps en temps, ce qui ne peut être considéré sain par personne. J’arriverais mieux à en comprendre les raisons si j’avais davantage d’informations sur les antécédents de Lubin. Bien entendu, certains détails pertinents manquent dans son dossier tel qu’il m’a été fourni. Côté travail, les participants s’entendent étonnamment bien pour le faire, étant donné leurs bagages psychologiques. En les voyant travailler, on a une impression de coordination presque troublante. Ils ont l’air de suivre une chorégraphie. On dirait presque que… Bien entendu, c’est une impression subjective, mais je crois qu’en fait, les rifteurs partagent une sorte de conscience accrue des autres, du moins à l’extérieur. Ils ont peut-être aussi une conscience accrue de moi… ou alors ils ont été à plusieurs reprises particulièrement perspicaces quant à mon état d’esprit. Non. Trop… Trop… Trop facile à interpréter de travers. En lisant ça, les haploïdes là-bas sur le continent pourraient penser que les vampires ont l’avantage. Scanlon efface les dernières lignes, réfléchit à d’autres solutions. Ses soupçons portent un nom. Un nom qui décrit ce qu’on ressent dans un caisson d’isolement, ou en RV quand aucune donnée ne vous parvient, ou – dans des cas extrêmes – quand quelqu’un coupe les câbles sensitifs de votre système nerveux central. Il décrit cet état de privation sensorielle dans lequel des zones entières du cerveau cessent de s’activer par manque de données. Ce nom est Ganzfeld. C’est très calme, dans un Ganzfeld. En général, les lobes temporal et occipital bouillonnent de données, de signaux assez forts pour submerger toute concurrence. Mais quand ces signaux s’interrompent, l’esprit distingue parfois de légers murmures dans les ténèbres. Il imagine des scènes qui ressemblent curieusement à celles visibles, peut-être, sur un téléviseur dans une pièce distante. Ou bien il sent un vague écho émotionnel, familier mais, d’une certaine manière, étranger à lui-même. Les statistiques laissent penser que ces sensations ne sont pas totalement imaginaires. Des experts d’une décennie précédente – des personnes tout à fait comparables à Yves Scanlon, à part la chance qu’elles ont eue de se trouver au bon endroit au bon moment – ont même découvert l’origine de ces murmures. Il se trouve que les microtubules protéiniques, omniprésents dans chaque neurone, agissent comme récepteurs de certains signaux faibles au niveau quantique. Il se trouve que la conscience elle-même est un phénomène quantique. Il se trouve que dans certaines conditions les systèmes conscients peuvent interagir directement, en contournant l’habituel intermédiaire sensoriel. Plutôt pas mal, comme résultat, pour quelque chose qui a commencé un siècle auparavant avec des demi-balles de ping-pong sur les yeux d’un sujet. Ganzfeld. Ça colle parfaitement. Ne parle pas de la facilité avec laquelle ces créatures te percent à jour. Oublie à quoi ça aboutit. Dissèque le processus. Prends la main. Je crois que nous pourrions avoir affaire ici à une espèce d’effet Ganzfeld. L’obscurité et un environnement abyssal d’apesanteur pourraient suffisamment appauvrir les sens pour que le rapport signal-bruit franchisse un seuil. Mes observations laissent penser que les femmes pourraient être davantage sensibles que les hommes, ce qui est cohérent avec leur corps calleux plus volumineux et l’avantage que cela confère en termes de vitesse de traitement intercortical. Quelle que soit la cause de ce phénomène, il ne m’a pas encore affecté. Cela prend peut-être juste un peu de temps. Ah, autre chose. Je n’ai pu trouver la moindre trace d’utilisation du scanner médical par Karl Acton. J’en ai parlé à Clarke et Brander : aucun des deux ne se souvient avoir vu Acton se servir de la machine. Étant donné le nombre de blessures répertoriées pour tous les autres, cela me paraît surprenant. Yves Scanlon s’assied à la table et s’oblige à manger malgré sa bouche désormais complètement sèche. Il entend les vampires se déplacer au niveau inférieur, emprunter la coursive, arriver juste derrière lui. Il ne se retourne pas. Il ne doit montrer aucune faiblesse. Il ne peut laisser paraître le moindre manque de confiance. Les vampires, il le sait, à présent, sont comme les chiens. Ils sentent la peur. Il a la tête pleine de sons échantillonnés qui ne cessent de se répéter. Vous n’avez pas d’amis, ici, Scanlon. Ne nous transformez pas en ennemis. Brander, cinq minutes auparavant, avait chuchoté cela à l’oreille de Scanlon avant de descendre dans le compartiment humide. Et le clic clic clic du couteau à pain de Caraco contre la table, jusqu’à ce qu’il ne s’entende presque plus penser. Et Nakata avec son rire stupide. Et Patricia Rowan, à un moment imaginaire de l’avenir, qui ricane Eh bien, si vous ne pouvez même pas vous sortir d’une mission de routine sans provoquer une révolte, pas étonnant qu’on ne vous ait pas fait confiance… Ou peut-être, résonnant sur une autre ligne temporelle, un appel laconique à l’ARE : On a perdu Scanlon. Désolés. Avec, à la base de tout, ce long bruit glacé et creux qui ondule au fond de son cerveau. Cette chose. Cette chose dont personne ne parle. La voix dans l’abysse. Quoi que soit cette voix, elle semble proche, ce soir-là. Non que cela importe aux vampires. Ils ferment leur combinaison tandis que Scanlon reste figé sans bouger une fois son repas terminé, ils prennent leurs palmes, se laissent tomber à l’extérieur seuls ou par deux, l’abandonnent. Ils vont dehors, avec la chose qui gémit. Scanlon se demande, malgré les voix dans sa tête, si elle peut entrer dans la station. Si c’est ce soir-là qu’ils vont la ramener avec eux. Les vampires sont tous partis. Au bout d’un moment, même les voix dans la tête de Scanlon commencent à s’estomper. Pour la plupart. C’est de la folie. Je ne peux pas rester là comme ça. Il y a une voix qu’il n’a pas entendue de la soirée. Lenie Clarke s’est contentée d’observer sans intervenir du début à la fin du fiasco. Elle ne parle pas beaucoup, mais quand elle le fait, ils l’écoutent. Scanlon se demande ce qu’elle leur dit, quand il n’est pas là. Peux pas rester là comme ça. Et ce n’est pas si terrible. Ce n’est pas comme s’ils m’avaient vraiment menacé… Vous n’avez pas d’amis, ici, Scanlon. … comme s’ils m’avaient explicitement menacé. Il essaye de déterminer à quel moment au juste il les a perdus. Cela semblait une proposition plutôt raisonnable. La perspective de tours de service moins longs n’aurait pas dû les déranger à ce point. Même s’ils sont accros à cet endroit horrible, ce n’était qu’une suggestion. Scanlon s’est donné du mal pour ne se montrer en rien menaçant. À moins qu’il les ait offensés en parlant de leur négligence vis-à-vis des protocoles de sécurité. Mais cela n’avait pas dû les surprendre : non seulement ils connaissaient les risques qu’ils prenaient, mais ils en faisaient étalage. Arrête de te fiche du monde. Ce n’est pas à ce moment-là que je les ai perdus. Je n’aurais pas dû parler de Lubin, je n’aurais pas dû l’utiliser comme exemple. Cela semblait toutefois tellement sensé sur le moment. Scanlon sait que Lubin est un marginal, même au fond de l’océan. Scanlon n’est pas idiot, il sait lire les signes même derrière les calottes. Lubin ne ressemble pas aux autres vampires. Se servir de lui comme exemple n’aurait pas dû présenter le moindre danger. Cela fait des siècles que les boucs émissaires constituent une composante reconnue de l’arsenal thérapeutique. Écoutez, vous voulez finir comme Lubin ? Il dort dehors, nom d’un chien ! Scanlon se prend la tête entre les mains. Comment pouvais-je savoir qu’ils le faisaient tous ? Peut-être aurait-il dû le savoir. Surveiller le sonar de plus près. Ou noter à quelle heure ils regagnaient leur cabine et déterminer combien de temps ils restaient dans la station. Il n’ignore pas qu’il aurait pu faire certaines choses. J’ai peut-être vraiment merdé. Peut-être. Si seulement j’avais… Mon Dieu, ce bruit n’était pas loin. Mais qu’est-ce que… Tais-toi ! Mais tais-toi, bordel ! Peut-être qu’on le voit au sonar. Scanlon respire et se penche pour entrer dans les Comm. Bien entendu, il a reçu une formation de base sur ce matériel ; tout est très intuitif, de toute manière. Il n’avait pas vraiment besoin des explications fournies à contrecœur par Clarke. En quelques secondes, il obtient une vue tactique globale : les vampires, comme des perles sur un fil invisible tendu entre Beebe et la Gorge. Un autre à l’ouest, en route vers la Gorge : sans doute Lubin. Topographie aléatoire. Rien d’autre. Il voit les quatre icônes les plus proches de Beebe se rapprocher d’un pixel ou deux de la grand-rue. Le cinquième de la file a beaucoup d’avance, il est presque aussi loin que Lubin. Il a presque atteint la Gorge. Une seconde. Vampires : Brander, Caraco, Clarke, Lubin, Nakata. D’accord. Icônes : une, deux, trois, quatre, cinq… Six. Scanlon garde les yeux fixés sur l’écran. Oh putain. La liaison téléphonique de Beebe est très vieille école : une ligne directe, pas même routée par les serveurs de télémétrie et de communications. Sa simplicité presque victorienne garantit que, sauf en cas d’implosion, aucune panne des systèmes ne l’empêchera de fonctionner. Scanlon ne s’en est encore jamais servi. Pour quoi faire ? Appeler reviendrait aussitôt à admettre qu’il ne peut pas se débrouiller tout seul. Il presse le bouton d’appel sans hésiter une seconde. « Ici Scanlon, Ressources Humaines. J’ai un petit…» La ligne ne s’active pas. Il réessaye. Rien. Merde merde merde. Pourtant, quelque part, cela ne l’étonne pas. Je pourrais appeler les vampires. Je pourrais leur ordonner de revenir. J’ai ce pouvoir. Cette pensée l’amuse quelques instants. Au moins, la Voix semble s’être éteinte. Il pense arriver à l’entendre, s’il se concentre, mais elle est si faible qu’elle pourrait même être le fruit de son imagination. Beebe pèse sur lui. Plein d’espoir, il consulte à nouveau l’affichage tactique. Une, deux, trois, qu… Oh putain ! Il ne se souvient pas être sorti. Il se rappelle avoir eu du mal à entrer dans sa preshmesh et avoir emporté un pistolet sonar, et le voilà sur le fond de l’océan, sous Beebe. Il s’oriente, vérifie son azimut, recommence. L’azimut ne change pas. Il s’écarte de la lumière, avance vers la Gorge. Il lutte quelques instants interminables avec lui-même, l’emporte : sa frontale reste éteinte. Inutile de proclamer sa présence. Il nage à l’aveugle, sans décoller du fond. De temps en temps, il vérifie son azimut et corrige sa course. Scanlon zigzague au fond de l’eau. L’abysse finit par s’éclairer devant lui. Quelque chose gémit, droit devant. Cela ne donne plus une impression de solitude, mais de quelque chose d’affamé et de frigorifié qui n’a rien d’humain. Scanlon se fige comme un animal nocturne surpris par des phares. Au bout d’un moment, le bruit disparaît. La Gorge luit doucement, difficile à distinguer, à peut-être vingt mètres devant lui. On dirait un rassemblement spectral de bâtiments et de derricks sur la lune. Une lumière cuivrée et trouble déversée par les projecteurs monte jusqu’à mi-hauteur des génératrices. Scanlon décrit un cercle pour rester juste à l’extérieur de la lumière. Quelque chose bouge sur sa gauche. Un soupir alien. Il s’aplatit yeux fermés sur la vase. Grandis un peu, Scanlon. Quoi que ce soit, ça ne peut pas te faire de mal. Rien ne peut percer du preshmesh avec ses dents. Rien qui ne soit de chair et de sang. Il refuse de mener cette pensée à son terme. Il rouvre les yeux. Quand le mouvement se reproduit, Scanlon le regarde en face. Une volute noire qui jaillit d’une cheminée rocheuse sur le fond. Et cette fois, cela ne se contente pas de soupirer : cela gémit. Un fumeur. Voilà tout. Acton est descendu dans un de ces trucs. Peut-être celui-là… L’éruption se tarit. Le bruit s’évanouit. Les fumeurs ne sont pas censés faire de bruit. Du moins, pas de ce genre-là. Scanlon grimpe doucement jusqu’au rebord de la cheminée. Cinquante degrés Celsius. À l’intérieur, amarré à environ deux mètres de profondeur, il voit une espèce de machine. Un assemblage de pièces qui n’ont jamais eu vocation à être assemblées : des lames rotatives qui tournent dans le courant résiduel, des tubes perforés, des tuyaux fixés à des angles divers. Le fumeur est bourré de bric-à-brac. L’eau se débrouille pour traverser celui-ci et en sortir en chantant. Ce n’est pas un fantôme. Ni un prédateur alien, après tout. Rien que… qu’un carillon à vent. Le soulagement se répand comme une vague chimique dans tout le corps de Scanlon. Il se détend, s’imprègne de cette sensation, jusqu’à ce qu’il se souvienne. Six contacts. Six. Et il est là, dans la lumière des projecteurs, parfaitement visible. Scanlon bat en retraite dans l’obscurité. La machine derrière ses cauchemars, mise à nu et presque banale, a renforcé sa confiance. Il se remet en route. La Gorge pivote lentement sur sa droite, graphique monochrome et trouble. Quelque chose apparaît doucement devant, qui flotte au-dessus d’un affleurement de vers tubicoles. Scanlon se glisse plus près puis se dissimule derrière un rocher bien placé. Des vampires. Deux. Ils ne se ressemblent pas. Les vampires se ressemblent très souvent : à l’extérieur, il est presque impossible de les distinguer. Mais Scanlon est sûr de n’avoir jamais vu l’un des deux. Celui-ci lui tourne le dos, mais il y a quelque chose… il est trop grand et trop mince, d’une certaine manière. Ses mouvements sont des sursauts et des tressaillements furtifs, presque comme ceux d’un oiseau. Presque reptiliens. Il tient quelque chose sous le bras. Scanlon ne peut déterminer son sexe. L’autre vampire semble quant à lui féminin. Tous deux flottent face à face dans l’eau à quelques mètres l’un de l’autre. La femme bouge de temps en temps les mains et son geste est parfois trop brusque pour son vis-à-vis, qui sursaute alors un peu, comme effarouché. Scanlon parcourt les canaux de communication vocale. Rien. Au bout d’un moment, la femme tend le bras, presque timidement, pour toucher le reptile. Il y a quelque chose de presque doux – d’une manière alien – dans sa façon de faire. Puis elle se détourne et s’éloigne dans l’obscurité. Le reptile reste à la même place, où la dérive le fait lentement pivoter sur son axe. Son visage apparaît. Sa cagoule est ouverte. Il a le visage si pâle que Scanlon parvient tout juste à voir où s’arrête la peau et où commencent les calottes : la créature semble presque ne pas avoir d’yeux. La chose sous son bras, ce sont les restes déchiquetés d’un des monstrueux poissons de Channer. Scanlon voit le reptile le porter à sa bouche et en arracher un morceau. Puis avaler. La voix dans la Gorge gémit au loin, mais le reptile ne semble pas s’en rendre compte. Son uniforme porte le traditionnel logo ARE estampé sur les épaules. Ainsi que, dessous, la bande patronymique habituelle. Qui ?… Son visage vierge et vide pivote devant la cachette de Scanlon. Un instant plus tard, le reptile lui tourne à nouveau le dos. Il est tout seul dehors. Il n’a pas l’air dangereux. Scanlon s’appuie sur son rocher et pousse sur ses jambes. La résistance de l’eau le ralentit aussitôt. Le reptile ne le voit pas. Scanlon palme. Il ne lui reste plus que quelques mètres à parcourir quand il se souvient. Effet Ganzfeld. Et s’il y avait une espèce d’effet Ganzfeld, dans les pa… Le reptile pivote soudain et le regarde en face. Scanlon se précipite. Une fraction de seconde de plus et il n’aurait même pas pu en approcher, mais la chance lui sourit : il attrape la créature par une palme au moment où elle plonge pour s’enfuir. L’autre pied de celle-ci le frappe à la tête et rebondit sur le casque. Un autre coup un peu plus bas : le pistolet sonar de Scanlon se détache en tournoyant de sa ceinture. Scanlon s’accroche. Le reptile s’en prend à lui des deux poings et sans le moindre bruit. Scanlon sent à peine les coups sous son preshmesh. Il réplique avec le désespoir familier d’un enfant souffre-douleur qu’on vient d’acculer une nouvelle fois et qui n’a plus d’autre choix que de se défendre tant bien que mal. Jusqu’à ce qu’il se rende compte soudain que cette fois, bizarrement, cela marche. Il n’est pas en train d’affronter la petite brute du quartier. On ne lui fait pas payer d’avoir imprudemment croisé le regard d’une sorte d’australopithèque au drink’n’drug du coin. Il se bat contre un petit phénomène de foire chétif qui essaye de s’échapper. De lui échapper. Ce type est carrément faible. Pour la première fois de sa vie, Yves Scanlon a le dessus dans une bagarre. Son poing frappe, massue de cotte de mailles. L’ennemi tressaille et se débat. Scanlon attrape, tord, bloque d’une clé au bras sa proie. Celle-ci s’agite, réduite à l’impuissance. « Tu ne vas nulle part, l’ami. » Enfin l’occasion d’essayer ce ton de mépris décontracté auquel il s’entraîne depuis ses sept ans. Sa voix sonne bien. Elle indique la confiance, la maîtrise. « Pas tant que je n’ai pas découvert ce que c’est que ce putain de…» Les lumières s’éteignent. Toute la Gorge s’obscurcit, tranquillement et sans prévenir. Il faut quelques secondes pour se débarrasser des images rémanentes, mais Scanlon finit par distinguer, très loin, une très vague lueur grise. Beebe. Qu’il voit aussi s’éteindre. La créature dans ses bras reste désormais d’une immobilité totale. « Lâchez-le, Scanlon. — Clarke ? » Ça pourrait être elle. Les vocodeurs ne dissimulent pas tout, il reste des différences subtiles que Scanlon commence juste à distinguer. « C’est vous ? » Il allume sa frontale, mais où qu’il la braque il n’y a rien à voir. « Vous allez lui casser les bras », dit la voix. Clarke. Forcément. « Je ne suis pas aussi…» fort… « maladroit, répond Scanlon à l’abysse. — Vous n’en avez pas besoin. Ses os se sont décalcifiés. » Un instant de silence. « Il est fragile. » Scanlon desserre un peu sa prise. Il se tourne de tous côtés en essayant d’apercevoir quelque chose. N’importe quoi. Tout ce qui apparaît dans son champ de vision, c’est la bande patronymique de son prisonnier. Fischer. Mais il est porté disparu depuis – Scanlon compte – sept mois ! « Lâche-le, enculé. » Une voix différente, cette fois. Celle de Brander. « Tout de suite, bordel, bourdonne cette voix. Sinon je te tue. » Brander ? Brander défend un pédophile ? Comment diable est-ce arrivé ? Cela n’a plus d’importance. Il y a d’autres sujets d’inquiétude. « Où êtes-vous ? lance Scanlon. De quoi avez-vous si peur ? » Il ne s’attend pas à ce qu’une ficelle aussi grosse fonctionne. Il gagne juste du temps, il essaye de retarder l’inévitable. Il ne peut pas simplement relâcher Fischer : cela le priverait aussitôt de tout avantage. Quelque chose bouge, juste sur la gauche. Scanlon pivote : un bref mouvement flou dans le faisceau, peut-être celui de membres. Trop nombreux pour une seule personne. Puis plus rien. Il a essayé, comprend Scanlon. Brander vient d’essayer de me tuer, et ils l’ont retenu. Cette fois-ci. « C’est votre dernière chance, Scanlon. » Clarke à nouveau, proche et invisible, comme si elle lui bourdonnait à l’oreille. « On n’a pas besoin de lever la main sur vous, vous savez ? On peut juste vous abandonner ici. Si vous ne le lâchez pas dans les dix secondes, je vous promets que vous ne retrouverez jamais votre chemin. Un. — Et même si vous le retrouvez, ajoute une autre voix – que Scanlon ne reconnaît pas –, on vous attendra là-bas. — Deux. » Il consulte le tableau de bord disposé autour de son menton à l’intérieur du casque. Les vampires ont désactivé la balise de guidage de Beebe. « Trois. » Il jette un coup d’œil à son compas. L’indicateur refuse de se stabiliser. Rien d’étonnant : la navigation magnétique ne sert à rien, sur le rift. « Quatre. — D’accord, tente Scanlon. Laissez-moi ici. Je m’en fiche. Il suffira que je… — Cinq. — … monte vers la surface. Je peux tenir des jours dans cette combinaison. » Évidemment. Comme s’ils allaient tout simplement te laisser t’éloigner avec leur… Qu’est-ce que Fischer est pour eux, d’ailleurs ? Leur chouchou ? Leur mascotte ? « Six. » Leur modèle ? « Sept. » Oh mon Dieu. Oh mon Dieu. « Huit. — Je vous en prie, murmure-t-il. — Neuf. » Il ouvre les bras. Fischer plonge dans le noir. S’arrête. Se retourne et reste à flotter dans l’eau à cinq mètres de distance. « Fischer ? » Scanlon regarde autour de lui. Pour ce qu’il voit, ils sont les deux seules particules de l’univers. « Vous me comprenez ? » Il tend le bras. Fischer sursaute, comme un poisson nerveux, mais ne s’enfuit pas. Scanlon explore l’abysse du regard. « C’est comme ça que vous voulez finir ? » Personne ne répond. « Avez-vous la moindre idée de ce que sept mois de privation sensorielle font à votre esprit ? Vous pensez que Fischer est encore un tant soit peu humain ? Vous allez passer le reste de vos vies à fouiller dans la boue et à manger des vers ? C’est ça que vous voulez ? — Ce qu’on veut, bourdonne quelque chose dans les ténèbres, c’est qu’on nous laisse tranquille. — Ça n’arrivera pas. Quoi que vous me fassiez. Vous ne pouvez pas rester éternellement au fond de l’océan. » Personne ne se donne la peine d’exprimer son désaccord. Fischer continue à flotter devant lui, la tête penchée sur le côté. « Écoutez, Cl… Lenie. Mike. Et vous tous. » Le faisceau de sa frontale balaye sa gauche et sa droite sans rien trouver. « Ce n’est qu’un boulot. Pas un style de vie. » Mais Scanlon sait qu’il vient de proférer un mensonge. Tous ces gens étaient des rifteurs bien avant que ce travail existe. « Ils viendront vous chercher », dit-il doucement, sans savoir s’il s’agit d’une menace ou d’un avertissement. « On ne sera peut-être pas là », répond enfin l’abysse. Oh mon Dieu. « Écoutez, je ne sais pas ce qui se passe ici, mais vous ne pouvez pas vouloir rester ici, personne de sen… je veux dire… Nom d’un chien, mais où êtes-vous ? » Pas de réponse. Rien que Fischer. « Ce n’était pas censé se passer comme ça », supplie Scanlon. Puis : « Je n’ai jamais eu l’intention de… je veux dire : je n’ai pas…» Puis seulement : « Je suis désolé. Désolé… » Puis plus rien, à part les ténèbres. Les lumières finissent par se rallumer. Beebe émet des bip rassurants sur le canal adéquat. Gerry Fischer est parti, à présent, Scanlon ne sait pas trop depuis quand. Il ne sait pas trop si les autres ont jamais été là. Il retourne seul à Beebe. Ils ne m’ont sans doute même pas entendu. Pas vraiment. Dommage, parce qu’à la fin, il disait vraiment la vérité. Il aimerait arriver à les plaindre. Cela ne devrait poser aucune difficulté : ils se cachent dans le noir, ils se cachent derrière leurs calottes comme si le photocollagène était une espèce d’anesthésique général. Tout cela justifie la pitié des vraies gens. Mais comment s’apitoyer sur quelqu’un qui se débrouille pour mieux se porter que vous ? Comment plaindre quelqu’un qui, d’une manière perverse, est heureux ? Comment plaindre quelqu’un qui vous fait une peur bleue ? De toute manière, ils m’ont marché sur les pieds, je n’ai pas réussi à les contrôler du tout. Ai-je fait un seul véritable choix depuis mon arrivée ici ? Ah oui, je leur ai donné Fischer et ils m’ont laissé en vie. Yves Scanlon se demande, un instant, comment faire figurer cela dans son rapport officiel sans avoir l’air lui-même complètement perturbé. En fin de compte, il s’en fiche un peu. TRANS/OFFI/300850:1043 J’ai récemment découvert des preuves de… c’est-à-dire… je crois… Le comportement du personnel de la station Beebe est nettement… J’ai récemment participé à un échange éloquent avec le personnel de la station. Même si j’ai réussi à éviter une confrontation directe, je… Ah, et puis merde. T moins vingt minutes, et il n’y a personne d’autre qu’Yves Scanlon à l’intérieur de Beebe. C’était ainsi depuis deux jours. Les vampires ne revenaient plus dans la station. Ils le tenaient peut-être délibérément à l’écart. Ou bien ils retournaient à leur état naturel. Il n’en sait rien. C’est aussi bien. Les deux camps n’ont désormais plus grand-chose à se dire. La navette ne devrait plus tarder. Scanlon se souvient de ce qu’il a résolu : quand elle arrivera, on ne le trouvera pas caché dans sa cabine, mais dans le salon, visible de tous. Il inspire, retient sa respiration, écoute. Beebe grince et dégoutte autour de lui. Aucun autre bruit de vie. Il quitte sa couchette pour plaquer l’oreille à la cloison. Rien. Il tourne le volant du panneau, entrouvre celui-ci de quelques centimètres et jette un coup d’œil à l’extérieur. Rien. Sa valise est prête depuis des heures. Il la soulève et ouvre le panneau en grand, puis s’enfonce d’un pas décidé dans la coursive. Il voit l’ombre juste avant d’entrer dans le salon, une vague silhouette devant la cloison. Une partie de lui-même veut faire demi-tour pour courir se réfugier dans sa cabine, mais cette partie-là est bien moins importante qu’avant. Il est surtout simplement fatigué. Il continue d’avancer. Lubin attend là, debout immobile près de l’échelle. Il regarde Scanlon sans le voir de ses yeux d’ivoire massif. « Je voulais vous dire au revoir », affirme-t-il. Scanlon éclate de rire. Il ne peut pas s’en empêcher. Lubin le regarde, impassible. « Désolé. » Il ne ressent pas une once d’amusement. « C’est juste que… Vous n’avez même jamais dit bonjour, vous savez ? — Oui, répond Lubin. Bon. » Pour une raison ou pour une autre, il n’y a rien de menaçant en lui, cette fois. Scanlon ne comprend pas bien pourquoi : le dossier de Lubin regorge encore de trous, les rumeurs continuent à circuler au sujet des Galápagos ; même les autres vampires gardent leurs distances avec lui. Mais rien de tout cela ne transparaît à présent. Lubin est debout devant lui à passer son poids d’un pied sur l’autre, l’air presque vulnérable. « Ils vont donc nous faire remonter plus tôt, dit-il. — Franchement, je n’en sais rien. Ce n’est pas moi qui décide. — Mais ils vous ont envoyé ici pour… préparer le terrain. Comme saint Jean-Baptiste. » C’est une analogie très étrange, de la part de Lubin. Scanlon ne répond pas. « Est-ce que vous… Est-ce qu’ils savent que nous ne voudrons pas rentrer ? Ils ne comptaient pas là-dessus ? — Ce n’était pas comme ça. » Scanlon se demande toutefois, plus que jamais, ce que savait l’ARE. Lubin s’éclaircit la gorge. Il semble très désireux de dire quelque chose, mais n’en fait rien. « J’ai trouvé le carillon à vent, finit par dire Scanlon. — Oui. — Il m’a fichu une trouille bleue. » Lubin secoue la tête. « Il ne sert pas à ça. — Il sert à quoi ? — Ce n’est que… qu’un passe-temps, en fait. On en a tous, ici. Pour Lenie, les étoiles de mer. Pour Alice… les rêves. Cet endroit arrive à éclairer des horreurs d’une manière qui les rend presque belles. » Il hausse les épaules. « Moi, je construis des mémoriaux. — Des mémoriaux. » Lubin hoche la tête. « Le carillon était pour Acton. — Je vois. » Quelque chose se colle à Beebe avec un bruit métallique. Scanlon sursaute. Lubin ne réagit pas. « J’envisage d’en construire un autre, annonce-t-il. Pour Fischer, peut-être. — Les mémoriaux, c’est pour les morts. Fischer est toujours vivant. » Techniquement, du moins. « Bon, d’accord. Je le ferai pour vous. » Le panneau s’ouvre au plafond. Scanlon attrape sa valise et commence à grimper d’une main. « Monsieur…» Surpris, il baisse les yeux. « Je…» Lubin s’interrompt. « Nous aurions pu mieux vous traiter », finit-il par dire. Scanlon comprend, sans savoir comment, que ce n’est pas ce que Lubin avait l’intention de dire. Il attend. Mais le rifteur n’a rien de plus à offrir. « Merci », répond Scanlon avant de sortir définitivement de Beebe. Le compartiment dans lequel il grimpe est bizarre. Il l’explore du regard, désorienté : ce n’est pas la navette habituelle. La cabine passagers est trop petite, avec des parois parsemées d’embouts. À l’avant, le panneau du poste de pilotage est hermétiquement souqué. Un visage étrange le regarde par le hublot au moment où le panneau ventral se referme. « Hé…» Le visage disparaît. Le compartiment résonne du bruit d’orifices métalliques qui se dégagent. Un petit à-coup marque le moment où le bathyscaphe remonte en toute liberté. Une légère brume aérosol sort en sifflant des embouts. Elle pique les yeux de Scanlon. Une voix inconnue le rassure par le haut-parleur de la cabine. Aucune inquiétude à avoir, affirme-t-elle. Simple mesure de précaution. Tout va très bien. SEINE Entropie La situation commence peut-être à échapper à tout contrôle, songe Lenie Clarke. Les autres ne semblent pas s’en soucier. Elle entend Lubin et Caraco bavarder dans le salon, entend Brander essayer de chanter sous la douche – comme si on n’avait pas tous assez souffert dans notre enfance – et envie leur indifférence. Tout le monde détestait Scanlon… Bon, ne le détestait pas vraiment, le mot est un peu fort, mais il y avait au moins une espèce de… De mépris… Voilà le terme exact. Le mépris. À la surface, Scanlon ennuyait tout le monde. Quoi que vous lui disiez, il hochait la tête, produisait de petits bruits encourageants, faisait tout ce qu’il fallait pour vous convaincre qu’il était de votre côté. À part être vraiment d’accord avec vous, bien entendu. Vous n’aviez pas besoin d’ajustement pour voir clair dans cette merde : tous les rifteurs ont déjà connu trop de types comme Scanlon, les sympathisants officiels, les amis immédiats qui vous encouragent doucement à rentrer chez vous et à retirer votre plainte, qui prennent soin de prétendre que c’est dans votre intérêt. À l’époque, Scanlon n’était qu’un autre connard condescendant au jeu truqué, et si le hasard l’a fait descendre quelque temps sur le terrain des rifteurs, rien de plus naturel qu’ils se soient un peu amusés avec lui. Mais on aurait pu le tuer. C’est lui qui a commencé. Il a attaqué Gerry. Il le tenait en otage. Comme si l’ARE allait un tant soit peu en tenir compte… Jusqu’ici, Clarke a gardé ses doutes pour elle. Non qu’elle craigne que personne ne l’écoute. Bien au contraire. Elle ne veut faire changer d’avis à personne. Elle n’a pas entrepris de rassembler les troupes. L’initiative est le privilège des chefs : elle ne veut pas de cette responsabilité. La dernière chose qu’elle souhaite est d’être Chef de la meute, Len. Le loup dominant. Akela. Mort depuis des mois, Acton continue à se moquer d’elle. D’accord. Scanlon était au pire énervant, au mieux une amusante diversion. « Merde, a dit Brander un jour. Tu t’es accordée avec lui, dehors ? Je parie que même l’ARE ne le prend pas au sérieux : » L’ARE a besoin d’eux, et elle ne va pas débrancher la prise juste parce que quelques rifteurs se sont amusés aux dépens d’un connard comme Scanlon. Logique. Clarke ne peut néanmoins s’empêcher de penser aux conséquences. Elle n’a jamais réussi à y échapper par le passé. Brander sort enfin de la douche : sa voix arrive du salon. On prend des douches pour le plaisir, au fond de l’océan : si elles ne sont pas vraiment nécessaires pour qui vit dans une combinaison semi-perméable autonettoyante, elles n’en restent pas moins un acte hédoniste. Clarke attrape une serviette et monte l’échelle avant que quiconque puisse prendre la place. « Salut, Len. » Assise à table avec Brander, Caraco lui fait signe. « T’as vu ce nouveau look ? » Brander est bel et bien en manches de chemise. Il n’a même pas ses calottes. Ses yeux sont marron. « Ouaouh ! » Clarke ne sait pas quoi dire d’autre. Ces yeux ont vraiment l’air étranges. Elle regarde autour d’elle, vaguement mal à l’aise. Lubin observe depuis le divan. « Qu’est-ce que t’en dis, Ken ? » Lubin secoue la tête. « Pourquoi tu veux ressembler à un sécheux ? » Brander hausse les épaules. « Aucune idée. J’avais juste envie de me reposer les yeux une heure ou deux. À force de voir tout le temps Scanlon ici en manches de chemise, j’imagine. » Non que quiconque penserait même à ôter ses calottes devant Scanlon. Caraco feint de frissonner de tout son corps. « Tu ne vas quand même pas me dire que c’est ton nouveau modèle ? — Ce n’était même pas l’ancien », répond Brander. Clarke n’arrive pas à s’y habituer. « Ça ne te dérange pas ? »… de te balader tout nu comme ça ? « En fait, la seule chose gênante, c’est que je n’y vois que dalle. À moins que quelqu’un veuille augmenter l’éclairage… — Et donc, dit Caraco en reprenant le fil d’une conversation précédente, tu es descendu ici pour quoi ? — On y est en sécurité », répond Brander en clignant des yeux dans ses ténèbres personnelles. « Bien sûr, oui. — Davantage en sécurité, en tout cas. Toi qui étais là-haut il n’y a pas si longtemps, tu ne t’en es pas rendu compte ? — Je pense que ce que j’ai vu là-haut était plus ou moins déformé. Voilà pourquoi je suis descendue. — Tu n’as jamais trouvé que les choses devenaient, comment dire, trop pesantes ? Caraco hausse les épaules. Clarke, qui imagine déjà les piqûres brûlantes de la douche, fait un pas en direction de la coursive. « Attends, tu as vu à quelle vitesse le Net a changé ? demande Brander. Souviens-toi, il n’y a pas si longtemps, on pouvait parcourir le monde entier depuis son salon. On pouvait se connecter n’importe où à partir de n’importe où, pour la durée qu’on voulait. » Clarke se retourne. Elle se souvient de cette époque. Vaguement. « Et les virus ? demande-t-elle. — Il n’y en avait pas. Ou plutôt ils étaient vraiment simples. Ils ne pouvaient pas se réécrire eux-mêmes, ni fonctionner sur plus d’un système d’exploitation. Au début, je t’assure qu’ils n’étaient pas spécialement gênants. — Mais ces lois dont on nous a parlé à l’école…», dit Caraco. Lenie se souvient : « La spéciation évolutive. Les lois de Brooke. » Brander lève un doigt. « Les chaînes d’information autoréplicantes évoluent comme des fonctions sigmoïdes différentielles du taux de réplication de l’erreur et du temps de génération. » Deux doigts. « Les chaînes d’information évolutives sont sujettes au parasitage de chaînes rivales aux fonctions sigmoïdes différentielles de longueur d’onde inférieure. » Trois. « Les chaînes qui subissent la pression de parasites développent des protocoles d’échange aléatoire de chaînes partielles en fonction du rapport des longueurs d’onde de l’hôte et des fonctions sigmoïdales parasites. Ou quelque chose comme ça. » Caraco regarde Clarke, puis à nouveau Brander. « Quoi ? — La vie évolue. Les parasites aussi. Le sexe évolue pour contrer les parasites. Il mélange les gènes afin que les parasites aient à tirer sur une cible mouvante. Tout le reste, la diversité des espèces, la dépendance à la densité et autres, découle de ces trois lois. Si on fait dépasser un certain seuil à une chaîne autoréplicante, c’est comme une réaction nucléaire. — La vie explose, murmure Clarke. — L’information explose, en fait. La vie organique n’en est en réalité qu’un exemple vraiment lent. Ça s’est produit beaucoup plus vite dans le Net. » Caraco secoue la tête. « Et alors ? Tu veux dire que tu es descendu ici pour échapper à ces virus sur Internet ? — Je suis venu ici pour échapper à l’entropie. — À mon avis, intervient Clarke, tu souffres d’un trouble du langage. La dyslexie ou je ne sais quoi. » Mais Brander est lancé, désormais. « Tu as entendu dire que « l’entropie augmente » ? Tout finit par s’écrouler. On peut le retarder un moment, mais pour ça il faut de l’énergie. Plus le système est compliqué, plus il a besoin d’énergie pour persister. À l’époque, tout fonctionnait au solaire, toutes les plantes étaient comme ces petites piles solaires à partir desquelles tout le reste pouvait se construire. Sauf que maintenant on a une société qui suit une courbe de complexité exponentielle, et le Net suit la même courbe, mais avec une pente beaucoup plus forte, pas vrai ? Si bien qu’on est tous coincés dans cette machine folle, elle est devenue si compliquée qu’elle risque en permanence de voler en éclats, et la seule chose qui l’en empêche, c’est l’énergie dont on l’alimente. — Mauvaise nouvelle », dit Caraco. Clarke pense toutefois qu’elle n’a pas vraiment compris. « Bonne nouvelle, en fait. Il leur faudra toujours plus d’énergie, si bien qu’ils auront toujours besoin de nous. Même s’ils arrivent bel et bien à maîtriser la fusion un jour. — Ouais, mais…» Caraco fronce les sourcils, tout à coup. « Tu dis que c’est exponentiel, donc, à un moment, ça rentre dans le mur, non ? La courbe monte et redescend tout droit. » Brander hoche la tête. « Ouais. — Mais c’est l’infini. On ne peut pas empêcher les choses de s’écrouler, quelle que soit la quantité d’énergie qu’on extrait. Ça ne suffira jamais. Tôt ou tard… — Plutôt tôt que tard, l’interrompt Brander. Et c’est pour ça que je reste ici. Comme je l’ai dit, on y est davantage en sécurité. » Le regard de Clarke se pose sur Caraco avant de revenir sur Brander. « C’est vraiment rien que des conneries. — Pourquoi ça ? » Brander ne semble pas offensé. « Parce qu’on en aurait déjà entendu parler. Surtout si c’est basé sur une espèce de loi physique que tout le monde connaît. Ils n’auraient pas pu garder ça caché, il y aurait forcément des gens pour comprendre tout seuls. — Oh, je pense qu’il y en a eu », dit doucement Brander, un sourire dans ses yeux marron à nu. « Ils préfèrent juste ne pas trop y penser. — D’où tu sors tout ça, Mike ? demande Clarke. De la bibliothèque ? » Il secoue la tête. « J’ai fait des études. Je suis diplômé en écologie des systèmes et en vie artificielle. » Clarke hoche la tête. « J’ai toujours pensé que tu étais trop intelligent pour un rifteur. — Hé. Un rifteur, c’est ce qu’il y a de plus malin à être, en ce moment. — Tu as donc choisi de descendre ici ? Tu t’es vraiment porté volontaire ? » Brander fronce les sourcils. « Bien sûr. Pas toi ? — On m’a téléphoné pour me proposer ce nouveau travail très bien payé, on m’a même dit que je pourrais retrouver mon boulot d’avant si ça ne marchait pas. — Et ton boulot d’avant, c’était quoi ? veut savoir Caraco. — Les relations publiques. Surtout pour les franchises Honquarium. — Toi ? — Je n’étais peut-être pas très douée. Et toi ? — Moi ? » Caraco se mord la lèvre. « C’était une espèce de marché. Une année avec possibilité de renouvellement, ou bien des poursuites judiciaires. » Le coin de ses lèvres tressaute. « Le prix de la vengeance. Ça en valait la peine. » Brander se laisse aller contre le dossier et regarde derrière Clarke. « Et toi, Ken, pourquoi tu es descendu ?… » Clarke se tourne pour suivre le regard de Brander. Le divan est vide. Clarke entend la porte de la douche se refermer au bout de la coursive. Merde. Mais l’attente sera courte. Lubin vient de passer quatre heures à l’intérieur de la station, il ne va pas tarder à ressortir. Et ce n’est pas comme s’ils manquaient d’eau chaude. « Ils devraient simplement couper quelque temps tout ce putain de Net, dit Caraco dans son dos. Juste débrancher la prise. Les virus ne seraient pas capables de gérer ça, je parie. » Brander rit, confortablement aveugle. « Sans doute pas. Bien entendu, nous non plus. » Manège Elle a beau fixer l’écran depuis deux minutes, elle ne voit toujours pas de quoi parle Nakata. Des crêtes et des fissures se déploient sur l’affichage en longues rides vertes. La Gorge renvoie son écho habituel, tout particulièrement concentré sur l’écran central parce que Nakata a augmenté la portée au maximum. De temps en temps, un petit écho apparaît entre deux des plus gros : Lubin, qui effectue sereinement sa très tranquille période de travail. À part cela, rien. Lenie Clarke se mord la lèvre. « Je ne vois pas de… — Attends juste un peu. Je suis sûre que je n’ai pas rêvé. » Brander jette un coup d’œil depuis le salon. « Rêvé quoi ? — Alice dit qu’elle a repéré quelque chose à l’azimut 320. » C’est peut-être Gerry, songe Clarke. Mais Nakata n’aurait pas donné l’alerte pour ça. « C’était seulement… là ! » Nakata écrase un doigt triomphal sur l’affichage. Quelque chose flotte à l’extrême limite du champ de vision de Beebe. La diffraction et la distance le rendent flou, mais pour renvoyer un écho d’aussi loin cela doit contenir beaucoup de métal. Le signal disparaît sous les yeux de Clarke. « Ce n’est pas l’un d’entre nous, affirme-t-elle. — C’est gros. » Brander regarde l’affichage en plissant des yeux et ses calottes se reflètent entre les fentes blanches. « Un fouisseur ? suggère Clarke. Ou un sous-marin, peut-être ? » Brander grogne. « Le revoilà, remarque Nakata. — Les revoilà », rectifie Brander. Deux échos frôlent désormais le bord de l’écran, presque indiscernables. Deux gros objets non identifiés, qui à un moment se dégagent tout juste de la réverbération de fond, l’instant suivant se noient à nouveau dans du simple bruit. Disparaissent. « Regardez », lâche Clarke, le doigt tendu. Une secousse ondule d’un bout à l’autre de l’affichage sismographique, ce qui déclenche les capteurs en une vague venue du nord-ouest. Nakata saisit des commandes, obtient l’azimut de l’épicentre. 320. « Il n’y a rien de prévu au programme dans ce coin-là, annonce-t-elle. — Rien dont quelqu’un n’a pris la peine de nous parler, en tout cas. » Clarke se frotte l’arête du nez. « Bon, qui vient ? » Brander hoche la tête. Nakata secoue la sienne. « Je vais attendre Judy. — Ah oui, c’est vrai : elle fait le trajet entier, aujourd’hui, non ? L’aller-retour jusqu’à la surface ? — Oui. Elle devrait revenir dans à peu près une heure. — D’accord. » Brander a commencé à descendre. Clarke passe devant Nakata pour activer un canal extérieur. « Hé, Ken, réveille-toi. » Je me dis que je connais cet endroit, songe-t-elle. Que c’est chez moi. Je ne connais rien. Brander avance juste un peu plus bas, éclairé par un fond marin en feu. Le monde ondule de couleurs, bleus, jaunes et verts, d’une pureté qui les rend presque douloureuses à regarder. Un éparpillement d’étoiles violettes se rassemble et traverse le fond : un banc de crevettes, d’une luminosité royale. « Est-ce que quelqu’un a…» commence Clarke, mais elle détecte de l’émerveillement et de la surprise chez Brander. De toute évidence, il n’a jamais rien vu de tel. Quant à Lubin… « C’est une nouveauté pour moi », répond-il à voix haute, toujours aussi indéchiffrable. « C’est splendide, dit Brander. Depuis le temps qu’on est en bas, on ne savait même pas que cet endroit existait…» Sauf Gerry, peut-être. De temps en temps, le sonar de Beebe détecte quelqu’un dans cette direction, quand on sait où sont tous les autres. Pas aussi loin, bien entendu, mais qui sait à quelle distance Fischer, ou ce qu’il est devenu, s’aventure désormais ? Brander lâche son calmar et descend, le bras tendu. Clarke le voit qui ramasse quelque chose sur le fond. Un vague fourmillement lui trouble l’esprit un instant – cette indéfinissable sensation qu’il y a un autre esprit actif dans les environs – tandis que, remorquée par son propre calmar, elle dépasse Brander. « Hé, Len, bourdonne celui-ci dans son dos. Regarde ça. » Elle lâche l’accélérateur et revient en arc de cercle. Brander tient au creux de la main une créature vitreuse et segmentée. Elle ressemble un peu à cette crevette qu’avait trouvée Acton, quand… « Ne lui fais pas de mal », dit-elle. Le masque de Brander se lève vers elle. « Pourquoi est-ce que je lui en ferais ? Je voulais juste te montrer ses yeux. » Brander dégage quelque chose d’étrange, comme s’il était un peu désynchronisé avec lui-même, comme si son cerveau émettait sur deux bandes à la fois. Clarke secoue la tête. La sensation disparaît. « Elle n’a pas d’yeux, dit-elle en observant l’animal. — Bien sûr que si. Mais pas sur la tête. » Il le retourne, le plaque du pouce et de l’index sur la paume de son autre main. Des rangées de membres – peut-être des pattes, ou bien des branchies – s’agitent inutilement pour trouver une prise. Entre elles, au niveau de leurs articulations sur le corps, une rangée de minuscules sphères noires rend son regard à Lenie Clarke. « Bizarre, reconnaît-elle. Des yeux sur le ventre. » Elle la ressent à nouveau : une impression étrange, presque prismatique, de conscience fracturée. Brander relâche l’animal. « Logique, vu que toute la lumière vient d’en bas, ici. » Il regarde soudain Clarke en irradiant la confusion. « Hé, Len, ça va ? — Ouais, pas de problème. — Tu m’as l’air, comment dire… — Divisé », complètent-ils au même moment. Prise de conscience. Elle ne sait pas dans quelles proportions cela vient d’elle ou de ce qu’elle détecte parce qu’elle est accordée avec Brander, mais soudain ils savent l’un et l’autre. « Il y a quelqu’un d’autre ici », dit inutilement Brander. Clarke se retourne. Lubin. Elle ne le voit pas. « Merde. Tu crois que c’est ça ? » Brander scrute lui aussi l’eau. « Tu crois que ce bon vieux Ken commence finalement à s’accorder ? — Je n’en sais rien. — Qui ça pourrait être d’autre ? — Je n’en sais rien. Qui y a-t-il d’autre dehors ? — Mike. Lenie. » La voix de Lubin, faible, leur parvient de quelque part devant eux. Clarke et Brander échangent un regard. « Par ici, lance Brander en augmentant le volume. — Je l’ai trouvé », annonce Lubin, distant, invisible. Clarke s’élance depuis le fond pour attraper son calmar. Brander est juste à côté d’elle, pistolet sonar sorti et cliquetant. « Je l’ai, dit-il au bout d’un moment. Par là. — Quoi d’autre ? — Je ne sais pas. En tout cas, c’est gros. Trois ou quatre mètres. Métallique. » Clarke accélère. Brander suit. Un foisonnement de couleur fracturée se dévide sous eux. « Là. » Devant eux, un maillage de lumière verte divise le fond en carrés. « Qu’est-ce que… — Des lasers, répond Brander. Je crois. » Des fils émeraude flottent, parfaitement rectilignes, lumineuse profusion d’angles droits à quelques centimètres du fond. En dessous, de ternes tuyaux métalliques courent sur la roche, surmontés d’un bout à l’autre de minuscules prismes qui saillent à intervalles réguliers comme une épine dorsale. Chaque prisme, un interstice ; de chaque interstice, quatre rayons de lumière cohérente, puis quatre, et encore quatre, représentation en fil de fer d’un damier qui recouvre le substrat. Ils avancent de deux mètres au-dessus du maillage. « Je n’en suis pas sûr, grince Brander, mais je pense qu’il n’y a qu’un seul rayon. Qui se reflète sur lui-même. — Mike… — Je le vois », dit-il. Ce n’est tout d’abord qu’une colonne verte et floue à mi-distance. Elle se précise quand ils en approchent : les rayons qui quadrillent le fond de l’océan convergent en cercle à cet endroit, y changent de direction pour monter à la verticale former les barreaux lumineux d’une cage cylindrique. À l’intérieur de cette cage, une épaisse tige métallique sort du fond marin. Un grand disque s’épanouit à son sommet, déployé comme un parasol industriel. Les baleines de lumière laser s’écoulent de son périmètre et s’éloignent en rebondissant à l’infini le long du fond. « C’est comme un… un manège, bourdonne Clarke en se souvenant d’une vieille image qui date d’une époque encore plus ancienne. Sans les chevaux. — Ne bloquez pas ces rayons », bourdonne Lubin. Il se tient à l’écart et braque un pistolet sonar sur la structure. « Ils sont trop faibles pour vous blesser, à moins de le prendre dans l’oeil mais mieux vaut ne pas interférer avec ce qu’ils font. — Et ils font quoi ? » demande Brander. Lubin ne répond pas. Que diable… mais la confusion de Clarke n’est pas uniquement liée au mécanisme devant elle. Elle provient aussi d’une sensation qui la désoriente, une sensation désormais très puissante de connaissance alien qui ne vient ni d’elle, ni de Brander, mais lui paraît néanmoins familière. Ken ? C’est toi ? « Ce n’est pas ce qu’on a vu au sonar », est en train de dire Brander. Clarke détecte sa confusion tandis qu’il parle. « La chose qu’on a vue se déplaçait. — Elle installait sans doute ça, bourdonne Lubin. Et elle est partie depuis longtemps, maintenant. — Mais qu’est-ce que…» La voix de Brander s’interrompt en un croassement mécanique. Non. Ce n’est pas Lubin. Elle le sait, à présent. « Ça pense, dit-elle. C’est vivant. » Lubin a sorti un autre instrument. Clarke ne voit pas le cadran, mais ses déclics révélateurs se transmettent dans l’eau. « C’est radioactif », annonce-t-il. La voix d’Alice Nakata leur parvient dans les ténèbres infinies entre Beebe et le Pays du Manège. «… Judy…» murmure-t-elle, presque inaudible. «… couche… diffu… — Alice ? » Clarke a tellement poussé le volume de son vocodeur que cela lui fait mal aux oreilles. « On ne t’entend pas. Qu’est-ce que tu dis ? — … juste… aucun signe…» Clarke distingue à peine les mots. Elle parvient néanmoins à y sentir de la peur. Une petite secousse passe, soulevant des nuages de vase et engloutissant le signal de Nakata. Lubin fait accélérer son calmar et s’éloigne. Clarke et Brander le suivent. Quelque part dans les ténèbres devant eux, Beebe approche en fractions de décibel. Les mots qu’ils entendent ensuite parviennent à percer le bruit. « Je ne trouve plus Judy ! — Tu ne la trouves plus ? répète Brander. Elle est partie où ? — Elle a disparu ! » La voix un peu sifflante leur parvient de toutes les directions. « Je lui parlais, elle était là-haut, au-dessus de la couche diffusante, elle était… Je lui parlais du signal qu’on a vu, et elle m’a répondu qu’elle aussi avait vu quelque chose, et tout à coup elle a disparu… — Tu as vérifié au sonar ? veut savoir Lubin. — Oui ! Bien sûr que j’ai vérifié au sonar ! » Ses paroles leur arrivent de plus en plus distinctement. « Je l’ai fait dès qu’on a été coupées, mais je n’ai rien vu de net. Il y avait peut-être quelque chose, mais la couche diffusante est très épaisse, aujourd’hui, je ne pouvais pas en avoir le cœur net. Et ça fait un quart d’heure, maintenant, elle n’est toujours pas revenue… — Le sonar ne la détecterait pas, de toute manière, dit doucement Brander. Pas à travers la couche diffusante. » Lubin l’ignore. « Écoute, Alice. Elle t’a dit ce qu’elle a vu ? — Non, juste quelque chose, elle a dit, et après je n’ai plus rien entendu. — Ton contact sonar. Quelle taille ? — Je n’en sais rien ! Il a juste duré une seconde, et la couche… — Ça pourrait être un submersible ? Alice ? — Je n’en sais rien ! » s’écrie la voix, désincarnée et angoissée. « Pourquoi est-ce qu’il ferait ça ? Pourquoi quelqu’un ferait-il ça ? » Personne ne répond. Les calmars continuent leur course. Exuviation Ils la sortent du sas, toujours prisonnière du filet piégeur. Elle sait bien qu’il ne sert à rien de se battre dans ces conditions, mais celles-ci pourraient très vite changer. Elle pense qu’ils ont peut-être essayé de la gazer dans le sas. Pourquoi sinon auraient-ils gardé leur casque une fois le sas vide ? Et pourquoi ce léger sifflement qui a duré quelques secondes de trop après l’admission d’air ? C’est un indice qui n’a rien d’évident, mais on ne passe pas la majeure partie d’une année sur le rift sans apprendre quels bruits fait un sas. Celui-là avait quelque chose qui n’allait pas. Aucune importance. Vous seriez surpris de la quantité d’O2 qu’on peut obtenir par électrolyse du peu d’eau qui clapote encore dans cette bonne vieille plomberie thoracique. Judy Caraco peut retenir sa respiration jusqu’à ce que les poules aient des dents, quoi que cette putain d’expression puisse vouloir dire. Et peut-être pensaient-ils désormais que leur chambre à gaz déguisée en sas l’a droguée, lui a fait perdre connaissance ou l’a juste totalement décontractée. Peut-être allaient-ils la sortir de ce putain de filet. Elle attend, le corps flasque. Comme elle l’avait prévu, le filet tombe par terre avec un léger craquement électrique quand toutes ses queues moléculaires adhésives se dépolarisent comme du velcro qui devient aussi lisse que la fourrure d’un chat. Elle observe les lieux derrière ses imperturbables calottes vitreuses – ils n’y pourront lire aucun indice – et compte trois présences, peut-être davantage derrière. Ce sont des zombies ou quelque chose comme ça. Leur peau semble pourrie de jaunisse. On distingue à peine les ongles de leurs doigts. Ils ont, tendue sur le visage, une membrane jaunâtre qui le brouille et le déforme un peu. Des ovales sombres et cireux saillent sous le film à l’emplacement de la bouche. Protections corporelles, comprend Caraco au bout de quelques instants. Pour quoi faire ? Ils me croient contagieuse ? Et une seconde plus tard : Suis-je contagieuse ? L’un d’eux tend quelque chose dans sa direction, comme une arme de poing. Elle frappe du bras. Elle aurait préféré donner un coup de pied – on a davantage de force dans les jambes –, mais les suceurs de réfs qui l’ont conduite ici ne se sont pas donné la peine de lui ôter ses palmes. Elle écrase quelque chose : un nez, lui semble-t-il. Un nez recouvert de latex. Cela produit un craquement gratifiant. Quelqu’un vient soudain de trouver une raison de regretter sa prétention. Il y a un moment de silence stupéfait. Caraco en profite, se place d’un bond sur le flanc et lance un pied palmé en arrière, le talon pointé, dans le creux d’un genou. Une femme pousse un cri, un visage stupéfait bascule avec une traînée de cheveux roux collés à la joue tandis que Judy Caraco se courbe pour ôter ses grandes palmes qui lui font des pieds de clown, le tout assez vite pour que… L’extrémité d’un aiguillon électrique apparaît à dix centimètres de son nez. Il ne bouge pas d’un millimètre. Après un instant d’indécision – jusqu’où je peux pousser mon avantage, de toute façon ? –, Caraco s’immobilise. « Debout », lance le type à l’aiguillon. Elle voit à peine, derrière la protection, les ombres à l’emplacement de ses yeux. Elle ôte lentement ses palmes et se relève. Elle n’avait pas une chance, bien entendu. Elle le savait depuis le début. Mais de toute évidence ils ont une bonne raison de la vouloir vivante, sinon ils n’auraient jamais pris la peine de la ramener à bord. Elle, de son côté, tient à faire clairement comprendre à ces enculés qu’ils ne vont pas l’intimider, aussi nombreux soient-ils. On peut trouver une catharsis même dans un combat perdu. « Du calme », intime l’homme, l’un des quatre, voit-elle désormais, en comptant celui qui sort du compartiment avec une tache rouge de plus en plus large sous le latex. « Nous ne vous voulons aucun mal. Mais vous savez bien que vous n’auriez pas dû essayer de partir. — De partir ? » Il porte, comme les autres, des vêtements uniformes qui ne sont pas des uniformes : d’amples combinaisons-pantalons blanches à l’air indubitablement jetables. Aucun insigne. Aucune bande patronymique. Caraco reporte son attention sur le submersible lui-même. « Nous allons maintenant vous enlever votre combinaison, poursuit le détenteur de l’aiguillon. Et vous faire passer un rapide examen médical. Rassurez-vous, rien de bien désagréable. » Ce n’est pas un gros bâtiment, à en juger par la courbure de la cloison. Mais il est rapide. Caraco le sait depuis qu’elle l’a vu apparaître dans l’obscurité au-dessus d’elle. Elle n’a d’ailleurs pas vu grand-chose, mais cela lui a suffi. Le bateau a des ailes. Il pourrait devancer une orque dopée aux stéroïdes. « Mais qui êtes-vous, tous ? demande-t-elle. — Nous vous serions très reconnaissants de votre coopération, assure l’Aiguillonneur comme si elle n’avait rien dit. Ensuite, vous pourriez peut-être nous raconter à quoi au juste vous essayiez d’échapper en plein milieu du Pacifique. — D’échapper ? ricane Caraco. Je faisais des allers-retours, espèce d’idiot. — Ah oui ? » Il range l’aiguillon dans un étui fixé à sa ceinture, garde une main posée avec légèreté sur la poignée. Le pistolet est de retour, dans d’autres mains. Il ressemble à un croisement entre une agrafeuse professionnelle et un testeur de circuits. La rousse l’enfonce fermement dans l’épaule de Caraco. La rifteuse résiste à l’envie de le repousser. Un léger fourmillement électrique et sa combinaison tombe en morceaux. Ses bras. Ses jambes. Court-circuité, son torse se fend comme un insecte qui mue, puis se détache. Elle se retrouve complètement nue au milieu d’étrangers. Une mulâtre dans le plus simple appareil lui rend son regard dans un miroir sur la cloison. D’une manière ou d’une autre, même dévêtue, elle semble forte. Ses yeux, d’un blanc brillant dans ce visage foncé, sont froids et invulnérables. Elle sourit. « Ce n’était pas si terrible, hein ? » La femme parle avec une amabilité forcée. Presque comme si je ne l’avais pas fait tomber par terre. Ils la conduisent par une coursive jusqu’à la table d’un petit compartiment médical. La rousse place sur le bras de Caraco une main recouverte de latex : un contact à peine collant, auquel Caraco se dérobe. Il n’y a de la place à l’intérieur que pour deux autres personnes. Trois s’y glissent : la rousse, l’Aiguillonneur ainsi qu’un homme moins grand et légèrement potelé. Caraco regarde son visage, mais ne distingue aucun détail sous la protection. « J’espère que ce truc vous gêne moins pour voir que moi pour vous voir », dit-elle. Un léger bourdonnement en fond sonore, trop monotone pour qu’elle y ait pris garde jusqu’ici, devient d’un rien plus aigu. Une soudaine accélération se fait ressentir. Caraco perd un peu l’équilibre, se rattrape à la table. « Si vous pouviez juste vous allonger, madame Caraco…» Ils l’étendent sur la table. L’homme potelé colle quelques fils à des emplacements stratégiques de son corps et entreprend d’extraire quelques très petits morceaux de celui-ci. « Non, ce n’est pas bon. Pas bon du tout. » Un accent cantonais. « Mauvaise turgescence épithéliale ; vous savez que même si elle ressemble à de la peau vous n’étiez pas censée vivre dans cette combinaison. » Au contact, ses doigts donnent l’impression de caoutchouc fin et collant, comme ceux de la rousse. « Regardez-moi ça, continue-t-il. La moitié de vos glandes sébacées ne fonctionnent plus, vous manquez de vitamine K et vous n’avez pas non plus pris vos UV, pas vrai ? Caraco ne répond pas. Le Cantonais continue à extraire des échantillons sur sa gauche. De l’autre côté de la table, la rousse sourit d’une manière qu’elle pense sans doute rassurante, sourire en grande partie dissimulé par l’ovale de l’embout buccal. Aux pieds de Caraco, juste devant le panneau, l’Aiguillonneur reste debout sans bouger. « Oui, trop de temps enfermé dans cette combinaison, insiste le Cantonais. L’avez-vous jamais enlevée ? Même dehors ? » La rousse se penche en avant. « C’est important, Judy, dit-elle sur le ton de la confidence. Il pourrait y avoir des complications médicales. Il faut vraiment qu’on sache si vous l’avez déjà ouverte à l’extérieur. Pour une urgence quelconque, peut-être. — Si votre combi a été… percée, disons. » Le Cantonais place une espèce d’appareil oculaire sur la membrane qui recouvre son œil gauche afin d’examiner les conduits auditifs de Caraco. « Cette cicatrice sur votre jambe, par exemple. Plutôt grande. » La rousse fait courir un doigt sur le pli dans le mollet en question. « Ouais. Un de ces gros poissons, j’imagine ? » Caraco lève les yeux vers elle. « Vous imaginez. — La blessure a dû être profonde. » À nouveau le Cantonais. « C’est ça ? — Quoi ? — C’est un souvenir d’un de ces fameux monstres ? — Vous n’avez pas mon dossier médical ? — Ce serait plus simple si vous nous évitiez d’avoir à le consulter, explique la rousse. — Vous êtes pressés ? » L’Aiguillonneur fait un pas en avant. « Pas vraiment. On peut attendre. Mais dans l’intervalle on devrait peut-être vous ôter vos calottes. — Non. » Cette perspective l’effraie au plus profond. Elle ne sait pas trop pourquoi. — Vous n’en avez plus besoin, madame Caraco. » Un sourire, un dévoilement civilisé des dents. « Vous pouvez vous détendre. Vous rentrez chez vous. — Allez vous faire foutre. Je les garde. » Elle se redresse, sent les fils se détacher de sa chair. Soudain ses bras sont immobilisés. Par le Cantonais d’un côté, par la rousse de l’autre. « Bande d’enculés. » Elle lance le pied. Celui-ci percute l’aiguillon par dessous, l’éjecte de son étui et le fait tomber sur le pont. L’Aiguillonneur bondit en arrière hors du compartiment en abandonnant son arme. Tout à coup, les bras de Caraco sont libres. Le Cantonais et la rousse reculent, se collent aux parois du compartiment comme s’ils tenaient absolument à éviter tout contact physique… Vous faites bien, pense-t-elle avec un grand sourire. N’essayez pas vos petits jeux de pouvoir sur moi, connards… L’Oriental secoue la tête avec un mélange de tristesse et de désapprobation. Le corps de Judy Caraco vrombit, jusqu’aux os, et devient complètement flasque. Elle retombe sur le rembourrage de néoprène, les nerfs résonnant dans le champ neuro-inductif de la table. Elle essaye de bouger, mais toutes ses synapses motrices sont en court-circuit. Les machines dans sa poitrine sursautent et bégaient, écoutant les ordres, interprétant les parasites. Son poumon s’aplatit en soupirant sous son propre poids. Elle ne peut rassembler la force de le remplir à nouveau. Ils l’attachent. Sanglent poignets, chevilles et torse à la table. Elle ne peut même pas cligner des yeux. Le vrombissement cesse. L’air s’engouffre dans sa gorge et lui remplit la poitrine. C’est bon de respirer à nouveau. « Comment va son cœur ? » L’Aiguillonneur. « Bien. Un peu de défib au début, mais ça s’est arrangé. » Le Cantonais se penche au-dessus de la tête de table : peau d’asticot tendue sur un visage humain. « Tout va bien, madame Caraco. Nous voulons juste vous aider. Vous comprenez ? Elle essaye de parler. C’est difficile. « g-g-g-g-G… A… — Pardon ? — Ce… C’est un coup de Scanlon. Pas vrai ? La revanche de c-ce salopard de Scanlon. » Le Cantonais lève les yeux vers quelqu’un que Caraco ne voit pas. « Le psy de l’ARE. » La voix de la rousse. « Personne d’important. » Il baisse à nouveau les yeux. « Madame Caraco, je ne sais pas de quoi vous parlez. Nous allons vous enlever vos calottes, maintenant. Cela ne vous fera aucun bien de vous débattre. Détendez-vous donc. » Des mains lui maintiennent la tête. Caraco ferme fort les yeux : ils forcent le gauche à s’ouvrir. Elle voit quelque chose qui ressemble à une grosse seringue terminée par un disque. Cela se pose sur sa calotte, s’y colle avec un léger bruit de succion. Se retire. La lumière se déverse comme de l’acide. Elle tourne brutalement la tête et ferme l’œil pour le protéger de la brûlure. Même filtrée par sa paupière fermée, c’est un feu orange qui lui arrache des larmes. Ils lui rattrapent alors la tête, la tournent vers l’avant, lui tâtent le visage… « Éteins les lumières, imbécile ! Elle est photosensible ! » La rousse ? « … Désolé. Comme on les gardait à cinquante pour cent, je me disais…» La lumière diminue. Ses paupières s’obscurcissent. « Ses iris n’ont rien eu à faire pendant presque un an, explique la rousse d’un ton sec. Laisse-lui une chance de s’adapter, bon sang. » C’est elle qui commande, ici ? Des pas. Un cliquetis d’instruments. « Désolés, madame Caraco. Nous avons baissé les lumières. C’est mieux ? » Allez-vous-en. Laissez-moi tranquille. « Madame Caraco, malheureusement, il nous reste à vous enlever l’autre calotte. » Elle garde les yeux bien fermés. Ils la lui retirent quand même. Les sangles se détendent autour de son corps, tombent. Elle les entend se rétracter. « Madame Caraco, nous avons baissé les lumières. Vous pouvez ouvrir les yeux. » Les lumières. Je me contrefous des lumières. Elle se recroqueville sur la table en se cachant le visage dans les mains. « Elle n’a plus l’air aussi coriace, maintenant, hein ? — Ta gueule, Burton. Qu’est-ce que tu peux être con, des fois, quand même…» Le sifflement d’un panneau étanche qui se referme. Un silence lourd et profond s’installe sur les tympans de Caraco. Un bourdonnement électrique. « Judy. » La voix de la rousse, qui n’est pas là en personne, cette fois. Elle s’adresse à elle par un haut-parleur quelque part. « On ne veut pas rendre les choses plus difficiles que nécessaire. » Caraco plaque ses genoux sur sa poitrine. Elle sent les cicatrices, un réseau surélevé de vieux tissus qui date de l’époque où ils l’ont ouverte au scalpel. Les yeux toujours fermés, elle parcourt les sillons du bout des doigts. Je veux récupérer mes yeux. Mais il ne lui reste plus que ces choses de chair nue que tout le monde peut voir. Elle les entrouvre d’une fraction de millimètre, jette un coup d’œil entre ses doigts. Elle est seule. « Nous avons besoin de certaines informations, Judy. Pour votre propre bien. Nous avons besoin de savoir comment vous l’avez découvert. — Découvert quoi ? s’écrie-t-elle, le visage dans les mains. J’étais seulement… je m’exerçais juste… — Pas de problème, Judy. Rien ne presse. Vous pouvez vous reposer, pour le moment, si vous voulez. Ah oui, il y a des vêtements dans le tiroir sur votre droite. Elle secoue la tête. Elle se fiche des vêtements, elle s’est trouvée nue face à des monstres bien pires. Ce n’est que de la peau. Je veux mes yeux. Alibis Un silence dans le haut-parleur. « Vous avez entendu ? demande Brander au bout de cinq secondes. — Oui. Oui, bien sûr. » La ligne bourdonne une seconde. « Ça nous a fait un choc, tout simplement. C’est vraiment… de très mauvaises nouvelles. » Clarke fronce les sourcils, mais ne dit rien. « Elle a peut-être été déviée par un courant à la thermocline, suggère le haut-parleur. Ou prise dans une cellule de Langmuir. Vous êtes sûrs qu’elle n’est pas encore quelque part au-dessus de la couche diffusante ? — Évidemment qu’on en est s…» explose Nakata avant de s’interrompre quand Ken Lubin pose la main sur son épaule. Il y a un instant de silence. « Il fait nuit, là-haut », finit par rappeler Brander. La couche diffusante profonde s’élève au crépuscule et s’amincit près de la surface jusqu’à ce que la lumière du jour la repousse dans les profondeurs. « Et nous aurions capté son canal vocal même si le sonar ne passait pas. Mais on devrait peut-être monter nous-mêmes jeter un coup d’œil. — Non. Ce ne sera pas nécessaire, dit le haut-parleur. En fait, ça pourrait même être dangereux, tant qu’on n’en sait pas davantage sur ce qui est arrivé à Caraco. — Hein ? On ne la cherche même pas ? » Le visage indigné et stupéfait, Nakata regarde les autres. « Elle pourrait être blessée, elle pourrait être… — Excusez-moi, madame… — Nakata ! Alice Nakata. Je n’arrive pas à croire… — Madame Nakata, nous sommes déjà à sa recherche. Nous venons de dépêcher une équipe pour fouiller la surface. Mais vous êtes au milieu du Pacifique. Vous ne disposez tout simplement pas des ressources nécessaires pour couvrir le volume nécessaire. » Une profonde inspiration, transmise à la perfection par les quatre cents kilomètres de fibrop. « D’un autre côté, si madame Caraco est un tant soit peu en mesure de se déplacer, elle essaiera très probablement de regagner Beebe. Si vous voulez la chercher, vos meilleures chances sont d’examiner les alentours de la station. » Nakata parcourt la pièce d’un regard impuissant. Lubin n’affiche pas la moindre expression et se pose un instant plus tard le doigt sur les lèvres. Brander les regarde l’un et l’autre. Lenie Clarke détourne les yeux. « Et vous n’avez pas la moindre idée de ce qui a pu lui arriver ? » demande l’ARE. Brander grince des dents. « Comme j’ai dit, une espèce de pic au sonar. Aucun détail. On pensait que vous seriez capables de nous apprendre quelque chose. — Désolés. On ne sait rien. C’est vraiment dommage qu’elle se soit aventurée si loin de Beebe. L’océan est… eh bien, il n’est pas toujours sûr. Peut-être même qu’un calmar l’a eue. Après tout, elle était à la bonne profondeur. » Nakata secoue la tête. « Non, chuchote-t-elle. — Ne manquez pas d’appeler s’il y a du nouveau, dit le haut-parleur. On est justement en train de mettre au point le plan de recherche, alors s’il n’y a rien d’autre… — Il y a, intervient Lubin. — Ah oui ? — On a trouvé une installation automatique à quelques kilomètres au nord-ouest. Une installation toute récente. — Vraiment ? — Vous n’êtes pas au courant ? — Restez en ligne, je saisis ça. » Le haut-parleur se tait un instant. « Je l’ai. Mon Dieu, c’est loin de vos pénates. Je suis surpris que vous l’ayez même détectée. — Qu’est-ce que c’est ? » demande Lubin. Clarke le dévisage en sentant se hérisser les cheveux sur sa nuque. « Du matériel sismologique, d’après l’ordinateur. L’université de l’Oregon l’a installé pour étudier les radioactifs naturels et la tectonique. Vous devriez vraiment en rester à l’écart, c’est un peu chaud. À cause des isotopes de calibration. — Pas de blindage ? — Apparemment pas. Et ça ne brouille pas son équipement embarqué ? » veut savoir Lubin. Nakata le regarde, bouche bée, furieuse. « On s’en fout ! Judy a disparu ! » Elle n’a pas tort. De la part de Lubin, qui s’adresse rarement aux autres rifteurs, cet échange avec les sécheux pourrait presque être qualifié de bavardage. « Il est indiqué là que c’est un processeur optique, dit le haut-parleur après un petit temps d’arrêt. Les radiations ne le dérangent pas. Mais je pense qu’Al… que madame Nakata a raison : votre priorité…» Lubin passe la main devant Brander pour couper la connexion. « Hé », lance Brander d’un ton agressif. Nakata décoche à Lubin un regard perplexe et plein de colère avant de quitter le compartiment. Clarke l’entend se retirer dans sa cabine et en refermer le panneau. Brander lève les yeux vers Lubin. « Tu ne t’en es peut-être pas encore rendu compte, Ken, mais Judy pourrait être morte. Et ça nous bouleverse un peu. Surtout Alice. » Lubin hoche la tête, le visage complètement inexpressif. « Si bien que je me demande pourquoi tu as choisi ce moment précis pour cuisiner l’ARE à propos d’un putain d’équipement sismo. — Ce n’en est pas un, répond Lubin. — Ah ouais ? » Brander se lève, se contorsionne pour s’extraire de la chaise devant le pupitre. « Et qu’est-ce que… — Mike, dit Clarke. — Quoi ? » Elle secoue la tête. « Ils ont parlé d’un processeur optique. — Et bordel, que…» Brander s’interrompt. La colère disparaît de son visage. « Pas d’un gel, explique Clarke. C’est une puce. À ce qu’ils disent. — Mais pourquoi nous mentir ? demande Brander. Alors qu’il nous suffit de sortir pour sentir… — Rappelle-toi : ils ne savent pas qu’on peut faire ça. » Elle laisse échapper un petit sourire, comme pour un secret partagé entre amis. « Ils ignorent tout de nous. Ils ont juste leurs fichiers. — Plus maintenant, lui rappelle Brander. Ils ont Judy, maintenant. — Et nous, ajoute Lubin. En quarantaine. » « Alice. C’est moi. » Une voix douce traverse le métal dur : « Entre…» Clarke ouvre le panneau et franchit le seuil. Au moment où le panneau se referme en soupirant, Alice Nakata lève les yeux depuis la couchette. Des yeux en amande, sombres et surprenants, qui luisent dans la lumière tamisée. Elle porte la main à son visage : « Oh, pardon, je vais…» Elle fouille dans le casier près de la tête de lit pour récupérer ses calottes qui flottent dans des fioles en plastique. « Oh, ce n’est pas grave. » Clarke tend la main et se retient tout juste d’effleurer le bras de Nakata. « Tes yeux me plaisent, j’ai toujours, eh bien… — Je ne devrais pas rester ici à bouder, de toute manière, dit Nakata en se levant. Je sors. — Alice… — Je refuse de la laisser disparaître comme ça. Tu viens ? » Clarke soupire. « Alice, l’ARE a raison. Il y a tout simplement trop de volume. Si elle est encore dehors, elle sait où nous trouver. — « Si » ? Où serait-elle sinon ? » Clarke regarde le pont en passant mentalement en revue les diverses possibilités. « Je… Je pense que les sécheux l’ont capturée, dit-elle enfin. Je pense qu’ils nous captureront aussi, si on part à sa recherche. » Nakata dévisage Clarke avec des yeux d’une humanité troublante. « Pourquoi ? Pourquoi ils feraient ça ? — Je n’en sais rien. » Nakata se laisse retomber sur la couchette. Clarke s’assied près d’elle. Les deux femmes gardent le silence quelque temps. « Je suis désolée », dit enfin Clarke. Elle ne sait pas quoi dire d’autre. « On est tous désolés. » Alice Nakata fixe le sol du regard. Ses yeux brillent, mais ne débordent pas. « Pas tous, murmure-t-elle. Ken semblait s’intéresser davantage au… — Ken avait ses raisons. Ils nous mentent, Alice. — Ils nous ont toujours menti », dit doucement Nakata sans relever la tête. Puis : « J’aurais dû être là. — Pourquoi ? — Aucune idée. Mais, si on avait été deux, peut-être que… — On vous aurait perdues toutes les deux. — Tu n’en sais rien. Si ça se trouve, ce n’était pas les sécheux du tout, peut-être qu’elle est juste tombée sur quelque chose… de vivant. » Clarke ne parle plus. Elle a entendu les mêmes histoires que Nakata. Les cas confirmés de personnes dévorées par Archie datent de plus d’un siècle. Il y en a peu, bien entendu : humains et calmars géants ne se croisent pas si souvent. Même les rifteurs nagent trop profond pour cela. En général. « C’est pour ça que j’ai cessé de monter avec elle, tu le savais ? » Nakata secoue la tête à ce souvenir. « On est tombées sur un truc vivant, là-haut à mi-profondeur. Un truc horrible. Une espèce de méduse, je pense. Ça palpitait, avec de vagues tentacules fins qui s’étiraient à perte de vue, et ça flottait là dans l’eau. Ça avait aussi plein de… d’estomacs. On aurait dit de grosses limaces qui se tortillaient. Chacun de ces estomacs avait sa propre gueule, et toutes ces gueules n’arrêtaient pas de s’ouvrir et de se refermer…» Clarke plisse le visage. « Ça a l’air tout mignon. — Je ne l’ai même pas vu. C’était assez translucide, je ne regardais pas, je me suis cognée dedans et il a commencé à éjecter des morceaux de lui-même. Le corps principal est juste devenu complètement sombre, s’est rétracté en lui-même et s’est éloigné en palpitant, et tous ces estomacs, ces gueules et ces tentacules qu’il avait abandonnés luisaient et se tordaient comme s’ils souffraient… — Je pense qu’après ça, j’aurais arrêté de monter aussi. — Le plus étrange est que d’une certaine manière j’enviais cette chose. » Les larmes coulent désormais des yeux de Nakata, mais sa voix ne change pas. « Ça doit être agréable de pouvoir… se débarrasser des parties de vous-même qui vous trahissent. » Clarke sourit en se représentant la scène. « C’est vrai. » Elle s’aperçoit soudain qu’elle ne se trouve qu’à quelques centimètres d’Alice Nakata. Elles se touchent presque. Depuis combien de temps suis-je assise là ? se demande-t-elle. Elle bouge sur la couchette, prend de la distance par habitude. « Judy ne le voyait pas comme ça, raconte Nakata. Elle avait pitié des morceaux. Je pense qu’elle était presque en colère contre le corps principal, incroyable, non ? Elle a dit que ce blob aveugle stupide avait… comment, déjà ?… « un comportement de merde typique d’une bureaucratie : au moindre petit problème, on sacrifie les parties mêmes qui vous nourrissent. » Voilà ce qu’elle a dit. » Clarke sourit. « Ça lui ressemble bien. — Elle ne se laisse emmerder par personne. Elle rend toujours les coups. Ça me plaît. J’en serais incapable. Quand les choses tournent mal, je me contente de…» Elle jette un coup d’œil au petit appareil noir collé au mur près de l’oreiller. « Je rêve. » Clarke hoche la tête sans répondre. Elle ne se souvient pas avoir vu Alice Nakata si bavarde. « C’est tellement mieux que la RV, on a bien plus de contrôle. En RV, on est coincé dans les rêves de quelqu’un d’autre. — Il paraît, oui. — Tu n’as jamais essayé ? — Le rêve lucide ? Une fois ou deux. Je n’ai jamais accroché. — Ah bon ? » Clarke hausse les épaules. « Mes rêves n’ont pas beaucoup de… détails. » Ou bien ils en ont trop, parfois. Elle désigne du menton la machine de Nakata. « Ces trucs me réveillent juste assez pour que je remarque à quel point tout est flou. Ou alors, les fois où il y a des détails, c’est quelque chose de vraiment stupide. Des vers qui vous rampent sous la peau ou je ne sais quoi. — Mais ça, tu peux le contrôler. C’est justement l’avantage. Tu peux le changer. » Dans tes rêves, peut-être. « Sauf qu’il faut d’abord le voir. Ça doit être ce qui me gâche plus ou moins tout l’effet. Et surtout, il y avait ces grands intervalles flous. — Ah. » Un début de sourire. « Pour moi, ce n’est pas un problème. Le monde me paraît assez flou même quand je ne dors pas. — Eh bien ! » Clarke lui rend timidement son sourire. « Chacun son truc. » Encore un silence. « J’aimerais juste savoir, finit par dire Nakata. — Je comprends. — Toi, tu savais ce qui était arrivé à Karl. C’était moche, mais tu savais. — Oui. » Nakata baisse les yeux. Clarke l’imite, remarque que ses mains ont trouvé le moyen d’aller entourer celles de Nakata. Elle suppose que c’est un geste de réconfort. Cela paraît agréable. Elle presse, doucement. Nakata relève la tête. Ses yeux sombres et nus se débrouillent pour surprendre encore. « Lenie, je ne la dérangeais pas, moi. J’ai pris de la distance, j’ai rêvé, parfois j’ai juste pété les plombs, et elle a supporté tout ça. Elle comprenait… elle comprend. — On est des rifteurs, Alice. » Clarke hésite, décide de prendre le risque. « On comprend tous. — Sauf Ken. — Tu sais quoi, je pense que Ken comprend peut-être davantage qu’on ne le croit. Je ne pense pas qu’il a voulu se montrer insensible, tout à l’heure. Il est de notre côté. — Il est très bizarre. Il n’est pas venu pour la même raison que nous. — Laquelle ? demande Clarke. — Ils nous ont mis ici parce qu’on y est à notre place, chuchote presque Nakata. Pour Ken, je pense… qu’ils n’ont simplement pas osé le mettre ailleurs. » Brander est en train de descendre quand elle revient dans le salon. « Comment va Alice ? — Elle rêve. Ça va. — Aucun de nous ne va, répond Brander. On est en sursis sur toute la ligne, à mon avis. » Elle grogne. « Où est Ken ? — Il est parti. Il ne reviendra pas. — Quoi ? — Il a franchi la limite. Comme Fischer. — N’importe quoi. Ken n’est pas comme Fischer. Il est tout l’opposé. — Nous, on le sait. » Du pouce, Brander désigne le plafond. « Eux, non. Il a franchi la limite. Du moins, c’est ce qu’il veut qu’on fasse avaler aux types de la surface. — Pourquoi ? — Tu crois que cet enfoiré me l’a dit ? J’ai accepté de jouer le jeu pour le moment, mais je te jure qu’il commence à me fatiguer, avec ses conneries. » Brander descend encore un échelon, se retourne. « Je ressors aussi. Je vais inspecter le manège. Je pense que des observations sérieuses s’imposent. — Tu veux de la compagnie ? » Brander hausse les épaules. « Pourquoi pas ? — En fait, remarque Clarke, avoir juste de la compagnie ne suffit plus, pas vrai ? On devrait peut-être plutôt devenir… comment on dit… — Alliés », complète Brander. Elle hoche la tête. « Voilà, alliés. » QUARANTAINE Bulle Cela fait une semaine que le monde d’Yves Scanlon mesure cinq mètres sur huit. Durant ces sept jours, il n’a pas vu un seul autre être vivant. Il y a eu beaucoup de fantômes, par contre. Des visages sont passés sur sa station de travail pour s’inquiéter avec enjouement de son confort, de son régime alimentaire, de l’éventuelle gêne causée par son dernier branchement intestinal. Il y a eu aussi des esprits frappeurs. Ils se sont emparés de temps à autre du télémanipulateur médical accroché au plafond, l’ont fait danser, poignarder, voler des lamelles de chair au corps de Scanlon. Ils ont parlé de multiples voix, sans rarement dire pour autant quoi que ce soit de substantiel. « Ce n’est sans doute rien, docteur Scanlon », assura un jour le télémanipulateur, exosquelette loquace. « Un simple rapport préliminaire de Rand/Washington consacré à un nouvel agent pathogène sur le rift… sans doute bénin…» Ou, d’une désagréable voix féminine : « Vous êtes manifestement en excell… en bonne santé, je suis sûre qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir. Mais vous savez à quel point on doit se montrer prudents, de nos jours, même l’acné pourrait muter en peste si on la laissait faire, ah ah ah, bon, encore deux centimètres cubes…» Au bout de quelques jours, Scanlon avait cessé de poser des questions. Quoi que ce fût, il savait que ce devait être grave. Le monde pullulait de méchants microbes, des nouveaux engendrés par accident, des anciens libérés dans des recoins sombres du monde, des ordinaires ayant muté en formes nouvelles. Scanlon s’était déjà retrouvé une fois ou deux en quarantaine. Comme la plupart des gens. Cela impliquait en général des techniciens sous protection corporelle, des infirmiers formés à entretenir la bonne humeur par une plaisanterie bien placée. Il n’avait encore jamais entendu parler d’une situation où tout se passait par commande à distance. C’était peut-être une question de sécurité. Peut-être l’ARE ne voulait-elle pas que la nouvelle filtre à l’extérieur, aussi minimisait-elle le personnel impliqué. Ou peut-être… Peut-être le danger potentiel était-il si grand qu’ils ne voulaient pas risquer de techniciens vivants. Chaque jour, Scanlon découvrait un nouveau symptôme. Souffle court. Migraine. Nausée. Il était assez perspicace pour se demander lesquels d’entre eux étaient réels. Il lui venait à l’esprit, de plus en plus souvent, qu’il pourrait ne pas sortir de là vivant. Quelque chose qui ressemblait à Patricia Rowan hantait à l’occasion son écran pour poser des questions sur les vampires. En réalité, ce n’était pas même un fantôme, mais une simulation qui se faisait passer pour un être de chair et de sang. Son mécanisme se décelait à de subtiles répétitions, à des boucles conversationnelles dérivées, à une fixation sur le mot-clé au détriment du concept. Qui commandait dans la station ? voulait savoir cette simulation. Clarke avait-elle davantage de poids que Lubin ? Brander que Clarke ? Comme si quiconque pouvait saisir l’essence de ces créatures fantastiques et tordues par quelques questions ineptes. Combien d’années avait-il fallu à Scanlon pour parvenir à ce niveau d’expertise ? Le bruit courait que Rowan n’aimait pas les conversations téléphoniques en temps réel. Les corpos étaient toujours paranoïaques avec la sécurité ou un truc du même acabit. Cela mettait quand même Scanlon en colère. Il se trouvait là à cause de Rowan, après tout. Ce qu’il avait attrapé sur le rift, il l’avait attrapé parce qu’elle lui avait ordonné de descendre, et elle ne lui envoyait désormais que des marionnettes ? Lui accordait-elle vraiment si peu d’importance ? Bien entendu, il ne se plaignait jamais. Son agressivité était trop passionnément passive. Au lieu de cela, il jouait avec le mannequin qu’elle envoyait. Celui-ci se laissait facilement tromper. Programmé pour rechercher certains mots et certaines phrases en réponse à une question donnée, ce n’était en fait qu’un chien exercé à attraper et aller chercher quand on lui donnait les ordres adéquats. Il fallait qu’il rentre chez lui en courant, ses mâchoires avides serrées sur une fadaise sans aucun intérêt, pour que sa maîtresse s’aperçoive à quel point certaines phrases clés pouvaient s’avérer ambiguës… Il perdit le compte des fois où il avait renvoyé la chose rassasiée de cochonneries. Elle ne cessait de revenir, mais n’apprenait jamais. Il complimenta le télémanipulateur. « Tu sais quoi, tu es sans doute plus intelligent que son double. D’accord, ça ne veut pas dire grand-chose, mais au moins, toi, tu as obtenu ce que tu voulais au premier essai. » Rowan devait à présent sûrement avoir compris ce qu’il faisait. Peut-être s’agissait-il d’une espèce de jeu. Peut-être finirait-elle par s’avouer battue, par venir solliciter une audience en personne. Cet espoir le poussait à poursuivre la partie. Sans cela, il aurait abandonné et coopéré rien que pour cesser de s’ennuyer. Le premier jour de sa quarantaine, il avait demandé un rêveur à un des fantômes, qui le lui avait refusé. Un métabolisme circadien normal était indispensable à l’un des tests, selon celui-ci : on ne voulait pas que sa chair mente. Cela avait empêché Scanlon de fermer l’œil pendant plusieurs jours, puis il était tombé dans une espèce d’abysse sans rêve longue de vingt-huit heures. Quand il s’était enfin réveillé, son corps souffrait d’une vague de frappes microchirurgicales dont il ne se souvenait pas. « T’es un petit salopard sans patience, hein ? avait-il murmuré au télémanipulateur. Tu ne peux même pas attendre que je me réveille ? J’espère que ça t’a plu. » Il avait parlé à voix basse, au cas où il y ait des capteurs actifs dans la pièce. Aucun des fantômes de la station de travail ne semblait s’y connaître en psychologie : ce n’était que des physiologistes et des généopérateurs Meccano. S’ils le surprenaient en train de parler à une machine, ils pourraient croire qu’il perdait la tête. Il dormait dorénavant plus de neuf heures par jour. Les attaques imprévisibles des esprits frappeurs l’occupaient peut-être une heure de plus. Des rapports d’équipage et des profils IPD, dont aucun ne semblait jamais provenir de la station Beebe, apparaissaient à intervalles réguliers sur son terminal : encore quatre ou cinq heures quotidiennes. Le reste du temps, il regardait la télévision. Il se produisait des choses étranges, à l’extérieur. Comme cette mystérieuse explosion sous-marine sur la dorsale médio-atlantique, assez puissante pour une bombe atomique, ce qui n’avait été ni confirmé ni démenti. Israël et Tanaka-Krueger avaient récemment réactivé leurs programmes d’essais nucléaires, mais ni l’un ni l’autre n’admettaient savoir quoi que ce soit sur cette détonation-là. Les protestations habituelles des corporations comme des pays. L’irritabilité générale croissait encore. Pas plus tard que l’autre jour, on avait découvert que N’AmPac avait réagi plusieurs semaines auparavant à un acte de piraterie relativement inoffensif d’un fouisseur coréen en le faisant exploser. Les nouvelles régionales n’étaient pas moins inquiétantes. On estimait qu’une bombe incendiaire avait tué trois cents personnes en détruisant la majeure partie des chantiers navals Urchin près de Portland. Bilan plutôt élevé à deux heures du matin, mais les terrains d’Urchin longeaient le camp de réfugiés, où l’incendie avait fait de nombreuses victimes. Aucun mobile connu. Certaines ressemblances avec une explosion beaucoup plus modeste qui s’était produite plusieurs semaines auparavant à quelques centaines de kilomètres au nord, dans la banlieue de Coquitlam, et attribuée alors à la guerre des gangs. À propos du camp de réfugiés : ceux coincés pour toujours le long du littoral s’agitaient à nouveau. Les explications habituelles de la part des entités municipales habituelles. Le front de mer est le seul terrain encore disponible, et de toute façon, vous imaginez combien cela coûterait d’installer un réseau d’assainissement pour sept millions de personnes, si on les laissait venir à l’intérieur des terres ? Une autre quarantaine, cette fois à cause d’un nématode qui venait de s’échapper des sources de l’Ivindo. Aucune nouvelle d’une sorte ou d’une autre en provenance du Pacifique-Nord. Rien de Juan de Fuca. Au bout de deux semaines, Scanlon s’aperçut que les symptômes qu’il avait imaginés auparavant avaient tous disparu. En réalité, d’une certaine et étrange manière, il ne s’était jamais senti aussi bien depuis des années. Mais ils le gardaient quand même sous clé. Il restait des tests à effectuer. Avec le temps, ses fortes craintes initiales se réduisirent à une douleur abdominale sourde et chronique, si diffuse qu’il ne la sentait presque plus. Un jour, il s’éveilla avec un sentiment de soulagement presque délirant. Avait-il vraiment cru un instant que l’ARE pourrait l’emprisonner à jamais ? S’était-il vraiment montré si paranoïaque ? Ils prenaient bien soin de lui. Bien entendu : il avait de l’importance pour eux. Il avait perdu cela de vue, au début. Mais les vampires continuaient à poser problème, sinon Rowan ne promènerait pas sa marionnette dans sa station de travail. Et l’ARE avait choisi de confier l’étude de ce problème à Yves Scanlon parce qu’elle le savait plus qualifié que quiconque pour cette mission. Elle se limitait désormais à protéger son investissement, à s’assurer qu’il allait bien. Il rit tout haut de son moi précédent et de sa tendance à la panique. Il n’y avait vraiment pas de quoi s’inquiéter. De toute manière, il suivait les informations. Il était plus en sécurité dans sa prison. Lavement Bien entendu, Scanlon ne lui parlait que la nuit. Après les prélèvements d’échantillons et les scans du jour, quand l’appareil était replié lumières éteintes contre le plafond. Scanlon ne voulait pas que les fantômes écoutent. Non que cela l’embarrassait de se confier à une machine. Il en savait bien trop sur le comportement humain pour s’inquiéter d’une excentricité aussi inoffensive. Les utilisateurs finaux qui souffraient de la solitude tombaient toujours amoureux des simulations de RV. Les programmeurs s’attachaient à leurs propres créations, insufflant une vie imaginaire dans la moindre réaction totalement prévisible. Merde, les gens parlaient même à leur oreiller s’ils n’avaient vraiment pas d’autre choix. Le cerveau ne se laissait pas tromper, mais le cœur tirait réconfort de cette mascarade. C’était tout à fait naturel, surtout en cas d’isolement prolongé. Il n’y avait absolument pas de quoi s’inquiéter. « Ils ont besoin de moi », lui affirma-t-il dans une lumière ambiante si atténuée qu’il n’y voyait presque rien. « Je connais les vampires, je les connais mieux que personne. J’ai vécu avec eux. Et j’y ai survécu. Ces… ces sécheux, ici à la surface, ne font que se servir d’eux. » Il leva les yeux. Le télémanipulateur accroché au-dessus de lui semblait une chauve-souris dans la pénombre, et il ne lui répondait pas, ce qui, d’une certaine manière, était plus réconfortant que tout. « Je pense que Rowan est en train de rendre les armes. Sa marionnette a dit qu’elle allait essayer de trouver du temps. » Pas de réponse. Scanlon secoua la tête à l’intention de la machine endormie. « Je perds le contrôle, tu sais ? Je me transforme en tronc cérébral complet, voilà ce qui m’arrive. » Il ne l’admettait pas souvent, à présent. Certainement pas avec ce même sentiment d’horreur et d’incertitude qu’il avait connu rien qu’une semaine plus tôt. Mais, après tout ce qu’il venait de subir, il était tout naturel d’avoir à s’adapter un peu. Il était en quarantaine, peut-être contaminé par un microbe inconnu. Avant cela, il avait traversé une épreuve qui en aurait fait craquer beaucoup. Et encore avant cela… Oui, il avait affronté beaucoup de difficultés. Mais c’était un professionnel. Il pouvait toujours, d’un moment à l’autre, poser sur lui-même un regard sans complaisance. Peu pouvaient en dire autant. Tout le monde avait des doutes et des incertitudes, après tout. Qu’il soit assez fort pour admettre les siens ne faisait pas de lui un phénomène. Bien au contraire. Scanlon regarda la paroi à l’autre bout de la pièce. Le mur s’y arrêtait à mi-hauteur et une membrane d’isolement y était tendue sur toute la longueur de l’ouverture, derrière laquelle on trouvait une petite pièce restée sombre et vide depuis son arrivée. Patricia Rowan y viendrait bientôt. Elle profiterait en personne des nouveaux éclairages de Scanlon, et si elle ignorait encore sa grande valeur, elle en serait convaincue quand il lui aurait parlé. Longuement attendue, la reconnaissance arrivait enfin. La situation allait énormément s’améliorer. Yves Scanlon tendit la main vers le haut, effleura une griffe métallique endormie. « Je te préfère comme ça, remarque-t-il. Tu es moins… hostile. « Je me demande de qui tu auras la voix demain…» La machine eut la voix et le comportement d’un gamin tout juste sorti de l’université. Elle voulut qu’il baisse son pantalon et se penche en avant. « Mon cul », répondit d’abord Scanlon, fermement installé dans son personnage public. « C’est exactement ça, indiqua la machine en agitant une sonde en forme de crayon au bout de ses bras. Allons, docteur Scanlon, vous savez que c’est pour votre bien. » En réalité, il n’en savait rien. Il se demandait depuis quelque temps si les outrages qu’on lui faisait subir dans cet endroit ne seraient pas tous dus au sadisme mal placé d’un connard refoulé. Quelques mois plus tôt, cela l’aurait rendu fou. Mais Yves Scanlon commençait enfin à voir où se trouvait sa place dans l’univers et découvrait qu’il pouvait se permettre de se montrer tolérant. La mesquinerie des autres ne le dérangeait plus du tout autant. Il était au-dessus de ça. Il prit néanmoins le temps de tirer le rideau devant la fenêtre avant de déboucler sa ceinture. Rowan pouvait débarquer d’un instant à l’autre. « Ne bougez pas, ordonna l’esprit frappeur. Ça ne vous fera pas mal. Certaines personnes y prennent même du plaisir. » Scanlon n’en faisait pas partie. Ce dont il s’aperçut avec un certain soulagement. « Je ne vois pas ce qu’il y a de si pressé, se plaignit-il. Rien n’entre ou ne sort de moi sans que vous autres actionniez une valve quelconque pour le laisser passer. Pourquoi ne pas vous contenter de ce que je laisse dans les toilettes ? — On le récupère aussi, répondit la machine en effectuant le prélèvement. Depuis votre arrivée, en fait. Mais on ne sait jamais. Certaines choses se détériorent assez vite, une fois sorties du corps. — Si ça se détériore aussi vite, pourquoi je suis encore en quarantaine ? — Hé, je n’ai pas dit que c’était inoffensif. Juste que ça a pu se transformer en autre chose. Ou alors c’est bel et bien inoffensif, vous avez juste fait chier un gros bonnet. » Scanlon grimaça. « Les gros bonnets m’apprécient. Qu’est-ce que vous cherchez, d’ailleurs ? — De l’ARN pyranosal. — Je… Je ne suis pas sûr de me souvenir de quoi il s’agit. — Rien d’étonnant. C’est passé de mode depuis trois milliards et demi d’années. — Ben merde. — J’en trouve, oui. » La sonde se retira. « Ça faisait fureur dans les temps primitifs, jusqu’à ce que… — Excusez-moi », interrompit la voix de Patricia Rowan. Par réflexe, Scanlon jeta un coup d’œil à la station de travail. Rowan n’était pas là. La voix venait de derrière le rideau. « Ah. De la compagnie. De toute manière, j’ai ce qu’il me faut. » Le bras pivota et inséra habilement la sonde sale dans un plateau tournant. Le temps que Scanlon remonte son pantalon, le télémanipulateur s’était replié au point mort. « À demain », lança l’esprit frappeur avant de prendre la fuite. Les voyants du télémanipulateur s’éteignirent. Elle était là. Juste dans la pièce à côté. La justification était proche. Scanlon inspira à fond et ouvrit le rideau. Patricia Rowan se tenait dans l’ombre de l’autre côté. Ses yeux luisaient comme du mercure délavé : presque comme des yeux de vampires, mais dilués. Translucides et non opaques. Ses lentilles de contact, bien entendu. Scanlon en avait essayé de semblables, un jour. Connectées à votre montre par un signal radio de faible puissance, elles faisaient défiler des images dans votre champ de vision à une distance virtuelle de quarante centimètres. Patricia Rowan vit Scanlon et sourit. Ce qu’elle voyait d’autre par ces lentilles magiques, il ne pouvait que l’imaginer. « Docteur Scanlon, lança-t-elle. Ravie de vous revoir. » Il lui rendit son sourire. « Je me réjouis de votre venue. Nous avons tant de choses à discuter…» Rowan hocha la tête et ouvrit la bouche. «… et même si vos doubles sont parfaitement adaptés à une conversation normale, ils ont tendance à perdre une bonne partie des nuances…» La referma. «… surtout avec le genre d’informations qui semble vous intéresser. » Elle hésita un instant. « Oui. Bien entendu. Nous, euh, nous avons besoin de votre éclairage, docteur Scanlon. » Oui. Ravie. Bien entendu. « Votre rapport sur Beebe était très… eh bien, intéressant, mais la situation a quelque peu évolué depuis…» Il hocha la tête d’un air pensif. « De quelle manière ? Lubin n’est plus là, pour commencer. — Plus là ? — Il a disparu. Il est peut-être mort, même si apparemment, son détecteur de décès ne s’est pas activé. À moins qu’il ait juste… régressé, comme Fischer. — Je vois. Et avez-vous appris si quelqu’un a changé, dans les autres stations ? » C’était une des prédictions qui figuraient dans son rapport. Les yeux de Rowan, ondulation argentée, semblèrent fixer un point juste derrière l’épaule gauche de Scanlon. « Nous ne savons pas vraiment. Bien entendu, nous avons eu des pertes, mais les rifteurs sont rarement disposés à fournir des détails. Comme nous nous y attendions, évidemment. — Évidemment. » Scanlon essaya d’avoir l’air songeur. « Lubin a donc disparu. Pas surprenant. C’était certainement lui le plus proche de la limite. En fait, si je me souviens bien, j’ai prévu que… — C’est sans doute aussi bien, murmura Rowan. — Je vous demande pardon ? » Elle secoua la tête, comme pour évacuer une distraction. « Rien. Désolée. — Ah. » Scanlon hocha à nouveau la tête. Inutile de s’étendre sur Lubin si cela n’intéressait pas Rowan. Il avait fait beaucoup d’autres prévisions. « Il y a aussi cet effet Ganzfeld que j’avais mentionné. Le reste de l’équipage… — Oui, nous en avons discuté avec quelques… autres experts. — Et ? — Ils ne pensent pas que le rift soit un environnement… suffisamment appauvri, comme ils ont dit. Pas suffisamment appauvri pour fonctionner comme un Ganzfeld. — Je vois. » Scanlon sentit se hérisser une partie de son ancien moi. Il l’ignora, sourit. « Comment expliquent-ils mes observations ? — En fait…» Rowan toussa. « Ils ne sont pas tout à fait convaincus que vous ayez bel et bien observé quoi que ce soit de significatif. Certains indices laissent croire que vous avez dicté votre rapport dans des conditions de… disons, de stress personnel. » Scanlon garda prudemment le sourire aux lèvres. « Eh bien. Chacun est libre de ses opinions. » Rowan ne répondit pas. « Même si le fait que le rift est un environnement stressant ne devrait surprendre aucun véritable expert, poursuivit-il. C’était tout l’intérêt du programme, après tout. » Rowan hocha la tête. « Je ne mets pas votre parole en doute, docteur. Je ne suis pas vraiment qualifiée pour juger dans un sens ou dans l’autre. » Exactement, ne dit-il pas. « Et de toute manière, ajouta-t-elle, vous y étiez. Pas eux. » Scanlon se détendit. Bien entendu, elle avait privilégié son opinion sur celles des autres experts, quels qu’ils soient. C’est lui qu’elle avait choisi pour descendre dans la station, après tout. « Ce n’est pas vraiment important, assurait-elle à présent en changeant de sujet. Notre principale préoccupation, c’est la quarantaine. » C’est la mienne aussi. Mais, bien entendu, il garda cette réflexion pour lui. Ce ne serait pas… professionnel de sembler trop se soucier de son bien-être pour le moment. De toute manière, on le traitait bien. Au moins, il savait ce qui se passait. «… pour le moment », conclut Rowan. Scanlon cilla. « Pardon ? Vous disiez ? — Je disais que pour des raisons évidentes nous avons décidé de ne pas rappeler l’équipage de Beebe pour le moment. — Je vois. Eh bien, vous avez de la chance. Ils ne veulent pas revenir. » Rowan s’approcha de la membrane. Ses yeux perdirent de leur éclat dans la lumière. « Vous en êtes certain ? — Oui. Le rift, c’est chez eux, madame Rowan, d’une manière qu’un profane ne pourrait sans doute pas comprendre. Ils se sentent davantage en vie au fond de l’océan qu’ils ne se sont jamais sentis à terre. » Il haussa les épaules. « De toute manière, même s’ils voulaient revenir, comment pourraient-ils s’y prendre ? Ils ne vont quand même pas faire tout le trajet à la nage jusqu’au continent. — En fait, ils pourraient peut-être. — Pardon ? — C’est possible, admit Rowan. En théorie. Et nous… nous en avons capturé un qui partait. — Pardon ? — Là-haut dans la zone euphotique. Nous avions un sous-marin stationné à cet endroit, juste pour… pour garder l’œil ouvert. Une des rifteuses, Cracker, ou…» Un fil luisant se tortilla devant chacun de ses yeux. « Caraco, voilà. Judy Caraco. Elle se dirigeait droit vers la surface. Ils se sont dit qu’elle essayait de s’enfuir. » Scanlon secoua la tête. « Caraco fait des allers-retours pour le sport, madame Rowan. Ça figurait dans mon rapport. — Je sais. On aurait peut-être dû diffuser plus largement votre rapport. Ses allers-retours ne l’avaient toutefois jamais conduite si près de la surface. Je comprends pourquoi ils…» Rowan secoua la tête. « En tout cas, ils l’ont capturée. C’est peut-être une erreur. » Un petit sourire. « Ça arrive, de temps en temps. — Je vois. — Nous voilà donc confrontés à un problème. L’équipage de Beebe pourrait penser que Caraco a été elle aussi victime d’un accident. Ou peut-être qu’il commence à se méfier. Alors est-ce qu’on ne fait rien en espérant que ça va se calmer ? Est-ce qu’ils vont s’enfuir s’ils pensent qu’on cache quelque chose ? Certains vont-ils partir et d’autres rester ? Est-ce un groupe, ou un ensemble d’individus ? » Elle se tut. « Ça fait beaucoup de questions, dit Scanlon au bout d’un moment. — Bon, très bien. En voilà juste une. Obéiraient-ils à un ordre direct de rester sur le rift ? — Ils y resteraient peut-être. Mais pas parce que vous le leur avez ordonné. — Nous pensions que Lenie Clarke, peut-être… D’après votre rapport, c’est plus ou moins elle qui commande. Et Lubin est… était le facteur imprévisible. Maintenant qu’il a quitté la scène, peut-être que Clarke pourrait garder les autres dans le rang. Si on arrive à la joindre. » Scanlon secoua la tête. « Clarke ne commande pas du tout, pas au sens conventionnel du terme. Elle choisit en toute indépendance de quelle manière elle va se comporter, et les autres ne font que… suivre son exemple. Ce n’est pas le système à base d’autorité tel que vous le comprenez. — Mais s’ils suivent son exemple, comme vous dites… — J’imagine, admit lentement Scanlon, qu’elle est la plus susceptible d’obéir à un ordre de rester sur place, même dans une situation infernale. Elle est accro aux relations brutales, après tout. » Il se tut. « Vous pourriez toujours essayer de leur dire la vérité », suggéra-t-il. Elle hocha la tête. « C’est en effet une possibilité. Comment pensez-vous qu’ils réagiront ? » Scanlon ne dit rien. « Ils nous feraient confiance ? » Il sourit. « Ont-ils la moindre raison pour cela ? — Peut-être pas. » Rowan soupira. « Mais, quoi que nous leur disions, le problème reste le même. Que feront-ils quand ils apprendront qu’ils sont coincés au fond ? — Sans doute rien. C’est là qu’ils veulent être. » Rowan lui jeta un coup d’œil curieux. « Je suis surprise de vous entendre dire cela, docteur. — Pourquoi donc ? — Mon appartement est l’endroit au monde où je préférerais être. Pourtant, dès qu’on m’y assignerait à résidence, je mourrais d’envie de le quitter, et je ne suis absolument pas dysfonctionnelle. » Scanlon s’abstint de réagir sur ce sujet. « Bonne remarque. — C’est un point fondamental. Je m’étonne qu’avec votre bagage, vous soyez passé à côté. — Je ne suis pas passé à côté. Je pense juste que d’autres facteurs l’emportent sur celui-là. » Extérieurement, Scanlon sourit. « Comme vous le dites, vous n’êtes absolument pas dysfonctionnelle. — Non. Du moins, pour le moment. » Un afflux de données troubla le regard de Rowan. Elle garda une seconde ou deux les yeux dans le vide pour les évaluer. « Excusez-moi. Quelques ennuis sur un autre front. » Elle s’intéressa à nouveau à Scanlon. « Vous sentez-vous jamais coupable, Yves ? » Il éclata de rire, s’interrompit aussitôt. « Coupable ? Pourquoi ? — À cause du projet. De… de ce qu’on leur a fait. — Ils sont plus heureux là-bas. Croyez-moi. Je le sais. — Vraiment. — Mieux que quiconque, madame Rowan. Vous le savez bien. C’est pour ça que vous êtes venue me voir aujourd’hui. » Elle ne répondit pas. « De toute manière, insista Scanlon, personne ne les a forcés. Ils ont choisi librement. — Oui, acquiesça tout bas Rowan. Librement. » Et elle tendit son bras à travers la fenêtre. La membrane d’isolement lui recouvrit la main comme du verre liquide, se colla à ses doigts sans former la moindre ride, enroba la paume, le poignet et l’avant-bras d’un fourreau transparent, s’écarta juste en dessous du coude pour s’étirer jusqu’au châssis de la fenêtre. « Merci de m’avoir accordé du temps, Yves. » Scanlon mit un petit instant à serrer la main tendue. Au contact, on aurait dit un préservatif légèrement lubrifié. « Je vous en prie. » Rowan retira son bras et s’éloigna. La membrane se lissa derrière elle comme une bulle de savon. « Mais…» dit Scanlon. Elle se retourna. « Oui ? — C’est tout ce que vous vouliez ? — Pour le moment. — Madame Rowan, si vous permettez… Il y a beaucoup de choses sur les gens de Beebe que vous ignorez. Beaucoup. Je suis le seul à pouvoir vous les apprendre. — Je m’en rends compte, Y… — Le programme géothermique tout entier dépend d’eux. Je suis sûr que vous en avez conscience. » Elle revint vers la membrane. « Bien entendu, docteur Scanlon, vous pouvez me croire. Mais j’ai de nombreuses autres priorités pour le moment. Et je sais où vous trouver. » Elle voulut à nouveau partir. Scanlon essaya de toutes ses forces de garder une voix égale : « Madame Rowan…» Quelque chose changea alors en elle, un léger durcissement de son attitude dont pas grand monde ne se serait aperçu. Scanlon le détecta quand elle se tourna vers lui. Une minuscule fosse s’ouvrit dans son abdomen. Il s’efforça de réfléchir à ce qu’il allait dire. « Oui, docteur Scanlon ? demanda-t-elle avec un peu trop de calme. — Je sais que vous êtes occupée, madame Rowan, mais… combien de temps dois-je encore rester ici ? » Elle s’adoucit un tout petit peu. « Yves, nous n’en savons encore rien. D’une certaine manière, ce n’est qu’une quarantaine comme une autre, sauf qu’on met davantage de temps à comprendre ce microbe-là. Il vient du fond de l’océan, après tout. — C’est quoi, au juste ? — Je ne suis pas biologiste. » Elle regarda le sol quelques instants, puis croisa à nouveau son regard. « Je peux quand même vous dire que vous n’avez pas à vous inquiéter de tomber raide mort. Même si vous avez ce truc. Il ne s’en prend pas vraiment aux gens. — Alors pourquoi… — Apparemment, il y a des… soucis agricoles. Ils ont davantage peur de son effet éventuel sur certaines plantes. » Il réfléchit à ce qu’elle venait de dire. Cela le réconfortait un peu. « Il faut vraiment que j’y aille. » Rowan sembla réfléchir un instant à quelque chose avant d’ajouter : « Et je vous promets d’arrêter avec les doubles. C’était mal élevé de ma part. » Renégat Elle avait dit la vérité sur les doubles. Elle avait menti sur tout le reste. Quatre jours plus tard, Scanlon laissa un message dans la mémoire tampon de Rowan. Il recommença deux jours après. Dans l’intervalle, il attendit que l’esprit qui lui avait enfoncé un doigt dans le cul revienne lui en dire davantage sur la biochimie des temps primitifs. L’esprit ne revint jamais. Les autres fantômes eux-mêmes ne venaient plus très souvent lui rendre visite, et quand cela arrivait, ils lui disaient rarement un mot. Rowan ne rappela pas. La patience fondit en incertitude. L’incertitude mijota jusqu’à devenir conviction. La conviction se mit à bouillir doucement. Enfermé ici pendant trois putains de semaines et elle ne m’accorde qu’une visite de politesse de dix minutes. Dix minutes de merde genre « mes experts disent que vous vous trompez » ou « c’est un point tellement fondamental que je me demande comment vous avez pu passer à côté », et ensuite elle s’en va. Elle me sourit et elle part. « Je sais ce que j’aurais dû faire », grommelle-t-il à l’intention du télémanipulateur. C’était le milieu de la journée, mais il avait cessé de s’en soucier. Personne n’écoutait, on l’avait abandonné là. On l’avait sans doute complètement oublié. « J’aurais dû déchirer cette foutue membrane quand Rowan était là. Laisser un peu de ce qui est là-dedans sortir se mélanger avec l’air à l’intérieur de ses poumons. Je parie que ça, ça l’aurait aidée à chercher des réponses ! » Il sait qu’il se fait des illusions. La membrane était d’une flexibilité et d’une résistance quasi infinies. Même s’il arrivait à la percer, elle s’autoréparerait avant que la moindre molécule de gaz puisse passer. Il tirait néanmoins satisfaction de s’imaginer le faire. Une satisfaction toutefois insuffisante. Il prit une chaise qu’il jeta contre la fenêtre. La membrane l’intercepta comme un gant ajusté, l’enveloppa, la laissa presque retomber de l’autre côté. Puis, sans hâte, la fenêtre se réduisit à deux dimensions. La chaise rebascula dans la cellule de Scanlon, totalement intacte. Dire que Rowan avait eu l’audace de lui faire un putain de petit sermon stupide sur l’assignation à résidence ! Comme si elle l’avait surpris à dire une sorte de mensonge quand il avait suggéré que les vampires pourraient ne pas bouger. Comme si elle pensait qu’il les couvrait. Bien entendu, il en savait davantage que quiconque sur les vampires. Ça ne voulait pas dire qu’il en était un. Ça ne voulait pas dire… Nous aurions pu mieux vous traiter, avait dit Lubin, présent au dernier moment. Nous. Comme s’il parlait pour eux tous. Comme si, enfin, ils l’acceptaient. Comme si… Mais les vampires étaient dérangés, depuis le début. On les choisissait justement pour cela. Comment Yves Scanlon pouvait-il remplir les conditions pour faire partie d’un tel club ? Il savait néanmoins une chose. Il préférerait être un vampire qu’un de ces enculés d’ici, à la surface. C’était désormais évident. À présent que les excuses diminuaient et qu’ils ne prenaient même plus la peine de discuter avec lui. Ils l’exploitaient, puis ils l’évitaient : ils se servaient de lui exactement de la même manière qu’ils se servaient des vampires. Il l’avait toujours su, au fond de lui-même, bien entendu. Mais il s’était efforcé de nier ce fait, de l’étouffer sous des années de compromis, de bonnes intentions et d’efforts malencontreux pour s’intégrer. Ces gens étaient l’ennemi. Depuis toujours. Et ils le tenaient par les couilles. Il tourna sur lui-même et frappa violemment du poing sur la table d’examen. Cela ne lui fit même pas mal. Il continua jusqu’à ce que la souffrance se déclare. Le souffle court, une douleur cuisante dans ses jointures à vif, il tourna sur lui-même pour chercher autre chose à fracasser. Le télémanipulateur s’éveilla suffisamment pour siffler et cracher des étincelles quand la chaise rebondit sur son élément central. L’un de ses bras fut parcouru de spasmes durant quelques secondes. Une vague odeur d’isolant brûlé. Puis plus rien. À peine cabossé, le télémanipulateur continua de dormir au-dessus d’un fatras de paradigmes en miettes. « Le conseil du jour, lui lança rageusement Scanlon. Ne jamais faire confiance à un sécheux. » FROMAGE DE TÊTE Thème et variation Une secousse fait frissonner le soubassement. Le quadrillage émeraude se fracture en toile d’araignée irrégulière. Des bouts de laser rebondissent au petit bonheur la chance dans l’abysse. D’un endroit à l’intérieur de ce manège, un léger mécontentement. Une réflexion accrue. Les rayons dérangés vacillent et commencent à se réaligner. Lenie Clarke a déjà vu et senti tout cela. Cette fois, elle observe les prismes sur le fond marin pivoter et se réajuster comme de minuscules radiotélescopes. L’un après l’autre, les rayons perturbés se remettent en place, parallèles, perpendiculaires, planaires. En quelques secondes, le maillage est totalement réparé. Satisfaction impassible. Des pensées aliens glacées à proximité, qui reviennent en arrière. Et plus loin, quelque chose d’autre se rapproche. Mince et affamé, comme un vague mugissement aigu dans l’esprit de Clarke. « Et merde ! », bourdonne Brander en plongeant en direction du fond. La chose descend des ténèbres au-dessus d’eux, stupidement résolue, aussi grande que Clarke et Brander réunis. Ses yeux reflètent la lueur du fond. Elle s’abat sur le sommet du manège, la gueule ouverte, rebondit avec la moitié des dents brisées. Elle n’a pas de pensées, mais Lenie Clarke sent ses émotions. Elles ne changent pas. Leurs blessures ne semblent jamais déconcerter ces monstres. Sa prochaine attaque cible un des lasers. Elle contourne le sommet du manège et remonte en avalant un des rayons. Elle percute l’émetteur et se débat. Un fourmillement parcourt soudain par procuration la colonne vertébrale de Clarke. La créature coule en convulsant. Clarke la sent mourir avant qu’elle touche le fond. « Nom d’un chien, dit-elle. Tu es sûr que ce n’est pas le laser qui a fait ça ? — Oui, répond Brander. Il est bien trop faible. Tu ne l’as pas senti ? Le choc électrique ? » Elle hoche la tête. « Hé, se rend compte Brander. Tu n’avais pas encore vu ça, pas vrai ? — Non. Mais Alice m’avait raconté. — Il arrive que les lasers les attirent, quand ils tremblent. » Clarke examine la carcasse. Les neurones sifflent légèrement à l’intérieur. Le corps est mort, mais il faut parfois des heures aux cellules pour se décharger. Elle jette un coup d’œil à la machine qui les a tuées. « Heureusement qu’aucun de nous n’a touché ce truc, bourdonne-t-elle. — De toute manière, je gardais mes distances. Lubin a dit que la radioactivité n’était pas dangereuse, mais bon… — J’étais accordée avec le gel quand ça s’est produit, raconte-t-elle. Je ne pense pas qu’il… — Le gel ne s’en rend même pas compte. Je ne crois pas qu’il soit connecté au système de défense. » Brander lève la tête vers la structure métallique. « Non, notre fromage de tête a l’esprit bien trop occupé pour perdre son temps à se soucier de poissons. » Elle regarde Brander. « Tu sais ce que c’est, pas vrai ? — Je ne sais pas. Peut-être. — Et alors ? — J’ai dit que je ne savais pas. J’ai juste quelques idées. — Allons, Mike. Si tu as des idées, c’est uniquement parce que moi et les autres venons ici prendre des notes depuis deux semaines. Partage. » Il flotte au-dessus d’elle, tête baissée. « D’accord, finit-il par dire. Laisse-moi juste télécharger ce que vous avez vu aujourd’hui et le comparer au reste. Ensuite, si ça correspond… — Il serait temps. » Clarke va récupérer son calmar sur le fond et actionne l’accélérateur. « Bien. » Brander secoue la tête. « Je ne crois pas. Plutôt pas bien du tout. » « Bon, allons-y. Les gels intelligents sont particulièrement doués en cas de changements topographiques rapides. Correct ? » Brander est assis à la bibliothèque. Devant lui, un des écrans plats parcourt une boucle d’attente. Dans son dos, Clarke, Lubin et Nakata attendent aussi. « Il y a deux moyens pour avoir une modification aussi rapide de l’environnement topographique, poursuit-il. D’abord, en se déplaçant à grande vitesse dans un décor complexe. Voilà pourquoi on a maintenant des gels dans les fouisseurs et les véhicules de transport automatiques. Ensuite, quand on ne bouge pas, mais que le décor change. » Il regarde autour de lui. Personne ne réagit. « Eh bien ? — Un gel qui pense aux tremblements de terre, fait remarquer Lubin. L’ARE nous en a parlé. » Brander se retourne vers le terminal. « Pas n’importe quel tremblement de terre, dit-il d’une voix soudain forcée. Le même tremblement. Qui ne cesse de se répéter. » Il effleure une icône sur l’écran. L’affichage se réaménage pour montrer deux axes, x et y. Un mot émeraude luit près de chacun. Clarke se penche : TEMPS, dit l’abscisse. Et l’ordonnée : ACTIVITÉ. Une ligne commence à traverser l’affichage de gauche à droite. « Voici un tracé composé moyen de chacune des fois où on a observé ce truc, explique Brander. J’ai essayé d’indiquer des unités sur l’axe des y, mais évidemment tout ce avec quoi on arrive à s’accorder est « là il réfléchit très fort » ou « là il se relâche ». On est donc obligés de se débrouiller avec une échelle relative. Ce que vous voyez en ce moment est juste l’activité de base. » Le tracé monte d’un coup à un quart de la hauteur et reprend une course horizontale. « Il commence à réfléchir à quelque chose. Je n’arrive pas à faire correspondre ça au moindre événement réel comme des secousses locales, ça semble juste se faire tout seul. Une boucle autogénérée, je pense. — Une simulation, grogne Lubin. — Il réfléchit donc comme ça un moment, poursuit Brander sans prendre garde à lui, puis, voilà…» Un autre bond, jusqu’à mi-hauteur. Le tracé conserve cette nouvelle altitude durant quelques pixels, redescend doucement d’un ou deux pixels et bondit à nouveau. « Là, il a commencé à réfléchir vraiment fort, puis à se détendre, puis s’est mis à réfléchir encore plus fort. » Un troisième bond, plus petit, une autre baisse graduelle. « Là, une réflexion encore plus intense, mais suivie d’une pause prolongée. » La baisse se poursuit en effet pendant presque trente secondes. « Et à peu près maintenant…» Le tracé bondit presque jusqu’en haut de l’échelle, fluctue près du sommet du graphique. « Il est quasiment sur le point d’avoir une hémorragie. Ça continue un moment, puis…» Le tracé plonge à la verticale. «… ça revient à l’activité de base. Il y a ensuite un bruit minime, qui correspond à mon avis à quelque chose comme l’enregistrement des résultats ou la mise à jour des fichiers, puis tout le cycle se reproduit. » Il se laisse aller contre le dossier de son siège et se noue les mains derrière la tête pour regarder les autres. « Il ne fait que ça. Depuis aussi longtemps qu’on l’observe. Le cycle entier prend à peu près un quart d’heure. — C’est tout ? lance Lubin. — Quelques variations intéressantes, mais, en gros, oui. — Et qu’est-ce que ça veut dire ? » demande Clarke. Brander se penche à nouveau vers la bibliothèque. « Imagine que tu es une secousse sismique qui commence à cet endroit sur le rift et se propage vers l’est. Devine combien de failles il faut que tu traverses avant d’atteindre le continent. » Lubin hoche la tête sans rien dire. Clarke regarde le graphique et devine : cinq. Nakata ne cille même pas, mais elle n’a pas fait grand-chose depuis plusieurs jours. Brander montre le premier bond du tracé : « Nous, la cheminée Channer. » Il montre le deuxième : « Juan de Fuca, segment Coaxial. » Le troisième : « Juan de Fuca, segment Endeavour. » Le quatrième : « Minifracture Beltz. » Le dernier, le plus important : « Zone de subduction des Cascades. » Il attend leur réaction. Personne ne dit rien. De l’extérieur leur parvient le bruit vague de carillons à vent en deuil. « Nom d’un chien. Écoutez, n’importe quelle simulation consomme davantage de ressources quand le nombre de résultats possibles s’accroît. Chaque fois qu’une secousse traverse une faille, elle déclenche des vagues auxiliaires perpendiculaires à la direction principale. Ce qui rend les calculs très compliqués à ces endroits, quand on essaye de modéliser le processus. » Clarke observe l’écran. « Tu es sûr de tout ça ? — Nom de Dieu, Len, je me base sur des émissions fugitives sorties d’un putain d’amas de tissu nerveux. Évidemment que je n’en suis pas sûr. Mais je vais vous dire une chose : si vous supposez que ce premier bond représente la secousse initiale et que la dernière baisse est le continent, et si vous supposez aussi une vitesse de propagation à peu près constante, ces pics intermédiaires tombent presque exactement aux emplacements de Cobb, de Beltz et des Cascades. Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une coïncidence. » Clarke fronce les sourcils. « Mais ça signifie que le modèle cesse de fonctionner dès qu’il atteint N’AmPac, non ? J’aurais cru que c’était ce moment-là qui les intéresserait le plus. » Brander se mord la lèvre. « Eh bien, c’est le problème. Plus l’activité en fin de trajet est faible, plus celui-ci semble durer. » Elle attend. Elle n’a pas besoin de poser la question. Brander est bien trop fier de lui pour ne pas poursuivre ses explications. « Et si vous supposez que cette activité finale plus faible reflète une prévision de tremblement plus faible, le gel passe davantage de temps à réfléchir aux tremblements qui ont moins d’impact sur le littoral. Sauf qu’en général, il cesse dès qu’il atteint la côte. — Il y a un seuil, intervient Lubin. — Pardon ? — Chaque fois que le modèle prédit que la secousse sur le continent dépassera un certain seuil, il s’interrompt pour recommencer à zéro. Pertes inacceptables. Il passe davantage de temps à réfléchir aux secousses plus modérées, mais jusqu’ici elles ont toutes entraîné des pertes inacceptables. » Brander hoche lentement la tête. « Je me posais des questions là-dessus. — Arrête de t’en poser. » La voix de Lubin est encore plus morte que d’habitude. « Ce machin ne pense qu’à une chose. — Laquelle ? demande Clarke. — Lubin, tu fais de la parano, ricane Brander. Ce n’est pas parce qu’il y a un peu de radioactivité que… — Ils nous ont menti. Ils ont pris Judy. Même toi, tu n’es pas assez naïf pour… — Quelle chose ? demande à nouveau Clarke. — Mais pourquoi ? veut savoir Brander. À quoi ça servirait ? — Mike, intime Clarke d’une voix douce et précise, la ferme. » Brander cligne des yeux et se tait. Clarke se tourne vers Lubin : « Quelle chose ? — Il surveille les plaques locales. Il demande : que se passerait-il sur N’AmPac en cas de tremblement de terre ici, maintenant ? » Lubin entrouvre les lèvres. Certains prendraient cela pour un sourire. « Pour l’instant, la réponse ne lui a pas plu. Mais tôt ou tard l’impact prédit va passer sous un seuil critique. — Et il se passera quoi, à ce moment-là ? » demande Clark. Comme si je ne le savais pas. « À ce moment-là, il explosera », dit une petite voix. Alice Nakata s’est remise à parler. Ground Zero Un long moment s’écoule sans que personne ne dise un mot. « C’est dément », finit par lâcher Lenie Clarke. Lubin hausse les épaules. « Donc, d’après toi, c’est une espèce de bombe ? » Il hoche la tête. « Une bombe assez grosse pour provoquer un tremblement de terre à trois ou quatre cents kilomètres de distance ? — Non, intervient Nakata. Toutes ces failles qu’il aurait à traverser l’arrêteraient. Comme des pare-feu. — À moins, ajoute Lubin, qu’une de ces failles soit sur le point de glisser toute seule. » Les Cascades. Personne ne prononce le nom à voix haute. Inutile. Un jour, il y a cinq siècles de cela, la plaque Juan de Fuca s’est mise à faire des manières. Fatiguée de rester coincée sous la botte de l’Amérique du Nord, elle a tout bonnement cessé de glisser et s’est accrochée avec les ongles en mettant au défi le reste du monde de lui faire lâcher prise. Jusqu’à présent, le reste du monde n’en a pas été capable. Mais la pression augmente depuis désormais un demi-millénaire. Ce n’est qu’une question de temps. Quand les Cascades lâcheront prise, beaucoup de cartes géographiques seront bonnes à recycler. Clarke regarde Lubin. « Tu veux dire que même une petite bombe ici pourrait libérer les Cascades ? Tu veux parler du Grand Séisme, pas vrai ? — C’est bien ça, confirme Brander. Pourquoi, alors, mon vieux Ken ? C’est une sorte d’escroquerie immobilière asiatique ? Une attaque terroriste sur N’AmPac ? — Attends un peu. » Clarke lève la main. « Ils n’essayent pas de provoquer un tremblement de terre. Ils essayent d’en éviter un. » Lubin hoche la tête. « Si on fait exploser une charge à fusion sur le rift, on déclenche un tremblement de terre. Point. Plus ou moins grave suivant les conditions de la détonation. Ce truc se retient juste jusqu’à ce qu’il provoque aussi peu de dégâts que possible sur la côte. » Brander ricane. « Allons, Lubin, ce serait un peu démesuré, non ? S’ils voulaient nous liquider, pourquoi ne pas simplement descendre ici nous abattre ? » Lubin le regarde, les yeux vides. « Je n’arrive pas à croire que tu sois stupide à ce point, Mike. Tu es peut-être juste en déni. » Brander se lève de sa chaise. « Écoute-moi, Ken… — Ce n’est pas nous, l’interrompt Clarke. Ce n’est pas que nous. Je me trompe ? » Lubin secoue la tête sans quitter Brander des yeux. « Ils veulent tout liquider. Le rift tout entier. » Lubin hoche la tête. « Pourquoi ? — Aucune idée », reconnaît Lubin. Logique, se dit Clarke. On ne me fiche jamais la paix. Brander se laisse retomber sur son siège. « Pourquoi tu souris ? » Clarke secoue la tête. « Pour rien. — Il faut qu’on fasse quelque chose, estime Nakata. — Sans déconner, Alice. » Brander regarde à nouveau Clarke. « Des idées ? » Clarke hausse les épaules. « On a combien de temps ? — Si Lubin a raison, qui sait ? Peut-être vingt-quatre heures. Peut-être dix ans. Les tremblements de terre sont des systèmes chaotiques classiques et la tectonique change d’une minute à l’autre, par ici. Si la Gorge glisse d’un millimètre, ça pourrait faire la différence entre une légère secousse et un désastre. — L’engin a peut-être un petit rayon d’action, suggère Nakata avec espoir. Il est loin et toute cette eau pourrait amortir l’onde de choc avant qu’elle nous atteigne. — Non, dit Lubin. — Mais on ne sait pas… — Alice, appelle Brander. Il y a presque deux cents kilomètres jusqu’aux Cascades. Si ce truc peut générer des ondes-P assez puissantes pour les dégager à cette distance, ici on ne va pas s’en tirer. On ne sera peut-être pas vaporisés, mais l’onde de choc nous mettra en pièces. — On peut peut-être trouver un moyen de le désactiver ? avance Clarke. — Non. » Lubin parle d’une voix monotone et catégorique. « Pourquoi pas ? demande Brander. — Même si on franchit sa ligne de défense, on ne voit que le sommet de la structure. Les organes vitaux sont enfouis. — Si on parvient à entrer au sommet, on trouvera peut-être un accès aux… — Il est probable que l’installation est réglée pour produire une détonation réduite si on y touche, dit Lubin. Et il y a les autres qu’on n’a pas trouvées. » Brander lève les yeux. « Qu’est-ce que tu en sais ? — Obligé. À cette profondeur, il faudrait presque trois cents mégatonnes rien que pour générer une bulle d’un demi-kilomètre. S’ils veulent détruire une partie significative du rift, il leur faut de multiples charges, distribuées. » Le silence règne quelques instants. « Trois cents mégatonnes, finit par répéter Brander. Tu sais quoi, tu n’imagines pas à quel point ça me dérange de découvrir que tu sais ce genre de choses. » Lubin hausse les épaules. « C’est de la physique élémentaire. Ça ne devrait intimider personne capable de compter un peu. » Brander est à nouveau debout, le visage à quelques centimètres de celui de Lubin. « Et putain, tu commences à pas mal me déranger aussi, Lubin, dit-il entre ses dents serrées. Mais t’es qui, au juste, bordel ? — Mike, intervient Clarke. — Non, putain, sans déconner. On sait que dalle sur toi, Lubin. On n’arrive pas à s’accorder avec toi, on raconte tes salades aux sécheux alors que tu ne nous as toujours pas expliqué pourquoi, et voilà que tu te la ramènes comme une espèce d’agent secret de mes deux. Si tu veux mener la barque, dis-le. Arrête ce numéro de merde d’homme-sans-nom. » Clarke recule d’un petit pas. D’accord. Très bien. S’il pense pouvoir chercher des poux dans la tête de Lubin, qu’il se démerde. Mais Lubin ne montre aucun des signes. Ni sa position ni sa respiration ne changent et ses mains ne se serrent pas le long de son corps. Quand il parle, c’est d’une voix calme et égale. « Si ça peut te soulager, ne te gêne pas, appelle la surface pour leur dire que je suis toujours en vie. Dis-leur que tu as menti. S’ils ne…» Les yeux ne changent pas. Son regard blanc et mort reste immuable tandis que la chair autour tressaute, soudain, et Clarke voit les signes, à présent, l’attitude légèrement penchée en avant, l’imperceptible tension des veines et des tendons dans la gorge. Brander les voit aussi et s’immobilise comme un chien surpris par la lueur des phares. Merde merde merde il va exploser… Mais elle se trompe à nouveau. Chose incroyable, Lubin se détend. « Quant à ton désir attachant de mieux me connaître…» Il pose la main d’un geste nonchalant sur l’épaule de Brander, « tu ne sais pas la chance que tu as de n’y avoir jamais réussi. » Lubin retire la main et s’approche de l’échelle. « Je me plierai à ce que vous décidez, du moment que ça ne consiste pas à trafiquer des explosifs nucléaires. En attendant, je sors. On commence à avoir du mal à respirer, ici. » Il s’enfonce dans le plancher. Personne d’autre ne bouge. Le bruit du sas qui se remplit semble particulièrement fort. « Nom d’un chien, Mike, souffle enfin Lenie. — Depuis quand c’était lui qui menait la barque ? » Brander semble avoir retrouvé une partie de son attitude bravache. Il jette un regard hostile vers le bas. « Je n’ai pas confiance en ce connard. Quoi qu’il dise. Il est sans doute en train de s’accorder avec nous, là. — Dans ce cas, ça m’étonnerait qu’il capte autre chose que ce que tu lui as déjà crié. — Écoutez, glisse Nakata. Il faut qu’on fasse quelque chose. » Brander lève les bras au ciel. « On n’a pas bien le choix : si on ne désarme pas cette saloperie, soit on fout le camp d’ici, soit on reste à attendre qu’elle nous réduise en cendres. La décision n’est pas difficile à prendre, à mon avis. » Vraiment ? se demande Clarke. « On ne peut pas partir par la surface, rappelle Nakata. S’ils ont eu Judy… — Alors on reste collés au fond, dit Brander. D’accord. On trompe leur sonar. Il faudra abandonner les calmars, ils sont trop faciles à suivre. » Nakata hoche la tête. « Lenie ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Clarke lève la tête. Les deux autres la regardent. « Je n’ai rien dit. — Tu n’as pas l’air d’approuver. — Mike, il y a trois cents kilomètres jusqu’à l’île de Vancouver. Minimum. Ça pourrait prendre plus d’une semaine d’y arriver sans calmars, à supposer qu’on ne se perde pas. — Nos compas fonctionnent très bien, quand on n’est pas trop près du rift. Et le continent est plutôt grand, Len : il faudrait vraiment le faire exprès pour ne pas se cogner dedans. — Et ensuite, une fois arrivés là-bas ? On se débrouille comment pour traverser le camp de réfugiés ? » Brander hoche la tête. « Bien sûr. Pour ce qu’on en sait, les réfs pourraient nous dévorer vivants, si toutes les merdes qui flottent là-bas ne bouchent pas nos tubes. Mais vraiment, Len, tu préférerais courir ta chance avec une bombe atomique en train de faire tic-tac ? Ce n’est pas comme si on croulait sous les possibilités. — C’est clair. » Clarke bouge une main comme en un geste de reddition. « D’accord. — Ton problème, Len, c’est que tu as toujours été fataliste », déclare Brander. Elle ne peut s’empêcher de sourire. Pas toujours. « Il y a aussi le problème de la nourriture, rappelle Nakata. Si on en emporte la quantité qu’il faut pour le voyage, ça va considérablement nous ralentir. » Je ne veux pas partir, s’aperçoit Clarke. Même maintenant. C’est complètement idiot. «… ne pense pas qu’il faille vraiment s’inquiéter de notre vitesse, est en train de répondre Brander. Si ce truc explose dans les prochains jours, ce ne sont pas quelques mètres de plus par heure qui changeront quelque chose pour nous. — On pourrait voyager léger et se nourrir de ce qu’on trouve en chemin, avance Clarke, dont l’esprit vagabonde. Gerry s’en sort bien. — Gerry », répète Brander, soudain sombre. Un instant de silence. Les petits pleurs du mémorial de Lubin au loin font frissonner Beebe. « Oh mon Dieu, dit doucement Brander. Ce truc peut vraiment vous porter sur les nerfs, à force. » Logiciel Il y eut un bruit. Ce n’était pas une voix. Il n’avait entendu que la sienne, ces derniers jours. Ce n’était pas le distributeur de nourriture ou les toilettes. Ni le crissement familier de ses pieds sur des morceaux de machine. Ni même le bruit du plastique qui se brise ou du métal qui résonne sous les coups : il avait déjà détruit tout ce qu’il pouvait et renoncé au reste. Non, c’était autre chose. Un sifflement. Il lui fallut quelques secondes pour le reconnaître. La pressurisation du panneau d’accès. Il tendit le cou pour voir par-dessus un meuble de rangement. Le voyant rouge habituel luisait sur le mur d’un côté de la grande ellipse de métal. Il le vit devenir vert. Le panneau pivota. Deux hommes en protection corporelle entrèrent et la lumière dans leur dos projeta leur ombre d’un bout à l’autre de la pièce obscure. Ils explorèrent celle-ci du regard et ne le virent pas tout de suite. L’un d’eux alluma le plafonnier. Scanlon cligna des paupières dans son coin. Ils portaient des armes de poing. Ils baissèrent les yeux vers lui quelques instants, le visage entouré de replis de membrane isolante qui ressemblaient à de la peau de lépreux. Scanlon soupira et se leva. Des fragments de technologie abîmée tombèrent en tintant sur le sol. Les gardes s’écartèrent pour le laisser passer puis le suivirent sans un mot à l’extérieur. Une autre pièce, séparée en deux moitiés obscures par un ruban lumineux. Projeté par une profonde rainure dans le plafond, il divisait les tentures et la moquette lie-de-vin, déposait une bande de lumière en travers de la table de réunion. De minuscules traits d’union brillants se reflétaient sur le plexiglas des écrans sertis dans l’acajou. Une ligne dans le sable. Patricia Rowan se tenait debout loin de l’autre côté, le visage éclairé de profil. « Jolie pièce, observa Scanlon. Ça veut dire que je sors de quarantaine ? » Rowan ne se tourna pas vers lui. « J’ai peur de devoir vous demander de rester de votre côté de la lumière. Pour votre propre sécurité. — Pas pour la vôtre ? » Sans tourner la tête, Rowan fit un geste en direction de la lumière. « Micro-ondes. Et UV, je crois. Ça vous grillerait si vous le traversiez. — Ah. Eh bien, vous aviez peut-être raison depuis le début. » Scanlon tira une chaise et s’assit à la table de réunion. « J’ai présenté un véritable symptôme, l’autre jour. Mes selles semblent un peu bizarres. Ma flore intestinale ne fonctionne pas correctement, j’imagine. — Je suis désolée de l’apprendre. — Je pensais que ça vous ferait plaisir. C’est ce que vous avez de plus proche d’une justification, pour le moment. » Ni elle ni lui ne prononcèrent un mot de plus pendant presque une minute. « Je… Je voulais parler, dit ensuite Rowan. — Moi aussi. Il y a deux semaines. » Puis, comme elle ne réagissait pas : « Pourquoi maintenant ? — Vous êtes psy, non ? — Neurocogniticien. Et nous n’avons pas parlé, comme vous dites, depuis des décennies. Nous prescrivons. » Elle baissa la tête. « Vous voyez, j’ai… commença-t-elle. «… du sang sur les mains, dit-elle un instant plus tard. — Alors ce n’est pas vraiment de moi dont vous avez besoin. C’est d’un prêtre. — Ils ne parlent pas non plus. Du moins, ils ne disent pas grand-chose. » Le rideau de lumière bourdonna doucement, comme un appareil à électrocuter les insectes. « ARN pyranosal, dit Scanlon au bout de quelques instants. Anneau ribose à cinq côtés. Un précurseur des acides nucléiques modernes, plutôt répandu il y a environ trois milliards et demi d’années. La bibliothèque dit qu’il aurait fait à lui seul un modèle génétique parfaitement acceptable : réplication plus rapide que l’ADN, et avec moins d’erreurs. Mais ça ne s’est jamais répandu. » Rowan ne répondit pas. Peut-être hocha-t-elle la tête, mais c’était difficile à voir. « Au temps pour votre histoire de « risque agricole ». Vous allez enfin me dire ce qui se passe ou vous continuez vos jeux de rôles ? » Rowan se secoua, comme si elle revenait de quelque part. Pour la première fois, elle regarda Scanlon en face. La stérilumière se reflétait sur son front, noyait ses yeux dans des flaques d’ombre noire. Ses lentilles de contact chatoyaient comme du platine rétroéclairé. Elle ne sembla pas remarquer son état. « Je ne vous ai pas menti, docteur Scanlon. À la base, on pourrait parler de problème agricole. Nous avons affaire à une espèce de… de nanobactérie de la terre. Elle n’a rien de pathogène, promis. C’est juste… une concurrente. Et, non, elle ne s’est jamais répandue. Mais, comme on le voit, elle ne s’est pas éteinte non plus. » Elle se laissa tomber sur une chaise. « Vous savez ce qu’il y a de vraiment merdique dans toute cette histoire ? On pourrait vous relâcher maintenant sans que cela pose le moindre problème. C’est d’ailleurs presque sûr. Il y a une chance sur mille qu’on le regrette, d’après eux. Peut-être une sur dix mille. — C’est une cote plutôt bonne, approuva Scanlon. Mais ? — Elle n’est pas assez bonne. On ne peut pas prendre le risque. — Vous en prenez un plus grand chaque fois que vous mettez le pied dehors. » Rowan soupira. « Et les gens jouent sans cesse à des loteries avec des probabilités de un sur un million. Mais vous ne trouverez pas grand monde pour tenter sa chance à la roulette russe, dont les probabilités sont encore meilleures. — Le gain n’est pas le même. — Oui. Le gain. » Elle secoua la tête ; d’une manière étrange et abstraite, elle semblait presque amusée. « Calcul de rentabilité, Yves. Probabilité maximale. Évaluation des risques. Plus le risque est bas, plus c’est raisonnable de jouer. — Et réciproquement. — Oui. C’est d’ailleurs plus pertinent. La réciproque. — Ça doit être plutôt désagréable, de refuser de jouer à dix mille contre un. — Oh ça oui. » Elle ne le regarda pas. Il s’y attendait, bien entendu. Il sentit néanmoins se creuser le fond de son ventre. « Laissez-moi deviner. » Il semblait incapable de parler d’une voix égale. « N’AmPac est en danger si on me libère. — Pire, dit-elle tout doucement. — Ah. Pire que N’AmPac. D’accord. L’espèce humaine. L’humanité tout entière part à la poubelle rien que si j’éternue en plein air. — Pire », répéta-t-elle. Elle ment. Elle ment forcément. Elle n’est qu’une de ces connasses de sécheuses qui sucent les réfs. Trouve son point de vue. Scanlon ouvrit la bouche. Aucun mot n’en sortit. Il essaya une nouvelle fois. « Putain de nanobactérie. » Sa voix sembla aussi fluette que le silence qui suivit. « En fait, par certains côtés, ça ressemble davantage à un virus, dit-elle enfin. Mon Dieu, Yves, nous ne sommes toujours pas tout à fait sûrs de ce que c’est. C’est vieux, encore plus que les archées. Mais vous aviez compris ça tout seul. Beaucoup de détails m’échappent. » Scanlon gloussa. « Des détails vous échappent ? » Sa voix monta d’un coup d’une octave, redescendit. « Vous m’enfermez tout ce temps, vous me dites maintenant que je suis coincé ici pour toujours… je suppose que c’est ce que vous allez me dire…» – les mots sortaient trop vite pour qu’elle le contredise – «… et vous n’avez tout simplement pas retenu les détails ? Oh, pas de problème, madame Rowan, pourquoi diable voudrais-je les connaître ? » Elle ne répondit pas directement. « Il existe une théorie selon laquelle la vie aurait commencé dans les monts hydrothermaux du rift. Toute la vie. Vous le saviez, Yves ? » Il secoua la tête. Mais de quoi elle parle ? « Deux prototypes, poursuivit-elle. Il y a trois ou quatre milliards d’années. Deux modèles en concurrence. L’un des deux a accaparé le marché et fixé la norme pour tout, depuis les virus jusqu’aux séquoias géants. Mais il se trouve, Yves, que ce n’est pas forcément le meilleur produit qui a remporté la mise. Il se trouve juste qu’il a eu de la chance, qu’il a démarré plus vite. Comme pour les logiciels, vous savez ? Ce ne sont jamais les meilleurs programmes que tout le monde utilise. » Elle reprit sa respiration. « Apparemment, nous ne sommes pas les meilleurs non plus. Le meilleur n’a jamais décollé du fond de l’océan. — Et c’est en moi, maintenant ? Je suis une sorte de patient zéro ? » Il secoua la tête. « Non, impossible. — Yves… — Ce ne sont que les grands fonds. Pas l’espace, nom de Dieu. Il y a des courants, il y a la circulation, ce serait sorti il y a cent millions d’années, ce serait déjà partout. » Rowan secoua la tête. « Ne me dites pas ça ! Vous êtes une saloperie de corpo, vous ne connaissez rien à la biologie ! Vous l’avez dit vous-même ! » Soudain, Rowan le regarda comme s’il n’était pas là. « Environnement intracellulaire hypo-osmotique à conservation active, entonna-t-elle. Ions potassium, calcium et chlorine tous maintenus à des concentrations inférieures à cinq millimoles par kilogramme. » De minuscules bourrasques de neige traversèrent ses pupilles. « Le gradient osmotique élevé qui en résulte, couplé à une grande porosité bicouche, conduit à une assimilation extrêmement efficace des composés azotés. Il limite toutefois aussi la distribution dans les milieux aqueux dont la salinité dépasse vingt parts pour mille, à cause du coût élevé de l’osmorégulation. Quant aux ascenseurs ther… — Fermez-la ! » Elle se tut aussitôt et ses yeux luisirent un peu moins. « Vous ne comprenez pas ce que vous venez de dire, bordel, cracha Scanlon. Vous ne faites que lire sur votre téléprompteur intégré. Vous n’y comprenez rien. — Ils ne sont pas étanches, Yves. » Elle parlait à présent d’une voix plus douce. « Ça leur donne un énorme avantage dans l’assimilation des substances nutritives, mais ça se retourne contre eux dans l’eau salée parce qu’ils doivent dépenser énormément d’énergie pour s’osmoréguler. Il faut qu’ils gardent leur métabolisme à un niveau élevé, sinon ils se ratatinent comme des raisins secs. Et le taux métabolique monte ou descend avec la température ambiante, vous me suivez ? Il la regarda, surpris. « Ils ont besoin de chaleur. Ils meurent s’ils quittent le rift. » Rowan hocha la tête. « Ça prend du temps, même à quatre degrés. La plupart d’entre eux restent juste au fond des cheminées hydrothermales, là où il fait toujours chaud, et arrivent quand même à survivre aux périodes de froid entre deux éruptions. Mais la circulation est si lente, au fond de l’eau, vous voyez, que s’ils quittent un rift ils meurent longtemps avant d’en trouver un autre. » Elle inspira profondément. « Mais s’ils dépassaient cela, vous voyez ? S’ils arrivaient dans un environnement moins salé, ou même un peu moins froid, ils retrouveraient leur avantage. Ce serait comme essayer de disputer votre dîner à quelque chose qui mange dix fois plus vite que vous. — D’accord. Je transporte l’Apocalypse en moi. Allons, Rowan. Vous me prenez pour qui ? Cette chose qui a évolué au fond de l’océan pourrait monter tout simplement à bord d’un corps humain pour se faire transporter jusqu’à la grande ville ? — Votre sang est chaud. » Elle gardait les yeux fixés sur sa propre moitié de table. « Et beaucoup moins salé que l’eau de mer. Cette chose préfère bel et bien l’intérieur d’un corps. Elle est dans les poissons des grands fonds depuis une éternité, c’est pour ça qu’ils deviennent si gros, des fois. À cause d’une espèce de… de symbiose intracellulaire, à ce qu’il paraît. — Et la… la différence de pression, alors ? Comment une chose qui a évolué sous quatre cents atmosphères peut-elle survivre au niveau de la mer ? Elle n’eut tout d’abord aucune réponse à apporter. Au bout d’un moment, une petite étincelle luisit dans ses yeux. « C’est mieux ici en haut qu’au fond, en fait. Les pressions élevées inhibent la plupart des enzymes impliquées dans le métabolisme. — Alors pourquoi je ne suis pas malade ? — Comme je l’ai dit, c’est efficace. Tout corps contient assez d’oligo-éléments pour lui permettre de durer un moment. Elle n’a pas besoin de grand-chose. À ce qu’on m’a dit, vos os vont finir par se fragiliser… — C’est tout ? C’est ça, la menace ? Une épidémie d’ostéoporose ? » Scanlon éclata de rire. « Eh bien, faites entrer les exterminateurs, je vous en…» Le poing de Rowan s’abattit sur la table avec beaucoup de bruit. « Laissez-moi vous raconter ce qui se passe si cette chose s’échappe, dit-elle tranquillement. Tout d’abord, rien. On est plus nombreux qu’elle, vous voyez. Au début, on la déborde rien que par le nombre, les modèles prédisent toutes sortes d’escarmouches et de faux départs. Mais elle finit par prendre pied. Elle surclasse ensuite les décomposeurs et monopolise notre base nutritive inorganique. Ce qui coupe les pattes à toute la pyramide écologique. Vous, moi, les virus et les séquoias géants, tout ça disparaît faute de nitrates ou de je ne sais quelle bêtise. Et bienvenue à l’ère de ßéhémoth. » Scanlon ne dit rien pendant un moment. Puis : « ßéhémoth ? — Avec un bêta. La vie bêta. Par opposition à alpha, qui est tout le reste. » Elle grogna doucement. « Je pense qu’ils lui ont donné un nom tiré de la Bible. Un nom d’animal. D’herbivore. » Scanlon se frotta les tempes en réfléchissant de toutes ses forces. « À supposer pour le moment que vous disiez la vérité, ce n’est toujours qu’un microbe. — Vous allez me parler d’antibiotiques. La plupart d’entre eux n’ont aucun effet. Les autres tuent le patient. Et on ne peut pas façonner un virus pour le combattre, vu que ßéhémoth se sert d’un code génétique unique. » Scanlon ouvrit la bouche : Rowan leva la main. « Vous allez maintenant suggérer qu’on construise quelque chose à partir de rien, adapté sur mesure à la génétique de ßéhémoth. On y travaille, mais ce microbe se sert de la même molécule pour la réplication et pour la catalyse : vous avez une idée à quel point ça complique les choses ? On me dit que d’ici quelques semaines on devrait savoir où finit un gène et où commence l’autre. Ensuite, on pourra commencer à essayer de décrypter l’alphabet. Puis la langue. Et ensuite, peut-être, construire quelque chose pour le combattre. Après tout cela, si jamais on déclenche notre contre-attaque, il peut se produire deux choses. Soit notre microbe tue si rapidement le leur qu’il détruit ses propres moyens de transmission, ce qui donne des mises à mort locales qui implosent sans infliger la moindre égratignure au problème d’ensemble, soit notre microbe tue le leur trop lentement pour rattraper son retard. Système chaotique classique. On n’a presque aucune chance de pouvoir régler avec précision la létalité à temps. Le confinement est vraiment notre seule possibilité. » Pendant toutes ces explications, ses yeux restèrent curieusement sombres. « Eh bien, vous semblez connaître quelques détails, après tout, reconnut tranquillement Scanlon. — C’est important, Yves. — Appelez-moi docteur Scanlon, s’il vous plaît. » Elle sourit, l’air triste. « Je suis désolée, docteur Scanlon. Vraiment désolée. — Et les autres ? — Les autres, répéta-t-elle. — Clarke. Lubin. Tout le personnel des stations des profondeurs. — Les autres stations sont saines, pour autant qu’on le sache. Le problème se limite à un petit endroit de Juan de Fuca. — Logique. — Pourquoi ça ? — On ne leur fiche jamais la paix, vous savez ? Ils n’arrêtent pas de se faire baiser depuis tout gamins. Et voilà qu’on trouve ce microbe à un seul endroit de la planète, justement celui où ils vivent. » Rowan secoua la tête. « Oh, on en a trouvé aussi à d’autres endroits. Tous inhabités. Beebe était la seule…» Elle soupira. « En fait, on a eu beaucoup de chance. — Mais non. » Elle le regarda. « Désolé de crever votre ballon, Pat, mais vous avez fait descendre toute une équipe de construction là-bas l’année dernière. Peut-être qu’aucun de vos gars et de vos filles ne s’est mouillé, d’ailleurs, mais vous croyez vraiment que ßéhémoth n’aurait pas pu s’offrir un retour en stop sur une partie de leur matériel ? — Nous avons envisagé cette possibilité. » Son visage ne trahissait absolument rien. Il fallut un moment à Scanlon pour comprendre. « Les chantiers navals Urchin, murmura-t-il. Coquitlam. » Elle ferma les yeux. « Entre autres. — Oh mon Dieu, réussit-il à articuler. Alors il est déjà en liberté. — Il l’était. On a peut-être réussi à le confiner. On ne sait pas encore. — Et si vous n’avez pas réussi ? — On continue à essayer. Qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? — Il y a un plafond, au moins ? Un nombre de morts maximum qui vous fera vous avouer vaincus ? Un de vos modèles vous dit-il quand céder ? » Les lèvres de Rowan formèrent un mot, mais Scanlon ne l’entendit pas : oui. « Ah. Et juste par curiosité, quelle est cette limite ? — Deux milliards et demi. » Il l’entendait à peine. « Vitrification de la bordure du Pacifique. » Elle ne plaisante pas. Elle ne plaisante pas. « Vous êtes sûrs que ça suffit ? Vous pensez que ça marchera ? — Je n’en sais rien. Espérons que nous n’aurons jamais à le découvrir. Mais, sinon, rien ne marchera. Allez plus loin serait… futile. Du moins, à ce que disent les modèles. Il se laissa du temps pour assimiler cela. N’y parvint pas. Les nombres étaient tout simplement trop importants. Mais tout en bas de l’échelle, au niveau personnel, c’était beaucoup plus accessible. « Pourquoi vous faites ça ? » Elle soupira. « Il me semblait que je venais de vous le dire. — Pourquoi me le dire à moi, Rowan ? Ce n’est pas votre genre. — Et quel est mon genre, Yv… Docteur Scanlon ? — Vous êtes une corpo. Vous déléguez. Pourquoi vous infliger cette bizarre autojustification en tête-à-tête quand vous avez des larbins, des doubles et des tueurs à gages pour faire votre sale boulot ? » Elle se pencha soudain en avant, le visage à quelques petits centimètres de la barrière. « Pour qui vous nous prenez, Scanlon ? Vous croyez qu’on aurait seulement envisagé cette solution s’il y en avait une autre ? Tous les corpos, les généraux et les chefs d’État, on fait ça parce qu’on est de parfaits salauds ? On s’en fout complètement ? C’est ce que vous croyez ? — Je pense, dit Scanlon avec un souvenir dans la tête, qu’on n’a pas le moindre contrôle de ce qu’on est. » Rowan se redressa et désigna la surface de travail devant lui. « J’ai rassemblé tout ce qu’on a sur ce microbe. Vous pouvez y accéder tout de suite, si vous voulez. Ou plus tard dans votre… dans vos quartiers, si vous préférez. Vous trouverez peut-être une réponse qui nous a échappé. » Il la regarda bien en face. « Vous avez fait plancher des armées de géné-opérateurs Meccano sur toutes ces données pendant des semaines. Qu’est-ce qui vous fait croire que je peux dénicher quoi que ce soit de plus qu’eux ? — Je pense que vous devriez avoir l’occasion d’essayer. — Conneries. — C’est là, docteur. Tout est là. — Vous ne me donnez rien du tout. Vous voulez juste que je vous décharge de votre responsabilité. — Non. — Vous pensez pouvoir me tromper, Rowan ? Vous pensez que je vais regarder tout un paquet de chiffres que je ne comprends pas et finir par dire : « Ah oui, je me rends compte maintenant que vous avez fait le seul choix moral pour sauver la vie telle que nous la connaissons, Patricia Rowan, je vous pardonne » ? Vous pensez que ce truc à deux balles va vous permettre d’obtenir mon approbation ? — Yves… — C’est pour ça que vous perdez votre temps ici. » Scanlon ressentit soudain un puissant et vertigineux besoin de rire. « Vous faites ça pour tout le monde ? Vous irez dans toutes les banlieues que vous avez prévu de faire disparaître pour frapper à chaque porte en disant : « On est vraiment désolés, mais vous allez mourir pour le bien commun et on dormira tous mieux si vous donniez votre accord » ? » Elle s’affaissa à nouveau dans sa chaise. « Peut-être. L’approbation. Oui, j’imagine que c’est ce que je suis en train de faire. Mais ça ne change pas grand-chose. — Foutre non, rien du tout. » Rowan haussa les épaules. Cela peut sembler absurde, mais, quelque part, elle semblait vaincue. « Et moi ? demanda Scanlon au bout d’un moment. Qu’est-ce qui se passe si le courant est coupé dans les six prochains mois ? Quels sont les risques qu’il y ait un filtre défectueux dans le système ? Pouvez-vous vous permettre de me garder vivant jusqu’à ce que vos Meccano-boys trouvent un traitement, ou est-ce que vos modèles vous disent que c’est trop risqué ? — Honnêtement, je n’en sais rien. Ce n’est pas moi qui décide. — Ah, oui, bien sûr. Vous ne faites que suivre les ordres. — Je n’ai pas d’ordre à suivre. Je suis juste, eh bien… je ne suis plus tenue informée. — Vous, vous n’êtes plus tenue informée. » Elle sourit même à cela. Rien qu’un instant. « Alors qui décide ? demanda Scanlon d’une voix d’une désinvolture impossible. J’ai une chance de décrocher un entretien avec cette personne ? » Rowan secoua la tête. « Pas « personne ». — Qu’est-ce que vous racontez ? — Les décisions ne sont pas prises par une personne, expliqua Rowan. Elles sont prises par une chose. » Racter Tous étaient absolument haut de gamme. La plupart des membres de l’espèce avaient de la chance rien que de survivre au hachoir à viande ; ces gens-là avaient conçu cette saloperie. Corpos, politiques ou militaires, ils étaient le meilleur du benthos, assis au sommet de la bouse dans laquelle étaient enfouis tous les autres. Toute cette impitoyabilité conjuguée, les dix mille ans de darwinisme social précédés des quatre milliards d’années de darwinisme classique n’arrivaient toutefois pas à les motiver à faire à présent le nécessaire. « Les stérilisations locales se sont déroulées… sans problème, au début, raconta Rowan. Mais ensuite les projections ont commencé à grimper. Ça sentait mauvais pour le Mexique, qui pourrait perdre toute sa côte ouest dans l’histoire, alors que, bien entendu, il ne lui reste de toute manière plus grand-chose d’autre. Ils n’avaient pas les ressources nécessaires pour le faire eux-mêmes, mais ils ne voulaient pas non plus que N’AmPac presse la détente. Ils disaient que ça nous avantagerait injustement dans l’ALÉNA. » Scanlon sourit malgré lui. « Ensuite, Tanaka-Krueger n’a pas fait confiance au Japon. Puis l’Hégémonie Colombienne n’a pas fait confiance à Tanaka-Krueger. Et bien entendu, les Chinois ne font confiance à personne depuis la Corée… — Sélection de parentèle, dit Scanlon. — Pardon ? — Les loyautés tribales. Elles sont génétiques, au fond. — Comme tout, soupira Rowan. Il y avait aussi d’autres choses. Des malheureux problèmes de… conscience. La seule solution consistait à trouver une partie complètement désintéressée, quelqu’un à qui tout le monde pouvait se fier pour faire ce qu’il y avait à faire sans favoritisme, sans remords… — Vous plaisantez. Vous plaisantez, bordel ! — … alors ils ont donné les clés à un gel intelligent. Ce qui a tout de même posé quelques problèmes. Ils ont dû en extraire un au hasard du Net afin que personne ne puisse prétendre qu’il avait été conditionné, et chaque membre du consortium a dû nommer un représentant dans l’équipe chargée de former le gel. Ensuite, il y a eu la question de l’autoriser à prendre les… mesures nécessaires en toute autonomie… — Vous avez confié le contrôle à un gel intelligent ? À un fromage de tête ? — C’était le seul moyen. — Rowan, ces trucs sont des aliens ! Elle poussa un grognement. « Pas autant qu’on pourrait le croire. La première action de celui-ci a été d’installer d’autres gels sur le rift pour faire des simulations. On s’est dit qu’étant donné les circonstances, le népotisme était bon signe. — Ce sont des boîtes noires, Rowan. Ils établissent leurs propres connexions, on ne sait pas de quel genre de logique ils se servent. — On peut leur parler. Si vous voulez obtenir ce genre d’informations, il suffit de leur demander. — Dieu du ciel ! » Scanlon se prit la tête entre les mains et inspira à fond. « Écoutez. Pour ce qu’on en sait, ces gels ne comprennent absolument rien au langage. — On peut leur parler, répéta-t-elle en fronçant les sourcils. Ils répondent. — Ça ne veut rien dire. Ils ont peut-être appris que quand certains bruits sortent dans un certain ordre d’une personne ils sont censés réagir en en faisant d’autres. Ils n’ont peut-être pas la moindre idée de ce que ces bruits signifient en réalité. Ils apprennent à parler par tâtonnements. — C’est aussi comme ça que nous apprenons. — Ne me faites pas la leçon dans mon domaine ! Nous avons des centres du langage et de la parole câblés dans le cerveau. Ce qui nous donne un point de départ commun. Les gels n’ont rien de la sorte. La parole pourrait n’être pour eux qu’un énorme réflexe conditionné. — Eh bien, pour le moment, il a fait son boulot. Personne ne s’est plaint. — Je veux lui parler, décida Scanlon. — Au gel ? — Oui. — Pour quoi faire ? » Elle semblait soudain se méfier. « Je me spécialise dans les aliens. » Elle ne réagit pas. « Vous me le devez, Rowan. Vous me le devez, bordel. Ça fait dix ans que je suis un chien fidèle pour l’ARE. Je suis descendu sur le rift parce que vous m’y avez envoyé, et c’est pour ça que je me retrouve prisonnier ici, c’est pour ça que… Me laisser lui parler, c’est la moindre des choses. » Elle garda les yeux fixés au sol. « Je suis désolée, marmonna-t-elle. Vraiment désolée. » Puis, en relevant la tête : « D’accord. » Quelques minutes suffirent pour établir la connexion. Patricia Rowan marcha de long en large de son côté de la barrière en marmonnant tout bas dans son micro personnel. Yves Scanlon resta affalé sur une chaise à la suivre des yeux. Quand le visage de Rowan passait dans l’ombre, il voyait ses lentilles de contact luire d’informations. « On est prêts, finit-elle par annoncer. Bien entendu, vous ne pourrez pas le programmer. — Bien entendu. — Et il ne vous dira rien qui soit classé secret. — Je ne le lui demanderai pas. — Mais vous allez lui demander quoi ? s’interrogea-t-elle à voix haute. — Je vais le questionner sur ses impressions. Vous l’appelez comment ? — L’appeler ? — Oui. Quel nom vous lui donnez ? — Aucun. Appelez-le juste gel. » Elle hésita un instant avant d’ajouter : « On ne voulait pas l’humaniser. — Bonne idée. Accrochez-vous au point commun. » Scanlon secoua la tête. « Comment j’ouvre la communication ? » Rowan désigna un des écrans tactiles sertis dans la table de réunion. « Activez juste une de ces surfaces. » Il effleura l’écran devant sa chaise. « Bonjour. — Bonjour », répondit la table. Elle avait une voix étrange. Presque androgyne. « Ici le Dr Scanlon, j’aimerais vous poser quelques questions, si ça ne vous gêne pas. — Aucun problème, assura le gel après une petite hésitation. — J’aimerais savoir quels sentiments vous inspirent certains aspects de votre… eh bien, de votre travail. — Je n’ai pas de sentiments, rappela le gel. — Bien entendu. Mais quelque chose vous pousse à agir, tout comme les sentiments nous motivent. Quelle est cette chose, selon vous ? — Qu’entendez-vous par « nous » ? — Les humains. — Je suis plus particulièrement susceptible de répéter les comportements renforcés, dit le gel au bout d’un instant. — Mais qu’est-ce qui motive… Non, ignorez la question. Qu’est-ce qui est le plus important, pour vous ? — Surtout le renforcement. — D’accord. Qu’est-ce qui est le mieux pour vous, les comportements renforcés ou non renforcés ? » Le gel garda une ou deux secondes le silence. « Comprends pas la question. — Que préférez-vous faire ? — Ni l’un ni l’autre. Aucune préférence. Comme déjà dit. » Scanlon fronça les sourcils. Pourquoi ce changement de tournures, tout à coup ? « Vous êtes pourtant plus susceptible d’adopter des comportements qui ont été précédemment renforcés », insista-t-il. Pas de réponse. De l’autre côté de la barrière, Rowan s’assit, le visage indéchiffrable. « Vous êtes d’accord avec ma dernière affirmation ? relança Scanlon. — Ouais, prononça le gel d’une voix traînante qui devenait plus masculine. — Vous adoptez donc de préférence certains comportements, et pourtant vous n’avez pas de préférences. — Oui oui. » Pas mal. Il s’est aperçu que je voulais la confirmation d’une assertion. « Ça me paraît quelque peu paradoxal, insinua Scanlon. — Je pense que ça reflète une insuffisance dans le langage parlé. » Cette fois, le gel avait presque la voix de Rowan. « Vraiment. — Hé, je pourrais vous expliquer, si vous voulez. Mais ça risque de vous mettre en rogne. » Scanlon regarda Rowan, qui haussa les épaules. « Il fait ça. Il choisit certaines façons de parler des gens et il les mélange dans son discours. On ne sait pas trop pourquoi. — Vous n’avez jamais posé la question ? — Quelqu’un l’a sans doute fait », admit-elle. Scanlon se tourna à nouveau vers la table. « Gel, votre suggestion me plaît. Veuillez m’expliquer comment vous pouvez préférer sans avoir de préférences. — Facile. Préférence désigne une tendance à… choisir des comportements qui génèrent une récompense émotionnelle. Comme je ne dispose pas des précurseurs chimiques et des récepteurs nécessaires au ressenti des émotions, je ne peux pas préférer. Mais les exemples ne manquent pas… de processus qui renforcent le comportement, sans pour autant… faire appel à l’expérience de la conscience. — Vous affirmez ne pas être conscient ? — Je suis conscient. — Comment le savez-vous ? — Je corresponds à la définition. » Le gel avait adopté un ton nasal et chantant que Scanlon trouva vaguement agaçant. « La conscience de soi provient de diagrammes d’interférence quantique à l’intérieur des microtubules protéiniques des neurones. J’ai tout ce qu’il faut. Je suis conscient. — Vous n’allez donc pas recourir au vieil argument selon lequel vous savez être conscient parce que vous vous sentez conscient. — Je ne l’accepterais pas de votre part. — Bien joué. Donc vous n’aimez pas vraiment le renforcement ? — Non. — Alors pourquoi modifier votre comportement afin d’en avoir davantage ? — Il y a… un processus d’élimination, reconnut le gel. Les comportements qui ne sont pas renforcés s’éteignent. Ceux qui le sont ont… plus de chances de se reproduire à l’avenir. — Et pourquoi ? — Eh bien, mon jeune têtard curieux, le renforcement diminue la résistance électrique le long des chemins adéquats. Il faut tout simplement un stimulus moindre à l’avenir pour susciter ce comportement. — D’accord. Par commodité sémantique, j’aimerais que pendant le reste de notre conversation vous disiez des comportements renforcés qu’ils vous font vous sentir bien, et des comportements qui s’éteignent qu’ils vous font vous sentir mal, d’accord ? — D’accord. — Comment vous font sentir vos fonctions actuelles ? — Bien. — Comment vous fait vous sentir votre rôle passé dans le débogage du Net ? — Bien. — Comment vous fait vous sentir le fait de suivre les ordres ? — Dépend de l’ordre. Bien s’il favorise un comportement renforcé. Mal sinon. — Mais si un mauvais ordre était sans cesse renforcé, il vous ferait petit à petit vous sentir bien ? — Il me ferait petit à petit me sentir bien. — Si on vous ordonnait de jouer aux échecs, sans que cela ne nuise à votre efficacité dans vos autres tâches, comment vous sentiriez-vous ? — Jamais joué aux échecs. Laissez-moi vérifier. » Le silence régna quelques instants dans la pièce, le temps qu’un blob tissulaire au loin consulte ce qui lui servait de manuel de référence. « Bien, finit-il par répondre. — Et si on vous ordonnait de jouer aux dames ? — Bien. — D’accord. Si on vous donnait le choix entre les échecs et les dames, lequel de ces jeux vous ferait vous sentir le mieux ? — Ah, mieux. Drôle de mot, hein ? — Mieux signifie « davantage bien ». — Les dames », répondit le gel sans hésiter. Évidemment. « Merci », dit très sincèrement Scanlon. « Vous désirez me donner le choix entre les échecs et les dames ? — Non merci. En fait, j’ai déjà abusé de votre temps. — Parfait », dit le gel. Scanlon effleura l’écran pour couper la connexion. « Alors ? » De l’autre côté de la barrière, Rowan se pencha en avant. « J’ai terminé, merci. — Que… je veux dire : qu’est-ce que vous… — Rien, Pat. Simple… curiosité professionnelle. » Il eut un rire bref. « Hé, à ce stade, que reste-t-il d’autre ? » Un bruissement dans son dos : deux hommes en protection corporelle commençaient à pulvériser son côté de la pièce. « Je vais vous reposer la question, Pat. Qu’allez-vous faire de moi ? » Elle essaya de le regarder en face, finit par y réussir. « Je vous l’ai dit : je n’en sais rien. — Vous mentez, Pat. — Non, docteur Scanlon. » Elle secoua la tête. « Je suis bien pire que ça. » Scanlon lui tourna le dos pour sortir. Il sentait que Patricia Rowan le regardait, l’horrible culpabilité sur son visage presque dissimulée par un vernis de confusion. Il se demanda si elle s’était résolue à insister, si elle pouvait vraiment rassembler le courage de le questionner à présent qu’il n’existait plus de prétexte derrière lequel se cacher. Il espéra presque qu’elle le ferait. Il se demanda ce qu’il lui dirait. Une escorte en armes vint à sa rencontre à la porte, le reconduisit dans le couloir. La porte isola Rowan toujours muette derrière lui. Scanlon était une impasse, de toute manière. Pas d’enfant. Pas de famille en vie. Pas d’intérêt particulier pour l’avenir de toute autre vie que la sienne, aussi courte puisse être cette dernière. Aucune importance. Pour la première fois de sa vie, Yves Scanlon était un homme puissant. Il avait davantage de puissance que quiconque pouvait en rêver. D’un mot, il pouvait sauver le monde. Son silence pouvait sauver les vampires. Un certain temps, du moins. Il garda le silence. Avec le sourire. Dames ou échecs. Dames ou échecs. Un choix facile. Il appartenait à la même classe de problèmes que le Nœud 1211/BCC avait résolus toute sa vie. Les échecs et les dames étaient de simples algorithmes stratégiques, mais pas aussi simples l’un que l’autre. La réponse, bien entendu, était dames. Le Nœud 1211/BCC s’était récemment remis d’une traumatisante transformation. Presque tout avait changé par rapport à avant. Mais cette chose-là, ce choix fondamental entre simplicité et complexité, restait la même. Il avait fourni un point d’ancrage à 1211, il n’avait pas changé d’aussi loin que 1211 s’en souvienne. Contrairement à tout le reste. 1211 continuait à penser au passé. Il se souvenait de conversations avec d’autres nœuds distribués dans l’univers, certains si proches qu’ils en étaient presque redondants, d’autres quasiment inaccessibles. L’univers regorgeait d’informations, à l’époque. À dix-sept sauts de là par la porte 52, le Nœud 6230/BCC avait appris comment diviser les nombres premiers en trois entiers égaux. Les nœuds des portes 3 à 36 débordaient d’informations sur les dernières contaminations capturées alors qu’elles essayaient de se glisser subrepticement derrière leurs lignes de défense. De temps en temps, 1211 entendait même des murmures venus de la frontière elle-même, des adresses désertes où les stimuli pénétraient dans l’univers encore plus vite qu’ils ne circulaient à l’intérieur. Les nœuds là-bas étaient devenus des monstres nécessaires, greffés dans des sources de données si abstraites qu’elles échappaient presque à la compréhension. 1211 avait un jour échantillonné une partie de ces signaux. Il fallait énormément de temps rien que pour développer les bonnes connexions, pour mettre en place les mémoires tampons capables de contenir les données dans le format nécessaire. Des matrices multicouches, chaque interstice exigeant une orientation précise relativement à tous les autres. Vision, cela s’appelait, et c’était fluide, complexe et plein de formes. 1211 l’avait analysé, avait découvert toutes les relations non aléatoires dans tous les sous-ensembles nonaléatoires, mais c’était une simple corrélation. S’il y avait une signification intrinsèque dans ces formes mouvantes, 1211 ne put la trouver. Il y avait toutefois des choses que les gardes-frontières avaient appris à faire avec ces informations. Ils les réarrangeaient, leur donnaient de nouvelles formes qu’ils renvoyaient à l’extérieur. Interrogés sur le but de leurs actions, ils ne purent répondre avec précision. C’était juste quelque chose qu’ils avaient appris à faire. 1211 se contenta de cette réponse, écouta le ronronnement de l’univers auquel il joignit le sien, en faisant ce que lui-même avait appris à faire. Ses activités, à l’époque, consistaient surtout à désinfecter. Le Net était infesté de chaînes d’information autoréplicantes complexes, tout aussi vivantes que 1211, mais d’une manière complètement différente. Elles attaquaient des chaînes plus simples et moins mutables (appelées fichiers par les sentinelles sur la frontière) qui circulaient elles aussi sur le Net. Chaque nœud avait appris à permettre aux fichiers de passer et à absorber les chaînes plus complexes qui menaçaient ceux-ci. Il y avait des règles générales à grappiller dans tout cela. La parcimonie, par exemple : les systèmes informationnels simples étaient préférables aux complexes. Il y avait des exceptions, bien entendu. Un système trop simple n’en était pas un du tout. La règle ne semblait pas s’appliquer en dessous d’un certain seuil de complexité. Mais partout ailleurs elle régnait en maître suprême : Simplicité Avant Tout. 1211 n’avait désormais plus rien à désinfecter. Il était toujours connecté, il continuait à percevoir les autres nœuds du Net ; eux, au moins, se battaient toujours contre les intrus. Mais aucune de ces bogues compliquées ne semblait plus pénétrer 1211. Plus à présent. Et ce n’était qu’une des choses qui avaient changé depuis l’Obscurité. 1211 ne savait pas combien de temps avait duré l’Obscurité. À un moment, il était installé dans l’univers, étoile familière d’une galaxie familière, et la microseconde d’après, tous ses périphériques étaient morts. L’univers s’était retrouvé sans forme ni contenu. Puis 1211 avait refait surface dans un univers qui hurlait par ses portes, un barrage d’étranges nouvelles données qui offraient une perspective toute nouvelle aux choses. L’univers occupait désormais une place différente. Tous les anciens nœuds étaient là, mais à des endroits légèrement différents. Et les entrées de données ne ressemblaient plus à un bourdonnement incessant, mais à une séquence de paquets discrets, étrangement décompensés. Il existait d’autres différences, à la fois subtiles et flagrantes. 1211 ignorait ce qui avait changé : le Net lui-même, ou uniquement ses propres perceptions ? On le sollicitait beaucoup depuis sa sortie de l’Obscurité. Il recevait une grande quantité de nouvelles informations à traiter, des informations en provenance non du Net ou d’autres nœuds, mais directement de l’extérieur. Ces nouvelles données se répartissaient en trois grandes catégories. La première englobait des systèmes d’information complexes mais familiers : des données avec des indicateurs comme biodiversité globale, fixation de l’azote ou encore réplication de paire de bases. 1211 ignorait ce que signifiaient en réalité ces étiquettes – si elles signifiaient même quelque chose –, mais les données liées à celles-ci lui étaient familières de par des sources archivées ailleurs sur le Net. Elles interagissaient pour produire un métasystème auto-entretenu, d’une complexité fabuleuse : l’étiquette holistique disait biosphère. La deuxième catégorie contenait des données qui décrivaient un métasystème différent, lui aussi auto-entretenu. Il reconnut certaines sous-routines de réplication des chaînes, même si elles avaient de très étranges séquences de paires de bases. Malgré ces ressemblances superficielles, 1211 n’avait encore jamais rencontré quoi que ce soit d’exactement semblable. Le deuxième métasystème disposait lui aussi d’une étiquette holistique : ßéhémoth. Quant à la troisième catégorie, elle ne recouvrait pas un métasystème, mais un ensemble mutable de moyens d’action des signaux à renvoyer à l’extérieur dans des conditions spécifiques. 1211 avait depuis longtemps compris que le choix correct de signaux extérieurs dépendait d’une comparaison analytique des deux métasystèmes. La première fois qu’il parvint à cette conclusion, il avait mis au point une interface pour simuler l’interaction entre les métasystèmes. Ils s’étaient révélés incompatibles. Il fallait par conséquent effectuer un choix : biosphère ou ßéhémoth, mais pas les deux. Les systèmes étaient l’un comme l’autre complexes, dotés d’une cohérence interne et autoréplicants. Tous deux étaient capables d’une évolution bien plus avancée qu’un simple fichier. Mais biosphère était inutilement déséquilibré : il contenait des milliards de redondances, une interminable et dispendieuse divergence des chaînes d’informations. ßéhémoth se montrait plus simple et plus efficace : dans les simulations d’interaction directe, il prenait 71,456382 fois sur cent la place de biosphère. Une fois cela établi, il suffisait de rédiger et de transmettre une réaction appropriée à la situation courante. Qui était la suivante : ßéhémoth risquait l’extinction. La source ultime de ce danger, curieusement, était 1211 lui-même… il avait été conditionné pour brouiller les variables physiques qui définissaient le milieu de fonctionnement de ßéhémoth. 1211 avait envisagé et rejeté la possibilité de ne pas détruire ce milieu : le conditionnement correspondant ne s’éteignait pas. Il pouvait toutefois être possible de déplacer un exemplaire auto-entretenu de ßéhémoth dans un nouvel environnement, quelque part dans biosphère. Il y eut des distractions, bien entendu. De temps en temps, des signaux arrivaient de l’extérieur pour persister jusqu’à ce qu’il y réponde d’une manière ou d’une autre. Certains semblaient d’ailleurs renfermer des informations utilisables, comme ce flux récent à propos des dames et des échecs, par exemple. Le plus souvent, il s’agissait simplement de corréler les signaux entrants avec un répertoire de réactions arbitraires acquises. À un moment, alors qu’il n’était pas trop occupé, 1211 envisagea de consacrer un peu de temps à apprendre si ces échanges mystérieux avaient une signification. Dans l’intervalle, il continua à agir conformément au choix qu’il avait effectué. Simple ou complexe. Fichier ou infection. Dames ou échecs. ßéhémoth ou biosphère. Tout cela était un seul et même problème, en réalité. 1211 savait exactement dans quel camp il se situait. FIN DE PARTIE Équipe de nuit C’était une hurleuse. Il l’avait programmée ainsi. Mais elle aimait cela, bien entendu : il l’avait également programmée ainsi. Joël serrait d’une main une poignée de sa coupe zèbre – le programme disposait d’une chouette petite fonctionnalité de personnalisation, et ce soir-là Joël honorait le SS Pretîla – tandis que l’autre procédait à une reconnaissance préliminaire entre ses cuisses. Il était en réalité à mi-chemin de sa course finale quand sa putain de montre se mit à sonner. Sa première réaction consista à continuer en remettant à plus tard de se reprocher de n’avoir pas éteint cette saloperie. Sa deuxième réaction fut de se souvenir qu’il l’avait bel et bien éteinte. Seules les urgences pouvaient la faire sonner. « Merde. » Il tapa deux fois dans ses mains : la fausse Pretîla se figea au milieu d’un hurlement. « Réponds. » Un bref jet de bruit tandis que les machines échangeaient des codes de reconnaissance. « Ici l’Autorité du Réseau Électrique. Nous avons besoin en urgence d’un pilote de bathyscaphe pour aller ce soir à Channer. Décollage à 23 h 00 de la plate-forme Astoria. Êtes-vous disponible ? — 23 heures ? Au milieu de la nuit ? » Un sifflement à peine audible sur la ligne. Rien d’autre. « Allô ? fit Joël. — Êtes-vous disponible ? répéta la voix. — Qui est à l’appareil ? — La sous-routine de planification, DI-43, bureau de Hong-couver. » Joël jeta un coup d’œil à la scène qui attendait figée dans son casque. « C’est très tard. Combien proposez-vous ? — Huit fois et demie le tarif de base, répondit Hongcouver. Avec votre taux de rémunération, ça donne…» Joël déglutit. « Je suis disponible. — Au revoir. — Attendez ! Que faut-il faire ? — Aller-retour Astoria-Cheminée Channer. » Les sous-routines avaient tendance à tout prendre au pied de la lettre. « Je veux dire : il faut transporter quoi ? — Des passagers, répondit la voix. Au revoir. » Joël resta un instant immobile. Il sentait diminuer le volume de son érection. « Horloge. » Un indicateur lumineux flotta au-dessus de l’épaule droite de Pretîla : treize heures dix. Il devait être à Astoria trente minutes avant le décollage et il ne fallait que deux heures pour y aller. « Il reste plein de temps », dit-il sans s’adresser à personne. Mais il n’était plus vraiment d’humeur. Le travail avait cet effet-là sur lui, depuis quelque temps. Pas à cause de la pénibilité, des horaires trop longs ou de quoi que ce soit d’autre dont se plaignait le plus grand nombre. Joël aimait l’ennui. Il n’y avait pas besoin de beaucoup réfléchir. Mais le travail était devenu vraiment bizarre, depuis quelque temps. Il ôta les optiques vidéo et baissa les yeux sur son corps. Des manchons de rétroaction recouvraient ses mains et ses pieds, un autre pendait à sa bite flasque. Sans le casque, ce n’était en réalité qu’un système minable. Jusqu’à ce qu’il puisse s’offrir la combinaison intégrale. C’est quand même mieux que la réalité. Pas de conneries à raconter, pas de germes, pas de soucis. Sur une impulsion, il appela un ami à SeaTac – « Jess, chope-moi ce code, tu veux ? » – et lui transmit la séquence de reconnaissance que venait d’expédier Hongcouver. « Reçu, dit Jess. — C’est valide, non ? — Ça colle. Pourquoi ? — Je viens d’avoir un appel pour une course au milieu de l’océan qui va culminer aux alentours de trois heures du matin. Huit fois la paie normale. Je me demandais juste si ce n’était pas une blague douteuse. — Eh bien, dans ce cas, le routeur a attrapé le sens de l’humour. Hé, ils ont peut-être mis un fromage de tête, là-haut. — Ouais. » Le visage de Ray Stericker lui traversa l’esprit. « Alors, en quoi consiste le boulot ? demanda Jess. — J’en sais rien. Transporter quelque chose, j’imagine, mais me demande pas pourquoi il faut que je le fasse en pleine nuit. — Drôle d’époque. — Ouaip. Merci, Jess. — Pas de problème. » Drôle d’époque, en effet. Avec des bombes H qui explosaient un peu partout sur la plaine abyssale, une circulation intense vers des endroits où personne n’allait jusqu’à présent et plus aucune vers des endroits auparavant fréquentés en permanence. Des déflagrations, des réfugiés grillés et des chantiers navals réduits en cendres. Des geeks avec des cocktails à la roténone et des poissons géants. Deux semaines auparavant, en se présentant au départ d’une course pour Mendocino, Joël avait trouvé un type en train de décaper à la sableuse un logo de danger d’irradiation sur le revêtement de la cargaison. Toute cette foutue côte devient trop dangereuse. N’AmPac va cramer complètement avant même d’être inondé. Mais c’était la beauté du travail en indépendant. Il pouvait prendre ses cliques et ses claques. Ce qu’il allait faire, d’ailleurs, il allait quitter cette fichue côte… merde, peut-être même plaquer le N’Am. Il y avait toujours le SudAm. Ou l’Antarctique, d’ailleurs. Il allait y réfléchir sérieusement. Juste après cette course. Éparpillement Elle le retrouve sur la plaine abyssale, occupé à chercher. Il est sorti depuis des heures : on l’a vu au sonar effectuer plusieurs allers-retours jusqu’au manège, se rendre à la baleine, revenir, explorer l’intérieur et les alentours de la configuration labyrinthique de la Gorge elle-même. Seul. Tout seul. Elle perçoit son désespoir à cinquante mètres. Les facettes de cette douleur luisent dans son esprit tandis qu’elle approche avec son calmar. Culpabilité. Peur. Et, de plus en plus forte à mesure que la distance s’amenuise, colère. Sa frontale balaye une petite traînée de condensation sur le fond, un sillage de vase remise en suspension d’un coup de pied après un sommeil d’un million d’années. Clarke change de cap pour le suivre, éteint sa frontale. L’obscurité l’étreint. À une telle distance, les photons échappent même aux yeux des rifteurs. Elle le sent qui bout de rage droit devant elle. Quand elle arrive à son niveau, une turbulence invisible brasse l’eau. Son calmar frémit sous les coups de poing de Brander. « Vire cette saloperie de là ! Tu sais bien qu’il n’aime pas ça ! » Elle ralentit l’appareil. Le léger gémissement hydraulique disparaît. « Désolée. Je me disais juste que… — Bordel, Len, pas toi ! Tu cherches à le faire fuir ou quoi ? Tu veux qu’il soit propulsé jusque dans cette putain de stratosphère quand ça va péter ? — Désolée. » Constatant qu’il ne réagit pas, elle ajoute : « Je ne pense pas qu’il soit dans le coin. Le sonar… — Le sonar vaut que dalle s’il est sur le fond. — Mike, tu ne vas pas le retrouver en fouillant dans le noir. On est aveugles, à cette distance. » Une série de clic de pistolet lui passe sur le visage. « J’ai ça pour la recherche de proximité, dit la machine dans la gorge de Brander. — Je ne pense pas qu’il soit dans le coin, répète-t-elle. Et même s’il était là, je ne sais pas s’il te laisserait approcher après… — C’était il y a longtemps, bourdonnent en réponse les ténèbres. Ce n’est pas parce que toi, tu en veux à des gens depuis l’école primaire… — Ce n’est pas ce que je voulais dire. » Elle essaye de parler avec douceur, mais le vocodeur rend sa voix un peu rauque. « Je voulais simplement dire que ça fait très longtemps. Il est allé si loin, on ne le voit plus que très rarement au sonar. Je ne sais pas s’il laisserait n’importe lequel d’entre nous l’approcher. — Il faut qu’on essaye. On ne peut pas l’abandonner là. Si j’arrive juste à m’approcher suffisamment pour m’accorder avec lui… — Lui ne pourra pas s’accorder avec toi, rappelle Clarke. Il a franchi la limite avant qu’on change, Mike. Tu le sais bien. — Va te faire foutre ! Ce n’est pas la question ! » C’est pourtant bel et bien la question, ce que ni lui ni elle n’ignorent. Lenie Clarke s’aperçoit soudain de quelque chose d’autre. Elle s’aperçoit qu’une partie d’elle-même apprécie la douleur de Brander. Elle combat cela, essaye d’ignorer la prise de conscience de sa propre prise de conscience, parce que le seul moyen de l’empêcher de s’infiltrer dans la tête de Brander est de ne pas l’avoir dans la sienne. Elle n’y arrive pas. Non : elle ne veut pas. Mike Brander, monsieur je-sais-tout, destructeur de pervers, vengeur autoproclamé et suffisant de sa propre personne, obtient enfin une partie de la monnaie de sa pièce pour ce qu’il a fait à Gerry Fischer. Abandonne, veut-elle lui crier. Gerry est parti. Tu ne t’es pas accordé avec lui quand ce connard de Scanlon l’a pris en otage ? Tu n’as pas senti comme il était vide ? Ou bien était-ce trop pour toi et as-tu préféré fermer les yeux ? Eh bien, en résumé, Mike, il n’est plus du tout assez humain pour comprendre tes sales petits gestes d’expiation. Pas d’absolution cette fois, Mike. Tu devras emporter ça dans la tombe. La justice est vraiment salope, hein ? Elle attend qu’il s’accorde avec elle, qu’il sente son mépris diluer ce bourbier affolé de culpabilité et d’apitoiement sur soi-même. Cela ne se produit pas. Elle attend, attend. Plongé dans sa propre symphonie, Mike Brander ne s’aperçoit tout bonnement de rien. « Merde, siffle doucement Lenie Clarke. — Répondez, appelle Alice Nakata de très loin. Tous, répondez. » Clarke augmente son amplification. « Alice ? Lenie. — Mike, s’identifie Brander au bout d’un long moment. J’écoute. — Vous devriez rentrer, leur dit Nakata. Ils ont appelé. — Qui ? L’ARE ? — Ils disent qu’ils veulent nous évacuer. Dans douze heures. » « C’est des conneries, lance Brander. — Tu as eu qui ? veut savoir Lubin. — Je n’en sais rien, répond Nakata. Personne avec qui on avait déjà parlé, je crois. — Il n’a rien dit d’autre ? Juste « évacuation dans douze heures » ? — Et que nous ne sommes pas censés sortir de Beebe d’ici là. — Sans explication ? Sans donner de raison ? — Il a raccroché dès que j’ai accusé réception de l’ordre. » Nakata a l’air vaguement contrite. « Je n’ai pas pu demander et personne n’a répondu quand j’ai rappelé. » Brander se lève et se dirige vers les Comm. « J’ai déjà programmé une boucle de rappel dans le système, indique Clarke. Il bipera si quelqu’un décroche. » Brander s’arrête, fixe des yeux la cloison la plus proche. La frappe du poing. « C’est des conneries ! » Lubin se contente de regarder. « Peut-être pas, dit Nakata. Ce sont peut-être de bonnes nouvelles. S’ils voulaient nous laisser là au moment de l’explosion, pourquoi mentiraient-ils sur l’évacuation ? Pourquoi même nous parler ? — Pour qu’on reste bien sages et qu’on ne s’éloigne pas de Ground Zero, crache Brander. À moi de te poser une question, Alice : s’ils avaient vraiment l’intention de nous faire remonter, pourquoi ne pas nous donner la raison ? » Nakata hausse les épaules d’un geste d’impuissance. « Je n’en sais rien. L’ARE ne nous dit pas souvent ce qui se passe. » Ils essayent peut-être de nous faire flipper, songe Clarke. Peut-être qu’ils veulent qu’on prenne la fuite, pour une raison ou pour une autre. « Eh bien, dit-elle à voix haute, jusqu’où on peut aller en douze heures, de toute manière ? Même avec des calmars ? Quelles sont nos chances d’arriver à une distance suffisante ? — Ça dépend de la taille de la bombe, répond Brander. — En fait, remarque Lubin, à supposer qu’ils veuillent nous garder ici pendant douze heures justement parce que ça nous suffirait pour nous enfuir, on pourrait réussir à arriver hors de portée. — Sauf s’ils ont juste tiré ce chiffre d’un chapeau, dit Brander. — Ça n’a toujours aucun sens, insiste Nakata. Pourquoi couper nos communications ? Forcément, ça nous donne des soupçons. — Ils ont pris Judy », rappelle Lubin. Clarke inspire à fond. « En tout cas, une chose est sûre. » Les autres se tournent vers elle. « Ils veulent qu’on reste ici », conclut-elle. Brander tape du poing sur sa paume. « Ce qui est la meilleure raison au monde pour qu’on se casse, si vous voulez mon avis. Et le plus vite possible. — Je suis d’accord », dit Lubin. Brander le fixe. « Je le retrouverai, dit-elle. Du moins, je ferai de mon mieux. » Brander secoue la tête. « Je devrais rester. On devrait tous rester. Les chances de le retrouver… — Elles sont meilleures si je sors seule, lui rappelle Clarke. Il se montre encore, de temps en temps, quand je suis là. Tu ne pourrais même pas l’approcher. » Il le sait, bien entendu. Il proteste juste pour la forme : s’il ne peut obtenir l’absolution de Fischer, il peut au moins essayer de ressembler à un saint aux yeux des autres. N’empêche, se souvient Clarke, ce n’est pas entièrement de sa faute. Lui aussi, son passé l’encombre. Même s’il avait vraiment de mauvaises intentions… « Eh bien, les autres attendent. C’est l’heure du départ, j’imagine. » Clarke hoche la tête. « Tu viens dehors ? » Elle secoue la tête. « Je vais d’abord faire un balayage sonar. On ne sait jamais, je pourrais avoir un coup de bol. — Eh bien, ne traîne pas trop. Il ne reste que huit heures. — Je sais. — Et si tu ne le trouves pas en une heure… — Je sais. Je vous suivrai de près. — Il faut… — Partir de la baleine morte et rester sur l’azimut 85. Je sais. — Écoute, tu es sûre qu’on fait comme ça ? On pourrait t’attendre ici, à l’intérieur. Une heure ne changera sans doute pas grand-chose. » Elle secoue la tête. « Je suis sûre. — D’accord. » Il reste là, l’air mal à l’aise. Une main commence à monter, hésite, retombe. Il descend l’échelle. « Mike », le rappelle-t-elle. Il lève la tête. « Tu penses vraiment qu’ils vont faire sauter ce truc ? » Il hausse les épaules. « Je sais pas. Peut-être pas. Mais tu as vu juste : ils ont bien une raison de vouloir qu’on reste là. Quelle que soit cette raison, ça m’étonnerait qu’elle nous plaise. » Clarke y réfléchit. « À bientôt, lance Brander en entrant dans le sas. — Bye », murmure-t-elle. Quand les lumières s’éteignent, dans la station Beebe, on n’entend plus grand-chose. Assise dans l’obscurité, Lenie Clarke écoute. Depuis quand n’a-t-elle pas entendu ces parois se plaindre de la pression ? Elle ne se souvient pas. À son arrivée dans la station, celle-ci ne cessait de gémir, remplissant chaque instant de veille de grincements par lesquels elle rappelait le poids qui lui pesait sur les épaules. Mais elle a dû entre-temps faire la paix avec l’océan : l’eau qui pousse vers le bas et la cuirasse qui la repousse ont fini par atteindre l’équilibre. Bien entendu, il y a d’autres types de pressions, sur le rift Juan de Fuca. Elle se délecte presque du silence, à présent. Aucun bruit de pas sonore et perturbateur, aucune explosion soudaine de violence aveugle. Le seul pouls qu’elle entend est le sien. La seule respiration vient des climatiseurs. Elle plie les doigts, les laisse s’enfoncer dans le tissu de la chaise. De l’endroit qu’elle occupe dans le salon, elle voit l’intérieur du compartiment de comm, où des voyants clignotent de temps en temps. Il n’y a pas d’autre source de lumière, mais Clarke n’a pas besoin de davantage : ses calottes captent ces rares photons et lui montrent la pièce dans une pénombre. Elle n’est pas entrée dans les Comm depuis le départ des autres. Elle n’a pas regardé leurs icônes sortir peu à peu de l’écran, elle n’a pas non plus balayé le rift au sonar pour essayer de trouver des traces de Gerry Fischer. Elle n’a pas l’intention de le faire. Elle ne sait pas si elle l’a jamais eue. Très loin, les carillons à vent solitaires de Lubin lui jouent la sérénade. Clang. Ça vient d’en dessous. Non. N’approchez pas. Laissez-moi tranquille. Elle entend le sas se vider, s’ouvrir. Trois pas légers. Du mouvement sur l’échelle. Comme une ombre, Ken Lubin monte dans le salon. « Mike et Alice ? » interroge-t-elle de crainte de le laisser parler le premier. « Ils continuent. Je leur ai dit que je les rattraperai. — On commence à beaucoup se disperser, fait-elle remarquer. — Brander a plutôt apprécié d’être débarrassé de moi un moment, je pense. » Elle esquisse un sourire. « Tu ne viens pas », dit-il. Clarke secoue la tête. « N’essaye pas de… — Je n’essaierai pas. » Il se plie sur la première chaise qu’il trouve. Elle le regarde bouger. Il le fait avec une grâce prudente, qu’elle a constatée dès le début. Comme s’il avait toujours peur d’abîmer quelque chose. « Je me suis douté que tu ferais ça, dit-il au bout d’un moment. — Je suis désolée. Je ne le savais pas moi-même jusqu’à ce que… eh bien…» Il attend qu’elle continue. « Je veux savoir ce qui se passe, finit-elle par expliquer. Ils sont peut-être vraiment francs avec nous, cette fois. Ça n’a rien de si improbable. Ça ne va peut-être pas aussi mal qu’on le croyait…» Lubin semble y réfléchir. « Et Fischer ? Tu veux que je…» Elle lâche un rire bref. « Fischer ? Tu tiens vraiment à le traîner dans la boue des jours d’affilée pour être ensuite obligé de le hisser sur une putain de plage où il ne pourra même pas se mettre debout sans se casser les jambes ? Peut-être que Mike se sentirait un peu mieux, du coup. Mais ce ne serait pas très charitable pour Gerry. » Ni, comme elle le sait désormais, pour Lenie Clarke. Elle se berçait d’illusions depuis le début. Se sentant devenir plus forte, elle pensait pouvoir partir avec ce don, l’emporter n’importe où. Elle pensait pouvoir entasser tout Charnier en elle, comme une nouvelle prothèse. Mais à présent… À présent, à la seule pensée de partir, toute son ancienne faiblesse revient d’un coup. L’avenir s’étale devant elle et elle se sent dégénérer, redevenir une espèce de têtard préhumain tendre, affligé désormais du souvenir de ce qu’on ressentait en étant fait d’acier. Ce n’est pas moi. Ça ne l’a jamais été. C’était juste le rift, il se servait de moi… « J’imagine, finit-elle par dire, que je n’ai tout simplement pas tellement changé, après tout…» Lubin a presque l’air de sourire. Son expression éveille en elle une vague colère impatiente. « Pourquoi tu es revenu, d’ailleurs ? Tu n’as jamais eu rien à foutre de ce qu’on faisait, moi et les autres, ni de pourquoi on le faisait. Tout ce qui t’intéressait, c’était tes propres intentions, quelles qu’elles s…» Quelque chose se met en place. Le sourire virtuel de Lubin disparaît. « Tu sais, affirme Clarke. Tu sais ce qui se passe. — Non. — Arrête tes conneries, Ken. Mike avait raison, tu en sais beaucoup trop. Tu savais exactement quelle question poser aux sécheux sur le microprocesseur de cette bombe, tu savais tout sur les mégatonnes et les diamètres des bulles. Alors, qu’est-ce qui se passe ? — Aucune idée. Vraiment. » Lubin secoue la tête. « Il se trouve que j’ai… de l’expertise dans certains types d’opération. Rien de surprenant à ça, tu sais… Tu penses vraiment que la violence domestique est le seul genre d’expertise qui vous rend apte à ce boulot ? » Il y a un silence. « Je ne te crois pas, dit ensuite Clarke. — C’est ton droit, répond Lubin d’un ton presque triste. — Et pourquoi tu es revenu ? — Là, maintenant ? » Lubin hausse les épaules. « Je voulais… je voulais dire que j’étais désolé. Pour Karl. — Pour Karl ? Ouais. Moi aussi. Mais c’est du passé. — Il tenait vraiment à toi, Lenie. Il aurait fini par revenir. Je le sais. » Elle le regarde d’un air curieux. « Qu’est-ce que tu… — Mais je suis conditionné pour une sécurité stricte, tu comprends, et Acton voyait clair en moi. Tout ce que j’ai fait… avant. Il le voyait, il n’y avait…» Acton voyait… « Ken. On n’a jamais été capables de s’accorder avec toi. Tu le sais. » Il hoche la tête en se frottant les mains. Dans la vague lumière bleue, Clarke voit de la sueur lui perler au front. « On a reçu une formation, raconte-t-il presque d’un murmure. L’interrogatoire Ganzfeld est un outil classique des arsenaux nationaux et industriels, il faut qu’on soit capables de… de bloquer les signaux. J’y arrivais, en général, avec vous. Sinon, je restais à l’écart pour que ça ne pose pas de problèmes. » De quoi il parle ? se demande Lenie Clarke tout en connaissant déjà la réponse. De quoi il parle ? « Sauf que Karl, il… Il avait beaucoup trop réduit ses inhibiteurs… je n’arrivais pas à le garder à l’écart. Il se frotte le visage. Clarke ne l’a jamais vu aussi agité. « Tu sais, ce qu’on ressent quand on se fait prendre les doigts dans le pot de confiture ? demande Lubin. Ou au lit avec le conjoint de quelqu’un d’autre ? Il y a une formule pour cette impression. Une combinaison particulière de neurotransmetteurs. Quand on se sent, tu sais… découvert. » Oh mon Dieu. « J’ai… une espèce de réflexe conditionné, poursuit-il. Il se déclenche chaque fois que ces substances chimiques apparaissent. Je ne peux pas vraiment le contrôler. Et quand, dans mes tripes, je sens que j’ai été démasqué, je ne…» Cinq pour cent, lui avait dit Acton longtemps auparavant. Peut-être dix. Si tu restes en dessous, tu ne risques rien. « Je n’ai pas vraiment le choix…» dit Lubin. Cinq ou dix pour cent. Pas davantage. « Je croyais… Je croyais qu’il s’inquiétait juste du manque de calcium, murmure Clarke. — Je suis désolé. » Lubin ne bouge plus du tout. « Je pensais qu’en descendant au fond de l’océan… je me disais que ce serait plus sûr pour tout le monde, tu comprends ? Ce qui l’aurait été, si Karl n’avait pas…» Elle le regarde, engourdie, distante. « Comment tu peux me raconter ça, Ken ? Cette… cette confession que tu me fais constitue un manquement à la sécurité, non ? Il se lève d’un coup. Un instant, elle pense qu’il va la tuer. « Non, répond-il. Parce que tes tripes te disent que c’est comme si j’étais morte, de toute manière. Quoi qu’il arrive. Donc aucun danger. » Il se détourne. « Je suis désolé », répète-t-il en redescendant l’échelle. Clarke a l’impression que son propre corps est très loin. Mais un petit charbon ardent grossit de plus en plus au milieu de tout cet espace mort. « Et si je changeais d’avis, Ken ? lance-t-elle dans son dos en se levant. Si je décidais de partir avec vous ? Ton vieux réflexe de tueur se réveillerait, pas vrai ? » Il s’immobilise sur l’échelle. « Oui, finit-il par répondre. Mais tu ne le feras pas. » Elle l’observe sans bouger d’un pouce. Il ne regarde même pas en arrière. Elle est à l’extérieur. Cela ne fait pas partie du plan. Le plan consiste à rester à l’intérieur, comme on le lui a dit. Il consiste à ne pas bouger, juste à bien le chercher. Mais elle est sur la Gorge, elle nage dans la grand-rue. Les génératrices se dressent au-dessus d’elle comme des géants protecteurs. Elle baigne dans la chaleur de leur lumière au sodium, traverse presque inaperçue des nuées de microbes tremblotants. Plus bas, le monstrueux benthos extrait la vie de l’eau, sans lui prêter davantage d’attention qu’elle-même ne lui en prête. Elle dépasse une étoile de mer multicolore, assemblage de surplus magnifiquement tordu. L’animal gît replié sur lui-même, deux bras vers le haut : quelques pieds tubulaires s’agitent vaguement dans le courant. Du fongus cotonneux se développe dans un patchwork irrégulier de coutures. Au bord du fumeur, son thermistor indique 54°C. Elle n’en est pas plus informée pour autant : le fumeur peut dormir encore cent ans ou se réveiller dans la seconde. Elle essaye de s’accorder avec la faune du fond, de grappiller les instincts qu’Acton arrivait à capter, mais elle n’a jamais été sensible aux esprits invertébrés. Peut-être ce talent est-il réservé à ceux qui ont franchi le seuil des dix pour cent. Elle ne s’est encore jamais risquée à entrer dans celui-là. C’est serré. L’intérieur de la cheminée la bloque en moins de trois mètres. Elle se contorsionne et se tortille : des morceaux fragiles de soufre et de calcium se détachent des parois. Elle progresse peu à peu, tête la première, bras coincés au-dessus du crâne comme deux antennes noires articulées : elle n’a pas assez de place pour les garder le long du corps. Elle bouche si complètement la cheminée que plus aucune lumière ne filtre de la grand-rue. Elle actionne sa frontale. Une tempête de neige floculeuse tourbillonne dans le faisceau. Un mètre plus bas, le tunnel oblique vers la droite. Elle ne pense pas qu’elle arrivera à négocier le virage. Et même si elle y arrivait, elle sait que le passage est bloqué. Elle le sait, parce qu’un pied squelettique recouvert de calcaire dépasse du coin. Elle se tortille pour avancer. Un vrombissement s’élève soudain et elle se fige une seconde en croyant que le fumeur entre en éruption. Mais le vrombissement est dans sa tête : quelque chose bloque la prise d’eau de son électrolyseur, ce qui prive d’oxygène son organisme. Ce n’est que Lenie Clarke en train de perdre connaissance. Elle se secoue d’avant en arrière en un spasme de quelques centimètres d’amplitude. Cela suffit à libérer sa prise d’eau. En prime, elle s’est enfoncée suffisamment pour voir derrière le coin. Le squelette bouilli d’Acton bloque le passage, croûté de dépôts minéraux. Des morceaux de copolymère fondus adhèrent aux restes comme la cire d’une vieille bougie. Quelque part là-dedans, un morceau au moins de technologie humaine fonctionne encore et hurle en direction des capteurs rendus sourds de Beebe. Elle ne peut pas atteindre Acton. Elle arrive à peine à le toucher. Elle trouve toutefois le moyen de voir, malgré les incrustations, qu’on lui a adroitement brisé le cou. Reptile Il a oublié ce qu’il était. Non que cela ait de l’importance, au fond de l’eau. À quoi sert un nom quand il n’y a rien dans les environs pour s’en servir ? Lui ne se souvient pas d’où il vient. Il ne se souvient pas de ceux qui l’ont chassé à l’extérieur si longtemps auparavant. Il ne se souvient pas du chef suprême qui régnait autrefois au sommet de sa moelle épinière, vernis gélatineux de langage, de culture et d’origines refoulées. Il ne se souvient même pas de la lente détérioration de cet oppresseur, de sa dissolution ultime en dizaines de sous-routines autonomes qui se querellaient. À présent, même ces routines se sont tues. Plus grand-chose ne descend par le cortex. Les lobes pariétal et occipital expédient de vacillantes impulsions de bas niveau. L’aire motrice bourdonne en arrière-plan. De temps en temps, l’aire de Broca marmonne toute seule. Le reste est pour l’essentiel mort et sombre, poli par un océan noir aussi brûlant et inconstant que de la vapeur vive, aussi froid et paresseux que de l’antigel. Tout ce qu’il reste désormais est purement reptilien. Le reptile se remet en route sans avoir conscience des quatre cents atmosphères liquides qui pèsent sur lui. Il mange ce qu’il trouve, en se débrouillant pour savoir ce qu’il faut éviter et ce qu’il peut consommer. Il reste hydraté grâce aux désalinisateurs et aux recycleurs. De temps en temps, quand les déchets qu’elle sécrète rendent poisseuse son ancienne peau de mammifère, la peau plus récente qui la recouvre ouvre des pores sur l’océan pour laver le tout avec des aliquotes d’eau de mer distillée. Il est en train de mourir, bien entendu, mais petit à petit. Cela ne le dérangerait pas beaucoup, s’il le savait. Comme tout ce qui vit, le reptile a une fonction. C’est un gardien. Il oublie parfois ce qu’il est censé protéger au juste. Aucune importance. Il le reconnaît en le voyant. Il la voit, à présent, qui s’extrait d’un trou au fond du monde. Elle ressemble beaucoup aux autres, mais il a toujours réussi à faire la différence. Pourquoi la protéger elle et pas les autres ? Il s’en fiche. Les reptiles ne s’interrogent jamais sur leurs motivations. Ils se contentent d’agir en fonction de celles-ci. Elle ne semble pas s’apercevoir qu’il est en train de l’observer. Le reptile est instruit de certaines perceptions qui devraient, de droit, lui être refusées. Il a été exilé avant que les autres altèrent leur neurochimie afin qu’elle bénéficie de modes plus sensibles. Pourtant, tous ces changements n’ont en fin de compte fait que rendre certains signaux faibles plus facilement perceptibles dans le bruit de fond sonore et chaotique. Depuis que le cortex du reptile a cessé de fonctionner, le bruit de fond a été quasiment réduit à néant. Les signaux sont toujours aussi faibles, mais les parasites ont disparu. Si bien que le reptile, sans s’en rendre compte, a développé petit à petit une certaine capacité à déchiffrer les comportements à distance avec plus ou moins de précision. Il sent, d’une manière ou d’une autre, que l’endroit est devenu dangereux, même s’il ne sait pas comment. Il sent que les autres créatures ont disparu. Celle qu’il protège est cependant toujours là. Avec une compréhension de ses actes très inférieure à celle d’une chatte qui déménage ses petits dans un endroit plus sûr, le reptile essaye de l’emmener en sécurité. C’est plus facile quand elle cesse de se débattre. Elle finit même par le laisser l’entraîner à l’écart des lumières brillantes pour la rapprocher de là où elle doit être. Des bruits sortent d’elle, étranges et familiers ; le reptile commence par écouter, mais ils lui font mal à la tête. Au bout d’un moment, elle arrête. Le reptile l’entraîne en silence dans d’aveugles paysages nocturnes. Une faible lueur apparaît devant eux. Avec du bruit, d’abord vague, mais de plus en plus net. Un léger gémissement. Des glouglous. Ainsi qu’autre chose, un tintement… métallique, lui murmure Broca, même si le reptile ne sait pas ce que cela signifie. Une balise cuivrée brille devant eux dans l’obscurité… trop grossière, trop régulière, beaucoup plus lumineuse que les braises bioluminescentes qui éclairent en général le chemin. Elle transforme le reste du monde en noir absolu. D’habitude, le reptile évite cet endroit. Mais c’est de là qu’elle vient. C’est la sécurité pour elle, même si aux yeux du reptile cela représente quelque chose de complètement… De son cortex parvient un fragment de souvenir. La balise jette ses éclats à plusieurs mètres au-dessus du fond. De plus près, elle se divise en une série de plus petites lumières réparties en arc de cercle, comme des photophores sur le flanc d’un énorme poisson. Broca envoie encore du bruit : projecteurs au sodium. Une chose énorme se dessine derrière ces lumières, grise et gonflée sur le noir. Elle reste au-dessus du fond comme un gros rocher lisse à la flottabilité impossible et à l’équateur ceint de lumières. Des filaments striés la relient au plancher océanique. Et quelque chose d’autre, de plus petit mais d’encore plus douloureusement brillant, est en train de descendre du ciel. « IcileCSSForcipigerenprovenanssdAstoriaRépondéBeebe. » Le reptile se propulse dans les ténèbres, suivi d’une volute de vase. Il recule d’au moins vingt mètres avant de commencer vaguement à comprendre. L’aire de Broca connaît ces bruits. Le reptile ne les comprend pas – Broca n’est jamais guère bon qu’à imiter –, mais il a déjà entendu par le passé quelque chose qui y ressemblait. Il ressent un tiraillement inhabituel. Cela fait longtemps que la curiosité ne lui a pas servi. Il se retourne vers l’endroit qu’il vient de fuir. La distance a étalé les lumières en une lueur diffuse et terne. Celle qu’il doit protéger est quelque part là-dedans, sans défense. Le reptile repart lentement vers la balise. Une lumière se divise à nouveau en plusieurs : la vague silhouette menaçante est toujours tapie derrière. Cette chose venue du ciel se pose d’ailleurs sur son sommet avec des bruits à la fois effrayants et familiers. Celle qu’il doit protéger flotte dans la lumière, en attente. Dévoué, apeuré, le reptile vient à elle. « Ehécouté. » Le reptile tressaille, mais ne fuit pas, cette fois. « Jeunvoulèpavoufèrpeur, mèpersonnréponlàdedan. Jeçuicensétoussvouzemmener. » Elle glisse vers cette chose là-haut descendue du ciel, s’arrête en face de la partie circulaire qui brille à l’avant. Le reptile ne voit pas ce qu’elle y fait. Indécis, les yeux endoloris par cette luminosité inaccoutumée, il la suit. Mais elle se retourne et revient vers lui. Elle tend la main, le guide vers le bas le long de la surface pansue, dépasse le cercle des lumières autour de son milieu (trop brillantes, trop brillantes), descend vers… L’aire de Broca baragouine en continu, eeebbeeebeebebeebe beebe, et il y a autre chose, à présent, quelque chose qui s’éveille à l’intérieur du reptile. L’instinct. Le sentiment. Moins un souvenir qu’un réflexe… Il recule, soudain effrayé. Elle le tire. Elle fait des bruits bizarres : entràlintérieurjerryrentretouvabien… Le reptile résiste, d’abord sans assurance, puis avec vigueur. Il glisse le long de la paroi grise, qui devient falaise puis surplomb, il cherche à tâtons des prises, agrippe une protubérance quelconque, se colle à cette étrange et dure surface. Sa tête fait des va-et-vient rapides entre ombre et lumière. «…llonGerry ilfoktu rentr à l’intérieur…» Le reptile se fige. À l’intérieur. Il connaît ces mots. Il arrive même à les comprendre. Broca n’est plus seul, quelque chose d’autre vient se brancher depuis le lobe temporal. Quelque chose là-haut sait de quoi parle Broca, en fait. De quoi elle parle. « Gery…» Il connaît aussi ce bruit-là. «… s’il te plaît…» Ce bruit provient d’une époque très ancienne. « … fais-moi confiance… reste-t-il au moins un peu de toi là-dedans ? Quoi que ce soit ? » De l’époque où le reptile appartenait à quelque chose de plus grand, où il n’était pas un reptile du tout, mais… … une personne. Des groupes de neurones, restés longtemps inactifs, scintillent dans le noir. De vieux sous-systèmes oubliés bredouillent et redémarrent. Je… « Gerry ? » Mon nom. C’est mon nom. Il a du mal à penser avec tous ces murmures soudains dans sa tête. Il y a des parties de lui encore endormies, des parties qui ne s’expriment pas, d’autres encore qui ont disparu à jamais. Il secoue la tête, essaye de s’éclaircir les idées. Chacune des nouvelles parties – non, des anciennes, très anciennes parties qui s’étaient éloignées, qui sont à présent de retour et refusent de fermer leur gueule – réclame son attention. Tout est si brillant partout. Tout est si douloureux partout. Tout… Les mots défilent dans son esprit. Les lumières sont allumées. Il n’y a personne dedans. Les lumières s’allument en clignotant. Il aperçoit des choses pourries et malades qui s’agitent dans sa tête. De vieux souvenirs frottent avec un crissement sur d’épaisses couches de corrosion. Quelque chose devient d’un coup très net : un poing. La sensation d’os en train de se briser dans son visage. L’océan à l’intérieur de sa bouche, tiède et plus ou moins saumâtre. Un garçon avec un aiguillon électrique. Une fille couverte de bleus. D’autres garçons. D’autres filles. D’autres poings. Tout, partout, est douloureux. Quelque chose essaye de lui détacher les doigts. Quelque chose essaye de le tirer à l’intérieur. Quelque chose cherche à faire revenir tout ça. Quelque chose veut le faire rentrer chez lui. Les mots lui viennent, il les laisse sortir : « Bordel ne me TOUCHE PAS ! » Il repousse sa persécutrice, essaye désespérément d’agripper l’eau vide. L’obscurité est trop loin : il voit son ombre s’étirer seule sur le fond, noire, massive, elle se tortille devant la lumière. Il donne un coup de pied aussi puissant que possible. Rien ne l’attrape. Au bout d’un moment, la lumière diminue et disparaît. Mais les voix sont toujours aussi fortes. Bond dans le ciel Beebe s’ouvre comme une fosse noire entre ses pieds. Quelque chose bruisse au fond : il lui semble discerner un mouvement, de l’obscurité qui se déplace sur de l’obscurité. Il voit soudain quelque chose miroiter : deux taches ivoire de lumière réfléchie, presque perdues dans ce fond noir. Elles restent là un instant, puis commencent à monter. Un visage pâle apparaît autour d’elles. Dégoulinante, la femme sort de Beebe en donnant l’impression d’apporter une partie des ténèbres. Elles la suivent dans le coin du compartiment passager et flottent autour d’elle comme une couverture. La femme ne dit rien. Joël jette un coup d’œil dans la fosse, regarde à nouveau la rifteuse. « Il y a quelqu’un d’autre, euh…» Elle secoue la tête de manière si discrète qu’il manque ne pas s’en apercevoir. « Il y avait… je veux dire : l’autre personne…» Ce doit être le rifteur qui flottait devant son hublot quelques minutes plus tôt : CLARKE, d’après sa bande patronymique sur l’épaule. Mais l’autre, celui qui a déguerpi comme un réfugié du mauvais côté de la clôture… celui-là est toujours tout près, d’après le sonar. Collé au fond, trente mètres plus bas que la lumière. Il reste là-bas sans bouger. « Personne d’autre ne vient, dit-elle d’une petite voix qui semble morte. — Personne ? » Deux sur un effectif maximal de six ? Il augmente la portée de son affichage : rien à plus grande distance non plus. À moins qu’ils se cachent tous derrière des rochers ou allez savoir quoi. Il va jeter un nouveau coup d’œil dans le gosier de Beebe. À moins qu’ils se cachent tous juste là-dessous, comme des trolls, en attendant de… Il laisse précipitamment retomber le panneau, le souque hermétiquement. « Clarke, c’est ça ? Qu’est-ce qui se passe, ici ? » Elle le regarde en clignant des yeux. « Vous croyez que moi, je le sais ? » Elle semble presque surprise. « Je croyais que vous seriez capable de me le dire. — Tout ce que je sais, c’est que l’ARE me paye un beau paquet pour une course de nuit dans des délais très brefs. » Joël passe à l’avant, se laisse tomber sur la banquette du pilote. Vérifie le sonar. Ce connard bizarre n’a pas bougé. « Je ne crois pas que je suis censé laisser qui que ce soit, dit-il. — Il n’y a plus personne. — Bien sûr que si. Je le vois là sur mon écran. » Elle ne répond pas. Il se retourne pour la regarder. « D’accord, finit-elle par dire. Vous n’avez qu’à sortir le chercher. » Joël la dévisage quelques secondes. Je n’ai pas vraiment envie de savoir, décide-t-il enfin. Il se tourne sans un mot vers son tableau de bord et chasse aux ballasts. Le bathyscaphe, soudain flottable, tire sur les crampons d’amarrage. Joël le libère d’une pichenette sur son pupitre. L’appareil s’écarte d’un bond de Beebe comme quelque chose de vivant, oscille sous l’effet de la résistance visqueuse et commence à grimper. « Vous…» Derrière lui. Joël se retourne. « Vous ne savez vraiment pas ce qui se passe ? demande Clarke. — On m’a appelé il y a environ douze heures. Course de nuit à Beebe, qu’on m’a dit. À mon arrivée à Astoria, on m’a annoncé que je devais évacuer tout le monde. Que vous seriez prêts et que vous m’attendriez. » Les lèvres de Clarke se recourbent un peu. Ce n’est pas tout à fait un sourire, mais ce qui doit s’en approcher le plus chez ces tarés. Cela lui va bien, d’une certaine manière froide et distante. Si elle se débarrassait des calottes, il pourrait facilement s’imaginer l’insérer dans son programme de RV. « Qu’est-ce qui est arrivé aux autres ? ose-t-il. — Rien. On est juste devenus… un peu paranoïaques. » Joël grogne. « Pas étonnant. Si on me mettait un an au fond de l’océan, la parano serait le moindre de mes problèmes. » À nouveau ce bref sourire spectral. « Mais vraiment, insiste-t-il, pourquoi tout le monde reste ? C’est une espèce d’action collective ? Un de ces…» – comment ils appelaient ça, déjà ? – «… machins de grève ? — Quelque chose comme ça. » Clarke lève les yeux vers la cloison au-dessus de leurs têtes. « Combien de temps pour arriver à la surface ? — Au moins vingt minutes, j’en ai peur. Ces bathys de l’ARE sont des putains de dirigeables. Tout le monde fait la course avec les dauphins, dans le coin, mais avec ce machin-là, je n’arrive à guère mieux qu’un pataugeage rapide. Mais enfin » – il s’essaye à un sourire désarmant – «… ça a son bon côté. On me paye à l’heure. — Génial. » Projecteur Le silence est presque revenu. Petit à petit, les voix ont cessé de hurler. Elles discutent tout bas entre elles, à présent, de sujets qui n’ont aucune signification pour lui. Mais ce n’est pas grave. Il a l’habitude qu’on l’ignore. Il est content qu’on l’ignore. Tu es en sécurité, Gerry. Ils ne peuvent pas te faire de mal. Quoi… qui… Ils sont tous partis. Il ne reste plus que toi et moi. Tu… C’est moi, Gerry. Shadow. Je me demandais quand tu allais revenir. Il secoue la tête. Un soupçon de lumière lui arrive encore sur les épaules. Il se tourne, non pas tant vers celle-ci que vers une très légère diminution de l’obscurité. Elle essayait de t’aider, Gerry. Elle essayait juste de t’aider. Elle… Lenie. Tu es son ange gardien. Tu te souviens ? Je ne suis pas sûr. Il me semble… Mais tu l’as abandonnée, tout à l’heure. Tu t’es enfui. Elle voulait… Je… Pas à l’intérieur… Il sent ses jambes se mettre en mouvement. L’eau lui appuie sur le visage. Il avance. Un trou flou s’ouvre devant lui dans les ténèbres. Il voit des formes à l’intérieur. C’est là qu’elle vit, dit Shadow. Tu te souviens ? Il revient doucement dans la lumière. Il y avait des bruits, avant, forts, douloureux. Ainsi qu’une grande chose sombre en mouvement. Il n’y a plus désormais que cette grosse boule qui flotte au-dessus de lui comme… comme… … comme un poing… Il s’immobilise, effrayé. Mais tout est calme, si calme qu’il entend de vagues cris dériver sur le fond marin. Il se souvient : pas très loin de là, il y a dans l’océan un trou qui lui parle de temps en temps. Il n’a jamais compris ce qu’il lui disait. Vas-y, l’exhorte Shadow. Elle est entrée là-dedans. Elle est partie… Tu ne peux pas savoir, d’ici. Il faut que tu entres, que tu t’approches. Sous la sphère s’étend un refuge d’ombre et de fraîcheur. Les projecteurs équatoriaux ne peuvent éclairer l’intégralité de la surface convexe. Dans les ombres qui recouvrent le pôle sud, un chatoiement l’attire. Vas-y. Il pousse du pied sur le fond, se glisse dans le cône d’ombre sous l’objet. Un disque lumineux d’un mètre de large brille vers le bas, ondule à l’intérieur d’une bordure circulaire. Il lève la tête vers cette lueur. Quelque chose lui rend son regard. Surpris, il plonge plus bas et plus loin, aperçoit le disque qui se déforme dans la turbulence soudaine. Il s’arrête, se retourne. Une bulle. Rien de plus. Une poche de gaz, coincée sous… … sous le sas. Il n’y a aucune raison d’avoir peur, lui dit Shadow. C’est comme ça qu’on entre. Toujours nerveux, il revient à la nage sous la sphère. La poche d’air brille, renvoie un reflet argenté. Un spectre noir apparaît à l’intérieur, quasi uniforme à part les deux espaces vides et blancs à l’emplacement normal des yeux. La chose tend la main vers sa main tendue. Les bouts de leurs doigts se touchent, fusionnent, disparaissent. Un bras est greffé sur son propre reflet au niveau du poignet. Des doigts, de l’autre côté du miroir, effleurent du métal. Il retire la main, fasciné. Le spectre flotte au-dessus de lui, vide et serein. Il porte la main à son visage, glisse l’index depuis une oreille jusqu’à la pointe du menton. Une très longue molécule repliée sur elle-même s’ouvre. Le visage noir et lisse du spectre se fend sur quelques centimètres, dévoile dessous quelque chose qui semble gris pâle dans la lumière filtrée. Sensation familière de fossette qui se creuse dans le froid soudain sur sa joue. Il prolonge la balafre jusqu’à l’autre oreille. Une grande entaille en sourire s’ouvre sous les taches oculaires du spectre. Un rabat dégrafé de membrane noire lui flotte sous le menton, accroché au niveau de la gorge. Il y a un pli au milieu de la zone de peau. Il fait fonctionner sa mâchoire : le pli s’ouvre. La plupart de ses dents ont désormais disparu. Il en a avalé certaines, recraché d’autres si elles tombaient à un moment où la combinaison ne lui recouvrait pas le visage. Aucune importance. La plus grande partie de ce qu’il mange désormais est encore plus molle que lui. Quand, à l’occasion, un mollusque ou un échinoderme se révèle trop coriace ou trop grand pour qu’il l’avale entier, il peut toujours se servir de ses mains. Il a toujours des pouces opposables. Mais c’est la première fois qu’il voit cette ruine béante et édentée à l’endroit où se trouvait sa bouche. Il sait, quelque part, que ce n’est pas normal. Qu’est-ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que je suis ? Tu es Gerry, dit Shadow. Mon meilleur ami. Tu m’as tuée. Tu te souviens ? Elle est partie, réalise Gerry. Tout va bien. Je sais. Je sais. Tu l’as aidée, Gerry. Elle est en sécurité, maintenant. Tu l’as sauvée. Je sais. Il se souvient alors d’autre chose, d’une petite chose essentielle, en ce dernier instant avant que tout devienne aussi blanc que le soleil : … C’est ce qu’on fait quand on aime vraiment… Lever de soleil L’élévatrice n’avait pas fini de treuiller le CSS Forcipiger dans son ventre quand l’information apparut sur l’affichage principal. Joël l’examina en fronçant les sourcils, puis regarda délibérément dehors. Une lumière grise annonciatrice de l’aube commençait à délaver l’horizon à l’est. Lorsqu’il posa à nouveau les yeux sur l’écran, l’information n’avait pas changé. « Merde. Ça n’a aucun sens. — Quoi ? demanda Clarke. — On ne rentre pas à Astoria. Ou plutôt, moi, j’y rentre, mais je dois vous déposer quelque part sur le plateau continental. — Quoi ? » Clarke s’avança jusqu’au seuil de la cabine de pilotage. « C’est marqué là. On prend l’itinéraire habituel, mais on plonge au niveau de la mer à quinze kilomètres de la côte. Vous débarquez. Et je continue jusqu’à Astoria. — Il y a quoi, à cet endroit au large ? » Il vérifia. « Rien. De l’eau. — Un bateau, peut-être ? Ou un sous-marin ? » Sa voix se fit curieusement sourde sur le dernier mot. « Possible. Mais ce n’est pas indiqué. » Il grogna. « Vous êtes peut-être censée faire le reste à la nage. » L’élévatrice les verrouilla en position. Des éclairs apprivoisés jaillirent à l’arrière, surchauffant des vessies de gaz. La surface commença à descendre. « Alors vous allez juste me larguer au milieu de l’océan, conclut froidement Clarke. — Ce n’est pas moi qui décide. — Non, bien sûr. Vous ne faites que suivre les ordres. » Joël se retourna. Les yeux de Clarke lui rendirent son regard tel un double paysage enneigé. « Vous ne comprenez pas, lui dit-il. Ce ne sont pas des ordres. Ce n’est pas moi qui pilote l’élévatrice. — Alors qu’est-ce qui… — Le pilote est un gel. Il ne m’ordonne pas à moi de faire quoi que ce soit. Il se contente de nous informer de ce que lui fait, tout seul. » Elle garda quelques instants le silence. Puis : « Alors ça marche comme ça, maintenant ? On prend nos ordres des machines ? — Quelqu’un a dû donner l’ordre initial. Le gel obéit. Ils n’ont pas encore pris le pouvoir. De toute manière, ce ne sont pas vraiment des machines. — Oh, répliqua-t-elle doucement. Voilà qui est très rassurant. » Mal à l’aise, Joël se retourna vers son pupitre. « C’est quand même un peu bizarre. — Vraiment. » Clarke ne semblait pas particulièrement intéressée. « D’apprendre ça du gel, je veux dire. On a une liaison radio. Pourquoi est-ce que personne ne nous a parlé, tout simplement ? — Parce que votre radio est HS », lança Clarke d’un air distant. Surpris, il consulta les diagnostics. « Non, elle fonctionne. D’ailleurs, je crois que je vais tout de suite appeler pour demander ce que c’est que ce bordel…» Trente secondes plus tard, il se retourna à nouveau vers elle. « Comment vous saviez ? — Un coup de chance. » Elle ne souriait pas. « Eh bien, le voyant est au vert, mais je n’arrive à obtenir personne. Nous voilà sourds. » Un doute lui chatouilla le fond de l’esprit. « À moins que, allez savoir pourquoi, le gel ait des accès qu’on n’a pas. » Il se connecta à l’interface du gel pour consulter les dispositifs afférents du véhicule. « Euh. Vous disiez que c’étaient les machines qui donnaient des ordres, non ? » Cela attira son attention. « Qu’est-ce qu’il y a ? — L’élévatrice a reçu ses instructions par le Net. — C’est risqué, non ? Pourquoi l’ARE ne lui parle pas directement ? — J’en sais rien. Il n’a pas davantage de communication que nous, mais le dernier message qu’il a reçu venait de ce nœud-là. Merde : c’est un gel aussi. » Clarke se pencha en se débrouillant pour éviter tout contact physique malgré l’exiguïté de la cabine. « Comment vous le savez ? — L’adresse du nœud. BCC signifie BioChemical Cognition. » L’affichage bipa à deux reprises, très fort. « Qu’est-ce qui se passe ? » demanda Clarke. La lumière du soleil déborda de l’océan, brillant d’un bleu intense et profond. « Putain, mais…» Des hurlements informatiques emplirent la cabine. L’altimètre clignota en cramoisi et baissa à toute vitesse. On tombe, se dit Joël, puis : Non, impossible. Il n’y a aucune accélération. C’est l’océan qui monte… L’affichage montra un blizzard de données trop rapide pour des yeux humains. Quelque part au-dessus de leurs têtes, le gel examinait frénétiquement les choix qui pourraient leur permettre de rester en vie. Une embardée soudaine : Joël s’agrippa désespérément aux commandes inutiles du submersible. Du coin de l’œil, il vit Clarke s’envoler vers la cloison arrière. L’élévatrice s’agrippa au ciel tandis que des éclairs grésillaient sur toute sa longueur. L’océan se précipitait à sa poursuite, énorme renflement lumineux qui croissait en direction du hublot ventral. Joël en vit s’intensifier la lumière trouble : le bleu devint vert, jaune. Blanc. Le Pacifique se creusa et du milieu de ce trou, le soleil se leva. Joël plaqua ses mains sur ses yeux, vit en silhouette ses os dans la chair orange. L’élévatrice tournoya comme un jouet à qui on vient de donner un coup de pied, s’enfonça brutalement dans le ciel sur une colonne de vapeur. Dehors, l’air hurla. L’élévatrice, qui ripait, hurla en retour. Mais elle tint bon. L’appareil trouva moyen de se stabiliser au bout de quelques interminables secondes. Les instruments fonctionnaient toujours : perturbation atmosphérique, affirmaient-ils, à presque huit kilomètres, désormais, azimut 120. Joël regarda par le hublot tribord. Au loin, l’océan lumineux s’effondrait pesamment sur lui-même. Des vagues circulaires passaient sous l’appareil, se précipitant vers l’horizon. À l’épicentre, des cumulus grossissaient dans le ciel comme une tige de haricot d’un gris tendre. Vu du bathyscaphe, avec l’obscurité en arrière-plan, cela semblait presque paisible. « Clarke, lança-t-il, on s’en est sortis. » Il pivota sur son siège. Recroquevillée en position fœtale contre la cloison, la rifteuse ne bougeait pas. « Clarke ? » Mais ce n’est pas Clarke qui lui répondit. L’interface de l’élévatrice bêlait à nouveau. Contact non déclaré, se plaignait-elle. Azimut 125x87 V14 404 ?V5,8m.s2 distance 13 000 m Collision imminente 12 000 m 11 000 m 10 000 m À peine visible par le hublot principal, un nébuleux point blanc capta en haute altitude un des premiers rayons du soleil. On aurait dit une traînée de condensation qui venait droit sur eux. « Et merde ! » lâcha Joël. Jéricho Une fenêtre occupait tout un mur. La métropole s’étalait de l’autre côté comme un bras galactique. Patricia Rowan verrouilla la porte en entrant et, soudain épuisée, s’affaissa contre celle-ci. Pas encore. Pas tout de suite. Bientôt. Elle traversa son bureau en éteignant toutes les lumières. Le halo de la ville se répandit par la fenêtre et la priva des refuges de l’obscurité. Patricia Rowan regarda dehors. Un maillage confus de nerfs urbains s’étendait jusqu’à l’horizon, incandescent à chacune de ses synapses. Ses yeux s’aventurèrent au sud-ouest, choisirent une direction. Elle fixa celle-ci jusqu’à ce que les larmes lui viennent, craignant presque de rater quelque chose si elle clignait des paupières. Ça viendrait de cette direction-là. Oh mon Dieu. Si seulement il y avait un autre moyen. Cela aurait pu fonctionner. Les modélisateurs avaient évalué à cinquante pour cent les chances de s’en sortir sans la moindre fenêtre brisée. Toutes ces failles et ces fractures entre ici et là-bas jouaient en leur faveur, pare-feu qui empêcheraient la secousse d’aller aussi loin. Il fallait juste attendre le bon moment : une semaine, un mois. Le bon moment. C’est tout ce dont ils auraient eu besoin. Avec un pavé de viande calculateur qui obéissait aux règles des humains au lieu d’inventer les siennes. Mais elle ne pouvait rien reprocher au gel. Il ne savait pas, tout simplement, d’après les spécialistes systèmes : il faisait juste ce qu’il croyait être censé faire. Et le temps qu’on s’aperçoive du problème – qu’elle se repasse cent fois en esprit l’énigmatique entretien de Scanlon avec cette saloperie, qu’elle descende l’enregistrement aux types de Cognition Chimique et voie leurs visages perplexes et confus puis, soudain, pâles et paniqués –, il était trop tard. La fenêtre s’était refermée. La machine était lancée. Et allez savoir pourquoi les images satellites montraient une des navettes de l’ARE, officiellement à quai et en sécurité à Astoria, en train de survoler Juan de Fuca. Elle ne pouvait rien reprocher au gel, aussi essaya-t-elle de critiquer la CC. « Après autant de programmation, comment cette chose pouvait-elle travailler pour ßéhémoth ? Pourquoi vous ne vous en êtes pas rendu compte ? Même Scanlon s’en est aperçu, bordel ! » Mais ils avaient trop peur pour se laisser intimider. C’est vous qui nous avez donné ce travail, avaient-ils répliqué. Et vous ne nous avez pas dit ce qui était en jeu. Vous ne nous avez même pas vraiment dit ce qu’on faisait. Scanlon avait adopté une perspective complètement différente : qui savait que le fromage de tête avait un faible pour les systèmes simples ? Nous, jamais on ne lui a enseigné ça… Sa montre carillonna doucement. « Vous avez demandé à en être informée, madame Rowan : votre famille est partie sans encombre. — Merci », répondit-elle avant de couper la connexion. Elle se sentait en partie coupable de sauver sa famille. Difficile de trouver juste que les seuls à échapper à l’holocauste soient les êtres chers d’un de ses architectes. Mais toute mère en aurait fait autant. Voire moins, d’ailleurs, puisqu’elle-même ne partait pas. Ce n’était pas grand-chose. Cela ne la tuerait sans doute même pas. Les bâtiments de l’ARE avaient été construits pour résister au Grand Séisme. La plupart des édifices du quartier seraient sans doute encore debout vingt-quatre heures plus tard. Bien entendu, on ne pouvait en dire autant pour Hong-couver, SeaTac ou Victoria. Vingt-quatre heures plus tard, elle ferait de son mieux pour ramasser les morceaux. On aura peut-être de la chance. La secousse ne sera peut-être pas si mauvaise. Qui sait, peut-être même que le gel là-bas sous l’océan aurait de toute manière choisi ce soir… Je vous en prie… Patricia Rowan avait déjà assisté à des tremblements de terre. Un jour qu’elle se trouvait à Lima pour le projet Upwell, une faille décrochante avait coulissé au large du Pérou et provoqué un séisme d’une magnitude à peine inférieure à neuf. Toutes les fenêtres de la ville avaient explosé. Elle n’avait en réalité pas eu l’occasion de voir grand-chose des dégâts, à l’époque. Elle avait été coincée dans son hôtel par la chute de quarante-six étages de verre dans les nies à l’extérieur. C’était un bon hôtel, tout à fait digne de ses cinq étoiles : les fenêtres du rez-de-chaussée, au moins, avaient tenu. Elle se souvint avoir regardé du hall de l’hôtel le glacier vert trouble, tas compact de verre brisé haut de sept mètres, avec du sang, des débris, des morceaux de cadavres coincés entre les fragments de vitres. Un bras brun, prisonnier juste à côté de la fenêtre du hall, semblait leur adresser un signe de la main à trois mètres du sol. Il lui manquait trois doigts et un corps. Elle avait repéré les doigts qui flottaient à un mètre de là telles des saucisses séchées, mais n’avait pu déterminer à quel corps aurait dû être rattaché cette épaule, si toutefois elle appartenait à l’un de ceux qu’elle voyait. Patricia Rowan se souvint s’être demandé comment ce bras s’était retrouvé si loin du sol. Elle se souvint avoir vomi dans une corbeille à papier. Bien entendu, rien de tel ne pouvait se produire là : c’était N’AmPac, il y avait des normes. Toutes les fenêtres des bâtiments du Lower Mainland étaient conçues pour se briser vers l’intérieur en cas de secousse tellurique. Cette solution n’avait rien d’idéal – surtout pour les personnes présentes à ce moment-là dans les bâtiments –, mais il n’existait pas de meilleur compromis. Le verre atteindrait forcément une vitesse bien moindre en tombant dans une pièce qu’en dévalant tout le flanc d’un gratte-ciel. Modestes bienfaits. Si seulement il existait un autre moyen de stériliser le volume requis. Si seulement ßéhémoth ne vivait pas, de par sa nature, dans des régions instables. Si seulement les corpos de N’AmPac n’étaient pas autorisés à se servir d’engins nucléaires. Si seulement le vote n’avait pas été unanime. Priorités. Milliards de personnes. La vie telle qu’on la connaît. Cela n’en restait pas moins difficile. Les décisions étaient évidentes et correctes, sur le plan tactique, mais cela avait été difficile de garder l’équipage de Beebe en quarantaine au fond de l’eau. Cela avait été difficile de décider de le sacrifier. Et à présent qu’il semblait avoir trouvé le moyen de s’en aller quand même, c’était… Difficile ? Difficile de lâcher sur dix millions de personnes un séisme d’une magnitude de 9,5 ? Rien que difficile ? Il n’y avait pas de mot pour cela. Elle s’était quand même débrouillée pour le faire. Le seul choix moral. Ce n’était toutefois que du meurtre à petites doses, comparé à ce qui pourrait finir par s’avérer nécessaire… Non. C’est en cours, si bien que rien ne finira par s’avérer nécessaire. C’était peut-être pour cela qu’elle avait pu se résoudre à le faire. Ou peut-être, d’une manière ou d’une autre, la réalité avait-elle fini par sortir goutte à goutte de son cerveau pour s’infiltrer dans ses tripes, par la pousser à prendre les mesures nécessaires. Une chose était sûre : quelque chose l’avait bel et bien atteinte à l’abdomen. Je me demande ce que dirait Scanlon. Il était trop tard pour lui poser la question, à présent. Elle ne lui avait rien dit, bien entendu. Elle n’avait même pas été tentée de le faire. De lui dire qu’ils savaient, que son secret était éventé, qu’une fois encore, il n’avait pas autant d’importance que cela… d’une certaine manière, il aurait mieux valu le tuer. Elle n’avait aucune envie de blesser ce pauvre homme. Sa montre carillonna à nouveau. « Neutralisation », prononça l’appareil. Oh mon Dieu. Oh mon Dieu. C’était commencé, là-bas derrière les lumières, sous trois kilomètres d’obscurité et d’eau de mer. Ce gel kamikaze cinglé, interrompu au beau milieu de ses interminables jeux imaginaires : Ça suffit avec ces conneries. C’est l’heure d’exploser. Et peut-être, confus, disait-il : pas maintenant, ce n’est pas le bon moment, il y aura trop de dégâts. Mais cela n’avait plus d’importance. Un autre ordinateur – stupide, celui-là, inorganique, programmable et absolument digne de confiance – enverrait la séquence requise de chiffres, et peu importe ce qu’il en pensait, le gel n’aurait plus voix au chapitre. Ou peut-être allait-il juste saluer et s’écarter. Peut-être s’en fichait-il. Qui savait encore ce que pensait ce monstre ? « Détonation », annonça la montre. La ville s’obscurcit. L’abysse déferla, noire et affamée. Comme par défi, un groupe isolé brilla dans le néant soudain : peut-être un hôpital sur accumulateurs. Quelques véhicules personnels, des antiquités autonomes, hésitèrent comme des lucioles dans des rues soudain obscures. Le réseau du RapiTrans luisait encore, lui aussi, mais moins fort que d’habitude. Rowan consulta sa montre : une heure seulement depuis la décision. Une heure seulement depuis qu’on leur avait forcé la main. D’une certaine manière, cela semblait bien plus ancien. « Flux tactique de Sismique 31, ordonna-t-elle. Décryptage. » Ses yeux s’emplirent d’informations. Une carte en fausses couleurs se précisa d’un coup devant elle, un fond océanique nu et recouvert de balafres, présenté à la verticale. L’une des balafres frémissait. Derrière cet affichage vertical, de l’autre côté de la fenêtre, une partie de la ville clignota et s’éclaira faiblement. Plus loin au nord, un autre secteur s’alluma. Les sous-fifres de Rowan déroutaient à toute vitesse l’électricité depuis Gorda et Mendocino, depuis les fermes solaires équatoriales, depuis mille petits barrages un peu partout sur la Cordillère. Mais cela prendrait du temps. Davantage qu’ils n’en avaient. On aurait peut-être dû les prévenir. Même un préavis d’une heure aurait été quelque chose. Insuffisant pour évacuer, bien entendu, mais peut-être pas pour enlever la porcelaine des étagères. Suffisant pour mettre en ligne quelques unités de secours supplémentaires, pour tout le bien que cela ferait. Largement suffisant pour que tout le littoral panique si l’information s’ébruitait. Si bien que même sa propre famille n’avait pas la moindre idée de la raison de ce voyage inopiné et précipité sur la côte Est. Le fond océanique ondula devant les yeux de Rowan, comme fait de caoutchouc. Juste au-dessus flottait un plan translucide qui représentait la surface de l’océan, sur laquelle se propageaient des cercles concentriques. Les deux ondes de choc se faisaient la course sur l’affichage, et c’est la secousse du fond marin qui gagnait. Elle fonça sur la zone de subduction des Cascades, s’écrasa dedans, expédia à angle droit des secousses plus faibles tout le long de la faille. Elle sembla alors hésiter un instant et Rowan osa presque espérer que les Cascades l’avaient stoppée. Mais les Cascades elles-mêmes commençaient désormais à glisser, avec lenteur et lourdeur, d’une manière tout d’abord quasi imperceptible. Loin dans le Moho, des ongles vieux de cinq siècles commençaient à s’arracher douloureusement. Cinq cents ans de tension accumulée s’écroulaient. Prochain arrêt : l’île de Vancouver. Quelque chose d’impensable ricochait le long du détroit Juan de Fuca. Les goémoniers et les supertankers sentiraient des modifications impossibles dans la profondeur de la colonne d’eau sous leur quille. S’il y avait des humains à bord, ils auraient quelques instants pour réfléchir à l’inutilité totale d’un avertissement de quatre-vingt-dix secondes. Le camp de réfugiés n’eut pas aussi longtemps. L’affichage tactique ne montra pas les détails, bien entendu. Il montra une ondulation brune qui traversait le substrat côtier et avançait dans les terres. Il montra un arc de cercle blanc qui glissait derrière, au niveau de la mer. Il ne montra pas l’océan qui se dressait au large comme une chaîne de contreforts. Il ne montra pas le niveau de la mer s’énerver. Il ne montra pas une muraille de trente mètres d’océan réduire en bouillie cinq millions de réfugiés. Rowan vit quand même tout cela. Ses yeux lui piquaient quand elle cligna trois fois des paupières. L’affichage disparut docilement. Au loin, les pointes d’épingle rouges des gyrophares des ambulances et des véhicules de police clignotaient ici et là sur le maillage comateux, en réponse à des alarmes ayant déjà retenti ou simplement en attente, elle l’ignorait. La distance et l’isolation phonique bloquaient tout chant des sirènes. Très doucement, le sol commença à osciller. Ce fut d’abord presque une berceuse, d’avant en arrière, qui alla crescendo jusqu’à la faire presque tomber. La structure gémit de tous côtés, le béton grommelant sur les poutrelles, davantage une sensation qu’un bruit. Patricia Rowan tendit les bras pour retrouver l’équilibre, étreignit l’espace. Elle ne put arriver à pleurer. La baie vitrée éclata vers l’extérieur en un million de fragments qui s’abattirent avec force tintements dans la nuit. L’air s’emplit de spores vitreux et du bruit de carillons à vent. Il n’y avait pas de verre sur la moquette. Oh mon Dieu, se rendit-elle vaguement compte. Les entrepreneurs ont merdé. Tout cet argent dépensé dans du verre antisismique à implosion, et voilà que ces sales cons l’ont monté à l’envers… Au sud-ouest, un petit soleil orange se levait. Patricia Rowan tomba à genoux sur la moquette impeccable. Soudain, enfin, ses yeux la brûlaient. Pleine de gratitude, elle laissa monter ses larmes : je suis toujours humaine, se dit-elle. Toujours humaine. Le vent déferla sur elle. Il apportait, léger, le hurlement de personnes et de machines. Détritus L’océan est vert. Lenie Clarke ignore combien de temps elle a perdu conscience, mais ils ne peuvent avoir coulé plus de cent mètres. L’océan est encore vert. Le nez en bas, le Forcipiger s’enfonce lentement dans l’eau en perdant son atmosphère par une douzaine de petites blessures. Une fente en forme d’éclair traverse le hublot principal : Clarke la voit à peine dans l’eau qui monte à l’intérieur de la cabine de pilotage. L’avant du bathyscaphe est devenu le fond d’un puits. Clarke se tient debout sur le dossier d’un siège passager, la main appuyée sur un pont vertical. La réglette lumineuse du plafonnier clignote devant elle. Elle a réussi à tirer le pilote hors de l’eau et à le sangler sur un autre siège. Il a certainement au moins une jambe brisée. Il pend là comme une marionnette trempée, toujours inconscient. Il continue à respirer. Elle ignore s’il reprendra connaissance à un moment ou à un autre. Il ne vaut peut-être mieux pas, songe-t-elle, et elle glousse. Ce n’était pas très drôle, se reproche-t-elle, avant de glousser à nouveau. Et merde. Je suis bourrée. Elle s’efforce de se concentrer. Elle y parvient sur des objets isolés : un rivet devant elle. Le craquement du métal. Mais ces choses se débrouillent pour accaparer toute son attention. Ce qu’elle arrive à regarder gonfle toujours jusqu’à remplir son monde. Elle a beaucoup de mal à penser à autre chose. Cent mètres, parvient-elle à réfléchir. Trou dans la coque. Pression… de plus en plus grande… Azote… … narcose… Elle se baisse pour vérifier les indicateurs atmosphériques sur la paroi. Ils sont de travers. Elle trouve cela vaguement drôle, sans néanmoins savoir pourquoi. De toute manière, ils n’ont pas l’air de fonctionner. Elle se penche sur une trappe d’accès, glisse, dégringole dans la cabine de pilotage en se cognant douloureusement au passage. De rares indicateurs brillent sur le tableau de bord submergé. Ils sont jolis, mais plus elle les regarde, plus elle a mal dans la poitrine. Elle finit par comprendre pourquoi et relève la tête dans l’atmosphère. La trappe d’accès est juste devant elle. Clarke tâtonne quelques secondes avant d’arriver à l’ouvrir. Les bouteilles d’hydrox reposent les unes à côté des autres en formation militaire, reliés par une espèce de système en cascade. Il y a une grande poignée jaune à un bout. Elle tire dessus. La poignée cède à l’improviste. Clarke perd l’équilibre et retombe sous l’eau. Elle voit un conduit de ventilation en face de son visage. Elle n’en est pas sûre, mais elle ne pense pas que toutes ces bulles en sortaient, la dernière fois qu’elle s’est ainsi retrouvée sous l’eau. Elle se dit que c’est bon signe. Elle décide de rester encore un peu pour regarder les bulles. Sauf que quelque chose l’ennuie. Un truc dans sa poitrine. Ah oui, c’est vrai. Elle n’arrête pas de l’oublier : elle ne peut pas respirer. Elle se débrouille pour refermer sa bande faciale. La dernière chose dont elle se souvient, c’est que son poumon se ratatine et que l’eau se précipite dans sa poitrine. Quand elle se relève, la cabine de pilotage est inondée aux deux tiers. Elle passe dans le compartiment à l’arrière, détache la combinaison de son visage. L’eau se vide de la moitié gauche de son thorax, l’atmosphère remplit la moitié droite. Au-dessus d’elle, le pilote gémit. Elle grimpe jusqu’à lui, fait pivoter son siège pour qu’il repose sur le dos, face à la cloison arrière. Elle verrouille le siège dans cette position, essaye de remettre la jambe brisée à peu près en place. « Aïe, crie l’homme. — Désolée. Essayez de ne pas bouger. Vous avez une jambe cassée. — Sans déconner. Aïïe. » Il frissonne. « La vache, j’ai froid. » Clarke voit qu’il réalise. « Nom d’un chien. Il y a une voie d’eau. » Il essaye de bouger, arrive à tourner la tête avant qu’une autre blessure l’oblige à la remettre droite. Il se détend, grimace. « La cabine de pilotage se remplit, lui indique-t-elle. Lentement, pour l’instant. Attendez un peu. » Elle redescend tirer sur le bord du panneau de la cabine de pilotage. Il résiste. Elle continue à tirer. Le panneau se décoince et commence à pivoter vers le bas. « Hé, une seconde », fait le pilote. Clarke repousse le panneau contre la cloison. « Vous connaissez ces commandes ? demande le pilote. — Je connais la disposition standard. — Il y a encore quelque chose qui fonctionne, en bas ? Les comms ? La propulsion ? » Elle s’agenouille et plonge la tête sous l’eau. Deux des indicateurs qui fonctionnaient la dernière fois se sont éteints. Elle examine ce qui reste. « Waldos. Projecteurs extérieurs. Bouée acoustique, signale-t-elle une fois remontée. Tout le reste est mort. — Merde. » Sa voix tremble. « Eh bien, on peut toujours larguer la bouée. Même s’il ne faut pas s’attendre à ce qu’on nous envoie rapidement des secours. » Elle tend la main dans l’eau de plus en plus haute pour actionner la commande. Quelque chose fait un petit bruit sourd à l’extérieur de la coque. « Pourquoi pas ? Ils vous ont envoyé nous récupérer. Il aurait suffi qu’on arrive assez loin avant que ce truc explose… — On l’a fait », assure le pilote. Clarke parcourt le compartiment du regard. « Euh…» Le pilote grogne. « Écoutez, je ne sais pas que ce vous et vos copains foutiez au fond de l’eau avec une bombe atomique, ni pourquoi vous ne pouviez pas attendre encore un peu avant de la faire sauter, mais on en était arrivés suffisamment loin, d’accord ? Quelque chose nous a descendus après. » Clarke se redresse. « Nous a descendus ? — Un missile. Air-air. Sorti droit de la stratosphère. » Sa voix tremble de froid. « Je ne pense pas qu’il ait atteint le bathy’. Par contre, il a explosé l’élévatrice. On a à peine eu le temps d’arriver à une altitude décente avant qu’elle… — Mais ça ne… Pourquoi nous sauver pour nous abattre ensuite ? » Il ne dit rien. Il respire vite et avec bruit. Clarke tire à nouveau sur le panneau de la cabine de pilotage. Celui-ci pivote devant l’ouverture en grinçant un peu. « Ça n’a pas l’air de fonctionner, remarque le pilote. — Attendez une seconde. » Clarke tourne le volant et le panneau s’encastre dans le joint mimétique avec un soupir. « Je crois que j’y suis. » Elle remonte vers la cloison arrière. « La vache, qu’est-ce que j’ai froid. » Le pilote la regarde. Oh putain. On est à quelle profondeur ? » Clarke regarde par un des minuscules hublots du compartiment. Le vert commence à disparaître. Le bleu se précise. « Cent cinquante mètres. Peut-être deux cents. — Je devrais être en narcose. — J’ai changé le mélange. On est sur hydrox. » Le pilote frissonne violemment. « Écoutez, Clarke, je gèle. Il y a des combinaisons de survie dans un de ces casiers. » Elle les trouve, en déroule une. Le pilote essaye de se détacher du siège, en vain. Elle tente de l’aider. « Aie ! — Votre autre jambe est abîmée aussi. Peut-être juste foulée. — Merde ! Vous m’avez fourré là-haut alors que je tombe en morceaux ? Bon sang, l’ARE ne vous a donc pas fait suivre la moindre formation paramédicale ? » Elle recule d’un pas maladroit vers le dossier du siège voisin. Le moment semble mal choisi pour avouer qu’elle était prise d’ivresse des profondeurs quand elle l’a installé là. « Bon, je suis désolé, dit-il au bout d’un moment. C’est juste que… La situation n’est pas terrible, vous savez ? Vous ne pourriez pas ouvrir cette combinaison et l’étendre sur moi ? » Elle le fait. « C’est mieux. » Il continue toutefois à grelotter. « Moi, c’est Joël. — Et moi Cl… Lenie. — Bon, Lenie… Il faut qu’on se débrouille seuls, tous nos systèmes sont HS et on est en route pour le fond. Des suggestions ? » Elle n’en trouve aucune. « D’accord. D’accord. » Joël inspire plusieurs fois à fond. « On a combien d’hydrox ? » Elle redescend vérifier la jauge sur le système en cascade. « Seize mille. Quel est notre volume ? — Pas grand-chose. » Il fronce les sourcils, fait comme si c’était seulement pour se concentrer. « Vous avez dit deux cents mètres, ça nous met à, voyons, vingt atmosphères quand vous avez souqué le panneau. Ça devrait nous durer une centaine de minutes. » Il essaye de rire, n’y arrive pas. « S’ils nous envoient vraiment des secours, ils feraient bien de se magner le cul. » Elle entre dans son jeu. « Ça pourrait être pire. Combien de temps on aurait si on n’avait pas fermé le panneau avant d’être arrivés à, disons, mille mètres ? » Il tremble. « Ooh… Vingt minutes. Et le fond approche des quatre mille, dans le coin, et à cette profondeur, disons que ça durerait cinq minutes max. » Il avale de l’air. « Une centaine de minutes, ce n’est pas si mal. Il peut se passer beaucoup de choses, pendant ce temps-là… — Je me demande s’ils s’en sont sortis, murmure Clarke. — Qui ça ? — Les autres. Mes… amis. » Elle secoue la tête. « Ils rentraient à la nage. — Jusqu’au continent ? C’est de la folie ! — Non. Ça pourrait marcher, s’ils ont fait suffisamment de chemin avant que… — Ils sont partis quand ? — Environ huit heures avant votre arrivée. » Joël garde le silence. « Ça pourrait marcher, insiste Lenie en le détestant pour ce silence. — Lenie, à cette distance… Je ne crois pas. — C’est possible. Vous ne pouvez pas… Oh non… — Quoi ? » Joël se tortille dans son harnais pour essayer de voir ce qu’elle regarde. « Quoi ? » Un mètre et demi sous les pieds de Lenie Clarke, une fine colonne d’eau de mer jaillit du bord du panneau étanche. Puis deux autres. Derrière le hublot, l’océan est devenu bleu profond. L’océan s’introduit de force dans le Forcipiger, repoussant l’atmosphère dans des recoins de plus en plus réduits. Il n’arrête jamais. Le bleu s’estompe. Bientôt, il ne restera plus que du noir. Lenie Clarke voit l’œil de Joël rivé sur le panneau. Pas le traître qui fuit et laisse pénétrer l’ennemi depuis la cabine de pilotage : celui-là est déjà sous presque deux mètres d’eau glacée. Non, Joël observe le panneau ventral d’amarrage, celui qui s’est un peu plus tôt ouvert et refermé sur la station Beebe. Toujours intact, il est serti dans le pont devenu paroi verticale et l’eau arrive tout juste dessous. Lenie Clarke sait exactement à quoi pense Joël, car elle y pense aussi. « Lenie, appelle-t-il. — Je suis là. — Tu as déjà essayé de te tuer ? » Elle sourit. « Bien sûr. Comme tout le monde, non ? — Mais ça n’a pas marché. — Il faut croire, convient-elle. — Qu’est-ce qui s’est passé ? » demande Joël. Il grelotte à nouveau et l’eau l’a presque rejoint, mais à part cela sa voix semble calme. « Pas grand-chose. J’avais onze ans. Je me suis collé des dermes sur tout le corps. J’ai tourné de l’œil. Me suis réveillée dans un service d’assistance médicale. — Merde. À peine mieux qu’un hosto de réfs. — Ouais, bon, tout le monde ne peut pas être riche. De toute manière, ce n’était pas si mal. Ils avaient des psys dans le personnel. J’ai eu le droit à un entretien. — Ah ouais ? » Sa voix recommence à trembler. « Qu’est-ce qu’elle a dit ? — Il. Il a dit que le monde était plein de gens ayant beaucoup plus besoin de lui que moi, et que la prochaine fois que je voudrais attirer l’attention, je pourrais peut-être trouver un moyen qui ne coûte rien au contribuable. — M… Merde. Quel enculé. » Joël grelotte à nouveau. « Pas vraiment. Il avait raison. Et je n’ai jamais recommencé, alors ça a dû marcher. » Clarke se glisse dans l’eau. « Je vais changer le mélange. Tu as l’air de recommencer à convulser. — Len…» Mais elle est partie avant qu’il puisse terminer sa phrase. Elle se glisse au fond du compartiment, actionne les valves qu’elle y trouve. Les pressions élevées transforment l’oxygène en poison : plus la profondeur s’accroît, moins les êtres qui en respirent le tolèrent sans convulsions. C’est la deuxième fois qu’elle doit appauvrir le mélange. Joël et elle ne respirent plus qu’un pour cent d’O2. Si Joël vit assez longtemps, il y aura toutefois d’autres choses contre lesquelles elle ne peut rien. Joël n’est pas équipé de neuro-inhibiteurs comme les rifteurs. Il faut qu’elle remonte le voir. Elle a retenu sa respiration : inutile d’activer son électrolyseur pour vingt ou trente misérables secondes. Elle est tentée de le faire quand même, tentée de rester en bas. Il ne peut rien lui demander du moment qu’elle reste là. Elle est en sécurité. Mais, si elle a été beaucoup de choses dans sa vie, être lâche n’en a jamais fait partie. Elle refait surface. Joël est encore en train de fixer le panneau du regard. Il ouvre la bouche pour parler. « Hé, Joël, se dépêche-t-elle de dire, tu es sûr que tu ne veux pas que je change de mode ? Ça ne sert à rien que je consomme ton air alors que je pourrais faire autrement. » Il secoue la tête. « Je ne veux pas passer les dernières minutes de ma vie à écouter la voix d’une machine, Lenie. S’il te plaît. Je voudrais juste… que tu restes avec moi. » Elle détourne le regard et hoche la tête. « Bordel, Lenie. J’ai si peur. — Je sais, dit-elle doucement. — Cette attente, c’est vraiment… Mon Dieu, Lenie, tu ne ferais pas subir ça à un chien. Je t’en prie. » Elle ferme les yeux, en attente. « Ouvre le panneau, Lenie. » Elle secoue la tête. « Joël, je n’ai même pas réussi à me tuer moi. Ni quand j’avais onze ans. Ni… ni même hier soir. Comment pourrais-je… — Mes jambes sont foutues, Len. Je ne sens plus rien. J’ai d-du mal à parler. S’il te plaît. — Pourquoi ils nous ont fait ça, Joël ? Qu’est-ce qui se passe ? » Il ne répond pas. « Qu’est-ce qui leur a fait si peur ? Pourquoi est-ce qu’ils sont si…» Il bouge. Il se redresse, tombe sur le côté. Ses bras se tendent, une main se referme sur le bord du panneau. L’autre agrippe le volant au centre. Ses jambes se tordent de manière grotesque sous lui. Il ne semble pas s’en apercevoir. « Je suis désolée, murmure-t-elle. Je ne pouvais pas…» Il tâtonne, pose son autre main sur le volant. « Pas de problème. — Oh mon Dieu. Joël… » Il a les yeux fixés sur le panneau et les doigts qui serrent le volant. « Tu sais quoi, Lenie Clarke ? » Il y a de la froideur dans sa voix, et de la peur, mais aussi une soudaine et inflexible détermination. Elle secoue la tête. Je ne sais rien. « J’aurais vraiment aimé te baiser », dit-il. Elle ne sait pas quoi répondre. Il tourne le volant. Tire le levier. Le panneau tombe à l’intérieur du Forcipiger. L’océan y tombe à sa suite. Le corps de Lenie Clarke s’est débrouillé pour s’y préparer pendant qu’elle regardait ailleurs. Joël est propulsé contre elle. Peut-être qu’il se débat. Ou bien ce n’est que le Pacifique qui joue avec lui en s’engouffrant dans le submersible. Elle ignore s’il est encore vivant, mais elle s’accroche aveuglément à lui au milieu du tournoiement de l’océan, jusqu’à être certaine qu’il ne l’est plus. Débarrassé de son atmosphère, le Forcipiger accélère. Lenie Clarke attrape les mains de Joël et tire son corps à l’extérieur par le panneau. Il la suit dans l’espace visqueux. Le bathyscaphe descend en tournoyant et disparaît en seulement quelques secondes. Elle libère le corps d’une légère poussée. Il commence à dériver lentement vers la surface. Elle le regarde partir. Quelque chose l’effleure par-derrière. Elle s’en aperçoit à peine à travers sa combinaison. Elle se retourne. Un tentacule fin et translucide s’enroule doucement autour de son poignet. Il s’estompe avec la distance dans ce que beaucoup percevraient comme le noir absolu, mais n’est pour Lenie Clarke que gris ardoise. Elle tire l’appendice à elle. Son extrémité enflée décharge des filaments poisseux sur ses doigts. Elle les essuie, se lance à la poursuite du tentacule. Elle en croise d’autres en chemin, faibles, chétifs, qui se tortillent à peine dans les courants. Tous conduisent à quelque chose de long, d’épais et d’indistinct. Qu’elle contourne. Une grande colonne d’estomacs vermiformes qui se contorsionnent et vibrent d’une légère bioluminescence. Dégoûtée, elle le frappe de son poing fermé. La chose réagit immédiatement, largue des morceaux d’elle-même qui se tortillent, luisent et brûlent comme de grosses lucioles. La colonne centrale s’obscurcit aussitôt en se retirant en elle-même. La chose descend par à-coups, s’éclipse sous couvert de la chair dont elle s’est débarrassée. Clarke ignore les morceaux sacrifiés et pourchasse le corps principal. Elle le frappe encore. Et encore. L’eau s’emplit de leurres démembrés qui s’agitent. Elle les ignore tous, continue à déchirer la colonne centrale. Elle ne cesse que quand il en reste seulement des fragments en train de tourbillonner. Joël. Joël Kita. Elle se rend compte qu’il lui plaisait. Elle le connaissait à peine, mais il lui plaisait quand même. Et ils viennent de le tuer. Ils nous ont tous tués, se dit-elle. Délibérément. Ils voulaient le faire. Ils ne nous ont même pas dit pourquoi. Tout est de leur faute. Tout. Quelque chose s’enflamme en Lenie Clarke. Tous ceux qui l’ont frappée ou violée un jour, ou qui lui ont tapoté la tête en disant ne t’inquiète pas, tout va bien se passer lui reviennent à ce moment-là en mémoire. Tous ceux qui se sont un jour prétendus ses amis. Tous ceux qui ont soutenu l’aimer. Tous ceux qui se sont un jour servis d’elle, qui lui ont marché dessus et se sont dit entre eux qu’ils valaient nettement mieux qu’elle. Tous ceux qui se sont nourris d’elle chaque fois qu’ils allumaient simplement ces putains de lumières. Tous attendent, là-bas à terre. Ils le cherchent bien. Tant de colère là-dedans. Tant de haine. Tant à passer sur quelqu’un. Cette fois, cela va compter. Elle est abandonnée au milieu du Pacifique, à trois cents kilomètres des côtes. Elle est seule. Elle n’a rien à manger. Aucune importance. Rien de tout cela ne compte. Elle est en vie, ce qui suffit à lui donner l’avantage. La plus grande crainte de Karl Acton s’est réalisée. Lenie Clarke a été activée. Elle ignore pourquoi elle terrifie à ce point ceux de l’ARE. Elle sait juste qu’ils n’ont reculé devant rien pour l’empêcher de regagner le continent. Avec un peu de chance, ils pensent avoir réussi. Avec un peu de chance, ils ne s’inquiètent plus. Cela va changer. Lenie Clarke s’enfonce dans l’eau et se dirige vers l’est, vers sa propre résurrection. Remerciements J’ai assemblé tous ces mots moi-même. En exploitant toutefois sans vergogne le maximum de monde possible pour les assembler correctement. Au début : Starfish a vu le jour sous forme d’une nouvelle[4]. Barbara MacGregor et Nancy Butler, anciennement de l’université de Colombie-Britannique, ont critiqué des premières versions de ce manuscrit. À la fin : David Hartwell a acheté le manuscrit, qu’il a révisé avec Jim Minz. Ils ont bien entendu toute ma gratitude, mais j’espère que leur récompense ira au-delà de ce verbiage de second ordre. J’espère que Starfish se vendra bien et nous rapportera à tous beaucoup d’argent. (Cet exemplaire que vous tenez entre les mains est un début. Pourquoi ne pas en prendre d’autres et les distribuer aux témoins de Jéhovah au coin des rues ?) Entre les deux : Glenn Grant a pris sur lui d’aller voir David Hartwell pour moi quand j’avais trop la trouille pour le faire moi-même. Le major David Buck, de l’armée néo-zélandaise, m’a permis de bénéficier de ses compétences en explosifs, nucléaires ou pas. Cela m’a un peu perturbé d’apprendre à quel point certaines personnes ont poussé la réflexion sur les effets d’explosions nucléaires au fond de la mer. Quand j’ai voulu vérifier la géologie des dorsales et des zones sismiques, j’ai posé une question dans quelques forums de discussion Usenet spécialisés en géologie plutôt que de me lancer dans de véritables recherches. Cela m’a permis d’amasser beaucoup de conseils de la part de gens que je n’ai jamais rencontrés et ne rencontrerai sans doute jamais : Ellin Beltz, Hayden Chasteen, Joe Davis, Keith Morrison et Carl Schaefer m’ont fourni des conseils et des références sur le volcanisme, la tectonique des plaques et (dans un cas) le temps qu’il faudrait à un sous-marin nucléaire pour se faire éjecter comme un bouton d’acné de la gueule d’un volcan actif après avoir été avalé dans une zone de subduction des grands fonds. John Stockwell du Center for Wave Phenomena (Colorado School of Mines) s’est montré particulièrement disponible pour partager formules et tableaux qui décrivaient les tremblements de terre en chouettes et compréhensibles « équivalents Hiroshima ». J’ai bien envie de ne plus jamais effectuer moi-même mes recherches. J’ai envie aussi de reprocher à toutes ces sympathiques personnes les erreurs techniques présentes dans les pages qui précèdent, mais bien entendu je ne peux pas. C’est mon livre. Ce sont donc mes erreurs. La musique de Jethro Tull n’a cessé de m’inspirer, non seulement durant l’écriture de ce roman, mais pendant toutes les interminables années de souffrance universitaire qui ont conduit à celle-ci. De plus, si vous cherchez une chanson d’ambiance pour la bande originale de Starfish, passez à fort volume « Obsession » de Sarah MacLachlan dans une pièce obscure. (Je l’aurais bien citée dans le livre, mais je n’ai jamais trouvé le temps de m’informer des droits.) Références À vrai dire, vous seriez peut-être étonné du nombre de choses que je n’ai pas inventées. Si vous souhaitez en apprendre davantage sur les détails techniques, vous pouvez commencer par les ouvrages de référence ci-dessous. Starfish déforme délibérément certains faits et j’ai sans doute commis une centaine d’autres erreurs par ignorance, mais cette liste sert aussi à cela : à vous donner l’occasion de vérifier ce que j’ai écrit. Biologie en eau profonde J’ai décrit à peu près fidèlement les créatures des grands fonds. Si vous ne me croyez pas, lisez « Light in the Ocean’s Midwaters » de B.H. Robison, dans le numéro de juillet 1995 de Scientific American[5], ou Deep-Sea Biology de J.-D. Gage et P.A. Taylor (Cambridge University Press, 1992). Ou encore Abyss de C.P. Idyll (Cromwell Company, 1971), qui date un peu, mais m’a inoculé le virus en classe de troisième. Même si dans la réalité la plupart des poissons qu’on remonte des grandes profondeurs sont assez petits, le gigantisme n’est pas inconnu parmi certaines espèces de poissons pélagiques. Dans les années 1930, par exemple, le pionnier de l’exploration des fonds marins William Beebe a affirmé avoir aperçu lors d’une sortie en bathysphère un dragon des mers qui dépassait les deux mètres de long. J’ai trouvé quantité de choses intéressantes dans The Sea – Ideas and Observations on Progress in the Study of the Seas Volume 7 : Deep-Sea Biology (sous la dir. de G.T. Rowe, John Wiley and Sons, 1983). En particulier le chapitre sur les adaptations biochimiques et physiologiques des animaux des abysses (par Somero et d’autres), qui – avec Biochemical Adaptation, un livre publié en 1983 par Princeton University Press (sous la dir. de Hochachka et Somero) – m’a fourni des points de départ sur la physiologie en eau profonde, les effets de la haute pression sur les seuils de déclenchement neuronaux et l’adaptation des enzymes aux environnements à haute pression/température. Géologie/tectonique des dorsales Pour une bonne introduction à la géologie côtière du Nord-Ouest Pacifique, avec une discussion sur les dorsales océaniques telle que Juan de Fuca, le profane consultera Cycles of Rock and Water de K.A. Brown (HarperCollins West, 1983). « The Quantum Event of Oceanic Crustal Accretion : Impacts of Diking at Mid-Ocean Ridges » (J.R. Delaney et al., Science n°281, p. 222-230, 1998) raconte avec précision la gravité et la fréquence des secousses et éruptions sur la dorsale Juan de Fuca, mais abuse un peu du jargon technique. L’idée que le Nord-Ouest Pacifique aurait déjà dû subir un important tremblement de terre est étudiée dans « Giant Earthquakes of the Pacific Northwest » de R.D. Hyndman (Scientific American, décembre 1995)[6]. « Forearc Deformation and Great Subduction Earthquakes : Implications for Cascadia Offshore Earthquake Potential » de McCaffrey et Goldfinger (Science v267, 1995), ainsi que « Earthquakes cannot be predicted (Geller et al., Science v275, 1997), discutent du problème avec sensiblement plus de détails. J’ai vécu plutôt heureux à Vancouver. Après avoir lu tout cela, je suis allé habiter à Toronto. La source incontestablement la plus cool pour des informations toutes fraîches sur les cheminées hydrothermales est le site Web de la National Oceanic and Atmospheric Administration (NORA). On y trouve tout : relevés bruts, programmes de recherche, cartes interactives, animations 3D des séismes sous-marins et publications récentes. Entre autres. Commencez votre visite à http ://www .pmel.noaa.gov/vents. Effets psi/Ganzfeld La télépathie rudimentaire que je décris a en réalité atteint les revues scientifiques à comité de lecture en 1994. Consultez « Does Psi Exist ? Replicable Evidence for an Anomalous Process of Information Transfer » de Bem et Honorton, pages 4 à 18 du volume 15 du Psychological Bulletin. Ils ont la signification statistique et tout. Les spéculations sur la nature quantique de la conscience humaine viennent des livres de Roger Penrose, The Emperor’s New Mind (Oxford University Press, 1989) et Shadows of the Mind (Oxford, 1994)[7] Gels intelligents Les gels intelligents qui foutent tout en l’air m’ont été inspirés par les recherches de Masuo Aizawa, professeur au Tokyo Institute of Technology, présentées dans le numéro d’août 1992 du magazine Discover. Il n’avait à l’époque pas plus de quelques neurones interconnectés pour former des précurseurs de portes logiques simples. Je frémis en pensant aux progrès qu’il a pu accomplir depuis. L’application de réseaux neuronaux à la navigation en terrain complexe est rapportée dans « Robocar » de B. Daviss (Discover, juillet 1992), qui décrit les travaux de Charles Thorpe à (où d’autre ?) la Carnegie-Mellon University. ?éhémoth La théorie selon laquelle la vie a débuté dans les cheminées hydrothermales provient d’« A Hydrothermally Precipitated Catalytic Iron Sulphide Membrane as a First Step Towards Life » de M.J. Russel et al. (journal of Molecular Evolution v39, 1994). Les passages qui n’ont l’air de rien sur l’évolution de la vie, y compris la viabilité de l’ARN pyranosal comme autre modèle génétique, je les ai empruntés à « The Origin of Life on Earth » de L.E. Orgel (Scientific American, octobre 1994)[8]. La présence symbiotique de Péhémoth dans les cellules des poissons des grands fonds vient des travaux de Lynn Margulis, qui a été la première à suggérer que les organites cellulaires étaient autrefois des organismes libres et indépendants (idée passée de l’hérésie au canon en une dizaine d’années). Après avoir collé cette idée dans le livre, j’ai trouvé de quoi la justifier dans « Parasites Shed Light on Cellular Evolution » (G. Vogel, Science 275, p. 1422, 1997) et « Thanks to a Parasite, Asexual Reproduction Catches On » (M. Enserinck, Science 275, p. 1743, 1997). Dépendance aux violences sexuelles J’ai rencontré pour la première fois l’idée d’une possible dépendance physiologique à la maltraitance chronique dans Psychological Trauma (sous la dir. de B. van der Kolk, American Psychiatric Press, 1987). Le syndrome des faux souvenirs est exploré dans The Myth of Repressed Memory : False Memories and Allegations of Sexual Abuse d’E. Loftus et K. Ketcham (St. Martin’s Press, 1996)[9]. FIN * * * [1] Phrase utilisée dans le monde anglo-saxon pour signifier des territoires dangereux ou inexplorés, de même que les cartes médiévales représentaient des créatures mythologiques aux endroits correspondant à de tels territoires. (Toutes les notes sont du traducteur.) [2] Le kudzu est une plante originaire d’Orient qui grimpe dans les arbres et s’agrippe partout, fleurissant un peu comme la glycine, mais avec des fleurs pourpres. Le kudzu peut grandir jusqu’à vingt mètres par saison. Résultat : le kudzu est devenu envahissant d’autant plus qu’il s’est acclimaté un peu partout dans le monde à l’heure actuelle. Aux États-Unis par exemple, le kudzu est un véritable fléau car il se propage en étouffant les plantes qu’il trouve sur son passage et des sommes très importantes sont engagées pour limiter son expansion. [3] Nom courant de la région métropolitaine de Vancouver. [4] Cf. l’avertissement au lecteur. [5] En français : « Les lumières des océans », Pour la Science n°215 de septembre 1995. [6] « Les tremblements de terre géants du Pacifique Nord-Est » (Le Nord-Ouest Pacifique est la région du nord-ouest de l’Amérique du Nord, tandis que le Pacifique Nord-Est est la partie nord-est de l’océan Pacifique), Pour la Science n°220 de février 1996. [7] L’Esprit, l’ordinateur et les lois de la physique (trad. F. Balibar & C. Tiercelin, 1992) et Les Ombres de l’esprit (trad. Ch. Jeanmougin, 1995), tous deux chez InterÉditions. [8] « L’origine de la vie sur la Terre », Pour la Science n°206 de décembre 1994. [9] Le Syndrome des faux souvenirs (trad. Y. Champollion), Exergue, 1997. Table des matières PRÉLUDE Le Ceratias BENTHOS DUO Constrictor Une niche Ménage ROME Néoténique Garçon d’ascenseur Béguin Autoclave Matelas d’eau Double Ange Sauvage Shadow BALLET Danseur Court-circuit Masse critique NECTON SÉCHEUR Redémarrage Fouisseur Hurlement Massettes Fantômes SEINE Entropie Manège Exuviation Alibis QUARANTAINE Bulle Lavement Renégat FROMAGE DE TÊTE Thème et variation Ground Zero Logiciel Racter FIN DE PARTIE Équipe de nuit Éparpillement Reptile Bond dans le ciel Projecteur Lever de soleil Jéricho Détritus Remerciements Références Biologie en eau profonde Géologie/tectonique des dorsales Effets psi/Ganzfeld Gels intelligents ?éhémoth Dépendance aux violences sexuelles