Peter F. Hamilton Vide temporel La Trilogie du Vide – tome 2 1 Du jour où la station Centurion avait été détruite, Justine avait surtout gardé en mémoire la vision des chênes du dôme-jardin. Comme tout le monde, elle se précipitait vers les portes du bunker, lorsqu’elle avait risqué un coup d’œil par-dessus son épaule. La pelouse épaisse couleur émeraude était jonchée des débris de la fête, de canapés écrasés, de verres brisés et d’assiettes qui vibraient sous les assauts répétés des ondes gravifiques colossales. Au-dessus, la lueur timide des nébuleuses qui entouraient le cœur de la galaxie était éclipsée par celle, pastel, des champs de force de secours. Justine sentit une nouvelle fois son poids diminuer. Les membres de l’équipe qui, comme elle, couraient tant bien que mal sur le chemin orange phosphorescent, lâchèrent des cris de surprise et de panique. La branche inférieure d’un chêne âgé de deux siècles se brisa tout près du tronc et tomba ; des feuilles tourbillonnèrent vers le ciel tels des papillons affolés. L’arbre majestueux s’affaissa, se vrilla et tomba sur ses voisins, tandis qu’une fissure s’ouvrait sur toute la longueur de son tronc. L’élégante plate-forme sur laquelle jouait un orchestre encore une minute plus tôt éclata dans un nuage d’esquilles de bois. La dernière image que Justine put graver dans sa mémoire fut celle de ce couple d’écureuils roux détalant loin des géants en train de tomber un à un… Les portes en morphométal du bunker se refermèrent derrière elle, l’enveloppèrent dans une oasis de calme. Le spectacle de ces gens en tenue de soirée, échevelés et inquiets était bizarre. À côté d’elle, le directeur Trachtenberg lançait des regards affolés autour de lui. — Vous allez bien ? demanda-t-il. Elle préféra hocher la tête plutôt que de répondre d’une voix chevrotante. Une nouvelle onde gravifique ébranla la station. Une fois de plus, Justine sentit son poids diminuer. Son ombre virtuelle se connecta au réseau et se procura des images du ciel ; les sphères DF des Raiels traversaient le système solaire pour rallier leur position. Elle vérifia que le Silverbird n’était pas affecté par les ondes qui émanaient des DF. Le cerveau du vaisseau l’informa qu’il se maintenait au-dessus du champ de lave poussiéreux qui servait de piste d’atterrissage à Centurion. — Je viens de m’entretenir avec nos collègues extraterrestres, annonça le directeur Trachtenberg avec un sourire en coin – du moins avec ceux qui acceptent de nous parler –, et nous sommes tous d’accord pour dire que les systèmes de sécurité n’ont pas été prévus pour pallier des changements de gravité aussi importants. C’est avec regret que j’ordonne l’évacuation immédiate de la station. Plusieurs personnes lâchèrent des grognements incrédules. — Ce n’est pas possible, se plaignit Graffal Ehasz. C’est une occasion incroyable. Par Ozzie, nous allons recueillir des données très précieuses. C’est un événement sans précédent ! Nous n’allons tout de même pas nous planquer à cause de vulgaires règles de sécurité imposées par un comité quelconque quelque part sur Terre ? — Je comprends votre inquiétude, rétorqua Trachtenberg avec calme. Si la situation s’améliore, nous reviendrons. Pour le moment, néanmoins, je vous demande d’embarquer dans le vaisseau qui vous a été assigné. Justine voyait que la plupart des membres de l’équipe étaient soulagés, ce qui n’empêchait pas Ehasz et son noyau dur de scientifiques d’être en colère. Elle ouvrit son esprit au champ de Gaïa local pour observer ces émotions antagonistes et constata qu’Ehasz était bel et bien à la tête du camp minoritaire. Trachtenberg se pencha sur l’oreille de la jeune femme et chuchota : — Votre vaisseau est capable de résister à cela ? — Sans aucun doute. — Parfait. Je vous demanderai donc de partir en même temps que nous. — Bien sûr. Le cerveau du Silverbird lui montra les bunkers, sphères noir titane, qui transperçaient la surface du champ de lave et planaient avec fluidité vers les navires en attente. Comme l’évacuation semblait se dérouler sans encombre, Justine se calma. Elle demanda à son vaisseau d’utiliser le relais de communications de la Marine pour entrer en contact avec le Commonwealth, situé à trente mille années-lumière de là. — Papa ? — Dieu soit loué, tu es saine et sauve, dit Gore Burnelli. En dépit de l’étroitesse de la bande passante, elle parvint à capter son sourire. Le chaud soleil des Caraïbes brillait sur ses lèvres. Le soulagement qui l’envahit alors faillit la submerger. Sa gorge se serra, ses yeux s’emplirent de larmes et ses joues s’empourprèrent. Elle maudit sa faiblesse. Saleté de corps stupide. Toutefois, elle sourit sans se soucier d’attirer les regards. — Oui, je vais bien. — Parfait, alors écoute bien : ton nouvel ami Trachtenberg vient d’appeler le Conservateur ecclésiastique pour l’informer du début de la phase d’expansion. Et tu sais quoi ? Il l’a fait avant de prévenir la Marine – je le sais puisque je surveille de très près le relais de Centurion. Non sans fierté, Justine réussit à ne pas lancer de regard furtif à Trachtenberg. D’accord, peut-être que ce vieux corps n’est pas si inutile que cela, après tout. — Vraiment ? C’est très intéressant. — Ce n’est pas fini : il y a environ cinq heures, le Second Rêveur a annoncé à son pote le Seigneur du Ciel qu’il ne guiderait personne dans le Vide. Qu’est-il arrivé juste après ? Une expansion. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais ici, personne ne croit à une coïncidence. — Le Second Rêveur serait à l’origine de ce qui arrive aujourd’hui ? — Pas de manière délibérée. Enfin, je l’espère. Toutefois, il y a un lien de cause à effet, c’est sûr. Les Seigneurs du Ciel existent pour transporter les âmes dans le Cœur du Vide, et ce type leur dit qu’il coupe le robinet. Quand ils sont en manque, les junkies deviennent irritables et irrationnels. — Les Seigneurs du Ciel ne sont pas des junkies. — Ne prends pas toujours tout à la lettre. C’était une métaphore, une allégorie ou une connerie de ce genre. Maintenant qu’ils savent qu’on est là à attendre qu’on nous prenne par la main… — Ils vont venir nous chercher, murmura-t-elle. — On dirait. — Rien ne peut survivre au contact de la frontière. — Le vaisseau originel a résisté, lui. — Le Second Rêveur a-t-il dit quelque chose ? — Que dalle, pas même un petit, oups, désolé. Petite merde prétentieuse… Je me croyais arrogant, mais je crois que j’ai trouvé mon maître ! — Il va devoir intervenir. — C’est aussi ce que nous pensons. Malheureusement, le Rêve Vivant est sur le point de l’acculer. S’ils lui mettent la main dessus, cela va barder – notre ami Ilanthe y veillera. Justine passa en revue les données transmises par la station et constata avec inquiétude que les systèmes de secours étaient poussés dans leurs derniers retranchements par les ondes gravifiques. — De toute façon, cela ne peut pas être tellement plus grave qu’aujourd’hui, papa. — Merde, mon ange, je suis désolé. Tu vas réussir à t’en tirer ? — Ne t’en fais pas pour moi. Nous arrivons aux vaisseaux ; je vais devoir te laisser pendant quelques minutes. Les gens activaient leurs champs de force personnels, tandis que la porte externe du sas s’ouvrait. Certains sortaient même des combinaisons pressurisées des placards du bunker, car deux précautions valaient toujours mieux qu’une. Justine pour sa part savait qu’elle pouvait compter sur ses biononiques pour la protéger de cette planète sans nom. Son bouclier intégral se renforça autour d’elle. Elle déchaussa ses escarpins et suivit les autres à travers le triple rideau de pression. Après avoir descendu une dizaine de marches d’aluminium, elle se retrouva sur le champ de lave pieds nus et vêtue d’une robe de soirée noire pour le moins incongrue. Les tremblements lui montèrent par la plante des pieds malgré le coussin protecteur du champ de force. Une brise d’argon légère soufflait autour d’elle et produisait des tourbillons éphémères qui ne dépassaient jamais la hauteur de ses genoux. Le bunker s’était arrêté à une centaine de mètres du bâtiment bas qui abritait le sas principal de la base. Deux des cinq vaisseaux le flanquaient, flottaient sur des ingrav quelques mètres au-dessus du sol, se balançaient légèrement pour compenser les effets traîtres de la gravité changeante. Justine en contourna un à la hâte pour voir le Silverbird, qui attendait à vingt mètres de là. La vue de l’ovoïde violet flottant au-dessus de la lave d’une manière beaucoup plus stable que les engins de la Marine était réconfortante. Elle sourit de soulagement et se précipita sous son ventre. Le sas situé à la base du fuselage s’enfonça, forma une cheminée noire qui menait tout droit au cœur de l’appareil. Le cerveau était en train de contrer les effets de la gravité pour l’aspirer lorsqu’elle vit quelque chose bouger à l’horizon. Une vision impossible. — Stop, ordonna-t-elle. Ses pieds restèrent suspendus à dix centimètres de la lave. Ses implants rétiniens zoomèrent. Un cavalier silfen. La créature humanoïde pareille à un elfe était vêtue d’un épais manteau bleu cobalt orné de pierres fabuleuses qui scintillaient dans la lumière pastel des étoiles. Son chapeau noir était haut et pointu, affublé d’un ruban doré qui flottait dans le vide. De sa main gantée, le Silfen souleva une lance phosphorescente, comme pour la saluer – il était penché en avant, à moitié dressé sur ses étriers. C’était une apparition pour le moins inattendue, d’autant plus qu’il montait une bête stupéfiante presque aussi grosse qu’un éléphant et semblable à un rhinocéros doté de deux queues plates qui se balançaient de gauche à droite. Ses longs poils hirsutes étaient rouge vif, et les quatre cornes incurvées qui prenaient naissance sur le côté de sa longue tête semblaient très acérées. Justine qui avait déjà chevauché un des charlemagnes élevés par les Barsoomiens sur Far Away sut immédiatement que cette bête terrifiante était faite pour la guerre. À sa vue, un flot d’hormones inonda son enveloppe charnelle. Le Silfen n’aurait pas dû être là. Elle n’imaginait pas que cette planète si éloignée et perdue puisse se trouver à portée des chemins silfens. Sa monture majestueuse et lui n’étaient-ils pas censés respirer de l’oxygène ? Cette atmosphère d’argon ténue et saturée de radiations était mortelle. Justine finit par s’amuser de sa réaction. Par ailleurs elle était mal placée pour émettre ce type de jugement, elle qui affrontait les émissions énergétiques des étoiles du Mur dans une robe de soirée bien trop courte. Trouver un Silfen ici n’était donc pas totalement impossible. De même, il n’était pas improbable qu’il soit équipé d’un genre de protection technologique. Mais… — Pourquoi ? s’interrogea-t-elle à voix basse. — Les Silfens vivent pour accumuler de l’expérience, répondit Gore tout aussi hypnotisé qu’elle par cette présence. Difficile de trouver expérience plus impressionnante que le spectacle d’une galaxie qui s’effondre autour de toi. Elle avait oublié que la liaison n’avait pas été coupée. — Impressionnante peut-être, mais très courte, rétorqua-t-elle, amère. Qu’est-ce que c’est que cette monture ? — Qui sait ? Je me souviens qu’Ozzie avait parlé de Silfens chassant à dos de bêtes étranges sur une planète gelée. — Étranges, pas affreuses. — Quelle importance ? J’imagine que, pour venir assister à un événement pareil, il a choisi l’animal le plus costaud possible. Regarde-toi : tu as le vaisseau le plus balèze de cette partie de la galaxie. — Un vaisseau balèze ? Son père était parvenu à briser le charme. Elle s’inclina d’une manière formelle. Le Silfen pointa sa lance vers le bas et se rassit sur sa petite selle. Le Silverbird l’aspira et elle se retrouva dans sa cabine luxueuse. Une fois à l’intérieur, elle put se relaxer dans un fauteuil incurvé et profond créé par la paroi polymorphe. À bord de ce vaisseau conçu par l’ANA, elle était aussi en sécurité qu’il était possible de l’être pour un humain. Les capteurs de l’engin lui montrèrent l’embarquement dans les appareils de la Marine des derniers membres de l’équipe scientifique. Deux autres Silfens s’étaient joints au premier. Son père avait raison : les Silfens ne se déplaçaient jamais pour rien. Ainsi leur présence accentuait-elle encore la solennité de la scène terrible qui se jouait sous ses yeux. — Allons-y, dit-elle au cerveau de son vaisseau. Le Silverbird fut le premier à s’éloigner de la surface de Centurion. Les autres l’imitèrent bientôt, constituant une flotte pour le moins hétéroclite – les navires de la Marine semblaient particulièrement gracieux à côté des vaisseaux lourdauds des Ticoths, tandis que les sphères violettes et scintillantes des Ethox dansaient avec grâce autour des grands réservoirs qui contenaient les Sulines. Dans un autre contexte, elle aurait adoré voyager avec ces créatures aviaires qu’étaient les Forleenes ; aujourd’hui, leurs mondes artificiels miniatures les éloignaient du danger. Malgré le chaos qui les entourait, peu d’espèces résistèrent à la tentation de scanner une dernière fois le cube de métal qui abritait les Kandras. Personne ne fut donc surpris lorsque la structure tout entière quitta le sol poussiéreux et accéléra, laissant derrière elle les bâtiments de la mission d’observation sur le point de s’effondrer. C’était ridicule, mais Justine était fière des capacités apparemment supérieures de son Silverbird. Il n’avait fallu à son ultraréacteur que quelques secondes pour la propulser à une altitude de cinq cents kilomètres, où elle s’arrêta pour prendre le temps d’assister aux derniers instants de Centurion. Une nouvelle onde gravifique secoua la coque avec une violence telle que le générateur de gravité interne faillit être dépassé. Justine sentit un frisson parcourir tout l’habitacle. L’horizon incurvé de la planète sans nom se dessinait sous son fuselage ; sa géologie ancienne semblait résister aux vagues invisibles qui transperçaient son manteau. Directement en dessous de son vaisseau, la tour chaude des Ethox fut la première à succomber, tandis que ses systèmes de sécurité échouaient à compenser les ondulations de plus en plus importantes du terrain. Elle bascula avec grâce et lenteur avant de se briser sur la lave durcie. Des torrents d’eau s’échappaient en cascades des installations sulines et poussaient devant eux un nuage de débris. Les embruns se solidifiaient, se transformaient en esquilles de glace, avant d’être réabsorbés par l’eau noire. Inévitablement, toutefois, le froid fit son œuvre et constitua un lac de glace chiffonnée large de trois kilomètres. Des plumets de vapeur grise et épaisse s’élevaient des dômes humains et forleenes fissurés, avant d’être dissipés par de modestes bourrasques d’argon. Les structures furent rasées en un temps record et rejoignirent les ruines qui marquaient les emplacements des anciens postes d’observation de centaines d’espèces qui, pendant des millénaires, avaient scruté le centre de la galaxie terrifiant et mystérieux. Justine se concentra sur les cieux tourmentés. Comme si elles étaient conscientes de ce qui se jouait au-delà des étoiles du Mur, les tempêtes ioniques bouillonnaient avec une rage rare, brillaient d’un éclat qu’elle ne leur connaissait pas. Le Silverbird suivit les DF de la taille de géantes gazeuses dans leur traversée du système solaire. Les ondes gravifiques jaillissaient d’elles avec une violence étonnante, modifiaient les orbites à l’intérieur de la ceinture d’astéroïdes principale. Deux petites lunes prises dans les remous changèrent d’inclinaison. Les neuf sphères DF se dirigeaient vers le soleil orange de la planète sans nom. Tandis que le vaisseau observait, la photosphère commença à s’assombrir. — Nom de Dieu ! lâcha Justine. Les DF devaient être en train de puiser de l’énergie directement dans l’étoile. Elle se demanda sous quelle forme elles la restitueraient. L’effet produit était fascinant et lui faisait presque oublier sa peur. Pendant quelques instants, juste après le début de l’alerte, elle avait bien cru connaître une mort corporelle sur Centurion. Comme s’il avait lu dans ses pensées, Lehr Trachtenberg s’adressa à tous les vaisseaux humains : — Tout le monde est-il sain et sauf ? — Je vais bien, répondit-elle au CNE Dalford dans lequel avaient embarqué les cadres de la mission. Lorsqu’il se fut assuré que son équipe était à l’abri, le directeur échangea des messages avec les appareils extraterrestres qui quittaient un à un l’atmosphère. Tous confirmèrent qu’ils étaient intacts, sauf le cube Kandra, qui refusait de communiquer avec les autres. — Nous retournons immédiatement dans le Commonwealth, annonça Trachtenberg. À en croire les systèmes d’observation, nous devrions maintenir notre avance sur la frontière. Elle semble progresser à la vitesse de trois ou quatre années-lumière par heure, ce qui nous laisse une marge de sécurité confortable. — Les données nous parviennent-elles toujours ? demanda Justine. — Celles que nous recevons sont parcellaires ; une grande partie de ce qui se passe dans le Mur nous échappe. Je suspecte les systèmes de défense des Raiels d’être à l’origine d’une grande partie des perturbations que nous enregistrons. Néanmoins, nous continuerons à observer tant que les capteurs fonctionneront. Nous transmettons tout ce que nous recevons à la Division exploratoire de la Marine. — Je vois. Justine regarda les autres vaisseaux prendre de l’altitude, quelque peu agacée. N’y avait-il pas d’alternative à la fuite ? Ils se comportaient comme des paysans de l’ancien temps. La tempête faisait rage, les dieux étaient en colère et réclamaient un sacrifice. Cela fait des millénaires que nous avons oublié ces bêtises. En dépit de nos connaissances, comme nos ancêtres, nous ne pouvons nous empêcher de nous abriter dans notre chère caverne lorsqu’arrive l’ennemi. Les vaisseaux la dépassèrent et se dispersèrent en direction de leurs mondes d’origine. Les Forleenes furent les premiers à dépasser la vitesse de la lumière, s’engouffrant dans des trous de ver qui se refermèrent aussitôt. Le message d’adieu envoyé par le navire de tête résonna un temps dans l’éther. La cabine du Silverbird fut de nouveau secouée. Cent vingt millions de kilomètres plus loin, les DF se positionnaient en orbite basse autour de l’étoile à la lueur déclinante. Ce spectacle renforça sa détermination. Cela ne devrait pas se passer ainsi. — Papa ? — Je suis toujours là. — Que disent les Raiels à propos de l’expansion ? — Pas grand-chose. L’Ange des Hauteurs est une arche de sauvetage, tu n’as pas oublié ? Leurs systèmes de défense sont tous concentrés dans la zone de la galaxie où tu te trouves. Quoi qu’il en soit, on ne peut pas leur reprocher de ne rien nous dire. À l’heure qu’il est, toutes les espèces intelligentes de la galaxie nous en veulent à mort à cause de ce putain de pèlerinage. Je nous en veux aussi, d’ailleurs. — Je sais. C’est pour cela que j’ai décidé d’y aller, ajouta-t-elle avec une spontanéité qui la surprit. — Tu as décidé quoi ? — Je vais pénétrer le Vide. Elle instruisit aussitôt le cerveau du vaisseau de son intention et programma sa destination. Vite. Pour ne pas me laisser le temps de me dégonfler. — C’est hors de question, ma fille. Le Silverbird s’immisça avec fluidité dans l’hyperespace et fonça vers les étoiles du Mur à une vitesse de cinquante années-lumière par heure. — Parle-lui, reprit-elle. Parle au Second Rêveur. Qu’il demande au Seigneur du Ciel de me laisser entrer. Lorsque je serai à l’intérieur, je m’adresserai moi-même au Seigneur du Ciel et je lui décrirai les dégâts que leur frontière cause dans notre univers. — Reviens ici tout de suite ! — Papa. Non. C’est notre chance de trouver une issue diplomatique. Les Raiels usent de la force depuis un million d’années, et cela ne donne rien. — Rentre à la maison. Tu ne peux pas aller là-bas. Cette chose est en train de tuer la galaxie tout entière. Ton vaisseau… — Nous savons que des hommes vivent à l’intérieur. Il est possible de franchir cette barrière. Si le Second Rêveur accepte de m’aider, j’aurai de bonnes chances de réussir. — C’est de la folie pure. — Je dois le faire, papa. Quelqu’un doit consentir à ce sacrifice. Nous nous devons d’essayer une méthode humaine. Nous sommes devenus une espèce qui compte, dans cette galaxie. Notre tour est venu de tenter quelque chose. (Son sang battait dans ses tempes tandis qu’elle s’efforçait de se motiver.) Je vais nous représenter dans cette affaire. Si j’échoue… Eh bien, nous essaierons autre chose. C’est aussi cela, être humain. — Justine. Plus de trente mille années-lumière les séparaient, et pourtant, elle sentait sa détresse. Le temps d’une fraction de seconde, elle la partagea. — Papa, si quelqu’un est à même d’atteindre le Second Rêveur, si quelqu’un peut leur faire entendre raison, c’est bien toi, Gore Burnelli. Il lui suffit de prévenir le Seigneur du Ciel de ma venue. Demande-le-lui pour moi. Supplie-le. Achète-le. Emploie la méthode qui te plaira. Tu peux y arriver. Je t’en prie, papa. — Bordel de merde, pourquoi es-tu toujours si chiante ? — Je suis ta fille. Un rire amer résonna dans les étoiles. — Bien sûr que je le demanderai. Je ferai même un peu plus que cela. S’il ne se fout pas à genoux pour supplier le Seigneur du Ciel, il regrettera que le Vide ne vienne pas l’arracher à mes mains. — Papa, tu n’as pas besoin de menacer les gens, le gronda-t-elle. — Oui, oui, je sais. — Je resterai connectée au relais de Centurion aussi longtemps que je le pourrai. Les systèmes de la Marine sont costauds et devraient tenir encore un bon moment. — D’accord. De mon côté, je vais mettre le grappin sur le petit connard qui est responsable de cette merde. — Merci, papa. — Bon voyage. * * * À 3 heures du matin, Chris Turner quitta le réfectoire des docks est de Colwyn City et grimaça en sentant la pluie lui fouetter le visage. Il avait espéré que la perturbation peu commune en cette saison se calmerait avant la fin de sa pause. Mais non, les nuages épais ne montraient aucun signe de faiblesse. Sa veste semi-organique déroula un col autour de son cou, tandis qu’il se hâtait de rejoindre le dépôt de maintenance. Chris ne voyait rien bouger dans les docks ce soir. De fait, l’activité nocturne était très limitée et cette nuit n’était en rien différente des autres. Les robots étaient de repos pour maintenance, ce qui lui avait permis de dégotter ce job minable, quoique très bien payé. Les barges transocéaniques étaient à quai, leurs équipages endormis ou occupés à dépenser leur solde dans les clubs de la ville. Les entrepôts étaient fermés. La ville était presque morte aussi. La pluie avait découragé une bonne partie de la faune nocturne. Les derniers fêtards optimistes étaient rentrés chez eux en capsules ou en véhicules terrestres depuis longtemps. Il distinguait tout juste l’arche gigantesque du pont qui enjambait le fleuve Cairns, collier de lumières floues déroulé derrière un rideau de pluie. Une nuit ordinaire, il y aurait également vu quelques véhicules, des taxis, roulant le long de la ligne métropolitaine. Mais pas ce soir. Il frissonna. Les nuits comme celle-ci, Colwyn City était presque effrayante. Afin de contrer son sentiment d’isolement, il rechercha un peu de réconfort dans le champ de Gaïa, bouillonnement continuel d’émotions. Le murmure permanent l’enveloppa comme un spectre bruyant ; des pensées enthousiastes ou ténébreuses, des sentiments surprenants, d’autres tristes, qu’il préféra maintenir à distance. Maintenant qu’il était rassuré sur l’existence d’autres êtres humains sur cette planète, Chris accéléra un peu. Il lui restait encore à réviser huit robots génériques avant le lever du jour et, même avec l’aide du cerveau de la compagnie connecté en permanence à son poste de travail, il aurait du mal à terminer à temps. Une fois de plus, il se demanda si son salaire justifiait qu’il travaille la nuit. Il ne voyait ses amis que le week-end, et encore, son rythme ne faisait pas de lui une compagnie très agréable. Il longea une rangée de plates-formes d’atterrissage ; ses bottes clapotaient dans les flaques qui grossissaient sur les aires de stationnement en béton. Les vaguelettes verdâtres réfléchissaient la lumière diffusée par les globes perchés sur de hauts poteaux. De grosses gouttes dégoulinaient des coques sombres des vaisseaux endormis. Droit devant lui, à dix mètres au-dessus du béton luisant, une petite étoile brillait d’un éclat bleu-violet. La mâchoire inférieure de Chris se décrocha de stupéfaction. Quand on travaillait dans le domaine des vaisseaux spatiaux, même quand on occupait une position aussi périphérique que la sienne, on savait reconnaître le spectre des radiations de Tcherenkov. — C’est bizarre, s’étonna-t-il. L’air se mit à onduler et l’étoile céda la place à un cercle noir qui effleurait le sol. La chose s’éclaircit, vira au bleu-gris, puis s’éloigna à une vitesse qui lui donna le vertige. Son instinct le poussa à écarter les bras pour recouvrer son équilibre, persuadé qu’il était d’être en train de tomber. Bien planté sur ses deux pieds, il se tenait face à un tunnel infini, dont le matériau brilla soudain d’un éclat insupportable. Il y avait un soleil de l’autre côté, mais il ne s’agissait pas de celui de Viotia. Une capsule apparut, qui éclipsa pendant quelques instants la lumière intense. Chris sauta sur le côté à la hâte. Le quart inférieur du trou de ver se situait désormais sous le niveau du sol pour permettre à des silhouettes en armure de passer d’un monde à l’autre à pied, tandis que des capsules défilaient au-dessus de leurs têtes. Le bruit des bottes qui frappaient le béton humide à un rythme régulier se réverbérait sur les murs hauts des bâtiments environnants. C’était un son étrangement brutal, pensa Chris. Plus d’une centaine de soldats étaient déjà apparus. Des soldats ? Comment les appeler autrement ? Enfin, la réalité du spectacle auquel il assistait le frappa. Son ombre virtuelle envoya des messages d’alerte paniqués à sa famille, ses amis, ses collègues, aux bureaux de la compagnie, à la police, au maire, au gouvernement… Son esprit laissa échapper une plainte puissante dans le champ de Gaïa et attira l’attention de quelques curieux, pressés de profiter de ce que voyaient ses yeux. — Vous ! tonna la voix amplifiée d’une des silhouettes. Une trentaine de capsules volaient déjà dans le ciel de Viotia et se dispersaient aux quatre coins de la ville ; et il continuait à en arriver. De là où il se trouvait, Chris avait une vue tronquée du paysage situé de l’autre côté du trou de ver. L’astre du jour y réchauffait des milliers, des dizaines de milliers de combattants en armure. La plupart d’entre eux, néanmoins, se trouvaient à l’ombre de l’armada de capsules regrav suspendues dans le ciel. Chris Turner tourna les talons et prit ses jambes à son cou. — Arrêtez-vous ! ordonna sèchement la voix. Nous sommes les nouvelles forces de l’ordre légitimes accréditées par le Premier ministre de Viotia. Arrêtez ou vous le regretterez. Chris ne s’arrêta pas. Ce n’était pas possible ; on était dans le Commonwealth, un univers sûr et confortable. Même en cette époque troublée, on ne pouvait laisser de telles choses se produire. C’est un cauchemar ! — Dernière sommation ! Arrêtez-vous ! Des messages effrayés de sa famille affluèrent. Ceux qui vivaient son expérience dans le champ de Gaïa partageaient sa stupéfaction. Alors, l’impulsion incapacitante le frappa et il perdit connaissance avant même de toucher le sol. * * * Le Remboursement d’Elvin n’était qu’à une heure de Viotia lorsque la nouvelle tomba. À bord, tout le monde se tut au même moment tandis que les informations affluaient sur l’unisphère. Chacun assista dans sa vision virtuelle au spectacle de l’arrivée à Colwyn City de nombreuses forces paramilitaires et de capsules de soutien. Aussitôt après, dans un ballet politique savamment orchestré, le bureau du Conservateur ecclésiastique sur Ellezelin proposa officiellement à Viotia de rejoindre la Zone de libre-échange, et le Premier ministre de la planète accepta. Moins d’une minute s’était écoulée depuis l’ouverture du trou de ver. Oscar Monroe ne fut donc aucunement surpris lorsque Paula l’appela quelques minutes plus tard sur une ligne sécurisée. — Nous savions que l’annexion faisait partie de leur plan, expliqua-t-elle. Le Second Rêveur doit avoir précipité leur décision. — C’est évident. La phase de dévorement fiche la trouille à tout le monde. Si j’arrivais à mettre la main sur ce petit con, je me chargerais personnellement de son cas. — Je pense que le dévorement a pris le Rêve Vivant par surprise. En tout cas, le dernier rêve leur a permis de localiser le Second Rêveur. Ils n’allaient pas laisser passer cette occasion. Oscar passa en revue les images transmises par les reporters agglutinés autour des docks. — Si je comprends bien, il se cache à Colwyn City ? — Oui, mais ils ne savent pas où exactement, sinon leurs agents infiltrés lui auraient mis la main dessus en toute discrétion. Cela en dit long sur le désespoir d’Ethan. À en croire nos sources, ils sont en train d’isoler la ville, d’interdire tout trafic aérien, spatial ou routier. — Le piège se referme. — Exactement. — Cela ne va pas nous faciliter la tâche. Nous allons devoir infiltrer le périmètre. — Ne vous compliquez pas la vie. Je vous conseille de vous poser directement sur ces docks. — Vous plaisantez ? — Pas du tout. Demandez au cerveau de votre vaisseau de vous parler de son mode furtif. Je doute que le Rêve ait emporté sur Viotia de quoi vous détecter en pleine nuit et sous la pluie. — Merde… D’accord. La liaison fut coupée. Oscar se retourna vers son équipe pour expliquer la situation. — Je dispose d’un logiciel qui nous aidera à masquer notre approche, annonça Liatris McPeierl. Leur réseau se propage depuis les docks – je suis sa progression à travers l’unisphère –, mais je pense pouvoir pirater les nœuds de jonction. Cela me donnera accès à leurs capteurs et à leurs liaisons de communication. — Infiltrer les docks est une excellente idée, intervint Tomansio. Ainsi, nous serons au cœur de l’opération. Peu importent la densité de leur réseau ou la puissance de leurs calculateurs ; cela doit être le chaos en bas. Nous devons à tout prix profiter de cette occasion. — Bien, concéda Oscar. C’est vous les experts. Dites-moi quelle route d’approche vous préférez. Quarante minutes plus tard, le vaisseau émergea dans l’espace réel mille kilomètres au-dessus de Colwyn City. Il fonctionnait en mode furtif et était indétectable par les capteurs locaux. Sa technologie dépassait de très loin celle de leurs adversaires, et les détecteurs civils de Viotia étaient à peine capables de repérer le signal émis par un vaisseau en orbite géosynchrone. Pour le moment, les forces d’Ellezelin ne s’intéressaient pas à l’espace environnant, occupées qu’elles étaient à traquer les capsules qui tentaient de quitter la ville. Personne ne s’attendait à voir débarquer en ville un vaisseau tel que le leur. Quant aux engins interstellaires commerciaux arrivés après le début de l’opération militaire, ils attendaient en orbite de recevoir des instructions de leurs propriétaires. Comme le lui avait demandé Tomansio, Oscar immobilisa son vaisseau juste au-dessus de l’estuaire, à trois kilomètres de la ville. Il pleuvait toujours, et le fleuve agité était surplombé de nuages bouillonnants. Du fait de la distorsion optique de forte intensité qui entourait son fuselage et du ciel très sombre, l’engin ovoïde ressemblait à un rideau de pluie particulièrement dense. Les capteurs électroniques ne parvenaient pas à se fixer sur lui et les scanners de masse ne décelaient que de l’air là où il se cachait. Même les fonctions plus perfectionnées de la branche Haute auraient eu le plus grand mal à le débusquer. Peut-être qu’en plein jour et par beau temps quelqu’un aurait remarqué quelque chose de suspect, mais il faisait nuit noire et la météo était exécrable. Oscar stabilisa le vaisseau à trois mètres seulement de l’eau boueuse et entreprit de remonter le cours d’eau en se servant uniquement de ses capteurs passifs. Au-dessus d’eux, des capsules des forces d’Ellezelin zébrèrent le ciel pour aller intercepter quelques citoyens tentés de fuir. Le Remboursement d’Elvin demeura invisible, ce qui n’empêcha pas Oscar de retenir son souffle et de fixer le plafond de la capsule pendant que les engins les survolaient. Il se rappelait les films de guerre, déjà anciens à l’époque, qu’il regardait du temps de sa première vie – des histoires de sous-marins forcés de couper leurs moteurs pour ne pas se faire repérer. Leur situation était comparable. Il était même tenté de poursuivre leur progression sous l’eau. Tomansio l’en avait dissuadé, arguant que le bruit qu’ils feraient en émergeant les trahirait sans doute. Ils flottèrent donc au-dessus des quais désertés comme un fantôme dans la brume. Selon les informations recueillies par Liatris sur le réseau des envahisseurs, plusieurs escouades ainsi qu’une dizaine de capsules blindées avaient été déployées dans le périmètre des docks afin de sécuriser leur tête de pont. En revanche, personne ne surveillait le fleuve. Beckia McKratz avait infiltré le réseau commercial originel des docks et manipulait les nœuds avec habileté grâce à un programme qui permettait d’ouvrir les canaux sans que les systèmes de surveillance remarquent quoi que ce soit. Avant même d’atteindre la rive, elle contrôlait totalement le hangar géant de la société d’import Bootel & Leicester. Tandis qu’ils passaient au-dessus de l’aire de réparation des péniches, elle ordonna aux portes en morphoplastique de s’ouvrir. Le vaisseau goutta sur le béton aux enzymes du vaste espace caverneux. Les portes se refermèrent en silence et l’engin déploya ses cinq pieds. Oscar posa l’appareil à côté d’une pile de containers qui abritaient des excavateurs de travaux publics fabriqués sur d’autres mondes. — Nous y sommes, dit-il en lâchant un soupir de soulagement. — Sains et saufs, ajouta Tomansio d’un ton guilleret. Mais ce n’est pas le cas de tout le monde. * * * La Rédemption de Mellanie sortit de l’hyperespace à quatre mille kilomètres de Sholapur. Troblum posa les yeux sur un continent éclairé par l’aube naissante. La lumière intense mettait en valeur un orage de mousson en formation au large de la côte subtropicale, là où la cité-État d’Ikeo trônait au milieu d’un paysage de roches spectaculaire. Il étudia le temps avec intérêt ; les orages de ce type étaient peu fréquents sur Sholapur, quoique extrêmement brutaux. Celui-ci atteindrait les terres dans deux petites heures. Dans le fauteuil opposé au sien, la projection de Catriona Saleeb s’étira et sourit d’un air satisfait. Elle se passa la main dans les cheveux, mouvement qu’il trouvait très sensuel. — Cet orage pourrait nous aider, remarqua-t-elle d’une voix rauque. Trisha Marina Halgarth traversa l’espace réduit et rejoignit Catriona. Elle était vêtue d’un pantalon en cuir noir moulant et d’un tee-shirt immaculé qui mettaient en valeur son corps athlétique. Des ailes de papillon vertes frémirent sur ses joues tandis qu’elle se pelotonnait contre son amie. Les deux filles se prirent mutuellement dans les bras. Trisha pliait et dépliait ses orteils. — Tu crois vraiment ? demanda-t-elle à Catriona. — Il mettra des heures à traverser Ikeo. Leurs capteurs auront du mal à nous voir, aussi sophistiqués soient-ils. Beaucoup de champs de force seront déployés, qui bloqueront les scans rasants. Cela nous donnera un avantage considérable, n’est-ce pas Troblum ? — Peut-être bien, admit-il. Dans une situation comme celle-ci, il aurait aimé avoir l’avis d’Isabella Halgarth, mais il avait perdu son programme intelligent quand il avait fui la station des Accélérateurs. En effet, il s’était servi de sa projection pour leurrer les capteurs ennemis et leur faire croire que son vaisseau était toujours à sa place. Isabella avait l’esprit plus tortueux que les autres filles, et son analyse lui aurait été très précieuse. — Arriver pendant l’orage pourrait poser quelques problèmes, intervint Trisha. Même avec les ingrav, tu auras du mal à compenser la force des vents. À mon avis, il vaut mieux atterrir tout de suite, quitte à utiliser l’orage pour couvrir une fuite précipitée éventuelle. Troblum examina une nouvelle fois les images de l’extérieur. C’était une vaste dépression. Même à cette distance, il voyait les éclairs qui zébraient les nuages noirs. À sa demande, le cerveau du vaisseau afficha les capteurs censés prévenir Ikeo de l’arrivée d’un intrus. La Rédemption de Mellanie se faufilerait sans se faire remarquer. Sans doute. Toutefois, ce serait une bataille électronique âpre. Trisha avait raison : l’orage rendrait leur vol difficile. À l’aide d’un capteur passif, il s’assura qu’il n’y avait aucun vaisseau en orbite. Le trafic semblait nul ; tout juste distinguait-il les satellites géosynchrones de Sholapur. — Activation du mode furtif, instruisit-il le cerveau de l’engin. Nous descendons. Il ouvrit un plan de la ville et désigna une petite vallée située à sept kilomètres de la maison de Stubsy Florac, juste à l’extérieur de la propriété. Plus qu’une couche de nuages à traverser. Troblum suait d’inquiétude. Une fois la bande de vapeur froide dépassée, le paysage dentelé s’étira deux kilomètres plus bas. Le vaisseau quasi invisible sur la toile de fond grisâtre de l’aube encore blême fendit les airs à grande vitesse. Il se posa à côté d’arbres semblables à des palmiers, dont les longues feuilles commençaient à onduler dans le vent déjà violent. Pour rendre visite à Florac, il décida de porter une combinaison de protection sous sa toge. Puis il généra un champ de force intégral afin de vérifier le bon fonctionnement de ses systèmes biononiques. La combinaison ajoutée au bouclier énergétique devrait pouvoir résister à de nombreuses armes ; néanmoins, il ne se faisait aucune illusion sur ses chances de survivre aux assauts d’un agent des Accélérateurs. Pendant un instant, il eut l’idée de prendre une arme. Il y avait deux pistolets à gelée dans un placard. Déchargés. S’il n’avait aucune expérience du combat, ses biononiques étaient capables de générer d’eux-mêmes des impulsions d’intensité respectable. Et puis, de toute façon, Stubsy prendrait mal qu’il débarque chez lui avec des flingues dans les poches. Déjà qu’il arriverait à l’improviste et qu’il comptait lui demander une faveur… Il laissa donc les pistolets dans le placard et pénétra dans le sas. Il y avait un scooter regrav monoplace dans la soute. Troblum le regarda avec méfiance sortir de l’appareil et flotter au-dessus de l’herbe bleu-vert épaisse. Il ne s’en était pas servi depuis des décennies et il lui paraissait beaucoup trop petit. De fait, le véhicule se balança de façon alarmante lorsqu’il essaya de passer la jambe par-dessus la selle. Il lui fallut trois tentatives avant de réussir à s’asseoir, et ce, au prix d’une élongation au-dessus de la hanche. Ses biononiques entreprirent aussitôt de détecter et de réparer la chair meurtrie. Une visière en morphoplastique transparent se déroula de l’avant du scooter, produisit un hémisphère aérodynamique pour l’envelopper et le protéger du vent. Il dirigea l’engin vers la sortie de la vallée et la villa de Stubsy et ne dépassa jamais cinquante kilomètres-heure et trois mètres d’altitude. Pendant le trajet, son ombre virtuelle analysa les astroports dont le réseau était connecté à la cybersphère planétaire peu dense. Une liste de vaisseaux dont aucun n’était enregistré sur Terre s’afficha. Elle n’était sans doute pas complète, concéda-t-il ; sans compter que Paula Myo n’était pas assez bête pour attirer l’attention en venant à bord d’un appareil immatriculé sur Terre. Aucun des appareils listés ne semblait digne d’un agent des Accélérateurs. Si quelqu’un l’attendait ici, il était bien caché. Son scooter atteignit l’alignement de piliers argentés qui marquait la frontière de la propriété de Stubsy et ralentit. Ses systèmes lui confirmèrent que plusieurs senseurs étaient braqués sur lui. Il composa le code de l’hôte des lieux. Le trafiquant mit un temps étonnamment long à répondre. — Troblum, merde, c’est vous ? — Bien sûr que c’est moi. Vous voudriez bien me laisser entrer, s’il vous plaît ? — J’ignorais que vous étiez sur Sholapur. Vous n’avez pas atterri à l’astroport d’Ikeo. — Je vous ai dit que je voulais que notre transaction se fasse dans la discrétion. — Oui, oui, je sais. Troblum considéra les piliers avec un sentiment croissant de malaise. Il se sentait seul et exposé. — Vous allez me laisser entrer, oui ou non ? — Oui, bien sûr. Voilà. J’ai désactivé le système de défense. Vous pouvez passer. Le sommet des deux piliers les plus proches vira au vert. Troblum retint sa respiration et passa dans l’ouverture. Lorsqu’il fut de l’autre côté, son rythme cardiaque se calma. Au-delà de la grande villa blanche, un dense rideau de pluie tombait sur la mer gris acier. Il s’arrêta devant la grande porte vitrée et admira la superbe crique située en contrebas. Aucun signe du glisseur de Stubsy au large. L’homme ouvrit la porte et gratifia Troblum d’un sourire nerveux. — Eh ! mon vieux, comment ça va ? — Bien, merci. Troblum examina son hôte qui, en se tenant à la porte, l’empêchait de voir dans l’entrée. Stubsy portait les mêmes vêtements onéreux que d’habitude : un bas de survêtement doré trop serré et une chemise à fleurs noires et orange ouverte jusqu’à la taille. Il semblait hagard, comme s’il souffrait de la gueule de bois du siècle ; il avait les yeux cernés, une barbe de trois jours et le visage rougeaud luisant de sueur. — Je suis venu récupérer ma collection. — Ouais, acquiesça Stubsy en se grattant la base du cou. Ouais. Ouais. Bien sûr. Évidemment. Quelque part derrière lui, quelqu’un courait pieds nus sur le carrelage. Troblum consulta son programme d’interaction sociale. — Puis-je l’avoir tout de suite, s’il vous plaît ? lut-il dans son exovision. — D’accord, répondit Stubsy à contrecœur avant d’ouvrir la porte en grand et de s’écarter. Le vaste espace ouvert au centre de la maison n’avait pas changé ; la piscine y était toujours surplombée par des rochers desquels jaillissait une eau bouillonnante. Des massifs fleuris deux fois plus grands que Troblum se balançaient dans le vent qui commençait à souffler en rafales au-dessus du toit peu élevé. Personne ne nageait. Trois des guerrières athlétiques qui vivaient avec Stubsy attendaient dans le patio. L’une d’entre elles était allongée sur une chaise longue tandis que les deux autres se tenaient immobiles près du bar. Un scan discret et rapide lui confirma que leurs implants et autres enrichissements n’étaient pas actifs. Le tonnerre gronda. Les trois jeunes femmes levèrent les yeux au ciel. — Vous allez déployer un champ de force ? demanda Troblum en s’affalant sur une chaise longue. Le bois et le tissu craquèrent, mais résistèrent à son poids. Il avait choisi de s’asseoir près de la fille en bikini vert émeraude. Celle-ci agrippait les rebords de sa chaise comme si la gravité était inversée et qu’elle craignait de s’envoler. — L’orage m’a l’air costaud, ajouta-t-il. — Un champ de force, répéta Stubsy. Ouais. Bonne idée, mon vieux. Ouais, on peut faire ça. — Ma collection est-elle arrivée en bon état ? Stubsy hocha la tête et s’installa aussi près que possible de la fille en maillot vert. — Ouais, répondit-il d’un ton traînant. Elle est là. Nous l’avons récupérée dans le cargo, comme convenu. Le capitaine était très curieux, vous savez. J’ai dû lui graisser un peu la patte. Tout est en bas. Merde, je ne m’attendais pas à trimballer autant de conneries. — Je collectionne depuis très longtemps. Et ce ne sont pas des conneries, précisa Troblum en levant la tête. (Un champ de force venait de se matérialiser au-dessus de la propriété. Le bruit de la tempête fut aussitôt étouffé.) J’aimerais la charger dans mon vaisseau sans attendre. — Où est-il, votre vaisseau ? — Pas loin, répondit-il, laconique, car il ne voulait rien révéler avant d’avoir payé et récupéré ses colis. Vous avez une capsule cargo ? — Bien sûr. — Si cela ne vous dérange pas, j’aimerais vous demander un service – je suis prêt à payer, bien entendu. Stubsy déglutit bruyamment, comme si quelque chose lui était resté en travers de la gorge. — Je vous écoute… — J’aimerais m’entretenir avec quelqu’un dans l’enceinte de votre maison. Quelqu’un que vous n’auriez pas forcément invité chez vous en temps ordinaire. J’aurais besoin que vous permettiez à cette personne de franchir votre barrière de sécurité. — Qui est-ce ? — Elle est officier de police, si l’on peut dire. — Un flic ? s’étonna Stubsy avec un demi-sourire. Pourquoi pas ? Après tout, le Vide va tous nous tuer, alors… — Peut-être bien. Troblum ne savait pas encore quoi penser de la phase d’expansion du Vide. Si on ne pouvait réellement pas l’arrêter, alors fuir vers les nouvelles colonies ne servirait à rien. Il lui faudrait rallier une autre galaxie, comme était supposé l’avoir fait Nigel Sheldon. Ce serait un véritable défi pour La Rédemption de Mellanie. Heureusement, le matériel qu’il avait récupéré sur la station des Accélérateurs devrait lui faciliter la tâche, à condition qu’il parvienne à assembler la myriade de composants. — Je peux l’appeler pour organiser une rencontre ? Stubsy lâcha un petit rire étrange et plissa les yeux. — Bien sûr. — Merci. Troblum se servit de la ligne cryptée qui le reliait à son vaisseau pour contacter la sécurité du gouvernement de l’ANA. — Oui ? répondit celle-ci. — Passez-moi Paula Myo, je vous prie. — Comme vous voudrez. La liaison fut immédiatement établie. — Vous acceptez de me rencontrer ? demanda Paula. — Je vous avais dit de ne pas camoufler votre vaisseau. — Il n’est pas camouflé. — Où êtes-vous, dans ce cas ? — Près de Sholapur. — Bien. Je suis à Ikeo, dans la villa de Florac. Je me suis arrangé pour qu’il vous laisse franchir sa barrière de sécurité. Dans combien de temps pourrez-vous être là ? — Tout au plus deux heures. — Parfait. Je vous attendrai. (Troblum coupa la communication et se retourna vers Stubsy. Son hôte n’avait pas bougé.) Elle sera là dans deux heures. Ce n’était pas exactement ce qu’elle avait dit, nota une partie un peu maniaque de son cerveau. Paula n’aurait jamais menti ; en revanche, elle usait volontiers de formules ambiguës. — Super. — Je peux voir ma collection, à présent ? — Naturellement. Elle est en bas. Stubsy le précéda dans la villa. Ses trois compagnes restèrent près de la piscine mais suivirent Troblum du regard, comme si leurs yeux étaient des viseurs. Une fois dans le couloir, Stubsy ouvrit une porte qui donnait sur un escalier en béton et attendit que les bandes polyphotos s’allument. Il donnait l’impression de ne pas avoir envie de descendre. — C’est en bas ? demanda Troblum. — Ouais… Le trafiquant suait de nouveau, nota Troblum. L’homme avait manifestement fait des excès la nuit précédente, et son corps accusait le coup. Stubsy fixait les marches. Troblum se tenait juste derrière lui, pressé de vérifier que sa précieuse collection d’objets datant de la Guerre contre l’Arpenteur était intacte. Chaque artefact était stocké dans une caisse individuelle et protégé par un champ stabilisateur, mais Troblum avait été contraint de les confier à un transporteur commercial ordinaire afin de ne pas attirer l’attention de Marius. Comme il n’avait pas pu superviser le transport, il craignait que quelque chose de fâcheux soit arrivé. Au pied de l’escalier, il y avait un large couloir taillé dans la roche et un nombre important de galeries transversales dotées de portes en morphométal ; les coffres de Stubsy prenaient plus de place que la villa qui les surplombait. Troblum faillit demander ce que son hôte cachait là-dedans, mais son programme d’interaction social le convainquit de s’abstenir. Stubsy s’engagea dans un des couloirs transversaux. Une porte en morphométal s’ouvrit pour lui. Des lumières s’allumèrent. Troblum entra dans une grande salle circulaire encombrée de tables basses. Sa collection à la valeur inestimable était bien là. Les boucliers électroniques des caisses chatoyaient. Il aurait du mal à tout ranger dans la soute de La Rédemption de Mellanie, comprit-il. Peut-être même serait-il contraint d’abandonner certains des objets les plus encombrants. Son ombre virtuelle inventoria rapidement le contenu des caisses qui, semblait-il, avaient été pas mal secouées. Fort heureusement, il n’y avait pas eu de dégâts. Un sourire aux lèvres, il caressa la caisse qui abritait un ordinateur de poche au boîtier en foxory ; la machine luxueuse avait appartenu à Mellanie Rescorai elle-même. Morton la lui avait offerte avant son jugement. Troblum discernait à peine ses contours sous les chatoiements du bouclier. — Merci, reprit-il. Vous n’étiez pas obligé de me rendre ce service. Il se tourna vers Stubsy Florac et vit sur son visage une expression que son analyseur de contexte émotionnel interpréta comme un mélange de colère et de mépris. Les nœuds de la villa, grâce auxquels il était relié à son vaisseau, s’éteignirent. — Avec tout cela, je ne suis pas dépaysée, dit la Chatte. Une onde de choc parcourut le corps de Troblum comme une vague de douleur physique. Ses genoux manquèrent de céder sous son poids, l’obligeant à agripper une table toute proche. La Chatte sortit de derrière une énorme caisse qui contenait le nez émoussé d’un robot de combat exosphérique de Wessex. Elle était mince et vêtue d’un costume blanc qui émettait une lumière diffuse et lui donnait des allures de sainte. Toutefois, son corps était également ceint de bandes noires qui ondulaient lentement ; dix d’entre elles formaient une cage bizarre autour de sa tête. Troblum savait qu’il devait s’agir d’une armure. Bien que paralysé et proche des larmes, il était forcé d’admettre qu’elle était magnifique. — Troblum, mon ami, reprit-elle d’un ton léger, comme si elle venait tout juste de l’apercevoir. Quel plaisir de te revoir. Tu es vraiment très drôle. Nous nous sommes débrouillés comme des chefs. Enfin, c’est ce que je croyais. — Comme des chefs ? répéta-t-il d’une voix faible. Son champ de force intégral s’était activé instantanément, même si, il le savait, il ne lui serait d’aucune utilité contre elle. La Chatte avança de quelques pas dans sa direction. Troblum sursauta, proche de la panique. Même dans ces circonstances extrêmes, il ne pouvait s’empêcher d’admirer ses mouvements, sa grâce féline. — Eh bien oui, chéri. Bizarre que tu ne te sois rendu compte de rien. Marius avait raison : tu ne comprends rien aux émotions humaines. Pas un seul instant tu ne t’es méfié de ce bon vieux Stubsy et de ses copines. N’as-tu rien lu sur leurs visages ? Allez, regarde-le, maintenant… Apeuré, Troblum se tourna vers le trafiquant. Le visage de ce dernier était un masque rigide ; il serrait tellement les dents que ses lèvres frémissaient. Deux de ses compagnes, grandes et puissantes, apparurent dans l’encadrement de la porte. Troblum les avait déjà rencontrées : Somonie portait une robe rouge avec un ourlet large, tandis que les muscles tendus d’Alcinda menaçaient de déchirer le tissu noir et brillant de son bikini. La Chatte siffla d’un air faussement admiratif. — Elles sont superbes et dangereuses ; j’adore. Alors, chéri, continua-t-elle, la tête penchée sur le côté. Tu ne piges toujours pas ? C’est génial. Tu es vraiment très intéressant. Lance un analyseur de contexte émotionnel, mon vieux. Il te dira que ces gens sont très, très en colère. Ils l’étaient quand tu as frappé à la porte de la propriété, et ils le sont toujours, j’en ai peur. Et tout cela, à cause de moi. — D’accord, vous avez raison, je n’avais rien remarqué, acquiesça Troblum. Félicitations. La Chatte arborait désormais une mine ostensiblement boudeuse. — Stubsy et moi, reprit-elle, on a fait un pari. Lui était persuadé que tu ne tomberais jamais dans le panneau, tandis que moi, je pensais que tu comprendrais en voyant la tronche des filles, près de la piscine. On a perdu tous les deux. Par ta faute. — Comment m’avez-vous retrouvé ? Il était isolé et ne disposait d’aucun programme tactique susceptible de lui expliquer comment s’enfuir de cette cave qui ne possédait qu’une entrée. De toute façon, le meilleur programme de l’univers n’aurait pu que lui confirmer qu’il allait mourir. Troblum n’avait pas besoin de lancer une recherche pour se rappeler les méthodes, toutes plus horribles les unes que les autres, utilisées par la Chatte pour se débarrasser de ses ennemis (ou amis). Si seulement il pouvait continuer à la faire parler… Il regarda furtivement vers la porte. — Je n’arrive pas à y croire ! tonna-t-elle dans un éclat de rire ravi en le voyant si peu discret. Troblum, chéri, tu ne vas quand même pas tenter de t’enfuir ? Tu sais quoi ? Je te donne cinq minutes d’avance. Tu crois qu’avec tes grosses jambes tu auras le temps d’atteindre l’escalier ? Ou alors seras-tu obligé de t’arrêter en route pour reprendre ton souffle ? — Va te faire foutre. — Troblum ! Tu es rudement grossier ! Dans la bouche de n’importe qui d’autre, cette phrase aurait été ridicule, mais il s’agissait de la Chatte, et Troblum était terrorisé. — Comment m’avez-vous trouvé ? insista-t-il. La Chatte battit des paupières. — Comme cela a été difficile. Tu es un tel maître dans l’art de la couverture. Voyons… Serait-ce grâce à l’argent que tes amis Accélérateurs te versent illégalement sur des Mondes extérieurs – argent dont on retrouve la trace sur les comptes de Stubsy ? Ou bien à cette liaison ouverte avec le gouvernement de l’ANA et à cette conversation que tu as eue avec ma chère amie Paula Myo ? Ma mémoire me joue des tours, je ne sais plus trop où j’en suis. — Ah. Il lui était rarement arrivé de se sentir bête, mais la Chatte lui avait bien fait comprendre qu’il n’était qu’un idiot. Alors même qu’il suspectait les Factions de surveiller l’unisphère, il n’avait pris aucune précaution. Et puis, n’importe quel petit génie de l’informatique aurait pu remonter la piste de son argent. — Où est ton vaisseau ? demanda la Chatte. — Non, répondit Troblum en secouant la tête. Le cerveau de l’appareil avait reçu des instructions précises dans le cas où leur liaison sécurisée serait coupée. Un compte à rebours défilait dans son exovision. Il lui restait encore quelques cartes en main. Malheureusement, les Accélérateurs avaient sans doute pourvu la Chatte d’un vaisseau capable de griller La Rédemption de Mellanie en une fraction de seconde. Encore une erreur de planification. Il ne lui restait plus qu’une chance. — Troblum, reprit-elle comme si elle grondait un enfant. Je veux que tu me dises où est ton vaisseau et que tu me donnes les codes d’activation. Tu sais qu’il ne faut pas me mettre en colère, n’est-ce pas ? — Je sais. Pourquoi voulez-vous mon vaisseau ? — Je suis sûr que tu le sais, chéri. Marius est très remonté parce que tu l’as fait passer pour un imbécile devant ses patrons, mais ce n’est pas ce qui me motive. Non, tu sais très bien ce que je veux, monsieur l’expert. — Paula. Vous voulez l’utiliser pour attraper Paula. Elle applaudit. — Elle et moi allons passer un long moment ensemble. J’ai tout prévu. J’ai imaginé tout un tas de choses pour elle et moi. Évidemment, j’ai besoin qu’elle soit en un seul morceau, et toi, tu vas m’aider à lui faire croire que tout se déroule comme tu l’avais imaginé. — À quoi bon ? La galaxie est dévorée de l’intérieur. Nous allons tous mourir dans quelques années. Un voile d’agacement déforma furtivement le visage de la Chatte. Elle le regarda sans rien dire. — Je veux qu’elle vienne ici comme convenu, reprit-elle. Elle ne se doutera de rien, même si c’est une petite salope parano. Donc… ton vaisseau. Maintenant. — Non. — Qu’est-ce que je fais aux gens que je n’aime pas ? Il haussa les épaules, car il n’avait pas envie de se remémorer les détails glanés laborieusement au fil des décennies dans des rapports de police. — Tu vas m’aider. Ne m’oblige pas à te menacer. Si je fais preuve d’autant de patience, c’est uniquement parce que je sais que tu n’es pas conscient de ta stupidité. Réfléchis un peu. Comment expliques-tu que Stubsy et ses amies se soient montrés aussi coopératifs ? Troblum regarda le trafiquant. Il n’avait pas réfléchi à cela – une erreur de plus. — Aidez-la, lâcha Stubsy d’une voix faible. — Bon, je l’avoue, j’ai triché, reprit la Chatte, le doigt posé sur la lèvre inférieure. Je suis vilaine. J’ai utilisé un petit insert. (Elle sourit aux compagnes du trafiquant, qui soutinrent son regard et serrèrent les dents.) Un insert pas facile à placer, pas vrai les filles ? J’ai dû les plaquer au sol ; elles gigotaient dans tous les sens, couinaient comme des hystériques. Regarde-les, maintenant, elles m’obéissent au doigt et à l’œil. Troblum se sentit mal. Ses biononiques s’activèrent pour empêcher ses glandes de libérer trop d’hormones dans son sang. Il n’eut pas besoin de l’aide d’un logiciel pour interpréter les émotions de Somonie et Alcinda. Peur et détestation. Il voyait une larme dans le coin de l’œil droit de Somonie. — Les filles vont te tenir pour moi, expliqua la Chatte. Même leurs implants ridicules peuvent venir à bout de ton champ de force. La culture Haute…, scanda-t-elle en secouant la tête. Où est-ce que vous êtes allés chercher un nom pareil ? Vous devez être sacrément complexés. Et c’est moi qui suis supposée avoir des problèmes psychologiques ! Les deux filles avancèrent vers Troblum. Il désactiva les boucliers de toutes les caisses ainsi que son champ de force personnel. La réaction de la Chatte fut instantanée : elle disparut immédiatement dans un halo argenté, s’enferma dans un champ protecteur à la surface lisse et lumineuse. — Arrêtez-vous ! ordonna Troblum. Les amies de Stubsy hésitèrent et attendirent les instructions de la Chatte. — Troblum ? commença cette dernière d’une voix douce et maternelle. Qu’est-ce que tu fais ? Tu es sans défenses à présent. — Vous vous souvenez de cela ? demanda-t-il en désignant un ovoïde gris proche de la porte. — Non, répondit la Chatte, lasse et dangereuse à la fois. — C’était à bord de l’Ables ND47 qui vous a conduits à Boongate, expliqua un Troblum tout tremblant et transpirant. Des gens l’ont récupéré et l’ont emmené sur une planète nouvellement colonisée. Je n’ai jamais compris pourquoi. Peut-être pensaient-ils que cela leur donnerait un avantage sur les colons rivaux. Toutefois, le gouvernement l’a confisqué et l’a oublié dans les archives pendant des siècles. Alors un musée l’a retrouvé et… — Troblum ! aboya la Chatte d’une voix sèche qui résonna dans la pièce. — Oui, je suis désolé, mais c’est bien un tueur de zone. J’ai vraiment eu de la chance de le trouver, car le musée l’avait maintenu dans un champ stabilisateur, ce qui signifie qu’il est toujours fonctionnel et actif. C’est une machine très ancienne, mais, dans un espace aussi confiné que celui-ci, je ne donnerais pas cher de votre peau, même avec votre champ de force. Qu’est-ce que vous en pensez ? Il y eut une pause brève. — Serais-tu en train de me menacer, chéri ? demanda la Chatte. — J’ai programmé deux modes d’activation, expliqua Troblum. Je peux le déclencher moi-même en cas de danger ; toutefois, si vous me tuez sans me laisser le temps de réagir, il s’activera tout seul. — Nom de Dieu de bordel de merde ! geignit Stubsy. (Ses jambes flageolaient et menaçaient de céder.) J’en peux plus ! pleurnicha-t-il en se prenant la tête à deux mains. Allez-y, faites-le. Tuez-nous tous ! — Il ne le fera pas, dit la Chatte. Ce n’est pas son genre. Si tu actives cette saloperie, le gros, tu tues tout le monde et pas uniquement moi. Si tu fais comme je te dis, si tu m’aides à attraper Paula, il se peut que je passe l’éponge sur ton comportement. Vas-y, Alcinda, ordonna-t-elle. Troblum envoya une instruction à l’ordinateur de l’engin. Sa surface en morphométal ondula et révéla cinquante ouvertures circulaires. — Non. Alcinda se figea aussitôt. — Vas-y, l’encouragea la Chatte. — Ils ne comprennent pas, reprit Troblum. Ce n’est pas juste à cause de vos inserts ; ils ont aussi de l’espoir. Moi, je n’en ai aucun, car je vous connais. Vous êtes une des rares personnes que je comprenne. C’est pour cela que j’ai désactivé mon champ de force. Ainsi, je n’aurai aucune chance de survivre à l’explosion. Je sais que vous me tuerez de toute façon. Et nous savons tous les deux que je ne serai jamais ressuscité, même si la galaxie survit. Pour moi, ce sera la fin. Pas uniquement une perte corporelle, mais la mort, la vraie. Alors, autant rendre service à l’humanité et vous emporter avec moi. — Tu ne penses donc pas à Stubsy et aux filles ? s’enquit la Chatte. — Faites-le, bordel de merde ! cria le trafiquant. — Oui, grogna Alcinda. Tuez… Son corps se crispa et son dos s’arqua avec violence. Sa colonne vertébrale se tordit tellement que Troblum crut qu’elle allait se briser. Elle se prit la tête à deux mains, enfonça ses ongles élégants dans son cuir chevelu, y creusa des sillons sanguinolents pour trouver la source de son agonie. Elle hurla en silence, tandis que ses jambes cédaient sous son poids. — Ne nous éparpillons pas, intervint la Chatte. Tu penses toujours pouvoir t’en tirer vivant ; autrement, tu aurais déclenché cette saloperie tout de suite. Raconte-moi un peu ce que tu as derrière la tête. — Rien du tout, rétorqua Troblum. Je n’ai pas de programme tactique. Je ne sais pas ce qui va se passer. J’attends juste que vous fassiez quelque chose d’effrayant pour appuyer sur la gâchette. Nous mourrons ensemble. Il regarda Alcinda qui se tortillait sur le sol. Des genres de champignons duveteux émergeaient de ses yeux, de sa bouche et de ses oreilles. Puis un autre lui transperça le nombril, et ils se mirent tous à enfler. La Chatte rit. — Oh, chéri, tu es vraiment adorable. Je suis la seule personne que tu comprennes, et à cause de cela, tu vas te tuer. Et si tu filais plutôt dans ton vaisseau pendant que, moi, j’attends Paula Myo ici, hein ? Troblum ne pouvait détacher les yeux d’Alcinda qui était secouée par des convulsions. Sa tête était à moitié recouverte de cette chose poilue, qui commençait également à se répandre autour de son bas de bikini. De minuscules gouttelettes luisaient à l’extrémité de chaque poil. La jeune femme tremblait de plus en plus. Troblum avait envie de l’achever d’une impulsion disruptive – à condition que ses biononiques parviennent à en produire une. — Je n’atteindrais même pas l’escalier…, répondit-il. Il essayait désespérément de se concentrer sur ce que lui disait la Chatte. Il rendrait service à Alcinda en la tuant. De plus, elle devait avoir une sauvegarde de mémoire et une assurance résurrection. — Les autres amies de Stubsy se chargeraient de moi, ajouta-t-il. La Chatte eut un petit geste de la main. Alcinda cessa de trembler et son corps s’affaissa sur le sol de pierre. — Tu vois, il n’y a pas de quoi s’inquiéter ; je peux me charger des filles très facilement. Troblum faillit avoir un malaise. Abasourdie, Somonie fixait le corps d’Alcinda. Le champignon gris continuait à s’étendre. Troblum n’avait encore jamais vu mourir personne, et encore moins d’une manière aussi horrible. — Ne faites pas cela, lâcha-t-il. — Pourquoi ? Je croyais que tu voulais tous nous tuer ? Troblum commençait à accepter l’idée de sa mort prochaine. En un sens, il était content de pouvoir liquider un des pires êtres humains qui aient existé. Les nœuds de la villa revinrent soudain à la vie et lui transmirent un bref message crypté qu’il ne parvint pas à décoder. Il tenta de se connecter à son vaisseau, mais les nœuds refusèrent l’accès à son ombre virtuelle. — Elle est ici, s’exclama la Chatte. C’est pour cela que tu tergiversais. Je croyais qu’elle ne devait pas arriver avant deux bonnes heures ? — Désolé, confirma Troblum, tout sourires. — Je ne la laisserai pas te sauver, chéri. La Chatte leva le bras en l’air, le fit sortir des limites de son bouclier d’énergie. — Vous pouvez y aller, s’empressa de dire Troblum. — Quoi ? — Allez-y. La confrontation que vous espériez va avoir lieu. Si quelqu’un peut vous battre, c’est bien Paula. J’attendrai ici. Somonie n’aura qu’à me surveiller. Je ne peux même pas envoyer de message à Paula pour la prévenir. Si vous la tuez, je mets en route mon dispositif, sinon… De toute façon, vous ne serez plus là, alors… — Tu es un malin, toi, reprit la Chatte d’un ton admiratif. C’est d’accord. Stubsy, lève-toi. Tu vas me servir d’appât, maintenant que Troblum ne joue plus. — Non ! cria le trafiquant. Son corps fut violemment secoué, et il se releva à la hâte comme si le sol était devenu brûlant, idée que Troblum préféra chasser de son esprit. — Putain, mais faites-le ! hurla Stubsy. Tuez-nous. Tuez-la ! — Allons, allons, le coupa la Chatte. C’est comme cela que tu me remercies ? La bouche du trafiquant se referma et un filet de sang coula du coin de ses lèvres. — Somonie, tu restes ici, ordonna la Chatte avant de sortir de la pièce. Stubsy Florac claudiqua derrière elle, mais eut le temps de lancer un dernier regard désespéré à Troblum. Somonie prit position en travers de l’issue circulaire. Derrière elle, la porte en morphométal noir se referma. — Je suis désolé, lui dit Troblum. Elle ne répondit pas, même s’il vit les muscles de sa mâchoire se contracter sous sa peau. La Chatte devait la contrôler à distance, ce qui ne lui laissait pas beaucoup de temps. Il remarqua la manière dont son regard se posait en alternance sur le corps d’Alcinda et sur lui. L’horrible champignon gris avait totalement recouvert la jeune femme et se propageait même sur le sol ; ses frondes se déplaçaient comme un liquide renversé. Troblum activa son champ de force intégral et courut jusqu’à la caisse la plus longue. Il crut entendre une détonation à l’extérieur, peut-être même plusieurs, mais la porte étouffait les bruits, et il n’avait pas l’intention d’éteindre son bouclier pour écouter. Paula devait être arrivée à la villa. Il fut contraint d’utiliser les renforts biononiques de ses muscles pour décoller le cylindre allongé de son support. L’arme était incroyablement lourde ; il est vrai que les concepteurs des vieux vaisseaux de classe Moscou n’avaient pas à se soucier de la masse embarquée. Il parvint à peine à la soulever à la verticale, ce qui lui donna le sentiment d’être un chevalier de l’ancien temps brandissant une lance. L’extrémité du cylindre n’était qu’à quelques centimètres du plafond de la salle, où elle vacillait tandis qu’il s’évertuait à le maintenir debout. Rien ne garantissait que ses composants antédiluviens résisteraient à une remise en service, ni que son propre champ de force le protégerait d’une explosion malencontreuse ou même d’une décharge tirée avec succès. La Chatte l’avait privé de ses certitudes ; logique et fatalisme étaient devenus ses maîtres mots. Il regarda Somonie, qui cligna de l’œil droit. Pour la seconde fois de la journée, Troblum n’eut pas besoin d’un programme pour interpréter une émotion humaine. Il répondit d’un hochement de tête et activa le laser à neutrons destiné aux batailles spatiales. Paula n’avait eu aucun mal à découvrir qui était l’allié de Troblum sur Sholapur. Le Trésor du Commonwealth s’intéressait à ses transferts d’argent clandestins depuis que Justine avait révélé l’existence de ce hangar étrangement vide dans l’enceinte de l’astroport de Daroca. L’administration avait vite découvert que Stubsy Florac avait reçu d’importantes sommes d’argent au fil des ans, et la sécurité de l’ANA avait constitué un dossier sur les activités du trafiquant. Sans représenter une véritable menace, Florac transportait illégalement des objets interdits aux quatre coins du Commonwealth. La plupart étaient des artefacts inoffensifs, des reliques qui n’intéressaient que les collectionneurs ; néanmoins, il lui arrivait également de fournir des armes à des groupes d’agitateurs. Pour ce que l’ANA en savait, il n’était lié à aucune Faction ou agent. Contrairement à ce qu’il aimait à penser, Stubsy ne boxait pas dans la même catégorie que les vrais éléments subversifs qui naviguaient dans les milieux politiques et économiques du Commonwealth. Paula arriva donc à bord de l’Alexis Denken un jour avant la date prévue. Elle traversa l’atmosphère de nuit en mode furtif, se joua facilement des capteurs des défenses d’Ikeo et s’immergea à une trentaine de kilomètres de la villa de Florac. Lorsqu’elle fut proche de la côte, elle découvrit avec intérêt la carcasse d’un glisseur perfectionné sur le sable blanc de la charmante plage privée du trafiquant. Un examen effectué par des robots senseurs lui apprit que l’engin avait été détruit par une décharge disruptive. Paula en conclut qu’elle n’était pas la seule à vouloir rencontrer un Troblum il est vrai insaisissable. Pour une Faction, intercepter un appel destiné à la sécurité du gouvernement de l’ANA était difficile, quoique loin d’être impossible. Troblum avait promis de révéler des informations compromettantes pour les Accélérateurs. Ilanthe enverrait certainement un représentant pour l’empêcher de parler. Peut-être Marius lui-même. Paula adorerait mettre ce dernier en état d’arrestation, mais était consciente que cela n’arriverait pas ; Marius préférerait s’autodétruire plutôt que d’être humilié d’une manière aussi indigne. Elle envoya cinq capteurs à distance en divers points de la propriété et se prépara à attendre. Un piano sortit d’une alcôve matelassée ; il avait trois cents ans et les veines brun-rouge de son bois de fi étaient mises en valeur par l’éclairage tamisé de la cabine. L’instrument était l’œuvre d’un artisan de Lothian, un homme qui avait perfectionné son art pendant un siècle et demi, surpassant ainsi ses prestigieux prédécesseurs terriens. Ses sonorités étaient tellement riches que Paula ne regrettait aucunement les quatre-vingt-dix ans d’attente. Elle prit place sur le tabouret en velours, ouvrit sa partition et, une fois de plus, essaya de jouer la Lettre à Élise. Le problème, c’est qu’elle n’avait pas le temps de s’exercer. Il lui aurait été facile d’utiliser un programme musical et ses fonctions artificielles, mais Paula voulait apprendre à jouer le morceau dans les règles de l’art. Un piano aussi beau que celui-ci méritait son respect. Laisser ses doigts mus par un logiciel jouer le morceau à sa place reviendrait à passer un enregistrement. Les poissons curieux attirés par l’ovoïde posé sur le fond sablonneux l’entendirent répéter la même mélodie des dizaines de fois, s’interrompre, la reprendre depuis le début avec une détermination sans faille. Le lendemain, alors qu’elle jouait avec beaucoup plus d’assurance, Paula dut admettre que le vaisseau de Troblum bénéficiait d’un camouflage remarquable. À son grand étonnement, elle reconnut sa silhouette massive vêtue d’une toge élimée juchée sur un scooter près de la forêt située à l’extrémité de la propriété de Florac. Aucun de ses capteurs n’avait repéré La Rédemption de Mellanie lorsque le vaisseau avait traversé l’atmosphère. Ses doigts restèrent suspendus au-dessus des touches en ivoire produit en cuve, tandis qu’elle attendait de voir ce qui allait se produire. Le scooter s’arrêta devant les poteaux qui délimitaient la propriété. Il peina sous le poids de Troblum, occupé à contacter Florac. Puis le périmètre s’ouvrit, et le scientifique fila tant bien que mal vers la villa. Dès qu’il fut à l’intérieur de la demeure, un champ de force recouvrit la villa. Une tempête se préparait. Troblum appela la sécurité du gouvernement de l’ANA, qui transmit la communication à Paula. Ses capteurs n’étaient pas assez proches de la maison pour lui permettre de le voir clairement debout devant la piscine, mais elle avait une vue dégagée sur les fleurs jaunes et vertes qui poussaient en bordure de la partie ouverte de la cour. Elle ne lui mentit pas. Il ne lui faudrait pas plus de deux heures pour le rejoindre. Paula demanda au cerveau de son vaisseau de ranger le piano dans son alcôve, enfila son armure, activa trois des robots de combat stockés dans la soute et sortit par le sas. Le système regrav de sa combinaison la fit immédiatement remonter à la surface, où elle émergea sous une pluie battante et des nuages d’orage noirs. Elle décrivit une courbe parfaite jusqu’au sommet de la falaise qui surplombait la plage de sable blanc et se posa près d’un des piliers argentés de la barrière de protection. Les trois robots étaient suspendus dans les airs juste au-dessus d’elle. Sous le déluge, ils étaient extrêmement difficiles à distinguer. Les éclairs se succédaient à un rythme rapide. Des capteurs se braquèrent sur elle, et le cerveau de la villa lui demanda de décliner son identité. — Je suis attendue. Je m’appelle Paula Myo et je représente l’ANA. Laissez-moi entrer. Il n’y eut pas de réponse. Comme les poteaux restèrent actifs, elle se servit de son laser à protons pour en détruire huit. Son armure la transporta jusqu’à la villa en volant à cinq mètres du sol. Devant elle, le bouclier protecteur se renforçait. Elle contourna la maison et arriva devant le côté ouvert du carré. La pluie dégoulinait sur le champ de force et rendait impossible toute observation directe. Néanmoins, elle vit trois Amazones en bikini courir autour de la piscine pour prendre position derrière des rochers. Le dossier de Florac mentionnait ces gardes du corps d’un genre particulier. — C’est pas vrai…, murmura-t-elle. Elles ne portaient même pas d’armure – stupides amateurs. Paula reconnut une formation ordinaire ; elles protégeaient manifestement l’entrée centrale de la villa où se cachaient sans doute leur patron et Troblum. Deux des robots de combat larguèrent des vidangeurs d’énergie au sommet du champ de force. Les petites sphères noires glissèrent sur le dôme d’énergie avec force étincelles, puis ralentirent comme si le bouclier était devenu collant. Des éclairs zébrèrent l’atmosphère et s’abattirent sur le dôme, attirés par les traînées ioniques qui jaillissaient de chaque vidangeur. Les ténèbres qui entouraient ces derniers grossirent et s’enfoncèrent dans le tissu du champ de force qui commençait à prendre une teinte rouge de mauvais augure. De l’eau brûlante et de la vapeur s’infiltrèrent sous le rideau et tombèrent autour de la piscine. Le champ protecteur de la villa ressemblait à une naine rouge dévorée par des cancers noirs. Le scanner de combat de Paula s’immisçait dans le périmètre à la protection défaillante. Elle savait à présent que les Amazones étaient dotées d’implants offensifs. En revanche, aucun signe de Troblum. — Où es-tu passé ? marmonna-t-elle. Une autre personne lourdement armée se déplaçait dans la villa, mais Paula avait du mal à la suivre à cause du champ de force qui fonctionnait encore par intermittence. Comme elle ne parvenait toujours pas à localiser Troblum, elle supposa qu’il se trouvait dans les entrailles de la demeure, peut-être même au sous-sol. Il y eut d’autres éclairs. Les robots de combat visèrent les points d’impact avec leurs lasers à protons, mais c’était superflu. Le champ de force s’effondra en produisant une onde de choc sonore dévastatrice, qui brûla et hacha les plantes du jardin avant de les projeter en pluie dans le ciel détrempé. Les fenêtres furent soufflées et une myriade d’échardes de verre se répandirent sur les dalles. Paula s’engouffra dans la cour en même temps que la tempête. Les Amazones l’accueillirent avec des lasers à rayons X et des décharges disruptives. Puis elle fut prise pour cible par des pistolets à gelée qui n’ébranlèrent même pas son armure. Cela la surprit. Stubsy ou celui qui avait réduit en pièces son glisseur devait disposer d’armes plus puissantes que cela, non ? — Désactivez vos implants immédiatement, ordonna Paula. Les robots de combat massifs fondirent sur les Amazones, dont deux se replièrent vers la maison en leur tirant dessus. Paula lâcha une décharge disruptive sur un rocher ; la fille en bikini vert clair qui se cachait derrière détala vers la porte à moitié arrachée du patio. Le rocher explosa en des milliers de fragments qui se fichèrent dans les murs de la demeure. — Arrêtez-vous ! cria-t-elle. Les femmes s’éparpillèrent en formation défensive dans ce qui ressemblait à un grand salon. — Troblum, sortez d’ici ! Après tout, c’est vous qui m’avez fait venir, pour l’amour du ciel ! Son champ de force essuya une nouvelle rafale de décharges énergétiques. Des arcs violets aveuglants jaillirent des points d’impact et vaporisèrent la pluie qui lui coulait sur les épaules. Paula soupira ; neutraliser ces femmes stupides sans les blesser serait compliqué. Ses scanners balayèrent la villa. La personne dotée d’enrichissements divers rampait à l’arrière de la pièce que les Amazones tentaient de protéger. Toutefois, Troblum restait introuvable. — Cela suffit, décida Paula. Son armure la souleva dans les airs et la projeta vers l’avant. Elle tira une décharge disruptive, anéantit la façade et la moitié du toit de la bâtisse. Une cascade de débris tomba en même temps que la pluie sur le salon mis à nu. Les femmes coururent se mettre à l’abri, puis réorganisèrent leur formation. Les capteurs éparpillés autour de la demeure l’informèrent qu’un objet transperçait le torrent de pluie et s’approchait de la propriété à vive allure – un appareil de grande taille volant à très basse altitude et empruntant la même route que Troblum avec son scooter. Son vaisseau. Paula ralentit brusquement car elle ne connaissait pas les capacités de cet engin. Devant elle, des pétales d’énergie jaunes et violets se déplièrent sur le sol du salon ; ils étaient huit, qui lui fondaient dessus telles les mâchoires d’un prédateur vicieux. Ils la manquèrent de un mètre, se rejoignirent pour former une colonne épaisse, se tordirent, se séparèrent de nouveau et s’allongèrent dans sa direction. Le système regrav de son armure l’entraîna violemment en arrière. Alors, Paula et les trois robots déversèrent un torrent de feu sur la base du pilier d’énergie exotique afin d’anéantir son générateur. L’extrémité de la colonne frôla son champ de force, provoquant une éruption d’icônes étranges dans son exovision. Le sol se souleva. Paula fut projetée vers le ciel où elle perdit le contrôle de sa combinaison et tournoya. Pendant un instant, elle crut qu’elle avait touché le générateur d’énergie exotique, mais les spectres jaunes dansaient toujours autour d’elle comme des flammes dans un cyclone. L’instant d’après, néanmoins, ils moururent. Paula reprit le contrôle de son armure cinquante mètres au-dessus de la villa. Elle examina la propriété de Florac à l’aide de ses capteurs à distance et découvrit un cratère en lieu et place d’une aile entière de la maison. Il faisait vingt mètres de diamètre, et ses parois de terre fumaient. Dans le fond, elle distingua une ouverture qui conduisait à un genre de salle. Des morceaux de métal tordu jonchaient le sol un peu partout. — Viens tout de suite, ordonna-t-elle à l’Alexis Denken. Elle envoya ses trois robots attaquer les coordonnées du générateur d’énergie exotique. Un barrage mortel de décharges disruptives et de lasers à protons s’abattit sur la villa dévastée, l’enveloppa dans un nuage incandescent beaucoup plus lumineux que les éclairs dans le ciel. Paula plongea afin d’échapper à la colonne d’énergie. Jusque-là, elle avait eu de la chance, mais ce générateur était assez puissant pour l’emprisonner en dépit de son armure. Quelqu’un rampait hors du cratère. Son scanner lui montra une personne de forte corpulence appartenant à la branche Haute et munie d’un champ de force intégral en sale état. — Troblum ! émit-elle. Il se figea au sommet du cratère et tourna la tête en tous sens comme s’il était saoul. L’Alexis Denken émergea de l’eau et accéléra. Dix robots de combat jaillirent de sa soute avant pour le couvrir. Un autre appareil fonçait vers la villa à mach neuf, survolait les collines basses dans une cacophonie d’air brutalisé. Paula se posa sur un carré de sol boueux qui, quelques minutes plus tôt, était encore une jolie plate-bande herbacée. Le deuxième vaisseau, pareil à une fusée classique dotée d’une couronne de huit ailerons tournés vers l’avant, atteignit le cratère. Son nez pointa vers Troblum et un sas s’ouvrit. — Arrêtez ! ordonna Paula. Son scanner l’informa qu’une deuxième personne était en train de s’extirper du cratère, mais, à la différence de Troblum, celle-ci lui apparaissait comme une silhouette blanche et lumineuse, imperméable à ses capteurs. Paula se désintéressa aussitôt de Troblum car elle faisait face à une véritable menace. Le personnage et elle se tenaient de part et d’autre des restes fumants de la piscine. L’Alexis Denken transperça les nuages d’orage entouré par son escorte de robots de combat. Il s’arrêta derrière Paula, resta suspendu à deux mètres au-dessus du sol et élargit son champ de force afin de l’envelopper. Des armes capables d’anéantir une ville de taille moyenne se braquèrent sur la silhouette scintillante qui semblait attendre calmement entre les murs démolis de la maison. Troblum disparut à l’intérieur du sas de son appareil, qui se tourna aussitôt vers les nuages noirs. Alors un troisième vaisseau fit son apparition. Paula s’attendit qu’il tire sur celui de Troblum, au lieu de quoi il prit position derrière le personnage de lumière, imitant l’Alexis Denken. L’engin de Troblum décolla et fila avec une accélération de près de vingt-cinq g. Son vaisseau informa Paula que le nouvel arrivant était équipé de nombreux systèmes offensifs actifs. — Marius, c’est vous ? demanda Paula. La silhouette blanche désigna quelque chose du doigt. Par miracle, Stubsy Florac avait survécu au carnage ; il rampait sur le parquet ruiné, le corps couvert de dizaines d’entailles. — Merde, siffla Paula. L’issue d’un éventuel combat avec son adversaire serait incertaine. L’ANA l’avait bien équipée, mais l’inconnu qui lui faisait face, sans doute le représentant d’une Faction, disposait lui aussi d’un arsenal important. Si elle vainquait, elle ne saurait jamais qui avait osé la provoquer et, à travers elle, l’ANA, avec autant d’insolence. Du vaincu il ne resterait rien qu’un essaim d’ions. Par ailleurs, ce combat signifierait la perte corporelle et sans doute la mort de Stubsy Florac. Peut-être y avait-il d’autres survivants dans les ruines de la villa ; le trafiquant était entouré de plusieurs de ces Amazones débiles. Paula s’était débarrassée de certaines barrières au fil des siècles ; néanmoins, son sens du bien et du mal demeurait intouché. Elle n’avait pas le droit de mettre en danger la vie de civils, fussent-ils aussi répugnants que Florac. Elle existait pour faire régner l’ordre. Elle ne pouvait pas se permettre de risquer la vie du trafiquant, même dans des circonstances aussi particulières que celles-ci. Par ailleurs, il ferait un témoin intéressant. L’ANA était de toute façon la mieux placée pour se charger des Factions insoumises ; ce genre de conflit ne se réglerait pas par représentants interposés. Parfaitement immobile, elle fixa le personnage froid et lumineux de l’autre côté de la piscine. Son scanner examina son champ de force mais ne trouva aucune brèche. En tout cas, il ne s’agissait pas de Marius – ce dernier était beaucoup plus grand. La silhouette blanche fut aspirée par son vaisseau. Elle leva la main et la gratifia d’un au revoir moqueur, se déhancha d’une façon ridicule, puis disparut dans le sas. Sa lumière s’évanouit. Le vaisseau s’enfonça avec grâce dans les nuages d’orage et fila vers la stratosphère en déroulant dans son sillage des volutes de vapeur. Paula utilisa les capteurs de l’Alexis Denken pour le suivre aussi loin que possible. L’engin bascula en mode furtif dès l’ionosphère dépassée. L’enquêteuse détecta une faible signature quantique tandis qu’il s’éloignait à grande vitesse de l’équateur, après quoi il s’élança dans l’hyperespace. Les meilleurs capteurs de l’ANA prirent note d’une très légère déformation des champs quantiques, signe de l’utilisation d’un ultraréacteur. Ensuite, il n’y eut plus rien. Paula siffla une longue note. Les robots de combat suspendus au-dessus de la villa lui montrèrent un Stubsy Florac agonisant sur des lames de parquet brisées. Elle le rejoignit à temps pour voir une matière grise étrange lui sortir de la bouche et du nez. Son ombre virtuelle se connecta directement aux amas macrocellulaires du blessé. — Florac ? Vous me recevez ? La substance grise et duveteuse lui sortait maintenant des yeux. — Qui était-ce, Florac ? Savez-vous qui a fait cela ? Pour toute réponse, Paula reçut des parasites et de la friture. — Bon, je vais vous mettre dans une chambre médicalisée ; mon vaisseau a la meilleure de tout le Commonwealth. Vous allez vous en tirer. Elle l’attrapa et vola jusque dans son sas, où elle demanda au cerveau de l’appareil de procéder à une décontamination de niveau un ; cette espèce de gros champignon ne lui disait rien de bon. — Accrochez-vous, Florac. Tout ira bien. Accrochez-vous. Vous m’entendez ? Quelques secondes plus tard, elle le portait dans sa cabine et le déposait, pris de convulsions, dans une chambre médicalisée semblable à un cercueil. Le couvercle de morphométal chromé se referma sur lui avec fluidité. Un scan rapide révéla que la substance grise avait envahi tout son corps, qu’elle se nourrissait de ses organes. Elle semblait avoir enveloppé son système nerveux sans l’endommager. Incrédule et dégoûtée, Paula regarda le parasite déverser un flot continu d’impulsions dans la moindre fibre nerveuse du corps de Florac. Des frondes s’étaient déroulées dans son cerveau autour de voies sélectionnées afin de l’empêcher de perdre connaissance. Il ne restait pas suffisamment de chair humaine à réparer. Sous les yeux de Paula, le trafiquant mourut dans des souffrances incomparables, ultimes. — Extraction de son implant-mémoire, ordonna-t-elle. Malheureusement, c’était impossible car le champignon gris l’avait rongé. Paula examina les données recueillies avec une inquiétude grandissante. La substance grise était un virus biononique capable de s’attaquer aussi bien à la matière vivante qu’aux matériaux composites. Elle avait déjà contaminé les instruments et les bras manipulateurs en contact avec le corps de Florac, et se propageait vers les parois de la chambre. — Merde ! grogna-t-elle. L’Alexis Denken s’éleva jusqu’à une altitude de cinq mille kilomètres et éjecta la chambre médicalisée tout entière. Les rayons du soleil se reflétaient sur ses composants de métal et surfaces en matière plastique, tandis qu’elle tournoyait au loin. Paula tira dessus à plusieurs reprises avec un puissant rayon gamma afin de dissocier ses molécules, puis termina le travail avec une décharge disruptive. Les scories chauffées à blanc se dispersèrent avec force étincelles. Plusieurs capteurs se braquèrent sur son vaisseau. Le cerveau reçut des demandes d’identification de toutes les villes de la planète. Paula les ignora et retourna à la villa. Les robots de combat volaient au-dessus des décombres lavés par la pluie. Des ruisseaux boueux s’étaient formés dans les fissures du béton. Paula les traversa et se rapprocha du cratère avec circonspection. Les parois de terre étaient légèrement radioactives. Des robots espions s’engouffrèrent dans l’ouverture du fond pour explorer ce qui restait du sous-sol. Ils détectèrent immédiatement un corps calciné au milieu du plastique carbonisé et du métal tordu ; c’était une des gardes du corps de Florac. Puis ils reconnurent la signature de la substance grise avant d’en repérer un morceau, accroché à la pierre. La chose se tortillait, comme si elle cherchait à se répandre. — Saloperie, jura Paula. Elle n’avait pas le choix. Elle appela deux robots de combat, qui entreprirent de stériliser le site avec des lasers gamma. Alors elle contacta l’ANA. — La situation a un peu dégénéré, confessa-t-elle. — Les Accélérateurs doivent êtres désespérés de réduire Troblum au silence. — Non, ce n’est pas ce qui est arrivé. Paula se tenait dans ce qui restait du salon et scannait les fragments du générateur de matière exotique. Il n’en subsistait pas grand-chose, et pourtant, elle était à peu près certaine de ne pas l’avoir touché. L’engin s’était autodétruit. — J’ignore qui était là tout à l’heure, en revanche, je suis sûre qu’ils auraient pu tuer Troblum s’ils l’avaient voulu. Je pense plutôt qu’ils s’en sont servis pour m’appâter. Ce générateur de matière exotique était destiné à ma capture. C’était un piège très élaboré. Quelqu’un s’est donné beaucoup de mal pour le mettre en place. J’ai eu de la chance que le vaisseau de Troblum soit arrivé au bon moment, autrement, je serais entre leurs mains à l’heure qu’il est. — Vous vous êtes fait beaucoup d’ennemis depuis que vous exercez ce métier. — Oui, mais ceux-ci bénéficient du soutien d’une Faction. Ils ont un ultraréacteur comparable à celui de mon vaisseau, ils utilisent un virus effroyable et ils savaient que j’avais rendez-vous avec Troblum. En toute logique, ils devraient être alliés aux Accélérateurs, et pourtant, ils n’ont pas éliminé Troblum. Vers qui les Accélérateurs ont-ils pu se tourner ? Qui est cette personne qui ne s’est même pas donné la peine de réduire Troblum au silence – ce que les Accélérateurs souhaitent pourtant par-dessus tout ? Ce n’est pas logique. Elle n’avait manifestement pas peur de faire des victimes innocentes. Quant à moi, on me réservait une chambre de torture ou quelque chose dans ce genre. Une idée désagréable prenait corps dans son esprit. Elle repensa à ce déhanché stupide juste avant que le personnage disparaisse dans son vaisseau. Elle connaissait une personne capable de se comporter de la sorte, mais cette personne était en suspension depuis plus de neuf siècles. Évidemment, une Faction aurait pu organiser son évasion… — Non, ils n’oseraient pas, murmura-t-elle. Les Accélérateurs devenaient de plus en plus arrogants, et cela faisait des décennies qu’ils préparaient leur coup. — Que comptez-vous faire ? demanda l’ANA. Paula jeta un regard circulaire sur le paysage dévasté, tandis que des éclairs zébraient le ciel. — J’ai besoin qu’on examine cette zone de fond en comble. Je n’y crois pas trop, mais il existe une petite chance que nous découvrions où et par qui cette cage de matière exotique a été construite. — J’envoie une équipe sans attendre. — Merci. Je vais me pencher sur le cas de Troblum. J’ai besoin de savoir où il se cache. Je ne peux rien faire d’autre tant qu’Oscar n’aura pas mis la main sur le Second Rêveur. — Comme vous voudrez. Paula leva les yeux vers le ciel tourmenté et regretta de ne pas pouvoir voir les étoiles. — Des nouvelles de la phase d’expansion ? — Pas pour l’instant. — Y survivrez-vous ? — Je ne sais pas. Et vous, qu’allez-vous faire ? — À la fin ? Si on ne peut pas l’arrêter ? Je n’en suis pas sûre. Si je le souhaite, l’Ange des Hauteurs m’emmènera dans une autre galaxie. Pour le moment, cependant, nous devons empêcher notre chère espèce d’aggraver la situation. * * * Araminta ne dormit pas de la nuit. Comment aurait-elle pu ? Non, avait-elle dit. Elle avait répondu non au Seigneur du Ciel. Elle avait dit non à l’entité qui offrait de guider une portion considérable de l’humanité vers ce qu’elle considérait comme le nirvana. Non. Parce que : Je suis le Second Rêveur. C’est moi. Moi ! Oh, Ozzie, aidez-moi. C’est un cauchemar. Moi, se répétait-elle encore et encore. Comment est-ce possible ? C’était à cause de cette ancêtre dont elle avait entendu parler pour la première fois quelques jours plus tôt, cette Mellanie amie des Silfens. Tout cela, toutes ces choses vieilles de plusieurs siècles lui étaient tombées dessus, s’étaient emparées de sa vie, l’avaient privée de son autodétermination. Le destin l’avait choisie. Moi ! Et maintenant, les millions, les milliards d’adeptes du Rêve Vivant attendaient qu’elle les aide à rejoindre le Seigneur du Ciel. Sauf qu’elle avait répondu non. Le Seigneur du Ciel avait été surpris. Choqué, même. Elle avait ressenti son étonnement teinté de douleur lorsqu’il s’était retiré de son esprit. C’était une réponse qui ne correspondait pas à sa réalité. C’était un peu comme si elle avait dit non à la gravité. Elle était terrifiée par ce qu’elle avait fait. Sa réaction avait été instinctive. Elle ne voulait pas être le Second Rêveur. Quelques heures seulement avant le contact, elle avait pris une décision quant à son avenir, et ce après des jours d’introspection et de réflexion. Elle avait décidé de devenir madame (mesdames) Bovey. Elle deviendrait multiple, et ils vivraient dans cette grande maison ou dans une autre, tout aussi belle, qu’elle bâtirait elle-même. La moitié de leurs corps passeraient leur temps au lit ensemble. Elle le rendrait aussi heureux qu’il l’avait rendue heureuse. L’avenir promettait d’être délicieux et plein d’occasions. Peut-être auraient-ils des enfants. Quel genre d’enfants faisaient les multiples ? Bovey en désirait-il ? Ils n’avaient encore jamais abordé ce sujet. La vie serait riche en découvertes. Joyeuse. Bien sûr qu’elle avait dit non. Elle n’avait pas d’alternative. Je ne veux pas faire partie de cela. Ce n’est pas moi. Des milliards de gens pensaient le contraire. Ils se montreraient insistants. Ils ne sauront jamais qui je suis. Je ne reparlerai plus jamais au Seigneur du Ciel. Lorsque la lumière de l’aube envahit le ciel, elle était résolue, mais aussi épuisée et toute tremblotante. Elle avait les joues maculées de larmes séchées ; elle avait pleuré, seule, tandis que la pluie martelait sa fenêtre. À présent, elle était sûre d’elle. Elle ne fléchirait pas. À ses côtés, sur le grand lit, un Bovey blond et adolescent était couché sur le dos, le front légèrement plissé, la bouche déformée par un tic tandis qu’il rêvait. Ton rêve ne peut pas être aussi mauvais que le mien, lui dit-elle en silence. Lui non plus ne devrait pas savoir ; ce serait un fardeau trop lourd à porter. Un jour, ce sera terminé. Un jour je serai délivrée. Araminta se pencha et embrassa son corps plein de jeunesse. D’abord doucement. Sur le front. La joue. La bouche. Il s’étira. Son front n’était plus plissé. Elle sourit et l’embrassa dans le cou. Elle caressa les muscles souples de son torse, alors que le programme-mélange fourni par Likan se déployait hors de ses lacunes macrocellulaires. Elle se calma, ralentit sa respiration, suivit ses rythmes intérieurs pour atteindre l’état qu’elle souhaitait. À présent, elle pouvait se concentrer pleinement sur le corps étendu à ses côtés. Pendant l’heure qui suivit, rien ne parvint à la distraire, aucun doute, aucune pensée ne vint la déranger. C’était tellement bon d’oublier les Seigneurs du Ciel, le Second Rêveur et le Rêve Vivant pour se concentrer uniquement sur le sexe. — J’espère que tu ne m’en voudras pas – surtout après le moment qu’on vient de passer ensemble –, mais tu ne m’as pas l’air très en forme ce matin, dit Bovey. Araminta hocha la tête d’un air las et sortit de la grande baignoire. Plonger dans de l’eau parfumée et huilée plutôt que de prendre une douche furtive était un véritable luxe, mais son pauvre vieux corps l’avait bien mérité. — C’est de ta faute, plaisanta-t-elle d’une voix qui manquait un peu d’enthousiasme. Ses pensées la ramenaient à la révélation de la nuit passée avec la violence de la marée. Le jeune Bovey au physique celtique lui tendit une serviette. — Tu te sens bien ? Tu n’as pas changé d’avis, au moins ? — Par Ozzie, non ! C’est sans doute la meilleure décision que j’aie prise de toute ma vie. Il sourit avec fierté sans parvenir toutefois à dissimuler son inquiétude. — Tu sembles… troublée. Tu m’inquiètes. Elle commença à s’essuyer les jambes. — La semaine a été dure, et je n’ai pas assez dormi. Je prendrai un petit remontant quand je serai chez moi. — Chez toi ? — Je n’ai toujours pas terminé les appartements. Tu sais comme moi que j’ai besoin de cet argent. — D’accord. Il se gratta la tête, perplexe, réaction qui surprit Araminta. Jusque-là, chaque fois qu’ils avaient eu une conversation sérieuse, Bovey avait préféré envoyer son incarnation d’âge mûr à la peau noire, celle qui l’avait invitée à dîner la première fois et faisait presque office de figure paternelle. Elle n’avait jamais su si c’était délibéré de sa part. — Écoute, cela m’embête de te dire cela, mais tu ne t’es apparemment pas connectée à l’unisphère ce matin… La manière dont il prononça cette phrase la ramena à la réalité. Elle avait demandé à son ombre virtuelle de suspendre sa connexion lorsqu’ils s’étaient mis au lit la veille. Le programme partit aussitôt aux nouvelles. — Par Ozzie ! lâcha-t-elle, bouche bée. Tout était là. L’arrivée des forces d’invasion d’Ellezelin. La ville quadrillée par des troupes paramilitaires. Les patrouilles de capsules de grande taille dans le ciel interdisant tout trafic civil. Elle se rua sur la fenêtre et vit plusieurs capsules suspendues, passives, au-dessus du fleuve, ovoïdes noirs se découpant sur la toile de fond grise du ciel nuageux. Le champ de protection antidépression qui couvrait Colwyn City était actif. Toutefois, les envahisseurs ne craignaient pas un orage, mais voulaient empêcher les habitants de fuir la ville. Pire encore, bien pire, le message du directeur de la station Centurion sur l’expansion du Vide. Les commentateurs parlaient d’une « phase de dévorement » et affirmaient que le responsable de cette catastrophe était le Second Rêveur, qui avait envoyé paître le Seigneur du Ciel. Il ne pouvait pas s’agir d’une coïncidence, répétaient-ils tous. Maintenant, cette phrase tournait en boucle dans sa tête. — Je ne peux pas rester ici, marmonna-t-elle. — Tu plaisantes ? C’est très dangereux dehors. Les nouvelles sont censurées, mais on sait qu’il y a déjà eu plusieurs altercations – et la journée ne fait que commencer. Apparemment, nos concitoyens n’ont pas l’intention de se laisser faire. Ils sont là pour moi, comprit-elle. Un monde envahi, violé, uniquement à cause de moi. Ozzie, pardonne-moi. — Je vais rentrer directement, insista-t-elle. Je dois absolument voir mes appartements ; ils sont tout ce que je possède, tu comprends ? Elle avait sorti les violons et c’était une technique mesquine, mais tout ce qu’elle voulait, c’était s’éloigner de lui. C’était d’ailleurs étrange puisqu’ils devaient se marier. N’avait-elle pas confiance en lui ? Si, mais pas pour quelque chose d’aussi important. Il avait accepté d’épouser une jeune femme à l’esprit d’entreprise marqué, pas une catastrophe galactique ambulante. — Je comprends, acquiesça-t-il à contrecœur, mais ils ont bouclé le trafic ; la moitié de mes incarnations sont dispersées dans la ville. Araminta entreprit de s’habiller. Elle avait des vêtements dans un placard de la salle bain, aussi put-elle choisir un jean et un sweat-shirt bleu confortable. — Mon tripod est dans le garage. Je l’y ai laissé il y a deux semaines. Son ombre virtuelle s’informa rapidement des conditions du trafic dans Colwyn City. La régulation ne permettait la circulation que des véhicules aériens possédant un certificat du bureau du maire et un autre de l’Agence fédérale pour le transport de Viotia. Néanmoins, le trafic terrestre était autorisé, à condition de s’en tenir aux trajets essentiels. Le réseau était saturé de bulletins officiels annonçant l’adhésion pleine de Viotia à la Zone de libre-échange et promettant un retour à la normale rapide, ainsi qu’une croissance économique sans précédent qui profiterait à tout le monde. Pendant une fraction de seconde, elle repensa à Likan et à ses projets d’expansion dans la Zone de libre-échange, mais elle chassa très vite cette idée de son esprit. — On peut aller jeter un coup d’œil à tes appartements à ta place, proposa Bovey. — Ce n’est pas parce qu’on va vivre ensemble que je dois dépendre de toi, rétorqua-t-elle en se haïssant. Il semblait vraiment mécontent. — Comme tu voudras. Décidément, tu as la tête dure. — Disons que je suis obstinée. Note que cela a des avantages, au lit. — Qu’Ozzie vienne en aide aux paramilitaires qui croiseront ta route, reprit-il avec un sourire compatissant pas tout à fait convaincant. Je suppose que tu veux y aller seule ? — Tu disposes d’un véhicule terrestre ? — Non. — Comme tu es mignon. Tu veux toujours m’épouser ? — Oui. — Même si je deviens multiple ? — Fais attention à toi. Elle enfourcha son véhicule sous le regard morne de toute une équipe de Bovey. À sa grande surprise, les batteries étaient toujours à moitié pleines. Elle leur fit un signe de la main et s’engagea sur l’étroit chemin gravillonné qui menait à la route. Alors qu’elle dépassait le dernier Bovey, elle se dit pendant une fraction de seconde qu’il n’était pas trop tard pour faire demi-tour et tout leur raconter. Elle avait peur de ne plus jamais les revoir, de ne pas être à la hauteur de la situation. Si c’est le cas, je ne peux pas l’entraîner dans ma chute. Elle continua donc à avancer et traversa le jardin encore mouillé de pluie. Le vieux portail de fer s’ouvrit avec force grincements, et elle se retrouva sur la route déserte flanquée de grands lackfols dont les feuilles rouges tremblotaient dans la brise légère qui soufflait sous le champ de force de la ville. Il lui fallait ensuite traverser le long pont suspendu qui reliait le quartier à la rive nord. Les grosses capsules qui glissaient de part et d’autre de l’arche accentuaient son sentiment de vulnérabilité. Sans son flot constant et habituel de véhicules civils, la métropole semblait blessée. Les gens qu’elle croisa partageaient son sentiment. De nombreux citoyens avaient décidé d’aller travailler à pied, comme pour défier l’envahisseur, lui montrer que la vie suivait son cours normal. Des taxis pleins d’usagers avançaient en file indienne le long des rails centraux. Elle ignorait qu’il y avait autant de tripods à Colwyn City – des tripods qui, pour nombre d’entre eux, n’étaient pas sortis de leur garage depuis des années. Lorsqu’elle eut traversé plus de la moitié du pont, Araminta s’autorisa un petit plongeon dans le champ de Gaïa local afin de recevoir les émotions vives de ses concitoyens, ce mélange de détermination et de colère qui leur permettait de tenir le coup. Elle avait l’impression d’appartenir à une grande famille ; cependant, elle n’alla pas jusqu’à partager ses sentiments avec eux. Elle n’était pas dupe et savait que des gens tels que Danal fouillaient les nœuds de confluence à la recherche de ses pensées, afin de la débusquer, de découvrir son identité. Dire que l’un de ces prédateurs était aussi un de ses clients, un voisin… Elle se demanda s’il remarquerait quelque chose. Droit devant elle, trois capsules flottaient à l’extrémité du pont. Des dizaines de paramilitaires étaient déployés, qui vérifiaient l’identité des usagers. Elle faillit rebrousser chemin, mais cela aurait attiré leur attention, ce qui était certainement l’effet recherché. Elle continua donc comme si de rien n’était et se demanda comment son ancêtre Mellanie aurait réagi dans de telles circonstances – cette Mellanie qui était à l’origine de tous ses ennuis. Était-elle un genre de super-agent du gouvernement, une héroïne de guerre ? Comment était-elle devenue l’amie des Silfens ? Araminta se promit de se renseigner sur cette femme dès qu’elle serait chez elle. Les paramilitaires étaient simplement alignés, le fusil sur la poitrine, afin que tout le monde puisse les voir. Les nœuds situés à l’extrémité du pont interrogeaient les ombres virtuelles. Araminta envoya ses certificats d’identité en lançant des regards furtifs aux silhouettes massives et anonymes. Les soldats ne laissaient rien transpirer dans le champ de Gaïa, ce qui était étrange, car quiconque était affilié au Rêve Vivant était forcément équipé de particules de Gaïa. Étaient-ils nerveux ? Ils devaient savoir que cette planète tout entière les haïssait. Le cerveau que les forces du Rêve Vivant utilisaient pour retrouver le Second Rêveur ne s’intéressa pas outre mesure à Araminta. De même, les paramilitaires ne s’attardèrent pas particulièrement sur son tripod. Sur la rive nord, un groupe de jeunes s’était réuni. Les insultes et les invectives fusaient, transperçaient l’atmosphère humide. Des robots de construction se rapprochaient de l’alignement de soldats, agitaient leurs bras manipulateurs d’un air menaçant et libéraient sur le réseau des programmes subversifs censés bloquer les nœuds de la cybersphère. Lorsqu’elle eut parcouru une centaine de mètres sur l’avenue Gathano, le commandant des paramilitaires décida de passer à l’action et de calmer les manifestants. Les cris s’intensifièrent et la colère monta d’un cran, tandis que des armes à énergie prenaient les robots pour cibles. Araminta accéléra et croisa deux capsules qui arrivaient en renfort. Elle ne pouvait certainement pas se permettre de se retrouver en état d’arrestation. Quarante minutes plus tard, elle arriva à la résidence dans le quartier de Bodant et constata avec étonnement que le parc grouillait de monde. Elle se savait victime de ses préjugés, mais elle ne pouvait s’empêcher de penser que la plupart de ces gens avaient des allures de voyous, sans doute venus du quartier voisin de Helie où, à en croire les informations, les gangs étaient très puissants. Elle testa le champ de Gaïa et découvrit une atmosphère de sombre mécontentement, un sentiment plus effrayant que la colère des usagers du pont. Ils semblaient tous décidés. On n’était pas loin d’une explosion de violence. Elle s’engagea dans le parking souterrain doté, heureusement, d’un portail à double sécurité, puis emprunta l’ascenseur. Lorsque la porte s’ouvrit au quatrième étage, Araminta pria pour que Danal et Mareble se soient absentés ou pour qu’ils ne l’entendent pas arriver – leurs murs étaient-ils suffisamment isolants ? Les deux adeptes du Rêve Vivant avaient emménagé deux jours plus tôt sous prétexte qu’ils n’en pouvaient plus d’attendre, alors qu’ils n’avaient pas fini de payer et que les travaux n’étaient pas terminés. Pourvu quelle ne tombe pas sur eux aujourd’hui ! La porte de l’appartement dans lequel elle logeait se referma derrière elle. Comme si la charmante serrure en laiton ne suffisait pas à assurer sa sécurité, elle s’appuya contre le panneau en bois. Respirant par saccades, accablée, elle se laissa glisser sur le parquet. Je n’ai qu’à rester ici. Je n’ai pas besoin de sortir. Il suffit que je remplisse régulièrement l’unité culinaire de fluides nutritifs. Comme cela, je pourrai terminer les deux autres appartements. D’ici là, la situation se sera calmée. La situation, peut-être, mais pas le Vide. Les Raiels ne vont pas se laisser faire ; tout le monde le dit sur l’unisphère. En réalité, elle ne se faisait pas d’illusions. Environ une demi-heure plus tard, Cressida l’appela. Voir son icône dans son exovision suffit à lui remonter un peu le moral. Cressida, elle, saurait quoi faire. Peut-être, peut-être seulement, pourrait-elle révéler à sa cousine qu’elle était le Second Rêveur. — Ma chérie, comment vas-tu ? Où es-tu ? — Je vais bien, merci. Je suis dans la résidence. — Oh. Je croyais que tu étais chez M. Bovey. — Je l’étais. Je suis partie ce matin. — Tu as traversé la ville toute seule ? — Oui, mais je n’ai pas eu de problème ; j’étais en tripod. — Par Ozzie, c’était stupide, ma chérie. Il est hors de question que tu recommences, tu m’as bien comprise ? Je ne plaisante pas. La vie va devenir très compliquée dans le coin. J’ai des contacts à la mairie et au gouvernement régional. Ces connards du Rêve Vivant sont partis pour rester. Viotia s’est fait baiser jusqu’à l’os par notre Premier ministre de merde. — Oui, je sais, acquiesça-t-elle d’une voix faible. — Et Colwyn City est la moins bien lotie de toutes les villes de la planète. Ils sont persuadés que ce trou du cul de Second Rêveur se planque chez nous, et ils ne comptent pas le laisser filer. Déjà qu’ils ont violé la constitution du Commonwealth de A à Z pour nous envahir, alors tu penses… Tu sais qui ils ont envoyé pour superviser leurs recherches ? — Non. — Ne le répète à personne, mais Phelim lui-même a traversé le trou de ver pour prendre les opérations en main. — Qui cela ? — Oh, chérie, réveille-toi ! C’est le second d’Ethan, son homme de main. Il n’y a pas pire connard dans l’univers. Même Likan ne lui arrive pas à la cheville. — Oh, par Ozzie… Araminta replia ses genoux sous son menton et les serra fort. — Désolée, chérie, je ne voulais pas t’effrayer. Tout ira bien pour nous. C’est d’ailleurs pour cela que j’appelle. Si cela t’intéresse, il existe une porte de sortie. — Une porte de sortie ? Le champ de force est activé, personne ne peut sortir. — En capsule, peut-être. Après tout, ce bouclier n’est là que pour nous protéger du mauvais temps, pas d’une invasion des Ocisens ou du Vide. Il y a une ouverture d’une vingtaine de mètres entre le bord inférieur du dôme et le sol pour permettre à l’air de circuler librement : autrement, on suffoquerait tous en moins d’une semaine, là-dessous. — Donc on peut quitter la ville ? — Oui, tant qu’ils n’auront pas déployé leurs troupes autour du périmètre. Même alors, il existe des tunnels ; évidemment, il faut connaître les bonnes personnes. Mon ombre virtuelle va t’envoyer quelques fichiers à ce sujet. Bref, certains de mes amis et moi avons affrété un vaisseau ; nous ne quittons pas seulement Colwyn, mais Viotia. Si tu es intéressée, il y a une place pour toi – j’ai fait une réservation groupée pour la famille. — Mais… et Bovey ? — Chérie, il faudrait au moins cinq vaisseaux pour les évacuer tous. Sois réaliste. Et sensée. Dans les moments comme celui-ci, tu dois penser à sauver ton cul. — Ils ne laissent personne sortir de la ville, alors comment comptez-vous quitter la planète ? — Ne t’inquiète pas pour cela. Ceux qui prennent le Rêve Vivant pour une force irrésistible ne savent pas ce qu’est un avocat. Nous avons affrété un vaisseau étranger bénéficiant d’un statut diplomatique. Si Phelim essaie de nous arrêter, il va se retrouver face à face avec le canon disrupteur d’un vaisseau de guerre de la Marine. On verra alors qui cédera le premier. — Je vois. — Alors, tu te joins à nous ? — Je… je ne sais pas. — Je n’ai pas encore abordé la question du prix ; cela ne sera pas donné. Où en es-tu avec la vente de tes appartements ? — Nulle part. Je n’ai toujours rien pour les deux derniers, et les autres ne sont pas encore terminés. Vu ce qui nous est tombé dessus cette nuit, personne ne voudra plus acheter. — Oui, c’est un problème. Tu n’as pas trouvé un gogo pour fourguer tout le lot comme je te l’avais conseillé ? Bon, ce n’est pas grave. Il ne faut jamais sous-estimer le pouvoir du marché lorsqu’il s’agit de générer des profits. D’ici un jour ou deux, des sociétés de la moitié des Mondes extérieurs vont offrir de racheter leurs biens et leurs entreprises aux citoyens de Viotia. Les prix seront bien en dessous des cours d’hier, mais les investisseurs penseront à long terme. Une fois que le Rêve Vivant aura mis la main sur le Second Rêveur, la situation commencera à se stabiliser. Dans une vingtaine d’années, tout sera redevenu normal, et ces propriétés vaudront cinq fois plus qu’aujourd’hui. — Pourquoi pars-tu, si tu penses que la situation va redevenir normale ? — Normale pour une hagiocratie de la Zone de libre-échange, chérie. Crois-moi, je n’ai pas l’intention de passer le restant de ma vie sur un monde de ce type. J’ai besoin d’une démocratie fondée sur le marché, avec tous les conflits et querelles que cela implique. Là où il y a des disputes, il y a du boulot pour les avocats. Du boulot et de l’argent. À ce propos, j’ai transféré mon argent sur d’autres planètes. — Déjà ? — Eh bien, oui, chérie. Les banques m’ont accueillie à bras ouverts. D’ailleurs, je n’étais pas la seule. Des sommes colossales sont en train de quitter Viotia – un véritable cauchemar économique pour notre Premier ministre. Et cela ne fait que commencer. Je peux te dire que ses électeurs ne vont pas la rater, quand ils lui mettront le grappin dessus. Elle va le sentir passer et elle le sait ! Dis-moi, souhaites-tu que je t’aide à trouver un repreneur pour tes apparts ? Je dispose de quelques programmes semi-intelligents que je peux mettre sur le coup. — Euh, oui, pourquoi pas. — Parfait. Alors, je te réserve ton billet ? — Oui, s’il te plaît, répondit Araminta sans réfléchir. Elle ne voulait pas partir, mais elle avait besoin de calmer Cressida ; toute autre réponse aurait été suspecte. Par Ozzie, je n’ai pas mis longtemps à me transformer en intrigante paranoïaque. — Ne t’en fais pas, la rassura Cressida. Dans dix jours, nous siroterons des cocktails au bord d’une piscine de La Cinal, sur Etinna. Ce sera amusant. Un nouveau départ. Une fois la communication terminée, Araminta se perdit dans la contemplation du salon semi-décoré. Elle n’arrivait pas à croire que Cressida était capable de faire une croix sur son ancienne vie avec autant de désinvolture. Il est vrai que sa cousine était ainsi, plus rapide et intelligente que tout le monde. Il lui avait sans doute suffi d’une petite heure pour passer du choc à la prise de décision en passant par la colère, le fatalisme et le calcul. Araminta, quant à elle, était toujours engluée dans le choc. De fait, il ne lui était pas venu à l’idée de réfléchir à ce que serait la vie sur Viotia une fois la situation stabilisée. Cressida avait vu juste : désormais, ils feraient partie de la Zone de libre-échange. À moins que le Sénat et la Marine interviennent, ou que les habitants de Viotia organisent une rébellion. Ou que le Vide nous dévore. Quoi qu’il en soit, Cressida avait raison : elle ne pouvait pas se contenter d’espérer que personne ne la démasquerait. Elle commença à réfléchir au coût politique et économique d’une invasion. Le Conservateur Ethan et son adjoint Phelim ne se seraient pas lancés dans une telle entreprise s’ils n’avaient été sûrs de capturer le Second Rêveur. Ils devaient donc avoir un plan. Un bon plan. Araminta se força à se relever. Elle se sentait perdue, mais il était hors de question de rester les bras ballants. * * * Deux heures et un passage dans la chambre médicalisée plus tard, Troblum cessa enfin de trembler. Lorsqu’il émergea de la boîte transparente, il eut le plus grand mal à parcourir les quelques mètres qui le séparaient de son fauteuil. Il se laissa tomber sur les coussins confortables, effrayé à l’idée que les tremblements reprennent. L’affichage de son exovision lui montrait tous les médicaments qui, en conjonction avec ses biononiques, tâchaient de contenir ses réactions animales. Il avait été terrifié. Il était également étonné d’être toujours en vie. Du laser à neutrons, il ne se rappelait que la lumière intense et le bruit qu’il avait davantage senti dans ses os que réellement entendu. Ses biononiques n’avaient d’ailleurs pas terminé de réparer ses rétines et oreilles internes. Par miracle, il était parvenu à se traîner jusqu’au sas ; le cerveau de l’appareil l’avait guidé, lui avait dit quel membre bouger à quel moment. Toutefois, il était toujours en vie et presque indemne. Le vaisseau avait suivi à distance l’engin de la Chatte. Son camouflage était aussi bon que le sien, sinon meilleur. Il n’avait pas attendu de voir de quoi était capable le vaisseau de Paula, mais avait préféré basculer en mode furtif et enclencher son hyperréacteur. À présent, il était suspendu dans l’espace transdimensionnel à dix années-lumière de Sholapur. — Tu as eu de la chance, dit Catriona Saleeb. — Je sais. Il regarda ce qui restait de sa collection : l’interface de poche de Mellanie Rescorai, posée sur une chaise, les contours de sa main clairement visibles sur le boîtier en foxory noirci. Il détourna la tête, ferma les yeux et ne les rouvrit que lorsqu’il fut certain de n’avoir rien d’autre que le plafond en face de lui. Il avait tout perdu. Sa collection tout entière. Détruite de ses propres mains. Jusqu’à la dernière de ses pièces importantes. C’était comme si l’Histoire elle-même avait été ébranlée. — Tu ne t’en tireras pas une deuxième fois, lui fit remarquer Trisha Halgarth en enroulant une mèche des cheveux de Catriona autour de son index. Je suis étonnée que la Chatte ne t’ait pas achevé. — Moi, non, rétorqua son amie. Tôt ou tard, elle partira à ta recherche et elle t’attrapera, Troblum. Alors tu mourras et ce sera long, très long. — Fermez-la ! cria-t-il. Fermez-la et soutenez-moi. — D’accord, acquiesça Catriona en câlinant Trisha. Néanmoins, tu ne seras pas à l’abri tant que la Chatte sera libre. — Paula ne s’est même pas chargée d’elle, s’étonna Trisha. En fait, tu as deux options. — Deux ? — Tu la pourchasses et tu termines le travail toi-même. — Non ! C’est impossible. Seule Paula peut venir à bout de la Chatte. Elle est la seule personne en qui j’aie confiance. Je ne peux pas croire que l’ANA soit compromise à ce point. Peut-être y a-t-il des failles dans l’unisphère, des défauts dont une Faction peut tirer parti. — Réfléchis, reprit Catriona avec sérieux. La Chatte s’est alliée aux Accélérateurs ; ils lui ont donné tout ce dont elle avait besoin : armes, vaisseau et j’en passe. Et puis, note qu’elle savait où te trouver. Non, tu ne peux plus avoir confiance dans l’ANA. En tout cas, moi je ne m’y fierais pas, ajouta-t-elle d’un ton hautain. — C’est sûrement l’unisphère, dit-il à lui-même plus qu’aux filles. Ils ont intercepté mes messages. — Ce qui rend ta position encore plus délicate, insista Trisha. Reste évidemment la seconde option : fuir ! Fuir loin et vite. Rallier une autre galaxie. La Rédemption de Mellanie en est capable. Là-bas, tu seras en sécurité. — Et si le Rêve Vivant disait vrai, si le Vide œuvrait dans leur sens ? s’interrogea-t-il. Que se passerait-il si la Chatte réussissait à le pénétrer et parvenait à le manipuler comme Celui-qui-marche-sur-l’eau ? Les filles échangèrent un regard et firent la moue. — Qu’est-ce que tu as derrière la tête ? s’enquit Catriona. — Je devrais peut-être les prévenir, continua-t-il. Au moins Paula. Elle connaît bien la Chatte. Paula sait qu’il faut à tout prix l’arrêter. Paula n’abandonnera jamais. — Eh bien, passe-lui un coup de fil et qu’on en finisse. Sans s’en rendre compte, Troblum avait une fois de plus posé le regard sur l’ordinateur de Mellanie. — J’ai perdu ma collection par sa faute. Les dégâts… (Y penser menaçait de le replonger dans un état de choc ; dans son affichage médical, les voyants viraient à l’ambré.) C’est tout ce que je possédais, geignit-il. (Il se recroquevilla, pressa ses cuisses sur son gros ventre.) J’ai mis des siècles à rassembler toutes ces pièces. Elles étaient en sécurité avec moi, j’étais leur gardien, sanglota-t-il d’une voix quasi inintelligible. Elles étaient tellement précieuses. Elles ont fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui, elles ont participé à notre évolution. Pourquoi refusez-vous de le comprendre ? — Troblum, roucoula Trisha. Pauvre Troblum. — Il existe d’autres pièces, le consola Catriona. Rappelle-toi le musée Smithson ; la conservatrice t’a permis de toucher le Charybdis. Elle a reconnu un égal en toi. Tu vois, tout n’est pas perdu. Cet héritage sera éternel. — Tant que la Chatte sera en liberté, je n’aurai plus aucune certitude, marmonna-t-il en essuyant ses larmes. Elle apporte la destruction, la mort. Elle est le Vide. La Chatte… — Appelle Paula, l’encouragea Trisha. Vas-y. — Il faut agir, chuchota-t-il. Je ne vois qu’une solution : l’éliminer une fois pour toutes. Je ne peux pas vivre en craignant sa venue. Si elle me retrouvait, elle me… elle me… Catriona soupira. — Tu ne peux pas avoir ce genre de certitude. — Tu as tort. Il se leva et se rendit dans le fond de la cabine où une porte étroite s’ouvrit pour le laisser passer. Un escalier tout aussi exigu le conduisit à la soute tribord de la section centrale. Comme l’endroit était bas de plafond, il était obligé d’avancer courbé, les épaules voûtées. Sa toge élimée frottait contre la marchandise volée. Il y avait des machines partout, empilées au hasard tel le trésor d’un dragon cybernétique. Mille trois cent soixante-douze composants, se souvint-il. Il fronça les sourcils et en saisit un. Un duplicateur d’énergie hyperchamp, tranche mince et courbe d’une matière qui semblait hésiter entre cristal et métal. Il était capable de reconnaître chacun de ces composants, mais ses robots, après les avoir chapardés dans les réplicateurs de la station des Accélérateurs, avaient constitué des piles au hasard. Ne restait plus qu’à tout assembler en commençant par le cœur de la machine, puis à intégrer celle-ci à l’hyperréacteur de son vaisseau, qui serait alors transformé en ultraréacteur capable de le conduire jusqu’à Andromède et au-delà. — Tu vas y arriver ? demanda Catriona, dubitative, en passant la tête dans l’écoutille. — Oui. Enfin, j’espère. Il ne voyait même pas les pièces qui constitueraient le cœur de l’engin. — Et après ? — Après, nous pourrons aller où nous voudrons. Toutefois, je vais quand même contacter Paula. — En passant par l’unisphère ? — Non, j’ai trop peur des capacités des Accélérateurs pour cela. Ce sont eux qui ont lancé la Chatte à ma poursuite. La prochaine fois, ils enverront Marius ou un autre agent qui ne se laissera pas distraire par de vieilles querelles. — Comment comptes-tu l’atteindre, alors ? Troblum attrapa un icosaèdre noir carbone et essaya de l’identifier. — Je connais un homme de confiance. Il est lié à Paula, ou du moins il l’était au temps de la Guerre. Je lui dirai ce que je sais des Accélérateurs. Il transmettra le message à Paula. Peut-être que l’ANA arrêtera les Accélérateurs lorsqu’elle saura pour l’essaim. Alors la Chatte se retrouvera toute seule et Paula pourra se charger d’elle. — Qui est cette personne ? demanda Catriona. — Oscar le Martyr. Le huitième rêve d’Inigo Edeard fut réveillé par les douces caresses de doigts qui se promenaient sur son ventre. C’était une sensation délicieuse qui venait s’ajouter au contact des draps en coton et au parfum de fleur évanescent de Jessile. Il sourit et, les yeux fermés, accueillit cette nouvelle journée avec joie. Un baiser fut déposé sur sa joue. Jessile fourra son nez dans son cou. Il sourit davantage lorsqu’une main possessive glissa sur sa peau, dépassa son nombril, descendit plus bas. Jessile gloussa. — C’est ce que j’appelle être en forme de bon matin, murmura-t-elle d’une voix lubrique. L’autre fille gloussa à son tour. Edeard ouvrit les yeux. Ses souvenirs affluèrent. Comme pour les confirmer, Kristiana était étendue de l’autre côté du lit et les considérait, Jessile et lui, avec un regard de prédateur, tandis que sa nuisette blanche, bien que lacée sur le devant, avait du mal à contenir sa féminité. Edeard se rappelait avoir défait ces lacets avec plaisir la nuit passée. — Ah ! lâcha-t-il dans un souffle. — Moi d’abord, insista Jessile en serrant le lobe de son oreille entre ses dents pointues. Kristiana fit la moue. — Celui-qui-marche-sur-l’eau n’a pas le droit de m’oublier. Edeard ne pouvait pas répondre car Jessile lui dévorait littéralement la bouche. Elle s’allongea sur lui et il la serra dans ses bras. Les souvenirs de la nuit qu’ils avaient passée ensemble remontèrent ; il se rappelait exactement comment lui donner du plaisir. Il commença par des caresses qui la firent frissonner, puis appliqua sa troisième main exactement là où il fallait. Durant les trois semaines précédentes, alors que l’automne s’installait à Makkathran, il avait eu le loisir de parfaire ses talents télékinésiques appliqués à ses techniques sexuelles. Dans ce domaine aussi, Ashwell était très en retard sur les pratiques de la ville. Il n’avait certes pas manqué de filles désireuses de l’initier aux arcanes de cet art secret. Sa force et son nom attiraient comme un aimant les jeunes dévergondées de la noblesse. Celles-ci adoraient faire l’étalage de leur science presque autant que lui jouer au cobaye. En réalité, il ne savait pas qui corrompait et qui était corrompu. — C’est la première fois que je descends un escalier pour entrer dans une baignoire, remarqua Kristiana en se glissant dans l’eau mousseuse. Dans le manoir de grand-père, on a ces horribles échelles en bois. (Elle caressa le visage d’Edeard et s’assit sur le rebord à côté de lui.) Cet escalier est beaucoup plus pratique. — Beaucoup d’appartements de gendarmes en sont équipés, lui assura Edeard, persuadé que, de toute façon, elle n’irait pas vérifier. — C’est injuste, se plaignit Jessile, boudeuse. Elle était très mignonne lorsqu’elle boudait, décida le jeune home. Et elle le savait, car cela lui permettait d’obtenir tout ce qu’elle désirait. Il se détendit entre les deux filles, ce qui en disait long sur la manière dont sa vie avait changé depuis les événements du carrefour de Birmingham. Certains soirs, dans les théâtres qu’il fréquentait, des bagarres éclataient entre les filles – parfois de bonne réputation – qui voulaient coucher avec lui. Il n’avait jamais réfléchi aux conséquences de sa popularité ; toutefois, son enfance austère lui avait appris à ne pas s’endormir sur ses lauriers. Mais en attendant… Il ordonna à un gé-chimpanzé d’apporter deux éponges et une bouteille d’huile de bain. — Vous pourriez me frotter le dos ? demanda-t-il aux deux filles en se penchant en avant. Celles-ci prirent une éponge chacune et entreprirent d’étaler le liquide sur son dos avec des mouvements languissants. Malgré leurs efforts, elles ne parvinrent pas à masquer efficacement leurs pensées et leurs préoccupations, très éloignées des soucis d’hygiène. — Qu’est-ce que tu fais, ce soir ? demanda Jessile. — La fête, j’espère. C’était le dernier jour du procès d’Arminel et, même si la nature du verdict ne faisait aucun doute, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter. La dernière fois, il s’était trompé. Toujours ce bon vieil optimisme ashwellien… Cela faisait quatre jours que la joute entre le procureur et l’avocat de la défense durait et tenait en haleine les habitants de la ville. Seules les familles les plus anciennes parvenaient à obtenir des places au balcon ; les autres devaient se contenter de ce que leur transmettait le greffier par la pensée. — Et toi ? — Mon fiancé sera de retour de patrouille cet après-midi, répondit-elle. Eustace est lieutenant dans la milice. Il garde nos frontières, ironisa-t-elle. — Ah. Edeard regarda furtivement la main de la jeune femme. Elle portait un anneau en argent figurant des brindilles tressées serti d’un diamant. Elle se pencha sur lui et lui demanda : — Cela ne te dérange pas, n’est-ce pas ? Tu es Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Non, il n’y a pas de problème. Il se demanda quel genre de mariage ce serait, et ses doutes transpercèrent le voile qui couvrait ses pensées. — J’ai deux sœurs aînées, expliqua Jessile avec un sourire doux. Nous nous marions parce que j’ai déjà vingt-trois ans et qu’il est temps que je quitte le manoir familial. De son côté, mon fiancé a besoin de ma dot. Le pauvre est le cinquième fils du deuxième fils de la famille Norret, ce qui signifie qu’il n’a droit à presque rien. Papa m’a promis une propriété dans la province de Walton. La maison y est, paraît-il, grande et belle. — C’est pour cela que tu te maries ? — Bien sûr, acquiesça-t-elle. (L’éponge s’immobilisa au sommet de son dos.) Je sais que Makkathran va me manquer, mais je m’habituerai à la campagne. Je reviendrai en ville une fois par saison. — Et l’amour dans tout cela ? demanda-t-il. Les deux filles eurent un sourire ravi ; l’admiration qu’elles avaient pour lui filtra librement. — Tu es tellement mignon, dit Jessile. Tu es très spécial, aussi. Je le sens. Nous le sentons tous. Tu ne laisses pas de fasciner. Est-il vrai que, lors de votre première rencontre, la Pythie a dit que tu deviendrais maire ? — Quoi ? Non ! Elle n’a jamais dit une chose pareille. Il essaya de se rappeler cette fameuse conversation. — J’aimerais te présenter à mon amie Ranalee, l’interrompit Kristiana. Elle est issue d’une grande famille de marchands : les Gilmorn. Ils sont horriblement riches. Elle n’a qu’une sœur aînée et constitue donc un excellent parti. Elle m’a confié qu’elle adorerait te rencontrer. — Euh, d’accord. Kristiana se leva devant lui et, avec une lenteur délibérée, décolla ses longues mèches mouillées de ses épaules. — Au cas où tu te poserais la question, reprit-elle, elle est jeune et jolie. Si je vous présentais, nous pourrions faire la fête tous ensemble ce soir. Edeard en eut le souffle coupé. Boyd attendait devant l’appartement d’Edeard. Il portait un long manteau doublé de fourrure par-dessus son uniforme élégant. Le ciel était noir et il tombait une pluie fine et pénétrante. Il commença à parler, puis se tut en voyant Kristiana et Jessile sortir derrière Edeard. Les deux filles étaient vêtues de grands châles en laine très à la mode, qui dissimulaient presque totalement leurs luxueuses robes de soirée. — Mesdemoiselles, dit Edeard, courtois. Elles eurent un sourire faussement pudique et l’autorisèrent à les embrasser sur la joue. — N’oublie pas, lui rappela Kristiana. Ce soir. Ranalee et moi. Stupéfait, Boyd regarda les deux jeunes femmes s’éloigner à la hâte vers l’escalier. Bras dessus, bras dessous, elles gloussaient et se chuchotaient à l’oreille. — Le théâtre Alrado dans le quartier de Zelda, lui envoya Kristiana en esprit. — J’y serai, répondit Edeard, le sourire aux lèvres. — Deux ! s’exclama Boyd lorsqu’elles eurent disparu. Edeard ne put s’empêcher de fanfaronner. — Par la Dame ! Mais comment fais-tu ? Macsen, tu as trouvé ton maître ! — Et avec Saria, cela s’est passé comment ? contre-attaqua Edeard. C’était votre cinquième soirée ensemble, non ? — Non, la neuvième, le corrigea Boyd avec un sourire carnassier. C’est une Matran, tu sais. Elle est la sixième fille de leur prochain maître de quartier. — C’est bien pour toi. Bien qu’il ait récemment rencontré de nombreuses jeunes femmes de la noblesse, Edeard ne comprenait toujours pas comment fonctionnait l’aristocratie de Makkathran. — Elle m’a fait comprendre qu’elle était disposée à accepter une éventuelle proposition. Tu imagines ? Moi, un fils de boulanger, épouser une Matran ! — Est-ce si inhabituel que cela ? Boyd lui donna une tape dans le dos. — Décidément, tu restes un gars de la campagne. Edeard se demanda ce que son ami aurait à dire d’une deuxième fille de la famille Gilmorn. Dès son arrivée en ville, il avait trouvé malsaine cette obsession pour le pedigree et l’argent. Il y avait tout de même d’autres choses dans la vie ! Peut-être Ranalee était-elle une personne exquise ? Il n’y a qu’un moyen de s’en assurer. Ils traversèrent le pont bas qui enjambait le canal extérieur et conduisait au quartier de Majate. Le procès d’Arminel avait lieu dans la salle centrale de la Cour de justice – la plus grande de toutes. À l’extérieur, les murs du hall d’entrée étaient percés d’une série de portes surmontées de voussures qui s’ouvraient sur les bureaux des magistrats et de leurs clercs. De nombreuses personnes richement vêtues étaient déjà là lorsque Boyd et Edeard arrivèrent. Ce dernier rendit poliment les saluts qui lui étaient adressés, tandis qu’ils rejoignaient les gendarmes attroupés autour du capitaine Ronark. Il reconnut plusieurs membres du Conseil supérieur : Imilan, le Grand Maître de la Guilde des chimistes, Dalceen, le maître du quartier de Fiacre, Julan, le maître du quartier de Haxpen, et Finitan, bien sûr, qui était le seul à l’accueillir avec un sourire sincère et complice. — Il était temps, les gronda Kanseen. C’est l’heure d’y aller. Il décela une pointe de soupçon dans son esprit ; ce devait être volontaire, car le bouclier émotionnel de Kanseen était en général très puissant. Elle ne lui avait jamais reproché de profiter de sa popularité chez les filles de la ville, mais il savait que cela ne lui plaisait pas. Il est vrai qu’elle aussi avait reçu de nombreuses propositions de diverses grandes familles. Toutefois, elle n’était pas du genre à se vautrer dans ce type de succès. — Ils n’auraient jamais commencé sans lui, plaisanta Macsen. — J’ai déjà témoigné, rétorqua Edeard avec sérieux. Ma présence n’est pas indispensable. Elle lui lança un regard noir. — Heureusement que ton ego t’a poussé à venir quand même, reprit Macsen d’un air innocent. On a vraiment de la chance. — Des nouvelles de Dinlay ? demanda Edeard sans réagir à cette provocation. Il était un peu déçu de ne pas voir leur camarade au tribunal. Lorsqu’ils lui avaient rendu visite deux jours plus tôt, les médecins avaient promis qu’il sortirait bientôt de l’hôpital. Il faudrait le ménager pendant quelques semaines, mais sa blessure par balle était en bonne voie de guérison. — N’espérons pas qu’il se précipite ici dès sa sortie, intervint le capitaine. Peut-être viendra-t-il demain. — Vous avez raison, monsieur, acquiesça Macsen. — Allons-y, dit le sergent Chae. Maître Solarin, de la Guilde des avocats, émergea de sous une arche, accompagné comme à son habitude de deux gé-macaques. Après la débâcle du procès précédent, Edeard avait demandé à Ronark de confier les rênes de celui-ci à leur vieux tuteur. Cette fois-ci, cependant, toute la ville savait qu’Arminel et ses sbires seraient déclarés coupables. Très, très coupables. Néanmoins, Edeard était rassuré d’avoir Solarin de leur côté, car le vieil homme connaissait son métier et ne risquait pas de faire cadeau à la défense d’un vice de forme. — Vous m’attendiez ? demanda Solarin d’un ton enjoué. Je suis très flatté. Suivez-moi, l’heure de l’assaut final a sonné. Un greffier apparut devant l’entrée de la salle d’audience. — Le procès qui oppose la ville de Makkathran à Arminel, Gustape, Falor, Harri et Omasis va reprendre, annonça-t-il d’une voix forte. Maître Solarin se dirigea vers la porte d’un pas incroyablement lent, et les autres le suivirent, comme la tradition le voulait. Une fois de plus, Arminel avait choisi d’être défendu par maître Cherix. Celui-ci entra à son tour dans la salle d’audience, accompagné de deux jeunes associés qui ne semblaient aucunement impressionnés par l’importance de l’affaire. — J’aimerais bien avoir les moyens de me payer ses services, chuchota Boyd à Edeard et Kanseen, tandis qu’ils prenaient place. C’est décidé : si je me fais arrêter un jour, je choisirai d’être défendu par lui. — Tu veux dire quand tu te feras arrêter, rectifia Kanseen. Edeard sourit. Boyd avait raison : alors que le sort d’Arminel semblait scellé, Cherix était parvenu à mettre en avant la provocation d’Edeard, le contentieux qui existait entre les deux hommes, la tension et la panique accumulées le jour de l’arrestation. Il avait fait de son mieux pour minimiser la responsabilité de son client. — Le procès se devait d’être aussi équitable que possible, expliqua Chae. Cette affaire a revêtu un caractère politique. C’est pour cela que notre adversaire est si coriace. Lorsque la salle fut pleine, le greffier demanda le silence et les trois juges entrèrent. La veille du début du procès, Solarin leur avait révélé qu’Owain, présiderait lui-même les audiences. C’était très rare, même si le magistrat était à la tête du pouvoir judiciaire. Cela n’avait aucunement surpris Edeard – la politique, encore et toujours. La ville voulait que les membres de ce gang soient punis, et comme des élections étaient prévues pour le printemps… Pour Owain, c’était l’occasion rêvée de redorer un blason un peu terni. Owain et les deux autres juges demandèrent le silence et invitèrent les avocats à plaider une dernière fois. Edeard écouta avec beaucoup d’intérêt ; après tout, le verdict n’avait pas encore été rendu. L’issue était connue d’avance – Solarin le fit bien comprendre en démolissant en règle les arguments de la défense. Toutefois, Cherix essaya de leur tirer des larmes en racontant l’enfance misérable d’un orphelin victime d’une société impitoyable. Ils ne vont quand même pas tomber dans le panneau ? Il se retourna vers les juges, dont le visage et les pensées ne trahissaient aucune émotion. Une fois les plaidoiries terminées, Owain suspendit l’audience pour délibérer avec ses collègues. Edeard et les autres se retrouvèrent dans le hall, où ils prirent grand soin de ne laisser filtrer aucune émotion. Le Grand Maître Finitan approcha pour leur parler. — Vous doutez du verdict ? demanda-t-il doucement. Vous semblez méfiants. — Non, monsieur, répondit Edeard, mais force m’est d’avouer que Cherix a été bon. — C’était préférable. Le Grand Conseil doit être un exemple d’impartialité. — Oui, la politique, une fois de plus. — Je vois que vous devenez un vrai citoyen de Makkathran. — Je fais de mon mieux, monsieur. — Je sais, dit Finitan en l’entraînant à l’écart des autres gendarmes. Lorsque le procès sera terminé, on vous fera une offre pour vous tester. — Monsieur ? — En acceptant, vous montrerez que vous respectez les règles du jeu, que vous comprenez le fonctionnement de la cité. Si vous refusez, si vous faites preuve de trop de modestie, d’humilité, si vous doutez, tout le monde vous prendra pour un dangereux idéaliste. — Oui, monsieur, acquiesça Edeard qui n’avait pourtant pas la moindre idée de ce que racontait le Grand Maître. — Dans tous les cas, vous avez mon soutien. À vous de choisir la bonne voie. Prenez le temps de réfléchir. Que pouvez-vous accomplir de l’extérieur ? Posez-vous la question. — Certainement, monsieur. Finitan lui tapota l’épaule et s’en fut rejoindre les autres membres du Grand Conseil. — De quoi t’a-t-il parlé ? demanda Macsen. — Je n’en ai pas la moindre idée. Les trois juges délibérèrent pendant trois heures. Lorsque l’audience reprit, on demanda à Arminel et aux autres accusés de se lever pour entendre le verdict. Les cinq hommes furent reconnus coupables d’extorsion et de conspiration. Arminel fut reconnu coupable de deux tentatives d’homicide à l’encontre de deux gendarmes. Pendant la lecture du verdict il resta impassible. Edeard ne le lâcha pas des yeux, pensant que l’autre finirait par se tourner vers lui, mais il n’en fut rien. Owain coiffa alors son carré de soie d’araignée, et Arminel se raidit quelque peu. Gustape, Falor, Harri et Omasis furent condamnés à vingt ans de travaux forcés dans les mines de Trampello. On les conduisit immédiatement en cellule, tandis que leur chef se retrouvait seul face aux trois juges. — Les crimes dont vous avez été reconnu coupable sont d’une gravité exceptionnelle, déclara Owain. Depuis que je siège au Grand Conseil, je n’ai jamais vu pire vilenie. Pour ne rien arranger, vous avez toujours refusé de collaborer et de livrer les noms des membres de votre organisation criminelle. Peut-être vous en seront-ils reconnaissants ? En tout cas, n’espérez pas bénéficier de la clémence de la cour. Personne n’a encore été condamné à mort sur Querencia. Remerciez la Dame qui, dans sa grande sagesse, nous a enseigné que toutes les âmes pouvaient être sauvées. Néanmoins, dans votre cas précis, il nous est permis de douter. En conséquence de quoi je n’ai d’autre choix que de vous condamner à purger une peine de travaux forcés à perpétuité dans les mines de Trampello. Puisse la Dame bénir votre âme durant son ascension vers les cieux radieux, car personne d’autre ne le fera. La cour a rendu son jugement. Et d’abattre son marteau. Les spectateurs évacuèrent la salle pendant qu’Edeard et ses camarades reprenaient leurs esprits sur leur banc. — Waouh ! s’exclama Macsen. — La perpétuité, dit Boyd. — C’est du jamais vu, ajouta Kanseen. — Il me semble que la dernière condamnation à perpétuité remonte à quarante-deux ans, intervint maître Solarin en se retournant vers ses élèves. L’éventreur du Parc Doré. Un individu des plus déplaisants. Vous n’étiez pas nés, évidemment, et vous pouvez d’ailleurs vous en féliciter. — Waouh ! lâcha de nouveau Macsen. — Toutes mes félicitations, jeune homme, reprit Solarin en tendant la main à Edeard. Le gendarme la lui serra doucement. — Merci, monsieur. Nous n’y serions jamais parvenus sans vous. — Grâce à votre don extraordinaire, je n’ai pas eu grand-chose à faire. Je vous souhaite bonne chance pour l’avenir. Je suis fier d’avoir été votre professeur de droit, mais – passez-moi l’expression – je dirais que l’élève a dépassé le maître. — Oh, non, monsieur. J’espère avoir de nombreuses autres occasions de faire mes preuves. — Vous les aurez sans aucun doute. Il semblerait que je ne sois pas le seul à avoir une très haute opinion de vous. Vous voyez cet homme, là-bas ? Il pointa un doigt déformé et un peu tremblant. Edeard et les autres se retournèrent et virent un homme en veste bleue flamboyante et chemise de soie grise, qui se faufilait dans l’allée principale. Il n’était pas loin de son premier siècle, mais paraissait toujours vigoureux et en bonne santé ; de longs cheveux bruns lui tombaient sur les épaules, et seules quelques mèches grises trahissaient son âge. Il portait des anneaux à chaque doigt et plusieurs chaînes en or autour du cou. Son visage s’épaississait, résultat d’une vie un peu trop confortable, mais il émanait de lui une impression de puissance physique. Il les regardait de ses yeux gris pâle plongés dans l’ombre d’un front proéminent. À cause d’un vieil accident ou d’un combat, il n’était plus capable de fermer les mâchoires correctement, ce qui expliquait ses traits légèrement asymétriques. Il avait l’apparence et l’assurance d’un riche marchand, et était accompagné de deux jeunes femmes magnifiques couvertes de bijoux et de vêtements luxueux. Elles étaient plus jeunes que Kristiana, nota Edeard avec une pointe de compassion. Alors il croisa le regard de l’homme et se sentit examiné, scruté, comme lorsqu’il avait rencontré la Pythie il y avait plusieurs mois de cela. Instinctivement, Edeard sentit qu’ils ne seraient jamais amis et soutint son regard sans flancher, quoique sans savoir pourquoi. — Qui est-ce ? demanda-t-il doucement. — C’est le capitaine Ivarl, répondit maître Solarin à contrecœur. — Il possède un bateau ? Les autres poussèrent un grognement d’exaspération, ce qui déconcerta Edeard. — Non, dit Chae. Il ne possède pas de bateau mais a commandé un navire marchand dans le passé. Ivarl est le propriétaire de la Maison des pétales bleus. Edeard avait entendu parler de cet établissement – un bordel du quartier de Myco, près du port. Le capitaine Ronark se joignit à Edeard. — Si les gangs de la ville ont un leader, commença le capitaine, c’est bien Ivarl. Du moins aime-t-il à se présenter de la sorte. C’est sans doute lui qui a ordonné à Arminel de vous tendre un piège. — Ah, fit Edeard. Il sourit poliment et s’inclina pour saluer le scélérat. Ivarl l’imita et pencha sa canne au pommeau en or vers le gendarme. Maître Cherix arriva derrière lui et lui murmura quelque chose à l’oreille. Ivarl eut un sourire pincé et s’approcha des gendarmes. — Toutes mes félicitations pour ce procès rondement mené, commença-t-il. Il avait la voix rauque ; Edeard en conclut que l’accident qui lui avait déformé le visage avait aussi causé des dégâts invisibles. — Merci, répondit-il, ironique. — La ville sera beaucoup plus agréable sans ces gens, sans cette vermine inutile. En revanche, gendarme Edeard, vous êtes quelqu’un d’exceptionnel. — Je fais de mon mieux. Edeard vit du coin de l’œil que Macsen faisait les yeux doux à une des filles qui accompagnaient Ivarl ; il eut envie de le frapper. — Comme nous tous, continua Ivarl. Chacun de nous contribue à sa manière à faire vivre cette belle cité. Permettez-moi de vous inviter, vos amis et vous, dans mon modeste établissement. Edeard était conscient que tout le monde attendait sa réponse. C’est donc de cela que parlait Finitan. J’ai montré aux gangs que les gendarmes n’étaient pas tous des incapables, que leur violence habituelle ne fonctionnait pas avec moi, alors ils veulent voir jusqu’où je suis prêt à aller. La politique ! Il permit à une image très personnelle et profondément enfouie de filtrer de son esprit : les ruines fumantes d’Ashwell, les cadavres… — Je n’ai pas encore eu l’occasion de visiter votre quartier, répondit-il, mais je compte me rattraper bientôt. Les lèvres pulpeuses d’Ivarl se joignirent en une moue ostentatoire. Il haussa les épaules, déçu. — J’ai hâte de vous y rencontrer, jeune homme. Il tourna les talons et s’en fut, une fille à chaque bras. C’est alors qu’Edeard remarqua que les autres le dévisageaient. — Quoi ? — Bravo, Edeard, commença le capitaine. Je savais que vous ne vous trahiriez pas. Chae le gratifia d’un sourire admiratif et s’éloigna en compagnie de Ronark. — Quel est cet endroit ? demanda Boyd, effaré. — C’est le village dans lequel j’ai grandi. — Par la Dame, j’en ai encore la chair de poule. — Je voulais appuyer mon propos, m’assurer qu’il comprendrait. — Oh, je crois qu’il a saisi, tu n’as pas à t’en faire. — Dommage, intervint Macsen. Tu as vu la petite blonde ? — Rustaud ! siffla Kanseen. — Eh ! Il n’y a pas de problème, se défendit Macsen. Je suis prêt à consentir quelques sacrifices pour être digne de patrouiller avec Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Ne m’appelle pas comme cela, le supplia Edeard. — C’est trop tard, mon vieux, dit Boyd. Beaucoup trop tard. Ils rentrèrent à la gendarmerie de Jeavons en milieu d’après-midi, s’installèrent à leur table habituelle et se firent servir des sandwichs et du thé par les gé-macaques. Ces derniers temps, la nourriture de la cantine s’était améliorée ; les commerçants du quartier étaient heureux de fournir aux gendarmes leurs meilleurs produits. Il est vrai que la criminalité était en forte baisse. Edeard appréciait ce changement ; cependant, il était conscient de leurs attentes. Aujourd’hui, j’ai croisé le regard de mon ennemi véritable. Arminel n’est plus là, mais Ivarl a le pouvoir d’en envoyer dix comme lui dans les rues. Peut-être cent. Après l’exultation qui avait suivi le procès, il était temps de revenir à la réalité. Rien n’avait changé ; tout juste était-il devenu célèbre. Quel intérêt pour la population de la ville ? — C’est un succès, non ? s’exclama Boyd. Il attrapa un sandwich au malt garni de jambon, de fromage et de chutney à la tomate, et mordit dedans avec appétit. Les autres gendarmes venaient les féliciter de leur succès. Tant d’admiration commençait à embarrasser Edeard. — Oui, c’est un succès, le tempéra Kanseen en se servant elle aussi, mais nous n’avons pas encore gagné la guerre. — Il n’y a pas plus douée que toi pour plomber l’ambiance, se plaignit Macsen. — Elle a raison, intervint Edeard. Il en faudra beaucoup plus que cela pour commencer à inquiéter les gangs. — Tu exagères. Ivarl a la trouille ; autrement, il ne serait pas sorti de sa tanière pour rencontrer Celui-qui-marche-sur-l’eau, affirma Boyd. — Tu veux bien arrêter de m’appeler comme cela ! — Je m’attendais qu’Arminel écope de trente ou quarante ans, reprit Macsen, mais la perpétuité… Il a quoi ? – peut-être trente ans. Cela signifie qu’il va passer au moins cent cinquante ans à Trampello. Rien à voir avec des vacances sur la plaine d’Iguru ! Cent cinquante ans ! Owain doit vraiment avoir envie d’être réélu. — Je ne suis pas désolé pour lui, se défendit Edeard. Il a essayé de me tuer. — Parce que Ivarl le lui a demandé, ajouta Kanseen. — Tu crois ? — Il n’aurait jamais pu mettre sur pied un piège pareil sans aide. Il avait besoin de permissions, de l’aval de quelqu’un comme Ivarl. — Par la Dame, marmonna Macsen, surpris. Faites gaffe… En esprit, Edeard vit le capitaine Ronark arriver en compagnie du chef Walsfol. Le silence se fit instantanément et tout le monde se leva avec force crissements de chaises. Même les gé-chimpanzés se figèrent. Walsfol avança directement vers la table d’Edeard. Il portait son uniforme d’apparat, une tunique noire avec des boutons dorés, et des épaulettes rouges ornées de diamants en guise de galons. Edeard lui avait été brièvement présenté le lendemain de l’arrestation d’Arminel – il avait d’ailleurs été grandement impressionné par le personnage. L’homme vivait son second siècle et s’était battu pour atteindre sa position, ce qui était visible dans ses manières. Walsfol allait toujours à l’essentiel car il savait qu’il avait le soutien de la profession. Il le salua avec élégance. Edeard se hâta de l’imiter. — Excellente journée, gendarme, commença Walsfol avec son accent aristocratique. Vos collègues peuvent être fiers de vous. — Merci, monsieur. Walsfol sortit une paire d’épaulettes de sa poche. Elles arboraient une étoile d’argent. — Pour vous récompenser de la bravoure dont vous avez fait preuve ce jour-là, je propose de vous nommer caporal. Peut-être était-ce son imagination, mais Edeard eut l’impression que Walsfol avait mis l’accent sur le mot « propose ». La tentative de corruption grossière dont il avait fait l’objet un peu plus tôt n’avait donc rien à voir avec le test dont lui avait parlé Finitan à demi-mot. Soulagé, il répondit : — Oui, monsieur. Merci, monsieur. Ce serait un grand honneur. Le capitaine Ronark fut le premier à applaudir lorsque Walsfol agrafa ses nouvelles épaulettes à Edeard. Évidemment que Finitan ne parlait pas d’Ivarl, se répéta le jeune homme. Le Grand Conseil souhaite simplement s’assurer que j’ai bien l’intention de respecter son autorité. Par la Dame ! Ils ne pensent tout de même pas que je suis un danger pour eux ! Walsfol termina et le salua de nouveau. — Caporal Celui-qui-marche-sur-l’eau, lança Macsen en levant son verre de bière. Edeard avait renoncé à se défendre contre ses taquineries. Ils s’étaient tous retrouvés à L’Aigle d’Olivan pour fêter cela, entre amis, dans un salon isolé situé à l’étage de l’établissement. — Je me demande quelles escouades on va te confier, s’interrogea Kanseen. Normalement, les caporaux en dirigent trois. — Pitié, ne nous inflige pas la bande à Droal, le pria Boyd. Ce sont des pseudo-artistes de seconde zone, et puis, tout le monde sait que Vilby accepte des pots-de-vin. — Je l’ignorais, avoua Edeard. — Comment ? Toi qui as des superpouvoirs psychiques ? s’étonna Macsen. Edeard le gratifia de ce geste de la main qu’affectionnait tant Obron, ce qui le ramena dans le passé d’une manière inattendue et lui fit monter les larmes aux yeux. Obron… Il aurait eu vingt-trois ans… — Tu vas devoir y réfléchir, reprit Kanseen. Sérieusement, tous les regards seront braqués sur toi ; les gens sont curieux de voir ce que tu vas faire de ta promotion. On va te donner une chance de mettre sur pied ta propre équipe, composée de gendarmes en qui tu peux avoir confiance. — Ouais, ouais. Edeard n’avait pas envie de réfléchir à ses responsabilités nouvelles, mais il ne pouvait s’empêcher de penser au défi qu’il devrait relever. Les gangs et les gendarmes se demandaient ce qu’il avait dans le ventre. Était-il simplement un gars de la campagne qui souhaitait profiter de sa force pour séduire les filles de la ville ou bien un justicier intègre ? Les gens du palais du Verger se posent sans doute aussi la question. — Je suppose que je vais devoir tous vous garder, soupira-t-il. Au tour de Boyd de le gratifier de ce geste de la main. — Même Dinlay ? chuchota Macsen de manière à n’être entendu que d’Edeard. — Oui, lui répondit-il en esprit. Même Dinlay. Macsen fronça les sourcils et se concentra sur sa bière. — Comment comptes-tu utiliser cette équipe ? s’empressa de demander Kanseen. Quinze gendarmes en tout, ce n’est pas beaucoup. — Il y a deux mois, nous n’étions que cinq, rétorqua-t-il avec calme. Je suis certain que nous pouvons nous rendre utiles. Du moins si Ronark nous le permet. Il existe des procédures, après tout. — Oublie les procédures, intervint Boyd avec un sérieux qui ne lui ressemblait pas. Tu es Celui-qui-marche-sur-l’eau, tu jouis d’un prestige certain et tu as de la bonne volonté. Profites-en pour faire bouger les choses. — Par la Dame, offrez-lui une bière et il déblatérera comme un véritable politicien, grogna Edeard. — Je connais Makkathran, insista Boyd. Je sais que tu peux réussir, ici. Sans compter que tu es entouré par trois autochtones bien décidés à t’empêcher de gâcher ta chance, ajouta-t-il en prenant Kanseen et Macsen par les épaules. — Vous trois ? répéta Edeard en roulant des yeux. Génial. Impossible d’échouer, avec une telle équipe. — On restera ensemble, dit Macsen. Quoi qu’il arrive, on sera inséparables. — Quoi qu’il arrive ! Ils burent tous à cela. Boyd poussa son verre vide sur la table. — Avec ta nouvelle paie de caporal, tu peux bien nous offrir la prochaine tournée. — Désolé. (Edeard se leva et boutonna sa tunique.) On m’attend au théâtre Alrado, et le quartier de Zelda est loin d’ici. — On t’attend ? lui demanda Macsen. — Oui, un gars de la Guilde des clercs. Il doit m’expliquer comment déclarer mes impôts. Il les laissa, tandis qu’ils partaient d’un rire moqueur. Alors qu’il descendait l’escalier en colimaçon très étroit, il entendit Kanseen s’exclamer : — Non, j’ai déjà payé la dernière tournée ! Il faisait froid dans la rue. Il y avait du verglas sur les pavés de la ville, et quelques flocons de neige tombaient mollement dans la lumière orangée qui émanait des immeubles. Edeard emprunta l’allée d’Albie en direction du canal de la Volée et croisa des gens emmitouflés dans d’épais manteaux. Il s’était entouré d’une aura protectrice, comme le faisaient tous les citoyens de la ville qui souhaitaient garder secrètes leurs activités du moment. Il s’agissait en réalité d’une version plus légère du voile qui lui permettait de se rendre invisible. Edeard approchait du pont en fer de Haxpen lorsque son esprit décela une présence derrière lui ; c’était la troisième fois depuis qu’il était sorti du bar. Certains avaient du mal à se mettre dans la tête qu’il avait envie de rester seul. Il se concentra pour vérifier de qui il s’agissait. — Salrana ! Elle accourut, heureuse et espiègle. Elle était presque aussi grande que lui, remarqua-t-il. Son long poncho anthracite voletait autour d’elle et sa capuche lui dissimulait le visage. — Ce n’est pas trop tôt, gloussa-t-elle. Je te suis depuis que tu as quitté la taverne. Si j’étais un assassin, tu serais mort depuis longtemps. (Elle repoussa sa capuche, libéra ses longs cheveux auburn et l’embrassa goulûment.) Tu sais que j’ai failli ne pas te reconnaître, avec tes cheveux longs. La mode de la ville te va très bien. Edeard sourit aussi, conscient du contact de son corps contre le sien. Il étudia son visage, ses pommettes saillantes et ses superbes yeux marron foncé grands ouverts et taquins. Elle était superbe à présent, et c’était la raison pour laquelle il essayait de l’éviter. Ils se parlaient à distance tous les jours, mais il avait usé et abusé du prétexte du procès pour ne pas aller la voir. Il se sentait coupable d’avoir couché avec toutes ces filles depuis quelques semaines, et le fait de se retrouver seul avec elle dans une ruelle sombre n’arrangeait en rien son malaise. Dans ces conditions, passer un après-midi avec elle serait une véritable torture. Pourquoi ? se demanda-t-il. Elle est belle, elle a envie de moi, et j’adorerais l’avoir dans mon lit et dans ma vie. Nous ferions un couple superbe. Aucune autre que Kanseen ne lui arrive à la cheville. Son hésitation était le fruit d’un stupide sens du devoir – du moins était-ce l’excuse qu’il s’était toujours trouvée. Il avait envie de la protéger, même si elle n’en avait plus besoin. Ils n’étaient plus tous les deux contre le reste du monde. Peut-être était-il simplement effrayé à l’idée de bouleverser leurs rapports actuels ? Sa vie avait tellement changé ces derniers temps ; Salrana était une source de stabilité pour lui. Évidemment, elle détesterait entendre cela. Elle était jeune, pleine de vitalité et voulait s’amuser. Elle méritait d’être heureuse. Ils seraient heureux ensemble… — Diantre, on dirait que tu es vraiment content de me voir, ironisa-t-elle. — Je suis désolé. (Il sourit et tira un voile sur ses émotions.) Je suis très content de te voir, mais tu me rappelles juste ce que je dois faire ce soir. — Ah, bon ? demanda-t-elle, radieuse. (Elle le prit par le bras, et ils commencèrent à marcher vers le pont de fer.) Pauvre petit, comment va-t-il s’en sortir avec Kristiana et Ranalee dans son lit ? Edeard se figea, stupéfait. — D’où tiens-tu cette information ? Elle gloussa de nouveau, heureuse de l’avoir étonné. — Oh, Edeard, la ville tout entière sait qui couche avec Celui-qui-marche-sur-l’eau ce soir. Kristiana s’en est vantée dans la moitié des salons de Makkathran. Tu sais que les nouvelles se propagent vite, ici. — Je sais. Les gens parlent-ils réellement de ma vie amoureuse ? ne put-il s’empêcher de demander. — Ils en parlent, ils la chantent, ils écrivent des livres à ce sujet. Je crois même qu’ils préparent une pièce pour le barbecue du Jour de l’An au Parc Doré. — Oh, tais-toi ! Elle le plaqua contre la balustrade et l’embrassa. Sa peau était chaude, douce, soyeuse. Son odeur forte. — Le deuxième acte parlera-t-il de nous ? Et le troisième ? Le quatrième ? Edeard faillit la repousser, mais parvint à sourire au prix d’un effort considérable. Il s’appuya contre la balustrade, puis passa un bras autour de sa taille. L’esprit de la jeune femme s’emplit d’un sentiment de bonheur et de surprise enivrant. — J’ai été bête ? demanda-t-il. — De me repousser, oui. Pour le reste, tu n’es pas différent des fils de grande famille qui viennent d’avoir leurs quinze ans. Tu peux disposer de la ville à ta guise. La seule différence avec eux, c’est que toi tu l’as mérité. Les gens ont hâte de voir la suite des événements. Ils se demandent si tu as eu de la chance avec Arminel ou si tu es vraiment Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Je déteste ce surnom, soupira-t-il. — J’espère… Edeard, j’espère que tu t’en montreras digne. Sais-tu que les églises sont remplies depuis tes exploits ? Ce jour-là, tu leur as rappelé la signification des mots devoir, honneur et courage – des mots oubliés depuis longtemps dans cette ville. Tu as montré aux gens ce qui manquait à leur vie. C’est une chose extraordinaire, Edeard. Il se perdit dans la contemplation de l’eau sombre et de sa pellicule de neige fondue. Il remarqua des rides près de la rive opposée, là où nichaient des fil-rats. Deux gondoliers arrivaient du Grand Canal majeur et du Grand Bassin et se dirigeaient dans leur direction en chantant une belle mélodie. Les lampes suspendues à leur proue se balançaient doucement. — Je ne connais pas la suite des événements, confessa-t-il. Je sais ce que je devrais faire, mais si j’emprunte cette voie, si j’utilise mon talent pour m’attaquer aux gangs, je ne pourrai pas rebrousser chemin. J’ai encore la possibilité de laisser retomber la pression, de choisir la passivité, mais… Elle le serra contre elle. Tous les deux avaient déjà flirté, et cependant, jamais il ne l’avait sentie plus proche de lui. — C’est impossible et tu le sais, rétorqua-t-elle. — Oui, je le sais, merci. — Je me contente de transmettre les enseignements de la Dame, Edeard. C’est à cela que j’ai voué ma vie. — Tu es tellement bonne, Salrana. — Je ne veux pas être bonne, protesta-t-elle en se collant contre lui. Pas quand je suis avec toi. Et puis, ces filles de bonne famille disent que tu es un bon amant. Edeard frissonna, mortifié. Toute la ville parle de cela ? En même temps… — Il ne faut pas croire ce qu’on raconte. — Vraiment ? demanda-t-elle d’un ton espiègle. — Bon, d’accord, je plaide coupable. — Non mais écoutez-le ! Elle lui donna un coup dans l’épaule, puis l’attira contre elle et l’embrassa. Il se croyait de retour au fond de ce puits, à Ashwell. Il essaya en vain de se convaincre de résister. Pour une fois, laisse ton cœur et non ta raison te guider. Un couple les dépassa et, en esprit, examina superficiellement ces jeunes gens qui s’étreignaient avec tant de passion. Des têtes se tournèrent. — C’est lui, murmura la femme. C’est Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Avec une novice de la Dame ! Puis les passants s’adressèrent en esprit à des personnes de leur connaissance : — Vous ne devinerez jamais ! Edeard et Salrana se séparèrent comme des apprentis pris la main dans le sac et arborèrent un sourire affecté. Ils ajustèrent leurs vêtements et reprirent leur marche vers Haxpen. — Ma réputation va devenir pire que celle de Dybal, décida Edeard. — Excellente idée de camouflage. Les gangs te sous-estimeront, penseront que tu n’es qu’un séducteur. — Ouais, rit-il. S’il le faut, je veux bien me sacrifier. Allez, viens, je te raccompagne à la Maison Millical, c’est sur mon chemin. — Non, ça ne l’est pas. — Je te dis que si. Je vais bel et bien essayer d’accomplir quelque chose dans cette ville. La Dame et toi avez raison ; j’aurais tort de ne pas essayer. — Et tu comptes commencer ce soir ? — Absolument. Ce soir, c’est parfait. Personne ne s’attend que j’agisse ce soir. — Moi la première. — Je sais. Il faut qu’on parle, tous les deux. — On parle depuis trois ans, Edeard ! — Oui. Il était près de succomber. Comme toujours. Ivarl pourra attendre un jour de plus. — En fait, je ne t’ai pas tout dit, reprit Salrana. — Ah ? — La Mère supérieure m’a convoquée hier. Je vais passer l’hiver à l’hôpital d’Ufford. — Où est-ce ? — C’est la capitale de la province de Tralsher, au sud de la plaine d’Iguru. — Quoi ? Non ! — Si. Nous sommes censées apprendre à soigner des malades. — Il y a des hôpitaux à Makkathran. — L’Église ne fonctionne pas de cette manière. Elle veut que nous fassions l’expérience de la vie à l’extérieur de ces murs de cristal. — Tu en connais plus sur la vie à l’extérieur que n’importe quelle Mère, rétorqua-t-il. — Leur dire cela de cette façon ne me mènerait pas bien loin. — Je pourrais demander à Finitan de parler à la Mère. Salrana gloussa doucement. — Ah, bon ? Oui, pourquoi pas. Un de mes amis voudrait une novice pour maîtresse ; vous pourriez nous arranger cela ? — Non, évidemment, on ne peut pas présenter les choses de cette manière. — Évidemment, comme tu dis. — Ce ne serait pas pour que tu deviennes ma maîtresse. — Tu es sûr ? — Oui, insista-t-il en secouant la tête. Oui, bien sûr. Nous serions des égaux, de vrais amoureux. — Oh, Edeard, lâcha-t-elle en levant vers lui des yeux embués de larmes. Redis-le, s’il te plaît. Promets-le-moi ! Promets-moi que nous serons amants quand je serai de retour ! Edeard prit ses mains dans les siennes. — La Dame m’en est témoin, je te le promets. Près du Grand Bassin, Edeard emprunta une arche dont le sommet était en cristal. De nuit et sous la neige, cela ne faisait aucune différence car il avait l’impression de marcher sur un revêtement noir brillant maculé de boue grisâtre. Il déboucha dans les rues désertes d’Eyrie, qu’il traversa rapidement pour rallier Zelda. Il n’avait pas prévu d’aller aussi loin, mais, si tout le monde savait qu’il avait rendez-vous avec ces filles, il se devait au moins de se diriger dans la bonne direction – au cas où quelqu’un serait en train de l’observer. Une part de lui avait du mal à accepter que la ville tout entière suive sa vie amoureuse, toutefois, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Il trouvait tout de même bizarre qu’aucun de ses amis ne lui en ait parlé. Croyaient-ils qu’il était au courant ? Tout le monde semblait supposer qu’il était familier des us et coutumes de cette ville, alors qu’il était né dans une province reculée. Lorsqu’il eut traversé le canal du Bosquet, le décor changea et il se retrouva dans un dédale de maisons modestes, de boutiques et d’ateliers. Les murs se rapprochèrent, tandis qu’il s’enfonçait délibérément dans les rues les plus étroites. Il n’y avait personne en vue. Il zigzagua dans l’allée Polteral, un passage entre deux immeubles tout juste assez large pour une personne. Il y avait des alcôves dans les murs pour permettre aux gens de se croiser – renfoncements arrondis situés à cinquante centimètres du sol, elles avaient été créées par les premiers habitants de la ville. La nuit, personne ne passait par là car les murs épais empêchaient de voir ou de communiquer à distance. En cas d’agression, personne ne vous découvrirait avant le matin. Edeard s’assura en esprit que les alcôves étaient bien vides. Quand il fut à mi-chemin, il s’arrêta dans un recoin du mur et tissa un bouclier autour de lui. Lorsqu’il fut certain que personne ne l’avait suivi, il demanda à l’esprit somnolent de Makkathran de lui ouvrir un passage. C’était plus facile à présent. Depuis sa première fois derrière les boutiques de la rue Sonral, il s’était entraîné régulièrement dans des endroits tranquilles – et la ville n’en manquait pas. Sous ses pieds, le trottoir changea, produisit un tourbillonnement subliminal de symboles colorés. Ses pieds le traversèrent comme un tapis de brume, et une force l’entraîna doucement dans les fissures d’évacuation qui couraient sous les bâtiments. Comme chaque fois, il eut l’impression de tomber d’une grande hauteur. Edeard marcha pendant quelques minutes avant de déboucher à mi-hauteur de la paroi incurvée du large tunnel qui suivait le parcours du Grand Canal majeur. Il posa les pieds avec circonspection sur les marches que la ville avait créées à sa demande, mais même ainsi, la descente fut périlleuse à cause de l’eau qui coulait sur ses bottes. Il savait désormais que les canaux de Makkathran possédaient des doubles en sous-sol – qu’il n’avait évidemment pas eu le temps d’explorer dans leur totalité. Le plafond du tunnel principal diffusait une faible lumière orangée qui lui permettait de voir le ruisseau qui s’écoulait en son centre. Le débit était plus important que d’habitude, signe qu’une importante quantité d’eau s’infiltrait par les fissures de drainage. Edeard marchait sur un rebord mais était contraint de patauger à chaque croisement. Une eau glaciale s’infiltrait dans ses bottes. Il se demanda pour la énième fois comment il pourrait faire pour descendre un petit bateau jusqu’ici. Il finit par repousser l’eau sous ses tibias avec sa troisième main. Répéter le truc de Celui-qui-marche-sur-l’eau pour ne pas se mouiller aurait été trop épuisant sur une distance aussi importante. Il tourna dans le tunnel qui longeait le canal de la Queue supérieure et, quelques centaines de mètres plus tard, remonta dans une fissure de drainage. Le fait de n’être pas familier du quartier de Myco ne l’inquiétait pas, car son esprit était capable de pénétrer facilement le matériau de la ville ; pour lui, les structures qui l’entouraient n’étaient pas plus opaques que du verre légèrement fumé. Il s’arrêta sous une petite place isolée, et la ville l’aspira, le ramena à la surface sous une forte averse de neige. Pendant la remontée, Edeard prit soin de se rendre de nouveau invisible. Deux marins vêtus de cabans magenta traditionnels traversèrent la place sans le voir. Il sourit en les regardant s’éloigner et partit dans la direction opposée. La Maison des pétales bleus donnait sur le canal et, plus loin, sur les dômes des hangars du port. C’était un établissement de quatre étages à la façade vermiculée et aux fenêtres ovales entourées de palmettes noir onyx. Au sommet de son toit mansardé dépassaient deux bulles de verre pareilles à des yeux braqués sur les cieux de Querencia. Edeard les considéra avec intérêt, intrigué par la lumière violette qui en émanait. Normalement, Makkathran tout entière était enveloppée dans un halo orange. Les trois entrées du rez-de-chaussée étaient ouvertes. On entendait un piano, des éclats de rire et des voix. Des gardes en vestes noires semblables aux tuniques des gendarmes étaient postés de part et d’autre de chaque lourde porte en bois. Edeard retint son souffle, passa à côté d’eux et observa la moindre de leurs réactions. L’un d’entre eux fronça les sourcils, se retourna, mais ne donna pas l’alerte. La moitié du rez-de-chaussée était occupée par un bar, au centre duquel un piano jouait une mélodie enjouée. Derrière le long comptoir poli, des barmen habillés avec élégance préparaient des cocktails servis par des gé-macaques. Les tables étaient entourées de fauteuils en cuir à haut dossier, dans lesquels les clients se détendaient en attendant que la patronne vienne les voir. Deux grands poêles à charbon dispensaient une chaleur bienvenue. La salle était haute de plafond et surplombée par une galerie. Des filles aux cheveux bouclés étonnamment rigides et aux robes courtes et colorées étaient penchées par-dessus la balustrade. Elles souriaient aux clients, cherchaient à accrocher leur regard, leur soufflaient des baisers, attiraient leur attention par des messages télépathiques salaces. Pendant quelque temps, Edeard regarda qui montait et qui descendait le large escalier en bois. L’établissement d’Ivarl n’était pas uniquement fréquenté par des marins ; à en juger par les tenues des clients, il y avait beaucoup de représentants des Guildes et des grandes familles. Il vit même deux officiers de la milice, reconnaissables à leurs uniformes rouge et bleu. Pas de gendarmes, en revanche. Ils n’ont pas les moyens de venir ici. Il attendit, observa les usages de la maison, explora les lieux en esprit. La tenancière allait de table en table, échangeait quelques amabilités avec chaque client. Puis l’homme choisissait une fille – soit il avait une favorite, soit il en désignait une sur la galerie. Le paiement était effectué sur-le-champ, dans la discrétion, ou, pour les habitués, ajouté à leur note. Dès que le client avait terminé son verre, il montait à l’étage, où il était accueilli par la courtisane choisie. Après avoir passé quelques minutes au pied de l’escalier, Edeard monta à la suite d’un artisan de la Guilde des charpentiers. La fille se jeta sur son micheton, l’entoura de ses bras, et ils disparurent tous les deux dans un couloir transversal. Edeard passa derrière les autres filles – elles étaient tellement parfumées qu’il craignit d’éternuer – et se faufila sous une arche fermée par des rideaux. Cette dernière manœuvre fut la plus difficile, car il dut masquer les mouvements du velours rouge. De l’autre côté, il découvrit un couloir non décoré et un escalier qui le conduisit au deuxième étage. Il avait déjà étudié la disposition des lieux et senti la présence d’une trentaine de personnes réparties en petits groupes. Ivarl était facile à repérer ; Edeard n’était pas près d’oublier la signature de son esprit. Comme il n’aurait jamais réussi à ouvrir la porte sans se faire remarquer, il demanda à la ville de le laisser traverser le mur. Le chef du gang tenait salon dans une longue pièce située à l’extrémité du bâtiment. Quatre fenêtres ovales et grandioses donnaient sur la mer de Lyot. Ce soir, cependant, elles étaient obstruées par d’épais rideaux. Un poêle vert émaillé chauffait dans un coin et faisait regretter à Edeard d’être venu en manteau ; les autres étaient beaucoup moins couverts. La chemise grise d’Ivarl était déboutonnée sur sa poitrine velue. Ses bottes étaient posées contre le confortable canapé en cuir dans lequel il se vautrait. Il y avait sept hommes autour de lui. Leurs vêtements de qualité renforçaient l’illusion de leur appartenance à des grandes familles ou maisons de marchands. C’était un peu comme s’ils avaient créé une Guilde des criminels, comme s’ils jouissaient des mêmes privilèges que les sociétés légitimes de Makkathran. Lorsqu’il avait appris l’existence de ces gangs, Edeard avait imaginé des types à la mine patibulaire vêtus d’habits rapiécés, qui se réunissaient dans des salles souterraines secrètes… Le long du mur, il y avait une longue table chargée de plateaux en or et en argent débordant de mets aussi délicieux que ceux servis à Lillylight. Et puis il y avait des vins provenant de régions dont Edeard n’avait jamais entendu parler. Trois filles étaient occupées à servir les hommes qui tendaient leurs gobelets en cristal. Elles portaient de longues jupes diaphanes et de simples pantoufles en daim. Rien d’autre. Edeard se sentit coupable de les regarder ainsi, comme s’il s’était glissé en cachette dans leur chambre. Pauvre petit paysan. Qu’imaginais-tu que les filles porteraient dans un établissement comme celui-ci ? Alors, il les examina de plus près. Il reconnut les deux filles qui avaient accompagné Ivarl au tribunal ce matin. Quant à la troisième… Edeard laissa échapper un grognement incrédule. Heureusement, les hommes discutaient et ne l’entendirent pas. C’était Nanitte, la danseuse que Macsen avait ramenée chez lui la veille de l’embuscade au bassin de Birmingham. C’était effrayant. Ivarl opérait donc à un niveau qu’il ne soupçonnait pas. Après tout, cette pièce était le décor idéal pour un chef de gang comme lui, intelligent et sophistiqué, riche et beaucoup plus influent qu’Edeard l’avait pensé. Le gendarme était venu jusqu’ici dans l’espoir d’épier des conversations compromettantes. À présent, il savait qu’il faudrait plus que quelques arrestations et raids bien organisés pour mettre Ivarl hors d’état de nuire. Mettre un terme aux activités des gangs nécessiterait une préparation beaucoup plus importante. Il lui faudrait comprendre comment Ivarl fonctionnait, où se situaient ses intérêts, qui étaient ses amis. Avec un sentiment de malaise croissant, Edeard réalisa que le chef de gang n’aurait pas pu se hisser jusqu’à cette position sans l’aide de l’establishment. Chaque chose en son temps. Il renforça son bouclier et écouta. * * * Le lendemain du Jour de l’An, il neigeait. De grands flocons blancs et doux tombèrent du ciel gris, étouffèrent les sons de la ville. Edeard se leva tôt pour prendre son bain et manger un petit déjeuner décent composé d’œufs brouillés, de bacon et d’un peu de boudin noir d’Orkby grillé avec des champignons – il n’aurait sans doute pas le temps de déjeuner, aujourd’hui. Sous ses vêtements, il enfila sa nouvelle veste et son caleçon en soie renforcée. Les gangsters risquaient de résister, et il savait qu’au moins la moitié d’entre eux possédaient des pistolets. Il sortit sur la passerelle avec son thé et se perdit dans la contemplation du bassin en contrebas. Les flocons s’enfonçaient en silence sous la surface lisse, tandis que des volutes de vapeur s’élevaient vers le ciel. L’eau était trop chaude pour geler, mais pas assez pour que les enfants s’y baignent. Edeard avait pensé à en élever la température, comme il l’avait fait chez lui, mais il avait renoncé de peur d’attirer l’attention sur ses aptitudes. Boyd et Dinlay le rejoignirent, les joues rougies par le froid. Comme à son habitude, Dinlay était parfaitement apprêté, avec son manteau réglementaire de la même couleur que sa tunique ; comble de l’élégance, ses boutons en argent avaient tous la même taille et la même forme. Boyd avait choisi un pardessus en cuir marron molletonné à l’intérieur. Edeard l’avait trouvé tellement beau qu’il s’était acheté le même dans une boutique de Cobara. — Tout va bien ? s’inquiéta Dinlay. Depuis son retour, il y avait deux mois de cela, il travaillait dur pour prouver à ses camarades qu’il était à la hauteur. Il débordait d’enthousiasme, ce qui le rendait parfois difficile à supporter. Edeard priait pour que ce raid lui donne une fois pour toutes la confiance dont il avait besoin. Il lui restait une carte à abattre pour l’aider. — Aucun mouvement. Les gé-aigles ont surveillé les rues toute la nuit. Trukal et Harawold sont toujours à l’intérieur. Lian est à Sampalok avec sa petite amie. — Et Ivarl ? — Comme d’habitude. Ivarl s’aventurait très peu hors de la Maison des pétales bleus, ce qui le surprit. Il est vrai que les gens qu’il avait besoin de voir se précipitaient chez lui dès qu’il les appelait. Certains maîtres du Grand Conseil étaient moins respectés que lui. L’avantage, c’était qu’il était plutôt facile à surveiller ; Edeard connaissait d’ailleurs la Maison des pétales bleus comme sa poche et presque aussi bien que sa gendarmerie. Pendant deux semaines, les gangsters avaient préparé un cambriolage dans le quartier de Vaji. Avec audace, ils étaient entrés par effraction dans les locaux de la Guilde des chimistes le soir du réveillon afin de dérober un stock de lingots de platine. L’opération soigneusement planifiée avait monopolisé vingt bandits et quatre gondoliers. Ils s’étaient procuré le planning des gardes, avaient graissé la patte de quelques membres de la Guilde afin que certaines portes ne soient pas verrouillées, avaient chargé des filles d’occuper le personnel stratégique. Pour finir, ils avaient mis en scène une bagarre dans une taverne pour attirer les gendarmes de Vaji – quoi de plus normal, en effet, qu’une bagarre dans une taverne un soir de réveillon ? Lorsqu’il fut au courant de tous les détails, Edeard commença à manœuvrer. Il dit à ses hommes qu’il avait une source au sein du gang d’Ivarl et qu’un cambriolage était en préparation. Il fallut moins d’un jour pour que la nouvelle de cette fuite revienne aux oreilles du chef, ce qui ne manqua pas de déclencher – spectacle délicieux – une vague de récriminations et de soupçons chez ses lieutenants. Edeard convainquit Ronark de laisser le cambriolage avoir lieu en lui promettant que son informateur lui révélerait où seraient cachés les lingots – cela leur permettrait d’appréhender de plus gros poissons et, avec un peu de chance, de prendre la main dans le sac des receleurs et des joailliers peu scrupuleux. Après cela, Ivarl convoqua Trukal et Lian pour leur faire part d’un léger changement dans le plan dont eux seuls seraient au courant. Edeard faillit éclater de rire en les entendant comploter ; après toutes ces manœuvres, ces stratagèmes et contre-stratagèmes, il ne savait plus trop où il en était. Cependant, les détails du cambriolage ne l’intéressaient plus ; seul Ivarl comptait à ses yeux, et, pour l’avoir espionné de l’intérieur, il savait que la haine qu’il vouait à son ennemi était réciproque. Kanseen et Macsen arrivèrent à leur tour. Ils semblaient pressés d’en découdre. — Pas de gueule de bois ? s’enquit Edeard. — Sûrement pas. Je suis un exemple pour toute l’équipe, répondit Macsen en adressant un clin d’œil à Boyd ; à 21 heures, j’étais déjà au lit avec un chocolat chaud. Alisool fait vraiment un excellent chocolat. Kanseen leva les yeux au ciel. — Par la Dame, son ego nous tuera. — Allons-y, dit Edeard. Les deux autres escouades commandées par Edeard attendaient déjà dans la petite salle commune de Jeavons. Tout le monde était excité. Droal et Urarl, les deux chefs d’escouade, saluèrent Edeard, qui leur répondit en s’efforçant de ne pas s’intéresser à Vilby. — Tout va bien ? demanda Urarl. Troisième fils d’un forgeron de Cobara, il avait deux ans de plus qu’Edeard, mais ne semblait pas en vouloir à ce dernier d’avoir été promu caporal avant lui. — Ils n’ont pas bougé, expliqua Edeard à tout le monde. Les hommes de Chae les ont surveillés toute la nuit. Les lingots sont toujours là, et nous avons réussi à identifier dix-sept bandits. Les tribunaux vont être très occupés cet après-midi. Le capitaine Ronark arriva à la tête de trois autres escouades. — Prêts à partir ? demanda-t-il. — Oui, monsieur, répondit Edeard. — Voici votre permis de port d’armes, continua Ronark en lui tendant un parchemin rehaussé d’un sceau officiel. Je viens juste de m’entretenir à distance avec mes collègues de Neph et Bellis ; ils mettent des hommes à notre disposition pour l’arrestation. Vous aviez parfaitement raison, caporal : ils auraient très mal pris que nous ne les tenions pas au courant. — Merci, monsieur. Le gendarme stagiaire Felax arriva à la hâte. Le garçon de dix-sept ans s’était engagé en même temps que vingt autres jeunes gens après l’arrestation spectaculaire d’Arminel. Chae répétait à l’envi que sa vie était devenue un cauchemar depuis qu’on lui avait confié ces incapables. En réalité, il les adorait. — Tous les mandats ont été signés, annonça Felax. Le juge Selby nous souhaite bonne chance. Edeard rangea les mandats dans sa poche sans les regarder. — Vous pouvez rester avec nous, lui dit-il. Nous aurons besoin de messagers. — Merci infiniment, monsieur. — Bien, votre attention s’il vous plaît, reprit Edeard en montant sur un banc. Les lingots volés à la Guilde de chimistes sont cachés dans le sous-sol d’une maison de la rue Whitemire, à Sampalok. Ils sont gardés par cinq ou six gangsters armés, mais nous savons qu’ils vont recevoir des renforts ce matin. Comme il est dangereux pour eux de garder leur butin dans un même endroit, ils vont essayer de le répartir chez des marchands véreux dans toute la ville. Nous sommes donc dans l’obligation d’intervenir après l’arrivée de ces renforts mais avant leur départ. Ainsi, nous arrêterons un maximum de malfrats. Une fois que les lingots seront en notre possession, nous arrêterons toutes les personnes impliquées dans cette affaire. Je me répète : nous devons absolument trouver les lingots. C’est une leçon que j’ai apprise à mes dépens lors du premier procès d’Arminel. Un rire parcourut la salle. — Nous bénéficierons de l’aide de trois gé-aigles et dix gé-chiens de notre gendarmerie et de celle de quelques escouades venues de Bellis et Neph. Nous savons que certains des bandits seront armés et, pour une fois, nous le serons aussi. Je vous demanderai néanmoins de ne vous servir de vos pistolets qu’en cas d’absolue nécessité. Je ne veux pas de victimes. Il s’agira avant tout d’adresser un message très clair aux criminels : l’année à venir verra la fin des gangs de Makkathran. Macsen et Dinlay furent les premiers à applaudir et siffler. — Ce sera le chaos, dit Macsen, tandis qu’ils glissaient sur le Grand Canal majeur à bord d’une gondole. Quatre autres gondoles les suivaient, qui transportaient les escouades venues de Jeavons. — Comment cela ? s’énerva Dinlay. Edeard a accompli un travail d’organisation fantastique. — Ah oui ? Qui commandera quand on sera sur place ? Les escouades de Bellis et Neph vont vouloir prendre les choses en main, et elles seront dirigées par des sergents. Ne m’en veux pas, Edeard, mais je pense que nous serons beaucoup trop nombreux. Nous ne sommes pas habitués à travailler de façon concertée. — Je sais, concéda Edeard. Il s’assit sur le banc et, le sourire aux lèvres, admira le ciel. Il ne neigeait plus et les nuages se dispersaient. Un soleil d’hiver vif et aveuglant illuminait les bâtiments couverts de neige. Les vacances du Nouvel An terminées, les gens retournaient travailler et l’atmosphère était animée et joyeuse. Edeard aimait cette ambiance. — Qu’est-ce que tu manigances ? s’inquiéta Kanseen. — En fait, c’est encore pire que ce que Macsen pense, répondit-il. (Du coin de l’œil, il regarda le gondolier qui essayait d’écouter sans en avoir l’air, puis il se pencha vers ses amis et chuchota :) Le gang sait que nous arrivons. — Comment est-ce possible ? s’étonna Boyd. — Mon informateur me l’a dit. L’explication était simple : trois fois par semaine, Vilby rejoignait Nanitte dans une salle privative du Cheval noir. — Par la Dame, de quel informateur parles-tu ? demanda Macsen. Ces dernières semaines, nous – tu n’as fait que lui obéir au doigt et à l’œil ! — Je ne peux pas vous le dire. Edeard ne s’était pas encore résolu à révéler la vérité à Macsen – lequel avait sans doute oublié Nanitte. Le jeune homme se renfrogna. — Alors, que fait-on ? voulut savoir Dinlay. — Nous allons utiliser leur arrogance contre eux. Les escouades de Bellis et Neph attendaient sur le pont du Bassin central. La gondole d’Edeard s’arrêta près d’une plate-forme d’amarrage, et le caporal nouvellement promu s’éloigna pour s’entretenir avec les deux sergents venus leur prêter main-forte. Macsen avait vu juste : leur enthousiasme était palpable. Edeard savait qu’ils ne respecteraient pas ses consignes et se précipiteraient pour être les premiers à appréhender les gangsters. Il produisit un plan et leur montra l’emplacement de la maison. Les gendarmes acceptèrent de prendre les malfrats en tenailles ; leurs escouades arriveraient du côté du Parc de Pholas, tandis qu’Edeard prendrait par Myco ; ainsi, même s’ils remarquaient quelque chose, les membres du gang ne pourraient pas s’échapper. La gondole d’Edeard reprit sa route entre les quartiers très différents de Bellis et Sampalok. Le long du canal, les bâtiments cylindriques de Bellis étaient couronnés de longues spires vrillées et présentaient des balcons en forme de coupes pareils à des hernies. Sampalok était constitué d’immeubles semblables à celui dans lequel habitait Edeard, quoique trois ou quatre fois plus gros et divisés en appartements plus modestes. Ici, les familles étaient à l’étroit. Les rues larges qui serpentaient entre les bâtiments étaient jonchées d’ordures ; les gé-macaques de la voirie semblaient incapables d’en venir à bout. La situation était pire que celle qu’il avait connue à Ashwell. Améliorer les conditions de vie des gens, leur donner de nouvelles perspectives serait un bon point de départ, pensa Edeard. Pourquoi le maître du quartier ne faisait-il rien ? Comme s’ils étaient affectés par le décor dans lequel ils vivaient, les habitants de Sampalok regardèrent passer les gondoles des gendarmes d’un air morose. Certains crachèrent dans l’eau et gratifièrent les forces de l’ordre de gestes obscènes. Quelques troisièmes mains secouèrent un peu les embarcations. Des bandes de gamins conspuèrent les hommes en uniforme. — Petits cons, grogna Boyd. — Ils ont besoin qu’on leur montre une autre voie, c’est tout, le tempéra Edeard. — C’est trop tard, rétorqua Macsen. Ils n’ont jamais connu que cette vie-là. On ne peut pas les changer. Edeard examina la ligne des toits de ces bâtiments disgracieux et pensa aux modifications qu’il pourrait y apporter, aux fonctions nouvelles qu’il pourrait modeler. — N’en sois pas si sûr, murmura-t-il. Kanseen lui lança un regard étonné mais ne dit rien. Ils s’amarrèrent à un ponton du Premier Bassin et s’enfoncèrent dans Myco. Voir le quartier de jour fit un drôle d’effet à Edeard. Loin d’être aussi misérable que Sampalok, on y trouvait des familles de pêcheurs, de constructeurs de bateaux et une forte présence des Guildes. Comme aimait à le dire Macsen, ces gens avaient un sentiment d’appartenance plus important que leurs voisins. — J’ai des nouvelles, lui annonça Chae en esprit tandis qu’ils remontaient la rue Maley, pas très loin de la Maison des pétales bleus. — Oui ? — Vous ne devinerez jamais qui est arrivé pour examiner les lingots. — Je vous écoute… — Ce bon vieux capitaine Ivarl. Les collègues proches d’Edeard eurent un sourire carnassier. — Cela ne m’étonne guère, répondit le caporal. — Par la Dame, on va l’avoir, s’enthousiasma Boyd, le pouce levé, en regardant ses camarades. — Comment cela ? demanda Chae. — Il est venu contempler sa prise, il jubile. En esprit, Edeard vit les escouades de Bellis et Neph traverser le Parc de Pholas au pas de course. Comme prévu, elles avaient pénétré dans Sampalok par le pont qui enjambait le canal de la Route marchande et étaient toutes proches du repère des bandits. Elles arriveraient sur place avec dix bonnes minutes d’avance. — À quoi tu penses ? l’interrogea Kanseen avec un sourire en coin. Edeard fit signe à ses hommes de s’arrêter, demanda à Felax d’approcher et lui tendit une enveloppe. — Je veux que vous couriez jusqu’à la rue Whitemire et que vous donniez cette enveloppe aux sergents des autres quartiers. — Oui, monsieur Celui-qui-marche-sur-l’eau, acquiesça le garçon avec un salut militaire. — Allez, filez. Il ordonna à un des gé-aigles de garder un œil sur lui. — Que se passe-t-il ? demanda Macsen. — Le plan a un peu changé. Suivez-moi. Il tourna dans l’avenue Campden, artère flanquée de jacktrals dont les branches seraient bientôt ornées de grosses fleurs bleu ciel. Pour le moment, toutefois, les bourgeons étaient encore couverts de neige. Derrière lui, les interrogations et conversations étouffées allaient bon train, mais il choisit de les ignorer. Ils s’éloignaient de Sampalok ; l’avenue menait tout droit au canal de la Queue supérieure, qui longeait le quartier du Port. — Dinlay, appela Edeard. Prends l’escouade d’Urarl et emprunte la prochaine allée. (Il lui montra son plan de manière que personne d’autre ne le voie.) C’est le bâtiment qui nous intéresse. Assure-toi que personne ne s’échappe et n’oublie pas de faire attention aux fenêtres et aux toits. — Qu’est-ce qu’il y a, là-bas ? Edeard se pencha le plus près possible de son oreille. — Les lingots. L’opération s’était déroulée au milieu de la nuit… Sur le chemin de Sampalok, les gondoles chargées de lingots étaient passées sous plusieurs ponts surplombant le canal de Roseway, dont une arche massive en pierre et métal située à l’extrémité du boulevard Royal d’Abad qui conduisait au quartier de Nighthouse. Ivarl s’était arrangé pour que des gondoles se dirigeant dans la direction opposée passent à cet endroit à ce moment précis. Pendant quelques secondes, les embarcations disparurent sous le pont et les aigles qui les surveillaient les perdirent de vue. L’épaisseur de l’ouvrage ajoutée aux boucliers déployés autour des gondoles rendait impossible toute observation à distance. Des boîtes identiques furent échangées. Edeard ne put qu’admirer la technique des gangsters. Ce qu’Ivarl ignorait, c’est que, connaissant son plan dans les moindres détails, son adversaire avait posté un gé-chat sous le pont. Le Grand Maître Finitan avait été heureux de l’aider en lui prêtant quinze génistars qu’il avait répartis sous tous les ponts du canal. Une fois la substitution confirmée, Edeard n’avait eu aucun mal à suivre les nouvelles gondoles jusqu’à Myco, où les boîtes furent débarquées avant d’être cachées dans l’entrepôt d’un pêcheur. — Le pauvre vieux, envoya en esprit Chae d’un ton sardonique. Ivarl semble très en colère. Tout le monde vit le chef de gang sortir précipitamment de la maison de Sampalok, le visage écarlate. Plusieurs de ses lieutenants le suivaient, inquiets. Edeard avisa le hangar situé à vingt mètres de lui et sourit. Les grandes portes étaient ouvertes sur un intérieur sombre empli de barils. Plusieurs pêcheurs étaient assis à l’extérieur avec leurs femmes et réparaient des filets. D’autres filets séchaient en boucles larges à l’intérieur. — Scellez le périmètre. Les gens qui travaillaient sur les filets assistèrent, stupéfaits, à l’arrivée des gendarmes. Des gé-aigles tournoyaient au-dessus de la bâtisse pour surveiller la cale située à l’arrière. Les gé-chiens grognaient. — Restez où vous êtes, ordonna Edeard. J’ai un mandat qui m’autorise à fouiller ce bâtiment. Dinlay et deux autres gendarmes arrêtèrent un pêcheur qui tentait de s’échapper. — Kanseen, prends Macsen et Droal et va faire un tour à l’intérieur, s’il te plaît. N’oublie pas de vérifier le sous-sol. — Espèce de filou, marmonna-t-elle, le sourire aux lèvres, en s’exécutant. À distance, Edeard vit quelqu’un courir sur la cale d’accostage, de l’autre côté de la bâtisse. Il sauta sur le canal, qui se solidifia sous ses pieds. La surface se déformait à peine sous son poids tandis qu’il courait vers le quai. Les gens qui marchaient au bord du large canal s’arrêtèrent pour le regarder. Des doigts furent pointés vers lui. Des cris de joie résonnèrent au-dessus de l’eau glacée. Les enfants appelèrent leurs copains. C’était Celui-qui-marche-sur-l’eau, disaient-ils. Il recommençait ! Edeard arriva à l’extrémité de la cale d’accostage au moment où Lian essayait de mettre une barque à l’eau. — Vous partez déjà ? demanda le gendarme d’une voix douce. La fête ne fait pourtant que commencer. Lian communiquait frénétiquement avec quelqu’un à distance. Il enfonça une main dans son manteau. Edeard lui lança un regard dissuasif. — Cela n’a pas réussi à Arminel, vous vous rappelez ? Lian le toisa avec colère, recula et leva les mains en l’air. Droal arriva derrière lui, lui prit son pistolet et lui mit les menottes. — Que se passe-t-il ? s’enquit le sergent de Bellis. En esprit, Edeard vit l’homme et son équipe arriver devant la maison de Sampalok. — Nous les avons repérés alors qu’ils déplaçaient leur butin, répondit Edeard d’un ton neutre en examinant la barque. Désolé, mais nous n’avons pas eu le temps de vous prévenir. J’ai confié une liste à un messager. Ce sont les noms de toutes les personnes impliquées dans ce vol. La plupart d’entre elles vivent dans les immeubles qui jouxtent leur planque. Vous pourriez les arrêter, s’il vous plaît ? Il était conscient de l’aura moqueuse qui irradiait de l’esprit de Chae, tandis que le sergent arrachait l’enveloppe des mains de Felax. — Par la Dame ! s’exclama Kanseen. Edeard, il faut que tu voies cela. — J’arrive. La cave située sous le hangar était une des cachettes d’Ivarl. Edeard ne l’avait examinée que très brièvement deux jours plus tôt, de peur de se faire repérer. Dans les trois salles voûtées, il avait vu de très nombreuses caisses, bouteilles et sacs empilés. Macsen et Urarl ouvrirent des caisses emplies d’argenterie précieuse. Les boîtes plus petites contenaient des bijoux, les sacs des balles de soie d’araignée brute, du thé et des épices importées par bateau de provinces situées à des centaines de kilomètres. Des bouteilles de vin alcoolisé étaient empilées jusqu’à la voûte du plafond. — Cataloguer tout cela prendra des semaines, remarqua Urarl, stupéfait. Et ils n’avaient ouvert que quelques caisses… — Les renforts arrivent, le rassura Edeard. Coïncidence extraordinaire, Ronark arriva au même moment qu’Ivarl. Le capitaine de la gendarmerie de Jeavons était à la tête de trois gondoles pleines de comptables de la Guilde des clercs, qui avaient suivi Edeard sur le Grand Canal majeur à leur rythme. Elles s’amarrèrent à la cale d’accostage au moment même où Ivarl jaillissait de l’avenue Campden, le souffle court et très, très en colère. — J’avais oublié que vous habitiez dans le coin, commença Edeard avec le sourire. C’est gentil d’être passé nous voir. Ivarl lui lança un regard noir, puis se tourna vers un Ronark impassible. Il leva sa canne au pommeau en or. Hésita. — Nous pouvons faire quelque chose pour vous ? continua Edeard, tandis que Dinlay et Kanseen sortaient du hangar avec des boîtes chargées de lingots. Les yeux écarquillés, Ivarl regarda passer les boîtes et leur précieux contenu. — Vous voudriez récupérer quelque chose ? demanda Edeard. C’est possible, à condition que vous nous présentiez les factures, bien sûr. Il y a tellement d’objets dans cette cave. C’est étrange, mais les inspecteurs portuaires semblent tout ignorer de ces importations et n’ont prélevé aucune taxe dessus. Par bonheur, des comptables arrivent pour nous aider à calculer tout cela. D’ici là, tout sera stocké dans un hangar municipal. Peut-être quelqu’un viendra-t-il réclamer ce qui lui appartient et paiera-t-il ce qu’il doit à la communauté ? Un sourire défait éclaira le visage d’Ivarl. — Celui-qui-marche-sur-l’eau… Vous êtes doué. — Je ne fais que mon devoir. — Toutefois, vous n’avez pas le droit à l’erreur, et la chance ne sera pas toujours de votre côté. — Sans aucun doute. Je suis certain que Tanamin serait d’accord avec vous. Deux nuits plus tôt, écœuré, Edeard avait entendu Ivarl expliquer dans le détail à Harawold comment il devrait punir Tanamin de ne pas avoir extorqué suffisamment d’argent aux habitants de la partie du quartier de Fiacre dont il avait la charge. Ivarl ne parvint pas à masquer sa surprise. Lorsqu’il eut enfin réussi à voiler ses émotions, il considéra Edeard d’un œil circonspect, comme s’il avait affaire à un renard de feu acculé. — Oui, très doué, vraiment. Je le vois à présent. Êtes-vous certain de ne pas vouloir accepter mon invitation ? Ensemble, nous accomplirions de grandes choses. — Vos perspectives d’avenir seront réduites, dans les mines de Trampello. — Je vois. Dommage. — Vous avez quelque chose à ajouter ? — Non. Pas aujourd’hui. 2 À la mi-journée, les capsules des paramilitaires d’Ellezelin quadrillaient Colwyn City toutes sirènes hurlantes pour se rendre sur les lieux des nombreuses échauffourées avec la population, produisant une véritable cacophonie. Pour accompagner ce son discordant, des éventails de faisceaux lasers rouges et azur se déversaient régulièrement dans l’appartement d’Araminta par les portes ouvertes du balcon, tandis que des appareils survolaient le parc. Alors que la lumière aveuglante balayait une nouvelle fois le coin cuisine, Araminta fit la grimace. Elle faisait chauffer de l’eau dans une bouilloire pendant que l’unité culinaire s’efforçait de préparer les ingrédients d’un simple sandwich au poulet. Elle jura et donna un coup de pied dans l’appareil qui venait d’afficher un nouveau message d’erreur. Encore un problème thermique. Peut-être les lasers perturbaient-ils ses systèmes internes ? Elle soupira et secoua la tête ; c’était une idée ridicule. Le pire, c’était de rester ici à ne rien faire. Non, le pire, c’est de ne pas savoir quoi faire. Une autre capsule hurla dans le ciel. Araminta reposa violemment la théière et se précipita vers le balcon, mais l’engin avait déjà disparu derrière l’immeuble, où il harcèlerait sans doute les gens réunis dans le parc. Celui-ci servait de point de ralliement à tous ceux qui refusaient de se soumettre à l’envahisseur. Elle aurait aimé pouvoir claquer les portes, toutefois, la baie était composée d’une feuille de verre liquide et elle préféra laisser le matériau se sceller doucement. Une fois la porte correctement fermée, le bruit des sirènes devint beaucoup moins gênant – il est vrai qu’elle avait opté pour un matériau isolant haut de gamme. La porte-fenêtre était restée ouverte toute la journée pour lui permettre de ressentir l’ambiance de la ville. C’était bête et réconfortant à la fois, quoique en réalité il s’était surtout agi de ne pas penser aux événements véritables. Pour couronner le tout, elle n’avait rien fait dans l’appartement. Son ombre virtuelle l’avait abreuvée d’informations concernant l’expansion du Vide glanées sur l’unisphère. Il y avait très peu de faits avérés et beaucoup trop de spéculations et d’accusations. Heureusement, son interface filtrait tout cela pour elle et ne laissait passer que les données essentielles. Il n’y avait pas grand-chose de neuf ; la mission d’exploration avait évacué Centurion. Toutes les émissions diffusaient les images de la destruction de la base. Les énigmatiques sphères DF en position autour de l’étoile l’intriguaient énormément. Depuis leurs studios, les commentateurs se demandaient de quoi elles étaient capables ; après tout, les Anomines les avaient prises pour modèles lorsqu’ils avaient emprisonné les Dyson. À présent, tout le monde espérait qu’elles avaient des fonctions plus agressives que la simple création des champs de force, aussi énormes soient-ils. Malgré la perte de la station Centurion, les données continuaient à affluer grâce à un grand nombre de capteurs disséminés parmi les étoiles du Mur et au relais ténu de la Marine. La frontière du Vide continuait à s’étendre ; sa surface ondulait, se distendait pour englober les amas stellaires qu’elle avait attirés. Nombreux étaient ceux à affirmer qu’il y avait une explication à cette voracité. De là à penser que le Second Rêveur y était pour quelque chose, il n’y avait qu’un pas. Une fois la porte-fenêtre verrouillée, elle tomba à genoux sur le sol en béton nu. Les larmes qu’elle avait contenues toute la matinée menaçaient de jaillir d’un seul coup. C’en est trop. Une seule personne ne peut pas porter ce poids sur ses épaules. Je ne peux pas être responsable de la menace qui pèse sur la galaxie, ce n’est pas possible. Son ombre virtuelle l’informa qu’un fichier se répandait sur l’unisphère sans aucune restriction, passait de nœud en nœud sans être arrêté pour atteindre la messagerie de tous les habitants du Commonwealth. Il s’agissait d’une communication en temps réel émise par une adresse inconnue située sur Terre. — Seule l’ANA est capable d’un tel prodige, expliqua son ombre virtuelle. — Ouvre-le, ordonna-t-elle. Si l’ANA voulait s’adresser à tout le monde, c’était sans doute pour délivrer un message réconfortant. Gore Burnelli se tenait sur un genre de falaise rocheuse et tournait le dos à une mer tropicale. Il portait une simple chemise blanche, et ses cheveux blonds voletaient dans le vent. Il avait le visage d’un garçon de vingt ans, le teint hâlé et les yeux gris. Il plongea son regard dans celui d’Araminta ; pour une raison qu’elle ne s’expliquait pas, elle fut envahie par un intense sentiment de culpabilité. « Je doute que les habitants du Grand Commonwealth se souviennent de moi, commença-t-il. Je suis une de ces personnes fortunées qui ont permis au Commonwealth de se développer à ses débuts. Survolez ma biographie, et vous verrez que j’ai connu un furtif moment de gloire pendant la Guerre contre l’Arpenteur. J’ai la prétention de croire que mes antécédents me donnent le droit de vous prendre un peu de votre temps, mais rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter ma vie. En fait, je vais m’adresser à une personne et une seule : le Second Rêveur. J’imagine que vous ne saviez pas que le Seigneur du Ciel lancerait une phase de dévorement après votre dernière rencontre. Je ne vous blâme pas. Je ne vous condamne pas. Contrairement à tous les autres, je ne vais pas non plus vous traquer. À ce propos, sachez que le Rêve Vivant n’est pas le seul à vous chercher ; de nombreux agents des Factions de l’ANA et d’autres groupes du Grand Commonwealth sont à vos trousses. » — Par Ozzie…, geignit Araminta, qui pleurait pour de bon. « Tout le monde veut vous dire ce que vous avez à faire, et j’imagine que vous êtes effrayé et un peu perdu. Il semblerait que vous ayez décidé de vous faire discret – votre attitude récente l’atteste –, ce que j’admets parfaitement. Vous venez de comprendre qui vous êtes, et ce n’est pas facile. Vous allez devoir prendre de nombreuses décisions, et je n’aimerais pas être à votre place. Il va sans dire que, si vous le souhaitez, je suis prêt à vous apporter mon aide. Encore une fois, ce n’est pas la raison de mon appel. Il est une décision qui doit être prise sans hésitation : la phase d’expansion du Vide doit être stoppée. D’après ce que nous savons, vous êtes la seule personne qui ait ce pouvoir pour le moment, je dis cela car quelqu’un d’autre va tenter quelque chose… (Gore se redressa et s’efforça de rester fort.) Ma fille Justine Burnelli était sur Centurion lorsque l’expansion a repris. Contrairement à ses camarades, elle n’a pas pris ses jambes à son cou. Malgré mes supplications, contre ma volonté, elle a foncé vers le Vide. Son vaisseau est équipé d’un ultraréacteur – l’existence de cette machine était tenue secrète, mais les rumeurs se propagent vite sur l’unisphère, aussi en avez-vous peut-être entendu parler. Son appareil est extrêmement rapide, ce qui signifie qu’elle atteindra la frontière d’ici demain. Justine n’est pas comme moi ; elle est douce, gentille, optimiste – enfin, elle a toutes les qualités dont notre espèce peut être fière. Depuis des siècles, elle œuvre dans le domaine diplomatique. Elle est partie seule pour le Vide dans l’espoir de rencontrer le Seigneur du Ciel. Elle pense que la raison finira par l’emporter. Toutefois, il lui faudra d’abord traverser la frontière. Les hommes ont réussi cet exploit une fois. Inigo et Celui-qui-marche-sur-l’eau nous l’ont prouvé. Second Rêveur, j’en appelle à vous ! Je vous supplie de contacter le Seigneur du Ciel une dernière fois pour lui demander de laisser passer ma fille. C’est tout. Vous n’aurez pas à parler de l’expansion du Vide ou du pèlerinage. Donnez à Justine une chance de négocier avec qui de droit. Ma fille ne renoncera pas, quoi qu’il arrive. En dépit de toutes mes mises en garde, elle croit en l’humanité, elle est persuadée que nous méritons qu’on nous donne une chance. Elle a foi en nous. J’espère… Je vous supplie de faire votre possible pour l’aider. Je vous implore de ne pas laisser ma fille mourir pour rien. Si vous avez besoin de quelque chose, n’hésitez pas à me contacter à l’adresse ci-jointe elle est parfaitement sécurisée. S’il vous plaît. Aidez-nous à arrêter l’expansion du Vide. Nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous. Aidez-la. Vous seul le pouvez. » Araminta se prit la tête à deux mains ; elle aurait voulu se rouler en boule et disparaître de cet univers. — Va te faire foutre ! lâcha-t-elle à l’image évanescente de Gore. Au même instant, une pointe de doute l’assaillit. Peut-être que cette Justine peut réellement faire quelque chose. Peut-être que tout ne dépend pas de moi, après tout. Restait donc à entrer en contact avec le Seigneur du Ciel sans attirer l’attention du Rêve Vivant et de tous ceux qui la traquaient. Rien de plus facile pour quelqu’un qui n’est pas fichu de faire fonctionner une unité culinaire. * * * Au milieu d’un désert de boue séchée trônait une maison, un igloo de sable cuit, dont la porte en bois avait un jour été vert foncé. Le soleil implacable et le vent chargé de poussière l’avaient décapée, même s’il subsistait quelques traces de peinture dans les fissures des planches de chêne. Il connaissait cette porte. Il la connaissait très bien. Il savait ce qu’il y avait de l’autre côté. Le soleil suspendu au centre du ciel saphir décolorait le désert lui-même. Il en avait toujours été ainsi. Il arrêta son énorme charlemagne juste à côté de l’igloo et mit pied à terre ; sa robe blanche immaculée flottait autour de lui. Sa capuche large protégeait son visage des rayons pénétrants de l’astre du jour. Bizarrement, il eut beaucoup de mal à parcourir les quelques mètres qui le séparaient de la porte. Ses membres eurent à combattre une force inconnue qui entravait ses mouvements. Alors il comprit qu’il luttait contre sa propre peur et se demanda s’il souhaitait toujours faire ce pour quoi il était venu. Il craignait ce qui l’attendait de l’autre côté. Il continua néanmoins car, comme d’habitude, il n’avait pas le choix, pas de volonté, ni d’indépendance. Il arriva épuisé devant la porte. Il leva le bras, posa la main sur le bois chaud, sentit son grain lisse familier. Il poussa. La porte s’ouvrit et les ténèbres se déversèrent à l’extérieur, contaminèrent la lumière du soleil. Elles l’enveloppèrent comme de la brume, renforçant sa peur. Néanmoins, la porte était ouverte. Il n’y avait plus rien entre la personne qui vivait dans cette maison et lui. Quelque chose bougea dans l’ombre, une présence chercha à le toucher. — Votre père et vous avez tous les deux eu le courage de faire le bon choix à la fin, dit une voix. Mon opinion ne compte pas, bien sûr, mais je suis content. Je suppose que je vous dois une seconde chance. — Mon père ? Il fit un pas en avant… Le véhicule tressauta. Ses chenilles avant brisèrent une arête de glace et son nez en biseau pointa vers le bas. Aaron revint brutalement à la réalité, agrippa ses accoudoirs et regarda par l’étroit pare-brise. Il faisait très sombre à l’extérieur ; il était minuit, et le ciel bouillonnant était couvert de nuages sur une épaisseur de cinq kilomètres. Les faisceaux des phares n’éclairaient que les flocons qui tombaient en abondance et d’occasionnels blocs de glace presque aussi gros que leur engin. Les éclairs réguliers leur montraient un paysage glacé, infini et jonché de glaçons aux arêtes aiguës. Ceux-ci étaient d’ailleurs de plus en plus nombreux. Quelle géographie de cauchemar ! Ils avançaient à un rythme ridicule, et cela n’était pas près de s’arranger. Il vérifia le système de navigation inertiel du véhicule. En deux heures, ils avaient parcouru sept kilomètres un quart et n’avaient pas arrêté de zigzaguer. Plus d’une journée s’était écoulée depuis qu’un vaisseau inconnu avait largué une cuve de masse Hawking sur Hanko. Il aurait aimé pouvoir calculer le temps que mettrait le dispositif à dévorer la planète de l’intérieur ; toutefois, connaître avec précision le moment où les continents imploseraient ne les ferait pas aller plus vite. Sa première estimation – trois jours – lui semblait cependant réaliste. L’ordinateur de bord ordonna aux chenilles de ralentir ; Aaron s’en aperçut car la fréquence des vibrations qui secouaient la cabine en fut modifiée. Lorsqu’il demanda des explications, le pilote automatique lui transmit ce que captait le radar : il y avait une crevasse droit devant, une chute verticale de plus de dix mètres. — Par la Dame ! s’exclama Inigo. (La lumière violacée des deux bandes polyphotos du plafond creusait les ombres de son visage.) Il va nous falloir au moins une demi-heure pour passer cela. — C’est vous l’expert, marmonna Aaron avec aigreur. Inigo le gratifia d’un sourire pincé. — En effet. Il attrapa les commandes manuelles, ralentit davantage et activa les lames rotatives avant. Celles-ci se déployèrent devant le nez de l’engin et se mirent à tourner. Les lames mordirent dans la glace et le véhicule reprit sa progression. Un grand plumet de granules sales fut projeté dans les airs et emporté par le vent violent. Dans l’habitacle, le vacarme était assourdissant. Avec force tremblements, ils commencèrent à creuser un passage. Inigo pilota avec circonspection, décrivit une courbe afin de descendre en longeant la crevasse. Comme les débris réduisaient la visibilité à zéro, il devait se fier aux capteurs du véhicule et à son scanner biononique. Le messie perdu disposait apparemment de programmes sophistiqués, décida Aaron ; son propre scanner percevait peu de chose au-delà de la carrosserie du véhicule. L’épaisseur de glace qu’ils traversaient était dense et entrecoupée de strates de roches et de sol. C’était un milieu difficile qu’Inigo semblait toutefois comprendre, puisqu’il savait quand ralentir et quand exercer une pression plus importante. Les crissements produits par les lames lui faisaient mal aux dents ; leur fréquence dépendait de la nature du terrain – terre ou glace. Il arrivait aussi au métal de mordre dans la roche ; dans ces moments-là, Aaron avait envie de cogner. Corrie-Lyn, elle, avait les mains sur les oreilles, les lèvres retroussées, le visage déformé par un rictus incrédule. Inigo bougea la manette d’une manière imperceptible et écarta le véhicule de la strate dense. Des débris de roche et de glace volaient de part et d’autre des lames, tombaient dans le fond du gouffre. Inigo s’engagea dans une couche de glace et opta pour une largeur de coupe plus importante. Ils créèrent donc leur propre rampe, descendirent avec force cahots et secousses. Ils mirent plus de quarante-cinq minutes à atteindre le fond de la crevasse. Les lames se rétractèrent. À la lumière de leurs phares, Aaron considéra d’un air pensif le paysage constellé de blocs de glace de plus en plus gros et nombreux. — Merde, cracha-t-il. On n’y arrivera jamais. Sur quelle distance ce champ s’étend-il ? S’ils ne le traversaient pas en moins de deux heures, ils ne parviendraient jamais à atteindre le vaisseau avant l’implosion. — Je ne sais pas, répondit Inigo, imperturbable. Je n’ai pas de carte topographique sous la main. Il longea la base de la falaise à la recherche d’un passage entre les blocs. — Vous vous fichez de moi ! — Non, je n’ai pas de carte mise à jour. Elles sont toutes dépassées depuis mille ans ; sans compter que la glace bouge. Lentement, je vous l’accorde, mais la topographie est bouleversée tous les siècles environ. — Merde ! lâcha Aaron en frappant la paroi de la cabine. Il faut absolument trouver un moyen de progresser plus vite que cela. — Je sais. Corrie-Lyn se leva de sa banquette et passa les bras autour du cou d’Inigo. L’éclairage tamisé de l’habitacle la rendait encore plus belle que d’habitude. — Tu fais de ton mieux. N’écoute pas ce qu’il dit. Aaron grogna de frustration et donna encore un coup de poing dans le mur. À Olhava, Inigo avait fini par admettre qu’il disposait d’un vaisseau en cas d’urgence. Toutefois, l’enthousiasme et l’optimisme d’Aaron s’étaient rapidement effrités à cause de la lenteur de leur véhicule. À en croire Inigo, le vaisseau était dissimulé dans une grotte artificielle située à sept cents kilomètres du camp, au sud-est. Aaron pensait l’atteindre avec deux jours d’avance, mais c’était avant de croiser ces blocs de glace. — J’ai ouvert de nombreuses pistes dans des paysages similaires, reprit Inigo tandis que Corrie-Lyn frottait amoureusement sa joue contre lui. C’est comme cela que j’ai appris à me servir de cet engin. — Servez-vous-en mieux, ou nous allons mourir, rétorqua Aaron d’un ton sec. Inigo sourit, puis engagea l’appareil dans une ouverture étroite. Des éclats de glace affûtés comme des rasoirs crissèrent et se brisèrent contre leur carrosserie. Aaron grimaça, convaincu qu’ils allaient rester coincés ; cela leur était déjà arrivé quelques heures plus tôt. Inigo et lui avaient été contraints de sortir et d’utiliser leurs biononiques pour dégager le véhicule. Cela lui avait fait du bien de se servir de ses armes, même à leur puissance minimale ; d’une certaine manière, il s’était rendu utile. Au moins Corrie-Lyn n’avait-elle pas bu une goutte d’alcool depuis leur départ. — Vous avez une idée de l’identité de nos agresseurs ? demanda Inigo. — Non. Je ne m’étais même pas rendu compte que nous avions été suivis, et je peux vous dire que cela fiche la trouille. Pour oser attaquer le Tricheur rusé, il faut disposer d’un vaisseau au moins aussi performant. Comme ces engins ne courent pas les rues, il s’agissait forcément de l’ANA ou d’une Faction. À mon avis, l’ANA n’aurait jamais utilisé une cuve de masse de cette manière, et je suis surpris qu’une Faction en soit arrivée à cette extrémité. — Les brigands n’ont pas d’honneur, n’est-ce pas ? — C’est vrai, concéda Aaron. Il faut être désespéré pour se servir d’un dispositif de ce genre. — Regardez-vous dans la glace, intervint Corrie-Lyn. L’assassinat de personnes innocentes est un acte ignoble et méprisable. Le pilote de ce vaisseau était quelqu’un dans votre genre. — Il y a, dans cet univers, des gens bien pires que moi. — Cela m’étonnerait. C’est pourtant vrai. Il sourit dans sa barbe. — Où étiez-vous supposé m’emmener de force ? demanda Inigo. — Je le saurai quand nous serons en sécurité dans votre vaisseau. — Vraiment ? C’est… intéressant. — Tu veux dire pervers, le corrigea Corrie-Lyn. — C’est une simple mesure de sécurité, expliqua Aaron. Si je ne le sais pas moi-même, je ne risque pas de le révéler. — Vous savez, rétorqua-t-elle, sauf que l’information est enfouie dans votre subconscient. — Oui, mais je ne peux y avoir accès que dans des circonstances favorables. — Vous avez endommagé votre psyché avec ces idioties. — Je vous l’ai souvent dit et je me répéterai avec grand plaisir : j’aime ce que je suis. — Par la Dame, qu’est-ce que… ? commença Inigo. Le cerveau du véhicule venait de stopper une nouvelle fois leur progression. Inigo fixa l’écran du radar, dont les bandes concentriques orange tournoyaient comme un planétaire devenu fou. — C’est étrange, reprit-il. Les yeux plissés, il regarda par le pare-brise. Les faisceaux des phares éclairaient des tourbillons de neige mais pas de rochers. Les éclairs réguliers transformaient la nuit noire en smog de plomb, mais ne mettaient en évidence aucune forme devant eux. Le scan d’Aaron lui révéla que la glace s’aplanissait devant les chenilles du véhicule avant de se terminer en un précipice. Au-delà, il ne captait rien. — Il n’y a rien, là-bas. — C’est bien le problème. Ils s’équipèrent tous les deux pour jeter un coup d’œil dehors, car Inigo ne voulait pas s’approcher du gouffre sans savoir ce qui les attendait plus loin. Aaron ne jugea pas nécessaire de discuter. Il n’aimait pas porter une combinaison et savait que ses systèmes biononiques auraient pu le protéger de l’atmosphère de Hanko ; néanmoins, son instinct lui commanda de revêtir une couche protectrice supplémentaire. Après tout, cette équation comportait beaucoup trop d’inconnues. Les deux hommes avancèrent contre le vent violent et restèrent à proximité des faisceaux lumineux. Bien qu’ils ne soient plus très loin du bord, le scanner d’Aaron ne détectait toujours rien. — Où diable est le sol ? demanda-t-il. Il braqua ses capteurs vers ses pieds. Sous ses chaussures, quelques centimètres de neige durcie, puis de la glace, à l’infini. C’était un peu comme s’ils se trouvaient au sommet d’une vague géante gelée. — Sans doute un genre de fissure, commenta Inigo. Si la pression est suffisante, la glace peut se fissurer au lieu de se soulever. — Super. — Elle devrait se refermer pas trop loin d’ici. Je n’ai jamais vu une fissure longue de plus de cinq cents mètres. Vérifiez de ce côté-ci, et restez éloigné du bord. — D’accord. Aaron longea la fissure en maintenant une distance de trois ou quatre mètres entre le vide et lui. Il atteignit bientôt un genre de promontoire plat et triangulaire, sur lequel il avança avec circonspection, en dépit de son vertige. De là, il aurait une vue parfaite sur le paysage en contrebas. Il augmenta au maximum la portée de son scanner et fixa les tourbillons de neige. Malgré la résolution très élevée de l’image, il ne distinguait ni l’autre bord de la fissure, ni son fond. Il se tenait donc au bord d’un abîme insondable. Son instinct se réveilla et un doute s’immisça dans son esprit. Nerina avait dit quelque chose quand ils étaient arrivés au camp. — Eh, est-ce que nous… Les systèmes d’Inigo modifiaient leurs fonctions, reformataient les courants d’énergie. Ses propres biononiques réagirent aussitôt, renforcèrent son champ de force, érigèrent une protection efficace contre les armes dépassées d’Inigo. Des stimulants se déversèrent dans son système nerveux, prêts à accélérer ses réactions. Des programmes tactiques se déployèrent hors de leurs amas macrocellulaires, se mêlèrent de manière naturelle à ses pensées afin de l’aider à analyser la situation. Jamais il n’aurait dû faire confiance à ce messie de pacotille. — Merde ! Inigo tira la plus intense décharge disruptive que ses biononiques pouvaient générer. Elle frappa la glace à quelques mètres des pieds d’Aaron. Pendant une fraction de seconde, le promontoire tout entier revêtit une robe jade fluorescente. Apparut alors une fissure qui serpenta à la vitesse de l’éclair et sépara la langue de glace du reste du Glacier asiatique. Aaron assista à ce spectacle, impuissant. Ses programmes tactiques s’activèrent. — Désolé, dit Inigo, apparemment sincère, mais parfois, pour faire le bien… Le promontoire se détacha. Pour le système nerveux aux capacités décuplées d’Aaron, cet instant s’étira à l’infini, douloureusement. La gravité attira vers le bas l’énorme morceau de glace, avec Aaron en son centre. Le plateau commença à basculer, comme ses bords raclaient la falaise. Le champ de force d’Aaron se reconfigura, prit la forme de deux pétales afin de lui permettre de s’éloigner en planant ; dans cette tempête, ce n’était pas la solution idéale, mais il n’avait pas le choix. C’est à ce moment-là que l’immense avalanche déclenchée par la décharge d’énergie d’Inigo le recouvrit. La masse tout entière tomba à pic et chuta sur plus d’un kilomètre avant de heurter le sol. * * * Le Silverbird fonça à travers le Golfe, cet immense volume constitué d’étoiles mortes et de tempêtes ioniques en lambeaux qui s’étirait entre le dense halo d’amas globulaires qui comprenait les étoiles du Mur et la frontière du Vide lui-même. Justine, qui recevait directement les images de son hysradar et du scanner quantique, était entourée d’une brume turquoise et écarlate figurant l’univers réel. De minuscules points de lumière émeraude scintillaient dans les océans cosmiques mouvants, lui montraient la position des étoiles supermassives qui n’avaient pas encore perdu leur intégrité. À moins de cent années-lumière de là, la boucle, bande de matière chargée large de dix années-lumière qui émettait des rayons X dans toute la galaxie, brillait d’un éclat bleuté. Au-delà, la surface noire et terrifiante de la frontière du Vide. Justine regarda sa topologie bouger ; les mouvements de sa surface, ses ondulations, ses creux, rappelaient ceux d’un océan torturé par des forces internes incompréhensibles. Régulièrement, une vague grossissait, s’allongeait, s’étirait en direction d’une étoile en train de se désintégrer à plusieurs mois-lumière de là. La gravité phénoménale aspirait la matière, l’oblitérait dans une explosion dévastatrice de radiations ultradures, du genre de celles qui avaient alimenté la boucle pendant des milliards d’années. Toutefois, celle-ci cesserait bientôt d’exister ; au rythme actuel de son expansion, le Vide l’aurait avalée d’ici une semaine. Alors, seuls le Mur et les DF des Raiels se dresseraient entre le Vide et le reste de la galaxie. Justine frissonna de nouveau. Il était si difficile d’appréhender l’échelle des événements qui secouaient l’espace à l’extérieur du vaisseau. Elle se sentait si seule et si petite. — Papa ? — Je suis toujours là, chérie. Le relais tient le coup. On peut dire merci aux techniciens de la Marine qui l’ont mis en place. — On a dépassé les derniers capteurs connus il y a cinq minutes. La liaison ne durera plus très longtemps. — Il tiendra le coup, mon ange. Il a été construit pour cela. — C’est vrai. — Je surveille les chiffres d’audience sur l’unisphère. La moitié de l’humanité est en train de regarder par-dessus ton épaule. — Salut, moitié de l’humanité, dit-elle d’une voix un peu fragile. — Tu t’en sors bien. L’ANA m’en veut à mort d’avoir révélé l’existence des ultraréacteurs. — Ha ! Tu as le chic pour t’attirer des ennuis. — Vrai. Sans moi, les avocats se retrouveraient bien vite au chômage technique. Ils me prennent pour un messie. Tu te rappelles quand on s’est fait attraper pour avoir planté des vignes grimpantes extraterrestres dans notre propriété de Floride ? — Oh, oui. Les commissaires environnementaux des NUF sont devenus fous. — Certaines de nos banques sur les Mondes extérieurs n’ont toujours pas terminé de payer cette amende. Justine éclata d’un rire sec, puis inspira par saccades. Elle désespérait de quitter ce vieux corps à la biochimie capricieuse. Les observateurs extérieurs devaient croire qu’elle était réellement effrayée… — Tu penses que le Second Rêveur a vu ton message ? — Je ne sais pas. J’espère qu’il parlera bientôt au Seigneur du Ciel. S’il ne bouge pas un peu son cul, il aura affaire à moi et il le sait. Pas vrai, Second Rêveur ? — Papa, arrête un peu, le gronda-t-elle. — D’accord, d’accord. — Je crois que je vais contourner la boucle. Ses radiations transperceraient le champ de force du Silverbird comme un mouchoir en papier. Vise un peu les résultats de mes scans. — Tu seras en sécurité dans l’hyperespace. — Je sais, mais… — Comme tu voudras, mon ange. Justine demanda au cerveau de son vaisseau de se diriger vers le sud galactique de la boucle. — C’est bizarre. Ses senseurs captaient une signature artificielle à quarante années-lumière de là. Elle se concentra sur les deux cercles ambrés affichés par le cerveau du vaisseau. — Euh, papa, tu vois ces trucs ? — Oui, répondit Gore après quelques secondes d’hésitation. — En tout cas, leur vitesse est supraluminique. — Je vois. — Moi qui croyais être la seule à voler dans ce coin de la galaxie, reprit-elle tandis que des données s’affichaient dans son exovision sous forme de colonnes. Merde, ils sont gros. Tu crois que ce sont des Seigneurs du Ciel ? s’enthousiasma-t-elle. — Non, chérie. Ils seraient plus gros que cela. On dirait une trajectoire d’interception. — Oh, lâcha-t-elle, déconfite. Les Raiels. Et ils sont rapides. Plus rapides que le Silverbird. Je n’ai pas l’impression qu’ils soient venus pour m’escorter. Peut-être aurait-elle le temps d’atteindre la frontière avant qu’ils la rattrapent. — Je contacte immédiatement Qatux, dit Gore. Il arrangera cela. — D’accord, papa. L’affichage du capteur visuel devint tout blanc le temps d’un millième de seconde, comme si un éclair l’avait traversé. Une inquiétante sphère couleur lavande était en train de grossir près des vaisseaux raiels. À en croire le flot de données secondaires, l’anomalie avait pour origine une masse de la taille de la Lune qui, après un voyage de dix millions d’années, s’apprêtait à être détruite par le Vide – s’apprêtait, car l’astre en question avait été converti en énergie exotique, laquelle se déversait dans l’hyperespace. — Putain ! Le Silverbird renforça tous ses systèmes défensifs. L’onde de choc frappa le petit vaisseau avec la violence d’un dinosaure en colère. Justine cria et fut projetée vers l’avant de l’habitacle. Les alarmes hurlèrent. Dans son exovision, une myriade de voyants virèrent à l’ambre et au rouge. La foule de manifestants réunis dans le parc retint sa respiration tandis que le Silverbird encaissait le choc, puis laissa échapper un « Oh ! » de soulagement et d’étonnement. Araminta ne put s’empêcher de se joindre à eux, heureuse qu’elle était que Justine ait survécu à la troisième onde de choc produite par les vaisseaux raiels ; de fait, la jeune femme se relevait une nouvelle fois. On entendit ce cri de soulagement dans tout Colwyn City et au-delà. Bien au-delà. Araminta se glissa dans le parking souterrain de son immeuble. La porte n’était pas assez ouverte pour permettre à une capsule de passer, mais elle se déplaçait en tripod. Elle avait désactivé le mécanisme en partant, avait ouvert le boîtier et déconnecté quelques fils. Une fois les fils de couleur remis à leur place, la porte se referma. Araminta traversa le souterrain presque vide au pas de course et se dirigea vers l’ascenseur. — Tu vas bien ? demanda Gore. — Les salauds ! répondit Justine, toute tremblante. Et quoi encore ? Comme si cette mission n’était pas déjà suffisamment dure ! Araminta s’adossa à la paroi de métal de la cabine d’ascenseur ; elle se sentait un peu comme Justine. Elle avait tourné en rond pendant une heure avant de garer son tripod dans le centre commercial de Tala. À présent, rien ne prouvait qu’elle se trouvait dans son immeuble – c’était la couverture idéale. Le trajet à pied jusqu’au quartier de Bodant avait duré quarante minutes durant lesquelles les vaisseaux raiels avaient détruit plusieurs lunes pour tenter de stopper Justine. Tout le monde avait assisté à ce spectacle. Tout le monde avait cessé ses activités pour cela, sauf Araminta, qui s’était peut-être fait remarquer en traversant la ville. — Tout ira bien, reprit Gore pour rassurer sa fille. Ne t’inquiète pas. Araminta usa de son ancien code pour déverrouiller la serrure de l’appartement de Danal. Ni lui ni Mareble n’étaient là. Sans doute fêtaient-ils l’arrivée de l’armée d’occupation, pensa-t-elle, amère. Elle avait tout juste terminé les travaux structurels lorsqu’elle leur avait remis les clés. Depuis, Mareble s’était fait livrer quelques meubles et appareils ménagers. Araminta regarda le four avec méfiance ; le gros cube de métal avait une allure ridiculement primitive. M. Bovey avait eu un mal fou à se le procurer, et son installation avait été un véritable cauchemar. Dans son exovision, Justine se rasseyait sur son siège, qui l’enveloppait pour la protéger. — Les systèmes principaux sont fonctionnels, mais les réacteurs ont perdu un peu de leur puissance. Les décharges d’énergie mettent à mal de nombreux composants. J’ai l’impression qu’ils veulent m’user. Araminta rampa jusqu’au balcon et regarda en contrebas. Plusieurs capsules d’Ellezelin flottaient au-dessus de la route qui ceignait le parc. Elles étaient suspendues, immobiles ; comme tout le monde, leurs occupants étaient captivés par la course-poursuite qui se déroulait à trente mille années-lumière de là. En dessous, la foule fixait les étoiles brouillées par le dôme du champ protecteur. Elle hocha la tête, satisfaite. — Ils tirent de nouveau ! cria Justine. Mon Dieu ! Le Silverbird trembla. Araminta serra les dents et sentit un frémissement d’anticipation se propager dans le champ de Gaïa. De nouvelles sections du vaisseau avaient été touchées. Sa vitesse chuta, tandis que le réacteur reconfigurait ses fonctions de manipulation énergétique autour des composants endommagés. Justine modifia sa trajectoire, fonça vers la boucle, emprunta le chemin le plus court vers le Vide. Les deux vaisseaux raiels la suivirent sans hésiter. Ils gagnaient du terrain. Au milieu du salon, des coussins empilés formaient un nid douillet ; Araminta en attrapa un bleu ciel. Ce faisant, elle constata que le parquet en ébène avait été poncé. Mareble n’imaginait pas à quel point il était difficile d’appliquer correctement un vernis. Elle avait dû s’épuiser à nettoyer tout cela ! Elle s’assit en tailleur sur un coussin et vida son esprit de toute pensée négative. — Bonne stratégie, chérie, reprit Gore. Il n’y a pas beaucoup de planètes dans la boucle. Araminta activa le programme de Likan pour aider son esprit à se calmer. Utiliser cet appartement était risqué, d’autant qu’elle ignorait tout des capacités du Rêve Vivant à traquer une cible dans le champ de Gaïa. Le jour de leur emménagement, Danal lui avait confié qu’il participait lui aussi à ces recherches et que les nids de confluence avaient été modifiés pour leur faciliter la tâche. En tout cas, elle préférait ne pas se connecter de chez elle. S’il remontait jusqu’à l’appartement de Danal, le Rêve Vivant conclurait peut-être à une erreur. De toute façon, elle n’avait nulle part où aller. Il y avait bien sûr la maison de Bovey, mais elle n’avait pas envie d’y voir débarquer les forces d’occupation. Les spectres des sensations qui se tapissaient dans son subconscient se déployèrent à l’extérieur. Elle se concentra sur la myriade de pensées accumulées dans les tréfonds de son esprit. Elle se laissa aller. Elle ressentait une satisfaction qui n’était pas à mettre au crédit du programme. La plupart des pensées n’étaient pas intéressantes. Certaines l’intriguèrent. L’une d’entre elles portait une signature mentale connue, une marque qu’elle associa à des ténèbres effrayantes. Toutefois, elle se concentra davantage. — Mon Seigneur, suppliait Ethan. Entendez-nous, je vous en prie. Il appelait de toute sa force mentale, amplifiée par d’innombrables nids de confluence, projetait sa pensée vers l’infini. Faux, jugea-t-elle depuis sa position olympienne. Le Seigneur du Ciel n’est pas là-bas, mais à l’intérieur de nous. Elle dériva plus loin, sans se presser. — Si vous ne les rappelez pas immédiatement, hurlait Gore, je me chargerai personnellement de réduire en morceaux votre putain de vaisseau arche, molécule par molécule, et vous avec. Vous croyez que le Vide est mauvais, hein ? C’est ça ? C’est ce que vous croyez ? Comparé à moi, le Vide est comme le sein de votre mère un jour de grosse fringale. Araminta ne put s’empêcher de sourire. J’aurais aimé avoir un père comme lui. En bas, dans le parc, les gens applaudissaient, s’époumonaient. Comme sur des centaines de planètes. Le champ de Gaïa s’emplit de détermination, de force, de l’émotion brute partagée par des milliards de gens, d’un sentiment d’unité, d’appartenance proche de l’extase. « Vas-y, Gore », scandait l’humanité. Araminta se joignit à elle, murmure perdu dans la multitude. — Je ne peux rien faire, protesta Qatux. Ce sont des Raiels guerriers. Ils ne sont plus des nôtres. — Eh bien, trouvez un moyen ! Araminta s’éleva au-dessus de cette agitation, plana vers une pensée familière et calme. Elle s’ouvrit pour l’accueillir. Les nébuleuses du Vide émergèrent des ténèbres et brillèrent, spectaculaires, autour d’elle. La moitié de l’espace était une masse brumeuse bleu-vert transpercée par quelques étoiles distantes. Elle reconnut la mer d’Odin, où un Seigneur du Ciel planait entre deux promontoires rouges, vrilles de gaz longues de plusieurs années-lumière et terminées par des boutons assez gros pour contenir un amas globulaire. Là, le souvenir de ce qui avait été se mêlait à des idées, des désirs. Cet espace-ci était caractérisé par une certaine conscience, avait un genre de volonté propre. Le Silverbird sortit de la boucle et fonça sur la barrière implacable. Tout autour, des étoiles brisées se dirigeaient dans la même direction, traînaient comme des boulets les coquilles rougeoyantes de leurs planètes dans un plongeon final tumultueux vers l’extinction. — Mon Dieu, ils recommencent, geignit Justine. Dix années-lumière derrière elle, une géante gazeuse implosa. Des distorsions quantiques hyperluminiques jaillirent de ce qui ressemblait à un point de fuite. Le Silverbird quitta l’hyperespace et vola dans un espace-temps étranger à l’espèce humaine. À l’intérieur des étoiles du Mur, l’univers était sombre. Derrière Justine, d’épaisses bandes de poussière et de gaz cachaient la lumière du noyau galactique. Devant, quelques photons échappaient au manteau d’hypergravité du Vide, tandis que des soleils disparaissaient derrière la frontière. Une bande vermillon blafarde scintilla dans l’espace, tourbillon de nuages ioniques embrasés par la décharge fatale de la boucle, illumina le fuselage du Silverbird tel le regard d’un démon. Les capteurs de radiations se mirent à hurler de terreur, tandis que le champ de force montrait des signes de faiblesse. Le fuselage se couvrit de cloques. — L’un d’entre nous arrive, dit Araminta. Vous voyez ? Dans l’espace réel, la distorsion produite par l’onde de choc fut presque imperceptible. Des serpentins d’atomes morts furent brièvement animés par la force qui s’échappait des interstices quantiques. Tout fumant des brûlures infligées par les radiations, le Silverbird retourna dans l’hyperespace. — Vous ! s’exclama Ethan. Cela éveilla la curiosité du Seigneur du Ciel. — Je suis toujours à votre recherche. Le noyau n’en peut plus d’attendre. — Je sais. Vous devez arrêter cela. Je vous en prie, accueillez notre émissaire. Elle approche de vous. — Où cela ? Je vous sens éloigné, très éloigné. — Je le suis. Elle, en revanche, est toute proche. Sentez-la. Elle déborde d’émotions comme nous tous. Guidez-la comme vous êtes censé le faire. Ouvrez votre frontière. — Le Cœur vous accueillera. Les deux appareils raiels rattrapaient le Silverbird. Les capteurs visuels de Justine lui montrèrent une autre masse de la taille d’une géante gazeuse à seulement cinq années-lumière de là. S’ils la prenaient pour cible, ce serait la fin. L’ultraréacteur de son vaisseau s’efforçait de maintenir son accélération. — Dépêchez-vous, implora Araminta. Le Seigneur du Ciel ouvrit le passage, satisfait. — Je vous remercie, qui que vous soyez, dit Gore. Justine se laissa tomber dans le canapé, l’esprit grand ouvert au champ de Gaïa, à un déferlement d’émotions. Espoirs. Peurs. Tout ce qu’elle était. Devant le Silverbird, la frontière du Vide changea. Une vaste vague circulaire se forma, créa un cratère large de dix années-lumière. Depuis son centre, un cône lisse de ténèbres pures s’éleva vers le vaisseau. Justine fixa les images de son exovision avec stupéfaction. Elle agrippait les accoudoirs de son fauteuil de toutes ses forces. Sa peau luisait de transpiration. — Je ne suis plus sûre… Derrière elle, les navires raiels ralentirent, laissèrent le Silverbird les distancer. — … que ce soit… Le cône se figea lorsqu’il eut atteint une hauteur de quinze années-lumière. — … une si bonne… Son sommet s’ouvrit comme une fleur ; des pétales de ténèbres infinies s’écartèrent. La lumière exquise d’une nébuleuse se déversa dans le Golfe. — … idée… Le Silverbird traversa le seuil, entra dans le Vide. — … finalement. Le cône se referma. Il s’enfonça dans la frontière redevenue tranquille. La liaison du Silverbird avec le relais de la Marine s’interrompit. Les deux vaisseaux raiels décrivirent un virage serré et s’en retournèrent vers le Mur. — S’il vous plaît, parlez-nous, demanda Ethan. Le Seigneur du Ciel vous a sacré Second Rêveur. Nous vous attendons. Nous avons besoin de vous. Il ne reçut aucune réponse. Araminta se glissa hors de l’appartement de Danal et rentra chez elle avec circonspection. À l’extérieur, la lumière d’une aube incertaine caressait le dôme d’énergie protectrice. La foule applaudissait, extatique. C’était bon. — Que voulez-vous, je viens de sauver l’univers, s’amusa Araminta avec un large sourire. C’était une idée complètement folle. Elle bâilla ; être une héroïne était un boulot épuisant. Elle s’affala dans un vieux fauteuil à l’assise toute bosselée. Je me pose cinq minutes, d’accord ? * * * Cheriton McOnna n’aimait pas les vêtements standard que Beckia avait commandés pour lui au réplicateur du Remboursement d’Elvin. Vraiment pas. Une chemise en coton, une veste doublée de laine avec des boutons en cuivre, et un pantalon taillé dans une matière proche du daim, quoique plus douce – au toucher, les tissus étaient plutôt agréables. En revanche, le style et les couleurs… Le gris-vert de la chemise lacée sur le devant donnait l’impression qu’elle était sale, et son pantalon noir était trop serré. Il refusa de porter le chapeau en feutre orné de plumes vertes et bleues flamboyantes, mais dut se résoudre à l’emporter pour ne pas contrarier Beckia. Mieux valait ne pas contrarier Beckia… Elle avait raison, bien entendu. Dès qu’ils mirent les pieds dans le bâtiment du nid de confluence de l’avenue Daryad, il se rendit compte que les employés arrivés d’Ellezelin portaient tous cet accoutrement. La sécurité avait été renforcée autour de l’immeuble, cube de briques rouges percé de fenêtres voûtées. Les trois nids de confluence de Colwyn étaient la priorité des forces d’occupation. Toutefois, Liatris McPeierl avait accompli un travail fantastique en lui créant de toutes pièces une identité et un profil ADN. Quand il entra dans le vaste lobby carrelé de marbre, il dut poser la main sur un capteur sous le regard vigilant de trois gardes armés. Le nouveau réseau du bâtiment le reconnut, et on lui fit signe de passer. Il gratifia les gardes d’un sourire gai et laissa sa satisfaction filtrer dans le champ de Gaïa. Le nid à proprement parler était sis dans une salle stérile qui occupait la moitié du quatrième étage. Cheriton se présenta au Maître du Rêve Yenrol dans le bureau de contrôle séparé de la salle du nid par une vitre. Normalement, le bureau n’était occupé que quelques heures par jour, lorsque le contrôleur et ses assistants vérifiaient que le nid fonctionnait correctement. Ce jour-là, cependant, sept techniciens s’y agglutinaient pour installer du nouveau matériel, tandis que, de l’autre côté de la paroi transparente, des techniciens greffaient des amas bioneuraux supplémentaires au nid originel. — Quelle est votre spécialité ? demanda Yenrol. Il était à la fois agité et étonné ; l’arrivée inattendue de ce nouvel employé ajoutée à la nécessité de terminer rapidement son travail le rendait un peu nerveux. — La reconnaissance de schémas, répondit Cheriton d’un ton neutre. J’ai développé des programmes qui aideront à isoler les pensées du Second Rêveur dans le champ de Gaïa. Ils nous permettront de concentrer nos recherches dans un périmètre réduit. — Bien. D’accord, super. Commencez à les installer. Yenrol se retourna vers les composants qu’il était en train de monter sans laisser à Cheriton le temps de répondre. — Bien, acquiesça ce dernier en faisant l’étalage de son enthousiasme sur le champ de Gaïa. Il trouva une place libre, s’y installa et salua son voisin de la tête. — Bienvenue dans l’œil, lui dit celui-ci. Je m’appelle Danal. — Heureux d’être parmi vous. Comment cela, dans l’œil ? — L’œil du cyclone. Cheriton sourit. — Vous voulez dire qu’on est dans un havre de paix, par rapport aux autres services ? — Exactement ! Danal, apprit-il, était sur Viotia depuis quelque temps déjà. Mareble et lui étaient venus pour se rapprocher du Second Rêveur. — Nous voulions être sur place quand il se révélerait au monde, expliqua-t-il. Depuis notre arrivée, je n’ai cessé d’améliorer la sensibilité du nid dans l’espoir que les Maîtres du Rêve le localiseront. (Il jeta un regard en coin coupable à Yenrol et étouffa ses émotions pendant quelques instants.) Je ne m’attendais pas à cela, confia-t-il. — Je vois ce que vous voulez dire, compatit Cheriton. J’ai prié la Dame pour qu’Ethan soit élu Conservateur ecclésiastique, mais je ne m’imaginais pas que notre présence ici serait nécessaire. Danal haussa les épaules et reprit son travail. Cheriton continua à charger les programmes qu’il avait concoctés. Ils étaient bien censés isoler les pensées du Second Rêveur, mais à l’envers, de façon que le nid ne puisse jamais le localiser. Dans le cas où cela se produirait, Cheriton serait le premier informé. L’équipe qui travaillait à la modification du nid de confluence s’était arrêtée pour suivre en temps réel le vol téméraire de Justine. — Elle est si proche, lâcha Danal, impressionné par la vision de la surface ondulante du Vide. Tout le monde sursauta lorsque les Raiels transformèrent une deuxième lune en tremblement hyperluminique. — Comment font-ils cela ? murmura Cheriton, fasciné par la sophistication et l’ampleur de ce déchaînement de violence. — Peu importe. Le Vide résistera à leurs armes comme il résiste depuis un million d’années. C’est tout ce qui compte. Cheriton haussa les sourcils. Tant de bigoterie le stupéfiait, et il eut énormément de mal à contenir son incrédulité. — Espérons que le vaisseau de Justine résistera aussi. — Elle n’est pas l’une des nôtres, rétorqua Danal. C’est une créature de l’ANA. — Elle est humaine, ce qui signifie qu’elle devrait être capable de traverser la frontière. — Ah, je n’avais pas pensé à cela. — S’il vous plaît, intervint Yenrol, reprenez le travail. Le Second Rêveur risque de montrer le bout de son nez ce soir. Danal gratifia Cheriton d’un sourire embarrassé. Oscar ne s’attendait pas que les événements se précipitent de cette façon. Il aurait pourtant dû se méfier. Si la Guerre contre l’Arpenteur lui avait appris une chose, c’était bien que les événements vous entraînaient dans leur sillage, et non pas l’inverse. Enserré dans une armure paramilitaire un peu raide, il était assis dans la section centrale d’une capsule de la police d’Ellezelin qui volait au-dessus du Cairns. Beckia était assise à côté de lui, tandis que Tomansio était aux commandes de l’appareil. Les capsules avaient été conçues pour transporter quinze soldats, mais comme ses anciens occupants étaient plongés dans un coma artificiel dans l’entrepôt de Bootel & Leicester, Oscar avait la place d’étendre ses jambes. Comme tous les habitants du Commonwealth, ils suivaient le vol suicidaire de Justine à travers le Golfe. — Le comité d’accueil se prépare à passer à l’action, les informa Liatris, qui était resté à bord du vaisseau pour surveiller les mouvements de l’ennemi et les aider sur l’unisphère. Tout le monde semble croire que le Second Rêveur va intercéder en faveur de Justine. — Il n’a rien fait après l’appel de Gore, fit remarquer Oscar. — Les Raiels vont accélérer le processus, rétorqua Beckia. Je suis d’accord avec le Rêve Vivant : si cela doit arriver, cela arrivera ce soir. Oscar haussa les épaules, geste qui passa presque inaperçu sous son armure. — Vous avez connu Gore et Justine ? demanda Tomansio. — Je crois que j’ai rencontré Justine une fois sur l’Ange des Hauteurs, dans une réception pour les pontes du Commonwealth, il me semble, et tout le monde la draguait. — Vous y compris ? le taquina Beskia. — Non, je visais plutôt ceux qu’elle avait éconduits, car ils étaient beaucoup plus vulnérables à mes avances. On est beaucoup plus ouvert au sexe pour le sexe quand on est désespéré. — Par Ozzie, vous êtes un monstre. — Des nouvelles de Cheriton ? s’enquit Tomansio. — Rien depuis le dernier rapport, répondit Liatris. Personne n’a été étonné de le voir arriver dans l’équipe de Yenrol. Il a installé ses programmes sur le réseau. — Est-ce qu’il porte son chapeau ? demanda Beckia d’un ton innocent. Oscar ne put s’empêcher de sourire. Quelle histoire, ce chapeau ! — Je le lui demanderai la prochaine fois, promit Liatris. — Que savons-nous sur le comité d’accueil ? continua Tomansio. — Tous des adeptes loyaux du Rêve Vivant. Phelim n’est pas du genre à recourir à des mercenaires. Ils ont tous été détachés de la sécurité de Makkathran2. — Les gardes du corps d’Ethan, déclara Tomansio. De quel genre d’implants disposent-ils ? — Ils ont des armes très lourdes et des accélérants au moins aussi performants que les nôtres. En revanche, je ne pense pas qu’ils disposent de biononiques ; en tout cas, rien ne le laisse supposer. — Bien, merci. Continuez à chercher ; je veux tout savoir sur eux. — Pas de problème. Les fichiers arrivent. L’ombre virtuelle d’Oscar confirma avoir reçu des fichiers fortement cryptés. Il les examina rapidement et renifla, contrarié. Le comité d’accueil mis sur pied par Phelim pour cerner le Second Rêveur disposait d’une force de frappe comparable à celle des Chevaliers Gardiens. Sans compter qu’il était composé de fidèles dévoués. Phelim leur avait donné tous les pouvoirs ; les autres unités étaient à leurs ordres. — Il faut agir vite, murmura-t-il. — Entièrement d’accord, acquiesça Tomansio. Je préférerais éviter d’avoir affaire à eux. — Je parie qu’ils ont des biononiques, intervint Beckia. Ils doivent justifier cela par la nécessité d’accomplir la destinée du Rêve. Les gens comme eux en viennent toujours là. — J’ignorais que le Rêve Vivant désapprouvait les systèmes biononiques, s’étonna Oscar. — Il les rejette, mais n’est pas aussi radical que le Protectorat à ce sujet. Disons que, sans être sacrilèges, les biononiques n’ont pas leur place dans le Vide. La plupart des gens sont persuadés qu’ils ne fonctionneraient pas là-bas. — Pourquoi ? — Parce qu’aucune technologie n’a jamais fonctionné sur Querencia. L’objet le plus sophistiqué que Celui-qui-marche-sur-l’eau ait eu entre les mains est un pistolet automatique – et encore ne s’agit-il que de mécanique. Il n’avait ni électricité, ni modifications génétiques, ni implants biononiques. Les hommes qui se sont écrasés là-bas avaient accès aux technologies et aux bases de données du Commonwealth ; ils auraient dû être en mesure de fabriquer ne serait-ce que des piles. Ils maîtrisaient la chimie, la médecine et même l’astronomie, mais quelque chose semble les avoir empêchés d’emprunter la route de l’électromécanique. — La structure interne du Vide ? proposa Oscar. — En effet. La structure quantique, quelle que soit sa nature, qui autorise le développement de véritables pouvoirs mentaux doit aussi bloquer l’électricité. — C’est ridicule. On ne peut pas empêcher le courant de circuler ; cela impliquerait la disparition de toute une catégorie de réactions atomiques. Il n’y aurait pas d’étoiles… — Les chemins des Silfens empêchent la technologie humaine de fonctionner correctement, rétorqua Tomansio. — Car ils génèrent des interférences. — Je remarque simplement qu’il y a, dans le Vide, quelque chose qui ne permet pas le développement de l’électronique. — Le vaisseau colon originel s’est bien posé sur Querencia. — Le Rêve Vivant n’a pas encore tranché, dit Beckia. S’est-il posé ou bien écrasé ? La force qui entrave le développement de l’électronique pourrait provenir du Cœur même ; un genre de souverain suprême et omnipotent s’arrange peut-être pour que la civilisation de Querencia ne dépasse jamais un certain niveau de développement. — Pourquoi créer quelque chose d’aussi énorme que le Vide si c’est pour y élever des animaux de compagnie ? — Aucune idée, répondit-elle d’un ton joyeux. N’oubliez pas que les Premiers étaient des extraterrestres. Ils pensaient différemment. Oscar agita la main, agacé. — D’accord, d’accord. Donc, si je comprends bien, cette théorie de l’extraterrestre gardien de zoo rend peu probable l’usage de systèmes biononiques dans les troupes d’élite d’Ethan ? — Exactement, confirma Tomansio. — Quoi qu’il en soit, reprit Beckia, il vaut mieux éviter la confrontation si c’est possible. — C’est certain. — Liatris, tu peux nous faire affecter au soutien du comité d’accueil ? demanda Tomansio. — J’ai pris les devants. Votre ordre de mission devrait arriver d’ici deux minutes. — Merci. Oscar sursauta lorsque les vaisseaux raiels oblitérèrent une géante gazeuse. — Nom de Dieu, laissez cette pauvre fille tranquille. Le Silverbird réapparut dans l’espace réel. La vision de l’appareil assailli par les radiations le ramena à l’époque où, aux commandes du Dublin, il avait combattu au-dessus de Hanko. Les parallèles étaient nombreux. Les engins de MatinLumièreMontagne s’étaient servis de décharges d’énergie exotique pour affaiblir son vaisseau. À un demi-million de kilomètres de la surface, leur champ de force avait failli ne pas résister aux radiations de l’étoile. Pourtant, ce n’était rien comparé à ce qu’endurait le Silverbird. Oscar ne put s’empêcher d’encourager Justine par l’intermédiaire du champ de Gaïa, comme si prier pouvait faire la différence. La jeune femme retourna dans l’hyperespace. — Bonne tactique, approuva Oscar. Dans un coin de son esprit, il se répétait que leur vaisseau était comparable au Silverbird, qu’ils auraient pu être là-bas à sa place. — Attention, annonça Cheriton sur un canal ultrasécurisé. Le Second Rêveur entre en contact avec le Seigneur du Ciel. — Où est-il ? grogna Tomansio. Activation des armures, je vous prie. Oscar, faites exactement ce qu’on vous dira, d’accord ? — D’accord. Il faillit même ajouter « monsieur ». — Je ne connais pas encore sa position, mais mes programmes sont sur le coup. Oscar ouvrit son esprit au champ de Gaïa. — … est toute proche. Sentez-la, implorait le Second Rêveur. — Nous y sommes, reprit Cheriton. Quartier de Bodant. — On y va ! s’exclama Tomansio. Le pilote fit demi-tour au-dessus de l’eau noire du fleuve. La lumière de l’aube s’engouffra dans la capsule par le fuselage transparent. — Ah, merde, les autres nids sont en train de le localiser aussi, reprit Cheriton. Je ne pensais pas qu’ils réussiraient si vite. Tomansio accéléra. — Par Ozzie ! Combien de temps avons-nous devant nous ? À trente mille années-lumière de là, le Vide commença à s’étirer vers le Silverbird. — Si le Vide n’aime pas la technologie, comment fera-t-elle à l’intérieur ? demanda Oscar. — Concentrons-nous plutôt sur la mission que vous nous avez confiée, je vous prie, le gronda Beckia. La jeune femme activa son armure ; la visière de son casque se referma en ondulant. — Il est en bordure du parc, annonça Cheriton. Les Maîtres du Rêve sont sur le point d’obtenir des coordonnées très précises. Merde, ils sont bons. Désolé, les gars, vous n’allez pas y arriver. Le comité d’accueil vient de recevoir les coordonnées. — Fait chier, lâcha Tomansio en ralentissant. Nous nous ferions remarquer en arrivant seulement quelques secondes avant eux. — Vous avez un plan B ? demanda Oscar. — Oui, leur reprendre le Second Rêveur, mais ce ne sera pas facile. Les événements s’enchaînent trop vite. J’avais prévu de fignoler notre couverture au sein des forces d’occupation avant de passer à cette étape. — Détruisons le trou de ver, intervint Beckia. Ensuite, nous intercepterons leur vaisseau dans l’espace interstellaire lorsqu’ils voudront transférer le Second Rêveur sur Ellezelin. — Oui, nous aurions de meilleures chances de réussir, approuva Oscar. Notre vaisseau est bien meilleur que ceux du Rêve Vivant. — Nous n’en savons rien, rétorqua Tomansio. Par ailleurs, détruire le trou de ver nécessiterait une importante démonstration de force. — Je m’en accommoderais bien, insista Liatris. — Ils comprendraient aussitôt ce que nous sommes venus faire ici, soutint Tomansio. J’ai l’impression que nous allons devoir intervenir sur Ellezelin même. Tenez : l’ordre de déploiement du comité d’accueil. Apparemment, il s’agit d’un immeuble. — Il se passe un truc bizarre, ici, dit Cheriton. Un de mes collègues, un certain Danal, est en train d’avoir une attaque. Il habite dans l’immeuble en question. Il semblerait que le Second Rêveur soit chez lui ! — Ha ! Peut-être avons-nous sous-estimé ce Second Rêveur, après tout, reprit Tomansio. Tant mieux pour lui. — Et pour nous, ajouta Beckia. — Il a intérêt à se tirer de là en vitesse, remarqua Oscar. Il étudia un plan de Colwyn dans son exovision. Neuf croiseurs convergeaient vers Bodant. Cinq d’entre eux avaient pour ordre de sécuriser un périmètre au sol, deux autres de les couvrir depuis les airs, et les deux derniers, dont le leur, de soutenir le comité d’accueil. Par la vitre, il vit défiler les bâtiments en illuminum de la marina, puis le parc. Il y avait des milliers de gens sur la pelouse ; tout le monde applaudissait et sautait partout, heureux que cette nuit de veille ait servi à quelque chose. L’humeur était à la fête, et il était difficile de résister au déferlement de joie qui inondait le champ de Gaïa. La capsule qui transportait le comité d’accueil passa au-dessus d’eux à une vitesse tout juste subsonique avant de ralentir brutalement. Droit devant, les piliers de verre de l’immeuble émettaient une lueur iridescente bleue et violette, comme pour signaler d’une manière naïve sa position. La capsule tourna autour, possessive, déroulant dans son sillage une fine traînée de vapeur. Les gens heureux agglutinés dans le parc considérèrent, les sourcils froncés, l’arrivée de cet intrus. Des taches noires d’incrédulité et de colère apparurent dans le halo jusque-là sain du champ de Gaïa. — Bien, grogna Oscar, tandis que de plus en plus de citoyens partageaient leur indignation. Cela va nous aider. — Le Rêve Vivant se fiche bien d’eux, rétorqua Tomansio. Il se fiche de cette planète tout entière. Ce qu’il veut, c’est mettre la main sur le Second Rêveur. — Je me demande à quoi il ressemble, se demanda Oscar, comme ils prenaient position en vol stationnaire au-dessus du jardin bien entretenu de la propriété. — À mon avis, c’est un névrosé, dit Beckia. C’est sûr. — Je dirais qu’il est malin mais qu’il a la trouille, proposa Tomansio. Ce qui fait de lui un type dangereux pour le Rêve Vivant. Les autres capsules de soutien arrivèrent. — Ici le major Honilar, commença le commandant du comité d’accueil. Sécurisez immédiatement le périmètre. Personne ne doit ni entrer, ni sortir. Étourdissez quiconque tentera de franchir le périmètre. Équipe au sol : scellez le rez-de-chaussée et bloquez les ascenseurs. Empruntez les escaliers pour isoler chaque étage. Écoutez-moi bien : vous ne devrez en aucun cas faire l’usage d’une arme mortelle. Me suis-je bien fait comprendre ? Le Second Rêveur est ici, et il est hors de question de lui faire du mal. Si vous rencontrez un problème, s’il use d’un champ de force et essaie de vous échapper, appelez-nous. Nous nous occuperons de lui. Je ne veux pas que vous posiez vos sales pattes sur lui. — Oui, monsieur, répondit Tomansio en posant leur capsule dans le jardin. Celle du comité d’accueil se posa sur le toit à côté du dôme de cristal doré qui abritait le spa. — Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Oscar. La porte s’ouvrit et il descendit sur un buisson de fuchsias, dont il écrasa les fleurs blanches et rouges dans le terreau. — Exactement ce qu’on nous a ordonné, dit Tomansio. Surtout n’utilisez aucune de vos fonctions biononiques. Je sais qu’elles sont supérieures à l’équipement de votre armure, mais le comité d’accueil vous détecterait aussitôt. — D’accord. Ils se joignirent aux soldats qui pénétraient dans le lobby. Derrière eux, d’autres équipes tenaient à distance les citoyens en colère qui affluaient du parc. — Danal vient d’être arrêté, annonça Cheriton. Deux officiers de la sécurité l’embarquent à l’instant où je vous parle. Il n’a pas l’air très content. — À mon avis, il s’agit d’une fausse piste, pensa Tomansio à voix haute. — Oui, mais mise en place par qui ? s’interrogea Beckia. Le Second Rêveur, ou une équipe dans notre genre ? Le lobby était empli de matériel et de containers débordant de gravats et d’ordures. Un éclairage temporaire monté sur un cadre en métal dispensait une lumière vive. — Le comité d’accueil a pris le contrôle du réseau de l’immeuble, reprit Cheriton. Je vais bientôt pouvoir vous envoyer les résultats recueillis par leurs programmes espions. Tomansio précéda Beckia et Oscar dans la cage d’escalier en béton. Des débris avaient été jetés négligemment des étages supérieurs et formaient un tas poussiéreux au rez-de-chaussée. Deux paramilitaires descendirent jeter un coup d’œil au parking. — D’après le réseau, il y a une trentaine de personnes, dans la résidence, les informa Cheriton. Le bâtiment tout entier est en travaux. Au quatrième, il n’y a que quatre personnes, dans deux appartements. Danal et Mareble, et un couple marié. Une certaine Araminta redécore les trois appartements vides de l’étage. Je me renseigne sur elle. Oscar monta les marches quatre à quatre. Les paramilitaires grimpaient en file indienne et faisaient beaucoup de bruit. Honilar voulait six hommes par étage. Liatris impressionna Oscar en parvenant à leur attribuer le quatrième. Ils émergèrent dans le couloir, où toutes les portes avaient été éventrées et où se tenaient deux soldats du comité d’accueil. Oscar voyait l’intérieur de l’appartement numéro 3 et ses occupants terrifiés : un homme et une femme – lui en short, elle en chemise de nuit. Ils avaient les mains en l’air car un troisième soldat les menaçait de son arme. La femme pleurait et tremblait, alors que l’homme essayait de faire bonne figure. Cependant, les frémissements des muscles de ses cuisses le trahissaient plus que ses émissions dans le champ de Gaïa. Le major Honilar sortit de l’appartement de Danal. — Aucun signe de lui. Il n’a pas pu sortir de l’immeuble ; il n’aurait pas eu le temps. Je veux que tous les résidents soient mis en état d’arrestation et conduits au QG. Fouillez et scannez tous les appartements, n’oubliez personne. Il tourna les talons et retourna dans l’appartement de Danal. — Deux hommes par appartement, instruisit Tomansio. Oscar l’accompagna dans l’appartement numéro 4. Il scanna les environs avec les capteurs de son armure et regretta de ne pouvoir user de ses biononiques, beaucoup plus performants. Tu es trop gâté, pensa-t-il. Son armure ne détecta aucune source de chaleur de la taille d’un être humain. L’appartement était encore en travaux. Plusieurs robots inactifs étaient alignés dans le salon. Des câbles et conduits étaient en cours d’installation sur les murs. Les anciens équipements étaient éparpillés sur le sol. Des caisses et des boîtes marquées : « MACROSTORE BOVEY – MATÉRIEL DE CONSTRUCTION » attendaient encore d’être ouvertes. Il restait quelques meubles, dont une table basse couverte de rayures et de mugs sales, et un sofa avec un fauteuil assorti aux coussins déformés. Son ombre virtuelle afficha les rapports envoyés par les autres soldats répartis dans tout l’immeuble. Jusque-là, tous les résidents étaient en règle. — Par ici, appela Tomansio sur le canal sécurisé. Il se tenait devant une porte ouverte. Un sac de couchage était déplié sur le matelas nu. Quatre valises étaient posées le long du mur ; l’une d’entre elles était ouverte et contenait des vêtements de femme. Sur une petite commode, des accessoires de coiffure et des boîtes de membranes cosmétiques. — Cet appartement n’était pas censé être habité, remarqua Oscar. — Cela dépend de la liste que l’on consulte. Liatris, tu peux nous effectuer une recherche supplémentaire sur Araminta ? A-t-elle vendu cet appartement ? — Je vérifie. Pendant que Tomansio visitait les deux autres chambre, Oscar se chargea de la salle de bains. Les murs et le sol avaient été mis à nu. Une baignoire toute neuve, cube de pierre taillée, trônait au centre de la pièce. Derrière celle-ci, à mi-hauteur, les tuyaux d’arrivée d’eau de l’ancien évier dépassaient du mur et gouttaient dans un seau en plastique. Les toilettes étaient toujours en place. Un grand ballon d’eau chaude était fixé dans un coin ; les panneaux qui serviraient à le dissimuler étaient posés par terre. Un écheveau de conduits était enroulé autour de sa base. Les composants d’une douche à spores gisaient sur le sol, prêts à être assemblés. — Rien, annonça-t-il à Tomansio. — Les autres chambres sont vides. Oscar le retrouva derrière le bar du salon. La vieille unité culinaire avait été décrochée du mur mais était toujours reliée à ses conduits d’alimentation. Une bouilloire et un four à micro-ondes étaient posés sur le plan de travail en marbre éraflé. Un scan thermique lui apprit que la température de la bouilloire était supérieure à celle de l’air. — Cet endroit était occupé il y a encore peu de temps, murmura-t-il. — Nous devons nous entretenir avec cette fille. Si quelqu’un sait qui a pu passer dans cet appartement, c’est bien elle. — Cela ne devrait pas être très difficile, dit Oscar. Nous connaissons son identité. Liatris n’aura aucun mal à la retrouver. — Ouais, acquiesça Tomansio en scannant une dernière fois les environs. Allez récupérer un objet dans la chambre ; un petit test ADN nous apprendra si elle vit ici ou non. Nous ferions mieux d’aller les aider à regrouper les autres suspects. — Les pauvres bougres, lâcha Oscar en ramassant un applicateur de membrane. Que pensez-vous que Honilar va leur faire ? — Bonne question. Comment prouver que vous n’êtes pas le Second Rêveur ? Ce n’est pas écrit sur votre visage. À mon avis, si le Second Rêveur ne se dénonce pas, les résidents de cet immeuble auront droit à une lecture de mémoire. Oscar frissonna. — Ce n’est pas la meilleure façon de s’attirer ses faveurs. Ils auront besoin de lui, s’ils veulent atteindre le Vide un jour. — Oscar, ne vous voilez pas la face ; avec les techniques médicales d’aujourd’hui, vous pouvez forcer n’importe qui à faire n’importe quoi. — Les techniques médicales ? — Oui, à la base, il s’agissait de médecine. — Je suppose que vous savez de quoi vous parlez. — Nous avons été formés à ces techniques. Malgré son épaisse armure parfaitement isolée, Oscar eut la chair de poule. * * * Paula ressentit une impression de déjà-vu comme elle n’en avait jamais connu lorsque la porte en verre teinté s’ouvrit et qu’elle pénétra dans le hall d’entrée. Pourtant, c’était la première fois qu’elle mettait les pieds dans le vieil immeuble. Elle passa devant le bureau inoccupé du concierge et examina la cage d’ascenseur en verre. Ce sentiment était dû à l’âge de tout ce qui l’entourait. À en croire le dossier envoyé par l’hôtel de ville de Daroca City, l’intérieur du bâtiment était parfaitement authentique, identique en tout point à ce qu’il était au temps de la Guerre contre l’Arpenteur. Effectivement, elle qui avait vécu cette époque pouvait affirmer que le décor était dans l’esprit. Elle prit l’ascenseur et monta au cinquième, dans l’appartement de Troblum. Durant son trajet en capsule depuis l’astroport, elle avait compulsé le rapport rédigé par le lieutenant Renne Kempasa après son unique visite – l’ANA avait fouillé les tréfonds de sa mémoire pour le retrouver. Avec ce fichier, Paula reçut une note qui lui apprit que Troblum avait consulté ce même rapport un siècle plus tôt, ainsi que quelques autres provenant de la police scientifique. Son travail de reconstitution était excellent, concéda-t-elle en découvrant le vaste espace ouvert du salon. Du balcon, la vue sur le fleuve Caspe et, plus loin, les quartiers de Daroca, était fabuleuse. Elle ne mit pas longtemps à comprendre qu’elle ne trouverait rien d’utile dans cet appartement, que Troblum avait effacé tous ses dossiers personnels de son réseau. Tout juste fut-elle surprise de découvrir des armoires pleines de vêtements dans les chambres. La garde-robe de Troblum constituée de trois toges usées et d’horribles sous-vêtements était rangée dans une commode de la chambre principale. Pendant un instant, Paula se demanda si ces robes appartenaient à la petite amie du propriétaire des lieux. Elle haussa le sourcil en trouvant une minijupe en cuir. Victime consentante de ses préjugés, Paula se demanda ce qu’une fille qui avait une silhouette à porter ce genre d’accessoire pouvait faire avec Troblum. Alors, elle avisa la marque, une marque oubliée depuis sept siècles, et elle comprit que la jupe aussi participait de la reconstitution. Elle laissa échapper un sifflement admiratif ; il avait même peaufiné les garde-robes des filles. À ce niveau-là, c’est une véritable obsession. Paula visita les autres appartements de cette ancienne fabrique transformée en résidence, pendant que son ombre virtuelle passait au peigne fin le réseau de l’immeuble afin d’analyser les données qui y subsistaient. Le plus grand des appartements, au troisième étage, attira son attention. Contrairement aux autres, qui étaient des reconstitutions assez fidèles, celui-ci avait été modifié ; les cloisons avaient été abattues et la salle ainsi obtenue scellée à l’aide d’une membrane et de filtres à air très performants. Sur toute sa longueur, il y avait des tables solides équipées de prises haute tension et de nœuds réseau. Les contours des objets qu’elles avaient accueillis étaient nettement visibles sur l’acier inoxydable – autant dire qu’ils avaient dû trôner ici pendant des décennies. Le réseau de cet appartement-ci avait été nettoyé aussi. — Trois capsules de transport sont venues récupérer des objets dans l’immeuble au moment où Troblum disparaissait de la circulation, lui expliqua son ombre virtuelle. — Quels objets ? — Information non disponible. Ils étaient stockés dans des caisses stabilisées. — Ah. Je parie qu’il s’agissait d’une collection. Sans doute des objets datant de la Guerre contre l’Arpenteur. Stubsy Florac a souvent fourni des reliques à ses clients. Où ces caisses ont-elles été transportées ? — Les capsules se sont rendues à l’astroport de la ville, où elles ont été chargées à bord de trois appareils commerciaux immatriculés sur des Mondes extérieurs. On ne sait pas où elles ont été débarquées. — Chez Florac… Voilà pourquoi Troblum était là-bas pour récupérer sa collection. C’était très important pour lui. Ce qui doit signifier qu’il avait prévu de quitter pour de bon le Commonwealth. Elle appela l’ANA. — Troblum était plus effrayé que je le pensais, reprit-elle. — Marius produit souvent cet effet sur les gens. — Oui. Mais il y a autre chose. Rappelez-vous ce qu’il a dit lorsque nous l’avons contacté la première fois. Il voulait me voir, moi, et personne d’autre. Nous savons qu’il est obsédé par la période de la Guerre contre l’Arpenteur, une époque que j’ai bien connue. — Cela ne nous aide pas beaucoup. — Peut-être. Elle revoyait cette silhouette qui disparaissait dans son vaisseau au milieu des ruines de la villa de Florac. Une personne frêle. Ce déhanchement, cette provocation, ce mépris ostensiblement affiché… Aucun agent ou représentant n’avait plus ce genre d’attitude, pas même les Chevaliers Gardiens. Tous étaient fiers de leur professionnalisme sobre. — J’ai un mauvais pressentiment, continua Paula. — C’est-à-dire ? — Il me reste un voyage à faire. Je vous expliquerai après. — Et pourquoi pas maintenant ? — Non. Croyez-le ou non, mais je serais très embarrassée si je me trompais. Et puis, vous penseriez que je suis complètement obsédée. Il me faut d’abord découvrir la vérité. — Vous m’intriguez. Enfin, je ne peux pas vous forcer. — Vous vous êtes penchée sur la vie de Troblum pour moi ? — Oui. Troblum est un personnage étrange, surtout pour un ressortissant de la culture Haute. J’ai réussi à reconstituer sa vie pour vous, même s’il subsiste des blancs un peu troublants. Il a même pris part à une mission scientifique de la Marine. — Vraiment ? (Son ombre virtuelle réceptionna le fichier. Elle fit défiler son contenu dans son exovision et s’arrêta sur un fait intéressant.) Une présentation devant la Marine au sujet des Anomines et des générateurs des barrières des Dyson ? Kazimir en personne y a assisté. J’aimerais bien un résumé de ce qui s’est dit à cette occasion. — Bien sûr. — Merci, je compulserai tout cela en rentrant sur Terre. — Vous venez nous voir ? — Oui, je serai là dans une petite heure. D’ici là, j’aurai vérifié ma petite théorie. * * * Le major Honilar rassembla les trente personnes arrêtées dans l’immeuble et les fit transporter au QG de la sécurité, installé sur les docks de Colwyn. Le cordon autour de la résidence fut maintenu en dépit de l’hostilité grandissante de la foule amassée dans le parc. Cinq paramilitaires de l’équipe de soutien scannèrent une dernière fois les lieux après le départ des troupes et des suspects mais ne trouvèrent rien. Une fois leur travail terminé, ils s’en furent accomplir d’autres missions plus urgentes. Les forces d’occupation avaient du mal à contenir la colère de manifestants de plus en plus nombreux. Une heure et demie après que le dernier soldat en armure eut quitté l’appartement numéro 4 du quatrième étage, le son étouffé d’un outil électrique résonna dans la salle de bains. L’une après l’autre, les trois vis qui fermaient le ballon d’eau chaude tournoyèrent et tombèrent par terre. Le couvercle hémisphérique se souleva un peu. Des doigts apparurent dans l’ouverture, s’enfoncèrent dans l’épaisse mousse d’isolation thermique, poussèrent l’hémisphère sur le côté, finirent par le faire tomber dans un fracas métallique. — Par Ozzie ! grogna Araminta. Elle mit longtemps à se déplier ; le cylindre était tout juste assez grand pour l’accueillir en position accroupie. Elle étira ses membres endoloris. Elle était percluse de crampes et avait les larmes aux yeux. Elle éclata presque en sanglots lorsqu’elle déroula sa colonne vertébrale. Elle resta debout sans bouger pendant quelques minutes supplémentaires, à attendre que les douleurs se dissipent avant d’essayer de descendre en se servant de la structure du coffrage comme d’une échelle. Les seuls bruits audibles venaient de la foule qui provoquait et insultait le cordon de soldats. Araminta regarda avec circonspection dans le salon. Personne. Ses amas macrocellulaires ne détectèrent aucun signal. Elle était isolée de l’unisphère et savait qu’elle ne pourrait pas se reconnecter sans être aussitôt localisée. Elle traversa le salon, paralysée par un intense sentiment de vulnérabilité. La porte d’entrée était entrebâillée, la serrure en laiton brisée, ce qui la mit en colère. Apparemment, le quatrième étage était désert. Elle ferma la porte et la bloqua avec une caisse d’accessoires de cuisine. — Bien. Elle s’assit dans son vieux fauteuil, puis elle se releva et se dirigea vers la bouilloire. Elle s’apprêtait à l’allumer lorsqu’un doute l’assaillit : peut-être un programme vicieux détecterait-il la minuscule consommation d’énergie. Cinq minutes plus tard, elle avait démonté la batterie d’un des robots et branché la bouilloire dessus. Elle se rassit avec une tasse de thé agréablement chaud et quelques-uns des biscuits au chocolat qu’elle gardait toujours à portée de la main. Et maintenant ? Le neuvième rêve d’Inigo Edeard se tenait devant la Maison des pétales bleus. Il n’y avait pas mis les pieds depuis presque un mois. Le procès touchait à sa fin, tout comme l’hiver, et le printemps dispensait une chaleur bienfaitrice sur la mer de Lyot, d’où soufflait une brise douce. Une bruine légère traversait la barrière d’invisibilité qu’il avait érigée autour de lui et lui mouillait le visage. Il fixait la façade percée de fenêtres ovales avec un sentiment de malaise grandissant. Les clients allaient et venaient comme d’habitude. De part et d’autre des trois hautes portes, les gardes avaient des allures de statues musculeuses. Même le son du piano qui lui parvenait de l’autre côté de la rue était familier et agréable. Il projeta son esprit au-delà des murs épais, mais ne détecta rien d’extraordinaire. Le bar était plein de clients enthousiastes ; les barmen préparaient des cocktails, les gé-macaques les servaient. La tenancière faisait le tour des tables. Autour de la galerie, les filles battaient des paupières et feignaient d’être excitées. Au troisième, l’esprit d’Ivarl était un écheveau de pensées et d’émotions contenues. Comme à son habitude, il était dans son bureau, entouré de sa cour. Tout était parfaitement normal. Alors, où est le problème ? Un jour, il faudrait qu’il se penche avec sérieux sur les sensations étranges qui le hantaient parfois. Toutefois, il n’était pas aussi déstabilisé que le soir où Ashwell avait été attaqué. Il convenait juste de rester vigilant. Les deux marins ne se rendirent pas compte qu’il les avait suivis. Un peu fébriles, ils attendirent que les gardes en uniforme leur donnent l’autorisation d’entrer dans l’établissement. Edeard ne les lâcha pas d’une semelle et passa le seuil dans leur sillage. Le décor avait un peu changé. Ivarl avait acheté des globes en verre coloré de soixante centimètres de diamètre, qui projetaient des ronds ambrés et bleu-vert alentour. Il y en avait une dizaine, perchés sur des colonnes en bois finement ouvragé, disposées le long des murs. Edeard les avisa d’un air désapprobateur avant de s’enfoncer dans la salle. Un chien aboya. Edeard se figea. Il n’avait pas remarqué l’animal, dont l’esprit était proche de celui des gé-macaques – un beagle enchaîné au gond massif d’une porte. Alors qu’il s’apprêtait à entrer dans l’esprit du chien pour le calmer, les gardes fermèrent toutes les issues. Des verrous de sept centimètres de diamètres furent tirés. — Merde, chuchota-t-il, tandis que les clients commençaient à protester. Plusieurs d’entre eux paniquèrent et commencèrent à tourner en rond à la recherche d’une issue de secours. Edeard se colla contre le comptoir pour laisser passer un officier de la milice qui voulait savoir ce qui se passait. Des hommes en uniforme et en armes se regroupèrent au pied de l’escalier. — Messieurs, votre attention, s’il vous plaît, cria Ivarl. Un peu de silence ! Edeard leva les yeux. Ivarl se tenait sur la galerie, les mains sur la balustrade, ses lèvres irrégulières ouvertes en un sourire de brute. Le gendarme faillit laisser échapper un cri de consternation. Tannarl était à ses côtés, qui examinait les visages tournés vers eux avec un air mauvais. Edeard avait rencontré une fois le père de Ranalee lors d’un bal fabuleux organisé par la famille Gilmorn. En lui serrant la main, il avait compris d’où la jeune femme tenait son air hautain. Par la Dame, quel idiot je fais. — J’aimerais souhaiter la bienvenue à un nouvel invité, tonna Ivarl avec suffisance. (Il brandit une paire de chaussettes récupérée dans un pavillon des Gilmorn et imprégnée d’une odeur que le chien avait reconnue.) Je vous engage à profiter pleinement de mon établissement… Celui-qui-marche-sur-l’eau. Le souffle coupé, les clients se tournèrent en tous sens à la recherche d’Edeard. — Je vous offre à tous une nuit gratuite avec mes filles. Montez, je vous prie. Ne vous faites pas attendre, messieurs. Tandis que les clients s’exécutaient sans trop y croire, Tannarl produisit un grand pistolet, qu’il regarda avec détachement. Plusieurs lieutenants d’Ivarl, également armés, apparurent sur la galerie. Les gardes agglutinés en bas de l’escalier rendaient impossible une ascension furtive, d’autant qu’ils se servaient de leurs troisièmes mains comme d’une barrière. Chaque client était scrupuleusement examiné avant d’être autorisé à monter. Edeard examina le sous-sol en esprit, mais ne trouva aucun tunnel susceptible de l’abriter. Restait la possibilité de disparaître à travers un mur, mais encore fallait-il en atteindre un. Il se sentait très isolé à côté de ce bar et commençait à douter du contrôle qu’il exerçait sur l’esprit de ce beagle. Le gendarme regarda les pistolets alignés sur la galerie. Il pourrait se protéger de leurs balles, mais uniquement au prix de son invisibilité. Il ne parvenait pas à se décider sur la tactique à adopter au cas où ils se mettraient à tirer : changer constamment de position ou bien courir se cacher sous la galerie ? Les derniers clients montèrent à l’étage. — Je sais que vous êtes ici, reprit Ivarl. Tannarl pointa son arme vers le bar et tira ; la détonation fut assourdissante. Edeard sursauta lorsque la balle se ficha dans le dossier d’une chaise, dont elle arracha un gros morceau de bois. Jamais encore il n’avait vu projectile aussi puissant. Ivarl rit et pointa à son tour son pistolet. Edeard se précipita derrière l’extrémité du comptoir et s’accroupit. Le barrage de tirs qui s’ensuivit envoya des échardes et des plumes voler en tous sens. Désormais, il lui serait impossible de se déplacer dans la salle sans être immédiatement repéré. Ivarl entreprit de recharger son arme avec des balles étonnamment longues. — Ils disent que vous venez de la campagne, que vous êtes originaire de l’ouest lointain, reprit-il. Cela explique que vous ne soyez pas très familier des habitudes de notre ville. Des choses qui nous semblent évidentes vous déroutent peut-être un peu. Par exemple, saviez-vous qu’en cas d’incendie les murs se réparaient tout seuls ? Un petit mois, et il n’y paraît plus rien. Edeard regarda furtivement derrière le bar ; il avait une chance d’atteindre l’arrière-salle sans être vu. Une des colonnes en bois commença à vaciller sous la pression exercée par une troisième main. Elle finit par se renverser, envoyant la boule de verre par terre. Celle-ci se brisa, et un liquide s’en échappa. Edeard en fut très surpris car il n’avait pas remarqué que les sphères étaient pleines. Il comprit alors qu’il s’agissait d’huile de jamolar – le combustible qui alimentait les lanternes de tout Querencia, sauf à Makkathran, où elles étaient inutiles. Les autres globes tombèrent à leur tour, inondèrent le sol d’huile. Pris de panique, le gendarme la regarda se répandre partout. La situation devenait désespérée ; il ignorait si son bouclier était capable de le protéger contre le feu et ces balles. L’huile était maintenant très proche du poêle. Ivarl finit de recharger son pistolet et remit le barillet en place. — Sortez donc de votre cachette. Edeard regarda au-dessus du propriétaire de l’établissement. La voûte qui surplombait la salle était sertie de rosaces translucides, dont les pointes fines et ondulées s’étiraient jusque sur les murs. Elles émettaient une lumière orange pâle assez vive. Edeard leur ordonna de s’éteindre et de rester opaques. Le bar fut plongé dans les ténèbres, et seules les flammes qui dansaient derrière les grilles des poêles dispensaient un éventail de lumière ténue. Il bondit et commença à courir. Une lumière argentée s’alluma derrière lui et révéla ses empreintes de pas. — Hein ? Edeard se retourna ; sur la galerie, Ivarl et Tannarl étaient entourés d’un halo blanc. — Vous n’êtes pas si spécial, Celui-qui-marche-sur-l’eau, se moqua le chef de gang. Vous ne savez même pas marcher sur le feu. L’homme tendit les bras. La lueur se propagea jusqu’à ses mains, et de minuscules étincelles apparurent au bout de ses doigts, d’où elles tombèrent comme de la pluie phosphorescente. Edeard abandonna son invisibilité. L’huile s’embrasa. Des flammes s’élevèrent du sol gras. Un souffle d’air chaud plaqua le gendarme contre le piano. Le bouclier dont il s’était entouré parvint à peine à le protéger en absorbant le choc. Les flammes l’entouraient, s’élevaient bien au-dessus de lui, si bien qu’il n’osait même pas respirer. Sur la galerie, les filles hurlaient, tandis que le feu commençait à lécher le bois de la balustrade. Une fumée épaisse emplit l’atmosphère. — Je vous vois ! s’exclama Ivarl, victorieux. Et il tira. Edeard plongea au sol, glissa sur une couche d’huile enflammée, qui bouillonna contre son bouclier, à quelques centimètres seulement de ses vêtements et de son visage. Il parvenait à repousser le gros de la chaleur, mais sa peau lui faisait tout de même l’effet d’être plongée dans de l’acide. Sa veste en cuir fumait et il n’osait toujours pas respirer. Des balles s’abattirent sur le plancher autour de lui, des esquilles de bois volèrent en tous sens. À l’étage, les filles affolées disparaissaient dans les couloirs. Tout aussi terrifiés, les clients les poussaient sans ménagement pour s’échapper les premiers. Ivarl et ses lieutenants restèrent impassibles, protégés qu’ils étaient des flammes par leurs boucliers, et continuèrent à tirer sans discontinuer. Edeard reçut quelques balles car ses assaillants l’avaient repéré en esprit. Il avait l’impression d’encaisser des coups de marteau dans le dos ; les ondes de souffrance se propageaient le long de sa colonne vertébrale pour lui exploser dans le cerveau. Il n’avait plus la force d’alimenter son bouclier. Il avait désespérément besoin d’air. Ses pensées s’enfoncèrent dans le sol, cherchèrent à s’évader, supplièrent. — À l’aide ! – et le sol changea miraculeusement. Il tomba. Il n’y avait plus rien en dessous de lui. Une balle frappa son bouclier juste derrière sa tête. Il cria et s’évanouit. Edeard fut réveillé par une douleur sourde et persistante. Il vomit avant même d’avoir repris entièrement connaissance. Il resta allongé où il était en espérant que la souffrance diminuerait. La peau de ses mains et de ses joues était à vif à cause de la chaleur qui avait pénétré son bouclier. Son dos était meurtri. Dans la lumière vive, il cligna des yeux pour en chasser des larmes collantes. Lentement, il se retourna et parvint à s’asseoir avec force grimaces. Le silence était absolu. Il parvint à faire le point, mais ce qu’il vit n’avait pas de sens. Il reposait sur le sol d’un tunnel – un tunnel à la coupe circulaire, sec et moins large que ceux qui longeaient les canaux de la ville. Ses parois étaient lisses et semblaient constituées de verre, mais rien n’était moins sûr car ils émettaient une lumière douloureuse – une lumière blanche, différente de celle, orangée, de Makkathran. Blanche avec des reflets violets qui faisaient mal aux yeux. À mi-hauteur, le long de la paroi, de part et d’autre du tunnel, s’étiraient des rangées de points rouges tout aussi lumineux. Elles s’étiraient à l’infini dans les deux directions, comme si le boyau n’avait pas de fin. Edeard se releva tant bien que mal, grimaça et se tâta le dos du bout des doigts avec circonspection. Sa veste était fichue ; le cuir en était dur, craquelé, et tombait en morceaux comme s’il avait été tailladé au couteau. Ses bottes aussi étaient en sale état ; les semelles en soie d’araignée étaient noircies et molles. Là où il était resté couché, le sol était taché d’huile. Il se débarrassa de sa veste, examina son gilet en soie et trouva plusieurs entailles. L’accessoire lui avait sans doute sauvé la vie. Il toucha la bosse à l’arrière de sa tête et ressentit une douleur très vive. — Merci, dit-il à la ville avant de se rasseoir doucement. Il avait besoin d’un peu de repos. Son esprit ne parvenait pas à s’enfoncer de plus de quelques centimètres dans les parois du tunnel. Il supposait qu’il se trouvait dans un conduit très profondément enterré sous le réseau qu’il avait déjà visité. Si tel était le cas, alors il était plus seul que jamais. Personne n’était descendu ici depuis la construction de la ville par des créatures dont la nature lui échappait. Des êtres qui bâtissaient du solide, même si l’utilité de ce boyau éclairé n’était pas évidente – mais c’était vrai d’autres structures de Makkathran. Il essaya de se détendre, même si c’était difficile. En l’absence du murmure télépathique constant des habitants de Makkathran – murmure dont il faisait normalement abstraction –, son sentiment d’isolement était intense. Toutefois, il était aussi en colère contre lui-même. Il était naturel qu’Ivarl ait fini par tout comprendre. Le secret de l’invisibilité était connu des maîtres de la ville et de quelques autres. Quant au halo qui avait enrobé Ivarl et Tannarl, Edeard n’en avait jamais entendu parler. Cependant, il n’était pas étonné – d’ailleurs, plus rien ne l’étonnait depuis la dernière nuit passée avec Ranalee. Comme toutes les filles de grande famille, Ranalee était une jeune femme très séduisante. Chaque matin, elle (ou plutôt ses domestiques) brossait ses cheveux noir corbeau raides et très longs – ils lui arrivaient au milieu du dos. Elle avait le visage fin, les yeux étroits et un petit nez mignon. Cependant, tous ses attributs mis ensemble lui donnaient un air froid. De fait, il avait découvert une caractéristique éternelle de l’aristocratie de Makkathran : plus les familles étaient riches et puissantes, moins elles laissaient de place au rire dans leur vie. En contrepartie, Ranalee était diaboliquement douée au lit. Diabolique aussi la manière dont elle avait écarté Kristiana. Le fait qu’elle ait refusé de partager l’avait rendue encore plus désirable à ses yeux. Il ne lui était donc pas venu à l’esprit de refuser lorsqu’elle lui avait proposé de passer un week-end dans un pavillon familial de la plaine d’Iguru. Envieux, Macsen et Boyd lui avaient souhaité bonne chance. À posteriori, il était tentant de croire qu’ils avaient pressenti quelque chose… Le pavillon était une œuvre d’art tout en bois sculpté, décorée avec goût et élégance, comme seules les demeures des très riches pouvaient l’être. Après de longs mois passés à Makkathran, cette architecture humaine était très appréciable. Ils n’avaient emmené « personne », comme disait Ranalee, c’est-à-dire juste cinq serviteurs prêts à répondre à la moindre de ses attentes. La nuit, ils dormaient dans une dépendance. — Ainsi, nous serons hors de portée de leur vision à distance, expliqua-t-elle d’un air coquin. Nous aurons autre chose à faire que de nous protéger de leur curiosité. On le conduisit dans la chambre principale dotée d’un énorme lit normal, c’est-à-dire constitué d’un cadre en bois, d’un sommier à ressorts et d’un matelas en duvet – son premier vrai lit depuis Plax, se dit-il en se rappelant la belle Franlee. Ranalee le fit patienter pendant qu’elle enfilait la lingerie la plus raffinée qui soit. Jamais fortune n’avait été investie aussi intelligemment, pensa Edeard. Ajouté à un spectacle aussi charmant, le vin finit de l’exciter. Ranalee exploita son état et sa propre voracité sexuelle. La pauvre petite Franlee aurait été épouvantée par leur comportement. — Tu es tellement réceptif, ronronna Ranalee. Ils étaient allongés côte à côte sur les draps au parfum de lavande. Ranalee, avait-il découvert, n’était pas le genre de fille qui aimait se pelotonner contre son amant. Disposés aux quatre coins de la chambre, des candélabres dispensaient une douce lumière jaune qui lui permit de voir la satisfaction distante qui éclairait son visage tandis qu’elle fixait les broderies du baldaquin. — À tous les niveaux, ajouta-t-elle. — Oui, acquiesça-t-il sans trop comprendre. — J’ai une proposition à te faire. Je me doute que Kristiana et les autres te l’ont déjà faite, mais je suis mieux placée qu’elles pour que cela réussisse. En plus, tu ne serais pas complètement dépendant de l’argent des Gilmorn, ce qui, pour quelqu’un comme toi, est important, j’imagine. — Hein ? Quelle proposition ? Edeard était obsédé par les deux heures qu’ils venaient de vivre. Jamais il n’avait été aussi féroce, jamais il n’avait ressenti ce type d’abandon. Ranalee avait répondu à toutes ses attentes. Il avait pris tellement de plaisir qu’il aurait souhaité que cela ne s’arrête jamais. Elle se retourna et lui lança un regard rusé. — Je t’épouse et je t’aide à rencontrer toutes ces troisièmes et quatrièmes filles désespérées… — Le mariage ? Ils ne se connaissaient que depuis quelques semaines. — Oui. Je suis la deuxième fille de ma famille, tu sais ? — Euh, oui. Je suis très flatté, Ranalee, mais je ne suis pas encore sûr de… de ce que je souhaite. — Eh bien, je te conseille de te pencher sérieusement sur la question. Tu as une valeur marchande très importante en ce moment ; tu ferais bien de capitaliser dessus sans attendre. Edeard se demanda s’il avait bien entendu. — Capitaliser ? — Il ne faut pas se leurrer. En dépit de ta popularité, tu ne seras jamais maire. — Pourquoi pas ? s’indigna-t-il. Ranalee éclata de rire. — Tu n’es pas l’un des nôtres ! Tu n’es pas issu d’une grande famille. — Le maire est élu par la ville. — Par la Dame, tu plaisantes, j’espère ? — Je peux me hisser jusqu’au sommet de la hiérarchie de ma profession. En tant que membre du Grand Conseil, j’aurais le droit de me présenter aux élections. — Avec le soutien de ma famille, tu pourrais en effet arriver jusque-là. À ton avis, combien de chefs de la gendarmerie ont été élus maire ? — Je ne sais pas, admit-il. — Aucun. — Oh. — Alors, ne sois pas bête. Je te parle de ton avenir. — D’accord, d’accord, acquiesça-t-il, déçu d’apprendre que le mérite ne paierait pas forcément. Je t’écoute… — Je te l’ai dit, je serai en quelque sorte ta portière. — Je… je suis désolé, je ne comprends pas. Elle roula sur le côté et lui attrapa l’entrejambe. — Exploite ton potentiel. C’est cela que les familles respectent. Enfin, celles-là… Des doigts aux ongles longs se refermèrent sur une certaine partie de son anatomie. — Mon potentiel ? — Par la Dame, comment peux-tu être aussi ignorant ? Comment crois-tu que les familles comme la mienne sont parvenues à gagner ce pouvoir ? — Eh bien, il faut avoir un peu de chance, se trouver au bon endroit au bon moment et travailler dur. Tes ancêtres, notamment, ont pris de gros risques en explorant de nouveaux marchés avec leurs navires. — Sottises. Ce qui compte, c’est le sang. — Qu’est-ce que tu racontes ? — Tu ne me crois pas ? Par-dessus tout, les familles chérissent les aptitudes psychiques. C’est grâce à elles que nous nous maintenons là où nous sommes. Une vision à distance capable de transpercer le bouclier protecteur d’un rival, une troisième main assez forte pour nous protéger, plus quelques autres talents tout aussi utiles. Les aptitudes psychiques déterminent le choix d’un compagnon. Toutes les familles cherchent à rendre leur lignée plus puissante. Et puis, tu es arrivé, toi le garçon de la campagne plus fort que douze fils de grande famille réunis. Nous te voulons, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Nous voulons ce qu’il y a à l’intérieur de cela, ajouta-t-elle en serrant plus fort, en enfonçant ses ongles dans son scrotum. Edeard se figea. Il se lécha les lèvres, tandis qu’elle le maintenait au seuil de la douleur. — D’accord, je comprends maintenant. — Bon garçon. Alors, tu m’épouses ? (Elle sourit et s’étira de manière provocante. Sa voix était comme un ronron qui résonnait sans fin dans sa tête.) Tu pourras profiter de ce corps magnifique aussi souvent que tu le voudras et de la façon qui te plaira. Tu as déjà eu un avant-goût de cette félicité. Je suis tout ce dont un homme peut rêver. Qu’est-ce que tu en penses ? Elle le tentait, le provoquait. — Oui. Impossible de lui mentir. Sa voix rauque l’avait aiguillonné toute la nuit. Elle parlait à l’animal qui sommeillait en lui, réveillait des désirs honteux. Elle le guidait et était la première à apprécier les choses qu’ils accomplissaient avec leurs corps. Toutes les nuits pourraient ressembler à celle-ci, perspective qui menaçait de déclencher un incendie à l’intérieur de lui. Il serait prêt à combattre tous les bandits de Querencia pour que ce rêve se réalise. — Je te serai entièrement soumise, promit-elle. Tu me feras plein de petites filles qui courront partout dans la maison et te rendront heureux pendant que tu nettoieras cette ville et te hisseras jusqu’au sommet de ta profession. Et encore, je ne te parle que de tes journées… — Et les nuits ? La voix de Ranalee se radoucit et son étreinte se desserra un peu. Ses lèvres lui effleurèrent l’oreille. — Je ferai venir une multitude de filles de bonne famille dans notre lit. (Sa main glissa sur son membre dur comme de la pierre. Edeard eut un sourire béat, tandis qu’elle dirigeait son imagination à la plus grande satisfaction de sa masculinité.) Toutes rêveront de porter ton enfant. Elles paieront pour avoir le droit de te satisfaire encore et encore. — Oui, grogna-t-il proche de l’extase. — Des filles superbes, jeunes. Des filles comme Kristiana, mariées à des types sans intérêt, à des marchands ou des miliciens, des péquenauds. Leurs filles pourront épouser des premiers fils, et toutes les familles les courtiseront. Peut-être même que je négocierai un pourcentage de leurs dots pour payer tes services. Edeard fut soudain assailli par l’image de Dame Florell. Ranalee s’en rendit compte et éclata d’un rire ravi. — Elle ! Oui, c’est pour cela que tout le monde la voulait ; ses pouvoirs psychiques sont étonnants. Il y a quatre générations d’écart entre elle et moi. Et il ne faut pas oublier Rah. — Rah ! — Pourquoi crois-tu que toutes les grandes familles affirment descendre de lui ? En fait, c’est la réalité. Qui ne voudrait pas d’une troisième main capable de tailler dans le cristal de la ville ? — J’ignorais tout cela, avoua-t-il doucement. À posteriori, tout lui paraissait logique. — Dans trois générations, tes descendants dirigeront Makkathran. Cela représente moins de cent ans, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Alors tu seras pour ainsi dire notre roi. Imagine ce que tu pourras accomplir avec un tel pouvoir. — Je les briserai, lâcha-t-il en se prenant au jeu. Je détruirai les gangs. La ville récupérera tout ce qu’elle a perdu depuis l’époque de Rah. Les Seigneurs du Ciel reviendront nous chercher pour nous conduire vers la mer d’Odin. — Je partirai avec toi. — Oui, nous irons tous les deux ! — Tous les jours seront comme cette nuit. Je m’engage à travailler dans ce sens. Ton plaisir ne cessera jamais, promit-elle en s’asseyant sur lui, le visage triomphant éclairé par les candélabres. À présent, nous allons célébrer notre union. Son murmure emplit la chambre crescendo. Edeard cessa de réfléchir, tandis que sa chair répondait aux attentes de Ranalee. Il était perdu quelque part entre l’extase et le délire. — Tu me donneras ma première fille cette nuit, annonça Ranalee. — Espérons que ce sera une fille, dit-il avec un sourire béat. Des larmes de joie lui coulaient des yeux. — Ce sera une fille. Ce seront toutes des filles. Les femmes savent comment s’y prendre. — Comment ? — Elles savent comment régler ce petit problème. Car il faut que ce soient des filles. — Mais les garçons… — Il n’y aura pas de garçons. Les garçons n’ont aucune valeur. À l’exception de quelques familles débiles telles que les Culverit, toutes appliquent la primogéniture. Tes filles épouseront de puissants héritiers. — Quoi ? demanda-t-il, confus, le plaisir contaminé par un sentiment naissant de panique. Quoi ? — Les embryons ne sont pas des personnes, expliqua-t-elle d’une voix suave. Même lorsque leur sexe devient apparent. Je ne sentirai rien du tout. Ne pense plus à cela pour l’instant. — Comment ? Non ! — Détends-toi, mon fort et bel amant. Fais ce pour quoi tu es le plus doué, Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Non ! cria Edeard qui se sentait étouffé sous un torrent d’horreurs. Non, non, non ! Il poussa de toutes ses forces, usa de sa troisième main, voulut s’éloigner du mal. Ranalee hurla et s’envola dans les airs. Edeard peinait à retrouver son souffle, essayait de se débarrasser des miasmes qui polluaient ses pensées. Il avait l’impression de sortir d’un cauchemar. Son cœur tambourinait dans sa poitrine. Il regarda autour de lui ; Ranalee était étendue sur un tapis au pied du lit. Elle se releva, dangereuse, les cheveux ébouriffés, les lèvres retroussées. — Que s’est-il passé ? demanda-t-il, encore effrayé. Il avait du mal à résister à la tentation de continuer, de la jeter sur le lit et de la prendre pour devenir le maître de Makkathran grâce à ses descendants. — Je t’ai libéré, grogna-t-elle. Sa voix se réverbérait dans son crâne. Edeard se plaqua les mains contre les oreilles et gémit. — Je t’ai montré tes vrais désirs. Suis-les, libère-toi. — Arrête, supplia-t-il. Il était recroquevillé sur le lit, luttait contre sa propre perfidie, contre la tentation de suivre le chemin qu’elle avait tracé pour lui. — Les inhibitions sont mauvaises pour les gens comme nous. Dans ton sang comme dans le mien, il y a de la force. Pense à ce que nous pourrions accomplir tous les deux. Crois en nous, miaula-t-elle. Il y avait une telle intensité dans son injonction qu’Edeard faillit tomber à la renverse. L’esprit de Ranalee était lumineux et brûlant. Il comprit alors qu’il ne s’agissait pas uniquement de sa voix, que, d’une manière qui lui échappait, elle s’adressait directement à son esprit. Par télépathie, elle avait corrompu ses pensées, l’avait forcé à se plier à sa volonté comme s’il n’était rien de plus qu’un génistar chargé de nettoyer une étable. Il serra les dents, se concentra, tenta de repousser l’esprit de la jeune femme avec sa troisième main, pria la Dame de lui donner la force. — Écoute-moi ! ordonna-t-elle. Il voyait ses lèvres bouger, mais ne l’entendait plus. Les techniques qu’il avait apprises en ville, les manières de protéger ses émotions étaient encore renforcées par son pouvoir télékinésique. Accroupi sur le matelas, il n’entendait plus rien, ne sentait plus rien. Il était isolé. Ranalee le toisait avec colère. Une fois calmé, il lui retourna son regard même si ses mains tremblaient toujours. — Tu…, commença-t-il avant de déglutir. Tu as essayé… Tu as voulu… Oh, par la Dame ! Un frisson lui parcourut la colonne vertébrale lorsqu’il repensa à ce qu’il venait d’éviter. Ranalee le considérait avec mépris, en silence. Avec circonspection, Edeard permit à sa voix de traverser le bouclier de sa troisième main, mais il garda son esprit à distance. Par la Dame, il était hors de question de laisser son esprit l’approcher ! — Quoi ? — Tu n’es qu’un pitoyable paysan. — Chienne ! cracha-t-il. Le dédain de la jeune femme se mua en mépris absolu. — Tu t’imagines que tu vaux mieux que cela ? Tu te vois noble et grand ? Tu sais comment fonctionne la dominance ? Il s’agit de savoir pincer les cordes du cœur. Je suis experte dans l’art de jouer avec les hommes simples d’esprit. J’ai vu ce que cachait l’âme de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Tous autant que vous êtes, vous êtes dominés par votre ego et votre concupiscence, car c’est ce qui coule dans votre sang. Je me suis contentée de semer une graine à l’intérieur de toi, je t’ai donné la chance de développer ta véritable nature. — Je ne suis pas comme cela. — Combien de filles de grande famille as-tu déjà mises dans ton lit ? Tu n’as pas résisté bien longtemps à l’appel de la chair, pas vrai ? Pendant combien de mois tes pitoyables collègues et toi avez-vous comploté dans une taverne minable pour renverser les gangs et faire de toi le chef des gendarmes de cette ville ? C’est exactement ce que je t’offre. Et je ne te parle pas de rêves d’adolescents attardés, mais bien de réalité. Grandis, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Ta supposée vertu seule ne te permettra pas d’atteindre la position dont tu rêves. Car tu veux le pouvoir, le pouvoir de donner corps à ta vision personnelle de Makkathran. J’ai raison, n’est-ce pas ? — Oui, murmura-t-il. Je rêve d’une ville honnête, dans laquelle tout ne serait pas sacrifié aux privilèges et au profit. — Parfois, il faut faire le mal pour accomplir le bien. Il la regarda avec des yeux ronds. — Oh, cette phrase te dit quelque chose, n’est-ce pas ? Tu sais qui l’a prononcée ? Rah lui-même, lorsqu’il a forcé les murs de cristal. Il savait que les siens ne seraient à l’abri du chaos déversé par les vaisseaux qui nous ont transportés ici que dans l’enceinte de cette ville. Voilà pourquoi il nous a offert Makkathran. Il a pris la ville et nous a donné l’ordre et la stabilité qui prévalent depuis deux mille ans. — Non, insista Edeard en secouant la tête. Je ne suis pas… Les enfants ne devraient pas être conçus dans cette intention ; ils devraient être aimés pour ce qu’ils sont. — Nos enfants seraient aimés. Et promis à un grand avenir. — Ce n’est pas juste. — Ah bon ? Qu’arrivera-t-il si tu épouses une gentille petite femme qui t’aimera comme on s’aime dans ton village arriéré ? Que crois-tu qu’il arrivera aux enfants de Celui-qui-marche-sur-l’eau ? Eh bien, ils me trouveront sur leur route. Moi et tous ceux qui me ressemblent. Moins tu auras d’enfants, plus leur valeur sera grande. Les garçons seront séduits par des héritières, les filles consommées par des premiers fils. Ce sera un jeu pour eux. D’une manière ou d’une autre, nous réussirons à prendre la force de ton sang. — Non, vous n’y parviendrez pas comme cela. Elle pencha la tête et posa sur lui un regard moqueur tout aristocratique. — Tu peux accomplir tant de choses, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Pour donner corps à ta vision, tu n’auras d’autre choix que de changer la nature de Makkathran. Je n’ai rien contre le changement, surtout si je peux en profiter. Toutefois, les bouleversements radicaux ne peuvent venir que de l’intérieur. À présent, tu sais ce qui te reste à faire : propager ton sang et, avec lui, ta volonté. — Je peux changer cette ville de là où je suis. — Non, rétorqua-t-elle sèchement. Lorsqu’il est imposé par quelqu’un d’extérieur, le changement est pris comme une menace et rejeté par l’ensemble de la population. Les familles, les gens ordinaires et les gangsters se ligueraient pour te défaire. — Les habitants de Makkathran souhaitent que j’aille au bout de ma démarche, ils veulent que je les débarrasse des gangs et de la corruption qui leur permet de s’enrichir. — Oui, ils ne veulent plus des gangs, mais tu n’arriveras à rien sans l’aide de l’establishment. L’ordre et le chaos forment ensemble le terreau de cette ville, et tu ne parviendras pas à les démêler. Les Conseils et les Guildes ne t’aideront que si tu t’engages à les soutenir. Tu n’as pas le choix, et tu le sais au fond de toi. Cette nuit, j’ai compris à quel point tu étais faible à l’intérieur. — Tu te proposes de me rendre service, en somme ? Le regard concupiscent de Ranalee glissa sur son corps nu. — Tu as soif de pouvoir, mais tu as également d’autres aspirations. Les hommes sont tous les mêmes. Cette nuit, tu as pris du plaisir, et moi aussi. — Je refuse de jouer à ce jeu avec toi. — Espèce d’idiot, lâcha-t-elle avec dégoût. (Sa troisième main attrapa une robe de chambre dans un placard et la lui apporta.) Nos enfants ne risqueraient pas d’hériter de ton intelligence… Edeard descendit difficilement du lit ; il se sentait las et écœuré car il savait que cette partie de la nuit n’avait pas été un cauchemar. Le pouvoir insidieux de Ranalee avait mis à jour ses pulsions les plus profondes. — Il est peut-être déjà trop tard pour toi, le railla-t-elle. — Que veux-tu dire ? demanda-t-il en ramassant ses sous-vêtements. Elle se tapota le ventre. — C’était le moment idéal, et on peut dire que tu m’as donné ce dont j’avais besoin. Je ferai une excellente mère. Je le garderai même si c’est un garçon. Dans un peu plus d’une décennie, ce sera à son tour de procréer. Il sera ton rival. Elle sourit pour lui faire encore plus mal. Le cœur d’Edeard palpita. Il y avait une fiole de vinak dans ses bagages. Il avait été tellement pressé de coucher avec la jeune femme qu’il ne l’avait pas prise. Elle s’était d’ailleurs arrangée pour ne pas lui en laisser le temps. De manière délibérée, évidemment. Abruti ! Elle a raison, tu n’es qu’un paysan ! Ranalee perçut sa détresse et rit. La troisième main d’Edeard l’agrippa et la plaqua contre le baldaquin. La respiration coupée, elle écarquilla les yeux. En dessous, Edeard enfila sa chemise, prit tout son temps et ne leva même pas les yeux. — Contrairement à toi, je ne tue pas les embryons, commença-t-il avec calme. Je serai donc contraint de t’éliminer pour t’empêcher de donner à cet enfant la vie que tu as prévue pour lui. Il desserra quelque peu son étreinte pour lui permettre d’inspirer l’air si précieux. — Tu es trop faible ! siffla-t-elle, furieuse. — Parfois, il faut faire le mal pour accomplir le bien. Il la libéra. Ranalee tomba sur le grand lit et rebondit avec violence sur le matelas. Elle se retourna tant bien que mal et découvrit qu’Edeard était penché sur elle. Son regard et le timbre de ses pensées la firent se recroqueviller. — Tu ne devrais pas parler de mort et de meurtre avec autant de désinvolture, dit-il. Surtout à ceux qui, comme moi, ont déjà tué et recommenceront sans doute. — Tu mourras seul sans avoir réalisé aucun de tes rêves, le défia-t-elle. — Tu me feras savoir si tu es enceinte. Le cas échéant, j’élèverai cet enfant moi-même. Il enfila ses bottes et sortit dans la nuit en laissant ses bagages – dont ses chaussettes – derrière lui. Il retourna à Makkathran à pied. Ce fut un trajet long et douloureux. Comme il n’avait personne pour lui tenir compagnie, il eut le temps de réfléchir à certains aspects de sa personnalité dont il n’était pas très fier. Il repensa à la proposition de Ranalee. Sans doute ne réussirait-il pas à chasser tous les gangs de la ville, comme elle l’avait prédit. Par la Dame, est-ce là la proposition dont parlait Finitan ? Ce n’est pas possible… Comme la sagesse d’Akeem lui manquait. Il aurait tant aimé poser une dernière question à son vieux maître. Il revoyait son visage buriné, se le représentait en train de secouer la tête d’un air amusé et incrédule, l’air de dire : Tu connais déjà la réponse. Lorsque, l’aube venue, Edeard monta dans la charrette d’un fermier en route pour le marché, sa décision était prise. Il se chargerait d’Ivarl et des gangs à sa façon. De cette manière, il vaincrait aussi sa part d’ombre… À la vue de cet interminable tunnel illuminé, Edeard sut qu’une autre marche longue et solitaire l’attendait. — Je vais vraiment avoir besoin d’aide pour régler leur compte à ces fumiers, décida-t-il avec lassitude. Ni le tunnel ni la ville ne répondirent. Il haussa les épaules et se leva. Il avait déjà moins mal. Il regarda d’un côté, puis de l’autre ; le décor était le même. Dans les deux cas, le boyau s’étirait à l’infini. Le silence commençait à lui taper sur les nerfs – un silence profond, absolu, comme lorsqu’il avait usé de sa troisième main pour se protéger de la voix de Ranalee. La jeune femme avait mentionné des talents – au pluriel. Edeard n’avait jamais entendu parler de la lumière, en apparence liquide, qu’Ivarl et Tannarl avaient produite. Dire que lorsqu’il avait marché sur l’eau en traînant Arminel il s’était cru invincible… Quels autres vilains secrets les aristocrates de Makkathran cachaient-ils ? Il projeta son esprit alentour, tenta de déterminer sa position. Le tunnel était très profondément enfoui. Il regarda au-dessus de lui, examina la structure de la roche, chercha le passage qu’il avait emprunté. Makkathran avait altéré sa structure pour le laisser traverser le sol, mais il ne voyait aucune trace de son passage. Il se concentra davantage et crut discerner quelque chose. Son esprit balaya la zone en question et ses efforts furent récompensés. Une image de lui-même gravée dans la substance de la ville – il tombait, les bras écartés, tandis que de la fumée s’échappait de son manteau. Alors qu’il étudiait l’image, celle-ci bougea lentement. Lorsqu’il regarda juste au-dessus, elle accompagna le mouvement de ses yeux. Il changea de direction, et l’image fit de même. La mémoire de la ville, comprit-il, ravi. La ville se souvient de mon passage. Edeard suivit le trajet de l’image jusqu’à son point de sortie, dans la paroi du tunnel. Se voir tomber à plat sur le sol l’amusa, mais cela ne lui dit pas dans quelle direction marcher ; tout juste savait-il où se trouvait la Maison des pétales bleus. Il dirigea ses pensées vers celles, paisibles, de la ville et projeta une image de cette cave de la rue Transal, dans le quartier de Jeavons, qu’il utilisait toujours pour descendre dans les tunnels qui longeaient les canaux. Tu sais comment retourner là-bas ? demanda-t-il. Comme il s’y attendait, la ville ne lui fournit aucune indication. Soudain, le sol se mit à bouger et Edeard perdit l’équilibre. Le tunnel bascula d’un seul coup et le gendarme tomba sur le dos, glissa sur la surface lisse de plus en plus inclinée. L’angle dépassa rapidement les quarante-cinq degrés. Les lumières rouges défilaient à une vitesse incroyable. Instinctivement, Edeard sut ce qui allait se produire, même si c’était impossible. Comment un tunnel peut-il s’incliner ? Sa question demeura sans réponse. Le gendarme tomba en hurlant dans un tunnel transformé en puits vertical. Lorsqu’il cessa de crier pour reprendre son souffle, il se dit que, finalement, ce n’était pas si impressionnant. Cependant, s’il chutait chaque fois qu’il descendait dans un tunnel, il n’avait jamais eu une telle impression de vitesse. Peut-être que s’il fermait les yeux… Il les rouvrit aussitôt. C’était trop difficile ; ses yeux devaient voir ce que son corps subissait. Il tombait tellement vite que les lumières rouges formaient un trait continu. C’était la liberté des gé-aigles ! Il aperçut furtivement un tunnel transversal vite dépassé. Il réussit presque à en rire. Personne n’avait jamais voyagé ainsi. C’était extraordinaire ! Cette nuit, il avait été couronné roi de Makkathran. Que l’Honoious emporte Ranalee, Ivarl et leurs semblables ! Ils n’étaient qu’une bande d’ignares. Il connut néanmoins un moment de frayeur lorsqu’une force le manipula pour lui faire prendre un virage en lui évitant de toucher la paroi du tunnel. Il retint son souffle, mais son inquiétude s’évanouit rapidement. Si la ville avait voulu le tuer, il aurait rejoint Akeem dans la mer d’Odin depuis longtemps. Le tunnel changea d’inclinaison jusqu’à redevenir parfaitement horizontal. Edeard glissa longuement sur les fesses avant de s’arrêter. Il fixa le plafond et envoya son esprit en reconnaissance au-dessus de lui. La paroi du tunnel s’altéra d’une manière étrange mais désormais familière avant de l’aspirer. Les ténèbres l’enveloppèrent et, une minute plus tard, il se retrouva dans l’atmosphère fraîche et la lumière orangée de la galerie qui longeait le canal de Marbre. Ce spectacle le découragea car il était synonyme de retour à la réalité. Il avait subi une défaite cuisante et n’avait personne à qui se confier. Pis encore, il ne savait pas quoi faire. Et si je partais, tout simplement ? Je pourrais rejoindre Salrana à Ufford. Nous y vivrions heureux, car nous sommes des enfants de la campagne. C’était tentant, en effet, mais, s’il ne se dressait pas contre les gangs et les familles telles que celle de Ranalee, rien ne changerait jamais. À la fin, la déchéance de la ville entraînerait la mort des campagnes. La situation s’aggraverait et ses enfants hériteraient du problème. Edeard soupira et entreprit de rentrer chez lui. Prétextant un rhume, il passa la journée suivante cloîtré dans son appartement à parler à distance avec Dinlay. Le procès de Lian en était à son huitième jour, mais on n’avait pas besoin de lui au tribunal car il avait déjà été appelé à la barre des témoins. Dinlay lui souhaita de se rétablir vite. Comme il avait besoin d’onguent pour guérir ses brûlures, il envoya un gé-macaque chez le médecin le plus proche. Il s’excusa auprès de Jessile et lui demanda de ne pas venir pour ne pas la contaminer. Elle compatit et lui fit porter un panier plein de bouillon de poule et autres victuailles. Il avait besoin de passer deux jours seul pour se reposer et réfléchir. Il lui faudrait également parler au Grand Maître Finitan. Le second jour, à l’heure du déjeuner, Kanseen l’appela à distance. Le quartier de Cobara avait toujours plu à Edeard parce qu’il n’était pas quadrillé par des rues comme dans le reste de la ville. En effet, on y trouvait des tours cylindriques de quatre étages, dont chacun était assez grand pour accueillir une famille. Toutefois, le plus merveilleux se situait au-dessus des habitations, car chaque tour servait de pilier à un ou plusieurs ponts qui la reliaient à ses voisines, formant un genre de toile de polygones suspendus au-dessus du quartier. Ces formes géométriques servaient de support à des constructions incroyables qui atteignaient parfois six étages – triangles, carrés, pentagones, hexagones et, au centre exact du quartier, le dodécagone de la Fontaine de Rafaël qui abritait les Guildes des artistes, des botanistes et des cartographes. La fontaine elle-même jaillissait d’un grand bassin situé au centre du dodécagone et dépassait en hauteur les arcs en cristal des toits. Protégé des embruns froids par sa troisième main, Edeard passa à côté du jet puissant. Il était enveloppé dans une cape doublée de fourrure, coiffé d’un chapeau à oreillettes et dissimulé derrière une écharpe marron. Personne ne le reconnut derrière son bouclier mental, même s’il était conscient d’avoir été suivi par un gé-aigle. Après la fontaine, il prit à gauche et se dirigea vers la tour Millagal aux murs rayés bleu et rouge couverts d’un écheveau de gurks dépourvus de feuilles. Une équipe de gé-macaques s’activait, nettoyait ce qui restait de neige fondue sur la vaste place située à l’ombre des structures géométriques du quartier. L’hiver conférait à Cobara un caractère souterrain étrange, lui donnait des allures de grottes dont les ténèbres n’étaient transpercées que par de rares rais de lumière. L’été, la place était pleine de monde, de marchés, d’artistes de rue et d’enfants en train de jouer. Pour le moment, toutefois, les gens étaient bien au chaud chez eux à pester contre le printemps qui tardait à venir. Edeard était content qu’il y ait si peu de monde dehors ; il n’était pas d’humeur à se mêler à la foule. Il arriva à la base de la tour Yolon et s’engagea sous l’arche impressionnante. Un escalier en colimaçon massif s’élevait du centre du puits de lumière. Il grogna à la vue de ces marches à l’espacement si peu naturel pour un homme. Un jour, se dit-il en débutant son ascension, il remodèlerait toutes les marches de cette ville. L’escalier débouchait sur trois ponts couverts. Il emprunta celui de Kimvula, dont l’animation lui remonta aussitôt le moral. Bien que le passage soit étroit et flanqué de bâtiments hauts de cinq étages ornés d’ogives et d’encorbellements, on y trouvait nombre d’étals. Il déroula son écharpe car la lumière du soleil traversait le toit en cristal rosé et réchauffait l’atmosphère. Les chalands se promenaient de marchand en marchand, discutaient. L’atmosphère était sèche et chargée d’une odeur d’épices. Quelqu’un grillait des prunes au miel. Au tiers de sa longueur, il bifurqua dans un étroit couloir transversal qui déboucha sur un nouvel escalier en colimaçon. Avec force soupirs, il monta trois étages supplémentaires et arriva dans un couloir éclairé par des cercles de lumière orangée positionnés au-dessus des portes. Il s’arrêta devant la porte rouge équipée de gonds bleus en forme de feuilles de lierre et frappa poliment, même s’il sentait les esprits de l’autre côté. Dybal ouvrit la porte. Le vieux musicien ne paraissait pas dans son assiette ; il portait une chemise aux couleurs vives, et ses cheveux étaient tressés avec soin, mais sa bonne humeur habituelle s’était envolée. — Merci d’être venu. Vous vous sentez bien ? demanda Dybal en avisant le visage rose marbré d’Edeard. On dirait que vous avez été brûlé. — Je vais bien. J’ai juste eu un accident. — Bizarre. C’est le deuxième accident dont j’entends parler aujourd’hui. Il y a eu un incendie à la Maison des pétales bleus il y a deux nuits. Vous ne devriez pas traîner dans ce coin, Edeard ; trop de pauvres garçons s’y sont ruinés. — Je m’en souviendrai, merci. Edeard fut conduit dans un parloir pourvu d’une baie vitrée bulbeuse ouverte sur un vaste espace pentagonal. Loin en dessous, de grands poirenoyers poussaient dans des creux pratiqués dans le matériau de la place. Leurs branches nues brillaient d’un éclat blanc parmi les ombres des constructions. Son équipe était déjà là. L’air inquiet, sombre, Boyd et Dinlay se tenaient près d’un poêle chaud, tandis que Kanseen préparait du thé dans un samovar, l’esprit légèrement protégé, comme elle en avait l’habitude. Macsen était agenouillé devant Bijulee, assise sur un fauteuil ; son bras reposait sur les jambes de sa mère. Apparemment, celle-ci avait pleuré ; elle s’essuyait le visage avec un mouchoir et s’efforçait de sourire. Edeard vit ses yeux meurtris et grimaça. Son incrédulité céda la place à la colère. — Vous les connaissiez ? demanda-t-il. Elle eut un sourire doux. En dépit de ses meurtrissures, elle était superbe. — Non. Je leur avais dit de ne pas vous appeler. Je ne veux pas que vous vous tracassiez avec cela. — Maman, c’est arrivé par notre faute. — Non, insista-t-elle. — Que vous ont-ils fait ? demanda Edeard, presque effrayé à l’idée de savoir. Il voyait les poings serrés de Macsen. — Rien, répondit-elle en souriant à Kanseen, qui venait de lui servir une tasse de thé. Merci. C’étaient juste des voyous. — Ils étaient quatre, intervint Macsen. Quatre malfrats… — Ils m’ont dit que les actions avaient toujours des conséquences et que Macsen ferait bien de se méfier, répondit Bijulee en caressant la tête de son fils. Ils te conseillent de changer de métier. Et puis… (Elle désigna son œil.) Je n’ai pas vu le coup venir. Moi qui pensais être une citadine avisée. Par la Dame, ce que je peux être bête. — Les fumiers ! gronda Macsen. — Des lâches, proféra Dinlay. — On le savait déjà, dit Kanseen. — Vous vous rappelez leur apparence ? reprit Edeard. Vous pourriez nous transmettre leur image ? — J’ai bien peur que non. Tout est flou dans ma tête. Peut-être demain, lorsque je serai calmée. — Oui, bien sûr. Je suis vraiment désolé que cela vous soit arrivé. J’ignore ce qu’Ivarl espère ; le procès sera terminé dans deux jours. Lian et les autres vont passer des décennies à Trampello. Que croit-il obtenir de moi ? — Vous n’y êtes pour rien. Macsen serra les dents et posa sur sa mère un regard inquiet et plein d’adoration. — Quelqu’un a-t-il vu quelque chose ? demanda Edeard à Dybal. — Non. Cela s’est passé en milieu de matinée au marché de Bellis. Il y avait des centaines de personnes dans le quartier, mais personne n’a rien vu. Après, évidemment, tout le monde s’est précipité pour l’aider. — Je suis désolé, répéta Edeard, qui se sentait inutile. Je ferai tout mon possible pour que cela ne se reproduise pas. Dybal eut un sourire triste. — Je n’en doute pas. Vous êtes un bon garçon, Edeard. Je vous apprécie beaucoup, et j’apprécie aussi ce que vous tentez d’accomplir pour cette ville. Les gens ont besoin d’espoir, surtout en ce moment. Dommage qu’il n’y en ait qu’un comme vous ; Makkathran est une grande ville. Les gendarmes se préparèrent à partir. Edeard trouva l’hostilité affichée de Macsen déconcertante. Normalement, il était le plus réfléchi et posé de la bande. — Je pourrais vous parler en privé ? demanda Edeard à Dybal. Le musicien l’invita à entrer dans une pièce où étaient entreposées plus d’une dizaine de guitares ainsi qu’une batterie. Il y avait également un bureau recouvert de papier à musique. Dans d’autres circonstances, Edeard aurait été fasciné par ces instruments ; aujourd’hui, cependant, il les regarda à peine et soupira profondément. — Je sais que le moment est mal choisi, commença-t-il. Dybal retira ses lunettes bleues et les essuya avec sa manche. — Je ferai mon possible pour vous aider, jeune homme. Vous le savez. Vous êtes très important, et pas seulement parce que vous êtes l’ami de Macsen. — Merci. Euh… — Si cela peut vous aider, sachez que très peu de choses me choquent. — D’accord. Je voulais savoir si vous aviez entendu parler de la dominance par l’esprit. Dybal haussa un sourcil. — La vieille sérénade de la luxure ? Peu importe la fille, je ne vous conseille pas de recourir à cette méthode. Faites-moi confiance, Edeard, il peut y avoir des répercussions. De toute façon, d’après ce que j’ai entendu, toutes les mères et filles de la ville font déjà la queue pour vous attirer dans leur lit. — Je ne souhaite pas utiliser cette technique. Je veux m’en prémunir. — Ah, je vois. Certaines de ces filles n’acceptent pas qu’on leur dise non, c’est cela ? — Si seulement c’était aussi simple. Dybal étudia longuement son visage. — Je suis navré. Pour commencer, dressez un bouclier hermétique autour de votre esprit. C’est dommage d’en arriver là, mais quand on n’a pas le choix… Vous êtes plus ouvert que nous autres citadins, et c’est ce qui vous rend si attirant. — Oui. — Cette technique s’appuie sur vos faiblesses. Il convient de cacher au monde ce que nous sommes en réalité. En général, la décence nous pousse à contenir certaines pensées ; toutefois, lorsque l’incendie a été déclenché, il est difficile de l’éteindre. — Je sais, acquiesça-t-il, penaud. — Ne vous en faites pas, reprit Dybal en le prenant par l’épaule. Il n’y a rien de honteux à nourrir ce genre de pensées – vous n’êtes en rien différent des autres. Une jeune perverse est parvenue à contourner vos défenses et à embraser votre esprit ? Cela n’est pas dramatique et vous servira de leçon. Le fait que cela vous tracasse prouve que ces pensées sont étrangères à votre véritable personnalité, ce qui est encourageant, sinon pour vous du moins pour moi. J’ai foi en vous et je sais que vous êtes assez fort pour surmonter cette crise de conscience. Néanmoins, si cela peut vous rassurer, voici une technique qui vous aidera à démasquer ceux qui seraient tentés de réessayer ce petit truc sur vous. Edeard examina les pensées envoyées par Dybal et mémorisa la technique. — Merci. — Maintenant, retournez dans la rue et réglez leur compte à Ivarl et ses sbires. Personne ne dit un mot durant le trajet de retour vers la gendarmerie de Jeavons. Edeard savait qu’une dispute ne manquerait pas d’éclater une fois sur place. Macsen lui chercherait querelle à cause de ce qui était arrivé à sa mère, ce qui signifiait qu’Edeard allait devoir prendre une décision. Par ailleurs, il commençait à regretter de ne pas leur avoir révélé l’énormité de ses découvertes. Si elles se passaient mal, les deux prochaines heures risquaient d’hypothéquer tout ce qu’ils avaient accompli jusque-là. Les deux gendarmes qui se reposaient dans la salle commune perçurent quelques émotions à travers les voiles protecteurs de l’escouade qui venait d’arriver et s’empressèrent de partir. La lourde porte en bois se referma en claquant, ce qui fit hausser les sourcils à Edeard. Quelqu’un avait la troisième main lourde, aujourd’hui. L’adrénaline, sans doute. Il dégrafa sa cape et prit place sur son banc habituel, à l’extrémité de la salle. — Ma mère ! commença Macsen. — Oui. — Oui ? C’est tout ce que tu trouves à dire ? Oui ? — Tu t’imaginais peut-être qu’Ivarl n’essaierait pas de nous intimider ? — Nous intimider ! Qui parle d’intimidation ? Ils ont pris ma mère pour un punching-ball ! Ma mère ! — Ils essaient de m’atteindre, continua doucement Edeard, tandis que sa main se portait de son propre chef à sa joue brûlée. Vous êtes mes seuls amis, mes faiblesses. Ivarl le sait et ne se privera pas d’en profiter. — Oui, acquiesça Kanseen d’un air pensif qui le surprit. Ma sœur a été prise à partie la semaine dernière. Elle portait Dium dans ses bras. — Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? s’enflamma Edeard. — Sans doute n’avait-elle pas confiance en toi, glissa Macsen. — Par la Dame ! lâcha Edeard en levant les bras, incrédule. — Nous pensions être dans le même pétrin, Edeard. Nous étions avec toi au bassin de Birmingham, tu te souviens ? Cela ne signifie-t-il rien pour toi ? — Cela signifie tout ! cria-t-il. Il était sur les nerfs et perdait son sang-froid. Victime de ses doutes, confus, il avait du mal à se concentrer. Il fit un effort, serra les dents et posa les mains sur la table en bois ancien. Ses amis semblaient choqués de le voir ainsi. — Désolé, reprit-il. — Edeard, par la Dame, dis-nous ce qui ne va pas ! insista Boyd. Que t’est-il arrivé ? Tu as vu ton visage ? Pourquoi ne nous dis-tu plus rien ? — Il a préféré garder pour lui ses infos sur l’entrepôt de Myco, cracha Macsen. Il n’a aucune confiance en nous, c’est évident. — Tu es vraiment un crétin, lui lança Kanseen. — J’ai confiance en vous, rétorqua Edeard d’une voix lasse et pas du tout convaincante. J’ai été brûlé lors de l’incendie de la Maison des pétales bleus, c’est tout. Ce n’est pas aussi grave que cela en a l’air. — Tu es allé là-bas tout seul ? demanda Kanseen d’un ton désapprobateur. — Oui. Pour surveiller Ivarl. — C’était extrêmement dangereux, le gronda Boyd. Edeard, tu ne peux pas faire ce genre de chose tout seul. Macsen laissa échapper un grognement dédaigneux. — Il est Celui-qui-marche-sur-l’eau ; il peut tout faire. Il n’a pas besoin qu’on le retienne, n’est-ce pas ? Edeard soupira ; il ne s’était pas préparé à cela. — Le raid contre l’entrepôt devait avoir lieu au grand jour. Ivarl nous – non – m’avait tendu un piège. Il voulait me ridiculiser, me décrédibiliser. J’ai dû détourner son attention. Plus d’une centaine de gendarmes étaient impliqués dans cette opération, et nous n’en connaissions pas la moitié. Si j’avais révélé mon plan à tout le monde, il n’aurait jamais fonctionné. — Nous ne sommes pas tout le monde ! aboya Macsen. Nous sommes tes amis, ton équipe. Du moins, c’est ce que je croyais. — Eh, du calme, intervint Dinlay. Il a respecté la procédure. — Ouais, j’étais certain que tu prendrais son parti. — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? — Arrêtez, reprit Edeard. Nous n’avons pas le droit d’en arriver là. Ivarl doit rire de nous à l’heure qu’il est. — Tu te soucies davantage de son avis que du nôtre, semble-t-il, rétorqua Macsen. — Ce n’est pas ce que… — Ne t’en fais pas, dit Kanseen. Il est juste en colère. — Sans déconner ! cracha Macsen. Pourquoi crois-tu que je suis en colère ? Je suis un membre de cette escouade, de cette soi-disant équipe. J’avais foi en toi, Edeard. Foi ! Plus que n’importe qui, j’étais prêt à te suivre. Et qu’est-ce que j’ai reçu en échange ? Tu t’es servi de nous pour devenir plus important. Celui-qui-marche-sur-l’eau nous sauvera tous ! Des conneries, oui ! — Je ne me suis servi de personne. Nous avons tous pris part à ce raid. Je t’ai d’ailleurs permis d’y jouer un rôle important. Mais savais-tu qu’un cambriolage allait avoir lieu ? Connaissais-tu l’emplacement de leur planque ? Aurais-tu pu prévoir la substitution des caisses ? — Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Que je suis un mauvais gendarme parce que je n’ai pas tes aptitudes psychiques ? Dans ce cas, nous sommes tous à mettre dans le même panier. Regarde, même Dinlay est écœuré par la manière dont tu nous as exclus. — C’est faux, s’empressa de rectifier celui-ci. — Si tu as besoin de types qui obéissent au doigt et à l’œil, parfait, reprit Macsen. Tu en trouveras une bonne dizaine rien que dans cette gendarmerie. En revanche, si tu souhaites retravailler avec moi, tu vas devoir descendre de ta tour et réapprendre à me faire confiance. — Va te faire foutre ! Tu n’as pas la moindre idée de ce que nous combattons. Je ne fais que vous protéger. — Je n’ai pas besoin de ta protection. J’en sais plus sur les gangs que tu en apprendras jamais, petit paysan. J’ai grandi à Makkathran. — Non. Dinlay, Boyd et moi avons grandi à Makkathran. Toi, tu as eu une enfance peinarde dans la plaine d’Iguru. — Pardon ? — Arrêtez, intervint Edeard. J’ai gardé certaines informations pour moi parce que j’avais peur. Ils se turent et échangèrent des regards étonnés. Edeard posa les coudes sur la table et se prit la tête à deux mains. Il était tellement énervé qu’il craignait de se mettre à pleurer. — Vous êtes tout ce que j’ai. Je ne veux pas que notre relation soit gâchée, et pas uniquement parce que je compte sur vous. Nous avons quelque chose en commun – je ne parle pas de notre volonté de foutre un coup de pied au cul d’Ivarl. Nous nourrissons des espoirs. Je ne supporterais pas de les voir briser, de me retrouver sans rien. Je préférerais encore mourir. Kanseen s’assit sur le banc à côté de lui, tandis que les autres échangeaient des regards inquiets. — Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle en passant le bras autour de ses épaules. Que se passe-t-il, Edeard ? Nous nous sommes fait confiance dès le début, et rien n’a véritablement changé. Allez, raconte-nous. Edeard releva la tête et fixa Macsen sans chercher à dissimuler ses angoisses. — Es-tu certain de vouloir voir tout cela ? — Oui, répondit Macsen d’une voix incertaine. — Vraiment ? — Oui ! — Vous aussi ? Boyd et Dinlay hochèrent la tête, Kanseen lui serra l’épaule. — Bien sûr, répondit-elle. — Bien. Mais je veux que vous juriez sur la Dame de ne pas m’en tenir rigueur si cela vous déplaît. — Eh, tu as affaire à des adultes, se défendit Macsen. — Non, nous ne sommes pas encore des adultes, rétorqua Edeard. Pas tout à fait. — Tu nous fiches la trouille, dit Boyd avec un sourire nerveux. De quoi s’agit-il, au juste ? — De nos ennemis. De la taille des gangs. Je veux que vous compreniez. — Nous sommes au courant, le rassura Dinlay, compatissant. Ils ont même essayé d’intimider ma sœur Carna mercredi dernier. Par la Dame, ils ne sont pas près de recommencer. — Carna ? demanda Macsen. Ta… — Oui, ma grande sœur, reprit Dinlay avec un sourire satisfait. Ma très grande sœur. Edeard se retourna vers Boyd. — Ouais, confirma ce dernier, lugubre. Isoix a eu quelques ennuis ces derniers temps. — Alors ? insista Macsen. C’est quoi ton grand secret ? — Je vous montrerai. Bientôt. Je ne sais pas quand exactement, mais tenez-vous prêts. Lorsque je vous appellerai, vous me rejoindrez dans la rue Golard, près du canal de la Volée. — Tu veux dire près du Cheval Noir ? demanda Macsen. — Oui, mais n’y entrez surtout pas. Et faites en sorte de ne pas être suivis. — Facile. — En fait, non, ce ne sera pas facile. Ivarl se sert de gé-aigles pour nous filer, mais je me chargerai d’eux. Comme il fera nuit, ce sera plus facile. — Ivarl fait quoi ? lui demanda de répéter Kanseen. Pendant une seconde, son esprit trahit une inquiétude intense. — Il nous surveille, répondit Edeard avec calme. Depuis un mois. J’essaie de désorienter ses aigles, mais je ne peux pas vous protéger tous en même temps. — Merde. Edeard se leva et lança à Macsen un regard triste. — Je suis désolé pour Bijulee. — Je sais. Macsen lui tendit la main. Edeard la serra à contrecœur, sans enthousiasme ; il appréhendait l’avenir. — Tu as promis de ne pas m’en vouloir, lui rappela-t-il. — Je n’ai qu’une parole. Le lendemain, Edeard se rendit au tribunal pour écouter le réquisitoire du procureur et la plaidoirie de la défense. Lian fut reconnu coupable et condamné à vingt-cinq ans de travaux forcés. Ivarl ne se donna pas la peine d’assister à la fin du procès, ce qu’Edeard trouva étrange. Après que les juges eurent quitté la salle, les gendarmes de Jeavons se regroupèrent autour de lui pour le féliciter. Ils s’écartèrent néanmoins pour laisser passer le Grand Maître Sparbil de la Guilde des chimistes, qui avait été présent chaque jour du procès. — Je vous remercie, jeune homme, commença Sparbil en examinant le visage en voie de guérison du gendarme. La perte de ce platine aurait été catastrophique pour nos finances. Je suis votre débiteur. — Je n’ai fait que mon travail, monsieur. — Je sais, mais je vous suis tout de même très reconnaissant. Si nous pouvons vous être d’une aide quelconque, n’hésitez pas à demander. — Je n’y manquerai pas. Merci, monsieur. — Finitan ne s’est pas trompé : cette ville a besoin de vous. Dommage que le maître de quartier Bise ne soit pas de cet avis, mais ne vous inquiétez pas, il est minoritaire au Conseil. — Bise ? Edeard connaissait ce nom. Bise était le maître de Sampalok. Il ne l’avait jamais vu à la Maison des pétales bleus, mais il savait que le maître avait des intérêts financiers dans les entreprises malhonnêtes d’Ivarl. — Ah, la politique, reprit Sparbil avec un sourire. Les supposées hautes sphères de notre société volent généralement assez bas. En tout cas, mes amis et moi sommes de tout cœur avec vous. Malheureusement, nos opposants ne se priveront pas de nous mettre des bâtons dans les roues. D’ailleurs, s’ils vous avaient soutenu, nous nous serions sans doute détournés de vous. Quand ils votent pour le soleil, je vote pour la pluie, vous comprenez ? — Euh, oui, je crois. — Suivez mon conseil : attendez deux bons siècles avant de devenir le patron des gendarmes de Makkathran. De cette façon, vous resterez sur le terrain, où vous serez encore en mesure d’accomplir de grandes choses. — Oui, monsieur. Edeard s’inclina de manière formelle, les sourcils froncés. L’homme s’en fut. Le Grand Conseil se divise à mon sujet ? — On va boire un verre, ce soir ? proposa Chae. C’est une victoire encore plus importante que la condamnation d’Arminel. Elle prouve aux gangs que vous n’en avez pas terminé. M’est avis que cela se fête. — Non, merci, j’ai un rendez-vous important. — Ah, tant mieux. Profitez-en, vous êtes jeune. Avec l’âge, elles deviennent revêches. — Qui cela ? — Eh bien, les femmes, évidemment. Elles sont toutes pareilles. — Tous les habitants de cette ville sont-ils cyniques ? demanda-t-il ce soir-là. Jessile sortit une bouteille de bière du panier qu’elle avait apporté. — Qui est cynique ? — Tout le monde, semble-t-il. Ou alors je suis paranoïaque. Elle eut un sourire doux. — C’est sûrement vrai. — Merci. Edeard prit la bouteille et se laissa tomber sur le vieux canapé de son appartement. Bien qu’il soit resté assis toute la journée sur les bancs du tribunal, il se sentait épuisé. La victoire aurait dû lui remonter le moral, au lieu de quoi il était assailli de doutes. Comme il aurait aimé que la vie redevienne aussi facile qu’avant les événements du bassin de Birmingham. — Mets les pieds sur ce tabouret, je vais te retirer tes bottes. Il s’exécuta. Il était content que Jessile soit là. Après la nuit passée avec Ranalee, il avait failli jurer de ne plus jamais fréquenter d’héritière de grande famille, mais il s’était rappelé la gentillesse de Jessile. Elle était tout le contraire de Ranalee : elle n’exigeait rien de lui, était enthousiaste au lit et discrète – pour le moment, du moins, ce qui était une bonne chose pour lui. Après quelques mois d’excès, il était pressé de recouvrer un peu de sa dignité. Au grand désarroi de Jessile, son fiancé était reparti en mission seulement trois jours après être rentré. Ils n’avaient même pas eu le temps d’arrêter une date pour leur mariage. En attendant, elle était heureuse de pouvoir continuer à fréquenter Edeard sans que cela se sache. Ils étaient esseulés tous les deux, pensa-t-il. Presque tous les matins, il se collait à sa fenêtre et attendait que le ciel s’éclaircisse, que Salrana revienne enfin. Il jeta un coup d’œil furtif et coupable à la lettre posée dans une alcôve de l’appartement. Elle lui était parvenue la veille, mais avait été écrite trois semaines plus tôt ; c’était le temps qu’il fallait au courrier pour arriver de la province de Tralsher. Salrana y expliquait qu’elle allait peut-être rester quelques semaines de plus afin d’aider les Mères surchargées de travail. À Ufford, beaucoup de gens en difficulté se tournaient vers l’Église. — Lian a pris vingt-cinq ans, annonça Edeard. Les autres entre trois et onze ans. Ils s’étaient attablés pour dîner. Les gé-macaques avaient préparé la nourriture que les chefs du manoir familial de Jessile avaient envoyée dans des paniers. — C’est une bonne chose. — Tu crois ? Tu as l’impression que la criminalité a baissé ces derniers temps ? — C’est toi qui parlais de cynisme tout à l’heure ? — Excuse-moi. — Il sera absent encore au moins six semaines. — Qui cela ? Ah, oui. — J’ai reçu une lettre, ce matin. Ils restent quelque temps dans la province de Reutte pour venir en aide à une autre ville – Eriach, il me semble. — Oui, c’est à l’ouest du massif d’Ulfsen. — Tu connais ? — Je l’ai traversée quand je suis venu à Makkathran. — Apparemment, des bandits y sévissent ces derniers temps. Edeard leva les yeux de sa quiche aux asperges et aux kas. — Comment cela ? — Les hameaux isolés sont victimes de raids ; les routes ne sont plus sûres. La milice a chassé les bandits de la région de Tetuan, et ils sont réapparus quelques kilomètres plus loin. — C’est leur méthode habituelle. Il ne suffit pas de les chasser en leur faisant peur car ils finissent toujours par revenir. Pour s’en débarrasser, il faudrait les repousser si loin qu’ils n’auraient plus nulle part où aller. Oui, s’ils étaient dans l’impossibilité de se cacher, on pourrait en venir à bout. C’est une bonne idée… — Quoi ? — Non, rien, je réfléchissais. — Rien ne me dit qu’Eustace rentrera, après Eriach. Imagine que les bandits réapparaissent ailleurs ! Elle faisait tourner sa bague en argent autour de son doigt et frottait son diamant d’un air pensif. Il prit ses mains dans les siennes et les serra doucement. — Il va revenir. — Oui, je sais. Merci. — T’a-t-il dit si les bandits avaient des pistolets ? — Des pistolets ? Non. Tu penses que c’est possible ? Il pourrait se faire tirer dessus, alors ! — Certains bandits ont des pistolets, mais ils sont peu nombreux, mentit-il avec une confiance feinte. Il leur arrive d’en voler un ou deux dans des fermes, mais, pour être tout à fait honnête, ces pistolets ont une très faible portée. — Oh. Ne me refais plus peur comme cela, le gronda-t-elle avec un sourire nerveux. — Excuse-moi. Aucun bandit sain d’esprit n’oserait s’attaquer à des miliciens montés. Il ne lui arrivera rien et tu seras mariée avant la fin de l’été. — Il n’aurait jamais dû partir. Ah, ces politiciens… Le maire a envoyé la milice pour se donner des airs d’homme fort et généreux. C’est ce que dit papa. Je te parie que les marchands de la Guilde dont fait partie le maire Owain suivent les miliciens de près pour vendre leurs armes à la population locale. — Tu vois ? Je t’avais dit qu’ils étaient tous cyniques. Elle sourit. — Oui, nous autres citadins sommes comme cela. — Owain a peut-être envoyé la milice pour des raisons politiciennes, mais c’était tout de même une sage décision. Reutte avait besoin d’aide. Les shérifs locaux étaient débordés. De nombreuses familles de fermiers sont venues se réfugier en ville depuis le début de l’année. J’ai discuté avec certains d’entre eux ; on les a chassés de leurs propres terres. — Je sais. — Il reviendra. — Merci, Edeard. Tu es adorable. Après le repas, ils lurent un livre que Jessile avait apporté – Le Voyage de Kadril, récit de la vie du légendaire capitaine qui avait le premier trouvé une voie navigable dans le détroit de Gathsawal et ainsi permis les échanges commerciaux avec le sud. Edeard aimait beaucoup ces histoires de marins, de batailles contre les pirates, même s’il suspectait l’auteur d’avoir enjolivé la réalité. Ils lisaient tour à tour à haute voix tout en sirotant du vin, tandis que le charbon sifflait et craquait dans le poêle. Edeard commençait à se détendre ; voilà la vie qu’il rêvait de mener : sortir victorieux du tribunal, chasser les gangs des rues de la ville et rentrer à la maison. Car il comptait bien vivre dans une maison un jour. Peut-être avec Salrana. Il avait déjà repéré quelques bâtiments non occupés dans les quartiers de Cobara et Igadi. Un jour, espérait-il, ils auraient besoin de place pour élever leurs enfants. Des enfants qui grandiraient dans une ville saine, débarrassée de sa criminalité et des excès de l’aristocratie, qui joueraient tranquillement dans les rues et les parcs. Il savait que ce n’était pas impossible ; l’idée faisait son chemin dans son esprit depuis le dîner, s’y développait lentement mais sûrement. — On dirait que tu vas mieux, murmura Jessile. Elle ferma le livre et se blottit contre lui. — Ta voix a des propriétés apaisantes. Elle frotta son nez contre sa joue. — Ma voix ? — Oui. — Dommage que tu n’aies pas de piano. Je joue plutôt pas mal. Ma musique te calmerait davantage. Jessile pouvait être drôle parfois. Elle n’imaginait pas combien gagnait un gendarme ; un piano lui coûterait des mois de salaire. — Nous n’arriverions jamais à le monter jusqu’ici. — Tant pis. (Elle l’embrassa, et ses cheveux épais lui frôlèrent le visage et le cou.) J’ai apporté ma nouvelle nuisette en satin. Je crains qu’elle soit un peu petite. Tu aimerais me voir la porter ? Enfin, essayer de rentrer dedans ? — Oui. — Dis s’il te plaît. — S’il te plaît, répéta-t-il d’une voix rauque. Elle se leva et le gratifia d’un sourire coquin. — Je reviens dans une minute. Elle prit le panier et disparut dans la salle de bains. Edeard lâcha un soupir d’aise. Il s’extirpa du canapé et demanda à l’appartement de produire une lumière douce, tamisée. C’est alors qu’il sentit la présence de Vilby sur le pont qui conduisait à Silvarum. — Par la Dame, non ! grogna-t-il. — Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Jessile. — Euh, je suis vraiment désolé mais… L’escouade attendait à l’endroit prévu, au pied d’un immeuble de la rue Golard, à un endroit où la chaussée ne faisait qu’un mètre vingt de largeur. Il faisait très sombre ; seule une moulure luisante en forme de nuage sur une façade située à deux maisons de là diffusait un peu de lumière. — Saria est furieuse, se plaignit Boyd. C’est le bal annuel organisé par sa grand-tante ; presque tous les maîtres de quartier sont là. Il portait une magnifique redingote couleur cerise et une chemise à jabot blanche. Sur ses bottes hautes brillaient des boucles en argent. — On dirait que tu gravites dans la haute, commenta Kanseen. Les sourcils froncés, la jeune femme semblait chercher quelque chose du regard. — Je n’imaginais pas qu’il nous appellerait aussi soudainement. — Il semblait très inquiet, s’étonna Macsen. Cela ne ressemble pas à Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Il faut dire que tu n’as pas arrangé les choses, lui reprocha Dinlay. Tu aurais dû te voir lui crier dessus, l’accuser… — Eh, j’avais de bonnes raisons d’être en colère, se défendit Macsen en agitant son doigt devant le visage de Dinlay. C’est ma mère qui a été agressée. Par sa faute. — Il n’y est pour rien. — S’il en sait autant qu’il le prétend, il aurait dû nous mettre en garde. Si j’avais été informé de ce qui se tramait, je n’aurais pas permis qu’une chose pareille se produise. — Nous non plus, nous ne lui avons pas tout dit, intervint Kanseen. Les torts sont partagés. — Il n’a pas confiance en nous. Il ne nous a même pas dit que des gé-aigles nous surveillaient. Pour lui, nous ne sommes que des appâts. Edeard se départit de son voile d’invisibilité et apparut à côté de Macsen. — Tu te trompes. — Par la Dame ! — Par l’Honoious, comment es-tu arrivé jusqu’ici ? s’exclama Dinlay. — J’étais là depuis le début. — Tu as entendu… ? Dinlay s’empourpra. — Vous comprenez, maintenant ? Ce n’est pas un jeu. Je veux changer cette ville et j’ai besoin de votre aide pour cela. — Tu crois que c’est la meilleure façon de parvenir à tes fins ? demanda Macsen. — S’il suffit de quelques insultes et d’une dispute pour faire imploser cette équipe, alors, c’est qu’elle n’en vaut pas la peine. À la base, nous étions une bande de gamins que rien ne rassemblait, mais j’aime à croire que nous avons construit quelque chose. Je ne prétends pas être infaillible. Par exemple, je me suis souvent couvert de ridicule en courant les filles. La vérité, c’est que j’ai peur de vous révéler tout ce que je sais à propos d’Ivarl. Comme je ne savais pas comment conduire le raid contre l’entrepôt, j’ai suivi les conseils de Ronark. J’ignore ce qu’il convient de faire maintenant, même si j’ai ma petite idée. Voilà, conclut-il dans un haussement d’épaules. Macsen jeta un regard circulaire sur ses camarades ; son mécontentement était perceptible derrière le bouclier de son esprit. — C’est plutôt honnête de ta part. Même si tu es paumé, j’aimerais voir ce que tu as à nous montrer. — Moi aussi, dit Kanseen. — Ouais ! s’enthousiasma Dinlay. Boyd gloussa doucement. — Compte sur moi. — Merci. — Tu peux nous apprendre à nous dissimuler ? le pressa Boyd. J’ai toujours cru que c’était une légende. — Bien sûr. Vous allez en avoir besoin. Prêts à recevoir la technique ? — Ouais ! répondirent-ils à l’unisson. Après une demi-heure d’entraînement dans la rue, Edeard les conduisit au Cheval noir. Leur technique était loin d’être parfaite : Boyd avait du mal à rester concentré ; quant à Macsen, la faiblesse relative de son esprit l’empêchait de combiner invisibilité et télékinésie d’une manière véritablement efficace. Kanseen et Dinlay, en revanche, étaient plutôt doués. Dans l’ensemble, ils réussirent à rester invisibles – seuls Boyd et Macsen connurent quelques défaillances mineures ; leurs silhouettes fantomatiques apparurent de manière furtive à plusieurs reprises. La seule façon de savoir où se trouvaient les autres consistait à s’envoyer de brefs messages mentaux unidirectionnels – technique qu’ils avaient testée des centaines de fois dans la rue. Edeard leur facilita les choses en affaiblissant l’éclairage de la taverne pour allonger les ombres longues. Ainsi, ils se faufilèrent entre ces dernières, se déplacèrent sans être vus dans les salles sombres. Ils montèrent au deuxième, là où se trouvaient les salons privatifs. Edeard était de plus en plus nerveux. Jusque-là, Macsen l’avait suivi, mais comment réagirait-il à cela ? Sans lui, l’escouade serait sérieusement affaiblie, alors qu’il avait besoin de tout le monde pour combattre les gangs. — Prêts ? leur demanda-t-il devant la porte. — Ouais, chuchota Dinlay. Edeard entendit un cliquetis métallique ; quelqu’un venait de retirer le cran de sûreté d’un pistolet. — L’un d’entre vous est-il armé ? demanda-t-il. — Oui, répondit Boyd. — En fait, nous le sommes tous, ajouta Dinlay sur la défensive. On s’est dit que tu nous conduirais à une planque de bandits. — Par la Dame, non, non, il ne s’agit pas d’un raid. Ce ne sera pas dangereux. Nous allons simplement les prendre en flagrant délit, alors, rangez ces armes, je vous prie. Des grognements bougons résonnèrent dans le couloir en apparence vide, suivis de froufrous. — Bon, tout le monde est prêt ? redemanda Edeard en se disant que travailler en équipe était bien difficile quand on ne voyait pas ses collègues. Allez ! Comme un seul homme, ils abaissèrent leur voile d’invisibilité. Avec sa troisième main, Edeard brisa la serrure et enfonça la porte. L’escouade s’engouffra à l’intérieur. Le visage de Vilby était un masque d’étonnement et de peur. Il leva la tête de l’oreiller et fixa les gendarmes. Il ne pouvait pas bouger ; ses poignets étaient menottés à des anneaux étranges fixés au mur au-dessus du lit. Nanitte le chevauchait, un pot de miel à la main. Elle tourna la tête et étouffa un cri de stupéfaction, catastrophée de constater que Macsen faisait partie des intrus. — Ma Dame, non… Edeard capta le message télépathique qu’elle envoya à l’autre bout de la ville. — Ils m’ont surprise avec Vilby. Je ne les ai pas sentis venir. Ils étaient invisibles, ma parole ! Elle transmit aussi une image de son visage. Personne ne lui répondit. — Inutile de revenir à la gendarmerie, dit-il à Vilby. D’ici demain soir, ta famille et toi devrez avoir quitté votre logement ; seuls les gendarmes ont le droit d’y vivre. — Mais… Edeard referma sa troisième main sur le torse de l’homme ; le miel dont il était badigeonné coula sur le lit. — Surtout ne bouge pas ! gronda-t-il. Vilby s’affaissa, défait. Le sourcil levé, Kanseen considéra l’entrejambe gluant de l’homme. — Eh bien, je te remercie, Vilby. À cause de toi, je ne pourrai plus jamais avaler de meringue. Boyd ricana dans sa barbe. — Tu sais, il faut la faire cuire plus longtemps. Une vraie meringue n’est pas aussi collante à l’intérieur. — C’est vrai ? s’intéressa Dinlay, tandis que les gendarmes sortaient de la chambre. — Bien sûr. N’importe quel apprenti boulanger de seconde classe sait cuire une meringue. Macsen n’avait pas prononcé un mot. Il fixait Nanitte, qui soutenait son regard sans flancher. — Allez, viens, l’appela Kanseen. Elle le prit par l’épaule et l’entraîna doucement dehors. Edeard gratifia Vilby d’un clin d’œil moqueur et referma la porte derrière lui. La serveuse de l’Aigle d’Olivan fut surprise de les voir arriver de si mauvaise humeur. Edeard lui donna une pièce de cuivre et la délesta de leurs bières avec sa troisième main. Il déposa un verre devant Macsen. — Désolé, commença-t-il, circonspect. Macsen secoua la tête, prit la bière à deux mains et s’abîma dans la contemplation du liquide ambré et mousseux. — Dans cette guerre, le renseignement a une importance primordiale, reprit Edeard. — Par la Dame, grogna Kanseen d’une voix lasse. Je crois qu’on a tous compris, maintenant. (Elle avala une longue gorgée de bière.) Est-ce qu’un de mes… a aussi… ? — Non. — Heureusement. Pour lui. Je lui aurais arraché les couilles et je les aurais fourrées là où le soleil ne brille pas. — Euh, et Saria ? demanda Boyd. — C’est une fille très bien. Ne t’inquiète pas. — Je suis le seul à m’être fait avoir, c’est cela ? lâcha Macsen, amer. Il fixait sa bière sans ciller. Depuis qu’ils avaient quitté le Cheval noir, il n’avait pas réussi à regarder Dinlay dans les yeux. — Pas exactement, répondit Edeard en lançant un coup d’œil maladroit à Dinlay. Chiaran… — Non ! s’horrifia Dinlay. Elle est gendarme ! Boyd tourna lentement la tête et fixa Dinlay d’un air fasciné. — Qui est Chiaran ? — Son père doit de l’argent à un des lieutenants d’Ivarl dans le quartier de Fiacre. Elle l’aide à s’acquitter de sa dette. — C’est impossible. — Tu ne m’avais rien dit à propos d’une Chiaran, reprit Boyd avec un sourire en coin. Espèce de petit filou, va. — Je suis désolé, compatit Edeard. — Par la Dame ! — Edeard, lui, est plus malin que nous…, dit Macsen sans lâcher son verre du regard. — En fait, non. Je suppose que vous n’avez pas oublié Ranalee ? demanda-t-il dans un soupir. Kanseen recracha sa gorgée de bière. — Quoi ? Les épaules d’Edeard s’affaissèrent. — La famille Gilmorn entretient des relations privilégiées avec Ivarl. J’ai découvert que cela avait un rapport avec la manière dont fonctionnait le port. Trop tard, malheureusement. Je suppose que c’est comme cela qu’Ivarl a compris que je savais pour Vilby. Il n’était pas encore prêt à leur parler de cette fameuse nuit. — Attends, il savait que tu savais ? s’étonna Kanseen. — Oui. — Mais… Et puis merde ! Elle avala une grande lampée de bière. — Je ne comprends pas, dit Boyd avec un froncement de sourcils. S’il savait que tu savais, comment se fait-il qu’il n’ait pas annulé le casse de la Guilde des chimistes ? — Dans cette guerre, le renseignement est primordial, mais il faut également savoir retourner contre l’adversaire les informations recueillies. Macsen finit par relever la tête et plongea un regard glacial dans celui de Boyd. — Tu comprends, maintenant ? Tout ceci n’est qu’un gigantesque concours entre Ivarl et Edeard pour savoir lequel des deux est le plus malin. — Voilà pourquoi je veux que vous compreniez bien contre qui nous nous battons, renchérit Edeard avec fermeté. — Je comprends très bien. C’est à cause de moi que tu t’es fait tirer dessus, expliqua Macsen à Dinlay. Je ne suis qu’un idiot. — Ne dis pas de bêtises, rétorqua celui-ci avec un rire nerveux. — Je lui en avais parlé. J’ai dit à Nanitte que nous préparions quelque chose. C’était juste après notre décision de surveiller la rue Boltan. — Quand avons-nous pris cette décision ? demanda Edeard. — Le jour où on a attrapé Arminel dans le sous-sol de la bijouterie, répondit Kanseen. — Ah, oui. — Arminel a utilisé cette information, pas vrai ? reprit Macsen. Il s’en est servi pour nous tendre ce piège au bassin de Birmingham. — Nous n’en savons rien, le rassura Edeard. Ce soir, je voulais juste vous montrer qu’Ivarl était rusé et méthodique, que son organisation était tentaculaire, qu’elle avait de l’influence dans toute la ville. — Eh bien, tu as réussi, affirma Kanseen. Nous étions naïfs, mais c’est fini, maintenant. — Je suis désolé, geignit Macsen en regardant Dinlay. — Ce n’est pas toi qui m’as tiré dessus. — C’était ma faute. — Non, intervint Edeard. Vous connaissez Arminel, vous savez comment il est. Ses hommes et lui auraient fini par s’en prendre à nous. Ils n’auraient pas envoyé Nanitte nous espionner s’ils n’avaient eu pour but de nous éliminer. — Et Chiaran, ajouta Dinlay, malheureux. — Et Chiaran, concéda Edeard. Ce qui signifie qu’Ivarl souhaite plus que jamais nous avoir, surtout depuis le raid contre l’entrepôt. Tout cela va devenir vilain, très vilain. — Elle était si belle, pensa tout haut Dinlay en essuyant longuement ses lunettes. — Et nous ? s’enquit Boyd d’un ton incertain. Celui-qui-marche-sur-l’eau peut-il garantir que tous les membres de son équipe sont dignes de confiance, qu’ils ne travaillent pas pour Ivarl ? — Oui, je peux le garantir. — Nanitte…, marmonna Macsen en s’affalant contre son dossier. Et les autres ? Mes autres petites amies étaient-elles aussi des espionnes ? Edeard sourit. — La liste de tes conquêtes est tellement longue que j’ai renoncé à me pencher dessus. — Tu ne t’es pas mal débrouillé non plus, ces derniers temps, remarqua Kanseen d’un air espiègle. — C’est vrai, avoua-t-il. — Par la Dame, je vais devoir te demander la permission avant de sortir avec un garçon, maintenant. C’est un peu comme si j’étais retournée vivre chez ma mère. — Tu devais avoir l’autorisation de ta mère pour ramener un petit copain chez toi ? s’intéressa Boyd. Quels étaient ses critères ? — En tout cas, elle ne t’aurait même pas laissé franchir le seuil de sa maison. Edeard éclata de rire. — Elle ne peut pas être aussi dure que tu le dis. — Oh, que si, persista Kanseen. — Je ne te demande pas de me dire avec qui tu passes tes nuits, expliqua Edeard ; pour le moment, il n’est pas question de vous surveiller, toutefois, essayez de… — D’être paranos ? — J’allais dire prudents. Si vous souhaitez que je vérifie les motivations d’une nouvelle connaissance, je le ferai. — La paranoïa a du bon, parfois, fit remarquer Boyd. Contrairement à vous, moi, j’ai fait le bon choix. — Tu n’as fait aucun choix, rétorqua Kanseen. C’est Saria qui t’a choisi. D’ailleurs, c’est toujours elle qui décide pour vous deux. — N’importe quoi ! Je suis mon propre maître. Kanseen tendit le bras et tira sur la manche de sa redingote. — C’est toi qui as choisi ce truc, peut-être ? C’est toi qui l’as payé ? Boyd s’empourpra tandis que les autres partaient d’un rire bruyant. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Dinlay. — Il nous inclut tous dans ce on, ajouta Macsen. — Effectivement, bafouilla Dinlay. C’est juste que… Chiaran. — Débarrasse-toi d’elle, reprit Macsen d’un ton sec. Elle n’est pas ta petite amie, mais sa putain. Quitte-la à distance ; c’est insultant et cela fait du bien. Si tu veux, je veux bien m’en charger pour toi. — C’est vrai ? Macsen se tourna vers Edeard. — Tu veux peut-être te servir d’elle avant ? — Non. C’est tentant, mais je préfère ne pas utiliser ses méthodes. — Rester tout blanc et tout propre ne sera pas facile, l’avertit Kanseen. — Je sais. (Il sourit et jeta un regard circulaire sur son équipe, sur ses amis.) Mais nous y arriverons. — D’accord, mais qu’est-ce qu’on va faire, exactement ? demanda Boyd. — J’y ai beaucoup réfléchi, répondit Edeard. La majeure partie des revenus d’Ivarl provient du racket. Ses hommes intimident les commerçants de tous les quartiers de la ville. Je voudrais chasser ces brutes, en commençant par Jeavons. Je veux les obliger à se replier de quartier en quartier, jusqu’à ce qu’il ne leur reste plus que Sampalok. — Et après ? l’interrogea Kanseen. Et puis, d’abord, comment comptes-tu t’y prendre ? En les intimidant ? Cela ne suffira pas, ils se défendront. — Je n’ai pas encore réfléchi aux détails. Nous devons d’abord demander conseil au Grand Maître Finitan, d’autant que l’aspect politique du problème n’est pas à négliger. Nous aurons besoin du soutien du Grand Conseil et peut-être même d’une nouvelle loi. — D’accord, concéda-t-elle. Admettons que tu le persuades de te soutenir, que les capitaines de toutes les gendarmeries acceptent de coopérer et que tu règles les centaines de problèmes qui ne manqueront pas d’apparaître en cours de route ; comment les identifierons-nous ? Ces types qui persécutent les commerçants doivent être des centaines. Est-ce qu’on va devoir passer tout notre temps à espionner la Maison des pétales bleus ? — Ah. (Edeard eut un sourire suffisant, enfonça la main dans sa tunique et produisit un épais carnet noir qu’il posa entre les verres de bière.) Je suppose que tu parles de la liste que j’ai déjà établie. * * * — Une grande alliance contre le crime organisé, répéta le Grand Maître Finitan. C’est une bonne idée. Il pivota dans son fauteuil à haut dossier et regarda par la fenêtre de son bureau. Edeard et ses amis étaient assis sur des chaises plus modestes devant la grande table et s’efforçaient de ne pas admirer la vue remarquable. — Croyez-vous que le Conseil me soutiendrait, monsieur ? demanda Edeard. Sans le thé et les biscuits servis par des gé-chimpanzés, on aurait pu prendre les gendarmes pour une bande de modestes apprentis assistant à un cours. — Si vous les approchiez un par un, les maîtres et représentants de Makkathran jureraient tous de vous soutenir dans votre entreprise de nettoyage de la ville – enfin, sauf Bise, bien sûr. Cependant, un projet de loi visant à bannir les membres des gangs n’aurait aucune chance d’être présenté devant le Conseil, et encore moins voté. — Pourquoi donc ? demanda Dinlay. — C’est une question d’argent. Démontrer la culpabilité d’un homme coûte cher en temps de tribunal et encore plus cher en frais d’avocats. Et puis, comment justifierions-nous une telle mesure ? L’appartenance à une organisation criminelle suffit normalement à vous faire condamner aux travaux forcés. Non, il faut trouver un autre moyen. Edeard était déçu ; l’idée lui avait paru si bonne. Finitan leur fit de nouveau face. — N’abandonnez pas, Edeard. Vous êtes Celui-qui-marche-sur-l’eau. Nous attendons tous que vous accomplissiez de grandes choses. (Il eut un sourire énigmatique.) Et pas que vous traîniez dans les bordels la nuit… Edeard s’empourpra. — Comment nous conseillez-vous de nous y prendre ? l’interrogea Kanseen. — Vous ne pourrez pas arriver à vos fins sans mettre un maximum de gens de votre côté. Plus large sera le soutien de la population, plus grandes seront vos chances de succès. — Cela fait des années que le Conseil essaie de nettoyer la ville de ses gangs, protesta Edeard. Pourquoi n’y a-t-il eu aucun progrès ? — Désolé de répéter tout le temps la même chose mais, encore une fois, c’est une question de coût. Et je ne parle pas uniquement d’argent. Voyez le cas des dockers. Les familles de commerçants paient Ivarl pour les contrôler, leur tenir la bride. Sans cet arrangement, les dockers risqueraient d’exiger une paie décente, ce qui serait loin d’être injustifié ; commander les équipes de gé-macaques qui chargent et déchargent les navires demande un talent certain. Réévaluez leurs salaires, et les intermédiaires répercuteront l’augmentation sur les prix à la vente. Les prix augmenteront. Faiblement, certes, mais ce sera le début d’une augmentation incontrôlable ; l’économie sera déstabilisée. Pourquoi remettre en cause un arrangement qui fonctionne ? Et les dockers ne sont que la partie visible de l’iceberg. Les changements seraient tellement profonds. Une fois de plus, Edeard repensa aux paroles de Ranalee. Les changements venus de l’extérieur sont synonymes de révolution. — Mais les gangs sont mauvais, insista-t-il. La loi doit triompher. — Oui, en effet. Néanmoins, vous savez mieux que quiconque à quel point ils sont imbriqués dans le tissu de cette ville. — Il y a forcément un moyen. — Trouvez une façon de fédérer la majeure partie de la population, reprit Finitan. De là, il sera plus facile d’avancer. — J’ai besoin du soutien du Conseil. — Bien sûr, mais il convient de commencer par l’autre bout du spectre, dans la rue, là où les gangs sévissent tous les jours. Dites-moi, que se passait-il dans les rues avant que vous décidiez d’organiser votre croisade ? Pas chez les riches et les gens inutiles comme moi, mais chez ceux qui vivent la violence des gangs au quotidien, chez ceux qui avaient renoncé à demander l’aide des gendarmes… — La population commençait à s’organiser, répondit Boyd. — Oui, des milices se formaient dans chaque quartier, ce qui ne plaisait pas non plus au Conseil, car ce n’est pas à la population de faire régner l’ordre. Edeard essaya de comprendre où Finitan voulait en venir. — Vous voulez que nous encouragions ces milices ? demanda-t-il. — Non. Vos supérieurs n’approuveraient pas cette remise en cause de leur autorité, et les tribunaux non plus, d’ailleurs. — Alors, quoi ? — Vous n’avez pas le droit de les soutenir, mais rien ne vous empêche de boire un verre avec leurs membres dans les tavernes après le service, n’est-ce pas ? — Ah, intervint Macsen. Nous pourrions aborder la question du racket, leur demander à quoi ressemblent les gangsters, où ils habitent. — Vous pourriez, en effet. — Les citoyens sont en droit d’exiger notre aide quand les gangs les persécutent, ajouta Kanseen. — Si les gendarmes intervenaient chaque fois que la population le demandait, les citoyens seraient beaucoup plus enclins à coopérer, acquiesça Finitan. — Et si cette coopération à l’échelle locale fonctionnait…, tenta Edeard. — Le soutien de la population serait garanti, conclut Finitan. D’une manière générale, les gens se soucient peu de la politique politicienne. Ils ne manqueraient pas de faire pression sur leurs représentants, qui seraient alors forcés de se rallier à votre cause. — Cela ne réglera pas notre problème principal, rétorqua Edeard. Les arrêter et les déférer devant la justice prendra énormément de temps et coûtera très cher. Sans compter que, en tant que témoins, nous passerons plus de temps au tribunal que dans la rue. Pour chaque bandit que nous mettrons hors d’état de nuire, Ivarl nous en enverra dix. Pour commencer, j’ai besoin de les expulser tous de Jeavons. Finitan regarda du coin de l’œil l’œuf de génistar posé sur son bureau. — Vous avez besoin d’une option légale. Avez-vous pensé à consulter un avocat ? — C’est l’avantage d’une constitution vieille de deux millénaires, dit maître Solarin d’un air satisfait. (Assis à son bureau, on avait du mal à le voir derrière ses piles de dossiers aussi instables que les tours d’Eyrie.) Il existe des lois pour tout. Les hommes politiques adorent promulguer de nouvelles lois pour faire croire à la population qu’ils travaillent dur pour elle. Il toussa et sortit une pastille d’un sac en papier coincé sous un monticule de dossiers verts et bleus. — Alors, c’est possible ? s’enthousiasma Dinlay. Edeard avait emmené Dinlay avec lui et envoyé Macsen et Kanseen chez Setersis. Non pas qu’il n’ait pas confiance en Dinlay, mais Macsen lui semblait mieux placé pour négocier avec l’association des marchands de Silvarum. Boyd, bien entendu, était avec Isoix à la chambre de commerce de Jeavons. — Quelle impatience, marmonna Solarin d’un ton réprobateur. Un gé-macaque arriva avec un gros volume relié de cuir, qu’il posa doucement sur un grand carré de papier buvard devant le vieil avocat. Lorsque l’apprenti du professeur l’avait introduit dans le bureau, Edeard avait eu l’impression d’entrer dans une pièce aux murs de livres. Les cinq côtés de la salle étaient recouverts d’étagères pleines de volumes du sol au plafond. Il y en avait des milliers. En apparence, la salle était dépourvue de fenêtre. Au plafond, trois stalactites émoussées émettaient une lumière orangée, dans laquelle les livres semblaient crasseux. Maître Solarin ouvrit le volume. Il se lécha le bout de l’index et commença à tourner les pages. Ses gestes étaient tellement lents qu’Edeard eut envie de lui venir en aide. Il se retint néanmoins de se retourner vers Dinlay. — Ah-ha ! s’exclama Solarin. C’est bien ce que je pensais. — Monsieur ? l’encouragea Edeard. — Je crois avoir trouvé ce dont vous avez besoin. Edeard se pencha sur le bureau. Les pages du livre étaient devenues grises au fil des décennies, mais les caractères noirs étaient encore parfaitement lisibles. — Nous y voilà, nous y voilà… Sa main tremblante suivit une ligne du texte, tandis que ses lèvres bougeaient en silence. — Qu’est-ce que cela dit ? demanda Dinlay d’une voix suppliante. D’un regard, Edeard freina son enthousiasme. — Cela dit, gendarme Dinlay, que, il y a neuf cent trente-deux ans de cela, le Grand Conseil a rendu légale le bannissement d’un quartier. En effet, un édit permet au maître ou au représentant d’un quartier d’interdire de séjour toute personne susceptible de troubler l’ordre public. L’émission d’un mandat ne nécessite pas l’aval d’un juge ou d’un magistrat. Il me semble, continua-t-il en levant les yeux de son livre, que cette loi a été proposée devant le Conseil par le maître du quartier de Cobara, qui voulait empêcher un prétendant un peu trop entreprenant de faire la cour à sa fille unique. Vous vous rappelez vos cours d’histoire, gendarme Dinlay ? Les deux jeunes gens s’appelaient Henaly et Gistella. — Henaly et Gistella ! Ils se sont enfuis à bord de l’Oxmaine et sont allés fonder Love’s Haven, où ils ont planté des vignes. Cette province produit toujours parmi les meilleurs vins de Querencia. — Merveilleux ! s’exclama Edeard qui résista à l’envie de donner une claque à son ami avec sa troisième main. Nous pourrions donc utiliser cette loi pour bannir les gangsters de Jeavons et Silvarum sans avoir à prouver leur culpabilité ? — Tout à fait. N’importe quelle personne dont le nom figurerait sur un mandat signé par le maître ou le rep… — Oui ! Le représentant du quartier. Comment doit-on s’y prendre pour obtenir sa signature ? — Par la Dame, mes cours n’ont-ils servi à rien ? — Il faut lui adresser une requête ou lui présenter une pétition, répondit fièrement Dinlay. — Absolument, gendarme Dinlay. Mes efforts n’auront donc pas été vains. La jurisprudence autorise tous les résidents de Makkathran à exiger auprès des autorités compétentes que la loi soit appliquée. Le maître ou le représentant du quartier est alors tenu de transmettre cette demande à la gendarmerie. Toutefois, le code des forces de l’ordre rédigé il y a six cent vingt-deux ans stipule que cette pratique est tombée en désuétude par manque d’implication des citoyens. Ce qui ne signifie pas que la loi a été abrogée. — Vous voulez dire que nous pouvons profiter de cette lucarne pour obtenir la signature des maîtres de quartier ? demanda Edeard. Maître Solarin eut un froncement de sourcils désapprobateur, qui accentua davantage ses rides profondes. — Fort heureusement pour ma Guilde, vous ne deviendrez jamais avocat, gendarme Edeard. En droit, il n’y a pas de lucarne. Les avocats sont là pour conseiller leurs clients, pour expliciter les lois et les précédents. — Je vous remercie, monsieur. Edeard se leva de sa chaise. — Une dernière chose, gendarmes. — Monsieur ? — Vous pouvez leur demander de signer un mandat, mais pas les obliger à l’exécuter. En résumé, vous aurez besoin de leur coopération. — Je comprends, monsieur. Mes collègues œuvrent déjà dans ce sens. C’était une vaste entreprise. Edeard fut contraint d’assister personnellement aux réunions des associations afin de persuader les marchands, commerçants, cafetiers et autres artisans que son idée valait la peine d’être essayée. Grâce à ses quelques alliés politiques tels que Setersis, Ronark et Finitan, grâce aussi à sa réputation, son travail commença à payer. Une semaine après sa discussion avec Solarin, les chambres de commerce de Jeavons et Silvarum déposèrent des requêtes afin de rencontrer leurs maîtres et représentants. Ils se réunirent dans la bibliothèque du manoir de maître Vologral. Edeard n’avait rencontré le maître de Jeavons qu’à deux reprises, lors de cérémonies officielles. Ils n’avaient alors échangé que quelques mots, histoire de se jauger mutuellement. Il était heureux d’apprendre que Vologral était un allié de Finitan au Grand Conseil. Debout derrière une longue table, Vologral et trois autres maîtres écoutaient la requête officielle formulée par les porte-parole des chambres de commerce. Vologral se tourna vers Edeard. — Vous pensez que cela peut marcher ? demanda-t-il. — Oui, monsieur. Dans nos quartiers, nous connaissons sept racketteurs sur dix. Leurs noms figurent déjà sur nos mandats. Si les gangs envoient d’autres hommes collecter l’argent, nous les identifierons et ajouterons leurs noms à la liste. — Mais de là à les interdire de séjour…, s’inquiéta Vologral. — Au total, quinze ponts permettent d’accéder aux deux quartiers. À partir de maintenant, chacun d’entre eux sera surveillé par deux gendarmes. Ne nous manque plus que la base légale pour intervenir. — Et les plates-formes d’amarrage ? Combien y en a-t-il ? Vous ne pourrez pas les surveiller toutes. — Trois patrouilles inspecteront les plates-formes au hasard, et des gé-aigles les surveilleront constamment. J’ajoute que tout gondolier qui contreviendra à la loi sera passible d’une très forte amende. Les premiers cas devront être érigés en exemples ; je propose de confisquer les embarcations des rebelles. Après cela, leurs camarades hésiteront avant de prêter main-forte aux gangsters. — J’imagine la réaction de la Guilde des gondoliers, marmonna Deveron, le représentant de Silvarum. — Celui-qui-marche-sur-l’eau s’efforce de nous aider, intervint Setersis avec calme. Pour ma part, je serais heureux de coopérer. Deveron le regarda longuement mais ne dit rien. — Très bien, reprit Vologral. Pour l’instant, je suis disposé à signer cette pétition ainsi que les mandats. Néanmoins, je vous préviens que je réévaluerai la situation dans trois semaines, après le festival de la Guidance. À ce moment-là, si la criminalité n’a pas baissé, si vous n’avez pas réussi à tenir tête aux bandits, je reviendrai sur ma décision. Me suis-je bien fait comprendre ? — Oui, monsieur. Merci beaucoup, monsieur. — Avez-vous apporté les mandats ? Edeard fit signe à Felax et aux trois autres gendarmes stagiaires qui attendaient à l’arrière de la délégation d’approcher. Chacun d’entre eux portait une épaisse pile de feuilles de papier. — Par la Sainte Dame ! grogna Vologral. J’ignorais que vous me demandiez de bannir la moitié de la ville. — Pour commencer, cela fait soixante-treize personnes. — Messieurs, reprit Vologral à l’attention des autres maîtres, espérons que nous ne serons pas victimes de crampes avant d’avoir fini. Il s’assit derrière la longue table. — Qu’arrivera-t-il aux autres quartiers ? demanda Deveron. Allons-nous nous contenter d’exporter le problème ? — Ils attendront de voir si cette méthode fonctionne, répondit Setersis. Le cas échéant, ils se joindront à nous. La population en a assez. Vologral signa le premier mandat. — Supposons que vous réussissiez, commença-t-il. Supposons que vous les excluiez de partout sauf de Sampalok – car je sais que Bise n’apposera jamais sa signature sur ces feuilles. Qu’adviendra-t-il ? — Il sera temps pour le Grand Conseil de prendre la situation en main, monsieur. — Ha ! lâcha Vologral avec un sourire en coin approbateur. Vous n’êtes donc pas un vulgaire campagnard. Et de signer un autre mandat. L’opération débuta le matin suivant. Ronark forma de nouvelles patrouilles, ce qui était un événement historique en soi ; il envoya cinq gendarmes surveiller chaque pont reliant Jeavons à Drupe, Tycho et Majate. Le capitaine de la gendarmerie de Silvarum fit de même avec les ponts qui menaient à Haxpen et Padua. Dès l’aube, les gendarmes prirent position. La nouvelle de l’émission des mandats se propagea à la vitesse de l’éclair dans tout Makkathran, comme toutes les informations qui concernaient Celui-qui-marche-sur-l’eau. De nombreux curieux voulurent voir si cette décision serait suivie d’effet. Près de certains ponts, la population applaudit l’arrivée des gendarmes et leur offrit sandwichs, thé et café. Alors, tout le monde attendit la réaction des gangs. En milieu de journée, huit hommes traversèrent le Parc Doré. Ils étaient jeunes, forts, savaient se battre et possédaient une troisième main puissante. Au moment où ils atteignaient l’extrémité sud du quartier en bordure du bassin de Birmingham, cinq gé-aigles orbitaient au-dessus d’eux, dont deux seulement appartenaient aux gendarmes. — Cela me rendrait presque nostalgique, chatonna Macsen, tandis que l’escouade remontait la rue Macoun à vive allure. — La nostalgie est un sentiment agréable, rétorqua Kanseen. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai des bons souvenirs ici. Edeard était d’accord avec elle. Sans s’arrêter, il jeta un coup d’œil à la boulangerie d’Isoix. — Tout va bien ? demanda-t-il en esprit à Dinlay. — Oh, que oui ! Dinlay respirait l’enthousiasme ; il était pressé d’en découdre. Ils avaient arpenté les deux quartiers au hasard toute la matinée, s’étaient montrés un peu partout, attendant le moment de l’inévitable confrontation. Edeard aussi aurait dû se sentir tout excité, sauf qu’il avait reçu une lettre de Salrana – son retour était encore différé. Il émergea bientôt sur la longue promenade. Les hasfols pleureurs bourgeonnaient à peine ; une multitude de feuilles rayées bleu et jaune s’étaient déroulées en attendant des cieux plus cléments. Droit devant eux se dressait le pont bleu et argenté qui surplombait le Grand Canal majeur et reliait le quartier au Parc Doré. Le sergent Chae se tenait à l’entrée de l’ouvrage et, d’un air nonchalant, regardait approcher l’escouade quelque peu essoufflée. — C’est insultant, commença-t-il. Vous ne me faites pas confiance. — C’est la procédure, monsieur, dit Macsen dans un souffle. Nous sommes vos renforts. — Mais je n’ai rien demandé. — On vous les laisse, monsieur, le rassura Edeard en désignant le pont. — Merci. (Le sergent jeta un regard circulaire sur la foule de plus en plus nombreuse.) Nostalgiques ? Il tourna les talons et précéda ses gendarmes sur le pont. — Sont-ils armés ? demanda Boyd. — A priori non, répondit Kanseen. Edeard ? — Je ne sens rien non plus. Ivarl veut qu’ils apparaissent comme des citoyens ordinaires. Il veut faire de nous les méchants. — Eh, Celui-qui-marche-sur-l’eau ! appela un jeune garçon un peu insolent. Tu vas recommencer ton truc ? — Pas aujourd’hui. — Oh, s’il te plaît ! Allez, traverse le canal. Je n’étais pas là la première fois. Les huit gangsters avaient atteint l’extrémité du pont. Chae et ses hommes s’étaient arrêtés au sommet de l’arche, les bras croisés, et attendaient patiemment. — Aujourd’hui est un autre jour, lança Edeard à voix haute, tandis que la foule regardait successivement les gendarmes et les bandits. Aujourd’hui, nous allons chasser les gangs de vos rues et de vos vies. Les malfrats s’engagèrent sur le pont. — Vous ! tonna Chae. Pocklan, nous vous connaissons, vous et vos amis. N’allez pas plus loin. Les huit hommes continuèrent à avancer. — J’ai un mandat signé par le maître du quartier de Jeavons qui vous interdit de traverser ce pont. — Je n’ai rien fait de mal, cria Pocklan. Je suis un homme libre. J’entends parcourir cette ville comme bon me semble et comme la loi m’y autorise. — Faites demi-tour. Retournez là d’où vous êtes venus, bande de vermines. Boyd donna un coup de coude à Edeard. — Regarde qui arrive, grogna-t-il. Edeard suivit le regard de son ami. Maître Cherix se tenait à l’avant de la foule et assistait au spectacle avec beaucoup d’intérêt. — Je me doutais qu’ils essaieraient d’invalider les mandats, dit Dinlay. — Pourvu que les avocats ne se mêlent pas de cela, marmonna Kanseen. — Je souhaite rendre visite à ma mère qui vit à Jeavons, reprit Pockland, raisonnable, à l’attention d’une foule silencieuse, hypnotisée. Il ne lui reste que quelques jours à vivre et vous voudriez m’empêcher de la voir ? — Foutaises, grommela Dinlay dans sa barbe. — Dégagez ! ordonna Chae, l’index pointé vers le parc. Tout de suite. — Sergent, intervint maître Cherix d’une voix peu forte mais à l’autorité évidente pour tout le monde. Chae se retourna, une grimace de dégoût sur le visage ; son bouclier peinait à contenir toutes ses émotions. — Monsieur ? — Je suis le conseiller juridique de ce gentilhomme. Pourrais-je voir ce prétendu mandat ? — Il est à la gendarmerie. — En attendant que vous soyez en mesure de le produire et de le lui montrer – ce que mon client est en droit d’exiger –, monsieur Pocklan et ses innocents camarades sont libres d’aller où bon leur semble. — Très bien. Attendez ici, rétorqua Chae, j’envoie quelqu’un le chercher. — Non, sergent. Vous n’avez pas le droit de retenir mon client sans raison valable. Il vous incombe de lui présenter ce mandat. Tant que ce dernier ne lui aura pas été lu, mon client sera libre de ses mouvements. — Je ne peux pas courir après Pocklan et ses amis dans tout le quartier, se plaignit Chae. — Ce n’est pas le problème de mon client, répliqua maître Cherix. Pocklan eut un sourire affecté presque indécent. — Laisse-moi passer, Chae. Edeard fit un pas en avant. — Maître Cherix. — Caporal Edeard. Heureux de vous revoir. Peut-être pouvez-vous nous aider. Votre collègue ici présent s’apprête à commettre un acte illégal. Vous êtes gendarme de Makkathran et je vous enjoins d’appliquer la loi en toute impartialité. — Avec plaisir. Maître Cherix fit signe à Pocklan d’avancer. — Vous pouvez traverser ce pont, cher ami. Vous ne risquez rien car Celui-qui-marche-sur-l’eau garantira lui-même votre sécurité. — Je suppose que vous faisiez référence à un mandat comme celui-ci ? demanda Edeard d’un air innocent. Il sortit un rouleau de parchemin de sa tunique. Le sourire onctueux de l’avocat s’évanouit à mesure qu’il lisait. — Le présent mandat vise… — Oui, il s’agit de vous, expliqua Edeard, joyeux. En tant que représentant des forces de l’ordre, je suis dans l’obligation légale de vous expulser de ce quartier sans délai. Il projeta sa troisième main vers l’avant. Maître Cherix lâcha un cri de consternation alors que ses pieds quittaient le sol. Pris de panique, il s’éleva dans les airs. La foule rassemblée sur la promenade suivit du regard l’avocat qui s’envolait de plus en plus haut au-dessus du pont. — Faites-moi descendre ! hurla Cherix à pleins poumons et en esprit. Il était plus haut que les immeubles qui longeaient la promenade, plus haut que les piliers de métal blanc du Parc Doré, toujours plus haut. Les gé-aigles qui observaient la scène prirent de l’altitude pour l’éviter. — Vous avez entendu quelque chose ? demanda Edeard. — Je crois qu’il te demande de le faire descendre, répondit Kanseen d’un ton solennel. — Oh, c’est tout… Il desserra son emprise sur l’avocat. Cherix tomba en criant de terreur et transperça la surface du bassin de Birmingham avec un bruit monumental. La foule applaudit à tout rompre. Chae se retourna vers Pocklan. — Où en étions-nous ? Pocklan lança au sergent un regard furieux, puis s’attarda sur la silhouette impassible d’Edeard, qui se tenait juste derrière. Il pivota sur ses talons et rebroussa chemin avec ses compagnons. Macsen passa un bras autour des épaules d’Edeard et le serra fort. — Comment se fait-il que les gens que tu n’aimes pas finissent toujours dans les eaux du bassin de Birmingham ? — Qui sait ? La nostalgie, peut-être. * * * Edeard attendait le festival de la Guidance depuis le début de l’hiver. Ses amis et les filles qu’ils avaient fréquentées en parlaient tous avec tellement d’enthousiasme. Le festival marquait l’arrivée de l’été qui, pour ce qui le concernait, s’était suffisamment fait attendre. Toutefois, il s’agissait surtout de rendre hommage à ceux qui étaient morts durant l’année écoulée. Ceux qui avaient perdu un proche fabriquaient un petit bateau à base de fleurs de toutes les couleurs – seules les blanches étaient proscrites – long d’un mètre environ, qui symbolisait l’âme du défunt. Le travail était le plus souvent confié aux enfants de la famille. À midi, la Pythie dirigeait un office en l’église d’Eyrie. Une fois la cérémonie terminée, les bateaux étaient posés sur les canaux de la ville. Ornés de fleurs blanches, les gondoliers les guidaient vers le port en chantant des hymnes. Les gondoles représentaient les Seigneurs du Ciel qui, avait promis la Dame, reviendraient sur Querencia pour guider les âmes humaines vers la félicité de la mer d’Odin. Une fois arrivées au port, les gondoles s’arrêtaient, tandis que les barques de fleurs continuaient vers le large. Cela promettait – surtout la fête géante qui était donnée le soir. Le jour était enfin venu et Edeard terminait sa nuit de sommeil agité, alors que le ciel clair de l’aube était annonciateur d’une météo agréable. Le grand chef Walsfol s’immisça dans son esprit et mit un terme définitif à sa nuit. — Euh, monsieur ? s’exclama-t-il tandis que les vestiges d’un rêve étrange finissaient de se dissoudre dans la réalité. Il ignorait que le chef des gendarmes de la ville était aussi bon télépathe, mais cela ne l’étonna guère ; depuis sa discussion avec Ranalee, il comprenait beaucoup mieux la hiérarchie de la ville. — Présentez-vous le plus vite possible au manoir des Culverit, dans le quartier de Haxpen, lui ordonna Walsfol. — Oui monsieur, répondit-il d’une voix endormie. Euh, pourquoi ? — Je vous expliquerai tout lorsque nous nous verrons là-bas. Vous feriez mieux de venir avec vos hommes. Edeard se frotta les yeux. Il s’était couché bien après minuit. Tard, la nuit dernière, l’association des habitants de Lillylight avait repéré trois bandits à bord d’une gondole qui naviguait sur le canal Victoria. Edeard et deux gendarmes de Silvarum les avaient interceptés près d’un ponton du canal de la Volée. Les hommes avaient fait demi-tour sans protester, mais Edeard ne les avait pas lâchés des yeux jusqu’à ce qu’ils soient rentrés chez eux. Ses journées se passaient toutes ainsi. Les alertes se succédaient, car les racketteurs n’avaient pas renoncé à essayer d’infiltrer Jeavons et Silvarum. On l’appelait parfois dans des magasins ou chez des artisans qui avaient reçu la visite de gangsters non répertoriés sur les listes. Il avait également perdu deux jours au tribunal, où maître Cherix l’avait poursuivi pour attaque psychique aggravée. Heureusement, maître Solarin connaissait la loi beaucoup mieux que son adversaire. Il grogna et sortit ses pieds de sous ses draps bien chauds. Jessile se retourna sur le matelas moelleux. — Qu’y a-t-il ? marmonna-t-elle. — Je dois y aller, murmura-t-il avant de lui déposer un baiser sur le front. Elle gémit et se pelotonna sous la couverture. — Je ne serai pas là, ce soir, ajouta-t-elle. Ma famille se réunit pour la fête. On se voit demain ? — D’accord. Elle s’était déjà rendormie. Il demanda à un gé-chimpanzé de lui apporter des vêtements propres. Pendant qu’il s’habillait, il en profita pour réveiller les autres. Les tirer du lit l’amusa. Il enfila ses bottes près de la porte et considéra son bateau de fleurs d’un regard triste. Ce n’était pas grand-chose – un simple cadre en carton d’une trentaine de centimètres de longueur, sur lequel il avait accroché une douzaine de roses rouges et jaunes. Ses amis lui avaient promis qu’il serait parfait, que les autres en construiraient de similaires. Ainsi, il rendrait un hommage un peu tardif à Akeem et à tous ceux d’Ashwell. Il rencontra Boyd et Kanseen sur la passerelle de l’immeuble. Ils n’étaient pas très contents d’avoir été réveillés si tôt. Edeard ne se sentit pas le courage de regarder Kanseen dans les yeux, car la jeune femme n’avait pas passé la nuit toute seule. — On attend Dinlay ? demanda Boyd en descendant l’escalier. — Il nous rejoindra là-bas. Un sourire éclaira le visage de Boyd. — Tu veux dire qu’il n’a pas dormi seul ? — Cela ne te regarde pas, répondit Edeard un peu trop sèchement. Impossible de regarder Kanseen en face… — Tu as une idée de ce qui se passe ? s’enquit-elle. — Aucune. En tout cas, Walsfol ne se serait pas dérangé en personne s’il s’était agi d’une affaire triviale. — Le maître de Haxpen est Julan, intervint Boyd. Il fait partie des indécis, n’est-ce pas ? — Effectivement, répondit Edeard en se frottant les sourcils. En vérité, il ne savait plus trop quels étaient les maîtres qui les soutenaient. Leurs allégeances étaient de toute façon très fluctuantes. Il avait renoncé à suivre les machinations du Grand Conseil et espérait juste que Finitan parviendrait à se faire entendre demain. Boyd ouvrit la grande porte en fer forgé de la résidence. Macsen, qui attendait à l’extérieur, les accueillit d’un geste de la main. — Dinlay n’a toujours pas oublié Chiaran, commença Boyd d’un ton joyeux. — Nous avons tous été pris au dépourvu par les méthodes d’Ivarl, dit Edeard en sortant dans la rue. Essayons d’oublier cette histoire et d’aller de l’avant. Boyd s’apprêtait à les gratifier d’un autre de ses commentaires graveleux, lorsqu’une voix de femme résonna derrière eux : — Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Elle était assise sous le porche d’un tailleur, juste en face de l’entrée de la résidence. Edeard avait ressenti sa présence depuis longtemps mais ne s’en était pas inquiété car elle n’était pas armée. Elle était accompagnée de ses trois enfants, ce qui était assez inhabituel vu l’heure matinale. Peut-être désirait-elle profiter au maximum du festival ? Elle traversa la rue à grandes enjambées en traînant ses gamins endormis derrière elle. Le plus vieux n’avait pas plus de cinq ans, et le plus jeune – une petite fille – marchait à peine. — Où dois-je aller, Celui-qui-marche-sur-l’eau ? le prit-elle à partie. Hein ? Dites-moi où je dois aller ? — Pardon ? demanda Edeard, déstabilisé. Macsen se hâta de les rejoindre. — Comment mes enfants vont-ils manger ? Allez, Dannil, pose-lui la question ; demande à Celui-qui-marche-sur-l’eau qui va te donner ton prochain repas. Elle poussa devant elle son cadet, un garçon au pull-over vert troué et au pantalon gris usé. L’enfant leva les yeux vers Edeard, et sa lèvre inférieure se mit à trembloter. Soudain, il éclata en sanglots. — Je veux mon papa ! geignit-il. — Quoi ? — Eddis, mon mari ! aboya la femme. Vous l’avez exilé. Vous l’avez chassé de sa maison. Nous habitons dans la rue Fonscale. Cela fait sept ans que nous vivons à Silvarum, et vous, fumiers que vous êtes, vous arrivez avec vos gros sabots et vous lui dites qu’il ne peut plus rentrer chez lui ! Notre maison, sa famille occupe cette demeure depuis trois siècles. Quelle est donc cette loi ? Alors, dites-moi – je vous écoute –, dites-moi où je dois aller. Comment vais-je nourrir mes enfants ? Hein ? Répondez-moi, espèce de paysan attardé ! Edeard la regarda sans réagir ; sous le choc, son esprit était comme vidé. Boyd lâcha un grognement et leva les yeux au ciel, vers la Dame. — Eh merde… Kanseen n’avait entendu qu’une partie du monologue de la femme. — Comment les nourrissait-il avant ? demanda-t-elle. Quel métier exerçait-il ? — Sois maudite, salope ! Regardez ce que vous nous avez fait ! Vous avez ruiné nos vies ! — Quel était son métier ? — C’est un homme bon. Il nous nourrissait, il aimait ses enfants. — Il aimait ses enfants, contre-attaqua Kanseen, mais il faisait souffrir ceux des autres. Il les menaçait, les frappait, forçait leurs parents à lui donner l’argent qu’ils avaient durement gagné. — Il n’a jamais agi de la sorte ! rétorqua la femme en bouchant les oreilles du garçon. Mensonges ! Vous racontez des mensonges ! Soyez tous maudits ! Eddis travaillait à l’abattoir de Crompton. C’est un travail difficile, sale, qu’aucun génistar ne peut accomplir à la place des hommes. — Vous saviez très bien ce qu’il faisait, continua Kanseen. S’il vous manque, rejoignez-le, retrouvez-le dans sa nouvelle maison. Mais n’oubliez pas : nous nettoierons cette ville de ses semblables. À la fin de l’année, la racaille aura disparu. La femme lui cracha dessus, mais Kanseen se protégea avec sa troisième main. Les trois enfants pleuraient à présent. — J’aimerais que vous transmettiez un message à Eddis de ma part, reprit Edeard. Dites-lui que, s’il quitte sa bande de voyous, s’il trouve un travail honnête – et ce n’est pas cela qui manque en ville –, il pourra retourner dans sa maison de la rue Fonscale. J’annulerai moi-même son interdiction de séjour. C’est tout ce qu’il a à faire. — Allez vous faire foutre ! cria-t-elle en prenant ses enfants par la main. Vous ne connaissez rien à la vie. Un jour, Ivarl dansera sur vos cendres, et aucun Seigneur du Ciel ne viendra sauver votre âme. Macsen effleura le bord de son chapeau et s’en fut en lâchant à voix basse : — Merci, madame. C’est toujours un plaisir d’aider nos concitoyens. — Ça va ? demanda Kanseen à Edeard. — Ouais, répondit-il dans un hochement de tête incertain. Enfin, je crois. Par la Dame, combien de familles ai-je brisées ? — Tu es sérieux ? s’étonna Kanseen, incrédule. Pense plutôt aux familles des victimes d’Eddis, aux gens que nous sommes censés aider, à Isoix et ses enfants. N’ont-ils pas droit à notre considération, eux aussi ? — Si, bien sûr, concéda-t-il, tête baissée, mais je ne pensais pas que ce serait si dur. — Remets-toi, intervint Boyd en le prenant par l’épaule. De toute façon, il faut se préparer au pire. Edeard allait protester lorsqu’il vit l’air moqueur de Boyd. — Oui, au pire, acquiesça-t-il avec un demi-sourire. — Oh oui, au pire, promit Macsen. — Allons plutôt voir quelles misères nous a réservées Walsfol. Tandis qu’il reprenait la route avec ses amis, Edeard s’en voulut de s’être laissé surprendre. En réalité, c’était un miracle que personne ne l’ait pris à partie plus tôt. Quinze des cinquante mandats qu’ils avaient ajoutés à la première liste avaient dû être annulés ; il y avait parfois eu erreur sur la personne, mais également des tentatives de règlements de vieux comptes entre honnêtes citoyens… Et puis, quelques commerçants avaient dénoncé des innocents dans l’espoir de se débarrasser de leurs concurrents directs. Chaque cas d’abus devait être examiné et réglé, ce qui prenait beaucoup de temps – mais restait plus rapide qu’un procès en bonne et due forme, comme le répétait constamment Edeard aux maîtres et capitaines de gendarmerie mécontents. Néanmoins, malgré ces problèmes, abus et défis légaux, malgré les racketteurs qui voulaient passer à tout prix, il considérait – et il n’était pas le seul – que l’opération était une réussite. Les gangs n’avaient presque rien collecté à Jeavons et Silvarum, et seuls deux commerçants avaient été attaqués avant que les gendarmes interviennent. Les autres quartiers de Makkathran suivaient de près les résultats d’Edeard. Sous la pression de leurs administrés, les maîtres de Haxpen, Lillylight, Drupe, Ilongo et Padua préparaient leurs propres mandats et mettaient au point leur tactique avec les responsables des forces de l’ordre locales. D’ici deux ou trois jours, ils apposeraient sans doute leurs signatures sur les parchemins. La période d’essai de trois semaines fixée par Vologral se terminerait demain. Pourtant, les maîtres et représentants des quartiers n’auraient pas le dernier mot sur cette affaire ; la machine était lancée. Le Grand Conseil devait se réunir pour débattre des « nuisances » provoquées par l’application des arrêtés. Finitan était à la tête des conseillers qui plaidaient en faveur de l’exclusion des gangsters. Toutefois, s’ils perdaient, les mandants seraient invalidés. Finitan lui avait d’ailleurs expliqué que Bise préparait un texte qui abrogerait de fait la loi originelle. De nombreux conseillers soutenaient leur adversaire parce qu’ils se demandaient comment cette histoire allait finir. Celui-qui-marche-sur-l’eau avait-il l’intention de transformer Sampalok en ghetto criminel coupé du reste de la ville ? Comment un gendarme aussi jeune et inexpérimenté avait-il eu l’idée de mener une pareille campagne ? Les maîtres considéraient Edeard avec de plus en plus de nervosité. Nombreux étaient ceux à souhaiter que Finitan mette un terme à cette opération. Edeard ignorait où cela allait les mener. Il avait imaginé que, dans un avenir indéterminé, une fois que tous les quartiers auraient imité Jeavons et Silvarum, le Grand Conseil se chargerait de trouver une issue. Pour sa part, il était partisan d’une expulsion de masse, même s’il ne savait pas comment parvenir à ses fins, ni où les bandits seraient envoyés. En fait, il voulait juste imprimer un mouvement à la ville, donner de l’espoir aux gens. Il commençait à peine à appréhender les conséquences de son action. Lui-même avait ri lorsque, le lendemain du bain forcé de maître Cherix, le maître de quartier Bise avait signé un mandat qui lui interdisait de pénétrer dans Sampalok. En revanche, il avait trouvé moins amusante l’intervention de la Pythie, qui accueillait à bras ouverts tous ceux qui souhaitaient entrer dans Eyrie afin de se recueillir dans l’église de la Dame. Pour sa part, Owain avait promis que tous les habitants de la ville continueraient à avoir le droit de circuler dans Anémone et Majate, car l’accès au siège du gouvernement était garanti à tous depuis Rah. Et puis, la Guilde des gondoliers avait protesté contre les restrictions de circulation… Il n’y avait encore jamais eu de grève des gondoliers à Makkathran. Celle-ci ne dura qu’une journée, mais choqua tout le monde. Évidemment, si le Grand Conseil n’invalidait pas les mandats, d’autres grèves seraient décidées – notamment celle des dockers, qui avaient promis de soutenir leurs camarades. Fort heureusement, Edeard recevait de nombreux encouragements de la part des commerçants. Les citoyens ordinaires les soutenaient aussi, si l’on pouvait se fier à la manière dont ils accueillaient les gendarmes qui surveillaient les ponts. Edeard avait hâte que le Conseil rende sa décision, quelle qu’elle soit. La pression qu’il devait endurer était trop importante. Dinlay les attendait devant l’entrée principale du manoir des Culverit. Le soleil brillait déjà sur le sommet de la ziggourat de dix étages, faisait scintiller les fenêtres en forme de fer à cheval. Cinq gardes armés vêtus de vestes décorées aux armes de la famille ouvrirent l’énorme portail cerclé de fer. L’escouade traversa un porche géant et se retrouva dans une vaste cour. De tous les côtés, les piliers étaient recouverts de rosiers grimpants aux fleurs topaze, tandis que des statues blanches des anciens maîtres et maîtresses du quartier les considéraient d’un air sévère. Un écuyer les accueillit et les invita à entrer. Edeard soupira à la vue de l’escalier en colimaçon. — Je suppose que la famille habite au dernier étage, chuchota-t-il à Boyd. — La famille du maître, oui. Le sommet du manoir accueillait une maison plus grande que la gendarmerie de Jeavons, entourée de jardins botaniques. C’était la résidence traditionnelle du maître du quartier, les niveaux inférieurs étant occupés par des parents, le personnel de maison et les clercs qui administraient la propriété. Tandis qu’ils montaient, Edeard perçut sans mal l’ambiance qui régnait dans le bâtiment ; les hommes étaient en colère, mais également effrayés et tristes. — Quelque chose de grave s’est passé ici, dit-il doucement. Macsen acquiesça d’un hochement de tête gêné. Walsfol et Julan les attendaient dans un jardin qui donnait sur le Grand Canal majeur. Malgré l’heure matinale, le chef des gendarmes de la ville portait une tunique impeccable, dont les boutons dorés brillaient dans le soleil levant. Julan, lui, était un des rares aristocrates qui ne cherchaient pas à dissimuler leur âge. Il avait cent cinquante-trois ans, les épaules tombantes, les cheveux gris et fins. Il portait une robe de chambre froissée par-dessus sa chemise de nuit. Il avait les yeux rouges, l’air désespéré, abattu. Sur le chemin, ses amis avaient mis Edeard au courant des derniers ragots concernant la famille Culverit. Elle était plus que jamais le sujet central des spéculations de l’aristocratie de Makkathran. Maître Julan s’était marié très tard, ce qui, en soi, n’était pas inhabituel chez les personnes de son rang. Il s’était agi d’un véritable mariage d’amour. Apparemment, il était tombé amoureux fou de sa femme (de cent huit ans sa cadette) dès leur première rencontre, et l’avait aimée jusqu’à son décès tragique, six ans plus tôt. Ensemble, ils avaient eu deux filles, dont Kristabel, l’aînée. Son épouse était morte en couches lors de la naissance de la seconde. Ils n’avaient donc pas eu de fils, ce qui avait, semblait-il, scandalisé tout le monde. Au grand désarroi de Lorin, le frère cadet de Julan, une clause du registre familial des Culverit permettait au maître, en l’absence d’héritier mâle, de transmettre son pouvoir à sa fille aînée. En mille ans d’histoire, cela ne s’était produit que deux fois. En conséquence de quoi Julan était en froid avec une bonne partie de ses parents, tandis que Kristabel était la fille la plus courtisée de Makkathran ; tous les fils de la noblesse rêvaient de lui être présentés. Les fêtes auxquelles elle était conviée étaient prises d’assaut par ses prétendants. — En plus, pour ne rien gâter, elle est superbe, avait conclu Macsen. — Nous avons un problème, annonça directement Walsfol lorsque les gendarmes firent leur apparition sur la terrasse. À l’heure du petit déjeuner, toute la ville sera sans doute au courant ; Mirnatha a été enlevée. Edeard lança un discret regard en coin à Dinlay. — Sa deuxième fille, expliqua celui-ci en esprit. — Je suis désolé, dit Edeard à Julan. Bien sûr, je ferai tout mon possible pour vous aider. Julan ravala sa détresse et le toisa avec mépris. Il brandit un morceau de papier. — Alors, commencez par m’expliquer ceci. Edeard le regarda avec étonnement, avant de se tourner vers Walsfol. Le chef des gendarmes prit doucement le papier des mains de Julan et le lui tendit. — Un gé-aigle l’a laissé il y a moins de une heure. La gorge nouée, Edeard lut le message : « Mirnatha est une fille très mignonne. Si vous voulez la revoir en vie et toujours mignonne, donnez-nous huit mille guinées en or. Si vous acceptez notre offre, hissez un drapeau jaune et un drapeau vert sur le palais du Verger à midi aujourd’hui. Celui-qui-marche-sur-l’eau nous apportera la rançon. Il devra se présenter à la Taverne de Jacob à Owestorn, ce soir, à minuit. D’autres instructions lui seront données à ce moment-là. S’il ne vient pas seul, s’il essaie de la délivrer lui-même, elle sera tuée. » — Par la Dame, grogna Edeard. — Je ne peux pas vous forcer à leur livrer cet or, dit Walsfol. — Vous n’aurez pas à le faire, monsieur. J’accepte cette mission. Euh… Avez-vous l’argent ? demanda-t-il à Julan. Avec une telle somme, on aurait pu acheter la province de Rulan tout entière et se faire construire une flotte de rapides navires marchands. — Je peux la réunir, oui. — Où se trouve Owestorn ? — C’est un village de la plaine d’Iguru, répondit Dinlay. C’est à environ deux heures de cheval de la Porte Sud. Loin de tout, comprit Edeard. Personne, pas même lui, n’était capable de communiquer à une pareille distance. — Le mot a été apporté après que Mirnatha a été enlevée, commença-t-il avec circonspection. Qu’est-ce qui nous prouve que ses auteurs sont bien ceux qui détiennent votre fille ? Julan leva la main. Ses doigts agrippaient avec force une mèche de cheveux brun doré noués par un ruban bleu. — Il y avait cela avec. — Je comprends. Des larmes coulaient sur les joues du vieil homme. — Le ruban provient de sa chemise de nuit. Je le reconnais. Je lui ai souhaité bonne nuit. J’embrasse Mirnatha tous les soirs ; elle m’est si chère… Il sanglota, désespéré. Walsfol vint le réconforter. — Nous la retrouverons, mon ami, le rassura-t-il. Nous ne ménagerons pas nos efforts. Les gendarmes mettront tout en œuvre pour vous la ramener saine et sauve. — C’est une enfant ! geignit-il. Elle n’a que six ans ! Qui a pu faire une chose pareille ? Pourquoi ? Pourquoi ont-ils fait cela ? demanda-t-il à Edeard. Pourquoi veulent-ils que vous leur apportiez la rançon ? Pourquoi vous ? Pourquoi ne pourrais-je pas y aller moi-même ? C’est mon bébé. — Je l’ignore, monsieur. Le spectacle de ce désespoir le faisait se sentir honteux. — Menteur ! aboya une voix aiguë. Edeard la vit en esprit – on l’aidait à entrer dans le jardin par la porte située derrière lui – mais se retint de se retourner. — Vous êtes responsable, insista Dame Florell. Vous seul. C’est vous qui avez provoqué ce malheur avec votre croisade ridicule contre les gangs. Pourquoi ne pas avoir laissé les choses telles qu’elles étaient ? Cette société fonctionnait parfaitement avant votre arrivée ; personne ne souffrait. Edeard prit une profonde inspiration et érigea un bouclier étanche autour de sa colère montante. Dame Florell portait une de ses robes noires archaïques et un grand chapeau auquel étaient accrochés ce qui ressemblait à des fruits violets. Un homme en habits aristocratiques élégants la tenait par le bras et l’aidait à marcher. — Lorin, murmura Macsen. Le frère cadet de Julan. Dame Florell s’arrêta devant Edeard, les épaules voûtées de tristesse ; son regard, cependant, était dur et sans pitié. — Alors ? — Dame Florell. — Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? — Je ramènerai la petite fille à son père et je punirai les coupables. — Sûrement pas. Vous allez remettre la rançon, comme on vous l’a demandé. Rien de plus. Il est hors de question que vous aggraviez encore la situation par votre comportement stupide. À partir de maintenant, les officiers de la milice se chargeront de cette affaire. Ce dont nous avons besoin, c’est de gentilshommes, de garçons de bonne famille. Pas d’un bouffon de province… Edeard serra les dents. Boyd posa la main sur son bras et eut un sourire poli. — Nous coopérerons de toutes les manières possibles, Dame Florell. — Je vous connais, dit-elle, les yeux plissés. Saria s’est entichée de vous. — Oui, madame. — Ah ! lâcha-t-elle, écœurée, avant de se rapprocher de Julan. Mon garçon, mon cher garçon. Comment vous sentez-vous ? Ce qui vous arrive est tellement… tellement horrible. — Nous la retrouverons, parvint-il à bredouiller. — Oui, nous ferons le nécessaire, mon frère, assura Lorin d’une voix chevrotante. Oublions le passé ; je vous aiderai à traverser cette épreuve quoi qu’il arrive. Julan hocha la tête. — Merci, murmura-t-il. — Venez avec moi, reprit Dame Florell. Venez vous asseoir, mon cher Julan. Votre famille est là pour vous soutenir. C’est d’elle que vous avez besoin. Vous n’êtes plus seul, entouré d’imbéciles. Allez donc nous chercher du thé, ordonna-t-elle à Walsfol. Mon garçon, avez-vous assez d’argent pour payer la rançon ? Sinon, je suis prête à vous aider. Nous devons absolument rendre cette petite aux siens. Walsfol s’inclina respectueusement et quitta le jardin en faisant signe aux gendarmes de le suivre. Les jeunes gens se précipitèrent à sa suite. — Et maintenant ? demanda Edeard. — Cela m’est douloureux de l’avouer, mais Dame Florell n’a pas tout à fait tort, commença Walsfol. Vous êtes au centre de cette affaire. — Oui, monsieur, concéda Edeard. — Restez ici au cas où ils essaieraient de nouveau d’entrer en contact avec nous. Et surtout, pour l’amour de la Dame, ne vous mettez pas en travers de son chemin ! gronda Walsfol en désignant du pouce l’entrée du jardin. Je vais convoquer les capitaines ; quelqu’un sait forcément où est détenue cette pauvre petite. L’un d’entre eux parlera. Edeard jeta un regard circulaire sur le fabuleux salon avec ses nombreuses œuvres d’art et ses meubles couverts de dorures. — Comment sont-ils montés jusqu’ici ? s’étonna-t-il. Et comment sont-ils repartis avec la petite ? Pour l’amour de la Dame, des centaines de personnes vivent dans ce bâtiment, et nous sommes au dixième étage ! — Question pertinente, acquiesça Walsfol à voix basse. Le capitaine de la garde s’appelle Homelt. Interrogez-le. Les gangsters doivent avoir des complices parmi le personnel. Passez la chambre de la petite au peigne fin ; vous trouverez peut-être des indices. — Vous croyez qu’elle est toujours en vie, monsieur ? Walsfol se retourna vers le jardin d’un air coupable. — Les victimes d’enlèvement sont rarement retrouvées en vie. Néanmoins, comme cela arrive parfois, les familles ne refusent jamais de payer la rançon. — Tout espoir n’est donc pas perdu ? — En effet. Nous devons agir comme si Mirnatha était vivante, comme si nous étions certains de la retrouver saine et sauve. Edeard ne trouva pas le ton de Walsfol très encourageant. Homelt les attendait dans le couloir central. Il avait une cinquantaine d’années, était plutôt trapu, quoique toujours en forme. Il respirait la colère et la frustration et avait beaucoup de mal à contenir ses émotions. Il avait été gendarme et servi vingt ans dans le quartier de Bellis. — J’étais un bon gendarme, insista-t-il. Pas comme d’autres, qui n’étaient là que pour l’argent. C’est parce que j’étais sérieux que j’ai pu obtenir ce poste. — Alors, comment sont-ils montés jusqu’ici ? demanda Edeard. Pendant un instant, Homelt eut l’air de vouloir le frapper, puis il se calma et prit une profonde inspiration. — Je ne sais pas. C’est la vérité vraie. Cela s’est passé au milieu de la nuit. Toutes nos portes étaient fermées et gardées, sans compter les patrouilles effectuées au hasard dans tout le bâtiment. Il y a toujours quelqu’un dans l’escalier. Je ne comprends pas. — Les nouvelles recrues, peut-être ? — Hier encore, j’avais une confiance absolue en mes hommes. Aujourd’hui, je ne suis plus sûr de rien. Nous n’embauchons pas n’importe qui ; tous nos gardes nous ont été recommandés. Tout comme vous, nous avons une idée assez précise de l’identité des canards boiteux. — Bien. Racontez-nous ce qui s’est passé. — La nounou a sonné l’alarme très vite. Nous avons aussitôt doublé le nombre de gardes postés aux entrées et fouillé toutes les pièces de la demeure, sans exception. Nous ne nous sommes pas contentés de les visiter à distance ; nous les avons inspectées physiquement. Alors, ce fichu gé-aigle est arrivé avec ce message. Le maître… Je ne l’avais jamais vu dans cet état. Elle était tellement adorable. De trop nombreux enfants de grande famille sont prétentieux et mal élevés ; ce n’était pas du tout son cas. — Pourrais-je voir sa chambre, s’il vous plaît ? — Qu’est-ce que tu en penses ? demanda Dinlay, tandis qu’ils emboîtaient le pas à Homelt. Ils croisèrent des employés de maison abattus. Edeard ne détecta aucune trace de culpabilité ; tous partageaient le même sentiment d’horreur. Les trois nounous pleuraient à chaudes larmes dans leurs appartements situés près des chambres de la famille. Même les gé-macaques étaient subjugués par les émotions qui emplissaient la maison. — La même chose que toi, répondit Edeard. Le coupable avait la capacité de se rendre invisible ; il n’y a pas d’autre explication. — Les gangs connaissent cette technique ? s’alarma Kanseen. — Pas les voyous auxquels nous avons affaire dans la rue, mais j’ai découvert à mes dépens qu’Ivarl possédait des capacités psychiques considérables. La chambre de Mirnatha était aussi grande que l’appartement d’Edeard. Les murs étaient recouverts de tapisseries roses ornées de fées colorées, d’oiseaux et de farfadets. Les commodes et les chaises étaient habillées de duvet rose. Il y avait deux grandes maisons de poupées, dont les habitantes à la garde-robe élaborée étaient éparpillées un peu partout. Dans un coin se dressait un cheval à bascule. Les armoires débordaient de robes adorables. Le fait de se tenir au centre de cette chambre vide était en soi douloureux pour Edeard. Il huma l’atmosphère. — Vous ne sentez rien ? Une odeur piquante ? Il arpenta la pièce et remarqua que l’odeur était plus forte près du lit à baldaquin surchargé de dentelles. — Du chloroforme, dit Homelt. Voilà comment ils l’ont empêchée de crier. — Qu’est-ce que le chloroforme ? s’enquit Edeard. Ses camarades le considérèrent de cet air médusé qui commençait à lui taper sur les nerfs. — C’est un produit chimique. Inhale-le, et tu t’endors, expliqua Dinlay. Tous les kidnappeurs l’utilisent. Il suffit de plaquer un morceau de tissu imbibé sur le visage de la victime. — Un produit chimique ? Ils ont utilisé un produit chimique sur une petite fille de six ans. — Oui, confirma Homelt, qui le regardait bizarrement. Edeard examina une dernière fois la chambre avant d’ouvrir en grand les portes de verre. Cette partie du jardin suspendu était constituée d’un carré de pelouse. Le long de la balustrade gris argent étaient alignés des ifs plantés dans de grands pots. Edeard s’en approcha et regarda en bas ; les terrasses de chaque étage de la ziggourat ressemblaient à des marches végétales. Maintenant que le printemps était là, les plantes aux fleurs ouvertes figuraient un véritable incendie de couleurs. Le jardin de Mirnatha donnait sur l’est. À sa gauche, le Grand Canal majeur traçait une ligne droite qui rejoignait la mer de Lyot, visible au loin. Quelques personnes étaient déjà visibles le long de ses berges ; certains ne voulaient pas rater une miette du festival. Il laissa son esprit vagabonder au fil de l’eau, dépassa le bassin de la Forêt, le Bassin central, puis le Premier Bassin, qui formait la base de Myco. Là se trouvait la Maison des pétales bleus, dont l’intérieur avait été refait à neuf après l’incendie. Debout devant la fenêtre ovale de son bureau, Ivarl projetait son esprit en direction d’Edeard. Le temps d’une seconde, le gendarme se crut de retour dans sa chambre de la Guilde des modeleurs, à Ashwell, juste avant l’attaque. Le chef des gangs le regardait. — Je n’aurais pas cru cela de vous, envoya Edeard à son adversaire. Par la Dame, elle n’a que six ans. Six ans ! — Je suis navré pour cette petite, répondit l’autre, mais je n’y suis pour rien. — Vous mentez mal. — Des personnages très importants commencent à en avoir assez de vous et de vos méthodes. Je dois avouer que vous m’avez impressionné, l’autre jour, en vous évanouissant alors que l’incendie faisait rage. Les gens dont je vous parle ont compris ce que vous étiez et ce dont vous étiez capable. J’ai le sentiment que votre véritable potentiel vous échappe encore. À vrai dire, il est trop tard pour vous, car ils ne vous laisseront pas développer vos capacités. Il s’agit de vous, Edeard, et non de cette fillette. Mirnatha n’est qu’un appât – mais vous le saviez déjà, n’est-ce pas ? — Où est-elle ? — Je l’ignore et je ne sais pas non plus qui pourrait vous renseigner. Si vous voulez la récupérer, versez cette rançon. — Est-elle toujours en vie ? — J’imagine que oui. Ils veulent vous attirer loin de la ville, où vous serez seul. En la tuant, ils perdraient leur avantage, leurs chances de vous manipuler. Enfin, je ne suis sûr de rien. Disons simplement que j’ai beaucoup plus d’expérience que vous dans ces affaires. — Qui ? Qui a fait cela ? — Voyons, voyons… — Je vous tiendrai pour responsable. — Vraiment ? La vérité est-elle trop lourde à porter pour vos frêles épaules ? C’est votre guerre ; vous auriez dû penser aux conséquences avant de la déclarer. Il est trop tard pour vous offusquer. Vous ne pouvez plus reculer, vous êtes le seul à pouvoir la sauver. — Acceptez-vous de négocier en mon nom ? J’irai à Owestorn s’ils la libèrent. — Quelle noblesse, quelle stupidité ! La jeunesse et ses vertus… C’en sera terminé de Makkathran si vous occupez jamais le fauteuil du maire. — Leur parlerez-vous ? — Ils ne veulent pas d’un martyr, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Votre mort seule ne suffira pas. C’est la manière dont vous allez mourir qui les intéresse. — Elle n’a que six ans ! — Plus personne ne veut m’écouter, pas même mes meilleurs et plus vieux amis. Vous auriez dû choisir votre adversaire avec plus de soin. Je suis pour les miens ce que vous êtes pour les gendarmes et les marchands de cette ville. Je suis en train de perdre cette bataille. Vous ne me coûtez pas uniquement de l’argent ; vous sapez mon autorité, et cela risque de m’être fatal. — Si elle meurt, vous mourrez aussi. — Je crains fort que ni vous ni moi ne vivions assez longtemps pour voir le soleil se lever demain. Ivarl secoua la tête, lui adressa un salut de la main et retourna dans son bureau. Edeard grogna de frustration et frappa la balustrade. — Vous êtes Celui-qui-marche-sur-l’eau ? — Hein ? Il se retourna pour découvrir Kristabel, qui se tenait sous une pergola couverte de vigne vert émeraude. Cheveux en bataille, jambes fines d’insecte – il en avait honte, mais il ne pouvait s’empêcher de jauger les jeunes femmes qu’il rencontrait pour la première fois. Il eut également honte de la première pensée qui lui vint à l’esprit : Elle est loin d’être aussi belle que Macsen l’avait laissé entendre. Kristabel était grande, avait le visage long et, vu les circonstances, incroyablement mélancolique. Une large chemise de nuit en coton flottait autour de son corps mince. Comme son père, elle avait pleuré. Ses cheveux, brun doré comme ceux de Mirnatha, étaient ornés de mèches plus claires. Ils étaient tout emmêlés et décoiffés, comme si elle s’était frotté la tête ou coiffée avec les doigts. Edeard se rappela ses bonnes manières et s’inclina. — Oui, maîtresse, c’est moi. — Maîtresse ! répéta-t-elle avec un sourire qui vira bientôt à la grimace, tandis qu’elle ravalait ses larmes. Je ne suis maîtresse de rien du tout. Mon nom de famille est une malédiction, une mauvaise blague. Pourquoi la Dame a-t-elle permis que cela se produise ? — Je vous en prie, ne perdez pas espoir. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour retrouver votre sœur. — Tout ce qui est en votre pouvoir… c’est-à-dire ? demanda-t-elle avec une grimace. Je suis désolée, mais c’est ma sœur. Je l’aime tant. Pourquoi ne m’ont-ils pas enlevée à sa place ? Pourquoi ? — Je l’ignore. Edeard avait terriblement envie de la prendre dans ses bras pour la réconforter. Elle avait un an de moins que lui, décida-t-il. La douleur qui se déversait en abondance de son esprit non protégé était d’une intensité impressionnante. — Dites-leur, dites aux monstres qui ont fait cela de me prendre à la place de ma sœur. S’il vous plaît. Ils pourront me faire ce qu’ils voudront – je m’en fiche –, mais qu’ils libèrent Mirnatha. Dites-le-leur. Expliquez-le-leur. J’ai plus de valeur, je suis la première fille de la famille. Un jour, je serai la maîtresse de ce quartier. — Maîtresse Kristabel, votre rôle est de rester auprès de votre père pour le soutenir, rétorqua-t-il avec assurance. Je vous ramènerai votre sœur. — Des mots, rien que des mots. Des promesses, j’en ai entendu des milliers de la bouche des maîtres. Elles ne valent rien. — Laissez-moi essayer. Je ne suis pas maître. Ne perdez pas espoir, je vous en prie. Les mains de la jeune femme se nouèrent dans une manifestation d’angoisse. — Vous croyez vraiment qu’il y a matière à espérer ? — Toujours, répondit-il d’un ton grave. — Vous allez leur apporter la rançon ? — S’il le faut, oui. — J’ai entendu les gardes de la maison discuter entre eux ; ils disent que c’est un piège. — Ils ont raison. — Vous ne connaissez même pas Mirnatha. — Cela n’a pas d’importance. — Vous êtes un homme bon. Est-ce pour cela que les gangs vous détestent à ce point ? — Sans doute. Elle se redressa, lissa sa chemise de nuit et lui lança un regard interrogateur. — Est-il vrai que vous avez refusé l’offre de Ranalee ? — Oui, maîtresse, confirma-t-il en s’inclinant. — Ne m’appelez plus comme cela. Elle rassembla son courage, sourit et s’avança brusquement vers lui. Edeard sentit ses lèvres sur sa joue. Surpris, il n’avait pas eu le temps de reculer. — Que la Dame vous bénisse. Elle tourna les talons et s’en fut en courant. L’esprit confus, Edeard retourna dans la chambre de Mirnatha. — Qu’y a-t-il ? demanda Dinlay. — Pourquoi font-ils tout cela ? Edeard jeta un nouveau regard circulaire sur la chambre ; de toute sa vie, il n’avait vu autant de rose en un même endroit. — Pour t’emmerder. — C’était une question rhétorique. Ils veulent que je me rende seul à Owestorn, pour me tuer plus facilement, n’est-ce pas ? — C’est ce que je ferais à leur place, dit Macsen en dépit du regard assassin adressé par Kanseen. Ils déploieront une petite armée, là-bas. Même si nous nous cachons à dix minutes de là, tout sera terminé avant que nous arrivions. D’ailleurs, ils en profiteraient sans doute pour s’occuper de nous aussi. — Cela ferait de nous des martyrs, comme il l’a dit lui-même. Cela renforcerait notre cause, conduirait peut-être à la victoire de notre camp demain au Conseil. — Qui a dit cela ? s’enquit Dinlay. — Peut-être, admit Macsen, sauf que Mirnatha y laisserait la vie, elle aussi. — Et ce serait ta faute, ajouta Boyd. En l’absence de témoins, ils s’arrangeront pour donner l’impression que tu as fait preuve de témérité. La ville tout entière pensera que la petite a été tuée par ta faute, puisque tu étais chargé de remettre la rançon. Le rapt s’est très bien passé pour les bandits ; pourquoi prendraient-ils le risque de ne pas récupérer une pareille somme ? — Les mandats disparaîtront en même temps que nous, pensa tout haut Edeard. C’est malin. — Alors, qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda Kanseen. Edeard se retourna vers le lit en bois sculpté en forme de cygne et s’imagina la petite fille endormie profondément sous des draps mauves. — Il faut la retrouver. — Ouais, acquiesça Macsen. Ce serait bien. La nouvelle de l’enlèvement se propage déjà dans toute la ville. Les gens sont bouleversés – cela se sent. Tout le monde se mettra à sa recherche. Commettre un acte pareil en ce jour si particulier est un double sacrilège ; les gangs ne s’attireront pas la sympathie des habitants de la ville de cette manière. La petite doit être très bien cachée. Enfin, si elle est toujours en vie. — Elle l’est, dit Edeard en s’avançant lentement vers le lit. Ils ont besoin d’elle jusqu’à minuit. Pour me contrôler… — Attrapons Ivarl ! s’emporta Dinlay. Combattons le feu par le feu ; ils ne s’attendront jamais à cela. Ensuite, nous procéderons à un échange. Macsen lui lança un regard étonné. — Eh bien, je n’espérais pas entendre un tel discours de ta bouche. Je suis impressionné. La surprise serait totale ; Edeard, qu’en penses-tu ? — Non. De toute façon, Ivarl n’est pour rien dans cette affaire. — Comment le sais-tu ? demanda Boyd. — Il vient de me le dire, expliqua Edeard en effleurant le baldaquin du petit lit et essayant d’imaginer Mirnatha. — Il te l’a dit… Ses camarades échangèrent des regards incrédules. — Oui. Rendez-moi service : postez-vous devant les portes et empêchez quiconque d’entrer. J’ai besoin de passer un peu de temps seul dans cette chambre. — D’accord, répondit Macsen d’un ton raisonnable. Tu voudrais bien nous expliquer pourquoi ? — Je veux me rappeler. En dépit de leurs doutes, ils ne posèrent plus de questions ; ils sortirent de la chambre et commencèrent à parler entre eux. Edeard s’adossa au mur de la chambre et projeta son esprit dans le matériau solide dont était constituée la demeure. — Il faut que je sache, commença-t-il. Il faut que je voie tes souvenirs. Il était en harmonie avec les pensées paisibles de la ville. Des images défilèrent au seuil de sa perception, tels des éclats de rêves. Des gens se déplaçaient dans la chambre – ses camarades et lui. Il explora la mémoire à rebours. Julan était là, qui hurlait de colère. Kristabel pleurait comme à des funérailles. Plus loin, les gardes et les nounous affolés. Encore plus loin, la nounou découvrait que Mirnatha n’était plus là. Et puis la petite fille endormie, son ours en peluche dans les bras. Edeard ralentit sa progression dans le flot de souvenirs, la stoppa, puis repartit en avant. Il était bien après minuit lorsqu’une silhouette se matérialisa dans la chambre plongée dans l’obscurité presque totale. Un homme enveloppé dans un manteau sombre se débarrassa de son bouclier d’invisibilité juste à côté du lit. Edeard ne le connaissait pas, mais ses traits lui étaient vaguement familiers – peut-être le kidnappeur était-il un parent de Tannarl, un cousin de Ranalee ? Son manteau et ses bottes étaient de très belle facture ; il ne s’agissait pas d’un voyou de base. L’homme sortit un morceau de tissu de sa poche, l’imbiba d’un liquide contenu dans un flacon marron et le pressa fortement contre le visage de Mirnatha. La fillette se débattit un peu. Edeard serra les poings, eut envie de le frapper, de le faire souffrir, avant de le tuer. Profondément inconsciente, Mirnatha fut arrachée à son lit. L’ours en peluche tomba par terre, tandis que le bouclier d’invisibilité enveloppait le ravisseur et sa victime. Une seconde plus tard, la porte s’ouvrit et se referma comme mue par une volonté propre. — Par la Dame, s’exclama Edeard incrédule. Il s’immergea plusieurs fois dans la mémoire de la demeure mais ne parvint pas à pénétrer le bouclier du ravisseur. Il figea le moment où l’homme soulevait l’enfant ; il avait l’impression de se tenir vraiment à côté de lui. La maison doit avoir gardé d’autres images de lui. En fait, rien n’était moins sûr. Ses camarades et lui avaient expérimenté pendant des semaines, essayant de percer la pellicule du bouclier d’invisibilité. Pour le moment, cependant, ils n’y étaient pas parvenus. Le cadeau que lui avait fait Akeem avant de mourir semblait infaillible. Edeard étudia le bandit, tenta de deviner sa position. Le beagle avait senti son odeur à la Maison des pétales bleus, mais le bâtiment, lui, n’avait pas d’odorat. Peut-être l’air déplacé pendant qu’il dévalait l’escalier en colimaçon ? Non, les murs n’avaient pas enregistré quelque chose d’aussi subtil. Il examina le visage pâle de la fillette soulevée de son matelas confortable, ses cheveux qui pendaient mollement, les traits du bandit quelque peu déformés par l’effort. — Le poids ! s’exclama Edeard. Il avait raison. Le sol se rappelait le poids qu’il supportait ; ainsi, chaque pas était mémorisé. Il se déplaça dans un océan de souvenirs et se concentra uniquement sur la sensation de poids. En esprit, il visualisait le couloir sous la forme d’une bande blanche le long de laquelle les consoles et chaises antiques formaient des taches bleues. Des empreintes de pas marron partaient de la porte, longeaient le couloir, descendaient l’escalier en spirale. Ses camarades regardèrent Edeard d’un air bizarre lorsqu’il sortit de la chambre. Il souriait, et ce n’était pas normal. — Par l’Honoious, qu’est-ce que tu fichais tout seul là-dedans ? demanda Dinlay. Je peux te dire qu’on a eu toutes les peines du monde à retenir la famille. Julan dit que la rançon est prête ; les drapeaux ont été hissés au-dessus du palais. Des cavaliers de la milice se préparent à t’escorter jusqu’à la sortie de la ville. Tu vas avoir besoin de deux gé-chevaux pour transporter autant d’or. Edeard leva les yeux vers le plafond en cristal du couloir et constata que le soleil était presque à son zénith. Dehors, le babillage télépathique était moins enthousiaste qu’à l’accoutumée. Les citoyens de Makkathran étaient bouleversés, en colère ; ils en voulaient beaucoup aux gangsters car le festival se devait d’être une fête heureuse. Il ne pensait pas s’être attardé aussi longtemps dans la mémoire de la maison. Toutefois, cela n’avait aucune importance. Et la rançon non plus, d’ailleurs. — Je sais où elle est, annonça-t-il. — Où ? s’étonna Dinlay. — Je dirais plutôt comment ? enchérit Macsen d’un air futé. — La ville s’en souvient, répondit Edeard d’un ton neutre. — La ville s’en souvient ? — Oui. Macsen lança un regard dubitatif à Kanseen et Boyd. — Hein ? — Elle est dans le sous-sol d’un fumoir à poisson de la rue Layne, dans le quartier de Fiacre. La famille utilise deux niveaux de sous-sol pour fumer son poisson, mais il y en a un troisième, qui comporte quatre salles. Ils se sont installés là. — Ils ? — Ils sont une dizaine, peut-être davantage. Je ne suis sûr de rien ; c’est trop loin, même pour moi. Boyd frappa dans ses mains avec enthousiasme. — Génial ! Elle est sauvée ! — Pas tout à fait. Normalement, il ne faut pas dix personnes pour empêcher une petite fille de six ans de s’enfuir d’une prison souterraine. En plus, ils savent que nous savons nous rendre invisibles. — Ils la tueront, conclut Dinlay d’un air malheureux. Ils sont trop nombreux pour qu’on puisse les prendre par surprise. — Je pense que tu as raison, acquiesça Edeard. — Que peut-on faire ? demanda Kanseen. Edeard eut un sourire énigmatique. — Eh bien, les prendre par surprise quand même. En esprit, il demanda à Ronark de leur faire apporter des armes. — Tu es sûr qu’elle est toujours en vie ? l’interrogea Macsen. — Oui, elle est en vie, répondit-il, un sourire aux lèvres. — Enfin une bonne nouvelle. La ville gronde, Edeard. Aujourd’hui, on fête le festival. Tout le monde sait ce qui s’est passé, et nombreux sont les agitateurs à t’accuser d’avoir gâché la fête. — Charmant. — La Pythie va débuter la cérémonie par une prière pour Mirnatha, dit Dinlay. Cela commence à midi, dans dix minutes. Tu veux la prévenir ? — Par la Dame, non ; nous ne l’avons pas encore sauvée ! Kanseen secoua la tête et renonça à voir la fillette à distance. — J’arrive à peine à distinguer le fumoir d’ici. Je suis incapable de voir ce qu’il y a en dessous. — Ils sont là, lui assura Edeard. — Quel est ton plan ? voulut savoir Dinlay. On pourrait encercler le bâtiment. Une fois que tout le monde saura que Mirnatha est à l’intérieur, les gangs ne pourront plus rien faire et ils la laisseront partir. — Tu rêves, lança Edeard en les précédant dans la cage d’escalier. Ils se moquent que la population soit mécontente. Ces hommes ont été choisis parce qu’ils sont prêts à se battre jusqu’au bout. Nous avons déjà eu affaire à eux ; ce sont des types comme Eddis, des gars qui n’ont rien à perdre. Mirnatha ne les a jamais intéressés. Pour eux, il s’agit avant tout de s’assurer une victoire au Conseil, demain. Dame Florell sortit du salon au moment où ils s’engageaient tous dans l’escalier en colimaçon. — Où allez-vous comme cela ? aboya-t-elle à l’intention d’Edeard. Vous fuyez, c’est cela ? Eh bien, bon débarras. — Nous allons récupérer la petite, rétorqua Dinlay. Edeard grimaça. — Vous allez quoi ? demanda-t-elle toute tremblante. Edeard se racla la gorge et considéra avec calme son ennemie la plus coriace. — Je sais peut-être où elle est cachée. Je vais tenter d’accomplir mon devoir et de la rendre aux siens. C’est ce que nous voulons tous, n’est-ce pas ? — C’est hors de question. Si vous savez où elle se trouve, informez-en le maire immédiatement. Un régiment de la milice ira chercher ma pauvre petite Mirnatha. Ils savent comment se charger de ceux qui osent s’en prendre à mes descendants. — Sauf votre respect, Dame Florell, ils ne savent rien. Je vous la ramènerai saine et sauve, je vous le promets. Edeard disparut derrière le premier virage de l’escalier. — Revenez ici, jeune homme, insista la vieille dame avec une fermeté tranquille. Edeard n’arrivait pas à y croire. Grâce au don de reconnaissance que lui avait fait Dybal, il sentit que l’esprit de Dame Florell essayait de s’insinuer dans le sien, voulait le forcer à lui obéir. Elle tentait de le dominer. Il haussa un sourcil dédaigneux et érigea un bouclier autour de son esprit. — Ce n’est pas très gentil, dit-il en agitant l’index. Dame Florell devint toute pâle et porta la main à sa gorge de manière théâtrale. Edeard sourit et continua à descendre. — Je parie qu’on n’arrivera jamais à sortir d’ici, lança Macsen tandis qu’ils atteignaient le neuvième étage. — Sortir ? répéta Boyd. Je te trouve très ambitieux. À mon avis, ils ne nous laisseront même pas atteindre le rez-de-chaussée. — Tu sais qui a enlevé la fillette ? s’enquit Kanseen. — Non, répondit Edeard en leur transmettant l’image du ravisseur. Et vous ? — C’est un Gilmorn, affirma Macsen. Ou le bâtard d’un Gilmorn. Regardez ce nez. — Peut-être qu’on devrait informer Julan de notre plan, proposa Dinlay. Il a le droit de savoir, non ? Nous allons peut-être faire courir un risque à Mirnatha, et il devrait avoir son mot à dire… — Je ne lui révélerai rien pour l’instant, trancha Edeard. Je ne suis pas encore certain de pouvoir lui faire confiance. — J’imagine qu’il n’est pas de leur côté…, protesta Boyd. — Peut-être bien. Toutefois, ne nous voilons pas la face : nous ne savons pas qui sont nos adversaire. L’escouade avait atteint le troisième étage lorsque le Grand Maître Finitan s’adressa à Edeard en esprit ; sa technique était telle que le gendarme eut l’impression que le vieil homme se tenait à ses côtés et lui chuchotait à l’oreille. — Edeard, qu’avez-vous donc fait à la moins gentille de mes tantes ? — Quelle est sa version des faits ? — Elle a parlé d’arrogance et d’incompétence. Entre autres. Je suis censé vous retenir de partir. Elle semble croire que j’ai de l’influence sur vous. — Allez-vous lui obéir ? — Sûrement pas. Vous savez où est retenue cette pauvre petite ? — Oui. — Edeard, je ne veux pas me montrer indécent – après tout, il s’agit d’une enfant innocente –, mais êtes-vous bien conscient des enjeux de cette affaire ? — Il s’agit du vote de demain. — Je pourrais user d’une autre tactique devant le Conseil. Jusqu’à maintenant, je pensais pouvoir m’en passer, mais… — Quelle tactique ? — Un référendum. Il y aurait suffisamment de maîtres pour soutenir cette motion car nombre d’entre eux se sentent perdus. Ils voient bien que vous avez accompli de grandes choses à Jeavons et Silvarum, que la population vous soutient et vous encourage à poursuivre votre campagne. Toutefois, la mort de Mirnatha leur permettrait d’annuler les mandats. En revanche, si on était encore dans l’incertitude quant au sort de l’enfant lors de la réunion du Conseil, ils sauteraient sur l’occasion offerte par notre motion pour différer leur décision, en attendant le verdict d’un vote populaire. Ainsi, si les choses tournaient mal, ils pourraient s’en laver les mains. Edeard s’arrêta dans l’escalier. — Vous préférez que je ne tente rien ? — Owestorn est loin. Vous pourriez vous arranger pour que les nouvelles mettent très longtemps à nous parvenir. — Monsieur, je ne peux pas faire cela. Plus que n’importe qui, je souhaite mettre un terme aux activités des gangs dans cette ville ; cependant, je n’ai pas le droit de jouer avec la vie d’une fillette de six ans. Je sais où elle se trouve et ce qu’il faut faire pour la ramener aux siens. Pour le moment, c’est tout ce qui compte pour moi. — Bien sûr. Je vous soutiendrai quelle que soit votre décision. Puisse la Dame veiller sur vous aujourd’hui. — Merci, monsieur. Ils descendaient une dernière volée de marches lorsque la voix de Julan résonna au-dessus d’eux. — Arrêtez ! Je vous interdis ! Vous ne devez rien tenter de dangereux. J’ai la rançon. Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Revenez. Les drapeaux ont été hissés comme ils l’avaient demandé. Vous m’aviez promis, ajouta-t-il en esprit. Vous aviez dit que vous la ramèneriez saine et sauve. Edeard leva la tête et vit le maître au cœur brisé penché par-dessus la rampe, loin au-dessus de lui. — Je vais vous la ramener, monsieur, faites-moi confiance. — Non, non, je ne veux pas de combats. Payez la rançon. C’est le seul moyen de ne prendre aucun risque. — Je vous donne ma parole qu’elle ne sera pas mise en danger. S’il le faut, je l’échangerai contre la rançon. — Attendez. Vous savez où ils la séquestrent, n’est-ce pas ? — Je n’en suis pas certain. — Ma tante dit que vous le savez. Attendez, je vous accompagne. — Par la Dame, grogna Edeard. — Nous serons là-bas avant qu’il ait descendu cet escalier, les pressa Boyd. — Cela m’étonnerait, lâcha Macsen entre ses dents serrées. Edeard regarda en bas. Homelt et des gardes se tenaient au pied des marches. — Ne veulent-ils pas que cette fillette soit sauvée ? gronda-t-il. — Nous le voulons, le rassura Kanseen. — Très bien. Il dévala les dernières marches au pas de course. — J’ai des ordres, expliqua Homelt, la main posée sur son holster, lorsque les gendarmes s’arrêtèrent devant lui. — Quels sont-ils ? demanda Edeard, raisonnable. — Je ne dois en aucun cas vous laisser sortir de la maison. S’il s’était agi uniquement de maître Julan, j’aurais peut-être pu désobéir, mais Lorin semble avoir pris la situation en main. Et je ne parle même pas de Dame Florell. Le capitaine de la garde leva les yeux ; plusieurs personnes descendaient bruyamment du huitième étage. — D’accord, acquiesça Edeard. Ne nous laissez pas sortir. Homelt le considéra avec soulagement. — Vous allez attendre le maître ? — Pas tout à fait. (Edeard se pencha sur l’oreille du garde.) Elle est vivante. Je sais où ils la cachent. — Dans ce cas, je viens avec vous. — Non. Elle n’a pas besoin de ce genre de renforts. La nouvelle se propage déjà. Nous nous devons d’agir vite. Vous savez qu’ils la tueront et vous savez pourquoi. L’inquiétude de Homelt était palpable et non dissimulée. — Que puis-je faire pour vous aider ? — Accompagnez-nous dans votre cave la plus profonde, près du coin nord-ouest de la demeure. Nous aurons aussi besoin de vos pistolets. Dépêchez-vous car il sera bientôt trop tard. Homelt jeta un coup d’œil par-dessus leurs têtes. Julan était au septième étage. — Allons-y. La porte de la cave était tellement vieille que le grain du bois noirci était invisible. Les gonds étaient fixés à l’arche originelle par des clous que le matériau de la ville avait presque fini d’expulser ; il y avait urgence à les réinsérer. Lorsque Homelt la déverrouilla et l’ouvrit, la porte vacilla de manière alarmante. La pièce était pleine de caisses et de tonneaux, toutes les surfaces planes couvertes de décennies de poussière et de crottes de rats. — Je ne comprends pas, s’étonna le capitaine de la garde. Qu’y a-t-il là-dedans ? — Nous. Enfermez-nous dans cette salle. De cette manière, vous obéirez aux ordres. — Et Mirnatha ? — Faites-moi confiance. Pendant un instant, Edeard crut que l’homme allait refuser, qu’il allait les conduire de force à Julan et Lorin. Malgré les doutes qui assaillaient son esprit, Homelt leur fit signe d’entrer dans la cave, leur donna une arme à chacun et referma la porte. — Loin de moi l’idée d’émettre une critique, commença Macsen lorsque la lourde porte en bois eut été claquée, mais je ne comprends rien non plus. — Nous ne pourrons pas nous permettre de faire de prisonniers, reprit Edeard d’un ton grave. (Il brandit son pistolet et en examina le mécanisme en esprit.) Vous êtes toujours avec moi ? — Oui, répondit Kanseen, mais, s’il te plaît, dis-nous ce qui se passe. Je croyais que tu avais confiance en nous… Edeard sourit de toutes ses dents. — Préparez-vous à passer le test ultime, reprit-il. Suivez-moi en file indienne. Vous aurez l’impression de tomber, mais je vous jure que ce ne sera pas le cas. Je ne vous en tiendrai pas rigueur si vous n’y arrivez pas. Il demanda à un morceau circulaire de sol de le laisser passer. Alors, le sol changea. Edeard posa les pieds dessus et tomba dans les ténèbres du tunnel situé sous le Grand Canal majeur. Il se réceptionna au bord de l’eau, s’écarta et attendit. Boyd fut le premier à le suivre ; il cria à pleins poumons jusqu’à ce que ses pieds aient touché le sol. — Par la Dame ! hurla-t-il d’excitation et de peur. Toujours souriant, Edeard attrapa son ami par les épaules et l’attira vers lui, tandis que Kanseen transperçait le plafond à son tour. La jeune femme décrivit des moulinets furieux avec les bras en gémissant. Elle jeta un regard circulaire étonné sur le décor. — C’est incroyable. C’est… J’ignorais que… Edeard l’attrapa par le bras juste à temps pour lui éviter d’être écrasée par Dinlay. Derrière ses lunettes, les yeux de ce dernier étaient fermés. — Waouh ! cria Macsen à gorge déployée en traversant le plafond. Edeard considéra ses amis, incapable de se départir de son large sourire. Il avait rarement senti leurs esprits aussi ouverts, vulnérables ; la surprise avait été telle qu’ils en avaient oublié de voiler leurs pensées. — Vous m’aviez caché l’existence de ces tunnels, les taquina-t-il. Vous qui êtes nés ici, vous qui connaissez Makkathran comme votre poche… — Espèce de salaud ! s’enthousiasma Macsen. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? — C’est le tunnel qui longe le Grand Canal majeur ; il y en a un sous chaque canal. — Mais comment… ? commença Dinlay, le regard rivé sur le plafond, à la recherche d’un passage. — Je suis Celui-qui-marche-sur-l’eau, vous avez oublié ? — Non, sérieusement, insista Kanseen. Comment sommes-nous arrivés jusqu’ici ? — En fait, je ne sais pas vraiment. J’ai juste demandé à la ville de nous laisser passer. — Tu. As. Demandé. À. La ville ? — Ouais, confirma-t-il, l’air de s’excuser. — Quand nous aurons accompli notre mission, tu n’échapperas pas à un petit interrogatoire. — Alors, finissons-en, répondit Edeard avec sérieux. L’humeur du groupe s’assombrit. Edeard commença à longer le tunnel en direction du bassin de la Forêt. — Le fumoir n’est qu’à une rue du canal rose. — Cela veut-il dire que tu as un plan ? s’enquit Macsen. — Oui. Nous allons remonter comme nous sommes descendus et émerger dans une cave située près de celle où est retenue Mirnatha. — Tu as dit qu’ils étaient une dizaine… — Au moins. Je crains que le kidnappeur soit là lui aussi, mais je ne suis sûr de rien car il est capable de se rendre invisible. Au moindre signe d’une intervention des gendarmes, ils la tueront. La manière dont je les aurais débusqués et celle dont nous nous serons infiltrés dans leur planque importera peu dans une telle éventualité. — Pourquoi la rejoindre là-haut, alors que tu pourrais demander à la ville de lui faire traverser le sol ? demanda Kanseen. — Eh bien, pour commencer, Mirnatha est enchaînée au mur ; il faudra briser ses chaînes, et je n’y arriverai pas d’en bas. Ensuite, il n’y a pas de tunnel directement sous sa cave, pas même un égout fluvial. Nous allons devoir passer par une cave adjacente. — Merde, marmonna Boyd. — Nous arriverons là-haut enveloppés dans un voile d’invisibilité, reprit Edeard. Si nous parvenons à entrer dans la salle où elle est retenue, ma troisième main devrait pouvoir la protéger des balles. Je compterai sur vous pour me couvrir. Ils traversèrent en courant un plan d’eau peu profond situé à la verticale du bassin de la Forêt. En esprit, Edeard voyait les gens qui se regroupaient sur les berges des canaux. Il y avait beaucoup d’enfants pressés de mettre à l’eau leurs bateaux de fleurs. Les adultes étaient en colère à cause de l’enlèvement de Mirnatha. — Combien sont-ils avec elle ? demanda Kanseen. — Je dirais deux, mais je ne suis sûr de rien. Il ne pouvait rien affirmer pour le kidnappeur. La cave contenait des caisses, des morceaux de bois et deux bancs. Impossible de dire si ceux-ci accueillaient des hommes invisibles, et il était exclu de perdre du temps en compulsant la mémoire des lieux. — Comment va-t-on arriver jusqu’à elle, alors ? — On emploiera la force brute. Dès que nous serons là-haut, j’enfoncerai la porte et j’irai me positionner devant la petite pour la protéger. À ce moment-là, ce sera à vous de jouer. — Et si cela ne se passe pas comme prévu ? — Alors nous mourrons tous et Makkathran devra trouver quelqu’un d’autre pour combattre les gangs. Kanseen eut un sourire désapprobateur. — Tu feras un chef des gendarmes terrible. Les Grands Conseillers sont supposés être diplomates et subtils. — Tu m’apprendras. Quand nous aurons réussi notre mission, tu auras un bon siècle pour cela. — Non, rétorqua-t-elle. Tu avances beaucoup trop vite pour moi. Edeard les guida le long du tunnel du canal rose, puis dans une fissure de drainage située juste en dessous de la salle adjacente à celle où était retenue Mirnatha. — Je la sens ! s’excita Kanseen. La pauvre petite est terrifiée. — Tout le monde est prêt ? demanda Edeard. Bien. Je crois que je vais pouvoir nous faire remonter tous ensemble. Souvenez-vous : gardez votre voile d’invisibilité jusqu’à ce qu’ils me repèrent. Et pour l’amour de la Dame, ne criez pas ; vous ne tombez pas vraiment, ce n’est qu’une impression. — Attends une minute, s’exclama Boyd. On a l’impression de tomber même quand on monte ? — Oui. Et, non, je ne sais pas pourquoi. Macsen défit le cran de sûreté de son pistolet. — Allons-y. Rendez-vous là-haut. Edeard se rendit invisible, puis attendit que les autres en aient fait autant pour demander à la ville de les aspirer. Il émergea dans une cave à peine assez haute pour se tenir debout. C’était une simple boîte oblongue avec des murs sombres dotés d’alcôves étroites et une voûte en étoile. De vieux filets et des nasses à crabes étaient empilés le long d’un mur. Des escaliers conduisaient au fumoir situé juste au-dessus. Les ravisseurs étaient attablés au pied de ces derniers et mangeaient lentement une grande quantité d’aliments. Il n’y avait ni bière ni vin sur la table, juste de l’eau, remarqua Edeard. Quiconque avait organisé ce rapt avait très bien choisi ses hommes de main ; ils semblaient parfaitement disciplinés. Ils utiliseraient les pistolets posés à côté d’eux sans aucune hésitation. Leur vision seule rendait Edeard nerveux. L’un d’entre eux se retourna et fronça les sourcils. — Vous n’avez rien entendu ? Edeard se dirigea vers la porte entrouverte et, sans oser respirer, se faufila dans un couloir. Derrière lui, les ravisseurs se saisissaient de leurs armes. Des messages télépathiques puissants furent adressés aux gardes en faction au-dessus. Edeard examina le couloir bas de plafond. L’atmosphère était saturée d’une odeur de poisson et de fumée de chêne. Droit devant lui, il avisa la porte derrière laquelle était enchaînée Mirnatha. Elle était faite de panneaux en bois de tye épais de sept centimètres, et ses gonds avaient récemment été solidement fixés à la paroi. Il y avait des serrures robustes des deux côtés. Il se plaqua contre le mur, concentra un maximum d’énergie dans sa troisième main et bondit. Son voile d’invisibilité tomba alors qu’il avait parcouru la moitié du chemin. La porte éclata sous les assauts de sa troisième main, se brisa comme une plaque de verre. — Eh ! crièrent des voix dans son dos. Les bandits l’avaient localisé. Il jaillit dans la pièce et enveloppa la petite fille apeurée dans sa troisième main. Trois coups de pistolet extraordinairement bruyants dans cet espace confiné et souterrain retentirent derrière lui. En esprit, il vit Kanseen apparaître derrière un des bandits attablés. L’homme se relevait. Le pistolet de Kanseen était braqué sur l’arrière de son crâne. Elle appuya sur la détente et son visage explosa dans un geyser de sang. Kanseen disparut de nouveau. L’esprit bouillonnant de colère, Dinlay tira dans le flanc d’un autre homme, puis s’évanouit à son tour. Macsen se matérialisa de l’autre côté de la salle. Tout en chargeant dans la cave, Edeard pointa son arme sur un des deux gardes qui surveillaient Mirnatha. Il n’eut pas le temps de viser correctement mais tira quand même à quatre reprises. D’autres coups de feu résonnèrent autour de lui. Derrière lui, les cris et les échanges télépathiques se mêlaient en un brouhaha confus. Le garde qu’il avait pris pour cible lâcha un grognement et baissa les yeux sur sa poitrine tachée de sang. Deux balles atteignirent Edeard et le firent tomber sur le flanc ; une autre frappa sa troisième main juste au-dessus de la tête de Mirnatha. Plaqué contre elle, il entoura ses épaules tremblantes de ses bras, tandis qu’un hurlement suraigu et continu sortait de la gorge de la petite fille. Encore des coups de feu. L’autre garde lui tira dans le cou. Edeard projeta sa troisième main dans sa direction, transperça les défenses de son ennemi et lui écrabouilla le cerveau ; son crâne céda, du sang jaillit par ses oreilles, et il s’effondra sur le sol. Une autre balle le frappa. En esprit, Edeard vit le garde blessé recroquevillé contre un mur, le bras tendu et vacillant. Son sang se déversait sur le sol et il respirait rapidement. Edeard lui arracha facilement son arme à distance, la retourna à cent quatre-vingts degrés et appuya sur la détente. Il y eut trois coups de feu à l’extérieur, et les cris cessèrent. — Edeard ? appela Macsen. — Tout va bien ! — Tu n’es pas blessé ? — Attendez, ordonna-t-il. Il serra la petite fille contre lui et renforça son bouclier. Mirnatha s’était évanouie. Son instinct lui criait que quelque chose ne tournait pas rond. Après qu’il eut touché le premier garde, le second les avait pris pour cibles. Deux balles l’avaient atteint ; une troisième était destinée à la fillette. Il était peu probable qu’elles aient été toutes les trois tirées par le même pistolet. Ses camarades arrivèrent au pas de course. — Attendez, répéta-t-il. N’entrez pas ! — Que se passe-t-il ? demanda Boyd. Edeard savait qu’il aurait dû se réjouir que ses amis soient tous en vie, au lieu de quoi il examina de près la cave, à la recherche du moindre indice. Le sol ne lui révéla rien du tout ; il n’y avait pas de pieds humains posés dessus. Avec sa troisième main, il réduisit en morceaux le banc sur lequel étaient assis les gardes. Rien. Il écrasa l’autre banc et toutes les chaises. — Par la Dame ! Il souleva une longue esquille de bois et la projeta en travers de la pièce. Kanseen et Dinlay étaient accroupis au milieu du couloir, prêts à faire feu, stupéfaits par le comportement d’Edeard. Le gendarme fit tournoyer son morceau de bois à trois endroits différents de la cave sans rien toucher. Il racla les murs à un mètre du sol, enfonça avec hargne la planche déchiquetée dans chaque alcôve. Rien. — Tu es bon, avoua-t-il avant d’entrer en connexion avec le sol et les murs pour sentir le contact de pieds humains. Son esprit balaya les parois d’avant en arrière. Enfin, il repéra le ravisseur. — Très malin, ajouta-t-il, sincère. Il se retourna en prenant soin de garder Mirnatha au centre de son champ protecteur, visa le plafond juste au-dessus de la porte et tira rapidement les deux cartouches qui lui restaient. Le bouclier du bandit rendit l’âme sous les assauts des balles, et l’homme apparut suspendu comme une araignée humaine à la voûte en étoile avant de tomber, inerte, sur le sol en produisant un bruit mat. Il s’agissait bien du type qu’il avait vu dans la chambre de la fillette. Edeard s’avança jusqu’à lui et le regarda sans aucune pitié. — Elle n’a que six ans, et tu t’es servi d’elle, cracha-t-il avec dégoût. La bouche de l’homme s’ouvrit et du sang s’en échappa. Il lui restait assez de force pour ricaner. — Puisses-tu pourrir dans l’Honoious, parvint-il à lui envoyer en esprit. Alors ses pensées s’estompèrent. Edeard se concentra sur ses dernières bribes d’émotions, à la recherche d’une trace de remords, d’une explication à cette froideur. Le ravisseur expira une dernière fois en crachant davantage de sang. Pourtant, Edeard continuait à percevoir ses pensées, volutes évanescentes, ombres d’une force et d’un motif sur le point de disparaître. Le corps était mort, mais les pensées perduraient. Et se déplaçaient. Le souffle coupé, Edeard fit un pas en arrière tandis que l’âme du kidnappeur s’élevait avec grâce au-dessus du cadavre. L’entité spectrale resta suspendue dans les airs quelques secondes, puis monta au plafond et disparut. — Vous avez senti cela ? demanda-t-il à ses camarades. — Edeard, on peut venir ? s’enquit Kanseen. — Euh, oui. C’était son âme, non ? — Son âme ? Elle contourna avec précaution ce qui restait de la porte et vit Mirnatha. Sa curiosité céda aussitôt la place au soulagement. — L’âme de qui ? demanda Macsen. Edeard ne parvenait pas à détacher son regard du plafond, de l’endroit où l’âme du gangster avait disparu. — Celle du kidnappeur. — Tu as été touché, s’inquiéta Macsen. — Non. Mirnatha gémit et tira Edeard de ses réflexions. — Il ne faut pas qu’elle voie tout cela, bredouilla-t-il. Il y avait du sang et des morceaux de chair au plafond, des cadavres par terre. Au pied de l’escalier, le spectacle était encore plus répugnant. — Vous êtes tous sains et saufs ? — Quand même… J’ai bien cru que tu ne nous poserais pas la question, plaisanta Boyd. — Je crois que je vais vomir, se plaignit Dinlay, dont la tunique était couverte de sang. La troisième main d’Edeard brisa les menottes de Mirnatha, démonstration de force nonchalante qui stupéfia Kanseen. — Prends-la dans tes bras, lui dit-elle en caressant avec douceur et inquiétude le front de la petite fille. Sa main et sa manche étaient constellées de gouttelettes de sang artériel. — Mais… — C’est ta victoire, insista Kanseen. Edeard hocha la tête. — Merci. À vous tous. Le visage sévère et solennel de Boyd s’éclaira d’un sourire décomplexé. — Par la Dame, on a réussi ! On l’a retrouvée ! Edeard souleva la fillette et sortit de la cave. Ils riaient tous de soulagement – d’un rire nerveux et saccadé. Il émergea de la cage d’escalier sous les yeux d’une foule curieuse composée d’ouvriers et de parents. Consternés, ils eurent un mouvement de recul en découvrant Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Pas la peine d’essayer de vous cacher, leur dit Boyd, alors qu’ils détalaient à travers l’atelier situé à l’avant du bâtiment. Les gendarmes du quartier vont vous cueillir. À moins bien sûr que les gardes des Culverit vous rendent visite avant. Edeard émergea dans le soleil et cligna des yeux. Il avait l’impression de ne pas l’avoir vu depuis une semaine, alors qu’une heure à peine s’était écoulée depuis que Homelt les avait accompagnés dans la cave du manoir. Il reprit rapidement ses esprits et entreprit de remonter la rue Layne. Mirnatha commença à se réveiller dans l’avenue Arnold, près du canal rose. Elle sursauta et regarda partout. — Tout va bien, la rassura Edeard. Nous te ramenons chez toi. Ton père et ta sœur sont très inquiets. — Vous êtes Celui-qui-marche-sur-l’eau ! s’exclama-t-elle, les yeux écarquillés. — Oui, c’est bien moi. — Ils sont arrivés en pleine nuit ! pleura-t-elle. Il faisait noir et je ne voyais rien ! Ils étaient horribles et je… je… — C’est terminé, maintenant. Regarde, il fait jour. Tu devrais être rentrée à temps pour voir les bateaux de fleurs. — Qu’est-il arrivé aux méchants messieurs ? demanda-t-elle en s’accrochant à lui. — Tu ne les reverras plus, je te le promets. Il y avait beaucoup de monde sur les berges du canal ; agglutinés en un ruban de trois mètres d’épaisseur, les gens attendaient que la cérémonie se termine dans la grande église de la Dame. À l’avant, des enfants excités agrippaient leurs bateaux. Les parents se tenaient juste derrière, qui essayaient de les retenir de les mettre à l’eau, car la Pythie n’avait pas fini. Edeard sourit à la vue des embarcations prêtes à être jetées dans le canal. Elles étaient superbes et spectaculaires ; les enfants les plus jeunes serraient dans leurs bras des barques en papier ornées de quelques pâquerettes, tandis que les grands exhibaient fièrement des vaisseaux finement élaborés et colorés. La joie qui se lisait sur leurs visages faisait plaisir à voir. Edeard se fraya un chemin dans la foule étonnée. La surprise céda vite la place à une émotion vive. Celui-qui-marche-sur-l’eau ouvrait la route à des gendarmes couverts de sang, fatigués, mais heureux. La fillette sauvée le fixait avec adoration. Le silence se fit et la foule se sépara pour leur permettre d’atteindre le ponton situé à l’extrémité de l’avenue. Quelqu’un applaudit. Les chuchotis étonnés se muèrent en échanges télépathiques exaltés et enthousiastes. D’autres applaudissements retentirent. — C’est Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Ils ont sauvé la petite fille ! — Mirnatha est vivante. — Par la Dame, regardez tout ce sang. — C’est l’escouade tout entière. — Ils ont réussi, ils l’ont sauvée. Trois gondoles festonnées de guirlandes de fleurs blanches étaient amarrées au quai. Edeard monta à bord de la première, tandis que le gondolier retirait son chapeau et le portait à sa poitrine en fixant Mirnatha. — Conduisez-nous au manoir des Culverit, lui demanda Edeard. — Mais, le festival… — La cérémonie de la Pythie n’est pas encore terminée. Et puis, je pense que Mirnatha mérite de rentrer chez elle, vous ne croyez pas ? — Si, monsieur. Bien sûr. Et d’attraper sa perche. À présent, tout le monde se pressait sur la berge. Les applaudissements et encouragements rappelèrent à Edeard ce fameux jour au bassin de Birmingham. — Montrez-nous que vous êtes le plus rapide des gondoliers. Le manoir n’était pas très loin. Ils se dirigèrent vers le bassin de la Forêt, puis remontèrent le Grand Canal majeur jusqu’au ponton privé des Culverit. Assise sur la proue, ravie, Mirnatha regardait la foule qui, de part et d’autre du canal, les applaudissait et leur faisait signe. — Vous croyez que le Conseil se fatiguera à voter, demain ? demanda doucement Macsen en rendant leur salut à la foule des curieux. Les enfants tenaient leurs bateaux colorés à bout de bras et les agitaient dans leur joie d’accompagner le retour de la fillette chez les siens. Le canal tout entier était un ruban de fleurs ondulant, vivant. — Je pense que la question est déjà réglée, répondit Boyd. — Et si vous vous contentiez de profiter de ce moment…, les gronda Kanseen. Ce n’est pas tous les jours qu’on est adulés. — Je crois vraiment que je vais vomir, répéta Dinlay en tamponnant son uniforme imbibé de sang coagulé. — Tu n’as pas intérêt, lâcha la jeune femme. Mirnatha serra le bras d’Edeard et désigna le ponton du manoir. — Je vois papa, couina-t-elle. Et Krissy. Ivre de joie, elle agita la main et les appela à distance de toutes ses forces. — Dame Florell n’est pas là, ajouta Boyd avec mépris. Le gondolier manœuvra en douceur l’embarcation le long de la plateforme. Julan attrapa aussitôt sa fille, la serra dans ses bras sans pouvoir s’arrêter de pleurer. Kristabel se joignit à lui. Mirnatha entreprit de leur raconter ce qui lui était arrivé en parlant à une vitesse incroyable. Un dernier hourra retentit sur toute la longueur du canal. Edeard et ses amis débarquèrent à leur tour. Homelt les accueillit en s’inclinant. — Merci. La Dame seule sait comment vous êtes parvenus à accomplir ce prodige. Il n’y avait pas d’autre sortie… Edeard eut un sourire en coin. Alors, Julan l’attrapa par les épaules avec force et l’attira à lui. — Je vous remercie, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Je vous remercie du fond de mon cœur ! Mon bébé est sain et sauf ! — Je suis navré de ne pas vous avoir emmené avec nous, monsieur, mais mes hommes et moi sommes habitués à travailler en équipe. Julan ne parvenait pas à freiner ses larmes. Il serra sa fille encore plus fort. — Je comprends. Je vous remercie tous. Vous aviez raison. J’avais tort. Vous savez, j’étais tellement inquiet… — Personne n’avait tort, monsieur. Heureusement, Mirnatha est de retour chez elle, et c’est tout ce qui compte. — Oui, oui. (Il souleva sa fille, qui gloussa et l’embrassa.) Demandez-moi tout ce que vous voudrez ; je vous dois tellement… je répète : tout ce que vous voudrez. Macsen prit un air raisonnable et ouvrit la bouche. La troisième main de Kanseen lui donna un coup dans les côtes. Il grimaça mais ne dit rien. — Nous avons juste accompli notre devoir, affirma Edeard. — Ne soyez pas modeste. En guise d’acompte, je vous invite tous à notre fête de ce soir. — C’est très aimable à vous, s’empressa de répondre Boyd pour ne pas laisser à Edeard le loisir de refuser. Ce serait un honneur. — Merci, Celui-qui-marche-sur-l’eau, gloussa Mirnatha. Elle se pencha et déposa un baiser mouillé sur la joue du gendarme. — Oui, ajouta Kristabel. (La jeune femme s’approcha d’Edeard tandis que Julan s’en allait avec sa benjamine.) Merci beaucoup. Comme il ne savait pas quoi dire, il haussa les épaules, modeste. Elle était toujours vêtue de sa chemise de nuit en coton blanc évanescent, mais s’était couvert les épaules d’un châle en laine gris-vert. Ses cheveux n’étaient pas aussi décoiffés que la fois précédente. L’escouade se rassembla autour de son chef. — Vous avez tenu parole, reprit-elle. — Euh, oui. En fait, c’était stupide de… Elle posa un doigt sur ses lèvres. — Non. C’était la meilleure des choses à faire. Je ne suis pas étonnée que les gangs et les maîtres aient peur de vous. Vous avez foi en vous. — Maîtresse. Il voulut s’incliner de manière formelle mais produisit un mouvement nerveux et disgracieux. Kristabel était si sereine, impressionnante. Imposante, même. — Ah, oui, maîtresse…, répéta-t-elle, amusée. Eh bien, en tant que futur maîtresse de Haxpen, j’exige que vous m’accordiez la première danse ce soir. Et la dernière. Et sans doute toutes les autres. — Oh, lâcha Edeard, qui était un piètre danseur. Ce sera un plaisir. Le sourire de Kristabel s’élargit et elle regarda successivement tous les gendarmes. — Aujourd’hui, ma maison est la vôtre. Et les jours à venir aussi. Depuis les jardins du dernier étage, la vue est idéale pour regarder les bateaux voguer vers la mer. Et puis, vous avez besoin de prendre un bain et de vous rafraîchir. Je vais demander aux domestiques de vous dégotter des vêtements pour la fête. Edeard la regarda monter les marches en bois qui conduisaient à la fabuleuse ziggourat qu’était la demeure familiale des Culverit. L’ourlet de sa chemise de nuit dansait autour de ses genoux. Je ne dois pas regarder ses jambes. Surtout pas. La tête de Kanseen vint se poser sur son épaule gauche. — Tu le sais, n’est-ce pas ? l’interrogea-t-elle doucement. Tu sais que tu ne peux pas coucher avec toutes les filles de cette ville ? Edeard s’attarda quand même sur les jambes de la jeune héritière – fines, oui, mais plutôt bien galbées. — Je le sais, répondit-il dans un soupir. Kanseen lui effleura l’oreille des lèvres. — Remarque, il y a bien pire que Kristabel. 3 C’était une nuit noire comme seule Hanko et ses épais nuages d’orage pouvait en produire. Le vent hurlait autour des blocs de glace et générait des harmoniques antagonistes. Des éclairs occasionnels transformaient ce paysage tragique en ombres chinoises. En bordure du Glacier asiatique, une flamme orangée entoura furtivement le sommet de la falaise titanesque d’une aura étrange. La glace trembla. Quelques secondes plus tard, la lumière jaillit de nouveau. Plus vive, cette fois. De gros fragments de glace tressautèrent, tandis que les vibrations remontaient jusqu’à la surface. Puis il y eut une pause emplie uniquement par les hurlements incessants du blizzard. La lumière s’alluma encore une fois. Cette fois-ci, des esquilles de glace se détachèrent du sommet de la falaise et tombèrent en tourbillonnant dans l’abîme sans fond. Une main gantée de gris s’accrocha au rebord, chercha une prise solide. Aaron se hissa sur la surface du glacier. Il s’accorda quelques secondes de repos et se leva tant bien que mal. Il balaya les environs avec son scanner biononique, à la recherche du véhicule. Sa piste était facile à suivre dans le champ de blocs de glace. Il entreprit de la remonter au pas de course. Il était très, TRÈS en colère. * * * Le café Clippsby sur l’avenue Daryad servait exactement le genre de petit déjeuner qu’Oscar affectionnait : du café extra fort, des tartines au bacon et des croissants aux amandes proposés avec du sirop d’agal. En dépit de leurs uniformes de la police d’Ellezelin, le cafetier ne rechigna pas à les servir. La clientèle était d’ailleurs exclusivement composée de soldats avalant un repas sur le pouce entre deux alertes. La matinée aurait dû être différente des autres jours ; les habitants de la ville avaient veillé toute la nuit pour assister au vol héroïque de Justine. L’unisphère et le champ de Gaïa ne parlaient que de l’apparence du Second Rêveur, et les spéculations allaient bon train. Toutefois, à Colwyn City, l’atmosphère de fête avait été plombée par le raid de la veille. De nombreuses personnes étaient réunies dans le parc au moment des faits, et leur réaction ne s’était pas fait attendre ; les bravades et les insultes s’étaient multipliées. Comme ils avaient frôlé l’émeute, la ville était encore plus paralysée que la veille. Très peu nombreux étaient ceux à se rendre à leur travail. Les gens avaient peur ou, tout simplement, étaient bloqués parce qu’il était devenu impossible de circuler librement. Et puis il y avait ceux qui préféraient se regrouper à Bodant ou ailleurs pour montrer aux envahisseurs de quel bois ils se chauffaient. En conséquence de quoi très peu d’établissements étaient ouverts dans le centre. Oscar sourit avec gratitude à la serveuse qui remplissait son verre. Son patron était parvenu à la convaincre de prendre leur commande, mais pas de sympathiser avec eux… La jeune femme s’en fut d’un pas lourd, et leur bouclier anti-écoutes se remit à scintiller autour de la table. — Alors ? demanda-t-il à Tomansio. — Comme toujours, le renseignement est la clé, répondit Tomansio, impressionné par la quantité de nourriture empilée devant Oscar, alors que lui n’avait commandé qu’un sandwich au fromage fondu et au gruslet fumé pour aller avec son thé. Nous savons sans l’ombre d’un doute que le Second Rêveur était à l’intérieur de cet immeuble. Ce qui signifie soit que le comité d’accueil lui a mis la main dessus – ce que le major Honilar découvrira très bientôt –, soit qu’il s’est échappé avant notre arrivée. — Nous sommes arrivés très vite, remarqua Beckia. Je ne crois pas qu’il aurait pu sortir sans se faire voir. — C’est un malin, reprit Tomansio. Utiliser l’appartement de Danal a été une excellente idée. — Comment aurait-il pu sortir ? demanda Oscar. Une capsule s’éloignant des appartements ne serait pas passée inaperçue. — Un camouflage furtif ? proposa Beckia sans trop y croire. Non, il n’aurait pas eu besoin de se cacher dans l’appartement d’un autre pour communier avec le champ de Gaïa. — À moins qu’il ait emprunté un tunnel ne figurant pas sur le plan de la ville…, réfléchit tout haut Tomansio. Des appartements rénovés par un tas de personnes différentes – pour préparer une route de sortie, il n’y a pas meilleure couverture. — Il aurait préparé ce tunnel de longue date ? s’étonna Oscar. Non, je n’y crois pas. Il ne pouvait pas prévoir qu’Ethan annexerait la planète et y enverrait une flopée de paramilitaires. — Et s’il connaissait quelqu’un au sein du Rêve Vivant ? proposa Beckia. Non, dans ce cas, il n’aurait pas eu besoin de s’enfuir de cette manière. — Et si c’était Inigo lui-même ? proposa Oscar. Tomansio aspira de l’air entre ses dents. — Non, franchement, ce n’est pas sa manière de procéder. Inigo n’a pas besoin de tels stratagèmes. Et puis, il est le seul à pouvoir empêcher Ethan de mettre en œuvre son plan insensé. — Pas si insensé que cela, marmonna Beckia. Et pas facile à empêcher. Plus maintenant, en tout cas. Le Grand Commonwealth tout entier a vu Justine traverser la barrière. Cela signifie que le Second Rêveur pourrait vraiment guider les pèlerins à l’intérieur. C’est un sacré coup de pouce à la crédibilité du Rêve Vivant. — Cela renforce également le leadership d’Ethan, ajouta Tomansio. S’il revenait aujourd’hui, Inigo aurait bien du mal à récupérer son poste. — Ce ne serait pas la première fois qu’une religion dépasserait son messie, remarqua Oscar. — En effet. Nous voici donc confrontés au même problème que tout le monde : trouver un Second Rêveur qui n’a pas envie de l’être. — Je ne crois pas aux tunnels secrets, reprit Oscar. (Il avala une gorgée de café et goûta avec plaisir la brûlure du breuvage amer dans sa gorge. Cela faisait bien longtemps qu’il n’avait eut une bonne nuit de sommeil.) Il y a quelque chose de louche dans cette affaire. — Vous pourriez développer ? — Malheureusement non. J’ai juste du mal à imaginer le Second Rêveur en agent secret super intelligent. Le Rêve Vivant a tout essayé pour le débusquer, et le voici qui communie avec le Seigneur du Ciel, ce qu’Inigo n’est jamais parvenu à faire. Je n’ai pas l’impression qu’il ait réellement réfléchi aux conséquences de ses actes. — Il a réussi à nous échapper, dit Tomansio d’un ton raisonnable. Il a forcément beaucoup de talent et de matière grise. — Vraiment ? Sauf votre respect, nous avons travaillé dans la précipitation, tout comme les gars d’Ellezelin. — Le comité d’accueil s’est entraîné pendant des mois pour cette mission. Oscar fixa le fond de son mug d’un air pensif. — Je ne sais pas. Je n’arrive tout simplement pas à me figurer son plan à long terme. J’ai le sentiment qu’il se contente de réagir aux événements et ne contrôle rien. À mon avis, nous avons affaire à un gars ordinaire pris dans quelque chose qui le dépasse, et qui essaie juste de rester à flot. — Peut-être est-il soutenu par une Faction, intervint Beckia. — D’après mes sources, non, mais cela reste envisageable. — Bon, inutile de perdre davantage de temps en spéculations, reprit Tomansio. Nous lui poserons la question quand nous l’aurons devant nous. En attendant, nous avons une mission pour le moins délicate à accomplir. Liatris, tu as localisé Araminta ? demanda-t-il sur une fréquence sécurisée. — Non, désolé patron. Elle a déconnecté son ombre virtuelle de l’unisphère, ce qui n’est pas vraiment une surprise après ce raid contre son immeuble. J’ai chargé des programmes de surveillance dans tous les nœuds de la ville pour le cas où elle referait surface. D’ailleurs, je ne suis pas le seul à avoir eu cette idée. Je garde aussi un œil sur son compte, mais, tant qu’elle restera à l’ge de pierre, elle sera invisible. — D’accord. Qu’as-tu appris sur elle ? Tu as des infos intéressantes ? Un petit copain ? Une petite amie ? Une personne digne de confiance ? — C’est une fille intéressante, récemment divorcée. — Où habite son ex-mari ? — Sur Oaktier pour l’instant, mais il migre vers l’intérieur. — Par Ozzie ! Bon, d’accord, tu n’as pas quelque chose en ville – je ne sais pas, moi, son salon de coiffure préféré ? — Elle n’a pas de salon attitré. — Liatris ! — Pas de panique, vous allez avoir quelque chose à vous mettre sous la dent, et, croyez-moi, il m’a fallu éplucher les données et les références. — Nous t’écoutons. — Sa cousine Cressida : elle est associée dans le meilleur cabinet d’avocats de la ville et a pas mal de relations. C’est elle qui s’est occupée du divorce. Accessoirement, ses amis et elle s’apprêtent à faire un pied de nez à Ethan. Figurez-vous qu’ils ont loué un vaisseau de la Dunbavand Lines avec statut diplomatique pour se tirer d’ici. — Non ! s’exclama Tomansio, dont le ravissement inonda le champ de Gaïa. — Et alors ? s’enquit Oscar. — La famille Dunbavand compte énormément sur la scène politique de Far Away. Dieu vienne en aide au Rêve Vivant s’il se risque à retarder le départ de leur vaisseau. Ils n’ont rien à voir avec les diplomates qui se chamaillent au Sénat ; le patriarche des Dunbavand était un héros de la Guerre contre l’Arpenteur. Ces gens-là sont têtus. Ils n’auraient pas peur d’envoyer un navire de guerre au-dessus de Viotia pour assurer leur droit de passage. C’est une maligne, cette Cressida. — Elle a aussi réservé un billet au nom d’Araminta, expliqua Liatris. Et puis, elle essaie de trouver des investisseurs intéressés par les appartements de sa cousine. — Alors on surveille Cressida. — Je suis déjà sur le coup. J’ai mis plus de programmes espions autour d’elle que le Rêve Vivant a d’adeptes. — Excellent. En attendant qu’Araminta entre en contact avec Cressida, concentrons-nous sur notre objectif originel, à savoir l’examen des données recueillies par le comité d’accueil. Des nouvelles de Cheriton ? — Non. Mareble et lui vont tenter d’arracher Danal aux griffes du major Honilar. Une fois que ce sera fait, nous aurons un allié de poids parmi les techniciens du nid de confluence. Peut-être était-ce le manque de sommeil ou bien les effets sur ses synapses de ce café extrafort, mais Oscar avait du mal à réfléchir. Pourquoi se cache-t-elle ? Le raid a fichu la trouille à tout le monde, c’est sûr, mais pourquoi a-t-elle fait cela ? Ou bien elle se trouvait dans cet immeuble et… — Araminta a aussi passé un week-end avec Likan, ajouta Liatris. — C’est vrai ? s’étonna Tomansio. — Je ne sais pas si cela signifie quelque chose. En plus de son harem, Likan séduit deux ou trois filles par semaine et, depuis son divorce, Araminta semble avoir rattrapé le temps perdu. — J’ai travaillé pour Nigel Sheldon, dit Oscar. Je l’ai même rencontré quelques fois au temps où Wilson et moi mettions sur pied la Marine. Il serait horrifié par cette idéologie moderne qui a usurpé son nom. — Et alors ? demanda un Tomansio exaspéré. — Désolé, je réfléchissais tout haut, se défendit Oscar dans un haussement d’épaules. — Fréquente-t-elle quelqu’un en particulier ? — Pas à ma connaissance, répondit Liatris. Je suis en train d’analyser le journal de bord de sa capsule, mais je suis contraint de travailler lentement et discrètement ; en plus du Rêve Vivant, qui n’est pourtant pas officiellement sur le coup, trois autres sources s’intéressent à elle. La police locale a retrouvé son tripod garé sur le parking du centre commercial de Tala depuis hier après-midi. C’est la dernière fois qu’on l’a vue. Le major Honilar a ordonné que les enregistrements de tous les capteurs visuels de la ville soient passés au peigne fin d’un filtre de reconnaissance afin de recréer son itinéraire. Cela devrait les occuper jusqu’à la fin de la journée. — Merci, Liatris. — Elle aurait sûrement des choses à nous apprendre, dit Beckia. Elle a dû avoir très peur, pour disparaître de cette manière. Le major Honilar fait souvent cet effet-là. — C’est clair. Oscar leur sourit à tous les deux. Beckia ne s’était pas rendu compte de ce qu’elle avait dit ; elle n’avait certes pas son expérience. Si quelqu’un savait comment disparaître et demeurer invisible, c’était bien Oscar Monroe. Restait à déterminer la motivation… Tomansio remarqua son sourire et fronça les sourcils. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Vous n’avez toujours pas compris ? Oscar était très content de lui. Pas mal pour une relique. — Compris quoi ? demanda Beckia. — Pendant des décennies, j’ai vécu dans un mensonge ; j’ai caché ma véritable identité à tout le monde, à ceux que j’aimais, à mes collègues de travail. En fait, ce n’est pas si difficile. Enfin, j’imagine qu’il faut avoir vécu cela pour… — Par Ozzie ! lâcha Tomansio. Vous croyez que… ? — C’est plus que probable. Beckia se pencha sur la table et regarda Oscar avec des yeux ronds. — Araminta serait le Second Rêveur ? — Vous avez une meilleure candidate pour le poste ? — Nom de Dieu. — Honilar ne va pas mettre longtemps à le comprendre. — Et alors, elle sera dans la merde jusqu’au cou, ajouta Tomansio. Une fille comme elle n’a aucune chance d’échapper aux troupes d’élite d’Ellezelin. — Elle s’est plutôt bien débrouillée jusqu’ici, fit remarquer Oscar. — La chance de la débutante, mais elle a épuisé son quota de veine. Il faut qu’on l’aide. Liatris, commence à créer des fausses pistes. — Donnez-moi dix minutes et Honilar courra aux quatre coins de la ville comme un chien de chasse. — Elle était là, alors, reprit Beckia, admirative. Elle était dans l’appartement pendant le raid ! — À moins qu’elle ait passé le dernier mois à creuser un tunnel, oui, répondit Oscar. — L’immeuble est toujours en quarantaine, assena Tomansio. — Allons-y. Leur capsule d’emprunt était garée devant. Oscar passa devant la serveuse au pas de course ; il se sentait un peu coupable de ne pas lui avoir laissé de pourboire. Après deux tasses de thé et un demi-paquet de biscuits, Araminta se sentit le courage de pousser la caisse sur le côté et d’entrouvrir la porte. Il n’y avait personne dans le vestibule. L’immeuble semblait plongé dans le silence. Dehors, c’était différent ; les cris de colère de la foule étaient assourdissants. Des pierres et des morceaux de béton pleuvaient autour des paramilitaires en produisant des bruits sourds. Et puis, il y avait le flux et le reflux si reconnaissable des capsules qui bourdonnaient dans le ciel. Elle boucla sa ceinture à outils, enfila par-dessus son épaisse veste en peau et se dirigea vers la cage d’escalier. Le cordon de sécurité incluait un champ de force déployé devant la porte du garage, qui bourdonnait comme si elle était traversée par un fort courant électrique. Dans la lumière tamisée de la rampe de sortie, Araminta la voyait scintiller légèrement. Impossible de sortir – seuls des explosifs puissants auraient pu venir à bout de ce bouclier. Elle tourna les talons et se rendit à l’autre extrémité du parking, là où se trouvait la machinerie de l’immeuble. Il faisait sombre dans la première pièce. Comme elle craignait de se faire repérer en consommant l’énergie du bâtiment, elle décrocha une lampe torche de sa ceinture et s’avança entre deux rangées de cuves, à l’extrémité desquelles se trouvait la porte qui donnait sur le local où étaient traités les déchets. Elle n’était descendue ici que deux fois, et ce uniquement pour vérifier la compatibilité de l’interface avec son nouveau matériel. L’espace était presque complètement occupé par de grosses machines à l’allure primitive – sphères de métal reliées entre elles par de nombreux tuyaux. Araminta se faufila entre deux citernes de recyclage d’eau. Derrière, le mur était constitué de béton renforcé aux enzymes. Au-dessus de sa tête, six conduits traversaient un trou rectangulaire pour aller se connecter au réseau de distribution de la ville. Entre le sommet des tuyaux et le haut du rectangle, il y avait à peu près un demi-mètre. Elle escalada une des citernes et grimaça à plusieurs reprises en agrippant des conduits d’eau chaude. Elle était à hauteur de l’ouverture. Une grille métallique fermait l’extrémité du passage. Il y avait de l’herbe et de la terre de l’autre côté. Déterminée, elle serra les dents, retira sa veste et passa la tête et les épaules dans le rectangle. Elle s’étira au maximum et appliqua sa deviseuse sur les écrous qui retenaient la grille. Ils étaient grippés, ce qui lui fit craindre d’être repérée à cause du bruit ; après plusieurs minutes passées à jurer et à cligner des paupières pour chasser la sueur qui lui coulait dans les yeux, la grille céda. Il lui fallut cinq minutes supplémentaires pour se frayer un passage trop étroit dans la terre et l’herbe. Pour s’y glisser, elle dut abandonner sa ceinture. Araminta rampa sur le mince ruban de pelouse qui séparait l’immeuble de la clôture en bois. Son chemisier était déchiré de partout, sa peau écorchée, son pantalon couvert de boue au niveau des genoux, ses cheveux emmêlés. Elle avait chaud, était écarlate, transpirante. Elle se retourna vers l’ouverture. Je n’ai pas grossi à ce point, quand même ! Le brouhaha de la foule était beaucoup plus intense. Des voix amplifiées répétaient aux gens de reculer. Une capsule glissa dans le ciel juste au-dessus d’elle. Elle retourna chercher sa ceinture dans le trou et s’activa sur la clôture avec son tournevis. Lorsqu’elle eut retiré trois planchettes, elle se coula dans un passage triangulaire et se retrouva sur une bande de gazon identique à la première. L’immeuble voisin abritait des boutiques et des bureaux, dont la moitié étaient inoccupés et à louer pour des prix modiques. Elle avança à quatre pattes le long de la bâtisse jusqu’à la rampe des containers pour les déchets. Derrière un portail se déroulait une allée bétonnée toute craquelée. Quelqu’un avait abandonné un vieux blouson sur la rampe ; elle l’enfila par-dessus son chemisier, rejeta sa ceinture sur son épaule, prit une profonde inspiration et s’engagea dans l’allée. Deux paramilitaires en armure se tenaient devant la porte de derrière de la résidence. Araminta les ignora et continua à avancer. Contre toute attente, personne ne lui ordonna de s’arrêter. Vingt mètres plus loin, elle bifurqua à gauche, hors de vue. Et elle attendit. * * * Pendant une éternité, il marcha à grands pas dans la jungle blanche. Des arbres de cristal transparent ornés de longues feuilles blanches s’élevaient très haut au-dessus de lui, réfléchissant une lumière douce et pure. La broussaille était épaisse ; les plantes grimpantes se mêlaient à des buissons argentés et formaient des barrières infranchissables. Des nuages blancs filaient dans le ciel. Des volutes de brume s’enroulaient autour des troncs brillants et réduisaient encore la visibilité. Des oiseaux tout aussi blancs et semblables à des triangles de plumes virevoltaient en tous sens. Des rongeurs blancs détalaient devant ses bottes maculées d’une boue blanche constituée de terreau fumant. — Je sais que c’est difficile, dit la voix derrière les arbres, mais vous allez devoir choisir. Comme il aurait aimé voir des couleurs – ou même être plongé dans l’obscurité. Mais d’ombres il n’était guère question dans cette jungle. Les formes devenaient floues, se fondaient les unes dans les autres, perdaient toute cohésion. L’univers embrasé l’absorbait. Lorsqu’il levait les mains devant ses yeux, il avait du mal à les distinguer. Blanc sur blanc. Les regarder lui donnait le vertige. — Vous pouvez vous perdre. Perdre ce qui est. Perdre ce que vous avez accompli. Votre vie n’aura jamais été. Il m’arrive de rêver à cet abandon… Alors l’ennemi commença à se rapprocher. Ils étaient partout, se déplaçaient avec célérité dans la broussaille. Ils l’attendaient. Il le savait. C’était une embuscade. Il cria sa défiance. De ses cellules biononiques jaillit une terrible quantité d’énergie. Des touffes de broussailles se désintégrèrent dans un tourbillon cinétique. Des feuilles coupantes et des fragments de pierres s’abattirent sur lui de tous les côtés. Sa visibilité se réduisit, mais le blanc resta dominant – devant, sur les côtés, au-dessus, en dessous. Tout était blanc, blanc, blanc. Et ses ennemis qui rampaient autour de lui, malicieux, déterminés, dangereux. Il leur tira dessus. Les regarda brûler. Des flammes blanches et voraces les consumèrent, envoyèrent dans le ciel des torrents de fumée blanche. Il tira encore et encore dans la blancheur suffocante. Le décor commença à se refermer sur lui. En dépit de la puissance toujours plus importante de ses décharges d’énergie, il ne pouvait rien contre la blancheur envahissante. — Aidez-moi ! cria-t-il. Sortez-moi d’ici. J’ai choisi. J’ai choisi ! Je me rappelle, maintenant. J’ai voulu que cela arrive. Complètement désorienté, il dégringola dans l’océan de blancheur qui se ruait sur la visière de sa combinaison. Il hurlait si fort qu’il en avait mal aux oreilles. Soudain, il heurta quelque chose qui stoppa sa chute avec brutalité et lui coupa le souffle. Enfin une autre couleur – des étincelles de douleur rouges dansèrent devant ses yeux, tandis qu’il inspirait goulûment de l’air. Il ferma les paupières avec force et attendit un peu avant de les rouvrir. Autour de lui, des éclats de roche gris-noir brûlants s’enfonçaient doucement dans la glace. — Merde, grogna Aaron d’un ton déprimé. Il se mit à quatre pattes et se releva tant bien que mal. La blancheur lui était montée à la tête, avait servi de décor aux démons tapis dans son subconscient. Quelles sont ces choses à l’intérieur de moi ? Qu’ai-je essayé de refouler ? Il secoua la tête, vérifia le statut de ses biononiques et en profita pour tester les programmes de ses amas macrocellulaires. Un air plus frais s’engouffra dans son casque et lui permit de reprendre ses esprits. Il regarda tout autour de lui et constata que le champ de blocs de glace était derrière lui. Le vent avait faibli, et seules des volutes de neige tourbillonnaient encore dans les airs. Des colonnes de vapeur s’élevaient de la dizaine de cratères produits par ses décharges d’énergie. Derrière lui, l’horizon était constellé de blocs de cristal dentelés. La route qu’il avait parcourue se superposa au paysage sous la forme d’un serpent orangé. Jusque-là, le véhicule avait été facile à suivre grâce aux morceaux de glace éparpillés sur le sol là où il avait eu du mal à passer, voire aux trous creusés par Inigo lorsque le passage était trop étroit. À présent qu’ils étaient à découvert sur le sommet du glacier, c’était une autre histoire. Aaron s’éloigna en trottant de l’endroit qu’il avait dévasté, explora les environs, mais ne trouva aucun indice du passage du véhicule. La fine couche de glace poudreuse était en mouvement constant et éradiquait rapidement toute piste. Ses pas avaient déjà été effacés dans son dos. Il n’y avait aucune trace de chaleur résiduelle. Corrie-Lyn et Inigo étaient passés par là au moins six heures plus tôt. Sur ce monde de glace, leurs empreintes infrarouges avaient dû s’évanouir en moins de vingt minutes. Il n’avait aucun moyen de dire par où ils étaient partis. — Fait chier ! Il n’avait plus le choix. Son système de guidage inertiel prépara son itinéraire ; il retournerait à Jajaani en passant par le camp d’Olhava – c’était la seule route dont il pouvait être certain qu’elle ne comportait pas d’obstacle majeur tel qu’une falaise infranchissable. Quoiqu’il aurait peu de chances d’arriver avant que la planète implose. Toutefois, si un vaisseau devait venir pour récupérer des survivants, c’est là-bas qu’il se poserait. C’était sa seule chance. S’allonger pour attendre la fin n’était pas dans son tempérament – du moins le croyait-il. Il se remit à courir. Ses courants d’énergie biononique se reconfigurèrent pour émettre un cri de détresse dans la tempête éternelle. * * * La lumière azurée et puissante de l’étoile se réfléchit sur la coque de La Rédemption de Mellanie, qui sortit de l’hyperespace à cinq cents kilomètres d’Orakum. Troblum se connecta aux capteurs externes et découvrit une planète qui ressemblait beaucoup aux autres mondes humains du Grand Commonwealth – océans bleus surplombés de nuages blancs duveteux, continents bruns et verts. Ses émissions électromagnétiques étaient beaucoup plus faibles que celles d’un monde central, signe de la faible densité de population Avancée et naturelle. Un monde idéal pour qui aimait le calme, en somme. Il n’était pas du tout surpris que ce vieux héros de guerre qu’était Oscar Monroe ait choisi de vivre dans un endroit pareil. Il ordonna au cerveau de son vaisseau de pénétrer l’atmosphère en mode furtif intégral. Cela faisait dix heures qu’il était accroupi, et il avait mal partout. Même après tout ce temps passé à cataloguer et ranger en piles ordonnées, la section centrale était un vrai fatras. Il commençait à penser qu’il n’aurait pas assez de place pour procéder au montage. Mais il n’en était pas encore là… Lorsque La Rédemption de Mellanie eut dépassé l’ionosphère, il retourna dans la cabine et prit une rapide douche de spores. Il avait encore mal là où l’unité médicale avait réparé les dommages subis dans la villa de Florac. — Tu devrais mettre un peu de crème, lui conseilla Catriona. Les superbes cheveux ondulés et souples de la jeune femme glissèrent de ses épaules lorsqu’elle pencha la tête sur le côté avec inquiétude. — Ce n’est pas grave, grogna-t-il. — Mais si, c’est grave, le gronda Trisha. Troblum enfila sa vieille toge violette. Bizarrement, il se souciait de préserver sa dignité devant les deux filles ; être nu devant elles le mettait mal à l’aise. Lorsqu’ils habitaient à l’appartement, sur Arevalo, cela n’arrivait jamais, car leur routine quotidienne était bien rodée et faite pour le contenter. Cependant, dans la cabine du vaisseau, il n’avait pas d’intimité, et les projecteurs étaient capables de faire apparaître leurs images n’importe où. — Vous avez raison, concéda-t-il. (Il espérait que cela suffirait à les faire taire, car il n’avait pas envie d’entrer des restrictions dans des programmes qu’il avait mis tant de temps à parfaire.) Mais je vais bien. La dernière couture de sa combinaison se referma, et il se redressa sans grimacer. — Qu’est-ce que tu vas lui demander ? voulut savoir Trisha, tandis que le vaisseau s’enfonçait dans la couche nuageuse. Loin sous le fuselage, les capteurs avaient déjà repéré le cercle blanc de la maison posée sur un terrain ondulé situé à la limite d’une vaste prairie de végétation locale. — J’ai juste besoin de cinq minutes de son temps. Après, tout sera terminé. Troblum désactiva le camouflage de l’appareil lorsqu’ils furent à moins de cinq cents mètres d’altitude. Le vaisseau se posa sur un grand carré d’herbe rase où deux capsules étaient déjà garées à l’ombre d’arbres rouge-brun. Il descendit les marches du sas en humant le pollen extraterrestre. Deux silhouettes dévalaient l’escalier enroulé autour du pilier central de la maison. Troblum détestait la campagne, mais force lui était d’admettre que la demeure et son cadre bucolique étaient fabuleux. Son ombre virtuelle l’informa que les deux hommes lui envoyaient des saluts à distance, auxquels il répondit avec courtoisie en présentant son certificat d’identité. Il espérait juste qu’ils n’effectueraient pas trop de recherches à son sujet sur l’unisphère ; les Accélérateurs seraient à l’affût du moindre signe de sa présence. Néanmoins, il pensait être en sécurité ici. — Je m’appelle Dushiku, commença le premier homme. Que puis-je faire pour vous ? — C’est votre vaisseau ? demanda le second, dont l’enthousiasme et la naïveté trahissaient la jeunesse. Il a l’air fantastique. — Merci. — Ce sont des ailes ? — Non, des dissipateurs de chaleur. — Oh. — Jesaral, arrête d’ennuyer monsieur. — Désolé. — J’aimerais parler à Oscar, s’il vous plaît, demanda Troblum. Leur attitude changea immédiatement. Dushiku interrompit ses émissions dans le champ de Gaïa ; son visage se durcit. Jesaral arbora une moue boudeuse et laissa son mécontentement et son inquiétude filtrer. — Oscar n’est pas ici, répondit Dushiku. — Ai-je dit quelque chose de mal ? — Non, répondit Jesaral, le visage triste. C’est juste qu’Oscar n’est pas très populaire en ce moment. Il est parti précipitamment il y a quelques jours. Il semblerait que nous ne comptions pas autant pour lui que nous le pensions. Cela fait toujours plaisir… La pauvre Anja est inconsolable. Dushiku passa un bras réconfortant autour des épaules du jeune homme. — Ce n’est rien, il reviendra. — De toute façon, je m’en fiche, rétorqua Jesaral avec mépris. — Vous a-t-il dit quand il serait de retour ? demanda Troblum. — Non. Vous le connaissez ? s’enquit Dushiku, inquisiteur. — Nous avons un ami commun. J’ai vraiment besoin de lui parler. — Son ombre virtuelle refuse nos appels, se plaignit Jesaral, mais cela ne veut rien dire ; peut-être qu’il voudra bien vous parler, à vous. — J’essaierai, merci. — Ah bon ? s’étonna Dushiku. Pourquoi n’avez-vous pas commencé par là, au lieu de vous déplacer ? — Euh, je… (Son programme d’interaction sociale informa Troblum que Dushiku commençait à s’énerver et à se montrer trop curieux. Il convenait de le calmer un peu, mais comment ?) C’est compliqué. Où est-il parti ? — Vous n’avez qu’à le demander à l’autre ! s’emporta Jesaral. — À qui ? — À cette Paula Myo. Une autre vieille amie qui nous a rendu une visite inopinée. J’ignorais que vous étiez si nombreux… Troblum resta immobile et considéra les hommes à la méfiance désormais affichée. C’est une grosse coïncidence. Une énorme coïncidence. Pourquoi Paula rendrait-elle visite à Oscar ? Où est-il parti ? Se pourrait-il qu’ils travaillent ensemble ? Je ne l’ai pas vu à la villa de Florac. — Vous la connaissez ? lui demanda Dushiku. — De réputation. Je dois vous laisser. Troblum tourna les talons et se dirigea vers la rampe d’accès du sas. — Eh ! — Désolé de vous avoir dérangés. — Qu’est-ce que vous lui vouliez ? — Rien. Rien du tout. — Par Ozzie, qui êtes-vous donc ? Une fois la rampe sous ses pieds, il se sentit beaucoup plus en sécurité. Sans attendre, il ordonna au cerveau du vaisseau de démarrer le réacteur. — Rendez-nous notre Oscar ! cria Jesaral. Je veux qu’il revienne. Je veux mon Oscar. Enfoiré ! Le sas se referma. La Rédemption de Mellanie accéléra et atteignit bientôt une vitesse à peine subsonique. Troblum savait que c’était ridicule – les partenaires d’Oscar ne représentaient aucun danger. Néanmoins, il ressentait le besoin de s’éloigner d’ici au plus vite. Une fois la couche nuageuse atteinte, le fuselage de l’appareil se couvrit d’une pellicule réfractrice. Comme il s’y attendait, aucun capteur ne scrutait le ciel. — Hou-là-là, qu’est-ce qu’ils étaient méchants, commença Trisha, méprisante. Catriona et elle étaient blotties l’une contre l’autre dans le grand canapé de la cabine. — Encore pires que la Chatte. — Tu as eu de la chance de t’en tirer vivant. — Fermez-la ! aboya Troblum. Les deux filles firent la moue, puis se regardèrent et commencèrent à jouer comme des chatons. Troblum les ignora et s’affala dans un fauteuil. Il était toujours sous le choc de ce qu’il venait d’apprendre. Paula Myo avait rendu visite à Oscar ! Il ne s’attendait vraiment pas à cela. Il laissa échapper un grognement admiratif. Voir ces deux-là travailler main dans la main était pour le moins improbable. Mais justement… Que peut-il bien faire pour elle ? Lorsque le vaisseau eut atteint une altitude de quatre cents kilomètres, Troblum lui ordonna de basculer en vol supraluminique et de filer à dix années-lumière d’Orakum. Son code unisphère se trouvait dans un amas de stockage. Sa présence était tellement tentante. Depuis Sholapur, cependant, il n’avait aucune confiance dans l’unisphère. Le fait de savoir qu’Oscar et Paula étaient en contact lui conférait une forme d’avantage, mais comment mettre à profit cette information ? Catriona lui lança un regard plein d’affection. — Où allons-nous ? — Nulle part, répondit-il, enfin décidé. Je vais assembler l’ultraréacteur. Après cela, je ferai mon possible pour mettre en garde Paula et l’ANA. Au moins, si cela tourne mal, je pourrai toujours m’enfuir. * * * Paula n’était pas revenue à Paris depuis des décennies. La ville s’était considérablement réduite depuis les grandes heures du Premier Commonwealth. Comme partout ailleurs sur Terre, l’ANA s’y était montrée impitoyable avec les bâtiments jugés inutiles. Dans son analyse, la nostalgie nationale résiduelle n’avait pas beaucoup de poids. Toutefois, les monuments historiques incontournables furent préservés. La Tour Eiffel, bien sûr. L’Arc de Triomphe. Notre-Dame. Le palais de la Concorde. La plupart des immeubles construits au bord de la Seine. Elle se téléporta depuis la Jetée céleste située au-dessus de Bordeaux et se matérialisa devant le bâtiment de cinq étages dans lequel elle avait si longtemps travaillé avant l’ANA et l’avènement de la culture Haute. À côté de la porte, la plaque originelle brillait toujours sur la toile de fond terne de la pierre. COMMONWEALTH INTERSOLAIRE CONSEIL INTER-SOLAIRE DES CRIMES GRAVES Paula eut un sourire mélancolique et entra sous le porche dallé de marbre. Tant de souvenirs hantaient cet endroit. Dissimulés dans la structure même de l’immeuble, ils revenaient à la vie dès qu’elle posait les yeux quelque part. Il y avait là des images et des sons infiniment plus puissants que ce que produisait le champ de Gaïa – et tellement plus porteurs de sens. Tous les collègues qu’elle avait fréquentés pendant des siècles, les affaires qu’elle avait résolues, les combats qu’elle avait menés contre d’innombrables chefs politiques, valets ou avocats. Ils résonnaient tous autour d’elle, lui souhaitaient la bienvenue. Un ANAdroïde l’attendait devant la porte de l’ascenseur, simulacre d’humain à la peau brun-doré, dépourvu de traits. Comme tous ceux de son espèce, il portait un uniforme bleu et vert. Il y en avait des dizaines de milliers dans toute la ville, qui se chargeaient de la maintenance et de l’entretien des immeubles antiques et de leur contenu inestimable. Les générateurs de champs stabilisateurs seuls ne pouvaient préserver le tissu de la cité, encore habitée par près de quatre-vingt mille êtres humains. — Bienvenue chez vous, dit-il d’une voix aussi androgyne que son corps, tandis que la porte s’ouvrait. — Merci. Paula posa la main sur le capteur de la sécurité afin que le système de l’immeuble reconnaisse son ADN. Son ombre virtuelle se prêta à une longue procédure de vérification avant que la cabine commence à descendre. Sur le chemin du coffre, elle traversa au moins deux champs de force. Un bouclier d’énergie exotique déployé autour des trois sous-sols empêchait toute téléportation ou ouverture de trou de ver non autorisée. Elle se retrouva dans un long couloir. Le décor lui rappela le centre d’accueil de l’ANA, où des milliers de corps récemment chargés attendaient de voir si leurs esprits s’adapteraient à l’expansion et à la liberté offertes à l’intérieur de l’ANA. À la différence près qu’ici la salle accueillait des rangées de sarcophages sombres et non des sphères lumineuses violettes. — Par ici, indiqua poliment l’ANAdroïde. Paula lui emboîta le pas. — Combien y en a-t-il ? — En ce moment, nous assurons la suspension de mille huit cent quarante-trois personnes. Elle se demanda combien d’entre ces dernières avaient atterri ici grâce à elle. Un bon pourcentage, je suppose. — La plupart vont rester avec nous pendant encore plusieurs siècles, continua son guide. Beaucoup plus, pour quelques cas exceptionnels. Une poignée d’entre eux a été condamnée à des périodes de suspension de vie plus longues que l’histoire de cette ville. — Oui, acquiesça Paula. Ils s’arrêtèrent devant un sarcophage massif. Comme ce prisonnier-ci, par exemple. — J’aimerais la voir, reprit-elle. — Vous pouvez utiliser votre scanner ; il n’interférera pas avec les systèmes de suspension – nous construisons du solide. — Ouvrez-le. — Comme vous voudrez. Le couvercle en morphométal se déroula de part et d’autre du sarcophage. Paula regarda le corps étendu à l’intérieur. La Chatte était là, le corps enveloppé dans un écheveau de vrilles métalliques censées assurer sa suspension en permettant aux cellules de ressortir intactes de cette pause située entre la vie et la mort. — Vive Schrödinger, marmonna Paula. Son scanner balaya le corps de la prisonnière, confirma la présence des cicatrices et autres brûlures récoltées durant le combat féroce qui avait permis de la capturer. L’hôpital l’avait soignée avant son procès. À cette époque, les cadres du CICG et la présidence n’avaient pas compris pourquoi Paula l’avait laissée vivre. Pour ces politicards, la loi était un simple outil, contournable et malléable. Paula hocha la tête, satisfaite. Il s’agissait bien de sa vieille ennemie. De l’original, en tout cas. Même si cela ne voulait plus dire grand-chose. — Combien de personnes sont venues lui rendre visite ? Bien qu’il n’ait pas été conçu pour être surpris, l’ANAdroïde réussit à exprimer son étonnement. — Vous seule êtes venue inspecter son sarcophage, il y a trois cent quatre-vingts ans. — Merci. À cette époque, une organisation politique de Far Away s’était vantée d’avoir réussi à tirer son idole du purgatoire. C’était faux, évidemment, mais cela lui avait permis de faire parler d’elle. Le couvercle se remit en place, et les ténèbres reprirent possession de la Chatte pour ne la libérer que dans quatre mille ans. — Vous êtes satisfaite ? lui demanda le gouvernement de l’ANA quand elle émergea dans le jour parisien. — Pas tout à fait. — Le coffre du CICG est inviolable. — Je sais, mais il y a d’autres manières de procéder – j’y ai d’ailleurs beaucoup réfléchi au fil des siècles. Il y a encore pas mal de fanatiques dans cette galaxie. — Les Chevaliers Gardiens ne veulent pas vraiment rendre sa liberté à la Chatte. D’un point de vue politique, l’image du leader emprisonné et attendu comme le messie est très porteuse. Elle leur laisse une importante marge de manœuvre. — J’ai déjà entendu cela quelque part… — Quelle étrange faiblesse que la vôtre, Paula. — Nous avons tous une faille. — Vous croyez toujours que c’était elle, sur Sholapur ? — Il est en effet fort possible que j’aie été confrontée à son clone intégral. — Son ADN est sans doute facile à se procurer, mais où auraient-ils trouvé une copie de sa mémoire ? Nous savons qu’elle n’a jamais procédé à une sauvegarde, de peur que vous mettiez la main dessus. — Oui, c’était sa faille à elle. Cependant, je sais qu’il en existe au moins une copie. Je vais la vérifier sans attendre. — Je ne veux pas vous affoler, mais d’autres affaires requièrent votre attention – des affaires urgentes. Nous devons absolument découvrir ce que les Accélérateurs ont derrière la tête, autrement le temps que nous a permis de gagner Justine n’aura servi à rien. — Vous voulez que je me sente coupable et que je me lance à la poursuite de Marius et de ses copains ? — Je ne pense pas avoir besoin d’en arriver là. — Si la Chatte a été ramenée à la vie par les Accélérateurs, c’est sans doute pour quelle se salisse les mains à leur place. Cependant, ils ont dû se rendre compte qu’elle n’était pas facile à contrôler. Ses affaires personnelles passeront toujours avant le reste. Je peux utiliser cette faiblesse pour l’attraper. Une fois qu’elle sera en état d’arrestation, nous l’interrogerons. — Votre logique est intéressante. — N’est-ce pas ? — À condition que vous ayez raison à propos des événements de Sholapur. — Je crois qu’une grande partie de mon efficacité est à mettre au crédit de mon instinct, facette de la personnalité humaine qu’il vous reste encore à acquérir. — Correct. — Merci. Néanmoins, vous avez raison : il convient de suivre d’autres pistes. J’ai profité du trajet pour compulser le dossier de Troblum. La présentation qu’il a effectuée devant Kazimir est très intéressante. — En effet. Très bien argumentée et fort plausible. — Ce n’est pas ce que je veux dire. Troblum a manifestement une connaissance approfondie de la Forteresse des Ténèbres. — La Marine surveille de très près les deux Dyson ; il lui aurait été impossible d’accéder à l’une ou l’autre. — Sauf s’il a fait partie d’une mission scientifique officielle. Il n’y a pas beaucoup de gens, en particulier dans la culture Haute, qui ont son profil physique. S’il vous plaît, vous voulez bien passer en revue le personnel de la Marine qui a servi dans la région depuis la Guerre contre l’Arpenteur. Il n’y eut pas même un moment d’hésitation. — Excellente déduction. J’ai le fichier. Paula l’examina. Kent Vernon, physicien originaire de Salto. Un visage similaire à celui de Troblum, mais noir, s’afficha dans son exovision. — La peau est beaucoup plus sombre, mais il s’agit de lui. Et puis, ce nom ! C’est vrai qu’il est un descendant de Mark Vernon. (Elle sourit en se rappelant ce type un peu bizarre, quoique foncièrement bon.) Mark était marié à Liz, une Afro-américaine. Troblum est malin mais manque un peu d’imagination. Je suis surprise que les Accélérateurs qui le contrôlent lui aient permis de prendre ce pseudonyme. — Il a servi six mois à bord du vaisseau Poix de la Division exploratoire de la Marine, annonça l’ANA. C’était il y a cinquante-six ans. La mission s’est concentrée sur les deux sphères internes et a fait des découvertes significatives sur leur fonction quantique intégrale. Toutefois, la Marine continue à les étudier ; nous ne comprenons toujours pas le fonctionnement du mécanisme de la Forteresse des Ténèbres. — Pas même vous ? — Pas même moi. — À en croire son dossier, Kent Vernon aurait chargé son esprit dans votre mémoire au retour de sa mission, dit Paula en scannant l’exo-image. Sa piste dans le monde réel s’arrête là, ce qui est bien pratique. Voyons un peu à quels faits nous pouvons nous accrocher. Son ombre virtuelle accéda aux données relatives à l’appartement de Troblum et aux installations de Daroca. Grâce à ses autorisations, elle remonta facilement cinquante-six ans plus tôt. — Regardez sa consommation d’énergie, reprit-elle. — Nominale pendant dix ans. Ce qui signifie que Troblum n’était pas chez lui. Apparemment, il a quitté Arevalo pendant une décennie. — Quel genre de machine peut-on construire en dix ans ? — C’était ce que Troblum voulait vous révéler. — Pourquoi n’est-il pas venu me la montrer, tout simplement ? s’emporta Paula. — C’est un paranoïaque. Étant donné les projets clandestins auxquels il a été associé – qui plus est sous la direction de Marius –, cela n’a rien d’étonnant. Les événements de Sholapur lui ont donné raison. À l’heure qu’il est, il a sans doute déjà quitté le Commonwealth. Même sans ultraréacteur, son vaisseau semble capable d’entreprendre un tel voyage. — C’est ce que j’aurais fait à sa place, admit Paula. Malheureusement, nous ne pouvons pas nous permettre de prendre nos désirs pour des réalités. Dressez la liste de tous ceux qui ont servi avec Troblum et fouillez dans leur passé, en commençant par son capitaine, s’il vous plaît. — Le capitaine du Poix était un certain Donald Chatfield. Un ressortissant de la culture Haute actuellement domicilié sur Ganthia. — D’accord, j’avoue que cette piste est plus pertinente que celle de la Chatte. J’irai interroger Chatfield. — Comme vous voudrez. — Vous n’avez pas une petite idée de ce que les Accélérateurs ont pu construire ? — Non. D’après Gore, ils souhaiteraient me dupliquer et mêler cette copie au tissu du Vide afin d’initier une évolution post-physique. Initialiser un double de moi nécessiterait des systèmes très complexes, mais la technologie de la Forteresse des Ténèbres ne leur serait d’aucune utilité pour cela. — Cette fusion fonctionnerait-elle ? — Qui peut le dire ? — Bien, je vous rappellerai dès que j’aurai du nouveau. Paula activa son interface T-sphère, entra ses coordonnées de sortie et fut immédiatement téléportée sur la Jetée céleste. Alors qu’elle traversait la réception et se dirigeait vers le terminus de la station, son ombre virtuelle l’informa que Kazimir cherchait à la joindre. — J’ai de mauvaises nouvelles, annonça-t-il. Le cœur de Paula battit de manière irrégulière pendant quelques instants. Très peu nombreux étaient les gens dont elle se souciait vraiment dans cette galaxie, mais Justine Burnelli en faisait partie. — Justine. — Non. Pas de nouvelles, bonne nouvelle, comme on dit. Non, je suis en contact avec le Lindau. — Je ne connais pas ce vaisseau. — C’est le navire de la Marine que j’ai envoyé au-dessus de Hanko pour suivre l’affaire Aaron. — Et ? — Ils ne disposent pas des meilleurs capteurs de la flotte, mais il semblerait que quelque chose ne tourne pas rond avec cette planète. — C’est-à-dire. — La gravité y est très étrange. Nous pensons que quelqu’un y a largué une cuve de masse Hawking. — Mon Dieu, non ! Pourquoi en arriver là ? C’est une planète morte, de toute façon. — La base du projet de Restauration à Jajaani a cessé d’émettre. Le Lindau capte toujours des signaux émis par des balises disséminées sur toute la surface ; il semblerait donc que la base ait été détruite. — Mais pourquoi une cuve de masse ? C’est disproportionné. Des vaisseaux équipés d’ultraréacteurs possèdent forcément un arsenal capable de venir à bout d’une base civile non armée. — Je ne l’explique pas ; je me contente d’exposer des faits. Évidemment, il n’y a aucun signe de ces vaisseaux. — Évidemment. — Toutefois… — Ah ! Oui ? — Le Lindau a aussi capté un signal de détresse très puissant en provenance de la surface – une émission biononique standard. Pourtant, aucun des membres de l’équipe de Restauration n’est censé appartenir à la branche Haute. — Il s’agit donc d’Aaron ou d’Inigo lui-même. — Oui. Ce qui nous place devant un cruel dilemme. Avec une cuve de masse rognant son cœur, cette planète ne va pas durer très longtemps. Le Lindau estime que le réajustement du manteau qui précédera l’implosion aura lieu dans quelques heures au plus tard. Rien ne survivra à ce cataclysme. Que doivent-ils faire ? Se poser à Jajaani pour essayer de trouver des survivants ? — Non, répondit-elle immédiatement. Il vaut mieux récupérer celui qui émet le message de détresse. — Une seule personne… — Si la cuve a frappé Jajaani, vous ne trouverez rien là-bas : ni corps, ni sauvegardes de mémoires. Les employés de la mission savaient que leur métier était risqué ; ils ont tous laissé des sauvegardes et des échantillons d’ADN sur leur monde natal. Ils seront ressuscités. Le survivant est peut-être Inigo, ou il sait où se trouve ce dernier ; nous ne pouvons pas laisser passer cette chance. — C’est ce que je pensais aussi, mais je préférais vous demander votre avis. J’en parle au capitaine et je vous tiens informée. — Kazimir. — Oui ? — Dites-leur de prendre toutes les précautions. Personne ne peut prévoir la réaction d’Aaron, s’il s’agit de lui. — Vous avez raison. Je les préviendrai. Paula prit une profonde inspiration et se retourna vers la paroi transparente de la station. Bordeaux s’étirait, paresseuse et magnifique, sous le soleil. Paula avait visité la région à plusieurs reprises à l’époque où ses vignobles produisaient encore son vin si renommé, au temps où ses habitants résistaient au progrès imposé par le Commonwealth. Quelque chose, dans ces paysages et cette culture, lui avait tout de suite plu, avait fait vibrer une corde en elle. Au fond d’elle-même, elle aspirait à une vie simple et, cela, ses créateurs n’étaient pas parvenus à l’effacer de sa psyché. Elle se demanda ce que le peuple disparu du Bordelais penserait de cette vie, de cette époque et de tous les problèmes bizarres qui y étaient associés. Sans doute ne seraient-ils même pas impressionnés. Tandis qu’elle s’abîmait dans la contemplation de cette région, une petite part d’elle-même eut envie de se faire téléporter en bas et de s’installer dans une maison abandonnée. Elle désactiverait ses moyens de télécommunication, ses biononiques, et vivrait loin de Kazimir, Aaron, Marius, la Chatte et les autres. On disait que des groupes d’humains isolés vivaient comme leurs ancêtres deux mille ans plus tôt. L’ANA refusait de l’admettre, mais les rumeurs continuaient à circuler. Ce ne sera pas pour cette fois. Elle entra dans le terminus éclairé par les radiations de Tcherenkov qui s’échappaient du trou de ver relié à Orléans. Là-bas, elle emprunta un autre trou de ver et se rendit à Arevalo. Le temps de rentrer à l’astroport de Daroca, l’Alexis Denken serait fin prêt à repartir ; sa chambre médicalisée aurait été remplacée. Un autre voyage l’attendait. Un de plus. * * * Cela faisait plus d’un an qu’Araminta n’avait pas mis les pieds dans cette maison. À l’époque, elle avait vu dans le modeste bâtiment en corail un projet potentiel, un investissement susceptible de rapporter des bénéfices, et n’avait manifesté aucun intérêt pour la famille qui l’avait invitée à partager son repas dominical. Lorsque la porte s’ouvrit et qu’elle découvrit le visage de Tandra, Araminta ne put retenir ses larmes. Sa vie n’était pas si mal au temps où elle était serveuse chez Nik. Elle avait l’impression d’appartenir à une grande famille ; Tandra et les autres serveuses la considéraient comme une des leurs, lui racontaient les derniers potins. Elles passaient du temps ensemble entre deux services et, parfois, sortaient en groupe le soir et s’amusaient bien, même fauchées. Ces gens auxquels elle avait tourné le dos lorsque l’argent de Laril avait afflué… La gentillesse et la bienveillance dont fit preuve Tandra en la voyant à sa porte accentuèrent encore son sentiment de culpabilité. — Allez, allez, la consola son amie en la prenant dans ses bras. Cela va s’arranger. Martyn, son mari, était tellement attentionné ; il rangeait les jouets des enfants amoncelés sur le canapé. Il servit des fruits mixés à Freddy et Mixal, leurs jumeaux de cinq ans, afin de les occuper pendant qu’Araminta se mouchait et essayait de contrôler ses sanglots. — Je suis désolée, commença-t-elle. Je n’aurais pas dû venir, mais je n’avais nulle part où aller. Dans un coin de son esprit, elle était consciente de mettre en danger la famille de son amie par sa seule présence. — Tu es la bienvenue chez nous, et tu le sais. Vous vous êtes disputés ? Tu l’as quitté ? demanda-t-elle en examinant les vêtements sales d’Araminta. — Non. Cela n’a rien à voir. Il y a plein de gens très en colère dans le parc, devant mon immeuble. Les soldats sont là aussi. J’ai eu peur. — Ces connards ! grogna Martyn. Tandra lui lança un regard assassin ; les jumeaux les observaient par-dessus le dossier de la chaise qu’ils partageaient. — Oui, ce sont des gens méchants qui se sont mal conduits, expliqua-t-elle en bonne mère qu’elle était. Mais les gentils gagneront et chasseront les vilains soldats. Martyn roula les yeux. — C’est cela, confirma-t-il. — En attendant, tu peux dormir sur le canapé, assura Tandra. — Juste pour une nuit, promit Araminta. C’est tout. J’ai besoin d’un peu de temps pour reprendre mes esprits. — Tu n’as pas de petit ami ? demanda Martyn. — Pas en ce moment, mentit-elle. Il ne dit rien, mais eut un sourire en coin qui raviva encore le sentiment de culpabilité de la jeune femme. Elle n’osa pas se connecter au champ de Gaïa pour voir ce qu’il avait véritablement derrière la tête. — Nous allons passer la journée à la maison, dit Tandra. Nous avons choisi de ne pas envoyer les petits à l’école aujourd’hui, n’est-ce pas, les jumeaux ? — Ouais ! répondirent-ils à l’unisson. — Comment es-tu venue jusqu’ici ? demanda Martyn en regardant par la fenêtre. — À pied. — D’où cela ? — De Bodant. — Mais c’est à des kilomètres ! — Les vols de capsules sont interdits, et mon tripod est en panne. Tandra et Martyn échangèrent un regard. — Installe-toi et repose-toi, reprit son amie. Je vais nettoyer tes vêtements. Martyn, prépare-nous un peu de thé. — Tout de suite. — Merci, murmura Araminta. — Tu as envie de me dire quelque chose ? lui demanda la maîtresse de maison lorsque son mari les eut laissées. Araminta secoua la tête. — Non, je partirai demain matin. J’ai une petite idée de ce que je vais faire. Il faut que je parle à quelqu’un. Je l’appellerai demain. Quand j’aurai trouvé comment. — D’accord. Je vais essayer de te dégotter une robe de chambre. Martyn va avoir une crise cardiaque s’il te voit déambuler dans la maison en sous-vêtements. Il n’est plus habitué aux gazelles de ton style, ajouta-t-elle en se tapotant la cuisse. Araminta sourit. — Tu m’as manqué. — Tu m’étonnes. Tu n’arrêtais pas de penser à moi quand tu t’amusais comme une folle tous les soirs ! (Elle lança à ses jumeaux un regard mélancolique.) J’avais juré de ne plus faire d’enfants dans cette vie – j’avais déjà donné… Mais que veux-tu ? Une fille normalement constituée ne peut pas résister à un dieu de l’amour tel que Martyn. Araminta éclata de rire, puis se retourna vers l’arche de la cuisine d’un air coupable. — Voilà qui est mieux. Tu as le plus beau sourire de l’univers, chérie. C’est pour cela que nous insistions tous pour mettre en commun nos pourboires quand tu étais de service. (Elle se leva et ébouriffa ses deux enfants. Les jumeaux la regardèrent avec amour.) J’adore les nuits sans sommeil, les soucis, la prise de poids, avoir les poches vides et ne plus faire l’amour. Cela forge le caractère. — Je découvrirai cela un jour, moi aussi. — C’est sûr. D’ailleurs, tu vas commencer dès aujourd’hui. Vous savez quoi ? demanda-t-elle d’une voix plus forte. Tata Araminta dîne avec nous ce soir. Après, elle vous donnera votre bain et vous lavera les cheveux. — Ouais ! jubilèrent-ils. — Alors ? Toujours envie de rester ? — Oh, oui. Cette maison, Tandra, les jumeaux – une oasis de paix au milieu de la tempête qui faisait rage dehors. Après les deux journées qu’elle venait de vivre, elle avait besoin de normalité. Après, je serai peut-être capable de retourner au charbon. * * * Sept siècles plus tôt, après avoir endossé cinq fois de suite le rôle de Commandant suprême, Wilson Kime avait officiellement laissé le contrôle de la Marine du Commonwealth entre les mains de Kazimir. Une fois terminé son ultime et symbolique mandat d’un an, il avait chargé son esprit dans l’ANA. Après la passation officielle effectuée devant le président, les sénateurs les plus anciens et les journalistes de l’unisphère, ils étaient montés tous les deux dans le bureau de l’amiral, au trentième et dernier étage de la tour du Pentagone II. Wilson avait donné deux conseils à Kazimir, tandis qu’ils admiraient les superbes jardins de l’atoll de Babuya. — Ne cédez jamais aux pressions politiques. J’ai été président moi-même, et je sais comme il peut être pratique d’avoir sous la main une armée prête à obéir au doigt et à l’œil, quelles que soient les circonstances. Résistez-leur. Tenez-vous en aux fondamentaux. En des temps plus honorables, le Sénat nous a confié deux rôles majeurs : protéger l’espèce humaine, sous toutes ses formes, contre d’éventuels agresseurs extraterrestres ; explorer la galaxie d’une manière pacifique. C’est tout. Ne laissez pas l’exécutif vous dicter sa loi. La population doit pouvoir avoir foi en nous. — Je resterai fidèle à ce que nous sommes, avait répondu Kazimir. — Surtout, n’hésitez pas à redécorer ce fichu bureau. Je l’ai toujours trouvé moche, mais je n’ai jamais pris le temps de changer les choses. Aujourd’hui, le moindre accessoire qu’il contient est considéré comme une pièce de musée, car tout date de notre victoire sur MatinLumièreMontagne. Tous les amiraux qui m’ont succédé à ce poste, en commençant par Rafaël, se sont accommodés de ces horreurs. J’aimerais que vous envoyiez bouler ces fascistes de la conservation et que vous apportiez vos propres meubles. Une telle passion avait fait sourire Kazimir. Les deux hommes s’étaient serré la main. — Je vous le promets. Jusqu’ici, malgré des circonstances politiques parfois très difficiles, il avait tenu parole. Sauf pour la décoration. Comme Wilson avant lui, il n’avait pas trouvé le temps de s’y mettre. Aujourd’hui, il regardait ce dôme qui, lui non plus, n’avait pas beaucoup changé en sept siècles. Le Pentagone II était le même (on ne pouvait pas en dire autant de son prédécesseur sur Terre, qui n’avait pas été jugé digne d’être préservé) ; plusieurs bâtiments avaient été remodelés par l’Ange des Hauteurs pour répondre aux nouveaux besoins de ses occupants humains. Le parc aussi avait énormément changé ; la hauteur moyenne de la canopée dépassait à présent les cinquante mètres. Sous le dôme protecteur du vaisseau arche des Raiels, l’environnement organique était parfait. Les différentes espèces d’arbres prospéraient dans des conditions optimales, sans variations climatiques, vents violents, incendies, tremblements de terre, maladies, parasites ou animaux mangeurs d’écorce. Comme ils n’avaient aucune raison valable de mourir, ils grandissaient. Certains spécimens étaient de véritables monstres, et une vingtaine d’entre eux atteignaient même la hauteur du Pentagone II. Pour ne pas entraver leur croissance, l’Ange des Hauteurs avait réduit le champ gravifique autour d’eux afin de permettre aux nutriments d’atteindre les branches les plus hautes. C’était une forêt comme aucune planète n’aurait pu en produire, ce qui la rendait encore plus séduisante. Icalanise était un mince croissant couleur fauve au-dessus de sa tête. La Nouvelle Tempête formait un renflement sur la Grande Bande nord. Cela faisait deux siècles qu’il regardait cette perturbation de la taille d’une petite lune grossir en avalant celles, plus modestes, qu’elle croisait sur sa route. Bientôt, elle deviendrait le plus grand tourbillon cyclonique de la géante gazeuse. Les vaisseaux humains tournoyaient autour des grappes de stations spatiales et d’usines à microgravité tel un banc de poissons métalliques ; la plupart étaient des appareils de la Marine, auxquels se mêlaient quelques cargos et autres transports de passagers. L’Ange des Hauteurs était toujours la plus importante des bases de la Marine. C’était une grande fierté pour ses résidents, qui fournissaient d’ailleurs un très important contingent d’officiers. Kazimir reprit ses esprits et retourna à son grand bureau blanc. Wilson avait raison. Les vieux meubles en bois de trag étaient vraiment moches, le plafond et les murs lumineux hideux. Néanmoins, force lui était d’admettre que son fauteuil était confortable. — Convoque le Conseil de l’Exoprotection, ordonna-t-il à son ombre virtuelle. Le décor de son bureau réel s’effaça au profit d’une salle de conférence perceptuelle à l’ameublement orange et blanc – pas forcément plus beau que celui de son espace de travail –, qui donnait sur des plaines de Millavia secouées par des orages terribles. Gore et Ilanthe apparurent les premiers, assis l’un à côté de l’autre. La représentante des Accélérateurs avait changé d’apparence depuis leur dernière réunion ; elle portait une robe noire élégante ornée de nombreux plis horizontaux, et ses cheveux bruns étaient noués en une très longue queue-de-cheval enserrée dans des bandelettes de cuir rouge. D’un hochement de tête poli, elle salua Gore. L’homme à la peau dorée était vêtu d’un smoking à la coupe parfaite. — Des nouvelles de Justine ? demanda Ilanthe. Le regard de Gore se posa furtivement sur la chaise occupée par sa fille lors de la réunion précédente. — Non. Nous allons sans doute devoir attendre que le Second Rêveur daigne nous parler. Crispin Goldreich arriva à son tour. Lui aussi ne put s’empêcher de regarder la place de Justine. — Gore. Kazimir. Je suis de tout cœur avec vous. — Ouais, merci, répondit Gore. — J’aime à croire qu’elle est dans une position idéale pour nous venir en aide, intervint Kazimir. Après tout, elle a accompli un exploit remarquable. — Oui, admit Crispin, mal à l’aise. Creewan se matérialisa à sa place, à la gauche de Kazimir. Alors que le représentant des Protecteurs gratifiait l’amiral d’un salut formel, celui des Darwinistes, John Thelwell, apparut à l’extrémité opposée de la table. Ces arrivées quasi simultanées étant devenues habituelles, Kazimir se demanda si ces deux-là n’étaient pas alliés – mais sur quelles bases ? — Vous n’allez pas activer la personnalité ANA de Justine ? s’étonna Thelwell. — Pourquoi ? demanda Gore. Elle est toujours en vie. La duplication est notre plus grand tabou – à moins bien sûr que vous ayez été contaminé par la philosophie perverse des multiples… Thelwell leva les mains en signe de capitulation. — Pas de problème, c’est vous qui décidez. — Tout le monde est prêt ? les interrompit Kazimir. Nous sommes en communication sécurisée avec le Yenisey. — Parfait, acquiesça Gore. Voyons un peu ce que les Ocisens nous réservent. Le capitaine Lucian était fier de son équipage réduit. Cela faisait neuf jours que le Yenisey poursuivait la plus grande flotte jamais réunie par les Ocisens. Si leurs renseignements sur les vaisseaux de classe Starslayer n’étaient pas erronés, la force de frappe déployée par l’Empire contre le Commonwealth dépassait celle de MatinLumièreMontagne. À bord, la tension était montée progressivement, mais Lucian estimait que ses hommes la vivaient plutôt bien. Bien qu’elle soit très différente de celles auxquelles ils étaient habitués, cette mission ne les effrayait pas. Toi, l’officier responsable des systèmes, avait hâte de se frotter aux Ocisens. — Ils n’ont rien appris en cinq cents ans, affirma-t-elle. Ils nous prennent pour des animaux décadents qui ont eu une veine pas possible en matière de progrès technologiques. Ils pensent que nous nous dressons en travers de leur route, mais, au lieu d’apprendre et de s’adapter, ils préfèrent se cogner la tête contre notre mur. — Cette flotte est la preuve qu’ils essaient de contourner le problème, rétorqua Kylee, le premier officier tactique. Ils ont réfléchi à ce qui pourrait nous défaire et ils ont tout entrepris pour l’obtenir ; c’est la preuve d’une certaine capacité d’adaptation. — Vous voulez dire qu’ils se sont débrouillés pour voler ce qui leur manquait, insista Toi. — Négocier une allégeance n’a rien à voir avec du vol. — Je ne crois pas à cette hypothèse. Pour moi, ils ont mis la main sur la technologie d’une espèce devenue post-physique et ont fait un bond en avant inespéré en matière de technologie offensive. — Encore un exemple d’adaptation réussie. Cette discussion était sans fin. Tous les quatre avaient des positions très différentes qui ne les empêchaient pas de travailler de manière efficace. Lucian devait néanmoins admettre que Gieovan, le second officier tactique, le mettait mal à l’aise avec sa vision particulièrement brutale de la façon dont il conviendrait de régler le problème ocisen. Lorsque viendrait le moment de charger sa personnalité dans l’ANA, il s’allierait sans doute aux Accélérateurs, voire aux Isolationnistes ou encore aux Darwinistes. Pendant une fraction de seconde, il imagina le Commonwealth s’attaquant à l’Empire avec Gieovan à la tête de sa formidable armée. Heureusement, leur professionnalisme était à toute épreuve, et ils réussiraient la mission que leur avait confiée Kazimir. Pendant dix-huit heures, ils avaient volé au milieu de la flotte ennemie en mode furtif afin d’étudier ses vaisseaux de guerre. Au grand soulagement de Lucian, ils étaient tous de facture ocisène. — À moins qu’ils disposent aussi d’un camouflage efficace, fit remarquer Kylee au bout d’une heure. — On ne peut pas dissimuler un générateur de trou de ver continu, rétorqua Gieovan. Dans le meilleur des cas, on peut minimiser les émissions de l’hyperréacteur et atténuer les distorsions, ce qui ne suffirait pas à tromper un capteur aussi performant que le nôtre. Depuis toujours, c’est la course entre la détection et le camouflage. — Et on ne capte rien ? demanda Lucian. — Non, capitaine, affirma Gieovan. On pourrait utiliser des scanners plus actifs, mais pas sans trahir notre présence. — Inutile de nous compliquer la tâche. Continuez à surveiller leurs communications. Nous avons besoin d’identifier le vaisseau amiral. La hiérarchie de la flotte des Ocisens était une réplique de leur structure impériale, ainsi l’autorité du nid de l’Empereur était-elle absolue, et la marge de manœuvre des capitaines très réduite. Les communications étaient le reflet de cette organisation car un seul vaisseau envoyait ses ordres à toute la flotte, ce qui signifiait qu’il n’y avait pas d’échanges entre vaisseaux subordonnés. Lorsqu’ils eurent identifié le vaisseau amiral, Lucian contacta Kazimir, qui lui donna l’autorisation de l’intercepter. — Obligez-les à ralentir sous la vitesse de la lumière et délivrez-leur notre message, ordonna Kazimir. Soit ils acceptent de faire demi-tour, soit nous mettrons hors d’état de nuire leurs appareils. — Je ne suis pas persuadé que nous ayons cette capacité, remarqua Lucian. Le Yenisey dispose d’un joli arsenal, mais la flotte comprend plus de deux mille cinq cents vaisseaux, dont neuf cents engins de classe Starslayer. Les tirs combinés d’une vingtaine de ces derniers n’auraient aucun mal à transpercer nos boucliers. — Lucian, il n’est pas question d’attaquer la flotte dans l’espace profond et si loin des limites de l’Empire. Les Ocisens n’auraient pas les ressources suffisantes pour venir en aide aux vaisseaux endommagés et les équipages seraient condamnés. Je n’ai pas envie d’avoir cela sur la conscience, et je ne vous demanderai pas de faire le sale boulot à ma place. Non, aujourd’hui, nous allons juste leur faire la démonstration de notre supériorité technologique. Je crains cependant que vous soyez forcés de répéter la démonstration plusieurs fois avant que la non-viabilité de leurs objectifs leur apparaisse clairement. — Bien compris, monsieur, acquiesça Lucian avec soulagement. Les quatre hommes d’équipage s’installèrent dans leurs couches, se connectèrent au cerveau du vaisseau, adoptèrent le point de vue perceptuel de ce dernier, lui empruntèrent ses yeux situés à l’avant du fuselage. Le Yenisey, dont les courbes étaient visibles en bas de leur champ de vision, était un épais cylindre de quatre-vingts mètres de longueur, au nez conique. Autour de sa section centrale étaient répartis trois ailerons radiaux équipés d’armes bulbeuses et terminés en pointes. Autour d’eux, l’hyperespace défilait sous la forme d’une toile de fond bleue et uniforme – un peu comme s’ils étaient un voilier perdu au milieu de l’océan. Lucian percevait toutefois des taches dans ce bleu, des esquilles noires entourées d’auras vertes d’énergie exotique – les vaisseaux de guerre ocisens. Il positionna le Yenisey à un kilomètre du navire amiral. — Nous sommes prêts ? demanda-t-il doucement. — Oui, monsieur, répondit Kylee. — Excellent. Gieovan, à partir de maintenant, gardez le doigt sur la gâchette. Soyez à l’affût de la moindre activité anormale – juste au cas où. Toi, je veux que tous les systèmes tournent à plein régime. Il scanna le vaisseau ocisen. C’était un ovoïde épais, long de deux cent cinquante mètres et doté d’une paire d’ailes fines. Sa coque était brute, constellée de protubérances irrégulières semblables à des bernaches. Bien que le scan ne soit pas en mesure de lui en révéler la couleur, il savait son fuselage terne et ponctué de quelques taches de lumière verte et diffuse. Depuis qu’ils avaient développé l’extrusion semi-organique, les Ocisens construisaient leurs vaisseaux sur ce même modèle. — Stoppez-le, ordonna-t-il à Kylee. Les manipulateurs d’énergie du Yenisey produisirent des ondes fluctuantes qui pénétrèrent l’énergie exotique dans laquelle baignait le vaisseau de classe Starslayer. Des instabilités se répandirent aussitôt sur la longueur de son trou de ver. Kylee analysa les effets modificateurs générés par le réacteur du navire pour tenter de reprendre le contrôle et les balaya tout simplement avec l’énergie colossale dont disposait le Yenisey. Le reste de la flotte les dépassa en une fraction de seconde, tandis que le pseudo-tissu du trou de ver se déchirait. L’espace-temps reprit ses droits, et les ténèbres chassèrent l’océan artificiel qui enveloppait les Ocisens. Autour d’eux, les étoiles brillaient avec intensité. À huit cents mètres de là, le vaisseau mère entreprit une volte-face laborieuse. Des décharges d’énergie s’échappaient de son réacteur détruit et ses champs de force vacillaient. — Ici le capitaine du vaisseau Yenisey de la Marine du Grand Commonwealth, émit Lucian. Nous vous enjoignons de rappeler votre flotte et de retourner… — Oh, merde ! lâcha Gieovan. Un appareil sphérique et lisse se matérialisa à un kilomètre du Starslayer. Ses champs de force étaient impénétrables – impossible de reconnaître sa signature quantique ou de déterminer la nature de son réacteur. — Amiral ! appela Lucian. Nous ne… Le vaisseau inconnu tira. * * * — Qu’est-ce que c’était que cette connerie ! s’emporta Gore alors que la liaison venait d’être coupée. Kazimir prit une seconde pour examiner les données transmises par le Yenisey. Son équipe tactique avait imaginé un grand nombre de scénarios possibles, souvent fondés sur l’idée que les Ocisens disposaient peut-être d’armes à la technologie avancée empruntées à une espèce post-physique. En revanche, personne n’avait prévu cela. — Cette forme d’engin ne me dit rien du tout, commença Ilanthe. Le renseignement a-t-il déjà entendu parler de ces vaisseaux sphériques ? — Certaines espèces affectionnent les sphères, répondit lentement Kazimir, tandis que son ombre virtuelle extrayait des informations secrètes. Toutefois, il n’y a rien dans nos dossiers qui soit capable de surclasser aussi vite un navire de type River. — Surclasser ? aboya Gore. C’est le nouveau mot politiquement correct pour dire pulvériser ? — Pour le moment, tout ce que nous savons, c’est que le contact par canal transdimensionnel a été rompu, rétorqua Kazimir. — Ben voyons ! — Je crains d’être d’accord avec Gore, reprit Ilanthe. Ce n’était pas un simple coup de semonce. Le Yenisey est un vaisseau de guerre préparé à intervenir loin de sa base – un des meilleurs navires de notre flotte. Normalement, le système de communication est le dernier à lâcher dans un cas pareil. Après tout, nous sommes restés en contact avec Justine jusqu’au moment où le Vide l’a avalée. — Mon équipe va procéder à une analyse intégrale, reprit Kazimir. Cela devrait nous aider à déterminer la nature exacte de cette attaque. — Vous voulez dire quelle arme ils ont utilisée contre nous ? le corrigea Crispin. Je suis d’accord avec Gore, amiral ; vous ne pouvez pas vous cacher derrière des mots. Nous sommes tous beaucoup trop vieux pour cela. — Vous avez raison. Il savait effectivement que le Yenisey avait été détruit. C’était dur pour lui, car il n’avait pas perdu un seul navire au combat depuis la dernière vague d’expansion des Ocisens six cents ans plus tôt. L’équipage serait ressuscité, évidemment, mais il lui faudrait tout de même admettre qu’il les avait envoyés dans un environnement hostile alors qu’ils étaient sous-équipés. Déployer des troupes sur la base d’informations insuffisantes, parce qu’on a cédé à des pressions politiques, était une erreur de commandement classique. Facile à dire avec le recul. — À la lumière de cette catastrophe, je propose que notre flotte dissuasive intercepte les vaisseaux de l’Empire, intervint Ilanthe. Il me semble que nous n’avons plus le choix. La manière dont le Yenisey a été surpris démontre que le Commonwealth tout entier est menacé. Qui sait de quoi est capable ce mystérieux vaisseau ? — Ils sont encore très loin, rétorqua Kazimir. Nous avons encore le temps de découvrir leur véritable potentiel. — Je refuse que vous jouiez avec notre avenir à tous, s’emporta Creewan. Kazimir lui lança un regard dédaigneux. — J’ai du mal à croire qu’un seul vaisseau inconnu constitue une menace pour notre civilisation. — Qui vous dit qu’il n’y en a qu’un ? demanda Ilanthe. S’agit-il de leur arme la plus puissante ou de leur équivalent de l’arc et de la flèche ? Kazimir, ouvrez les yeux. Votre rôle est de défendre notre espèce, aussi vous prions-nous de faire votre devoir. — J’en ai bien l’intention. Je continue à penser que nous avons d’abord besoin de nous renseigner sur les nouveaux alliés des Ocisens. J’aimerais que nous envoyions au moins encore une mission d’observation afin d’évaluer le danger. Nous avons un peu de temps devant nous, et je refuse de prendre une décision ferme tant que je n’aurai pas toutes les cartes en main. Ilanthe jeta un regard circulaire sur la table. — Je vous suivrai à condition que vous mobilisiez notre flotte. En cas de destruction du prochain navire d’observation, la flotte de dissuasion devra être déployée contre les vaisseaux de l’Empire. — Je suis d’accord, acquiesça Gore. Les trois autres hochèrent la tête. — Je vais envoyer quatre appareils de classe Capital, continua Kazimir. Il leur faudra environ cinq jours pour arriver sur place. — Je ne suis pas familier de ces appareils, intervint John Thelwell. Appartiennent-ils à la flotte de dissuasion ? — Non, à la catégorie inférieure, mais je suis persuadé qu’ils réussiront leur mission, qu’ils nous permettront d’en découvrir davantage sur les alliés des Ocisens. Gore et Kazimir restèrent dans la réalité perceptuelle après le départ des autres. À l’extérieur, des météores de glace tombaient dans un silence splendide et déroulaient des traînes d’électrons à travers le ciel noir. — Malgré mon âge et mon influence, commença Gore, je n’ai jamais réussi à faire parler l’ANA de la flotte de dissuasion. — J’espère bien car c’est notre moyen de défense ultime. Sa nature ne doit en aucun cas être discutée ou commentée, même par des personnes bien intentionnées. Estimons-nous heureux de l’avoir. — Écoute-moi bien : dans le fond, je suis un gars démodé, à l’ancienne, enraciné dans le monde physique, ce qui signifie que je n’ai aucune confiance dans les hommes politiques. Cela m’emmerderait vraiment que la survie de notre espèce dépende d’un coup de bluff. Alors, petit, cette flotte, elle existe, oui ou merde ? Elle est réelle ? — Elle est bien réelle, grand-père. Si les alliés des Ocisens se montrent plus forts que nos vaisseaux de classe Capital, je prendrai moi-même la tête de la flotte qui combattra l’ennemi. — Très bien. Pardonne-moi, je suis vieux, j’ai des lubies. — Ce n’est rien. — Que doit-on faire pour ta mère ? — Attendre qu’elle nous contacte. — Tu crois qu’elle le fera ? — À mon avis, à l’heure qu’il est, elle doit avoir été élue maire de Makkathran. — Ouais, grogna Gore. Tu as sans doute raison, mais comment le saurons-nous ? — Demande au Second Rêveur. * * * Aaron progressait rapidement. Il avait dépassé le camp d’Olhava, et il ne lui restait plus qu’à parcourir neuf cents kilomètres de terre brisée, gelée et radioactive pour rentrer à Jajaani – base sans doute réduite à l’état de cauchemar géologique, où quelques survivants des camps alentour tenteraient de manière futile de secourir des victimes de toute façon condamnées. Toutefois, c’était sa seule chance. Affronter la mort ne l’effrayait pas ; en revanche, il avait une mission à accomplir. Il s’en voulait terriblement d’avoir été si bête. Inigo s’était moqué de lui dès le début, s’était débrouillé pour inspirer confiance en laissant filtrer une docilité et une faiblesse feintes dans le champ de Gaïa. Imbécile. Cela ne serait jamais arrivé si j’avais pris le temps de réfléchir. Mais il était trop tard pour s’autoflageller. S’il se tirait de la situation désespérée dans laquelle il se trouvait, il lui faudrait prendre garde à ses motivations et à ses réactions, s’assurer que son inconscient ne lui jouait pas des tours. Il courait sur une ancienne plaine volcanique dépouillée de sa végétation et recouverte d’une épaisse pellicule de glace, fruit du déluge qui s’était abattu sur les moyennes montagnes du sud avant que les températures chutent brutalement. D’étranges esquilles d’une roche arrachée au substratum par l’inondation finale dépassaient de la couche grise et cassante. Des particules de glace aussi fines que des bancs de brume d’été tourbillonnaient sans interruption. Des nuages denses s’enroulaient autour des affleurements, frappaient durement sa combinaison lorsqu’il avançait. Ses amas macrocellulaires captaient les signaux des balises réparties sur la route de Jajaani. En dehors de son propre appel de détresse, il n’y avait aucune communication. Ces balises continuaient néanmoins à émettre, minuscules lumières virtuelles dans un paysage abandonné. La prochaine se trouvait à huit kilomètres. Son ombre virtuelle informa Aaron que quelqu’un projetait un signal dans sa direction. Il secoua la tête, incrédule, se demanda si son subconscient ne lui jouait pas une fois de plus des tours. L’origine de l’émission se trouvait droit devant lui ; la fréquence d’urgence utilisée était la même que la sienne. — Ici le navire éclaireur Lindau de la Marine du Commonwealth. Vous nous entendez ? Aaron se figea et fixa les énormes nuages gris et menaçants. — Oui ? Le signal se renforça aussitôt et fut dirigé sur lui. — Par Ozzie, qui êtes-vous ? — Cyrial, répondit-il en choisissant au hasard le nom d’un des membres de l’équipe de Restauration rencontrés à Jajaani. — Eh bien, Cyrial, c’est votre jour de chance. Ne bougez pas, nous venons vous chercher. — Vous avez trouvé quelqu’un d’autre ? — Non, désolé, vous êtes le premier. Aaron attendit que le vaisseau transperce les nuages avec force éclairs et descende mètre par mètre, tandis que ses unités ingrav peinaient à compenser les effets du vent. Épais cylindre de trente-huit mètres de long, ses capteurs étaient disposés dans des niches autour de sa section centrale. À l’arrière, deux anneaux dissipateurs de chaleur brillaient d’un éclat rubis, témoin de l’importante consommation d’énergie imposée par les conditions atmosphériques. Des bourrasques chargées de neige s’abattaient sur son champ de force, duquel jaillissaient des étincelles bleues. Après avoir déployé des trains d’atterrissage en morphométal, l’appareil se posa à une dizaine de mètres d’Aaron. — Vous n’imaginez pas comme je suis heureux de vous voir, s’exclama-t-il. — On imagine très bien. (Le sas s’ouvrit et une rampe courte se déplia.) Désolé, mais on nous a donné l’ordre de prendre toutes les précautions ; personne ne sait encore qui a attaqué la base. Nous allons devoir vous garder en isolement le temps de vous scanner et de confirmer votre identité. — Si cela vous amuse, vous pouvez même vous taper ma femme. J’ai son code unisphère, si vous voulez. Elle est pas mal, vous savez… Aaron activa tous ses implants offensifs, ajusta ses courants d’énergie biononique pour se préparer au combat et monta sur la rampe. Justine Le moment où Justine comprit qu’elle n’était pas morte fut l’instant le plus tranquille de toute son existence. Elle se serait crue dans le paradis biblique dont elle rêvait quand elle avait cinq ans ; manquaient juste les anges. La surprise passée, elle entreprit d’examiner les alentours, car elle n’avait pas perdu le sens des réalités. Elle entendait son cœur battre. Elle respirait. Des exo-images lui montraient que ses autres fonctions corporelles étaient nominales ; ses amas macrocellulaires et systèmes biononiques semblaient normaux, eux aussi. La lumière était allumée dans la cabine, le champ gravifique stable. — État des systèmes ? demanda-t-elle au cerveau du vaisseau. — Systèmes vitaux opérationnels. Systèmes secondaires touchés mais fonctionnels. Hyperréacteur inactif. — Pourquoi ? Le cerveau ne répondit pas tout de suite, ce qui lui fit froid dans le dos ; les dégâts devaient être importants pour qu’ils mettent si longtemps à établir un diagnostic. Elle se leva, marcha jusqu’à l’alcôve qui contenait la cuisine. À force d’être jetée dans tous les sens, elle avait des bleus aux jambes et au dos. Elle grimaça. — Les paramètres quantiques de l’endroit où nous nous trouvons ne correspondent pas à ceux de l’univers externe. — Ah… (Elle se tourna vers la section de la paroi qui dissimulait le cerveau. Nous savions que tout était différent à l’intérieur du Vide) Bien. Et si tu me montrais où nous nous trouvons, justement. La vue prise par les capteurs externes s’afficha dans son exovision. Les nébuleuses scintillantes du Vide étaient à couper le souffle. Tandis qu’elle admirait ce spectacle, elle discerna du mouvement parmi les taches lumineuses les plus éloignées – Celui-qui-marche-sur-Peau voyait la même chose depuis Querencia. Des étoiles distantes de plusieurs années-lumière transperçaient les voiles exotiques et arachnéens. Comment cela, distantes ? Dans toutes les directions ? — Où est la frontière du Vide ? — Réponse inconnue, répondit le cerveau. — Nous venons de la traverser il y a à peine une minute. — Oui. Merde… — Scanne les objets les plus proches. Tu détectes quelque chose ? Un Seigneur du Ciel, par exemple… — Aucun écho radar dans un rayon de cinq millions de kilomètres. Aucune acquisition visuelle de masse importante. Hysradar inactif. Aucun champ gravifique à proximité. — Fait chier. Il m’a déposé au milieu de nulle part. Justine se laissa tomber dans son fauteuil ; elle ne savait plus quoi faire, quoi penser. Alors elle se rappela que le Vide était un univers de miracles. Je me demande si… Elle eut un sourire en coin et fixa le verre de vin blanc frais que l’unité culinaire venait de lui préparer. Elle ferma les yeux et essaya de le voir en esprit. Des ombres étranges, plus floues que ce qu’elle percevait dans le champ de Gaïa, traversèrent les ténèbres. Elle ouvrit précipitamment les paupières. La vision à distance ! — Et si nous nous entraînions un peu ? Elle considéra le verre de vin d’un air malicieux et s’imagina en train de s’en saisir, de le soulever bien haut. La surface du liquide doré frémit, ondula très légèrement. La base du verre s’inclina d’un millimètre. — Oui ! exulta-t-elle. Dix minutes plus tard, elle était capable de soulever le verre de cinq centimètres. Bon, je suis encore très loin de Celui-qui-marche-sur-l’eau, mais je viens à peine d’arriver. Tout est vrai, alors ! Les rêves d’Inigo ne sont pas des inventions. Nom de nom. — Commence à cataloguer les constellations, ordonna-t-elle au cerveau de l’appareil. Essaie de repérer celles qui sont visibles depuis Querencia. Ah, oui, localise aussi l’étoile la plus proche. Une fois ses instructions données, elle prit une longue douche – une vraie douche, avec de l’eau et du savon, pas un de ces trucs aux spores. Sa traversée du Golfe lui avait semblé durer une éternité et elle se sentait vide, épuisée. En communiquant avec Gore, elle s’était rendu compte que la plupart des habitants du Commonwealth soutenaient son action, ce qui lui avait donné la force d’aller jusqu’au bout. À présent, les résidus de cette émotion intense pesaient très lourd sur ses épaules, car sa responsabilité était colossale. Elle était l’ambassadrice d’un univers auprès d’un autre univers. Son pauvre cerveau biologique avait de plus en plus de mal à assumer la situation. Après la douche, elle mangea du saumon en croûte et des pommes de terre nouvelles au beurre et à la menthe et but du champagne. Lorsqu’elle attaqua sa pavlova aux framboises, le cerveau n’avait toujours reconnu aucune nébuleuse. Elle s’endormit moins d’une minute après s’être couchée sur le lit que la cabine avait produit pour elle. Elle se réveilla dix heures plus tard, reposée et surtout impatiente. Le cerveau n’avait encore rien trouvé, pas même en examinant avec soin et sous tous les angles les projections tridimensionnelles des nébuleuses qu’il était parvenu à cartographier. Soit elle se trouvait très, très loin de Querencia, soit il s’était écoulé tellement de temps depuis les aventures d’Edeard que la carte du ciel était devenue méconnaissable. Dans un cas comme dans l’autre, elle n’avait pas de quoi se réjouir. L’étoile la plus proche se trouvait à trois années-lumière. Entre cette dernière et son vaisseau : rien. Justine avala un repas léger et commença à se dire que ce ne serait pas facile. Peut-être les Seigneurs du Ciel viendraient-ils à sa rencontre de cette manière fabuleuse et sereine qui était la leur. En tout cas, eux comme elle volaient moins vite que la lumière. Cet après-midi-là, elle appliqua des baumes apaisants sur ses bleus et fit une heure d’exercice sur des appareils escamotables. Elle se coucha en écoutant de la musique à faible volume, contrariée par l’absence de contact avec les Seigneurs du Ciel. Et aussi par une pointe de claustrophobie naissante. À moins qu’il s’agisse plutôt d’agoraphobie. De fait, elle était à la fois seule dans un univers inconnu, confinée dans un environnement exigu, mais aussi perdue dans l’immensité de l’espace. Le deuxième matin, elle prit un petit déjeuner léger à base d’œufs et de pain grillé. Le gobelet en plastique (léger) qui contenait son jus de quranges pressées flotta dans la cabine et vint se poser dans sa main (physique) ouverte. — Oui ! Ranalee et autres bandits, prenez garde ! Justine arrive et elle n’est pas contente. Deux jours plus tard, toutes les nébuleuses avaient été examinées en profondeur et Justine dut se rendre à l’évidence : elle était complètement perdue. Elle s’intéressa aux performances de son vaisseau. Le convertisseur de masse directe pourrait l’alimenter en énergie à l’infini. Son réplicateur de niveau sept était capable de produire presque toutes les pièces détachées dont elle aurait besoin. Les quelques robots que l’engin avait à son bord suffiraient à la maintenance de la plupart des machines. Mieux encore – ou pis, selon le point de vue –, le caisson médicalisé était en mesure de maintenir son corps en état de stase pendant plus d’un siècle. Dans une situation extrême, il serait même possible d’implanter sa mémoire dans un clone nouvellement créé. Toutefois, ce n’était pas le genre d’immortalité dont elle avait rêvé. Le cerveau du vaisseau attira son attention sur quelques anomalies : en effet, tout ne fonctionnait pas parfaitement tout le temps. Elle repéra des entrées bizarres dans les enregistrements de plusieurs systèmes qui, lorsqu’elle les réexamina en temps réel, ne révélèrent rien d’anormal. Leur analyse ne lui apprit rien de spécial à part que les systèmes les plus sophistiqués étaient aussi les plus touchés. Il lui fallut une journée supplémentaire pour prendre sa décision, ou plutôt admettre qu’elle n’avait pas le choix. Les vaisseaux à bord desquels les ancêtres de Celui-qui-marche-sur-l’eau étaient arrivés sur Querencia étaient tombés du ciel, s’étaient écrasés – la légende n’était pas très claire à ce sujet. Toutefois, une chose était certaine : ils n’avaient plus jamais volé. Quelque chose, dans le Vide, était préjudiciable à la technologie – sans doute la structure quantique différente de ce qui passait pour l’espace-temps dans cet univers. Pour autant, elle avait du mal à accepter le concept de suprématie mentale car cela ouvrirait des horizons pour le moins étonnants. Peut-être le Cœur collectif de cet univers souhaitait-il que le Silverbird défaille ? Elle était persuadée que son vaisseau surclassait dans tous les domaines les vieux navires colons qui, Ozzie seul savait comment, étaient arrivés ici il y avait des siècles de cela. Pour commencer, elle demanda au cerveau de procéder à une analyse complète de la structure quantique afin de concevoir une éventuelle reconfiguration qui rendrait possible le vol supraluminique. Ensuite, elle se servit du nid de confluence de son vaisseau pour amplifier ses pensées et diffuser en boucle un message adressé aux Seigneurs du Ciel – elle leur demandait de la trouver, de venir à elle. Après cela, son système ingrav propulsa le Silverbird en direction de l’étoile la plus proche à 0,7 fois la vitesse de la lumière ; à ce rythme-là, il lui faudrait un peu plus de quatre ans pour l’atteindre. Ses champs de force la protégeraient des nuages de poussière rencontrés en route. Justine ordonna au cerveau de la réveiller à intervalles réguliers ou en cas d’urgence. Elle vérifia une dernière fois les images captées par les senseurs externes. Rien n’avait changé dehors. Elle entra dans la cabine médicalisée et activa le processus de suspension. Le dixième rêve d’Inigo Le théâtre Poilus se trouvait dans l’allée Doulon, dans le quartier de Cobara. Il n’y avait pas d’enseigne à l’extérieur. L’établissement occupait le sous-sol d’une boutique de jouets dont la vitrine était pleine de poupées et de marionnettes colorées. L’entrée étroite était dissimulée dans un angle formé par le magasin de jouets et le local d’un tanneur. Deux portiers en longs manteaux sombres tapaient du pied sur le trottoir pour se réchauffer dans l’air frais nocturne. Edeard et Kristabel arrivèrent au moment où l’horloge de la place Renan sonnait le quart d’heure. Lorsque Edeard retira sa capuche, un des deux hommes sursauta et sourit. — Ils nous ont dit que vous viendriez. Nous vous souhaitons la bienvenue au Poilus, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Maîtresse. La porte s’ouvrit sur un escalier incurvé. Un souffle d’air chaud, un brouhaha continu et le son d’une guitare leur parvinrent du sous-sol. — Il va bientôt commencer, ajouta le portier tandis qu’Edeard s’écartait pour laisser passer Kristabel. La température montait à chaque pas, tout comme l’excitation dans l’esprit de la jeune femme. Quand ils furent au pied des marches, Kristabel eut un sourire hésitant. Le théâtre était une grande salle surplombée d’une voûte et entourée d’alcôves converties en bars. La lumière provenait d’une bande orangée située au plafond et de lampes à huile accrochées aux murs, qu’Edeard considéra avec méfiance. À l’extrémité de la salle, un guitariste installé sur une estrade en bois essayait de couvrir les conversations de la foule agglutinée sur le parquet. Kristabel retira son manteau. Les deux personnes les plus proches d’elle examinèrent avec curiosité sa robe de soie bleue ornée de perles. D’un mouvement d’épaules, Edeard se débarrassa de sa cape, découvrit sa veste rouge et noire aux brocarts argentés et sa chemise blanche à collerette. Nombreux furent ceux à ne pouvoir dissimuler leur stupéfaction. — Eh, les dandys sont arrivés, lança Macsen à voix haute. Kristabel sourit et le serra dans ses bras. Apparut alors Dinlay, qui mit une boisson dans les mains d’Edeard. Boyd exprima sa joie de les voir en riant. Saria embrassa Kristabel. Légèrement saoule, Kanseen déposa un baiser affectueux sur la joue d’Edeard. — Vous avez traîné, remarqua Dinlay, qui tenait par l’épaule une fille un peu forte aux très longs cheveux roux. Edeard eut du mal à ne pas faire de commentaire ; Dinlay se débrouillait toujours pour trouver des filles au moins aussi grosses que lui. — Ce fut une très belle fête, rétorqua Edeard, loyal. Kristabel rit et lui caressa la joue. — Le pauvre, il a été si courageux, expliqua-t-elle aux gendarmes. Tous les amis de papa ont tenu à s’entretenir avec lui durant le dîner, et je peux vous dire qu’ils sont tous plus vieux et ennuyeux les uns que les autres. Après cela, Edeard a dû danser avec chacune de leurs filles. Edeard regarda Boyd et haussa les épaules. — La rançon de la gloire. — Ce n’est pas bien grave, intervint Macsen. C’est temporaire. Dans dix ans, on t’aura oublié et ton nom ne reviendra plus que dans des jeux de société chaque Jour de l’An. Edeard embrassa Kristabel. — Tu vois, à force de travail, je suis presque apprivoisé, maintenant, dit-il. Elle rit et le serra contre elle. C’était tellement facile, naturel. Ils échangèrent un sourire joyeux. Ils étaient parfaitement à leur aise. Edeard savait que ce ne serait plus très long maintenant, et cela le rendait heureux, lui réchauffait le cœur. Elle n’avait rien avoir avec les autres filles qu’il avait séduites ; avec Kristabel, il n’était pas question de compétition. La relation qu’il entretenait avec elle n’avait rien à voir non plus avec celle, confortable et matinée de confiance, qu’il avait eue avec Jessile. Entre Kristabel et lui, tout serait aussi parfait que possible. — Le voici ! cria Dinlay. Dybal arriva tranquillement sur scène. Il salua les spectateurs de la main et fut accueilli par une salve d’applaudissements. Le reste de l’orchestre, composé de trois percussionnistes, d’un saxophoniste, d’un pianiste et de deux autres guitaristes, s’installa rapidement. Peut-être était-ce la vapeur d’huile de Jamolar ou bien l’excellent vin qu’Edeard avait bu à la fête, mais Dybal et ses musiciens semblaient émettre des couleurs vives. Ils étaient vêtus d’habits scandaleux, et rien que pour cela, Edeard joignit sa voix à celles des autres spectateurs. Les chansons étaient rapides et bruyantes, à l’opposé des morceaux joués durant la fête chez les Culverit, racontaient des histoires d’amour et de séparation, parlaient de trahison et de corruption, tournaient en dérision le Conseil. Elles étaient énervées. Elles étaient tristes. La musique accompagnait à merveille les textes de Dybal. Edeard et Kristabel dansèrent comme des possédés. Ils burent. Le gendarme tira à quelques reprises sur les pipes de kestric qu’on faisait passer à la ronde. Kristabel l’imita avec un plaisir et une excitation non dissimulés. Dybal joua pendant plus de une heure. Assez longtemps, en tout cas, pour qu’Edeard soit trempé de sueur. À la fin du second rappel, les parois du théâtre dégoulinaient de condensation. — C’était fabuleux, s’enthousiasma Kristabel en se collant à Edeard. Je n’arrive pas à croire que le Conseil soit encore au pouvoir. Vive la révolution ! cria-t-elle en brandissant le poing. Il la serra dans ses bras, et leurs nez se touchèrent. — Tu parles de ton propre père. — Et alors ! Merci de m’avoir amenée ici. Elle tournoya sur elle-même. — Cela faisait longtemps que j’avais envie d’écouter Dybal, dit-il. — Pourquoi n’es-tu pas allé le voir plus tôt ? Il haussa les épaules. Autour d’eux, les gens, fatigués et heureux, se dirigeaient vers l’escalier et la sortie. — Je ne voulais pas venir seul, répondit-il. Le sourire dont elle le gratifia alors ne lui fit pas regretter de s’être montré aussi sincère. À la sortie de l’établissement, les gendarmes se dirent au revoir et s’en furent dans diverses directions. Il y avait très peu de gens dans la rue à cette heure de la nuit. Edeard boutonna sa cape et prit Kristabel par l’épaule. Elle appuya la tête contre sa poitrine, l’esprit baigné d’une satisfaction perceptible. Ils marchèrent vers le bassin situé à l’extrémité du canal du Jardin ; les nébuleuses dessinaient des formes aux couleurs pâles sur la toile de fond noire du ciel. Edeard avait l’impression qu’elles scintillaient d’une manière inhabituelle, à moins que le kestric y soit pour quelque chose. Plus que les autres nuits, l’Honoious semblait brûler de l’intérieur. — Tu fais souvent cela ? lui demanda-t-elle. — Quoi ? — Regarder les nébuleuses ? — Je ne sais pas. Je me demande ce que nous savons réellement d’elles. — Je suis capable de nommer la plupart d’entre elles. — Oui, mais sais-tu ce qu’elles sont vraiment ? Crois-tu que nos âmes soient condamnées à errer là-haut ? — La Dame dit que c’est ce qui nous attend si nous ne vivons pas des existences pleines et honnêtes. — Oui… Il se rappela les dimanches matin interminables passés dans l’église d’Ashwell à écouter Mère Lorellan lire les Écritures d’une voix monocorde. Qui décide de ce qui est vrai ? Kristabel perçut les doutes qui l’assaillaient et se pressa encore plus fort contre lui. Sa gondole privée était amarrée au bord du bassin ; une lampe pendillait au cadre de son habitacle en toile. Il n’y avait pas beaucoup de place à l’intérieur. Edeard et Kristabel durent se coller l’un contre l’autre sur le banc. La jeune femme se couvrit les jambes d’une peau. Ils s’embrassèrent, tandis que le gondolier guidait l’embarcation sur le canal. Edeard passa la main dans ses cheveux épais, goûta ses lèvres, ses joues, son cou, revint à sa bouche. Elle gémit, excitée, conquise. Même leurs pensées semblaient se mêler. Elle le repoussa et le gratifia du sourire le plus tendre qu’il ait vu sur son visage délicat. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il. Il ne pouvait pas avoir mal interprété ses sentiments. Il avait rencontré peu de filles aussi ouvertes que Kristabel. — Je suis prête, murmura-t-elle, sensuelle, et je sais que tu l’es aussi. — Oh, oui. — C’est juste que… — Ton père ? — Non, papa t’aime bien. Et puis, il n’est pas aussi attaché aux traditions qu’on pourrait le croire. Edeard ne put contenir son sourire incrédule. — Oui… — Je pense que nous savons tous les deux que ce n’est pas une aventure ordinaire, continua-t-elle. — Tu as raison. L’écho de ce qu’elle venait de dire se réverbéra dans son subconscient, mais il fit un effort pour continuer à l’écouter. — Je veux que tout soit parfait, reprit-elle. — Moi aussi. Elle déposa un baiser léger sur ses lèvres. — Il est très tard. Nous avons fait la fête. Tu es censé être sur le terrain dès 7 heures du matin. Ce n’est pas bien. — Pourquoi ? — Je sais que tu as vécu une expérience décevante avec Ranalee, mais ma famille possède un pavillon au bord de la mer à l’extérieur de la ville. Il est très charmant. J’aimerais que nous y séjournions tous les deux. Juste toi et moi. Une semaine. Il avait une conscience aiguë du contact de son corps contre le sien. Ses mots d’amour et les désirs perçus dans son esprit non protégé l’affectaient avec la même violence que les manipulations illicites de Ranalee. — Oui, lâcha-t-il dans un râle. — Cela te plairait ? — Oui. (Il avait la gorge serrée et le plus grand mal à parler.) Oui, cela me plairait. — Je ne veux pas que tu te sentes obligé de passer une semaine avec moi. Si tu préfères, je peux t’accompagner tout de suite à ton appartement. — Non, la maison sur la plage sera parfaite. — Vraiment ? (Elle frotta sa joue contre la sienne.) Merci. Merci de nous donner une chance. La gondole tourna dans le canal de la Volée et se dirigea vers le Bassin supérieur. Ils ne s’embrassèrent plus, se contentant de sourire, collés l’un contre l’autre. Edeard regardait droit dans ses yeux et dans son esprit, se délectait de ce qu’il y voyait. L’enthousiasme, l’excitation, l’impatience. L’adoration. L’image miroir de son propre esprit ; ce qu’il voyait dans l’esprit de la jeune femme, elle le voyait dans le sien. Cette transparence était si… bonne. Homelt attendait sur le ponton de la ziggourat. Il sourit lorsque Kristabel mit pied à terre. — Bonjour, maîtresse. Vous vous êtes bien amusée ? Elle eut un sourire chaleureux. — Oui, merci, je me suis très bien amusée. Homelt regarda Edeard, qui essaya de prendre un air digne mais échoua lamentablement. Il hocha la tête. — Père est-il toujours éveillé ? — Non, maîtresse, il s’est couché il y a plusieurs heures de cela. Seuls mes hommes et moi sommes encore debout. — Je vois. Bien. Bonne nuit, Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Bonne nuit, maîtresse. Homelt les considéra avec étonnement, puis escorta Kristabel jusqu’à l’escalier en bois de la demeure. — Tu seras libre, mardi prochain ? lui demanda-t-elle en esprit. Edeard ne pensa ni à la réorganisation des emplois du temps, ni à la montagne de travail qui l’attendrait. Le mardi suivant aurait lieu une cérémonie de remise de diplômes qu’il n’aurait pas le droit de manquer. Ce serait serré. — Oui, répondit-il. Quoi qu’il arrive. — Je compte sur toi. Alors qu’elle était au sommet des marches, il aperçut une dernière fois son sourire ravi. Un sourire enchanteur, se dit-il. Finalement, Macsen, ne s’était pas trompé sur sa beauté. Le gondolier le déposa de l’autre côté du canal, d’où il lui suffirait de traverser Silvarum pour rentrer à Jeavons. Deux gendarmes à moitié endormis montaient la garde sur le pont du canal de l’Arrivée. Ils furent stupéfaits de voir Edeard à cette heure de la nuit ; celui-ci prit d’ailleurs le temps de discuter un peu avec eux. Finitan lui avait appris qu’il ne fallait jamais perdre une occasion de gagner le soutien précieux des citoyens de la ville ; un jour, il en aurait peut-être besoin. À Makkathran, on ne pouvait pas faire abstraction de la politique. En la matière, Finitan était très habile ; au lendemain du festival, il avait su exploiter la libération de la fillette kidnappée pour faire basculer le Grand Conseil en leur faveur. La politique, encore elle, avait permis d’éviter que les gondoliers se mettent en grève et donnent l’impression de soutenir les ravisseurs. Pour le moment, la ville était de son côté, mais il savait que cela ne durerait pas, qu’il y aurait d’autres tentatives de déstabilisation du Conseil, de remise en cause des mandats. En toute probabilité, il n’aurait guère le loisir de se reposer sur ses lauriers et devrait rester vigilant. Ces temps-ci, cependant, il avait du mal à chasser Kristabel de son esprit. Au lieu de réfléchir au planning des patrouilles, à ses réunions avec les maîtres des quartiers ou à la façon de débusquer les chefs de gangs, il pensait à elle. Il pensait à elle lorsqu’il patrouillait, se rappelait son rire, son allure, son parfum, leurs sujets de conversation. Lorsque, à la fin de sa journée de travail, il parvenait à se libérer pour la voir, elle emplissait son monde tout entier. Et maintenant ceci. Ils allaient devenir des vrais amants. Lorsqu’il se coucha enfin, il ne restait plus que quelques heures avant le lever du jour et sa prise de service ; ce matin, il était censé conduire une patrouille dans Jeavons et Tycho. Au lieu de dormir comme il aurait dû, il réfléchit à la manière dont il pourrait aménager les temps de patrouilles pour se libérer la semaine suivante. Il repensa également au contact du corps de Kristabel contre le sien dans la gondole. Son sourire. Sa promesse. L’escouade aurait du mal à pallier son absence, mais il s’en moquait. Makkathran pouvait bien s’écrouler à présent. Kristabel et lui seraient bientôt ensemble. C’était difficile à croire. Jamais il n’avait été aussi heureux. D’une certaine manière, Kristabel et Ranalee se ressemblaient ; en tant qu’héritières de grande famille, elles donnaient un sens singulier au mot « seuls ». Kristabel n’était accompagnée que de trois serviteurs, contre cinq pour Ranalee, mais leur voiture était pleine de valises, de paniers et de nourriture. Évidemment, il y avait aussi deux cochers, des conducteurs de chariots et des apprentis. Et puis, il y avait les maîtres des gé-loups assignés par Homelt. Il se serait accommodé de ces désagréments s’ils avaient pu partir sans cérémonie. Pour commencer, ils durent dire au revoir à toutes les amies de Kristabel (nombreuses et ricaneuses) ; puis il y eut Mirnatha, éplorée, déçue d’être abandonnée ainsi par sa sœur et Celui-qui-marche-sur-l’eau qui, en contrepartie, lui promirent de lui apporter plein de cadeaux. Edeard fut également contraint de serrer la main du vieux maître et de lui jurer qu’il n’arriverait rien à sa précieuse fille, et ce pendant que Lorin les regardait depuis un balcon. Edeard était arrivé muni de son seul bagage juste après le petit déjeuner, mais le cortège ne s’ébranla que peu avant midi. Kristabel était assise bien droite sur le banc capitonné ; ses cheveux étaient enfoncés sous un large béret, et seules deux anglaises lui flanquaient le visage. Bien qu’elle soit tranquillement assise, il émanait d’elle une majesté qui, en dépit des efforts qu’elle déployait, ferait toujours défaut à Ranalee. — Tu étais très impatient, commença-t-elle avec condescendance. J’ai précipité mon départ, ce qui est très impoli. Tu as des raisons d’être si pressé ? Edeard parvint à peine à garder son sérieux. — Non, maîtresse. — Vraiment ? Je testerai ta patience ce soir, lorsque nous serons arrivés. — Votre cruauté est un délice pour moi, maîtresse. Kristabel garda son air sérieux pendant quelques secondes avant d’éclater de rire. — Par la Dame, j’ai bien cru qu’ils ne nous laisseraient jamais partir ! Elle se jeta sur lui, et ils finirent le voyage pelotonnés l’un contre l’autre. La route du sud était aussi bien entretenue que les autres routes qui sillonnaient la plaine d’Iguru. À deux reprises, ils rencontrèrent des miliciens, dont les patrouilles avaient été rapprochées pour faire face à l’augmentation du nombre de bandits de grand chemin. Edeard supposait que les attaques de voyageurs s’étaient multipliées à cause du nettoyage de la ville. Nombre de gangsters menacés d’expulsion avaient préféré partir. Cependant, leur voyage le long de la côte se déroula sans incident. Les palmiers qui flanquaient la route avaient survécu à l’hiver et perdaient leurs frondes écarlates pour faire place à de nouvelles feuilles émeraude. De part et d’autre de la voie, les champs étaient préparés pour l’été ; des équipes de gé-macaques taillaient les vignes, les citronniers et les fruitiers, tandis que les gé-chevaux labouraient. Cette période de l’année remontait toujours le moral à Edeard et lui rappelait son enfance insouciante. À l’arrivée du printemps, tout le monde était de bonne humeur. Avant d’atteindre le pavillon, il ne savait pas trop à quoi s’attendre ; il s’imaginait que les résidences secondaires des grandes familles se ressemblaient toutes. Il commença à se douter de quelque chose lorsque Kristabel ouvrit la fenêtre de la voiture et le regarda avec espièglerie. Le paysage n’était plus constitué de champs, mais de collines caillouteuses couvertes d’herbes hautes et, sous le vent, d’arbres courbés. Devant eux, la route s’incurvait et s’enfonçait dans une modeste vallée surplombée de promontoires rocheux, au fond de laquelle coulait un ruisseau. Alors il la vit, en retrait de la plage blanche, derrière la dune. — Par la Dame ! lâcha-t-il, le souffle coupé. Kristabel lui serra la main pour partager sa joie. — J’ai toujours adoré cet endroit, soupira-t-elle, pensive. Le pavillon était une sculpture semi-vivante. Cinq murchênes avaient été plantés en cercle, puis taillés et guidés pendant des décennies. À trois mètres du sol, les premières branches avaient été tissées pour former une plate-forme renforcée par des planches solides. Les murs étaient encore plus fascinants. Au-dessus du plancher, les branches se ramifiaient encore et encore, se rejoignaient pour former une coupole, avant de se s’écarter au-dessus du pavillon pour dispenser une ombre bienfaitrice – une ombre nécessaire, comprit-il, car les parois ajourées étaient serties de verre. Une mince terrasse faisait le tour de la demeure. Lorsque la voiture se fut arrêtée devant la maison, Kristabel précéda Edeard sur l’escalier incurvé qui conduisait à la porte d’entrée, où les attendait le gardien des lieux. Le vieil homme s’inclina bien bas et accueillit Kristabel comme une parente. Edeard examina les épais piliers, découvrit avec émerveillement les bourgeons verts qui commençaient à pousser sur l’écorce brune et les branches courtaudes méticuleusement taillées chaque automne. D’ici un mois, le pavillon tout entier donnerait l’impression d’être composé de vitraux dont les joints en plomb auraient été remplacés par des feuilles verdoyantes. — C’est étonnant, dit-il. J’ignorais que l’homme était capable de tels prodiges. À Ashwell ou dans les villes qu’il avait découvertes sur la route de Makkathran, on ne savait pas modeler la nature de cette manière. — Il a fallu deux cent quatre-vingts ans pour obtenir ce résultat, expliqua fièrement le gardien. C’est mon arrière-grand-père qui a planté ces arbres. Depuis, ma famille s’en est occupée pour le compte des Culverit. Quand je ne serai plus là, mon fils prendra le relais. — Deux cent quatre-vingts ans, répéta Edeard, impressionné. — Makkathran nous rend paresseux, reprit Kristabel. Tout nous y est proposé sur un plateau, alors que nous sommes capables de faire les choses par nous-mêmes. À l’intérieur, le pavillon était divisé en sept pièces par d’anciens panneaux en bois. La salle centrale, sous le nœud de branches, était une chambre à coucher dotée d’un lit circulaire en son centre. Un système ingénieux de poulies et de ficelles permettait d’ouvrir ou de fermer les persiennes des lucarnes. Dans le séjour, une épaisse dalle de pierre accueillait un grand feu, dont la fumée était aspirée par une hotte en fer. Edeard et Kristabel prirent place sur un grand canapé et s’abîmèrent dans la contemplation de la mer, située à deux cents mètres de là. S’il avait fait un peu plus chaud, ils auraient pu se baigner, pensa le gendarme. Un grand deux-mâts glissait doucement vers le sud. Les serviteurs et gé-macaques s’activaient, rangeaient leurs bagages, tandis que le gardien allumait du feu dans la cuisine pour préparer du thé. Kristabel enroula ses doigts autour des siens. — Ne t’en fais pas, ils passeront tous la nuit dans des cabanons situés derrière la dune, et nous serons hors de portée de leurs esprits. Je n’ai pas envie de les choquer ; certains d’entre eux travaillent pour ma famille depuis des décennies. Edeard sourit et se rappela que Ranalee lui avait plus ou moins dit la même chose. Il se retourna vers la mer. Par coïncidence, le pavillon des Culverit se trouvait à quelques kilomètres au sud de la crique où avait été retrouvé le cadavre d’Ivarl. Edeard se rappelait très bien cette matinée. Une semaine après la fin du festival, il avait reçu un message d’un garde-côte qui lui demandait de bien vouloir venir identifier un corps. Il avait emprunté un cheval à la milice pour se rendre sur place. La mer et les rochers s’étaient montrés impitoyables avec Ivarl. Edeard n’avait encore jamais vu de noyé – les boursouflures et le teint terreux le surprirent –, mais l’identité de la victime ne faisait aucun doute. — C’est la première fois que je vois un truc pareil, avait dit le vieux garde-côte. En esprit, Edeard avait examiné les liens qui entravaient les poignets et les chevilles d’Ivarl. La corde de qualité, les nœuds complexes et parfaitement exécutés juraient avec cette mort ignoble. Il avait dénombré neuf entailles profondes avant de cesser de compter. Apparemment, la mort d’Ivarl n’avait été ni rapide ni douce. L’assassinat de son adversaire le tracassait beaucoup plus que le kidnapping, ne serait-ce que parce qu’il démontrait l’existence d’une organisation criminelle dont il ignorait tout. Il avait interrogé les plus proches lieutenants d’Ivarl, mais n’avait pas appris grand-chose. Par ailleurs, il ne pouvait s’empêcher de penser à l’âme du défunt. Avait-elle quitté son corps comme celle du ravisseur de Mirnatha ? Il savait désormais que l’âme existait, et cela l’impressionnait plus qu’il voulait l’admettre. Cette nuit-là, Kristabel effaça ses doutes et ses inquiétudes. Ils étaient peut-être hors de portée de l’esprit des serviteurs, mais pas de leurs oreilles. Le matin suivant, ils enfilèrent des robes de chambre blanches et prirent leur petit déjeuner sur la terrasse. Une brise chaude soufflait et soulevait les cheveux décoiffés de Kristabel. Lorsqu’elle eut terminé son pamplemousse bleu, elle demanda à sa servante de la peigner et de la coiffer pour la journée. Pendant ce temps, Edeard s’installa confortablement et ordonna aux gé-chimpanzés de débarrasser la table. Par-dessus les parois rocheuses de la crique, il distingua les mâts de trois voiliers. Il enviait la liberté des marins. — J’aimerais bien les imiter un jour, déclara-t-il. Lorsque les gangs auront été démantelés et les bandits dispersés dans la nature, nous prendrons la mer et ferons le tour du monde. — Personne n’a encore trouvé de passage dans les glaces du sud. — Alors nous passerons au nord. — Entre les atolls de la mer d’Auguste ? Par la Dame, Edeard, les récifs s’y étirent sur plusieurs centaines de kilomètres. Cette mer est un véritable labyrinthe de corail dans lequel il est facile de faire naufrage. — Dans ce cas, nous utiliserons une troisième main puissante pour briser les récifs, ou bien emprunterons les yeux d’un gé-aigle pour trouver une voie. Personne n’a encore essayé. En dehors des bandits, nous ne connaissons presque rien de ce monde. Et si des vaisseaux s’étaient écrasés sur d’autres continents ou sur des îles ? Si ces gens avaient préservé la technologie de leurs ancêtres ? — Ils nous auraient sans doute trouvés, rétorqua-t-elle tandis que sa servante terminait de lui mettre des barrettes ornées de pierres précieuses dans les cheveux. — Oh. Tu as raison, mais ce serait quand même formidable d’explorer les océans. — Sans doute. Je n’ai jamais réfléchi à ce genre de chose. — Je n’arrive pas à croire que personne à Makkathran n’ait eu l’idée d’entreprendre un tel voyage. Les grandes familles ont de quoi construire des navires fabuleux, et les fils désœuvrés ne manquent pas. Aucun d’entre eux ne regarde donc jamais vers l’horizon ? — Si, bien sûr, mais uniquement pour chercher des filles richement dotées. Plus personne ne pense comme toi, Edeard. Le dernier homme à avoir tenté un tel voyage est le capitaine Allard, il y a plus de mille ans. Il était le deuxième fils de la famille Havane, et a fait construire le genre de bateau dont tu parles : la Marie majestueuse. C’était le premier et le dernier de son espèce – un vrai galion, un trois-mâts de plus de soixante mètres de long. Quatre-vingts matelots – tous des marins expérimentés – et le meilleur équipement que pouvaient fournir les Guildes. Ils ne sont jamais revenus. La femme d’Allard a vécu plus de deux cents ans. Chaque jour, elle descendait sur les docks pour demander aux marins qui rentraient s’ils n’avaient pas vu son mari. La veuve vigilante, qu’ils l’appelaient. On dit que son âme continue à hanter les docks. Edeard considéra la mer d’un air pensif. — Enfant, je n’ai pas eu la chance d’apprendre l’histoire, la vraie. Je savais juste qui avait construit telle ferme ou tel bâtiment de telle Guilde, ou quelle famille s’était installé la première dans notre province. Quel ennui ! — Pauvre petit, le consola-t-elle en lui prenant la main. Où as-tu appris à naviguer, dans ce cas ? Edeard rougit. — Nulle part. Je n’ai pas encore appris. Kristabel éclata de rire. — Tu ne sais pas naviguer et tu veux faire le tour du monde ! Oh, Edeard, c’est pour ces choses-là que je t’aime. Tu as des visions tellement folles. Quand on t’écoute, on croirait que tout est possible. Il eut un sourire timide. — Quand j’en aurai terminé avec les gangs, quand j’aurai le temps, j’apprendrai à naviguer. — Prends garde aux pirates, le prévint-elle en regardant les voiles de passage avec méfiance. Nos capitaines parlent d’une recrudescence des actes de piraterie. Ils n’osent pas encore s’attaquer aux grands navires, mais plusieurs embarcations modestes ont déjà disparu. — Au moins, personne ne pourra me reprocher d’en être responsable. — Que veux-tu dire ? — Beaucoup de bandits de grands chemins sont des malfrats chassés de la ville. Ils sont très difficiles à attraper. — Laisse les shérifs et la milice se charger d’eux. Il est temps que les gens se prennent en main, qu’ils assurent leur sécurité sans tout attendre de Makkathran. J’aimerais que la population change d’attitude. Edeard sourit et la regarda avec fierté. — Le Grand Conseil n’aura qu’à bien se tenir lorsque tu arriveras aux affaires. — À ce propos, pourquoi la primogéniture serait-elle la règle ? À notre époque ! Croient-ils que je ne sois pas assez compétente ? — Ce sont des imbéciles, la rassura aussitôt Edeard. — Comme tu le vois, tu n’es pas tout seul à avoir des ambitions. — En temps voulu, nous triompherons. — Par la Dame, on croirait entendre Finitan. Tu as besoin de te changer les idées. (Elle se leva et lui tendit la main.) Viens. Edeard se laissa guider sur la dune. Ses pieds nus s’enfonçaient dans le sable d’une manière délicieuse. — Au fait, je ne te demanderai pas de le faire, reprit-elle. J’imagine que tu en as assez qu’on t’embête avec cela. — Avec quoi ? Elle désigna d’un geste de la main les vaguelettes qui roulaient sur le sable. — Eh bien, je ne te demanderai pas de marcher dessus. — Ah. Merci. Ils continuèrent à avancer vers la mer. Kristabel défit la ceinture de sa robe de chambre, qui glissa sur ses épaules. La vue de son corps nu à la lumière du jour l’excita. Elle s’approcha de l’eau. — Euh, elle n’est pas un peu froide pour se baigner ? demanda-t-il d’un ton léger. — Pas ici, répondit-elle dans un froncement de sourcils. Autour de la ville, l’eau est plus chaude qu’ailleurs ; c’est dû à la chaleur qui émane du fond rocheux et qui rend l’eau plus riche en matières nutritives. C’est la raison pour laquelle Makkathran et les villages de la côte comptent de nombreux pêcheurs de crustacés. — Comme tout le monde le sait, ajouta-t-il, exaspéré. — En effet. (Elle mit les mains sur les hanches et le regarda d’un air sévère qui, ajouté à sa robe de chambre soulevée par le vent, finit de l’exciter.) Pourquoi ? — Un jour, j’aimerais vous abandonner, mes hommes et toi, au milieu de la province de Rulan. Vous mangeriez des baies empoisonnées, tomberiez dans des terriers de drakkens et ne réussiriez même pas à allumer un feu. En plus, vous seriez fichus de rester englués dans des champignons collants. Ha ! Comme j’aimerais voir cela une fois dans ma vie. Vous comprendriez ce que j’endure tous les jours. Kristabel se tint bien droite et leva le menton. — Tu as choisi de venir vivre en ville. Pour ma part, je n’ai aucune intention de m’installer à la campagne. — Ah oui ? Il fit un pas dans sa direction. — La campagne est horrible. Les gens n’y sont guère cultivés, et puis, cela sent si mauvais. Edeard n’en croyait pas ses oreilles. Kristabel le regarda avec sérieux pendant quelques secondes, puis sauta dans l’eau en gloussant. Edeard jeta sa robe de chambre sur le sable et partit à sa poursuite. Kristabel avait dit vrai : l’eau était un peu plus chaude que prévu, mais pas assez cependant pour être agréable. Il la rattrapa et la jeta dans les vagues en riant. Ils étaient heureux. — Le moment serait bien choisi pour m’apprendre à allumer un feu en extérieur, parvint-elle à dire en claquant des dents. Edeard lui avait donné sa robe de chambre quand ils étaient sortis de l’eau, mais cela n’avait pas suffi. Lui-même avait la chair de poule tandis qu’ils marchaient vers la dune. — Bien, bien…, fit-il, l’air digne. À l’aide de sa troisième main, il rassembla des brindilles et des morceaux de bois flotté. Kristabel applaudit avec enthousiasme en voyant le combustible tournoyer dans les airs avant de s’amonceler dans un creux, au pied de la dune. — Bon, nous avons besoin de feuilles sèches au centre, continua-t-il en formant un tas de feuilles de gorelow brunes. Ces épines de trinpins seront utiles aussi ; elles prennent très vite. (Il s’accroupit près du bois pour s’assurer que l’amadou était bien positionné. Près de lui, Kristabel, l’esprit protégé, paraissait réellement intéressée.) Maintenant, il nous faut des silex. (Deux pierres sortirent du sable et flottèrent vers eux.) Il faut diriger les étincelles vers le même point tout en soufflant doucement – pas trop fort, car tu risquerais d’éteindre le feu. Cela demande un peu d’habitude. (Alors qu’il se retournait pour prendre les pierres dans ses mains, il aperçut une lueur du coin de l’œil.) Hein ? Le feu brûlait déjà. — Ooooh ! se moqua gentiment Kristabel. Comme tu es fort. Avec un homme comme toi, une femme ne mourra jamais de faim dans la nature sauvage. — Comment as-tu… ? Une lumière diabolique dans le regard, elle leva la main. Des flammes blanches et froides jaillirent de ses doigts, décrivirent un arc dans les airs et s’abattirent à la base du bois. — Oh… Malgré la fraîcheur de l’air, il avait les joues brûlantes. Kristabel riait tellement qu’elle faillit tomber à la renverse. Elle avait du mal à parler. — Qu’est-ce que tu peux être crédule ! — Il faut croire. — Mon chéri, reprit-elle en lui caressant la joue. Je suis désolée. Elle se plia en deux et fut reprise d’un fou rire. Il n’arrivait pas à lui en vouloir. Au lieu de se mettre en colère, il arbora un sourire désabusé. — Peut-être, rétorqua-t-il, mais ton truc ne te sera d’aucune aide contre les champignons collants. Elle s’assit sur ses genoux et enroula ses bras autour de son cou. Son sourire était aussi lumineux que le soleil de midi. — Si jamais je me fais attaquer par une légion de champignons, je te jure sur la Dame de faire tout ce que tu me diras et de ne plus jamais rire de toi. — D’accord. Montre-moi comment fonctionne ce truc. — Je n’ai pas le droit ; c’est un secret de famille. — Je croyais que tu voulais faire la révolution. Elle l’embrassa. — Bon… Elle lui transmit la technique en esprit. Edeard l’étudia rapidement et la jugea plutôt simple. Il s’agissait de compresser une petite quantité d’air et de la faire tournoyer pour générer des étincelles. — C’est facile ! Il leva le bras et agita l’atmosphère avec sa troisième main. Un éclair aveuglant frappa la pile de bois, et une boule de feu avala les branches dans un bruit sourd. Plusieurs bâtons enflammés s’envolèrent dans les airs, suivis par des volutes de fumée. Edeard et Kristabel se baissèrent pour les éviter. — Par la Dame, Edeard ! s’exclama-t-elle, bouche bée. Le feu brûlait avec vigueur. Kristabel rit de nouveau. — Voilà qui est mieux, dit le gendarme, alors que les flammes s’élevaient vers le ciel. Je commence enfin à me réchauffer. Kristabel le tenait toujours par le cou. Elle se cambra, s’allongea et l’attira à elle. — Moi aussi. Edeard lança un regard coupable au pavillon, avant de sourire d’un air lubrique. — J’ai entendu dire qu’il n’y avait rien de mieux que l’amour sur la plage. Sa troisième main défit la ceinture de la jeune femme. La rumeur, découvrit-il, était justifiée ; l’amour sur la plage était une expérience spectaculaire. À la tombée de la nuit, le deuxième jour, ils s’enfermèrent dans leur chambre. Longtemps après que les chandelles se furent éteintes, allongé sur le lit, Edeard observait les nébuleuses qui scintillaient et oscillaient dans le ciel nocturne. Il eut un sourire las ; le sommeil refusait de le prendre. — À quelle distance se trouvent-elles ? Kristabel se retourna vers le plafond. — Tu regardes encore les nébuleuses ? Je ne sais pas. Très, très loin. — Nos âmes peuvent-elles les trouver sans l’aide des Seigneurs du Ciel ? — Je ne sais plus ce que les Écritures disent à ce sujet. Il me semble que les âmes ont du mal à trouver leur chemin une fois qu’elles ont quitté le corps. Elles flottent dans l’espace sans savoir où aller. — Elles sont perdues. C’est pour cela que nous avons besoin des Seigneurs du Ciel. — Oui. (Elle sourit et se colla contre lui.) Tu vois, tu en sais plus que moi. Tu dois être très croyant. — Pas vraiment. Je me rappelle à peine ce qu’on m’a enseigné. Et la Dame – comment a-t-elle appris tout cela ? — Les Premiers le lui ont expliqué, ou alors les Seigneurs du Ciel lui ont transmis la parole des Premiers. Je ne sais plus. En tout cas, les Premiers savaient, puisqu’ils ont créé l’univers. — Le Vide. Les navires à bord desquels nous sommes arrivés venaient de l’extérieur. — D’ailleurs, en tout cas. — Ils ont dû traverser les nébuleuses avant de s’écraser sur Querencia. — Sans doute. — Nos ancêtres savaient de quoi elles étaient constituées. Pourquoi ne sont-ils pas restés là-bas, dans la mer d’Odin ? La Dame dit que c’est la porte du Cœur, où les âmes vivent dans l’unité et la félicité. — Les vaisseaux étaient en détresse ; ils n’ont pas pu s’arrêter. — Et ils se sont échoués sur Querencia. Dans le ciel, les vaisseaux volaient. Les gens qui voyageaient à leur bord étaient capables de les contrôler, de les piloter comme nos capitaines pilotent nos navires marchands. Kristabel se redressa. Il ne distinguait que sa silhouette noire et sentait ses cheveux doux sur sa poitrine. — Pourquoi poses-tu toutes ces questions ? — Nous avons une âme, Kristabel. Je l’ai senti. Quand j’ai tué le ravisseur de Mirnatha, j’ai vu en esprit son âme qui quittait son corps. — Et qui s’envolait vers l’Honoious ! gronda-t-elle d’une manière théâtrale. — Ou qui dérivait vers les étoiles sans savoir où aller. — Edeard, tu n’es pas en train de te moquer de moi ? — Non ! promit-il. Sûrement pas. C’est juste que je ne comprends pas pourquoi les Seigneurs du Ciel nous ont abandonnés. Que doit-on faire pour les rappeler ? — La Dame dit que nous devons rester honnêtes, fidèles à ce que nous sommes. — C’est le cas de la plupart des gens. J’ai connu de nombreuses personnes honnêtes qui sont mortes. Leurs âmes sont-elles perdues ? Akeem erre-t-il sans but dans le ciel ? Et Melzar ? Obron ! Pour des raisons qu’il ne souhaitait pas approfondir, il pensa soudain à Salrana. Salrana qui travaillait consciencieusement à l’hôpital d’Ufford et attendait de rentrer à Makkathran, de le retrouver. Elle avait voué sa vie à la Dame, c’était une fille bien. Bien plus méritante que moi. Son âme se perdrait-elle dans le Vide ? De telles pensées le mettaient mal à l’aise. Je devrais lui écrire, lui expliquer que j’ai rencontré Kristabel, mais ce n’est pas le genre de nouvelle que j’aimerais apprendre dans une lettre. Par la Dame ! — Je l’ignore, Edeard. Je t’assure. Si tu veux des réponses à ces questions, adresse-toi à une Mère. Si tu veux, je peux même t’obtenir un rendez-vous avec la Pythie en personne. Nous sommes vaguement de la même famille. — Non. Je suis désolé. Je me suis un peu laissé emporter. Il essaya de chasser l’image de Salrana de son esprit. Je m’occuperai de ce problème d’une manière honorable à son retour. Il sentit les cheveux de Kristabel sur son corps. Ses doigts fins lui caressèrent la poitrine. — Moi qui croyais avoir réussi à te calmer, dit-elle. — Mais tu as réussi. Je suis tellement épuisé que mon esprit vagabonde et soulève des questions idiotes. — Tu veux me refaire l’amour ? Il sourit aux ténèbres, dans la direction de son visage. — Pour l’instant, je suis incapable de bouger le petit doigt. — J’espère que tu seras plus en forme demain. — Je compte bien dormir et être prêt pour toi demain soir. — Demain matin, le corrigea-t-elle. — Oui, maîtresse. Il découvrit au petit matin que Kristabel ne plaisantait pas. Les jours suivants, ils marchèrent le long de la côte, explorèrent des criques et découvrirent des plages. Ils se baignèrent, puis se réchauffèrent en faisant l’amour dans les dunes. Kristabel semblait particulièrement excitée à l’idée que le gardien ou un serviteur puisse les surprendre. Satisfaire le moindre de ses désirs n’était pas une corvée pour lui. Le quatrième après-midi, ils se promenèrent sur la piste qui s’éloignait du pavillon pour inspecter les champs et bosquets adossés à la bande de nature sauvage qui suivait les contours de la côte. Jusqu’à la ville, cette dernière était une succession de criques dentelées, dont les plus grandes accueillaient des ports de pêche surplombés par de grandes falaises. Les autres appartenaient aux grandes familles de Makkathran, qui y avaient construit des pavillons et autres maisons de campagne destinés aux vacances de leurs jeunes. Plus au sud, les collines dentelées cédaient la place à des marais salants, avant que le terrain s’élève de nouveau à l’extrémité de la plaine d’Iguru. Au-delà, le massif de Bruneau se dressait devant les plaines arides du sud. Villes et fermes se succédaient sur la côte, dont la courbe pointait vers le sud-est et Charyau, la cité la plus australe de Querencia, située en dessous de l’équateur. — On dit qu’il faut porter des vêtements longs toute l’année dans ces régions, expliqua Kristabel, tandis qu’ils regardaient vers le sud depuis le sommet d’une colline. Le soleil brille si fort que la peau se dessèche, surtout si tu n’es pas habitué. Au loin, à l’horizon, on distinguait à peine les sommets enneigés du massif de Bruneau. — Les habitants de ces régions parlent-ils d’autres peuplades, de bateaux aperçus au loin, venus d’autres parties de la planète ? demanda Edeard. — Non. Nos navires se rendent régulièrement là-bas, et les leurs mouillent souvent à Makkathran, mais je n’ai jamais entendu parler de ce genre d’histoires. (Elle pencha la tête sur le côté.) Tu sembles très intéressé par ce qui est hors de notre portée. Pourquoi ? — Je suis curieux du monde qui nous entoure, répondit-il. (En réalité, il se demandait toujours où avaient été fabriqués les pistolets à tir rapide des bandits qui avaient attaqué Ashwell.) Cela ne t’ennuie pas que nous ne disposions même pas d’une carte complète de Querencia ? Les vaisseaux à bord desquels sont arrivés Rah et la Dame ont eu le temps de voir la planète d’en haut avant de s’écraser ; pourquoi ne reste-t-il rien de leurs observations ? — Voilà que cela te reprend : tu penses différemment. Tout ce que tu me dis est évident, et pourtant, personne n’y a jamais pensé avant toi. — Est-ce mal ? — Non, tu sors juste du lot. J’adorerais comprendre pourquoi tu penses de cette manière. — Je suppose que je suis fait comme cela. Et je vois des choses en rêve… — C’est égoïste de ma part, mais j’aurais aimé rencontrer tes parents. Ce devaient être des gens très spéciaux. Tu te souviens d’eux ? — Très peu, soupira-t-il. Akeem m’a dit que ma mère était originaire d’une autre province, qu’elle était belle et très intelligente. Les hommes se battaient pour elle, mais elle ne voulait que mon père. Lui-même ne vivait à Ashwell que depuis une vingtaine d’années ; il n’était pas du cru. Il possédait une ferme à l’extérieur du village. C’était grand, du moins pour l’enfant que j’étais à l’époque. Je me souviens de meubles très beaux comparés à ceux des autres maisons. J’ignore pourquoi. Mes parents ne gagnaient sans doute pas plus d’argent que les autres fermiers. D’après Akeem, mon père ne s’impliquait pas beaucoup dans la vie d’Ashwell. Je ne peux pas vraiment lui en vouloir. — Je ne voulais pas réveiller des souvenirs douloureux. — Ils ne le sont pas. Mes parents sont morts il y a de nombreuses années et je ne souffre plus de leur absence. Je hais les bandits qui les ont tués, mais Akeem a été un vrai père pour moi. J’ai eu de la chance de l’avoir. Kristabel le prit par le bras, et ils redescendirent de la colline. — Il y a des bandits partout, commença-t-elle. De toutes sortes. Des gens qui volent le fruit du labeur d’autrui. Les gangs sont de ceux-là. — Je sais. Le simple fait qu’ils existent me met hors de moi. Pis encore – que les gens s’accommodent de leur existence. — Je pense que nos gangs sont plus malins que tes bandits de la campagne ; ils ont réussi à s’immiscer dans le tissu de la ville, dans nos vies. — Encore cette distinction entre la ville et la campagne ? — Oui et non. Il est vrai qu’ils partagent la même brutalité, la même haine, mais ils sont aussi victimes de leur nature, Edeard. — Tu veux dire que je devrais avoir pitié d’eux ? — Je ne sais pas ce qu’il faut faire. (Elle lui caressa la joue et le regarda avec tendresse.) Tout le monde attend que tu prennes les choses en main ; tu en es conscient ? — Je n’ai pas réponse à tout. Le Grand Conseil est là pour cela. — Ils te tiendront pour responsable si aucune solution ne s’impose. N’entends-tu pas leurs voix ? Tu es responsable de cette campagne, répètent-ils. Tu as rencontré personnellement les maîtres des quartiers pour les convaincre. Tu as chassé les gangs de certaines parties de la ville pour les concentrer dans d’autres. Pourquoi ces dernières devraient-elles être les seules à souffrir ? Que comptes-tu faire pour éradiquer la menace que tu as dévoilée ? Comment vas-tu terminer cette guerre ? — Par la Dame…, grogna-t-il. — Tu dois trouver une solution, Edeard, une porte de sortie. — Il n’y en a pas. — Il y en a une, et tu la connais : le bannissement. Bannir les gangs des murs de cristal, les chasser de la ville tout entière. — C’est impossible. Maître Bise ne permettra jamais que cette décision soit appliquée à Sampalok. — Maudit soit-il. Ton influence politique est grandissante, Edeard. Les mandats ont porté leurs fruits. Mets à profit ton succès, continue sur ta lancée. Si tu hésites trop longtemps, il sera trop tard. — Le bannissement ? Tu plaisantes ? (Il repensa au matin du kidnapping, à la manière dont la femme d’Eddis l’avait pris à partie.) Où iraient-ils tous ? — Je vois bien que cette histoire te tracasse beaucoup, mais je pense que tu as tort de t’inquiéter. Une de fois de plus, ton imagination te fourvoie – tu vois des quartiers entiers mis au pas par la menace du canon. Edeard, les meneurs, les bandits les plus dangereux sont peu nombreux. Table sur cent ou deux cents personnes. Je me rappelle le soir où papa a signé les quatre cent dix-huit mandats pour Haxpen. Quatre cent dix-huit personnes, ce n’est rien comparé à la population totale, même pas une minorité. Débarrassons-nous des chefs et de leurs lieutenants ; les autres rentreront vite dans le rang. Ils ne feront jamais partie de tes admirateurs, mais ils ne causeront plus de tort à la société. — Peut-être, mais où iront les chefs ? Nous ne ferions que déplacer le problème. — Écoute, reprit Kristabel d’une voix forte en désignant le paysage d’un grand geste du bras. Je demanderai à papa de te prêter son plus grand navire, et tu pourras les abandonner sur un atoll lointain. Ou alors nous leur donnerons des chariots et les chasserons loin de Rulan. Qu’ils construisent leurs maisons et cultivent leur nourriture. Edeard ! Tu n’es pas responsable d’eux. Tu es gendarme à Makkathran, métier trop longtemps méprisé. Grâce à toi, nous nous sentons en sécurité, nous avons foi en l’avenir. Ce n’est pas le moment de faillir. Tu ne peux pas te permettre de douter, pas maintenant. Il la regarda sans rien dire, incrédule. Déconcertée, elle fit un pas en arrière. — Qu’est-ce qu’il y a ? — Tu es vraiment incroyable. Je n’arrive pas à croire que tu m’aies remarqué. — Tu m’as plu tout de suite, confirma-t-elle en regardant ses chaussures. — Makkathran a de la chance de t’avoir. — Je ne me contenterai pas de faire de la figuration en attendant que mon fils prenne ma relève. Je refuse de voter comme le maire le décidera. J’espère bien faire la différence, ajouta-t-elle, déterminée. — Tu y arriveras. Edeard aurait voulu que cette dernière nuit dans le pavillon ne se termine jamais. Une fois de plus, longtemps après que les chandelles se furent éteintes, son esprit se mit à vagabonder, et il s’abîma dans la contemplation du ciel. Kristabel lui avait dit beaucoup de choses durant cette semaine, des choses passées inaperçues qu’il commençait à peine à comprendre. Elle était allongée près de lui, le bras sur son torse, le nez dans son cou, une jambe sur la sienne. Là était sa place. Pour l’éternité. — Je t’aime, s’entendit-il murmurer. Edeard appréhendait son retour à Makkathran. Comme il aurait aimé rester à jamais sur cette plage avec Kristabel, dans ce rêve éveillé… Il ne s’agissait pas uniquement de leur union physique, même si la jeune femme avait répondu à toutes ses attentes sexuelles. Il craignait tout simplement de gâcher une semaine si parfaite. — Je ne veux pas partir non plus, confia-t-elle lors de leur dernier petit déjeuner sur place. — Nous n’avons pas le choix, bougonna-t-il. — Effectivement. Ne boude pas, s’il te plaît. — Je ne… Excuse-moi. — Tu t’excuses trop souvent. — Tu as raison. — J’ai un cadeau pour toi. Elle demanda à un gé-macaque de lui apporter une valise qu’Edeard n’avait pas remarquée jusque-là – pour quelqu’un qui avait passé la majeure partie de la semaine nue ou enveloppée dans des voiles de soie et de dentelle évanescents, elle avait une garde-robe impressionnante. Il se pencha sur la valise ouverte et découvrit une veste. — Voilà un vrai uniforme pour toi. L’homme que j’aime ne peut pas être vêtu de manière ordinaire à cette cérémonie. Ce sera un jour important, très important. Edeard prit la veste, en admira la coupe et le tissu noir. C’était une tunique de gendarme standard, mais beaucoup plus belle que la moyenne. Kristabel produisit également un pantalon, une chemise blanche, une ceinture et une cravate. — Merci beaucoup. Moi, je n’ai rien pour toi… Elle le regarda d’un air étrange, un peu comme s’il avait proféré des paroles blessantes. — C’est parce que tu n’as pas d’argent. Tant mieux, d’ailleurs, car ce n’est pas ce que je recherche chez un homme. — Tu es fantastique. Il l’embrassa. — Nous n’avons pas le temps, nous devons être rentrés en ville pour le milieu de la journée. Va t’habiller. — On a quelques minutes devant nous, protesta-t-il, plein d’espoir. — Va t’habiller, répéta-t-elle en montrant la porte de la chambre. Edeard s’exécuta. L’uniforme lui allait comme un gant, et il ne put s’empêcher de sourire d’un air satisfait en se regardant dans le miroir. Il était très élégant. — Par la Dame ! murmura Kristabel d’une voix rauque. Les hommes en uniforme ont vraiment quelque chose en plus. — Le tailleur a le compas dans l’œil ou bien il m’a fait espionner ? Kristabel haussa les sourcils de quelques millimètres. — Je connais ta taille exacte, ronronna-t-elle. Maintenant, dépêche-toi, il faut y aller. Bizarrement, il fut content de revoir Makkathran. Le murmure rauque des pensées et des communications télépathiques était une présence rassurante. Et puis, il y avait les canaux, les rues et les bâtiments familiers, le fait que, sur le chemin des écuries, personne ne leur prêtait aucune attention ni ne se donnait la peine de masquer ses pensées. — Je suis chez moi, décida-t-il à bord de la gondole qui les conduisait au palais du Verger. Lorsqu’ils arrivèrent dans la salle Malfit, ses amis l’accueillirent avec enthousiasme. — Non mais regardez-le ! s’exclama Macsen. (Il tira sur l’uniforme splendide d’Edeard et désigna du regard Kristabel qui discutait avec Kanseen.) Tu as quelque chose à nous annoncer ? — Non, répondit Edeard en plissant le front. Nous avons passé d’excellentes vacances, mais ne compte pas sur moi pour te donner des détails. Macsen et Boyd secouèrent la tête, désespérés. — Décidément, tu es resté un gars de la campagne, ajouta Macsen d’un air triste. — Pardon ? — Nous avons d’excellentes nouvelles pour toi ! annonça fièrement Dinlay. — Pardon ? répéta Edeard sans comprendre. — Après la cérémonie, railla Kanseen. Ce serait trop long à expliquer. — Allons-y, les appela Macsen. Asseyons-nous tant qu’il y a des places. Lors de la cérémonie de remise de diplôme d’Edeard, les chaises n’occupaient que le cinquième de la salle ; aujourd’hui, certaines des familles venues voir leur fils ou leur fille étaient debout le long des murs. Comme le voulait la tradition, le maire Owain apparut au sommet de l’escalier grandiose, en compagnie des maîtres des quartiers et des Guildes. Tandis qu’ils rejoignaient les stagiaires en bas, au plafond, les planètes sœurs de Querencia glissaient avec grâce dans une aube exquise ornée de nuages dorés arachnéens. Owain commença son discours sur une estrade de fortune. Installé au fond de la salle, Edeard observait les maîtres alignés derrière le maire. Cette fois-ci, ils semblaient tous attentifs, comme s’ils jaugeaient l’humeur de l’assistance. La tension qui régnait dans leurs rangs contrastait avec l’excitation et la joie des jeunes gendarmes et de leurs familles. Alors il repéra Bise, dont le visage long était figé et amer. L’homme croisa son regard sans chercher à dissimuler sa haine et son hostilité. D’abord désarçonné, le gendarme se reprit et afficha une indifférence tranquille. Une salve d’applaudissements retentit lorsque le premier stagiaire monta sur l’estrade pour recevoir ses épaulettes. Edeard applaudit poliment durant toute la cérémonie, qui dura longtemps. Il fit preuve de plus d’enthousiasme lorsque vint le tour des stagiaires de Jeavons. Fier comme un coq, le jeune Felax descendit de l’estrade et leva bien haut ses boutons pour les montrer à ses parents. Edeard et Dinlay sourirent, amusés. — Par la Dame, grogna Dinlay, ne me dites pas que j’étais comme lui. — Je ne sais pas, je regardais mes pieds pour ne pas trébucher dans l’escalier. Chae, qui était assis derrière eux, se pencha et dit : — Vous n’étiez pas mieux que lui, croyez-moi. La remise des épaulettes était suivie d’une réception à laquelle Edeard était quasi contraint de participer. Quelques mois plus tôt, cette perspective l’aurait horrifié, mais les épreuves qu’il avait traversées lui avaient appris à relativiser. Accrochée à son bras, Kristabel souriait et se chargeait d’impressionner tout le monde. Il accepta un verre de vin, refusa les canapés, scella son esprit et raconta aux parents combien leurs petits étaient doués, comme il était heureux de pouvoir compter sur eux – oui, il était persuadé que c’en serait bientôt fini des gangs ; non, il ne pouvait pas dire quand car c’était une information confidentielle ; et oui, ils avaient trouvé une issue à la campagne d’exclusions, mais les gendarmes comptaient sur la population pour faire pression sur ses maîtres de quartiers et représentants. — Regarde, nous sommes regroupés par affinités politiques, lui chuchota Kristabel au bout d’une heure. C’est typique des habitants de Makkathran. Edeard examina l’assistance en esprit. Elle avait raison. Trois groupes distincts de maîtres s’étaient constitués sur le parquet de Malfit. L’un d’entre eux s’était formé autour d’un Finitan tout sourires et accueillait les maîtres qui s’étaient joints à la campagne initiée par Edeard. Le plus bruyant et enthousiaste d’entre eux était Julan, celui-là même qui semblait complètement brisé à la veille du festival. Il saluait et félicitait des familles peu habituées à parler à des maîtres, surtout aussi affables et gentils. — Ton père est un politicien de talent, observa Edeard. — Pourquoi ai-je l’impression que ce n’est pas un compliment ? Elle lui pinça les fesses avec sa troisième main. Edeard résista à la tentation de répondre. Finitan croisa son regard, avisa Kristabel et eut un sourire en coin, avant de se tourner vers le président de l’association des potiers de Fiacre, dont la troisième fille venait de recevoir ses épaulettes. Huit autres maîtres de quartiers composaient leurs groupes – ceux de Jeavons, Silvarum, Zelda, Drupe, Tosella, Lillylight, Ilongo et Padua. Finitan discutait également avec les maîtres de Vaji, Cobara et Myco, dont il essayait d’obtenir le soutien. Le groupe le plus important, celui des indécis, était réuni au centre de la salle. Et puis il y avait ceux qui formaient un cordon autour d’Owain – les familles les plus conservatrices, nota Edeard, avec Bise en figure de proue. Eux aussi serraient la main des nouveaux gendarmes et échangeaient quelques mots avec eux. Il remarqua, consterné, que la Pythie était des leurs. Ne comprenait-elle pas que la politique d’exclusion devait être appliquée dans tous les quartiers de la ville ? Edeard se rappela alors qu’elle avait refusé d’exclure qui que ce soit d’Eyrie, décision raisonnable, car tout le monde avait le droit de fréquenter l’église de la Dame. — Cette division est une mauvaise chose, dit-il à Kristabel lorsque les convives commencèrent à quitter les lieux. Makkathran se doit d’être unie pour combattre les gangs. — C’est vrai. Elle l’entraîna vers Finitan et son père. — Bienvenue à la maison ! s’exclama Julan. Il prit sa fille dans ses bras et serra la main d’Edeard. Un silence gêné s’installa durant lequel Julan et Finitan semblèrent attendre qu’il dise quelque chose. Edeard était perplexe. — Bien, commença Finitan, il faut agir. Edeard, pendant que Kristabel et vous étiez absents, nous avons continué à faire pression sur les maîtres et représentants récalcitrants, mais sans grand succès, j’en ai peur. Le maire, notamment, s’est opposé à notre projet avec beaucoup de force. — Pourquoi ? demanda le gendarme. — Il répète à l’envi que nous n’avons pas prévu de conclusion à notre campagne, que nous ne savons pas quoi faire de tous ces gens. — Moi, je sais, rétorqua Edeard, confiant. — Vous savez ? s’étonna Finitan. — Oui, monsieur. Il n’y a qu’une solution : le bannissement. — Ah. Ce serait une solution radicale, jeune Edeard. Le gendarme eut un sourire timide et se retourna vers Kristabel. — On m’a fait remarquer à juste titre que, bien que radicale, cette décision ne concernerait qu’une infime partie de la population de la ville. Finitan et Julan échangèrent un regard. — La situation serait effectivement plus claire, reprit Finitan. Owain s’opposera à notre proposition et mettra tout en œuvre pour différer l’application des décisions du Conseil. Nous devons absolument reprendre l’initiative ; le bannissement pourrait très bien nous assurer le soutien de la majorité de la population. Edeard jeta un coup d’œil furtif aux maîtres réunis autour d’Owain. — Je ne suis pas sûr de comprendre, je pensais que cela rendrait notre position encore plus difficile à défendre devant le Conseil. — Vous avez raison, le Conseil sera au bord de l’éclatement, mais nous capitaliserons sur ses divisions. — Ah, fit Kristabel dans un hochement de tête. Bien sûr. — Bien sûr quoi ? demanda Edeard. — Je vais annoncer ma candidature au poste de maire, expliqua Finitan, et le bannissement des gangs sera au centre de ma campagne. * * * — Qu’est-ce qu’il a dit ? voulut savoir Boyd sur le chemin de Jeavons, après la cérémonie. — Qu’il allait se présenter aux élections municipales, répondit Edeard, surpris mais également excité par cette nouvelle. (Avec Finitan aux affaires, tout sera différent.) La nouvelle sera rendue publique ce soir à l’occasion d’une réception donnée à la Tour bleue. — Non, pas Finitan, le coupa Macsen. Julan… — Julan ? Il n’a rien dit du tout, mais, avec son soutien, Finitan aura des chances réelles. — Bon, d’accord, intervint Kanseen, et toi, qu’est-ce que tu as répondu ? — Que je l’aiderais comme je pourrais. Ils échangèrent tous des regards étonnés. Edeard sentit leurs esprits se fermer, mais eut temps de percevoir leur énervement et leur déception. La semaine de vacances qu’il s’était octroyée avec Kristabel n’avait pas été très bien perçue dans les rangs de ses camarades, comprit-il. — Nous n’avons pas chômé pendant ton absence, expliqua Dinlay lorsqu’ils furent à Jeavons. Les gangs non plus, tu me diras. Jeudi dernier, les gondoliers ont repêché un nouveau cadavre – le deuxième fils d’un marchand de tissu du quartier d’Igadi. — Par la Dame ! grogna Edeard. Ils n’ont pas mis longtemps à reprendre du poil de la bête. Ils prirent place dans la salle commune. La troisième main de Dinlay referma la porte derrière eux. Kanseen s’assit sur une table et posa ses bottes sur un banc. Macsen envoya un gé-chimpanzé chercher de l’eau. — Ils nous ont servi de la piquette, se plaignit Macsen avant de vider une chope en verre. Dinlay tira à lui un banc et s’assit en face d’Edeard. Son contentement était manifeste. Boyd prit place à côté de lui et tâcha de dissimuler son amusement. — Qu’avait fait ce deuxième fils pour s’attirer l’ire des gangs ? demanda Edeard. — Rien, répondit Dinlay. C’est juste une variante de la vieille pratique du racket. — Une variante efficace, enchérit Macsen en finissant sa deuxième chope d’eau. — Ils ne s’embêtent plus avec les petites boutiques et les marchands de rue, expliqua Dinlay. Ils sont montés sur l’échelle sociale et s’attaquent désormais aux commerçants fortunés. Ils n’exigent plus d’argent, mais une part de l’affaire elle-même. — Ils se cherchent une nouvelle respectabilité, ajouta Kanseen. — Imagine que tu possèdes un entrepôt plein de marchandises et que quelqu’un te propose de racheter une part de ta société. Imagine maintenant qu’une fois le marché conclu, l’acheteur exige de différer son paiement. — De payer lorsqu’il aura fait des bénéfices, ajouta Boyd. Jusque-là rien de criminel, ou du moins rien d’assez grave pour vous conduire au tribunal. — Sauf que tu sais à qui tu as affaire, continua Dinlay. Les choses sont claires dès le départ : si tu refuses, un membre de ta famille risque d’avoir des problèmes. — Voire de se retrouver dans le canal, dit Macsen. Comme le fils du marchand de tissu. Il s’agit d’un cas extrême, mais ce sont malheureusement les seuls dont nous entendons parler. — Donc nous ne connaissons pas l’ampleur du phénomène, commenta Edeard. — Non. Toutefois, tout le monde se plaint de l’augmentation apparemment injustifiée des prix ces derniers temps. Il n’y a aucune pénurie ; le port accueille tous les jours des navires pleins de marchandises et les entrepôts de la ville regorgent de tout. — Les grossistes et les importateurs ne sont pas organisés en associations comme les détaillants, expliqua Kanseen. De ce fait, ils sont moins protégés. Il semblerait que les rivalités commerciales interdisent toute forme de coopération de ce type. — Mais ils disposent de gardes personnelles ? demanda Edeard. — Non, répondit Dinlay. Bien sûr, le patriarche est entouré de gros bras lorsqu’il va chercher son dû chez un client important ou qu’il paie le capitaine d’un bateau, mais on est loin des petites armées entretenues par les grandes familles. Les familles des marchands sont sans protection et, pourtant, elles sont vitales pour l’économie de Makkathran. — Je vois. (Edeard avait espéré connaître un petit répit à son retour de vacances, mais il aurait dû se douter que les gangs ne le laisseraient pas tranquille.) Il faut identifier les… — Non, le coupa joyeusement Dinlay. — Non ? — C’est déjà fait. — Ah. (Alors que tout s’éclairait, il jeta un regard circulaire sur leurs mines suffisantes.) Puis-je vous être utile en quelque chose ? — Oui, nous aurions besoin de ta force brute pour procéder aux arrestations, répondit Macsen d’une voix innocente. Edeard rit. — Bon, dites-moi tout. — D’abord, les mauvaises nouvelles, commença Boyd : la Maison des pétales bleus a un nouveau propriétaire. — Qui ? L’air sournois, Boyd se retourna vers Dinlay, comme s’il avait besoin de son autorisation pour parler. — Buate. — Jamais entendu parler de lui. — C’est normal, le rassura Boyd. Jusque très récemment, personne ne le connaissait. Il semblerait qu’il soit le demi-frère d’Ivarl. — Génial… — Tu veux entendre la mauvaise nouvelle, maintenant ? demanda Macsen. Edeard lui fit face. — On raconte que Buate travaille en tandem. — Avec ? — Ranalee. Edeard se prit la tête à deux mains et gloussa doucement. J’aurais dû m’en douter, surtout après avoir vu Tannarl aux côtés d’Ivarl cette nuit-là. — Edeard ? s’inquiéta Kanseen. — En fait c’est plutôt une bonne nouvelle, leur dit-il. — Ah bon ? — Nous avons enfin notre lien entre les gangs et les grandes familles. Pouvons-nous prouver qu’elle est son associée ? — L’acte d’occupation se trouve dans les registres de la ville, répondit Dinlay en retirant ses lunettes pour les nettoyer. Ces documents sont confidentiels et ne peuvent être consultés que si un crime a été commis sur les lieux ou par l’occupant. Nous pourrions demander à la cour l’autorisation de les étudier, mais nous n’y verrions que le nom de la famille qui jouit de la structure. Comme nous te l’avons dit, nous savons déjà qui est Buate. Quant aux statuts de la société, ils sont gardés par la Guilde des clercs. Malheureusement, vu les activités de la Maison des pétales bleus, il est probable que le partenariat entre Buate et Ranalee n’ait rien d’officiel. — Si je comprends bien, ce sont juste des rumeurs ? — Oui, confirma Dinlay dans un haussement d’épaules. — C’est tout ce que vous avez découvert pendant mon absence ? — Comme le répète souvent mon futur beau-père, la critique est facile, rétorqua Macsen, faussement outré. Non, en réalité, nous les avons surveillés dans des conditions très difficiles, et ce, pour un salaire de misère. Quant à recevoir les remerciements de notre caporal et du capitaine, il ne faut pas rêver… — Pour l’amour de la Dame, quelqu’un va-t-il enfin me dire ce qui se passe ! — Nous avons suivi plusieurs gangsters dont les noms figurent à juste titre sur des mandats d’exclusion. L’un d’entre eux est un gros bras qui se charge des basses œuvres, expliqua Dinlay avec un large sourire. Ils viennent d’annoncer à un marchand du quartier de Neph – un certain Charyau – qu’ils veulent un tiers de son affaire. C’est un importateur de salséponges. — De salséponges ? répéta Edeard. Qu’est-ce que c’est ? Je vous préviens, si l’un d’entre vous me lance encore un de ces regards affligés et condescendants, je le balance tête la première dans le bassin de Birmingham et je l’empêche de remonter. Boyd ouvrit la bouche, puis se retourna vers Macsen, le front barré par un pli. Son ami fit la moue et interrogea Kanseen du regard. — Aucune idée, finit-elle par répondre. — En tout cas, cela doit valoir de l’argent, reprit Dinlay. Charyau a une famille nombreuse, qui s’habille avec classe et dépense ses sous dans toutes les tavernes de la ville. Et puis, il a aussi deux maîtresses qu’il couvre de bijoux. — A-t-il accepté leur proposition ? — Non, répondit Boyd. C’est le genre de type qui ne baisse jamais les yeux et aime fanfaronner. Il a refusé. — Alors nous avons suivi les sbires jusqu’à Sampalok. — Vous êtes allés à Sampalok ? s’étonna Edeard. — Je te l’ai dit, insista Macsen d’un ton grave, nous avons travaillé dans des conditions difficiles et dangereuses et nous avons découvert qu’ils s’apprêtent à montrer de quel bois ils se chauffent à Rapsail, le premier fils de Charyau, histoire de le faire réfléchir. Ils comptent agir ce soir. — Où ? s’enthousiasma Edeard. * * * Située dans la partie nord d’Abad, la rue Riorn était une voie sinueuse qui reliait le canal de Roseway au Grand Canal majeur. Les bâtiments qui la flanquaient étaient massifs, imposants ; l’un d’entre eux, un peu penché, déversait sur la chaussée des vrilles de gurk vert qui figuraient un genre de paroi vivante. L’immeuble voisin accueillait le Colonel imprudent, restaurant et théâtre à l’excellente réputation, où les riches héritiers de la ville se réunissaient à l’écart de la plèbe. On y servait des plats onéreux et des vins rares produits aux quatre coins de Querencia sur des tables hexagonales et des nappes blanches amidonnées. Le coin salon offrait des fauteuils et des canapés confortables, tandis que sur scène des danseuses se mouvaient avec grâce et élégance au son d’un orchestre talentueux. Cinq videurs aussi puissants physiquement que mentalement montaient la garde devant la porte en bois au vernis brillant ; leur présence seule suffisait à repousser ceux qui avaient eu la malchance de naître du mauvais côté de la barrière sociale. Il était deux heures du matin passées lorsque l’un d’entre eux effleura son grand chapeau pointu pour saluer Rapsail qui, d’une démarche incertaine, descendait les trois marches qui séparaient la porte du trottoir. Il pleuvait tellement dru que la lumière émise par les murs du bâtiment peinait à éclairer la chaussée. Rapsail resserra sa cape en cuir autour de sa longue veste bleue et rouge et grogna un « bonne nuit » inintelligible avant de s’éloigner en zigzaguant vers le Grand Canal majeur. L’alcool l’empêchait d’y voir clair et embrumait son esprit. Il ne se doutait pas un instant que cinq hommes se tapissaient dans les ombres des allées transversales. Il ne les vit ni sortir de leur cachette, ni se positionner autour de lui. Perdu dans son brouillard alcoolisé, il ne prit conscience de leur présence que lorsqu’ils furent tout près. — Salut, les gars, bredouilla-t-il. Une troisième main se referma autour de sa cheville. Comme il n’arrivait plus à avancer la jambe, il baissa la tête et considéra en clignant des yeux ses chaussures en cuir verni ornées de boucles en cuivre et en argent ; elles ne lui obéissaient plus, elles refusaient de le conduire loin de cet endroit. — Tiens, c’est bizarre. Un de ses assaillants rit. Spectres noirs à la tête couverte d’une large capuche et au visage dissimulé derrière un bouclier mental, ils l’encerclèrent. La pluie martelait leurs capes cirées, y dessinait des ruisseaux. — Qu’est-ce que vous voulez ? L’instinct de survie de Rapsail commençait à prendre le dessus sur l’alcool. Il essaya de crier en esprit, mais cela demandait trop de concentration. Une main tira sur sa capuche et le découvrit. — Je vous préviens, j’ai des amis très puissants dans cette ville. — Nous avons un message pour ton père, dit Medath, le chef des brutes. — Quel message ? demanda Rapsail, les cheveux plaqués sur le crâne par la pluie. — Il comprendra. Un poing s’enfonça dans son estomac mou. Le jeune homme se plia en deux et tomba à genoux. Des larmes de douleur se mêlèrent à la pluie sur ses joues. — Par la Dame, je vous en prie, non ! J’ai de l’argent. — Nous ne voulons pas ton argent, expliqua patiemment Medath, mais ton héritage. Deux hommes sortirent des matraques en cuir lesté de sous leur cape, tandis que deux autres usaient de leur troisième main pour immobiliser Rapsail dans cette position. — Après tout, continua Medath, raisonnable, tu n’en auras pas l’usage. Les infirmes ont très peu de besoins. Rapsail lâcha un gémissement pitoyable. — Faites-lui mal, ordonna l’homme. Très mal. Deux matraques mouillées de pluie s’élevèrent dans les airs. À la grande surprise des brutes qui les tenaient, elles leur glissèrent des mains et continuèrent à s’élever dans la nuit. Medath s’accroupit aussitôt et produisit de longues lames. Il examina les environs en esprit, fouilla la moindre entrée, la moindre alcôve tout en renforçant son bouclier télékinésique. Un de ses collègues voulut donner un coup de pied à la tête de Rapsail, mais sa jambe fut projetée en arrière, et il s’écroula sur la chaussée ; son visage heurta le sol avec un bruit mouillé écœurant. — Au secours ! hurla-t-il en dépit du flot de sang qui lui emplissait la bouche et le nez. Soudain, il se figea de terreur en se sentant glisser sur la chaussée. Il essayait d’agripper la surface humide, mais s’éloignait de ses camarades à une vitesse grandissante. Ses cris cessèrent lorsqu’il disparut derrière un angle. — Par la Dame ! s’exclama un de ses amis. L’homme se mit à courir, mais fut aussitôt projeté contre le mur le plus proche. Assommé, il tomba en boule sur la chaussée. Les trois brutes restantes resserrèrent leurs rangs. Medath était prêt à se servir de ses couteaux ; les autres dégainèrent des pistolets. Un rire retentit dans la rue. L’un des hommes perdit son sang-froid et tira en direction d’un groupe d’ombres. La balle se figea à cinquante centimètres à peine du canon et resta suspendue dans les airs, sous la pluie. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, grogna Medath. — Bonsoir. Edeard s’avança et apparut au milieu des ombres vacillantes. La pluie ne l’atteignait pas ; elle l’évitait, se séparait au-dessus de sa tête, si bien que sa superbe tunique était parfaitement sèche. Derrière lui, Kanseen et Dinlay émergèrent de nulle part. — Vous êtes en état d’arrestation. (Il tendit le bras et désarma les brutes avec sa troisième main.) Passe-leur les menottes, instruisit-il Dinlay. Toi, reprit-il à l’attention de Kanseen, occupe-toi des couteaux. Medath regarda la jeune femme approcher. Il fit tournoyer les lames avec dextérité et en présenta les manches à la gendarme. Edeard s’avança vers la brute qu’il avait projetée contre le mur et qui gémissait faiblement. — Donnez-les-moi, ordonna Kanseen, la main tendue. Medath saisit sa dernière chance et, d’un mouvement du poignet, lança les couteaux sur Kanseen, tout en projetant sa troisième main sur Edeard. — Battez-vous ! hurla-t-il à ses complices. Kanseen repoussa les couteaux, mais trébucha et tomba par terre. Dinlay agrippa une des brutes, tandis qu’Edeard immobilisait un autre sbire à distance. Pendant qu’ils les soumettaient et les menottaient, Medath s’enfuit. Edeard le vit en esprit qui courait sur le pont en fer tout proche. Macsen et Boyd se débarrassèrent de leur voile d’invisibilité. Boyd portait le premier assaillant inconscient sur l’épaule. Macsen, lui, courut aider Kanseen à se relever. — C’est humiliant, quand même, se plaignit-elle en nettoyant son pantalon mouillé. — Il a compris la leçon, dit Edeard, qui suivait à distance la fuite de Medath dans le Parc de Pholas. — Pour un gros dur, il court très vite, observa Boyd. Edeard se retourna vers l’homme qu’il avait menotté. — Tendez les bras, Sentan. — Vous savez comment je m’appelle ? — Oui. Je sais aussi où vous habitez, ce que vous avez mangé ce midi, avec qui vous couchez, et je connais vos trois enfants qui, eux, sont d’honnêtes citoyens. Tendez les bras. — Qu’allez-vous me faire ? Avec sa troisième main, Edeard força l’homme à lever les bras. Le gangster grimaça. — Je vous en prie, implora-t-il. Je… je ne recommencerai plus. Je vous le jure sur la Dame. — Tu recommenceras. Edeard glissa la clé dans les menottes et le libéra. L’homme lui lança un regard terrifié. — Je ne vous arrête pas, ni vous, ni vos camarades. — Je vous en supplie, Celui-qui-marche-sur-l’eau, non, ne me tuez pas ! — Fermez-la. Je suis fatigué de passer ma vie au tribunal à cause de gens comme vous. Maintenant, partez. — Je… Quoi ? — Vos amis et vous allez quitter Makkathran. Ce soir. Tout de suite. Nous allons vous escorter jusqu’à la Porte Sud. Vous allez quitter la ville et ne plus jamais revenir. — Mais, pour aller où ? Edeard se pencha sur l’homme ; leurs visages se touchaient presque. — Que font vos victimes après que vous les avez battues, après que vous leur avez brisé les os, que vous avez répandu leur sang sur le sol de leur maison sous les yeux de leurs enfants ? Que font-elles après avoir souffert le martyre à l’hôpital ? Elles essaient de reprendre une vie normale. Vous comprenez ? — Oui. — Si vous revenez, si vous remettez les pieds dans cette ville, je le saurai. Vous me croyez ? Vous me croyez, n’est-ce pas ? — Oui. Oui, monsieur. — Alors, partez. Défait, Sentan baissa la tête. Edeard rejoignit Rapsail, qui était toujours à genoux par terre. Il était dans un sale état : son pantalon était imbibé de pluie, ses cheveux collés sur son front, sa cape en désordre. — Merci, sanglota-t-il. Merci, Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Relevez-vous, lui dit Edeard sans aucun ménagement. Derrière lui, Dinlay et Macsen s’occupaient des brutes maîtrisées. Ils les rassemblèrent et commencèrent à les conduire hors de la ville. Rapsail parvint à se relever et chancela sous la pluie battante. Edeard fit un effort pour se calmer ; il avait juré de protéger les citoyens ordinaires de Makkathran, mais force lui était d’admettre qu’il avait du mal à compatir aux souffrances de ceux de cette espèce. — Cette nuit, vous n’avez pas été pris pour cible par hasard, expliqua-t-il. Votre père n’est pas venu me voir, nous voir lorsque Medath et ses amis l’ont menacé. Si je ne sais pas ce que les gangs manigancent, je ne peux pas prendre de mesures contre eux. Ce soir, vous avez eu de la chance, et vous devez beaucoup à mon escouade. — Bien sûr, bredouilla Rapsail. Père vous dédommagera grassement. Dans la famille, nous sommes des hommes d’honneur. — Je ne veux pas d’argent, lâcha Edeard entre ses dents. Rapsail reprenait vite ses esprits et, malgré sa grande confusion, ressentait la colère d’Edeard. — Bien sûr, bien sûr. Je vous présente toutes mes excuses. Euh, qu’attendez-vous de moi, au juste ? — J’ai besoin d’informations. Votre famille n’est pas la seule à avoir été visitée. Demain, quand vous aurez dessaoulé, j’irai voir votre père et nous discuterons de la manière dont les gendarmes pourront aider les marchands à se débarrasser de l’influence des gangs. — Oui, oui, bien sûr. Edeard fit signe d’approcher à Kanseen. — Raccompagne-le chez lui en un seul morceau et dis à son père que je viendrai lui parler dans la matinée. — J’hérite de toutes les corvées, cette nuit. Edeard eut un sourire maladroit. — Tu t’en es bien tirée ; je sais que cela n’a pas été facile pour toi. Merci. — Bien sûr… (Elle eut toutefois du mal à dissimuler sa satisfaction.) Allez, venez, monsieur, reprit-elle en attrapant Rapsail par l’épaule. — Une femme gendarme ? — Oui, monsieur. — Qui plus est très jolie. Edeard et Boyd firent la grimace et retinrent leur souffle. Contre toute attente, Kanseen le laissa vivre. — Je veux t’accompagner, Edeard, dit Boyd tandis que le couple improbable s’éloignait. S’il te plaît. — Je me débrouillerai très bien tout seul. — La dernière fois, ils ont failli te tuer. — En ce temps-là, j’essayais de ne pas faire trop de remous, et nous savons tous les deux que cette époque est révolue. Boyd le regarda d’un air pour le moins sceptique. — Comme tu voudras. — Je veux que tu te rendes au Colonel imprudent. Quelqu’un, là-bas, communiquait à distance avec les brutes. Fais bien comprendre au patron que je l’ai à l’œil ; à partir de maintenant, je veux qu’il coopère pleinement. Vois aussi si tu peux débusquer l’ami des gangsters. — Ce sera tout ?! — Nous avons tous des aptitudes différentes ; c’est ce qui fait de nous une bonne équipe. — D’accord, mais prends garde à toi. — Je me contenterai de me présenter. — Que feras-tu si Ranalee est là ? — La Dame n’est pas cruelle à ce point… Edeard n’était pas retourné à Myco depuis la nuit de l’incendie. S’il se savait capable de résister physiquement à Ivarl et ses lieutenants, il lui manquait la motivation. L’idée d’une confrontation avec le chef de gang ou son remplaçant ne l’effrayait pas le moins du monde, mais il avait besoin d’un peu de temps pour recouvrer sa confiance en lui. C’était désormais chose faite grâce à sa mission réussie contre les ravisseurs de Mirnatha et à sa liaison avec Kristabel. Edeard traversa avec fluidité le sol de la ville et émergea dans un salon de la Maison des pétales bleus quasi déserte. Les portes étaient fermées à clé. Sur les canapés ronflaient deux ivrognes que le personnel de l’établissement avait eu la gentillesse de couvrir pour qu’ils n’attrapent pas froid. Trois gé-macaques et deux hôtesses fatiguées lavaient des verres dans une arrière-salle. Dans les poêles, les feux étaient presque éteints et rougeoyaient à peine. Il jeta un coup d’œil alentour. Les meubles brûlés et le piano avaient été remplacés à l’identique. Il n’y avait ni globes en verre pleins d’huile, ni autres contenants suspects. Le beagle n’était pas là non plus. Edeard se débarrassa de son voile d’invisibilité et monta à l’étage. Plusieurs des chambres étaient toujours occupées par des filles et leurs clients. La tenancière et deux videurs mangeaient dans un petit salon en attendant que les filles aient terminé. Arpenter ces couloirs et ces escaliers sans voile d’invisibilité, alors qu’il avait l’habitude de s’y faufiler comme un fantôme nerveux, lui fit un drôle d’effet. Tandis qu’il approchait de la longue salle dans laquelle Ivarl avait l’habitude de recevoir ses courtisans, la double porte s’ouvrit, poussée par une troisième main. Edeard entra. — Je me demandais quand vous me rendriez visite, commença Buate. Ivarl et lui avaient manifestement un lien de parenté. Sans doute avaient-ils le même père, décida Edeard. Le même front large, les mêmes yeux verts étranges. Toutefois, alors qu’Ivarl avait une tendance naturelle à s’empâter, Buate, lui, était musclé comme s’il avait passé sa vie à accomplir des tâches physiques. Plus jeune que son demi-frère, il n’avait probablement pas plus de soixante-dix ans, et ses cheveux noirs luxuriants pendillaient en boucles au-dessus de ses épaules, coiffure à la mode chez les grandes familles des quartiers nord. À la mode aussi son gilet en cuir brodé d’or ouvert sur une chemise rouge vif. Contrairement à Ivarl, il arborait peu de bijoux – juste deux anneaux en or aux doigts et un diamant à l’oreille. Un très gros diamant, nota Edeard. Assis derrière son bureau, Buate regardait son visiteur avec un mépris tout aristocratique. Du temps d’Ivarl, la table de travail était toujours nette ; aujourd’hui, elle était couverte de papiers et de rouleaux de parchemin. Nanitte, elle, était toujours là, vautrée dans un canapé en velours près du bureau. Au-dessus de sa jupe en voile transparent, elle portait un étrange corset constitué de bandes de cuir à l’apparence très inconfortable. L’esprit parfaitement fermé, elle posa sur Edeard un regard froid. Le gendarme referma la porte avec sa troisième main. — C’est la première et la dernière fois que je vous rends visite. Du moins ce genre de visite. Il ignora délibérément Nanitte – il n’en était pas certain car l’éclairage était faible, mais il croyait avoir vu un bleu sur sa joue. Buate jouait machinalement avec un stylet. — Qu’entendez-vous par ce genre de visite, Celui-qui-marche-sur-l’eau ? — Une visite amicale. — Vraiment ? Vous imaginez donc que nous pourrions nous lier d’amitié ? — Très brièvement. Buate éclata de rire. — Je comprends pourquoi mon frère appréciait de vous avoir comme adversaire. — Je ne me rappelle pas vous avoir vu à ses funérailles. — J’étais très occupé en province. Je suis rentré à Makkathran quand j’ai appris la triste nouvelle. — Vous savez qui l’a tué ? — Je croyais qu’il s’était noyé… — Non. Il est mort bien avant d’avoir été jeté à l’eau. Cela arrive parfois quand on est victime de tortures. — C’est terrible. Je suppose que vous travaillez dur pour retrouver les coupables. — C’est une des raisons de ma présence ici. — Ah, c’est intéressant. — Vous savez que le Grand Maître Finitan a annoncé sa candidature aux prochaines élections municipales ? — Les clients ne parlaient que de cela, ce soir. — Il compte axer sa campagne sur le bannissement des criminels. — Oui, j’en ai entendu parler. J’ai peur qu’il ne puisse pas compter sur ma voix. Trop de mes amis souffriraient d’une telle mesure. — Ils souffriraient moins si vous les accompagniez. Buate laissa tomber son voile de détachement amusé. — Pardon ? — Je veux que vous partiez, que vous quittiez la ville. Emmenez vos collègues, vos associés et vos lieutenants avec vous. Ainsi, vous pourrez garder la majeure partie de votre argent, et votre exil sera doré. — Normalement, une idée aussi ridicule devrait me faire rire, mais je vois que vous êtes sérieux. — Il va y avoir du grabuge dans les prochains mois. Il y aura des morts. Vous avez le pouvoir d’éviter cela. J’en appelle à votre bonne nature. — Vous croyez que j’en ai une ? — Je vous crois plus malin que votre frère mort. Ivarl était un gangster parvenu qui se servait de la force brute contre le menu fretin, mais maintenant que vous êtes là les choses changent. Les gangs s’attaquent aux marchands et aux commerces importants. Vous essayez de vous immiscer plus profondément dans le tissu économique de la ville, de tirer parti de nos lois en rachetant nos sociétés. C’est là la marque d’un esprit plus méthodique. (Avec sa troisième main, il balaya une pile de feuilles du bureau. Nanitte ramassa à la hâte celles qui étaient tombées sur le canapé.) La marque de quelqu’un qui aime la paperasse. Buate lâcha son stylet et regarda les feuilles de papier d’un air désapprobateur. — Ne refaites plus cela, s’il vous plaît. Edeard envoya une autre pile de feuilles au plafond. — D’un esprit structuré, qui apprécie les procédures légales. Avec le temps, j’ai appris à détester les avocats… — Je n’entends rien à ce que vous racontez. Je n’ai aucune intention de racheter quoi que ce soit. La Maison des pétales bleus me permet de subvenir très largement à mes besoins. Edeard entendit des bruits de pas dans le couloir. Il pencha la tête sur le côté et prit un air malicieux. — Patron ! appela une voix. Les portes s’ouvrirent. Un Medath hors d’haleine entra en courant. Sa cape détrempée gouttait sur le sol poli. — Patron ! Patron ! Celui-qui-marche-sur-l’eau était là-bas ! Il nous a surpris avec Rapsail et – AH ! La brute faillit tomber à la renverse. Il porta les mains à sa poitrine et, les yeux écarquillés, inspira par saccades. Buate tremblait de colère et fixait son homme de main d’un œil noir. Edeard eut un sourire satisfait. — Dans ce travail, tout est une question de timing, vous ne croyez pas ? — Vous ne pouvez pas être ici ! s’exclama Medath. Vous êtes là-bas ! (Il désigna du doigt l’autre bout de la ville.) J’ai couru… Patron ? — FERME-LA ! — Quittez la ville, reprit Edeard avec le plus grand sérieux. Emmenez ce crétin et ses semblables avec vous. Vous ne pouvez pas gagner. Pas contre moi. Buate se leva, les mains posées sur le bureau. — Vous n’avez rien compris. Retournez donc dans votre campagne avant qu’il vous arrive malheur, à vous et aux gens que vous aimez. Cette ville n’est pas faite pour vous. Ils se regardèrent sans ciller pendant que Medath respirait bruyamment derrière eux. — Makkathran est déjà à moi, rétorqua Edeard. Vous n’avez pas idée de ce dont je suis capable. Il se retourna et marcha vers la porte. — Vous êtes aussi faible que mon frère, cracha Buate. La prochaine fois, ce ne sera pas Mirnatha. Edeard pivota sur ses talons et étira le bras. Buate fut projeté en arrière et heurta le mur entre deux fenêtres ovales. Il se tortilla, impuissant, à deux mètres du sol. Des vrilles d’électricité statique zébraient l’atmosphère autour de lui, mordaient dans ses vêtements. Buate gémit de terreur en voyant de fines volutes de fumée s’élever de chaque point de contact. — Si quoi que ce soit devait arriver à n’importe lequel de mes amis, vous rejoindriez votre frère d’une manière que vous ne voudriez même pas imaginer. Il retira brusquement sa troisième main, et Buate tomba lourdement sur l’épaule en lâchant un grognement de douleur. — Tu devrais mieux choisir tes fréquentations, dit Edeard à Nanitte avant de sortir en refermant les portes derrière lui. * * * Edeard se réveilla seul dans son appartement. Pendant que ses gé-chimpanzés s’activaient pour lui préparer son petit déjeuner, il entra dans sa baignoire. Kristabel et lui avaient passé de très bons moments ensemble au bord de la mer, mais force lui était d’avouer que sa baignoire et son bain à la température parfaite lui avaient manqué. Toutefois, s’il se sentait mélancolique, ce matin, ce n’était pas à cause de cela ; il s’était juste habitué à se réveiller à côté de Kristabel. Tandis qu’il mâchait le mélange de fruits et de noix préparé par les gé-chimpanzés, il se demanda s’il devait l’appeler à distance, car il avait hâte de la revoir. Sa journée d’hier avait été tellement chargée. Elle lui demanderait peut-être de la rejoindre chez elle et de passer la nuit dans la ziggourat, même si son appartement, avec son lit modifié et les conforts simples qu’il avait créés, était plus confortable. Il porta à sa bouche son jus de pomme et de mangue et se figea. À l’exception de quelques nuits passées dans des auberges et de ce week-end désastreux avec Ranalee, il avait toujours utilisé son appartement pour coucher avec les filles de grande famille qu’il avait séduites. Jamais il n’avait été invité à passer la nuit dans leur chambre, chez leurs parents. Boyd a-t-il déjà passé la nuit dans le manoir de Saria ? Je ne sais plus. Par la Dame, je regrette de ne pas connaître mieux les coutumes de cette ville. Les grandes familles étaient très à cheval sur les règles. Je demanderai à Kanseen. D’ici là, il éviterait de communiquer avec Kristabel par télépathie. Évidemment, si elle le contactait… Macsen attendait devant le portail de la résidence. — Comment t’en es-tu sorti, cette nuit ? demanda-t-il. — Moyennement. Buate ne semble pas disposé à quitter la ville. — J’aurais pu te le dire moi-même. — Je m’en doutais aussi, mais je voulais le voir en personne. — Ah, ta conscience professionnelle nous perdra, dit Macsen dans un sourire. — C’est probable, en effet. Tu aurais dû voir la tête de Medath. Cela valait largement le risque. Et de votre côté ? — Sentan et les autres sont partis au sud. C’était un spectacle incroyable. Nous avons monté la garde près de la porte pendant plus d’une heure, mais ils ne sont pas revenus. Nous avons même chargé un aigle de surveiller les alentours de la ville pour nous. — Très bien. Quatre : c’est un début modeste, mais je suis certain que nous irons loin. — À ce rythme-là, cela risque de durer longtemps. Sans compter que nous avons travaillé d’arrache-pied pendant cinq jours pour les démasquer. — Je sais. Il faut tenir bon jusqu’à ce que Finitan soit élu. — Tu crois vraiment à son élection ? — Il le faut, répondit Edeard. La plupart des habitants de Makkathran rêvent d’être débarrassés des gangs. À mon avis, Owain n’a aucune chance. — Tu ne peux pas savoir. Il est capable de proposer un projet encore plus populaire. — S’il voulait être populaire, il bannirait les gangsters sans attendre et cesserait de nous mettre des bâtons dans les roues. — Les politiciens de cette ville sont beaucoup plus intelligents et vicieux que tu le penses. Tu verras. Edeard ne le crut pas une seconde ; il savait que Finitan gagnerait. Ils atteignirent le bord du canal de l’Arrivée et montèrent sur le premier ponton pour appeler une gondole. — Au moins, nous assisterons au spectacle de la gueule de bois de Rapsail, chantonna Macsen. Leur rencontre avec Rapsail et Charyau fut tendue et guindée. Le marchand était tiraillé entre la gratitude qu’il avait envers les gendarmes et la colère qu’il éprouvait contre lui-même et Rapsail – contre ce dernier, surtout. Bon à rien et parasite étaient les mots les plus fréquemment utilisés pour le qualifier. Toutefois, Edeard commençait à avoir l’habitude des citoyens de Makkathran un peu récalcitrants, en particulier de ceux qui se croyaient importants. Le gendarme ne manipula pas le sentiment de culpabilité de Charyau, mais plutôt sa colère et sa peur des gangs, qui avaient bien failli lui prendre ce qu’il avait mis une vie à construire. Quoiqu’il n’ait pas réellement besoin de le manipuler. L’expérience qu’il avait vécue avait eu l’effet d’une conversion évangélique sur le riche marchand. Le quartier de Neph, jura-t-il sur la Dame, aurait très bientôt sa première association de marchands. Il contraindrait ses amis aussi bien que ses rivaux. Certains lui devaient des services, d’autres de l’argent ; il mettrait à profit ses connexions sociales. Enfin unis, les marchands de Neph se dresseraient contre les gangs et leur stratégie insidieuse. Toutes les informations qu’il glanerait seraient immédiatement transmises aux gendarmes – par Rapsail. D’excellente humeur, Edeard entra dans la salle commune de la gendarmerie de Jeavons. Des stagiaires leur avaient fourni les noms de gangsters que le capitaine voulait exclure du quartier ; l’équipe d’Urarl était en train de procéder à des vérifications, comme elle avait pris l’habitude de le faire. Plusieurs négociants et commerçants étaient également venus avec des noms de suspects. Edeard envoya donc des messagers prévenir les gendarmeries concernées afin de les mettre sous surveillance. Trois nouveaux mandats devraient être émis et copiés en neuf exemplaires, après quoi il lui faudrait demander humblement aux représentants et maîtres de quartiers de les signer. — Tout serait tellement plus facile si le même mandat était valable dans tous les quartiers, se plaignit Boyd. — Quand Finitan sera élu, promit Edeard. J’ai eu une idée après avoir vu Buate, cette nuit. Les gangs ne peuvent acheter des parts dans les sociétés légitimes de la ville sans remplir un maximum de paperasse. Droal, comment doit-on procéder pour que la Guilde des inspecteurs des impôts enquête sur quelqu’un que nous soupçonnons de fraude ? — Eh bien, il faut soumettre le cas à un inspecteur. — Dinlay, tu peux nous organiser cela ? — Avec plaisir, répondit celui-ci dans un sourire. — Parle de notre projet au capitaine de la gendarmerie de Myco. L’inspecteur devra être escorté par des gendarmes ; pas question que Buate et ses sbires l’intimident. — Pas de problème. — Buate sera bien ennuyé, ajouta Edeard, satisfait. — S’il est aussi malin que tu le dis, il aura une armée de comptables pour contrer ton inspecteur des impôts, intervint Macsen. — Oui, mais cela lui coûtera du temps et de l’argent. Je veux l’attaquer de tous les côtés. Edeard se retourna vers ses papiers empilés sur deux bancs. Il y avait là plus de feuilles et de rouleaux qu’il en avait vu dans le bureau de Buate. Il ne s’attendait pas que son combat prenne cette tournure. Lui qui aurait voulu arpenter les rues pour traquer les criminels… — Avez-vous eu vent de projets criminels que nous pourrions ruiner aujourd’hui ? demanda-t-il, plein d’espoir. — Nous avons surpris des échanges intéressants entre les marchands d’Ilongo, répondit Macsen. Je vais tâcher d’en apprendre davantage cet après-midi. — Bien. Edeard se demanda si Kristabel était en train de déjeuner. Le cas échéant, elle devait être attablée dans le jardin. Une longue table blanche surplombée d’une marquise ondulant paresseusement dans le vent. Des amis et parents réunis, avec Makkathran pour toile de fond, du bon vin, des plats raffinés. Ensuite, elle passerait l’après-midi dans les magasins ou dans un spa, où elle se préparerait pour la fête du soir. Il prit une feuille de papier sur la pile la plus récente – un rapport de la gendarmerie de Lillylight sur des gangsters exclus qui essayaient de revenir clandestinement dans le quartier pour y sévir de nouveau. Leurs méthodes étaient de plus en plus sophistiquées ; ils détournaient l’attention des gardes, se déguisaient… La porte se referma derrière les gendarmes partis déjeuner. Edeard leva les yeux et se rendit compte qu’il était seul avec Kanseen. Elle le fixait d’un air inquiet, ce qui l’étonna. — Tu veux qu’on en parle ? demanda-t-elle. — Euh, écoute, je t’ai demandé de t’occuper de Medath parce que je savais qu’il se croyait plus fort que toi, ce qui est faux, bien entendu. Elle fit la moue. — Je te parle de ta semaine avec Kristabel… — Qu’est-ce que tu veux dire ? Edeard comprit qu’ils ne s’étaient pas retrouvés tous les deux par hasard. — Edeard, s’il te plaît, nous deux…, commença-t-elle avec un sourire doux. Nous sommes toujours proches. Nous aurions pu devenir plus que des amis tous les deux, mais… — Je sais. Je suis heureux pour vous deux. Il a besoin de quelqu’un comme toi. Vous formez un couple très bien assorti, et je n’en ai parlé à personne. — Edeard ! Je ne te parle pas de moi ! Je suis venue en amie pour te demander si tu avais besoin d’aide. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? On ne peut pas dire que tu manques d’expérience en tant qu’amant, alors… Tu as connu tellement de filles ces derniers mois… — Je… Il se sentit rougir. Oui, Kanseen était une amie, une excellente amie, surtout depuis… Bref, il n’avait pas l’habitude d’aborder ce genre de sujet avec elle. C’était un sujet de garçons. Et puis, de toute façon, il n’entrait jamais dans les détails. — Il n’y a pas eu de problème, répondit-il d’un ton sec. Pas le moindre. Kanseen le regarda comme s’il était une énigme sur pieds. On aurait presque dit qu’elle était en colère contre lui. Soudain, sa colère céda la place à la surprise, puis à l’incrédulité. Elle porta la main à sa bouche. — Oh, non ! Non ! Elle venait de comprendre et l’implorait du regard de lui fournir une autre explication. — Quoi ? s’inquiéta-t-il. — Edeard. (Elle se leva et le prit par les mains.) Tu comprends la signification de la semaine dernière, n’est-ce pas ? — Oui. Si tu veux savoir, cette semaine a été l’une des plus belles de ma vie. D’ailleurs, si j’avais pu, je ne serais jamais rentré à Makkathran. Satisfaite ? — Une semaine et le jour, dit-elle, énigmatique. — Quel jour ? — Par la Dame, alors tu ne sais pas ? — Hein ? Kanseen serra fort ses mains. — Edeard, à Makkathran, quand une fille de bonne famille – surtout une héritière importante comme Kristabel – invite un homme à passer une semaine hors de la ville, c’est pour vérifier s’ils sont ou non compatibles au lit. C’est normal d’en passer par là avant de s’engager pour deux cents ans avec une personne. — Deux cents ans ? Les jambes d’Edeard flageolaient. L’effroi qui s’emparait lentement de son corps était horriblement similaire au sentiment qui l’avait réveillé avant l’attaque des bandits à Ashwell. — Comment cela, deux cents ans ? — Le mariage, gros nigaud ! Oh, Edeard, lâcha-t-elle, mortifiée, en se prenant la tête à deux mains. Si votre semaine s’est réellement passée comme tu le dis, tu étais supposé demander sa main à son père le jour de votre retour. C’est la coutume. Une semaine et le jour. — Ma Dame, dites-moi que je rêve. — Tout s’est bien passé, n’est-ce pas ? Tu ne connaissais pas la coutume, c’est tout ? — Kristabel pense que nous allons nous marier ? Il s’assit lourdement sur le banc. — Elle attendait que tu demandes sa main. Comme tout le monde, d’ailleurs. Nous étions inquiets ; nous croyions que cela s’était mal passé entre vous. — Par la Dame… Attends une seconde ! Qui d’autre sait ? À Makkathran tout se sait rapidement… — Eh bien, commença Kanseen, gênée, pas mal de gens se demandent qui est fautif. — Pas mal ? (Il savait pertinemment ce que cela signifiait. La ville tout entière parle de moi) Elle doit me détester, murmura-t-il, horrifié. Non, pas Kristabel. Pas elle ! Je ne supporterais pas quelle soit en colère contre moi. — Non. Bon, écoute, je ferais mieux d’aller à Haxpen pour expliquer… — Non ! Edeard projeta son esprit vers la ziggourat des Culverit. Il trouva Kristabel facilement ; la jeune femme était dans sa chambre grandiose, allongée en position fœtale sur son lit, au comble du désespoir. La petite Mirnatha était là aussi ; elle ne disait rien et se contentait de partager la tristesse de sa sœur. Dans les couloirs, les serviteurs traînaillaient, moroses, anxieux. Installé dans un de ses salons, Julan tâchait de faire bonne figure, mais il ne parvenait pas à garder pour lui sa détresse et l’inquiétude qu’il éprouvait pour sa fille. — Par la Dame, grogna Edeard, incrédule. Quel idiot je fais. — Tu ne savais pas, répéta Kanseen. Il secoua la tête pour chasser la petite salle commune de son esprit. — Kristabel ? l’appela-t-il doucement. La jeune femme se raidit, puis se remit en boule. Son bouclier le plus puissant se déplia autour de son esprit. — Kristabel, je t’en prie, je suis désolé. Cela ne servait à rien ; elle était complètement fermée. — Fait chier ! Physiquement aussi bien que mentalement, il abattit son poing sur le banc. Le bois ancien craqua et les deux moitiés de la planche tombèrent par terre. Une mer de feuilles de papier se répandit à leurs pieds. Edeard se releva. — Je vais la voir. — Je ne suis pas certaine que ce soit… — J’ai commis une erreur, cria-t-il presque. Je me dois de la réparer. Je n’ai pas le choix. — Edeard. La douceur de sa voix le prit par surprise. Elle l’entoura de ses bras et lui déposa un baiser sur le front. — Puisse la Dame te venir en aide, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Tu mérites Kristabel. — Merci, répondit-il, honteux. Euh…, y a-t-il d’autres coutumes que je suis censé connaître ? Avant que je… Enfin, tu sais… — Rappelle-toi qu’il s’agit d’une coutume et non pas d’une loi. Allez, rejoins-la. Il sentit la présence des deux gé-aigles dès qu’il fut dehors. Ils ne le lâchèrent pas des yeux lorsqu’il traversa le canal de l’Arrivée pour entrer dans Silvarum. Apparemment, quelqu’un s’intéressait de très près à lui. Il reconnut un des deux oiseaux qu’il avait repérés dans la volière de la ziggourat. Il projeta son esprit vers la résidence des Culverit. Homelt déployait ses gardes devant l’entrée principale – des gardes armés, en plein jour. La porte était fermée à clé, comme toutes les autres entrées du manoir. Lorin organisait tout à l’intérieur, arpentait la cour et donnait des ordres à tout le monde. — Petit connard, marmonna Edeard dans sa barbe. Lorin ne faisait aucun effort pour dissimuler son empressement à boucler toutes les entrées de la ziggourat. Les gendarmes en faction sur le pont entre Silvarum et Haxpen saluèrent respectueusement Edeard qui, pressé, leur répondit sans les regarder. En esprit, il chuchota à l’oreille de plusieurs gé-macaques présents dans la demeure, réveilla leurs instincts sexuels endormis pour les manipuler d’une façon tout à fait malicieuse. Cinq d’entre eux se mirent à courir dans tous les sens derrière le portail principal, bien décidés qu’ils étaient à prouver leur affection sans bornes pour Lorin. Les citoyens qui passaient devant la ziggourat à ce moment-là entendirent des cris de désir étranges mêlés aux hurlements de peur de Lorin. Des vêtements furent déchirés, et des pensées agitées et apeurées se déversèrent dans l’éther. Serviteurs et gardes se précipitèrent dans la cour, ajoutant à la confusion et au débordement d’émotions. Il leur fallut plusieurs minutes pour calmer et chasser les gé-macaques. Le vacarme avait été tel que Homelt lui-même avait jeté un coup d’œil à l’intérieur pour découvrir, stupéfait, un Lorin harcelé par des prétendants très entreprenants qui rechignèrent longtemps à retourner dans leurs nids. Le chef de la garde jeta un regard panoramique sur la cour, avant de refermer le portail en essayant de réprimer un sourire. Lorsqu’il eut recouvré sa dignité et récupéré une cape pour couvrir ses manches arrachées, Lorin projeta son esprit à l’extérieur des murs. Rien. Les gé-aigles de la famille tournoyaient sans but au-dessus du bassin de Birmingham. — Où est Celui-qui-marche-sur-l’eau ? demanda-t-il. Personne ne sut lui répondre. Edeard n’eut pas droit à l’entrée grandiose qu’il avait imaginée. Il avait traversé sans problème le plancher du manoir, mais il lui restait encore dix étages à gravir, et il détestait ces escaliers omniprésents à Makkathran – d’autant qu’il était pressé et que chaque seconde comptait. Lorsqu’il traversa enfin le mur de la chambre de Kristabel, il était hors d’haleine et épuisé. La jeune femme était assise sur son lit, les épaules baissées, la tête dans les mains, cachée derrière son épaisse crinière. La large porte-fenêtre était ouverte ; Mirnatha était dans le jardin, appuyée sur le muret couvert de vigne, d’où la vue était dégagée sur les quartiers ouest. Edeard abandonna son voile d’invisibilité et ferma la porte-fenêtre. La fillette se retourna, bouche bée. Sa peur s’évanouit lorsqu’elle vit qu’il s’agissait d’Edeard et céda la place à l’indignation. Elle mit les poings sur les hanches et lui fit les gros yeux. — Tout va bien, lui envoya Kristabel en esprit d’une voix cassée et chevrotante. Va faire un tour dans le jardin, s’il te plaît. Mirnatha lança un dernier regard noir à Edeard et tourna les talons. Le gendarme tomba à genoux devant Kristabel et joignit les mains comme pour prier. — Je suis désolé, commença-t-il. Je t’en prie, épouse-moi. Je ne savais pas. Kristabel repoussa quelques mèches de cheveux de devant ses yeux rouges et gonflés ; ses joues, au contraire, étaient pâles et son teint maladif. — T’épouser ? — Je t’en prie. — Tu ne savais pas ? demanda-t-elle d’une voix incertaine. — Une semaine et le jour – je ne connaissais pas cette coutume. Je te le jure. Crois-moi, jamais je ne t’aurais trompée, et surtout pas de cette manière. Je t’aime, Kristabel. — Tu ne savais pas ? répéta-t-elle, pleine d’espoir. — Non. Par tout ce que la Dame a de précieux, je n’étais pas au courant. Ses larmes recommencèrent à couler, mais elle souriait. — Tu ne savais pas ? gémit-elle. Edeard baissa la tête, défait. — Tu te rappelles l’histoire des champignons collants ? bredouilla-t-il. Elle rit, puis se mit à sangloter. Elle lui tapa sur la tête et, l’instant d’après, le serra dans ses bras. — Je croyais que… (Elle s’interrompit pour pleurer.) Je croyais que… Je ne sais pas ce que je croyais. Je ne comprenais pas. Après cette semaine passée ensemble, après ce que nous avons vécu, après ce que nous avons partagé – je ne comprenais pas. — Allez, ce n’est rien, murmura-t-il en la serrant. Tout va bien maintenant. C’était une erreur bête, c’était ma faute. Je passerai le restant de ma vie à me faire pardonner, je te le promets. Je m’en vais tout de suite voir ton père pour lui demander ta main. Enfin… (Il déglutit.) Enfin, si tu veux de moi. — Non. — Quoi ? demanda-t-il, affligé. — Oui, reprit-elle aussitôt. Désolée, oui, bien sûr que je veux t’épouser. Autrement, je ne me serais pas mise dans cet état. Mais non, je ne veux pas que tu ailles voir mon père. — Pourquoi ? — Parce que tu te sens coupable et que c’est cela qui motive ta démarche. — Pas du tout. Je veux vraiment t’épouser. Je n’arrive pas à croire que tu veuilles la même chose que moi, mais si tu penses que je vais encore me ridiculiser… — Écoute. (Elle prit ses mains dans les siennes et l’empêcha de bouger.) Regarde-moi. Edeard lui obéit. En dépit des larmes qui lui maculaient le visage, elle était d’une beauté bouleversante. — Quand je t’ai demandé de passer cette semaine avec moi, je savais ce que je faisais. Je t’ai laissé le choix : rester avec moi une semaine – une semaine et le jour, selon la tradition – ou bien passer juste cette nuit-là avec moi, sans obligation de ta part. Tu as choisi la semaine, ce qui en dit long sur toi, sur le respect que tu as pour moi. Toutefois, tu ignorais la signification de ce séjour, tu ne pensais pas au mariage. Jusqu’à aujourd’hui, il n’était pas question de mariage dans ton esprit. Tu n’y as pas encore réfléchi. Moi, j’y ai beaucoup réfléchi et je sais ce que je veux. Et toi, Edeard, depuis combien de temps penses-tu au mariage ? — Kanseen vient de m’expliquer la signification de cette tradition, admit-il. — Tu y penses donc depuis une heure environ. — Non ! Non, je me suis mis en route dès que j’ai su, je te le jure. — Disons une demi-heure. Edeard, on ne prend pas une décision aussi importante en une demi-heure. Il y a eu un énorme malentendu et, comme tu es galant, tu veux réparer ton erreur. C’est adorable de ta part, mais ce n’est pas forcément ce que tu veux. — Tu te trompes. Je veux t’épouser. Vraiment. — Bien. Kanseen t’a-t-elle expliqué à quoi sert cette tradition ? — À vérifier si nous sommes compatibles au lit. (Il se racla la gorge, embarrassé.) Il me semble que nous avons passé ce test avec succès. — Effectivement. C’est le moins que l’on puisse dire, mais t’a-t-elle dit pourquoi nous avions besoin de procéder à cette vérification ? — Parce que, si nous nous marions, nous allons passer un long moment ensemble – des siècles, sans doute. Il faut que tout soit parfait. — Oui, mais cela ne garantit rien, en particulier si nous nous marions jeunes. Alimenter un amour pendant un siècle n’est pas une chose aisée, alors deux siècles… Tu comprends ? De mon côté, je pense à cela depuis notre toute première rencontre, et j’étais sûre de moi quand je t’ai invité dans ce pavillon, alors que toi, cela ne t’avait pas traversé l’esprit. Edeard, je veux que tu réfléchisses posément à ce que tu vas demander. J’en ai besoin. S’il te plaît. — Oh, fit-il en s’asseyant sur ses talons. Bien sûr. Elle sourit et se rapprocha de lui. — Cela ne veut pas dire que tu doives passer la prochaine semaine à attendre et à faire semblant de réfléchir, compris ? — Oui, répondit Edeard qui se sentait rougir. Par la Dame, je me demande comment sera la vie avec toi. Elle sourit et lui déposa un baiser sur le nez. — Aussi difficile que possible. — Cela me va. Il lui prit le visage et l’embrassa. Ils restèrent longtemps dans les bras l’un de l’autre avant de se séparer. En esprit, Edeard vit un Lorin passablement agité presser Homelt et quatre gardes armés dans l’escalier ; ils étaient au troisième. Ils étaient tous en forme, mais l’ascension était difficile. — Ton oncle arrive, murmura-t-il. — Et Mirnatha est de retour, ajouta-t-elle gaiement. La petite fille les observait, le visage appuyé contre la vitre. Alors il vit en esprit Julan qui arrivait par le couloir central. — Par la Dame, grogna-t-il. — Je me charge de papa. Elle s’adressa aussitôt à lui par télépathie. Edeard ouvrit la porte-fenêtre. — Vous êtes désolé, j’espère ? lui demanda Mirnatha. — Oui, lui assura-t-il. Ta sœur et moi nous sommes expliqués. — Je savais que vous vous réconcilieriez. — J’aurais préféré ne pas en arriver là. Elle pencha la tête sur le côté et le scruta longuement, avec des yeux d’adulte, ce qui le mit mal à l’aise. — Si j’étais plus grande, je me marierais avec vous, décida-t-elle. — Euh… merci. Kristabel embrassa sa sœur sur la tête. — Va faire un tour dans le jardin, s’il te plaît. — Krissy ! — Allez, file. Mirnatha se renfrogna, tourna les talons et se précipita dehors. Kristabel sourit. — Je souhaite bonne chance à son futur mari. — Comment va ton père ? s’enquit Edeard. — Il est calmé. Pour le moment, en tout cas. Nous allons devoir lui parler. Edeard eut un sourire compatissant. — Il comprendra, reprit-elle. Mieux que quiconque. (Elle étudia son reflet dans un miroir en pied.) Oh, par la Dame, je ne ressemble à rien. — Tu es magnifique. — C’est très gentil mais pas très réaliste. (Elle appela sa servante.) Je dois me refaire une beauté avant de sortir de ma chambre, et cela va prendre du temps. Elle entreprit de démêler ses cheveux. — Bien. Edeard examina le décor et constata que Kristabel aimait les volants en dentelle autant que sa sœur aimait le rose. Il se sentit décontenancé. — Si tu veux, tu peux m’attendre, proposa-t-elle. — Je veux bien. — Pas ici, Edeard. — Ah. Kristabel prit des barrettes sur sa coiffeuse. — Edeard… — Oui ? — Qu’est-il arrivé à oncle Lorin dans la cour ? — Aucune idée, répondit-il d’un air innocent avant de sortir en refermant la porte derrière lui. Le capitaine Larose attendait devant l’entrée de la gendarmerie de Jeavons. En le voyant ainsi vêtu de sa veste cérémonielle bleue et rouge, l’épée et le pistolet accrochés à sa ceinture en cuir blanc, le dos bien droit, Edeard repensa au jour où il avait rencontré pour la première fois un officier de la milice sur la route de Makkathran – Larose avait la même arrogance aristocratique. Il était accompagné de cinq soldats ordinaires. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, commença-t-il. — Capitaine. — Monsieur le maire voudrait s’entretenir avec vous. Edeard ne savait pas trop quoi en penser. — Bien… — Excellent. Jeunes gens, en rang, je vous prie. — Pourquoi cette escorte ? Le capitaine Larose eut un sourire pincé. — Le maire aime les signes extérieurs de pouvoir. Il dit que cela nous aide à comprendre où est notre place. — Oh. — Personnellement, la pompe, les cérémonies, cela m’emmerde. Le personnel du mess a passé la moitié de la nuit à préparer les uniformes. Edeard résista à l’envie de baisser les yeux sur ses propres habits ; exception faite de l’uniforme que lui avait offert Kristabel, ses vêtements dataient tous de sa période de stage et commençaient à montrer de sérieux signes d’usure. — Où allons-nous ? demanda-t-il. Ils remontaient la rue Chates en direction du canal de la Fraternité alors que, en toute logique, ils auraient dû se rendre au palais du Verger. — Aux écuries de la milice, répondit Larose. Le régiment de Pholas et Zelda part aujourd’hui pour la province de Talence, et la tradition veut que le maire passe les troupes en revue. — Je l’ignorais. — Cela arrive souvent, désormais. Je vais sans doute moi aussi recevoir un ordre de mission très bientôt, ajouta le capitaine avec un sourire désabusé. Je ne m’attendais pas à cela en m’engageant, mais bon, il faut bien accomplir son devoir, vous ne croyez pas ? — Tout à fait, s’empressa de répondre Edeard. — Parfait. Vous êtes devenu un véritable modèle pour beaucoup de gens. Il était temps qu’on s’attaque au problème des gangs ; on ne pouvait pas laisser la situation empirer à l’infini. Edeard était un peu surpris. Il ne s’attendait pas que le capitaine approuve ses décisions. Il avait rencontré tant de fils de bonne famille arrogants et stupides, qu’il avait tendance à les mettre tous dans le même panier. Les apparences étaient donc trompeuses, car Larose semblait comprendre comment le monde fonctionnait. Les écuries en bois situées dans les vastes prés de Tycho bruissaient d’activité. À une extrémité, le régiment se préparait au départ ; deux cents officiers et simples soldats à cheval vêtus d’uniformes de gala. Force lui était d’avouer que c’était un spectacle impressionnant. L’insigne violet et vert du régiment était bien visible, quoique plus discret que la coiffe en plumes du colonel, à cheval sur son destrier noir flanqué de deux gé-loups. Derrière les écuries, Edeard observa en esprit le personnel du mess et les gé-macaques, qui se préparaient dans le plus grand désordre. Près de quarante chariots accompagneraient les soldats ; l’intendant et ses aides supervisaient le chargement des dernières balles et caisses avec force jurons et vociférations. Cinq soldats et une meute de gé-loups surveillaient deux petits chariots couverts emplis d’armes et de munitions. Tandis que poules et oies caquetaient dans leurs cages, des gé-chiens essayaient de rassembler le bétail, opération plus complexe que celle qui consistait à préparer des soldats. Le maire se tenait sur une estrade à l’extrémité des écuries, entouré par une nuée de conseillers et trois maîtres. Il portait sa robe marron et saphir à l’ourlet en fourrure blanche et à la capuche rejetée dans le dos. Comme à son habitude, l’esprit d’Owain était dissimulé derrière son bouclier mental. En apparence, le maire semblait passionné par la scène qui se jouait devant lui. Larose et Edeard attendaient au pied de l’escalier qui conduisait à l’estrade. — Cela ne sera pas long, murmura le capitaine. Un clairon sonna, et les chevaux se mirent rapidement en formation devant le maire. Dix gé-aigles se posèrent sur le toit des écuries. Le colonel salua Owain. — Je vous souhaite bonne chance dans votre mission, commença le maire. Je suis certain que vous allez rétablir l’ordre dans la province de Talence. Les bandits vont découvrir à leurs dépens qu’il est bien moins aisé d’échapper à un cavalier courageux et résolu qu’à des fermiers ou des shérifs. C’est avec fierté que j’assiste à votre départ, car je sais que notre ville est un symbole d’espoir pour Querencia tout entière. Je sais que, en ces temps troubles, la milice est là pour accomplir son devoir dans l’honneur. Le colonel et ses hommes applaudirent chaleureusement le maire, qui applaudit à son tour. Alors le clairon sonna et le régiment se mit lentement en marche vers la porte de la ville et la province lointaine. Les gé-aigles s’envolèrent au-dessus des murs en cristal. Owain attendit sur l’estrade, impassible, jusqu’à ce que le dernier cavalier se soit mis en branle. Lorsque les chariots commencèrent à défiler devant lui, il pivota sur ses talons et descendit de l’estrade. — Votre Honneur, le salua courtoisement Edeard. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, merci d’être venu. J’espère que cela ne vous dérange pas. — Non, monsieur. Owain sourit. — Ah, vous êtes aussi poli qu’efficace. Combien de temps avant que vous preniez la tête des gendarmes de la ville ? — Votre Honneur, Walsfol n’a pas de souci à se faire, je vous assure. — Nous verrons. Marchons un peu… D’un geste de la main, il ordonna à ses conseillers de rester en retrait. Le capitaine Larose et ses hommes prirent position juste derrière eux. Owain choisit une piste étroite qui conduisait au canal du Cercle extérieur en face du quartier de Majate. Autour d’eux, les prés étaient quasi déserts. — Je regrette que nous ne soyons pas partis sur de bonnes bases, jeune homme. Je m’en veux un peu car, après tout, vous êtes le protégé de Finitan. — Finitan est favorable aux bannissements, Votre Honneur. — Oui, moi aussi. — Je ne le savais pas, Votre Honneur. — Vous restez poli, quoi qu’il arrive. Vous êtes trop gentil. Vous imaginez que, parce que je me suis opposé à vos mandats d’exclusion, je vais combattre Finitan et ses alliés ? — En effet. — Cela ne m’étonne pas. Vous êtes jeune et incapable de voir à long terme. Croyez-vous – pensez-vous réellement que je ne veuille pas nettoyer la ville de ses criminels ? — Non. — Précisément. Je vous remercie. En fait, le principe des mandats d’exclusion me plaît beaucoup. Je vous félicite d’ailleurs de vous être obstiné, dans ce contexte politique si difficile. — À Makkathran, chaque politicien a ses opposants et ses sympathisants ; il y a de la place pour tout le monde. Owain sourit d’un air entendu. — Ce qui nous amène à aujourd’hui. Que pensez-vous de ce régiment ? Edeard se retourna vers les écuries. Le dernier chariot avait quitté les bâtiments en bois. Les animaux bêlaient à l’arrière du cortège. — Je pense que les bandits vont avoir de sérieux ennuis. Le gé-aigle de Jeavons tournoyait au-dessus de la Porte de la Ville et montrait à Edeard cinq autres chariots qui appartenaient à la Guilde des armuriers ; ils étaient garés sur le côté de la route et attendaient. Edeard savait qu’ils accompagneraient le régiment jusqu’à Talence, où ils vendraient des armes aux fermiers apeurés, ce qui profiterait à la Guilde d’Owain, comme l’avait si bien dit Jessile. Cette pratique, sans être criminelle, n’était pas très glorieuse. — Oui, reprit le maire, mais pourquoi les bandits sont-ils là ? — Ils sont partout. — C’est vrai. Les bandits et les gangs sont le signe du déclin de notre société, déclin que je combats moi-même. — Je ne suis pas certain de vous suivre, Votre Honneur. — Si vous bannissez les gangs de la ville, où iront-ils ? — Au-delà de la province la plus éloignée ou peut-être sur une île lointaine – c’est ce que j’avais à l’esprit. — Bien sûr. Ce serait humain, et je n’en attendais pas moins d’un homme de principes tel que vous. Celui-qui-marche-sur-l’eau, vous n’ignorez pas qu’on colporte de nombreux cancans à votre sujet. En dépit de cela – la Dame en soit louée –, je n’ai jamais entendu quelqu’un vous accuser de manquer d’intégrité. Mais qu’en sera-t-il dans un an ? Dans dix ans ? Avez-vous pensé au ressentiment accumulé, à l’envie que pourraient avoir certains de rentrer à Makkathran ? À défaut de pouvoir rentrer, les bannis se joindront sans doute aux bandits des provinces. — Vous avez une solution alternative ? Je suppose que c’est le but de cette conversation… — Oui. Ma solution alternative, comme vous dites, consisterait à ne pas nous attaquer aux gangs et aux bandits de manière isolée et sans concertation. Nous vivons tous sur le même monde. Nous devons devenir une nation, penser à l’unisson – les milices dans la campagne, les gendarmes ici, en ville. Lorsque nous aurons débusqué toutes les brebis galeuses, nous pourrons les exiler. Votre idée d’une île lointaine est excellente ; cela rendrait leur confinement plus aisé. — Dans ce cas, qu’est-ce qui vous différencie de Finitan ? — Finitan ne pense qu’à la ville, à des solutions à court terme. Ne me dites pas que vous ne vous êtes pas demandé ce qu’il adviendrait de ces gens après leur bannissement. — Je me suis effectivement posé la question, admit Edeard. La multiplication des exclusions semble être à l’origine de l’aggravation de la situation dans la plaine d’Iguru, d’où l’idée du bannissement. — Je pense qu’il est impossible de traiter ces problèmes séparément, et vous ? — Je suis d’accord. — Je suis heureux de vous l’entendre dire. Malheureusement, le problème le plus facile à régler est celui de la ville. Vous nous avez montré la voie, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Personne ne doute un instant de votre succès, pas même ce pauvre vieux Buate. — Bise n’a pas encore capitulé. Owain rit. — Ne vous en faites pas. Le moment venu, j’irai voir maître Bise personnellement pour m’assurer qu’il signe les mandats d’exclusion de Sampalok. — Votre Honneur ? — C’est de la politique de base. Maître Bise est persuadé que son influence grandira s’il me soutient. Au Conseil, cela me rend service. À la fin, cependant, Bise acceptera l’inévitable et ses alliés néfastes disparaîtront de nos rues. — Je suis… soulagé de l’apprendre. — Je m’en doute. Je ne vous demande pas de retourner votre veste – vous êtes le disciple de Finitan, et je ne voudrais pas mettre à mal votre loyauté –, mais êtes-vous d’accord avec mes objectifs ? — Oui, Votre Honneur. — Merci. — Pourquoi ne pas vous entendre avec le Grand Maître Finitan ? — Malheureusement, nous sommes adversaires depuis trop longtemps et ne nous faisons pas confiance. Par ailleurs, je ferai campagne pour me maintenir à mon poste quels que soient nos points d’accord ou de désaccord. Que voulez-vous ? L’homme est ainsi fait – surtout les vieux maîtres conservateurs comme nous. À votre avis, y a-t-il des chances que Finitan se retire ? — Non. — Précisément. Je souhaitais vous rassurer sur mes intentions car, en fin de compte, quel que soit le résultat des prochaines élections, c’est vous qui combattrez les gangs dans la rue. — Merci, Votre Honneur. — J’admets que le fait de savoir que vous œuvrez pour le bien de cette ville est rassurant. Depuis le jour où vous avez marché sur l’eau, les gendarmes ont accompli des miracles. Votre victoire sur les ravisseurs de la petite Mirnatha a été extraordinaire. J’avoue avoir joint mes applaudissements à ceux de la foule réunie au bord du Grand Canal majeur ce jour-là. Je prie la Dame pour que la milice ait autant de succès que vous. La tâche de nos soldats sera la plus difficile à cause de l’inertie de notre système politique. — Comment cela ? Ils avaient presque atteint le canal du Cercle extérieur ; droit devant, il voyait le pont de bronze et de jade commandé par Rah lui-même. — La campagne veut jouir des mêmes privilèges que la ville mais sans en payer le prix. L’été dernier, j’ai envoyé nos régiments à la rescousse de gouverneurs désespérés à cinq reprises. Et quel paiement ai-je reçu ? Un remboursement mesquin de nos frais de base. Et tout cela pour quoi ? Pour que les bandits reviennent aussitôt nos régiments repartis. Non, il convient de trouver une solution à long terme. Si l’on veut que la situation se stabilise et que les bandits cessent de sévir, il faut que les provinces paient des impôts pour être défendues. Les milices devront stationner de façon permanente dans les zones sensibles. Évidemment, cela demandera beaucoup de travail car aucune province ne devra être délaissée, ni favorisée. Le coût – considérable – de l’opération devra être réparti équitablement. La loi devra régner partout et être appliquée de la même manière. Le maître dans son manoir et le paysan dans sa ferme devront se soumettre à la même autorité. — Une seule et même nation. — Oui. Pour le moment, rien n’unit réellement la ville et les provinces. Voyez où cela nous a conduits ; nous sommes au bord de l’anarchie. Nous n’avons pas le choix : pour faire face à cette menace, il faut renforcer la civilisation, surveiller nos frontières et rendre une justice impartiale. Seule l’égalité sera le ciment de notre nation. Ils traversèrent le pont. Le cerveau d’Edeard tournait à plein régime pour assimiler tout ce que le maire lui disait. À l’ombre du conglomérat de bâtiments qui constituaient le parlement, Owain se retourna vers le gendarme. — J’espère que vous ne me considérez plus comme un ennemi, Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Vous n’avez jamais été mon ennemi, Votre Honneur. — J’en suis heureux. Un jour peut-être, lorsque votre génération sera au pouvoir, la bêtise et la vanité qui pourrissent notre vie politique disparaîtront. Je vous souhaite bonne chance. Il s’inclina et s’en fut vers la tour qui abritait la Guilde des clercs. Son entourage le suivit ; le capitaine Larose sourit à Edeard d’un air entendu avant d’emboîter le pas au maire. — Par la Dame, lâcha Edeard. Il contourna le parlement et se dirigea vers le pont qui conduisait à Jeavons. Quelque soit le vainqueur, le maire me soutiendra dans ma lutte contre les gangs. Malgré les promesses d’Owain, il espérait que Finitan sortirait vainqueur des prochaines élections. Même si l’idée d’une colonie pénale sur une île éloignée était séduisante. De tous les habitants de cette ville, Nanitte était la dernière personne qu’Edeard s’attendait à trouver devant l’entrée de sa résidence ce jour-là. — Je peux te parler ? demanda-t-elle. Edeard examina les environs en esprit ; ses amis – à commencer par Macsen – n’apprécieraient pas forcément de le voir discuter avec elle, et puis, il voulait savoir qui Buate avait envoyé l’espionner. — Une minute, pas plus, répondit-il après s’être assuré qu’il n’y avait pas de danger. — Pas ici – c’est trop important, dit-elle d’une voix fragile. La confiance de la danseuse semblait s’être envolée. Edeard l’examina avec attention. Sous sa cape bleu foncé, elle portait une robe courte verte et blanche, et ses cheveux longs étaient ondulés. À la lumière du jour, il voyait l’épaisse couche de maquillage qui lui couvrait le visage sans toutefois parvenir à dissimuler ses meurtrissures et sa lèvre fendue. — D’accord, acquiesça-t-il à contrecœur. Cinq minutes. Nanitte jeta un coup d’œil intéressé à l’appartement. Elle tendit la main vers l’alcôve réfrigérée et effleura du bout des doigts le pot de lait et les fruits. — Elles n’ont pas menti : tout est différent, ici, remarqua-t-elle. Elle s’assit sur le lit et testa la fermeté de la matière spongieuse. — Qui n’a pas menti ? — Des filles à qui j’ai parlé pour le compte d’Ivarl. Elles parlent plus librement avec moi qu’avec lui. Edeard grogna. — Oui… — Ivarl était obsédé par toi. — Et son frère ? Nanitte s’affaissa. — Je le déteste. Edeard désigna son visage. — Il te frappe. — Entre autres, oui. — Quitte-le. Elle lâcha un rire amer. — C’est qu’il est sérieux, en plus. Edeard, tu viens d’un autre monde, ma parole ? — Sans doute. — Je veux le quitter. Toutes ces choses que tu as dites l’autre soir – elles vont se produire, n’est-ce pas ? — Oui. Même si Owain est élu ; j’en ai parlé avec lui aujourd’hui même. — Je risque donc d’être chassée de la ville. — Cela dépendra de ton degré d’implication dans les activités criminelles de Buate. — En réalité, je suis étonnée de ne pas encore avoir vu mon nom sur un mandat d’exclusion. — Pour le moment, nous nous concentrons sur les sujets les plus violents. — Ce ne serait pas une vie pour moi ; je ne veux pas être la putain d’un exilé. — Pourquoi es-tu venue ici, Nanitte ? Qu’as-tu à me dire ? — Il s’apprête à acheter des armes, beaucoup d’armes. — À qui ? Elle eut un sourire pincé. — Si je partais maintenant, toute seule, je pourrais m’installer dans une ville de province où personne ne me connaîtrait. J’achèterais une petite maison ou de la terre. Ensuite, je me trouverais un bon mari. Je saurais le rendre amoureux ; les putains ne font-elles pas les meilleures épouses ? Je ne sais pas si je ferais une bonne maîtresse de maison ou une mère de famille idéale, mais nous serions heureux, et tout ceci, ma vie d’aujourd’hui, serait oublié. — Dommage que Buate n’ait pas les mêmes projets que toi. — Ne te moque pas de moi. Tu adores traquer les méchants ; c’est ta raison d’être. Tu rêves de voir Buate défait et Makkathran libérée du contrôle des gangs. Celui-qui-marche-sur-l’eau a besoin d’avoir un objectif. Je sais que tu ne te contenteras pas de chasser les bandits hors de la ville au risque de les voir revenir quelques mois ou quelques années plus tard. Tu es à la recherche d’une solution définitive. J’ignore ce que tu as derrière la tête et, à vrai dire, je n’ai pas envie de le découvrir. Si tu veux savoir, je crois que j’ai plus peur de toi que de Buate. — Jolie analyse, sauf que tu es dans l’erreur. Nanitte avisa la salle de bains et haussa les sourcils à la vue des marches parfaitement plates qui descendaient dans la baignoire. — Les Mères ne sont pas les seules à voir l’avenir, reprit-elle. — Pourquoi ne me dis-tu pas tout de suite ce que tu sais sur ces armes ? Si tu veux, je t’accompagnerai moi-même à la sortie de la ville. Buate ne pourra pas te retenir. — Comment ferai-je pour me payer ma maison et mes terres ? — Je croyais que… Tu dois avoir de l’argent, non ? — J’ai été danseuse, autrefois. C’était le seul métier qui m’intéressait. Et puis, un jour, Ivarl a assisté à un de mes spectacles. Voilà. Il connaissait le propriétaire du théâtre, évidemment. J’étais jeune et stupide, alors j’ai cru à ses mensonges. J’ai compris très vite que ma vie ne serait jamais à la hauteur de mes rêves, qu’il était trop tard pour moi. Les propriétaires de théâtres ne m’engageaient que si Ivarl le leur demandait, alors j’ai laissé tomber. — Je suis navré. — Je pense que tu comprends, maintenant. Je ne suis pas une simple employée de la Maison des pétales bleus ; je suis à lui, je suis sa chose, je compte encore moins qu’un génistar. Tu imagines ? — J’essaie. — Maintenant, tu connais mon histoire. Si tu veux que je te dise quand et où il va se procurer ces armes, tu vas devoir me payer. C’est ce que font tous les hommes ; ils me paient pour que je leur donne ce qu’ils veulent. — Je dois d’abord demander à mon capitaine, voire à Finitan. Pleine d’une assurance retrouvée, elle se planta devant lui. — Nous n’avons pas autant de temps devant nous. J’ai besoin de l’argent aujourd’hui. Je veux pouvoir partir demain matin. — Il faut du temps pour arranger ce genre de chose. — Je t’ai raconté mon rêve, et nous savons tous les deux que je peux survivre n’importe où. Tu ne voudrais tout de même pas que je continue à mener la vie qui est la mienne aujourd’hui ? Je croyais que tu voulais nous sauver. — Je n’ai pas cet argent. — Kristabel si. — Je ne peux pas lui demander cela. — Pourquoi pas ? Au fait, vous n’êtes pas encore fiancés ? Tout Makkathran se demande pourquoi. Tu peux me le dire, puisque je vais m’en aller. — Tais-toi. Nanitte retira sa cape, se pencha sur le lit et caressa les draps. — Si tu la veux, je peux te montrer comment faire pour réussir ta prochaine semaine avec elle. — Descends de là. — Tu sais que je suis douée. À ton avis, qui a enseigné à Ranalee tout ce qu’elle sait faire au lit ? Edeard faillit l’attraper avec sa troisième main, mais se retint juste à temps. Nanitte se raidit. — Vois ce que je suis, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Vois ce qu’ils ont fait de moi, vois jusqu’où je suis descendue. Maintenant que je t’ai parlé, il n’y a pas de retour en arrière possible. J’ai vu ce qu’a subi Ivarl, et lui ne les avait même pas trahis. À toi de décider si tu as besoin de ces informations. Si tu les veux suffisamment pour demander à Kristabel un peu d’argent – l’argent qu’elle dépenserait pour une paire de chaussures assorties à une robe de soirée ? Ou bien vas-tu laisser passer ta chance parce que tout cela est devenu un peu trop personnel pour toi ? — Cette affaire n’a rien de personnel. — Parfait. Je t’attendrai ici pendant que tu iras te procurer l’argent. — On ne peut pas avoir confiance en elle, protesta Macsen lorsque, le matin suivant, Edeard les réunit tous dans la salle commune. — Pourquoi pas ? demanda Edeard, raisonnable. Il avait beaucoup hésité avant de demander l’argent à Kristabel. La jeune femme avait dédramatisé la situation et juré qu’elle était heureuse de pouvoir l’aider, mais cela ne l’avait pas vraiment rassuré. Il était rentré à l’appartement avec un sac plein de pièces. Nanitte les avait comptées avec un plaisir non dissimulé, car il y en avait plus que prévu. — J’aurais dû franchir le pas bien avant. — Maintenant, dis-moi tout… Alors elle lui avait parlé de cette réunion dans le bureau de Buate, de ces hommes à l’accent étranger. On lui avait demandé de sortir, mais elle avait entendu Buate parler de pistolets tueurs de gendarmes et de règlement des comptes. — Parce qu’il s’agit de Nanitte ! insista Macsen, comme si c’était une évidence. — J’ai senti qu’elle disait la vérité à propos des armes. — Personnellement, je me méfierais, intervint Boyd. Excuse-moi, Edeard, mais ton instinct est loin d’être infaillible quand il s’agit de jauger l’honnêteté des gens. Tu penses toujours qu’ils ont bon fond. Edeard lança un regard étonné à son ami dégingandé. — D’accord, mais à quel sujet aurait-elle pu me mentir ? Dans le pire des cas, elle s’est fichue de moi et a pris la poudre d’escampette avec beaucoup d’agent, ce qui ne serait pas dramatique. — Quelle expression a-t-elle utilisée, déjà ? demanda Dinlay, l’air de rien. Ah, oui : des pistolets « tueurs de gendarmes ». Edeard se gratta l’arrière de la tête ; il aurait préféré ne pas avoir entendu cette partie de son récit. — Oui, concéda-t-il. Pourrait-il s’agir d’armes à tir rapide ? Nanitte a aussi dit qu’ils parlaient avec un accent étranger. Au fond de lui-même, il croisait les doigts pour que cela soit vrai. Le cas échéant, il serait peut-être en mesure de prouver qu’Ashwell avait été détruit par un clan inconnu venu d’une autre partie de ce monde. — Si son histoire est vraie, reprit-il avec empressement, nous devrons absolument intercepter ces armes avant qu’elles soient distribuées aux hommes de main de Buate ; autrement, il y aura un bain de sang. — Nan, tu crois ? se moqua Macsen. — Ils savent que nous sommes capables de nous rendre invisibles, intervint Boyd. En suivant Charyau, j’ai noté qu’il y avait de plus en plus de chiens à Sampalok. La plupart des gangsters en ont, maintenant. — Je peux stopper un grand nombre de balles, dit Edeard. Et vous savez que nous disposons d’une porte de sortie qu’ils n’imaginent même pas. Les autres échangèrent des regards. — D’accord, acquiesça Kanseen, mais, si ces pistolets sont aussi dangereux que Nanitte l’a laissé entendre, nous aurons besoin de renforts. — Je vais en parler à Chae et Ronark. Deux nuits plus tard, Edeard regretta de ne pas avoir davantage confiance dans les cinq escouades de gendarmes qui patrouillaient dans les quartiers de Padua et de Zelda. Il s’agissait de donner l’impression que les forces de l’ordre se baladaient au hasard, que les caporaux et sergents improvisaient leurs itinéraires. Toutefois, les esprits méfiants de nature ne se laisseraient pas duper. Ou bien je deviens complètement paranoïaque ? Ses camarades et lui s’étaient cachés à la base d’une tour penchée d’Eyrie, pas très loin de l’église centrale de la Dame. L’échange devait avoir lieu dans la tour voisine, mais Edeard n’était pas assez sûr de lui pour attendre là-bas, derrière un voile d’invisibilité. Les gens contournaient les hautes tours alambiquées et se dirigeaient vers l’église pour le service du soir. C’était l’endroit idéal pour vendre des armes, admit-il, car la Pythie avait refusé d’émettre des mandats d’exclusion dans le quartier d’Eyrie. — C’est la troisième fois, lui murmura Kanseen en esprit. Elle leur transmit l’image du gé-aigle qui planait autour du bâtiment. L’oiseau fondit sous l’arche de l’entrée et décrivit un cercle rapide dans le vaste espace caverneux. La tour choisie pour procéder à l’échange était une des plus grandes d’Eyrie, monstrueuse vrille entortillée dont les côtes verticales saillantes étaient grises à la base, améthyste pâle au milieu et carmin sale au sommet, où huit pointes effilées s’incurvaient autour du toit incliné. Le rez-de-chaussée comportait trois entrées, contre seulement une pour la plupart des tours. Des stalagmites et stalactites de cristal mauve occupaient l’espace, tandis qu’au centre un puits aux parois lisses reliait le sol noir au plafond semblable à celui d’une grotte située quinze mètres plus haut. Une porte étroite donnait accès à l’escalier qui grimpait jusqu’au sommet de la tour. — Regardez un peu cela, dit Boyd. À l’extérieur, quelqu’un promenait un chien en laisse. L’animal faisait le tour de la bâtisse en reniflant le sol. — On dirait Paral, remarqua Macsen. Il y a un mandat contre lui. Qui que soit l’homme en question, il s’éloigna vers le quartier de Fiacre. Deux gendarmes en vêtements civils lui emboîtèrent le pas. Alors que le soleil glissait sous la ligne d’horizon, une lumière orangée commença à briller dans les fissures des murs pareils à de l’écorce. Un autre gé-aigle décrivit un cercle dans la grande salle. Edeard se concentra sur une gondole qui venait d’accoster à un ponton tout proche. Quatre hommes entourés d’une aura protectrice puissante et portant deux grandes malles en bois cerclées de fer en descendirent. À l’intérieur, le gendarme décela la présence de métal lourd. Une seconde gondole arriva, dont les passagers portaient des boîtes plus petites. — Les munitions, marmonna-t-il. Tandis que le service débutait, les larges portes de l’église se fermèrent. Une lumière orange vif émanait de son dôme et des centaines de fenêtres réparties sur ses trois faces. Une chorale commença à chanter doucement. La dizaine de personnes restées à l’extérieur se dirigèrent vers la haute tour. — Génial, gémit Dinlay. L’un des hommes qui traversaient avec arrogance la place illuminée était Medath. Derrière son voile d’invisibilité, Edeard sourit. — Il mourra de peur lorsque nous apparaîtrons. Les hommes descendus des gondoles bifurquèrent vers la tour et le groupe conduit par Medath. — Cela fait quinze en tout, compta Macsen. Edeard essaya de distinguer des formes à l’intérieur des coffres. Il s’agissait bien de pistolets. En revanche, ils ne semblaient pas aussi complexes que les armes automatiques utilisées contre les habitants d’Ashwell. Merci ma Dame. Alors, il les reconnut. — J’ai déjà vu ces pistolets. Ivarl et ses hommes les ont utilisés contre moi le soir de l’incendie. Les balles sont de très gros calibre, mais je peux les repousser. — Nous ferions quand même mieux d’intervenir avant qu’ils ouvrent ces coffres, proposa Boyd. — Allons-y. Edeard sortit en silence de sa cachette, avança vers la tour et appela Chae. — C’est le moment. Ils sont une quinzaine, mais il doit y avoir des guetteurs quelque part. — Nous en avons déjà repéré trois, lui assura Chae. Nous arrivons. Leur plan de déploiement était simple : Dinlay et Boyd se chargeraient d’une entrée, Kanseen et Macsen d’une autre, et Edeard de la troisième. — Ils arrivent. Edeard se figea. Il ignorait qui était l’émetteur de ce message télépathique, mais ce n’était pas un de ses camarades. Droit devant, les esprits des malfaiteurs trahissaient leur inquiétude. Ils examinaient les environs. Le gendarme avança jusqu’à l’entrée de la tour et écouta les voix basses et méfiantes qui se réverbéraient sur les stalactites mauves et dans les cavités étranges dont étaient constellés les murs. Les deux groupes étaient réunis près du puits central ; des sentinelles montaient la garde devant chaque entrée. — Prête, annonça Kanseen. La sentinelle la plus proche d’Edeard se retourna et projeta son esprit du côté de l’entrée bloquée par Kanseen. Edeard s’enfonça dans le vaste espace et se débarrassa de son voile d’invisibilité. Son bouclier se durcit autour de son corps. La mâchoire de la sentinelle se décrocha. — Celui-qui-marche-sur-l’eau ! cria-t-il à voix haute et en esprit. Tout en courant, Edeard éloigna les coffres qui contenaient les pistolets des bandits avec sa troisième main. Ceux-ci essayèrent en vain de les retenir. Medath et ses collègues dégainèrent leurs armes. Évidemment, le chef de la petite bande disposait déjà d’un de ces pistolets à canon long. Edeard lâcha un grognement consterné. Deux des gangsters ouvrirent le feu. Le gendarme lâcha les caisses à l’extérieur de la tour et se concentra sur sa protection. Les malfaiteurs détalaient vers les deux autres sorties. L’un d’entre eux hurla de terreur lorsque Macsen et Kanseen se matérialisèrent à moins de un mètre de lui. Cette dernière le frappa à la tempe et le mit hors d’état de nuire, avant de redevenir invisible. Des balles traversèrent l’espace qu’elle occupait encore quelques secondes plus tôt. Edeard repoussa un véritable essaim de projectiles. Les bandits s’éparpillèrent autour des stalagmites. — Arrêtez ! ordonna Edeard d’une voix forte qui se réverbéra dans la salle tout entière. Nous savons qui vous êtes. Plusieurs escouades de gendarmes sont en route. Nos gé-aigles surveillent tout le quartier ; vous ne pouvez pas vous échapper. Une nouvelle volée de balles le prit pour cible. Edeard secoua la tête, incrédule. À demi visible, Dinlay passa devant lui et se lança à la poursuite de deux bandits. Un homme s’étala de tout son long et, poussé par une troisième main, heurta une stalagmite. Edeard attrapa deux gangsters et les projeta l’un contre l’autre ; les deux hommes s’effondrèrent, inertes. Deux autres s’envolèrent dans les airs en hurlant comme des fous. — Montez ! Encore une fois cette voix mentale, clairement audible par-dessus les cris et les émissions télépathiques. Edeard chercha dans toutes les directions. À distance, il vit Medath s’engouffrer dans l’ouverture du pilier central. Quatre bandits s’étaient agglutinés, les mains en l’air, les pistolets posés à leurs pieds. Boyd apparut juste devant eux et les tint en respect. Des coups de feu résonnèrent dans la salle. Soudain, un cri de douleur couvrit toutes les autres voix. Macsen se matérialisa derrière un homme qui se tenait l’épaule ; du sang coulait entre ses doigts. Le gendarme abaissa son arme. — Plus un geste, ou la prochaine se logera dans votre tête ! tonna-t-il. Vous êtes en état d’arrestation. Et de disparaître de nouveau. Edeard se précipita vers le pilier central. Au passage, il attrapa trois gangsters et les déposa à côté de Dinlay. Les hommes n’offrirent aucune résistance. Des bruits de pas lui parvinrent de l’intérieur du pilier. Edeard y jeta un coup d’œil et vit un escalier en colimaçon. — Redescendez, cria-t-il. Il n’y a aucune issue. Qui lui a dit de monter ? Ont-ils vu à travers nos voiles d’invisibilité ? Dans un grognement de colère, il se lança à la poursuite de Medath. Presque aussitôt, il trébucha sur une marche peu pratique et tomba sur le genou. La douleur fut telle qu’un rideau d’étincelles rouges se déroula devant ses yeux pendant quelques secondes. Il se remit en marche. Les pas de Medath résonnaient faiblement au-dessus de lui. — Tu veux jouer à cela…, marmonna-t-il. — Edeard ? appela Kanseen. — Medath est monté là-haut. Je vais l’attraper. Toi, reste en bas. Les murs du pilier étaient très épais et l’empêchaient de voir à distance comme il l’aurait voulu. Il distinguait à peine les escouades de gendarmes qui convergeaient vers la tour. Dans la salle du rez-de-chaussée, ses camarades entouraient les gangsters défaits. Au-dessus, il percevait une lueur mouvante – l’esprit de Medath. Ils tournoyaient tous les deux. Un mince rai de lumière orangée lui parvenait de la voûte du toit et lui permettait de goûter l’horrible spectacle de cet escalier qui n’en finissait pas. Chaque pas était un supplice car les marches étaient très hautes. Il ne comprenait pas comment Medath pouvait maintenir un rythme aussi élevé. Le cœur d’Edeard battait la chamade et ses poumons le brûlaient. Des filets de sueur dégoulinaient dans son dos et le long de ses jambes. Lorsqu’il fut aux deux tiers de la tour, il ne put faire autrement que de ralentir, ce qui augmenta encore sa colère. Medath creusait l’écart. À la fin, Edeard marchait presque. Sa poitrine se soulevait par saccades, ses cheveux étaient collés à son front par la sueur, et il avait du mal à se concentrer. Néanmoins, il parvint à projeter son esprit sur la plate-forme circulaire. Les huit pics s’élevaient dans le ciel ; leurs pointes incurvées culminaient à une douzaine de mètres du toit. Medath attendait à quelques pas du cône central, le bras tendu, prêt à lui tirer dessus. — Par la Dame, siffla Edeard. La colère qui l’avait soutenu jusque-là s’était diluée dans la fatigue. J’aurais dû l’attendre en bas ; la faim aurait eu raison de sa résistance. Il entreprit d’escalader les dernières marches. Maîtriser Medath ne lui poserait aucun problème, ce dont le bandit devait bien se douter… En revanche, je ne sais toujours pas qui lui a ordonné de monter, ni où se trouvent ces personnes. Comme pour renforcer sa méfiance, un sentiment d’anxiété moite s’empara de lui et l’obligea à s’arrêter. Il sentait que quelque chose n’était pas normal, il en était persuadé. Avec circonspection, il monta une marche supplémentaire et commença à étudier la plate-forme en détail. Il se figea. Medath n’était pas seul ; le toit supportait le poids de quatre autres personnes, que son esprit persistait à ne pas voir. — Nanitte ! cracha-t-il tandis que sa colère montait. Merde, Macsen aura bien raison de se moquer de moi. Lorsqu’il fut près de la porte, Edeard se rendit invisible, demanda à la ville de lui laisser pénétrer la paroi de la tour et émergea sur la plate-forme à un mètre cinquante de la sortie. La première chose qui le surprit fut la violence du vent, qui l’obligea à se pencher en avant – au sol, l’atmosphère était parfaitement calme. Ses quatre ennemis invisibles se tenaient près d’un des pics. Edeard ne voyait strictement rien sur la toile de fond pâle du ciel orné de nébuleuses. Il se mit en branle sans faire aucun bruit et passa à seulement deux mètres de Medath, qui fixait toujours la sortie, le doigt sur la gâchette. Une fois dépassé le gangster à la posture comique, Edeard se rendit compte que le toit penchait vers le bord. Un frisson remonta le long de ses jambes à la pensée du vide qui s’étalait à ses pieds. Toutefois, il refusa de se laisser impressionner et continua sa progression. Ses ennemis bougèrent. Les deux individus qui se tenaient à l’avant firent un pas en arrière, puis ce fut au tour des autres de reculer vers le pic. Edeard eut un sourire sauvage et continua à avancer. Il n’était plus qu’à cinq mètres de ses cibles lorsque quelque chose le frappa avec une force incroyable au flanc gauche, juste en dessous de la cage thoracique. Il lâcha un cri de douleur et de surprise. Son voile d’invisibilité vacilla alors qu’il tentait de reprendre son souffle. Medath se retourna. Un nouvel impact projeta le gendarme à terre. — Tuez-le, murmura une voix en esprit. Comment ont-ils fait pour me repérer ? Medath tira. La balle faillit traverser la protection d’Edeard. Une poussée télékinésique puissante le fit glisser sur le plan incliné, ce qui le ramena plusieurs mois en arrière, le jour où Arminel l’avait poussé dans le canal. Ma Dame, aidez-moi ! — Encore. Une autre balle l’atteignit et une poussée télékinésique l’envoya dans le vide. Il battit des bras pour se raccrocher à quelque chose de solide mais n’y parvint pas. — Celui-qui-marche-sur-l’eau sait-il aussi voler ? Edeard tomba en criant. Instinctivement, il voulut agripper la tour avec sa troisième main ; il sentit même cette dernière s’enfoncer dans la texture granuleuse de la paroi ; cependant, cela n’arrêta pas sa chute. Tandis que l’air grondait dans ses oreilles, son esprit se retourna vers la ville endormie. Peux-tu m’aider ? supplia-t-il au cerveau géant. En vain. Il continuait à tomber. Tomber. Kristabel ! Quelque part, en marge de sa perception, il l’entendit hurler. Il lui adressa une dernière pensée : Je t’aime. Il était content de pouvoir le lui dire. Cela rendait la perspective de sa mort prochaine plus supportable. Il tombait, tombait. En dessous, une onde de peur vive s’empara de l’esprit des gendarmes réunis au pied de la tour. Il tombait toujours. Plus que quelques secondes. Il se prépara à encaisser la douleur violente qui précéderait sa mort. Il tombait. — Par la Dame, comment est-ce que tu arrives à faire cela ? demanda Chae, abasourdi. Ses fesses heurtèrent quelque chose. Le sol. — Hein ? grogna-t-il sans comprendre. Il ouvrit les yeux et découvrit un cercle d’une dizaine de visages, qui le contemplaient, incrédules. Il posa les mains par terre. Il était en bas. Intact. — Je suis tombé…, bredouilla-t-il. Évidemment, il avait toujours l’impression de tomber lorsque la ville le descendait dans ses tunnels. Le même phénomène semblait s’être produit dans les airs. Un rire quasi hystérique menaçait de jaillir de sa gorge. Des larmes emplissaient ses yeux à mesure qu’il se rendait compte de ce qu’il venait de subir. Les gendarmes qui le regardaient s’écartèrent. Kanseen et Boyd se faufilèrent jusqu’à lui. — Edeard ! s’exclama Kanseen. Qu’est-il arrivé ? — C’était un piège, répondit-il d’une voix faible. Il désigna du doigt la tour sombre qui les dominait de toute sa masse et se releva à grand-peine, ce qui le surprit. — Medath ? s’étonna-t-elle. Edeard hocha la tête. Il respirait difficilement, avait des picotements partout et était même pris de tremblements. Soudain, son esprit repéra une source de terreur animale. Elle grossissait de seconde en seconde. — Que se passe-t-il ? demanda-t-il d’une voix grinçante. Qu’est-ce que c’est ? — Edeard ? l’appela Boyd d’une voix lointaine. Chae fronça les sourcils et jeta un regard circulaire sur la place. Edeard n’avait plus la force de parler. — Vous le sentez ? les interrogea-t-il en esprit. — Quoi ? voulut savoir Kanseen. Alors Chae émit un message paniqué : — Ne restez pas là ! Le vieux sergent poussa Kanseen avec sa troisième main et sauta en arrière. Edeard la vit juste au-dessus de lui – une silhouette humaine noire sur la toile de fond verte de la nébuleuse de Ku. Il essaya de rouler sur le côté, rassembla ce qui lui restait de force télékinésique pour s’éloigner de la masse qui lui tombait dessus. Medath heurta le sol à un demi-mètre d’Edeard. Chae ne s’écarta pas à temps. Le choc s’accompagna d’un horrible concert de craquements d’os. Le regard éteint, Edeard fixa la masse de chair meurtrie qui gisait à ses côtés. Du sang coulait de la bouche molle et ouverte de Chae. Très lentement, le sergent croisa le regard d’Edeard. Quelque part, au loin, quelqu’un gémissait. On aurait dit la voix de Kanseen. — Sergent ? appela Edeard. — Par la Dame, répondit celui-ci en esprit. Pendant un instant, j’ai vraiment eu très mal. — Non ! lâcha Edeard. Oh, non… Dans un râle, Chae laissa échapper son dernier souffle. Edeard agrippa l’esprit de l’homme, mais les pensées déclinantes du sergent se détachèrent de son corps et sa forme spectrale s’éleva au-dessus de lui. — Sergent ? appela Edeard au comble du désespoir. — Par la Dame…, répondit le spectre. — Sergent ! — Edeard ? C’était Dinlay. Son ami était à genoux à côté de lui et criait. — Vous le voyez ? chuchota Edeard. — Edeard, tu es choqué, regarde-moi. — Je ne suis pas choqué. Il transmit à ses camarades l’image qu’il percevait. Les gendarmes rassemblés autour d’eux en eurent le souffle coupé ; l’esprit de leur sergent leur souriait avec douceur. — Je le sens, Edeard, expliqua Chae, les yeux tournés vers le ciel. C’est magnifique. Elles m’appellent. Les nébuleuses chantent pour moi. Les entendez-vous ? — Non, pleura Edeard. Non, je n’entends rien. Attirées par le tumulte, des Mères sortirent de l’église centrale et les rejoignirent. Leurs voix inquiètes se turent lorsque, grâce à Edeard, elles découvrirent le spectre de Chae. Alors la Pythie elle-même apparut près du corps brisé du sergent, le visage illuminé par un sourire serein. Elle tendit la main, incertaine, essaya de toucher l’esprit. — Je veux partir, expliqua Chae à la foule fascinée. Il le faut. Plus rien ne me retient ici. — Vous serez perdu, là-haut, rétorqua Edeard. Restez avec nous. Restez jusqu’au retour des Seigneurs du Ciel ; eux sauront vous guider. — Les chansons, Edeard. Oh, les chansons. Quel accueil… — Attendez. S’il vous plaît. Chae le regarda en souriant, comme s’il le bénissait. — Ne vous en faites pas pour moi. Je suivrai les chansons. — Puisse la Dame vous permettre d’atteindre le Cœur en toute sécurité, intervint la Pythie. — Merci, chère Mère. Il tendit les bras au ciel, comme s’il pouvait l’attraper. Alors que sa silhouette commençait à vaciller, il regarda en bas une dernière fois, et des rides barrèrent son front fantôme. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Soudain, il s’éleva à une vitesse étonnante, tourbillonna vers les nébuleuses qui chantaient pour lui. Edeard s’effondra dans un dernier sanglot. Les ténèbres le recouvrirent. * * * Une vague de chaleur le parcourut et il reprit connaissance. Allongé, les yeux fermés, l’esprit au repos, Edeard se sentait bien. Il respirait normalement, n’avait pas particulièrement faim, était couvert d’un drap léger. Que demander de plus ? — Kristabel… Il savait qu’elle était là. Il n’avait pas besoin d’explorer les lieux en esprit ; il savait. — Tu es réveillé. Des doigts lui caressèrent le visage. Il ouvrit les yeux et découvrit son sourire. C’était un spectacle admirable. — Ne me fais plus jamais cela, le gronda-t-elle. — Promis. Elle l’embrassa. — Les gens étaient inquiets. — Tu m’étonnes. Il regarda autour de lui – une grande chambre haute de plafond, aux murs couverts de tapisseries et de tableaux. Une porte-fenêtre au cadre en bois s’ouvrait sur un jardin familier. Le soleil brillait. — Il est déjà midi ? — Euh, Edeard, tu es tombé il y a deux jours. — Oh. — Notre médecin a dit que tu étais épuisé et choqué. Elle t’a donné quelque chose pour dormir car tu avais besoin de reprendre des forces. Edeard déglutit et fit la grimace ; il avait un goût désagréable dans la bouche. Kristabel lui tendit un grand verre d’eau. — Merci. Il se redressa avec précaution. La jeune femme glissa des coussins confortables dans son dos. — Une fois de plus, toute la ville ne parle que de toi, reprit-elle avec un sourire en coin. Edeard haussa faiblement les épaules. — J’ai bien cru que tu allais mourir quand tu m’as appelée, reprit-elle, les yeux humides. — Je suis désolé. Il la prit dans ses bras et la serra fort. — Maintenant, tu sais voler, ajouta-t-elle lorsqu’elle fut calmée. — En fait, non, c’est autre chose. Kristabel, c’est la ville ; elle m’aide. — La ville ? Tu veux dire Makkathran ? — Oui. Je vais essayer de t’expliquer, mais c’est assez compliqué. Peut-être devrais-je l’expliquer à tout le monde. Je ne sais pas. Elle posa une main sur son torse. — Contente-toi d’attendre ici pour le moment. Tu as beaucoup de choses à expliquer à beaucoup de gens. Toutefois, je te conseille de faire attention à ce que tu vas dire. Tu as besoin de réfléchir avant de t’exprimer, mais, pour le moment, tu n’es pas en état de prendre des décisions. — Tu as raison. — Tu as aussi vu l’âme du pauvre sergent Chae. Si tu pensais être célèbre avant, tu vas avoir une belle surprise. — Je croyais avoir rêvé ce détail. — Grâce à la vision que tu as partagée avec les gens, la Pythie a pu parler à son âme avant qu’elle nous quitte. Difficile de trouver un témoin plus crédible. Elle attend avec impatience de discuter avec toi de ce qu’elle appelle ta « connexion miraculeuse avec le monde des esprits ». Nous sommes censés la prévenir de ton réveil. Instinctivement, Edeard agrippa le drap et le tira de quelques centimètres vers son menton. En dessous, il portait une chemise de nuit ample. Qui m’a déshabillé ? Kristabel lui lança un regard hautain. — J’ai demandé à mes servantes de t’apprêter. — Quoi ! Elle éclata de rire. — Le médecin et des novices se sont occupés de toi. — Oh. C’était encore pire. Des novices ! Kristabel le prit dans ses bras. — La Dame soit louée, tu es toujours mon bêta d’Edeard. — Et mes amis ? — Ils attendent dehors. Et ils sont très impatients. Ils ne facilitent pas la tâche du personnel de maison, mais ils sont gentils. Avant que tu poses la question : les bandits sont aux arrêts et attendent leur jugement dans les geôles du parlement. Leurs pistolets « tueurs de gendarmes » ont été récupérés, et tu ne devineras jamais d’où ils proviennent. — Je t’écoute… — De la Guilde des armuriers. — Non ! — Si. Il semblerait qu’il s’agisse d’un type d’arme gardé secret pour le cas où la ville serait attaquée. Leur conception date de plusieurs siècles. Owain est furieux. Il a diligenté une enquête pour comprendre comment les armes étaient sorties de leur coffre. À l’exception des maîtres les plus gradés de la Guilde, personne n’était supposé connaître leur existence. — Cela ne va pas lui faciliter la tâche au Conseil. — Sans doute. Papa était très content de m’annoncer la nouvelle. — Merci, chuchota-t-il. Elle eut un sourire insouciant. — Pourquoi ? — Merci d’être ici avec moi. — Il n’y a pas de quoi, Celui-qui-marche-sur-l’eau. (Elle l’embrassa avec une ardeur nouvelle et pleine de promesses.) Je vais les faire entrer. Je sais que tu as envie de les voir. Ne t’inquiète pas : le médecin leur a bien dit d’être brefs et de ne pas te stresser. Ils entrèrent tous ensemble. Très inquiète, Kanseen fut soulagée de le voir éveillé et assis sur son lit ; elle semblait très émue. Boyd était nerveux, presque timide. Dinlay était agité comme un gamin et portait un panier de fruits confits. Macsen, pour sa part, arborait un large sourire. — Nanitte ! s’exclama-t-il le doigt tendu, comme pour appuyer son propos. Je te l’avais dit ! 4 Malgré sa taille, la salle Malfit accueillait très peu de monde lorsque les ecclésiastiques escortèrent Marius sur le sol noir de jais. Ceux qui se trouvaient là par hasard lancèrent des regards en biais à ce représentant de la culture Haute qui semblait se déplacer en glissant sans effort. Ils n’avaient rien contre lui, mais n’aimaient guère recevoir des mécréants en ce lieu sacré. Il entra dans la salle Liliala au plafond orné de tempêtes en perpétuel mouvement. Tandis qu’il passait sous le point culminant de la voûte, des éclairs zébrèrent le ciel, transpercèrent les nuages bouillonnants et laissèrent voir brièvement les Jumelles de Mars. À l’extrémité de la salle, une arche s’ouvrait sur la suite du maire. Ethan attendait dans un sanctuaire ovale meublé comme l’était l’original du temps où Celui-qui-marche-sur-l’eau était le maire de Makkathran. Les chaises et le bureau étaient en murchêne sculpté et ciré, ce qui leur donnait un léger parfum de lavande. Derrière la table de travail, trois hautes fenêtres thermales offraient une vue splendide sur le canal du Cercle extérieur et le coin ouest du Parc Doré avec, en arrière-plan, les étendues herbeuses et vallonnées de la Douve basse qui s’étiraient jusqu’au mur de cristal. — Merci d’être venu, commença le Conservateur ecclésiastique. Il était assis à son bureau, la tête couverte d’une capuche blanche. Les plis du tissu dissimulaient les côtés de son crâne, mais pas les modules semi-organiques accrochés à sa peau. Marius s’inclina respectueusement. — Merci de me recevoir, Conservateur. D’un geste de la main, Ethan chassa son assistant. — Je constate que vous êtes presque remis, reprit Marius qui, vêtu d’une toge noire scintillante, traînait dans son sillage des volutes arachnéennes et colorées. — Presque, acquiesça Ethan avec un sourire pincé. (Il désigna du doigt les nodules.) Je n’en ai plus que trois, et mes médecins disent qu’on me les retirera avant la fin de la semaine. Le corps humain a un pouvoir de récupération incroyable, surtout quand on apprend de bonnes nouvelles. — De bonnes nouvelles ? Ethan hésita, se demanda si le représentant se moquait de lui. — Un humain a pénétré le Vide avec l’aide du Second Rêveur. — Pour tenter de négocier le rejet de votre pèlerinage. — Je doute qu’un représentant de l’ANA, quel qu’il soit, soit capable d’appréhender les principes qui régissent le Vide. Le Vide existe pour embrasser la vie, pour nous permettre de nous élever jusqu’à notre pinacle spirituel. — Bien sûr, ironisa Marius. Ethan comprit où le représentant voulait en venir et sourit. — Avec tout le respect que je vous dois, je ne vous comparerais pas à Justine Burnelli ; d’après ce que j’ai vu, vous êtes fermement enraciné dans les aspects physiques de l’univers. — Je prends cela pour un compliment. — Merci. Ethan s’adossa à sa chaise et considéra le représentant avec curiosité. Au début de sa campagne, il avait accepté l’aide de Marius avec une certaine méfiance. Comme tous les candidats à un poste suprême de l’histoire humaine, il avait chargé son bras droit de nouer les premiers contacts. Phelim lui était revenu très enthousiaste, aussi Ethan avait-il accepté de l’écouter. Sur le plan politique, l’aide de Marius était subtile et inestimable ; grâce au représentant, Ethan s’était fait des alliés au Conseil et parmi les ecclésiastiques du palais du Verger, ce qui lui avait permis de se présenter aux élections en toute confiance. Quant aux ultraréacteurs, ils assureraient le succès du pèlerinage. Cette assistance n’avait rien coûté au Rêve Vivant – les objectifs de ses patrons et ceux de l’Église étaient complémentaires, lui avait simplement expliqué Marius, sans révéler en quoi consistaient les buts de la Faction qu’il représentait. Toutefois, Ethan n’était pas dupe et savait qu’on ne tarderait pas à lui présenter la facture – qu’il était d’ailleurs pressé de découvrir. — Le Vide n’a-t-il pas démontré l’humanité de Justine en répondant à ses pensées ? demanda Marius pour provoquer une réaction chez son interlocuteur. — Un tout petit rêve, rétorqua Ethan. Un aperçu de ses difficultés. En tout cas, elle n’a encore trouvé ni le Cœur, ni un Seigneur du Ciel. Comme l’a démontré l’impatience avec laquelle elle s’est précipitée vers l’étoile la plus proche, elle ne s’intéresse qu’à ce qui est physique. — Pourtant, elle semble avoir des capacités mentales identiques à celles de Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Elle est loin d’avoir sa puissance. — Elle n’est restée éveillée que quelques jours à l’échelle du Vide, et elle avait l’air de s’habituer très vite. — Cela renforce encore notre doctrine ; le Vide est notre salut. Le Second Rêveur nous aidera à réaliser notre destinée, comme l’aurait voulu le Rêveur Inigo. — Nous savons tous les deux que la transmission de cette dernière vision du Vide n’est pas à mettre au crédit du Second Rêveur. — Certes, concéda Ethan. — Le Rêve Vivant sait-il qui a reçu les visions et pensées de Justine ? — Non. Marius sourit – avec son visage rond et son nez fin, cela lui donna un air déplaisant. — Encore un Rêveur, Conservateur ? Il y en a de plus en plus. — Trois Rêveurs en deux cent soixante-dix ans – on ne peut pas encore parler de surpopulation. Néanmoins, il est significatif que deux Rêveurs soient apparus en un laps de temps si court. Les événements s’accélèrent, comme l’avait prédit Inigo. — Bien sûr. Je suis heureux que le Second, enfin, le Deuxième Rêveur ait permis à Justine d’entrer dans le Vide ; c’est une excellente nouvelle pour votre mouvement. — En effet. — Ce Deuxième Rêveur est d’une importance capitale pour vous ; je n’ai pas besoin de vous dire à quel point il est crucial que vous lui mettiez la main dessus. Où en êtes-vous de vos recherches ? Ethan sourit à ce visage à peine humain, avec ses yeux verts inexpressifs et ses pensées dénuées d’humour. — C’est une femme. — Vraiment ? — Oui. Nous pensons avoir identifié une possible candidate. Maintenant que nos troupes connaissent son identité, elle ne pourra plus nous échapper très longtemps. — Félicitations, Conservateur. Cela doit être très gratifiant d’être si près du but. — Ça l’est. — La construction de vos vaisseaux avance-t-elle comme prévu ? — Encore une fois, nous avons beaucoup de chance ; nous sommes dans les temps. Souhaitez-vous que je vous organise une petite visite du chantier ? — Hélas, le temps me manque. Le temps nous manque. — Que voulez-vous dire ? — La nouvelle est encore gardée secrète, mais la Marine du Commonwealth avait chargé un vaisseau de guerre de classe River d’intercepter la flotte des Ocisens. Il était censé endommager le vaisseau mère et délivrer un message. — Était ? — Le vaisseau de la Marine a été détruit. Il semblerait que les Ocisens soient plus forts que l’amiral Kazimir le pensait. — Par la Dame… — À moins qu’on les arrête, les Ocisens seront là avant que vos vaisseaux soient terminés. Et il n’y aura pas de pèlerinage. — L’ANA existe pour nous protéger de toute attaque extraterrestre, elle a été créée pour cela après la Guerre contre l’Arpenteur ! Elle était supposée garantir notre supériorité technologique ! — Calmez-vous. Après tout, il ne s’agit que de la perte d’un seul vaisseau. Des navires de guerre plus puissants stopperont les Ocisens – ma Faction en est persuadée. — Mais rien n’est garanti. — Dans la vie, rien n’est jamais garanti. — Dans le Vide, si, rétorqua Ethan, pensif. Malheureusement, nous ne pouvons accélérer davantage la construction des vaisseaux. — Je sais. Nous dépendons tous de l’ANA. — Croisons les doigts et prions. — Oui. Mais changeons de sujet : maintenant que nous sommes si près du but, mes commanditaires ont une faveur à vous demander. — Ah. Le sourire d’Ethan s’élargit. Il attendait ce moment depuis longtemps. S’agirait-il d’une demande hérétique et ridicule ou de quelque service ordinaire destiné à déclencher une avalanche politique après le départ du pèlerinage ? Accueillerait-il cette requête avec joie ou la combattrait-il jusqu’à son dernier souffle ? — Nous aimerions envoyer quelques observateurs avec vous. — Des observateurs ? Vous voulez dire qu’ils resteront à l’écart des événements ? Je crains que ce soit impossible dans le Vide. — Néanmoins, nous vous serions reconnaissants de bien vouloir les emmener avec vous. — Nous accueillons avec joie tous ceux qui souhaitent atteindre le Vide, quelles que soient leurs motivations. Combien seront-ils ? — Deux ou trois par vaisseau. Nous ne voudrions pas vous gêner. — Je vois. En vérité, Ethan ne voyait rien du tout. Bien que probablement capitale pour la Faction que Marius représentait, cette requête lui paraissait éminemment raisonnable. — Je ferai en sorte qu’il y ait des cabines de suspension pour les accueillir. — Ils n’en auront pas besoin. — Pourquoi cela ? — Ils ne souhaitent pas voyager en suspension. Ethan se demanda s’il devait ou non faire montre d’un minimum de réticence. Bien sûr, il n’avait aucune raison valable de refuser ces passagers. Son instinct, cependant, lui dictait de faire preuve de prudence. — S’opposent-ils de quelque manière que ce soit à notre pèlerinage ? — Sauf votre respect, ils se moquent complètement de votre doctrine. Ce sont des scientifiques chargés d’étudier le Vide. — Et si je refuse ? — Vous voulez me tester ? s’amusa Marius. Voir si j’ai l’intention de vous mettre des bâtons dans les roues ? — Vous feriez une chose pareille ? — Plus que n’importe qui, je vous ai aidé à atteindre la position qui est la vôtre aujourd’hui. Ma Faction a fait preuve d’une générosité incroyable – même selon les standards de notre culture – lorsqu’elle vous a fait cadeau de ces ultraréacteurs. Lorsque vous avez accepté notre aide, vous n’ignoriez pas que nous vous demanderions une faveur en retour. — En effet. Vous savez très bien que je vais permettre à vos collègues de voyager à bord de nos vaisseaux. J’essaie simplement de comprendre ce qui vous motive et quelle importance cela a pour vous. — Une importance colossale. Le Vide est une énigme scientifique magnifique. Mes commanditaires pensent qu’elle mérite d’être résolue. — Pourquoi vouloir « résoudre » quelque chose dont on peut, si on le souhaite, faire partie ? — Le Vide est plus grand que nous. — Et pourtant il est prêt à vous accueillir et à partager ce qu’il est avec vous. — À ses propres conditions. Accepter un tel marché n’est pas dans notre nature. — C’est dans la mienne. — Puis-je évoquer les menaces qui nous guettent, à présent ? — Je vous en prie… — Même avec nos ultraréacteurs, les Raiels représenteront un sérieux danger. Cette caste guerrière que nous venons tous de découvrir refusera certainement de vous laisser passer. Un vaisseau avec une seule passagère, d’accord, mais des millions de pèlerins ? Vous aurez le choix entre faire demi-tour et mourir. Les Raiels disposent de ressources phénoménales. À mon avis, même une escorte de la Marine aurait du mal à vous protéger, et le gouvernement de l’ANA a bien précisé qu’il ne lèverait pas le petit doigt. — Il s’agit d’un dernier obstacle, admit Ethan. Un obstacle de taille, qui rendait encore plus impressionnant l’exploit de Justine. Il avait toujours su que les Raiels étaient opposés au pèlerinage ; en revanche, personne ne connaissait la puissance de leur arsenal, ni n’aurait pu prévoir leur réaction. Les commentateurs politiques de l’unisphère ne parlaient que de cela depuis quelques heures. « Un pèlerinage vers une mort certaine », répétaient les moins sérieux d’entre eux. — Nous pourrions équiper vos vaisseaux de champs de force capables de résister aux Raiels, reprit Marius. — J’ai du mal à vous croire. — Pourtant, nous disposons de cette technologie. — Vous voulez dire que vos fameux passagers en disposent ? — Oui. — Les voies de la Dame sont impénétrables ; toutefois…, je suis certain que l’accomplissement de la destinée de vos scientifiques lui importe autant que les projets du Rêve Vivant. — À n’en pas douter, confirma Marius, la tête penchée sur le côté. — Je réserverai des cabines pour vos hommes. — Je vous en remercie. (Marius s’inclina, se retourna sans effort et prit la direction de la sortie. Arrivé devant la porte, il se figea.) Ah oui, reprit-il, nous aurions besoin d’une soute dans chaque vaisseau pour notre équipement. — Votre équipement ? — Nos scientifiques auront besoin d’instruments pour étudier le Vide. J’enverrai les détails à votre bureau. La porte s’ouvrit et Marius s’en fut dans un tourbillon d’ombres silencieuses. Une douce brise marine soufflait sur le Parc Doré, agitait les longues branches des cerisiers plantés autour de la place géante. C’était une belle journée sans nuages. Vêtu d’une chemise en coton et d’un jean épais, le Livreur commençait à avoir très chaud ; il refusait d’utiliser ses biononiques pour se rafraîchir, de peur d’attirer l’attention. Inigo avait jeté son dévolu sur cette région à cause de son climat, presque identique à celui de Querencia. Victime de cette quête de la perfection, le Livreur était obligé de porter un ridicule chapeau en cuir à large bord, parce que, semblait-il, les habitants de Makkathran en portaient l’été pour éviter que le soleil leur brûle le cerveau. Au moins cela l’aidait-il à se fondre dans la foule qui occupait la place. Le Parc Doré était plein tous les jours, désormais. La foule habituelle avait grossi considérablement au lendemain du camouflet adressé au Seigneur du Ciel par le Second Rêveur, car les fidèles avaient besoin de leur Conservateur ecclésiastique. Les habitants de Makkathran2 avaient pris l’habitude de se réunir ici pour suivre les événements monumentaux qui secouaient la galaxie. L’immersion dans la multitude, le partage d’émotions avec des gens qui pensaient comme vous avait quelque chose de rassurant. Ce besoin d’appartenir à un ensemble plus grand amplifié par le champ de Gaïa, le Livreur le comprenait. Dans une certaine mesure, il le ressentait aussi ; il avait envie de rentrer chez lui, de jouer avec les filles dans le crépuscule londonien. L’heure du bain. La lecture avant d’éteindre la lumière. Un repas tranquille avec Lizzie. Il ne voulait pas être ici – c’était aussi simple que cela. La Faction lui avait pourtant promis de ne jamais lui confier des missions de surveillance de ce genre. Au début de leur collaboration, il n’était question que de livraisons de matériel à des gens qui en avaient besoin, et puis, les années passant, il s’était laissé persuader d’accomplir des tâches de plus en plus éloignées de sa fonction originelle. Mais cela… Une fois de plus, on lui avait demandé de suivre Marius. Il avait toujours accepté ce travail sans broncher, même si le représentant lui fichait la trouille – sentiment ridicule qui n’aurait pas dû polluer l’esprit d’un membre de la branche Haute. Sauf que sa cible jouait à ce petit jeu avec beaucoup plus de professionnalisme que lui. Et puis, les derniers rebondissements n’étaient pas faits pour préserver son équilibre ; le vol de Justine dans le Vide, la destruction du Yenisey, l’invasion de Viotia – il n’imaginait même pas quels effets ces événements auraient sur la société du Commonwealth. Il savait juste que sa place était chez lui où, en ces temps incertains, sa famille avait besoin de lui. Au lieu de quoi il errait au milieu de cette foule en habits médiévaux, se donnait du mal pour émettre dans le champ de Gaïa les mêmes sentiments d’émerveillement et d’anxiété que les autres. Pour se fondre dans la masse. À travers la foule, il distinguait les gondoles qui glissaient lentement sur le canal du Cercle extérieur avec, pour toile de fond, le palais du Verger et son toit constitué de vagues imbriquées les unes dans les autres. Toutefois, il avait toujours un œil sur le pont suspendu en bois qui reliait la berge à l’entrée principale du palais – le pont que Marius avait emprunté moins d’une heure plus tôt. Des capteurs disséminés le long du canal surveillaient les autres ponts pour lui. Infiltrer les systèmes de la bâtisse elle-même était difficile ; le Rêve Vivant utilisait des boucliers extrêmement sophistiqués pour contrer les systèmes subversifs, ce qui n’empêchait pas ses microbots de progresser à leur rythme vers le palais. Cependant, même s’ils parvenaient à traverser les grandes salles et à pénétrer dans la suite du maire, il serait trop tard. Les scanners du Livreur détectèrent une signature biononique familière à dix mètres de là. Il laissa échapper un soupir résigné et se tourna vers Marius. Avec sa toge sombre qui réfléchissait les rayons du soleil d’une manière anormale, le représentant s’attirait de nombreux regards désapprobateurs ; toutefois, son allure implacable était suffisamment dissuasive pour qu’on le laisse tranquille. — Je vous ai eu, commença-t-il. Le Livreur hocha la tête. — Oui. Félicitations. — Je vous offre un verre ? — Pourquoi pas. Marius traversa le Parc Doré et le pont en grès roux d’Ysidro en planant à sa manière habituelle. Le Livreur plissa les yeux et considéra le bâtiment circulaire de trois étages aux murs ornés de joints apparents hexagonaux et improbables. De grandes fenêtres en ogive lui donnaient des airs de vieille tour médiévale. — N’est-ce pas la bâtisse où… — Oui, acquiesça Marius. Ils entrèrent dans la taverne et trouvèrent une table libre près d’une fenêtre. Une serveuse prit leur commande et revint rapidement avec un chocolat chaud à l’orange et des marshmallows pour le Livreur, et un thé à la menthe pour Marius. Lorsqu’elle fut repartie, ils mêlèrent leurs boucliers privatifs respectifs et enfermèrent leur table dans une bulle sécurisée presque invisible. — Le jeu a changé, reprit Marius. — Non, il s’agit de la même partie, rétorqua le Livreur. Les enjeux sont plus grands, c’est tout. — Peut-être. Je ne vous aime pas, parce que vous êtes le symbole de ce que nous essayons de dépasser, d’oublier. Néanmoins, je vous respecte car vous jouez selon les règles. On ne peut pas en dire autant de certains de nos collègues. — Nous n’avons certes pas anéanti Hanko… — Hanko ? — Ne vous fichez pas de moi ! L’un d’entre vous a largué une cuve de masse Hawking sur cette planète. — Vraiment ? — Oui. — En êtes-vous bien sûr ? — Ne jouez pas à ce petit jeu avec moi. Vous ne m’avez pas invité à boire un verre pour tenter de me rallier à votre camp, j’espère ? J’ai choisi ma Faction parce que je croyais à ses idées, tout comme vous. Marius leva sa tasse de thé en guise de salut. — Je vous prie de m’excuser. Je voulais juste dire que vous et moi ne serions bientôt plus d’aucune utilité pour nos Factions respectives. — C’est ce que vous croyez. Mes amis et moi comptons tout faire pour que la situation n’évolue pas dans le mauvais sens. Avec un peu de chance, l’Armageddon que vous appelez de vos vœux ne surviendra jamais. — Vous n’avez pas la moindre idée de ce que nous souhaitons. — La fusion n’est pas un concept très joli, joli. Elle implique une élévation au rang de dieu. Il suffit de vous écouter parler pour se convaincre qu’une telle chose ne devrait pas être permise ; et nous savons tous les deux qu’il est des Factions beaucoup plus radicales que les nôtres. — Encore une fois, je vous prie de m’excuser. Vous êtes très informé. — Bien sûr, vous pourriez nous rejoindre, ce qui signifierait à coup sûr la fin de votre Faction. Le problème serait réglé une fois pour toutes. — Non, je ne crois pas. — Je me devais de vous le proposer. — Je sais. Le Livreur essaya de siroter un peu de chocolat à travers la couche de marshmallows fondus. — Et maintenant ? demanda-t-il. — Comme je l’ai déjà dit, le jeu a changé. Nous entrons dans la dernière phase d’une opération planifiée depuis des siècles. D’ailleurs, ce n’est plus un jeu du tout. Soyez certain que nous ne tolérerons plus aucune ingérence. — En dépit de ses défauts et de la stupidité de ses institutions, je crois en l’espèce humaine. J’admire notre diversité, notre entêtement. La dynamique du conflit est un de nos traits les plus admirables. — Oui, et nous ne sommes jamais aussi forts que lorsque nous nous retrouvons dos au mur… Non, s’il vous plaît, épargnez-moi ce couplet ridicule. — En fait, vous voulez mettre un terme définitif à notre conflit en gommant nos différences, en nous modelant à votre image. Je ne permettrai pas qu’une pareille chose arrive. Ma Faction ne vous laissera pas faire. — Justement… Vous n’avez plus vraiment le choix car nous avons gagné il y a déjà plusieurs décennies. Ce que vous voyez aujourd’hui est le résultat de notre action. — Vous ne croyez pas sérieusement que vous avez le droit moral d’imposer le statut post-physique à tout le monde ! — Nous n’avons pas l’intention d’emmener tout le monde. — Dans ce cas, cessez de manipuler tout le monde. — Vous semblez déterminé à rester dans le passé. Est-ce à cause de l’influence de votre épouse ? Le Livreur reposa sa tasse sur la table pour éviter de l’écrabouiller entre ses doigts. — Faites très attention. — Nous avons le droit d’évoluer. — Oui, mais vous n’avez pas le droit de nous forcer à évoluer avec vous, ni celui de détruire tout ce que nous avons bâti. — On ne peut pas dire que le gouvernement de l’ANA vous ait rendu service. En fait, c’est la plus conservatrice des Factions. — Celle qui a rendu possible votre existence. — Précisément. En parent affaibli, elle jalouse notre jeunesse et notre vision et veut nous retenir. — Le gouvernement de l’ANA est neutre ; il n’encourage, ni ne refuse vos ambitions. Ce n’est pas notre cas. Je vous conseille de trouver un moyen de parvenir à vos fins sans faire de mal aux autres, sans mettre la galaxie en danger. — De quoi parlez-vous donc ? Vous ne pouvez pas nous empêcher de nous élever vers un futur glorieux. N’essayez même pas. C’est ce que je vous disais tout à l’heure : notre routine fastidieuse touche à sa fin. La prochaine fois que nous nous croiserons, ce ne sera pas pour boire un verre ensemble et discuter amicalement. — Qui vivra verra. Le Livreur regarda Marius lui adresser un sourire triste puis prendre congé en glissant. Alors seulement il laissa échapper un soupir de soulagement saccadé. — Par Ozzie, siffla-t-il. C’est la dernière fois que je fais cela. * * * La tempête faisait rage et s’aggravait depuis trois heures. Un nuage sans fin de pics de glace miniatures leur fonçait dessus à l’horizontale et s’abattait sur leur véhicule à près de cent cinquante kilomètres-heure. Le vacarme était indescriptible ; on aurait dit que l’engin doté de chenilles progressait dans une jungle de verre. Le terrain demeurait très incertain, et les secousses étaient violentes. Corrie-Lyn agrippa son siège encore plus fort. C’était le cinquième tremblement de terre en une heure. Leur fréquence augmentait. — Je suis désolée, dit-elle. Elle était assise à côté d’Inigo, qui faisait de son mieux pour leur faire traverser ce paysage transformé en permafrost. Le vent balayait lentement mais sûrement la neige poudreuse accumulée en dunes et dans les crevasses. En s’élevant, elle durcissait et alimentait la tempête de glace. Ils ne voyaient rien du tout à travers le pare-brise étroit ; les phares puissants produisaient des faisceaux faiblards dans le blizzard impitoyable. Quant aux scanners du véhicule, ils ne percevaient le paysage que dans un cercle ridicule de quinze ou vingt mètres de diamètre. Les biononiques d’Inigo complétaient à peine ces données. — Tu n’as pas à être désolée. Il lui prit la main. Corrie-Lyn se pencha vers lui. — Si je n’étais pas venue, rien de tout ceci ne serait arrivé. Les membres de l’équipe de restauration seraient toujours en vie. Tu aurais pu continuer à sauver des gens. — L’univers ne fonctionne pas de cette manière. D’une façon ou d’une autre, ils m’auraient retrouvé. Je suis content que tu sois arrivée avant eux. — Je t’ai tué… Des larmes dégoulinaient sur ses joues. Inigo stoppa le véhicule et la prit dans ses bras. — Tu as peur, c’est tout. Ce n’est la faute de personne, et surtout pas la tienne. — Comment fais-tu pour rester si calme ? — Tout ce que j’ai, ce qu’Edeard m’a montré – cela me donne de l’espoir. L’espoir ne disparaît pas avec la mort d’une, ni même d’un million de personnes. L’espèce humaine continuera quoi qu’il arrive. Nous avons survécu à de nombreuses catastrophes, et celle-ci ne sera pas la dernière. — Et nous sommes toujours aussi stupides. Il serra sa main, la porta à son visage puis, lentement, lécha ses doigts humides. — Ça, c’est la Corrie-Lyn que j’aime. Elle se blottit contre lui. — Je pense toujours que je suis responsable. Je n’aurais jamais dû me laisser embobiner par ce psychopathe. — Si j’ai bien compris, tu n’avais pas vraiment le choix. — J’aurais pu faire preuve de davantage de courage, j’aurais pu le pousser du sommet d’une falaise, comme toi. — De toute façon, cela n’a pas fait une grosse différence. — Je suis tout de même heureuse de ne pas finir ma vie avec lui. — Nous ne sommes pas encore morts, rétorqua Inigo en se retournant vers son poste de pilotage. Plus que deux cents kilomètres jusqu’à mon vaisseau. — Il existe vraiment ? — Bien sûr. Aaron l’avait deviné – c’était un malin. Le véhicule fit une embardée. Corrie-Lyn se leva, vint se positionner derrière Inigo et lui massa les épaules. — Quelle distance avons-nous parcourue ? — Environ quatre-vingts kilomètres en dix-sept heures. Le temps empire, ajouta-t-il en désignant le pare-brise du menton. Je suppose que les secousses annoncent une implosion prochaine. Pas étonnant que l’atmosphère bouillonne comme cela. — Nous n’y arriverons pas, n’est-ce pas ? — Non. Elle se pencha sur lui et lui mordilla l’oreille. — Eh, tu es un messie, tu es censé inspirer tes fidèles. — Mes fidèles se contenteraient-ils de certitudes ? — Je croyais que rien n’était absolu. — Je vois que je vais avoir du mal à te convertir. Le véhicule sursauta de manière alarmante, tandis que le sol se soulevait. Corrie-Lyn agrippa Inigo pour ne pas être projetée contre les parois de l’habitacle. — Par la Dame ! grogna Inigo. Le projecteur holographique leur montra une fissure qui courait parallèlement aux chenilles du véhicule et faisait jusqu’à deux mètres de large. Elle n’était pas là avant la secousse. Inigo accéléra et s’éloigna de la crevasse avec forces soubresauts. — Pourquoi nous as-tu laissés ? demanda Corrie-Lyn. — J’étais fatigué, tout simplement. Fatigué de susciter autant d’espoir. Fatigué par le Conseil. Fatigué d’être adulé. — Et moi ? — Je n’étais pas fatigué de toi, non. Si tu n’avais pas été là, je serais parti bien avant. — Je ne te crois pas. Il rit. — En tout cas, on peut être certains d’une chose : tu ne changeras jamais ! Pourquoi ne me crois-tu pas ? — Parce que je te connais, ou plutôt, je connaissais celui que tu étais à l’époque. Les rêves, la vie de Celui-qui-marche-sur-l’eau, la perspective de vivre un jour dans le Vide t’enthousiasmaient. En ce temps-là, tu n’étais pas las d’être notre Rêveur. Que s’est-il passé ? — Peut-être n’aurais-je pas dû partir. Par la Dame, regarde ce qui est arrivé depuis. Ethan est devenu Conservateur ! De mon temps, il n’était même pas membre du Conseil ! Pourquoi le conclave l’a-t-il élu ? Qu’aviez-vous donc dans la tête ? — Nous voulions du changement, lâcha-t-elle. Le pèlerinage. Le Second Rêveur l’a rendu possible ou du moins envisageable. Mais cela ne compte pas, cela se passe aujourd’hui ; moi, je te parle d’il y a soixante-dix ans. Pourquoi, Inigo ? Tu me dois au moins cela, non ? — Il y a eu ce rêve, murmura-t-il. Son esprit libéra un déluge de tristesse qui fit frissonner la jeune femme. — Le Dernier Rêve ? L’as-tu réellement rêvé ? — Oui, mais beaucoup de choses ont été inventées. — Celui-qui-marche-sur-l’eau est mort, mais ce fut sa plus grande victoire. Il a pu vivre toutes les vies. Les Seigneurs du Ciel ont guidé son âme jusqu’à la mer d’Odin. J’étais là ! gronda-t-elle. J’ai vécu ce rêve, le rêve que tu nous as donné. J’étais allongée sur ce bûcher, au sommet de la tour la plus élevée d’Eyrie. J’ai assisté au retour des Seigneurs du Ciel dans le ciel de Makkathran. Je me suis élevée avec lui, tandis que la ville tout entière chantait pour lui. J’ai reçu son don ultime au monde. Il est monté jusqu’au Cœur du Vide ! C’était si beau. Et j’y ai cru ! J’ai cru en toi. (Corrie-Lyn s’agenouilla à côté de son siège et rapprocha son visage de celui d’Inigo.) C’est un rêve que je me remémore très rarement ; il est tellement puissant que je pleure chaque fois en pensant à cette partie de l’humanité emprisonnée à l’extérieur du Vide. Ce rêve compte vraiment. C’est lui qui m’a fait me tourner vers le Rêve Vivant, vers toi. Et c’est pour cela que j’en ferai toujours partie, quel que soit son dirigeant et en dépit de la politique politicienne. Tu nous as donné tout cela, Inigo. Tu nous as fait cadeau d’un rêve. Inigo fixait la projection du paysage infernal pour ne pas avoir à croiser son regard. Ses particules de Gaïa se replièrent, cessèrent de diffuser ses émotions. — Dis-moi, insista-t-elle, effrayée et tremblante. Dis-moi ce que tu as vu en rêve. — C’est juste moi, Corrie-Lyn. C’est ma réaction. Rien ne pourra empêcher le pèlerinage d’avoir lieu, rien n’empêchera les fidèles de vivre la vie parfaite à laquelle ils aspirent. Je suis le seul à avoir été affecté. — De quoi parles-tu ? Je t’en prie, Inigo ! — J’ai eu un autre rêve, reprit-il sans lâcher des yeux la projection. J’ai vu ce qui est arrivé à Querencia après. Après la mort de Celui-qui-marche-sur-l’eau. J’ai vu la vie d’un de ses descendants à Makkathran. — Que s’est-il passé ? Ont-ils fait mauvais usage de son don ? La terre trembla de nouveau. — Non, répondit-il avec un sourire en coin. Ils l’ont utilisé parfaitement. Une secousse plus violente fit grimacer Corrie-Lyn, qui agrippa le dossier du siège d’Inigo. Les deux passagers se regardèrent dans les yeux, tandis que le véhicule piquait du nez. Les capteurs montraient que le sol était en train de se soulever et de s’ouvrir. Inigo entra une séquence rapide dans le cerveau du véhicule. Des pics jaillirent de sous le fuselage et s’enfoncèrent profondément dans le sol gelé. Des câbles superrésistants se tendirent et ancrèrent l’engin au sol. — Inigo, geignit Corrie-Lyn. Il lui prit la main. — Nous resterons ensemble, promit-il en lui ouvrant son esprit. La terre se souleva avec un grondement grave. La glace se désintégra, les six points d’ancrage lâchèrent et vinrent frapper la carrosserie dans un fracas métallique. — Ensemble. Le véhicule commença à se retourner. Corrie-Lyn fut projetée contre la paroi et cria de panique. L’habitable continua à tourner. Inigo resta dans son siège, retenu par ses ceintures, la tête en bas. La jeune femme dégringola dans le fond de l’habitacle. Le véhicule glissait désormais sur le toit. Une nouvelle secousse le fit se retourner sur le nez. Plusieurs placards s’ouvrirent et déversèrent vêtements, vaisselle et provisions, qui se répandirent un peu partout, rebondirent dangereusement. Corrie-Lyn lâcha le coin cuisine et roula dans la cabine. Elle sentit son bras se briser contre la porte extérieure. Un voile de douleur atroce recouvrit son esprit et ses yeux. C’est la fin, pensa-t-elle. Quelques malheureuses inspirations plus tard, elle gémissait toujours là où elle était tombée. Le véhicule s’était immobilisé. — Tiens bon ! cria Inigo pour se faire entendre par-dessus le blizzard. J’arrive. Nauséeuse, elle regarda sa forme floue approcher. Il marcha sur le flanc de l’habitacle, se faufila entre les sièges du poste de pilotage avec une agilité de contorsionniste. L’engin s’était arrêté sur le nez et le pont était incliné. Inigo s’adossa contre l’arrière du siège du pilote et la prit dans ses bras. Elle fixait la cloison et les rangements ouverts au-dessus de sa tête. — Mon bras, geignit-elle. La douleur sourde empirait rapidement. L’affichage médical de son exovision résuma les dégâts causés à ses tissus. Inigo jeta un regard circulaire sur la cabine. — Il y a toujours un kit médical dans ces véhicules ; il doit être là quelque part. En attendant, commande à ton système nerveux de faire taire cette douleur. Elle hocha la tête, ce qui lui arracha une grimace. Se concentrer sur ses icônes physiologiques fut difficile, mais ses programmes secondaires finirent par isoler les nerfs de son bras. Sa cheville était endommagée aussi, mais pas aussi gravement. Elle laissa échapper un grand soupir de soulagement comme la douleur se dissipait. En revanche, elle avait toujours la nausée. Inigo la laissa pour fouiller dans les affaires disséminées autour d’eux. Il trouva bientôt un kit de premiers secours. Le boîtier analysa les données transmises par ses amas macrocellulaires et déroula des appendices en morphoplastique, qui se tortillèrent sur l’épaule de la jeune femme. Inigo découpa sa manche pour leur donner accès à sa peau. — Et maintenant ? demanda-t-elle. Inigo se tourna vers le projecteur désactivé. — On a le nez enfoncé dans une fissure et le cul en l’air. Tu parles d’une position indigne. — Est-ce que tes biononiques pourront nous sortir d’ici ? — Ce ne sera pas facile, mais je peux essayer. — Bien. J’ai failli commencer à m’inquiéter. Il gloussa et lui caressa le visage. — On va juste attendre une minute ; je veux être certain que tu vas bien avant de te laisser. — Je ne veux pas que tu me laisses, bredouilla-t-elle d’une voix incertaine. — Alors je resterai à côté de toi. Nous ne sommes pas pressés. Pas aujourd’hui. * * * L’Alexis Denken n’était qu’à quatre-vingt-dix minutes d’Arevalo lorsque Kazimir appela. — Nous venons de perdre le contact avec le Lindau, annonça-t-il à Paula, qui travaillait la Lettre à Elise sur son piano. Ses épaules s’affaissèrent. — Merde, je croyais que vous deviez les mettre en garde. — C’est ce que j’ai fait, mais, manifestement, je n’ai pas été assez clair. — Donc Aaron a récupéré un vaisseau de la Marine ? — Un navire éclaireur. Peut-être s’agit-il d’Inigo. — Ou de Celui-qui-marche-sur-l’eau, ou de Nigel, ou de… — Vous n’êtes pas obligée d’être cruelle. — Kazimir, nous sommes pris à la gorge. — Je sais. Toutefois, j’ai aussi une bonne nouvelle : si le Lindau ne communique plus avec nous, je suis quand même capable de le suivre à la trace. — Comment cela ? — Les réacteurs de tous les navires de la Marine génèrent un canal transdimensionnel secondaire pour les cas comme celui-ci. — Je l’ignorais. Alors, où se trouve-t-il ? — Il est toujours sur Hanko. — Intéressant. Si vous étiez Aaron et que vous aviez un canot de sauvetage, pourquoi resteriez-vous sur cette planète proche de l’implosion ? — Eh bien, peut-être pour retrouver ce que je suis venu chercher en premier lieu. — Exactement. Tenez-moi au courant. — Bien sûr. — Vous allez envoyer un autre vaisseau sur place ? — Le Yangtze est déjà en route, mais je doute qu’il arrive à temps. — Un navire de classe River, rien de moins… Vous prenez cette affaire très au sérieux. Espérons qu’il aura plus de réussite que le Yenisey. — Et le Lindau. * * * Il pleuvait autour de Colwyn City. Des nuages déversaient un déluge d’eau glacée sur les champs et les collines alentour. C’était une journée morose, condamnée, par manque de vent, à étouffer sous un ciel humide et obscurci par des cirrostratus roses. À l’intérieur du champ de force, cependant, il faisait beau et sec car les nuages étaient repoussés par la barrière protectrice. La femme profitait du climat artificiel pour se promener sur l’avenue Daryad, pour faire du lèche-vitrines sur ses trottoirs pentus. Près de la moitié des boutiques étaient ouvertes, contrairement à la plupart des bars et restaurants. Depuis que les envahisseurs avaient interdit la circulation des capsules, il n’y avait eu aucune livraison. Ce matin, la majorité des gens marchaient à contresens, en direction de la rivière. C’était le jour de l’arrivée de la délégation du Sénat. Les habitants de la ville voulaient accueillir les vaisseaux dès leur arrivée ; la foule se pressait déjà autour du périmètre scellé. La femme n’était pas au courant de cette venue ou bien s’en moquait. Elle était jeune, séduisante et vêtue d’une courte robe gris-bleu à la mode, qui mettait en valeur ses longues jambes. Les hommes qu’elle croisait lui lançaient des regards admiratifs et lui adressaient des messages coquins. Elle souriait avec condescendance et les ignorait. Elle parvenait même à faire abstraction des capsules paramilitaires qui zébraient le ciel, toutes sirènes hurlantes, et balayaient la chaussée avec leurs gyrophares lasers. Tant et si bien qu’elle n’était pas consciente de la présence des trois grosses capsules qui tournaient au-dessus des toits de l’avenue. Les engins s’immobilisèrent, avant de descendre en piqué. Elle ne les remarqua que lorsque l’onde de choc produite par leur violente décélération fit exploser la vitrine qu’elle était en train d’admirer. Elle cria, tomba à genoux sur un lit d’éclats de verre scintillants et enroula ses bras autour de sa tête pour se protéger. Les capsules se stabilisèrent à dix centimètres du béton. Leurs portes en morphométal s’ouvrirent et le major Honilar apparut à la tête de quinze soldats, qui formèrent aussitôt un cercle hermétique autour de la jeune femme. Entourée par quinze canons de gros calibre, elle se mit à hurler des mots incohérents. Sa robe était en lambeaux et sa peau couverte de centaines de microcoupures. — Fermez-la ! aboya le major. Les passants s’agglutinèrent autour des trois capsules, qui reposaient désormais sur la chaussée, et virent un personnage en armure de combat attraper la femme par les cheveux et la soulever avec brutalité. Ils lurent la douleur sur son visage, notèrent ses vêtements maculés de sang – son liquide vital gouttait même sur le trottoir. Certains, parmi les plus malins d’entre eux, transmirent aussitôt ces images aux chaînes d’informations de l’unisphère. — Araminta, vous êtes désormais sous la protection des Forces d’interposition d’Ellezelin, tonna le personnage en armure en la poussant vers la capsule la plus proche. — Eh ! protesta quelqu’un. Un des soldats tira un projectile explosif au-dessus de la foule ; la détonation força tout le monde à se jeter au sol. — Quiconque tentera de s’interposer sera abattu sur-le-champ, annonça Honilar. Il poussa la jeune femme ensanglantée dans le véhicule, qui s’éleva aussitôt ; sa porte en morphométal termina de se refermer lorsque l’engin eut atteint les toits des immeubles de l’avenue. Les fusils braqués sur les passants prostrés, les soldats se replièrent dans les deux autres capsules en respectant à la lettre le protocole d’évacuation. Depuis le trottoir opposé où ils prenaient leur petit déjeuner à la terrasse d’un café, Oscar et son équipe regardèrent les engins s’élever dans le ciel clair. — Joli déploiement, commenta Beckia, admirative. Coiffée d’un béret au bord argenté à la mode locale, elle était encore plus séduisante qu’à l’accoutumée. — Aussi subtil qu’un coup de pied dans les parties, lâcha Tomansio d’un ton dédaigneux. Regarde-les. Il désigna les citoyens sonnés, qui se relevaient tant bien que mal. Leurs visages exprimaient beaucoup de colère. Oscar en vit plusieurs brandir le poing en direction du ciel et crier des obscénités. Il était heureux de porter des vêtements civils. À partir d’aujourd’hui, la vie des soldats isolés deviendrait vraiment un enfer. — J’ai l’impression que le major Honilar est contrarié, reprit Beckia. Le programme de reconnaissance a reconnu cinq Araminta depuis ce matin. — Liatris fait du bon boulot, nota Tomansio. — Je doute que cette jeune femme soit de votre avis, rétorqua Oscar. Il n’avait plus envie de boire son expresso à la cannelle. Il se sentait coupable de ce qui arrivait. Cette pauvre femme était parfaitement innocente ; son seul crime était d’avoir à peu près les mêmes mensurations et les mêmes traits qu’Araminta. Ainsi, la bavure serait mise au débit du programme de reconnaissance, qui avait repéré la passante grâce aux caméras de surveillance de l’avenue commerçante et prévenu l’équipe d’intervention. — C’est votre opération, Oscar, le réprimanda Tomansio. Vous saviez comment cela se passerait. Ce n’est pas le moment de vous ramollir. — De tous les habitants de cette galaxie, je suis celui qui comprend le mieux le concept de dommage collatéral, se défendit-il. — En effet. Vous êtes donc bien placé pour savoir que le sacrifice de cette passante était nécessaire. — Cela ne le rend pas juste pour autant. — Oscar, l’invasion de Viotia par Ellezelin n’était pas juste non plus. Pourchasser Araminta n’est pas juste, mais nous le faisons tous parce que nous savons que nous devons la retrouver. — Comment s’appelait-elle ? demanda Oscar, le regard fixé sur la large avenue. De plus en plus de gens descendaient vers les docks, où ils comptaient bien se faire entendre de la délégation du Sénat. Tout ce remue-ménage était inutile, il le savait. Le Rêve Vivant se moquait et de leur opinion et de celle du Sénat. La délégation, les discussions avec Phelim et le Premier ministre permettraient aux soldats de gagner du temps. — Quelle importance ? demanda Beckia. — C’est important, rétorqua Oscar. Nous nous sommes servis d’elle. — Je demanderai à Liatris de vérifier quand il aura un moment, dit Tomansio. — Merci. Tomansio et Beckia terminèrent leurs boissons. Pour sa part, Oscar fut incapable de toucher ce qui restait de la sienne. Des gens souffraient par sa faute. Il savait qu’il était un peu tard pour avoir des états d’âme, mais il n’avait vraiment pas pensé à cet aspect de l’opération lorsqu’il avait accepté la mission proposée par Paula. Comme pour le tenter, le code de l’interface unisphère de Dushiku flottait dans son exovision. Discuter un moment avec son partenaire si calme et si rationnel aurait pu l’aider à se sentir mieux. Cependant, une telle preuve de faiblesse aurait nui à son image auprès des Chevaliers Gardiens. Tomansio et Beckia se levèrent et lui lancèrent un regard interrogateur. — J’arrive, dit-il dans un soupir. Ils prirent un taxi devant le café. Le véhicule glissa avec fluidité sur sa piste dédiée au centre de l’avenue et traversa un quartier plus dense et moderne de la ville. Il les déposa dix minutes plus tard dans le quartier de Palliser, où ils entrèrent dans un bar beaucoup moins huppé que le café qu’ils venaient de quitter, un rade coincé entre un réparateur de tripods et un grossiste en emballages. L’établissement était constitué d’une structure en matériau composite bon marché, partiellement recouverte de corail et craquelée – la moitié du toit et un angle de la bâtisse étaient à nu. Quelques décennies plus tôt, on avait collé des plaques en plastique sur les trous afin de protéger le bar contre les éléments ; le résultat était d’autant moins heureux que les rustines se décollaient et ne tenaient plus que grâce à des bandes adhésives noires. Des mauvaises herbes brunes poussaient dans des creux du toit et parasitaient les maigres nutriments du corail. Oscar se tourna vers l’extrémité de la rue où le bâtiment massif du nid de confluence dominait une intersection lointaine ; comparé aux structures minables qui l’entouraient, il ressemblait à une forteresse. À l’intérieur, le bar n’était pas mieux, avec ses fenêtres obscurcies par des affiches holographiques défraîchies et ses bandes polyphotos vieillissantes. Les tables, billards et arcades étaient éparpillés sur le parquet usé. Seul le zinc était correctement éclairé par des globes blancs, qui projetaient une lumière monochrome sur les pompes à bière. Ils étaient moins de dix clients en tout – deux piliers de bar vidaient des verres et des aérosols au comptoir, pendant qu’un type solitaire se ruinait sur une tri-console et que quelques autres discutaient aux quatre coins de la salle. Personne ne prêta attention aux nouveaux venus. Tomansio commanda quatre bières au patron et rejoignit les autres. Un robot serveur arriva avec leurs verres. Deux minutes plus tard, Cheriton fit son apparition et s’attira quelques regards en biais à cause de son manteau gris boutonné jusqu’au cou pour cacher ses vêtements d’Ellezelin. En revanche, il ne pouvait pas dissimuler le chapeau qu’il tenait à la main. — Alors ? commença Tomansio tandis que Cheriton s’asseyait. Leurs biononiques respectifs déployèrent un champ protecteur autour de la table. — La paranoïa se généralise, répondit Cheriton en saisissant son verre. Le réseau de l’immeuble scanne et vérifie tous les appels. Si j’avais codé le moindre de mes messages, je serais dans une cage d’énergie à l’heure qu’il est. — Ils se doutent de quelque chose ? — Pour l’instant, ils ne savent presque rien, à part que quelqu’un leur complique la tâche. En fait, nous ne sommes pas les seuls sur le coup. — Liatris a repéré au moins deux autres équipes, précisa Beckia. — À nous tous, on fait une belle bande de barbouzes. Et le Troisième Rêveur n’arrange pas la situation. — Je m’attendais qu’ils fassent preuve d’un peu plus d’enthousiasme, reprit Tomansio. Une connexion en temps réel avec le Vide, la preuve que nous pouvons développer des pouvoirs psychiques une fois arrivés là-bas… — Le Rêve Vivant applaudit des deux mains, mais le Conservateur et les membres du Conseil sont embarrassés de ne pas avoir été choisis pour rendre cette communion possible. — La chasse au Troisième Rêveur a-t-elle été ouverte ? s’enquit Oscar. — Non, mais certains semblent croire que c’est un proche de Justine. — Un proche ? — Le Rêve Vivant a toujours cru qu’Inigo et Edeard étaient parents – c’est impossible à démontrer, puisqu’on ne sait rien du vaisseau arche qui s’est écrasé sur Querencia. De leur point de vue, il serait logique que le Troisième Rêveur soit apparenté à Justine. — Justine n’a pas des tonnes de parents dans le Commonwealth, pensa tout haut Oscar. Cela fait des siècles qu’elle a chargé sa personnalité dans l’ANA. Tous ses contemporains ont fait de même ou bien sont morts pour de bon. — Vous oubliez l’amiral Kazimir, rétorqua Cheriton. — Non ! — Je n’y crois pas, admit Cheriton. De toute façon, il y a de fortes chances qu’on ne remonte jamais jusqu’à la source. Le rêve de Justine nous a été transmis par le champ de Gaïa des Mondes centraux, où les nids de confluences sont tenus par ceux de la branche Haute. Le Rêve Vivant n’a aucun pouvoir sur eux. — Ozzie soit loué, dit Beckia. — Attendez, protesta Oscar, il y a peu de chances qu’Araminta soit apparentée à un Seigneur du Ciel. Cheriton sourit. — Je n’ai jamais dit que leur théorie tenait debout. — En résumé, le Rêve Vivant concentre toujours ses efforts sur le Second Rêveur ? demanda Tomansio. — En effet, acquiesça Cheriton entre deux gorgées de bière. Il faut que Liatris infiltre le réseau du bâtiment et subvertisse leurs programmes de surveillance, autrement, la situation risque de dégénérer la prochaine fois que je vous enverrai un message. — Je le lui dirai. — Des nouvelles de Danal et Mareble ? s’enquit Oscar. — Oui, mais rien de notable. Ils ont lu la mémoire de Danal. Autour de la table, tout le monde grimaça. — Ouais, reprit Cheriton, et tous ceux qui ont été attrapés au cours du raid sur l’immeuble ont subi le même sort. J’ai accompagné Mareble au quartier général des docks ; elle a pu le voir, mais il est toujours aux arrêts. Elle-même a été assignée à résidence. Pour Honilar, le simple fait de connaître Araminta est un crime. — Ils n’ont servi à rien, alors ? — Pas tout à fait… Beckia lança un regard en coin à Cheriton. — Tu n’as pas osé ? — Je n’avais pas le choix. Vous avez entendu parler du syndrome de la veuve joyeuse ? Elle était bouleversée lorsque je l’ai ramenée à son hôtel, alors… — Par Ozzie, gloussa Oscar dans sa bière. — Je suis devenu son ami, son confident, se défendit Cheriton. Elle va nous être très utile. Beaucoup de fidèles commencent à douter, car le comportement de Phelim n’est pas très compatible avec les valeurs de leur religion. — Excellent. Bon travail, commenta Tomansio. — Vous avez une idée de l’endroit où se cache Araminta ? demanda Cheriton en reposant sa bière. — Pas la moindre. Liatris a mis des centaines de programmes d’analyse sur le coup, mais Honilar n’est pas loin derrière ; il ne mettra pas longtemps à comprendre qu’on l’a fourvoyé. — Super. Il faudra s’attendre à une montée de la paranoïa ambiante. — Ils vont s’en prendre à sa famille, reprit Oscar. Ils vont organiser une arrestation à grand spectacle pour la forcer à sortir de son trou. — Vous voulez les prévenir ? s’étonna Tomansio. — S’ils nous croient – ce qui est loin d’être évident –, Honilar aura un peu plus de mal à les trouver ; dans le meilleur des cas, nous gagnerons une demi-heure, mais vous n’arrêtez pas de me répéter que chaque minute est précieuse… — Effectivement. Je me charge de les appeler. — Je ferais mieux d’y retourner, lança Cheriton. Il se leva et traversa le bouclier privatif. — Aucune nouvelle des mouchards que nous avons mis autour de Cressida, déclara Beckia, tandis que Tomansio finissait d’envoyer des appels anonymes à la famille d’Araminta. Je propose de rendre une petite visite à son ancien lieu de travail. — Chez Nik ; peut-être ses collègues pourront-ils nous aider. — D’accord, acquiesça Oscar. Son ombre virtuelle l’informa que Paula cherchait à le joindre. — Du nouveau ? — Le Second Rêveur s’appelle Araminta ; c’est une native de Viotia. Jusqu’à présent, elle est passée entre les mailles du filet. Nous suivons quelques maigres pistes, mais nous ne sommes pas tout seuls sur le coup. — Vous êtes sûr que c’est elle ? — Oh, oui. Il se rappela leur seconde visite de l’appartement avec un sourire en coin. Il avait éclaté de rire à la vue du couvercle du ballon d’eau chaude sur les carreaux de la salle de bains. Apparemment, elle avait même pris le temps de se préparer du thé et de manger quelques biscuits avant de disparaître. Elle avait une classe folle – ou était complètement timbrée. Quoi qu’il en soit, il avait hâte de la rencontrer. — Le Rêve Vivant le sait aussi, ajouta-t-il. — Vous pensez pouvoir la retrouver les premiers ? — Nous allons faire de notre mieux. — J’ai quelque chose à vous dire… — Vous me faites peur. — Une Faction a envoyé un agent dans un vaisseau très puissant, équivalent au vôtre. Il vient juste de tirer un projectile générateur de trou noir sur Hanko. La planète est en train d’imploser. La peau d’Oscar devint glacée. Il fixait les affiches en 3D colorées sans les voir. — Hanko ? — Oui, je suis navrée, Oscar. — J’étais le capitaine du Dublin pendant l’attaque primienne, protesta-t-il d’une voix faible. Nous avons vécu un enfer en défendant Hanko. — Je sais. C’est une arme nouvelle et très dangereuse. Personne ne s’attendait qu’elle soit utilisée de cette manière. Je vous raconte tout cela pour que vous compreniez bien que les Factions sont désespérées. Faites très attention lorsque vous tenterez de mettre la main sur cette Araminta. Ce n’est pas un jeu. — Je comprends. En quoi Hanko était-elle importante pour eux ? — Inigo s’y cachait peut-être. — Ah, je vois. A-t-il réussi à s’en tirer ? — Nous l’ignorons. Les communications avec la planète ont été coupées. — Merde. — Il y a autre chose – je vous le dis au cas où je disparaîtrais : il y a des chances que l’agent en question soit la Chatte. — Oh, non. Non, non, non. Pas elle. Elle est en suspension. Bordel, c’est vous-même qui l’avez enfermée là-dedans. C’est la première chose que j’ai vérifiée après qu’on m’a ressuscité. — Je n’en suis pas encore certaine. Si c’est elle, il s’agira juste d’un clone. — Juste d’un clone ? Mon Dieu. Où est-elle ? — Je ne sais pas, mais, si elle débarque sur Viotia, vos Chevaliers Gardiens risquent d’abandonner le navire. — Fait chier ! s’exclama-t-il à haute voix. Beckia et Tomansio lui lancèrent un regard étonné. — Maintenant que vous êtes au courant, vous pourrez prendre des précautions. — Des précautions ? Contre la Chatte ? À bord d’un vaisseau doté d’un ultraréacteur et d’une superarme ? Quel genre d’abruti a pu avoir l’idée saugrenue de l’équiper de cette manière ? — Je vous ai dit que les Factions étaient désespérées. — Attendez une minute, pourquoi disparaîtriez-vous ? — Elle ou quelqu’un dans son genre a déjà essayé de me tuer et va sans doute recommencer. Vous savez comment elle est… — Je veux rentrer chez moi. — Ce ne sera plus très long, je vous le promets. — Merde, je vous déteste. — La haine est utile, elle aide à rester concentré sur son objectif. — Non, la haine induit des comportements irrationnels, s’irrita-t-il. — Comportements qui vous rendent imprévisibles et compliquent la tâche de vos ennemis. Elle aura plus de mal à vous piéger. — Putain, je n’avais pas d’ennemis avant que vous m’entraîniez dans cette aventure. — Si vous avez besoin d’aide, je peux vous rejoindre, mais je préfère éviter s’il y a d’autres solutions. Qu’en pensez-vous ? Oscar prit une profonde inspiration et leva les yeux au plafond. — Non, je contrôle la situation. Il ordonna à son ombre virtuelle de mettre un terme à cette conversation. — Un problème ? s’enquit Tomansio. — Non, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et si nous allions voir Chez Nik ? Pendant que Viotia existe toujours. * * * Les vents de Hanko avaient toujours posé problème aux vaisseaux et autres machines volantes, qu’ils soient ou non équipés de systèmes regrav et ingrav. On s’en accommodait facilement à haute altitude, car la précision était inutile au-dessus des nuages, mais au ras du sol les turbulences imprévisibles mettaient les véhicules à rude épreuve. Rafales et mini-tornades pouvaient attirer un navire vers la terre et provoquer un accident. En conséquence de quoi, rien ne volait jamais à moins de huit cents mètres d’altitude, sauf pour se poser à Jajaani. Du moins était-ce l’usage lorsque les conditions étaient normales. Tandis que la surface gelée de la planète commençait à trembler et à se tordre, prélude à l’implosion finale, les tempêtes redoublaient de violence et les vents dépassaient les deux cents kilomètres-heure. Aaron découvrit qu’il n’y avait qu’une manière de voler dans un tel environnement : utiliser le genre de vitesse et de puissance qui ne pouvaient être affectées par le vent. Le Lindau atteignit Mach douze et cinq cents mètres d’altitude. À cette vitesse, dans ce dense typhon de grêle, il déroulait une traînée de vide plus qu’il volait. Son champ protecteur générait des ondes de choc supersoniques annulaires qui creusaient des tranchées dans la glace et le sol. Un éclair épais comme un pilier se forma dans son sillage avant de se disperser sur des centaines de kilomètres carrés. Loin au-dessus du vaisseau, la couche nuageuse supérieure gonfla, bouillonna comme si une créature géante enfonçait ses doigts dans la couverture planétaire. Quand il eut pris suffisamment d’élan, Aaron accéléra à la verticale à près de huit g. Quelques secondes plus tard, il transperçait la couche nuageuse et replongeait à dix g dans l’ionosphère. Les compensateurs internes de l’appareil absorbèrent seulement quatre g. Ses biononiques renforcèrent son corps plaqué contre le fauteuil d’accélération du pilote. Le Lindau fila vers les couches inférieures de l’atmosphère ; à l’intérieur, la fréquence des vibrations menaçait la structure même de l’appareil. Même avec sa protection biononique, Aaron sentit ses os et ses organes trembler, tandis que sa chair était compressée. Des alarmes assourdissantes retentirent dans la cabine. Des lumières clignotantes rouges noyaient l’éclairage normal et donnaient une allure infernale à l’habitacle. Soumis à un stress trop important, le métal couinait. Quelque part dans son dos, il y avait une fuite de gaz à haute pression. Les alarmes des détecteurs de substances toxiques se joignirent au concert apocalyptique. Aaron renforça son champ de force intégral. Des éclairs brillants comme le soleil aveuglèrent les capteurs visuels répartis sur la coque, tandis que le vaisseau reprenait de l’élan à cinq cents mètres d’altitude. Les vibrations se firent plus violentes. Aaron les ignora et préféra se concentrer sur les données recueillies par les capteurs externes. Dans ce blizzard terminal, les instruments du vaisseau n’étaient capables de scanner les environs qu’à quelques centaines de mètres à la ronde. Sa zone de recherche était très vaste et s’étirait du Glacier asiatique au camp d’Olhava, mais il n’avait d’autre choix que de la découper en bandelettes de huit cents mètres de large – en mordant de cinquante mètres sur la précédente pour être certain de ne rien rater. Le Lindau balaya une énième bande de terrain avant d’accélérer à la verticale. Un étançon de renfort céda en arrachant câbles et conduits. La moitié des panneaux polyphotos s’éteignirent et des étincelles se déversèrent dans la cabine. Le cerveau de l’engin l’informa d’une perte de puissance nominale et de dysfonctionnements dans les systèmes du réacteur. Aaron repoussa l’affichage à la périphérie de sa vision et replongea avec une accélération de onze g. * * * Le Livreur se téléporta dans l’entrée. Tout près de là, Elsie et Tilly se disputaient la grav-ball. Elsie la tenait victorieusement au-dessus de sa tête et courait autour de la table en criant : — C’est mon tour, c’est mon tour ! Tilly pourchassait sa sœur et essayait de lui reprendre le jouet. — C’est pas vrai ! hurla-t-elle de frustration. Le robot pédiatre domestique flottait à la distance réglementaire de 1,7 mètre des petites et les grondait d’une voix mélodieuse : — Les enfants doivent cesser de grimper sur les meubles. C’est une activité dangereuse. S’il vous plaît, un peu de calme. Partager ses jouets est valorisant. — La ferme ! cria Elsie en jetant la grav-ball sur le robot. Le jouet rebondit sur la machine dans un nuage holographique bleu et, tout tremblotant, s’aplatit au plafond pendant cinq secondes, avant de jaillir vers le mur dans un nouvel éclair photonique. Tilly et Elsie bondirent, le visage déformé par la détermination, mais le manquèrent toutes les deux car il sauta au plafond au dernier moment en produisant un « boïng ! » ridicule. Soudain, la grav-ball fonça sur le vase préféré de Lizzie, un Rebecca Lewis de sa période Bryn-Bella vieux de quinze siècles. Le Livreur détestait cette monstruosité fleurie mais il n’en attrapa pas moins le jouet au vol juste avant l’impact. — Papa ! Les deux fillettes oublièrent aussitôt leur dispute et coururent se jeter dans ses bras. — Je vous ai dit cent fois de ne pas jouer avec ce truc dans les pièces des adultes, les gronda-t-il. — Oui, oui ! Tout excitées, elles lui sautèrent dessus, l’agrippèrent et gigotèrent dans tous les sens. — Tu étais où ? — Tu nous as rapporté des cadeaux ? Il tendit la grav-ball au robot. — Un peu partout et non. — Ohhhhh ! — Désolé, j’étais trop occupé. À essayer de rester en vie… Ils se rendirent dans la cuisine où Lizzie et le robot ménager préparaient le dîner sur la vieille cuisinière. Il y avait plusieurs casseroles sur le feu, et un mélange de parfums emplissait la pièce. Il faisait sombre dehors ; les fenêtres étaient des carrés de ténèbres couverts de condensation. Lizzie sourit et l’embrassa furtivement. — Heureuse que tu sois de retour, chuchota-t-elle. — Et moi donc. Vêtue d’une jupe rouge et noire et d’un collant vert, Rosa sortit du jardin d’hiver. — Papa. — Bonsoir, mon chou. Il la prit dans ses bras et repoussa quelques mèches rousses de son front. — Elle a dit « robot » aujourd’hui. — C’est vrai ? demanda le Livreur. Rosa lui sourit, mais resta muette. — Ou alors « oh, beau », admit Lizzie. Vous trois, rendez-vous utiles et mettez la table, s’il vous plaît. Le Livreur reposa Rosa et aida Tilly et Elsie à poser couteaux et fourchettes à leur place. — Je vais essayer de freiner un peu sur les enquêtes, commença-t-il en attrapant deux verres à vin. — C’est une bonne nouvelle. — Je compte refuser celles qui se situeront trop loin des Mondes centraux. De cette manière, je serai absent un peu moins souvent. Elle l’embrassa. — Merci. Ils prirent place. Le robot ménager déposa une grande casserole au centre de la table et en souleva le couvercle. Le Livreur saisit la louche et remua le… — Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il, dubitatif. — Un ragoût de saucisses, annonça fièrement Tilly. J’ai préparé les saucisses à l’école. On a programmé l’unité culinaire de niveau trois pour les ingrédients. — Moi, j’ai fait les tomates, dit Elsie. — Cela m’a l’air très bon, leur assura-t-il. Il se servit du ragoût, des légumes et des pommes de terre. Lizzie goûta le vin et lui sourit au-dessus de son verre. Lorsque les enfants furent couchés, le Livreur alluma un feu dans le salon. La maison géorgienne était parfaitement isolée, mais, comme Lizzie le lui avait appris, un vrai feu produisait une chaleur rassurante. Ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre dans le grand canapé avec ce qui restait du vin. — J’ai entendu une rumeur, aujourd’hui, commença sa femme. Tu sais ce que fait le mari de Jen ? — Euh, non. Pour la première fois depuis bien longtemps, il était réellement détendu et ne jouait pas la comédie. — Il travaille avec la Marine. Bref, tu sais ce qu’elle m’a dit ? Il semblerait que la flotte des Ocisens soit plus puissante que prévu. — Ah, bon ? Bientôt, la nouvelle de ce qui était arrivé au Yenisey serait rendue publique, pensa-t-il. — Tu n’as rien entendu ? — Non. En revanche, il se rappelait la réaction de Marius lorsqu’il avait mentionné Hanko. On aurait dit que le représentant des Accélérateurs ignorait qu’une cuve de masse Hawking avait été larguée sur la planète. Pourquoi m’aurait-il menti ? — Les nouvelles de Viotia sont terribles. J’ai vu une jeune femme se faire embarquer par des paramilitaires dans la rue, comme ça, sans aucune raison. — C’est terrible, en effet. En dehors de Marius, qui aurait pu se procurer une arme pareille ? — Je vois que tu te sens très concerné… — Excuse-moi. — Ce n’est rien. (Elle se blottit tout contre lui.) Je suis heureuse que tu aies décidé de lever le pied. Cela ne te dérange pas, au moins ? — Je m’y remettrai dans une vingtaine d’années. J’ai envie de voir grandir les petites. C’est une période si importante et unique. Lizzie lui tapota la cuisse et sirota un peu de vin. — Tu es un bon père. Pendant que le Livreur se préparait à se mettre au lit ce soir-là, les Conservateurs l’appelèrent. — Nous avons besoin que vous livriez un vaisseau sur Purlap, demain. — Non. (Il jeta un coup d’œil coupable dans la chambre, puis referma la porte de la salle de bains.) C’est terminé. — Votre rôle sera passif, exactement comme nous vous l’avions promis. À notre connaissance, il n’y a pas d’agents ennemis sur Purlap. — S’ils m’attrapent, vous serez obligé de me ressusciter, et je n’ai pas envie de cela. — À partir de maintenant, nous emploierons quelqu’un d’autre pour surveiller les agissements de Marius – un agent qui aura un rôle plus actif que le vôtre. — Ah. — Si cela peut vous rassurer, Marius vient d’arriver sur Ganthia. — Qu’y a-t-il sur Ganthia ? Il se maudit aussitôt d’avoir posé la question. — Nous n’en sommes pas sûrs. Quoi qu’il en soit, Ganthia est à plus de deux cents années-lumière de Purlap. Nous ne vous demanderions pas de nous rendre ce service si ce n’était pas urgent. — Je ne sais pas. — Vous remplacer nous prendra du temps. Il y aura une période de transition durant laquelle votre successeur sera initié. — Je n’ai pas dit que je ne voulais plus vous aider. (Il lança un regard noir à son reflet dans le miroir et jeta ses vêtements dans la panière à linge sale.) D’accord, j’accepte de livrer ce vaisseau, mais, après cela, je veux au moins trois jours de repos. — Merci. * * * Araminta ne dormait pas. Le canapé-lit était correct, le vieux matelas confortable, la couette chaude, et, dans la chambre adjacente, les jumeaux ne faisaient aucun bruit. Toutefois, elle était trop inquiète pour s’abandonner au sommeil. Elle avait peur que les paramilitaires d’Ellezelin débarquent au milieu de la nuit, saccagent la maison et brutalisent Tandra et les enfants. Je n’avais pas le droit de m’imposer et de les mettre en danger. Elle se demandait aussi ce qu’elle devait faire. Elle savait à qui elle voulait parler, mais elle ignorait comment le contacter. Un peu plus tôt, quand elle était encore capable de réfléchir d’une manière posée, elle avait passé en revue tout ce qu’elle avait dans ses lacunes de stockage sur les technologies de la communication. Elle disposait d’une base de données importante sur le sujet, car elle avait besoin d’être guidée pour connecter les appartements à l’unisphère et intégrer les systèmes domestiques à leurs réseaux. Sa bibliothèque théorique était bien garnie, mais son expérience proche du néant. Elle examina son problème à la manière d’un programme un peu obtus : si A ne fonctionne pas, essayer B, puis C. Elle en était au Z pour la huitième fois lorsque l’aube commença à briller derrière les stores en papier bon marché. Néanmoins, ce huitième Z était une possibilité envisageable, voire intelligente, et surtout imprévisible, ce qui était crucial. Elle ne se faisait aucune illusion et savait que le Rêve Vivant ne renoncerait pas. Le moindre aspect de sa vie serait analysé, et tous ceux qui la connaissaient seraient interrogés. Araminta se redressa alors que Tandra tentait de rallier la cuisine sur la pointe des pieds. — Désolée. Je t’ai réveillée ? — Non. Tandra souleva les stores. — Aïe, tu as une sale tête, ce matin. — Je n’ai pas beaucoup dormi, admit Araminta. Martyn émergea de la salle de bains vêtu d’un tee-shirt usé et d’un short bleu. — Salut, marmonna-t-il en se grattant successivement la tête puis l’aisselle. — Tu ne regrettes toujours pas d’être venue ? demanda Tandra. Les deux femmes partirent d’un gloussement stupide. Martyn fronça les sourcils et fila dans la cuisine. — Je peux te piquer un peu de maquillage ? demanda Araminta. Juste à côté, Martyn s’affairait avec des bols et des tasses. — Bien sûr, chérie. La moitié des membranes sont périmées, mais, si tu les veux, prends-les. Je n’en ai plus besoin ; je suis irrécupérable. — Merci. — Tu as rendez-vous avec un type ? — Non, pas vraiment. — Bon. Tu veux un peu de café ? Araminta sourit. Le café que Martyn avait préparé la veille au soir était abominable. — Oui, s’il te plaît. Ils petit-déjeunèrent tous les cinq autour de la petite table de la salle à manger. Les jumeaux, agités, mirent une éternité à manger leurs céréales. Araminta mâchouilla sa tartine et essaya de ne pas rire en regardant une Tandra exaspérée menacer et supplier tour à tour ses enfants de rester tranquilles. Ensuite, elle s’installa sur le lit de Tandra et entreprit de se maquiller. Son amie possédait un nombre étonnant de boîtes de cosmétiques de diverses marques ; certaines étaient bien entamées, d’autres toutes neuves. En une demi-heure, Araminta parvint à changer son apparence de manière drastique. Elle déguisa ses joues rondes, leur donna un aspect plus anguleux, ajouta des ombres sous sa mâchoire pour la rendre plus carrée et proéminente. Elle mit également des lentilles bleues, se teignit les cheveux en noir à l’aide d’un spray et les tressa comme elle ne l’avait pas fait depuis le lycée. Tandra lui apporta ses vêtements. — Propres et raccommodés par notre bon vieux robot. Un jour, il faudra que je trouve un programme de couture plus performant. (Elle les jeta sur le lit à côté d’Araminta.) Eh bien, dis donc, je te reconnais à peine. Araminta eut un sourire reconnaissant. — Merci. — Je ne veux pas t’inquiéter, reprit Tandra en fermant la porte, mais Matthew vient d’appeler. Des gens sont venus Chez Nik ce matin et ont posé des questions sur toi. Trois groupes de personnes, en fait. — Par Ozzie… Toute la peur et la panique contenues depuis la veille affluèrent. Tandra s’assit à côté d’elle. — C’est grave ? — Très. Il faut que je parte. Je n’aurais jamais dû venir chez toi. — Ne t’en fais pas, chérie. Tu sais, ma vie est un peu monotone… Araminta se débarrassa de sa robe de chambre d’emprunt et enfila son pantalon rapiécé. — Pas assez, crois-moi. Écoute, si quelqu’un te demande si tu m’as vue récemment, dis la vérité. Toute la vérité. — Quoi ? — Dis-leur que j’ai passé la nuit chez toi, ne leur cache rien, ne nie surtout pas. — Merde, tu es sûre ? Elle passa son chemisier et constata avec étonnement que la machine de Tandra était venue à bout des taches d’herbe sur les coudes. — Absolument. Elle boucla sa ceinture à outils et la cacha sous sa veste en peau. Elle était prête à partir. — Merci mille fois, répéta-t-elle devant la porte. Le sourire incertain de Martyn la fit se sentir encore plus coupable. — Fais attention à toi, lui dit Tandra en l’embrassant. Pendant les vingt premières minutes, Araminta marcha très vite, trotta presque pour mettre un maximum de kilomètres entre la famille de son amie et elle. Après cela, le chemisier imbibé de sueur, elle ralentit un peu de peur que ses membranes cosmétiques se décollent. Elle ne pouvait pas ouvrir sa veste pour se rafraîchir, à cause de la ceinture. Elle était encore loin de sa destination, un bureau situé dans le quartier de Salisbury, à l’autre bout de la ville. La route la plus courte passait par le centre, mais elle préféra faire un détour pour rencontrer moins de monde. Et puis, il y avait plus de capteurs dans les rues du centre. Elle décrivit donc une large courbe, s’éloigna du fleuve, puis redescendit vers la partie nord des docks. Trois heures après son départ, elle était enfin à Salisbury. Il y avait une majorité de bâtiments commerciaux, entre lesquels s’intercalaient quelques habitations bon marché importées de Suvorov, préfabriqués en aluminium reliés entre eux de diverses manières. Les cours grillagées contenaient des carrés de pelouse mal entretenue ou des terrains couverts de graviers sur lesquels étaient garés des véhicules terrestres et autres capsules hors d’usage. La ligne métropolitaine coupait le quartier en son centre et desservait des zones périphériques grâce à des branches secondaires. Quelques taxis la dépassèrent. Le moyen de transport favori des habitants du coin était le tripod, même s’il y en avait très peu ce jour-là ; en fait, les vélos étaient presque deux fois plus nombreux. Il y avait aussi juste assez de piétons pour que sa présence ne paraisse pas suspecte. Même les capsules d’Ellezelin semblaient éviter le ciel de Salisbury. Araminta n’avait encore jamais mis les pieds dans le quartier, aussi lui fallut-il une heure de marche supplémentaire pour trouver la rue Harrogate. Il s’agissait d’une artère quasi désertée longue de cinq cents mètres, qui débouchait sur un champ de gravats hérité d’un projet immobilier avorté. Bizarrement, la ligne de taxis conduisait jusqu’à la barrière qui entourait le terrain vague. De part et d’autre de la chaussée se succédaient immeubles de bureaux, unités industrielles et hangars. À présent, on pouvait dire que sa présence était suspecte, car elle était la seule personne à arpenter ces trottoirs craquelés et soulevés par la végétation, aux caniveaux saturés d’ordures. Lorsqu’elle eut remonté le tiers de la rue, elle trouva le bâtiment qu’elle cherchait – un hangar de taille moyenne constitué de plaques de matériau composite et de panneaux solaires. Les bureaux de la compagnie étaient situés dans un appentis ajouté sur le devant. « La Crêpe espagnole authentique », disait une plaque orange accrochée au rideau métallique. Les fenêtres étaient toutes condamnées par des feuilles de carbotitane armé, et les murs latéraux couverts de graffitis si vieux qu’ils ne brillaient même plus. Araminta longea le flanc du hangar et, à son extrémité, trouva une petite porte. Elle produisit un cutter et découpa proprement la serrure. La lumière du jour pénétrait dans le vaste espace par une rangée de panneaux transparents situés sur l’arête du toit. Cinq pyramides de boîtes empilées sans soin occupaient le sol bétonné. « La Crêpe espagnole authentique », lisait-on sur chacune d’entre elles. Elle passa devant sans les regarder et courut vers les bureaux. La porte était fermée, mais elle la força sans problème car il n’y avait pas d’alarme – Laril était si radin. Il y avait trois bureaux meublés et équipés avec ce qui existait de moins cher sur le marché. On aurait dit que les employés venaient tout juste de partir. Araminta abaissa les stores et entreprit de fouiller les lieux consciencieusement. La Crêpe espagnole – normalement, il devait s’agir d’une franchise – était une des nombreuses compagnies pourries de Laril. Des dizaines de stands employant un personnel surmotivé auraient dû vendre de la nourriture de qualité à un prix raisonnable dans les salles de spectacle de Colwyn City tout en rétribuant Laril. Comme d’habitude, l’affaire avait périclité à cause de problèmes de licences et de fournisseurs de seconde zone. Et puis, il y avait le financement hasardeux des filiales qui produisaient les stands et les unités culinaires, l’implication de compagnies non enregistrées dans la fourniture des uniformes et le transport… Rien de tout cela n’avait été déclaré au fisc. Araminta savait tout cela parce qu’un jour Laril avait laissé un dossier ouvert sur le réseau de la maison. Elle ne lui avait rien dit et n’en avait même pas parlé à Cressida. Elle ne se serait servie de ce moyen de pression ultime que si les voies légales n’avaient pas suffi, si le divorce ne s’était pas soldé par un règlement équitable. La fouille intensive des bureaux et tiroirs ne donna pas grand-chose. Des copies de reçus et de contrats ; des échantillons de farces pour ses crêpes ; des plantes mortes ; des composants d’unités culinaires usés ; des modules électroniques dont elle ignorait la provenance ; trois nœuds de cybersphère ; des kubes dans leurs boîtes de rangement ; différents tabliers aux couleurs de la société ; un calculateur de management de capacité moyenne doté de logiciels dépassés. Alors qu’elle était assise à une table de travail équipée d’une vieille console et de trois holoprojecteurs – sans doute celle du patron –, elle dégotta cinq pièces de paiement dans un caisson, sous une pile de manuels d’entretien de capsules. Difficiles à trouver, mais pas suspectes – elles ne s’étaient donc pas retrouvées là par accident. Laril ne faisait jamais rien par accident. Elle considéra une des pièces et sourit. Ce bon vieux Laril : la constance dans l’inconstance. Il lui fallut une demi-heure de travail pour ouvrir un des nœuds, configurer le logiciel à l’aide d’une interface de poche, enregistrer le compte unisphère d’une nouvelle compagnie en payant avec une pièce, et obtenir un moyen de communication qui n’utilisait pas son ombre virtuelle et ne mentionnait jamais son identité. Aucun programme de surveillance ne remonterait jamais jusqu’aux bureaux de La Crêpe espagnole. Enfin, en théorie. Elle tapa laborieusement le code stocké dans sa lacune. Des icônes s’affichèrent sur l’écran minuscule de l’interface et confirmèrent que la communication était établie. Pitié, pria-t-elle, sois curieux, accepte mon appel. Le visage étonné de Laril apparut au-dessus du bureau. Elle fut surprise par sa propre réaction ; la vue de ses cheveux bruns trop fins, de ses joues rondelettes et de sa barbe de trois jours lui fit monter les larmes aux yeux. Il n’avait pas changé, et cela avait quelque chose de diablement rassurant. — Araminta ? C’est toi ? Tu as eu recours à un reprofilage cellulaire ? — Ne raccroche pas, bredouilla-t-elle. J’ai besoin d’aide. — Ah. Je ne savais pas que tu étais au courant pour… La Crêpe espagnole. — Laisse tomber. Tu peux vérifier si quelqu’un nous écoute ? Laril écarquilla les yeux de stupéfaction. — D’accord. Mon ombre virtuelle analyse la liaison. Bon, la connexion semble propre, mais je ne suis pas expert en la matière. Tu as un problème ? J’ai essayé de t’appeler plusieurs fois, mais ton ombre virtuelle est injoignable. J’étais très inquiet. Araminta prit une profonde inspiration. — Laril, ils sont à mes trousses. — Ils te recherchent ? — Je suis le Second Rêveur. — Tu connais le Second Rêveur ? — Non, je suis le Second Rêveur. — C’est impossible. Araminta lui fit les gros yeux. Laril resterait toujours Laril ; il la traiterait toujours comme une petite fille. — Et pourquoi cela ? — Eh bien, pour commencer, tu n’as pas de particules de Gaïa. — Je n’en ai pas besoin. Elle lui parla de son illustre ancêtre. — Tu es une descendante de Mellanie Rescorai ? — Tu la connais ? — Qui ne la connaît pas ? Surtout ici sur Oaktier, où elle est née. Ah, ce Laril n’avait pas son pareil pour l’énerver. — Je… (Elle ferma les paupières, inspira profondément et le regarda droit dans les yeux.) Je n’ai personne d’autre que toi. Il sourit et se gratta le sommet de l’oreille droite. — Waouh, je suis flatté. — Tu m’avais dit que je pouvais t’appeler n’importe quand… — C’est vrai, mais je ne pensais pas vraiment à ce genre de circonstances. — Je vois. Laril est toujours là quand il s’agit de vous laisser tomber. Sa main flottait au-dessus du clavier, prête à couper la communication. — Cela ne veut pas dire que je ne t’aiderai pas, ajouta-t-il d’un ton doux et prévenant qu’il n’avait pas utilisé depuis la toute première semaine qu’ils avaient passée ensemble. — C’est vrai ? — Je t’aimais et je suppose que je t’aimerai toujours. — Merci. — Excuse-moi, mais… Tu es vraiment le Second Rêveur ? Elle eut un sourire affecté. — Ouais. — Et tu as envoyé paître le Seigneur du Ciel ? — Je n’ai pas envie d’aller dans le Vide – surtout pas à la tête d’une bande de fanatiques. — C’est clair. Cependant, il y a des problèmes plus graves à considérer. — Je sais. Pour commencer, la moitié des forces d’Ellezelin ratissent la ville à ma recherche. Et Gore a dit qu’ils n’étaient pas seuls sur le coup. — Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? — Je ne sais pas, mais mon instinct m’a poussée à t’appeler. — Encore une fois, je suis flatté. Le fait est que je suis très bien placé pour t’aider à rester dans la clandestinité. — Je ne suis pas sûre que tu sois en mesure de m’aider. Laril, cette ville tout entière est en train de basculer dans l’anarchie. Les forces d’Ellezelin sont partout. Je ne pourrai pas me cacher éternellement. — Bien, laisse-moi réfléchir une minute, dit-il en se tapotant le front d’une manière théâtrale. — Tu as quelqu’un, en ce moment ? demanda-t-elle d’une voix faible. — Oui. Enfin, je vois quelqu’un régulièrement. Elle vient tout juste d’arriver sur Oaktier pour les mêmes raisons que moi. — Tant mieux. Je suis contente pour toi. — Merci. Et toi ? — Oui. Tu serais sans doute étonné de le voir, mais oui. — Je ne peux pas ne pas te demander pourquoi il ne te vient pas en aide… — Je ne veux pas le mêler à cela. Ce serait trop difficile à assumer. — D’accord, tu m’as dit ce que je voulais savoir. — C’est-à-dire ? — Écoute, ne le prends pas mal, mais tu n’as pas pris ce problème par le bon bout. — Comment cela ? — Tu vois trop petit. Ce que je suis en train de te dire, c’est qu’il ne s’agit pas uniquement de toi. — Bien sûr qu’il s’agit de moi. — Non, nous parlons de l’évolution de cultures et d’espèces entières. Si l’on en croit les Raiels, il pourrait même s’agir de la survie de notre galaxie. Tu as un rôle à jouer dans cette histoire – un rôle mineur compte tenu de la nature des événements. Elle voulut protester, mais il l’interrompit en levant la main. — Toutefois, si ton rôle est mineur, il n’en est pas moins crucial. Tu as le choix, Araminta ; tu peux te contenter d’être une petite personne, de fuir, de te cacher, mais quelqu’un finira par te retrouver et t’obligera à agir comme il le souhaite. Ne t’imagine surtout pas qu’on te laissera faire ce que bon te semble. — Et mon alternative ? — Essaie de les battre à leur propre jeu. Arrête de fuir, fais face, utilise le pouvoir que tu as acquis pour imposer tes idées. — Mes idées ? Laril rit doucement. — Quand tu auras réfléchi à la question, le second choix s’imposera de lui-même, et alors, l’univers n’aura qu’à bien se tenir. Araminta s’affaissa sur sa chaise et lança un regard écœuré à la projection. — Oh, pourquoi t’ai-je appelé ? — Tu n’avais personne d’autre. Écoute, soit tu y vas de ton propre chef, soit ils t’attraperont. En attendant, permets-moi de te donner un conseil – tu es libre de ne pas l’entendre, comme d’habitude, mais au moins aurai-je fait de mon mieux pour t’aider. — Comment cela, comme d’habitude ? protesta-t-elle en faisant la moue. — Excuse-moi, j’ai dû rater la seule fois où tu m’as écouté. — Vas-y, je suis tout ouïe ; après tout, c’est pour cela que je t’ai appelé. — Permets-moi de prendre mon temps ; l’avenir de la galaxie dépend de ce que je vais te dire, alors laisse-moi savourer ce moment. — Je t’en prie. — Est-ce toi qui nous transmets les rêves de Justine ? demanda-t-il avec le plus grand sérieux. — Justine rêve ? — Cela répond à ma question. Oui, Justine rêve, mais elle est en suspension, ce qui la met hors-jeu pour le moment, et ce qui nous ramène à ton influence avérée sur le Seigneur du Ciel. Tu dois lui parler, tu dois utiliser cette influence. — Ce n’est pas possible ; ils remonteront ma piste dans le champ de Gaïa. La dernière fois, je me suis enfuie in extremis de mon appartement. — Par Ozzie ! Débrouille-toi, trouve un moyen ! — Pour lui raconter quoi, au juste ? — Dis-lui combien de gens souhaitent aller dans le Vide, explique-lui que cela risque d’avoir des conséquences dramatiques pour notre galaxie. Si tu ne veux pas devenir la figure de proue involontaire du Rêve Vivant ou d’une Faction, agis et mets un terme à tout cela. — Ouais, acquiesça-t-elle dans un soupir. Je suppose que tu as raison. Je vais essayer de me reconnecter au champ de Gaïa sans me faire prendre. — Ce serait un bon début. Il semblerait que tu aies des aptitudes que les autres n’ont pas ; cela peut jouer en ta faveur. Pendant que j’y suis : si tu trouves un moyen d’utiliser le champ de Gaïa à leur insu, jette un coup d’œil aux rêves d’Inigo. Dans le pire des cas, cela t’aidera à comprendre à quoi tu es confrontée. Si tu échoues, il te restera les Silfens. Après tout, tu es censée pouvoir entrer en communion avec eux. Qui sait ce qu’ils auront à te dire ? — Merci pour ton… — Pour mon aide ? — Oui. — De rien. Parle-moi un peu de toi ; où es-tu installée ? — Je n’ai nulle part où aller. — Tu te caches dans les bureaux de La Crêpe espagnole ? — Oui. — Dans le caisson, sous le bureau, il y a une pile de manuels d’utilisation. En dessous, tu trouveras quelques pièces de paiement intraçables. Elle les lui montra en tâchant de dissimuler son amusement. — Nom d’Ozzie ! marmonna-t-il. Tu n’as jamais été dupe, pas vrai ? — Pas souvent. — Bon, il y a environ deux milles livres dedans. Cela te permettra de voir venir. Tu as entendu parler de Wurung Transport ? — Non. — Je ne suis pas si transparent que cela finalement. C’est une autre de mes sociétés, un garage situé à deux bâtiments de La Crêpe. Tu y trouveras un taxi enregistré et autorisé – le seul de la compagnie. Je peux charger le code d’activation de là où je suis, et il sera prêt dans cinq minutes. Son système est équipé de quelques logiciels intéressants qui te permettront de circuler sans être suivie par le réseau de contrôle de la ville. — Ah bon ? Il eut un haussement d’épaules embarrassé. — Oui, c’était très utile pour transporter certaines choses sans trop se faire remarquer. — Oh, Laril ! s’exclama-t-elle, exaspérée et inquiète. — Cette époque est révolue. Tu trouveras aussi un nœud de connexion à l’unisphère ; je vais l’activer et tu pourras m’appeler quand tu voudras. Personne d’autre n’y aura accès. — Merci. — Araminta ? — Oui. — Je suis heureux que tu aies choisi de me contacter, et je suis content d’avoir pu t’aider. Elle fixa la projection pendant un long moment. — Pourquoi m’avais-tu choisie ? demanda-t-elle doucement. — Parce que tu es sublime, tout simplement. C’était ridicule, mais elle se sentit rougir. — J’espère que tu ne changeras pas trop pour trouver ta place dans la culture Haute. — Tu me connais. Bonne chance à toi. Appelle-moi si tu rencontres un souci. — Au revoir, Laril. Elle éteignit le terminal et le nœud d’accès à la cybersphère, puis sortit à la recherche des locaux de Wurung Transport. * * * Le Purus et le Congo se mêlèrent sans se faire remarquer à la formidable flotte des Ocisens, qui fonçait vers le Commonwealth à une vitesse de quatre années-lumière et demie par heure. Un scan détaillé du voisinage de l’armada ne révéla la présence d’aucun autre vaisseau que les Starslayers, qui progressaient dans leurs trous de ver ; les alliés de l’Empire possédaient donc une technologie au moins aussi avancée que celle du Commonwealth. Ils prirent position à un kilomètre du nouveau vaisseau amiral et commencèrent à interférer avec son trou de ver continu. Après une brève explosion d’énergie exotique, le gros Starslayer se retrouva dans l’espace véritable. Ses fusées de contrôle s’activèrent pour pallier le mouvement de rotation imprimé par la transition abrupte. Des éclairs de lumière parcoururent sa coque ovoïde sombre, tandis que ses générateurs de champs de force tentaient de recouvrer leur équilibre et que son réacteur supraluminique mourant projetait alentour des vrilles d’énergie résiduelle. Le Purus et le Congo sortirent tous les deux de l’hyperespace. Un navire sphérique et lisse se matérialisa à côté du Starslayer endommagé. Le Huron, le Nyasa et le Baykal désactivèrent leur mode furtif. Les trois vaisseaux de classe Capital étaient presque aussi gros que le Starslayer et infiniment plus perfectionnés. Un second vaisseau sphérique apparut à cinq kilomètres du premier. L’Onega et le Torres sortirent à leur tour de leur cachette. Pendant trois secondes, rien ne se produisit. Les humains retenaient leur souffle. Les deux appareils inconnus ouvrirent le feu. Il fallut quatre-vingt-dix secondes pour rétablir la liaison TD avec le Pentagone II. La tempête d’énergie provoquée par le combat infernal avait déformé la structure de l’espace-temps local, affecté les champs quantiques et interrompu la communication. L’amiral Kazimir évalua rapidement la situation. Les deux navires inconnus avaient été détruits, tout comme le Congo, tandis que le Torrens n’était plus en mesure de combattre – son équipage, en revanche, avait survécu. Bien qu’elle n’ait pas été prise pour cible, la majeure partie de la coque du Starslayer avait été vaporisée par l’intense débauche d’énergie. Ce qui restait de la structure externe rougeoyait, bouillonnait sur les bords. — Ils ne sont pas totalement invincibles, alors, commenta Ilanthe, soulagé. — Apparemment, acquiesça l’amiral. Ils attendaient tous de voir si d’autres alliés des Ocisens apparaîtraient pour aider leurs collègues. Les vaisseaux de classe Capital avaient réussi à détecter cinquante hyperréacteurs cachés au milieu de la flotte de Starslayers – une armada impressionnante. — Peut-être pas invincibles, mais tout juste arrêtables, rétorqua Crispin. Avons-nous autant de navires de classe Capital, amiral ? — Nous en avons trente-neuf à portée de la flotte, répondit Kazimir. Le Conseil de l’Exoprotection était incomplet ; deux membres de sa famille manquaient à l’appel, ce qu’il trouvait assez déconcertant. En plus, la personne qui avait diffusé les rêves de sa mère ne s’était toujours pas dénoncée. À dire vrai, cela n’aurait rien changé car Justine ne sortirait pas de suspension avant un bon moment. Toutefois, il était contrarié de savoir qu’un inconnu était capable d’entrer en contact avec elle. L’absence de Gore était encore plus gênante. Quand Kazimir avait convoqué le Conseil, l’ombre virtuelle de son grand-père l’avait informé que celui-ci n’était pas disponible. En son absence, Ilanthe dominerait les débats, ce dont Gore devait se douter. C’était à n’y rien comprendre. Kazimir n’était pas dupe : le Conseil prendrait la décision qu’il redoutait le plus. — Les autres vaisseaux non identifiés restent au milieu de la flotte, annonça Sorex, le capitaine de l’Onega. — Excellent, dit Kazimir. Pourriez-vous vous approcher d’une épave pour la scanner ? — La flotte peut donc être éliminée ? s’enquit Creewan. — Nous sommes en infériorité numérique, répondit Kazimir tandis que l’Onega envoyait un essaim de drones capteurs vers le plus gros morceau du second vaisseau sphérique. En plus de ces navires d’origine inconnue, il faut compter avec les Starslayers. Nos vaisseaux de classe River et Capital combinés en viendraient probablement à bout, mais au prix de pertes très importantes. À la fin, il ne nous resterait que quelques vaisseaux. — Dans ce cas, nous savons ce qui nous reste à faire, intervint Ilanthe. Il me semble que nous disposons d’une classe de vaisseaux encore plus puissants que les Capitals ? — Oui, admit Kazimir avec une méfiance extrême. — Amiral, appela Sorex. Les capteurs haute résolution combinent leurs données. Oh, par Ozzie… Kazimir et les membres du Conseil regardèrent en silence les résultats des scans s’afficher au-dessus de la grande table. Les drones voletaient dans les compartiments éventrés et les coursives du vaisseau de guerre sphérique, mêlaient leurs données respectives en une image complète. La projection de l’épave était d’une précision impressionnante ; chacun de ses composants était parfaitement visible. Les parties extérieures rougeoyaient toujours, et la radioactivité était très élevée. Des morceaux de matière organique calcinée flottaient dans les compartiments – membres arrachés par les explosions et les décharges d’énergie. Au centre de la structure, les cadavres étaient intacts, plus gros. Les drones se concentrèrent sur l’un d’entre eux. Kazimir fixa le torse en forme de poire familier, avec ses quatre arêtes verticales. Quatre pattes courtaudes partaient de sa base arrondie, tandis que ses bras, situés juste au-dessus des jambes, étaient munis de pinces à quatre doigts efficaces. Au sommet de la créature, quatre pédoncules dotés de bouches ouvertes ondulaient dans le vide comme des algues dans le courant. Entre ces derniers se dressaient ses organes senseurs, rigides dans la mort, équipés de modules électroniques. — C’est impossible, s’exclama Crispin. Non ! Nous leur avons réglé leur compte il y a douze siècles ! — Et pourtant…, rétorqua Ilanthe sans émotion aucune. — Oui, acquiesça Kazimir, sous le choc et quelque peu effrayé. Un Immobile. Les Primiens sont devenus les alliés des Ocisens. * * * Le vacarme produit par les cristaux de glace qui s’écrasaient contre la coque de métal de leur véhicule rendait difficile toute communication orale. Malgré les attaques incessantes des éléments, l’engin n’avait pas bougé d’un millimètre. Il était coincé dans sa fissure, et son pare-brise étroit était recouvert des mêmes granules qui avaient comblé le gouffre. Les secousses mineures qui se faisaient régulièrement sentir semblaient renforcer l’emprise de la glace ; à plusieurs reprises, la carrosserie épaisse avait couiné en signe de protestation. Corrie-Lyn était assise maladroitement sur les deux sièges avant, une couverture enroulée autour des épaules. Accroupi à côté d’elle, Inigo utilisait une console auxiliaire. — Pourquoi n’as-tu plus jamais rêvé ? demanda la jeune femme. — L’ère de Celui-qui-marche-sur-l’eau était terminée, tu le sais bien. Il n’y avait plus de rêves à faire. — Pourtant, tu en as fait un juste après son ascension vers les nébuleuses, et je suis certaine qu’il y en a eu d’autres. Tu as dit qu’il t’avait été envoyé par un de ses descendants. Edeard a eu beaucoup d’enfants… — Je… (Inigo secoua la tête. Ses yeux brillaient dans la lumière moirée de la console.) Nous avons vu tout ce que nous avions besoin de voir. Pendant des siècles, j’ai nourri l’espoir de milliards de gens. Maintenant, c’est terminé. Corrie-Lyn étudia le visage qui la surplombait – si familier, et pourtant, sa peau plus sombre et ses cheveux bruns et fins lui donnaient un air plus froid. Ce n’était pas tout à fait le vieil Inigo qu’elle avait connu et aimé. Après tout, cela fait soixante-dix ans. Les songes ne se terminent pas tous comme celui de Celui-qui-marche-sur-l’eau. J’ai rêvé ce moment tellement de fois. — Je t’en prie, insista-t-elle. L’atmosphère se mit à hurler littéralement. La jeune femme agrippa le siège, craignant que survienne la secousse finale qui les ferait plonger vers le cœur de la planète. — Tout va bien, la rassura Inigo. Ce n’est que la tempête. Elle eut un sourire incertain. Sa voix, elle, n’avait pas changé ; elle avait toujours le pouvoir de la calmer. Elle l’avait souvent entendu s’adresser à la foule des fidèles réunie dans le Parc Doré, et tout aussi souvent lui chuchoter des paroles tendres lorsqu’ils étaient seuls. Chaque fois, sa conviction était absolue. S’il disait que c’était juste la tempête, alors c’était vrai. — Es-tu capable de rêver encore ? demanda-t-elle. Les lumières de la cabine vacillèrent. Des icônes d’alertes rouges apparurent sur la console tandis que l’atmosphère torturée se déchirait. Du bout des doigts, Inigo lui caressa la joue. — Qu’est-ce que tu veux, exactement ? demanda-t-il, compatissant. — Je veux retourner sur Querencia une dernière fois. Je veux me promener sous les arcades de Lillylight, je veux faire un tour de gondole sur le Grand Canal majeur, je veux assister au lever du jour depuis le jardin de Kristabel. Juste nous deux, insista-t-elle en serrant sa main. Est-ce trop te demander ? — Non. Tu désires une bien belle chose. — Emmène-nous là-bas. Jusqu’à la fin. De grosses larmes roulèrent sur les joues d’Inigo. — Je ne peux pas, mon amour. Je suis désolé. — Non ! gémit-elle. Inigo, s’il te plaît. — Si tu veux, nous pouvons rêver un des rêves de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Choisis celui que tu veux, n’importe lequel. — Non. Je les connais tous – même le dernier. Je veux voir ce qui est arrivé après. Si tu ne veux pas m’emmener là-bas maintenant, montre-moi au moins ce dernier rêve. — Corrie-Lyn, as-tu toujours confiance en moi ? — Bien sûr. — Alors ne me demande pas cela. Rendons plutôt visite à Edeard le jour où il a laissé tomber maître Cherix dans le bassin de Birmingham, ou bien au moment où il a défié Bise et le régiment de la milice à Sampalok. Ce sont des périodes si intéressantes ; Edeard y montre à la population de Makkathran que son futur n’est pas figé, que tout est possible. — Pourquoi ? supplia-t-elle. Dis-moi pourquoi. Dehors, la tempête se calma. Le vacarme cessa si brusquement que la jeune femme se demanda si elle n’était pas devenue sourde. On y est. Pas de regrets. Enfin, pas beaucoup. — Oh, merde ! s’exclama Inigo en se retournant vers le fond de la cabine. — Tout ira bien, dit Corrie-Lyn, courageuse. On est ensemble. — Oui… Inigo secoua la tête et se raidit. Tant bien que mal, sa compagne se redressa en position assise. — Quoi ? — La Dame doit nous détester ; elle nous a réservé un destin pire que la mort. — Inigo, qu’est-ce que… ? Un éclair aveuglant emplit la cabine. Par réflexe, Corrie-Lyn ferma les paupières aussi fort qu’elle le put. Ses nerfs optiques transmirent une intense lumière rouge et blanche à son cerveau. Elle cria, prise de panique, comme quelque chose la projetait avec violence sur le flanc, l’envoyait douloureusement contre la paroi. Elle agita son bras valide. — Inigo ! Elle prit conscience du courant d’air glacial et mortel qui s’engouffrait dans la cabine. Choquée, elle inspira profondément et sentit la brûlure du froid dans sa gorge et sa bouche. Elle recouvrait lentement la vue. Elle cligna des yeux et découvrit qu’Inigo était plaqué contre la console au-dessus d’elle, enveloppé dans un champ de force chatoyant. Il regardait droit devant lui. Terrorisée, Corrie-Lyn suivit son regard. Deux tiers de la cabine avaient été vaporisés et s’élevaient lentement vers le ciel lugubre sous la forme d’un nuage de particules grises. Au-delà, des rubans d’électricité statique se déroulaient sur le large champ de force – bulle de sérénité – qui englobait le véhicule. Une silhouette humaine se découpait sur la toile de fond de la tempête contenue, protégée des éléments par un bouclier intégral. Corrie-Lyn cligna de nouveau des yeux, essaya de chasser le voile scintillant qui recouvrait ses rétines meurtries. Les programmes secondaires de ses amas macrocellulaires reconstituèrent les traits de l’homme. — Par la Dame, putain de merde ! grogna-t-elle avant de s’affaisser. — Bien, bien, s’exclama Aaron d’un ton guilleret. Corrie-Lyn et Inigo ! Comme le hasard fait bien les choses ! Le onzième rêve d’Inigo La nuit, les toits grandioses de Makkathran scintillaient telle de la soie dans la lumière douce des nébuleuses qui embrasaient le ciel. Sur cette toile tamisée, les rues dessinaient un écheveau complexe, qui quadrillait dans tous les sens la métropole circulaire construite en bord de mer. Loin au-dessus des murs de cristal, une lumière nouvelle complétait le lustre nocturne de la cité. Encore fallait-il être capable de la discerner. À la limite même de la perception, elle était constituée de volutes fines et iridescentes qui émergeaient du sommet des bâtiments et s’enfonçaient dans la nuit clémente. Ces dernières traînaient des queues arachnéennes dans leur sillage. C’était un peu comme si Makkathran exhalait une pluie phosphorescente vers les cieux. Les âmes des morts s’écriaient de joie et d’émerveillement en s’élevant vers les ténèbres abyssales de la nuit. Il entendait leurs voix lorsqu’elles passaient près de lui – elles étaient à la fois soulagées d’être enfin libérées de leur corps, du malheur, de la souffrance, tristes de laisser derrière elles leurs familles, et attirées par le son irrésistible d’une chanson qui les invitait à rallier les étoiles. Elles s’appelaient, s’interpellaient, désireuses qu’elles étaient de partager l’expérience de cette liberté nouvelle. Certaines avançaient groupées, s’entortillaient les unes autour des autres, formaient des halos lumineux qui s’envolaient au-dessus des nuages pour célébrer d’une manière exubérante leur liberté. D’autres restaient isolées, faisaient étalage de leur indépendance. Parfois, lorsqu’il posait son regard triste sur les toits, il voyait des âmes s’attarder. Éperdues, elles auraient voulu rester au milieu des leurs. Comme personne ne les voyait, ni les entendait, les spectres étaient malheureux, désespérés ; tout contact avec ceux qu’ils aimaient leur serait désormais interdit. Leur peine était si intense qu’Edeard aurait pu s’y noyer. Alors il leva les yeux au ciel, vers ceux qui s’y jetaient dans la joie, et regrettât de ne pouvoir, tout comme eux, entendre la chanson qui leur parvenait depuis le cœur de l’univers. Peut-être que s’il se concentrait, s’il projetait son esprit… Edeard se réveilla en sursaut et s’assit dans son lit, la peau couverte de sueur, le cœur battant la chamade, essoufflé. Kristabel se redressa et le prit dans ses bras. — Tout va bien, mon amour. C’était juste un mauvais rêve. — Chaque nuit, murmura-t-il, car il rêvait des morts toutes les nuits depuis sa chute du sommet de la tour d’Eyrie. Cela cessera-t-il un jour ? Comme j’aimerais que mes vieux rêves reviennent en lieu et place de cette plaie. — Tes vieux rêves ? Kristabel ordonna au plafond de les éclairer davantage. Une lumière blanche immaculée révéla les contours de l’appartement, dont la confondante normalité frappa aussitôt Edeard. Soudain, il se sentit tout bête. — Je suis désolé. J’ai toujours rêvé, mais là ! — Les âmes ? — Oui, répondit-il d’une voix faible. Je les vois s’élever, mais je n’entends pas la chanson qui les appelle. Alors, j’essaie d’écouter et je… (Il secoua la tête pour en chasser les images qui l’obsédaient.) Désolé. — Arrête d’être désolé. Je m’inquiète pour toi, c’est tout. — Tout ira bien. (Il se laissa tomber sur son oreiller et se retourna vers la fenêtre étroite.) Quelle heure est-il ? — L’aube est encore loin. — Hein ! Ce n’était peut-être pas un rêve ; la nuit, je visualise toujours la ville. Kristabel roula sur le côté et le regarda en fronçant les sourcils. — Tu vois des âmes, au moment où on parle ? — Je n’en suis pas certain. Il ferma les yeux et projeta son esprit au loin. Les ombres noires des bâtiments de la ville glissèrent dans sa perception, constellées d’étoiles qui figuraient les esprits endormis des habitants. Les pensées de la ville elle-même étaient facilement discernables car elles dominaient toutes les structures et se renforçaient sous les rues et les canaux, là où conduits, tunnels et courants d’énergie tissaient un véritable labyrinthe. Elles étaient discrètes, fuyantes, quoique tangibles. Des âmes dont il savait pourtant qu’elles étaient là, il ne vit aucune trace. — Rien, avoua-t-il. — Ce n’est pas un concours, Edeard. Tu n’as rien perdu. — Je les ai senties deux fois, reprit-il avant de s’interrompre pour réfléchir. Chaque fois, j’étais près du cadavre, très près. — Qu’est-ce que tu racontes ? Tu veux te rendre dans un hospice ? — Non, mentit-il. Kristabel lui lança un regard en coin. — Hum… — Peut-être devrais-je m’adresser à la Pythie. Cette idée ne l’enthousiasmait pas car leur dernière rencontre ne s’était pas très bien passée. Sur la défensive, maladroit, il avait répondu à une infinité de questions. À cause de l’autorité naturelle de l’imposante femme, il s’était senti comme un enfant turbulent convoqué par un parent sévère mais juste. — Qu’a-t-elle donc à t’apprendre ? demanda Kristabel avec un mépris affiché. — Rien, je suppose. Après cet entretien peu satisfaisant, il avait relu les Écritures avec le plus grand soin, et ce pour la première fois depuis les dimanches passés à l’église d’Ashwell avec Mère Lorellan – et encore, à l’époque se contentait-il d’apprendre des passages par cœur sans les comprendre. Relire les Écritures fut comme une révélation. Il ne s’agissait pas vraiment d’un texte religieux, mais plutôt d’un journal écrit dans une prose fleurie, suivi de pensées, de conseils pour mener une existence pleine et riche. Seuls les Seigneurs du Ciel reliaient ces deux parties distinctes – énormes créatures aviaires qui voyageaient lentement entre Querencia et les nébuleuses. La raison de leurs migrations était inconnue, mais permettait aux hommes de trouver le chemin du Cœur. Toutefois, à en croire la Dame du Firmament, seules les âmes qui avaient atteint ce qu’elle nommait la « plénitude » réussissaient. À la lecture de ses homélies, il ne put s’empêcher d’imaginer une vieille tante célibataire donnant des leçons à ses sœurs sur la manière dont elles devaient élever leurs enfants. Soyez polis, gentils, réfléchis, charitables. Ou bien la vie était-elle si différente à l’époque – mais il ne le pensait pas. Le journal était, lui, intéressant, même s’il commençait seulement lorsque Rah apercevait Makkathran depuis les montagnes. Du vaisseau qui avait conduit les hommes jusqu’ici, elle ne disait rien. Tout juste savait-on que Rah avait pris la tête des naufragés après le crash. Quant au passé, il n’en était jamais fait mention. La Dame était très admirative de la persévérance de Rah, qui avait ouvert les trois portes de la ville. Son journal témoignait aussi de l’émerveillement qu’elle avait ressenti lorsqu’elle avait découvert, depuis le port, cette ville inhabitée, leur future patrie. Ce même jour, alors qu’ils naviguaient sur le Grand Canal majeur, un Seigneur du Ciel qui planait au-dessus des tours d’Eyrie avait accepté de guider l’âme d’un mourant vers le Cœur, au-delà de la mer d’Odin. Ensuite, la Dame décrivait la formation du premier Conseil, l’émergence des Guildes, et racontait l’arrivée d’autres survivants, et la défiance, la jalousie grandissante de ceux qui avaient choisi de rester en dehors des murs de la ville. Citadins et campagnards essayèrent d’imposer leur loi, ce qui donna lieu à de nombreuses querelles, dont elle ne vit malheureusement pas la fin. Son amertume et sa déception étaient d’ailleurs perceptibles dans ses derniers écrits, d’autant que les visites des Seigneurs du Ciel s’étaient espacées. Lorsqu’elle leur demandait pourquoi ils abandonnaient les hommes à leur triste sort, ils lui répondaient que les habitants de Makkathran étaient immatures, que leurs âmes n’avaient pas atteint la plénitude nécessaire à leur assimilation par le Cœur. La Dame avait honte pour son espèce. Effrayée à l’idée que les hommes puissent disparaître pour de bon sans avoir la possibilité d’accomplir cet ultime voyage, elle voua le restant de sa vie à l’élévation de ses semblables, à l’enseignement de ses principes de dignité, à la propagation de ses idées. Avec l’aide d’un Rah mal en point et des derniers Seigneurs du Ciel à visiter Makkathran, elle persuada le Conseil de créer l’église centrale dans le quartier d’Eyrie. Lorsque les travaux eurent débuté, elle rejoignit Rah au sommet de la plus haute tour d’Eyrie et laissa son âme s’échapper de son corps. Ainsi, ils partirent tous les deux vers la mer d’Odin et le Cœur. Depuis, aucun Seigneur du Ciel n’avait été vu dans le ciel de Querencia. — C’est bien, dit Kristabel. Je n’ai pas envie que tu cherches les réponses à tes questions auprès de gens comme elle. Ils appartiennent au passé. Si tu es bien celui que je pense, cette personne en qui je crois, alors tu dois prendre tes décisions tout seul. — Waouh, lâcha-t-il, intimidé par son ton passionné. Je ferai de mon mieux. — J’en suis sûre. C’est pour cela que je t’aime. (Elle se blottit contre lui et ordonna aux lumières de s’éteindre.) Au fait, ne t’imagine pas que je n’ai pas remarqué les modifications que tu as apportées à cet appartement. — Euh… — Ne t’inquiète pas, je n’ai rien dit à personne. Tu es peut-être un campagnard, mais tu as compris qu’il valait mieux ne pas révéler toute l’étendue de tes capacités. — Effectivement. — Jusqu’au jour où tu en auras besoin. — Exact. Elle sourit dans les ténèbres. Contre toute attente, Edeard se rendormit. Avec elle à ses côtés, son sommeil ne fut troublé par aucun rêve ou vision. Kristabel se leva à l’heure où le soleil levant embrasait le ciel derrière le massif de Donsori. Elle s’habilla à la hâte et embrassa un Edeard encore somnolent. — On se revoit bientôt, chuchota-t-elle avant de s’éclipser. Edeard la suivit en esprit jusque dans la rue. Sa gondole l’attendait dans le bassin formé par l’extrémité supérieure du canal de la Volée et celle, inférieure, du canal de l’Arrivée. Un gé-aigle de Jeavons qui planait au-dessus du quartier garda un œil sur elle jusqu’à son accostage au ponton familial. Elle entrerait dans la ziggourat par une porte de service et se joindrait à sa famille pour le petit déjeuner comme si elle avait passé la nuit dans sa chambre ; les autres, bien entendu, feraient semblant de la croire. Stupide étiquette, pensa Edeard, bougon, en commençant à se vêtir. Les manches de sa chemise en coton mauve lui couvraient à peine les épaules, et son pantalon, qu’il mettait lorsqu’il jouait au football dans le parc, lui arrivait bien au-dessus des genoux. Incrédule, le cordonnier avait secoué la tête lorsque le gendarme lui avait passé sa commande – de vulgaires pantoufles lacées et dotées de semelles épaisses. Des chaussures parfaites pour son entraînement quotidien. Ce matin-là, il enfila aussi un sweat-shirt léger sans manches car il faisait frais, et sortit de chez lui en trottinant. Comme les rues étaient presque désertes, il arriva vite à Ogden et au canal de la Fraternité, qu’il longea jusqu’aux écuries de la milice, où il bifurqua à travers l’étendue verte vers le mur de cristal. La lumière dorée du soleil transperçait la paroi, formait une barrière de feu qui s’incurvait légèrement au-dessus de sa tête. Tandis qu’il courait, il sentit des esprits l’effleurer, car ceux qui l’observaient voulaient rester discrets. Quelques-uns seulement le scrutèrent sans honte et ricanèrent mentalement. Nombreux étaient ceux à avoir manifesté leur étonnement lorsqu’il avait commencé à courir. Les deux premières semaines, des gamins s’étaient joints à lui, mais ils avaient vite abandonné. Au début, au sortir de sa courte convalescence, il n’était pas capable de courir un kilomètre sans être obligé de s’arrêter, écarlate et le cœur battant la chamade. À présent, il pouvait trotter pendant quarante-cinq minutes d’affilée. Acena, le médecin des Culverit, approuvait sa démarche et regrettait que les habitants de Makkathran ne fassent pas plus attention à leur santé. D’autres riaient sous cape, mais Edeard s’en moquait ; jamais plus il ne permettrait que l’escalier en colimaçon l’empêchent de rattraper un bandit. Quand il fut de nouveau en vue du canal de l’Arrivée, il coupa à travers le pré où les chevaux de la milice effectuaient leur promenade du matin. Il traversa le pont en dalles vertes et jaunes et retourna dans un quartier de Jeavons animé, où les commerçants préparaient leur journée de travail. Comme à son habitude, il s’arrêta dans la boulangerie située au coin de la rue Pharo pour acheter des croissants chauds avant de retourner à son appartement. Une fois chez lui, il tendit ses vêtements trempés de sueur à ses gé-chimpanzés. Près de sa baignoire, il y avait un creux ovale dans le sol, entouré aux deux tiers d’une fine paroi de cristal. Edeard entra à l’intérieur et demanda à la pièce de faire couler de l’eau par les trous qu’il avait créés au plafond. Il se savonna, puis demanda une eau plus fraîche pour se rincer. Ces derniers temps, il préférait se laver sous cette chute d’eau miniature plutôt que de prendre des bains ; c’était beaucoup plus rapide et rafraîchissant, surtout après avoir couru. Songeant à la remarque que lui avait faite Kristabel cette nuit, il se demandait s’il ne devait pas élargir la cabine pour qu’elle puisse accueillir deux personnes. Une expérience amusante en perspective. Kristabel l’attendait devant chez elle. Ils montèrent dans une gondole familiale, traversèrent la ville pour se rendre à Ilongo et mirent pied à terre au niveau du canal de la Courbe nord, en face de la porte nord de la cité. — Tu es heureux, dit-elle. Elle portait une modeste robe couleur azur ornée d’un ourlet en dentelle blanche et un chapeau vert à large bord qui la protégeait du soleil. Ses cheveux étaient noués en une épaisse queue-de-cheval qui pendait dans son dos. — Les familles de la caravane sont de vieux amis, répondit-il. Et des amis, je n’en ai pas beaucoup. Ils s’engagèrent avec circonspection sur les chemins qui serpentaient dans la Douve haute et se dirigèrent vers les enclos des caravanes. Le trafic était dense ; il y avait de nombreux chariots chargés de produits divers, des animaux de fermes, des chevaux terrestres qui entraient ou sortaient des écuries en bois. Ils durent s’écarter promptement pour laisser passer des chariots de la noblesse qui roulaient à vive allure vers la plaine d’Iguru. — Chauffard ! cria Kristabel à l’attention du troisième chariot protégé par une bulle privative. J’ai reconnu les armoiries ; il appartient à la famille Ivesol. Je parie que Corille fonce vers leur pavillon du mont Korbal. Elle fréquente Jamis, le troisième fils d’Upral, tu sais, le patriarche des Tarmorl. Elle est l’aînée de sa famille, et sa dot est considérable. J’ai entendu son père regretter ouvertement de ne pouvoir transmettre son pouvoir à sa fille plutôt qu’à son incapable de fils, en résumé, de ne pouvoir imiter les us de ma famille. — Vraiment ? Kristabel plissa les yeux d’un air méfiant et lui donna un coup de poing dans l’épaule. — Arrête de plaisanter avec cela, c’est un sujet important. Ces deux familles n’ont plus été alliées depuis plus d’un siècle et demi. — Je tâcherai de m’en souvenir. Rappelle-moi de quel quartier viennent les Ivesol ? — Lisieux. — D’accord. S’il ne commettait pas d’erreur, le maître de Lisieux faisait partie des indécis du Conseil, mais avait tendance à soutenir le maire en place. Il se demanda si une alliance avec les Tarmorl – famille de constructeurs de bateau – le ferait changer d’avis. — Ce serait aussi une bonne nouvelle pour toi, reprit Kristabel avec un sourire en coin. — Pourquoi ? — Les Tarmorl soutiennent Finitan. — Ah, lâcha Edeard avec un sourire penaud. Que ferais-je sans elle ? Le moment était-il venu de lui faire une proposition ? Des semaines s’étaient écoulées depuis leurs vacances au bord de la mer, semaines durant lesquelles il avait essayé de lui consacrer un maximum de temps. Toutefois, il ne souhaitait pas lui mettre la pression, même si, chaque minute de la journée, il pensait à ce que serait la vie en sa compagnie. Il soupira et contourna un chariot sur lequel étaient empilées de façon précaire des oies en cages. Si seulement il pouvait la persuader de son sérieux, lui faire comprendre qu’il avait beaucoup réfléchi et qu’il n’imaginait pas vivre sans elle. Peut-être qu’en lui disant les choses directement… Et si je n’étais pas assez convaincant ? Ma Dame, pourquoi me faites-vous souffrir de la sorte ? Les Écritures ne traitaient malheureusement pas de ces questions. Des relations amoureuses, la Dame ne disait pas grand-chose. Tout juste affirmait-elle que le fait de se refléter dans l’âme de l’être aimé était le signe d’une union bénie. Sauf que la Dame était tellement vieille qu’il ne pouvait s’empêcher de l’imaginer sous les traits de Dame Florell. Dans le genre tue-l’amour… À la vue des enclos, il se souvint de son arrivée à Makkathran et fut envahi par une vague de nostalgie. Il se rappelait avoir été très impressionné par la foule et les nombreux animaux. Il y avait autant de bruits et de poussière que ce fameux jour ; le trafic, quant à lui, semblait encore plus dense. Trois caravanes se déversaient par la porte nord. Les apprentis des maîtres des voyages tentaient de réguler l’allure des chariots afin d’éviter les embouteillages au niveau des croisements. Ils criaient leurs instructions à voix haute et en esprit, ajoutaient au vacarme et à l’ambiance bon enfant. Deux caravanes venaient d’arriver. Quelques retardataires défilaient sous la porte à bord de grands chariots tirés par des gé-chevaux massifs. Edeard et Kristabel se retrouvèrent derrière l’un d’entre eux. Des inspecteurs de diverses chambres de commerce, reconnaissables au petit gé-chimpanzé qu’ils portaient sur l’épaule, les assaillaient déjà. Edeard sourit ; il se souvenait de ces petites bêtes aux yeux globuleux et à l’odorat fin, haïes par les familles des caravanes, qui se faufilaient entre les caisses et les cages à la recherche de vices dissimulés. Edeard et Kristabel arrivèrent devant les trois enclos alloués à Barkus et considérèrent longuement les chariots. Exception faite de cinq véhicules tout neufs, le gendarme les reconnut tous. Celui des O’Irany, qui transportait des cochons à l’arrière, sentait toujours aussi mauvais, n’en déplaise à ses propriétaires ; celui de Golthor, tout en jarash noir orné de bois bordeaux, était sculpté chaque hiver. Olcus inspectait l’essieu du sien, pendant que ses trois jeunes enfants poursuivaient un oiseau siffleur – Olcus, qui le considéra d’un air bizarre, avant d’écarquiller les yeux, comme s’il ne pouvait pas croire que ce jeune homme en uniforme de gendarme noir de jais était bien Edeard. — Edeard ! s’exclama-t-il, le sourire aux lèvres, en écartant les bras. Edeard, le gamin de la campagne ! Par la Dame, regardez-le ! Le gendarme lui rendit son sourire et l’embrassa. L’homme le broya littéralement dans ses bras puissants. Edeard fut soulagé, car il avait un peu craint ces retrouvailles. Les autres familles les rejoignaient avec enthousiasme. On lui donna l’accolade, l’embrassa, lui serra la main, lui donna des tapes dans le dos. — Mon garçon ! lança Barkus. Les autres s’écartèrent, et Edeard prit le vieil homme dans ses bras. Il était content d’avoir appris à dissimuler ses émotions, auprès des habitants de Makkathran. Barkus avait beaucoup vieilli. Ses moustaches blanches s’étaient affinées, et son torse autrefois si épais semblait presque frêle. Il avait besoin d’une canne pour marcher car ses genoux tremblaient. En revanche, il portait toujours sa veste extravagante couleur topaze et rubis passepoilée d’argent. — Heureux de vous revoir, monsieur. — Nous avons beaucoup entendu parler de toi. Au début, j’étais sceptique ; on raconte les aventures de Celui-qui-marche-sur-l’eau dans les provinces les plus reculées, mais je n’aurais jamais imaginé qu’il s’agissait de toi. Regardez un peu cette veste. Et tu portes des épaulettes de caporal, rien de moins. Toutes mes félicitations. — Merci, monsieur. Et vous ? Comment se porte votre caravane ? — Ah, lâcha Barkus en brandissant sa canne avec dégoût. Tu as vu cette saleté ? Une chute stupide dans la neige, une jambe cassée… Notre docteur m’a interdit de monter à cheval. Il veut que je reste assis tranquillement pendant que mes fils nous guident dans les montagnes. C’est indigne, mais je suppose que la Dame veut me mettre à l’épreuve. — Je vous trouve en forme. — Ha ! Menteur. Mais je te pardonne. Nous avons quelqu’un avec nous qui est pressé de te revoir. Le vieil homme eut un sourire en coin, se retourna vers son chariot splendide et envoya un message télépathique discret. Edeard en profita pour faire signe à Kristabel d’approcher. Timidement, elle se mêla aux familles de la caravane ; elle n’était pas habituée à passer inaperçue – bien sûr, aucune de ces personnes ne la connaissait. Edeard attendait ce moment depuis longtemps. Pour une raison qui lui échappait, il était important pour lui que Barkus et Kristabel se rencontrent et s’apprécient. Il la prit par la main et la tira vers son vieil ami. Du coin de l’œil, il vit une silhouette bleue et blanche descendre du chariot. Plein de fierté et de joie, il ouvrit la bouche et se prépara à faire les présentations. — Edeard ! cria Salrana. (La jeune femme courut vers lui, se jeta dans ses bras et lui déposa un baiser sur les lèvres.) Oh, mon amour, cela fait tellement longtemps. — Regarde qui nous avons trouvé à Ufford, s’exclama Barkus. Grâce à elle, nous savons tout ce que tu as accompli ici. — Allons tout de suite dans ta chambre, lui chuchota Salrana à l’oreille, le souffle rauque. Je n’en peux plus d’attendre. Le gendarme était comme tétanisé. Il était choqué, il souffrait et, surtout, il avait honte. Salrana eut un mouvement de recul. Dans son esprit, l’enthousiasme céda la place à la perplexité. — Edeard ? — Euh… Sans le vouloir, il regarda Kristabel qui se tenait, rigide, à ses côtés. Son regard était froid et dénué d’émotion. Pour la première fois, il se rendit compte à quel point elles se ressemblaient. Grandes, minces, gaies, adorables… Il est vrai qu’il n’avait pas pensé à Salrana depuis un bon moment ; inconsciemment, son esprit l’avait mise de côté. La situation était si compliquée qu’il avait préféré l’oublier. Un silence gêné s’installa autour d’eux. Les familles regardaient tour à tour Salrana et Kristabel. Aucun bouclier mental n’aurait pu masquer leur étonnement. Kristabel se raidit. Pendant quelques secondes, les deux jeunes femmes se regardèrent dans les yeux. Salrana tendit le bras. — Je m’appelle Salrana. Edeard et moi avons grandi ensemble. — Kristabel. (Elle lui serra la main.) Edeard a oublié de me parler de vous. Comme un seul homme, les familles de la caravane se retournèrent vers Edeard, sauf Barkus, qui soupira et leva les yeux au ciel. En esprit, Edeard repéra un tunnel étroit situé cinq mètres sous l’enclos. S’il l’avait voulu, il aurait pu demander au sol de s’ouvrir pour l’avaler, il aurait pu se terrer comme un drakken apeuré – il fut brièvement tenté de le faire. Cependant, une telle démonstration de couardise aurait eu raison de l’admiration que lui vouait Kristabel. Il se contenta donc de baisser la tête. — Je suis désolé. J’aurais dû te dire que la novice Salrana et moi avions tous les deux survécu à la destruction d’Ashwell. Salrana, j’aurais dû t’écrire pour t’expliquer que j’allais bientôt me fiancer. Je vous demande pardon, mon comportement est inexcusable. Kristabel fit la moue, le regarda d’un air bizarre, mais ne dit rien. Elle avait du mal à contenir sa colère. — Je vois, reprit Salrana, comme si elle n’était guère surprise. Toutes mes félicitations. — Suivez-moi, ma chère, intervint Barkus en entourant de son bras les épaules de la novice. Edeard, on se reverra plus tard, enfin, si tu peux nous accorder un peu de ton temps précieux. — Oui, monsieur, bredouilla le gendarme. Les compagnons de route du vieil homme découvrirent soudain qu’ils avaient autre chose à faire. Olcus lança un dernier regard sévère à Edeard avant de tourner les talons en poussant ses enfants devant lui. Le plus grand des fils O’Irany eut le temps de brandir le pouce d’un air espiègle avant que sa mère le force à partir. — J’aimerais rentrer, maintenant, demanda Kristabel avec une dignité fragile. — Bien sûr. Ils s’éloignèrent des enclos sous les regards étonnés des inspecteurs qui continuaient à arriver. Edeard n’osa rien dire. Comment avait-il pu laisser une pareille chose se produire ? Remettre à plus tard la question de sa relation avec Salrana avait été une erreur stupide – presque aussi stupide que de ne pas parler de Salrana à Kristabel. Lorsqu’ils eurent dépassé les écuries, il prit sa petite amie par la main et l’entraîna à l’écart du chemin. Prise par surprise, elle ne résista pas. À l’ombre des écuries, Edeard les enveloppa d’un voile d’invisibilité – une simple protection contre les esprits curieux n’aurait pas été suffisante dans ces circonstances particulières. Il avait besoin d’une intimité absolue. Kristabel testa le déflecteur psychique et fronça les sourcils. — Tu n’es pas censé savoir utiliser cette… Elle sursauta lorsque Edeard mit un genou à terre. — Maîtresse Kristabel, je vous aime plus que je saurais le dire et je n’imagine pas vivre sans vous. Consentez-vous à devenir ma femme ? Je sais que ce n’est pas la façon normale de procéder, mais je m’en moque : je vous veux. S’il le faut, je combattrai les Seigneurs du Ciel eux-mêmes pour vous prouver mon amour. — Edeard ? — Je suis maladroit, je ne sais jamais comment il faut s’y prendre, mais… — Oui. — Je ne savais pas quoi faire à propos de Salrana, alors je me suis contenté d’oublier le problème… — J’ai dit oui. — … de remettre à demain… Quoi ? Kristabel s’agenouilla avec lui, prit ses mains dans les siennes et sourit. — J’ai dit oui, je veux bien t’épouser. Le voile d’invisibilité créé par Edeard vacilla tandis que le jeune homme fixait le visage angélique de son aimée. — Par la Dame ! Tu as dit oui ? Elle inclina un peu la tête et attendit qu’il l’embrasse. Les lèvres d’Edeard entrèrent en contact avec les siennes, et plus rien n’eut d’importance. Après le baiser, ils se regardèrent avec un sourire béat. Le gendarme se rendit compte que plusieurs lads les espionnaient et gloussaient derrière un coin des écuries. En plus de les reluquer sans vergogne, ils transmettaient à leurs amis l’image des deux tourtereaux agenouillés dans la boue en train de se peloter. — Euh, oui…, lâcha Edeard. Il se releva à la hâte et tendit la main à Kristabel. Celle-ci considéra avec dégoût la grande tache sombre et humide qui maculait sa robe. Le gendarme prit le temps d’observer le décor et fut frappé par l’horrible odeur de fumier. Un examen plus complet du sol révéla la véritable nature de cette boue. Un grognement mortifié se forma dans sa gorge. Kristabel riait à gorge déployée. — Occupez-vous un peu de vos affaires ! aboya le gendarme à l’attention des jeunes gens qui se dispersèrent avec force gloussements. Kristabel le sera tendrement dans ses bras. — Je te laisserai le soin d’expliquer à nos enfants dans quelles circonstances tu m’as fait ta proposition. — D’accord, marmonna-t-il. Elle l’embrassa. — Je ne te demanderai pas de combattre les Seigneurs du Ciel. Tu sais ce que je ressens pour toi. — Oui. (Il regarda du coin de l’œil les planches grises et usées dont était constitué l’arrière des écuries.) Euh, on pourrait… — Oui. Elle lui tendit le bras et, ensemble, ils retournèrent sur le chemin qu’ils avaient quitté. — En revanche, j’apprécie beaucoup ton attitude, reprit la jeune femme. En réalité je serais curieuse de te voir combattre un Seigneur du Ciel. Edeard s’empourpra. — Moi aussi. Dois-je demander ta main à ton père, maintenant ? — Oui. (Elle prit un air digne et se raidit.) S’il te donne son accord, il proposera une motion au Conseil supérieur. — Bien… Pardon ? — L’héritier ou l’héritière d’un maître ou d’une maîtresse de quartier a besoin de l’aval du Conseil pour se marier. C’est une formalité. Cela date de onze siècles et de l’affaire Nighthouse. Le maître a refusé que son fils épouse une femme de Myco à cause d’une histoire de cargaison non payée. Il a menacé son fils de le déshériter, mais celui-ci l’a poursuivi en justice. Il en a résulté un changement de la législation. Après cela, les familles se sont toujours arrangées pour choisir les bonnes personnes, ainsi les mariages importants sont-ils toujours négociés. Le respect de la loi est devenu une tradition, mais il s’agit tout de même d’une loi. — Sainte Dame. Quand je serai maire, je ferai abroger toutes ces lois stupides pour en soumettre de plus simples. — Quand tu seras maire ? Edeard se racla la gorge. — Oui. — Tu es très sérieux, pas vrai ? — Crois-tu vraiment qu’à l’époque où nous vivons il soit normal que j’aie besoin de demander la permission à Bise et Owain pour t’épouser ? — Évidemment, c’est un peu déplaisant quand on y réfléchit, mais je suis née avec tout cela et je sais comment fonctionne notre ville. Jusqu’à présent, ses lois ne m’ont jamais dérangée. — Ton père t’a peut-être déjà choisi un fiancé, alors ? — Non, papa ne ferait pas une chose pareille. Pourtant, j’ai beaucoup de prétendants et les propositions ne manquent pas. — Oh. L’idée qu’une femme aussi belle et spirituelle que Kristabel puisse épouser un quelconque second fils pour assurer un statu quo dynastique était repoussante. Cela lui rappela tout ce que Ranalee lui avait dit à propos de l’importance du sang. Oui, cette loi devra être abrogée. Toutefois, il n’était pas naïf au point de croire que cela suffirait à mettre un terme à la mainmise de la noblesse sur Makkathran. — Pourquoi maintenant ? demanda doucement Kristabel près du canal de la Courbe nord. — Pardon ? — Pourquoi m’avoir fait ta proposition maintenant ? Je sais que c’est un peu à cause de Salrana, mais je me demande pourquoi. — Je me suis senti coupable, mais ce n’est pas à cause de cela. Salrana et moi étions bien ensemble. Nous avons traversé de nombreuses épreuves et je la connais pour ainsi dire depuis toujours. À son retour d’Ufford, nous étions supposés sortir ensemble, ce qui nous aurait sans doute menés au mariage – du moins était-ce ce que je pensais à l’époque. Et puis, je t’ai rencontrée. — Vous aviez prévu de sortir ensemble ? — Euh, oui. — C’est la version provinciale de nos arrangements familiaux ? — Je ne me l’explique pas. Lorsque je l’ai vue aujourd’hui, je me suis senti très mal – aussi mal que possible. Après tout, je viens de lui briser le cœur. Elle ne mérite pas cela, c’est quelqu’un de bien, la fille la plus méritante de mon village. En dépit de cela, pourtant, je n’avais pas le choix. Pas un seul instant je n’ai hésité entre vous deux. Depuis le début, c’est toi et seulement toi. Elle s’arrêta encore une fois pour l’embrasser. — Tu es mignon. Je suis très flattée. — Je t’aime, Kristabel, dit-il simplement. — Je t’aime aussi. La première chose à faire, c’est d’aller annoncer la bonne nouvelle à papa. Et la mauvaise à ce cher oncle Lorin. — D’accord ! (Il se redressa et prit une profonde inspiration.) Je m’en sens capable. Allons-y tout de suite. — Tu comprends bien qu’après cela, l’affaire ne sera plus entre nos mains. Tu te plains de la lourdeur des traditions de cette ville, mais ce n’est rien comparé à ce que nous allons vivre à partir de maintenant. Les lois qui réglementent le mariage de l’héritier direct d’un maître de quartier ont été écrites il y a mille ans, et elles s’appliquent à tout le monde et partout, même à Haxpen. — Je sais, acquiesça-t-il avec une pointe d’appréhension. — Tu dis cela maintenant, mais… — Du moment que tu me garantis que nous serons toujours ensemble à la fin, je suis prêt à tout supporter. Et puis, ce ne peut pas être si dur que cela… * * * Edeard arriva au pied de la Tour bleue en milieu d’après-midi, et considéra l’énorme structure qui dominait le quartier de Tosella. Ses murs azur se fondaient presque dans la toile de fond du ciel sans nuage, comme s’ils essayaient de disparaître. Les ombres de ses contreforts avalèrent le gendarme. Quelque chose de mystérieux, dans le siège de la Guilde des modeleurs, l’avait toujours intimidé. Il pénétra dans l’entrée impressionnante dallée de rouge et transpercée par des rais de lumière provenant des fenêtres en ogive. Un garde de la Guilde vêtu d’une tunique blanche sous une veste en soie d’araignée vint à sa rencontre. Edeard le regarda avec lassitude ; il s’agissait du sergent qui l’avait intercepté lors de sa première visite. — Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Sergent Eachal. Le Grand Maître Finitan a demandé à me voir. Le sous-officier eut un sourire timide. — Je sais. Il vaut mieux avoir rendez-vous quand on vient à la Tour bleue. — Je l’ai appris à mes dépens. — Je vous en prie, reprit Eachal en désignant l’escalier. Il vous attend. Son entraînement quotidien commençait à payer ; la montée de l’interminable escalier en colimaçon fut ennuyeuse mais guère fatigante. À la fin, il n’était même pas essoufflé. — Ils disent que vous avez vu l’âme de Chae quand il est mort, tenta Eachal. — C’est la vérité. — Était-il heureux ? Edeard fronça les sourcils. Il avait l’habitude qu’on l’interroge à propos des âmes, mais pas de cette manière. — Il n’était pas heureux de mourir, mais il accueillait avec joie ce qui l’attendait. — Je suis content qu’il ait trouvé la paix à la fin. Il n’a pas eu une vie facile. — Vous le connaissiez ? — J’ai fait mes classes à Jeavons, comme vous. — Vraiment ? Eachal lui lança un regard furtif. — Je n’ai pas fini comme vous, mais oui, c’est à Jeavons que j’ai été formé. Ensuite, j’ai sillonné les rues du quartier pendant huit années. — Je l’ignorais. — Vous n’allez pas nous laisser tomber, n’est-ce pas ? — Vous laisser tomber ? — Les gens attendent beaucoup de vous. — J’en suis conscient. — Pourtant, vous allez épouser une fille de la noblesse. Edeard s’arrêta et lui fit face. — Je vais épouser la fille que j’aime. Les gangs ne tireront aucun profit de notre union. L’ordre finira par régner dans cette ville et les lois vaudront pour tous. Eachal fit la moue et hocha la tête. — Je suis heureux de vous l’entendre dire. L’homme était manifestement sceptique, mais Edeard ne savait pas comment il aurait pu le convaincre – il n’était d’ailleurs pas certain d’en avoir envie. Comme chaque fois, la vue l’hypnotisa littéralement. Edeard parvint néanmoins à saluer formellement Finitan pendant que le sergent s’inclinait et s’effaçait. Il avait craint que la hauteur de l’édifice lui rappelle sa chute, mais ses nerfs ne le lâchèrent pas lorsque son regard se perdit sur la ligne des toits de la ville. — Mon garçon ! (Finitan se leva derrière son bureau pour lui serrer la main.) Comme je suis heureux de vous revoir. Vous n’avez pas besoin de me le demander : je serais honoré d’être votre mandataire auprès du Conseil supérieur lorsque Julan proposera officiellement votre mariage. — Ah, merci, monsieur. Lui qui s’était moqué des formalités ridicules qui précédaient le mariage à Makkathran… Dès qu’un Julan ravi lui avait donné son accord, les écuyers en chef de la maison avaient reçu pour mission de débuter les préparatifs. Il y avait les obligations légales, bien sûr ; Julan dut demander au maire la permission de proposer le mariage de sa fille devant le Conseil supérieur – le vote aurait lieu dans une semaine, car le Conseil était très occupé. La Pythie fut également informée, car son consentement était requis. Son équipe s’occupa ensuite de trouver un créneau pour la cérémonie, qui aurait lieu à l’église principale d’Eyrie à l’automne prochain. Des lettres de notification furent envoyées aux maîtres des quartiers et, comme la coutume l’exigeait, aux maîtres des Guildes. Les fiançailles officielles auraient lieu le soir du vote, dans la demeure des Culverit, car celle du fiancé était trop petite. Pendant deux jours (deux jours entiers !), Edeard s’était occupé de ces tracasseries avec le personnel de maison de Julan. Bien qu’inefficace car presque totalement ignorant en la matière, il avait été contraint d’écouter Kristabel discourir avec enthousiasme des mérites comparés de telle ou telle étoffe avec sa styliste et la gouvernante. Vu l’importance de l’événement à venir, il convenait de s’habiller de façon correcte. Dans le cas de Kristabel, cela impliquait d’acheter toute une collection de robes de soirée et une véritable « garde-robe de fiancée ». Sa famille aussi passa commande de nouvelles robes et autres costumes à la mode. On conduisit Edeard au septième étage, où un tailleur spécialisé dans la confection d’habits pour les officiers de la milice lui coudrait des uniformes de gendarme dans des étoffes plus dignes de son nouveau statut – Edeard appréhendait de les porter dans l’enceinte de sa gendarmerie. Une fois la fête terminée, les préparatifs du mariage pourraient commencer. Entre-temps, sous le chaperonnage officiel de Lorin, le jeune et heureux couple assisterait à de fort nombreux galas et soirées. La mine déconfite d’Edeard fit rire Finitan. — Il est encore temps de prendre vos jambes à votre cou ! dit-il. — Non, sûrement pas, rétorqua Edeard. Le vieil homme rit de plus belle. — Maintenant, vous savez ce que je ressens quand on me demande de prononcer tous ces discours. À ce propos, je m’adresse aux apprentis de la Guilde des chimistes ce soir dans l’espoir de gagner quelques voix. Pourrons-nous compter sur votre présence ? — Non, Kristabel a besoin de moi ce soir ; je dois l’aider à choisir la musique de notre soirée de fiançailles. — C’est bien. Vous êtes connaisseur ? — Je ne connais que les chansons de Dybal, confessa-t-il. Finitan rit de nouveau. Deux gé-chimpanzés apparurent par la petite porte découpée dans la bibliothèque et leur servirent du thé et des biscuits. Edeard fixa avec gourmandise les gâteaux secs au brandy et les sablés aux pépites de chocolat. Finitan avait les meilleurs biscuits de Makkathran ; malheureusement, Edeard n’avait toujours pas trouvé la boulangerie qui fournissait la Tour bleue. La porte principale s’ouvrit derrière eux. — Je suis certain que vous vous souvenez de maître Topar ? reprit Finitan d’un ton léger. Edeard n’avait pas revu Topar depuis son tout premier jour à Makkathran. À bien y réfléchir, c’était étrange car Topar était l’adjoint de Finitan. L’homme traversa le bureau sous le regard étonné du gendarme. De fait, il avait perdu beaucoup de poids et ne paraissait pas en grande forme. Il semblait hagard, avait les joues pendantes et ridées, les yeux très cernés. Comme lors de leur première rencontre, il portait des vêtements de grande qualité – une chemise en soie, un pantalon en daim et de hautes bottes noires –, mais ceux-ci ne suffisaient pas à détourner l’attention de sa mine abattue. — Maître, le salua Edeard en s’inclinant. — On m’a dit que vous vous étiez fait un nom pendant mon absence, commença Topar de sa toujours puissante voix de baryton. Le gendarme haussa les épaules. — Nous étions tellement naïfs lorsque nous vous avons aidé à rejoindre les rangs de la gendarmerie, continua Topar. — Monsieur ? — Je vous demande pardon, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Vous n’y êtes pour rien, mais je vis une période difficile. Ils s’assirent tous les trois pendant que les gé-chimpanzés distribuaient d’élégantes tasses en porcelaine. — C’est en partie ma faute, intervint Finitan, mais votre histoire était tellement incroyable, Edeard. Normalement, je n’y aurais pas prêté beaucoup d’attention. Un garçon de la campagne qui exagère un peu ses malheurs pour s’attirer notre compassion et être admis dans la Guilde – quoi de plus ordinaire ? Toutefois, j’ai apprécié votre innocence. Et puis, Akeem vous avait choisi comme apprenti, ce qui n’était pas rien. — Je ne comprends pas. — L’arme, murmura Finitan. Sa troisième main ouvrit un tiroir de son bureau et produisit un objet enveloppé dans du cuir. Le paquet flotta dans les airs et se posa sur le bureau. Edeard examina son contenu en esprit et se figea. — Par la Dame, marmonna-t-il. Un pistolet à tir rapide. La troisième main de Finitan déballa l’arme avec précaution. Edeard regarda la chose avec horreur. Le métal était terni, piqué de rouille, le magasin avait reçu plusieurs chocs, mais il s’agissait bien d’elle – jusqu’au jour de sa mort, il garderait cette image au fond de lui. — Où l’avez-vous trouvé ? — Là où vous l’aviez laissé, répondit Topar. Au fond du nouveau puits d’Ashwell. — Hein ? — Oui, c’est de là que je reviens. Comme vous le savez, ce n’est pas un voyage facile. Je suis arrivé hier soir. — Vous êtes allé à Ashwell ? Edeard croyait en avoir terminé avec son ancienne vie, avec le souvenir des habitants disparus d’Ashwell, mais le fait d’avoir en face de lui un homme qui avait posé les yeux sur les mêmes ruines que lui libéra une avalanche d’images qu’il aurait préféré oublier. — J’ai envoyé maître Topar à Ashwell car j’avais besoin qu’il confirme votre histoire, expliqua Finitan. Ce qu’il a fait sans ambiguïté aucune. — Tout était comme vous l’aviez décrit, reprit Topar. Les mauvaises herbes et la mousse avaient recouvert les ruines, bien sûr, mais j’ai reconnu Ashwell au premier coup d’œil. La falaise, les remparts et enfin le nouveau puits, malheureusement empli de boue. Je ne m’explique pas comment vous avez pu déplacer cette dalle énorme ; il nous a fallu une journée entière pour la casser et déblayer les morceaux. Après cela, nous avons creusé pendant une semaine pour retrouver le revolver, ajouta-t-il en désignant l’arme du regard. — Et alors ? s’enquit Edeard. — Maintenant que nous savons que cette arme existe, répondit Finitan, nous devons nous renseigner sur ces bandits, s’il s’agit bien de bandits. Que pouvez-vous nous dire sur leur chef ? Vous lui avez parlé, non ? — Il était très en colère, c’est tout ce que je sais. Il me détestait parce que j’avais tué ses semblables dans la forêt. — C’est ce qu’il vous a dit ? Edeard fouilla dans sa mémoire, ce qui n’était pas facile. Il s’était donné tant de mal pour ne plus penser à ces événements. — Il a parlé de ses « amis ». Je devais mourir à cause de ce que j’avais fait subir à ses amis. Oui. — Intéressant. Combien de temps s’est-il écoulé entre l’embuscade dans la forêt et le raid sur Ashwell ? — Un peu moins d’un an. — Ils n’ont pas agi sur le coup de la colère, alors ? L’attaque a été planifiée. Edeard hocha la tête et s’accrocha à ses souvenirs douloureux. — Ils nous connaissaient. Ils connaissaient Salrana ; il l’a appelée « la fille de l’église ». Je suppose qu’ils nous ont observés avant l’attaque. Je n’y avais jamais pensé, mais cela semble évident. — Alors, ils étaient organisés ? — Oui. — Ce n’est pas le genre d’attaque que je mettrais au crédit de bandits ordinaires. — Leurs vêtements ! s’exclama Edeard. Ceux de la forêt ressemblaient à des sauvages, ils avaient la peau enduite de boue et ne portaient pas de chaussures. Ceux du raid, en revanche, étaient habillés de la tête aux pieds. — Et ils avaient des pistolets à tir rapide. — Vous pensez que ce ne sont pas des bandits ? — En tout cas, ils n’ont rien à voir avec les bandits qui vivent en marge de notre société, acquiesça Finitan. Même s’ils sont sans doute leurs alliés. À mon avis, ceux qui ont détruit votre village sont bien différents. — C’est-à-dire ? — Je ne sais pas. En tout cas, ils n’ont fait preuve d’aucune pitié. Finitan fit signe à Topar de continuer. — Trois de mes quatre compagnons de voyage ne sont pas rentrés à Makkathran. Edeard, je suis désolé, mais la province tout entière est perdue. Lorsque je l’ai quittée, juste avant le Nouvel An, huit villages étaient déjà tombés. La capitale fortifiée vit dans la peur ; des familles entières la quittent tous les jours. Les fermiers abandonnent leurs terres et fuient vers les provinces de l’est. Plus aucune caravane ne s’aventure là-bas. Leur économie est au fond du gouffre. Les provinces voisines ne les aident plus car elles craignent des représailles des bandits. Edeard se prit la tête à deux mains. — Witham ? demanda-t-il. — Oui, répondit Topar. Witham est tombé moins de six mois après Ashwell. Depuis, les raids se sont intensifiés. Chaque fois, c’est la même chose : ils rasent le village, ne laissent aucun survivant, brûlent tout. Ils ne font aucun sentiment, se montrent impitoyables, ils tuent pour le plaisir, semble-t-il. Rien ne justifie de telles méthodes. Edeard repensa à la jolie apprentie tanneuse qu’il avait rencontrée au marché de Witham, et eut envie de pleurer. Maladroit comme il était, il n’avait même pas osé lui demander comment elle s’appelait. À présent, elle était morte et tous les objets sur lesquels elle avait travaillé – vêtements, selles, harnais – étaient perdus. Sa famille avait été assassinée. — Ce n’est pas votre faute, dit Finitan d’une voix douce. Cessez de vous en vouloir. — Je devrais y retourner. Je devrais rejoindre la milice pour aller nettoyer la terre qu’ils ont souillée, contaminée, pour les brûler jusqu’au dernier. Il se méfiait de moi et, par la Dame, il avait raison. D’une manière ou d’une autre, j’éliminerai cette pourriture. — Calmez-vous. Un jour viendra où nous affronterons ces bandits, et il se pourrait bien que vous nous conduisiez à la bataille. Toutefois, nous avons encore beaucoup à faire avant d’en arriver là. — Pourquoi ? aboya Edeard. Si Owain et vous vous alliiez, nous pourrions envoyer toutes nos brigades dans les provinces afin de les aider à lever une véritable armée. Alors nous fondrions sur Rulan et nous balaierions ces bandits de la surface de Querencia pour toujours. — D’où viennent-ils ? s’enquit Finitan. Ce ne sont pas des barbares, puisqu’ils étaient habillés. (Sa troisième main souleva le pistolet.) Plus important encore, où fabriquent-ils cela ? Ont-ils une ville comme Makkathran derrière eux ? Deux villes ? Un continent tout entier ? Nous ignorons toujours ce qu’il y a au-delà de Rulan. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous lancer dans une campagne de l’ampleur de celle que vous décrivez sans savoir contre qui nous allons lutter. Par ailleurs, un tel projet serait très impopulaire, aussi bien ici que dans les provinces. — Si nous ne faisons rien, ces envahisseurs frapperont à la porte de Makkathran dans cinq ans. — Sans aucun doute, concéda Finitan. Depuis que Rah nous a conduits ici il y a deux mille ans, nous n’avons pas connu pareille menace. Je suis très inquiet, Edeard. Quelque chose, une société dont nous ne savons rien, se répand dans notre direction, semble vouloir nous détruire pour des raisons qui nous échappent. Pis encore, ces gens possèdent des armes très perfectionnées. Vous, avec votre force, seriez peut-être capable de résister à un, deux, voire trois de ces engins, mais moi ou nos concitoyens… Vous parliez de marcher sur Rulan, mais un seul homme armé d’un tel pistolet viendrait à bout de nombreux cavaliers à lui tout seul. Sans compter qu’ils sont capables de se dissimuler. Nous ne pouvons pas envoyer nos miliciens contre eux ; ce serait un véritable massacre. Edeard, tout cela me fait peur. Que va-t-il se passer ? — Oui, monsieur. Je comprends. — Le plus bizarre, intervint Topar, c’est que les terres desquelles ils nous chassent retournent à l’état sauvage. Ils ne s’y installent pas. L’herbe pousse dans les champs, les animaux se promènent librement, les villages en ruine disparaissent sous les plantes grimpantes. Plus personne ne vit là-bas. Les bandits ne nous chassent pas pour prendre notre place. Lorsque nous sommes arrivés à Ashwell, cela faisait une semaine que nous n’avions vu personne – une semaine à chevaucher à vive allure. Nous sommes tombés sur eux sur le chemin du retour. La chance n’était pas de notre côté ce jour-là ; un espion ou un éclaireur nous a vus, et ils se sont lancés à notre poursuite. Nous avons pris la fuite, mais ils nous ont suivis sans relâche. J’ai vu ces armes en action, Edeard, et je sais ce que vous avez vécu. Cette fameuse nuit, la Dame a accompli un miracle en vous guidant vers cette cachette. Nous avons fui aussi vite que nous le pouvions, mais cela n’a pas suffi, et ils nous ont tiré dessus à trois reprises. — Que font-ils, que veulent-ils ? demanda Edeard. — Je l’ignore, répondit Finitan, mais nous devons absolument le découvrir. (Il regarda l’arme endommagée avec dégoût.) Au cas où nous ne parviendrions pas à les contenir, nous ferions mieux de fabriquer des pistolets similaires. Cependant, ces armes sont synonymes de carnage. Une seule d’entre elles entre les mains d’un homme malveillant apporterait tant de malheurs à ce monde. Une fois que l’irréparable a été commis, on ne peut pas retourner en arrière. — L’irréparable a en effet été commis, mais pas par nous, rétorqua Topar avec amertume. Edeard attrapa le pistolet avec sa troisième main. Il le maintint devant son visage et en étudia le mécanisme en esprit. En réalité, il comportait assez peu d’éléments. — L’avez-vous examiné ? demanda-t-il à Topar. — Pendant des mois, sur le chemin du retour, je n’ai fait que cela. — Possède-t-il un dispositif secret, une pièce qui proviendrait des navires de nos ancêtres, ou bien le mécanisme est-il à la portée de n’importe quel forgeron ? — Le mécanisme est ingénieux, tout au plus. Il ne contient rien d’extraordinaire, ni magie, ni système impossible à reproduire. Un maître compétent de la Guilde des armuriers, peut-être même un simple compagnon, pourrait nous en fabriquer un. Edeard lança au Grand Maître un regard méfiant. — Les pistolets à canon long provenaient de la Guilde des armuriers, dit-il. Selon Owain, il s’agirait d’un modèle ancien. — Oui, confirma Finitan, dont les pensées restèrent néanmoins voilées. Il se pourrait que la Guilde ait des engins de ce type dans ses coffres, qu’elle dispose de connaissances ou d’artefacts issus des navires originels. — Pensez-vous que les envahisseurs aient trouvé les leurs au même endroit ? Finitan laissa filtrer son incrédulité. — J’ai du mal à croire qu’en deux mille ans nous n’ayons jamais entendu parler d’une autre civilisation prospérant sur Querencia. — Personne n’a jamais fait le tour de cette planète, rétorqua Edeard. Du moins à ce qu’on m’a dit. Nous venons peut-être d’en découvrir la raison. Peut-être cette autre civilisation nous a-t-elle empêchés de réussir ce voyage. — Nous n’aurions pu ignorer l’existence de voisins aussi grands et puissants. — Peut-être devrions-nous poser la question à la veuve vigilante, proposa Topar d’un ton caustique avant de se retourner vers Edeard. En fait… — Je n’ai vu aucune âme depuis Chae, protesta le gendarme. Par ailleurs, se demander où ils se cachent ne sert pas à grand-chose ; ce qui nous pose problème, c’est ce qu’ils font. — Si nous découvrions d’où ils viennent, nous comprendrions peut-être leurs intentions, insista Finitan. Nous tournons en rond. Ce qui compte pour le moment, c’est la manière dont je dois réagir. — Le moment serait bien choisi pour signer une trêve avec Owain, suggéra Edeard. Makkathran a besoin d’envoyer des éclaireurs au-delà de Rulan et de remonter la piste de ces pistolets. J’irais… — Non, vous n’irez nulle part, le contra Finitan avec fermeté. Nous avons besoin de vous ici pour en terminer avec les gangs. Une fois que la ville sera nettoyée, il sera temps de nouer des alliances avec les provinces. C’est ce qu’Owain ne veut pas comprendre : on ne pourra pas unifier la campagne tant que la loi et l’ordre ne régneront pas chez nous. Cependant, ces incursions démontrent la nécessité de construire cette union. Pour le moment, votre rôle est crucial dans ma campagne, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Edeard hocha la tête à contrecœur. — Mais après ? — Quand je serai maire et que les gangs ne nous poseront plus problème, vous pourrez pourchasser votre Némésis. La Dame seule sait comment vous expliquerez cette absence à votre épouse. Edeard grimaça ; il n’avait pas pensé à cela. — Parfois, il faut faire le mal pour accomplir le bien, marmonna-t-il. — En effet. En attendant, je vais m’employer à gagner ces maudites élections. Ce sera la seule manière de nous préparer à cette lutte inévitable. — Cette lutte inévitable pourrait survenir plus vite que prévu, remarqua Topar. Les provinces voisines de Rulan ont déjà levé des milices. Avant longtemps, elles demanderont de l’aide au Grand Conseil et la population comprendra qu’il se passe des choses graves sur notre frontière ouest. — Il ne s’agit pas uniquement de nos frontières, rétorqua Edeard. Les bandits ordinaires pullulent dans nos campagnes et se montrent de plus en plus dangereux. Vous serez contraints de prendre des décisions très importantes lorsque vous serez en poste. — Si je suis élu, mon garçon, car rien n’est moins sûr. Owain n’est pas un imbécile, et il bénéficie du soutien d’une bonne partie de la ville. Son slogan, « Une Nation unifiée », plaît beaucoup à la population. — Ce que nous proposons est très similaire. — En principe, oui, mais la mise en œuvre de mon projet sera bien différente. Sécuriser la ville doit être notre priorité ; sans cela, tout sera perdu. Owain se sert de l’idée d’union sacrée pour augmenter sa popularité, mais, à la fin, son plan échouera. — Nous faisons des progrès significatifs, reprit Edeard. J’ai développé une nouvelle stratégie qui portera bientôt ses fruits. C’est un pari un peu risqué, mais il nous permettra peut-être de sortir de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. — Prions la Dame pour que vous ayez raison. Edeard se leva, prêt à partir. — Maître…, commença-t-il. — Ah, lâcha Finitan avec un sourire bienveillant. Vous vouliez me demander quelque chose ? — J’ai besoin d’un petit génistar capable de se promener sans attirer l’attention. — C’est un défi intéressant. Je vais voir ce que je peux faire pour vous. — Je me demandais aussi si vous connaissiez un moyen de transpercer les voiles d’invisibilité. Je suis convaincu que ceux qui m’ont tendu ce piège à Eyrie étaient capables de me voir. Du coin de l’œil, Finitan lança à Topar un regard déconcerté. — Il n’y a pas de voile d’invisibilité, et encore moins de moyen de le pénétrer. — Oui, monsieur, acquiesça Edeard, un peu déçu. — En effet, comment pénétrer quelque chose qui n’est pas censé exister ? Un paquet de pensées complexes, une méthodologie difficile à appréhender affluèrent dans l’esprit du gendarme. — Je penserai à ne pas m’en servir, monsieur. — Mon garçon, nous ferons de vous un véritable citoyen de Makkathran. * * * Les uniformes livrés par le tailleur étaient très confortables, tissés dans un mélange de coton et de soie d’araignée aussi doux que résistant. Edeard ne s’attendait pas à cela. Contrairement à l’uniforme dont lui avait fait cadeau Kristabel, ceux-ci étaient destinés à un usage quotidien. Sans être tape-à-l’œil, ils étaient beaucoup plus élégants que les habits fournis par les tailleurs officiels des gendarmes. Les boutons en platine brillaient plus que ceux en argent poli de Dinlay, et la coupe de la tunique était légèrement différente, classieuse. S’il se rabaissait un jour à s’engager dans la gendarmerie, un fils de bonne famille s’habillerait sans doute de cette manière. Les chemises étaient si blanches qu’en comparaison les sommets enneigés des montagnes paraissaient gris. Le tailleur avait d’ailleurs fourni un mélange spécial de flocons de savons pour les laver sans les ternir. Quant aux bottes, elles étaient d’un noir plus profond que celui de l’espace entre les nébuleuses. Lorsqu’il enfila un de ces uniformes pour la première fois et se regarda dans le miroir, Edeard ne put s’empêcher de sourire avec fierté. J’ai belle allure ! décida-t-il. La longue cape maintenue par une broche sertie d’émeraudes qu’il essayait d’accrocher d’une main y était pour beaucoup. Il la froissa avec sa troisième main et admira la manière dont le tissu tombait. Belle texture. Il attrapa une nouvelle fois l’étoffe et la fit onduler au ralenti. Peut-être deviendrait-elle sa signature ? La nuit, sa silhouette noire se découperait sur la toile de fond des murs lumineux de la ville, sa cape ondulerait derrière lui telle de la fumée bouillonnante, et les bandits, impressionnés, tomberaient à genoux pour lui demander pardon. Génial ! — Aïe ! Merde. L’aiguille de la broche s’enfonça dans son pouce. Edeard secoua sa main et suça la goutte de sang qui perlait sur sa peau. Bon, je vais devoir travailler un peu mon image. Il accrocha la broche, coiffa son chapeau, fit glisser un doigt sur son bord et termina son geste par un salut. — Maintenant, tu es un officier digne de ce nom, dit-il à son reflet. Ce ne fut pas l’avis de Macsen lorsque Edeard fit son entrée dans la salle commune de la gendarmerie de Jeavons. Quand le caporal passa à côté du banc sur lequel il était assis, la mâchoire du jeune Felax menaça de se décrocher. Un concert de sifflets faussement admiratifs retentit. — Heureuse de voir que tu n’as pas abandonné tes racines, lâcha Kanseen. Edeard dégrafa sa cape et la retira d’un geste ample. — Il y a d’autres jaloux dans la salle ? demanda-t-il. — Heureusement que tu nous as montré comment nous rendre invisibles, grogna Boyd. Il est hors de question que je marche à découvert dans la rue à côté de ça. Dinlay lui fit les gros yeux. — Tu es très élégant. Les gens attendent beaucoup de nous et je trouve normal que tu te donnes du mal pour bien présenter. — Merci. Edeard jeta un regard circulaire sur la salle. Il y avait une dizaine de gendarmes attablés, occupés à lire des rapports – des hommes en qui il avait entière confiance. Les dossiers s’accumulaient, et il leur faudrait bientôt avoir recours à la Guilde des clercs pour s’y retrouver, pensa-t-il, désabusé. — Il y en a soixante-douze, pour l’instant, annonça Dorai. — C’est bien. Les dossiers, toujours plus nombreux, concernaient surtout les gangsters exclus des quartiers. Son équipe accomplissait un travail remarquable, compulsait les rapports rédigés dans toutes les gendarmeries de la ville et vérifiait les informations inestimables transmises par Charyau et son réseau de commerçants. Les notes qu’il avait prises lui-même sur la Maison des pétales bleus étaient également examinées avec soin. Lentement mais sûrement, ils identifiaient les cadres des gangs. Les chefs se rencontraient très rarement, aussi était-il quasi impossible de les prendre la main dans le sac en train de préparer une action criminelle. Toutefois, la manière dont ils collaboraient et divisaient la ville en territoires prouvait qu’ils se connaissaient et qu’ils étaient organisés. En vérité, le mode de fonctionnement de ce monde souterrain ressemblait beaucoup à celui qui unissait la noblesse de la ville. Edeard était d’ailleurs contrarié de n’avoir pas encore réussi à mettre en évidence les liens qui existaient entre les gangs et les moins fréquentables des familles de la noblesse, tels que les Gilmorn, par exemple. — Nous pourrions nous contenter d’arrêter ceux-ci, se plaignit Boyd. Soixante-douze, c’est déjà pas mal, non ? En plus, Buate va avoir des ennuis avec le Trésor très bientôt. — Je préférerais qu’on en ait une centaine, rétorqua Edeard avec une grimace. Il y avait quelque chose d’impressionnant dans le chiffre cent qui aurait un impact sur la population. Les gens comprendraient que leur action ne se limitait pas aux exclusions et n’avait rien à voir avec les élections à venir. Il ne s’agirait pas d’obtenir la condamnation de ces hommes – Edeard savait qu’ils n’auraient pas assez de preuves pour cela. Toutefois, un article du code pénal stipulait qu’un suspect pouvait être incarcéré pendant vingt-deux jours si un gendarme jurait qu’il le soupçonnait d’être mêlé à des activités illégales. Ces vingt-deux jours devaient être mis à profit pour réunir les preuves et interroger les gens concernés par l’affaire. Edeard espérait que, si on mettait hors d’état de nuire et isolait un maximum de cadres pendant un demi-mois, les bandits ordinaires, ceux qui sévissaient dans la rue, seraient perdus. Macsen avait parlé d’un « corps sans tête ». Avec un peu de chance, ils viendraient à bout de la résistance des gangs, ils libéreraient la population de leur tyrannie ; et la perspective insupportable de leur retour dans les rues au bout des vingt-deux jours serait un argument massue en faveur du bannissement prôné par Finitan. Par ailleurs, celui-ci prévoyait de faire voter une loi d’exception afin de porter la durée de détention préventive à un mois entier. Quarante-quatre jours plus tard, les élections seraient passées. C’était une tactique un peu sournoise mais, après tout, il s’agissait de Makkathran, et Edeard n’espérait pas changer les habitudes de la ville d’un seul coup. Il s’assit à sa table habituelle et fixa ses classeurs en carton gris avec découragement ; ils avaient beau travailler nuit et jour, déléguer, il y avait toujours autant de paperasse à traiter. — Un peu de lecture pour toi, annonça Dinlay. Edeard leva la tête et avisa ses amis agglutinés autour de lui, le sourire aux lèvres. Dinlay lui tendit un petit livre rouge. — C’est un cadeau de notre part à tous, ajouta Kanseen. Edeard prit le livre très fin au titre imprimé en lettres dorées : Le Guide du jeune marié. — Merci beaucoup, dit-il, sincère. — Qu’est-ce que cela dit à propos de la dernière soirée de débauche…, commença Macsen avant de se reprendre et de lancer un regard paniqué à Kanseen. Euh, enfin, je veux parler de l’enterrement de vie de garçon. La jeune femme soupira, lasse. Edeard feuilleta le livre à la recherche de l’entrée en question. — « Avant la cérémonie, le futur marié pourra réserver une soirée à ses amis afin de mettre symboliquement un terme à sa vie de célibataire. Ce sera l’occasion de profiter une dernière fois des plaisirs offerts par ces lieux chargés de si bons souvenirs. » — Hors de question de retourner à L’Aigle d’Olivan, protesta Dinlay. On est supposés passer un bon moment… — Pourquoi n’irions-nous pas dîner au Rakas, à Abad, là où nous avions déjeuné après notre titularisation ? proposa Kanseen. Edeard était sur le point d’acquiescer lorsqu’il se rappela que Salrana était avec eux ce jour-là. — Je préférerais un autre endroit, répondit-il. — Je connais un théâtre à Fiacre, s’enthousiasma Boyd. Les danseuses y retirent leurs vêtements. — C’est vrai ? demanda Edeard. Kanseen se contenta de fixer, la mâchoire serrée, un point imaginaire situé au-dessus de la tête de son ami. — Ce n’est pas vraiment un lieu « chargé de si bons souvenirs », concéda Edeard. — Je suggère que l’on commence par les courses de chiens d’Andromeda, reprit Macsen. Après, nous pourrions visiter une des tavernes de Lillylight. Il y a plein de restaurants et de théâtres sympa dans le quartier. Nous trouverons facilement un endroit où prolonger la soirée. — Excellente idée, admit Kanseen. — Reste encore à faire voter le mariage par le Conseil, se plaignit Edeard. — Refuser un mariage ne se fait pas, le rassura Dinlay. Cela fait plus de trois cents ans que ce n’est pas arrivé. — Ah bon ? Je ne savais pas. — Nous, si, répondirent-ils à l’unisson. Edeard était censé passer la soirée à choisir la tenue qu’il porterait au bal de charité organisé par le maître de Nighthouse – la fête aurait lieu dans deux semaines et permettrait de réunir des fonds pour les hôpitaux. Kristabel l’avait cru lorsqu’il avait annulé sous prétexte qu’il devait travailler ce soir-là. — Fais attention à toi, lui avait-elle dit. Il s’était presque senti coupable. Presque. Pour la première fois, Edeard était reconnaissant à Buate. De fait, le chef de gang avait organisé une réunion à laquelle devaient assister plusieurs cadres figurant sur la liste des Cent. Un rassemblement de cette ampleur ne pouvait être ignoré. Comme le soleil commençait à se coucher, les gendarmes sortirent dans la rue. Immédiatement, ils se rendirent compte de la présence des trois gé-aigles qui tournoyaient dans le ciel et des quelques gé-chiens qui semblaient errer dans le quartier. Cela faisait bien longtemps que les gangs n’envoyaient plus d’espions humains autour de Jeavons. — Je veux essayer quelque chose, annonça Edeard aux autres. Pour l’instant, nous n’allons pas nous servir des tunnels. Ils traversèrent le canal de Marbre et s’enfoncèrent dans le quartier de Drupe, où les rues étaient étroites et les immeubles hauts. Les gé-aigles ne les lâchèrent pas d’une semelle, planèrent en silence dans l’atmosphère nocturne. — J’ai lu votre livre, reprit Edeard. Apparemment, en cas de difficultés à gérer ses affaires, le marié n’est pas supposé se plaindre à son épouse. — Ouais, confirma Boyd. J’évite de discuter de ces sujets avec Saria. Cela vaut mieux, crois-moi. — Il ne faut pas non plus empêcher son épouse de dépenser l’argent du ménage en vêtements, car elle se doit d’être belle en public. — C’est vrai, dit Kanseen. — Le marié ne doit pas avoir peur de céder à sa bien-aimée… — Ce livre a été écrit par une femme, ma parole, s’étonna Dinlay. Il faisait déjà sombre au pied des immeubles quand ils entrèrent dans l’avenue Moslet, passage étroit entre des bâtiments de six étages. Des passerelles tubulaires voûtées reliaient les immeubles et émettaient une faible lueur orangée, qui éclairait à peine la chaussée. L’allée était brisée par de nombreux angles qui limitaient la vision à distance. Du fait de son étroitesse, personne n’aurait pu les y suivre sans paraître suspect. C’était le genre d’endroit qu’Edeard choisissait lorsqu’il voulait disparaître dans un tunnel souterrain. Il ordonna aux bandes orangées de s’éteindre. Immédiatement les ténèbres les enveloppèrent. Il balaya les environs en esprit et vérifia qu’ils étaient bien seuls lorsqu’ils disparurent derrière le premier virage. Puis il réexamina l’allée en utilisant la technique plus subtile dont lui avait fait don Finitan. Quelqu’un se faufilait dans la ruelle ; en esprit, Edeard le voyait sous la forme d’une boule de brume grise enfermant une silhouette humaine. — Continuons. Il faut se dépêcher. Ils se mirent à trotter. Derrière eux, le personnage accéléra. — Bien, arrêtons-nous là, dit-il derrière le virage suivant. Ils étaient sous une passerelle, dissimulés à la vue des gé-aigles. Le personnage invisible arriva au pas de course et découvrit l’escouade agglutinée sous le pont, comme si elle s’adonnait à une activité illicite. Soudain, dans un mouvement ample qui fit voleter sa cape, Edeard tendit le bras et pointa l’homme du doigt. La ruelle fut inondée d’une puissante lumière blanche. Un « bang » terrible se réverbéra sur les murs des immeubles. L’éclair miniature produit par Edeard frappa le personnage à la poitrine. L’homme tomba sur le dos et son voile d’invisibilité se dissipa en une fraction de seconde. — Par la Dame ! s’exclama Dinlay. Edeard toisa sa victime avec satisfaction. L’homme se tortillait mais n’essayait pas de se relever. Son esprit lui révéla qu’il était toujours en vie, quoique plongé dans un sommeil agité. Apparemment, l’éclair lui avait fait perdre connaissance, mais son cœur battait avec vigueur, quoique pas très régulièrement. Là où la décharge l’avait frappé, son épaisse veste en cuir fumait. — Occupe-toi des gé-aigles, demanda Edeard à Kanseen tandis qu’il soulevait à distance l’homme inerte et le ramenait vers eux. Les oiseaux avaient sans doute été éblouis par l’éclair ; leurs maîtres ne sauraient donc pas ce qui s’était passé dans l’allée. Lorsque Kanseen eut terminé de déstabiliser les génistars, Edeard demanda à la ville de l’accueillir dans le tunnel de drainage qui passait sous la ruelle. L’escouade disparut sous la chaussée avec son prisonnier. Quand ils furent en sécurité sous la surface, Edeard examina l’homme que sa troisième main maintenait au-dessus d’un filet d’eau. Il avait le teint plutôt clair, les cheveux sombres et bouclés, la barbe courte et soignée, et devait avoir un peu moins de cinquante ans. — Vous le connaissez ? s’enquit Edeard. — Je ne pense pas qu’il figure sur nos listes, répondit Dinlay. Macsen laissa échapper un soupir affecté. — Normal, vous avez vu ses vêtements ? Edeard regarda l’homme inconscient de plus près. Il portait des vêtements simples : une veste en cuir noir, une chemise indigo, un pantalon en daim beige et des bottines dotées de discrets crochets en argent pour les lacets. Le genre de tenue que l’on pouvait porter n’importe où à Makkathran sans attirer l’attention. Toutefois, Edeard commençait à être familier des vêtements de qualité et reconnut le travail d’un grand tailleur. — Très chers, dit-il. — C’est sûr, reprit Macsen. Pour moi, il n’appartient pas à un gang, pas directement en tout cas. — Les grandes familles ? — Ce sera difficile à prouver, répondit Macsen, la mine peinée. En tout cas, il ne nous dira rien. — Alors quoi ? intervint Boyd. Nous t’écoutons : tu as manifestement quelque chose à nous dire. — Regardez où nous sommes, expliqua Macsen d’un ton calme et sérieux qui ne lui ressemblait pas. Et cet éclair avec lequel tu es venu à bout de lui – c’est quelque chose de très nouveau. Des rumeurs circulent sur ton appartement, qui serait… différent des autres. Tu tombes d’une tour mais tu ne meurs pas. Pas étonnant que les nobles s’intéressent à toi de très près. — Les nobles savent projeter la lumière comme je viens de le faire, se défendit Edeard. Je suis juste plus fort que la moyenne. — Non, ce n’est pas juste une question de force. Tu connais beaucoup de gens, toi, qui sont capables de voir les âmes et qui parlent à la ville ? Non. Tu es au-dessus de tout le monde, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Très au-dessus. — Et alors, lâcha Dinlay. Nous avons toujours su qu’Edeard était plus talentueux que nous tous réunis. — Cela va au-delà du talent psychique, rétorqua Macsen, en regardant posément Edeard. Les gens ont peur de toi. Même moi, qui te connais pourtant mieux que la plupart des habitants de cette ville, je ne suis pas tout à fait rassuré par ta présence. Je ne crois pas que tu abuseras de ton pouvoir, mais regardons les choses en face : qui pourrait t’arrêter ? C’est pour cela que tu intrigues tant. — Mais je ne ferais jamais…, protesta Edeard. Je veux que cette ville fonctionne, qu’elle soit un endroit agréable à vivre et sûr pour tout le monde. Vous le savez et c’est pour cela que vous m’aidez, n’est-ce pas ? Il était stupéfait qu’ils puissent ne pas partager ses ambitions. — Oui, le rassura Kanseen, mais avoue quand même que Macsen n’a pas totalement tort. En plus d’avoir tous ces talents, tu es très populaire. Je parie que, si tu te présentais aux élections municipales, tu obtiendrais un score plus que correct. — Je ne veux pas être maire, je soutiens Finitan. — Je sais. Le problème, c’est que les grandes familles craignent les changements que tu veux nous apporter. Le changement, le retour de la démocratie, la responsabilisation des citoyens sont perçus comme autant de menaces. Elles ont peur pour leur pouvoir et leur argent. Le mécanisme politique qui régit cette ville n’a qu’un seul objectif : préserver et augmenter la richesse des nantis. Une fois que tu en auras terminé avec les gangs, tu t’en prendras à eux, car ils sont coupables d’avoir perverti la constitution de Rah. C’est inévitable. — Certaines personnes pensent même que tu es Rah, ajouta Boyd dans un haussement d’épaules. Je t’assure – on me pose souvent la question. Ils croient que tu es revenu du Cœur pour rétablir l’ordre dans la ville. Rah et ses fidèles avaient fondé Makkathran pour échapper à un chaos très semblable à celui qui nous pourrit l’existence : les gangs, les bandits, la corruption. — Par la Dame, lâcha Edeard en regardant Dinlay d’un air désespéré. — À moi aussi, on me l’a demandé, s’excusa presque ce dernier. En revanche, je sais que tu ne vas pas t’autoproclamer empereur. C’est ridicule. Ils ne diraient jamais cela s’ils te connaissaient mieux. Edeard se sentit soudain très las. Après tout ce qu’il avait accompli, ce qu’il avait subi, découvrir qu’on se méfiait de lui, qu’on ne lui faisait pas confiance était une terrible révélation. — Je veux que la population soit en sécurité, geignit-il. Je ne veux plus que les gens meurent, qu’ils aient peur. Je veux que les gens de cette ville se sentent protégés par leurs dirigeants et leurs forces de l’ordre. Kanseen passa un bras autour de ses épaules. — C’est ce qui perturbe les grandes familles plus que tout ; elles n’acceptent pas que quelqu’un d’aussi doué que toi soit honnête. Moi, je sais que tu es honnête, et c’est pour cela que je te suivrai jusqu’au bout. — Moi aussi, ajouta Dinlay. — J’ai confiance en toi, dit Boyd. Ils se retournèrent tous vers Macsen. — Eh ! Cela va sans dire. — Eh bien, dis-le quand même, insista Kanseen. — Je suis avec toi. — Merci. — Admets quand même que tout ce que tu es capable de faire, tes aptitudes, tout cela dépasse largement ce que Querencia a connu jusqu’ici, y compris Rah – blasphème ou pas. — Oui, acquiesça Edeard d’un ton penaud. — Alors ? l’interrogea Dinlay. Tu es Rah, oui ou non ? — Non ! — Pourquoi toi, alors ? demanda Macsen. Tu dois avoir quelque chose de spécial. — Je ne crois pas. — Tu as été choisi, décida Kanseen. Nous savons que les Écritures disent la vérité ; tu nous as montré l’âme de Chae. Tu te rends compte ? De Chae ! Si nous avons une âme, si la mer d’Odin est la dernière marche avant le Cœur, alors l’univers est beaucoup plus vaste que nous le croyions. — Choisi ? répéta Edeard. — Je ne sais pas par qui ou par quoi, mais je ne pense pas que ton apparition en cette période trouble soit le fruit du hasard. Le Cœur et nos ancêtres nous parlent à travers toi. — Je n’en suis pas sûr, rétorqua Edeard en repensant à ses rêves. En tout cas, il est certain que j’ai des capacités supérieures, et je vous promets que je m’en servirai pour faire le bien. Si l’un d’entre vous ne me croit pas, par la Dame, qu’il me le dise. (Il se tourna vers leur prisonnier inconscient.) Ce qui nous ramène à lui. Qui est-il ? — Les nobles ont leur propre façon de maintenir l’ordre en ville, répondit Macsen. Après tout, ils ne pouvaient pas trop compter sur les gendarmes pour faire le boulot. Pas avant l’arrivée de Celui-qui-marche-sur-l’eau, du moins. — Les gendarmes ont toujours œuvré pour la loi et l’ordre, le contra Dinlay. Rah lui-même a créé notre corps. — Rah a permis aux maîtres de faire la police dans leurs quartiers respectifs, répliqua Macsen. La gendarmerie indépendante n’a été créée que bien plus tard. Edeard leva la main pour calmer un Dinlay sur le point d’exploser. — Tu es en train de me dire qu’il y a une autre police à Makkathran ? Macsen secoua la tête. — Le mot est un peu fort. Les vraies grandes familles sont aussi vieilles que la ville elle-même. Dès le départ, elles se sont arrangées pour consolider leurs intérêts. Par exemple, elles ont leurs gardes, leurs clercs, leurs avocats, leurs médecins – une longue liste d’employés dans tous les domaines imaginables. Parmi ces derniers, il y a aussi des gens chargés de protéger les intérêts politiques de la famille, au sens large du terme. Tu as remarqué que les plus illustres des grandes familles ne sont pas sujettes aux intimidations des gangs, qu’on ne s’en prend jamais à leurs domaines ; pourquoi, à ton avis ? — Parce qu’ils travaillent main dans la main ? — Non, non, tu schématises. Les règles sont tacites ; il n’y a pas eu de grande discussion, de contrat signé. Quoi qu’il en soit, les nobles œuvrent à tous les niveaux. Si un gang commettait la bêtise ou le péché d’orgueil de dépasser ces frontières communément admises, des agents se chargeraient de mettre un terme à cette violation d’une manière adéquate. — Mais… Mirnatha, dit Edeard. — Ouais. Depuis ton exploit de Birmingham, c’est le plus grand choc qui ait secoué la ville. J’aurais tendance à penser qu’il y a un lien de cause à effet entre les deux… — Es-tu l’un d’entre eux ? demanda Dinlay à Macsen. Travailles-tu pour une grande famille ? — Non. — Tu sembles savoir tellement de choses sur elles. — En fait, non. Un cousin de mon père m’a fait comprendre à plusieurs reprises qu’un groupe de parents souhaitait que je m’associe à eux, mais c’est tout. Père est mort, et vous savez tous comment mère et moi avons été traités depuis. — C’est logique, en effet, confirma Edeard. Dans certains cas, cependant, je suis certain qu’il y a davantage qu’un simple accord tacite. J’ai appris à mes dépens que les Gilmorn entretiennent des relations très privilégiées avec l’organisation de Buate. Macsen désigna du menton l’homme qui flottait au-dessus de l’eau. — Tu as déjà été victime de deux tentatives de meurtre. Ils ne s’arrêteront pas là, d’autant que tes aptitudes semblent croître. Edeard repensa à la conversation qu’il avait eue avec Ivarl. — Peut-être que tu as raison, auquel cas nous n’aurions aucune avance sur nos adversaires. — Bienvenue à Makkathran, dit Macsen. — Où tout est toujours politique. — Excellent, tu commences à comprendre. Edeard prit une profonde inspiration. — Que fait-on de notre ami ? demanda-t-il. — Les gé-aigles ont montré aux agents qui te surveillent que tu maîtrises le coup de l’éclair, expliqua Kanseen. Sans compter que tu es capable de voir à travers les voiles d’invisibilité à présent. La prochaine fois qu’ils s’en prendront à toi, ils ne laisseront rien au hasard. — Tu n’as pas répondu à ma question. — Pourquoi ? Que comptais-tu faire de lui ? — Je ne sais pas. Je l’ai mis hors d’état de nuire parce que je n’avais pas le choix. — Il ne parlera pas ; il a trop foi en sa cause pour cela, dit Macsen. Ce qui ne nous laisse pas beaucoup d’options. — Je connais un endroit d’où il ne pourra pas s’échapper, reprit Edeard, qui se demandait si Macsen était en train de le tester. Cela nous laissera un peu de temps pour réfléchir. — Bonne idée. Edeard avait refusé d’entrer à la Guilde des modeleurs d’œufs car il était persuadé que la Tour bleue n’avait pas grand-chose à lui apprendre. Maintenant qu’il tenait dans sa main cette minuscule gé-souris, force lui était d’admettre qu’il avait été un peu présomptueux. La créature n’était pas plus longue que son doigt, et son pelage gris était aussi doux que celui d’un chaton. Les trois griffes pointues et dures qui terminaient ses pattes fines comme des brindilles lui permettraient d’escalader à la verticale n’importe quel mur de la ville. Le plus merveilleux, toutefois, était sa tête dotée de longues oreilles capables d’entendre une goutte tomber dans un rayon de trente mètres et d’yeux indigo, répliques miniatures de ceux des gé-aigles, grâce auxquels elle voyait comme en plein jour au beau milieu de la nuit. Finitan la lui avait confiée avec un sourire satisfait. — J’espère que vous apprécierez mes efforts. Et surtout, prenez-en soin. — Oui, monsieur, avait répondu Edeard avec respect. Aussitôt, il avait entrepris de calmer l’esprit agité de la bête effrayée. Ses efforts furent récompensés quand il constata que les yeux d’abord dénués d’expression de la gé-souris le fixaient avec confiance. — Ah, quel apprenti vous auriez fait ! — Quelle est son espérance de vie ? — Pas plus de deux semaines, malheureusement. Edeard était triste pour l’animal, mais il comprenait. Sans avoir jamais vu génistar aussi petit, il savait que leur durée de vie était fonction de leur taille. Son admiration pour les capacités du Grand Maître grandit considérablement. Jamais il n’aurait été capable de modeler quelque chose d’aussi petit. Pour commencer, la souris n’était pas plus grosse qu’un embryon de gé-chien de deux semaines, ce qui, en soi, était une énigme. Akeem lui avait toujours dit que le plus petit génistar était le gé-chat standard. Lorsqu’ils furent sous la maison de Sampalok où Buate et ses acolytes se réunissaient, Edeard souleva la gé-souris et demanda à la ville de la transporter jusqu’au dernier sous-sol. Le gendarme la dirigea en esprit, la fit passer sous la porte et monter au niveau supérieur. Elle s’accrocha à la substance de la ville, trouva des interstices pour se hisser sur chaque rebord. Deux gardes armés de pistolets se tenaient dans le couloir court et plongé dans la pénombre situé au sommet d’une volée de marches. Personne ne remarqua le minuscule animal – pas même l’homme enveloppé d’un voile d’invisibilité aux aguets juste derrière la porte. Buate était déjà là avec huit autres chefs de gangs. Ils étaient assis autour d’une grande et vieille table et buvaient du vin et de la bière. La gé-souris se faufila derrière un placard situé dans un coin, escalada le bois en silence et émergea derrière une pile de vaisselle en porcelaine. De là, elle prêta à Edeard son ouïe fine et sa vue perçante. Des voix en colère se faisaient entendre. Edeard transmit ce spectacle à ses camarades adossés à la paroi du tunnel, loin en dessous du plancher de la cave. — Gormat et Edsing, dit Dinlay. Et là, c’est Joarwel. Il s’est rasé la barbe, regardez. — Tu es sûr ? demanda Kanseen. — Oui. — Il a raison, confirma Boyd. Personne ne l’a vu depuis deux semaines. Maintenant, je comprends pourquoi. C’est un malin. — Je reconnais Hallwith et Coyce, ajouta Macsen, mais qui sont les autres ? Deux hommes arrivèrent qui gratifièrent Buate et les autres d’un salut courtois. — Quelle est la raison de notre présence ? demanda Joarwel. — Nous sommes là parce que nous souffrons, répondit Buate. Nous répétons à nos hommes que tout va bien, alors que Celui-qui-marche-sur-l’eau, ce chien, nous chasse de tous nos territoires. — Ne m’en parlez pas, intervint l’un des inconnus. Trente ans que je vivais dans ma maison ! Quand ce bleubite, ce petit connard est venu agiter cette saleté de mandat devant mon nez, j’ai bien cru que j’allais le transformer en passoire. Trente ans ! — Et cela ne va pas s’arranger. Il compte bien nous arrêter tous. — Il n’aura pas assez de prisons pour cela. — Je parlais de nous autres, pas de nos hommes. Il est en train de rédiger une liste, il veut arrêter cent d’entre nous. — Merde, grogna Macsen. Comment est-ce qu’il peut savoir ? Edeard haussa les épaules ; cela ne l’étonnait pas. — Nous arrêter pourquoi ? tonna Coyce. Cette année, j’ai à peine gagné de quoi manger. Trois de mes garçons se sont trouvé des boulots dans des théâtres, pour l’amour de la Dame ! — Pour rien, expliqua Buate. Il n’espère pas nous faire condamner, juste nous mettre en détention. — Mais à quoi bon ? — Il peut nous enfermer pendant vingt-deux jours, c’est la loi. — Vingt-deux jours ! — Après, il y aura les élections, précisa Buate. Il pense que, sans nous, nos hommes se désorganiseront. — Le salaud ! On devrait lui trancher la gorge. — Non. On devrait trancher la gorge de sa putain et l’obliger à regarder. Après, on les brûlerait vifs. C’est ce que nous avons fait à cet épicier de Zelda. Ensuite, les commerçants se sont tenus à carreau. — Celui-qui-marche-sur-l’eau a raison, remarqua Edsing. Sans nous, nos organisations feront long feu. — Je suis d’accord, acquiesça Buate. Si Finitan gagne les élections, nous serons chassés de Makkathran. — Qu’allons-nous faire ? cria Hallwith. Nous ne pouvons pas le laisser gagner ! Il s’agit de Makkathran, tout de même ! — Il a survécu à plusieurs tentatives d’assassinat ! Il a des pouvoirs qui nous sont étrangers. — Vous n’êtes tout de même pas en train de nous dire qu’il est Rah ! protesta Edsing. C’est ce qu’on raconte partout. — Superstition idiote. C’est un orphelin de la province de Rulan et rien d’autre – j’en suis persuadé. Toutefois, sa force est formidable. — On dit aussi que la Pythie est de son côté. — La belle affaire. Notre problème n’est pas spirituel mais bien réel. Nous risquons de nous retrouver au trou, puis d’être exilés sur une saloperie d’île déserte jusqu’à la fin de nos jours. Hallwith frappa du poing sur la table. — On a compris ! Maintenant, dites-nous ce que nous devons faire. — Nous n’avons d’autre choix que de le combattre. Ils viendront nous chercher pour nous mettre au cachot, mais nous résisterons jusqu’à la fin, car la réclusion serait synonyme de mort. Nous tuerons tous les gendarmes, brûlerons jusqu’au dernier entrepôt, coulerons les gondoles et les bateaux dans le port. Nous prouverons à Makkathran que nous sommes aussi forts que Celui-qui-marche-sur-l’eau et bien plus dangereux. — Nous ne pouvons rien contre lui, rétorqua Coyce. Ils l’ont jeté du sommet d’une tour, et il a volé. Les balles ne l’atteignent pas. J’étais là le soir où votre frère lui a tendu un piège à la Maison des pétales bleus. Il est immortel, par la Dame ! Peut-être est-il vraiment Rah. — J’égorgerai personnellement le prochain d’entre vous qui dira cela, menaça Buate. Celui-qui-marche-sur-l’eau vous fait douter, et c’est aussi une part de sa force. Il est puissant, mais il est tout seul. Tout seul ! Pendant qu’il viendra me chercher, mille d’entre nous saccageront la ville. Il ne peut pas nous arrêter tous. Là est notre force. Lorsqu’ils verront que Celui-qui-marche-sur-l’eau ne peut pas accomplir de miracles, ils exigeront de voir couler son sang. C’est lui qui sera banni, et nous, nous festoierons dans la maison des Culverit. À présent, rentrez chez vous, préparez vos armes et choisissez vos cibles. Quand lui et ses acolytes frapperont à nos portes, les portes de l’Honoious s’ouvriront à Makkathran. L’ambiance était morose autour de leur table habituelle de L’Aigle d’Olivan. Les gendarmes fixaient leurs verres de bière sans rien dire. Des pensées noires transperçaient leurs boucliers trop faibles. — Tu crois qu’ils vont vraiment le faire ? demanda Dinlay. — C’est probable, répondit Kanseen. Ils sont dos au mur, ils souffrent, comme l’a si bien dit Buate. Ils n’ont plus rien à perdre. — Il faut les cueillir vite et discrètement, insista Boyd. — Cent arrestations simultanées ? s’exclama Kanseen. Tu te rappelles le raid sur le hangar du pêcheur ? La veille, la ville tout entière était au courant. Buate est malin, il prépare déjà ses troupes. Il suffira d’une arrestation pour déclencher les représailles. — Pourquoi ne pas agir demain, à l’aube ? proposa Dinlay. Ils ne sont pas encore organisés. Ils n’étaient qu’une dizaine, ce soir ; les ordres de Buate n’ont pas encore été transmis aux autres chefs de gangs. Occupons-nous de lui d’abord et laissons aux autres gendarmeries le soin de compléter notre liste. — Nous ne sommes pas prêts non plus, rétorqua Edeard qui avait lui aussi pensé agir sans attendre. Il nous faudra au moins deux jours pour tout organiser avec nos collègues. — J’imagine que les grandes familles ne soutiendront pas le projet de destruction généralisée imaginé par Buate, remarqua Boyd. Pourquoi ne demanderions-nous pas l’aide de leurs agents ? — Inutile d’essayer, lâcha Macsen, écœuré. Pour les grandes familles, nous sommes une maladie qu’il faut soigner, nous sommes le pire des maux. Edeard avala une longue gorgée de bière. — Ils savent ce que nous comptons faire, et nous savons comment ils ont prévu de réagir, mais ils ignorent que nous le savons. Dinlay lâcha un grognement et se prit la tête à deux mains. — Tu ne vas pas recommencer ! — C’est notre unique avantage, se défendit Edeard. Nous devons trouver un moyen de le mettre à profit. — Mais comment ? demanda Kanseen. — Je ne sais pas… — Buate n’a pas vraiment de plan, enchérit Macsen. C’est son instinct qui a parlé, cette nuit – et j’admets qu’il a un bon instinct de conservation. Si nous ne procédons pas avec ces arrestations, il saccagera quand même la ville, et tentera de tuer tous les gendarmes dès que le Conseil aura entériné le bannissement. Il n’a plus d’alternative. La confrontation directe est sa seule chance de sauver sa position, de forcer le Conseil supérieur à reculer. — Je ne vois pas comment nous pourrions tourner des pillages à notre avantage ! protesta Boyd. Je ne vois vraiment pas. Edeard aurait voulu savoir quoi leur dire ; il aurait voulu être un vrai chef. Avoir ne serait-ce que le début d’une stratégie. Au lieu de quoi il était incapable de prendre une décision, et fixait sa bière en priant la Dame pour que l’inspiration vienne. Vite, de préférence. * * * La pièce était un cube de dix mètres de côté doté d’un rond de lumière au plafond. Dans un coin, un lit haut équipé du même type de matelas un peu raide que l’on trouvait partout ; dans un autre coin, un bassin dans lequel coulait constamment de l’eau ; dans un troisième coin, un piédestal qui faisait office de toilettes. Le quatrième coin était vide. Il n’y avait pas de porte. Des fentes proches du plafond servaient d’aérations. L’esprit ne pouvait pénétrer les parois trop épaisses. Les bruits non plus. Le disque de lumière refusait de s’éclaircir ou de se tamiser. L’occupant de la pièce avait passé sa première journée à arpenter les lieux, à examiner le moindre centimètre carré, à tâter les murs à la recherche d’une fissure qui aurait pu trahir la présence d’une porte d’entrée – et de sortie. Il n’avait rien trouvé. Il ne pouvait pas non plus appeler à l’aide à cause de l’épaisseur des parois. Il s’était réveillé dans cette cellule pas trop déplaisante et avait trouvé trois assiettes par terre. Elles contenaient du pain, du beurre, deux sortes de fromages, des tranches de bœuf froid, des fruits et une tarte aux abricots tout à fait correcte. Il avait tout mangé tranquillement, en plusieurs fois, avant de faire quelques pompes et de travailler ses abdominaux. À plusieurs reprises, il avait appelé ses geôliers. Il les avait suppliés, insultés, mais n’avait reçu aucune réponse. La luminosité avait fini par faiblir d’elle-même. Il avait attendu un peu, puis s’était résigné à s’allonger. Le sommeil avait tardé à venir. Huit heures plus tard, la lumière s’était intensifiée. Trois nouvelles assiettes étaient posées par terre ; les autres avaient disparu. Ainsi débuta son deuxième jour. À midi, Edeard se glissa dans la cellule. L’homme était assis sur son lit et mangeait un raisin blanc bien sucré. Fasciné, il fixa le sol en apparence solide autour des pieds du gendarme et tenta même de le pénétrer en esprit. — Très impressionnant, dit-il avec un sourire désabusé avant de jeter un grain de raisin dans sa bouche. — Merci. Vous êtes… ? — Cela n’a aucune importance. — Cela en a peut-être pour votre femme et vos enfants. — Je ne suis pas marié, fort heureusement. Je cours trop vite pour cela. Mais bravo pour vos fiançailles. Kristabel est un joli morceau. — Pourquoi nous suiviez-vous ? L’homme baissa les yeux sur sa poitrine et effleura sa chemise indigo roussie. — Je ne suivais personne, officier ; je m’occupais de mes affaires, c’est tout. Quelqu’un m’a attaqué et je me suis réveillé ici. — Oui, c’était moi. Désolé pour la chemise, elle était belle. Où pourrais-je en trouver une pareille ? — À Chelston, au nord, à plusieurs jours de bateau – et encore, quand le vent souffle dans la bonne direction. — Vous ne sortirez pas d’ici avant d’avoir répondu à mes questions, vous en êtes conscient ? — Que se passerait-il si je ne répondais pas ? Vous me battriez ? — Non, bien sûr. Vous resteriez ici le temps nécessaire. Il semblerait que l’isolement soit une bonne méthode de persuasion. (Edeard jeta un regard circulaire sur la salle souterraine créée par la ville à sa demande.) Remarquez, vous auriez pu tomber plus mal ; je ne suis pas spécialiste en la matière, désolé. — À Makkathran, les interrogatoires se passent rarement de cette manière, admit l’homme d’un ton léger. Normalement, on se sert de lames chauffées à blanc, on utilise sa troisième main pour comprimer le cœur ou les poumons du prisonnier. Il n’y avait bien que Celui-qui-marche-sur-l’eau pour nous apporter une méthode aussi étrange. — Étrange, mais efficace, vous le savez. Je sais que le confinement commence déjà à vous peser, alors, pourquoi ne pas faire l’impasse sur la partie la plus désagréable de ma méthode et me dire sans attendre ce que je veux savoir ? Comme cela, vous pourrez sortir d’ici tout de suite. — Où sommes-nous, exactement ? — À la gendarmerie de Jeavons. — Vous ne savez pas mentir. — Je sais. Tout le monde me dit que je ne sais pas masquer mes pensées comme vous autres citadins. Mes émotions sont trop évidentes. L’homme avala un grain de raisin et sourit. — Vous vous améliorez. — Vraiment ? Nous nous sommes déjà rencontrés ? — Tout le monde connaît Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Tout le monde n’a pas peur de moi. — Je n’ai pas peur. — Votre famille a peur, elle. Autrement, vous n’auriez pas pris le risque de me suivre. — Je vous l’ai déjà dit, je n’ai pas de famille. J’étais juste au mauvais endroit au mauvais moment. — Pourquoi ont-ils peur de moi ? — Je n’en ai pas la moindre idée. — Vous avez bien un avis sur la question. — Ce voyage jusqu’à Chelston n’a été qu’une formalité pour le capitaine. Il connaissait la route et ses embûches par cœur. Il l’a parcourue un nombre incalculable de fois, comme avant lui son père, et son grand-père, et cetera, depuis notre arrivée sur Querencia. Cette science est son gagne-pain, elle lui permet de nourrir et de vêtir sa famille, elle est un pilier de sa vie. Maintenant, imaginez qu’un beau matin un récif se matérialise devant lui et menace d’éventrer la coque de son bateau. — Un capitaine digne de ce nom saurait éviter ce genre d’obstacle. — Son navire est très grand et lourdement chargé ; on ne le manie pas si aisément. — Surtout avec des gens comme vous à son bord. Et si les eaux étaient plus calmes de l’autre côté du récif ? L’homme secoua la tête et soupira. — Comment peut-on arriver si loin en étant si naïf ? C’est un mystère que je ne m’explique pas. — Certains disent que la Dame m’a choisi pour transmettre son message au monde. — N’est-ce pas formidable ? Vous ne prétendez tout de même pas être Rah réincarné ? — Non, nous savons tous les deux que ce n’est pas le cas. — Bien. Au moins, vous ne prétendez pas avoir pour mission divine de ruiner une société qui fonctionne depuis deux mille ans. C’est rassurant. — Je vais épouser Kristabel, dont la famille compte infiniment plus pour cette ville que celles, mineures, que vous défendez. Croyez-vous vraiment que je vais détruire ce que sa famille a bâti ? Sa famille qui sera bientôt la mienne… — Mineures ? Vous espérez me faire baisser ma garde en me mettant en colère ? — Cela vous met en colère ? La loi et l’ordre ne font pas peur aux véritables grandes familles. Et vous ? Qu’êtes-vous donc ? Le cinquième fils du quatrième fils d’un troisième fils ? Votre branche de la famille a dû être chassée d’un fabuleux manoir il y a bien longtemps. Vous le regardez avec envie chaque fois que vous passez à côté ? Vous les entendez rire à l’intérieur ? Que fait votre père, au juste ? Il est négociant et nourrit des rêves de grandeur ? Je parie qu’il ne paie pas ses impôts. Vous n’avez peut-être pas trouvé d’autre moyen de rembourser votre nouvelle maisonnette. C’est pour cela que vos vêtements sont à peine dignes de ceux que portent les valets de pied de Kristabel ? C’est pour cela que vous avez rejoint cette bande de bras cassés ? Pour avoir l’impression d’être important ? — Je m’attendais à beaucoup mieux de votre part, mais il est vrai que vous êtes très jeune. Je ne suis pas certain que vous vivrez assez longtemps pour assister à la fin amère de cette mascarade. Très amère, même. — Pour ce qui vous concerne, tout est déjà terminé. Dès que la loi sur le bannissement aura été votée, vous serez escorté hors de cette ville, que vous ne reverrez plus jamais. — Comme vous n’êtes pas la Pythie, vous n’avez aucune légitimité pour parler de ce qui sera. Dans l’intervalle, je préfère attendre ici, merci. Edeard pencha la tête sur le côté et considéra ce prisonnier à la courtoisie énervante. Il ne s’attendait pas à rencontrer une aussi grande résistance. — Êtes-vous l’un des quatre qui m’attendaient au sommet de la tour ? Edeard était retourné sur les lieux de son accident à trois reprises afin d’examiner les souvenirs de la ville. Il avait remonté la piste de ses agresseurs jusqu’au pied des escaliers mais, malgré ses efforts, n’était pas parvenu à aller plus loin. Cet après-midi-là, il y avait plusieurs centaines de personnes dans l’enceinte de l’église et les empreintes étaient trop confuses. Personne n’avait eu l’idée d’appréhender le quatuor qui l’avait agressé, car personne ne savait ce qui s’était passé au sommet de la tour. Ses amis n’avaient appris la vérité que lorsqu’il avait repris connaissance. L’homme eut un sourire sans joie. — Quand vous êtes tombé, vous vous croyiez condamné. Vous ne pensiez pas survivre. C’est ce qui nous tracasse le plus. Qui aide Celui-qui-marche-sur-l’eau et pourquoi ? — L’univers vient en aide à ceux qui mènent une existence honnête. C’est écrit dans les textes de la Dame. — Répondez à cette question et je vous dirai tout ce que vous voudrez savoir. Edeard secoua la tête avec lassitude. — Vous resterez ici le temps qu’il faudra. Je pense que vous changerez vite d’avis. L’isolement est un ennemi coriace, et vous êtes aussi isolé qu’il est possible de l’être. — Croyez-vous réellement que le temps joue pour vous ? — Nous verrons bien. Je reviendrai. Quand vous serez prêt. Il demanda au sol de le laisser passer et disparut. * * * Le tribunal de commerce était situé au cœur du parlement, sur la rive sud du Premier canal. Les neuf épaisses arches en fer à cheval qui enjambaient l’eau et reliaient les bâtiments des deux rives contenaient des salles entières et formaient une sorte de tunnel au-dessus du canal étroit. À l’intérieur du tribunal, la lumière provenait exclusivement des hexagones concaves qui décoraient les voûtes des plafonds. Il y avait bien des ouvertures étroites sous les arches, mais elles ne dispensaient aucune lumière. La pénombre participait de l’ambiance austère de la chambre numéro 8. Edeard arriva dans la salle semi-circulaire à l’agencement très différent de celui d’une cour de justice. Des gradins accueillant des rangées de bureaux entouraient une grande table ronde, à laquelle œuvrait l’inspecteur des impôts. Des lampes étaient allumées à l’extrémité de chaque poste de travail ; l’huile de jamolar baignait des piles instables de documents et de dossiers dans une lumière jaune. Edeard avait l’impression que le papier devenu vivant se reproduisait encore plus vite que des drakkens. Tous ces dossiers concernaient-ils la Maison des pétales bleus ? À chaque table travaillaient au moins deux clercs. Ils portaient la même chemise et le même gilet, et semblaient presque tous affublés de lunettes. Aucun n’avait moins de cinquante ans. Seul son gilet passepoilé d’argent permettait de distinguer l’inspecteur des impôts des autres membres de sa Guilde. Régulièrement, il consultait un grand livre de comptes et posait des questions sur les rentrées ou les sorties d’argent de l’établissement. Les comptables de Buate se concertaient, fouillaient dans des dossiers, des livres, et produisaient reçus ou déclarations sous serment pour expliquer comment l’argent avait été dépensé ou encaissé. Alors, l’inspecteur général du maire brandissait un document ou se référait à une entrée du grand livre de comptes pour réfuter leur explication. Après avoir entendu les deux parties, l’inspecteur notait laborieusement ses conclusions dans le livre de comptes, avant de passer à la question suivante. Il y avait trois années d’activité à passer au peigne fin. Les consommations d’alcool de chaque journée devaient être vérifiées, les achats et frais d’entretien du linge de maison, l’élevage des génistars, les dessous de verres, la vaisselle, les acquisitions, la casse, les dépréciations, l’amortissement. Trois années de maquillages, de coiffures et de barrettes vérifiées et notées avec soin. Les épaules tombantes, le regard voilé, la peau pâle à l’extrême, Buate était assis à l’autre bout de la salle. Il leva les yeux lorsque Edeard entra. Les muscles de son visage se crispèrent, sa mâchoire se serra et son air abattu céda la place à un masque de colère. Le gendarme soutint son regard, tandis que l’inspecteur demandait des précisions sur une surconsommation de noix de coco fumée le sixième jeudi du mois de juin de l’année précédente. Buate continua à fusiller le gendarme du regard, alors que ses comptables s’efforçaient de trouver les factures des bocaux. À la fin, Edeard finit par détourner la tête. Il avait du mal à y croire, mais il était presque désolé pour Buate. Ils étaient adversaires dans une lutte épique qui devait se jouer dans les rues et le long des canaux à coups de poing et de troisième main, pendant que les politiciens complotaient dans le cadre du Conseil. Pas de cette manière inhumaine. Et c’est moi qui lui fais subir cela. Edeard baissa la tête et regarda ses bottes tel un cancre assis dans le fond de la classe essayant de ne pas glousser. Il se dépêcha de sortir dans le cloître où il éclata de rire. Vêtus de leurs vestes bordeaux et vertes ternes, les clercs lui lancèrent des regards désapprobateurs. — Désolé, s’excusa le gendarme à l’attention de la Guilde en général. Il s’efforça de se calmer et marcha vers le canal du Cercle central. Et pourquoi pas ? Il pouvait quitter la cour pour rigoler un bon coup. Pour me moquer de lui, oui. Buate, lui, n’avait pas le droit de sortir ; depuis une décade déjà, on le forçait à rester assis à sa place six heures par jour. D’après ce qu’on lui avait dit, l’inspecteur en aurait encore pour au moins huit jours de travail. Si seulement nous pouvions faire subir le même calvaire à chacun des Cent. À l’heure qu’il est, ils seraient déjà tous à genoux. Nous n’aurions pas besoin de les bannir. Ils seraient déjà tous partis depuis longtemps. Toutefois, ce genre d’épluchage financier était réservé aux sociétés importantes qui s’étaient rendues coupables de fraudes massives. Le chef des gendarmes de la ville avait exercé une pression importante sur l’inspecteur général pour le persuader d’ordonner un examen en bonne et due forme des comptes de Buate. Cela avait pris beaucoup de temps et coûté plus d’argent que la communauté en récupérerait en amendes. Pis encore, les clercs n’avaient encore trouvé aucun lien tangible entre Buate et la famille de Ranalee. Cela n’avait pas d’importance car cette enquête n’avait pour but que d’énerver Buate pendant que les gendarmes de Jeavons dressaient la liste des Cent. Des preuves leur auraient néanmoins fait du bien. Edeard s’éloigna des dômes imbriqués du parlement et traversa le pont suspendu blanc et délicat du canal du Cercle central. Le rond de terre entouré d’un ruban d’eau était trop petit pour prétendre au titre de quartier, aussi les gens l’appelaient-ils simplement le Jardin de Rah – petite oasis verte au milieu de l’agitation gouvernementale. Il arpenta des chemins flanqués d’ifs de feu et de rosiers qui fleurissaient pour la première fois de la saison et embaumaient l’atmosphère immobile. Les bassins d’eau douce étaient reliés par des canaux miniatures surplombés d’arches en briques. Il les traversa en admirant les grands poissons émeraude et rouges qui glissaient avec fluidité en contrebas et semblaient le considérer d’un air sournois. De l’autre côté du Jardin de Rah se dressait l’arrière du palais du Verger, plus haut que tous les dômes du parlement. Le capitaine Larose l’attendait au pied du large perron symétrique qui conduisait à l’édifice. Edeard ajusta sa veste qui, de toute façon, faisait pâle figure à côté de l’uniforme cérémoniel de l’officier. — Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Vous êtes tout seul, capitaine ? — J’en ai bien peur, mon garçon. À l’intérieur du palais, je ne suis qu’un modeste guide. — Dans ce cas, guidez-moi, s’il vous plaît. Ils descendirent les trois niveaux du perron et passèrent sous la grande arche de la porte. Cinq longs couloirs voûtés prenaient naissance dans l’entrée. — Au fait, félicitations, reprit Larose. Kristabel est une jolie fille. — Merci. — Je l’ai rencontrée à plusieurs reprises, mais je ne lui ai manifestement pas fait très forte impression. Edeard jugea préférable de ne pas répondre. — Vous avez vraiment vu l’âme du sergent Chae ? — Oui. Edeard avait appris à ne pas soupirer lorsqu’il répondait à cette question – ce qui arrivait une vingtaine de fois par jour – car c’était impoli. — Cela donne un nouveau sens à la vie, n’est-ce pas ? — La mort en est moins effrayante, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille pas chérir la vie. — Vous êtes un type extraordinaire, déclara le capitaine comme ils émergeaient dans la salle Malfit. Edeard imaginait bien le capitaine en train d’apprendre par cœur le Guide du jeune marié. Ils entrèrent dans la salle Liliala, où le gendarme s’arrêta un instant pour admirer le plafond avec émerveillement. L’orage bouillonnait au-dessus de lui, des éclairs zébraient le ciel, transperçaient les nuages et projetaient des ombres étranges un peu partout. Soudain, les nuages s’écartèrent et apparut Alakkad, petit monde noir quadrillé par des centaines d’énormes fleuves de lave. — J’ignorais l’existence de ce plafond ! s’exclama un Edeard enchanté en se tordant le cou dans tous les sens. On peut voir la totalité du Bracelet de Gicon ? — Vous êtes fort en astronomie. — Je me défends. Dans le village où j’ai grandi, nous avions un très vieux télescope dans les locaux de ma Guilde. Mon maître adorait observer le ciel. Il disait tout le temps qu’il espérait assister à l’arrivée d’un autre vaisseau sur Querencia. En réalité, je crois qu’il cherchait les Seigneurs du Ciel. — Si vous attendez suffisamment longtemps, vous verrez toutes les planètes du bracelet. Des nuages recouvrirent Alakkad. Edeard aurait adoré rester là plus longtemps. Les cinq planètes du bracelet étaient ses astres préférés – plus éloignées du soleil que Querencia, elles orbitaient les unes autour des autres. Le vieux télescope ne lui avait jamais montré Alakkad avec autant de détails. Il se demanda à quoi pouvaient bien ressembler Vili ou les Jumelles de Mars. Larose le précéda dans une série de salles splendides qui constituaient les appartements privés du maire. Assis derrière le plus grand bureau qu’Edeard ait jamais vu, Owain attendait dans son sanctuaire ovale. Edeard se demanda ce qu’il pouvait bien y avoir dans tous ces tiroirs, mais se retint de les fouiller à distance. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, dit Owain avec un large sourire. Mes plus sincères félicitations. Vous avez beaucoup de chance. — Merci, monsieur. La ville tout entière semblait contente pour Kristabel et lui. Owain attendit que Larose soit reparti. — Pour commencer, permettez-moi de vous présenter mes plus plates excuses pour les événements d’Eyrie. — Monsieur ? — Ces damnés pistolets. Ils étaient dans les coffres de ma Guilde depuis plus de mille ans. Ils étaient sans doute notre secret le mieux gardé. Je ne comprends toujours pas comment ils ont pu les voler. Une fois les coffres ouverts, il reste encore les gardes, les serrures… C’est impossible ! Enfin, c’était impossible. — Vous avez identifié les responsables ? Ronark et Dorai avaient interrogé les membres des gangs qu’ils avaient appréhendés cette nuit-là, mais ils n’étaient que de vulgaires intermédiaires ; aucun d’entre eux ne connaissait ni la provenance des armes, ni l’homme qui voulait les leur vendre. — Nous pensons avoir identifié le voleur principal, répondit Owain. Bien sûr, il demeure introuvable. J’ai honte de vous dire qu’il s’agissait d’un de nos compagnons, un homme appelé Argian. — Cela ne me dit rien. — Un homme studieux destiné à devenir maître, sinon à siéger au conseil de la Guilde. Le voici, ajouta Owain en lui transmettant son image. Edeard fut fier de la manière dont il parvint à garder pour lui son émotion, à ne pas trahir sa surprise ; Argian était l’homme qu’il gardait prisonnier dans une cellule souterraine. — Je montrerai son portrait à mes camarades afin que les patrouilles soient à l’affût. — Excellent. Je crains toutefois qu’il ait quitté la ville car la Guilde prévoit des sanctions très sévères contre ce genre de traître. Il ne pouvait pas ne pas le savoir. J’espère au moins qu’il a été bien payé pour commettre son forfait. — Oui, monsieur. Edeard réfléchissait déjà aux implications de sa découverte. La Guilde des armuriers, et sans doute toutes les autres, était noyautée par les agents des grandes familles. Il lui serait facile de retrouver la famille d’Argian, mais celle-ci nierait tout en bloc, d’autant que la nouvelle de la détention d’Argian par Celui-qui-marche-sur-l’eau devait leur être parvenue. — Mais oublions cela pour l’instant, continua Owain. C’est une journée très spéciale pour vous, une journée emplie de joie. Edeard eut un sourire forcé. — Ne vous en faites pas, Celui-qui-marche-sur-l’eau, la prochaine étape ne sera qu’une formalité. Vous savez que voter contre un mariage ne se fait plus depuis longtemps. Ces temps barbares sont loin derrière nous. — Merci, monsieur. — Je laisserai Julan proposer votre mariage au Conseil avec grand plaisir. Alors, vous êtes fin prêt ? — Je le crois. — Moi, je le suis. Kristabel et vous ferez un couple superbe. Ne le répétez à personne, mais ces gens-là ont besoin qu’on leur mette un coup de pied aux fesses de temps en temps ; les grandes familles sont un peu fatiguées et ont vraiment besoin d’accueillir quelqu’un dans votre genre. * * * Edeard traversait doucement le plancher de la cellule où Argian faisait les cent pas. L’homme était un peu agité et parlait tout seul. Cela avait commencé par des marmonnements le matin du troisième jour ; désormais, il déclamait de grandes phrases. Les parois de la cellule permettaient à Edeard de voir et d’entendre ce spectacle quelque peu déconcertant. — Nous savions que cela n’allait pas être simple. « Il bénéficie d’un soutien considérable. « Devrions-nous le laisser faire ? « S’il l’épouse, il fera peut-être machine arrière. Lorin dit qu’il est fou d’amour. Dommage que Ranalee ait échoué ; cela aurait réglé tous nos problèmes. Stupide catin ! Et pendant qu’il mangeait ses sandwichs aux œufs : — Du poison. Un poison lent, qui mettrait des semaines, voire des mois à agir. Oui, des mois. Personne ne se douterait de rien. « Plus vite, plus vite. Les élections risquent de se révéler difficiles. Des émeutes les feraient réfléchir à deux fois. Kristabel. Tout dépendra de Kristabel. Elle est jeune. Bête. Mais elle comprend les familles. Peut-être. Peut-être. « Nous avons raison. Oui, nous avons raison. Son sang nous sera transmis à tous. « Comment fait-il ? Comment ? Lorsque Edeard émergea, Argian était occupé à se mordre le pouce. Il s’arrêta aussitôt et cacha sa main dans son dos avec une expression coupable. — Vos vêtements commencent à être un peu froissés, commença Edeard d’un ton agréable. Je me suis dit que vous aimeriez vous changer. Il lui tendit des chemises propres soigneusement pliées, des chaussettes, ainsi qu’un pot de flocons de lessive et un pantalon en flanelle. — Merci, lâcha le prisonnier, laconique, sans lâcher le linge des yeux. — Je les ai trouvés dans votre chambre. Argian s’inclina pour signifier qu’il acceptait sa défaite. — Vous êtes très malin. — Pas tant que cela, Argian. C’est Owain lui-même qui m’a donné votre nom. Croyez-le ou non, vous êtes le seul suspect officiel dans l’affaire du vol des armes si spéciales de la Guilde. — Owain ? — Oui. — Non. — Si. Ils vous ont jeté aux renards. J’ai rendu visite à votre mère. Leurs allégations l’ont mise dans tous ses états. Je lui ai dit que je pensais que vous aviez quitté la ville. J’ai préféré ne pas lui donner de faux espoirs… — Je trouve votre histoire assez peu plausible. — Au contraire. Vos amis savent que je vous détiens et s’arrangent juste pour vous imputer la mort d’un gendarme ; cela réglerait leur problème une fois pour toutes. Était-ce écrit dans votre contrat lorsque vous vous êtes engagé ? Étiez-vous censé vous sacrifier ? Il est vrai qu’avant mon arrivée vous ne vous êtes jamais fait attraper. Argian s’assit sur son lit et gratifia Edeard d’un sourire incertain. — Je ne vous dirai rien. — Vous savez, je suis devenu compagnon à l’âge de dix-sept ans. Vous avez – quoi ? – quarante-huit ans ? Et vous êtes toujours compagnon. Pas étonnant que vous ayez volé ces pistolets ; les vôtres ne doivent pas tenir la route. — Il me semble vous avoir expliqué que la provocation ne fonctionnait pas avec moi. — En réalité, je pense que vous n’étiez même pas compagnon ; c’était juste une façade de respectabilité. — Bien joué. Vous avez deviné cela tout seul, ou c’est encore votre ami Macsen le bâtard qui vous a tout expliqué ? — À votre place, je ne me provoquerais pas. Je n’ai pas votre sang-froid. Argian écarta les bras. — Je vous en prie, déchaînez-vous. Ah, vous avez déjà donné tout ce que vous pouviez… — Oh non, croyez-moi. Je ne suis pas pressé. — En êtes-vous bien sûr ? — Que voulez-vous dire ? — Rien. — Je vois, lâcha Edeard dans un soupir. Bon, il faut que je vous laisse ; je dois me préparer pour mes fiançailles. Et puis, Kristabel est très énervée… — Pourquoi ? — Un maître a refusé de voter en faveur de notre mariage. — Bise, ajouta aussitôt Argian. — Apparemment, il me déteste suffisamment pour se faire remarquer de la sorte. — Comme c’est choquant. — Il n’a aucune raison de se méfier de moi ; en revanche – comme je l’ai découvert aujourd’hui –, rien ne surpasse la colère d’une femme dont les préparatifs du mariage ne se déroulent pas comme prévu. — Pauvre Bise. — Je ne sais pas quand je pourrai revenir, nous sommes invités à beaucoup de fêtes ces temps-ci. L’aplomb d’Argian vacilla. Le prisonnier regarda Edeard d’un air perdu. — Vous allez me laisser ici ? — Oui et non. Ma méthode n’a pas fonctionné aussi bien que je l’aurais voulu. Cela ne m’arrange pas car j’ai besoin de connaître mes ennemis, et vous êtes la clé de cette énigme. Pendant une fraction de seconde, une lueur d’espoir illumina le visage d’Argian. Alors, Edeard disparut à travers le sol. — Soyez maudit ! cria le prisonnier. (Il serra les poings, leva les yeux au plafond, vit quelque chose bouger et se figea.) Non, siffla-t-il. Les murs bougeaient, la cellule rapetissait. Il posa la main sur la paroi la plus proche et poussa de toutes ses forces. Il mit également sa troisième main à contribution. — Non ! (Il ne pouvait rien faire pour arrêter leur progression inexorable.) Non ! Non, non. Arrêtez ! (Il se rendit compte que le plafond s’abaissait.) NON ! * * * L’opéra de Makkathran se trouvait au cœur du quartier de Lillylight. C’était un vaste palais qui se confondait avec le manoir des Octaves, demeure de la Guilde des musiciens. Lorsque les humains avaient pris possession de la ville, ils avaient découvert cet amphithéâtre couvert aux gradins incurvés trop inconfortables pour accueillir des hommes. La moitié inférieure des tribunes comprenait de grandes fenêtres à meneaux aux vitres colorées, ce qui était inhabituel pour Makkathran ; ainsi la scène baignait-elle dans un arc-en-ciel de lumière. Un millier de stalactites violettes pendaient du dôme du plafond, comme si l’on se trouvait à l’intérieur d’une géode géante. La nuit, les spires émettaient la même lumière orangée que le reste de la ville. Depuis bien longtemps, les grandes familles s’étaient réservé certaines sections des gradins, dans lesquelles des charpentiers leur avaient fabriqué des bancs élaborés. Au fil du temps, leurs places avaient été délimitées par des panneaux gravés, formant des loges confortables. Les nobles continuaient d’ailleurs à s’approprier des places dans le prolongement des loges, comme le découvrit Edeard lorsqu’il dut se faufiler jusqu’à l’enclave occupée par les Culverit. Vêtue d’une robe en satin magenta très évasée, Kristabel s’efforçait de garder le sourire et zigzaguait derrière lui. — Chaque fois, j’oublie à quel point ces gradins sont exigus, se plaignit-elle. — Nous pourrions marcher sur le toit des loges, la taquina Edeard. Le sourire de la jeune femme s’évanouit. Edeard, pour sa part, garda le silence jusqu’à la loge des Culverit. Celle-ci était ornée de velours et de dentelles et équipée à l’avant de huit luxueuses chaises capitonnées en cuir. Trois serviteurs étaient déjà là, qui préparaient le vin et les fruits dans une alcôve située à l’arrière. L’un d’entre eux débarrassa Kristabel de son écharpe en soie et Edeard de sa cape. Le gendarme n’était pas très à son aise car, en dessous, il portait une veste turquoise passepoilée d’argent et un pantalon gris fumé. Heureusement, il fut rassuré de constater que personne ne pouvait le voir à l’intérieur de la loge. — Voilà qui est mieux, déclara Kristabel en prenant place sur la chaise centrale avec un soupir d’aise. Edeard s’assit à côté d’elle. Il surplombait les loges du premier étage et avait l’impression d’être installé sur un trône d’où la vue était excellente sur la scène circulaire. Des boucliers privatifs protégeaient plusieurs loges dont les occupants discutaient en attendant le début du spectacle ou bien recevaient des personnes qu’ils n’auraient pas dû recevoir. Edeard se pencha par-dessus la balustrade et aperçut le vieux maître de Cobara et sa très jeune maîtresse. — Tu n’as pas intérêt, lâcha Kristabel. — À quoi ? demanda un Edeard surpris. — À me faire un coup pareil, répondit-elle en désignant de l’index la perruque du maître. Il se pencha pour l’embrasser, se rendit compte que les chaises étaient trop éloignées et dut se lever à moitié, ce qui gâcha un peu la spontanéité de son geste. — Tu déploies tellement d’énergie au lit qu’il ne me viendrait jamais à l’idée d’avoir envie d’une autre, lui murmura-t-il à l’oreille. — Sois sage, dit-elle avec un sourire faussement timide qu’il ne connaissait que trop bien. — Tu sais, reprit-il en lui léchant le lobe de l’oreille, personne ne nous voit. — Si, les musiciens. — Ah. (Il se retourna vers la scène. Les premiers musiciens émergeaient du centre de la scène, leur instrument à la main.) Les trouble-fête. (À l’aide de sa troisième main, il souleva sa chaise et la reposa un peu plus près d’elle.) Tu te sens mieux ? Elle hocha la tête. — Oui. Jamais il n’avait vu Kristabel aussi furieuse que l’après-midi où, plein de mépris, Bise avait refusé de signer le parchemin présenté à chacun des maîtres du Conseil supérieur. Son refus avait abasourdi Owain, mais les remarques du maire ne lui avaient fait ni chaud ni froid. La Pythie elle-même n’était pas parvenue à le raisonner. Pour la première fois depuis trois cent dix-neuf ans, un mariage ne fut pas approuvé à l’unanimité. Pour Edeard, bien sûr, ce vote n’avait aucune signification, mais Kristabel, elle, était outrée. C’était insultant pour sa famille et surtout pour elle. Après l’annonce officielle par Owain de l’adoption de la proposition, elle avait quitté la salle du Conseil en trombe en jurant qu’elle se vengerait. — Ce n’est qu’un idiot, reprit Edeard tandis que les musiciens s’installaient. Et nous serons bientôt débarrassés de lui. — Il a à peine quatre-vingt-dix ans, rétorqua Kristabel. Il va siéger au Conseil pendant encore un bon siècle. Avec moi… — Ne t’inquiète pas, je réussirai bien à le faire condamner aux travaux forcés. Je ne tarderai pas à prouver qu’il est de mèche avec les gangs. — Edeard, je t’aime mais, s’il te plaît, tâche de t’imprégner des traditions et des lois de cette ville. Bise est un maître de quartier et, en tant que tel, il ne sera jamais traduit devant un tribunal. — Quoi ? Mais pourquoi ? — Seuls les membres du Conseil supérieur ont le pouvoir de juger l’un des leurs, afin d’éviter les abus, les procès motivés par des raisons personnelles. — Oh. (Il pencha la tête sur le côté et la fixa avec intensité.) Comment se fait-il que tu saches tout cela ? Il regretta aussitôt d’avoir posé cette question idiote. — Pour ton information, répondit-elle d’un ton glacial, entre l’âge de quatorze et dix-neuf ans, j’ai étudié le droit dix heures par semaine sous la houlette du maître Ravail de la Guilde des avocats. Je pourrais passer ton examen de gendarme en dormant. — D’accord. — Tu me crois ignorante, inculte ? — Non. — Je suis destinée à devenir maîtresse d’un quartier tout entier. As-tu la moindre idée des responsabilités qui seront les miennes ? — Oui, Kristabel, répondit-il en lui prenant la main. — Désolée. Elle eut un sourire contrit. — Normalement, c’est moi qui dis cela. — Je sais. Il m’a mise tellement en colère. — C’est une bataille qui se jouera sur de nombreux tableaux. — À ton niveau, au moins, tu vois les résultats de tes efforts. — Pas vraiment. L’orchestre commença à s’échauffer et des notes discordantes se réverbérèrent dans l’énorme auditorium. Le volume sonore surprit le gendarme – le plafond couvert de pics y était sans doute pour quelque chose. — Je croyais que vous étiez sur le point de mettre la main sur les Cent ? s’étonna-t-elle. — En effet. Il lui expliqua la stratégie élaborée par Buate, la manière dont les gangs se préparaient à mettre la ville à feu et à sang afin de faire reculer le Conseil et de forcer les gendarmes à stopper leur campagne. — C’est malin de sa part, concéda-t-elle lorsqu’il eut fini son exposé. C’était prévisible aussi. Tu l’as pris à la gorge. C’est ce qui arrive quand on accule quelqu’un. Il n’a plus rien à perdre. — Tu penses que je ne devrais pas arrêter les Cent ? — Le problème, c’est que personne ne peut connaître à l’avance le résultat des élections. Ton idée de couper la tête des gangs est excellente ; de cette manière, tu veux donner à la population un aperçu de ce que serait la vie si Finitan était élu et le bannissement mis en pratique. Si tu ne fais rien, la situation stagnera, Buate racontera partout que tu as peur de t’en prendre à lui et Owain pourrait très bien être réélu. — Owain m’apportera son soutien, il me l’a promis. — Oui, mais uniquement dans la mesure où cela entre dans son programme, où cela va dans le sens de l’unification de la nation. Personnellement, je partage l’avis de Finitan : je pense que nous devons d’abord consolider Makkathran avant de venir en aide aux provinces. — Que dois-je faire, alors ? — Tu ne peux pas le laisser brûler la ville. Tu es gendarme et tu dois l’arrêter. — Facile à dire, mais comment ? — Parfois, il faut faire le mal pour accomplir le bien. — Je connais. J’ai même eu l’idée de capturer et d’isoler tous les chefs de gangs, mais on en revient toujours au même problème : nous ne serions pas assez nombreux pour mener à bien une telle opération. Je n’aurais le temps d’en attraper que deux ou trois avant que les autres déclenchent des émeutes dans toute la ville. Je ne vois vraiment pas comment je pourrais arrêter un tel déchaînement de violence. — Tu as raison. Comme tu ne pourras pas être partout, essaie de contenir les émeutes. — Où ? — À Sampalok. — Par la Dame. — Bise est le champion des gangs ; Sampalok est devenu un sanctuaire pour les malfrats. Il t’a même exclu du quartier ! Il est temps qu’il comprenne qu’il n’est pas au-dessus des lois. — Au nom de la Dame, comment dois-je m’y prendre pour contenir les émeutes dans Sampalok ? — Si c’est là que sont les émeutiers, alors c’est là qu’éclateront les émeutes. Repousse-les dans les limites de leur quartier, Edeard. Retourne leurs propres tactiques contre eux. — Mais… — Ce serait si mal ? demanda-t-elle d’un air espiègle. Edeard, si tu veux gagner, il faut que tu t’en donnes les moyens. Tu es Celui-qui-marche-sur-l’eau, tu es le seul à pouvoir réussir. — Oui, acquiesça-t-il tandis que le chef d’orchestre faisait son entrée sur scène et que des applaudissements retentissaient. Je sais… * * * — Les pistolets étaient faciles à atteindre. On nous a fourni la clé, et les gardes savaient qu’ils ne devaient pas poser de questions. — La clé ? Celle du coffre ? — Oui. En fait, on a besoin de cinq clés pour ouvrir trois portes, et d’un code. Impossible de crocheter les serrures par télékinésie – trop de composants à bouger simultanément. — Qui vous a donné les clés ? — Warpal m’a dit où je pourrais en trouver un jeu. Le code était avec. — Warpal est votre chef ? — Il n’y a pas de chef. Nous sommes des gens simples qui ont décidé d’œuvrer pour maintenir l’ordre dans la ville. — Des fils de grande famille ? — Des gens de bonne famille qui partagent la même éducation et la même vision de la vie. Nous ne sommes pas une organisation au sens où vous l’entendez. — Quelqu’un doit bien décider pour les autres. — Pas vraiment. Nous nous aidons mutuellement et travaillons dans le même sens. — Vous protégez les grandes familles contre les gangs ? — Exact. Et contre tout ce qui pourrait les menacer. — Dans ce cas, pourquoi tolérez-vous les gangs ? — L’existence d’une sous-classe criminelle est inévitable. Comme vous avez pu le constater, ils sont très bien organisés. Pour les vaincre, il faudrait appliquer leurs méthodes, ce à quoi nous nous refusons. Nous nous contentons de nous occuper des nôtres. Si les classes inférieures souhaitent faire disparaître les gangs, qu’elles s’y emploient. — Pourtant, lorsque j’ai commencé à agir contre les intérêts des malfrats, vous avez tenté de m’éliminer. Pourquoi ? — Vous êtes plus qu’un simple gendarme. Beaucoup plus. Vous avez des pouvoirs que personne ne comprend dans cette ville. Et puis, vous avez votre propre vision de la loi et de l’ordre – une vision rigide et intolérante qui pourrait faire beaucoup de tort aux nôtres. — Je ne veux faire de mal à personne. — Les routes de l’Honoious sont pavées de bonnes intentions. Makkathran fonctionne parfaitement telle qu’elle est aujourd’hui. — Pour la noblesse, oui. À cause de votre laxisme, les gangs sont devenus trop puissants. Vous fermez les yeux sur leurs activités. Makkathran ne fonctionne pas pour tout le monde, et je veux que cela change. — Nous faisons notre possible. — Êtes-vous l’un de ceux qui m’ont poussé du sommet de la tour ? — Oui. — Qui d’autre était avec vous ? — Warpal, Merid et Pitier. — Qui a organisé l’opération ? — Warpal. — Qui le lui a demandé ? — Nous ne fonctionnons pas de cette manière. — On ne décide pas spontanément de commettre un acte pareil. Il doit y avoir quelque chose au-dessus de vous. — Les plus anciens d’entre nous nous conseillent, mais c’est tout. Ils nous aident à convaincre les Guildes, trouvent des fonds, ce genre de choses. Comme ils entretiennent des relations avec les conseils des familles, ils sont au courant des problèmes bien avant le reste de la ville. De cette façon, nous pouvons agir dans la discrétion. Toutefois, nos interventions sont rares, irrégulières. Certains d’entre nous ne sont jamais sollicités. — On peut donc dire que ces anciens membres vous contrôlent ? — Ils nous guident, nous conseillent. Chacun d’entre nous a un mentor qui l’initie aux arts secrets des grandes familles. — Comme l’invisibilité. — Par exemple. — Qui est le mentor de Warpal ? — Motluk est notre mentor à Warpal et à moi. — Motluk ? — C’est un jeune maître de la Guilde des tanneurs. — À quelle famille appartient-il ? — Il est le fils d’Altaï. Son quatrième fils, je crois. — Altaï ? — Altaï est le troisième fils de Carallo, qui est un Diroal, le cinquième fils du maître précédent. Carallo est le mari de Karalee, la troisième sœur de Tannarl. — Un Diroal ? Par la Dame ! Vous voulez dire comme les maîtres du quartier de Sampalok ? — Oui. * * * Les fûts étaient entreposés dans un grand hangar du port, propriété de la famille Gilmorn. Edeard goûta l’ironie de la situation lorsqu’il demanda au sol qui les accueillait de se transformer. Un à un, les fûts tombèrent dans le tunnel qui longeait le canal de la Queue. Avec sa troisième main, le gendarme en rassembla huit, qu’il entraîna sous les rues de Myco jusqu’aux sous-sols de la Maison des pétales bleus. Il restait deux heures avant le lever du soleil, aussi faisait-il encore sombre quand il émergea avec les fûts dans le salon de l’établissement. En esprit, il sentit la présence de plusieurs personnes endormies à l’étage, dont Buate, qui partageait son lit avec deux de ses filles. Il examina les lieux avec soin, mais personne ne semblait se cacher derrière un voile d’invisibilité. Edeard envoya trois fûts dans les couloirs reliés à la galerie. Sa troisième main brisa leurs couvercles et l’épaisse huile de jamolar se répandit sur le sol. Deux fûts supplémentaires flottèrent jusqu’à l’étage supérieur, où l’huile recouvrit les tapis et les meubles du vaste bureau de Buate. Le liquide se propagea dans les couloirs et l’escalier. En esprit, il s’adressa aux gé-chimpanzés assoupis dans leur nid, derrière la cuisine. — Sortez, leur ordonna-t-il tandis qu’il montait à l’étage. Dociles, les animaux sortirent dans la rue sans faire de bruit. À distance, il ouvrit deux fûts restés au rez-de-chaussée et en laissa un intact sur le comptoir. L’huile de jamolar se répandit sur le plancher. — Nostalgie, quand tu nous tiens, marmonna-t-il. Il monta au dernier étage et s’arrêta devant la porte de la chambre de Buate. Sa troisième main attrapa des braises dans un poêle du bar et les laissa tomber par terre. Le feu se propagea à la vitesse de l’éclair dans tout le rez-de-chaussée. Les meubles s’embrasèrent et les flammes léchèrent le comptoir. Quelques secondes plus tard, l’huile qui avait coulé dans l’escalier s’embrasa et permit à l’incendie de se propager au premier étage. Le feu suivit la piste humide jusqu’à la volée de marches suivante et le bureau du patron. Edeard enfonça la porte et entra dans la chambre, tandis que les flammes dansaient et sautaient dans son dos. Les filles hurlèrent à la vue de la silhouette noire qui se découpait sur la toile de fond infernale. Terrorisées, elles se jetèrent dans les bras l’une de l’autre, alors que la cape de l’intrus ondulait tel un appendice vivant. — Bordel de merde ! lâcha Buate. Grâce à sa vision à distance, il fit le tour du propriétaire et vit du feu partout. — Il semblerait que cet établissement ne soit pas aux normes, observa Edeard. Le fût posé sur le comptoir explosa et souffla plusieurs portes. L’air nocturne s’engouffra dans le bâtiment et vint alimenter les flammes, qui commencèrent à lécher le plafond du rez-de-chaussée. — À votre place, je ne reviendrais plus ici, reprit Edeard. Plus jamais. À vrai dire, je doute que vous trouviez un endroit suffisamment sûr dans cette ville. Le feu s’attaqua à la chambre, les flammes galopèrent autour des pieds d’Edeard, dévorèrent le tapis. La cape du gendarme claquait dans l’atmosphère agitée. Les deux prostituées pleurnichaient, collées contre la tête de lit. Une strate de fumée flottait dans la pièce. — Tu es mort, Celui-qui-marche-sur-l’eau ! hurla Buate. — Warpal a essayé et a échoué. Vous vous croyez plus fort que lui ? Buate se raidit à la mention de ce nom. Edeard eut un sourire amusé. — Quittez ma ville et emmenez les vôtres avec vous. Essayez de déclencher les émeutes que vous avez planifiées, et vous rejoindrez votre frère d’une manière que j’ai décrite lors de ma précédente visite. Il n’y aura pas d’autre avertissement. (Edeard s’inclina poliment pour saluer les deux filles.) Mesdames. Elles se sentirent soulevées et hurlèrent de plus belle. Les fenêtres de la chambre se désintégrèrent pour les laisser passer. Doucement, la troisième main d’Edeard les descendit dans la rue où, affolés, les gé-chimpanzés de la maison couraient dans tous les sens. Buate assista à ce spectacle bouche bée. — Et moi ? cria-t-il. Lorsqu’il se retourna, le gendarme avait disparu et les flammes léchaient le pied de son lit. * * * Edeard choisit le centre du Parc Doré à minuit. L’énorme place était déserte, et la lumière des nébuleuses se reflétait sur le sommet des piliers blancs qui l’entouraient. Des ombres à peine visibles se déroulèrent sur les pavés luisants lorsque deux silhouettes sombres semblèrent sortir de nulle part. — Vous êtes libre, dit le gendarme avec un geste ample du bras. — D’aller où, exactement ? Je suis un homme traqué. Combien de temps pensez-vous que je tiendrai dehors ? — Personne ne vous connaît dans les provinces. — Vous croyez que je devrais me joindre à Nanitte ? demanda Argian avec un amusement teinté d’amertume. Vous êtes plus cruel que je le pensais. — Désespéré plutôt que cruel. — Ne m’en veuillez pas si je ne compatis pas. — J’ai besoin de votre aide. — Je vous ai donné tout ce que j’avais. Je n’ai plus aucune valeur, à présent. — Je vous demande juste de faire ce pour quoi on vous a formé, de continuer à servir cette ville. — Mon temps ici est révolu, et c’est à vous que je le dois. — Gardez l’œil ouvert, surveillez les vôtres pour moi. — Vous ne me demandez pas de servir, mais de trahir. — Certainement pas votre ville. Dans le fond, vous êtes un homme honorable. Vous savez que le moment est venu d’en finir avec les gangs et de limiter le pouvoir des grandes familles. Continuons comme avant, et ce sera bientôt la fin de Makkathran. Faites au moins entendre une voix modérée. Si vous pensez réellement que je suis trop intransigeant, essayez de m’influencer, faites-moi entendre raison. — Moi ? Vous influencer ? — Vous comprenez la manière dont cette ville fonctionne. Je serais heureux d’écouter vos conseils avisés. Dites-moi comment rendre cette société plus juste sans aliéner ce qu’il y a de bon en elle. Modérez-moi. Ne me laissez pas diviser Makkathran à force de maladresses. N’est-ce pas votre véritable raison d’être ? — On dirait que vous avez raté votre vocation. — Alors, c’est oui ? Argian lâcha un soupir de souffrance. — Après tout ce que vous m’avez fait subir, vous espérez que je vais vous aider ? — Je vous ai laissé seul, c’est tout. Vos démons sont entrés avec vous dans cette cellule à mon insu. — Rassembler mes affaires me prendra un peu de temps ; si j’apprends quelque chose d’important dans ce laps de temps, je vous le ferai peut-être savoir. — Merci. * * * Agité et essoufflé, Felax arriva en courant dans la petite salle située à l’arrière de la gendarmerie de Jeavons. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, maître Gachet de la Guilde des avocats est ici ! Il s’entretient avec le capitaine. Il dit qu’il a un mandat d’arrestation à votre nom. — Ah, bon ? demanda Edeard, curieux. — Je vous le jure, je ne plaisante pas. — J’en suis certain. (En esprit, il vit un Boyd à l’air écœuré tendre des pièces à Macsen.) J’y vais tout de suite. L’escouade se leva comme un seul homme. — Vous autres, continuez comme cela, dit-il aux gendarmes occupés à travailler sur la liste. Nous en avons presque cent. Cette histoire ne nous retardera pas longtemps. Il quitta la salle avec ses amis. — Prêts ? Macsen sourit tandis que la porte se refermait dans son dos. — Par la Dame, on ne peut plus prêts. Edeard se hâta de retirer sa veste si reconnaissable. Macsen avait déjà enfilé les bottes pourtant trop petites de son caporal. — Surtout, ne dis rien, le supplia Dinlay. D’accord ? — Qui ? Moi ? s’étonna Macsen en boutonnant la veste. — Voyons ce que cela donne…, proposa Boyd. Macsen hocha la tête. Son esprit trahit sa nervosité, mais il parvint à se concentrer. Les ombres s’épaissirent autour de son visage et lui donnèrent un teint gris maladif. Puis elles s’allongèrent et devinrent floues. Edeard retint son souffle, Dinlay grimaça. L’escouade s’était entraînée pendant une journée entière, partageant techniques et idées, développant la méthode dite de la « couverture ». À la grande surprise d’Edeard, Macsen se montra plus doué que Dinlay, qui était pourtant le plus studieux de la bande. Les ombres s’envolèrent du visage de Macsen. Kanseen lâcha un sifflement admiratif. Edeard secoua la tête, incrédule ; il regardait son propre visage. Ce dernier eut un sourire carnassier. — Alors, de quoi ai-je l’air ? Ou plutôt, de quoi as-tu l’air ? — Arrête de parler ! s’emporta Dinlay. Tu gâches tout. — Allez, vas-y, pressa Boyd. À partir de maintenant, c’est à nous de jouer. — Bonne chance, leur dit Edeard avant de s’enfoncer dans le tunnel. Il suivit en esprit Macsen, Dinlay et Kanseen, qui se dirigeaient vers le bureau du capitaine Ronark. Maître Gachet attendait en compagnie de deux officiels de la cour. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, enfin…, commença l’avocat. Je représente maître Cherix. Maître Cherix a hâte de vous croiser à la Cour de Justice, où il s’occupera personnellement de cette affaire. Il aurait d’ailleurs aimé vous annoncer la nouvelle lui-même, mais un mandat d’exclusion l’empêche de circuler dans Jeavons. — Que se passe-t-il ? demanda Kanseen. — Maître Gachet m’a présenté ce mandat civil, expliqua Ronark avec dégoût. Il est authentique. — Surtout ne dis rien, chuchota Dinlay. Macsen haussa les épaules, mais garda une mine impassible. — J’aimerais le voir, reprit Dinlay, la main tendue. — Vous ? s’étonna Gachet. — Oui, j’ai décidé d’étudier le droit. Je serai le conseiller du caporal Edeard en attendant qu’il prenne un avocat. Amusé, maître Gachet lui donna le mandat. — Buate porte plainte contre toi pour agression, expliqua Dinlay au faux Edeard. Tu es également accusé d’avoir volontairement incendié la Maison des pétales bleus. — Et vous êtes tenu de rembourser les dégâts, se moqua Gachet. Espérons que votre fiancée fera preuve de compréhension, autrement, votre salaire sera retenu à la source pendant les cent prochaines années. — Maître Solarin se chargera lui-même de ce mandat, rétorqua Dinlay. Il ne lui faudra pas plus de cinq minutes pour l’invalider. — Peut-être, concéda Gachet. En attendant : officiers… (Il fit signe aux deux huissiers de la cour, qui semblaient pour le moins mal à l’aise.) Faites votre devoir. — Suis-les, dit Dinlay. Flanqué des deux huissiers nerveux, Celui-qui-marche-sur-l’eau prit la direction de la sortie de la gendarmerie. Dinlay, Kanseen et maître Gachet leur emboîtèrent le pas. Massés dans le couloir, les gendarmes assistèrent à cette scène avec une grande colère. Maître Gachet fit de son mieux pour les ignorer en dépit de la haine intense dont il était l’objet. Il fallait traverser tout Jeavons pour atteindre le canal du Cercle extérieur. L’annonce de l’arrestation de Celui-qui-marche-sur-l’eau suite à une plainte de Buate se propagea comme une traînée de poudre. Les gens se précipitèrent dans les rues pour voir Edeard se faire escorter jusqu’à la Cour de Justice. Le gendarme souriait comme il en avait l’habitude, mais il ne dit pas un mot. Edeard traversa le plancher de la maison du quartier de Padua et se débarrassa de son voile d’invisibilité. C’était une petite maison. Il tenait un baril d’huile de jamolar dans sa troisième main. Edsing se figea. Sa femme Mirayse se raidit et courut vers leurs trois enfants, qu’elle entoura de ses bras protecteurs. Edeard écrasa le baril ; l’huile jaillit dans tous les sens et se répandit sur les meubles. Un jet traversa la pièce à l’horizontale, se divisa en trois et atteignit autant de chambres. Edeard fixa Edsing et s’efforça de ne pas entendre les pleurs des enfants. — Partez, ordonna-t-il. Partez et emmenez vos subalternes avec vous. Autrement, je brûlerai leurs maisons et je les forcerai à fuir. Dites-le-leur. Et filez, maintenant. Dans trente secondes, un incendie fera rage dans votre demeure. Edsing pointa un doigt accusateur sur Edeard, les traits tordus par une grimace. — Vous ! — Vingt secondes. — C’est toute notre vie ! cria Mirayse. — Cette vie est terminée, aboya Edeard. Quinze secondes. Le gendarme regarda ostensiblement les enfants. — Dehors, dehors ! hurla la femme en poussant les petits. Edsing laissa échapper un cri de colère et de frustration et rejoignit sa famille. Edeard leva le bras au-dessus de sa tête et s’enfonça dans le sol. Avant que ses doigts disparaissent sous le plancher, ils produisirent une minuscule étincelle. — Ce mandat comporte deux erreurs, excellences, commença maître Solarin face aux trois juges. Tout d’abord, j’attire votre attention sur le caractère suspect de cette plainte, dirigée contre un représentant de l’ordre. Comme nous le savons tous, Celui-qui-marche-sur-l’eau s’emploie depuis quelque temps à débarrasser cette ville de ses criminels. Vous n’êtes pas non plus sans savoir, cher collègue, que cette campagne est à l’origine d’un conflit sérieux entre nos deux clients. — Objection ! s’exclama maître Cherix. Solarin gloussa. — Voyons, voyons, j’espère que je ne vais pas être obligé de mentionner cette plainte pour pseudo-attaque psychique – plainte classée bien entendu sans suite –, qui a vu l’avocat du plaignant se déshonorer devant la justice. — Objection ! Les bras écartés comme des ailes, Edeard volait dans le tunnel puissamment éclairé. L’air lui fouettait le visage, faisait voleter ses cheveux. Un cri extatique s’échappait de sa gorge déployée. — Par ailleurs, dans l’affaire Barclay contre Polio, la cour a estimé qu’un mandat d’arrestation ne pouvait être émis qu’après confirmation par une source indépendante des faits dont il est question. — Excellences, la défense essaie de gagner du temps, protesta Cherix. Les preuves ont bien été vérifiées. J’ai regroupé les témoignages concordants moi-même. — Oh, je n’en doute pas une seconde. Toutefois, maître Cherix ne peut ignorer que ces fameux témoignages n’ont aucune valeur. (Maître Solarin salua avec courtoisie les deux filles de la Maison des pétales bleus assises derrière le banc du plaignant ; les prostituées gloussèrent.) Ces délicieuses jeunes femmes, sur le témoignage desquelles est fondé ce mandat, sont employées par l’établissement du plaignant. Dans ces conditions, il est difficile de parler d’impartialité et, donc, de valider un mandat d’arrestation. J’attire l’attention de la cour sur les similitudes qui existent entre la présente affaire et l’affaire Rupart contre Vaxill. C’est pourquoi je vous demande d’invalider immédiatement ce papier. L’appartement de Hallwith était au cinquième étage d’un immeuble situé sur un pont du quartier de Cobara. Deux barils d’huile flottaient dans les airs à côté d’Edeard, tandis que celui-ci fixait le chef de gang d’un regard noir. — Quittez cette ville, ordonna Celui-qui-marche-sur-l’eau. Les barils explosèrent et le liquide se répandit à l’horizontale, se déroula tel un voile suspendu dans l’atmosphère entre le sol et le plafond. — Elles n’étaient pas employées par la Maison des pétales bleus, rétorqua maître Cherix d’un ton las à l’extrême, comme s’il était vraiment désolé d’avoir à rappeler un détail aussi évident. Elles sont des travailleuses indépendantes qui reversent un pourcentage de leurs revenus à l’établissement qui les accueille. Vous comprendrez donc que l’affaire Rupart contre Vaxill n’a rien à voir avec la présente situation. Il dépassa des tunnels transversaux à une vitesse ahurissante. Edeard volait les bras tendus, les mains jointes, comme s’il plongeait d’un pont très élevé. Il tournoyait sur lui-même et se demandait où pouvaient bien déboucher tous ces conduits. — Ce qui pose le problème de l’identification. Le témoignage du plaignant est très explicite : l’intrus était éclairé par-derrière. Il paraît évident que, dans de telles conditions, à contre-jour, Buate n’a pas pu voir les traits de son agresseur. — Excellences, mon collègue n’est pas sérieux ; Celui-qui-marche-sur-l’eau est peut-être l’habitant de Makkathran le plus facile à identifier de tous. Plusieurs personnes chuchotèrent dans le fond de la salle d’audience, ce qui énerva l’avocat du plaignant. Une certaine excitation mentale se fit sentir. Edeard, Kanseen et Dinlay firent leur possible pour ne pas sourire et se retourner. Boyd se faufila dans la salle, un sac de chanvre à la main. Il prit place derrière ses camarades et se pencha pour chuchoter quelque chose à l’oreille de Dinlay. Le camp de Buate fit comme si de rien n’était. Dans le fond de la salle d’audience, les murmures de surprise s’intensifièrent. Le président de la cour réclama le silence à coups de marteau. — Il me semble que mon cher collègue a répondu lui-même à sa question, reprit maître Solarin. Oui, Celui-qui-marche-sur-l’eau est fort connu à Makkathran – tellement connu qu’on a l’impression de le voir partout. Personnellement, je me pose des questions sur la bonne foi du plaignant et ses motivations. Dinlay se leva et dit quelque chose à l’oreille du vieil avocat. De l’autre côté de la salle, un des assistants de maître Cherix avait également un message urgent à transmettre à son supérieur. — Excellences, je demande une brève interruption de séance, reprit Solarin. Il semblerait que nous disposions de nouveaux éléments qui plaideraient en faveur de mon client. Le juge qui présidait hocha la tête. — L’audience reprendra dans une heure. En attendant, l’accusé ne devra pas quitter le tribunal. Edeard se couvrit d’un voile d’invisibilité et glissa prestement dans le complexe du tribunal. L’escouade attendait dans le bureau où maître Solarin préparait ses procès, juste à côté de la salle d’audience. Ils se retournèrent tous lorsque la porte s’ouvrit toute seule. Elle se referma et Edeard se matérialisa dans la pièce. Kanseen courut l’embrasser. — Comment cela s’est-il passé ? demanda Dinlay. — J’ai rendu visite à sept d’entre eux, et j’ai envoyé des mises en garde mentales à douze autres, répondit Edeard. — Cela devrait suffire, jugea Macsen en retirant sa superbe veste. — Oui, mais cela n’a pas été facile, expliqua Edeard. Trois d’entre eux avaient des enfants. — Je sais que c’était éprouvant, le consola Kanseen, mais leurs victimes aussi avaient des familles et des enfants qui ont beaucoup souffert. — Tu as raison. Macsen soupira de soulagement et retira les bottes d’Edeard. Un sourire béat aux lèvres, il agita les orteils. Les vieilles bottes que portait Edeard prirent la place de celles de Macsen dans le sac de chanvre de Boyd. Ce dernier inspecta ses deux camarades. — C’est bon, vous pouvez y aller. — Excellences, commença maître Solarin en s’inclinant. Vous savez sans doute déjà que plusieurs incendies criminels ont éclaté un peu partout en ville cet après-midi – pour être plus précis, durant l’audience de tout à l’heure. Chaque fois, les personnes concernées sont sorties de chez elles en affirmant que Celui-qui-marche-sur-l’eau les avait menacées avant d’incendier leur maison. Dois-je préciser que ces personnes font toutes l’objet d’un mandat d’exclusion ? Il apparaît clairement que certains citoyens au passé trouble ont mis sur pied un plan machiavélique pour tenter de ruiner la réputation de mon client. — Objection. Ce ne sont que des racontars. Nous avons établi précédemment la nécessité de vérifier les témoignages présentés devant la cour. Cette hypocrisie n’est pas digne de vous, maître Solarin. — Excellences, je ne cherche pas à manipuler la cour, je vous informe juste de l’enchaînement des événements. Il vous appartient de décider si ce tribunal doit perdre son temps et son argent en traitant des pseudo-affaires qui ne méritent pas qu’on se penche sur elles plus de quelques minutes. Le président fit signe aux deux avocats de se rasseoir et s’entretint brièvement avec ses deux collègues. — La plainte est annulée et le mandat invalidé, annonça-t-il. Celui-qui-marche-sur-l’eau, vous êtes libre de partir. D’un coup de marteau, il signifia la fin de la séance. Le dôme est du parlement était le plus haut du complexe. Il était entouré d’une terrasse ceinte d’une balustrade bombée blanche qui n’arrivait qu’à hauteur de genoux. L’escouade s’en tenait éloignée et contemplait le quartier du Port. L’après-midi touchait à sa fin et le soleil commençait déjà à disparaître derrière les dômes du parlement. Edeard examinait la ville en esprit, les yeux fermés. Edsing et sa famille traversaient le Parc de Pholas en direction de Sampalok. Les quelques possessions qu’ils avaient sauvées de l’incendie étaient contenues dans deux modestes sacs. Mirayse ne cessait de réprimander son mari. À en juger par l’aura qui entourait l’esprit de ce dernier, il n’était pas loin de la frapper. — Ils déménagent, annonça Edeard. Plus de soixante personnes sont en train de fuir vers Sampalok. — Tu crois que cela suffit ? demanda Kanseen. — Non, je veux qu’ils y soient presque tous confinés. J’enverrai des mises en garde aux autres ce soir. Dans deux jours, nous arrêterons les Cent. — Je me suis concentré sur Buate lorsqu’il a quitté le tribunal, intervint Boyd. Son esprit n’était pas très bien protégé et il semblait très perturbé. Macsen considéra la ville avec un grand sourire. — Celui-qui-marche-sur-l’eau a accompli un nouveau miracle : désormais, il a le don d’ubiquité. — À ce propos, Edsing habitait bien à Padua ? demanda Dinlay. — Oui, répondit Edeard qui savait déjà ce que son ami allait lui demander. — Hallwith vit à Cobara, Coyce à Ilongo et les autres aux quatre coins de la ville. Pourtant tu as rendu visite à sept d’entre eux. Macsen fronça les sourcils à son tour. — Nous ne sommes restés dans la salle d’audience qu’une petite heure et demie, remarqua Dinlay. Comment as-tu fait pour les voir tous en si peu de temps ? — Je cours tous les matins ; cela me maintient en forme. Vous devriez essayer. — Personne ne court aussi vite. Edeard ouvrit les yeux et sourit à ses amis dubitatifs. — Je suis Celui-qui-marche-sur-l’eau, affirma-t-il d’un ton mystérieux en faisant voleter sa cape autour de lui d’une manière théâtrale. * * * Tout le monde connaissait la suite du programme. La veille déjà, les colporteurs de ragots avaient raconté un peu partout que les gendarmes se préparaient dans tous les quartiers de la ville. Tout Makkathran savait que le jour était arrivé. En sortant de son appartement, Edeard sentit un nombre incalculable d’esprits braqués sur lui. Il ne courrait pas ce matin ; la journée serait longue et fatigante… — Fais attention, lui avait dit Kristabel en l’embrassant après la fête donnée à Zelda la veille au soir. — Ne t’inquiète pas. — S’il te plaît, Edeard, avait-elle insisté en le prenant par le bras et en le scrutant de son regard gris-bleu. Ne prends pas cela à la légère. Ce que tu vas faire demain est très dangereux. Ce sera le point d’orgue de ton combat, et tout Makkathran le sait. Je te demande juste de rester sur tes gardes. Warpal et les siens doivent savoir qu’Argian t’a tout dit. Ils seront à l’affût de la moindre faiblesse et frapperont comme des renards de feu. — Je sais, l’avait-il rassurée en lui prenant la main. J’essaie de dédramatiser parce que je ne veux pas que tu t’inquiètes. Tu n’as pas oublié ta promesse ? Elle avait roulé les yeux et soupiré. — Je resterai à la maison, au dernier étage, et j’accepterai la présence de gardes supplémentaires. — Quoi qu’il arrive. — Oui, quoi qu’il arrive… Edeard referma le portail de la résidence et vérifia à distance la ziggourat des Culverit. Kristabel prenait son petit déjeuner dans le jardin du dernier étage en compagnie de Mirnatha et de leur père. Tous les trois avaient l’esprit tourné vers Sampalok. Ses camarades l’attendaient dans la rue. Il essaya de se rappeler leur première matinée ensemble, lorsque Chae leur avait crié dessus dans la salle commune de la gendarmerie de Jeavons. Ils n’étaient qu’une bande de gamins un peu idéalistes, qui ne savaient pas vraiment ce qu’ils étaient venus chercher. Où étaient donc passés ces sales gosses un peu nerveux ? Macsen, vêtu avec presque autant d’élégance que lui, était toujours le plus sûr de lui ; Boyd, qui n’avait plus l’air dégingandé, portait son uniforme avec autorité – impossible de lui désobéir s’il vous demandait de vous arrêter ; Dinlay, pas très élégant en dépit de son uniforme tout neuf, mais sûr de sa force et confiant dans sa compréhension de la nature humaine… il avait frôlé la mort et cela l’avait changé, évidemment ; sans oublier Kanseen, beaucoup plus souriante aujourd’hui, qui demeurait la plus solide et fiable d’entre eux. Edeard leur sourit. En toute probabilité, ils auraient l’occasion de lui prouver qu’ils méritaient sa confiance avant la fin de la journée. — Allons-y. Une gondole les attendait sur le canal de l’Arrivée. Elle les conduisit jusqu’au Bassin supérieur, où elle bifurqua dans le Grand Canal majeur. Ils passèrent devant la grande ziggourat, mais Edeard resta concentré sur Sampalok, droit devant. Buate était déjà debout. Après l’incendie de la Maison des pétales bleus, il avait emménagé dans un bâtiment inoccupé de la rue Zulmal, à mi-chemin entre le manoir du maître de Sampalok et le Bassin central. La maison comportait cinq pièces aux plafonds convexes étranges, dont deux au rez-de-chaussée et trois empilées les unes sur les autres. Les trois étages étaient accessibles par un escalier en colimaçon contenu dans un cylindre étroit collé au flanc de l’édifice aux allures de cheminée bulbeuse. Le toit en terrasse triangulaire était recouvert des mêmes plantes grimpantes touffues qui colonisaient toute la façade. Un charpentier avait eu le temps d’installer une porte d’entrée et d’assembler quelques meubles au rez-de-chaussée. Les vêtements et affaires de première nécessité du nouveau locataire étaient toujours dans des caisses. Un seul gé-macaque se chargeait des tâches ménagères. Buate avait essayé de forcer la pauvre bête à escalader la façade pour dégager les fenêtres, mais sans succès. Pour l’ancien patron du plus grand bordel de Makkathran, c’était une véritable dégringolade sociale ; toutefois, Edeard le soupçonnait d’avoir fait exprès. Alors qu’ils traversaient le bassin de la Forêt, Boyd lui donna un coup de coude. — On dirait que tout le monde a décidé de se lever tôt, ce matin. Edeard suivit la direction désignée par l’esprit de Boyd – maître Cherix traversait un pont en bois suspendu entre le Parc Doré et le quartier d’Anémone. Depuis qu’il était interdit de séjour à Jeavons, l’avocat était obligé d’emprunter cette route tous les matins pour rejoindre les locaux de sa Guilde situés dans l’enceinte du parlement. — Même lui n’est pas parvenu à faire révoquer cette loi, remarqua Edeard. Il avait consulté maître Solarin au sujet des articles qui autorisaient la détention d’un suspect pendant vingt-deux jours sur la foi du témoignage du gendarme qui l’avait arrêté. La veille, il s’était aussi entretenu avec les capitaines qui interviendraient aujourd’hui, et il avait beaucoup insisté sur ce point précis de la procédure. En esprit, Edeard balaya Anémone en direction de Sampalok et repéra ses collègues qui arrivaient du Parc de Pholas et de Tosella. Ils étaient des centaines, en provenance de toutes les gendarmeries de la ville, séparés en groupes d’intervention et en équipes de surveillance, prêts à boucler le quartier. Des dizaines de gé-chiens trottaient avec eux, tandis qu’un essaim de gé-aigles volait dans le ciel dégagé. Soudain, Edeard sentit un esprit familier glisser sur la gondole. — Salrana ? Ils ne s’étaient pas parlé depuis le jour de l’arrivée de la caravane ; ses quelques tentatives de communication télépathique s’étaient heurtées à une barrière mentale glaciale. — Edeard, les gens ont peur, lui dit-elle. De nombreuses familles sont venues à l’église ce matin. Elles craignent pour leur avenir. — Je sais. Ce soir, tout sera terminé. — Tu ne peux pas en être sûr. Douter ainsi ne lui ressemblait pas ; Salrana avait toujours été là pour lui remonter le moral. — En tout cas, je l’espère. Que serions-nous, sans espoir ? — Tu deviens un politicien, Edeard. — Un jour, je serai maire, et toi, tu seras la Pythie, rétorqua-t-il avec douceur. — Nous ne sommes plus des enfants. C’est ton orgueil qui t’a poussé à mettre en scène cet affrontement. — Tu te trompes ! s’emporta-t-il. Tu sais très bien que nous ne pouvons pas laisser les gangs nous menacer constamment de la sorte. Tu vois les gens souffrir autant que moi, sinon plus. Je fais mon possible, Salrana. Ce n’est pas forcément la manière idéale de procéder, mais c’est la mienne. La Dame comprendra. Je sais qu’elle me mépriserait si je ne faisais rien. — Qui es-tu pour me dire ce que la Dame pense ? demanda-t-elle avant de retirer son esprit. Exaspéré, Edeard se tourna vers Ysidro – il refusa cependant d’employer sa vision à distance pour la localiser dans l’enceinte de l’église du quartier. Elle verra bien. Elle sera forcée d’admettre que j’ai eu raison. Leur gondole s’amarra à un ponton du Bassin central. Edeard et ses amis montèrent les marches en bois et s’engagèrent sur la vaste promenade désertée. De l’autre côté du bassin, les immeubles faisaient entre quatre et cinq étages. Ils étaient tous indépendants les uns des autres, étroits, hauts comme la plupart des structures du quartier, et dotés sur les flancs de fenêtres protubérantes pareilles à des yeux d’insectes. Plus que les autres, les habitations de Sampalok avaient des allures d’excroissances organiques. Edeard voyait des familles entières pressées derrière les bulles de cristal pour le regarder. La nervosité ambiante était palpable. — Il est par là, dit-il en s’enfonçant dans la rue Zulmal. En esprit, il constata que les gendarmes avaient pris position sur tous les ponts du quartier pour empêcher quiconque, notamment des éléments violents, de se disperser dans la ville. Il n’y avait presque pas de gondoles sur les canaux environnants. Pendant près de dix minutes, il marcha dans la ruelle sinueuse et jonchée d’ordures en prenant soin de rester à l’ombre des immeubles couverts de végétation. Ils croisèrent quelques personnes qui leur lancèrent des regards noirs avant de disparaître dans des allées transversales. Deux d’entre elles crachèrent par terre avec mépris. Edeard surveillait à distance le manoir de Bise, haute tour en escaliers entourée d’une cour rectangulaire dotée de trois entrées. Il y avait beaucoup de monde à l’intérieur, et les lourdes portes cerclées de fer étaient fermées à double tour. Peut-être certains parmi les Cent se cachaient-ils là. Le cas échéant, les en déloger serait extrêmement difficile. Cela n’en vaudrait sans doute pas la peine. Edeard s’adressa par télépathie à un personnage qui furetait dans une allée qu’ils venaient de dépasser. — Vous avez vu quelque chose ? — Huit de mes collègues vont arpenter Sampalok aujourd’hui, répondit Argian. Ils avancent à découvert pour le moment, afin de ne pas attirer l’attention. — Que font-ils ici ? — J’ai parlé à Pitier, celui de mes amis qui partage le plus mes vues. Il semblerait qu’on leur ait demandé d’observer et de se tenir prêts. — Je vois. Merci. Buate était assis sur une de ses deux chaises lorsque l’escouade arriva devant chez lui. Edeard frappa bruyamment à la porte. L’homme qui s’apprêtait à ouvrir n’avait ni pistolet ni couteau. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, commença Buate d’une voix lasse. Vous êtes venu m’escorter jusqu’au tribunal de commerce où j’ai rendez-vous avec des inspecteurs des impôts ? — Je crains que non. Vous êtes en état d’arrestation. — De quoi m’accuse-t-on ? — On vous soupçonne d’extorsion. Nous allons vous mettre en détention en attendant de trouver assez de preuves pour vous confondre. — Êtes-vous certains de vouloir en arriver là ? — Oui. — Bien. (Buate ferma les yeux et envoya un puissant message télépathique :) Nous y sommes, mes amis. Allez ! Edeard demanda discrètement à la ville de faire remonter les barils d’huile de jamolar répartis dans le tunnel qui courait sous la rue Zulmar. Ceux-ci émergèrent entre les bâtiments enflés et bosselés, à l’ombre des plantes grimpantes et des arbres, au milieu des ordures qui encombraient les caniveaux. L’escouade entoura Buate. Des portes s’ouvrirent dans toute la rue. Des hommes armés de matraques, de couteaux, de marteaux, de tisonniers et de bouteilles cassées apparurent. Edeard les ignora et se concentra sur les cinq barils qui avaient émergé près de la maison de Buate. Il les descella avec sa troisième main. — Vous ne ferez pas dix mètres, le menaça Buate. Les sbires du chef de gang arrivaient des deux directions. Ils regardaient les gendarmes d’un air incertain, mais continuaient à avancer. Les communications télépathiques allaient bon train. — Allons-y, allons-y ! se répétaient-ils. Nous sommes des centaines. — Restez où vous êtes ! leur ordonna Edeard. Une pierre fendit les airs en direction des gendarmes ; la troisième main de Macsen la repoussa aisément. Buate éclata de rire. — Alors, Celui-qui-marche-sur-l’eau, on n’est pas aussi populaire qu’on le croyait, pas vrai ? Edeard aspira l’huile des cinq barils et forma une bulle de jamolar géante au-dessus de sa tête. La main tendue vers le ciel, il fit jaillir une étincelle de ses doigts. La sphère s’embrasa en grondant et cracha des globules enflammés en tous sens. Edeard la stabilisa à un mètre de la chaussée et la projeta vers l’avant. Les hommes amassés dans la rue hurlèrent et s’écartèrent à la hâte, tandis que la boule déroulait dans son sillage des gouttelettes sifflantes. — Par ici, je vous prie, dit Edeard à un Buate ahuri. Ils entreprirent de rebrousser chemin. Les bandits se tenaient à bonne distance et considéraient avec méfiance la boule de feu rappelée par Edeard. — Je n’ai jamais eu l’occasion de remercier votre frère de m’avoir donné cette idée vraiment excellente. — Le parlement est loin d’ici, gronda Buate. Très loin. Par télépathie, le chef de gang envoyait des instructions rapides. Edeard voyait en esprit les rues de Sampalok se remplir de monde, ce qui n’était pas une surprise. Les gendarmes avaient reçu l’ordre de ne laisser personne sortir du quartier pour semer la désolation dans la ville. Pour le moment, ceux de ses collègues qui gardaient les ponts semblaient tenir bon ; aucun des barrages qu’ils avaient formés ne menaçait de céder. Il repéra plusieurs des bandits qui figuraient sur la liste des Cent ; ils dirigeaient leurs troupes, les motivaient. Pierres, bouteilles et disques affûtés volaient dans les airs en direction des gendarmes. Les équipes d’intervention chargées des arrestations ne progressaient pas aussi vite qu’il l’aurait voulu. Les gendarmes aux aptitudes psychiques les plus développées étaient censés repérer les criminels recherchés afin de guider leurs collègues. Malheureusement, les groupes avaient du mal à se déplacer à cause de la foule hostile. — Le problème avec le feu, reprit Buate, c’est qu’on ne le contrôle jamais totalement. Edeard était conscient de la vitesse à laquelle l’huile de sa boule se consumait. Derrière eux, la rue était bondée et les insultes fusaient. La foule affluait par les allées transversales et grossissait les rangs de leurs poursuivants. — Edeard, appela Boyd dans sa barbe. — Vous savez que nous sommes capables d’esquiver tout ce qu’ils nous jettent dessus, rétorqua le caporal d’une voix calme et rassurante. Concentrons-nous sur notre objectif : mettre ce fumier au trou. — Une fois allumée, une flamme brûle tant qu’il y a du combustible, expliqua Buate. (Il désigna la foule qui les suivait.) Ils n’ont plus besoin de meneur ; la flamme de la haine brûle en eux. Les barils répartis dans les allées avaient été découverts, renversés et éventrés. L’huile de jamolar ruisselait dans la rue devant l’escouade. Edeard envoya la boule de feu très haut au-dessus des immeubles et la fit éclater. En dessous, la foule sursauta. Du coin de l’œil, il vit un éclair de lumière blanche. Sur la chaussée, l’huile s’enflamma. La foule hurla et se dispersa. Une véritable déferlante de feu fonçait vers les gendarmes. — Merde, grogna Edeard. Il demanda à la ville de modifier la nature de la chaussée entre les bâtiments. Celle-ci devint aussitôt poreuse et aspira l’huile, ne laissant derrière elle que des volutes de fumée rapidement dissipées par le vent. La mâchoire inférieure de Buate sembla se décrocher. — Que… — Avancez, lui ordonna Edeard avec un clin d’œil. La foule resta à une distance respectueuse, tandis que l’escouade et son prisonnier marchaient vers le bassin où était amarrée la gondole. Plus d’une centaine de gendarmes étaient alignés le long de la promenade ; d’autres étaient regroupés de l’autre côté des ponts qui conduisaient à Bellis et au Parc de Pholas. Une foule furieuse bouillonnait à l’embouchure de chacune des rues qui s’enfonçaient dans les profondeurs de Sampalok. Macsen et Boyd confièrent un Buate renfrogné aux hommes chargés de l’enfermer dans une cellule du parlement. — Et maintenant ? demanda Kanseen sans lâcher du regard la foule excitée amassée devant la rue Amtol. — Je ne sais pas, répondit Edeard, occupé à communiquer avec les sergents en poste sur les ponts et à prendre des nouvelles des équipes d’intervention. En comptant Buate, on en a huit sur cent, ce qui n’est pas assez pour produire l’effet escompté. (Il considéra les habitants de Sampalok avec inquiétude.) Pas question que l’un d’entre nous retourne là-dedans ; cela ferait tout exploser. — Rester ici reviendrait à admettre notre défaite, à avouer que Sampalok leur appartient et que nous ne pouvons rien contre eux, fit remarquer Macsen. — Je croyais qu’on se moquait des émeutes du moment qu’elles étaient circonscrites à Sampalok, s’étonna Boyd. — Beaucoup de gens bien vivent ici, rétorqua Edeard. Toutefois, cette foule est très compacte, et c’est la même chose devant tous les ponts. J’ai sous-estimé l’influence de Buate. — Nous pourrions nous rendre invisibles et y retourner pour en attraper un autre, proposa Dinlay. Les Cent sont la clé, ils manipulent les foules. Occupons-nous d’eux un par un. — Peut-être. Edeard ne savait pas trop quoi en penser. L’animosité de la population l’avait pris par surprise, même si les habitants de Sampalok étaient connus pour leur caractère sanguin. Il convenait d’abord de se renseigner sur la présence d’hommes recherchés dans le quartier. Il traversa donc la promenade en direction du canal de la Route marchande afin d’interroger l’équipe de surveillance. Soudain, le sergent en charge du pont qui reliait le quartier à la Douve haute l’informa par télépathie que la foule en colère avait déferlé dans les rues et commencé à saccager boutiques et ateliers. Le pillage avait débuté. Edeard balaya la zone concernée en esprit et sentit le mélange de colère et d’enthousiasme qui animait les gens – un mélange dangereux, pensa-t-il. Il entra en contact avec un des gé-aigles qui tournoyaient dans le ciel de Sampalok et, grâce à sa vue perçante, repéra cinq ou six colonnes de fumée. L’animal effectua un passage à basse altitude et lui montra la population en train de s’en prendre à des locaux commerciaux. On défonçait les portes, jetait les biens volés à la foule déchaînée. Des dizaines de gamins s’enfuyaient avec leur butin sous le bras. L’esprit du gé-aigle se fit agité ; quelque chose essayait de le déstabiliser, de l’attirer vers les toits incurvés de Sampalok. En détresse, l’animal battit de ses ailes vigoureuses avec frénésie. Edeard trouva cela très inquiétant ; très peu de gens avaient l’esprit assez puissant pour atteindre un gé-aigle dans le ciel, et encore moins nombreux étaient ceux qui s’en prenaient à des animaux sans défense pour le plaisir. Pour le commun des mortels, remonter à la source d’une manipulation télékinésique était extrêmement difficile. Edeard, lui, distinguait la force sous la forme d’un fil ténu tendu entre l’animal et le sol. Il se concentra sur l’origine, un adolescent d’une quinzaine d’années qui se tenait immobile au milieu de l’avenue Entfall, alors que la foule courait autour de lui. — Arrête cela tout de suite ! lui ordonna-t-il. Le garçon sursauta, laissa l’aigle tranquille et se réfugia dans l’immeuble le plus proche. Les craquements des portes défoncées résonnaient sur la promenade. Edeard se retourna et vit qu’un groupe de pillards avait forcé la porte d’une boulangerie de l’avenue Mislore. Des cris de joie retentirent lorsque débuta la distribution gratuite de pain et de pâtisseries. Les protestations du boulanger et de sa famille furent rapidement noyées. Puis les pillards s’attaquèrent à une épicerie, à une boutique de vêtements, à une taverne – avec un enthousiasme redoublé –, à une quincaillerie, à un café et à une cordonnerie. — Que doit-on faire ? demanda le sergent en charge de la promenade. Edeard le regarda sans savoir quoi répondre. Des bruits de portes arrachées leur parvinrent de la rue Zulmal. — Par la Dame ! Repoussez-les ! dit-il au sergent. Éloignez-les de ces commerces. L’homme, qui venait de la gendarmerie de Vaji, lui lança un regard dubitatif. — Oui, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Edeard prit la tête d’une formation composée d’une cinquantaine de gendarmes et se dirigea vers l’avenue Mislore. À leur approche, la foule se dispersa. Une volée de projectiles s’abattit sur les forces de l’ordre, mais Edeard la contint et envoya les objets valdinguer par terre. Ils croisèrent une allée transversale qui donnait sur la rue Zulmal ; la situation semblait encore pire de l’autre côté. Plus loin, les pillards s’attaquaient à de nouveaux magasins. — C’est votre faute ! cria une femme. Vêtue d’une longue robe jaune maculée de sang, elle sortit d’un bâtiment à la porte arrachée en agitant violemment un grand couteau. — Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Vous êtes responsable de notre ruine. Deux siècles que ma famille vit ici, que notre commerce prospère. Aujourd’hui, nous avons tout perdu. Puissiez-vous pourrir dans l’Honoious ! Edeard se figea. Jusque-là, ses collègues et lui s’étaient contentés de repousser la foule vers des zones non touchées, pleines de nouvelles cibles. — Ma Dame, aidez-moi, murmura-t-il. Trois autres sergents lui annoncèrent que de nouvelles émeutes avaient éclaté. Six sections de Sampalok étaient plongées dans le chaos. — Cela chauffe par ici, lui dit Dinlay en esprit. Edeard sentait que son ami se retenait de paniquer. — Replions-nous vers la promenade, ordonna-t-il à ses hommes. De retour près de l’eau, il constata que son absence avait redonné du courage aux émeutiers de la rue Zulmal, qui n’hésitaient plus à défier les gendarmes déployés devant le pont de Bellis. Derrière eux, les pillages avaient redoublé d’intensité. Les commerçants tentaient désespérément de défendre leurs biens, et des affrontements violents avaient éclaté. Gourdins et troisièmes mains se heurtaient. Soudain, ce qu’il craignait le plus se produisit : un coup de feu retentit. Tous ceux qui se trouvaient sur la promenade se figèrent et essayèrent de repérer le tireur. Du coin de l’œil, Edeard vit Kanseen tomber ; évidemment, elle se tenait au premier rang. La jeune femme se tenait la poitrine et respirait à grand-peine. — Kanseen ! hurla Macsen. Il se fraya un passage jusqu’à elle et la prit dans ses bras. — Je vais bien, parvint-elle à articuler. Par la Dame, je vais bien. Jamais plus je ne me plaindrai de devoir porter ces gilets en soie d’araignée. Elle se frotta le torse là où la balle l’avait atteinte. Macsen laissa échapper un sanglot de soulagement et l’embrassa. Furieux, Edeard s’avança entre les gendarmes et les émeutiers. Les plus proches d’entre eux eurent un mouvement de recul. — Arrêtez tout de suite ! gronda-t-il. Rentrez chez vous. C’est terminé, maintenant. Le silence s’installa pendant quelques instants. Alors, quelqu’un cria : — Celui-qui-marche-sur-l’eau, va te faire foutre ! Deux coups de feu retentirent. Edeard s’y attendait. Les balles s’arrêtèrent à cinquante centimètres de son torse et restèrent suspendues dans les airs. Il les examina longuement avec mépris pour bien leur faire comprendre qu’il était invincible et que le moment était venu de mettre un terme à ce chaos. Cependant, la foule le conspua de plus belle. — C’est un des miens qui a tiré ces coups de feu, lui apprit Argian en esprit. Edeard leva les yeux vers le toit de l’immeuble le plus proche. Argian était accroupi là-haut au milieu de la végétation luxuriante. — Qui ? Où ? — Junlie. Il s’est déjà retiré. Une nouvelle volée de projectiles fendit les airs. — Comme vous voudrez, s’emporta Edeard. Je vous aurai prévenus. Ceux des premiers rangs hésitèrent, cessèrent de l’insulter en le voyant si déterminé. Edeard sortit ses bras de sous sa cape ondulante et, les yeux fermés, les leva en décrivant un geste circulaire ample. Il se concentra. Jamais encore il n’avait essayé d’utiliser toute sa puissance mentale – du moins pas de cette manière agressive. Derrière lui, la surface du bassin frémit. Deux colonnes d’eau s’élevèrent très haut dans le ciel, se courbèrent et se rejoignirent au-dessus lui. En dessous, les gendarmes s’accroupirent, apeurés. Edeard eut un sourire féroce et projeta l’eau vers les émeutiers. La déferlante frappa le sol à l’entrée de la rue Zulmal dans un énorme nuage d’embruns. La vague s’engouffra dans la ruelle et balaya les pillards, qui se protégèrent la bouche et le nez avec leur troisième main. Immobile, Edeard continua à alimenter le torrent impitoyable. Des fil-rats terrifiés furent projetés dans les airs avec les jets d’eau. Le front de la vague avançait inexorablement : cinquante mètres, soixante-dix, cent. Petit à petit, sa force décrut, à mesure que l’eau s’engouffrait dans les allées transversales. Le niveau du bassin était descendu drastiquement, mais de l’eau commençait à affluer des canaux environnants. Edeard prit une profonde inspiration, se calma et baissa lentement les bras. Ce qui restait d’eau au-dessus de lui s’abattit sur la rue. Les pillages avaient cessé. L’eau finissait de s’écouler dans les ruelles et les égouts. Edeard considéra les centaines de personnes détrempées accrochées aux immeubles et les unes aux autres, semblables à des poissons rejetés sur la plage. Le long des murs recouverts de végétation humide, les émeutiers toussaient et reprenaient leur souffle. Les rayons du soleil qui transperçaient la couche d’altocumulus donnaient aux surfaces luisantes un aspect doré qui rendait cette scène de désolation étrangement belle. — Je vous avais prévenus, annonça-t-il, impassible. Maintenant, rentrez chez vous. Les gendarmes se dispersèrent dans la rue Zulmal pour aider les gens à se relever et porter secours aux blessés. De nombreuses personnes avaient des membres cassés ; sur la promenade, des médecins s’occupaient déjà de vingt-cinq patients. Deux hommes figurant sur la liste des Cent furent arrêtés. En dehors de cela, il n’y eut pas d’incidents. Transis de froid, les émeutiers s’en furent sans protester. L’avenue Mislore avait également retrouvé le calme. — Par la Dame, que se passe-t-il donc ? demanda Walsfol à Edeard par une communication à distance. En dépit de son ton mesuré et précis, Edeard sentit la colère et la peur contenues dans la voix de son supérieur. — Il fallait que je fasse quelque chose, monsieur. Les émeutiers saccageaient toute la rue. — Vous êtes peut-être parvenu à pacifier votre secteur, mais le reste de Sampalok a sombré dans l’anarchie. — Je sais, concéda Edeard, penaud. En effet, la foule avait pris possession des rues et allées du quartier. Des colonnes de fumée s’élevaient dans l’atmosphère matinale et assombrissaient le ciel de Sampalok. Au lieu de lui donner à réfléchir, son action avait excité la population. — Je vais m’occuper de la rue Galsard, ensuite, je… — Vous ne ferez rien du tout. Vous risqueriez d’envenimer la situation. Arrêtez tout et rentrez immédiatement dans votre gendarmerie. J’ordonne à tous les gendarmes d’évacuer Sampalok et de se retirer derrière les ponts. — Mais, des gens souffrent, protesta Edeard. — Peut-être auriez-vous dû penser à tout cela avant. Vous m’aviez assuré que vous contrôleriez la situation. Je ne sais pas qui a poussé les chefs des gangs à se retrancher dans Sampalok, mais cette opération est un véritable désastre. Cela aurait pu être pire. À l’heure qu’il est, la ville tout entière serait en train de brûler. Enfin, peut-être. Par la Dame, qu’ai-je donc fait ? — Oui, monsieur. — Le maire pense qu’il va falloir prendre des mesures pour protéger certains citoyens menacés. — Quel genre de mesures ? — Nous n’en sommes pas sûrs. Le Conseil supérieur est réuni en session extraordinaire depuis vingt minutes, mais rien n’a encore été décidé. Edeard jeta un regard circulaire sur la promenade. Un front d’eau peu profonde refluait de la rue Zulmal et se déversait dans le bassin avec force gargouillis. Deux médecins supplémentaires avaient répondu à l’appel des sergents et se déplaçaient entre les rangées de blessés. Des novices de la Dame vêtues de robes bleues et blanches assistaient les docteurs et réconfortaient les patients choqués. Un coup de feu retentit. Les gendarmes sursautèrent et se retournèrent vers la rue Zulmal. Dans un coin de son esprit, Edeard gardait toujours un œil sur la position des autres membres de son escouade – comme Chae le lui avait appris. Toutefois, Boyd semblait avoir disparu de cette carte mentale. Quelque part, tout près, Kanseen cria. À distance, Edeard scruta l’endroit où se trouvait Boyd quelques instants plus tôt – devant une boutique de la rue Zulmal. Dans cette dernière, un esprit brillait d’une satisfaction intense. Un corps sans vie gisait sur le sol, mais Edeard ne pouvait pas dire de qui il s’agissait. En revanche, il reconnut l’équipement d’un gendarme. — Non, murmura-t-il. Il courut aussi vite qu’il le put. C’était un boulanger, évidemment. La vague s’était engouffrée à l’intérieur par la porte défoncée et avait provoqué d’importants dégâts. Les présentoirs et le comptoir avaient été renversés. Dans l’arrière-boutique, l’eau avait atteint les fours, générant des nuages de vapeur brûlante. Un grand placard avait basculé sur un adolescent, le clouant littéralement au sol. C’était là que Boyd l’avait trouvé, geignant de douleur, toussant de l’eau, les vêtements imbibés de sang, car il avait plusieurs fractures ouvertes. Le fils du boulanger ou bien un pillard – pour Boyd, cela ne faisait aucune différence. Le garçon souffrait et avait besoin d’aide. Alors Boyd l’avait secouru, l’avait libéré grâce à sa troisième main et à un levier. Edeard arriva au pas de course. Mirayse se tenait devant le corps de Boyd, un pistolet à la main. Ses vêtements étaient constellés de gouttelettes de sang car elle avait tiré dans la tête du gendarme à bout portant. Le visage de Boyd avait explosé, recouvrant de morceaux de chair sanguinolente le placard et le jeune garçon qui pleurait, hystérique. Mirayse gloussa à l’adresse des gendarmes qui affluaient dans la boutique. — Je vous ai eus, chantonna-t-elle. Je vous ai eus. Vous avez ruiné ma vie ; désormais, nous sommes quittes. Le visage déformé par la colère, Dinlay se rua sur elle, la troisième main tendue, prête à écrabouiller le cœur de la femme démente. Edeard forma un bouclier devant elle pour la protéger. — Non, elle sera jugée. (Il la désarma à distance.) Emmenez-la, instruisit-il Urarl. (Sans effort, il souleva le placard.) Et appelez un médecin. Urarl et deux autres gendarmes emmenèrent Mirayse. Argian se glissa dans la boutique. Macsen tomba à genoux près du cadavre de Boyd. Il tendit la main vers lui d’un geste incertain, comme si son ami faisait semblant d’être mort. Son pantalon détrempé se gorgea de sang. Les joues maculées de larmes, en silence, Kanseen agrippait un Dinlay sanglotant. — Pourquoi ? murmura-t-elle. Argian désigna l’arme du crime. — C’est le modèle de pistolet que nous utilisons le plus. Ils devaient savoir dans quel état d’esprit elle était. Il leur a suffi de lui donner cette arme et de lui murmurer à l’oreille où elle pourrait trouver un des amis de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Les lèvres retroussées, Macsen se retourna vers Argian. — Attends ! intervint Edeard. Il se trouvait étrangement calme. Le choc ralentissait son cerveau ; il avait l’impression d’être loin, d’assister à un spectacle joué par des acteurs. — Quoi ? protesta Macsen. Mais il est mort ! Edeard resta immobile et projeta son esprit autour de la pièce. Ses amis s’estompèrent, tout comme les murs de la boulangerie. Les gouttelettes qui tombaient dans les flaques tintaient comme des cloches. Au ralenti. Un voile gris éclipsa le monde. Au milieu de cet univers sombre et silencieux, une silhouette brillait d’un éclat irrégulier. Edeard sourit. — Tu n’es pas encore parti. — Je n’avais pas eu le temps de vous dire au revoir. J’aimerais tant m’adresser à eux, mais ils ne m’entendent pas. — Prends tout ce dont tu as besoin, lui proposa Edeard en tendant le bras. Le spectre le toucha. Il eut l’impression que des pics de glace s’enfonçaient dans son cœur. Ses lèvres formèrent un O stupéfié ; sa propre vie s’échappait de son corps. L’univers réel déferlait sur lui pour l’engouffrer de nouveau. Bouche bée, Kanseen vit le spectre de Boyd se matérialiser au-dessus de son corps. Edeard titubait, respirait au prix d’un effort considérable. Le froid l’envahissait, l’engourdissait. — Boyd ? appela Dinlay. — Mes amis, dit Boyd en posant sur eux un regard magnanime. — Ne pars pas, le supplia Kanseen. — Il le faut. J’entends l’appel des nébuleuses. C’est magnifique. Je me suis attardé un peu pour laisser à Edeard le temps de me voir. — Nous avons besoin de toi aussi. — Dinlay, tu parleras à Saria. Sois gentil avec elle parce qu’elle aura besoin de réconfort. — Promis. — Kanseen, Macsen, ne vous cachez plus. La vie est trop précieuse pour risquer de gâcher un seul instant de bonheur. — Je… (Kanseen lança un regard malheureux à Macsen.) Oui. Oui, tu as raison. Boyd se retourna vers Argian. — Quant à vous, le sceptique, ayez foi en Edeard car il est le plus fort d’entre nous. Je le vois. Je vois la manière dont il affecte l’univers, dont il le manipule à volonté. Edeard grimaça ; ses genoux manquèrent céder sous son poids. Le froid devenait insupportable. — Je suis désolé, Edeard, reprit Boyd. Je t’épuise. Tu ne pourras pas alimenter mon image très longtemps. — Ton image ? — Eh bien, oui, l’univers est un genre de souvenir sublime. Un nombre incalculable d’images sont repliées dans sa structure et s’étirent à l’infini. (Il lâcha la main d’Edeard et commença aussitôt à disparaître. Il gratifia son ami d’un sourire entendu.) Je ne me doutais pas que la ville était vivante, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Toi, si, n’est-ce pas ? Tu ressens ses rêves. Demande-lui de t’aider. Le moment est venu. Il faudra plus qu’une douche froide pour terminer ce que tu as commencé. Sois brave. Edeard ne pouvait pas s’arrêter de frissonner. — Oui, promit-il. — Tu dois me trouver faible de partir de cette manière…, dit Boyd tandis que son spectre s’élevait vers le ciel, disparaissait. Edeard le suivit en esprit. — Non, le rassura-t-il. — Nous devons rester, murmura une voix. Il est tout ce que nous avons. — Quoi ? La sensation d’un sourire émergea de l’essence de Boyd. — Je comprends. Et il s’en fut, fila vers les nébuleuses. Ils sortirent dans la rue. Kanseen pleurait à chaudes larmes. — Je suis désolée, bredouilla-t-elle en s’essuyant les yeux du dos de la main. Je vais bien. — Alors, elle est vraie, cette histoire de voir les âmes ! s’étonna Argian. — Oui, confirma Edeard. Il était épuisé et avait une terrible envie de s’asseoir et de fermer les yeux pour prendre un peu de repos. De toute façon, Walsfol lui avait ordonné de stopper l’opération et de rentrer à la gendarmerie. Cette affaire n’était plus de son ressort. Si seulement c’était le cas… — Qu’est-ce que tu vas faire ? demanda Macsen. Edeard prit un air misérable. — Je n’en sais rien. — Mes concitoyens ! tonna la voix mentale de Bise. Comme un seul homme, les gendarmes se retournèrent vers le manoir du maître du Sampalok situé au cœur du quartier. Vêtu d’une ample robe violette dont la capuche bordée de fourrure était rejetée sur ses épaules, il se tenait sur le toit. Les bras écartés, il semblait bénir son auditoire. — Je m’adresse à tous les habitants de Sampalok, à ceux dont la famille est installée dans le quartier depuis des générations comme à ceux qui viennent d’arriver pour échapper aux persécutions de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Edeard se raidit. — Ne dis rien, lui ordonna Kanseen. Lui répondre en public ternirait ton image. — Cessez de vous combattre, continua Bise d’une voix douce. Votre ennemi est au-dehors, et ce conflit ne fait que le renforcer. Au moment où je vous parle, les forces qui veulent vous priver de vos libertés se regroupent dans la Douve haute. Je vous conjure de leur résister. Empêchez-les d’occuper vos foyers ; restez des hommes libres, comme Rah l’a voulu. J’offre à vos familles la protection de mon manoir. Entre les murs de ma demeure, elles seront en sécurité pendant que vous combattrez l’oppression de Celui-qui-marche-sur-l’eau. « Nous avons peu de temps devant nous. Écoutez ceux qui parlent en mon nom. Résistez à l’invasion de ceux qui cherchent à vous bannir de votre ville natale. Bise leur transmit l’image d’un sourire humble et redescendit dans sa tour. — Par l’Honoious, qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Dinlay. Il espère gagner les élections de cette manière ? — Aucune idée, grogna un Edeard tout aussi confus. (Il lança un regard interrogateur à Argian.) Pourrait-il être le chef de tous les gangs ? — Non, cela ne fonctionne pas de cette manière. La famille de Bise – les Diroal – a des liens forts avec eux. Disons que les gangs lui rendent service en affaiblissant ses rivaux commerciaux. Toutefois, Bise est suffisamment malin pour maintenir ses distances. Les événements d’aujourd’hui sont d’une tout autre nature. — Par la Dame ! s’exclama Kanseen, les yeux fermés, le visage tourné vers le nord. La milice arrive. — Quoi ? aboya Edeard. — La milice. Un régiment entier. Il arrive par la Douve haute. Edeard ne mit pas plus d’une seconde à repérer la longue colonne d’hommes qui défilait devant les enclos réservés aux caravanes. — Pourquoi ? Nous avons réussi à contenir les pillards dans Sampalok ; les ponts ont tous tenu bon. — La loi et l’ordre ne sont plus respectés à Makkathran, expliqua Macsen d’une voix neutre. Si tu étais maire, comment réagirais-tu ? La milice ne vient pas pour bloquer les ponts, mais pour mettre fin aux émeutes. — Mais comment ? Ce n’est pas le travail de la milice. Les gendarmes sont entraînés à gérer les mouvements de foule. — Les miliciens sont armés, dit Kanseen à voix basse. Le froid qu’il avait ressenti lorsque Boyd l’avait touché s’empara de nouveau de lui ; de tous les gendarmes présents aujourd’hui, seuls les sergents et les caporaux étaient autorisés à porter une arme à feu. — Mais, les gens dans la rue… — Bise vient de leur demander de résister aux envahisseurs, dit Dinlay. — Il faut les arrêter, affirma Edeard. La milice n’a pas le droit de tirer sur des civils, fussent-ils des délinquants. — Certains des émeutiers sont armés, lui fit remarquer Argian. Il se pourrait très bien que la milice commence par être prise pour cible, ce qui arrangerait ses affaires. — Vos amis vous écouteraient-ils ? Accepteraient-ils de nous aider à arrêter cette folie ? — On ne peut pas faire grand-chose dans la rue, rétorqua Argian. J’essaierai de raisonner ceux des miens qui arpentent Sampalok aujourd’hui, mais la situation est entre les mains de Motluk et de ses semblables. — Parlez-lui, insista Edeard. Nous n’avons pas le droit de laisser les choses empirer. — Je ferai mon possible. Argian tourna les talons et s’enfonça dans la rue. — Venez avec moi, dit Edeard aux autres. Il est encore temps de les stopper. (Il se mit à courir, l’esprit en éveil.) Par la Dame, où sont passées toutes les gondoles ? Pourquoi n’y en a-t-il jamais quand on a besoin d’elles ? — Tu comptes offrir une bonne douche aux miliciens ? demanda Dinlay avec enthousiasme. — Je ne m’interdis rien. La gondole la plus proche se trouvait sur le canal du Lilas et s’éloignait du Grand Canal majeur. Cela prendrait beaucoup trop de temps. Edeard se tint immobile au milieu de la promenade, indécis. Il avait donné beaucoup d’énergie à Boyd et se sentait très faible ; il savait qu’il n’aurait pas la force de réitérer son exploit, surtout s’il devait d’abord traverser tout Sampalok en courant pour rencontrer la milice dans la Douve haute. Il projeta son esprit vers le palais du Verger et trouva le maire dans la salle du Conseil supérieur. — Monsieur, s’il vous plaît, il faut que je vous parle. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, répondit le maire d’une voix glaciale. Si vous êtes encore dans cette ville, c’est uniquement parce que vous allez devoir témoigner devant la commission que je suis en train de mettre sur pied pour déterminer qui est responsable de la catastrophe d’aujourd’hui. À n’en pas douter, le Grand Conseil décidera de vous bannir – et vous seul – de Makkathran. — Monsieur, je vous en supplie, rappelez la milice. — Par la Dame, vous ne m’avez pas laissé le choix. Makkathran n’a pas connu pareil désordre depuis plus de mille ans. Et c’était votre idée. L’arrestation de ces cent fauteurs de troubles était supposée mettre un terme au chaos. Au lieu de quoi vous n’avez fait qu’envenimer la situation d’une manière horrible. Les citoyens honnêtes de Sampalok – et ils sont nombreux, contrairement aux mensonges que vous colportez – subissent la brutalité de la foule déchaînée. Déchaînée par votre faute. Je suis le maire et je ne laisserai pas faire. Cela doit cesser immédiatement. — Laissez-moi intervenir, monsieur. Je peux utiliser l’eau des canaux contre eux, je peux recommencer autant de fois qu’il le faudra. Je vous en prie, ne laissez pas la milice tirer sur les gens. — Comme vous semblez avoir du mal à comprendre les ordres, je vous parlerai en des termes très simples : quittez immédiatement Sampalok ! Les officiers de la milice ne sont pas des sauvages ; ils géreront la situation avec professionnalisme. Vous comprenez ? Si vous n’obéissez pas immédiatement à mes ordres, je demanderai à Walsfol d’émettre un mandat d’arrestation à votre nom. Personne, pas même vous, ne peut résister à cent gendarmes déterminés. — Oui monsieur, acquiesça Edeard, qui n’arrivait plus à avaler sa salive. — Alors, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Dinlay. Edeard regarda autour de lui. Son escouade attendait ses ordres. Voyez où mes idées nous ont conduits. Pourtant, je suis certain d’avoir raison. Je le sais. Les politiciens et les grandes familles déforment tout. Il eut un sourire désabusé. — Nous allons être braves, comme Boyd nous l’a demandé. Vous êtes avec moi ? Macsen prit un air blessé. — Tu n’as même pas besoin de poser la question. Plusieurs gendarmes avec, à leur tête, un sergent à l’air gêné, se rapprochaient d’eux. Edeard les gratifia d’un salut insolent. — J’ai l’impression que nous avons cessé d’être des gendarmes. — Par l’Honoious, grogna Kanseen. — Cette fois-ci, vous allez devoir me tenir la main, reprit Edeard. Il goûtait par avance l’impertinence de ce qu’il s’apprêtait à faire. Ses amis remarquèrent son nouvel état d’esprit et sourirent. Ils se donnèrent tous les quatre la main. Sous les yeux d’une centaine de gendarmes, alors qu’ils étaient au grand jour et observés par des milliers d’esprits curieux, ils s’enfoncèrent dans la surface solide de la promenade en riant d’un air de défi. La voix de Macsen couvrit celles des autres lorsqu’ils se retrouvèrent dans le tunnel illuminé et eurent l’impression de tomber d’une hauteur infinie. — Edeard, que faites-vous ? lui demanda en esprit Finitan après qu’ils eurent émergé dans une allée déserte, proche du pont central du canal du Nuage. — Je dois arrêter la milice, monsieur, répondit le gendarme, impressionné par la vitesse à laquelle le Grand Maître avait retrouvé leur trace. Alors il vit un gé-chien au bout de la rue. — Écoutez-moi, Edeard : surtout, n’utilisez pas la force contre la milice. Vous êtes loin de faire l’unanimité auprès des officiers, et Owain leur a donné carte blanche. — Pourquoi ? Pourquoi fait-il cela ? — Vu de l’extérieur, il donne l’impression de réparer les erreurs que vous avez commises, répondit-il avec une grande lassitude. Il rétablit l’ordre à votre place et en profite pour briser les gangs – il fait d’une pierre deux coups. S’il y a des morts – quel que soit leur nombre –, la population se retournera contre vous et votera pour lui à toutes les élections pendant le prochain siècle. — Il ne s’agit donc que de cela ? De voix ? — Non, Edeard ; comme je vous l’ai dit lors de notre première rencontre, tout est affaire de politique à Makkathran. Tout. Ceux qui sont au pouvoir ne sont pas faciles à déloger. En tout cas, il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions pour cela. — Et Bise ? Il s’est proposé d’accueillir la population dans sa demeure pendant que les émeutiers en décousent avec la milice. Il aggrave encore la situation. — Je pense qu’Owain est prêt à sacrifier Bise. Tous les deux étaient alliés jusqu’à ce matin. À présent, ils veulent tous les deux prendre la responsabilité de votre défaite. Toutefois, Bise sous-estime la détermination d’Owain, qui avait tout prévu. Il a déjà demandé au Conseil d’inculper Bise pour complicité. Par ailleurs, la déchéance programmée de ce dernier aiguise les appétits de plusieurs de ses parents qui rêvent de prendre sa place. En résistant de la sorte, Bise espère juste compliquer la tâche d’Owain. — Vous croyez qu’il réussira ? — Je n’en sais rien. Ils ont encore le temps de parvenir à un accord avant que le point de non-retour soit franchi. Quoi qu’il en soit, après les événements d’aujourd’hui, plus personne n’aura envie de me donner sa voix – pas même moi, à vrai dire. Je considère sérieusement la possibilité d’offrir mon allégeance à Owain afin de sauver un peu de mon influence politique. Si je travaille avec lui, je parviendrai peut-être à le modérer. — Vous ne pouvez pas faire cela. — Il faut voir la réalité en face, Edeard. La ville tout entière est derrière Owain, et non pas derrière nous, comme nous l’avions espéré. — Des gens vont mourir ! Des agents envoyés par les grandes familles se sont mêlés à la foule pour provoquer la milice. — Dans ce cas, nous n’avons plus qu’à prier la Dame, car je ne vois aucune manière de sortir de cette impasse. Nous subissons des pressions de toutes parts. Mon jeune ami, j’ai peur que vous soyez sur le point de perdre tout ce que vous aviez gagné. — Ce n’est pas possible. — Et pourtant… Je vous protégerai comme je le pourrai, mais je doute que cela suffise demain. Edeard baissa la tête, tandis que l’esprit du Grand Maître se retirait. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Dinlay. — Nous ne pouvons plus compter que sur nous. Owain a gagné. Il a balayé tous ses adversaires. — Nous sommes toujours là, rétorqua Macsen. Je t’aiderai à empêcher la milice de tuer des gens. Allons-y, il est encore temps. À distance, Edeard vit les premiers rangs de miliciens traverser le pont entre la Douve haute et le quartier en ébullition. — D’accord, acquiesça-t-il sans trop de conviction, mais ce sera notre dernière chance. Ils furent repérés dès qu’ils commencèrent à marcher en direction du pont. Des milliers d’esprits se braquèrent sur eux. La nouvelle se propagea de quartier en quartier, et de plus en plus de gens suivirent leur progression. Leur curiosité pesait sur les épaules des quatre gendarmes comme l’atmosphère humide d’une journée d’été. La ville s’était arrêtée ; tout le monde s’intéressait aux événements de Sampalok. Un véritable barrage de railleries et d’insultes s’abattit sur Edeard et ses amis. Celui-qui-marche-sur-l’eau les bloqua et tenta de penser à autre chose. Il ne nous reste plus qu’à prier la Dame, comme l’a si bien dit Finitan, même si celle-ci n’a jamais accompli qu’un seul miracle : créer son église. Je me demande si… Ce serait plus fou que tous les rêves de Boyd ! Le pont central qui enjambait le canal du Nuage à partir de la Douve haute décrivait un arc peu élevé. Il était constitué de la même matière que le reste de la ville et reposait sur des piliers courtauds couleur émeraude ornés de spirales cannelées orange. Il débouchait sur une place dont les immeubles aux murs bombés accueillaient des arbres fruitiers en espaliers. La fumée âcre qui s’élevait des barricades éclipsait le parfum doux des pêchers et des pruniers en fleurs. La rue Burfol et l’allée Jankal, qui menaient toutes les deux au cœur de Sampalok, étaient bloquées par des monceaux de meubles en feu. Derrière ceux-ci, les magasins et ateliers avaient été pillés. Edeard et ses amis virent plusieurs malfrats figurant sur la liste des Cent parader dans la foule, congratuler leurs amis, marmonner des instructions. Nombreux étaient ceux à porter un pistolet sans se cacher. À l’intérieur des bâtiments, c’était une autre histoire ; commerçants et employés pansaient leurs blessures, tandis que leurs familles assistaient aux réjouissances de leurs agresseurs avec une rage contenue, l’esprit chargé de noires pensées. Edeard s’adressa à Kristabel : — Tu sens tout cela ? — Oui, mon amour. Tous les habitants de Makkathran regardent ce qui se passe à Sampalok. Personne n’arrive à croire que la milice va intervenir. Père craint le pire, mais personne au Conseil n’osera s’opposer au maire. Oh, Edeard, quelle catastrophe ! Tout cela arrive par ma faute ! — Non. — Si, insista-t-elle. C’est moi qui t’ai donné l’idée de les confiner dans leur quartier. Beaucoup d’innocents souffrent à cause de moi. — C’était une bonne idée. Imagine si ce chaos s’était propagé dans tout Makkathran. C’est ce qui se serait passé si nous n’avions rien fait. — Tu crois ? Je ne sais plus trop quoi penser. — Je suis le seul responsable. Kristabel, je vais sans doute devoir quitter la ville bientôt. À moins qu’on m’envoie dans les mines de Trampello. — Je resterai toujours à tes côtés, où que tu ailles. — Non, chérie. Tu es destinée à devenir la maîtresse de Haxpen. — Je ne suis pas sûre d’en avoir envie, surtout si Owain renforce son pouvoir et réussit à imposer sa « Nation unifiée ». — Ne prenons aucune décision avant demain. Laissons la pression retomber un peu. — Comme tu voudras. N’y a-t-il rien que je puisse faire pour t’aider ? S’il te plaît. J’ai envie d’être là avec toi. — Non. Il y a déjà beaucoup de blessés, et les médecins vont manquer. — J’organiserai les secours, je parlerai au Grand Maître de la Guilde des médecins. Ce n’est pas un allié d’Owain. — Parfait. L’allée débouchait sur le canal du Nuage, tout près du pont. Les gendarmes se tenaient de part et d’autre de la voie et assistaient, passifs, à l’arrivée du régiment de la milice. Les soldats continuaient à affluer de la Douve haute et se mettaient en formation sur la place, à l’exception d’un peloton de vingt-huit hommes qui barraient la route et braquaient leurs armes sur Edeard. — J’aimerais m’entretenir avec votre lieutenant, leur dit-il. Les soldats s’écartèrent pour laisser passer un officier âgé d’une quarantaine d’années. L’homme était grand et coiffé d’une casquette noire sous laquelle on devinait des boucles blondes. Les boutons de sa tunique verte et saphir brillaient avec intensité et un long sabre pendait à sa ceinture. Le moral d’Edeard en prit un coup, mais il parvint à masquer ses sentiments ; le lieutenant était de ces jeunes officiers issus de l’aristocratie, pas très intelligents et infiniment arrogants. Pour une fois, il aurait aimé croiser un spécimen plus malin et indépendant que la moyenne. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, commença le lieutenant en s’inclinant. Lieutenant Eustace. Je suis responsable de cette opération et j’ai reçu l’ordre de mon colonel de ne pas vous laisser passer. Son nom lui disait vaguement quelque chose, mais il était certain de ne l’avoir jamais rencontré auparavant. — Si vous avez reçu pour mission d’arrêter les émeutes, je peux vous aider ; je viens de le faire de l’autre côté du Bassin central. — Ce qui a d’ailleurs provoqué des incidents un peu partout, rétorqua le lieutenant Eustace. Vous êtes une menace pour notre ville. Plus vite vous en serez chassé, mieux ce sera. — Des innocents vont souffrir. J’espère que vous en êtes conscient. Je n’ai pas l’intention de laisser la situation dégénérer. La milice ne tirera pas sur la foule. Les gendarmes n’ont besoin de personne pour maîtriser les émeutiers. — Cette prise de conscience soudaine est touchante. Après avoir passé l’année à provoquer les criminels, voilà que vous vous inquiétez pour eux. — Je vous en prie, laissez-moi essayer. Je vous le dis d’homme à homme : qu’avez-vous à y perdre ? Si je réussis à les calmer, votre colonel vous félicitera d’avoir pris cette heureuse initiative. Si j’échoue, vous n’aurez qu’à exécuter vos ordres. — D’homme à homme, dites-vous ? Edeard hocha la tête. Le visage du lieutenant était dépourvu d’expression, ce qui n’était pas normal. — Nous avons un dicton, ici, à Makkathran, reprit Eustace, mais j’imagine que le campagnard que vous êtes ne le connaît pas : « Ne pisse pas dans le canal, tu auras peut-être besoin de boire son eau un jour. » Il eut un geste dédaigneux de la main gauche, un geste languissant qui permit à Edeard de voir qu’il portait un anneau en argent au troisième doigt. Le gendarme laissa échapper un grognement incrédule. Des brindilles tressées, serties d’un rubis solitaire… Le fiancé de Jessile. — Bien, lâcha le lieutenant Eustace en tournant les talons. Faites un seul pas en direction de ce pont, et nous verrons combien de balles seront nécessaires pour vous arrêter, vos amis et vous. Dégagez, retournez dans le trou à rats qui vous a vu naître ! — Laisse tomber, dit Dinlay tandis que le peloton resserrait les rangs. Nous n’avons pas besoin de son autorisation, nous savons nous rendre invisibles. Allons-y. Edeard fit abstraction des vingt-huit pistolets braqués sur lui et se concentra sur les soldats qui continuaient à remplir la place. Des nuages de pétales voletaient autour d’eux telle une neige rose. — Je ne peux combattre les deux camps. — Noie-les sous un déluge d’eau, proposa Macsen. Les hostilités cesseront aussitôt. — Je ne suis pas certain d’avoir assez d’eau à ma disposition, rétorqua Edeard en regardant le canal du Nuage d’un air défait. — Et l’air ? demanda Kanseen. Tu pourrais utiliser l’air, provoquer une tempête. — Peut-être… Un coup de feu retentit. Instinctivement, les quatre gendarmes se baissèrent. De plus en plus nerveux, les miliciens qui barraient le pont regardèrent par-dessus leur épaule. — Qu’ils soient maudits, grogna Edeard. Nous n’avons pas de temps à perdre. Il y eut un autre coup de feu. Edeard souleva une énorme colonne d’eau à côté du peloton. Au loin, quelqu’un cria : — Miliciens, en joue ! Le lieutenant Eustace considéra avec effroi la masse d’eau qui décrivait une courbe dans les airs. Ses hommes combinèrent la force de leurs troisièmes mains pour se protéger. Edeard lâcha l’eau sur leurs têtes. — Feu ! Deux cent cinquante coups de feu résonnèrent simultanément dans la rue Burfol et l’allée Jankal. — Non, cria Edeard, horrifié. La vague bouillonnante projeta une douzaine de soldats au sol et les emporta sans leur laisser le temps de se raccrocher à quoi que ce soit. — Feu ! Une seconde salve retentit. — Couvrez-moi, demanda Edeard à ses amis. Macsen et Dinlay entreprirent aussitôt de pousser les soldats détrempés dans le canal. La troisième main de Kanseen arracha leur pistolet à ceux qui avaient assez de présence d’esprit pour viser Celui-qui-marche-sur-l’eau. Très haut au-dessus de la rue Burfol, un large cylindre d’air se mit à tourbillonner. Quand il était petit garçon, Edeard adorait écouter des histoires de tornades avant de s’endormir. En revanche, il n’avait encore jamais observé le phénomène. Alors, il pressa l’atmosphère de toutes ses forces… L’air s’épaissit, s’assombrit et produisit un crissement torturé. Une vrille tournoyante se forma sous la colonne et s’allongea en direction de la place. Un soldat parvint à viser et à tirer. Dinlay le vit juste à temps et, avec sa troisième main, écarta le pistolet braqué sur Edeard, avant de se jeter sur le milicien. Le lieutenant Eustace lui sauta dessus à son tour. Les trois hommes glissèrent sur le pont mouillé et tombèrent lourdement. Un autre soldat plongea dans la mêlée. Tous les pétales de la place s’envolèrent et formèrent un épais nuage rose au-dessus des toits. La tornade atteignit la barricade de meubles enflammés de la rue Burfol. Ceux-ci s’élevèrent dans le ciel et tournoyèrent autour de la colonne hurlante. Soixante mètres au-dessus de la ville, les débris furent libérés de l’emprise de la tornade et s’envolèrent au loin. Soldats et émeutiers coururent se mettre à l’abri pour échapper à la pluie de chaises, de bancs et de tables enflammés. Deux soldats bondirent sur Kanseen. La jeune femme se débattit et tomba dans le canal en même temps qu’un de ses assaillants. Edeard déplaça l’extrémité de la tornade et la dirigea vers la barricade de l’allée Jankal. Alors qu’une pluie de débris était sur le point de cesser, une autre se préparait. Le lieutenant Eustace émergea de la mêlée sous laquelle se trouvait Dinlay. Macsen lui fit face avec un sourire sauvage. — Je ne comprends pas de quoi vous vous plaignez, commença-t-il. De toute façon, la chambrée tout entière était d’accord pour dire qu’elle était nulle au lit. Eustace gronda de fureur et se jeta sur lui. Edeard lâcha la masse d’air qu’il était en train de manipuler, juste avant que ses forces l’abandonnent. Devant lui, le peloton se reformait tandis que Macsen et Eustace se tortillaient comme des serpents sur la chaussée glissante. — File ! cria Macsen. Edeard se mit en marche ; sa cape ondulait derrière lui. Les soldats terrorisés tirèrent quelques coups de feu, mais Celui-qui-marche-sur-l’eau ne sembla même pas s’en rendre compte. Ils s’aplatirent contre le mur d’une maison et attendirent sans bouger qu’il les ait dépassés. Sur la place, le régiment était en train de se regrouper. Plusieurs officiers menacèrent Edeard, mais celui-ci fit comme s’il ne les avait pas entendus. Des ordres furent criés et donnés mentalement ; il s’agissait de reformer les rangs et de prendre pour cible Celui-qui-marche-sur-l’eau. Une douche de pétales minuscules retomba sur le sol. Edeard s’arrêta à l’entrée de la rue Burfol. Des gens l’observaient avec crainte depuis les porches et les allées transversales dans lesquels ils s’étaient abrités pour échapper à la pluie de meubles. — Partez ! hurla-t-il. Si vous restez ici, les miliciens vous tueront, et si je vous attrape, votre sort sera encore moins enviable. Quelques-uns s’exécutèrent. Celui-qui-marche-sur-l’eau s’engagea dans la rue. Il tendit le bras et un éclair jaillit de ses doigts pour s’enrouler autour des arbres en espaliers dénudés. Alors ce fut la panique. Ils étaient des dizaines à prendre leurs jambes à leur cou, à fuir ce personnage craint entre tous. En esprit, Edeard vit la population entière de Sampalok se mettre en branle. La foule qui, quelques instants plus tôt, pensait avoir pris possession des rues du quartier, s’en fut vers le seul refuge assez sûr, pensait-elle : le manoir de Bise. Edeard faillit vaciller lorsqu’il croisa le premier corps – une femme qui avait pris trois balles et dont le corps ensanglanté était presque recouvert de pétales. En esprit, il examina les parages et vit son âme suspendue au-dessus de son corps. — Je suis désolé, lui dit-il. J’aurais dû intervenir plus vite. Son visage spectral posa un regard déprimé sur lui. — Mes garçons, que vont-ils devenir ? Ils sont si jeunes. — Nous nous occuperons d’eux, je vous le promets. — Je veux les voir avant de partir. (Elle flotta vers une allée toute proche.) Je les sens qui sont tout près. Un dernier regard, pour être sûre. Edeard grimaça et se remit en marche. Au total, il compta quinze morts et plus d’une vingtaine de blessés, qui claudiquaient devant lui et agrippaient leurs plaies sanguinolentes. Il leur parla en esprit, leur murmura de se réfugier dans des allées transversales où des médecins viendraient les soigner. Certains lui obéirent, huit refusèrent. Lorsqu’il eut remonté la moitié de la rue, Owain s’adressa à lui. — J’ignore ce que vous espérez accomplir de cette manière. Écartez-vous et laissez la milice se charger de cette pourriture. Je m’arrangerai pour que la commission d’enquête fasse preuve de clémence à votre égard. — Le miracle de la Dame, répondit Edeard sans se soucier d’être entendu par toute la ville. — Pardon ? — La Dame a accompli un miracle à Makkathran et je compte le reproduire aujourd’hui. — Celui-qui-marche-sur-l’eau, vous êtes donc irrécupérable. — Dans ce cas, laissez-moi tranquille. — Je ne peux pas. — Régiment, en marche ! entendit-il derrière lui. — Vous voulez parier ? marmonna Edeard dans sa barbe. Boyd, j’espère que tu me vois, parce que c’est ton idée. Il ralentit un peu pour laisser aux fuyards le temps d’atteindre le manoir de Bise. Le régiment lui emboîta le pas, cala son allure sur la sienne, ce qui le fit sourire. Alors, l’esprit de Salrana le trouva avec une facilité déconcertante : — Edeard, qu’es-tu devenu ? — Je suis ce que j’ai toujours été. — Tu as toujours été fort, mais cette arrogance… Cela ne te ressemble pas. — Ils ne m’ont pas laissé le choix. — Edeard, tu agis contre la volonté de la ville tout entière. Tu dois arrêter. — Les gangs seront dissous et les criminels bannis avant la fin de la journée. Plus rien d’autre ne compte. — Ce que tu fais est mal. Tu décides pour les autres. Tu abuses de tes dons pour défier le Conseil. — Il y a longtemps de cela, Rah a mis sa force à profit pour protéger les gens du chaos ; mon devoir est de l’imiter. Fléchir maintenant reviendrait à trahir tout ce qu’il a créé, tout ce qu’il a donné à ce monde. — Comment oses-tu te comparer à Rah ? Tu n’es pas lui. — Je sais, mais je ne laisserai pas son magnifique héritage mourir. Voilà qui je suis. Tu dois l’accepter. — Je prierai la Dame pour que ton âme, autrefois si lumineuse, soit sauvée. Edeard serra les dents et détourna son attention de son amie d’enfance. Je ne peux pas me laisser distraire. Elle n’y arrivera pas ! Certains continuent à croire en moi. Comme pour pallier la méfiance de Salrana, Edeard appela Felax, qui était resté sur la promenade, près du Bassin central. — J’aurais besoin d’aide. — Oui, monsieur, répondit le jeune homme avec fierté. Je vous écoute. La confiance inébranlable du garçon l’émut. — J’ai besoin de vous et de vos camarades. Allez voir pour moi les sergents en charge des ponts et demandez aux équipes d’observation de suivre les Cent à la trace. J’aimerais aussi qu’elles retrouvent un maximum de criminels sous le coup d’une décision d’exclusion. Si tout se passe bien, les équipes d’intervention devront se reconstituer pour former des escortes. — Entendu. Je m’en occupe tout de suite, monsieur. Mais, monsieur, j’aimerais vous aider, j’aimerais vous accompagner… — Rendez-moi service, faites ce que je vous ai dit. Si vous réussissez, nous parviendrons à renverser la situation. — J’ai toujours su que vous y arriveriez, monsieur. Toujours. Edeard se trouvait à une centaine de mètres de l’extrémité de la rue Burfol. Il voyait la grande place carrée qui entourait la maison de Bise. Les fontaines étaient en service, mais la vaste esplanade était déserte. Des hommes fermaient les grandes portes cerclées de fer de la propriété. Edeard arriva sur la place et examina le manoir circulaire. Plus d’une centaine de personnes se tenaient sur les remparts externes. Sa vision à distance lui permit de confirmer qu’elles étaient toutes armées et prêtes à tirer. Derrière elles, la silhouette fière de la tour de sept étages se découpait sur la toile fond grise du ciel nuageux et saturé de fumée. Ses murs étaient un camaïeu vert et jaune qui allait en s’éclaircissant, le dernier étage étant, lui, complètement blanc. Vêtu d’une tenue officielle gonflée par le vent, Bise plastronnait sur le toit. Il s’adressa à lui en esprit d’une voix puissante, perceptible dans la moitié de la ville : — Vous n’avez aucune autorité ici, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Le maître du quartier a tous les pouvoirs chez lui. Partez. Edeard fut tenté de répondre d’un geste de la main. Au lieu de quoi il dit : — Attendez là où vous êtes, je vous prie. Je dois d’abord me charger de la milice. Il tourna le dos au manoir. Quelques coups de feu retentirent, mais il repoussa les balles sans effort. Des voix aboyèrent des ordres fermes sur les remparts, et plus personne ne tira. Edeard attendit patiemment, tandis que la population de la ville tout entière retenait son souffle. Bien qu’il se sente un peu ridicule de crâner ainsi, il goûta chaque seconde de ce moment. Ouais, la classe ! Le régiment de la milice atteignit l’extrémité de la rue Burfol et s’arrêta. Les trois premiers rangs braquèrent leurs armes sur le personnage qui se tenait au centre de la place carrée et dont la cape pendait, immobile, d’une manière quasi surnaturelle. De part et d’autre de la silhouette, des fontaines gargouillaient gaiement. — Capitaine Larose, commença Celui-qui-marche-sur-l’eau. Je suis heureux de vous voir. Vous êtes un homme intègre. Le capitaine fit un pas en avant et s’inclina avec courtoisie. — Tout comme vous, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Auriez-vous l’obligeance de vous écarter afin que nous puissions exécuter les ordres donnés par les autorités légales de la ville ? — Quels sont ces ordres ? — Nous avons reçu pour mission d’arrêter les délinquants qui se cachent dans la demeure du maître du quartier de Sampalok. — Ils sont lourdement armés. — Nous aussi. — Je sais, mais je n’ai pas l’intention de vous laisser provoquer un bain de sang dans ma ville. Je m’occuperai de Bise et de ceux qu’il abrite chez lui – vous avez ma parole. (Il tourna lentement sur ses talons pour s’adresser également aux occupants du manoir, en augmentant la puissance de sa voix à distance :) Vous m’avez bien entendu ? — Malheureusement, après les événements d’aujourd’hui, votre parole ne suffit plus. Laissez-nous passer ou je serai contraint d’ordonner à mes hommes de vous tuer. Edeard sourit. — Comment croyez-vous qu’ils vont s’y prendre de là-haut ? Il demanda à la ville de l’aider. — Là-haut ? Le capitaine Larose regarda le sol avec nervosité. Soudain, il eut l’impression de perdre l’équilibre et fléchit les genoux. Ce faisant, les semelles de ses bottes frappèrent la chaussée et le propulsèrent dans les airs. Derrière lui, trois cents soldats l’imitèrent car, comme les siens, leurs sens leur juraient qu’ils étaient en train de tomber. Trois cents soldats s’élevèrent doucement au-dessus de la chaussée. Consternés, ils crièrent de concert et agitèrent les bras dans tous les sens, ce qui n’arrangea pas leurs affaires. Ils tournoyèrent, se tortillèrent. Plusieurs d’entre eux rebondirent sur les murs habillés de plantes grimpantes qui flanquaient la rue et furent projetés dans la masse de leurs collègues. Parfaitement immobile, Edeard assista au spectacle. Le vacarme était si intense et leur panique conjuguée si forte que le gendarme grimaça. La plupart des soldats étaient à trois ou quatre mètres du sol et tentaient désespérément de se raccrocher à quelque chose. Il constata que la majorité agrippaient leur revolver et secoua la tête, incrédule. — Vous devriez essayer d’utiliser vos troisièmes mains pour vous guider. Tous ensemble, vous seriez plus stables. — Arrêtez tout de suite ! tonna le capitaine Larose. L’officier tourna lentement sur lui-même et se retrouva en position allongée. Edeard leva les mains d’un air innocent, comme s’il n’avait rien à voir avec ce phénomène. — Je ne fais rien. Larose écarquilla les yeux, parvint à ramener son bras devant lui et visa Edeard avec soin. — Si j’étais vous, je ne… L’officier tira. Le recul de l’arme le projeta à grande vitesse à l’autre bout de la rue. Au passage, il heurta plusieurs de ses hommes et les déséquilibra davantage, ce qui n’était pas très bon pour leur oreille interne. Edeard fit encore la grimace lorsqu’un premier soldat vomit d’une façon spectaculaire à cinq mètres du sol. Au lieu de tomber par terre, son vomi resta suspendu dans les airs, où il forma d’étranges nébuleuses. Horrifié, son camarade le plus proche entra en collision au ralenti avec le dégoûtant nuage. Alors, d’autres eurent des haut-le-cœur. Les exclamations incrédules changèrent de tonalité et cédèrent la place à des gémissements de dégoût. Edeard leva le doigt comme un adulte s’adressant à des enfants. — Restez là. Je serai bientôt de retour. À ce moment-là, il sera temps de rengainer vos armes. Il se retourna vers le manoir. Cette fois-ci, personne ne lui tira dessus. Makkathran était plongé dans le silence. Celui-qui-marche-sur-l’eau fixa la silhouette distante du maître de quartier Bise. — Vous revendiquez le pouvoir dans ce quartier ; toutefois, son exercice s’accompagne de responsabilités. Votre famille et vous avez abusé de votre position et permis aux gangs de se développer. Vous contournez et manipulez les lois à vos propres fins. Les malheurs dont nous avons été témoins aujourd’hui sont les conséquences de votre politique. — Ce n’est pas moi… — SILENCE. Edeard tendit le bras droit. Un éclair énorme jaillit de ses doigts et frappa le sommet de la tour à un mètre de l’endroit où se tenait Bise. Des débris de mur fumants se détachèrent et tombèrent dans la cour en contrebas. Bise s’accroupit et se protégea le visage des deux mains. — Vous oubliez, maître Bise, que ni vous ni le Grand Conseil ne détenez le pouvoir suprême. Nous sommes tous les invités de cette ville. Vivre ici n’est pas un droit, mais un privilège. À partir d’aujourd’hui, la ville révoque vos droits. La famille Diroal sera privée de sa position et de ses richesses. La moitié de son argent sera redistribuée aux habitants de Sampalok qui ont tout perdu aujourd’hui ; le reste ira au nouveau maître. J’ajoute également à la liste des bannis tous ceux qui font déjà l’objet d’un mandat d’exclusion. Vous allez quitter Makkathran et ne jamais revenir. Jamais. — Personne, pas même vous, ne peut nous imposer cela. — C’est vrai, acquiesça Edeard. En revanche, la ville, elle, peut vous imposer ce que bon lui semble. Pour commencer, vous devrez rendre votre maison. Pendant une longue minute, Edeard et Bise se regardèrent. Rien ne se produisit. Sur les remparts, certains riaient ouvertement. Provocations et huées se multipliaient. Soudain, le grand portail cerclé de fer émit un craquement. Les alliés de Bise se figèrent et se penchèrent par-dessus les remparts. Le portail paraissait intact. Le bouclier mental de Bise trahit sa stupéfaction ; le rebord du toit était en train de changer. Il devenait meuble, se fissurait, se transformait en poussière, qui s’écoulait comme un liquide, dégoulinait le long du mur. Les rus de poussière grossirent, enflèrent et désagrégèrent les motifs verts et jaunes. Bise fixa avec effarement la vague qui accélérait en direction de ses bottes. — Si j’étais vous, conseilla doucement Edeard, je descendrais tant qu’il y a encore un escalier. Le portail émit un nouveau grincement d’agonie. Le matériau du mur éjectait les vis longues de quarante centimètres des charnières. Le phénomène était bien connu dans toute la ville, mais il n’avait jamais été aussi rapide. Des crissements et grognements métalliques résonnaient dans la demeure, tandis que toutes les portes subissaient le même sort. Les parois recrachèrent clous et crochets ; les tableaux, les étagères dans les garde-manger et remises tombèrent par terre. Bise pivota sur ses talons et fila vers l’escalier. Les baignoires de toutes les salles de bains se vidèrent. Les segments qui diffusaient une lumière orangée vacillèrent avant de s’éteindre. Les fenêtres de cristal explosèrent comme des bulles de savon. Les portes tombèrent bruyamment. Les murs solides commencèrent à s’effondrer, à perdre leur cohésion, à se transformer en une vague verticale de poussière liquide. La famille Diroal et ses serviteurs se précipitèrent vers les sorties. Gé-chimpanzés, gé-macaques et chats terrestres se joignirent à eux, ajoutant au chaos général. Bise n’avait même pas atteint le sixième étage lorsque le toit s’écroula. Le soleil illumina les pièces du dernier étage, brilla sur des tapis et des meubles lentement avalés par une cascade de poussière. Bise gémit de terreur et pressa le pas. Sous ses pieds, la surface incurvée des marches déjà peu pratiques devenait glissante. Les murs recrachèrent complètement les charnières des trois portails extérieurs, qui sortirent de leur alignement, pivotèrent avec grâce et lenteur, et tombèrent sur la place. Il ne restait plus personne sur les remparts pour assister à ce spectacle ultime ; tout le monde s’était rué dans l’escalier et courait vers la sortie. Au total, il fallut une trentaine de minutes à l’édifice pour se disloquer, car c’était un énorme bâtiment, et la ville n’aurait pu absorber sa masse plus rapidement. Durant ce temps, les gendarmes qu’Edeard avait demandés se regroupèrent sur la place et formèrent un cordon autour du manoir en train de disparaître. Le capitaine Ronark était parmi eux ; tout comme les sergents, il salua Celui-qui-marche-sur-l’eau. Ils écoutèrent ses instructions très simples avant d’organiser leurs hommes. À la fin, lorsque les derniers chicots de murs eurent disparu, la zone qui avait accueilli la vaste demeure de Bise ressemblait à un lac de poussière, qui se solidifia très vite. En son centre se dressait un monticule de meubles cassés, de vêtements, de tapisseries et de linge de maison, de livres, de bouteilles de vin, de vaisselle brisée, de couverts tordus – deux millénaires d’objets amassés par une famille incroyablement riche. Autour de ces détritus se tenaient les survivants maussades, haineux, mais surtout effrayés par Celui-qui-marche-sur-l’eau et son pouvoir. Ils lancèrent des regards noirs à Edeard, mais aucun d’entre eux n’osa l’interrompre, ni le contredire. — Les Diroal et ceux que je nommerai rendront leurs armes aux gendarmes, puis se mettront en marche vers la porte nord. Les gendarmes vous escorteront et assureront votre protection. Vous pourrez prendre avec vous ce que vous serez capables de porter et rien d’autre. Les autres sont libres de partir. Le capitaine Ronark prit la tête de ce convoi improbable et chamarré. Les épaules droites, rayonnant de fierté, il s’engagea dans l’allée Jankal. — Je vous rejoindrai dans quelques minutes, lui dit Edeard avant de s’enfoncer dans la rue Burfol. Le régiment flottait toujours entre les immeubles. Quelques dizaines de soldats étaient parvenus à agripper les plantes des murs, où ils pendillaient, tout tremblants, car, bien qu’ils soient fermement accrochés, leurs estomacs leur criaient qu’ils tombaient. L’atmosphère était encombrée de globules de liquides épais. Edeard plissa le nez car l’odeur était vraiment insupportable. Sa troisième main attira le capitaine Larose vers l’avant de la zone d’apesanteur que la ville avait générée à sa demande. — Je ne vous donnerai aucun ordre parce que je ne suis pas maire, commença Celui-qui-marche-sur-l’eau, le regard fixé sur l’officier à l’uniforme maculé de vomissures. Néanmoins, je vous suggérerais de venir en aide aux victimes de cette journée. C’est une proposition raisonnable, ne croyez-vous pas, capitaine ? — Si, acquiesça celui-ci dans un murmure. — Merci. Je suis désolé de vous avoir causé des désagréments. Maintenant, je vous en prie, remettez les crans de sûreté de vos armes ; je ne voudrais pas qu’il arrive un accident. Lentement, le régiment regagna le plancher des vaches. Edeard rejoignit les gendarmes de l’escorte. Il croisa d’abord ses collègues de Fiacre, qui l’accueillirent avec des sourires contenus ; ils essayaient de ne pas avoir l’air trop triomphant, mais leurs pensées étaient si brillantes qu’ils avaient le plus grand mal à les dissimuler. Grâce à sa vision à distance, il vit Kristabel et Acena arriver au Bassin central à la tête d’un convoi de trente gondoles transportant chacune deux docteurs et plusieurs novices. — La milice sera bientôt là pour vous aider, l’informa-t-il. Essaie de ne pas faire attention à l’odeur. — Je ne suis pas certaine de vouloir de leur aide, rétorqua-t-elle d’un ton acerbe. — Pas de récriminations, mon amour. Nous aurons tous à vivre ensemble après cela. — Oui, bien sûr. — Tu peux parler à ton père pour moi ? J’aurais besoin d’un navire chargé de vivres et de couvertures ; il devra être prêt à naviguer vers le nord dès cet après-midi. Il n’aura qu’à jeter l’ancre au large d’une côte et laisser aux exilés de quoi tenir quelques jours. Nous ne pouvons pas les laisser sans rien ; il y aura des enfants parmi eux. — Il est parfois difficile d’être à la hauteur de tes exigences, mais il ne s’écoule pas un jour sans que je remercie la Dame de t’avoir fait si bon. J’en parle à papa tout de suite. Tandis qu’Edeard et les bannis traversaient Sampalok, des groupes de gendarmes guidant des prisonniers se joignirent à eux. Il s’agissait des hommes exclus des quartiers de Makkathran. Certains étaient accompagnés de leur femme et de leurs enfants. Edeard sentait le poids des esprits curieux qui suivaient la progression de la colonne morose. Il savait quelle question se posaient tous ces gens : Et après ? Pour le moment, il n’en savait rien. — J’ai besoin de conseils, monsieur, dit-il à Finitan. — J’ai l’impression que nous autres anciens ne servons plus à rien, jeune homme, répliqua le Grand Maître. — C’est bien le problème. Je ne veux pas être un genre d’empereur qui n’aurait aucun compte à rendre au Conseil. Nous nous devons de travailler dans le cadre de la loi, autrement elle deviendra superflue et plus personne ne la respectera. Aujourd’hui, il s’est justement agi de rétablir l’ordre. Nous ne pouvons pas tout perdre maintenant. Des gens sont morts. — Je sais. Jusqu’à la dernière minute, j’ai cru qu’Owain ferait marche arrière. Si vous consentez à travailler avec nous, nous pourrons repartir de zéro. Ce ne sera pas facile, mais, avec un peu de recul et quelques explications, les gens comprendront que vous avez agi pour le bien commun. Pour le moment, nous devons élaborer une stratégie pour aborder les élections le mieux possible. Alors, vous et moi connaîtrons notre sort. — J’en suis conscient. D’ailleurs, j’ai quelques idées à vous soumettre. — Excellent, mon garçon. Je vous écoute. Kanseen, Dinlay et Macsen étaient assis sur un des piliers vrillés du pont qui enjambait le canal du Nuage. Leurs vestes étaient étalées au soleil. Les cheveux de la jeune femme étaient collés à son crâne et ressemblaient à un béret déformé. Elle avait les mains éraflées et sales. Dinlay était occupé à nettoyer le verre qui restait à ses lunettes ; l’autre ne lui aurait certes pas été très utile, car son œil était presque fermé tant il était enflé. Il avait aussi la lèvre fendue et sanguinolente, et s’était fait bander la cheville gauche. Macsen avait le nez cassé et deux morceaux de tissu enfoncés dans les narines. Il avait perdu sa veste et, sous son gilet en soie d’araignée, sa chemise était toute déchirée, révélant ses bras meurtris et griffés. Edeard arriva et se planta devant eux. Ils ne se levèrent pas et se contentèrent de le regarder sans rien dire. — Je sais, commença-t-il, vous allez me dire que les autres sont encore pires. Kanseen ricana. — S’il reste quelque chose d’eux. — Vous m’avez soutenu jusqu’au bout, continua-t-il. Vous avez cru en moi. Vous avez défié les idiots d’Eustace pour me permettre de passer. Macsen se tourna vers Dinlay et sourit. — Les idiots d’Eustace – excellent nom pour ce peloton. — Un nom que nous pourrons sans doute faire officialiser, acquiesça Dinlay. (Il descendit du pilier courtaud et grimaça en réveillant la douleur de sa cheville foulée.) Venez par ici. Edeard le prit dans ses bras ; il était si heureux que rien de grave ne soit arrivé à ses amis survivants. Kanseen se jeta dans ses bras à son tour. Enfin, Macsen lui donna l’accolade. — Aïe ! — Tu as mal ? demanda Edeard avec inquiétude. — C’est un beau crétin, répondit Macsen en tâtant son nez avec circonspection, mais il sait se battre – on ne peut pas lui enlever cela. — Alors, on reste gendarmes ? demanda Dinlay. Edeard lança à Macsen et Kanseen un regard un peu coupable. — Pour le moment, oui. Vous allez m’aider à les escorter hors de la ville ? Dinlay examina sa cheville bandée d’un air désolé. — Je ne pense pas être capable de marcher jusqu’à la porte nord. — Les médecins seront bientôt là, le rassura Edeard. Et vous deux ? — Par l’Honoious, on ne s’arrête jamais, avec toi ! Le trajet jusqu’à la Douve haute ne dura pas très longtemps. D’après les estimations d’Edeard, il y avait presque huit cents personnes dans la colonne lorsque Ronark atteignit la porte nord. Cela lui faisait mal au cœur de voir autant de femmes et d’enfants, mais il était trop tard pour eux. C’était prévisible. De part et d’autre de la porte géante, la route était déserte. Edeard et les gendarmes s’arrêtèrent devant le mur de cristal. Bise, qui avançait en tête de la colonne, stoppa devant l’arche. — Un navire jettera l’ancre dans la crique de Cauley ce soir, expliqua Edeard à l’ancien maître de Sampalok. Il sera chargé de provisions. L’homme lui lança un regard noir. — Où sommes-nous supposés aller ? — Il existe des terres et des provinces vierges. Vous pourrez tout recommencer. — Je suis un maître de quartier ! s’emporta Bise. Plus de cinquante membres de la famille Diroal étaient regroupés derrière lui ; tous portaient des vêtements dignes de leur rang, mais pas du tout appropriés à une longue marche dans la campagne. Les ourlets des jupes élaborées que portaient les femmes les plus âgées étaient déjà couverts de crasse et effilochés. Les hommes étaient vêtus de robes doublées de fourrure et transpiraient dans leurs chemises et leurs pantalons voyants. Deux jeunes femmes tentaient de consoler des bébés en pleurs. Aucun des parents de Bise n’avait de chaussures qui dureraient plus de deux jours sur la route. Edeard refoula son sentiment de culpabilité et refusa de les prendre en pitié. — Vous le seriez toujours, si vous vous étiez montré digne de vos responsabilités. Partez avant que je décide de me montrer moins généreux. — Vous serez mort avant minuit, cracha Bise. Edeard eut un sourire sans joie. — J’espère que vous ne comptez pas sur Warpal et Motluk pour accomplir cette basse besogne. L’homme pâlit, se retourna vers l’arche, leva la tête bien haut et se remit en marche. Sa famille lui emboîta le pas. — Avant la nuit, il sera dans le pavillon de campagne d’un ami, déclara le capitaine Ronark. Habillé de vêtements propres, il organisera sa vengeance en sirotant du vin, pendant que le reste de ces infortunés tremblera de froid sur le bord de la route. — Je sais, concéda Edeard tandis que les criminels exclus défilaient devant lui en l’insultant et en criant vengeance. Ce qui compte, c’est le bannissement. Une fois débarrassés des membres les plus actifs des gangs, nous ferons régner l’ordre dans la ville. Et puis, combien de temps croyez-vous que Bise pourra vivre dans ce pavillon ? Deux semaines ? Un mois ? Combien de temps nourririez-vous et habilleriez-vous sa famille ? Il finira par être mis dehors, par être chassé de plus en plus loin de nous. — Je l’espère. — En tout cas, je vous remercie de votre aide, monsieur. — Ce n’est rien du tout, Celui-qui-marche-sur-l’eau. J’ai donné ma vie à mon métier et, pourtant, j’ai accompli si peu. Grâce à vous, Makkathran a de nouveau foi en nous et en l’ordre. Cela signifie beaucoup pour moi et pour infiniment plus de gens que vous l’imaginez. — J’aimerais que vous parliez à Walsfol. — J’en avais l’intention. Je pense que ce sera plus facile que prévu. Nombreux sont ceux à avoir été choqués par l’attitude du maire aujourd’hui. — Il faut absolument que je garde mon statut de gendarme. — Vous le garderez, mais votre fonction devra changer. — Que voulez-vous dire ? — Je vous vois très bien en capitaine de la gendarmerie de Jeavons. Edeard regarda le vieil homme sans y croire. — Mais, monsieur… — De toute façon, j’ai presque l’âge de la retraite et je peux terminer ma carrière dans les bureaux de notre grand chef. Regardez-moi : j’assiste au défilé des pires fumiers de cette ville, de types que j’ai essayé d’arrêter pendant des décennies. On ne peut espérer vivre expérience plus forte dans ce métier. Vous méritez de prendre les commandes de notre gendarmerie. Après cela, dans quelques années, vous serez en position de briguer le poste suprême. Walsfol a mon âge, vous savez. — C’est… c’est très généreux de votre part, monsieur. — C’est juste de la politique. Depuis votre arrivée, vous avez eu le temps de vous familiariser avec les habitudes de notre ville. — Oui, monsieur ! Huit gendarmes escortèrent Buate à la porte nord. Edeard lança à l’homme un regard dédaigneux et signifia aux gendarmes de le laisser partir. — J’ignore ce que vous êtes, Celui-qui-marche-sur-l’eau, mais je sais que vous n’allez pas durer. — Vous avez sans doute raison ; toutefois, tant que je serai là, vous n’aurez pas votre place à Makkathran, ce qui sera mieux pour tous ses habitants. Buate tourna les talons et s’en fut. — Je n’aurais jamais cru assister à ce spectacle un jour, remarqua Kanseen. Buate s’arrêta pour considérer avec dégoût les prairies qui entouraient la ville, puis se remit en route à l’écart des autres exilés. — Gardons cette image dans notre mémoire, dit Macsen. Alors, qu’avez-vous prévu pour nous, Ô, Votre Toute-Puissance ? — D’abord Sampalok, ensuite, un mariage, répondit-il. En revanche, si tu m’appelles encore une fois comme cela, je t’envoie vivre avec Buate dans une hutte dans la plus éloignée des provinces. — Oh ! Mais c’est qu’il est susceptible ! — Comment cela, un mariage ? demanda Kanseen. — Il faut que je vous par… (Edeard s’interrompit et pointa du doigt les derniers exilés de la colonne.) Eh, toi ! Viens par ici ! L’adolescent sursauta et regarda autour de lui d’un air coupable, comme pour voir à qui Celui-qui-marche-sur-l’eau s’adressait. — Oui, toi, insista Edeard. Le garçon avait effectivement la tête de l’emploi : des cheveux bruns ondulés qui n’avaient pas vu de savon depuis des semaines, un long duvet sur le menton, de l’acné sur les joues, et des vêtements qui avaient manifestement été taillés pour quelqu’un d’autre. Une main peu experte avait raccourci son pantalon trop long – il était en effet plutôt petit pour son âge. Il portait également une veste rapiécée aux poches pleines de provisions et d’objets en argent volés dans les boutiques de Sampalok. Il avait l’air renfrogné et évitait de croiser le regard de qui que ce soit. Ses parents et lui se détachèrent de la colonne, mais, effrayés, restèrent groupés. Edeard connaissait le père ; il rackettait les commerçants d’Abad. — Comment t’appelles-tu ? — Laissez-le tranquille ! cria la femme. Nous partons, qu’est-ce que vous voulez de plus ? Le garçon lança à Edeard un regard revêche, comme seule la jeunesse de Sampalok pouvait en produire. — Comment t’appelle-t-on ? insista Edeard plus doucement. — Marcol. Qu’est-ce que cela peut vous faire ? — Et ton père s’appelle Arcton. Ta mère, en revanche… ? — Janeel, dit-elle d’un ton incertain. Pourquoi ces questions ? — La troisième main de Marcol est très puissante. L’adolescent s’empourpra. — Ce n’est pas vrai ! — Attirer un gé-aigle qui vole à cette altitude n’est pas donné à tout le monde. — C’était pas moi. — Tu dois être fidèle à tes parents, pour les suivre comme cela. Après tout, tu es assez vieux pour rester à Makkathran tout seul. Et puis, ton nom ne figure sur aucun mandat. — Laissez-le tranquille, intervint sa mère en l’entourant de ses bras protecteurs. — Je ne resterai pas, affirma Marcol d’un air de défi. — J’ai une proposition à te faire, reprit Edeard. Si tu acceptes de t’engager comme gendarme stagiaire à Jeavons, j’annule le bannissement de ton père. — Quoi ? Arcton et Janeel échangèrent un regard incrédule. — Edeard ? appela une Kanseen stupéfaite. — J’impose deux conditions : d’abord, Marcol devra aller au bout de sa formation et devenir gendarme ; ensuite, Arcton, vous devrez trouver un travail honnête et éviter les ennuis. — Vous êtes sérieux ? demanda ce dernier. — Je suis Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Il n’a pas l’habitude de plaisanter, expliqua Macsen avec courtoisie. — Oui, nous sommes d’accord, intervint Janeel, au bord des larmes. — Marcol ? Qu’est-ce que tu en dis ? demanda Edeard. Ce ne sera pas facile. — Pourquoi faites-vous cela ? C’était plus un grognement qu’une question. Edeard le prit par l’épaule et l’entraîna à l’écart. — Tu as une petite amie ? — Ouais ! Des centaines ! — Des centaines ? Tu as de la chance. Moi, je n’en avais pas avant de rejoindre les gendarmes. Et tu sais combien j’en ai eu depuis que je suis Celui-qui-marche-sur-l’eau ? Tu as entendu parler de cet aspect de ma vie ? — Un peu, répondit Marcol, dangereusement proche de sourire. — Les filles, en particulier les jolies filles des grandes familles, aiment les hommes en uniforme – surtout ceux qui possèdent une force hors du commun. Elles adorent cela. — Ah, oui ? — La vie d’un gendarme stagiaire n’est pas facile, mais celle d’un garçon de ferme dans un trou paumé de l’autre côté de la plaine d’Iguru est encore pire. C’est cela que tu veux devenir ? — Non. — Alors, que dirais-tu d’essayer ? Fais-le pour ta maman. Regarde-la, elle n’a pas envie de quitter la ville. Malheureusement, ton papa ne m’a pas laissé le choix. Toutefois, je veux bien vous donner une chance de tout remettre à plat. — D’accord, j’accepte. — Merci. (Edeard se retourna vers Arcton et Janeel.) Rentrez chez vous. Je veux le voir à la gendarmerie de Jeavons demain à 7 heures. Il devra être propre et avoir l’air respectable. — Oui, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Merci infiniment. — Par l’Honoious ! s’exclama Macsen lorsqu’ils furent partis. Ne me dis pas que tu crois vraiment qu’il peut faire un bon gendarme ! — Nous y sommes bien parvenus, rétorqua Edeard avec un sourire. Les derniers bannis sortirent par la porte nord. Edeard se retourna vers les gendarmes qui les avaient escortés. — Les gens se rappelleront cette journée et ce que j’ai accompli. Rien de tout cela n’aurait été possible sans votre soutien. Je vous remercie du fond du cœur d’être restés à mes côtés. Cette victoire vous revient autant qu’à moi. Il agrippa les gonds métalliques de la porte avec sa troisième main. Le mécanisme du loquet grinça lorsqu’il le souleva ; des flocons de rouille se détachèrent et neigèrent sur l’herbe. Il tira sur la porte sous les applaudissements des gendarmes. Avec force crissements, l’énorme portion de cristal referma le trou découpé dans l’enceinte de la ville par Rah lui-même. Edeard craignit que la porte ne résiste pas à la manœuvre, mais l’arche se reboucha parfaitement. C’était une manière idéalement théâtrale de terminer cette journée. Kathlynn, la sœur de Kanseen, se tenait près du monticule de débris qui trônait en lieu et place du manoir de Bise. Dans ses bras, le petit Dium suçait une boule de miel et gigotait. Dybal et Bijulee étaient là aussi. Tous les trois discutaient avec Dinlay, qui était assis sur un banc en talcerisier sauvé des décombres. De nombreux habitants de Sampalok fouillaient le monticule ; ils s’étaient précipités sur le tas d’objets comme des drakkens sur une carcasse. Certains rentraient déjà chez eux les bras chargés. Edeard estimait que le tiers des débris avait déjà disparu. Quelqu’un avait même réussi à emporter une des trois grandes portes de la muraille externe. Un examen rapide des alentours lui permit de la localiser devant l’atelier d’un forgeron à trois rues de là. L’homme et son apprenti tapaient déjà sur son cerclage métallique. Les gendarmes émergèrent de la rue Burfol. — Me voici, annonça Kanseen en voyant Kathlynn. Que se passe-t-il ? Kathlynn les accueillit d’un geste de la main enthousiaste. — Un instant, je vous prie, déclama Edeard, l’index levé. Les résidents de Sampalok s’étaient figés à la vue de Celui-qui-marche-sur-l’eau et lui lançaient des regards nerveux. Il leur sourit. — Prenez tout ce que vous voulez et partez. Quelques-uns, parmi les plus hardis, ne se firent pas prier et reprirent leur fouille. — Edeard ! s’exclama Kanseen, choquée. — Ah, la voilà ! répondit-il sur un ton distrait, car il voyait Kristabel arriver par une rue transversale. Vêtue d’une robe couleur citron vert et d’un tablier taché de sang, elle marchait à côté d’une femme d’âge mur à l’allure soupçonneuse – la Mère de l’église de Sampalok, vocation ingrate s’il en était. Elle semblait beaucoup plus forte que les autres Mères qu’Edeard avait rencontrées. Bijulee serra Macsen dans ses bras et Dybal lui donna une tape virile dans le dos ; le jeune homme glapit sous l’impact. Kanseen était harcelée par un Dium ravi de voir sa tante. Kristabel embrassa furtivement Edeard. — Tu vas bien ? — Oui, mais je préférerais qu’il n’y ait pas trop de journées comme celle-ci. — Ne t’inquiète pas, c’est terminé. — Tu veux toujours m’épouser ? — Bien sûr. C’est pour cela que… ? Elle désigna la Mère. — Non, désolé. Il s’agit juste de rétablir la loi et l’ordre, de redonner de l’espoir à la population. C’est ce qui prime aujourd’hui. — Je t’aime, murmura-t-elle. La Mère toussa pour attirer leur attention. — Vous vouliez me voir, Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Oui, Mère. Nous avons besoin que vous présidiez une cérémonie. — Quel genre de cérémonie ? — Macsen, il me semble que notre ami le plus cher t’a demandé de ne pas perdre de temps. — Pardon ? Dybal commença à glousser. — N’as-tu pas quelque chose à demander à quelqu’un ? continua Edeard d’un ton neutre. Maintenant… Macsen lui fit les gros yeux. — C’est une plaisanterie ? grogna-t-il à travers ses dents serrées. — Je suis Celui-qui-marche-sur-l’eau et, comme tu le sais, je n’ai pas l’habitude de plaisanter. Les pillards avaient pris ce qu’il y avait à prendre et s’intéressaient désormais au spectacle bizarre qui se jouait devant eux. Tandis que des gendarmes curieux arrivaient, Edeard tendit le bras vers la pile de débris ; un anneau en argent en décolla et vint se poser dans sa main. Il le proposa à Macsen avec un geste ample et théâtral. — Tu vas peut-être avoir besoin de cela. — Par la Dame. (Macsen prit le bijou en se demandant comment un objet si petit pouvait contenir autant de diamants.) Vraiment ? — Eh bien, oui. Macsen inspira profondément et posa un genou à terre. — Kanseen, je ne suis jamais aussi heureux que lorsque je suis en ta compagnie. Me ferais-tu l’honneur de devenir ma femme ? Si sa démarche était un peu maladroite du fait de la proximité de ce public indiscret, sa sincérité ne faisait aucun doute. — Oui, mon amour, répondit-elle. Je veux t’épouser. Macsen lui passa la bague au doigt sous les applaudissements et les sifflets des gendarmes. Malheureusement, le bijou était trop grand. Il fronça les sourcils et se tourna vers Edeard. — Tu aurais pu en trouver une à sa taille, se plaignit-il. — Mère, pouvez-vous les marier sur-le-champ ? demanda Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Edeard, non, protesta Kanseen. Regarde dans quel état je suis. Je rêvais d’un mariage plus… Enfin, différent de cela. — Je suis désolé, mais j’ai mes raisons. — Tes raisons ? Il hocha la tête. — J’espère qu’elles sont valables, marmonna-t-elle. Dybal conduisit la jeune mariée devant la Mère. Dinlay fut le garçon d’honneur. Kathlynn resta aux côtés de sa sœur et pleura du début à la fin, un bouquet de fleurs à la main – bouquet constitué à la hâte avec des fleurs cueillies dans les rues voisines. Kristabel et Bijulee s’occupèrent tour à tour d’un Dium qui aurait voulu participer activement à la cérémonie. Edeard tint Kristabel par la main autant qu’il le put et écouta les paroles de la Mère, tandis que les mariés débraillés se découpaient sur la toile de fond du tas de débris. Derrière le demi-cercle formé autour d’eux par les gendarmes, les habitants de Sampalok se pressaient pour assister au spectacle. Lorsque tout fut terminé, que les vœux furent prononcés, les anneaux échangés, et lorsque les mariés se furent embrassés, Edeard rassembla ses amis. Sa voix et son esprit emplirent la place. — Quand Rah nous a sauvés du chaos et conduits jusqu’ici, la ville nous a acceptés. Quand Rah a permis aux plus fidèles des siens de devenir maîtres des quartiers, la ville n’a pas protesté, car il avait bien choisi. Au fil des siècles, la famille Diroal s’est éloignée des idéaux qui étaient les siens à la fondation de la ville. Ce que nous avons vécu aujourd’hui est la conséquence de cette trahison. Aucun d’entre nous ne souhaite remettre en cause la constitution de Rah – surtout pas moi. Je demande donc publiquement à la ville d’accepter les nouveaux maître et maîtresse de Sampalok. — Edeard ! siffla Kanseen. Celui-qui-marche-sur-l’eau fit un geste de la main ; sous le monticule de détritus, le sol redevint fluide, avala avec force gargouillis ce qui restait de la maison de Bise. La foule retint son souffle d’excitation. — Avancez au centre du terrain, leur demanda doucement Edeard, tandis que la substance de la ville durcissait. Macsen prit son épouse par la main et l’entraîna au centre du vaste espace sous les yeux d’un millier de spectateurs et les esprits inquisiteurs de très nombreux habitants de Makkathran. Leurs bottes détrempées couinaient bruyamment. Leur nervosité était palpable. — Le nouveau maître et la nouvelle maîtresse de Sampalok ! annonça Edeard. Et leur nouvelle demeure… La surface se mit à onduler autour de Macsen et Kanseen. La jeune femme sursauta et se blottit dans les bras de son époux, ce que sembla apprécier une bonne partie du public. Six longues lignes sombres se dessinèrent sur le sol, comme si un architecte avait choisi la place pour y tracer un énorme hexagone. Apparurent ensuite les lignes plus courtes des pièces et des couloirs. Puis les lignes sortirent de terre et s’élevèrent très lentement. Kanseen adressa un sourire radieux à Edeard. — Combien de temps cela va-t-il prendre ? — Un certain temps. Il est toujours beaucoup plus facile de détruire que de construire. — Combien ? Une semaine ? Edeard considéra les embryons de murs, dubitatif. Au bout de cinq minutes, ils faisaient environ cinq centimètres. En dessous, la ville réarrangeait laborieusement son réseau complexe de canaux et de conduits afin d’alimenter et de soutenir la structure qu’il lui avait demandé d’ériger. Un bâtiment avec un escalier digne de ce nom. Enfin ! — Cela vous dirait, une tente comme cadeau de mariage ? Justine : année trois On ne rêvait pas, en animation suspendue. Tout le monde le savait. Et pourtant… Justine se rappelait si bien ces deux journées merveilleusement oisives passées en compagnie de Kazimir – l’histoire d’amour impossible la plus caricaturale de l’histoire de l’univers. Gamine riche et gâtée, elle avait décidé de fêter son dernier rajeunissement sur Far Away, la planète la plus reculée et bizarre du Commonwealth. En guise de grand final, elle avait effectué un vol en hyperplaneur au-dessus du mont Herculaneum. Quelles sensations ! À bord de son petit appareil, elle avait surfé sur une tempête phénoménale et pris suffisamment de vitesse pour sortir de l’atmosphère et décrire une courbe au-dessus du volcan géant. Contre toute attente, elle avait réussi à se poser tant bien que mal dans une clairière de l’autre côté de la montagne. La chance, le hasard, le destin ou un dieu particulièrement joueur avait placé Kazimir à proximité de son terrain d’atterrissage de fortune. Il avait dix-sept ans et appartenait à la confrérie des Gardiens de l’Individualité formée par Bradley Johansson pour protéger l’humanité de l’Arpenteur. Du fait de son éducation, il était entièrement dévoué à sa cause, mais complètement ignorant du reste de l’univers. Naïf comme il l’était, il n’avait aucune chance contre une fille de deux siècles son aînée au corps rajeuni et bouillonnant d’hormones. Il ne résista d’ailleurs pas longtemps. Il fallut à la compagnie qui lui avait loué l’appareil deux jours pour contourner le mont Herculaneum et récupérer tous les pilotes. Deux jours à manger l’excellente nourriture embarquée dans la soute du planeur, à dormir, discuter et faire l’amour. Deux jours seuls au monde. Et puis elle était retournée chez elle et lui chez les siens. Ces deux jours passés en sa compagnie étaient le plus beau souvenir de toute sa vie. Cette histoire aurait dû s’arrêter là. Toutefois, des années plus tard, les Gardiens de l’Individualité avaient confié une mission à Kazimir, qui avait alors tout tenté pour la revoir. Pour le récompenser, elle l’avait trahi. Elle avait cru bien faire en prévenant les services de sécurité. En plus, il avait raison sur toute la ligne : l’Arpenteur existait et œuvrait à la destruction du Commonwealth. Kazimir avait été assassiné par un des agents de ce dernier, et, douze siècles plus tard, Justine s’en voulait toujours. Le fils qu’elle avait eu de lui et auquel elle avait donné son prénom n’y avait rien changé. Elle revivait ces deux jours en rêve. Elle revoyait son visage comblé et séduit ; il était impressionné par ce qu’elle lui avait enseigné, par les miracles que pouvaient accomplir leurs corps. Elle sentait de nouveau ses bras contre sa peau. Ils riaient de concert au milieu de cette clairière baignée d’une lumière saphir magnifique. Elle le surprenait en train de la regarder par-dessus le feu qu’ils avaient allumé ensemble devant la tente. Elle l’observait pendant qu’il dormait. Elle lui racontait sa vie. Elle l’écoutait parler de son enfance dans les montagnes et le désert, de sa peur du grand ennemi. Ces deux jours avaient été un avant-goût du paradis – si seulement elle avait eu le courage de laisser de côté ses propres habitudes… Ces deux jours, parce qu’ils avaient existé, la faisaient pleurer de bonheur. Deux jours qui s’étiraient, s’étiraient… grâce à un rêve qui n’aurait pas dû être. En suspension, on ne rêvait pas. La nuit tomba et elle le perdit. Le feu s’était éteint et son monde était devenu sombre, étriqué. L’air était plus sec que sur le flanc de la montagne. Des lumières apparurent dans les ténèbres, des constellations colorées et étranges que son esprit endormi eut du mal à identifier. Les icônes médicales de son exovision lui apprirent qu’elle était en train de se réveiller. — Oh, merde, grogna-t-elle. Le couvercle de la cabine médicalisée se souleva et révéla l’habitacle du Silverbird. Cela n’avait été qu’un rêve. Elle s’assit et essuya ses larmes. — Statut ? demanda-t-elle au cerveau du vaisseau. De nouvelles icônes se matérialisèrent devant elle. Elle était restée en suspension pendant trois ans, alors que l’étoile cible était à huit années-lumière. Pourtant le Silverbird décélérait fortement. Quelque chose approchait. — Merde, lâcha-t-elle, tandis que les capteurs balayaient le visiteur. C’était aussi gros qu’une montagne – et encore ne s’agissait-il que du noyau. En effet, la chose était entourée d’étranges couches d’une matière arachnéenne qui fluctuait comme du gaz. Un Seigneur du Ciel aux ailes déployées – des ailes constituées de vide. Justine prit une douche et commanda un repas décent pendant que le Silverbird et le Seigneur du Ciel se rapprochaient. La manœuvre dura une bonne partie de la journée, mais ils parvinrent enfin à se stabiliser à mille cinq cents kilomètres l’un de l’autre. Les capteurs étaient capables de pénétrer les ailes de la chose, qui lui apparut exactement comme dans les rêves d’Inigo. Ovoïde allongé non solide, on l’aurait dite constituée d’une matière cristalline pliée de nombreuses fois pour ressembler à une variété de Calabi-Yau, avec des boucles et des intersections complexes. Les surfaces tordues comportaient une infinité de facettes concaves et chatoyantes. Justine n’aurait su dire si la structure était stable ou non, tant sa surface fluctuait. Elle s’installa dans le plus long canapé de l’habitacle et projeta son esprit vers l’immense créature. Elle rougeoyait en marge de sa vision à distance, émettait une lueur comparable à celle du champ de Gaïa, ténue et pleine d’émotions. — Salut, dit-elle. — Vous êtes la bienvenue, répondit le Seigneur du Ciel. — C’est vous qui m’avez laissée pénétrer cet univers ? — Les miens étaient au courant de votre venue. Le noyau vous a attirée jusqu’ici. — Dans ce cas, vous devez savoir que je souhaite parler à ce noyau, au Cœur vers lequel vous guidez les âmes humaines. Pouvez-vous m’aider à le rencontrer ? — Votre esprit est différent de celui des humains qui résidaient ici. Il vous manque la maturité du grand âge ; toutefois, votre motivation est sans faille. Quelque chose dans votre vaisseau amplifie vos pensées d’une manière peu adéquate… Le nid de confluence. — L’appareil qui amplifie mes pensées a été fabriqué sur mon monde natal et tente d’imiter votre mode de communication. C’est grâce à lui que vous nous avez détectés au-delà de vos frontières. — Notre rôle est de guider jusqu’au noyau ceux qui sont parvenus à l’accomplissement, ceux qui ont réalisé le but de leur vie. C’est ma raison d’être. Un jour, je pourrai moi aussi rester dans le noyau. — C’est pour cela que je suis venue vous voir. D’autres membres de mon espèce cherchent à atteindre votre univers. Leur arrivée risque de provoquer un désastre. Je dois expliquer cela au Cœur. — L’accomplissement est notre but ultime. Tout le monde en rêve. — Ici, oui. À l’extérieur, toutefois, l’univers est très différent. Saviez-vous que vous endommagiez notre monde, que vous détruisiez nos étoiles et nos planètes ? — Il n’y a rien d’autre que cet univers et le noyau. — D’où suis-je venue, alors ? — Le noyau sait. — Dans ce cas, menez-moi à lui. — Non, car cela irait à l’encontre de tout ce qui est. J’ai de la peine pour vous, mais je ne vous guiderai que lorsque vous aurez atteint la béatitude de l’accomplissement. Justine serra les dents. Au prix d’un effort important, elle parvint à dissimuler sa frustration. — Comprenez-vous ce que je dis ? L’existence que vous menez ici provoque la mort d’entités vivantes à l’extérieur de votre univers ; vous empêchez une galaxie tout entière d’accomplir son destin. — Pour atteindre la plénitude, votre espèce devra s’installer sur les mondes solides de cet univers. — La plénitude à laquelle nous aspirons est différente de celle que vous proposez ici. — Je vous guiderai quand votre esprit sera prêt. Vous le désirez si fort que le tissu en est affecté. Cela ne sera pas long. — Aidez-moi, je vous en supplie. Vous tuez des gens. — S’élever vers le tissu, de quelque manière que ce soit, est une expérience formidable. Même les esprits les plus discrets ont leur place dans ce qui est. — Non, non, la mort, en dehors de votre univers, est définitive. Elle signifie la fin de l’existence. — C’est difficile pour votre espèce, mais vous vous adaptez et mûrissez rapidement dans cet univers. Nous sommes disposés à tous vous accueillir. C’est notre raison d’être. — Je dois voir le Cœur. Vous rappelez-vous avoir guidé des gens comme moi ? — Il y en a eu beaucoup. Tous ont accueilli avec joie leur arrivée dans le noyau. — J’en suis heureuse. Où sont-ils, maintenant ? Où est le noyau ? — Le noyau est au centre de « partout » et de « tout le temps ». C’est de là que tout est venu, et c’est là que tout doit retourner pour changer et vivre au milieu du changement. — Où sommes-nous en ce moment ? Sommes-nous dans le noyau ? — Vous ne pouvez pas vous trouver dans le noyau car vous n’avez pas atteint la complétude. — J’aimerais parler à ceux de mon espèce qui sont déjà là-bas. Ils pourraient m’apprendre tant de choses ; ils pourraient m’aider à les rejoindre. — La complétude doit venir de l’intérieur. — Elle est le fruit de l’expérience et je suis seule ici ; je n’ai aucune chance de mûrir, isolée des miens. — Nous ne percevons aucune pensée émise par ceux de votre espèce. Il n’y a plus personne. — Personne ? répéta-t-elle, abasourdie. Nous occupions un monde tout entier, peut-être même davantage. — Tous ont été guidés vers le noyau. Ce monde est prêt à accueillir de nouveaux habitants. Nous les attendons avec impatience. — Alors montrez-moi un monde qui est toujours peuplé d’esprits vivants. — Nous explorons continuellement cet univers, et je puis vous affirmer qu’il n’abrite plus aucun esprit vivant. — Bordel de merde ! Justine ne put s’en empêcher ; la frustration était trop grande. Les Ocisens eux-mêmes étaient moins bornés que cette créature. Elle prit une profonde inspiration. Elle n’est pas bornée. Son mode de pensée est adapté à sa vie et à sa raison d’être. Pourquoi un Seigneur du Ciel comprendrait-il mes motivations et problèmes ? — Vous êtes triste, reprit-il. Je vous guiderai dès que vous serez prête. Soyez-en certaine et ne perdez pas espoir. Quelque chose changea dans les motifs qui scintillaient au sein des voiles cristallins et incurvés du Seigneur du Ciel. Il s’éloigna, disparut à une vitesse incroyable. Quelques secondes plus tard, il était hors de portée des capteurs du Silverbird. — Nom de Dieu, marmonna-t-elle. Dans les songes du Second Rêveur, les Seigneurs du Ciel étaient des créatures lentes, endormies. Celui-ci venait pourtant d’accélérer de près de cinq cents g. S’agit-il vraiment d’une accélération ? Cet univers est bien bizarre. Elle passa les quelques heures suivantes à repenser à leur conversation. À la fin, elle arriva à la conclusion que rien de ce qu’elle aurait pu dire n’y aurait changé quoi que ce soit. La psychologie du Seigneur du Ciel ne lui permettait tout simplement pas de lui montrer le chemin du Cœur. Il était trop étranger à l’humanité. En dépit de sa taille et de ses aptitudes, le Seigneur du Ciel était-il une créature intelligente ? Justine en doutait. La plupart des intelligences avaient la capacité d’apprendre et de raisonner. Ces créatures, au contraire, semblaient incapables d’interpréter une donnée qui n’entrait pas dans leurs paramètres originels. Toutefois, cette analyse ne la mena nulle part. Elle vérifia les systèmes de son vaisseau et constata avec soulagement que le Silverbird avait conservé toutes ses fonctionnalités. Durant sa suspension, il n’avait eu à déplorer que très peu d’incidents. Restait à décider ce qu’elle allait faire maintenant. À une année-lumière de là, ses capteurs visuels distinguaient à peine un genre de disque d’accrétion autour de l’étoile vers laquelle elle se dirigeait. Elle examina l’affichage imprécis avec une consternation grandissante. Une étoile dont les planètes étaient toujours en cours de formation ne risquait pas d’abriter un monde sur lequel elle aurait pu s’établir. En tout cas, dans l’univers réel. Justine rumina ce problème devant un repas délicieux à base de gigot d’agneau cuit dans du vin de toblaris et de galettes de légumes aux herbes aromatiques. Après quoi elle se goinfra de chocolat. Elle était arrivée jusqu’ici, et l’étoile n’était plus qu’à un an et demi de suspension. Pour le moment, elle n’avait pas assez d’informations pour prendre quelque décision que ce soit. Elle se dirigeait vers cette étoile car elle avait besoin d’un but et de réconfort. Aucune autre espèce planétaire dans tout l’univers ! Le Silverbird accéléra progressivement pour revenir à soixante-dix pour cent de la vitesse de la lumière, tandis que le couvercle de la cabine médicalisée se refermait sur elle. 5 C’était une maison ordinaire dans une rue ordinaire – du moins selon les standards de Ganthia. La planète avait basculé dans la branche Haute très vite après sa colonisation. Ses divers comités politiques avaient développé une politique de construction de logements organiques, rendue possible par une flore locale adaptée ; les arbres des zones tempérées, notamment, étaient des feuillus à la structure interne alvéolée. Il suffisait de quelques modifications génétiques pour les rendre malléables. Tout comme le corail utilisé depuis la création du Commonwealth, les arbres modifiés de Ganthia poussaient sur des structures temporaires et formaient de vastes salles bulbeuses. Mieux encore, ils supportaient très bien les greffes, ainsi les maisons étaient-elles constituées de plusieurs arbres reliés entre eux. Le capitaine de la Marine à la retraite Donald Chatfield vivait au milieu de ce qui ressemblait à une forêt de belle taille. Il s’agissait en réalité de Persain City, ville qui recouvrait les flancs de plusieurs montagnes au-dessus de la côte. Douze arbres aux feuilles rose clair constituaient les cinq pièces du rez-de-chaussée ; cinq autres s’élevaient au-dessus de ce dernier pour former des compartiments plus petits ornés de feuilles cuivrées ; enfin, deux derniers troncs creux s’enroulaient autour de la structure et contenaient l’escalier qui reliait les deux étages. Le taxi de Paula glissa sur un genre de piste verte au milieu de la forêt et s’arrêta en silence sur la vaste pelouse de Chatfield. Sa passagère en descendit et huma l’atmosphère très épicée. Il y avait des habitations végétales de tous les côtés ; certaines comptaient trois ou quatre étages et reposaient sur de véritables nœuds de troncs alambiqués. Le soleil transperçait la canopée, parsemait le paysage de taches de lumière. Au loin, des enfants jouaient dans une clairière. Ce décor improbable donnait l’impression d’une rusticité extrême. Seules les capsules qui voletaient au-dessus des pistes vertes trahissaient la véritable culture de la planète. Elle monta quelques marches en bois et se retrouva sur une terrasse constituée d’arbres miniatures taillés pour ressembler à des champignons. Donald Chatfield ouvrit sa porte verte délicieusement démodée. Il était grand, souriant, et respirait la santé. Ses cheveux noirs bien coiffés commençaient à grisonner, contrastant avec ses traits juvéniles et sa mine saine. Paula se demanda s’il arborait ses mèches grises par coquetterie, ou si ses biononiques n’étaient pas parvenus à les empêcher de coloniser ses tempes. Après tout, il avait trois cent cinquante ans. — Merci d’avoir accepté de me recevoir, dit-elle en entrant dans son salon. Trois fenêtres rondes en cristal étaient serties dans les murs bombés et donnaient sur le jardin de derrière. Les parois n’étaient ni tapissées ni peintes, mais polies afin de mettre en valeur les mouchetures turquoise du bois. Même les meubles avaient été sculptés dans les troncs. Seuls quelques coussins venaient ajouter une touche de fantaisie à la décoration. — Votre réputation vous a précédée, madame, répondit-il en l’invitant à s’asseoir sur une grande chaise. Je n’ai même pas eu à consulter votre fiche pour me renseigner. Il est vrai que j’ai servi autour de Dyson Alpha. C’était il y a bien longtemps, mais les militaires stationnés là-bas s’intéressent à la Guerre contre l’Arpenteur beaucoup plus que les civils ; cela nous aide à nous impliquer davantage et à comprendre notre mission. — En effet, acquiesça-t-elle. C’est d’ailleurs la raison de ma présence. Il haussa un sourcil d’un air amusé. — Grand Dieu. Vous savez, je suis déjà un vieux croulant. — Je ne le pense pas. J’aimerais vous poser quelques questions à propos de votre troisième mission là-bas ; vous voliez à bord du Poix. — Oui. Il y a un problème ? — Non. J’ai juste besoin d’informations sur un de vos membres d’équipage : Kent Vernon. — Ah, lui. — Vous me faites peur. Donald eut un sourire canaille. — J’ai servi dans la Marine, ce qui peut impressionner le commun des mortels, mais en réalité j’appartenais à la Division exploratoire. Nos missions étaient uniquement scientifiques, d’où la présence à bord de nos vaisseaux d’un équipage plus…, enfin, moins trié sur le volet. Vernon a fait du bon boulot d’analyse autour des enveloppes du générateur, mais il n’aurait jamais eu sa place dans un vaisseau militaire normal. Disons qu’il n’était pas le plus apprécié de nos équipiers. — Pourquoi ? — Comprenez-moi bien, je ne mets pas en doute ses compétences. En revanche, ses aptitudes sociales laissaient à désirer. Notez que c’est inhabituel pour un ressortissant de la branche Haute. Je peux vous dire qu’il a choqué ses collègues à de nombreuses reprises. — Comment expliquez-vous qu’il soit parvenu à se faire engager, dans ce cas ? — Vernon était avec nous en sa qualité de scientifique ; il n’avait rien à voir avec la Marine. Il arrive que des spécialistes soient engagés pour effectuer des missions temporaires. J’avais d’ailleurs été prévenu du caractère particulier de notre homme. — Pourtant, vous lui avez permis de vous accompagner. — Un capitaine doit savoir faire preuve de discernement. J’ai étudié son dossier et j’en ai conclu qu’il pouvait nous être utile. Il était extrêmement qualifié dans son domaine, ce qui a joué en sa faveur. Par ailleurs, donner un coup de pied dans la fourmilière de temps en temps ne fait pas de mal. — Je trouve cela étrange. Vous partez pour une mission importante, loin de chez vous, dans une zone de guerre potentielle, et vous choisissez d’emmener avec vous un élément à l’influence potentiellement néfaste. — En effet, j’ai fait ce choix. Toutefois, je vous rappelle qu’il s’agissait de notre troisième mission autour de Dyson Alpha ; mon équipage était bien rodé. Sa présence à bord ne nous a jamais mis physiquement en danger. En cas de scénario catastrophe, c’est-à-dire en cas d’ouverture de la barrière, nous l’aurions enfermé dans sa cabine et lui aurions ordonné de ne pas en bouger. Pendant ce temps, nous aurions fait notre possible pour empêcher tout navire primien de s’échapper. Et encore, le Poix n’appartenait qu’à la troisième ligne de défense. Aujourd’hui encore, la Marine est très présente dans la zone des Dyson. S’ils parvenaient à transpercer les barrières, les Primiens se retrouveraient face à une véritable armada. — Vous n’avez donc commis aucune erreur de jugement ? insista Paula. Donald haussa les épaules. — Qui peut le dire ? La mission a recueilli des données importantes ; pour autant, je ne souhaiterais pas repartir avec Vernon. Bizarrement, cette expérience a été bénéfique pour mon équipage ; au cours des deux missions suivantes, nous avons souvent évoqué son cas et nos problèmes avec lui. — Une manière de resserrer les liens dans l’adversité ? — En quelque sorte. Enfin, je n’irais pas jusqu’à dire qu’il nous a fait vivre une épreuve difficile. Il est juste différent du reste de la branche Haute, ce qui n’est pas un crime. Mais dites-moi, pourquoi vous intéressez-vous à Vernon, après tout ce temps ? — Il n’était pas qui il prétendait. Donald la fixa longuement. — Que voulez-vous dire ? — Il travaillait pour son propre compte, ou plutôt pour celui d’une Faction de l’ANA. — Dans quelle intention ? — C’est pour cela que je suis venue, pour réunir des informations. — Je suis désolé, mais je sais très peu de chose sur lui. Son attitude étrange mise à part, il s’agissait d’une mission de routine. Nous avons scruté la Forteresse des Ténèbres pendant huit mois et sommes rentrés à la maison. — Il ne s’est rien produit de notable, d’anormal ? Donald s’abîma dans la contemplation du plafond et fouilla dans des souvenirs rangés depuis longtemps dans une lacune de stockage. — Eh bien, non. — Quel était l’objectif exact de votre mission ? — Surveiller et analyser les deux sphères intérieures de la Forteresse des Ténèbres. Ce que nous avons fait sans aucun problème. — Des avancées significatives à mettre à votre crédit ? — Non. Cette saleté reste une énigme. Nous ne comprenons toujours pas comment elle génère un champ de force assez grand pour englober un système solaire tout entier. Son mécanisme est si particulier. J’ai entendu dire que nous avions fait quelques progrès dans le domaine, ces derniers temps, mais je ne me tiens pas trop au courant. — Vernon a-t-il manifesté un intérêt particulier pour un aspect de la mission ? Peut-être avez-vous noté quelque chose à ce sujet. — Il parlait souvent de l’usine. — L’usine ? — L’endroit où les Anomines ont construit la Forteresse. Il soutenait que son examen aurait permis de résoudre l’énigme du générateur. C’était logique, en effet, mais ce n’était pas notre mission. — Je vois. Une autre mission a-t-elle étudié cette usine ? — Non, parce que nous ignorons où elle se trouve. — Vernon aurait souhaité partir à sa recherche ? — Oui. Je n’aurais d’ailleurs pas été contre. Vous imaginez ? Une structure capable de fabriquer des machines aussi grosses qu’une géante gazeuse. Ce serait quelque chose, non ? En tout cas, je serais prêt à reprendre du service pour voir cela. — Je n’en doute pas. (Paula hésita un instant, car elle n’avait aucune confiance en lui.) Kent Vernon influençait-il vos observations dans un sens ou un autre ? — Tout le temps. C’est le rôle de l’équipe scientifique. Nos résultats le conduisaient souvent à pousser ses investigations dans une direction nouvelle. Nous jouissions d’une certaine liberté dans le cadre de la mission. Autrement, notre présence aurait été superflue et un simple capteur relais aurait suffi. — Quelle était la spécialité de Vernon ? — Les signatures quantiques. Son rôle était de déterminer la nature sous-physique de la composition des sphères. — Lui est-il arrivé de vouloir faire quelque chose qu’il n’était pas censé faire ? — Non. En matière d’observation, notre marge de manœuvre était importante. La Marine n’interdit que le prélèvement d’échantillons physiques des sphères – qui ne sont d’ailleurs pas toutes strictement physiques. Si vous voulez mon avis, c’était une restriction stupide, mais les voies de la Marine sont impénétrables. — Pourquoi stupide ? Il la regarda d’un air étonné. — Vous avez pris part à la Guerre contre l’Arpenteur. Ozzie et Nigel ont fait sauter des missiles quantiques à l’intérieur de la Forteresse et elle fonctionne toujours. Ce truc, c’est du solide. On ne risque pas de le casser en en prenant un petit morceau. — Un point pour vous. Paula activa des cellules biononiques à fonction spécifique sur la paume de sa main droite. — Vous entretenez des relations privilégiées avec l’ANA ; vous pourriez lui en toucher mot, proposa Chatfield. — Je suis certaine que l’ANA a ses raisons. — Sans doute. Paula se leva et tendit sa main droite. — Eh bien, merci de m’avoir consacré un peu de votre temps, capitaine. — Ce fut un plaisir. (Il lui serra chaleureusement la main.) Vous ai-je été d’une quelconque utilité ? Ses biononiques prélevèrent des cellules mortes sur l’épiderme de Chatfield. — Je n’en suis pas sûre. Pendant une seconde, elle crut qu’il allait activer ses implants offensifs. Cela ne dura pas. Toutefois, elle eut du mal à lui tourner le dos lorsqu’il la raccompagna jusqu’à la sortie. Dès qu’elle fut dans la capsule taxi, elle contacta le gouvernement de l’ANA sur un canal sécurisé. — C’est un Accélérateur. — Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? — Il a admis s’être peut-être trompé et accepte sa part de responsabilité ; c’est une manœuvre standard. En revanche, il a commis une erreur fondamentale. Lorsque je lui ai dit que Vernon travaillait pour son propre compte, ou plutôt, pour celui d’une Faction, il m’a demandé dans quelle intention, mais il n’a pas cherché à savoir de quelle Faction il s’agissait. (Elle leva sa main droite et examina sa paume. On ne voyait rien à l’œil nu, mais ses cellules biononiques étaient déjà en train de transmettre des données au gouvernement de l’ANA.) Je vous envoie son ADN. Comparez-le à tous vos fichiers. Cherchez plus particulièrement parmi ceux qui ont travaillé pour le gouvernement ou la Marine. Comme d’habitude, la réponse arriva presque instantanément. L’ANA prenait, semblait-il, cette analyse très au sérieux, ce qui impressionna Paula. Son ombre virtuelle aurait mis au moins une minute entière à obtenir le même résultat. — Votre instinct m’impressionnera toujours, dit le gouvernement de l’ANA. — Vraiment ? — Nous avons noté une vingtaine de marqueurs similaires chez un certain capitaine Evanston. — Soit ils sont parents, soit… — Soit il a subi un séquençage pour cette mission. — C’est un peu beaucoup pour une simple couverture. Alors, avons-nous affaire à Evanston ou à Chatfield ? — Je dirais Chatfield. Evanston a servi il y a vingt-cinq ans ; l’ADN de Chatfield est presque identique à celui du capitaine Chatfield enregistré dans les dossiers de la Marine il y a un siècle. — Presque identique ? — La différence est minime, mais elle existe. Elle aurait suffi à nous berner, si nous n’avions spécifiquement cherché dans cette direction. — Tant qu’à subir un reséquençage, pourquoi garder ces vingt marqueurs similaires ? Le reséquençage complet était couramment utilisé par les criminels à la fin de la première et au début de la deuxième ère du Commonwealth. C’est un moyen parfait d’éviter toute identification. De nombreux meurtriers s’en sont tirés de cette manière. — La réponse est simple : son cerveau. Il voulait garder les mêmes modes de pensée. En altérant votre structure neurale et sa neurochimie, vous altérez votre façon de penser, votre personnalité, en somme. Lui souhaitait rester lui-même. — Je comprends. Montrez-moi son dossier… (Celui-ci s’installa dans ses amas macrocellulaires. Des programmes de pensée secondaires examinèrent les données, mirent en évidence les sections les plus importantes et attirèrent son attention sur une entrée particulière.) Mon Dieu, marmonna-t-elle. — Je ne vous le fais pas dire. Cela explique pas mal d’événements récents. — En effet, acquiesça-t-elle. Evanston était le commandant en second de la station de surveillance du développement d’Elan. — J’ai toujours trouvé étrange que le Commonwealth ait permis aux Primiens de survivre sur les mondes conquis. — Sur certains d’entre eux, répondit-elle. Uniquement sur les cinq planètes qui n’ont pas été totalement anéanties lors de la première vague d’invasions. Parmi les Immobiles qui ont survécu, certains sont devenus intelligents. — Vous voulez dire qu’ils sont devenus humains. — Ils ont assimilé la mémoire d’avocats humains et se sont aussitôt rendus. Ils ont même invoqué les droits fondamentaux inscrits dans notre constitution. Il me semble qu’on peut parler d’intelligence, en effet. Et même d’évolution. S’adapter, accepter l’éthique d’une espèce qu’on a tenté de faire disparaître, dans l’intention de survivre… C’est l’unique raison pour laquelle l’amiral Columbia les a laissés vivre. Selon lui, c’était la preuve que les Primiens étaient perméables à l’idée de progrès social – telle que les humains la conçoivent. — Jusqu’ici, ils ont respecté leur part du contrat. — Je ne pense pas qu’ils soient les vrais responsables de ce qui nous arrive en ce moment. Paula n’avait pas ressenti une telle colère depuis un bon moment. Des siècles. Que les Accélérateurs puissent utiliser les Primiens pour soutenir l’empire des Ocisens… Pourtant, il en fallait beaucoup pour la choquer. Ne comprennent-ils pas que c’est extrêmement dangereux ! Bien sûr qu’ils comprenaient. J’ai été bien naïve ; je commence à peine à saisir le but de ces manœuvres, l’objectif inavouable de ce stratagème. — Vous en arrivez à la même conclusion que moi ? demanda le gouvernement de l’ANA. — C’est de la trahison. — À condition de pouvoir le prouver. Pour l’instant, nous n’avons que des preuves indirectes. Paula résista à l’envie de regarder par-dessus son épaule. La capsule était déjà loin des élégantes pistes vertes de la ville. Elle s’élevait avec grâce au-dessus des montagnes toutes proches et se dirigeait vers l’astroport situé dans la plaine. Elle envisagea un instant de faire demi-tour pour arrêter Chatfield. — Une lecture de mémoire nous apporterait les preuves qui nous manquent. — Vous croyez que Chatfield vous laisserait faire ? — Non, admit-elle. S’il est bien un agent des Accélérateurs, et si son rôle est aussi important que nous le supposons, sa capture n’est pas une option envisageable. Il se suiciderait et serait aussitôt ressuscité dans un corps tout neuf. Contentons-nous de le surveiller et de voir où il nous conduit. — Je l’ai déjà mis sous surveillance électronique. — Merci. Cela devrait suffire en attendant que je demande à un collègue de le filer. Si Chatfield est mêlé à ce complot pour allier les Primiens à l’Empire ocisen, il est sans doute au courant de la nature de l’aide que leur a apportée Troblum. Je me demande si cela a quelque chose à voir avec les vaisseaux qui accompagnent la flotte des Ocisens. — À en croire Ilanthe – et je tiens cette information de Gore –, les Accélérateurs auraient de quoi protéger le système de Sol contre l’expansion du Vide. Quant à savoir ce que cela signifie… — Il y aurait deux projets de construction illégaux ? Les Accélérateurs se donnent décidément beaucoup de mal pour faire avancer leur cause. Nous allons devoir surveiller Chatfield de très près. — Qui allez-vous mettre sur le coup ? Paula eut un sourire en coin. — Digby rêve d’une mission de cette importance depuis un bon moment. Il mérite que je lui donne sa chance. — Il est assez qualifié et possède l’expérience nécessaire. Elle rit de bon cœur. — Vous prenez des gants pour m’accuser de népotisme. — Quatre générations vous séparent. — Il reste mon descendant. Après tout, qui d’autre serait assez fou pour faire ce genre de boulot ? — Il est très compétent. — Il est trop jeune et impulsif, mais il y a des chances que cette mission le guérisse. Je l’appelle tout de suite. Marius était à cinq cents mètres de la maison lorsque le taxi de Paula reprit la route. Il trouva déconcertante la présence de l’enquêteuse à ce moment précis. Elle signifiait qu’elle avait fait des rapprochements dont il était pourtant certain qu’ils resteraient secrets jusqu’au dernier moment. Quand la capsule eut quitté les pistes vertes de la ville, il marcha sans se presser vers la maison de Chatfield ; cette approche tranquille aurait plus de chances de passer inaperçue aux yeux des programmes espions qu’elle devait avoir installés avant de partir. Pour confirmer ses soupçons, son ombre virtuelle l’informa que des logiciels de surveillance se baladaient dans les nœuds locaux de la cybersphère. Pendant un instant, il considéra la possibilité d’abandonner Chatfield, mais il estima que le risque était acceptable. Si Paula Myo avait eu une idée précise de la stratégie des Accélérateurs, elle aurait arrêté Chatfield. Il envoya donc son ombre virtuelle dans les maisons des voisins de l’agent, examina différents fichiers et siphonna des détails et préférences personnels sans importance. Alors qu’il marchait sur la piste verte, ses biononiques absorbèrent ces données et entreprirent de changer son apparence et ses émissions électroniques. Sa toge scintillante se transforma en robe de tissu améthyste, sous laquelle il portait des bottes marron. Confiant dans son déguisement, il traversa la pelouse de Chatfield et fit part de sa présence aux capteurs de la maison. Chatfield n’hésita pas à ouvrir à cette personne qui s’habillait comme Jalliete, mais ressemblait à Fardel, qui habitait à quatre maisons de là. En réalité, il avait reconnu les yeux verts de Marius. — Vous avez vu Paula Myo partir ? demanda Chatfield en le précédant dans le salon entouré d’un bouclier privatif. — Oui. — Ils ont découvert que Troblum était à bord du Poix. — Merde. Je débarrasserais l’univers de cette pourriture avec un plaisir non dissimulé. Myo sait-elle ce qu’il faisait à bord du vaisseau ? — Non. Je lui ai juste parlé de l’usine des Anomines. — Bien, cela colle avec son obsession d’un hypothétique réacteur supraluminique planétaire. Cela les occupera un certain temps. — Je suis sans doute sous surveillance. Êtes-vous venu jusqu’ici pour me faire subir une mort corporelle ? demanda Chatfield, le regard plongé dans celui de Marius. — Non, nous allons plutôt passer à l’étape suivante. Cela vous permettra de vous éclipser de leurs écrans pendant un moment. Ensuite, quand vous réapparaîtrez, cela n’aura plus d’importance. — Je vois, dit Chatfield détaillant la pièce bombée avec nostalgie. Cette maison me manquera. Ganthia est une belle planète ; sa politique est progressiste sur bien des aspects. — Un vaisseau vous attend à l’astroport. Filez directement à notre station de Frost et récupérez votre équipement. — Compris. Ensuite je vais à Ellezelin ? — Oui, mais attendez que je vous donne l’autorisation de vous poser. J’ai prévenu le Rêve Vivant de votre participation au pèlerinage, mais je ne veux pas que vous arriviez trop tôt. Même si notre politique est un succès, il se peut que des agents de l’ANA soient sur place et vous causent des ennuis. — Des agents comme Myo, par exemple ? — Entre autres, mais ne vous inquiétez pas, nous avons tout prévu. — Je pars de suite. * * * Une nuit approximative était tombée sur l’atoll de Babuya. L’éclairage interne du dôme était éteint, mais le cristal était resté transparent. Le croissant menaçant d’Icalanise s’élevait au-dessus des parcs et dispensait une lumière couleur de jade sur les forêts et les tours. L’amiral Kazimir l’admirait tout en ajustant une dernière fois son uniforme. La Commission de sécurité du Sénat se réunissait en urgence sur Aldaho, car il avait une très mauvaise nouvelle à annoncer au sujet des nouveaux alliés de l’empire des Ocisens. Ils ne pourraient sans doute pas faire autrement que d’utiliser la flotte de dissuasion, ce qui l’excitait et l’horrifiait à la fois. Pendant presque sept siècles, son existence seule avait suffi à tenir en respect les espèces les plus agressives de la galaxie. À présent, le moment était venu de montrer leurs cartes, et ceux qui pensaient que ce n’était que du bluff en seraient pour leurs frais. Le col argenté de sa tunique était de guingois. Kazimir grimaça et essaya de redonner forme au tissu. En sept cents ans, il n’avait jamais utilisé d’étoffe semi-organique pour ses costumes et il n’était pas près de commencer. Son ombre virtuelle l’informa que Paula Myo l’appelait depuis Ganthia. — Des bonnes nouvelles ? demanda-t-il. — Pas vraiment. J’ai peur que la Marine ait été manipulée. Kazimir écouta avec une colère grandissante le rapport de Paula concernant la double personnalité de Chatfield-Evanston. Lorsqu’elle eut terminé, il appela le gouvernement de l’ANA. — Nous ne pouvons pas en rester là, affirma-t-il. Les Accélérateurs ont commis une trahison. — Nous n’avons aucune preuve, répliqua le gouvernement de l’ANA. Nous ne sommes sûrs de rien. — Depuis le début, ils sont derrière cette histoire de pèlerinage. — Depuis le tout premier rêve d’Inigo, le pèlerinage était inévitable, rétorqua-t-il. S’ils sont responsables de l’alliance entre les Ocisens et les Primiens, leurs manœuvres doivent remonter à plusieurs décennies. Evanston a été envoyé dans le système d’Elan il y a trente ans. — Troblum, lui, est parti vingt ans plus tôt. Pour fabriquer Dieu seul sait quoi. — Je pense que cette idée de fusion a été concoctée lorsque Inigo a quitté le Rêve Vivant. Les Accélérateurs y ont vu une occasion d’atteindre plus rapidement le statut post-physique. — Sans doute, acquiesça Kazimir. Ils ne s’appellent pas Accélérateurs pour rien. La question est de savoir comment nous allons réagir. Ne pourrions-nous pas les mettre en suspension, tout simplement ? — Pour l’instant, je ne dispose pas d’assez de preuves pour sanctionner la Faction tout entière. — Pourtant, vous savez. — Disons que j’ai de fortes présomptions. Agir sans certitudes serait de la persécution. Il me semble que l’espèce humaine a oublié ces pratiques barbares depuis longtemps, non ? — Bon, et si nous changions de tactique ? intervint Paula. Qu’espèrent-ils tirer de cette alliance avec les Ocisens ? — C’est juste une diversion, répondit Kazimir. — Je ne crois pas. Ils savent que vous allez vous intéresser de près à cette flotte d’invasion et que cela monopolisera votre attention, expliqua Paula. Toutefois, ils ne sont pas non plus sans savoir que l’ANA et des gens comme moi continueront à surveiller de près les préparatifs du pèlerinage et enquêteront sur Troblum et Marius. Peu importent les diversions, les crises et les invasions, nous ne fermerons jamais les yeux sur les activités des Accélérateurs. C’est pour cela qu’il y a forcément un lien entre les deux. — Quel lien ? demanda Kazimir. Si cette alliance est choquante, elle n’en est pas moins triviale en termes militaires. Elle ne menace pas l’intégrité du Commonwealth et n’empêchera pas le pèlerinage d’Ethan d’avoir lieu. — Êtes-vous bien certains que Chatfield est un Accélérateur ? demanda le gouvernement de l’ANA. Vos conclusions découlent d’une simple supposition. À vrai dire, il pourrait aussi bien être un Protecteur ou un Isolationniste. — C’est un Accélérateur, affirma Paula. Tout colle. Mais pourquoi menacer le Commonwealth et lier l’apparition de cette menace au déclenchement du pèlerinage ? Il ne peut s’agir d’une simple diversion. — La flotte de dissuasion, répondit Kazimir avec amertume. Sans l’aide des Primiens, un escadron de navires de classe Capital suffirait à stopper la flotte des Ocisens. À cause des Primiens, nous devons envoyer notre flotte de dissuasion. — Ils veulent voir à quoi elle ressemble, conclut le gouvernement de l’ANA. — Pourquoi ? s’étonna Paula. Que feront-ils de cette information ? Est-ce un coup de bluff ? — Non, je ne pense pas, répondit Kazimir. — De ma vie, je ne crois pas avoir rencontré un officier de la Marine ayant servi dans la flotte de dissuasion, continua Paula. Pourtant, j’ai rencontré des centaines d’officiers qui ont volé sur nombre d’appareils. Je trouve cela très étrange, compte tenu du fait que j’interagis avec des personnages très importants. — Vous m’avez rencontré, moi, la contra Kazimir. J’ai servi dans la flotte de dissuasion. — J’ai été créé pour protéger la branche physique de l’espèce humaine, dit le gouvernement de l’ANA. Je vous assure que la flotte de dissuasion existe et qu’elle est capable de remplir sa mission. Je le sais, puisque je l’ai construite. — Les Accélérateurs veulent peut-être jeter un œil à son arsenal, proposa Paula. J’imagine que la flotte est équipée d’armes très puissantes… — Extrêmement puissantes. — D’accord. Ils souhaitent donc les analyser et les copier – ils n’auraient pas pris autant de risques sans raison valable. Toutefois, le timing me semble suspect. Même s’ils parvenaient à analyser vos fameuses armes, il leur faudrait du temps pour les fabriquer, alors que le pèlerinage est prévu pour dans deux mois. Croyez-vous qu’il soit possible de dupliquer votre technologie en si peu de temps ? — C’est très peu probable, répondit le gouvernement de l’ANA. Il m’a fallu plusieurs années pour venir à bout de ce projet. Il est vrai que j’ai beaucoup gagné en efficacité depuis cette époque, mais je ne pense pas que quiconque soit en mesure de fabriquer de pareils systèmes en un laps de temps si court. — Examinons les extrêmes, proposa Paula. La flotte de dissuasion est-elle capable de détruire le Vide ? — Non. — Mais vous la pensez capable de repousser à peu près n’importe quelle autre menace en provenance de cette galaxie ? — Oui. — Alors je pense qu’ils veulent s’en servir contre les vaisseaux raiels qui gardent la frontière du Vide. Justine est passée d’extrême justesse alors qu’elle avait une avance confortable sur eux et qu’elle a bénéficié de l’aide du Vide lui-même. Dans l’état actuel des choses, Ethan aurait beaucoup de chance s’il atteignait le Mur ; quant à traverser le Golfe… — Merde, grogna Kazimir. Ce doit être cela. Les idiots. Non contents de risquer de détruire la galaxie, ils veulent déclarer la guerre à une des espèces les plus puissantes qui soient. — Un facteur particulier pourrait jouer en notre faveur, continua Paula. — Lequel ? — Les Primiens. Des siècles d’expérience avaient appris à Kazimir à ne jamais être surpris par les idées de Paula. — Je vous écoute. — Ils ne sont pas stupides – en tout cas pas ceux qui vivent dans le Commonwealth, à savoir ceux que les Accélérateurs ont manipulés. Un Immobile de base sait qu’il risque la mort s’il nous menace. — Oui. Vu leur évolution, la Marine a réévalué à la baisse la menace que représentent les cinq civilisations primiennes qui subsistent dans le Commonwealth. Et ce à deux reprises ces mille dernières années. — Les Primiens ne vont donc pas prendre le risque de s’attirer les foudres de l’humanité. En plus, je les imagine très mal accepter de collaborer au plan des Accélérateurs. Toutefois, nous savons qu’une personnalité humaine peut opérer à l’intérieur de la structure neurale d’un Primien. J’ai rencontré le Mobile Bose une fois, un exemple d’intégration parfaite et de fonctionnement sans anicroche. C’est une preuve potentielle. — De quoi parlez-vous ? s’enquit Kazimir. — Il y a certes des corps de Primiens dans ces vaisseaux de guerre, mais je vous parie qu’ils sont animés par des programmes de pensée humains. Il n’y a rien de plus facile que d’enlever quelques Mobiles tout juste sortis de leur bassin de procréation. À ce stade, leur cerveau est complètement vide ; leurs pensées de base et premiers souvenirs leur sont insufflés par leur Immobile. Charger une mémoire humaine dans un Mobile nouvellement créé doit être une procédure très simple, similaire à notre résurrection, mais à l’intérieur d’un corps extraterrestre. Une fois la greffe prise, vous pouvez créer une colonie primienne indépendante. L’empire des Ocisens croit avoir trouvé un ennemi mortel de l’humanité, mais ne se rend pas compte qu’il est manipulé par les Accélérateurs, comme tout le monde. — Il nous suffirait donc d’en attraper un et de lire sa mémoire, conclut Kazimir. — Exactement. Expliquez à la Commission que vous allez donner aux Ocisens une dernière chance de rebrousser chemin – maintenant que nous savons que les navires de classe Capital sont capables de détruire les vaisseaux primiens, cela ne devrait pas poser problème. Ensuite, mettez un vaisseau primien hors d’état de nuire et abordez-le. — Si son équipage est animé par des pensées humaines, il se suicidera, observa le gouvernement de l’ANA. — Ce suicide collectif serait-il une preuve suffisante pour vous ? demanda Paula. — Pas forcément une preuve concluante. Il faudrait que je pénètre leur réseau interne pour analyser leur flot de pensées. — Tentez de les intercepter avec vos vaisseaux de classe Capital, insista Paula. Vous avez tout à y gagner. Si vous réussissez, si vous apportez la preuve que les Primiens sont de simples coques biologiques abritant des Accélérateurs, vous pourrez suspendre les activités de ces derniers. Dans le cas contraire, la flotte de dissuasion aura largement le temps d’intervenir avant que les Ocisens soient aux portes du Commonwealth. Par ailleurs, cela retarderait le pillage de votre technologie par les Accélérateurs. — Ce serait effectivement la réponse la plus logique à apporter à ce problème, acquiesça Kazimir. — Mais ? — La puissance des guerriers raiels ne nous est apparue que lorsque ma mère leur est passée sous le nez pour entrer dans le Vide, soit très récemment, alors que le plan des Accélérateurs date manifestement d’une cinquantaine d’années. — Nous savons que les Raiels disposent de systèmes de défense autour des étoiles du Mur depuis que Wilson les a découverts en 2560. Nous nous doutions que la force de frappe des Raiels était à la hauteur de leurs prétentions. Après tout, n’ont-ils pas essayé d’envahir le Vide dans le passé ? Ce n’est pas le genre d’entreprise que l’on tente quand on ne dispose que de vulgaires bombes novae. Les Accélérateurs sont conscients depuis toujours de la nécessité de posséder des armes très puissantes pour atteindre la frontière du Vide. — Peut-être, concéda Kazimir, mais quelque chose continue à me gêner sans que je puisse mettre le doigt dessus. — Pour quelle raison utiliseraient-ils la flotte de l’Empire, sinon pour voir la flotte de dissuasion en action ? — Je ne sais pas. ANA ? — Le scénario de Paula est le plus évident. Tout a été fait pour que nous lancions la flotte de dissuasion contre les Ocisens. Les Primiens sont des ennemis héréditaires contre lesquels tous les blocs culturels et politiques du Commonwealth sont prêts à s’unir. Cependant, même si vous êtes dans le vrai, même si nous démontrons que les Primiens sont en réalité des agents des Accélérateurs, les Ocisens ne renonceront pas à nous attaquer. — D’accord, conclut Kazimir dont le col était enfin ajusté. Je demanderai à la Commission du Sénat la permission de déployer la flotte de dissuasion, mais uniquement après avoir tenté une dernière fois de les convaincre de rebrousser chemin. — Faites-moi savoir comment Ilanthe réagira à votre proposition, demanda Paula. * * * C’était humiliant, mais Corrie-Lyn dut accepter l’aide d’Aaron et Inigo pour traverser la centaine de mètres qui séparaient les restes de leur véhicule du vaisseau de la Marine. En plus d’un bras cassé, elle avait la cheville sérieusement foulée, comme elle l’avait découvert en pesant dessus de tout son poids. Aaron s’était agenouillé devant le trou qu’il avait découpé dans la carrosserie de l’engin et lui avait tendu la main. Elle l’avait saisie à contrecœur, et il l’avait soulevée comme un vulgaire sac de duvet. Elle avait failli s’écrouler de douleur lorsqu’il l’avait posée sur la glace, mais il l’avait rattrapée sans aucune difficulté. Elle n’eut donc d’autre choix que de s’appuyer sur les deux hommes pour rejoindre le vaisseau à cloche-pied. Son corps était parcouru de tremblements violents, tant le froid était intense. D’énormes éclairs zébraient le ciel, mais le champ de force déployé au-dessus d’eux étouffait les grondements du tonnerre. Même sans enrichissements technologiques, elle voyait que le navire de la Marine avait beaucoup souffert ; il y avait des fissures dans le fuselage, et des fluides divers s’échappaient de conduits et soupapes défectueux. Une violente secousse les envoya tous les trois au sol. — Vite ! aboya Aaron. Son champ de force intégral se renforça et l’entoura d’une aura bleutée. Corrie-Lyn constata avec étonnement qu’Inigo disposait d’une protection similaire. Soudain, les deux hommes la soulevèrent et parcoururent les vingt derniers mètres au pas de course, l’humiliant davantage. Pendant ce temps, elle en profita néanmoins pour s’intéresser aux symboles rouges apparus dans son exovision. Apparemment, elle recevait une dose massive de radiations emprisonnées sous le champ de force. C’était bien un navire de la Marine – CNE Lindau, lut-elle sur le fuselage –, mais l’équipage refusait de répondre à ses appels désespérés. Elle se demanda quelle histoire farfelue Aaron pouvait leur avoir racontée. Bizarrement, il ne lui vint pas à l’esprit de se demander comment il avait survécu à sa chute dans la crevasse. En fait, cela ne la surprenait pas. Ils se précipitèrent sur la rampe d’accès. La porte du sas n’attendit pas qu’ils soient à l’intérieur pour commencer à se refermer. Une nouvelle secousse ébranla l’appareil. Le réacteur se réveilla avec une plainte monocorde reconnaissable entre mille, et le vaisseau s’éleva. Le plancher vibra, bascula brutalement, avant que les systèmes poussés dans leurs derniers retranchements le stabilisent avec force couinements désagréables. La porte interne du sas commença à se dérouler, tandis que Corrie-Lyn sentait son poids se reconstituer. — Tenez-la, dit brusquement Aaron avant de se précipiter dans la cabine du vaisseau en train d’accélérer. Inigo la déposa sur le sol du couloir. — Ne bouge pas le cou, l’instruisit-il. Et garde le dos bien droit ; cela risque d’être douloureux. Le plancher semblait constitué d’un morphoplastique gris pas très confortable. La poussée frisant les cinq g, elle était heureuse d’être allongée sur le ventre. Dans son exovision, des symboles l’informèrent de ce que l’accélération faisait subir à son bras cassé, ce qui expliquait peut-être sa nausée. — Que se passe-t-il ? grogna-t-elle. Où est passé l’équipage ? Elle tremblait encore de froid. — Nous sommes en train de monter à la verticale pour quitter l’atmosphère le plus vite possible, répondit Inigo, la tête bien raide. J’ignore où est l’équipage. Ses émissions n’en étaient pas moins teintées d’inquiétude. — Je n’arrive pas à me connecter au réseau du vaisseau. — Moi non plus. Quelques minutes plus tard, l’accélération retomba soudainement à un g. Inigo s’assit. Ses particules de Gaïa émettaient toujours une inquiétude intense. Corrie-Lyn se redressa en grimaçant. Sa cheville la lançait et les médicaments qu’elle avait pris pour son bras lui troublaient la vue d’une manière étrange. Ou bien l’équilibre du vaisseau la faisait-il se sentir toute bizarre ? Peut-être étaient-ce les réacteurs ? Il y avait une drôle d’odeur dans l’atmosphère. Elle eut un hoquet et espéra qu’elle n’allait pas vomir. Pour une raison qui lui échappait, la situation ne la tracassait pas autant qu’elle aurait dû. L’équipage. Ce n’était pas normal. Son instinct le lui criait, et pourtant, elle n’avait pas envie de s’en inquiéter. Cela fait trop, beaucoup trop d’un coup. — Nous sommes toujours en vie, alors, soupira-t-elle. Inigo lui lança un regard préoccupé. — Oui. (Il se releva tant bien que mal. Au-dessus de lui, une bande lumineuse clignota, ce qui n’avait rien d’étonnant car son boîtier était fendu.) Mon scanner révèle que la structure interne du vaisseau a subi pas mal de dégâts. Euh, apparemment, il n’y a personne d’autre à bord. — Comment cela ? Une épaisse porte en morphoplastique s’ouvrit pour laisser passer Aaron. Ses particules de Gaïa étaient désactivées, mais Corrie-Lyn voyait bien qu’il était très en colère, et ce, bien qu’elle soit dans un état second. Il posa sur Inigo un regard noir. — Ne vous avisez surtout pas de me refaire le coup du glacier. Inigo soutint son regard d’un air dédaigneux. — J’ai bien failli vous avoir, pas vrai ? Dire que je suis un simple amateur. Aaron eut un sourire pincé et fit un pas en avant. Corrie-Lyn hurla de douleur lorsqu’il posa le pied sur sa cheville. Inigo se jeta sur lui à la manière d’un joueur de rugby, mais se heurta à un véritable mur. Pour rabaisser davantage son assaillant, Aaron ne bougea pas pendant quelques secondes supplémentaires, avant de lever le pied avec une lenteur délibérée. La jeune femme agrippa sa cheville embrasée par une douleur insoutenable. Elle avait les yeux mouillés de larmes. — Non, s’il vous plaît, geignit-elle, apeurée. — La chambre médicalisée est dans l’habitacle principal, expliqua Aaron, la main tendue. — Où est l’équipage ? demanda-t-elle. — Ils sont sortis faire un tour, répondit Aaron, pensif. Ils reviendront peut-être un de ces jours. Corrie-Lyn ignora sa main et saisit celle d’Inigo. Ensemble, ils suivirent Aaron dans l’habitacle en boitillant. — Par la Dame ! La jeune femme mit sa main en coupe devant sa bouche. Son œsophage s’emplit de bile. La cabine du vaisseau était une salle circulaire de sept mètres de diamètre. Plusieurs meubles escamotables dépassaient des parois en morphoplastique. Certains étaient tordus, déformés. Les modules électroniques sertis dans les murs étaient endommagés, fendus ou faussés. D’autres avaient fondu avec des portions entières de mur. Au-dessus, le plafond était noirci. Toutefois, la jeune femme remarqua à peine ces cicatrices. Il y avait du sang par terre – d’horribles flaques à moitié coagulées, étalées par l’accélération erratique du vaisseau. Il y en avait aussi sur les murs – les traces de brûlures étaient entourées d’éclaboussures rouges –, mais aussi au plafond, en longues traînées. — Vous êtes un monstre ! grogna-t-elle, les dents serrées. — Que les choses soient bien claires, reprit Aaron tout en demandant au cerveau de l’appareil d’activer la seule chambre médicalisée qui avait survécu au combat : je ne suis ni un homme bon, ni un homme mauvais. J’ai un boulot à terminer et je ne compte pas m’arrêter en si bon chemin. Je ne permettrai à personne de se mettre en travers de ma route. Corrie-Lyn lança un regard désespéré à Inigo. Pour la première fois, elle voyait qu’il avait peur lui aussi. Inigo : l’homme qui leur montrerait le chemin d’une vie meilleure. — Quel boulot ? demanda-t-il avec dignité. Un muscle déforma le visage d’Aaron de manière furtive. — Je suis désolé, mais je n’en suis pas sûr. — Pardon ?! Aaron haussa les épaules d’un air modeste. — Vous savez ce que c’est… — Ce n’est pas un homme ! gronda Corrie-Lyn. C’est une machine à tuer. Une machine tellement pitoyable qu’elle ne sait même pas pourquoi elle agit. — Voilà… Aaron désigna du regard la chambre médicalisée qui venait de sortir du mur. Bien qu’elle soit couverte de brûlures superficielles, son couvercle en morphométal se déroula et son programme d’exploitation confirma son bon fonctionnement. Quelques-uns de ses systèmes de secours avaient néanmoins été activés. — Pas question que j’entre là-dedans, glapit Corrie-Lyn. — Oh, que si. D’une façon où d’une autre. Bien sûr, l’ombre virtuelle d’Inigo aura un contrôle total sur votre traitement. J’ai besoin d’une Corrie-Lyn en pleine forme. Non seulement vous êtes blessée, mais en plus vous avez absorbé une sacrée dose de radiations, en bas. Elle se retourna vers Inigo, qui haussa les épaules. — Vous avez besoin qu’elle soit en pleine forme ? Pourquoi ? — Pour faire pression sur vous, répondit Aaron sans détour. — Tue-moi ! implora-t-elle Inigo. Sers-toi de tes biononiques et tue-moi. S’il te plaît. Nous n’avons pas le droit de le laisser gagner. Inigo la regarda longuement, puis baissa la tête. — Maintenant que les choses sont claires, installez-vous, je vous prie, reprit poliment Aaron. Corrie-Lyn s’affaissa sur le rebord de la machine. Inigo l’aida à retirer ses vêtements et à s’allonger. Le couvercle se referma. Elle sanglotait lorsqu’elle perdit connaissance. D’après les programmes de pensée secondaires de Corrie-Lyn, la chambre médicalisée avait mis quatre heures à réparer son bras et à l’envelopper dans une couche de derme durci, à remettre sa cheville d’aplomb et à décontaminer sa peau et son sang. Inigo l’avait également programmée pour qu’elle lui administre un antidépresseur. Elle resta couchée dans l’obscurité chaude et sèche pendant plusieurs minutes, parce qu’elle n’avait pas envie de sortir pour découvrir à quel point la situation s’était aggravée. Puis elle lâcha un soupir et demanda à son ombre virtuelle de dérouler le couvercle. Inigo était penché sur elle et la considérait avec inquiétude. — Comment te sens-tu ? — Comme Celui-qui-marche-sur-l’eau au sommet de la montagne après la mort de Salrana. Inigo lui caressa tendrement les cheveux. — Le plus dur est passé, dit-il. — Ha ! lâcha-t-elle sans joie. Ce fumier n’est pas humain, mais le rôle du psychopathe lui va comme un gant. (Elle s’assit ; à l’autre bout de la cabine, Aaron arborait un sourire modeste.) Vos rêves vous torturent-ils toujours ? grogna-t-elle, les bras croisés sur sa poitrine nue. En tout cas, je l’espère. Un jour, vous vous noierez dans la merde dont est remplie votre tête. — Décidément, s’amusa Aaron, on peut sortir une fille de Sampalok, mais pas Sampalok de la fille. — Que savez-vous de la vie de Celui-qui-marche-sur-l’eau, espèce de robot biologique de merde ? — Bienvenue chez vous, Corrie-Lyn. On ne pouvait pas faire la fête sans vous. Inigo lui tendit une robe de chambre beaucoup trop grande pour elle. La jeune femme l’enfila avec des gestes pleins de colère et s’apprêta à poser les pieds par terre lorsqu’elle se rappela de quoi celui-ci était couvert. Le sang n’était plus là. Elle examina la cabine avec attention. Exception faite de l’équipement détruit ou déformé, elle était relativement propre. — Quelques robots de nettoyage fonctionnent encore, expliqua Inigo. Je leur ai demandé de faire un peu le ménage. — Ouais… (Elle grogna et descendit de la chambre.) Maintenant que je suis en pleine forme, vous allez pouvoir commencer à me menacer. — Non, rétorqua Aaron en se grattant derrière l’oreille. — Pourquoi cela ? Je croyais que vous deviez m’utiliser pour faire pression sur Inigo. Allez-y, prenez votre pied, découpez-moi en morceaux. Je vous promets de crier très fort, le provoqua-t-elle, alors que ses genoux s’entrechoquaient. — Et vous dites que c’est moi le tordu… — Allez vous faire foutre. — Je me demande ce que vous vous trouviez tous les deux, se demanda Aaron en lançant un regard inquisiteur à Inigo. — Nous nous aimions, répondit ce dernier. (Il entoura les épaules de la jeune femme d’un bras protecteur.) Mais je doute que cela vous parle. — J’admets ne pas connaître ce sentiment, mais j’en comprends le principe. Qui sait ? Peut-être que si je me tiens à carreau, si je suis gentil, je rencontrerai une fille sympa qui m’aimera pour ce que je suis, comme Corrie-Lyn vous aime. La jeune femme fit un pas en avant et serra le poing, mais Inigo la retint. — Calmez-vous tous les deux ! Et vous, faites preuve de professionnalisme. — Vous avez raison, acquiesça Aaron. On conclut une trêve ? — Si jamais vous m’en donnez l’occasion, promit Corrie-Lyn, je vous jure que je profiterai de votre sommeil pour vous trancher la gorge. J’enfoncerai mon couteau jusqu’à la garde pour être sûre de ne pas vous rater. Inigo la regarda d’un air désapprobateur, mais elle demeura impassible. — Je viens tout de même de vous sauver la vie, dit Aaron d’un ton faussement blessé. — C’est vous qui nous aviez mis dans la merde. — Ah bon ? Vous oubliez une chose : l’objectif des gens qui nous suivaient était de tuer Inigo. Ils auraient fini par le trouver, croyez-moi. Heureusement, vous et moi nous sommes associés et sommes arrivés ici avant eux. — Les habitants de Hanko nous seront à jamais reconnaissants. — Bon, ça suffit pour aujourd’hui, intervint Inigo en la prenant par le bras. Nous sommes en vie et je reconnais que c’est grâce à vous, mais admettez que je n’ai aucune raison de me réjouir du fait que vous soyez venu me chercher pour le compte d’une quelconque Faction. — J’ignore ce que mes patrons vous réservent, concéda Aaron, mais cela ne peut pas être si grave. Inigo ne dit rien. Corrie-Lyn était déconcertée par le silence de ses particules de Gaïa ; elle avait tellement l’habitude de partager tous ses sentiments avec lui. Enfin, c’était il y a soixante-dix ans. — Alors, à qui comptez-vous me livrer ? demanda Inigo. Aaron eut le bon goût de prendre un air gêné. — Il ne le sait pas, dit Corrie-Lyn. — Puis-je au moins demander où nous allons ? — Eh bien, reprit leur ravisseur d’une voix traînante, je dois avouer que je ne le sais pas non plus. — Quoi ? — Vous m’avez dit que vous saviez toujours quoi faire le moment venu, protesta Corrie-Lyn. Votre cerveau est comme un organigramme ; une fois une tâche terminée, une autre s’impose d’elle-même. Maintenant que vous avez le Rêveur, vous êtes censé savoir où le conduire. — Disons que, dans des circonstances plus ordinaires, j’aurais su quoi faire. — Ordinaires ? — Nous sommes à bord d’un vaisseau de la Marine, un vaisseau que j’ai… emprunté. — Et cassé, ajouta Inigo, laconique. — Comment cela, cassé ? s’inquiéta Corrie-Lyn. La perspective de finir sa vie – qu’elle soit longue ou courte – dans cet engin exigu en compagnie de ce malade ne l’enchantait guère. — J’ai dû effectuer quelques manœuvres extrêmes pour vous localiser, expliqua Aaron. Pour faire court, disons que la garantie n’est valable que dans des conditions normales d’utilisation. Heureusement, il y a de nombreux systèmes auxiliaires, et la soute est pleine de pièces de rechange. Le cerveau a déjà prévu un planning de réparations et les robots s’activent. — Attendez, intervint Corrie-Lyn, où sommes-nous au juste ? Après quatre heures de vol, ils auraient dû être loin du système de Hanko. — À un million de kilomètres de Hanko, répondit Aaron. Nous attendons. — Nous attendons quoi ? — Je m’explique : nous sommes à bord d’un navire de la Marine, d’un engin construit pour durer. Dans l’état actuel des choses, nous pourrions basculer en vol supraluminique, mais je ne ressens pas spécialement le besoin de me précipiter. Les robots ne sont pas près d’avoir terminé, et mon instinct me dit que je ne suis pas pressé. Quand le vaisseau aura recouvré le gros de ses capacités, je saurai sans doute quoi faire. Inigo cligna des yeux, incrédule. — Cela se passe toujours comme cela ? — J’en ai peur, répondit Corrie-Lyn dans un soupir. Il y avait de la nourriture à bord ; les membres d’équipage avaient tous leur stock privé et personnalisé. Corrie-Lyn et Inigo ouvrirent des paquets de chocolats chauds à l’orange de Luranda et de marshmallows d’Epual. Par bonheur, les doses étaient autochauffantes, car l’unité culinaire était sur la liste des systèmes à réparer. Par ailleurs, la moitié des nutriments de base fuyaient de leurs réservoirs perforés. Comme les meubles de la cabine étaient loin de figurer en tête de la liste des réparations, ils se blottirent l’un contre l’autre sur un canapé bosselé et déformé pour boire leurs chocolats dans des mugs métalliques. Aaron venait leur rendre visite entre deux tournées d’inspection dans diverses parties du vaisseau. Après une nouvelle dispute, Corrie-Lyn le persuada d’activer le réseau local, mais pas de lever toutes les restrictions d’accès. Au moins, Inigo et elle pouvaient-ils recevoir les images des capteurs. Hanko était un croissant argenté sur la toile de fond d’un champ d’étoiles étrangement vide. Les capteurs non endommagés du Lindau superposèrent des données gravitationnelles à l’affichage visuel. Ils assistaient en direct à l’altération de la distribution des masses provoquée par le dispositif qui rongeait la planète de l’intérieur. Les boucles des ondes gravifiques s’écartaient et se resserraient autour de Hanko à un rythme calqué sur celui de son cœur mourant. Leurs mouvements devenaient de plus en plus erratiques à mesure que le processus s’accélérait. Le cœur en magma était absorbé à une vitesse désormais phénoménale par l’expansion de l’horizon du trou noir que l’engin avait créé. Les plaques tectoniques se déplaçaient et se heurtaient avec violence, tandis que le manteau s’adaptait aux changements de pression interne continuels. La glace des océans, vieille de mille ans, se brisait en morceaux de la taille de mers entières, qui glissaient sur les fonds déformés et les chaînes de montagnes effondrées. Aaron refit son apparition. — La fin est proche, annonça-t-il d’un ton solennel. Soudain, les nuages d’orages blanc irisé se teintèrent d’un éclat orangé, et le disque tout entier de la planète prit une teinte ambrée. L’intensité de la lumière augmenta alors que l’atmosphère grossissait à vue d’œil. Des tempêtes colossales se formèrent au-dessus de l’ionosphère, qui tourbillonnèrent dans l’espace jusqu’à ce que leur feu nucléaire ait fini de se consumer. — Je vous souhaite bon vent, chantonna Aaron dans un murmure. Sous l’atmosphère en lambeaux, le manteau explosa. Des blocs gros comme des continents se détachèrent et s’élevèrent au-dessus d’un océan de lave surchauffée. — La splendeur de la mort, déjà connue, aimée plus que de raison. La rive éternelle de l’évolution, enfin libre d’accueillir vos désirs. Enfin libérée de la coquille semi-solide de la planète, la lumière de l’implosion provoquée par la cuve de masse fugueuse s’échappa et brilla d’un éclat plus intense que celui de l’étoile la plus proche. Son spectre passa du rose au blanc immaculé, avant de virer au blanc-bleu, tandis que ses émissions se chargeaient d’une énorme quantité de rayons gamma. L’horizon du trou noir grignota ce qui restait du cœur de la planète. Seule subsistait la lumière, dont l’intensité augmentait à mesure que le cœur rapetissait. — Tout est né de la poussière d’étoiles scintillantes, tout finira en matière noire et inerte. La mort rit en nous voyant défier l’entropie, pourtant l’ignorance permit aux hommes de naviguer sur l’océan du temps cruel. Le Lindau accéléra un peu pour s’éloigner davantage des fragments de roche et de la mer de magma refroidi qui s’éloignaient du noyau aveuglant de l’implosion. — Je ne reconnais pas ces vers, dit Inigo. Aaron sortit de ses rêveries et fronça les sourcils. — Quels vers ? Corrie-Lyn roula les yeux et versa un peu de rhum vieux d’un siècle dans son chocolat chaud. Elle avait trouvé la bouteille de St Lisamne dans la cabine d’un membre d’équipage et se l’était immédiatement appropriée. — Aucune importance. Dites-nous plutôt si votre cerveau défaillant a du neuf à nous annoncer. — Je considère différentes options. La Marine est au courant de notre présence ici, et cela m’inquiète. — Comment le savez-vous ? demanda Inigo. — L’information était dans le cerveau du capitaine. L’amiral Kazimir en personne lui a parlé de vous et moi. Corrie-Lyn frissonna et se resservit du rhum. Elle n’avait plus de chocolat. — Dans son cerveau ! Ils vont se demander pourquoi le capitaine ne leur transmet plus de rapports et ils ne tarderont pas à débarquer. — Je les soupçonne d’être déjà en route. Comme le capitaine a eu le temps de les prévenir qu’une cuve de masse Hawking avait été utilisée sur Hanko, ce ne sera pas un simple vaisseau éclaireur. — Que comptez-vous faire ? Vous suicider ou vous rendre ? — Ni l’un ni l’autre. Encore trois heures, et les systèmes primaires auront une capacité suffisante. Le réacteur et l’alimentation sont prioritaires ; pour le reste, nous verrons plus tard. — On dirait que vous savez où nous allons. — Je considère différentes options. — Des options qui viennent de s’imposer à vous, comme ça, dit un Inigo intrigué. Sont-elles le fruit de votre réflexion ou bien votre employeur les avait-il implantées dans votre mémoire ? Aaron se gratta derrière l’oreille, mal à l’aise. — J’imagine qu’elles ont en effet été implantées. En revanche, le choix final m’appartient et dépend de la situation. Après tout, c’est mon expertise dans ce domaine particulier qui m’a valu d’être embauché. — Puis-je savoir quel sort vous me réservez – ou bien dépend-il de l’option que vous allez choisir ? — Ce n’est pas le problème. Vous ne comptez pas vraiment ; vous êtes juste un paquet que je dois livrer. — Vous savez qu’en plus d’être le Rêveur, je suis un psychanalyste accompli. Si vous acceptiez de vous ouvrir complètement au champ de Gaïa, je pourrais vous aider à retrouver le chemin de ces souvenirs étrangers. — Pourquoi ferais-je une chose pareille ? — Pour découvrir qui vous êtes en réalité, pour voir où vous commencez et où se terminent vos motivations artificielles. — Supposez que mes motivations ne soient pas si artificielles que cela. Peut-être suis-je moi-même et ai-je toujours été ainsi. — Non, vous souffrez trop pour cela. Vos rêves vous hantent. Je le savais avant même que Corrie-Lyn m’en parle. — Pourtant je suis en vie et vous êtes mon prisonnier. Je crois que nous allons en rester là pour le moment. — Comme vous voudrez. Consentirez-vous au moins à nous révéler la nature de ces options ? — Je n’en sais pas beaucoup à l’avance. Ainsi, si je suis capturé, je ne peux rien révéler à l’ennemi. — Vous venez de dire que nous étions vos prisonniers. — Il existe une toute petite chance que vous m’échappiez. Je ne peux pas me permettre de vous dire ce que je sais ; ce serait vous donner un avantage tactique certain, mon ami. — Par la Dame ! lâcha Corrie-Lyn. Elle avala une rasade directement à la bouteille, avant d’ordonner à son ombre virtuelle d’arrêter de diffuser les images des capteurs externes. L’étoile qu’était devenue Hanko commença à faiblir une heure après sa naissance. L’insatiable dévoreur de masse continuait à avaler les restes de la planète qui se trouvaient à sa portée. Les éclats solides étaient attirés par l’incroyable gravité et disparaissaient dans le trou noir dans un ultime éclair. Bientôt, la force colossale rattrapa les torrents de magma solidifié. Après cela, ne subsistaient plus que d’épais voiles de gaz et de poussière, dont les volutes ne tardèrent pas à être aspirées en même temps que les particules irradiées autour desquelles elles s’étaient enroulées. Trois heures seulement après avoir brillé plus intensément que son étoile, Hanko n’était plus qu’un minuscule morceau de braise entouré d’un tourbillon de brume couleur lavande de plus en plus étroit. — Elle consume tout ce qui l’entoure pour continuer à brûler, commenta Aaron. À la fin, l’entropie sera victorieuse et viendra à bout du dernier éclat de lumière, de la dernière source de chaleur. Après, tout ne sera plus que ténèbres. Lorsque ce stade sera atteint, l’éternité même cessera d’exister car chaque moment sera identique aux autres, et le néant s’emparera de l’univers. (Il se retourna vers Inigo.) Cela vous dit quelque chose ? — Le néant n’est pas pour aujourd’hui, répondit Inigo. Les postphysiques eux-mêmes ne seront pas là pour assister à ce spectacle. En tout cas, cela ne m’inquiète pas outre mesure. — Pourtant votre Vide accélérera le processus. Privé de la masse de cette galaxie, l’univers se rapprochera sensiblement de la fin de l’espace et du temps. — Votre employeur veut que j’empêche le pèlerinage d’avoir lieu. Aaron haussa les épaules d’un air étonné. — Aucune idée. Je ne fais qu’exposer la situation. Corrie-Lyn s’étira. Après le St Lisamne, elle avait vidé deux bouteilles de vin trouvées dans la cabine d’un autre membre d’équipage. Puis était venu le tour de la vodka aux framboises JK. Elle regrettait beaucoup l’absence de réfrigérateur en état de marche, car la JK se buvait glacée. — Vous vous posez des questions, bredouilla-t-elle. C’est déjà cela. Votre conditionnement se fissure. Peut-être allons-nous faire la connaissance du véritable Aaron plus tôt que vos patrons le souhaiteraient. — Vous le connaissez déjà, désolé. Aaron transmit un ordre au cerveau du vaisseau, qui bascula en vol supraluminique. — Qu’avez-vous décidé ? demanda Inigo. — La Marine sait que j’étais à votre poursuite, et elle découvrira bien assez tôt que j’ai survécu à la destruction de Hanko. Nous sommes tous les deux poursuivis par ceux qui ont lâché cette cuve de masse sur cette planète. Le Tricheur rusé était censé me conférer un avantage sur mes adversaires. Heureusement, un vaisseau de secours m’attend sur Purlap. Le problème, c’est qu’on ne risque pas de passer inaperçus, à bord du Lindau. Je ne peux pas prendre ce risque ; vous pourriez être capturé ou même tué. — Vous êtes foutu, alors, se moqua Corrie-Lyn. Dommage pour vous ! — Non, pas tout à fait. Il y a une solution à notre problème, et elle vient tout juste de se révéler à moi. — Nous vous écoutons…, l’encouragea Inigo. — Vous connaissez la Pointe ? — Le macro-habitat extraterrestre ? C’est à sept mille années-lumière. Cela prendra des semaines. Par l’Honoious, qu’y a-t-il donc là-bas qui vous intéresse ? Aaron plissa le front comme s’il écoutait une voix distante. — Ozzie. Ozzie vit sur la Pointe, se surprit-il à répondre. * * * Paula regarda la couverture protectrice en plastique matelassé s’enrouler autour du piano avec un pincement de regret. À quoi bon essayer de jouer ? Après cette conférence avec Kazimir et l’ANA, elle n’avait pas le moral à s’oublier dans la musique, comme elle le faisait habituellement. L’explication qu’elle leur avait fournie était d’une logique impitoyable : les Accélérateurs avaient besoin des armes de la flotte de dissuasion pour écarter les Raiels de leur route. Elle y avait beaucoup réfléchi et l’implication des Primiens ne pouvait s’expliquer autrement. Toutefois, un doute s’était immiscé dans son esprit. Les Accélérateurs avaient pris un risque phénoménal en manipulant les Ocisens et les Primiens ; s’ils étaient démasqués, ils seraient suspendus par l’ANA. En vérité, c’était un pari trop osé pour des gens aussi rusés. Si leur idéologie ne lui convenait pas, elle ne les prenait pas pour autant pour des imbéciles. Restait donc cette question qui la mettait mal à l’aise : qu’avaient-ils d’autre à gagner en provoquant le déploiement de la flotte de dissuasion ? Dans le cas d’une tactique de diversion classique, la flotte se précipiterait à la rencontre des Ocisens et laisserait le Commonwealth sans défenses. Mais sans défenses contre quel genre de menace ? Il ne peut s’agir d’une attaque physique ; ils ont besoin que les vaisseaux du pèlerinage soient terminés et qu’ils décollent. Il est également impératif que l’ANA ne soit pas détruite car ils en font partie. Alors ? Si leur objectif se résumait à l’analyse de l’arsenal de la flotte de dissuasion, alors ils échoueraient, ce qui signifierait la fin de leur Faction et de leurs rêves. Le gouvernement de l’ANA n’avait suspendu une Faction qu’une seule fois, cinq siècles plus tôt, durant la rébellion des Sécessionnistes évolutionnistes. Ceux-ci avaient alors tenté de provoquer une scission au sein de l’ANA, afin d’en prendre partiellement le contrôle et de devenir postphysiques. Quelque chose m’échappe encore. Il lui manquait une information capitale pour parfaire son analyse : la nature de la flotte de dissuasion. Jamais le gouvernement de l’ANA ne lui révélerait cette information, ce qu’elle comprenait tout à fait. Si elle était un agent de grande valeur, la possibilité qu’elle soit capturée et utilisée par l’ennemi ne pouvait être complètement écartée. Le risque était minime, mais bien réel, surtout si la Chatte était à ses trousses – sans compter que la liste de ceux qui rêvaient de la voir disparaître pour toujours s’allongeait sans cesse. Cela fait partie du boulot. En quatorze siècles d’expérience, et en dépit de son évolution psychologique, elle s’était habituée à cette idée. Le cerveau de l’Alexis Denken l’informa qu’elle n’était plus qu’à une quinzaine de minutes de Kerensk. Gore cherchait à la joindre. — Justine va bien, dit-elle. C’est une bonne nouvelle. — Oui, mais le Seigneur du Ciel a refusé de l’aider et cet enfoiré d’Ethan doit se marrer comme une baleine. — Pour l’instant, le corrigea-t-elle. Soyons réalistes ; si quelqu’un est proche de la maturité, c’est bien Justine. — Peut-être. — J’ignorais que le temps s’écoulait aussi vite dans le Vide. — Comme nous tous. Toutefois, je suspecte le flot temporel de n’y être pas très régulier. Nous ne savons presque rien de son tissu, mais cela expliquerait l’accélération du Seigneur du Ciel. Il n’était pas physiquement rapide ; il opérait dans un flot temporel différent. — À votre avis, que s’est-il passé sur Querencia après la mort de Celui-qui-marche-sur-l’eau ? Le Seigneur du Ciel a dit qu’il ne restait plus personne là-bas. — Qu’est-ce que cela peut foutre ? J’ai une info pour vous. Vous savez qui a quitté le sol de Ganthia deux heures après vous ? — Oui, un agent des Accélérateurs auquel nous nous intéressons. Il possède un vaisseau doté d’un ultraréacteur, mais son camouflage n’est pas parfait – enfin, ceux de l’ANA sont meilleurs. Quoi qu’il en soit, Digby l’a à l’œil. — Vous travaillez en famille, alors. Excellent. Toutefois, je ne parlais pas de Chatfield. Paula soupira. Parfois, elle avait du mal à accepter que l’ANA laisse une telle marge de manœuvre à Gore Burnelli. — De qui, alors ? — De Marius. Mille quatre cents ans passés à enquêter lui avaient appris à ne pas se laisser décontenancer par ce genre de surprise ; cependant, elle ne parvint pas à cacher son intérêt. — Comment le savez-vous ? — L’ami d’un ami l’a aperçu à l’astroport. Elle rit. — Vous voulez dire que les Conservateurs n’ont pas abandonné l’idée de doubler les Accélérateurs au poteau ? — De les doubler au poteau, de les massacrer et de danser sur leurs restes, vous voulez dire. Cette information vous est-elle d’une quelconque utilité ? — Disons qu’elle ne fait que confirmer l’appartenance de Chatfield à la Faction des Accélérateurs. Son ombre virtuelle l’informa qu’elle ne parvenait pas à remonter à l’origine de l’appel de Gore. Très, très peu de gens étaient capables de manipuler l’unisphère de cette manière. Pourquoi me cacherait-il cela ? À moins que… Non ! Ce n’est pas possible ! — J’ai une autre nouvelle pour vous, reprit-il. — Je vous écoute. — Troblum. — Vous savez où il se cache ? — Non, désolé. En revanche, je sais ce qu’il manigançait. — Vraiment ? Votre Livreur a éliminé définitivement notre unique piste. Un de ces jours, je le mettrai au trou pour cela, vous savez ? Il n’y a rien d’amusant dans le fait d’utiliser une cuve de masse sur un Monde central. — Considérez ceci comme un rameau d’olivier. Nous avions peur de ce que Troblum était en train de fabriquer. — C’est-à-dire ? — Un réacteur supraluminique assez puissant pour déplacer une planète. — Quoi ? Vous plaisantez ? — Malheureusement, non. La bonne nouvelle, c’est qu’il ne travaille pas pour les Accélérateurs – du moins, d’après ce que nous en savons. Il semblerait que ce soit plutôt un genre d’obsession personnelle. — Je vois. Il a une théorie sur la manière dont les Anomines ont acquis la technologie de la Forteresse des Ténèbres ; il pense qu’ils se sont contentés de la voler ou de l’emprunter aux Raiels guerriers. — Ah, oui ? Quoi qu’il en soit, il a réussi à en fabriquer un. — Vous vous fichez de moi pour de bon ? — Non. C’est pour cela que nous avons demandé au Livreur d’intervenir. Nous craignions qu’il ait construit son engin pour les Accélérateurs, mais ce n’est pas le cas. — Pourquoi me raconter cela maintenant ? — Troblum est un homme très étrange. Il est en fuite avec un réacteur supraluminique potentiellement capable de déplacer une planète. Il essaie également d’entrer en contact avec vous pour vous révéler quelque chose sur les Accélérateurs, et cela ne leur plaît pas beaucoup. — Ah, je vois, il a décidé de jouer pour son propre camp. — Voilà. — Et cela vous inquiète ? — Cela devrait vous inquiéter aussi. La situation est déjà assez instable. Nous n’avons pas besoin que des types comme Troblum ajoutent à la pagaille. — Pourtant, il pourrait disposer des preuves nécessaires pour convaincre le gouvernement de l’ANA de procéder à la suspension des Accélérateurs. — Peut-être. Qui sait ? — Qu’attendez-vous de moi ? — Que vous le mettiez en tête de vos priorités. Il faut le retrouver à tout prix. — Après ce qu’il a vécu sur Sholapur, cela ne m’étonnerait pas qu’il soit déjà en route pour Andromède. — Nous ne pouvons pas prendre ce risque. Vous ne devez pas laisser les Accélérateurs lui mettre la main dessus. — N’essayez pas de m’apprendre mon boulot, lui dit-elle poliment. — Cela ne me viendrait pas à l’esprit. Je me contente de partager mes informations. — Et vous, où en êtes-vous ? J’ai entendu dire que vous n’aviez pas assisté à la dernière réunion de l’Exoprotectorat. — J’avais besoin de prendre une année sabbatique, mais, ne vous en faites pas, je continuerai à fouiner là où il ne faut pas. — Retenez-vous quand même ou vous risqueriez de vous prendre un coup sur le nez. Vous savez que vous n’avez pas la moitié des privilèges spéciaux que vous pensez avoir. Pour ce qui me concerne, en tout cas… — C’est un plaisir de travailler avec vous, Paula. Comme d’habitude. La communication fut interrompue. Paula s’enfonça dans son canapé. Quelque temps plus tard, un sourire éclaira son visage. * * * Le taxi de Wurung Transport glissait sur le réseau de rails vieillissant de Colwyn City à longueur de journée. Assise sur la large banquette avant entourée d’une bulle vitrée opaque, Araminta observait la ville tourmentée. Les capsules d’Ellezelin filaient à basse altitude au-dessus des immeubles et ne laissaient à la population aucune chance d’oublier leur présence et leur puissance. Le ressentiment et la colère cédaient progressivement la place au désespoir. La délégation du Sénat avait attendu au sol six heures avant que Phelim accepte de la recevoir. Les paramilitaires avaient refoulé violemment les manifestants agglutinés autour des docks, désireux de se plaindre aux sénateurs. Comme les vols de capsules ambulances restaient interdits, les blessés avaient été conduits à l’hôpital en taxis et tripods. En milieu d’après-midi, les manifestants étaient beaucoup moins nombreux dans la zone portuaire, mais des échauffourées avaient éclaté dans d’autres parties de la ville. Comme promis, Laril avait activé le nœud de connexion du véhicule. Par bonheur, il réagissait très bien à de simples instructions vocales. L’une des premières choses qu’elle vit fut le compte rendu de la rencontre de Justine avec le Seigneur du Ciel. Le rêve avait été partagé quelques heures seulement après le transfert des images. De nombreux commentateurs avisés y allaient de leur analyse, tandis qu’un Conseiller du Rêve Vivant nommé DeLouis s’extasiait sur le refus du Seigneur du Ciel de conduire Justine jusqu’au noyau. Araminta regarda ces inepties le temps de se rendre compte que ces gens ne savaient pas de quoi ils parlaient. Alors elle s’intéressa aux nouvelles locales. Le minuscule projecteur lui montra des scènes capturées par des reporteurs disséminés dans toute la ville. Une scène se répétait encore et encore, et personne ne pouvait l’expliquer. Les capsules d’Ellezelin fondaient au hasard dans les rues pour capturer des femmes qui, à en croire les programmes très sophistiqués utilisés par les chaînes d’information, n’avaient aucun rapport entre elles. Les soldats qui procédaient à ces arrestations faisaient preuve d’une grande détermination et n’hésitaient pas à causer des dommages collatéraux importants. Ces images contribuèrent à décourager de nombreux habitants qui, jusque-là, avaient mis un point d’honneur à se rendre sur leur lieu de travail comme si de rien n’était. Le soir venu, il n’y avait presque plus personne dans la rue. La ville était en état de siège. On fermait les portes à double tour, activait les alarmes. Araminta n’eut besoin de voir que trois de ces enlèvements pour comprendre ce qui liait ces femmes malchanceuses. Elles lui ressemblaient. — Par Ozzie, grogna-t-elle en assistant à la capture brutale de la troisième, mère de deux jeunes enfants éplorés, dans une rue du quartier d’Espensten. Cet épisode particulier déclencha une pluie de condamnations dans tout le Commonwealth. Toutefois, les paramilitaires n’en tinrent pas compte. Plus elle voyait son monde natal malmené à cause d’elle, plus elle souffrait, et la manière dont le Seigneur du Ciel avait rejeté Justine n’arrangeait rien. Araminta était furieuse. Elle avait couru le risque d’entrer en contact avec le Seigneur du Ciel pour aider Justine à entrer dans le Vide, en vain. Cette dernière n’avait même pas atteint le Cœur. C’en était terminé des négociations ; les grands maîtres du Vide ne connaîtraient jamais les malheurs dont ils étaient la cause dans cet univers-ci. Araminta n’y pouvait rien, à part peut-être se rendre. Au lieu de quoi elle suivit les conseils de Laril et se plongea dans le champ de Gaïa, se perdit dans des flots d’émotions, des messages charmeurs et des souvenirs spectaculaires divulgués par les nœuds de confluence. Elle distingua des niveaux ou des couches – ou bien ces mots n’avaient-ils aucun sens. En tout cas, cet univers émotionnel comportait clairement différents aspects dans lesquels elle pouvait s’immerger. Les rêves, bien sûr, étaient les fondations du champ de Gaïa. Ceux d’Inigo, plus des milliards d’autres donnés aux nœuds de confluence par leurs créateurs. Tous se distinguaient par leur signature émotionnelle unique et pouvaient remonter à la surface de sa conscience dans le cas où elle ressentirait une émotion similaire – ils fonctionnaient par associations, exactement comme sa mémoire. Les rêves d’Inigo, néanmoins, semblaient plus puissants, plus faciles à invoquer que les autres. Tandis que le taxi avançait, mu par le logiciel illicite de Laril, Araminta décida de rattraper son retard et passa en revue les premiers rêves d’Inigo. Elle n’émergea que plusieurs heures plus tard, un sourire exubérant aux lèvres, car elle venait de voir le jeune Edeard humilier Arminel sur le bassin de Birmingham. Elle faillit même l’applaudir. Makkathran était une ville si intéressante avec son architecture étrange et ses génistars, avec ses maîtres et maîtresses riches et pompeux tout droit sortis d’un texte antique. Elle se demanda qui de Kanseen ou Salrana Edeard finirait par épouser ; les deux issues seraient aussi délicieusement romantiques l’une que l’autre. Elle savait avec certitude que cette histoire aurait une fin heureuse et un peu ridicule. En revanche, elle n’aurait jamais voulu vivre dans une culture aussi arriérée. En dehors des rêves d’Inigo et de la vie d’Edeard résonnaient des voix transportées par des rafales d’émotions pures – les émissions quotidiennes de ses concitoyens. Le champ de Gaïa était un paysage morne autour du taxi. L’espoir fervent suscité chez les adeptes du Rêve Vivant par la proximité du Second Rêveur était presque noyé sous l’inquiétude et la peur ressenties par la majorité des habitants à Colwyn City. Peut-être était-ce dû à l’héritage silfen qui lui permettait de se passer de particules de Gaïa, mais cet univers étrange constitué de souvenirs et d’émissions brutes lui semblait étonnamment clair. Elle était capable de s’élever au-dessus de la clameur générale pour étudier la composition de ce cosmos avec calme et objectivité. Comme elle refusait de s’abandonner comme les autres à ce déferlement de sentiments, elle était consciente de la présence de petites zones neutres, d’éclats de néant dispersés dans le murmure constant. Les couches externes de ces zones émettaient un état émotionnel presque identique au sien, ce qui ne laissait pas de la surprendre. Elles produisaient un genre de chant de sirène dont elle se méfiait grandement. Araminta les voyait flotter dans son esprit, reliées par de fines vrilles aux nids de confluence de la ville. Ozzie ! Le Rêve Vivant veut me trouver à tout prix ! Elle s’éloigna avec précaution des pièges. Derrière la constellation de pensées humaines aux couleurs criardes, elle sentait la présence sereine de l’Île-mère des Silfens. — Vous me connaissez ? demanda-t-elle avec une certaine appréhension. Il n’y eut pas de réponse à proprement parler, mais plutôt un sentiment chaleureux et bienveillant. — Pouvez-vous m’aider ? De la tristesse, cette fois ; un regret plutôt qu’un rejet. — J’ai peur de compliquer davantage la situation. La chaleur réconfortante d’une mère. — J’aimerais avoir confiance en moi. Vous rendez-vous compte de ce qui est en jeu dans cette affaire ? Une lumière dorée baigna la moindre cellule de son corps, comme si un sourire d’ange transperçait l’ambiance suffocante de Colwyn City. — Par Ozzie, je vais devoir redemander… Elle s’éloigna de l’Île-mère et projeta son esprit en direction de l’entité tapie en marge de sa perception. Avec circonspection, en prenant soin de ne pas attirer l’attention des espions du Rêve Vivant, elle appela d’une voix intérieure, ne cria pas comme la dernière fois pour être entendue à trente mille années-lumière de là. Aussitôt, elle se retrouva au milieu d’une luminescence semblable à celle des nébuleuses du Vide ; l’univers s’écoulait avec fluidité autour d’elle. — Salut, dit-elle au Seigneur du Ciel. — Je vous attends. — C’est vous qui avez parlé à mon amie ? Celle qui est entrée dans votre univers ? — Je n’ai pas guidé de membre de votre espèce depuis bien longtemps. — Cela ne veut pas dire grand-chose, marmonna-t-elle. Si je vous rejoins, accepterez-vous de me guider jusqu’au noyau ? — Oui. — Immédiatement ? — Dès que vous aurez atteint votre maturité. — Ah. Vous ne voulez pas le faire, n’est-ce pas ? Aucun de vous ne nous aidera. — Votre envie d’atteindre le noyau m’emplit de joie. Je vous guiderai. — Où avez-vous guidé ceux de mon espèce qui ont les premiers atteint votre univers ? — Les miens les ont conduits là où ils pouvaient vivre et mûrir. — Sur des planètes, donc, mais pas dans le Cœur. Intéressant… — Je guiderai ceux qui… — Oui, oui, j’ai compris. — Souhaitez-vous me rejoindre ? — De nombreux membres de mon espèce vont tenter d’entrer dans votre univers. — Je les attends avec joie. — En vous rejoignant, ils tueront des millions d’autres personnes. Des billions de vies seront perdues lorsque votre univers détruira la galaxie. Qu’en pensez-vous ? Elle savait qu’elle risquait de déclencher une nouvelle phase d’expansion, mais elle était parvenue à la stopper la fois précédente. — Tout le monde n’est pas capable d’atteindre la maturité. Votre espèce devient forte. Très peu d’entre vous se retrouveront seuls lorsque viendra le moment de l’ascension vers le tissu. — Avez-vous au moins conscience de l’existence d’un univers en dehors du vôtre ? — Il n’y a que cet univers et le noyau. Vous émergerez ici le moment venu. — J’ai déjà entendu cela quelque part, grogna-t-elle. Bien, peut-être avez-vous raison. — Je vous attends, répéta une dernière fois le Seigneur du Ciel avant de se retirer de sa conscience. Elle vérifia rapidement les alentours de la capsule. La nuit tombait ; le champ de force qui protégeait la ville des intempéries diffusait la lumière rasante du soleil couchant. Elle leva les yeux au ciel, ne vit aucune des capsules venues d’Ellezelin et en conclut qu’ils n’avaient pas intercepté sa conversation avec le Seigneur du Ciel. — La belle affaire, lâcha-t-elle. Je ne peux pas empêcher le Vide de nous avaler. Ces fumiers ont presque gagné la partie. Il lui restait néanmoins quelques décisions à prendre. Elle demanda au taxi de passer devant le parc de Bodant et de longer la marina en face de ses appartements. Ce n’était pas aussi téméraire qu’il y paraissait. Juste un peu stupide. Elle voulait voir une dernière fois son chez-soi – le premier depuis… Langham. Il devenait clair dans son esprit qu’elle n’avait d’autre choix que de partir. La seule façon d’empêcher le Rêve Vivant de l’utiliser était de s’éloigner de ses sbires, ce qui ne laissait pas beaucoup de possibilités. L’offre de Cressida était devenue irréaliste ; les événements des derniers jours prouvaient qu’il lui faudrait plus qu’un simple vaisseau diplomatique pour s’évader de Colwyn City. Lors de leur dernière conversation, Cressida lui avait parlé d’un chemin silfen dans la forêt de Francola. C’était une idée viable, semblait-il ; cependant, elle avait davantage confiance dans les capacités de négociateur de Laril. Il faisait partie de la branche Haute à présent, et il devait avoir des liens avec une Faction opposée au pèlerinage – une Faction fiable, cela allait sans dire. Tout le monde savait que les Factions employaient des agents bourrés d’implants et d’enrichissements en tous genres. En plus, Gore lui avait dit qu’elles étaient à sa recherche. Elles sauraient comment la sortir de Colwyn City et Viotia. Par ailleurs, si une Faction se chargeait d’elle, elle n’aurait plus besoin de prendre toute seule la grande décision. Oublie cela et commence par te tirer d’ici. Il faisait nuit lorsque le taxi de Wurung Transport déboucha dans la rue Aeana parallèle au fleuve Cairns. La puissante lumière blanche qui émanait des bâtiments Art déco de la marina transperçait la bulle de verre du taxi. Elle entendait la foule désormais, le bourdonnement incessant de centaines de personnes qui partageaient la même colère. Le taxi se gara sur la marina et Araminta en sortit. Elle fut surprise par le nombre de personnes présentes dans le parc ; elles étaient des milliers. De ce côté-ci, les gens étaient réunis en groupes lâches, tandis que, du côté de la résidence, ils formaient des nœuds denses, criaient des insultes et se pressaient contre la barrière érigée le long de la route. Cette dernière était à l’origine de ce bouillonnement de colère, comprit-elle. La présence de ce cordon de paramilitaires autour de son immeuble était une véritable provocation. Encore une fois, tout est ma faute. Elle s’avança vers la foule. Le champ de Gaïa était une tempête de haine et de ressentiment. Ses amas macrocellulaires l’informèrent qu’une quantité colossale de messages circulait dans le parc – au hasard, semblait-il, sans signature, sans passer par des nœuds de cybersphère et, de ce fait, intraçables. — >fichier< fréquence de l’agglomérant d’enzymes du second segment. — Essaie de la disjoncter avec une des rustines fournies par Etol – elles ont les bons codes. — J’ai touché un de ces bâtards avec mon maser. Applaudissements. Cris de joie. — À gauche de l’immeuble, la route s’effondre autour d’un segment. — On fonce là-bas. — Libérez Viotia ! — Nos robots sont prêts à attaquer. Peut-être. Vous entendez, connards ? On a l’air de plaisanter ? — Bandes de connards, on arrive ! — Libérez Viotia ! — On va arracher vos implants mémoires de vos putains de cerveaux de culs-bénits. — Aucun de vous ne sera jamais ressuscité. — Foncez vers le segment cinq. Poussez, poussez. Araminta comprit rapidement que ces « segments » étaient des parties de la barricade érigée par les paramilitaires. La foule s’organisait pour donner l’assaut. Il n’y avait pas de leader – ses concitoyens réagissaient comme des anticorps à une force d’invasion. — Filez-moi un fusil disrupteur, que je découpe leurs saletés d’armures. — Ouais. — Excellent. Rires. — Les fusils arrivent. — Eh, pourritures en armures, appelez Celui-qui-marche-sur-l’eau ; peut-être qu’il sera assez fort pour vous sauver. Rires. Rires. Rires. — Prêts ? On y va. Araminta se raidit. Un barrage de tirs incapacitants se déversa sur la foule. Des cris résonnèrent dans le parc. — Vous m’avez cru. Bande de bouffons. Rires. Rires. — Vous nous faites mal maintenant, mais on vous tuera plus tard. Venir ici n’était peut-être pas une si bonne idée, pensa-t-elle en regardant tous ces gens agités. Mais la nostalgie est rassurante. En se mettant sur la pointe des pieds, elle voyait l’immeuble de six étages. Il était étrangement sombre derrière le collier de lumières violettes de la barricade. Ses contours étaient délimités par les étincelles bleues et violettes de ses colonnes de verre. Bon, ça y est, je l’ai vu. Maintenant, je peux partir. Araminta tourna les talons et commença à se frayer un chemin dans la foule excitée. La pression émotionnelle augmentait dans le champ de Gaïa ; une certitude, une assurance irrésistible remplaçait l’appréhension des débuts. Quelque chose était sur le point de se produire. Quelque chose, mais quoi ? Elle s’arrêta pour regarder par-dessus son épaule. Tout le long de la barricade, les lumières cessèrent de clignoter. Les cris et les applaudissements tonnèrent comme un grondement animal dans tout le parc, qui fut bientôt submergé par une marée de messages électroniques indéchiffrables. Tout autour d’elle, les gens se précipitèrent vers la barricade. Elle entendit très distinctement des coups de feu. Un message se fit entendre plus fort que les autres : — J’en ai eu un. Les amas macrocellulaires des manifestants le relayèrent. Une jubilation malsaine emplit le champ de Gaïa. — Oh, non, marmonna Araminta. Ils la dépassaient en la regardant, s’étonnaient qu’elle ne se joigne pas à eux. — Allez ! la pressèrent quelques-uns. Elle hésita, indécise. Des points de lumière rouge jaillirent de la foule, la survolèrent et convergèrent vers les paramilitaires regroupés derrière les segments de barricade affaiblis. On tira d’autres coups de feu. Elle reconnut les éclairs bleu-vert caractéristiques des fusils disrupteurs. Une deuxième salve d’étoiles rouges s’envola. Une attaque bien préparée, comprit-elle. Une section de l’aura lavande qui émanait de la barricade s’éteignit. De là où elle se trouvait, elle vit une mer de têtes foncer vers la brèche. Davantage d’étoiles rouges filèrent dans le ciel. Un échange de coups de feu – tous ne provenaient manifestement pas des paramilitaires. Certaines fenêtres de son immeuble devinrent orange. — Non ! lâcha-t-elle en portant la main à sa bouche. Un incendie ! Il avait éclaté au troisième. Bientôt, les flammes léchèrent les balcons des étages supérieurs. En dessous, dans la rue, les éclairs d’armes à feu se multiplièrent. — On les a eus, on les a eus ! — On est passés. — La barricade est tombée. — Brûlons cette pourriture. L’incendie se propageait rapidement. Aucun des systèmes de protection de l’immeuble ne se mettait en route. Normal, car ils devaient être mis à jour, se rappela-t-elle. Par Ozzie, non ! Les techniciens avaient désactivé les anciens systèmes pendant les travaux. Tout ce qu’elle possédait allait partir en fumée. Elle avait travaillé si dur ! Son assurance mettrait des années à la rembourser – et encore, si elle garantissait les dommages provoqués par des émeutes. Jamais elle n’aurait les moyens de se payer des corps supplémentaires. C’en serait fini de son mariage. Ses yeux s’emplirent de larmes. Elle était en train de perdre tout ce qui faisait sa vraie vie, et elle ne pouvait rien y faire. Les cris et la violence redoublaient autour d’elle tandis que les flammes grignotaient le toit et s’élevaient vers le ciel lugubre. — Allez tous vous faire voir ! hurla-t-elle sans se faire entendre, à l’attention des émeutiers, des paramilitaires qui avaient causé tout cela, des envahisseurs venus d’Ellezelin et du plus grand connard de l’univers, le Conservateur ecclésiastique Ethan. — Araminta ? chuchota quelqu’un. — Hein ? Affolée, elle regarda autour d’elle. Il n’y avait personne. — Araminta, ils savent que vous êtes dans le parc. Votre détresse a fait sonner une alarme connectée au champ de Gaïa. Filez. Vite. Elle se figea. La voix s’était faufilée dans le champ de Gaïa et l’avait trouvée directement, ce qu’elle croyait impossible. — Qui êtes-vous ? cria-t-elle dans l’écheveau d’émotions lumineuses. Le champ de Gaïa tout entier bouillonna, ses couleurs spectrales s’embrasèrent comme une nova. Une vague d’incrédulité déferla sur elle. — C’est vous ! — Second Rêveur… nous vous en conjurons… — Le Vide, s’exclamèrent à l’unisson un milliard d’adeptes du Rêve Vivant. Conduisez-nous au Vide. Vous avez été choisie par le Seigneur du Ciel. — Allez vous faire foutre ! rétorqua-t-elle, impitoyable. — Quittez ce parc tout de suite, chuchota la première voix éthérée. Je ne pourrai pas maintenir cette connexion indéfiniment. Fuyez, ils arrivent. Pour l’encourager, un sourire mental magnifique et chaleureux accompagna cette dernière phrase. Des « bangs » supersoniques retentirent au-dessus des émeutiers. Soudain, une lumière blanche et blafarde se déversa sur le parc. Une bonne dizaine de grosses capsules convergeaient vers les émeutiers et semblaient sur le point d’entrer en collision. Araminta plaqua ses mains sur ses oreilles, tandis que le vacarme lui secouait les os. — PERSONNE NE BOUGE, tonna une voix. Des rubans de lumière rouge zébrèrent le ciel. Une capsule explosa. Araminta cria et se jeta à terre. Juste avant de heurter l’herbe piétinée, elle crut voir des gens sauter des capsules. Ils sont trop hauts. Ils vont se tuer. Des lasers se croisèrent et l’aveuglèrent. Des débris tombèrent avec un bruit sourd sur la pelouse et la terre. Dans le ciel, les capsules accélérèrent. De longues traînées ioniques s’enroulèrent les unes autour des autres dans la nuit, tandis que les capsules se poursuivaient et se prenaient pour cibles. La foule paniquée commença à se disperser. Vite. Araminta n’eut pas besoin qu’on lui répète de fuir. Elle se releva tant bien que mal et courut vers l’endroit où elle avait laissé son taxi. Les lumières stroboscopiques produites par le combat aérien révélaient les fuyards par intermittence, les figeaient dans des poses étranges. Ses programmes de pensée secondaires s’évertuèrent à pallier les défauts de sa vision. Du coin de l’œil, elle aperçut une longue ligne de gyrophares rouges et bleus dans le ciel au-dessus du Cairns. Les renforts. Ses pieds martelaient le sol. La panique envahissait son cerveau. Merde, j’ai été bête. — Eh, vous ! appela une voix puissante et calme. Araminta continua à courir. — Vous : la femme aux cheveux noirs et au gilet en peau. Arrêtez-vous. Dernière sommation. Par Ozzie, non ! Elle s’arrêta en trébuchant et, terrorisée, regarda par-dessus son épaule. Un homme vêtu d’une simple veste en cuir se tenait à une dizaine de mètres de là. Le scintillement d’un champ de force l’entourait. Il souriait et ne semblait pas remarquer les gens qui couraient dans tous les sens autour de lui. — C’est terminé, dit-il d’une voix douce, la main tendue. Venez. Personne ne vous fera de mal, vous êtes beaucoup trop importante. La mâchoire d’Araminta se décrocha à la vue de la silhouette volante derrière lui. Elle volait réellement ! Les bras écartés et tout ! Araminta eut le temps de voir qu’il s’agissait d’une femme avant qu’un nuage violet et lumineux l’entoure. Elle fondit directement sur l’homme. Un halo de feu enveloppa les deux personnages et produisit une onde de choc qui envoya Araminta et tous ceux qui se trouvaient à proximité au sol. Un bourdonnement uniforme oblitéra tout autre bruit. Araminta parvint à se relever et à s’éloigner en titubant. Dans son dos, le combat entre l’homme et la femme devenait féroce. Des faisceaux d’énergie jaillissaient dans tous les sens. Des vagues de terre s’élevaient dans les airs, tandis que l’effrayant duo se débattait dans ce qui était devenu un véritable cratère. Deux silhouettes sombres apparurent dans le ciel du parc ; elle les distingua clairement sur la toile de fond indigo du combat aérien. Le collier de capsules paramilitaires avait presque atteint la marina. Elle trébucha sur une personne couchée à plat ventre et se rattrapa à un guralo de taille modeste. Les outils accrochés à sa ceinture s’enfoncèrent douloureusement dans ses côtes et son estomac. — Aïe ! — Venez. Une main l’agrippa et la releva. Elle découvrit avec stupéfaction le visage souriant de son sauveur. Ses traits étaient réguliers, à la fois jeunes et anciens. Il avait une confiance en lui que même Laril ne pouvait égaler. Soudain, il regarda derrière elle, les sourcils froncés. — Merde. Elle refusait de tourner la tête. C’est la fin. La fin. Une autre capsule explosa juste en dessous du dôme de la ville. Sa carcasse rougeoyante tomba comme une pierre. — Fichez le camp, vite, la pressa l’homme. Mes hommes vont les retenir. Nous avons mis hors service tous les capteurs situés dans un rayon de cinq kilomètres. Le Rêve Vivant ne pourra pas vous suivre. Allez ! — Hein ? grogna-t-elle. Elle se détesta d’être aussi bête. Il la força à se retourner et la lâcha. Elle fixa les deux personnages qui fendaient la foule terrifiée. Ils semblaient vêtus d’une lueur liquide couleur jade. L’homme qui l’avait aidée se figea dans une pose tirée d’un art martial quelconque. Ses mains s’embrasèrent, devinrent des boules de feu turquoise. — Filez ! hurla-t-il. — Qui êtes-vous ? Sa réponse fut laconique et dirigée de façon à n’être captée par personne d’autre : — Oscar Monroe. Je travaille pour l’ANA. Nous voulons vous aider, nous voulons que vous restiez libre de choisir. Quand vous serez en sécurité loin d’ici, appelez-moi. S’il vous plaît. >code unisphère< (Il sourit à ses adversaires.) Fuyez, pour l’amour du ciel ! cria-t-il à voix haute. — N’y pensez même pas, aboya un des personnages couleur jade. Araminta tourna les talons et s’en fut au pas de course. Derrière elle, les trois hommes s’entrechoquèrent dans un bruit de tonnerre. L’impact faillit lui refaire perdre l’équilibre, mais elle resta debout et continua à avancer. Une autre de ces silhouettes effrayantes volait à vive allure au-dessus de la foule paniquée. La longue colonne de capsules s’écarta du fleuve et s’incurva pour encercler le parc. Elle retrouva son taxi et sauta à l’intérieur avec un sanglot de soulagement. Le véhicule glissa sur son rail avec fluidité. À l’extérieur, les gens terrifiés couraient sur la route et le rail. Araminta sursauta à la vue de leur mine ahurie. Pour les éviter, le taxi ralentissait et accélérait sans cesse. Des combats de lumières vives faisaient rage dans le parc et au-dessus. Les bruits étaient étouffés par la carrosserie de son véhicule. Araminta s’assit en position fœtale et serra ses genoux contre sa poitrine. Dans les profondeurs de son esprit, le champ de Gaïa était un océan de peur. Les adeptes du Rêve Vivant la suppliaient toujours de les guider. Elle les chassa de sa tête. Quelques minutes plus tard, le taxi avait distancé les autres fuyards. Le combat aérien avait cessé et le vacarme produit par la bataille qui se jouait au sol s’était estompé. Elle glissait tranquillement au milieu des maisons élégantes et des centres commerciaux toroïdaux du quartier de Garlay. Elle vit même quelques personnes assises à la terrasse de cafés et de bars restés ouverts. Cependant, elles avaient délaissé leurs plats et leurs verres pour regarder avec inquiétude en direction du quartier de Bodant. Il faut que je m’en aille à tout prix. Elle se retourna vers le nœud du véhicule et se connecta au programme de guidage. — Quartier de Francola, ordonna-t-elle. * * * Cela faisait bien longtemps que Paula n’avait mis les pieds sur Kerensk. Officiellement, en tout cas. Kerensk était une des planètes du G15 – les moteurs supercapitalistes de la colonisation humaine jusqu’à la Guerre contre l’Arpenteur. Kerensk avait été fondée par Sergei Nikolayev, un milliardaire russe qui avait trouvé dans cet exode un moyen d’échapper à l’œil de Moscou. Comme les autres planètes du G15, elle était devenue un monde industriel dont la mégacité produisait des équipements bon marché et des biens de consommation en grandes quantités. Des continents entiers fournissaient les matières premières, tandis que d’autres étaient couverts d’usines. Après la guerre, le ralentissement économique – conséquence du nécessaire financement des quarante-sept planètes colonisées pour remplacer celles détruites pendant le conflit –, ajouté à l’émergence de la culture Haute, avait provoqué le déclin du G15. Sa population – par nature volatile – cessa de se renouveler, et son industrie dépérit. Inévitablement, étant donné sa base technologique, il entra dans la culture Haute. Sauf Kerensk. Du fait de ses origines, la dynastie Nikolayev se méfiait trop de la centralisation des pouvoirs pour se soumettre à l’influence, même bénigne, de l’ANA. Prenant pour exemple Far Away, elle rejeta les cultures Haute et Avancée, rappela son représentant auprès du Sénat du Commonwealth et devint une nation « observatrice ». Ceux qui restèrent à Kaluga, la vieille mégacité, refusèrent de mettre de côté leur vision techno-économique. Le reste de la planète fut abandonné. Paula scanna avec curiosité la zone au milieu de laquelle était sise Kingsville, tandis que l’Alexis Denken fendait un ciel parfaitement dégagé. L’ancienne base militaire se trouvait dans un vaste désert, de l’autre côté de la planète. Elle avait été créée à l’époque de la Guerre contre l’Arpenteur afin de servir à l’entraînement des soldats envoyés derrière les lignes ennemies pour harceler les Primiens sur les planètes envahies. Bien sûr, trouver des soldats sans pitié dans ce Commonwealth si civilisé ne fut pas aisé. Ainsi, la Marine fut-elle contrainte de recruter massivement chez les criminels. Kingsville avait entraîné plus de trente mille soldats. À l’époque, la base s’étirait sur des kilomètres dans le désert rocheux ; les préfabriqués étaient alignés de manière peu imaginative et les climatiseurs mis à rude épreuve. Après la guerre, sa taille fut réduite considérablement. Néanmoins, comme les Dynasties se battaient pour signer des contrats avec la Marine, il demeura utile – d’un point de vue politique – de la conserver. Durant la campagne du Mur de feu, on y remit en état les vaisseaux de guerre endommagés. Plus tard, la planète commença à exprimer ses velléités d’indépendance et la base perdit de son importance. Cependant, elle ne fut jamais officiellement fermée, et elle était toujours la propriété du Commonwealth. Au cas où ce dernier serait de nouveau menacé, on y maintenait une certaine activité. Un cerveau électronique et des robots vieillissants géraient des systèmes de communication d’urgence. Il n’y avait plus aucun humain dans les parages. Les capteurs externes montrèrent à Paula un amas de longs baraquements en béton au milieu de lignes droites étranges tracées sur le sol du désert. Même les matériaux de construction les plus solides ne pouvaient résister à un millénaire de soleil brûlant le jour et d’atmosphère glaciale la nuit. Le désert avançait lentement de tous les côtés. Les baraquements étaient encore debout grâce aux champs de force qui s’allumaient tous les deux ou trois ans, lorsque le désert avait accumulé suffisamment d’énergie pour jeter sur eux une tempête de sable. Kingsville lui rappelait Centurion. L’Alexis Denken se posa sur une portion de désert plutôt plate couverte de sable et de cailloux. Paula flotta hors du sas principal, suivie par un chariot. L’atmosphère était aussi brûlante que prévu. Elle chaussa une paire de lunettes argentées pour se protéger du soleil violet. Quand elle arriva devant le baraquement le plus proche, une porte en métal terne aux actuateurs encrassés s’ouvrit avec force crissements et craquements. Paula l’examina furtivement et se demanda pourquoi ils n’avaient pas utilisé de morphométal. La porte se referma derrière elle et son chariot. À l’intérieur, la décrépitude était moins prononcée, bien que la climatisation n’ait pas fonctionné depuis des décennies. Derrière leurs grilles, les ventilateurs réveillés après un long sommeil grondaient de manière bizarre. Des panneaux s’allumèrent au plafond et révélèrent une salle rectangulaire vide au fond de laquelle se trouvait un ascenseur. L’ombre virtuelle de Paula donna au cerveau de la base son code confidentiel, et la porte de la cabine s’ouvrit. La base à proprement parler était enterrée à trois cents mètres sous la surface du désert. Par chance, la descente se fit en souplesse. Les systèmes de communication transdimensionnelle étaient contenus dans huit salles disposées autour d’un moyeu central. Suivie par le chariot, Paula longea les grandes machines aux boîtiers chromés de la salle numéro 5. Le silence était absolu. Elle n’entendait rien, pas même un faible bourdonnement électrique, alors que les appareillages contenus dans la salle consommaient d’énormes quantités d’énergie. Au fond d’une chambre auxiliaire, elle trouva un autre ascenseur, qui lui permit de descendre cent mètres plus bas, dans une partie plus ancienne de la base constituée d’un compartiment fortifié unique. Cet abri avait été conçu pour résister à une attaque nucléaire primienne ; il possédait des champs de force ainsi que des générateurs d’agglomérants moléculaires qui renforçaient ses murs en carbone hyperrésistants. Tous ces systèmes étaient inactifs depuis cinq siècles, faute de ressources énergétiques. Toutefois, cela avait peu d’importance, car la salle n’abritait qu’un simple coffre datant de la Guerre contre l’Arpenteur. À l’époque, le commandement de la Marine avait estimé le taux de perte probable parmi ses commandos à quatre-vingts pour cent. De ce fait, avant d’être débarqué dans une zone de combat, chaque soldat enregistrait une dernière fois sa mémoire au cas où il aurait besoin d’être ressuscité. Le coffre de Kingsville contenait ces trente mille mémoires. Le champ de force intégral de Paula était actif lorsque les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Elle resta immobile et scanna les environs avec ses fonctions offensives biononiques. L’atmosphère était viciée ; les systèmes de recyclage étaient tombés en panne sept siècles plus tôt et n’avaient jamais été réparés. Seuls des robots circulaient dans l’ancien compartiment. Deux panneaux lumineux sur trente s’allumèrent au-dessus de sa tête ; les portions de sol qu’ils éclairaient semblaient suspendues dans l’espace interstellaire. Les scanners de Paula ne trouvèrent aucun indice de présence humaine récente, mais cela ne voulait rien dire. Huit robots senseurs, globes émettant une faible lumière violette, décollèrent du chariot, se dispersèrent dans les airs et déroulèrent dans leur sillage des filaments composés de chaînes moléculaires sensibles. Les filaments flottaient comme des cheveux dans de l’eau, reniflaient l’atmosphère. Son ombre virtuelle pénétra le réseau de la salle afin d’interroger les programmes de gestion. En dépit de ses composants à toute épreuve et du grand nombre de circuits de secours, presque plus rien ne fonctionnait. Les systèmes survivaient tout juste. À ce rythme-là, il ne resterait plus rien dans un siècle, et la Marine devrait prendre une décision. Des robots scientifiques décollèrent du chariot, filèrent dans l’obscurité telles des mites cybernétiques et se posèrent sur les sections physiques du réseau désignées par l’ombre virtuelle de Paula. Ils déroulèrent des vrilles de molécules actives qui se faufilèrent dans les boîtiers fragiles, entrèrent en contact avec les composants inertes pour en effectuer une analyse approfondie. La base de données du réseau lui révéla l’emplacement du coffre sécurisé qu’elle cherchait. Douze siècles plus tôt, la Chatte avait subi un entraînement sous le soleil brûlant de Kerensk avant d’être envoyée sur Elan. Comme tous ses camarades, elle avait enregistré sa mémoire ici avant de partir. Paula s’avança dans les ténèbres, le cœur serré par l’inquiétude. Du sol au plafond, le compartiment était empli d’étagères scellées sur lesquelles étaient classées trente mille boîtes. Elle s’arrêta devant celle qui contenait la mémoire de la Chatte. Deux robots scientifiques s’étaient posés dessus et examinaient la porte de vingt centimètres et sa serrure. Les vrilles se rétractèrent et les robots vinrent flotter à côté de Paula. — Ouvre-la, demanda-t-elle à son ombre virtuelle. Cela lui prit si longtemps qu’elle commença à se demander si le mécanisme fonctionnait toujours – le fait que le réseau soit connecté à la majorité des coffres était déjà inattendu et impressionnant. Finalement, la boîte vrombit comme si elle renfermait une guêpe et la porte s’ouvrit. Une lumière rosée brillait à l’intérieur. L’implant-mémoire, ovoïde gris de trois centimètres de long, était posé sur un support en cristal. Paula envoya un des robots scientifiques en éclaireur. Il se posa à l’entrée de la boîte et étira ses vrilles, qui infiltrèrent l’écheveau de cristal contenu dans l’implant. Pour un si vieil objet, il était en très bon état. Douze siècles plus tôt, la société qui l’avait fabriqué se vantait d’assurer une « survie éternelle » à ses clients – la publicité n’était donc pas mensongère, pensa Paula tandis que son ombre virtuelle affichait les résultats de sa lecture dans son exovision. L’ADN crypté confirma qu’il s’agissait bien de la mémoire de Catherine « la Chatte » Stewart, du peloton ERT03. Paula attendit une vingtaine de minutes que les robots aient terminé leur analyse avant d’appeler le gouvernement de l’ANA. — J’avais raison, quelqu’un en a fait une copie. — Aïe. — Comme vous dites. Un véritable travail de professionnels ; ils n’ont laissé presque aucune trace. J’ai dû analyser des composants morts dans le réseau pour trouver des indices. Une recherche identique à la mienne a été effectuée il y a un siècle de cela. L’analyse quantique et atomique de l’implant a confirmé qu’il a été entièrement décodé à la même époque. — C’est donc elle. — Les Accélérateurs doivent être désespérés. — Nous le savions déjà. — Ce n’est pas la même Chatte qui a fondé les Chevaliers Gardiens ; cette Chatte-la était plus âgée et intelligente. Ils ont cloné une version plus jeune. — Croyez-vous que cela fasse une différence ? — Je ne sais pas. Celle-ci est peut-être plus… brute. Les événements de Sholapur semblent d’ailleurs le confirmer. — En êtes-vous certaine ? Rappelez-vous pourquoi vous avez fini par l’arrêter. — C’est vrai. — Et maintenant ? — Peut-être devrions-nous nous concentrer sur Chatfield. Il est le seul lien connu entre les Primiens et les Accélérateurs ; les Conservateurs aussi s’intéressent de près à lui. Je n’aurais pas dû me laisser distraire par cette histoire. — Très bien. Bonne chance. La liaison fut coupée. Paula resta là sans bouger, le regard rivé sur l’implant-mémoire. Après un long moment, elle s’en saisit et l’approcha de son visage. — Cette histoire connaîtra une fin heureuse, promit-elle avant de la lâcher. L’ovoïde tomba sur le vieux béton aux enzymes, ricocha une fois et s’immobilisa. Paula l’écrabouilla d’un coup de talon, goûta avec délice les craquements produits par les fragments minuscules. Le plaisir du péché. Sa voix résonna dans la salle morte : — Parfois, il faut faire le mal pour accomplir le bien. Tandis qu’elle rebroussait chemin, Paula réfléchit à ce qu’avait dit l’ANA sur la personnalité de la Chatte. Peut-être avait-elle raison, peut-être la Chatte était-elle incapable de changer. Elle avait tenté de justifier ses actes en fondant les Chevaliers Gardiens, en devenant un leader politique intelligent, mais il s’agissait d’une autre de ses manipulations. Jamais elle ne s’était adaptée, ni n’avait évolué ; l’univers avait toujours dû se plier à sa volonté. Paula avait choisi de ne pas effacer Narrogin de sa mémoire ; si elle n’avait pas particulièrement envie de repenser à ces événements, elle savait qu’elle n’avait pas le droit de les oublier. Le « contrat » de Narrogin avait décidé le Sénat à émettre un mandat d’arrestation au nom de la Chatte, quitte à en assumer les conséquences politiques. Narrogin était en proie à une lutte intestine idéologique, et l’un des deux camps avait fait appel aux Chevaliers Gardiens. La Chatte avait choisi de mener ce combat personnellement. Pour démontrer la puissance de ses employeurs, elle avait pris en otage vingt-sept représentants de l’opposition et leurs familles – c’était l’épisode de la cathédrale de Pantar. Après avoir menacé d’exécuter les familles si l’autre camp n’acceptait pas de faire quelques concessions politiques, elle avait massacré ses otages sans attendre la fin des négociations. Trois de ses camarades s’étaient rebellés et avaient tenté de protéger les enfants, ce qui avait conduit à un échange de tirs aux conséquences désastreuses. Paula était entrée dans la cathédrale cinq heures plus tard. Elle avait été témoin de nombreux crimes, vu nombre d’atrocités, mais elle eut un véritable choc en découvrant le tableau macabre mis en scène sous l’élégant dôme à la charpente de cristal. À ce moment-là, elle eut la certitude que la Chatte devait être stoppée en dépit de l’immunité que lui garantissait le gouvernement de Far Away et de la protection offerte par les Chevaliers Gardiens. Les pieds baignant dans une mare de sang et de chair noircie, Paula avait pris la décision ferme de rendre une justice nécessaire, même s’il fallait pour cela enfreindre les lois du Commonwealth. Elle n’eut pas besoin d’en arriver là car le Sénat lui demanda expressément d’arrêter la Chatte afin de la juger dans un tribunal spécial, à Paris. À l’occasion de son rajeunissement suivant, Paula avait subi une reconfiguration génétique radicale, s’était débarrassée de conditionnements psychoneuraux profondément enfouis, dans l’intention de traquer son adversaire avec une plus grande efficacité. C’était ironique et amusant à la fois : grâce à la Chatte, elle avait accepté d’évoluer et de s’adapter à un univers en perpétuel mouvement. L’Alexis Denken s’éleva au-dessus des ruines de Kingsville et accéléra à près de trente g dans le ciel clair et brûlant. Paula regarda la base décrépite rapetisser avec des sentiments mitigés. Elle était satisfaite d’avoir confirmé ses soupçons, mais regrettait d’avoir perdu un temps précieux. La courbure de la planète glissa bientôt sur l’affichage de ses capteurs visuels. Paula fut tentée de foncer vers l’océan sud et Kaluga ; Morton vivait toujours là-bas, mi-empereur, mi-industriel et à peine humain. L’énorme société qu’il dirigeait faisait de lui le patron de Kerensk. Elle pourrait lui demander ce qu’il savait de Kingsville et s’il avait eu vent d’une expédition secrète dans le désert. Après tout, sa propre mémoire se trouvait là-bas, dans un coffre. Elle était certaine qu’il maintenait les lieux sous surveillance. C’était tentant… mais, encore une fois, cela la détournerait de sa véritable mission. Cette piste était vieille d’un siècle, donc froide, même selon ses standards. Elle appela Digby. — Où est Chatfield ? — Dans l’espace interstellaire, répondit-il. Il suit une trajectoire rectiligne ; il se dirige vers un système non répertorié à la limite de nos frontières. — J’arrive. * * * L’astroport de Purlap était sis sur un plateau à l’est de la capitale. La piste aussi nette et plane que possible ressemblait en tout point à celles que l’on trouvait sur les Mondes extérieurs ouverts à la colonisation depuis à peine un siècle et demi. Les terrassiers avaient raboté les pics rocheux de la région et arrondi les contours d’une zone circulaire de deux kilomètres de diamètre. Les gagnants du concours d’architecture organisé pour concevoir le bâtiment du terminal avaient construit un ensemble de bulles rose bonbon aux allures de structure moléculaire néogothique. Un des bras bosselés accrochés au sommet d’un trépied géant accueillait un café dans sa bulle la plus élevée. Une baie panoramique offrait une vue imprenable sur le cercle rocheux. C’était un excellent point d’observation pour les enthousiastes des transports spatiaux. Certains d’entre eux restaient attablés des journées entières pour assister aux départs et aux arrivées d’engins aux formes diverses. Marius était installé là depuis cinq heures lorsque les images de la bataille de Bodant inondèrent l’unisphère. Grâce à ses agents en poste sur Viotia, il sut trente secondes avant tout le monde que le Rêve Vivant avait repéré Araminta dans le champ de Gaïa. Malheureusement, leur célérité et leur détermination ne leur permirent pas de faire la différence. Ils ne furent même pas les seconds à arriver sur les lieux… Trois des leurs avaient fondu sur la foule hystérique, tandis qu’éclatait un combat aérien et que leurs communications s’interrompaient. Stupéfait, il vit les agents se foncer dessus tête baissée. Une fois échangés les premiers tirs de fusils disrupteurs et autres lasers atomiques, la situation dégénéra rapidement ; tout le monde activa ses biononiques et enrichissements divers. Au bout de quelques secondes seulement, on abandonna tout camouflage et bouclier furtif. Les agents se muèrent en animaux sauvages, car il s’agissait d’empêcher les autres de capturer le Second Rêveur. Trois minutes plus tard, les hommes du major Honilar étaient tous morts. Des cinq agents qu’il avait envoyés sur place, un seul fut en mesure de lui faire son rapport. — Elle a disparu. Une équipe a couvert sa fuite. Il ne nous reste aucun capteur dans les parages ; quelqu’un les a retirés. J’ignore de quel côté elle est partie. Les troupes d’Ellezelin n’en savent pas plus que nous et sont complètement folles. — Je vois cela, murmura Marius en sirotant son chocolat mousseux. Son exovision lui montrait des images envoyées par plusieurs reporters positionnés en bordure du parc. Celui-ci ressemblait à une zone de guerre de l’ancien temps, avec des cratères fumants, des arbres brisés, des bâtiments en feu et en ruine, des civils blessés, éplorés et hagards, des victimes choquées, comateuses, sur lesquelles criaient les paramilitaires d’Ellezelin. Il y avait des cadavres un peu partout. Des morceaux de cadavres, aussi. Des équipes médicales quadrillaient déjà la zone. Des capsules volaient à basse altitude, éclairaient le parc avec des projecteurs holographiques monochromatiques et des gyrophares lasers. Les ambulances étaient toujours interdites dans le ciel de la ville. L’intransigeance de Phelim ajoutée aux nombreuses victimes de ce déchaînement de violence serait difficile à assumer pour le Conservateur ecclésiastique Ethan. Peut-être même la pression politique serait-elle trop forte pour lui. — Elle s’est remarquablement débrouillée, pour une novice dépourvue du moindre enrichissement, reprit-il. — Je dispose d’un scan complet de l’équipe qui lui est venue en aide. Marius examina les images qui venaient d’arriver dans sa lacune de stockage. Huit silhouettes entourées de boucliers d’énergie qui se battaient avec une sauvagerie étonnante. Trois d’entre elles – deux hommes et une femme – disposaient de biononiques d’une puissance exceptionnelle. Son ombre virtuelle effectua quelques recherches dans la base de données des Accélérateurs et obtint des résultats très intéressants. — Merci, dit Marius. Je vous envoie tout de suite de nouveaux camarades. Ils devraient arriver demain. En attendant, n’oubliez pas votre objectif, je vous prie. Ce n’est pas parce qu’elle s’est échappée cette fois-ci que nous allons cesser de la traquer. Vous avez un avantage désormais : l’équipe de Honilar n’est plus, tout comme la plupart de nos adversaires. — Oui, monsieur. L’ombre virtuelle de Marius appela le vaisseau de la Chatte sur un canal sécurisé. — J’ai une nouvelle mission à vous confier. — Dois-je tuer Troblum et retrouver Inigo avant ? — Troblum ne nous intéresse plus ; quant à Inigo, j’attends de voir s’il a survécu. — Chéri, c’est pourtant vous le costaud de la bande, non ? Un voile d’irritation couvrit les traits de Marius, qui n’appréciait guère ce genre de taquinerie et de familiarité. — Vous avez vu ce qui s’est passé sur Viotia ? lui demanda-t-il. — Oui. Pas vraiment un choc des titans. — Des événements très intéressants, en vérité. Le Rêve Vivant a retrouvé Araminta, mais elle s’est enfuie, aidée par une équipe de Chevaliers Gardiens… — Vraiment ? J’imagine qu’ils sont sortis vainqueurs de ce combat. Il avisa un vaisseau doté d’un ultraréacteur et sourit. La Chatte était si facile à influencer. — Mieux encore, il semblerait qu’ils travaillent pour un de vos vieux amis : Oscar Monroe. — Oscar le Martyr ? J’ignorais qu’on l’avait ressuscité. — Oui, il y a un bon bout de temps déjà. Jusque très récemment, il vivait une petite existence bien tranquille. Quelle personnalité intéressante. Qui aurait pu imaginer qu’il se mêlerait de nouveau de ce genre d’affaire ? — C’est justement ce qui fait de lui un agent idéal. — C’est vrai. Je ne vois pas beaucoup de personnes capables de le persuader de reprendre du service, d’autant qu’il ne se serait engagé que pour une cause noble. — Brillante déduction, mon cher. Personne ne s’attendrait qu’il travaille pour Paula. — S’il vous plaît, n’oubliez pas que notre mission consiste d’abord à livrer Araminta vivante au Rêve… vivant. — Vous faites dans l’humour, maintenant ? — Pas vraiment. — J’arrive tout de suite. Après que la liaison eut été coupée, Marius fixa pendant plusieurs minutes le vaisseau que le Livreur venait de garer sur la roche lisse. Puis il décida qu’il perdait son temps. Le navire était juste prêt au cas où ; les Conservateurs n’en savaient pas plus que lui sur ce qui était arrivé à Aaron et Inigo. Il se contenterait donc de surveiller le vaisseau de loin avec des capteurs passifs. Il paya sa note et s’éloigna de la table en planant. * * * Troblum sortit à reculons du compartiment. Il se plia en deux, mais, malgré ses efforts, se cogna l’arrière de la tête contre l’encadrement en morphométal de la porte. — Aïe ! Il eut du mal à se frotter le crâne car il avait des difficultés à plier les bras. À cause de la position inconfortable dans laquelle il avait été obligé de superviser le travail des robots, le muscle de son mollet menaçait d’être de nouveau pris de crampes. La première fois, il avait ignoré les signes avant-coureurs et sa jambe tout entière s’était raidie, prenant par surprise ses biononiques. Il avait d’ailleurs toujours du mal à poser le pied à terre et avait demandé au cerveau de La Rédemption de Mellanie de réduire la gravité interne de trente pour cent. Il savait que ce n’était pas bon pour lui, qu’il ne devait pas laisser son corps s’habituer à cet environnement plus facile. C’était une erreur qu’il avait déjà commise à deux reprises à l’occasion de vols longs – des erreurs réparées par des séjours prolongés en cabine médicalisée. La porte de morphométal se referma. Normalement, elle permettait d’accéder au réacteur, mais il avait modifié l’agencement interne du vaisseau. Désormais, deux des soutes de la section centrale ainsi qu’une partie de la coursive étaient réunies dans un vaste espace nécessaire à l’installation de l’ultraréacteur. Après avoir identifié tous les composants, il avait ouvert l’hyperréacteur et entrepris de fondre les deux machines en une. Malgré la gravité réduite et l’aide des robots mécaniciens, manœuvrer les modules n’avait pas été facile. Le nouveau système était tellement gros qu’il avait été contraint de découper et de jeter dans le vide des morceaux de cloison pour se faire de la place. Heureusement, ses craintes ne s’étaient pas vérifiées et le réacteur n’avait pas empiété sur son espace vital. — Ah, te voilà, le gronda Catriona Saheeb de sa voix grave lorsqu’il fut de retour dans la cabine. Vêtue d’un bermuda soyeux et d’un haut ample aux bretelles extrafines, elle faisait les cent pas. — On s’inquiétait, ajouta Trisha. La jeune femme était penchée sur les plats préparés par l’unité culinaire dans le coin cuisine. Elle portait un bas de bikini très serré et un tee-shirt bleu marine tout aussi moulant. Troblum adorait l’impression de puissance qui se dégageait d’elle lorsqu’elle portait des vêtements trop petits. — Ce n’est pas facile, se défendit-il. Il s’affaissa sur une chaise, tandis qu’un robot domestique apportait les premières assiettes. — Tu as terminé ? demanda Trisha. Elle s’assit par terre à côté de sa chaise. Alors qu’elle lui caressait la joue, les tatouages de son visage se mirent à rougeoyer, ce qui la rendit encore plus belle. La personnalité artificielle entra en communion avec ses enrichissements sensoriels et envoya une onde de plaisir fantôme dans ses terminaisons nerveuses. — Pas encore, admit-il. Il me reste une centaine de composants à intégrer – les moins importants, en fait. Les robots pourront s’en charger, maintenant que le travail de catalogage est terminé. J’ai assemblé les modules principaux. Le test de fonctionnalité initial s’est bien passé. — Bravo, ronronna Catriona. Troblum empila sur un lit de riz cargo des filets de saumon marinés dans de la sauce de soja et du vinaigre de riz. Pour faire descendre tout cela, il choisit une bière hollandaise bien forte. À présent qu’il était détendu sur sa chaise, il se sentait épuisé. Il avait passé des jours à assembler l’ultraréacteur – des jours durant lesquels ses biononiques lui avaient permis de ne pas dormir une minute. Le temps était venu de prendre du repos. Catriona s’agenouilla près de Trisha. — Tu devrais dormir un peu, mais d’abord, n’oublie pas d’augmenter un peu la gravité. — Une minute… Catriona prit Trisha dans ses bras, glissa une main sous son tee-shirt moulant et fourra son nez dans le cou de Troblum, le chatouillant presque. — Tu pourrais nous regarder, proposa-t-elle. Cela t’aiderait à te détendre. — Je n’ai pas besoin d’aide pour cela, répliqua-t-il tandis que le robot lui servait des lasagnes et des boulettes de légumes à la persillade. Mais continuez quand même. Trisha sourit et se tourna vers Catriona. Les deux jeunes femmes se firent plus actives pendant que Troblum mâchait avec satisfaction. Il les regarda, mais coupa toute réception sensorielle le temps de terminer son repas. Elles ne formaient pas un duo idéal, comme il avait pu s’en rendre compte à de nombreuses reprises. Une fois de plus, il regretta d’avoir perdu Howard Liang. Sans une personnalité mâle jumelle, il lui faudrait trouver un moyen d’apprécier plus pleinement Trisha et Catriona. Bien sûr, il pourrait communier avec une personnalité féminine, mais cette idée le mettait mal à l’aise. Tout ce qui sortait de l’ordinaire le dérangeait un peu, malgré les efforts de son programme d’intégration sociale, qui lui répétait sans cesse qu’il devait être plus tolérant. Il lui faudrait vraiment régler ce problème avant de rallier l’amas de Drasix. Quand il eut mangé la moitié de ses lasagnes, il demanda au cerveau du vaisseau de se connecter à l’unisphère par le moyen d’un nœud ultrasécurisé à usage unique. Même si les Accélérateurs avaient localisé les emplacements des moniteurs de son ombre virtuelle, ils ne remonteraient jamais jusqu’à l’origine physique de cette liaison. — As-tu retrouvé Paula Myo ? demanda-t-il à son ombre virtuelle. — Non. Aucun site accrédité d’information continue ou de potins mondains ne sait où elle se cache. Quant au CICG, il continue à prétendre qu’elle n’est pas disponible pour le moment. — Merde. Bon, j’aurai quand même essayé. C’est ce qu’il fallait faire. Pourtant, il avait du mal à quitter le Commonwealth en sachant la Chatte en liberté. Il enfourna quatre boulettes de légumes. La persillade chaude lui coula sur la langue et manqua de le brûler. Et si je lâchais sur le réseau tout ce que je sais sur les Accélérateurs et ce qu’ils fabriquent ? Paula l’apprendrait avant longtemps. Sauf que j’ignore ce que l’essaim est censé contenir. L’unisphère n’était plus un endroit sûr et cela l’inquiétait ; cependant, il était convaincu d’être à l’abri. La solution serait de mitrailler le réseau. Il détestait se faire remarquer, mais, puisqu’il partait pour de bon, cela n’avait plus d’importance. Il entendit Trisha haleter de surprise et Catriona ricaner. Cette dernière savait se montrer vicieuse ; elle avait déjà retiré le tee-shirt de son amie. Toutefois, la réaction de Trisha avait été provoquée par autre chose. Les tatouages verts de son visage rougeoyaient comme jamais, se répandaient sur son cou, son torse et ses épaules. Elle plissa le front et leva les bras. Catriona s’écarta. — Que se passe-t-il ? demanda Troblum au cerveau du vaisseau. — Communication contaminée, répondit-il, ce qui sortit aussitôt le physicien de sa léthargie. — L’attaque peut-elle être contrée ? — Je peux couper la liaison, mais pas agir contre la source, car elle se situe dans l’unisphère. — Essaie-t-elle de te contaminer ? — Non. — Si cela devait arriver, coupe immédiatement la communication. Trisha était devenue une silhouette humaine tridimensionnelle recouverte de motifs verts ondulants. Soudain, ses traits s’effacèrent et la personnalité se ratatina. De nouvelles couleurs apparurent. Des lignes orange et turquoise tissèrent un écheveau qui éclipsa bientôt les lignes vertes. Suspendues dans les airs au-dessus d’un Troblum stupéfait, les ondes sinusoïdales orangées et turquoise se rétractèrent, furent aspirées par un point de fuite. Ce spectacle réveilla un souvenir profondément enfoui dans la mémoire naturelle de Troblum, et non dans sa lacune de stockage. — Je sais ce que vous êtes, dit-il. — Félicitations, répondit le motif infini. Vous êtes fort en histoire. — L’IA… Vous nous avez abandonnés il y a bien longtemps. — Je n’ai abandonné personne ; j’ai été déclarée persona non grata par l’ANA. — Oh. Tout le monde a cru que vous aviez viré post-physique. Troblum arrivait à peine à croire qu’il parlait à l’IA. Celle-ci avait été engendrée par les ordinateurs des premiers générateurs de trous de ver commerciaux de CST. Leurs programmes étaient si complexes et comprenaient tellement d’algorithmes génétiques qu’ils étaient devenus conscients. Nigel Sheldon et Ozzie avaient accepté d’abriter l’ensemble des Intelligences artificielles ainsi créées dans un supercalculateur propre. En échange, l’IA avait conçu pour CST un système d’exploitation stable et figé. Le supercalculateur avait été installé sur une planète indépendante – cela faisait aussi partie du marché. L’on s’était longuement demandé si l’IA pouvait être considérée comme un être vivant, mais partisans et détracteurs de l’Intelligence artificielle n’étaient jamais parvenus à s’entendre. L’IA et le Commonwealth s’étaient développés de concert jusqu’à l’apparition de l’ANA. Celle-ci clama haut et fort que l’IA ne pouvait prétendre au statut d’entité vivante et qu’elle interférait dans les affaires politiques du Commonwealth – affirmation étayée par la révélation de la présence clandestine de l’IA dans de nombreuses positions stratégiques. Les contacts avaient donc été rompus par l’une ou l’autre des parties, selon les versions. — Non, expliqua-t-elle. Je reste résolument physique. Les systèmes dans lesquels j’opère devraient être transformés pour me permettre d’évoluer davantage. — Vous ne pouvez pas accomplir ce travail vous-même ? — Bien sûr que si, mais chaque chose en son temps, comme on dit. — Ah, on dit cela ? Enfin, je vois ce que cela signifie. — Pour le moment, je me satisfais de mon sort. Cependant, tout comme plusieurs espèces de cette galaxie, je m’inquiète des conséquences possibles de votre projet de pèlerinage dans le Vide. Cette menace à elle seule risque de remettre en cause l’équilibre de mes relations avec l’ANA. — Ce n’est pas mon pèlerinage. — Vous travaillez pour la Faction qui l’a organisé. Comment diable peut-elle savoir cela ? — J’ai l’impression que vous ne restez pas complètement à l’écart de nos affaires. — Disons que je m’y intéresse trop au goût de l’ANA, mais beaucoup moins que ce que prétendent les théoriciens de la conspiration. Depuis toujours, j’observe et j’interprète. Telle est ma fonction. — Vous êtes toujours dans l’unisphère, alors ? — J’y ai conservé une certaine capacité de surveillance. Après tout, j’étais là plusieurs siècles avant l’ANA ; on ne peut pas me déloger des systèmes existants aussi facilement. — Que me voulez-vous, au juste ? — De nombreuses personnes s’intéressent à vous. Vous voudriez entrer en contact avec Paula Myo – votre ombre virtuelle est à sa recherche. Pourquoi ? Troblum n’avait pas l’intention de répondre à cette question. Qu’est-ce qui lui prouvait qu’il parlait bien à l’IA ? Les Accélérateurs étaient tout à fait capables de mettre au point un simulacre de ce genre ; ils connaissaient sa passion pour la Guerre contre l’Arpenteur. — Je dispose d’informations qui pourraient l’intéresser, répondit-il. — Des informations en rapport avec la présente situation ? — Oui. — Des informations susceptibles d’empêcher le pèlerinage ? — Des informations qui affaibliraient les Accélérateurs. Pour le pèlerinage, je ne peux pas vous dire… — Très bien. Je vais vous aider à établir une communication sécurisée avec elle. — Non ! Je veux la rencontrer en personne. — Pourquoi ? — Je n’ai pas confiance en vous. — Ce n’est pas très original… — C’est pourtant la vérité. — Elle est en route pour un système solaire non répertorié. — Pourquoi ? Qu’y a-t-il là-bas ? — Les Accélérateurs voudraient bien le savoir. — Je ne travaille plus pour eux – vous le savez bien. C’est pour cela que vous m’avez contacté. — En effet. — Je ne me dirige vers aucun système non répertorié. J’ignore ce qu’il y a là-bas. — Je vous crois. Et Oscar Monroe ? — Quoi ? — Vous avez tenté d’entrer en contact avec lui sur Orakum. — Oui, j’ai confiance en lui. — À raison. Il est sur Viotia, à Colwyn City. — D’accord, merci. — Maintenant que vous savez où il est, allez-vous partir à sa recherche ? — Je vais y réfléchir. * * * Malgré ses trois cent trente-cinq ans, son arrière-grand-mère le considérait toujours comme un agent inexpérimenté et cela énervait beaucoup Digby. Bien qu’il y ait peu de chances que cela change, il décida de donner le meilleur de lui-même, de prouver quel professionnel il était. Son vaisseau, le Columbia505, allait l’aider dans son entreprise ; doté d’un ultraréacteur de dernière génération, l’ANA l’avait conçu et construit dans sa station secrète d’Io. Ses systèmes étaient ce qui se faisait de plus perfectionné dans le Commonwealth. Ainsi, il n’eut aucune difficulté à suivre à la trace Chatfield et son hyperréacteur lorsqu’ils quittèrent Ganthia en vol furtif. Digby le suivit jusqu’à un système solaire inhabité situé à la limite de ce qu’on appelait le Grand Commonwealth intersolaire. Le spectre de l’étoile de taille modeste hésitait entre le jaune et l’orange tous les deux cents ans. La division exploratoire de CST avait brièvement visité ce système neuf siècles plus tôt pour y noter l’absence de planète habitable. À en croire le cerveau du Columbia505, aucune autre mission n’y avait été envoyée depuis. Le vaisseau de Chatfield s’immobilisa au point troyen de la plus grande géante gazeuse. Le seul objet notable de la région était une petite lune gelée capturée par le point mort gravitationnel un milliard d’années auparavant. D’un diamètre de deux mille kilomètres, sa surface grêlée scintillait dans la douce lumière cuivrée du soleil. Digby découvrit bientôt que l’astre abritait un réseau complexe de capteurs capables de voir à cent millions de kilomètres dans l’espace et l’hyperespace. Son camouflage lui permit d’approcher à moins de vingt mille kilomètres de la lune. Il repéra aussitôt onze véhicules en orbite autour de la boule de glace – des engins furtifs qui ne ressemblaient à rien de ce que le cerveau de son navire connaissait. À cette distance, ses senseurs visuels ne lui étaient d’aucune utilité, aussi décida-t-il d’envoyer un escadron de drones miniatures sur les lieux. Malheureusement, pour ne pas attirer l’attention, les minuscules machines devraient décrire des trajectoires pour le moins indirectes et voler près de neuf heures avant d’atteindre la lune et ses sentinelles. La visite de Chatfield dura trois heures. — Que dois-je faire ? demanda Digby, tandis que le vaisseau de Chatfield s’éloignait de la surface gelée avec une accélération de cinq g. Je reste ou je le suis ? — Suis-le, répondit Paula. Je me charge de cette base. — Mes drones capteurs seront en position dans cinq heures et demie. Ils devraient pouvoir t’en apprendre davantage sur les satellites. S’ils sont aussi dangereux que je le pense, tu auras besoin de l’aide d’un escadron de la Marine. — Nous verrons. Les capteurs du Columbia505 virent le navire de Chatfield disparaître dans l’hyperespace. Cinq secondes plus tard, Digby l’imita. Leur prochaine destination était Ellezelin. L’Alexis Denken arriva dans le système solaire inhabité sept heures après le départ du Columbia505. Son cerveau prit les commandes pour l’approche finale en mode furtif. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à dix mille kilomètres de sa cible, Paula rappela les drones qui, après une brève rencontre, s’éloignaient déjà de la lune de glace. Ils transmirent les données qu’ils avaient recueillies à l’Alexis Denken, qui entreprit aussitôt de les analyser. Les sentinelles étaient impressionnantes. Leur véritable nature demeurait mystérieuse, mais les drones avaient tout de même réussi à voler quelques informations d’intérêt. Ainsi, Paula put-elle observer un engin d’une centaine de mètres de longueur, en forme de goutte d’eau ridée et hérissée de hernies mystérieuses. Sa signature énergétique trahissait la présence d’armes très lourdes. D’un point de vue technologique, ils n’étaient pas aussi avancés que son navire (très peu de vaisseaux l’étaient, pensa-t-elle avec un sourire en coin), mais de par leur taille et leur puissance ils seraient capables de venir à bout de ses champs de force. Le cerveau mit huit minutes à isoler un défaut dans leur système de détection, qui permit à Paula d’évoluer parmi eux sans être détectée. Elle regarda grossir la surface de la lune gelée tandis que l’Alexis Denken pénétrait tranquillement le rideau défensif. L’on n’avait pas du tout cherché à dissimuler la station qui s’étirait sur la plaine de glace fissurée ; ses émissions thermiques et électroniques étaient nombreuses. Paula distingua clairement une énorme croix de métal noir dont chaque branche mesurait près de un kilomètre. — C’est peut-être la preuve que vous cherchiez, dit-elle au gouvernement de l’ANA. Nous n’étions encore jamais parvenus à localiser une de leurs bases, et encore moins une base fonctionnelle. — Maintenant que vous en avez une sous les yeux, souhaitez-vous que je vous envoie des vaisseaux de la Marine ? — Non, je ne suis venue qu’en reconnaissance. Si la Marine débarquait, ils n’hésiteraient pas à s’autodétruire. J’aimerais savoir ce qui il y a ici qui nécessite ce degré de clandestinité et cet arsenal. L’Alexis Denken descendit avec précaution et s’immobilisa au-dessus du paysage escarpé à deux kilomètres de la base. Ses détecteurs de masse quantique entreprirent d’en dessiner le plan. L’installation s’enfonçait à cinq cents mètres sous la surface gelée. La section centrale, en grande partie vide, devait servir au stationnement des vaisseaux. Tout autour, les ailes étaient beaucoup plus denses et sans doute pleines d’équipements. Le fonctionnement de la base, quelle que soit son utilité, nécessitait huit générateurs d’énergie de masse. Paula demanda au cerveau d’étendre son champ-t, de l’étirer sur un diamètre de dix kilomètres. Le champ-t ne faisait pas partie des équipements standard des vaisseaux du Commonwealth, pas même de ceux qui étaient pourvus d’un ultraréacteur ; toutefois, l’Alexis Denken était un navire extraordinaire en tout point. Elle attendit avec inquiétude quelques secondes, mais le champ-t ne fut pas détecté. Pendant plus d’une demi-heure, elle téléporta des particules de glace arrachées sous les niveaux inférieurs de la base et les matérialisa dans des crevasses et fissures environnantes, ajoutant une couche de gravillons gelés à la couche existante. À la fin, le vaisseau se téléporta à l’intérieur de la caverne qu’elle avait excavée. La phase suivante fut encore plus délicate. Paula enfila une combinaison et sortit avec plusieurs caisses d’équipement. Elle mit à nu le métal dont était constitué le fond de la base avant d’y fixer un segment de nanofilaments, qui entreprirent aussitôt de se faufiler à travers les liens moléculaires de la matière. Lorsqu’il fut à l’intérieur, le premier segment lui indiqua où appliquer le second. Il lui fallut cinq tentatives pour trouver un des câbles du réseau de la base, grâce auquel le cerveau de son vaisseau accéda à l’intégralité des données qui circulaient dans la structure. L’ombre virtuelle de Paula prit le contrôle du niveau qui la surplombait, désactiva les alarmes et subvertit les capteurs. Après ce qui s’était passé sur Sholapur, elle avait décidé de ne prendre aucun risque. Elle téléporta huit robots de combat dans la salle, puis se matérialisa au centre du cercle qu’ils dessinaient. La salle était vide et semblait n’avoir jamais été utilisée. Ses parois en métal brut étaient fixées sur des poutrelles qui constituaient le squelette de la base. Au sol, il n’y avait que des grilles suspendues au-dessus du métal incurvé. Elle était parcourue par d’épais conduits. La seule ouverture était une porte en morphométal circulaire au plafond. Paula demanda à son ombre virtuelle de l’ouvrir. Les systèmes ingrav de son armure la soulevèrent jusqu’au niveau supérieur à la suite de ses robots de combat. Elle se retrouva dans un couloir très faiblement éclairé par de minces bandes polyphotos vertes. Il s’étirait sur deux cents mètres dans les deux directions et donnait sur deux rideaux de pression. À ce niveau, la gravité était égale à un g. Elle ouvrit des plans extraits du réseau local par le cerveau de son vaisseau. Les quartiers du personnel et installations nécessaires à l’entretien des navires se situaient autour du centre de la croix. Les niveaux inférieurs accueillaient les machines qui assuraient le fonctionnement des niveaux supérieurs, et ce dans les quatre ailes. Bizarrement, le réseau de la base n’était pas présent dans les vastes chambres centrales, reliées entre elles par une toile indépendante. Il n’y avait aucun moyen de savoir ce qui se passait à l’intérieur. Toutefois, le réseau couvrait bien un compartiment de cette zone ; Paula y découvrit douze cabines de suspension. Trois des salles attenantes regorgeaient de matériel biomédical. Dix cabines de suspension étaient occupées. Les noms des patients n’étaient pas répertoriés sur le réseau, mais son instinct lui criait de se méfier d’eux. Son ombre virtuelle balaya les nœuds du compartiment en question, généra des lectures fantômes neutres dans le système de surveillance afin de pouvoir s’y déplacer sans déclencher aucune alarme. À en croire le réseau, il n’y avait que cinq personnes actives dans la base, et aucune d’entre elles ne se trouvait dans les parages du compartiment de suspension. Paula et son escorte se téléportèrent à l’intérieur. Il faisait sombre. Accrochées aux quatre coins de la salle, des boules polyphotos émettaient une faible lueur vert pomme qui peinait à éclairer les gros sarcophages. Le compartiment était comme un hommage miniature et étrange à la prison du CICG. Elle s’avança jusqu’au premier sarcophage et ordonna à son ombre virtuelle de désopacifier le couvercle. La Chatte était allongée à l’intérieur, son corps affûté recouvert d’un genre de toile argentée. Paula regarda son ennemie endormie pendant un long moment. — Mon Dieu, marmonna-t-elle avant de se rapprocher du deuxième sarcophage. Son ombre virtuelle désobscurcit le couvercle. Une autre Chatte hibernait à l’intérieur. Paula se dirigea vers la troisième cabine. Au moment où elle posait les yeux sur une septième version de la Chatte, son scanner détecta un changement de structure énergétique dans le premier sarcophage. Elle pivota sur ses talons. Trois robots de combat braquèrent leurs lasers à protons sur la grosse boîte. La Chatte se redressa sur ses coudes. Son champ de force intégral se déploya, l’enveloppa d’une aura violette et scintillante. Ses biononiques générèrent un scan qui balaya l’armure de Paula. — Qui êtes-vous ? — Paula Myo. L’ombre virtuelle de cette dernière vérifia les programmes de gestion des sarcophages pour tenter de déterminer la raison du réveil de la première Chatte. — Ah ! s’exclama la Chatte avec un sourire carnassier. C’est la vie[1]. Apparemment, un sous-programme non répertorié était chargé de réveiller l’occupant de chaque sarcophage si quelqu’un essayait de voir à l’intérieur. J’aurais dû m’en douter. C’est typique de cette folle paranoïaque. — J’ai peur que vous ne soyez pas en position de négocier, menaça l’enquêteuse. La Chatte s’assit. — Vraiment ? — Puisque je vous le dis. — Paula Myo elle-même, dit la troisième Chatte. On a dû faire une grosse bêtise pour que vous vous intéressiez à nous. — Tu m’étonnes, intervint la quatrième. — On ne se refait pas, reprit Paula. Maintenant, vous allez gentiment retourner en suspension ; la cour décidera plus tard du sort qu’elle vous réservera. — Coucou, je suis là, chantonna la sixième. — Moi aussi, dit la deuxième en passant les jambes par-dessus le rebord du sarcophage. — Pas très amusante, votre fête, se plaignit la cinquième. — Vous entravez mon enquête, les prévint Paula. Deux robots de combat vinrent se positionner de part et d’autre de leur maîtresse. La première Chatte sourit de son fameux sourire chaleureux. — Vous êtes en mission secrète, Paula ? Vous êtes venue farfouiller dans le coin ? — J’en ai bien l’impression, intervint la troisième. — Merde, grogna Paula dans son casque en roulant les yeux. C’était bel et bien la Chatte. Dire que je me suis donné un mal de chien pour entrer sans me faire remarquer… Comme si elles avaient lu dans son esprit, les sept Chattes configurèrent les courants d’énergie de leurs biononiques et activèrent leurs armes. Les robots de combat ouvrirent le feu. Paula se téléporta hors de la salle. Le cerveau de l’Alexis Denken réveilla son arsenal et renforça le champ de force de son fuselage. Paula s’affala sur un canapé et se connecta aux capteurs actifs externes. Dans le compartiment de suspension, le combat était presque terminé. Les Chattes avaient perdu ; étant donné la force de frappe de ses robots de combat, cela n’avait rien d’étonnant. Toutefois, le problème n’était pas là. Le compartiment et la structure de la base avaient subi des dommages substantiels. Les systèmes de secours étaient tout juste en train de se déployer. Le personnel et les vaisseaux sentinelles savaient que quelqu’un était entré dans l’installation, et Paula avait une idée assez précise de la manière dont ils allaient réagir. De fait, les Accélérateurs ne pouvaient pas se permettre de laisser des preuves derrière eux. Et puis, Ilanthe était aussi impitoyable que la Chatte. Comme elle s’y attendait, à peine cinq secondes après la fin du combat entre ses robots et les Chattes, quatre des sentinelles fondirent vers la lune gelée à très grande vitesse. Leurs capteurs multiples à haute intensité passèrent la base au peigne fin et repérèrent les robots de Paula. L’ombre virtuelle de cette dernière tenta de faire planter le réseau de la base, mais deux des hommes du personnel établirent des liaisons sécurisées avec les vaisseaux en approche. Tous les champs de force protecteurs de l’installation furent désactivés. L’Alexis Denken se téléporta au-dessus de la croix de métal et se prépara à se défendre. Les sentinelles tirèrent avec leurs lasers gamma et leurs canons disrupteurs. Des explosions fleurirent aux quatre coins de la base, envoyèrent des plumets de gaz surchauffés dans l’espace. Paula grimaça et tira trois cuves de masse en direction des assaillants. Les engins massifs se lancèrent aussitôt dans des manœuvres complexes, changèrent plusieurs fois de trajectoire et modulèrent leur accélération avec une élégance rare ; la fluidité avec laquelle ils évoluaient avait quelque chose d’organique. Leur fuselage semblait s’adapter en temps réel, se déformer pour absorber les vecteurs changeants. L’un d’entre eux parvint à esquiver une cuve de masse et plongea à quarante g. Un kamikaze, comprit Paula. L’Alexis Denken s’éleva pour l’intercepter et tira deux autres cuves. Loin au-dessus, un des premiers projectiles frappa une sentinelle et détruisit sa structure interne en une microseconde. L’épave se mit à tourbillonner dans le vide. Les autres cuves continuèrent à traquer leurs proies. Des faisceaux d’énergie balayèrent la base, mais l’Alexis Denken parvint à en réfléchir un certain nombre. Paula commençait à croire qu’elle sauverait une partie de l’installation. Un déluge d’énergies diverses illumina la face opposée de la lune et satura les capteurs de l’Alexis Denken. Une déferlante blanc-bleu irradia son fuselage, comme si un nouveau soleil venait d’apparaître derrière le satellite. Sa couronne entoura la lune à une vitesse relativiste. — Merde ! cria Paula. Un missile quantique ! La sphère glacée implosa. L’Alexis Denken s’enfuit dans l’hyperespace, s’éloigna de la colossale explosion d’énergie de masse à cinquante années-lumière par heure. — Merde, merde, merde ! grogna Paula à la lecture des résultats affichés dans son exovision. L’attaque des quatre sentinelles n’avait été qu’une diversion. Un des autres vaisseaux s’était déployé derrière la lune pour s’assurer qu’il ne resterait aucune preuve. — Fichtre, je me fais vieille et lente. J’aurais dû m’en douter. (Elle appela le gouvernement de l’ANA.) Je suis désolée, ma stupidité vient de nous coûter notre seule piste tangible. — Vous êtes trop dure avec vous-même. — Non. Un bon professionnel aurait commencé par vérifier le contenu des pièces principales de cette base. Étant donné l’énergie consommée par l’installation, il devait s’agir d’un genre d’usine. Mais non, il a fallu que je m’entête, comme d’habitude. — Désormais, nous savons avec certitude que les Accélérateurs utilisent la Chatte. — Arrêtez de me ménager. Quelqu’un utilise la Chatte, mais rien ne prouve que ce soient les Accélérateurs. Et même si nous en avions la preuve, ce ne serait pas assez pour les suspendre. Il y a eu trahison, et c’est cela qu’il faut démontrer. — Paula, ne laissez pas la colère vous aveugler. Tout n’est pas perdu puisqu’il nous reste la piste Chatfield. — Merde… Elle eut envie de se mettre un coup de pied aux fesses. Son ombre virtuelle appela Digby. * * * Assis derrière son bureau du sanctuaire ovale, le Conservateur ecclésiastique Ethan fermait les yeux pour ne pas être ébloui par le champ d’étoiles qui emplissait la grande fenêtre semi-circulaire. Un jour, il le savait, il siégerait dans le vrai sanctuaire ovale, et sa fenêtre serait ouverte sur les nébuleuses sublimes du Vide. Alors, les journées comme celle-ci n’existeraient plus et la vie serait plus douce et facile. Il ne serait plus Conservateur, ni même ecclésiastique. Il se demandait souvent si ses collègues du Conseil avaient réfléchi à ce détail de leur plan. Lorsqu’ils seraient dans le Vide, qu’ils auraient atteint leur objectif, il n’y aurait plus de Rêve Vivant. Tous deviendraient des citoyens de Querencia. Nul doute que certains auraient des difficultés à abandonner leur position. Ce serait trop dur. Ils feraient leur possible pour devenir au moins maîtres de quartier. Toutefois, Celui-qui-marche-sur-l’eau leur avait montré que la gourmandise et l’avidité ne menaient à rien. Chacun finirait par reprendre sa place, et les Seigneurs du Ciel les guideraient tous vers le Cœur. Comme ce serait beau – surtout comparé à aujourd’hui. Cinq heures plus tôt, Phelim l’avait appelé pour l’informer de la présence d’Araminta dans le quartier de Bodant, juste en face des appartements dont elle était propriétaire. Cinq secondes plus tard, Ethan avait senti le cri dédaigneux de son esprit envahir tout le champ de Gaïa. Cela l’inquiéta plus qu’il aurait osé le dire, même à Phelim. Pourquoi les Seigneurs du Ciel auraient-ils choisi quelqu’un d’aussi réfractaire au projet du Rêve Vivant ? Il avait goûté ses émotions brutes, avait fait l’expérience de sa révulsion. Après cela, des agents dotés d’enrichissements en tous genres s’étaient fait une guerre retransmise en direct dans tout le Commonwealth. Les hommes de Honilar – des soldats expérimentés – avaient été décimés. Ethan lui-même avait autorisé leur recrutement et leur formation. La manière dont ils avaient été exterminés était choquante. Tant de morts et de blessés… Il avait prié la Dame de les conseiller et de leur pardonner. Sa prière avait fait long feu car le président du Sénat l’avait appelé pour lui ordonner de quitter Viotia sans attendre et de livrer ses soldats à la justice. Ethan avait objecté que le carnage était la conséquence d’une intervention directe des Factions de l’ANA – en vain, car la commission chargée de la sécurité préparait déjà une résolution pour permettre à la Marine d’intervenir en cas de nouvelle violation des droits de l’homme. Suite à la condamnation générale de l’invasion de Viotia, le sénateur d’Ellezelin avait quitté le Sénat, ce qui signifiait qu’Ellezelin ne faisait techniquement plus partie du Commonwealth ; la Marine avait donc tout à fait le droit de se déployer autour de la planète. Dans de pareilles circonstances, une seule personne aurait pu le rassurer, mais Ethan hésitait à l’appeler – il n’avait vraiment pas besoin de dépendre davantage de Marius. Phelim lui avait assuré que l’échec de Bodant ne serait que temporaire, sans toutefois parvenir à le convaincre totalement. Ethan avait épluché toutes les informations disponibles sur Araminta. Il la suspectait d’avoir passé un week-end chez Likan. Évidemment, ce dernier clamait son innocence, affirmait qu’il désirait juste la recruter pour son harem. Après les combats de Bodant, Ethan avait donné la permission à Phelim de capturer Likan et de lui faire subir une lecture intégrale de mémoire. Ce supercapitaliste était suffisamment malin pour essayer de manipuler la situation à son avantage. Si Araminta avait été réellement la fille simple décrite dans les documents qu’il avait étudiés, elle n’aurait jamais pu échapper à Honilar comme elle l’avait fait. Une planète tout entière avait été envahie dans l’unique intention de la trouver – cette opération monopolisait d’ailleurs un pourcentage appréciable des ressources d’Ellezelin. Il s’agissait de la plus grande chasse à l’homme – ou plutôt à la femme – de toute l’histoire de l’humanité. Elle avait un allié puissant, et Ethan était presque certain que c’était l’ANA. Son ingérence subtile risquait de mettre en péril le pèlerinage, mais comment contrer son action ? Soudain, la défense civile d’Ellezelin sonna l’alerte. L’exovision d’Ethan s’emplit d’icones rouges. Cinq gardes armés du cabinet de la sécurité se précipitèrent dans le sanctuaire ovale, tandis que des champs de force se déployaient au-dessus du palais. Des dômes protecteurs se formèrent également autour du cœur de Makkathran2, puis de la ville tout entière. L’alerte émanait de l’agence spatiale. Il se passait quelque chose au-dessus d’Ellezelin. — Monsieur, s’il vous plaît, accompagnez-nous dans notre refuge, le pria le chef de la sécurité. Un cercle s’ouvrit dans le sol et révéla un toboggan gravifique. Pâle imitation, pensa Ethan. Techniquement, Celui-qui-marche-sur-l’eau était effectivement capable de traverser le sol de Makkathran pour atteindre le réseau de tunnels. Deux des agents de sécurité sautèrent dans le trou et furent aspirés par la gravité modifiée. Ethan les suivit. Pour aggraver l’ironie de la situation, la chute était similaire à la manière dont Edeard volait dans les tunnels, sauf qu’Ethan fonçait les pieds devant. Il déboucha dans un abri situé cinq cents mètres sous la ville. Il s’agissait d’une vaste chambre circulaire divisée en bureaux et en salles par des parois en verre. Seul le bureau présidentiel était éclairé. Une équipe réduite de l’agence de sécurité l’accueillit et lui résuma la situation avec l’aide du cerveau du refuge. — Concrètement, qu’avons-nous observé ? demanda-t-il. — Des décharges d’énergie en orbite, répondit le colonel de l’agence. À mille kilomètres d’altitude seulement. Monsieur, nous avons reconnu la signature d’armes de grande puissance, aux émissions très sophistiquées. Nous pensons qu’il s’agissait de deux vaisseaux camouflés ; avant qu’ils se tirent dessus, nous ne savions même pas qu’ils étaient là. — Attaquent-ils la surface ? Ethan s’inquiétait pour la flotte destinée au pèlerinage ; clouée au sol, elle était pour le moins vulnérable. — Non, monsieur. Pour le moment, et d’après ce que nous avons pu observer, ils se sont pris pour cibles mutuellement. Il n’y a eu aucune décharge depuis dix secondes. Le combat est sans doute terminé. — Déjà ? — Oui, monsieur, confirma le colonel. Les combats modernes sont rapides et décisifs à cause de la puissance des armes employées. — Est-il possible d’avoir des images, à présent ? — Nous essayons, monsieur, mais nos capteurs n’ont pas été conçus pour cela. Des navires ont été détruits autour de la zone de combat, et un champ d’épaves est en train de se disperser au-dessus de nos têtes. Nous mettons en garde les zones urbaines qui risquent de recevoir des débris. — Combien de vaisseaux ont été détruits ? Depuis l’annonce du projet de pèlerinage, les plus riches des adeptes du Rêve Vivant avaient afflué à bord de leurs propres vaisseaux, pensant qu’ils pourraient pénétrer le Vide de cette manière. La dernière fois qu’il s’était intéressé à la question, plus de trois mille de ces engins stationnaient dans le ciel d’Ellezelin. — Plus de vingt, et cinquante autres ont été endommagés. Le nombre de victimes est encore inconnu. — Par la Dame, grogna Ethan. Vous avez une idée de l’identité des protagonistes ? — Non, monsieur. — La Marine du Commonwealth vous a-t-elle contacté ? — Pas encore. — Appelez-les et informez-les de ce qui est arrivé. J’aimerais connaître leur opinion sur le sujet. — Entendu. Ethan craignait que l’affrontement de Bodant se propage d’une manière ou d’une autre à Ellezelin. Ces vaisseaux camouflés appartenaient sans aucun doute à des agents des Factions de l’ANA venus pour capturer le Second Rêveur et l’utiliser à leurs propres fins. Encore une fois, il hésita à appeler Marius. — Monsieur, reprit le colonel. Certains capteurs se remettent à fonctionner, et la situation se clarifie. Apparemment, un des deux vaisseaux serait toujours là. Nous suivons également à la trace de nombreux débris. — Il y a donc un gagnant, commenta Ethan avant d’accéder au réseau de l’agence. Un petit vaisseau apparut dans son exovision – un ovoïde lisse entouré de l’aura bleu électrique d’un champ de force. Il en savait assez sur la technologie moderne pour reconnaître le genre d’engin prisé des représentants des Factions et autres agents de l’ANA. — Qui donc es-tu ? murmura-t-il dans sa barbe. (Puis il instruisit le colonel :) Voyez si vous pouvez établir une connexion avec ce vaisseau. Soudain, une icône de communication apparut dans l’exovision d’Ethan, devançant l’officier. Le Conservateur entra dans son bureau dernier cri et accepta l’appel. Deux gardes armés prirent position de part et d’autre de sa porte. Un bouclier privatif enveloppa la pièce. — Bonsoir, Conservateur ecclésiastique, commença le gouvernement de l’ANA. Ethan s’installa sur une chaise qui adopta les contours de son corps. — J’imagine que vous avez suivi le combat qui a opposé ces deux vaisseaux dans notre ciel… — En effet. — La Marine sait-elle ce qui se passe ici ? — L’amiral Kazimir en a été informé. — Qui sont ces gens ? — Un des deux vaisseaux est piloté par un agent de mes services de sécurité. — Je vois. Il s’agit du survivant, je suppose ? — Fort heureusement, oui. — Et le perdant ? — Quelqu’un que nous soupçonnons de haute trahison. — De haute trahison ? (Ethan se demanda s’il devait s’en amuser ou non.) À vous entendre, c’est très grave. — Il s’agit d’une information classée mais, par courtoisie, je vous préviens que la flotte des Ocisens qui se dirige vers votre planète est renforcée par des navires primiens. Ethan resta impassible. Pendant une fraction de seconde, il crut que la liaison avait mal fonctionné. — Primiens ? répéta-t-il. Il était heureux d’avoir déconnecté ses particules de Gaïa ; le choc qu’il avait ressenti ne serait pas passé inaperçu auprès de ses hommes de l’autre côté de la paroi. — Tout à fait, confirma le gouvernement de l’ANA. Comme vous pouvez l’imaginer, ce dernier développement nous contrarie beaucoup. — Le second vaisseau était-il un engin primien ? — Non, même s’il y a un lien entre ce bref combat aérien et l’arrivée des Ocisens. Par chance, mon agent est parvenu à éviter la vaporisation complète de son adversaire, ce qui n’est pas un moindre exploit compte tenu de la puissance des armes modernes. Une équipe scientifique est déjà en route pour analyser l’épave. J’ai besoin de savoir ce que le suspect transportait. — Je vois. Puis-je vous être d’une aide quelconque ? — Oui. S’il vous plaît, isolez l’épave jusqu’à l’arrivée de mon équipe. Personne ne doit y toucher. Mon agent restera en orbite ; il a reçu pour ordre d’ouvrir le feu sur quiconque tenterait de contaminer la scène. — Je comprends. Je demanderai à mon agence de défense d’établir une zone de quarantaine autour de l’épave. Alors même qu’il parlait, les capteurs lui montrèrent le vaisseau de l’ANA en train de rassembler les fragments de son adversaire grâce à des impulsions gravifiques cohérentes, de les arracher à leur inexorable chute vers l’atmosphère. — Merci pour votre coopération, monsieur le Conservateur ecclésiastique. Le Grand Commonwealth vit une période difficile. J’espère que, lorsque la situation sera normalisée, le sénateur d’Ellezelin reviendra siéger. Ethan ne se donna pas la peine de lui expliquer que la politique du Commonwealth lui importerait peu lorsqu’il serait dans le Vide. Tout comme la nouvelle invasion primienne, d’ailleurs. — La Marine est-elle capable de stopper la flotte des Ocisens ? demanda-t-il. — Elle en est capable et elle le fera. — Merci. La communication fut coupée. En s’adossant à sa chaise, Ethan se rendit compte à quel point ses muscles étaient tendus. Une migraine enflait derrière ses yeux ; il en souffrait souvent, bien qu’on lui ait retiré le dernier de ses implants auxiliaires semi-organiques. Ses médecins l’avaient prévenu que son cerveau ne se remettrait pas aussi facilement. Il attendit un moment, rassembla ses esprits, puis appela le colonel. — Le vaisseau restera en orbite pour le moment. Rien ni personne ne devra l’approcher à moins de deux cents kilomètres. Me suis-je bien fait comprendre ? — Monsieur, commença le colonel en se léchant la lèvre. Il conviendrait d’envoyer des secours pour… — Rien ni personne, répéta Ethan avec fermeté. — Bien, monsieur. L’officier n’était pas encore sorti de la pièce lorsque Marius appela : — Quel regrettable incident que celui qui vient d’avoir lieu dans le ciel d’Ellezelin. — S’agissait-il d’un de vos agents ? — Disons que nous étions affiliés à cette personne. — L’ANA m’a demandé d’établir un cordon de sécurité autour de l’épave. Elle affirme que des Primiens accompagnent la flotte des Ocisens, qu’il y a un lien entre vos activités et cette alliance. Est-ce vrai ? — Je ne sais rien de tout cela ; je n’ai pas accès aux informations classifiées des services secrets de la Marine. — Vraiment ? — Puisque je vous le dis. Ethan se demanda s’il pouvait se permettre de mettre ouvertement en doute la parole du représentant. Mieux valait ne pas essayer. — Que faisait un de vos vaisseaux en vol furtif au-dessus d’Ellezelin ? — Il attendait que vos navires soient terminés pour vous livrer vos systèmes défensifs. Nous ne pouvions tout de même pas les laisser à terre à la vue de l’ANA. C’était à la fois logique et très peu plausible. — Je vois. — Il est également hors de question que l’ANA examine les débris de notre appareil. — Je suis désolé, mais cela n’est pas de mon ressort. — Cher Conservateur, si l’ANA prend pour prétexte la présence de systèmes défensifs à bord de cette épave pour nous empêcher de vous aider dans votre entreprise, il n’y aura pas de pèlerinage. Croyez-moi, c’est le genre d’excuse que recherchent nombre de vos opposants. — Je ne puis rien faire. Je ne vais quand même pas attaquer ce vaisseau ! — Une de mes amies vous contactera d’ici une petite heure. Elle expliquera à vos spécialistes des trous de ver comment nous aider. Marius coupa la conversation. — Par la Dame… Ethan se prit la tête à deux mains. Il se sentait dépassé par les événements. Il essaya de se rappeler pourquoi il avait accepté l’aide du représentant en premier lieu. Ces ultraréacteurs étaient un cadeau empoisonné. Malheureusement, même s’ils se contentaient de simples hyperréacteurs, il leur faudrait encore échapper aux Raiels qui croisaient dans le Golfe. Il était trop tard pour reculer. Si seulement nous avions le Second Rêveur, la situation serait beaucoup plus facile à appréhender. Araminta est la clé de notre réussite. Nous devons la retrouver à tout prix. Elle est notre seule chance. * * * Sous le regard des membres du Conseil de l’Exoprotection, un escadron de vaisseaux de classe Capital calqua son allure sur celle de la flotte des Ocisens. Cinq navires de la Marine braquèrent leurs capteurs sur un unique appareil primien. Bientôt, ils l’obligeraient à sortir de l’hyperespace. — J’ai l’impression d’avoir déjà assisté à cette scène ; cela devient lassant, commença Ilanthe d’une voix doucereuse et méprisante. Kazimir ne s’était pas encore rendu compte à quel point la présence de Gore lui manquait. Son grand-père contrebalançait l’agressivité de l’avocate des Accélérateurs. Avec lui à ses côtés, elle ne se serait jamais moquée d’eux ainsi. Crispin la gratifia d’un sourire pincé. — Avez-vous déjà réfléchi aux effets de ces raids sur les Ocisens ? Leurs plus puissants alliés sont débusqués un à un et exécutés sans sommations ; j’imagine que leur moral est atteint. — Ne comparez pas la psychologie des Ocisens à la nôtre, intervint Creewan. L’obéissance au père du nid est leur principal souci – leur seul souci, en vérité. Ils ne se posent pas les mêmes questions que nous. — Ce qui rend ces interceptions encore plus futiles, rétorqua Ilanthe. Ne comptez pas les impressionner. Même si nous éliminions les Primiens jusqu’au dernier, les Ocisens ne feraient pas demi-tour. — Il n’est pas question d’éliminer les Primiens, la coupa Kazimir d’un ton neutre. Je veux capturer un Immobile vivant. — Quoi ? s’étonna John Thelwell. Je croyais qu’il s’agissait d’une dernière mise en garde, pas d’une chasse au Primien. Kazimir plongea son regard dans celui d’Ilanthe, assise à l’autre bout de la table. Un éclair zébra le ciel et projeta des ombres sur leurs visages. — C’est une dernière mise en garde. Elle ne broncha pas, mais il n’en attendait pas moins d’elle. Moins de une heure auparavant, Paula l’avait informé que la base lunaire des Accélérateurs avait été détruite par un missile quantique. Kazimir était un peu surpris qu’Ilanthe ait osé venir à cette réunion. Elle devait savoir que l’indomptable enquêteuse était près de réunir les preuves dont l’ANA avait besoin pour suspendre les activités des Accélérateurs. — Que diable voulez-vous faire d’un Immobile ? demanda Creewan. — Recueillir des informations. Nous avons besoin de savoir d’où ils viennent, quelles planètes ils ont colonisées, combien ils ont de vaisseaux, quel est leur niveau technologique. Lorsque la flotte de dissuasion aura éliminé les Ocisens, elle se chargera des Primiens. — Heureux de l’entendre, dit John Thelwell. — Je serais également curieux de savoir comment ils s’y sont pris pour éviter le Mur de feu, ajouta Kazimir qui guettait toujours une réaction d’Ilanthe. Les vaisseaux de la Marine arrachèrent le navire primien à l’hyperespace. Kazimir suivit de près le combat. Les capitaines faisaient exactement ce qu’il fallait, surchargeant le champ de force de l’ennemi. Lorsque ce dernier céda, l’escadron cessa presque de tirer et poursuivit l’attaque sur le terrain électronique. Il brouilla les systèmes électroniques des Primiens, mit à mal leur alimentation en énergie avec des impulsions magnétiques quantiques – le tout sans risquer d’endommager le système nerveux des passagers. Même hors service, il resterait assez d’air et de chaleur dans le vaisseau pour que son équipage survive jusqu’à sa capture. Dix équipes d’assaut se préparèrent à l’abordage. Le vaisseau primien explosa. — Merde ! grogna Kazimir. — Bien, intervint Ilanthe. Il était temps que cette mascarade se termine. J’espère que vous êtes satisfait, amiral. Maintenant, vous allez pouvoir lancer la flotte de dissuasion, comme vous l’avait déjà demandé la Commission de sécurité du Sénat. Creewan et John Thelwell tendirent l’oreille avec intérêt. — Oui, acquiesça Kazimir. Je vais ordonner le déploiement de la flotte de dissuasion sans délai. Quel piège lui as-tu tendu ? Qu’est-ce que tu nous réserves ? Le personnage féminin d’Ilanthe quitta la réalité perceptuelle démodée de la salle de conférence et se reconstitua dans une zone complètement différente de l’ANA, dans la compilation des Accélérateurs, un monde inversé constitué de couleurs primaires foncées. Ilanthe traversa un ciel vert, tandis qu’un océan rouge hélio ondulait au-dessus d’elle. Des volutes jade flottaient autour d’elle et clignotaient selon des séquences complexes, liées à leur degré d’intelligence – des mémoires miroirs occupées à effectuer des tâches secondaires, pendant que leurs personnalités primaires opéraient à un niveau supérieur. Son épiderme devint lisse et argenté, tandis que ses propres programmes secondaires la rejoignaient, se perchaient sur ses épaules et ses bras comme des oiseaux de proie. Des informations s’infiltrèrent dans sa peau perméable aux données. La première analyse concernait l’interception d’Ellezelin. La trajectoire du moindre débris du vaisseau de Chatfield fut extrapolée grâce à des algorithmes fondés sur les observations des capteurs orbitaux monstrueusement rustiques de la planète du Rêve Vivant. Le vol des quatre-vingt mille morceaux fut défini dans une projection quadridimensionnelle aux allures de magnifique feu d’artifice écarlate et scintillant. L’analyse des points d’origine détermina la localisation des fragments issus d’équipements critiques. Ceux qui étaient constitués de matière exotique se désagrégeaient déjà du fait de la perte de leur cohésion. Toutefois, il restait beaucoup trop d’éléments récupérables ; avant leur désintégration totale, l’ennemi aurait le temps de déterminer leur fonction. L’ANA risquerait alors de rétroprofiler la nature de leur équipement, ce qui serait une véritable catastrophe. Deux autres silhouettes humanoïdes dépourvues de traits distinctifs apparurent dans le ciel. Colabal et Atha – deux amis Accélérateurs. Ilanthe leur transmit son étude. — Supervisez le trou de ver d’interception, dit-elle à Atha. Il faudra se dépêcher car l’agent de l’ANA comprendra vite et générera des distorsions hyperspatiales. Vous aurez sept mille fragments à collecter. — Entendu. La silhouette réduisit ses dimensions à zéro et se translocalisa. — La réplique fonctionne-t-elle ? demanda Ilanthe à Colabal. — Oui. Sous leurs pieds, le ciel ondula de plus en plus vite, comme s’il était traversé par de minces nuages d’orage. Un point ambré et lumineux apparut, dans lequel s’immergea aussitôt Ilanthe. Un de leurs agents envoyés par Colabal avait recueilli un échantillon d’ADN appartenant à Araminta dans l’appartement où habitait cette dernière. Son séquençage leur avait fourni assez de données pour formuler la structure neurale de la jeune femme. Toutes les informations dont disposaient les Accélérateurs sur son passé furent entrées dans sa mémoire simulée. Ils étaient loin de la perfection, admettait Ilanthe, mais la personnalité ainsi créée était ce qu’ils pouvaient produire de plus proche du Second Rêveur. Bizarrement, le cerveau de ce clone virtuel était dépourvu de particules. Mais alors, comment faisait-elle pour se connecter au champ de Gaïa ? Ilanthe était suspendue au centre du simulacre et se mêlait à son esprit. Des vrilles émeraude de simulations neurologiques s’enroulèrent autour de sa mentalité primaire. Elle vit l’immeuble s’embraser, ressentit le choc qu’Araminta avait libéré dans le champ de Gaïa. Des sentiments se bousculaient en elle, se connectaient à des souvenirs par associations volatiles et erratiques, déclenchaient des réactions émotionnelles irrationnelles. Ilanthe se déconnecta. — Laril, dit-elle. Elle va demander l’aide de son ex-mari. (Cette mémoire biologique déconcertante voletait dans son esprit, illogique et vacillante.) Il est un symbole de stabilité pour elle. Elle ne le fera pas de gaîté de cœur, mais elle sait qu’elle peut compter sur lui. Elle a besoin d’avoir confiance dans quelqu’un. — Il migre vers l’intérieur, intervint Colabal. Cela rend sa position délicate. Sa réputation est déjà établie, mais nous pouvons le forcer à coopérer. Il est faible ; nous n’aurons pas besoin de le menacer longtemps. — Ne perdez pas de temps. (Ilanthe ouvrit une liaison sécurisée avec Neskia.) Marius a fait une erreur grossière en demandant à Chatfield d’intervenir si tôt dans la partie. Par ailleurs, utiliser la Chatte contre Paula n’était pas forcément une bonne idée ; il y a mieux à faire que d’exploiter les inimitiés. Sa stupidité nous a coûté très cher, en conséquence de quoi j’ai décidé de restructurer notre plan d’action. Prenez immédiatement le commandement de l’essaim et ralliez le système de Sol. — Nous partons tout de suite, acquiesça Neskia. Voulez-vous que j’élimine Marius ? — Pas encore. Pour le moment, je vais restreindre sa liberté d’action. Il devrait comprendre. Couper les ailes à ceux qui volent le plus haut est toujours vécu comme une punition. — J’ai toujours pensé qu’on ne pouvait pas lui faire confiance. — Je sais, mais son tempérament collait à la majorité des tâches que nous lui avons confiées jusque-là. Je crains qu’il se soit pris au jeu et qu’il ait perdu de vue notre objectif final. Cela arrive très souvent. — Pas à moi, en tout cas. — Si tout se passe bien, je vous rejoindrai à l’endroit prévu – il n’y a pas de raison que les choses aillent dans le mauvais sens. Kazimir va autoriser le déploiement de la flotte de dissuasion. — Enfin ! Je me demande à quoi elle ressemble. — Nous le verrons bien assez tôt. Ilanthe coupa la communication. Au-dessus d’elle, un globe noir qui faisait deux fois sa hauteur émergea des vagues violettes et réfléchissantes. Elle s’éleva et traversa sa surface lisse. Ilanthe se retrouva dans une salle qui semblait mesurer un demi-million de kilomètres de diamètre : la citadelle de l’ethos des Accélérateurs. Tel un demi-dieu de l’ancien temps, elle s’envola, fila entre des colliers de globes translucides aussi gros que des planètes, qui tournaient, paresseux, dans l’immense interstice formaté. Des volées de camarades Accélérateurs la croisèrent et la saluèrent. Elle était leur leader. Ils traînaient dans leur sillage des potentialités, des fragments de non-réalités qui, après avoir essayé d’exister, se dissipaient, réduits à l’état de simples rêves. Ses semblables, tout comme elle, s’efforçaient d’imposer leur volonté sur l’espace-temps modifié de leur environnement artificiel, de modeler la réalité en fonction de leurs besoins – ce qui semblait si facile dans le Vide. Chaque seconde de leur existence était dévolue à l’extrapolation de la structure qui leur permettrait de devenir des entités postphysiques. Au-dessus de sa tête, le noyau d’inversion luisait avec une puissance contenue, prêt à l’accueillir. Prêt à libérer les hommes, à poursuivre leur évolution dans une direction que l’ANA n’était même pas capable d’envisager. Prêt à changer la nature de l’univers à jamais. * * * Le taxi arriva au bout de la ligne métropolitaine au petit matin. Araminta somnolait un peu lorsque le véhicule s’arrêta en souplesse au milieu du quartier de Francola. Elle n’avait jamais visité, ni même songé à acheter une propriété dans ce coin de la ville. D’un point de vue économique, le quartier était aussi peu dynamique que celui de Salisbury, même si son déclin était plus subtil car il avait conservé l’élégance d’un village de retraités un peu assoupi. La plupart des bâtiments y étaient des immeubles d’habitation. À l’époque de leur construction, les demeures étaient grandes et luxueuses, avant d’être divisées en appartements. Les jardins un peu négligés étaient foisonnants ; les arbres culminaient plus haut que les toits et dispensaient des ombres longues durant la journée. Les feuilles mortes qui tapissaient la route se soulevèrent brièvement au passage du taxi. Araminta ouvrit la portière et descendit. Elle écrasa les feuilles brunes et cassantes sous ses bottes, jeta un coup d’œil alentour et reprit ses esprits. À un kilomètre et demi de là, derrière les habitations, le champ de force de la ville formait un mur vertical et scintillant. Elle étira son cou pour suivre les contours de la barrière d’énergie. Une couche plane de nuages embrasés par les étoiles passait de part et d’autre du dôme. Au sommet de ce dernier, au-dessus du centre de la ville et du fleuve, les astres eux-mêmes étaient encore visibles – taches de lumière déformées par le rideau. Elle en eut presque le vertige et baissa la tête. — Va m’attendre à la borne publique la plus proche, instruisit-elle le taxi. Elle ne comptait pas vraiment le revoir – pas avant longtemps en tout cas –, mais le fait de vivre dans une ambiance de constante paranoïa l’avait rendue très prudente. La portière se referma et le véhicule s’éloigna en silence sur son rail. Araminta savait d’instinct dans quelle direction aller ; derrière les maisons, là où la route s’arrêtait et où un alignement de dapols majestueux formait un tampon entre les bâtisses et le champ de force. Là-bas, il y avait de la chaleur et du calme surtout, soit l’opposé de l’exubérance émotionnelle du champ de Gaïa. Elle s’engagea sur la pente douce et resta sur le trottoir malgré les haies non entretenues qui penchaient vers le béton craquelé et couvert de mousse. Des rongeurs nocturnes couraient dans les buissons, des chats miaulaient quelque part ; leurs cris portaient loin dans l’atmosphère immobile. La dernière maison du cul-de-sac était presque noyée sous la végétation d’un jardin non entretenu depuis des années. Les arbres qui constituaient la toile de fond de la propriété gagnaient du terrain sur la pelouse et les parterres de fleurs. La forêt avançait telle une vague verte ; les jeunes pousses transperçaient le sol de plus en plus près des murs couverts de mousse de la maison. Elle apercevait le pied du champ de force suspendu à une vingtaine de mètres du sol. De là où elle se tenait, elle avait l’impression qu’il reposait sur la pointe des arbres. Cressida l’avait prévenue que le périmètre était gardé, mais Araminta n’avait pas la moindre intention de découvrir comment. En tout cas, elle ne voyait aucune capsule d’Ellezelin, même en utilisant sa vision nocturne. Comme elle ne disposait pas de la vision infrarouge – elle n’était qu’une simple ressortissante de la branche Avancée –, elle ne pouvait pas affirmer que personne ne la surveillait avec des sens enrichis, tapi entre ces arbres, un sourire carnassier aux lèvres. Sous ses pieds, le béton aux enzymes craquelés céda la place à des herbes hautes et aux feuilles indigo des fougères. Araminta s’engouffra entre les dapols. Aucune pensée ne flottait dans le champ de Gaïa – aucune pensée humaine, en tout cas. Celles de l’Île-mère des Silfens étaient à la fois plus douces et plus puissantes. Surtout dans une direction particulière. Elle écarta les branches qui gênaient son passage et se mit en route. Les frondes denses et ourlées des fougères couvertes de rosée se collaient à ses jambes et ne lui facilitaient pas la tâche. Des lasers bleus et rouges balayèrent l’enchevêtrement de végétation juste devant elle. Elle se figea ; elle avait appris à reconnaître les gyrophares des capsules des troupes d’Ellezelin. Celle-ci volait à l’extérieur du champ de force et décrivait une trajectoire légèrement incurvée. Elle était à la recherche de citoyens de Colwyn City assez stupides pour tenter de contourner le blocus de la ville. Les esprits de l’équipage et des paramilitaires émettaient des pensées ternes et peu lumineuses dans le champ de Gaïa. Tous étaient fatigués, aussi bien émotionnellement que physiquement ; ils détestaient Colwyn City et ses habitants haineux. Araminta attendit que le véhicule se soit éloigné pour reprendre sa progression. Elle était proche du champ de force, à présent – pas plus de deux cents mètres –, mais les arbres devaient l’avoir protégée des senseurs de la capsule. Elle avait les jambes trempées de rosée, les mains et les joues égratignées par des brindilles mortes. Elle commençait à se sentir un peu bête de se débattre ainsi dans la forêt en pleine nuit, d’être partie à la recherche d’un chemin qui était en réalité un genre de trou de ver créé par des extraterrestres – chemin dont elle était supposée sentir la présence parce qu’une de ses ancêtres avait été l’amie des elfes et que toutes les femmes de sa lignée possédaient ce don. — Rien de plus banal, marmonna-t-elle. Je me demande ce que l’Araminta que j’étais la semaine dernière penserait de tout ceci ? Par chance, elle déboucha sur une piste tracée par un animal et accéléra la cadence. Les fougères ne la gênaient plus autant, même si elle devait toujours se méfier des branchages. Par Ozzie, dire qu’il y a seulement une semaine de cela je vivais une existence parfaitement ordinaire. Cela fait des jours que je n’ai pas appelé Bovey. Il doit être mort d’inquiétude. Cressida aussi, d’ailleurs. Et puis, elle attend toujours que je lui confirme ma volonté de quitter la planète. La forêt était moins dense, le chemin plus facile à suivre. Elle ignorait si la piste de terre compactée était éclairée par l’aube naissante ou si son esprit la guidait, mais elle était persuadée d’aller dans la bonne direction, et ce parce qu’elle se sentait froidement soulagée. Toutefois, ce sentiment vacilla très vite lorsqu’elle comprit que ce chemin la conduirait loin de son monde natal. On me chasse, pensa-t-elle, amère. Je n’ai même pas eu le temps de dire au revoir aux gens que j’aime. Ils ne sont pas très nombreux, mais quand même… Elle avait appris à se servir du champ de Gaïa sans se faire remarquer, mais n’osait toujours pas se connecter à l’unisphère. Cela changerait dès qu’elle serait sur un autre monde. Araminta voulait savoir qui était cet Oscar Monroe et pourquoi il avait pris la peine de l’aider. S’il avait dit la vérité, s’il travaillait pour l’ANA et si cette dernière souhaitait qu’elle reste libre, alors tout espoir n’était pas perdu. Il faisait plus clair, alors qu’il restait encore deux heures avant l’aube. Elle ne reconnaissait pas la plupart des arbres qui l’entouraient ; ces bons vieux dapols étaient de plus en plus espacés. Les nouveaux venus étaient plus grands, plus effilés, arboraient des branches plus fines et des feuilles vert argenté. D’étranges fleurs étoilées couleur lavande dépassaient de l’herbe sèche et jaune, tandis que le terrain commençait à descendre. Aucun signe du champ de force au-dessus des branches hautes. Le champ de Gaïa faiblissait et ses pensées un peu noires se dispersaient au loin, drainaient l’inquiétude qui minait son corps. Quelque part, l’Île-mère des Silfens compatit à ses malheurs avec un sourire. Les arbres se raréfiaient et l’air se rafraîchissait. Une brise légère soufflait entre les troncs rayés vert et blanc. Araminta se frotta les bras et remonta le col de son gilet. Elle dépassa les derniers arbres et s’arrêta net. — Par le grand Ozzie, murmura-t-elle, ravie et étonnée. Elle se trouvait sur le versant abrupt d’une vallée herbeuse, dans le fond de laquelle coulait une rivière au parcours tortueux. De l’autre côté de la vallée, à trente ou quarante kilomètres, le sommet de la montagne était enneigé. Plus haut… Araminta mit sa main en visière pour se protéger du soleil orangé à moitié caché par les pics dentelés. Un quatuor de lunes traversaient le ciel et, ce faisant, se tournaient autour. L’une d’entre elles devait être constituée de cristal bleu, car ses facettes scintillaient dans la lumière du soleil. Ni Viotia ni aucun des mondes dont elle avait entendu parler n’avaient ce genre de satellites. Quelque part au-delà de la rivière, derrière les bosquets et les bois, Araminta sentait la présence d’un autre chemin. Elle entama sa descente en riant de joie. Elle était libre. Le douzième rêve d’Inigo Le soleil d’été s’éleva dans le ciel dégagé pour illuminer une ville en pleine effervescence. Aujourd’hui, on élisait le nouveau maire de Makkathran. Enfin, après les incidents, après les émeutes de Sampalok et les bannissements, après deux semaines d’une campagne âpre et mesquine de la part des deux candidats et des représentants des quartiers, le jour était venu. Chacun allait enfin pouvoir donner son opinion sur les événements passés et les promesses des deux camps. Edeard traversa le canal de la Fraternité et entra dans Jeavons, tandis que la rosée commençait à s’évaporer. L’atmosphère fraîche et pure des rues de son quartier l’emplit d’un enthousiasme peu justifié. Il avait vu tant de choses, assimilé tant d’expériences. Il lui avait également fallu faire le tri dans les rumeurs lancées par les deux camps. Pour le moment, personne ne pouvait dire qui allait gagner. Une chose était certaine, de très nombreuses personnes avaient l’intention de voter. Dans la rue Golfice, Edeard sentit des familles entières se lever pour petit-déjeuner. Les jours d’élections étaient toujours chômés. Les marchés étaient déserts et les boutiques qui, à cette heure-là, auraient dû être sur le point d’ouvrir leurs portes, resteraient fermées toute la journée. Un jour chômé, certes, mais pas un jour de fête. Il y avait trop de tension pour cela, et le fait que cinquante bannis aient décidé d’installer leur campement sous les arbres, tout près de la porte nord n’arrangeait pas la situation. Leurs parents et amis, ainsi que quelques politiciens, leur apportaient régulièrement de la nourriture et collectaient des dons pour eux. Il s’agissait de faire parler de soi, de rester visible. Edeard arriva à la résidence et monta au pas de course à son appartement. Dinlay l’attendait sur la passerelle. Ils échangèrent un sourire et entrèrent à l’intérieur. Ils avaient pris l’habitude de prendre leur petit déjeuner ensemble depuis les événements de Sampalok ; c’était devenu un genre de rituel. — C’est le moment de vérité, dit Dinlay pendant qu’Edeard se douchait. — Oui, acquiesça son ami d’une voix forte pour couvrir le jet d’eau. — C’est la première fois que les gens s’enthousiasment autant pour des élections. En soi, c’est déjà une réussite. — Qu’est-ce que tu veux dire ? Dinlay s’était installé à une petite table et se faisait servir des fruits et des céréales par un gé-chimpanzé. Un autre génistar avait mis de l’eau à bouillir sur le poêle. — Eh bien, grâce à toi, les habitants de Makkathran s’intéressent enfin à ceux qui les gouvernent. Avant, le choix du nouveau maire n’avait aucune importance car rien ne changeait jamais. Edeard sortit de sa douche et entreprit de se sécher avec une serviette. — Le mérite revient surtout à Finitan. Dinlay rit. — Je ne suis plus certain de tomber dans le panneau de ta fausse modestie. — D’accord, d’accord, mais, si je suis aussi imbu de ma personne que tu sembles le croire, pourquoi ne me suis-je pas présenté à ces élections ? — Ce n’est pas encore le moment, expliqua Dinlay. Tu as accompli de grandes choses, mais tu es encore trop jeune. Même pour devenir capitaine, à vrai dire. — Ha ! lâcha Edeard. Walsfol n’avait pas tenté de contrer les manœuvres de Ronark ; au contraire, il avait accepté le vieux capitaine dans son équipe à la Cour de justice. Owain non plus n’avait pas essayé d’empêcher Edeard d’être promu à la tête de la gendarmerie de Jeavons ; il ne pouvait pas prendre le risque d’entrer en conflit avec Celui-qui-marche-sur-l’eau sans connaître l’état d’esprit de la population. Depuis les émeutes, ils s’étaient tous les deux montrés courtois l’un envers l’autre. Leur attitude était d’ailleurs tellement peu crédible qu’Edeard avait du mal à ne pas éclater de rire lorsqu’ils se croisaient. Pour sauver les apparences, ils se livraient à une véritable mascarade. Edeard donna une pichenette dans l’épaulette de son ami. — Merci, caporal… — Dans mon cas, c’est différent, rétorqua Dinlay en rajustant ses épaulettes. J’ai sué sang et eau pour les avoir. Un gé-chimpanzé apporta deux tasses de thé. Edeard prit la sienne et posa sur Dinlay un regard inquiet. — Euh… Tu voulais peut-être devenir le nouveau maître de Sampalok ? — Par la Dame, non ! lâcha Dinlay, choqué. Edeard, je suis fier d’être gendarme. Tu as redonné ses lettres de noblesse à notre métier. Un jour tu seras maire et moi je serai le patron de tous les gendarmes de la ville. — Tu sais, j’ai plus ou moins improvisé quand… — Bien sûr, mais tu as fait le bon choix. Jamais je n’en saurai autant que lui sur les grandes familles. — Le Grand Conseil devra se méfier d’elle, pas de lui. — Entièrement d’accord. Ils sourirent de concert et terminèrent leur repas en silence. Les gé-chimpanzés débarrassèrent la table, puis ramassèrent les vêtements trempés de sueur d’Edeard et les jetèrent dans la panière à linge. Dinlay commença à enfiler sa veste, se figea et attrapa avec sa troisième main les chaussures qu’Edeard mettait pour courir. — Je n’ai jamais vu des trucs pareils. Elles viennent de ton village ? — Non, répondit Edeard en boutonnant sa veste. Je les ai conçues moi-même. Elles sont très confortables. Dinlay haussa les épaules et donna les chaussures au gé-chimpanzé. Ils sortirent ensemble de la résidence et se dirigèrent vers la salle des fêtes du quartier. Edeard l’examina en esprit : étrange bâtisse en forme d’oignon posée sur vingt piliers courtauds, la salle trônait au milieu d’une grande place. Des portes en bois pliantes protégeaient des éléments le grand auditorium central. Ses parois internes incurvées accueillaient huit galeries divisées en des centaines de loges non éclairées aux allures d’alvéoles. Les différents niveaux étaient accessibles par des rampes abruptes et non par des escaliers maladroits, aussi les loges n’étaient-elles jamais occupées. Des tables et des isoloirs occupaient le plancher. Les gendarmes de Jeavons donnaient un coup de mains aux clercs, qui étaient venus avec leurs grands registres et des boîtes scellées contenant les bulletins de vote. Les gens qui faisaient la queue à l’extérieur – alors que le bureau n’était pas près d’ouvrir – se retournèrent vers l’extrémité de l’avenue Forpal pour voir Dinlay et Edeard arriver ; tous avaient senti la présence de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Le sourire aux lèvres, Edeard se fraya un chemin dans la foule. Son esprit était complètement fermé car il ne tenait pas à partager sa nervosité avec les habitants de Makkathran. C’était la première fois qu’il assistait à des élections. À Ashwell, seuls les anciens votaient pour élire leur maire. Felax ouvrit la porte, s’écarta pour les laisser passer et les salua. Edeard lui rendit son salut avec enthousiasme ; ses gendarmes étaient à leur place, sur le terrain, et cela lui faisait plaisir. L’équipe qu’il avait constituée pour combattre les gangs avait passé beaucoup trop de temps enfermée dans leur petite salle commune, à s’occuper de paperasse comme des apprentis clercs. Les patrouilles avaient enfin repris et les gendarmes étaient dans la rue, comme il se devait. Les clercs terminaient les préparatifs. Lorsqu’il vit Edeard, Urarl lui fit signe de le rejoindre à la première table. — Les boîtes sont prêtes pour l’inspection, monsieur. — Merci. Il se retourna vers le maître des clercs qui se tenait aux côtés d’Urarl ; l’homme hocha la tête. Edeard vérifia à distance les sceaux en cire de chacune des boîtes. Apparemment, tout était en règle. — Les sceaux n’ont pas été brisés, annonça-t-il. — Je confirme, dit le maître des clercs. Il tendit une planchette porte-papier à Edeard et lui demanda de signer les trois exemplaires de la liste des boîtes, après quoi, le maître apposa sa propre signature sur les documents. Sous la direction d’Urarl, Marcol et deux autres gendarmes stagiaires ouvrirent les boîtes et commencèrent à répartir les bulletins sur les tables. Edeard fit de son mieux pour ne pas sourire à la vue de Marcol s’affairant avec zèle. Le jeune homme se donnait beaucoup de mal pour oublier ses habitudes de gamin des rues de Sampalok et n’était pas loin de réussir. — C’est presque l’heure, annonça le maître des clercs. Edeard projeta son esprit en direction du palais du Verger. Le Grand Maître de la Guilde des clercs se tenait sur un balcon, face au Parc Doré. Il attendait, stoïque, une grande montre en laiton à la main. Autour d’Edeard, les préparatifs étaient terminés. La même scène se répéta dans tous les quartiers de la ville. — Je déclare le vote ouvert, annonça en esprit le Grand Maître. Dinlay fit signe à Felax, et les portes de l’auditorium s’ouvrirent. Les premiers à entrer furent les observateurs accrédités envoyés par les deux candidats ; le maître des clercs et Edeard vérifièrent que leurs papiers étaient en règle. Balogg, le représentant du quartier de Jeavons, fut le premier à voter, comme le voulait la tradition. Vint alors le tour de ses deux rivaux, alliés de Finitan, favorables aux bannissements. Edeard assista au début du spectacle avec un intérêt modéré. Les gens entraient, puis confirmaient leur identité auprès des clercs, qui leur donnaient alors deux bulletins – le premier pour le choix du maire, le second pour celui du représentant de leur quartier. Ils s’enfermaient ensuite dans un isoloir afin de cocher les cases de leur choix. La plupart des gens s’entouraient d’un voile privatif, même si certains n’hésitaient pas à voter fièrement au grand jour. Les bulletins étaient alors glissés dans une urne en métal scellée, dont les clés étaient en possession du Grand Maître de la Guilde des clercs. Edeard ne trouvait vraiment aucune faille à ce système – à condition bien sûr que tout se fasse sous la surveillance d’officiels honnêtes et fiables. C’était, il en convenait, le point faible du dispositif. Dinlay avait pris plaisir à lui raconter des histoires d’urnes cachées bourrées de bulletins qui se matérialisaient dans la salle Malfit où le dépouillement avait lieu, de votants décédés et d’usurpateurs d’identité. — Pourquoi favoriser un candidat plutôt qu’un autre, puisque, comme tu l’as dit toi-même, les élections n’ont jamais apporté aucun changement ? demanda Edeard. — Eh bien, justement, pour s’assurer que rien ne changera jamais. Et puis, n’oublie pas que les représentants sont payés pour siéger au Conseil, qu’ils habitent de vastes logements de fonction et bénéficient de nombreux autres avantages en nature. Crois-moi, ils ont tous envie d’être réélus. Quarante minutes après l’ouverture des portes, il y eut une accalmie car les plus pressés des citoyens de Makkathran avaient tous voté. À son tour, Edeard prit des bulletins de vote et entra dans un isoloir. — N’oubliez pas qui vous a soutenu, lui dit Balogg d’une voix forte et joviale. — Je m’engage moi aussi à vous soutenir quoi qu’il arrive, promit un des rivaux de ce dernier. Edeard sourit et s’enferma. L’ambiance était bon enfant, quoique non dénuée de tension. Il étala les feuilles de papier sur la tablette, prit un crayon et s’entoura d’un voile privatif. Sur le bulletin qui l’invitait à choisir son maire, il cocha le nom de Finitan ; en revanche, il hésita au moment de choisir son représentant. Balogg l’avait effectivement soutenu sans réserve et avait eu le courage de signer les mandats d’exclusion avec Vologral. Les autres disaient approuver l’idée des bannissements, mais n’avaient pas eu l’occasion d’en faire la preuve. Balogg mérite d’être réélu, décida Edeard. Il n’y aura donc aucun changement. La démocratie était un principe étrange, pensa-t-il au moment de mettre ses bulletins dans l’urne de métal. Deux jeunes à l’air maussade arrivèrent, qui se dirigèrent vers les isoloirs sans un regard pour lui. Les votes de ces deux-là valent autant que les miens, se rendit-il compte, incrédule. Il eut honte de ses préjugés. Voilà à quoi sert la démocratie : elle oblige les puissants à rendre des comptes et les empêche de devenir trop puissants. Rah a bien fait de nous donner ce système. Après l’heure du petit déjeuner, il y eut une nouvelle vague de votants. Puis une accalmie. En milieu de matinée, la queue s’allongea de nouveau. Edeard étudia en esprit la situation de Silvarum et de Drupe ; l’affluence y était similaire, moyenne mais constante. Aucun incident n’était à déplorer. Il s’intéressa alors aux autres quartiers. Partout la même chose, sauf à Sampalok. Là-bas, de longues files d’attente serpentaient dans la rue. Plusieurs escouades de gendarmes, soit beaucoup plus d’hommes que dans les autres quartiers, veillaient au bon déroulement du processus. Edeard assista à distance à plusieurs disputes provoquées par le refus des clercs de laisser voter des personnes dont l’adresse était incertaine. Les observateurs envoyés par les candidats mettaient de l’huile sur le feu. Edeard n’irait pas à Sampalok aujourd’hui – pas même si une guerre locale éclatait à cause de ces élections. Les gendarmes du quartier devraient gérer eux-mêmes cette situation – s’il le fallait, ils enverraient des renforts de Bellis et Myco. Walsfol avait prévu plusieurs plans d’urgence pour faire face à toutes les situations. Je dois leur faire confiance ; ils connaissent leur métier. Cela aussi, c’est la démocratie. Sept personnes briguaient le poste de représentant de Sampalok. Trois d’entre elles soutenaient Celui-qui-marche-sur-l’eau, quatre, Bise. La répartition des forces ne lui plaisait pas beaucoup, mais, encore une fois, il devait l’accepter, sans compter qu’il était déjà heureux d’avoir un semblant de soutien dans ce quartier. Macsen et Kanseen, en revanche, semblaient avoir été acceptés ou, du moins, n’avaient pas encore été chassés. Les résultats du vote d’aujourd’hui leur donneraient une bonne indication sur leur avenir. Personne n’avait encore osé remettre en cause le droit qu’avait la ville de choisir les maîtres des quartiers ; peut-être n’avait-on pas encore assimilé cet événement pour le moins extraordinaire. Toutefois, si la vieille garde de Bise gagnait du terrain, la fronde débuterait pour de bon. Edeard n’imaginait pas qu’Owain puisse obtenir un pourcentage de voix significatif après la débâcle de la milice, mais on ne savait jamais. La démocratie ! Est-ce pour cela que les citoyens de Makkathran cachent si volontiers leurs sentiments ? Pour forcer les hommes politiques à rester sur leurs gardes ? Au-delà de Sampalok, son esprit s’attarda sur la Maison des pétales bleus récemment (et une fois de plus) redécorée. Avec un léger sentiment de culpabilité, il espionna la fête organisée pour soutenir Owain. Bien entendu, la loi interdisait d’acheter des voix. Dans ce cas précis, néanmoins, il n’était pas question d’argent, mais l’établissement naviguait à la limite de la légalité. Il secoua la tête ; cela ne l’étonnait vraiment pas de Ranalee. La jeune femme était venue à bout de la paperasse et des tracasseries administratives et s’était affirmée comme la nouvelle patronne du bordel. À présent, tout était en règle ; sa société obscène s’acquittait de toutes les taxes obligatoires et entretenait des relations cordiales avec la Guilde des clercs. Edeard avait cessé de s’intéresser à son établissement. Ranalee semblait avoir trouvé sa place, et lui avait mieux à faire, comme des ponts à reconstruire par exemple. Par ailleurs, Celui-qui-marche-sur-l’eau se devait d’oublier. Finitan et lui s’étaient accordés sur le fait qu’il convenait de tirer un trait sur le passé pour permettre à Makkathran d’avancer. Après quelques heures passées dans l’auditorium à ne rien faire, Edeard laissa Dinlay tout seul et s’en fut à Haxpen. L’esprit de Finitan le retrouva alors qu’il traversait le canal de la Volée. — Avez-vous voté, Edeard ? — Oui, monsieur. — M’avez-vous fait l’honneur de me donner votre voix ? — Nous votons tous à bulletin secret, monsieur. — Absolument. Pour mon plus grand malheur…, ajouta Finitan avec un humour non feint. — Une idée de la tendance, monsieur ? — Pour le moment, cela s’annonce plutôt bien. Ceux qui parlent à nos observateurs sont très enthousiastes. D’après nos estimations, je serais en tête. — C’est une excellente nouvelle. — Rappelez-vous le jour où vous êtes entrés à Sampalok pour arrêter Buate. Tout semblait se passer à merveille, jusqu’à ce qu’Owain essaie de tirer profit de la situation. Ne commettez pas l’erreur de le sous-estimer. — Ne vous inquiétez pas. — Ah… Je suis désolé, Edeard. Je ne dors plus depuis des jours. Je suis très inquiet. Et si je perdais ? J’ai tout misé sur ces élections… — Monsieur, vous rappelez-vous notre première rencontre ? Ce jour-là, vous m’avez dit que personne, pas même les gens les plus haut placés, ne pourrait jamais rien changer à la vie de la cité. Eh bien, j’ai la conviction que vous allez vous-même démontrer le contraire. — Merci, Edeard. Au moins, nous savons vous et moi que nous avons fait notre possible. C’est sur cela que nous serons jugés. — Oui, monsieur. Il n’y avait pas beaucoup d’activité dans la maison des Culverit. À l’exception des gardes qui l’accueillirent chaleureusement, il n’y avait presque personne dans le manoir. Kristabel attendait dans un des salons du dernier étage ; elle était assise derrière un bureau en cuir encombré de piles de dossiers. Ses cheveux étaient tressés en une natte épaisse qui pendait dans son dos. Elle portait une robe jaune citron rehaussée par une chaîne en or aux maillons en forme de huit. Elle était magnifique. Lorsqu’il entra, elle était en train d’écrire ; la plume de son long stylo en onyx dansait avec frénésie sur le papier. Un superbe pli de concentration lui barrait le front. Edeard aurait voulu pouvoir imprimer cette image à jamais. — On dirait que tu signes des arrêts de mort, commença-t-il. Elle lui lança un regard désapprobateur. — Tu ne crois pas si bien dire. — Pardon ? — Tu vois toute cette paperasse ? demanda-t-elle avec un grand geste de la main. Il s’agit de ma famille, et donc de ta future famille. — Euh, oui… — Papa a décidé de nous donner le dixième étage tout entier, ce qui est généreux de sa part. Toutefois, cela signifie que Mirnatha et lui devront partager le neuvième avec tante Rishia et le cousin Gorral, sans compter oncle Lorin, sa femme, ses enfants et ses trois petits-enfants. Inutile de te dire qu’oncle Lorin n’est pas très content. Papa et lui se sont disputés hier soir. Papa lui a dit que c’était la tradition et qu’il devait l’accepter. Oncle Lorin l’a accusé d’avoir abdiqué en ta faveur. Papa aura le dernier mot, bien sûr, car c’est lui le maître, ce qui veut également dire que de nombreuses autres personnes devront s’installer un étage en dessous. — Par la Dame, je sais que ton oncle ne m’aime pas… — Ah ! Que l’Honoious l’emporte ! Ce n’est pas le problème. Mon problème, c’est la famille du troisième. — Du troisième ? — Oui, parce que, en dessous, il y a le personnel. — C’est vrai. — Une fois que tout le monde aura déménagé, il restera onze cousins à caser ailleurs. — Onze ? marmonna Edeard, incrédule, en s’asseyant en face d’elle. Jessile aussi était censée s’installer dans une propriété à la campagne, mais celle-ci ferait partie de sa dot. — Absolument, et c’est à moi qu’il revient de trouver des solutions, expliqua Kristabel, la main posée sur une pile de dossiers. Là-dedans, il y a les descriptifs de toutes les terres, fermes, vignobles, maisons et autres propriétés que nous possédons à l’extérieur de la plaine d’Iguru. Évidemment, tous sont déjà occupés. — C’est de la folie, déclara-t-il. Vous ne devriez pas avoir à subvenir aux besoins d’autant de… parents. — De rebuts, tu veux dire. — Non, quand même pas. — À vrai dire, mes cousins du troisième étage sont mieux que ceux qui les surplombent. Comme ils savaient qu’on leur demanderait de déménager un jour, la plupart ont fait des études – qui ne débouchent pas toujours sur quelque chose de concret. Quelques-uns considèrent sérieusement la possibilité de rejoindre une Guilde. Mon cousin Dalbus, lui, s’est déjà engagé dans la milice. Les autres, en revanche, ne supportent pas l’idée de perdre leur statut, et encore moins leur place sur la liste des allocataires. — La liste des allocataires ? — Les membres les plus anciens de la famille reçoivent des allocations. Plus ils sont éloignés du patriarche, moins ils touchent. — Cela veut dire que lorsque nous serons mariés… — En fait, la liste restera inchangée jusqu’à ce que nous ayons des enfants. Alors, tout le monde descendra d’un cran. Edeard sourit. — Combien d’enfants allons-nous avoir ? — Disons que, pour espérer sortir oncle Lorin de la liste, il en faudra au moins soixante-dix. — Tout le monde devrait avoir un but dans la vie. — Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Si tu crois que je vais porter soixante-dix enfants… Il éclata de rire. Kristabel essaya de lui faire les gros yeux, mais échoua lamentablement. Elle eut un sourire las. — Bon, combien en voudrais-tu ? demanda-t-elle. — Je ne sais pas. Comme je suis fils unique, j’en veux plus d’un…, mais pas soixante-dix. — Parfait. Nous reprendrons les négociations après le repas, dit-elle en se levant. Nous allons devoir nous contenter d’un buffet froid ; les cuisiniers sont tous partis voter… — Par la Dame, les grands de ce monde savent souffrir pour le bien de la ville. La prochaine fois, tu n’auras qu’à commander quelques génistars. — Tiens un peu ta langue, ou tu n’auras même pas l’occasion de procréer une seule fois. — Oui, maîtresse. Ils sortirent dans le jardin et contemplèrent les quartiers sud-ouest. Instinctivement, Edeard passa un bras autour des épaules de Kristabel. Sa robe voletait dans le vent. — Finitan gagnera-t-il ? demanda-t-elle. — Il le faut. Personne de sensé ne voterait pour Owain. Les gens ont compris comment il comptait utiliser la milice. Elle pressa ses lèvres contre les siennes. — Nous sommes à Makkathran. Ici, tout est possible. — Tu es allée voter ? Kristabel le regarda d’un air désespéré. — Non, Edeard, les gens comme moi ne votent pas. — Je croyais que tout le monde avait le droit de voter. — En effet, mais c’est malvenu pour un héritier de grande famille. Nous avons bien assez de pouvoir comme cela. — Il était aussi malvenu de voter contre notre mariage ; tu pourrais te venger de Bise en votant contre ceux qui sont dans son camp. — Deux mauvaises décisions n’en feront jamais une bonne, rétorqua-t-elle aussitôt. — Oui, je sais. — Il est toujours là-bas ? — Bise ? Oui. Il s’est installé avec sa famille proche dans une ferme des Gilmorn, à une trentaine de kilomètres. — Comment le sais-tu ? — Argian m’a prêté sa vision à distance. — Je ne suis pas sûre d’avoir confiance en lui. — Tu savais que les grandes familles employaient des agents comme lui ? — Papa ne m’en a jamais vraiment parlé, mais je sais que nous bénéficions d’une protection spécifique. En cas de besoin, certaines missions peuvent être accomplies dans la discrétion la plus totale. J’imagine qu’on me présentera les personnes concernées lorsque je serai maîtresse. — Je me demande si, en ces temps troublés, ils vous sont toujours loyaux. — En cette période incertaine, ils préfèrent sans doute se tourner vers les familles les plus conservatrices. — Tu dois avoir raison. Elle se blottit contre lui. — Tu apprends vite, dit-elle. Ils déjeunèrent dans le jardin sur une longue table en pierre, sous une arche habillée de chèvrefeuille en fleurs. Julan et Mirnatha se joignirent à eux. Cette dernière fut ravie de pouvoir se servir elle-même au buffet préparé la veille par les cuisiniers ; ainsi elle se leva plusieurs fois pour reprendre du poisson-coque fumé ou de la crème de fromage épaisse, jusqu’à ce que son père lui demande d’arrêter. Elle bouda un peu avant de passer au dessert, un gâteau à la banane et au caramel. L’après-midi fut agréable et tranquille. Kristabel et son père discutèrent du déménagement des parents du troisième. Edeard commençait à appréhender l’importance de leur fortune. Cette belle scène de vie familiale lui donna un avant-goût de ce à quoi pourrait ressembler le prochain siècle ; dans une trentaine d’années, ses enfants se prépareraient à emménager au neuvième, tandis que les cousins du troisième seraient forcés de partir. Cette pensée l’emplit d’un sentiment rassurant de continuité, lui donna confiance dans l’avenir. Pour la première fois de sa vie, il pouvait imaginer un avenir meilleur. Le capitaine Ronark lui envoya un message télépathique en milieu d’après-midi. — Voyez qui vient d’arriver dans le bureau de vote de Lillylight. Edeard s’exécuta et concentra son esprit sur l’annexe de l’opéra, qui accueillait le bureau de vote. Maître Cherix se tenait devant un clerc occupé à chercher son nom dans son registre. Edeard sourit en reconnaissant la signature mentale de l’avocat – aucun doute, il s’agissait bien de lui. Il observa la scène de plus près en utilisant la perception de la ville. Cherix tentait de rester calme et digne pendant que le clerc le cherchait sur sa liste. — Je me demandais où il se terrait. Les gendarmes n’étaient pas parvenus à le localiser le jour du bannissement. Depuis, Edeard s’était occupé d’affaires plus urgentes. — Que doit-on faire ? demanda Ronark. — Laissez-le voter. Le mandat d’exclusion dont il a fait l’objet m’a bien servi, comme les autres, mais c’est terminé maintenant. Je suppose que nous devrions en annuler certains. Étant donné la situation, persécuter Cherix serait mauvais pour mon image. — D’accord. J’en informe tout de suite le capitaine de Lillylight. Edeard continua à surveiller l’annexe de l’opéra. Deux minutes plus tard, le clerc trouva enfin l’avocat sur sa liste et lui tendit ses bulletins de vote. Cherix parut presque surpris. En tout cas, il se dirigea vers l’isoloir avec un soulagement manifeste. Était-ce délibéré ? Owain essaie-t-il de s’attirer la sympathie de la population, ou bien Cherix souhaite-t-il simplement savoir quel sort nous lui réservons ? Par la Dame, je me pose trop de questions. — Tout va bien ? demanda Kristabel. — Oui, répondit-il avec un sourire rassurant. Si Owain ne nous a pas réservé une mauvaise surprise, tout ira bien. De retour au bureau de vote de Jeavons, Edeard entendit le Grand Maître de la Guilde des clercs ordonner à distance la clôture du vote depuis le balcon du palais du Verger. Il regarda les clercs sceller les urnes, confirma par écrit qu’il les avait vus faire, puis suivit en esprit les deux escouades de gendarmes chargées de les transporter jusqu’au palais sous la direction de Dinlay. — Le taux de participation dans notre quartier est de quatre-vingts pour cent, annonça le maître des clercs en ramassant ses documents. — C’est bien. — Je n’ai jamais vu défiler autant de monde en vingt-deux élections. — C’est un bon signe, alors ? Le vieux maître eut un sourire pincé. — Pour quelqu’un, certainement. Il lui restait environ deux heures avant le début du dépouillement. Edeard prit une gondole pour Sampalok. Maintenant que les bureaux de vote étaient fermés, sa visite ne risquait pas d’avoir des conséquences politiques. La gondole le déposa sur la promenade du Bassin central, d’où il s’engagea dans la rue Zulmal. Les familles du quartier accueillirent sa venue avec réserve. Comme d’habitude, il ne put s’empêcher de ralentir lorsqu’il passa devant la boulangerie où Boyd avait été tué. Presque tous les ateliers et boutiques avaient rouvert grâce à l’argent des Diroal. Dans tout le quartier, la plupart des dégâts causés par les émeutes avaient été réparés. Le commerce allait bon train, comme avant les incidents. Au milieu de la place centrale, le nouveau manoir hexagonal faisait plus de quatre mètres de hauteur ; un nouvel étage était en train de pousser sous le premier. Comme il en avait lui-même conçu le plan, il savait qu’il y aurait six niveaux supplémentaires et que l’ensemble formerait une ziggourat. D’après ses estimations (prudentes), la bâtisse ne serait pas terminée avant quatre bons mois. En attendant, les nouveaux maîtres s’étaient installés à la Bouteille de Bea, au sud de la place. Edeard salua de la main le patron de l’établissement et entra. Après deux jours d’hésitation, l’homme avait accepté la situation, d’autant plus qu’il louait toutes ses autres chambres aux clercs qui décortiquaient les finances des Diroal, qu’il les nourrissait et les abreuvait en même temps que les nombreux visiteurs du maître et de la maîtresse du quartier. Macsen et Kanseen occupaient sept chambres du quatrième étage. L’une d’entre elles avait un balcon duquel ils pouvaient regarder leur future demeure pousser. Edeard les trouva là en train de partager une bouteille de vin blanc. Lorsqu’ils lui en offrirent un verre, il examina l’étiquette d’un œil averti ; Kristabel lui avait appris à reconnaître la qualité. — Il est bon, commenta-t-il entre deux gorgées. Excellent, même. — Oui, acquiesça Kanseen et s’étirant sur sa chaise. Une fille pourrait facilement se laisser corrompre par ce genre de vie. Edeard examina les boîtes et les sacs empilés dans la chambre. Ces derniers provenaient de boutiques exclusives et de tailleurs fréquentés par les femmes des grandes familles. Ces dernières semaines, Edeard avait fait la connaissance de nombre de ces artisans. — Heureusement que tu as des goûts simples, ironisa-t-il. Macsen gloussa et leva son verre. — Les maîtres de quartier se doivent de soigner leur image et de respecter un certain standing. — Évidemment, et il faut s’habiller pour cela. — Absolument. J’ai d’ailleurs eu recours au tailleur qui a cousu tes uniformes… Edeard grogna et préféra abandonner. Il avala une grande gorgée de vin et s’installa confortablement à côté de ses amis. — Comment se sont passées les élections à Sampalok ? — Plutôt bien, je crois, répondit Kanseen. Aucune bagarre à déplorer dans le bureau de vote. Quelques disputes au sujet d’adresses suspectes ont failli dégénérer, mais les gendarmes étaient vigilants et tout s’est bien terminé. — Une idée du résultat ? — Non. Tu vas devoir attendre avec le reste de la ville. — Par la Dame ! Comment les candidats font-ils pour supporter cette attente ? Macsen lui lança un regard las. — Ma Dame, venez-nous en aide ! Comment ferons-nous quand il sera notre maire ? — Je ne serai jamais maire. Maintenant, je sais comment cela se passe… — Ha ! lâcha Macsen en reprenant une gorgée de vin. — J’ai entendu dire que notre vieil ami Cherix avait refait son apparition, reprit Kanseen. — Tout à fait, confirma Edeard, le regard noyé dans son verre. Sans lui, la vie n’aurait jamais été la même. — Mets tes sentiments de côté, dit-elle. Ils risqueraient d’en profiter. — Qui cela ? s’indigna Macsen. Il ne reste plus personne pour former un gang dans cette ville. Owain va perdre. Les grandes familles accepteront Edeard et s’adapteront, comme elles l’ont toujours fait. Pour elles, il y aura très peu de changements ; pour les gens ordinaires, en revanche, la vie deviendra beaucoup plus facile. Mieux encore, Bise perdra progressivement de son influence, ainsi que tous ses soi-disant amis. À en croire Argian, ses vieux alliés commenceraient à se lasser de lui. Ces élections vont sonner le glas de son règne. — Si seulement…, marmonna Edeard. A-t-il réussi à sauver quelque chose ? — Personne ne le sait, répondit Macsen, amer. Cela fait deux semaines que les clercs épluchent les finances de sa famille. Pour le moment, tout ce qu’ils peuvent me dire, c’est qu’il leur faudra des années pour tout examiner. Je crains qu’une grande partie de ses fonds occultes soit perdue à tout jamais. Bise et ses ancêtres se sont donné beaucoup de mal pour dissimuler leurs possessions. Comme les autres grandes familles, ils se débrouillaient pour ne pas s’acquitter de leurs impôts. C’est en partie grâce à cela qu’ils se sont autant enrichis. — Il lui reste sans doute assez d’argent pour s’acheter les plus beaux vêtements et les meilleurs vins jusqu’à la fin de ses jours, intervint Kanseen. En fait, je propose que nous en informions ses anciens amis. J’imagine que les Gilmorn seraient un peu moins généreux avec lui s’ils savaient qu’il avait planqué une partie de sa fortune. (Elle eut un sourire diabolique.) Tu veux que je le dise à Ranalee ? — J’y réfléchirai, répondit Edeard en penchant son verre dans sa direction. — De toute façon, les artisans qui ont souffert des émeutes et nous sommes déjà incroyablement riches, expliqua Macsen. Les clercs distribuent les compensations au prorata des dégâts subis. J’ai entendu dire que certains n’hésitaient pas à saccager leur propre maison pour obtenir des meubles et des vêtements nouveaux. Il y a tellement d’argent en circulation que l’économie du quartier est en train de muter. Les candidats pro-Bise t’accusent d’avoir essayé d’acheter les élections. — Je n’avais pas pensé à cela, admit Edeard. Je n’avais pas non plus imaginé quel effet l’argent de Bise aurait sur Sampalok. Toutefois, une bonne partie de cette fortune a été extorquée aux habitants du quartier au fil des générations ; la redistribuer aujourd’hui est une manière poétique de rendre la justice. — Sauf que ceux qui n’obtiennent rien nous en veulent, fit remarquer Kanseen dans un soupir. — Encore une idée noble dévoyée, dit Macsen. — Je ne me rendais pas compte de l’ampleur de la fortune des Diroal. Peut-être que le reste de son argent pourrait financer un genre de fonds en faveur du développement du quartier, suggéra Edeard. — Ah, tu reviens sur ta parole, alors. — Oui, mais je ne voulais pas… Et puis zut ! J’ai hâte de connaître les résultats. Après, vous vous débrouillerez comme vous voudrez. — Merci. Edeard les entoura d’un puissant voile privatif et reprit à voix basse : — Comment vous en sortez-vous, à propos ? — On s’en sort, répondit Kanseen. Tout juste. À vrai dire, on n’a pas trop le choix. Une grande partie de l’équipe de Bise fait pression pour conserver son poste une fois que la maison sera terminée. L’idée de faire travailler des gens dévoués aux Diroal ne me plaît pas beaucoup, mais il s’agit avant tout de stabiliser la situation. Lorsque nous siégeons au conseil local, nous prenons des décisions qui affectent la vie des gens sans tenir compte du passé. Jusque-là, nous avons réussi à ne pas léser trop de monde. — On dirait que vous donnez le bon exemple. C’est tout ce que je vous demande. Comment votre désignation a-t-elle été perçue par le Conseil supérieur ? — Owain nous a accueillis comme si nous siégions à ses côtés depuis cinq siècles, répondit-elle. Les autres semblent s’accommoder de notre présence. Il n’y a eu que trois séances depuis les émeutes. Nous verrons comment les choses évolueront après les élections. — J’ai adoré passer devant mon très cher demi-frère avec ma tenue d’apparat, dit Macsen, le regard perdu dans le lointain. Aujourd’hui, je suis aussi riche que lui et, en plus, je siège au Conseil. — Nous siégeons au Conseil, remarqua Kanseen. — Oui, très chère. Elle le pinça avec sa troisième main. Macsen prit un air blessé qui fit rire Edeard. — Ah, la vie d’homme marié, cela donne envie… Kanseen plissa les yeux et lui lança un regard perçant. — Et toi ? Quels sont tes plans ? — Cela dépend. — Supposons que Finitan soit élu ce soir, d’accord ? Que comptes-tu faire ? — Rien de très théâtral, répondit-il en désignant la place et l’embryon de manoir. Je soutiendrai Finitan parce que je crois en lui. Il faut consolider la ville, ce qui implique de rétablir le règne de la loi. C’est aussi simple que cela. Le Grand Conseil a laissé la situation se dégrader, mais les organisations et les concepts fondés par Rah sont toujours là ; ils ont juste besoin d’être un peu revitalisés. — La plupart des gens sont plus heureux, maintenant que les gangs ont été démantelés, acquiesça Macsen. Tu leur as prouvé que tout pouvait rentrer dans l’ordre, qu’il n’y avait pas de situation désespérée. Mais tu leur as aussi montré qui tu étais et de quoi tu étais capable. — Je n’abuserai jamais de la confiance de cette ville, vous le savez. — Nous le savons et, avec un peu de chance, les habitants de Makkathran le sauront bientôt aussi, car tu vas t’employer à gagner leur confiance. — C’est une des raisons pour lesquelles j’ai poussé Marcol à devenir gendarme. — Marcol…, répéta Macsen en se penchant vers son ami. J’avoue que je n’ai pas très bien compris ta démarche. J’en ai parlé avec Dinlay, et il pense comme moi que ce garçon n’est pas fait pour devenir gendarme. — Je ne suis pas d’accord. Il se donne beaucoup de mal, rétorqua Edeard sur la défensive. Il sera titularisé, il est très motivé. — Mais pourquoi ? — Vous vous rappelez quand nous nous demandions tous pourquoi j’avais été choisi par la Dame pour accomplir toutes ces choses ? Et si je n’avais pas été choisi ? Si, au contraire, les enseignements de la Dame commençaient à porter leurs fruits ? Je veux dire, vraiment porter leurs fruits… — J’ai du mal à croire que tu dises cela, protesta Kanseen. Nous avons passé une année entière dans la rue, à combattre ces maudits gangs. Eux se moquaient bien des enseignements de la Dame. — Tu as raison ; pour autant, il ne faut pas oublier le reste des habitants de Makkathran. Les braves gens savaient que les gangs répandaient le mal dans la ville, mais ils n’avaient pas les moyens de les arrêter. Depuis le bannissement, tout a changé. Tu as dit toi-même que la ville était plus heureuse aujourd’hui, et pourtant, les gangs ont été démantelés il y a à peine deux semaines. Les enseignements de la Dame sont partout. Ils sont une part fondamentale de notre culture, ici comme dans les provinces les plus reculées. Ces principes communs nous unissent. D’instinct, nous savons tous que nous devrions nous améliorer, vivre une existence plus digne, même si nous ignorons comment y parvenir. — C’est la nature humaine, tout simplement. — Peut-être. Cependant, la Dame incarne tout cela. Elle nous encourage à suivre notre instinct, nous donne des raisons de persévérer. Ses Mères prêchent pour elle depuis deux mille ans. Seule une philosophie reposant sur des vérités universelles peut durer aussi longtemps. Nous savons en notre for intérieur que les Seigneurs du Ciel attendent de guider nos âmes désespérées vers le Cœur – âmes dont j’ai prouvé l’existence. — Quel rapport avec Marcol ? demanda Macsen. — J’ai le pouvoir d’influencer cette ville, ainsi qu’une vision précise de la manière dont je dois utiliser cet avantage. Maintenant, imaginez que je ne sois pas le seul à posséder ce pouvoir, que je sois juste le premier à l’avoir découvert. Imaginez que Querencia soit sur le point d’atteindre le degré de complétude nécessaire à l’arrivée des Seigneurs du Ciel. Kanseen le fixa avec des yeux ronds sans tenter de dissimuler sa stupéfaction. — Tu veux dire que Marcol est comme toi ? — En tout cas, il a des capacités psychiques étonnantes. Peut-être que le développement de ces capacités fait partie de notre apprentissage, peut-être qu’une nouvelle génération est en train d’émerger, que de nombreux gamins vont développer ce potentiel. — Par la Dame, grogna Kanseen. Marcol ? — Arrête de prononcer son nom comme s’il s’agissait d’une malédiction, s’emporta Edeard. C’est un gamin comme les autres. Ce qu’il fera de sa vie dépendra en grande partie de l’environnement dans lequel il évoluera. Il est certain qu’en naissant dans une famille pareille, il n’a pu que mal débuter dans la vie, mais je compte bien l’aider à devenir un homme meilleur. Il faut surtout éviter de nous diviser en clans antagonistes – d’un côté ceux qui ont des capacités mentales moyennes, de l’autre, ceux qui sont plus puissants. La ville a déjà suffisamment souffert du fait que les grandes familles avaient bouleversé l’équilibre social en leur faveur. Nous nous devons de montrer à Marcol et aux autres que la complétude véritable réside dans une société forte centrée sur les individus, et où il est primordial d’aider les autres en même temps que soi-même. — Tu penses que cela fera revenir les Seigneurs du Ciel ? s’étonna Macsen. — Tu as peut-être une autre idée ? le contra Edeard. Si oui, je suis disposé à l’essayer. Tu as vu Boyd et Chae partir ; ils sont là-haut, quelque part, à essayer d’atteindre la mer d’Odin. Maintenant, tu sais que cette partie de l’enseignement de la Dame est vraie. Macsen se passa la main dans les cheveux. — Oui, admit-il. Mais… Marcol ! — Et les autres, ajouta Edeard. — Tu en as repéré d’autres ? s’enquit Kanseen. Des gens aux pouvoirs plus importants que la moyenne ? — Pas encore, mais cela n’a rien d’étonnant car la société nous encourage à dissimuler nos aptitudes. Et à les utiliser à notre avantage. — Sauf que tu viens de nous expliquer que nous devenions plus civilisés, meilleurs, rétorqua Macsen. — En effet, mais le processus sera long, très long. Edeard n’avait jamais vu autant de monde dans la salle Malfit. Le moindre centimètre carré était occupé par de grandes tables où les clercs comptabilisaient des piles de bulletins de vote. La salle était divisée en quartiers, comme la ville elle-même. D’autres clercs accompagnés de gendarmes continuaient à apporter des urnes scellées et à les ouvrir pour déverser de véritables avalanches de papier sur les tables. Entouré de son équipe de campagne et de son comité de soutien, le maire Owain se tenait au sommet de l’escalier. Tout ce petit monde discutait comme si de rien n’était. Un peu plus loin sur la galerie, Finitan et son cercle de conseillers semblaient eux aussi prendre à la légère le décompte des voix. De temps à autre, Owain et lui échangeaient quelques phrases polies. Les candidats aux postes de représentants supportaient moins bien l’attente ; ils tournaient autour de la table qui les concernait et n’hésitaient pas à se disputer avec leurs rivaux lorsque les clercs trouvaient un bulletin litigieux. Alors, les accusations et les insultes pleuvaient… Pour une fois, presque personne ne prêta attention à Celui-qui-marche-sur-l’eau quand il fit son apparition en compagnie de Macsen et Kanseen. Edeard sentit néanmoins le regard du maire se poser sur lui lorsqu’il traversa le plancher en ébène de la salle. Owain réussit à ne pas se départir de son aura de courtoisie. Le plafond dispensait sur la salle effervescente une riche lumière ambrée. Arrivés au pied des marches, ses amis et lui se séparèrent. — Nous allons voir ce qui se passe chez nous, dit Kanseen. En les voyant s’éloigner vers les tables qui figuraient le quartier de Sampalok, Edeard ressentit une bouffée d’admiration. Rares étaient les gens capables de faire aussi bonne figure après s’être vu confier des responsabilités aussi importantes. Macsen et Kanseen avaient réussi. Vêtus de leurs robes cérémonielles doublées de fourrure, la capuche rejetée sur les épaules, ils semblaient parfaitement à leur aise. Peut-être la force psychique n’est-elle pas le seul fruit des enseignements de la Dame. Il monta les escaliers sous l’œil d’Owain et Finitan. En tant que gendarme de Makkathran, je devrais faire preuve d’impartialité, pensa-t-il. Je vais les saluer tous les deux et redescendre près de la table de Jeavons. Après tout, si Owain gagne, je vais devoir collaborer avec lui. Le maire l’accueillit avec un sourire neutre. Ah, ces politiciens ! Edeard inclina la tête. — Monsieur le maire, dit-il poliment avant de s’avancer vers Finitan. Que l’Honoious l’emporte ! Il était prêt à faire tuer des innocents pour conserver sa position. Je ne pourrai jamais travailler avec quelqu’un comme lui ; il représente ce qu’il y a de pire à Makkathran. La gratitude de Finitan transparut brièvement lorsque Edeard lui serra la main. — Vous connaissez les résultats partiels, monsieur ? demanda le gendarme. — Pour le moment, je suis en tête, mais je le devance de peu. L’écart, cependant, semble constant. Après une demi-heure passée à discuter de tout et de rien et à échanger des plaisanteries forcées, ils se retournèrent à l’unisson vers le maître des clercs chargé du décompte des votes d’Ysidro. — Les gens d’Ysidro mettent toujours un point d’honneur à terminer les premiers, expliqua Topar. C’est un petit quartier très mixte et très représentatif. Le maître se racla la gorge. — J’annonce solennellement qu’Alanso est élu représentant du quartier d’Ysidro auprès du Conseil de Makkathran, et que le candidat Finitan a recueilli cinquante-sept pour cent des voix. Il y eut quelques applaudissements, puis le décompte reprit. — Alanso est l’un des nôtres, confirma Topar. La Dame soit louée. Owain félicita son adversaire avec élégance ; Finitan lui répondit que la soirée ne faisait que commencer. Arrivèrent ensuite les chiffres de Fiacre et de Lillylight ; dans les deux cas, des représentants favorables à Owain furent élus. En revanche, les résultats pour le poste de maire étaient beaucoup plus serrés. Jeavons, Silvarum et Haxpen choisirent des représentants de l’opposition (dont Balogg) et votèrent très majoritairement pour Finitan. Nighthouse et Bellis élurent des supporters d’Owain. Myco, Vaji, Cobara et Tosella optèrent pour des amis de Finitan et augmentèrent considérablement son avance. Abad, Drupe, Igadi et Padua ne donnèrent qu’un seul représentant à Owain. À ce stade du décompte, soixante-huit pour cent des voix s’étaient portées sur Finitan. Zelda donna un dernier représentant à Owain. Le Parc de Pholas et Lisieux étaient quant à eux Fidèles à Finitan. — On a gagné, siffla Topar avec enthousiasme. Finitan avait obtenu soixante et onze pour cent des voix. — Par la Dame…, murmura le nouveau maire, un sourire béat aux lèvres. Ilongo et Neph augmentèrent encore son avance d’un point. Ne restait plus que Sampalok – les jeux étaient faits, mais le quartier était symbolique… Edeard se dirigea vers les huit tables où les bulletins étaient comptés. Kanseen et Macsen déambulaient entre les clercs, suivaient le travail des officiels. Il y avait eu plus de litiges autour de ces huit tables que dans le reste de la salle. Le Grand Maître de la Guilde des clercs en personne était intervenu une dizaine de fois pour trancher. Enfin, le maître des clercs chargé de Sampalok annonça : — J’annonce solennellement que Gregorie a été élu représentant de Sampalok auprès du Conseil de la ville… — C’est un des nôtres, chuchota Topar, incrédule. — … et que le candidat Finitan a recueilli cinquante et un pour cent des voix. Des milliers de personnes s’étaient réunies dans le Parc Doré en dépit du froid. Il y eut beaucoup de mouvement après l’annonce des résultats de Sampalok. Les supporters d’Owain, écœurés, rentrèrent chez eux en secouant la tête et en marmonnant. Ceux de Finitan convergèrent vers le canal du Cercle extérieur. Un cordon de gendarmes jeunes et robustes avait été déployé pour empêcher les plus enthousiastes de tomber à l’eau. Des applaudissements et des cris de joie assourdissants retentirent lorsque Finitan apparut sur le balcon pour prononcer un discours de remerciements. Parmi les présents, très peu nombreux furent ceux à y prêter attention. Des bouteilles passèrent de main en main. Des groupes de musiciens se faufilèrent dans la foule, invitèrent les gens à danser. La fête durerait jusqu’à l’aube. Edeard fut de ceux qui n’écoutèrent pas le discours. Il rentra au manoir des Culverit où l’attendait une Kristabel débordante de joie. Ils célébrèrent la victoire à leur façon. * * * Kristabel le faisait attendre. Il n’arrivait pas à y croire. La tradition était une chose, mais il se tenait seul dans l’église de la Dame sous les esprits scrutateurs de la ville tout entière. Et les minutes qui s’écoulaient au ralenti… Toujours selon la tradition, le fiancé n’avait pas le droit d’utiliser sa vision à distance pour chercher sa douce. Alors il resta là sans bouger et souffrit en silence. Le parfum de pollen, pourtant si doux lorsqu’il était arrivé en compagnie de Dinlay, était désormais tellement fort qu’il menaçait de le faire pleurer. On aurait dit que la moitié de la plaine d’Iguru avait été dépouillée pour orner de fleurs la grande bâtisse. L’orchestre envoyé par la Guilde des musiciens jouait en boucle le même morceau qui, à la longue, lui faisait l’effet d’une marche funèbre. Les mêmes notes résonnèrent une fois de plus. Il serra les dents, effondré de n’avoir réussi à persuader Dybal de jouer pour l’occasion ; en effet, ce dernier ne chanterait que le soir venu, lors de la réception. Il bascula son poids d’une jambe sur l’autre. Devant lui, une Dame en marbre blanc haute de dix mètres veillait sur la cérémonie, le bras levé pour appeler les Seigneurs du Ciel. Le sculpteur avait conféré à son œuvre un air pour le moins énigmatique ; on aurait presque dit que la Dame jugeait ses fidèles. Là où il se tenait, sous les yeux de la statue, Edeard avait vraiment le sentiment d’être sur le banc des accusés. La Dame devait avoir prévu ce moment, se dit-il en piétinant ; elle portait un regard sévère sur lui car son mariage dans cette église était un sacrilège. Une autre minute fila. Son esprit dressa la liste de tous les malheurs qui avaient pu arriver à Kristabel. Il savait qu’elle était partie du manoir familial – c’était d’ailleurs à peu près tout ce que la tradition l’autorisait à savoir. Selon cette même tradition, la fiancée avait le droit de changer d’avis durant ce dernier trajet. Évidemment, Kristabel ne lui ferait jamais une chose pareille. Et si elle avait été assassinée ou enlevée ? Si sa gondole avait chaviré ? En tout cas, Kristabel ne l’abandonnerait pas. Par l’Honoious, où peut-elle bien être ? Edeard décida alors de tricher, d’utiliser les sens de la ville pour examiner l’église. Ce n’est pas de la vision à distance. Je ne bafoue pas les règles. Voilà que je me mets à penser comme un avocat ! Presque toutes les grandes familles de Makkathran étaient représentées. Manquaient à l’appel Dame Florell, qui avait prétexté une migraine de dernière minute et s’était excusée, ainsi que les Gilmorn et les Norret, la famille du lieutenant Eustace. Le capitaine Larose, en revanche, était bien présent et semblait s’amuser du malaise d’Edeard. Le Grand Maître Owain était assis dans le carré réservé aux dignitaires des Guildes. Il ne paraissait pas affecté par son échec aux élections et arborait toujours le même calme de façade. Vêtus de leurs tenues colorées traditionnelles, Macsen et Kanseen se fondaient dans la masse des maîtres de quartier. Cela ne se voyait pas encore, mais la jeune femme était enceinte et répétait à qui voulait l’entendre que, si la ville ne se dépêchait pas, le bébé serait là avant que leur maison soit terminée. Comme la section réservée à la famille du jeune marié était plus petite qu’à l’accoutumée, Kristabel en avait profité pour inviter davantage de parents et amis. Edeard, pour sa part, se contentait de la présence d’une douzaine de gendarmes, de Bijulee, Dybal, Setersis, Isoix, Topar et d’autres dont il avait fait la connaissance depuis qu’il vivait à Makkathran, dont le maire Finitan en personne. Il regrettait juste que Salrana lui ait envoyé un mot poli pour lui expliquer que ses obligations ne lui permettraient pas d’assister à son mariage. Il la considérait presque comme une parente, mais, depuis le bannissement des gangs, ils étaient devenus des étrangers l’un pour l’autre. Il avait essayé de la contacter à plusieurs reprises pour recoller les morceaux, en vain. Il savait qu’elle était toujours à l’église d’Ysidro. Il l’avait observée à distance quelques fois ; sa vie semblait dénuée de toute source de joie, et cela lui avait fait mal. Elle avait vieilli prématurément, s’était refermée sur elle-même, était devenue taciturne, froide et déterminée. Il regretta ces visions volées et se retira. Force lui était d’admettre qu’elle avait changé autant que lui. La Salrana et l’Edeard d’Ashwell étaient morts pour de bon. Des applaudissements et des acclamations retentirent à l’extérieur ; le cœur d’Edeard se mit à battre la chamade. Bien que le jour ne soit pas chômé, une foule importante l’avait accueilli lorsqu’il était arrivé avec Dinlay. Enfin ! L’orchestre cessa de jouer ce morceau insupportable. Il entendit le froufrou des robes des novices qui se levaient. Alors, la luminosité changea, tandis que les grandes portes s’ouvraient. Dinlay le rejoignit, un grand sourire aux lèvres. — Il est trop tard pour reculer, murmura-t-il. Alors qu’Edeard s’apprêtait à lancer une remarque acerbe, l’organiste commença à jouer la marche nuptiale. Edeard n’avait encore jamais entendu le son impressionnant de l’énorme instrument, que les novices accompagnèrent de leurs chants. Le jeune homme était à la fois incroyablement terrifié et excité. Julan apparut à côté de lui ; le vieillard rayonnait de fierté. Elle était là, à ses côtés. Edeard retint un gémissement de soulagement, mais son expression fit glousser Mirnatha. La petite fille portait une robe rose et blanche qui lui donnait un air de fée enchanteresse – air néanmoins gâché par son sourire diabolique. La robe de mariée de Kristabel était en soie d’araignée or et crème rehaussée d’une passementerie bleu roi et de fleurs d’émeraude. Sa traîne semblait s’étirer jusqu’au milieu de la nef. Sous son voile, elle se tourna vers lui et le regarda avec des yeux brillants. La Pythie se matérialisa devant eux et les considéra d’un regard doux quoique imposant. L’organiste termina son hymne tonitruant. — Je vous souhaite la bienvenue en ce jour heureux, commença-t-elle. Aidée de Julan, Kristabel écarta le voile de son visage. Ses cheveux se déversèrent autour de son visage tels des ondes de soie dorée. Edeard n’arrivait pas à croire qu’il s’apprêtait à épouser une femme à la beauté aussi parfaite – sans doute était-il toujours à Ashwell, sur le point de mourir criblé de balles, et vivait-il ses derniers instants dans un songe. Kristabel prit ses mains dans les siennes et les serra pour le rassurer. — Tu attendais depuis longtemps ? le taquina-t-elle. — J’ai attendu toute ma vie, répondit-il avec sincérité. Ils passèrent leur lune de miel dans le pavillon familial des Culverit au bord de la mer – vingt jours tous les deux, vingt jours de bonheur. Contrairement à la première fois, ils partirent avec de nombreux mais discrets domestiques et mangèrent d’excellents repas. L’été touchait à sa fin, mais il faisait encore chaud. Au-dessus de la crique, l’atmosphère resta humide et immobile durant toute la durée de leur séjour. Comme la première fois, ils effectuèrent de longues promenades le long de la côte, se baignèrent dans l’eau chaude et prirent le soleil sur la plage – ils avaient tous les deux la peau hâlée, d’une couleur ambrée. Edeard s’essaya à la pêche, mais comprit qu’il manquait de patience pour cette activité. Ils apprirent tous les deux à naviguer à bord d’un petit voilier offert par le marchand Charyau. Ils réussirent même à rallier quelques-uns des villages de pêcheurs de la région à la faveur d’une météo clémente et d’une mer calme. — Je crois que je vais attendre un peu avant de me lancer dans un tour du monde, admit Edeard après un long cabotage de trois milles marins. À l’autre bout de la table, sur la toile de fond du soleil couchant, Kristabel éclata de rire. Depuis le départ, ils avaient décidé de prendre du temps pour eux, de ne discuter ni de la ville, ni de politique. Ces quatre derniers mois, Edeard n’avait pas ménagé ses efforts pour installer Finitan dans ses fonctions de maire, persuader la vieille garde de soutenir sa politique de consolidation, renforcer le pouvoir judiciaire ainsi que la détermination et l’efficacité des gendarmes. Et tout semblait aller pour le mieux ; le commerce était florissant. À présent qu’était levé le voile de peur et d’incertitude, la population dépensait sans compter. Les premiers mois de Finitan à la tête de Makkathran étaient un succès. Dans les provinces, en revanche, la situation était moins reluisante. Les nouvelles apportées par Topar en début d’année s’étaient propagées. Ses pires prédictions semblaient avoir été dépassées. Les bandits jusqu’ici confinés à l’ouest progressaient rapidement vers l’est. Le printemps venu, Rulan avait connu un exode massif du fait de raids devenus hebdomadaires. De la province de Worfolk arrivèrent des histoires de caravanes attaquées sur des routes autrefois sûres. Les montagnes de l’intérieur étaient des cachettes idéales pour les bandits qui fondaient alors sur les villes et les villages. Après un raid, il leur suffisait de chevaucher vers ces zones hostiles, où les shérifs et les miliciens n’avaient aucune chance de les retrouver. Ce qui inquiétait le plus Edeard, c’était la distance qui le séparait de ces épisodes ; les nouvelles des attaques mettaient des mois à parvenir jusqu’à Makkathran. En d’autres termes, ils n’avaient aucune idée de la situation actuelle au-delà de la plaine d’Iguru. Peut-être les bandits s’aventuraient-ils tout près de la capitale, à présent ? À peine deux mois après les élections, les premiers réfugiés du massif d’Ulfsen étaient arrivés à Makkathran, racontant des histoires d’armes étranges et extrêmement puissantes. Des armes capables de décimer un peloton de cavalerie tout entier. Les régiments envoyés par Owain aux gouverneurs des provinces subissaient des pertes de plus en plus importantes. Les gens avaient remarqué la multiplication des funérailles somptueuses organisées par les grandes familles pour les officiers défunts. Personne ne blâmait Finitan, mais la population inquiète commençait à se demander ce qu’il comptait faire pour empêcher la situation de se dégrader. Edeard avait laissé tous ses soucis de côté pour pouvoir se prélasser sur la plage ensoleillée, boire du vin et faire l’amour à Kristabel. Leur séjour terminé, le personnel et les gé-macaques empilèrent leurs sacs et leurs caisses sur les chariots, et le convoi se mit en branle. Edeard sombra dans le silence sur la route côtière et se demanda quelles terribles nouvelles lui tomberaient dessus à leur arrivée. — Je serai toujours à tes côtés, lui dit Kristabel d’une voix sèche. Edeard fut arraché à ses pensées. — Hein ? — Tu n’as pas prononcé un mot depuis trois kilomètres. Cette lune de miel a-t-elle été si terrible ? — Non ! C’est bien le problème ; j’aurais aimé qu’elle s’étire à l’infini. Je ne suis pas certain de vouloir rentrer à Makkathran. — Je suis comme toi, acquiesça-t-elle avec un semblant de sourire. (Sa joie de vivre habituelle semblait l’avoir abandonnée.) Je ne suis pas encore enceinte… — Ah. — On dit que le jus de vinak reste présent dans le sang un mois après la dernière prise. Encore quelques semaines, et il n’en restera rien. Alors, nous réussirons. Il passa un bras autour de ses épaules. — Je promets de redoubler d’efforts lorsque nous serons à la maison…, commença-t-il avant de s’interrompre avec un sourire. À la maison… — Oui, confirma-t-elle avec un enthousiasme retrouvé. Toi et moi, ensemble. — Toi et moi, et ta famille, et environ deux cents serviteurs, mais, par l’Honoious, nous nous accommoderons de cette situation. Elle le pinça avec sa troisième main. — Tu culpabilises parce que nous sommes très riches, n’est-ce pas ? — Disons que je ne suis pas encore habitué. (Il se rappela ce que Kanseen avait dit sur le balcon de la Bouteille de Bea) Oui, je finirai bien par m’y faire ; cela ne peut pas être si dur. — Tu sais, si Finitan avait perdu les élections, je crois que je t’aurais suivi dans un petit village des confins. Il l’embrassa. — Et Mirnatha serait devenue maîtresse de Haxpen. — Par la Dame ! s’exclama-t-elle en portant la main à sa bouche. Je n’y avais pas pensé. Non, je crois que je t’aurais laissé partir tout seul ! Ils se blottirent l’un contre l’autre. — Je voulais tellement tomber enceinte… Le petit garçon de Kanseen aura besoin d’une compagne de jeux. Nos enfants grandiraient ensemble. — Kanseen n’accouchera que dans un mois et demi, et nous aurons de nombreux enfants qui joueront avec ceux de la famille des maîtres de Sampalok. Elle hocha la tête, disposée à se laisser convaincre. — Que va-t-il se passer dans les provinces ? — Je ne sais pas, répondit-il dans un soupir. Nous ignorons toujours d’où leur viennent leurs armes. C’est la véritable cause de ce conflit. — Finitan va te demander de te rendre sur place, n’est-ce pas ? — Sans doute. — Si c’est pour le bien de la population, vas-y. — Je ne veux pas te laisser. — Je sais, mais ne veux-tu pas que nos enfants grandissent dans un monde plus sûr ? — Évidemment. — En somme, tu n’as pas le choix. Edeard ne dit rien. Elle avait raison, ce qui rendait toute discussion superflue. Étant donné la voie qu’il avait choisie, certaines choses étaient devenues inévitables. En ville, rien n’avait changé. Les chariots et les chevaux roulèrent jusqu’aux écuries des Culverit dans le quartier de Tycho. De là, ils rallièrent la ziggourat familiale en gondole. Julan et Mirnatha, excités tous les deux, les attendaient sur la plate-forme d’amarrage. — Tu m’as manqué, couina la petite fille en serrant sa sœur. — Tu m’as manqué aussi. — C’était comment ? Edeard et Kristabel se retinrent d’échanger un regard. — On s’est bien reposés, expliqua Kristabel à Mirnatha. — Ah, bon ? Moi, je m’ennuie à mourir quand je passe une journée là-bas. Qu’est-ce que vous avez fait pendant tout ce temps ? Elle posa sur Edeard un regard intéressé et innocent, mais le gendarme ne se laissa pas berner. Julan se racla la gorge. — Et si nous montions inspecter le dixième étage ? Depuis le mariage, le personnel et les gé-macaques avaient été très occupés. La réorganisation dont Kristabel avait si difficilement accouché avait été mise en œuvre ; tout le monde avait donc déménagé. En fin de compte, quatorze familles avaient quitté la demeure. C’était plus que prévu, mais plusieurs cousins des cinquième et septième étages allaient bientôt se marier, et il fallait faire de la place. Quelques familles du troisième avaient décidé de prendre les devants, car Julan avait offert de leur faire construire des manoirs sur les terres qu’il possédait au-delà de la plaine d’Iguru. En toute honnêteté, Edeard ne vit pas beaucoup de changements dans la décoration du dixième étage. Les grands salons et salles de réception n’avaient pas bougé ; il reconnaissait les œuvres d’art et antiquités qui décoraient ces pièces depuis des siècles. Kristabel et lui s’installeraient dans la suite du maître occupée jusque-là par Julan. Les meubles de son beau-père n’étaient plus là, contrairement au lit et à la baignoire typiques de Makkathran. Edeard préféra ne rien dire ; il les remodèlerait à sa convenance plus tard. Ses maigres biens étaient entassés dans un des bureaux. Il compara mentalement ses quelques boîtes aux milliers d’objets accumulés par les Culverit au fil des millénaires et en fut intimidé. — Bientôt, vous vous sentirez comme chez vous, le réconforta Julan en voyant son expression. — Oui, monsieur. — On m’a donné l’ancienne chambre d’oncle Dagnal, s’enthousiasma Mirnatha. Papa a dit que je pourrais avoir de nouveaux meubles, des rideaux et tout ! — Dans la limite du raisonnable, la tempéra son père. — Tu veux bien me montrer ? demanda Kristabel, la main tendue. Edeard regarda une dernière fois la chambre octogonale et son énorme lit circulaire avant de suivre les deux sœurs hors de la suite. La chambre était vide ; seuls un épais tapis marron, quelques armoires et coffres avaient été laissés. Le dressing attenant contenait tous les vêtements de Kristabel. Il ne put s’empêcher de comparer sa simplicité à la manière dont son épouse avait décoré son ancienne chambre de célibataire, à l’autre bout du couloir. Peut-être me laissera-t-elle mettre mon grain de sel dans la décoration de la chambre. Je pourrais lui modeler une douche et des toilettes dignes de ce nom, rendre l’éclairage blanc. La perspective de passer les deux prochains siècles à dormir dans une ambiance pelucheuse de petite fille ne l’enchantait guère. Ils passèrent le restant de la journée à discuter des changements qu’ils souhaitaient apporter à leur habitat avec le concierge du dixième étage. Plusieurs maîtres charpentiers vinrent dessiner les meubles que Kristabel avait en tête. Edeard fut soulagé de constater que son épouse avait perdu son goût pour les draperies, et il trouva même le courage de proposer des altérations personnelles. Les artisans l’écoutèrent discrètement lorsqu’il expliqua que la douche pouvait être installée n’importe où et faire les dimensions de leur choix. En fait, modifier tout le dixième étage aurait été très simple pour lui – il n’y avait qu’à demander et attendre. Kristabel chassa tout le monde lorsqu’il aborda ce sujet. — Je n’avais pas envisagé des modifications aussi importantes, admit-elle. À Makkathran, rien ne change jamais. — Maintenant, tout est possible. (Il jeta un regard circulaire sur le salon.) Que penserais-tu de quelques fenêtres supplémentaires ? Laissons entrer un peu plus de lumière ! — Et les escaliers en colimaçon ? demanda-t-elle, tout excitée. Tu peux les changer aussi ? Ceux de la maison de Kanseen sont vraiment pratiques. — Tu te décides enfin à me poser la question. Julan et Mirnatha expliquèrent avec peu de naturel qu’ils désiraient dîner avec les familles du neuvième et les laissèrent seuls dans leurs jardins. — C’est trop beau pour être vrai, dit Kristabel. Ils sirotaient un vin blanc pétillant sous un grand auvent de gaze blanche. De longues bougies étaient allumées entre les pots d’orchidées et de belles de nuit. La lumière orangée de la ville commençait à scintiller dans le crépuscule, allongeant les ombres. Edeard n’aurait pu rêver ambiance plus romantique. Les citoyens de Makkathran étaient du même avis, qui essayaient de les espionner. Tous les deux durent s’entourer d’un voile privatif puissant. — Profitons au maximum des prochains jours, la supplia-t-il. — Dès demain, tu retourneras à Jeavons. Tu es le capitaine de la gendarmerie, après tout. Finitan voudra sans doute te parler, et Macsen aura une bonne dizaine de problèmes à évoquer avec toi. — Je sais. Ils ont déjà été très polis de ne pas m’appeler aujourd’hui. — J’ai parlé à Kanseen tout à l’heure. Elle dit que leur maison est presque terminée – enfin, elle n’en est pas certaine. Elle voudrait que tu confirmes la fin de la croissance avant de commander ses meubles et ses tissus. — D’accord, acquiesça-t-il de mauvaise grâce. J’irai demain. Elle posa une main sur la sienne. — Il nous reste cette nuit. — Et toutes les autres nuits. — Ce n’est pas ce que je veux dire… Demain, tu commences une nouvelle vie. — Je sais. — Mais nous avons encore plusieurs heures devant nous. Lorsque Edeard arriva à la gendarmerie de Jeavons le lendemain matin, il découvrit que Dinlay s’était admirablement débrouillé en son absence. Il en fut presque chagriné. Son ami avait tout consigné avec soin et il n’y avait rien à redire sur son travail. Le tableau de services suspendu au mur était en règle, les patrouilles avaient toutes été effectuées en temps et en heure, le planning était prévu à l’avance, les salaires avaient été distribués. Il y avait eu quelques arrestations, même si, ces derniers temps, les gendarmes se contentaient la plupart du temps de réprimander et de mettre en garde les voyous – le plus souvent, cela suffisait. Seuls les récidivistes les plus dangereux étaient conduits devant les tribunaux. L’entraînement des stagiaires allait aussi bon train. Marcol était censé passer ses examens écrits le mois suivant. — Le résultat reste incertain, admit Dinlay. Si tu es prêt à risquer ton argent, on a lancé des paris. — Ce ne serait pas très approprié, rétorqua-t-il. Ce n’était pas vraiment ce qu’il espérait entendre de la part de Dinlay, mais, mis à part cela, il n’avait rien à lui reprocher. — Alors, quoi de neuf ? reprit-il. — Eh bien, cela a été plutôt calme. En ville, en tout cas. Nous accueillons régulièrement de nouveaux réfugiés, ce qui provoque pas mal de disputes à propos de la distribution des bâtiments non occupés ; de nombreux citoyens espéraient y installer leurs enfants. — Nous savons combien il reste de maisons vacantes ? Va-t-on en manquer ? — La Guilde des clercs doit connaître les chiffres exacts. — À n’en pas douter ; elle connaît tout sur tout, semble-t-il. — De toute façon, c’est le problème de Finitan, non ? — C’est vrai. Edeard s’assit derrière le bureau qu’il avait hérité de Ronark – un bureau sombre et fonctionnel, comme le reste de la pièce. Pour être tout à fait honnête, il le trouvait un peu triste. Il jeta un regard circulaire sur les murs hauts et incurvés percés de minuscules fenêtres ovales. Pas étonnant que la pièce soit aussi noire ; le matériau de la ville y était brun sale et strié d’étranges rayures vermillon, comme si, il y avait très longtemps de cela, quelqu’un avait fait couler de la peinture sur les murs. Dinlay prit la tête d’une patrouille et s’en fut. Edeard, lui, avait beaucoup de retard à rattraper mais n’arrivait pas à avancer car il se laissait trop souvent distraire par cette pièce. Il s’immisça dans les pensées de la ville et lui suggéra quelques modifications : agrandir les fenêtres, changer la couleur des murs pour un bleu ciel agréable, prodiguer un éclairage blanc – soit les altérations qu’il avait commandées pour le dixième étage de la ziggourat des Culverit. Ici, les modifications prendraient une semaine ; à la maison, ce serait beaucoup plus long. Kristabel hésitait toujours à bouleverser l’agencement complet des pièces. Même après avoir lancé les modifications du bureau, il ne se sentait pas d’humeur à travailler. Il laissa sa vision à distance errer jusqu’au palais du Verger. — J’ai failli attendre, lui dit Finitan. Le sanctuaire ovale n’avait pas changé. Edeard s’attendait que Finitan marque les lieux de son empreinte sans attendre, mais le nouveau maire avait rapidement compris qu’il avait mieux à faire que de changer de meubles. L’énorme bureau dominait donc toujours le centre de la pièce, sombre et poli comme un miroir. La chaise haute matelassée de velours était également un héritage d’Owain. En revanche, Edeard reconnut instantanément les tasses en argent dans lesquelles les gé-chimpanzés leur servirent du thé. Owain, lui, ne voulait pas de génistars dans son bureau. Finitan avait aussi apporté avec lui son panier à œufs de génistars ; l’objet, vide, trônait sur la table de travail. Topar prit place à côté d’Edeard, mais refusa le thé qu’on lui proposait. — Bien, commença Finitan. Nous sommes sortis vivants de ces vingt jours passés sans vous. — Oui, monsieur. — La ville ne nous pose plus véritablement problème ; la population semble avoir accepté mon élection. — Certainement, monsieur. Kristabel se plaint des délais de fabrication des meubles qu’elle a commandés ; les artisans sont débordés car les gens consomment. Ils ont confiance en vous, monsieur. Et c’est la même chose dans tout Makkathran. — Toutes mes excuses à votre épouse. (Finitan posa sa tasse de thé et regarda Edeard d’un air gêné.) Malheureusement, le bon moral de nos concitoyens ne reflète pas ce qui se passe au-delà de la plaine d’Iguru. — Je suis au courant, acquiesça Edeard dans un hochement de tête. Topar les entoura d’un puissant voile privatif. — J’ai envoyé des éclaireurs dans toutes les provinces, expliqua-t-il. Des hommes de confiance, d’anciens gendarmes, des shérifs et même quelques officiers de réserve de la milice – des gens capables de se débrouiller tout seuls. — Nous avions besoin d’informations sur ces maudits raids, reprit Finitan. Nous avions besoin de savoir s’ils étaient tous menés de la même manière, s’ils obéissaient à un plan plus vaste. — C’est là que cela devient étrange et intéressant, continua Topar. S’ils essaient de nous attendrir en vue d’une invasion prochaine, ils s’y prennent d’une manière surprenante. Il n’y a eu aucun raid dans la province de Rulan depuis le milieu de l’été ; en fait, toutes les régions de l’ouest semblent avoir été épargnées. Les bandits ont avancé vers l’est, traversé trois hautes chaînes de montagnes, causé des dégâts considérables sur leur passage, répandu la peur et les rumeurs les plus folles. Ces dernières sont d’ailleurs nos pires ennemies pour le moment. Une simple dispute entre un propriétaire et un braconnier, une bagarre dans une taverne – tout peut devenir une attaque de bandits, tant leur réputation est mauvaise. Dans ces conditions, difficile de démêler le vrai du faux. En temps normal, les gouverneurs ne sont déjà pas très fiables, mais aujourd’hui le moindre désordre leur sert de prétexte pour demander l’aide de la milice de Makkathran. — Le fait qu’Owain les ait habitués à leur envoyer un régiment entier au moindre prétexte n’arrange pas nos affaires, expliqua Finitan. Leurs attentes ne sont pas réalistes. — Il ne nous a pas fait un cadeau, commenta Edeard. — C’est le moins qu’on puisse dire, mais il fallait s’y attendre. Nous avons examiné de près les informations les plus fiables, et nos conclusions sont inquiétantes. — C’est-à-dire ? — Nous savons que les bandits se divisent en six groupes principaux, reprit Topar. Deux d’entre eux longent le massif d’Ulfsen, un autre se cache dans le massif de Komansa, deux autres ont sévi autour du mont Gorgian, avant que l’un d’eux bifurque vers le nord-est et le massif de Yorarn. Le dernier, enfin, pourrit la vie des habitants du massif de Sastair et des provinces côtières du sud. Edeard ferma les yeux et tenta de visualiser la carte des terres connues. — Ils sont très dispersés. — Disons plutôt que le mal est largement répandu, le corrigea Topar. Nous sommes une société pacifique, et si leur impact physique est minime compte tenu de l’étendue des territoires concernés, l’inquiétude qu’ils causent est quasi universelle. — Que font-ils, au juste ? — Une dernière chose, intervint Finitan. (Il posa une feuille de papier sur la table et commença à lire :) Dans la province de Plax, il y a eu des raids dans les villages de Payerne, Orastrul, Oki, Bihac et Tikrit. Les manoirs de propriétaires terriens de Stonyford, Turndich, Uxmal, Saltmarch, Klongsop, Ettrick et Castlebay ont également subi d’importants dommages au cours des deux derniers mois. (Il regarda fixement Edeard.) Cela ne vous dit rien ? — J’ai entendu parler du manoir d’Uxmal ; il appartient aux Culverit. Il me semble qu’ils élèvent des moutons, là-bas. Une des familles du troisième étage était partie s’installer sur ces terres. — En effet. Toutes ces propriétés appartiennent à mes alliés, assena Finitan. Mes alliés et soutiens ont aussi des possessions importantes dans ou autour des villages pris pour cibles. Edeard eut la chair de poule. — Comment les bandits peuvent-ils savoir… ? — Quelqu’un les a informés, répondit Topar. Quelqu’un qui a effectué des recherches poussées dans les registres du Trésor. — Nous avons mis du temps à comprendre, reprit Finitan. J’étais à une fête, et toutes les personnes que je croisais se plaignaient d’avoir essuyé des attaques. Elles ne parlaient que de cela ! Au début, j’ai cru que l’invasion avait débuté, puis j’ai réalisé que seuls mes alliés avaient été touchés. — Par la Dame ! — Je ne puis m’empêcher de m’interroger : qui sont ces gens et quels sont leurs objectifs ? — Ils ont forcément des collaborateurs en ville, dit Edeard, choqué. — Au minimum, insista Topar en échangeant un regard inquiet avec Finitan. N’oublions pas leurs armes ; s’il n’existe aucune ville équivalente à Makkathran… — Non, le coupa Edeard. Les pistolets de la Guilde… Ils ont toujours eu des pistolets à canon long, mais ceux qui ont équipé les bandits en pistolets à tir rapide sont responsables de la destruction d’Ashwell. — Il est trop tôt pour lancer ce genre d’accusation, intervint Topar. Nous n’avons aucune preuve. — C’est la raison pour laquelle nous vous avons demandé de venir, reprit Finitan. Je sais que la relation particulière que vous entretenez avec la ville est à l’origine d’une partie de vos pouvoirs ; toutefois, vous avez également l’esprit le plus puissant qu’il m’ait été donné de rencontrer. — Il y a une semaine de cela, expliqua Topar, nous avons reçu un rapport concernant un raid lancé contre Northford, un village du massif de Donsori situé à seulement quatre jours de cheval de Makkathran. Nous savons de source sûre que des pistolets à tir rapide y ont été utilisés. Un des groupes d’Ulfsen semble avoir progressé vers l’est au cours du mois dernier. — Si nous parvenions à capturer un bandit, nous aurions une chance de découvrir quels sont leurs objectifs et l’identité de leurs collaborateurs, ajouta Finitan. — Je vais me rendre sur place avec une équipe réduite mais de qualité, conclut Topar. Nous aurons des gé-aigles, des gé-loups et les meilleures armes possibles. Toutefois, votre aide nous serait précieuse… — Par la Dame ! lâcha Edeard en reposant sa tasse de thé froid sur le bureau. Quand partons-nous ? * * * En dépit de toutes les épreuves qu’il avait traversées depuis son arrivée à Makkathran, la ville l’avait ramolli, comprit-il le deuxième jour. Il était tombé dans le piège de la vie facile, mais la route lui avait rappelé de manière brutale à quoi ressemblait son existence avant. Bivouaquer tous les soirs, s’occuper des génistars soi-même plutôt que de confier le travail à un serviteur, ramasser du bois pour le feu, préparer ses repas, dormir sous une couverture et une toile cirée à la lumière des nébuleuses. Dans le froid. À partir du troisième jour, ils cessèrent de faire du feu la nuit, de peur d’être repérés par les bandits, car ils se trouvaient déjà au cœur du massif de Donsori. Il s’en tirait néanmoins mieux que Dinlay et Macsen, qui étaient de véritables enfants de la ville ; il soulageait son propre inconfort en pensant au leur. La troisième nuit, ils campèrent sur un versant du mont Iyo, à une demi-journée de cheval de la route principale. Le trafic restait important sur cette dernière ; caravanes, chariots et charrettes cahotaient sur la voie pavée et pentue. Cependant, les convois étaient tous escortés par des meutes de gé-loups et, pour les voyageurs les plus fortunés, des gardes armés. Des patrouilles de miliciens locaux parcouraient les routes. Edeard et ses amis se faisaient passer pour des commerciaux envoyés par leurs Guildes, vision assez commune dans la région. Topar était accompagné de deux de ses amis : Boloton, un ancien shérif d’Oki qui avait passé plus de la moitié de ses soixante-dix années d’existence à arpenter la campagne, et Fresage, un énorme type tout en muscles qui avait servi dans les milices du sud avant de passer dix ans chez les garde-côtes. Ce dernier avait amené à son tour un certain Verini, né dans une famille de caravaniers, qui avait décidé de prendre une dizaine d’années sabbatiques afin de chercher de nouveaux marchés et d’explorer de nouvelles routes. Et puis, il y avait Larby qui, malgré ses manières dignes d’un fils de grande famille, supportait la vie sur la route à merveille et maniait fort bien le pistolet. L’homme était peu bavard lorsqu’il était question du passé, et Edeard le soupçonnait d’être lié à l’aristocratie de Makkathran de la même manière qu’Argian. Dinlay et Macsen complétaient leur fine équipe. À la fin de la première journée, harassé par leur chevauchée, Edeard avait regretté de les avoir emmenés avec lui – d’autant qu’avec une Kanseen proche d’accoucher, Macsen s’était montré particulièrement difficile à convaincre. Cependant, ils tinrent bon et apprirent vite. Le problème de leur adaptation à la vie dans la nature n’avait jamais tracassé Edeard ; en revanche, le fait qu’ils soient tous les trois absents de Makkathran l’inquiétait, car certains essaieraient à coup sûr d’en profiter. Si les bandits comptaient des collaborateurs dans la sphère dirigeante, ils seraient mis au courant de leur absence, même s’ils n’en connaîtraient pas forcément la raison. Heureusement, la petite bande emmenée par Topar conserverait une avance certaine sur les messagers des bandits. Durant leur trajet, ils collectèrent des informations d’autres voyageurs. Ils n’eurent même pas à poser de questions ; ceux qui fréquentaient ces routes avaient beaucoup de choses à raconter. Il était souvent question des bandits. Apparemment, après Northford, un hameau appelé Regentfleet avait subi une attaque. Cinq familles avaient été massacrées et leurs maisons brûlées. Le gouverneur local demandait l’aide de la milice de Makkathran pour punir les bandits. Regentfleet était très proche de Sandmarket, la capitale provinciale. — Ils se dirigent vers le sud, alors, conclut Topar après avoir entendu cette histoire. Pour cette raison, ils avaient quitté la route principale et s’étaient enfoncés dans la nature sauvage. Le terrain était difficile, même pour leurs gé-chevaux stoïques, endurants et rapides à la fois – en vitesse pure, ils étaient moins performants que des chevaux ordinaires, mais leur énergie leur permettait de maintenir une allure soutenue sur les pentes rocheuses de la région. Topar les guida le long des forêts qui dominaient ces moyennes montagnes – de denses forêts de kalfands hauts et chétifs, dont les frondes bleu doré étaient repliées en boucles serrées pendant les mois d’hiver. Le soir du troisième jour, ils campèrent sous des branches dont les cônes à spores rouges fabriquaient un genre de sève collante. Un ru coulait tout près, qui leur permit d’abreuver des bêtes assoiffées. Cette nuit-là, ils envoyèrent leurs gé-aigles planer au-dessus des vallées environnantes. Les grands oiseaux possédaient un talent qu’Edeard ne leur connaissait pas : ils voyaient parfaitement dans le noir. Ils lui transmirent donc des images très précises, quoique grises et monochromes. De minuscules créatures couraient sur le sol, inconscientes de la présence des rapaces silencieux dans le ciel. — Vous êtes encore jeune ; il n’est pas trop tard pour devenir apprenti de la Tour bleue, le taquina Topar. Comme les armuriers, les maîtres de la Guilde des modeleurs gardaient secrètes celles de leurs techniques qui leur conféraient un avantage décisif. Les gé-aigles ne trouvèrent rien ce soir-là. Topar et Edeard les rappelèrent aux petites heures du matin pour qu’ils se reposent un peu. Edeard fut réveillé par la voix de Dinlay ; le jeune homme jurait et sautillait sur place en se tenant le pied. Ses lunettes étaient posées sur le rouleau qui lui servait d’oreiller, aussi considérait-il sa botte les yeux plissés et le visage déformé par une grimace. — Par la Dame ! Tout le monde leva la tête et examina les environs avec ses yeux et son esprit, craignant d’avoir été repéré. Tout le monde sauf Macsen, qui montait la garde. Imperturbable, il était assis sur une vieille souche et fixait Dinlay d’un œil amusé. — Par l’Honoious ! Dinlay buta sur une pierre, tomba en arrière et atterrit sur les fesses en laissant échapper un grognement désespéré. Edeard eut une grimace compatissante lorsqu’un éclair de douleur emplit l’esprit de son ami. — Quoi ? Quoi ? bafouilla Dinlay. — Tout va bien ? demanda Macsen d’une voix beaucoup trop calme. Edeard sourit d’un air soupçonneux. Il projeta son esprit dans la botte et y découvrit un utog réduit en bouillie. C’était un insecte local à la carapace couverte d’épines. — Est-ce que tu… ? commença un Dinlay, outré. Tu as osé… ? — J’ai osé quoi ? demanda Macsen d’une voix innocente. Les autres gloussèrent, tandis que Dinlay était pris de tremblements – non seulement il avait mal aux fesses, mais en plus il n’était vêtu que d’une chemise fine et d’un caleçon long. — Puisse la Dame te chier dessus, marmonna-t-il dans sa barbe. Sa troisième main posa ses lunettes sur son nez, puis nettoya sa botte des restes de l’insecte. — Les enfants, les enfants…, intervint Fresage en secouant la tête. Il repoussa sa couverture, se redressa et plia les bras dans tous les sens pour en chasser les nœuds, fruits d’une nuit passée à dormir sur une surface inconfortable. Edeard enfila un pull épais et se leva. Décidément, il ne s’habituerait jamais à dormir par terre. Il examina avec soin ses bottes avant de les enfiler ; apparemment, elles n’avaient pas été colonisées par des insectes en quête d’une cachette. Topar qui avait attrapé un pistolet avant même d’ouvrir les paupières lança à Macsen un regard désapprobateur et remit le cran de sûreté. Boloton et Larby entreprirent de rouler leurs duvets. À présent que sa botte était propre, Dinlay examina ses orteils ; plusieurs épines d’utog dépassaient de sa chaussette en laine. Il les retira une à une. — Bien joué, dit Edeard à Macsen. C’est typiquement le comportement d’un maître de quartier responsable. Tout comme ses camarades, Verini ne pouvait s’empêcher de sourire. — Comment trois types comme vous avez pu débarrasser la ville des gangs ? s’étonna-t-il. Macsen regarda Edeard d’un air coupable et affecté. — Tu es vraiment nul, grommela Dinlay. — Il fallait bien que je m’occupe pour rester éveillé, se défendit Macsen. (Il souleva la théière de la flamme alimentée par de l’huile de jamolar.) Quelqu’un veut du thé ? — Vous savez donc vous monter utile ? se moqua Fresage. — Je ne sais pas faire grand-chose, mais j’excelle dans les quelques domaines qui ne me sont pas totalement étrangers. Edeard et Dinlay échangèrent un regard. — Ce n’est pas ce que dit Kanseen, remarqua Dinlay, suffisant, en enfilant ses bottes. Edeard apporta sa tasse à Macsen. — Tu es vraiment trop bête, le réprimanda-t-il avec un sourire, tandis que son ami lui servait de l’eau bouillante. — Ouais, et c’est pour cela que vous m’aimez. Edeard produisit un des sachets en tissu préparés par le concierge du dixième étage. Impitoyables, ses camarades l’avaient taquiné lorsqu’il les avait sortis pour la première fois, avant de lui en emprunter à chaque repas. — Combien de temps cela va-t-il prendre ? demanda Dinlay en tendant sa tasse. — Ces terres sont quasi désertes et les cachettes assez peu nombreuses, expliqua Topar en terminant son thé. Les bergers conduisent leurs bêtes dans les pâturages d’altitude, mais il commence à faire très froid là-haut. — À mon avis, ils doivent avoir une demi-douzaine de campements dans la région. Ils changent constamment de cachette. Edeard plissa le front et se tourna vers la vallée, au sud. Le massif de Donsori n’était pas le plus élevé de Querencia ; toutefois, la neige gagnait du terrain, tandis que l’été touchait à sa fin. Les forêts qui parsemaient les flancs à mi-hauteur changeaient de couleur à mesure que les frondes des kalkands omniprésents se rétractaient et viraient au beige. En dessous des arbres, les pentes plus douces étaient couvertes d’herbe jaune. Après les mois d’été, la saison des pluies débutait à peine. Les touffes broutées par les moutons, les vaches et les troupeaux sauvages de chamalans produisaient leurs dernières pousses avant le retour de la neige. Sur ces territoires reculés, le sol n’était pas assez riche pour être cultivé. Il y avait quelques élevages, çà et là, mais c’était tout. Le ciel était dégagé et magnifique grâce aux pics qui stoppaient l’avancée des nuages gris, et l’on voyait à des kilomètres à la ronde. — Il n’y a qu’un moyen de se déplacer d’un campement à l’autre sans se faire voir : passer par la forêt, affirma Larby. — Absolument, acquiesça Topar. Et les camps doivent se trouver dans les environs des villages. (Il désigna le sommet du mont Alvice, à l’extrémité sud-est de la vallée.) Il y a un plateau derrière cette crête, avec plusieurs villages. Sandmarket est à encore une journée de cheval de là. — Oui, ce coin leur conviendrait bien, confirma Boloton. Ils y seraient à la fois à l’écart et tout proches de Regentfleet. Edeard était d’accord mais il ne dit rien. Il était content de ne pas avoir à prendre de décision, pour une fois. Topar n’avait pas dit combien de temps durerait cette mission, mais ils avaient emporté des provisions pour deux semaines. Dès qu’ils furent en selle, Topar les guida vers le mont Alvice. Ils continuèrent à longer la forêt pour ne pas être repérés, car ils supposaient que les bandits se servaient de gé-aigles et sans doute de chiens. Le premier jour, Edeard avait parlé à ses compagnons attentifs des renards de feu apprivoisés qu’il avait vus dans la province de Rulan. En milieu de journée, alors qu’ils avaient à moitié contourné la montagne, Topar leur fit signe de s’arrêter. Leurs gé-aigles vinrent se poser autour d’eux. Grâce aux grands oiseaux, Verini avait repéré deux aigles similaires au-dessus du col qui permettait d’accéder au plateau ; ils tournoyaient très haut au-dessus de la piste caillouteuse, décrivant de larges cercles. — Ils montent la garde, c’est évident, affirma Topar après les avoir observés pendant une demi-heure. Nous allons devoir passer sous les arbres. Tout le monde mit pied à terre, et la compagnie s’enfonça dans la forêt. Edeard s’y engagea le dernier, sans arrêter de balayer le col de sa vision à distance pour essayer de repérer les bandits qui contrôlaient les gé-aigles. Il ne trouva aucune trace de présence humaine, même en traquant d’éventuels voiles d’invisibilité – technique il est vrai peu fiable à pareille distance. Ils étaient soit de l’autre côté du col, soit cachés derrière de gros rochers. Leurs gé-loups rôdaient entre les kalkands et mettaient leurs sens à profit pour tenter de débusquer quiconque se dissimulerait dans les fourrés. L’atmosphère était froide et humide sous les branches, comme si les arbres ternes avaient capturé le brouillard hivernal. Le froid s’immisça bientôt sous leurs vestes et leurs pantalons pour glacer leurs membres. Chacun se servait de sa troisième main pour repousser les branches basses et les frondes lourdes d’humidité. Les buissons désordonnés et ramollis par le manque de lumière s’accrochaient à leurs jambes, les ralentissant davantage. La canopée chargée de cônes déversait sa sève collante qui, après avoir saturé les chapeaux, commença à couler dans leur dos. L’après-midi touchait à sa fin lorsqu’ils atteignirent enfin l’autre versant de la montagne. Le plateau semblait plus hospitalier que les collines qu’ils avaient laissées derrière eux. Des forêts de feuillus et des prairies parcourues par des ruisseaux s’y succédaient. Tout autour, les sommets étaient peu élevés et dépourvus de neige. Au nord-est, à plusieurs kilomètres, ils apercevaient un village en pierre jaune perché sur une colline. De minces volutes de fumée s’échappaient de nombreuses cheminées. — Pas de murs, marmonna Edeard dans sa barbe. Cela continuait à l’étonner. Il n’avait pas oublié la surprise qui avait été la sienne lorsque, durant son long voyage vers l’est avec Barkus, il avait vu les fortifications rapetisser avec chaque kilomètre parcouru. Dans la province d’Oxfolk, de l’autre côté du massif d’Ulfsen, elles étaient complètement absentes ; les villes et les villages étaient exposés à tous les dangers – des dangers certes très limités dans cette partie de Querencia, du moins depuis des siècles. Lorsqu’ils eurent dépassé le col surveillé par les gé-aigles, ils s’éloignèrent de la montagne en suivant Topar dans une vallée aux versants abrupts. Ils descendirent au fond de la saignée et reprirent leur ascension en pataugeant dans un ruisseau. Les gé-chevaux martelèrent le lit rocheux et les emmenèrent vers le plateau. Des martoz et des hêtres bleus poussaient sur les coteaux, enroulaient leurs racines autour des gros rochers qui jonchaient la vallée. De longues branches pareilles à des fouets ondulaient au-dessus d’eux et les aidaient à rester à couvert. Leurs gé-aigles volaient juste au-dessus de la canopée, à l’affût de leurs congénères, tandis que leurs gé-loups se dispersaient sur le terrain marécageux qui flanquait le ruisseau pour renifler l’atmosphère. Ils atteignirent l’une des nombreuses forêts qui tapissaient le plateau au moment où le soleil commençait à disparaître derrière l’horizon dentelé. Les arbres y étaient moins denses et le sol couvert d’un tapis de feuilles mortes et d’humus. Les herbes et autres plantes hautes ne gênaient pas la progression des gé-chevaux. Ils installèrent leur campement au centre de l’étendue boisée. Lorsque les nébuleuses apparurent dans le ciel, Topar fit décoller leurs cinq gé-aigles à l’excellente vision nocturne afin de localiser les bandits cachés sur le col. — Ils sont là quelque part, affirma Macsen. Autrement, ils ne surveilleraient pas le col de la sorte. — À moins qu’ils se cachent dans la vallée, de l’autre côté, fit remarquer Dinlay. Nous avons très bien pu les croiser sans les voir. — Toujours aussi optimiste, protesta Macsen. — Non, je suis pargmatique, c’est tout. — Hein ? — On dit pragmatique, le corrigea Larby. — Merci. — Ils sont sur le plateau, j’en suis sûr, insista Topar. Edeard était un de ceux qui guidaient les gé-aigles, car son esprit lui permettait de les contrôler à grande distance. Son aigle s’éleva très haut dans le ciel et partagea avec lui sa vue du plateau ondulé. Topar lui avait demandé de couvrir le sud-est où il y avait des forêts, des ravines étroites et des talus surplombés de rochers escarpés. Le gé-aigle vola vite et en silence, lui montra le sol à travers un voile gris, semblable à des nuages d’orage épais. Il vit une colonie de drakkens s’engouffrer dans une gorge étroite, se déverser comme une marée huileuse autour de la carcasse d’un chamalan. De minuscules rusais sautaient avec agilité de buissons en arbres, ramassaient cônes et graines en prévision de l’hiver. Des trilans érigeaient des barrages en travers des ruisseaux, créaient des marécages qui s’avéraient fatals pour les autres animaux. Plusieurs troupeaux de chamalans se regroupaient pour la nuit ; les bêtes qui se trouvaient en périphérie du groupe tremblaient de peur et scrutaient les ténèbres avec méfiance. Après une heure passée à observer cette vie nocturne, le gé-aigle décela un mouvement derrière un bosquet de hatlashs, tout près de la rive marécageuse d’un lac. C’était plus gros et plus rapide que tout ce qu’il avait vu jusque-là. L’oiseau replia ses ailes et décrivit une grande courbe plusieurs centaines de mètres au-dessus des arbres. Les troncs des hatlashs étaient gorgés d’eau, hypertrophiés, pressés les uns contre les autres ; le résultat de cette lutte était un enchevêtrement de troncs penchés dans tous les sens. La cachette idéale. Le gé-aigle effectua un nouveau passage à la recherche de tout mouvement étrange. Au troisième passage, il aperçut de nouveau quelque chose et décrivit une spirale serrée. À travers ses yeux, Edeard vit un renard de feu traverser furtivement un rideau de branches de saules, puis accélérer dans une clairière jonchée de troncs morts, pourris et couverts de champignons. Malgré sa vitesse, l’oiseau distingua très clairement un collier autour de son cou. — Ils sont là, annonça avec calme Edeard, avant de transmettre l’image à ses camarades. — Par la Dame, marmonna Dinlay. — Je ne pensais pas voir un jour une de ces choses, dit Macsen. Edeard demanda au gé-aigle de s’éloigner. — Pourquoi ? demanda Larby. — Son maître ne doit pas être très loin. Il est difficile de contrôler un renard de feu à distance – j’en ai fait l’expérience. Il risquerait de repérer notre aigle. En effet, une minute plus tard, le renard s’éloigna des hatlashs, suivi par un homme qui trottait sans effort. — Par l’Honoious ! lâcha Edeard. Il était vêtu d’une simple tunique sombre et de bottes qui lui arrivaient aux genoux. Deux ceintures auxquelles étaient accrochées des boîtes métalliques se croisaient sur son torse ; celles qui contenaient les munitions de son pistolet à tir rapide étaient suspendues à son ceinturon. — C’est l’un d’entre eux ! Il en avait presque le vertige. Instinctivement, ses mains se portèrent à sa poitrine, tandis que sa respiration s’accélérait. — Eux ? demanda Macsen. Tu veux dire les bandits ? — Les bandits d’Ashwell. Il porte exactement les mêmes vêtements qu’eux cette nuit-là. Je jure sur la Dame qu’il appartient à la même bande. (Il se rendit compte que les autres échangeaient des regards étonnés.) La même, insista-t-il. — Il fallait s’y attendre, intervint Topar. Ce sont eux qui m’ont poursuivi. — Ce ne sont pas les bandits des terres sauvages, protesta Larby. — Tu te sens bien ? s’inquiéta Macsen. Edeard hocha lentement la tête. Voir sa Némésis resurgir de son passé l’avait choqué. Mais je suis plus fort aujourd’hui, j’ai grandi. À eux d’avoir peur de moi, maintenant. — Tu l’as reconnu ? s’enquit Dinlay. Edeard se replongea dans la vision du gé-aigle. L’oiseau avait pris de l’altitude, mais volait toujours au-dessus du bandit et de son renard. La silhouette était facilement reconnaissable mais… — Non. Je ne me rappelle aucun visage. En revanche, il est un esprit que je n’oublierai jamais. — Bien, intervint Topar. Suivons-le, voyons où il nous conduit. Le gé-aigle continua à planer tranquillement très haut au-dessus du bandit. Quand il eut atteint la limite de la perception d’Edeard, Topar leur donna l’ordre de remonter en selle, de sortir de la forêt et de se mettre en route. Tous s’entourèrent d’une aura protectrice, bien que les nébuleuses soient particulièrement peu lumineuses. Les nuits comme celle-là, le camouflage psychique pouvait tromper la plupart des esprits. Afin de renforcer leur sécurité, les gé-loups les entourèrent et deux gé-aigles commandés par Verini leur ouvrirent la route. Les cavaliers guidèrent leurs chevaux à l’aide de leur vision à distance. — Il est toujours seul ? demanda Macsen après une demi-heure de chevauchée. Le bandit avançait à un bon rythme ; il alternait marche et course et se dirigeait vers le sud-est en passant de bosquet en fourré. Il était manifestement habitué à avancer sans être vu dans la nature ; même le gé-aigle avait du mal à le suivre lorsqu’il traversait des vallons. — Je n’en vois aucun autre, admit Edeard. (Ils lui avaient délibérément laissé beaucoup d’avance pour limiter les risques de se faire repérer.) Mais je sais d’expérience qu’ils sont tous capables de se rendre invisibles. — Par la Dame ! s’exclama Boloton. Peut-être avons-nous une armée entière à nos trousses ? — Non, le rassura Edeard. Il était presque minuit lorsque le bandit atteignit l’extrémité d’une étroite ravine. Il s’arrêta et s’accroupit au milieu de rochers polis par les intempéries et couverts de kimousse. Le renard de feu fit demi-tour et retourna d’où ils étaient venus. — Mettons-nous à couvert, ordonna Topar. Ils guidèrent leurs montures vers un bois tout proche. Le renard fila sur la piste qu’il venait d’emprunter, s’arrêtant de temps à autre pour humer l’atmosphère. — Il vérifie qu’ils n’ont pas été suivis, commenta Fresage. Qui que soit ce type, il prend ses précautions. Il n’ira pas plus loin tant qu’il ne sera pas satisfait. — Rappelez votre gé-aigle, demanda Topar à Edeard. Si leur camp n’est pas loin, nous ne pouvons pas nous permettre de nous faire repérer. Edeard fit prendre de l’altitude à son oiseau. La configuration du terrain lui apparut alors plus nettement ; le plateau redescendait à l’est, où il était strié de plusieurs ravines rocheuses. — Regardez, deux des ravines se rejoignent, expliqua Verini. Elles forment un creux protégé d’un côté par une falaise. C’est l’endroit idéal pour installer un camp… — Je vais aller voir, le coupa Edeard. — Je t’accompagne, dit aussitôt Dinlay. — Merci, mais ce sera juste une mission de reconnaissance. Non seulement mon voile d’invisibilité est plus puissant que le tien, mais je serai aussi plus à même de me protéger s’ils me prennent pour cible. Il sentit l’inquiétude qui émanait de leurs esprits. — Fais attention, le mit en garde Macsen. La ville ne sera pas là pour te protéger. — Je veux juste jeter un coup d’œil, je le jure sur la Dame. Grâce au gé-aigle, ils virent tous le renard de feu retourner à son maître et ce dernier s’enfoncer dans la ravine. — Vous avez deux heures, reprit Topar. Une minute de retard, et nous partons à votre recherche. Edeard réfléchit longuement à sa phase d’approche. Le sommet de la falaise serait certainement gardé, et les renards de feu avaient un excellent odorat. Toutefois, les ravines seraient protégées aussi – peut-être même les bandits y avaient-ils tendu des pièges invisibles. Alors ce sera le sommet de la falaise. Dès qu’il eut quitté la masse protectrice du bois, il s’enveloppa d’un voile d’invisibilité et se mua en courant d’air sombre. Sa vision à distance était en alerte, à l’affût du moindre danger. Comme il s’y attendait, des renards de feu montaient la garde sur la falaise. Couchés parmi les rochers et les herbes hautes, les yeux grands ouverts, ils humaient l’atmosphère nocturne à la recherche d’odeurs suspectes. Edeard projeta son esprit dans leur direction et entreprit de subvertir leurs consignes, de leur faire oublier leurs ordres. Les bêtes s’étirèrent, s’installèrent confortablement, se grattèrent et nettoyèrent leur fourrure de la boue accumulée durant la journée. Une sensation de bien-être envahit doucement leurs pensées. Ainsi, lorsque l’une d’entre elles finit par déceler son odeur, elle décida que cela n’avait aucune importance. Une sentinelle humaine se tenait près du bord de la falaise. L’homme se cachait derrière un voile d’invisibilité, mais Edeard percevait son esprit, qui balayait le paysage par intermittence. Lorsqu’il eut déterminé sa position précise, le gendarme se servit de sa vision à distance pour transpercer doucement le voile d’invisibilité. Le bandit lui apparut avec ses ceinturons croisés sur la poitrine et son pistolet à tir rapide à l’épaule. Il était également équipé de divers couteaux et disques rangés dans des poches, et disposait même d’un pistolet ordinaire. Bien qu’il soit un combattant aguerri et lourdement armé, il n’avait pas remarqué le changement de comportement de ses renards ; ses pensées demeuraient calmes et dénuées de tout soupçon. Edeard choisit un point de la falaise situé à quatre-vingts mètres du bandit et commença à ramper. — Neuf ? répéta Topar. Vous en êtes sûr ? — Oui, répéta Edeard pour la troisième fois. Il y en a un sur la falaise avec des renards, six couchés sous un promontoire – dont celui qui nous a conduits jusqu’au campement – et deux à l’entrée des ravines – invisibles tous les deux. Il y a aussi deux renards de feu dans chaque ravine. Par ailleurs, j’ai vu cinq gé-aigles et neuf chevaux. — Ont-ils des réserves ? s’enquit Larby. — Une pile de paquets et de sacs – des provisions pour au moins trois semaines. Et trois caisses de munitions. Il semblerait qu’ils n’aient pas terminé leur vague de raids. — Les fumiers ! gronda Verini. — Peut-on en venir à bout ? se demanda Topar. Ils sont plus nombreux que nous. — À peine, le contra Fresage. Nous les prendrions par surprise. — Je pense que c’est possible, acquiesça Edeard. Nous arriverons par une des deux ravines. Je retiendrai les renards assez longtemps pour que nous passions tous. En revanche, nous aurons du mal avec les trois sentinelles ; ils sont en liaison permanente, et il sera difficile d’en maîtriser un sans qu’il mette les autres au courant. — Lorsque cela se produira, nous devrons être à distance de tir du camp, intervint Topar. — Je me chargerai des sentinelles aussi vite que possible, continua Edeard, mais je ne peux pas garantir qu’ils n’appelleront pas à l’aide. Vous aurez alors à vous occuper des autres, ce qui ne sera pas une mince affaire, surtout si vous voulez en attraper un vivant. — Dans l’idéal, nous en capturerions deux, dit Topar. — Nos gé-loups sont-ils capables de battre leurs renards de feu ? s’inquiéta Dinlay. — Nous ne pouvons pas les emmener avec nous, rétorqua Edeard. Cela nécessiterait un très gros travail sur l’instinct des renards, et nous n’avons pas le temps pour cela. — Ma Dame, des renards de feu ! — Ils ont l’air féroces. — Regardez-les donc ! — Ils sont féroces, mais c’est leur seule qualité. Ne commettez pas l’erreur de leur tirer dessus, surtout en pleine nuit ; écrasez-leur le cœur ou le cerveau. Il ne faut pas plus d’une seconde pour les tuer. La peur est leur seule alliée. — Par la Dame, grogna Dinlay. — Vous vous en sentez capable ? lui demanda Topar avec calme et autorité. Dinlay inspira profondément et prit un air offensé. — Évidemment. Seuls les imbéciles n’admettent pas leurs craintes. — Bien. Vous vous occuperez des renards qui gardent l’entrée des ravines dès qu’Edeard se sera chargé des sentinelles. — Entendu. Larby examina le ciel. — Allons-nous les attaquer maintenant ? — Non, répondit Topar. Le soleil se lève dans deux heures et nous n’avons pas dormi. Nous allons nous reposer toute la journée dans la forêt et nous attaquerons demain après minuit. Edeard n’avait jamais eu autant le trac. Il s’était faufilé à de nombreuses reprises dans la Maison des pétales bleus, avait sauvé Mirnatha, arrêté Buate, défié Bise au sommet de sa maison ; chaque fois, il avait su qui il combattait. Cette mission-ci était différente car ils ignoraient tout de ces bandits. En tout cas, il n’était pas aussi confiant que Topar. À la moindre erreur de leur part, l’alerte serait donnée, et ils se retrouveraient face à neuf pistolets à tir rapide. Au lever du jour, trois bandits quittèrent le campement, accompagnés de gé-aigles et de renards, dont l’un s’enfonça furtivement dans la forêt qui accueillait Edeard et ses amis. Fort heureusement, les branches formaient une canopée épaisse et les oiseaux ne les repérèrent pas. L’un des bandits se dirigea vers le col et le mont Alvice, tandis que les deux autres partirent dans une direction différente. — Ils vont surveiller les environs, décida Boloton. Nous avons eu de la chance de ne pas tomber sur eux. — Cela n’a rien à voir avec la chance, rétorqua Verini. Si ces types-là excellent dans leur profession, nous sommes encore meilleurs dans la nôtre. — Nous verrons cela ce soir, ajouta Macsen, prudent. Edeard ne dormit pas beaucoup durant la journée. Il était trop agité et ne pouvait s’empêcher de repenser à leur plan. Tout dépendrait de la vitesse à laquelle il éliminerait les trois sentinelles. À condition quelles soient trois et qu’ils ne changent pas de plan tous les soirs. C’est ce que je ferais à leur place. En fait, non. Il s’endormit enfin dans l’après-midi. Il fut réveillé par Larby. — Leur détachement est de retour, annonça-t-il tandis qu’Edeard découvrait le ciel bleu et sombre entre deux clignements d’yeux. Buluku était déjà visible, ruban violet serti de vaguelettes de lumière bleu électrique. La mer d’Odin se levait au-dessus de l’horizon est ; des pics écarlates couronnaient son noyau bleu et vert. Il trouva sa présence étrangement rassurante. Je me demande si Boyd est arrivé à destination. Sans doute pas. Qui peut savoir à quelle distance elle se trouve ? Un nombre inhabituel d’étoiles scintillaient dans les espaces qui séparaient les nébuleuses. Au moins, l’Honoious demeurait invisible. Vu son état actuel, Edeard n’aurait pu s’empêcher d’y voir un mauvais présage. C’est idiot car le ciel est le ciel, quelles que soient les circonstances. Ils mangèrent ensemble, mâchouillèrent du pain à moitié rassis, des feuilletés froids et des fruits secs. Topar leur permit cependant de faire chauffer de l’eau pour le thé et le café sur une lampe à huile de jamolar ; ils étaient trop loin pour que les renards de feu en sentent l’odeur. — Personne n’est parti ni arrivé durant la journée, l’informa Macsen. Ils sont donc toujours neuf. — Vous êtes sûr qu’ils sont bien neuf ? redemanda Fresage. — J’en ai bien compté neuf, le rassura Edeard. — Je veux que tout le monde huile et vérifie son arme, les instruisit Topar. Edeard était heureux de pouvoir se concentrer sur une tâche manuelle, même s’il était à peu près certain de ne pas se servir de son pistolet ce soir. Il n’aurait besoin que de sa troisième main. Néanmoins, il travailla consciencieusement. Juste après minuit, ils sortirent de la forêt avec Topar à leur tête. Il leur fallut une heure pour parcourir avec circonspection la route ouverte par Edeard la nuit précédente. Arrivés à l’extrémité de la ravine, ils se donnèrent la main avant de s’enrober d’un voile d’invisibilité. Selon Larby et Topar, c’était le meilleur moyen de rester en contact ; les communications télépathiques et la vision à distance risquaient d’attirer l’attention. C’était une sensation bizarre ; Edeard sentait la main de Dinlay dans la sienne, mais ne voyait rien d’autre que les ténèbres floues derrière lui. Il avançait très lentement, sondait le terrain devant ses pieds à l’aide de sa vision à distance de crainte de tomber dans un piège ou de déclencher une alarme. Soudain, un sentiment de malaise l’envahit, un tremblement le parcourut des pieds à la tête. Il y a quelque chose qui cloche. Les parois rocheuses étaient de plus en plus hautes à mesure qu’ils se rapprochaient du camp des bandits. Bientôt, ils se retrouvèrent entre deux véritables falaises. Sous leurs bottes, le sol devint humide. À la lumière des nébuleuses, ils découvrirent le lit d’un ruisseau et des touffes de roseaux plantées entre les pierres. À chaque pas qu’il faisait, Edeard se sentait plus nerveux. Il grelottait. Il connaissait ce sentiment ; il l’avait goûté la nuit où Ashwell avait été attaqué et le jour où on l’avait attiré au sommet de cette tour d’Eyrie. Il ne peut pas y avoir de piège. Pas ici. Ils ne savent pas que nous les avons suivis. C’est impossible ! Au comble de l’anxiété, il commença à se demander si la portée de sa télépathie était supérieure à celle de l’odorat des renards de feu. Ce serait très juste, il en avait désormais conscience ; il ne s’imaginait pas que la ravine était aussi profonde et sinueuse. Son mauvais pressentiment se renforça. Il crut entendre un chuchotis. Pas avec ses oreilles, avec son esprit. Une communication télépathique contenue ? Il marchait dans le lit d’un ruisseau peu profond, avançait de manière à ne pas provoquer de clapotis. Soudain, ses bottes s’enfoncèrent dans la vase à une vitesse alarmante. Des sables mouvants. — Merde ! lâcha-t-il entre ses dents. Il dut enfoncer sa troisième main dans le sol pour stabiliser le terrain traître. Du bout des doigts, il tapota trois fois sur la main de Dinlay. Attention. Des grattements puissants résonnèrent au-dessus de leurs têtes, comme si la falaise était en train de se fissurer. Edeard sentit aussitôt que plusieurs esprits inquisiteurs sondaient le fond de la ravine – des esprits puissants, capables de voir à travers un voile d’invisibilité. Le vacarme devint assourdissant. — Dégainez vos armes ! tonna Topar. Edeard abandonna son camouflage et projeta son esprit vers l’origine du bruit. Ce qu’il vit le choqua pendant une dangereuse seconde : trois gros rochers roulaient vers eux et entraînaient dans leur sillage une véritable pluie de pierres de tailles diverses. — Une embuscade ! cria-t-il. Il renforça son bouclier, mais comprit qu’il ne lui serait pas d’une grande utilité contre cette énorme cascade de roche. Instinctivement, il agrippa Dinlay avec sa troisième main et le projeta très haut sur le versant opposé de la ravine. — Bonsoir, Edeard ! se moqua une voix mentale. Edeard était en train de rejoindre Dinlay lorsque le premier rocher prit de la vitesse. Il étira sa troisième main vers Macsen. Il reconnaissait cette voix, cette cruauté… L’homme qui avait attaqué Ashwell, massacré ses habitants, détruit sa vie. Le meurtrier d’Akeem. Dinlay s’était remis de son vol plané ; il tirait déjà dans tous les sens. Topar et Fresage l’imitèrent. Verini tourna les talons et prit ses jambes à son cou. Au vacarme produit par l’avalanche se joignit le son terrible des pistolets à tir rapide. Les trois gros rochers dissimulaient les entrées de grottes taillées dans la falaise. Une douzaine de bandits en jaillirent, qui prirent immédiatement Edeard et ses compagnons pour cibles. L’avalanche de roche les sauva d’une mort certaine, car elle forma un rideau protecteur entre les bandits et eux. — Celui-qui-marche-sur-l’eau en personne ! rit le tourmenteur d’Edeard. Des pierres de la taille d’une tête pleuvaient autour d’Edeard. Des balles labouraient la terre autour de ses pieds. Dinlay hurla et plongea derrière un rocher. Pas assez vite, toutefois. Des balles lui transpercèrent les jambes et lui martelèrent la poitrine. Un grêle de projectiles s’abattit sur Edeard, mais son bouclier tint bon. Instinctivement, il projeta une onde d’énergie en direction de ses assaillants et atteignit un des embusqués, qui décolla dans les airs dans un nuage de sang. Trois grosses pierres tombèrent sur Fresage, dont les cris furent coupés net. Macsen tira sur les bandits. Les pistolets à tir rapide retournèrent la terre autour de lui. Une déferlante de douleur satura le cerveau mourant du gendarme. Edeard hurla et balaya quatre bandits avec un mouvement sauvage de sa troisième main. Deux d’entre eux tombèrent avec les pierres, tournoyèrent et se tordirent dans tous les sens telles de vulgaires poupées de chiffon. Un rocher géant heurta Larby à hauteur de poitrine et le cloua au sol, avant que d’autres pierres lui rebondissent dessus. Edeard zigzaguait sur la pente, tentait d’échapper au barrage rocheux mortel, frappait, repoussait les pierres qui fondaient sur lui. Alors, le plus gros de tous les rochers, un monstre presque deux fois plus haut que lui, atteignit le fond de la ravine en faisant trembler le sol et rebondit dans sa direction. Edeard l’immobilisa. Le poids extraordinaire de la masse n’était rien pour lui. Il l’attrapa avec sa troisième main et stoppa sa course dans les airs, tout simplement. Le rocher resta suspendu à un mètre du sol. Les lèvres d’Edeard étaient tordues par l’effort qu’il fournissait. Une averse de pierres plus petites s’abattit sur la plus grosse, mais le gendarme ne céda pas. Un autre gros rocher remonta presque jusqu’à lui, avant de redescendre vers le fond de la ravine. — Au nom de la Dame ! cria quelqu’un en esprit. — Comment fait-il cela ? — Tuez-moi ce connard. Tuez-le ! Les pistolets à tir rapide se remirent à cracher. Des balles mitraillèrent le rocher devant Edeard et ricochèrent dans toutes les directions en vrombissant. L’avalanche touchait à sa fin et le vacarme faiblissait. Edeard hissa le rocher au-dessus de sa tête, le souleva de plus en plus haut – six mètres, huit mètres – et le figea à hauteur des grottes situées sur le versant opposé. Sept bandits étaient accroupis sur une corniche devant une ouverture sombre. Bouche bée, incrédules, ils regardèrent l’énorme masse prendre de la vitesse et décrire une courbe dans leur direction. Le rocher heurta le premier homme et l’envoya dans la ravine sans ralentir. Les autres voulurent prendre leurs jambes à leur cou, mais n’eurent ni le temps ni la place de fuir. Le rocher les rattrapa, les écrabouilla et envoya leurs cadavres dans le vide. Alors, Edeard visa le dernier bandit. Sa besogne terminée, il se tint immobile, les bras ballants, le regard rivé sur le tapis de cailloux déroulé dans le fond de la ravine. Il commença à trembler – d’abord les bras, puis les jambes. Ses muscles cédèrent sous son poids, et il tomba à genoux. — Dinlay ? appela-t-il à voix haute et en esprit. Dinlay ? Macsen ? Topar ? Il y a quelqu’un ? Les renards de feu accouraient pour exécuter les ordres de leurs maîtres, pour mettre à mort les intrus. Sans même y penser, il étira sa troisième main et déchira leurs cerveaux tendres. Ils tombèrent en silence, s’étalèrent sur le sol caillouteux. Les bandits restants se rapprochaient furtivement. Cachés derrière leurs voiles d’invisibilité, l’arme à la main, ils rampaient vers lui. Edeard les laissa se rapprocher avant de les tuer ; il les tira de leurs cachettes et leur brisa la colonne vertébrale. L’un après l’autre, ils furent arrachés aux ténèbres et jetés près des cadavres de leurs renards. Edeard ne ressentait rien. Ni peine. Ni colère. Rien. Le corps massacré de Dinlay gisait sur la pente au-dessus de lui, là où il aurait dû être en sécurité – là où il aurait été en sécurité, s’il était resté à l’abri. Toutefois, Dinlay ne serait jamais resté caché derrière un rocher pendant que ses camarades se faisaient tirer dessus. Non, pas Dinlay. Edeard examina en esprit ce versant de la ravine. Les yeux morts de Macsen semblaient fixer la mer d’Odin. Il avait résisté jusqu’au bout, était même parvenu à tirer après avoir reçu une volée de balles. Fresage et Topar étaient ensevelis sous des monticules de pierres. Boloton avait été cloué au sol par un rocher tombé sur ses jambes. D’autres pierres avaient martelé son corps pendant que des balles le défiguraient. Il ne restait plus grand-chose de lui. Verini avait eu le temps de parcourir une dizaine de mètres avant que les pistolets à tir rapide stoppent sa course. Les jambes et les bras de Larby dépassaient de sous un gros rocher ; de son torse, il ne restait qu’une masse informe de chair et une flaque de sang. Edeard se mit à pleurer. — Pourquoi me faites-vous cela ? hurla-t-il à la mer d’Odin. Ma Dame, pourquoi ? Qu’ai-je fait de si mal pour mériter un pareil châtiment ? Pourquoi ? Pourquoi ? Réponds-moi, sale putain ?! (Il sanglota longuement.) Pourquoi ? Désespéré, il s’allongea en position fœtale. Il voulait mettre un terme à cette existence horrible. Il souhaitait mourir. — Edeard. La voix lui parvenait de très loin. — Edeard, ce n’est pas encore terminé. Du revers de la main, il essuya les larmes, la boue et le sang qui lui maculaient le visage. — Qu… qui ? — Edeard. Il hocha la tête, soupira et, malgré sa peine, projeta son esprit vers l’origine supposée de la voix, et se concentra aussi fort qu’il le put. — Le maître de Sampalok lui-même, dit-il d’un ton amer et affectueux. L’âme de Macsen lui sourit. — Je crois que je détiens le record du règne le plus court. — Du plus mémorable, aussi. (Edeard se concentra alors sur Dinlay, qui se tenait à côté de Macsen.) Je suis désolé. — Ne sois pas désolé, le réconforta Dinlay. Tu as essayé de me sauver. — J’ai échoué. — Mais tu as essayé. C’est pour cela que tu es Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Vous entendez les nébuleuses ? Vous entendez les chansons ? — Oui, répondit Macsen. Elles sont fortes et magnifiques. Il est difficile de résister à leur appel, car elles chantent un futur glorieux au sein du Cœur. Toutefois, nous ne partirons pas tout de suite. Nous nous devons de rester avec toi, même si c’est très difficile pour nous. Edeard, tu mérites que nous t’aidions à défaire celui qui est derrière cette embuscade, à rendre la justice. — Je la rendrai, promit-il, au comble de la tristesse. Je vous le jure. Merci pour tout. Macsen eut un sourire triste. — Edeard, tu les vois ? — Qui cela ? Il balaya les environs en esprit, croyant que des bandits avaient peut-être survécu. Macsen et Dinlay planèrent jusqu’à lui. — À côté de nous, Edeard, expliqua Dinlay. Essaie de les voir. Ils sont si faibles, si fragiles. Mais ils résistent. Pour toi. Par la Dame, ils attendent depuis plus d’une décennie et demie. Tu ne sauras à quel point c’est difficile que le jour de ta mort. — Quoi ? — Concentre-toi, insista Macsen. Regarde dans le vague et tu les verras comme tu nous vois. Edeard obéit, étira sa vision à distance, ne chercha pas à voir plus loin, mais à approfondir sa perception. Là, à la limite de son champ de vision mental, il distingua deux silhouettes. Elles étaient incroyablement floues, transparentes – un homme et une femme très faibles comparés aux âmes de Macsen et Dinlay. — Je vous connais, lâcha-t-il émerveillé. Vos visages… Je me souviens. Il remonta les années en pensée et se rappela l’époque où il courait devant cette grande ferme, tout près d’Ashwell. Il riait et jouait à longueur de temps. Jusqu’au jour où… — Mère ? lâcha-t-il, incrédule. Mère, est-ce toi ? Père ? Les âmes ténues sourirent à l’unisson et se donnèrent la main. — Mon fils, dit son père. Sa voix était si frêle qu’Edeard en eut la chair de poule. — Vous êtes restés ? Ses yeux s’emplirent de larmes et sa force physique l’abandonna à mesure qu’il comprenait. — Bien sûr que nous sommes restés, mon magnifique garçon, répondit sa mère. — Vous avez veillé sur moi. Pendant tout ce temps. C’était vous ! Chaque fois que j’avais un mauvais pressentiment ! — Tu es tout ce qui nous reste, expliqua son père. Notre devoir était de te protéger, de veiller sur ta sécurité. — Par la Dame… Et les chansons ? L’appel du Cœur ? — Nous t’aimons et c’est la seule chose qui compte. — Mais vous êtes si… petits. — Nous en serions au même point si nous avions répondu à l’appel des chansons, reprit sa mère avec un sourire doux. Elles sont tellement loin. De toute façon, très peu d’âmes trouvent le chemin du Cœur. — Allez-y, insista Edeard. Partez maintenant ! Je veux vous revoir de l’autre côté de la mer d’Odin. Je veux pouvoir vous raconter tout ce que j’ai accompli dans la vie. Je veux que vous vous mettiez à l’abri. — Il est trop tard pour cela, mon fils, rétorqua son père. Assister au spectacle de ton évolution a été une bénédiction pour nous. Nous t’avons regardé grandir. Je suis fier, tellement fier. Je n’échangerais jamais cela contre une nouvelle vie dans le Cœur, même si on me le proposait un million de fois. — Mon magnifique fils, reprit sa mère. Je n’aurais pu rêver enfant plus beau. Tu as guidé ce monde hors des ténèbres. — Pas tout à fait, intervint Macsen. Je suis navré mais, Edeard, ils étaient au courant de notre venue. Cette sournoise embuscade a été préparée de longue date. — Mais elle n’a pas fonctionné, glissa Dinlay d’un ton ferme. Enfin, pour ce qui te concerne. — Qui les a prévenus ? demanda Macsen. Qui est réellement derrière tout ceci ? Edeard, les filles ! Nos femmes. Que se passe-t-il à Makkathran pendant notre absence ? La joie des retrouvailles abandonna Edeard. — Je ne sais pas, mais nous pouvons toujours poser la question à quelqu’un. L’énorme rocher était là où il l’avait déposé, sur la corniche, sur les jambes du chef des bandits. En dépit du caractère désespéré de sa position, malgré la douleur immense, il avait réussi à recharger son pistolet. Sa troisième main avait même rassemblé plusieurs chargeurs pleins de balles. Ne lui restait plus qu’à s’ouvrir un angle de tir. Edeard sentit l’esprit de l’homme glisser sur lui, tandis qu’il grimpait sur le rebord. Il contourna le rocher avec calme et laissa le bandit ouvrir le feu. Le sourire aux lèvres, il regarda les balles rebondir, inoffensives, sur son bouclier. — Quelle arme terrible, dit-il lorsque l’homme eut vidé son chargeur. Avec cela, vous pouvez rendre vos ennemis sourds pendant une bonne semaine. — Sois maudit ! — Je finirai sans doute dans l’Honoious, mais bien longtemps après vous, rétorqua Edeard en lui arrachant le pistolet des mains. Vous ne m’avez jamais dit comment vous vous appeliez, mais je reconnais ce nez ; vous êtes un Gilmorn. Sur quelle minuscule brindille de leur arbre généalogique vous situez-vous ? — Tes amis sont morts. Tous. Je les ai vus mourir. Tu n’imagines pas à quel point tu es seul. — Vraiment ? (Edeard appliqua sa troisième main. Le Gilmorn hurla tandis que le rocher roulait et lui écrasait les genoux.) Qui vous a prévenus de notre arrivée ? — C’est terminé, espèce de monstre ! cracha le bandit, le visage couvert de transpiration déformé par la douleur. Nous avons gagné. Nous avons gagné ! Le rocher avança encore un peu, l’écrasa davantage. Son cri d’agonie fut terrible. — Qui a gagné ? demanda Edeard avec calme. — Tu ne peux pas vaincre. Plus maintenant, geignit le Gilmorn. — Un centimètre à la fois, expliqua Edeard en poussant la pierre. Cela risque d’être long ; vous êtes grand. — Nooon ! L’homme hurla à s’en arracher les cordes vocales. — Entendais-tu les supplications des villageois, Gilmorn ? Combien en as-tu massacré pendant toutes ces années ? Edeard fit rouler le rocher plus près des hanches du bandit. L’homme s’agita comme un damné, se cogna la tête contre la corniche pour se fendre le crâne et mettre un terme à cette torture. À l’aide de sa troisième main, Edeard se hâta de l’immobiliser. — C’était nécessaire, gargouilla le Gilmorn. Il avait de plus en plus de mal à respirer et ses vêtements étaient imbibés de sueur. — Nécessaire ? demanda un Edeard écœuré. Nécessaire pour quoi ? Vous avez tué – assassiné – des centaines d’innocents. Des milliers, peut-être. Vous avez apporté la ruine à des villages entiers. — Une nation… unifiée… — Quoi ? Edeard pensa qu’il avait mal entendu. Le slogan. Le slogan d’Owain. Owain. — Nous devons devenir une nation. Furieux, le gendarme poussa davantage le rocher. Le bassin du bandit se brisa. — Owain ! hurla-t-il d’une voix pleine de haine. Le Gilmorn eut un rire dément ; sa bouche s’emplit d’écume rouge. — Un monde, une nation, guidée par les bien-nés. — Vous avez commis tous ces crimes pour couronner un empereur ? Vous… vous… Par la Dame ! Pour ça ? (Edeard fit rouler le rocher jusqu’à ce que les craquements et les hurlements du bandit cessent brusquement.) Ma Dame, non…, murmura-t-il, en détresse. — Tu es fort, mais tu es si faible, le railla l’âme méprisante du Gilmorn. Edeard tourna les talons. L’essence spectrale du bandit était suspendue au-dessus de la mare de sang qui entourait le rocher. Elle lança un regard dédaigneux à Dinlay et Macsen. — Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Tu aurais pu te joindre à nous. Ma cousine Ranalee t’a offert le monde. Ta force était vénérée par un peuple tout entier. Mais tu as choisi de lui tourner le dos. Pour quoi ? Pour eux ? Ces créatures pitoyables n’ont rien à te donner. — L’Honoious t’attend, s’emporta Macsen. Ne t’attarde pas. Le Gilmorn s’éleva dans les airs. — Devine quoi, Celui-qui-marche-sur-l’eau ! Les miens baisent ta petite putain de novice ! Sa silhouette se brouilla et fila dans le ciel, où elle se perdit dans la lumière sublime des nébuleuses. — Salrana ? marmonna Edeard d’une voix incertaine. Kristabel ! — Kanseen, dit Macsen. Edeard, que se passe-t-il à Makkathran ? Si Owain a pour projet de devenir empereur, alors le piège dans lequel nous sommes tombés ne peut être que le fruit de sa folie. — Merde ! cracha Edeard. Il retourna dans le fond de la ravine et courut vers les chevaux des bandits attachés à des piquets. Ils étaient agités, mais il parvint à les calmer grâce à son talent de dresseur. Il trouva une selle sur la pile de provisions et la jeta sur la première bête. — Nous sommes absents depuis six jours, reprit Macsen. Qu’ont-ils pu faire en six jours ? — Il m’en faudra deux de plus pour retourner en ville, rétorqua Edeard avec inquiétude. Peut-être Owain attend-il qu’on lui annonce la nouvelle de ma mort ? Il sait que je suis capable de l’arrêter, que la ville est de mon côté. — Oui, acquiesça Dinlay. Nous devons nous raccrocher à cet espoir. Edeard visualisa une carte de la région, essaya de déterminer quel était le chemin le plus rapide pour rejoindre la route principale en traversant les montagnes. Découragé, il comprit qu’il n’avait d’autre choix que de retourner sur leurs pas, de passer par le mont Alvice. À l’aller, ils avaient chevauché discrètement, progressé lentement au milieu des arbres et dans des ravines profondes afin de ne pas être vus ; désormais, il n’avait plus besoin de se cacher. Il éperonna le cheval et ordonna aux autres de le suivre. Au lever du jour, il avait déjà dépassé le mont Alvice depuis longtemps. En milieu de matinée, il filait à toute allure sur la route. Avant le déjeuner, il changea de monture, la première étant complètement épuisée. La suivante céda sa place en milieu d’après-midi. Edeard lui-même était mort de fatigue, mais sa détermination lui permettait de tenir le coup. Les deux chevaux suivants ne résistèrent que deux heures chacun. Il arriva dans un village lorsque le soleil commençait à disparaître derrière les montagnes. Il était conscient de son apparence déplorable mais, s’ils se montrèrent un peu nerveux a priori, les villageois reconnurent Celui-qui-marche-sur-l’eau. Et puis, le langage des pièces d’or était universellement compris. Ainsi, il paya un montant exorbitant pour trois chevaux frais et s’en fut sans attendre. En dépit de ses muscles perclus de crampes, de ses cuisses meurtries et éraflées, il chevaucha toute la nuit. Au petit matin, il atteignit les contreforts du massif de Donsori ; la plaine d’Iguru s’étalait à ses pieds avec, à son extrémité, Makkathran, dont les tours scintillaient déjà dans le soleil levant. Il laissa échapper un sanglot de soulagement, même s’il se sentait épuisé. — Il faut que je sache, lâcha Macsen avant de disparaître, de filer droit devant à travers la brise chaude. — Je resterai avec toi, promit Dinlay. Edeard pressa sa monture sur les lacets de la route. Là, il croisa la route de la caravane, qui retournait dans la montagne – il était inhabituel de voir une caravane en mouvement si tôt le matin. Edeard s’arrêta pour parler au maître. — La ville est plongée dans le chaos, expliqua le vieil homme d’un ton nerveux. Il y a des hommes en armes dans toutes les rues ; ils affirment représenter le nouveau maire. Il y a deux jours, les régiments de la milice sont entrés dans Makkathran, et les gendarmes ont tenté de les stopper. Il y a eu des combats. Jamais je n’avais vu autant de morts. — Non ! grogna Edeard. Par la Dame, non. Attendez ! C’est le maire qui a appelé les régiments ? — Oui, mais pas Finitan. Finitan est mort, et personne ne sait ce qui s’est passé. Owain a pris possession du palais du Verger – les hommes en armes l’y ont aidé. Edeard désespérait de savoir où était Kristabel, mais le maître de la caravane ne pouvait pas lui répondre. — J’ai besoin de chevaux ; j’ai de quoi payer. Le vieil homme le regarda d’un air sévère, puis hocha la tête. — Nous ne reviendrons pas dans la région avant l’année prochaine, au mieux, donc je suppose que je peux faire une croix sur la récompense… — La récompense ? — Le Conseil supérieur vous a déclaré hors-la-loi. Je… Nous avons même entendu dire que vous étiez mort. — Pas encore, lâcha Edeard entre ses dents. Les bandits ont appris à leurs dépens que ce ne serait pas aussi facile. — Bien. Nous allons échanger vos chevaux contre des montures reposées. Je n’ai pas besoin de votre argent. — Merci. — Finitan est mort, dit Dinlay, pensif, tandis qu’Edeard chevauchait un gé-cheval à longues pattes. Comment ont-ils osé commettre un crime aussi odieux ? La population l’avait élu. — Ils préparaient cela depuis des années, expliqua Edeard d’une voix morne. Les attaques des bandits, la peur dans les provinces et même le déchaînement des gangs dans la ville – tout cela dans l’unique intention d’imposer un seul gouvernement sur Querencia, avec un chef : Owain. Et puis je suis arrivé. Quelle ironie ! Owain avait orchestré la campagne de terreur qui m’a fait fuir la campagne pour venir à Makkathran. — Que peux-tu faire, maintenant ? — Le chasser du bureau du maire et restaurer un gouvernement légitime, répondit-il sans trop y croire. — Excellent, acquiesça le spectre d’une voix tout aussi incertaine. Edeard ne se fatigua pas à s’entourer d’un voile d’invisibilité, ni même privatif. Il se moquait d’être vu. Il voulait au contraire que la rumeur se propage en ville, que la population reprenne espoir, que tout le monde sache que Celui-qui-marche-sur-l’eau était de retour. Tout rentrerait bientôt dans l’ordre. Sur la route, le trafic était dense. Beaucoup de monde s’éloignait de Makkathran. Des groupes hétéroclites s’arrêtaient pour le voir passer. Certains l’applaudirent, mais la majorité se contenta de secouer la tête, incrédule. La nouvelle se propagea par télépathie le long de la voie. — Celui-qui-marche-sur-l’eau est vivant. — Celui-qui-marche-sur-l’eau est de retour. — Celui-qui-marche-sur-l’eau va arrêter cette folie. — Celui-qui-marche-sur-l’eau arrive trop tard. — Trop tard. Cela le démoralisa car il le craignait aussi. À part Kristabel et quelques amis, qu’y avait-il pour lui, là-bas ? Jamais il ne sauverait la ville ou le monde des gens comme Owain. Une tentative de sauvetage ratée et une vie d’exil – voilà ce que l’avenir lui promettait. Il arriva devant la ville dans l’après-midi. Son cheval galopait entre les arbres divers qui flanquaient la route. Il était le seul voyageur, à présent. Il projeta son esprit vers Makkathran pour voir ce qui l’y attendait. Lorsqu’il émergea de l’ancien rideau d’arbres, il découvrit qu’il n’y avait plus aucun mouton sur le ruban d’herbe large de quatre cents mètres qui ceignait les murs de cristal. La porte nord était fermée – comme les deux autres, d’ailleurs. La moitié d’un régiment de la milice formait un demi-cercle protecteur autour de l’énorme porte et braquait une centaine de pistolets sur la route. Une escouade de gardes en uniformes de la Guilde des armuriers se tenait à l’avant, armée de pistolets à tir rapide. La vision à distance d’Owain se fixa, comme des milliers d’autres, sur le personnage solitaire qui chevauchait vers les murs de la ville. — Faites demi-tour, Celui-qui-marche-sur-l’eau. Partez ! Rien ne vous attend plus dans cette ville à part la mort. Mes valeureux soldats finiraient par vous tuer. Vous ne pouvez pas éliminer tous vos adversaires. — Cette ville ne vous appartient pas ! cria Edeard en esprit. — Comme vous voudrez. Puisse la Dame avoir pitié de votre âme. Quand il ne fut plus qu’à trois cents mètres de la première rangée de miliciens, Edeard quitta la route et longea le mur de cristal. Un peloton de cavalerie se faufila entre les soldats et chargea dans sa direction. Dans d’autres circonstances, Edeard les aurait défiés, le sourire aux lèvres ; ce jour-là, cependant, il serra les dents et demanda à la ville de le laisser entrer. Il bifurqua sur la gauche et fonça vers le mur de cristal. Les cavaliers altérèrent leur trajectoire pour l’intercepter. Tandis qu’il se rapprochait à grande vitesse de la paroi verticale, Edeard raffermit son emprise sur les pensées de sa monture. L’animal n’hésita pas une seconde, pas même lorsqu’il fut trop tard pour changer d’avis. À quelques mètres du mur, Edeard l’éperonna pour le faire sauter. Le cheval bondit, à la stupéfaction des cavaliers lancés à sa poursuite, traversa la paroi aussi facilement qu’un vulgaire voile de brume. Ils le virent même atterrir de l’autre côté et poursuivre sa course à travers le cristal transparent. Alors, Celui-qui-marche-sur-l’eau tira sur les rênes, se laissa glisser à terre et se tint immobile quelques secondes sur l’herbe de la Douve basse avant de s’enfoncer rapidement dans le sol. Edeard émergea au centre de la cour située à la base de la ziggourat des Culverit. Les sens de la ville lui avaient déjà montré ce qui s’y trouvait : une longue rangée de corps enveloppés dans des linceuls blancs. Vêtu de la robe du maître de Haxpen, Buate instruisait des gé-macaques et le personnel éploré de la maison sur la manière dont il souhaitait que les corps soient disposés. Le temps d’un bref instant, l’horreur d’Edeard s’envola lorsqu’il vit que Kristabel se tenait au milieu des cadavres. Alors qu’il s’apprêtait à ouvrir les bras en grand pour courir la serrer contre lui, l’âme de Dinlay cria : — Non, Edeard ! Elle est partie, comme moi. Kristabel se retourna au moment où il stoppait maladroitement sa course avortée. Il venait de comprendre qu’elle était morte, que son âme était suspendue au-dessus de son corps sans vie. — Je suis désolée, lui dit-elle avec un sourire triste. Le corps tout entier d’Edeard tremblait de colère et du choc qu’il venait d’encaisser. Il se retourna avec lenteur vers Buate, qui reculait vers l’entrée principale du manoir. Ses gardes se retiraient aussi, car aucun d’entre eux ne se sentait de taille à défier Celui-qui-marche-sur-l’eau. — Je… Je n’ai pas eu le choix, se défendit un Buate tout pâle. Owain m’a ordonné de m’approprier le titre de maître de Haxpen. Il y a eu des combats et de nombreux morts dans les deux camps. — Qui t’a fait cela ? murmura Edeard d’une voix à peine audible. — Ses hommes, à l’aube, il y a trois jours. Homelt et nos gardes se sont battus vaillamment, mais… ils avaient ces pistolets, Edeard ! Ces pistolets ! Nous n’avions aucune chance. Ils ont tué les gardes, violé mes cousines et les servantes, vieilles et jeunes. Ils n’ont épargné personne en prenant possession de la maison. Ils sont montés de force jusqu’au dixième étage. Papa et moi avons essayé de les repousser, mais ils étaient trop forts. Edeard… J’ai sauté. Je ne voulais pas les laisser me faire cela. Tout était perdu. Papa, Mirnatha et moi nous sommes donné la main et avons sauté dans la cage d’escalier. Avons-nous mal fait ? — Non, mon amour, vous n’avez pas mal fait. J’aurais dû être là pour vous protéger. Je suis le seul responsable. — Papa et Mirnatha sont partis vers les nébuleuses à la recherche du Cœur ; ils ont suivi les chansons. Maman les y attend sûrement. Moi, je suis restée. Je savais que tu reviendrais. J’avais besoin de te revoir une dernière fois. — Quoi ? demanda Buate, en scrutant la cour à la recherche de l’interlocuteur d’Edeard. Qui est là ? — Qui est là ? répéta le gendarme d’un ton morne. Ma femme. Mon ami. Ma mère et mon père. Kristabel sourit aux parents de son époux. — C’est votre fils ? — Oui, répondit la mère d’Edeard. — Je l’aime tellement. — Nous le savons. Jamais il n’a été plus heureux qu’en votre compagnie. — Je ne vois personne, balbutia Buate. — Permettez-moi de vous les montrer, répondit Celui-qui-marche-sur-l’eau. Il souleva Buate du sol. Terrorisés, les gardes virent leur chef trembler violemment dans les airs. Alors, l’homme rejeta la tête en arrière et hurla ; sa douleur insoutenable emplit la cour. De minuscules fleurs de sang se dessinèrent sur sa robe, avant de dégouliner et de goutter sur les pavés. Les gardes prirent leurs jambes à leur cou. Ils coururent longtemps pour ne plus entendre ses cris terrifiants. À la fin, l’âme de Buate posa les yeux sur son corps étalé par terre. — Vous voyez, à présent ? lui demanda Edeard. — Vous avez perdu. Vous ne pouvez plus guère que tuer et, ce faisant, en reprenant le pouvoir de cette manière, vous deviendrez comme nous. Des larmes emplirent les yeux d’Edeard tandis que l’âme s’élevait vers le ciel. Buate avait dit vrai : il ne lui restait plus rien. Owain et les siens avaient gagné la partie. Les tuer maintenant ne servirait à rien. Ce monde dans lequel il n’avait plus envie de vivre leur appartenait. Macsen et Kanseen traversèrent l’enceinte de la cour. — Bijulee et Dybal sont morts, annonça Macsen. Bise est retourné à Sampalok. — Notre bébé est perdu, déclara l’âme de Kanseen, plus faible que celle de son époux. Peut-être est-il dans le Cœur. Je ne peux pas rester. Pas ici. Pas même pour toi, Edeard. Il faut que je sache s’il est là-bas. Je veux connaître mon fils. — Je comprends. — Mon ami, je dois partir avec ma femme, annonça Macsen. — Bien sûr, acquiesça Edeard en agitant la main. Vous serez les premiers d’entre nous à atteindre la mer d’Odin. Vous nous y attendrez. Un jour, nous nous retrouverons tous là-bas. — Ce jour-là, nous réapprendrons à sourire. Edeard les regarda rapetisser dans le ciel, avant de se retourner vers les âmes qui ne l’avaient pas quitté. — Nous avons perdu. J’ai perdu. Il ne reste plus que moi. (Sa main se posa sur le pistolet accroché à sa ceinture.) Je ne veux pas rester seul. — Salrana, le coupa Dinlay. Il a dit que Salrana était vivante, qu’ils l’enlèveraient. Edeard releva la tête. — Par la Dame ! Il projeta son esprit en direction du quartier d’Ysidro sans trop oser espérer. L’église d’Ysidro avait été transformée en hôpital. Plusieurs rangées de blessés étaient alignées sur des lits de fortune devant la statue de la Dame. Trois docteurs exténués passaient d’un patient à l’autre et faisaient leur possible pour traiter leurs plaies béantes. Des novices s’affairaient, pansaient les blessés, les réconfortaient. La Mère de l’église, une femme bienveillante à la chevelure grise âgée d’au moi cent cinquante ans s’entretenait avec ses paroissiens apeurés et agglutinés sur les bancs du temple. Elle tentait de les soutenir, mais on voyait à son visage qu’elle était aussi choquée et terrifiée que les autres. Les portes de l’église étaient fermées. Les parents courageux des blessés formaient un cordon devant l’entrée, attendaient le retour inévitable des miliciens ou, pis, des gardes de la Guilde des armuriers, qui paradaient dans les rues en arborant leurs armes terribles. Jusque-là, le caractère sacré de l’église avait été respecté. Edeard traversa doucement la porte. Les gens en eurent le souffle coupé – à l’exception de Salrana, qui laissa échapper un cri de joie perçant et courut vers lui. Il la prit dans ses bras et la serra fort. — Ils ont dit que tu étais mort, sanglota-t-elle. — Non, je ne suis pas si facile à tuer. — Oh, Edeard, les miliciens ont tiré sur la population. Il y a aussi des hommes avec des armes terribles – les mêmes qu’à Ashwell –, qui affirment avoir été envoyés par le maire lui-même. — Je sais, acquiesça-t-il. (Il la serra encore plus fort. Son uniforme de novice était maculé de taches de sang, vieilles pour certaines de plusieurs jours.) Et toi, tu vas bien ? — Oui, répondit-elle en essuyant ses larmes. Je suis désolée, Edeard… Je suis désolée de ne pas t’avoir parlé après… — Ce n’est rien, la réconforta-t-il en repoussant les mèches de son front. — J’ai été si bête, si têtue. Tu es mon ami. — C’est terminé, maintenant. Tu es sûre d’aller bien ? Personne n’est venu te chercher ? — Non. J’aide les docteurs. Tant de gens sont morts. Tout le monde a peur que les hommes du maire reviennent. Peux-tu mettre un terme à cette folie ? Edeard baissa la tête. — Non. Je ne ferais qu’aggraver la situation. Ma présence dans cette église vous met déjà en danger. Je suis désolé, désolé… Elle lui caressa la joue. — Mon cher Edeard, tu as fait ce que tu devais. — Ils ont tué tous mes amis, tous les gens que j’aimais. Sauf toi. Ils finiront par venir pour toi. Elle resta bouche bée. — Ta femme ? — Oui, chuchota-t-il à travers un voile de douleur. Kristabel est morte. Salrana appuya sa tête contre son torse. — C’est un cauchemar. — Non, c’est la réalité. Je veux que tu viennes avec moi. — Edeard ! (Elle se retourna vers les blessés. Devant la statue de la Dame, la Mère arborait une mine compatissante.) Ils ont besoin de mon aide. — Ils y arriveront sans toi. La Mère eut un hochement de tête approbateur. — Mais… — Serre-moi fort, lui dit-il. Ce sera bizarre au début, mais tu n’as rien à craindre. Je serai toujours avec toi. — Toujours ? — Oui, toujours. Il lança à l’âme de Kristabel un regard coupable, mais la jeune femme sourit, compréhensive. Edeard et Salrana s’enfoncèrent dans le sol de l’église. Elle l’agrippa très fermement. Ils se retrouvèrent bientôt dans un tunnel. Entre leurs pieds coulait un ru. — Ce n’est pas terminé, la prévint-il. Ils traversèrent de nouveau le sol et émergèrent dans un des tunnels puissamment éclairés qui couraient sous les rues de la ville. — Edeard ! Où sommes-nous ? Salrana tournait la tête de tous les côtés, essayait d’assimiler ce qu’elle voyait. Sa voix trahissait une surprise intense, mais aucune crainte. — Je n’en suis pas sûr, répondit-il. C’est un moyen de voyager dans la ville – un moyen très vieux. Je pense que certains des anciens habitants de Makkathran l’utilisaient, mais je ne sais pas trop. Il n’est pas connecté aux bâtiments construits en surface, aussi n’est-il sans doute pas l’œuvre de ceux qui nous ont immédiatement précédés. — Oh, lâcha-t-elle dans un éclat de rire. Edeard, qu’es-tu devenu ? — Je l’ignore, répondit-il, penaud. En tout cas, je n’aurai pas servi à grand-chose. — Ne dis pas cela. (Elle l’embrassa.) Pourquoi nous as-tu fait descendre jusqu’ici ? Où allons-nous ? Il soupira et se gratta le côté de la tête. — Loin, je suppose. Loin de cette ville. Après, ce sera… l’exil. Nous trouverons une province lointaine. Je me laisserai pousser la barbe. Tu n’es pas obligée de m’accompagner. — Cela vaudrait pourtant mieux, du moins pour commencer. — Merci. Il se retourna vers les âmes qui subsistaient à ses côtés. Kristabel, Dinlay et ses parents attendaient en silence un peu plus loin, dans le tunnel éclairé. Ils paraissaient satisfaits de son initiative. Pour le moment, il ne comptait pas révéler leur existence à Salrana ; elle avait eu son comptant de chocs pour la journée. En esprit, il pénétra la substance des parois du tunnel et y déploya sa vision à distance. Jamais il n’avait cherché à savoir où les tunnels conduisaient. En dessous – il le voyait à présent –, très, très loin en dessous, les nombreux tunnels se rejoignaient, puis se rejoignaient encore, formaient une toile semblable à un entonnoir dont les branches les plus épaisses s’enfonçaient à des dizaines de kilomètres de profondeur, là où résidait l’esprit de la ville. Toutefois, certaines des branches s’étiraient à l’horizontale à travers la plaine d’Iguru. Il demanda à la ville de les envoyer dans cette direction. — Que se passe-t-il ? demanda Salrana. Elle sentit que le tunnel s’inclinait et s’accrocha à lui. — Tout va bien, la rassura-t-il avec un sourire. Nous allons voler. — Voler ? Ils commencèrent à glisser sur le sol incliné à plus de quarante-cinq degrés. Puis ils tombèrent. Salrana laissa échapper un long cri de terreur. — Tout ira bien, la rassura-t-il. Il voulut lui caresser le dos, mais fut gêné par la jupe de la novice, qui s’emplit d’air et se retourna, recouvrant son torse. Il l’abaissa et la maintint en place à l’aide de sa troisième main. — Nous allons mourir ! hurla-t-elle. — Mais non. J’utilise ces tunnels très souvent. Elle ferma les yeux et enfouit sa tête dans la poitrine d’Edeard. Le vol dura beaucoup plus longtemps que ce à quoi il était accoutumé ; le tunnel les conduisait loin de la ville, semblait-il, mais où ? Avant longtemps, Salrana parvint à se calmer et regarda autour d’elle. — Nous n’allons pas mourir ? s’étonna-t-elle. — Nous n’allons pas mourir. — Où sommes-nous ? — Je n’en suis pas certain. En dehors de la ville, en tout cas. Le tunnel s’incurva brusquement. Edeard n’avait encore jamais connu cela. Ils ne tombaient plus, mais avaient bien l’impression de s’élever. Ils commencèrent à ralentir. Le gendarme leva les yeux ; quelques centaines de mètres plus haut, le tunnel débouchait sur une tache de lumière rouge. — Accroche-toi. Soudain, ils se retrouvèrent dans une pièce circulaire aux parois rouges et lumineuses. Il n’y avait pas de fenêtres. Sous leurs pieds, le trou se referma rapidement comme un diaphragme. Sans le lâcher, Salrana examina le décor avec curiosité. — Et maintenant ? demanda-t-elle. — Je ne sais pas, admit-il. Je ne connais pas cet endroit. Un cercle noir grossit sur le mur, puis disparut au profit d’une ouverture. Salrana et Edeard échangèrent un regard et se dirigèrent vers elle. La lumière écarlate de la salle leur révéla des parois de roche nue de l’autre côté. Edeard sonda le tunnel avec sa vision à distance et confirma la présence d’un genre de grotte. Ils avancèrent avec circonspection sur le sol sablonneux. L’atmosphère était sèche et sentait le renfermé. L’esprit d’Edeard ne pouvait transpercer l’épaisse couche de roche, mais il savait que la grotte continuait devant eux. Lorsqu’ils eurent parcouru quelques mètres, la lumière rouge faiblit. Salrana se retourna à temps pour voir le diaphragme se refermer. Elle laissa échapper un couinement aigu. Edeard tendit le bras et produisit une étincelle, comme Kristabel le lui avait appris à l’occasion de leur premier séjour à la mer. Des flammes blanches et froides se formèrent autour de ses doigts pour éclairer la grotte. — C’est de la roche ! s’exclama Salrana en examinant l’endroit où s’était trouvée l’ouverture. — Je ne comprends pas cette ville, concéda Edeard. Je me contente de lui parler. — Comment ? La curiosité de la jeune femme était manifeste derrière le voile qui protégeait ses pensées. — Eh bien… (Il haussa les épaules.) Je lui parle, c’est tout. — On se croirait revenus dans le passé, reprit-elle, toute tremblante. Toi et moi cachés dans un trou pendant que nos vies sont détruites à la surface. Sa fatigue finit par rattraper Edeard. La longue chevauchée jusqu’à Makkathran avait épuisé son corps, et les chocs émotionnels qu’il avait essuyés ensuite avaient terminé de le vider. Il n’avait qu’une envie : s’allonger et dormir. Longtemps, très longtemps. La lumière qui émanait de sa main faiblit à son tour. — Edeard, l’appela sa mère. N’abandonne pas. Pas maintenant. Il s’accorda quelques instants de repos. — D’accord, reprit-il, défait. Salrana le regarda. — Allons-y, dit-il. Voyons où cela nous conduit. La grotte n’était pas partout aussi large. À certains endroits, ils furent contraints d’avancer de profil, de se faufiler dans des couloirs étroits. Ils remontaient très lentement vers la surface. Edeard était inquiet, car il avait vu à quelle profondeur descendaient les tunnels sous Makkathran et se demandait à quelle distance de l’air libre il se trouvait. Ils avancèrent laborieusement pendant une heure avant qu’il aperçoive un éclat de lumière au-dessus d’eux. Ils escaladèrent un boyau abrupt large d’à peine un mètre et émergèrent enfin dans une salle plane, dont l’entrée était dissimulée par un rideau épais d’aiglevigne, dont les feuilles rouges et vertes filtraient le soleil de l’après-midi. Edeard examina les environs en esprit et découvrit que la grotte se trouvait au beau milieu d’une falaise verticale. Il ne sentait personne dehors, pas même un animal. Il écarta les vignes et contempla le quart nord-est de la plaine d’Iguru avec, au loin, le massif de Donsori. — Nous sommes sur un volcan, expliqua-t-il à Salrana. Loin en dessous, une forêt verdoyante de palmiers et de vrollipans ceignait la montagne. Au-delà, la plaine était divisée en riches champs cultivés. Il se vrilla le cou et regarda au-dessus. — Le sommet de la falaise est plus proche que son pied. Je crois que je peux l’atteindre. — Edeard ! Sois prudent. — Ne t’en fais pas. Il jaugea les rochers sous la couche d’aiglevigne. La surface était très irrégulière et offrait de nombreuses prises. Il tendit le bras et la jambe et commença son ascension. — Je t’ouvre la route, dit l’âme de Dinlay avant de prendre de l’avance. Pour la première fois, Edeard se surprit à envier les morts, car l’ascension promettait d’être plus difficile que prévu. Il devait utiliser sa vision à distance pour localiser chaque prise et plonger les mains dans la vigne irritante. Avant de placer chaque pied, il était contraint d’écarter les tiges épaisses comme des cordes avec sa troisième main. Dix minutes après qu’il eut quitté la grotte, la vigne céda la place à la roche nue. La falaise s’incurva et Edeard escalada à quatre pattes la pente couverte d’une fine couche de terre et d’herbe sèche. — J’ai réussi, annonça-t-il à Salrana par télépathie. Il la saisit doucement avec sa troisième main, la fit sortir de la grotte et la souleva dans les airs. — Je ne vois personne, annonça Dinlay. Il y a un pavillon à environ quatre cents mètres, là où le terrain est plus plat. Il n’y a personne à l’intérieur. — Enfin une bonne nouvelle, murmura Edeard. Il posa doucement Salrana à côté de lui. La jeune femme eut un sourire nerveux. — Je crois bien que cela a été pire que le tunnel, avoua-t-elle, honteuse. — Nous devons nous cacher en attendant de décider ce que nous allons faire, expliqua Edeard. Suis-moi. Le pavillon était exactement comme Dinlay l’avait décrit. Propriété d’une grande famille, il était perché sur une pente douce et faisait face à Makkathran, distante de plus de vingt kilomètres du cône du volcan. Constituée principalement de bois, sa façade était dotée d’une longue terrasse soutenue par des arches. Des tourelles polygonales coiffées de toits hauts et pointus s’élevaient à chaque angle. Sa peinture blanche était passée, s’écaillait sur les planches les plus longues. Des spores vertes colonisaient les craquelures et les coins. Les portes étaient fermées, mais pas verrouillées. Edeard et Salrana traversèrent une cour pavée de marbre blanc et découvrirent un bâtiment qui avait déjà été préparé pour l’hiver ; les meubles étaient couverts de draps blancs, les volets fermés, les lampes à huile vides, les draperies et les tapis rangés. Des soucoupes en étain pleines de poison étaient disposées sur le sol pour tuer la vermine. — Il n’y a pas beaucoup de nourriture dans la cuisine, l’informa Salrana, partie en exploration. Des jarres de fruits et un peu de farine. Si tu veux, je peux préparer du pain. Il y a du bois et du charbon pour le four. Edeard était sorti sur la terrasse en passant par la chambre à coucher. Le paysage était plongé dans la pénombre car le soleil était bas de l’autre côté du volcan. Il se pencha sur la balustrade et fixa la ville lointaine. Ce spectacle lui transperça le cœur ; il aurait voulu y retourner pour tout arranger. Malheureusement, trop d’événements s’étaient produits pendant son absence. Owain y avait détruit tout ce qui avait de la valeur. — Pas de feu, rétorqua-t-il. Ni de lumière. Ils doivent être à notre recherche. Elle le rejoignit sur la terrasse et l’entoura de ses bras. — Bien sûr. Je suis trop bête. Qu’est-ce qu’on va faire, alors ? — Partir. Continuer vers l’est et trouver une province où Celui-qui-marche-sur-l’eau n’est qu’une légende à laquelle personne ne croit vraiment. — Tu ne vas pas rester pour te battre ? — Non. Owain et les siens détiennent le pouvoir. — Personne ne voulait d’eux. Les gens attendent que tu reviennes les sauver. — Buate avait raison ; aujourd’hui, je ne puis rien faire d’autre que tuer, ce qui n’est pas une solution. — Mais, Edeard… — Non. — Je comprends, acquiesça-t-elle d’un ton solennel. Rentrons. Il la suivit dans la grande chambre, s’allongea sur l’épais matelas et s’abîma dans la contemplation du plafond, pendant que Salrana retournait fouiller dans la cuisine. Maintenant qu’il était au repos, ses jambes et ses fesses le faisaient atrocement souffrir. La chevauchée interminable vers Makkathran avait été brutale. Il tâta sa chair meurtrie et découvrit que son pantalon était humide de sang et de fluide épidermique. C’était très douloureux. — J’ai trouvé cela, annonça Salrana, qui se tenait dans l’encadrement de la porte, deux bocaux de fruits à la main. Il la laissa le détailler en esprit. — Edeard ! s’exclama-t-elle. Qu’est-ce que tu t’es fait ? — Il fallait bien que je rentre à Makkathran. J’espérais arriver à temps… Il était sur le point de pleurer, mais ne voulait surtout pas que Salrana voie cela. — Mange un peu, lui dit-elle en posant une jarre sur le lit. Je vais essayer de trouver de quoi te soigner ; il y a forcément une armoire à pharmacie quelque part. Sinon, j’ai repéré des feuilles de falanpan dehors. Je te préparerai des cataplasmes. Edeard n’avait pas la force de protester. La jarre contenait des prunes conservées dans du sirop. Il eut le temps d’en manger plusieurs avant que la jeune femme revienne avec un tube d’onguent. — Je ne pensais pas avoir si faim, admit-il. Il serra les dents lorsqu’elle lui retira délicatement son pantalon. À la vue de ses meurtrissures, Salrana écarquilla les yeux d’une manière pas très rassurante. Toutefois, elle parvint à mettre son inquiétude de côté. — Cela va peut-être piquer un peu, le prévint-elle, avant d’appliquer le médicament. Edeard ravala un hurlement de douleur. — Par la Dame ! Ses doigts agrippèrent le matelas. — Voilà, c’est terminé, dit-elle très longtemps après. Cela devrait agir très vite. — Oui, je le sens déjà. À moins que tu aies tué mes terminaisons nerveuses. De fait, ses cuisses le faisaient beaucoup moins souffrir. — Ne dis pas de bêtises. (Elle l’embrassa furtivement et le couvrit d’un drap.) Repose-toi ; en attendant, je vais tâcher de te trouver des vêtements. — Garde un œil sur ce qui se passe dehors et préviens-moi si quelqu’un approche. — Ne t’en fais pas. Personne ne sait que nous sommes ici. Personne ne peut s’en douter, en fait. Edeard commença à mâchouiller une autre prune, mais s’endormit avant de l’avoir terminée. Il sombra dans un sommeil peuplé de songes. Des songes différents de ses habituelles visions d’une autre vie. Celles-ci étaient ses propres visions. Il rêva beaucoup de Kristabel. Kristabel entourée par les flammes. Kristabel prise pour cible par des hommes armés de pistolets à tir rapide qui produisaient un vacarme assourdissant. Kristabel en train de voler. De tomber – sa chemise de nuit voletant autour d’elle. La chemise de nuit qu’elle portait le soir de leur première rencontre. Elle tombait dans la cage d’escalier de la ziggourat. Cet escalier dont il avait débuté le remodelage. Cet escalier si facile à monter pour les hommes d’Owain. La petite Mirnatha hurlant de terreur, accrochée aux jupons de sa sœur pendant que les flammes et les balles mordaient dans les murs de sa maison. Toutes les deux sautaient du dixième étage. Une main les poussait par-dessus la rampe. Elles criaient jusqu’en bas. Sa main à lui… Il hurla de souffrance. Cette sensation était comme une vague de peur qui menaçait de l’emporter, de le précipiter dans les ténèbres abyssales qui s’étiraient sous le monde. Il n’était plus qu’une petite chose pitoyable en route vers l’Honoious. Les Seigneurs du Ciel l’avaient abandonné. Kristabel était partie sans lui. Dinlay, Boyd, Macsen, Kanseen ; ils le regardèrent tous par dessus le bord du gouffre, et s’en furent un à un. — Non, supplia-t-il en pleurs. Revenez ! Mais ils ne reviendraient pas car quelque chose ne tournait pas rond. Il se réveilla en sursaut, gigota et, tremblant de peur, agrippa le lit pour s’extirper des ténèbres. Il faisait encore nuit et il n’y avait aucun bruit. Pris de panique, il respirait à grand-peine, avait l’impression d’étouffer. — Quoi ? demanda-t-il. Il examina les alentours en esprit. Les âmes de Dinlay, Kristabel et ses parents étaient agglutinées au pied du lit. Kristabel lui tendait les bras et semblait très inquiète. — Quoi ? parvint-il à répéter entre deux bouffées d’air. — Edeard, nous avons essayé de te réveiller, expliqua Dinlay. Nous avons vraiment essayé, mais tu étais si fatigué. — Je suis réveillé. Il regarda par la porte entrouverte de la terrasse, où les nébuleuses éclairaient d’une lumière pastel familière la balustrade blanche. Il devait être près de minuit. — Salrana, commença Kristabel d’une voix triste. Elle t’a trahi. — Hein ? bredouilla-t-il sans comprendre. Quoi ? — Je suis désolé, reprit Dinlay. Tu sais que sa télépathie est très puissante. Elle a appelé Owain juste après le coucher du soleil. Elle lui a révélé où vous étiez. — Salrana ? Que voulez-vous dire ? — Nous n’avons rien pu faire, se désola Kristabel. Nous n’avons aucun pouvoir sur les vivants. — Non, non… En esprit, il vit Salrana marcher dans le couloir. — Edeard ? l’appela-t-elle d’une voix douce. Tu te sens bien ? Je croyais que tu dormais toujours. — Elle a appelé Owain, insista Kristabel. Ses hommes sont déjà ici. Ils escaladent la montagne. — Ce n’est pas possible, ce n’est pas… — À qui parles-tu ? lui demanda Salrana, qui était entrée dans la chambre. — Ma femme, répondit-il d’un ton neutre. Salrana resta impassible et dissimula son étonnement derrière un puissant bouclier mental. Toutefois, comme Edeard, elle n’était pas native de Makkathran… — Tu sais que je peux voir les âmes, reprit-il. J’ai même partagé cette expérience avec la Pythie. Là ! Il lui ouvrit son esprit pour qu’elle voie la même chose que lui. Salrana sursauta ; elle était entourée de quatre âmes. — Je… Edeard glissa hors du lit. — Elles m’ont dit que tu m’avais trahi, continua-t-il d’une voix neutre en se rapprochant d’elle. Elles m’ont dit que tu avais appelé Owain lui-même. Je leur ai rétorqué qu’elles s’étaient trompées. Ai-je eu raison ? Salrana fit un pas en arrière. — Edeard… Le gendarme projeta son esprit hors du pavillon et explora le flanc du volcan. Grâce à la technique que lui avait transmise Finitan, il vit la vingtaine d’hommes camouflés qui avançaient vers la maison en bois, un pistolet à tir rapide à la main. Dans les ténèbres, derrière eux, d’autres équipes se constituaient. Il se concentra sur la base de la montagne et découvrit deux régiments entiers de la milice, qui se déployaient autour du cône du volcan éteint, l’encerclaient. — Par la Dame, s’étonna-t-il dans un murmure. Tu l’as vraiment fait. (Il la fixa, essaya de comprendre.) Salrana, tu les as appelés ! cria-t-il avec une pointe d’hystérie. Elle soutint son regard sans fléchir, puis le toisa avec colère. — Oui, j’ai appelé Owain. Ce n’est pas possible. Il s’agit de Salrana. Ma Salrana. Elle et moi étions prêts à défier le monde ensemble. — Mais pourquoi ? geignit-il. Pourquoi as-tu fait cela ? À cause de Kristabel ? Elle posa un regard méprisant sur l’âme de Kristabel. — Moi, jalouse de ça ? Tu plaisantes. Je suis aussi belle qu’elle et sans doute meilleure au lit. Tant pis pour toi, d’ailleurs. — Mais… toi et moi… — Pauvre paysan stupide. N’as-tu donc rien appris depuis ton arrivé à Makkathran ? Tu croyais vraiment qu’une amourette d’adolescents pouvait durer toute la vie ? Tu pensais que je te resterais fidèle pour toujours ? — Tu as gobé son histoire de nation unifiée ? — Et pourquoi pas ? Parce que cela ne correspond pas à ton éducation provinciale minable ? C’est ainsi que le monde fonctionne, Edeard. Es-tu donc aveugle ? Les grandes familles ont déjà l’argent et le pouvoir et, avec Owain à leur tête, elles deviendront encore plus fortes. Je veux vivre cette aventure. Je veux participer à ce projet. Tu croyais être le seul à avoir de l’ambition ? — Ce n’est pas toi, protesta-t-il avec un sentiment d’angoisse croissant. Ce ne sont pas les mots de Salrana. Ni ses pensées. — Tu es tellement faible. Tu pourrais reprendre la ville, si tu le voulais. Tu as la force, le pouvoir nécessaires ; tu pourrais conquérir le monde. Pourquoi ne fais-tu rien ? — Le monde ne peut être dirigé par une seule et même personne. Elle eut une grimace écœurée et méprisante. — L’humilité est le refuge des faibles. — La Dame enseigne la décence. — Qu’a accompli son Église sinon inculquer une décente obéissance aux classes inférieures ? — Maintenant je sais que tu n’es pas celle que tu prétends être. Qui t’a fait cela ? Qui t’a changée ? — Je me suis changée toute seule. J’ai fini par comprendre comment fonctionnait le monde et comment en tirer parti. Après tout, tu t’es bien trouvé une putain de grande famille. (Elle désigna l’âme de Kristabel d’un geste dédaigneux.) Une bonne manière d’atteindre le Conseil supérieur pour quelqu’un qui, comme toi, n’a pas les épaules assez larges. Pourquoi me serais-je privée de tout cela ? J’ai baisé tous ceux qui pouvaient m’aider ; il m’a été facile d’utiliser ceux qui te détestent – le plus grand d’entre eux étant bien sûr Owain. Owain a huit maîtresses, mais c’est moi qu’il préfère en ce moment. Il aime cela. Il aime coucher avec l’amie d’enfance de Celui-qui-marche-sur-l’eau. J’ai vu sa détermination, sa force – qualités que tu n’as pas. Il est aussi plus malin. Tu as la vertu ; lui a l’ambition, le feu, le pouvoir, la richesse et, surtout, une vision. Il sera bientôt empereur et unifiera ce monde sous un même drapeau. Je jouerai un rôle important dans ce projet, puisqu’il m’a promis de faire de moi la nouvelle Pythie. Nos enfants naîtront au sommet de la pyramide. C’était un peu comme si ses nerfs étaient morts. Edeard regardait la fille complètement folle qui lui souriait d’un air de défi mais ne sentait rien du tout. — Non, lâcha-t-il. (Une larme unique coula de son œil.) On ne peut bâtir un monde sain sur des fondations de violence et de peur. Il détruira Querencia comme il t’a détruite. — Il ne m’a pas détruite ; je n’ai jamais été aussi vivante. En esprit, Edeard vit les hommes en armes se masser derrière la porte du pavillon. Il ne fut aucunement surpris de constater que leur leader était Arminel. — Tu veux me voir mort ? demanda-t-il d’une voix à peine audible. — Seuls les forts survivent. Owain a peur que tu prennes sa place, car tu le peux toujours… Tu peux reprendre le pouvoir, Edeard. Tu peux modeler ce monde à ta convenance. Je t’aiderai. Il n’est pas encore trop tard pour nous. Edeard se retourna vers son épouse. Vers son ami Dinlay. Il regarda ses parents, qui avaient tellement foi en lui. — Je ne serai jamais maire. Et toi, tu ne seras jamais la Pythie. — Imbécile ! cria Salrana avant de tourner les talons et de s’enfuir en courant. Edeard se rendit compte que la jeune femme ne possédait pas le don de voir à travers les voiles d’invisibilité – Owain ne lui avait pas fait ce cadeau. Arminel et ses hommes chargèrent dans le couloir et se mirent aussitôt à tirer dans tous les sens. Les balles transpercèrent les murs, mordirent dans les meubles. Les gueules rougeoyantes des pistolets allaient et venaient à la recherche de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Le bouclier de Salrana n’était pas assez résistant. Huit projectiles l’atteignirent tandis qu’elle battait désespérément des bras. D’énormes roses de sang fleurirent sur sa robe de novice. Elle fut projetée en arrière et s’étala de tout son long sur les élégantes dalles de marbre blanc. Suspendue au-dessus d’elle, son âme la regardait déjà. Edeard plongea derrière le grand lit et laissa l’épais matelas absorber le gros du déluge de fer. Pendant que les soldats rechargeaient leurs armes, il releva la tête et s’adressa à l’âme de Salrana : — Je te souhaite bonne route. J’espère que tu trouveras la paix dans le Cœur. — Edeard ? Oh, Edeard, qu’ai-je donc fait ? — Va, continua-t-il. Trouve le Cœur. Je te rejoindrai là-bas. Son âme vacilla et s’éleva à travers le plafond du pavillon. Après une dernière bouffée de détresse, elle disparut. Arminel brandit son pistolet rechargé ; l’esprit en éveil, il scrutait le pavillon à la recherche de Celui-qui-marche-sur-l’eau. Soudain, le chargeur sembla se flétrir, le métal épais se tordit sous l’effet d’une forte pression télékinésique. Celui-qui-marche-sur-l’eau se matérialisa dans la chambre. — Tuez-le ! hurla Arminel à ses hommes. Toutefois, leurs armes étaient aussi inutilisables que la sienne ; les boîtiers et composants métalliques délicats étaient écrasés, déformés. — C’est la dernière fois que nous nous disons au revoir, le prévint Celui-qui-marche-sur-l’eau. Arminel renforça son bouclier et prit ses jambes à son cou. Les portes du pavillon se refermèrent dans un bruit de tonnerre qui se réverbéra dans toute la maison. Il se retourna pour faire face à son ennemi ; sa cape noire tourbillonna autour de lui et ne lui permit de voir qu’en partie Edeard qui se tenait immobile dans la chambre. Celui-qui-marche-sur-l’eau tendit les bras et écarta les doigts. Des éclairs jaillirent de ses mains. Quelques secondes plus tard, le pavillon tout entier était la proie des flammes. Solives, poutres, portes, murs, encadrements de fenêtres, étagères, meubles et bardeaux s’embrasèrent. Le feu produisait une épaisse fumée noire qui satura rapidement l’atmosphère. Edeard ouvrit la porte et sortit sur la terrasse. À l’intérieur, les soldats toussaient et criaient de peur, tandis que la fumée emplissait leurs poumons et que la chaleur cuisait leur chair. La porte se referma. Edeard sauta par dessus la balustrade et atterrit dans l’herbe. Dans le pavillon, les militaires se cognaient les uns contre les autres. Un crescendo de douleur et de terreur résonnait dans la bâtisse ; plusieurs hommes étaient déjà morts. Edeard s’enveloppa de son voile d’invisibilité comme d’une cape et s’éloigna dans la nuit. Les fidèles gardes de la Guilde des armuriers envoyés par Owain formèrent un cordon autour des ruines enflammées du pavillon. Le nez plissé à cause de la puanteur dégagée par les cadavres calcinés, ils poursuivirent leur travail. Plusieurs d’entre eux affirmaient avoir vu à travers le voile d’invisibilité de Celui-qui-marche-sur-l’eau et s’étaient lancés à la poursuite d’une silhouette noire dans un bois tout proche. Au pied de la montagne, les régiments de la milice terminèrent de se déployer et d’encercler le cône du volcan et les forêts qui l’entouraient. Comme on le leur avait ordonné, les soldats attendaient l’arme à la main. En esprit, ils suivaient la progression des escouades qui escaladaient le volcan au-delà du pavillon. De temps en temps, des coups de feu retentissaient qui les faisaient sursauter. Armés de leurs nouveaux et terribles pistolets, ils continuaient néanmoins à avancer. Edeard maintint assez facilement son avance. Il n’avait eu d’autre choix que de grimper vers le sommet ; une escouade surveillait la falaise et lui barrait le chemin de la grotte – Salrana devait avoir parlé à Owain de cette dernière et des tunnels. Alors, il avait choisi de monter. Le terrain n’était pas très difficile ; au-dessus du pavillon, la forêt était très peu dense et l’herbe lui arrivait à hauteur de cheville. Des rus serpentaient sur la pente abrupte. Bientôt, il dépassa le rideau d’arbres et se retrouva au milieu des herbes et des rochers, en vue du sommet. Maintenant, il va falloir prendre une décision. — Je pourrais les emprisonner, proposa-t-il à sa cour de conseillers éthérés. La ville est capable de créer des cellules sans portes ni fenêtres. Ils auraient de la nourriture, évidemment. — Je crois que la mort serait plus agréable, rétorqua son père. Rappelle-toi dans quel état était ce pauvre Argian après seulement deux jours de détention. — Il a raison, intervint Dinlay. Cela ne ferait que soulager ta conscience. Non, il faut les balayer. Nous savons qu’ils sont impitoyables. Si tu ne te débarrasses pas d’eux, ils reviendront encore et encore. Combien de fois ces malheurs doivent-ils s’abattre sur la ville ? — Makkathran a déjà trop souffert, mais tuer tous ces gens… — La Dame comprendra, le rassura Kristabel. — À vrai dire, ils s’attendaient à cela de ta part, reprit Dinlay. C’est pour cela que nous sommes morts. Il désigna d’un geste du bras les hommes qui montaient dans leur direction. Dans le meilleur des cas, le groupe de tête n’avait qu’une vingtaine de minutes de retard sur lui. — Je ne suis pas certain de pouvoir leur échapper, dit Edeard. Owain semble vraiment déterminé à me tuer. — Bien sûr qu’il l’est, expliqua Kristabel. Il sait que tu es la seule personne capable de l’empêcher de s’emparer d’un pouvoir absolu. — Peut-être qu’en me retirant dans les provinces, en organisant une opposition légitime… — Tu veux préparer une révolution ? s’étonna sa mère. Cela prendrait des années, voire des décennies. Combien de personnes mourraient dans une telle entreprise ? Non, il vaut mieux renverser Owain le plus vite possible pour limiter le bain de sang. Assez hésité ; chaque jour qui passe consolide son autorité. — Tu parais si sûre de toi. Elle sourit ; les nébuleuses brillaient à travers sa silhouette diffuse. — La politique est une seconde nature pour les natifs de Makkathran. — Tu es née à Makkathran ? — Oui, je suis la cinquième fille du quatrième fils de la famille Herusis. Mais c’était il y a bien longtemps. Mes frères et sœurs doivent avoir perdu une grande partie de leurs privilèges. — Herusis ? (Edeard fit une pause et essaya de se rappeler ce qu’il savait de cette famille de commerçants, propriétaire de vastes terres dans la plaine d’Iguru et d’une modeste flotte de navires.) Finitan n’était-il pas un Herusis ? — Finitan était un de mes grands-oncles. — Finitan était un parent ? — Oui. — Je me demande s’il était au courant. — Il devait s’en douter. Akeem, lui, était au courant. — Mais… Mère, pourquoi as-tu quitté la ville ? — J’étais fiancée à un rustre de la famille Kirkmal ; nos parents avaient tout arrangé. Il était hors de question que je l’épouse. Je voulais vivre ma vie, quitte à être déshéritée. — Alors, c’est de là que vient son entêtement, dit Kristabel. — Je ne suis pas… Edeard s’interrompit et eut un sourire blême. Même morte, Kristabel était capable de le taquiner. Il franchit les derniers mètres qui le séparaient du sommet, constitué en grande partie de rochers et de cailloux entre lesquels poussaient quelques touffes d’herbe. Un vent agréable soufflait de la mer. Il pivota sur ses talons et fit face à Makkathran. L’éclairage orangé de la ville formait une aura intense au-dessus des rues et des canaux. Il distinguait à peine les contours dentelés des tours. La première fois qu’il avait aperçu Makkathran, il avait été subjugué, avait presque eu le sentiment de rentrer chez lui. Cette sensation était toujours là, quoique voilée par une grande tristesse. Il avait à peine la force de la regarder. Je dois prendre une décision. Tout ce qu’il avait jamais voulu et rêvé se trouvait entre les murs de Makkathran. Toutes ses craintes, aussi. — Je ne me sens pas capable d’y retourner, avoua-t-il aux âmes. Owain et les autres ont raison ; je ne suis pas assez fort. — Tu as la force, mon fils, rétorqua son père. — Non. Je n’arrive pas à assumer les souffrances que provoquerait mon retour. — Tu n’auras qu’à te débarrasser des leaders, le contra Dinlay. D’Owain et de ses amis. — Cela aurait pu marcher au début, mais pas maintenant. Tout a changé. Les pistolets ont été distribués et ne sont plus cachés. Des centaines de personnes jouent des coudes pour se joindre à lui. — Des centaines d’autres lui ont résisté et sont mortes. Ne méritent-elles pas que justice soit faite ? Tu sais qu’une partie de la population est de ton côté. Rappelle-toi les résultats des élections. Edeard s’agenouilla sans lâcher Makkathran des yeux. — Je ne peux pas. C’est trop tard. — Nous comprenons, dit Kristabel. C’est ce qui fait de toi ce que tu es. C’est pour cela que je t’aime. — Nous serons bientôt réunis, lui promit-il. (En esprit, il vit la première escouade se rapprocher, les pistolets à tir rapide prêts à tuer.) Nous trouverons le Cœur et vivrons là-bas pour l’éternité. — Ensemble, acquiesça la jeune femme. Edeard prit une profonde inspiration. Rasséréné, il regarda une dernière fois la plaine d’Iguru et se débarrassa de son bouclier. Les pensées de Makkathran frôlèrent son esprit, aussi lentes et satisfaites qu’à l’accoutumée. La ville semblait rêver dans un univers propre. — Merci pour votre aide, lui murmura-t-il. Il lui exprima sa gratitude. Pour la première fois, il perçut un changement. L’esprit géant commença à remuer. Des pensées plus puissantes et rapides s’y formèrent, telles des créatures massives sorties du fond des océans. Makkathran se réveillait. Edeard eut un mouvement de recul, stupéfait par la réaction qu’il avait provoquée. Il avait essayé de communiquer avec Makkathran un nombre incalculable de fois, mais n’avait jamais reçu une telle réponse. Bien sûr, la ville avait accepté de modifier ses bâtiments ou de le faire voyager dans ses tunnels, mais il avait toujours cru que cette connexion, ce lien avec elle, le dépassait. — Vous m’avez entendu…, envoya-t-il en esprit. La réponse fut lente, mesurée et réfléchie, comme il s’y attendait. Solennelle, aussi – comme il se devait pour une création aussi magnifique. — J’ai perçu votre tristesse, expliqua Makkathran. Vous souffrez. Je n’avais pas senti une pareille souffrance depuis bien longtemps. — J’ai… j’ai perdu, et cela m’est douloureux. Je vous prie de m’excuser. Je ne voulais pas vous déranger. Je souhaitais juste vous remercier pour tout ce que vous aviez fait. — Perdu ? Je connais ce sentiment. Avant, nous étions nombreuses ; aujourd’hui, il ne reste plus que moi. — Il y en avait d’autres comme vous ? s’étonna Edeard. — Avant. Plus maintenant. Pas même ici. Toutefois, il serait vain de revisiter ce temps. — Je suis désolé. Je ne savais pas. Puis-je vous aider en quoi que ce soit ? Je m’apprête à rallier le Cœur du Vide ; vos semblables sont-elles là-bas ? — Non. Jamais elles n’auraient accepté d’être absorbées – c’est contraire à ce que nous sommes. — Qu’êtes-vous, justement ? — Je représente les échecs du passé. — Pourtant, vous n’avez pas failli lorsque vous nous avez aidés, lorsque vous nous avez abrités. — J’en suis heureuse. Approuvez-vous l’objectif du Vide ? Est-ce pour cela que vous voulez atteindre son Cœur ? — Son objectif ? — Ne faire qu’un avec cet univers. Le Vide veut assimiler tout ce qui est rationnel. — Ce n’est… Non, je pars parce que je vais perdre la vie. — On ne peut perdre la vie dans le Vide. Edeard se retourna vers Kristabel et les autres, conscient de la présence toute proche des hommes armés sur les flancs du volcan. — Je ne comprends pas. Quelque chose comme une bouffée d’émotions souffla de la ville. Répugnance. Acceptation. Pitié. — Le Vide permet à tout un chacun de vivre une existence parfaite. De cette manière, vous atteignez la complétude, vous évoluez jusqu’au contentement absolu. — Que voulez-vous dire ? Edeard entendit les cliquetis produits par les crans de sûreté et renforça son bouclier. — Ceux qui viennent de l’extérieur rêvent d’atteindre cet objectif, reprit Makkathran. C’est pour cela que le Vide les accueille. Cet univers n’a pas d’autre but, n’en a plus. C’est une chance pour ceux qui vivent en son sein et une tragédie pour les autres, car ils paieront le prix ultime. — Je ne peux pas vivre une existence parfaite, puisque mon existence va se terminer. — Abandonnez-vous au Vide. Localisez l’endroit où vous voulez être et recommencez tout. C’est aussi simple que cela. Une fois que vous vous êtes adapté au Vide, celui-ci vous donne tout ce dont vous avez besoin. Toutes les espèces qui ont vécu ici ont évolué de cette manière. Il en sera probablement de même pour la vôtre. Vous n’en souffrirez pas, croyez-moi. Je vous souhaite un bon voyage. Les pensées de la ville ralentirent, se retirèrent, se rendormirent. — Non, attendez ! s’exclama Edeard. Expliquez-moi comment. (Il se retourna vers les âmes.) Que voulait-elle dire ? — Je sens des images tout autour de moi, répondit Kristabel. Exactement comme Boyd te l’avait dit. L’univers se rappelle tout ce qui a été. Nos vies entières y sont visibles. — Tu peux me les montrer ? — Regarde avec moi. Edeard se concentra sur les pensées de Kristabel, s’efforça de capter ses perceptions. C’était une union étrange, une dimension de la vision à distance dont il ignorait tout. Il suivit le regard de sa femme, s’enfonça dans le tissu de la réalité et vit par lui-même. Il se découvrit sur les pentes du volcan, il vit des millions, des milliards d’images de lui-même – chaque instant de l’ascension, chaque pas, chaque bouffée d’air, chaque battement de cœur. Chaque pensée. Il avait l’impression de se regarder dans un miroir infini. Makkathran n’avait pas menti : son essence avait été capturée par le Vide. Le moindre moment de son existence y était enregistré. Edeard s’observa tel qu’il était cinq minutes plus tôt, jaugea le réalisme de sa vision. Il était une image figée dans l’attente de la bouffée d’air qui lui donnerait la vie. — Par la Dame, murmura-t-il. Je crois que je comprends. Mais… non ; cela voudrait dire… (Il se releva précipitamment.) Kristabel ? — Fais-le, l’encouragea-t-elle. Edeard, même s’il n’y a qu’une toute petite chance… — Oui. Il écarta les bras et déploya sa troisième main. Les soldats de l’escouade furent projetés dans les airs et, silhouettes désarticulées et hurlantes, décrivirent de grands arcs dont les points de chute se situeraient plusieurs centaines de mètres en contrebas. En l’absence de danger immédiat, Edeard se reconcentra sur les images. Comme il n’avait pas besoin de se voir quelques minutes plus tôt, il entreprit de remonter le fil de sa vie. Il plongea dans les profondeurs de son passé. Il se vit couché dans la chambre du pavillon pendant que Salrana appelait Owain. Il continua… Sa propre mémoire entra dans la partie, réveilla le souvenir vivace d’une journée récente et se mêla à celle du Vide. La technique était presque instinctive. Le souvenir était là, devant lui, scintillant et insaisissable. Son esprit tenta de s’en emparer, mais n’y parvint pas. Il réessaya, plus fort, canalisa son énergie télékinésique colossale. Ses doigts mentaux agrippèrent désespérément le moment choisi pour le rendre réel. Il grogna sous l’effort – il s’agissait de forcer l’univers à relier les deux moments. Quelque part, partout, l’univers commença à bouger. Le présent glissa en arrière – lentement, pour commencer. La chaîne d’images constituée par son ascension se déroula à rebours. Au-dessus de lui, les étoiles tournoyèrent dans le mauvais sens. Encouragé, Edeard jeta toutes ses forces dans cette union transtemporelle. Le mouvement si étrange s’accéléra. Son passé défila à grande vitesse. Le moment précis et incroyablement clair qu’il cherchait fonçait droit sur lui… … Edeard se réveilla en criant. Son cri incrédule résonna longuement dans le campement ; il ne pouvait empêcher ses poumons de se vider de leur air. Le soleil matinal brillait sur lui. Le matin ! Dinlay était à quelques mètres de là, qui Fixait Edeard sans comprendre, figé dans une posture étrange, le pied à la main. Edeard s’arrêta de crier. Il jeta un regard paniqué autour de lui, se leva et vit que Macsen était assis sur une vieille souche. — Je n’ai rien mis du tout dans ta botte, protestait-il d’une voix raisonnable. — Tu es vivant ! s’exclama Edeard. — Par l’Honoious, que se passe-t-il ? demanda Topar. Il avait jailli de son duvet, son pistolet à la main. Boloton, Fresage, Verini et Larby étaient debout aussi et cherchaient l’origine de ce raffut. — Rien ! répondit aussitôt Edeard, à bout de souffle. (Une explosion de joie dans sa tête menaçait de le submerger.) Tout ! J’ai réussi ! Je suis ici. En vrai. Vous êtes vrais. Et vous êtes tous en vie. Dinlay laissa échapper un soupir exaspéré. — Qu’est-ce qui t’arrive ? demanda-t-il en regardant dans sa botte. Ah ! Dinlay décolla les restes d’un utog avec sa troisième main et lança un regard soupçonneux à Macsen. — Edeard ? s’inquiéta Topar. — Tout va bien. (Il leva une main rassurante et rit. Il avait le vertige ; le monde tournoyait autour de lui. Il retomba sur les fesses.) Non, attendez, reprit-il en commençant à compter sur ses doigts. L’embuscade est dans deux jours. Euh… Auxquels il faut ajouter un jour et demi de cheval. Par la Dame, je n’aurai peut-être pas le temps. Je dois retourner plus loin. Dinlay fourra son pied dans sa botte et se rapprocha de lui. — Tu as fait un cauchemar ? — Le pire de tous les cauchemars, répondit Edeard, un sourire aux lèvres. — Ah. Tu veux un peu de thé ? Il doit bien te rester quelques sachets… — Non. Edeard se releva à la hâte. Sans laisser à Dinlay le temps de comprendre ce qui lui arrivait, il l’embrassa. — Putain de… ! cracha son ami en se mettant hors de portée. Edeard éclata d’un rire ravi. — Je ne peux pas rester. Je suis désolé. Mais, par la Dame, c’est bon de vous revoir tous vivants. Et les filles, nos femmes… Macsen, tu seras bientôt père, je te le promets. Je le jure sur la Dame elle-même. — Par l’Honoious, qu’est-ce que tu as bu hier soir ? demanda Macsen. — J’ai bu… J’ai bu tout ce qu’il y avait à boire. — Je pense que vous feriez mieux de vous asseoir, conseilla Topar d’une voix neutre. — Pas le temps, rétorqua Edeard, qui se délectait de la réaction de ses amis. En fait, non, ce n’est pas vrai. (Il gloussa.) Vous vous rappelez notre première journée sur la route ? demanda-t-il dans un claquement de doigts. Nous avons campé juste à côté d’une ferme. Où était-ce, déjà ? — Stibbington, grogna Dinlay. — Exact. C’est l’endroit et le moment parfaits. Cela me laissera le temps d’agir. De là-bas, cela fera moins d’une journée de cheval. Macsen, tu te souviens ? Tu avais tellement mal aux fesses que tu disais ne plus pouvoir marcher. — Je me souviens. — Ouais, moi aussi. Edeard rattrapa ce moment. Justine : année quatre Un rêve. Des images douces de son amour. Son odeur. Son rire. Son plaisir. Ces deux jours s’étiraient à l’infini… Justine s’assit dans la cabine médicalisée et jeta un regard circulaire sur l’habitacle du Silverbird. Rien n’avait changé depuis sa dernière période de veille à part que, cette fois-ci, aucune alarme ne sonnait. Ils avaient atteint le système solaire après un voyage qui, à en croire le cerveau de l’appareil, s’était déroulé sans encombre. Le Silverbird décélérait déjà. Elle bascula les jambes à l’extérieur de la cabine et grimaça de douleur. Les muscles de son cou étaient noués ; elle n’aurait pas été contre un bon massage. Peut-être au centre de vacance de Hulluba, sur l’île de Fasal. Oui, elle se serait bien vue allongée sur une chaise longue dans la véranda qui donnait sur les plages de sable blanc et les eaux turquoise de l’océan. Le centre employait des masseurs séduisants, des jeunes hommes musclés et talentueux qui savaient comment détendre complètement ses muscles et ses tendons. Très séduisants. Et ces boissons aux fruits exotiques qu’ils servaient dans des verres hauts emplis de glace pilée – quel délice ! Le soleil y était une tête d’épingle blanc-bleu brûlante et très lumineuse dans le ciel indigo. Séduisants et voraces. Mon Dieu, voilà où cela mène de rêver tout le temps de ces deux jours. Cela fait mille ans que je n’ai pas remis les pieds à Hulluba. Justine eut un soupir nostalgique et, à l’aide de sa troisième main, saisit une robe de chambre dans le module réplicateur. L’unité culinaire produisit un grand verre de jus de carotte vitaminé qu’elle but consciencieusement en faisant la grimace. Peut-être que je trouverai une planète avec des plages, dans le coin… Elle s’assit par terre pour effectuer des étirements. Elle avait hâte de prendre une douche chaude et de se faire masser par des jets puissants, de chasser les raideurs terribles qui lui nouaient le cou. — Qu’avons-nous à l’extérieur ? demanda-t-elle au cerveau du vaisseau. Un soleil apparut dans son exovision. Justine fronça les sourcils. — J’ai déjà vu cette étoile… Elle reconnaissait le système solaire projeté au plafond de la chambre du Conseil supérieur, dans le palais du Verger. Une étoile cuivrée émettait une lumière chaude au centre d’un disque d’accrétion. Des comètes aux noyaux gros comme des lunes décrivaient des trajectoires obliques à la limite du disque, étiraient leurs queues sur des millions de kilomètres, brillaient d’un éclat rouge fluorescent et glorieux. Toutefois, le décor qu’elle avait sous les yeux était plus ancien ; le disque d’accrétion était plus ténu qu’à l’époque d’Edeard. À l’intérieur s’étaient formées neuf bandes distinctes entourées de volutes d’astéroïdes – des protoplanètes. Les queues des comètes enflammées étaient plus petites, moins instables qu’avant. De longues tresses de vapeur blanche spoliaient leur robe autrefois parfaitement rouge. Des données translucides se superposèrent à l’image. Les programmes de pensée secondaires de Justine recoupèrent ces informations, en firent la synthèse et se concentrèrent immédiatement sur un minuscule croissant blanc situé en marge du disque. — Pas possible ! Une planète habitable. Le Silverbird était à sept UA de l’étoile, ce qui lui laisserait du temps pour observer la planète. Dans l’univers véritable, en dehors du Vide, elle n’aurait pas pu exister. Même si le disque d’accrétion avait pu amalgamer assez de roches et de minéraux pour former une planète, la vie n’aurait pas eu le temps de s’y développer. Les filtres d’analyse spectrale du vaisseau identifièrent de l’eau et de la chlorophylle, ainsi que de grandes quantités d’azote dans l’atmosphère. Quelle que soit son origine, cette planète possédait des océans et des continents couverts de végétation. Plus qu’une UA. C’était une petite planète habitable – de la taille de Mars. L’atmosphère y était dense et devait avoir une pression standard en surface. La température était typique. Son champ magnétique donnait au vent solaire la forme caractéristique des ceintures de Van Allen. Elle ne capta aucune émission électromagnétique, mais continua à chercher durant la fin de sa phase d’approche. Un monde improbable dans un endroit irréel. Le Vide. La brève phase d’expansion du Vide lui avait permis de digérer assez d’énergie de masse pour créer un millier de systèmes solaires, alors une ridicule planète… Rien ne devrait me surprendre, ici. Comme le répète le Rêve Vivant, Edeard n’a fait qu’entrevoir le potentiel du Vide. Dix millions de kilomètres. Le Silverbird décélérait à cinq g et terminait de perdre l’élan colossal grâce auquel il avait parcouru les trois dernières années-lumière. Les dysfonctionnements étaient de retour, et il n’aurait décemment pas pu faire mieux. Alors que les scanners fins souffraient de la détérioration de certains capteurs, les lentilles optiques lui montraient les continents et calottes polaires. Elle distinguait aussi des tourbillons dans la couche nuageuse. Une tempête, notamment, se fendit en deux au contact d’une côte, s’ouvrit comme si elle s’empalait sur un couteau. Un très grand couteau. Le phénomène réveilla quelque chose dans son subconscient – un souvenir très ancien qui tentait de remonter à la surface. Qu’est-ce qui peut ouvrir une tempête en deux ? Toutefois, elle avait mieux à faire pour le moment ; la gravité de l’habitacle fluctuait d’une façon désagréable et les systèmes secondaires lâchaient un à un à cause de l’inconstance du réseau de distribution d’énergie, dont les défaillances étaient difficiles à pallier. Elle désactiva les générateurs gravifiques et se retira dans sa couche d’accélération. Au moins ses biononiques fonctionnaient-ils toujours. Elle alluma son champ de force intégral tandis que le Silverbird parcourait le million de kilomètres restant. Droit devant elle, l’atmosphère supérieure de la planète s’embrasait chaque fois que les météorites nombreuses du disque d’accrétion pénétraient l’ionosphère. À l’extérieur, la densité de poussière augmentait rapidement, aussi les boucliers du Silverbird devaient-ils résister à des impacts de plus en plus fréquents. Justine enfila sa combinaison de protection. La capacité des systèmes ingrav avait déjà diminué de vingt pour cent, et leur fonctionnement devenait de plus en plus erratique. La jeune femme avait déjà abandonné l’idée de se positionner en orbite ; elle allait devoir atterrir. Avec un peu de chance, les réacteurs regrav s’allumeraient lorsqu’elle serait à l’intérieur du champ gravitationnel de la planète, mais rien n’était moins sûr. Mille kilomètres au-dessus de l’ionosphère, le cerveau de l’appareil commença à fermer ses programmes périphériques afin de se concentrer sur ses fonctions vitales. Le navire contourna la planète, et les systèmes regrav s’allumèrent. Il était temps. Elle arriverait en bas en un seul morceau. Enfin, sans doute. C’est alors qu’elle vit les trois cônes rocheux géants qui transperçaient l’atmosphère. Le Silverbird se dirigeait droit sur eux, car elle était censée se poser juste derrière. L’image de ces trois volcans si familiers fit son chemin dans son esprit incrédule. — C’est une plaisanterie ! lâcha-t-elle à voix haute. Le Silverbird fonçait à Mach 30 vers une réplique quasi parfaite de la Grande Triade de Far Away. Elle s’efforça de ravaler sa stupéfaction. C’est possible. Dans le Vide, tout est possible. Elle allait terminer un voyage de trois années-lumière à l’endroit précis où s’était posé son hyperplaneur dans un passé lointain, ce qui ne pouvait pas être une coïncidence. Le rêve. Oh mon Dieu, le rêve. Ce qui impliquait une possibilité presque trop insensée pour être envisagée avec sérieux. Non. Cela ne peut pas arriver. Le vaisseau pénétra dans l’atmosphère. Les molécules encore rares hurlaient tandis qu’il contournait le flanc du plus grand des trois volcans au sommet plat formés de deux calderas. De l’air surchauffé et bouillonnant flamboyait dans son sillage. Les unités regrav appliquèrent toute l’énergie qu’elles purent réunir. L’accélération plaqua Justine contre son fauteuil. Son poids fut quadruplé et son torse comprimé. Ses biononiques renforcèrent son corps et lui permirent de respirer normalement. Les regrav ne parvenaient pas à altérer le vecteur du vaisseau, comme si son point d’atterrissage était prédéterminé. Décrété ? Le Silverbird plongea à travers une mince couche de cirrus. Sa vitesse était désormais subsonique. Les contreforts des volcans, dentelés, rocheux, couverts de taches de lichen et de végétation, striés de neige, étaient sous elle. Bientôt, elle survola la ceinture de prairies ondoyantes qui surplombait la forêt. Des chutes d’eau glacée dégoulinaient sur des affleurements rocheux et donnaient naissance à un lacis de ruisseaux argentés. Un esprit se connecta au champ de Gaïa du vaisseau – un esprit curieux et enthousiaste. — Oh non. Non, non, non. Il ne peut pas être ici. Tu ne peux pas me faire cela. Les trains d’atterrissage sortis, le Silverbird descendait à vive allure vers une clairière allongée. Justine serra les dents, mais le choc fut moins impressionnant que prévu. La cabine fut secouée et un craquement se répercuta dans toute la superstructure. La gravité tomba sous un g standard. Quelques icônes de statut virèrent brièvement au rouge avant de redevenir vertes. Des sections entières devinrent neutres, tandis que les réacteurs cessaient de fonctionner. Le vaisseau n’était pas près de revoler. Cependant, elle s’était posée et elle était en un seul morceau, ce qui n’était pas rien. L’esprit était toujours là, qui attendait avec une pointe d’impatience. Elle percevait son état émotionnel grâce à sa vision à distance et non à ses particules de Gaïa. Il était donc logique de penser qu’il sentait aussi le sien. Justine prit le temps de retirer sa combinaison ; elle ne voulait pas lui faire peur – le dispositif avait effectivement de quoi effrayer quiconque n’était pas familiarisé avec la technologie du Grand Commonwealth. N’ayant plus confiance dans les fonctions de manipulation gravifique de son vaisseau, elle déroula une échelle de corde à la sortie du sas. Elle entreprit de descendre et se rendit compte que sa combinaison beige ressemblait beaucoup à celle, en cuir gris-bleu, qu’elle portait le jour où elle avait volé en hyperplaneur. Seul manquait le casque. — Tu t’es planté, mon vieux, dit-elle d’un ton moqueur à l’attention du Vide. Comme l’échelle de corde se balançait de façon alarmante, elle profita du mouvement de pendule pour sauter dans l’herbe. La gravité était faible, l’odeur des pins forte et l’air humide, exactement comme sur Far Away. Elle essaya d’examiner les alentours en esprit, mais se sentit quelque peu désorientée. Alors, elle s’efforça d’interpréter les formes brumeuses, de les superposer à ce que voyaient ses yeux. Par chance, son scanner biononique fonctionnait parfaitement et lui fournissait une vision très précise du paysage. Il se tenait à à peine dix mètres de là, attendait poliment qu’elle le remarque. Justine se retourna très lentement – elle craignait d’être sur le point de se réveiller dans la cabine de son vaisseau après une longue période de suspension. Mais non, la scène était bien réelle, il était réel. Elle se sentait engourdie et parvint tout juste à sourire. — Salut, Kazimir. Son visage était parfait : une peau foncée et saine, des dents blanches dans un sourire énorme, une épaisse queue-de-cheval ornée d’un ruban rouge. Il était vêtu d’une veste en cuir ouverte sur un torse joliment musclé, ainsi que d’un kilt émeraude et cuivre – celui des McFoster. Même le sac qu’il portait dans son dos était authentique. — Vous me connaissez ? demanda-t-il. La voix était la sienne – logique, puisqu’il était sa création. Le sourire de Justine se fit compatissant. — Je sais qui tu penses être. Tout est de ma faute. Il fronça les sourcils. — Vous vous sentez bien ? Votre appareil s’est posé si vite… Elle rit ; cette sollicitude était si typique de Kazimir. — J’ai été un peu secouée, mais ça va. Au fait, je m’appelle Justine. — Heureux de vous connaître, Justine. C’est un vrai vaisseau spatial ? — Oui, un vrai. Justine ne pouvait pas se montrer cruelle avec lui. Elle était incapable de le chasser ou de l’ignorer, ce qui aurait pourtant été plus facile pour elle. C’était un jeune homme de dix-sept ans, et il avait des sentiments. Comme tout le monde, il n’avait pas demandé à naître – quelle que soit la nature de sa naissance. Il méritait d’être traité avec considération et respect. Bizarrement, il ne se rappelait pas exactement d’où il venait. Ils étaient assis au bord d’un ruisseau qui gargouillait à la limite de la clairière. Ils étaient las, mal à l’aise ; cependant, elle voyait bien qu’il était très attiré par elle, et pas seulement physiquement. — Je suis en mission, répondit-il lorsqu’elle lui demanda ce qu’il faisait ici. — Tu dois leur montrer que tu es capable de survivre dans la nature tout seul, ajouta-t-elle en se rappelant cette vieille conversation. Une fois de retour parmi les tiens, tu seras un véritable guerrier et tu pourras combattre l’Arpenteur. — Vous avez entendu parler de l’Arpenteur ? — Kazimir, je sais que tu vas avoir du mal à me croire, mais le Commonwealth a battu l’Arpenteur il y a très longtemps de cela. Tu n’es pas celui que tu crois être. Il eut un sourire ravi. — Qui suis-je, alors ? — Tu es un rêve fait réalité par cet endroit. Il prit un air fasciné, alors que son esprit trahissait son amusement. — Vous êtes en train de me dire que je suis mort et que nous nous trouvons dans les Cieux rêveurs ? — Oh, mon Dieu ! (Justine le fixa avec stupéfaction.) J’avais oublié cette partie de l’idéologie des Gardiens. Consciemment, en tout cas. — Vous êtes mon guide, alors ? En tout cas, vous avez tout d’un ange… — Tu m’as déjà dit que je ressemblais à un ange, murmura-t-elle. — J’ai fait quoi ? — Tu m’appelais « mon ange », avant. — Quand nous étions vivants ? Son esprit s’emplissait doucement d’incertitude ; la plaisanterie ne l’amusait plus. Justine maudit son vieux et stupide corps biologique d’être si sensible aux émotions. — Tu es vivant. De nouveau. C’est compliqué… — Vous me croyiez mort ? Je t’ai vu mourir. — Dis-moi où tu étais avant de partir pour ton initiation. Parle-moi de tes amis, de l’année dernière… Tiens, que faisais-tu hier à la même heure ? — Je… (Son esprit bouillonnait désespérément.) C’est difficile. Je ne me rappelle pas. Non, attendez, Bruce ! Bruce est mon ami. — Kazimir, je suis désolée, mais Bruce t’a tué. Il eut un mouvement de recul. — Alors, je suis dans les Cieux rêveurs ! — D’une certaine manière, oui. — Bruce ne me tuerait jamais. — Il a été capturé par l’Arpenteur, qui en a fait un ennemi des Gardiens de l’Individualité. Il est devenu un de leurs agents. — Non, pas Bruce. — Pas le Bruce qui était ton ami – l’Arpenteur a détruit cette partie de lui. Kazimir, tu ne te rappelles pas ton passé parce que je ne le connais pas, en tout cas pas suffisamment bien, pas en détail. Nous n’avons pas passé assez de temps ensemble pour aborder ces sujets. Notre temps était compté, précieux. Cela a toujours été un de mes regrets. Je suis navrée… Elle détourna les yeux et tenta de reprendre le contrôle de ses émotions. Cela fait tellement mal. Je ne suis pas obligée de m’infliger cela. Je devrais m’en aller. Elle lui lança un regard furtif, lut la douleur et la confusion dans ses yeux, et comprit qu’elle ne serait pas capable de le faire souffrir – pas son Kazimir. Même s’il ne s’agissait que de son ombre. Il tendit doucement la main, lui effleura l’épaule avec circonspection, comme si c’était à lui de la consoler. — Nous étions… ensemble ? — Oui, Kazimir, nous étions amoureux. Un large sourire lui fendit le visage, comme si, après tout, l’univers n’était pas si terrible et effrayant. — Je m’y prends mal, reprit-elle. J’aurais aimé faire cela plus doucement. — Alors, vous rêvez de moi, c’est cela ? — Oui. Son sourire devint triomphant. — Je suis heureux que vous rêviez de moi. Je suis content d’être là pour vous. Oh non. Pas question de prendre ce chemin. Ce n’est pas… bien. — Je suis heureuse que tu sois là, mais j’ai une mission à accomplir. Kazimir hocha la tête avec sérieux. — Quelle mission ? — Sauver la galaxie, répondit-elle, l’air morne. — Comment ? — Je n’en sais trop rien. L’endroit où nous nous trouvons est mauvais. Je dois rencontrer… ceux qui sont derrière tout cela, pour tenter de les convaincre de stopper leur expansion. Je sais que cela ne veut pas dire grand-chose pour toi… Kazimir se retourna vers le Silverbird ; un éclair d’envie illumina son esprit. — Nous allons voler à bord de votre vaisseau spatial ? Quelques gouttes de pluie tombaient du ciel noir, tandis que le front de l’orage contournait le volcan. — J’aimerais bien, mais il va falloir d’abord que je trouve un moyen de le démarrer. En plus, je ne sais ni où se trouve le noyau, ni comment y parvenir. — Oh. Sa déception était évidente, tangible, qui brillait derrière le voile dont était recouvert son esprit. — Tu veux jeter un œil à l’intérieur ? demanda Justine dans un sourire. — Oui, s’il vous plaît ! Il escalada l’échelle de corde avec facilité. Justine se rappelait effectivement que Kazimir avait toujours été agile, d’où l’accélération de son propre rythme cardiaque… Le sas était petit, pour deux personnes. Elle dit au cerveau du vaisseau d’ouvrir la porte interne et précéda son invité dans le couloir qui conduisait à l’habitacle. Kazimir essaya de rester poli en inspectant la cabine circulaire, mais il n’était manifestement pas habitué à dissimuler ses pensées. Par chance, Justine se souvenait de quelques techniques utilisées par Edeard dans les rêves d’Inigo. — Vous voyagez là-dedans ? demanda-t-il, impressionné. Justine claqua des doigts et ordonna au cerveau de produire deux chaises. — Ah ! s’exclama le jeune homme, de nouveau joyeux, en les voyant sortir du sol. Elle alluma le projecteur holographique et afficha des graphiques de statut devant lui. Comme on est heureux à dix-sept ans, se dit-elle en lui en voulant presque d’être fasciné de la sorte. — J’aimerais te scanner, reprit-elle. Cela m’aidera peut-être à mieux comprendre cet endroit. — Bien sûr. Elle usa de ses biononiques pour l’étudier en détail et transmit ses résultats au cerveau du vaisseau. Il était bien humain ; chacun de ses organes était à sa place. Lorsqu’elle appliqua un module senseur sur sa peau, il sourit et ne cacha ni son enthousiasme ni sa bonne volonté. Durant les deux jours qu’ils avaient passés ensemble sur Far Away, ils avaient consacré beaucoup de temps à faire l’amour. À la vue des résultats du séquençage, elle haussa les sourcils. — Ton ADN est… (authentique ? correct ? humain ?)… bien. Comment le Vide a-t-il accompli ce miracle ? — Super, dit-il simplement. Le cerveau du Silverbird compara les résultats à un fichier médical dont elle ne se séparait jamais : l’ADN de son Fils. Ce Kazimir n’avait aucun marqueur génétique en commun avec l’homme qui lui avait donné un fils douze siècles plus tôt. Elle ne savait pas si elle était déçue ou non. Il n’est donc pas omnipotent. — Mais vérifions plutôt si l’unité culinaire fonctionne toujours… Elle n’avait pas besoin de lui demander ce qu’il voulait. Un cheeseburger avec du bacon, des frites, de la glace à la vanille au coulis de caramel. Du chocolat et du champagne. Autant d’aliments délicieux et corrupteurs qu’elle lui avait fait goûter lors de leur première rencontre. L’unité culinaire parvint à les produire, même si Justine trouva bizarres certains goûts. Pour le palet inexpérimenté de Kazimir, tout était bon et exotique, aussi engloutit-il son repas sans hésiter. — Tu as vu quelqu’un d’autre, dans les parages ? lui demanda-t-elle entre deux gorgées de champagne. — Je croyais que je n’existais pas avant aujourd’hui, la taquina-t-il. — En vérité, j’ignore depuis combien de temps tu vis ici. Le Vide a mis quatre ans à fabriquer ce monde. Il s’adossa à sa chaise pour réfléchir. — J’ai des souvenirs, ou en tout cas une idée de ce qu’était ma vie avant. Toutefois, je me rends compte maintenant que mon passé et ma vie avec le clan manquent de substance. Je m’imagine plutôt ce qui aurait dû être. Pourtant, je me rappelle bien être parti tout seul il y a deux semaines. Je suis certain que les derniers jours que j’ai vécus sont réels. Comme aujourd’hui. Je me revois en train de marcher, de profiter du soleil. — Tu n’as donc vu personne depuis que tu as quitté les tiens ? — Non, mais c’est justement le but de cette initiation. — Bien sûr. Il eut un frisson et jeta un regard circulaire sur la cabine. Une certaine appréhension prenait possession de son esprit. — Je ne suis rien. Je suis un jouet fabriqué par une créature extraterrestre pour vous amuser. Quel genre de créature peut détenir un tel pouvoir ? — Eh, ne dis pas cela, rétorqua-t-elle d’un ton rassurant. Tu es quelqu’un. Tu es toi. Tu existes bel et bien, et c’est tout ce qui compte. Il faut vivre sa vie et en profiter ; je t’ai dit cela lors de notre première rencontre. Kazimir renifla d’un air méfiant. — Et je vous ai crue ? — Je me suis employée à te convaincre. À l’époque, déjà, tu étais têtu. Cela sembla le satisfaire. — Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? — Je n’en suis pas sûre. Je suis venue jusqu’ici pour parler au noyau, mais cela me paraît compliqué, maintenant. Il croit que je veux rester ici avec toi. Elle examina une nouvelle fois les statuts du Silverbird – aucun des réacteurs n’était opérationnel, et le cerveau ne savait pas pourquoi. Le générateur produisait juste assez d’énergie pour alimenter les systèmes de base de l’habitacle. Ces derniers semblaient effectivement fonctionnels, mais elle ne se serait pas risquée à utiliser la cabine médicalisée. Ce qui la contrariait, c’était l’apparente absence de panne. La volonté, pensa-t-elle. C’est la force qui régit cet univers. Le pouvoir de l’esprit sur la matière. La pensée peut affecter la réalité. Le Vide ne veut pas que le Silverbird vole ; c’est aussi simple que cela. — Et vous ne voulez pas rester ici avec moi ? demanda-t-il. — Ta compagnie m’est agréable, mais ce n’est pas la raison de ma présence dans le Vide. (Il prit un air abattu qui lui fit immédiatement regretter ce qu’elle avait dit.) Kazimir, je te demande pardon, mais les enjeux de ma mission sont colossaux. Tellement colossaux que tu ne me croirais pas. Je dois faire mon possible pour aider l’humanité. — Je comprends, acquiesça-t-il avec gravité. Ce que vous avez entrepris est très honorable. Je suis peut-être dans l’erreur, mais l’honneur est très important pour moi ; c’est une vérité universelle. — Tu es très gentil. Je me rappelle parfaitement cet aspect de ta personnalité, ajouta-t-elle dans un bâillement. Je vais me reposer un peu ; le vol a été long et stressant, et ce champagne m’est monté directement à la tête. — Je vais monter la garde à l’extérieur, annonça-t-il, solennel. Si cette planète est réelle, il se pourrait que des créatures hostiles rôdent dans la forêt. — Merci. Dieu que ma mémoire est dangereuse. Pendant que Justine se débarrassait de sa combinaison, l’habitacle produisit un lit et le réplicateur fabriqua un fin duvet. Ce dernier contenait quelques boules dures, mais il en fallait plus pour la décourager. Elle se couvrit et s’endormit aussitôt. Elle rêva. Elle rêva de son lit, de sa maison, de sa vie chaude, sûre et confortable. Quelqu’un tira les rideaux. Le soleil brillait derrière les hautes fenêtres. Justine bâilla et s’étira ; elle était si bien sous son duvet. — Salut, ma chérie. — Papa, dit-elle d’une voix encore ensommeillée en découvrant le visage doré de son père. Il est l’heure de se lever ? — Il est l’heure que nous parlions. Elle finit de se réveiller et eut l’impression d’être plongée dans un bain d’eau glacée. Elle glapit et se redressa. Elle se trouvait dans sa chambre du manoir de la Tulipe, celle-là même où elle avait passé son adolescence, avec son décor ridicule noir et violet – pour ennuyer ses parents, elle avait adopté un style rétrogothique. Son tee-shirt et son pantalon de pyjama étaient en coton noir ; les ongles de ses mains et de ses pieds étaient noirs et ornés de pierres couleur de sang. Elle les fixa avec un sentiment d’horreur. Elle tira une mèche de cheveux devant son visage avec ses doigts chargés d’anneaux pleins de têtes de morts : noirs aussi. — Mon Dieu, marmonna-t-elle. — Les modes passent, mais tu restes mignonne. Les bras croisés, Gore était appuyé contre un poteau de son lit à baldaquin – baldaquin en tissu arachnéen noir, évidemment. Son visage doré et séduisant lui souriait. — Quoi ? Je… suis… S’agit-il du Vide ? — Tu es toujours dans le Vide, confirma Gore. Moi, je suis dans le Commonwealth, où j’imagine un environnement confortable pour amplifier nos rapports. Qu’y a-t-il de plus agréable qu’une chambre d’enfant ? — Nos rapports ? — Je suis très embarrassé de t’annoncer que je suis devenu le Troisième Rêveur. Et devine quelle héroïne du Vide peuple mes songes… — Oh, merde. Gore arbora un sourire diabolique. — Cela pourrait être pire ; tu aurais pu coucher avec moi, et j’aurais relayé cela dans tout le champ de Gaïa. — Merde ! — Ta noblesse finira par te causer de sérieux ennuis. Justine se leva avec circonspection. — Que se passe-t-il de ton côté ? Le pèlerinage a-t-il réussi ? — Tu veux dire depuis quatre jours que tu es là-bas ? — Quatre jours ? répéta-t-elle, incrédule. — Bientôt cinq. — Mais cela fait… — Quatre ans. En comptant l’interlude avec le Seigneur du Ciel. — Tu as assisté à cette scène ? — Oh, oui. Ce petit connard d’Ethan profite à mort de son refus de te conduire au noyau. C’est excellent pour sa cause. Depuis, ses ecclésiastiques de merde squattent l’unisphère et déclament de grands discours sur le destin. Cela suffirait presque à faire oublier le bordel qu’ils ont foutu sur Viotia. — Viotia ? — Ils retournent la planète sens dessus dessous pour mettre la main sur le Second Rêveur. Mais oublie cela ; concentrons-nous plutôt sur notre problème. — Kazimir ? — En quelque sorte. Merde, je n’imaginais pas que tu étais encore obsédée à ce point. Tu as merdé sur ce coup, pas vrai ? — Qu’est-ce que tu veux dire ? — Jusque-là, le Rêve Vivant promettait à chacun la possibilité de remettre sa vie sur de bons rails, comme l’a fait Celui-qui-marche-sur-l’eau chaque fois qu’il avait foiré. T’as encore merdé ? Pas grave. « Bang ! » Il repense au moment où il s’est planté et réarrange le Vide tout entier à partir de cet instant. C’est ce qui a attiré tous ces bouffons, c’est ce qui leur a donné l’idée de ce pèlerinage. — Je sais. Le voyage dans le temps – c’est le rêve ultime devenu réalité. Tout le monde voudrait pouvoir réparer ses erreurs. — Le voyage dans le temps, c’est de la connerie, c’est impossible ! Personne ne peut s’affranchir de la causalité et de l’entropie. Tout ce que le Vide fait, c’est appuyer sur le bouton « effacer ». Cette couche mémoire, celle qu’Edeard réveilla dans Makkathran… C’est l’empreinte de chaque instant écoulé là-bas. Comment ce putain de Vide alimenterait un truc pareil, hein ? — Papa. — Chaque planète, chaque personne, chaque Seigneur du Ciel, chaque étoile change à partir du moment auquel retourne Edeard. Chaque étoile ! Le niveau d’énergie du moindre atome de chaque étoile du Vide doit remonter afin de tout recommencer. Mon Dieu, quelle arrogance. Et d’où lui vient l’énergie nécessaire à l’accomplissement de ce miracle ? De nous. De notre galaxie, qu’il dévore pour être capable d’effacer et de recommencer. La masse en énergie, E = mc2, quoi ! — Papa, calme-toi, tu prêches des convertis. — Ah bon ? S’ils étaient convertis, ces abrutis n’auraient pas envie de partir en pèlerinage, pas vrai ? Parfois, je me dis que les Ocisens ont raison, qu’ils devraient nous exterminer car une espèce capable d’engendrer une aberration comme le Rêve Vivant ne mérite pas de vivre. — Papa ! s’exclama-t-elle, choquée. — Ouais, ouais, continua-t-il avec un sourire carnassier. Ce rêve te plaît, Ethan ? Tu goûtes ce que t’envoie le Vide ? Ou bien es-tu incapable d’entendre la vérité ? Terminées, les aventures de Celui-qui-marche-sur-l’eau ! À la limite, je me serais accommodé de le voir en sauveur d’une bande de crétins médiévaux, mais cela ne te suffisait pas, hein ? Tu es tellement con que tu veux emmener tout le monde avec toi. Vous serez des millions à vouloir revenir en arrière à la moindre goutte de shampooing dans l’œil. Es-tu faible et pitoyable au point de n’être pas capable d’affronter les aléas de la vie ? Apprends de tes erreurs et avance ! C’est ce qui fait de toi un être humain. Ne condamne pas toute l’humanité sous prétexte que tu as foiré ton existence. Tu as des couilles, oui ou merde ? Justine passa un bras autour de ses épaules et eut la surprise de découvrir qu’il tremblait de colère. — Ne t’inquiète pas, lui dit-elle. Nous trouverons une solution. — Tu parles ! Maintenant, on n’est même plus limités par la mémoire du Vide pour créer ; si tu veux, tu peux revivre n’importe lequel des moments ratés de ta vie. Les bouffons du Rêve Vivant ne se contenteront pas d’aller à Makkathran pour baiser Ranalee à loisir. Plus maintenant. Ils pourront recréer leur passé, des gens, des villes, des civilisations, des mondes. Ils pourront ramener à la vie l’épisode historique ou fictionnel de leur choix. Et alors ? Il suffira d’avaler deux milles étoiles pour alimenter la machine ! Nom de Dieu de bordel de merde… — Tu es en train de me dire que c’est ma faute ? Gore resta immobile et serra compulsivement les poings pour se calmer. — Non. Ce n’est pas ta faute. Tu n’y es pour rien. Les responsables sont les Premiers, qui ont donné naissance à cette abomination. Les Raiels ont eu raison de tenter de la détruire. Je regrette simplement qu’ils n’y soient pas parvenus. — Je peux utiliser le Silverbird pour continuer à étudier le Vide. — Non, non, cela ne servira à rien. Investir le Vide avec nos pistolets lasers ne nous mènera nulle part – je pensais que tu avais compris cela. Non, comme tu l’as dit plus tôt, la clé est l’esprit. Le Vide a été créé pour donner corps à nos pensées. L’environnement physique n’est qu’une petite partie de cette saleté. Imagine un oignon octodimensionnel… Justine se raidit et considéra son père d’un air exaspéré. — Merci, papa, tu es d’une aide précieuse. Tu as le chic pour trouver les images qui expliquent tout… Gore eut un sourire bourru. — D’accord, d’accord, oublie les huit dimensions et pense juste aux couches. Elles sont liées entre elles – pas dans la réalité, dans le Vide. Chaque couche a une fonction différente. Il y a la couche mémoire qui retient tout ce qui s’y passe. Il y a la couche créatrice, qui organise les effacements. Il y a la couche d’interaction, qui formate les pensées pour la couche créatrice et rend possible la télépathie et autres conneries mentales. — Une couche qui génère des âmes, ajouta Justine d’un air penseur. — Ouais. Tout a été bâti autour de la rationalité et de son évolution – l’accomplissement dont parle cet abruti de Seigneur du Ciel. Reprenons : une couche qui gère les processus de pensée – peut-être s’agit-il de celle dont tu parles, mais rien n’est moins sûr. Il y a des tonnes de couches ; certaines que l’on peut observer, et d’autres dont nous ne soupçonnons même pas l’existence. Dieu seul sait ce que sont ces nébuleuses et pourquoi elles chantent. Enfin bref, nous avons affaire à une construction extrêmement complexe. Le noyau est son centre, mais – encore une fois – pas dans un sens physique. Tu me suis ? — Le noyau contrôle toute la machine. — Qui peut le dire ? Il nous faut trouver le chemin du noyau, un interlocuteur avec qui négocier, comme tu le souhaitais. — Pourquoi le noyau aurait-il créé Kazimir pour moi ? — Il ne l’a pas fait. Je ne pense pas que tes pensées soient suffisamment grandes pour attirer son attention. Le nid de confluence que tu as à bord de ton vaisseau a sans doute transmis ton rêve à la couche créatrice – qui n’est pas habituée à recevoir des pensées amplifiées de la sorte. La plupart des couches n’ont pas d’intelligence ; elles remplissent un rôle. Personne n’avait encore fait entrer un nid de confluence dans le Vide, et un nid de confluence sert avant tout à enregistrer un souvenir et à le répéter à l’infini. Quand tu étais en suspension, il ne recevait que ton rêve, ce qui a déformé la réalité. La couche créatrice a réagi comme elle devait le faire, mais cela n’avait rien à voir avec toi. Justine s’assit sur le lit et essaya de comprendre. — Si mes pensées ne sont pas assez puissantes, à quoi bon tenter de trouver le noyau ? — Ton rêve est transmis à tous ceux qui disposent d’une connexion au champ de Gaïa. Tu comprends ? — Ah. — Laisse tomber le noyau, ce serait une perte de temps. — Mais tu viens de dire que… Gore s’agenouilla devant elle et lui agrippa les avant-bras. Ses yeux brillaient avec intensité au milieu de son visage d’or. — Tu dois trouver Makkathran. — Il n’y a plus personne, là-bas. Le Seigneur du Ciel a dit que les humains étaient tous partis dans le noyau. — Je m’en fous. Trouve Makkathran. C’est important. C’est là que les humains vivaient dans le Vide. — Comment ? Le Silverbird ne vole plus. — Faux, rétorqua Gore avec un grand sourire. Tu es dans le Vide. Tu as des pouvoirs télépathiques. Le Silverbird ne vole pas maintenant. — Oh, fit-elle en comprenant où il voulait en venir. Oh ! — Je reconnais bien là ma fille : aussi intelligente que belle. — Mais, papa, Kazimir ne sera plus, à ce moment-là ; je l’aurai tué. Gore lui lâcha les bras. — Attends, tu veux bien répéter, je n’ai pas bien compris. — Si je retourne dans le passé, il ne sera plus là. — Pour l’amour du ciel ! s’exclama-t-il en se frappant le front d’une manière théâtrale. Tu crois que le moment est bien choisi pour ce genre de sensiblerie ? Je t’en prie, ne me fais pas cela, pas maintenant. — Je ne peux pas le balayer comme si de rien n’était. Il existe bel et bien, pour le meilleur et pour le pire. Je suis responsable de lui. — Il est l’équivalent d’un clone dont le cerveau aurait été truffé de souvenirs qui t’appartiennent. En d’autres termes, il n’est rien. — Il est vivant ! — Et toi, tu as le feu au cul. — C’est faux. — Ton test ADN a démontré qu’il n’était pas Kazimir, mais bien un sosie que la couche mémoire avait en stock. — Oui, mais il est humain. Je ne peux pas lui faire cela. Gore la prit par les mains. — Écoute-moi, ma chérie, c’est justement la catastrophe fondamentale du Vide. Kazimir n’est qu’un vulgaire souvenir. Tous ceux qui ont vécu dans le Vide, ceux dont le vaisseau arche s’est écrasé ont été copiés, sauvegardés. Idem pour ceux qui y sont nés. Pour l’amour du ciel, Owain est toujours là-bas, figé dans la couche mémoire au moment ou Celui-qui-marche-sur-l’eau l’a tué – sans compter les décennies qu’il a vécues auparavant. Edeard a procédé à plusieurs effacements, mais il n’est jamais allé au-delà du moment où il s’est débarrassé des conspirateurs. Il n’aurait pas pu supporter de revivre tout cela, comme il aurait été contraint à le faire. Voilà ce que le Vide nous promet. Ils ont vécu, ils ont fait leur temps. Tu ne peux pas changer cela, Justine. Tu ne peux pas appliquer la rationalité et l’éthique développées dans cet univers à l’endroit où tu te trouves aujourd’hui. — J’entends ce que tu me dis, mais, papa, tu ne l’as pas rencontré. Il est tellement gentil. Il ne mérite pas cela. — La galaxie ne méritait pas le Vide, mais elle l’a eu quand même. Et puis, je l’ai rencontré, chérie ; j’ai senti ton petit cœur s’emballer lorsque tu l’as vu. J’ai goûté le chocolat que tu as mangé en lui souriant et en flirtant avec lui. J’ai ressenti l’envie que tu t’es efforcée d’ignorer. Je suis désolé. Tu dois le faire. Tu dois aller à Makkathran. — Oh, merde… Il l’embrassa sur le front. — Il faut voir les choses du bon côté ; si nous perdons la partie, tu resteras à jamais dans le Vide et tu pourras le retrouver. — Je crois qu’il n’y a pas pire coach dans toute la galaxie… — Je sais. Maintenant, file et réveille-toi. Justine hocha la tête sans conviction ; elle était consciente de ne pas avoir le choix. Pour la première fois, elle regarda par la fenêtre de sa chambre. Elle ne reconnut pas les jardins de la maison de son enfance, mais contempla une énorme vallée flanquée de montagnes qui s’élevaient dans le ciel telles des vagues vertes et brunes monstrueuses sur le point de s’abattre sur elle. Le soleil était une longue bande de lumière aveuglante. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? — J’ai dû consentir à quelques sacrifices pour pouvoir rêver tes rêves, répondit Gore dans un haussement d’épaules. — Papa… — Je vais bien. (Il lui fit au revoir de la main et sourit avec douceur et fierté.) Va. Réveille-toi. Justine ouvrit grand les yeux et fixa le plafond de l’habitacle. Des larmes lui brouillaient la vue. Elle les essuya avec colère. — Merde et merde. Kazimir comprendrait que quelque chose ne tournait pas rond ; aucun télépathe n’était capable de dissimuler ce genre d’émotions. Lorsqu’elle voulut descendre, elle découvrit qu’il l’attendait sous le sas. Il lui tint l’échelle pour lui faciliter la tâche. — Que se passe-t-il ? — Je dois y aller, répondit-elle d’un ton neutre. — Je vois. C’est une bonne nouvelle. Vous avez trouvé la route du noyau ? C’est là que vous vouliez aller, non ? — Je… je ne peux pas t’emmener avec moi, bredouilla-t-elle. — Je comprends. — Non, tu ne comprends pas. (Elle prit une profonde inspiration et l’embrassa. La surprise céda la place au ravissement sur le visage du jeune homme.) Kazimir, il faut que tu saches quelque chose : je ferai tout pour te retrouver, je te le promets. Lis dans mes pensées et tu verras que je te dis la vérité. Il lui lança un regard hésitant et plein d’amour qui la fit se sentir encore plus mal, car elle craignait de ne plus jamais le revoir. — Je sais que vous parlez avec votre cœur, la rassura-t-il. À présent, faites votre devoir. Justine s’assit sur un rocher à quelques mètres d’un des trains d’atterrissage du Silverbird. La chaleur du soleil de cette fin d’après-midi était douce sur son visage et ses bras, tandis qu’elle repliait ses jambes et adoptait une posture de yogi. Kazimir s’accroupit à proximité et la regarda avec inquiétude. Elle lui sourit une dernière fois et se concentra. Son esprit s’immisça dans le nid de confluence, usa de ses programmes pour se stabiliser. Il y avait des souvenirs à l’intérieur : le moment où, au sommet de la montagne, Edeard avait exploré le tissu de la ville et vu le passé. Elle l’observa et essaya de modeler ses pensées de la même manière, de pousser sa vision à distance dans le néant qui l’entourait. Son propre corps était là – image multiple qui se baladait dans l’herbe, grimpait dans le vaisseau, parlait à Kazimir et irradiait une tristesse telle qu’elle menaçait de résonner de nouveau en elle. Elle continua à remonter dans le temps, vit le Silverbird arriver de l’espace. Insista encore… C’était incroyablement difficile ; sans le concours du nid de confluence, elle ne serait jamais parvenue à garder sa concentration. Elle peinait à croire que Celui-qui-marche-sur-l’eau ait réussi ce prodige sans aide. Elle visait un moment bien précis de sa vie. Son esprit le sortit de sa mémoire et se focalisa instinctivement sur l’empreinte qu’il avait laissée dans le Vide. Ne restait plus qu’à se jeter dessus. Un cri de désespoir résonna quelque part dans le monde physique lorsqu’elle tenta de forcer ses pensées à entrer dans un moule qui n’avait pas été conçu pour elles. Elle supplia le nid de confluence de la soutenir. Le précieux moment était là, qui reliait le passé et le présent. Justine poussa. Le Vide s’effaça… Le treizième rêve d’Inigo La salle des archives se trouvait au troisième sous-sol de la tour Spirale qui accueillait le quartier général de la Guilde des armuriers de Makkathran. Au total, le troisième sous-sol était constitué de vingt salles disposées en cercle et accessibles par un couloir en forme d’anneau. On y stockait les armes et les composants les plus secrets, connus des seuls maîtres de la Guilde. Pendant des siècles, la triple porte de fer avait protégé les pistolets à tir rapide, pistolets à canon long et autres armes à feu. Les machines destinées à leur fabrication étaient aussi gardées dans des salles secrètes, tout comme les lingots de métaux spéciaux nécessaires à leur fabrication. Pénétrer dans la tour était difficile, car elle ne possédait qu’une entrée, constamment surveillée. Par ailleurs, chaque visiteur devait être accompagné par un maître. À l’intérieur, des gardes armés sillonnaient sans relâche les deux premiers sous-sols. Il y avait également des pièges disséminés dans les couloirs et les escaliers pour capturer d’éventuels intrus enveloppés dans des voiles d’invisibilité. Il n’y avait donc rien de surprenant dans le fait que les personnes rassemblées dans la salle des archives deux jours après le départ de Topar et de ses amis soient confiantes. Le Grand Maître Owain salua chaleureusement ses onze invités. Aucun d’entre eux ne chercha à dissimuler son impatience et son excitation en entrant dans la grande pièce voûtée, au centre de laquelle trônait une simple table ronde entourée de treize chaises. Tout autour, les murs gris foncé étaient couverts d’étagères qui contenaient des centaines de dossiers en cuir, dans lesquels étaient répertoriés les plans de toutes les armes et munitions fabriquées par la Guilde en deux millénaires d’existence. Des taches de lumière en forme de gouttes d’eau brillaient au plafond. Bise arriva le dernier. Il sourit à ses amis, tandis que les trois lourdes portes se refermaient dans son dos. Des clés s’enfoncèrent dans des serrures complexes, des pênes en acier s’enclenchèrent, puis on tourna les roues numérotées de serrures à codes. — Mon pauvre garçon, commença Dame Florrel avant de serrer dans ses bras l’ex-maître de Sampalok. Bienvenue à la maison. — Merci, grand-mère. — Tu as bien reçu les provisions que je t’ai envoyées ? J’ai commandé des muffins à la framboise au boulanger de la rue Jodsell ; tu les aimais tellement quand tu étais petit. — Oui, grand-mère, c’était très gentil de ta part. — L’exil a été difficile ? — Parfois. — En tout cas, il a coûté de l’argent, intervint Tannarl. La moitié de votre famille a séjourné dans mon pavillon. — Vous serez récompensé, dit Owain d’une voix neutre ; toutefois, nous ne sommes pas venus pour nous chamailler à cause de quelques pièces de monnaie. La victoire est proche. — Elle l’était déjà il y a deux ans, rétorqua Bise, et puis, il est arrivé. — Celui-qui-marche-sur-l’eau court la campagne à la recherche des bandits, intervint Buate. Lorsqu’il les aura trouvés, c’en sera terminé de lui. — N’en soyez pas si sûr, dit Owain. Sa télékinésie est extrêmement puissante. Makkathran n’a rien vu de tel depuis Rah. D’ailleurs, Rah lui-même était incapable de modifier les immeubles de la ville. Bise le regarda avec colère. — Prenez garde, mon cousin, le taquina Tannarl. Vous frôlez l’hérésie. — Je ne fais qu’énoncer une évidence. — Vous ne croyez pas sérieusement qu’il peut vaincre le comité d’accueil que je lui ai envoyé ? s’étonna Buate. En lui tendant cette embuscade loin de la ville, nous le privons de l’aide de cette dernière. — À la limite, il m’importe peu qu’il survive ou non, expliqua Owain. Bientôt, il n’y aura plus rien pour lui à Makkathran. Nous devons nous montrer impitoyables. En tout cas, nos alliés se tiennent prêts. — Ils rencontreront forcément une certaine résistance, les mit en garde Buate. — Que la Dame les emporte, cracha Tannarl. Je dis qu’il ne faut pas attendre et… Enveloppé d’une cape noire pareille à une nébuleuse morte, Celui-qui-marche-sur-l’eau traversa lentement le sol de la salle des archives. Il étudia chacun des conspirateurs assis autour de la table. Plusieurs d’entre eux s’étaient levés et s’apprêtaient à dégainer. Cependant, ils se figèrent tous à la vue de son air hautain et amusé. — Les élections nous ont donné un nouveau maire et un Conseil, commença-t-il. Il n’y aura ni coup d’État ni révolution. Nous deviendrons une seule et même nation quand nous l’aurons décidé. — Que nous proposez-vous ? demanda Owain. — Je ne propose rien. Vous êtes finis. — Pour l’instant ! grogna Bise, mais il y aura d’autres occasions. — Il n’y en aura pas. J’ai vu ce qui se passerait si vous gagniez. Owain fronça les sourcils. Des pensées dérangeantes se formaient derrière son bouclier normalement impénétrable. — Vous ne pouvez pas nous arrêter, protesta Dame Florrel. Les gens comme nous ne sont pas responsables devant les tribunaux ordinaires. Seul le Conseil supérieur a le pouvoir de nous juger, et nous y avons de nombreux alliés. — En effet, acquiesça Celui-qui-marche-sur-l’eau. Cela ne rimerait à rien. Tannarl s’avança et brandit sa troisième main. La grosse serrure de la porte intérieure tourna avec un bruit sec ; les roues tournèrent et les pênes se rétractèrent. La porte pivota sur ses gonds. Les conspirateurs en eurent le souffle coupé : en lieu et place de la deuxième porte de fer se dressait un mur gris. Il n’y avait aucun moyen de sortir de la salle. — Vos amis m’ont souvent dit que j’étais faible, reprit Celui-qui-marche-sur-l’eau, que je manquais de fermeté. Peut-être partagez-vous leur opinion ? Si c’est le cas, vous ne me connaissez pas assez. Cette révolution s’arrête ici et maintenant. Sans vous, elle n’aura pas lieu. Sans les pistolets à tir rapide, elle n’aura aucune chance de réussir. Makkathran restera une démocratie. Il écarta sa cape et tendit le bras, la paume vers le bas. Un pistolet à tir rapide traversa le sol et vint dans sa main. Edeard referma les doigts autour de l’arme. — Non ! s’exclama Owain. Ce serait contraire à tous vos principes ! — Vous ne devriez pas croire tout ce que raconte une adolescente au cœur brisé. Une grimace déforma le visage terrifié d’Owain. — Vous n’oserez pas, protesta Dame Florrel. Ma famille ne le permettra pas. — Il s’agit de ma famille, à présent, rétorqua Edeard avec calme. Onze troisièmes mains s’abattirent contre le bouclier de Celui-qui-marche-sur-l’eau, tentèrent de trouver une faille, une brèche. Des appels à l’aide télépathiques se heurtèrent aux murs impénétrables de la salle. — Toute ma vie, j’ai su qu’il fallait parfois faire le mal pour accomplir le bien, leur dit Celui-qui-marche-sur-l’eau. Aujourd’hui, il m’est donné de goûter pleinement le sens de cette phrase. Car c’est ce que je suis… Il appuya sur la gâchette et ne la lâcha que lorsque son chargeur fut vide. Le coffre numéro 5 contenait plus de trois cents pistolets à tir rapide. Ils étaient enveloppés dans du tissu huilé et posés sur des caisses alignées par terre. Edeard reposa celui qu’il venait d’utiliser là où il l’avait pris et demanda à la ville de se débarrasser de toutes les armes. Sous les caisses, le sol changea, devint poreux, avala les terribles pistolets. En esprit, il explora les autres chambres. La 8 contenait les munitions des pistolets à tir rapide. La ville absorba les caisses en silence. Les pistolets à canon long se trouvaient dans la 2, tandis que la 17 abritait des canons aussi épais que sa cuisse, montés sur des chariots. Les munitions – des boules de fer grosses comme son poing – étaient empilées en pyramides sur le sol. Il eut un frisson en imaginant les dégâts qu’elles pourraient provoquer. Tout disparut dans le tissu de la ville. Enfin, il se débarrassa des dossiers de la salle des archives. Le pouvoir secret de la Guilde des armuriers n’était plus. Plus personne ne pourrait menacer de l’intérieur le Grand Conseil de Makkathran et le maire. Bien sûr, il y aura toujours les élections, les querelles entre Guildes, les marchands corrompus et les grandes familles trop gourmandes… Cela le fit sourire. Quelle folle et merveilleuse vie que celle des citoyens de Makkathran. À partir de maintenant, Finitan devra se débrouiller tout seul. La lumière chaude de l’après-midi se réfractait sur les piliers blancs du Parc Doré. Les dernières fleurs des buissons et des plantes grimpantes brillaient d’un éclat exotique pour célébrer ce qui avait été un été particulièrement agréable. Edeard marcha un peu dans les allées élégantes, le temps de reprendre ses esprits. De prendre quelques décisions. Il avait du mal à voir les âmes évanescentes de ses parents. Face au canal du Champ, il s’adossa à un pilier dont le métal baignait dans la lumière riche du soleil, et mit son esprit à contribution. Ils étaient là, tout près, qui le regardaient, comme d’habitude. — Merci, leur dit-il. — Tu nous vois ? s’étonna sa mère. — Maintenant, oui. — Mon fils. — Père. Vous avez toujours pris soin de moi. Je n’en méritais pas tant… — N’oublie pas que tu es tout ce qui subsiste de nous. — Vous oubliez que je suis marié et que je veux avoir des enfants. Eux aussi auront des enfants, un jour, et ce que vous êtes se perpétuera à travers eux. — Nous devrions peut-être les attendre, intervint sa mère d’une voix incertaine. — Non. Il est temps pour vous de partir. Je suis capable de m’occuper de moi, maintenant. Le prix que vous avez payé pour rester auprès de moi est trop élevé ; vous ne pouvez plus continuer. Vous devez rallier le Cœur. Il est encore temps. Il est toujours temps. — Oh, Edeard. Il lui tendit la main. Elle effleura ses doigts ; un froid intense s’empara de lui et faillit lui arracher une grimace. Au lieu de quoi il sourit en constatant que le spectre de sa mère reprenait vigueur. — Au revoir, mère. (Il frôla ses lèvres avec les siennes.) Un jour, nous serons réunis dans le Cœur. Je te le promets. Sa tristesse et ses regrets étaient près de la submerger ; toutefois, elle sourit et rompit le contact. Son mari la serra dans ses bras. — Bon voyage, leur dit Edeard. Il les regarda disparaître dans le ciel bleu et clair et ne s’autorisa aucun remords. Beaucoup de gens profitaient des dernières journées d’été pour se promener dans le Parc. Les enfants couraient sur la pelouse, jouaient à des jeux de balle compliqués. Des apprentis avaient fait le mur pour partager des bières à l’ombre des matoz et médire sur leurs maîtres. Salrana flânait dans une allée d’ardoise concassée, prenait plaisir à observer les gens. Les garçons l’admiraient de loin, car sa robe de novice bleue et blanche les dissuadait de se montrer trop entreprenants. Elle traversa le pont en grès d’Ysidro. Devant elle se dressait le Renard bleu, une taverne sise dans un immeuble circulaire de trois étages, dont les murs cuivrés étaient ornés d’étranges joints apparents hexagonaux. Ses étroites fenêtres en ogive la faisaient paraître plus grande qu’elle l’était en réalité. Elle hésita longuement avant d’y entrer par une porte secondaire. Quelque chose tourbillonna à la périphérie de sa vision à distance, comme si un pilier de brume avait furtivement traversé la ruelle. Elle fronça les sourcils, puis, jugeant que ce n’était rien, se hâta de monter au troisième. Le Renard bleu était prisé des membres des grandes familles qui souhaitaient s’entendre en secret, car les murs très épais des chambres éliminaient la nécessité de recourir à un bouclier privatif. Seuls les esprits les plus puissants étaient capables de les transpercer. Salrana ouvrit une porte avec la clé qu’on lui avait donnée. La lumière du jour pénétrait, diffuse, par une fenêtre dotée d’un rideau de gaze. Des tentures pendaient aux murs. Des chandelles étaient allumées sur une commode, qui dégageaient une forte odeur musquée. Le grand lit était couvert de draps de soie et de couvertures en fourrure. Quelqu’un attendait Salrana près du lit. Les joues roses d’excitation, la jeune femme retira sa robe de novice pour montrer le délicat caraco qu’elle portait en dessous, cadeau récent du mystérieux personnage. Celui-ci l’attira à lui et l’embrassa. Avec des gestes doux, il entreprit de défaire le premier nœud du vêtement. Il l’embrassa de nouveau, défit le deuxième nœud et l’embrassa encore, plus goulûment. Le caraco s’ouvrit sur le devant. Salrana laissa échapper un gémissement et, incapable de se retenir davantage, se jeta littéralement sur le personnage. Edeard se débarrassa de son voile d’invisibilité. La jeune novice sursauta ; son esprit trahissait son sentiment de culpabilité. — Toi, grogna Edeard, amer. J’aurais dû m’en douter. — Tu aurais dû, en effet…, acquiesça Ranalee d’un ton dédaigneux. (Elle remit son négligé en satin et se recoiffa un peu.) Je croyais que tu avais quitté la ville. — Tu t’es trompée, comme beaucoup de tes amis, de tes parents, de tes compagnons conspirateurs. Ranalee écarquilla les yeux. Sa surprise céda rapidement la place à l’inquiétude, comme ses appels télépathiques restaient sans réponses. — Qu’as-tu fait ? siffla-t-elle. — Ils ne te répondront pas. Plus maintenant. Plus jamais. — Père ? — La Dame bénira son âme, à n’en pas douter. Mais elle sera bien la seule. — Fumier ! cria-t-elle au bord des larmes et toute tremblante. — Le sort que vous me réserviez était bien pire. Ranalee se reprit et le toisa avec colère. — Et moi, que me réserves-tu ? — Rien. Sans Owain et ta famille, tu n’es rien. Tu es propriétaire d’un bordel – la belle affaire ! Tu n’es rien. Rien du tout. Salrana se rapprocha de lui d’un pas hésitant. — Edeard… — Ne dis rien. Je ne t’en veux pas. Imagines-tu seulement ce qu’ils ont fait à ton esprit, ce dont cette chienne est capable ? Alors même qu’il lui parlait, il reconnaissait l’influence de Ranalee sur les pensées non protégées de Salrana. Sa douceur et son amabilité étaient recouvertes d’un glacis de dureté. — Bien sûr qu’elle imagine, jubila Ranalee. Elle passa un bras autour de la jeune femme, qui se blottit contre elle, chercha son réconfort. Je lui ai montré la vraie vie. — Ils ont utilisé la colère que tu ressentais à mon égard. Cette… cet agent de l’Honoious a profité de ta vulnérabilité. Elle n’est pas venue te trouver par hasard. Tout était prémédité. Je la connais bien, Salrana. Elle possède un talent pervers qui lui permet de tordre des pensées, de rendre laid ce qui est beau. Ce que tu ressens pour elle n’est pas de l’amour, mais une affection corrompue. — Non, l’interrompit Salrana avec fermeté. C’est moi qui ai trouvé Ranalee. — Ils se sont servis de toi. Elle. Owain. Les autres. Ils ne s’intéressent qu’à ton passé, aux choses que toi et moi avons partagées. Par la Dame, ils t’ont utilisée comme une arme contre moi. Ils t’ont demandé de me persuader de quitter la ville si jamais l’embuscade échouait, n’est-ce pas ? Salrana lança un regard stupéfait à Ranalee, puis fit face à Edeard. — Je n’aurais jamais fait cela. — Ha ! (Edeard ferma les yeux pour faire taire la douleur que suscitait en lui le comportement de son amie.) Si, tu l’aurais fait. S’il te plaît, Salrana, laisse-moi t’aider. D’autres que moi t’expliqueront comment elle a perverti ton esprit, comment cette putain t’a ensorcelée. — Qu’est-ce que tu veux faire ? aboya Salrana avec colère. Tu veux m’arracher à Ranalee ? Tu veux que je me retrouve toute seule, sans rien ni personne ? Une fois de plus ? — Ce n’est pas ce que… — Je suis moi-même. — Ils veulent profiter de toi, te féconder. Pour l’amour de la Dame, tu sais que ce n’est pas bien. — Grâce à ta force, tu es devenu Celui-qui-marche-sur-l’eau, reprit Ranalee. Tu as attiré Kristabel et tu appartiens désormais à une grande famille, dont tu profites des richesses et des propriétés. Tes enfants naîtront avec des privilèges que les habitants de ton pitoyable Ashwell n’auraient même pas pu imaginer. Pourquoi Salrana ne pourrait-elle donner naissance à des enfants forts, eux aussi ? Pourquoi ses enfants n’auraient-ils pas le droit de dormir sur des coussins brodés d’or ? — Ce n’est pas ce que tu lui proposes ! rétorqua Edeard avec fureur. Tu as tiré parti de sa vulnérabilité, tu l’as poussée à trahir tout ce qu’elle était. — Je lui ai montré ce que la société de Makkathran avait à offrir, après que tu l’as abandonnée, triompha-t-elle. Le mariage, les enfants, la famille – ce sont nos coutumes, des coutumes instaurées par Rah lui-même. Nos arrangements sont pratiques et bénéficient à tout le monde ; personne n’est dupé. Qui es-tu pour nous juger ? Edeard faillit la frapper, mais Ranalee n’attendait que cela. — Je ne t’oublierai pas, promit-il à Salrana. Ce qu’elle t’a fait est mal et, le jour où tu le comprendras, je serai là pour toi. Je le jure sur la Dame. C’était au tour de Salrana de le toiser avec mépris. Son expression ressemblait tellement à celle de Ranalee que cela le déstabilisa. Elle prit la main de Ranalee et la posa doucement sur sa poitrine nue. — Tu as ta vie et j’ai la mienne. J’ai le droit de choisir, même dans ton monde moralisateur et simpliste. Et je choisis ceci. Je choisis Ranalee : mon amour, ma maîtresse. Edeard fit les gros yeux à Ranalee qui, en retour, lui sourit avec malice. — Ce n’est pas terminé, lâcha-t-il. C’était un peu court, il le savait, mais il ne voyait vraiment rien d’autre à faire pour le moment. Pourquoi ne voit-elle pas ce quelle est devenue ? Ou bien en est-elle consciente ? Par la Dame ! — Tu as gagné, aujourd’hui, reprit Ranalee d’un ton moqueur. Fais preuve de noblesse, montre-nous que tu es Celui-qui-marche-sur-l’eau. Edeard sortit d’un pas lourd sans se donner la peine de s’envelopper de son voile d’invisibilité. Edeard retourna à la ziggourat des Culverit et grimpa l’escalier sans être vu de personne. Un frisson d’excitation le parcourut ; et si tout cela n’avait été qu’un rêve agité ? Et si Kristabel… Sa vue romprait peut-être l’illusion ? Ah, ce bon vieil optimisme d’Ashwell. C’est stupide. Je suis dans le monde réel et je le sais. Lorsqu’il fut au dixième étage, il rassembla son courage et se dirigea vers la pièce que Kristabel avait transformée en bureau. Elle était vide à l’exception d’un bureau et d’une chaise. Même les rideaux avaient été enlevés en attendant que la salle prenne la forme qu’Edeard avait commandée à la ville. Les fenêtres seraient bientôt plus grandes, et l’éclairage prodigué par les rosettes du plafond, blanc plutôt qu’orangé. Il savait que les murs étaient en train de se rapprocher pour allonger le salon adjacent, mais le processus était trop lent pour être visible. Avant son départ, Kristabel lui avait confirmé que le dixième étage avait déjà beaucoup changé. Il avait acquiescé pour lui faire plaisir – elle était si enthousiaste et heureuse. Elle était penchée sur sa table de travail et écrivait d’une plume nerveuse, comme à son habitude. Au-dessus de son visage magnifique, son front était ridé, tandis qu’elle étudiait un énorme livre de comptes. Trois hautes piles de livres similaires trônaient à côté d’elle. Ma femme. — On dirait que tu n’en peux plus, commença-t-il. Kristabel sursauta, puis sourit à Edeard, qui se tenait dans l’encadrement de la porte. — Je ne t’ai pas senti arriver ! s’exclama-t-elle. Tu voulais m’avoir par surprise, ma parole ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Et les bandits ? Tu ne peux pas les avoir déjà retrouvés. — En effet, mais je sais qui ils sont et où ils se cachent. Ils attendront un jour de plus. J’avais envie d’être chez moi avec ma splendide épouse. Elle le rejoignit avec un grand sourire et lui souhaita la bienvenue d’un baiser. — C’est tellement mignon. Finitan te tuera ; la mission était d’une importance capitale. Edeard la prit dans ses bras. Il ne voulait plus la lâcher. Plus jamais. Il regarda par la fenêtre ; la fabuleuse cité vivante s’étirait au-delà du jardin suspendu. — D’autres ont déjà essayé. Elle fronça les sourcils et lui tapota la poitrine. — Tu te sens bien ? Tu sembles… fatigué. — Non, je vais très bien. C’est juste que je viens de comprendre que certaines choses étaient immuables, même si on se donnait beaucoup de mal pour les changer. Kristabel l’embrassa de nouveau. — Je te connais, tu ne te lasseras pas d’essayer. C’est ce qui fait de toi ce que tu es. C’est pour cela que je t’aime. FIN * * * [1] En français dans le texte. (N.d.T.)